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Du même auteur

L’Historien de Dieu. Luc et les Actes des apôtres


Bayard/Labor et Fides, 2018

Le Musicien des anges. Contes pour Noël et Pâques


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2017

Jésus et Matthieu. À la recherche du Jésus de l’histoire


Bayard/Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 70, 2016

Et la prière sauvera le monde


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2016

La lettre à Philémon et l’ecclésiologie paulinienne/Philemon and


Pauline Ecclesiology
collectif, Peeters, coll. « Colloquium Œcumenicum Paulinum », 22,
2016

Les Actes des apôtres (1-12) et (13-28)


2 vol., Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau
Testament », 5a et 5b, 2015

Il punto di vista. Sguardo e prospettiva nei racconti dei vangeli


Dehoniane, 2015

Résurrection. Une histoire de vie


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 42015

Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 52014
Vivre avec la mort. Le défi du Nouveau Testament
Cabédita, coll. « Parole en liberté », 42013

Paul in Acts and Paul in His Letters


Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament », 310, 2013

Dieu et l’argent. Une parole à oser


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2013

Un admirable christianisme. Relire les Actes des apôtres


Cabédita, coll. « Parole en liberté », 22013

Nous irons tous au paradis.


Le Jugement dernier en question
avec M. Balmary, Albin Michel, 2012

Paul and the Heritage of Israel. Paul’s Claim upon Israel’s Legacy in
Luke and Acts
in the Light of the Pauline Letters
collectif, T&T Clark, 2012

Le Nouveau Testament commenté


avec C. Focant, Bayard/Labor et Fides, 2012

Saveurs du récit biblique. Un nouveau guide pour des textes


millénaires
avec A. Wénin, Bayard/Labor et Fides, 2012

Le Dieu des premiers chrétiens


Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 16, 42011
Qui a fondé le christianisme ? Ce que disent les témoins des
premiers siècles
avec É. Junod, Bayard/Labor et Fides, 2010

L’Intrigue dans le récit biblique


avec A. Pasquier et A. Wénin, Peeters, coll. « Bibliotheca
Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », 237, 2010

Reception of Paulinism in Acts.


Réception du paulinisme dans les Actes des apôtres
collectif, Peeters, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum
Lovaniensium », 229, 2009

Pour lire les récits bibliques. La Bible se raconte


avec Y. Bourquin, Cerf/Labor et Fides, 42009

L’Aube du christianisme
Bayard/Labor et Fides, « Le Monde de la Bible », 60, 2008

La Source des paroles de Jésus (Q).


Aux origines du christianisme
avec A. Dettwiler, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible »,
62, 2008

Introduction au Nouveau Testament.


Son histoire, son écriture, sa théologie
collectif, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible », 41, 42008

Le Mystère apocryphe.
Introduction à une littérature méconnue
avec J.-D. Kaestli, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 26,
2
2007

Parlons argent. Économistes, psychologues et théologiens


s’interrogent
collectif, Labor et Fides, 2006

Mourir… et après ?
avec D. Müller, Labor et Fides, coll. « Religions en perspective »,
17, 2004

Paul, une théologie en construction


avec A. Dettwiler et J.-D. Kaestli, Labor et Fides, coll. « Le monde
de la Bible », 51, 2004

Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme


avec E. Norelli et J.-M. Poffet, Labor et Fides, coll. « Le Monde de
la Bible », 38, 22003

La Première histoire du christianisme


(Les Actes des apôtres)
Cerf/Labor et Fides, 22003

Quand la Bible se raconte


collectif, Cerf, coll. « Lire la Bible », 134, 2003

La Bible en récits. L’exégèse biblique à l’heure du lecteur


collectif, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible », 48, 2003

Résurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau


Testament
avec O. Mainville, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible »,
45, 2001

L’Homme qui venait de Nazareth.


Ce qu’on peut aujourd’hui savoir de Jésus
Éditions du Moulin, 42001

Intertextualités. La Bible en échos


avec A. Curtis, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 40,
2000

Le Déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle


collectif, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 32, 1996

Le Jugement dans l’Évangile de Matthieu


Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 6, 21995

Parabole
Paris, Cerf, coll. « Cahiers Évangile », 75, 1991
ISBN 978-2-02-128036-4

© Éditions du Seuil, mars 2019

www.seuil.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À Jacques Schlosser
professeur honoraire de l’université de Strasbourg,
l’exégète, l’ami,
fidèle aux Écritures autant qu’à son Église,
auteur d’un Jésus de Nazareth (1999).
TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Préface

Première partie - Les commencements

Chapitre 1 - Que sait-on de Jésus ?

Jésus a-t-il existé ?

Des documents si proches

Rome : la « pernicieuse superstition » chrétienne

La mort du roi sage

Flavius Josèphe ou la vertu de la trahison

« Il a séduit et repoussé Israël »

Paul, le premier témoin


La Source cachée des paroles de Jésus

Les évangiles canoniques

Des évangiles extra-canoniques

Des évangiles sauvés des sables

Des évangiles judéo-chrétiens

Les traces archéologiques

Sonder les sources

Le deuil de la biographie

Chapitre 2 - Un enfant sans père ?

Des contes savants

Un enfant illégitime ?

Troublante généalogie

Jésus le mamzer

Un père absent

Stigmates d'exclusion

Naissance virginale

Où est-il né ?

La date de sa naissance

Son nom

Jésus, ses sœurs, ses frères

Les langues qu'il parlait

L'éducation de Jésus

Son métier

Les « années cachées »


Chapitre 3 - À l'école de Jean le Baptiseur

Le prophète du désert

Embarras chrétien

Eaux vives, sauterelles et miel sauvage

« Celui qui vient après moi est plus fort que moi »

Jésus et Jean

Une offre révolutionnaire

Les prophètes du désert

Le nouvel ordre romain

Sidérant baptême

Sans la rencontre de Jean…

Deuxième partie - La vie du Nazaréen

Chapitre 4 - Le guérisseur

Jésus, guérisseur charismatique

Profusion et diversité

L'exorcisme, un combat cosmique

Jésus thérapeute (les guérisons)

Les revivifications de morts

Les prodiges naturels

Le récit de miracle, une protestation contre le mal

Chapitre 5 - Le poète du Royaume

L'idée du Règne de Dieu : une longue histoire…

Le miroir du Royaume

Une mèche d'un sou


La parabole fait choc

La parabole-évidence

La parabole événementielle

Une justice subversive

La Galilée de Jésus

Chapitre 6 - Le maître de sagesse

Quête de Jésus : les débuts

« Rejudaïser » Jésus

Guérir un jour de sabbat

Aimer Dieu et le prochain

Refuser la violence

Il incite à la créativité

Le pur et l'impur

Les repas ou la sainteté partagée

Un judaïsme « outré » ?

Le Dieu de Jésus

Le Dieu du Jugement

Chapitre 7 - Ses amis, ses concurrents

Un Jésus populaire

Un appel à suivre

Non rabbi, mais prophète

Disciples et sympathisants

Les disciples, une famille alternative

Les sympathisants, adeptes sédentaires


Les Douze

Jésus et les femmes

Marie de Magdala

Les concurrents

Maîtres de la Loi et pharisiens

Zélotes, Hérodiens, sadducéens

Chapitre 8 - Jésus et sa vocation

Le guérisseur

Le maître

Le prophète

Une étonnante discrétion

Les messianismes juifs

Jésus Messie ?

Le Fils de l'homme

Le Fils de l'homme et les nuées du ciel

L'effet de Pâques

Chapitre 9 - Mourir à Jérusalem

Pourquoi Jésus monte à Jérusalem

Un feu sur la terre…

Une ovation et des escarmouches

Le Temple outragé

Dernier repas

Judas : entre perversion et héroïsme

Au sanhédrin
Le procès religieux

Le procès politique

Au Golgotha

La sépulture

« Mort pour nos péchés ? »

Troisième partie - Jésus après Jésus

Chapitre 10 - Ressuscité !

Un renversement

Une croyance juive

Le tombeau ouvert

Le fil des événements

Le « oui » de Dieu

Jésus après Jésus

Le coefficient pascal

Paranormalité

Chapitre 11 - Jésus apocryphe

Une littérature foisonnante

La sacralisation de la mère

L'enfance racontée

Jésus le juif

Jésus est-il mort sur la croix ?

Entre Vendredi saint et Pâques

Une sagesse pour initiés

Une réception éclatée


Chapitre 12 - Jésus au regard du judaïsme

Le silence des rabbins

Un rabbi qui a mal tourné

La punition éternelle de Yeshu

« Il a séduit Israël »

Des échos d'Évangile ?

Les siècles de plomb

Le dégel

Chapitre 13 - Jésus en islam

Un monothéisme radical

Une tradition polyphonique

Naissance et enfance

Une mort apparente

Enseignement et miracles

Le Jésus coranique et sa mission

« Tu l'aurais su, si je l'avais dit »

Épilogue

Notes

Ouvrages de référence

Remerciements
Préface

Jamais, peut-être, Jésus de Nazareth n’a été aussi fascinant. Alors que le
christianisme du XXIe siècle se découvre fatigué, sa figure fondatrice attire
toujours plus l’attention des historiens, des écrivains, des cinéastes.
Pourquoi cet intérêt, vif et jamais rassasié, pour l’homme qui venait de
Nazareth ? Tout n’a-t-il pas été dit, écrit, discuté, prêché depuis deux
millénaires à son sujet ? Les recherches conduites pour retrouver le « vrai
Jésus » ont produit un Jésus révolutionnaire, un Jésus hippie, un Jésus rabbi,
un Jésus prophète, un Jésus médecin, un Jésus féministe, un Jésus
philosophe… À quel portrait se fier ? Deux mille ans après, l’énigme Jésus
résiste toujours.
Ce livre remet l’ouvrage sur le métier et propose au lecteur, à la lectrice,
un portrait du Jésus de l’histoire. Si elle se veut sérieuse, l’entreprise n’est
pas aisée. Le christianisme vit en effet d’une particularité unique dans le
monde des religions : le Seigneur dont il se réclame appartenait à une autre
religion, le judaïsme, qu’il n’a jamais eu l’intention de quitter. L’action de
Jésus visait à réformer la foi d’Israël, et c’est à l’échec de cette réforme que
le christianisme doit sa naissance. Le mouvement de Jésus, au
commencement une secte de juifs messianiques, fut progressivement poussé
à se muer en groupe religieux autonome. Nous savons aujourd’hui que ce
processus d’autonomisation fut long et douloureux, inégal selon les régions
de l’empire romain, qu’il dura au moins quatre siècles et que les liens
nourriciers avec la culture juive n’ont pas été rompus d’un coup. Les écrits
qui témoignent de Jésus portent les stigmates du conflit aigu qui opposa les
chrétiens à la religion mère.
Pourquoi remettre aujourd’hui l’ouvrage sur le métier ?
Une première raison : nous disposons de nouvelles ressources. Les
recherches archéologiques de ces trente dernières années en Israël ont
exhumé des constructions et des objets qui nous donnent une image plus
précise de la vie quotidienne au Ier siècle. L’étude des textes chrétiens extra-
canoniques s’est accélérée ; les évangiles apocryphes sortis de l’ombre
livrent des aspects méconnus de Jésus, non retenus dans le Nouveau
Testament. La lecture des historiens juifs anciens, en premier lieu Flavius
Josèphe, donne accès à des informations de première main sur le judaïsme
contemporain de Jésus. Finalement, nous en savons plus qu’avant sur le
monde de Jésus.
Une seconde raison : la recherche avance à l’aide de questions que ne
posaient pas les générations précédentes. Comment vivait-on dans la société
palestinienne au Ier siècle en ayant un père qui n’était, semble-t-il, pas son
père ? Jésus a-t-il eu un maître spirituel ? Ne fut-il pas autant poète que
prophète ? Pourquoi a-t-il accompli tant de guérisons et d’exorcismes à la
manière des chamans ? Quelle fut au juste son originalité face aux rabbis de
son temps ? Pourquoi est-il monté à Jérusalem à la fin de sa vie ?
Pour avancer avec ces questions, l’historien travaille sur indices, à la
manière d’une enquête policière. Reconstruire la vie du Nazaréen exige de
remonter en deçà des témoignages anciens pour scruter l’obscurité et
deviner qui il fut, comment il apparut à ses contemporains. Sans nul doute,
l’action de Jésus laissa une impression forte, dont la mémoire chrétienne a
conservé les traces. Dans l’analyse de ces traces, les réponses ne peuvent
être ni simples ni immédiates. Car il appartient à l’historien de libérer la
part d’histoire que les auteurs anciens nous livrent dans leurs témoignages,
qui souvent embellissent les faits et parfois se taisent. Il lui incombe aussi
de comparer des informations qui divergent et parfois se contredisent. La
plupart de ces témoignages émanent d’auteurs chrétiens et sont imbibés de
leur croyance. Le recul critique s’impose.
Ce livre ne prétend aucunement livrer à ses lecteurs le « vrai Jésus ».
Notre conception de l’histoire a évolué, en effet. Nous prenons conscience
des limites de toute enquête historique. L’objectivité en histoire doit être
considérée pour ce qu’elle est : un fantasme intellectuel. Nous savons
mieux qu’hier que toute description du passé est une reconstruction, et que
l’examen le plus objectif des sources à notre disposition demeure
conditionné par le regard de celui, de celle qui les examine. La prétention
de livrer le « vrai Jésus » doit être laissée aux historiens amateurs et à la
littérature de kiosque. Livrer un Jésus « possible », probable, vraisemblable
même, je le peux. Livrer un Jésus dont le portrait a été minutieusement
contrôlé par l’analyse rigoureuse des sources, je l’ambitionne. Conduire une
enquête qui ne recule pas devant les réponses non envisagées ou non
souhaitées, je le prétends. Mais pas plus.
L’historien honnête renonce aujourd’hui aux certitudes absolues.
L’honnêteté consiste aussi à dire que celui qui écrit ces lignes est un
croyant, et même un théologien chrétien. Mais il est juste d’ajouter que si la
croyance de l’auteur explique son intérêt pour la personne de Jésus, sa quête
historienne n’est pas captive de ce que la dogmatique chrétienne, depuis
deux millénaires, a échafaudé pour rendre compte du Christ de la foi.
On entend dire que la recherche sur le Jésus de l’histoire est dangereuse
pour la foi chrétienne. Que le travail des historiens sape inutilement les
bases d’une croyance bimillénaire. Est-ce vrai ? Il est incontestable que
certains résultats de la recherche historique peuvent dérouter. Quand il
apparaît que l’homme de Nazareth n’a jamais revendiqué des titres (Messie,
Fils de Dieu) que lui décernent les évangiles, il y a de quoi faire tousser.
Quand on apprend que Jésus a eu un mentor spirituel, une image
traditionnelle se fendille. Certes, le portrait que produisent mes recherches
ne correspond pas à l’imagerie d’Épinal. Mais la quête du Jésus de l’histoire
n’est pas néfaste par définition. Elle confère plutôt de l’épaisseur à
l’humanité du Nazaréen. Elle fait quitter un Jésus ressassé pour découvrir
une figure peu connue, plutôt intrigante. Ses résultats obligent à réviser la
mémoire des origines, mais ne la détruisent pas.
Le travail historien n’asphyxie pas la croyance ; il participe à son
intelligence et à sa structuration, et ce n’est pas un mince service qu’il lui
rend. Le savoir historique a toujours été l’antidote intellectuel des
fondamentalismes. Mon espoir est qu’au sortir de ce livre, le lecteur, la
lectrice comprenne mieux pourquoi la figure de Jésus de Nazareth continue
à fasciner l’humanité, croyante ou non.
L’ouvrage est divisé en trois parties. La première (« Les
commencements ») décrit les sources documentaires à disposition et
explique comment les exploiter. L’énigme de la naissance de Jésus est
abordée ensuite, puis l’influence de son maître spirituel, Jean le Baptiseur.
La deuxième partie (« La vie du Nazaréen ») considère Jésus comme
guérisseur, comme poète du Royaume et comme maître de sagesse ; on
apprend quels sont ses amis et ses concurrents, quelle conscience Jésus
avait de sa vocation et pourquoi il est mort à Jérusalem. L’enjeu, entre ces
diverses facettes du personnage, est de discerner où se trouve le cœur de sa
conviction (le noyau dur, pour ainsi dire) et ce qui donne cohérence à son
agir. À chaque fois, je m’attacherai à montrer en quoi Jésus est un homme
de son temps, immergé dans le judaïsme palestinien des années 20-30, et en
quoi il s’avère singulier et inimitable.
La troisième partie (« Jésus après Jésus ») examine comment la
croyance en la résurrection a conduit à relire la vie de Jésus après sa mort ;
s’interroger sur l’historicité des événements de Pâques réserve quelques
surprises. Puis, le destin de Jésus dans les trois grands monothéismes
(christianisme, judaïsme, islam) occupe la fin du livre.
Quelques indications pour la lecture.
Par souci de lisibilité, les notes ont été réduites au minimum et rangées
en fin de volume. J’ai renoncé à signaler au fur et à mesure à qui je me
ralliais et de qui je me séparais. Mes collègues chercheurs, à qui je dois tant,
me pardonneront. Une bibliographie générale puis une brève bibliographie
par chapitre signalent aux lecteurs des ouvrages de référence. J’ai renoncé à
étaler ma (trop longue) bibliographie de travail.
Les textes des évangiles dont je me sers pour établir l’image du Jésus de
l’histoire ont été évalués au préalable en fonction de leur fiabilité
historique, et jugés aptes à servir ma reconstruction. Il aurait été fastidieux
d’ouvrir à chaque fois le dossier complexe de la critique historique. Le
lecteur voudra bien me faire crédit de ce travail de filtrage en amont de la
rédaction.
J’ai cité les textes bibliques, le plus souvent, suivant la Traduction
Œcuménique de la Bible (TOB, Paris, 2010). Il m’arrive de m’en écarter.
C’est à elle aussi que j’ai emprunté le code de référence abrégée des textes
bibliques (Mt pour Matthieu, etc.). Lorsque je reprends telle quelle la
traduction du texte d’un auteur ancien, sauf pour de brefs extraits, le nom
du traducteur est indiqué.

Et maintenant, entrons dans le premier chapitre : « Que sait-on de


Jésus ? » Il pourra paraître technique ; le lecteur, la lectrice pressé(e)
d’entrer dans le vif du sujet pourra le sauter, pour y revenir ensuite.
Daniel Marguerat
Écublens, décembre 2018
PREMIÈRE PARTIE

LES COMMENCEMENTS
CHAPITRE 1

Que sait-on de Jésus ?

L’histoire s’écrit à partir de documents ; elle est, suivant la définition de


1
Marc Bloch, une « connaissance par traces ». Quelles traces Jésus de
Nazareth a-t-il laissées ? Comme il n’a lui-même rien écrit, les seuls
documents à notre disposition émanent de tiers. Il se trouve qu’à partir de
1950, les traces sur lesquelles travaille la recherche du Jésus historique se
sont considérablement multipliées : à l’inventaire (classique) des évangiles
du Nouveau Testament sont venus s’ajouter les témoignages des écrits
extra-canoniques, les textes du judaïsme ancien et les trouvailles
archéologiques en Palestine. Ce n’est pas à une rareté de traces que les
chercheurs ont à faire aujourd’hui, mais à une profusion, avec la tâche de
diagnostiquer leur fiabilité historique. Mais, avant d’inventorier ces traces
et d’examiner leur fiabilité, j’invite à réfléchir sur l’ancienneté des
témoignages historiques.
Jésus a-t-il existé ?
Dans son livre Décadence (2017), le philosophe Michel Onfray a repris
à son compte la « théorie mythiste » : Jésus n’a pas existé 2. L’histoire de sa
vie puiserait dans la mythologie perse et mésopotamienne ; sa mort et sa
résurrection seraient calquées sur la destinée de Baal, Marduk, Attis, Osiris
ou Adonis. Les évangiles seraient ainsi de pures fictions, et le christianisme
construit sur cette imposture.
La thèse n’est pas nouvelle. Deux philosophes (Volnay et Dupuis) l’ont
soutenue à la fin du XVIIIe siècle, mais un siècle plus tard, son plus célèbre
propagandiste fut Bruno Bauer, un philosophe et théologien de Berlin
(1809-1882 3). Bauer dénie toute valeur historique aux évangiles et brandit
l’absence de mention de Jésus chez les écrivains non chrétiens du Ier siècle.
D’ailleurs, ajoute-t-il, l’apôtre Paul n’en dit presque rien, supposant
l’existence de Jésus sans jamais la prouver. Après que Bauer fut, à cause de
ses idées, mis à pied de son poste à l’université de Berlin en 1839, un de ses
étudiants a gravé son enseignement dans ses propres écrits : Karl Marx. Au
début du XXe siècle, un autre philosophe allemand, Arthur Drews, a inspiré
Vladimir Ilitch Lénine. C’est ainsi que le régime soviétique a diffusé dans
sa propagande les théories de Bauer et Drews sur l’imposture chrétienne.
Aux États-Unis, George Wells (1975) et Robert Price (2011) leur ont plus
récemment redonné de la vigueur 4.
La thèse d’un Jésus imaginaire ne peut être balayée d’un revers de
main. Elle requiert d’être vérifiée et ses arguments interrogés : est-il vrai
que Jésus n’est cité au Ier siècle que par des chrétiens ? La fiabilité
historique des évangiles peut-elle être démontrée ? Que savait Paul sur
Jésus ? L’archéologie nous fournit-elle des informations ? Un examen des
traces les plus anciennes de Jésus s’impose.
Des documents si proches
Le visiteur de la John Rylands Library, à Manchester, peut admirer un
fragment de manuscrit exposé dans la pénombre. Son nom de code : P52.
Ce morceau de papyrus écrit en grec recto-verso, daté de 125, contient
quelques mots de l’évangile de Jean (Jn 18,31-33.37-38). Il s’agit du plus
ancien manuscrit connu du Nouveau Testament. L’écriture de cet évangile
est datée des années 90-95, car il mentionne l’exclusion des chrétiens de la
synagogue, une mesure qui n’apparaît pas avant les années 80 (Jn 9,22 ;
12,42 ; 16,2). Cela signifie qu’une trentaine d’années sépare la rédaction de
l’évangile de sa copie sur le manuscrit de Manchester. Un si faible
intervalle entre une œuvre et sa copie est sans pareil dans l’Antiquité.
Éparpillés entre Paris, Philadelphie, Londres, Glasgow, Dublin et
Barcelone, on compte seize papyri (manuscrits en roseau) du IIIe siècle
présentant des fragments d’évangiles. Le plus ancien manuscrit comportant
un évangile entier (Jean) est daté de 200 ; il est conservé à la bibliothèque
Bodmer, près de Genève. À partir du IVe siècle, leur nombre se multiplie.
Une telle abondance manuscrite, et une attestation aussi précoce, sont
uniques dans la littérature antique. Si l’on compare avec l’œuvre d’Homère
(Iliade et Odyssée), qui fut très répandue dans le monde grec, le plus ancien
manuscrit complet qui nous soit accessible date du IXe siècle ap. J.-C., soit
seize siècles après l’époque présumée de son écriture. Le traité Poétique du
philosophe Aristote nous est connu par trois manuscrits anciens, dont le
plus âgé est une traduction arabe du texte grec réalisée au Xe siècle, soit
quatorze siècles après qu’Aristote l’a écrit. Il en va de même pour tous les
auteurs de la Grèce ancienne.
J’ajoute que les grands maîtres de la tradition d’Israël, prédécesseurs ou
contemporains de Jésus (les rabbis Hillel, Shammaï, Gamaliel, Aqiba), nous
sont connus par la Mishna, dont la rédaction date au plus tôt de 200 ; la
seule exception est Rabbi Gamaliel, nommé au Ier siècle par Flavius Josèphe
(Autobiographie, 190-191) et le livre des Actes (Ac 5,34). En revanche, la
vie de Jésus (mort en 30) est rapportée par quatre évangiles, dont l’écriture
est située entre 65 (Marc) et 95 (Jean). Nous ne possédons aucun manuscrit
autographe des évangiles, mais c’est le cas pour tous les textes de
l’Antiquité : les manuscrits d’auteur sont perdus, si tant est que les auteurs
aient eux-mêmes copié leur texte ; la copie sur papyrus était un métier, que
seuls maîtrisaient les copistes.
Sur aucun personnage de l’Antiquité, nous ne sommes donc si tôt et si
abondamment renseignés que sur Jésus de Nazareth – avec une exception.
On pourrait citer Jules César, qui a écrit ses Mémoires et dont l’historien
Nicolas de Damas a témoigné très tôt ; mais le seul à concurrencer Jésus sur
le terrain de la profusion et de la précocité de l’attestation documentaire est
Alexandre le Grand, mort à Babylone en 323 av. J.-C. Quatre biographies
de ce fabuleux personnage ont été écrites dans les vingt ans suivant sa mort
par Callisthène, neveu d’Aristote, Onésicrite, Néarque, et Ptolémée, l’un de
ses généraux. D’autres Vies d’Alexandre ont suivi plus tard.
Mais, objectera-t-on, le fait que Jésus soit attesté par des auteurs
chrétiens ne lève pas le doute sur son existence. Des non-chrétiens ont-ils
parlé de lui 5 ?
Rome : la « pernicieuse superstition »
chrétienne
Du côté des historiens romains, la récolte est effectivement maigre. On
lit chez trois auteurs de fugitives mentions. Dans ses Annales datant de 115-
118, et qui retracent l’histoire de Rome d’Auguste à Néron, Cornelius
Tacitus (Tacite) parle des chrétiens à propos de l’incendie de Rome en 64 :
Néron les accusa de ce méfait et beaucoup furent exécutés. Tacite critique
l’accusation injuste de Néron, mais il n’est pas tendre avec le christianisme,
qu’il taxe d’ennemi du genre humain (odium generis humani). Il rapporte
que les chrétiens « tiennent leur nom de Christ (Christus) qui, au temps où
Tibère était empereur, avait été condamné au supplice par le procurateur
Ponce Pilate. Réprimée momentanément, cette superstition pernicieuse
(exitiabilis superstitio) a refait surface, non seulement en Judée, où elle était
apparue, mais à Rome même […] » (Annales 15,44). Retenons que Tacite
situe historiquement l’exécution de Jésus, et qu’il mentionne l’existence,
avant la croix, d’un mouvement de Jésus que sa mort a provisoirement
freiné, avant qu’il reprenne vigueur ensuite.
L’expression « superstition nouvelle et maléfique » se lit sous la plume
de Caius Suetonius Tranquillus (Suétone) dans sa Vie des douze Césars,
écrite vers l’an 120. Parlant de l’empereur Claude, il dit : « Comme les juifs
se soulevaient continuellement sous l’impulsion de Chrestus, il [Claude] les
chassa de Rome » (Claude, 25, 4). Chrestus étant un nom connu et attribué
à des esclaves (il signifie au sens propre « utile »), il se pourrait que
Suétone désigne un agitateur de ce nom 6. Mais l’explication la plus
vraisemblable est que Suétone s’est trompé en écrivant Chrestus pour
Christus. L’expulsion dont il parle est datée par les historiens de l’an 49 ;
elle a frappé les synagogues juives de la capitale, secouées par un conflit
entre juifs et judéo-chrétiens. Accuser les chrétiens de superstitio, de la part
d’un Romain, c’est leur reprocher de diffuser une religion nouvelle,
intolérante et subversive. Le refus du culte de l’empereur, le rejet de tout
syncrétisme et le fanatisme des nouveaux convertis déplaisaient
souverainement.
De son côté, Pline le Jeune, gouverneur des provinces du Pont et de
Bithynie, écrit à l’empereur Trajan en 111-113 pour lui parler des chrétiens :
« Ils ont l’habitude de se réunir à jour fixe avant le lever du soleil et
d’adresser un cantique à Christ comme à un dieu (Christo quasi deo) »
(Lettres, X, 96, 7).
La mort du roi sage
À ces trois historiens romains s’ajoutent deux auteurs du monde syrien.
Mara bar (fils de) Sérapion, un philosophe stoïcien emprisonné à Rome, a
envoyé à son fils une lettre en syriaque pour l’encourager à suivre des
modèles de sagesse. L’écrit date du IIe siècle, sans qu’il soit possible de
préciser plus. Les sages sont souvent persécutés, écrit Mara bar Sérapion à
son fils, mais leur message leur a survécu. Qu’ont gagné les Athéniens en
tuant Socrate, ou les gens de Samos en brûlant Pythagore ? Il poursuit en
évoquant un troisième sage :

[Qu’a rapporté] aux juifs de [tuer] leur roi sage, puisque leur royaume a été
supprimé à ce moment-là ? Dieu a justement vengé la sagesse de ces trois
hommes : les Athéniens sont morts de famine, les gens de Samos ont été
complètement accablés par la mer, et les juifs, massacrés et expulsés de leur
royaume, sont dispersés dans le monde entier. Socrate n’est pas mort, grâce
à Platon ; Pythagore non plus, à cause de la statue de Junon ; et le roi sage
n’est pas mort, à cause des nouvelles lois qu’il a édictées. (trad. selon
W. Cureton)

Le « roi sage » n’est pas nommé, mais les indices convergent sur Jésus :
la fin du royaume juif évoque la prise de Jérusalem par les légions romaines
en l’an 70 et la déportation des combattants juifs survivants. Interpréter la
destruction du Temple de Jérusalem comme une sanction divine est une
croyance autant juive (2 Baruch 79,2 ; bTaanit 29a) que chrétienne
(Mt 22,7 ; 23,38). Mara n’est pas chrétien, sinon il aurait été plus explicite
sur Jésus. Il aligne néanmoins celui-ci sur les grands sages et considère
qu’il survit grâce à ses « nouvelles lois », l’Évangile.
Le second auteur du monde syrien, et le dernier à citer, est Lucien de
Samosate, un rhéteur né en Anatolie. Dans son traité De morte Peregrini,
écrit peu après 165, il raconte l’histoire de Peregrinus qui, banni de sa ville
natale pour avoir tué son père, se convertit au christianisme avant d’opter
pour la philosophie cynique et la révolution politique. Aux paragraphes 11-
13, il ironise en parlant des chrétiens de Palestine qui « adorent encore
aujourd’hui l’homme qui fut empalé en Palestine parce qu’il avait introduit
dans le monde [une] nouvelle forme d’initiation » ; ils « rendent un culte à
ce sophiste empalé et vivent de ses lois, méprisant toutes leurs possessions
sans distinction et les considérant comme un bien commun ». Le verbe
« empaler » (anaskolopizô) vaut pour la crucifixion, un supplice peu connu
et si cruel que les Anciens n’aimaient pas en parler.
Que conclure des propos de ces trois Romains et de ces deux Syriens ?
Aucun d’entre eux ne met en doute l’existence historique de Jésus de
Nazareth. Ils se prononcent plutôt sur les chrétiens, dont ils ont observé la
croyance, mais reconnaissent néanmoins à Jésus une sagesse et
l’enseignement d’un mode de vie que suivent ses adeptes ; dans leurs
catégories, Christ est la divinité de cette religion new age.
En résumé, « Jésus » n’a pas été un sujet pour les historiens gréco-
romains du Ier et du IIe siècle. Comme dit joliment John P. Meier, il ne fut
« qu’un bip sur [leur] écran radar 7 ». L’explication la plus évidente n’est pas
l’inexistence de Jésus (aucun rabbi juif palestinien n’est cité par ces
historiens), mais leur désintérêt pour la vie et l’exécution d’un obscur rabbi
dans une obscure province de l’Empire. Bien d’autres, à l’époque, ont
connu ce sort. L’historiographie gréco-romaine célèbre les généraux et leurs
batailles, les empereurs et leur politique. Il est justement significatif que le
mouvement de Jésus n’éveille leur intérêt (et leur mépris) qu’au moment où
il menace de perturber l’ordre social.
Flavius Josèphe ou la vertu de la trahison
er
Il existe pourtant un témoignage non chrétien du I siècle sur Jésus. Il
émane d’un historien juif de lignée sacerdotale, né à Jérusalem en 37 :
Flavius Josèphe. Son histoire est mouvementée. Affilié très jeune au
mouvement pharisien, il fut un meneur dans la révolte juive qui éclata en
l’an 66. Fait prisonnier par les Romains, il prédit que le général romain
Vespasien deviendrait empereur, et se retourna contre ses compatriotes en
leur enjoignant de se rendre. Une fois la prédiction réalisée, Vespasien,
devenu empereur, en fit son protégé et Josèphe adopta par reconnaissance le
nom de la nouvelle famille impériale, Flavius.
À Rome, Josèphe consacra sa vie à écrire. Parmi ses œuvres : la Guerre
des juifs (qui raconte l’insurrection de 66-73 contre les Romains et sa fin
désastreuse pour Israël) et les Antiquités juives (une histoire d’Israël depuis
la création du monde jusqu’au Ier siècle). Dans cette dernière œuvre,
imposante avec ses vingt livres, il essaie d’expliquer la foi juive au monde
latin. Mais la tradition juive ne lui a pas pardonné sa trahison ; elle ignora
ses écrits, qui furent préservés durant l’Antiquité et le Moyen Âge par les
copistes chrétiens, intéressés, eux, à cette fresque de l’histoire juive.
D’autant plus que les Antiquités juives, publiées en 93-94, contiennent deux
références à Jésus.
La première est incidente. Josèphe explique qu’avant le déclenchement
de la Guerre juive – nous sommes en 62 –, le grand prêtre Hanne et le
sanhédrin (haute autorité religieuse) condamnèrent à mort Jacques, le frère
de Jésus : Hanne « convoqua les juges du sanhédrin et amena devant eux le
frère de Jésus, celui qui est appelé Christ » (20, 200). Un chrétien aurait
plutôt parlé de Jacques « frère du Seigneur », tel qu’il est toujours
dénommé dans le Nouveau Testament. Cette mention de Jésus dans le style
de Josèphe, faite comme en passant, provient à coup sûr de sa main.
Il n’en va pas de même du second passage, nettement plus long, que
l’on a surnommé le Testimonium Flavianum (Témoignage Flavien). Ce
texte de quelques lignes présente un mini-portrait de Jésus (18, 63-64),
inséré dans un long récit des exactions de Pilate en Judée et avant une
présentation de « Jean surnommé Baptiseur » (18, 116-119). Depuis le
e
XVI siècle, des doutes se sont levés sur son authenticité : des copistes
chrétiens n’ont-ils pas voulu faire œuvre apologétique en composant ce
morceau ? Tel qu’il se présente, en effet, il arbore à coup sûr des traits
chrétiens. Mais la thèse d’une interpolation, autrefois défendue, est
aujourd’hui en voie d’abandon. Tous les manuscrits grecs en notre
possession, ainsi que sa traduction latine du VIe siècle, comportent en effet
ce passage ; l’historien chrétien Eusèbe de Césarée (260-339) le cite à deux
reprises dans son Histoire ecclésiastique (I, 11, 7-8) et dans sa
Démonstration évangélique (III, 3, 105-106). Son style est d’ailleurs
résolument « joséphien » : un faussaire chrétien n’aurait pas appelé Jésus
« homme sage ». Comment expliquer ce mélange de traits chrétiens et
joséphiens, sinon par le fait que le texte de l’auteur a été glosé, embelli par
le zèle des copistes ? Je reproduis ci-dessous ce passage, où ce qui est en
italique correspond aux gloses chrétiennes, tel que le propose John
P. Meier 8 :

Vers le même temps survient Jésus, homme sage, si toutefois il faut le dire
homme. Il était en effet faiseur de prodiges, le maître de ceux qui reçoivent
avec plaisir des vérités. Il se gagna beaucoup de juifs et aussi beaucoup du
monde grec. C’était le Messie (Christos). Et Pilate l’ayant condamné à la
croix, selon l’indication des premiers d’entre nous, ceux qui l’avaient
d’abord chéri ne cessèrent pas de le faire. Il leur apparut en effet le
troisième jour, vivant à nouveau, les divins prophètes ayant prédit ces
choses et dix mille merveilles à son sujet. Et jusqu’à présent la race des
chrétiens, dénommée d’après celui-ci, n’a pas disparu. (Antiquités juives,
18, 63-64)

Ainsi expurgé, le texte correspond à la version qu’en présente l’évêque


melkite Agapios de Manjib (Hiérapolis), dans son Histoire universelle
écrite en arabe en 941. Au terme d’une minutieuse étude portant sur quatre
siècles de dispute autour de l’authenticité du Testimonium Flavianum, Serge
Bardet conclut qu’une fabrication chrétienne est infiniment peu probable ; il
faudrait supposer « un talent d’imitation qui n’aurait guère d’équivalent
dans l’Antiquité ». Argument additionnel : le passage que Josèphe consacre
à Jean le Baptiseur étant nettement plus long et plus élogieux que celui qu’il
consacre à Jésus, un scribe chrétien aurait fait mieux. Expurgé, son texte
apparaît comme « le témoignage d’un juif sur un groupe de juifs, marginaux
certes, mais qui s’intègrent dans sa description du judaïsme 9 ».
Peut-on savoir quand le texte original a été farci de formules
chrétiennes ? Deux repères chronologiques se présentent : Eusèbe de
Césarée (IVe siècle) reproduit le texte avec ses ajouts tandis qu’Origène
(IIIe siècle) ne les connaît pas, puisqu’il déclare que Josèphe « ne croyait pas
que Jésus fut le Christ » (Contre Celse, 1, 47). Les gloses se sont donc
infiltrées dans l’intervalle.
Le regard sympathique que Josèphe porte sur Jésus est à relever ;
sagesse et quête de la vérité correspondent à l’éthique de l’historien juif.
Visiblement, celui-ci, écrivant à Rome, a sous les yeux l’existence de
communautés chrétiennes. C’est ce qui lui permet non seulement d’attester
leur survivance « jusqu’à présent », mais aussi d’affirmer que Jésus rallia à
sa cause « beaucoup de juifs et aussi beaucoup du monde grec » ; ce succès
auprès des non-juifs, contredit par les évangiles, se vérifie en revanche à
Rome.
« Il a séduit et repoussé Israël »
Les écrits rabbiniques, on l’a dit, n’ont pas été littérairement fixés avant
200 (dans la Mishna), même s’ils rapportent des traditions plus anciennes.
Ce n’est pourtant pas cet écart chronologique qui explique leur quasi-
silence sur Jésus. Dans l’ensemble du Talmud de Jérusalem (Ve siècle) et du
Talmud de Babylone (VIIe siècle), on ne compte qu’une quinzaine de
mentions de Jésus, le plus souvent fugitives. Pris dans le conflit religieux de
plus en plus aigu entre Église et Synagogue, les érudits juifs ont préféré
taire le nom de leur adversaire. Nous viendrons plus loin à des textes
nettement plus tardifs, les Toledot Yeshu.
Un texte retient néanmoins l’attention. Il se présente comme une
baraïtha, c’est-à-dire une tradition contemporaine de la Mishna, mais
pourrait être plus tardif :

On a appris : la veille de Pâques, on a pendu Yeshu ha-Notsri [Jésus le


Nazaréen]. Et le héraut est sorti devant lui quarante jours disant : Yeshu ha-
Notsri sort pour être lapidé car il a pratiqué la sorcellerie, et a séduit et
dévoyé Israël. Toute personne qui a connaissance d’un élément pour sa
défense, qu’elle vienne et donne l’information à son sujet ! Mais on n’a rien
trouvé pour sa défense et on l’a pendu la veille de Pâques. (traité
bSanhedrin 43a ; trad. T. Murcia)

La lapidation est le sort réservé aux faux prophètes. On retiendra de ces


deux textes juifs que l’existence de Jésus n’est pas mise en cause ; que la
responsabilité juive dans l’accusation qui a conduit à son exécution n’est
pas niée ; et que son activité de guérisseur est attestée, mais taxée de
sorcellerie.
Paul, le premier témoin
Passons aux sources chrétiennes. Avant l’apparition des évangiles, on en
identifie deux.
La première est la correspondance paulinienne, rédigée entre 50 et 58.
Avec la première lettre de Paul aux Thessaloniciens, nous sommes à vingt
ans de la mort de Jésus, le 7 avril 30. Or, le lecteur a de quoi être
décontenancé : de Jésus, l’apôtre parle peu, sinon pour dire qu’il est mort et
ressuscité. On a déduit, mais à tort, que l’apôtre ignorait tout de sa vie, les
évangiles n’ayant pas été encore écrits. D’abord, c’est oublier que la
mémoire de Jésus s’est transmise avant les évangiles, sous forme orale.
Ensuite, ne disons pas trop vite que Paul ignore tout de la vie de Jésus. On
apprend, à le lire, que Jésus était descendant de David (Rm 1,3), né d’une
femme (Ga 4,4), né sous la Loi (Ga 4,4), Israélite (Rm 9,3-4), fils
d’Abraham (Ga 3,16), serviteur des circoncis (Rm 15,8). Il avait des frères
(1 Co 9,5), dont Jacques (Ga 1,19). Il avait douze disciples (1 Co 15,5),
dont Pierre et Jean (Ga 2,9). Il a enduré des insultes (Rm 15,3), il a été trahi
et a pris un dernier repas avec ses disciples (1 Co 11,23-25). Son obéissance
à Dieu est connue (Ph 2,8 ; Rm 5,19), ainsi que son dépouillement radical
(Ph 2,6-11), sa pauvreté (2 Co 8,9), sa faiblesse (2 Co 13,4), son amour (Ph
1,8).
Le Jésus de Paul ne flotte pas dans une nébuleuse spirituelle ; il est
ancré dans l’histoire. D’ailleurs, l’apôtre en sait plus qu’il ne dit. Quand il
introduit le dernier repas de Jésus avec ses disciples, Paul suppose connue
la Passion, ainsi que les circonstances de l’arrestation et le rôle de Judas
(« Dans la nuit où il fut livré, le Seigneur Jésus… » 1 Co 11,23). Parler de
« Jésus Christ qui, pour vous, de riche qu’il était, s’est fait pauvre » (2 Co
8,9) n’évoquerait rien si les lecteurs n’avaient eu aucune idée du style de
vie du Nazaréen. En outre, l’exhortation à être des « imitateurs de Christ »
(1 Co 11,1 ; 1 Th 1,6) resterait creuse si elle n’éveillait pas l’image d’une
vie. Bref, il est absurde d’imaginer que Paul n’aurait témoigné que du
« Seigneur Jésus mort et ressuscité », sans jamais raconter ce que fut cet
homme.
Mais pourquoi le Jésus des rencontres et des guérisons, le Jésus des
paraboles et des débats sur l’interprétation de la Loi, est-il absent de la
correspondance paulinienne ?
Il y a à cela deux raisons simples. La première est que Paul a raconté
Jésus dans sa prédication missionnaire, lors de la fondation des
communautés ; il ne le répète pas dans ses lettres, qui sont écrites durant la
dernière période de sa vie, lorsque qu’il est appelé à arbitrer des désaccords
théologiques. Seconde raison : la concentration sur la mort et la résurrection
de Jésus est le résultat d’un choix théologique. En conformité avec la
théologie des chrétiens hellénistes de Damas et d’Antioche, qui l’ont
catéchisé après sa conversion, l’apôtre estime que la mort de Jésus,
comprise dans une perspective pascale, est significative par excellence de sa
destinée et de l’œuvre divine en lui. La croix est le lieu de la révélation
ultime de Dieu en Jésus. En même temps, elle est ce qui confère à la foi
chrétienne, tant face au monde juif que face à la culture gréco-romaine, sa
singularité et sa brisance : « Nous prêchons un Messie crucifié, scandale
pour les juifs et sottise pour les païens » (1 Co 1,23). Avec la ténacité qu’on
lui connaît, Paul s’accroche à ce noyau et le rappelle inlassablement.
La Source cachée des paroles de Jésus
C’est en 1863 que l’exégète allemand Heinrich Julius Holtzmann a
suspecté l’existence d’une source très ancienne de paroles de Jésus, qui fut
dénommée « Source Q » (de l’allemand Quelle, source 10). Son hypothèse
émanait d’une observation : le nombre important de versets communs aux
évangiles de Matthieu et de Luc, mais absents de Marc et Jean. Ces versets
consistent en des paroles de Jésus, qui s’étendent de la prédication du
Baptiseur (Lc 3) au seuil de la Passion (Lc 22). Ils composent l’essentiel du
Sermon sur la montagne (Mt 5-7) ou son équivalent chez Luc, le Sermon
dans la plaine (Lc 6,20-49). Un seul récit de miracle y figure, la guérison du
serviteur du centurion de Capharnaüm (Mt 8,5-13 ; Lc 7,1-10). Aucune
trace du récit de la Passion n’y est identifiable.
Longtemps, l’hypothèse de cette source cachée est restée dans les
cartons des chercheurs. Une hésitation demeurait, car aucun document ne
certifiait son existence. L’explication était que Matthieu et Luc, chacun de
son côté, avaient puisé dans cette collection de paroles et que, intégrée dans
leurs évangiles, elle était devenue superflue et avait disparu. Mais qu’un
tout premier « évangile » n’ait rassemblé que des paroles sans raconter la
mort de Jésus – l’inverse de Paul ! – semblait invraisemblable. La
découverte en 1945 à Nag Hammadi (Haute-Égypte) de l’Évangile de
Thomas, en copte, a dissipé ce doute : cet évangile apocryphe ne comporte,
en effet, que des sentences de Jésus. À partir des années 1970, l’intérêt pour
les origines du christianisme a enflammé l’intérêt pour la Source. N’est-ce
pas le plus ancien document chrétien, puisqu’on date sa première collection
de paroles des années 40 ? Les enseignements collectés dans la Source
traitent de trois thèmes : la mission à Israël, l’obéissance nécessaire à la Loi
et la nécessité de tout abandonner pour suivre Jésus. L’imminente proximité
de la venue du Royaume, et du Jugement présidé par le Fils de l’homme,
confère à ces exhortations un caractère d’urgence.
Gerd Theissen et Christopher Tuckett 11 ont montré que se reflétait dans
la Source la situation de petites communautés chrétiennes de Syro-Palestine
des années 40-50, animées par des missionnaires itinérants qui les
encourageaient à se conformer à ce qu’avait vécu le groupe des premiers
disciples. Ces missionnaires, plus intéressés au style de vie qu’à la
biographie du Maître, furent les porteurs de la Source. En l’an 2000 est
parue une édition critique de celle-ci, reconstituée par une équipe
internationale de spécialistes autour de l’Américain James Robinson, de
l’Allemand Paul Hoffmann et du Canadien John Kloppenborg 12. Cette
édition compte deux cent quatorze versets ou fragments de versets, plus
quatre-vingt-quinze incertains : au total, trois cents versets ou fragments qui
correspondent à un petit tiers de l’évangile de Matthieu. Luc a suivi plus
fidèlement l’ordre de ce document écrit que Matthieu, qui, lui, en a
redistribué les éléments dans ses cinq grands discours ; en revanche,
Matthieu a mieux préservé que Luc le langage de la Source, empreint de
tournures hébraïques.
On mesure l’importance capitale de cette Source, premier dépôt
perceptible de l’image de Jésus. On lui doit le récit des tentations de Jésus,
les Béatitudes, le Notre Père, les malédictions contre les pharisiens, la
parabole des talents, ou des formulations cinglantes telles que « Celui qui
vous accueille m’accueille » (Lc 10,16 ; Mt 20,40) ou « Suis-moi et laisse
les morts enterrer leurs morts » (Lc 9,60 ; Mt 8,22). Mais la prudence
s’impose. D’une part, nous ignorons l’étendue effective de la Source : elle
pourrait avoir comporté des passages que ni Matthieu ni Luc n’ont repris.
D’autre part, plus ancien ne veut pas forcément dire plus authentique ;
l’image de Jésus qui s’y profile est déjà une figure interprétée. Pour autant,
la Source nous révèle un « autre » Jésus : exigeant, vindicatif, tranchant,
sans compromis, qui nous change du portrait des évangiles. On devine déjà
que Matthieu et Luc, combinant plusieurs traditions, ont voulu amender le
portrait rugueux que livrait la Source. Remonter derrière leurs textes nous
révèlera des surprises.
Les évangiles canoniques
Les quatre évangiles canoniques sont des œuvres de synthèse. Ils
rassemblent et combinent des traditions plus anciennes, en vue d’offrir à
leur public un portrait cohérent de Jésus. Cette diversité des évangiles
illustre la capacité du christianisme, à partir d’une matrice commune, à
produire des synthèses culturelles différentes. On peut dire que chacun, à sa
manière, fait déjà œuvre « œcuménique » en articulant plusieurs points de
vue sur l’homme de Nazareth. À la différence de Paul et des porteurs de la
Source, leurs auteurs n’appartiennent pas à la première génération
chrétienne, mais à la deuxième ou à la troisième. Avant eux, la mémoire de
Jésus a circulé sous forme orale. Progressivement, dans les années 40 à 60,
de petits récits (paroles, paraboles, miracles) se sont agglutinés les uns aux
autres et fixés par écrit.
Deux facteurs ont contribué à la naissance de cette mémoire. D’une
part, la communauté croyante avait besoin de s’appuyer sur le souvenir de
la vie de Jésus et de son enseignement pour le culte, la catéchèse,
l’évangélisation. D’autre part, et James Dunn a insisté là-dessus 13, il faut
compter avec « l’effet Jésus » : l’impact laissé sur ses disciples par cette
personnalité hors du commun. Sous cette double impulsion, à la fois en
fonction des souvenirs et des besoins, des bribes de mémoire ont été
préservées à profusion. Ces conditions expliquent pourquoi des éléments
biographiques qui nous passionnent tant aujourd’hui sont absents :
l’apparence physique de Jésus, ses sentiments, son évolution psychologique
nous échappent ; la mémoire collective ne se nourrissait pas de cela, mais
plutôt des gestes et des paroles jugés significatifs. De plus, la mémoire
collective des premiers chrétiens (souvent, mais pas toujours) n’a pas retenu
les circonstances dans lesquelles avait été prononcée telle parole ou telle
parabole – si tant est qu’elle n’ait été dite qu’une seule fois ! La parole elle-
même comptait plus que les circonstances et l’interlocuteur.
Marc, qui écrit aux environs de 65, a fait œuvre de pionnier. Pour la
première fois, un récit continu rassemblait des traditions éparses sur Jésus,
depuis la prédication du Baptiseur jusqu’à la mort. Marc a recueilli des
récits de miracles en masse (le quart de l’évangile) et des séquences
d’enseignement comme la série de paraboles de son chapitre 4 (4,3-9.13-
20.26-32). Il a intégré et amplifié l’histoire de la Passion (Mc 14–15), dont
un premier récit à but liturgique remonte à l’Église de Jérusalem dans les
années 40. Cet évangéliste place toute la vie de Jésus sous l’horizon de sa
mort, annoncée dès le début (Mc 3,6). Le genre littéraire « évangile » n’est
pas une pure invention de lui ; il s’affilie à la biographie gréco-romaine, un
type de récit à but moral centré sur un héros. La différence tient à la visée :
il ne s’agit pas seulement de présenter une vie exemplaire, mais de nourrir
la foi des auditeurs/lecteurs par une narration croyante de sa vie. Car
l’ambition de Marc n’est pas de séparer le vrai du faux en consignant les
« faits bruts » de la vie du Nazaréen, mais de diagnostiquer dans son
itinéraire biographique la « bonne nouvelle » du Fils de Dieu (Mc 1,1). Pour
autant, l’histoire n’est pas congédiée.
Une dizaine d’années plus tard, Matthieu décide de réécrire la vie de
Jésus. Il réutilise presque tout le récit de Marc et copie sa structure, ce qui
signale l’autorité dont jouissait ce premier évangile ; mais d’autres
traditions circulaient dans la communauté de Matthieu, qu’il fallait intégrer.
Celui-ci amplifie donc Marc de paroles recueillies dans la Source et de
traditions propres à son Église (la tradition M). Parmi ces dernières,
l’Évangile de l’enfance (Mt 1–2), des paraboles (l’ivraie, les dix vierges, le
serviteur impitoyable, etc.) et des débats sur l’interprétation de la Torah.
Pour faciliter le catéchisme de sa communauté, faite de croyants judéo-
chrétiens de Syrie (Antioche ?), il regroupe en cinq grands discours
l’enseignement de Jésus. Le point de vue qui conduit sa plume : montrer
que Jésus est le Messie d’Israël, annoncé par les Écritures et rejeté comme
le furent tant de prophètes.
Encore dix ans plus tard (80-90), Luc rédige un évangile suivi d’Actes
des apôtres. Lui aussi reprend une bonne partie de l’évangile de Marc et des
paroles de la Source, mais la part de ses traditions propres (tradition L)
ascende la moitié de son évangile ; on lui doit un Évangile de l’enfance
différent de Matthieu (Lc 1–2), de nouveaux récits de miracles et un trésor
de paraboles (le Samaritain, le fils prodigue, le riche et Lazare, etc.). Luc
destine son écrit à une chrétienté de culture grecque, pour laquelle il
reformule le langage de ses sources. Son point de vue : Jésus est décrit à la
manière des philosophes itinérants, sage et compatissant.
Le quatrième évangile, Jean, est d’une tout autre facture. Tardif, il
résulte d’une impressionnante réinterprétation de la tradition de Jésus,
indépendamment de ses prédécesseurs. Autant le Jésus de Marc parle peu et
agit beaucoup, autant le Jésus de Jean énonce de longs discours à forte
densité théologique. Ces discours sont le résultat d’un long processus de
méditation au sein de l’école johannique, centré sur le rapport entre le
Christ et son Église. Cet évangile est un portrait spirituel de Jésus, dont les
éléments biographiques ont été réduits au minimum. Il a longtemps été
considéré comme inutilisable dans la quête du Jésus de l’histoire, puis
l’opinion s’est nuancée. Comme le remarquait déjà Ernest Renan dans sa
Vie de Jésus de 1863, « un ouvrage rempli d’intentions théologiques peut
renfermer de précieux renseignements historiques 14 ». Trois exemples. La
durée de l’activité publique de Jésus se monte à trois ans comme l’indique
Jean plutôt qu’à quelques mois (si l’on additionne les notations
chronologiques dans les trois premiers évangiles). Que les premiers
disciples de Jésus soient venus du cercle de Jean le Baptiseur et que Jésus y
ait baptisé (Jn 1,35-37 ; 3,22) est historiquement crédible. La mort de Jésus
doit être datée de la veille de la Pâque (Jn 19,14) plutôt que du jour même
de la fête, comme le laisse entendre Marc (Mc 14,12). Ainsi, en dehors des
discours manifestement tardifs, le quatrième évangile peut être requis
comme une source secondaire appréciable.
er
Si l’on additionne les sources chrétiennes du I siècle, le compte est à
six : Paul, la Source des paroles de Jésus (Q), Marc, la tradition M (Mt), la
tradition L (Lc), Jean. Paul et Jean étant moins productifs historiquement,
les ressources principales se regroupent dans la tradition synoptique, à
savoir les trois premiers évangiles : Marc, Matthieu et Luc. Mais qu’en est-
il des évangiles non retenus dans le Nouveau Testament ?
Des évangiles extra-canoniques
e
Le XX siècle a été le siècle des apocryphes chrétiens. On appelle de ce
nom les écrits non retenus parmi les vingt-sept livres du Nouveau
Testament, soit parce que l’Église n’en a pas voulu, soit parce qu’ils étaient
tardifs. Stabilisé pour l’essentiel vers 200, le canon du Nouveau Testament
fut définitivement arrêté en 450. Le terme « apocryphe » ayant un relent de
soufre, je préfère parler de « textes extra-canoniques ». Le XXe siècle fut un
âge d’or dans la (re)découverte de ces écrits, enfouis jusque-là dans les
sables d’Égypte ou au fond des bibliothèques de monastères orthodoxes.
L’excitation provoquée parmi les chercheurs par la mise en valeur de
ces textes, qui ressuscitaient la croyance de chrétientés marginales et
disparues, a été intense. Les désaccords furent à la hauteur de cette
intensité.
Pour les uns, comme John P. Meier, ces textes, parce que tardifs, ne
nous apprennent rien sur le Jésus de l’histoire 15. D’autres, comme Bart
Ehrman, ont rétorqué que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs ;
traduisez : les évangiles canoniques ont été choisis par la chrétienté
triomphante contre des courants minorisés, dont la mémoire (préservée par
ces textes) livre un écho de leur vision de Jésus 16. Sporadiquement, des
nouvelles agitent les médias. En avril 2006 était annoncée la publication de
l’Évangile de Judas, un texte du milieu du IIe siècle que l’on croyait perdu,
mais dont on connaissait l’existence depuis Irénée de Lyon en 180 (Contre
les hérésies, I, 31, 1).
La question immédiatement posée est : y apprend-on quelque chose de
neuf sur Jésus ? Je le dis d’emblée : les positions extrêmes sont suspectes de
camoufler une posture idéologique pour ou contre la tradition de l’Église.
Ni le refus forfaitaire des écrits extra-canoniques ni leur encensement ne
sont scientifiquement justifiés. Le jugement de l’historien sera moins
spectaculaire, car livré au cas par cas. L’exhumation, via leurs écrits, de ces
chrétientés oubliées est d’un intérêt immense, car elle nous restitue la
chatoyante diversité des spiritualités chrétiennes aux origines. L’histoire des
cinq premiers siècles chrétiens ne peut plus, aujourd’hui, s’écrire comme
avant. Mais seule une analyse détaillée permet de savoir si un écrit détient
des matériaux rattachables au Jésus de l’histoire, et qui ont échappé aux
évangiles canoniques, ou s’il est le fruit d’une réinterprétation théologique
fort éloignée de la réalité des années 30-33 en Palestine. L’Évangile de
Judas est un exemple de ce dernier cas, son but n’étant pas de dresser une
chronique historique, mais de légitimer la spiritualité de son milieu.
Les écrits extra-canoniques peuvent être répartis en deux catégories,
selon leur orientation théologique : les textes d’inspiration gnostique et les
textes judéo-chrétiens.
Des évangiles sauvés des sables
Les écrits extra-canoniques les plus importants ont été retrouvés dans
les sables d’Égypte, où le faible taux d’hygrométrie fut un parfait
conservateur de manuscrits. L’Égypte est aussi le berceau de la chrétienté
copte, marquée par une spiritualité de type gnostique. La gnose, disons-le
provisoirement 17, est une foi axée sur la séparation du matériel et du
spirituel, dont les adeptes aspirent à se détacher du monde terrestre pour
gagner par la connaissance l’élévation céleste.
L’Évangile de Thomas est l’écrit non canonique le plus fructueux pour
la quête du Jésus historique. Le manuscrit copte le plus ancien date de 350
et a été découvert en 1945 à Nag Hammadi (Haute-Égypte). Son cas est
fascinant, puisque la moitié des paroles qu’il contient n’a pas de parallèle
dans les évangiles synoptiques. Helmut Koester a créé l’émoi en le
baptisant « cinquième évangile », voyant ici un récit plus ancien que les
Synoptiques et qui remonterait à l’an 50 18. Or, le cas est plus complexe. Car
dans son état actuel, le texte date de 150, avec des retouches jusqu’en 200 ;
mais une partie plus ancienne (80 logia sur 114) peut remonter à 100. Il est
donc le fruit d’une longue évolution.
Dans la couche la plus récente, on trouve cette déclaration de Jésus à
Marie de Magdala : « Voici que moi je l’attirerai pour la rendre mâle, de
façon à ce qu’elle aussi devienne un esprit vivant semblable à vous, mâles »
(logion 114 19). Ce mythe gnostique de l’androgyne, où l’humain doit tuer
en lui la part féminine, est à des années-lumière du Jésus de l’histoire. On
lit aussi dans cet évangile des propos issus de la tradition synoptique, mais
réinterprétés. « Jésus a dit : “Le Royaume est semblable à un homme qui
avait un trésor caché dans son champ, mais ne le savait pas.” Après sa mort,
il le laissa à son fils. Le fils ne savait rien du trésor ; il hérita du champ et le
vendit. Celui qui l’avait acheté vint labourer et trouva le trésor. Il se mit à
prêter de l’argent à intérêt à qui il voulut » (logion 109). L’original se trouve
en Matthieu 13,44 ; mais ici, le trésor symbolise la sagesse (la gnose), que
seul l’initié découvre et peut partager. Une réinterprétation analogue affecte
la parabole de la perle (Mt 13,45-46 ; logion 76), où la perle rare est la
sagesse, ou encore la parabole du filet (Mt 13,47-50 ; logion 8), où le
pêcheur sage choisit le plus beau poisson et rejette les autres. De
nombreuses sentences de l’Évangile de Thomas résultent de la
métamorphose gnostique de paroles attestées dans les évangiles
synoptiques.
En revanche, un groupe de logia est original et pourrait remonter au
Jésus de l’histoire. Par exemple :

Jésus a dit : « Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin
de moi est loin du Royaume. » (logion 82)
Jésus a dit : « Le Royaume du Père est semblable à un homme qui voulait
tuer un grand personnage ; il dégaina l’épée dans sa maison et perça le mur,
pour voir si sa main serait ferme ; alors il tua le grand personnage. » (logion
98)
Jésus a dit : « Malheur aux pharisiens, car ils ressemblent à un chien couché
sur la mangeoire des bœufs ; il ne mange ni ne laisse les bœufs manger. »
(logion 102 ; trad. C. Gianotto)

Le logion 82 est proche de Luc 12,8-9 et Origène (IIIe siècle) le cite. Le


logion 98 fait penser à Marc 3,27 et le logion 102 à Matthieu 23,13. Notre
recherche puisera donc dans ce fonds copte des paroles que n’ont pas
retenues les évangiles canoniques.
En Haute-Égypte aussi, mais dans une nécropole chrétienne à Akhmim,
fut découvert en 1886-1887 un manuscrit grec de l’Évangile de Pierre, dont
ne subsiste qu’un fragment, consacré à la Passion et à la résurrection.
L’évêque Sérapion d’Antioche (vers 190) le connaissait et en déconseillait
la lecture publique, car, disait-il, il est utilisé par des chrétiens niant
l’humanité de Jésus. Tiendrions-nous là le plus ancien évangile, comme l’a
proposé John Dominic Crossan 20 ? Un examen poussé du texte révèle plutôt
qu’il émane du christianisme syrien du IIe siècle et emprunte aux évangiles
canoniques, notamment à Matthieu et Jean. La surprise qu’il réserve au
verset 40 est que, alors qu’aucun évangile canonique ne décrit la
résurrection de Jésus, lui le fait en décrivant la sortie du tombeau de deux
hommes soutenant un troisième dont la tête dépasse les cieux ; le Ressuscité
est assimilé à un ange colossal (voir ici). Son antijudaïsme marqué signale
également une composition tardive.
Comme les précédents, le Papyrus Egerton 2, composé de trois feuillets
très abîmés, a été découvert en Égypte. C’est tout ce qui reste de ce que l’on
pense être un évangile entier. Les fragments encore lisibles évoquent des
guérisons de Jésus et des débats avec des maîtres de la Loi, proches de ce
qu’on lit chez Marc et surtout chez Jean. Pour Enrico Norelli, il s’agit d’une
réécriture évangélique basée sur l’évangile de Jean et originaire d’un milieu
chrétien hellénisé du IIe siècle 21.
Le site copte de Nag Hammadi recelait une véritable bibliothèque, où
l’on dénombre plusieurs écrits évangéliques : l’Évangile de Philippe,
l’Évangile de Marie et le Dialogue du Sauveur. Tous datés du IIe siècle, ils
présentent une forte empreinte gnostique. Il en va de même de l’Évangile de
Judas, déjà cité. On peut lire également dans le recueil de Bovon et
Geoltrain, Écrits apocryphes I, des fragments de quelques lignes : le
Papyrus Oxyrynque 840 (un débat violent sur les règles de pureté évoquant
Marc 7), le Papyrus Oxyrynque 1224 (quatre sentences connues de Jésus),
ou l’Évangile secret de Marc (la résurrection d’un jeune homme par Jésus et
leur rencontre six jours plus tard 22).
Pourquoi cette profusion d’évangiles ?
Elle est un témoin précieux de la fluidité de la tradition de Jésus aux IIe
et IIIe siècles. La transmission orale n’a pas été stoppée par l’écriture des
évangiles qui deviendront normatifs ; elle s’est poursuivie, infléchie au gré
des orientations théologiques des groupes chrétiens. Au fur et à mesure de
leur marginalisation face à la Grande Église, qui s’installe et choisit ses
évangiles normatifs, ces courants spirituels revendiquent leur légitimité en
réécrivant la tradition de Jésus ; ils s’inspirent de filières traditionnelles
absentes des quatre évangiles et se réclament de figures marginalisées dans
le christianisme majoritaire : Thomas, Marie de Magdala, Philippe, Judas.
Le judéo-christianisme, lui, adoptera comme figure tutélaire Jacques, le
frère de Jésus, chef de file de l’Église de Jérusalem après Pierre.
Des évangiles judéo-chrétiens
Venus d’un tout autre horizon théologique, les évangiles judéo-chrétiens
nous sont connus indirectement ; aucun manuscrit ne nous est parvenu,
mais seules quelques citations des Pères de l’Église, qui parfois en
combattent les idées. Ils émanent de cette chrétienté du IIe siècle qui voulait
vivre sa foi en étroite communion avec le judaïsme, mais disparaîtra dans
les siècles suivants. Il s’agissait de trois évangiles ou peut-être deux, car on
n’est pas certain de leur nombre ni de leur libellé, les Pères ne les citant pas
avec exactitude : l’Évangile des Hébreux dit aussi Évangile des Nazaréens
et l’Évangile des Ébionites 23. Hégésippe et Clément d’Alexandrie
(IIe siècle), Origène (IIIe siècle), Épiphane de Salamine et Jérôme (IVe siècle)
s’y réfèrent.
On y trouve des développements d’épisodes connus par les
Synoptiques, comme cette question de Jésus à propos du baptême de Jean,
auquel sa mère et ses frères lui proposent de se présenter avec eux : « Quel
péché ai-je commis pour que j’aille me faire baptiser par lui ? À moins que
cela même que je viens de dire ne soit de l’ignorance ? » (Év. des
Nazaréens, frag. 2). Ou encore cette demande de l’homme à la main
desséchée, qui souligne la dimension sociale du miracle (Mc 3,1-6) :
« J’étais maçon, et c’est par mes mains que j’arrivais à vivre ; je t’en prie,
Jésus, rends-moi la santé, de façon à ce que je n’aie pas la honte de mendier
ma nourriture » (Év. des Nazaréens, frag. 10).
La critique des richesses dans l’enseignement de Jésus est accentuée
dans la suite que l’Évangile des Nazaréens accorde au dialogue avec
l’homme riche. Chez Marc, ce dialogue s’achève abruptement par son
départ attristé (« À cette parole, il s’assombrit et il s’en alla tout triste, car il
avait de grands biens » 10,22) ; ici, il se poursuit :
Le riche se mit alors à se gratter la tête ; cela ne lui plaisait pas. Et le
Seigneur lui dit : « Comment peux-tu dire : “J’ai pratiqué la Loi et les
prophètes”, alors qu’il est écrit dans la Loi : “Tu aimeras ton prochain
comme toi-même” ? Voici qu’un grand nombre de tes frères, fils
d’Abraham, sont couverts d’ordures, mourant de faim, tandis que ta
demeure regorge de biens et qu’il n’en sort absolument rien pour eux ! »
(Év. des Nazaréens, frag. 16 ; trad. D. A. Bertrand)

Proche du judaïsme tout en se distinguant de lui, à l’image de l’évangile


de Matthieu, l’Évangile des Ébionites aiguise la critique antisacrificielle :
« Je suis venu abolir les sacrifices, et si vous ne vous détournez pas du
sacrifice, la Colère ne se détournera pas de vous » (frag. 6 ; voir Mt 9,13).
Une sentence de l’Évangile des Hébreux se lit presque exactement dans
l’Évangile de Thomas 2 : « Qui cherche n’aura pas de cesse qu’il ne trouve ;
quand il aura trouvé, il sera émerveillé ; une fois émerveillé, il deviendra
roi ; devenu roi, il aura le repos » (frag. 3b).
Les traces archéologiques
Aux traces écrites s’ajoutent les traces de pierre. L’exploitation des
données fournies par l’archéologie n’en est qu’à ses débuts, car les fouilles,
à Jérusalem et en Galilée, sont récentes ; l’Américain James Charlesworth 24
a milité pour qu’elles soient prises en compte. Les traces archéologiques
sont évidemment indirectes : ni maison de Jésus ni objets lui ayant
appartenu ; en revanche, elles crédibilisent le milieu dans lequel il a vécu.
En trois domaines en tout cas, les fouilles renouvellent nos
connaissances. Elles ont mis au jour de nombreux objets de la vie
quotidienne : vaisselle, outils, bijoux. Ils permettent de reconstituer plus
précisément le monde quotidien palestinien au temps de Jésus. On a
exhumé aussi les fondements de synagogues de l’époque de Jésus, ce qui
confirme les données évangéliques, alors que les historiens ont longtemps
cru que les bâtiments synagogaux n’étaient apparus qu’après la destruction
du Temple de Jérusalem en 70.
Deuxième centre d’intérêt : les inscriptions. Une foule d’inscriptions sur
pierre a été exhumée, dont une bonne partie en grec, même sur des stèles
funéraires. Et cela, pas seulement à Sepphoris et Tibériade, les deux villes
royales. Cela nous indique que la culture hellénistique et le monde juif
n’étaient pas deux réalités étanches ; l’image d’un judaïsme palestinien
intégriste et replié sur lui-même est un mythe. Jésus, comme beaucoup en
contact avec des étrangers, a pu parler (un peu de) grec.
Troisième découverte passionnante : les mikvaot. On connaissait, depuis
les fouilles de Qumrân, l’importance de ces bassins destinés aux ablutions
rituelles, mais on pensait que leur multiplication était réservée à cette
communauté sectaire. Or, de nombreux mikvaot ont été retrouvés à
Jérusalem, plusieurs jalonnant la montée au Temple. C’est dire l’importance
des rituels de pureté dans la vie quotidienne des juifs pratiquants, et l’on
saisit d’autant mieux l’audace des prises de position de Jésus en ce domaine
(voir ici).
Ajoutons que l’exhumation, en 1968, du squelette d’un crucifié dans un
ossuaire du quartier de Giv’at ha-Mivtar (Jérusalem) nous apporte la preuve
archéologique de l’application de la peine de mort par crucifixion au
er
I siècle.
Sonder les sources
Revenons une dernière fois aux traces écrites. On l’a compris : tous les
documents anciens qui nous renseignent sur Jésus, chrétiens ou non,
résultent d’une lecture interprétative des événements. Cette lecture est
favorable ou critique, orientée idéologiquement, fruit d’une mémoire
collective ou individuelle, mais toujours subjective. Comment remonter en
deçà du point de vue de l’auteur pour reconstruire l’histoire ?
À partir de 1950, les chercheurs du Jésus historique ont réfléchi
méthodologiquement aux critères permettant d’évaluer la fiabilité historique
des sources. Dotés du titre ambigu de « critères d’authenticité », ils font
l’objet d’un débat encore ouvert 25. En effet, nous n’entendons plus la « voix
de Jésus » de façon directe, mais telle que les témoins l’ont rapportée au
sein de la mémoire collective des premiers chrétiens. Comme le rappelle
Jacques Schlosser, cette « authenticité porte habituellement plus sur le
contenu sémantique que sur la teneur verbale ou la grammaire 26 », d’autant
que les propos de Jésus, tenus en araméen, ont été très tôt fixés en grec.
Pour ma part, je retiens cinq critères.
1. Le critère d’attestation multiple retient les faits et gestes de Jésus
attestés par au moins deux sources littérairement indépendantes l’une de
l’autre. On s’intéressera dès lors aux motifs dont témoignent à la fois Paul
et Marc, ou Matthieu et Jean, ou encore Luc et l’Évangile de Thomas.
Exemple : la prédication du Règne de Dieu, largement attestée. N’en
faisons toutefois pas un dogme : la parabole du Samaritain est rapportée
uniquement par Luc (10,30-35), mais donner en exemple un Samaritain est
inouï dans la tradition juive et doit être considéré comme une originalité de
Jésus.
2. Le critère de l’embarras : les paroles ou actes de Jésus qui ont créé
difficulté dans leur application au sein des premières communautés
chrétiennes bénéficient d’un indice élevé d’historicité. Exemple de motif
embarrassant : le baptême de Jésus par Jean (Mt 3,13-17), qui place le
Nazaréen en rapport de subordination face au Baptiseur et met l’Église en
difficulté dans son conflit avec les cercles baptistes. Ou encore l’annonce de
la venue imminente du Règne de Dieu, parce qu’elle ne s’est pas produite
du vivant des disciples (« En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont
ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu venu avec
puissance » Mc 9,1).
3. Le critère d’originalité : sont favorisés les motifs qui signalent un
trait propre à Jésus et absent de son milieu. Exemple : le cinglant « Laisse
les morts enterrer leurs morts » (Lc 9,60) n’a pas son pareil dans
l’Antiquité, sinon auprès de rares philosophes cyniques. Formulé pour la
première fois par Ernst Käsemann en 1954 sous l’appellation de « critère de
dissemblance 27 », ce critère a eu un effet pervers : il écartait du Jésus
historique tout ce qui était considéré comme la reprise d’un élément présent
dans le judaïsme de l’époque ou comme l’effet d’une relecture chrétienne
d’après Pâques. Étaient ainsi écartées l’affirmation de l’autorité de la Torah
(commune à tout le judaïsme) ou la réflexion sur l’organisation de l’Église
(typique de l’intérêt des premiers chrétiens). L’effet pervers est de faire de
Jésus un ovni, arraché à son milieu d’origine, coupé de son héritage. Le
critère d’originalité doit donc être impérativement articulé au suivant.
4. Le critère de plausibilité historique fait retenir ce qui est plausible
dans le cadre du judaïsme palestinien au temps de Jésus (plausibilité en
amont), mais aussi ce qui explique l’évolution de la tradition de Jésus après
Pâques (plausibilité en aval). Exemple : l’attachement de Jésus à la Torah
atteste de son appartenance au judaïsme, et ne peut être suspectée. Par
ailleurs, le fait que deux courants anciens du christianisme aient pu
défendre, l’un l’attachement à la Loi (Matthieu), l’autre le détachement à
l’égard de la Loi (Paul et Marc), fera attribuer à l’homme de Nazareth une
position ambivalente (reconnaissance et liberté), qui explique pourquoi
deux positions antagonistes ont pu, l’une comme l’autre, se réclamer de
lui 28.
5. Une logique de crise exige que toute reconstruction de la vie du
Nazaréen fasse apparaître pourquoi, et sur quels points, a pu se déclencher
le conflit mortel qui a opposé Jésus aux leaders religieux d’Israël.
Le deuil de la biographie
Au final, l’abondance documentaire ne laisse aucune chance à la théorie
mythiste du Jésus imaginaire. Les sources les plus fécondes sont au nombre
de huit : outre le Témoignage Flavien, sept sources chrétiennes
indépendantes (Paul, Marc, la Source des paroles, la tradition M, la tradition
L, Jean, Thomas). Jésus a existé, personne ne saurait en douter. La question
n’est pas de savoir s’il a existé, mais quel Jésus a existé.
Le passage en revue des sources nous impose néanmoins un deuil : la
biographie de Jésus. La mémoire orale ayant rarement retenu les
circonstances d’une parole ou d’un geste, les évangélistes ont dû
reconstituer un cadre narratif à leur vie de Jésus. À part certains matériaux
nettement rattachés à la Galilée ou à Jérusalem, le cadre biographique
nous est donc inaccessible. Nous pouvons faire confiance à Marc :
l’essentiel de l’activité de Jésus est localisable en Galilée, avant la montée à
Jérusalem où se termina sa vie. Quant au reste, personne n’est en mesure de
localiser historiquement ou géographiquement la plupart des actes de Jésus.
C’est pourquoi, renonçant à reconstituer un scénario biographique
inaccessible, le livre que vous tenez entre les mains approchera la vie de
Jésus par ses centres d’intérêt.
CHAPITRE 2

Un enfant sans père ?

D’où vient Jésus ? Le plus ancien évangile, Marc, le fait entrer en scène
dans la force de l’âge, à l’occasion du baptême au Jourdain par Jean le
Baptiseur (Mc 1,9-11). Matthieu et Luc, en revanche, sont plus bavards : ils
présentent chacun un Évangile de l’enfance, dont le cœur est la naissance
merveilleuse de Jésus (Mt 1–2 ; Lc 1–2). Ces récits d’enfance sont récents,
tant chez Matthieu que chez Luc : ils ne portent pas la marque d’une longue
transmission antérieure ; de plus, aucune allusion à ces récits ou à la
naissance virginale n’est perceptible dans le reste de l’Évangile. Chaque
évangéliste les a recueillis de la tradition qui circulait encore oralement de
son temps. Preuve en est que d’une part, leur mise par écrit arbore des traits
propres à chacun, mais que d’autre part, ils mettent en scène un drame
qu’aucun évangéliste ne se serait permis d’inventer de toutes pièces.
L’intérêt pour l’origine de Jésus s’est manifesté tardivement chez les
premiers chrétiens. Chez Marc, il s’est concentré sur son activité publique.
Vingt ans après, il fallait répondre à la question : d’où vient-il ? En général,
les biographes de l’Antiquité s’intéressaient peu aux premières années de
leur héros, sauf à raconter une naissance merveilleuse à la hauteur du
personnage. Il n’était pas rare qu’on accorde à un personnage illustre un
29
père humain et un père divin . Les récits d’engendrement divin fleurissent
dans la littérature ancienne, qu’il s’agisse des pharaons égyptiens,
d’Alexandre le Grand, du philosophe Platon, de l’empereur Auguste, de
30
l’ancêtre Melchisédek ou de Moïse . Les dire divinement engendrés n’était
pas ouvrir un chapitre de gynécologie, mais se prononcer sur leurs
éminentes qualités.
Des contes savants
Chez Matthieu, l’Évangile de l’enfance est imbibé d’histoire juive. Il
s’ouvre par la généalogie de Jésus, qui le fait remonter à Abraham ;
l’annonce de l’engendrement par l’Esprit saint parvient à Joseph, pour
l’exhorter à ne pas répudier Marie sa fiancée (Mt 1,18-25). La visite des
mages d’Orient déclenche la fuite en Égypte, afin de préserver l’enfant de la
fureur d’Hérode. Ce qui est raconté là est un exode à rebours : Hérode le roi
des juifs fait tuer les nouveau-nés de Bethléem comme Pharaon avait
exterminé les enfants mâles d’Israël (Ex 1), et l’Égypte, qui était le lieu de
la servitude des Hébreux, devient pour la petite famille le pays du refuge.
Tragique retournement de l’histoire, où la protection divine suit des voies
imprévisibles ! Dans ce conte théologique aux couleurs sombres, la
naissance de Jésus présage le drame du refus qui lui sera opposé.
Si l’histoire de Matthieu est dominée par les hommes, Luc met en scène
les femmes. Zacharie le prêtre reçoit l’annonce angélique qu’Élisabeth sa
femme, pourtant vieille et stérile, est enceinte ; Marie à son tour reçoit la
divine nouvelle qu’elle enfantera un fils qu’elle appellera Jésus, alors
qu’elle « ne connaît pas d’homme » (Lc 1,34). Luc suit son programme
théologique en entrelaçant les figures de Jean le Baptiseur et de Jésus :
annonce de la naissance de Jean (Lc 1,5-25), puis de Jésus (1,26-38) – visite
de Marie à Élisabeth (1,39-56) ; naissance de Jean (1,57-80), puis de Jésus
(2,1-21). Il fallait montrer que la naissance de Jésus s’inscrit dans la
continuité de l’histoire d’Israël. Luc brosse avec minutie le portrait d’une
famille israélite pieuse, où Marie loue Dieu dans son beau Magnificat aux
résonances psalmistes (1,46-55), et où les parents font circoncire l’enfant et
le présentent dans le cadre grandiose du Temple de Jérusalem (2,21-38).
Les témoins de la Nativité ne sont pas les mages, mais les bergers,
préfiguration du petit peuple auquel Jésus se vouera.
Ces deux histoires de naissance, bien différentes, sont moins des
émanations de la foi populaire que de savantes compositions théologiques.
Elles se rejoignent sur le lieu de naissance (Bethléem) et sur la paternité
divine du bébé : « Ce qui a été engendré en elle vient de l’Esprit saint »,
révèle l’ange à Joseph (Mt 1,20) ; « L’Esprit saint viendra sur toi et la
puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre », est-il annoncé à Marie
(Lc 1,35).
Est-ce le dernier mot ? Non.
Un enfant illégitime ?
Un texte nettement plus ancien que les Évangiles de l’enfance fait dire
aux habitants de Nazareth : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de
Marie ? » (Mc 6,3). Identifier un enfant par la mère est incongru dans la
culture juive de l’époque. Pourquoi ne pas rattacher Jésus à son père ? C’est
manifestement ce qu’a pensé Luc, corrigeant ce qui lui semblait
inconvenant : « N’est-ce pas là le fils de Joseph ? » (Lc 4,22). Mais il s’agit
là d’une recomposition. Jane Schaberg, une théologienne américaine, en a
déduit que Jésus était en réalité un enfant illégitime ; Matthieu et Luc
auraient travesti en conception surnaturelle ce qui était la suite d’un viol ou
d’une union hors mariage 31.
Aussi surprenante qu’elle paraisse, cette hypothèse n’est pas nouvelle.
Origène cite les propos de Celse, un philosophe païen, dont le Discours vrai
(écrit vers 178) a disparu. Celse dit avoir appris d’un juif l’histoire de la
naissance illégitime de Jésus : Marie aurait été chassée par son mari
charpentier parce qu’elle avait commis l’adultère avec un soldat romain
appelé Panthera (Contre Celse, 1, 32). Vingt ans plus tard, Tertullien, un
Père de l’Église africain, rapporte la rumeur juive traitant Jésus de
quaestuariae filius, « fils de prostituée » (Des spectacles, 30, 6).
La thèse de l’enfant illégitime est largement répercutée dans les Toledot
Yeshu : Marie aurait été violée par Ben Panthera, ou alors elle aurait eu une
relation cachée avec lui 32. Au fil des versions, le nom de l’amant/violeur de
Marie varie : Panthera ou Pendera, Panther, Pandera, Pantiri… On a
supposé que Pantheros pouvait être un anagramme du grec parthenos, qui
veut dire « vierge ». Il s’agirait alors d’un artifice créé par les rabbins pour
railler la virginité de Marie 33. Mais cette idée ne s’impose pas : Panthera est
un nom commun, fréquent dans l’armée romaine.
Voltaire, dans sa Lettre sur les juifs (1755), considérait les Toledot Yeshu
comme un écrit plus ancien que les évangiles et rapportant la version
authentique de la naissance de Jésus 34. Il se trompe. Ce recueil de traditions
populaires juives date du Moyen Âge, au plus tôt du IXe siècle, même si les
traditions qu’il exploite peuvent remonter au IIe siècle. Elles sont en tous cas
postérieures aux Évangiles chrétiens de l’enfance, dont elles présentent une
sorte de parodie. La théorie qui se déploie dans ce pamphlet, ce contre-
Évangile pourrait-on dire, émane de la polémique juive contre la foi
chrétienne en la naissance virginale : celle-ci ne serait qu’une imposture
visant à camoufler une sordide affaire de mœurs.
La version des Toledot Yeshu est assurément tardive, mais elle peut se
fonder sur des rumeurs bien plus anciennes. Preuve en est une tradition
rapportée par le Talmud de Babylone en deux versions quasi identiques
(bShabbat 104b ; bSanhedrin 47a 35). Un rabbi du IVe siècle y cite une parole
d’un sage du début du IIe siècle, Pappos ben Jehuda, selon laquelle Marie
s’est montrée infidèle à son mari et a conçu un fils avec son amant, Ben
Panthera. Marie était sota, c’est-à-dire adultère. Or, le seul fait que la
femme soit soupçonnée d’avoir un amant rendait suspect le statut juridique
de son enfant. Cette tradition rejoint celle invoquée par Celse, à ceci près
que Celse ajoute à l’adultère l’origine païenne du père de Jésus. Peter
Schäfer en conclut que les deux versions, celle du Talmud datant du
e e
IV siècle et celle de Celse du II siècle, se fondent sur une même tradition. Il

les considère comme un contre-récit de l’Évangile de l’enfance, visant à


contredire la théorie de la naissance virginale 36.
Faut-il en rester là ? Faut-il classer la théorie de la naissance illégitime
comme une calomnie réactive aux affirmations chrétiennes sur l’origine
divine de Jésus ?
Une lecture attentive montre que les doutes sur la naissance de Jésus
sont perceptibles au sein même du Nouveau Testament. Ils émergent lors
d’un échange tendu entre les juifs et Jésus, dans l’évangile de Jean, où
ceux-ci lui lancent : « Nous ne sommes pas, nous, nés de la prostitution ! »
(8,41). Dans le même évangile, Jésus est interrogé : « Ton père, où est-il ? »
(8,19).
Troublante généalogie
Un indice encore plus massif est la généalogie de Jésus selon Matthieu
(Mt 1,1-17). On sait que le genre littéraire des généalogies, qui énumèrent
la succession des générations (ou toledot), est coutumier dans la culture
juive. Il intervient dès le premier livre de la Bible hébraïque (Gn 4 ; 5 ; 11).
La généalogie est une construction théologique qui insère l’individu dans la
longue histoire de Dieu avec son peuple. Celle de Matthieu et celle de Luc
diffèrent, mais de telles divergences ne sont pas rares dans la Bible
hébraïque. Matthieu descend à partir d’Abraham (Mt 1,1), tandis que Luc
remonte à Adam (Lc 3,38).
Or, la généalogie matthéenne se signale par une incongruité face aux
standards du genre : la mention de quatre femmes. La transmission de la
bénédiction en Israël passant par la filière masculine, les généalogies sont
traditionnellement affaires de mâles ; des noms féminins sont inattendus. En
outre, ces femmes ne sont pas les matriarches qu’on aurait escomptées :
Sarah la femme d’Abraham, par exemple, ou la reine Esther protectrice de
son peuple (Est 5-7), ou encore Judith qualifiée de « suprême orgueil
d’Israël » (Jdt 15,9). Les exégètes sont perplexes : pourquoi ces quatre
femmes ? Elles ont en commun que, semble-t-il, aucune n’est juive : Ruth
est Moabite, Rahab vient de Jéricho, Tamar est prosélyte, Bethsabée était
femme d’Urie le Hittite. On a pensé que Matthieu avait sciemment introduit
ces femmes païennes dans la lignée d’Abraham, afin de préfigurer
l’élargissement du salut d’Israël aux dimensions du monde (Mt 28,16-20).
L’explication est séduisante, mais il n’est pas certain qu’aucune de ces
femmes fût juive de naissance ; le doute est en tout cas permis pour
Bethsabée. En revanche, ces quatre ont une réputation sulfureuse : Rahab
est prostituée à Jéricho (Jos 2), Bethsabée fut arrachée par David à son mari
Urie (2 S 11), Tamar s’est déguisée en prostituée pour séduire son beau-père
(Gn 38), Ruth se faufile auprès de Booz la nuit (Rt 3). Les quatre femmes
élues par Matthieu sont donc en situation d’irrégularité sexuelle face à la
norme conjugale. Voilà qui n’est pas courant.
Quelle intention sous-tend ce choix extravagant ?
L’emplacement de la généalogie retient l’attention : juste avant
l’annonce à Joseph de la grossesse imprévue de Marie (Mt 1,18-25). Cette
succession n’est pas fortuite. Par l’évocation de ces quatre destins de
femmes hors normes, l’évangéliste prépare son lecteur à cette autre
irrégularité qu’est la naissance de Jésus hors mariage. J’insiste. Les rumeurs
de la naissance illégitime de Jésus qui viennent d’être citées proviennent
toutes du milieu juif. Or, l’évangile de Matthieu est complètement inséré
dans le milieu juif et judéo-chrétien. L’explication qui s’impose est que
Matthieu est au courant de rumeurs entourant la paternité de Jésus, et qu’il
veut les contrer par deux arguments : 1) l’irrégularité sexuelle a des
précédents dans l’histoire du salut ; 2) cette irrégularité-là, celle de Marie,
s’explique par une intervention divine.
S’il en est ainsi, cela signifie que les rumeurs de naissance illégitime
datent déjà du Ier siècle. Circulaient-elles du temps de Jésus ? La lecture des
prescriptions juives en matière de morale sexuelle pourrait bien fournir la
réponse.
Jésus le mamzer
Bruce Chilton a proposé de voir en Jésus un mamzer 37. Le mamzer est
un bâtard, un enfant né hors mariage. À cet égard, la législation juive est
d’une extrême sévérité : le mamzer est banni de la congrégation religieuse
et ses descendants le sont jusqu’à la dixième génération (Dt 23,3). Ses
droits d’héritage sont minimes et aléatoires ses possibilités de fonder un
foyer et d’avoir des enfants. Le mamzer ne peut se marier qu’avec une
femme de sa condition, une mamzeret, et ses enfants seront considérés
comme des bâtards. Le traité Ketubot 1,9 énonce deux positions rabbiniques
face à l’enfant né hors mariage, l’une (libérale) qui valide la nomination du
père par la mère, l’autre (restrictive) qui exige des témoins. La secte de
Qumrân a opté pour la ligne dure de l’exclusion pour cause d’impureté (4Q
511).
La condition sociale du mamzer était extrêmement difficile. Après avoir
feuilleté les textes, Joachim Jeremias conclut : « Si l’on songe que la
souillure du bâtard [mamzer] marquait tous les descendants mâles pour
toujours et de façon indélébile, et que l’on discutait même vivement pour
savoir si les familles de bâtards auraient part à la délivrance finale d’Israël,
l’on comprend que le mot de “bâtard” ait constitué l’une des pires
injures 38. »
Or, remarque Chilton à la lecture du traité Qiddushin 4,1, la caste des
mamzers est associée aux shetuqis, un terme qui signifie « mis au silence ».
Les shetuqis, qui partagent les mêmes pénalités sociales et religieuses que
les mamzers, sont les individus connaissant leur mère et non leur père, ceux
dont la paternité ne peut être prouvée ou qui ne sont pas en mesure
d’attester que leur naissance est issue d’une union approuvée par la Torah 39.
N’est-ce pas exactement la situation dans laquelle s’est trouvé Jésus ?
La théorie de la naissance de Jésus comme fruit d’un viol ou d’une
relation hors mariage de Marie est, comme on l’a vu, une réaction
polémique à l’affirmation chrétienne de la naissance virginale. En revanche,
l’incapacité à prouver la légalité religieuse de sa naissance doit dater du
vivant même de Jésus. Jésus fut un enfant en délit de paternité, incapable
de prouver que sa naissance s’était produite dans le cadre du droit
conjugal. Les deux Évangiles de l’enfance sont en effet d’accord sur ce
point : Marie et Joseph n’ont pas eu de rapport sexuel avant que Marie soit
enceinte. Marie le déclare à l’ange : « Je ne connais pas d’homme » (Lc
1,34). Matthieu le formule en termes juridiques : Marie était fiancée avec
Joseph (Mt 1,18), c’est-à-dire qu’ils étaient liés par un accord matrimonial,
la ketoubba. Cet accord prévoyait que les fiancés vivaient encore séparés, la
fiancée demeurant une année chez ses parents avant la fête des noces, pour
préparer le trousseau. La cohabitation matrimoniale débutait avec les noces.
Si le fiancé découvre que sa promise a couché avec un autre homme, il
a le choix entre la dénonciation d’adultère qui aboutit à la lapidation (Dt
22,23-27) ou la rédaction d’une lettre de répudiation (Dt 24,1). Cette
dernière est publique et nécessite la présence de témoins. Joseph avait prévu
une voie encore plus douce : répudier secrètement Marie pour préserver sa
réputation (Mt 1,19). Il en sera dissuadé par l’ange. Traduisez : il en reçoit
de Dieu, en prière, l’inspiration. Suffisamment libre pour accepter
d’épouser Marie dans ces conditions, Joseph, inspiré, enfreint le code.
Résultat : en vertu du droit matrimonial, il est considéré comme le père
légal de Jésus sans être son père biologique.
Cette distorsion ne pouvait que déclencher rumeurs et médisances
autour de l’enfant à naître. Faut-il dès lors s’étonner que l’appellation « fils
de Marie » (Mc 6,3) soit appliquée dans la ville même où Joseph et Marie
ont vécu leurs fiançailles, la ville de l’enfance de Jésus : Nazareth ? Le rejet
dont Jésus est la victime à la synagogue de Nazareth (Mc 6,1-6) est le reflet
de l’ostracisation du mamzer dans la ville de son enfance.
On comprend qu’à partir du soupçon de mamzerut adressé à Jésus de
son vivant, l’anonymat du père biologique s’est transformé en dénonciation
d’un père païen (Ben Panthera). En effet, selon l’interprétation du traité
Qiddushin dans le Talmud de Babylone, le fruit de l’union avec un païen ou
un esclave est mamzer (bQidd 70a 40). Au final, les calomnies médiévales
des Toledot Yeshu n’apparaissent pas comme de méchantes fantaisies, mais
comme le lointain avatar des doutes que les contemporains de Jésus ont,
d’emblée, émis à propos de cette naissance irrégulière. J’insiste. Quelles
que soient les modalités de la conception de Jésus, le bébé est né hors
mariage, et ce fait ne pouvait que générer rumeurs et soupçons.
Un père absent
Pourquoi le soupçon de mamzerut, provoqué par cette naissance hors
norme, n’a-t-il pas été contré efficacement du vivant de Jésus ? Une réponse
se présente : la mort précoce de Joseph. Il est de fait que les évangiles
évoquent Marie de la naissance à la croix, mais pas Joseph. Cité lors de la
naissance, et encore à ses douze ans (Lc 2,41-52), le père légal de Jésus est
ensuite le grand absent. L’ensemble de l’activité publique de son fils (et une
part de sa jeunesse ?) semble s’être passé sans lui.
Le Protévangile de Jacques, un écrit apocryphe du milieu du IIe siècle,
fait de Joseph un prêtre âgé à qui est confié la jeune Marie adolescente :
« J’ai des fils et je suis un vieillard, tandis qu’elle est une jeune fille » (9,2).
A-t-on gardé ici mémoire de l’âge de Joseph ? Quoi qu’il en soit, l’unanime
mutisme des évangiles à son propos, hormis la naissance et son métier de
charpentier, s’explique au mieux par sa disparition précoce. L’absence du
père légal a favorisé l’expansion de la rumeur.
L’image d’un Jésus réputé mamzer a-t-elle une influence sur notre façon
de le comprendre ? Et plus profondément, devoir assumer ce soupçon a-t-il
influé sur la compréhension qu’a eue Jésus de lui-même ? Sans nous
aventurer dans des hypothèses psychologiques auxquelles les sources
documentaires ne se prêtent pas, il vaut la peine de relier à ce phénomène
quelques particularités de l’activité du Nazaréen.
Stigmates d’exclusion
Les tensions entre Jésus et sa famille apparaissent sous un jour nouveau.
Car Jésus a eu des frères et sœurs (nous y viendrons plus tard). Et les
évangiles ne cachent pas que leurs rapports furent houleux. Un jour, raconte
Marc, les gens se pressaient autour de Jésus à tel point que ses disciples et
lui ne pouvaient même pas manger ; alors sa famille cherche à l’enlever en
disant : « Il a perdu la tête » (Mc 3,20-21). Le verbe existèmi est fort ; il
signifie « être hors de soi », « perdre la raison ». Les autres évangiles n’ont
pas osé reproduire l’incident. À une autre occasion, alors qu’on annonce à
Jésus que sa mère et ses frères sont dehors et qu’ils le cherchent, il répond :
« Qui sont ma mère et mes frères ? » Et, posant son regard sur les auditeurs
assis autour de lui, il déclare : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque
fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3,31-35).
La recomposition de la famille à partir de l’obéissance à la Parole est une
décision théologique du Nazaréen ; elle traduit néanmoins une défiance face
aux liens du sang, qui trouverait bien son origine dans son statut anormal au
sein du cercle familial.
Et que penser du célibat de Jésus ?
Que Jésus n’ait pas été marié, au contraire de tous les rabbis à qui la foi
juive faisait obligation de donner l’exemple par la création d’une famille
nombreuse, est un sujet d’énigme. Car Jésus a fréquenté Jean le Baptiseur,
mais sans partager sa morale ascétique et sa vie rigoureuse au désert. Pour
un rabbi, fonder une famille illustrait la fécondité de la promesse divine à
son peuple (« Croissez et multipliez »). Se marier était un devoir. Pourquoi
Jésus est-il demeuré célibataire, alors qu’il ne peut être suspecté
d’antiféminisme ? Lorsque nous parlerons de ses fréquentations, nous
verrons à quel point son ouverture aux femmes fut singulière et novatrice.
Son non-mariage refléterait-il la gêne attachée à son statut ? Car le Talmud
impose de strictes restrictions de mariage aux individus suspectés de
mamzerut. Ni marié ni père, Jésus ne passait pas, dans la société de son
temps, pour un homme accompli. On ne peut s’empêcher de penser que sa
propre condition de marginalité sociale a rendu Jésus sensible à la situation
des marginaux de la société juive dont il s’approchera.
Un dernier élément mérite d’être cité : sa relativisation des règles de
pureté. Nous aurons l’occasion de mesurer l’importance, dans la pratique de
Jésus, de son dédain pour les exigences de pureté. Il rencontre
systématiquement ceux que la société juive considérait comme impurs : les
malades, les femmes, les collaborateurs romains, les gens de moralité
douteuse, les gens en contact avec des païens, etc. Jésus s’approche d’eux
au mépris des mesures de précaution et d’éloignement qu’observaient les
pieux. Il n’est pas anodin de se dire que cette marginalité sociale pour
raison de pureté, Jésus l’enfant mamzer en a fait auparavant,
personnellement, la dure expérience.
Séparation de la famille, célibat, compassion pour les marginaux,
relativisation des règles de pureté : ces accents forts de l’éthique de Jésus
portent, à mon avis, les stigmates d’une enfance exposée au soupçon
d’impureté et d’une volonté de transcender cette exclusion sociale.
Naissance virginale
Qu’ont voulu dire exactement les premiers chrétiens sur l’engendrement
de Jésus ? Il nous faut, pour le retrouver, remonter des siècles
d’argumentation dogmatique sur la naissance virginale pour se mettre à
l’écoute des textes évangéliques.
Car les textes disent quelque chose, mais bien moins que les
spéculations qu’on leur a surimposées. Ce que dit Matthieu : Marie « se
trouva enceinte venant de [grec : ek, « hors de »] l’Esprit saint » (1,18) ;
« ce qui a été engendré en elle vient de [ek] l’Esprit saint » (1,20). Ce que
dit Luc : « L’Esprit saint viendra sur toi et la puissance du Très-Haut
projettera son ombre sur toi » (1,34). Relevons que Marie est appelée
parthenos, ce qui désigne en grec une jeune fille non mariée, normalement
(mais pas nécessairement) vierge. Les verbes epierchomai (venir sur) et
episkiazô (projeter son ombre sur) n’ont pas de connotation sexuelle ; le
dernier verbe indique la présence de Dieu à son peuple dans le désert (Ex
40,35 ; Nb 9,18.22 ; 10,34).
Par ailleurs, dans le Psaume 2, un psaume d’intronisation royale, Dieu
s’adresse au nouveau roi en ces termes : « Tu es mon fils, aujourd’hui je t’ai
engendré » (2,7). La foi juive conçoit cet engendrement comme l’accession
à un statut singulier, où le roi représente de manière privilégiée l’autorité
divine au sein de son peuple. L’engendrement se comprend ici comme une
catégorie juridique, mais non génétique. En tous les cas, rien ne rappelle les
récits anciens d’engendrement divin des grands hommes, empreints
d’érotisme et de scènes d’accouplement.
Que déduire du langage utilisé par les évangélistes ? Il ne fixe rien au
niveau des modalités de l’engendrement, mais se prononce sur l’origine :
cet enfant vient de Dieu (ek). Rien de plus, mais rien de moins. Ce qu’il leur
importe de dire sur la provenance de Jésus, de sa parole, de son autorité,
c’est qu’elles échappent à l’initiative humaine, mais trouvent leur source
dans l’inspiration divine. Quelle que soit la façon dont cet homme est né, il
provient de Dieu : voilà le message. Paul dira aussi des baptisés que Dieu a
fait d’eux, par son Esprit, ses fils adoptifs (Rm 8,15-17 ; Ga 4,6-7).
Cette déclaration sur l’origine de l’enfant prendra plus tard, après les
évangiles, la forme de la naissance virginale. Cette doctrine est une
concrétisation possible de la parole néotestamentaire, mais pas la seule. On
retiendra de cette analyse que : 1) l’historien n’est pas en mesure de se
prononcer sur les modalités de la naissance de Jésus, la naissance virginale
étant une interprétation des données textuelles ; 2) il y a concordance entre
Matthieu et Luc sur le fait que Jésus a été conçu avant que Marie et Joseph
ne mènent vie commune et que Joseph fut son père légal ; 3) l’identité du
père biologique de Jésus demeure une énigme historique.
Où est-il né ?
Autant l’avouer tout de suite : nous ignorons où et quand Jésus est né.
Encore une fois, comme pour la presque totalité des grands personnages
de l’Antiquité, les récits de naissance sont des constructions tardives visant
à projeter au début de la vie du héros les prémices de son identité d’adulte.
Les mères de personnes célèbres ne disent-elles pas de leur rejeton qu’il fut
un bébé exceptionnel ? Néanmoins, nos deux Évangiles de l’enfance (Mt 1–
2 ; Lc 1–2) fournissent des précisions géographiques et historiques sur
lesquelles il faut s’expliquer.
Le lieu, tout d’abord. À première vue, l’hésitation semble n’être pas
permise. Matthieu et Luc s’accordent à situer la naissance du bébé à
Bethléem de Judée (Mt 2,1 ; Lc 2,4) ; mais ils diffèrent sur le scénario.
Selon Matthieu, Joseph et Marie résident à Bethléem (Mt 1,18–2,12), d’où
ils fuient en Égypte pour revenir s’établir dans « une ville appelée
Nazareth » (2,23). Selon Luc, le couple monte de Nazareth à Bethléem
s’inscrire pour le recensement (Lc 2,4-5), puis retourne à « leur ville,
Nazareth » (2,39). Où résidaient-ils primitivement : Nazareth ou Bethléem ?
Le soupçon est apparu que Bethléem, ville prestigieuse parce qu’elle est
« la ville de David » (Mt 2,1), a été préférée pour la naissance de Jésus à
cette bourgade insignifiante, jamais citée dans les Écritures, qu’est
Nazareth. Cela d’autant plus que – suivons le scénario de Luc – le
recensement n’exigeait pas de la femme, enceinte de surcroît, un
déplacement de deux cents kilomètres jusqu’à Bethléem ! Se pourrait-il que
Jésus soit né à Nazareth, compte tenu du fait que sa naissance à Bethléem
n’est pas citée ailleurs dans le Nouveau Testament, et que Jésus est
constamment appelé « le Nazaréen » (dans les évangiles) ou ha-Notsri (dans
le Talmud) ?
Les exégètes se partagent entre défenseurs de Bethléem et partisans de
Nazareth. Mais dans la quête du Jésus de l’histoire, rien n’est simple ! D’un
côté, le choix théologique de Bethléem se comprend aisément comme
l’anticipation de la messianité davidique de Jésus. Jean, en 7,42, confirme :
« L’Écriture ne dit-elle pas qu’il [le Messie] sera de la lignée de David et
qu’il viendra de Bethléem, la petite cité dont David était originaire ? » D’un
autre côté, aucun texte de la tradition chrétienne ne situe la naissance à
Nazareth ; ce dernier choix m’apparaît comme une solution par défaut,
Bethléem étant suspect. En revanche, il a été peu remarqué que les deux
Évangiles de l’enfance consonnent sur un élément : Jésus est né hors de
Nazareth, où les parents et l’enfant se sont rendus ensuite. La pression
théologique en faveur de Bethléem étant plus forte chez Matthieu, il faut
accorder la préférence historique à Luc : la famille de Joseph, domiciliée à
Nazareth, s’est expatriée à l’occasion de la naissance du bébé. Si le soupçon
de mamzerut reposait déjà sur cette naissance irrégulière, la décision du
père légal de faire accoucher Marie hors de Nazareth peut se comprendre.
En conclusion, nous ignorons où est né Jésus, sinon que ce ne fut pas à
Nazareth. La tradition a comblé ce silence en élisant un lieu davidique.
Bruce Chilton rappelle qu’il existait un Bethléem en Galilée, exhumé
récemment par les archéologues, à onze kilomètres de Nazareth 41 ; mais ce
village n’était évidemment pas la cité de David.
La date de sa naissance
La même incertitude règne quant à la date. Sur ce point, les chercheurs
sont unanimes : les données historiques font difficulté. Il y a accord entre
Matthieu et Luc pour placer la naissance de Jésus sous le règne d’Hérode le
Grand (Mt 2,1 ; Lc 1,5). Ce monarque, puissant et brutal, à la jalousie
féroce (il fit assassiner plusieurs de ses fils et sa femme Mariamne qu’il
soupçonnait de comploter contre lui), mourut en l’an 4 avant notre ère.
Historique ou non (plutôt non), le massacre des enfants de Bethléem, qui lui
est attribué en Matthieu 2, correspond à la réputation de ce roi, dont la
mémoire fut exécrée par le judaïsme après sa mort. Luc fournit un second
point de repère (2,1-2) : un recensement ordonné « sur toute la terre » par
l’empereur Auguste au temps de Quirinius, nécessitant l’inscription de
Joseph à Bethléem. Or, Quirinius ne devint gouverneur de Judée qu’en
l’an 6 ap. J.-C., au moment où Archelaüs fut déposé et que la Judée passa
sous administration romaine directe. Pour ce faire, Auguste ordonna un
recensement provincial, et non dans tout l’empire, qui fut organisé par
Quirinius en vue d’inventorier les ressources fiscales de la Judée. Le dernier
recensement fiscal commandé par Hérode eut lieu en 6-7 av. J.-C. et
s’appliqua à l’ensemble de son royaume, Galilée et Judée incluses. Par
ailleurs, Auguste a procédé en l’an 8 av. J.-C. à un recensement dans tout
l’empire, mais il ne concernait que les citoyens romains 42.
On s’y perd un peu. Deux possibilités sont offertes. Ou bien Luc a fait
erreur, déplaçant le recensement de Quirinius sous le règne d’Hérode ou
confondant les divers recensements (ce que pense Raymond Brown 43). Ou
bien un recensement provincial a été effectivement organisé à cette époque,
dont les historiens romains n’ont gardé aucune trace. Quoi qu’il en soit,
Jésus n’est pas né en l’an 1. Le moine Denys le Petit (il s’attribua lui-même
ce surnom en signe d’humilité), au VIe siècle, commit l’erreur de dater la
mort d’Hérode de l’an 754 après la fondation de Rome au lieu de 750. Jésus
est donc né avant l’an – 4. On peut envisager entre – 7 et – 5. Difficile de
dire plus. L’Église ancienne a fêté la naissance de son Seigneur le 28 mars,
puis à l’Épiphanie (6 janvier), avant d’opter au IVe siècle pour le
25 décembre afin de supplanter la fête romaine du solstice d’hiver (le sol
invictus). Armand Puig i Tàrrech signale que selon le papyrus grec de
Babatha, retrouvé à Qumrân, la période la plus propice pour les
recensements était le mois de décembre, lorsque les travaux agricoles
étaient terminés 44…
Son nom
Son nom, Yeshu, est l’abrégé populaire de Yeshuah. Ce nom est celui de
Josué, le grand héros biblique de la conquête de Canaan (en hébreu
biblique : Yehôshuah). Il était répandu en Israël. Flavius Josèphe énumère
au Ier siècle pas moins de dix personnages connus détenteurs de ce nom.
C’est pourquoi il a fallu préciser que ce Jésus-là était de Nazareth, ou alors
user de ce qui devint très vite un surnom après sa mort : Christ. À partir du
e
II siècle, du fait de l’hostilité entre juifs et chrétiens, ce nom courant

disparut rapidement des familles juives.


Joseph et Marie ont-ils tenu à doter leur fils aîné du nom d’un ancêtre
glorieux ? Dès le IIe siècle avant notre ère, la pratique de donner aux enfants
le nom d’un héros du passé s’était étendue. De fait, les frères de Jésus (nous
y viendrons) ont tous des noms de patriarches : Jacques porte le nom de
Jacob, et les autres, les noms de trois de ses fils : Josès (ou Joseph), Jude
(ou Judas), Simon (ou Siméon). Voilà l’emblème d’une famille pieuse, où
l’on cultive la tradition d’Israël lors de la donation du nom.
On sait que les noms hébraïques ont tous une étymologie, et le nom
Yeshu ne faillit pas. Joseph Fitzmyer explique que l’étymologie savante est
« Dieu aide », mais qu’une étymologie populaire a substitué une autre
racine qui dit : « Dieu sauve 45 ». C’est elle que cite Matthieu 1,21 : « Elle
enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui
sauvera son peuple de ses péchés. » Ainsi, un nom banal devenait le porteur
d’une destinée tout à fait singulière.
Jésus, ses sœurs, ses frères
Les habitants de Nazareth, dont j’ai cité plus haut l’intervention lors de
la première prédication que tint Jésus dans la synagogue de son enfance, en
disaient encore plus sur sa famille : « N’est-ce pas le charpentier, le fils de
Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne
sont-elles pas ici chez nous ? » (Mc 6,3 ; voir Mt 13,55-56). L’évangéliste
nous a conservé un renseignement précieux, en dressant la liste d’au moins
six frères et sœurs de Jésus : quatre frères et (au moins) deux sœurs, dont le
patriarcalisme de l’époque n’a pas retenu les noms.
Mais voilà la question : Jésus peut-il avoir des frères et des sœurs ?
Dès le IIe siècle, la chrétienté s’est divisée à ce sujet. Le Protévangile de
Jacques, roman apocryphe consacré à la vie de Marie et à l’enfance de
Jésus, défend la virginité perpétuelle de la mère de Jésus ; il mentionne en
revanche des fils de Joseph nés d’un premier mariage, ce qui ferait d’eux
les demi-frères de Jésus (9,2). Épiphane, évêque en Orient au IVe siècle,
popularisera cette idée dans son Panarion et sera beaucoup cité dans
l’Antiquité. Mais revenons au IIe siècle. Hégésippe – cité par Eusèbe de
Césarée – parle de Jude « frère par le sang du Seigneur » (Histoire
ecclésiastique, III, 20, 1). Tertullien, vers 200, défend vigoureusement
l’humanité de Jésus et affirme qu’il a eu une vraie mère et de vrais frères
(Contre Marcion, 4, 19). Les avis sont donc partagés. On voit ce qui divise
les esprits : comment le fils unique du Père, le fils « monogène » (voir Jn
1,14.18), pourrait-il appartenir à une famille nombreuse ? L’affirmation
théologique brouille et problématise l’information historique de Marc 6.
La charge la plus forte contre l’idée d’une fraternité du Seigneur est
venue de saint Jérôme, traducteur de la Bible en latin, la Vulgate (IVe-
e
V siècles). Il est le premier Père de l’Église à avoir soutenu que les frères
de Jésus étaient en réalité des cousins, et que Marie tout comme Joseph
restèrent vierges. À son époque, la notion de virginité perpétuelle de Marie
ne s’est pas encore imposée.
Au soir de sa vie, Jérôme se penche sur le problème dans son traité
Contre Helvidius sur la virginité perpétuelle de la bienheureuse Marie.
Helvidius bataille contre ceux qui nient que Jésus ait été véritablement
homme ; il affirme qu’il est l’enfant d’une vraie famille, avec six frères et
sœurs nés après lui de l’union de Joseph avec Marie. Jérôme, de son côté,
est un fin linguiste et un hébraïsant ; il note qu’en hébreu, le mot frère (ach)
peut aussi bien signifier « frère » que « neveu » ou « cousin ». Lot, le neveu
d’Abraham, est aussi dit « frère » en Genèse 14,14.16. Au sein de la
parentèle, l’hébreu ne distingue pas finement les degrés. En passant de
l’hébreu au grec, dit Jérôme, la Septante (version grecque de l’Ancien
Testament) a systématiquement rendu ach par adelphos, qui signifie
indubitablement « frère ». D’où son usage, dans le Nouveau Testament,
pour les frères de Jésus qui sont en réalité ses cousins. L’influence de la
position de Jérôme fut énorme, on s’en doute, et de longue durée ; elle fut
partagée par Thomas d’Aquin, Bède, Luther, Calvin et Zwingli.
On pourrait y ajouter un argument historique, que n’a pas invoqué
Jérôme. La famille antique ne saurait, bien évidemment, se réduire au
modèle de la (très) moderne famille nucléaire. Dans la Palestine du
er
I siècle, et plus généralement dans l’Antiquité, l’individu ne se comprend

pas comme un être autonome et socialement indépendant. La communauté,


le village, le clan constituent le tissu social qui protège et fournit sa
légitimité à l’individu. De sa ville de Nazareth, forte (estime-t-on) de quatre
cents à cinq cents habitants, Jésus recevait un cadre social de
reconnaissance et de sécurité. Bref, à coup sûr, Jésus n’a pas été socialisé
dans un cocon, mais dans une famille à l’ancienne, au sein du clan.
C’est pourquoi, j’y reviens, l’étonnement devant sa première
prédication à la synagogue de Nazareth est si marqué : Jésus sort du rôle qui
lui est attribué, tant à lui qu’à sa famille. Il transgresse l’accord qui régit les
pouvoirs au sein du groupe. Jésus conclura par l’adage : « Un prophète
n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison » (Mc
6,4). Par ce proverbe, il s’affranchit du contrôle social et revendique sa
singularité.
L’argumentation du Contre Helvidius pourrait donc s’appuyer sur la
sociologie des groupes fermés, en postulant qu’une fraternité s’entend de
façon large. Malheureusement, l’argument ne tient pas. La démonstration de
Jérôme est ingénieuse, mais inadéquate. Car le grec a un mot pour dire
« cousin » : anepsios. Après vérification, l’exégète catholique John P. Meier
conclut : « Il est tout simplement faux de dire que la version grecque de
l’Ancien Testament emploie régulièrement adelphos pour signifier
“cousin 46”… » Cet exégète ajoute que dans la Bible grecque des Septante,
un seul texte peut être invoqué à l’appui de la proposition de Jérôme (1 Ch
23,22) ! Jamais, en grec, adelphos (frère) n’est affecté à un champ de
signification allant jusqu’au cousinage. L’adelphos est bien un frère, de
sang ou de droit.
D’autres voix se sont élevées pour suggérer que le terme « frère » était
utilisé pour désigner la fraternité religieuse, le frère dans la foi (Matthieu
5,23 est un bon exemple). Il est vrai que les pharisiens usaient
abondamment de ce terme dans le cadre de leurs confréries. Mais il s’agit là
d’un sens figuré, aisément perceptible à la lecture. Qui imagine que lorsque
l’apôtre Paul parle de « Jacques le frère du Seigneur », rencontré à
Jérusalem lors de son passage après sa conversion (Ga 1,19), il désigne un
simple « frère » de la communauté ? On sait par ailleurs l’importance qu’a
prise ce frère-là, Jacques, qu’Actes 15 désigne comme le leader de l’Église
de Jérusalem, au moment où Paul vient y défendre la validité de sa mission
contre des attaques judéo-chrétiennes.
Lorsque l’auteur des Actes parle des disciples rassemblés à Jérusalem
après l’Ascension, il dresse le tableau de la toute première communauté
formée des onze disciples et de « Marie la mère de Jésus, avec les frères de
Jésus » (Ac 1,14). Voilà une preuve supplémentaire : la mère de Jésus et ses
frères ont fait partie et ont joué un rôle particulier dans le premier cercle de
ses adhérents après sa disparition. Conclusion : ne laissons pas la théologie
du « Fils unique du Père » brouiller la généalogie de Yeshu de Nazareth.
Personne n’y a songé avant que l’idée que Marie soit restée vierge ait fait
surface au IIe siècle. Jésus avait au minimum six frères et sœurs – de droit,
sinon de sang.
Les langues qu’il parlait
Quelle langue parlait Jésus ? La réponse spontanée qui vient à l’esprit
est : l’araméen. Or, la situation est plus compliquée. En Palestine au
er
I siècle, quatre langues étaient parlées : latin, grec, hébreu, araméen.
Oublions tout de suite le latin. Il était pratiqué par les autorités romaines
pour des échanges politiques ou administratifs, et par elles seules. Les
seules inscriptions en latin ont été retrouvées à Césarée Maritime (siège du
gouverneur) et à Jérusalem.
À l’inverse, depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand, le grec était
devenu ce qu’est l’anglais aujourd’hui : la langue de communication
universelle. Les inscriptions des monnaies frappées sous le règne d’Hérode
le Grand sont exclusivement grecques. À Qumrân, 5 % des manuscrits sont
en grec. Quiconque concluait des transactions commerciales ou était en
relation avec des non-juifs s’exprimait en langue grecque. Lors de ses
pèlerinages en famille à Jérusalem, ville sainte mais hellénisée, Jésus a été
en contact avec la culture grecque. S’entretenir avec un centurion romain
nécessitait l’usage d’une langue commune (Mt 8,5-13). On ne peut conclure
qu’il possédait la maîtrise du grec parlé, encore moins du grec écrit ; mais
qu’il le connaissait suffisamment pour comprendre et se faire comprendre,
oui. Peut-être a-t-il conversé en grec avec Ponce Pilate lors de son procès
(Jn 18,28–19,12), mais la présence d’un interprète est aussi vraisemblable.
Qu’en est-il de l’hébreu ? La langue sacrée, la langue des Écritures,
avait été progressivement réservée à l’usage écrit plutôt que parlé. Il a été
objecté que la bibliothèque de Qumrân, essentiellement hébraïque, prouvait
la pratique, au Ier siècle, d’un hébreu vivant. Mais la multiplication des
commentaires scripturaires (targumim) en araméen, même à Qumrân, ruine
l’idée de la survie d’un hébreu populaire au temps de Jésus. Lisait-il alors
l’hébreu ? La scène de la synagogue de Nazareth (Lc 4,16-30), où Jésus
déroule le rouleau d’Esaïe et lit avant de prêcher, fait penser que oui.
Malheureusement, ce tableau pourrait être une composition tardive de Luc,
qui s’est servi de sa connaissance de la liturgie synagogale ; son historicité
n’est pas assurée. En revanche, le fait que Jésus prêche à la synagogue et
qu’il débatte avec les scribes de l’interprétation de la Torah rend plus que
vraisemblable qu’il lisait l’hébreu biblique. Il n’aurait pas été pris au
sérieux sans cela. L’hébreu était la langue de mémorisation des textes
bibliques.
La langue courante au Ier siècle, en Israël comme dans le Proche-Orient,
était l’araméen. À l’évidence, ce fut en araméen que Jésus conversait avec
ses interlocuteurs, prêchait et enseignait. Le Nouveau Testament conserve
les traces d’expressions idiomatiques : abba (père) pour s’adresser à Dieu
(Mc 14,36 ; Ga 4,6), talita qoum (« fillette, lève-toi ») à la fille de Jaïros
(Mc 5,41), ephphta (« ouvre-toi ») à un sourd-muet, et surtout son cri à la
croix en Marc 15,34 Eloï Eloï lama sabaqthani (« Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Joachim Jeremias a inventorié, en dehors
des noms propres, vingt-six mots araméens attribués à Jésus par les
évangiles ou les sources rabbiniques 47.
En résumé, Jésus était trilingue. Il parlait un peu de grec pour s’adresser
aux étrangers et aux Romains, lisait les Écritures hébraïques dans le texte et
parlait l’araméen comme sa langue maternelle. Ce constat soulève
immédiatement la question : que sait-on de son niveau d’éducation ? John
Dominic Crossan, se basant sur le faible taux d’alphabétisation dans
l’Antiquité, a défendu l’image d’un Jésus en paysan illettré 48.
Irrévérencieuse, sa thèse ne peut être écartée d’un revers de main.
L’éducation de Jésus
Le degré d’alphabétisation dans l’Antiquité était évidemment variable ;
il dépendait du pays, du cadre sociologique (ville ou campagne), du
contexte économique (famille à haut ou bas revenu), du niveau culturel
familial et de la volonté parentale, etc. Mais il était notoirement bas : les
évaluations oscillent entre 2 et 10 % de la population. Dans ces conditions,
ont conclu des chercheurs comme Crossan, comment imaginer qu’une
bourgade rurale telle que Nazareth, au surplus insignifiante, aurait été un
îlot de lettrés au sein d’un océan d’analphabètes ?
D’autres chercheurs, tel Shmuel Safrai, se sont basés sur le Talmud pour
affirmer le haut degré d’éducation en milieu juif 49. Selon lui, une école
élémentaire consacrée à la lecture des Écritures, le beth ha-séfer (maison du
livre), existait dans chaque village en Palestine au Ier siècle. D’après le
Talmud de Babylone, l’éducation obligatoire a été ordonnée par Josué ben
Gamaliel au milieu du Ier siècle (bBaba Batra 21a). On parle toujours des
garçons, bien entendu. Leur formation scolaire s’achevait à douze-treize
ans, les plus doués pouvant alors poursuivre à un niveau supérieur en
fréquentant le beth ha-midrash, où l’on étudiait la Torah aux pieds des
docteurs. La difficulté soulevée par cette enviable description est double :
d’une part les traditions sur lesquelles se base Safrai sont tardives, leur mise
par écrit remontant au plus au début du IIIe siècle avec la Mishna ; d’autre
part, nous ne disposons pas de preuves historiques d’une école publique
juive à l’époque, que ce soit en Palestine ou dans la diaspora. Au surplus, ni
Philon d’Alexandrie ni Flavius Josèphe ne mentionnent l’existence d’une
telle institution.
Et pourtant, selon ces deux mêmes auteurs, la connaissance des
Écritures et le niveau de formation des enfants juifs faisaient l’admiration
des contemporains dans l’empire romain. Flavius Josèphe affirme que la
Loi ordonne aux enfants l’apprentissage des lois et des actions de leurs
pères (Contre Apion, 2, 204). Dans les grottes de Murabba’at, ultime refuge
des guerriers zélotes avec Bar Kochba lors de la seconde Guerre juive (132-
135 ap. J.-C.), on a retrouvé des traces d’exercices élémentaires d’écriture.
Il en a été aussi exhumé dans la forteresse d’Hérode, l’Hérodion, près de
Bethléem. Bref, même s’il est hasardeux de projeter au Ier siècle la présence
d’un système scolaire aussi structuré, la focalisation du judaïsme sur le
Livre ne pouvait manquer de générer un effort d’alphabétisation. Le rapport
au Livre et son interprétation ont en effet une fonction identitaire dans la foi
d’Israël.
S’agissant de Jésus, comme on l’a dit, il n’est pas prudent de s’appuyer
sur l’épisode de la synagogue de Nazareth (Lc 4,16-30) pour prouver sa
faculté de lire les Écritures. On lit toutefois en Jean 7,15 : « Les juifs étaient
surpris et disaient : “Comment connaît-il les lettres, lui qui n’a pas
étudié ?” » Mais surtout, c’est la capacité incontestée de Jésus à débattre de
l’interprétation de la Torah avec les scribes, les pharisiens et les sadducéens
qui atteste de son degré de culture. Comment a-t-il appris à lire et écrire,
comment a-t-il acquis sa familiarité avec le texte biblique ? James
Charlesworth fait de lui un autodidacte brillant, ayant acquis son savoir en
fréquentant des sages de son époque 50. Simon Claude Mimouni pense que
la famille de Jésus était d’ascendance sacerdotale, ou à tout le moins lévite,
et qu’elle disposait du niveau culturel et financier apte à doter ce fils d’une
bonne éducation 51.
La certitude nous échappe. Quoi qu’il en soit, la formation scolaire de
Jésus enfant ne s’est pas déroulée sans l’assentiment de ses parents. Qui
plus est, Jésus étant le premier-né de la famille, les parents ont pu vouer une
attention particulière à l’éducation de leur aîné. L’éducation du petit garçon
a certainement débuté à la synagogue de Nazareth ; mais elle s’est
poursuivie ailleurs, au vu de la surprise des habitants devant la prédication
explosive de cet enfant du village, au surplus d’origine douteuse (Mc 6,2-
6).
Son métier
« Mon père Joseph, le vieillard béni, travaillait au métier de charpentier
et nous vivions du travail de ses mains. » C’est en ces termes que s’exprime
Jésus, dans un roman apocryphe copte qui remonte au IVe siècle, l’Histoire
de Joseph le charpentier (9, 2). Cette information provient de Matthieu
13,55 : « N’est-ce pas le fils du charpentier ? » Matthieu réécrit une
question que Marc, avant lui, avait formulée : « N’est-ce pas le
charpentier ? » (Mc 6,3). Sur cette base, la tradition a conclu que Jésus
enfant avait hérité du métier de son père. Ce métier n’étant pas méprisé,
mais pas particulièrement honorable non plus, il n’y a aucune raison de
penser qu’il aurait été inventé par les premiers chrétiens. Mais pour être
exact, le terme utilisé (tektôn) n’est pas aussi précis que ce que nous
entendons en français par « charpentier ». Le tektôn est l’artisan du
matériau dur : bois, mais aussi fer ou pierre. Justin Martyr, au IIe siècle,
affirme que Jésus fabriquait des charrues et des jougs (Dialogue avec
Tryphon, 88). Cela signifie que dans l’atelier de son père, Jésus pouvait
aussi bien préparer des charpentes que fabriquer des portes, des meubles,
des outils ou des coffres.
À Nazareth, un gros village rural, la majorité des habitants étaient
paysans. La famille de Jésus devait vivre aussi d’un lopin de terre.
Hégésippe (IIe siècle) rapporte l’interrogatoire par l’empereur Domitien de
deux petits-fils de Jude, un frère de Jésus, qui déclarent ne posséder qu’un
petit terrain qu’ils cultivent (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III,
20, 1-3). Socialement, les artisans ne faisaient pas partie des pauvres, mais
plutôt de la classe moyenne. En dessous d’eux se trouvaient les petits
agriculteurs appauvris par les taxes, les ouvriers journaliers, les
domestiques saisonniers, les artisans itinérants, et plus bas encore les
esclaves. La famille de Jésus ne vivait donc pas à la lisière de la pauvreté.
En campagne, l’artisan est apprécié pour son savoir-faire. Le métier
qu’exerçait Jésus réclamait une compétence technique et de la force
musculaire. « Le gringalet éthéré que nous présentent souvent les images
pieuses et le cinéma hollywoodien n’aurait guère survécu aux rigueurs qu’a
dû affronter le tektôn de Nazareth depuis l’adolescence jusqu’au début de la
trentaine », note avec humour John P. Meier 52.
À une heure de route de Nazareth s’était ouvert l’énorme chantier de
reconstruction de Sepphoris. Détruite lors d’une révolte contre Rome en 4
av. J.-C., la ville fut choisie pour capitale par Hérode Antipas et les travaux
se poursuivirent jusqu’en 26 de notre ère, où le tétrarque transféra sa
capitale à Tibériade. Du coup, l’imagination de quelques historiens s’est
enflammée à l’idée que Joseph et son fils auraient pu travailler sur ce grand
chantier. Rien n’est exclu, bien entendu. Mais ce qui frappe au contraire, à
la lecture des évangiles, c’est l’absence totale des grandes villes dans
l’activité galiléenne de Jésus. Ses déplacements se concentrent sur les villes
et villages de tradition juive : Nazareth, Capharnaüm, Naïn, Chorazin,
Cana. Les cités hellénistiques de Sepphoris et Tibériade sont ignorées.
Jésus fut un homme de villages et de campagne. Ses paraboles mettent
en scène les pêcheurs, les femmes à la maison et les travailleurs de la terre.
Avant son déplacement à Jérusalem, l’univers de Jésus est demeuré le
monde rural de son enfance.
Les « années cachées »
Que furent les « années cachées » de Jésus à Nazareth, avant qu’il ne
débute, vers trente ans, son activité publique ? Des évangiles apocryphes se
sont précipités pour combler cette lacune, notamment l’Évangile de
l’enfance selon Thomas et l’Évangile arabe de l’enfance, qui racontent les
turpitudes d’un Jésus sale gamin, usant de son pouvoir miraculeux pour
épater ses copains ou leur jouer des tours 53. En réalité, l’enfance de Jésus
nous échappe, comme pour la plupart des personnages de l’Antiquité. Pour
eux comme pour lui, l’imagination légendaire est venue combler les lacunes
du savoir. C’est peut-être le cas aussi pour l’épisode de Jésus adolescent à
Jérusalem faussant compagnie à ses parents pour débattre avec les sages (Lc
2,41-52). Le goût du merveilleux a pris le dessus.
Si nous ignorons tout de l’enfance et de la jeunesse de Jésus, les
compétences manifestées par le Jésus adulte permettent en revanche
quelques déductions.
Sa fréquentation des synagogues, sa participation aux fêtes de
pèlerinage, sa pratique de la prière présupposent un apprentissage des rites
de la foi juive. Un des plus anciens traités de la Mishna, le Pirqé Avot, dit :
« À l’âge de cinq ans l’Écriture, à dix ans la Mishna, à treize ans les
commandements, à quinze ans le Talmud, à dix-huit ans le dais nuptial… »
(5,21). Cette sentence anonyme remonterait au Ier siècle. Elle idéalise peut-
être, mais signale en tout cas le modèle d’éducation religieuse dans les
familles pieuses.
Or, la famille de Joseph et Marie fut manifestement une famille pieuse.
En son sein, puis à la synagogue, le petit Yeshu a appris à connaître et aimer
l’Écriture, à en mémoriser des passages, à réciter le shema Israel, à prier, à
respecter le sabbat, à découvrir les règles de pureté, à jeûner, à assister à
l’office synagogal du samedi. Contrairement à ce qu’on lit parfois, il ne
s’est pas présenté à la bar mitzvah, puisque ce rite d’accession à la majorité
religieuse (treize ans) est une institution médiévale. Mais un rite de passage
devait néanmoins exister, auquel il s’est soumis.
Cette situation dura jusqu’à ce que se produise, dans la vie de Jésus, un
grand choc : la rencontre de Jean le Baptiseur. Elle fut si forte qu’elle
déclencha chez lui conversion et demande de baptême. Son baptême fut
l’occasion d’une révélation qui transforma sa vie. Il le conduisit à quitter sa
famille pour suivre le Baptiseur et s’affilier à son cercle de disciples.
CHAPITRE 3

À l’école de Jean le Baptiseur

Le mouvement de Jésus n’est pas né de rien, telle une génération


spontanée. Jésus a eu un maître spirituel, un mentor, dont il fut le plus
illustre disciple avant de prendre son autonomie. Les évangiles le
nomment : Jean, dit le Baptiseur. Après avoir rapporté le baptême de Jésus,
ces mêmes évangiles enchaînent immédiatement avec ses tentations au
désert et son activité de prédicateur (Mc 1,9-14). Or, dans l’intervalle, il y
eut quelque chose. Car se présenter à ce baptême n’avait rien d’une
formalité ; il impliquait un lien avec le baptiseur et un engagement de vie.
L’évangile de Jean a gardé le souvenir que Jésus baptisait avec Jean
(Jn 3,22-23), même si une rature postérieure tente de minimiser le fait 54.
Avant de prêcher de son côté, Jésus fit partie du cercle étroit de ses élèves et
fut associé, plusieurs mois en tout cas, à l’activité du maître.
Le prophète du désert
Quelle était la signification du baptême donné par Jean ? L’historien juif
Flavius Josèphe dresse un portrait admiratif du personnage :

Hérode en effet avait tué [Jean] bien qu’il ait été un homme de bien, qui
exhortait les juifs à se comporter avec vertu et justice entre eux et à être
pieux à l’égard de Dieu, pour venir recevoir le baptême. Car c’est ainsi que
le baptême lui paraissait agréable à Dieu : s’il ne servait pas à se faire
pardonner les péchés mais à purifier le corps, après que l’âme eut été
purifiée auparavant par la justice. Comme les autres [juifs] étaient
nombreux à se rassembler autour de lui et à s’exalter à l’écoute de ses
paroles, Hérode avait craint qu’une influence trop puissante n’incite à une
émeute. (Antiquités juives, 18, 117-118)

Josèphe met en évidence la pratique baptismale de Jean, qui a été


visiblement sa marque de fabrique et lui a valu le surnom de « Baptiseur »
(traduction littérale de baptizôn ou baptistès). Josèphe confirme aussi le lien
entre l’engagement des adeptes et le baptême : « vertu et justice » précèdent
l’acte baptismal, qui purifie le corps. Adhérer à la prédication de Jean est
donc une condition à son baptême.
Mais l’historien juif cède à la tentation de dépeindre Jean à la manière
des philosophes hellénistiques épris de vertu. Ce qu’il tait, car cela lui
déplaît, c’est que Jean était un prédicateur de la fin du monde. Les évangiles
synoptiques ont retenu, eux, l’orientation eschatologique de son message :
« Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d’échapper à la colère
qui vient ? Produisez donc des fruits qui témoignent de votre conversion »
(Lc 3,7-8). La colère à venir, c’est la fureur de Dieu contre l’impiété de son
peuple. Aujourd’hui, tonne le Baptiseur, la fin du monde est imminente
avec son feu destructeur : « Maintenant déjà la hache est prête à attaquer les
arbres à la racine ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit est coupé
et jeté au feu » (Lc 3,9).
Dans la lignée des prophètes d’Israël, Jean fut le dernier de ses
représentants et le plus flamboyant. Il proclame que le temps est maintenant
échu : Dieu va incessamment rencontrer son peuple et procéder au
Jugement dernier en signant l’arrêt du monde. Le seul moyen d’échapper à
la catastrophe finale est de confesser ses péchés, corriger sa vie par la
conversion et recevoir le baptême, car celui-ci est administré « en vue du
pardon des péchés » (Mc 1,4). Et qu’on ne s’imagine pas que
l’appartenance au peuple saint constituera un rempart contre la colère
divine, tonitrue le prophète hirsute : « Car je vous le dis, des pierres que
voici Dieu peut susciter des enfants à Abraham » (Lc 3,8). Pour reprendre la
formule d’Albert Schweitzer, le baptême de Jean était un « sacrement
eschatologique 55 ». Pratiqué dans l’urgence de la dernière heure, il assurait
au baptisé la rémission de ses fautes, qu’entérinerait le Juge des derniers
temps. Le baptême de Jean offrait ainsi aux Israélites l’ultime échappée
avant le cataclysme final.
Embarras chrétien
On s’en doute, le baptême de Jésus par Jean a plongé les premiers
chrétiens dans le plus total embarras.
Comment admettre une telle dépendance au prophète juif des derniers
temps ? Et surtout, comment accepter que Jésus se soit soumis à un
baptême « en vue du pardon des péchés », alors que la chrétienté le
considère sans péché 56 ? Cette concurrence était d’autant plus fâcheuse
qu’au Ier siècle, une rivalité opposait les communautés chrétiennes aux
groupes de disciples de Jean 57. Ces conflits religieux sont évoqués en
Actes 18,25 et 19,1-4, où le « baptême de Jean » est déclaré insuffisant.
La tradition chrétienne n’a pourtant pas occulté la figure de Jean.
L’évangile de Marc a placé le Baptiseur en tête de son récit (Mc 1,1-8), et la
Source des paroles de Jésus a conservé la mémoire de sa prédication (Lc
3,7-18). Toutefois, on aperçoit une progressive domestication chrétienne du
personnage. En Matthieu 3,13-15, Jean s’offusque que Jésus lui demande le
baptême, alors que c’est lui qui aurait besoin d’être baptisé par Jésus ; le
même Matthieu biffe la mention d’un baptême « en vue du pardon des
péchés ». En Luc 3,21, Jésus est baptisé sans que figure le nom du
Baptiseur. Dans le quatrième évangile, le baptême de Jésus a disparu ; Jean
le désigne à ses disciples comme « l’agneau de Dieu qui enlève le péché du
monde » (Jn 1,29). Dans les évangiles apocryphes, la domestication est à
son apogée : Jésus proteste qu’il n’a commis aucun péché nécessitant le
baptême, et Jean s’agenouille devant Jésus en implorant qu’il le baptise 58.
Au terme de cette réinterprétation, le rapport entre Jésus et le Baptiseur
s’est trouvé inversé. Alors qu’historiquement Jésus a adhéré au mouvement
populaire de réveil déclenché par Jean, qu’il s’est présenté au baptême de
conversion et qu’il est devenu son disciple, la figure du Baptiseur s’est
métamorphosée en faire-valoir du Christ. Le maître spirituel est devenu
l’élève, le mentor s’est mué en précurseur. Le dernier prophète d’Israël a
été réquisitionné au service de la propagande chrétienne.
Mais encore une fois, les premiers chrétiens n’ont pas effacé les traces
de la proximité entre les deux hommes. On ne repère, sur les lèvres de
Jésus, aucune critique sur le prophète de conversion. Au contraire, Jean est
honoré : il est « plus qu’un prophète », et « parmi ceux qui sont nés d’une
femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiseur » (Mt
11,9.11). Jésus assimile le rejet dont il est la victime au rejet opposé à Jean
(Mt 11,16-19). Contesté par les autorités religieuses de Jérusalem à la suite
de son geste violent contre le Temple, Jésus leur reproche de ne pas avoir
cru non plus au baptême de Jean (Mc 11,29-32). Matthieu va jusqu’à
synthétiser la prédication des deux hommes dans les mêmes termes :
« Convertissez-vous ; le Règne des cieux s’est approché » (Mt 3,2 ; 4,17).
Quant à Luc, il consacre le premier chapitre de son Évangile de l’enfance à
mettre en parallèle l’annonce de la naissance merveilleuse de Jean et celle
de Jésus (Lc 1) ; il fait même de Jean le cousin de Jésus, sans que l’on sache
historiquement s’il s’agit d’un lien de sang ou (plutôt) d’une affinité de
pensée.
La figure de Jésus et celle de Jean sont d’ailleurs associées à plusieurs
reprises, soit par Hérode Antipas : « Ce Jean que j’ai fait décapiter, c’est lui
qui est ressuscité » (Mc 6,16), soit par les foules : « “Qui suis-je au dire des
hommes ?” Ils lui répondirent : “Jean le Baptiseur…” » (Mc 8,28). Bref,
une lecture attentive des évangiles exhume les traces d’un lien fort et
reconnu entre le prophète du désert et l’homme de Nazareth.
Eaux vives, sauterelles et miel sauvage
Jean parut « dans le désert », nous apprend Marc (1,4), le désert « de
Judée » précise Matthieu. Luc parle de la région du Jourdain (Lc 3,3) et le
quatrième évangile mentionne Béthanie (Jn 1,20). Le cumul de ces
localisations balise une zone traditionnellement qualifiée de désertique,
composée des terres arides descendant des collines de Judée en direction de
la rive occidentale de la mer Morte, là où a été découvert le site de Qumrân.
L’activité de Jean a donc pour cadre la basse vallée du Jourdain, où la
rivière, par la végétation luxuriante de ses rives, rompt l’aridité des terres.
Ce territoire fait partie de la Pérée, ou Transjordanie, qui relève comme la
Galilée de la souveraineté d’Hérode Antipas. C’est là que Jésus assiste Jean,
un temps, dans son activité baptismale. Le lieu exact de déroulement des
baptêmes, par immersion dans l’eau courante, nous échappe.
D’après l’évangile de Jean (3,23), le Baptiseur s’est déplacé ensuite vers
le nord, à Aïnon, près de Salim, deux villages situés à l’ouest du Jourdain 59.
Son activité, itinérante, s’est plutôt fixée aux confins d’Israël, en
Transjordanie, un lieu d’implantation baptiste après sa mort.
L’évangéliste Luc aime dater les événements. Jean a débuté son activité
de guide spirituel l’an 15 du règne de l’empereur Tibère, écrit-il (Lc 3,1), ce
qui nous situe au début de l’an 28 60. Le baptême de Jésus eut lieu au cours
de cette même année. D’où venait le prophète baptiseur ? L’évangile de Luc
est le plus disert, car il décrit sa famille : Zacharie le prêtre et Élisabeth la
femme stérile (Lc 1,5-25) ; mais ce récit légendaire est trop préoccupé de
fournir un précédent à la naissance de Jésus pour être historiquement
indubitable. En revanche, une indication doit être retenue : Jean est issu
d’une famille sacerdotale. Ce fils de prêtre a visiblement coupé les ponts
avec sa famille et son milieu pour adopter une position de rupture.
Son choix de vie a frappé les esprits : vêtu d’une tunique en poils de
chameau et d’une ceinture (ou plutôt d’un caleçon) de cuir, il se nourrit de
sauterelles grillées et de miel sauvage (Mc 1,6). Ce mode de vie emprunte
aux habitudes des nomades du désert, mais l’austérité est frappante. D’Élie
aussi, la Bible rapporte semblable accoutrement 61. Jean cherchait-il ce
rapprochement ? C’est un ascète. Il développe, face au luxe de la cour
hérodienne aux habits somptueux (Lc 7,26), une contre-culture : la vérité de
Dieu est à chercher dans le désert, dans la privation, et non dans le luxe des
villes royales. Le choix du désert est d’une symbolique forte : dans la
tradition biblique, le désert est le lieu du retrait et de la communion idéale
avec Dieu durant l’exode. Pour retrouver le Dieu des pères, il s’agit de se
retirer.
Le baptême de Jean, je rappelle, ne jouissait pas d’une efficacité
magique ; il devait être accompagné d’un engagement moral. La Source des
paroles de Jésus a conservé la trace de ces injonctions morales, qui
concrétisent ce que Flavius Josèphe appelle la « vertu » :

Les foules demandaient à Jean : « Que nous faut-il donc faire ? » Il leur
répondait : « Si quelqu’un a deux tuniques, qu’il partage avec celui qui n’en
a pas ; si quelqu’un a de quoi manger, qu’il fasse de même. » Des
collecteurs de taxes aussi vinrent se faire baptiser et lui dirent : « Maître,
que nous faut-il faire ? » Il leur dit : « N’exigez rien de plus que ce qui vous
a été fixé. » Des militaires lui demandaient : « Et nous, que nous faut-il
faire ? » Il leur dit : « Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-
vous de votre solde. » (Lc 3,10-14)

Partager ses biens avec les pauvres et lutter contre la corruption des
fonctionnaires : les recettes de Jean sont simples, mais impératives. On
remarquera en passant que l’inventaire des interlocuteurs confirme la
notoriété du prophète baptiseur, déjà relevée par l’historien juif. Collecteurs
de taxes, militaires : on retrouvera ces personnages, détestés par l’opinion
publique pour leur collusion avec l’occupant romain, dans la proximité de
Jésus.
De la mort tragique de Jean, nous possédons deux récits qui se
complètent : l’évangile de Marc (6,17-29) et Flavius Josèphe (Antiquités
juives, 18, 118-119). La dramatique du récit de Marc est gravée dans les
mémoires : ensorcelé par le charme de la fille d’Hérodiade qui danse pour
son anniversaire, Hérode Antipas promet de lui offrir ce qu’elle désire… et
doit s’exécuter lorsque celle-ci, conseillée par sa mère, lui demande la tête
de Jean le Baptiseur sur un plat. Cette version est un peu romancée 62. Un
recoupement avec les données de l’historien juif dévoile le volet politique
de l’affaire : les critiques proférées par Jean contre le remariage d’Hérode,
qui avait répudié sa première femme pour épouser la femme de son demi-
frère, Hérodiade, n’ont pas seulement exaspéré celle-ci ; elles ont inquiété
Antipas, qui se trouvait en conflit avec le royaume nabatéen voisin, dont
était issue sa première femme. La critique de l’illégitimité de son mariage
se greffait donc sur une guerre de frontières, et mettait en péril la réputation
du tétrarque auprès de son opinion publique.
Redoutant que son succès populaire ne dégénère en soulèvement,
Antipas a fait exécuter Jean dans la forteresse de Machéronte, à l’est de la
mer Morte, où il l’avait incarcéré. Flavius Josèphe note que l’opinion ne lui
a pas pardonné ce forfait, considérant la défaite de l’armée d’Hérode contre
les Nabatéens comme la sanction infligée par Dieu pour avoir fait mourir le
prophète du désert. Jean a payé de sa vie son intrusion téméraire dans les
affaires publiques.
« Celui qui vient après moi est plus fort
que moi »
La particularité de Jean est de se disqualifier lui-même en annonçant la
venue, après lui, d’un « plus fort que moi, et je ne suis pas digne, en me
courbant, de délier la lanière de ses sandales » (Mc 1,7). L’image est
cinglante : délacer les sandales était une corvée réservée aux esclaves non
juifs, et dont le disciple n’était pas redevable à l’égard de son maître 63. À
qui s’adresse ce sentiment de radicale indignité ? Pour les lecteurs
chrétiens, il s’applique sans nul doute à Jésus, mais pour le Baptiseur ? Il
est attendu de ce « plus fort » qu’il procède au Jugement dernier, en
rassemblant les élus et en exterminant les méchants (Mt 3,12). Jésus ne
répond pas à la définition.
À qui songeait Jean ? On a pensé à Dieu, puisque « le fort » est une
désignation de Dieu dans l’Ancien Testament et que le Jugement dernier lui
est couramment réservé. Mais l’anthropomorphisme de la métaphore se
prête mal à une désignation divine (des sandales pour Dieu ?). Il doit s’agir
plutôt d’une des innombrables figures célestes peuplant l’imaginaire
eschatologique d’Israël au Ier siècle : Messie, Fils de l’homme, fils de
David, nouvel Élie, nouveau Moïse, Melchisédek, etc. La question des
envoyés de Jean à Jésus : « Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en
attendre un autre ? » (Mt 11,3) signale que le prophète attendait un
médiateur du divin plutôt que Dieu lui-même. Mais, rappelle Gerd
Theissen, ne durcissons pas l’alternative : c’est toujours l’intervention de
Dieu qu’Israël envisage au travers des figures supra-angéliques du futur 64.
Le plus intéressant est de noter que ce personnage demeure flou,
énigmatique, en tout cas dans le message du Baptiseur tel qu’il a été
préservé par les sources chrétiennes. Ou bien les sources n’ont pas retenu
plus de détails de sa vision eschatologique, ou bien – ce que je suis tenté de
croire – Jean laissait dans l’incertitude l’identité du médiateur céleste, parce
qu’il l’ignorait. Sa question à Jésus, que je viens de rappeler, va dans ce
sens.
L’une de ses activités retient d’ailleurs l’attention : « Moi, c’est d’eau
que je vous baptise […] Lui vous baptisera dans l’Esprit saint et le feu » (Lc
3,16). Marc écrit seulement : « Lui vous baptisera dans l’Esprit saint » (Mc
1,8). A-t-on préservé les dires du Baptiseur, ou la relecture chrétienne
infiltre-t-elle ici une référence au baptême chrétien pour suggérer qu’il
surpasse le baptême de Jean ? La mention du feu s’inscrit dans le message
eschatologique du Baptiseur ; elle est une métaphore biblique courante du
Jugement dernier. On ne peut imaginer qu’elle soit un ajout chrétien,
puisqu’elle brouille l’identification du « plus fort » avec le Christ. La
relecture chrétienne focalisée sur le baptême dans l’Esprit saint est aussi
apparente dans les Actes des apôtres (1,5 et 11,16), où le feu a disparu. La
version de Marc et des Actes est donc tardive.
Que Jean ait distingué son baptême d’eau du baptême eschatologique
par le feu purificateur est conforme à l’ensemble de son message. A-t-il dit
plus ? Espérait-il la venue de l’Esprit saint aux derniers jours, comme le
prophète Joël l’attendait (Jl 3,1-5) ? Si c’est le cas, son attente fut une
aubaine pour les chrétiens, qui ont vu là une prédiction de la venue de
l’Esprit à la Pentecôte (Ac 2 65). Jean envisageait pour l’avenir proche une
action en force, incluant pour les impies le feu destructeur, pour les justes
l’octroi de l’esprit de sainteté 66. L’avenir que le Baptiseur attendait
impatiemment évoquait l’accès des baptisés au salut, mais tout le poids de
sa prédication reposait sur l’extermination des pécheurs par le feu.
Jésus et Jean
Peut-on en savoir plus sur la relation entre les deux hommes ? Comment
Jean a-t-il considéré Jésus, et comment Jésus a-t-il considéré Jean ? Deux
textes, souvent taxés (mais à tort) de compositions chrétiennes, lèvent le
voile.
Nous avons déjà mentionné le premier : la démarche des envoyés du
Baptiseur, lorsque celui-ci, enfermé par Antipas dans la forteresse de
Machéronte, les délègue vers Jésus avec cette question : « Es-tu Celui qui
doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11,3). La réponse de
Jésus surprend, car elle déplace la question. Il ne répond nullement « c’est
moi », mais énumère une série d’événements étonnants : « Les aveugles
retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et
les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est
annoncée aux pauvres » (Mt 11,5). Les miracles cités par Jésus sont la
signature du salut eschatologique tel que le décrit le livre d’Esaïe 67 : voilà
les bienfaits attendus pour la restauration de la création lors de la venue
finale de Dieu. Un texte de Qumrân relie ces mêmes miracles à la venue du
Messie : « Alors il guérira les blessés et fera vivre les morts, il annoncera
une bonne nouvelle aux pauvres et rassasiera les humbles, il conduira les
égarés et enrichira les affamés » (4Q 521, frag. 2). Ce texte essénien
témoigne d’une attente messianique du salut en Israël au Ier siècle, attente
sur laquelle se greffe Jésus.
Sa réponse opère deux déplacements significatifs face à la question du
Baptiseur.
D’une part, elle se dégage de sa personne pour cibler ce qui se passe
autour de lui, que la prophétie esaïenne permet d’interpréter comme l’œuvre
de Dieu et de son Messie. D’autre part, elle se dégage du Messie destructeur
attendu par Jean pour focaliser sur les miracles bienfaisants de Dieu. Jésus
accepte donc la question de son maître spirituel, mais se dérobe face à la
question identitaire ; il reconfigure l’avenir espéré en n’entérinant pas
l’attente d’un avenir ténébreux, mais en dépeignant un horizon où
prédomine le bien-être humain. Il insiste donc sur le point où son message
s’écarte de celui de son maître spirituel. L’évangile ne livre aucune réaction
du Baptiseur à la réponse de Jésus ; on peut y voir un indice que ce morceau
n’est pas une création d’après coup. La christianisation du personnage, telle
qu’elle se déploie dans le quatrième évangile, prêtera à Jean une
conviction : Jésus est salué comme « l’agneau de Dieu » (Jn 1,29-30).
Le second texte où Jésus établit un lien entre Jean et lui est une
amusante parabole : les enfants joueurs.

À qui donc vais-je comparer les hommes de cette génération ? À qui sont-
ils comparables ? Ils sont comparables à des enfants assis sur la place et qui
s’interpellent les uns les autres en disant : « Nous vous avons joué de la
flûte, et vous n’avez pas dansé ; nous avons entonné un chant funèbre, et
vous n’avez pas pleuré. » En effet, Jean le Baptiseur est venu, il ne mange
pas de pain, il ne boit pas de vin, et vous dites : « Il a perdu la tête. » Le Fils
de l’homme est venu, il mange, il boit, et vous dites : « Voilà un glouton et
un ivrogne, un ami des collecteurs de taxes et des pécheurs. » Mais la
Sagesse a été reconnue juste par tous ses enfants. (Luc 7,31-35)

Là encore, on discerne ce que Jésus partage avec le Baptiseur et ce qui


les distingue. Deux groupes d’enfants se chamaillent sur la place du village,
les uns reprochant aux autres de ne pas avoir accepté d’entrer dans leur jeu.
Quand ils jouaient de la flûte, les autres n’ont pas voulu danser. Quand ils
entonnaient un chant funèbre, ils n’ont pas mimé la douleur. Aux deux
invitations du premier groupe, le second a refusé de répondre. L’image est
aussitôt décodée. L’invitation au deuil symbolise la venue de Jean, l’ascète,
dont on dit : « Il a perdu la tête. » L’invitation à danser symbolise la venue
de Jésus, caché derrière la figure énigmatique du Fils de l’homme, qui
mange et boit, mais dont on dit : « Voilà un glouton et un ivrogne. » Les
épithètes appliquées à Jésus sont si déplaisantes qu’on ne peut imaginer
qu’elles aient été inventées après-coup ; elles circulaient déjà de son temps.
Jésus valide la venue du Baptiseur et s’aligne sur son prédécesseur : ses
contemporains ont tout rejeté, autant la sévère prédication de conversion de
Jean que sa propre prédication, sous des prétextes inverses. À Jean, on a
reproché son ascèse ; à Jésus, son comportement de bon vivant est doublé
d’une amitié jugée indécente avec les personnes décriées par les pieux.
Même combat entre Jean et Jésus, même si les modalités changent, et même
refus. La finale unifie les deux hommes : « Mais la Sagesse a été reconnue
juste par tous ses enfants. » Comprenez : ceux qui ont perçu chez les deux
hommes l’émanation de la Sagesse divine ont reconnu la justesse de leur
appel à se convertir.
Une offre révolutionnaire
Le baptême de Jean, lié à l’exigence de la conversion, ne constituait pas
seulement, dans la Galilée du Ier siècle, une innovation religieuse. Le geste
de Jean était proprement révolutionnaire. Car Jean est le premier, au sein
du judaïsme, à mettre en place un rite baptismal unique. La foi juive
pratiquait les ablutions rituelles à vertu purifiante. La présence des Romains
en Palestine (des impies qui souillaient la Terre sainte !) avait accentué le
phénomène ; il se traduisait par la multiplication des mikvaot, ces bassins
d’eau permettant la purification. On en a retrouvé à profusion sur le site de
Qumrân, mais aussi aux abords du Temple de Jérusalem. Or, Jean rompt
avec la pratique des ablutions répétitives pour prescrire une purification
unique, suffisante et efficace. Et son baptême ne lave pas seulement le
fidèle des souillures du monde profane, mais efface ses péchés en vue du
Jugement.
Pour la piété juive, si les ablutions rituelles restauraient la pureté des
fidèles, l’octroi du pardon nécessitait un autre rite : l’offrande d’un
sacrifice. Tout individu y était invité. En outre, une fois par année, à la fête
du Yom Kippour, le grand prêtre offrait au Temple un grand sacrifice pour
l’expiation des péchés de tout Israël. Or, en s’affichant comme le canal
exclusif du pardon divin, le baptême de Jean invalidait ces pratiques
séculaires et les déclarait inefficaces. Il se substituait de fait au système
sacrificiel du Temple pour la rémission des fautes.
À vrai dire, Jean n’était pas le premier prophète à préférer la droiture
morale aux rites pieux. Amos, au VIIIe siècle av. J.-C., tonnait à la place de
Dieu : « Je hais vos fêtes, je les méprise, je ne supporte pas vos assemblées
solennelles… Vos sacrifices de paix et vos bêtes grasses, je ne les regarde
pas… Mais que le droit coule comme de l’eau et la justice comme un
torrent ! » (Am 5,21-24). Jean le Baptiseur est de cette trempe. On ne
rapporte de lui aucune parole cinglante contre les rites du Temple, mais
proclamer l’urgence d’être baptisé pour échapper au Jour de colère
revenait à juger obsolètes les remèdes classiques. Son baptême s’inscrit à la
suite des actes symboliques des prophètes de l’Ancien Testament, ces gestes
provocateurs destinés à signifier une nouvelle réalité 68. Jean se posait en
seul médiateur efficace du pardon de Dieu. Le service du Temple ne servait
plus à rien désormais.
Comment expliquer la nouveauté radicale du Baptiseur ?
On l’a, bien entendu, rapproché des sectaires de Qumrân, qui résidaient
eux aussi dans le désert de Judée. C’est là que s’était retiré le noyau dur des
esséniens, ce mouvement laïc aspirant à une pureté de vie. L’ermite solitaire
aurait-il été formé dans la communauté du désert ? Nul ne le sait, la secte
n’ayant pas tenu le registre de ses adeptes. Une affiliation essénienne de
Jean est toutefois improbable. Elle signifierait que l’ancien adepte aurait
renié tous les principes de la secte : ni l’obsession qumrânienne de la
purification par ablutions répétées, ni son attachement à la lettre de la
Torah, ni sa préparation à la guerre sainte des élus contre les impies n’ont
en effet laissé de trace dans le discours de Jean. Simon Légasse conclut :
« L’origine de la pratique [baptismale] et de sa portée n’est pas ailleurs que
dans le génie personnel et l’inspiration religieuse du prophète 69. »
Jean, le fils de prêtre, a rompu avec les traditions de son milieu, rompu
avec la ritualité sacrificielle à laquelle était voué son père, pour instaurer les
mesures radicales qu’imposait à ses yeux la venue du Dieu vengeur.
Les prophètes du désert
Jean n’est toutefois pas un ovni dans le judaïsme palestinien du
er
I siècle. Il n’est pas seul à se retirer au désert. Flavius Josèphe (originaire
lui aussi d’une famille sacerdotale) reconnaît avoir été plusieurs années
durant le disciple d’un certain Bannus, qui « vivait dans le désert », se vêtait
de végétaux et se nourrissait de ce qu’il trouvait sur place, se baignant nuit
et jour dans l’eau froide pour préserver sa chasteté (Autobiographie, 11). Le
désert était réputé pour être le lieu de la pureté originelle d’Israël.
Le même Flavius Josèphe parle de personnages qu’il taxe de charlatans
et d’imposteurs, et qui « prêchaient aux foules de s’abandonner aux
puissances divines et les poussaient au désert, en prétendant que là, Dieu
leur montrerait des signes précurseurs de leur libération » (Guerre des juifs,
2, 259). Les événements se situent au moment où Félix était procurateur de
Judée (52-60 ap. J.-C.). On lit dans les Antiquités juives (20, 188) que son
successeur, Festus (60-62 ap. J.-C.), « envoya une troupe de cavalerie et
d’infanterie contre ceux qui avaient été trompés par un imposteur qui leur
avait promis le salut et la fin de leurs maux s’ils voulaient le suivre au
désert ».
Quinze ans auparavant, un dénommé Theudas avait entraîné une foule à
le suivre au Jourdain pour assister à la partition en deux du fleuve ; Josèphe
(Antiquités juives, 20, 97-99) et les Actes des apôtres (5,36) rapportent le
massacre de ses adeptes par les troupes d’occupation. Ils racontent aussi
que l’apôtre Paul a été confondu avec « l’Égyptien qui, ces derniers temps,
a soulevé et emmené au désert quatre mille sicaires » (21,38) ; on appelait
de ce nom les extrémistes religieux armés d’un poignard (sicarios). Josèphe
confirme : cet Égyptien « s’était attribué la réputation de prophète 70 »
(Guerre des juifs, 2, 261-263).
L’historien juif n’aime pas ces personnages, qu’il taxe de « faux
prophètes ». Il estime qu’ils ont tourné la tête des gens crédules et
déclenché la première Guerre juive, achevée comme on sait par la
destruction du Temple en 70. Ces mouvements ont été systématiquement
réprimés dans le sang par les Romains, qui étouffaient dans l’œuf tout ce
qui ressemblait à un soulèvement populaire. Jean le Baptiseur n’était donc
pas le seul à adopter le désert de Judée comme lieu de retraite. D’autres
mouvements, parfois violents, avaient fait ce choix.
Regardons de plus près cet attrait pour le désert. Que révèle-t-il ? Dans
la foi d’Israël, le désert est le lieu mythique des origines, le lieu de la
réception de la Torah, le souvenir de l’idylle avec le Dieu libérateur. Des
agitateurs religieux y entraînaient leurs adeptes pour fuir la terre souillée
par la présence des Romains et assister aux miracles merveilleux qui
avaient jalonné le parcours d’Israël durant l’exode. Leur message était
clair : Israël est à nouveau en situation d’esclavage, comme en Égypte ; un
nouvel exode permettra la libération de l’oppression. Le salut viendra du
désert. Toujours selon Josèphe, leur slogan était de « n’être esclaves ni des
Romains ni de personne d’autre que Dieu : car lui seul est le maître
véritable et juste des hommes » (Guerre des juifs, 7, 323).
Le nouvel ordre romain
Cette profusion de figures du désert est un indicateur de l’atmosphère
politique et religieuse en Galilée et en Judée sous occupation romaine.
Lorsqu’il décrit l’état de la « nation juive » à cette époque, l’historien
romain Tacite écrit : sub Tiberio quies (« tranquillité sous Tibère 71 »). La
stabilité politique est en effet remarquable. L’incroyable longueur du règne
d’Hérode Antipas, tétrarque de Galilée et de Transjordanie, en est le signe
indubitable : quarante-trois ans (de 4 av. J.-C. à 39 ap. J.-C.), un règne plus
long que son illustre père, Hérode le Grand ! Depuis la conquête de Pompée
en 63 av. J.-C., Rome tient d’une main de fer la Samarie (c’est la province
de Syrie), et depuis l’an 6 elle administre la province de Judée autour de
Jérusalem. Le calme règne donc, pour l’historien romain.
Mais c’est sans compter avec la résistance religieuse. Les préfets
romains aussi bien qu’Hérode Antipas mènent en effet une campagne
d’acculturation de la région à la culture gréco-romaine. Plusieurs initiatives
de Ponce Pilate, préfet de Judée de 26 à 37, ont secoué les consciences
juives : les monnaies qu’il fait frapper portent des symboles cultuels païens,
ce qu’avaient évité jusque-là ses prédécesseurs ; il tente d’introduire des
effigies de l’empereur à Jérusalem, mais recule devant le scandale ; un
conflit éclate autour d’un aqueduc qu’il fait construire en utilisant des fonds
provenant du trésor du Temple et (scandale !) à proximité d’un cimetière 72.
Un fait divers raconté à Jésus indique l’ambiance : « Survinrent des gens
qui lui rapportèrent l’affaire des Galiléens, dont Pilate avait mêlé le sang à
celui de leurs sacrifices » (Lc 13,1). Obsédé par l’ordre public, Pilate était
prompt à envoyer ses légionnaires mâter les foules. C’est d’ailleurs à la
suite de la répression sanglante d’un rassemblement autour d’un prophète
samaritain sur le mont Garizim qu’il fut convoqué à Rome en 37, et
destitué.
Hérode Antipas, de son côté, cherchait à ménager les convictions juives.
Cela ne l’a pas empêché de défier les mœurs en épousant la femme de son
demi-frère au mépris des règles sur le mariage, mais aussi en bâtissant sa
nouvelle capitale, Tibériade, sur l’emplacement d’un cimetière. Du coup, la
ville entière était réputée impure. Son palais, en outre, était décoré de
fresques d’animaux, en contradiction avec l’interdit des images ; au début
de la Guerre juive, une foule en colère les détruisit 73.
Ainsi donc, de manière brutale en Judée, plus atténuée en Galilée, le
nouvel ordre romain s’imposait dans la vie publique. Le résultat était la
montée en puissance d’une résistance religieuse, décidée à préserver les
coutumes du judaïsme.
Dans ces mouvements de résistance, comme le relève Gerd Theissen, se
mêlaient ferveur religieuse et banditisme social 74. Les prophètes du désert
recrutaient prioritairement leurs adeptes parmi les gens démunis et les
paysans ruinés. Misère économique et protestation religieuse se renforçaient
réciproquement. La perspective d’un gouvernement théocratique, sous
l’égide d’une figure messianique, ne pouvait qu’enflammer les délaissés de
la prospérité. Quand Judas le Galiléen déclenche en l’an 6 une campagne de
refus de l’impôt, il brandit un argument théocratique : tout recensement
fiscal est un sacrilège, vu que Dieu seul détient le droit sur la terre d’Israël.
Il sacralise ainsi un combat auquel le petit peuple, ruiné par les taxes, était
particulièrement tenté de souscrire 75.
Jean s’inscrit donc dans un mouvement de résistance religieuse ;
pourtant, à côté des agitateurs prophétiques détestés par Flavius Josèphe, il
occupe une place à part. Comme eux, il proteste contre le péché et l’impiété
de la société, mais ne prône aucune violence. Il ne promet pas de refaire les
miracles d’autrefois. Il n’exacerbe pas le sentiment anti-romain, mais ruine
au contraire toute sécurité liée à l’appartenance au peuple d’Abraham. Au
désert, il prépare un avenir dont Dieu seul est l’acteur. Dans ce but, il met
en place un baptême de repentance permettant d’échapper à l’imminent
Jour de colère.
Sidérant baptême
En l’an 28, un homme d’environ trente-cinq ans se présente au baptême
de Jean : Jésus, venu de Nazareth, une bourgade agricole de la Basse-
Galilée. Il n’est pas seul. Des foules venaient de Judée et de Jérusalem,
rapporte l’évangéliste Marc (1,5). L’immersion avait lieu dans l’eau du
Jourdain ou d’un ouadi adjacent. Si elle se déroulait à la façon des ablutions
esséniennes, les femmes étaient en tunique et les hommes en caleçon 76.
Jésus n’est pas seul, mais pourquoi vient-il ?
Les Anciens n’ont pas été seuls à être dérangés par l’idée que Jésus se
présente à un baptême « pour le pardon des péchés » (Mc 1,4). Des
théologiens aujourd’hui le sont encore. Certains pensent que Jésus a voulu
se solidariser avec son peuple pécheur ; d’autres rétorquent que Jésus
n’avait aucun péché à se faire pardonner 77. Mais c’est faire preuve
d’anachronisme que de projeter dans l’histoire une vision dogmatique du
Christ. Contrairement à ce qu’imagine l’évangile apocryphe des Nazaréens,
Jésus ne se déclare pas exempt de péché (voir ici). Les textes restant muets
sur sa motivation, son champ de conscience nous est inaccessible.
L’honnêteté historique impose de prendre acte de sa demande de
recevoir un baptême de repentance, qui présuppose une adhésion au
programme moral de Jean. Les évangélistes n’ont pas éprouvé le besoin
d’en dire plus. Le commentaire de Matthieu (« c’est ainsi qu’il convient que
nous accomplissions toute justice » 3,15) aligne Jésus et Jean sur la
réalisation du plan de Dieu. Jésus a discerné dans le rite du prophète du
désert un appel divin et y a répondu.
Les évangiles sont, en revanche, plus diserts sur ce qui a suivi l’acte
baptismal. Luc dépeint un événement à grand spectacle : « Comme tout le
peuple était baptisé, Jésus aussi fut baptisé ; et pendant qu’il priait, le ciel
s’ouvrit et l’Esprit saint descendit sur lui sous une forme corporelle comme
une colombe » (Lc 3,21-22). Le récit plus ancien de Marc a préservé la
dimension intime et subjective de l’événement : Jésus « fut baptisé par Jean
dans le Jourdain. À l’instant où il remontait de l’eau, il vit les cieux se
déchirer et l’Esprit descendre sur lui comme une colombe » (Mc 1,9-10). Le
sens du récit de Marc est clair : Jésus a eu, au sortir de son baptême, une
vision. Si la mémoire s’en est conservée, c’est qu’il a raconté à ses disciples
cet événement mystique.
Tel qu’il nous est parvenu, le récit emprunte un style imagé (qui s’en
étonnerait pour une vision ?), emprunté au langage biblique. Dans l’Ancien
Testament, lorsque Dieu envoie un prophète en mission, les cieux s’ouvrent
(Ez 1,1). Ici, ils se déchirent. Le lecteur des Écritures a en mémoire la
supplication d’Esaïe : « Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais… »
(Es 63,19). Cette irruption attendue de Dieu dans le monde se passe
maintenant. L’Esprit descend sur Jésus comme une colombe. Pourquoi une
colombe ? On dénombre plus de seize propositions parmi les
commentateurs : la colombe de Noé au déluge, le symbole de l’amour, de la
paix, de la sagesse, d’Israël 78… Mais notons bien qu’ici, l’Esprit n’est pas
une colombe, il descend comme une colombe. On pense au souffle de Dieu
planant sur les eaux à la création (Gn 1,2).
Le plus important est le message de la voix céleste : « Tu es mon fils
bien-aimé ; en toi j’ai placé ma joie. » Quand Dieu adopte le roi d’Israël à
son intronisation, il lui déclare : « Tu es mon fils. C’est moi qui t’ai
engendré aujourd’hui » (Ps 2,7). Cette comparaison permet de relever deux
différences. Premièrement, Jésus est le fils bien-aimé, le préféré, l’unique.
Deuxièmement, la voix divine révèle un choix déjà fixé : j’ai placé ma joie.
Voilà ce que Jésus a retenu de sa vision mystique. Le baptême de Jean a
été pour lui l’occasion d’une expérience intérieure intense et sidérante :
Dieu l’a choisi pour une mission qui n’est pas décrite, mais qui se résume à
être le fils, le représentant, le porte-parole, l’image du Dieu-père.
Marc et Matthieu enchaînent directement avec le récit de la tentation de
Jésus au désert : signe que Jésus a dû se retirer pour « digérer » l’incroyable
événement ? Quoi qu’il en soit, le baptême au Jourdain marque un
changement radical dans sa vie et le point de départ de sa vocation ; il la
réalisera dans un premier temps en participant à l’activité de Jean et de ses
disciples. Jésus, devenu baptiseur, mais qui bientôt ne baptisera plus et
quittera le groupe baptiste, doit au prophète du désert d’avoir découvert à
quoi il était destiné.
Sans la rencontre de Jean…
De tout ce qui vient d’être dit, une évidence émerge : Jésus ne serait pas
devenu ce qu’il a été sans la rencontre de Jean.
La destinée entière de Jésus est marquée de son empreinte, à tel point
que la vie et le message du prophète du désert peuvent être considérés
comme une « matrice vitale 79 » de la pratique de Jésus. Sous l’influence du
Baptiseur, sa vie a changé. Il a quitté sa famille et adopté un mode de vie
sans domicile fixe. Après l’incarcération de Jean, Jésus commence à
prêcher en Galilée la venue imminente du Règne de Dieu ; il exhorte ses
auditeurs à se convertir et insiste sur l’urgence de changer de comportement
(Mc 1,15). Il s’adresse à l’ensemble du peuple, sans discrimination, et
suscite un certain engouement populaire. Il rappelle qu’être Israélite ne
garantit nullement d’être reçu dans le Royaume au festin des enfants
d’Abraham (Mt 8,11-12). Il choque en déclarant que les péchés sont
pardonnés sans passer par un sacrifice (Mc 2,5-7). Le salut qu’il annonce
est à la portée de tous, moyennant une conversion du cœur. Il rassemble
autour de lui des disciples, dont un cercle d’intimes qui partagent sa vie
itinérante. Comme Jean il périra de mort violente pour avoir défié les
autorités, et comme Jean il sera vénéré après sa mort par ses disciples. Faut-
il alors s’étonner qu’à la question « Qui suis-je au dire des hommes ? », la
première réponse soit : « Jean le Baptiseur » (Mc 8,27-28) ?
Mais ces frappantes ressemblances ne cachent pas les points sur
lesquels Jésus a rompu avec son mentor. Le mouvement populaire de
conversion initié par le Nazaréen ne reproduit pas la campagne pénitentielle
du Baptiseur. James Dunn n’a pas tort de dire que pour Jean, le présent doit
être mobilisé pour fuir la colère à venir, tandis que Jésus envisage le présent
comme la manifestation de la grâce de Dieu 80.
D’abord, Jésus n’est pas un ascète ; il ne vit pas au désert, mais arpente
les villes et villages de Galilée, avant de se rendre à Jérusalem. Il mange et
boit avec les pécheurs et les collecteurs de taxes. Le seul trait apparent
d’ascétisme est son célibat, qui ne s’apparente nullement à un désintérêt
pour les femmes ; ce non-mariage peut être expliqué par sa situation
d’enfant mamzer, dont nous avons parlé plus haut. Ensuite, si la perspective
du Jugement dernier n’est pas absente de sa prédication, elle ne constitue
pas, comme chez Jean, le catalyseur de l’urgence d’agir ; du temps est laissé
pour se convertir. Enfin, l’image du Règne à venir s’est inversée : ce n’est
plus la colère contre les pécheurs qui domine, mais l’avènement d’un salut
joyeux. Dieu n’est plus seulement proche, mais à la porte, et c’est un Dieu
d’accueil et de pardon. Jésus ne répercute pas l’offre pénitentielle de la
dernière chance qui portait la marque du Baptiseur, mais déclare l’état
d’urgence devant l’oubli de qui est le Dieu d’Israël.
Ces déplacements face au message de Jean s’enracinent dans une
expérience de Dieu qui fut propre à Jésus. Cette expérience spirituelle,
enracinée dans son vécu baptismal, fut si forte qu’elle généra chez l’homme
de Nazareth une pratique d’exorcisme et de guérison. C’est vers cette
pratique guérissante – et là s’arrête la ressemblance avec Jean – qu’il faut
nous tourner maintenant. Pourquoi Jésus guérit-il ?
DEUXIÈME PARTIE

LA VIE DU NAZARÉEN
CHAPITRE 4

Le guérisseur

Nous commençons la présentation de l’activité de Jésus par ses


miracles. Juste avant cela, posons-nous la question : à quoi ressemblait le
Nazaréen lorsqu’il débuta, dans la trentaine (Lc 3,23), son activité
publique ? Nous l’ignorons, à dire vrai, les biographes de l’Antiquité
s’intéressant peu à l’aspect physique de leur héros. Une certitude : il ne
ressemblait guère au jeune Aryen qu’ont représenté les peintres. En se
basant sur les résultats des fouilles archéologiques et sur les sculptures de
l’arc triomphal célébrant à Rome la victoire de Titus sur Jérusalem en 70,
81
James Charlesworth risque quelques propositions . Le visage de Jésus était
plutôt foncé, tanné par le soleil, les traits sémites. Sourcils et nez étaient
accentués. Sa taille pouvait se situer entre un mètre soixante-cinq et un
mètre soixante-dix, et son poids entre cinquante-huit et soixante-quinze
kilos. Ces estimations, à traiter avec précaution, aident juste à nous faire
prendre de la distance par rapport à l’imagerie traditionnelle.
Jésus, guérisseur charismatique
Depuis toujours, les récits de miracles de Jésus ont suscité vénération et
scepticisme. Jésus expulsant un esprit mauvais, Jésus marchant sur les eaux,
Jésus multipliant les pains… réalité ou fiction ? Un miracle est un
événement jugé bienfaisant qui contrevient aux attentes normales, et dont
l’origine est attribuée à une force surnaturelle. Ernest Renan, dans sa Vie de
Jésus de 1863, écrivait : « Les miracles sont de ces choses qui n’arrivent
jamais ; les gens crédules seuls croient en voir. » Il ajoutait : « Des textes
écrits, si on les prenait au sérieux, feraient croire que de tels faits se sont
passés autrefois ; mais la critique historique montre le peu de crédibilité de
pareilles narrations 82. » Renan vivait à l’ère du rationalisme triomphant.
On sourit aujourd’hui devant un tel aplomb. Au XXIe siècle,
l’acceptation des techniques scientifiques les plus sophistiquées ne contredit
nullement la croyance aux phénomènes paranormaux. Les pratiques dites
paramédicales (guérisseurs, chamans) sont entrées dans la culture. Mais
surtout, ce que dit Renan de la critique historique est totalement contredit
aujourd’hui. Les chercheurs considèrent actuellement que la pratique
thérapeutique de Jésus est l’un des éléments historiquement les plus sûrs de
son activité 83. Plusieurs indices concourent à ce constat. Le nombre est
imposant : vingt-sept miracles recensés, sans compter les récits collectifs
(« Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes sortes et il
chassa de nombreux démons » Mc 1,34). Les récits de miracles bénéficient
de l’attestation multiple, à savoir qu’ils sont rapportés par plusieurs sources
indépendantes (Marc, Source des paroles, Jean, évangiles apocryphes,
sources juives). En outre, Jésus a transmis sa pratique thérapeutique à ses
disciples (Lc 10,9) et les premiers chrétiens l’ont poursuivie après lui. Au
surplus, son action miraculeuse bénéficie du témoignage de Flavius
Josèphe : Jésus « était en effet faiseur de prodiges », écrit-il (Antiquités
juives, 18, 63).
À ces indices cumulés s’ajoute le facteur de plausibilité historique : la
présence de guérisseurs et de faiseurs de miracles est attestée au Ier siècle,
tant par les écrits juifs que par les historiens gréco-romains. On les connaît
par leur nom : Honi le traceur de cercles, Hanan ha-Nehba, Hanina ben
Dosa, Eleazar, du côté juif ; du côté grec, Apollonios de Tyanne, l’empereur
Vespasien ou les utilisateurs anonymes des formules incantatoires
répertoriées dans les papyri grecs magiques. D’ailleurs, la présence
d’exorcistes juifs concurrents est attestée par le Nouveau Testament lui-
même (Mc 9,38 ; Mt 12,27 ; Ac 19,13). De son temps, l’homme de
Nazareth ne fut ni le premier ni le seul en Palestine à faire des miracles.
Comment se soignait-on dans l’Antiquité ? Une petite élite consultait
les médecins ; ceux-ci, réputés pour leur savoir, prodiguaient des soins
coûteux. On en a un écho dans l’histoire de la femme qui perd son sang et
qui a dépensé tout son avoir en soins médicaux (Mc 5,26). Autre solution :
fréquenter les sanctuaires dédiés aux dieux guérisseurs (Asclépios, Serapis),
que l’on trouvait dans toutes les villes de l’empire romain. Des fouilles à
Jérusalem ont permis de savoir que la piscine de Béthesda, où Jésus guérit
un paralysé, était dédiée à Asclépios, peut-être déjà du temps de Jésus (Jn 5,
2-9). Quant à la médecine populaire, elle était pratiquée par des exorcistes,
des magiciens et des guérisseurs. On parle de guérisseur charismatique
lorsque celui-ci se présente comme un médium du divin ; Jésus appartient
assurément à ce dernier type.
En résumé, tant la richesse de l’attestation documentaire des miracles
que la pratique thérapeutique au Ier siècle, sans oublier la poursuite des
guérisons dans les communautés chrétiennes, ne laissent place à aucun
doute : Jésus fut un guérisseur charismatique doué, et ses dons
paranormaux lui ont valu un net succès populaire. Ses performances
miraculeuses sont d’autant plus remarquables qu’elles détonnent parmi les
grandes figures spirituelles du judaïsme : ni du Maître de Justice fondateur
de Qumrân, ni du grand Rabbi Hillel contemporain de Jésus, ni de Jean le
Baptiseur, on ne rapporte une quelconque activité thérapeutique.
Profusion et diversité
Les vingt-sept miracles attribués à Jésus ne sont pas seulement
nombreux, ils sont variés. Quatre catégories sont à distinguer. Les guérisons
sont les plus abondantes : quatorze au total. On peut y apparenter une
deuxième catégorie : les trois revivifications de morts, appelées à tort (on
verra pourquoi) résurrections de morts. Troisième catégorie : les cas
d’exorcisme, où Jésus délivre un individu d’un démon ou d’un esprit impur,
au nombre de cinq. La quatrième catégorie englobe des prodiges naturels :
deux récits de sauvetage en mer (Jésus apaise une tempête et marche sur les
eaux) et trois récits de générosité (les pains multipliés, une pêche
abondante, l’eau changée en vin 84).
Ces actes miraculeux ont été l’objet d’interprétations divergentes.
Prenons l’exemple de Jésus marchant sur les eaux (Mc 6,45-52). La
personne qui privilégie une lecture littéraliste n’est en rien surprise : Dieu,
maître de la création, peut déroger quand il veut aux lois de la nature. Pour
l’adepte d’une lecture rationaliste, Renan par exemple, l’événement est
attribué à tort à une cause surnaturelle ; il doit en fait recevoir une autre
explication (hallucination des disciples, haut-fond connu de Jésus,
phénomène de lévitation). De son côté, celui qui prône une lecture mythique
considère que la performance attribuée à Jésus est purement symbolique et
que le récit est une parabole. Quant au spécialiste de la lecture historico-
religieuse, il dira que marcher sur les eaux est un prodige légendaire réservé
aux hommes divins, qui a été importé dans les évangiles.
Au moment d’analyser ces récits de miracles, deux précautions doivent
être observées. Premièrement, parler de « miracle » relève de la confession
de foi. Notre analyse ne tente pas de « prouver » le miracle, mais de
reconstituer historiquement les actes de Jésus qui ont conduit les témoins,
puis les premiers chrétiens, à parler de miracle. Le quatrième évangile
emploie à raison le terme de « signes » pour désigner les gestes de Jésus
pointant vers une intervention divine 85.
Deuxièmement, respectons la diversité des types de miracles. Leur
genèse et leur évolution divergent en fonction de la catégorie à laquelle ils
appartiennent. Une opinion forfaitaire sur l’historicité des récits – les
entériner ou les refuser en bloc – n’est donc pas recommandable. On se
gardera en particulier de nier spontanément l’authenticité de récits
apparaissant à notre esprit moderne comme les moins « vraisemblables ».
Exemple : l’exorcisme. Dans la majorité des cultures de l’hémisphère Nord,
l’aliénation mentale est assignée à un traitement psychiatrique. Dans les
cultures de l’hémisphère Sud, l’exorcisme est un acte thérapeutique reconnu
et efficace. Tobie Nathan a milité pour une ethnopsychiatrie, qui adapte les
modes thérapeutiques à la culture du sujet 86.
Nous traiterons successivement des exorcismes, des guérisons, des
revivifications de morts et des prodiges naturels (récits de sauvetage en mer
et miracles de générosité).
L’exorcisme, un combat cosmique
Flavius Josèphe rapporte un exorcisme auquel il a assisté, en présence
de l’empereur Vespasien et de son entourage :

J’ai vu un certain Éléazar, un compatriote, qui, en présence de Vespasien, de


ses fils, des tribuns et de toute l’armée délivrait des gens possédés de
démons. Voici quel était le mode de guérison : il approchait du nez du
démoniaque une bague dont le sceau recouvrait une des racines indiquées
par Salomon, puis, alors que celui-ci reniflait, il extrayait le démon par les
narines ; l’homme tombant aussitôt, il adjurait le démon de ne plus revenir
en lui, en évoquant Salomon et en prononçant les incantations qu’il avait
composées. Voulant persuader les assistants et les convaincre qu’il
possédait bien ce pouvoir, Éléazar plaçait à proximité un gobelet rempli
d’eau ou une cuvette, et il ordonnait au démon sortant de l’homme de les
renverser, et ainsi de faire reconnaître aux spectateurs qu’il avait quitté
l’homme. (Antiquités juives, 8, 46-48 ; trad. E. Nodet)

Ainsi Éléazar, l’exorciste juif, se servait-il pour chasser le démon d’un


de ces grimoires connus des rabbis et dont la rédaction, disait-on, remontait
à Salomon. Sa technique fait immédiatement penser aux récits d’évangile :
menacer le démon, lui ordonner de sortir, interdire son retour et démontrer
spectaculairement son expulsion.
Le verbe « menacer » qu’emploie Jésus est typique du langage exorciste
(epitimaô : Mc 1,25 ; 9,25). Peut-être Jésus recourait-il à la formule de
Zacharie 3,2 : « YHWH te menace, Satan » ? Jésus ordonne aussi à l’esprit
mauvais de sortir de l’homme (Mc 1,25 ; 5,8 ; 9,25) ; mais les papyri grecs
magiques énumèrent à cet effet des formules incantatoires qu’on ne trouve
pas sur les lèvres du Nazaréen. L’interdit du retour se lit dans le récit de
l’enfant épileptique : « Esprit sourd et muet, je te l’ordonne, sors de cet
enfant et n’y rentre plus ! » (Mc 9,25). Quant à l’expulsion, elle se
manifeste par des cris (Mc 1,26), par des convulsions (Mc 9,26) ou par la
migration vers un troupeau de porcs (Mc 5,12-13). La technique exorciste
de Jésus est donc identique à celle d’Éléazar, à l’exception de deux
procédures à relent magique : l’utilisation d’un objet rituel (la bague) et la
récitation de formules incantatoires. L’effet exorciste se concentre, pour
Jésus, dans sa parole d’autorité.
Dans un monde antique où la croyance aux esprits et aux démons fait
partie de la vie, l’exorcisme est un phénomène familier. On attribue à
l’influence d’esprits maléfiques l’ivrognerie, la débauche ou de fortes
douleurs, mais aussi et surtout les troubles de la personnalité : crise
d’épilepsie, état dissociatif, psychose. Lorsque l’individu ne paraît plus être
maître de lui-même, lorsque la maîtrise de son corps lui échappe, l’invasion
de son organisme par un esprit mauvais est l’explication qu’offre la culture
ambiante. Expulser l’intrus est alors la thérapie appropriée.
À la différence de la guérison, l’exorcisme est une lutte contre le
pouvoir du mal. Le guérisseur s’engage dans une lutte à mort contre la
puissance démoniaque ; aucun compromis n’est envisageable dans ce
combat qui doit se terminer par la défaite du démon. Dans la mesure où les
démons sont reconnus comme des êtres sataniques, c’est le combat
cosmique contre les puissances hostiles à Dieu que conduit l’exorciste. On
prête aux esprits mauvais la tentative d’échapper à l’exorciste en
prononçant son nom, car la connaissance du nom offrait la maîtrise sur
l’adversaire. C’est ainsi qu’à la synagogue de Capharnaüm, ces mots sont
placés dans la bouche de l’homme aliéné : « Tu es venu pour nous perdre ;
je sais qui tu es : le Saint de Dieu » (Mc 1,24).
Outre les cinq récits répertoriés, les mentions de l’activité exorciste de
Jésus sont fréquentes 87. Comment expliquer un taux si élevé ? John
Dominic Crossan a rapproché cette fréquence de la situation des sociétés
colonisées, en Afrique notamment 88. En effet, dans ces sociétés occupées,
comme l’était la Palestine, par une puissance étrangère, les cas de
possession démoniaque se sont multipliés. Tout se passe comme si
l’aliénation de la culture et de la religion autochtones par une culture
étrangère se cristallisait, à l’échelle de l’individu, par un phénomène
d’aliénation personnelle. Autrement dit : l’individu incorpore en lui la
dissociation socio-culturelle que vit son milieu, dépossédé de son identité
par un pouvoir dominant. La multiplication des exorcismes dans l’activité
de Jésus trahit un même état de psychopathologie.
Le cas de l’aliéné de Gérasa, qui erre dans un cimetière et s’automutile,
correspond parfaitement à cette pathologie ; Jésus menace les esprits impurs
qui l’habitent, dont le malade donne le nom : « Légion ». Ces esprits
supplient alors Jésus de les faire entrer dans un troupeau de porcs, qui se
jette d’une falaise dans le lac et se noie (Mc 5,1-20). Le récit porte les traces
d’une composition tardive, mais il restitue la dimension politique de
l’humiliation ressentie par les habitants : Légion est le nom de la troupe
romaine d’occupation et le porc, animal impur, correspond à ceux qui
souillent la Terre sainte. À la détresse socio-culturelle du pays d’Israël au
temps de Jésus correspond un besoin élevé d’exorcismes. Leur absence dans
le quatrième évangile et leur rapide déclin chez les premiers chrétiens
confirment qu’ils n’étaient plus d’actualité, à la différence des miracles de
guérison dont la nécessité, elle, perdurait.

SATAN TOMBÉ DU CIEL

La singularité des exorcismes de Jésus ne s’arrête toutefois pas à


l’absence de formules magiques. Au retour de ses disciples envoyés en
mission et qui se réjouissent : « Seigneur, même les démons nous sont
soumis en ton nom », Jésus s’exclame : « Je voyais Satan tomber du ciel
comme l’éclair » (Lc 10,18). Cette déclaration est d’une importance
capitale. Elle détient en effet la clef de la compréhension qu’avait Jésus de
son activité d’exorciste.
Retenons d’abord qu’il s’agit d’une vision ; pour la deuxième fois, après
l’expérience de l’ouverture des cieux lors de son baptême, Jésus fait part
d’une vision mystique qui implique un état modifié de conscience. Ce
constat, joint aux nombreuses remarques des évangiles sur le besoin de
Jésus de se retirer pour prier 89, dénote une dimension mystique du
personnage, à laquelle la tradition chrétienne s’est peu arrêtée.
Mais quel est l’objet de la vision ? La déroute de Satan est un motif
courant dans les écrits apocalyptiques du temps de Jésus. La Vie d’Adam et
Ève, le Testament de Salomon, le livre d’Hénoch slave, le Testament de
Lévi, le Rouleau de la guerre à Qumrân, l’Assomption de Moïse et les
Oracles sybillins parlent tous de ce moment ardemment attendu où le prince
du mal sera dépossédé de son pouvoir, vaincu par Dieu au ciel et jeté sur
terre 90. On retrouve cette espérance dans le livre biblique de l’Apocalypse,
où le dragon est battu au ciel et précipité sur la terre avec ses anges (Ap
12,7-9).
Que le mal cesse et soit anéanti par Dieu, voilà l’avenir auquel aspire
ardemment l’apocalyptique juive au tournant de l’ère chrétienne. Or, que
« voit » Jésus ? Il lui est révélé que ce moment tant attendu est arrivé.
L’espoir si longtemps cultivé de voir le pouvoir de Satan abattu se réalise.
Ses exorcismes et ceux de ses disciples ne représentent pas seulement la
délivrance de quelques individus ; ils font reculer le mal, ici et maintenant.
Quand les démons se retirent, c’est le pouvoir du mal qui s’effondre dans le
monde. L’origine de cette révolution n’est pas Jésus, mais Dieu. Car Dieu
seul a le pouvoir de vaincre Satan et de le jeter du ciel. Jésus interprète donc
théologiquement sa pratique exorciste en voyant Dieu mettre fin, grâce à
elle, aux ravages du mal dans l’humanité. Entre ses mains, le salut passe en
force et le pouvoir du mal s’en trouve désactivé.
L’importance fondamentale de cette vision a été détectée il y a plus d’un
siècle par Johannes Weiss, qui la considérait comme l’événement fondateur
de la vocation de Jésus 91. L’antécédence de la vision baptismale fait
nuancer cette appréciation. Il n’en reste pas moins que nous trouvons là le
fondement de la pratique du Jésus guérisseur. Jésus ne guérissait pas parce
qu’il disposait d’une bonne technique médicale ; sa compétence
thérapeutique a été mise au service de la lutte de Dieu contre le mal.

BÉELZÉBOUL : LE SOUPÇON

Une réponse de Jésus à une critique vient confirmer ces propos. La


critique est : « Celui-là ne chasse les démons que par Béelzéboul, le chef
des démons » (Mt 12,24). Les premiers chrétiens n’auraient certainement
pas inventé cela ! Béelzéboul est le sobriquet d’une divinité baalique en
Syrie (Baal-Zébul). Déclarer que Jésus expulse les démons par Béelzéboul,
c’est l’accuser de faire de la magie au nom d’un esprit satanique.
Remarquons en passant que la contestation ne porte pas sur les exorcismes
de Jésus et leur efficacité, mais sur l’origine de son pouvoir.

Voyant leurs réactions, il leur dit : « Tout royaume divisé contre lui-même
court à la ruine ; aucune ville, aucune famille, divisée contre elle-même, ne
se maintiendra. Si donc Satan expulse Satan, il est divisé contre lui-même :
comment alors son royaume se maintiendra-t-il ? Et si c’est par Béelzéboul
que moi, je chasse les démons, vos disciples, par qui les chassent-ils ? Ils
seront donc eux-mêmes vos juges. Mais si c’est par l’Esprit de Dieu que je
chasse les démons, alors le Règne de Dieu vient de vous atteindre. Ou
encore, comment quelqu’un pourrait-il entrer dans la maison de l’homme
fort et s’emparer de ses biens, s’il n’a d’abord ligoté l’homme fort ? Alors il
pillera sa maison. » (Mt 12,25-29)
Que répond Jésus ? D’abord, il recourt à l’ironie : comment peut-on
lutter contre le mal au nom du mal ? Lui reprocher de s’appuyer sur Satan
pour combattre le même Satan est absurde. Si l’exorcisme est efficace, c’est
qu’il vient de Dieu. Puis vient cette affirmation déterminante : « Mais si
c’est par l’Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le Règne de Dieu
vient de vous atteindre. » Les chercheurs sont unanimes à détecter ici une
parole du Nazaréen, mais pas sous la forme où l’a retenue Matthieu. Car cet
évangéliste, contrairement à son habitude, en a modifié la teneur. Luc a
préservé un libellé plus ancien : « Mais si c’est par le doigt de Dieu que je
chasse les démons, alors le Règne de Dieu vient de vous atteindre » (Lc
11,20).
La curieuse formule « par le doigt de Dieu » est tout à fait intéressante.
Elle apparaît rarement dans la Bible hébraïque 92, mais on la lit en Exode
8,15, dans un contexte qui coïncide avec le débat ouvert sur les exorcismes
de Jésus. Nous sommes en Égypte. Aaron défie Pharaon par des signes
miraculeux (les fameuses « plaies »), pour qu’il autorise les Israélites à
quitter le pays. La troisième plaie consiste en une invasion de moustiques
sur les hommes et sur les animaux. Les magiciens d’Égypte essaient eux
aussi de produire des moustiques, mais ils n’y parviennent pas. Ils
s’exclament alors, stupéfaits, devant le succès d’Aaron : « “C’est le doigt de
Dieu.” Mais (poursuit le texte) le cœur de Pharaon resta endurci. »
Le doigt désigne une intervention efficace. Dans leur réponse à
Pharaon, les magiciens s’inclinent devant un pouvoir divin qu’ils ne
peuvent égaler. Exode 8 ne parle pas explicitement de démons, mais la
tradition rabbinique l’interprète ainsi : « Dès que les magiciens réalisèrent
qu’ils n’étaient pas capables de produire des moustiques, ils reconnurent
que ces actes provenaient de Dieu et non de démons 93. » Le recours à cette
tournure exodiale donne toute sa résonance à la déclaration de Jésus. Elle
atteste que son pouvoir exorciste est d’origine divine et non démoniaque,
tout en assignant du même coup à ses adversaires le rôle du Pharaon
incrédule. Douter que le doigt de Dieu agisse au travers de Jésus, c’est
rejoindre l’endurcissement du Pharaon. Acquiescer à l’origine divine des
exorcismes, c’est se ranger non seulement du côté de Jésus, mais du côté de
Dieu.
La fin de la déclaration mérite attention : « […] alors le Règne de Dieu
vient de vous atteindre ». Le verbe présent ici, phtanô signifie « atteindre »,
« arriver », « être là ». Le Règne de Dieu n’est plus seulement en approche,
comme le disait le résumé de la prédication de Jésus (Mc 1,15) ; il est
arrivé, il a « fondu sur nous » (telle est la traduction littérale de la tournure).
L’affirmation est, disons-le, énorme : Jésus déclare que ses exorcismes
font du Règne attendu une réalité présente. Nous rejoignons ici, en positif,
ce que Luc 10,18 affirmait en négatif. Dire que Satan est déchu du Ciel,
qu’il a été dépouillé de son pouvoir, c’est reconnaître que Dieu a par
conséquent instauré son Règne. Le droit de Dieu règne désormais là où le
mal avait établi ses quartiers. Dieu est présent là où des hommes sont
délivrés des puissances qui les aliènent. Nous touchons ici le point sur
lequel Jésus s’est séparé du Baptiseur.
Le Nazaréen n’a pas seulement ajouté au message de Jean un volet
miraculeux ; la réussite de ses miracles l’a conduit à transformer le
message. Sa réussite en tant qu’exorciste lui a dévoilé en effet que le Règne
divin, dont Jean attendait la venue fracassante, surgissait maintenant déjà.
Le présent du Règne de Dieu n’est pas pour lui le résultat d’une
argumentation théologique, mais le fruit d’une révélation visionnaire, liée à
sa capacité de libérer des individus de leurs démons. Le « Règne déjà-là »
survient entre les mains du Jésus guérisseur. À ce titre, Jésus n’est pas un
théologien spéculatif comme pouvaient l’être les apocalypticiens avec leurs
fantasmagories futuristes ; il est un théologien pragmatique. Il découvre
Dieu à l’œuvre plutôt qu’il n’en spécule la possible venue.
Jésus thérapeute (les guérisons)
À côté des exorcismes figurent, en grand nombre, les guérisons. Fièvre,
paralysie, cécité, surdité, mutisme, lèpre : les thérapies de Jésus sont
multiples. Les Anciens, en Israël aussi, attribuaient à la maladie deux
origines possibles : la présence d’un démon ou une carence de l’énergie
vitale. Dans ce dernier cas, la thérapie consistait en un transfert d’énergie du
thérapeute au malade. Un récit en a gardé la trace : la guérison de la femme
au flux de sang continu (Mc 5,25-34). Au moment même où elle touche
Jésus, elle ressent en son corps que sa perte de sang cesse, et Jésus perçoit
intérieurement qu’une force est sortie de lui.
L’évangile de Marc a préservé, plus que tout autre, la mémoire des
gestes thérapeutiques du Nazaréen : le toucher, l’usage de la salive. À un
sourd-muet, Jésus met les doigts dans ses oreilles, crache et lui touche la
langue (7,33). À un aveugle, il met de la salive sur ses yeux et lui impose
les mains (8,23). La vertu curative de la salive était connue des Anciens 94.
Mais alors, qu’est-ce qui différenciait Jésus des guérisseurs de son
temps ?
Leurs modus operandi paraissent identiques, vu que ces derniers aussi
pratiquaient le toucher thérapeutique et usaient de la salive. Ces
rapprochements ont conduit à se demander si le Nazaréen n’était pas
simplement un pratiquant de magie, dont les premiers chrétiens auraient,
par leurs récits, embelli et magnifié les actes thérapeutiques 95. Il est
indéniable que, vus de l’extérieur, les actes thérapeutiques de Jésus devaient
à peine se distinguer de la médecine populaire. Ils ont d’ailleurs été taxés
d’œuvre de Béelzéboul, comme on l’a vu, ce qui revient à porter une
accusation de magie noire. Cependant, une lecture attentive des textes fait
apparaître de nettes différences.
À la différence des magiciens, Jésus ne mobilise jamais son pouvoir de
manière néfaste ou en vue de nuire. La fameuse « malédiction du figuier »,
que l’on brandit parfois comme contre-exemple, n’est qu’un geste
symbolique à teneur prophétique pour annoncer l’inutilité à venir du
Temple (Mc 11,12-14.20). Ensuite, Jésus ne se fait jamais rétribuer pour ses
guérisons. Il ne recourt à aucune formule incantatoire. Il ne fait pas
exhibition de ses charmes magiques. Il ne prétend pas faire pression sur la
divinité pour obtenir ce qu’il veut. Ces caractéristiques, typiques de la
magie ancienne, font totalement défaut dans les évangiles. Même si le
Talmud et le philosophe Celse au IIe siècle prétendent qu’il s’est mis à
l’école des magiciens lors de son séjour en Égypte avec Marie et Joseph 96,
les évangiles ne lui prêtent ni formation secrète ni usage de formules
mystérieuses.
En revanche, deux traits singularisent la pratique thérapeutique du
Nazaréen.
En premier lieu, comme nous l’avons constaté à propos des exorcismes,
les guérisons de Jésus inscrivent au corps de l’homme l’irruption du Règne
de Dieu. Sa réponse aux envoyés du Baptiseur associe les guérisons à
l’émergence du Règne : « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et
voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les
lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la
Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; heureux celui qui ne tombera
pas à cause de moi ! » (Mt 11,4-6). Ces signes eschatologiques, annoncés
par les prophéties d’Esaïe 97, surgissent dans le présent entre les mains du
guérisseur Jésus. Pas un rabbi thaumaturge en Israël n’a eu cette ambition
de faire intervenir le Règne divin par son activité guérissante. Pour Jésus,
chaque miracle est une activation du Règne de Dieu dans le monde 98.
En second lieu, on lit à plusieurs reprises dans les récits de guérison une
affirmation que l’on ne trouve nulle part ailleurs chez les guérisseurs
anciens : « Ta foi t’a sauvé » (Mc 5,34 ; 10,52) ou « Qu’il advienne selon ta
foi » (Mt 8,13 ; 9,29 ; voir Mc 7,29). Lier si fortement l’efficacité
thérapeutique à la foi de la personne est inouï. Jésus accorde à l’individu un
rôle si déterminant dans sa guérison que l’on peut parler d’une synergie
entre le thaumaturge et le malade. La personne guérie se voit ainsi restituer,
par la parole du guérisseur, sa part décisive dans le miracle. La conviction
qui émerge ici se dépose dans plusieurs paroles de Jésus sur la foi. Au père
de l’enfant épileptique qui le supplie de venir à son secours, Jésus répond :
« Tout est possible à celui qui croit » (Mc 9,23). Le sens du datif (« à celui
qui croit ») demande à être respecté : il n’est pas dit que celui qui croit peut
tout faire, mais que Dieu rend tout possible en faveur de celui qui croit. La
même conviction a été formulée dans les termes de la foi qui déplace les
montagnes : « Ayez foi en Dieu […] Tout ce que vous demandez en priant,
croyez que vous l’avez reçu, et cela vous sera accordé » (Mc 11,22.24).
Si l’on relie ces deux originalités des guérisons de Jésus (la dimension
du Règne et la part du malade), on se rend compte que les deux partenaires,
Jésus et le malade, participent ensemble à la foi en la puissance guérissante
de Dieu. Comme le dit si bien Annette Merz, « les miracles de Jésus sont le
résultat de la croyance partagée en un monde meilleur qui est en train de
naître en puissance, et la réalisation partielle de ce monde meilleur 99 ». Tout
comme chaque exorcisme élargit la souveraineté de Dieu dans un monde
soumis à Satan, chaque guérison rétablit la personne dans son juste rapport
à Dieu. La maladie était en effet considérée en Israël comme l’une des
concrétisations du péché dans le monde. Dans cette création défigurée par
la souffrance, le miracle vient installer comme un îlot de salut.
La formule « Ta foi t’a sauvé » doit être entendue dans son sens
plénier : ta confiance en Dieu a guéri ton corps, mais elle t’a réintroduit
aussi dans ce bien-être avec Dieu qu’on appelle le salut.
Les revivifications de morts
Les trois récits de revivifications de morts (un fils unique à Naïn, la fille
de Jaïros et Lazare) sont plus troublants. On les lit en Luc 7,11-17, Marc
5,21-24.35-43 et Jean 11,1-44. Pourquoi l’appellation « résurrection de
morts » est-elle trompeuse ? La résurrection n’est pas le prolongement
temporaire de la vie, mais l’introduction par Dieu dans une vie autre,
associée au monde céleste. Les trois personnes citées n’ont pas vécu cela,
mais une prolongation inattendue de leur existence dans le monde. Il s’agit
donc d’un supplément de vie, qui ne les prémunit nullement de mourir plus
tard. Leur trépas n’est que différé.
Une première observation s’impose : ces trois récits ne diffèrent en rien,
du point de vue de leur composition littéraire, des récits de guérison ; le seul
changement est la mention du décès préalable de la personne. Cette
similitude incline à penser que dans la conception des évangélistes, ils ne
constituent pas un genre à part, mais un cas particulier des thérapies de
Jésus.
Un deuxième constat vient renforcer cette idée : dans la seconde
étiologie que j’ai mentionnée, la maladie est considérée comme une carence
de l’énergie vitale ; en ce sens, l’état de mort représente un niveau d’énergie
zéro.
Troisième constat : à l’époque, la science médicale était indigente ; faire
la différence entre un coma, une absence des signes habituels de vie ou un
état de mort clinique dépassait nettement les possibilités de diagnostic.
Philostrate, dans son récit consacré au guérisseur hellénistique Apollonios
de Tyane (Ier siècle), relate la revivification d’une jeune fille réputée morte
lors de son mariage. Et il commente : « Découvrit-il en elle quelque
étincelle de vie qui avait échappé à ceux qui lui rendaient les derniers
devoirs […], ralluma-t-il et restaura-t-il la vie qui était éteinte, il est
impossible d’en décider » (Vie d’Apollonios, 4, 45). Ces trois observations
font comprendre que la réanimation d’un mourant ou d’un « mort » a pu
être considérée comme l’apogée, le cas ultime d’une guérison.
Notre hésitation aujourd’hui devant ce type d’intervention de Jésus est
analogue à celle de Philostrate. Il est avéré que des histoires de
revivifications de morts circulaient dans la littérature ancienne, tant du côté
gréco-romain (Diogène Laërce, Apulée, Philostrate) que du côté juif (Élie et
Élisée 100). Les premiers chrétiens ont-ils pensé que leur Seigneur ne pouvait
pas faire moins qu’Élie et Élisée ? Les rapprochements sont frappants, en
effet : le miracle de Naïn fait revivre le fils d’une veuve comme Élie l’a fait
à Sarepta (1 R 17,17-24) ; Jaïros se lamente sur sa fille comme la femme
shounamite sur son fils auprès d’Élisée (2 R 4,18-37). L’hypothèse que ces
récits ne disposent d’aucune base historique manque toutefois de solidité ;
ils fourmillent de détails (le lieu, les parents, les gestes de Jésus, ses
paroles) qui rendent peu vraisemblable une pure fiction. Dans le cas de la
fille de Jaïros en Marc 5, le nom du père, son dialogue avec Jésus, la
mention des douze ans, la parole araméenne de Jésus talitha qoum (« lève-
toi ») sont autant de précisions qui s’accordent mal avec l’idée d’une
invention chrétienne.
Le noyau historique de ces événements nous échappe, mais ils sont
ancrés dans la vie du Nazaréen. Il est certain qu’après Pâques, ces cas de
guérisons ultimes ont été compris à la lumière de la résurrection. Ils ont dû
néanmoins, déjà du temps de Jésus, frapper les esprits ; on n’imagine pas
qu’ils aient été gardés en mémoire si ce n’était pas le cas.
On retiendra toutefois que la lecture que font les évangélistes de ces
trois événements ne pointe pas sur leur aspect extrême, mais sur le fait que
des personnes apparemment perdues pour leurs proches leur sont
restituées : à Naïn un fils est rendu à sa mère veuve (Lc 7,15), la famille de
Jaïros réalimente la fillette (Mc 5,43), Lazare retrouve ses deux sœurs
Marthe et Marie (Jn 12,2-3). Plus qu’un corps ramené à la vie, ce sont des
relations d’amour qui sont reconstruites.
Les prodiges naturels
Cette quatrième catégorie de miracles regroupe des prodiges naturels :
Jésus qui apaise une tempête et qui marche sur les eaux (récits de
sauvetage), Jésus qui multiplie les pains, Jésus qui permet une pêche
abondante et change l’eau en vin (miracles de générosité). Ces récits ont en
commun deux caractéristiques : d’une part, ils prêtent au Nazaréen un
pouvoir de transformation non seulement des êtres humains, mais aussi des
éléments naturels ; d’autre part, ils recourent à des thèmes répandus dans
tout le monde religieux ancien. La part de fantastique qu’ils contiennent a
de tout temps excité l’imagination populaire, et il y a gros à parier que cette
même ferveur populaire a participé à leur élaboration au sein des premières
communautés chrétiennes. Le merveilleux n’a pas d’âge.
Ainsi le pouvoir d’apaiser la tempête (Mc 4,35-41) est fréquemment
évoqué. On dit des mages perses qu’ils sauvèrent la flotte de Xerxès en
calmant les vents, d’Orphée qu’il apaise les flots par son chant, de la déesse
égyptienne Isis qu’elle est maîtresse des flots, du philosophe Pythagore
qu’il a sauvé ses disciples en mer, du philosophe Empédocle que le surnom
de « calmeur des vents » lui convient, et d’autres encore 101. Le Dieu d’Israël
aussi est célébré comme le maître des eaux (Ps 89,8-9 ; 107,23-30). Dans
les récits juifs de tempête apaisée, l’auteur du miracle est toujours Dieu 102.
Marcher sur les eaux (Mc 6,45-52) est considéré par excellence comme la
performance impossible à un humain, mais accessible à un être divin ; les
Grecs l’attribuent à leurs héros (Xerxès, Alexandre le Grand), les Romains
à leurs empereurs (Caligula), les juifs à leurs rois (Antiochus IV 103).
La multiplication des pains (Mc 6,30-44 ; 8,1-10) éveille le souvenir
d’actes semblables entre les mains d’Élie (1 R 17,7-16) et d’Élisée (2 R 4,1-
7 ; 4,42-44). On attribue le pouvoir de multiplier la nourriture aux
magiciens égyptiens, au guérisseur juif Hanina ben Dosa et au roi romain
Numa 104. L’histoire du filet jeté et qui ramène une pêche abondante
appartient à la même veine (Lc 5,1-11). Quant au miracle de l’eau changée
en vin à Cana (Jn 2,1-11), il fait résonner un thème qui alimente autant
l’espérance juive du festin eschatologique que le culte grec de Dionysos.
Visiblement, les premiers chrétiens ont habillé leur Seigneur des
capacités prodigieuses que la culture de leur temps attribuait aux êtres
d’exception. Le cas de la pêche abondante est symptomatique : alors que
l’évangéliste Jean la situe à Pâques et l’attribue au Ressuscité (Jn 21,3-6),
Luc anticipe en la plaçant au moment de la vocation de Pierre. Il en va de
même pour les autres prodiges naturels : ils prêtent au charpentier de
Nazareth les traits du Christ de Pâques. On peut parler, à ce propos, d’une
rétroprojection pascale dans la biographie du Nazaréen.
Que reste-t-il alors de ces récits, une fois décapés de leur vernis pascal ?
Il reste des moments de la vie de Jésus avec ses disciples. Les
sauvetages en mer renvoient aux nombreuses traversées du lac de Tibériade
par Jésus et son groupe. La multiplication des pains fait écho aux repas de
Jésus et à leur généreuse offre de convivialité. Cana évoque la réponse de
Jésus aux reproches qui lui sont faits de ne pas jeûner avec ses disciples :
« Tant qu’ils ont l’époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner » (Mc 2,19).
Ces moments furent l’occasion pour les disciples d’expériences
mémorables ; leur forte charge symbolique les prêtait à être
métamorphosés, après Pâques, en prodiges.
Pourquoi avoir choisi ces souvenirs plutôt que d’autres, comme l’ont
fait les disciples de Rabbi Éliézer (vers 90), à qui l’on doit le récit de ce
prodige attribué à leur maître : pour prouver la justesse de son interprétation
d’un point de la Torah, Éliézer a ordonné à un caroubier de se détacher de la
terre avec ses racines et de se replanter plus loin (Baba Metsia 59b). La
raison me paraît être celle-ci : les disciples de Jésus n’ont pas retenu de leur
maître des miracles autojustifiants ; ils ont choisi ces prodiges-là parce
qu’ils émanaient du Jésus guérisseur. Au travers d’événements qu’il nous
est impossible de reconstituer dans le détail, ils ont fait l’expérience d’un
Jésus qui les guérissait de leurs peurs, de leur précarité, de leur sentiment
d’échec. Le récit est à la hauteur de leur expérience intense de libération.
Le récit de miracle, une protestation
contre le mal
Il se vérifie, au terme de notre analyse, que les miracles attribués à Jésus
doivent être évalués en fonction de la catégorie à laquelle ils appartiennent.
Exorcismes et guérisons rattachent Jésus à la pratique thérapeutique de son
temps, avec d’indéniables originalités : ils concrétisent dans le présent la
visibilité du Règne de Dieu et valorisent la foi de la personne dans le
processus de guérison (« Va, ta foi t’a sauvé »). Revivifier les morts est un
phénomène ultime de guérison. Quant aux prodiges naturels, ils magnifient
un événement de libération vécu avec le Nazaréen et l’habillent de traits
merveilleux.
Pourquoi a-t-on continué de raconter, et avec profusion, les miracles de
Jésus ? Parce qu’ils émettent une protestation contre les ravages du mal qui
défigurent l’humanité. Parce qu’ils proclament que la souffrance n’est pas
une fatalité, encore moins une sanction divine. Parce que le lien établi avec
le Règne de Dieu fait comprendre que la transformation du corps symbolise
une transformation du monde, où Dieu est reconnu dans sa volonté bonne
envers les humains.
Un récit apocryphe, les Actes de Pierre et des douze apôtres, met en
scène le Christ ressuscité sous l’apparence d’un médecin appelant les
apôtres à soigner eux aussi ; lorsque ceux-ci rétorquent qu’ils n’ont pas
appris l’art médical, Jésus répond que soigner les corps permet de soigner
aussi les âmes (11,6-26). Jésus, docteur des âmes ? Ce qu’a bien perçu cet
écrit du IIIe siècle, c’est la spécificité de l’action thérapeutique de Jésus
comparée à la pratique médicale de son temps. La médecine grecque
hippocratique part des symptômes pour identifier l’organe malade ; parce
qu’elle recherche la cause du dysfonctionnement organique, on peut la
nommer « pathogénétique », ce qui revient à dire qu’elle est orientée sur
l’origine de la souffrance. L’action thérapeutique de Jésus n’est pas
pathogénétique, mais (j’ose le terme) « salutogénétique 105 » : elle ne
recherche pas l’origine de la maladie, mais installe le malade dans un état
de pardon, de compassion éprouvée, de bien-être avec Dieu – en un mot de
salut, que Jésus conceptualise sous le label « Règne de Dieu ». Cette
pratique thérapeutique articule le corporel et le spirituel dans une vision
proprement holistique de la personne humaine.
Au point où nous sommes arrivés, une énigme se fait jour : comment
Jésus peut-il à la fois annoncer un Règne de Dieu encore à venir et
proclamer qu’avec ses exorcismes et ses guérisons, ce Règne est déjà
présent ? Cette énigme est à creuser, elle fait l’objet du prochain chapitre.
CHAPITRE 5

Le poète du Royaume

Le Règne (ou Royaume) de Dieu est au centre de la prédication et de


l’activité de Jésus. Cette centralité a rarement été contestée, tant les preuves
sont écrasantes. La formule « Règne de Dieu » ou, dans sa version
matthéenne « Royaume des cieux », se lit à soixante-cinq reprises dans les
évangiles 106, à quoi on peut ajouter vingt-deux mentions dans l’évangile
apocryphe de Thomas. Elle apparaît dans tous les types de discours de
Jésus : paraboles, exhortations, controverses, sentences. Les statistiques
montrent en outre qu’il s’agit d’une expression de son langage propre. Les
107
écrits du judaïsme du second Temple , même s’ils réfléchissent à la
royauté de Dieu, recourent rarement à la formule malkut YHWH
(« Royaume de Dieu 108 »). Après Jésus, son usage ira en rapide
décroissance chez les premiers chrétiens : l’apôtre Paul la cite très peu,
l’évangile de Jean encore moins. Ce constat statistique nous place dans la
situation exceptionnelle de toucher du doigt une formule distinctive de
Jésus, qui ne fut plus répercutée après lui. Hors du judaïsme palestinien, où
elle était acclimatée, l’expression « Règne de Dieu » perdit rapidement son
potentiel de sens.
Le problème surgit dès le moment où l’on tente de fixer dans le temps la
réalité dont parle Jésus. Le Règne de Dieu appartient-il à l’avenir ou au
présent ?
Voyons ce qu’en disent les textes. Beaucoup de paroles évoquent un
événement nettement futur. « Que ton Règne vienne », est la deuxième
demande du Notre Père (Lc 11,2) ; « Heureux vous qui avez faim
maintenant, vous serez rassasiés [dans le Royaume] », lit-on dans les
Béatitudes (Lc 6,21) ; « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou
d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Règne de Dieu », avertit Jésus
(Mc 10,24) ; « En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit
de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de
Dieu », confie Jésus à ses disciples lors du dernier repas avant son
arrestation (Mc 14,25). On pourrait ajouter à cette liste les innombrables
allusions au Jugement dernier, dont Jésus parsème ses propos 109 (voir ici).
Dans d’autres paroles, le Règne de Dieu se profile comme une réalité
qui appartient au présent. Ainsi dans la parole citée au chapitre précédent :
« Si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, alors le Règne de
Dieu vient de vous atteindre » (Lc 11,20). Il y en a d’autres : « Heureux vos
yeux parce qu’ils voient, et vos oreilles parce qu’elles entendent. En vérité,
je vous le déclare, beaucoup de prophètes, beaucoup de justes ont désiré
voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et
ne l’ont pas entendu » (Mt 13,16-17). Aux pharisiens qui lui demandent
quand viendra le Règne de Dieu, Jésus répond : « Le Règne de Dieu ne
vient pas comme un fait observable. On ne dira pas : “Le voici” ou “Le
voilà”. En effet, le Règne de Dieu est parmi vous » (Lc 17,20-21). La
traduction de cette fin de phrase est difficile. Le grec dit entos humôn, ce
qui devrait se traduire « au-dedans de vous », alors que « parmi vous » se
dit en mesôi humin. Mais les traducteurs répugnent à faire du Règne de
Dieu une réalité spirituelle intérieure à l’humain. Pourtant, dans les
premiers siècles, les Pères de l’Église l’ont toujours compris ainsi. Pour
garder les deux dimensions (« parmi vous » et « en vous »), et pour
rejoindre l’intention de Jésus qui s’oppose à l’idée d’un Règne éloigné dans
le futur, il faudrait traduire : « le Règne de Dieu est à votre portée ».
Clairement, il impacte le présent.
Voilà l’énigme.
D’un côté, la royauté divine est présente, de l’autre sa venue se situe
dans un futur proche. Si proche, d’ailleurs, que plusieurs déclarations de
Jésus trahissent sa conviction que ce bouleversement de l’histoire est
imminent (Mc 9,1 ; 13,30 ; Mt 10,23). Si leur historicité est parfois
discutée, la première de ces déclarations est au-dessus de tout soupçon, car
elle a suscité l’embarras des premiers chrétiens : « En vérité, je vous le
déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le
Règne de Dieu venu avec puissance. » Qui aurait faussement placé sur les
lèvres de Jésus une prédiction non réalisée ? Si donc le Règne est à la fois
imminent et déjà là, comment relier ces deux perspectives ?
L’idée du Règne de Dieu : une longue
histoire…
On a longtemps répété qu’espérer la venue future du Règne divin était
commun à Jésus et au judaïsme, tandis que concevoir un Règne présent était
une originalité du Nazaréen. On sait maintenant qu’il n’en est rien. Le
judaïsme du second Temple connaissait ces deux dimensions du présent et
du futur. Mais comment les reliait-il ? Une remontée dans l’histoire
s’impose pour le comprendre.
La royauté de Dieu (malkut YHWH) est l’expression de l’absolue
souveraineté du Dieu d’Israël sur son peuple et sur la création. « Ton Règne
est un règne de tous les temps et ton empire dure à travers tous les âges »
(Ps 145,13). C’est dans cette confession de la royauté de Dieu sur son
peuple et sur le monde que se cristallisent la foi monothéiste d’Israël et sa
théologie de la création. L’instauration de la monarchie en Israël, sur le
mode des royautés cananéennes, a servi de modèle culturel à cette
représentation. Le lieu de vénération du Dieu-Roi est le Temple de
Jérusalem, la résidence divine. Le dialogue liturgique du Psaume 24 est
révélateur : « Portes, levez la tête ! Élevez-vous, portails antiques ! Qu’il
entre, le roi de gloire ! Qui est le roi de gloire ? YHWH fort et vaillant,
YHWH vaillant à la guerre » (v. 7-8). L’expression visible de la royauté
divine est assurée par la célébration cultuelle, et l’on ne s’étonne pas que les
Psaumes soient le texte privilégié de l’exaltation du Dieu-Roi 110.
Avec l’exil à Babylone (VIe siècle av. J.-C.) et la ruine du premier
Temple, l’idée de la royauté de Dieu s’est progressivement déplacée vers le
futur. Celui qu’on appelle le second Esaïe (Es 40–55) est l’un des artisans
de cette mutation. La piété dite « apocalyptique » se concentre sur l’attente
et la description de ce temps où Dieu manifestera à la face du monde son
pouvoir absolu. Les malheurs politiques d’Israël, puis l’occupation romaine
dès le Ier siècle av. J.-C., vont exacerber le nationalisme d’une espérance où
les nations païennes seront asservies et mises en déroute. Le pouvoir
échappant de plus en plus au peuple et à ses représentants, l’attente d’une
intervention massive de Dieu se renforce. Sous les noms d’Hénoch, de
Moïse, d’Esdras, de Baruch sont écrites des prophéties de la fin de
l’histoire, qui jubilent à l’idée de la destruction de ce monde et de
l’écrasement du pouvoir de Satan. Une des caractéristiques de la piété
apocalyptique est sa vision dualiste : le monde présent est entièrement sous
l’emprise du mal, c’est pourquoi il doit être détruit pour faire place à une
nouvelle création.
Le Testament (ou Assomption) de Moïse, un écrit contemporain de
Jésus, donne une idée de l’espérance d’Israël à l’époque :

Alors sur toute la création son Règne sera manifesté. Alors c’en sera fait du
diable et de la tristesse avec lui […] Car de son trône royal se lèvera le
Céleste, et il sortira de sa demeure sainte, enflammé de colère en faveur de
ses fils. Et la terre tremblera, jusqu’à ses extrémités elle sera ébranlée […]
Car il se lèvera, le Dieu très-haut, seul éternel ; et il apparaîtra pour châtier
les nations, et détruira toutes leurs idoles. Alors, Israël, heureux seras-tu !
111
(10,1-4.7-8 ; trad. E.-M. Laperrousaz )

Rien ne dit mieux la popularité de cette attente que les prières récitées
quotidiennement par les fidèles. Le Qaddish, une prière dont s’inspirera
Jésus dans la formulation du Notre Père, fait dire au croyant : « Qu’il
établisse son Règne de votre vivant, et de vos jours et du vivant de toute la
maison d’Israël, bientôt et dans un temps proche. » Les dixième et onzième
demandes des Shemoné Esreh (Dix-Huit Bénédictions), qui étaient la prière
du soir, disent cette ardente aspiration à la restauration de la grandeur
passée d’Israël :

Fais retentir la grande trompette pour notre libération, élève la bannière


pour rassembler nos exilés, et rassemble-nous des quatre coins de la terre.
Béni es-tu, Seigneur, qui rassemble les dispersés de son peuple Israël !
Rétablis nos juges comme aux temps anciens et nos conseillers, comme à
l’origine ; éloigne de nous affliction et tristesse. Et règne sur nous, toi seul,
Seigneur, avec amour et miséricorde ; et justifie-nous dans ton Jugement.
Bénis es-tu, Seigneur, Roi, qui aime la justice et le droit ! (trad.
J. Dessellier)

On peut dire, pour faire court, que tout le monde en Israël attend, avec
un degré variable de fébrilité, la fin de ce monde et la venue du Dieu-Roi ou
de son représentant. C’est la raison pour laquelle la notion de Règne de
Dieu a été employée par Jésus sans qu’aucune introduction ou explication
préalable ne soit nécessaire. Les évocations de ce tournant de l’histoire
comprennent, sans qu’il soit possible d’en dresser un tableau coordonné, la
fin de Satan, l’extermination des impies, le pèlerinage des nations à
Jérusalem, le Jugement dernier, la résurrection des morts, le renouvellement
de la création. Parallèlement, une minorité d’activistes s’arme pour préparer
l’avènement de la théocratie divine ; ils formeront, dans les années 50, le
mouvement zélote. Pour leur part, ainsi qu’en témoigne leur Rouleau de la
guerre (1QM), les sectaires de Qumrân se préparent à la guerre sainte contre
les armées de Bélial, le prince du mal.
Néanmoins, à côté de cette représentation futuriste du Règne de Dieu,
l’idée d’une royauté présente subsiste. On en perçoit deux traces. D’une
part, les écrits rabbiniques, certes tardifs mais perpétuant la piété
pharisienne, parlent de prendre sur soi « le joug du Royaume des Cieux » ;
il s’agit de réciter quotidiennement le shema Israël (confession de foi) et de
pratiquer une obéissance scrupuleuse de la Torah. D’autre part, les
célébrations cultuelles sont l’occasion d’exalter la royauté de YHWH. Une
acclamation responsoriale fait dire aux fidèles : « Loué soit le nom glorieux
de ton Règne pour toujours et éternellement 112. » À Qumrân, les liturgies du
sabbat célèbrent la gloire du Très-Haut comme Créateur, Seigneur et Roi.
La communauté est persuadée de participer, par sa liturgie, au culte céleste
où les anges exaltent la souveraineté suprême de Dieu (4Q 400-405). Le
livre des Jubilés (IIe siècle av. J.-C.) présente le sabbat comme « le jour de la
Royauté sainte pour tout Israël » (50,9).
Le miroir du Royaume
Le judaïsme contemporain de Jésus connaît donc une juxtaposition du
Royaume futur et du Royaume présent, le premier étant espéré, le second
célébré par le culte et la fidélité de vie. Cette même structure temporelle
gouverne la pensée de Jésus. Mais à une différence près – capitale, à dire
vrai. La foi juive fait coexister, sans les relier, la perspective futuriste et la
célébration de la royauté éternelle. Comme le dit David Flusser, un savant
juif : « Parmi tous les juifs connus de l’Antiquité, seul Jésus a enseigné que
non seulement la fin des temps était proche, mais que le nouvel éon de salut
était déjà commencé 113. » La différence gît là, précisément. Jésus n’invite
pas, à côté de l’espérance futuriste, à prendre conscience de la
souveraineté immanente et éternelle de Dieu ; c’est le Règne attendu pour
la fin des temps qui, affirme-t-il, fait irruption dans le présent.
Pour lui, la séculaire attente d’Israël touche à sa fin. Ou, pour le dire
avec les mots de l’évangéliste Marc quand il résume le message de Jésus :
« Le temps est accompli, et le Règne de Dieu s’est approché » (1,15). Le
temps des verbes, même si l’araméen nous échappe, est révélateur en grec :
èggiken, « s’est approché », est au parfait, un temps qui désigne un
événement passé mais dont les effets se déploient dans le présent. Le Règne
attendu depuis des siècles ne s’approche pas ; il s’est approché. Jésus
exhorte ses contemporains à réaliser que la royauté de Dieu est devenue
proche comme elle ne l’a jamais été ; la conséquence doit être tirée de toute
urgence : « convertissez-vous » à cette inattendue présence du Dieu-Roi
(Mc 1,15). On dira que si le Règne est présent, il l’est ponctuellement, là où
Jésus intervient ; dans l’avenir, Dieu l’établira à l’échelle universelle.
Comment est-ce possible ? Comment le Règne de demain peut-il être à
la porte ?
Jésus a dû s’en expliquer. Il l’a fait, non par une argumentation logique,
non par un discours rationnel, mais par des images, des mots-images. Ce
Royaume de Dieu, que Jésus n’avait pas besoin de définir parce que la
notion était connue de ses auditeurs, il en a illustré la manifestation par des
paraboles dont il a fait le miroir du Royaume. Les paraboles de l’évangile
sont, pour ainsi dire, le commentaire de ce que Jésus entend par « Règne de
Dieu ».
On peut rétorquer à cela que seules trois paraboles étaient initialement
pourvues de l’introduction « Le Règne de Dieu est comme… ». Il s’agit de
la parabole de la semence qui pousse toute seule (Mc 4,26-29), du grain de
moutarde (Mc 4,30-32) et du levain (Mt 13,33 ; Lc 13,20). L’évangéliste
Matthieu a multiplié la formule pour l’appliquer à d’autres paraboles 114.
Jésus l’a-t-il fait plus fréquemment ? Ce ne serait pas étonnant. À
l’évidence, il a utilisé le mode de la parabole pour parler de Dieu et de la
condition humaine devant Dieu. James Dunn n’a pas tort de dire que Jésus
« a usé des paraboles pour illustrer ou éclairer ce qu’il avait à l’esprit quand
il parlait du Royaume 115 ».
Nous allons examiner ce que reflètent ces « miroirs du Royaume ».
Malheureusement, un persistant malentendu obscurcit leur compréhension.
C’est pourquoi un petit détour s’impose au préalable.
Une mèche d’un sou
Jésus a parlé en paraboles. Il emprunte cet outil pédagogique, qu’il n’a
pas inventé, à son milieu culturel. L’Ancien Testament 116 en présente fort
peu ; la plus connue est la parabole de la brebis du pauvre, adressée par
Nathan au roi David pour lui faire prendre conscience de son attitude
criminelle à l’égard d’Urie, le mari de Bethsabée (2 S 12,1-4). Le Talmud,
en revanche, fourmille de paraboles attribuées aux rabbis, ce qui a conduit à
penser qu’au temps de Jésus, ceux-ci en usaient abondamment. Mais c’est
faux : les paraboles rabbiniques sont le fait de rabbis bien plus tardifs ; nous
ne possédons pratiquement aucune parabole rabbinique datant d’avant
l’an 70 117 ! Ce qui frappe, à l’inverse, c’est le nombre attribué à Jésus dans
les évangiles : pas moins de quarante-trois paraboles différentes 118. C’est
énorme.
L’explication la plus vraisemblable de ce phénomène est que la parabole
était alors un mode d’enseignement populaire, mais que les rabbis n’en
généraliseront l’usage qu’à partir de la fin du Ier siècle, soit après Jésus. De
plus, ils mettront la parabole au service de leur exégèse de la Torah, pour
appuyer leur argumentation ou éclaircir un point difficile. Jésus, lui, a fait
un choix préférentiel de ce mode d’enseignement et l’a appliqué à sa
prédication du Règne de Dieu. Au sein du judaïsme palestinien, de son
temps, on ne connaît aucun équivalent. Ce choix est resté propre à Jésus ;
les disciples, qui guériront comme leur maître a guéri, ne poursuivront pas
sur cette voie didactique.
Qu’est-ce qu’une parabole ?
Définition : la parabole est un petit récit de fiction, qui a) emprunte une
réalité connue des auditeurs (le signifiant), mais b) comporte un signal de
transfert de sens sur un autre plan de réalité (le signifié 119). Premier
élément : à la différence de la fable, la parabole de Jésus n’use pas
d’anthropomorphismes (plantes ou animaux parlants) ; son choix du monde
réel est, nous le verrons, hautement signifiant. Second élément : la parabole
est un langage détourné, qui dit plus qu’il ne semble dire ; le signal de
transfert du sens sur le plan religieux peut être une introduction (« Le Règne
de Dieu est semblable à… »), une conclusion (« Ainsi en est-il… ») ou la
présence des codes métaphoriques de la culture juive. Ces codes
métaphoriques sont connus et inscrits dans l’Écriture : la vigne évoque le
peuple de Dieu, la moisson désigne le Jugement dernier, la relation roi-
serviteurs ou propriétaire-ouvriers illustre la relation Dieu-homme, etc.
Quand le paraboliste commence par « Un roi voulut régler ses comptes avec
ses serviteurs » (Mt 18,23), l’auditoire comprend qu’il va être question de la
fidélité des hommes à l’alliance. Jésus recourt aux codes de sa culture pour
faire passer un message nouveau.
On lit dans le Cantique Rabba cette jolie définition du mashal, qui est
autant une sentence qu’une parole-image, donc une parabole : « Nos
maîtres ont dit : “Que le mashal ne soit pas une petite chose à tes yeux,
parce que, grâce à lui, l’homme peut comprendre les paroles de la Torah.
Parabole d’un roi qui, dans sa maison, a perdu une pièce d’or ou une pierre
précieuse. Ne la cherche-t-il pas avec une mèche qui ne vaut pas plus d’un
sou ?” » (I, 7-8). Pourquoi Jésus, s’inspirant de la pratique de
l’enseignement populaire en son temps, a-t-il choisi ce type de récit « qui ne
vaut pas plus d’un sou » ? Il est tentant de répondre : parce qu’il s’adressait
à des gens simples.
Et c’est ici que réside le gros malentendu.
La parabole fait choc
Il paraît effectivement sensé de se dire : Jésus, prédicateur populaire, a
opté pour un mode de communication simple, afin de permettre à des gens
peu cultivés d’accéder à des réalités complexes. Telle était la définition
donnée par un exégète allemand à la fin du XIXe siècle, Adolf Jülicher. Cet
exégète, fin connaisseur de l’Antiquité, apparente la parabole à la fable.
Comme elle, la parabole illustrerait « une pensée importante, une loi
générale 120 ». Elle est ainsi considérée comme une histoire simple, choisie
pour illustrer une pensée religieuse ou morale abstraite et intemporelle. Et
comme la fable, la parabole répondrait aux règles posées par la rhétorique
antique : brièveté, clarté, vraisemblance (brevitas, luciditas,
probabilitas 121).
L’exégète allemand a révolutionné la compréhension des paraboles en
rompant avec dix-neuf siècles de lecture allégorique. Il insistait sur le fait
que la matière narrative de la parabole est empruntée à la vie quotidienne
des interlocuteurs de Jésus, et ne devait pas être aussitôt spiritualisée. C’est
ce qui arrive dans l’allégorie. Les évangiles présentent quelques allégories,
rares, par exemple Marc 4,14-20, où chacun des éléments de la parabole du
semeur est transféré sur un plan spirituel : les oiseaux qui picorent le grain
tombé sur le chemin représentent Satan retirant la Parole du cœur des
croyants, etc. Or, affirme Jülicher, il s’agit d’exceptions. La parabole du
semeur n’est pas une allégorie ; elle fait sens par l’ensemble de son scénario
narratif, qui est crédible et vraisemblable : toutes les semences qui tombent
en terre ne portent pas de fruit.
La parabole de Jésus n’est pas le message secret d’un autre monde, elle
est le message. Sur ce point, Jülicher avait raison. Mais il s’est trompé en
pensant que la parabole véhiculait une vérité générale et intemporelle. Il
s’appuyait pour cela sur les conclusions du genre : « Ainsi votre Père qui est
aux cieux veut qu’aucun de ces petits ne se perde » (Mt 18,14, après la
parabole du mouton perdu et retrouvé). Or, la critique littéraire a montré
que ces leçons morales ou religieuses étaient le plus souvent des pièces
rapportées, des ajouts postérieurs effectués au cours de la transmission
catéchétique des paraboles dans les communautés chrétiennes.
Originellement, elles en étaient dépourvues.
Mais surtout, est-il vrai – comme l’affirme Jülicher – que la parabole
répond toujours à la règle de vraisemblance ? Quand un Samaritain
(l’hérétique détesté) secourt le blessé plutôt que le prêtre ou le lévite, ou
quand un roi remet à son serviteur l’incroyable dette de dix mille talents (on
parlerait de milliards aujourd’hui), la parabole rejoint-elle le sens commun ?
Non, justement, elle fait choc. L’approche des paraboles ne s’appuie plus
aujourd’hui sur une théorie de la comparaison, comme le faisait Jülicher,
mais sur une théorie de la métaphore, formulée par Paul Ricœur 122. La
métaphore naît du télescopage entre deux plans de réalité : d’un côté le
Règne des cieux, d’un autre côté le grain de moutarde qui devient un grand
arbre (Mc 4,30-32). C’est le télescopage entre le plan théologique (signifié)
et le plan figuratif (signifiant) qui confère à la parabole sa force langagière.
La parabole est une métaphore narrative, en ce sens que le récit entier fait
métaphore.
Je m’explique. La comparaison dit : cet homme est comme un requin.
La métaphore télescope et dit : cet homme est un requin. Un écart surgit
entre ces deux plans de réalité (l’humain et le requin). La métaphore génère
aussi une surprise, car elle innove par le choix de son matériau narratif (j’y
reviendrai). Et un effet de choc imaginatif, parce qu’elle frappe
l’imagination par le choix inattendu de son histoire.
La parabole s’affilie de la sorte à la poésie, car elle ne dicte pas de
comportement ; elle ne déploie pas une logique par a + b ; elle construit un
nouveau regard sur la réalité. Elle s’adresse au cerveau droit plutôt qu’au
cerveau gauche et sollicite l’imaginaire, touchant l’affectif plutôt que le
réflexif. C’est pourquoi j’ai intitulé ce chapitre « Le poète du Royaume ».
Au sens étymologique, « poète » dérive du grec poiétès formé sur le verbe
poieô, « faire » : le poète est un créateur, un fabricant, un artisan. Il est celui
qui fait avec les mots. Mieux encore : le poète est celui dont les mots font,
dont les mots ont un effet, touchent, émeuvent, frappent, choquent,
surprennent l’auditeur. La question devient : comment les paraboles de
Jésus ont-elles produit de l’effet ? En quoi et comment Jésus le paraboliste
fut-il poète ?
En tant que métaphore narrative, la parabole peut être de deux types. Il
y a d’une part la parabole-évidence : elle est souvent agricole et s’appuie
sur l’observation et l’expérience des auditeurs-lecteurs (les semailles, la
germination de la graine, la moisson, l’action du levain dans la pâte, le
souci du berger pour son troupeau). Il y a d’autre part la parabole
événementielle ; elle relate un fait divers tiré de la vie quotidienne (un père
a des difficultés avec ses enfants, un patron embauche des ouvriers, un
propriétaire est en conflit avec ses métayers). Dans les deux cas, le matériau
narratif est issu de ce que les auditeurs de Jésus peuvent observer, et qui ne
relève pas du registre religieux ; la parabole est un discours non religieux
sur Dieu. Dans les deux cas également, un écart surgit entre les données de
l’expérience et le récit du paraboliste ; cet écart correspond à ce qu’on peut
appeler l’extravagance de la parabole.
La parabole-évidence
Prenons deux exemples de parabole-évidence, en commençant par
l’histoire de la semence qui pousse toute seule.

Il en est du Règne de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en


terre : qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe
et grandit, il ne sait comment. D’elle-même la terre produit d’abord l’herbe,
puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, on y met la
faucille, car c’est le temps de la moisson. (Mc 4,26-29)

Cette parabole est propre à l’évangile de Marc ; Matthieu et Luc,


vraisemblablement dérangés dans leur volontarisme éthique par un message
qui occulte l’activité humaine, ne l’ont pas reproduite. Sa structure est
simple : entre semis (v. 26) et moisson (v. 29), la croissance est longuement
commentée (v. 27-28). Le récit se concentre sur la force irrépressible et
continue de la germination de la graine, de nuit et de jour. Où est
l’extravagance ? Jésus, assurément, force le trait. Le paysan palestinien sait
d’expérience ce qu’exige le travail des champs. Il mesure l’importance de
son labeur pour qu’advienne la moisson. La parabole n’oppose d’ailleurs
pas l’activité de la semence à la passivité du paysan, mais insiste sur la
croissance de la graine qui, en définitive, échappe à l’humain. Car le paysan
palestinien n’ignore pas non plus que la force de la germination est un
miracle de la nature, qui tient du Dieu créateur (Gn 1,11). La foi dans le
Dieu créateur constituait, au Ier siècle, l’explication théologique du
processus de croissance végétale 123.
La performance du paraboliste est de comparer le Règne de Dieu à ce
processus irrépressible. Quoi que les hommes fassent, qu’ils dorment ou
travaillent, il va grandir dans le monde. Transférer sur le Règne divin cette
force de l’évidence, voilà l’extravagance et l’audace de la parabole. Car le
discours de Jésus sur le Royaume n’est pas celui des apocalypticiens, pour
qui Dieu imposera avec fracas son empire dans le monde. Il n’est pas le
discours des sages, qui exhortaient les croyants à prendre sur eux le « joug
du Royaume des Cieux ». Le Règne de Dieu apparaît ici comme une
dynamique engagée dans le présent, et qui se déploiera sans que personne
ne puisse l’entraver. Son déploiement est aussi certain que le processus
naturel de germination, puisque Dieu garantit l’un et l’autre. Il aboutira à la
moisson, qui est une métaphore biblique classique pour la venue
eschatologique de Dieu et le Jugement dernier.
La parabole du grain de moutarde fonctionne, elle aussi, par l’évidence.

Il disait : « À quoi allons-nous comparer le Royaume de Dieu, ou par quelle


parabole allons-nous le représenter ? C’est comme une graine de moutarde :
quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du
monde ; mais quand on l’a semée, elle monte et devient plus grande que
toutes les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches, si bien que
les oiseaux du ciel peuvent faire leurs nids à son ombre. » (Mc 4,30-32)

Comme l’atteste la Mishna, la petitesse de la graine de moutarde était


proverbiale 124. Alors qu’elle mesure environ un millimètre, le moutardier
peut culminer à deux ou trois mètres de hauteur. Le contraste était connu et
flagrant. Ses feuilles sont cuites en salade ; les graines sont utilisées comme
condiment, pour l’usage médicinal ou comme nourriture pour les oiseaux. Il
n’est donc pas surprenant pour l’auditeur de Jésus d’entendre que les
« oiseaux du ciel » nichent dans ses branches. Il est moins habituel
d’entendre qu’un homme sème « un » grain de moutarde en plein champ (le
moutardier était une plante de champ plutôt que de jardin) ; les semis se
font en effet à la volée. L’insistance sur le contraste entre la graine
minuscule et l’arbre dans sa maturité explique cette focalisation.
La surprise ne surgit pas du contraste, mais de l’application au
Royaume des Cieux. Cet emploi est une innovation de Jésus, dont on ne
trouve aucun équivalent dans la littérature juive. En effet, lorsque la
tradition biblique parle du Royaume eschatologique, elle convoque des
images de puissance : le cèdre (Ez 17) ou le grand arbre (Dn 4) ; ils
évoquent l’envergure de cet empire où les nations du monde entier
viendront, tels les oiseaux du ciel, se réfugier. La foi juive, on l’a vu, se
nourrissait de cette attente. Or, pour évoquer le Royaume, Jésus ne braque
pas le regard de ses auditeurs sur les montagnes du Liban, mais sur une
plante potagère ! Ce n’est pas la magnificence du Règne à venir qui retient
l’attention, mais la petitesse de son commencement.
Le choix de Jésus se porte donc sur une réalité à la fois minuscule et
quotidienne, en rupture avec le langage de l’exceptionnel usité par ses
contemporains pour évoquer le Règne. Ce choix n’est pas unique dans
l’enseignement de Jésus. On constate la même innovation quand il compare
la venue du Règne à celle, impromptue, d’un voleur (Lc 12,39), ou à la
puissance transformatrice d’un peu de levain dans la pâte (Lc 13,20-21).
L’extravagance consiste à choisir pour métaphore du Royaume une
réalité aussi misérable. Mais – et le paysan palestinien le sait – dans cette
minuscule semence se cache déjà in nuce la splendeur à venir. Quand il
attire l’attention sur les modestes débuts, Jésus se réfère à son activité,
jugée par ses contemporains médiocre ou insatisfaisante. La parabole fait
saisir le paradoxe d’une royauté divine dont tout croyant juif exaltait la
magnificence à venir, mais dont un obscur rabbi galiléen prétend qu’elle est
présente grâce à lui. Le Règne débute petitement dans le monde, dit Jésus –
mais il débute ! La parabole construit ainsi un autre regard sur l’activité
de prédication et de miracles du Nazaréen : elle est porteuse de la grandeur
eschatologique à venir.
Retenons que la parabole n’illustre pas une vérité générale ou une leçon
de morale. Elle n’explique pas le Royaume, elle ne l’illustre pas, elle ne le
décrit pas non plus. Elle le signifie par une histoire singulière, qui prend
valeur universelle. On peut dire d’elle ce que le peintre Paul Klee disait de
l’art : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible 125. » De même, la
parabole rend visible le Royaume. Et pour celui, pour celle qui l’a compris,
il importe de tout faire pour s’y conformer ; c’est ce que mettent en avant
les paraboles du trésor découvert dans un champ ou de la perle que déniche
un marchand de pièces rares (Mt 13,44-46).
Il se vérifie ici que le choix du matériau narratif, dans la parabole de
Jésus, n’est pas un support pédagogique destiné à exposer des vérités
célestes abstraites. Voilà pourquoi, à la différence de la fable et de certaines
paraboles rabbiniques, la parabole ne met en scène ni plantes ni animaux,
mais des humains. Le choix de la réalité quotidienne manifeste au contraire
l’actualisation du Règne de Dieu dans le monde des auditeurs. La parabole
ne s’évade pas dans la fiction, à la manière des fantasmagories
apocalyptiques, mais – c’est là son effet proprement poétique – elle opère
un recadrage du réel. Pour le dire autrement : la fiction parabolique recadre
le réel en proposant aux auditeurs-lecteurs une lecture théologique du
monde. L’auditeur, dont les repères sont brouillés, est invité à poser sur son
monde un regard autre. Ce constat deviendra encore plus vrai en abordant le
second type de paraboles : la parabole événementielle.
La parabole événementielle
À la différence de la parabole-évidence, ce second type narre un fait
divers tiré de la vie sociale. La règle de vraisemblance semble être
observée : le fait divers est plausible, du moins par la situation initiale qu’il
évoque. Mais, à un point donné, l’intrigue bascule dans la démesure, dans
l’extravagance.
La parabole du fils perdu (Lc 15,11-32) met en place une situation de
crise familiale. Le fils cadet réclame sa part d’héritage. Selon Deutéronome
21,17, le fils cadet hérite à la mort du père d’un tiers des biens familiaux.
Le Talmud règle les cas de partage anticipé du patrimoine du vivant du père
(bBaba Batra 136a). Nous sommes donc dans un cas de figure plausible. Or,
le fils dilapide son bien à l’étranger « sans espoir de salut » (v. 13) ; cette
expression évoque un gaspillage irréversible et une conduite moralement
répréhensible. Une famine étant survenue dans son pays de résidence, le fils
se voit réduit à un statut servile et impur (garder les porcs). Il projette alors
de revenir à la maison. Mais, sachant qu’il a été déchu de son statut de fils,
il s’apprête à quémander un statut de journalier. Préférable à l’indigence, le
statut d’ouvrier journalier n’était pas socialement enviable. Le discours que
le fils a préparé pour son retour inclut la conscience d’avoir fauté : « Père,
j’ai péché envers le ciel et contre toi » (v. 20).
La réaction du père, dans l’accueil du fils repentant, correspond à une
réinvestiture dans le statut filial : la course au-devant de lui, l’embrassade,
la tunique, l’anneau, les sandales, le festin du veau gras. Cette extravagance
va provoquer la réaction jalouse de l’aîné. On a le plus souvent lu, dans
cette parabole, l’illustration d’une notion théologique : l’incommensurable
bonté de Dieu à l’égard de celui qui revient, qui « était mort et [qui] est
revenu à la vie » (v. 24). Ce n’est pas faux, mais insuffisant. Car à quoi
renvoie la parabole ? Non pas à une notion théologique, mais à une réalité
que les auditeurs de Jésus ont sous les yeux : l’accueil des pécheurs. Luc a
reconstitué ce contexte en rappelant en tête de son chapitre 15 la réaction
des pharisiens et des scribes : « Cet homme-là fait bon accueil aux pécheurs
et mange avec eux » (15,2). La parabole du fils perdu fait donc lire
théologiquement la pratique de Jésus. Elle met en scène la protestation des
« justes », mais aussi son accueil des pécheurs et des gens moralement
suspects, qu’elle interprète comme l’accueil que Dieu réserve à ceux qui
reviennent à lui.
Ce n’est pas le seul cas d’une parabole où s’entrecroisent le point de vue
de Jésus le narrateur et le point de vue de ses interlocuteurs. Les portraits
contrastés du pharisien et du collecteur de taxes en prière, l’un exhibant sa
piété, l’autre effondré dans son sentiment de péché, met en scène le mépris
des gens pieux que Jésus critique (Lc 18,10-14). L’histoire du paysan grisé
par ses bonnes récoltes et qui se croit à l’abri du besoin, mais que la mort
viendra chercher la nuit même, illustre le faux sentiment de sécurité des
nantis (Lc 12,16-20). Dans la parabole de l’ivraie, le réflexe de vouloir
désherber le champ de blé vise l’intolérance des « justes » contre ceux
qu’ils jugent impurs (Mt 13,24-30). Au travers de la fiction narrative, les
interlocuteurs de Jésus sont ciblés.
Une justice subversive
Dans la parabole que nous allons examiner maintenant, l’insertion de la
réaction des auditeurs dans le récit est particulièrement réussie.
La parabole dite des ouvriers de la onzième heure serait mieux
baptisée : parabole du salaire égal (Mt 20,1-15). La situation installée par le
récit est l’embauche d’ouvriers journaliers par le propriétaire d’un vignoble.
Dans l’Antiquité, la vigne passait pour être le métier le plus astreignant,
mais aussi le plus lucratif. Le travail y connaissait de fortes fluctuations
saisonnières lors de la taille et de la vendange ; il nécessitait donc
l’engagement temporaire d’ouvriers. L’embauche était facilitée par le
chômage en Israël, un phénomène auquel Flavius Josèphe fait une brève
allusion (Antiquités juives, 20, 219-220). Notre parabole nous en livre en
revanche un intéressant témoignage. Le salaire convenu avec les ouvriers
engagés à l’aube est d’un denier ; c’est le salaire usuel, même si la coutume
prévoyait de le doubler ou le tripler en fonction de la pénibilité du travail.
La déception des premiers embauchés se comprend aussi sur cet arrière-
fond : « Ces derniers venus n’ont travaillé qu’une heure, et tu les traites
comme nous, qui avons supporté le poids du jour et la grosse chaleur »
(v. 12). Que le salaire des derniers soit identique au leur est d’autant plus
scandaleux que la paie convenue avec eux est minimale plutôt que
généreuse.
Que l’embauche se répète à la troisième heure (9 heures), puis à la
sixième, à la neuvième et même à la onzième heure (17 heures) est possible,
mais surprenant. Elle pourrait s’expliquer par une mauvaise planification du
propriétaire sur le travail à accomplir. Le dialogue avec les derniers
embauchés va dans une autre direction : « Pourquoi êtes-vous restés là tout
le jour, sans travail ? C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a
embauchés. » Le paraboliste veut faire entendre à ses auditeurs le souci du
patron et la situation de ces chômeurs ; il pointe moins l’urgence du travail
à exécuter que la volonté du maître de fournir du travail à ceux que
personne n’a embauchés.
À l’heure de la paie, la surprise est au rendez-vous. Je précise qu’après
le contrat conclu avec les ouvriers de la première heure, le montant du
salaire n’a plus été spécifié, sinon qu’il serait « juste » (v. 4). Dans l’esprit
de l’auditeur, ce silence induit l’idée d’un tarif dégressif ; mais c’est une
ruse du conteur. Toute la stratégie du paraboliste conduit à faire consonner
la réaction des auditeurs avec la protestation indignée des premiers
embauchés devant l’égalité salariale de tous les journaliers. C’est
précisément la justice du maître que ces ouvriers mettent en cause quand ils
invoquent la durée et la pénibilité du travail. La réponse du patron se
décline en trois temps (v. 13-15) : a) il souligne que juridiquement, sa
décision est correcte : le salaire promis a été versé ; b) il rappelle qu’en tant
que patron, il peut disposer de son argent comme il l’entend ; c) il sous-
entend que la véritable raison du ressentiment des ouvriers pourrait être le
refus de la bonté : « Ton œil est-il mauvais parce que je suis bon ? »
Deux conceptions de la justice s’affrontent ici. D’un côté la justice
distributive, qui est liée à la performance ; de l’autre, ce qu’on appelle
depuis Aristote la justice commutative, qui attribue à chacun la même part.
La première est une justice au mérite, qui gratifie chacun selon l’effort
fourni. La seconde nivelle les situations et pratique l’égalité salariale.
L’extravagance de la parabole consiste à introduire un principe égalitaire
dans un domaine, la rétribution salariale, dominé par la justice distributive.
Cette extravagance est d’autant plus éclatante que le Talmud connaît
quelques paraboles très proches, notamment celle de Rabbi Zeera, dans son
éloge funèbre de Rabbi Bun mort prématurément en 325.
À quoi Rabbi Bun, fils de Rabbi Hiyah, est-il semblable ? À un roi qui avait
embauché beaucoup d’ouvriers. L’un de ces ouvriers se donnait trop de mal
pour son travail. Que fit le roi ? Il l’emmena faire les cent pas avec lui.
Quand le soir arriva, les ouvriers vinrent recevoir leur salaire et le roi paya
aussi un salaire complet à cet ouvrier. Les autres se plaignirent en disant :
« Nous nous sommes fatigués tout le jour tandis que celui-ci ne s’est fatigué
que deux heures, et il lui donne un salaire complet comme à nous ! » Le roi
leur dit : « Celui-ci s’est fatigué en deux heures plus que vous durant toute
la journée. » (jBerakot 2,8,5c 126)

La parenté entre ces deux paraboles, éloignées de trois siècles, est


fascinante. De part et d’autre, le récit tourne autour de la générosité du roi
et son pouvoir de décision. Mais dans la parabole de Rabbi Zeera, le
principe de la rétribution est inchangé : la brièveté du travail est compensée
par son intensité 127. Rien de cela dans la parabole de Jésus : la logique
rétributive implose sous le coup de la « bonté » du maître.
Ici encore, la parabole n’illustre pas une vérité théologique abstraite.
Elle configure le Règne de Dieu, qui ne réside ni dans l’au-delà ni dans le
futur, mais se déploie comme un excès dans l’ordre du quotidien. Cet excès
se donne à voir dans ce qui se passe autour de Jésus : sa pratique de
guérison, son enseignement, ses fréquentations, sa commensalité, offerts
sans être conditionnés par le statut religieux des personnes. L’extravagance
de la parabole légitime l’inattendu du comportement de l’homme de
Nazareth.
Comme bien d’autres paraboles, celle du salaire égal est un récit à la
finale ouverte. Quelle attitude adopteront les ouvriers de la première heure :
maintiendront-ils leur logique rétributive ou acquiesceront-ils à la bonté du
maître ? La question rejaillit du côté des auditeurs : à eux de trancher. Le
propre du poète est d’interpeller, de suggérer, d’évoquer. Le Règne se
propose, il ne s’impose pas.
La Galilée de Jésus
Une dernière question se pose : d’où Jésus le poète tire-t-il son
inspiration ? Ses paraboles, je l’ai dit, utilisent un répertoire de motifs
traditionnels pour parler de Dieu et de son peuple : la vigne, la moisson, le
festin, la relation roi-serviteurs, patron-ouvriers, père-fils, etc. Les paraboles
rabbiniques s’en servent aussi. Mais au-delà de ce code culturel, c’est
l’environnement géographique et social de Jésus et de ses auditeurs qui
transparaît dans ses fictions paraboliques. Jésus met en scène ce qu’il a
sous les yeux.
Les paraboles offrent un reflet précieux de la basse Galilée, cette zone
montagneuse où il a concentré son activité avant de monter à Jérusalem. Le
monde des paraboles est celui des paysans, des vignerons et des pêcheurs. Il
évoque la rentabilité aléatoire du sol, l’attente de la moisson, les conflits
entre métayers et propriétaires, le tri du filet au retour de la pêche. C’est un
monde où la perte d’un mouton peut être un drame pour le berger. Un
monde où les intendants d’un domaine peuvent agir malhonnêtement. Un
monde d’échanges commerciaux. Un monde où la richesse côtoie la
pauvreté. Un monde où le brigandage est un danger fréquent.
La Galilée était un monde rural, majoritairement juif. Ses ressources,
outre la pêche, étaient la culture de la vigne, du blé et de l’olivier 128.
Présente à Capharnaüm, Bethsaïda et Magdala, l’activité de la pêche était
lucrative grâce à la salaison du poisson. À Magdala, des fouilles
archéologiques de 2009 ont mis au jour des installations portuaires et une
synagogue du Ier siècle composée de trois salles : un vestibule destiné à
l’étude de l’Écriture, une salle bordée de banquettes pour la lecture
communautaire et un dépôt pour les rouleaux de la Torah.
Dans un village comme Capharnaüm, la vie reposait sur une économie
de subsistance, dépendante des ressources du lac et de la terre. La Galilée
exportait l’huile d’olive et le poisson du lac de Tibériade. La découverte de
nombreuses monnaies prouve la fréquence de ses échanges commerciaux
avec les régions non juives environnantes : les villes de la côte à l’ouest, la
Transjordanie (ou Décapole) à l’est. L’économie agricole vivait d’un régime
mixte. De grandes exploitations étaient confiées à des métayers par leurs
propriétaires, qui résidaient le plus souvent loin du pays. La majorité était
toutefois constituée de petits domaines familiaux, transmis de père en fils,
où l’on vivait souvent dans la difficulté. Car le régime fiscal, qui relevait de
la souveraineté d’Hérode Antipas, était lourd ; les taxes ascendaient 30 %
du revenu. De mauvaises récoltes contraignaient à s’endetter pour
s’acquitter de l’impôt, au pire à être vendu comme esclave. Sans être pauvre
dans l’ensemble, la Galilée ne connaissait pas le niveau de vie de la Judée et
de Jérusalem ; les écarts entre nantis et indigents s’étaient creusés.
Les villes, je l’ai déjà dit, sont absentes de l’univers de Jésus. Les deux
lieux de peuplement méritant le nom de ville sont Sepphoris et Tibériade,
deux capitales successives d’Hérode Antipas ; elles ne sont jamais
mentionnées dans les évangiles. Sepphoris, ville la plus importante avec son
théâtre d’une capacité de quatre mille cinq cents personnes, était « la parure
de la Galilée » selon Flavius Josèphe (Antiquités juives, 18, 27). Là, ainsi
qu’à Tibériade, se concentrait une population hellénisée. Mais Jésus s’est
tenu à l’écart de ce monde urbain pour fréquenter la campagne autour de
Capharnaüm, devenue sa patrie d’adoption après qu’il a quitté Jean le
Baptiseur. On évalue à près de deux mille habitants la population de
Capharnaüm. Parce que c’était un bourg-frontière, nœud routier sur la via
Maris conduisant de la Méditerranée à Damas, Capharnaüm abritait une
garnison. La guérison du serviteur d’un officier de la garnison est célèbre
dans l’évangile (Mt 8,5-13). La richesse des demeures de Sepphoris ou
Tibériade ne s’y constate pas ; les maisons, bâties en pierres brutes de
basalte, se résument à une seule pièce commune ouvrant sur une cour
intérieure partagée par plusieurs familles.
N’exagérons pas l’importance des déplacements de Jésus au sein de
cette microrégion qu’il a inlassablement sillonnée. On peut difficilement
parler de nomadisme, dans la mesure où Bethsaïda est distante de quatre à
cinq kilomètres de Capharnaüm tandis que Magdala (de son nom grec :
Tarichae) en est éloignée de huit seulement. La référence fréquente à « la
maison » dans l’évangile de Marc 129 fait penser que Jésus et son groupe
avaient élu ce lieu, à Capharnaüm, comme base résidentielle d’où ils
rayonnaient. La « maison de Pierre » exhumée par l’archéologie, une
modeste demeure de pêcheurs du Ier siècle transformée postérieurement en
église judéo-chrétienne, garde le souvenir de cette domiciliation.
L’enracinement galiléen de Jésus est une concrétisation de sa judaïté.
Or, qui dit judaïsme dit attachement à la Loi. Il était inévitable que Jésus se
positionne à ce sujet. Telle est la grosse question qui nous attend : comment
Jésus a-t-il interprété la Torah ?
CHAPITRE 6

Le maître de sagesse

e
Le changement le plus spectaculaire intervenu au XX siècle dans notre
compréhension de Jésus concerne sa judaïté.
À l’origine de ce séisme se trouve la prise de conscience de l’horreur
que fut la shoah. La question s’est faite alors impérieuse : pourquoi la foi
chrétienne n’a-t-elle pas été un rempart suffisant contre la montée de
l’antisémitisme ? Les chercheurs se sont interrogés sur l’image du judaïsme
véhiculée par le Nouveau Testament. En désignant les juifs comme les
initiateurs de la mort de Jésus, en relatant leurs disputes théologiques avec
le Nazaréen, n’ont-ils pas contribué à construire une image négative et
haineuse du juif ?
Aussi extraordinaire que cela paraisse, il a fallu attendre les années
1980 pour que les chercheurs réalisent que Jésus était un juif à 100 %. Nul
n’ignorait auparavant que l’homme de Nazareth était né dans une famille
juive, qu’il lisait la Torah et fréquentait les synagogues. Mais les
conséquences de cette immersion n’avaient pas été tirées. Plus exactement,
on pensait que Jésus était venu rompre avec sa religion d’origine. Pour
saisir la radicalité du changement de perspective intervenu, mesurons le
chemin parcouru jusque-là.
Quête de Jésus : les débuts
La quête du Jésus de l’histoire s’est donné un père en la personne
d’Hermann Samuel Reimarus (1694-1768), un spécialiste allemand de
langues orientales. C’est oublier qu’il a eu des prédécesseurs parmi les
déistes anglais et français (Locke, Meslier, Toland 130). Tous soupçonnaient
que Jésus n’était pas ce que la dogmatique ecclésiastique, et déjà les
évangiles, avaient fait de lui. Plus pénétrant, le propos de Reimarus était
explosif au point qu’il ne fut publié qu’après sa mort en 1778 : Von dem
Zwecke Jesu und seiner Jünger (« Le dessein de Jésus et de ses disciples »).
Sa thèse : la prédication de Jésus, qui annonçait la venue imminente d’un
Royaume messianique, a été brutalement interrompue par son exécution ;
pour surmonter ce qu’ils considéraient comme un fiasco, ses disciples ont
inventé la théorie de sa mort expiatoire et la fable de sa résurrection. Pour la
première fois, de manière systématique, un savant comparait entre eux les
évangiles, mettait leurs divergences à l’épreuve de la critique historique et
appliquait la théorie du complot pour rétablir les faits dans leur « vérité ».
Les travaux de Reimarus ont inauguré ce qu’on appelle la première quête du
Jésus de l’histoire.
L’ambition de ces chercheurs était de reconstruire le « vrai Jésus »,
caché derrière les textes contaminés par la dogmatique ecclésiastique ; pour
autant, les motifs qui les animaient n’étaient pas les mêmes. Les uns,
comme Reimarus, voulaient démontrer que la foi chrétienne est une
imposture ; pour David Strauss, l’histoire de Jésus concrétise le mythe de
l’homme-Dieu (1835-1836) ; pour Heinrich Paulus, les miracles doivent
être expliqués rationnellement (1828). D’autres, comme l’Allemand
Heinrich Holtzmann (1863) ou le Français Ernest Renan (1863), font
confiance aux évangiles pour reconstruire la personnalité religieuse de
Jésus, qu’ils voient comme un maître spirituel fascinant 131. Le milieu juif
dont Jésus est originaire est alors peu connu ; il n’intéresse pas vraiment les
chercheurs, sinon pour fournir la toile de fond dont se détache le Nazaréen.
Dans son fameux cours de 1900 sur L’Essence du christianisme, Adolf von
Harnack oppose « la source pure de la sainteté » qu’est l’Évangile de Jésus
aux « gravats et [aux] décombres » amoncelés par les pharisiens qui avaient
« alourdi, opacifié, déformé, rendu inefficace et privé de son sérieux » la
religion d’Israël 132.
Cette première vague de recherche fut littéralement assommée, au début
du XXe siècle, par deux formidables objections. La première vint en 1906
d’Albert Schweitzer, le théologien, futur docteur de Lambaréné 133.
Schweitzer dresse un bilan dévastateur d’un siècle de recherche, montrant
que les auteurs interprètent les textes à leur guise pour façonner le Jésus qui
leur convient. La seconde objection vint, une décennie plus tard, de l’étude
des évangiles suivant l’histoire des formes littéraires (Formgeschichte).
Cette école, rattachée aux noms de Rudolf Bultmann et Martin Dibelius,
détecte que les évangiles sont le résultat d’une composition tardive et non la
compilation de témoignages oculaires, que les récits sur Jésus ont circulé
plusieurs décennies dans la tradition orale, et que le cadre biographique des
évangiles est une création narrative de leurs auteurs. Bref, la lecture
« immédiate » des textes qu’opérait la première quête est taxée de naïveté ;
il s’agit de trier entre textes anciens et textes tardifs et de ne conserver que
la version primitive comme source pour reconstruire la vie du Nazaréen.
Mise à mal par ces deux objections, la recherche reprend son souffle
vers 1950 pour une deuxième quête. L’investigation historique est
dorénavant mieux contrôlée. Des critères sont définis pour vérifier la
fiabilité historique des sources (ils ont été présentés au chapitre 1 de ce
livre). On renonce désormais à reconstruire dans son détail la vie de Jésus,
mais on reconstitue son enseignement et son activité. On reconnaît dans
l’annonce du Règne de Dieu le centre de sa prédication. On suspecte que les
titres christologiques (Fils de Dieu, Messie, Fils de l’homme) sont apparus
après Pâques plutôt que du vivant du Nazaréen. Joachim Jeremias s’illustre
en éclairant les paraboles de Jésus à partir du Talmud 134. Mais même si,
grâce à lui, la connaissance du judaïsme palestinien fait irruption dans le
travail des historiens, la reconstruction de la figure de Jésus est dominée par
l’idée d’un divorce entre lui et le judaïsme de son temps. Dans son beau
livre sur Jésus, Günther Bornkamm oppose la lecture juive de la Loi, qui
« ne suscite plus la rencontre avec Dieu [mais] la vide de son contenu » à
celle de Jésus, qui « libère la volonté divine de sa pétrification sur les tables
de la Loi et touche le cœur de l’homme qui s’était enfermé dans la
forteresse rassurante de la légalité 135 ».
L’homme de Nazareth apparaît ici comme le héros libre d’une religion
du cœur confronté à un judaïsme légaliste, tracassier, étriqué, et finalement
déshumanisé.
« Rejudaïser » Jésus
L’onde de choc déclenchée par la shoah a généré, je l’ai dit, la prise de
conscience d’une dimension antijuive dans la lecture des évangiles. La
parution en 1977 du livre d’Ed Sanders, Jesus and Judaism, est à l’origine
de la troisième quête du Jésus historique 136. Fort d’une connaissance
pointue de la littérature juive ancienne, Sanders dénonce une lecture
caricaturale du judaïsme du Ier siècle, enfermé dans l’image d’un rigorisme
monolithique alors qu’il constituait un ensemble chatoyant de diversité.
Entre pharisiens, sadducéens, esséniens et baptistes, le judaïsme du second
Temple, plaide Sanders, était un monde riche d’une multiplicité de courants
en discussion les uns avec les autres. Le débat (incontestable) de Jésus avec
ses contemporains n’a pas été un débat contre le judaïsme, mais à
l’intérieur du judaïsme.
La troisième quête n’est pas un mouvement homogène, mais plutôt une
nébuleuse. Les chercheurs qui l’animent défendent des conceptions
divergentes : Jésus est tantôt vu comme un mystique animé par l’Esprit
(Marcus Borg), un philosophe cynique itinérant (John Dominic Crossan),
un prophète millénariste (Ed Sanders), un réformateur social (Richard
Horsley), un charismatique itinérant (Gerd Theissen), un guérisseur à la
manière des hassidim juifs (Geza Vermes 137). Au sein de cette variété de
portraits, une constante demeure toutefois : la nécessité de revisiter le
judaïsme ancien pour situer la personne de Jésus. La troisième quête
entreprend une rejudaïsation conséquente du Jésus de l’histoire. Le
Nazaréen est compris comme un juif, marginal pour John P. Meier, central
pour André Lacocque 138, mais juif, et non plus comme un prototype de
chrétien.
Ce changement de paradigme a été appuyé par la reconnaissance d’un
fait : la séparation entre judaïsme et christianisme a été bien plus tardive
qu’on ne l’imaginait ; elle ne débuta pas avant la fin du Ier siècle et fut un
processus long, variable selon les régions (plus avancé en Asie mineure
qu’en Syro-Palestine). Imputer à Jésus la création d’une nouvelle religion
est tout simplement anachronique.
Mais si Jésus doit être désormais – et c’est un progrès de la recherche –
appréhendé à l’intérieur de l’orbite juive, comment prendre en compte sa
judaïté sans occulter sa singularité ? Dit autrement : comment tenir compte
à la fois de sa totale appartenance au judaïsme palestinien et du conflit qui
a conduit les autorités religieuses à proposer son élimination physique ? On
l’a vu : ni la prédication du Règne de Dieu (largement répandue) ni sa
renommée messianique (il ne fut pas le seul), ne suffisaient à le juger
insupportable. Le taxer de magie pour ses guérisons était une bagatelle. Il
faut donc chercher du côté de son enseignement pour trouver le nœud de la
crise. Et qui dit enseignement, pour un rabbi juif, dit interprétation de la
Torah. La tâche qui nous incombe maintenant est de sonder sa lecture de la
Torah à la recherche de ce qui le lie à ses contemporains et ce qui l’en
sépare.
Guérir un jour de sabbat
Dans les couches les plus anciennes de la tradition, on ne lit aucune
déclaration principielle de Jésus sur la Torah ou sur l’autorité de la Torah.
Les déclarations du Jésus de Matthieu défendant la validité éternelle de la
Torah proviennent de la chrétienté à laquelle appartient l’évangéliste
(« Avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas un menu trait ne
passera de la Loi » Mt 5,18). Le Nazaréen s’est inscrit sous l’autorité
millénaire de la Loi, don de Dieu à son peuple Israël. Il ne la légitime pas, il
ne la problématise pas. Elle va de soi, pour lui comme pour tout croyant
juif. L’attachement à la Loi constitue en effet un des deux piliers identitaires
du judaïsme ancien, l’autre étant le Temple. Dans sa grande diversité, le
judaïsme du second Temple trouve sa cohérence dans son attachement à ces
deux piliers identitaires. Même la communauté de Qumrân, qui répudie le
Temple de Jérusalem considéré comme impur, s’est érigée elle-même en
Temple spirituel 139.
Jésus ne met pas en cause l’autorité de la Torah, mais il en discute
l’interprétation, comme on l’attendait de n’importe quel sage.
Pourtant, rétorquera-t-on, ses guérisons le jour du sabbat ne contestent-
elles pas la prescription divine ? Effectivement, et de manière assurément
provocatrice, Jésus a guéri le jour du sabbat. La fréquence des conflits
provoqués par cette transgression de la règle du repos est attestée par la
tradition (Mc 2,23-28 ; 3,1-6 ; Mt 12,9-14 ; Lc 13,10-17 ; Jn 9,13-16 ; etc.).
Or, a fait remarquer Sanders, la suspension occasionnelle du chômage
sabbatique prescrit par la Torah n’est pas un souci propre à Jésus ; c’est une
question largement débattue dans le judaïsme ancien. Lors des guerres
maccabéennes du IIe siècle av. J.-C., mille juifs se laissèrent décimer au
cours d’une attaque perpétrée un jour de sabbat (1 M 2,29-41). L’avis
prévalut depuis lors que même si c’était sabbat, il était licite de se défendre,
voire de tuer. Confronté à un homme à la main desséchée, Jésus pose la
question : « Qui d’entre vous, s’il n’a qu’un seul mouton et qu’il tombe
dans un trou un jour de sabbat, n’ira le prendre et le retirer ? » (Mt 12,11).
Sur la question de savoir s’il était permis de secourir ce jour-là un animal
tombé dans un puits ou un trou, on connaît la réponse des esséniens – c’était
non : si une bête « tombe dans une citerne ou dans une fosse, qu’on ne la
relève pas le sabbat » (Écrit de Damas 11,13-14). La position pharisienne
ne nous est pas connue ; un enseignement rabbinique ultérieur prescrit que
faire sortir l’animal n’est pas autorisé, mais qu’il est licite de lui procurer de
la nourriture ou de lui lancer quelque chose à quoi elle pourra s’accrocher
pour rester en vie (tShabbat 14,3). On peut supposer, mais sans garantie,
que cette posture plus permissive était partagée par les pharisiens du temps
de Jésus.
Jésus n’innove donc pas en posant cette question ; il entre dans une
discussion ouverte parmi ses contemporains. Mais ne manquons pas de
noter les deux originalités de sa position. Premièrement, il prend à témoin
celui qui n’a qu’un seul mouton et qui le voit en danger. Jésus rejoint
l’expérience des paysans palestiniens, pour qui aucune hésitation n’est
possible. Il n’ouvre pas le débat en érudit de la Loi, il ne dissèque pas la
prescription sabbatique, mais s’appuie sur l’expérience quotidienne de son
auditoire. En ajoutant « Or, un être humain vaut combien plus qu’un
mouton ! » (Mt 12,12), il transfère sur le handicapé à la main desséchée qui
se trouve en face de lui le réflexe spontané de compassion. Deuxièmement,
Jésus généralise à un cas de maladie ce qui constituait un cas d’urgence :
l’animal qui se noie un jour de sabbat. Or ici, nulle urgence, nul danger de
mort. Ou disons plutôt : Jésus fait entendre que la souffrance d’autrui est un
cas d’urgence. Ce faisant, il entre dans le débat interprétatif de la Torah,
mais en fait imploser la logique en conférant au cas limite une extension
illimitée : « Ainsi il est permis de faire le bien un jour de sabbat »
(Mt 12,12).
Aimer Dieu et le prochain
Ce qui autorise – mieux : ce qui commande – de suspendre le repos
sabbatique est la nécessité de venir au secours d’autrui. Établir une
hiérarchie entre deux prescriptions de la Loi était un souci pour tous les
enseignants de la Torah. Entre les deux cent quarante-huit commandements
et les trois cent soixante-cinq interdits auxquels étaient assignés les
croyants, comment choisir en cas de devoirs contradictoires ? Le débat était
ouvert parmi les rabbis, certains affirmant que toutes les prescriptions
réclamaient une égale observance, d’autres les hiérarchisant au nom d’un
principe supérieur qu’ils appelaient le kelal 140. Jésus opte pour la seconde
position en résumant la Torah au double commandement d’amour.

Un scribe s’avança. Il les avait entendus discuter et voyait que Jésus leur
avait bien répondu. Il lui demanda : « Quel est le premier de tous les
commandements ? » Jésus répondit : « Le premier, c’est : Écoute, Israël, le
Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur ; tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force
(Dt 6,4-5). Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même
(Lv 19,18). Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. »
(Mc 12,28-31)

Le cadre narratif de l’entretien doit provenir de l’évangéliste Marc, mais


pas son contenu. Jésus énonce son kelal en associant deux textes de
l’Écriture. Le couplage de deux passages est un procédé exégétique que les
rabbis nommeront plus tard gezera shawa ; il consiste à rapprocher, pour les
interpréter l’un par l’autre, deux versets présentant une caractéristique
commune (ici : « tu aimeras »). L’unicité et la transcendance du Dieu
d’Israël figure en tête du shema Israel, la plus célèbre confession de foi
juive (Dt 6,4-5) ; sa mention n’est pas une surprise, mais plutôt le verset qui
lui est associé : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19,18).
Notons qu’aimer n’a pas, dans le langage biblique, la dimension
exclusivement affective que nous lui donnons aujourd’hui ; aimer Dieu
signifie lui rendre honneur et fidélité, aimer le prochain consiste à vouloir
son bien et respecter son droit. Or nulle part ailleurs, ni dans l’Ancien
Testament ni dans la littérature juive intertestamentaire, ni à Qumrân, ni
chez Philon d’Alexandrie, on ne rencontre la juxtaposition de ces deux
passages 141. Placer l’amour du prochain à égalité de l’amour de Dieu au
moyen de ces deux textes de l’Écriture ne se lit que sur les lèvres de Jésus.
S’agit-il pour autant d’une nouveauté absolue ? C’est ici qu’il s’agit
d’être fin, car la réponse est : oui et non.
Commençons par : non. L’idée que fidélité à Dieu et amour d’autrui
sont les deux mamelles de la foi n’est pas inconnue de la foi juive. On la
découvre chez des auteurs chronologiquement proches de Jésus : la Lettre
d’Aristée (vers 100 av. J.-C.), Philon d’Alexandrie (25 av.-50 ap. J.-C.),
Flavius Josèphe (37-100 ap. J.-C 142.). Ces auteurs résument les deux tables
du Décalogue par le slogan : piété et justice (ou philanthropie). Aucun de
ces textes ne provient du judaïsme palestinien, notons-le, mais le parallèle
qu’ils présentent atteste que Jésus s’affilie à une idée qui était dans l’air.
L’originalité de la sagesse du Nazaréen est ailleurs : dans sa définition du
prochain et dans la force de frappe qu’il donne au commandement d’amour.
Dans la tradition juive, la définition du prochain est restrictive : le prochain
est le compatriote, l’Israélite. Le sens est clair en Lévitique 19,18, car le
prochain est distingué du ger, l’étranger qui vit dans le pays. L’extension de
la définition tendra à se réduire au Ier siècle, soit au membre de la confrérie
(chez les pharisiens), soit à la communauté (Qumrân). La définition de
Jésus se donne à lire dans les propos rassemblés par Matthieu dans le
Sermon sur la montagne : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton
prochain (Lv 19,18) et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : Aimez
vos ennemis » (Mt 5,43-44). Certes, on ne trouve pas dans les Écritures
d’injonction à haïr l’ennemi, mais la formule transcrit la dimension négative
de la définition juive du prochain selon laquelle la protection requise envers
le compatriote ne s’étend pas à l’étranger, encore moins à l’ennemi.
Jésus se fonde sur l’amour illimité du Dieu-père, qui fait lever son soleil
sur les méchants et sur les bons, pour détruire toute limite apportée à
l’amour du prochain (Mt 5,45-47). On n’en tirera pas la conclusion que les
juifs du temps de Jésus étaient incapables de philanthropie. On rapporte du
grand Rabbi Hillel, actif au tournant de l’ère chrétienne, cette sentence :
« Aimez les créatures et amenez-les à la Torah » (Pirqé Avot 1,12). Mais
Jésus va bien au-delà de la philanthropie. Égaler l’amour du prochain
(compris sans aucune restriction) à l’amour requis pour Dieu ne se lit pas
ailleurs que dans son enseignement.
Refuser la violence
Qu’en est-il de la force de frappe dont le Nazaréen dote son kelal ?
L’injonction à aimer ses ennemis, dont l’attribution à Jésus ne fait aucun
doute 143, a été ressentie comme si violente par les premiers chrétiens qu’ils
n’ont pas osé la reproduire telle quelle en dehors de sa réception chez
Matthieu (5,44) et Luc (6,27). Paul en donne une version adoucie :
« Bénissez ceux qui vous persécutent » (Rm 12,14). Mais surtout, le kelal
de Jésus s’impose avec tant de force qu’il invalide d’autres
commandements. Cela, même le grand Hillel n’avait osé le faire. On l’a vu
à propos du sabbat. On le voit aussi dans la position qu’adopte Jésus à
l’égard de la loi du talion.

Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Mais moi,
je vous dis de ne pas résister au méchant. Au contraire, si quelqu’un te gifle
sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge
pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à
faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. À qui te demande, donne ; à qui
veut t’emprunter, ne tourne pas le dos. (Mt 5,38-42)

« Œil pour œil et dent pour dent » : cette règle fondamentale est
formulée à plus d’une reprise dans les Écritures (Ex 21,23-25 ; Lv 24,19-
20 ; Dt 19,21). Les premières traces sont repérables dans le code babylonien
d’Hammourabi, qui légifère sur les réparations financières ou physiques
suite à un dommage subi. La loi du talion était d’une utilité sociale évidente
dans les sociétés antiques, où la justice était exercée par les individus ; elle
fonctionnait comme régulateur de l’agressivité, évitait la surenchère de la
vendetta et fondait la légitime défense. Le talion limitait la vengeance en
imposant une règle de proportionnalité entre le mal subi et le mal infligé :
œil pour œil, pas plus. Mais la règle est ambiguë : elle refuse le
débordement tout en acquiesçant à la violence. Or, à ce principe social
régulateur, Jésus substitue une règle négative : « Mais moi, je vous dis de ne
pas résister au méchant. » De fait, la non-résistance au méchant revient à
subir l’injustice. Quelques exemples sont fournis pour appliquer ce
renoncement à la vie quotidienne : ne pas répliquer à l’insulte de la gifle,
mais tendre l’autre joue, donner plus qu’il n’est exigé en situation de
procès, répondre au-delà de la demande d’autrui.
Les sociétés antiques sont régies par un code de l’honneur, qui oblige à
riposter pour obtenir réparation du tort subi. Jésus rompt avec cette logique
de la riposte et avance une autre posture : renoncer à répondre à la violence
par la violence. Telle est la concrétisation d’un amour qui va jusqu’à
accueillir le non-aimable, c’est-à-dire l’ennemi. Du coup, la loi du talion
s’en trouve totalement invalidée. Quittant l’idée d’une revanche mesurée,
Jésus enjoint de répondre démesurément aux demandes d’autrui.
Question : est-ce raisonnable ? Nous y viendrons plus loin. Car il
importe d’aiguiser encore le profil de la surprenante sagesse de Jésus. Les
injonctions à s’abstenir de se venger, à endurer la souffrance même injuste,
fourmillent dans l’Antiquité, tant du côté juif que du côté gréco-romain. Les
rabbis autant que les grands philosophes stoïciens (Épictète, Sénèque) ont
conseillé le pacifisme. Mais encore une fois, Jésus se singularise par un trait
qui lui est propre : l’absence de toute motivation dans son exhortation. S’il
faut subir l’injustice, pour les sages d’Israël, c’est parce que Dieu vengera
les siens, et dans l’espoir, aussi, de convertir ses ennemis 144. Pour Sénèque,
il est inutile de se venger des offenses des grands, car cela ne sert à rien
(« ils le feront encore »). Épictète voit dans la souffrance subie le privilège
du philosophe cynique, qui « doit être battu comme un âne » pour « aimer
ceux qui le battent 145 ». L’exhortation de Jésus se distingue par l’absence de
toute justification de ce type.
Jésus n’appelle, pour légitimer son propos, ni à la modération des
affects ni à la raison. Seul demeure l’aspect de la provocation : le refus de
riposter devient une démonstration de la violence subie, l’exhibition du tort
exercé contre soi. Cette attitude proteste symboliquement contre la
violence, mais précisément en s’y soumettant. On retrouve ici la dimension
dénonciatrice des gestes prophétiques. La parole de Jésus pointe
uniquement la nécessité de rompre la spirale de la violence qui domine le
monde. Pareille radicalité demeure inouïe dans le monde antique. Le
meilleur commentaire vient de Léon Tolstoï, l’écrivain, qui se convertit à la
lecture de cette parole : « Une fois la violence admise, écrit-il à Gandhi,
quelles que soient les circonstances, la loi de l’amour est reconnue comme
insuffisante, d’où la négation même de cette loi 146. » Autoriser la revanche
tue l’amour.
Il incite à la créativité
Le Sermon sur la montagne présente une série d’antithèses, appelées de
ce nom parce qu’à six reprises, Jésus oppose à la Loi lue par les rabbis
pharisiens sa propre compréhension de l’impératif divin : « Vous avez
appris qu’il a été dit aux anciens… mais moi, je vous dis » (Mt 5,21-48).
L’évangéliste Matthieu y a compilé des exhortations morales de Jésus à
l’enseigne de la réinterprétation de la Loi.
À regarder de près, on se rend compte que chacune de ces antithèses est
une dénonciation de la violence. Autrement dit : chaque fois qu’il
réinterprète l’impératif divin, Jésus récuse une manière de lire la Loi qui
tolère la violence faite à autrui. La première antithèse étend l’interdit du
meurtre à la colère et à l’injure ; Jésus réhausse le seuil de l’interdit pour
l’appliquer à la violence verbale : insulter autrui est déjà une façon
d’attenter à sa vie (5,21-26). La deuxième antithèse réprime le regard de
convoitise, considéré comme un acte prédateur de l’homme sur la femme au
même titre que l’adultère (5,27-30). Par la troisième antithèse, l’usage de la
lettre de divorce (privilège du mari) est récusé comme une insupportable
atteinte à la conjugalité (5,31-32). La quatrième antithèse traite du serment,
dénoncé comme une violence faite à autrui si l’on falsifie l’engagement pris
(5,31-37). La loi du talion est condamnée parce qu’elle participe à
l’engendrement de la violence par la violence (5,38-42). Enfin l’amour du
prochain, parce qu’il est détourné de son intention et brandi comme une
permission de haïr l’ennemi, est reconduit à son exigence extrême (5,43-
48). Les antithèses sont un appel à recomposer la Torah autour de deux
éléments : l’amour d’autrui et la dénonciation de l’agression qu’autorise la
lecture traditionnelle de la Loi.
Aucune référence explicite n’est faite, dans ce contexte, au Règne de
Dieu. Sauf peut-être la réponse de Jésus au scribe qui l’interrogeait pour
savoir quel était le premier commandement. Nous avons lu ce texte plus
haut. Or, après que le scribe a correctement reformulé le kelal du double
commandement d’aimer Dieu et le prochain, Jésus « voyant qu’il avait
répondu avec sagesse, lui dit : “Tu n’es pas loin du Règne de Dieu” » (Mc
12,34). Pourquoi n’est-il pas loin ? Qu’est-ce qui lui manque ? Ce qui lui
manque, c’est de comprendre que le Règne n’est pas un concept général,
mais une réalité à rendre présente – à visibiliser dans le monde. Que cette
réponse soit due à l’évangéliste ou non, elle vise juste. Tout comme les
paraboles rendent le Règne visible au sein du monde ordinaire, la
réinterprétation de la Loi par Jésus configure un monde où l’amour illimité
de Dieu pour ses créatures rend l’humain capable d’aimer jusqu’à son
adversaire.
C’est la raison pour laquelle l’homme de Nazareth ne remplace pas
l’ancienne Loi par une nouvelle ou l’ancien règlement par un autre plus
sévère. Les exemples qu’il donne sont à la fois provocateurs et incitatifs.
Dans le cas du talion, l’abrogation de la règle est suivie de quelques
exemples (tendre l’autre joue, donner son manteau, faire deux mille pas),
volontairement provocateurs : voilà jusqu’où doit aller l’amour d’autrui
pour extirper des rapports humains la violence mortifère – ce que la règle
du talion échouait à faire. Ils sont incitatifs, car ils veulent éveiller la
créativité de l’auditeur : invente à ton tour des gestes créateurs de vie et non
de mort. En acquiesçant à cette invitation, l’homme, la femme activent ce
monde nouveau que Jésus appelle le Règne.
Une fois de plus, est-ce raisonnable ? Attendons encore pour y
répondre, car il nous faut auparavant aborder une atteinte bien plus forte à
la morale : la contestation par Jésus du pur et de l’impur.
Le pur et l’impur
À distance, nous imaginons mal l’importance cruciale que revêtait, dans
la foi d’Israël, la maintenance de l’état de pureté. La frontière entre le pur et
l’impur y était extrêmement importante, car la pureté rituelle était condition
d’accès à Dieu ; l’impureté en excluait. La Torah de Moïse a été donnée à
Israël « pour être à même de distinguer le sacré du profane, ce qui est impur
de ce qui est pur » (Lv 10,10).
Pour se prémunir du risque de contamination, la secte de Qumrân triait
ses membres à l’entrée, écartant les individus soupçonnables d’impureté :
« Un insensé, un fou ou n’importe quel simplet, un faible de vue qui ne voit
rien, un estropié, un boiteux, un sourd, un petit garçon, aucun d’entre eux
ne peut entrer au sein de l’assemblée » (Écrit de Damas 15,15-17 147). Le
nombre de bassins rituels (mikvaot) retrouvés sur le site signale, de la part
de la communauté, une fixation extrême sur les contraintes de purification ;
le retrait au désert visait justement à se mettre à l’abri d’un monde jugé
impur. Or, l’archéologie a récemment mis au jour la présence en nombre de
mikvaot dans les synagogues et aux abords du Temple de Jérusalem. La
préoccupation de la pureté n’était donc pas confinée à l’essénisme. Les
pharisiens en étaient particulièrement soucieux ; ce mouvement laïc avait
transféré sur ses adeptes l’idéal de pureté imposé aux lévites pour le service
au Temple.
Les contacts interpersonnels, l’accomplissement des tâches
quotidiennes, l’alimentation étaient dominés par le souci de ne pas être
souillé par des matières ou des personnes impures. Le fidèle se trouvait en
effet exposé en permanence au risque d’être contaminé par son
environnement. Il se devait d’observer scrupuleusement les prescriptions
rituelles, dont le livre du Lévitique décline les procédures (Lv 11–16). Car il
faut savoir que pureté rimait avec sainteté : pour préserver son statut de
peuple saint, choisi par Dieu, Israël se devait de veiller à sa pureté. Le
même souci de pureté-sainteté guidait l’alimentation. Le code alimentaire
prescrit par le Lévitique énonce les critères désignant un aliment (animal ou
végétal) comme permis ou non à la consommation ; des règles étaient
établies pour le préparer et le rendre propre à la consommation. Ce souci de
kashrout a perduré au cours de l’histoire du judaïsme.
Sachant cela, on réalise qu’une parole de Jésus a éclaté comme un coup
de tonnerre : « Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre
impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend
l’homme impur » (Mc 7,15). Cette sentence figure dans une longue
controverse rapportée en Marc 7, où Jésus conteste les traditions
pharisiennes. Ses interlocuteurs étaient bien choisis, puisque la question de
la pureté leur tenait particulièrement à cœur.
Les exégètes se demandent si la position tranchée de Jésus reflète sa
position ou plutôt la situation des communautés chrétiennes confrontées à la
pression juive ; elles auraient justifié de la sorte leur abandon des codes
alimentaires. On sait en effet que cette question a déchiré les premières
Églises, composées de croyants d’origine juive (attachés à la kashrout) et de
croyants d’origine non juive (indifférents à la kashrout). Un passage de
l’épître aux Galates (2,11-21) retranscrit la violente altercation entre Paul et
Pierre à ce sujet. Mais si l’ensemble de la controverse de Marc 7 ne peut
être à coup sûr ramené à Jésus, la sentence du verset 15 doit l’être. On la
détecte en effet à l’arrière-plan d’une citation de Paul dans l’épître aux
Romains, où l’apôtre se réfère explicitement au Christ : « rien n’est impur
en soi » (14,14). Paul est confronté à ce moment-là à une crise entre judéo-
chrétiens et pagano-chrétiens au sujet des prescriptions alimentaires ;
s’appuyant sur la tradition de Jésus, il affirme qu’aucun aliment n’est en soi
pur ou impur.
Revenons à la sentence de Marc 7,15. Que dit-elle ? Affirmer que rien
d’extérieur à l’homme ne peut le rendre impur, c’est déclarer l’inutilité des
codes alimentaires et des craintes de souillure par contact personnel. Rien
de ce qu’il absorbe ou le touche ne menace sa pureté. Mais Jésus ne
témoigne pas d’une indifférence à l’égard des règles de pureté, puisqu’il
ajoute : « ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur ».
Autrement dit : le souci de pureté-sainteté n’est pas congédié, mais déplacé.
Jésus ne dit jamais que la différence entre pur et impur est sans importance.
Il affirme que la souillure ne réside pas dans ce qui vient à l’individu, mais
dans ce qui émane de lui. Jésus relativise le rituel alimentaire en déplaçant
le lieu de l’impureté : ce sont désormais les paroles et les gestes reliant
l’individu à son milieu qui décident de sa pureté ou de sa souillure.
Ce faisant, Jésus contredit la logique inhérente à la définition
pharisienne de la pureté. Car les pharisiens, avec le reste d’Israël, avaient
une conception défensive de la pureté : il faut se prémunir de toute souillure
externe. Cette conception défensive veut que l’élimination de la souillure
précède, comme un indispensable préalable, le rétablissement de la
communion. Parlant du déplacement qu’opère Jésus, l’exégète allemand
Klaus Berger a remarqué avec raison qu’il passe d’une conception
défensive à une conception offensive de la pureté 148. La pureté défensive est
« une qualité passive qu’il s’agit seulement de préserver, et qui toujours à
nouveau doit être défendue », tandis que la pureté offensive « est une pureté
qui se propage à partir de celui qui en est le porteur, qui est contaminante,
qui peut rendre l’impur pur, qui se répand et qui est expansive 149 ». Ce n’est
plus désormais l’impureté (de l’autre) qui est contagieuse, c’est la pureté
(de soi) qui le devient. On pourrait mieux dire en parlant du passage d’une
pureté exclusive à une pureté inclusive. Le Nazaréen procède en effet à un
complet retournement de définition : le rapport à autrui n’est plus stigmatisé
comme un risque potentiel de souillure, mais comme le lieu où le croyant
est appelé à concrétiser sa pureté-sainteté.
Les repas communautaires de Jésus et ses fréquentations choquantes
trouvent ici leur justification : Jésus « incarnait une pureté qui rayonnait
charismatiquement 150 ».
Les repas ou la sainteté partagée
Les repas de Jésus ne sont pas passés inaperçus, à tel point qu’il a été
traité de glouton et d’ivrogne (Lc 7,34). Mais ce n’est pas la consommation
de nourriture qui choquait, plutôt la compagnie dont il s’entourait. Jésus
mangeait avec des pécheurs, des prostituées, des collecteurs de taxes 151 –
ces groupes déclarés moralement impurs ou contaminés par leurs contacts
avec les païens. Selon l’évangéliste Marc, au début de son activité publique,
un repas chez Lévi fils d’Alphée, un collecteur de taxes qu’il vient
d’appeler à le suivre, déclenche l’hostilité des pharisiens : « Quoi, il mange
avec les collecteurs de taxes et les pécheurs ? » (Mc 2,16).
Pour mesurer l’impact de ces critiques, il faut se souvenir de la fonction
qu’exerçaient les repas dans l’Antiquité. Les repas antiques assurent le rôle
puissant de consolidation des liens à l’intérieur du groupe social,
philosophique ou religieux ; ils concrétisent l’appartenance à celui-ci et
confirment la loyauté à l’égard de ses valeurs. Symboles d’une vie partagée,
ils sont fermés aux personnes étrangères au groupe et à ses règles. Dans le
judaïsme, ils fonctionnent comme un vecteur puissant de séparatisme en
traçant les frontières du groupe religieux et en le protégeant de toute
contamination extérieure. « Converse avec les gens intelligents, que tous tes
discours portent sur la Loi du Très-Haut, que les justes soient tes
compagnons de table », lit-on dans le Siracide (9,15-16a). Les sectaires de
Qumrân « mangeront en commun et béniront en commun et délibéreront en
commun » (1QS 6,2-3). L’exclusion du « banquet des Nombreux », leur
repas communautaire, constituait la première mesure disciplinaire à
l’encontre des fautifs (1QS 7,20). Les pharisiens mangeaient en confréries.
Bref, dans l’Antiquité, on mange avec ceux qui nous ressemblent et qui
partagent les mêmes valeurs.
Et Jésus ? Il fait le contraire.
Il s’affiche avec ceux que la société juive (avec plus ou moins de
rigueur) tenait éloignés des justes et des pieux. Pour lui, le renouvellement
d’Israël ne passe pas par la fondation d’un peuple séparé, comme à
Qumrân, mais par la création d’une communauté inclusive, la communauté
des enfants de Dieu : « Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère,
ma sœur, ma mère » (Mc 3,35). L’évangile apocryphe de Thomas
confirme : « Ceux que voici, qui font la volonté de mon Père, ceux-là sont
mes frères et ma mère. Ce sont eux qui entreront dans le Royaume de mon
Père » (logion 99).
Les frontières communément admises du peuple de Dieu sont ainsi
brutalement transgressées. La commensalité que leur offre Jésus fait qu’on
lui affecte l’étiquette péjorative dont ils sont victimes, et qu’on le taxe de
« glouton et ivrogne, ami des collecteurs de taxes et des pécheurs » (Lc
7,34). Avec Jésus, l’irruption du Règne déclenche une pratique de
communion, qui prend le pas sur les séparations. Cet accueil des
marginalisés, exclus de la sainteté d’Israël, va de pair avec son approche des
malades : Jésus côtoie et touche les malades impurs, et jusqu’aux impurs
parmi les impurs qu’étaient les lépreux 152. Il se laisse toucher par une
femme que son hémorragie rendait impure en permanence, ce qui le
contaminait à son tour (Mc 5,25-34). La Mishna est catégorique à cet
égard : il faut se tenir à l’écart de toute femme en menstruation (mZabim
2,1 ; 5,1-11). Jésus rencontre des étrangers et des femmes, ceux que les
pieux évitaient en public. Ses fréquentations ont été jugées socialement et
religieusement choquantes, et les évangiles ont gardé trace des indignations
qu’elles soulevaient 153.
Les repas de Jésus ont fait date. Tous les évangiles en parlent, et à
plusieurs reprises. Plus qu’une marque de sympathie ou de tolérance
sociale, ils étaient en effet un lieu de sainteté partagée, démontrant l’accueil
que Dieu réserve à tous les membres du peuple, sans exclus. Les repas de
Jésus offrent l’image d’un Règne divin inclusif et accueillant, ou mieux
encore, ils symbolisent l’exclusion de l’exclusion. Le symbole n’a pas été
choisi au hasard : le festin avec Abraham, Isaac et Jacob est un motif fort de
l’espérance d’Israël pour la fin des temps. Fidèle à sa conception du Règne
de Dieu, Jésus anticipe : les repas assurent déjà dans le présent la visibilité
d’un Règne où la discrimination n’est plus. L’adage de Marc 7,15 s’en
trouve confirmé : la pureté de Jésus est contagieuse.
Un judaïsme « outré » ?
Résumons le chemin parcouru. La valorisation conséquente de la judaïté
de Jésus au sein de la troisième quête du Jésus historique est un acquis
irréversible ; l’image du Nazaréen en ovni protochrétien au sein du
judaïsme palestinien doit être congédiée. Ce juif à 100 % articule dans son
enseignement les thèmes centraux de la foi juive : l’espérance du Règne,
l’autorité de la Torah, la pureté-sainteté du peuple. Seul le rôle du Temple
de Jérusalem est effacé dans son message, pour des raisons qui apparaîtront
plus tard (voir ici).
Mais attention au retour de balancier : noyer Jésus dans la normalité
juive n’est pas plus sensé que d’occulter sa judaïté. James Charlesworth
propose de voir dans le Nazaréen « un juif dévôt et plutôt conservateur,
pouvant se montrer extrêmement libéral sur les questions sociales 154 ». Non.
J’ai mis en évidence la singularité des positions adoptées par Jésus, tant
dans sa conception du Règne de Dieu que dans son interprétation de la
Torah. Je les rappelle : la force de frappe accordée à l’impératif d’amour,
invalidant toute prescription qui ne s’y accorde pas ; l’abrogation d’un
principe socialement utilitaire comme la loi du talion ; la subversion de la
notion de pureté.
Revient la question : les exhortations de Jésus sont-elles raisonnables ?
Appeler à aimer ses ennemis, à tendre l’autre joue, à bannir toute insulte…
ce programme éthique est-il réaliste ? L’éthique de Jésus, que ce soit dans le
Sermon sur la montagne ou lorsqu’il enjoint de pardonner jusqu’à soixante-
dix fois sept fois, se singularise en effet par l’absence de toute réflexion sur
sa faisabilité. Les injonctions de Jésus sont d’un absolu sidérant. Le
compromis n’est plus une option. Comment expliquer cette morale en
excès ?
Son absence de pragmatisme constitue une différence cinglante avec la
sagesse israélite, toute empreinte de mesure et de modération. Joseph
Klausner, qui fut le premier grand historien juif des débuts du christianisme
et l’auteur d’une belle monographie, Jésus de Nazareth, parue en 1922, a
bien perçu le problème. Il commente ainsi le Sermon sur la montagne : « En
tout ceci, Jésus est le plus juif d’entre les juifs, plus juif que Shimeon ben
Shetah, plus juif même que Hillel. Pourtant, rien n’est plus dangereux pour
le judaïsme national que ce judaïsme outré ; c’est la ruine de la civilisation
nationale, de l’organisation nationale et de la vie nationale 155. » Selon
Klausner, l’éthique doit fonder une vie sociale dans le cadre d’une
communauté nationale. Or, en déclarant périmées l’observance du sabbat et
la ritualité alimentaire, en critiquant les accommodements de
l’interprétation pharisienne de la Loi pour y substituer des impératifs
radicaux, Jésus « manque complètement de ces grandes qualités politiques
qu’avaient montrées les prophètes qui, d’un regard d’aigle, savaient
embrasser les royaumes et les nations de l’univers entier 156 ». En un mot,
Klausner reproche à l’homme de Nazareth de n’avoir pas su demeurer un
sage, hanté qu’il était par ce qu’il appelle ses « chimères apocalyptiques » ;
il entend par là l’imaginaire du Règne de Dieu.
Klausner a raison de pointer le Règne de Dieu. C’est, pour Jésus, la
perspective d’un Règne futur, mais déjà visible dans le présent, qui confère
à la décision morale son caractère d’urgence. On retrouve ici sa différence
d’avec Jean le Baptiseur : pour Jean, l’imminence de la catastrophe à venir
ne laisse place à aucun atermoiement sous peine d’être exterminé ; pour
Jésus, l’homme dispose d’un délai. La parabole des deux plaideurs le dit
excellemment : « Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire, tant que tu es
encore en chemin avec lui, de peur que cet adversaire ne te livre au juge, le
juge au gendarme, et que tu ne sois jeté en prison. En vérité, je te le
déclare : tu n’en sortiras pas tant que tu n’auras pas payé jusqu’au dernier
centime » (Mt 5,25-26). L’ombre du Règne gagne déjà le présent, si bien
que l’heure n’est plus au calcul. L’injonction faite aux disciples : « Viens,
suis-moi » illustre cet état d’urgence.
Klausner s’est toutefois trompé sur l’origine de l’urgence. Elle n’est pas
d’abord affaire de temporalité comme chez Jean, car Jésus n’est pas un
apocalypticien axé sur l’imminence de la fin ; l’urgence s’origine dans son
image de Dieu. Dans la formule « Règne de Dieu », c’est à « Dieu » qu’il
faut s’intéresser. Quel Dieu ?
Le Dieu de Jésus
Quel est le Dieu de Jésus ? Les textes ne nous offrent pas le loisir de
faire la psychologie religieuse de Jésus ; ils nous permettent en revanche de
savoir comment il parle de Dieu. Le constat est vite fait : à la grande
différence des prières de ses contemporains, qui accumulaient les titres
majestueux autour du nom de Dieu, Jésus est d’une totale sobriété. Bien
qu’il parle du Règne de Dieu, il ne l’appelle jamais roi. Lorsqu’il parle de
Dieu et s’adresse à lui 157, Jésus use d’un seul titre : Père. Il emploie
d’ailleurs un terme araméen si caractéristique de son langage qu’il est passé
dans la langue des premiers chrétiens : abba, équivalent de « papa », une
épithète affectueuse que les enfants adressaient à leur père ou les disciples à
leur rabbi 158.
Et que dit Jésus de ce Dieu-père ? C’est le Père céleste qui pardonne les
fautes (Mt 6,14-15), qui nourrit les oiseaux (Mt 6,26), qui sait ce dont les
hommes ont besoin (Mt 6,32), qui donne de bonnes choses à ses enfants
(Mt 7,11), qui ne veut pas que se perde un seul petit (Mt 18,14). C’est le
Père (et non le roi) que Jésus invite ses disciples à prier (Lc 11,2 ; Mt 6,9).
Un verset de Matthieu est frappant : « Vous donc, vous serez [ou : soyez]
parfaits comme votre Père céleste est parfait » (5,48). Matthieu reformule
probablement une parole dont Luc a conservé une teneur plus ancienne :
« Soyez compatissants comme votre Père est compatissant » (Mt 6,36).
Jésus emprunte le motif biblique de l’imitation de Dieu ; mais alors que
l’Ancien Testament l’applique à la sainteté de Dieu (« Soyez saints, car je
suis saint » Lv 19,2), il l’applique à la compassion. C’est la miséricorde de
Dieu qui devient modèle de la sagesse de Jésus. Matthieu l’a compris ainsi,
car la « perfection » divine est définie juste auparavant : c’est la générosité
du Dieu qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber
la pluie sur les justes et les injustes » (5,45). Invoquer l’ordre de la nature
pour parler de la sagesse immanente au monde n’est pas rare chez les sages
d’Israël 159. Mais Jésus s’appuie sur la générosité sans réserve du Dieu-
providence pour en faire le modèle d’un amour non discriminant. « Si vous
aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense allez-vous en avoir ? » (Mt
5,46). Ses repas illustrent cet adage.
Jésus, l’enfant mamzer, l’enfant sans père, accroche toute sa sagesse au
Dieu-père, dont la présence, la prévenance, l’infinie bonté autorisent un
comportement extravagant de pureté partagée.
Le réalisme de Jésus est là : faire radicalement confiance au Dieu-
providence, qui « sait bien que vous avez besoin de toutes ces choses » que
sont les besoins élémentaires (Mt 6,32). Ce thème de l’amour gratuit, sans
attente de réciprocité, revient dans ses exhortations. C’est l’amour qui quitte
le terrain du donnant-donnant pour se risquer à l’accueil sans
discrimination :

Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, n’invite pas tes amis, ni tes


frères, ni tes parents, ni de riches voisins, sinon eux aussi t’inviteront en
retour, et cela te sera rendu. Au contraire, quand tu donnes un festin, invite
des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles, et tu seras heureux
parce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre : en effet, cela te sera rendu à la
résurrection des justes. (Lc 14,12-14)

Nous nous interrogions sur l’origine de cette radicalité dans


l’exhortation, que déplore Klausner, car sa démesure tranche avec la
modération de la sagesse israélite. C’est à l’amour ouvert, gratuit,
universalisant de Dieu que Jésus s’adosse pour développer son éthique aux
formules provocatrices. Cette insondable compassion divine ne tolère à ses
yeux aucun compromis – surtout si l’on s’appuie sur la Loi pour se
distancer des besoins d’autrui ! Ni le sabbat, ni le souci de pureté, ni la
sainteté d’Israël ne sauraient résister à l’invasion, dans le présent, du Règne
amoureux de Dieu.
Mais ce n’est pas tout…
Le Dieu du Jugement
… ce n’est pas tout, même si les études sur le Dieu de Jésus en restent
généralement au Dieu tout-amour. Avec, le plus souvent, une antinomie
cachée entre le Dieu de tendresse de Jésus et le Dieu de colère de l’Ancien
Testament. Mais cette antinomie ne respecte pas les évangiles. Car, en
conformité avec la foi de son peuple, Jésus croit au Jugement dernier. Nous
venons d’évoquer le Dieu qui pardonne les fautes ; mais Jésus ajoute : « Si
vous ne pardonnez pas aux hommes, votre Père non plus ne vous
pardonnera pas vos fautes » (Mt 6,15). Les paraboles du Jugement dernier
mettent en scène cette fin de l’histoire humaine où Dieu évaluera la fidélité
de chacun. Les métaphores, toutes bibliques, affluent : ce moment ultime
est décrit comme une moisson, un tri, un règlement des comptes, la venue
de l’époux, le retour du maître, etc. 160. Même si Matthieu a multiplié ces
paraboles, la plupart remontent au Nazaréen.
Ces paraboles de crise n’alimentent pas un terrorisme du Jugement, car
encore une fois, la source de l’éthique de Jésus se trouve dans l’accueil sans
limite de Dieu. Mais elles rappellent qu’être au bénéfice de cet amour
implique une responsabilité : le répercuter envers autrui. On peut le dire
autrement. Jésus endosse les deux faces du Dieu biblique : le Dieu de
l’élection et le Dieu de la Loi. Mais chez lui, le primat de l’élection balaie
toute discrimination interhumaine que fonderait la Loi.
La question qui surgit est alors : quelle autorité Jésus détient-il pour se
poser face à Moïse et recomposer ainsi la Loi ? Comment légitime-t-il la
sagesse provocante qu’il délivre ? Nous aborderons ces questions au
chapitre 8. Auparavant, voyons quelles réactions sa parole et son action ont
provoquées : quels furent ses amis et ses ennemis ?
CHAPITRE 7

Ses amis, ses concurrents

Une personne se révèle par ses relations. « Dis-moi qui sont tes amis,
dis-moi qui sont tes ennemis, je te dirai qui tu es. » Qui Jésus rencontre-t-
il ? Qui affronte-t-il ? Et où ? La provocation que représentait l’annonce du
Règne de Dieu, avec ses radicales conséquences, a créé autour de Jésus une
polarisation entre sympathisants et concurrents.
Une chose est sûre : Jésus a presque exclusivement rencontré des
femmes et des hommes juifs, sur la terre d’Israël. Ses rares incursions dans
les régions à majorité païenne, que ce soit la région côtière (Tyr et Sidon)
ou la Transjordanie, ont été l’occasion de rencontres occasionnelles de non-
juifs ; mais elles n’étaient pas inscrites à son programme, ce que confirme
l’étonnante rencontre avec une femme syro-phénicienne près de Tyr (Mc
7,24-30). Jésus commence par refuser d’exorciser sa fille : « Laisse les
enfants se rassasier, car ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour
le jeter aux petits chiens. » Mais l’obstination de cette femme le poussera à
lever exceptionnellement la barrière entre le peuple élu et les nations, en lui
accordant ce qu’elle demande. Exception, aussi, sa réponse positive à la
supplication du centurion de Capharnaüm en faveur de son serviteur malade
(Mt 8,5-13) ; on n’imagine pas, en effet, qu’un officier de la légion romaine
soit juif. Mais dans ces deux cas d’exception, c’est le guérisseur qui
intervient, pas le prédicateur.
Les premiers chrétiens ont trouvé intérêt à valoriser cette ouverture de
Jésus à l’égard des non-juifs ; l’homme de Nazareth, lui, envisageait sa
vocation en Israël et pour Israël. Le pas qu’il n’a pas franchi (proclamer le
salut hors du judaïsme), les chrétiens d’Antioche le franchiront après lui,
dans les années 35 selon le livre des Actes (11,19-20).
Un Jésus populaire
De l’avis unanime des évangélistes, Jésus et son groupe attiraient les
foules. On pourrait, certes, attribuer à leur désir d’embellissement ces
images d’affluence : la maison où « tant de monde se rassembla qu’il n’y
avait plus de place, pas même devant la porte » (Mc 2,2) ou bien la rive du
lac où « à pied, venant de toutes les villes », les gens couraient à la
rencontre de Jésus (Mc 6,32). L’emphase joue certainement un rôle. Mais
les mentions d’afflux de personnes sont si nombreuses, et présentes dans
toutes les sources à disposition 161, qu’elles ne peuvent être le pur produit
d’une sacralisation de la mémoire. Visiblement, Jésus a captivé par ses
miracles et par sa parole. Des mouvements de foule à sa recherche sont
fréquemment notés. Les gens se massent sur la rive au point qu’il doit
monter sur une barque pour leur parler (Mc 4,1). La foule afflue, si bien que
Jésus ne veut pas la renvoyer sans la nourrir (Jn 6,5). Les gens le pressent
de tous côtés, au point qu’il ne peut savoir qui l’a touché (Mc 5,31). Jésus
rencontre le même succès populaire que le Baptiseur 162, mais un succès
renforcé par son activité de guérisseur.
Le bain de foule qu’a représenté l’entrée de Jésus à Jérusalem, avec
cette incroyable scène des manteaux jetés sur la route et des rameaux agités
à son passage (Mc 11,8), prouve que sa popularité l’avait précédé en Judée.
Comme on le verra, la sympathie des foules basculera à la Passion. Mais,
jusque-là, le rayonnement charismatique de Jésus lui a conféré un
remarquable pouvoir d’attraction.
Deux indices historiques corroborent sa popularité. Le premier est le
témoignage de Flavius Josèphe ; l’historien juif crédite le Nazaréen d’avoir
attiré à lui « beaucoup de juifs et aussi beaucoup du monde grec »
(Antiquités juives, 18, 63 ; voir ici). La mention des Grecs attirés par Jésus
étonne, même si elle rejoint une notation de l’évangéliste Jean (Jn 12,20) ; il
doit s’agir de juifs hellénisés. Ce qui nous intéresse ici est le succès que lui
reconnaît Flavius Josèphe, car il n’avait aucun intérêt à l’inventer. Second
indice historique : le complot sadducéen pour arrêter et condamner Jésus.
Comme le fait remarquer John P. Meier, la menace que représentait le
Nazaréen pour les sadducéens n’aurait eu aucune consistance si celui-ci
n’avait pas attiré de public 163. C’est précisément son aura populaire qui le
rendait, à leurs yeux, dangereux au point qu’il était impératif de l’éliminer.
Le lien entre la notoriété de Jésus et sa fin violente paraît évident.
Si l’image d’un Jésus cerné par les foules est historique, celle d’un
groupe de disciples réduit aux « douze apôtres » tient par contre de
l’imagerie d’Épinal. C’est la représentation que les peintres anciens ont
gravée dans la mémoire chrétienne ; l’Église, qui voyait dans ce cercle sa
préfiguration, avait intérêt à le mettre en avant. Or, non seulement une
lecture attentive des textes évangéliques montre que la réalité était
beaucoup plus fluide ; mais, surtout, cette fixation sur le groupe des douze
intimes de Jésus a eu l’effet désastreux d’occulter la figure des femmes
disciples. Aléas de l’histoire pour les uns, gommage patriarcal de la
présence des femmes pour d’autres… Toujours est-il que l’historien est
assigné à reconstituer le tableau dans sa diversité. L’analyse des données
évangéliques montre que l’entourage de Jésus se composait de trois cercles
concentriques : les Douze, puis les disciples, et enfin les sympathisants.
Les deux termes dont les évangiles usent abondamment pour signaler
l’état de disciple sont le mot « disciple » (mathètès) et le verbe « suivre »
(akolouthein 164). Le passage en revue du vocabulaire permet de vérifier que
« disciple » n’est pas équivalent à « Douze » : le Nathanaël de Jean 1 ne fait
pas partie des Douze, pas plus que Joseph d’Arimathée, qui est désigné
comme « disciple de Jésus » (Jean 19,28 : il demandera de prendre soin du
corps de Jésus). Les deux disciples galiléens que nomment Actes 1,23
(Joseph Barsabbas et Matthias) sont aussi absents des Douze, de même que
Cléopas, le pèlerin d’Emmaüs (Lc 24,18). Bref, les évangélistes ne
confondent nullement le grand nombre des disciples et le cercle restreint
des Douze. Luc peut parler de la « grande foule de ses disciples » qui, avec
le peuple, écoute le Sermon dans la plaine (Lc 6,17). Marc mentionne la
présence au pied de la croix de trois femmes (Marie de Magdala, une autre
Marie et Salomé), qui « suivaient » Jésus depuis la Galilée et le servaient
(Mc 15,40).
On constate in fine que l’état de disciple recouvre une entité fluide, plus
large assurément que le cercle des douze intimes, et faite d’hommes et de
femmes.
Un appel à suivre
Les évangiles s’accordent à dire que Jésus a invité des hommes et des
femmes à partager ses convictions et son style de vie. En un mot, il les a
appelés à le suivre. Cette décision découle de son message fondamental :
l’annonce d’un Règne de Dieu qui vient, et dont l’avènement est déjà
visible dans le présent. Jésus a mobilisé autour de lui des personnes
décidées à visibiliser dans le présent l’espérance du Royaume et à vivre
conformément à cette espérance. Le message du Règne allait de pair avec
une militance partagée. Autour du leader qu’était Jésus se sont regroupés
ses adeptes, qui reconnaissaient son charisme et partageaient son
programme.
Tous, cependant, ne partageaient pas son ethos, c’est-à-dire son style de
vie, car il exigeait itinérance et séparation de la famille. Les adeptes de
Jésus se sont ainsi répartis entre itinérants et sédentaires, les premiers
accompagnant le Nazaréen dans son activité de prédication et de guérison,
les seconds restant insérés dans leur cadre de vie antérieur. Les premiers
étaient les disciples et parmi eux le cercle des Douze, les seconds étaient
des sympathisants.
La tradition a gardé la trace des appels à suivre Jésus ; ils sont de trois
types différents.
Le premier est le plus célèbre : au bord du lac de Tibériade, Jésus
aborde deux couples de frères, Simon et André, Jacques et Jean fils de
Zébédée, et leur dit de laisser là leurs filets pour le suivre (Mc 1,16-20). Il
en va de même pour Lévi, appelé à son bureau de taxes, qui « se leva et le
suivit » (Mc 2,14). Même si les scènes ont été stylisées en ne laissant
aucune place à l’hésitation des interpellés, elles manifestent les trois traits
distinctifs de la vocation à être disciple : 1) un appel impérieux du maître ;
2) la nécessité de quitter son milieu social et professionnel pour une
nouvelle existence ; 3) l’orientation donnée à cette nouvelle vie par la
suivance du maître, qui consiste à partager ses convictions et sa vie.
Dans les récits du deuxième type, rapportés par la Source des paroles de
Jésus, les individus se proposent parfois d’eux-mêmes (Lc 9,57-62 ; Mt
8,18-22). L’un, déclarant vouloir suivre Jésus, se voit prévenir : « Les
renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le Fils de l’homme,
lui, n’a pas où poser la tête » (Lc 9,58). Un autre qui, à l’invitation de Jésus,
sollicite la permission d’aller d’abord enterrer son père, se voit répondre :
« Laisse les morts enterrer leurs morts, mais toi, va annoncer le Règne de
Dieu » (Lc 9,60). Au troisième qui demande d’aller faire ses adieux à ceux
de sa maison, Jésus rétorque : « Quiconque met la main à la charrue, puis
regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu » (Lc 9,62).
Ces récits du deuxième type mettent en évidence la radicalité de
l’appel : toute autre considération doit s’effacer devant la nouvelle priorité
qu’est la suivance du maître. Cette radicalité a quelque chose d’effrayant :
même les liens les plus inviolables, même les devoirs les plus sacrés
doivent céder face à l’appel du Royaume. L’aphorisme « Laisse les morts
enterrer leurs morts » est le plus désacralisant qu’ait jamais prononcé Jésus
selon les évangiles ; il est sans équivalent dans l’Antiquité, sinon chez
quelques philosophes à la morale antisociale 165. Les devoirs funéraires
envers la famille, qui plus est envers le père, constituaient dans le judaïsme
un impératif sacré qui autorisait la suspension de toute autre prescription de
la Torah. Les rites funéraires familiaux étaient d’ailleurs étroitement
codifiés. Nul doute qu’une parole aussi provocatrice émanant d’un jeune
homme de trente ans, qui plus est non marié, n’ait été considérée comme
une insanité par bon nombre de ses auditeurs. Or tel est, selon lui, le prix à
payer pour entrer dans la communauté du Royaume. On comprend que ceux
que j’ai appelés les « sympathisants » aient reculé devant ce qui leur
apparaissait comme une monstruosité antisociale.
L’appel du troisième type se lit en Jean 1,35-51. Une réaction en chaîne
y est rapportée : Jean le Baptiseur enjoint à deux de ses disciples, dont
André, de suivre Jésus ; le dénommé André va trouver son frère Simon-
Pierre et l’amène à Jésus ; Jésus appelle Philippe à le suivre, et le même
Philippe décide Nathanaël à venir voir ce nouveau rabbi. La séquence
comme telle est une recomposition du quatrième évangéliste, mais elle a
gardé mémoire d’un autre type de vocation : le bouche à oreille. Que le
Baptiseur ait dirigé l’un ou l’autre de ses adeptes vers son disciple (le plus
doué ?) n’est pas du tout exclu.
En résumé, le recrutement des adeptes de Jésus a emprunté des
modalités variées : appel, engagement volontaire, effet de contagion. D’une
façon ou d’une autre, la relation personnelle au maître a été déterminante :
c’est Jésus qui décide, et c’est lui que l’on suit en devenant son disciple.
Non rabbi, mais prophète
Pour le connaisseur du judaïsme ancien, la première analogie à cette
relation maître-disciple qui vient à l’esprit est le modèle rabbinique. Les
rabbis, on le sait, rassemblaient leurs élèves dans une maison
d’enseignement et ceux-ci partageaient, au moins partiellement, sa vie.
Mais à regarder de près, l’analogie s’évanouit, tant les différences sont
grandes. Le rabbi est sédentaire alors que Jésus est un prédicateur itinérant.
Le rabbi n’explique la Torah qu’aux hommes alors que des femmes suivent
Jésus. L’élève du rabbi peut changer de maître et, au terme de
l’apprentissage, devient maître à son tour ; la suivance de Jésus n’est pas à
option et l’élève ne remplace jamais le maître. Le rabbi fait apprendre son
enseignement par voie de mémorisation ; Jésus n’a rien écrit et ne dicte pas
de doctrine à apprendre par cœur. Seule exception, peut-être : le « Notre
Père », prière distinctive communiquée par Jésus au groupe des disciples
(Lc 11,2-4).
Si le modèle n’est pas à chercher du côté rabbinique, où se trouve-t-il ?
Le premier type de récit de vocation nous indique la voie à emprunter
(Mc 1,16-20). Car l’appel impérieux à suivre, doublé de la séparation de la
famille et de l’obéissance immédiate du disciple, a un précédent bien connu
dans la Bible hébraïque : la vocation d’Élisée (1 R 19,19-21). Élisée,
comme Lévi, est surpris en plein travail par le prophète Élie ; il va prendre
congé de son père et de sa mère – ce que lui autorise la coutume 166 ; il
sacrifie ses bœufs, les offre à manger à sa famille et suit Élie. On
remarquera qu’en interdisant de dire adieu à la famille, Jésus bouscule les
mœurs. Néanmoins, la radicalité de la vocation des disciples trouve ici son
antécédent. C’est à la façon impérieuse d’un prophète, et non d’un rabbi,
que Jésus appelle à le suivre.
Un autre trait va dans le même sens : l’envoi des disciples en mission.
Non seulement Jésus invite ses adeptes à inscrire leur vie sous l’horizon du
Royaume, non seulement il les invite à en partager les valeurs et les
exigences, mais il les associe à la visibilité du Règne en leur demandant de
prêcher et en les dotant du pouvoir de guérir. L’évangile de Marc et la
Source des paroles sont d’accord sur ce point : Jésus envoie ses adeptes
proclamer le Règne de Dieu en leur donnant autorité sur les esprits impurs
(Mc 6,7 ; Lc 9,2). Proclamation et guérison vont de pair. Jésus dote ses
disciples de son message eschatologique et de son pouvoir thérapeutique.
Rien ne dit, comme le laisse entendre Marc, que cet envoi missionnaire
n’eut lieu qu’une seule fois et qu’il fut réservé aux Douze. En lançant leur
mission après la mort et la résurrection de leur Seigneur, les disciples n’ont
fait que poursuivre une entreprise initiée de son vivant par Jésus.
Le plus impressionnant à relever est l’extrême dénuement imposé par le
maître à ses disciples missionnaires : « Il leur ordonna de ne rien prendre
pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans
la ceinture, mais pour chaussures des sandales, et ne mettez pas deux
tuniques » (Mc 6,8-9). Le texte parallèle de la Source exclut même le bâton,
pourtant indispensable pour se défendre en chemin : « Ne prenez rien pour
la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent ; n’ayez pas chacun deux
tuniques » (Lc 9,3). Aux yeux des contemporains, les messagers du
Royaume devaient ressembler à ces esséniens ou à ces philosophes
cyniques qui, eux aussi, parcouraient les chemins en prédicateurs
ambulants. Sauf que les esséniens, eux, avaient droit au bâton pour se
défendre 167.
Les envoyés de Jésus devaient conformer leur existence au message
qu’ils véhiculaient : ni richesse, ni réserves, ni moyen de défense. Démunis,
ils étaient livrés à l’accueil qui leur était réservé ou refusé. Leur seule
sécurité résidait en Dieu. Leur discours n’avait rien d’autoritaire, le seul
pouvoir à leur disposition étant leur pouvoir-guérir. Ce que dit Jésus d’une
vie libérée des soucis leur est directement destiné :

« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour
votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la
nourriture, et le corps plus que le vêtement ? » [Tirant à la manière des
sages les leçons de la nature, où Dieu prend soin des oiseaux du ciel et des
lys des champs, Jésus conclut :] « Ne cherchez pas ce que vous mangerez,
ni ce que vous boirez, et ne vous tourmentez pas. Tout cela, les païens de ce
monde le recherchent sans répit, mais vous, votre Père sait que vous en avez
besoin. Cherchez plutôt son Règne, et cela vous sera donné par surcroît. »
(Lc 12,22-33)

Les envoyés de Jésus étaient l’incarnation même du Royaume auquel ils


croyaient : confiants en la Providence, médiateurs de la miséricorde divine,
habités par cette conviction que la grâce est offerte à tous sans
discrimination.
Une hypothèse fréquemment soutenue dans la recherche est que ce type
de mission, audacieux et risqué, n’a pas été abandonné à la mort de Jésus. Il
aurait été perpétué en Syro-Palestine par ceux à qui l’on doit la Source des
paroles ; cette collection de sentences, remontant à l’an 40, constituerait en
effet le recueil sur lequel ces évangélistes basaient leur message 168. C’est à
ces successeurs des disciples missionnaires que l’on devrait, ainsi, la plus
ancienne source documentaire sur le Jésus historique.
Disciples et sympathisants
Outre le cercle des Douze dont on parlera plus loin, la masse des
adeptes de Jésus paraît bien, comme je l’ai dit, s’être divisée en deux
catégories : les disciples à proprement parler et les sympathisants. Les
premiers adoptent la vie itinérante du maître, les autres restent sédentaires.
Parmi les sympathisants, on compte le démoniaque guéri de Gérasa (Mc 5),
les femmes qui soutenaient le groupe de Jésus (Lc 8,1-3), Zachée le chef
des collecteurs de taxes de Jéricho (Lc 19), peut-être Simon le pharisien (Lc
7), Lazare et ses sœurs Marthe et Marie (Jn 11 ; Lc 10), Nicodème (Jn 3),
Joseph d’Arimathée (Jn 19), le propriétaire anonyme de la salle où Jésus et
les Douze prendront le dernier repas (Mc 14,13-15), etc. Comme on le
constate à propos de Joseph d’Arimathée, appelé par l’évangéliste Jean
« disciple de Jésus » (Jn 19,38), la frontière est fluide entre disciples et
sympathisants ; on imagine que certains ont pu passer d’une catégorie à
l’autre.
Quoi qu’il en soit, à chaque catégorie a correspondu un type d’ethos
différent ou, si l’on préfère, un degré d’exigence différencié. Il n’est pas
pensable que Jésus ait adressé aux mêmes personnes l’exigence de couper
avec femme et enfants pour le suivre (Lc 14,26) et l’interdit du divorce (Mt
5,31-32). Couper les liens familiaux ne s’accorde pas avec la prescription
de maintenir le lien conjugal.
La différenciation des exigences est patente aussi dans son dialogue
avec l’homme riche, qui lui demande ce qu’il doit faire pour recevoir la vie
éternelle (Mc 10,17-22). Jésus le renvoie aux commandements de la
seconde table du Décalogue, à quoi l’homme répond qu’il les a observés
dès sa jeunesse. « Jésus le regarda et se prit à l’aimer ; il lui dit : “Une seule
chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu
auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi.” » Matthieu a rédigé : « Si
tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes… » (19,21). Les deux
formulations consonnent à dire : il y a un degré de plus dans l’engagement,
un pas de plus, pour qui veut suivre Jésus comme son disciple.
Ce double modèle d’appartenance se retrouve chez les esséniens. Un
noyau dur du mouvement s’était concentré dans le désert de Judée, à
Qumrân, où les adeptes vivaient un régime de vie strict, célibataires, ayant
fait don de leurs biens à la communauté. D’un autre côté, des esséniens
mariés vivaient dans les villes et les villages, gardant leurs propriétés, mais
pratiquant un idéal de partage et appelés à fournir aide et hospitalité aux
membres du mouvement 169. De même, les sympathisants du mouvement de
Jésus accueillaient, hébergeaient et nourrissaient le groupe lors de son
passage. L’épisode de Marthe et Marie rapporté en Luc 10,38-42 en donne
une belle illustration. Les sympathisants sédentaires ont pu fonctionner
comme les mécènes du groupe 170.
Voyons quel est l’ethos que Jésus propose à chacun.
Les disciples, une famille alternative
À ceux qui le suivent dans son itinérance, Jésus propose de partager son
mode de vie. Lorsqu’il revient à Nazareth après son passage dans la
communauté du Baptiseur, Jésus n’est plus chez lui. La défiance de la
synagogue de Nazareth à son égard l’a conduit à citer le dicton : un
prophète n’est pas reconnu dans sa patrie (Mc 6,1-6). Les tensions avec sa
famille sont récurrentes : on le traite de fou (Mc 3,21). Alors que sa mère et
ses frères veulent le récupérer, il déclare en désignant les personnes assises
autour de lui à l’écouter : « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la
volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc 3,34-35).
L’appel à le suivre inclut désormais la rupture des liens familiaux : « Si
quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants,
ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple »
(Lc 14,26). Matthieu a adouci la formulation : « Qui aime son père ou sa
mère plus que moi n’est pas digne de moi » (Mt 10,37). Mais l’original se
trouve du côté de Luc : l’appel du Royaume implique le renoncement aux
loyautés les plus inviolables. C’est en ce sens que Jésus déclare : « N’allez
pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu
apporter la paix, mais le glaive » (Mt 10,34). Jésus ne cherche pas
l’hostilité, mais il prévient : la suivance implique le renoncement aux liens
familiaux et à son code d’honneur. Désormais, c’est la confiance en la
miséricorde divine qui fait loi.
Enrico Norelli a relevé la cohérence entre cette exigence et l’abrogation
de la loi du talion, avec son appel à tendre l’autre joue, dont nous avons
déjà parlé (voir ici 171). Se séparer de sa famille et de ses biens signifie en
effet renoncer aux mécanismes de protection qui y sont liés. Ces
mécanismes peuvent exiger l’usage de la violence, puisque que la défense
de l’honneur familial impose d’obtenir réparation du tort subi, y compris
par la vendetta. Le père de famille qui ne vengeait pas l’honneur offensé
était socialement méprisé. Jésus remplace ce code de l’honneur par
l’absolue confiance en Dieu.
Cette rupture avec la famille de sang introduit le disciple dans une autre
famille, composée de ceux qui écoutent la parole de Dieu enseignée par
Jésus : la familia dei (famille de Dieu). Le groupe de Jésus constitue dès
lors une contre-société, où les rapports de domination sont mis en question
et remplacés par des rapports de fraternité. Les repas du groupe nient les
exclusions sociales en accueillant les marginalisés de la société ; la pratique
de guérison nie la stigmatisation sociale des malades en rétablissant pour
eux le lien coupé avec Dieu ; la fréquentation des personnes taxées
d’impureté participe d’une stratégie d’inclusivité.
La contre-société de Jésus préfigure le Règne en devenir. Mais cette
stratégie a son prix. Refuser le code de l’honneur en vigueur dans la société,
rompre la loyauté familiale au mépris du cinquième commandement
(« Honore ton père et ta mère »), sillonner les villages dans un complet
dénuement : le comportement du groupe de Jésus ne pouvait soulever en
Israël que réprobation et indignation. Gerd Theissen parle à ce sujet d’un
phénomène d’autostigmatisation 172. Il entend par là qu’en adoptant un style
de vie collectif qui contredit le système de valeurs de la société, en créant
une famille alternative comme un espace ouvert par l’amour et le pardon de
Dieu, le groupe de Jésus se pose en contre-modèle de l’ethos ambiant.
Ce mode de vie alternatif se manifeste comme un corps étranger auquel
la culture majoritaire réagit par le rejet. Jésus a averti ses disciples : ils ne
partagent pas seulement son espérance et son pouvoir charismatique de
guérir ; ils partagent aussi sa destinée difficile et menacée. « Le disciple
n’est pas au-dessus de son maître […] Puisqu’ils ont traité de Béelzébul le
maître de maison, à combien plus forte raison le diront-ils de ceux de sa
maison ! » (Mt 10,24-25).
Cette association des disciples à la destinée du maître, cet envoi en
mission, ce partage des charismes font l’originalité du mouvement de Jésus.
Ni les disciples du Baptiseur ni les missionnaires cyniques ne jouissaient
d’un lien aussi étroit avec le leader de leur groupe.
Les sympathisants, adeptes sédentaires
Comment vivaient ceux et celles qui n’avaient pas fait le choix radical
de l’itinérance avec le maître ? Ils adhéraient aux valeurs du Royaume, mais
de quelle façon ? Il est plus difficile de cerner leur ethos, car les
exhortations de Jésus qui leur étaient plus spécifiquement destinées se sont
mêlées dans la tradition aux consignes relatives à l’itinérance. Pour autant,
trois thèmes semblent les avoir visés plus particulièrement : le pardon
réciproque, le danger des richesses et l’attitude face au pouvoir politique.
L’affirmation récurrente du pardon divin accordé aux pécheurs (Lc
15,7.10.32) a pour corollaire la nécessité de répercuter le pardon dans les
relations humaines. Jésus a insisté sur cette nécessaire réciprocité dans la
parabole du serviteur impitoyable, qui après avoir bénéficié d’une remise de
dette énorme, n’accorde pas à son compagnon de service la remise d’une
dette minuscule (Mt 18,23-35). Il n’est pas de vie communautaire sans
qu’elle soit fondée sur la liberté de pardonner à autrui. Jésus enfonce le clou
dans une formule dure : « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes,
votre Père céleste vous pardonnera à vous aussi ; mais si vous ne pardonnez
pas aux hommes, votre Père non plus ne vous pardonnera pas vos fautes »
(Mt 6,14-15).
Les mises en garde sur le danger des richesses ont été retenues en
particulier par l’évangéliste Luc. Jésus n’exige pas de ses sympathisants
l’abandon de leurs biens, mais signale le risque d’y attacher leur cœur.
« Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera
l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir
Dieu et Mamon » (Lc 16,13). Cette sentence préservée par la Source ne
dresse pas d’incompatibilité entre Dieu et l’argent, mais entre deux
priorités : orienter sa vie sur les valeurs du Règne ou sur la sécurité
matérielle. C’est la vie qui est en jeu. À cet égard, Jésus fait claquer des
formules cinglantes : « Quel avantage l’homme a-t-il à gagner le monde
entier s’il le paie de sa vie ? » (Mc 8,36) ; « Qui cherchera à conserver sa
vie la perdra et qui la perdra la sauvegardera » (Lc 17,33) : on ne sauve sa
vie qu’en la donnant, voilà la loi du Royaume. Plusieurs paraboles mettent
en scène le péril qu’il y a à accumuler les richesses au prix de son âme :
l’histoire du paysan surpris par la mort alors qu’il se croyait sécurisé par ses
biens (Lc 12,16-21), le drame du riche totalement indifférent à la misère de
Lazare (Lc 16,19-31), ou encore l’astuce de l’intendant qui utilise l’argent
pour se sauver (Lc 16,1-8). Le mot d’ordre est : « Où est ton trésor, là aussi
sera ton cœur » (Mt 6,21).
Sous l’occupation romaine, le problème de l’impôt dû à César était
lancinant, tant le taux cumulé de toutes les charges fiscales était élevé. Il se
doublait d’une problématique religieuse : n’est-ce pas se soumettre au
pouvoir impie que lui verser l’impôt ? La question posée à Jésus : « Est-il
permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? » est donc lourde
d’implications (Mc 12,13-17). Jésus commence par faire remarquer que la
pièce de monnaie est à l’effigie de l’empereur. On peut en conclure que la
question lui a été posée à Jérusalem, car en Galilée, Hérode Antipas se
gardait de choquer la piété en frappant monnaie à effigie humaine. La
conclusion de Jésus n’est pas si énigmatique que cela : « Rendez à César ce
qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Autrement dit : rendez à César
ce qui lui appartient ; mais l’autorité impériale est relativisée : c’est à Dieu,
le créateur du ciel et de la terre, que toute priorité doit être reconnue. Face
au nationalisme juif, pour qui le débat autour de l’impôt était brûlant, Jésus
déplace la question : ce n’est pas sur la question du pouvoir politique qu’il
faut se concentrer, mais sur la volonté de Dieu. Le slogan « Cherchez plutôt
son Règne, et cela vous sera donné par surcroît » (Lc 12,33) ne dit pas autre
chose.
Les Douze
Jésus a constitué autour de lui un cercle rapproché : les Douze. Douze
hommes, choisis et appelés. L’idée a été lancée en son temps par Julius
Wellhausen, et relayée par Günter Klein que l’existence des Douze serait
une invention d’après Pâques 173. Cette idée n’a aucun fondement : le groupe
est mentionné déjà dans une très ancienne confession de foi, citée par Paul
en 1 Corinthiens 15,5. Qui, de plus, aurait inventé après-coup la théorie de
Jésus trahi par « l’un des Douze » ? La liste se lit à quatre reprises dans les
textes (Mc 3,1-6 ; Mt 10,2-4 ; Lc 6,14-16 ; Ac 1,13) : Simon-Pierre, André
son frère, Jacques et Jean fils de Zébédée, Philippe, Barthélémy, Matthieu,
Thomas, Jacques fils d’Alphée, Thaddée, Simon le Cananéen (ou le Zélote),
Judas Iscariote. Luc substitue à Thaddée un dénommé Judas fils (ou frère)
de Jacques. C’est Luc aussi qui les a dénommés « apôtres », alors que ce
terme signifie « envoyés » et qu’il s’appliquait au Ier siècle à tous les chargés
de mission au nom du Christ. La tradition a suivi l’usage de Luc, mais il est
préférable de conserver leur nom de « disciple ».
Ce groupe de douze disciples, donc, est hétéroclite. On y trouve des
noms grecs (Philippe, André) à côté de noms hébreux. On y rencontre des
pêcheurs (Simon et André, Jacques et Jean) à côté d’un zélateur de la Loi
(Simon le Cananéen dit le Zélote) et d’un collecteur de taxes (Matthieu dit
Lévi). Ils sont tous Galiléens, identifiables à leur accent dont on se raillait à
Jérusalem (Mt 26,73). Aucun ne se montre particulièrement qualifié
théologiquement ou intellectuellement. Jésus a usé de surnoms. Le caractère
impétueux de Jacques et Jean, les fils de Zébédée, leur a valu le sobriquet
de Boanergès, que Marc traduit par : « Fils du tonnerre ». Simon, en
araméen Syméon, a joué un rôle majeur dans le groupe. Jésus ne lui a
certainement pas dit « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon
Église » (Mt 16,18), car la formulation est chrétienne 174 ; mais il l’a doté du
surnom Céphas, en grec Pierre, pour signifier sa solidité et peut-être son
obstination. Dans la tradition chrétienne, ce surnom a pris le rang de nom,
alors que le nom Petros n’existait pas en grec.
Ce groupe est, pourrait-on dire, l’opposé d’une élite. Sa composition
mélangée reflète parfaitement l’ouverture de Jésus à un Dieu non
discriminant. En se retirant dans le désert avec ses compagnons pour
s’établir à Qumrân, le Maître de Justice a fait exactement le contraire : il
s’est entouré d’un conventicule de purs. Quel intérêt poursuivait donc Jésus
en se dotant d’un cercle d’intimes ?
Le nombre livre la clef, car ce cercle a valeur en tant que groupe. Nous
ignorons presque tout des individus, à part Simon-Pierre et Judas Iscariote.
La valeur collective est confirmée par le fait que les premiers chrétiens ont
continué à parler des « Douze », quand bien même Judas a fait défection en
livrant le maître. À l’exception de Pierre, ils disparaîtront rapidement de la
scène après Pâques et n’auront pas de successeur.
Tous les exégètes sont d’accord sur un point : le nombre douze est
biblique et renvoie aux tribus de l’ancien Israël. L’attente de la restauration
de l’antique royaume de David faisait partie du fondamentum de
l’espérance eschatologique d’Israël, toutes tendances confondues. À partir
de l’Exil, le rassemblement des douze tribus sous l’égide de Dieu ou de son
Messie est devenu un motif emblématique dans les représentations de la fin
des temps. Au tournant de l’ère chrétienne, l’espoir se fait d’autant plus
ardent que le peuple d’Israël se sait morcelé, dispersé, et soumis à une
puissance étrangère ; on attend de Dieu qu’il restaure l’unité des origines.
Lors de la guerre finale contre le prince de ce monde, selon Qumrân,
l’étendard des soldats de Dieu portera l’inscription « peuple de Dieu, ainsi
que le nom d’Israël et d’Aaron et les noms des douze tribus d’Israël »
(1QM 3,13-14).
Par voie de conséquence, la symbolique du nombre douze n’a dû
échapper à personne au temps de Jésus. Instituer un groupe de douze
hommes, c’est signifier symboliquement l’Israël nouveau des derniers
temps. Le geste de Jésus vaut pour le Royaume ; il configure dans le présent
l’espérance de Jésus. C’est ainsi que le peuple aimé de Dieu sera
reconstitué dans son entier, non les « purs » seulement, mais tous les
enfants du Père. L’Israël tout entier, le plein Israël ardemment attendu,
prend forme et visage dans le présent. À l’image des actes prophétiques, qui
ne symbolisent pas seulement une conviction mais l’installent dans le
présent, Jésus, en se dotant d’un cercle rapproché de douze individus,
affiche sa vision du Règne de Dieu. Le groupe des Douze anticipe l’Israël
nouveau, l’Israël réformé, que Jésus ambitionne de construire par sa parole
et son agir : ni secte nazaréenne, ni reste d’Israël, ni synagogue séparée,
mais un peuple dont personne n’est exclu.
En résumé, le groupe des Douze revêt une triple fonction. Ces intimes
de Jésus concrétisent par excellence la condition des disciples suivant leur
maître, auditeurs de son enseignement, témoins de ses miracles, et
partageant en mission son charisme de prédicateur et de guérisseur.
Ensemble, ils représentent le noyau de la nouvelle réalité du Règne.
Finalement, Jésus leur donne de participer à la puissance du Règne. Une
parole énigmatique, mais à l’authenticité difficilement contestable, leur
promet : « vous siégerez sur des trônes pour juger les tribus d’Israël » (Lc
22,30). Aux disciples qui ont partagé le sort du maître et le rejet dont il est
l’objet, Jésus promet d’être ceux qui, avec lui, jugeront, c’est-à-dire
gouverneront l’Israël nouveau. Gerd Theissen a donné un nom à ce partage
de souffrance et de gloire à venir : le « messianisme de groupe 175 ».
Jésus et les femmes
Il a été dit plus haut que la focalisation de l’Église sur le cercle des
Douze avait rejeté dans l’ombre la présence des femmes disciples. Il est vrai
que le terme « disciple » (mathètès) n’est jamais attribué dans les évangiles
à une femme 176 ; mais c’est faire preuve de myopie qu’en rester là, puisque
que le second marqueur de l’état de disciple, le verbe « suivre », s’applique
à un groupe féminin. Luc inventorie les accompagnants de Jésus et Marc
décrit les témoins de la crucifixion.

Jésus faisait route à travers villes et villages ; il proclamait et annonçait la


Bonne Nouvelle du Règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui, et aussi des
femmes qui avaient été guéries d’esprit mauvais et de maladies : Marie, dite
de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne femme de Chouza,
intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs
biens. (Lc 8,1-3)

Il y avait aussi des femmes qui regardaient à distance, et parmi elles Marie
de Magdala, Marie la mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui le
suivaient et le servaient quand il était en Galilée, et plusieurs autres qui
étaient montées avec lui à Jérusalem. (Mc 15,40-41)

Nul besoin d’épiloguer. Le patriarcalisme de la tradition chrétienne a


gommé la présence des femmes au profit des seuls « apôtres ». Or, les
femmes sont présentes dans la vie de Jésus : bénéficiaires de ses guérisons,
auditrices de sa parole, hôtes du groupe, commensales de ses repas,
personnages des paraboles 177. La participation des femmes à son
enseignement brise un tabou social et religieux : les rabbis ne divulguaient
pas aux femmes les paroles de la Torah. L’éducation religieuse familiale
était confiée au père. Voici encore un trait de la familia dei qui a été ressenti
comme subversif par ses contemporains.
Marie de Magdala
Les deux citations qui précèdent font conclure que les femmes inscrites
dans la suivance de Jésus pouvaient provenir des classes aisées, ainsi
Jeanne, femme de Chouza l’intendant d’Hérode Antipas. Elles permettent
aussi de noter la place éminente réservée à Marie de Magdala : dans ces
listes féminines, Marie de Magdala est toujours citée au premier rang,
exactement comme Pierre dans les listes masculines. C’est dire
l’importance qu’attribuait la tradition à celle qu’Hippolyte de Rome,
théologien du IIIe siècle, fut le premier à appeler « apôtre du Christ » ; il
voyait en elle l’apôtre des apôtres, car elle leur a transmis la nouvelle de la
résurrection (Mt 28,8 ; Jn 20,18 178).
Regardons de plus près la destinée de cette femme en oubliant sa
réputation de prostituée, qui lui a été frauduleusement accolée par
l’amalgame médiéval de deux figures : elle a été confondue avec la femme
pécheresse qui oint les pieds de Jésus et les baigne de ses larmes (Lc 7,36-
50). Or, cette dernière n’est pas nommée Marie. Cette fusion des deux
personnages est à l’origine de la fabrication de « sainte Marie-
Madeleine 179 ». Seule indication biographique des évangiles : Jésus a guéri
Marie de sept démons (Lc 8,2), ce qui suggère une grave aliénation. Elle est
dite « de Magdala », une ville importante de la rive occidentale du lac de
Tibériade. Le fait que, contrairement à l’usage, elle ne soit identifiée ni par
le nom de son père ni par celui de son époux (« Marie femme de Clopas »,
par exemple), a donné lieu à une hypothèse suggestive : Marie la
Magdalénienne aurait été une femme célibataire et socialement
indépendante, en mesure de s’agréger au groupe itinérant de Jésus.
Outre sa présence à la suite du maître et au pied de la croix, Marie de
Magdala occupe une place éminente lors de la résurrection ; elle bénéficie
en primeur d’une apparition pascale du Ressuscité, si l’on en croit Matthieu
(28,9-10), Jean (20,11-18) et la finale tardive de Marc (16,9). Mais c’est
avant tout dans les récits apocryphes que la figure de Marie la
Magdalénienne fleurit. Rappelons-nous que ces textes extra-canoniques
proviennent de chrétientés marginales, dont l’intérêt était de profiler
certains personnages en vue d’en faire les garants de leur légitimité
théologique. L’Évangile de Marie (milieu du IIe siècle) lui dessine une place
privilégiée à côté de Jésus.

Pierre dit à Marie : « Sœur, nous savons que le Sauveur t’aimait plus
qu’aucune autre femme. Dis-nous donc les paroles du Sauveur dont tu te
souviens, celles que tu connais, que nous ne connaissons pas et que nous
n’avons pas entendues. » Marie répondit et dit : « Ce qui vous est caché, je
vais vous l’annoncer » (10,1-6). [Cette place de choix soulève la
protestation de Pierre :] « Se peut-il qu’il se soit entretenu secrètement avec
une femme, à notre insu et non ouvertement, si bien que nous devrions faire
volte-face et tous lui obéir ? L’a-t-il choisie de préférence à nous ? » (17,18-
21 ; trad. F. Morard)

L’Évangile de Philippe, découvert en 1945 dans la bibliothèque


gnostique de Nag Hammadi, suit la même veine avec l’épisode du baiser,
qui a fait couler beaucoup d’encre ; le texte date peut-être du IVe siècle.

La Sagesse, qui est appelée « la stérile », est la Mère des anges. Et l’associé
[koinônos] du Fils est Marie-Madeleine. Le Seigneur aimait Marie plus que
les autres disciples et il l’embrassait sur [la bouche 180] souvent. Les autres
disciples le virent aimant Marie, ils lui dirent : « Pourquoi l’aimes-tu plus
que nous tous ? » Le Seigneur répondit, il leur dit : « Comment se fait-il que
je ne vous aime pas autant qu’elle ? » (55 ; trad. J. Ménard)
Il n’en fallait pas plus pour étayer la théorie de Marie épouse secrète du
Christ. C’est malheureusement ignorer le code de lecture des textes
gnostiques. La spiritualité ésotérique à laquelle appartiennent ces deux
évangiles use en effet d’un langage non sexuel (elle bannit au contraire le
sexe), mais symbolique. En s’embrassant à pleine bouche, Jésus et Marie
échangent leur haleine, ils unissent leur souffle spirituel. Le baiser illustre le
souffle de connaissance que Jésus transmet à Marie pour qu’elle devienne
l’inspiratrice de son message. Marie n’est pas l’amante de Jésus, mais son
« associé » (le mot est au masculin), son messager, son disciple préférentiel
– son alter ego, en quelque sorte.
Disons-le autrement. Pour appuyer sa lecture des évangiles, la
chrétienté gnostique a besoin d’une figure tutélaire. Pierre étant
réquisitionné par l’Église majoritaire, cette chrétienté érige Marie de
Magdala en garante d’une doctrine reçue à l’insu des autres disciples. On
peut même penser que plus l’Église majoritaire s’est faite patriarcale et a
verrouillé sa lecture autour des « douze apôtres », plus les chrétientés
marginales ont opté pour les figures féminines. Ce qui peut indiquer, mais
ce n’est pas obligatoire, que les femmes jouaient dans ces communautés un
rôle plus marqué qu’ailleurs.
Revenons à la Marie des évangiles. Fut-elle une femme disciple plus
proche de Jésus que d’autres ? Jésus a-t-il eu une affection plus marquée
pour elle ? Ce n’est pas impossible, et le rôle que lui reconnaît la tradition
autour de la mort-résurrection de Jésus en serait la confirmation. Cette
proximité expliquerait aussi pourquoi des chrétientés marginales ont pu,
brodant sur cette accointance, s’emparer de cette figure. Mais le manque
d’informations historiques à son propos a généré les spéculations les plus
débridées ; Thierry Murcia a récemment réhabilité l’interprétation
orthodoxe qui identifie Marie avec la mère de Jésus 181. Stoppons là, avant
que l’imagination n’engloutisse tout à fait la raison historique…
Les concurrents
Et les concurrents de Jésus ? À qui s’est-il frotté ? Qui a réagi
négativement à sa provocation ?
Il a été dit au chapitre précédent que le judaïsme de son temps était
extrêmement diversifié, éclaté en une multiplicité de familles spirituelles, si
bien que l’on parle volontiers des judaïsmes plutôt que du judaïsme ancien.
Ce n’est qu’après la catastrophe de 70, qui voit Jérusalem envahie par les
légions de Titus et le Temple incendié, que le judaïsme se recompose et
qu’émerge une orthodoxie sous l’égide des pharisiens. Auparavant, c’est la
pluralité qui fait loi. Nulle surprise qu’au sein de la grande famille juive, on
ait réagi diversement au message du Nazaréen.
Flavius Josèphe présente le judaïsme d’avant 70 sous la forme de trois
« écoles de philosophie » (c’est le terme qu’il utilise, à la grecque) : les
sadducéens, les pharisiens et les esséniens 182. Il en ajoute une quatrième,
nationaliste et contestataire, qui deviendra dans les années 50 le groupe
zélote et s’opposera militairement aux Romains ; il déteste ces gens 183.
Sadducéens et pharisiens sont nommés dans les évangiles, de même qu’un
zélote, l’un des Douze, « Simon le Zélote », mais les esséniens sont
absents ; les évangiles citent en outre les maîtres de la Loi (ou scribes) et les
Hérodiens.
S’agissant du judaïsme d’avant 70, notre information suit des modalités
surprenantes. La source juive la plus ancienne est la Mishna, dont la
compilation date d’environ 200 ; elle recueille des traditions anciennes,
mais triées et reformatées au long des deux premiers siècles. Du coup, les
informations historiquement les plus proches proviennent des évangiles et
des Actes des apôtres d’une part, de Flavius Josèphe d’autre part. Mais nous
ne devons pas ignorer non plus que les évangiles font preuve
d’anachronisme en projetant dans leur narration l’image du judaïsme qu’ils
ont sous les yeux et avec qui ils sont en conflit. Cette pression de l’image
du judaïsme contemporain est faible chez Marc, plus forte chez Matthieu et
écrasante chez Jean, pour qui « les juifs » sont une masse monolithique
hostile à Jésus. Luc, en revanche, respecte la pluralité des courants. Il nous
faut donc décaper soigneusement les informations évangéliques sur les
groupes concurrents de Jésus pour en retirer les traits tardifs et
anachroniques.
Maîtres de la Loi et pharisiens
Le terme « scribe » désigne en grec un individu capable de lire et
d’écrire. Dans le judaïsme, cette capacité s’applique au document écrit par
excellence, la Torah. Les scribes étaient les catéchètes du peuple ; ils
remplissaient cette fonction indispensable d’édicter comment les
prescriptions divines s’appliquaient à la vie courante. Certains appartenaient
au parti pharisien, d’autres pas. On comprend immédiatement pourquoi les
scribes, enseignants populaires, ont été les premiers à entrer en compétition
avec Jésus. Sa lecture radicale de la Loi devait les intriguer autant que les
libertés prises à l’égard du jeûne et du sabbat. L’interprétation de la Torah
était matière à débat au sein de la famille juive, mais la provocation du
Nazaréen était si forte que leur question première fut de savoir sur quelle
autorité il s’appuyait pour parler et agir ainsi. Normalement, un rabbi donne
ses sources et s’appuie sur une chaîne d’anciens pour légitimer son
opinion ; Jésus avait l’impertinence de ne pas le faire.
Les évangiles associent le plus souvent scribes et pharisiens. Les
pharisiens étaient aussi des concurrents naturels de Jésus, car ils se posaient
en experts pointus de l’observance de la Torah dans la vie quotidienne. Les
évangiles leur attribuent une hostilité croissante dans leur rapport au
Nazaréen, mais encore une fois, ce portrait est contaminé par la tension
entre les chrétiens et les rabbis, descendants des pharisiens, qui reprirent en
main le judaïsme après la catastrophe de 70. Selon Jacob Neusner, les
traditions recueillies par la Mishna, même tardives, permettent d’identifier
chez les pharisiens un intérêt marqué pour la pureté rituelle, des tabous
concernant l’agriculture et une fixation sur le sabbat et la dîme 184. Le
mouvement pharisien (leur nom perushîm veut dire : « séparés ») naît au
e 185
II siècle av. J.-C., en réaction à l’hellénisation de la cour hasmonéenne .
La réaction des hassidim, les pieux, aurait engendré à la même époque le
mouvement essénien, dont est issu le groupe de Qumrân. Après le IIe siècle,
les pharisiens ont quitté le terrain politique pour se concentrer sur la foi
vécue en conventicule ; leur influence sur le peuple tenait à l’ascendant
exercé par leur enseignement, où l’obéissance requise à l’égard de la Torah
confinait à la minutie. Lorsque Jésus les taxe d’hypocrisie, ce n’est pas pour
leur reprocher d’être faux, mais parce qu’ils se trompent sur l’essentiel de la
Loi en négligeant l’impératif de l’amour (Mc 7,6 ; Lc 13,15 ; Mt 23,13-15).
Dans la petite parabole du pharisien et du collecteur de taxes, il tourne en
dérision leur autosatisfaction (Lc 18,11-12).
L’enseignement pharisien, en militant pour une stricte obéissance à la
Torah, visait à préserver l’identité d’Israël ; au tournant de l’ère chrétienne,
il diffusait une propagande efficace pour la croyance en la résurrection des
morts, comme le reconnaît l’apôtre Paul (Ac 23,6). Qu’ils entrent en
compétition avec l’enseignement de Jésus était inévitable, non seulement
parce que le Nazaréen défendait une autre lecture de la Loi, mais parce
qu’il était porteur d’une autre vision de l’identité d’Israël, axée sur une
sainteté inclusive et non exclusive. Ce mouvement de laïcs ambitionnait en
effet d’observer les règles strictes de pureté imposées aux lévites.
Toutefois, l’intérêt des pharisiens pour le débat exégétique avec Jésus
nous a été préservé, surtout dans l’évangile de Luc 186. Ils n’avaient aucune
raison de nourrir une haine mortelle à l’égard de Jésus, ni de collaborer à un
complot contre lui. Preuve en est que ni Marc ni Luc ne mentionnent leur
présence lors de la Passion ; seuls Matthieu et Jean le font, mais on connaît
leur tendance à accentuer la connotation négative qu’ils leur affectent (Mt
27,62 ; Jn 18,3).
Zélotes, Hérodiens, sadducéens
Si le désaccord des pharisiens ne les poussait pas à la conspiration, qui
d’autre ?
Les zélotes, pour commencer. En 2013, Reza Aslan a publié un livre,
traduit l’année suivante en français sous le titre Le Zélote 187. Le scandale a
été immédiat aux États-Unis. Aslan déclarait révéler la « vraie vie » de
Jésus. Son idée : Jésus fut un révolutionnaire zélote, un insurgé illettré voué
à la seule cause des juifs, partisan d’une extermination des Romains. Les
évangéliques américains ont vertement reproché à l’auteur musulman,
converti un temps à la foi chrétienne puis revenu à sa religion d’origine, de
vouloir ruiner le christianisme en dénigrant son fondateur. Faire de Jésus un
agitateur politique revient, disaient-ils, à considérer les évangiles comme
une fumisterie, un camouflage religieux de la réalité. Assurément, le livre
de Reza Aslan va à l’encontre des données évangéliques et crée un
personnage qui n’a pas existé ; mais au-delà de l’outrance, il rappelle
qu’annoncer le Règne de Dieu n’était pas un acte politiquement anodin. Un
prophète galiléen prêchant le malkut YHWH (royaume de Dieu) ne pouvait
que retenir l’attention des zélotes.
Au temps de Jésus, ceux-ci n’étaient pas encore le mouvement
d’insurrection armée qu’ils deviendront dans les années 50 188. Initialement,
ils constituaient l’aile dure du pharisaïsme, ajoutant à la piété et à l’attente
du Royaume une dimension activiste et violente. Il s’agissait de débarrasser
la Terre sainte des occupants impies. Ces « zélés » pour Dieu se recrutaient
dans toutes les couches de la société, même chez les prêtres, et sans doute
particulièrement chez les jeunes. Si la prédication de Jésus sur le Règne de
Dieu a retenu leur attention, sa position non violente le discréditait à leurs
yeux. Flavius Josèphe leur reproche de s’être radicalisés (Guerre des juifs,
4, 161). Dans la population, ils devaient être ressentis à la manière dont le
sont aujourd’hui les intégristes religieux dans leur pays, c’est-à-dire avec un
mélange de respect et de crainte.
À l’autre extrême de l’échiquier politique, on trouve les Hérodiens,
mentionnés à deux reprises dans l’évangile de Marc. Il ne s’agit pas d’une
école de pensée, mais de partisans ou de courtisans d’Hérode Antipas, le
tétrarque de Galilée. Ils protestent contre une guérison effectuée un jour de
sabbat (Mc 3,6) et lui posent la question piège sur l’impôt (« Est-il permis
ou non de payer le tribut à César ? » Mc 12,14). On les imagine comme des
espions politiques, prompts à dénoncer toute rébellion au pouvoir établi.
Les sadducéens, en revanche, sont mieux organisés. Ils représentent
l’élite sacerdotale et laïque d’Israël ; les familles de grands prêtres jouaient
un rôle déterminant en leur sein. Bien qu’ils n’aient laissé aucun écrit
derrière eux, on sait qu’ils considéraient le seul Pentateuque comme la base
scripturaire de la foi d’Israël. Ils pratiquaient une sorte de fondamentalisme
en s’opposant à la tradition orale, cette tradition interprétative chère aux
pharisiens. C’est essentiellement à Jérusalem que se concentraient les
sadducéens, ce qui explique que les évangélistes les font peu intervenir en
Galilée. Le seul débat doctrinal qu’ils engagent avec Jésus a lieu justement
à Jérusalem ; il concerne la foi résurrectionnelle qui, en vertu de son
absence dans le Pentateuque, constituait à leurs yeux une incongruité (Mc
12,18-27). Mais l’objection théologique est marginale face au soupçon que
nourrissent ces gardiens de l’ordre public à l’égard du trublion qu’était
Jésus.
Pratiquement absents durant l’activité galiléenne de Jésus, les
sadducéens montent en puissance lors de son bref séjour à Jérusalem. Ce
sont eux qui, comme on le verra, portent la responsabilité du projet
d’éliminer Jésus. La faction sadducéenne du sanhédrin autour du grand
prêtre, à laquelle se sont joints les scribes d’obédience sadducéenne et les
anciens (notables laïcs), a joué un rôle déterminant dans les événements qui
précipitèrent la fin du Nazaréen. C’est de ces trois instances qu’émane la
question indignée lancée à Jésus : « En vertu de quelle autorité fais-tu cela ?
Ou qui t’a donné autorité pour le faire ? » (Mc 11,28). La réprobation de
l’élite devant ce qui lui apparaissait comme une dangereuse arrogance s’y
exprime on ne peut mieux.
Leur question est aussi la nôtre : au nom de quelle autorité Jésus agit-
il ? Sur quoi se fonde-t-il pour bousculer à ce point ses contemporains ?
Quelle conscience avait-il de son rôle ? Voilà le thème de notre prochain
chapitre.
CHAPITRE 8

Jésus et sa vocation

Que pensait Jésus de sa vocation ? Se considérait-il comme le Messie,


ou comme le Fils de l’homme, ou le Fils de Dieu ? Quelle conscience avait-
il de son identité ?
e
Jusqu’au XVII siècle, cette question ne se posait même pas. Le lecteur
était renvoyé à l’évangile de Jean, avec sa cascade de « je suis » : je suis le
bon berger, je suis la vraie vigne, je suis le chemin, la vérité et la vie… Il
suffisait de lire : « Le Père aime le Fils et il a tout remis en sa main » (Jn
3,35) pour que la cause soit entendue. Cette certitude a volé en éclats avec
la quête du Jésus de l’histoire. Le pionnier de cette quête, Hermann Samuel
Reimarus (1694-1768), postulait que Jésus s’était compris comme un
Messie politique, un révolutionnaire juif, et que ses disciples après sa mort
l’avaient métamorphosé en Messie spirituel. Dès 1900, la tendance s’est
inversée : on a considéré que Jésus ne s’était aucunement présenté comme
Messie. La majorité des chercheurs s’est engouffrée dans cette voie,
estimant que les titres décernés dans l’évangile (Messie, Fils de l’homme,
Seigneur, Fils de Dieu) étaient apparus après Pâques et traduisaient la foi
des premiers chrétiens plutôt que la conviction du Nazaréen.
Jésus, un prophète galiléen baptisé post mortem Messie ou Fils de Dieu
par ses adeptes ?
Face à cette question, les évangiles nous placent dans une situation
inconfortable. Car s’ils mentionnent quelquefois (mais rarement) un
189
sentiment de Jésus comme l’émotion, la tristesse ou la colère , ils ne nous
associent pas à son intériorité, encore moins à la conscience qu’il avait de
lui-même. Que dis-tu de toi, Nazaréen ? Marc, Matthieu et Luc restent
muets sur ce point. Nulle part on ne lit : je suis le Fils de l’homme, je suis le
Messie, je suis le Fils… Et ce silence ouvre tout grand le champ des
hypothèses. Si tout le monde est d’accord sur le fait que les disciples, après
Pâques, ont dit plus sur Jésus que Jésus lui-même, comment évaluer ce
« plus » ?
Depuis deux siècles, la question déchire la recherche en deux camps 190.
Les uns parlent d’une christologie implicite : les disciples, après Pâques,
auraient formulé ce qui demeurait non dit du temps de Jésus. Les autres
maintiennent une christologie explicite : Jésus aurait revendiqué
ouvertement certains titres, celui de Messie par exemple. Gerd Theissen et
Annette Merz ont ouvert une troisième voie en parlant de christologie
évoquée : Jésus aurait suscité par son action des espoirs qui correspondaient
aux titres qui lui furent décernés plus tard ; c’étaient par exemple les foules
qui voyaient en lui un Messie, mais lui-même n’acquiesçait pas à cette
nomination 191.
Je ne suivrai pas la voie, trop souvent labourée, consistant à éplucher les
titres décernés à Jésus dans l’évangile pour trier entre ceux qui dateraient du
Jésus historique et ceux qui dateraient d’après Pâques. Du moins, je ne
commencerai pas par là. Car j’estime que les titres christologiques sont le
condensé d’une identité qui se dit, d’abord, par le geste et la parole.
L’importance des titres a été fortement exagérée jusqu’ici dans la recherche.
Or, le silence des évangélistes a respecté le mutisme de Jésus. Je suis
convaincu que Jésus n’a pas dit ce qu’il était, il a fait ce qu’il était. C’est
au niveau de son faire (action et parole) que s’est déployée une identité qui
fut, nous verrons en quelles circonstances, cristallisée dans les titres
honorifiques que nous connaissons.
Si les évangiles synoptiques ne prêtent pas à Jésus d’autodéclaration sur
son identité, ils ne se gênent pas pour dire comment les foules le voyaient :
comme un guérisseur, comme un maître, comme un prophète. Voyons en
quoi Jésus correspond, ou ne correspond pas, à ces étiquettes.
Le guérisseur
Jésus fut un guérisseur et un exorciste. L’affluence des foules qui, de
« tout le pays se mirent à apporter les malades sur des brancards là où l’on
apprenait qu’il était » (Mc 6,55), dit assez son succès populaire. Autant ou
peut-être plus que d’autres guérisseurs charismatiques à l’époque, le
thérapeute Jésus a été reconnu pour son efficacité. Mais, comme nous
l’avons vu, si la pratique thérapeutique du Nazaréen diffère peu des
guérisseurs de son temps, la signification qu’il accorde à ces miracles est
sans équivalent. À ses disciples qui partagent son pouvoir d’exorciser, il
déclare : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’éclair » (Lc 10,18).
Jésus est seul, au Ier siècle, à faire des exorcismes une activation du Règne
de Dieu. La défaite des puissances du mal, concrétisée par l’exorcisme,
installe dans le présent le nouveau monde promis par Dieu. La victoire sur
Satan, attendue depuis la création du monde, se manifeste enfin.
Le message des paraboles dites de contraste va dans le même sens.
Qu’il s’agisse du grain de moutarde, du levain, du semeur ou de la graine
qui pousse toute seule (Mc 4,1-9.26-32 ; Lc 13,20-21), ces paraboles font
percevoir l’avènement du Règne dans la petitesse des commencements. Or,
ces débuts sont liés à la présence de Jésus et à son action. En lui,
ponctuellement, le nouveau monde de Dieu prend forme dans le monde des
hommes. Quand il déclare à ceux qui scrutent les signes des temps que « le
Règne de Dieu ne vient pas comme un fait observable […] ; en effet, le
Règne de Dieu est parmi vous/en vous » (Lc 17,20-21), Jésus renvoie à ce
qui se passe autour de lui et par lui. S’approprier cette réalité nécessite
toutefois un engagement, sans compromis ni hésitation : il faut tout vendre
pour acquérir le trésor (Mt 13,44) !
Inscrite dans le cadre de son annonce du Règne, l’activité thérapeutique
de Jésus nous livre un premier indice de la compréhension qu’il a de lui-
même : il veut non seulement annoncer le Règne à venir, mais, par la
destruction ponctuelle du mal, le faire surgir dans le présent. Et engager les
siens à y participer.
Le maître
Les foules se pressaient aussi pour entendre son enseignement.
Fréquemment, ses interlocuteurs l’appellent « maître 192 ». Marc note au
passage : « Ils étaient frappés de son enseignement, car il les enseignait en
homme qui a autorité et non pas comme les scribes » (Mc 1,22). Quelle est
cette différence avec les scribes, qui étaient pourtant les catéchètes attitrés,
et appréciés, du peuple ? Le fait que ce maître itinérant enseigne également
les femmes, et pas seulement les hommes, ne suffit pas à expliquer cette
fascination.
Il faut lire le Sermon sur la montagne pour trouver l’explication. Quoi
qu’on ait dit, on ne trouve pas, dans la littérature juive, d’équivalent à cette
formule « mais moi je vous dis » employée par Jésus en Matthieu 5,21-48.
Même si sa répétition est l’œuvre de Matthieu, il ne l’a pas inventée.
Lorsqu’ils énonçaient leur interprétation de la Torah, les rabbis plaçaient
leur opinion à la suite de celle de leurs prédécesseurs. Jésus, lui, congédie la
chaîne séculaire de la tradition rabbinique pour s’affirmer face à l’autorité
de Moïse : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens, mais moi je vous
dis… ». Je l’ai rappelé plus haut, Jésus ne se substitue pas à la Torah, ni
n’abroge la Torah. Mais, d’une manière inouïe jusqu’alors, il se pose en
interprète autorisé de la Loi, radicalisant le commandement ou abrogeant
certaines prescriptions (la lettre de divorce, la loi du talion) au nom de
l’impératif suréminent de l’amour d’autrui. Personne avant lui ne s’est
autorisé une telle liberté, d’autant que Jésus ne justifie pas son
interprétation par l’Écriture, comme il le devrait, mais par son seul « je ».
Jésus fait aussi scandale en déclarant au paralysé que ses amis
transportent jusqu’à lui : « Tes péchés sont pardonnés » (Mc 2,5).
« Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner
les péchés sinon Dieu seul ? », s’insurgent les scribes, indignés. Le thème
du pardon des péchés revient fréquemment dans l’enseignement de Jésus,
que ce soit dans des paraboles, dans le Notre Père ou dans des
exhortations 193. Pour le judaïsme, le pardon est lié au rite cultuel du
sacrifice d’expiation, offert au Temple. Affirmer que Dieu pardonne n’est
pas une transgression de la part de Jésus ; le prêtre au Temple devait
procéder de la sorte. Les Psaumes de Salomon, un écrit pharisien du
er
I siècle av. J.-C., résument cette conviction : « Il purifiera de ses péchés
l’homme qui se confesse et qui s’accuse […] et ta bonté entourera les
pécheurs repentants » (Ps Sal 9,6-7). Mais Jésus fait plus. Il déclare
péremptoirement, et sans repentance préalable de la personne, que Dieu a
pardonné.
La lecture, ici, doit être fine. Quand Jésus déclare au paralysé « Tes
péchés sont pardonnés », il use d’une formule passive qui renvoie à Dieu
comme auteur : ils ont été pardonnés, sous-entendu par Dieu. Jésus aurait
pu, il aurait dû suivant l’usage, évoquer la miséricorde divine ou dire sa
confiance en la compassion de Dieu envers les pécheurs. Il aurait dû
énoncer le pardon sous réserve de l’approbation divine. Mais c’est aller
bien plus loin que d’affirmer : Dieu t’a effectivement pardonné. Voilà ce
que fait Jésus. Sa formule déclaratoire et inconditionnelle de pardon ne se
lit pas ailleurs dans la littérature juive 194.
Les repas de Jésus avec des personnes de moralité ou de pureté
douteuses révèlent une même attitude. Ils ont aussi choqué. Déclarer Jésus
« glouton et ivrogne, ami des collecteurs de taxes et des pécheurs » (Lc
7,34) n’est pas seulement critiquer son aspect bon vivant ; c’est s’offusquer
pareillement du fait qu’il ignore la contamination du péché et les exigences
de la repentance. Jésus prend le contre-pied : Dieu pardonne, et comme qui
dirait, Jésus prend sa place pour le déclarer. C’est la conscience de cette
vocation qui lui fait dire : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les
pécheurs » (Mc 2,17). Rappelons-nous en passant que le Baptiseur, lui
aussi, avait rompu avec le rituel sacrificiel du pardon des fautes ; mais son
baptême, non pas sa parole nue, était le sacrement du pardon.
Le prophète
Aussi étonnant que cela paraisse, la formule « en vérité je vous dis »
(très exactement : amen je vous dis) est une invention linguistique de Jésus.
Le constat peut surprendre le lecteur de la Bible hébraïque, à qui la locution
amen, notamment dans un contexte de prière, est familière. En disant amen,
le priant exprime sa participation à la prière énoncée et la ratifie. Mais
justement : amen est connu pour son usage responsorial. L’apôtre Paul, qui
suit la pratique vétérotestamentaire, se sert de amen pour ratifier des
formules de bénédiction ou des doxologies (Rm 1,25 ; 9,5 ; 11,36) ou pour
ponctuer un souhait (Rm 15,33). Or, l’usage de amen dans les évangiles est
triplement surprenant. Premièrement, il est fréquent : on le rencontre dans
les divers courants de la tradition synoptique (Marc, traditions M et L) et
chez Jean 195. Deuxièmement, il ne se lit que sur les lèvres de Jésus.
Troisièmement, il n’est pas responsorial, mais introductif ; il ne ratifie pas
la parole d’un autre, mais met en évidence la parole de Jésus. On pourrait
traduire : c’est certain (amen), parce que c’est moi qui vous le dis.
Alors que le langage des prophètes est caractérisé par la fameuse
formule du messager « ainsi parle le Seigneur » (kô amar YHWH), Jésus
avance sa propre parole avec son « je ». Comme nous l’a appris Joachim
Jeremias 196, tant la fréquence de la formule, sa répartition dans les courants
traditionnels que son usage singulier dans la bouche de Jésus nous placent
dans le cas – rare ! – d’identifier une locution authentique du Nazaréen. Par
cette expression, sorte de tic de langage, Jésus met en relief l’autorité non
dérivée de sa propre parole. C’est sous sa propre responsabilité qu’il parle
de Dieu 197.
Avec la formule du messager (« ainsi parle le Seigneur »), j’ai fait
allusion aux prophètes. Or, c’est bien à un prophète que Jésus est le plus
souvent assimilé par les gens (Mc 6,15 ; 8,28). On proclame à la suite d’un
miracle : « Un grand prophète s’est levé parmi nous » (Lc 7,16). On exige
de lui, comme des prophètes d’Ancien Testament, un signe (Lc 11,29). À
son entrée à Jérusalem, la foule s’écrie : « C’est le prophète Jésus, de
Nazareth en Galilée » (Mt 21,11). Après son procès au sanhédrin, on se
moque de lui en disant : « Fais le prophète ! » (Mc 14,65). Il est d’ailleurs
probable, mais on le verra au prochain chapitre, que Jésus a été condamné
par le sanhédrin comme blasphémateur, c’est-à-dire faux prophète. Lui-
même avait prédit à son sujet : « Un prophète n’est méprisé que dans sa
patrie, parmi ses parents et dans sa maison » (Mc 6,4).
Il faut reconnaître qu’assimiler Jésus à un prophète ne manquait pas
d’arguments. Tout d’abord, Jésus use de formes de langage propres au
prophétisme : déclarations de bonheur ou de malheur, prédictions. Ensuite,
Jésus a des visions (Mc 1,10-11 ; Lc 10,18). À l’instar des prophètes, il
commet des actions symboliques : son entrée à Jérusalem (Mc 11,1-11), la
malédiction du figuier (Mc 11,12-14), son geste violent dans le Temple
(Mc 11,15-17) (voir ici). Il se dit gratifié de l’Esprit saint, ce dont témoigne
le récit du baptême (Mc 1,10). Jésus était un charismatique, ce qui frappait
d’autant plus que l’on considérait l’Esprit, accordé aux pères et aux
prophètes du passé, comme éteint dans le présent ; on attendait qu’il soit
octroyé au peuple d’Israël à la fin des temps (Jl 3,1-5). Jésus, en outre,
investit au service de son message non seulement sa parole, ou quelques
gestes, mais sa vie entière ; il suit les traces d’un Osée, d’un Jérémie ou
d’un Ézéchiel.
L’Israël du temps de Jésus attendait le retour d’un prophète
eschatologique qui inaugurerait le temps de la fin. Il s’agissait soit du retour
d’Élie, soit d’un prophète comme Moïse. Que Jésus soit l’Élie qui revient
est évoqué par les gens en Marc 6,15 et 8,28 ; en revanche, la venue d’un
prophète comme Moïse, annoncée en Deutéronome 18,15, joue un rôle dans
les Actes des apôtres (Ac 3,22 ; 7,37), mais peu dans les évangiles. Il est
caractéristique que Jésus, jamais, ne ratifie positivement ces attentes. Il se
reconnaît plutôt dans la ligne des prophètes rejetés par Israël (Lc 13,34). Le
chapitre suivant, consacré à sa mort, en dira plus à ce sujet
Pour autant, Jésus ne se coupe pas de la tradition prophétique. Mais il
affirme qu’il y a, avec lui, plus qu’un prophète. Dans une invective à
l’égard de sa génération qui exige un signe pour crédibiliser son statut
prophétique, il s’emporte en déclarant qu’il ne lui sera donné que le signe
de Jonas (Lc 11,29). Les premiers chrétiens y ont vu le symbole de la mort
(Jonas dans le ventre du poisson) et de la résurrection (Jonas recraché).
Mais ce n’est pas cela qu’entendait Jésus, comme le montre la suite de
l’invective : avec le judaïsme de son temps, il considère le prophète Jonas
comme le modèle du prédicateur de conversion.

Lors du jugement, la reine du Midi se lèvera avec les hommes de cette


génération et elle les condamnera, car elle est venue du bout du monde pour
écouter la sagesse de Salomon ; eh bien, ici il y a plus que Salomon. Lors
du jugement, les hommes de Ninive se lèveront avec cette génération et ils
la condamneront, car ils se sont convertis à la prédication de Jonas ; eh
bien, ici il y a plus que Jonas. (Lc 11,31-32)

Dans l’histoire d’Israël, Jésus choisit un modèle de sagesse (Salomon)


et un modèle de prophétie (Jonas) pour rappeler qu’à leur écoute, les gens
se sont convertis. Or, sa génération ne se convertit pas, bien qu’il y ait ici
« plus que » Salomon et Jonas. Jésus a conscience d’inaugurer un temps
qualitativement différent et qualitativement supérieur. « La Loi et les
Prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de
Dieu est annoncée et tout homme déploie sa force pour y entrer » (Lc
16,16). Quelle que soit la façon de comprendre cette finale énigmatique (un
encouragement à chercher le Royaume ? une dénonciation de prédateurs ?),
une chose est sûre : Jean le Baptiseur marque la césure entre un avant et un
après, et cet après, inauguré par Jésus, est la venue du Règne de Dieu. Jésus
est plus que Salomon, plus que Jonas, plus que Jean. Comment se désigne-t-
il ? Les textes ne vont pas au-delà du « plus que ».
La référence au Jugement, dont il est question dans la sentence de
Salomon et de Jonas, se lit également dans la parabole des deux
constructeurs, que l’on peut sans hésitation attribuer à Jésus. La Source des
paroles l’a placée en conclusion du Sermon sur la montagne.

Tout homme qui vient à moi, qui entend mes paroles et les met en pratique,
je vais vous montrer à qui il est comparable. Il est comparable à un homme
qui bâtit une maison : il a creusé, il est allé profond et a posé les fondations
sur le roc. Une crue survenant, le torrent s’est jeté contre cette maison mais
n’a pu l’ébranler, parce qu’elle était bien bâtie. Mais celui qui entend et ne
met pas en pratique est comparable à un homme qui a bâti une maison sur le
sol, sans fondations : le torrent s’est jeté contre elle et aussitôt elle s’est
effondrée, et la destruction de cette maison a été totale. (Lc 6,47-49)

L’image de l’inondation destructrice est une métaphore du Jugement


dernier. La conscience qu’a Jésus de son rôle est ici à son apogée. Encore
une fois, aucune revendication de titre, aucune déclaration en « je suis »,
mais une assurance tonitruante : écouter et mettre en pratique son
enseignement, c’est avoir la garantie d’être honoré par Dieu au Jugement.
Autrement dit : Jésus est convaincu que son interprétation de la volonté
divine est la porte d’entrée dans le Royaume.
Une étonnante discrétion
Nous pourrions résumer ce qui a été acquis jusqu’ici en disant : Jésus
demeure inclassable dans son milieu. Il a été reconnu par ses contemporains
dans ce qu’on peut appeler les trois rôles sociaux disponibles de la société
juive d’alors (si l’on exclut celui du prêtre) : guérisseur, maître et prophète.
Nous avons identifié dans l’évangile les raisons qu’avait la foule d’affecter
à Jésus l’un ou l’autre de ses rôles. Mais dans chaque cas aussi, nous avons
constaté que Jésus transgressait la définition du rôle : ses miracles
visualisent le Règne dans le présent, son enseignement outrepasse les
standards théologiques admis, son intervention prophétique s’autolégitime
et prétend détenir les clefs du jugement eschatologique. Sur ces
trois registres se manifeste un « plus que », que Jésus affirme sans le définir.
Se posant comme l’envoyé ultime de Dieu, il ne se sert d’aucun titre pour
légitimer son autorité ; il la revendique sans justification : moi je vous dis.
Les titres christologiques viendraient-ils définir ce non-dit ? Il est temps de
les explorer maintenant, non sans garder en mémoire (et devoir expliquer)
l’étonnante discrétion du Nazaréen à leur sujet.
Les titres christologiques sont au nombre de quatre : Messie (ou sa
traduction grecque : Christos), Fils de l’homme, Seigneur, Fils de Dieu.
L’appellation « fils de David » est rattachée au Messie, dont on attendait
communément qu’il vienne de la race de David.
S’agissant des deux derniers (Seigneur et Fils de Dieu), le verdict
historique est sans appel : ils ont été décernés après Pâques et insérés dans
la biographie de Jésus. Ils correspondent à la relecture croyante que les
disciples ont faite, après la résurrection, de la vie de leur Seigneur. Pour
autant, même s’ils font l’objet d’une rétroprojection anachronique dans la
biographie de Jésus, les évangélistes Marc, Matthieu et Luc n’ont pas
falsifié les données. Qu’est-ce à dire ? Ils ne placent jamais ces titres dans la
bouche de Jésus, en lui faisant dire : « Je suis le Seigneur/le Fils de Dieu ».
Le titre « Fils de Dieu » est énoncé par Dieu au baptême et à la
Transfiguration (Mc 1,11 ; 9,7), par les esprits impurs (Mc 3,11 ; 5,7), par le
narrateur (Mc 1,1) ou par l’officier romain après la mort de Jésus (Mc
15,39). Quant à « Seigneur » (Kyrios), qui est le titre de Dieu dans l’Ancien
Testament grec, il est placé sur les lèvres des disciples, où il peut se
comprendre aussi dans le sens non théologique d’une formule de politesse ;
ceux du dehors, interlocuteurs ou adversaires, appellent Jésus « maître »,
mais jamais « Seigneur ». Je reviendrai sur ces deux titres en conclusion,
mais ils doivent être sortis du débat historique.
Les deux titres entrant en considération sont : Messie (Christ) et Fils de
l’homme. Autant le dire d’emblée : aucun d’eux ne coïncide avec l’image
que nous venons de dresser de Jésus sur la base de son dire et de son faire.
Pourquoi figurent-ils néanmoins en bonne place dans les évangiles
synoptiques ? C’est ce qu’il s’agira d’établir. Mais j’anticipe le résultat de
l’enquête : le fait que ces titres ne coïncident pas avec la conscience qu’a
Jésus de lui-même, au vu de son activité, explique pourquoi il ne se
revendique jamais ouvertement comme le Messie ou le Fils de l’homme.
Les messianismes juifs
Nous savons aujourd’hui mieux qu’avant qu’il ne faut pas parler du
messianisme, mais des messianismes juifs. L’application à Jésus du terme
Messie/Christ nous a fait croire à un sens univoque de ce terme. La
redécouverte de l’extrême diversité du judaïsme avant 70, à laquelle
œuvrent les chercheurs depuis 1980, nous fait comprendre que l’espoir de la
venue d’un mashiah (« Oint ») était protéiforme 198.
Un peu d’histoire. Initialement, le bénéficiaire du sacrement d’onction
était le roi d’Israël, le grand prêtre, et parfois le prophète 199. Mais la montée
de l’attente eschatologique en Israël, cristallisée tout d’abord dans l’espoir
de la venue de Dieu, s’est progressivement doublée de l’attente d’un agent
exécuteur du pouvoir divin, chargé d’assurer le salut des élus et
d’exterminer les impies. Sous la pression du malheur politique d’Israël et de
l’occupation romaine, cette attente d’une figure libératrice s’est intensifiée
dès le Ier siècle av. J.-C. La première attestation du terme mashiah dans sa
traduction grecque Christos émane des Psaumes de Salomon, écrits sous le
coup de la conquête de la Palestine par Pompée en 63 av. J.-C. On peut dire
du messianisme populaire qu’il est à la fois royal, nationaliste et guerrier.
C’est ainsi qu’il est configuré dans des écrits datant du tournant de l’ère
chrétienne : outre les Psaumes de Salomon, l’Hénoch éthiopien, le 4e livre
d’Esdras et l’Apocalypse syriaque de Baruch 200. Les prétendus messies, qui
se sont levés à la mort d’Hérode le Grand (4 av. J.-C.) et ont fanatisé les
foules avant d’être écrasés par les troupes romaines, avaient, écrit Flavius
Josèphe, « ceint le diadème et pris le titre de roi » (Antiquités juives, 17,
273.280-281). Voici à quoi ressemble ce Messie royal selon les Psaumes de
Salomon :
L’Impie a dévasté notre pays qui n’a plus d’habitants. Il a massacré les
jeunes et les vieux et leurs enfants, ensemble. Dans son ardente colère, il les
a exilés jusqu’au couchant, avec les princes du pays, pour qu’on en rie, sans
pitié. Son caractère d’étranger a poussé l’ennemi à s’enorgueillir : son cœur
était étranger à notre Dieu […]
Regarde, Seigneur, et suscite-leur leur roi, fils de David, au moment que tu
sais, ô Dieu, pour qu’il règne sur Israël ton serviteur ! Et ceins-le de force
pour qu’il brise les princes injustes, qu’il purifie Jérusalem des nations qui
la foulent et la ruinent ! Qu’il chasse, par la sagesse et la justice, les
pécheurs de l’héritage ! Qu’il écrase l’orgueil du pécheur comme vase de
potier ! Qu’il brise d’un sceptre de fer toute leur assurance ! […]
Alors des nations viendront des extrémités de la terre pour contempler sa
gloire, apportant en présent les fils de Jérusalem qui avaient été dispersés, et
pour contempler la gloire du Seigneur, de laquelle Dieu l’a glorifié. C’est
un roi juste que Dieu instruit et place à leur tête. Point d’injustice durant ses
jours parmi eux : ils sont tous saints, et leur roi est le Messie Seigneur.
(Ps Sal 17,11-13.21-24a.31-32 ; trad. P. Prigent)

Dans cette expression classique du messianisme royal davidique, on


repère l’ancrage politico-religieux de l’espérance : souillée par les impies,
la Terre sainte doit être libérée. Le Messie est une figure idéalisée de
puissance, dont on attend qu’il brise les incroyants et conduise un projet de
rénovation : rassembler le peuple et purifier Jérusalem. Sa force est
ambivalente : sagesse et verge de fer. Son règne inversera les rapports
actuels de pouvoir : les nations s’inclineront devant un Israël réuni et
revenu de sa diaspora. Le Magnificat de Marie résonne de cette rude
espérance (Lc 1,47-55).
Cependant, l’horizon d’attente se brouille dès que l’on prend en compte
d’autres témoignages contemporains sur l’espérance de la fin des temps.
Renouant avec l’origine de l’onction, Qumrân attendait trois Messies : le
Messie-prêtre, le Messie-roi et le Messie-prophète. La figure majeure est le
Messie-prêtre, ce qui s’explique du fait que la secte du désert de Judée se
comprenait comme une communauté de prêtres saints 201. L’auteur du
4e livre d’Esdras promeut l’attente d’un Messie inaugurant sur terre un
règne de quatre cents ans avec ses élus, avant la destruction de l’ancien
monde et l’avènement d’un nouveau où le mal aura disparu. L’Apocalypse
syriaque de Baruch attend aussi un règne intermédiaire du Messie, après
quoi « ceux qui se sont endormis dans son espérance ressusciteront » (2
Baruch 30,1). La prière quotidienne des Dix-Huit bénédictions supplie Dieu
de revenir à Jérusalem et de la reconstruire sous l’égide du « rejeton de
David, ton serviteur » (Shemone Esreh 14-15). Les variantes de ce
millénarisme messianique sont innombrables. Elles se présentent aussi sans
que le titre mashiah ne soit prononcé : que l’on attende le retour d’Élie ou
d’un prophète comme Moïse, du patriarche Hénoch ou du prêtre
Melchisédek, ou encore la venue du Fils de l’homme, l’espoir était gorgé
des mêmes promesses de libération et de retour à la grandeur d’antan 202.
Il n’est donc pas faux de dire que « l’attente du Messie était très floue à
cette époque 203 », aussi floue qu’aujourd’hui le terme « libérateur ». Le
messianisme juif cristallisait un idéal de bonheur sur terre sous la protection
d’un être d’origine divine, impliquant une radicale transformation du
monde 204. S’y côtoyaient un Messie combattant et un Messie non violent,
un Messie exterminateur des nations et un Messie universel, un Messie
intérimaire et un Messie éternel. Ne soyons toutefois pas étonnés que ce soit
la version la plus classique (le Messie royal, guerrier et nationaliste) qui ait
animé la foi populaire.
Jésus Messie ?
Qu’en est-il de Jésus ? Il n’est pas difficile de constater qu’il ne se
proclame jamais Messie ; les rares infractions à cette règle sont postpascales
et ne lui seront pas imputées 205. La question du Baptiseur (« Es-tu celui qui
doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? ») n’aurait aucun sens si
Jésus s’était clairement déclaré Messie. Jésus n’acquiesce pas non plus
lorsque d’autres le traitent de Messie. Seule exception : lors du procès au
sanhédrin, sa réponse à la question du grand prêtre (« Es-tu le Messie ? »)
est affirmative chez Marc, floue chez Matthieu et Luc (Mc 14,62 ; Mt
26,64 ; Lc 22,70). Autrement dit : Jésus ne consent éventuellement à la
désignation messianique qu’au moment où les jeux sont faits et où sa
situation contredit violemment ce qu’on attendait traditionnellement du
Messie.
Depuis le XIXe siècle, innombrables ont été les commentateurs à déduire
de ce mutisme que le titre messianique n’avait pas été affecté à Jésus de son
vivant, mais par ses disciples sous le coup des événements de Pâques. Or,
cette thèse est historiquement intenable. Pourquoi ?
Premier argument : le titre se diffuse rapidement après Pâques, au point
que dix ans plus tard les adeptes de Jésus sont appelés christianoi
(chrétiens), et que chez Paul Christos s’est mué en nom propre de Jésus 206 ;
l’absence de ce titre avant Pâques en devient hautement improbable.
Deuxième argument : tant les partisans que les ennemis de Jésus
l’appellent Messie. Pierre le confesse comme Messie (Mc 8,29) et Bartimée
l’aveugle l’appelle « fils de David » (Mc 10,47). Jésus est condamné à mort
comme « roi des juifs » (Mc 15,26) et ses adversaires se moquent de lui sur
la croix en ces termes : « Le Messie, le roi d’Israël, qu’il descende
maintenant de la croix » (Mc 15,32). Lorsqu’amis et ennemis s’entendent
sur un point, la vérité historique ne peut être bien loin.
Troisième argument : dans un pays où l’attente d’un libérateur indigène
est chauffée jusqu’à l’incandescence, comment imaginer qu’un prédicateur
annonçant la venue proche du Règne de Dieu ne cristallise pas sur lui la
ferveur messianique ? Preuve en est l’ovation qu’il reçoit lors de son entrée
à Jérusalem (Mc 11,1-10). Une candidature au messianisme ne surprenait
pas ; tout l’intérêt se greffait sur les signes authentifiant ou non cette
prétention.
Bref, l’idée d’une invention chrétienne est absolument à exclure.
Personne, dans le judaïsme d’alors, ne devient Messie en ressuscitant des
morts.
Mais alors, comment expliquer la discrétion de Jésus avant Pâques et
l’adoption du titre par ses adeptes sitôt après ? C’est ici que, sans vouloir
compliquer les choses, il faut allier continuité et discontinuité de part et
d’autre de Pâques. Il y a continuité, parce que Jésus a été confronté à
l’attente messianique de ses contemporains – pour son bonheur, mais pour
son malheur aussi (la croix). Il y a discontinuité car, ce à quoi lui n’a pas
consenti, les disciples l’ont adopté. En clair : Jésus s’est tenu à distance de
l’étiquette messianique à cause de sa dimension nationaliste et possiblement
guerrière ; la non-violence et le refus de la clôture nationaliste sont au cœur
de son éthique (Mt 5,38-48). Ses amis, après Pâques, ont, eux, affirmé qu’il
était bien le Libérateur qu’attendait Israël, mais un Libérateur totalement
différent de l’idéal que nourrissait la foi juive. C’est ainsi qu’ils ont forgé
cette notion, que n’avait jamais imaginée la foi d’Israël, d’un Messie
souffrant.
La figure du serviteur souffrant selon Esaïe 53 n’est pas absente de
l’espérance juive, mais elle n’a jamais été mise en rapport avec celle du
Messie ; les chrétiens le feront, eux, pour faire savoir que Jésus partageait
l’espérance de son peuple, mais qu’il a été Messie autrement.
Le messianisme chrétien dérive donc du messianisme juif, mais au prix
d’une complète redéfinition. André Lacocque a raison de parler du
messianisme de Jésus comme d’un « messianisme en devenir 207 », sachant
que seule la fin de sa vie pouvait clarifier comment il comprenait sa
vocation. On devine le coup de force théologique qu’a été cette confiscation
du titre de Messie au profit d’un homme exécuté pour blasphème et mort du
pire supplice imaginable ; nous tenterons de capter l’origine de cette
révolution théologique au chapitre 10. La rapide diffusion du titre chez les
premiers chrétiens s’explique par l’expansion gréco-romaine de l’Évangile,
accélérant la mutation d’une appellation vidée de ses accents nationalistes
et violents.
L’origine davidique de Jésus a peut-être favorisé les choses. Eusèbe de
Césarée, au IVe siècle, rapporte la comparution devant l’empereur Domitien
de deux petits-neveux de Jésus, les petits-fils de Jude, paysans de leur état ;
l’empereur « leur demanda s’ils étaient de la race de David et ils dirent que
oui » (Histoire ecclésiastique, III, 20, 2). Contrairement à ce qu’on a
longtemps pensé, l’appartenance de Jésus à la descendance de David ne
serait donc pas le fruit de la croyance chrétienne.
Le Fils de l’homme
Avec le titre de Fils de l’homme, nous nous trouvons dans un cas de
figure inverse de celui de Messie. 1) Alors que dans les évangiles, Jésus
n’utilise pas le titre de Messie et que seuls le font ses amis et ses ennemis,
personne d’autre que lui ne se sert du titre de Fils de l’homme 208. 2) Alors
que le sens de mashiah (« Libérateur oint ») est clair, le sens de huios tou
anthrôpou (« Fils de l’humain ») ne l’est pas. L’expression désigne-t-elle
tout humain, n’importe quel humain, ou bien l’être céleste dont la venue est
prédite par Daniel 7,13 (« Je regardais dans les visions de la nuit, et voici
qu’avec les nuées du ciel venait comme un fils d’homme ») ?
C’est en ce second sens que le titre apparaît dans une sentence très
ancienne, que rapportent deux sources indépendantes : l’évangile de Marc
et la Source des paroles. Cette sentence est l’une des paroles sur le Fils de
l’homme qui remonte le plus sûrement à Jésus :

Si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération


adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il
viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. (Mc 8,38)
Je vous le dis : quiconque se déclarera pour moi devant les hommes, le Fils
de l’homme aussi se déclarera pour lui devant les anges de Dieu ; mais celui
qui m’aura renié par-devant les hommes sera renié par-devant les anges de
Dieu. (Lc 12,8-9 ; et parallèle Mt 19,32-33a)

Nous avons là une même affirmation sous deux variantes : adhérer au


message de Jésus ou le renier sera validé au Jugement eschatologique par le
Fils de l’homme. La position prise face à Jésus décidera donc du sort ultime
de chacun à la venue du Fils de l’homme. Question : Jésus et le Fils de
l’homme sont-ils deux personnes différentes ou la même personne ? Le
doute est permis car, sur cinquante et un cas où « Fils de l’homme » est cité
dans les évangiles synoptiques, un parallèle dans un autre évangile présente,
dans trente-sept cas, le « je » de Jésus ; autrement dit : dans trente-sept cas
sur cinquante et un, la relecture chrétienne a substitué à « Fils de l’homme »
le « je » de Jésus 209. Exemple : les persécutés « à cause du Fils de
l’homme » (Lc 6,22) sont devenus chez Matthieu les persécutés « à cause
de moi » (Mt 5,11).
Mais s’il s’agit du même, pourquoi Jésus parle-t-il de lui à la troisième
personne ? Et s’il ne s’agit pas du même, quel rapport entre les deux ?
On se trouve dans un cas de figure bien différent du précédent. Il est
pratiquement certain que l’expression « Fils de l’homme » a fait partie du
langage de Jésus. Outre qu’elle ne se rencontre que sur ses lèvres dans les
évangiles, sa rapide disparition, déjà chez Paul, signale qu’une locution
aussi frappée du sceau juif ne pouvait être reçue dans le monde gréco-
romain. Je rappelle que mashiah n’a survécu qu’en devenant le nom propre
de Jésus : Christ.
Répondre aux questions énumérées précédemment requiert un examen
des occurrences de l’expression. Les cinquante et une occurrences se
subdivisent en trois catégories : a) le Fils de l’homme présent (« Les
renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le Fils de l’homme,
lui, n’a pas où poser la tête » Mt 8,20) ; b) le Fils de l’homme souffrant
(« Le Fils de l’homme va être livré aux mains des hommes ; ils le tueront et,
lorsqu’il aura été tué, trois jours après il ressuscitera » Mc 9,31) ; c) le Fils
de l’homme futur (« Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? », demande le
grand prêtre devant le sanhédrin ; et Jésus de répondre : « Je le suis, et vous
verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du Tout-Puissant et venant
avec les nuées du ciel » Mc 14,61-62). Des bibliothèques entières ont été
écrites sur le sujet, et toutes les positions ont été défendues, depuis l’idée
que Jésus n’avait jamais parlé du Fils de l’homme (une position à oublier)
jusqu’à l’idée que l’expression, dans toutes ses catégories, émanait de
Jésus 210.
En réalité, la deuxième catégorie, celle du Fils de l’homme souffrant,
doit être écartée du débat ; elle a toutes les chances de dater d’après Pâques.
Outre que la notion de souffrance est totalement étrangère à la conception
juive du Fils de l’homme (ce qui ne serait pas une raison suffisante), cette
notion se rencontre avant tout dans les annonces de la Passion-résurrection,
qui sont presque à coup sûr un montage de l’évangéliste Marc (8,31 ; 9,31 ;
10,33-34). Mais justement, c’est après Pâques que les disciples ont pu dire
(comme dans le cas du Messie) que Jésus avait été Fils de l’homme, mais
autrement, c’est-à-dire par sa mort.
La première catégorie, celle du Fils de l’homme présent, est plus
délicate. Jésus s’est-il désigné comme un humain, un fils d’humain,
n’importe quel humain ? Il est dit de lui qu’il n’a pas où reposer sa tête (Mt
8,20), qu’il est traité de glouton et d’ivrogne (Mt 11,19), qu’il est blâmé (Mt
12,32), qu’il a autorité pour pardonner les péchés (Mc 2,10), qu’il est maître
du sabbat (Mc 2,28). Dans toutes ces mentions, Jésus parle de son autorité
récusée, bafouée, contestée. Autrement dit : l’usage de l’expression
dramatise la crise entre Jésus et ses contemporains. Contrairement à ce qui a
été suggéré, « Fils de l’homme » ne correspond pas ici au bar nasha
hébraïque, qui désigne tout humain, tout fils d’humain (on traduirait
volontiers par « on 211 »). Car dans toutes les mentions du Fils de l’homme
présent, Jésus ne se livre pas à une généralité sur ce qui caractérise tout
humain ; il parle de lui 212.
La question revient : pourquoi parler d’un autre s’il veut parler de lui ?
Un pas est encore nécessaire pour y répondre.
Le Fils de l’homme et les nuées du ciel
La troisième catégorie, celle du Fils de l’homme futur, détient la clef de
nos interrogations. Elle dérive de cette fameuse vision du prophète Daniel
voyant venir avec les nuées du ciel « comme un fils d’homme » (Dn 7,13).
La formule est comparative ; l’être céleste que Daniel voit venir de Dieu est
comme un fils d’homme ; il s’agit très vraisemblablement d’un personnage
collectif, le peuple d’Israël renouvelé par Dieu. Il se trouve qu’avec le
temps, cette formule a été reprise et dépouillée de son mode comparatif
pour devenir un titre eschatologique : le Fils de l’homme. Cette figure, de
type messianique, est évoquée dans le livre éthiopien d’Hénoch (1 Hén 37–
71) et le 4e livre d’Esdras (4 Esd 13). C’est ainsi qu’au seuil de l’ère
chrétienne, l’espérance collective de Daniel s’est transmuée en l’attente
d’une figure messianique, un être céleste venant de la part de Dieu procéder
au Jugement du monde et restaurer l’Israël des origines. Par rapport au
Messie, la vocation du Fils de l’homme est définitivement universelle. Voici
comment Jésus parle de la soudaine venue des jours du Fils de l’homme :

Comme il en fut aux jours de Noé, ainsi en sera-t-il aux jours du Fils de
l’homme : on mangeait, on buvait, on prenait femme, on prenait mari,
jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, alors le déluge vint et les fit tous
périr. Ou aussi, comme il en fut aux jours de Loth : on mangeait, on buvait,
on achetait, on vendait, on plantait, on bâtissait ; mais, le jour où Loth sortit
de Sodome, Dieu fit tomber du ciel une pluie de feu et de soufre et les fit
tous périr. Il en ira de la même manière le jour où le Fils de l’homme se
révélera. (Lc 17,26-30)
L’image oscille : tantôt le Fils de l’homme (comme ici) paraît présider
le Jugement du monde, tantôt il est défenseur ou accusateur devant le Juge
suprême (comme en Luc 12,8-9). Mais peu importe. La question majeure
est : Jésus parle-t-il de lui-même ou d’un autre ? Les paroles sur le Fils de
l’homme présent, ainsi que l’interprétation chrétienne des paroles sur le Fils
de l’homme souffrant, feraient pencher vers le premier sens. Mais les
paroles les plus anciennes, comme celles que nous avons citées en Marc
8,38 et Luc 12,8-9, ne préservent-elles pas le mode de parler de Jésus, que
le télescopage ultérieur avec son « je » n’a pas fait disparaître ? À cette
question âprement discutée, je réponds ainsi : l’ancienneté de la dissociation
entre le « je » de Jésus et la figure eschatologique du Fils de l’homme est un
roc fondateur que l’historien ne peut ignorer. Si Jésus n’a pas déclaré
ouvertement qu’il était le Fils de l’homme à venir, c’est que, pour la
tradition juive, cet être est élu par Dieu et vient de lui.
Je m’explique. Il est bien plus logique que la dissociation entre Jésus et
le Fils de l’homme soit historiquement première, la fusion intervenant dans
la foi des premiers chrétiens. L’inverse n’est pas concevable. Jésus est
convaincu, et il l’énonce de façon réitérée, qu’au jour du Jugement, le Fils
de l’homme entérinera la position prise par les hommes à son égard et à
l’égard de son enseignement 213. Il affirme donc sans ambages le caractère
ultime, eschatologique, de ce qu’il vient apporter. Mais il ne déclare pas
« Je serai ce Juge dernier », car s’autodésigner reviendrait à anticiper le
choix de Dieu.
Un homme pouvait aspirer à devenir maître dans le judaïsme. Pour
devenir prophète, il fallait être appelé. Pour être reconnu Messie, il fallait
que les hommes valident cette consécration. Mais l’on ne pouvait être Fils
de l’homme que si l’on était élevé par Dieu à cette fonction. Dieu seul
pouvait investir Jésus dans ce rôle et en faire la révélation. Si Jésus avait la
ferme espérance que Dieu allait prochainement révéler son statut de Fils de
l’homme, les disciples après Pâques ont considéré que Dieu avait révélé ce
statut 214. Ayant reçu la révélation que Dieu avait élevé à lui le Crucifié, ils
ont procédé à la fusion dont le Nazaréen s’était gardé : Jésus est le Fils de
l’homme qu’on attendait… mais autrement !
L’effet de Pâques
L’effet de Pâques ne s’est pas limité là. Alors que Jésus avait
essentiellement manifesté la conscience qu’il avait de lui-même par son dire
et son faire, avec une incontestable répugnance à revendiquer des titres au
contenu trompeur, les titres vont monter en force dans la réflexion
postrésurrectionnelle des croyants. Le titre de Messie, que lui avaient accolé
amis et ennemis, a été réinvesti par la dimension de la souffrance et
réorienté vers l’universalisme ; il pâlit jusqu’à devenir un nom propre.
L’énigmatique figure du Fils de l’homme a pu être identifiée avec Jésus
parce que, dans la foi de ses amis, Dieu a élevé celui-ci au ciel ; le correctif
de la souffrance lui a également été apposé. D’une christologie évoquée, ou
même implicite, on est passé à une christologie explicite.
D’autres titres ont suivi. Passant outre le refus opposé par Jésus d’être
assimilé à Dieu, les premiers chrétiens lui ont accolé le titre de Seigneur
(Kyrios), qui le dotait d’une autorité divine. Kyrios allait rapidement
devenir le titre christologique majeur. Celui de Fils de Dieu, dont je rappelle
que du vivant de Jésus, il n’est prononcé dans les évangiles que par Dieu et
par les démons, va de même lui être accordé après Pâques. Mais les
évangélistes synoptiques respecteront le calendrier : seul le narrateur (Mc
1,1) et l’officier romain après la mort de Jésus (Mc 15,39) le prononcent.
L’évangile de Jean n’aura pas la même retenue. La filialité divine, qui va de
pair avec l’onction du Messie royal – le roi en Israël est sacré fils de Dieu –,
n’a initialement aucune connotation biologique ; le fils est institué en
représentant autorisé du père, comme sa présence in absentia. Le Crucifié
ressuscité n’est donc pas seulement attiré dans l’orbite divine par le titre de
Kyrios ; par celui de Fils de Dieu, il est vu dans une proximité unique et
exclusive avec la divinité.
En rester là amènerait à conclure : les disciples ont finalement trahi le
maître en l’affublant de titres dont il ne voulait pas. Il y a certes un
décalage, et je l’ai abondamment montré, entre le titre et la manière dont
Jésus habite le rôle. Et le décalage s’est démesurément agrandi dans la
définition (non plus fonctionnelle mais ontologique) de ces titres au sein de
la dogmatique chrétienne, avec ses spéculations sur la nature divine du
Christ. Mais, pour ce qui concerne la proximité avec Dieu, il n’est pas
possible d’ignorer l’intimité que Jésus revendique. Non seulement il appelle
toujours Dieu « père » et jamais autrement, mais, quand il s’adresse aux
disciples, il différencie entre « votre père » et « mon père 215 ». Sur le fond,
Jean n’a pas tort de faire dire au Ressuscité : « Je monte vers mon Père qui
est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu » (Jn 20,17). Traduisons :
l’expérience unique de Dieu, qui fut celle de Jésus, voilà ce qu’il a partagé
avec les siens. En définitive, ce n’est pas ce que Jésus pensait de lui-même
qui est décisif, mais plutôt sa conscience d’une exceptionnelle intimité avec
Dieu, dont il s’est voulu le témoin.
CHAPITRE 9

Mourir à Jérusalem

La mort de Jésus a fait naître deux courants puissants au sein de la


civilisation occidentale : l’un est le christianisme, l’autre l’antisémitisme.
Sans la croix du Golgotha, le mouvement de Jésus ne se serait pas construit
en religion autonome. Et l’antisémitisme, même s’il n’est pas d’invention
chrétienne, n’aurait jamais été si virulent sans l’accusation portée contre les
juifs d’avoir « tué le Seigneur ». C’est dire combien l’approche historique
de la condamnation et de la mort de Jésus est menacée de dérapages
idéologiques.
D’un côté, les chrétiens ont tendance à considérer le procès juif contre
Jésus comme un comble d’injustice à l’égard d’un prévenu innocent. Les
sources évangéliques chargent la responsabilité juive et exonèrent le
pouvoir romain de toute initiative malfaisante : de Marc à Jean, et plus
encore dans l’évangile apocryphe de Pierre, on assiste au noircissement
progressif des acteurs juifs, tandis que Ponce Pilate plaide en vain
l’innocence du Nazaréen. De leur côté, les savants juifs sont enclins
aujourd’hui à reporter toute la responsabilité de l’exécution de Jésus sur le
216
préfet romain . Ici, plus que jamais, l’analyse critique et distanciée des
sources s’avère vitale.
Partons des évangiles. Ils sont unanimes à rapporter longuement la fin
tragique de Jésus de Nazareth. Monté à Jérusalem et ovationné par la foule
qui agite des branches sur son passage, Jésus suscite très tôt l’hostilité des
cercles dirigeants. Il intervient brutalement au Temple pour chasser les
vendeurs et les changeurs de monnaie. Puis il organise un repas d’adieu
avec ses disciples et se rend pour prier au mont des Oliviers. Arrêté, il subit
un procès et le sanhédrin le condamne à mort pour blasphème. Le préfet
Pilate, à qui il est livré, hésite, puis ordonne l’exécution par crucifixion. La
sentence est appliquée immédiatement. Jésus est crucifié non loin des
murailles de la ville, le vendredi 7 avril de l’an 30. De l’avis unanime des
évangiles, c’était un sabbat, le 14 Nizan. Selon le calendrier lunaire juif, la
date du 3 avril 33 est aussi possible, mais moins probable. L’évangile de
Jean a raison de considérer que l’exécution a eu lieu la veille de la fête de la
Pâque 217.
Le récit des derniers jours à Jérusalem, dont la plus ancienne version se
lit aux chapitres 14-15 de l’évangile de Marc, est la plus ancienne séquence
narrative identifiable dans les évangiles. Marc a recueilli une tradition
remontant aux années 40, à Jérusalem, où elle servait de support liturgique à
la célébration de la Passion 218. On pense que cette célébration comportait un
pèlerinage sur les lieux, ce qui explique l’abondance inhabituelle, ici, des
indications topographiques utiles à la procession. Toutes les haltes de Jésus,
de son logement à Béthanie à sa mort au Golgotha, sont géographiquement
localisées.
Cet intérêt liturgique explique pourquoi la lecture du récit de la Passion
est si frustrante pour l’historien. Car cet épisode, pourtant archiconnu,
recèle de nombreuses zones d’ombre. Pourquoi Jésus monte-t-il à
Jérusalem ? Sa mort fut-elle une surprise ou Jésus l’a-t-il prévue, voulue
même ? Le dernier repas avec les disciples fut-il un repas pascal ? Pourquoi
Judas trahit-il son maître ? Qui est finalement responsable de la
condamnation de Jésus : les autorités juives ou Ponce Pilate ? Pour quel
motif précis Jésus a-t-il été condamné ? Comment crucifiait-on à l’époque ?
Que faisait-on du corps des crucifiés ? Les textes ne répondent pas
explicitement à ces questions, et l’historien doit recourir au droit juif ou au
droit romain pour éclaircir les faits. Plus d’une fois, l’honnêteté conduira à
laisser les questions ouvertes.
Pourquoi Jésus monte à Jérusalem
Commençons par le commencement : pourquoi Jésus est-il monté à
Jérusalem ? Il faut préciser que ce n’est pas la première fois. Contrairement
au scénario fixé par Marc, et suivi par Matthieu-Luc, Jean mentionne trois
montées à la ville sainte à l’occasion des fêtes, et non une seule à la fin de
sa vie 219. Sur ce point, Jean doit être dans le vrai. Il n’est pas raisonnable de
penser qu’en juif pratiquant, Jésus se soit abstenu de participer aux
pèlerinages festifs à Jérusalem. Dans sa volonté de s’adresser à tout Israël,
la ville sainte ne pouvait rester en dehors de son champ d’action.
L’ultime montée à la ville sainte, à la fin de sa vie, revêt néanmoins une
signification particulière. Albert Schweitzer, le théologien alsacien, a
défendu l’idée que Jésus était monté à Jérusalem dans le but de s’offrir en
victime expiatoire, et par ses souffrances précipiter la venue du Règne de
Dieu ; car, dans l’espérance eschatologique juive, la venue du Royaume
s’accompagnait d’un cortège de détresses 220. On peine à trouver appui à
cette théorie dans les textes évangéliques. Pour autant, Schweitzer a raison
de penser que monter à la ville sainte relevait, pour Jésus, d’une stratégie
d’expansion de son annonce du Règne de Dieu.
Cette montée comportait des risques. La ville était dangereuse pour les
prédicateurs de renouveau. Flavius Josèphe, encore lui, nous rapporte les
tragédies liées à ceux qui se sont dressés pour affirmer le droit de Dieu.
Elles ont frappé à répétition : les prétendants messianiques lors de la mort
d’Hérode le Grand en 4 av. J.-C. ; Judas le Galiléen dans sa campagne de
refus de l’impôt en 6 ap. J.-C. ; les prophètes qui faisaient espérer la
répétition des miracles de l’exode aux foules crédules ; l’Égyptien qui
entraîna des foules au désert, et dont parlent les Actes des apôtres et Flavius
Josèphe 221. Tous se sont manifestés à Jérusalem. Tous ont péri, victimes de
la politique répressive du gouverneur romain. Il ne fait pas bon s’affirmer
prophète à Jérusalem, et Jésus ne l’ignore pas : « Jérusalem, Jérusalem, toi
qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de fois j’ai
voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous
ses ailes, et vous n’avez pas voulu » (Lc 13,34).
Jésus a conscience de se rendre en un lieu où son message se heurtera à
une résistance plus vive que celle essuyée jusqu’alors en Galilée. Le sort de
son maître, Jean le Baptiseur, même s’il s’était scellé en Galilée plutôt
qu’en Judée, était une leçon. Une parabole, dont l’évangéliste Marc situe la
narration à Jérusalem, donne le ton : les vignerons révoltés (Mc 12,1-12).
C’est l’histoire de vignerons à qui un propriétaire confie sa vigne en
métairie. Au moment de percevoir la redevance annuelle, il envoie un
serviteur qui est roué de coups et renvoyé les mains vides ; d’autres
subissent le même sort, certains sont même tués. Le propriétaire envoie
alors son propre fils, que les métayers décident de tuer pour s’approprier la
vigne. Jésus le conteur joue sur des métaphores traditionnelles : la vigne
représente le peuple d’Israël, le propriétaire, Dieu, et l’envoi des serviteurs
évoque celui des prophètes. Les premiers chrétiens ont refaçonné la
parabole pour en faire une allégorie de l’histoire du salut, identifiant le fils à
Jésus. Mais un noyau de l’histoire, à tout le moins, remonte à Jésus.
Une tradition originaire du Deutéronome, et née après l’Exil au
e
VI siècle av. J.-C., fait des prophètes les victimes permanentes d’un rejet
violent par le peuple 222. Cette tradition généralise et applique à tous les
prophètes un destin violent, ce qui ne fut pas le cas historiquement ; mais
elle courait dans l’air du temps au Ier siècle, et il y a gros à parier que Jésus
l’intègre à son histoire de métayers en révolte. Elle émerge aussi dans la
lamentation sur Jérusalem qui vient d’être citée (Lc 13,34), dans la
béatitude des persécutés (Mt 5,11-12) et dans une invective contre les
scribes et pharisiens (Lc 11,47-51).
Un feu sur la terre…
À quel moment Jésus a-t-il réalisé que cette violence s’abattrait sur lui
aussi ? Nos sources ne permettent pas de dater la conscience de sa mort à sa
montée à Jérusalem, comme le suggérait Schweitzer. Tout lecteur des
évangiles a en mémoire les trois annonces de la Passion qui rythment le
voyage de Galilée en Judée dans l’évangile de Marc (8,31 ; 9,31 ; 10,33-
34). Mais ces annonces sont à ce point marquées par la relecture chrétienne
qu’il n’est pas raisonnable d’en tirer parti pour la biographie de Jésus. Il
n’est pas exclu que par cette récurrence de la formule, Marc fasse écho à un
pressentiment du maître, qu’il a confié à ses amis ; mais encore une fois, le
libellé des trois annonces est une composition d’après-coup.
Nous ne sommes pas démunis pour autant. D’autres paroles, moins
souvent citées, évoquent un danger.

À cet instant, quelques pharisiens s’approchèrent et lui dirent : « Va-t-en,


pars d’ici, car Hérode veut te faire mourir. » Il leur dit : « Allez dire à ce
renard : “Voici, je chasse les démons et j’accomplis des guérisons
aujourd’hui et demain, et le troisième jour je suis accompli. Mais il me faut
poursuivre ma route aujourd’hui et demain et le jour suivant, car il n’est pas
possible qu’un prophète périsse hors de Jérusalem.” » (Lc 13,31-33)

Cet échange avec des pharisiens nous apporte de précieux


renseignements.
Premièrement, pour eux (et pour Jésus ?), le danger vient d’Hérode. Il
s’agit d’Antipas, tétrarque de Galilée, le bourreau de Jean le Baptiseur (Mc
6,17-29). Ce monarque est chatouilleux dès qu’il flaire un possible ombrage
à son autorité. Jean l’a appris à ses dépens. Mais de Jésus, nulle critique
ouverte du pouvoir n’est rapportée. Le succès populaire du Nazaréen aurait-
il suffi à l’inquiéter, surtout si on le savait ex-disciple du Baptiseur ?
L’annonce du Règne de Dieu et de sa prochaine venue fut-elle jugée
politiquement subversive ? L’un dans l’autre, des rumeurs ont suffi à
alarmer le monarque. Une fois à Jérusalem, Jésus échappait à son pouvoir,
mais tombait sous celui, autrement féroce, du préfet de Judée, Pontius
Pilatus.
Deuxième renseignement : Jésus fait dire à Hérode que son activité de
guérison durera deux jours ; il ajoute : « le troisième jour je suis accompli ».
Un terme est donc envisagé, dans lequel les chrétiens ont lu la résurrection
« au troisième jour » ; mais c’est presser la formule, d’origine biblique, qui
renvoie simplement à un temps proche. L’accomplissement de sa vie vient
de Dieu, dit Jésus, et lui seul y mettra un terme. Sur sa mort, Hérode, même
rusé comme le renard, n’a aucun pouvoir.
Troisième renseignement : « il n’est pas possible qu’un prophète périsse
hors de Jérusalem ». Dieu veut-il la mort de ses envoyés ? Non, mais Jésus
s’y attend par expérience, et il connaît la règle du destin violent des
prophètes. Il sait que Jérusalem tue ceux qui lui sont envoyés (Lc 13,34).
Il est rare qu’une parole de Jésus ouvre une fenêtre sur la façon dont il
envisage son avenir. En voici une, plutôt énigmatique :

« C’est un feu que je suis venu apporter sur la terre, et comme je voudrais
qu’il soit déjà allumé ! C’est un baptême que j’ai à recevoir, et comme cela
me pèse jusqu’à ce qu’il soit accompli ! » (Lc 12,49-50)

La déclaration est brutale : bouter le feu à la terre, c’est provoquer un


événement à la fois destructeur et purificateur. Dans le langage biblique, le
feu renvoie le plus souvent au jugement de Dieu, par exemple celui qui
s’est abattu sur Sodome et Gomorrhe (Gn 19). Jésus a conscience de
déclencher, par son action et ses paroles, une crise dont il souhaite qu’elle
éclate bientôt. Son message n’est pas lénifiant, il polarise et déclenche
adhésion ou rejet. La seconde partie du propos nous intéresse
particulièrement ici. Le baptême dont il s’agit n’est évidemment pas le rite
d’immersion dans l’eau, mais il en a le sens symbolique : plonger dans
l’eau, disparaître, mourir, pour renaître ensuite. À Gethsémani, Jésus parlera
de la « coupe » qu’il souhaite éviter (Mc 14,36) ; c’est la coupe de la
souffrance et de la mort. Les deux déclarations se complètent. Au jardin des
Oliviers, juste avant que tout bascule par son arrestation, Jésus dit son
angoisse devant l’épreuve à traverser. Ici, il annonce l’inéluctabilité de son
destin de souffrance et de rejet. Et cet horizon pèse sur sa vie.
Que penser au final des raisons pour lesquelles Jésus est monté à
Jérusalem ? Ce qui s’inscrit dans la continuité de son œuvre est d’annoncer
la proximité du Règne de Dieu au cœur de la ville sainte. Jésus a voulu
proclamer sa conviction forte au lieu le plus saint d’Israël. Ce déplacement
est à haut risque, il le sait. En Galilée, sa proclamation du pardon des
péchés, son impertinente liberté dans l’interprétation de la Loi, sa
désinvolture à l’égard des règles de pureté ont soulevé protestations et
résistances. Celui qui vit d’un tel message doit s’attendre à attirer l’hostilité.
Jésus l’a prédit à ses disciples : « Heureux êtes-vous lorsque l’on vous
insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute
sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre
récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté
les prophètes qui vous ont précédés » (Mt 5,11-12). Ce qu’il prédit à ses
disciples, Jésus sait qu’il aura, lui d’abord, à l’affronter.
Le destin maudit des prophètes, envoyés par Dieu et rejetés par le
peuple, l’attend. Il le pressent. Peut-être le sait-il même. En tous les cas, son
expérience de Dieu et l’urgence qu’il ressent à sa mission s’imposent à lui.
Il se trouve que, dans cette ville où tout se sait, dans cette ville où rien
n’échappe au contrôle du parti des aristocrates sadducéens et à la
surveillance de l’autorité romaine, les événements ont dérapé plus vite que
prévu. Le dernier séjour de Jésus à Jérusalem, avant son arrestation, ne
durera pas plus qu’une semaine ou deux.
Une ovation et des escarmouches
L’arrivée de Jésus à Jérusalem a été magnifiée par la tradition, qui en a
fait une entrée triomphale. Les faits, de toute évidence, furent plus
modestes. De Béthanie, le village proche où il réside avec ses disciples,
Jésus fait préparer son entrée en envoyant deux disciples emprunter l’ânon
d’un de ses adhérents. L’évangile de Marc (11,1-11) date l’événement d’une
semaine avant la Pâque, mais ce fut peut-être plus tôt. Lorsqu’il franchit
une porte de la ville, des gens l’acclament par les paroles du Psaume 118 :
« Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Ce n’est pas tant cette
acclamation qui fait exception – on pouvait avec ces mots accueillir tout
pèlerin à son entrée au Temple de Jérusalem –, mais le fait que des
manteaux sont jetés sur la route à son passage et des branchages agités. Le
récit évangélique fait visiblement écho à la prophétie de Zacharie 9,9 :
« Tressaille d’allégresse, fille de Sion ! Pousse des acclamations, fille de
Jérusalem ! Voici que ton roi s’avance vers toi ; il est juste et victorieux,
humble, monté sur un âne, sur un ânon tout jeune. »
Jésus a-t-il consciemment mis en scène son entrée pour qu’elle
corresponde à la prophétie ou les premiers chrétiens ont-ils calqué le récit
sur l’annonce prophétique ? Difficile à dire. Ce qui s’avère historiquement
solide, c’est que Jésus a orchestré son entrée et qu’il n’a pas refusé
l’ovation messianique de la foule.
Nous retrouvons ici la veine prophétique du Nazaréen. Les prophètes
d’Israël affectionnaient les actes symboliques, qui non seulement
signifiaient gestuellement une réalité, mais l’anticipaient en quelque sorte.
Ainsi Jérémie qui, alors que Jérusalem est assiégée par l’armée
babylonienne, achète un champ en territoire occupé (Jr 32,6-15). Venu à la
ville sainte pour annoncer l’imminence du Règne de Dieu, Jésus signifie
par cette mise en scène que le temps est venu de s’y convertir, parce que
« Celui qui vient » au nom du Seigneur fait son entrée. Précisons : Jésus ne
s’annonce pas lui-même, mais annonce un Règne à portée de main.
Les évangiles situent à Jérusalem une série d’escarmouches avec les
autorités religieuses : le milieu du grand prêtre et les anciens, membres du
sanhédrin (Mc 11–13). Les controverses portent sur l’autorité de Jésus
(qu’est-ce qui te permet d’agir comme tu le fais ?), sur la résurrection des
morts (les sadducéens n’y croient pas), sur l’impôt dû à César (faut-il le
payer ?), sur le cœur de la Torah (quel est le plus important des
commandements ?). Jésus est testé sur ces questions-clefs. Ce n’est pas
nouveau, mais à Jérusalem, les interlocuteurs ont du poids. Marc a placé ici
un discours de Jésus sur les affres de la fin des temps, la catastrophe de la
fin du monde, la chute des astres – bref, l’horreur cosmique qui précédera la
venue du Fils de l’homme (Mc 13). Les cercles apocalyptiques tenaient de
tels propos, dans l’attente fiévreuse que les événements se déclenchent
enfin. Les situer là relève du choix narratif de l’évangéliste, mais ce choix
reflète-t-il la tension qui règne à ce moment entre Jésus et ses disciples ?
Cela n’étonnerait pas. À Jérusalem, tout prend de l’importance.
Le Temple outragé
Un incident domine cette période : le scandale au Temple.

Entrant dans le Temple, Jésus se mit à chasser ceux qui vendaient et


achetaient dans le Temple ; il renversa les tables des changeurs et les sièges
des marchands de colombes, et il ne laissait personne traverser le temple en
portant quoi que ce soit. Et il les enseignait et leur disait : « N’est-il pas
écrit : Ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations ?
Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits. » Les grands prêtres et
les scribes l’apprirent et ils cherchaient comment ils le feraient périr. Car ils
le redoutaient, parce que la foule était frappée de son enseignement. (Mc
11,15-18)

Cette action (le seul geste violent rapporté de Jésus) a de tout temps
dérouté les lecteurs. L’embarras des évangélistes devant ce geste sacrilège
est patent : Marc le justifie en recourant à Esaïe 56,7 (la maison de prière
pour toutes les nations) et Jérémie 7,11 (la caverne de bandits) ; Matthieu
l’adoucit en introduisant des miracles de guérison (Mt 21,14) ; Luc résume
à l’extrême l’épisode (Lc 19,45-48) et Jean l’affiche au début de son
évangile en dénonçant la marchandisation du sanctuaire (Jn 2,13-17).
Aujourd’hui encore, ce geste demeure énigmatique, car Jésus n’en a laissé
aucune interprétation autorisée. Les historiens hésitent sur le sens à lui
conférer. Soupesons les hypothèses.
L’évangéliste Marc, le premier, avance une explication en dénonçant un
commerce illicite (« Vous en avez fait une caverne de bandits ») ; Jean
confirme : « […] ne faites pas de la maison de mon Père une maison de
trafic ». Cette lecture s’est imposée dans le titre traditionnellement conféré
à cet épisode : la purification du Temple. Mais s’agit-il seulement de
protester contre le commerce religieux ? Certains, comme Jacob Neusner,
pensent à une réforme cultuelle : Jésus bloque la pratique sacrificielle qui
impliquait l’activité des marchands, dans le but de promouvoir un culte
purement spirituel 223. Joachim Jeremias voit dans l’acte de Jésus une
protestation sociale contre les profits que l’aristocratie du Temple tirait de
ce commerce 224. Pour Ed Sanders, ce geste signifie bien plus
fondamentalement une destruction symbolique du Temple. Sanders s’appuie
sur l’attente, qui traverse toute l’eschatologie juive depuis Michée, que
l’ancien Temple sera détruit et qu’un nouveau apparaîtra quand sonnera la
venue de la fin des temps ; Jésus aurait voulu, par son geste provocateur,
précipiter cette issue 225.
Il y a aussi, comme toujours, ceux qui contestent l’historicité de
l’événement 226 ; mais qui aurait inventé chose pareille, parmi les premiers
chrétiens qui, soit dit en passant, continuaient à prier au Temple (Ac 2,46) ?
Qu’on le catalogue sur le plan moral, religieux, social ou eschatologique, le
sens de l’événement échappe.
Tentons de cerner l’acte de plus près.
Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’un acte symbolique à la manière des
prophètes. Il a été d’envergure limitée, car sinon il aurait déclenché
l’intervention de la police du Temple. Comme tous les actes prophétiques, il
symbolise une réforme à opérer, mais laquelle ? L’événement se déroule sur
le parvis des païens, la première cour du Temple, ouverte à tous. C’est là
que s’opèrent les achats d’animaux sacrificiels et que les fidèles s’adressent
aux changeurs pour troquer leur monnaie impure contre la drachme d’argent
frappée à Tyr, seule devise acceptée pour les offrandes sacrées. Barrer la
route à ceux qui traversent l’esplanade en portant un fardeau devait viser,
dans ce contexte, ceux qui approvisionnent les changeurs et les vendeurs
d’animaux. Bref, le parvis des païens fonctionnait comme un sas protecteur
de la sainteté du Temple, donnant accès au parvis des femmes, puis au
parvis d’Israël (réservé aux hommes).
Cette barrière protectrice était signalée par des écriteaux punissant de
mort les non-juifs qui l’outrepasseraient pour pénétrer dans les parvis
internes ; on connaît leur existence par Philon et Flavius Josèphe, et l’un
des panneaux a été retrouvé par hasard en 1871 227. L’action de Jésus tente
donc de bloquer, en tout cas symboliquement, la procédure par laquelle les
croyants juifs s’affranchissaient d’un monde impur pour accéder à la pureté
du Temple.
Bousculer les marchands, c’est assurément s’attaquer à un système
économique puissant et rentable dont profitait l’aristocratie sacerdotale.
Mais je doute que l’objectif premier de Jésus ait été celui-là. Je ne peux
m’empêcher de rapprocher ce geste de son combat sur la question de la
pureté : ce n’est pas de l’impureté d’autrui qu’il faut se prémunir, selon lui,
c’est la pureté qu’il s’agit de rendre contagieuse (voir ici). La conviction de
la proximité du Règne implique à ses yeux une immédiateté fulgurante de la
présence de Dieu au monde. C’est pourquoi il n’a pas fui ceux que la Torah
déclarait impurs (malades, femmes, possédés, païens), mais leur a annoncé
la grâce inclusive de Dieu. Cette inclusivité s’applique aussi au Temple : la
présence de Dieu à son peuple ne s’embarrasse pas des barrières
protectrices qui filtrent les uns et retiennent les autres. Dieu est présent à
tous et à toutes, sans discrimination.
C’est pourquoi il s’est avéré impérieux pour Jésus d’enrayer cette
procédure de blanchiment par laquelle les croyants s’achètent une pureté
pour accéder à Dieu. Toute médiation, fût-elle millénaire, qui obstrue la
relation à Dieu doit être écartée. À Jérusalem, l’homme de Nazareth
proclame la grâce inclusive de Dieu au lieu le plus saint de la foi d’Israël 228.
Qu’à la suite de cet éclat, le milieu du grand prêtre et les scribes
« cherchaient comment ils le feraient périr » n’étonne pas (Mc 11,18). À
leurs yeux, l’outrage au Temple et à leur pouvoir était patent. La
protestation prophétique du Nazaréen les dénonçait comme des receleurs de
la sainteté de Dieu (« une caverne de bandits »). Leur délit n’était pas de
faire du commerce, mais d’outrager la sainteté divine en la confisquant à
leur profit.
Dernier repas
Pressentant que l’hostilité déclenchée va l’emporter, Jésus prend un
dernier repas avec les Douze. Là aussi, les évangiles attribuent à Jésus
l’organisation de ce moment : deux disciples doivent se rendre à Jérusalem,
suivre un homme portant une cruche d’eau et s’enquérir auprès du maître de
maison du lieu où se tiendra le repas (Mc 14,12-16). En l’occurrence, Jésus
s’invite chez un sympathisant du groupe appartenant à ce que j’ai appelé le
« troisième cercle » des adhérents (voir ici et là). En revanche Marc, et à sa
suite Matthieu et Luc, se trompent en parlant d’un repas pascal.
En effet, le repas de la Pâque se consomme en famille ; il est présidé par
le père. Il comprend les herbes amères, l’agneau, le pain azyme, le vin. Son
déroulement prévoit l’explication, en référence à la sortie d’Égypte, du
pourquoi des aliments consommés, ainsi que la récitation du grand hallel
(les Psaumes 113-116). Or, le récit du dernier repas ne mentionne ni herbes
ni agneau. Le hallel n’est pas mentionné non plus. Jésus n’interprète que
deux éléments : le pain et la coupe de vin. De plus, il fait circuler une seule
coupe, à laquelle tous boivent, au lieu des coupes individuelles prescrites
pour l’occasion. Sauf cas improbable où les textes évangéliques auraient
passé sous silence les éléments constitutifs du repas pascal et sa liturgie,
parce qu’ils le jugeaient évident, le dernier repas de Jésus avec les Douze
ne fut pas pascal.
La chronologie du quatrième évangile nous vient en aide, car elle situe
ce repas à la veille de la Pâque (Jn 13,1). Très exactement, elle le date du
soir précédent, le jeudi soir (le jour, en tradition juive, débute au coucher du
soleil). D’après ce calendrier, Jésus a été mis à mort le vendredi, qui est le
jour dit « de la préparation », où les agneaux étaient égorgés au Temple en
prévision du repas pascal qui aurait lieu au soir (Jn 19,31). Cette datation
s’accorde avec la déclaration de Paul : « […] le Christ, notre Pâque, a été
immolé » (1 Co 5,7). La coïncidence temporelle de la crucifixion avec le
sacrifice des agneaux au Temple a favorisé chez les premiers chrétiens la
désignation du Christ comme agneau pascal. Mais pourquoi les évangiles
synoptiques font-ils dire à Jésus : « Où est ma salle, où je vais manger la
Pâque avec mes disciples ? » (Mc 14,14 ; Mt 28,18 ; Lc 22,11) ? La réponse
la plus naturelle est que ce fut effectivement le cas. Jésus est monté à
Jérusalem dans l’intention de fêter la Pâque avec sa « famille » élective, les
Douze. Mais les événements se sont précipités pour causer sa perte et il n’a
pas eu le temps de partager ce repas festif.
Lors de ce repas d’adieu, quelles paroles furent-elles prononcées ? Le
récit de ce que la tradition chrétienne a très tôt appelé l’institution de la
cène (ou de l’eucharistie) est à ce point poli par l’usage liturgique qu’il nous
faut renoncer à reconstituer sa formulation originelle. Qu’il y ait eu
référence à sa mort prochaine s’impose de soi-même. Que Jésus se soit
prononcé sur le pain rompu et partagé, et non pas sur le petit pain rond
entier prévu par la liturgie pascale, fait penser qu’il a insisté sur la
symbolique de la brisure, du corps brisé. Faire circuler une seule coupe
institue un rite de communion. Une référence eschatologique se lit chez
Marc et Luc : « En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit
de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de
Dieu » (Mc 14,25 ; voir Lc 22,18). Elle est appuyée par la tradition que cite
Paul : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette
coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co
11,26). Cette référence eschatologique signale que Jésus inscrit ce rite
d’adieu dans la perspective à la fois de sa mort imminente et de la venue
proche du Règne à laquelle il aspire. Du coup, la mort qui l’attend n’est pas
conçue comme un échec de sa venue, mais comme le prélude à des
retrouvailles dans le Règne de Dieu.
La tradition a retenu aussi que lors de ce repas, Jésus annonçait que ses
disciples fuiraient dans l’épreuve, que Simon-Pierre le renierait, et qu’un
des leurs le trahirait. Lucidité et amour de ses amis se conjuguent dans ce
moment dramatique.
L’arrestation a été juive. Elle a eu lieu dans l’oliveraie hors les murs où
Jésus s’est retiré après le repas avec ses disciples, un lieu appelé
Gethsémani, qui signifie « pressoir à huile ». La connivence imaginée par
l’évangéliste Jean entre le grand prêtre et Ponce Pilate, chacun envoyant
une escorte, n’a rien d’historique (Jn 18,1-9). Ce récit répond à une
nécessité théologique : montrer que le monde entier se ligue pour capturer
le Fils de Dieu. Et encore, Jésus devait-il donner son accord, puisque devant
lui la troupe armée recule et tombe à terre. Il n’en alla pas ainsi, bien
entendu. Jésus a été surpris par l’arrivée d’un groupe armé d’épées et de
bâtons, délégué par l’entourage des grands prêtres et des anciens. L’épisode
(réel ou symbolique) du baiser de Judas, rite de respect du disciple à son
rabbi, est dans toutes les mémoires.
Judas : entre perversion et héroïsme
Pourquoi Judas a-t-il trahi son maître ? Voilà encore une question à
laquelle les textes ne répondent pas.
Un voile de mystère entoure les motivations de Judas Iscariote (le
surnom indique son village d’origine : Keriot). En revanche, les évangiles
noircissent progressivement son image. Chez Matthieu, Judas demande aux
grands prêtres ce qu’ils sont prêts à donner pour qu’il leur livre Jésus, et la
réponse est : trente pièces d’argent (Mt 26,15). La somme est dérisoire ; elle
correspond à la valeur d’un esclave étranger selon Exode 21,32. Malgré la
modicité du montant, l’idée est que Judas a agi par intérêt, ajoutant la
cupidité à la déloyauté. L’évangéliste Luc développe une autre dimension.
Avant le dernier repas à Jérusalem, « Satan entra en Judas appelé Iscariote,
qui était du nombre des Douze » (Lc 22,3). Du coup, le geste de traîtrise est
expliqué par une intrusion du mal, à laquelle Judas a cédé. Et puisque Judas
a participé au dernier repas, il devient l’exemple d’une défection au cœur
même de l’attachement au Christ, d’un consentement au mal au cœur de la
foi.
Le noircissement s’accélère dans le quatrième évangile : Judas devient
une canaille sans scrupule. Il est démasqué très tôt, lors de l’événement
qu’on appelle l’onction à Béthanie (Jn 12,1-8). Marie use d’une quantité de
parfum très coûteux pour baigner les pieds de Jésus et les essuyer de ses
cheveux. Alors que chez Matthieu le geste étonne les disciples,
l’indignation est ici le fait d’un seul, Judas : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu
ce parfum trois cents deniers, pour les donner aux pauvres ? » Et
l’évangéliste de commenter : « Il parla ainsi, non qu’il eût souci des pauvres
mais parce qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on
y déposait. » Titulaire de la caisse du groupe, Judas est un homme
corrompu. L’évangéliste fait ainsi remonter avant la Passion la dépravation
de Judas, menteur et cupide. La scène du dernier repas (Jn 13) est centrée
sur la figure de Pierre, mais Judas y joue son rôle. « Déjà le diable avait jeté
au cœur de Judas Iscariote, fils de Simon, la pensée de le [Jésus] livrer »
(13,2). Les choses, toutefois, vont se dérouler étrangement. À Pierre qui
demande à Jésus de désigner le traître, Jésus répond que c’est celui à qui il
donnera la bouchée de pain ; et il donne la bouchée à Judas. « Et après la
bouchée, Satan entra en lui » (13,27).
Comment comprendre ce « sacrement satanique », comme l’ont appelé
des commentateurs ? La théologie propre au quatrième évangile façonne ici
le récit. D’un côté, la mort de Jésus est l’œuvre du mal, l’œuvre des
ténèbres : Satan cherche un complice et l’a trouvé en Judas. D’un autre
côté, Jésus n’est pas le jouet du destin ; il domine les événements, consent à
sa mort, et en gouverne même les modalités. Judas est à la fois le médiateur
du mal et l’instrument d’un dessein divin qui transformera la croix en lieu
de salut. « Ce que tu as à faire, fais-le vite », conclut Jésus (Jn 13,27). On
trouve ici les prémices de ce qu’on lira dans l’Évangile de Judas.
Un pas supplémentaire est franchi avec la description de la mort, ou
plutôt des morts de Judas. Le Nouveau Testament en présente deux
versions. Selon Matthieu 27,3-19, Judas se repent (« J’ai péché en livrant un
sang innocent ») ; mais il succombe sous le poids de la culpabilité et se
pend. Selon les Actes des apôtres, Judas meurt accidentellement : il tombe
en avant, son corps éclate et ses entrailles se répandent à terre (Ac 1,17-20).
Cette mort répugnante est le lot des grands impies châtiés par Dieu.
Au-delà du Nouveau Testament, des écrits apocryphes accentuent la
dimension répulsive du personnage, devenu la quintessence de la
perversion attribuée aux juifs 229. Le mal remonte : c’est l’enfant Judas, non
seulement l’adulte, qui est vecteur de l’hostilité à Dieu. Dans l’Évangile
arabe de l’enfance (VIe siècle), Judas est un bébé possédé par Satan qui
« voulut mordre le Seigneur Jésus, mais il n’y parvint pas ». Il frappe
néanmoins le flanc droit de l’enfant Jésus, qui se met à pleurer ; c’est à cet
endroit précis que le côté de Jésus sera transpercé d’une lance à la Passion.
Dans un fragment copte de l’Évangile de Barthélémy (Ve siècle), la femme
de Judas le pousse à trahir et empoche l’argent que son mari détourne de la
caisse des pauvres. Le geste de Judas devient la réduplication du péché
originel, dont l’exégèse ancienne attribuait l’initiative à Ève.
L’Évangile de Judas, un écrit copte daté de 150 environ, est l’exception
qui confirme la règle. Judas a le statut d’un disciple privilégié par Jésus,
bénéficiaire d’un enseignement ésotérique dont les Douze sont privés. Lui
seul sera promu au rang d’« étoile ». Jésus le charge de « sacrifier l’homme
qui me porte ». En clair, cela signifie que le Sauveur spirituel demande à
Judas d’aider à faire mourir sa dimension corporelle, afin de libérer
l’essence divine en lui qui rejoindra le ciel. La lecture gnostique qui
s’exprime là émane d’une communauté qui s’oppose à l’idée de
l’incarnation, défendue par l’orthodoxie chrétienne. Cherchant une caution
à sa doctrine, elle répudie et ridiculise les Douze, choisissant celui que le
christianisme majoritaire noircit 230. Élire Judas comme figure prioritaire et
réceptacle de la « vraie » doctrine confirme, paradoxalement, ce qui se
passait du côté du christianisme majoritaire : le maudit du christianisme
orthodoxe est érigé en idole des minoritaires. Modèle ou contre-modèle,
héros ou pervers, Judas est devenu l’otage de théologies opposées.
Revenons au Judas historique. La légende chrétienne a brodé sur un
blanc du récit. Ses motivations doivent être cherchées en dehors du
dénigrement auquel se livrent les textes. Comme le dit Hans-Josef Klauck
au terme d’une longue étude du personnage, « on devrait reconnaître à
Judas, comme à tout être humain, le droit de se décider contre Jésus 231 ».
Hyam Maccoby a défendu une thèse qui connut un succès éphémère : Judas
serait un personnage fictif, produit d’un antijudaïsme désireux de faire
porter au peuple juif la responsabilité du meurtre de Jésus 232. Mais ce
raisonnement est à rebours du bon sens. Le scandale n’est pas que Judas
soit juif (qui ne l’était pas parmi les amis de Jésus ?), mais qu’il soit l’un
des Douze, choisi par le maître lui-même. Et ce scandale, aucun des textes
chrétiens ne l’occulte !
Conclusion : ou bien on laisse le geste de Judas enrobé de mystère, ou
bien on risque une explication. Si l’on opte pour l’explication, il faut
chercher du côté du message eschatologique de Jésus. L’ovation
messianique à l’entrée de Jérusalem pouvait confirmer l’idée que Jésus se
prétendait Messie. Judas a-t-il pensé que l’arrestation de Jésus déclencherait
l’entrée en force de son pouvoir céleste, auquel il participerait ? Ou alors,
déçu de l’absence de puissance de ce candidat au messianisme, l’a-t-il trahi
par dépit ? D’une façon ou d’une autre, c’est respecter son geste que ne pas
s’arrêter au dénigrement moral des sources évangéliques, mais lui prêter
une motivation liée au messianisme de Jésus. Affilié ou non au courant
zélote, Judas s’inscrit en tout cas dans cette mouvance.
Au sanhédrin
Que s’est-il passé ensuite ? Jésus a-t-il subi un procès devant le
sanhédrin ? Quels griefs ont été avancés contre lui ? Le sanhédrin avait-il la
compétence de le condamner à mort ? Sur ces questions, le débat juridique
et historique est ardu. L’exposer dans ses détails serait trop long. Je résume.
Ce que nous savons du fonctionnement du sanhédrin, cette assemblée de
soixante et onze membres composée des grands prêtres (appartenant aux
hautes familles sacerdotales), des anciens et des scribes, provient d’un traité
de la Mishna : Sanhedrin. Or, entre ce traité et les récits évangéliques,
jusqu’à vingt-sept contradictions ont été relevées 233. J’énumère les plus
flagrantes à partir du récit de Marc.

Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre. Ils s’assemblent tous, les grands
prêtres, les anciens et les scribes. Pierre, de loin, l’avait suivi jusqu’à
l’intérieur du palais du grand prêtre. Il était assis avec les serviteurs et se
chauffait près du feu. Or les grands prêtres et tout le sanhédrin cherchaient
contre Jésus un témoignage pour le faire condamner à mort et ils n’en
trouvaient pas. Car beaucoup portaient de faux témoignages contre lui, mais
les témoignages ne concordaient pas. Quelques-uns se levaient pour donner
un faux témoignage contre lui en disant : « Nous l’avons entendu dire :
“Moi, je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme et, en trois jours, j’en
bâtirai un autre, qui ne sera pas fait de main d’homme.” » Mais, même de
cette façon, ils n’étaient pas d’accord dans leur témoignage.
Le grand prêtre, se levant au milieu de l’assemblée, interrogea Jésus : « Tu
ne réponds rien aux témoignages que ceux-ci portent contre toi ? » Mais lui
gardait le silence ; il ne répondit rien. De nouveau le grand prêtre
l’interrogeait ; il lui dit : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? » Jésus
dit : « Je le suis, et vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du
Tout-Puissant et venant avec les nuées du ciel. » Le grand prêtre déchira ses
habits et dit : « Qu’avons-nous encore besoin de témoins ! Vous avez
entendu le blasphème. Qu’en pensez-vous ? » Et tous le condamnèrent
comme méritant la mort. (Mc 14,53-64)

La comparaison avec les prescriptions du traité Sanhedrin révèle cinq


incorrections majeures. 1) Les procès pour affaires capitales ne peuvent se
tenir que de jour ; ils sont interdits le sabbat, les jours festifs et la veille de
ces jours. Or, la comparution de Jésus se déroule de nuit, et pour Jean la
veille de la Pâque. 2) Une condamnation à mort ne peut être statuée le jour
de l’audition, mais lors d’une audition du lendemain. Jésus, lui, est
condamné immédiatement. 3) La contradiction des témoignages devrait les
annuler, ce qui n’est pas le cas ici. 4) Le blasphème est strictement défini
comme l’utilisation du nom de Dieu, ce que ne fait pas Jésus. 5) Le
sanhédrin siégeait, semble-t-il, à la « salle de la dalle », dans le parvis
intérieur du Temple, et non à la résidence du grand prêtre comme ici 234.
Aurions-nous donc affaire à un récit tendancieux ou mal informé ?
D’ailleurs, qui en a rapporté les détails, puisque le sanhédrin siège à huis
clos ? C’est ici qu’il faut se garder de l’anachronisme inhérent à une
comparaison naïve des sources. Car la rédaction de la Mishna date de la fin
du IIe siècle. Les rabbis pharisiens qui la compilent font mémoire d’une
institution qui n’existe plus, puisqu’elle a disparu en 70, avec la fin du
Temple. Ce qu’ils décrivent plus d’un siècle plus tard correspond plutôt au
nouveau sanhédrin de Jamnia, un cercle d’érudits attachés à redéfinir le
judaïsme après la catastrophe de 70. Bref, nous n’avons aucune garantie que
l’institution configurée dans le traité Sanhedrin ait fonctionné ainsi au
temps de Jésus, même si nous pouvons penser que certaines de ces mesures
étaient déjà en vigueur.
Pour compliquer le tout, Joseph Blinzler, grand spécialiste de la
question, évoque la possibilité d’un code pénal sadducéen, disparu après 70,
qui aurait été appliqué au cas de Jésus ; mais nous n’en possédons aucune
trace 235. Ou alors faut-il imaginer une procédure d’exception ? Nous
touchons ici les limites de notre savoir sur les institutions juives d’avant 70.
Pour avancer, il faut changer les questions.
Premièrement : le sanhédrin, dans la province romaine de Judée, avait-il
la compétence de condamner à mort ? La réponse est clairement : non. La
peine capitale (jus gladii) était réservée au représentant de l’autorité
romaine ; imagine-t-on Ponce Pilate confier à une assemblée juive un droit
qu’il ne pouvait même pas, selon le droit romain, déléguer à son
remplaçant ? D’ailleurs, seuls Marc et Matthieu parlent d’une
condamnation capitale par le sanhédrin ; ni Luc ni Jean ne le font 236. Sur le
fond, l’évangile de Jean a raison de formuler : « Il ne nous est pas permis de
mettre quelqu’un à mort » (Jn 18,31).
Deuxièmement : l’interdit passible de mort signifié aux non-juifs de
pénétrer dans la zone interdite du Temple ne suppose-t-il pas l’existence
d’un tel droit ? Il s’agit là d’un privilège exceptionnel accordé par les
Romains et lié au Temple ; nous ignorons d’ailleurs par qui la sentence
devait être exécutée (police du Temple ou garnison romaine ?). Mais
justement, cette exception signale que les Romains laissaient aux autorités
juives la latitude de définir la nature des délits religieux ; la comparution de
Jésus au sanhédrin correspond à une telle définition.
Troisièmement : quand Jésus a-t-il comparu devant les instances juives ?
Malgré leurs divergences, les quatre évangiles font état d’une double
comparution. Matthieu et Marc mentionnent, outre une convocation chez
Caïphe le grand prêtre, une comparution devant le sanhédrin de nuit et une
réunion du sanhédrin au matin (Mc 14,53–15,1 ; Mt 26,57–27,1). Pour Luc,
Jésus est conduit chez le grand prêtre de nuit et comparaît au sanhédrin le
matin (Lc 22,54-71). Chez Jean, Jésus est interrogé nuitamment par Hanne,
l’ancien grand prêtre, puis par Caïphe ; aucune session du sanhédrin n’est
mentionnée (Jn 18,13-24).
Compte tenu de ces observations, un scénario probable peut être
reconstitué comme suit 237. Le sanhédrin n’était pas en mesure d’instruire
un procès pénal aboutissant à une peine capitale ; en revanche, il lui
appartenait de tenir un procès religieux en vue d’instruire un délit de
croyance. C’est ce qu’il a fait, le délit religieux devant être « converti » en
délit politique, seul acceptable pour le gouverneur romain si le sanhédrin
voulait obtenir de lui une condamnation à mort.
La comparution devant le sanhédrin doit s’être déroulée au matin. En
revanche, Jésus a été conduit immédiatement après son arrestation, de nuit,
chez le grand prêtre Caïphe (plutôt que Hanne) ; ce dernier a voulu instruire
l’affaire afin d’engager l’audience au sanhédrin dans les meilleures
conditions et préparer le transfert à Pilate. Caïphe a tenu son office de grand
prêtre de 18 à 37, soit durant dix-neuf ans ; une telle longévité présuppose
une habileté diplomatique peu commune. Caïphe ne ressemble pas à
Ananus, dont la volonté précipitée de condamner Jacques, frère du
Seigneur, sans l’accord du sanhédrin au complet et en l’absence du préfet
Albinus, lui a coûté son poste de grand prêtre en 62. Dans le cas de Jésus, la
manœuvre a été réussie.
Les deux scènes de dérision, où Jésus est tourné en ridicule, ont eu lieu
à l’issue de la comparution devant Caïphe ou devant le sanhédrin. Selon
Marc 14,65, Jésus est ridiculisé comme prophète ; à la fin du procès devant
Pilate, il est bafoué comme roi (Mc 15,16-20). Ce type de mascarade
populaire existe dans toutes les cultures ; on se plaisait ainsi à humilier les
condamnés. C’est dans la cour du grand prêtre que Simon-Pierre, terrorisé,
renie son maître.
Le procès religieux
De quel crime religieux Jésus s’est-il rendu coupable aux yeux du
sanhédrin ? Le récit de Marc (14,53-64) tourne autour de deux chefs
d’accusation : une parole de Jésus sur le Temple et sa réponse à la question
du grand prêtre « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? ». Que la question
de la messianité soit devenue un crime capital est étrange. Car les faux
messies ont pullulé autour de l’ère chrétienne, sans qu’un seul d’entre eux
fût taxé de blasphème (voir ici 238). Lors de la seconde Guerre juive (132-
135), le chef des insurgés, Simon Bar Kokhba, fut appelé Messie par Rabbi
Akiba, le plus grand sage de l’époque. Le rabbi s’en repentit plus tard, mais
ni lui ni Simon ne furent bannis de la mémoire juive pour s’être trompé de
Messie.
Au temps de la rédaction des évangiles, la question de la messianité est
devenue le point de conflit majeur entre juifs et chrétiens ; mais elle n’avait
pas cette importance-là au temps de Jésus. Du reste, la réponse affirmative
du Jésus de Marc à la question du grand prêtre : « Je le suis » devient
évasive et ambigüe chez Matthieu : « C’est toi qui l’as dit » et chez Luc :
« C’est vous qui dites que je le suis 239 ». Matthieu et Luc ont conscience
d’une méprise au sujet de la messianité : Jésus n’est aucunement Messie au
sens nationaliste et politique qu’entendent ses accusateurs. La réponse du
Jésus de Jean à Pilate : « Ma royauté n’est pas de ce monde » (Jn 18,36) n’a
pas été prononcée devant les sanhédrites, mais elle correspond sur le fond à
la position du Nazaréen.
Dans les trois évangiles, Jésus fait référence à la figure énigmatique du
Fils de l’homme : « Vous verrez le Fils de l’homme siégeant à la droite du
Tout-Puissant et venant avec les nuées du ciel » (Mc 14,62). Cette
déclaration combine deux textes de l’Ancien Testament chers aux premiers
chrétiens : Psaumes 110,1 et Daniel 7,13. Elle indique que Jésus se sent
couvert par l’autorité de celui qui, de la part de Dieu, viendra rendre la
justice lors de la venue du Règne. Lui, le Fils de l’homme, justifiera Jésus.
Si la question de la messianité n’est pas déterminante, qu’en est-il du
grief sur le Temple ? On l’a vu, le geste violent de Jésus au Temple ne
pouvait être compris par l’aristocratie juive que comme un attentat à la
sainteté de Dieu. C’est à la suite de cet incident que l’attitude de la foule
jérusalémite à l’égard du Nazaréen change du tout au tout : elle n’acclame
plus, elle n’ovationne plus, mais se retourne contre lui et se prêtera à la
manipulation des sadducéens en criant à Pilate : « Crucifie-le ! » En
s’attaquant au Temple, symbole de l’identité du peuple élu et garantie de la
présence de Dieu à Israël, Jésus a touché un point ultrasensible de la foi
juive et franchi une ligne rouge. Au procès religieux, des témoins
déclarent : « Nous l’avons entendu dire : “Moi, je détruirai ce sanctuaire fait
de main d’homme et, en trois jours, j’en bâtirai un autre, qui ne sera pas fait
de main d’homme” » (Mc 14,58). La violence au Temple est donc
déchiffrée comme un geste destructeur. On aimerait savoir pourquoi Marc
qualifie cette parole de faux témoignage (Mc 14,57). Car une parole de ce
type, attribuée à Jésus, circule dans la tradition chrétienne ; on la lit en
Marc 15,29 (sur les lèvres des badauds au Golgotha), en Jean 2,19 et en
Actes 6,14, où elle est invoquée au sanhédrin contre Étienne le premier
martyr chrétien. Jean l’applique à la résurrection : Jésus « parlait du Temple
de son corps » (Jn 2,21). En tout état de cause, les premiers chrétiens ne
l’ont pas répudiée. Peut-être Marc sous-entend-il que Jésus n’a pas annoncé
vouloir détruire lui-même le Temple, mais qu’il annonçait sa destruction
eschatologique.
Si toutefois la question de la messianité surgit en finale du procès
religieux, et non le grief concernant le Temple, qui fut pourtant décisif, j’y
vois un indice de la stratégie du grand prêtre. Il fallait à cet habile
manœuvrier un délit compatible avec le droit romain pour présenter Jésus
au gouverneur. Quoi de mieux qu’une accusation de prétention
messianique, dont les Romains se désintéressaient sur le fond, sauf si elle
était de nature à troubler l’ordre public ? Voilà pourquoi le réquisitoire de
Caïphe culmine sur un grief qui n’est pas rédhibitoire sur le plan religieux,
mais peut le devenir au niveau politique.
Flavius Josèphe rapporte le cas d’un autre Jésus (!), Jésus ben Ananias,
qui, quatre ans avant la Guerre juive de 66-70, parcourait Jérusalem en
prophétisant le malheur de la ville et du sanctuaire 240. Les magistrats juifs le
livrèrent au gouverneur romain pour être puni. En l’occurrence, le préfet
Albinus jugea que ce prophète de malheur était fou et le relâcha après
l’avoir fait fouetter. La ressemblance accrédite l’idée qu’un homme
blasphémant le Temple pouvait être livré à l’autorité d’occupation. Dans le
cas de Jésus, Pilate ne le jugea pas fou ; car, à la différence de ben Ananias,
Jésus de Nazareth avait fait des disciples ; de plus, le délit qui lui était
imputé était autrement plus grave.
Le procès politique
Pontius Pilatus ne fut pas l’homme conciliant et indécis que dépeignent
les évangiles, soucieux de blanchir le pouvoir romain pour charger la
responsabilité juive. Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe dressent le
portrait d’un chef roué, cruel, prompt à réprimer toute agitation
populaire 241. Il a la férocité des politiciens craintifs. Comme l’insinue avec
finesse David Flusser, « la brutalité de Pilate n’était qu’une
surcompensation de la faiblesse fondamentale qui le caractérisait 242 ».
Le roi Agrippa, en 40, dresse dans une lettre conservée par Philon la
liste « de ses violences, de ses rapines, de ses brutalités, de ses tortures, de
la série de ses exécutions sans jugement, de sa cruauté épouvantable et sans
fin » (Legatio ad Caium, 302). La charge est sans doute excessive, mais elle
donne une plus exacte mesure du personnage et de sa promptitude à manier
le bâton. Lors d’une manifestation populaire protestant contre le
détournement d’une partie du trésor du Temple en vue de construire un
aqueduc, raconte Flavius Josèphe, Pilate fit infiltrer la foule par des soldats
en civil qui, à son signal, matraquèrent sauvagement les émeutiers ; les
morts furent nombreux 243. L’évangéliste Luc rapporte le massacre de
pèlerins galiléens, tués alors qu’ils montaient au Temple avec leurs bêtes de
sacrifice (Lc 13,1). C’est à la suite du massacre de Samaritains, attirés par
le prêche d’un prophète leur promettant de retrouver la vaisselle sacrée de
Moïse sur le mont Garizim, que Pilate fut dénoncé auprès du légat de Syrie,
Vitellius, qui l’envoya à Rome rendre compte de ses agissements ; cette
répression des Samaritains, qui lui coûta sa charge, se produisit en l’an 36
(Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 85-89).
Les fonctionnaires romains siégeaient le matin. C’est immédiatement
après la séance du sanhédrin que Jésus fut transféré auprès de Pilate ; vu
l’imminence de la fête de la Pâque, il fallait faire vite. La procédure
judiciaire appliquée dans les provinces procuratoriennes est connue sous le
nom de cognitio extra ordinem : le gouverneur siège seul et délivre une
sentence sans appel. Il commence par donner la parole aux plaignants, en
l’occurrence les autorités juives recrutées dans les rangs sadducéens ;
aucune mention n’est faite d’une participation des pharisiens. Les
plaignants signalèrent à Pilate, qui siégeait au prétoire sur son estrade de
juge (Mt 27,19), des actes répréhensibles du point de vue de l’occupant
romain : sédition, troubles de l’ordre public liés à une prétention
messianique.
La procédure donnait ensuite la parole à l’accusé. Jésus n’usa, semble-t-
il, d’aucun stratagème connu pour émouvoir son juge, que ce soit de
s’habiller en noir ou d’adopter une attitude implorante ; il se tut, ce qui
décontenança Pilate. Selon Luc, après un bref interrogatoire, Pilate envoya
le prisonnier chez Hérode Antipas qui, à l’occasion de la fête, résidait à
Jérusalem (Lc 23,6-12). Ce transfert était possible, puisque la Galilée
relevait de son pouvoir, mais rien n’obligeait Pilate à ce geste de courtoisie.
Une même incertitude historique grève l’amnistie pascale, réclamée par
la foule au profit de Barrabas, un zélote arrêté lors d’une rafle romaine (Mc
15,6-15). Nous ne disposons d’aucune attestation documentaire de cette
coutume 244. Une mesure de relaxe, même si elle n’intervenait pas à chaque
Pâque, doit pourtant s’être produite dans le cas du procès de Jésus. Trois
raisons conduisent à le penser. D’une part, au vu des sentiments antijuifs
imputés à Pilate, celui-ci n’aurait eu aucune raison de servir les caprices des
élites juives, s’il n’y avait été poussé par un rite d’indulgence 245. D’autre
part, Barrabas se prénomme Jésus ; ce détail, le plus souvent occulté par la
tradition, nous est livré par Matthieu (27,16) ; il ne s’invente pas. Enfin,
contrairement au désir du grand prêtre d’agir discrètement, la foule surgit au
tribunal de Pilate. Cette vox populi, excitée par les autorités juives, ne
pouvait être totalement ignorée par le gouverneur.
La pression populaire, autant ou plus que la demande officielle du
grand prêtre, aura donc pesé sur la décision de Pilate. L’épisode de la
grâce sollicitée par sa femme est une légende chrétienne édifiante (Mt
27,19). Celui de la foule affirmant : « Que son sang (vienne) sur nous et sur
nos enfants » (Mt 27,25) en est une autre, à résonance antijuive.
Pilate, finalement, condamne Jésus à mort et le remet aux soldats
chargés de l’exécution. Les juristes romains libellaient ainsi l’énoncé des
sentences : duci jussit, « il ordonna qu’il soit conduit ». En l’occurrence, « il
livra Jésus pour qu’il soit, après l’avoir flagellé, crucifié » (Mc 15,15). Le
motif de la condamnation figure sur le titulus, l’écriteau fiché sur la croix,
selon la coutume, pour informer et dissuader les foules : « Le roi des juifs ».
Jean, dans son désir d’universaliser l’événement, écrit que l’inscription
figurait en trois langues : hébreu, latin et grec (Jn 19,20). Le motif
correspond au grief retenu par le préfet de Judée : se déclarer Messie, roi
désigné par Dieu pour gouverner Israël, est un acte de sédition. L’infraction
dont Jésus a été déclaré coupable est sanctionnée par la lex Juliae de
majestate, attribuée à Jules César, qui punit de mort la trahison envers
l’État ; les gouverneurs de province en faisaient un usage extensif.
Au Golgotha
La peine de mort par crucifixion était précédée d’une flagellation. Les
fouets étaient faits de lanières de cuir garnies d’os, de pointes ou de plomb.
De Jésus ben Ananias, le prophète qui criait le malheur de Jérusalem et de
son Temple, Flavius Josèphe rapporte que « bien qu’il ait été lacéré jusqu’à
l’os par des lanières, il ne demanda jamais grâce ni ne pleura » (Guerre des
juifs, 6, 304). Le condamné était nu, attaché à un poteau ou jeté à terre. La
peine appliquée à Jésus fut particulièrement rigoureuse, ou alors sa
constitution physique peu robuste, ou les deux à la fois : Pilate s’étonna de
la brièveté de son agonie sur la croix (Mc 15,44). Contrairement à ce qu’on
imagine, la flagellation avait pour effet, non pas d’ajouter une souffrance à
une autre, mais d’abréger l’agonie des suppliciés.
Faire mourir par crucifixion n’était pas une invention romaine, mais
perse 246. Appliquée par les Romains, la peine fut aussi grecque et même
juive au Ier siècle av. J.-C. L’Antiquité avait en horreur ce « supplice
extrême » (summum supplicium), que Cicéron qualifie de « plus cruel et
plus infamant réservé aux esclaves » (Contre Verrès, II, 5, 169). Il était
calculé pour ménager une mort lente et atrocement douloureuse, un
spectacle destiné à dissuader le peuple. Cloué au bois, le supplicié mourait
d’asphyxie par le relâchement de ses muscles. Réservé aux crimes capitaux,
notamment au délit de sédition, la crucifixion était appliquée aux esclaves
et aux étrangers ; les citoyens romains en étaient, en principe, épargnés.
De la mort d’Hérode le Grand (4 av. J.-C.) à la chute de Massada en 73,
la croix a été le mode de répression préféré des Romains en Palestine, et il
n’épargnait personne. Flavius Josèphe en est le témoin. Le procurateur Félix
(52-59 ap. J.-C.) capture le chef zélote galiléen Éléazar et fait crucifier ses
partisans en grand nombre. Au début de l’insurrection juive, le procurateur
Florus (64-66) fait fouetter et crucifier trois mille six cents juifs à
Jérusalem, dont plusieurs notables. L’apogée se produit lors du siège de
Jérusalem, avec les crucifixions massives (cinq cents quotidiennement !)
auxquelles procèdent les légionnaires de Titus 247. Bref, pour horrible qu’elle
fut, la peine de mort par crucifixion n’était pas exceptionnelle.
Malgré l’expression « porter sa croix », le condamné ne portait que la
traverse (patibulum), que les bourreaux élevaient ensuite sur un pieu fiché
en terre. La forme d’exécution était variable, tant « les caprices et le
sadisme des bourreaux pouvaient se déchaîner librement 248 ».
Pour ce qui concerne Jésus, le chemin qui conduisait de la résidence du
gouverneur (le palais d’Hérode, sur la colline occidentale de Jérusalem) au
Golgotha n’était pas long ; mais, affaibli par la flagellation, Jésus dut être
soulagé par Simon de Cyrénaïque (actuelle Libye), recruté par les soldats ;
il rentrait des champs, et son physique parut apte à porter le patibulum pour
le reste du trajet. Le Golgotha est un mamelon rocheux faisant saillie,
appelé « lieu du crâne » en vertu de sa forme, sis dans une immense carrière
sur laquelle a été édifiée la basilique du Saint-Sépulcre. De pieuses femmes
avaient coutume de servir aux condamnés un vin mêlé de myrrhe (Mc
15,23). Offrir avant le supplice une boisson narcotique était un geste
d’humanité, juif plutôt que romain. Jésus n’en voulut pas, signe de sa
maîtrise devant la souffrance.
Le condamné était mis à nu. Le partage de ses vêtements était un
privilège octroyé aux quatre soldats formant le peloton d’exécution. La
découverte, en 1968, du squelette d’un crucifié dans un ossuaire du quartier
de Giv’at ha-Mivtar (Jérusalem) a fourni des précisions sur le supplice 249.
Jésus a été pendu à trois clous : un dans chaque avant-bras – et non dans la
paume de la main comme le répètent les peintres – et un plus long à travers
les talons joints. Un croc placé sous le séant évitait au corps de se déchirer,
mais prolongeait aussi le calvaire. L’agonie pouvait être longue : le crucifié
tentait toujours de se relever pour lutter contre la tétanisation et l’asphyxie.
Le support pour les pieds, bien que présent dans l’iconographie, n’apparaît
pas avant le IIIe siècle.
L’exécution du Nazaréen fut collective. Les deux co-crucifiés sont
qualifiés chez Marc (15,27) et Matthieu (27,38) de « brigands ». Le terme
leistès est employé par Flavius Josèphe pour désigner les insurgés zélotes ;
c’était peut-être le cas, mais pas nécessairement : il suffit qu’ils aient
gravement troublé l’ordre public pour subir pareille punition. Que des
quolibets et des railleries aient été adressés aux suppliciés est tout à fait
vraisemblable ; que les grands prêtres se soient déplacés pour ce faire l’est
moins.
Les évangiles rapportent sept paroles de Jésus en croix : une chez Marc-
Matthieu, trois chez Luc, trois chez Jean 250. Elles sont si chargées
théologiquement, et reflètent à ce point les intérêts des premiers chrétiens,
que leur historicité est indécidable. Tout au plus peut-on s’interroger sur la
citation du Psaume 22, placée sur les lèvres de Jésus agonisant par Marc et
Matthieu : Eloï, Eloï, lama sabaqthani ; ce qui signifie : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mc 15,34 ; Mt 27,46). Le fait que
ce verset soit cité en araméen indique que la citation ne provient pas de
Marc, mais d’une tradition antérieure. Cela suffit-il pour l’attribuer au Jésus
de l’histoire ? Le critère de l’embarras irait dans ce sens, mais il n’est pas
certain que les Anciens aient trouvé si choquant que Jésus reprenne la
plainte du juste souffrant adressée à Celui qui, malgré le désespoir de
l’abandon, demeure « son » Dieu.
La mort de Jésus n’eut d’extraordinaire que sa rapidité, qui surprit
même Pilate. Si le ciel s’obscurcit, si le sol trembla, c’est dans le cœur des
rares témoins qu’eut lieu cet ébranlement ; la mort ne signifiait-elle pas
l’éclipse de Dieu et l’échec du maître ? Le cri sur lequel s’achève l’agonie
de Jésus (Mc 15,37) est peu courant : les crucifiés mouraient généralement
d’asphyxie ; le cœur de Jésus aura cédé avant. Le coup de lance mentionné
par Jean (19,31-37), asséné du côté gauche pour percer le cœur et s’assurer
de la mort, est possible ; du sang et du liquide péricardique se sont échappés
de la blessure. Le crucifié de Giv’at ha-Mivtar a les deux tibias et le péroné
droit brisés, ce qui fait supposer qu’il a subi le traitement réservé aux
deux co-crucifiés du Golgotha. Jésus, déjà mort, n’a subi que le coup de
lance pour vérification du trépas.
La sépulture
Selon l’habitude romaine, les corps des crucifiés étaient laissés sur
place, offerts aux bêtes et aux vautours, puis abandonnés aux chiens dans
une fosse commune. Mais les juifs, écrit Flavius Josèphe, « ont si grand
soin de la sépulture que même ceux qui ont été crucifiés, ils les descendent
et les ensevelissent avant le coucher du soleil » (Guerre des juifs, 4, 317).
L’imminence de la Pâque aggravait l’urgence.
L’initiative d’ensevelir le corps est revenue à Joseph d’Arimathée, un
membre éminent du sanhédrin (Marc), un riche instruit par Jésus
(Matthieu), un homme bon et juste (Luc). Dire qu’il attendait le Règne de
Dieu (Mc 15,43), c’est faire de lui un adhérent du troisième cercle. La
tradition a gardé mémoire de cet homme, dont l’influence a permis
d’obtenir audience chez Pilate et de solliciter l’autorisation officielle
d’ensevelir le crucifié. Ni lavage du corps ni onction, juste un linceul pour
voiler le corps nu. Une pierre fermait le tombeau, pour protéger la dépouille
des bêtes. Que Jésus ait été enterré à proximité du lieu du supplice est
appuyé par l’archéologie, dont les fouilles ont mis au jour plusieurs
tombeaux juifs du Ier siècle autour du Saint-Sépulcre.
« Mort pour nos péchés ? »
Jésus n’a ni recherché sa mort violente, ni ne l’a considérée comme
indispensable à sa vocation. Il l’a en revanche acceptée et assumée comme
une issue inéluctable de son engagement. Il disait aux disciples : « Si
quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de
tous » (Mc 9,35). Sa mort ignominieuse accomplit cette parole, puisqu’elle
l’inscrit au rang des derniers, au nom de l’amour infini de Dieu qui
triomphe de la mort. Ce qu’il a dit, ce à quoi il a exhorté, Jésus l’a vécu.
Heinz Schürmann parle de la « pro-existence » de Jésus 251 : une
existence pour autrui, en faveur d’autrui, au service d’autrui, une existence
qui paie le prix de l’amour pour les pécheurs. L’homme de Nazareth a
pressenti sa mort comme l’aboutissement inexorable de sa « pro-
existence ». Le rite du dernier repas avec ses disciples induisait cette lecture
du drame à venir. On comprend comment, d’une vie donnée aux autres, les
premiers chrétiens sont passés à une mort donnée aux autres. Ils signifiaient
par là que la mort n’est pas seulement l’interruption de la vie, mais le
pinacle d’une vie offerte. Ainsi, de la « pro-existence » de Jésus pour les
pécheurs, on en est venu à la conception, chère à la dogmatique chrétienne,
du Christ « mort pour nos péchés ». Cela est la conséquence de l’événement
inattendu appelé la résurrection de Jésus. Nous y venons.
TROISIÈME PARTIE

JÉSUS APRÈS JÉSUS


CHAPITRE 10

Ressuscité !

J’ai longtemps hésité. Où placer ce chapitre ? Fallait-il en faire la


conclusion de la deuxième partie de ce livre ou avait-il plutôt sa place en
tête de la troisième partie ? La résurrection de Jésus est-elle l’achèvement
de sa vie ou le début du christianisme (« Jésus après Jésus ») ? Les avis sont
partagés, d’autant que l’historicité des événements de Pâques est âprement
débattue. La résurrection de Jésus est-elle un événement de l’histoire ou le
fruit d’une hallucination des disciples – pire encore : une invention pieuse ?
Ou alors, sa mort n’était-elle qu’apparente ?
Ces soupçons ne datent pas d’aujourd’hui. Dès l’origine, la résurrection
a fait problème. L’évangéliste Matthieu rapporte que les grands prêtres ont
soudoyé les soldats pour qu’ils répandent la rumeur que les disciples
avaient dérobé le corps durant la nuit, et, commente-t-il, « ce récit s’est
propagé chez les juifs jusqu’à ce jour » (Mt 28,15). Tertullien, le Père de
e
l’Église africain du II siècle, fait état de bruits qui circulent de son temps :
un jardinier aurait déplacé le corps pour que les passants ne piétinent pas
ses salades (De spectaculis, 30, 6). Le philosophe Celse, cité par Origène au
e
III siècle, pense que l’idée de la résurrection est née dans l’esprit d’un
partisan de Jésus, si attaché à lui qu’il a pris ses rêves pour la réalité et a
déclaré que son maître était toujours vivant (Contre Celse, 2, 60). Des
esprits modernes parleront, en termes psychologiques, d’hallucination
collective.
Deux constats sont invoqués : d’une part les récits d’apparition du
Ressuscité, à la différence de la Passion, révèlent entre eux de très fortes
divergences ; d’autre part, ces phénomènes mystérieux n’apparaissent
qu’aux croyants (femmes et disciples), sans témoin extérieur pour les
valider.
Le théologien Ernst Troeltsch a posé cet axiome : est historique ce qui
s’explique par analogie à des phénomènes connus et résulte d’une causalité
interne à l’histoire 252. Exceptionnels et inexplicables, les événements de
Pâques ne répondent pas à ces critères. Ils sont d’ordre « méta-historique »,
déclare Jacques Schlosser 253. Et Jean Zumstein de surenchérir : « La
résurrection de Jésus n’entre pas dans le champ d’analyse balayé par la
méthode historico-critique 254. » Comprenez : la vie de Jésus s’est terminée
sur la croix, sa résurrection échappant à l’histoire et relevant de la seule
croyance. Arrivés à ce point, les historiens toussent. Voici posé l’enjeu de
notre réflexion. À la question de savoir si la vie de Jésus s’achève à la croix
ou à la résurrection, et si la nouvelle de Pâques relève ou non de l’histoire,
je répondrai plus tard, après examen des textes.
Un renversement
Repartons de l’ensevelissement de Jésus. Nulle raison de douter de son
authenticité. Joseph d’Arimathée sollicite de Pilate, qui la lui accorde,
l’autorisation de prendre le corps de Jésus ; il l’enroule dans un linceul et le
dépose, sous les yeux de Marie de Magdala et d’une autre Marie, dans un
tombeau creusé dans le rocher (Mc 15,42-46). Durant la période
hérodienne, les juifs avaient développé la pratique de l’ensevelissement en
deux temps : le dépôt du corps permettait sa décomposition, et un an plus
tard, les os étaient recueillis dans un ossuaire en attente de la résurrection.
Joseph procède au premier acte. De leur côté, apeurés, craignant pour leur
vie, les disciples se terrent. Certains rentrent en Galilée. Or, quelque temps
plus tard, ils se rassemblent, alertés par les récits de femmes-disciples qui
déclarent Jésus vivant. Les Actes des apôtres décrivent le groupe des onze
disciples (les Douze sans Judas) siégeant à Jérusalem quarante jours après
la résurrection « avec quelques femmes dont Marie, la mère de Jésus, et les
frères de Jésus » (Ac 1,14).
Que s’est-il passé entre la dislocation du groupe et son ralliement ?
Qu’est-ce qui a fait passer les amis de Jésus de la fuite au retour ? Lus au
plus près, les textes offrent peu de prise au soupçon d’autopersuasion. Car
les témoins de Pâques ne sont pas des personnes habitées par l’attente
fébrile du retour de Jésus. Au contraire : les évangiles nous les montrent
effrayés, résignés à l’échec, claquemurés sous l’effet de la peur, puis
soudain pris à revers par la vision de leur maître vivant (Mt 28,17 ; Lc
24,20-24 ; Jn 20,13.19). L’évangile apocryphe de Pierre, composé vers 150,
fait dire à Pierre : « Blessés en notre cœur, nous restions cachés, car nous
étions recherchés comme des malfaiteurs » (26). Le trait commun des récits
d’apparition du Ressuscité n’est pas le soulagement, mais la surprise et la
difficulté d’y croire (Mc 16,8 ; Mt 28,8 ; Lc 24,11 ; Jn 20,19).
Comment expliquer ce changement de posture ? Le lecteur des
évangiles a en mémoire les annonces de la Passion et de la résurrection, qui
retentissent à trois reprises avant l’arrivée à Jérusalem (Mc 8,31 ; 9,31 ;
10,33-34). Mais ces prédictions sont d’origine chrétienne et destinées à
prévenir le lecteur de l’issue de la vie de Jésus. Visiblement, que le maître
soit vivant après sa mort n’était pas programmé dans l’esprit des disciples.
Le seul élément qu’ait enregistré l’histoire universelle pour rendre
compte de ce retournement de situation inattendu est un phénomène de
vision. Les détracteurs anciens admettaient ce phénomène, quand bien
même ils mettaient en doute son contenu. Pourquoi parler de visions ? Parce
que le langage du voir est au cœur des récits de résurrection : les femmes
ont vu (Lc 23,23), Marie de Magdala a vu (Jn 20,18), les disciples ont vu (Jn
20,25), Thomas a vu (Jn 20,29 255). La plus ancienne confession de foi
chrétienne qui nous soit parvenue provient de l’Église de Jérusalem, et date
de la décennie qui a suivi la résurrection, donc au plus tard de l’année 40.
Elle est citée par Paul et dit ceci :

Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures.


Il a été enseveli.
Il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures.
Il est apparu à Céphas, puis aux Douze. (1 Co 15,3b-5)

La traduction « il est apparu » est approximative, car la forme verbale


est singulière. Il s’agit de la forme réfléchie du verbe horaô (« voir »), mais
au passif : il s’est fait voir. Or, cette forme (ôphtè en grec) est connue de la
Septante, l’Ancien Testament grec, où elle s’applique à Dieu apparaissant à
son peuple : « Le Seigneur s’est fait voir à Abraham et lui a dit » (Gn 12,7).
Philon d’Alexandrie confirme cette traduction : « Aussi est-il dit non pas
que le sage vit Dieu, mais que “Dieu se fit voir au sage”, car il était
impossible que quelqu’un comprît l’Être véritable sans que celui-ci se
révélât et se montrât lui-même » (De Abrahamo, 80). Utiliser cette forme
verbale à propos du Ressuscité sollicite la mémoire des révélations de la
Bible hébraïque : voir Jésus est associé à contempler Dieu. C’est aussi faire
entendre que l’initiative revient au Christ, pas aux témoins ; c’est lui qui
s’est fait voir, prenant à revers ceux qui le pensaient perdu.
Une croyance juive
Le credo jérusalémite que Paul rappelle aux Corinthiens est la plus
ancienne attestation de la résurrection, bien antérieure aux évangiles. Avant
d’être exposée dans des narrations, la résurrection de Jésus a été énoncée
dans des confessions de foi. « Si dans ton cœur tu crois que Dieu l’a [Jésus]
ressuscité des morts, tu seras sauvé » lit-on dans la lettre aux Romains
(Rm 10,9). Ces credos sont théocentriques, à savoir qu’ils nomment Dieu
comme initiateur de la résurrection : Dieu a relevé Jésus des morts 256. Ils
véhiculent la conviction que la mort n’a pas été le point final de la vie de
Jésus ; après son exécution, Dieu a repris l’initiative.
Notons bien que cette conviction ne se base pas sur le récit du tombeau
vide, mais sur la foi juive en la résurrection des morts. Les premières traces
de cette foi se lisent dans des textes de l’Ancien Testament, où la puissance
de Dieu ne s’arrête pas aux frontières de la mort (Da 12,2 ; Ez 37,1-14).
Après la clôture de la Bible hébraïque, dans le livre de la Sagesse, dans le
livre éthiopien d’Hénoch et le 2e livre des Maccabées, se dessine la
croyance en une résurrection individuelle des morts, réservée initialement
aux martyrs : Dieu n’abandonnera pas les justes qui sont morts pour leur
foi ; il les justifiera au-delà de leur mort et les fera revivre devant lui 257. Au
temps de Jésus, les pharisiens ont été, auprès du peuple, les propagandistes
les plus efficaces d’une foi en la résurrection générale des croyants.
La foi juive en la résurrection n’est donc pas le fruit d’une curiosité sur
le destin des trépassés. Elle exprime plutôt cette conviction que la justice de
Dieu triomphera dans l’au-delà, même si, dans l’histoire, mal et souffrance
s’imposent 258. La foi au Dieu qui relève les morts s’appuie sur la foi au
Dieu créateur. Après le silence de la mort, Dieu prononcera son ultime
parole sur le destin des justes. Les disciples ont appliqué cette foi à Jésus :
le supplice de la crucifixion ne fait pas de Jésus un maudit de Dieu,
contrairement à ce qu’affirme le Deutéronome (« Maudit quiconque est
pendu au bois » Dt 21,23). Dieu a pris parti pour le supplicié en le ramenant
à la vie.
Cette conviction est donc parvenue aux amis de Jésus au travers de
visions. Dans toutes les religions, visions et songes sont compris comme
une médiation de la révélation divine. Ils signifient que le message reçu
n’est pas le fruit d’une autosuggestion, mais d’une révélation transmise d’en
haut. L’apôtre Paul ne dit pas autre chose lorsqu’il s’écrie : « Ne suis-je pas
apôtre ? N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » (1 Co 9,1). Et comme le
monde onirique, le monde de la vision transgresse les normes du monde
réel. On le constate aisément quand le Ressuscité apparaît et disparaît
subitement, quand il s’approche incognito, quand il traverse les murs et
franchit les portes verrouillées. Les récits d’apparition nous transportent
dans un monde autre, qui est celui de la vision, affranchi des contraintes du
monde empirique.
J’en apporte une autre preuve. Les apparitions du Ressuscité sont, on l’a
dit, d’une grande diversité. Jésus apparaît après sa mort en Galilée selon
Matthieu, à Jérusalem et dans les environs selon Luc, à Jérusalem et en
Galilée selon Jean. Il se manifeste aux femmes, qui le racontent aux
disciples (Mt 28,9-10), à deux disciples (Lc 24,13-35) à Pierre (Lc 24,34), à
Marie de Magdala (Jn 20,11-18), ou à tous les disciples réunis (Mt 28,16-
20 ; Lc 24,36-49 ; Jn 20,19-29). Tantôt il se fait reconnaître, tantôt il envoie
en mission, tantôt il donne l’Esprit saint, tantôt il interprète les Écritures.
Cette forte diversité, pour les détracteurs de la résurrection, est l’indice
d’une fiction onirique ou psychotique ; elle s’explique en revanche
parfaitement sur le mode visionnaire : la vision compose en effet avec le
monde subjectif des bénéficiaires. Inscrites dans leur intimité, les
apparitions ne se répètent pas à l’identique ; elles portent l’empreinte de
leur bénéficiaire. Aucune vision ne ressemble vraiment à une autre.
Une question demeure pendante, qui fut le premier bénéficiaire des
visions pascales : Pierre (selon 1 Co 15) ou Marie de Magdala (selon Lc 24
et Jn 20) ? On peut penser que la volonté de mettre en avant le premier des
disciples, Pierre, a supplanté dans la chrétienté majoritaire le privilège
pascal accordé à une femme qui ne faisait pas partie du cercle des Douze.
Le tombeau ouvert
Mais qu’en est-il de la tradition du tombeau ouvert ? Je préfère parler
du tombeau ouvert plutôt que du tombeau vide. La symbolique du récit ne
joue pas sur le vide du sépulcre, en effet, mais sur le fait que la pierre qui le
fermait a été roulée alors que le cadavre, impur par définition, devait être
retiré du monde des vivants. La plus ancienne version se lit dans l’évangile
de Marc :

Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et


Salomé achetèrent des aromates pour aller l’embaumer. Et de grand matin,
le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé.
Elles se disaient entre elles : « Qui nous roulera la pierre de l’entrée du
tombeau ? » Et, levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée ; or, elle
était très grande.
Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme, vêtu
d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : « Ne
vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il est
ressuscité, il n’est pas ici ; voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez
dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée ; c’est là que
vous le verrez, comme il vous l’a dit. »
Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes
tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne, car elles
avaient peur. (Mc 16,1-8)

Ce récit, par lequel se termine le texte de Marc dans sa version


originelle 259, est truffé d’invraisemblances : comment les femmes, qui se
rendent au tombeau pour embaumer le corps imaginaient-elles y pénétrer ?
Pourquoi ne pas l’avoir embaumé immédiatement, puisque la Torah autorise
d’accomplir les rites funéraires le jour du sabbat ? De plus, qui songerait à
embaumer un corps dont la putréfaction, après deux jours de chaleur, a déjà
commencé ?
De graves questions se posent ainsi sur l’historicité du récit. L’absence
de toute mention du tombeau dans les credos anciens cités par Paul intrigue.
L’absence d’une vénération ancienne du tombeau de Jésus à Jérusalem est
aussi frappante ; la localisation actuelle du Saint-Sépulcre remonte à
l’empereur Constantin et à sa mère Hélène, c’est-à-dire au IVe siècle (cette
localisation est possible, sans s’imposer). Il est notable aussi qu’au cœur du
récit du tombeau ouvert figure la confession de foi « il est ressuscité, il n’est
pas ici ». Le cumul de ces constats conduit à une conclusion qui, de mon
point de vue, s’impose : la tradition du tombeau ouvert n’est ni le point de
départ ni le présupposé de la foi en la résurrection de Jésus. C’est l’inverse
qui est vrai : la foi résurrectionnelle a produit cette tradition seconde, qui
n’a jamais fonctionné comme preuve de la résurrection. En effet, l’absence
du corps ne dit encore rien en elle-même ; elle doit être interprétée par le
personnage angélique à partir de la foi résurrectionnelle.
Vu que la tradition du tombeau ouvert figure chez Marc, qu’elle a été
reprise sans grand changement par Matthieu et Luc, et même par Jean 260, on
peut conclure qu’elle est ancienne et jouissait au Ier siècle d’une grande
autorité. Que disait-elle de neuf ? Elle se prêtait à contredire l’interprétation
de la mort violente de Jésus considérée comme le châtiment divin d’un
blasphémateur. Si le tombeau a été miraculeusement ouvert, c’est que Dieu
était à l’œuvre pour réhabiliter la mémoire de Jésus. En outre, elle
permettait de différencier la résurrection des histoires d’enlèvements
célestes de personnages illustres, qui pullulaient dans l’histoire juive et la
littérature gréco-romaine 261 : Jésus est réellement mort (sans être enlevé en
pleine vie) et son corps a été repris (pas seulement son âme).
Le fil des événements
Récapitulons le scénario qui se dessine après la mort de Jésus.
La condamnation et l’exécution de Jésus ont semé la panique dans le
groupe des disciples. Beaucoup se cachent, certains fuient en Galilée.
Seules quelques femmes osent assister, de loin, à l’agonie de leur maître.
Peu après la mort et l’ensevelissement de Jésus par les soins de Joseph
d’Arimathée, plusieurs femmes et hommes disciples sont sujets à des
expériences visionnaires dont le trait commun est : Jésus est vivant. Ces
visions ont lieu là où ils se trouvent, à Jérusalem ou en Galilée. Marie de
Magdala en fut peut-être la première bénéficiaire, mais très tôt, la tradition
de Pierre comme prototémoin s’est imposée. C’est lui qui a rassemblé les
autres disciples, ce qui a donné lieu à des visions collectives. « Plus de cinq
cents frères à la fois », précise Paul (1 Co 15,6).
La conviction que Jésus n’avait pas sombré définitivement dans la mort
a été ensuite liée à la légende du tombeau ouvert, qui soulignait la réalité
corporelle de la résurrection pascale. Certains chercheurs pensent que cette
tradition est consécutive à la découverte, par quelques femmes, d’un
tombeau vide non loin du Golgotha 262 ; l’hypothèse est possible, mais
hasardeuse. En tout état de cause, ces phénomènes visionnaires ont
reconstitué le groupe des amis de Jésus, pour qui, désormais, la prétention
du Nazaréen d’agir au nom de Dieu avait été validée.
Je ne perds pas de vue les deux questions du début sur l’achèvement de
la vie de Jésus et l’appartenance ou non de la résurrection à l’histoire ; un
pas est encore nécessaire avant d’y répondre.
Le « oui » de Dieu
La diversité des récits résurrectionnels dans les évangiles donne encore
à penser. Car chaque évangéliste a coloré à sa manière la narration de
Pâques, lui imprimant les thèmes théologiques qui lui tenaient à cœur.
Les récits de Pâques servent à légitimer les autorités reconnues dans les
premières Églises. Le rôle de Pierre comme prototémoin est mis en
évidence par Luc (Lc 24,34), tandis que Jean met en avant le disciple bien-
aimé (Jn 20,1-10). Déjà, le credo archaïque de Jérusalem pointait Céphas-
Pierre (1 Co 15,5) ; les femmes ont disparu de ce credo, moins par pression
antiféministe que par focalisation sur les grandes figures représentatrices du
premier christianisme : Pierre, les Douze et Jacques. L’évangile apocryphe
des Hébreux fait apparaître Jésus à Jacques, frère du Seigneur, figure de
légitimation du judéo-christianisme et chef de l’Église de Jérusalem 263.
Les récits d’apparition servent aussi à ancrer l’évangélisation
chrétienne, qui débute aussitôt après Pâques : le mandat missionnaire est
délivré par le Ressuscité. La finale de l’évangile de Matthieu est célèbre par
son envoi : « Allez, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au
nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce
que je vous ai prescrit » (Mt 28,19-20). On retrouve de semblables envois
en mission en Luc 24,48, Jean 18,21 et Actes 1,8.
Très tôt contestés, les récits de Pâques voient s’infiltrer une
apologétique de la résurrection. Elle est encore absente dans l’évangile de
Marc, qui se conclut par le seul récit du tombeau ouvert (Mc 16,1-8). Elle
se glisse chez Matthieu, qui signale la fausse rumeur du vol du cadavre par
les disciples (Mt 28,12-15). Elle éclate chez Luc, qui défend massivement
la corporéité du Ressuscité, jusqu’à le faire manger devant les disciples
pour prouver qu’il n’est pas un esprit (Lc 24,36-43). Elle forge chez Jean
l’histoire de Thomas le douteur et son exigence de toucher les stigmates du
Crucifié (Jn 20,24-29).
Mais l’essentiel est encore à dire. Que ce soit Marc, Matthieu, Luc ou
Jean, tous les évangélistes sont animés par un seul objectif quand ils relisent
la tradition pascale qui leur a été transmise : prouver l’identité du Crucifié
et du Ressuscité. L’histoire johannique de Thomas le douteur, qui veut voir
et toucher les marques du supplice sur le corps du Ressuscité, est le pinacle
de cette visée commune aux quatre évangiles. Mais la déclaration angélique
aux femmes : « Vous cherchez Jésus de Nazareth le crucifié : il est
ressuscité » (Mc 16,6) retentit déjà chez Matthieu (28,5-6) et chez Luc
(24,5-7). Il ne s’agit pas seulement de nommer l’apparition pascale, mais,
plus fondamentalement, d’établir la continuité entre le Jésus d’avant Pâques
et le Christ d’après la mort. Dit autrement : il s’agit de faire comprendre que
la mort violente du Nazaréen n’est pas la clôture de sa vie. Dieu a repris
l’initiative et donne un avenir à l’histoire de Jésus.
La foi de Pâques est donc une lecture théologique de la croix. Les
visions pascales ont modifié puissamment la compréhension de la mort de
Jésus en renversant le regard des femmes et des hommes disciples : non, la
croix n’est pas le fiasco du prophète de Galilée ; Dieu l’a réhabilité en se
rangeant de son côté. Le « non » que lui ont opposé les autorités de
Jérusalem n’est pas irrévocable, il est surpassé par le « oui » de Dieu. Dieu
réhabilite celui qui paraissait, dans l’histoire, être le perdant. Pour le dire en
une formule : la foi dans la résurrection doit être considérée comme « la
première interprétation de la mort de Jésus 264 ».
Jésus après Jésus
Je reprends les questions du début. La première : la résurrection
appartient-elle à la vie du Nazaréen ou inaugure-t-elle l’après-Jésus, c’est-à-
dire la foi chrétienne ? À la suite de Bultmann, les théologiens ont
beaucoup parlé du « saut pascal », par lequel Jésus change de statut : le
prédicateur du Règne devient objet de la prédication chrétienne. Alors que
Jésus appelait à croire en Dieu, les chrétiens après Pâques se mettent à
croire en lui. Les choses auraient-elles donc complètement basculé, pour ne
pas dire dérivé, après Pâques ? Alfred Loisy a fait fortune avec son slogan
frappé en 1902 : « Jésus annonçait le royaume, et c’est l’Église qui est
venue 265. » Un fossé nous séparerait-il donc de la vie et de l’œuvre du
Nazaréen, qui n’auraient rien à voir avec ce que les chrétiens ont fait de
lui ? Le Christ de l’Église serait-il un avatar trompeur de l’homme de
Nazareth ?
Le changement entre l’avant et l’après Pâques n’est pas à nier. Les
expériences visionnaires de la résurrection, parce qu’elles changent le
regard des disciples sur la mort de leur maître, conduisent ceux-ci à relire
toute l’activité de Jésus : sa mort infâmante ne dément pas sa vie et son
œuvre, elle constitue au contraire le pinacle de son engagement. Du coup,
son message et son action s’en trouvent validés, car approuvés par Dieu.
C’est pourquoi j’ai finalement placé ce chapitre de la résurrection dans la
partie « Jésus après Jésus » : Pâques est une relecture théologique de la vie
et de la mort de Jésus sous le sceau du consentement divin. Il y a bien un
avant et un après.
Mais ce changement de régime ne constitue ni un saut ni un fossé
pascal, car il y a continuité entre la vie du Nazaréen et la foi pascale de ses
disciples. Pâques ne vient pas plaquer un dogme christologique sur la vie
d’un pauvre homme assassiné, mais conduit à re-comprendre qui fut cet
homme. Dit autrement : Pâques marque bien le début d’un après-Jésus,
mais il est simplement faux de dire que cet après n’a rien à voir avec
l’avant. La continuité entre l’avant et l’après réside dans la vie des disciples
avec leur maître. Jens Schröter voit juste : « Il y a donc une continuité
personnelle entre le temps pré- et le temps post-pascal : les expériences que
celles et ceux qui suivaient Jésus ont faites durant son activité terrestre
constituent le fondement des expériences pascales qui, dès lors, sans être
reliées à l’activité de Jésus, seraient incompréhensibles 266. »
Cette remarque permet de saisir pourquoi le Ressuscité n’apparaît qu’à
ses amis, et non au public à qui il viendrait apporter ce que certains
appelleraient la « preuve de sa divinité ». Justement, le vécu avec Jésus est
la condition nécessaire de cette re-compréhension de son activité, qui ne fait
pas de Jésus un dieu, mais scelle l’approbation divine de sa venue. C’est
pourquoi les évangiles du Nouveau Testament se gardent de faire apparaître
le Ressuscité à des non-croyants.
Peut-on faire un pas de plus ? Si le vécu avec Jésus a fonctionné comme
une clef d’interprétation des apparitions pascales, peut-on isoler dans ce
vécu un élément plus particulier ayant permis de comprendre ces visions ?
Une parole, un geste ont-ils été plus révélateurs ? À mes yeux, le doute
n’est pas permis : ce qui a fait que les amis de Jésus ont compris ses
apparitions autrement que comme la visite d’un spectre est son message sur
le Règne de Dieu. Rappelons-nous que l’originalité de Jésus a été de
proclamer un Règne à venir, mais déjà visualisable dans le présent. Or, dans
la foi populaire du judaïsme au Ier siècle, le Règne de Dieu verra la
résurrection des justes. Jésus revenu à la vie, c’est l’attestation de la
présence de ce Règne. De la sorte, si sa mort honteuse semblait signer son
échec, son retour à la vie confirmait au contraire le cœur de son message :
le Règne est « parmi vous/en vous » (Lc 17,21).
L’importance ici du fondamentum de la prédication de Jésus se trouve
confirmée par ce qui constitue l’absolue nouveauté du christianisme : le lien
entre la résurrection de Jésus et la résurrection finale des croyants. Vers
l’an 54, dans la première lettre aux Corinthiens, l’apôtre Paul formule ce
lien qu’il tient de la tradition avant lui : « Dieu, qui a ressuscité le Seigneur,
nous ressuscitera aussi par sa puissance » (1 Co 7,14). Il n’est pas difficile
d’identifier ici la dualité du Règne déjà présent (résurrection de Jésus) et
encore à venir (résurrection générale des morts).
Le coefficient pascal
Si le Nouveau Testament ne décrit jamais la résurrection, l’Évangile de
Pierre n’aura pas cette prudence. Il est le premier à dépeindre le phénomène
de résurrection et à le mettre en scène sous les yeux des soldats médusés.

Ils virent les cieux s’ouvrir et deux hommes, brillant d’un éclat intense, en
descendre et s’approcher du tombeau. […] Du tombeau sortirent trois
hommes, et les deux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la tête
des deux atteignait jusqu’au ciel, alors que celle de celui qu’ils conduisaient
par la main dépassait les cieux. Et ils entendirent une voix venue des cieux
qui dit : « As-tu prêché à ceux qui dorment ? » Et on entendit une réponse
venant de la croix : « Oui. » (36.39-42 ; trad. E. Junod)

Nous nous trouvons ici dans un monde théologique totalement autre, où


la réalité de la résurrection doit être prouvée, et sa dimension cosmique
attestée par l’intervention d’êtres venus du ciel. Ce conte théologique n’est
que le début d’une mécompréhension millénaire des événements de Pâques,
arrachés à la mystique des visions pour être projetés comme des
fantasmagories dans le monde réel. Il est vrai que les évangiles canoniques
ont – certes timidement – avancé d’un pas dans cette direction, Marc en
parlant du rideau du Temple déchiré (Mc 15,38), Matthieu en racontant que
la terre a tremblé après la mort de Jésus, que des tombeaux se sont ouverts
et que des saints défunts ont ressuscité (Mt 27,51-53). Recourir à la
narration pour énoncer une vérité de sens est un procédé typique de la
tradition juive ; les écrits apocryphes s’y adonneront sans mesure.
Mais restons sur la sobriété du Nouveau Testament. Relisant l’ensemble
de la vie de Jésus, les récits de Pâques ne font rien d’autre que lui donner un
avenir. Si sa mort est autre chose qu’un fiasco personnel, et que le Crucifié
(justement lui !) est réhabilité par Dieu, alors il est indispensable de faire
mémoire de ce qu’il a dit et fait, car son action était habitée par Dieu. Aux
yeux de ses amis, Pâques n’apporte pas une révélation étrangère à ce que
fut Jésus, mais dévoile au contraire ce qu’il était sans avoir été pleinement
reconnu. Pour les disciples, et pour les croyants venus après eux, la
résurrection révèle que Jésus n’était pas seulement le successeur des
prophètes, ou un guérisseur particulièrement doué, ou un rabbi à l’exégèse
pénétrante, mais quelqu’un de plus. Toute la vie de Jésus, mort incluse, va
dès lors être revisitée à partir de la résurrection.
Dans la mémoire des premiers chrétiens, Pâques va fonctionner comme
le coefficient qui, en mathématique, surdétermine la valeur de tous les
éléments d’une équation. Je parlerais du « coefficient pascal ». Les
chrétiens vont le décliner de toutes les manières et en imprégner tout le récit
de sa vie.
Le coefficient pascal va premièrement se concrétiser dans la conception
de l’exaltation de Jésus. On dira que Jésus a été « enlevé pour le ciel » (Ac
1,11), que « Dieu l’a fait asseoir à sa droite dans les cieux » (Ep 1,20), qu’il
a « traversé les cieux » (He 4,14), que « Dieu l’a exalté par sa droite comme
prince et sauveur » (Ac 5,31). Ce langage d’exaltation est une autre façon
de dire Pâques. Luc est seul à narrativiser l’élévation de Jésus en composant
le récit de l’Ascension, où Jésus est absorbé par la nuée divine (Ac 1,9). Le
coefficient pascal se traduit, deuxièmement, par l’attribution à Jésus des
titres qui formulent l’approbation divine de son œuvre : Seigneur, Fils de
Dieu. J’y ai déjà fait allusion (voir ici). La désignation de « Seigneur »
(Kyrios), qui dans la Bible hébraïque est réservée à Dieu, est transférée sur
Jésus pour exprimer l’autorité divine dont il est revêtu. La désignation
« Fils de Dieu » dit l’extrême et unique proximité entre Dieu et lui ; ce lien
n’est pas pensé dans le Nouveau Testament en termes biologiques, mais en
termes qu’on dirait plutôt juridiques : le Fils est le représentant autorisé du
Père, il est son porte-parole, sa voix, sa main.
Ces titres vont être rétroprojetés dans la biographie de Jésus, où le
Nazaréen est désigné comme Seigneur et Fils de Dieu. En outre, on
remontera en amont pour les ancrer dans un « avant » Jésus. On remonte à
l’enfance, à la naissance, à la conception, où Jésus est appelé par l’ange
« Fils du Très-Haut » (Lc 1,32). Le quatrième évangile remonte encore plus
haut, faisant de Jésus l’incarnation du Verbe divin par lequel Dieu créa le
monde (Jn 1,1-18). Ces lectures en amont sont encore un effet pascal :
l’aval que représente l’après-mort de Jésus est projeté sur un amont
mythique qui est l’avant-Jésus. Ce qui est dit de son origine n’est autre, tout
compte fait, qu’une projection de ce qui a été révélé après. Se prépare ici le
débat sur l’humanité et la divinité de Jésus, qui est absent du Nouveau
Testament mais pointe dans la tradition apocryphe (nous le verrons au
chapitre suivant), et fera rage aux IIIe et IVe siècles.
Paranormalité
La seconde question posée au départ de ce chapitre était : la résurrection
de Jésus appartient-elle à l’histoire ou bien doit-elle être considérée comme
un événement métahistorique ou supra-historique ? Est-elle dans l’histoire
ou hors de l’histoire ? En la matière, comme à propos du soi-disant « saut
pascal », gardons-nous d’un jugement à l’emporte-pièce.
Tout d’abord, oui, l’événement de la résurrection de Jésus échappe au
champ d’analyse de l’historien. Pourrait-il en être autrement, puisque cet
événement investit un espace qui se dérobe par définition à la connaissance
humaine, à savoir l’après-mort 267 ? Par définition, le savoir humain bute sur
la limite de la mort et ne dispose d’aucun moyen, d’aucune stratégie pour
outrepasser la frontière du trépas. Ce qui touche l’après-mort relève de la
croyance, uniquement de la croyance. Quand les femmes au tombeau
prétendent avoir vu le Crucifié vivant, elles ne communiquent pas un savoir,
mais un témoignage, une conviction d’ordre expérientiel.
Mais – et c’est là qu’il faut répudier les explications simples – tout
n’échappe pas à la prise de l’historien. Son enquête enregistre en effet deux
faits : 1) la dispersion et la fuite des disciples à la mort du maître ; 2) la
recomposition relativement rapide à Jérusalem du cercle des onze disciples
et de quelques adhérents, attestée par les Actes des apôtres (Ac 1).
Enregistrant ces deux faits, l’historien est assigné à les relier. Comment
expliquer un revirement aussi subit qu’inattendu ? Trois solutions se
présentent. La théorie psychologique parle d’un mécanisme
d’autopersuasion ; on a vu que les textes résistent à cette explication. La
théorie de la falsification (vol du cadavre ou supercherie intentionnelle) est
mentionnée par les textes, mais demeure gratuite. Les évangiles proposent
une troisième voie : l’expérience visionnaire, par laquelle la transcendance
fait irruption dans l’histoire. Cette théorie est objectivement invérifiable,
tout autant que les deux premières.
C’est ici que les esprits se séparent. Les croyants optent pour cette
dernière. Ils diront alors, avec ces mots prêtés à l’écrivain suisse Charles-
Ferdinand Ramuz à propos de la Genèse : « Ce n’est pas une explication,
mais c’est la seule 268. »
CHAPITRE 11

Jésus apocryphe

Qu’est devenu Jésus au sein de la tradition chrétienne des premiers


siècles ?
Le lecteur du Nouveau Testament connaît le Jésus exorciste de Marc, le
maître de la Loi chez Matthieu, le philosophe compatissant de Luc et le
Jésus souverain de Jean. Ces images du Christ, sélectionnées par l’Église
ancienne, datent toutes du Ier siècle. Qu’en est-il des siècles suivants, où la
production d’images de Jésus échappe au contrôle de l’Église majoritaire ?
e e
Entre le II et le VI siècle, la trajectoire de Jésus ressemble à un feu
d’artifice, projetant des images aux formes et aux couleurs infiniment
variées. Ces constructions de la figure de Jésus demeurent peu connues, car
elles émanent d’écrits longtemps cachés, longtemps délaissés, et dont
l’accès, pour certains, n’existe en traduction française que depuis quelques
décennies : les apocryphes 269.
Connaissez-vous le Jésus riant de voir la croix sur laquelle Simon de
Cyrène, par erreur, a été crucifié à sa place (2e traité gnostique du Grand
Seth) ? Ou l’enfant miraculeux né d’une Vierge qui, elle aussi, est née
miraculeusement (Protévangile de Jacques) ? Ou bien l’enfant surdoué
façonnant douze passereaux avec de la boue et les faisant voler (Évangile
de l’enfance selon Thomas) ? Ou le Jésus pilote du vaisseau céleste
conduisant les âmes devant le Juge divin (psaume manichéen) ? Ou encore
Jésus dansant avec ses disciples (Actes de Jean) ? Ou le Christ entrant
glorieusement aux enfers, d’où il arrache Adam et les prophètes pour les
emmener au paradis (Actes de Pilate) ? Avez-vous lu la lettre de Jésus au
270
roi Abgar (Eusèbe de Césarée ) ?…
Une littérature foisonnante
On a longtemps cru que la chrétienté ancienne était unie et que ses
divisions n’avaient commencé qu’au XIe siècle, avec le schisme entre Orient
et Occident. Or, l’unité du christianisme ancien est une chimère, construite
par Irénée de Lyon au IIe siècle et bétonnée par Eusèbe de Césarée cent
cinquante ans plus tard. La chrétienté a été plurielle dès l’origine. Il fut un
temps, et cela dura jusque vers 150, où l’Église chrétienne ne connaissait ni
textes canoniques ni textes apocryphes, mais divers évangiles lus dans
diverses communautés. Nous connaissons, de façon plus ou moins sûre,
l’existence d’une quinzaine d’évangiles lus par les chrétiens au IIe siècle. La
situation change dès les années 200, où la majorité des communautés ne lit
plus que les quatre évangiles qui seront retenus dans le canon du Nouveau
Testament. Les autres évangiles existent toujours, mais sont considérés par
l’Église majoritaire comme des témoins imparfaits, voire mensongers. Ils
nourrissent la croyance de groupes progressivement minoritaires ou
dissidents.
À l’opposé de l’islam, né d’une réunification de croyances, le
christianisme est à ses débuts une dissidence du judaïsme, dont les
expressions se sont fixées dans des cultures variées. L’inculturation de la foi
chrétienne a été multiforme. Comme le dit joliment Régis Burnet, on
croyait que l’Église ancienne était un continent, c’était en réalité un
archipel, à quoi correspond une littérature en archipel 271. Explorer la
littérature extra-canonique nous fait sillonner cet archipel et découvrir son
incroyable foisonnement.
La découverte des écrits de Qumrân en 1947 a bouleversé notre
connaissance du judaïsme ancien. Un même phénomène a révolutionné
notre perception du christianisme des premiers siècles quand des paysans
égyptiens, en 1950, ont exhumé plus de cinquante traités de la bibliothèque
copte de Nag Hammadi, près de Louxor. Connue essentiellement jusque-là
par la réfutation des Pères de l’Église, la doctrine des chrétiens gnostiques
dissidents est apparue au grand jour. Dans son Histoire ecclésiastique,
Eusèbe de Césarée rapporte les propos de Papias, évêque de Hiérapolis
(vers 110-130), qui déclare préférer « aux choses qui proviennent des livres
[…] ce qui vient d’une parole vivante et durable » (III, 39, 4). À côté des
évangiles, déjà en circulation, Papias fait donc état de traditions véhiculées
par la « parole vivante » de la tradition orale. Ces traditions, réinterprétées
au gré de spiritualités diverses, se sont déposées dans les écrits extra-
canoniques. C’est ainsi qu’au cours des premiers siècles s’est accumulée
une littérature chrétienne bourgeonnante.
La richesse de la bibliothèque de Nag Hammadi donne un aperçu de la
ferveur avec laquelle ces écrits ont été copiés, lus, récités, nourrissant la
croyance de leurs adeptes. Ils nous documentent sur la foi, les prières, les
pratiques et les intérêts de communautés aujourd’hui disparues ; elles
vivaient le plus souvent en marge de la Grande Église, qui, dès le IIIe siècle,
construisait son orthodoxie.
Pour autant, si ces textes n’ont pas retenu l’attention des chercheurs
avant le XIXe siècle, ils ont alimenté la foi populaire et l’habitent encore
aujourd’hui : le bœuf et l’âne de la crèche de Bethléem, le voile de
Véronique portant l’empreinte du visage du Christ, la descente de Jésus aux
enfers, l’évangélisation de l’Inde, la mort honteuse de Ponce Pilate… tout
cela provient des apocryphes chrétiens. Il suffit de visiter une église
byzantine pour constater à quel point cette littérature a inspiré peintres et
mosaïstes.
Le titre « Jésus apocryphe » signale qu’au sein de l’archipel extra-
canonique, nous nous limiterons aux écrits apocryphes, c’est-à-dire aux
écrits entretenant un lien visible avec les textes canoniques (en les
développant, en les imitant ou en les complétant). Toute généralisation est
interdite, tant ces écrits sont différents de par leur genre littéraire et leur
théologie. Certains sont proches des évangiles canoniques, d’autres aux
antipodes. Certains alignent des sentences concises, d’autres déploient des
narrations fantasmagoriques. On trouve parmi eux des évangiles, des actes
d’apôtres, des collections de logia, des épîtres, des apocalypses. Certains
furent des best-sellers (le Protévangile de Jacques nous est connu en neuf
langues), d’autres, de nature ésotérique, sont restés confidentiels. Le plus
souvent (mais pas toujours), ces écrits se sont glissés dans les failles des
évangiles, c’est-à-dire dans les zones où le récit évangélique était peu
disert : la naissance de Jésus et son enfance d’un côté, les dialogues avec le
Ressuscité de l’autre. Tout s’est passé comme si ces écrits ne voulaient pas
entrer en concurrence ouverte avec les évangiles canoniques, mais
s’infiltraient dans les « blancs » du récit pour l’enrichir de dimensions
nouvelles.
Nous nous concentrerons sur les écrits d’où émerge une image
perceptible de Jésus, autour de six centres d’intérêt : la sacralisation de la
mère ; l’enfance racontée ; Jésus le juif ; est-il mort sur la croix ? ; de
Vendredi saint à Pâques ; une sagesse pour initiés.
La sacralisation de la mère
Le Protévangile de Jacques est le plus ancien apocryphe connu dédié
aux parents de Jésus et à sa naissance. Il date de l’an 150 environ et émane
d’un courant judéo-chrétien. S’il a été baptisé au XVIe siècle
« Protévangile », car il raconte ce qui s’est passé « avant » l’évangile, son
titre d’origine est en réalité : « Nativité de Marie ». L’intention est double :
faire remonter la sainteté de Jésus à sa mère et « prouver » la naissance
virginale. Au passage, il livre une explication à la présence de frères et de
sœurs dans la famille de Jésus. Ce texte fut très répandu ; nous en
possédons plus de cent cinquante manuscrits grecs, sans compter
d’innombrables traductions.
Marie y est décrite comme une enfant d’une absolue pureté, élevée
jusqu’à sa puberté au Temple de Jérusalem. Elle est l’enfant du miracle, née
de sa mère Anne pourtant stérile ; mais Dieu a exaucé les prières d’Anne et
lui a accordé une fille, à elle et Joachim. À l’âge de douze ans, les prêtres
du Temple décident de marier Marie et la confient à un veuf âgé, Joseph,
afin qu’il la protège. La découverte de sa grossesse scandalise le grand
prêtre et fâche Joseph, mais lui et Marie sortent blanchis d’une épreuve qui
les innocente d’avoir péché. Sur la route de Bethléem, le terme survient et
Marie accouche dans une grotte en un lieu désert. L’une des sages-femmes,
Salomé, ne croit pas à la naissance virginale de Jésus : « Si je n’y mets pas
mon doigt et n’examine sa nature, je ne croirai nullement qu’une vierge ait
enfanté. »

La sage-femme entra et dit : « Marie, dispose-toi ; car ce n’est pas un petit


débat qui se présente à ton sujet. » Et Marie, ayant entendu cela, se disposa.
Et Salomé mit son doigt dans sa nature. Et Salomé poussa un cri et dit :
« Malheur à mon iniquité et à mon incrédulité, parce que j’ai tenté le Dieu
vivant. Et voici que ma main, dévorée par le feu, se retranche de moi. »
(Protévangile de Jacques 20,1 ; trad. A. Frey)

Supplié par Salomé, Dieu lui accorde la guérison de sa main au moment


où elle prend l’enfant dans ses bras. On voit de quoi se nourrit le récit : il
brode sur les Évangiles de l’enfance de Luc et Matthieu tout en entremêlant
des motifs empruntés à la Bible hébraïque. Édouard Cothenet a raison de
parler d’un « midrash chrétien 272 » : le cadre du Temple évoque l’enfance
de Samuel (1 S 1–2) et la stérilité d’Anne fait mémoire de celle de Sara, la
femme d’Abraham (Gn 18). Mais, dans cette réécriture narrative, le texte de
Matthieu et Luc est réinterprété en profondeur : on passe d’une conception
virginale à une naissance virginale, Marie demeurant vierge après
l’accouchement. Et cette virginité post partum est crédibilisée par la
punition de l’incrédule Salomé. L’intention de contrer les doutes, circulant
en milieu juif, sur la conception de Jésus par le Saint-Esprit est manifeste.
Nous parlerons dans le chapitre suivant de la perdurance de ces doutes au
sein du judaïsme (voir ici).
Faire de Joseph un veuf avec enfants est très habile. Cela permet de
contrer l’idée que Jésus aurait eu des frères et sœurs de sang, tout en
respectant les données évangéliques sur sa parenté. Il s’agissait donc de
demi-frères et demi-sœurs… Cette solution de compromis est encore
retenue aujourd’hui dans certains milieux chrétiens.
Le Protévangile de Jacques doit son extraordinaire popularité au fait
qu’il fournit la première base littéraire au développement de la mariologie.
Il fait de Marie, la fille du Temple, une moniale avant la lettre, nourrie de la
main d’un ange (8,1). Elle, et non Jésus, est la protagoniste principale du
récit, même s’il s’agit, en fin de compte, d’assurer l’impeccabilité de
l’origine de l’enfant-Dieu. Exalter la mère, c’est glorifier le fils.
Cette sacralisation de la mère touchera également, non plus la naissance
de Marie, mais sa fin. La Dormition de Marie du Pseudo-Jean (Ve siècle)
relate la mort de la Vierge, gardée par les anges de Dieu. C’est dans ce texte
que figure la scène représentée par toutes les icônes orthodoxes de la
Dormition : Jésus, au moment du trépas, recueille l’âme de sa mère
symbolisée par l’image d’un petit enfant. Le récit s’achève par le transfert
du corps de Marie au paradis. Dans d’autres textes (par exemple
L’Assomption de Marie), le corps de Marie est emporté au ciel sur une
nuée. Comme dans le cas de sa naissance (miraculeuse au même titre que
celle de Jésus), l’élévation de son corps au ciel mime l’Ascension de son
fils.
L’enfance racontée
Il était très tentant de raconter l’enfance de Jésus, sur laquelle les
évangiles canoniques restent muets. Un texte remontant au IIIe siècle,
l’Évangile de l’enfance selon Thomas, et deux textes du VIe siècle fortement
influencés par le Protévangile de Jacques, l’Évangile du Pseudo-Matthieu
et l’Évangile arabe de l’enfance, regorgent d’histoires merveilleuses sur la
vie de Jésus enfant.
Lors de la fuite de la sainte famille en Égypte, difficultés et dangers
pullulent, mais Joseph et Marie sont à chaque fois sauvés par l’enfant.
Lorsqu’ils veulent s’abriter dans une grotte pour s’y reposer, une foule de
dragons les assaille. Mais « le Seigneur, bien que n’ayant pas encore deux
ans, se leva et se tint debout face à eux. Et les dragons l’adorèrent et, après
l’avoir adoré, s’en allèrent » (Évangile du Pseudo-Matthieu 18,1). Déjà
petit, Jésus affronte les puissances du mal et s’en rend victorieux.
Un autre miracle illustre sa sollicitude envers sa mère :

Deux jours après leur départ, il advint que Marie, dans le désert, souffrit de
l’excessive chaleur du soleil, et, voyant un palmier, elle désira se reposer un
peu à son ombre. Joseph s’empressa de la conduire près du palmier et la fit
descendre de sa monture. Et, après que Marie se fut assise, levant les yeux
vers le feuillage du palmier, elle vit qu’il était chargé de fruits, et elle dit :
« Oh, s’il était possible que je puisse goûter des fruits de ce palmier. » Et
Joseph lui dit : « Je m’étonne que tu dises cela, alors que tu vois combien ce
palmier est haut […] » Alors, le petit enfant Jésus, assis sur les genoux de
sa mère la vierge, s’écria et dit au palmier : « Arbre, incline-toi, et restaure
ma mère de tes fruits. » Et aussitôt, à cette parole, le palmier inclina sa tête
jusqu’aux pieds de Marie, et, après avoir cueilli les fruits qu’il portait, tous
se restaurèrent. (Évangile du Pseudo-Matthieu 20,1-2 ; trad. J. Gijsel)

L’Évangile du Pseudo-Matthieu projette dans l’enfance deux images : le


Jésus exorciste et le Jésus nourrissant les foules en multipliant les pains. À
d’autres occasions, Jésus est montré exorcisant un démon, guérissant une
lépreuse, désensorcelant un homme changé en mulet, guérissant Jacques
son frère d’une morsure de serpent, portant de l’eau dans un tissu parce que
273
la cruche s’est cassée, ressuscitant un compagnon de jeu, etc. . Le
message est clair : Jésus possède, de naissance, les pouvoirs surnaturels
qu’il a manifestés durant sa vie – et plus encore. La foi populaire s’est
nourrie de cette théologie narrative, attachée à contrer l’idée d’un Seigneur
ayant acquis ses pouvoirs de lui-même.
D’autres histoires sont plus dérangeantes. Elles montrent à l’œuvre un
petit Jésus coléreux et vindicatif. Un jour qu’il chemine avec son père, un
enfant lui heurte l’épaule en courant. « Et Jésus lui dit : “Tu ne continueras
pas ton chemin.” » Et l’enfant de tomber raide mort (Évangile de l’enfance
selon Thomas 4,1). La suite est intéressante. Les gens qui avaient assisté au
drame s’en étonnent et les parents de l’enfant mort s’offusquent. Alors
Joseph va trouver son fils et lui fait des remontrances. Jésus rétorque en
affirmant que les parents de l’enfant mort « recevront aussitôt leur
châtiment ». Furieux, Joseph lui tire les oreilles. Sur ces entrefaites, un
maître, Zachée, propose à Joseph d’éduquer son fils « pour qu’il apprenne à
aimer ses camarades et à honorer les personnes âgées ». Réponse de Jésus :
« Je me considère étranger aux choses que tu as dites, ô maître. Je suis autre
que vous, même si je suis parmi vous. »
Évitons de juger trop rapidement en concluant que ces Évangiles de
l’enfance racontent n’importe quoi. Encore une fois, une théologie travaille
ces récits naïfs, et c’est une théologie de l’incarnation : Jésus est Dieu sur
terre. L’enfant qui façonne des oiseaux avec de la terre et les vivifie est
l’icône du Dieu créateur. Le gamin capricieux est comme Dieu dont
l’humain ne doit pas provoquer la colère sous peine de mourir. Or, l’enfant-
Dieu vit dans le monde sans être du monde, dirait l’évangile de Jean. C’est,
à n’en pas douter, l’humanité du Nazaréen qui se trouve reléguée dans cette
vision de l’incarnation. Ce que l’enfant divin doit apprendre n’est pas le
pouvoir surnaturel de faire vivre ou mourir, mais la science des hommes.
Ainsi, d’une manière touchante, l’Évangile de l’enfance selon Thomas
raconte comment Jésus à huit ans demande à son père de lui apprendre son
métier de charpentier ; mais lorsque celui-ci confie l’enfant surdoué à des
maîtres pour lui apprendre le grec, ceux-ci s’avèrent plus ignorants que
l’élève…
On assiste, en lisant ces textes apocryphes, à la volonté de
contextualiser l’enfance de Jésus dans le milieu familial, scolaire, social de
Nazareth en Galilée. La chronique du pèlerin de Piacenza (vers 570) nous
apprend que ces récits avaient à Nazareth un impact très concret : on
montrait aux pèlerins le (prétendu) cahier scolaire de Jésus et une poutre sur
laquelle Jésus et ses compagnons de jeu s’asseyaient 274.
Jésus le juif
Nous avons déjà parlé, au chapitre 1, des évangiles judéo-chrétiens (voir
ici). Ils émanent de ce courant de la chrétienté très attaché à Israël et qui, au
fil des siècles, persista à considérer le christianisme comme une branche du
judaïsme. Son importance, majeure au Ier siècle, est allée déclinant dans
l’espace syro-palestinien, d’où il disparut au Ve siècle. Des groupes
ébionites et elkasaïtes de langue araméenne ont subsisté jusqu’au
e 275
VIII siècle . L’érosion de ces communautés, rejetées à la fois par le
judaïsme et la Grande Église majoritaire, explique la disparition de ces
évangiles, dont ne subsistent que quelques fragments. Il s’agit de citations
des Pères de l’Église : Clément d’Alexandrie, Origène, Épiphane, Jérôme.
Vingt-trois citations ou allusions à l’Évangile des Nazaréens sont parvenues
à notre connaissance, sept de l’Évangile des Hébreux et sept de l’Évangile
des Ébionites. Il n’est pas exclu d’ailleurs que les deux premières
appellations recouvrent le même écrit, mais nous en savons trop peu pour le
certifier 276.
Leurs fragments portent sur le baptême de Jésus, l’appel des disciples,
l’activité de guérison ou l’enseignement moral. L’Évangile des Hébreux
relate l’apparition du Ressuscité à Jacques, frère du Seigneur, auquel Jésus
donne le pain et le vin 277. Cet épisode apocryphe illustre le besoin d’asseoir
la légitimité de Jacques en l’intégrant au cercle des douze apôtres ; c’est lui,
en effet, que le judéo-christianisme a institué en figure tutélaire et garant de
sa tradition. Les écrits judéo-chrétiens sont, au sein de la littérature
apocryphe chrétienne, les plus proches géographiquement et
sociologiquement du cadre de vie de Jésus et ses disciples.
Les fragments subsistants ne permettent pas de reconstituer la doctrine
des communautés où ils circulèrent, mais en disent assez pour faire deviner
un portrait de Jésus fortement judaïsé, apparenté autant à l’évangile de
Matthieu qu’à celui de Jean. Par chance, un papyrus daté d’environ 200 et
publié pour la première fois en 1935 nous livre un accès direct à un texte de
cette mouvance : le Papyrus Egerton 2 (complété par le papyrus de
Cologne 255). En voici le début :

[Jésus dit] aux légistes : « [Condamnez] celui, quel qu’il soit, qui
contrevient à la Loi, mais non pas moi ! Car ce qu’il fait, [il ne sait pas]
pourquoi il le fait. » Il se tourna vers les chefs du peuple et dit cette parole :
« Vous scrutez les Écritures dans lesquelles vous imaginez avoir la vie ; ce
sont elles qui rendent témoignage à mon sujet. Ne pensez pas que je suis
venu vous accuser devant mon Père : celui qui vous accuse, c’est Moïse en
qui vous mettez vos espoirs. » (lignes 2-14 ; trad. D. A. Bertrand)

À la suite de cet échange, les chefs du peuple cherchent à mettre la main


sur Jésus pour le lapider, mais il leur échappe, car « l’heure où il devait être
livré n’était pas encore venue ». Fidélité à la Torah et controverses sur
l’interprétation des Écritures sont les indices sûrs d’un débat interne au
judaïsme, le judéo-christianisme défendant une lecture messianique de la
Bible hébraïque. L’Évangile des Ébionites semble toutefois faire bande à
part en défendant une alimentation végétarienne et en récusant le caractère
divin de la messianité de Jésus. L’enjeu des controverses est d’attester la
conformité scripturaire de l’enseignement de Jésus, autrement dit sa
parfaite judaïté.
Le quatrième centre d’intérêt, que nous abordons après la sacralisation
de la mère, les récits d’enfance et la démonstration de la judaïté de Jésus,
nous plonge dans une tout autre atmosphère spirituelle : il s’agit, là, de
savoir qui est mort sur la croix.
Jésus est-il mort sur la croix ?
La question de savoir si le Fils de Dieu pouvait mourir sur une croix a
agité l’Église dès ses débuts. Les évangiles canoniques, avec leur insistance
sur le fait que la croix s’inscrit dans le plan de Dieu pour le salut des
hommes, répondent déjà à cette interrogation 278. Mais, avec le temps, celle-
ci devint plus aiguë encore : un « Dieu » qui souffre et meurt paraissait
impensable. Le courant théologique qui s’est efforcé de dissocier Dieu de la
souffrance a généré ce qu’on appelle une christologie docète. Le terme vient
du verbe grec dokeô, « sembler », « paraître » ; il signifie que l’homme
souffrant ne fut qu’un semblant, une fausse apparence du Fils de Dieu.
Si le docétisme s’est infiltré dans de nombreux milieux chrétiens, dès le
er
I siècle, il a fait son nid dans le courant gnostique, qui nous est connu par
la fabuleuse découverte de la bibliothèque copte de Nag Hammadi. Ce que
nous appelons « courant gnostique » est en fait une nébuleuse de
communautés, pratiquant une spiritualité à la fois philosophique et
mystique. Qu’est-ce que la gnose ? Elle tient d’un sentiment d’être étranger
au monde. Jean-Pierre Mahé et Paul-Hubert Poirier, les éditeurs du volume
Écrits gnostiques dans la Pléiade, la définissent ainsi : « La vie d’ici-bas est
une déchéance : on y est jeté malgré soi ; on devient autre chose que ce
qu’on était primordialement ; cette aliénation équivaut à une sorte de
captivité, d’où l’on a besoin d’être racheté. Naître en ce monde de la
génération conduit obligatoirement à la mort, à moins qu’on ne soit
régénéré. L’agent de cette libération est avant tout la gnose, associée au bain
baptismal 279. » Les gnostiques vivent de la nostalgie d’un état primordial,
de nature divine, qu’il s’agit de retrouver par le biais de rites associés à une
connaissance. Ce savoir rédempteur (en grec gnôsis) est réservé aux initiés ;
il est décliné dans des écrits, souvent difficiles, traitant de la création du
monde, de l’origine du mal, des espaces célestes et de leurs créatures
angéliques, ainsi que des mystères du corps humain. Les écrits gnostiques
opèrent une relecture des événements centraux de la vie du Christ à partir
d’un dualisme fondamental entre le ciel et la terre, qui ruine l’idée d’un
Dieu s’incarnant dans le monde.
Les Actes de Jean, que l’on date de la seconde moitié du IIe siècle,
livrent dans leurs chapitres 94–102 une relecture docète de la Passion. Jésus
est décrit dansant avant son arrestation devant ses disciples et les entraînant
dans un hymne à la gloire du Père (94–96). L’apôtre Jean, ne supportant pas
de le voir arrêté et souffrant, s’enfuit au mont des Oliviers.

Lorsque [le Seigneur] fut suspendu le vendredi à la sixième heure, il y eut


des ténèbres sur toute la terre ; et mon Seigneur se tint au milieu de la
grotte, il m’illumina et dit : « Jean, pour la foule d’en bas, à Jérusalem, je
suis crucifié, je suis piqué par des lances et des roseaux, je suis abreuvé de
vinaigre et de fiel. Mais à toi je vais parler, et ce que je vais dire, écoute-le.
C’est moi qui t’ai donné l’idée de monter sur cette montagne pour que tu
écoutes ce qu’il faut qu’un disciple apprenne de son maître et un homme de
son Dieu. » Lorsqu’il eut dit cela, il me montra une croix de lumière
solidement établie […] (Actes de Jean 97-98 ; trad. É. Junod et J.-
D. Kaestli)

Cette croix de lumière, la vraie croix dont la révélation est réservée à


l’initié gnostique, « n’est pas la croix de bois que tu vas voir quand tu seras
descendu d’ici ». « Je ne suis pas non plus celui qui est sur la croix », révèle
le Christ (Actes de Jean 99).
On retrouve ces deux motifs, à savoir l’ésotérisme de la connaissance et
la dissociation du Sauveur et de la croix, dans l’Apocalypse de Pierre, un
écrit gnostique un peu plus tardif (début du IIIe siècle).
Le Sauveur dit : « Je t’ai dit : ce sont des aveugles et des sourds. Écoute
donc maintenant ce qui t’est dit mystérieusement, et garde-toi de le dire aux
enfants de cet éon. Car toi, dans cet éon-ci, on te blasphémera puisqu’ils ne
te connaissent pas, alors que par la connaissance, on te rend gloire. »
« Celui qu’ils ont cloué, c’est le premier-né et la maison des démons, le
couteau de pierre avec lequel ils chassent appartenant à Élohim, et la croix
qui est sous la Loi. En revanche, celui qui se tient près de lui, c’est le
Sauveur vivant, celui qui était d’abord dans celui qu’ils ont saisi et qui s’est
échappé ; il se tient debout dans la joie, voyant que ceux qui lui ont fait
violence sont divisés entre eux. » (Apocalypse de Pierre 73,11-23 ; 82,21-
34 ; trad. J.-D. Dubois)

Le dualisme qui sous-tend la doctrine gnostique apparaît plus nettement


dans cet extrait. Je veux dire que le refus de cet « éon », ce monde-ci,
dominé par les archontes du mal, entraîne un rejet du Dieu créateur, le Dieu
biblique (Élohim). La crucifixion de Jésus est liée à la Loi juive, ce qui est
correct ; mais, dans un renversement spectaculaire des données
néotestamentaires, elle est rangée dans le monde du mal et ne peut être
théologiquement réhabilitée. Aucun sens salutaire ne peut lui être attribué.
Le Sauveur divin « s’est échappé » du corps humain livré à la souffrance.
L’une des explications est que Simon de Cyrène, qui avait été réquisitionné
pour porter la croix d’un Jésus épuisé (Mc 15,21), a été en réalité crucifié
par erreur à sa place. Parlant de Basilide, un maître de la gnose mort en 140,
Irénée de Lyon résume cette théorie dans son traité Contre les hérésies :

[Le Christ] ne souffrit pas lui-même la Passion, mais un certain Simon de


Cyrène fut réquisitionné et porta sa croix à sa place. Et c’est ce Simon qui,
par ignorance et par erreur, fut crucifié, après avoir été métamorphosé par
lui pour qu’on le prît pour Jésus ; quant à Jésus lui-même, il prit les traits de
Simon et, se tenant là, se moqua des archontes. (Contre les hérésies, I, 24,
4 ; trad. A. Rousseau)

Pour les gnostiques, penser que le Sauveur a été mis à mort sur la croix
est typique de l’ignorance et de l’erreur des chrétiens de l’Église
majoritaire. On admire le jeu subtil par lequel, s’appuyant sur un épisode
évangélique, la gnose en retourne la signification. Une même subversion de
sens touche le fameux reniement de Pierre. L’Apocalypse de Pierre, dont
nous venons de parler, rappelle le triple reniement de l’apôtre (72,3-4) pour
en faire une lecture inversée : c’est la figure de Jésus crucifié qu’il s’agit de
renier pour connaître le Sauveur véritable. Irénée de Lyon résume : « Si
quelqu’un confesse le Crucifié, dit Basilide, il est encore esclave et sous la
domination de ceux qui ont fait les corps ; mais celui qui le renie est libéré
de leur emprise et connaît l’“économie” du Père inengendré » (Contre les
hérésies, I, 24, 4).
On est ici aux antipodes de la théologie de Paul, centrée sur la
confession du Crucifié. Il n’est pas difficile d’en conclure que le conflit a
été sanglant entre la Grande Église, dont Irénée est le porte-parole, et les
chrétiens gnostiques, qui se targuent d’un savoir refusé à la chrétienté
ordinaire. Chacun, sur le sens à donner à la croix, traite l’autre d’hérétique.
Écoutons encore une fois Irénée : « Peu d’hommes sont capables d’un tel
savoir : il n’y en a qu’un sur mille, deux sur dix mille. Les juifs, disent-ils,
n’existent plus, et les chrétiens n’existent pas encore. Leurs mystères ne
doivent absolument pas être divulgués, mais tenus secrets par le moyen du
silence » (Contre les hérésies, I, 24, 6). Leur rejet du Dieu biblique entraîne,
de fait, une posture antijuive. Face à eux, l’Église ancienne a maintenu
l’autorité de l’Ancien Testament, le fait de l’incarnation et la fonction
salutaire de la croix.
Entre Vendredi saint et Pâques
Le cinquième centre d’intérêt des écrits apocryphes s’est greffé autour
de la croyance en la visite des enfers par le Christ entre sa mort et sa
résurrection. La source de cette croyance est présente dans le Nouveau
Testament : la première épître de Pierre déclare que Jésus « est allé prêcher
même aux esprits en prison » (1 P 3,19). Les esprits emprisonnés sont les
âmes captives des enfers. Du coup, l’espace qui sépare Vendredi saint de
Pâques a été exploré par toute une littérature extra-canonique, que des
spécialistes regroupent sous le vocable « cycle de Pilate 280 ». Elle est
accrochée à la figure du préfet de Judée, dont la décision fut déterminante
pour la condamnation de Jésus ; la place éminente que lui accorde
l’évangile de Jean (Jn 18,28–19,16) est le signe avant-coureur de la
prolifération des légendes chrétiennes à son sujet dans les siècles suivants.
La chrétienté d’Orient a développé des légendes favorables à ce
personnage, reportant sur les juifs la responsabilité de la mort de Jésus. Le
Rapport de Pilate, amplifiant un motif de l’évangile de Matthieu (Mt 27,51-
53 281), décrit les manifestations surnaturelles qui ont annoncé la
résurrection : apparition d’anges, tremblement de terre, résurrection de
morts et destruction des « synagogues qui avaient pris parti contre Jésus ».
Dans la Lettre d’Hérode à Pilate, Hérode supplie un Pilate devenu chrétien
de prier pour le repos de son âme. La Comparution de Pilate fait de lui
l’équivalent d’un martyr chrétien : il est jugé par l’empereur et décapité,
mais un ange recueille sa tête. Dans le Martyre de Pilate, il subit deux fois
la crucifixion, une première fois par les juifs, une seconde fois par
l’empereur Tibère.
La chrétienté occidentale, elle, a nuancé le portrait de Pilate. Dans la
Lettre de Pilate à l’empereur Claude, celui-ci se justifie en accablant les
juifs. Ses propos brodent sur ce qu’on lit déjà en Matthieu 28, 12-15,
déroulant une sorte de midrash chrétien :

Ils [les chefs des prêtres] le crucifièrent et, lorsqu’il fut enseveli, ils
placèrent des gardes. Mais il ressuscita le troisième jour pendant que mes
soldats étaient de garde. La malice des juifs s’enflamma alors, à tel point
qu’ils leur donnèrent de l’argent avec ces mots : « Dites que ses disciples
ont dérobé son corps. » (Lettre 3 [21] ; trad. J.-D. Dubois et R. Gounelle)

Dans la Mort de Pilate, le portrait de Pilate se péjore. On lit sa


condamnation par l’empereur Tibère, puis son suicide et sa fin infâmante,
son cadavre étant jeté dans le Tibre. Mais ce cadavre maudit provoqua de
tels cataclysmes qu’il fut repêché et transféré en Suisse – ici les versions
divergent – soit « sur le territoire de Lausanne », soit au sommet du mont
Pilate, près de Lucerne 282.
L’apocryphe le plus célèbre relatif à Pilate est l’Évangile de Nicodème,
dit aussi Actes de Pilate. Cet écrit difficile à dater (IVe siècle ?) connut, à
l’égal du Protévangile de Jacques, une immense notoriété, alimentant des
pièces de théâtre, inspirant Dante dans sa Divine comédie ; durant le Moyen
Âge, on le lit comme un cinquième évangile avant sa condamnation au
e
XVI siècle, qui le fit sombrer dans l’oubli. Nous en possédons plus de cinq

cents manuscrits et de multiples versions. On peut dire de lui qu’il est un


« texte de propagande 283 », s’appuyant sur les évangiles canoniques pour en
défendre la valeur et l’historicité. C’est le cas en particulier de sa première
partie (chap. 1-11) consacrée au procès de Jésus et de sa deuxième partie
(chap. 12-16) relatant l’histoire de Joseph d’Arimathée. Tout au long de ces
chapitres sont passés en revue, et défendus contre les critiques, la naissance
sans péché de Jésus, ses guérisons, son enseignement, sa mort en croix, son
ascension. Le passage le plus fameux figure aux chapitres 17-27, avec la
descente du Christ aux enfers 284. L’enfer est conçu ici comme la résidence
souterraine des âmes et le lieu du châtiment des âmes mauvaises. Le
Ressuscité y fait une entrée triomphale.

À nouveau une voix survint qui disait : « Levez les portes ! » Lorsqu’il
entendit cette voix pour la deuxième fois, l’Hadès [l’enfer] répondit comme
s’il ne comprenait pas et dit : « Qui est-il, ce roi de gloire ? » Les anges du
Maître dirent : « Le Seigneur fort et puissant, le Seigneur puissant au
combat. » Et sur-le-champ, à cette parole, les portes de bronze furent
brisées et les verrous de fer furent broyés, et tous les morts enchaînés furent
délivrés de leurs chaînes et nous avec eux. Le roi de gloire entra comme un
homme et tous les lieux ténébreux de l’Hadès furent illuminés. (Actes de
Pilate 21,3 ; trad. C. Furrer)

Le Christ foule alors la mort aux pieds ; il se saisit de Satan et le livre


aux enfers jusqu’à sa parousie. Puis il relève Adam, le bénit et entraîne en
cortège tous les prophètes et tous les saints jusqu’au paradis. Le dernier
arrivé est celui qu’on appelle le bon larron, le malfaiteur crucifié avec
Jésus, à qui celui-ci avait promis : « Aujourd’hui tu seras avec moi dans le
paradis » (Lc 23,43). Derrière cette narration haute en couleur, on discerne
la volonté de traduire narrativement une vérité théologique : Jésus, par sa
mort, accorde la rédemption à l’humanité entière et efface le péché lié à
Adam (Rm 5,12-21). Cette illustration du pouvoir de Jésus de sauver même
les défunts de leurs péchés explique le succès de cet apocryphe jusqu’à la
fin du Moyen Âge.
Pour être précis, la plus ancienne mise en scène de la descente du Christ
aux enfers, basée sur une tradition remontant au IIe siècle, se lit dans les
Questions de Barthélemy 285. Et là, la visite de l’enfer n’a pas lieu à la
résurrection, mais lors de la crucifixion. À son disciple qui déclare :
« Lorsque les ténèbres se firent, moi, j’avais les yeux fixés sur toi et je te
vis disparaître de la croix », Jésus répond : « Lorsque j’ai disparu de la
croix, c’est alors que je suis descendu dans l’Hadès pour en faire sortir
Adam et tous les patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, suivant la requête de
l’archange Michel » (7-9). S’ensuit le tableau pittoresque des enfers
ébranlés par ce « Dieu qui descend sur la terre », puis la résurrection
d’Adam montant au ciel escorté par les anges.
Hors du cycle de Pilate, mais intéressé aussi à commenter la
résurrection de Jésus, je signale le bref extrait qui nous reste d’un Évangile
de Pierre, dont les Pères de l’Église parlent depuis le IIIe siècle, mais qui ne
fut retrouvé qu’en 1886 par un archéologue français : les soixante versets
exhumés appartiennent à la fin de cet évangile perdu et narrent la
crucifixion et la résurrection. On estime que le texte a été composé autour
de 150 au sein du judéo-christianisme syrien. Il éveille l’attention du fait de
son ancienneté ; certains pensent, mais à tort, qu’il reposerait sur une
tradition encore plus ancienne que l’évangile de Marc 286. Il attire aussi
l’attention parce qu’il est le premier à faire ce dont les évangiles canoniques
se sont gardés : décrire le phénomène de la résurrection. Sous les yeux
ébahis des gardes, le Ressuscité sort du tombeau soutenu par deux êtres
célestes : « […] et les deux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la
tête des deux atteignait jusqu’au ciel, alors que celle de celui qu’ils
conduisaient par la main dépassait les cieux » (v. 39-40). Cette étrange
vision s’inscrit dans le sillage de l’évangile de Jean, où la croix coïncide
avec l’exaltation du Christ. Ici, le Ressuscité est déjà entré dans la sphère
céleste, et l’appui des deux êtres angéliques signifie que sortir de la mort est
l’œuvre de Dieu. Que le spectacle se déroule sous les yeux de non-croyants
vise à accréditer l’historicité de la résurrection.
Une sagesse pour initiés
Le dernier centre d’intérêt, qui va se développer essentiellement dans la
chrétienté orientale, est de considérer Jésus comme l’initiateur d’une
sagesse réservée aux initiés. Son message est reconfiguré pour alimenter
une piété intérieure, souvent à haute teneur intellectuelle. Il faut imaginer
derrière ces écrits des conventicules de croyants combinant méditation et
recherche mystique. Une série d’évangiles se rattachent à ce courant ; le
plus souvent (mais pas toujours), ils mettent en scène un dialogue entre le
Ressuscité et certains disciples choisis, auxquels le Christ fait confidence de
ses révélations.
Le plus fameux de ces évangiles est l’Évangile de Thomas. Son
ancienneté (vers 150), la possibilité qu’il s’appuie sur des traditions bien
plus anciennes et sa proximité avec les Synoptiques font que cet évangile
est le plus étudié des apocryphes. Ses premiers versets affichent le
programme :

Voici les paroles secrètes que Jésus le Vivant a dites et que Didyme Jude
Thomas a écrites. Et il a dit : « Celui qui trouvera l’interprétation de ces
paroles ne goûtera pas la mort. » Jésus a dit : « Que celui qui cherche ne
cesse pas de chercher, jusqu’à ce qu’il trouve. Et quand il aura trouvé, il
sera troublé ; quand il sera troublé, il sera émerveillé, et il régnera sur le
Tout. » (Évangile de Thomas 1-2 ; trad. C. Gianotto)

Cet évangile se présente donc comme la transcription des paroles


secrètes de Jésus le Vivant ; sous ce nom, c’est le Fils éternel qui parle.
Pourquoi sont-elles secrètes, cachées, ces paroles ? Suivons Jean-Daniel
Kaestli : « Ce qui est caché, c’est leur sens. À côté d’un sens manifeste,
immédiatement perceptible, les paroles de Jésus ont un sens profond,
ésotérique, qui ne se révèle qu’au prix d’une recherche, d’un effort
d’interprétation 287. » Le lecteur est donc invité à une quête du sens caché,
dont la récompense est de ne pas goûter la mort, c’est-à-dire de gagner
l’éternité du Royaume. Accéder à cette connaissance, c’est trouver le salut.
On perçoit ici l’essence même de la spiritualité gnostique, même si
l’Évangile de Thomas ne livre pas encore les vastes spéculations
cosmologiques de la gnose postérieure.
Sur les cent quatorze logia que présente le texte, un quart coïncide avec
des paroles connues des évangiles canoniques, comme « Heureux, vous les
pauvres, car le Royaume des cieux est à vous » (logion 54 ; Lc 6,20) ou
« Celui qui cherche trouvera, et à celui qui frappe on ouvrira » (logion 94 ;
Mt 7,8). Une moitié trouve un parallèle partiel dans les évangiles
canoniques, mais au prix d’une forte réinterprétation, comme la parabole du
trésor caché dans le champ : le champ passe d’un propriétaire à l’autre, le
dernier trouve le trésor et « il se mit à prêter de l’argent sans intérêt à qui il
voulut » (logion 109 ; voir Mt 13,44) ; c’est ici la sagesse qui est trésor ! Un
dernier quart est totalement inédit, et à forte teneur gnostique, comme :
« Malheur à la chair qui dépend de l’âme ; malheur à l’âme qui dépend de
la chair » (logion 112). L’intérêt pour la biographie de Jésus a
complètement disparu ; seul demeure l’attrait pour un enseignement
prometteur d’éternité. L’ancienneté des traditions recueillies par Thomas est
l’objet de vifs débats. Certains pensent que cet évangile relit et réinterprète
l’enseignement de Jésus consigné en Matthieu, Luc et un peu Marc ;
d’autres (et je m’y joins) estiment qu’il constitue une tradition autonome,
qui a recueilli la tradition de Jésus avant son insertion dans les évangiles qui
deviendront canoniques 288. En tous les cas, même s’il présente quelques
sentences que l’on peut attribuer au Jésus historique (voir ici), la plupart ont
été réinterprétées plus tard.
Quelles conséquences sur la compréhension de la figure de Jésus ?
Le Royaume, un terme que l’Évangile de Thomas cite fréquemment, est
devenu une réalité éternelle, hors du temps, que « les hommes ne voient
pas » (logion 113). Il coïncide avec le monde divin de la lumière, d’où les
spirituels sont issus, et qu’ils sont destinés à regagner après leur mort.
Situer le Royaume dans un au-delà transcendant est aux antipodes du
message de Jésus, avec son attente d’un Règne divin déjà perceptible dans
l’épaisseur de l’histoire et promis à un épanouissement futur. Le dualisme
gnostique se marque dans la répugnance du monde présent : « Celui qui a
trouvé le monde a trouvé un cadavre, et celui qui a trouvé un cadavre, le
monde n’est pas digne de lui » (logion 56). La dévalorisation du monde
terrestre est si radicale qu’il est assimilé à un cadavre, une réalité sans vie,
qui ne peut plus compter l’élu parmi ses adeptes.
Quant à Jésus, son identité est devenue un mystère indicible. À la
question « À qui je ressemble ? », Pierre pense à un ange et Matthieu à un
philosophe intelligent, mais Thomas dit : « Maître, ma bouche est tout à fait
incapable de dire à qui tu es semblable » (logion 13). Les réponses données
à l’identité de Jésus par d’autres communautés chrétiennes sont ici
déclarées insuffisantes. Thomas, image du vrai disciple, donne la vraie
réponse : face à Jésus, le silence seul est de mise. Car en lui, c’est l’éternité
qui parle. L’idée d’incarnation s’est volatilisée : comment Dieu habiterait-il
un monde voué à la perdition ?
Si, comme je l’ai dit, l’Évangile de Thomas demeure au seuil de la
spiritualité gnostique, d’autres écrits y cèdent totalement. La bibliothèque
de Nag Hammadi nous les a fait connaître : Évangile de Marie, Évangile de
Philippe, Sagesse de Jésus Christ, Dialogue du Sauveur, Livre des secrets
de Jean, etc. Par ailleurs, la publication du codex Tchacos en 2006 nous a
livré le texte de l’Évangile de Judas. Je mentionne ci-dessous trois écrits où
la sagesse pour initiés se déploie avec puissance.
De l’Évangile de Marie (IIe siècle), nous ne possédons que deux
fragments. Le texte débute par un dialogue du Ressuscité avec ses disciples
sur la matière et le péché du monde. Marie de Magdala, je le rappelle (voir
plus haut), joue un rôle éminent dans cet écrit : « Ce qui vous est caché, je
vais vous l’annoncer » (10,8). Son enseignement porte sur la montée de
l’âme vers les lieux célestes après la mort, et le passage des multiples
barrières pour y parvenir. C’est Marie qui console les disciples attristés par
le départ de Jésus, mais elle fait face à l’hostilité d’André et Pierre, qui
contestent que le Christ ait fait bénéficier une femme d’un enseignement
privé.
Le Dialogue du Sauveur (IIIe siècle) est une initiation à la connaissance
de soi : « La lampe du corps, c’est l’intellect » (125,18-19). Par la
connaissance, l’âme est irradiée d’une lumière qui transfigure même le
corps. Le parcours de l’âme jusqu’au ciel est également décrit ; son
aboutissement est l’entrée dans la chambre nuptiale, où elle s’unira au
conjoint céleste. Le Christ est l’initiateur et le modèle de cette sagesse où
l’humain, issu du plérôme divin (la plénitude de Dieu) et jeté dans la
déchéance du monde, apprend comment rejoindre sa patrie céleste. La vie à
laquelle il est appelé est faite d’ascèse ; puisque l’existence dans ce monde
est soumise aux puissances célestes et à leurs passions, il doit se libérer de
la colère et de l’envie. Marie de Magdala, « une femme qui a compris le
Tout » (139,12-13), occupe à nouveau une place centrale dans ce texte.
Dans sa quête de sagesse, le gnostique est taxé de solitaire, à l’aide d’un
terme (monachos) qui donnera « moine » en français ; le monachisme ne
naîtra toutefois que deux siècles plus tard en Égypte 289.
L’Évangile de Judas, auquel Irénée faisait allusion au IIe siècle sans
l’avoir lu, fait la part belle à cet apôtre démonisé par les évangiles
canoniques, mais bénéficiaire ici des révélations de Jésus sur le monde
futur. Sa trahison n’est pas stigmatisée, mais devient la modalité par
laquelle Jésus parvient à quitter son enveloppe charnelle pour révéler son
identité de Sauveur. La question de savoir si, dans ce texte obscur, Judas est
réhabilité ou manipulé par les forces du mal, est aujourd’hui très
discutée 290. Quoi qu’il en soit, le Dieu transcendant des gnostiques n’a ici
plus rien à voir avec le Dieu biblique auquel croient juifs et chrétiens.
Une réception éclatée
Pour conclure.
Entre le Jésus juif qui argumente sur la Torah et le pilote du vaisseau
céleste des âmes, entre l’Enfant génie et le Visiteur des enfers, entre
l’interlocuteur de Pilate et le Jésus gnostique dont on occulte la mort, quelle
cohérence ? Tous ces courants se sont inspirés de l’« événement Jésus »
pour en exploiter une dimension qui satisfasse leurs besoins et leur culture.
La diversité du christianisme dès l’origine et sa capacité à l’inculturation se
manifestent de façon éclatante.
Si l’on se met en quête de cohérence, on fera la différence entre les
lectures inclusives et les lectures exclusives. Les lectures inclusives (la
sacralisation de la mère, l’enfance racontée, Jésus le juif, entre Vendredi
saint et Pâques) veulent fournir un complément aux écrits canoniques en
exploitant les blancs de leurs récits. Les lectures exclusives (Jésus est-il
mort sur la croix ?, une sagesse pour initiés) se superposent aux évangiles
canoniques en falsifiant le récit de la Passion ou le fait de l’incarnation.
Entre inclusion et rupture, l’impressionnante diversité du christianisme aux
premiers siècles inaugure un parcours qui restera cahoteux, malgré les
décisions conciliaires des IVe et Ve siècles destinées à séparer l’orthodoxie
de l’hérésie.
La vérité de Jésus ne se cadenasse pas en une formule.
CHAPITRE 12

Jésus au regard du judaïsme

Retracer la réception juive de la figure de Jésus, c’est être confronté à


er
une histoire pathétique : une guerre de religion. Au début (I siècle), le
e e
débat a été interjuif ; déjà, il ne fut pas tendre. Ensuite, du II au XIX siècle,
les relations entre judaïsme et christianisme ont été nourries de mépris, de
peur et de haine. Cette histoire ténébreuse a imprimé sa marque corrosive
sur la façon dont les juifs, au cours des siècles, se sont exprimés sur Jésus.
Il faudrait, pour prononcer un jugement historique équilibré, dresser en face
des paroles juives sur Jésus la longue liste des condamnations chrétiennes,
des interdits imposés aux juifs, des pogroms. Ce climat de haine réciproque
entre les deux religions explique, du côté juif, les silences, les non-dits, les
paroles féroces. Ce n’est qu’après le milieu du XXe siècle que la terreur, peu
à peu, a fait place au dialogue.
e
Trois périodes peuvent être distinguées. La première va du II au
e
VIII siècle : c’est le temps du dédain, documenté par la littérature
e e
rabbinique. Deuxième période : les siècles de plomb (IX au XIX siècle).
Troisième période : le dégel, au cours du XXe siècle.
Le silence des rabbins
Disons tout de suite qu’un espoir doit être douché : celui d’exhumer de
la littérature rabbinique des informations historiques originales sur Jésus de
Nazareth. D’imprudents chercheurs s’y sont risqués. Mais quel degré de
fiabilité historique accorder à une sentence rabbinique du Ve ou du
e
VII siècle, même si celle-ci véhicule et réinterprète une tradition plus
ancienne ? C’est à la réception juive de la figure de Jésus, plus exactement à
la réaction juive face à la prédication chrétienne, que les paroles des sages
du Talmud nous font assister.
Bref rappel. Du Ier siècle de notre ère, la seule parole juive que nous
possédions sur Jésus est de Flavius Josèphe, dont nous avons lu au premier
chapitre le Témoignage Flavien. Ni Qumrân ni Philon d’Alexandrie ne
parlent du Nazaréen. La plus ancienne collection de paroles rabbiniques est
la Mishna, ensemble de prescriptions religieuses compilées vers 200-220
par Rabbi Yehuda ha-Nasi. Il recueille les opinions des rabbins de la
période dite « tannaïtique ». Deux commentaires de la Mishna ont vu le
jour : le premier, le Talmud de Jérusalem, émane du judaïsme palestinien
aux environs de l’an 400. Le second, bien plus imposant, est le Talmud de
Babylone ; on l’a longtemps daté de la fin du Ve siècle, mais des recherches
récentes situent sa clôture plutôt au VIIe siècle, sinon même au VIII 291e. Les
deux Talmuds sont l’œuvre des amoraïm. À côté de ces deux sommes de
l’érudition juive, la Tosefta est un supplément de la Mishna vers 250-300. À
cela, il faut ajouter le corpus des commentaires de l’Écriture, midrashim et
targumim.
Or, de cette vaste littérature, n’émerge qu’un nombre très réduit de
mentions de Jésus. Pinchas Lapide les évalue à quinze pages sur les quinze
mille que comprend le Talmud 292. Autant dire : une goutte d’eau dans la
mer de la littérature rabbinique. Toutefois, les spécialistes du Talmud
discutent âprement ce nombre. Car si Jésus est parfois explicitement
nommé (Yeshu ha-Notsri), on le découvre aussi sous des noms d’emprunt :
Ben Pentera (fils de Pentera), Balaam, Ben Stada ou même Peloni (ce qui
veut dire : « une certaine personne 293 »). Plus qu’à des noms de code, il faut
penser que des paroles mentionnant originellement d’autres personnages
ont été, au fil des siècles, attribuées à Jésus. Thierry Murcia a raison de
postuler, au long de la transmission des paroles des sages, un phénomène de
relecture et d’attribution à Jésus ; on en tiendra pour preuve que
l’identification de ces personnages à Jésus est bien plus nette dans les
couches tardives du Talmud de Babylone que dans le Talmud de
Jérusalem 294.
Mais pourquoi ces mentions si parcimonieuses de Jésus ? Et pourquoi le
désigner sous des noms d’emprunt ?
On peut présumer plusieurs raisons à ce refoulement, même si l’histoire
de la compilation du Talmud nous est mal connue. La première tient à la
censure interne : on ne parle pas de l’ennemi. La deuxième raison tient à la
censure externe, c’est-à-dire chrétienne : il était dangereux de critiquer
Jésus ; la pression de l’Église a d’ailleurs forcé à expurger le Talmud des
passages consacrés à Jésus au moment où il a été imprimé, si bien qu’il faut
remonter aux versions manuscrites pour les retrouver. La troisième raison
est d’ordre historique : si les mentions sont inexistantes durant les deux
premiers siècles (la Mishna), cela tient au fait que les rabbins se
concentraient sur la lourde tâche de recomposer le judaïsme démantelé par
les deux Guerres juives de 66-73 et 132-135. Il était urgent de codifier les
règles de vie. Yeshu n’apparaît dans leurs propos qu’au moment où le
christianisme monte en puissance et menace l’identité juive ; c’est alors,
mais nous sommes au IIIe siècle, que se lève le vent de la polémique. Il est
rude.
Un rabbi qui a mal tourné
L’entrée en scène tardive de Jésus dans le Talmud, disons-le ainsi,
explique que les rabbins réagissent au christianisme qu’ils ont sous les
yeux plutôt qu’à une image de Jésus issue des évangiles. Un exemple suffit
à le montrer. Dans le traité Sanhedrin du Talmud de Babylone, il est raconté
l’histoire de Rabbi Yehoshuah ben Perahiah et de son disciple Yeshu ha-
Notsri (Jésus le Nazaréen). Yehoshuah et son élève fuient à Alexandrie pour
échapper aux persécutions religieuses d’Alexandre Jannée (103-76 av. J.-
C.). En chemin, ils s’arrêtent dans une auberge pour s’y restaurer. L’histoire
fonctionne sur un quiproquo : le terme hébreu akhsania signifie aussi bien
l’auberge que l’aubergiste ; Yehoshuah use du premier sens, Yeshu du
second. Cela donne ceci :

On le [Rabbi Yehoshuah] servit avec déférence. Il dit : « Comme cette


akhsania [auberge] est belle ! » Yeshu ha-Notsri lui dit : « Maître, ses yeux
ont un défaut. » Il lui répondit : « Méchant, c’est de cela que tu
t’occupes ! » Il fit sortir quatre cents trompettes et le mit au ban. [Yeshu] se
présenta devant lui à maintes reprises, lui disant : « Accepte-moi ! »
[Yehosuah] avait l’intention de le recevoir ; il lui fit signe de la main.
[Yeshu] crut que c’était pour le renvoyer. Il partit, dressa une brique [ou :
une tuile] et se prosterna devant elle. […] Un maître a dit : Yeshu ha-Notsri
pratiquait la sorcellerie et il a dévoyé et trompé Israël. (bSanhedrin 107b ;
trad. T. Murcia 295)

De cette étrange histoire, on relèvera tout d’abord le flagrant


anachronisme : Jésus est situé au Ier siècle avant notre ère. Les rabbins ne
cherchent pas à faire œuvre d’historien ; ils se servent du personnage de
Jésus pour positionner le christianisme face au judaïsme. Ce récit est en
réalité une petite allégorie de la rupture entre juifs et chrétiens. Qu’est-il dit
à cet égard ? Trois choses : Jésus est le disciple d’un rabbi ; la cassure se
joue sur un malentendu ; en conséquence, Jésus s’éloigne et se livre à
l’idolâtrie. S’agissant du quiproquo, on relèvera l’ironie à l’égard d’une
religion qui s’attarde aux choses extérieures, en l’occurrence l’esthétique de
l’aubergiste… Le fait de se prosterner devant une brique est typique d’une
vénération d’idole, le pire crime religieux pour Israël. Mais pourquoi une
brique ? On a proposé d’y voir l’adoration de la croix dans les églises du IVe
ou du Ve siècle. Daniel Boyarin a fait la suggestion intéressante d’y lire une
allusion au culte des icônes 296. En tous les cas perce ici l’objection
religieuse fondamentale du judaïsme au christianisme, qui est de briser le
monothéisme en octroyant à un homme, Jésus, un statut divin. « Si un
homme dit qu’il est Dieu, c’est un menteur » (jTaanit 2,1 297).
Le plus surprenant in fine est ce statut octroyé à Jésus : disciple d’un
rabbi. Nous tenons là, si je vois bien, un trait constant dans l’image
rabbinique de Yeshu : il est assimilé aux sages d’Israël. Jésus est, pour ainsi
dire, rabbinisé : il suit un maître ou, en d’autres passages, enseigne à ses
disciples (le Talmud lui en reconnaît cinq). Mais cette rabbinisation est
d’autant plus marquée qu’elle sert de support à une accusation récurrente :
Jésus est un rabbi qui a mal tourné. « Il a dévoyé et trompé Israël » : d’une
part par son enseignement, d’autre part par ses tours de magie qui tenaient
de la sorcellerie. L’accusation faite au Nazaréen de pratiquer l’exorcisme au
nom de Béelzéboul (Mc 3,22) trouve ici son lointain écho. La charge de
sorcellerie se lit dans les propos qu’Origène (IIIe siècle) attribue au juif
informateur de Celse (Contre Celse, 1,6 ; 1,28). C’est moins la magie
comme telle qui est reprochée à Jésus (les rabbins en usaient parfois), que le
fait d’avoir, ce faisant, égaré Israël.
Le reproche d’être un rabbi dévoyé revient sous diverses variantes dans
le Talmud. En bBerakot 17b, on lit cette mise en garde : « Puissions-nous
n’avoir ni fils ni disciple qui gâte son plat en public comme Yeshu ha-
Notsri. » Notons au passage, pour confirmer ce qui a été dit auparavant de
la censure, que dans plusieurs éditions du texte, la finale « comme Yeshu
ha-Notsri » a été caviardée 298. Comment comprendre « gâter son plat » ?
L’interprétation du langage métaphorique, qu’affectionnent les rabbins,
n’est jamais complètement assurée. Plutôt qu’y voir une connotation
sexuelle, comme certains l’ont pensé, l’allusion à l’enseignement est plus
vraisemblable 299. Les métaphores culinaires sont en effet, en culture
sémitique, souvent associées à la parole enseignée. « C’est du lait que je
vous ai fait boire, écrit Paul aux Corinthiens, non de la nourriture solide :
vous ne l’auriez pas supportée » (1 Co 3,2). Et dans l’évangile : « Vous êtes
le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, avec quoi le salera-t-on ? » (Mt
5,13). « Gâter son plat » est donc diffuser une pensée corrompue. Qui plus
est, cette doctrine pourrie a été diffusée « en public » – ce qui rend le péché
irrémédiable et contamine ceux qui adhèrent à l’enseignement de Jésus.
Vise-t-on ici le fait que Jésus, à la différence des rabbis de son temps,
enseignait le peuple et non exclusivement le cercle de ses élèves ? C’est
plus probablement l’expansion du message chrétien dans l’empire romain,
durant les siècles postérieurs, qui est concernée ici.
La punition éternelle de Yeshu
Un autre texte va dans le même sens : bGittin 57a. Cette fable raconte
comment Onqelos, le neveu de l’empereur Titus, désireux de se convertir au
judaïsme, convoque par nécromancie l’esprit de Titus, puis de Balaam, puis
de Yeshu. Voici son dialogue avec Yeshu :

Il [Onqelos] lui dit : « Qui est considéré dans ce monde ? »


Il [Yeshu] lui dit : « Israël. »
– Qu’en est-il si je m’agrège à eux ?
Il lui dit : « Recherche leur bien-être. Ne cherche pas à leur nuire.
Quiconque y touche, c’est comme s’il touche à la prunelle de son œil. »
Il lui dit : « En quoi consiste la condamnation d’un homme tel que toi ? »
Il [Yeshu] lui dit : « Au moyen d’excrément bouillant. Selon ce qu’un
maître a dit : Quiconque raille les paroles des sages est condamné à
l’excrément bouillant. »

Yeshu apparaît au sommet d’une liste d’ennemis d’Israël : Titus est le


général des légions romaines, responsable de la conquête de Jérusalem en
70 et de la destruction du Temple ; Balaam est ce devin auquel, lors de la
conquête de Canaan, le roi de Moab ordonne de maudire Israël, mais qui va
convertir ce mandat en bénédiction (Nb 22–24) – pourtant, dans la tradition
juive comme dans le Nouveau Testament, Balaam reste le type du devin
maléfique (c’est pourquoi il deviendra dans le Talmud un avatar de
Jésus 300). Le crime de Yeshu est puni de la peine la plus sévère. Notons que
l’intéressé acquiesce à cette peine éternelle et la justifie par la parole d’un
maître : se moquer de la parole des sages mérite la peine ultime. Encore une
fois, c’est le dévoiement de son enseignement qui est sanctionné.
La peine de l’« excrément bouillant » est attachée à Yeshu dans le
Talmud ; il apparaît, de l’avis unanime des spécialistes, que cette torture
éternelle lui est réservée à lui seul, et qu’elle a été inventée pour lui 301. Le
message est clair : non seulement Jésus n’est pas ressuscité des morts, mais
il endure en enfer une peine éternelle sans espoir de rédemption. Le mamzer
impur pourrit dans l’immondice.
Un récit qu’on lit à quatre reprises, et que je cite dans la version du
Targum de Jérusalem, illustre le conflit entre guérisseurs juifs et guérisseurs
judéo-chrétiens :

Son petit-fils [de R. Yehoshuah ben Lévi] avait avalé quelque chose. Un
homme vint et lui murmura quelque chose au nom de Yeshu ben Panthera
[Jésus] et il reprit son souffle. Tandis qu’il sortait, il [Yehoshuah] lui dit :
« Que lui as-tu murmuré ? » Il lui dit : « Selon le mot d’“Untel”. » Il
[Yehoshuah] lui dit : « Il eût mieux valu pour lui qu’il meure plutôt que
ça ! » Et c’est ce qui lui arriva, « comme une méprise échappée du
Souverain » (Qo 10,5). (jShabbat 14,4, lignes 34-37)

Alors que Rabbi Yehoshuah attendait que le guérisseur lui indique quel
verset de la Torah il avait prononcé pour guérir, le « mot d’Untel » désigne
anonymement une parole de Jésus. La morale de l’histoire tirée de Qohélet
(« comme une méprise échappée du Souverain ») est obscure : la méprise
porte-t-elle sur le pouvoir thaumaturgique que Dieu a accordé par
inadvertance au guérisseur ou sur le souhait de la mort du petit-fils 302 ?
Dans le premier cas, le pouvoir thaumaturgique du guérisseur judéo-
chrétien procède d’une erreur divine, dans le second cas c’est le désir du
grand-père qui a tué son petit-fils. D’une façon ou d’une autre, le texte
témoigne d’une cohabitation entre juifs rabbiniques et juifs chrétiens, grâce
à laquelle les premiers font appel aux seconds en cas de nécessité. Mais le
propos rabbinique est une mise en garde : le recours au nom maudit de
Yeshu doit être prohibé. Dans une autre version du même épisode, Rabbi
Éléazar a été mordu par un serpent, mais Rabbi Ishmael lui interdit de se
faire guérir au nom de Yeshu ben Panthera. Éléazar enfreint l’ordre et en
meurt (tHullin 2,22-23).
« Il a séduit Israël »
Le passage le plus fréquemment cité concernant l’image de Jésus dans
le Talmud est celui du traité bSanhedrin 43a, que j’ai déjà mentionné au
chapitre 1. Je le reproduis ici en version complète :

On a appris : la veille de Pâque, on a pendu Yeshu ha-Notsri. Et le héraut


est sorti devant lui quarante jours disant : Yeshu ha-Notsri sort pour être
lapidé car il a pratiqué la sorcellerie, et a séduit et dévoyé Israël. Toute
personne qui a connaissance d’un élément pour sa défense, qu’elle vienne et
donne l’information à son sujet ! Mais on n’a rien trouvé pour sa défense et
on l’a pendu la veille de Pâque. Ulla dit : « Pensez-vous que Yeshu ha-
Notsri était de ceux pour qui on plaide en leur faveur ? C’était un
séducteur ! » Et le Miséricordieux dit : « Tu ne l’épargneras pas et tu ne le
couvriras pas » (Dt 13,9), mais là c’est différent : Yeshu ha-Notsri était
proche de l’Empire.

Le passage se présente comme une baraïtha (tradition orale)


contemporaine de la Mishna, mais il pourrait être plus tardif de quelques
siècles. On a déjà relevé que les rabbins ne cherchaient pas à faire de
l’histoire, mais comment expliquer ces écarts face à la version évangélique
de la Passion ? Ce décalage confirme à quel point les déclarations
rabbiniques sur Jésus, même si elles se basent sur des paroles anciennes,
sont recomposées comme des fictions théologiques visant à positionner le
christianisme face au judaïsme. La démarche du héraut invitant durant
quarante jours (une période symbolique !) à prendre la défense du séducteur
d’Israël est conforme au droit juif ; son échec signale que Jésus était
inexcusable et sa faute avérée.
Les rabbins se défendent ainsi contre l’accusation chrétienne d’un
procès arbitraire et injuste. Mais surtout, qu’ils revendiquent pour Israël la
responsabilité de la mort de Jésus signale qu’ils ne pouvaient admettre
qu’un incirconcis (Pilate) ait réglé, par une crucifixion, une affaire intra-
juive. Que Jésus ait été lapidé puis pendu qualifie son crime de blasphème.
Flavius Josèphe en témoigne : « Quiconque aura osé blasphémer Dieu sera
pendu durant toute la journée après avoir été lapidé, puis on l’ensevelira
sans honneur et obscurément » (Antiquités juives, 4, 202). Ainsi, même si
les sages savent pertinemment que Jésus est mort en croix, le sens
théologique gouverne la fiction. Relevons tout de même que dans quelques
rares textes du Nouveau Testament et de Qumrân, le terme « pendaison »
est utilisé pour dire la crucifixion 303. Il s’agit d’affirmer : Jésus a été
sanctionné comme le sont les blasphémateurs et les idolâtres.
Rabbi Ulla vivait autour de l’an 300. Son intervention vise à renforcer
la légitimité de la sentence de mort, qu’il aggrave en disant : « Yeshu ha-
Notsri était proche de l’Empire [autre traduction : « du gouvernement »] ».
Que vient faire cette référence à l’Empire, que l’on peut sans aucun doute
identifier avec le gouvernement romain ? Dans son œuvre monumentale
La Mort du Messie, Raymond Brown se montre hésitant : « C’est peut-être
cette allusion à la crucifixion (châtiment associé aux Romains) qui a
conduit au commentaire talmudique sur une implication des Gentils – à
moins qu’il ne s’agisse simplement d’une identification juive postérieure à
325 entre chrétienté et pouvoir romain 304. » En d’autres termes, ou bien il
s’agit d’une référence au caractère romain de l’exécution de Jésus, ou bien
c’est une appréciation de la collusion entre le christianisme et le pouvoir
politique romain. De fait, au IVe siècle, l’« Empire » est chrétien et le statut
de religio licita est contesté au judaïsme. Il est donc tentant d’opter pour
cette actualisation de la parole des sages au statut politique de la chrétienté
dans l’empire romain, le judaïsme s’en trouvant, par voie de conséquence,
fragilisé. Au délit de minut, c’est-à-dire d’hérésie religieuse, imputé au
christianisme s’ajoute celui de complicité avec le pouvoir politique.
Des échos d’Évangile ?
On s’est demandé s’il était possible de détecter, dans les paroles des
sages relatives à Jésus, une connaissance des écritures évangéliques.
Jusqu’ici, dans les passages cités, un contact avec la prédication chrétienne
a suffi pour expliquer les traits prêtés au Nazaréen. Deux passages
pourraient être plus prometteurs.
Un texte de bShabbat attire l’attention. Il ironise sur une situation
dérangeante pour les juifs, à savoir que les femmes juives souhaitant
divorcer s’adressaient à des juges chrétiens parce que ceux-ci traitaient mari
et femme sur pied d’égalité. Le philosophe mis en scène est chrétien.

Imma Shalom était la femme de Rabbi Éliézer et la sœur de Rabban


Gamaliel. Vivait près d’eux un philosophe qui avait la réputation de ne
jamais se laisser corrompre. Ils voulurent se moquer de lui. Imma Shalom
lui apporta un candélabre d’or. Elle lui dit : « Je veux que l’on me donne
une part du bien familial. » Il leur dit : « Partagez ! » Alors il [R. Gamaliel]
lui dit : « Il est écrit pour nous : “Là où il y a fils, la fille n’hérite pas.” » Il
[le philosophe] reprit : « Depuis le jour où vous avez quitté votre pays, la
Loi de Moïse a été rejetée et la loi de l’Évangile l’a remplacée, et dans cette
loi il est écrit : “Le fils et la fille hériteront à parts égales.” » Le lendemain,
il [R. Gamaliel] vint à son tour et lui apporta un âne de Libye. Lui [le
philosophe] leur dit : « J’ai regardé plus loin à la fin du livre, et là il est
écrit : “Je ne suis venu ni pour retrancher à la Loi de Moïse ni pour y
ajouter” et dans cette Loi il est écrit : “Quand il y a un fils, la fille n’hérite
pas.” » Elle lui dit : « Que ton savoir brille comme un candélabre d’or. »
R. Gamaliel dit : « L’âne est venu et il a écrasé le candélabre d’or. »
(bShabbat 116a-b ; trad. J. Klausner)
La satire est mordante, puisqu’elle met la posture chrétienne en
contradiction avec elle-même. Dans un premier temps, le philosophe
chrétien invite au partage des biens familiaux à la suite de la séparation des
époux. Le don du candélabre d’or a été payant. Lorsque R. Gamaliel lui fait
remarquer que selon la coutume juive la fille est déshéritée au profit du
garçon, le philosophe rétorque que la « loi de l’Évangile » s’est substituée
au droit juif et qu’elle prévoit l’égalité du partage. Un cadeau plus coûteux
(l’âne de Libye) l’amène à changer de point de vue : à la fin de l’Évangile,
dit-il, il est écrit : « Je ne suis venu ni pour retrancher à la Loi de Moïse ni
pour y ajouter. » Du coup, le droit mosaïque s’en trouve validé. Délicieux
commentaire final de R. Gamaliel qui dénonce la vénalité du philosophe :
« L’âne est venu et il a écrasé le candélabre d’or » !
L’expression traduite dans ce texte par « Évangile » est avôn gillayôn,
qui veut dire : le « rouleau du péché ». Ce pseudonyme de l’Évangile est
courant dans le Talmud. La formule attribuée à l’Évangile fait
immédiatement penser à Matthieu 5,17-18 : « N’allez pas croire que je sois
venu abroger la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abroger, mais
accomplir. Car, en vérité je vous le déclare, avant que ne passent le ciel et la
terre, pas un i, pas un point sur l’i ne passera de la Loi que tout ne soit
arrivé. » Cette affirmation péremptoire de la validité intégrale de la Torah
est propre au premier évangile ; elle émane de la chrétienté matthéenne
engagée dans une relation forte avec le judaïsme synagogal, et qui tenait à
défendre une continuité de fond entre l’enseignement de Jésus (qui
réinterprète la Loi mais sans l’abroger) et la tradition mosaïque. Il est
difficile de l’attribuer telle quelle au Jésus de l’histoire, mais la question
n’est pas là : cette affirmation figure dans le premier évangile et les rabbins
en ont manifestement eu connaissance.
Pour Dan Jaffé, « nous aurions là un phénomène unique, qui
présenterait la retranscription quasi mot à mot d’un verset évangélique dans
le Talmud de Babylone 305 ». La référence à la position matthéenne sur le
maintien de la Torah en régime chrétien est indéniable. Pour autant,
l’identification de la source demeure indécidable : réminiscence de lecture ?
citation d’un recueil de logia de Jésus ? écho de la prédication chrétienne ?
reprise d’un argument de la propagande chrétienne face au judaïsme ? Quoi
qu’il en soit, la satire rabbinique tient compte de l’argumentation des
chrétiens, mais la retourne contre eux : s’ils défendent la validité de la
Torah, qu’ils soient conséquents avec eux-mêmes ! Si Jésus n’est pas un
nouveau législateur, mais qu’il ne fait que confirmer la validité de la Loi
mosaïque, la propagande chrétienne s’en trouve désavouée.
Le dernier passage que je cite du Talmud, et dont on possède trois
versions, est plus qu’étrange. Il est même scabreux. C’est un dialogue entre
deux rabbis, Rabbi Éliézer et Rabbi Aqiba, qui ont vécu tous deux entre le
er e
I et le II siècle. Le premier a été arrêté pour minut (hérésie) et le second
vient le trouver. Il lui dit :

« Rabbi, peut-être qu’un des minim [hérétiques, chrétiens] a dit devant toi
une parole qui t’a agréé. » Il [R. Éliézer] lui dit : « Oui, par les cieux ! Tu
me le rappelles. Une fois, je suis monté sur la place de Sepphoris et un
homme est venu vers moi du nom de Jacob de Kephar Sikhnaya. Et il m’a
dit une parole au nom de Yeshu ben Pandera [Jésus fils de Pandera] et cette
parole me plut. Cette parole est écrite dans votre Torah : “Tu n’apporteras
pas à la maison du Seigneur le salaire d’une prostituée ni le paiement d’un
chien” (Dt 23,19). Qu’en faire ? » Je lui ai dit : « Ces dons sont interdits. »
Il m’a dit : « Pour l’offrande, ils sont interdits, mais pour les détruire, ils
sont autorisés. » Je lui ai dit : « En ce cas qu’en fera-t-on ? » Il m’a dit :
« Qu’on en fasse des bains et des lieux d’aisance. […] Ainsi parle Ben
Pandera : Ils sont venus de l’excrément, ils retourneront à l’excrément.
Ainsi qu’il est dit (Mi 1,7) : “Car c’est du salaire d’une prostituée qu’elle
les a amassés, ils redeviendront un salaire de prostituée.” On en fera des
latrines pour le public. » (Qohélet Rabba 1,8,3 306)
Pour Joachim Jeremias, il est évident que cette controverse « a été
inventée pour jeter le discrédit sur Jésus 307 ». Est-ce si sûr ?
La thèse de l’authenticité a de bons arguments pour elles. L’anecdote
met en scène un rabbi connu, Éliézer, dont les sympathies pour les chrétiens
sont connues, et qui, en l’an 95, fut mis au ban pour hérésie. Il est
historiquement plausible qu’il ait rencontré un disciple de Jésus, et que
l’objet de leur discussion recouvre les intérêts des sages. Le principe est
biblique : l’argent provenant de la prostitution n’est pas recevable pour un
sacrifice. D’un autre côté, l’argument prêté à Jésus relève de la casuistique :
que l’argent de la prostitution ne soit pas totalement banni comme le
prescrit le Deutéronome, mais autorisé par Dieu pour un usage à ce point
restrictif (des latrines !), est tiré par les cheveux. La rhétorique de Jésus en
matière d’interprétation de la Loi, telle que nous l’avons perçue, est bien
plus radicale ; elle s’appuie rarement sur l’Écriture, comme ici un verset de
Michée, pour se légitimer ; c’est dans les couches les plus tardives de la
tradition, matthéenne en particulier, que son interprétation emprunte le style
de la halakah propre aux rabbis 308.
Une fois de plus, l’histoire séculaire du développement de la tradition
rabbinique nous échappe et nous laisse dans l’incertitude. Ce récit nous
transmet-il une authentique parole de Jésus, inconnue des évangiles ? Si
oui, il s’agirait de l’unique parole de Jésus transmise par le Talmud hors de
la tradition chrétienne… L’hypothèse est hautement improbable. À partir de
là, de deux choses l’une. Ou bien la controverse est authentique, et nous
rapporte ce que les rabbins ont entendu de la prédication judéo-chrétienne.
Ou bien il s’agit d’une controverse déguisée, visant à ironiser sur une parole
de Jésus. Laquelle ? « En vérité, je vous le déclare, collecteurs de taxes et
prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu » (Mt 21,31). Dans ce
cas de figure, cette parole choquante du Nazaréen aurait été détournée par
les sages pour finir dans un propos scabreux de soutien aux prostituées.
L’appellation « fils de Pandera [ou : Pantera] » se réfère à la réputation
de bâtard, mamzer, affectée à Jésus. Elle se lit dans le Talmud, mais fleurit
dans les Toledot Yeshu. C’est là que nous la retrouverons. Sa récurrence
vient de son effet : fils de Marie et de son amant, donc né en état
d’impureté, Yeshu ne peut être le Messie fils de David, encore moins le fils
de Dieu.
Les siècles de plomb
La période qui court du IXe au XIXe siècle, et même jusqu’au milieu du
e
XX , peut être considérée comme une période de plomb. C’est le temps de la
chrétienté triomphante, le lancement des croisades, le confinement des juifs
en ghettos. Des siècles de culture juive florissante (en Espagne sous
domination arabe ou dans l’empire ottoman) alternent avec des mesures de
répression ; parmi elles, l’expulsion des juifs d’Espagne (1492). Dès 1242
sont organisés des autodafés de Talmuds. Dès 1263, les éditions du Talmud
sont expurgées du nom de Jésus ou des passages jugés choquants pour la
doctrine chrétienne. Si le Talmud (désormais caviardé) documente l’attitude
du judaïsme rabbinique à l’égard de Jésus jusqu’au VIIIe siècle, où se clôt le
Talmud de Babylone, un autre écrit nous renseigne sur la perception juive
de Jésus à partir du IXe siècle : le Sefer Toledot Yeshu (« Livre des histoires
de Jésus ») appelé aussi « Histoire de la mère et de son fils ».
L’existence de cette littérature populaire, rédigée en hébreu et en
yiddish dans l’Europe occidentale, est attestée pour la première fois par
Agobard, évêque de Lyon, en 830. Elle a donc connu une première fixation
littéraire au IXe siècle, mais les traditions qu’elle exploite remontent, pour
certaines, jusqu’au IIe siècle, sous forme orale. Pour la tradition du Jésus
mamzer, on peut même remonter au Ier siècle, comme nous l’avons vu (voir
ici). Il s’agit d’une parodie des évangiles, visant à réinterpréter les épisodes
de la vie de Jésus dans un sens favorable à la cause juive. Les cibles
principales de la relecture polémique sont l’histoire de la naissance de Jésus
et la Passion 309. Se mêlent dans ce contre-évangile des récits évangéliques
relus dans une optique polémique, des dialogues talmudiques et des
légendes populaires inspirées des apocryphes chrétiens. L’intention est, à
l’évidence, de fournir une réplique à la propagande chrétienne.
Joseph Klausner commente ainsi : « Les juifs, dans l’impuissance de
tirer vengeance, par des actes, de leurs puissants ennemis, eurent recours à
la parole et à l’écriture. Aussi, les fables et les légendes pleines de haine, et
plus souvent encore de raillerie mordante et incisive, contre le
christianisme, son fondateur et les chrétiens, allèrent-elles en se
multipliant 310. »
Parfois interdite, semi-clandestine, cette littérature de résistance nous
est parvenue sous plusieurs variantes 311. « Nos mères, écrit encore Klausner
en 1922, connaissaient le contenu par tradition orale – naturellement avec
toutes sortes de corruptions, omissions et additions, fruits de l’imagination
populaire – et le transmettaient à leurs enfants 312. » Elle n’a éveillé que
tardivement, au début du XXe siècle, l’attention des érudits 313. Ses diverses
versions manuscrites se rallient à un scénario commun, qui peut être résumé
de la façon qui suit.

Un certain Yohanan [Joseph], un homme juste et versé dans l’étude de la


Torah, s’est fiancé à Miryam de Bethléem [Marie], jeune fille chaste et
pure. Mais Miryam avait plu aussi à Joseph ben Pandera qui, se faisant
passer pour Yohanan, s’introduit chez elle ; malgré sa résistance, car elle
était en état d’impureté, Joseph parvient à ses fins. Une fois Marie enceinte,
Yohanan, sachant que l’enfant n’était pas de lui, s’enfuit à Babylone.
Miryam met au monde un fils, qu’elle appelle Yehoshua, du nom de son
oncle ; quand il eut quitté le bon chemin, on abrégea son nom en Yeshu.
L’enfant étudie la Torah, mais se montre rapidement effronté avec ses
maîtres. Les sages statuent alors qu’il est bâtard [mamzer] et enfant
d’impureté.
Yeshu s’enfuit à Jérusalem et, dans le Temple, apprend le « Nom qu’on ne
doit pas prononcer ». Il rassemble autour de lui, à Bethléem, un groupe de
jeunes gens et se proclame Messie et Fils de Dieu. Pour appuyer ses dires, il
guérit un boiteux et un lépreux par la puissance du « Nom qu’on ne doit pas
prononcer ». Accusé de sorcellerie et dénoncé à la reine Hélène, qui règne
en Israël, il ressuscite un mort, ce qui stupéfie tout le monde. Retiré en
Haute-Galilée, il opère de nombreux miracles et attire à lui beaucoup de
gens. Les sages d’Israël décident alors d’enseigner à Yehuda [Judas]
Iscarioth le « Nom qu’on ne doit pas prononcer », pour qu’il puisse rivaliser
avec son maître. Et cela se passe ainsi. Emprisonné par la reine, Yeshu est
délivré par ses disciples. Il se rend ensuite en Égypte, où il acquiert des
tours de sorcellerie.
Revenu à Jérusalem, Yeshu est trahi par Yehuda, qui se prosterne devant lui
pour que les sages d’Israël puissent l’identifier. Il est pendu, une veille de
sabbat, à un chou palmiste [tronc de chou grand comme un palmier]. Il est
enseveli, mais Yehuda retire le corps de la tombe et le cache dans son
jardin. Quand les disciples de Yeshu viennent au tombeau et ne trouvent pas
le corps, ils annoncent à la reine que Yeshu est ressuscité. La reine veut
alors punir les sages d’Israël d’avoir fait mourir l’Oint du Seigneur ; mais,
par inspiration divine, les sages découvrent le corps dans le jardin de
Yehuda et l’amènent comme preuve à la reine.
Les disciples de Yeshu s’enfuient et essaiment dans les nations du monde. Il
y avait douze apôtres, qui firent beaucoup de mal aux juifs. Simon Képha
[Pierre] enjoint alors aux disciples de ne plus nuire aux juifs. Se faisant
passer pour un adepte de Yeshu, il s’en va vivre en solitaire dans une tour
construite pour lui [Saint-Pierre-de-Rome], où il fut enterré après sa
mort 314.

Les Toledot ne sont pas une fiction à proprement parler, mais un contre-
évangile qui subvertit les données du récit chrétien sans les rejeter. Les
épisodes connus de la vie de Jésus sont en effet aisément identifiables : la
naissance irrégulière (mais non virginale), le nom donné à Jésus (mais ne
venant pas de Dieu), le débat avec les sages raconté en Luc 2 (mais qualifié
d’effronterie), l’accusation de sorcellerie (mais confirmée), le séjour en
Égypte (mais pour y apprendre la magie), la découverte du tombeau vide
(mais le corps a été volé), etc. À la différence des passages du Talmud, les
Toledot Yeshu présupposent une connaissance pointue des évangiles. Ils
contiennent, à l’usage des populations juives, un véritable manuel de
déconstruction de la prédication chrétienne.
Je cite un extrait des Toledot dans le manuscrit Huldreich, afin de faire
saisir le degré de subtilité du récit parodique. Jésus et ses disciples se sont
rendus dans une auberge pour y manger et passer la nuit, puis ils continuent
leur chemin.

Ils s’en furent de là et trouvèrent une femme, la cruche d’eau sur l’épaule.
« Donne-nous à boire, lui dit Yeshu, et je te bénirai de telle sorte que l’eau
ne manquera plus à ta ville. » « Sot ! si tu es thaumaturge, lui dit la femme,
pourquoi ne te favorises-tu pas d’un miracle en te trouvant de l’eau ? » « On
a dit : “à ma boisson je mêle mes larmes” (Ps 102,10). » Ils s’en allèrent
sans force, dans le jeûne et l’affliction. « “Je m’affligeais par le jeûne”
(Ps 35,13), a-t-on dit de moi », déclara Yeshu. Sur ce, des hommes de
Kiriathaïm vinrent à leur rencontre et Yeshu leur demanda du pain. L’un
deux répondit : « Si tu danses devant moi, je te donnerai mon âne en plus du
pain et l’ânon que voici ! » Yeshu dansa devant lui et on lui donna l’âne, le
pain et l’ânon. « Sur moi, dit-il, on a dit : “Alors la vierge prendra du plaisir
à la danse” (Jr 31,13), ma mère était vierge quand je naquis et maintenant
me voici, prenant plaisir à la danse ; maintenant j’ai un âne car on a dit sur
moi : “humble et monté sur un âne” (Za 9,9). » (trad. J.-P. Osier)

Les épisodes évangéliques recomposés s’enchaînent rapidement. La


rencontre avec la femme à la cruche d’eau se réfère au dialogue de Jésus
avec la Samaritaine (Jn 4). Le besoin de pain et la proposition de danser
devant l’homme pour l’obtenir sont un pastiche de la Tentation (Mt 4).
L’ânon que monte Jésus est celui de l’entrée messianique à Jérusalem (Mt
21,5 cite Za 9,9 !). Chaque fois, l’explication de l’épisode désavoue la
version évangélique et la recompose au désavantage de Jésus.
La longue destinée des Toledot signale le besoin vital éprouvé par le
judaïsme de résister à la pression idéologique du christianisme qui lui fait
face. La dernière impression des Toledot en yiddish date de 1932. Amos
Funkenstein parle d’une relation « magnétique » entre juifs et chrétiens au
cours des siècles, faite de répulsion et de fascination 315. Parodier l’autre,
c’est avoir besoin de lui pour se définir. Il faut voir qu’au long des siècles,
bien plus qu’elles ne le pensaient, les identités chrétienne et juive se sont
construites l’une face à l’autre, dans un mélange d’antagonisme et de
dépendance réciproques.
Le dégel
Ce que j’appelle le dégel est la sortie des positions figées entre juifs et
chrétiens en vue d’ouvrir un débat qui ne soit pas idéologiquement
verrouillé. Du côté chrétien, il faut attendre les années 1970 pour que soit
prise totalement en compte la judaïté de Jésus, même si, déjà, un Ernest
Renan (1863) s’efforce de resituer le Nazaréen dans le contexte
géographique et social de son temps. Du côté juif, des historiens
commencent à se réapproprier Jésus de Nazareth, investissant leur
connaissance du Talmud pour revendiquer son appartenance au monde de
pensée juif. Au XIXe siècle, Joseph Salvador (1838) voit en Jésus un
continuateur de l’esprit prophétique, mais lui impute un intérêt excessif
pour la vie spirituelle au détriment des préoccupations terrestres. Heinrich
Graetz (1867) retrace l’effervescence messianique dans la Judée du Ier siècle
et pointe le rôle prépondérant des esséniens, qui « représentaient le plus
idéalement l’époque messianique, et qui, par leur vie ascétique, ne tendaient
qu’à avancer le Royaume du ciel » ; leurs disciples les plus fameux furent
Jean le Baptiseur et Jésus de Nazareth 316. Entre le respect que Graetz voue à
Jésus, qu’il compare à Yehuda ha-Nasi, le compilateur de la Mishna, et les
propos des Toledot Yeshu, le ton a radicalement changé.
Mais c’est l’œuvre de Joseph Klausner qui marque un véritable
tournant. Nous avons déjà croisé les travaux de cet historien du peuple juif
qui, le premier, a fait paraître une vie de Jésus en hébreu (1922). Son
introduction affiche l’ambition : « Si nous pouvons donner aux lecteurs
juifs une notion exacte du Jésus historique, une notion qui ne soit ni celle de
la théologie chrétienne ni celle de la théologie juive, et qui soit aussi
scientifique et objective que possible, si nous pouvons leur donner une idée
de ce qu’est cette doctrine à la fois si proche et si éloignée du judaïsme […]
alors nous aurons rempli une page blanche de l’histoire d’Israël qui avait
jusqu’alors été écrite presque uniquement par des chrétiens 317. »
L’idée centrale de Klausner est que Jésus est né du judaïsme, qu’il est
« le plus juif d’entre les juifs, plus juif que Shimeon ben Shetah, plus juif
même que Hillel ». Il est « pour la nation juive un grand moraliste et un
artiste en paraboles 318 ». Sa morale, empreinte de l’esprit pharisien, est la
plus haute réalisation qu’il ait léguée à la postérité. Et pourtant, le peuple
juif l’a rejeté. Ce qui a contaminé la pensée de Jésus, ce qui l’a fait quitter
la voie des sages, selon Klausner, est ce qu’il appelle ses « chimères
apocalyptiques » ; il entend par là l’imaginaire du Règne de Dieu et la
radicalité des consignes éthiques du Nazaréen.
Dès lors, conclut Klausner, le judaïsme se devait de le rejeter. Il
s’explique : « Cette doctrine tirait son origine du judaïsme prophétique, et
dans une certaine mesure du judaïsme pharisaïque, mais d’une part niait
tout ce qui liait le judaïsme à la vie, et, d’autre part, amenait ce judaïsme à
une sorte d’extrémisme qui devenait dans un certain sens un non-judaïsme.
Ainsi s’explique ce phénomène étrange en apparence : le judaïsme qui a
donné naissance au christianisme sous sa première forme (la doctrine de
Jésus) a chassé son fils en voyant que celui-ci voulait lui donner le baiser de
la mort 319. » Formule poignante : Jésus, nouveau Judas, offrait au judaïsme
le baiser de la mort…
La brillante intelligence de Klausner lui a fait percevoir l’irréductibilité
de Jésus au sein du judaïsme ancien. Mais on s’aperçoit que, malgré son
ambition d’« objectivité », l’historien juif rejoint le verdict théologique du
Talmud : Jésus est un rabbi qui a mal tourné. Klausner rejoint également les
sages du Talmud en justifiant la décision juive de l’éliminer. Sur ce dernier
point, sa voix est plutôt solitaire : la plupart des historiens juifs qui lui
succéderont feront porter aux Romains la responsabilité de la condamnation
du Nazaréen, ou à tout le moins, déchargeront la responsabilité juive au
profit des Romains.
La voie ouverte par Joseph Klausner a été suivie, quelques décennies
plus tard, par de nombreux historiens juifs. Jésus est dès lors réclamé par le
judaïsme, ni comme fils de Dieu ni comme Messie, mais comme fils
d’Israël. Schalom ben-Chorin et David Flusser voient en lui un rabbi
pharisien au discours moral focalisé sur l’amour. Shmuel Safrai et Geza
Vermes l’affilient au cercle pieux des hassidim, et parmi eux aux
guérisseurs charismatiques galiléens. Israël Knohl estime que le
messianisme souffrant de Jésus copie le messianisme de Qumrân. Jacob
Neusner examine l’interprétation que fait Jésus de la Torah, mais conteste
l’idée que le judaïsme mosaïque du Ier siècle ait eu besoin d’un réformateur.
Guy Stroumsa considère que le judaïsme a offert au christianisme le parfait
prophète 320. Le débat, car il y a désormais débat, est ouvert.
Ces historiens sont parvenus à dissocier la figure de Jésus des siècles de
persécution où les chrétiens brandissaient l’image du Christ pour désavouer
le judaïsme. Contre le Christ des Églises, ils réinvestissent le Jésus de
l’histoire. Pour le dire avec les mots de Harry Austryn Wolfson : Jésus ne
sauvera pas les juifs, mais les juifs sauveront Jésus en le réclamant 321.
CHAPITRE 13

Jésus en islam

La réception de Jésus dans l’islam a posé problème. La lecture du Coran


éveille une double impression. D’un côté, Jésus y est à l’évidence une
figure marquante. Il n’est pas mentionné fréquemment (seuls quatre-vingt-
322
treize versets sur plus de six mille parlent de lui et de Marie ), mais son
rôle et sa dignité sont insignes. Né de Marie par naissance miraculeuse, il
est réputé sans péché, figure éminente parmi les prophètes, Messie, Esprit et
Parole de Dieu : « Jésus, fils de Marie, est le Prophète de Dieu, sa Parole
323
qu’il a jetée en Marie, un Esprit émanant de lui » (sourate 4, verset 171 ).
D’un autre côté, le Coran nie avec force que Jésus soit de nature divine :
« Le Messie, fils de Marie, n’est qu’un prophète » (5,75) ; « Ceux qui
disent : “Allah est le Messie, fils de Marie” sont impies » (5,72). La figure
de Jésus-Christ soulève dans le Coran une difficulté théologique
fondamentale : peut-on, à côté d’Allah, imaginer un autre être divin ?
Pour comprendre, posons le contexte.
Six siècles se sont écoulés depuis Jésus de Nazareth. Les historiens sont
unanimes à dire que l’islam éclot en un temps et en un lieu où la figure de
e
Jésus était largement connue. L’Arabie préislamique, l’Arabie du VII siècle
où vit Mahomet, est un carrefour religieux où cohabitent judaïsme,
christianisme, zoroastrisme et les cultes polythéistes de la péninsule
arabique. Pour ce qui est du christianisme, il prospère sous diverses
dénominations qui se côtoient et se combattent : communautés judéo-
chrétiennes, gnostiques et baptistes. L’islam naît à la fois d’une reprise
d’éléments constitutifs du judaïsme et du christianisme et à la fois d’une
réaction à ces traditions religieuses. Le monde biblique – Ancien et
Nouveau Testaments ainsi que les écrits parabibliques – est présent dans la
littérature coranique. À cet égard, plus qu’un effet de génération spontanée,
il est juste de considérer le Coran comme un conservatoire de traditions
religieuses préexistantes et un effort original de synthèse.
Un monothéisme radical
L’islam naît d’affirmer l’unicité d’Allah contre toute divinité
concurrente. Cette vérité, qu’on pourrait qualifier de dogme fondateur de
l’islam, est martelée au long des cent quatorze sourates du Coran.
Face au monothéisme juif, la négation de toute autre divinité ne faisait
pas problème ; elle devait, en revanche, être défendue face aux
polythéismes arabes et face au christianisme. Pour l’islam comme pour le
judaïsme, l’idée d’une filialité divine est inconcevable. « Si un homme dit
qu’il est Dieu, c’est un menteur », lit-on dans le Talmud (jTaanit 2,1). Le
Coran est tout aussi catégorique : « Il n’y a de Dieu qu’un Dieu unique.
S’ils ne renoncent pas à ce qu’ils disent, un terrible châtiment atteindra ceux
d’entre eux qui sont incrédules » (5,73). Les « ils » visés ici sont, au
premier rang, les chrétiens. « Allah est unique. Gloire à lui ! Comment
aurait-il un fils ? » (4,171). « Lui, Allah est un ! Allah ! L’impénétrable ! Il
n’engendre pas, il n’est pas engendré, nul n’est égal à lui ! » (112,1-4). Tout
est dit.
Mais quel est, ou plutôt quels sont les christianismes avec lesquels le
monothéisme radical de Mahomet entre ainsi en collision frontale ? Le
christianisme qui affirme avec le plus de force la divinité de Jésus est un
courant qu’on appelle monophysite, actif en Orient dès le Ve siècle ; il
défendait l’idée que le Christ avait une seule nature (et non l’humaine et la
divine), et que la nature divine en lui avait absorbé l’humanité. Cette
christologie n’est pas éloignée de la pensée gnostique, que la bibliothèque
de Nag Hammadi nous fait connaître, et à propos de laquelle nous avons
relevé que son image du Sauveur divin mettait en péril l’incarnation (voir
ici).
La conception chrétienne de la trinité, qui divise Dieu en trois
personnes, ne pouvait qu’être récusée par Mahomet dans sa répugnance à
toute dérive polythéiste. L’adoration chrétienne de la trinité prêtait en effet
le flanc à l’accusation de trithéisme. Un verset du Coran le fait voir
clairement :

Dieu dit : « Ô Jésus, fils de Marie !


Est-ce toi qui as dit aux hommes : “Prenez-moi et ma mère pour deux
divinités, en dessous de Dieu” ? »
Jésus dit : « Gloire à toi ! Il ne m’appartient pas de déclarer ce que je n’ai
pas le droit de dire.
Tu l’aurais su, si je l’avais dit. » (5,116)

Le Jésus coranique récuse l’idée d’être à l’origine de la théologie


trinitaire. Mais, curieusement, la trinité qui s’annonce ici est faite de Dieu,
Jésus et Marie. La substitution de Marie au Saint-Esprit correspond à
l’importance prise par le culte marial, en particulier dans la chrétienté
orientale, à la suite du concile d’Éphèse qui la déclarait Theotokos, « mère
de Dieu ». Mahomet juge la chrétienté qu’il a sous les yeux : prier Jésus et
Marie fait de cette religion, à son point de vue, un trithéisme.
On sait que les débats christologiques du IVe siècle (Nicée 325 ;
Constantinople 381) et du Ve siècle (Éphèse 431 ; Chalcédoine 451) ont
statué sur les deux natures du Christ et la consubstantialité divine du Père et
du Fils. Si ces décisions conciliaires ont fixé la doctrine majoritaire, la
chrétienté restait divisée, notamment entre nestoriens (qui majorent la part
humaine de Jésus) et monophysites (qui majorent la part divine). Bref,
Mahomet avait sous les yeux un christianisme qui, d’une façon ou d’une
autre, croyait en la divinité de Jésus Christ, non sans cesser de se disputer à
ce sujet. La piété mariale était par ailleurs si forte qu’on pouvait croire la
Vierge hissée au rang de divinité. Or, le monothéisme radical de Mahomet
ne pouvait que rejeter tout voisinage avec le Dieu unique. C’est là que gît le
péché de malcroyance des chrétiens : « Allah ne pardonne pas qu’on lui
associe quoi que ce soit » (4,48 ; voir 19,35).
Les biographes de Mahomet parlent de ses contacts avec les Églises
syriaques, et notamment de ses entretiens à Bosra (Syrie) avec le moine
Bâhirâ, qui joua pour lui un rôle d’initiateur. Les informations sur Jésus
dans le Coran dépendent beaucoup plus, on le verra, des évangiles
apocryphes que des écrits canoniques. La connaissance de la foi chrétienne
dont fait preuve Mahomet s’avère fortement imprégnée par des
communautés marginales, encore qu’il ne faille pas s’imaginer des
conventicules secrets ou dissidents, le respect du canon des Écritures
n’étant alors pas à ce point strict. En tout état de cause, l’absence de toute
explication sur la personne de Jésus signale que la prédication chrétienne
était connue de ses auditeurs.
Une tradition polyphonique
Arrêtons-nous un instant sur les écritures de l’islam, avant d’analyser
plus précisément leur réception de Jésus. La tradition musulmane confesse
que le texte du Coran a été dicté à Mahomet par l’ange Gabriel (Djibril).
Une approche savante constate toutefois l’hétérogénéité littéraire et
théologique de ce corpus : les cent quatorze sourates présentent une
compilation de paroles diverses et parfois contradictoires. Répétitions,
changements de sujet, ruptures de ton attestent que, plutôt qu’un traité
doctrinal monolithique, le Coran est une vaste mosaïque de sentences. La
logique de leur arrangement nous échappe, sinon qu’à l’exception de la
première, les longues sourates précèdent les plus courtes. Malgré
l’uniformité de son style sapiential, le Coran n’est pas moins diversifié que
le Nouveau Testament. Plus qu’à un auteur unique, c’est à une pluralité
d’auteurs que fait penser cette polyphonie.
De plus, la critique historique détecte deux strates successives dans
l’origine des sourates. Elles sont liées à la biographie du Prophète. Entre sa
naissance (vers 570) et sa mort (vers 634-635), Mahomet a vécu à
La Mecque, puis s’est replié avec ses compagnons à cinq cents kilomètres
de là, à l’oasis de Yathrib, ancien nom de Médine ; ce fut le lieu de son exil,
l’Hégire (622), considérée traditionnellement comme le début de l’ère
musulmane. La tradition islamique, dès le Xe siècle, a différencié quatre-
vingt-six sourates mecquoises de vingt-huit sourates médinoises. Un savant
allemand, Theodor Nöldeke (1836-1930), a recherché les critères
permettant de les différencier, tenant compte de leur style, des relations
entre Mahomet et ses opposants, et des règles structurant les rites et la vie
de la communauté 324. À Médine, la polémique envers les adversaires, les
juifs et les chrétiens, se durcit tandis que le dispositif législatif s’étend. Il
n’existe toutefois pas d’accord sur la distribution des sourates entre
La Mecque et Médine, vu l’absence de témoignages historiques sur cette
période.
Rappelons pour mémoire que le Coran que nous lisons n’est pas celui
de Mahomet, mais un texte fixé par le troisième calife, Othmân, mort en
656.
Pour être complet, il faut ajouter que le Coran s’accompagne d’une
importante littérature : la Sîra, biographie du Prophète, et les hadîths,
recueils de paroles et d’actes du Prophète. Les hadîths ont été collectés dès
le VIIIe siècle et ont proliféré par la suite jusqu’à former un ensemble
incalculable. Ils constituent une sorte de commentaire du Coran, éclairant
ses énigmes et ses obscurités. Ces dits et récits comportent de nombreuses
sentences attribuées à Jésus, certaines proches des évangiles, d’autres issues
de la sagesse ancestrale. Ils témoignent, après Mahomet, d’une
connaissance des écrits évangéliques 325.
Dans le Coran, les références à Jésus se répartissent en quatre groupes :
1) la naissance et l’enfance ; 2) la mort ; 3) l’enseignement et les miracles ;
4) les déclarations sur sa fonction, sa place parmi les prophètes, sa nature,
son statut face à Dieu. Nous abordons ces quatre secteurs tour à tour.
Naissance et enfance
Le Coran présente deux récits relatifs à la naissance de Jésus. Le
premier, dans la sourate 3 intitulée « La famille de Imrân », est le récit de
l’Annonciation (3,42-47). Il est précédé, aux versets 35-41, par le récit de la
naissance de Marie (Maryam), descendante de Imrân, que sa mère confie à
Dieu. Marie vit dans le Temple dans la piété et reçoit chaque jour sa
nourriture de Dieu. Zacharie, son oncle, demande à Dieu de lui accorder
une descendance, bien que sa femme soit stérile ; alors qu’il prie dans le
Temple, des anges lui annoncent la nouvelle de la naissance de Jean le
Baptiseur. Vient alors l’annonce faite à Marie :

Les anges dirent : « Ô Marie ! Dieu t’annonce la bonne nouvelle d’un Verbe
émanant de lui.
Son nom est : le Messie, Jésus, fils de Marie, illustre en ce monde et dans la
vie future ;
il est au nombre de ceux qui sont proches de Dieu.
Dès le berceau, il parlera aux hommes comme un vieillard ; il sera au
nombre des justes. »
Elle dit : « Mon Seigneur ! Comment aurais-je un fils ? Nul homme ne m’a
jamais touchée. »
Il dit : « Dieu crée ainsi ce qu’il veut. Lorsqu’il a décrété une chose, il lui
dit : “Sois !”… et elle est. » (3,45-47)

Le lecteur de l’évangile de Luc reconnaît sans peine le scénario de Luc


1 avec ses deux annonciations : annonce de la naissance de Jean le
Baptiseur à Zacharie son père, puis annonce de la naissance de Jésus à
Marie et dialogue avec l’ange. Mais ce récit est combiné avec la naissance
de Marie et son enfance au Temple, empruntés au Protévangile de Jacques
(5–10).
La sourate 19, intitulée « Marie », prend la suite en racontant la
naissance de Jésus (19,16-34). Le père, Joseph, est absent. Marie, seule, se
rend en un « lieu éloigné », qui fait penser au lieu désert du Protévangile de
Jacques (17,3). Elle accouche au pied d’un palmier et l’enfant prend la
parole pour la consoler. C’est alors qu’a lieu le célèbre miracle du palmier :
« Secoue vers toi le tronc du palmier ; il fera tomber sur toi des dattes
fraîches et mûres. Mange, bois et cesse de pleurer » (19,25-26). Cet épisode
merveilleux est la transposition d’un prodige raconté par l’Évangile du
Pseudo-Matthieu 20,1-2 (VIe siècle) ; mais l’évangile apocryphe situe
l’événement lors de la fuite de Joseph et Marie en Égypte (voir ici). Une
dépendance littéraire directe des deux écrits apocryphes paraît exclue. Le
Coran tisse le récit à la façon du midrash, paraphrasant, brodant sur des
épisodes véhiculés par la tradition orale, où se mêlent (ce qui est normal)
motifs canoniques et motifs apocryphes.
Je signale au passage que la seule attestation connue d’une combinaison
entre le Protévangile de Jacques et le miracle du palmier en provenance de
l’Évangile du Pseudo-Matthieu est le décor iconographique de l’église du
Kathisma dédiée à Marie, une église byzantine dont les ruines ont été
fouillées en 1990. Situé entre Jérusalem et Bethléem, ce sanctuaire
octogonal comporte en son centre un rocher qui passe traditionnellement
pour être le lieu où Marie se serait reposée lors de la fuite en Égypte 326.
L’ancienneté de cette combinaison de traditions au sein de la chrétienté
palestinienne est un indice de la source d’inspiration du texte coranique.
Que l’enfant parle dès le berceau est attesté par l’Évangile arabe de
l’enfance (VIe siècle) : « Jésus, lorsqu’il était au berceau, dit à sa mère : “Je
suis Jésus, Fils de Dieu, le Verbe, que tu as engendré comme l’ange Gabriel
te l’avait annoncé” » (1,1). Dans le Coran, cette déclaration devient :
Je suis en vérité le serviteur de Dieu.
Il m’a donné le Livre ; il a fait de moi un prophète ; il m’a béni, où que je
sois.
Il m’a recommandé la prière et l’aumône – tant que je vivrai – et la bonté
envers ma mère.
Il ne m’a fait ni violent ni malheureux.
Que la paix soit sur moi, le jour où je naquis, le jour où je mourrai, le jour
où je serai ressuscité. (19,30-33)

Quand l’Évangile arabe de l’enfance dit « Fils de Dieu », le Coran


commente : « Il ne convient pas qu’Allah se donne un fils » (19,35). On
imagine sans peine ces récits merveilleux circulant dans la piété populaire
au VIIe siècle. Mais Mahomet reformule et plie la naissance de Jésus au
canon de sa théologie : le fils de Marie naît sans père et n’est pas fils de
Dieu.
La figure de Marie, elle, est vénérée. Allah l’a en effet choisie « de
préférence à toutes les femmes de l’univers » (3,42). C’est l’unique femme
appelée par son nom dans le Coran, plus souvent même que Jésus (trente-
quatre fois alors que Jésus est nommé vingt-cinq fois). Dès sa naissance,
Jésus console cette femme qui accouche sans mari. Le père est
complètement effacé. Ne subsiste que Marie, icône féminine de la
soumission à Dieu, la croyante musulmane par excellence.
De retour dans sa famille après avoir donné le jour à Jésus, Marie est
objet de reproches : « Ô Marie ! Tu as fait quelque chose de monstrueux ! Ô
sœur d’Aaron ! Ton père n’était pas un homme mauvais et ta mère n’était
pas une prostituée » (19,27-28). Relevons au passage l’anachronisme
consistant à faire de Marie la sœur d’Aaron, frère de Moïse. Les
commentateurs estiment qu’il s’agit d’un autre Aaron, ou alors
comprennent « sœur » au sens de la descendance 327. Mais revenons à
l’indignation de la famille. Quelle est la monstruosité non dite reprochée à
Marie ? Le texte n’est pas explicite, mais il n’est pas difficile de le
supposer : il s’agit du soupçon d’amours illicites né de l’irrégularité de la
naissance de Jésus. Nous retrouvons ici l’enfant mamzer, le bâtard, dont
parlent les écrits juifs (voir ici et là).
Tabarî, un commentateur musulman à la frontière du IXe et du Xe siècle,
comble le silence du Coran en faisant intervenir Joseph. Il écrit : « Les juifs
prétendent que Gabriel n’est pas intervenu dans cet événement, mais que
c’est Joseph le charpentier qui a eu commerce avec Marie, et que Jésus était
un enfant illégitime 328. » Le commentateur lave, bien entendu, Jésus et sa
mère de tout soupçon. À deux reprises, le Coran affirme à propos de la
naissance miraculeuse de Jésus : « Lorsqu’il [Dieu] a décrété une chose, il
lui dit : “Sois !”… et elle est » (3,47 ; 19,35). L’enfant présent dans le sein
de Marie est l’œuvre du Créateur. À l’image d’Adam, Jésus naît sans père
terrestre et émane directement du pouvoir créateur de Dieu.
Mais, encore une fois, il n’est fils que de Marie.
Le nom coranique de Jésus est Isâ ibn Maryam, Issa fils de Marie.
L’appellation « fils de Marie » est sa désignation la plus courante ; elle
souligne son irréductible humanité.
Une mort apparente
Un autre point fort de la référence à Jésus dans le Coran est la mention
de sa mort. Nous venons de lire la déclaration de la sourate 19 : « Que la
paix soit sur moi, le jour où je naquis, le jour où je mourrai, le jour où je
serai ressuscité » (19,33). Cette parole n’est pas seule à faire état de la mort
de Jésus. Elle semble toutefois contredite par un passage de la sourate 4, qui
polémique contre les juifs :

Nous les avons punis parce qu’ils n’ont pas cru,


parce qu’ils ont proféré une horrible calomnie contre Marie
et parce qu’ils ont dit : « Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie,
le Prophète de Dieu. » Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié,
cela leur est seulement apparu ainsi.
Ceux qui sont en désaccord à son sujet restent dans le doute ;
ils n’en ont pas une connaissance certaine ; ils ne suivent qu’une
conjecture ;
ils ne l’ont certainement pas tué, mais Dieu l’a élevé vers lui :
Dieu est puissant et juste. (4,156-158)

L’« horrible calomnie » contre Marie est la rumeur juive de son


infidélité ou de son viol pour expliquer la naissance de Jésus. Mais le plus
surprenant est dans la suite. Aux juifs qui déclarent « nous avons tué le
Messie », il est rétorqué qu’ils ne l’ont pas tué, qu’ils ne l’ont pas crucifié,
« cela leur est seulement apparu ainsi ». Comment comprendre cette
affirmation totalement énigmatique ? La traduction de la formule arabe wa-
lâkin shubiha la-hum est très discutée. Au mot à mot : « il lui fut ressemblé
pour eux ». Édouard Montet traduit : « c’était une ressemblance pour
eux 329 ». Le mot shubiha désigne une illusion, un mirage. Les juifs pensent
avoir crucifié le Messie, mais ils furent victimes d’une illusion. Un moine
syrien, Jean Damascène, à la charnière du VIIe et du VIIIe siècle, rapporte ce
qu’il a entendu de ce verset : selon Mahomet, écrit-il, « les juifs, au mépris
de la Loi, voulurent le [Jésus] mettre en croix, et, après s’être emparés de
lui, ils n’ont crucifié que son ombre » (Écrits sur l’islam, 2 330).
La mort de Jésus est donc considérée comme un simulacre. Râzî,
théologien islamique du XIIe siècle, répartit les interprétations musulmanes
de ce verset en deux types. Pour les uns, Dieu a abusé les juifs en faisant
paraître à leurs yeux un sosie de Jésus. Pour les autres, Jésus lui-même a
demandé à l’un de ses disciples de prendre sa ressemblance et se faire
passer pour lui, pour être crucifié à sa place ; Judas était le candidat tout
désigné pour cette fonction 331. Or, le lecteur des évangiles gnostiques
identifie aussitôt un motif connu. Pour les tenants d’une christologie docète,
l’idée d’un Sauveur divin qui souffre et qui meurt était impensable. C’est
pourquoi a été inventée la théorie de la substitution : un autre est mort à la
place de Jésus, par exemple Simon de Cyrène (nous en avons parlé plus
haut). Il est hors de doute que cette théorie est à l’arrière-fond du verset
coranique : Jésus n’a pas été tué, « Dieu l’a élevé vers lui » (4,158). Que
Jésus ait été élevé au ciel est considéré ici comme la preuve que Dieu lui a
épargné la mort ; les juifs, de même que les chrétiens, se trompent en
affirmant qu’il a été crucifié.
Mais comment expliquer qu’une théorie docète, qui divinise Jésus de
Nazareth, ait été reprise par un islam qui, à l’inverse, récuse la nature divine
du « prophète Jésus » ? La solution qui s’impose est que Mahomet a repris
l’idée sans en partager les motivations théologiques. La nature de Jésus
n’est pas en débat (le fils de Marie est humain, rien qu’humain). En
revanche, affirmer que Dieu a laissé périr son envoyé met en péril sa
souveraineté. Que les juifs aient eu le pouvoir de mettre à mort Jésus est
inconcevable : la décision de faire mourir Jésus revient à Dieu seul.
Le Coran nie-t-il que Jésus soit mort ? La réponse requiert de se faufiler
entre des affirmations non reliées les unes aux autres. Ce verset déjà cité
semble bien l’admettre, où Jésus déclare : « Que la paix soit sur moi, le jour
où je naquis, le jour où je mourrai, le jour où je serai ressuscité » (19,33).
Sa résurrection aura lieu à la fin des temps. Mais un autre passage parle
clair : « Les fils d’Israël rusèrent contre Jésus. Dieu ruse aussi ; Dieu est le
meilleur de ceux qui rusent. Dieu dit : “Ô Jésus ! Je vais, en vérité, te
rappeler à moi, t’élever vers moi, te délivrer des incrédules” » (3,54-55). Si
l’on rapproche ces deux passages, la mort de Jésus sur la croix apparaît
comme un simulacre orchestré par un Dieu rusé pour tromper les juifs et
délivrer son prophète en l’attirant à lui. Un autre est mort à sa place. Dieu a
élevé Jésus. Il n’a pas laissé son prophète entre les mains des juifs.
Il se pourrait donc bien, comme le suggère Guillaume Dye, que ce
fameux verset coranique sur la mort de Jésus (4,157) soit axé sur une
polémique antijuive plutôt que sur une polémique antichrétienne 332. Car les
juifs sont régulièrement la cible des attaques du Coran : malgré les
« preuves incontestables » que Dieu apportait, ils n’ont pas cru en Jésus, ils
ont calomnié sa mère et ont accusé son fils de magie (2,87.253 ; 3,86 ;
5,110 ; 43,63 ; 61,6).
Enseignement et miracles
Après la naissance et l’enfance, après la mort, un troisième groupe de
versets coraniques mentionne l’enseignement et les miracles de Jésus.
S’agissant de son enseignement, Jésus est tout d’abord situé dans une
chaîne de prophètes inspirés. « Nous avions inspiré Abraham, Ismaël, Isaac,
Jacob, les tribus, Jésus, Job, Jonas, Aaron, Salomon et nous avions donné
des psaumes à David » (4,163). Jésus est donc le maillon d’une chaîne
d’envoyés de Dieu qui débute avec Abraham et, via les prophètes, se
poursuit jusqu’à Mahomet, en qui elle trouve son achèvement. Le mandat
divin des prophètes est d’annoncer la bonne nouvelle et d’avertir les
hommes « afin qu’après la venue des prophètes, les hommes n’aient aucun
argument à opposer à Dieu » (4,165).
C’est bien la continuité du message divin et sa permanence que souligne
le Coran. Jésus a été envoyé pour confirmer la Torah. « Nous avons envoyé,
à la suite des prophètes, Jésus, fils de Marie, pour confirmer ce qui était
avant lui, de la Torah » (5,46). Mais cette insistance sur l’identité du
message sert la polémique antijuive, car précisément, les juifs ont commis
des fraudes à cet égard. Ils n’ont pas respecté la Torah qui leur avait été
transmise, ils l’ont falsifiée : « Ceux qui étaient injustes substituèrent une
autre parole à la parole qui leur avait été dite » (2,59 ; 7,162). Ce reproche
de falsification est répété, mais peu concrétisé ; on apprend tout de même
que leur délit a été de pratiquer l’usure et de dévorer les biens des gens
(4,160-161).
Jésus se détache tout de même de la ligne prophétique, dans la mesure
où il a le rang de « Parole de Dieu » : « Oui, le Messie, Jésus, fils de Marie,
est le Prophète de Dieu, sa Parole qu’il a jetée en Marie, un Esprit émanant
de lui » (4,171). Lors de l’Annonciation, le messager angélique prédit à
Marie qu’elle donnera naissance à « un Verbe émanant de lui [Dieu] »
(3,45). Jésus peut être dit Parole de Dieu dans la mesure où Dieu lui
enseignera, confirme l’ange, « la Torah et l’Évangile » (3,48). Dans
l’acception coranique, l’Évangile n’est pas à confondre avec les textes
chrétiens ; l’appellation est générale, elle désigne la révélation reçue de
Dieu et que Jésus a transmise aux hommes.
Sur le contenu de cet Évangile, le Coran est peu explicite. « Il [Dieu]
m’a recommandé la prière et l’aumône – tant que je vivrai – et la bonté
envers ma mère. Il ne m’a fait ni violent ni malheureux » (19,31-32). Si le
Coran n’est pas disert, la tradition islamique en dira plus en multipliant les
hadîths introduits par « Jésus a dit » ou « Dieu a révélé à Jésus 333 ».
Certains hadîths reprennent des paroles de l’Ancien Testament :

Il fut révélé à Jésus : « Une terre est maudite si elle est gouvernée par de
jeunes garçons. » (no 24 334)

Cette sentence pourrait reproduire un dit de la sagesse orientale, mais on


constate qu’elle possède un précédent en Qohélet 10,16 : « Malheur à toi,
pays dont le roi est un gamin. »
D’autres hadîths s’inspirent incontestablement de paroles d’évangile :

Jésus dit : « Celui qui est miséricordieux en ce monde est celui à qui sera
manifestée de la miséricorde dans l’autre monde. » (no 155)
Jésus a dit : « Si c’est jour de jeûne pour l’un d’entre vous, qu’il oigne sa
tête et sa barbe et qu’il essuie ses lèvres, afin que les gens ne sachent pas
qu’il jeûne. S’il donne de la main droite, qu’il le cache à sa main gauche.
S’il prie, qu’il rabatte le rideau de sa porte, car Dieu prodigue la louange
comme il prodigue les moyens d’existence. » (no 4)
Jésus a dit : « Pourquoi venez-vous à moi habillés comme des ânes, alors
que vos cœurs sont les cœurs de loups et de prédateurs ? Portez les
vêtements des rois mais mortifiez vos cœurs par la crainte de Dieu. »
(no 216)
Jésus a dit : « Placez vos trésors au paradis, car le cœur de l’homme est là
où est son trésor. » (no 33 335)

La première sentence reproduit l’exhortation à la miséricorde avec la


promesse que Dieu sera à son tour miséricordieux dans le Royaume (Mt
5,7 ; Lc 6,36). La deuxième résume la catéchèse sur le jeûne et la prière et
la polémique contre les hypocrites exhibant leur piété (Mt 6,1-18), avec
l’exhortation : « Pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche
ignore ce que fait ta main droite » (Mt 6,3). La troisième s’inspire de la
mise en garde contre les faux prophètes déguisés en loups (Mt 7,15). La
quatrième décalque Matthieu 6,21 : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton
cœur. »
Pour d’autres sentences, enfin, on chercherait en vain un antécédent
dans les évangiles. Elles correspondent plutôt à un enseignement de sagesse
orientale.

Dieu révéla à Jésus : « Quand les fainéants rient, peins tes yeux avec le khôl
de la tristesse. » (no 261)
Jésus a dit : « Ô Israélites, ne mangez pas trop, car celui qui mange trop
dort trop, et celui qui dort trop prie peu, et celui qui prie peu est inscrit au
nombre des négligents. » (no 266)
Le Christ a dit : « De la viande mangeant de la viande ? Quel acte
choquant ! » (no 176 336)

Au final, la morale qui ressort d’un grand nombre de hadîths est une
morale d’ascèse et de privation. Les prescriptions alimentaires y sont
nombreuses. La tradition musulmane emprunte aux évangiles ce qui lui
convient et ajoute ce qui correspond à ses besoins.
S’agissant des miracles, ils sont brièvement évoqués par le Coran. Les
guérisons d’aveugles et de lépreux, les résurrections de morts ont été
accomplies « avec la permission d’Allah », est-il précisé (3,49 ; 5,110). On
y trouve aussi le miracle des oiseaux façonnés avec de l’argile et dotés de
vie par l’enfant Jésus (3,49 ; 5,110), un épisode de l’Évangile de l’enfance
selon Thomas 2,1-4. À l’instar du récit apocryphe, ce prodige est interprété
comme la duplication par Jésus de l’agir créateur de Dieu ; ailleurs, le verbe
arabe khalaqa, « créer », n’est utilisé que pour Dieu. L’incrédulité juive face
aux miracles de Jésus est soulignée : « J’ai éloigné de toi les fils d’Israël.
Quand tu es venu à eux avec des preuves irréfutables, ceux d’entre eux qui
étaient incrédules dirent : “Ce n’est évidemment que de la magie” » (5,110).
Le Jésus coranique et sa mission
Nous avons déjà esquissé la position du Coran sur la fonction de Jésus,
son statut face à Dieu, sa place parmi les prophètes. Le Jésus coranique est
honoré comme Messie (masîh), envoyé de Dieu (rasûl), prophète (nabî),
serviteur de Dieu (‘abd 337). Mais toute autre désignation qui pourrait
l’associer à Dieu est dénoncée comme un mensonge. « Il n’est pas exagéré,
écrit Tarif Khalidi dans son livre Un musulman nommé Jésus, de dire que le
Coran est obsédé par le spectre du polythéisme 338. » Son propos nous fait
retrouver l’ambivalence relevée au début de ce chapitre : Jésus est un
maillon indispensable dans la chaîne des envoyés de Dieu, mais son statut
est recadré pour en faire le précurseur de Mahomet. Pour le dire en une
formule, Jésus est reformaté en prophète de l’islam. On pourrait parler
d’une christologie minimaliste, requalifiée à partir de la venue d’un
Prophète qui surplombe, et conduit à sa plénitude, la révélation de Dieu.
Curieusement, le Coran procède avec Jésus de la même manière que les
chrétiens avec Jean le Baptiseur. Ce dernier, maître spirituel du Nazaréen, a
été métamorphosé par la tradition évangélique en précurseur de « celui qui
vient après moi [et qui] est plus fort que moi » (Mt 3,11). Or, voici ce que
déclare le Jésus coranique : « Ô fils d’Israël ! Je suis, en vérité, le prophète
de Dieu envoyé vers vous pour confirmer ce qui, de la Torah, existait avant
moi, pour vous annoncer la bonne nouvelle d’un prophète qui viendra après
moi et dont le nom sera Ahmad » (61,6). Le nom d’Ahmad ne se lit qu’ici
dans le Coran ; il signifie « le très glorieux », et la tradition musulmane
unanime y voit une désignation de Mahomet. Des chercheurs islamiques ont
rapproché cette prédiction de la déclaration de Jésus en Jean 14,16-17 :
« Moi, je prierai le Père : il vous donnera un autre Paraclet qui restera avec
vous pour toujours. C’est lui l’Esprit de vérité […] » Le « Paraclet »
(Consolateur), désignation de l’Esprit saint que le Ressuscité enverra à son
Église, est interprété comme une référence masquée à la venue de
Mahomet ; le grec paraklètos est alors lu comme periklutos, « le célèbre ».
Jésus est le prophète que Dieu envoie aux « gens du Livre ». Le Coran
désigne par là les juifs et les chrétiens, qui se trouvent régulièrement
apostrophés et enjoints à se soumettre à la vraie révélation. Mahomet n’a en
effet nullement l’intention d’instaurer une nouvelle religion ; ce n’est pas
une nouvelle religion, mais la vraie religion, qu’Allah lui a transmise.
L’islam représente la vraie révélation, dont les juifs, et surtout les chrétiens,
n’auraient jamais dû dévier. L’islam suit « la religion d’Abraham, un vrai
croyant, qui n’était pas du nombre des polythéistes » (2,135). Car
« Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais il était un vrai croyant soumis à
Dieu ; il n’était pas au nombre des polythéistes » (3,67). C’est pourquoi
l’islam peut réclamer à la fois l’héritage d’Israël et l’héritage du
christianisme, mais sous réserve d’en sélectionner ce que Dieu a toujours
dit. Contre les « gens du Livre », l’islam se présente comme détenteur d’une
révélation non contaminée.
Jésus est en effet une figure clivante pour les « gens du Livre » : les
juifs la refusent, les chrétiens s’en font une image erronée. Les juifs sont
critiqués pour avoir falsifié la Torah, d’une part ; pour ne pas avoir accordé
foi à Jésus et avoir calomnié sa mère, d’autre part. Les chrétiens sont
sommés d’abandonner leurs « extravagances », qui consistent à imputer à
Jésus une nature divine en croyant à la trinité. L’impiété chrétienne consiste
à se fourvoyer sur Jésus en l’absorbant dans la sphère divine.

Ô gens du Livre ! Ne dépassez pas la mesure dans votre religion ;


ne dites, sur Dieu, que la vérité.
Oui, le Messie, Jésus, fils de Marie, est le Prophète de Dieu,
sa Parole qu’il a jetée en Marie, un Esprit émanant de lui.
Croyez donc en Dieu et en ses prophètes. Ne dites pas « trois ».
Cessez de le faire, ce sera mieux pour vous. (4,171)

Allah interdit le paradis à quiconque attribue des associés à Allah.


Sa demeure sera le feu.
Il n’existe pas de défenseurs pour les injustes.
Oui, ceux qui disent : « Dieu est, en vérité, le troisième de trois » sont
impies. (5,72-73)

En résumé, pour le Coran, Jésus est Messie (en accord avec les
chrétiens et contre les juifs) ; mais il n’est ni divin ni ressuscité (avec les
juifs et contre les chrétiens).
Délaissée par le Coran, la voie gnostique sera en revanche développée
dans la mystique soufie. Étroitement associée à la figure de Marie qui s’est
ouverte au souffle divin, la figure de Jésus typifie la naissance spirituelle
destinée à s’accomplir en chaque être. Elle occupe une place centrale dans
l’œuvre d’Ibn’Arabî (XIIe- XIIIe siècles), où Jésus est considéré comme « le
sceau de la sainteté ». Le motif (apocryphe chrétien) de la croix de lumière
est repris dans la gnose ismaélienne, pour laquelle le vrai Messie n’est pas à
chercher dans ce monde, mais dans les profondeurs de la conscience. Il faut
savoir en effet que, contrairement au christianisme où une orthodoxie a
progressivement marginalisé la gnose, l’absence d’un magistère dogmatique
central dans l’islam a favorisé un foisonnement de spiritualités gnostiques.
Elles se sont particulièrement épanouies dans la mystique iranienne 339.
« Tu l’aurais su, si je l’avais dit »
Revenons au Coran. Le triomphe de la vraie religion, comprenez le
triomphe de l’islam, sera proclamé à la fin du monde, qui coïncidera avec la
seconde venue de Jésus. Les textes sont laconiques à ce sujet. « Jésus est, en
vérité, l’annonce de l’Heure. N’en doutez pas et suivez-moi. Voilà un
chemin droit ! » (43,61). Conformément aux évangiles synoptiques,
l’« heure » est celle de la parousie, du retour du Christ sur la terre 340. En
revanche, les hadîths sont beaucoup plus explicites. Jésus reviendra juger
les vivants et les morts, tuer l’Antéchrist (Dajjâl) et établir l’islam comme
religion universelle 341. Mahomet semble ne jouer aucun rôle, sinon
d’assister au triomphe de Jésus.
Jésus est le seul prophète à prendre distance des croyances que ses
disciples sont censés tenir de lui. Cela est vrai, au premier chef, de sa nature
divine. J’ai déjà cité sa réponse à Dieu qui lui demande : « Est-ce toi qui as
dit aux hommes : “Prenez-moi et ma mère pour deux divinités, en dessous
de Dieu” ? » Réponse de Jésus : « Tu l’aurais su, si je l’avais dit » (5,116).
Le Coran, pourrait-on dire, ne déploie pas Jésus après Jésus. Il corrige
l’Évangile et pose Jésus contre Jésus. La prédication du Règne est occultée,
la mort en croix niée, la résurrection renvoyée à la fin des temps, la filialité
divine récusée plutôt qu’interprétée. Sur ce dernier point, à dire vrai, ce
n’est pas tant du Jésus de l’histoire qu’il corrige l’image, mais plutôt d’un
Jésus que Mahomet considère exagérément déifié par la chrétienté orientale
du VIIe siècle.
Épilogue

L’historien le plus sceptique devra en convenir : la vie de Yeshu, juif


galiléen, a changé la face du monde. Certains objecteront : mais Jésus fut-il
autre chose qu’un prêcheur local, un guérisseur exalté, dont l’ambition –
briller à Jérusalem – fut neutralisée en haut lieu ? J’ai voulu montrer dans
ce livre que cette lecture minimaliste ne résiste pas à l’examen historique.
Seul l’« effet Jésus », c’est-à-dire l’impact de sa personnalité sur ses
contemporains, explique une telle fixation de sa mémoire chez ses adeptes.
En première partie, l’examen des sources documentaires a fait toucher
du doigt l’ancienneté exceptionnelle et l’abondance des informations dont
nous disposons sur lui. La théorie mythiste du Jésus imaginaire est une
supercherie intellectuelle. En revanche, l’imaginaire chrétien s’est emballé
quand il s’est agi de décrire sa naissance et son enfance. Le mystère de son
origine a exposé Jésus à la condition fragile de l’enfant mamzer, venu au
monde hors d’une union légalisée par la Torah. Cette condition jette une
lumière singulière sur son célibat et sur l’attention qu’il portait aux
catégories sociales marginalisées (comme il l’éprouvait lui-même). Que
l’enfant sans père n’ait appelé Dieu que par le nom de Père n’étonne pas
non plus. La foi de Jésus a transfiguré la précarité de sa condition. À l’âge
de trente ans, une rencontre a bouleversé sa vie, celle de Jean le Baptiseur,
le prophète hirsute du Jourdain. C’est à l’occasion de son baptême que
Jésus acquiert, par une vision mystique, la révélation de sa vocation. La
prédication de conversion de Jean le convainc de s’affilier à lui, devenant
son disciple et baptisant dans son cercle. L’arrestation de son mentor
spirituel le conduit à mener sa propre œuvre de prédication, reprenant de
nombreux thèmes de Jean, mais inversant son image de Dieu : non plus le
Dieu de colère, mais le Dieu de l’accueil inconditionnel.
La deuxième partie du livre a décliné la vie du Nazaréen jusqu’à sa
mort. Sa pratique de guérison lui a valu un indéniable succès populaire ;
mais surtout, et c’est énorme, Jésus considère ses miracles comme une
activation du Règne de Dieu sur terre. Jésus guérisseur inscrit la victoire de
Dieu sur le mal au corps même de l’humain. Car, d’une manière unique en
son temps, le Nazaréen voit se concrétiser autour de lui la présence du
Règne de Dieu. Cette présence du Règne ne trouve pas sa source dans une
opinion théologique de Jésus, mais dans son expérience de vie. C’est
pourquoi les paraboles, dont il use abondamment, ne doivent pas être
confondues avec des historiettes morales ; elles ont pour fonction de
visualiser le Royaume et d’en faire déchiffrer les traces dans le monde,
permettant aux auditeurs de faire la même expérience que Jésus. Les
paraboles sont le mode d’emploi du Royaume.
Poète du Royaume, Jésus fut aussi un maître de sagesse ; son
enseignement fait éclater les normes raisonnables admises par les rabbis et
installe un état d’urgence autour des besoins d’autrui. Il est impressionnant
de constater que pour lui, le compromis n’est plus une option. Sa
redéfinition de la pureté, proprement révolutionnaire, va dans le même
sens : il s’affiche avec celles et ceux que la morale réprouve, car ils ne sont
pas une menace de contamination. Ses repas, qui ont fait scandale, sont le
lieu d’une sainteté partagée. Jésus s’entoure d’un cercle rapproché
d’intimes préfigurant l’Israël du futur, mais le groupe plus large de ses
adhérents comprend des disciples femmes, dont la tradition a partiellement
oublié la mémoire.
Que pensait Jésus de sa vocation ? Qui était-il à ses propres yeux ?
Scruter les textes avec attention permet de le dire : il est pratiquement
certain que Jésus a usé du titre « Fils de l’homme », non pour s’identifier à
cet envoyé divin (Dieu seul peut le décider), mais parce qu’il attendait de
lui qu’il valide son action au Jugement dernier. Les gens l’ont salué comme
un prophète, mais lui s’est dit « plus qu’un prophète ». Il avait conscience
de son rôle unique de révélateur de Dieu. La foule l’a dit Messie ; mais lui
n’a pas consenti à ce titre, à la teneur violente et nationaliste. Après sa mort,
les disciples ont reconnu qu’il avait été Messie, mais autrement, par une
fidélité allant jusqu’à la mort. Ainsi est apparue la notion, inconnue
jusqu’alors, d’un Messie souffrant. Après Pâques, il fut appelé Seigneur et
Fils de Dieu. Jésus lui-même n’a pas dit qui il était, il a fait qui il était.
Il est mort à Jérusalem, au terme d’un procès religieux, puis d’un procès
politique. Les raisons de sa condamnation ne sont pas évidentes. A-t-il été
condamné comme blasphémateur pour s’être déclaré Messie ? Peu
probable. Le délit de messianité n’était pas capital à l’époque. S’il fut
invoqué, c’est afin de présenter au préfet Ponce Pilate, prompt à réprimer
tout désordre public, un motif politiquement valable. Le véritable délit était
l’outrage fait au Temple par le geste violent de Jésus, qui bloquait les
opérations liées aux sacrifices. Ce geste s’inscrivait dans la logique de la
redéfinition de la pureté : la présence de Dieu à son peuple ne s’embarrasse
pas des barrières protectrices qui filtrent les uns et retiennent les autres.
Dieu est présent à tous, à toutes, sans discrimination.
La troisième partie du livre s’est intéressée au destin de Jésus de
Nazareth. Comment fut-il compris, reçu, interprété ? La première
interprétation de la vie et de la mort de Jésus a été la foi en sa résurrection.
C’est au travers d’expériences visionnaires, un phénomène de type
paranormal, que ses amis, femmes et hommes, ont reçu la conviction
inattendue que Dieu se solidarisait avec l’homme pendu au bois. Pâques ne
fait pas du Nazaréen un dieu. Et il est faux de penser que cet « après » Jésus
n’ait rien à voir avec l’« avant » : Pâques n’apporte pas une révélation
étrangère à ce qu’était Jésus, mais scelle l’approbation divine sur ce qu’il
fut de son vivant.
La réception de Jésus a été ensuite retracée dans les trois grands
monothéismes : christianisme, judaïsme et islam. Dans le christianisme, les
évangiles extra-canoniques constituent une littérature foisonnante. Ils
émanent de courants chrétiens dissidents, parfois héritiers de traditions non
retenues dans les évangiles canoniques, mais le plus souvent accréditant
leur doctrine par des fictions théologiques. Les visées sont diverses :
sacraliser la mère, raconter l’enfance de Jésus, fixer sa judaïté, lui épargner
la mort ou développer une sagesse pour initiés. Ces écrits témoignent de
l’éclatante diversité du christianisme et de sa capacité de produire, à partir
d’une matrice commune, des synthèses culturelles variées.
La réception juive de Jésus révèle l’histoire pathétique de la haine entre
le christianisme et le judaïsme au fil des siècles. Ce destin ténébreux a
imprimé sa marque sur la manière dont les juifs, exposés à l’antisémitisme
chrétien, ont défendu leur identité religieuse. Du IIe au VIIIe siècle, les
rabbins parlent peu de Yeshu ou le taxent de rabbi dévoyé. Du IXe au milieu
du XXe siècle, on peut parler d’une période de plomb : le Talmud est censuré
par les chrétiens ; la parodie d’évangile que sont les Toledot Yeshu circule,
parfois sous le manteau. Le dégel intervient vers 1970, après quoi les
érudits juifs se sont intéressés au Nazaréen et ont investi leur connaissance
du Talmud dans la lecture des évangiles.
La réception de Jésus dans l’islam a été problématique : comment, à
côté d’Allah, imaginer un autre être divin ? L’islam naît dans l’Arabie du
e
VII siècle, où la figure de Jésus était largement connue. Mais Mahomet juge
le christianisme qu’il a sous les yeux, où l’adoration de la trinité passe pour
un trithéisme. Le monothéisme radical qu’il défend admet Jésus comme
prophète, un grand prophète même, mais nie qu’il puisse être fils de Dieu.
L’héritage des chrétientés dissidentes orientales se perçoit dans les récits
islamiques de la naissance de Jésus, où abondent les emprunts aux
évangiles apocryphes. Sa mort sur la croix est interprétée comme un
simulacre, à la manière (mais pour de tout autres raisons) du christianisme
gnostique. Au final, Jésus est reformaté en prophète de l’islam, précurseur
de Mahomet.
L’extrême variété qui domine la réception de Jésus dans les trois
monothéismes peut donner le vertige. Que reste-t-il du Nazaréen au prisme
de trois religions qui s’excluent ? Pour ma part, je retiens deux convictions.
D’une part, Jésus est le bien commun des trois monothéismes. Partager
cette figure est la voie royale offerte au dialogue interreligieux. D’autre
part, la vérité de Jésus ne peut être cadenassée en une formule. Revenir au
Jésus de l’histoire demeure une tâche permanente.
Inclassable Jésus.
Notes
Chapitre 1
1. Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Arman Colin, 1997.
2. Michel ONFRAY, Décadence, Paris, Flammarion, 2017, p. 45-63.
3. Bruno BAUER, Kritik der Evangelien und Geschichte ihres Ursprungs, Berlin, Hempel, 1851-
52 (repr. Aalen, Scientia, 1983). Sur l’histoire de la théorie mythiste : Bart D. EHRMAN, Did
Jesus Exist ? The Historical Argument for Jesus of Nazareth, New York, HarperOne, 2013,
p. 14-34.
4. George WELLS, Did Jesus Exist ?, Amherst, Prometheus Books, 1975 ; Richard PRICE, The
Christ-Myth Theory and Its Problems, Cranford, American Atheist Press, 2011.
5. Les sources non chrétiennes sur Jésus sont inventoriées et analysées notamment par John
P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les sources, les origines, les dates,
Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 47-70 ; Rinaldo FABRIS, Gesù il « Nazareno ».
Indagine storica, Assisi, Citadella, 2011, p. 108-129 ; Bart D. EHRMAN, Did Jesus Exist ?, p. 35-
68 ; Christoph MARKSCHIES, Jens SCHRÖTER (éds), Antike christliche Apokryphen in deutscher
Uebersetzung, I/1, Evangelien und Verwandtes, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, p. 209-218 ;
Jens SCHRÖTER, Christine JACOBI (éds), Jesus Handbuch, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017,
p. 159-171.
6. Cette explication (Chrestos serait un nom couramment octroyé aux esclaves et ne désignerait
pas Jésus) a été récemment défendue par Steve MASON, in Jens SCHRÖTER, Christine JACOBI
(éds), Jesus Handbuch, p. 161-162. Difficulté : le nom Chrestos n’est pas attesté sur les stèles
er
funéraires juives du I siècle.
7. John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus, I, p. 17.
8. John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus, I, p. 52.
9. Serge BARDET, Le Testimonium Flavianum, Paris, Cerf, 2002, p. 229.
10. Sur l’histoire de la recherche relative à la Source : Daniel MARGUERAT, « Pourquoi
s’intéresser à la Source ? Histoire de la recherche et questions ouvertes », in Andreas
DETTWILER, Daniel MARGUERAT (éds), La Source des paroles de Jésus (Q). Aux origines du
christianisme, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 62, 2008, p. 19-49.
11. Gerd THEISSEN, Le Christianisme de Jésus. Ses origines sociales en Palestine, Paris,
Desclée, coll. « Relais Desclée », 6, 1978 ; Christopher M. TUCKETT, Q and the History of Early
Christianity, Edinburgh, Clark, 1996.
12. James M. ROBINSON, Paul HOFFMANN, John S. KLOPPENBORG (éds), The Critical Edition of
Q, Minneapolis/Leuven, Fortress Press/Peeters, 2000. Présentation abrégée en français :
Frédéric AMSLER, L’Évangile inconnu. La Source des paroles de Jésus, Genève, Labor et Fides,
2
coll. « Essais bibliques », 30, 2006.
13. James D. G. DUNN, Jesus Remembered (Christianity in the Making, I), Grand Rapids,
Eerdmans, 2003, surtout p. 128-132.
14. Ernest RENAN, Vie de Jésus, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 618, 1974, p. 505.
15. Ainsi John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les sources, les
origines, les dates, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 71-99 ; Jean-Paul MICHAUD,
« Jésus de l’histoire et écrits apocryphes chrétiens », in André GAGNÉ, Jean-François RACINE
(éds), En marge du canon, Paris, Cerf, 2012, p. 33-84.

16. Bart D. EHRMAN, Les christianismes disparus, Paris, Bayard, 2003 ; Enrico NORELLI, La
Naissance du christianisme. Comment tout a commencé, Paris, Bayard, 2015.
17. La gnose sera présentée plus bas, p. 290-294.
18. Helmut KOESTER, Ancient Christian Gospels, London/Philadelphia, SCM Press/Trinity
Press International, 1990 ; HELMUT KOESTER, François BOVON, Genèse de l’écriture chrétienne,
Turnhout, Brepols, 1991.
19. Les textes extra-canoniques sont cités suivant François BOVON, Pierre GEOLTRAIN (éds),
Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997.
Présentation commentée des fragments évangéliques extra-canoniques sur papyrus : Christoph
MARKSCHIES, Jens SCHRÖTER (éds), Antike christliche Apokryphen in deutscher Uebersetzung,
I/1, Evangelien und Verwandtes, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, p. 357-399.
20. John Dominic CROSSAN, The Cross that Spoke. The Origins of the Passion Narrative, San
Francisco, Harper and Row, 1988.
21. Enrico NORELLI, « Le Papyrus Egerton 2 et sa localisation dans la tradition sur Jésus.
Nouvel examen du fragment 1 », in Daniel MARGUERAT, Enrico NORELLI, Jean-Michel POFFET
(éds), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève, Labor et Fides, coll. « Le
2
Monde de la Bible », 38, 2003, p. 397-435.
22. François BOVON, Pierre GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 63-69, 409-410, 419.
23. Les fragments sont présentés et analysés par Simon Claude MIMOUNI, Les Fragments
évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Paris, Gabalda, coll.
« Cahiers de la Revue biblique », 66, 2006.
24. James H. CHARLESWORTH (éd.), Jesus and Archeology, Grand Rapids, Eerdmans, 2006.
Voir aussi James H. CHARLESWORTH, J. Keith ELLIOTT, Sean FREYNE, John REUMANN, Jésus et
les nouvelles découvertes de l’archéologie, Paris, Bayard, 2006 ; Carsten CLAUSSEN, Jörg FREY
(éds), Jesus und die Archäologie Galiläas, Neukirchen, Neukirchener Verlag, coll. « Biblisch-
Theologische Studien », 87, 2008.
25. Voir Gerd THEISSEN, Dagmar WINTER, The Quest for the Plausible Jesus. The Question of
Criteria, Louisville, Westminster Press, 2002 ; Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische
4
Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 96-124 ; Stanley
E. PORTER, The Criteria for Authenticity in Historical Jesus Research : Discussion and New
Proposals, Sheffield, Sheffield Academic Press, 2000.
2
26. Jacques SCHLOSSER, Jésus de Nazareth, Paris, Agnès Viénot, 2002, p. 89.
27. Ernst KÄSEMANN, « Le problème du Jésus historique » (1954), in ID., Essais exégétiques,
Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Le Monde de la Bible », 3, 1972, p. 164.
28. Daniel MARGUERAT, « Jésus et la Loi dans la mémoire des premiers chrétiens », in Daniel
MARGUERAT, Jean ZUMSTEIN (éds), La Mémoire et le Temps. Mélanges offerts à Pierre Bonnard,
Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 23, 1991, p. 55-74.
Chapitre 2
29. Andrew T. LINCOLN, Born of A Virgin ? Reconceiving Jesus in Bible. Tradition and
Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 2013.
30. Christian CANNUYER, Catherine VIALLE (éds), Les Naissances merveilleuses en Orient.
Jacques Vermeylen (1942-2014) : in memoriam, Bruxelles, Acta orientalia belgica, 28, 2015.
31. Jane SCHABERG, The Illegitimacy of Jesus. A Feminist Theological Interpretation of the
Infancy Narratives, San Francisco, Harper and Row, 1987.
32. Les diverses versions des Toledot Yeshu sont présentées et traduites par Michael MEERSON
et Peter SCHÄFER, Toledot Yeshu : The Life Story of Jesus, 2 vol., Tübingen, Mohr Siebeck, coll.
« Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 159, 2014.
33. La thèse a été défendue initialement par F. NITZSCH, « Ueber eine Reihe talmudischer und
patristischer Täuschungen, welche sich an den missverstandenen Spottnamen Ben-Pandira
geknüpft », Theologische Studien und Kritiken, 13, 1840, p. 115-120. Inventaire des
étymologies du nom dans l’article de Dan JAFFÉ, « Une ancienne dénomination talmudique de
Jésus : Ben Pantera », Theologische Zeitschrift, 64, 2008, p. 258-270.
34. VOLTAIRE, Œuvres de 1767, II, O. FERRET et al. (éds.) (Œuvres complètes 63B), Oxford,
Voltaire Foundation, 2008, p. 470 : « Elle paraît être du premier siècle, et même écrite avant
eux. » Cité par Daniel BARBU, « L’Évangile selon les Juifs : à propos de quelques témoignages
anciens », Anabases, 28, 2018, p. 157-180, citation p. 157.
3
35. Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, p. 29-46.
36. Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, p. 41.
37. Bruce CHILTON, Rabbi Jesus. An Intimate Biography, New York, Doubleday, 2000, p. 3-22 ;
du même auteur : « Jésus, le mamzer (Mt 1,18) », New Testament Studies, 47, 2001, p. 222-227.
38. Joachim JEREMIAS, Jérusalem au temps de Jésus, Paris, Cerf, 1976, p. 442-448, citation
p. 448.
39. Bruce CHILTON, Rabbi Jesus, p. 13.
40. Bruce CHILTON, « Jésus, le mamzer (Mt 1,18) », p. 225.
41. Bruce CHILTON, Rabbi Jesus, p. 9.
42. Trois recensements (census populi) ont été ordonnés par Auguste en 28 et 8 av. J.-C., puis
en 14 ap. J.-C. (Res gestae Divi Augusti, 8).
2
43. Raymond E. BROWN, The Birth of the Messiah, London, Chapman, 1993, p. 412-414. Les
diverses hypothèses sur l’identification du recensement sous Quirinius sont énumérées aux
p. 547-556.
44. Armand PUIG I TÀRRECH, Jésus. Une biographie historique, Paris, Desclée de Brouwer,
2016, p. 216.
45. Joseph A. FITZMYER, The Gospel according to Luke I-XI, New York, Doubleday, coll.
« Anchor Bible », 28, 1983, p. 347.
46. John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les sources, les origines,
les dates, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 196.
47. Joachim JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament : la prédication de Jésus, Paris, Cerf,
1996, p. 11-13.
48. John Dominic CROSSAN, Jesus. A Revolutionary Biography, New York, HarperCollins,
1994, p. 25-26.
49. Shmuel SAFRAI, « Education and the Study of the Torah », in Shmuel SAFRAI, M. STERN
(éds), The Jewish People in the First Century, II, Assen-Maastricht, Van Gorcum, coll.
2
« Compendia Rerum Iudaicarum ad Novum Testamentum », 1987, p. 945-970.
50. James H. CHARLESWORTH, The Historical Jesus. An Essential Guide, Nashville, Abingdon
Press, 2008, p. 69.
51. Simon Claude MIMOUNI, Jacques le Juste, frère de Jésus de Nazareth, Paris, Bayard, 2015,
p. 165.
52. John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les sources, les origines,
les dates, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 182.
53. On lit ces récits extra-canoniques sur l’enfance de Jésus in François BOVON, Pierre
GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », p. 105-161, 189-238.
Chapitre 3
54. Jean 4,2 (« À vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples ») est une
tentative tardive de neutraliser la réalité historique. Voir Jean ZUMSTEIN, L’Évangile selon saint
Jean, Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire du Nouveau Testament », 4a, 2014, p. 138.
55. Albert SCHWEITZER, La Mystique de l’apôtre Paul, Paris, Albin Michel, 1962, p. 204.
56. « Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a, pour nous, identifié au péché, afin que par lui
nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5,21). Voir aussi Jn 7,18 ; 1 Jn 3,5 ; He 4,15 et 7,26 ; etc.
57. Déjà dans les évangiles, Jean est appelé « rabbi » par ses disciples (Lc 3,12 ; Jn 3,26).
58. Voir Évangile des Ébionites, frag. 4, « Jean lui dit : “Je te prie, Seigneur, toi aussi, baptise-
moi” », et Évangile des Nazaréens, frag. 2, « Quel péché ai-je commis pour que j’aille me faire
baptiser par lui ? » (texte cité plus haut, p. 41).
59. Les sources de Salim se situent à 12 km au nord-est de Naplouse.
60. Une légère hésitation demeure entre les ans 27, 28 ou 29, mais la période la plus probable
er
selon le comput syrien se situe entre le 1 octobre 27 et le 30 septembre 28. Calcul chez Charles
2
PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 11, 1993, p. 83-85.
61. 1 R 19,13.19 ; 2 R 8,13-14 ; Za 13,4 : tel est l’habillement des prophètes d’Israël.
62. Nous savons par Flavius Josèphe (Antiquités juives, 18, 136) que Marc fait erreur en faisant
d’Hérodiade la femme de Philippe, demi-frère d’Antipas, alors qu’elle fut en premières noces la
femme d’un autre demi-frère, connu simplement sous le nom d’Hérode ; Hérodiade eut une
fille, Salomé, qui, elle, épousa Philippe.
63. Attestations chez Hermann L. STRACK, Paul BILLERBECK, Kommentar zum Neuen
5
Testament aus Talmud und Midrasch, I, München, Beck, 1969, p. 121.
64. Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen,
4
Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 188-190.
65. Le discours de Pierre à la Pentecôte interprète la venue de l’Esprit saint comme
l’accomplissement de la prophétie de Joël 3,1-5 : « Alors […] je répandrai de mon Esprit sur
toute chair […] ».
66. L’octroi eschatologique de l’esprit de sainteté est espéré en Joël 3,1-5 et Jubilés 1,23.
Qumrân l’attend en même temps que la destruction de l’esprit de perversité (1QS 4,20-21). Voir
Robert L. WEBB, John the Baptizer and Prophet, Sheffield, Sheffield Academic Press, coll.
« Journal for the Study of the New Testament. Supplement Series », 62, 1991, p. 262-278, 289-
295.
67. Es 26,19 ; 29,18-19 ; 35,5-6 ; 42,18 ; voir 61,1. Voir aussi Jubilés 23,26-31 ; 1 Hénoch 25,5-
6 ; 4 Esdras 8,53-54 ; 2 Baruch 73,2-3 ; etc.
68. Il s’agit de 1 R 11,29-39 (le manteau déchiré) ; Os 3,1-5 (la femme adultère) ; Jr 13,1-11 (la
ceinture abîmée), 19,1-2.10-15 (le vase brisé), 32,6-15 (l’achat du champ), etc. Voir Samuel
AMSLER, Les Actes des prophètes, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 9, 1985.
69. Simon LÉGASSE, Naissance du baptême, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 153, 1993,
p. 43.
70. Josèphe lui attribue « trente mille dupes ».
71. Tacite, Histoires, V, 9, 2.
72. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 169-174 ; Antiquités juives, 18, 38 et 18, 55-59 ;
Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium, 299-305. Voir Jean-Pierre LÉMONON, Ponce Pilate,
2
Ivry, Éditions de l’Atelier, 2007.
73. Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 36-38 ; Autobiographie, 65. Tibériade fut construite,
en remplacement de Sepphoris, en 19 ap. J.-C.
74. Gerd THEISSEN, « Jésus et la crise sociale de son temps », in Daniel MARGUERAT, Enrico
NORELLI, Jean-Michel POFFET (éds), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme,
2
Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 38, 2003, p. 125-155 ; du même
auteur : Le Mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une révolution des valeurs, Paris, Cerf,
2006, p. 145-272. Enquête sociologique : Richard A. HORSLEY, Bandits, prophets and Messiahs.
2
Popular Movements in the Time of Jesus, Harrisburg, Trinity Press International, 1999.
75. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 117-118 ; Antiquités juives, 18, 4-10. L’historien juif
note que le recrutement de ces bandes armées se faisait auprès des paysans ruinés par les taxes
(Antiquités juives, 18, 274), des personnes endettées (Guerre des juifs, 2, 426-427) et appauvries
(ibid., 4, 241). Certains voient en Judas le Galiléen le fondateur du zélotisme.
76. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 161.
77. Première opinion : John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, II, La
parole et les gestes, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2005, p. 97-103. Seconde opinion :
Armand PUIG I TÀRRECH, Jésus. Une biographie historique, Paris, Desclée de Brouwer, 2016,
p. 290-291. La foi chrétienne en l’impeccabilité de Jésus se lit en 2 Co 5,21 ; Jn 7,18 ; 1 Jn 3,5 ;
He 4,15 ; 7,26 ; etc.
78. William D. DAVIES, Dale C. ALLISON, The Gospel according to Saint Matthew, I, A Critical
and Exegetical Commentary, Edinburgh, Clark, 1988, p. 331-334.
79. John P. MEIER (Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, II, La parole et les gestes,
p. 112) reprend ici les résultats de l’étude de Jürgen BECKER, Johannes der Täufer und Jesus
von Nazareth, Neukirchen, Neukirchener Verlag, coll. « Biblische Studien », 63, 1972.
80. James D. G. DUNN, Jesus Remembered (Christianity in the Making, I), Grand Rapids,
Eerdmans, 2003, p. 455.
Chapitre 4
81. James H. CHARLESWORTH, The Historical Jesus. An Essential Guide, Nashville, Abingdon
Press, 2008, p. 72.
82. Ernest RENAN, Vie de Jésus (1863), Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 618, 1974,
p. 37-38 ; Œuvres complètes, II, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 1163.
83. Jürgen BECKER, Jesus von Nazaret, Berlin, De Gruyter, 1996, p. 211-233 ; John P. MEIER,
Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, II, La parole et les gestes, Paris, Cerf, coll.
« Lectio divina », 2005, p. 457-474.
84. Exorcismes : Mc 1,23-28 et parallèle (par.) Lc 4,33-37 (synagogue de Capharnaüm) ; 5,1-20
par. Mt 8,28-34, Lc 8,26-39 (démoniaque de Gérasa) ; Mc 7,24-30 par. Mt 15,21-28 (fille de la
Cananéenne) ; Mc 9,14-29 par. Mt 17,14-21, Lc 9,37-43 (fils épileptique) ; Mt 9,32-34 par. Lc
11,14 (muet). Guérisons : Mc 1,29-31 par. Mt 8,14-15, Lc 4,38-39 (belle-mère de Pierre) ; Mc
1,40-45 par. Mt 8,1-4, Lc 5,12-16 (lépreux) ; Mc 2,1-12 par. Mt 9,1-8, Lc 5,17-26 (paralysé) ;
Mc 3,1-6 par. Mt 12,9-14, Lc 6,6-11 (homme à la main sèche) ; Mc 5,25-34 par. Mt 9,20-22, Lc
8,43-48 (femme à la perte de sang) ; Mc 7,31-37 par. Mt 15,29-31 (sourd-muet) ; Mc 8,22-26
(aveugle) ; Mc 10,46-52 par. Mt 20,29-34, Lc 18,35-43 (aveugle) ; Lc 7,1-10 (serviteur du
centurion) ; Lc 13,10-17 (femme courbée) ; Lc 14,1-6 (hydropique) ; Lc 17,11-19 (lépreux) ;
Jn 5,1-9 (paralysé) ; Jn 9,1-8 (aveugle-né). Revivifications de morts : Mc 5,21-24.35-43 par. Mt
9,18-19.23-26, Lc 8,40-42.49-56 (fille de Jaïros) ; Lc 7,11-17 (fils d’une veuve) ; Jn 11,1-44
(Lazare). Prodiges naturels : Mc 4,35-41 par. Mt 8,23-27, Lc 8,22-25 (tempête apaisée) ; Mc
6,45-52 par. Mt 14,22-32, Jn 6,16-21 (Jésus marche sur les eaux) ; Mc 6,30-44 par. Mt 14,13-21,
Lc 9,10-17, Jn 6,1-15 et Mc 8,1-10 par. Mt 15,32-39 (multiplication des pains) ; Lc 5,1-11 par.
Jn 21,3-7 (pêche abondante) ; Jn 2,1-11 (Cana).
85. Jn 2,11.18.23 ; 3,2 ; 4,48.54 ; 6,2.14.26.30 ; 7,31 ; 9,16 ; 10,41 ; 11,47 ; 12,18.37 ; 20.
86. Tobie NATHAN, Isabelle STENGERS, Médecins et sorciers, Paris, La Découverte, éd. revue
2012. Voir aussi Tobie NATHAN, La Folie des autres, Paris, Dunod (1986), 2001.
87. Brèves mentions de l’activité exorciste de Jésus : Mc 1,34.39 ; 3,11-12 ; Lc 7,21 ; 8,2 ;
13,32 ; voir aussi Mc 3,22-23.
88. John Dominic CROSSAN, The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Peasant, San
Francisco, HarperSanFrancisco, 1991, p. 313-318.
89. Mc 1,35 ; 6,46 ; 14,32-42. Lc 3,21 ; 5,16 ; 6,12 ; 9,18.28-29 ; 11,1 (Luc pourrait avoir
multiplié ces mentions).
90. Vie d’Adam et Ève 12 ; Testament de Salomon 20,14-17 ; Hénoch slave 29,4-5 ; Testament
de Lévi 18,12-14 ; Rouleau de la Guerre 1QM 6,5-6 et 15,12–16,1 ; Assomption de Moïse 10,1-
2 ; Oracles sybillins 3,797-808. Voir Christian GRAPPE, « Jésus exorciste à la lumière des
pratiques et des attentes de son temps », Revue biblique, 110, 2003, p. 178-196 ; Craig
A. EVANS, « Exorcisms and the Kingdom : Inaugurating the Kingdom of God and Defeating
Satan », in Darrell L. BOCK, Robert L. WEBB (éds), Key Events in the Life of the Historical
Jesus, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament », 247, 2009, p. 151-179.
91. Johannes WEISS, Die Predigt Jesu vom Reiche Gottes (1892), Göttingen, Vandenhoeck und
3
Ruprecht, 1964, p. 92-96.
92. Ex 8,15 et 31,18. Dt 9,10. Au pluriel : Ps 8,4.
93. Midrash Rabba sur Ex 10,7 (ad Ex 8,15).
94. Aristote, Histoire des animaux, 8, 206-209 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 2, 13-
15 ; Claude Élien, De la nature des animaux, 9, 4 ; tSanhedrin 12,10 ; bSanhedrin 101a ; Avot de
Rabbi Nathan A 36.
95. Morton SMITH, Jesus the Magician, San Francisco, HarperCollins, 1978 ; John Dominic
CROSSAN, The Historical Jesus. The Life of a Mediterranean Peasant, San Francisco,
HarperSanFrancisco, 1991, p 402-468.
96. Talmud : bShabbat 104b ; Celse : Origène, Contre Celse, 1, 28. La plus ancienne attestation
de l’application à Jésus du terme de « magicien » date de 150-160 et se lit chez Justin Martyr,
Apologie, I, 30, 1 et Dialogue avec Tryphon, 69, 7 (propos attribué aux juifs).
97. Es 26,19 ; 29,18-19 ; 35,5-6 ; 42,18 ; 61,1. Voir aussi Jubilés 23,26-31 ; 1 Hénoch 25,5-6 ; 4
Esdras 8,53-54 ; 2 Baruch 73,2-3 ; etc.
98. Gerd THEISSEN formule différemment la même idée : « Jedes Wunder kann als Epiphanie
verstanden werden », in ID., Urchristliche Wundergeschichten, Gütersloh, Gerd Mohn, coll.
6
« Studien zum Neuen Testament », 8, 1990, p. 102.
99. Annette MERZ, « Les miracles de Jésus et leur signification », in Andreas DETTWILER (éd.),
Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 72, 2017, p. 173-194, citation p. 193.
100. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 8, 69 (Empédocle sauve
Panthea) ; Apulée, Florilège, 19 (Asclépiade sauve un homme que l’on enterre) ; Philostrate, Vie
d’Apollonios, 4, 45 (Apollonios sauve une jeune fille) ; 1 R 17,17-24 (Élie sauve le fils d’une
veuve à Sarepta) ; 2 R 4,18-37 (Élisée sauve le fils de la Shounamite) ; voir aussi 2 R 13,20-21.
Et dans les Actes des apôtres : 9,36-43 (Pierre sauve Tabitha) ; 20,7-12 (Paul sauve Eutyche).
101. Hérodote, Histoires, 7, 191 ; Philostrate de Lemnos, La galerie de tableaux, II, 15, 1 ;
Isidore, Hymne 1, 1,39.43.49,50 ; Jamblique, Vie de Pythagore, 28, 135 ; Clément d’Alexandrie,
Stromates, VI, 30, 1. Autres références : Wendy COTTER, Miracles in Greco-Roman Antiquity,
London, Routledge, 1999, p. 131-160.
102. Jon 1 ; Testament de Nephtali 6,1-10 ; bBaba Metsia 59b ; jBerakot 9,1.12c-13c.
103. Dion Chrysostome, Discours, 3, 31 ; Ménandre, Fragment 924K ; Suétone, Vie des
Césars, IV, 22, 2-3 ; 2 M 5,21.
104. bTaanit 24b-25a ; Origène, Contre Celse, 1, 68 ; Plutarque, Numa, 15, 2-3.
105. Reinhard VON BENDEMANN, « Die Heilungen Jesu und die antike Medizin », Early
Christianity, 5, 2014, p. 273-312, surtout p. 299-302.
Chapitre 5
106. Mc et parallèles : 12 occurrences ; Source des paroles de Jésus (Mt/Lc) : 11 ; Lc : 14
occurrences qui lui sont propres ; Mt : 26 occurrences qui lui sont propres ; Jn : 2. En adoptant
la formule « Royaume des cieux », Matthieu substitue l’usage rabbinique à celui de Jésus.
107. On appelle de ce nom le judaïsme de la période qui s’étend du retour de l’Exil babylonien
e
(milieu du VI siècle av. J.-C.) à la destruction du Temple de Jérusalem par les légions romaines
(70 ap. J.-C.).
108. Les occurrences sont peu nombreuses : Ps 103,19 ; Dn 4,36 ; 6,26 ; 1 Ch 17,14 ; 28,5 ; 2
Ch 13,8 ; Sagesse 6,4 ; 10,10 ; Tobit 13,1 ; Psaumes de Salomon 5,18 ; 17,3 ; etc. Inventaire
chez Odo CAMPONOVO, Königtum, Königsherrschaft und Reich Gottes in den frühchristlichen
Schriften, Freiburg, Universitätsverlag, coll. « Orbis biblicus et orientalis », 58, 1984.
109. Les références explicites ou allusives au Jugement eschatologique sont innombrables, tant
dans les déclarations de Jésus (Mc 4,25 ; 9,43-47 ; 10,30-31 ; Lc 6,20-25 ; 10,13-15 ; 12,8-9 ;
13,23-29 ; 17,34-35 ; Mt 7,19.22-23 ; 18,3-4 ; etc.) que dans ses paraboles (Mc 4,26-29.30-32 ;
Lc 6,46-49 ; 12,42-46.57-59 ; 14,15-24 ; 16,1-8 ; Mt 13,24-30.44-46.47-50 ; 25,1-13.24-30.31-
46 ; etc.).
110. Ps 5 ; 9 ; 10 ; 11,4 ; 22,28-30 ; 24 ; 29,9-10 ; 44,5 ; 47 ; 48,2-4 ; 68,25-36 ; 74,12-14.22-
23 ; 89,15 ; 93. Les psaumes royaux : 95–99 ; 102,12-23 ; 103,19-22 ; 145,10-21 ; 146,9-10 ;
149. Outre les Psaumes : Es 6,5 ; 24,21-23 ; 25,6-8 ; 33,17.22 ; 37,16 ; 52,7 ; Mi 4,7 ; So 3,15 ;
Abd 21 ; Za 14,9.16-17 ; 1 Ch 29,11.19-20 ; Dn 2,37.44.47 ; 7,14.18-22.27 ; etc. Inventaire des
textes chez Christian GRAPPE, Le Royaume de Dieu. Avant, avec et après Jésus, Genève, Labor
et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 42, 2001.
111. L’attente du Royaume eschatologique imprègne la plupart des écrits de la période
intertestamentaire : Psaumes de Salomon, 1 Hénoch, Jubilés, Testaments des douze patriarches,
Oracles sibyllins, Apocalypse de Baruch (2 Baruch). On lit ces textes in André DUPONT-
SOMMER, Marc PHILONENKO (éds), La Bible. Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1987.
112. mYoma 3,8 ; 4,1 ; 4,2 ; 6,2. Aussi mBerakot 1,2.
113. David FLUSSER, Jésus, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, 2005, p. 101.
114. Mt 13,24.31.44.45.47 ; 18,23 ; 20,1 ; 22,2 ; 25,1.
115. James D. G. DUNN, Jesus Remembered (Christianity in the Making, I), Grand Rapids,
Eerdmans, 2003, p. 385.
116. On en dénombre fort peu : le chant de la vigne (Es 5,1-7), les fables de Yotam (Jg 9,7-15)
et Joas (2 R 14,9-10) ainsi que la fable de l’aigle (Ez 17,3-10).
117. Voir par exemple le matériel rassemblé par Dominique de LA MAISONNEUVE, Paraboles
rabbiniques, Paris, Cerf, Supplément Cahiers Évangile, 50, 1984.
118. Mc 2,21 par. (vêtement rapiécé) ; 2,22 par. (vin nouveau) ; 4,3-8 par. (semeur) ; 4,30-32
par. (grain de moutarde) ; 12,1-11 par. (métayers) ; 13,28-29 par. (figuier) ; 4,26-29 (semence) ;
13,34-36 (portier). Mt 5,25-26 par. (procès) ; 7,24-27 par. (deux constructeurs) ; 11,16-19 par.
(enfants sur la place) ; 12,43-45 par. (esprit impur) ; 13,33 par. (levain) ; 18,12-14 par. (mouton
perdu) ; 22,2-14 par. (festin) ; 24,43-44 par. (cambrioleur) ; 24,45-51 par. (serviteur fidèle ou
infidèle) ; 25,14-30 par. (talents) ; 13,24-30 (ivraie) ; 13,44 (trésor) ; 13,45-46 (perle) ; 13,47-50
(filet) ; 18,23-35 (serviteur impitoyable) ; 20,1-16 (salaire égal) ; 21,28-32 (deux fils) ; 25,1-13
(vierges). Lc 7,41-43 (débiteurs) ; 10,30-37 (Samaritain) ; 11,5-8 (ami) ; 12,16-21 (riche) ;
12,36-38 (serviteurs vigilants) ; 13,6-9 (figuier) ; 13,24-30 (porte fermée) ; 14,8-11 (première
place à table) ; 14,28-30 (tour) ; 14,31-32 (roi guerrier) ; 15,8-10 (drachme) ; 15,11-32 (fils
perdu) ; 16,1-8 (gérant avisé) ; 16,19-31 (riche et Lazare) ; 17,7-10 (serviteur inutile) ; 18,2-8
(juge et veuve) ; 18,10-14 (pharisien et collecteur de taxes). Inventaire sous réserve des
paraboles de l’Évangile de Thomas.
119. C’est la définition retenue par un collectif de chercheurs in Ruben ZIMMERMANN (éd.),
2
Kompendium der Gleichnisse Jesu, Güterloh, Gütersloher Verlagshaus, 2015, p. 25-28.
2
120. Adolf JÜLICHER, Die Gleichnisreden Jesu, I (1886, 1910), Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, repr. 1976, p. 107.
121. Quintilien, Institution oratoire, IV, 2, 31.
122. Paul RICŒUR, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975. Sur l’application à la parabole : Hans
WEDER, Die Gleichnisse Jesu als Metaphern, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, coll.
2
« Forschungen zur Religion des Alten und Neuen Testaments », 120, 1980 ; Wolgang
HARNISCH, Die Gleichniserzählungen Jesu (Uni-Tachenbücher 1343), Göttingen, Vandenhoeck
und Ruprecht, 1985, p. 109-176 ; Eckhard RAU, Reden in Vollmacht, Göttingen, Vandenhoeck
und Ruprecht, coll. « Forschungen zur Religion des Alten und Neuen Testaments », 129, 1990,
p. 53-73.
123. Attestations chez Petra VON GEMÜNDEN, Vegetationsmetaphorik im Neuen Testament und
seiner Umwelt, Freiburg/Göttingen, Universitätsverlag/Vandenhoeck und Ruprecht, coll.
« Novum Testamentum et Orbis Antiquus », 18, 1993, p. 189-192 ; aussi Eckhard RAU, Reden
in Vollmacht, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, coll. « Forschungen zur Religion des
Alten und Neuen Testaments », 129, 1990, p. 124-129.
124. Georg GÄBEL, in Ruben ZIMMERMANN (éd.), Kompendium der Gleichnisse Jesu,
2
Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2015, p. 330-332.
125. Paul KLEE, Credo du créateur, Conférence, 1920, p. 34. Ce slogan est largement
argumenté dans son livre : Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
322, 2007.
126. Traduction empruntée à Dominique de LA MAISONNEUVE, Paraboles rabbiniques, Paris,
Cerf, Supplément Cahiers Évangile, 50, 1984, p. 23.
127. Le Midrash Tanchuma 19b présente une variante : sans avoir convenu préalablement du
salaire, un roi distribue une pièce d’or à chacun des ouvriers qui a planté au moins un arbre dans
la journée. La pointe porte sur le secret : Dieu n’a pas révélé le salaire attaché à chaque
commandement de la Torah, de peur que l’obéissance ne soit motivée par la recherche de la
récompense. Voir Daniel MARGUERAT, Le Jugement dans l’Évangile de Matthieu, Genève,
2
Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 6, 1995, p. 448-475.
128. Voir Sean FREYNE, Jesus. A Jewish Galilean, London, Clark, 2004 ; James
H. CHARLESWORTH, J. Keith ELLIOTT, et al., Jésus et les nouvelles découvertes de l’archéologie,
Paris, Bayard, 2007.
129. Mc 1,29 ; 2,1 ; 3,20 ; 7,17 ; 9,28.33 ; 10,10.
Chapitre 6
130. Inventaire des prédécesseurs : MAURO PESCE, « The Beginning of the Historical Research
on Jesus in Modern Age », in Caroline JOHNSON HODGE, Saul M. OLYAN, et al. (éds), The One
Who Sows Bountfully. Essays in Honor of Stanley K. Stowers, Atlanta, Society of Biblical
Literature, 2013, p. 77-88.
131. David F. STRAUSS, Das Leben Jesu, kritisch bearbeitet, 2 vol., Tübingen, Osiander, 1835-
1836 ; Heinrich E.G. PAULUS, Das Leben Jesu als Grundlage einer reinen Geschichte des
Urchristentums, Heidelberg, Winter, 1828 ; Heinrich J. HOLTZMANN, Die synoptischen
Evangelien, Leipzig, Engelmann, 1863 ; Ernest RENAN, Vie de Jésus (1863), Paris, Gallimard,
coll. « Folio classique », 618, 1974.
132. Adolf VON HARNACK, L’Essence du christianisme, Genève, Labor et Fides, 2015, p. 116-
117 (original allemand 1900).
133. Albert SCHWEITZER, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (1906), 2 vol., München,
Siebenstern, coll. « Siebenstern-Taschenbuch », 77-78, 79-80, 1966.
134. Joachim JEREMIAS, Les Paraboles de Jésus, Le Puy, Xavier Mappus, 1962 (original
allemand 1947).
135. Günther BORNKAMM, Qui est Jésus de Nazareth ?, Paris, Seuil, 1973, p. 121 (original
allemand 1956).
136. Ed P. SANDERS, Jesus and Palestinian Judaism, London, SCM Press, 1977.
137. Marcus J. BORG, Jesus. A New Vision. Spirit, Culture, and the Life of Discipleship, San
Francisco, HarperSanFrancisco, 1987 ; du même auteur : Meeting Jesus for the First Time, San
Francisco, HarperSanFrancisco, 1994 ; John Dominic CROSSAN, The Historical Jesus. The Life
of a Mediterranean Peasant, San Francisco, HarperSanFrancisco, 1991 ; du même auteur :
Jesus. A Revolutionary Biography, New York, HarperCollins, 1994 ; Ed P. SANDERS, Jesus and
Palestinian Judaism, London, SCM Press, 1977 ; Gerd THEISSEN, Le Christianisme de Jésus.
Ses origines sociales en Palestine, Paris, Desclée, coll. « Relais Desclée », 6, 1978 (original
allemand 1977) ; Richard HORSLEY, Sociology and the Jesus Movement, New York, Continuum,
1989 ; du même auteur : Jesus and the Spiral of Violence : Popular Jewish Resistance in Roman
Palestine, San Francisco, Harper and Row, 1987 ; Geza VERMES, Jésus le juif, Paris, Desclée,
coll. « Jésus et Jésus-Christ », 4, 1978 (original anglais 1973) ; du même auteur : Enquête sur
l’identité de Jésus, Paris, Bayard, 2003 (original anglais 2000).
138. L’ouvrage monumental de John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire
(5 vol., Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004-2018) a pour titre original anglais A Marginal
Jew (« Un juif marginal »). André LACOCQUE a publié récemment, en réponse : Jésus, le juif
central, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible », 194, 2018 (original anglais 2015).
139. 1QS 8,4-10 ; 4Q174 3,6.
140. Pirqé Avot 2,1 (« Sois attentif à un commandement facile comme à un commandement
difficile, car tu ne connais pas la rétribution des commandements ») ; Pirqé Avot 1,18 (« Rabban
Siméon ben Gamaliel disait : “Le monde tient par trois choses : la justice, la vérité et la paix” »).
141. Dossier chez John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, IV, La Loi et
l’amour, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2009, p. 300-317.
142. Lettre d’Aristée, 131 ; Philon d’Alexandrie, De specialibus legibus, 2, 63 ; De virtutibus,
51 ; 95 ; Flavius Josèphe, Antiquités juives, 6, 265 ; 8, 121 ; 10, 215 ; 15, 376 ; etc. Autres
références : Klaus Berger, Die Gesetzesauslegung Jesu, I, Markus und Parallelen, Neukirchen,
Neukirchener Verlag, coll. « Wissenschaftliche Monographien zum Alten und Neuen
Testament », 40, 1972, p. 151-165.
143. Démonstration chez John PIPER, « Love your enemies », Cambridge, Cambridge
University Press, coll. « Society for New Testament Studies. Monograph Series », 38, 1979,
p. 20-49. Aussi John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus, IV, Enquête sur l’authenticité des paroles,
p. 335-356.
144. Dieu vengera les siens : Hénoch slave 50,4 ; Pirqé Avot 4,19 ; 1QS 10,17-18 ; Siracide
28,1. Réprimer la colère évite la querelle : Prov 15,18 ; 16,32 ; 24,29 ; 29,11 ; 30,33 ; Es 50,6 ;
Siracide 1,22-24 ; jShabbat 88b.
145. Sénèque, De la colère, II, 33, 1-2 ; Épictète, Entretiens, III, 22, 54. Autres références :
Petra VON GEMÜNDEN, « La gestion de la colère et de l’agression dans l’Antiquité et dans le
Sermon sur la montagne », Hénoch, 25, 2003, p. 19-45.
146. Léon TOLSTOÏ, Lettre à Gandhi du 7 septembre 1910.
147. Le texte est corrompu. Je suis la reconstitution de Johann MAIER, Die Qumran-Essener :
Die Texte vom Toten Meer, I, München, Reinhardt, coll. « Uni-Taschenbücher », 1862, 1995,
p. 31 ; ma traduction.
148. Klaus BERGER, « Jesus als Pharisaër und frühe Christen als Pharisaër », Novum
Testamentum, 30, 1988, p. 231-262.
149. Klaus BERGER, « Jesus als Pharisaër und frühe Christen als Pharisaër », p. 240.
150. Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen,
4
Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 211.
151. Mc 2,14.15-17. Mt 11,19. Lc 5,8.30 ; 7,34.36-50 ; 15,1-2 ; 18,11-13 ; 19,7.
152. Mc 1,40-45 ; 14,3. Mt 10,8 ; 11,5. Lc 17,11-19.
153. Lc 5,30 ; 7,34 ; 15,1-2.25-32 ; 19,10 ; le narrateur les fait fonctionner comme contre-
modèles des « justes » (18,9-14). Les pécheurs sont également mis à distance et marginalisés par
les pieux, mais pour des raisons d’impureté (Lc 5,8.32 ; 7,37.39 ; 18,13 ; 19,7).
154. James H. CHARLESWORTH, The Historical Jesus. An Essential Guide, Nashville,
Abingdon, 2008, p. 60 ; voir p. 45-61.
155. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth. Son temps, sa vie, sa doctrine, Paris, Payot, coll.
« Bibliothèque historique », 1933, p. 538-539 (original hébreu 1922).
156. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth. Son temps, sa vie, sa doctrine, p. 535.
157. Lc 11,2 par. Mt 6,9 ; Mt 11,25 par. Lc 10,21 ; Mc 14,36 par.
158. Mc 14,36 par. ; Ga 4,6 ; Rm 8,15.
159. Gerhard VON RAD, Israël et la sagesse, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 170-185.
160. Ces paraboles de crise remontent vraisemblablement à Jésus : Mc 13,33-37 (le portier) ;
Mt 25,1-13 (les dix jeunes filles) ; 25,14-30 (les talents) ; Lc 12,16-21 (le riche paysan) ; 12,39-
40 (le cambrioleur) ; 12,42-46 (les deux serviteurs) ; 12,57-59 (les deux plaideurs) ; 16,1-8
(l’intendant avisé) ; 16,19-31 (le riche et Lazare). Peut-être aussi Mt 22,11-13 (l’invité sans
habit de noces) ; 25,31-46 (le grand jugement).
Chapitre 7
161. Marc insiste sur la popularité de Jésus (Mc 2,2.13 ; 3,7-12 ; 3,20 ; 4,1-2 ; 5,21 ; 6,34 ; 8,1 ;
etc.). Voir aussi Mt 9,33 ; 12,23 ; Lc 6,20 ; 7,24 ; 11,31-32 ; Jn 6,5.14-15 ; 7,49 ; etc.
162. Mc 1,5 ; Lc 3,7 ; Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 118.
163. John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, III, Attachements,
affrontements, ruptures, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2005, p. 32-34.
164. mathètès (« disciple ») s’applique 70 fois aux disciples de Jésus chez Matthieu, 43 chez
Marc, 35 chez Luc, 74 chez Jean. akolouthein (« suivre ») connaît 25 occurrences chez
Matthieu, 19 chez Marc, 17 chez Luc, 19 chez Jean.
165. Les parallèles sont rarissimes. Voir par exemple Jamblique, Vie de Pythagore, 17, 73 : les
membres qui étaient exclus du groupe de Pythagore « recevaient le double de leurs biens et,
comme s’ils étaient morts, un tombeau leur était élevé » ; de ceux qui n’avaient pas été admis,
les disciples « disaient que ceux qu’ils avaient tenté de “modeler” étaient morts ».
166. Ni le récit de 1 Rois 19 ni Flavius Josèphe (Antiquités juives, 8, 354) ne font reproche à
Élisée d’accomplir les rites d’adieu.
167. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 125.
168. Thomas SCHMELLER, « Réflexions socio-historiques sur les porteurs de la tradition et les
destinataires de Q », in Andreas DETTWILER, Daniel MARGUERAT (éds), La Source des paroles
de Jésus (Q). Aux origines du christianisme, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 62, 2008, p. 149-171. Au sujet de la Source, voir plus haut, p. 29-31.
169. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 120-161. « Ils ne sont pas les habitants d’une seule
cité ; en revanche, ils sont nombreux dans chacune de celles où ils s’établissent. Ils mettent tous
leurs biens à la disposition des membres venus d’ailleurs, pour qu’ils en usent comme si c’était
à eux. » (Ibid., 2, 124 ; trad. A. Pelletier.)
170. Gerd THEISSEN, Le Mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une révolution des valeurs,
Paris, Cerf, 2006, p. 37-109.
171. Enrico NORELLI, « Jésus en relation – des adeptes, des alliés et des adversaires », in
Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève, Labor et Fides,
coll. « Le Monde de la Bible », 72, 2017, p. 100-101.
172. Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen,
4
Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 199.
173. Günter KLEIN, Die zwölf Apostel. Ursprung und Gehalt einer Idee, Göttingen,
Vandenhoeck und Ruprecht, coll. « Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und
Neuen Testaments », 59, 1961.
174. Même John P. MEIER, aux thèses plutôt conservatrices, reconnaît que la clause « mon
Église » ne peut avoir été prononcée par le Jésus historique (Un certain juif, Jésus. Les données
de l’histoire, III, Attachements, affrontements, ruptures, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina »,
2005, p. 164-169).
175. Gerd THEISSEN, « Gruppenmessianismus. Überlegungen zum Ursprung der Kirche im
Jüngerkreis Jesu », Jahrbuch für biblische Théologie, 7, 1992, p. 101-123.
176. Le féminin de mathètès, à savoir mathètria, n’apparaît qu’une fois dans le Nouveau
Testament sous la plume de Luc en Ac 9,36 pour qualifier Tabitha. En araméen, le vocable
« disciple » (talmid) ne se décline qu’au masculin.
177. De façon générale, rien ne permet d’exclure les femmes des foules auditrices de Jésus ou
des malades affluant vers lui pour une guérison. Voir en particulier Lc 8,1-3 ; Mc 14,40-41 ;
1,29-31 ; 5,25-40 ; Lc 7,36-50 ; 13,10-17 ; 10,38-42 ; 11,27-28 ; Jn 4,4-42 ; etc. Des paraboles
ou des sentences de Jésus respectent la polarité masculin/féminin : Lc 4,25-27 ; 13,18-21 ; 15,3-
10 ; 11,5-8 et 18,1-8 ; 12,41-42 ; Mt 2,21 ; 6,26.28 ; 24,40-41 ; etc.
178. Hippolyte de Rome, Commentaire du Cantique des Cantiques, 25, 6-10 : « Ô mise en
garde nouvelle : Ève est devenue apôtre ! »
179. La fabrication de « sainte Marie-Madeleine » résulte de l’amalgame entre Marie de
Magdala, la pécheresse de Luc 7, et Marie de Béthanie, sœur de Lazare. Cet amalgame, qui ne
e
fut levé qu’au XVII siècle par Lefèvre d’Étaples, semble avoir été l’œuvre du pape Grégoire le
Grand, mort en 604, désireux d’offrir à la piété populaire une figure de pénitence et
d’absolution. Voir à ce sujet l’étude de Régis BURNET, Marie-Madeleine. De la pécheresse
repentie à l’épouse de Jésus, Paris, Cerf, 2004, p. 31-37.
180. Vu le mauvais état du manuscrit, la reconstitution du texte est incertaine. J’emprunte la
traduction de Jacques E. MÉNARD (L’Évangile selon Philippe, Paris, Letouzey et Ané, 1967). La
clause [la bouche] est une conjecture de lecture, le manuscrit présentant à cet endroit une lacune.
Justification de la conjecture par Louis PAINCHAUD in Jean-Pierre MAHÉ, Paul-Hubert POIRIER
(éds), Écrits gnostiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 357.
er
181. Thierry MURCIA, Marie appelée la Magdaléenne. Entre traditions et histoire, I -
e
VIII siècles, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2017.
182. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2, 119-166. Aussi Antiquités juives, 13, 171-173 ; 13,
297-298 ; 18, 11-25.
183. Flavius Josèphe, Antiquités juives, 18, 23-24. La fondation de ce mouvement est attribuée
à Judas le Galiléen, qui lors de la déposition d’Archelaüs (an 6 ap. J.-C.) lança une campagne de
refus de l’impôt.
184. Jacob NEUSNER, Le Judaïsme à l’aube du christianisme, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible »,
71, 1986, p. 86-91 ; du même auteur : « Pharisaic Law in New Testament Times », Union
Seminary Quaterly Review, 26, 1971, p. 331-340.
185. Les souverains hasmonéens s’inscrivent dans le trend hellénisant à la suite des conquêtes
e
orientales d’Alexandre le Grand. Voir Simon Claude MIMOUNI, Le judaïsme ancien du VI siècle
e
avant notre ère au III siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, PUF, coll. « Nouvelle
Clio », 2012, p. 234-236. L’auteur signale une autre étymologie de perushîm : « ceux qui
expliquent » ; elle se référerait à leur tradition interprétative de la Torah.
186. Lc 5,17.21 ; 6,2 ; 7,36.43 ; 11,37-38 ; 11,53-54 ; 13,31 ; 14,1 ; 16,14 ; 17,20 ; 19,39.
187. Reza ASLAN, Le Zélote, Paris, Les Arènes, 2014.
188. Christophe MÉZANGE raconte l’histoire du zélotisme, depuis sa fondation attribuée à Judas
le Galiléen en 6 ap. J.-C., in Les Sicaires et les Zélotes. La révolte juive au tournant de notre
ère, Paris, Geuthner, 2003.
Chapitre 8
189. Mc 1,41.43 ; 6,34 ; 8,2. Lc 7,13 ; 19,41. Jn 11,35.
190. Brève histoire de la recherche chez Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus.
4
Ein Lehrbuch, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 449-455.
191. Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus, p. 454.
192. Mc 4,38 ; 9,17.38 ; 10,17.35 ; etc. Mt 19,16 ; 22,16. Lc 7,40 ; 11,45 ; etc. En Mc 5,35 ; Mt
9,11 ; 17,24, on parle de lui comme d’un maître. L’appellation didaskalos (maître) n’apparaît
pas sur les lèvres des disciples, sauf Judas à Gethsémani (Mt 26,49).
193. Mc 2,1-12 ; 11,25. Mt 6,12.14-15 ; 18,23-35. Lc 7,41-43 ; 15,11-32 ; 18,9-14.
194. Gerd THEISSEN et Annette MERZ signalent une exception possible à Qumrân : la
déclaration du pardon des péchés du roi de Babylone par un juif anonyme, citée dans la prière
de Nabonide en 4Q242, frag. 3 (Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen, Vandenhoeck
4
und Ruprecht, 2011, p. 459) ; mais la traduction n’est pas assurée : « un exorciste a pardonné
mon péché. Il était un juif […] ».
195. Amen se lit sur les lèvres de Jésus à 13 reprises chez Marc, à 21 reprises dans la tradition
propre à Matthieu, 3 fois sous la plume de Luc et 25 fois chez Jean. L’expression semble
absente de la Source des paroles (seule exception éventuelle : Q 12,37).
196. Joachim JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament. La prédication de Jésus, Paris, Cerf,
coll. « Lectio divina », 76, 1973, p. 47-48.
197. Pour Takashi ONUKI, le discours en « je » de Jésus vise à développer chez ses auditeurs
une éthique de la responsabilité, in Jesus. Geschichte und Gegenwart, Neukirchen,
Neukirchener Verlag, coll. « Biblisch-Theologische Studien », 82, 2006, p. 167-170.
198. On consultera Annalisa GUIDA et Marco VITELLI (éds), Gesù e i messia di Israele, Trapani,
Il Pozzo di Giacobbe, coll. « Oi christianoi », 4, 2006 et l’excellente Encyclopédie des
messianismes juifs dans l’Antiquité, David HAMIDOVIC, Xavier LEVIEILS, Christophe MÉZANGE
(éds), Leuven, Peeters, coll. « Biblical Tools and Studies », 33, 2017.

199. Le roi : 1 Sam 12,3.5 ; 1 R 19,16 ; Ps 2,2 ; 18,51 ; 1 Ch 29,22 ; etc. Le grand prêtre : Lv
4,3.5.16 ; Ex 29,4-37 ; 1 Ch 29,22 ; Si 45,15 ; Dn 9,25-26 ; 2 M 1,10. Le prophète : 1 R 19,16 ;
Ps 105,15 ; voir Es 61,1.
200. Psaumes de Salomon 17–18. 1 Hénoch 48,10 ; 52,4. 4 Esdras 7,28. 2 Baruch 29,3 ; 30,1 ;
etc.
201. 1QS 9,9-11. CD 12,22 ; 14,18-19 ; 19,10-11 ; 20,1. La formule « Messie d’Aaron et
d’Israël » paraît indiquer la prééminence du Messie sacerdotal sur le Messie royal dans
l’eschatologie qumrânienne (1QS 9,11 ; CD 12,23–13,1 ; 14,19 ; 19,10-11 ; 20,1 ; etc.). Voir
David HAMIDOVIC, « Peut-on penser une histoire intellectuelle du premier messianisme juif à
partir des manuscrits de Qumrân ? », in ID. (éd.), Aux origines des messianismes juifs, Leiden,
Brill, coll. « Supplements to Vetus Testamentum », 158, 2013, p. 101-120.
202. Les noms et les attributs varient : Dn 7,13-14 et 1 Hénoch 37–71 (Fils de l’homme) ; 1
Hénoch 90,9-27.37-38 (homme) ; Testament de Lévi 18 (prêtre nouveau) ; Testament de Judas
24 (germe du Très-Haut) ; Oracles Sibyllins 3,49-50.286-287.652-653 (roi) ; Philon, De
praemiis et poenis, 95 (homme) ; 11Q13 (Melchisédek) ; 4Q174 frag. 3,10-13 (rejeton de
David) ; etc.
203. Gerd THEISSEN, « Du Jésus de l’histoire au Fils de Dieu du kérygme. L’apport de l’analyse
sociologique des rôles à la compréhension de la christologie du Nouveau Testament », Études
théologiques et religieuses, 83, 2008, p. 594.
204. Définition sociologique de Henri DESROCHE : « Le messianisme représente le fonds
commun des doctrines qui promettent le bonheur parfait sur terre, sous la direction d’une
personne, d’un peuple, d’un parti, de mouvements collectifs […] », in Dieux d’hommes :
er
dictionnaire des messianismes et millénarismes du I siècle à nos jours, Paris, Berg
2
International, 2010, p. 21.
205. L’exhortation à soutenir les disciples parce qu’ils appartiennent « au Christ » (Mc 9,41) est
postpascale et caractérise la période postpascale. Les deux références au Christ en Lc 24,26.46
sont placées sur les lèvres du Ressuscité. En outre, quand Jésus parle du Messie et de son
origine davidique (Mc 12,35-37), il ne s’applique pas le titre.
206. Ac 11,26 situe la première apparition de l’appellation christianoi à Antioche ; nous
sommes au début des années 40. Christos est une désignation déjà traditionnelle en Rm 5,8 ;
14,9.15 ; 1 Co 8,11-12 ; 15,3 ; 2 Co 5,15 ; Ga 2,21 ; 1 Th 5,10. Paul use à 270 reprises du nom
Christos, alors qu’il use 109 fois du nom double Ièsous Christos ou Christos Ièsous.
207. André LACOCQUE, Jésus, le juif central, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible », 194, 2018,
p. 400.
208. Exception : Jn 12,34 (mais la foule cite Jésus !).
209. Joachim JEREMIAS a inventorié 25 cas où « Fils de l’homme » a été remplacé par le « je »
de Jésus dans les évangiles synoptiques ; s’y ajoutent 12 cas où l’évangile de Jean offre deux
versions d’une parole de Jésus, l’une contenant le titre, l’autre le « je » ; exemples : Jn 3,13 et
20,17 ; 3,14 et 12,32 ; 5,27 et 5,22 ; 6,27 et 6,51 ; etc., in « Die älteste Schicht der
Menschensohn-Logien », Zeitschrift für die neutestamentliche Wissenschaft, 58, 1967, p. 159-
172, surtout p. 159-164.
210. La négation de toute utilisation par Jésus du titre « Fils de l’homme » émane de Philipp
VIELHAUER, « Gottesreich und Menschensohn in der Verkündigung Jesu » et « Jesus und der
Menschensohn », in ID., Aufsätze zum Neuen Testament, München, Kaiser, coll. « Theologische
Bücherei », 31, 1965, p. 92-140. L’attribution à Jésus du titre dans ses trois catégories a été
défendue par Carsten COLPE, art. ho huios tou anthrôpou, in Gerhard FRIEDRICH (éd.),
Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, 8, Stuttgart, Kohlhammer, 1969, p 403-482,
surtout p. 433-444.
211. La thèse selon laquelle « Fils de l’homme » est employé par Jésus comme une
circonlocution à teneur générique et non comme un titre a été défendue par Geza VERMES, Jésus
le juif, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 4, 1978, p. 211-251 ; aussi Maurice CASEY,
The Solution of the « Son of Man » Problem, London, Clark, 2009.
212. Avec Jens SCHRÖTER, Jesus von Nazaret. Jude aus Galiläa – Retter der Welt, Leipzig,
5
Evangelische Verlagsanstalt, coll. « Biblische Gestalten », 15, 2013, p. 255.
213. Mc 8,38 ; 9,37 ; 10,17-22. Mt 5,11-12 ; 5,21-48 ; 11,20-24. Lc 6,47-49 ; 12,8-9.
214. Gerd THEISSEN, « Du Jésus de l’histoire au Fils de Dieu du kérygme. L’apport de l’analyse
sociologique des rôles à la compréhension de la christologie du Nouveau Testament », Études
théologiques et religieuses, 83, 2008, p. 604. Une promesse de Jésus aux disciples peut
confirmer son attente : « En vérité, je vous le déclare : lors du renouvellement de toutes choses,
quand le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez
vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d’Israël » (Mt 19,28).
215. L’évangéliste Matthieu a multiplié sur les lèvres de Jésus l’expression « mon père », mais
il n’a pas inventé cette idiosyncrasie du Jésus historique (Mt 7,21 ; 10,32-33 ; 11,27 ; 12,50 ;
15,13 ; 16,17 ; 18,10.19.35 ; 20,23 ; 25,34.41 ; 26,29.39.42.53). Voir en effet Lc 10,22 ; 22,29 ;
24,49. Lire Joachim JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament. La prédication de Jésus, Paris,
Cerf, coll. « Lectio divina », 76, 1973, p. 225-231.
Chapitre 9
216. Lire par exemple Geza VERMES, Les Énigmes de la Passion. Une histoire qui a changé le
monde, Paris, Bayard, 2007. Pour le reste, voir plus bas, p. 324-326.
217. J’adopte la datation johannique, qui fixe l’exécution de Jésus la veille de la Pâque, laquelle
cette année-là tombait sur un jour de sabbat (Jn 19,14.31). La datation synoptique fait coïncider
la mort de Jésus avec la fête de la Pâque, ce qui est invraisemblable (Mc 14,12). La coïncidence
d’un sabbat avec la fête de la Pâque se produit en 30 et en 33, mais l’an 33 est moins probable,
l’activité publique de Jésus ne paraissant pas avoir été aussi longue. Analyse détaillée chez John
P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les sources, les origines, les dates,
Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 239-255.
218. Étienne TROCMÉ, The Passion as Liturgy, London, SCM Press, 1983.
219. Jn 2,13 ; 5,1 ; 12,12.
220. Albert SCHWEITZER : « Jesus bricht also gegen Ostern nach Jerusalem auf, einzig um dort
zu sterben », Geschichte der Leben-Jesu-Forschung (1906), II, München, Siebenstern, coll.
« Siebenstern-Tachenbuch », 79-80, 1966, p. 444-445. Selon Schweitzer, Jésus voulait par sa
souffrance déclencher la grande détresse de la fin des temps (Mc 13,5-27). Sa thèse a été remise
partiellement en valeur par Ulrich LUZ, « Warum zog Jesus nach Jerusalem ? », in ID.,
Exegetische Aufsätze, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum
Neuen Testament », 357, 2016, p. 115-131.
221. Luc (Ac 21,38) et Flavius Josèphe (Guerre des juifs, 2, 261-263 ; Antiquités juives, 20,
169-172) se réfèrent au même prophète illuminé ; son aventure, qui fut écrasée par les légions
du procurateur Félix, peut être datée de l’an 54 ap. J.-C.
222. Issu de la vision deutéronomiste de l’histoire, ce motif trouve son enracinement
vétérotestamentaire en Ne 9,26. Odil Hannes Steck a identifié sa trace dans la littérature du
second Temple et le judaïsme postérieur. Le schéma est invariable : malgré les continuelles
exhortations de son Dieu, Israël est demeuré endurci, rejetant ses envoyés, si bien qu’il attire sur
lui le jugement punitif de Dieu. Cette vision simplificatrice de l’histoire sainte animait le
message de prédicateurs de conversion qui sillonnèrent le pays durant les siècles précédant l’ère
chrétienne, afin de susciter un mouvement de pénitence. Après Jésus, les chrétiens l’ont repris à
leur compte dans la Source des paroles (Mt 5,11-12 par. Lc 6,22 ; Mt 23,29-39 par. Lc 11,47-51
et 13,34-35 ; voir Ac 7,52) et chez Paul (Rm 11,3 ; 1 Th 2,15). Voir Odil Hannes STECK, Israel
und das gewaltsame Geschick der Propheten, Neukirchen, Neukirchener Verlag, coll.
« Wissenschaftliche Monographien zum Alten und Neuen Testament », 23, 1967.
223. Jacob NEUSNER, « Money Changers in the Temple : The Mishna’s Explanation », New
Testament Studies, 35, 1989, p. 287-290.
224. Joachim JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament. La prédication de Jésus, Paris, Cerf,
coll. « Lectio divina », 76, 1973, p. 185.
225. Ed P. SANDERS, Jesus and Judaism, London, SCM Press, 1985, p. 61-90.
226. Ainsi Jürgen BECKER, Jesus von Nazaret, Berlin, De Gruyter, 1996, p. 407-410.
227. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 5, 194 ; Antiquités juives, 15, 417 ; Philon d’Alexandrie,
Legatio ad Caium, 212. L’archéologue découvreur, Charles CLERMONT-GANNEAU, traduit ainsi
l’inscription grecque : « Que nul étranger ne pénètre à l’intérieur de la balustrade et de
l’enceinte qui sont autour du Temple ; celui donc qui serait pris serait cause que la mort
s’ensuivrait pour lui », in « Une stèle du temple de Jérusalem », Comptes-rendus des séances de
l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 16, 1872, p. 170-196, citation p. 178.
228. Sur le rôle religieux, politique, social, économique du Temple de Jérusalem, voir les
études rassemblées par James H. CHARLESWORTH, Jesus and Temple. Textual and Archeological
Explorations, Minneapolis, Fortress Press, 2014.
e e
229. La construction de la figure de Judas dans la chrétienté du II au V siècle est exposée par
Hans-Josef KLAUCK, Judas, un disciple de Jésus. Exégèse et répercussions historiques, Paris,
Cerf, coll. « Lectio divina », 212, 2006, p. 139-163 et par Régis BURNET, Les Douze Apôtres.
Histoire de la réception des figures apostoliques dans le christianisme ancien, Turnhout,
Brepols, 2014, p. 107-130.
230. L’interprétation du texte et l’évaluation de la figure de Judas est encore discutée, certains
chercheurs discernant une dépréciation du personnage manipulé par les puissances du mal. Cette
hypothèse de lecture est cependant improbable. Voir l’analyse de Jean-Daniel DUBOIS, Jésus
apocryphe, Paris, Mame/Desclée, 2011, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 99, p. 243-257.
231. Hans-Josef KLAUCK, Judas, un disciple de Jésus. Exégèse et répercussions historiques,
p. 165.
232. Hyam MACCOBY, Judas Iscariot and the Myth of Jewish Evil, New York, Free Press, 1992.
233. Raymond E. BROWN, La Mort du Messie, Paris, Bayard, 2005, p. 400-417 ; Joseph
BLINZLER, Le Procès de Jésus, Paris, Mame, 1962, p. 184-238.
234. Voir jSanhedrin 4,1 ; 5,2 ; 7,5.
235. Joseph BLINZLER, Le Procès de Jésus, p. 219-238. Sa thèse a été retenue par André
LACOCQUE, Jésus, le juif central, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible », 194, 2018, p. 446-448.
236. Mc 10,33 et 14,64. Mt 26,66. Comparer avec Lc 22,71 et Jn 18,19-24.
237. Ma reconstitution est proche de celle que présente François BOVON, Les Derniers Jours de
2
Jésus, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 34, 2004, p. 43-48. Une hypothèse
alternative suppose deux sessions du sanhédrin, l’une précédemment (session préliminaire selon
Jean 11,47-53), l’autre au matin ; voir par ex. Armand PUIG I TÀRRECH, Jésus. Une biographie
historique, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, p. 696-704, 710-712.
238. Richard A. HORSLEY, Bandits, Prophets and Messiahs. Popular Movements in the Time of
2
Jesus, Harrisburg, Trinity Press International, 1999.
239. Matthieu 26,64 (su eipas, « C’est toi qui l’as dit ») attribue au grand prêtre la
responsabilité de son affirmation. Luc 22,70 (hymeis legete hoti egô eimi, « C’est vous qui dites
que je suis ») l’attribue encore plus clairement aux sanhédrites, mais la question posée est : « Toi
donc, es-tu le fils de Dieu ? »
240. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 6, 300-305.
241. Philon d’Alexandrie, Legatio ad Caium, 299-305 ; Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2,
169-177 ; Antiquités juives, 18,55-62 ; 18,85-89. Jean-Pierre LÉMONON analyse ces textes in
2
Ponce Pilate, Paris, Éditions de l’Atelier, 2007, p. 127-159, 189-227.
242. DAVID FLUSSER, Jésus, Paris-Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, 2005, p. 144.
243. Cet épisode est narré par Flavius Josèphe sous deux versions : Guerre des juifs, 2, 175-177
et Antiquités juives, 18, 60-62.
244. Examen détaillé chez Raymond E. BROWN, La Mort du Messie, Paris, Bayard, 2005,
p. 904-910. L’auteur conclut à la synchronie de la condamnation de Jésus et de la relaxe de
Barrabas ; le lien aurait été établi par la tradition chrétienne.
245. Helen K. BOND juge les critiques de Philon et de Flavius Josèphe peu crédibles, in Pontius
Pilatus in History and Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Society
for New Testament Studies. Monograph Series », 100, 1998, p. 25-93. Selon Gordon THOMAS,
les Romains disposaient de deux sortes de relaxe : l’amnistie (abolitio) et la remise de peine
(indulgentia), in The Trial. The Life and Inevitable Crucifixion of Jesus, New York, Bantam,
1987, p. 218-219.
246. Sur la peine de mort par crucifixion : Joseph BLINZLER, Le Procès de Jésus, Paris, Mame,
1962, p. 404-407, 423-429 ; Martin HENGEL, La crucifixion dans l’Antiquité et la folie du
message de la croix, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 105, 1981, p. 13-113 ; John Granger
COOK, Crucifixion in the Mediterranean World, Tübingen, Mohr Siebeck, coll.
« Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 327, 2014.
247. Flavius Josèphe, Guerre des juifs, 2,2 52 ; 2,306-308 ; 5, 451.
248. Martin HENGEL, La crucifixion dans l’Antiquité et la folie du message de la croix, p. 39.
249. Description dans l’article de Vassilios TZAFERIS, « Jewish Tombs at and near Giv’at ha-
Mivtar », Israel Exploration Journal, 20, 1970, p. 18-32.
250. Mc 15,34 par. Mt 27,46. Lc 23,34 ; 23,43 ; 23,46. Jn 19,26-27 ; 19,28 ; 19,30.
251. Heinz SCHÜRMANN, Comment Jésus a-t-il vécu sa propre mort ?, Paris, Cerf, coll. « Lectio
divina », 93, 1977, en particulier p. 57-78.
Chapitre 10
252. Ernst TROELTSCH, « Über historische und dogmatische Methode in der Theologie », in ID.,
Zur religiösen Lage, Religionsphilosophie und Ethik. Gesammelte Schriften, II, Tübingen,
Mohr, 21922, p. 729-753, surtout p. 729-734.
2
253. Jacques SCHLOSSER, Jésus de Nazareth, Paris, Agnès Viénot, 2002, p. 329.
254. Jean ZUMSTEIN, « Jésus après Jésus – l’événement pascal et les débuts de la christologie »,
in Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève, Labor et
Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 72, 2017, p. 238.
255. Lc 24,23.34. Jn 18,18.25.29 ; voir 1 Co 15,5.6.7.8.
256. 1 Th 4,14. 1 Co 6,14 ; 15,4. Ga 1,1. Rm 1,4 ; 4,24 ; 6,4 ; 8,11 ; 10,9. Ac 2,24 ; 3,15 ; 4,10 ;
5,30. Ep 1,20 ; etc.
257. Sagesse 3,1-9 ; 5,15-23. 1 Hénoch 22. 2 M 7,11.28.
258. Daniel MARGUERAT, Résurrection. Une histoire de vie, Bière, Cabédita, coll. « Parole en
4
liberté », 2015, p. 13-16.
259. La finale dite longue (Mc 16,9-20) émane de la chrétienté syrienne et date du milieu du
e
II siècle ; elle consiste en une compilation des récits résurrectionnels de Matthieu, Luc, Jean et
des Actes. Voir Joseph HUG, La Finale de l’évangile de Marc (Mc 16,9-20), Paris, Gabalda, coll.
« Études bibliques », 1978.
260. Mt 28,1-8. Lc 24,1-12. Jn 20,1-10.
261. Les Anciens rapportent la montée au ciel de héros grecs aussi bien que d’empereurs
romains ou de grands hommes d’Israël. Les formes varient : ravissement de l’âme (Abraham,
Moïse), enlèvement céleste (Hénoch, Élie, Esdras, Baruch ; Romulus, Héraclès, Alexandre le
Grand), retour au ciel après une apparition (anges ou dieux). Les Romains usent du motif pour
appuyer la divinisation de leurs empereurs, tandis que la foi juive y voit la réhabilitation du juste
par Dieu. Les modèles prototypiques sont, du côté juif, l’enlèvement d’Élie (2 R 2) ; du côté
romain, le ravissement au ciel de Romulus premier roi de Rome (Tite-Live, Histoire romaine, I,
16,3-6). Dans la Rome antique, c’est avec la dynastie des Juliens qu’apparaît l’apothéose de
l’empereur ou consecratio (passage de l’espace profane à l’espace sacré). Références littéraires :
Daniel MARGUERAT, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et Fides, coll. « Commentaire
2
du Nouveau Testament », 5a, 2015, p. 45-46.
262. Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen,
4
Vandenhoeck und Ruprecht, 2011, p. 439 ; Jens SCHRÖTER, Christine JACOBI (éds), Jesus
Handbuch, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, p. 496 (Christine Jacobi).
263. Cet extrait attribué à l’évangile des Hébreux est cité par Jérôme dans Les Hommes
illustres, 2 : « Quand le Seigneur eut donné le linceul au serviteur du prêtre, il alla vers Jacques
et lui apparut […] Il prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à Jacques le Juste en disant :
“Mon frère, mange ton pain, puisque le Fils de l’homme est ressuscité de ceux qui dorment” »
(trad. D. A. Bertrand).
264. Jean ZUMSTEIN, « Jésus après Jésus – l’événement pascal et les débuts de la christologie »,
in Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève, Labor et
Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 72, 2017, p. 239.
3
265. Alfred LOISY, L’Évangile et l’Église (1902), Bellevue, chez l’auteur, 1904, p. 155. Notons
que, contrairement à l’usage qui a été fait de ce slogan, Loisy justifiait l’institutionnalisation du
christianisme après Jésus : l’Église « est venue en élargissant la forme de l’Évangile, qui était
impossible à garder telle quelle, dès que le ministère de Jésus eut été clos par la passion »
(ibid.).
266. Jens SCHRÖTER, Jesus von Nazareth. Jude aus Galiläa – Retter der Welt, Leipzig,
5
Evangelische Verlagsanstalt, coll. « Biblische Gestalten », 15, 2013, p. 301.
267. James D. G. DUNN, Jesus Remembered (Christianity in the Making, I), Grand Rapids,
Eerdmans, 2003, p. 825.
268. Ces mots prêtés à Ramuz ne sont pas tout à fait exacts. Dans son roman Adam et Eve,
l’auteur fait dire à l’un de ses personnages : « Qu’est-ce que tu veux ? C’est une explication,
c’est même la seule explication » (Charles-Ferdinand RAMUZ, Romans, II, Paris, Gallimard,
coll. « La Pléiade », 2005, p. 872). Je dois cette précision à Doris Jakubec, de l’Université de
Lausanne.
Chapitre 11
269. Un grand nombre de textes apocryphes est maintenant accessible dans : François BOVON,
Pierre GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de
la Pléiade », 1997 ; Pierre GEOLTRAIN, Jean-Daniel KAESTLI (éds), Écrits apocryphes II, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005. Pour les textes gnostiques : Écrits
gnostiques, Jean-Pierre MAHÉ, Paul-Hubert POIRIER (éds), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 2007. Les textes cités proviennent de ces volumes.
e
270. 2 traité du Grand Seth 56,4-19 ; Protévangile de Jacques 4 ; Évangile de l’enfance selon
Thomas 2 ; Psaume des Errants 9 et Psaumes à Jésus ; Actes de Jean 94-96 ; Actes de Pilate
(dits aussi Évangile de Nicodème) 21-25 ; Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, I, 13, 10.
271. Régis BURNET, Les Apocryphes. Témoins pluriels d’une Église plurielle, Bière, Cabédita,
coll. « Parole en liberté », 2016, p. 12.
272. Édouard COTHENET, « Le Protévangile de Jacques, origine, genre et signification d’un
premier midrash chrétien sur la Nativité de Marie », in Wolfgang HAASE (éd.), Aufstieg und
Niedergang der römischen Welt, II 25.6, Religion. Vorkonstantinisches Christentum : Leben und
Umwelt Jesu ; Neues Testament. Schluss, Berlin, De Gruyter, 1988, p. 4252-4269, surtout 4259-
4263.
273. Évangile arabe de l’enfance 10-21 ; Évangile de l’enfance selon Thomas 9-16.
274. Antonini Placentini Itinerarium est la chronique de voyage d’un pèlerin de Piacenza,
effectué en Terre sainte vers 570.
275. Lire à ce sujet la recherche historique de Simon Claude MIMOUNI, Le Judéo-Christianisme
ancien. Essais historiques, Paris, Cerf, 1998.
276. La thèse de deux évangiles est soutenue par Simon Claude MIMOUNI, Les Fragments
évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Paris, Gabalda, coll.
« Cahiers de la Revue biblique », 66, 2006 ; état de la recherche aux p. 13-19.
277. Fragment 6, cité par Jérôme, De viris illustribus, 2.
278. Mc 8,31. Mt 26,39. Lc 2,34-35 ; 24,25-27. Jn 19,28-30. Ac 2,22-24 ; 13,27-31. Rm 2,25-
26 ; 5,6-8. 1 Co 1,18-25. Ga 4,4-5, etc.
279. Jean-Pierre MAHÉ, Paul-Hubert POIRIER (éds), Écrits gnostiques, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. XV-XVI.
280. L’appellation est discutée, dans la mesure où elle regroupe des écrits hétérogènes du point
de vue littéraire et dont l’écriture s’étale sur un millénaire. Voir les considérations de Jean-
Daniel DUBOIS, in Pierre GEOLTRAIN, Jean-Daniel KAESTLI (éds), Écrits apocryphes chrétiens,
II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 243-245.
281. Matthieu 27,51-53 situait ces manifestations à la mort de Jésus et pour en souligner la
dramatique ; elles sont ici mises au service de la résurrection.
282. Examen des variantes dans : Pierre GEOLTRAIN, Jean-Daniel KAESTLI (éds), Écrits
apocryphes chrétiens, II, p. 413.
283. L’Évangile de Nicodème ou les Actes faits sous Ponce Pilate, introduction et notes par
Rémi GOUNELLE et Zbigniew IZYDORCZYK, Turnhout, Brepols, coll. « Apocryphes », 9, 1997,
p. 19-20.
284. Cette partie est jugée, en fonction de sa langue, plus tardive que le reste du livre et datée
e
plutôt du VI siècle. Voir L’Évangile de Nicodème ou les Actes faits sous Ponce Pilate, p. 113-
118.
285. Je suis la datation proposée par Jean-Daniel Kaestli, même si l’écrit lui-même date plutôt
e
du IV siècle. Voir Jean-Daniel KAESTLI, Pierre CHERIX, L’Évangile de Barthélemy, Turnhout,
Brepols, coll. « Apocryphes », 1993, p. 60-65 ; sur l’histoire de la croyance en la descente du
Christ aux enfers : p. 135-142.
286. Ainsi John Dominic CROSSAN, The Cross that Spoke. The Origins of the Passion
Narrative, San Francisco, Harper and Row, 1988 ; Helmut KOESTER, Ancient Christian Gospels.
Their History and Development, Philadelphia, Trinity Press International, 1990, p. 216-239.
287. Jean-Daniel KAESTLI, Daniel MARGUERAT (éds), Le Mystère apocryphe. Introduction à une
2
littérature méconnue, Genève, Labor et Fides, coll. « Essais bibliques », 26, 2007, p. 83.
288. Après d’autres, John P. MEIER (Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Les
sources, les origines, les dates, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004, p. 83-99) a défendu la
thèse d’une dépendance des évangiles canoniques. La thèse de l’autonomie a été argumentée par
Helmut KOESTER, « Apocryphal and Canonical Gospels », Harvard Theological Revue, 7, 1980,
p. 105-130, surtout p. 112-119.
289. Françoise MORARD a retracé l’histoire du terme depuis les papyri grecs d’Égypte via la
e
Septante et la littérature copte jusqu’à sa reprise par les ascètes chrétiens au IV siècle :
e
« Monachos, moine. Histoire du terme grec jusqu’au IV siècle », Freiburger Zeitschrift für
Philosophie und Theologie, 20, 1973, p. 332-410.
290. Le débat est ouvert parmi les gnosticisants au sujet de l’appréciation de la personne de
Judas dans cet évangile : disciple privilégié et auxiliaire de Jésus ou fantoche manipulé par les
puissances du mal ? Voir l’analyse de Jean-Daniel DUBOIS, Jésus apocryphe, Paris,
Mame/Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 99, 2011, p. 243-257.
Chapitre 12
291. Voir par ex. Hermann L. STRACK, Günter STEMBERGER, Introduction au Talmud et au
Midrash, Paris, Cerf, 1986, p. 241-244.
292. Pinchas LAPIDE, Der Jude Jesus : Thesen eines Juden, Antworten eines Christen, Zürich,
Benziger, 1979.
293. Pour un inventaire des nominations directes ou indirectes de Jésus dans le Talmud, on
3
consultera Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, Tübingen, Mohr Siebeck, 2017, p. 264-276.
294. Thierry MURCIA, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne, Turnhout,
Brepols, 2014, passim (p. 319-664).
295. Sauf indication contraire, les passages du Talmud sont cités suivant la traduction de
Thierry MURCIA, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne. Les références aux
traités sont précédées de la lettre j pour le Talmud de Jérusalem, b pour le Talmud de Babylone.
296. Daniel BOYARIN, Mourir pour Dieu. L’invention du martyre aux origines du judaïsme et
du christianisme, Paris, Bayard, 2004, p. 153 note 10.
e
297. Sentence rapportée de Rabbi Abahou, de la période amoraïte, mort au début du IV siècle.
298. La finale est présente dans le manuscrit d’Oxford, mais grattée dans les manuscrits de
Paris, Florence, Munich, Soncino et Wilna. Voir Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, Tübingen,
3
Mohr Siebeck, 2017, p. 267-268.
299. La lecture sexuelle est défendue par Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, p. 66. La référence à
l’enseignement est défendue, après d’autres, par Thierry MURCIA, Jésus dans le Talmud et la
littérature rabbinique ancienne, Turnhout, Brepols, 2014, p. 554-564.
300. Nb 31,8.16. Dt 23,5-6. Jos 13,22 ; 24,9-10. Ne 13,2. 2 P 2,15. Jude 11. Ap 2,14.
301. Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, p. 167-189.
302. Première lecture : Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, p. 126. Seconde lecture : Richard
KALMIN, « Christians and Heretics in Rabbinic Literature of Late Antiquity », Harvard
Theological Review, 87, 1994, p. 155-169, ici p. 161.
303. Ga 3,13. Ac 5,30 ; 10,39. 4Q169 3-4, col. 1,7-8. 11Q19 64,8-12.
304. Raymond E. BROWN, La Mort du Messie, Paris, Bayard, 2005, p. 432-433.
305. Dan JAFFÉ, Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans
er e
la littérature talmudique I -II siècles, Paris, Cerf, 2005, p. 321.
306. Variantes : tHullin 2,24 ; bAboda Zara 16b-17a. Comparaison des textes chez Simon
Claude MIMOUNI, Les Chrétiens d’origine juive dans l’Antiquité, Paris, Albin Michel, 2004,
p. 111-118.
307. Joachim JEREMIAS, Les Paroles inconnues de Jésus, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 62,
1970, p. 34.
308. La halakah est l’exégèse des parties prescriptives de l’Écriture. Pour percevoir la halakah
matthéenne, comparer Mt 12,1-8 et Mc 2,23-28 ; Mt 12,9-14 et Mc 3,1-6 ; Mt 19,1-9.16-26 et
Mc 10,1-12.17-27.
309. Sur l’histoire de la tradition des Toledot, on lira : Peter SCHÄFER, Jüdische Polemik gegen
Jesus und das Christentum, München, Carl Friedrich von Siemens Stiftung, 2017 ; Philip
S. ALEXANDER, « Narrative and Counternarrative : The Jewish Antigospel (The Toledot Yeshu)
and the Christian Gospels », in Lori BARON, Jill HICKS-KEETON, Matthew THIESSEN (éds), The
Ways that often Parted. Essays in Honor of Joel Marcus, Atlanta, SBL Press, coll. « Early
Christianity and its Literature », 24, 2018, p. 377-401.
310. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth. Son temps, sa vie, sa doctrine, Paris, Payot, 1933,
p. 64 (original hébreu 1922).
311. Traduction française de cinq versions manuscrites (Vienne, Strasbourg, Wagenseil,
Huldreich, Geniza du Caire) chez Jean-Pierre OSIER, L’Évangile du ghetto, Paris, Berg
International, 1984.
312. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth, p. 56.
313. Première analyse scientifique des Toledot : Samuel KRAUSS, Das Leben Jesu nach
jüdischen Quellen, Berlin, Calvary, 1902. État de la question : Peter SCHÄFER, Michael
MEERSON, Yaacov DEUTSCH (éds), Toledot Yeshu (« The Life Story of Jesus ») Revisited,
Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Texts and Studies in Ancient Judaism », 143, 2011.
314. Je m’inspire ici, en la résumant, d’une présentation des Toledot par Joseph KLAUSNER,
Jésus de Nazareth, p. 57-60.
315. Cité par Matt GOLDISH, « The Salvation of Jesus and Jewish Messiahs », in Neta STAHL
(éd.), Jesus among the Jews, London, Routledge, 2012, p. 106. Dans le même sens : John
G. GAGER, Daniel STÖKL BEN EZRA, « L’éthique et/de l’autre : le christianisme à travers le
regard polémique des Toledot Yeshu », in Katell BERTHELOT, Ron NAIWELD, Daniel STÖKL BEN
Ezra (éds), L’Identité à travers l’éthique, Turnhout, Brepols, coll. « Bibliothèque de l’École des
Hautes Études. Sciences religieuses », 168, 2015, p. 73-90.
316. Joseph SALVADOR, Jésus-Christ et sa doctrine, Paris, A. Guyot et Scribe, 1838 ; Heinrich
GRAETZ, Sinaï et Golgotha ou les origines du judaïsme et du christianisme suivi d’un examen
critique des évangiles anciens et modernes, Paris, Michel Lévy, 1867, p. 283. Cités par Michael
e
GRAETZ, « Les lectures juives de Jésus au XIX siècle », in Daniel MARGUERAT, Enrico NORELLI,
Jean-Michel POFFET (éds), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève,
2
Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 38, 2003, p. 490-493.
317. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth. Son temps, sa vie, sa doctrine, Paris, Payot, 1933,
p. 10 (original hébreu 1922).
318. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth, p. 594.
319. Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth, p. 541-542.
320. Schalom BEN-CHORIN, Mon frère Jésus. Perspectives juives sur le Nazaréen, Paris, Seuil,
1983 (original allemand 1967) ; David FLUSSER, Jésus, Paris, Seuil, 1970 (original allemand
1968) ; Shmuel SAFRAI, « Jésus et le mouvement des hassidim », in Proceedings of the 10th
World Congress of Jewish Studies, August 16-24, 1989, Jérusalem, 1990, p. 1-8 ; Geza VERMES,
Jésus le Juif, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 4, 1978 (original anglais 1973) ;
Israël KNOHL, L’autre messie, Paris, Albin Michel, 2001 (original hébreu 2000) ; Jacob
NEUSNER, Un rabbin parle avec Jésus, Paris, Cerf, 2008 (original anglais 1993) ; Guy
STROUMSA, La Fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile
e
Jacob, 2005. Voir Dan JAFFÉ, Jésus sous la plume des historiens juifs du XX siècle, Paris, Cerf,
2009.
321. Cité par Warren Zev HARVEY, « Harry Austryn Wolfson on the Jew’s Reclamation of
Jesus » in Neta STAHL (éd.), Jesus among the Jews, London, Routledge, 2012, p. 156.
Chapitre 13
322. Dispersés dans tout le Coran, ces versets se concentrent dans les sourates 3, 5 et 19.
323. Je cite le Coran dans la traduction de Denise Masson (Le Coran, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1967), en substituant toutefois « Allah » à « Dieu » lorsque le
texte s’y prête. Sa traduction a été agréée par plusieurs autorités musulmanes, dont la mosquée
du Caire. Dans la suite, les références coraniques sont indiquées par le numéro de la sourate
suivi du verset.
324. Theodor NÖLDEKE, Geschichte des Qorans, 1860 ; trad. anglaise : The History of the
Qur’ân, Leiden, Brill, 2013.
325. Tarif KHALIDI a rassemblé et traduit plus de 300 hadîths, in Un musulman nommé Jésus.
Dits et récits dans la littérature islamique, Paris, Albin Michel, 2003, format poche 2014. Voir
aussi Christoph MARKSCHIES, Jens SCHRÖTER (éds), Antike christliche Apokryphen in deutscher
Uebersetzung, I/1, Evangelien und Verwandtes, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, p. 193-208
(Friedmann Eissler).
326. Guillaume DYE, « La figure de Jésus dans le Coran », in Jésus. Une encyclopédie
contemporaine, Paris, Bayard, 2017, p. 350.
327. Voir le site : www.maison-islam.com/articles/?p=371
328. TABARÎ, Chronique, I, traduite par H. Zotenberg, Paris, Imprimerie impériale, 1867,
p. 539-540. Je dois cette référence à Gérard MORDILLAT, Jérôme PRIEUR, Jésus selon Mahomet,
Paris, Seuil/ARTE éditions, 2015, p. 103.
329. Le Coran, I, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 40, 1958, p. 140.
330. Cité selon la trad. de R. Le Coz : Jean Damascène, Écrits sur l’islam, Paris, Cerf, coll.
« Sources chrétiennes », 383, 1992.
331. Roger ARNALDEZ collationne quelques commentaires sur ce verset, in Jésus. Fils de
Marie, prophète de l’Islam, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 13, 1980, p. 191-204.
332. Guillaume DYE, « La figure de Jésus dans le Coran », in Jésus. Une encyclopédie
contemporaine, Paris, Bayard, 2017, p. 354.
333. Nous reproduisons dans la suite les hadîths recueillis par Tarif KHALIDI, Un musulman
nommé Jésus. Dits et récits dans la littérature islamique, Paris, Albin Michel, 2003, format
poche 2014, en indiquant sa numérotation entre parenthèses.
o e
334. Le hadîth n 24 est rapporté par Muhammad ibn Sa’ad (IX siècle).
o e o
335. Le hadîth n 155 est rapporté par Abu al-Hasan al-‘Amiri (X siècle) ; le n 4 par Abdallah
e o e o
ibn al-Mubarak (VIII siècle) ; le n 216 par Abu Hamid al-Ghazali (XII siècle) ; le n 33 par
e
Ahmad ibn Hanbal (IX siècle).
o e o
336. Le hadîth n 261 est rapporté par Abu al-Qasim ibn ‘Asakir (XII siècle) ; le n 266 par
e o
Abu al-Husayn Warram ibn Abi Firas (XIII siècle) ; le n 176 par Al-Rahgib al-Isfahani
e
(XI siècle).
337. Voir 19,30 ; 4,171 ; 3,48 ; 4,172 ; 5,72 ; 114,117.
338. Tarif KHALIDI, Un musulman nommé Jésus. Dits et récits dans la littérature islamique,
Paris, Albin Michel, 2003, format poche 2014, p. 23.
339. Henry CORBIN, En islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, 3 vol., Paris,
Gallimard, 1991.
340. Mc 13,32. Mt 24,44, 50 ; 25,13. Lc 12,39.
341. SUYÛTÎ IMAN, Le Retour de Jésus, Paris, IQRA, 2000.
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aujourd’hui savoir de Jésus, Aubonne, Éditions du Moulin, 42001.
Daniel MARGUERAT, Enrico NORELLI, Jean-Michel POFFET (éds), Jésus de
Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève, Labor et Fides,
coll. « Le Monde de la Bible », 38, 22003.
Daniel MARGUERAT, L’Aube du christianisme, Paris/Genève, Bayard/Labor
et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 60, 2008.
Daniel MARGUERAT, « La Quête du Jésus de l’histoire et la judaïcité de
Jésus », in Dan JAFFÉ (éd.), Studies in Rabbinic Judaism and Early
Christianity. Text and Context, Leiden, Brill, coll. « Ancient Judaism
and Early Christianity », 74, 2010, p. 3-16.
Daniel MARGUERAT, Le Dieu des premiers chrétiens, Genève, Labor et
Fides, coll. « Essais bibliques », 16, 42011.
Daniel MARGUERAT, Jésus et Matthieu. À la recherche du Jésus de
l’histoire, Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 70, 2016.
Daniel MARGUERAT, Éric JUNOD, Qui a fondé le christianisme ? Ce que
disent les témoins des premiers siècles, Paris/Genève, Bayard/Labor et
Fides, 2010.
John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, 5 vol.
parus, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 2004-2018.
Helmut MERKLEIN, Jesu Botschaft von der Gottesherrschaft, Stuttgart,
KBW, coll. « Stuttgarter Bibelstudien », 111, 31989.

Jacob NEUSNER, Le Judaïsme à l’aube du christianisme, Paris, Cerf, coll.


« Lire la Bible », 71, 1986.

Takashi ONUKI, Jesus. Geschichte und Gegenwart, Neukirchen,


Neukirchener Verlag, coll. « Biblisch-Theologische Studien », 82, 2006

Romano PENNA, Gesù di Nazaret nelle culture del suo tempo, Bologna,
Dehoniane, 2012.
Charles PERROT, Jésus et l’histoire, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-
Christ », 11, 21993.
Armand PUIG I TÀRRECH, Jesus : An Uncommon Journey, Tübingen, Mohr
Siebeck, coll. « Wissenchaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament », 2.288, 2010.
Armand PUIG I TÀRRECH, Jésus. Une biographie historique, Paris, Desclée
de Brouwer, 2016.
Ernest RENAN, Vie de Jésus (1863), Paris, Gallimard, coll. « Folio
classique », 618, 1974.

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Ed P. SANDERS, Jesus and Judaism, London, SCM, 1985.
Jacques SCHLOSSER, Le Dieu de Jésus, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina »,
129, 1987.
Jacques SCHLOSSER, Jésus de Nazareth, Paris, Agnès Viénot, 22002.
Jens SCHRÖTER, Jesus von Nazaret. Jude aus Galiläa. Retter der Welt,
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2013.
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Gerd THEISSEN, Le Christianisme de Jésus. Ses origines sociales en


Palestine, Paris, Desclée, coll. « Relais Desclée », 6, 1978.
Gerd THEISSEN, Urchristliche Wundergeschichten, Gütersloh, Gerd Mohn,
coll. « Studien zum Neuen Testament », 8, 61990.
Gerd THEISSEN, Jesus als historische Gestalt, Göttingen, Vandenhoeck und
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Neuen Testaments », 202, 2003.
Gerd THEISSEN, Le Mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une révolution
des valeurs, Paris, Cerf, 2006.
Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch,
Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 42011.

UNIVERSITÉ DE STRASBOURG, De Jésus à Jésus-Christ, I, Le Jésus de


l’histoire, Mame/Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 2010.
Jan VAN DER WATT (éd.), The Quest for the Real Jesus. Radboud Prestige
Lectures by Prof. Dr. Michael Wolter, Leiden, Brill, coll. « Biblical
Interpretation Series », 120, 2013.
Geza VERMES, Jésus le juif, Paris, Desclée, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 4,
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Robert E. VAN VOORST, Jesus Outside the New Testament, Grand Rapids,
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Benedict VIVIANO, Le Royaume de Dieu dans l’histoire, Paris, Cerf, coll.
« Lire la Bible », 96, 1992.

Alexander J. M. WEDDERBURN, Jesus and the Historians, Tübingen, Mohr


Siebeck, coll. « Wissenchaftliche Untersuchungen zum Neuen
Testament », 269, 2010.
Ruben ZIMMERMANN, et al. (éds), Kompendium der frühchristlichen
Wundererzählungen, I, Die Wunder Jesu, Gütersloh, Gütersloher
Verlagshaus, 2013.
Ruben ZIMMERMANN (éd.), Kompendium der Gleichnisse Jesu, Gütersloh,
Gütersloher Verlagshaus, 22015.
Par chapitre
Quelques publications de référence sont signalées en rapport avec le
thème de chaque chapitre.

Chapitre 1. Que savons-nous de Jésus ?

Serge BARDET, Le Testimonium Flavianum, Paris, Cerf, 2002.


François BOVON, Pierre GEOLTRAIN (éds), Écrits apocryphes chrétiens, I,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997.
James H. CHARLESWORTH (éd.), Jesus and Archeology, Grand Rapids,
Eerdmans, 2006.
Bart D. EHRMAN, Did Jesus Exist ? The Historical Argument for Jesus of
Nazareth, New York, HarperOne, 2013.
Bart D. EHRMAN, Jésus avant les évangiles. Comment les premiers
chrétiens se sont rappelé, ont transformé et inventé leurs histoires du
Sauveur, Paris, Bayard, 2016.
Christoph MARKSCHIES, Jens SCHRÖTER (éds), Antike christliche
Apokryphen in deutscher Uebersetzung, 2 vol., Tübingen, Mohr
Siebeck, 2012.
John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, I, Paris,
Cerf, coll. « Lectio divina », 2004.

Chapitre 2. Un enfant sans père ?


Giuseppe BARBAGLIO, Gesù ebreo di Galilea. Indagine storica, Bologna,
Dehoniane, 2002, p. 111-135.
Daniel BARBU, « L’Évangile selon les Juifs : à propos de quelques
témoignages anciens », Anabases, 28, 2018, p. 157-180.
Raymond E. BROWN, The Birth of the Messiah, London, Chapman, 21993.
Bruce CHILTON, « Jésus, le mamzer (Mt 1,18) », New Testament Studies, 47,
2001, p. 222-227.
Jodi MAGNESS, Stone and Dung, Oil and Spit. Jewish Daily Life in the Time
of Jesus, Grand Rapids, Eerdmans, 2011.
Enrico NORELLI, « Jésus en relation – des adeptes, des alliés et des
adversaires », in Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études
contemporaines, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 72, 2017, p. 87-124.
Romano PENNA, Gesù di Nazaret nelle culture del suo tempo, Bologna,
Dehoniane, 2012.

Chapitre 3. Jean le Baptiseur

Jürgen BECKER, Johannes der Täufer und Jesus von Nazareth, Neukirchen,
Neukirchener Verlag, coll. « Biblische Studien », 63, 1972.
Giorgio JOSSA, « Due svolte decisive nella vita di Gesù. Dalla minaccia del
giudizio all’annuncio del Regno ; dall’annuncio del regno al rinnovo
dell’alleanza », in Nicola CIOLA, Antonio PITTA, Giuseppe PULCINELLI
(éds), Ricerca storica su Gesù. Bilanci e prospettive, Bologna,
Dehoniane, coll. « Studi biblici », 81, 2017, p. 127-141.
Simon LÉGASSE, Naissance du baptême, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina »,
153, 1993.
Ulrich B. MÜLLER, Johannes der Taüfer : jüdischer Prophet und
Wegbereiter Jesu, Leipzig, Evangelische Verlagsanstalt, 22013.
Gerd THEISSEN, « Jésus et Jean-Baptiste – rupture ou continuité ? », in
Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines,
Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 72, 2017, p. 65-
86.
Robert L. WEBB, John the Baptizer and Prophet, Sheffield, Sheffield
Academic Press, coll. « Journal for the Study of the New Testament.
Supplement Series », 62, 1991.

Chapitre 4. Jésus guérisseur

Wendy COTTER, Miracles in Greco-Roman Antiquity, London, Routledge,


1999.
Daniel MARGUERAT, Le Dieu des premiers chrétiens, Genève, Labor et
Fides, coll. « Essais bibliques », 16, 42011, p. 33-47.
Annette MERZ, « Les miracles de Jésus et leur signification », in Andreas
DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études contemporaines, Genève,
Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 72, 2017, p. 173-194.
Charles PERROT, Jean-Louis SOULETIE, Xavier THÉVENOT, Les Miracles,
Paris, Éditions de l’Atelier, 1995.
Gerd THEISSEN, Urchristliche Wundergeschichten, Gütersloh, Gerd Mohn,
coll. « Studien zum Neuen Testament », 8, 61990.
Graham H. TWELFTREE, Jesus the Exorcist. A Contribution to the Study of
the Historical Jesus (WUNT 2.54), Tübingen, Mohr Siebeck, 1993.
Ruben ZIMMERMANN, et al. (éds), Kompendium der frühchristlichen
Wundererzählungen, I, Die Wunder Jesu, Gütersloh, Gütersloher
Verlagshaus, 2013.
Chapitre 5. Le poète du Royaume
Dale C. ALLISON, Jesus of Nazareth, Millenarian Prophet, Minneapolis,
Fortress Press, 1998.
Sean FREYNE, Jesus. A Jewish Galilean, London, Clark, 2004.
Christian GRAPPE, Le Royaume de Dieu. Avant, avec et après Jésus,
Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 42, 2001.
Wolfgang HARNISCH, Die Gleichniserzählungen Jesu, Göttingen,
Vandenhoeck und Ruprecht, coll. « Uni-Taschenbücher », 1343, 1985.
Daniel MARGUERAT, Parabole, Paris, Cerf, coll. « Cahiers Évangile », 75,
1991.
Benedict VIVIANO, Le Royaume de Dieu dans l’histoire, Paris, Cerf, coll.
« Lire la Bible », 96, 1992.
Ruben ZIMMERMANN (éd.), Kompendium der Gleichnisse Jesu, Gütersloh,
Gütersloher Verlagshaus, 22015.

Chapitre 6. Le maître de sagesse


Pierre GIBERT, Christoph THEOBALD (éds), Le Cas Jésus-Christ. Exégètes,
historiens et théologiens en confrontation, Paris, Bayard, 2002, p. 17-
170.
Christian GRAPPE, « Jésus et l’impureté », Revue d’histoire et de
philosophie religieuses, 84, 2004, p. 393-417.
Jean-Pierre LÉMONON, Jésus de Nazareth. Prophète et sage, Paris, Cerf,
coll. « Cahiers Évangile », 119, 2002.
Daniel MARGUERAT, « La Quête du Jésus de l’histoire et la judaïcité de
Jésus », in Dan JAFFÉ (éd.), Studies in Rabbinic Judaism and Early
Christianity. Text and Context, Leiden, Brill, coll. « Ancient Judaism
and Early Christianity », 74, 2010, p. 3-16.
Jacob NEUSNER, The Idea of Purity in Ancient Judaism, Leiden, Brill, 1973.
Jacques SCHLOSSER, Le Dieu de Jésus, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina »,
129, 1987.

Chapitre 7. Ses amis, ses concurrents


Régis BURNET, Marie-Madeleine (Ier- XXI
e
siècles). De la pécheresse
repentie à l’épouse de Jésus : histoire de la réception d’une figure
biblique, Paris, Cerf, 2004.
Craig A. EVANS, Jesus and His Contemporaries. Comparative Studies,
Boston, Brill, 2001.
John P. MEIER, Un certain Juif, Jésus. Les données de l’histoire, III,
Attachements, affrontements, ruptures, Paris, Cerf, coll. « Lectio
divina », 2005.
Jacob NEUSNER, Le Judaïsme à l’aube du christianisme, Paris, Cerf, coll.
« Lire la Bible », 71, 1986.
Enrico NORELLI, « Jésus en relation – des adeptes, des alliés et des
adversaires », in Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études
contemporaines, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 72, 2017, p. 87-124.
Gerd THEISSEN, « Frauen im Umfeld Jesu », in ID., Jesus als historische
Gestalt, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, coll. « Forschungen zur
Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments », 202, 2003,
p. 91-110.

Chapitre 8. Jésus et sa vocation


James D. G. DUNN, Jesus Remembered (Christianity in the Making, I),
Grand Rapids, Eerdmans, 2003, p. 615-762.
Jörg FREY, « Continuity and Discontinuity between “Jesus” and “Christ”.
The Possibilities of an Implicit Christology », Revista Catalana de
Teologia, 36, 2011, p. 69-98.
Giorgio JOSSA, Tu sei il re dei Giudei ? Storia di un profeta ebreo di nome
Gesù, Roma, Carocci, 2014.
André LACOCQUE, Jésus, le juif central, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible »,
194, 2018, p. 35-108.
Gerd THEISSEN, « Du Jésus de l’histoire au Fils de Dieu du kérygme.
L’apport de l’analyse sociologique des rôles à la compréhension de la
christologie du Nouveau Testament », Études théologiques et
religieuses, 83, 2008, p. 575-604.
Matthias KREPLIN, Das Selbstverständnis Jesu. Hermeneutische und
christologische Reflexion, Tübingen, Mohr Siebeck, coll.
« Wissenchaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament », 2.141,
2001.

Chapitre 9. Mourir à Jérusalem

Joseph BLINZLER, Der Prozess Jesu, Regensburg, Pustet, 41969.


François BOVON, Les Derniers Jours de Jésus, Genève, Labor et Fides, coll.
« Essais bibliques », 34, 22004.
Raymond E. BROWN, La Mort du Messie, Paris, Bayard, 2005.
Hans-Josef KLAUCK, Judas, un disciple de Jésus. Exégèse et répercussions
historiques, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 212, 2006.
Simon LÉGASSE, Le Procès de Jésus. L’histoire, Paris, Cerf, coll. « Lectio
divina », 156, 1994.
Eduard LOHSE, Die Geschichte des Leidens und Sterbens Jesu Christi,
Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus Gerd Mohn, 1964.
Geza VERMES, Les Énigmes de la Passion, Paris, Bayard, 2005.

Chapitre 10. Ressuscité !

Stephen BARTON, Graham STANTON (éds), Resurrection. Essays in Honour


of L. Houlden, London, SPCK, 1994.
Odette MAINVILLE, Daniel MARGUERAT (éds), Résurrection. L’après-mort
dans le monde ancien et le Nouveau Testament, Genève/Montréal,
Labor et Fides/Médiaspaul, coll. « Le Monde de la Bible », 45, 2001.
Daniel MARGUERAT, Résurrection. Une histoire de vie, Bière, Cabédita, coll.
« Parole en liberté », 42015.
Gerd THEISSEN, Annette MERZ, Der historische Jesus. Ein Lehrbuch,
Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 42011, p. 415-446.
Ulrich WILCKENS, Auferstehung, Stuttgart, Kreuz-Verlag, coll. « Themen
der Theologie », 4, 1970.
Jean ZUMSTEIN, « Jésus après Jésus – l’événement pascal et les débuts de la
christologie », in Andreas DETTWILER (éd.), Jésus de Nazareth. Études
contemporaines, Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la
Bible », 72, 2017, p. 235-249.

Chapitre 11. Jésus apocryphe

François BOVON, Helmut KOESTER, Genèse de l’écriture chrétienne,


Turnhout, Brepols, coll. « Mémoires premières », 1, 1991.
Régis BURNET, Les Apocryphes. Témoins pluriels d’une Église plurielle,
Bière, Cabédita, coll. « Parole en liberté », 2016.
Jean-Daniel DUBOIS, Jésus apocryphe, Paris, Mame/Desclée, coll. « Jésus
et Jésus-Christ », 99, 2011.
J. K. ELLIOTT, The Apocryphal Jesus. Legends of the Early Church, Oxford,
Oxford University Press, 1996.
Jean-Daniel KAESTLI, Daniel MARGUERAT (éds), Le Mystère apocryphe.
Introduction à une littérature méconnue, Genève, Labor et Fides, coll.
« Essais bibliques », 26, 22007.
Jens SCHRÖTER (éd.), The Apocryphal Gospels within the Context of Early
Christian Theology, Leuven, Peeters, coll. « Bibliotheca Ephemeridum
Theologicarum Lovaniensium », 260, 2013.

Chapitre 12. Jésus au regard du judaïsme

Dan JAFFÉ, Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et


hétérodoxie dans la littérature talmudique Ier-IIe siècles, Paris, Cerf,
2005.
e
Dan JAFFÉ, Jésus sous la plume des historiens juifs du XX siècle, Paris,
Cerf, 2009.
Joseph KLAUSNER, Jésus de Nazareth. Son temps, sa vie, sa doctrine, Paris,
Payot, 1933 (original hébreu 1922).
Thierry MURCIA, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique
ancienne, Turnhout, Brepols, 2014.
Jean-Pierre OSIER, L’Évangile du ghetto, Paris, Berg International, 1984.
Peter SCHÄFER, Jesus im Talmud, Tübingen, Mohr Siebeck, 32017.
Neta STAHL (éd.), Jesus among the Jews, London, Routledge, 2012.
Clemens THOMA, « Jésus dans la polémique juive de l’Antiquité tardive et
du Moyen Âge », in Daniel MARGUERAT, Enrico NORELLI, Jean-Michel
POFFET (éds), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme,
Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible », 38, 22003,
p. 477-487.

Chapitre 13. Jésus en islam

Roger ARNALDEZ, Jésus. Fils de Marie, prophète de l’Islam, Paris, Desclée,


coll. « Jésus et Jésus-Christ », 13, 1980.
Édouard-Marie GALLEZ, Le messie et son prophète. Aux origines de l’Islam,
2 vol., Versailles, Éditions de Paris, 42012.
Tarif KHALIDI, Un musulman nommé Jésus. Dits et récits dans la littérature
islamique, Paris, Albin Michel, 2003, poche 2014.
Henri MICHAUD, Jésus selon le Coran, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé,
coll. « Cahiers théologiques », 46, 1960.
Gérard MORDILLAT, Jérôme PRIEUR, Jésus selon Mahomet, Paris,
Seuil/ARTE éditions, 2015, poche 2017.
Suleiman A. MOURAD, « Jesus in the Qur’an and Other Early Islamic
Texts », in James CHARLESWORTH, et al. (éds), Jesus Research : New
Methodologies and Perceptions. The Second Princeton-Prague
Symposium on Jesus Research, Grand Rapids, Eerdmans, 2014, p. 753-
765.
Remerciements

Ce livre n’aurait pas été possible sans le concours de nombreuses


personnes. Au premier rang, les innombrables chercheurs et chercheuses
dont j’ai partagé les enquêtes, les hypothèses, les analyses, les questions, les
hésitations… et que je n’ai pas cités, de peur d’alourdir mon texte et le
rendre illisible. Qu’ils soient ici, globalement, remerciés. Beaucoup se
retrouvent dans les bibliographies en fin de volume. L’écriture du livre a été
accompagnée par celles et ceux qui ont accepté de relire les premières
versions et me suggérer des améliorations. Marie-France Berthoud, Irène
Kernen et Madiana Roy ont relu, au fur et à mesure de son avance,
l’ensemble du texte. Raphaël Aubert et Élisabeth Robert ont relu les deux
premiers chapitres. Jean-Daniel Dubois et Jean-Daniel Kaestli ont relu le
chapitre 11. Simon Claude Mimouni a relu le chapitre 12. Shafique
Keshavjee a relu le chapitre 13. Qu’ils soient, les uns et les autres, assurés
de ma gratitude pour la générosité avec laquelle ils se sont investis dans
l’examen de mon texte. Enfin, l’Institut romand des sciences bibliques de
l’Université de Lausanne a mis à ma disposition les ressources
informatiques et livresques auxquelles j’ai abondamment recouru. Je me
sens fier et reconnaissant d’avoir pu bénéficier de tant de compétences
accumulées durant ces années de labeur.

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