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Dominique Iogna-Prat

Penser l’Église, penser la société


après le Pseudo-Denys l’Aréopagite *

En amical hommage à Martin Heinzelmann

L
e terme « hiérarchie » – du grec hieros (sacré) et archos (fonde-
ment, commencement, commandement) – est d’apparition
relativement tardive dans l’Histoire. Le grec ancien l’ignore et
le Nouveau Testament n’en fait pas usage. Son emploi est directement
lié à l’œuvre d’un néoplatonicien chrétien, sans doute actif en Syrie
dans les années 480-500, connu sous le nom de Pseudo-Denys l’Aréo-
pagite.
La latinité classique connaît hieraticus, employé par Pline, mais pas
hierarchia. De même, la première latinité médiévale ne connaît que
hieraticus et hierarcha. Rufin puis Grégoire le Grand font de « hiérati-
que » un qualificatif un peu précieux s’appliquant à tout ce qui tou-
che les clercs ou les premiers d’entre eux, les prêtres. Dans ses Éty-
mologies, au chapitre des supports de l’écrit (VI, 10, 3), Isidore de
Séville classe le papyrus en trois sortes (auguste, lybienne, hiérati-
que), la troisième étant affectée aux livres sacrés ; plus loin, au cha-
pitre des couleurs (XVI, 15, 19), il qualifie de « hiératique » un ton
ressemblant à la couleur de l’épervier. Le terme hierarchia n’apparaît
dans le monde latin qu’au tournant des années 800. Un rapide exa-
men dans une concordance lexicale automatisée d’usage courant,
telle la concordance du Corpus christianorum (CTLC 5), permet de
prendre la mesure de la soudaineté de l’apparition : aucune occur-
rence dans les deux premiers volumes (des origines chrétiennes au

*
  Une première version de ce travail a été présentée lors d’une journée d’études de l’UMR
5594 du CNRS à Dijon, le 14 avril 2006. Je remercie E. Magnani, A. Rauwel et D. Russo de
leurs remarques critiques. Abréviations utilisées :
•  Denys l’Aréopagite : Denys l’Aréopagite et sa postérité en Orient et en Occident, éd. Y. de Andia,
Paris, 1997 (collection des Études Augustiniennes, série Antiquité, 151) ;
•  Hankey : W. J. Hankey, « Dionysius dixit, lex divinitatis est ultima per media reducere, Aquinas,
hierocracy and the Augustinisme politique », Medioevo, 18 (1992), p. 119-150 ;
•  HC, HE, TM  : Pseudo-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste, Hiérarchie ecclésiastique,
Théologie mystique, PG, 3 (trad. M. de Gandillac, Paris, 1942).

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monde carolingien), puis une véritable explosion au volume iii (viiie-


xiiie siècle), avec près de 950 occurrences – il est vrai pour une masse
de textes de plus du double par rapport aux deux périodes antérieu-
res. On peut classer ce petit millier d’occurrences dans trois rubri-
ques principales :
•  la plus grande masse provient du corpus dionysien, spécialement
de la Hiérarchie céleste et de la Hiérarchie ecclésiastique dans les différentes
traductions qu’a connues la latinité médiévale. S’y ajoutent naturel-
lement les dérivés du texte que sont les commentaires du Corpus ;
•  viennent ensuite les « hiérarchies » des auteurs mystiques s’ins-
pirant de l’œuvre du Pseudo-Denys l’Aréopagite pour décrire l’éléva-
tion par degrés de l’âme vers l’unification ultime. On peut citer, entre
autres, le très prolixe Bonaventure († 1274), Marguerite Porète – une
mystique dissidente, qui périt sur le bûcher en 1310 –, Jan van Ruus-
broec († 1381) et Thomas a Kempis († 1471) ;
•  d’autres auteurs, peu nombreux au total, recourent au terme
« hiérarchie » pour situer un degré ou un ordre ecclésiastique supé-
rieur. Selon Paschase Radbert († v. 860), c’est à l’aune de la hiérarchie
des offices que les prêtres peuvent être considérés comme des « prin-
ces » parce qu’ils sacrifient à l’autel 1. Beaucoup plus tard, Guillaume
Durand (†  1296) considère les gestes liturgiques des évêques et
« autres supérieurs » à l’aune de la hiérarchie céleste qui distingue les
« dons » de certains anges supérieurs à d’autres  2. De son côté, Ray-
mond Lulle († 1315/1316) fait de la « première hiérarchie » l’ordre
du pape 3.

1. La réception du Pseudo-Denys l’Aréopagite dans


l’Occident latin

1.1. Denys et le Corpus dionysiacum


Sous le nom de Denis (Denys), le Moyen Âge latin a confondu trois
personnes distinctes. La première est le disciple que l’apôtre Paul
gagne à la foi chrétienne à la suite du discours sur l’Aréopage (Actes 17,

1
  Paschase Radbert, In Matheo, VIII, 18, éd. B. Paulus, CCCM, 56a, Turnhout, 1984,
p. 880, l. 2687-2689.
2
  Guillaume Durant, Rationale diuinorum officiorum, I, 8, 18, éd. A. Davril et T. M. Thi-
bodeau, CCCM, 140, Turnhout, 1995, p. 205-206, l. 288-293.
3
  Raymond Lulle, Liber disputationis Petri et Raimundi, éd. A. Oliver et M. Senellart,
CCCM, 78, Turnhout, 1988, 5, l. 509.

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34) et qui devient le premier évêque d’Athènes. La seconde est le


Denis, évangélisateur et premier évêque de Paris, qui, aux dires de
Grégoire de Tours, a été martyrisé sous l’empereur Dèce (249-251).
La troisième est l’auteur anonyme du Corpus dit « dionysien ». L’amal-
game entre les trois personnes est opéré par l’abbé de Saint-Denis en
France, Hilduin († v. 840), dans sa Vie de saint Denis. Cet amalgame est
mis en doute au xiie siècle par Abélard, mais il faut attendre l’huma-
niste italien Lorenzo Valla (1407-1457) pour que la confusion des
personnes soit démontrée et que soit restitué au Corpus son caractère
pseudépigraphique.
Le Corpus dionysiacum est constitué de cinq livres : la Hiérarchie
céleste, la Hiérarchie ecclésiastique, les Noms divins, la Théologie mystique et
un recueil de dix Lettres. La connaissance de cet ensemble en Occident
ne semble pas antérieure à la seconde moitié du viiie siècle, même si
les neuf ordres d’anges énumérés par Grégoire le Grand dans son
Homélie 34 sur l’Évangile trahissent une connaissance au moins indi-
recte de la pensée hiérarchique de l’Aréopagite 4. La transmission du
Corpus dionysiacum en Occident est un événement majeur des temps
carolingiens  5. En 758, le pape Paul Ier fait parvenir à Pépin le Bref
une petite collection de textes grecs, dont l’œuvre (ou une partie de
l’œuvre) du Pseudo-Denys l’Aréopagite  6. En 827, Louis le Pieux
reçoit de la cour impériale de Constantinople un exemplaire du Cor-
pus, et, en 832, il en confie la traduction à Hilduin, qui livre un texte
fort hermétique. Vingt ans plus tard, Charles le Chauve demande à
Jean Scot (Érigène) de se remettre à l’ouvrage ; c’est la version latine
du Corpus dionysiacum qui s’impose jusqu’au xiie  siècle, époque à
laquelle les écrits du Pseudo-Denys font l’objet de deux autres traduc-
tions, par Jean Sarrasin (vers 1167) et Robert Grosseteste
(1168-1253).

1.2. Dionysisme et érigénisme
Jean Scot (Érigène) ne traduit pas simplement l’œuvre du Pseudo-
Denys ; il l’interprète aussi minutieusement dans ses propres écrits,

4
  Grégoire le Grand, Homélie 34 sur l’Évangile, PL, 76, col. 1254b. C. Carozzi (« Hiérarchie
angélique et tripartition fonctionnelle chez Grégoire le Grand », in C. Carozzi et H. Taviani-
Carozzi (dir.), Hiérarchies et services au Moyen Âge, Aix-en-Provence, 2001, p. 31-51) y voit
même la source de l’une des premières attestations de schéma tripartite et trifonctionnel
dans l’Occident médiéval. Voir dans ce volume la contribution de B. Judic.
5
  J. Irigoin, « Les manuscrits grecs », in Denys l’Aréopagite, p. 19-29 (p. 19-20).
6
  MGH, Epistolae, III, p. 529, l. 19-22.

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notamment dans les Expositions sur la hiérarchie céleste et le Periphyseon.


Son apport à la réception du Pseudo-Denys se fait dans trois directions
complémentaires :
•  il contribue à répandre et à populariser – même si la réception
se limite au monde des lettrés – les notions de base de la pensée dio-
nysienne, entre autres : la conception de la « hiérarchie » comme
administration, disposition de l’ordre du divin, comme expression de
la loi qui régit la Création et instaure un « ordre naturel » ; la notion
de « dignité », entendue non seulement en terme de position hiérar-
chique au sein de l’ordre d’ensemble (céleste, ecclésial, social) mais
aussi de dynamique personnelle 7. Au total, on peut dire que l’Érigène
lecteur du Pseudo-Denys et de ses interprètes dans l’Église orientale,
tel Maxime le Confesseur, impose une méditation sur l’ordre du Créé
combinant une cosmologie et une anthropologie spirituelle qui per-
met de penser l’harmonie commune aux sphères célestes, à la société
des hommes et aux mouvements du cœur ;
•  dans son œuvre de panégyriste, spécialement ses poèmes, Jean
Scot contribue à instituer la réflexion sur le pouvoir dans un cadre
dionysien. La question, à dire vrai jamais abordée de front, mériterait
une étude en soi dans la dynamique des travaux de Nikolas Staubach 8.
Je me contente, à la suite d’Édouard Jeanneau, de citer ici un extrait
de poème célébrant dans une même louange le saint (Denys) et le
souverain (Charles le Chauve) :

Ô Denys […]
Du haut de ton céleste trône, jette un regard favorable
Sur les offrandes votives de Charles, ton fils : il orne tes saintes reliques
Et ton temple chéri de parures magnifiques,
Où, telles des flammes, étincellent les gemmes et l’or.
Des nuages d’encens enveloppent et embaument les autels.
Les chants harmonieux du chœur (le thiase) s’élèvent vers les Cieux.
Les ministres sacrés préparent la sainte Cène 9.

7
  Bonne mise au point récente sur le « dionysisme » de l’Érigène par C. Arruzza, « Ordo e
mediazione gerarchica nelle Expositiones in ierarchiam coelestem di Giovanni Scoto Eriugena »,
Studi medievali, 3e s., 44/1 (2003), p. 117-145.
8
 N. Staubach, Rex Christianus. Hofkultur und Herrschaftspropaganda im Reich Karls des Kahlen,
II (Die Grundlagen der « religion royale »), Cologne, 1993 (Pictura et Poësis, 2/II).
9
  Jean Scot, Carmina, IV, 2, v. 12-20, MGH, Poetae aevi carolini, III, p. 545, v. 14-20, trad.
É. Jeauneau, « L’abbaye de Saint-Denis », in Denys l’Aréopagite, p. 361-378 (p. 368) : Prospice
caelestis uitae de sedibus altis / Vota tui TEKNI Karoli tua ΛΕΙΨAΝA sancta / Ornantis gratamque
tuam magnalibus aedem, / Instar flammarum gemmis flagrantibus, auro. / Undique turicremis redo-

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•  comme l’ont noté plusieurs historiens de la philosophie et his-


toriens de l’art – spécialement Édouard Jeauneau et Jean Wirth –, Jean
Scot ne va pas peu contribuer, dans le sillage du Pseudo-Denys, à sti-
muler la réflexion en matière de théophanie et de manifestation de
l’invisible. Contentons-nous, une nouvelle fois, d’un exemple
emprunté aux Expositions sur la Hiérarchie céleste, qui, sur le mode de
l’anagogie, fait de la pierre le medium de la lumière :

Les lumières matérielles, qu’il s’agisse de celles que la nature a distribuées


dans les espaces célestes, ou de celles que l’artifice des hommes produit
sur terre, sont les images des lumières intelligibles et, par-dessus tout, les
images de cette vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le
monde et qui brille toujours sans s’éteindre jamais dans les intellects de
l’ange et de l’homme 10.

De ce point de vue, il est capital de rappeler, à la suite d’Andrew


Louth, que l’actualité du Pseudo-Denys en Occident est contempo-
raine de la querelle des images et de la réponse apportée par Rome
et par les Carolingiens aux décrets contre l’iconoclasme du concile
de Nicée II (787) 11. En Orient, le Pseudo-Denys ne joue pas de rôle
particulier dans les débats. Pourtant, dans une lettre à Angilbert de
Saint-Riquier et à Charlemagne, le pape Hadrien Ier appuie son choix
d’une via media entre iconodoulie et iconoclasme en s’abritant der-
rière un passage de la Hiérarchie céleste (I, 3) dans lequel l’Aréopagite
soutient qu’il est nécessaire de recourir à des images visibles pour
remonter au divin 12. Certes Dieu demeure invisible, mais les images
permettent d’accéder à sa présence, un peu à la manière de Moïse
qui, sur le Sinaï, « ne contemple pas Dieu, qui est invisible, mais le
lieu de sa présence  13 ». C’est ainsi que l’Aréopagite participe à la
« métamorphose de la vision » à laquelle œuvre Hadrien, qui tend à

lent altaria fumis ; / Harmonici cantus ΦΙΑCΩΤΩΝ sidera pulsant ; / Officio uatum sanctissima
cena paratur…
10
  Jean Scot, Expositiones in Hierarchiam caelestem, I, 534-539, éd. J. Barbet, CCCM, 31,
Turnhout, 1975, p. 15-16 : Materialia lumina, siue que naturaliter in celestibus spatiis ordinata
sunt, siue que in terris humano artificio efficiuntur, imagines sunt intelligibilium luminum ac super
omnia ipsius uere lucis, que illuminat omnem hominem uenientem in mundum, que semper et inex-
tinguibiliter in angelicis humanisque intellectibus ardet  ; cité par É. Jeauneau, « L’abbaye de
Saint-Denis », in Denys l’Aréopagite, p. 376, et J. Wirth, L’image à l’époque romane, Paris, 1999,
p. 372.
11
 A. Louth, « St Denys the Areopagite and the iconoclast Controversy », in Denys l’Aréopagite,
p. 329-339.
12
  MGH, Epistolae, V, III, 2, p. 5-57 (c. 36, p. 32-33).
13
  TM, 1, 3, col. 1000d, trad. latine Jean Scot, PL, 122, col. 1173.

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faire de la « vision corporelle la condition nécessaire à la vision spiri-


tuelle ». Dès lors, l’Église devient l’espace d’inscription du divin en
tant que « réelle absence », le lieu de sa visibilité différée  14. Piotr
Skubiszewski s’autorise de cette influence de la pensée dionysienne,
via Jean Scot dans son analyse d’une représentation de l’Ecclesia, dans
un manuscrit ottonien de la fin du xe siècle appartenant au « groupe
de Liuthar » 15. Il s’agit, en fait, d’une représentation double, placée
en vis-à-vis, de façon à articuler les deux faces de l’Église (fig. de cou-
verture). Au point d’arrivée, Dieu figure entouré d’anges et des élus.
C’est l’Église céleste en attente. Au point de départ, l’Église pérégri-
nante est représentée sous la forme d’une procession sacramentelle
depuis le baptême jusqu’à l’eucharistie ; la « spirale ascendante » des
fidèles est nettement divisée en deux ordres (laïcs et ecclésiastiques)
de neuf personnes – ce dernier chiffre combiné à une procession
hiérarchiquement ordonnée faisant immanquablement penser à la
conception de l’Église héritée de l’Aréopagite. Resterait à préciser –
mais c’est hors de propos ici – la place que cette construction icono-
graphique marquée par la pensée dionysienne occupe dans la genèse
des images globales d’Église entre la fin de l’époque carolingienne et
les temps grégoriens 16.

1.3. Lectures du Pseudo-Denys antérieures à 1030


Est-il raisonnable d’envisager une influence même indirecte de
l’Aréopagite dans les représentations de l’Église à la fin du xe siècle ?
La question mérite d’autant plus d’être posée que, sans doute sans le
savoir, Piotr Skubiszewski va à l’encontre de toute la vulgate des histo-
riens de la philosophie et de la théologie, lesquels ont noté un blocage
dans la réception de l’œuvre du Pseudo-Denys lié à la marginalisation
de la pensée de l’Érigène dès la fin du ixe siècle, le revival dionysien
au xiie  siècle s’accompagnant d’un regain d’intérêt pour l’érigé-
nisme 17. De nombreuses attestations dans les sources des xe et xie siè-
cles confortent l’intuition Piotr Skubiszewski et viennent étayer la

14
  H. L. Kessler, Spiritual Seeing. Picturing God’s Invisibility in Medieval Art, Philadelphie,
2000, chap. 6, p. 104-148 (p. 123).
15
  P. Skubiszewski, « Ecclesia, christianitas, regnum et sacerdotium dans l’art du xe-xie siècle.
Idées et structures des images », Cahiers de civilisation médiévale, 38 (1985), p. 133-179.
16
  Je dois cette remarque à D. Russo. Sur les images globales d’Église, voir, outre l’étude de
P. Skubiszewski, H. Toubert, « Les représentations de l’Ecclesia dans l’art des xe-xiie siècles »,
in Ead., Un art dirigé. Réforme grégorienne et iconographie, Paris, 1990, p. 37-63.
17
 Sur cette dernière question : É. Jeauneau, « Jean de Salisbury et la lecture des philoso-
phes », Revue des études augustiniennes, 29 (1983), p. 145-174.

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thèse d’une influence diffuse du Pseudo-Denys bien avant la pré-sco-


lastique. Je me limite à quelques cas plus ou moins connus :
•  dans un passage de son Occupatio (I, 82-85), Odon de Cluny
(† v. 942) aborde le problème de l’apparition de la lumière divine et
de la création de la généalogie angélique en des termes qui sentent
fort le dionysisme :

D’abord le roi ordonn[a] les cohortes angéliques ;


Il prit soin de leur imprimer son propre type divin : la lumière ;
Il fit que ce grand bien échappe à la boue ;
Il distingua la sainte généalogie en neuf ordres 18.

•  un demi-siècle plus tard, la correspondance de Fulbert de Char-


tres atteste que de grandes notions empruntées à l’Aréopagite et/ou
à l’Érigène ont gagné la topique amicale des clercs lettrés qui se sou-
haitent réciproquement de «  participer à la suressence de la divi-
nité 19 » ;
•  à la même époque, le quatrième abbé de Cluny, Maieul (954-994),
est présenté par l’un de ses biographes comme un lecteur assidu des
Hiérarchies du Pseudo-Denys ; et c’est peut-être en souvenir de cette
lecture de prédilection que le martyrologe de Marcigny-sur-Loire fait
mémoire de Maieul comme « théosophe ». J’ai montré qu’elle a pu
être l’influence du Pseudo-Denys, via l’Érigène et l’œuvre d’Heiric
d’Auxerre, sur le dossier hagiographique du saint élaboré entre
Auxerre et Cluny peu après l’an Mil 20. Nous reviendrons plus loin sur
la façon dont le dionysisme a permis, dès l’époque carolingienne,
l’élaboration d’une nouvelle théologie de la vie sainte ;
•  toujours dans les mêmes années, mais dans le milieu des évêques
opposés à l’expansionnisme clunisien, Adalbéron de Laon (977-1031),
dans son Poème au roi Robert, se réfère explicitement aux enseigne-
ments de l’Aréopagite pour soutenir que le roi a reçu de la bien-
veillance divine « l’intelligence de la vraie sagesse » et qu’il a ainsi
accès à la Jérusalem céleste, à ses « différents séjours », à ses « princi-

18
  Rex prius angelicas, quae est lux, iubet esse cohortes / Pressius his diuam suimetque impressit ideam.
/ Hoc tam grande bonum nil fecit habere lutosum / Ordinibus nouem distinxit stemma beatum.
19
  Fulbert de Chartres, Ep. 1 (à Abbon de Fleury), éd. F. Behrends, The Letters and Poems
of Fulbert de Chartres, Oxford, 1976, p. 2-9 (p. 2) : Denique ut participando superessentiam deita-
tis deus fias, sic te resaluto…
20
 D. Iogna-Prat, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint
Maieul de Cluny (954-994), Paris, 1988, p. 121-141 et 313-318.

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pautés », à ses « citoyens » qui sont autant de « pierres vivantes »  21.


Ces « citoyens » sont, idéalement, les fidèles dont l’évêque et le roi
ont, chacun à leur manière, la charge, parce que c’est à eux qu’in-
combe la bonne marche de la « maison de Dieu », laquelle est à la fois
« simple » dans son « office » (ou sa finalité) et « triple » dans la dis-
tribution fonctionnelle des charges entre ceux qui prient, ceux qui
combattent et ceux qui travaillent  22. C’est dire l’importance des
emprunts à l’Aréopagite sur le plan des théories politiques élaborées
par les clercs doctrinaires au tournant de l’an Mil. Nous reviendrons
plus loin sur cette question des rapports entre la pensée dionysienne
et l’élaboration du schéma des trois ordres fonctionnels.

2. De nouveaux cadres pour penser l’ecclésial et le social

De fait, l’œuvre du Pseudo-Denys l’Aréopagite fournit de nouveaux


cadres pour penser l’ecclésial et le social, cela dès le premier tiers du
ixe siècle et sans interruption jusqu’au revival dionysio-érigénien du
xiie siècle.

2.1. Une théorie globale


Le premier intérêt de l’apport dionysien est d’articuler enseigne-
ments scripturaires et cosmologie néo-platonicienne pour offrir une
théorie globale de l’ordre du monde permettant d’appréhender les
harmonies communes au céleste, au terrestre et au cœur humain, en
d’autres termes de conjoindre une cosmologie, une sociologie et une
psychologie. Quelle que soit la focale d’analyse adoptée – macrosco-
pique (la Maison-monde), moyenne (la société des hommes), ou
microscopique (la personne) –, l’ensemble du Créé est régi par les
mêmes mouvements qui sont de trois types et donnent naissance à
trois modes d’appréhension du divin : le mouvement circulaire est
propre à la théologie mystique ; le mouvement hélicoïdal relève de la
théologie discursive, c’est-à-dire de l’effort de connaissance ; tandis
que le mouvement intermédiaire – le mouvement droit – régit la théo-
logie symbolique qui permet de « s’élever anagogiquement du sensi-
ble à l’intelligible et des images sacrées et symboliques aux cimes

21
  Adalbéron de Laon, Carmen ad Rotbertum regem, éd. et trad. C. Carozzi, Paris, 1979 (Les
classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 42), v. 192-195, 204-207 et 218 (renvoi
au Pseudo-Denys).
22
  Adalbéron de Laon, Carmen…, ibid., v. 295-300.

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simples des hiérarchies célestes », comme l’explique le Pseudo-Denys


dans un passage des Noms divins (8-9). Précisons, pour la suite du
propos sur les degrés de la hiérarchie, que les sacrements ressortissent
du mode anagogique propre au mouvement droit et que la théologie
symbolique est d’abord une théologie sacramentelle mettant au cen-
tre du dispositif hiérarchique les médiations ecclésiales – décor, monu-
ments, rituels, objets liturgiques  23. Chacun de ces mouvements per-
met une remontée par degrés du créé vers l’Incréé, de l’humain vers
le divin, suivant une loi d’ensemble, « la loi de divinité », qui ramène
l’inférieur au supérieur en passant par le stade moyen – reducere infima
per media ad summa.
Cette « loi de divinité », qui régit le processus de remontée à trois
termes (inférieur, moyen, supérieur), impose une dynamique hiérar-
chique au sein de laquelle jonction et médiation jouent un rôle
majeur. Les deux œuvres centrales du Pseudo-Denys, la Hiérarchie
céleste et la Hiérarchie ecclésiastique, entendent ainsi cerner l’ordre hié-
rarchique dont le but est de « conférer aux créatures, autant qu’il se
peut, la ressemblance divine et de les unir à Dieu 24 », parce que l’or-
dre vient de Dieu et doit y revenir ; c’est un mouvement processif et
rétrocessif (voir schéma). La hiérarchie est constituée d’une collec-
tion ordonnée de degrés qui ont en commun de participer à la sagesse
et au savoir, comme « toutes les intelligences [vivant] en conformité
avec Dieu », mais qui se distinguent par « le caractère plus ou moins
immédiat, plus ou moins primordial de cette participation » 25. D’où
l’importance de la transmission par degrés, chaque ordre de la hié-
rarchie étant, à l’exception du tout premier directement illuminé par
Dieu, à la fois initié par l’essence précédente et initiateur de l’essence
inférieure. Selon le degré hiérarchique mais aussi suivant l’effort de
purification de chacun, on participe donc plus ou moins à l’effusion
bienheureuse ; on est plus ou moins transparent à la lumière divine
et on est un reflet plus ou moins fidèle de l’Un, ce principe unificateur
de la Création, qui est la définition même de Dieu auquel chacun
tarde de s’unifier. À l’image de la Trinité et du modus operandi de la
« Théarchie » – ou principe organisateur du divin –, la structure d’en-
semble de la hiérarchie et chacun de ses degrés sont trines :

23
 Sur ces trois mouvements : C.-A. Bernard, « La triple forme du discours théologique
dionysien au Moyen Âge », in Denys l’Aréopagite, p. 501-513 (p. 506).
24
  HC, III, 2, col. 165a (trad. p. 196).
25
  HC, XII, 2, col. 292d-293a (trad. p. 225-226).

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La Théarchie […] purifie d’abord les intelligences dans lesquelles elle


pénètre. Ensuite elle les illumine. Une fois illuminées, elle les parfait en
les consacrant dans leur conformité divine. Ainsi on comprend bien que
la hiérarchie, qui est constituée d’images divines, se divise en ordres et
puissances distincts, pour manifester clairement que les opérations théar-
chiques demeurent inébranlables dans les ordres très saints et sans
mélange 26.

Sur ce modèle ternaire, la hiérarchie céleste est constituée de trois


fois trois ordres. L’ordre supérieur, qui reçoit directement l’illumina-
tion de la Théarchie divine, est occupé par les séraphins, les chérubins
et les trônes. L’ordre moyen regroupe les seigneuries (ou domina-
tions), les puissances et les pouvoirs (ou vertus). Le troisième est
constitué des principautés, des archanges et des anges ; c’est cet ordre
« qui, à travers les degrés de sa propre ordonnance, préside aux hié-
rarchies humaines afin que se produisent de façon ordonnée l’éléva-
tion spirituelle vers Dieu, la conversion, la communion, l’union et en
même temps le mouvement processif de Dieu lui-même 27 ».
Assurant le pont entre l’au-delà et l’ici-bas, Jésus, Dieu incarné,
« principe et fin de toute hiérarchie », est placé au point d’articulation
entre les deux hiérarchies, céleste et ecclésiastique, qui sont structu-
rées de façon homologue 28. La hiérarchie ecclésiastique est donc, elle
aussi, formée d’un ensemble de trois fois trois triades. Vient d’abord
l’ordre des « très saintes consécrations sacramentelles » qui est, à la
jonction du divin et de l’humain, l’espace de la purification, de l’ini-
tiation et, par la grâce de l’eucharistie, le « sacrement des sacrements »,
de la <comm>union – l’objet de la « divine liturgie » étant de former
« un chœur unique et homogène d’hommes saints 29 ». Les fonctions
liturgiques sont exercées par les «  initiateurs  » regroupés dans le
second ordre. Il s’agit du corps sacerdotal, constitué des grands prê-
tres, des sacrificateurs et des ministres. De bas en haut de la hiérarchie
cléricale, les premiers purifient, les seconds (les prêtres) illuminent
et les troisièmes (les hiérarques ou évêques) consacrent ; leurs fonc-
tions correspondent très exactement aux opérations de la Théarchie :
purification, illumination, consécration. Au bas de la pyramide, se
trouve l’ordre des initiés, qui regroupe les moines, le peuple saint et

26
  HE, V, 7, col. 508d-509a (trad. p. 300).
27
  HC, IX, 2, col. 260a-b (trad. p. 218-219).
28
 R. Roques, L’univers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris,
1983, p. 319-329.
29
  HE, III, 5, col. 432a (trad. p. 269).

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les simples purifiés – spécialement les néophytes et les pénitents. L’or-


dre monacal, qui fait la jonction entre les initiateurs et les initiés, suit
« la parfaite philosophie » qui mène à l’unification ; n’ayant pas « mis-
sion à diriger les autres » et « demeurant stable dans sa sainte unité »,
il obéit aux ordres sacerdotaux 30.

2.2. Hiérarchie ecclésiastique
Le faible intérêt porté par les historiens à la réception de l’œuvre
du Pseudo-Denys dans l’Occident latin explique l’absence (ou la
quasi-absence) de toute évaluation des effets ecclésiologiques du sys-
tème hiérarchique dionysien. C’est cette délicate question qu’il
convient maintenant d’aborder.

2.2.1. Un tournant « médiatique »


Le premier effet du Corpus dionysiacum sur les conceptions et les
représentations de l’Ecclesia touche au problème des nécessaires
médiations au sein du Tout hiérarchisé qu’est la communauté des
fidèles aspirée vers l’au-delà. On peut dire que l’Aréopagite donne
une nouvelle présence à d’anciens médiateurs et qu’il contribue à la
visibilité d’un nouvel acteur : le bâtiment ecclésial.
Au titre des anciens médiateurs, j’inclus à la fois les clercs, les saints
et les anges :
•  aux premiers, distribués depuis le début du iie siècle au moins
en ordres et en grades suivant des systèmes distributifs divers en voie
d’unification à l’époque carolingienne, la « loi de divinité » diony-
sienne vient offrir une logique d’ensemble, un peu comme le ciment
d’une « théorie explicative », pour reprendre l’expression d’Alexan-
dre Faivre 31. Notons que cette théorie s’impose au moment même où
évêques et prêtres – égaux selon l’ordre, à défaut de l’être en dignité
– s’imposent comme « un segment fondamental de la hiérarchie ecclé-
siastique et un modèle d’ensemble de la société » 32 ;
•  aux seconds, les saints, la théologie dionysienne attribue, si l’on
peut dire, une épaisseur inédite. Certes le Pseudo-Denys n’est pour

30
  HE, VI, 2 et 3 (trad. p. 308-309).
31
 A. Faivre, Naissance d’une hiérarchie. Les premières étapes du cursus clérical, Paris, 1977,
p. 203.
32
  G. Bührer-Thierry, « Compte rendu » [C. van Rhijn, Shepherds of the Lord. Priests and
Episcopal Statutes in the Carolingian Period, Turnhout, 2007 (Cultural Encounters in Late
Antiquity and the Middle Ages, 6)], The Medieval Review (24-01-2008).

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rien dans l’installation de ces morts d’exception au sein des hiérar-


chies célestes. C’est le propre de la communion des saints d’agréger
au plus vite les athlètes de Dieu aux habitants d’en-haut. Souvenons-
nous, par exemple, de la célébration par Venance Fortunat, dans son
poème sur la virginité, des noces du roi dans la Cité du Ciel et de la
description du chœur des « dignitaires » : chérubins, séraphins et
« autres bienheureux comtes ailés », que rejoint le cortège des saints
venus de tous les points de l’univers 33. Je me demande néanmoins –
mais c’est une pure hypothèse – si ce type de cortège hiérarchisé de
« dignitaires » ne gagne pas en actualité, à l’époque carolingienne,
sous l’influence diffuse des hiérarchies dionysiennes. Pensons, pour
ne retenir qu’un cas parmi de nombreux possibles, à l’assemblée
céleste que Milon met en scène dans un passage de sa Vie de saint
Amand, sous la forme d’une procession composée des anges, des
archanges, des trônes, des seigneuries, des pouvoirs, des puissances,
des chérubins et des séraphins chantant à l’unisson la sainteté du
Seigneur des armées 34. Cette hypothèse gagne en fermeté quand l’on
considère la représentation d’ensemble faite de la « sainte église » à
partir de l’époque carolingienne – une représentation propre à met-
tre en valeur la fonction médiatrice des saints. Un exemple frappant
est fourni par une illustration célèbre d’un sacramentaire de Fulda
de la fin du xe siècle (fig. 1) 35. La scène représente une adoration de
l’Agneau dont le sang est recueilli dans un calice par Ecclesia. Les
personnages situés de part et d’autre, à commencer par les sept moi-
nes placés en bas à droite à la suite de saint Benoît, figurent « l’Église
saisie dans sa totalité et dans l’intemporel  36 ». L’image orne l’office
de la dédicace de l’église de Fulda, fêtée chaque année le 1er novem-
bre en même temps que la Saint-Césaire et la Toussaint, la collusion
entre Toussaint et dédicace d’église permettant à l’illustrateur de
jouer sur les rapports entre l’Église universelle et l’Église monastique
représentée par saint Benoît et les sept moines.
Terminons ce point par un rappel sur la marque incontestable de la
théologie dionysienne, pure ou filtrée par l’Érigène, sur la conception
de la sainteté. C’est une question que j’ai été amené à aborder dans

33
  Venance Fortunat, Carmina, VIII, 3, in Id., Poèmes, II, éd. et trad. M. Reydellet, Paris,
2003, p. 129-146 (v. 129 sq.).
34
  Milon, Vita sancti Amandi, MGH, SRM, V, 5, p. 428-485 (p. 468 et 474).
35
 Sur les sacramentaires de Fulda et leurs illustrations : É. Palazzo, Les sacramentaires de
Fulda. Étude sur l’iconographie et la liturgie à l’époque ottonienne, Münster i. W., 1994 (Litur-
giewissenschaftliche Quellen und Forschungen, 77), spéc. p. 73-76.
36
  H. Toubert, « Les représentations de l’Ecclesia… », op. cit., p. 59.

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le cadre de ma thèse sur le dossier hagiographique relatif à saint


Maieul de Cluny. Mes conclusions avaient, à l’époque, fait l’objet de
commentaires critiques par un grand spécialiste des légendiers latins,
Guy Philippart, lequel tenait (tient peut-être encore) l’hagiologie
pour une « anti-théologie », pour un écart sui generis des discours
dogmatiques 37. Une des Vitae du riche dossier de saint Maieul (BHL
5179) a probablement été composée par le moine Syrus à Auxerre
même ou dans l’influence des œuvres conservées dans la bibliothèque
de Saint-Germain d’Auxerre, établissement réformé par Maieul en
987/989. La marque auxerroise de cette Vie tient aux emprunts mas-
sifs faits à l’œuvre métrique que le troisième maître carolingien de
cette célèbre école monastique, Heiric, a consacrée à la célébration
de saint Germain (Vita et Miracula sancti Germani), un peu comme si
l’hagiographe de Maieul avait cherché à écrire une Vie du réformateur
parallèle à celle du fondateur. Ce recours à Heiric a pour conséquence
d’intégrer dans la Vita Maioli les propres emprunts d’Heiric au Peri-
physeon de Jean Scot et ceux de ce dernier au corpus dionysien. En
résulte une inflexion générale du modèle hagiographique sous l’in-
fluence des enseignements du platonisme chrétien, la sainteté étant
conçue comme un mode de diffusion de l’Un créateur et de manifes-
tation des « dons de l’Esprit généreux ». Cet Esprit, dit à la fois un,
singulier et multiple, est partout sans sortir de lui-même, stable et en
action, tout et rien en particulier. Ces qualifications sont tout impré-
gnées de la pensée dionysienne, qui cherche à cerner un problème
clé du néo-platonisme : les rapports de l’absolue unité avec la pluralité
de ses manifestations, ce qui suppose, avec Proclus, de penser l’Un et
ses manifestations en termes d’unité substantielle (monade) et d’uni-
tés fonctionnelles (hénades). C’est dans le cadre de cette réflexion
sur les rapports de l’Un au multiple que s’inscrit la conception de la
sainteté d’Heiric puis de Syrus. Cette sainteté est, par la dynamique
de l’irradiation et de l’unification, une manifestation fonctionnelle
de l’Un. Chanter le saint revient donc à décrire une loi providentielle
et harmonieuse, loi du retour gradué des effets vers leur cause qui
règle les rapports du créé multiple et de l’Un créateur 38 ;

37
  G. Philippart, « Le saint comme parure de Dieu, héros séducteur et patron terrestre
d’après les hagiographes lotharingiens du xe siècle », in J.-Y. Tilliette (dir.), Les fonctions
des saints dans le monde occidental (iiie-xiiie siècle), Rome, 1991 (Bibliothèque de l’École française
de Rome, 149), p. 123-142 (p. 131 et 141).
38
 D. Iogna-Prat, Agni immaculati…, op. cit., p. 316.

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•  des saints passons aux anges et autres hiérarchies célestes célé-


brées par le Pseudo-Denys. L’angélologie du Moyen Âge latin s’ali-
mente, outre le fonds biblique, à deux sources majeures, Augustin et
le Pseudo-Denys, avant d’être renouvelée, au courant du xiiie siècle,
par la cosmologie aristotélicienne et la tradition philosophique gréco-
arabe. D’Augustin au Pseudo-Denys, on passe de l’empirisme à une
théorie cosmologique, de l’ange connaisseur privilégié de Dieu, pro-
tecteur invisible (daimon, genius), citoyen de la Cité céleste placé entre
l’ici-bas et l’au-delà pour ouvrir la voie aux élus, à une entité miéda-
trice, au plus proche de l’Essence, qui est intégrée dans un ordre
hiérarchique triadique et dont la fonction est la révélation de la réalité
divine et la conversion du créé vers le Principe premier 39. Il est frap-
pant de noter que le tournant des années 800, époque d’ouverture
généralisée de l’Occident latin au dionysisme, est aussi le moment
d’explosion d’une angélologie débridée que les autorités ecclésiasti-
ques et civiles s’emploient à endiguer 40. À preuve, l’affaire Adalbert
(ou Aldebert), du nom de ce clerc contemporain de Boniface, qui
prétend avoir reçu une lettre du Ciel par l’intermédiaire de l’archange
Michel, être en relations constantes avec les anges et recevoir d’eux
des reliques. Le concile de Latran (745) suivi par un capitulaire de
Charlemagne décident de limiter les invocations angéliques à Michel,
Gabriel et Raphaël. Mais cette limitation vaut aussi officialisation.
Michel, dont le culte est vivant depuis le ve siècle au moins en Occi-
dent, s’impose alors dans le paysage avec de multiples sanctuaires sur
les lieux élevés, tels le Mont Gargan et le Mont-Saint-Michel, et les
chapelles hautes des sanctuaires carolingiens. Tout aussi frappante est
la présence liturgique des archanges protecteurs du trône royal et
impérial, spécialement dans les litanies et les laudes regiae, sans oublier
la messe votive « de sollicitation des suffrages angéliques » 41. On peut
penser que cet exemple venu du sommet de la hiérarchie politico-
ecclésiastique gagne ensuite par capillarité la spiritualité des élites
aristocratiques. Au témoignage de Raoul Glaber, le comte d’Anjou
Foulques Nerra (987-1040) cherche à se laver du sang versé dans de
nombreuses entreprises guerrières en se rendant par trois fois en
pèlerinage à Jérusalem. Revenu « en paix avec lui-même », le comte

39
  T. Suarez-Nani, « Angélologie », in C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink (dir.), Diction-
naire du Moyen Âge, Paris, 2002, p. 57-59.
40
  P. Faure, « L’ange du haut Moyen Âge », Médiévales, 15 (1988), p. 31-48 (p. 36-41).
41
  J. Deshusses, Le sacramentaire grégorien, t. 2, Fribourg, 1988 (Spicilegium friburgense, 24),
p. 14 et 47-48.

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décide de fonder un monastère à Baulieu-lès-Loches qu’il place sous


le patronage de la sainte Trinité et « des célestes vertus des chérubins
et des séraphins que l’autorité des textes sacrés place au plus
haut » 42 ;
•  venons maintenant, pour en finir avec ce tournant médiatique
du dionysisme, à la visibilité donnée à un nouvel acteur : le bâtiment
ecclésiastique. Je serai bref puisque ce problème est au centre du
travail que j’ai consacré, dans La Maison Dieu, à l’évolution du discours
clérical en matière de lieu de culte à l’époque carolingienne 43. Je me
contenterai de deux rappels. Le premier pour souligner que c’est à
ce moment de l’histoire de l’Occident latin que s’impose le rituel de
consécration d’église et que la première exégèse du lieu consacré
amène à se poser la question du sens de la métonymie ecclesia (bâti-
ment ecclésiastique)/Ecclesia (communauté des fidèles), autrement
dit de la signification profonde de la confusion entre contenant et
contenu désignés par le même terme. Le second rappel concerne la
contribution dionysienne à la mise en valeur de l’espace ecclésial par
l’accent mis sur l’importance du « mouvement droit » pour passer du
sensible à l’intelligible et sur le recours à la théologie symbolique pour
expliciter le sens mystique de cet itinéraire. Depuis le bas de la pyra-
mide, occupée par la hiérarchie ecclésiastique, la remontée vers l’Un
ne peut se faire que de façon anagogique, c’est-à-dire à travers les
objets figurant le divin et toutes « ces modalités contingentes et tran-
sitoires » par lesquelles Dieu se rend « accessible », telles les Écritures
et leurs symboles en attente d’élucidation, ou encore l’église-monu-
ment, son décor, les instruments du culte qu’elle renferme et les rites
qui s’accomplissent dans cet espace de premier ordre – l’ordre des
« très saintes consécrations sacramentelles ». Mais encore faut-il y avoir
été introduit. C’est la fonction des initiateurs et spécialement du pre-
mier d’entre eux – de bas en haut de la hiérarchie ecclésiale –, occupé
par les ministres, qui sont précisément qualifiés de « portes du sanc-
tuaire » – une expression propre à confondre l’ordre sacerdotal avec
le bâtiment destiné à accueillir les « postulants » et à leur donner
« accès aux saints mystères »  44. C’est dans le droit fil des théories
dionysiennes que Garnier de Rochefort, abbé de Clairvaux et évêque
de Langres (v. 1140-après 1225), s’intéresse, dans un sermon de dédi-

42
  Raoul Glaber, Histoires, II, 4, 6, éd. et trad. M. Arnoux, Turnhout, 1996, p. 100-103.
43
 D. Iogna-Prat, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, Paris,
2006.
44
  HE, V, 6, col. 508b (trad. p. 299).

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cace d’église, à l’importance de l’« équivoque », qui amène à employer


un terme pour un autre – Jérusalem pour l’Église par exemple –, et à
l’un des types de l’équivoque, l’anagogie, qui permet de comprendre
la hiérarchie interne du bâtiment nouvellement consacré : l’atrium
qui équivaut « aux esprits des anges envoyés sur Terre à cause des
héritiers du salut » ; le « saint », à « la hiérarchie intermédiaire entre
le supérieur et l’inférieur » ; le « saint des saints », à la « hiérarchie
supérieure » qui assiste Dieu. Et d’ajouter, à la grecque, que la pre-
mière est une « hypophanie », la seconde, une « hyperphanie », et la
troisième, une théophanie 45.

2.2.2. Les effets ecclésiaux de la reductio ad summum


La « loi de divinité » dionysienne, qui consiste à ramener l’inférieur
au supérieur en passant par un degré moyen – reducere infima per media
ad summa –, est, me semble-t-il, à l’origine d’une véritable déferlante
de qualifications hiérarchiques dans la titulature des élites ecclésias-
tiques. C’est spécialement le cas dans le monde de la réforme monas-
tique des ixe, xe et xie siècles, avec la multiplication des « archiman-
drites », c’est-à-dire de ces « archi » ou multi-abbés à la tête d’un réseau
d’abbayes unifiées par leur seule personne à la manière de Benoît
d’Aniane 46. L’intérêt de ce degré supérieur de la hiérarchie abbatiale
est de faire, à terme, sa place à l’abbatiat laïque et de permettre l’ar-
ticulation de la hiérarchie ecclésiastique et de la hiérarchie vassalique.
Ainsi, le comte d’Anjou Foulque Nerra est qualifié d’« archi-abbé »
dans un acte de 1014 arbitrant un conflit entre Hubert, abbé de Saint-

45
  Garnier de Langres, Sermo XXXVII in dedicatione ecclesiae, PL, 205, col.  806-812
(col. 808b).
46
 Entre autres exemples du ixe et surtout du xe siècle : Alode, abbé de Saint-Germain
d’Auxerre (Les gestes des évêques d’Auxerre, éd. et trad. M. Goullet, G. Lobrichon et M. Sot,
Paris, 2002 [Les classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, 42], 8, p. 50-51) ; l’abbé
de Fulda, primat et archimandrite (JL Reg. 3739) ; Odon de Cluny, archimandrite de monas-
tères romains (Destructio Farfensis, MGH, SS, 11, p. 536) ; Alphonse, abbé de Montolieu
(J. Vaissette, Cl. de Vic, Histoire générale du Languedoc, V, Preuves, n° 53 ; cité par M. Zim-
mermann, Écrire et lire en Catalogne (ixe-xiie siècle), Madrid, 2003, t. 2, p. 708, n. 235). Dans
une bulle du 23 avril 972, le pape Jean XIII qualifie Saint-Remi de Reims d’« archimonas-
terium », cf. Papsturkunden 896-1046, éd. H. Zimmermann, t. 1, Vienne, 1984 (Österreichi-
sche Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, Denkschriften, 174),
n° 218, p. 427-429 (je tiens cette indication de M.-J. Gasse, que je remercie). Sur la question
du multi-abbatiat et des titulatures afférentes, voir J. Wollasch, Mönchtum des Mittelalters
zwischen Kirche und Welt, Munich, 1973 (Münstersche Mittelalter Schriften, 7), spéc. p. 20
et 36.

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Aubin d’Angers, et Thibaud, un grand laïc auquel le comte a confié


la charge abbatiale de Saint-Lézin 47.
Il me semble, par ailleurs, que l’imposition, au cours du ixe siècle,
de degrés intermédiaires entre Rome et les Églises locales avec le
développement systématique de provinces ecclésiastiques (archevê-
chés et métropoles) n’est pas sans rapport avec les enseignements de
l’Aréopagite et de ses commentateurs latins  48. Une pareille structu-
ration hiérarchique est, en tout cas, explicitement référée aux théo-
ries dionysiennes par Grégoire VII dans une lettre de 1079 aux arche-
vêques de Rouen, Tours et Sens :

La providence de l’administration divine a instauré des grades et des


ordres distincts afin que, les inférieurs manifestant du respect aux supé-
rieurs et les supérieurs exprimant de l’affection aux inférieurs, de la diver-
sité naisse la concorde, et que tous les offices s’organisent en une harmo-
nieuse composition. L’ensemble ne subsiste, en effet, que de l’ordonnan-
cement des différences. L’exemple des milices célestes nous apprend
qu’une créature ne peut vivre ni être gouvernée dans l’égalité. Anges et
archanges ne sont pas, comme vous le savez, égaux mais différents les uns
des autres selon le pouvoir et l’ordre. Si une telle distinction existe chez
eux, qui sont sans péché, comment les hommes ne seraient-ils pas soumis
à une disposition identique ? C’est ainsi que peuvent s’embrasser la paix
et la charité, que la pureté s’affirme dans la concorde mutuelle et la dilec-
tion chère à Dieu ; chaque office s’accomplit de façon salutaire quand on
peut recourir à un supérieur unique 49.

L’argument a fortiori utilisé par Grégoire VII pour justifier l’exis-


tence de primaties nous intéresse ici parce qu’on peut y déceler une

47
 O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au xie siècle, Paris, 1972, t. 1, p. 153-154, et
t. 2, catalogue d’actes, C 30, p. 38 (copie du cartulaire de Saint-Aubin, de la fin du xie siè-
cle).
48
 Sur cette question, voir la contribution de S. Patzold dans ce volume.
49
  Das Register Gregors VII., VI, 35, éd. E. Caspar, Berlin, 1923 (MGH, Epistolae selectae, II,
réimpression, Munich, 1978), 2, p. 450-452 (p. 450-451) : Ad hoc enim diuine dispensationis
prouisio gradus et diuersos constituit ordines esse distinctos, ut, dum reuerentiam minores potioribus
exhiberent et potiores minoribus dilectionem impenderent, una concordia fieret ex diuersitate, contextio
et recte officiorum gigneretur administratio singulorum. Neque enim uniuersitas alia poterat ratione
subsistere, nisi huiusmodi magnus eam differentie ordo seruaret. Quia uero creatura in una eademque
equalitate gubernari vel uiuere non potest, celestium militiarium exemplar nos instruit, quia, dum sint
angeli sint archangeli, liquet, quia non equales sunt, sed in potestate et ordine, sicut nosti, differt alter
ab altero. Si ergo inter hos, qui sine peccato sunt, ista constat esse distinctio, quis hominum abnuat
huic se libenter dispositioni submittere ? Hinc etenim pax et caritas mutua se uice complectuntur et
manet firma concordie in alterna et Deo placita dilectione sinceritas, quia igitur unumquodque tunc
salubriter completur officium, cum fuerit unus, ad quem possit recurri, prepositus.

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influence du Pseudo-Denys sous la forme d’une justification de l’or-


donnancement de l’Église, homologique à la hiérarchie céleste. En
vertu de la règle instituée par la « loi de divinité » – la reductio ad sum-
mum –, la complémentarité hiérarchique des différents degrés de la
structure permet d’atteindre à une harmonie globale dans la mesure
où la dynamique de l’ensemble est référée à « un supérieur unique ».
On comprend dès lors que la supériorité de la « première hiérarchie »
en vienne à désigner l’« ordre papal » sous la plume des théocrates
pontificaux des xiie, xiiie et xive siècles  50. Ajoutons que cette pri-
mauté hiérarchique est d’autant plus intangible que l’on se sert, à la
même époque, de la référence aux complémentarités hiérarchiques
du Pseudo-Denys pour justifier l’existence de deux genres de chré-
tiens : les clercs, vivantes incarnations de la « hiérarchie » définie par
Thomas d’Aquin comme « dignité sacrée » (sacer principatus), et les
laïcs, que les clercs tirent d’une hiérarchie à l’autre 51.

2.2.3. La place singulière des moines dans l’ordonnancement


hiérarchique
Il convient de dire un mot, enfin, sur la place singulière qu’occu-
pent les moines dans l’ecclésiologie post-dionysienne. Notons d’abord
que, dans l’Occident latin, d’Auxerre à Saint-Denis et Cluny, la récep-
tion du Corpus dionysiacum est d’abord monastique. D’où la question :
quel intérêt les moines ont-ils trouvé à la lecture de cette œuvre et
quels enseignements pratiques en ont-ils tirés ? Dans le schéma de
départ du Pseudo-Denys, l’ordre monacal est placé au dernier degré
de la hiérarchie ecclésiastique. Ce sont pourtant les moines qui font
la jonction, au sein de cette hiérarchie, entre initiateurs et initiés ;
surtout, ils sont, pour l’ensemble des degrés hiérarchiques, la vivante
incarnation de la « parfaite philosophie », en quelque sorte les illu-
minés par excellence dont chacun, quel que soit son ordre et sa place,
doit suivre l’exemple. Nul doute que cette exemplarité de purifiés ait
convenu aux moines latins des ixe-xie siècles, par ailleurs gagnés par
les attraits du purisme virginal et de l’ascèse dans le retrait du monde.
D’autant que, suivant une évolution déjà ancienne qui s’accélère à
l’époque carolingienne, les moines accèdent de plus en plus systéma-

50
 Voir ci-dessus, n. 3.
51
  Par exemple : Pierre le Mangeur, Sermo 18, PL, 198, col. 1769-1772 (col. 1770c) ;
Thomas d’Aquin, In libros sententiarum Petri Lombardi, 2, 9, q. 1, a. 1, éd. et trad. italienne,
C. Pandolfi et R. Coggi, t. 2, Bologne, 2000, p. 434 (sur l’héritage dionysien mâtiné d’aris-
totélisme de Thomas voir Hankey).

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tiquement au sacerdoce et qu’ils se trouvent dès lors en position de


cumuler les intérêts de deux positions hiérarchiques : à l’écart, comme
de « parfaits philosophes », et partie intégrante du degré des initia-
teurs. Pour reprendre les qualifications de Weber, on peut dire qu’ils
bénéficient à la fois du charisme ascétique et du charisme hiérocrati-
que, du charisme personnel et du charisme de fonction.

3. Hiérarchie sociale

Reste à voir, pour finir, dans quelle mesure la hiérarchie ecclésias-


tique du Pseudo-Denys offre un cadre d’ensemble pour penser le
social, comment la pensée hiérarchique, entre enseignements bibli-
ques et cosmologie néoplatonicienne, a permis l’absorption du social
dans l’ecclésial.

3.1. De la dyarchie à la hiérarchie


Une pareille absorption résulte d’une évolution peu notée par les
historiens du haut Moyen Âge mais qui a été remarquablement ana-
lysée par Louis Dumont : la mise en place, dans les années mêmes où
le corpus dionysien est reçu et traduit dans l’Occident latin, d’un
holisme ecclésial par passage d’une dyarchie à un ordre hiérarchi-
que.
Selon Dumont, qui suit de près les enseignements des Soziallehren
de Troetsch, le secret du développement du christianisme tient à l’in-
carnation de la valeur, qui ménage une transition entre l’au-delà et le
monde, l’extra-mondain et l’intra-mondain ; cette incarnation se fait
sous la forme d’un Dieu-homme, le Christ, et d’une institution, l’Église
pensée comme le corps du Christ, comme Tout de la communauté,
comme uniuersitas à l’intérieur de laquelle la personne chrétienne
trouve le cadre ad hoc de son retour à Dieu. En ce sens, le christianisme
combine individualisme (ou personnalisme) et holisme, mais suivant
des configurations historiques diverses. Le stoïcisme tardo-antique a
diffusé la conception d’une loi de nature éthique, de soumission au
cours harmonieux des choses qui organise la création, le monde et la
vie des hommes ; dans ce cadre, le pouvoir est pensé comme une loi
naturelle animée, incarnée dans le roi ; d’où la notion de royauté
sacrale. Le christianisme vient restreindre le champ d’application de
la loi de nature et étendre celui de la Providence, de la volonté divine.
À la notion de royauté sacrale, il oppose celle de prêtrise royale, subor-

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donnant progressivement l’État à l’Église, dans un mouvement d’in-


clusion de l’un par l’autre qui, selon Dumont, est accompli à la fin du
viiie siècle. Revenant sur la fameuse distinction entre « pouvoir » et
« autorité » établie par le pape Gélase Ier (492-496), Dumont rappelle
que le gouvernement de l’Empire chrétien s’est, dès la fin du ive siè-
cle, organisé suivant le principe d’une complémentarité hiérarchique
ou d’une dyarchie hiérarchique suivant laquelle le spirituel obéit au
pouvoir dans le domaine temporel et le temporel obéit à l’autorité
dans la sphère spirituelle. Avec le Constitutum Constantini – la Fausse
donation de Constantin, composée à Rome à une date incertaine entre
750 et 850 – et l’affirmation afférente de la papauté comme monarchie
spirituelle, l’Église devient véritablement une totalité englobante :
« Le spirituel est conçu comme supérieur au temporel même au
niveau temporel, comme s’il était […] le temporel élevé à une puis-
sance supérieure  52. » Dès lors, c’est l’ensemble de la société chré-
tienne qui se hiérarchise par inclusion dans l’Église, avec soumission
d’un glaive à l’autre. Mais de quand dater cette inclusion ? Dans son
examen des influences du Pseudo-Denys l’Aréopagite sur les théories
politiques de la fin du Moyen Âge, Wayne J. Hankey a utilement rap-
pelé que l’« augustinisme politique » médiéval est une façon inadé-
quate de qualifier la tendance hiérocratique à conjoindre les deux
sphères (temporel, spirituel) héritée de penseurs néoplatoniciens
(Proclus, l’Aréopagite) plutôt que d’Augustin lui-même  ; que cette
tendance hiérocratique consiste à passer d’une logique binaire à « la
dynamique d’une logique triadique » supposant, selon la « loi de divi-
nité dionysienne », de progresser de l’inférieur au supérieur par l’in-
termédiaire du moyen pour être in fine ramené à l’unité du supérieur ;
qu’une pareille logique a d’incontestables effets sur les représenta-
tions sociales puisque seule l’Église peut incarner l’unité organisatrice
de la diversité 53. La théologie chargée d’expliciter la « loi de divinité »
dionysienne est ainsi porteuse d’une théorie des pouvoirs que les
canonistes ne manquent pas de commenter tout au long du Moyen
Âge. Contentons-nous, à la suite d’Yves Congar, de rappeler le passage
de la bulle Unam sanctam, ce monument de la théocratie pontificale
du début du xive siècle, qui plaide pour l’infériorité d’un glaive par
rapport à l’autre en se référant explicitement à l’enseignement de

52
 L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne,
Paris, 1983 [éditions revues, Paris, 1985 et 1991 (coll. « Point »)], p. 69.
53
  Hankey, p. 133, 137 et 140-141.

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l’Aréopagite : « Il ne saurait y avoir d’autre ordonnance qu’un glaive


sous l’autre glaive, de façon à ce que l’inférieur soit ramené par l’autre
au supérieur. En effet, suivant le bienheureux Denys, la loi de divinité
suppose que l’inférieur soit ramené au supérieur par le moyen 54. »
Impossible de s’étendre ici sur cette évolution idéologique essen-
tielle alimentée par la forte poussée hiérocratique que connaît le
monde carolingien à partir des années 840. Il faudrait mener, de fait,
une enquête de fond pour établir le détail des concomitances entre
l’assimilation des théories dionysiennes et l’apparition de l’ordonnan-
cement hiérarchique comme structure d’accueil de la Maison de
Dieu. En l’attente, je me contenterai d’un jalon documentaire : la
floraison, de l’époque carolingienne jusqu’au milieu du xiie siècle,
des collections canoniques dites « systématiques » parce qu’elles ras-
semblent des fragments répartis par thèmes et suivant un ordre qui
fait « système », qui instaure un véritable « système » d’Église structuré
par la logique hiérarchique  55. Ainsi, dans son Décret, Burchard de
Worms (965-1025) fonde son « système » de regroupement des textes
sur le traitement d’ensemble des cadres de l’Église  56. Après avoir
ouvert sa collection sur la haute hiérarchie – pape, patriarches, métro-
politains, évêques – et sur les ordres ou degrés ecclésiastiques, Bur-
chard réserve tout un livre (15), dans la partie du Décret consacrée à
l’« Institution » des laïcs, à la « hiérarchie » temporelle que couron-
nent l’empereur et les princes, comme si la logique du système d’Église
impérial dont relève le compilateur lui commandait de faire une place
à l’Empire dans l’Église. Mais cette insertion se fait encore sur le mode
ancien de la dyarchie, qui suppose de respecter l’équilibre des sphères
(spirituel et temporel) au sein de l’Église. Quelque temps plus tard,
les propagandistes grégoriens s’emploient, au contraire, à fondre les
deux sphères en une seule hiérarchie, ce qui revient, dans la dynami-
que instaurée par le Constitutum Constantini à assimiler la papauté à la
dignité impériale et à faire du clergé une manière de nouveau Sénat,
voire à faire dériver toutes les dignités ecclésiastiques des anciens hono-
res romains  57. Autour de 1100, l’Église est durablement devenue le

54
  Unam sanctam (novembre 1302), éd. E. Friedberg, Corpus iuris canonici, t. 2, Leipzig,
1881, col. 1245-1246 ; cité par Y. Congar, L’Église de saint Augustin à l’époque moderne, Paris,
1970, p. 229-230 ; voir également Hankey, p. 138-139.
55
  Pour une première approche : G. Fransen, Les collections canoniques, Turnhout, 1973
(Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 10).
56
  Burchard de Worms, Decretum, PL, 140, col. 537-1065.
57
  À titre d’exemple, Jean Beleth, Summa de ecclesiasticis officiis, 14, éd. H. Doubteil, CCCM,
41a, Turnhout, 1976, p. 34-35 ; je tiens cet exemple d’A. Rauwel, que je remercie.

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cadre d’organisation d’ensemble de la société chrétienne comme l’at-


teste, par exemple, l’image d’Église qui accompagne le De usu eccle-
siastico et le De statu Ecclesiae de Gille de Limerick (fig. 2) 58. Ajoutons
qu’une pareille logique hiérarchique prévaut longtemps dans les
représentations sociales de la Chrétienté. Troeltsch, dans ses Sozialle-
hren, cite la conception que le théologien luthérien Johann Gerhard
(1582-1637) se fait des trois « hiérarchies » incluses dans l’Église :

Les états ou les ordres que Dieu a institués dans l’Église sont au nombre
de trois, c’est-à-dire l’ecclésiastique, le politique et l’économique, que l’on
qualifie aussi de hiérarchies. L’ordre économique assure la croissance du
genre humain ; l’ordre politique, sa défense ; l’ordre ecclésiastique, l’accès
au salut éternel 59.

3.2. Une conception de l’échange global orienté


Cette représentation holistique de la société, savante combinaison
de trois états, ordres et hiérarchies, nous ramène à une autre conco-
mitance longtemps ignorée des historiens : la formulation du schéma
des trois ordres fonctionnels – ceux qui prient, ceux qui combattent,
ceux qui travaillent – au moment même où l’ancienne conception
organologique du « corps » des chrétiens héritée de l’apôtre Paul et
d’Augustin est réagencée dans le cadre des hiérarchies dionysiennes.
Beaucoup a été dit depuis vingt ans sur la réception de ce schéma dans
l’Occident latin sur la base du legs romain transmis par de savants
antiquitaires (Servius, Isidore de Séville) à des théoriciens carolin-
giens qui se chargent d’adapter l’ancienne classification indo-euro-
péenne à une société chrétienne  60. Il suffira d’insister ici sur le fait
que la pensée du Pseudo-Denys a fourni deux éléments nécessaires à

58
  De usu ecclesiastico, éd. J. Flemming, Gille of Limerick (c. 1070-1145). Architect of a Medieval
Church, Dublin, 2001, p. 144, l. 19-20 (= PL, 159, col. 996a).
59
  Status siue ordines in ecclesia a Deo instituti numerantur tres, uidelicet ecclesiasticus, politicus et
oeconomicus, quos etiam appellare consueuerunt, oeconomicus ordo instruit generis humani multipli-
cationi, politicus eiusdem defensioni, ecclesiasticus ad salutem aeternam promotioni, cité par E. Tro-
eltsch, « Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen  », in Id., Gesammelte
Schriften, t. 1, Tübingen, 1912, p. 522, n. 238.
60
 Dans une bibliographie pléthorique, on se contentera de deux renvois essentiels  :
E. Ortigues, « Haymon d’Auxerre, théoricien des trois ordres », in D. Iogna-Prat, C. Jeudy
et G. Lobrichon (dir.), L’École carolingienne d’Auxerre de Murethac à Remi (830-908), Paris,
1991, p. 181-227 ; B. Grévin, « La trifonctionnalité dumézilienne et les médiévistes : une
idylle de vingt ans », Francia, 30/1 (2003), p. 169-189. Voir aussi dans ce volume la contri-
bution d’H.-W. Goetz.

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cette adaptation. Le premier tient à la logique cosmologique de


l’Aréopagite propre à expliquer, sous la forme de degrés fonctionnels
ternaires homologiques à la Trinité, la concorde dans la différence
hiérarchique qui régit l’ordre du monde. Second élément, plus essen-
tiel encore, les médiations dionysiennes au service de la « loi de divi-
nité » permettent aux penseurs carolingiens de la trifonctionnalité de
disposer d’une conception de l’échange global orienté vers l’au-delà :
la concorde dans la différence assurant la bonne circulation de la
lumière divine entre degrés hiérarchiques et, surtout, la redistribution
des biens matériels et des biens spirituels produits par chacune des
fonctions ordonnées.

3.3. Un problème à long terme : individu et société


J’ai souligné plus haut, au chapitre des canaux de réception et de
diffusion des Hiérarchies dionysiennes, l’importance des auteurs mys-
tiques qui trouvent chez le Pseudo-Denys une matière ample et raffi-
née pour décrire l’élévation par degrés de l’âme vers l’unification
ultime. Si je rappelle, in fine, ce legs bien connu de tous les historiens
de la spiritualité médiévale et moderne, c’est que l’Aréopagite me
semble être un jalon essentiel pour articuler les rapports individu et
société dans la mesure où ses Hiérarchies permettent de traiter à la
même aune le communautaire et l’individuel, sur le mode de ce que
les sociologues contemporains qualifient d’« aperception sociologi-
que », c’est-à-dire la nécessaire part du social dans la construction de
l’individu. À l’examen du schéma résumant les grands traits de la
théorie dionysienne, nous avons noté que l’ordre du monde – la
conjonction des hiérarchies céleste et ecclésiastique – constitue un
ensemble dynamique, qualifié de « sanctuaire » et mû de haut en bas
et de bas en haut par les influx théarchiques de procession et de
rétrocession. La bonne circulation de ces influx suppose un parfait
fonctionnement de tous les degrés médiateurs. Quels que soient sa
place et son ordre, chaque élément – chaque fidèle au sein de la hié-
rarchie ecclésiastique – est pour partie responsable de la marche har-
monieuse de l’ensemble. Chacun est ainsi considéré comme un
« sanctuaire » en réduction, régi par les mêmes opérations théarchi-
ques (purification, illumination, consécration) que le grand « sanc-
tuaire » qu’est l’Église. Les deux « sanctuaires » sont ordonnés par la
même « loi de divinité » consistant à réduire l’inférieur au supérieur
en passant par le degré moyen. En d’autres termes, il ne saurait y avoir
d’autre échelle mystique que celle enseignée par l’ordre des hiérar-

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chies ecclésiastiques. Il n’est pas indifférent de remarquer que la théo-


logie mystique de l’Aréopagite accorde une place centrale au moine
qui, dans le renoncement, suit « la parfaite philosophie » menant à
l’unification, et représente ainsi une manière d’accomplissement
exemplaire de qui est attendu de chaque fidèle.

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Fig. 1 – Adoration de l’Agneau : sacramentaire de Fulda, manuscrit


Göttingen, Universitätsbibliothek, Theol. 231, fol. 111, v. 990.

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Fig. 2 – Le cadre monumental de l’Église : Gille de Limerick, De statu


Ecclesiae, manuscrit Cambridge, University Library, Pf. 1.27, p. 238,
v. 1200.

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