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TROISIEM E PARTIE

P AS CAL
ISS

CHAPITRE VIII

L’HOMME. LA SIG N IFIC A T IO N D E SA V IE

I
186 l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 187
LE D IE U CACHE

la p lu p art des cas d ’une réalité si peu structurée que la notion déjà permis de dégager dans ce dom aine un certain nom bre de
même d ’essence y perd pratiquem ent toute signification. principes de trav ail et de contrôle, sinon définitifs du moins
Une grande œ uvre, un m ouvem ent historique tel que les éprouvés et pratiquem en t utilisables, principes de trav a il et
Croisades ou la R évolution française possèdent toujours une de contrôle dialectiques qui nous font encore entièrem ent
stru ctu re et une signification cohérentes. defaut des qu’il s’agit d ’études biographiques.
Le biographe p eu t constater, certes, qu’à telle ou telle d ate On com prend dès lors pourquoi les m eilleurs rep résen tan ts
l’hom m e q u ’il étudie, a accompli tel acte ou tel geste (encore de la pensée dialectique, M arx, Engels et aussi Georges Lukàcs
ne sera-t-il pas toujours facile de discerner s’il s’agit là d ’un acte on t le plus souvent préféré — à quelques rares exceptions près,
ou d ’un geste); il p eu t constater qu’il s’est m arié, qu’il a publié lorsque la polém ique to u ch ait à la lu tte politique quotidienne
te l ouvrage ou fait telle découverte scientifique; m ais ceci ne — se lim iter à l’analyse dialectique des œ uvres, de leur contenu,
lui fournit aucun renseignem ent q u an t à la place et à la signi­ de leur forme esthétique, ainsi que de la relation qui existe entre
fication de ces « com portem ents » dans la vie de celui qui les a d ’une p a rt ce contenu et cette forme et d ’au tre p a rt les réalités
vécus. Il est to u t com pte fait plus facile de dégager la signifi­ globales, sociales et économiques, auxquelles ils étaient liés,
cation, la place et les conséquences de cette publication ou de en é v itan t a u ta n t que possible de s’av en tu rer sur le terrain
cette découverte dans l’histoire des sciences que dans la vie de difficile et glissant de la biographie individuelle.
leur auteur. Sans doute une pareille lim itation était-elle égalem ent pos­
H istoriquem ent, et en dépit de toutes les oppositions, il y a sible dans un trav ail consacré aux Pensées et au th éâtre de
des faits essentiels communs aux recherches physiques e t m ath é­ Racine. Les Pensées sont en effet un ouvrage parfaitem en t
m atiques de Pascal et de D escartes; c’est pourquoi un historien cohérent dont on peut analyser de m anière im m anente le
des sciences p o u rrait — à condition bien entendu de ne pas contenu et la forme (ce sera là l’objet des chapitres suivants) et
oublier les différences et les oppositions — les tra ite r à juste cela sans établir la m oindre relation avec la vie de son au teur.
titre ensemble dans un ouvrage ou un chapitre d ’ouvrage Nous avouons d ’ailleurs que cette m anière de poser le p ro ­
consacré à la pensée scientifique en France au X V IIe siècle. blèm e nous a réellem ent ten té. Il nous a semblé cependant, que
Il se p eu t cependant qu’il n ’y ait aucun fait essentiel com m un pour une fois la liaison entre la vie et l’œ uvre était telle, — que
dans la signification biographique de ces deux activités et qu’un dans le cas de Pascal l’une éclairait l’au tre de façon si puis­
ouvrage qui les exam inerait toutes les deux sous l’angle p ar sante, qu il v alait m ieux prendre le risque d ’introduire dans
exemple du « rôle de la science dans la vie du chercheur » ne l ’ouvrage un chapitre purem ent suggestif, composé de réflexions
soit qu’une construction ab straite et sans fondem ent. Il se p eut éparses, que de renoncer à un aspect aussi im p o rtan t d ’une
que dans la phrase : « Pascal comme D escartes a consacré une réalité totale que l’on n ’a pas le droit de découper arb itraire­
p artie de son tem ps aux tra v a u x scientifiques », le m ot comme m ent; et cela d a u ta n t plus que la p lu p art des argum ents contre
soit une vérité relative pour l’historien des sciences et une la validité d ’une étude biographique apparaissent singulière­
erreur to tale pour le biographe de l’un ou de l’au tre de ces m ent affaiblis dans le cas précis de cette vie, qui m algré sa
deux penseurs. com plexité présente à un degré privilégié une forme p arfaite­
On p o u rrait sans doute objecter que cette double significa­ m ent structurée, et p ar là même susceptible de révéler une
essence.
tion n ’a rien d ’extraordinaire, que to u t phénom ène partiel a
une essence et une signification différentes selon l’ensemble P our to u te pensée dialectique il y a un péché capital q u ’elle
re la tif dans lequel il est inséré, et q u ’il s’agit seulem ent de déga­ doit éviter a to u t prix; c’est la prise de position unilatérale, le
ger avec des m éthodes plus ou moins analogues la signification oui ou bien le non. Engels a un jo u r écrit que dire « oui, oui »
de tel ou tel com portem ent scientifique, politique, religieux, etc. ou bien « non, non », c’est faire de la m étaphysique, et on
dans les ensembles différents et com plém entaires de l’histoire connaît le sens h au tem en t p éjo ratif que ce m ot re v êtait sous sa
et de la vie individuelle. plum e. La seule m anière d ’approcher la réalité hum aine — et
Seulem ent, outre que le nom bre des situations historiques Pascal l’avait découvert deux siècles av an t Engels — c’est de
est m algré to u t plus restreint et qu’il offre p ar là même la dire oui et non, de réunir les deux extrêm es contraires. Or,
possibilité d ’une classification et d ’une typologie autrem ent rarem ent le caractère profond et pour ainsi dire expérim ental
bien définie que ne le perm et la variété incom m ensurable des de cette loi s’est imposé d ’emblée avec a u ta n t de force que
situations individuelles, il est certain que les m ultiples trav a u x lorsqu il s’agit d ’etudier la vie de Pascal. E n lisant les nom ­
dialectiques de méthodologie et de recherche historique on t breuses biographies centrées le plus souvent au to u r du célèbre
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problèm e des « conversions » on voudrait, chaque fois que 1646 et celui des dernières années q u ’entre, d ’une p art, le Pascal
l’au teu r insiste sur leur im portance, rappeler à to u t prix l’unité des Provinciales et, d ’au tre p art, des personnages comme A rnauld
fondam entale de cette existence tjui constitue un to u t continu et Nicole p ar exemple, bien qu’à cette époque leurs positions
depuis la jeunesse ju sq u ’à la m ort; et inversem ent, en présence idéologiques soient très rapprochées et qu’il y ait eu entre eux
des quelques études qui ont essayé de m ontrer que les conver­ une collaboration réelle et sans doute très étroite.
sions n ’étaient pas radicales (et Dieu sait à quel point elles Dès lors, com m ent s’étonner en co n stata n t que les biographes
l’étaient), que Pascal a toujours continué à s’intéresser au de Pascal ont le plus souvent m anqué, même sur le plan des
m onde et à faire de la science, on vou d rait au contraire ra p ­ données extérieures, non seulem ent le fil conducteur de cette
peler et souligner avec force que c’est précisém ent la recherche vie exem plaire, m ais encore, les véritables to u rn an ts critiques.
ininterrom pue et passionnée d ’une réalité transcendante, avec Le Mémorial é ta it sans doute un tex te trop puissant et trop
toutes les conversions qu’elle com porte nécessairem ent dans spectaculaire pour que l’on puisse encore écrire une vie de P as­
sa continuité, qui constitue l’unité profonde de la vie de cal en o m ettan t de situer en ce 23 novem bre 1654 l’un de ses
Pascal. Ainsi, non seulem ent les conversions de Pascal sont to u rn an ts; m ais sans parler du fait presque évident que cette
radicales dans le sens le plus fort du m ot, et non seulem ent sa n u it n ’est que l’aboutissem ent et le dénouem ent d ’une crise
vie présente une unité et une continuité parfaites, mais, plus qui, commencée au plus ta rd à la m ort d ’E tienne Pascal en
encore, cette unité n ’existe que p ar la puissance d ’une recherche septem bre 1651, a tte in t son point culm inant en 1653 lors de la
d ’absolu de to talité qui se soum et entièrem ent à son objet et querelle autour de la dot de Jacqueline et des discussions su r
p a r cela même ignore to u t souci subjectif de continuité extérieure la soumission à la constitution d ’in n o cen t X et d o n t on n ’a
et formelle. Inversem ent, ses conversions ne sont si sérieuses et presque jam ais v u l’unité, com m ent ne pas rem arquer que la
si radicales que parce qu’elles p a rte n t toujours de la même p lu p art des biographes n ’ont jam ais parlé que de deux « conver­
recherche de to talité et de dépassem ent. D ans la vie de Pascal sions », celle de 1646 et celle de 1654, et sont tous passés à côté
c’est la tension ininterrom pue, le dépassem ent perpétuel — d ’un autre to u rn a n t qui a été non seulem ent le plus profond et
d o n t les to u rn an ts qualitatifs ont été appelés « conversions » le plus lourd-de conséquences sur le plan biographique, m ais
p ar les historiens — qui constitue l’unité, de même que c’est la encore celui qui a laissé le plus de traces dans l’histoire de la
continuité non interrom pue de la recherche qui a entraîné pensée philosophique.
nécessairem ent le renouvellem ent de ces to u rn an ts qualitatifs. L e peu d ’im portance que les biographes de Pascal ont accordé
E n co n statan t ainsi la relation dialectique entre l’unité de à la crise de 1657 1 nous p araît un des exemples les plus frap-
cette vie et les « conversions » qui la jalonnent, nous sommes
cependant loin d ’avoir rétabli la vraie perspective du problème.
Car rien ne nous semble plus loin de sa réalité concrète et 1. D ans son ouvrage B iaise Pascal et S œ u r Jacqueline, M. F r. M auriac a senti
v iv an te que les critères avec lesquels la p lu p art des historiens l ’existence d ’une crise e t d ’un to u rn a n t après 1657. « Ainsi, au x deux conversions
officielles de Pascal, on p o u rra it en a jo u te r une troisièm e... » (p. 196). S eulem ent,
ont essayé de l’aborder. les catégories e t les valeurs qui p résid en t à son étu d e l ’em pêchent de com p ren d re
On a le plus souvent conçu la « conversion » comme le pas­ la n a tu re de cette « conversion », c’est p o u rq u o i il con tin u e : « ...car le fléchissem ent
q ui suivit les Provinciales, p o u r être d ’u n au tre ordre e t beaucoup m oins grave
sage brusque d ’une vie libertine — qu’il s’agisse d ’un liberti­ que celui de 1654, n ’en p a ra ît p as m oins profond. M ais il n ’est rien de si arb itraire
nage éru dit ou d ’un libertinage de m œ urs, à une vie reli­ que d ’in te rp ré te r les tem ps de tiéd eu r com m e des coupures n e tte s d an s la vie reli­
gieuse x, sans voir à quel point il y a encore, m algré toutes les gieuse d ’un hom m e. Pascal, en réalité, s’est co n v erti u n e seule fois, à R o u en ; pu is
sa vie spirituelle a connu des h a u ts e t des b as ju sq u ’à ses dernières années où il
différences, une parenté autrem ent forte et q ualitativem ent approche enfin de la sa in teté. »
différente entre le Pascal d ’av a n t la prem ière conversion de Ainsi, il n ’y a p as p o u r M. M auriac de conversion possible à Vintérieur de la vie
religieuse. R econnaissant à c e tte vie une seule dim ension, des « h a u ts e t des bas »,
il se tro u v e obligé à plier les fa its à ce m oule, d ’où des term es si peu ad éq u ats p o u r
caractériser les dernières cinq années de la vie de Pascal, que fléchissement, tiédeur,
1. N ous-m êm es l ’avons considéré — dans une grande m esure — sous cet angle hauts et bas, etc. Q u a n t à la sa in te té des deux dernières années, les faits c a d re n t
d an s le ch ap itre IV du p résen t ouvrage. M ais il ne s’agissait pas alors d ’une étude m al avec le sens qu'il donne à ce mot, car c’est précisém ent au cours de ces d eu x
psycho-sociologique de « conversions » réelles, m ais d ’u n essai de com prendre ce années que se p lacen t l’en trep rise des carrosses à cinq sols e t l'Écrit sur la signature.
que c’é ta it que la conversion pour la conscience tragique. D ans la réalité em pirique, E t que dire de c e tte caractérisatio n de la vie de P ascal à l ’époque où il écriv ait
rien n ’est intem porel et de plus — à n o tre connaissance -— P ascal n ’a jam ais été les Pensées : « Il s’é ta b lit d an s ce co u rt m o m en t de sa vie une so rte d ’équilibre
lib ertin . C’est à l'intérieur d ’une existence profondém ent religieuse que se p lacen t en tre le m onde e t D ieu, que cet hom m e vio len t e t to u jo u rs p o rté au x extrêm es
les to u rn a n ts q u ’on a appelés les « conversions » de P ascal; c’est pourquoi le bio­ n ’a presque jam ais a tte in t » (p. 199). C ette fois-ci, le m alen ten d u est réellem ent
g rap h e d o it essayer de les com prendre à p a r tir des événem ents de cette vie e t des rad ical, la tension en tre les d eu x ex trém ités opposées, le m onde v a in e t p résen t
ren co n tres avec certaines situ atio n s significatives, en ta n t que ré su lta ts psycholo­ e t D ieu réel e t a b sen t a p p a ra ît à M. M auriac com m e équilibre su r une position
g iq u em en t e t intellectuellem ent nécessaires d ’u n dialogue en tre P ascal e t la réalité. m oyenne, ta n t il est v rai q u ’il est im possible de p a rtir de certaines positions intel-
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p an ts de l’influence des valeurs im plicites et des catégories que celle qui existe entre l’homme qui, a v a n t m ars 1657 colla­
m entales de l’historien sur ce qu’il peut ou ne peut pas enre­ b o rait avec A rnauld et Nicole, écrivait le tex te, en dernière ins­
gistrer dans l’ensemble des faits q u ’il se propose d ’étudier. On tance, rationaliste, des Provinciales et lu tta it pour le triom phe
im agine m al en effet (malgré l’unité qui caractérise la vie de de la vérité dans VEglise et dans le monde, et celui qui, m ourant
Pascal) un to u rn a n t plus profond, une opposition plus radicale en 1662, janséniste radical,refu sait de signer to u t Form ulaire et
déclarait en mêm e tem ps sa soumission à l’Église, et qui, ay an t
lectuelles e t affectives e t de com prendre des positions qui les dép assen t dans la abandonné to u t espoir ecclésiastique ou m ondain, affirm ait la
com préhension de la réalité, c’est-à-dire d an s le progrès de l ’esprit.
A jo u to n s, p a r co n tre, que M. M auriac a trè s bien com pris le caractère ratio n aliste vanité du m onde et de la science et av ait en m êm e tem ps
e t cornélien de Jacq u elin e, ce qui n ’a rien de su rp re n a n t, c a r la position de M. M au­ découvert la roulette, organisé le concours au to u r de cette
riac se situ e d ans une typologie historique de la pensée su r la m êm e ligne que le découverte, participé à l’entreprise des carrosses à cinq sols, et
ratio n alism e (les d eux positions se dép assen t m u tu ellem en t p a r certains côtés),
m ais bien en deçà de to u te pensée tragique. su rto u t écrit au cours des dernières années de sa vie les frag­
O n p e u t de m êm e m en tio n n er, à titre d ’exem ple, l’ouvrage de Mlie R ussier. E n m ents qui constituent dans l’histoire de la pensée la prem ière
principe, elle distingue les fragm ents q ui ex p rim en t la pensée de P ascal de ceux
d an s lesquels il fa it p arler le lib ertin . (P a rm i ces derniers, elle place ju s q u ’au fra g ­ expression de la philosophie tragique.
m e n t 206 su r le silence éternel des espaces infinis.) N ous avons d é jà d it q u ’une C’est dire que p end an t les h u it années qui ont suivi ce
pareille m éth od e p erm et d ’a ttrib u e r n ’im porte quoi à n ’im p o rte qui.
Ici, cep en d an t, il ne s’a g it pas de cela. Il arrive à Mlle R ussier d ’envisager l’h y p o ­ qu’on appelle couram m ent la « conversion définitive » de P as­
th èse d ’u n ch ang em ent d ’a ttitu d e en 1657, q ui ex p liq u erait le passage des P rovin­ cal, années que les biographes tra ite n t d ’h ab itu d e comme un
ciales a u x Pensées. S eulem ent, elle la refuse im m éd iatem en t, car « A la vérité, une bloc dans lequel ils reconnaissent to u t au plus des variations
telle évolution est fo rt invraisem blable chronologiquem ent. Les Provinciales o n t été
écrites de ja n v ie r 1656 à m ars 1657. Q u an t à l’apologie, nous savons,par M me P érier, m ineures sur des points particuliers (signature du F orm u­
q u e P ascal fu t am ené à concevoir le p ro je t en m ars 1656, p a r le m iracle de la Sainte- laire, etc.) il y a un changem ent global et cohérent de la pensée
É p in e, e t y trav ailla en 1657-1658, les q u a tre dernières années de sa vie n ’a y a n t
é té q u ’une len te agonie. O n v o it m al com m ent, dans u n aussi co u rt in terv alle, il et du com portem ent de Pascal, changem ent affectant sa p h i­
a u ra it p u passer de l’e sp rit le plus fièrem ent in d ép en d an t à u n fan atism e d o n t le losophie, son style, son a ttitu d e envers l’Église, son a ttitu d e à
m o t d ’ordre serait : A bêtissez-vous; il y fa u d ra it du m oins un de ces bouleverse­
m en ts in térieurs, com m e il n ’y a aucune raison d ’en supposer chez lui, puisque sa l’intérieur du groupe janséniste, son com portem ent intram on-
seconde e t, sem ble-t-il, définitive conversion, est de 1654. I l convient donc de voir dain et ju sq u ’à sa conception de la divinité, changem ent sans
si les tex tes, rig ou reusem ent exam inés, ne nous conduisent p as à une conclusion lequel il est pratiquem en t impossible de com prendre non seu­
différente ». (La F oi selon Pascal, t. I, p. 25.)
In u tile de dire que nous ne som m es d ’accord avec l’affirm ation que les q u a tre lem ent sa vie, mais encore son œ uvre qui nous intéresse ici
dernières années de P ascal n ’o n t été q u ’une len te agonie, pas plus q u ’avec en to u t prem ier lieu, changem ent qui est le ré su ltat d ’une crise
l’existence du m oindre fan atism e dans les Pensées. Le fait dem eure cep en d a n t
q u ’au lieu de p a rtir des textes p o u r é ta b lir s’il y a eu ou non un « bouleversem ent dont Pascal a m arqué lui-même le d ébut en écrivant en 1657
in térie u r » dan s la conscience de P ascal vers 1657-1658, Mlle R ussier ad m et a les m ots qui dans leur concision et dans leur force contenue sont
p rio ri que la conversion de 1654 est définitive, q u ’il n ’y a donc pas eu de b o u ­
lev ersem en t ultérie u r, que p a r conséquent les Provinciales et les Pensées ex p ri­ parm i les plus bouleversants qu’ait jam ais écrit un croyant, se
m e n t les m êm es positions, e t a ttrib u e à p a rtir de cette hypothèse certains fragm ents pensant encore intégré à une religion et à une Église : « le déplai­
à P ascal, les au tres au « lib ertin ». sir de se voir entre Dieu et le pape J » et dont l’aboutissem ent
M. Je a n M esnard, p a r contre, constate : a ) q u ’après avoir q u itté ses tra v a u x
scientifiques en 1654, P ascal « en 1657... s’est rem is au x m ath ém atiq u es « (A u to u r constitue le m anuscrit des Pensées.
des écrits de P ascal sur la ro u lette , A nnales U niversitatis Saraviensis, philo­
sophie-lettres, I I, 1-2, 1953, p. 4) e t b) que cette activ ité a cessé len tem en t à
p a r tir de 1659, que P ascal s’enferm e « à p a rtir de février 1659 » dans une
« re tra ite de plus en plus profonde », bien que son d étach em en t (des sciences) ne a jo u to n s que d an s le frag m en t 139 P ascal m et les recherches scientifiques e t le fa it
d e v în t effectif q u ’au m ilieu de l’année 1660. d ’écrire les Pensées sur le m êm e plan, celui d u « d iv e rtisse m e n t» , e t su rto u t si nous
Les faits so n t — com m e presque to u jo u rs chez M. M esnard — exacts. Son in te r­ ten o n s com pte du changem en t radical des positions théo riq u es exprim ées d an s les
p ré ta tio n nous p a ra ît cep en d an t m oins certaine. Convaincu p ro b ab lem en t (il l ’é ta it Provinciales e t d an s les Pensées la solution d ’une conversion to ta le en 1657-1658
encore dans son ouvrage rem arquable p a r de nom breux côtés : Pascal, l'hom m e et vers u n refus intram ondain d u m onde nous p a ra ît bien plus sim ple e t plu s n atu relle
l'œ uvre, P aris, B oivin e t Cie) q u ’il n ’y a p a s de rupture idéologique e n tre les P rovin­ q u e celle d ’une re tra ite radicale en 1660. P ous nous, l ’a rrê t des tra v a u x scienti­
ciales e t les Pensées, M. M esnard n ’a tta c h e q u ’une im portance secondaire au re to u r fiques en 1659-1660 — si im p o rta n t q u ’il soit — reste néanm oins accid en tel e t
de 1657 à la science e t p a r contre une im portance prim ordiale à l’abandon de l ’a c ti­ p o u rra it s’expliquer p a r de m ultip les raisons, n on p a s idéologiques, m ais b io g ra­
v ité scientifique en 1659-1660; « l ’idée d ’une nouvelle conversion au d é b u t de la phiques (m aladie, lu tte s in tern es à P o rt-R o y a l, auxquelles P ascal consacrait une
m aladie de 1659 nous p a ra ît to u t à fa it justifiée p a r mes précédentes analyses », gran d e p a rtie de son tem ps, réd actio n des Pensées, en trep rise des carrosses à cinq
écriv ait-il d éjà dans l ’ouvrage sur P ascal (p. 115), e t il suggère la m êm e idée dans sols).
l ’étu d e consacrée au x écrits su r la roulette. 1. Œ uvres, É d. B r., t. V II, p. 174.
L a prem ière difficulté de cette thèse ne p o u v a it cep en d an t pas échapper à un
h isto rien aussi perspicace que M. M esnard : c’est le fa it q u ’en 1660 P ascal cesse
to u te activ ité scientifique, m ais non p as to u te activ ité m ondaine. « Nous laissons de
cô té l’entreprise des carrosses à cinq sols qui, si elle a tte s te une certaine présence de
P ascal au m onde, n ’a aucun caractère p ro p rem en t scientifique » (p. 24) écrit M. Mes­
nard ; p o u r le problèm e de la « conversion », c’est cep en d a n t prim ordial. Si nous
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dans une proxim ité plus ou moins grande des Provinciales, de


II V oltaire et de Valéry.
M Gilson a même m ontré que les origines de ce rationalism e
m oderne s’étendent bien loin en arrière, et qu’il fau d rait
Nous ne possédons pas de faits nouveaux concernant la com m encer son histoire à la grande révolution intellectuelle
biographie de Biaise Pascal, bien que les recherches récentes qui, au x m e siècle, a eu comme conséquence la su b stitu tio n
de J . M esnard sem blent m ontrer que sur ce plan mêm e, m algré de l’aristotélism e thom iste à la pensée augustinienne.
lés nom breuses études érudites déjà effectuées p ar ta n t de C onstatation qui nous p araît exacte, à condition de ne pas
savants, la moisson n ’est pas encore épuisée. perdre de vue le saut qualitatif que représente le passage du
Il nous semble cependant que même en ce qui concerne les thom ism e au rationalism e radical, et de la physique aristo té­
faits connus depuis longtem ps et dont toutes les biographies licienne à la physique m écanique.
fo n t état, il reste encore bien des choses à éclaircir. Aussi, Le m atérialism e historique confirme d ’ailleurs l’analyse de
sans p rétendre récrire la biographie de Pascal, nous conten- M. Gilson dans la m esure où il ra tta ch e aussi bien le thom ism e
teron-snous de réunir quelques rem arques sur la signification du x m e siècle que la pensée rationaliste ou em piriste des
de certains faits connus de tous les pascalisants. lum ières au développem ent continuel du tiers é ta t à l’in térieur
P our ce faire, nous nous voyons cependant dès le début obligé de la société féodale et de la m onarchie d ’ancien régime.
d ’ouvrir une longue parenthèse. La p lu p art des biographes Seulem ent, outre le sens de penseur rationnel et de sav an t,
o n t en effet essayé de ra tta ch er Pascal, soit en ta n t que savant le term e « homme m oderne » possède dans l’histoire de la
à la science de son tem ps, soit en ta n t que croyant à la Contre- conscience européenne encore une au tre signification.
réform e ou bien à l’ancienne trad itio n chrétienne. Nous nous Dès ses premières m anifestations, la philosophie dialectique
proposons dans cet ouvrage de m ontrer au contraire que Pascal s’est refusé de reconnaître l’autonom ie de la pensée concep­
ouvre une lignée de penseurs qui, dépassant (et cela v eu t bien tuelle et, im plicitem ent, de voir dans le penseur un idéal
entendu dire aussi : intégrant) la trad itio n chrétienne et les hum ain universel.
conquêtes du rationalism e et de l’empirisme des lumières, créent Le point culm inant dans la courbe ascendante de la philo­
une m orale nouvelle qui est loin d ’avoir perdu son actualité sophie des lumières se situe, nous sem ble-t-il, dans la géné­
aujourd’hui. P our nous, Pascal est la prem ière réalisation exem ­ ration des post-cartésiens, M alebranche, Leibniz, Spinoza et
plaire de Vhomme moderne. — avec quelque retard, en Allemagne — Lessing. Mais Pascal
Or, ce concept possède au moins deux significations diffé­ déjà, et bientôt après K a n t, Hegel, Goethe et M arx en Alle­
rentes, selon qu’il est employé p ar un rationaliste, ou p ar un m agne, élaboreront une vision nouvelle de l’homme, vision qui,
m arxiste, selon qu’on voit dans le Discours de la méthode, ou intégrant les conquêtes réelles du rationalisme et de l'empirisme
dans les Thèses sur Feuerbach, le grand m anifeste philosophique des lumières, s’oriente néanm oins à nouveau vers le dépassem ent
de ce ty p e d’homme et de cette attitu d e hum aine. de la pensée conceptuelle fermée sur elle-même, et rejoint ainsi
D ans le prem ier cas, l’idéal de l’hom m e m oderne est le sav an t p ar certains aspects essentiels, à trav ers la philosophie de la
éclairé, fibre de préjugés et superstitions, avançant courageu­ n atu re des x v e et x v ie siècles, la grande trad itio n de l’augus­
sem ent et sans réserve vers la conquête de la vérité. C’est tinism e L
Copernic, Galilée ou Descartes, non pas tels qu’ils on t été en Or, il se trouve que nous possédons dans le Faust de Goethe
réalité (nous ne savons pas grand’chose à ce sujet), mais tels une expression littéraire classique de cet homme et qu’elle
q u ’ils apparaissent dans une certaine représentation collective p eu t nous aider à com prendre certains tra its de la vie de
com m une aux lycéens et aux historiens érudits. R eprésentation Pascal.
collective qui est d ’ailleurs très probablem ent véridique, dans Il ne s’agit, bien entendu, pas de développer ici des analogies 1
la mesure même où, à travers la com plexité et les contradic­
tions inévitables de to u te vie individuelle, elle dégage l’essence 1. Il fa u t évidem m ent — to u s les m alen ten d u s é ta n t possibles — souligner
même de ce qu’ont été et ont voulu être la plupaVt des grands que la pensée m arx iste — p o u r im p liq u er une foi d an s l ’av en ir de l ’h u m a n ité —
savants qui, au crépuscule du Moyen Age et à l’époque de la nie to u te révélation e t to u t su rn atu rel. Religion sans d o u te, m ais religion sans D ieu,
religion de l’hom m e e t de l’h u m an ité et, néanm oins, religion q u an d m êm e. D an s
Renaissance, on t créé la science positive et rationnelle, la p h y ­ l'épistém ologie com m une des Thèses sur Feuerbach e t de l’au gustinism e, c’est le
sique m écanique notam m ent. Une ligne réelle e t valable mene com portem ent avec la stru c tu re psychique e t la finalité q u ’il co m p o rte — e t cela
signifie la foi en l’étern ité ou en l’avenir h u m ain — q u i décide, n o n d e la v é rité ,
de D escartes à Brunschvicg, et nous avons déjà dit qu’elle passe m ais de la possibilité de connaissance.
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 195
194 LE D IE U CACHÉ

la pensée occidentale. Goethe s’est toujours d it panthéiste. Il


ingénieuses et formelles, et nous savons to u te la différence
est d ’a u ta n t plus im p o rtan t de rappeler le reproche que fera
q u ’il y a entre une vie réelle et une création littéraire. Certaines
F au st à l’E sprit de l’Univers; reproche qui définit exactem ent
analogies nous paraissent néanm oins valables dans le cas p ré­
la différence entre le panthéism e spinoziste et le panthéism e
sent, précisém ent parce que l’im agination de Goethe qui a créé
hégélien et gœ théen. « Quel m erveilleux spectacle! m ais hélas
le Faust é ta it structurée p a r une vision du m onde sinon iden­
ce n ’est qu’un spectacle! »
tiq u e, to u t au moins apparentée à celle qui a stru ctu ré la vie
Il n ’y a dans l’univers de Spinoza aucune place pour la
et la conscience de Pascal.
liberté et l’action de l’homme. Celui-ci p eu t to u t au plus
Il fau t rem arquer to u t d ’abord que chez F au st nous tro u ­
connaître l’univers, m ais non pas agir et le transform er.
vons une u n ité dialectique, analogue à celle que nous avons
Aussi com prend-on que F au st s’oriente vers l’E sp rit de la
dégagée chez Pascal entre l’unité profonde de la vie consti­
Terre, celui qui « tisse, dans le feu de la vie et la tem pête de
tu ée p ar la recherche continuelle de dépassem ent et les trois
l’action... depuis la naissance ju sq u ’au tom beau... le v êtem ent
conversions qui la jalonnent.
v iv a n t de la divinité ».
Cette p arenté v a cependant bien plus loin. Car la prem ière
Seulem ent un abîm e infranchissable sépare encore le sav an t,
p artie de la pièce, celle qui nous présente le vieux sav a n t dans
l’hom m e des lum ières —- même lorsqu’il a déjà compris et
sa cham bre d ’études, est une expression littéraire géniale du
ressenti le besoin de dépassem ent — de la vie réelle et de
h eu rt entre la nouvelle pensée dialectique et les anciennes
l’action. Lorsque F au st crie avec enthousiasm e à l’E sp rit de
formes de rationalism e dans ce qu’elles avaient eu de m eilleur
la Terre : « Comme je me sens proche de toi! », celui-ci répon­
et de plus élevé.
Il n ’est pas difficile de reconnaître dans l’E sp rit de F U nivers dra de loin : « T u ressembles à l’esprit que tu conçois, non pas
la philosophie de Spinoza, m ais il fau t aussi ajouter que le à moi. »
C’est ainsi qu’au déb u t de la pièce F au st se trouve dans la
vieux savant, qui connaît to u te la science des hommes — m éde­
situation de ces hom m es dont il est ta n t question dans les
cine, jurisprudence et théologie — incarne, ou, plus exacte­
Pensées, qui cherchent Dieu et ne le tro u v en t pas, dans la
m ent, in carn ait ju sq u ’à l’in stan t où le rideau se lève, l’idéal
situation de l’hom m e tragique. Aussi ne voit-il q u ’une -seule
hum ain des lum ières, le savoir libre, sans préjugés, mis géné­
reusem ent au service des hom m es au m om ent de l’épidém ie issue : la m ort.
Mais la vision dialectique est précisém ent le dépassement de
et du danger, savoir et dévouem ent qui ont acquis à F a u st
la tragédie, et, à l’in stan t même où il v eu t absorber le poison,
l’estime et l’adm iration de ses concitoyens.
F au st entendra l’appel des cloches de Pâques; appel qu’il ne
Seulem ent, la pièce commence lorsque F au st com prend l’in­
p eu t pas encore accepter parce qu’il se présente sous une
suffisance, l’in an ité de ce savoir dans la m esure mêm e où,
forme archaïque que lui, penseur éclairé des lumières, a dépas­
resté en surface, il ne mène pas à quelque chose qui se situe
sée depuis longtem ps, m ais à trav ers laquelle il entrevoit néan­
au delà, et qui puisse lui faire com prendre ce qui, « dans son
moins, précisém ent parce qu’il a m ain ten an t dépassé aussi le
for le plus intim e, m ain tien t à l’univers son unité ».
C’est le passage de la pensée des lumières à la dialectique. rationalism e de l’entendem ent, une essence réelle et valable
De l’attitu d e atom iste qui se co n ten tait d ’une connaissance — difficile à atteindre, sans doute — m ais qui néanm oins
précise et scientifique des « phénom ènes », à la recherche de n ’est pas inaccessible à l’hom m e. D ’où la double réponse de
F au st, qui, d ’une p art, renonce au suicide, mais, d ’au tre p art,
l’essence et de la to talité. E t fatalem ent, dans ce passage (fata­
lem ent, parce que Goethe est u n très grand écrivain), F au st s’écrie : « J ’entends bien le message, m ais il me m anque la
devait rencontrer les deux perspectives sous lesquelles la reli­ foi. »
E n effet, s’il ne p eu t s’agir pour lui de revenir à la religion
gion peut encore se présenter au penseur des lum ières, Spinoza
ancienne et dépassée qui v it encore dans le peuple, il n ’en a
et la croyance spontanée et traditionnelle du peuple.
Spinoza é ta it en effet le seul penseur rationaliste à avoir réa­ pas moins, à travers le son des cloches de Pâques, ressenti
l’appel d ’une transcendance, d ’un D ieu qu’il devra et q u ’il
lisé une vision d ’ensemble de la to ta lité du cosmos, et à pro­
pourra atteindre p ar des chemins propres et nouveaux qui
m ettre dans la connaissance du troisièm e degré, dans Vamor
intégreront et dépasseront en même tem ps la religion du peuple
Dei intcllectualis le dépassem ent de l’entendem ent scienti­
e t le rationalism e des lum ières, la pensée critique radicale,
fique.
On connaît l’adm iration de Goethe pou r Spinoza et le rôle qui ne fait aucune concession, e t la foi profonde e t in éb ran ­
im p o rta n t qu’il a joué dans la pénétration du spinozisme dans lable. Le thèm e de la pièce s’annonce, la m arche de F a u st
196 LE D IE U CACHE
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 197

— à trav ers et grâce au pacte avec le diable — ju sq u ’à Dieu 1.


prem iers m ots de l’évangile de S aint Je a n : « Au comm ence­
C’est pourquoi le son des cloches et la reprise du contact avec
m ent é ta it l’action », F au st trouve m ain ten an t par lui-m êm e
le peuple (dans la scène suivante, d evant la porte de la ville),
les paroles q u ’il ne com prenait pas deux scènes plus tô t, lorsqu’il
lui p erm ettro n t de trad u ire enfin dans un langage nouveau, se tro u v a it d evant l’E sp rit de la Terre. Il p eu t se m ettre enfin
dans le langage de son peuple, de son tem ps et de l’avenir,
en route, aussi s’adresse-t-il im m édiatem ent à celui qui lui p er­
l’ancien tex te sacré du N ouveau T estam ent. m e ttra d’arriver au Ciel, au diable, à M éphisto.
E n tra d u isa n t de la seule m anière actuellem ent valable les Mais cette analyse du tex te nous a entraîné trop loin. A vant
la rencontre de F au st avec M éphisto, av a n t la trad u ctio n de
1. L e p a c te avec le diable com m e seul chem in qui m ène à D ieu (la ruse de la
l’Évangile, l’hom m e des lumières ap p araît encore une fois,
ra iso n d an s la philosophie d ’H egel) est u n des p o in ts qui séparent encore la pensée sous la forme du disciple : W agner.
trag iq u e de P asc al de la pensée p ro p rem en t dialectique, bien que là aussi la vision P o u r F aust, celui-ci est un ty p e d ’homme déjà ancien et
trag iq u e c o n stitu e le passage du rationalism e à la dialectique.
A u fond, il s’a g it du problèm e du bien e t du m al, q ui s’est depuis le m oyen âge dépassé. Dès qu’il l’entend arriver, il s’écrie : « O m ort! J e le
ex p rim é su r le p la n litté ra ire dans le thèm e de « l ’hom m e q ui a v en d u son âm e connais, c’est mon Fam ulus. F aut-il que cet être desséché et
a u diable ».
Schématiquement, on p e u t distinguer cinq étap es : ra m p a n t viennent troubler la richesse de ces visions? »
a) L a pensée chrétienne du m oyen âge, p o u r laquelle le bien e t le m al so n t n e tte ­ W agner entre, en robe de cham bre, un bonnet de nu it sur
m e n t séparés. Le péché e t la v ertu s’opposent d ’une m anière absolue, la v ertu la tête, une bougie allumée à la m ain, et il se définira lui-même :
m ène au ciel, le vice a tta c h e à la terre e t m ène, à m oins d ’in terv en tio n de la m isé­
ricorde divine, en enfer. T héophile est u n m éch an t pécheur, sauvé p a r l’in terv en ­ « Je me consacre avec zèle à l’étude; je sais en effet beaucoup,
tio n m iséricordieuse de la S ainte Vierge. m ais je voudrais to u t savoir. »
b) A la R enaissance, la légende de T héophile d ev ien t celle de F a u st. P ersonnage
in q u ié ta n t, m ais néanm oins a ttira n t, e t dans lequel to u t élém ent de ré p ro b a tio n C’est l’hom m e de la pensée des lumières. La scène entière
te n d à d isp araître. C’est q u ’avec la R enaissance com m ence déjà l ’individualism e, est sans doute une satire. Mais une satire qu’on com prendrait
q u i supprim e le ciel e t, avec lui, to u te opposition en tre le bien e t le m al. D e plus
en plus, les choses se p assen t exclusivem ent su r te rre , où il n ’y a plus n i bien ni fort m al si on voyait son fondem ent non pas dans la réalité
m al, m ais seulem ent des réussites e t des échecs. L a v e rtu du m oyen âge d ev ien t objective, dans la rencontre de deux visions du m onde dont
virtu , qui n ’est plus incom patible — il suffit de penser au Prince, de M achiavel — l’une a intégré et dépassé l’autre, décrite objectivement p ar un
av ec au cu n crim e.
c) Avec le rationalism e e t l’em pirism e des lum ières, cette rév o lu tio n ira ju sq u ’à des plus grands écrivains réalistes de la littératu re universelle,
ses dernières conséquences. D ans u n m onde q ui p a ra îtra de plus en plus policé, m ais seulem ent dans une attitu d e subjective de Goethe, qui
la v e rtu d ev ien dra plaisir ou générosité raisonnable, elle s’ap p au v rira e t deviendra
schém atique, m ais elle g ard era ce caractère d ’efficacité q ui fa it du bien e t du m al n ’aime pas W agner et le type de savant qu’il incarne.
des caractères subordonnés e t dérivés. Car, envers W agner, l’attitu d e de Goethe est loin d ’être uni­
Avec le progrès, les dangers sem bleront m êm e d isp araître. D ans la légende de
F a u st, le diable — sym bole du m al du m oyen âge — é ta it devenu u n diable — latérale et entièrem ent négative. Il a en effet toujours adm iré
d an g er q u ’affro n tait F a u st, l’hom m e courageux qui risque l’av en tu re du savoir le trav ail des savants, et on sait qu’il a consacré une grande
e t de la puissance. Lessing écrira un F aust d an s lequel le héros, après avoir v endu p artie de son tem ps aux trav a u x de m inéralogie, biologie et
son âm e au diable e t affronté to u s les périls, s’aperçoit que to u t cela n ’é ta it q u ’un
rêv e, car le diable n ’existe pas. botanique.
d ) Avec la vision trag iq u e, le bien e t le m al réap p araissen t en ta n t que réalités Plus encore, l’image caricaturale que nous donne de W agner
p ro p res d é te rm in a n t la vie de l’hom m e. Mais ce n ’est plus le péché du m oyen âge,
si n e tte m e n t, si clairem ent séparé de la v e rtu ; le m al s’oppose to u jo u rs a u bien cette scène de l’acte I, celle d ’un ap p ren ti qui reste à la su r­
de m an ière rad icale, m ais il lui est aussi indissolublem ent attach é. face des choses, cherche la vérité dans les livres et vise su rto u t
Même l’action la plus vertu eu se, qui n ’a p e u t-ê tre ja m a is été accom plie, nous d it
K a n t, est seulem ent conform e à l ’im p é ra tif catégorique e t ne réalise p as le bien à la respectabilité et à l’estim e générale, se trouve en grande
suprêm e; la loi m orale e t le m al radical fo n t en m êm e tem p s p a rtie de la n a tu re de p artie corrigée p ar l’im age qu’en donne la seconde partie. Nous
l ’hom m e; e t P ascal nous ap p ren d que l’hom m e « n ’est ni ange ni b ê te », que « qui y apprenons que, depuis le d ép art de F au st, il a dignem ent
v e u t faire l’ange, fa it la b ê te », car « nous n ’avons n i v ra i n i bien q u ’en p a rtie ,
e t m êlés de m al e t de fau x » (fr. 385). rem pli dans la cité la place laissée libre p ar le d épart du m aître.
O n com prend que le m al e t le bien é ta n t inséparab les dans la conscience de Ses concitoyens estim ent même qu’il a dépassé celui-ci. Mais
l ’hom m e, e t leu r réconciliation im possible, la tragédie q ui a fait de D ieu u n spec­
ta te u r m u et en a it fa it a u ta n t du diable. L e thèm e de T héophile e t de F a u st n ’a lui-même n ’a jam ais été dupe de sa réussite. Il garde au sou­
ja m a is tro u v é u n e expression tragique. venir de F au st une vénération inchangée et, m éprisant les
e) H ré a p p a ra ît cep en d a n t avec la vision dialectique, avec Goethe, H egel e t
M arx. P o u r eux, le problèm e se pose au d é p a rt com m e p o u r la vision trag iq u e;
succès extérieurs, se consacre uniquem ent à son laboratoire et
p o u r l ’individu le bien e t le m al sont en m êm e tem p s réels, opposés e t inséparables. à ses recherches. Il o btient d ’ailleurs sur ce plan un ré su ltat
S eulem ent, ils a d m e tte n t to u s que la « ruse de la raison », la m arche de l’histoire extraordinaire, puisqu’il réussit à produire l’homme artificiel;
fe ro n t d u m al ind ividuel le véhicule m êm e d ’u n progrès qui réalisera le bien dans
l’ensem ble. M éphisto se caractérise lui-m êm e com m e celui « q ui v e u t to u jo u rs le seulem ent, une fois créé, cet hom m e lui échappe, et il ne sau­
m a l e t fa it to u jo u rs le bien », e t c’est lui qui, contre sa pro p re volonté, bien en ten d u , ra it le m aîtriser. A joutons encore que si F au st revient au labo­
p e rm e ttra à F a u s t de tro u v e r D ieu e t de p a rv en ir au Ciel.
ratoire de W agner, ce n ’est pas p a r simple fantaisie de l’écri-
198 LE DIEU CACHÉ
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 199
v ain, mais parce que dans son chemin vers le ciel, il ne saurait
On peut se dem ander pourquoi nous nous sommes si long­
se passer de W agner et de ses t r a v a u x 1. Car des trois étapes
tem ps a tta rd é à l’analyse du livre de Goethe dans un ouvrage
qui com posent ce chemin : a ) l’am our, les relations hum aines
consacré à Pascal. C’est que cela nous sem blait encore le che­
(M arguerite), b) la culture (Hélène) et cj l’action révolution­
m in le plus court et le plus simple pour éclaircir la place q u ’a
naire, la prem ière et la troisièm e seulem ent peuvent et doivent
eue dans la vie de ce dernier la science à laquelle il a consacré le
être franchies à l’aide de M éphisto. Car dans l’action, et même
plus clair de son tem ps ju sq u ’en 1654, et une grande partie de
dans les relations d ’hom m e à femm e et d ’homme à hom m e,
ses forces après m ars 1657.
« qui v eu t faire l’ange fait la bête », et l’on connaît la critique
Il s’agissait en effet de prévenir un m alentendu trop fréquent,
gcethéenne et hégélienne de la « belle âme ».
qui consiste à com prendre cette activité scientifique non pas
Seulement cette situation est entièrem ent différente dans la
sur le modèle de F aust, mais sur celui de W agner, ou si l’on v eu t
seconde étape, celle de la culture, indispensable pour aborder
se passer de to u te im age littéraire, sur le modèle non pas dia­
la troisième, l’action qui m ènera au ciel. Ici, M éphisto ne p eut
lectique, m ais rationaliste.
être d ’aucun secours, et, pour arriver à Hélène, au x v m e comme
Contentons-nous d ’un seul exemple : vers la fin de sa vie,
au X V IIe siècle, on ne p eu t plus éviter de passer p ar W agner et
Pascal, dans les Pensées (fr. 144), revenant sur son passé, ra p ­
p a r le p e tit hom m e artificiel, créé p ar ses trav au x .
pelle l’insuffisance hum aine des sciences, et le peu de satisfac­
Revenons cependant après ce long détour à la prem ière ren ­
tion que lui a apporté sa jeunesse consacrée en prem ier lieu
contre 12 de F a u st et de W agner. L a satire est forte, voiüue,
aux trav a u x scientifiques.
certes, m ais elle a un fondem ent objectif, l’im possibilité où se
« J ’avais passé longtem ps dans l’étude des sciences abs­
trouve W agner, m algré son respect et son adm iration, de
traites; et le peu de com m unication q u ’on en p eu t avoir m ’en
com prendre les paroles de F au st. Im possibilité qui s’annonce
avait dégoûté... »
dans le prem ier vers e t continue ju sq u ’au dernier. Réveillé p ar
Inutile de souligner le rapprochem ent entre ces lignes et les
ce qu’on appelle tro p souvent le monologue de F au st, et qui
m ots de F au st au d ébut de la pièce 1.
est déjà u n « dialogue solitaire », avec une transcendance
Écoutons m aintenant le com m entaire d ’un des plus érudits
m u ette et absente, W agner entre avec sa bougie et son bonnet
connaisseurs de ses écrits, d ’un sav an t et penseur qui nous a
de n u it :
donné non seulem ent la meilleure édition des œuvres de Pascal,
Excusez, je vous entends déclamer m ais qui a aussi très bien et très finem ent étudié les ouvrages
Vous lisiez certainement un drame grec...
de Pascal p o rta n t sur les questions de physique et les m ath é­
m atiques 2.
Double m éprise. P our W agner, convaincu qu’on ne p eu t parler
« il semble, écrit en effet Brunschvicg, qu’aux yeux de
seul, et ne soupçonnant même pas la transcendance, F au st ne
Pascal, la science d û t avoir son prix non pas seulem ent en soi,
pouvait to u t au plus que « déclam er ». De plus, il est clair
p ar les vérités dont elle nous assure la possession, mais au delà,
que lorsque l’on déclame, on prend le te x te non pas en soi-
dans l’hum anité même, p ar ce q u ’elle apporte avec elle, ainsi
mêm e, m ais dans un livre et, pour un hum aniste, dans un livre
que l’avaient cru jadis les P ythagore et les P laton, le principe
grec; et to u t ceci est couronné p ar le m ot gewiss, certainem ent.
de la com m union interne des esprits. E t l’histoire ne nous offre
Nous pourrions continuer longuem ent à analyser ainsi tous
pas de carrière où l’espérance du rayonnem ent et de la « com ­
les vers de la scène, m ais il est plus que tem ps de revenir à
m unication » eût été plus tô t satisfaite. Biaise Pascal est encore
Pascal... N on sans avoir cependant rappelé que, pour W agner,
un enfant lorsque son génie « éclate ». Dès sa treizième année,
l’u tilité du savoir réside en prem ier lieu dans la connaissance
raconte Mme Périer, il se tro u v ait régulièrem ent aux confé­
elle-même, m ais ensuite aussi dans la possibilité d ’aider, de
rences qui se faisaient toutes les sem aines où tous les habiles
convaincre et de diriger ses concitoyens.
gens de Paris s’assem blaient... Mon frère y ten ait fort bien son
1. R appelons q u ’à la fin de sa vie, au m o m en t où il rédigeait ses Pensées, P a s­
cal a lui aussi rep ris ses tra v a u x m ath ém atiq u es.
2. E ncore fau t-il ajo u ter, e t cela prouve une fois de plus le réalism e e t le génie 1. I l se p e u t sans doute que P ascal ém ette ici u n ju g e m e n t an ach ro n iq u e d o n t il
d e Goethe, que la satire de l ’acte I p o rte u n iq u em en t su r la p ré te n tio n de W agner n ’é ta it pas en tièrem en t conscient dix ou quinze ans a u p a ra v a n t. Il n ’en reste pas
de com prendre l ’h istoire e t la vie sociale p a r la raiso n e t p a r les livres. P a r contre, m oins q u ’il a v a it dès lors — son évolution u ltérieu re m êm e le prouve — senti e t
la sa tire d isp a ra it dès q u ’il s’ag it de W agner en ta n t que chim iste e t biologiste. p e u t-ê tre m êm e pris conscience d u fait q u ’à tra v e rs la vérité des sciences, il ch er­
L a seule réserve de Goethe se m anifeste p a r l'im possibilité p o u r W agner, m êm e c h a it encore a u tre chose, une to ta lité , une tran scen d an ce, difficile à n om m er, e t
d an s ces dom aines, de m aîtriser les ré su lta ts de ses p ro p res tra v a u x . q u ’il appelle m a in te n a n t « co m m unication ».
2. L . B runschvicg : B iaise Pascaly É d . J . V rin, 1953, p . 229.
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 201
200 LE D IE U CACHÉ

avec les autres hommes, cela se place à un to u t au tre niveau


rang... » Seulem ent, il s’est h eurté 1 à l’incom préhension du
que celui où l ’a situé le célèbre au teu r du Progrès de la Cons­
Père Noël, et même de R oberval et de Descartes.
cience occidentale 1. Il ne s’agit ni de la vérité générale et uni­
Nous ne songeons bien entendu pas un seul in stan t à nier
verselle du rationalism e, de l’accord implicite des hommes dans
l’im portance de Léon Brunschvicg dans l’histoire de la pensée
une vérité identique, mais fondée sur une évidence individuelle,
ou sa valeur en ta n t qu’historien de la philosophie. Nous savons
ni de l’approbation de tel ou tel individu, sav an t ou to u t sim ­
égalem ent to u t ce que lui doivent les études pascaliennes. Il
plem ent am i, m ais de la co m m unauté profondeet to tale de tous
ne reste pas moins v rai que les lim itations de son a ttitu d e
les hom m es en ta n t que tels, catégorie fondam entale de to u te
rationaliste l’em pêchent — comme elles ont aussi empêché
m orale chrétienne ou dialectique qui s’exprim e p ar sa présence
V oltaire et V aléry — non seulem ent d ’accepter (ce qui ne
dans la promesse du royaum e des cieux à la fin des tem ps,
serait pas très grave), m ais encore de com prendre l’essentiel
ou dans la création hum aine et historique de la société socia­
de la vie et l’œ uvre de Pascal. Toutes ses études sur les écrits
liste, ou bien p ar son absence dans la pensée et la littératu re
scientifiques de Pascal resten t p arfaitem ent valables pour
tragique.
Vhistorien des sciences, m ais elles constituent un m alentendu
Ce serait vraim ent sous-estim er Pascal que de voir dans les
profond dès q u ’il s’agit de la biographie de Pascal 12; de même
attaques du Père Noël, ou même dans l’incom préhension de
que ses com m entaires presque toujours valables lorsqu’il s’agit
R oberval ou de Descartes l’origine de sa déception devant les
des Provinciales sont très souvent m arqués de la même incom ­
sciences abstraites. De pareilles difficultés sont le lot inévitable
préhension lorsqu’il aborde les Pensées.
de to u t progrès de la recherche, et lorsqu’elles ne se sont pas
Non seulem ent il s’étonne 3 d evant le fait que pour Pascal,
trad u ites p ar des persécutions m atérielles, des milliers de p en ­
la science doit avoir son prix « au delà des vérités dont elle
seurs, grands et petits, les ont toujours supportées ta n t bien
nous assure la possession », m ais encore, cherchant d evant
que m al. Ce serait prendre Pascal pour un enfant de chœ ur
l’évidence de ce fait, à com prendre le m ot « com m unication »
que de lui attrib u er l’illusion que les vérités nouvelles seront
dans le tex te qu’il com m ente, il ne le m et pas en relation avec,
acceptées im m édiatem ent et sans difficulté p ar to u t le m onde.
la recherche de transcendance des augustiniens du m oyen âge,
E t p o u rtan t, p ar un certain côté, B runschvicg a raison.
n i avec le dépassem ent vers l’action des m arxistes, m ais avec
L ’incom préhension des Noël, Descartes, R oberval, a joué son
la légende pythagoricienne, ou avec la République de P laton;
rôle dans la déception de Pascal, mais seulem ent dans la mesure
il arrive ainsi à écrire contre le tex te même de Pascal que la
recherche de « com m unication » de celui-ci a, dans sa jeunesse, où elle lui est apparue comme une des m ultiples m anifestations
de l’insuffisance radicale de l’homme, bée à sa condition comme
été satisfaite au plus h a u t point, pour ra tta ch er la déception
telle et dans la m esure où, au contraire, tous les succès extérieurs,
ultérieure aux rem arques du Père Noël, ou a u x discussions
l’adm iration de ta n t d ’autres savants et amis lui apparaissait
avec R oberval et Descartes.
Malgré le grand respect que nous professons pour B runsch­ comme dépourvue de signification et. illusoire parce q u ’ils ne
vicg, il nous fa u t bien constater qu’ici il prolonge to u t sim ple­ correspondaient pas à la réalité ontologique.
A vant de term iner l’étude de ce fragm ent, une observation
m en t le dialogue de F au st avec W agner.
Car si dans le fragm ent 144, qui est un des plus im portants s’impose. La com m unauté avec les autres hommes n ’est qu’un
passages autobiographiques sortis de la plum e de Pascal, le des sens du m ot dans le passage com m enté p ar Brunschvicg.
m o t « com m unication » signifie en effet, dans une grande Encore résulte-t-il seulem ent du contexte. Pris dans la phrase
mesure, comme l’a v u Brunschvicg, com m union 4 et entente en elle-même, le m ot « com m unication » a encore une autre
signification : celle de com m unication des sciences et - de la
vérité p ar l’étude, à laquelle Pascal av ait consacré une si grande
1. N ous résum ons ici u n te x te de plusieurs pages. p artie de son tem ps.
2. C’est ainsi q u ’il a très bien vu e t analysé les différences en tre les deux m éthodes
scientifiques de D escartes e t de Pascal, m ais il nous sem ble q u ’il a to r t lorsqu’il Aussi, pour Pascal, et pour to u t penseur dialectique, les deux
v o it d an s ces différences de m éthode la source de le u r opposition. N ous pensons significations sont-elles com plém entaires et inséparables, car
q u ’au co n traire la différence des m éthodes scientifiques ainsi que l’opposition des
personnes o n t leu r source com m une dans l’o pposition de deux visions du m onde. la vérité établit seule la vraie com m unication entre les hommes,
3. F au t-il encore souligner la p aren té e n tre le « il sem ble » de B runschvicg e t et aucune vraie com m unication ne p eu t s’établir que p ar la
le « certain em ent » de W agner? Q u’u n p enseur cherche à tra v e rs la vérité scienti­ vérité.
fique e t a u delà d ’elle une fin qui le dépasse (qu’il s’agisse d ’ailleurs d u D ieu chré­
tie n ou de l’actio n révolutionnaire), c’est là une chose inconcevable p o u r W agner, « Les athées doivent dire des choses parfaitem ent claires »,
é to n n a n te e t p eu com préhensible p o u r B runschvicg. écrit Pascal à u n autre endroit (fr. 221), et cela signifie que c’est
4. E t d ’ailleurs n o n seulem ent in tern e, m ais to ta le : in tern e e t ex terne.
202 LE DIEU CACHÉ
l ' h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 203
l’im possibilité radicale de trouver et de de dire pareilles choses
« parfaitem ent claires » qui in terd it à to u t homme, conscient de soumission extérieure aux pouvoirs politique et ecclésiastique,
sa condition et de la nécessité absolue de com m unication, d ’être et une vie dans le m onde et une activité scientifique qui sont
en même temps un refus radical de to u t compromis avec les
athée, et aussi de réduire l’essence de l’homme aux sciences et à
pouvoirs, p ar le paradoxe, la tragédie et l’appel à Dieu.
l’entendem ent.
Cette division dit d ’emblée que nous n ’attachons pas une
très grande im portance à la conversion de 1646, la seule au th en ­
tique d ’après M. M auriac.
III Elle n ’a pas en effet pro d u it de changem ent q u alitatif ni dans
la pensée ni dans la vie de Pascal. Nous lui trouvons av an t
et après 1646 les mêmes positions doctrinales (possibilité pour
Au soir de sa vie, Pascal est conscient (voir le fr. 144) d ’avoir
les sens et la raison de connaître la n ature, reconnaissance
toujours cherché, dans les sciences abstraites ju sq u ’en 1654,
de la suprém atie de la révélation et du surnaturel), et aussi le
dans les sciences de l’homme p ar la suite, quelque chose que ces
même com portem ent (vie consacrée en prem ier lieu à la science
sciences se sont révélées im puissantes à lui donner. Certes, il
et à l’activité pratique). La rencontre de la pensée janséniste lui
ne désavouait point ses ouvrages scientifiques pas plus que les
a seulem ent perm is d ’insérer et d ’exprim er dans une doctrine
Provinciales, mais il savait que ces écrits im pliquaient l’illusion
déjà existante la soif d ’absolu et de transcendance qui nous
que l’homme puisse, sinon vaincre, to u t au moins progresser
p a ra ît se trouver, de m anière plus ou moins consciente, déjà à
dans le monde, vers la réalisation des valeurs essentielles; or, il
la base de ses prem iers trav au x .
ne croyait plus à la possibilité de cette progression.
E n parlan t directem ent à l’homme dans la révélation, Dieu
Cette réalité que Pascal a cherchée to u te sa vie, lui-même, et
lui a donné, p ar la connaissance des vérités surnaturelles, une
to u t chrétien avec lui, l’appellerait Dieu, un rationaliste l’ap ­
valeur absolue, m ais il l’a aussi placé au sein d ’une n atu re et
pellerait la vérité et la gloire, un socialiste la com m unauté
d ’une société, et lui a donné dans les sens et dans la raison les
idéale. E t ils auraient tous raison, et avec eux bien d ’autres
m oyens de les com prendre et de les dom iner. V érité et gloire
encore que nous n ’avons pas énum érés. Aussi préférons-nous
sont dans le dom aine de la n atu re et de l’esprit deux valeurs
un m ot qui aujourd'hui apparaît plus neutre : Totalité.
que l’homme p eu t attein d re, et à la recherche desquelles Pascal
Une trad itio n , d ’ailleurs justifiée, v eu t qu’on parle de
consacrera, m algré la préém inence q u ’il reconnaît à la révéla­
périodes dans la vie de Pascal. On p eut cependant em ployer
tion ju sq u ’en 1654, la plus grande partie de ses forces 1.
pour les distinguer les critères les plus divers, et l’essentiel est
Il y avait ainsi dans la vie de Pascal ju sq u ’à cette date une
de trouver une division qui suive les articulations réelles de
contradiction flagrante entre la prim auté reconnue en principe
l’objet qu’elle veut étudier.
à la religion et la réalité pratique d ’une vie consacrée au m onde;
D ans le cas de Pascal, il nous semble que la meilleure est celle
contradiction accentuée précisém ent pen d an t les dernières
qui distingue :
années qui p réparent déjà cette n u it du 23 novem bre, pen d an t *Il
a) La période qui va jusqu’au 23 novem bre 1654, pendant
laquelle Pascal, to u t en subordonnant la raison à la révélation,
la n atu re au surnaturel, a cherché la to talité surtout en ta n t 1. Q u a n t à l’existence d ’u n e période « m ondaine » d an s le sens é tro it et co u ­
r a n t du m ot, ainsi q u ’à la p a te rn ité du Discours sur les passions de l’amour, ce sont
que vérité scientifique et gloire hum aine dans le domaine de la des problèm es que tra n c h e ro n t p eu t-être u n jo u r les recherches éru d ites. Ils ne
n atu re et de la raison. nous paraissen t cep en d a n t pas pouvoir, m algré leu r im p o rtan ce, m odifier sensi­
b) La période qui se situe entre le 23 novem bre 1654 et le b lem en t ce schèm e. Car, p o u r la perspective trag iq u e à laquelle a ab o u ti l’évolu­
tio n ultérieu re de P ascal, les tra v a u x scientifiques de sa jeunesse e t la m achine
mois de m ars 1657, p endant laquelle la recherche de to talité arith m é tiq u e c o n stitu e n t d éjà au plus h a u t p o in t une période « m ondaine ».
s’est déplacée vers l’Eglise et vers la R évélation de laquelle Pascal Il nous fa u t aussi dire u n m o t ici su r l’affaire Saint-A nge de 1647. Telle q u ’on
la présente d ’h a b itu d e : p o ursu ite d ’u n p au v re capucin u n peu e x tra v a g a n t e t
espérait rapprocher la société laïque et chrétienne, corrom pue d épourvu d ’im portance, elle s’insère difficilem ent d an s l ’ensem ble de la vie de
p ar l’évolution des derniers siècles; son com bat dans les Pro­ Pascal. C’est cep en d a n t p e u t-ê tre son asp ect v éritab le, une vie é ta n t rare m e n t
hom ogène ju sq u e dans ses m oindres détails. U ne suggestion p o u rta n t p o u r la
vinciales s’insérait dans cet espoir; recherche éru d ite : il fa u d ra it s’assurer si l ’adversaire visé é ta it v raim en t S aint-
c) La période qui commence à une date difficile à déterm iner, Ange e t non pas Cam us e t p eu t-être m êm e H arlay de C ham pvallon, personnages
m ais en to u t cas postérieure à m ars 1657, pendant laquelle a u tre m e n t im p o rta n ts e t qui, p o u r avoir ab an d o n n é la lu tte contre les réguliers,
ne d ev aien t pas jo u ir de la sym p ath ie des m ilieux jansénistes.
Pascal n ’atten d plus rien d ’essentiel du m onde, non plus que S ur les relations de Camus e t d ’H arlay de C ham pvallon avec P o rt-R o y a l e t le
de l’Eglise m ilitante, et sauve son exigence de to talité p ar une jansénism e, voir A. F é r o n : Contribution à l ’histoire du jansénism e en Norm andie,
R o u en , 1913, p. 9 e t s.
204 LE DIEU CACHÉ l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 205

lesquelles se situe le conflit au sujet de la dot de sa sœ ur, sa espéré le triom phe de la vérité dans l’Église, et celui de la reli­
proposition, rapportée p ar deux sources qui nous paraissent gion dans le monde (et il a pris une p a rt active dans la lu tte
dignes de confiance, de résister à la constitution d ’innocent X pour ce triom phe); à la fin de sa vie, il a appris que la seule
et d ’en appeler au concile, et aussi la lettre à la reine Christine vraie grandeur de l’homme réside dans la conscience de ses
de Suède, qui m et à tel point l’accent sur la supériorité de l’es­ lim ites et de ses faiblesses, il a vu les incertitudes qui caracté­
p rit sans toucher m ot de la Grâce. risent toute vie hum aine, dans la n atu re aussi bien que dans
Cette contradiction entre la conscience et la vie réelle dis­ l’Église m ilitante, sur les deux plans de la raison et de la rév é­
p a ra ît cependant à p a rtir de novem bre 1654. C’est dire to u te lation, car la raison est insuffisante sans la foi, pour connaître
l’im portance de ce qu’on est convenu d ’appeler la « seconde la moindre chose naturelle, et la foi ne p eu t s’insérer de m anière
conversion ». valable dans la vie de l’hom m e sans Yattitude rationnelle du
E t p o u rtan t, celle-ci non plus n ’a pas modifié qualitativement pari. Au delà de Barcos, qui n ’a jam ais pensé que la foi et la
la pensée de Pascal, m ais sim plem ent rétabli l’accord avec une trad itio n pussent avoir le m oindre besoin d ’un appui rationnel,
vie désormais consacrée à la lu tte pour le triom phe de la vérité au delà même de S aint A ugustin (fr. 234) dont on connaît l’im ­
dans l'Église, et celui de la religion dans la société laïque. mense autorité dans les milieux jansénistes, Pascal a découvert
E t de nouveau, c’est au cours des derniers mois qui précèdent la tragédie, l’incertitude radicale et certaine, le paradoxe, le
et p rép arent la nouvelle « conversion » 1 que Pascal semble le refus intram ondain du monde et l’appel de Dieu. E t c’est en
plus engagé dans la voie qu’il suit. Il prend en effet le m iracle éten d a n t le paradoxe ju sq u ’à Dieu lui-même qui pour Vhomme
de la Sainte É pine pour un signe im m édiat, envoyé p ar Dieu est certain et incertain, présent et absent, espoir et risque, que
non seulem ent au groupe janséniste, mais encore à sa propre Pascal a pu écrire les Pensées, et ouvrir un chapitre nouveau
famille, pour m arque de la justesse de son com bat. Jam ais il dans l’histoire de la pensée philosophique.
n ’a été si près d’A rnauld et de Nicole ni si loin des extrém istes,
(Barcos, Singlin, la Mère Angélique), qui se tenaient en réserve
et désapprouvaient la polémique.
E t p o u rtan t, voilà q u ’à une date — difficile à fixer avec exacti­ IV
tu d e — Pascal envoie à Barcos une consultation sur la justice
et la Providence divine, et douze questions sur les miracles. Bien
que posées sur le plan général, ces questions com portent cepen­ Nous venons de déceler dans la vie de Pascal deux to u r­
d a n t une signification concrète. Il s’agit de savoir com m ent réa­ nan ts fondam entaux, celui qui ab o u tit au Mémorial du 23 n o ­
gir d evant la bulle d ’A lexandre V II, et dans quelle m esure le vem bre 1654, et celui qui, commencé en m ars 1657, a abouti à
m iracle de la Sainte É pine av a it prouvé que Pascal av a it eu la rédaction des Pensées. Or, les deux fois, au m om ent culm i­
raison de publier les Provinciales. Or, pour le savoir, Pascal n a n t de la crise, nous rencontrons une intervention de sa sœur.
s’adresse à Barcos dont la position ne p erm ettait aucun doute C’est dire l’im portance que présente pour to u te étude biogra­
q u an t à la réponse qu’il en pouvait attendre. phique de la vie de Pascal la com préhension de ses relations
Quelle im portance Pascal a-t-il accordée à cette réponse? avec Jacqueline.
Aucun tex te expficite ne nous renseigne sur ce point, m ais il Il nous semble cependant que, là aussi, la p lu p art des bio­
nous semble que les m ultiples fragm ents des Pensées nous graphes ont m anqué leur projet, dans la m esure où ils ont réd u it
d isant que la religion est incertaine, le reto u r de Pascal aux ces relations au schème général de l’union étroite entre deux
sciences et à l’activité m ondaine, dont cependant il connaissait m em bres d ’une même famille qui s’aim ent et souffrent profon­
m ain ten an t la vanité, la déclaration à Beurrier qu’il se soum et dém ent chaque fois qu’ils ne sont pas d ’accord sur des points
aux décisions du pape, — bien que ses décisions n ’aient jam ais qui leur paraissent prim ordiaux. Il nous semble que c’est laisser
cessé de lui p araître injustes — nous renseignent suffisamment échapper, et en to u t cas réduire et appauvrir singulièrem ent
à ce sujet. l’essence d’une relation dans laquelle les in stan ts vraim ent cri­
Ju sq u ’en 1654, Pascal a cherché la vérité dans le m onde tiques ont été le ré su ltat non pas de facteurs contingents d ’af­
natu rel et dans les sciences abstraites; de 1654 à 1657, il a fectivité et d’in térêt personnels, m ais de la rencontre, renforcée
sans doute p a r l’attach em en t et l’am our m utuel, entre deux
1. Il est difficile d ’a d m e ttre que P ascal n ’a it p as envisagé a v a n t 1657 la possi* consciences qui incarnaient à un degré particulièrem ent élevé
b ilité d ’une co n d am n atio n de Ja n sén iu s e t n ’a it p as réfléchi sur la conduite à p rendre et intense deux m orales, et plus encore, deux visions d u monde,
d an s ce tte év en tualité.
206 LE DIEU CACHÉ
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 207

apparentées sans doute, m ais p o u rtan t différentes, voire oppo­ n ’ad m etten t de concession, ou de compromis. E t si ces in te r­
sées 1. ventions ont trouvé une telle résonance dans la conscience de
Jacqueline qui, des deux, a la personnalité la moins puissante, Pascal, ce n ’est certainem ent pas à cause du fait qu’il s’agissait
est pour une large p art, une création m orale et intellectuelle de de sa sœ ur ni à cause de l’am our, sans doute profond, qu’il
son frère; c’est précisém ent pourquoi l’opposition qui les sépare éprouvait pour elle. Au niveau hum ain où ils viv aien t l’un
devient im p o rtante pour Biaise les deux fois où, devant les comme l’autre, les sentim ents si puissants et si profonds, qu’ils
difficultés extrêm es et la com plexité des problèmes que lui pose soient, ne sont jam ais décisifs. Mais ce que le com portem ent
la réalité, il se trouve en danger de faire des concessions et de héroïque de Jacqueline opposait à Biaise, c’é ta it son propre
tra h ir ses propres valeurs. Ce que choisit Jacqueline, est sans enseignem ent, ce q u ’elle av ait appris de lui, ou, à trav ers lui,
doute — les deux fois — mesuré aux exigences de Pascal, une de Saint-C yran, dont il reconnaissait l’autorité; c’étaien t des
solution facile, parce que partielle. Mais cette solution partielle, valeurs dont il n ’av ait jam ais douté, et q u ’il était seulem ent en
que Pascal n ’acceptera pas, est néanm oins fondée sur un principe danger d ’abandonner pour te n te r de sauvegarder d ’autres
d ont il a toujours reconnu la valeur (nécessité de se donner valeurs contraires et d ’égale im portance pour lui, m ais qui
entièrem ent à Dieu, en 1652, devoir confesser toujours et étaient loin d ’avoir le même poids aux yeux de Jacqueline. E n
intégralem ent la vérité, en 1661), un principe dont il lui a 1652, Pascal pensait encore (il le fera ju sq u ’en 1657) le m onde
enseigné lui-même qu’on n ’a pas le droit de s’en départir. C’est n atu rel et la révélation comme deux domaines séparés et
pourquoi la position de Jacqueline lui ap p araît les deux fois com plém entaires, et im plicitem ent la raison et les sens d ’une
comme fausse et p arfaitem ent valable en même tem ps. Fausse p a rt, la soumission à l’autorité d’autre p a rt, comme des p ro ­
— parce que unilatérale — et parfaitem ent valable parce qu’elle cédés de connaissance ay a n t chacun son cham p d ’application
affirme une chose dont il n ’a jam ais douté, un devoir qu’il faut propre. Le m onde naturel, les sens et la raison étaient sans
intégrer et dépasser, m ais p ar rap p o rt auquel on n ’a pas le doute subordonnés à la révélation, mais ju sq u ’en 1654 ils lui
droit d ’accepter la m oindre concession, le m oindre compromis. apparaissaient to u t de même comme le dom aine dans lequel lui,
Le sens de la vie de Pascal, longtem ps av a n t qu’il n ’en devînt Biaise Pascal, qui av ait inventé la m achine à calculer, réalisé
conscient dans les dernières années de sa vie, a toujours été le les expériences sur le vide, écrit l’essai pour les coniques, av ait
même : la recherche de la totalité. E t personne n ’a m ieux for­ ses propres tâches à rem plir. Or, pour le faire, il av ait besoin
mulé la signification concrète, pratique, de ce m ot, que Pascal d ’argent, et il n ’était pas riche. Jacqueline le savait, m ais elle
dans le fragm ent 353 : « On ne m ontre pas sa grandeur pour craignait aussi — à ju ste titre — que la subordination de la
être à une extrém ité, m ais bien en to u ch an t les deux à la fois raison à la révélation, de la gloire à la sainteté que son frère
et rem plissant to u t l’entre-deux. » lui avait enseignée, ne devînt pour celui-ci un principe ab stra it
F aut-il encore insister sur les difficultés que rencontrera q u ’au rait contredit une vie consacrée, sinon uniquem ent, to u t
toujours l’effort de vivre réellem ent une pareille m orale, et de au moins en prem ier lieu à la science et à des fins intram on-
rappeler ce qui constitue pour elle le plus grand danger : la daines. C’est ce qui explique le procédé — conscient ou non-
ten tatio n , devant la difficulté, et parfois l’im possibilité de conscient —- des conventions de 1651, qui lui ont perm is d ’in ­
« toucher les deux extrém ités à la fois », de se situer au milieu, tervenir de m anière décisive dans la vie de Biaise x.
à égale distance de l’une et de l’autre? Est-il encore nécessaire
d ’expliquer l’im portance qu’ont les deux interventions de
Jacqueline lors des deux instants critiques de la vie de son frère 1. Quels é ta ie n t les fa its m atériels a u to u r desquels s’est déroulée la célèbre
« discussion su r la d o t » en tre d ’une p a r t Jacq u elin e e t d ’au tre p a r t B iaise e t
où cette ten tatio n a été la plus m enaçante : en 1652, lorsqu’il G ilberte P érier?
s’agissait de choisir entre le monde (dans un des meilleurs sens D ans un article rem arq u a b le (Biaise Pascal et la vocation de sa sœ ur Jacqueline.
que p eu t avoir ce m ot, celui de gloire et de réussite scientifique) X V I I e siècle, n ° s 11 e t 15, 1951-1952), M. J e a n M esnard a ap p o rté b eaucoup de
lum ière sur ce p o in t, bien que nous ne puissions pas le suivre to u jo u rs d an s l’in te r ­
et les devoirs envers Dieu et, en ju in 1661, lorsqu’il s’agissait de p ré ta tio n des faits q u ’il a si bien dégagés.
choisir entre la défense de la vérité et l’unité de l’Église. Les O n sav ait, en effet, depuis longtem ps, q u ’en 1651, Biaise et Jacq u elin e P ascal
av aien t passé sep t donatio ns réciproques p ar lesquelles, en échange de 1.600 livres
interventions de Jacqueline rappelaient que ni Dieu ni la vérité de rentes viagères, Jacq u elin e cède à Biaise 16.000 livres de cap ital e t l’ensem ble
des ren tes sur l’H ôtel de Ville qui lui rev en aien t d an s la succession de son père.
1. Si on v eu t nous p e rm e ttre un anachronism e que nous em ployons seulem ent M. M esnard a étab li q u ’il s’agissait d ’environ 1.200 livres de ren te nom inale, a y a n t
p o u r nous faire m ieux com prendre, nous pourrions dire que l ’a ttitu d e de Jacq u elin e u n e valeu r réelle d ’environ 400 livres.
est, les deux fois, d u ty p e cornélien, celle de P ascal du ty p e racinien; ce qui n ’im ­ M. M esnard estim e cep en d a n t q u ’il s’agissait là d ’une o p ératio n form elle san s
p lique bien en ten d u p a s ra ffirm a tio n d ’une influence de Corneille sur Ja cq u elin e. au c u n av an tag e p o u r Biaise, puisq u e Jacq u elin e, en fa it, lu i d o n n ait des ren tes ou
208 LE D IE U CACHE l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 209

R egardées de l’extérieur — et si M. M esnard a raison en donne la m oitié de ses biens à son frère dans l’espoir que celui-ci
fixant au tou r de quarante mille livres la p art de Jacqueline et Gilberte lui avanceront en argent liquide l’autre m oitié pour
dans l’héritage paternel — elles paraissent une sorte de com pro­ qu’elle puisse la donner au couvent.
mis. A P o rt-R oyal — et c’était là probablem ent la position de Seulem ent, la m anière qu’elle choisit pour le faire est loin
Jacqueline — on n ’exigeait rien des rebgieuses qu’on a d m ettait d ’être la plus simple et la plus naturelle. Car en do n n an t plus
à la profession, m ais on estim ait — su rto u t chez les extrém istes de vingt-trois mille livres à son frère, Jacquebne ne prend
— q u ’un chrétien doit tout à Dieu et rien au monde. aucune garantie, n ’exige aucune prom esse, concernant la dis­
Jacqueline se tro u v a n t entre le désir de to u t donner au position de celui-ci à lui avancer — a v a n t la profession — le
m onastère où elle se p rép arait à entrer et les exigences mon­ reste de sa fortune. Elle se tro u v e ainsi volontairement à la m erci
daines de son frère et de sa sœ ur avec les biens desquels sa de Biaise et de G ilberte pour la réabsation de ses intentions.
fortune était en indivision, semble avoir fait la p a rt du feu. Elle Il est difficile de croire que c’é ta it là pour elle un procédé qui
allait de soi. L a preuve se tro u v e dans une lettre du 10 ju in 1653
à la Mère P rieure de Port-R oyal-des-Cham ps, dans laquelle
des créances en échange d ’a u tres rentes q u ’elle recevait. D éjà, su r ce p o in t, les elle raconte com m ent a y a n t u n in s ta n t cru échouer, elle é ta it
choses ne nous p a ra isse n t pas aussi évidentes. envahie du regret de ne pas avoir agi autrem ent1 : « Une des
Biaise recev ait, en effet, des créances e t des ren tes perpétuelles qui so n t to u jo u rs
négociables, tan d is que Jacqueline o b te n a it en échange des rentes viagères q u ’elle choses qui me ten aie n t le plus au cœ ur là-dedans estoit le scru­
a u ra it pu vendre difficilem ent à un tiers. E n fait, m êm e dans leur form e ces c o n tra ts pule ou j ’estois d ’avoir m al employé m on bien, lorsqu’il estoit
rep ré sen taien t u n échange de cap ital virtu el contre l’éq u iv alen t en ren tes viagères.
Ceci n ’a cep en d a n t encore q u ’une im portance secondaire, car une clause de ces
en m a disposition, a y a n t fait quelques donations qui auroient
c o n tra ts p rév o y ait que les ren tes de Jacq u elin e s’étein d raien t non seulem ent en pu estre distribuées avec plus de charité. E t quoy que je p en ­
cas de décès, m ais aussi en cas de profession religieuse. Or, nous savons q u ’elle sasse alors avoir suffisamment pour cela et le reste que je me
d ev ien d ra novice à P o rt-R o y a l le 26 m ai 1652 e t sera reçue à la profession le 5 ju in
1653. L a co n stitu tio n de re n te en sa fav eu r é ta it donc un e p u re form alité, p u isq u ’au proposois, je craignois beaucoup d ’estre coupable de préci­
m o m en t des co n tra ts — décidée à d evenir religieuse — elle sa v ait d éjà q u ’elle p itatio n 12. »
n e les to u ch erait jam ais. Aussi appelle-t-elle ces conventions « une d o n atio n ».
M. M esnard s’in sc rit cep en d a n t — à to r t selon nous — en fau x co n tre ce tte dési­ E t p o u rtan t, m algré cet in sta n t d ’inquiétude, Jac q u e­
g n atio n . Avec des arg u m en ts ju rid iq u es irréfu tab les, il m o n tre q u ’une religieuse bne a gagné, plus encore — en apparence to u t au moins —
n ’a v a it le d ro it de donner au couvent où elle e n tra it q u ’une ren te viagère m odeste
q u i se chiffrait a u to u r de 400 livres e t que — selon la loi — le reste de sa for­
q u ’en 1661, et il ne po u v ait pas en être au trem ent car ce q u ’elle
tu n e éch éait au m o m en t de sa profession — qui é ta it une m o rt civile — à ses dem andait à son frère, c’é ta it to u t sim plem ent de se m ettre
héritiers. E n som m e, Jacq u elin e n ’a donné à son frère q u e ce q u ’il a u ra it en to u t d ’accord avec sa propre conscience. V u de l’extérieur, son
cas to u ch é au m om ent de sa profession.
Ju ridiquem ent, to u t cela est exact. Seulem ent, il y a eu à to u te s les époques triom phe est grand; non seulem ent Biaise donnera au couvent
m ille m anières légales e t tolérées de to u rn er la loi, e t M. M esnard cite lui-m êm e une p a rt im portante de ce que lui av a it dem andé au p a rav a n t
le cas de la Mère de Ligny qui a eu com m e d o t une re n te viagère de 400 livres,
m ais d o n t la m ère a donné 40.000 livres au co u v en t « au titre de diverses fo n d a­ Jacquebne, mais la crise de conscience déclenchée p a r l’obb-
tions ». gation où il s’é ta it trouvé de choisir entre la mise en péril
R ien n ’em pêchait en 1651 Jacq u elin e P ascal de don n er a v a n t sa profession,
d irectem en t ou p a r interm édiaire, sa fo rtu n e au couvent de P o rt-R o y al. E n céd an t
réelle de son activité scientifique et m ondaine et la responsa-
à son frère une som m e que M. M esnard estim e à 23.680 livres en échange d ’une bihté de troubler la profession de sa sœ ur, loin de s’arrêter une
re n te viagère qui a llait s’éteindre deux ans plus ta r d : c’est donc en fa it — sinon fois la décision de rendre l’argent prise et réabsée (le 4 ju in 1653),
en d ro it — une v éritab le « d o n atio n » q u ’elle lui faisait.
D ’après les calculs de M. M esnard, qui o n t des chances d ’être assez proches de continuera à se développer. Comme c’é ta it natu rel chez un
la v érité, cette som m e rep ré sen tait à peu près la m oitié de la fo rtu n e de J a c q u e ­ esprit de la classe de Pascal, le problèm e encore extérieur, m algré
line, à laquelle il re sta it encore environ 20.000 livres en indivision avec son frère
e t sa sœ ur. Or, c’est a u to u r de cette som m e q u ’éclate le conflit. Jacq u elin e s’a tte n ­ son im portance, du choix entre Dieu et le monde dans l’emploi
d a it v isiblem ent à ce q u ’a y a n t fa it don de la m oitié de sa fortune, G ilberte e t
B iaise acce p te n t d ’av an cer su r la m asse indivise les 20.000 livres qui lui re sta ie n t
p o u r q u ’elle puisse les donner au couvent. Ceux-ci inversem ent, après avoir donné 1. P ascal : Œ uvres, Éd. B r., I I I , p. 74.
lors de sa v êtu re une som m e d o n t nous ne connaissons pas le m o n ta n t, e t sa ch an t 2. C ette dernière phrase no u s fa it g ard er encore certain es réserves d e v a n t les
q u ’à P o rt-R o y a l on n ’exigeait pas de d ot des religieuses q u ’on recevait, in v o q u en t chiffres de M. M esnard qui pense que Jacq u elin e a v a it au co n traire estim é en 1651
des m otifs ju rid iq u es dilatoires — valables en droit — p o u r refuser d ’av an cer le de m anière à peu près ju s te sa fo rtu n e, lo rsq u ’elle p en sait posséder en plus des
reste d o n t ils sav aien t q u ’ils h é rite ra ie n t au m om ent de la profession. Biaise ad m et som m es données à Biaise 20.000 livres q u ’elle se p ro p o sait de d o n n er au co u v en t
seulem ent de d o nn er au couvent de P o rt-R o y a l u n d ro it de succession de 4.000 livres de P ort-R oyal.
d an s le cas où il m o u rra it sans enfants. Quoi q u ’il en soit cep en d an t, que Jacq u elin e a it dem andé seulem ent à B iaise
A près u n conflit que nous analyserons ailleurs, il finit cependant p a r do n n er au de lui donner lib re m e n t sa pro p re fo rtu n e, q u ’il p o u v a it juridiquem ent lui refuser,
co u v en t 5.000 livres, plus une re n te perpétuelle de 500 livres en échange d ’une ren te ou q u ’elle lui ait m êm e dem andé de lu i ren d re le to u t ou une p a rtie des som m es
viagère de 250 livres, ce qui signifie environ 10.500 livres au lieu des 20.000 que q u ’elle lui a v a it données deu x ans plus tô t, le schèm e de n o tre analyse reste le m êm e.
d e m a n d a it Ja cq u elin e, to u t cela en plus de la som m e donnée lors de la v ê tu re Il s’agissait d ’o b ten ir le don libre e t volontaire d ’une som m e d o n t B iaise a v a it le.
de 1652 e t que nous ne p o u v o n s pas encore déterm iner. plus u rg en t besoin p o u r sa vie_et son activ ité.
210 LE D IE U CACHÉ l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 211

de la fortune, posera le problèm e essentiel du même choix au précéder toujours l’action qui leur correspond, la su it au
niveau où il engage la personne hum aine dans sa to talité, pro­ contraire le plus souvent avec un décalage dans le tem ps d ont
blème qui ne trouvera sa réponse que dix-sept mois plus ta rd l’im portance est bien entendu variable. Sur le plan de la cons­
lors de la célèbre n u it du Mémorial, le 23 novem bre 1654. cience individuelle, les psychologues m odernes — Je a n P iaget
E n réalité, le triom phe de Jacqueline est cependant plus en prem ier lieu — ont retrouvé expérim entalem ent cette même
ap p a ren t que réel. Car les chemins, en apparence semblables, loi.
parcourus p ar le frère et la sœ ur, les on t conduits vers des Q uant à la crise de 1661, elle répète et dépasse en même tem ps
positions profondém ent différentes. Dès 1650, entre Dieu et le celle de 1652. Depuis 1654, Pascal et Jacqueline v iv en t —
m onde, Jacqueline a choisi Dieu. E n 1653, elle est devenue quoique de m anière différente — uniquem ent pour Dieu. Le
religieuse en sachant que cela signifie renoncement au m onde en m onde sous l’une quelconque de ses formes ne p eu t plus être
faveur de la charité et de la prière, renoncement au corps en une ten tatio n sérieuse, ni pour lui ni pour elle. Sur le conseil
faveur de l ’âme, renoncement à to u te efficacité dans le m onde et de la Mère Agnès, Jacqueline a abandonné les vers, le don
mêm e dans l’Église en faveur de la vérité. P our Jacqueline, intram ondain qui lui te n a it le plus à cœ ur; q u an t à Biaise, s’il
cette position est définitive : elle ne variera plus ju sq u ’au jo u r n ’a pas abandonné to u te action dans le m onde, il a to u t au
de sa m ort. moins rem placé l’activité scientifique p a r la lu tte contre les
Or, précisém ent, et pour des motifs religieux, semi-conscients Jésuites, et ne semble mêm e pas envisage que le problèm e du
de 1654 à 1657, entièrem ent conscients au cours des dernières choix entre les extrêm es opposés, ou plus exactem ent le p ro ­
années de sa vie, Pascal n ’a jam ais renoncé ni au m onde, ni au blèm e de leur réunion puisse encore se poser à nouveau.
corps, ni à l’exigence d ’efficacité. Q uoiqu’il n ’en ait pris cons­ Il y a d ’ailleurs là une illusion fréquente — et qui m ériterait
cience que progressivem ent et seulem ent à la fin de sa vie d ’être étudiée p ar les psychologues — dans la vie des penseurs
d ’une façon explicite, Dieu pour Pascal n ’a jam ais signifié la engagés dans une lu tte active pour u n ensemble de valeurs.
p artie « bonne » de l’univers à l’exclusion de la partie « m au­ Depuis les spirituels du m oyen âge ju sq u ’à M arx, Engels,
vaise », l’Église sans le monde, l’âme sans le corps, la raison Lénine et Lukàcs, nous les voyons tous surestim er la proxim ité
sans l’in stin ct et la passion. Dieu pour lui é ta it au contraire de la réalisation, la possibilité du triom phe, ju sq u ’au jo u r où
universel, rien ne pouvait et ne devait lui échapper; Dieu, la réalité extérieure se chargera de détruire ces illusions. Le
c’é ta it la T otalité dans le sens le plus fort, c’est-à-dire les règne de l’esprit n ’est pas plus venu au milieu ou à la fin du
extrêm es opposés et ce qu’il y a au m ilieu et qui les sépare. x m e siècle que la révolution allem ande en 1848 ou la révolu­
Psychologiquem ent, le fait est d ’a u ta n t plus rem arquable tion m ondiale en 1918. E t de même, loin de triom pher m a té ­
q u ’en tre 1652 et 1657 Pascal affirme théoriquem ent en ta n t riellem ent des Jésuites dans l’Église réelle et m ilitante, Pascal
que philosophe et savant, la séparation des domaines : d ’une s’est trouvé d ev an t la bulle d ’A lexandre V II, qui condam nait la
p a rt. Dieu, la révélation, l’autorité, la théologie positive, doctrine de Jansénius. Sans doute, pour Pascal, comme d ’ail­
d ’au tre p art, la n atu re physique et hum aine, la science, le juge­ leurs pour Joachim de Flore, pour M arx, Engels, Lénine, ou
m en t critique, la raison et les sens. E t p o u rta n t, le jo u r où, Lukàcs, aucune difficulté extérieure ne sauroit jam ais infirm er
après la crise déclenchée p ar l’intervention de Jacqueline, l’espoir fondam ental. Us découvrent seulem ent que le progrès
Pascal choisit Dieu, il se trouve plus loin peut-être d ’elle qu’il de la réalisation des valeurs est lent, et q u ’une vie hum aine
n e l’av ait jam ais été au p arav an t. Car, en choisissant Dieu, elle com pte à peine d evant l’histoire ou d evant l’éternité. C’est
s’é ta it faite religieuse et avait quitté le monde; Pascal, en faisant pourquoi le salut ne sera donné qu’à l’âme im m ortelle dans
le même choix, arrive aux Provinciales, c’est-à-dire à la lu tte l’éternité (pour Pascal), ou à l’h u m an ité entière dans son avenir
pour conquérir le monde à Dieu. Ainsi le théoricien Pascal historique (pour M arx, Lénine et Lukàcs), et l’homme in d i­
affirme encore ju sq u ’en 1657 la possibilité de séparer et de viduel p eu t to u t au plus, en s’a tta c h a n t au corps et à la m atière,
hiérarchiser les sphères de la vie et de la connaissance — pos­ sauvegarder son âme (Pascal) ou la dignité de ses valeurs 1. E n
sibilité qu’il niera à l’époque des Pensées — m ais l’hom m e
Pascal qui v it, qui agit et qui lu tte, n ’accepte jam ais cette
1. P o u r H egel e t M arx, l’insuffisance de l ’esp rit com m e objet de la conscience
séparation. C’est là une loi fondam entale de la vie hum aine, est évidente, m ais P ascal sa v ait lu i aussi que « qui v eu t faire l’ange fa it la bête »
individuelle et sociale, le fondem ent même du m atérialism e e t il fera dire à Jé su s : « C’est m oi qui guéris e t ren d s le corps im m ortel. Souffre
les chaînes de la servitude corporelle, je ne te délivre que de la spirituelle à présen t. »
historique : la prise de conscience des vérités théoriques aussi P o u r les trois positions, la g ran d eu r spirituelle présente de l’hom m e réside en ce q u ’il
bien que des valeurs morales, esthétiques ou religieuses loin de cherche une g ra n d e u r totale, spirituelle et corporelle, d an s l’av en ir ou d an s l’étern ité.
212 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 213

1654, Pascal é ta it p a rti à la conquête du corps de l’Église et de deux dernières années. Mais le fait même qu’entre les P rovin­
la société à la cause de vérité et de Dieu. E n 1657, la bulle ciales et l'Écrit sur la signature, Pascal se contente — pour ce
l’oblige à repenser son attitu d e et à prendre conscience — qui touche les problèmes de l’Église et de la religion — de réd i­
définitivem ent cette fois — du « déplaisir de se voir entre Dieu ger pour soi-même, et ne p araît à l’extérieur que p ar la colla­
et le P ape ». boration à des textes que to u t le m onde 1 approuve (Écrits des
A joutons que sous cette forme, le problèm e n ’est pas encore curés de Paris, M andement des grands vicaires), n ’est-il pas
tragique, « entre Dieu et le P ape » le chemin du croyant est lui-même révélateur d ’une certaine insécurité et d ’une certaine
tracé, il ne pourra choisir que Dieu. Mais si la formule convient hésitation?
aux positions que prendra Jacqueline (et cela prouve à quel E n to u t cas, en 1661, Jacqueline interv ien t, to u t aussi abso­
p o in t sa vision — pour être unilatérale — fa it partie intégrante lue, et en même tem ps to u t aussi unilatérale qu’en 1652. Aussi
de celle de son frère), Pascal découvrira bien tô t que le pape — facilem ent qu’elle av ait alors jeté par-dessus bord le m onde et
la soumission à l’Église — n ’est pas pour lui un devoir moins la science, la voici m ain ten an t to u te prête à subordonner la
absolu que la confession de la vérité. Le choix qui s’impose est soumission et la hiérarchie à la défense de la vérité : « Puisque
en réalité celui entre D ieu et Dieu, et c’est précisém ent en cela les évêques on t des courages de filles, les filles doivent avoir des
que réside la tragédie. C’é ta it ainsi la difficulté de 1652 qui courages d ’évêques. » E n 1652, il n ’y av ait que Dieu — et Dieu
réapp araissait sous une forme plus complexe et plus élevée; é ta it la vérité — , en 1661, elle ne connaît que la vérité, car la
com m ent u nir les deux extrêm es, l’âme et le corps, la sincérité vérité est Dieu. Barcos 12, effrayé, écrira à la Mère de Ligny
et la soumission, Dieu sous sa forme incarnée dans le m onde — q u ’il « appréhende pour elle si elle é ta it m orte dans cet é ta t ».
l’Égli se m ilitante — et D ieu dans son exigence de vérité? De L’abbesse de P ort-R oyal répondit seulem ent, « qu’il y a grand
nouveau, la ten tatio n p ar excellence, celle du compromis, est sujet d ’espérer que Dieu aura eu égard à la droiture de son cœ ur
là, to u t près de Pascal, dans ses collaborateurs les plus im m é­ pour ne luy pas im puter la fau te qu’elle a pu faire seulem ent p ar
diats. A rnauld et Nicole ne cherchent q u ’une seule chose, un un excès d’am our pour la justice et pour la vérité 3 ». Mais
m oyen efficace pour éviter le choix de l’un ou de l’autre extrêm e. Pascal qui, lui, m ourra soumis à l’Église, au rait d it — s’il fau t
Pascal a-t-il été te n té de se joindre à eux? Le danger était-il en croire Gilberte, ce qui n ’est pas très sûr — « Dieu nous fasse
pour lui réel? A v rai dire, nous n ’en savons rien. T out près la grâce d ’aussi bien m ourir ».
d’A rnauld — entre 1654 et 1657 — p a r sa pensée et son action, Qu’on nous perm ette d ’ajouter que sur le plan hum ain une
il arrête cependant en m ars 1657 les Provinciales en écrivant la chose nous p araît certaine, c’est que, p ar cette a ttitu d e absolue,
phrase que nous avons déjà plusieurs fois citée. Q uatre ans Jacqueline a a tte in t le m axim um de grandeur qu’elle pouvait
plus ta rd , en 1661-1662, sa position n ’aura plus rien de com m un atteindre, et nous lui savons gré d ’avoir — probablem ent —
avec celle d ’A rnauld. Mais son attitu d e entre 1657 et 1661 une fois de plus en m om ent de danger aidé son frère à éviter la
quelle était-elle? La réponse n ’est pas facile, car nous n ’avons ten tatio n . Non que Biaise se soit rallié au point de vue de sa
que des indices. E n p arla n t à B eurrier, il fixe la date de son sœur. Celui qui a écrit le Mystère de Jésus ne pourra jam ais
changem ent et de sa confession générale à deux ans av a n t cette revenir aux positions unilatérales et spiritualistes de l’écrit de
conversation. Cela nous ram ènerait à l’été 1660. Encore n ’est-ce Jacqueline sur le même sujet 4, mais une fois de plus, ce que
q u ’une date fort approxim ative et incertaine. Quoi qu’il en disait Jacqueline : qu’il fau t toujours et sans aucune concession,
soit, les changem ents de cet ordre ne sont pas brusques et si minim e soit-elle, confesser la vérité, et la vérité intégrale, se
instan tan és. C’est vers jan v ier 1660 que semble s’ébaucher tro u v a it être une des bases mêmes de sa propre pensée. C’é ta it
dans le groupe au to u r de Barcos et de Pascal la solution qui son enseignem ent même qui lui revenait p ar sa plum e; la lettre
réunissait la soumission à l’Église et le refus de signer le F o r­ du 23 ju in 1661 é ta it pour lui un appel à la fidélité envers ses
m ulaire. Mais, chez Pascal, les fondem ents philosophiques que propres valeurs. Il fallait sans doute la dépasser, mais il n ’av ait
nous trouvons dans les Pensées et dans lesquels s’insère si à aucun prix le droit de rester en deçà. Une fois de plus, il nous
rigoureusem ent cette solution, ont pu m ûrir bien plus tô t. semble que l’intervention de Jacqueline a permis la cristalli-
Une chose est cependant certaine. A défaut de pouvoir dater
les fragm ents des Pensées, les écrits, ou, plus exactem ent, les 1. P lus exactem ent, B arcos e t A rnauld. Car il y a v a it u n groupe qui n ’ap p ro u ­
collaborations que nous possédons de lui entre 1657 et 1661, ne v a it p as le M andement des grands vicaires.
2. B. M. T royes, Ms 2.207, fol. 58.
sont incom patibles ni avec les positions d ’A rnauld ni avec 3. B . M. Troyes, Ms 2.207, fol. 68.
celles des extrém istes de la tendance de Barcos et du Pascal des 4. Œ uvres, É d . B r., I I , p. 452.
l ’ h o m m e , l a s i g n i f i c a t i o n d e s a v i e 215
214 LE D IE U CACHÉ

sation d ’une a ttitu d e , l’aboutissem ent d ’une évolution, qui se


p ré p ara it sans doute depuis 1657, m ais qui sans elle au rait p u
se prolonger et être interrom pue av a n t son achèvem ent p ar la y
m ort.
Sans doute, pas plus qu’A rnauld et Nicole, et même — à la A joutons pour finir que, comme nous l’avons déjà d it au
lim ite — Barcos, Jacqueline n ’aurait-elle pu com prendre et début, ces pages ne veulent nullem ent être une étude scienti­
approuver les Pensées. Elle n ’en a pas moins probablem ent fique pour laquelle nous ne disposons ni de renseignem ents
contribué — et ce n ’est pas u n mince titre de gloire — dans suffisants ni des règles indispensables de m éthode. C’est p o u r­
une large mesure, au fait que Pascal a pu nous laisser le tex te quoi elles ne dépassent pas le niveau des réflexions éparses.
que nous possédons au jo u rd ’hui. Plus encore, nous sommes conscient que, loin d ’être une image
Après ces lignes consacrées à ce qu’il y a d ’essentiel dans la photographique, ce chapitre est une schém atisation idéalisante;
relation de Pascal avec sa sœur, ajoutons que nous sommes q u ’il essaye d ’ébaucher les fondem ents d ’une sorte de m ythe;
conscient de n ’avoir pas une seule fois posé la question des d ’une représentation collective de l’homme d ’action analogue
facteurs qui ont déterm iné l’évolution spirituelle de Jacqueline, à celle que nous avons déjà m entionnée du sav an t libre et sans
et d ’avoir tracé un tableau non pas faux, m ais p a r certains côtés préjugé en ta n t que ty pe hum ain du rationalism e, lorsqu’il
idéalisé. Sans doute u n psychologue des profondeurs, su rto u t s’agissait des vies de D escartes, de Galilée ou de Lessing.
s’il se ra tta c h a it au courant adlérien, aurait-il beau jeu d ’ex­ Cela ne nous p a ra ît cependant pas nécessairem ent une erreur,
pliquer le com portem ent de Jacqueline, son entrée en religion, car nous avons aussi dit que cette « représentation collective »
la facilité avec laquelle elle s’est trom pée sur l’é ta t de sa fortune, nous paraissait fondée dans la mesure où, à travers les incohé­
la querelle de la dot, la lettre du 1er décembre 1655 \ et su rto u t rences et la variété de to u te vie individuelle, elle perm et de
celle du 23 ju in 1661 comme a u ta n t d ’expressions du besoin de dégager les lignes très générales d ’une essence réelle qui, dans
com pensation d ’une fille qui, ay a n t d ’abord été, grâce à son le cas de Pascal, risquait de passer inaperçue p ar les biographies
ta le n t de versification, la gloire de la famille, s’est vue ensuite
positivistes.
éclipsée p ar les succès intellectuels de son frère. Il v errait à Le peu d’im portance accordée p ar ces biographies au to u r­
l’origine de son com portem ent le désir inconscient de dépasser n a n t de 1657-1658 (dans les très rares cas où elles se sont to u t
à nouveau ce frère, de se m ettre au-dessus de lui, de lui p arle r sim plem ent aperçues de son existence) est à lui seul un exemple
avec autorité. frap p an t d’une incom préhension qu’il fallait surm onter à to u t
Il y a probablem ent quelque chose de vrai dans une pareille prix. C’est pourquoi nous espérons que — même sans être une
explication; faut-il cependant encore ajouter q u ’elle ne p ré­ étude scientifique digne de ce nom — ces quelques pages sur la
sente aucun in térêt pour l’historien des idées? On trouve dans vie de Pascal auront contribué à redresser une perspective qui
la vie sociale, à chaque époque, des milliers de complexes fam i­ nous sem blait — comme telle — erronée, et à ébaucher un
liaux de ce genre, ils ont to u t au plus l’in térê t d ’un fait divers. cadre dans lequel pourront s’inscrire utilem ent et de m anière
C’est parce que Jacqueline é ta it Jacqueline, et parce que valable, les résultats des recherches érudites aussi bien passées
Biaise était Biaise que l’expression de leur relation a sa place
que futures.
dans une étude consacrée à l’histoire des idées philosophiques. U n tel cadre reste sans doute général, insuffisant et facile­
E t c’est pourquoi ce n ’est pas dans ce q u ’elle a de com m un avec m ent exposé aux critiques d ’une érudition scientiste; il n ’est
to u tes les autres relations du même ordre, m ais précisém ent et pas moins indispensable pour to u te recherche scientifique et
seulement dans ce q u ’elle a d ’unique, dans ce p ar quoi elle en dialectique qui le précisera et l’enrichira hien entendu, dans la
diffère, que nous devions l’analyser ici.1 m esure même où elle s’en servira pour sa dém arche. Un cadre
qui, loin d’être définitif, subira encore sans doute de m ultiples
1. B r . : Œ uvres, t. IV , p. 82. C ette le ttre , avec son to n ironique, s’insère p a r fa ite ­ m odifications de détail, et peut-être même d ’ensemble, mais
m e n t dans une explication psychologique du com portem ent de Jacq u elin e p a r le
dessein de faire la leçon à son frère. Seulem ent, ne re n c o n tra n t pas, com m e les do n t l’établissem ent était en to u t cas une des tâches les plus
réactio n s que nous avons analysées plus h a u t, une crise psychique dans la conscience urgentes, et en même tem ps les plus osées que nous pouvions
de celui-ci, elle reste u n fa it divers qui m ontre to u t au plus à quel p o in t, dans les
ren co n tres B iaise-Jacqueline, l’essentiel pour l’historien ne réside pas dans la r e la ­
nous proposer aujourd’hui, en étu d ian t la vie de Pascal.
tio n frère-sœ ur, m ais d ans le h e u rt en tre deux m orales e t deux visions du m o n d e.
LE P A R A D O X E ET LE F R A G M E N T 217

des pascabsants qui p réten d en t tro u v er le sens « véritable »


ou to u t au moins « valable » de l’ouvrage en le d ébarrassant des
« exagérations de langage 1 ».
M alheureusem ent, — et sans parler du fa it q u ’on ouvre ainsi
C H A P IT R E IX
la porte aux in terp rétatio n s les plus arb itraires — on affirme

1. N ous nous p erm etto n s de m en tio n n er q uelques exem ples p articu liè rem en t
L E PA R A D O X E E T LE FRAGM ENT suggestifs. Mlle R ussier (L a F oi selon Pascal, I, p, 17), p a r exem ple, écrit : « I l
arriv e fréq u em m en t à P ascal de considérer le réel n on pas en lui-m êm e, m ais d an s
l’e sp rit qui le pense, e t d ’em ployer cep en d a n t le verbe être là où paraître se rait
m oins équivoque. « Les choses, d it-il, so n t vraies ou fausses selon la face p a r où
on les regarde » (fr. 99). ... L ’édition de P o rt-R o y a l o béissait à u n légitim e souci
de clarté e t d ’ex actitu d e, en em p lo y an t ici le v erb e paraître. D e m êm e, il est « v ra i
I en u n sens (que le ciel e t les oiseaux p ro u v en t D ieu) p o u r quelques âm es à q u i
D ieu donne cette lum ière, néanm oins, cela est fau x à l ’égard de la p lu p a rt »
fr. 244). Ici encore, il est év id en t q u ’en soi cela est v ra i ou fau x ; cela ne p e u t être
Nous pouvons m ain ten an t avancer plus rapidem ent. E n ta n tô t l’un, ta n tô t l ’a u tre , que p a r ra p p o rt a u x divers in d iv id u s. M ais c’est ce
p o in t de vue qui seul intéresse l ’apologiste. »
effet, dans la prem ière partie de cet ouvrage nous avons dégagé F a u t-il encore rép éter que p o u r la pensée trag iq u e les choses sont vraies e t fausses
le schème conceptuel de la pensée tragique. Il s’agit de m ontrer en dehors de to u te apologie; e t que ce p arad o x e ne p eu t-être év ité q u ’en re to u rn a n t
au ratio n alism e ou bien en in tro d u isa n t le d ev en ir h isto riq u e, c’est-à-d ire en p a s­
dans les pages qui suivent com m ent ce schème perm et de s a n t de la pensée trag iq u e à la pensée dialectique? Q u a n t au frag m en t 244, le te x te
com prendre, en ta n t q u ’unité cohérente, l’ensemble des frag­ de P asc al se réfère explicitem ent au x « quelques âm es » e t à « la p lu p a rt ». E ncore
m ents qui constituent les Pensées. fau d ra it-il a jo u te r q u ’ « en soi » p o u r la pensée trag iq u e cela est vrai et fa u x .
M. J e a n L ap o rte ne v e u t pas ad m e ttre — m algré les te x te s — que P ascal affir­
P o u r ce faire, il ne sera cependant pas nécessaire d ’exam iner m a it, d ’une p a rt, l’existence d ’une ju stic e vraie que l ’hom m e d o it chercher to u jo u rs
u n à u n tous les fragm ents. Il suffira d ’en étudier un certain et, d ’a u tre p a r t, l ’im possibilité radicale p o u r l ’hom m e de co n n aître cette ju stice
e t, im plicitem ent, Végale relativité de toutes les lois hum aines.
nom bre, en laissant au lecteur le soin de ju g er si et dans quelle C ette position de P ascal a v a it d é jà choqué A rn au ld . D u m o in s a d m e tta it-il
m esure les autres s’insèrent dans la perspective de notre in te r­ que, to u t en a y a n t to r t, P ascal a v a it une pensée différente de la sienne. M. L ap o rte,,
p a r co n tre, v e u t à to u t p rix a ttrib u e r à P ascal la p o sition d ’A m au ld . L a m anière
prétatio n . d ’y p a rv e n ir est bien en ten d u à la p o rtée de la m ain ; il suffit de déb arrasser la p e n ­
Nous rencoptrerons bien entendu au cours de ce trav a il les sée de P ascal des « ex agérations de langage », de 1’ « en ten d re éq u itab lem en t ».
pensées sur le style. Seulem ent, comme P ascal est aussi grand « C’est une m anifeste exag ératio n , e t qui sent le calvinism e, que de so u ten ir avec
l ’a u te u r des Pensées q u ’ü n ’y a rien d ’essentiellem ent ju s te p arm i les hom m es
écrivain que grand penseur, force nous sera au p a rav a n t de en dehors du christianism e, si on l ’en ten d de c e tte ju stic e quae ju s est, co n cern an t
nous arrêter quelques in stan ts à sa propre m anière d ’écrire. les actions, non les personnes, e t qui nous fa it dire, p a r exem ple, q u ’il est ju ste
de ne p o in t tu e r ou de ne p o in t voler, ou que te l règlem ent civil est ju ste . »
Disons d ’emblée que notre m anque de com pétence nous Ce passage résum e fidèlem ent la critiq u e — ju stifiée ou non — d ’A rn au ld contre
oblige à éluder des questions aussi im portantes que celles de la les Pensées. Mais voilà que L ap o rte ajo u te la n o te su iv a n te :
« Pascal, so u te n ait on le sa it, que « il y a sans d o u te des lois natu relles, m ais
stru ctu re de la phrase pascabenne, bien que certaines analyses 1 cette belle raison corrom pue a to u t corrom pu ». A u fond, sa pensée, si l’on fa it
aien t déjà perm is d ’entrevoir la grande richesse des résultats a b stra c tio n des exagérations de langage, n ’est pas très différente de celle d ’A rnauld
auxquels p o u rrait ab outir leur étude. e t de sa in t A ugustin; il suffit que la co rru p tio n n ’a it p as a tte in t si p rofondém ent
la raison, q u ’elle ne laisse subsister les principes essentiels d u D ro it, grâce auxquels
La form e extérieure é ta n t cependant — chez Pascal comme il règne dans les Sociétés hum aines u n ru d im e n t de ju stice secundum officium.
chez tous les grands écrivains — intim em ent bée au contenu E t cela, P ascal, à l ’en ten d re éq u itab lem en t, ne le nie p o in t. (Voir p a r exem ple
Pensées, sect. V II, p. 453). V oir L aporte : L a Doctrine de la Grâce chez A rn o u ld ,
qu’elle exprim e, le plus élém entaire souci de com prendre les P aris, P . U. F ., 1922, p. 148-149.
Pensées nous obbge à poser les problèm es du paradoxe et du Il v a de soi que Pascal, si on ne le d ébarrasse p as des exag ératio n s de langage,
e t si on l ’en ten d non p as « éq u itab lem en t », m ais n atu rellem en t, nie p récisém ent
fragm ent. que la co rru p tio n a it laissé subsister les principes essentiels d u d ro it (puisqu’elle
Depuis les éditions de 1670 et ju sq u ’aux com m entateurs les a tout corrom pu, e t aussi que les lois positives co n tien n en t u n « ru d im e n t de ju s ­
plus récents, la forme paradoxale des Pensées a heurté tous ceux tice », m êm e secundum officium). L a chose la plus é to n n a n te d an s le passage cité
est cep en d an t la référence au frag m en t 453. V u les lignes qui précèd en t, on p o u rra it
qui ont essayé de les com prendre dans une perspective autre s’a tte n d re à une pensée q u i, d ’une m anière ou d ’une a u tre , a u ra it p u faire croire
que la perspective tragique ou dialectique. Aussi n ’y a-t-il rien à la valeu r relative des lois hum aines. E n réalité, le frag m en t affirme clairem en t
l ’insuffisance de to u te loi :
d ’éto n n an t dans le fa it que nous rencontrons périodiquem ent 1 « O n a fondé e t tiré de la concupiscence des règles adm irables de police, de
m orale e t de ju stice; m ais dans le fond, ce vilain fond de l ’hom m e, ce figm en tu m
1. V oir p a r exem ple T h . Spœrbi : Der Verborgene Pascal, F urche-V erlag, H a m ­ m alum , n ’est que couvert, il n ’est p as ôté. »
bourg, 1955. S u r les pensées de derrière la tête d an s Pascal, l’homme et l’œuvre, P aris, L es lois ne co n tien n en t donc aucun « ru d im e n t » de ju stic e au th en tiq u e, à m oins
É d . de M inuit, 1955. d ’a d m e ttre q u ’il y a u n e ju stic e , m êm e secundum officium, q u i n e fa it que couvrir
sans ô te r la concupiscence.
LE P A R A D O X E ET LE F R A G M E N T 219
218 LE D I E U CACHE

est une to ta lité dynam ique évoluant p a r un progrès périodique


im plicitem ent que Pascal é ta it un fort m auvais écrivain qui a,
qui se réalise p ar heurts et passage qualitatifs de la thèse à
de plus, contrevenu à toutes les exigences de l’a rt d ’écrire,
l’antithèse, et de celle-ci à la synthèse qui les intègre' et les
exprim ées et développées dans son propre ouvrage.
dépasse.
Précisons : pour l’esthétique dialectique, dont Pascal a établi
Or, si la pensée pascalienne affirme, contre le rationalism e et
en grande partie les fondem ents, une œ uvre littéraire n ’est
l ’empirisme, la vérité des contraires, elle se sépare de la pensée
valable que dans la m esure où elle réalise une unité organique
dialectique p ar son caractère essentiellem ent statique, tragique
et nécessaire entre un contenu cohérent et une forme adéquate.
et paradoxal : statique, parce q u ’affirm ant la valeur unique et
U n écrivain qui cherche des effets de forme en dehors de to u te
exclusive de la synthèse (vérité vraie, justice ju ste, etc.), elle
relation avec le contenu, est nécessairem ent un m auvais écrivain.
nie to u te possibilité, non seulem ent de la réaliser, mais encore
On ne sau rait le dire m ieux qu’avec les m ots de Pascal lui-
de l’approcher; aussi n ’y a-t-il pour la pensée de Pascal aucun
même. espoir de progrès à l'intérieur du temps hum ain; paradoxale,
« Ceux qui font les antithèses en forçant les m ots sont
parce q u ’elle conçoit to u te réalité comme h eu rt et opposition
comme ceux qui font des fausses fenêtres pour la sym étrie :
des contraires, d ’une thèse et d ’une antithèse en même temps
leur règle n ’est pas de parler juste, m ais de faire des figures
opposées et inséparables et dont aucun espoir intram ondain ne
ju stes » (fr. 27). « Q uand dans un discours se tro u v en t des
perm et d ’a tté n u e r l’irréductibilité; tragique, parce que l’homme
m ots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si
ne p eu t ni éviter ni accepter le paradoxe, parce qu’il n ’est
propres qu’on g âterait le discours, il les fau t laisser, c’en est la
hom m e que dans la m esure où, affirm ant la possibilité réelle
m arque... car il n ’y a point de règle générale » (fr. 48).
de la synthèse, il en fa it l’axe de son existence, to u t en re sta n t
Les fausses fenêtres sont des formes extérieures qui ne cor­
en perm anence conscient que cette affirm ation même ne sau­
respondent pas au contenu réel, m ais à u n souci purem ent formel
ra it échapper au paradoxe, que la certitude la plus absolue,
de sym étrie. Inversem ent, tous les soucis formels doivent dispa­
la plus forte, qu’il lui soit donné d ’atteindre, n ’est ni de l’ordre
ra ître devant les exigences du contenu qui « en sont la m arque ».
de la raison ni de celui de l’intu itio n directe et im m édiate; elle
Il serait pour le moins éto n n an t qu’arrivé à un tel degré de
est une certitude incertaine, p ratiq u e (K an t), une certitude du-
lucidité sur les exigences de l’a rt d ’écrire, Pascal ait conti­
cœ ur, un postulat, un pari.
nuellem ent péché contre les règles qu’il av ait lui-même établies.
Au dem eurant, dans la m esure où l’hom m e v eut, dès cette
E n réalité, il n ’en est rien. Pascal n ’a jam ais cherché systé­
vie, dire des choses valables, sur lui, sur le m onde, et même sur
m atiq uem en t l’effet paradoxal. P our s’en convaincre, il suffit
Dieu, il ne p eut éviter le paradoxe, qui reste la seule et unique
de voir le peu d ’im portance qu’a le paradoxe dans ses écrits
forme de vérité qui soit à sa portée.
antérieurs à 1657, lorsqu’il n ’é ta it pas rendu nécessaire p ar le
C’est pourquoi, reprocher à Pascal le paradoxe, vouloir en
contenu de la pensée pascalienne. Loin d ’inclure des outrances
faire un élém ent accidentel et contingent de son style, une
et des exagérations de langage, le style de Pascal est parfaite­
« exagération de langage », c’est lui reprocher sa foi, son chris­
m en t ad éq u at au contenu qu’il exprim e. T out au plus reste-t-il,
tianism e, ou, dans le m eilleur des cas, les réduire à des formes
parfois, en deçà du caractère essentiellement paradoxal de ce
de christianism e qui lui sont étrangères et q u ’il reje tte ; c’est
contenu.
tra h ir l’essence m êm e du message des Pensées, que l’exégète doit
D ans le m onde — tel que le voit Pascal — aucune affirmation
n ’est vraie si on ne lui ajoute, pour la com pléter, l’affirmation bien p lu tô t renforcer qu’attén u er.
« Les athées doivent dire des choses p arfaitem en t claires »,
contraire; aucune action n ’est bonne sans une action contraire
qui la complète et la corrige. C’est précisém ent pourquoi ce écrit Pascal et cela signifie :
m onde est insuffisant, u n m onde sans Dieu, un monde qui a) Que l’on n ’a pas le d roit d’être athée si l’on ne p eu t conce­
écrase l’hom m e, et que l’hom m e doit nécessairem ent dépasser voir des pensées claires, et
b) Q u’on serait fondé de l’être en les concevant.
p o u r rester homme.
E t c’est pourquoi aussi nous voyons dans les Pensées de On voit à quel point éliminer, ou sim plem ent attén u e r le
Pascal le passage du rationalism e à la pensée dialectique. P our paradoxe, pour donner au tex te un sens plus acceptable pour la
celle-ci, la réalité entière, ou bien la réalité hum aine seu lem en t1 logique cartésienne et, p ar cela même, essayer de dim inuer le
scandale du monde, le rendre tolérable, c’est, dans la perspective
1. Selon que Ton ad m e t les positions d ’H egel, E ngels, S taline, ou b ien celle de des Pensées, ju stifier l’athée qui renonce à la grâce, au pari et
Georges L ukàcs (en 1923). H e s t difficile de préciser quelle é ta it la position de à la foi.
M arx.
220 LE D I E U CACHÉ
LE P A R A D O X E ET LE F R A G M E N T 221
L a m êm e argum entation v a u t aussi pour le fragm ent.
Si le paradoxe est la seule figure de style adéquate pour sa pensee, m ais que — chose extrêm em ent rare dans l’histoire de
exprim er une pensée qui affirme que la vérité est toujours réu ­ Ju littératu re le penseur Pascal en a été parfaitement conscient.
nion des contraires, le fragm ent est la seule forme d ’expression Nous m ontrerons aussi que dans les milieux du jansénism e
adéquate pour un ouvrage dont le message essentiel réside dans extrém iste, certaines idées de l’esthétique dialectique se tro u ­
l’affirm ation que l’homme est un être paradoxal, en même tem ps vaient déjà à l’é ta t d ’ébauche. Quelques citations nous p er­
gran d et p etit, fort et faible. G rand et fort parce qu’il n ’ab an ­ m e ttro n t de justifier cette affirmation :
donne jam ais l’exigence d ’un vrai et d ’un bien purs, non m élan­ P o u r ce qui concerne le paradoxe, il suffit de m entionner
trois fragm ents.
gés de faux ni de m al; p e tit et faible, parce qu’il ne peut jam ais
arriv er à une connaissance ou à une action qui, même si elles « Tous errent d ’a u ta n t plus dangereusem ent q u ’ils suivent
ne les atteig n aien t pas, approcheraient au moins ces valeurs. chacun une vérité, leur faute n ’est pas de suivre une fausseté,
L a catégorie du « to u t ou rien », fondam entale pour la pensée m ais de ne pas suivre une au tre vérité » (fr. 863).
tragique, in te rd it sim ultaném ent to u t abandon, même tem po­ « S’il y a jam ais un tem ps auquel on doive faire profession
raire, de la recherche des valeurs, et to u te illusion, sur la vali­ des deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en om et
un... » (fr. 865).
dité, même relative, des résultats intram ondains de l’effort
hum ain. « La foi em brasse plusieurs vérités qui sem blent se contredire.
De sorte que, si Pascal av a it un seul in sta n t soit abandonné 1 emps de rire, de pleurer, etc. Responde. Ne respondeas, etc.
la recherche d ’un plan définitif pour les Pensées, soit cru l’avoir « La source en est l’union des deux natures en Jésus-C hrist »•
sinon trouvé, to u t au moins approché, il au rait p ar cela même et aussi les deux m ondes (la création d ’un nouveau ciel et
fourni un argum ent des plus puissants contre sa propre philo­ nouvelle terre; nouvelle vie, nouvelle m ort; toutes choses do u ­
sophie et, de plus, laissé une œ uvre peu cohérente et indigne blées et les mêmes noms dem eurant); et enfin les deux hommes
d ’un grand écrivain. qur sont dans les ju stes (car ils sont les deux m ondes, et un
Chercher le « vrai » plan des Pensées nous p a ra ît ainsi une m em bre et image de Jésus-C hrist. E t ainsi tous les noms leur
entreprise antipascalienne p ar excellence, une entreprise qui va conviennent, de justes, pécheurs; m ort, v iv an t; v ivant, m ort;
à l’encontre de la cohérence du tex te, et m éconnaît im plicite­ élu, reprouvé, etc...).
m en t ce qui constitue aussi bien son contenu intellectuel que Il y a donc un grand nom bre de vérités, et de foi et de morale,
l ’essence de sa valeur littéraire. qui sem blent répugnantes, et qui subsistent toutes dans un
Il p eu t y avoir un plan logique pour un écrit rationaliste, un ordre adm irable. La source de toutes les hérésies est l’exclusion
ordre de la persuasion pour un écrit spirituel; il n ’y a, pour une de quelques-unes de ces vérités » (fr. 862).
œ uvre tragique, qu’une seule forme d ’ordre valable, celui du On ne saurait dire de m anière plus claire que supprim er ou
fragm ent, qui est recherche d ’ordre, m ais recherche qui n ’a pas attén u e r le paradoxe, c’est transform er la foi en hérésie, la
réussi, et ne p eu t pas réussir, à l’approcher. Si Pascal est un vérité en erreur.
grand écrivain — et il l’est — c’est to u t d ’abord parce qu’à Le problèm e n ’est pas moins clair pour le « plan ». L ’idée
l’encontre des valeurs esthétiques de ses contem porains, scep­ centrale de 1 esthétique dialectique est l’unité du contenu et de
tiques ou rationalistes, il a su trouver et m anier les deux formes la forme. Elle ne pouvait cependant pas ap p araître déjà aux
d ’expression littéraire exigées p ar sa propre philosophie, le penseurs tragiques sous sa forme historique qui adm et que des
paradoxe et le fragm ent, et fait ainsi des Pensées ce qu’elles contenus différents, a y a n t chacun une valeur relative (de
sont en vérité, un chef-d’œ uvre paradoxal, achevé de p a r son vérité, de contenu m oral ou de réalism e), peuvent s’exprim er de
inachèvem ent. m aniéré esthétiquement valable dans la m esure où ils tro u v en t
une forme qui leur est adéquate. A la place de la gradation
des valeurs relatives, la pensee tragique ne connaît que l’alter­
II native entre les valeurs absolues et les erreurs m ultiples, to u tes
également dépourvues de valeur.
Le problèm e, pour les penseurs jansénistes et pour P a s c a l__
Nous pourrions clore ici ce chapitre. Il est cependant im por­ le plus hardi et le plus radical d ’entre eux — se posait donc de
ta n t de m ontrer que non seulem ent le grand écrivain qu’était m anière différente. Quelle est la forme valable p e rm e tta n t
Pascal a tro u v é d ’emblée la forme adéquate à l’expression de d exprim er des contenus vrais, et quelles sont les formes les
p lu s adéquates pour com battre les contenus erronés. Encore
222 LE D I E U CACHÉ
LE P A R A D O X E ET LE F R A G M E N T 223
faut-il ajo u ter que pour Barcos e t pour Pascal, les notions de
La position de Barcos p a ra îtra donc à Pascal unilatérale, et
« contenu vrai » étaient apparentées, m ais non superposables.
il le dira dans un fragm ent célèbre : « S’il y a jam ais un tem ps
Ceci d it, le problèm e du plan rationnel semble avoir été fam i­
auquel on doive faire profession des deux contraires, c’est quand
lier aux milieux jansénistes, puisque Barcos écrira un jo u r à la
on reproche q u ’on en om et un. Donc les Jésuites et les Ja n sé ­
Mère Angélique au sujet d ’une des lettres de celle-ci :
nistes ont to rt en les célant; m ais les Jansénistes plus, car les
« Perm ettez-m oy de vous dire que vous avez to rt de vous
Jésuites en on t m ieux fait profession des deux » (fr. 865 x).
excuser du désordre de vos discours et de vos pensées, puisque
C’est pourquoi ce que Barcos pouvait encore regarder comme
s’ils estoient autrem ent ils ne seroient pas dans l’ordre, su rto u t
le seul ordre valable pour to u t écrit chrétien, l’abandon de to u te
p o u r une personne de vostre profession. Comme il y a une
recherche d ’ordre rationnel, ap p araîtra à Pascal comme m oyen
sagesse qui est folie d evant Dieu, il y a aussy un ordre qui est
valable pour exprim er non pas la vérité chrétienne, m ais la
désordre; et p ar conséquent il y a une folie qui est sagesse, et
position erronée et insuffisante des pyrrhoniens. L ’idée d ’une
un désordre qui est u n règlem ent véritable, lequel les personnes
relation entre l’im possibilité de tro u v er une vérité dans le
qui suivent l’É vangile doivent aim er, et j ’ay peine de voir
m onde et l’absence d ’ordre rationnel dans le p lan se trouve en
q u ’elles s’en esloignent et qu’elles le fuient, s’atta c h a n t à des effet exprim ée chez Pascal :
ajustem ents et des agencem ents qui ne sont pas dignes d ’elles,
« Pyrrhonism e. J ’écrirai ici mes pensées sans ordre, et non
et qui tro u b len t la sym étrie de l’esprit de Dieu, et causent une
pas peut-être dans une confusion sans dessein : c’est le véritable
disproportion et une difformité visible dans la suite de leurs
ordre, et qui m arquera toujours m on objet p ar le désordre
actions et de leur vie, n ’y a y a n t nulle apparence de suivre d ’un
même. J e ferais trop d ’honneur à mon sujet, si je le traitais avec
costé la sim plicité et la naïveté de l’Évangile, et de l’autre la
ordre, puisque je veux m on trer q u ’il en est incapable » (fr. 373).
curiosité et les soins de l’esprit du m onde. J ’aime donc, m a
Mais la pensée tragique est le dépassem ent du pyrrhonisme,"
m ère, non seulem ent le sens de vostre lettre, mais aussy la
aussi a-t-elle de toutes autres exigences de forme. P our elle,
m anière d ont vous l’exprim ez, et la franchise avec laquelle
l’hom m e est un être qui ne p eu t pas — sans déchoir — renoncer
vous laissez aller vostre esprit sans le ten ir serré dans les loix
à l’ordre, q u ’il cherchera toujours, sans pouvoir cependant
de la raison hum aine, et sans luy donner d ’autres bornes que jam ais le trouver. *Il
celles de la charité, qui n ’en a point lorsqu’elle est parfaite,
m ais qui n ’en a que trop lorsqu’elle est foible 1. »
]. E n plus de son im p o rtan ce th éo riq u e, ce frag m en t a aussi u n in té rê t h isto ­
D ’après Barcos, le désordre est donc le seul ordre valable rique (« D onc les Jé su ites..., etc. ») su r lequel nous n ’au ro n s plus l’occasion de
pour un chrétien, celui-ci ne pouvant accorder aucune confiance revenir. L a preference que P ascal sem ble accorder au x Jé su ite s p a r ra p p o rt au x
ni aucune valeur aux efforts intram ondains de la raison; l’idée jan sén istes est en effet p o u r le m oins in a tte n d u e sous la plum e de l’a u te u r des
provinciales^ e t a besoin d ’être expliquée. L ’in te rp ré ta tio n de Mlle Lewis, d ’ap rès
de l’accord entre la forme et le contenu se trouve déjà dans laquelle il s ag irait ici « sans doute de la grâce et d u libre a rb itre » (P ascal, P en­
cette affirmation. sées et Opuscules, E d. L a B onne Com pagnie, p. 554), ne nous satisfait pas, les j a n ­
sénistes a y a n t to u t a u ta n t, sinon plu s tpie les Jé su ites, fait profession d ’ad m e ttre
Chez Pascal, la conscience de cette relation v a cependant la toute-puissance^ de la grâce e t la lib erté hu m ain e (ju sq u e d an s la possibilité
bien plus loin. Barcos, certain de la valeur de la révélation, de résister a la grâce). Il serait su rp re n a n t que P ascal a it tro u v é sur ce p o in t les-
Je su ite s m oins u n ilatérau x que les Jan sén istes. De plus, s’il l’a v a it fait, on com pren­
n ’a y a n t jam ais, pour a u ta n t que nous le sachions, ressenti d ra it m al qu il a it écrit les Provinciales e t q u ’ü ne les a it ja m a is reniées.
aucun doute relativem ent à l’existence de Dieu, peut dire un Il nous p a ra ît bien plus vraisem blable d ’ad m e ttre que P ascal pense à u n e carac­
« non » clair et univoque au m onde et à to u t ce qui s’y ratta ch e téristiq u e des Jésu ites q u ’il a to u jo u rs soulignée, au fa it q u ’ils fo n t des conces­
sions au m onde e t acce p te n t les com prom issions q u ’im plique la vie d an s le siècle
dans la conscience de l’homme. Pascal étend l’incertitude et (bien que ni lui ni les au tres jan sén istes n ’aien t ja m a is nié le fa it que les Jé su ite s
la paradoxe ju sq u ’à D ieu même, sensible au cœur, et dont sont des chrétiens qui tie n n e n t com pte to u t au m oins en principe du devoir de pré-
terer D ieu au m onde), tan d is que les jan sén istes ex trém istes se co n ten taien t de
l’existence est po ur l’homme à la fois certaine et incertaine, re user unilatéralem en t le m onde. A u fond, si on regarde les choses superficiellement,
présence et absence, espoir et risque, en un m ot : pari. Il s’ensuit on p o u rra it dire que les Jé su ites so n t plus près que les jan sén istes d u refus in tra -
m ondain du m onde q ui é ta it l ’a ttitu d e de P ascal au cours des dernières années
q u ’il ne p e u t plus se contenter de refuser sim plem ent le m onde de sa vie. C ette ap p arence s’év an o u it cep en d an t si l’on regarde les choses de près,
et la raison. Au non de Barcos, il fau t ajouter le oui, au refus ca r en « f a is a n t profession des d e u x » , les Jé su ites se so n t placés n on p as a u x
d u m onde insuffisant, la recherche intramondaine des valeurs d eu x extrem es, m ais a u m iheu, à égale d istance des deux. Ils ne v iv en t ni e n tière­
m e n t dans le m onde com m e les lib ertin s, ni en tièrem en t en D ieu com m e les soli­
authentiques. taires. E ncore m oins ont-ils exigé la réunion des d eu x extrêm es, com m e l’a fait
Pascal. L eu r vie dans le m onde est aussi p artielle e t corrom pue p a r leur caractère
religieux que leu r religiosité p a r leu r désir de dom in atio n e t d 'in trig u e. Les P ro ­
1. L e ttre de B arcos à la Mère A ngélique du 5 décem bre 1652. A rchives d ’A m ers vinciales a v a ie n t raison, ils so n t dang ereu x , e t m êm e do u b lem en t dan g ereu x , p arce
fo o rt, recueil 35. q u en a lté ra n t la vérité, ils o n t u n e a ttitu d e q u i p e u t servir d e « figure », com m e
elle a servi à P ascal d an s le frag m en t que nous venons d ’analyser.
224 LE D I E U CACHÉ
l e p a r a d o x e e t l e f r a g m e n t 225

« Ordre. J ’aurais bien pris ce discours d’ordre com m e celui-ci : trouble et le paradoxe jusque dans les trois réalités que le cœ ur
p o u r m ontrer la van ité de toutes sortes de conditions, m ontrer oblige l’homme à rechercher et à supposer volontairem ent, à
la van ité des vies communes, et puis la vanité des vies philo­ savoir : l’existence d ’un ordre, la validité des axiomes, et l ’exis­
sophiques pyrrhoniennes, stoïques; m ais l’ordre ne serait pas tence de Dieu. Il exige q u ’elles se ju stifien t devant lui, en ra p ­
gardé. Je sais un p eu ce que c’est, et combien peu de gens pelant toujours le caractère valable — et nécessaire sans doute
l’entendent. Nulle science hum aine ne le p eu t garder. S aint m ais aussi voulu et arb itraire des décisions du cœur. Il est
Thom as ne l’a pas gardé. L a m athém atique le garde, m ais elle certain que D ieu existe, mais il ne fa u t jam ais oublier que cette
certitude est un pari, que les axiomes sont valables, mais il fau t
est inutile en sa profondeur » (fr. 61).
« L a dernière chose qu’on trouve en faisant u n ouvrage, est se rappeler toujours q u ’on ne p e u t pas les dém ontrer, que
de savoir celle qu’il fa u t m ettre la prem ière » (fr. 19). 1 ordre existe, m ais il fau t se souvenir que « nulle science
hum aine » ne sau rait le garder.
Il nous semble que sur ce point on ne p o u v ait pas exprim er
plus clairem ent d ’une p a rt l’insuffisance de to u t ordre hum ain, Ces lim itations, propres à l'homme, n ’ex istent cependant pas
d ’au tre p a rt la nécessité de chercher toujours u n ordre valable. pour ceux qui dépassent l ’é ta t hum ain de n atu re déchue. Dieu,
Car si le prem ier de ces fragm ents affirme l’insuffisance des les saints, les anges, les élus, connaissent de science certaine et
deux ordres dont se réclam aient les apologies de l’époque (l’au ­ l’existence de Dieu et le nom bre de dimensions de l’espace;
to rité de S aint Thom as et la logique rationaliste de Descartes), aussi est-il naturel q u ’ils possèdent un ordre véritable, et que
le second affirme le caractère indéfini de la recherche d ’ordre; cet ordre soit présent dans les écrits qu’ils nous ont laissés.
il est clair, en effet, q u ’en term in an t à nouveau l’ouvrage qu’on Jésus-C hrist, S aint Paul et S aint A ugustin ont a tte in t ce qui
aura recommencé, on s’apercevra encore que ce qu on au rait n ’est à la portée d ’aucun hom m e, et certainem ent pas à la p or­
tée de Biaise Pascal qui é tait, à un si h a u t degré, conscient de
dû m ettre en prem ier n ’est pas à sa place.
sa condition et de ses limites.
Il fau t cependant que nous nous dem andions aussi si aucun
fragm ent des Pensées ne contredit explicitem ent les conclusions
de cette analyse.
C’est dire q u ’il fa u t exam iner le fragm ent 283. III
« L ’ordre. Contre l’objection que l’écriture n ’a pas d ’ordre.
Le cœ ur a son ordre; l’esprit a le sien, qui est p ar principe et
Il nous fau t enfin exam iner la valeur des deux éditions —
dém onstration, le cœ ur en a u n autre. On ne prouve pas qu on
B runschvicg et Lafum a 1 — qui ne sont pas écartées p ar l’a n a ­
doit être aimé, en exposant d ’ordre les causes de l’am our :
lyse qui précède et ne to m b en t pas sous le coup de cette cri­
cela serait ridicule. tiq u e.
« Jésus-C hrist, saint P aul, ont l’ordre de la charité, non de
P a r rap p o rt à toutes les autres, ces deux éditions ont l’av an ­
l’esprit; car ils voulaient échauffer, non instruire.
tage de ne pas se réclam er d ’un plan « au th en tiq u e », « valable »,
« Saint A ugustin de même. Cet ordre consiste principalem ent
ou to u t sim plem ent rapproché de celui q u ’au rait réalisé 1’ « ou­
à la digression sur chaque point qui a rap p o rt à la fin, pour la vrage fini ».
m o n trer toujours. » ,5 Cela nous oblige à poser le problèm e des rap p o rts entre
L ’argum ent p a ra ît à prem ière vue sérieux. Il nous semble l'ordre de fa it et l'ordre de droit dans les Pensées, é ta n t donné
cep en d an t que ce fragm ent, loin d ’infirm er notre analyse, ne q u ’il est m atériellem ent im possible d ’éviter un certain ordre
fa it que la com pléter et la renforcer. Nous avons déjà appris de fa it.
que « nulle science hum aine » ne saurait garder 1 ordre, et nous Nous avons déjà d it que la seule forme adéquate au contenu
verrons plus loin qu’en plus de la recherche d ’un ordre valable, des Pensées est le fragm ent en ta n t que recherche d ’un ordre
cette science échoue aussi lorsqu’elle v eut prouver 1 existence de droit, mais recherche qui n ’a pas abouti, et qui présente
de Dieu et les axiomes de la géométrie. Or, ces trois realites,
essentielles pour l’hom m e, et qui sont p o u rta n t hors de la
portée de son esprit, une faculté supérieure synthétique, le }■ N ° us écrivons L afum a, bien que l’idée qui est à la base de cette édition, celle de
cœ ur, lui perm et sinon de les atteindre, to u t au moins de parier SU1VT?.! °.r<î r ® de la ™Pie (®- N ; F - F r - 9203) com m e é ta n t é ta b li p a r P ascal lui-m êm e,
a it d éjà etc form ulée e t réalisée p a r Z acharie T o u rn eu r. Seulem ent, l ’édition p aléo ­
su r leur réalité, et d ’engager son existence sur ce pari. Mais g rap h iq u e de T o u rn eu r é ta n t peu m an iab le p o u r la m a jo rité des lecteurs, la co u tu m e
l’hom m e ne peut jam ais au cours de sa vie terrestre, renier son s é ta b lit de plus en plus de p arler d e l ’édition L afu m a com m e rep ré sen tativ e p a rm i
celles q ui su iv e n t T ordre de la copie.
caractère d’être rationnel. L ’esprit hum ain in tro d u it donc le
226 LE D I E U CACHÉ LE P A R A D O X E ET LE F R A G M E N T 227

seulem ent u n ordre de fa it n ’ay a n t aucune prétention à avoir geable. Quelle qu’ait été sa valeur au X V IIe siècle, elle se p r é ­
réalisé, ou même seulem ent approché le prem ier. C’est une sente aujourd'hui avec to u te l’au to rité do Pascal, et ne m an ­
prem ière exigence que doit respecter, nous semble-t-il, to u te quera pas de faire naître p ar cela même chez les lecteurs les
édition des Pensées. plus avertis (voir les cas de MM. M esnard et Orcibal) l’illusion
Il fau t ajouter cependant aussi, que loin d ’être in terch an ­ d ’un ordre préférable en droit à tous les autres et plus ou m oins
geables, les différents ordres de fa it ne sont pas d ’égale valeur proche d ’un ordre définitif. Nous avons déjà d it que ce serait là
p ou r la com préhension de l’ouvrage. Il y a au moins une divi­ une déform ation du message des Pensées.
sion, trip a rtite , qui nous semble avoir un n et avantage : celle qui C’est pourquoi, en principe, l’édition Brunschvicg nous
commence p ar le caractère paradoxal de l’hom m e (misère et semble encore et toujours préférable. P a r un classem ent en
grandeur, etc.) pour déboucher sur le p ari et finir p ar les raisons treize sections (qui en fait représente to u t de même un certain
valables bien que non contraignantes de croire (miracles, figu­ ordre par la succession de ces sections), Brunschvicg a voulu
ratifs, style des Évangiles, etc.). écarter « to u te idée préconçue sur ce q u ’au rait pu être V A po­
La nécessité du p ari est en effet bien plus compréhensible logie de Pascal », et se contenter « de présenter les fragm ents
lorsqu’on a compris l’im possibilité dans laquelle se trouve de telle m anière qu’ils puissent être compris p ar le lecteur
l’hom m e de « dire des choses claires » et valables dans quelque m oderne... sans leur ôter le caractère de fragm ents, sans p ré­
dom aine que ce soit. Les raisons historiques et em piriques de tendre deviner le secret du plan que Pascal a em porté dans la
croire à la vérité de la religion chrétienne, insuffisantes ta n t tom be 1 ».
q u ’elles ne peuvent se réclam er que d ’elles-mêmes, acquièrent La seule objection — m ineure d ’ailleurs — que nous aurions
une très grande im portance dès que l’on a compris la nécessite à faire à cette édition, est le fait d ’avoir placé le pari dans la
où se tro uv e l’homme, pour des raisons « pratiques » du cœ ur, section II I , av an t les sections IV, V et V I consacrées précisé­
de p arier sur l’existence de Dieu même en dehors de to u te m ent à certains aspects du caractère p aradoxal de l’hom m e
preuve positive 1. (vie sociale, philosophes et m orale), au lieu d ’en faire, comme
Il s’agirait donc pour l’éditeur de réaliser cet ordre le c’est le cas dans les éditions qui suivent la copie, le centre, la
m eilleur en fa it — sans cependant reclam er pour lui aucun plaque to u rn an te de l’ouvrage.
privilège de droit. Quoi qu’il en soit des m érites et des désavantages respectifs
C’est p ar rap p o rt à ce critère qu’il fau t jug er des m érités res­ de ces deux éditions, leur supériorité su r celles qui cherchaient
pectifs des deux éditions B runschvicg et Lafum a. un ordre valable en droit nous p a ra ît incontestable, et cela pour
Au nom d ’un ensemble d ’argum ents philologiques qui nous des raisons étrangères aussi bien à B runschvicg qu’à M. Lafum a.
paraissent plausibles, m ais que nous ne nous reconnaissons pas D ernier paradoxe posthum e de ce te x te paradoxal p ar excel­
com pétent pour juger, MM. Z. T ourneur, P. L. Couchoud et lence. Ses éditeurs tro u v en t un ordre qui est le meilleur, m ais
L afum a estim ent que la copie représente un classement des pour des raisons qu’ils ignorent, et le ju stifien t p ar des argu­
fragm ents fait p ar Biaise Pascal lui-même à un certain m om ent m ents qui risquen t de cacher ou mêm e de com prom ettre sa
de sa vie et que ce classem ent, donc, doit être préféré à to u t validité 12.
autre, qui ne saurait bien entendu se reclam er d’une m eil­
leure autorité. 1. P ascal : Pensées et Opuscules, É d . B r., p . 269.
A joutons que ce classem ent réalise précisém ent la ré p a rti­ 2. D ans un article récen t : la Crise des « Pensées » de Pascal, le Flam beau, n° 2,
1955, M. P aul-L ouis C ouchoud préconise une éd itio n h istorique des Pensées q u i,
tion, hom m e paradoxal, pari, raisons de croire, que nous venons si elle é ta it réalisée, se ra it certain em en t u n précieu x in stru m e n t de tra v a il.
de m entionner. Contre cette forme d ’édition des Pensées se
présente cependant une objection qui ne nous p araît pas négli-

1. C’est à cet ordre de faP que nous p a ra ît se référer le fragm ent 187 : « ...il
fa u t com m encer par m o n tre r que la religion n ’est point co n traire à la raison; v éné­
rable, en donner le respect (caractère p aradoxal de 1 hom m e, L. G.): la rendre
ensu ite aim able, faire souhaiter au x bons q u ’elle fû t vraie (pari L. G.) e t puis m on­
tr e r q u ’elle est vraie (raisons non co n traig n an tes de croire, L. G.).
« Vénérable parce q u ’elle a bien connu l ’hom m e; aim able parce q u ’elle prom et
le vrai bien^>>
l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 229

exprim ée dans les Pensées. Encore faut-il le prouver, ce qui nous


obligera à exam iner d ’assez près certains fragm ents, dont
l’in terp rétatio n peut être sujette à discussion.
P our Pascal, l’homme est sans doute un être m oyen, qui res­
tera, quoi qu'il fasse, au milieu, à égale distance des extrêm es
CHAPITRE X opposés. Mais cette situation, loin d ’être un idéal, de lui conférer
une supériorité, est au contraire insupportable et tragique.
Car le seul lieu natu rel (si ce m ot a un sens) dans lequel l’homme
L ’HOMME E T LA CONDITION HUM A INE
tro u v erait le bonheur et le calme, se trouve non pas au milieu,
m ais aux deux extrêmes à la fo is; or, comme il ne p eu t rien faire
pour approcher ni l’un ni l’autre, il reste — m algré son agitation
apparente — dans une im m obilité de fait, qui est cependant
I non pas équilibre, m ais tension perm anente, m obilité immobile,
m ouvem ent qui ten d au repos et à la stabilité, et qui se déroule,
Comme dans l’œ uvre de K a n t, les dom aines théorique et sans jam ais progresser dans un effondrem ent perpétuel.
p ratiqu e, épistém ologique et m oral, sont dans les Pensées à la Ceci dit, il n ’en est pas moins v rai q u ’un certain nom bre de
fois séparés et rigoureusem ent parallèles. pensées (Rrunschvicg les' a groupées sous les n 08 34-38 et 69-71)
Aussi serons-nous am enés d ’abord à exam iner leur fondem ent peuvent en apparence favoriser l’in terp rétatio n qui verrait dans
com m un. l ’homme u n être destiné à vivre aux dimensions m oyennes, à
Dès l’abord, un problèm e se pose, dont l’éclaircissem ent nous égale distance des extrêm es. Il im porte de les exam iner dès
m aintenant.
p a ra ît particulièrem ent urgent. Celui de la relation des hommes
avec les extrêm es opposés et contraires et — comme, dans to u t Commençons p a r deux d ’entre elles qui paraissent à p re­
mière vue particulièrem ent suggestives :
dom aine, l’extrêm e c’est l’infini — avec les deux infinis.
S ur ce point, u n certain nom bre de données paraissent, il est « Deux infinis, milieu. Q uand on lit tro p vite ou tro p douce­
m ent, on n ’entend rien » (fr. 69).
vrai, acquises pour la grande m ajorité des pascalisants : le fait
p ar exemple que pour Pascal l’homme est un être m oyen, ni « Trop et tro p peu de vin : ne lui en donnez pas, il ne peut
ange ni bête, se situ an t au milieu, à égale distance de l’un et de tro u v er la vérité; donnez-lui en tro p , de même » (fr. 71).
l’au tre infini. Lus sans référence aux autres fragm ents, ces textes p araissen t
Seulem ent, à peine cette constatation formulée, les diver­ sans doute recom m ander une vitesse m oyenne de lecture, e t
gences s’accusent. On peut en effet in terp réter les concepts l’absorption d ’une q u an tité m odérée de vin, bien que, dans ce
de « m ilieu », d ’ « égale distance entre les deux infinis » de cas, ils se trouveraien t en contradiction avec de nom breux
autres fragm ents des Pensées.
deux m anières rigoureusem ent contraires, et qui m ènent soit
à la vision tragique, soit à la position arnaldienne, et même A joutons cependant dès m ain ten an t q u ’ils sont encore sus­
au simple bon sens. ceptibles d ’une au tre in terp rétatio n , qui, pour p araître au p re­
On connaît les beaux ouvrages — valables ta n t qu’il s’agit m ier abord plus forcée, n ’en a pas moins l’im mense avantage
d ’A rnauld — sur la doctrine de P ort-R oyal, écrits p ar Je a n d ’insérer ces fragm ents dans le reste de l’œ uvre, et de m ieux
L aporte, pour qui il n ’y a pas de différence essentielle entre les sauvegarder la cohérence du tex te pascalien. On p eu t en effet y
idées d ’A rnauld et celles de Pascal. Le schème de chaque cha­ lire la constatation que le vin et la vitesse de lecture ont pour
pitre est le même : deux doctrines qui s’orientent chacune vers l’homme le même caractère paradoxal que le reste de l’univers,
un extrêm e contraire — toute-puissance de l’hom m e, moli­ q u ’ils possèdent les caractères contradictoires d ’être nécessaires
nism e et im puissance de l’homme, calvinism e — au milieu, à et dangereux pour la com préhension, de favoriser et d ’être un
égale distance de l’une et de l’autre, la doctrine de P ort-R oyal. obstacle à la connaissance de la vérité.
Même si nous ne pensons pas qu’elle soit « la doctrine de Or, trois m ots, dans une de ces pensées, nous paraissent déjà
P o rt-R o yal », c’est certainem ent celle d ’un nom bre im p o rtan t indiquer que cette dernière in terp ré tatio n est la meilleure. Ce
de jansénistes; il nous semble seulem ent que cette doctrine — sont ceux qui se tro u v en t en tê te du fragm ent 69 : Deux infinis,
m algré certaines apparences — n ’a rien de com m un avec celle m ilieu. On ne voit pas très bien ce que p o u rrait signifier, s’il
s’agissait seulem ent de dire qu’il ne fa u t lire ni trop v ite ni tro p
230 LE D I E U CACHÉ
l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 231
lentem ent, cette référence aux deux infinis. Elle devient p ar p an te pour ad m ettre q u ’il fau t les in terp ré ter tous les trois de
contre com préhensible et naturelle, si nous adm ettons que pour la même façon; c’est-à-dire p ar l’ensemble du fragm ent 72, qui,
Pascal, la com préhension vraie exige — p a rto u t et en to u te lui, ne fait pas de doute. Le te x te continue en effet de la m anière
chose — la réunion des extrêmes opposés, et que toute orientation suivante :
dans une direction devient dangereuse dans la m esure où, « ...enfin les choses extrêm es sont pour nous comme si elles
s’orien tan t vers un infini, elle s’éloigne de l’infini contraire. n ’étaient point, et nous ne sommes p o in t à leur égard : elles
P o ur arriver à une com préhension valable, il fa u t boire du vin nous échappent, et nous à elles.
et ne pas lire tro p lentem ent, seulem ent, dans la m esure même « Voilà notre é ta t véritable; c’est ce qui nous rend incapables
où, en recherchant cette com préhension, pour passer de l’erreur
de savoir certainem ent et d ’ignorer absolum ent. Nous voguons
à la vérité, nous augm entons la q u an tité de vin et la vitesse de
sur u n milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés
lecture, l’elfet salutaire de cette dém arche est anéanti, contre­ d un bo u t vers 1 au tre. Quelque term e où nous pensions nous
carré p a r le fait que nous nous éloignons de Vautre infini. Nous a ttac h er et nous afferm ir, il branle et nous q u itte; et si nous le
sommes ainsi obligés p ar notre condition de rester dans la suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fu it d ’une fuite
com préhension approxim ative — mêlée de v rai et de faux — éternelle. R ien ne s’arrête pour nous. C’est l ’é ta t qui nous est
des dimensions m oyennes, com préhension dépourvue de valeur,
naturel, et toutefois le plus contraire à n o tre inclination; nous
et do nt l’hom m e — pour rester hom m e — ne sau rait se conten­ brûlons du désir de tro u v er une assiette ferme, et une dernière
te r.
base constante pour y édifier une to u r qui s’élève à l’infini,
L a cohérence que cette in terp ré tatio n assure à l’ensemble
m ais to u t notre fondem ent craque, et la terre s’ouvre ju sq u ’aux
des Pensées, ainsi que la signification naturelle que reçoivent abîm es.
les m ots « D eux infinis, milieu », nous paraissent de puissants
« Ne cherchons donc point d ’assurance et de ferm eté. N otre
argum ents en sa faveur. Avouons cependant q u ’ils ne sauraient
raison est toujours déçue p ar l’inconstance des apparences,
em porter la décision.
rien ne p eut fixer le fini entre les deux infinis, qui l’enferm ent et
A la lim ite, Pascal a u rait très bien p u se contredire, et les le fuient. »
m ots « D eux infinis, m ilieu », ont peut-être u n sens que nous Si les m ots « Trop de jeunesse et trop de vieillesse em pêchent
ne soupçonnons mêm e pas.
l ’esprit; tro p et tro p peu d ’in stru ctio n » signifient que « n o tre
N otre in terp ré tatio n se trouve cependant renforcée p ar le é ta t nous rend incapables de savoir certainem ent et d ’ignorer
fragm ent 70 : « N atu re ne p... La n atu re nous a si bien mis au absolum ent », et qu’ainsi « rien ne p eu t fixer le fini entre les
m ilieu que si nous changeons u n côté de la balance, nous chan­ deux infinis », il serait difficile de soutenir que les pensées 69
geons aussi l’au tre : Je fesons, zôa trêkei. Cela me fait croire
et 71 dont le te x te est analogue, puissent signifier l’acceptation
q u ’il y a des ressorts dans notre tête, qui sont tellem ent dis­
de notre condition m oyenne, c’est-à-dire rigoureusem ent le
posés que qui touche l’un touche aussi le contraire » (fr. 70). contraire.
Ce fragm ent s’insère rigoureusem ent dans le cadre de l’in ­ Même du point de vue de l’explication littérale du tex te, la
terp rétatio n que nous venons de proposer. Placé p ar la n atu re cause nous p a ra ît entendue.
au milieu, dans une situation paradoxale et contradictoire
(exprim ée et illustrée p a r l’union du singulier et du pluriel),
l’hom m e se trouve lié aux deux plateau x opposés de la balance
et cela de telle m anière q u ’il ne p eu t en aucun cas — pour II
év iter la contradiction — se placer résolum ent d ’un seul côté.
T oute orientation vers u n des plateaux renforcerait l’a ttra c tio n
de l’autre. A v an t d ’exposer la m anière dont nous comprenons les
Le dilemme nous p a ra ît cependant définitivem ent tran ch é Pensées, il im porte d ’élim iner le plus grand nom bre de tex tes
p a r le fait qu’on trouve dans le célèbre fragm ent 72 sur les qu on pourrait être te n té d ’opposer à notre in terp rétatio n .
deux infinis, un passage analogue aux deux pensées que nous A 1 endroit même où nous venons d ’arrêter notre dernière
venons de citer. citation, se tro u v e n t deux lignes qui paraissent m anifeste­
« T rop de jeunesse et tro p de vieillesse em pêchent l’esprit, m ent contraires à notre thèse :
tro p e t tro p peu d ’instruction. » « Cela é ta n t bien com pris, je crois qu’on se tien d ra en repos,
L a ressem blance des tex tes nous p a ra ît suffisam m ent frap- chacun dans l’é ta t où la n atu re l’a placé. Ce milieu qui nous
232 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 233

est échu en p artage é ta n t toujours d ista n t des extrêm es... » « ... On se croit naturellem ent bien plus capable d ’arriver au
(fr. 72). centre des choses que d ’em brasser leur circonférence; l’étendue
T exte suffisamm ent tro u b lan t pour nous dem ander ce q u ’il visible du m onde nous surpasse visiblem ent; m ais comme c’est
signifie. Pascal conseillait-il réellem ent à l’hom m e de se conten­ nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus
te r de sa condition, de rester en repos et de renoncer à exiger capables de les posséder, et cependant il ne fau t pas moins de
et à rechercher l’union des contraires? Nous ne le croyons pas. capacité pour aller ju sq u ’au n éa n t que ju sq u ’au to u t, il la fau t
Les lignes qui suivent ce passage indiquen t en effet de m anière infinie pour l’un et l’autre, et il me semble que qui au rait
suffisamm ent claire que le m ot <l repos » se rapporte ici aux compris les derniers principes des choses p o u rrait aussi a rri­
fin s intramondaines, à l’illusion qu’en changeant de place dans v er ju sq u ’à connaître l’infini » (fr. 72).
le monde, en devenant sav a n t ou roi, en prolongeant sa vie de C’est pourquoi su r terre l’hom m e, qui ne sau rait se con­
dix ou vin gt ans, l ’hom m e p ourrait m odifier ta n t soit peu sa te n te r d ’au tre chose que de valeurs absolues — et cela v eu t
condition. dire infinies — et qui ne peut s’orienter vers un infini sans être
P ou r la pensée tragique, to u t ce qui est lim ité, im parfait, est im m édiatem ent reten u p ar l’infini contraire, reste immobile,
u n effet également dépourvu de valeur. Une des illusions fon­ e t ne p eu t jam ais avancer réellem ent.
dam entales des hommes consiste à croire qu’il y a du m eilleur Il s’ensuit, nous le savons déjà, que le m onde est un m onde
et du pire, et pas seulem ent du vrai et du faux, du bon et du sans Dieu et que l’hom m e, s’il v eu t rester hom m e, doit le
m auvais. E n réalité l’espoir hum ain n ’a aucune perspective refuser.
dans le tem ps et dans l’espace, l’hom m e v it seulem ent pour Cela signifie-t-il que le désespoir serait la seule forme a u th e n ­
l’infini et pour l’éternité. tique de la conscience hum aine? Pascal était-il sceptique ou
« ... Ce milieu qui nous est échu en partag e é ta n t toujours pessim iste? N ullem ent, car si, d ’après Pascal, la réunion des
d istan t des extrêm es, qu’im porte que l’hom m e ait un peu plus extrém ités contraires est la seule v aleur au th en tiq u e et absolue,
d ’intelligence des choses? S’il en a il les prend un peu de plus il sait aussi q u ’elle n ’est ni illusion ni utopie car « les extrém ités
h au t. N ’est-il pas toujours infinim ent éloigné du bo u t et la se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées, et se
durée de no tre vie n ’est-elle pas égalem ent infim e dans l’éte r­ retro u v en t », m ais, et il ne fa u t jam ais l’oublier, « en Dieu,
n ité, pour durer dix ans davantage? et en Dieu seulem ent ».
« D ans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne
vois pas pourquoi asseoir son im agination p lu tô t sur l’un que sur
l’autre. La seule com paraison que nous faisons de nous au fini III
nous fa it peine. »
Nous pourrions appeler l’illusion qui nous fait croire que
nous pouvons tro u v er dans le m onde des réalités, qui, sans être Nous proposant d ’étudier la condition hum aine selon Pascal,
valables, seraient au moins suffisamm ent rapprochées des il serait n atu re l d ’aborder après le fragm ent sur les deux infinis
valeurs authentiques pour rendre la vie in tram ondaine sup­ le problèm e du « divertissem ent ».
p ortable, l’illusion sensualiste ou sceptique 1. Seulem ent, il se trouve qu’en l’étu d ian t nous avons e n tre­
Il y a cependant une au tre illusion com plém entaire et to u t pris en mêm e tem ps non seulem ent d ’exposer la pensée de
aussi dangereuse : l ’illusion rationaliste. Elle consiste à croire Pascal, m ais aussi de com battre to u t essai de lui attrib u e r une
que l’hom m e saurait réaliser des valeurs non pas relatives, doctrine qui accepte d ’une m anière quelconque les lim itations
m ais absolues, en se dirigeant vers un seul infini, celui des points e t le caractère m oyen de l’homme.
de dép art, des prem iers principes, to u t en ignorant ou en ab an ­ Or, des textes qui p o urraient être utilisés dans ce sens se
do nn ant l’infini opposé. tro u v en t non seulem ent dans les fragm ents 69-72, m ais aussi
Le rationaliste ne com prend pas le paradoxe, il ne sait pas dans le groupe des fragm ents 34-38 consacrés au spécialiste et
que les ressorts de l’hom m e « sont tellem ent disposés que qui à l’homme universel. Aussi les exam inerons-nous m ain ten an t.
touche l’un touche aussi le contraire » (fr. 70). Ils exprim ent tous la même idée, à savoir que l’idéal hum ain
n ’est pas incarné p ar le spécialiste qui connaît très bien u n
1. Sang d o u te, cette p osition n ’est-elle q u ’à la lim ite em piriste ou sceptique, en
dom aine — la poésie ou les m athém atiques p ar exemple — et
réalité elle se présen te com m e u n rationalism e m odéré. M ais lorsqu’on « m odère » ignore les autres, m ais p ar l’hom m e universel qui, habile dans
le ration alism e, il ten d d é jà v ers l ’em pirism e e t vers le scepticism e. O n co n n aît la tous les dom aines, « parlera de ce qu’on p arlait lorsqu’il est
sy m p ath ie de M. J e a n L ap o rte p o u r D avid H um e.
234 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 235

en tré », et dont la caractéristique est « qu’on ne doit point dire Il s’agit dans to u t cela d ’un idéal — encore v iv an t dans une
de lui q u ’il parle bien, quand il n ’est point question de langage, certaine m esure — de classe dom inante assez riche et oisive
et q u ’on d it de lui q u ’il parle bien quand il en est question ». pour voir dans to u te activité professionnelle et utilitaire (sauf
Or, dans ce groupe de fragm ents, il s’en trouve un qui semble bien entendu dans la carrière m ilitaire) un signe d ’infériorité, de
aller assez loin dans le sens de l’acceptation des lim itas d e classe qui se sépare précisém ent p ar son absence de spécialité
l’hom m e et de la condition hum aine. de tous ceux qui exercent un m étier, et qui p ar cela — même
« P u isq u ’on ne p eu t être universel en sachant to u t ce qui se enrichis — re ste n t peuple. L ’im age de l ’honnête hom m e
p eu t savoir sur to u t, il fa u t savoir peu de to u t. Car il est bien exprim e un idéal aristocratique e t nobiliaire de courtisan, qui
plus beau de savoir quelque chose de to u t que de savoir to u t a touché aussi dans une certaine m esure sur les couches supé­
d ’une chose; cette universalité est la plus belle. Si on pouvait rieures de l’aristocratie de robe, suffisamm ent enrichies pour
avoir les deux, encore m ieux, m ais s’il fa u t choisir, il fau t choisir voir dans leurs charges beaucoup plus la dignité que la tech ­
celle-là, et le m onde le sent et le fa it, car le m onde est un bon nique de la fonction et la source de revenus.
juge souvent » (fr. 37). Cela se lit entre autres dans les passages mêmes que cite
Il fa u t sans doute reconnaître que pour une fois — et m algré B runschvicg : dans l ’un Méré préconise un honnête hom m e qui
les nom breux textes contraires — P ascal ne m et pas toujours connaît bien le m étier de la guerre, sans cependant jam ais le
ici toutes les attitu d e s intram ondaines sur le même plan, qu’il faire rem arquer hors propos, dans l’au tre, il conseille d ’éviter
accorde une n ette préférence à l’honnête hom m e p ar rap p o rt à to u t p rix d ’être pris pour u n hom m e de m étier. C litandre,
au spécialiste, et loue le m onde de faire de même. Com ment dans les Femmes savantes, adm et qu’une femme puisse avoir un
cela s’explique-t-il? m inim um de culture générale : « Je consens qu’une femme ait
On est d ’abord te n té de fournir une explication sociologique des clartés de to u t. » Enfin, M ontaigne d it que nous voulons
et historique superficielle, le concept pascalien de l’honnête ici « form er non u n gram m airien ou u n logicien, m ais un gen­
hom m e serait to u t sim plem ent celui qui s’é ta it développé au tilhom m e ».
x v n e siècle dans les m ilieux de la cour et — en partie — dans Nous sommes assez loin avec to u t cela de Pascal. Ce qu’il
la h au te bourgeoisie de robe. Que l’on pense à ses relations avec critique, ce ne sont pas les connaissances approfondies et
Méré, et l’on est naturellem ent ten té de supposer qu’il s’agit sérieuses dans certains dom aines — il les exige au contraire
d ’une notion surgie dans les m ilieux de la cour et transm ise à dans tous — m ais la spécialisation unilatérale. « Les gens u n i­
Pascal p ar Méré qui voulait en être le théoricien. versels ne sont appelés ni poètes ni géomètres, etc.; m ais ils
Aussi M. B runschvicg rapproche-t-il naturellem ent ces frag­ sont tout cela (souligné p ar nous L. G.), et juges de tous ceux-là »,
m ents de certains passages de M ontaigne, Molière et Méré. ils « ne m etten t point de différence entre le m étier de poète et
R approchem ent d ’ailleurs en partie justifié, car le fait qu’en celui de brodeur ».
plus du term e « homme universel » qui découlait naturellem ent E n réalité, Pascal a bien plus assimilé l’idée d ’ « honnête
de sa philosophie, Pascal emploie aussi celui d ’ « honnête hom m e » à 1’ « hom m e universel » q u ’exigeait sa propre p h i­
hom m e », prouve déjà q u ’il av a it fait lui-m êm e la liaison. losophie, qu’il ne l’a em pruntée, de sorte que l’hom m e pasca­
Seulem ent — à y regarder de près — la notion d ’ « honnête lien des fragm ents 34-38 nous p a ra ît beaucoup plus apparenté
hom m e » telle q u ’elle semble avoir été courante à la cour au au Bildungsideal des Lessing, K a n t et Goethe, et à l’homme
m ilieu du x v n e siècle et q u ’elle se reflète dans les textes cités to ta l de la société sans classes dans la pensée de M arx, qu’à
p ar M. Brunschvicg, nous p araît m algré une certaine parenté, 1’ « honnête hom m e » de la cour de Louis X IV .
encore assez différente de celle que nous trouvons chez Pascal. L a catégorie centrale, dom inante de to u te pensée dialectique
P o u r la cour, 1’ « honnête hom m e » est précisém ent celui qui, (et de to u te pensée tragique, car sur ce point il n ’y a pas de
a y a n t beaucoup d ’esprit et de savoir-vivre, une certaine cul­ différence), est — nous l’avons déjà d it — la Totalité, et cela
tu re générale et même une certaine générosité, n ’a de connais­ dans les trois dom aines de l’individu, de la com m unauté
sances approfondies que dans les quelques dom aines où elles hum aine et de l’univers; l’aspect essentiel de to u te pensée non
sont exigées p ar la vie sociale à laquelle il participe (guerre, jeu, dialectique é ta n t précisém ent l’acceptation — consciente ou
intrigues, éventuellem ent a rt de rim er des m adrigaux et des illusoire — du partiel, de l’unilatéral. L ’image centrale de to u te
sonnets, etc.). pensée dialectique est la sphère, le cercle, et il ne fau d rait pas
Personne ne se serait avisé de dem ander à 1’ « honnête se laisser trom per p a r les m ultiples formules dualistes et tria-
hom m e » d ’être physicien ou géomètre. diques (deux infinis, thèse, an tithèse et synthèse, etc.) qu’on
236 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m ai n e 237
tro uv e chez les théoriciens. Le nom bre des directions dans peut pas « savoir to u t d ’une chose », et on doit — en fait — non
lesquelles peut s’effectuer un découpage partiel é ta n t n a tu ­ pas se résigner, mais se résoudre à « savoir quelque chose de
rellem ent indéfini, ces formules signifient seulem ent que to u te to u t 1 ».
ru p tu re — inévitable d ’ailleurs — de l’équilibre (dynam ique C’est la raison pour laquelle — d ev an t le spécialiste qu’il
et em brassant une sphère de plus en plus v aste pour la pensée rencontrait déjà et qu’il sentait m onter dans l’avenir proche —
dialectique, statique et ten d u pour la pensée tragique) qui Pascal a écrit ce fragm ent, qui, m algré la référence au « m onde»,
constitue to u te réalité hum aine fera surgir nécessairem ent une est encore plus proche de la pensée de G œ the, Hegel et M arx,
réaction contraire, l’antithèse, qui aboutira soit à une im m o­ que de la position de Molière et de Méré.
bilité insupportable (pour les penseurs tragiques), soit à. la
synthèse d ’un équilibre supérieur.
L ’idée de 1’ « hom m e universel » devait ainsi apparaître
nécessairem ent avec le dépassem ent p a r la pensée tragique de IV
l’individualism e rationaliste ou sceptique.
Pascal a sim plem ent v u dans le refus du « m étier » (dans le L’ensemble des Pensées constitue-t-il cependant un systèm e
sens de profession) des m ilieux qu’il approchait, une certaine rigoureusem ent cohérent? L ’affirmation du caractère paradoxal
analogie, une « figure » pour ainsi dire de l’idéal d ’homme un i­ de toute réalité hum aine n ’y est-elle jam ais abandonnée?
versel qui était à la base de sa propre philosophie. Il lui est A vrai dire — et m algré les apparences — nous ne le croyons
ap p aru que P « honnête hom m e » érigé en prototype p ar la pas. La position de Barcos — que nous retrouverons dans les
cour é ta it encore le m oindre m al p ar rap p o rt au spécialiste deux premières tragédies raciniennes, Britannicus et Bérénice
u nilatéral — com pétent et borné — q u ’il rencontrait déjà dans — est sans doute cohérente; nous verrons cependant qu’en la
la bourgeoisie et qui allait dom iner de plus en plus les siècles à dépassant, Pascal s’est trouvé dans une position doctrinale qui
venir. est une sorte d ’ « équilibre instable » s’o rien tan t, au nom de sa
Il serait cependant regrettable qu’aujou rd’hui, après Les- propre cohérence interne, vers une position que l’on p o u rrait
sing, H ôlderlin et G œthe, après Hegel et M arx, nous ne vissions rapprocher de la pensée dialectique.
pas n ettem ent la différence entre deux types hum ains, dont On pourrait en effet caractériser la position de Barcos comme
l’un, m algré certains tra its progressistes (qui fo n t encore l’ac­ dualiste. D ’une p a rt le m onde m auvais, sans Dieu, p aradoxal et
tu a lité de Molière), é ta it néanm oins l’expression, la plus fine contradictoire, d ’au tre p a rt l’univers clair, certain et valable
et la plus cultivée sans doute, d ’un groupe social que l’histoire de la divinité. La m orale qui en résulte est simple et univoque.
é ta it déjà en train de dépasser, tandis que l’autre esquissait la Le mal, c’est vouloir vivre dans le m onde, le bien, refuser le
m orale d ’un m onde qui a tte n d encore sa réalisation. m onde et se retirer dans la solitude, dans l’univers divin, et,
E t cela d ’a u ta n t plus que — m algré l’hostilité commune à la lim ite, dans la m ort.
contre le ty p e hum ain du spécialiste, qui allait dom iner l’ave­ Pascal cependant a fait un pas considérable vers le dépasse­
n ir im m édiat, et qui le dom ine encore — Pascal a senti et for­ m ent du dualism e en éten d an t le paradoxe du m onde à l’hom m e
mulé cette différence qui a échappé à certains com m entateurs. et à Dieu. P our Barcos, Dieu é ta it une certitude absolue; le
« Puisqu'on ne peut être universel en sachant to u t ce qui se Dieu de Pascal sera une certitude incertaine, un pari. Différence
p eu t savoir sur to u t, il fau t savoir peu de to u t. Car il est bien d’attitu d e qui entraîne d ’im portantes conséquences, car si le
plus beau de savoir quelque chose de to u t que de savoir to u t dualism e de Barcos lui p erm e tta it de refuser le m onde, de s’en
d ’une chose; cette universalité est la plus belle. S i on pouvait désintéresser et de se réfugier dans la solitude, Pascal aboutira
avoir les deux, encore mieux, mais s'il fa u t choisir, il fau t choisir naturellem ent, à p a rtir de la notion de pari, au paradoxe du
celle-là, et le m onde le sent et le fait, car le m onde est un bon refus intram ondain du m onde, et à la vie solitaire et active q u ’il
juge souvent » (fr. 37. Souligné p ar nous). a menée p en d an t les dernières années de sa vie.
S 'il fa u t choisir, le m onde a donc raison; m ais en lisant les E t, bien entendu, cette vie même, Pascal ne po u v ait que
Pensées, il ne fau t jam ais oublier que le m al p a r excellence l’approuver et la désapprouver en mêm e tem ps (nous verrons
c’est précisém ent le choix, puisqu’on peut, en p aria n t sur Dieu, bientôt qu’il l’a fait effectivem ent). C’é ta it l’extrêm e lim ite à
le refuser, et faire non pas de la résignation, m ais de l’espoir, la laquelle on p ouvait encore pousser cette position.
catégorie fondam entale de l’existence.
Il ne reste pas moins vrai que, même dans ce cas, on ne 1. G œ the, H egel, M arx en é ta ie n t conscients, e t ils a u ra ie n t sans d o u te ap p ro u v é
ce frag m en t, q ui s’encadre p a rfa ite m e n t d an s l ’ensem ble de leu rs positions.
238 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 239
Car le paradoxe est précisém ent une idéologie qu’on peut accoutum és? ... Une différente coutum e nous donnera d ’autres
difficilement rendre cohérente, il fau d rait pour cela Vaccepter principes naturels, cela se voit p ar expérience; et s’il y en a
et le refuser à la fois. d ’ineffaçables à la coutum e, il y en a aussi de la coutum e contre
On a souvent d it que le scepticisme est une position insou­ la nature, ineffaçables à la n atu re et à une seconde coutum e.
tenable, dans la mesure où affirmer qu’on ne sait rien, c est Cela dépend de la disposition » (fr. 92).
déjà affirmer qu’on sait quelque chose. « Les pères craignent que l’am our n aturel des enfants ne
Sans avoir rien de com m un avec le scepticisme, la position s’efface. Quelle est donc cette n atu re, sujette à être effacée? La
de Pascal ne peut non plus être poussée à la dernière cohérence coutum e est une seconde n atu re , qui d étru it la prem ière. Mais
sans abo utir au refus et au dépassem ent du paradoxe, et q u ’est-ce que n atu re ? Pourquoi la coutum e n ’est-elle pas n a tu ­
déboucher ainsi sur la pensée dialectique. relle? J ’ai grand peur que cette n atu re ne soit elle-même qu’une
C’est dire que chez un penseur de la classe de Pascal, qui prem ière coutum e, comme la coutum e est une seconde n atu re »
n ’est pas arrivé à la dialectique hégélienne, nous devons trouver (fr. 93).
su r le plan même de la doctrine u n p oin t où le paradoxe est « La mémoire, la joie, sont des sentim ents; et même les p ro ­
abandonné, sans p o u rta n t être dépassé. positions géom étriques deviennent sentim ents, car la raison
E t ce point existe réellem ent, dans sa m anière de juger non rend les sentim ents naturels et les sentim ents naturels s’effacent
pas D ieu (nous avons déjà d it que son existence est — pour p ar la raison » (fr. 95).
l’hom m e — paradoxale), mais la religion chrétienne en ta n t Mais il y a encore un autre sens du m ot « n atu re », que nous
que religion qui affirme l’existence d ’un Dieu paradoxal. rendrions au jo u rd ’hui de m anière plus précise par le term e
Il y a en effet un point sur lequel Pascal dit oui sans y ajouter « essence », et, sur ce point, Pascal s’inscrit dans la grande
le non contraire et com plém entaire, une vérité qu’il adm et sans lignée des penseurs classiques qui, depuis Descartes ju sq u ’à
suivre une autre vérité; c’est celui où il affirme la correspon­ K a n t, Hegel et M arx, n ’ont jam ais douté de l’existence d’une
dance entre, d’une p a rt, la n ature paradoxale de l’homme et « essence » ou d ’une « n atu re de l’hom m e ».
du m onde, et d ’autre p art, le contenu paradoxal du christia­ Seulem ent, pour Pascal, la n atu re de l’hom m e (dans le der­
nism e. Dire que l’Évangile a bien connu l’hom m e, qu’il est une nier Sens), consiste précisém ent à n ’avoir que des « coutum es »
preuve certaine, non pas de l’existence de Dieu, mais du fait et aucune « n atu re » au prem ier sens du term e.
que la religion chrétienne est vénérable, et q u ’elle n ’a rien de C’est la signification des passages tels que :
contraire aux sens et à la raison, c’est dire une vérité certaine. « La coutum e est notre n atu re » (fr. 89).
Pascal affirme ainsi la correspondance entre le contenu de la « La n atu re de l’homme est to u te n atu re, omne anim al.
doctrine chrétienne et la n atu re de l’homme. « Il n ’y a rien qu’on ne rende n atu rel; il n ’y a n atu re l qu’on
Une question se pose cependant : ne fasse perdre » (fr. 94).
P ou r le faire, Pascal a-t-il admis l’existence d ’une nature T out cela n ’a rien d ’étonnant. Ce que Pascal écrit dans les
hum aine? La réponse est oui et non, m ais, pour une fois, il ne fragm ents 89-95, se retrouve sans aucune m odification, et
s’agit pas d’un paradoxe, m ais de deux sens différents du m êm e sans aucun complément dans la pensée de M arx et de Engels,
m ot. Ou, plus exactem ent, derrière un langage paradoxal se qui ont radicalem ent dépassé le paradoxe p ar le devenir his­
cache une position dogm atique et non paradoxale. torique.
On p eu t en effet com prendre le m ot nature dans le sens qu’il Seulem ent, si la pensée m arxiste p eut, grâce à la notion de
a lorsqu’on parle de droit naturel, de loi naturelle, entendant devenir, dire oui et non à to u te réalité hum aine sans se contre­
p a r là une norm e, une vérité, une m anière de se com porter, bée dire, si, en concevant l’hom m e comme acteur, elle p eu t affirmer
à la condition hum aine et comme telle valable, sinon en soi, qu’il transform e continuellem ent la réalité et im plicitem ent la
to u t au moins pour tous les hommes, indépendam m ent du tem ps vérité en erreur et l’erreur en vérité, la situation n ’est pas
et du lieu. analogue pour la pensée pascalienne, qui est anhistorique, e t qui
Il est évident que Pascal a, dans les Pensées, nié l’existence nie le devenir. 1
de to u te n atu re hum aine prise dans ce sens. T out ce que les
hom m es prenn ent pour loi naturelle, principe de la raison, etc.,
1. Q u’on ne dise pas cep en d a n t que nous faisons ici nous-m êm es ce que nous
n ’est en réalité que coutum e, et comme telle, variable d ’un lieu avons critiqué chez d ’au tres. L orsque L ap o rte ou Mlle R ussier élim inent le p a ra ­
à l’autre, d ’une époque à l’autre. doxe, c’est p o u r atténuer le te x te . N ous gardons au co n traire le co n ten u in ta c t e t
som m es m êm e p rê ts à le renforcer. Il s’a g it seulem ent de m o n tre r que, p o u r u n e
« Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes fois, ce contenu n ’est p as p arad o x al.
240 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 241
Le m atérialism e dialectique s’englobe lui-m êm e en ta n t que la religion. Le paradoxe, pour m aintenir son existence, cède
m om ent de l’histoire universelle, qui sera naturellem ent dépassé devant le christianism e et d evant la doctrine de Pascal. Le
par celle-ci. S’il affirme néanm oins, comme to u te pensée clas­ pousser plus loin, rendre ces positions relatives, affirmer qu’elles
sique, l’existence d ’une n atu re de l’homme, celle de créer p ar ont besoin des vérités contraires, au rait signifié la découverte
son action le dépassem ent et le progrès, il p eut éviter toute de la pensée dialectique, et p ar cela même le dépassem ent de
incohérence en donnant à la notion de progrès un contenu rela­ la tragédie et du paradoxe.
tif qui situe chaque époque historique seulement p ar ra p p o rt Les conditions sociales n ’étaien t pas encore favorables à
aux époques passées, et à celle qui est à créer actuellem ent et un tel progrès intellectuel; il se fera atten d re plus d ’un siècle.
non pas dans l’absolu, et en élim inant le seul problèm e em bar­
rassant, celui de la « fin de l’histoire » comme actuellem ent
inconnaissable au nom de ses propres principes épistém olo­
V
giques (c’est là une des principales supériorités du m arxism e
p ar rap p o rt à la pensée de Hegel, qui se v eu t philosophie non
pas relativem ent, mais absolument vraie) L Affirmer le caractère paradoxal de l’hom m e, c’est dire que
Pascal, lui, ne p eut d ’une p a rt rendre sa propre position rela­ sa condition est insupportable, q u ’il ne p eu t pas en même tem ps
tive (malgré quelques légères ébauches dans ce sens, dont nous vivre et se connaître. La vie et la conscience s'excluent, d ’où
donnerons un exemple dans le paragraphe suivant), et d ’autre la nécessité ontologique du divertissement.
p a rt, refusant à l’époque des Pensées l’usage de la catégorie Vivre dans le m onde, c’est vivre en ignorant la n atu re de
du progrès et ju g ean t chaque chose sur le mode de « to u t l’homme; la connaître, c’est com prendre q u ’il ne p eu t sauver
ou rien », m ettra successivem ent toutes les positions erronées les valeurs authentiques qu’en refusant le monde et la vie
sur le même plan : il ne p eu t y avoir pour lui que des erreurs et intram ondaine, en choisissant la solitude et — à la lim ite —
la vérité. la m ort.
Ainsi le paradoxe, la théorie des vérités contraires, de la C’est la conclusion qu’avaient tirée d ’une analyse bien moins
thèse et de l’antithèse cesse lorsqu’il s’agit de juger non pas approfondie de la condition hum aine et de la van ité du m onde
l’hom m e, le monde et Dieu, m ais ses propres théories concernant les solitaires et les religieuses de P o rt-R oyal L Conclusions qui
la n atu re de l’homme, du m onde et de la D ivinité. im pliquaient cependant la certitude absolue de l’existence de
L ’hotnm e est pour Pascal un être paradoxal qui n ’a tte in t la D ivinité et la possibilité de q u itte r le monde pour se réfu­
sa véritable n atu re qu’en exigeant une vérité vraie, une ju s ­ gier en Elle.
tice juste, l’union des infinis contraires, et qui ne peut trouver Nous savons que Pascal a étendu le paradoxe ju sq u ’à Dieu
que des affirmations et des lois également relatives et insuffi­ même, et que, p a rta n t de là, ses conclusions ont été apparen­
santes; le monde est insuffisant et ferm é à to u te réalisation tées, mais non pas identiques, à celles de Barcos. Comme celui-ci,
valable; Dieu, la seule réalité valable, est p o u rta n t paradoxal, comme les autres solitaires, il a refusé au cours des dernières
présent et absent, certain et incertain. années de sa vie, de m anière radicale, le monde et la science,
Mais é ta n t donné précisém ent to u t ceci, la religion chrétienne, m ais il l’a fa it non pas à Saint-C yran ou à P ort-R oyal, m ais
qui affirme les paradoxes de l’incarnation, du Dieu caché et à P aris, en pleine activ ité scientifique et économique. Cela nous
incom préhensible, du péché originel, est la seule qui a bien am ène aux pensées su r le divertissem ent (fr. 138-143).
connu l’homme et qui fournit de l’ensemble une explication Comme dans le cas des tex tes sur les deux infinis, le grand
satisfaisante et qui n ’est pas contraire à la raison; la religion fragm ent 139 contient et explique presque toutes les idées
chrétienne est vénérable, et même vraie, parce qu’elle s’affirme contenues dans les autres; aussi nous paraît-il suffisant de
à la fois absurde et évidente, certaine et incertaine. l’analyser.
Seulem ent, ici le paradoxe est apparent : ce qui est certain Nous y trouvons to u t d ’abord un long développem ent que
et incertain, c’est l’existence de Dieu, la possibilité de donner
un sens à l’existence de l’hom m e; ce qui est certain, c’est la ]. S ’il n ’y a p as chez B arcos, H arao n ou la Mère Angélique u n e analyse aussi
correspondance entre la condition hum aine et le contenu de 1 rigoureuse e t aussi poussée du m onde e t de la vie in tra m o n d a in e que chez Pascal,
c’est précisém ent parce q u ’ils av aien t refusé l’u n e t renoncé à l ’a u tre , de sorte
que l’u n e t l’a u tre ne p résen taien t plus p o u r eux aucun intérêt. U ne des consé­
quences de la différence en tre les m anières de B arcos e t de P ascal de concevoir
1. E n 1920, L u kàcs a v a it d éjà in titu lé u n essai : L e Changement de fonction du les relations de l’hom m e avec D ieu (certitu d e absolue chez l’u n , p a ri chez l’a u tre)
m atérialism e historique. est précisém ent le caractère réaliste e t p réd ialectiq u e de l ’œ u v re pascalienne.
242 LE D I E U CACHÉ l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 243

B arcos ou la Mère Angélique n ’auraient peut-être pas su écrire n ’évitent rien ta n t que le repos, il n ’y a rien qu’ils ne fassent
avec la même rigueur et la même pénétration, mais qui ne pour chercher le trouble... »
dépasse pas leur position, et qu’ils auraient p u reprendre presque T out cela semble nous m ener en ligne droite à la tragédie
entièrem ent (à supposer q u ’ils auraient trouvé que le monde du refus chez R acine (Junie, Titus) et à la m orale des solitaires
v a u t la peine d ’en parler) à leur com pte. et des religieuses de P o rt-R o y al et de Saint-C yran, lorsque
C’est l’analyse bien connue du divertissem ent dans la vie de brusquem ent nous nous trouvons d ev an t un retournem ent in a t­
l ’hom m e (fr. 139). tendu. D eux passages qui se com plètent, et dont un — visi­
« ... J ai découvert que to u t le m alheur des hommes vient blem ent personnel — fa it de ce fragm ent un des rares que
d ’une seule chose, qui est de ne savoir pas dem eurer en repos, nous pouvons d ater to u t au m oir^ p o u r le terminus a quo \
dans une cham bre. Un hom m e qui a assez de bien pour vivre, justifient les hommes qui v iv en t dans le divertissem ent.
s’il sav ait dem eurer chez soi avec plaisir, n ’en so rtirait pas « ... Ainsi on se prend m al pour les blâm er; leur fau te n ’est
po ur aller sur la m er ou au siège d ’une place... pas en ce qu’ils cherchent le tu m u lte, s’ils ne le cherchaient que
« ... Mais quand j ’ai pensé de plus près, et qu’après avoir comme un divertissem ent; m ais le m al est qu’ils le recherchent
tro u v é la cause de tous nos m alheurs, j ’ai voulu en découvrir comme si la possession des choses qu’ils recherchent les d ev ait
la raison, j ai trouve qu’il y en a une bien effective, qui consiste rendre véritablem ent heureux, et c’est en quoi on a raison
dans le m alheur naturel de notre condition faible et m ortelle, d ’accuser leur recherche de van ité; de sorte qu’en to u t cela
et si m isérable, que rien ne p eut nous consoler lorsque nous y et ceux qui blâm ent et ceux qui sont blâm és n ’en ten d en t la
pensons de près. véritable n atu re de l’homme.
« Quelque condition q u ’on se figure, si l’on assemble tous « ...les autres suent dans leur cabinet pour m o n trer aux
les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus savants qu’ils ont résolu une question d ’algèbre qu’on n ’au rait
beau poste du m onde, et cependant q u ’on s’en im agine, accom­ pu tro u v er jusques ici; et ta n t d ’autres s’exposent aux derniers
pagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il périls pour se v an ter ensuite d ’une place q u ’ils au ront prise,
est sans divertissem ent, et qu’on le laisse considérer et faire et aussi sottem ent à m on gré; et enfin les autres se tu e n t pour
réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le sou­ rem arquer toutes ces choses, non pas pour en devenir 'plus
tien d ra point, il tom bera p ar nécessité dans les vues qui le sages, mais seulem ent pour m ontrer qu’ils les savent, et ceux-là
m enacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connais­
m ort et des m aladies qui sont inévitables; de sorte que, s’il sance, au lieu qu’on p eu t penser des autres qu’ils ne le seraient
est sans ce qu’on appelle divertissem ent, le voilà m alheureux, plus, s’ils avaient cette connaissance... »
et plus m alheureux quelle m oindre de ses sujets, qui joue et Passages particulièrem ent im p o rtan ts dans l’œ uvre pasca-
se divertit... » lienne, puisqu’ils com plètent les fragm ents sur le pari, et
De là vient que l’hom m e qui croit chercher la prise ou le m ontrent que Pascal av a it consciemment dépassé les positions
gain ne cherche en réalité que le jeu ou la chasse, et à travers de Barcos dans le sens de la pensée dialectique. Il sait en effet
celle-ci, le divertissement dans le sens étym ologique du m ot, m ieux que personne à quel point la vie dans le m onde im plique
une m anière de ferm er les yeux, de se détourner de sa condi­ le divertissem ent et la conscience in au th en tiq u e, m ais loin de
tio n insupportable et d ’éviter d ’en prendre conscience. tirer la conclusion des jansénistes radicaux —- solitude et
« ... Ce lièvre ne nous g aran tirait pas de la vue de la m ort renoncem ent à to u te apologie — Pascal, après avoir to u t
e t des misères, m ais la chasse — qui nous en détourne — nous a u ta n t q u ’eux refusé le m onde et expliqué pourquoi il fallait
en g aran tit. éviter to u t divertissem ent, « sue dans son cabinet pour m on­
« Le conseil q u ’on d onnait à P yrrhus, de prendre le repos tre r aux savants qu’il a résolu une question d ’algèbre qu’on
q u ’il allait chercher p ar ta n t de fatigues, recevait bien des n ’av ait pas trouvée jusque-là » et « se tue pour rem arquer
difficultés. toutes ces choses ».
« Dire à un hom m e q u ’il vive en repos, c’est lu i dire q u ’il E nfin, après avoir pris consciemment cette a ttitu d e , diffé­
vive heureux; c’est lui conseiller d ’avoir une condition to u t rente de celle des solitaires (bien qu’apparentée à la leur), il
heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver la dépasse à nouveau et la rend relative en nous d isant que 1
su jet d ’affliction.
« Ce n ’est donc pas entendre la nature.
« Aussi les hommes qui sentent naturellem ent leur condition 1. L a le ttre q ui propose le concours su r la cycloïde est de ju in 1658.
244 LE D I E U CACHE l ’ h o m m e e t l a c o n d i t i o n h u m a i n e 245

ceux qui agissent ainsi « sont les plus sots de la bande puisqu’ils de suite sur tous les plans. Mais cette synthèse idéale ne pourra
le sont avec connaissance ». jam ais lui être donnée sur terre, elle ne peut venir que d ’un
Poussé à ce point, le paradoxe est déjà à peine soutenable; être transcendant, de Dieu 1.
il ne reste pas moins vrai qu’à moins de réduire et ces deux Sous une forme réifiée sans doute, ce sont là deux idées
passages et les dernières années de la vie de Pascal à de simples fondam entales de to u te pensée dialectique : le caractère a n ta ­
faiblesses et incohérences (mal de dents, etc.), il nous p araît goniste de to u te réab té hum aine e t l’aspiration à la synthèse,
difficile de les reber à son analyse si rigoureuse du divertisse­ a la totafite; il fa u t seulem ent ajo u ter que, dans la perspective
m ent et à l ’ensemble de son œ uvre autrem ent qu’à travers le tragique, l’antagonism e est encore plus accentué que dans la
« pari », bien qu’il ne soit pas expbcitem ent m entionné dans pensée proprem ent dialectique : car si chez M arx ou Hegel la
ce fragm ent. possibibté même de la synthèse futu re p ro jette d ’avance sa
C’est dire, une fois de plus, que le pari est le centre sur lum ière sur l’antagonism e entre la thèse et l’antithèse, dans la
lequel déboucheront toutes nos analyses de la pensée pasca- vision de Pascal, l’absence de perspective historique renforce
benne. cet antagonism e à l’extrêm e.
A joutons que pou r un homme qui, comme Pascal, vit le t r a ­
VI gique, l’analyse de ce que l’hom m e déchiré peut attein d re dès
m ain ten an t sur terre, l’épistémologie et l’esthétique deviennent
des élém ents secondaires p ar rap p o rt aux seules choses qui
Les deux infinis, l’homme universel, la concordance entre le com ptent, la m orale, et l’aspiration à l’absolu, la religion.1
caractère paradoxal de l’homme et l’enseignem ent de la reh-
gion chrétienne — notam m ent le dogme du péché originel —
enfin, le divertissem ent, l’im possibibté de vivre dans le m onde 1. Ces deux vérités p ro u v e n t à leu r to u r la v érité de la religion chrétien n e e t
avec une conscience authentique et, néanm oins, le refus intra- le dogm e du ^péché originel. Le déchirem ent de l ’hom m e prouve la ch u te, son
a sp ira tio n à l ’absolu p ro u v e le souvenir d ’u n é t a t de g ra n d e u r an té rie u r au péché
mondain du m onde et la conscience de l ’insuffisance et de la originel e t la possibilité de la rédem ption.
v an ité de ce refus, de tous ces aspects de la vie et du m onde
se dégage lentem ent l’esquisse de la condition hum aine selon
Pascal, esquisse qui nous p erm ettra d ’aborder m aintenant les
bgnes générales de l’épistémologie, de l’éthique et de l’esthé­
tique pascabennes.
R etenons cependant de ce chapitre in tro d u ctif deux idées,
im portantes pour situer historiquem ent la philosophie de P as­
cal entre l’atom isme em piriste et rationabste et la dialectique
hégébenne et m arxiste :
1° L ’hom m e actuel est un être déchiré, constitué sur tous
les plans d ’élém ents antagonistes dont chacun est en même
tem ps insuffisant et nécessaire. E sp rit et corps, m al et bien,
justice et force, contenu et forme, esprit de géom étrie et esprit
de finesse, raison et passion, etc. Choisir un seul de ces élém ents
antagonistes mène nécessairem ent à une erreur d ’a u ta n t plus
dangereuse que, comme to u te erreur, c’est une vérité partielle.
« Tous errent d ’a u ta n t plus dangereusem ent qu’ils suivent cha­
cun une vérité, leur faute n ’est pas de suivre une fausseté,
m ais de ne pas suivre une autre vérité » (fr. 863).
2° L ’homme est hom m e p ar le fait même q u ’il ne p eut ni
choisir un de ces élém ents, ni accepter la ru p tu re et l’antago­
nism e. Il doit aspirer nécessairem ent à une synthèse, à une
vérité absolue, à un bien pur, à une justice vraie et réelle, à
une im m ortab té en mêm e tem ps de l’âme et du corps, et ainsi
LES Ê TR E S V IVANTS ET L ’E SPA C E 247

certains thèm es dont le développem ent u ltérieur de la pensée


philosophique a m ontré l’im portance et la signification x; la
com paraison des positions de Pascal avec celles de Descartes,
p ar contre, présente, en plus de son in térêt propre et indiscu­
table pour l’étude du tex te pascalien, un in térêt secondaire
CHAPITRE XI résu ltan t de certaines contingences de la littératu re contem po­
raine.
E n dépit de l’antagonism e notoire entre les deux penseurs,
LES Ê T R E S VIVANTS E T L ’ESPACE confirmé p ar de nom breux textes ém anant notam m ent de P a s­
cal, Jea n L aporte a en effet soutenu et développé la thèse
d ’une analogie profonde (pour ne pas dire d ’une identité) entre
les deux pensées, et Ton p eu t dire q u ’il est parvenu — grâce à
I son talen t et à sa très grande érudition — à la rendre à tel
point plausible que l’on p eu t au jo u rd ’hui parler d ’une véri­
tab le école de Jea n L aporte dans l’in terp rétatio n du x v n e siècle
Si, p ar opposition à la vision tragique, la pensée dialectique
français, école qui com prend entre autres M. J . M esnard et
reconnaît une valeur relative aux réalisations hum aines, elle ne
Mlles Jeanne R ussier et Geneviève Lewis 12.
refuse pas moins l’ordre logique et linéaire préconisé p a r le
rationalism e cartésien.
Le progrès dans la connaissance d ’un ensemble de faits ne 1. P o u r le positivism e histo riq u e, u n te x te ne p e u t être com pris q u ’à p a r tir
p o u v an t se faire — d ’après elle — qu’à travers des oscillations des faits ex ista n ts e t co n statab les à l’époque où il a été écrit (influences, in ten tio n s
conscientes de l’écrivain, etc.); po u r la pensée d ialectique, p a r co n tre, la signifi­
perm anentes entre les parties et les to talités relatives, on catio n de to u t fa it h u m ain dépend de sa place e t de ses relatio n s à l ’in térie u r d ’un
com prendra pourquoi il ne sera pas possible dans les pages ensem ble qui em brasse le passé, le présent e t l'avenir. E t com m e cet ensem ble est
qui suivent de consacrer rigoureusem ent chaque chapitre à un dynam ique, c’est à Yavenir q u ’a p p a rtie n t la v aleu r explicative la plus im p o rta n te .
(Voir en tre au tres, à ce su je t, n o tre ouvrage Sciences hum aines et P hilosophie.)
aspect n ettem ent délim ité de la pensée pascalienne, et pour­ M arx, qui pose le plus so u v en t les problèm es de m éth o d e en sciences de l’hom m e
quoi le lecteur rencontrera souvent des retours à des problèmes à l’occasion des questions d ’économ ie, écrit d an s u n p ro je t p o sth u m e d ’in tro d u c tio n
à la Contribution à la critique de Véconomie politique :
déjà traités sous un au tre angle au p a rav a n t. « L a société bourgeoise est l’o rganisation h istorique de la p ro d u ctio n la plus
Ceci d it, nous ne refusons cependant pas — dans les limites développée, la plus différenciée. Les catégories qui ex p rim en t ses conditions,
la com préhension de son organ isatio n p ro p re p e rm e tte n t de com prendre l ’org an isa­
permises p ar notre m éthode — un certain ordre logique, et tio n e t les rap p o rts de p ro d u ctio n de to u te s les form es de société disparues, avec
c’est pourquoi, en faisant violence aux Pensées, nous tra ite ­ les ruines e t les élém ents desquelles elle s’est édifiée, d o n t des vestiges en p a rtie
rons brièvem ent après le chapitre sur la condition hum aine les encore non dépassés tra în e n t en elle, tan d is que ce qui a v a it été sim plem ent in d i­
qué s’est épanoui et a pris to u te sa signification, etc. L ’an ato m ie de l’hom m e est
problèm es de l’espace et des êtres viv an ts pour nous dem ander une clef pour l ’anatom ie d u singe. Ce qui, d an s les espèces anim ales inférieures,
ensuite com m ent à l’intérieur de cette structure de la réalité, indique une form e supérieure ne p eu t, au co n traire, être com pris que lorsque la
form e supérieure est déjà connue. L ’économ ie bourgeoise fo u rn it la clef de l’éco­
do nt nous aurons tracé les lignes to u t à fait générales, Pascal nom ie an tiq u e, etc. Mais n u llem en t selon la m éth o d e des économ istes q u i effacent
im agine les possibilités — pour lui entièrement dépourvues de to u te s les différences historiques e t dans to u tes les form es de société v o ien t la
société bourgeoise. On p e u t com prendre le trib u t, la dîm e, etc., lo rsq u ’on com prend
valeur réelle — , de l’homme sur le plan de la connaissance (épis­ la re n te foncière. M ais il ne f a u t pas les identifier. » (P aris, E d. M. G irard, 1928,
témologie), de l’expression (esthétique) et de l’action (m orale, p . 342.)
vie sociale). Ces rem arques nous p araissen t en tièrem en t v alables p o u r l’histoire de la p h ilo ­
sophie e t de la litté ra tu re .
L ’exigence de situer les parties dans l’ensemble nous am è­ 2. Q u’on nous p erm ette de citer quelques exem ples de c e tte in te rp ré ta tio n ,
nera à situer la philosophie de Pascal p ar rap p o rt aux systèm es d ’après laquelle les deux prin cip au x penseurs philosophiques français du x v n e siècle
n ’o n t p as com pris ou bien le u r p ro p re pensée, ou bien celle d u p arten aire q u ’ils
de Descartes et de K a n t et aussi, quoique plus rarem ent, p ar critiquaient.
rap p o rt à ceux d ’Hegel et de Marx. Aussi nous paraît-il utile A u com m encem ent de son étu d e su r le Cœur et la raison selon Pascal (P aris,
E lzévir, 1950), M. Je a n L ap o rte, après av o ir rap p ro ch é — à ju s te titre — A rnauld
de préciser dès m ain ten an t la n atu re de ces rapprochem ents. e t Nicole de D escartes, écrit :
L a com paraison entre les positions philosophiques de Pascal et « Telle est précisém ent la façon de v oir de Pascal.
de K a n t, la com paraison aussi avec les positions hégéliennes et « L ui non plus ne conteste pas la puissance de la raison hu m ain e en m atière
de « sciences ab straites », m ath ém atiq u e et physique... E n la science q u ’il appelle
m arxistes, nous p araît indispensable pour la compréhension du « a b s tra ite » e t que nous appellerions « p o sitiv e » ,il a, ( d ’accord avec P o rt-R o y al),
tex te pascalien lui-même qui, très souvent, annonce seulem ent a u ta n t de confiance quë D escartes. E t il s’en fa it (d ’accord avec P o rt-R o y a l encore)
une conception q ui est à très peu de chose p rès la conception cartésienne.
248 LE D IEU CACHÉ
LES Ê TR E S VIVANTS ET L ’ ESPAC E 249
Il p araît dès lors im p o rtan t de rétablir, p ar rap p o rt à ces signaler entre les philosophies de Pascal et de K a n t, il y a aussi
thèses, la réalité des faits to u t au moins en ce qui concerne entre ces deux pensées des différences réelles et im po rtan tes
le rap p o rt entre la position théorique des Pensées et la position qu’il faut toujours garder présentes à l’esprit, différences dues
cartésienne en m o n tran t que Pascal avait très bien compris entre autres aux conditions sociales et historiques d'ensemble
cette dernière et q u ’en s’opposant à Descartes, il le faisait en au sein desquelles se sont développées ces deux expressions
pleine conscience et sans nullem ent se trom per. philosophiques, de la vision tragique, m ais aussi aux conditions
Ceci dit, il nous fau t cependant ajouter que, m algré les nom ­ immédiates, aux adversaires, p ar exemple, auxquels elles av aien t
breuses et profondes analogies que nous aurons l’occasion de à s’opposer en prem ier lieu.
Dès m ain ten an t, il convient d ’insister sur une des plus im por­
« Que son h ostilité déclarée à l ’égard de D escartes, te l q u ’il se le rep ré sen tait,
ne nous donne p o in t ici le change sur sa ressem blance avec le v éritab le D escartes... » ta n te s de ces différences. Le p rim at de l’action, du p ratiq u e p ar
(p. 17-18). ra p p o rt à la connaissance théorique est com m un aux deux p h i­
E t ce tte position de L a p o rte a fa it école. M lle Je a n n e R ussier écrit p a r exem ple
(op. c., p. 263-265.) losophes et cela d ’a u ta n t plus que — pour l’un comme pour
« A l ’heure où P ascal p ré p a ra it son Apologie, le do cteu r a ttitré de P o rt-R o y a l é ta it l’autre — la connaissance valable, la connaissance de la chose
A rnau ld, e t A rnauld, com m ^ Nicole d ’ailleurs, é ta it cartésien... Il im porte d ’ailleurs
de bien com prendre ce cartésianism e de P o rt-R o y a l p o u r ne pas faire, com m e cela
en soi, la to talité , la déterm ination intégrale, la v érité vraie,
s’est p ro d u it, une raison d ’opposer P ascal e t P o rt-R o y a l. E n réalité, le cartésia­ la réunion des contraires, la déduction qui saurait dém ontrer
nism e de P o rt-R o y al e t le soi-disant anticartésianism e de P ascal se ressem blent ses axiomes, ne sau rait être pour nous qu’une idée de la raison
su r la p lu p a rt des points, com m e des frères. D e p a rt e t d ’au tre, m êm e a p p ro b a ­
tio n du m écanism e e t des conséquences q u ’en tira it D escartes, po u r la distinction ou un pari du cœur.
en tre la pensée et l’étendue, preu v e de la spiritu ab té de l’âm e et pour l’a u to m a­ Il n ’en est pas moins certain que K a n t accorde aux réalisa­
tism e des anim aux... Ce que les u n s e t les au tres o n t approuvé sans réserve chez
D escartes, c’est l’esprit scientifique, le souci de voir clair en ses pensées, la tions — relatives et insuffisantes — que l’homme p eu t attein d re
m éth od e. » dès m ain ten an t — vérités de l’expérience scientifique, b eauté
P ascal a p p ro u v a n t « sans réserves » l’esp rit scientifique e t su rto u t la « m éthode »
de D escartes. On reste v ra im e n t in terd it. de l’œ uvre d ’a rt, im p ératif catégorique, une im portance e t un
C’est le m êm e son de cloche q u ’on en ten d dans le p e tit ouvrage — p a r ailleurs in térê t — disons même une valeur de fa it — autrem en t grande
rem arq u ab le — de J e a n M esnard. que ne le fait Pascal.
N on seulem ent le Discours sur les passions de l'am our est une œ uvre « d ’un
philosophe à ten dances cartésiennes » (p. 57), m ais encore « les réserves de P a s­ C’est pourquoi il pourra construire et développer le sysfème,
cal au su je t de M ontaigne ne cach en t p as une ad m iratio n profonde. A u contraire, poursuivre la vision tragique dans tous les dom aines de la
sur D escartes, P ascal p o rte to u jo u rs des ju g em en ts dédaigneux. Mais il ne fa u t
p as que ces ju gem ents nous d o n n en t le change e t fassent oublier les ressem blances pensée philosophique, élaborer une épistémologie, une éthique,
de pensée qui ab o n d en t en tre les deux philosophes... E n effet, il n ’est p as im possible une théorie des êtres v ivants, une esthétique, une philosophie
de tro u v e r chez P ascal u n ratio n alism e qui présente des tr a its com m uns avec
celui de D escartes... religieuse et poser même les prem iers fondem ents d ’une philo­
« Avec D escartes, P ascal considère que to u te la dignité de l’hom m e consiste en sophie de l’histoire. Pascal, centré p ar contre sur la seule
la pensée e t que, dans le dom aine du corps, règne un au to m atism e : c’est le principe chose à laquelle sa vision accorde une valeur au thentique (et
des anim aux-m achines qui explique la théorie pascalienne de l ’abêtissem ent. E nfin,
on p o u rra it m o n tre r avec M. L ap o rte que P ascal définit d ’une m anière analogue qui est hors de la portée hum aine) : le tran scen d an t, insiste en
le concours de la raison e t de la volonté dans la croyance » (p. 159-161). épistémologie et en m orale su rto u t sur l’insuffisance des ré a ­
Mlle Lewis (A ugustinism e et Cartésianisme à Port-Royal, dans Descartes et le
cartésianism e hollandais P . U. F ., 1951) cite en les a p p ro u v an t les m ots de L ap o rte : lisations hum aines et ne tra ite que d ’une m anière accessoire
« L a concordance est fra p p a n te en tre l ’idéal religieux de D escartes e t celui des l’esthétique et le problèm e des êtres v ivants.
A ugustiniens P o rt-R o y alistes », et to u t en m en tio n n an t l’existence de certains j a n ­
sénistes q ui m e tte n t en garde A rnauld contre u n e assim ilation globale e t que De même, plus conséquent à l’intérieu r de la vision tragique
la « défense des in té rê ts de la religion p o u v ait engager... à une critique précise que ne le sera K a n t un siècle plus ta rd , il n ’ouvre aucune pers­
des p o in ts présum és dangereux » (c’est le cas de D u V ancel auquel est consacrée
l ’étu de) affirme néanm oins le cartésianism e foncier de P o rt-R o y a l dans son
pective sur la philosophie de l’histoire.
ensem ble. S ur P ascal nous apprenons que ses « réserves au su je t de D escartes Cette différence — et quelques autres que nous rencontre­
so n t bien connues. E ncore conviendrait-il de distinguer la m éfiance de l ’expéri­ rons encore — s’explique, nous semble-t-il, en prem ier lieu
m e n ta te u r scientifique contre le théoricien déductif... e t le renoncem ent de l ’as­
cète q ui a v a it éprouvé la v a n ité des princes de l’esp rit » — la différence est p ar le fait qu’au x v m e siècle K a n t exprim e en Allemagne
donc scientifique e t p ratiq u e, m ais non p as philosophique. « E t su rto u t il ne l’idéologie de la fraction la plus avancée de la bourgeoisie, ce
fa u d ra it p as oublier les p oints de rencontre : N on seulem ent u n fragm ent de
l'A r t de persuader p o u v ait ê tre inséré, l ’année de la m o rt de Pascal, dans la très qui donne à son systèm e sa grande portée historique, et l’attach e
cartésienne Logique de Port-Royal; m ais en outre, Pascal com m e D escartes fa it de la lui-m êm e, m algré la tragédie au m onde actuel, réel et concret
pensée l ’a ttr ib u t essentiel de l ’hom m e, ta n d is que les anim aux so n t de pures
m achines » (p. 138-139). tan d is que le jansénism e — et Pascal — exprim aient en F rance
A joutons que p o u r c e tte dernière affirm ation, Mlle Lewis renvoie sim plem ent la conscience possible de la noblesse de robe, couche in term é­
au x pensées 340-344, sans les citer e t sans dire u n seul m o t de la pensée 340 qui diaire, sans avenir, dépassée p ar l’histoire et que to u t éloignait
affirme explicitem ent le contraire.
de l’action. C’est pourquoi Pascal p eu t bien plus que ne le
250 LE D I E U CACHÉ LES Ê T R E S VIVANTS ET L ’ESPACE 251

fera K a n t vivre ju sq u ’aux dernières conséquences la tragédie


et se replier entièrem ent sur le tran scen d an t L II
Un autre facteur a cependant pour le moins favorisé cette
différence entre les deux philosophies, à savoir les positions
N otre analyse de la conception pascafienne de la vie et de
théoriques auxquelles elles avaient à s’opposer.
la n atu re des êtres v iv an ts sera brève; nous y reviendrons d ’ail­
E n France, au x v u e siècle, la classe ascendante, le tiers état,
leurs au chapitre su iv an t et, de plus, il existe déjà une très
est représenté en philosophie p ar le rationalism e dogm atique
belle étude consacrée à ce s u j e t 1.
de D escartes 12, tandis q u ’en face de K a n t se dresse la pensée
Notons cependant, dès m ain ten an t, u n fait curieux et sug­
philosophique d ’une bourgeoisie qui avait déjà pris le pouvoir,
gestif. Le courant arnaldien qui é ta it fortem ent tein té de car­
l’em pirism e anglais, représenté su rto u t p ar la philosophie
d ’H um e. tésianism e, com prenait en effet — on le sait — de nom breux
« disciples de S aint A ugustin », ralliés entre autres à la théorie
C’est un signe de paren té profonde entre les deux pensées
cartésienne des anim aux-m achines. L orsqu’on connaît la n a ï­
que Pascal se soit créé un antagoniste sceptique (en p artie
veté — et nous serions ten tés de dire la bonne foi — avec
fictif) en M ontaigne, tandis que K a n t s’opposait au ratio ­
laquelle on a dans ce m ilieu soit caché et étouffé soit assimilé
nalism e de W olff et de L eibnitz; il ne reste pas moins vrai
et déformé les positions divergentes à l ’in térieur du m ouve­
que pour Pascal la tâche essentielle et urgente était de m on­
m ent (su rto u t lorsqu’il s’agissait d ’affirmations concernant des
tre r contre Descartes les lim ites et l’insuffisance de la raison,
personnages décédés comme Barcos ou Pascal, qui ne pou v aien t
tand is que K a n t s’atta c h a it à défendre contre H um e la valeur
plus réagir et se défendre), il n ’y a pas à s’étonner en ap p re­
relative et insuffisante sans doute — m ais néanm oins effec­
n a n t l’existence de deux tém oignages pro v en an t l’un (celui de
tive, de réalisations de celle-ci.
M arguerite Perrier) du milieu arnaldien, l’autre de B aillet 2,
INous tâcherons cependant dans les pages qui suivent de
qui affirm ent que Pascal ad o p tait sur ce p oint les positions
m on trer — en exposant la pensée de Pascal — su rto u t les
cartésiennes.
analogies qu elle présente avec celle de K a n t, analogies qui
L ’historien n ’a certes pas le d roit d ’ignorer ces tém oignages,
nous paraissent en mêm e tem ps plus profondes et moins
il ne saurait cependant les accepter qu’avec prudence et cir­
connues que les différences réelles et notoires qui séparent
les deux philosophies 3*123. conspection.
Or, — et ceci v a u t su rto u t pour ces dernières années, — de
nom breux interprètes influencés p ar la thèse de L aporte 3 (qui
1. D e m êm e nous devons c o n sta te r que la ru p tu re trag iq u e se situe chez K a n t
e t m êm e dans la philosophie et la litté ra tu re allem andes du d ébut du x ix e siècle, rapprochait les positions de Pascal de celles de Descartes, au
en général, entre le théorique e t le p ra tiq u e , en tre la pensée e t l ’action, alors q u ’elle point de presque les identifier), les ont acceptées sans contrôle
se place, chez P ascal e t R acine, à l ’in térieu r de la conscience en tre la raison et les sérieux. E t ceci bien que rien ne garantisse que M arguerite
passions. C e tte différence nous sem ble liée au fa it que la bourgeoisie allem ande é ta it
p artag ée en tre son ad m iratio n de la R évolution française e t l’im possibilité objec­ P errier ou B aillet fussent particulièrem ent qualifiés pour com ­
tiv e de réaliser une R évolution analogue en Allem agne, alors q u ’en F rance la noblesse prendre et connaître la pensée de Pascal.
de robe se tro u v a it tiraillée su r le p lan de la conscience même en tre son atta c h e m e n t
au g ou vernem ent m onarchique e t son opposition à celui-ci. Or, lorsque Desgrippes a fait l’inventaire des tex tes pasca-
P", ^ e?t pourquoi,^ m algré son caractère dialectique, m algré sa profondeur e t sa
p é n é tra tio n , la pensée trag iq u e de P ascal restera — com m e le jansénism e d an s son
ensem ble — u n phénom ène passager e t sans lendem ain. C’est sous le signe du catio n essentielle de l’acte m o ral, qui est l ’effort e t le sacrifice.C ette idée, q u i est
égalem ent celle de R ousseau, se dégage de façon irrésistible des Pensées. P ascal,
socialèaniSme '*Ue Se Cn * rance développem ent réel de la pensée e t de la vie
enfin, ne croit p a s au p rim a t de l’intelligence. Que restait-il à lui su b stitu er q u e le
3. N ous croyions avoir été le p rem ier à avoir rem arq u é la p a re n té entre les deux p rim a t de l’étlîique, c’est-à-d ire la thèse fo n d am en tale e t com m une de R o u sseau
pensees, lorsque nous l’avons lu dans l’ouvrage de M. A. A dam : Histoire de la e t de K a n t? »
littérature française au X V I I ? siècle, t. I I, p. 294-295 (P aris, D o m at, 1954), q u ’ « u n L ’idée d ’u n rap p ro c h em en t en tre les pensées de P ascal e t de K a n t n ’est donc
jo u r de lassitude, l’a u te u r de la Philosophie morale de K a n t, V ictor D elbos , d ira p as aussi nouvelle e t in a tte n d u e que nous le croyions en co m m en çan t ce tra v a il.
rP*T' n a H’1'1 trou vé chez le philosophe allem and qui ne fû t d éjà dans P ascal ». I l é ta it néanm oins im p o rta n t de la p réciser p a r une analyse concrète d u schèm e
D e plus, M. A dam ajo u te lui-m êm e les lignes su iv an tes : « Les Pensées o n t bafoué d ’ensem ble des deux philosophies.
le D roit n aturel. Mais R ousseau le fera à son to u r e t rep re n d ra les argum ents m êm es 1. Georges D esgrippes : Études sur Pascal, P aris, P ierre T équi. A ppendice I :
de Pascal. Il en tire ra ce que Pascal, en 1660, ne p o u v ait encore en tire r, m ais q ui « Les anim aux-m achines », p. 103-125.
se trouve exactem en t dans le prolongem ent de sa pensée : la théorie de la volonté 2. A drien B aillet : L a V ie de M . Descartes, 2 vol., P aris, 1661, t. 1, p. 52.
generale. Les Pensées o n t d it que la loi é ta it ju ste parce q u ’elle é ta it la loi. R ous- 3. E ncore fau t-il a jo u te r que L ap o rte lui-m êm e é ta it b ien plus p ru d e n t; d ’après
seau le dira aussi, e t K a n t après lui, et l’on ne 6e tro m p e ra it guère en d isa n t que lu i, P ascal « n ’a jam ais précisé sa pensée su r ce p o in t, où il ne lui é ta it sans d o u te
les Pensees co ntien nent en germ e l’im p é ra tif catégorique. L ’éthique du philosophe pas possible d ’a rriv er à au tre chose q u ’à des co n jectu res. » (J . L a p o rte : Le C œ u r
e K œ m gsberg repose sur ce tte idée que la philosophie des lum ières, parce q u ’elle et la raison selon Pascal, P aris, E lzévir, 1950, p. 89.)
est une philosophie de l ’unité, com prom et to u te vie m orale, m éconnaît la signifî- M. D esgrippes se rallie d ’ailleurs d an s sa conclusion à cette affirm ation.
252 LE D IE U CACHÉ LES Ê T R E S VIVANTS ET L ’ESPACE 253

liens a y a n t tra it aux anim aux, le ré su ltat a été concluant (et logiste qu’il é ta it : c’est l’autom atism e qui m et en je u le ra p ­
cela bien qu’extrêm em ent prudent, il ait été lui-même p lu tô t p o rt de l’âme et du corps chez l’hom m e et qui nous fait spon­
enclin à faire confiance aux tém oignages de M arguerite P errier tan ém en t et insensiblem ent tom ber dans la croyance. Or, pour
et de Baillet). étudier les lois de ces fonctions spontanées, il n ’é ta it pas besoin
Plusieurs fragm ents des Pensées (341 et 342) affirm ent expli­ selon lui d ’avoir pris un p arti sur la n atu re de l’in stinct. N ’ou­
citem ent que les anim aux n ’ont ni esprit ni langage, ce qui est blions pas que Pascal est un m oraliste, un exégète et un conver­
d ’ailleurs évident. tisseur d ’âmes bien plus qu’un philosophe, et qu’à l’égard des
A u cun texte de Pascal n'affirme la thèse des animaux-machines, systèm es il av a it un scepticisme d ont il n ’a pas fait m ystère.
plus encore, aucun te x te de Pascal ne perm et de conclure q u ’il E st-il probable q u ’après avoir renoncé à décrire dans le détail la
av ait probablem ent em brassé cette opinion. Plusieurs tex tes, m achine de l’univers, il ait jugé m oins ridicule et plus oppor­
p ar contre, em ploient une term inologie qui, si on la prend à tu n de « composer la m achine » des organism es anim aux? »
la lettre, obligerait à inférer q u ’il a d m ettait précisém ent le Nous pourrions arrêter ici ce paragraphe et renvoyer le lec­
contraire. On p eu t sans doute, comme l’envisage Desgrippes, te u r au te x te de Desgrippes qui nous p a ra ît d ’a u ta n t plus
penser que dans ces textes, dont le b u t n ’est pas d ’affirmer convaincant que ses conclusions sont plus m odérées et q u ’il
explicitem ent que les anim aux sont ou ne sont pas des m achines, refuse d ’affirmer — m algré son analyse qui le suggère assez
Pascal « juge suffisant de garder le langage com m un, sans n ettem en t — que pour Pascal les anim aux, loin d ’être des
prendre p arti sur la n atu re de l’instinct » (p. 116), mais Des­ autom ates, constituent, comme pour K a n t, un troisièm e règne
grippes est obligé d ’ajouter lui-même que « m algré to u t, on ne interm édiaire de la réalité, situé entre la m atière régie p ar le
p eu t se défendre contre une sérieuse im pression : ce n ’est pas m écanisme et le dom aine hum ain de l’esprit.
là le langage du m écanism e ». Il y a cependant dans la conclusion que nous venons de lire
E nfin, un fragm ent (340) oppose explicitem ent la m achine un p oint sur lequel nous nous séparons de Desgrippes et qui
la plus perfectionnée, la m achine arithm étique, aux anim aux nous p araît suffisam m ent im p o rtan t pour nous y arrêter quel­
qui « o n t de la volonté 1 ». ques in stan ts : c’est l’in terp ré tatio n du fragm ent 79 que sa
Ju sq u ’ici, nous avons suivi Desgrippes, dont nous nous p er­ conclusion m entionne en to u t dernier lieu.
m ettons de citer in extenso les conclusions : « D escartes. — Il fa u t dire en gros : « Cela se fait p a r figure
« La question reste donc ouverte. Il n ’y a ni de suffisantes et m ouvem ent », car cela est vrai. Mais de dire quels, et compo­
raisons d ’incrim iner les tém oignages ni des textes assez nom ­ ser la m achine, cela est ridicule. Car cela est inutile, et incer­
breux et explicites chez Pascal pour les m ettre en contradic­ ta in et pénible. E t quand cela serait vrai, nous n ’estim ons pas
tion avec ces tém oignages. Nous n ’avons pu que soulever que to u te la philosophie vaille une heure de peine. »
quelques doutes, m ais faire un choix b ru ta l contre le m éca­ S uivant en cela une in terp rétatio n traditionnelle et qui, à
nism e anim al serait tém éraire. notre connaissance, n ’a jam ais été mise en doute, M. D es­
« Ce qui est hors de doute, c’est que le langage de Pascal grippes adm et qu’il s’agit, dans ce fragm ent, uniquem ent de
varie selon les circonstances : ta n tô t il adopte presque la te r­ la « m achine de l’univers ». Or, rien ne nous p araît moins
minologie cartésienne, ta n tô t il em prunte la m anière commune certain. D ans le m eilleur des cas, il nous semble q u ’il fau d rait
de p arler de l’instinct. Ne serait-ce pas l’indice q u ’il ne se sou­ adm ettre que ce te x te s’applique à to u t ce qui dans la pensée
ciait pas trop de construire un systèm e explicatif de l’au to ­ cartésienne é ta it « m achine », autom ate, c’est-à-dire aux a n i­
m ate anim al? U n au tre autom atism e, comme nous l’avons v u m aux et à l'univers physique dans son ensemble.
dans les chapitres précédents, a beaucoup plus intéressé l’apo- A ucun argum ent sérieux n ’a en effet jam ais été, à n o tre
connaissance, invoqué pour ju stifier l ’in terp rétatio n qui exclut
1. P ascal :
les prem iers et lim ite à l’U nivers le cham p du fragm ent 79. E t
« L ’histoire du b ro ch et e t de la grenouille de L ia n co u rt : ils le fo n t to ujours, e t cela pour la bonne raison que son application aux anim aux n ’a
jam ais au trem en t, ni a u tre chose d ’esprit » (fr. 341). jam ais été envisagée sérieusem ent. Nous sommes ici — comme
« Si u n anim al faisait p a r esprit ce q u ’il fa it p a r in stin c t, e t s’il p a rla it p a r esprit
ce qu il p arle p a r in stin ct, p o u r la chasse e t p o u r av e rtir ses cam arades que la dans le cas de l’affirm ation des disciples de L aporte, que, pour
proie est tro uv ée ou p erdue, il p a rle ra it bien aussi p o u r des choses où il a plus Pascal, les anim aux sont des m achines — devant u n de ces
d affection, com m e p o u r dire : « Rongez cette corde qui m e blesse, e t où je ne
puis atte in d re » (fr. 342). lieux communs im plicites qui s’insèrent trop bien dans l’en­
« L a m achine d ’arith m é tiq u e fa it des effets qui a p p ro c h e n t plus de la pensée semble d ’une in terp ré tatio n pour qu’on se dem ande encore
que to u t ce que fo n t les an im au x ; m ais elle ne fa it rien q ui puisse faire dire q u ’elle a v a n t de les accepter sur quoi ils s’appuient et dans quelle
a de la volonté com m e les an im au x » (fr. 340).
254 LE D I E U CACHÉ LES Ê T R E S VIV A N T S ET L ’E SP A C E 255

m esure ils sont valables. Il suffit cependant de poser expli­ son époque les plus m odernes de l ’histoire de la pensée biolo­
citem ent ce problèm e pour constater q u ’ils n ’ont qu’un fonde­ gique h
m en t extrêm em ent mince, quand il ne fa it pas entièrem ent A joutons que cette in terp ré tatio n cadre p arfaitem en t avec
défaut. to u s les autres textes analysés p ar Desgrippes, qui se réfèrent
Nous ne pouvons évidem m ent pas non plus prouver de au x anim aux (et aussi avec to u te une série de tex tes épisté­
m anière certaine que le fragm ent 79 se réfère aussi ou même m ologiques), e t su rto u t q u ’ebe rapproche étroitem ent su r ce
en prem ier beu aux anim aux. Il nous semble cependant que chapitre les positions de Pascal de celles de K a n t d ont — nous
cette hypothèse s’accorde incom parablem ent m ieux que l’in ­ aurons l’occasion de le souhgner — ebes se rapprochent aussi
terp rétatio n traditionnelle, avec l’épistémologie pascabenne sur beaucoup d ’autres points et su rto u t p a r le tracé schém a­
que nous allons exam iner dans le chapitre suivant. tiq u e de l’ensemble dès deux philosophies.
U n au tre argum ent, qui ne nous p araît il est vrai non plus Ce sont là une série de raisons qui nous paraissent sinon
absolum ent dém onstratif, m ais qui n ’est pas négligeable, est contraignantes, to u t au moins suffisamm ent im p ortantes, p o u r
la co nstatatio n que l’in terp ré tatio n traditionnelle fait du frag­ nous faire préférer l’in terp ré tatio n que nous proposons à une
m en t 79 un beu com m un, qu’on p ourrait tro u v er sous la plum e in terp ré tatio n à l’appui de laquebe nous n ’avons ju sq u ’ici
de n ’im porte quelle religieuse ou de n ’im porte quel solitaire rencontré aucun argum ent d ’égale im portance.
du groupe Barcos, m ais qui n c s p a ra ît sinon impossible Essayons en effet de lire le fragm ent 79 en a d m ettan t q u ’il
to u t au moins difficilement concevable sous la plum e de P as­ s’agit non pas de l’univers exclusivem ent, m ais aussi des an i­
cal. m aux.
Ce q u ’il pensait de la géom étrie — et cela s’applique certaine­ Quelle est dans ce cas l’affirm ation de Pascal et en quoi s’op­
m ent à la science en général — il l’a dit dans la célèbre lettre pose-t-il à D escartes? (Pour pouvoir com parer la position de
du 10 août 1660 à F erm ât. Elle est « le plus h a u t exercice de Pascal avec les théories postérieures et même to u t à fa it
l’esprit; mais en mêm e tem ps je la connais pour si inutile, que m odernes, nous substituerons aux m ots « cela se fait p ar figure
je fais peu de différence entre un homme qui n ’est que géom ètre et m ouvem ent » les term es « explication m écanique » ce qui
et u n habile artisan. Aussi je l’appelle le plus beau m étier du ne change en rien le sens et perm et de com parer le te x te - de
m onde; mais enfin ce n ’est qu’un m étier; et j ’ai d it souvent Pascal à la fois avec les positions de Descartes, de K a n t et avec
qu’elle est bonne pour faire l’essai, m ais non pas l’emploi de la réflexologie behaviouriste m oderne.)
n otre force : de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la Que nous d it en effet Pascal? Il adm et comme le fera plus
géom étrie et je m ’assure fo rt que vous êtes fort de m on h u ­ ta rd K a n t (et comme le font d ’ailleurs les « gestaltistes »
m eur ». contem porains, avec G oldstein ou M erleau-Ponty) que dans
E n dépit de leur ressem blance, il y a loin de ce tex te paradoxal, l’ensemble l’organism e se compose d ’un très grand nom bre de
qui affirme que la géom étrie est m algré to u t « le plus beau m étier m ontages m écaniques, de réflexes conditionnels, si l’on v eu t
du m onde » et qu’on peut y faire « l’essai sinon l’emploi de em ployer un term e m oderne. « I l fa u t dire en gros : « cela se fa it
n o tre force » même s’il ne fau t pas faire deux pas pour elle, à par figure et mouvement », car cela est vrai ». Il est cependant
l’affirm ation absolum ent non paradoxale et contraire et à la im possible disait K a n t d ’arriver p ar des explications m éca­
vie et à la pensée de Pascal, qu’il fa u t se contenter sur le plan niques à rendre com pte de l’ensemble d ’un organism e. C’est
scientifique de quelques approxim ations générales et vagues exactem ent ce que nous enseigne Pascal (et là-dessus les ges­
sans en trer dans le détail de la recherche, et plus encore que la taltiste s et les penseurs dialectiques m odernes sont encore
vérité même si elle é ta it accessible ne v au d rait pas une heure p arfaitem ent d ’accord). M ais de dire quels et composer la machine
de peine (n’oublions pas que s’il est v ra i que Pascal ne ferait cela est ridicule. D ans cette proposition Pascal nous p a ra ît
pas deux pas pour la géom étrie, c’est parce q u ’elle n ’est pas la d ’ailleurs bien plus m oderne et plus proche de la biologie
vérité suprêm e, purem ent vraie qui saurait dém ontrer ses p rin ­ contem poraine que ne l’é ta it K a n t. Car ce dernier s’est contenté
cipes) . de constater l’im possibilité de « construire la m achine », m ais 1
Il suffit cependant d ’ad m ettre que dans le fragm ent 79 le m ot
« m achine » signifie non pas exclusivem ent, m ais aussi « ani­ 1. M. A lexandre K o y ré a a ttiré n o tre a tte n tio n su r le fa it que ce te x te est p ro ­
m al » — et nous répétons que rien ne justifie p lu tô t l’in ter­ b ab lem en t une critique du cartésianism e d an s u n e p erspective aristotélicienne.
p ré ta tio n traditionnebe que la nôtre — pour que nous nous C’est pro b ab lem en t vrai, m ais u n e position q u i refuse la m étap h y siq u e e t la p h y ­
sique aristotéliciennes, p o u r ne g ard er que l ’organicism e biologique, nous sem ble
trouvions d evant un des tex tes les plus rem arquables, et pour précisém ent une position d ’av an t-g ard e.
256 LE D I E U CACHÉ LES Ê TR E S VIVANTS ET L ’ESPAC E 257

il pensait encore que les explications m écaniques, dans la sans doute une action, une influence qui agit dans ce sens et il
m esure, assez lim itée sans doute, où elles sont valables en bio­ ne fau t pas l’ignorer, il fa u t même lui accorder une place très
logie, s’y appliquent de la même m anière q u ’en physique. Ce im p o rtan te dans l’étude, mais le facteur essentiel qui agit sur
sont les études des « gestaltistes » en prem ier lieu, qui on t mis la toile de fond et à l’intérieur du déterm inism e est pour les
en lum ière le fait que les m ontages m écaniques ont un caractère pensées statiques de la tragédie, ou du gestaltism e, l’élém ent
v icariant, et que l’un p eu t très bien se su b stitu er à un au tre lors­ spécifique à l’ordre dans lequel se situe l’être étudié et pour la
q u ’il est plus adapté aux tendances de l’organisme ou lorsque pensée dialectique, l’avenir, le devenir de l’histoire.
le prem ier fait défaut. C’est-à-dire en langage pascalien, q u ’un Nous arrêterons ici ce paragraphe, l’in terp rétatio n que nous
des principaux progrès de l’École de la Form e p ar ra p p o rt aux proposons du fragm ent 79 nous paraissan t probable m ais non
positions kantiennes a été de constater que non seulem ent il pas définitivem ent établie; av a n t de la récuser, il fau d rait
est impossible de composer la machine m ais que même là où l’on cependant tro u v er des argum ents d ’un poids au moins égal en
p eu t dire en gros cela se fait p ar figure et mouvement, il est faveur de l’in terp ré tatio n traditionnelle.
impossible de dire rigoureusement quels, parce que, selon leurs D ’autre p a rt, et quoi qu’il en soit du fragm ent 79, il nous
fonctions dans l’ensemble du com portem ent, certains m ontages semble im p o rtan t de constater que l’affirm ation de l’accord
se sub stitu en t au besoin à ceux qui agissent habituellem ent. entre Pascal et Descartes sur la m anière de concevoir l’orga­
De même, Pascal anticipe la critique goldsteinienne de la nism e v iv an t, qui était devenue à un certain m om ent une sorte
réflexologie, qui nous d it que l’essai de construire l’organisme à de lieu com m un des pascalisants, ne repose sur aucun fonde­
p a rtir des m ontages m écaniques est inutile et incertain (nous m ent sérieux, si ce n ’est sur une tendance idéologique à carté-
savons déjà pourquoi) et pénible, parce qu’on est obligé d ’in ­ sianiser les positions tragiques de l’extrém ism e janséniste.
troduire continuellem ent des facteurs nouveaux, inhibitions, C’est dire à quel point il fau t dans l’in terp rétatio n de la p en ­
inhibitions d ’inhibitions, etc. (qui ressem blent étrangem ent sée pascalienne, se garder des assim ilations im plicites avec telle
aux célèbres épicycles, qu’il fallait com pliquer à l’infini pour ou telle tendance qui lui é ta it contem poraine ou à laquelle
défendre l’hypothèse géocentrique contre l’hypothèse coper- adhère l’historien. Pascal est un penseur original au sens le
nicienne). Reste la dernière proposition. E t quand cela serait vrai, plus fort du term e. C’est dans son tex te, tel qu’il l’a écrit, et
nous n ’estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de dans son tex te en prem ier heu qu’il fa u t chercher la significa­
peine. C’est, nous l’avouons — dans ce fragm ent — la partie tio n de son œ uvre.
la plus difficile à in terp réter de m anière satisfaisante! Nous
avons déjà dit pourquoi il nous p araît difficile de la réduire —
dans le contexte — à l’affirm ation qui serait p ar contre naturelle III
chez Barcos ou Singlin, que la connaissance physique et bio­
logique n ’a aucune im portance p ar ra p p o rt aux vérités du
salut. (Pascal le pensait aussi sans doute, mais il ne l’au rait pas E n abordant les tex tes philosophiques de Pascal qui concernent
d it ainsi.) Plus plausible nous p araît être p ar contre l’in terp ré­ la stru ctu re physique de l’univers (et non pas ses tra v a u x p ro ­
ta tio n qui voit dans cette phrase l’affirm ation que si le m éca­ prem ent physiques et de m athém atiques pour l’analyse des­
nism e était vrai en biologie, cette science ne v au d rait pas une quels nous m anquons de com pétence et qui ont déjà été étudiés
heure de peine, parce qu’elle se serait niée elle-même, parce p a r des spécialistes), on a presque l’im pression de dire une b a n a ­
q u ’elle au rait non pas expliqué m ais nié le caractère spécifique lité (si on ne s’apercevait que cette b analité a échappé à la
de la vie en la réduisant à la m atière non vivante. Prise en ce p lu p a rt des historiens) en relevant l’étroite p aren té entre la
sens — et le tex te en son aspect littéral ne favorise pour le position de Pascal et celle de la philosophie critique de K a n t.
moins pas une autre in terp rétatio n — elle p eut être assumée P our les deux penseurs, l’univers physique — et to u t ce qui
p a r n ’im porte quel penseur dialectique, et reste aussi conforme est connaissable sur le plan théorique de la raison (chez Pascal)
à l’esprit de la philosophie kantienne. Pour la pensée dialec­ ou de l’entendem ent (chez K ant) — ne prouve plus l’existence
tiq u e to u t être est en effet un être en devenir, pour la pensée de Dieu ni comme certitude ni comme probabilité. Il n ’existe
tragique ce devenir se fige en une hiérarchie discontinue et ni preuve physique ni d ’ailleurs preuve ontologique, de cette
q ualitative (les trois ordres chez Pascal et chez K ant), m ais existence. La célèbre proposition dans laquelle K a n t résum ait
l’une et l’autre n ’on t jam ais pensé q u ’on puisse expliquer v ala­ sa position « j ’ai dû abolir le savoir pour faire place à la foi »
blem ent le supérieur p ar l’inférieur, l’avenir p ar le passé. Il y a s’applique rigoureusem ent aux Pensées, e t il nous semble qu’on
258 LE D I E U CACHÉ LES ÊTRE S VIVANTS ET L ’ESPACE 259

p o u rrait affirmer à juste titre qu’il n ’y a pas une différence éternel de ces espaces infinis m ’effraye », et bien que l’on puisse
essentielle 1 de contenu entre les postulats pratiques et le pari. aussi citer des textes comme : « Il est le plus grand caractère
Dans un article très rem arqué 12 ainsi que dans sa conférence sensible de 'la toute-puissance de Dieu, que notre im agination
ati colloque de R oyaum ont, M. de Gandillac a m ontré com m ent se perde dans cette pensée », qui dans le fragm ent 72 suit la
une im age classique, celle de la sphère dont le centre est p a rto u t caractérisation de l’univers comme sphère dont le centre est
et la circonférence nulle p a rt, qui au d ép art désignait la divi­ p arto u t, et la circonférence nulle p a rt, il semble p ar le contexte
n ité il est vrai soit comme intelligible, soit comme inintelli­ même de ce dernier passage que le caractère m uet, inconnais­
gible, a été employée p ar la suite à trav ers Nicolas de Cuse et sable de l’espace et de l’univers physique, soit le dernier m ot
Giordano B runo, pour désigner le m onde, et est devenue chez de la philosophie de Pascal.
Pascal une im age concernant exclusivem ent le m onde et l’im- P a r un certain côté, — le plus im p o rtan t sans doute — les
possibihté de le connaître et de le com prendre de m anière choses se présenten t d ’une m anière analogue dans la philosophie
valable. critique. L’espace est une forme de l’in tu itio n pure et ne nous
Le m onde physique a ceci de com m un chez Pascal e t chez renseigne en rien ni sur la liberté de la volonté ni sur l’im ­
K a n t que la science hum aine ne p eu t en aucun cas parvenir à m ortalité de l’âme, ni sur l’existence de Dieu. Il les cache, au
sa connaissance exhaustive (ni des parties ni de l’ensemble), contraire, en lim itan t la légitim ité de nos connaissances théo­
connaissance dont Vidée est m aintenue p o u rtan t en ta n t riques au m onde phénom énal de l’expérience.
q u ’exigence irréalisable dans chacune des deux philosophies, Ceci dit, il n ’en reste pas moins v rai que l’espace, et même
et aussi qu’il est absolument neutre p ar ra p p o rt à la foi, que s’il certains aspects du m onde physique, p résentent dans la philo­
ne nous in terd it pas de croire, il ne nous incite pas non plus à sophie critique encore une au tre signification qui semble in d i­
le faire. E n extrapolant, sans doute, m ais d ’une m anière qui quer une orientation différente et mêm e contraire. On connaît
nous semble valable, nous pourrions dire que la pensée du en effet la célèbre proposition dans la conclusion de la Critique
physicien — en tant que physicien — est pour Pascal et pour de la raison pratique qui rapproche le ciel étoilé et la loi m orale.
K a n t agnostique 31. « Deux choses rem plissent le cœ ur d ’une adm iration et d ’une
Nous n ’avons pas l’intention d ’exposer ici le schème concep­ vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à m esure
tu el des deux positions, qui m et en évidence leur parenté et que la réflexion s’y attach e et s’y applique : le ciel étoilé au-
q u ’il est facile de dégager p ar la lecture des textes. P a r contre, dessus de moi et la loi m orale en moi. »
nous voudrions nous arrêter brièvem ent à certains aspects du E t aussi les chapitres de la Critique du jugem ent consacrés à
problèm e de l’espace, et même du m onde physique dans son l’analytique du sublime sous ses deux formes : le sublime
ensemble, aspects p a r lesquels une certaine opposition semble m athém atique et le sublime dynam ique x.
se révéler entre les pensées de Pascal et de K ant. Or, dans tous ces tex tes, l’espace et même le m onde physique
T ou t le m onde connaît le célèbre fragm ent 206. « Le silence qui, sur le plan théorique séparent irrém édiablem ent l’homme
de Dieu, le relient au contraire à l’idée p ratiq u e de celui-ci sur
1. I l y a cep en d a n t une différence à laquelle K a n t lui-m êm e a u ra it sans d o u te le plan esthétique et à trav ers celui-ci sur le plan pratique.
accordé la plus grande im portance. L ’autonom ie de la loi m orale, su r laquelle se C’est pourquoi nous devons nous dem ander dans quelle m e­
fonde dan s la philosophie critique le p o stu la t de l ’existence de D ieu, n ’existe bien
en te n d u pas d an s la perspective des Pensées p o u r laquelle refus du m onde e t p a ri
sure nous sommes encore en droit de rapprocher deux systèm es
su r l’existence de D ieu c o n stitu e n t u n bloc inséparable. qui, sur un point aussi im p o rtan t, arriv en t — en partie to u t
Il nous sem ble, néanm oins, q u ’il s’a g it dans les deux cas d ’u n seul e t m êm e au moins — à des positions opposées.
co n ten u essentiel exprim é — il est v rai — sous deux form es p rofondém ent diffé­
ren tes. Sans pouvoir insister ici sur l’ensemble de la pensée de K a n t,
2. Maurice d e Gandillac : L a Sphère infinie de Pascal. Revue d'H istoire de notons cependant qu’elle nous p a ra ît très tô t dominée p ar
la philosophie et d'H istoire générale de la civilisation, Lille, 1943, n° 33, p. 32-45, e t
L a cosmologie de Pascal dans Pascal,l'hom m e et l'œ uvre,E d . de M inuit, P aris, 1955. l’idée de to talité et que, dès la Monadologia Physica de 1756,
3. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, la seule m anière q ui nous K a n t sépare l’espace de son contenu physique, précisém ent
sem ble possible de donner une certaine apparence de validité au x analyses de L ap o rte
est de les lim iter à la perspective philosophique dans laquelle D escartes e t P ascal
parce que le prem ier est un to u t an térieu r aux parties qui le
co ncev aien t le physicien e t le mathématicien, e t encore à condition d ’isoler ce p ro ­
blèm e de to u t le co n tex te q ui est non seulem ent différent m ais opposé.
E n ta n t que physiciens — M. B runschvicg l’a suffisam m ent m o n tré — les deux 1. A joutons que ce dern ier su rto u t se rap p ro ch e ju sq u ’à u n certain p o in t de
penseurs son t p rofondém ent différents, en ta n t que philosophes ils sont radicalem ent l ’im age pascalienne d u frag m en t 397, d an s la m esure où il s’ag it d ’u n u n iv ers q u i
opposés. L a seule analogie valable q u ’on p o u rra it é tab lir consiste en la séparation p o u rra it m ’écraser, m ais q u i e n m ’écrasan t re ste ra it encore plus p e tit e t plu s faible
radicale q u ’ils défen d en t l ’u n e t l’a u tre en tre la physique en ta n t que science e t que m oi à cause de la loi m orale qui est en m oi e t qui m e p e rm e ttra to u jo u rs de
la théologie. lui résister.
260 LE D I E U CACHÉ
LES Ê TR E S VIVANTS ET L ’ESPACE 261
com posent, alors que son contenu physique est composé d ’élé­
pensée kantienne que l’on p eu t suivre au delà de cette période,
m ents autonom es qui seuls ren d en t com pte de la constitution depuis les prem iers ouvrages du philosophe ju sq u ’à ses to u t
des ensembles.
derniers écrits.
Cette distinction est a l’origine de la future séparation des
La catégorie de la T otalité é ta n t cependant commune aux
formes de l’in tu itio n pure — espace et tem ps — d ’avec les philosophies de Pascal et de K a n t, il nous reste à nous dem an­
catégories de l’entendem ent dans la Critique de la raison pure der pourquoi ce dernier a fait de l’espace, et même parfois du
(non seulem ent on p eu t diviser l’espace à l’infini, mais encore tem ps, une des formes d ’expression privilégiées de cette caté­
to u t espace lim ité ne p e u t se concevoir que sur l’arrière-plan gorie, ce qui ne nous p araît pas être le cas chez Pascal. Bien
de l’espace infini dans lequel il est découpé).
que la réponse ne soit pas facile à donner de m anière certaine,
R evenant cependant en arrière, nous pouvons suivre p endant deux sortes de considérations nous sem blent pouvoir l’appro­
to u te la période pré-critique un développem ent et une élabo­
cher.
ratio n progressive de l’idée de to talité qui (s’affirm ant sur le 1° La prem ière concerne la stru ctu re interne, la cohérence du
plan m oral dans l’idée d ’une com m unauté universelle des
systèm e kantien. Car dans la m esure où K a n t — et c’est là
esprits et sur le plan théorique dans l’idée d ’univers) ap p araît
une des différences principales qui le séparent d ’avec Pascal —
de plus en plus comme le seul fondem ent possible d ’une preuve a mis au centre de son systèm e l’opposition entre la forme et
de l’existence de Dieu. E n même tem ps, cependant, cette to ta ­
la m atière, et où il a trouvé dans la Critique de la raison p ra ­
lité, qui au point de départ était, devient progressivem ent ce
tique une relation entre le donné formel de la loi morale et le
qu elle sera dans la philosophie critique : une to talité possible,
p ostulat pratique de l’existence de la divinité, il était norm al
a la realite de laquelle nous devons croire et à la réalisation de
qu’il cherchât aussi une relation entre, d ’une p a rt, les to talités
laquelle nous devons contribuer p ar nos actions pour des ra i­ formelles de l’in tu itio n pure (à savoir l’espace et le tem ps) et
sons p ratiq u em en t certaines. Le to u rn a n t de la période p ré­ même la to talité de l’univers vers laquelle ten d en t sans jam ais
critique à la philosophie critique s’exprim e encore dans une
pouvoir la réaliser les catégories de l’entendem ent et, d ’autre
scolie de la Dissertation de 1770 1.
p a rt, l’idée qui, dans le systèm e ne p eu t être que p ratiq u e, de
Disons aussi que les écrits posthum es (difficiles à dater) et
la divinité. Il y av ait ainsi une raison de cohérence in terne
1 Opus Posthumum contiennent un certain nom bre de passages
qui poussait K a n t à chercher entre l’espace, le tem ps et la
qui rapp ro chent l’espace de la divinité.
divinité, une relation sinon identique, to u t au moins analogue
Le ben qui, dans la période critique, s’exprim e dans le senti­ à celle qu’il av ait pu établir sur le plan p ratiq u e entre la loi
m ent du sublime et relie la perception de l’espace à l’idée du
m orale et l’existence de Dieu.
suprasensible, semble ainsi être un thèm e fondam ental de la 2° A cela, il fau t encore ajouter un au tre facteur pu rem en t
historique. A l’époque de Pascal, l’espace de la science était
1. E . K a n t : L a Dissertation de 1770, P aris, J . V rin, 1951, p. 67-68. « S’il é ta it l’espace cartésien,- alors q u ’à l’époque de K an t, c’é ta it l’es­
perm is de risq uer u n pas hors des lim ites de la certitu d e apodictique qui convient pace new tonien. Il suffit de se rappeler la célèbre expression
a la m étaph ysiq ue, il m e p a ra ît q u ’il v a u d ra it la peine d ’approfondir quelque peu
certains p o ints q ui concernent non seulem ent les lois de l ’in tu itio n sensible, m ais de Sensorium Dei pour concevoir to utes les conséquences qu’en­
ses causes, connaissables seulem ent p a r Ventendement. L ’esp rit h u m ain n ’est affecté tra în a it cette distinction. Sans doute, K a n t a-t-il refusé caté­
p a r les choses extérieures e t le m onde ne s’ouvre à lui indéfinim ent que dans la goriquem ent l’idée new tonienne d ’u n espace réel qui nous révé­
m esure où il est soutenu avec le reste, p a r la même puissance d 'u n être unique. Donc,
il ne sen t les choses extérieures que p a r la présence de la m êm e cause su sten ta- lerait l’existence et l’in tervention active de la divinité; il
tric e com m une, e t ainsi l ’espace, qui est la condition universelle e t nécessaire, a néanm oins subi l’influence de to u t un courant d ’idées dont
connue p a r la sensibilité,^ de la « com présence » de to u te s choses, p e u t être d it
L o m n ipr ése n c e ph é n o m én a l e (car la cause du to u t n ’est pas présente à to u te s on trouve l’expression dans la correspondance entre L eib­
choses e t à chacune parce q u ’elle serait présente à la place où elles sont, m ais il nitz et Samuel Clarke. Il suffit de lire les belles études de
y a des places, c est-à-dire des relations possibles des substances, parce q u ’elle
est in tim em en t présente à to u tes). D e plus, la possibilité de tous changem ents de Mme Hélène Metzger 1 pour voir à quel point la physique new ­
successions, d o n t le principe, en ta n t que connu p a r les sens, réside dans le concept tonienne, en affirm ant l’existence d ’une force rigoureusem ent
de tem p s, suppose la p erm anence d ’u n su b s tra t, d o n t les é ta ts opposés se suc­ inconcevable pour u n cartésien conséquent, la g rav itatio n ,
cèd en t; or, ce d o n t les é ta ts s’écoulent ne dure que soutenu p a r au tre chose; donc
le concept du tem ps, com m e u n iq u e, infini e t im m uable, dans quoi sont e t d u ren t l’existence de l’espace absolu et la nécessité pour Dieu de cor­
to u te s choses, est l 'éternité phénoménale de la cause générale. Mais il p a ra ît plus riger continuellem ent p a r des insufflations d ’énergie l’univers 1
avisé de suivre le rivage des connaissances à nous perm ises p a r la m édiocrité de
n o tre en ten d em en t, que de se risq u er dans la pleine m er des recherches m ystiques
telles que^ celles de M alehranche, d o n t l’opinion n ’est p as si éloignée de celle q ui
e s t exposée ici, p u isq u ’il pense que nous voyons tout en D ieu. » 1. H élène Metzger •: A ttraction universelle et religion naturelle chez quelques
commentateurs anglais de N ew ton, 3 vol., P aris, H erm an n , 1938.
262 LE D IE U CACHÉ LES Ê T R E S VIVANTS ET L ’ESPACE 263

qui rem plit cet espace, av ait constitué un to u rn a n t dans les m êm es délim itations symboliques au sein d ’une seule et même
relations entre la physique et la théologie. étendue. Mais il nous p araît déjà plus im p o rtan t de m ention­
Si la philosophie cartésienne apparaissait à Pascal et u lté­ ner que la situation est identique pour les âmes, en droit toutes
rieurem ent à to u t historien dialectique de la philosophie comme semblables, puisque leur seul a ttrib u t est la pensée et que « la
athéiste, séparant D ieu de l’espace et du m onde physique, en puissance de bien juger et de distinguer le vrai d ’avec le faux,
lui laissant pour ce qui concerne la m atière seulem ent une rela­ qui est proprem ent ce q u ’on nomme le bon sens ou la raison,
tion hau tem ent discutable avec le tem ps, la physique new to­ est naturellem ent égale en tous les hommes ».
nienne a été sentie p a r la p lu p art de ses contem porains comme Au fond, l’individualité n ’existe dans le systèm e cartésien
un retou r à l’union de la physique et de la théologie, et K a n t, que p ar l’union de l’âme et du corps, c’est-à-dire p ar le seul
en rap prochant Dieu et l’espace, ne faisait que reprendre et aspect de la réalité effectif, certain, puisque donné, m ais to u t
fonder philosophiquem ent les idées exprim ées p ar Clarke, p ar de même incom préhensible pour le dualism e du point de départ.
les autres penseurs étudiés dans le trav ail de Mme M etzger et A l’opposé de cette position, en distinguant l’espace vide
probablem ent p ar de nom breux autres contem porains. de la m atière, Pascal sauvegardait l’individualité même des
L ’espace cartésien cache Dieu parce q u ’il est uniform e sans corps physiques; et nous avons déjà vu q u ’il le faisait encore
qualités et entièrem ent rationnel, l’espace de Newton, qui réaf­ davantage sur le plan biologique et hum ain.
firme l’existence de lieux différents l’un de l’autre, et con­ Nous trouvons ainsi dans ce chapitre consacré aux êtres
tie n t un univers lié p a r le lien — ju sq u ’à E instein — p ro ­ viv an ts et à la physique le fondem ent, sur le plan ontologique,
fondém ent irrationnel de la gravitation , révèle au contraire de la controverse épistémologique que nous analyserons plus
l’existence de Dieu à l’homme qui v e u t.com prendre la réalité; loin entre deux positions philosophiques d ont l’une, celle
aussi les deux philosophies profondém ent apparentées, qui de D escartes, contin u an t sur ce point une trad itio n millénaire
affirm aient toutes deux l’im possibilité de prouver théorique­ n ’ad m ettait de science que du général, tan d is que l’autre —
m ent l’existence de la divinité, et la nécessité absolue de la celle de Pascal — ou v rait une nouvelle ère dans l’histoire de
postuler pour des raisons pratiques et qui affirm aient aussi le la pensée philosophique, en établissant sinon la réalité et la
besoin de chercher dans l’univers physique, biologique et his­ possibilité, to u t au moins l’exigence d ’une connaissance m étho­
torique, to utes les raisons théoriquem ent non pas certaines, dique et rigoureuse de l’individuel.
mais probables pour justifier ce p ostu lat, ont-elles trouvé une
raison p ratique analogue et se sont au contraire différenciées
sur le plan de l’espace non pas parce q u ’elles avaient deux
positions philosophiques différentes, m ais parce qu’elles ont ren ­
contré deux physiques différentes appelées à rem plir dans le
cadre du même schème d ’ensemble des fonctions opposées.
A vant de clore ce paragraphe, il nous p araît utile de souli­
gner encore un autre aspect philosophiquem ent im p o rtan t de
la différence entre la physique de Pascal et la physique carté­
sienne, celui qui porte non pas sur Dieu, mais sur le problèm e
connexe de l’individualité.
Il se trouve en effet que les deux problèm es sont indiscuta­
blem ent fiés, et que dans les philosophies atom istes qui poussent
l’individuafism e à l’extrêm e, au point, comme nous l’avons
déjà d it, de supprim er aussi bien la communauté que l’univers,
l’individu qui ne sau rait plus s’appuyer sur aucune réalité
transcend ante ne p e u t se justifier que dans la m esure où il
devient individu type et perd p ar cela même to u t caractère
spécifique.
C’est reprendre presque un lieu com m un que de rappeler
que dans la physique géom étrique de D escartes les corps n ’ont
plus de réalité propre q u ’en apparence, é ta n t séparés p a r les
l ’ é p i s t é m o l o g i e 265

E n com m entant ce te x te — et d ’autres analogues — G. Lu-


kàcs a p ar la suite dégagé dans une série d ’études réunies u lté­
rieurem ent en volum e 1 sa grande im portance épistémologique.
Il im plique, en effet — pour la prem ière fois dans le dom aine
des sciences positives 12 — l’affirm ation d ’une dém arche dialec­
CHAPITRE XII tique rigoureusem ent opposée à celle qu’em ploient encore
au jo u rd ’hui les sciences physiques et chimiques.
Dans ces dernières, la pensée progresse, en u tilisan t bien
L ’ÉPISTÉM O LO G IE entendu un systèm e d ’hypothèses, du fait individuel em pirique,
à la loi générale qui rég it tous les phénom ènes du même ty p e.
D ans le dom aine de l’histoire, p ar contre, le progrès de la
connaissance ne v a pas de l’individuel au général, m ais de
Les problèm es épistémologiques que rencontre l’historien, l’a b stra it au concret, e t cela v e u t dire de la partie individuelle
lorsqu’il aborde les Pensées, sont — comme pour n ’im porte à un to u t re la tif (individuel lui aussi), et du to u t aux parties.
quelle autre doctrine philosophique — m ultiples, et l’on ne P o u r le chercheur, la signification du fait individuel ne
saurait prétendre les étudier dans les quelques pages d’un cha­ dépend, en effet, n i de son aspect sensible im m édiat — il ne
pitre. Aussi nous contenterons-nous d ’exam iner trois d ’entre fa u t jam ais oublier que pour l’historien le donné em pirique
eux qui nous paraissent particulièrem ent im portants, ta n t en est ab stra it — ni des lois générales qui le régissent, mais de
soi que p ar leur relation avec le développem ent ultérieur de l’ensemble de ses relations avec le to u t social et cosmique dans
la pensée philosophique. A savoir : lequel il est inséré.
a) le problèm e de la connaissance de l’individuel et de la Une voiture est une voiture, c’est dans u n certain contexte
catégorie de la T otalité; seulem ent qu’elle se transform e d ’objet d ’usage en capital
b) la thèse et l’antithèse, le problèm e des vérités contraires et industriel ou commercial sans p o u r a u ta n t changer d ’aspect
c) la conscience et la « m achine », le problèm e des relations sensible. De mêm e, lorsqu’un hom m e achète une paire de
entre la pensée et l’action. chaussures et la paye avec une certaine somme d ’argent, le
sens et les lois d ’évolution du phénom ène sont entièrem ent
différents selon que cet acte se passe dans une économie libé­
I rale ou dans une économie socialiste et planifiée, dans une
économie de paix ou dans une économie de guerre, etc.
Il serait facile de m ultiplier indéfinim ent les exemples (nous
D ans sa conférence de Bruxelles : Travail salarié et capital, en avons donné quelques-uns d’ordre philosophique et litté ­
M arx a développé une analyse qui a suscité p ar la suite une raire dans le prem ier chapitre de cet ouvrage), l’im p o rtan t est
longue discussion philosophique. de dégager les conséquences m éthodologiques et su rto u t épis­
« Le capital consiste en m atières prem ières, instrum ents de témologiques qu’ils com portent.
tra v a il et alim ents de to u te n ature qui sont employés à produire Ces conséquences sont nombreuses. D eux, cependant, nous
de nouvelles m atières prem ières, de nouveaux instrum ents paraissent particulièrem ent im p ortantes, aussi bien en soi que
de trav ail et de ses nouveaux élém ents. Tous ces élém ents sont pour l’étude de la pensée pascalienne.
créations du trav ail, produits du trav ail, travail accumulé. Le a ) L ’existence de deux sortes de dém arches de la pensée,
capital, c’est le trav a il accumulé qui sert à une nouvelle p ro ­ appliquables l’une et l’au tre à n ’im porte quel objet, m ais dont
duction. Ainsi p arlen t les économistes. Q u’est-ce q u ’un esclave l’une se ju stifie presque toujours en sciences physiques et chi­
noir? Un hom m e de race noire. Une explication v a u t l’autre. m iques et, p ar contre, très rarem ent et pour des connaissances
U n noir est un noir. C’est dans certaines conditions seule­ particulièrem ent pauvres en sciences hum aines (quelques vérités
m ent qu’il devient esclave. Une m achine à tisser est une m achine de sociologie ou d ’économie formelles. Voir à ce sujet K. Marx,
qui sert à tisser. C’est dans certaines conditions seulem ent Critique de l'économie politique. Préface), tandis que l’autre
q u ’elle devient capital; séparée de ces conditions, elle est aussi
peu capital que l’or est en soi m onnaie, ou le sucre, le p rix du 1. G. VON LukÀCS : G e s c h is c h t e u . K l a s s e n b e n u s s t s e i n .
sucre. » 2. H egel l ’a y a n t déjà fait su r le plan de l’analyse philosophicpie.
266 LE D I E U CACHÉ l ’ é p i s t é m o l o g i e 267

se justifie presque toujours en sciences hum aines et bien plus E ncore faut-il ajo u ter — et sur ce p o in t la pensée dialectique
rarem ent en sciences de la n atu re (géologie, biologie, etc.). dépasse précisém ent to u te philosophie tragique — que l’homme
La première allant de Y individuel au général, reste toujours é ta n t non pas spectateur m ais acteur à l’in térieur de l’ensemble
abstraite (la n ature du physicien et du chim iste est une abstrac­ hum ain et social, et l’expression de sa pensée é ta n t une des
tion valable et nécessaire pour l’action technique des hommes, formes — et non la moins efficace — de son action, le problème
m ais une abstraction. E n réalité, il y a non pas la loi intem po­ de savoir quelle perspective théorique sur la réalité sociale
relle de la chute des corps m ais seulem ent telle ou telle pierre a tte in t le plus grand degré d ’objectivité, n ’est pas seulem ent
qui tom be dans des conditions historiques et tem porelles p ré­ un problèm e de compréhension plus vaste et plus rigoureuse m ais
cises, qui en général n ’intéressent cependant pas le physicien). aussi et parfois en prem ier lieu (bien que les deux choses soient
L a seconde va de Yabstrait au concret, et cela signifie des parties étroitem ent bées et inséparables) un problèm e de ra p p o rt de
au to u t et du to u t aux parties, car la connaissance abstraite forces, d ’efficacité de l’action d ’un groupe social p artiel pour
des faits particuliers se concrétise p ar l’étude de leurs relations transform er la réalité historique de m anière à rendre vraies ses
dans l’ensemble, et la connaissance ab straite des ensembles doctrines; car pour la pensée dialectique les affirm ations
relatifs se concrétise p a r l’étude de leur structure interne, des concernant l ’homme et la réalité sociale ne sont pas mais
fonctions des parties et de leurs relations 1. deviennent vraies ou fausses, et cela p ar la rencontre de l’action
b) L orsqu’il ne s’agit pas de la connaissance abstraite du sec­ sociale des hom m es avec certaines conditions objectives, n a tu ­
te u r de l’univers (inexistant comme tel en réalité), qui ne sau­ relles et historiques.
ra it être lui-même sujet de connaissance et d ’action, secteur qui Cette introduction nous a p aru nécessaire pour com prendre
forme l’objet des sciences physico-chim iques, m ais de la réalité la signification et l’im portance de certains textes pascaliens
concrète, historique et sociale, notre prise de conscience ne se que nous allons exam iner m ain ten an t.
fa it plus de l’extérieur mais de l’intérieur, car nous faisons Il v a de soi qu’une p artie des idées qui précèdent, é ta it inac­
nous-mêmes p artie du to u t qu’il faut étudier, et notre connais­ cessible à to u te pensée tragique. S tatique, étrangère à to u te
sance se trouve p ar là même inévitablem ent placée dans une idée de devenir, dominée p ar la catégorie du to u t ou rien, elle
certaine perspective particulière, résu ltan t de notre place dans ne pouvait en effet élaborer ni l’idée de degré d'objectivité ni
l ’ensemble 12. celle d ’une action humaine qui tran sfo rm erait l’erreur en vérité
C’est pourquoi il est absurde de parler aujourd’hui 3 d ’une et la vérité actuelle en erreur fu tu re assurant ainsi le progrès.
connaissance objective sans plus de l’histoire et de la société. Il nous p a ra ît d ’a u ta n t plus im p o rtan t de souligner que nous
L a notion d ’objectivité ne p eut avoir dans ce dom aine de sens trouvons chez Pascal, et cela de m anière parfaitem ent cons­
p o s itif et contrôlable que si elle signifie degré relatif d'objectivité ciente et explicite, deux autres idées fondam entales de l’épis­
p ar rap p o rt aux autres doctrines ou analyses élaborées elles témologie dialectique; à savoir :
aussi dans des perspectives partielles différentes. a) Le fait que to u te connaissance valable d ’une réalité in d i­
viduelle suppose une dém arche qui v a non pas du particulier au
1. D ans l’in tro d u c tio n m éthodologique d éjà citée au m an u scrit posthum e de général mais de la partie au tout et inversement.
M arx récem m ent publié, on p e u t lire le passage su iv a n t : b) L’im possibilité pour l’homme d ’attein d re une connais­
« S’il n ’y a pas de p ro d u ctio n en général, il n ’y a pas de pro d u ctio n générale. sance de cette n atu re qui soit absolum ent valable en raison de
L a produ ction est to ujours une branche particulière de pro d u ctio n — p ar exem ple :
agriculture, élevage, m an u factu re, etc. — ou elle est totalité. Seulem ent, l’économ ie sa situation ontologique le sujet connaissant étant lui-même
p olitique n ’est pas technologie. Les rap p o rts en tre les d éterm inations générales partie intégrante du tout qui détermine la signification des phé­
de la production e t u n certain niveau social donné du développem ent des form es
de production avec les form es particulières de pro d u ctio n est à développer ailleurs nomènes et des êtres particuliers.
(plus tard ). E n fin , la pro d u ctio n n ’est pas non plus seulem ent particulière, car Il suffit de rappeler les deux passages, déjà m entionnés au cha­
c’est to ujo urs u n certain corps social, u n su je t social qui est a c tif dans une to t a ­
lité plus grande ou plus p au v re de branches de la p roduction. Le ra p p o rt en tre la
p itre I du fragm ent 172, pour com prendre à quel point la pen­
description scientifique e t le m ouvem ent réel n ’a pas non plus sa place ici. P ro ­ sée philosophique de Pascal m arque la naissance de l’épisté­
du ction en général. B ranches particulières de production. » (L. c., p. 7-8.) On p o u r­ mologie dialectique.
ra it, en d év eloppant le contenu de ces quelques lignes, exposer une p artie des
idées les plus im p o rtan tes de la m éthode dialectique. N ous ne pouvons m alheureuse­ « Si l’hom m e s’étu d iait le prem ier, il v errait combien il est
m e n t p as le faire ici. incapable de passer outre. Comment se pourrait-il q u ’une
2. Voir sur ce problèm e, L. G oldmann : Sciences hum aines et Philosophie, P . U. F.
3. D ans une société où il n ’y a u rait p as d ’antagonism es essentiels en tre les diffé­ p artie connût le tou t?M ais il aspirera peut-être à connaître au
re n ts groupes sociaux p artiels (classes, n atio n s, etc.), on p o u rra it p e u t-ê tre parler moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les
d ’une objectivité des sciences hum aines, analogue à celle des sciences physico-chi­
m iques. (Voir L. Goldmann : Sciences hum aines et Philosophie.)
parties du m onde o n t to utes u n tel rap p o rt et un tel enchaî-
268 LE DIEU CACHÉ l ’é pist é m o l o g ie 269
nem ent l ’une avec l ’au tre que je crois impossible de connaître l’expression écrite des idées, sur lesquels nous n ’insisterons pas
l’une sans l’autre et sans le to u t. » les ay a n t déjà discutés dans le chapitre I du présent ouvrage,
« Donc toutes choses é ta n t causées et causantes, aidées et et le fragm ent 1 sur la différence entre l’esprit de géom étrie et
aidantes, m édiatem ent et im m édiatem ent, et toutes s’e n tre te­ l’esprit de finesse.
n a n t p ar un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées Brunschvicg av ait déjà rem arqué la contradiction apparente
et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les p a r­ entre le fragm ent 1 et le fragm ent 2 qui p arlen t l’un et l’au tre
ties sans connaître le to u t, non plus que de connaître le to u t de géométrie pour l’opposer une fois à l’esprit de finesse où les
sans connaître les parties. » principes sont « déliés e t en grand nom bre », et l’au tre fois, au
On ne saurait sous-estim er l’im portance de ces deux textes. contraire, à ceux qui étudient « les effets de l’eau, en quoy il
Sans doute n ’exprim ent-ils pas chez Pascal le program m e d ’une y a peu de principes », tan d is que la géom étrie en « com prend
nouvelle connaissance dialectique et concrète des réalités in d i­ u n grand nom bre ».
viduelles et historiques, mais au contraire la constatation de Avec lui, nous croyons que le fragm ent 2 oppose la géomé­
l’im possibilité d ’une pareille connaissance. Il ne reste pas trie à la physique, alors que le fragm ent 1 se place sur un
moins vrai que pour affirmer cette im possibilité, Pascal formule autre plan. Seulem ent, ce plan nous p araît être précisém ent
explicitem ent l’idée centrale sur laquelle devrait être fondée celui de la connaissance de l’individuel, opposée à la connais­
une telle connaissance et sur laquelle elle le sera effectivem ent sance généralisante, ce qui donnerait au fragm ent 1 une to u te
le jo u r où Hegel et M arx lui donneront le s ta tu t d ’une science autre portée q u ’une in terp rétatio n purem ent psychologique, et
positive : le passage des parties au tout et du tout aux parties. p erm e ttrait de le relier aux fragm ents 72, 19, 684 et 79. Le
Depuis A ristote ju sq u ’à D escartes, un principe universel te x te n ’é ta n t cependant pas absolum ent univoque, nous p ré­
sem blait régir la connaissance vraie : il n ’y a de science que du sentons cette in terp rétatio n comme une hypothèse qui nous
général; avec Hegel et M arx s’établira la connaissance dialec­ p a ra ît h au tem en t probable et non pas comme une certitude x.
tiq ue de la to talité individuelle. E n tre ces deux extrêm es, Il nous reste enfin le fragm ent 79 sur lequel nous sommes
l’im portance de Pascal et de K a n t réside dans le fait non pas obligés — au risque de nous rép éter — de revenir m ain ten an t,
d ’avoir affirmé la possibilité d ’une pareille connaissance, m ais puisqu’il se situe à la fois sur le plan de réalité biologique et
de l’avoir to u t au moins exigée, et d ’avoir im plicitem ent pris sur le plan épistém ologique de la connaissance.
conscience des lim ites de to u te science du type m athém atique Une constatation assez paradoxale, en effet, frappe d ’emblée
et physique. l’historien de l’épistémologie. Les deux positions philosophiques
On com prend m al la critique pascalienne de D escartes, si on les plus individualistes — celles qui veulent construire et la
ne voit pas q u ’elle se place beaucoup moins à l’intérieur même vérité et la m orale à p a rtir de la sensibilité ou de la raison
de la pensée scientifique du physicien, que sur le plan de l’exi­ individuelles — l’empirism e et le rationalism e, sont aussi
gence d ’une connaissance de type nouveau em brassant, sinon les positions philosophiques qui aboutissent finalem ent à des
les réalités historiques, (Pascal n ’y pensait pas en particulier) conclusions laissant le moins de place ontologique à l’indivi­
to u t au moins les réalités individuelles, et pour nous historiques, duel; plus encore, celle de ces doctrines qui est la plus ra d i­
telles que l’hom m e, la justice, le choix des professions, la pensée calem ent individualiste, le rationalism e (puisque la sensation *1
des philosophes, etc., et à la lim ite — soumise probablem ent à
u n principe apparenté — la vie organique. d an tes sans accorder les contraires. P o u r en ten d re le sens d ’u n a u te u r, il f a u t
De plus, m algré le peu d ’im portance que Pascal accorde à accorder tous les passages contraires.
« Ainsi p o u r en ten d re l ’É c ritu re , il f a u t av o ir u n sens d an s lequel to u s les p a s­
l’épistémologie, p a r rap p o rt à la m orale et su rto u t à la religion, sages contraires s’accordent. I l ne suffit p as d ’en av o ir u n qui convienne à p lu ­
le fragm ent 72, to u t en étan t à notre avis le principal tex te sieurs passages accordan ts, m ais d ’en avoir u n q u i accorde les passages m êm es
contraires.
épistémologique de Pascal, n ’est bien entendu pas le seul dans « T o u t a u te u r a u n sens au q u el to u s les passages co n traires s’acco rd en t, ou il
lequel nous rencontrons l’idée d ’une m éthode particulière à la n ’a p o in t de sens du to u t. O n ne p e u t pas dire cela de l ’É c ritu re e t des p ro p h ètes;
ils av aien t assurém ent tro p bon sens. I l fa u t donc en chercher u n qui accorde
connaissance des réalités individuelles et la catégorie de la to u tes les contrariétés » (fr. 684).
to talité. « L a dernière chose q u ’on tro u v e en fa isa n t u n ouvrage est de savoir celle q u ’i}
Il y a aussi les deux fragm ents (684 et 19 x), qui concernent fa u t m ettre la prem ière » (fr. 19).
1. D ’ailleurs e t à supposer que n o tre in te rp ré ta tio n soit valable, il fa u d ra it encore
a jo u te r que la réd actio n d u frag m en t 1 d e v ra it p ro b ab lem en t se situ er assez tô t,
la relatio n en tre la connaissance de l’in d ividuel et la pensée g énéralisante y é ta n t
1. « C ontradiction. O n ne p e u t faire une bonne physionom ie q u ’en acco rd an t beaucoup m oins élaborée que dans les q u a tre au tres frag m en ts que nous v enons
to u te s nos co ntrariétés, e t il ne suffit p a s de suivre une su ite de q u alités accor- de m entionner.
270 LE DIEU CACHÉ l ’ é p i s t é m o l o g i e 271

suppose encore un « donné ») ab o u tit, chez D escartes et chez qui expliqueraient la stru ctu re des organismes v iv an ts, ses
Spinoza, aux négations les plus radicales de l’individualité. explications dans ce dom aine restero n t toujours fragm entaires
On sait que dans le cartésianism e la géom étrisation de la et partielles, encore moins saurait-il expliquer le m oindre
physique, la réduction des corps à l’étendue, leur enlève en être ou fait hum ain et su rto u t historique dont l’étude n ’est
dernière instance to u te existence individuelle, on sait aussi accessible que p ar la m éthode que nous appelons dialectique.
que les âmes — en dehors de leur union avec les corps — L ’explication m écanique s’arrête ainsi d evant l’ensemble des
peuv en t difficilement se différencier, puisqu’en pensant ju ste, corps vivants, et d ev an t la connaissance des faits individuels
elles doivent penser toutes la même chose; enfin, il n ’y a pas e t localisés dan.' le tem ps et dans l’espace.
de domaine spécifique de la vie séparé de l’étendue; ainsi Brunschvicg voit dans le fragm ent 79 l’expression du fait
l’individualité n ’a-t-elle de place dans la philosophie carté­ que Pascal se détourne — comme Socrate — des sciences n a tu ­
sienne que p ar l’hom m e, p ar l’union de l ’âme et du corps, p a r relles pour se to u rn er vers la philosophie morale. Nous y voyons
les passions et les erreurs qu’elle engendre. C’est-à-dire p a r ce au contraire une délim itation très précise — et valable encore
qui dans l’œ uvre de Descartes a été le plus difficilement assi­ de nos jours — de l’ap p o rt possible des m éthodes des sciences
m ilable pour le rationalism e ultérieur. (Une des lignes de p ro ­ physico-chim iques, du raisonnem ent qui v a du particulier au
longem ent du cartésianism e est to u t de même l’hom m e « m a­ général, en sciences hum aines, et avec u n peu plus de réserves,
chine » et le m atérialism e du x v m e siècle.) mêm e en sciences de la vie.
La vraie reconnaissance de la réalité ontologique de l’indi­ Il y a peut-être ici une des sources du m alentendu de L aporte
viduel commence avec les philosophes qui dépassent l’indivi- et de son école. E n ta n t que m athém aticien ou physicien, P as­
dualisme. Pascal, pour qui « le moi est haïssable », fera les cal n ’a bien entendu jam ais douté de la valeur du raisonne­
prem iers pas vers une théorie de la connaissance des faits m ent m athém atique ou de la dém arche m éthodologique qui
individuels, et ce sont Hegel et Marx, les théoriciens de l’esprit v a du p articulier au général.
absolu et de l’histoire en ta n t qu’expression des forces collec­ Si grandes que soient les différences — rem arquablem ent
tives qui l’élaboreront définitivem ent. mises en lum ière p ar MM. Brunschvicg et K oyré — entre l’ac­
Aussi savent-ils que ce mode de connaissance s’applique en tiv ité scientifique des deux penseurs, elles n ’existent qxle sur
prem iér heu aux réalités non pas physiques m ais biologiques l’arrière-plan d ’une com m unauté fondam entale qui les relie
e t su rto u t hum aines. non seulem ent l’un à l’autre, m ais encore tous deux à la p lu ­
Sans doute, ces réalités ne sont-elles pas « purem ent spiri­ p a rt des physiciens et des chimistes de leur tem ps.
tuelles », elles n ’existent que dans des êtres en chair et en os, Lorsqu’ils élaborent des théories physiques, ce qui les in té­
a y a n t un corps m atériel et soumis aux lois de la m atière. resse, ce n ’est pas le fait individuel, c’est la loi générale.
Lorsque D escartes v eu t expliquer m écaniquem ent la vie des Seulem ent, cette lim itation n ’a aucune im portance pour Des­
anim aux, les passions de l’homme, lorsque plus ta rd un m éca­ cartes, qui y fait à peine atten tio n , tan d is que Pascal au con­
nism e plus radical étendra cette explication à l’hom m e to u t traire la place au centre même de sa réflexion. C’est ce qui
entier, aucun penseur dialectique ne saurait nier q u ’il y a là lui perm et de voir plus clairem ent que D escartes les lim ites du
une perspective justifiée ju sq u ’à un certain point. « Il fa u t dire m écanisme et de form uler pour la prem ière fois sinon le p ro ­
en gros : cela se fa it p ar figure et m ouvem ent, car cela est gram m e et la possibilité réelle, to u t au moins l’exigence et les
vrai » (fr. 79). La physique et la chimie sont d ’un secours principes fondam entaux d ’un nouveau ty p e de connaissance
certain et indispensable pour le biologiste et la connaissance orienté vers l’étude des to talités relatives individuelles.
de la physiologie même dans ses aspects les plus proches du Sans doute, et sur ce point M. L aporte a raison, Pascal n ’a-
m écanisme — réflexes conditionnels, réflexes simples, etc. — t-il jam ais pensé nier la valeur p ratiq u e et théorique des m ath é­
est de la plus h au te u tilité pour le psychologue et pour le m ora­ m atiques et de la physique dans leurs domaines et dans leurs
liste. perspectives propres. Seulem ent les Pensées ne sont pas un tra ité
Seulem ent, ce secours n ’est valable que dans une certaine de méthodologie physique ou m athém atique.
lim ite; au delà, il devient une source de gêne et d ’erreur. Les Non pas que Pascal ne soit pas familiarisé avec les problèmes
sciences physico-chim iques pourront établir les lois générales de cette méthodologie et qu’il ne leur ait consacré des pages
de la n atu re inanim ée et aussi certaines lois générales valables do n t il ne fau d rait pas sous-estim er l’im portance.
p ou r les organismes. Mais Pascal et K a n t savent tous deux Seulem ent, le souci du philosophe qui domine entièrem ent
que le m écanisme ne sau rait même pas établir des lois générales les Pensées et pénètre jusque dans les Réflexions sur l’esprit

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