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Lucie Rauzier-Fontayne

LA MISSION DE JEANNOU

JEANNOU, orphelin et seul au monde, a été


placé dans un « mas » cévenol, à Combasse,
comme petit domestique.
Le jeune garçon, original et fin, n'est pas
malheureux chez ses patrons, mais il se sent plus
heureux encore lorsqu'il trouve auprès de
Samuel, le fils Rouméas, revenu du service
militaire, la chaude affection qui lui a toujours
manqué. Samuel devient pour lui un grand ami,
presque un frère aîné. Aussi, quel désespoir
lorsque le jeune homme quitte brusquement le
mas pour aller à Lyon, où on lui a promis une «
belle situation ». Cependant, on apprend à
Combasse que Samuel n'a pas trouvé en ville
l'aide qu'il espérait, qu'il erre, malheureux et
désemparé, à la recherche de travail, mais qu'il
ne veut pas revenir au village, trop fier pour
avouer son erreur.
Rouméas avait bien juré qu'il ne recevrait
plus son fils, mais au fond, il désire, ardemment
son retour. Jeannou propose de se rendre à Lyon,
d'y voir Samuel et de le convaincre de revenir au
village. Mission difficile qui réserve au jeune
garçon toutes sortes de surprises, de déboires et
d'aventures où son courage sera mis sévèrement
à l'épreuve....

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LA MISSION DE
JEANNOU

©LIBRAIRIE HACHETTE,
1958 Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.

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DU MEME AUTEUR

dans la même collection

LA TROUPE JÉROMISI
LE RÊVE DE CAROLINE
L’INVITE DE CAMARGUE
LA MAISON DU CHÈVREFEUILLE

dans la Nouvelle Bibliothèque Rosé


LA PETITE FILLE AUX OISEAUX

Dépôt légal : N 6280


– 4e trim. 1957
IMPRIME EN BELGIQUE
par la S.I.R.E.C. - LIEGE

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LUCIE RAUZIER FONTAYNE

LA MISSION DE
JEANNOU
ILLUSTRATIONS DE PHILIPPE DAURE

HACHETTE
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TABLE DES MATIERES

I. Chapitre premier. — Un drôle de garçon 9


II. En attendant Samuel — Le retour du soldat 16
III. Les gens d' « en bas » 25
IV. La fête au village
V. Nuages sur le ciel bleu
VI. Une lettre sur la table
VII. Des nouvelles de Lyon
VIII. Une grande décision
IX. En route !
X. Sur la nationale 7
XI. L'arrivée
XII. Rue des Flottes
XIII. « Chez Léonie »
XIV. Symphonie en blanc
XV. « Au Bouquet de Nice » — Vision fugitive
XVI. Lettre à Louisette — L'« autre Lyon »
XVII. Jeannou fait des comparaisons
Trois hommes dans un bar
XVIII. « Ce qui devait arriver » — Une évasion
XIX. Retour dans la nuit — Un vrai miracle !
XX. L'appel du pays
XXI. Brave routier ! — Nuit de Noël sur la route
XXII. « Mission terminée ».

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©LIBRAIRIE HACHETTE,
1957 Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.

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CHAPITRE PREMIER

UN DRÔLE DE GARÇON

C'EST lui ? » demanda Mme Rouméas en entendant le chien


Folas aboyer dans la cour. Le fermier s'approcha de la fenêtre dont la
profonde embrasure s'ouvrait dans un mur aussi épais que celui d'une
forteresse, mais il aperçut seulement le vaste paysage cévenol
que dominait son vieux « mas » : la montagne étagée en traversiers,
les vastes châtaigneraies et le raide sentier qui dévalait jusqu'au village
qui s'étirait au fond de la vallée. « Non, dit-il, on ne voit personne.
— Tu aurais dû aller l'attendre à l'arrivée du car.
— Allons donc ! Si un gamin de douze ans n'est pas assez
dégourdi pour trouver son chemin, je me demande quels services il
sera capable de nous rendre !
— Même s'il est débrouillard, j'aurais trouvé convenable que tu
ailles au-devant de lui.

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— Avec la musique et les drapeaux, n'est-ce pas ? Eh bien, moi,
je trouve convenable de le laisser arriver seul. C'est le
président de la République, que tu attends, ou un gosse de l'Assistance
qui entre chez nous comme petit valet ? Ah ! Voilà Folas qui aboie de
nouveau... et, cette fois, le gamin est sur le sentier », ajouta Rouméas,
après avoir jeté un second coup d'œil au-dehors.
Sa femme s'approcha vivement de la fenêtre et colla son front à
la vitre. Un jeune garçon portant une valise montait en effet vers le
mas. On ne distinguait encore, au loin, que sa silhouette gracile, mais,
lorsqu'il fut plus près, Anna Rouméas s'écria :
« Qu'il est « bravet » ! Qu'il est blond ! Qu'il est mignon !
— « Mignon »... tu peux le dire ! On ne lui donnerait pas ses
douze ans et je trouve qu'il ne paraît guère costaud : qu'est-ce qu'il va
pouvoir fournir comme travail, ton blondinet ?
— On verra bien.
— Oui, on verra, mais je te défends de le « chouchouter», car
alors, nous ne pourrions rien en faire.
— Sois tranquille : je le mènerai dur comme j'ai mené
Samuel.»
Rouméas alla ouvrir la porte, et, debout sur le seuil, les deux
époux regardèrent s'approcher le petit garçon, sans faire un pas au-
devant de lui.
Lorsqu'il entra dans la cour, accueilli par les abois de plus en
plus furieux du chien qui tirait sur sa chaîne et tendait le cou vers lui,
on vit qu'il portait des vêtements neufs mais trop grands pour sa taille,
que ses cheveux étaient raides et d'un blond invraisemblable, d'un
blond argent comme on en voit rarement au pays cévenol, qu'il tenait à
la main un petit bouquet de primevères et de ces violettes pâles et sans
parfum qui fleurissent, dès l'avant-printemps, au pied des châtaigniers,
et qu'il souriait en s'avançant vers ses nouveaux patrons.
Il s'arrêta devant la porte, tout essoufflé, posa sa valise et, levant
sur les fermiers le regard de ses yeux immenses, d'un brun chaud et
velouté, il dit d'une voix légèrement enrouée :
« Bonjour, monsieur Rouméas.... Bonjour, madame Rouméas :
je suis Jeannou.
— On s'en doute », bougonna l'homme en serrant la main frêle
que lui tendait l'enfant. Mais son air bourru n'était qu'une

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apparence : en réalité, Jeannou ne lui déplaisait pas au premier
abord.
Anna, tout de suite attirée par cet aimable et souriant visage, fit
un mouvement pour se pencher vers le petit et l'embrasser, mais elle
se souvint à temps des recommandations de son époux et se contenta
de serrer à son tour la main de Jeannou.
« Entre, mon gars », dit Rouméas.
Jeannou obéit et regarda autour de lui avec un air de jubilation,
comme si, au lieu de pénétrer dans une grande cuisine paysanne aux
murs noircis par la fumée, il se fût trouvé sur le seuil d'un palais.
Il y eut un instant de silence embarrassé, puis, Anna demanda,
pour dire quelque chose :
« Tu as trouvé ton chemin sans peine ?
— Oui, répondit l'enfant; les gens qui sont descendus du car à
Combasse, comme moi, me l'ont indiqué.
— Tu souffles un peu, hein ? C'est dur de grimper
jusqu'ici.
— Peut-être, dit le petit garçon sans cesser de sourire, mais il y
a tant de fleurs, au bord du sentier ! Des fleurs qu'on ne défend pas de
cueillir. Et puis, je voyais votre maison, tout en haut, et elle me faisait
penser à une histoire que j'ai lue dans un de mes livres de prix :
l'histoire d'un chevalier qui monte vers un château gardé par un
terrible dragon, où sont enfermés un prince et une princesse très beaux
et très bons. Je me disais que j'étais ce chevalier, alors, je n'ai pas
langui en chemin. »
Complètement sidérés, les Rouméas contemplaient, bouche bée,
leur nouveau petit valet. Jamais ils n'avaient entendu un enfant parler
comme ce gamin-là, et c'était bien la première fois que leur vieux mas
était comparé à un château, leur brave Folas à un terrible dragon et
eux-mêmes à un prince et à une princesse « très beaux et très bons ».
« Ça, alors... grommela le fermier.... Ça, alors.... »
Anna, elle, se taisait et continuait à regarder avec stupeur cet
étrange petit garçon.
Doucement, celui-ci prit sa main usée et déformée par les durs
travaux de paysanne et la referma sur les tiges des primevères et des
violettes.
« C'est pour vous que je les ai cueillies, madame

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Rouméas, dit-il. Je crois qu'il faudrait les mettre vite dans
l'eau.
— Merci », fit la femme abasourdie et touchée, à la fois, que cet
enfant, avant même de la connaître, ait songé à lui offrir des fleurs.
Elle arrangea le bouquet dans un verre, puis, elle dit à Jeannou :
« Viens poser cette valise dans ta chambre, petit. »
Jeannou gravit derrière elle l'étroit escalier de bois qui conduisait
à l'étage, puis il la suivit dans le galetas qu'il fallait traverser pour
atteindre une chambrette, isolée du grenier par des cloisons de
planches et éclairée par une fenêtre sans rideaux.
Quand elle ouvrit la porte, Anna se sentit étrangement gênée en
voyant le regard de Jeannou faire le tour de son domaine. Il n'y avait
là qu'un lit de fer avec une paillasse de feuilles de maïs, une chaise au
dossier cassé et une vieille commode. A travers les fentes du plancher,
filtraient à la fois un peu de jour et une forte odeur de fumier venant
de l'étable située juste en dessous, où l'on entendait les meuglements
des deux vaches et les drelins vifs et nerveux des clochettes attachées
au cou des chèvres.
Mais Jeannou ne s'attarda guère à contempler sa misérable
chambre. A vrai dire, il ne la vit même pas; ou plutôt, il y remarqua
une seule chose qui lui parut extraordinaire : c'étaient, devant la
fenêtre dont elles touchaient les vitres, les branches d'un arbre chargé
de milliers de fleurs aux corolles de neige. A travers ces rameaux que
le vent balançait doucement, on apercevait un ciel immense et pur et,
jusqu'à l'horizon, jusqu'aux lointains oleus et mauves, un
moutonnement de montagnes sauvages.
« Oh ! Que c'est beau ! s'écria Jeannou, comme on voit loin ! Et
quel est cet arbre tout blanc ?
— Comment ! Tu ne sais pas reconnaître un cerisier ?
s'étonna la fermière.
— Non. Mme Dupuis, chez qui je vivais avant qu'on
m'envoie ici, habitait la ville, alors.... Oh! j'ai souvent vu des cerises
chez la fruitière, mais jamais sur des branches. Et je verrai mûrir celles
de cet arbre ! Il me les tendra par la fenêtre.... C'est merveilleux !
Quelle chance d'avoir une chambre pareille ! Et que je vous remercie,
madame Rouméas ! »

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Anna détourna la tête et se promit intérieurement d'ajouter dans
la mansarde une seconde chaise, une vieille table et, peut-être aussi,
une cuvette et un pot à eau, bien que les jeunes valets employés au
mas jusqu'à ce jour eussent toujours dû se laver à la fontaine de la
cour, même au plus froid de l'hiver.
« Range tes affaires dans la commode, ensuite, tu viendras nous
rejoindre », dit-elle au petit garçon.
Elle-même, redescendit à la cuisine et se laissa tomber sur une
chaise, en face de son mari qui tirait sur sa pipe d'un air perplexe.
« Qu'est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle après un moment
de silence. Moi, j'en suis toute « estabourdie » et les jambes m'en
tremblent ! »
L'homme hocha la tête. « Un original comme ce Jeannou, on n'a
jamais vu ça ! répondit-il. On se demande où il va chercher tout ce
qu'il raconte !
— Eh ! fit Anna, qu'il soit original n'est pas tellement étonnant,
tu sais bien ce qu'on nous a dit de lui, en nous l'en-

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voyant : qu'il n'est pas un enfant trouvé, qu'on sait d'où il vient,
que son père était un artiste, un poète, et que, si le gamin a été mis à
l'Assistance, c'est parce qu'il s'est trouvé orphelin et seul au monde,
tout petit.... »
Rouméas tapa sur la table.
« Oui, je sais, je sais ! Mais je sais aussi que je n'ai pas besoin
d'un poète et d'un artiste pour garder les bêtes et charrier du fumier, et
je te réponds que si le dénommé Jeannou ne fait pas son travail à mon
idée, il ne moisira pas chez nous ! »
Une douce voix enrouée s'éleva du fond de la cuisine :
« Mais je travaillerai, monsieur Rouméas, et vous serez content
de moi, allez ! J'ai bien trop envie de rester dans votre joli mas ! »
Les Rouméas se retournèrent vivement : Jeannou se tenait sur la
dernière marche de l'escalier. Tout à leur conversation, ils n'avaient
pas entendu craquer l'escalier de bois sous ses pas légers.
« Allons, viens ! dit le fermier, un peu gêné : je vais te montrer
notre bien. »
Jeannou suivit son nouveau patron et fit avec lui le tour du
propriétaire. Il vit l'étable, la remise, le grenier à foin, la basse-cour, le
potager, ainsi que la vaste et sauvage châtaigneraie et les prés en pente
raide où il devait garder le troupeau.
Près du hangar aux outils, un petit atelier de menuiserie
l'intrigua.
« C'est vous qui travaillez là, monsieur Rouméas ? demanda-t-il.
— Non, c'est mon fils Samuel.
— Tiens ! Vous avez un fils ? Et pourquoi n'est-il pas ici
aujourd'hui ?
— Parce qu'il termine son service militaire. Mais il sera bientôt
de retour : dans trois semaines, on le reverra chez nous.
— Ah ! que je m'en réjouis ! Décidément, j'ai beaucoup de
chance, vous ne trouvez pas, monsieur Rouméas ? »
Le fermier, jetant un regard de côté, considéra non sans surprise
cet étrange garçon si peu gâté par la vie, seul au monde, dénué de tout,
et qui possédait pourtant cette extraordinaire disposition à jouir de
mille choses qui, aux yeux des Rouméas, eussent dû le laisser
indifférent. Il bredouilla :
« Hum... peut-être.... Tant mieux, si tu es content », tout

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en se disant : « Au diable ! Avec ce gars-là, on ne sait jamais que
répondre ! Il vous surprend toujours ! »
Jeannou devait étonner encore ses patrons plus d'une fois, au
cours de la journée, jusqu'au moment où, avant de monter se coucher,
il leur souhaita le plus inattendu des bonsoirs, en disant :
« Bojlne nuit, monsieur Rouméas, bonne nuit, madame, j'espère
que vous ferez de jolis rêves. »
Les dernières marches de l'escalier craquaient déjà sous ses pas,
que les Rouméas n'avaient encore rien trouvé à répondre.
« De jolis rêves ! » bougonna l'homme en haussant les épaules :
« Je crois qu'il est un peu.... »
Et il se tapota le front du doigt.
Quant à Anna, elle soupira en s'avisant soudain que depuis
longtemps, très longtemps, depuis les jours lointains de sa jeunesse,
elle ne faisait jamais « de jolis rêves ».
Là-haut, dans la petite chambre du galetas, étendu sur sa
paillasse de feuilles de maïs qui bruissaient au moindre de ses
mouvements, Jeannou tardait à s'endormir. Il se sentait excité et
joyeux. Ce garçon, élevé à la ville dans une étroite et sombre ruelle,
découvrait soudain les mille beautés de la campagne et cette brusque
révélation le bouleversait.
Il vit s'allumer et scintiller les étoiles à travers les branches
fleuries du cerisier que le vent balançait et qui frôlaient les vitres avec
un bruit léger de soie froissée :
« Elles m'appellent.... Elles veulent venir chez moi », pensa-t-il.
Alors, il sauta du lit, ouvrit la fenêtre toute grande et les rameaux
neigeux, à l'odeur de miel entrèrent jusque dans la chambre et
semèrent leurs pétales sur le vieux plancher.
La clarine grave d'une vache troubla le silence, puis, un peu plus
tard, le tintement d'une clochette de chèvre, tandis que, là-bas, au fond
de la cour, l'eau de la source qui tombait dans le bassin de granit
comme une corde d'argent chantait inlassablement une monotone
chanson.... Et cette chanson berça si bien Jeannou, qu'elle l'endormit
enfin.

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CHAPITRE II

EN ATTENDANT SAMUEL — LE RETOUR DU


SOLDAT

LES sonores cocoricos du coq ne parvinrent pas à réveiller


Jeannou, le lendemain matin. Mais les coups frappés par M. Rouméas
avec un manche d'outil au plafond de l'étable, finirent par le faire
sortir de son profond sommeil. Il s'assit sur son lit, et regarda
autour de lui, tout ahuri. Le vent frais qui souffle au lever du soleil
agitait les branches du cerisier, les montagnes lointaines étaient encore
plongées dans la brume et l'odeur du café montait de la cuisine.
« Ah! C'est vrai, pensa le petit.... C'est vrai, je suis à Combasse.
Oui, monsieur Rouméas, j'arrive ! » cria-t-il en sautant du lit et en
enfilant prestement ses vêtements.
L'instant d'après, assis devant un grand bol fumant, il dévorait
avec appétit une tranche de pain rassis et un morceau de fromage.
Puis, sitôt la dernière bouchée avalée, la longue journée de travail
commença.

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Tout d'abord, il s'agissait d'aller garder les vaches et les chèvres
dans les prés ombragés de châtaigniers et parsemés de grands rochers,
qui, derrière le mas, s'étendaient presque jusqu'au sommet de la
montagne.
Pour la première fois, le fermier y conduisit Jeannou, puis il le
laissa et retourna au mas. Quand il se vit seul avec le troupeau, le
berger novice ne se sentit pas bien fier : les deux grosses vaches lui
inspiraient une certaine frayeur et les huit chèvres l'inquiétaient par
leur indépendance et la fureur qu'elles avaient de s'échapper de tous
côtés et de disparaître on ne savait où. Mais Folas se révéla tout de
suite un ami sûr, courant après les biques et les ramenant dans le droit
chemin, montant la garde autour des vaches et regardant de temps en
temps Jeannou avec de bons yeux qui semblaient dire :
« N'aie pas peur, va, ce n'est pas si malin que ça de garder les
bêtes ! »
Au bout d'un moment, le chien s'approcha d'une clôture faite de
troncs d'arbres et de branchages emmêlés, en aboyant joyeusement,
puis il revint à Jeannou, aboyant toujours et cherchant si visiblement à
l'attirer vers la barrière, que le petit garçon croyait l'entendre dire : «
Viens voir ! Viens voir ce qu'il y a de l'autre côté de la « baragnade ! »
Jeannou le suivit donc et regarda par-dessus la clôture. Il aperçut
alors, dans la châtaigneraie voisine, non pas un berger comme lui,
mais une bergère, une jeune fille de dix-sept à dix-huit ans, qui
tricotait en gardant des chèvres qu'elle appelait de temps en temps en
criant, à la mode cévenole : « Boutché ! Te ! Te ! Te ! »
Elle leva sur Jeannou le regard curieux de ses yeux couleur de
violette et lui sourit.
« Bonjour !
— Bonjour....
— C'est toi, le nouveau gamin de chez les Rouméas ?
— Oui. Je suis Jeannou.
— Jeannou ? J'aime ce nom, c'est mignon tout plein !
— Vous êtes bien aimable, mademoiselle », dit cérémonieu-
sement le petit garçon.
Elle rit, montrant ses dents blanches.
« Mademoiselle ! Oh ! non, je t'en prie, appelle-moi Loui-sette,
tout court, car je « garde » comme toi, je garde les chèvres

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de ma grand-mère, nous sommes les plus proches voisines du
mas et nous allons nous voir souvent, toi et moi.
— Louisette est aussi un très joli nom », dit Jeannou
soucieux de ne pas demeurer en reste d'amabilité.
La jeune fille rit encore et pensa : « Quel drôle de gamin ! Qu'il
est gentil ! Et quelle bonne idée ont eue les Rouméas de le prendre
chez eux ! »
La conversation s'engagea, de part et d'autre de la clôture.
Jeannou se sentait tout à fait rassuré par la présence auprès de lui
d'une bergère expérimentée. Et puis, Louisette, mince et gracieuse, au
milieu de ses chèvres bondissantes, avec ses cheveux blonds que le
soleil d'avril faisait briller comme de l'or, avec sa voix fraîche et son
petit air décidé, lui plaisait et lui inspirait confiance.
Aussi, la connaissance fut vite faite, et quand, aidé par Folas,
Jeannou ramena le troupeau au mas, il avait, à Combasse, une
nouvelle amie.
Désormais, tous les jours, on entendit, de chaque côté de la «
baragnade », la voix un peu enrouée de Jeannou alternant avec la jolie
voix pure de Louisette, et, comme le petit garçon était expansif et que
la grande fille n'avait pas la langue dans sa poche, la conversation ne
languissait pas.
Un matin, Jeannou dit innocemment :
« Savez-vous que les Rouméas attendent leur fils Samuel ? Il va
revenir du service militaire. »
Louisette devint toute rosé.
« Ah ! dit-elle, Samuel va revenir ? Je pensais bien, en effet, que
son temps devait tirer à sa fin. Et... quand doit-il arriver ?
— Ça, on ne sait pas exactement. Il a écrit qu'il serait libéré
après le 15 de ce mois, mais que, peut-être, il n'aura même pas le
temps d'écrire, car il se mettra en route tout de suite et ira « plus vite
qu'une lettre ».
— Plus vite qu'une lettre... », répéta Louisette avec une
expression de bonheur qui échappa au petit garçon.
« II me tarde bien de le connaître, ce Samuel, reprit Jeannou.
Est-ce qu'il est gentil ?
— Oh ! oui, très, très gentil, répondit Louisette.
— Tant mieux. La vie au mas va être toute différente quand il
y aura quelqu'un de... de....

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— De plus avenant que ces deux bougons ! compléta Louisette
en riant.
— Parce que lui, Samuel, n'est pas bougon ?
— Oh ! non, tu verras. »
Après cette conversation, Jeannou attendit le jeune militaire avec
une impatience grandissante. Mais les jours s'écoulaient, le mois
d'avril finissait, et Samuel n'arrivait pas.
Sans doute, les Rouméas avaient-ils hâte, eux aussi, de voir
revenir leur fils, mais ils n'en laissaient rien paraître. C'était tout juste
si Anna soupirait bruyamment, un peu plus souvent que d'habitude, et
si le fermier mettait chaque matin une sorte de rage à arracher la
feuille du calendrier pendu au mur de la cuisine.
Et voici qu'un jour, pendant le repas de midi, on entendit «n bruit
de gros souliers sur les cailloux du sentier. Anna tressaillit, tendit
l'oreille et murmura :
« On dirait son pas.... »
L'instant d'après, une grande silhouette se dressait sur le

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seuil de la porte ouverte, tandis qu'une voix joyeuse criait : «
Salut ! Ne mangez pas tout, car je meurs de faim ! » II y eut alors un
beau brouhaha de chaises brusquement repoussées, d'exclamations,
de rires, de questions, auquel ne manqua même pas le ton grognon
de Rouméas, disant :
« On commençait à croire que tu ne viendrais plus ! Tu ne
pouvais pas te dépêcher un peu ? »
Cette remarque amusa fort le jeune homme qui connaissait bien
son père et savait tout ce que ce reproche contenait d'affection.
« Ça ne tenait pas à moi, vois-tu, papa. Et toi, qui as été
militaire aussi, tu as déjà oublié comment les choses se passent à
l'armée et qu'on n'y fait jamais ses quatre volontés ? »
Anna ne prodigua pas à son fils les paroles de bienvenue et les
démonstrations de tendresse. Cette Cévenole réservée avait une autre
façon de montrer son amour maternel. En un instant, le frugal déjeuner
se vit adjoindre sur la table, un succulent saucisson à l'ail et quelques
gras fricandeaux; une boîte de petits pois fut ouverte et mise à
chauffer, une bouteille de vin vieux vint remplacer l'aigre piquette de
tous les jours, le couvercle de papier d'un pot de confiture de marrons
s'envola comme par enchantement, une belle assiette à fleurs se
remplit de biscuits, et Anna dit, de sa voix neutre :
« Mange, Samuel. »
Samuel mangea, et de fort bon appétit, en remarquant, de temps
en temps :
« II n'y a de vraiment bonnes choses que chez nous. »
Tout en faisant honneur aux produits du pays, il regardait
Jeannou, et Jeannou le regardait aussi. Il y avait tant de joie, tant
d'admiration, tant d'affection, toute prête à se donner dans les yeux
bruns du jeune garçon, que Samuel pensait :
« Où mes parents ont-ils déniché ce chic petit gars ? Il me plaît,
il a l'air « brave », pas bête et content de tout ! »
II lui sourit plusieurs fois et, enfin, lui demanda :
« Tu te plais, à Combasse, toi ?
— Oh ! oui, monsieur.
— Laisse donc tes « monsieur », et dis-moi : Samuel, tout
simplement.
— Volontiers. C'est comme Louisette : elle ne veut pas que je
lui dise « mademoiselle ».

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— Ah ! Louisette.... Elle va bien ?
— Très bien : elle attendait votre retour avec joliment
d'impatience et elle me parlait beaucoup de vous, assura Jeannou.
— Pas possible ! » fit le jeune homme en réprimant un
sourire.
Il y eut un instant de gêne : Anna soupira, à son habitude,
Rouméas se racla la gorge en faisant : « Hum ! Hum ! », puis, il
grogna :
« N'empêche donc pas Samuel de manger en le faisant parler,
voyons ! »
Jeannou se tut et continua d'observer le fils Rouméas en
silence. Il le trouvait très beau, avec son brun visage de Cévenol, ses
yeux sombres et rieurs, sous ses grands sourcils noirs, son beau
sourire, son air ouvert et franc. Aussi ne put-il s'empêcher, au bout
d'un moment, de reprendre la parole pour dire
« C'est rudement chic de penser que, maintenant, vous serez là
tous les jours, tous les jours ! »
Samuel rit de nouveau et tapa amicalement sur l'épaule du petit
garçon.
« Tous les jours, en effet, car je n'ai pas la moindre intention de
m'embarquer pour l'Amérique !» Et il ajouta gentiment : « On va faire
une paire de bons copains, nous deux, n'est-ce pas ?
— Oui... », balbutia Jeannou. Mais il ne put en dire davantage,
saisi par une brusque émotion.
« Des copains! » Ce beau garçon, bien plus âgé que lui... et qui
avait déjà été soldat... et qui ne devait pas manquer d'amis au village,
l'adoptait donc ainsi, tout de suite, lui, le pauvre gamin de l'Assistance
au service de ses parents qui, certes, ne le maltraitaient pas, mais chez
lesquels il n'avait trouvé jusqu'à ce jour qu'une froide
condescendance ? Etre le copain de Samuel ! Mais c'était un rêve
presque trop beau pour un garçon solitaire et affamé d'affection
comme l'était Jeannou. Sans doute avait-il déjà l'amitié de Louisette,
mais Louisette n'habitait pas le mas... et puis, ce n'était qu'une fille,
pensait-il avec le superbe dédain qu'éprouvent les gamins de douze
ans pour la gent féminine.
Samuel comprit-il tout ce qu'il y avait de reconnaissance et de
joie dans le simple « oui », balbutié par l'enfant ? Sans

21
doute, car, dès ce premier jour de son retour au mas, il le prit
sous sa protection et ne l'appela plus que : « mon petit copain. »

*
**

Les jours s'écoulèrent, au mas Rouméas, pareils à ce qu'ils


étaient auparavant et cependant tout différents. La présence de Samuel
transformait tout. Avec lui, la vie, la gaieté, les chansons avaient fait
leur apparition dans la sombre maison. Le nouveau venu aidait son
père aux champs et à la ferme, mais, surtout, il avait repris possession
avec plaisir de son atelier de menuiserie. L'ouvrage ne lui manquait
pas, et il ne se passait guère de jour sans qu'un habitant de Combasse
ne montât jusqu'au mas pour lui faire une commande.
Il rabotait, clouait, collait, vernissait en sifflant et en chantant,
et Jeannou n'avait pas de plus grand plaisir que de courir auprès de lui,
dès qu'il avait un moment de liberté, pour le regarder travailler tout en
respirant la bonne odeur des copeaux et de la sciure.
Parfois, Samuel lui demandait de l'accompagner au village
lorsqu'il allait livrer un ouvrage terminé. Il n'était pas question de
descendre le raide sentier autrement qu'à pied, le meuble sur son dos;
et si ce meuble comportait des tiroirs ou des étagères, c'était Jeannou
qui s'en chargeait.
Une fois débarrassés de leurs fardeaux, le grand et le petit
garçon remontaient tranquillement au mas en bavardant, et Sami ne se
lassait pas d'entendre les réflexions originales et amusantes de son
petit copain, et les comparaisons qu'il avait la manie de faire à tout
propos.
Un jour, comme Jeannou venait de remarquer, en désignant, à
l'horizon, le « Bouquet », qui s'élevait, mauve et bleu, derrière les
croupes sombres des montagnes plus proches : « Ton Bouquet,
comme tu l'appelles, c'est plutôt une guirlande... une guirlande de
pervenches.... » Samuel sourit et resta silencieux, regardant
pensivement le petit garçon qui cheminait auprès de lui.
« Une guirlande de pervenches... » encore une drôle de
comparaison, que lui, Samuel, n'eût jamais trouvée !
« Sais-tu, dit-il brusquement, je voudrais obtenir de mes

22
La présence de Samuel transformait tout.

23
parents qu'ils t'envoient, au mois d'octobre, au cours complé-
mentaire du village.
— Oh ! dit Jeannou, jamais M. Rouméas ne le permettra. Qui
ferait mon travail au mas, quand je serais à l'école ?
— Moi, dit Samuel, je suis bien décidé à te remplacer,
pendant les quelques heures de la journée où tu serais absent. Tu sais,
Jeannou, j'ai de grandes ambitions pour toi.
— Des ambitions ! Pour moi ? fit le petit, abasourdi.
— Parfaitement ! A Combasse, tu pourrais préparer le
li revêt simple, ensuite, obtenir une bourse pour aller au lycée, et, de
là, dans les grandes écoles pour devenir... je ne sais pas, moi, un
ingénieur... un médecin... ou plutôt, non, un écrivain, 'l'es livres te
rendraient célèbre, et moi, je serais joliment fier de mon petit copain.
— Tu crois... tu crois que c'est possible ?
— Bien sûr, je le crois; c'est arrivé à d'autres que toi, à des fils
d'ouvriers, de paysans....
— Et à moi... ça pourrait m'arriver aussi ?
— Pourquoi pas ? »
Le cœur de Jeannou se gonfla de tendresse et de reconnais-
sance pour celui qui faisait briller à ses yeux de pareilles perspectives.
A son tour, il chercha quelque chose de gentil à lui «lire :
« Et toi, demanda-t-il, que feras-tu plus tard ?
— Oh ! moi, je resterai ici.
— Mais alors, tu embelliras ton mas, tu le rendras plus
confortable, avec toutes sortes de « trucs » modernes. Et puis, tu te
marieras, tu auras beaucoup d'enfants et une gentille femme avec des
yeux comme des violettes et une voix comme celle de la rivière »,
ajouta-t-il en pensant à Louisette.
Samuel comprit très bien l'allusion et se mit à rire :
« Après tout, rien de tout cela ne me paraît impossible ! »

24
CHAPITRE III

LES GENS « D'EN BAS »

BRUSQUEMENT, au début du mois de juillet, Combasse


changea complètement d'aspect. Ce paisible village qui s'étirait le long
de la rivière, de chaque côté de la route, ce village rustique et perdu où
l'on n'entendait guère parler que le rude patois cévenol, où l'autobus
ne passait qu'une fois par jour, s'emplit soudain d'agitation, de
bruit de voitures de toutes marques, ronronnant et pétaradant, et de
gens qui parlaient très fort, avec les accents les plus divers.
Ces gens envahirent l'hôtel, où il ne resta plus une chambre
libre, et un certain nombre de maisons que, jusque-là, Jeannou avait
toujours vues fermées.
« Les estivants... les estivants sont arrivés ! » disait-on. Les
citadins en vacances tâchaient de se distraire de leur mieux, dans ce
trou cévenol. Ils faisaient, sur la place, d'interminables

25
parties de « pétanque », ils jouaient au baby-foot, au café, ils
dansaient, le soir, et les sons du pick-up montaient jusqu'au mas, tard
dans la nuit.
Les estivants, hommes et femmes, portaient presque toujours
des shorts très courts, aussi peu pratiques que possible pour s'asseoir
dans la nature, et des sandales de toile à travers lesquelles ils se
piquaient les pieds aux « pélous » épineux qui jonchaient les
châtaigneraies.
Certains d'entre eux, pourtant, employaient judicieusement
leurs loisirs : les uns allaient pêcher la truite, d'autres, sac au dos,
partaient en excursion dans la montagne, des peintres amateurs
plantaient leur chevalet dans tous les coins, et de nombreux enfants
s'ébattaient joyeusement autour des gouffres d'un vert profond où l'eau
fraîche de la rivière s'amassait autour des rochers tout chauds de soleil.
Un jour, Samuel revint du village en disant :
« La « maison d'en bas » est ouverte. Il y est arrivé une famille
de Lyon, paraît-il.
— Qu'est-ce que « la maison d'en bas » ? demanda curieu-
sement Jeannou.
— Tu la connais bien, répondit le jeune homme. Nous
appelons ainsi cette villa qui appartient à M. le maire et qu'il loue
l'été : elle est juste au bas de notre sentier.
— Ah ! oui, je vois, elle a une marquise de verre au-dessus de
la porte, des murs vert chou et des volets bleus ! je la trouve très laide.
— Laide ! s'écria Anna, elle a coûté des cents et des mille !
— Ce n'est pas une raison, madame Rouméas, et votre mas est
cent fois plus beau. »
Anna se tut, ne sachant que dire, à la fois scandalisée et flattée
que Jeannou préférât sa vieille et rustique maison à la villa de M. le
maire.
« Qui sait, fit-elle un peu plus tard, si ces gens de Lyon
viendront chercher le lait- chez nous, comme les estivants de l'année
dernière ? »
Elle eut, dès ce même jour, la réponse à cette question.
Vers quatre heures de l'après-midi, toute la famille Dupeyron
envahit sa cuisine.

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Il y avait un gros monsieur qui soufflait beaucoup, après
l'ascension du sentier, une dame qu'Anna osait à peine regarder,
car elle avait au moins le même âge qu'elle et portait un petit
short de jeune fille, un garçon d'une quinzaine d'années et une
demoiselle fort jolie, mais dont l'air hardi et la voix aiguë ne plurent
guère à Jeannou.
Les Dupeyron furent très aimables et parlèrent beaucoup : « Ils
venaient faire la connaissance de leurs voisins d'en haut.... Quelle
belle vue l'on avait du mas!... D'ailleurs tout le pays était ravissant...
ravissant... pittoresque... et si amusant par sa rusticité !... Et, madame,
vous avez des vaches, nous a-t-on dit ? Vous pourrez nous fournir
deux litres de lait par jour ? Oui ? Bon.... Et de ces exquis petits
fromages de chèvre, des pé... des pé....
— Des « pélardons », compléta Jeannou.
— C'est cela.... Et des légumes de votre potager ? Et, peut-être,
quelques œufs frais ?... Très bien, parfait.... Mon fils, ma fille ou la
bonne, monteront tous les matins pour prendre le lait et tout ce que
vous voudrez bien nous vendre.... C'est votre petit garçon, ce gamin si
adorablement blond ? Non ? Ah ! c'est seulement votre petit
domestique.... Allons, nous ne voulons pas vous déranger.... Nous
allons redescendre à la villa. »
Mais Anna, qui savait ce qu'exigent la politesse et l'hospitalité
cévenoles, retint ses visiteurs.
« Vous prendrez bien une tasse de café ? »
On prit donc une tasse de café, très fort et délicieux, comme on
le prépare dans nos villages du Midi, et Anna envoya Jeannou
chercher Samuel, à l'atelier, pour le présenter aux voisins de vacances.
Le jeune homme parut impressionner favorablement les
Dupeyron. Beau garçon à l'air ouvert, il causait bien, avec aisance et
gaieté. Aussi, la famille, en redescendant le sentier le déclara-t-elle «
charmant ». « Un beau type de Cévenol », dit le père. « Et qui ne
manque pas d'un certain chic », ajouta la jeune fille.
A mille lieues de soupçonner l'effet produit par lui sur les
citadins, Samuel retourna tranquillement à l'atelier et reprit son rabot.
« Comment les trouves-tu ? demanda Jeannou.
— Oh !... gentils, mais un peu bruyants. La demoiselle, par
exemple, est ravissante. »
Jeannou allait dire qu'elle ne lui plaisait pas tellement, mais

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il eut peur de paraître malveillant et se tut. Après tout, c'était
vrai : Mlle Régine ressemblait aux stars de cinéma dont on voit les
photos dans les journaux, avec ses courtes boucles noires et brillantes,
ses grands yeux verts, sa bouche du même rouge que ses ongles et son
teint doré. Elle ne portait pas un short, comme sa mère, et son ample
jupe rosé, gonflée par un jupon de nylon, la faisait ressembler à une
grande fleur... « à une pivoine, pensa Jeannou, oui, à une belle pivoine
: cette fleur voyante et sans parfum ».
. La « belle pivoine » revint dès lors au mas tous les matins,
balançant par son anse la boîte à lait d'aluminium. On ne vit ni la
bonne emmenée de Lyon, ni le frère au visage boutonneux. Régine
disait « qu'elle s'était chargée de la « corvée » du lait, et qu'elle adorait
cette promenade matinale qui lui tenait lieu de culture physique ».
Elle adressait quelques mots aimables à Mme Rouméas et
s'arrêtait toujours un moment au seuil de l'atelier pour causer avec
Samuel. Puis elle redescendait sans se presser, et on l'entendait chanter
jusqu'au bas du sentier des chansons à la mode.
Jeannou voulut décrire à Louisette la belle demoiselle de la «
maison d'en bas », mais elle l'interrompit vivement :
« Ne te fatigue pas ! Je la connais, ta demoiselle, elle passe
devant chez nous pour monter au mas où elle est tout le temps fourrée.
— Oh, « tout le temps »....
— Enfin, très souvent.... Tous les jours... beaucoup trop, à
mon avis.
— Comment la trouves-tu ? demanda Jeannou.
—- Et Samuel, lui, comment la trouve-t-il ? repartit Louisette.
Elle lui rend assez de visites pour qu'il ait le temps de se faire une
opinion.
— Il a dit une fois qu'elle était ravissante. »
Ah ! pauvre Jeannou ! Quelle gaffe ! Il eût mieux fait de garder
pour lui la réflexion de Samuel !
« Petit imbécile ! s'écria Louisette, et tu l'as laissé dire ? Et tu
ne lui as pas fait remarquer le joli genre qu'elle a, cette fameuse
Régine ? Et, sans doute, tu n'as pas eu l'idée, non plus, de lui
demander s'il se soucie de ce que, moi, je ne suis pas venue au mas
depuis plus de quinze jours ?
— Non, je n'ai rien demandé, et il n'a rien dit.

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— Rien dit ? Naturellement, il s'en moque bien. »
Et, furieuse, Louisette tourna le dos à Jeannou pour retourner à
ses chèvres.
Jeannou resta tout triste et penaud, de l'autre côté de la barrière.
Qu'est-ce qui lui prenait, à la douce Louisette ? Et pourquoi montrait-
elle tant d'antipathie à l'égard d'une demoiselle qui ne lui avait rien
fait? Les jeunes filles étaient décidément des êtres difficiles à
comprendre!
Est-ce que... Est-ce qu'elle serait jalouse parce que Samuel
trouvait Régine « ravissante » ? Mais....
Il mit ses mains en porte-voix, et cria très fort :
« Louisette ! Toi aussi, tu sais, tu es ravissante ! Seulement d'une
autre façon.
— Fiche-moi la paix ! » répondit, dans la châtaigneraie
voisine, une voix enrouée de larmes.

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CHAPITRE IV

LA FÊTE AU VILLAGE

VERS dix heures du matin, on entendit au loin, devant la « villa


d'en bas », les joyeux flonflons d'une musique. « Les voilà,
bougonna Mme Rouméas. Ils seront bientôt chez nous, avec leurs
fougasses hors de prix ! »
Elle prit son porte-monnaie dans un tiroir et en tira deux pièces
de cent francs qu'elle posa sur la table.
Quelques minutes plus tard, « ils » surgirent, l'un derrière l'autre,
en haut du sentier. « Ils », c'est-à-dire les garçons du village qui
organisaient la fête votive..., car c'était la fête à Combasse, ce jour-là.
Les jeunes gens arboraient tous le même foulard rouge et jaune,
et le même béret blanc. Ceux qui marchaient devant, les musiciens,
portaient leurs instruments : accordéon, clarinette et guitare. Les deux
derniers tenaient chacun par une anse une

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grande corbeille à linge remplie d'appétissantes fougasses dorées
et ornées de petits anis multicolores, qu'ils distribuaient, comme
chaque année, dans toutes les maisons.
Ils s'arrêtèrent devant le mas et exécutèrent un petit air guilleret,
à la grande joie de Jeannou, qui trouvait charmante cette façon de
commencer la fête.
Anna, beaucoup moins enthousiaste que lui, sortit devant la
porte et, bien que les gâteaux fussent tous pareils, elle fit longuement
son choix, avant de déposer ses deux cents francs sur le plateau que
tenait un des garçons.
Samuel, qui se rasait dans sa chambre, apparut à la fenêtre, le
visage tout blanc de mousse de savon, et cria gaiement :
« A cet après-midi, les gars ! Nous aurons une fête du tonnerre,
par ce beau temps ! »
Tout émoustillé par l'atmosphère de réjouissance que les joyeux
musiciens venaient d'apporter au mas, Jeannou les regarda descendre
le raide sentier en se répétant :
« Une fête « du tonnerre » ! Une fête magnifique ! Ah ! que je
me réjouis ! »
II pouvait se réjouir, en effet, car le fils Rouméas avait obtenu de
ses parents la permission d'emmener « son petit copain », à condition
que celui-ci terminât dans la matinée sa besogne de la journée.
Jeannou déploya un zèle remarquable pour venir à bout de son
travail; aussi, dès le début de l'après-midi, au plus fort de la chaleur, il
descendait déjà au village en compagnie de Samuel. Il portait son
costume du dimanche, trop grand pour lui, et mal coupé, mais il n'en
avait cure, et se tordait le cou en louchant pour admirer sa belle
cravate bleue — sa première cravate —• prêtée par Samuel. Mais
malgré ses gros souliers et ses vêtements inélégants, il faisait plaisir à
voir, avec son. petit visage aux yeux rayonnants de joie et ses cheveux
d'or clair, qui brillaient au soleil.
Quant à son compagnon, bien pris dans son complet gris,
souriant et rasé de frais, il rayonnait de bonne humeur et de santé.
« Oh ! dit Jeannou en arrivant à Combasse, le village aussi a mis
son costume de fête ! »
Le costume en question consistait en une multitude de petites
bannières de toutes les couleurs, qui flottaient, attachées

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à des ficelles tendues en travers de la Grand-Rue, et tout autour
du foirai.
Les boutiques en plein vent, où l'on vendait des bonbons et des
glaces, s'alignaient de chaque côté de cette grande place. En face, on
entendait déjà le claquement sec des carabines, devant la baraque du
tir, et le manège, où les chevaux de bois voisinaient avec les petites
autos et les avions, tournait déjà, plein de gosses endimanchés.
« Que de monde ! » s'exclama Jeannou.
Oui, la terrasse du café, devant l'hôtel, regorgeait de consom-
mateurs, tandis qu'assises sur le mur bas qui entourait le foirai une
foule de jeunes filles en robe claires se pressaient, babillant et riant, en
attendant le bal.
Mais on ne devait danser qu'après quatre heures. Auparavant,
une partie de loto monstre se jouait au café. Une paire de poulets et un
lapin en étaient l'enjeu. On entendait la voix du père Ruas crier, avec
son plus bel accent méridional :
« Veïnte-ceïnque ! Nonante-Huite ! Neufe ! », tandis qu'un
murmure accueillait l'annonce de chaque numéro.
En un clin tl'ceil, grâce à Sami, Jeannou eut un sac de caramels
dans la poche et, à la main, un cornet de glace, qu'il lécha avec délices,
en regardant Samuel tirer à la carabine si habilement, qu'il gagna,
coup sur coup, une bouteille de Champagne, un pot à tabac et une
boîte de biscuits. Plus tard, le fils Rouméas lui offrit plusieurs tours de
manège, dont il revint, légèrement titubant et le cœur chaviré.
Et soudain, attaquée par les musiciens qui venaient de s'installer
sur leur estrade ornée de verdure, une valse résonna dans l'air
surchauffé, et couvrit la rumeur de la foule : le bal commençait.
Cela, c'était moins amusant, pour un gamin de douze ans trop
jeune pour y prendre part ! Et Jeannou resta debout, ne sachant .trop
que faire, à regarder tournoyer les danseurs.
Samuel s'était approché du petit mur sur lequel Louisette, toute
mignonne dans sa robe bleu clair, attendait, parmi les autres jeunes
filles, et il l'avait invitée. Elle valsait maintenant, légère et gracieuse,
aux bras de son cavalier, mais son visage paraissait inquiet, et elle
jetait fréquemment de furtifs regards vers l'entrée de la Grand-Rue
d'où débouchait sans arrêt une foule de villageois et d'estivants.

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Est-ce qu'elle attendait quelqu'un, Louisette ? Quelqu'un qu'elle
redoutait de voir surgir ? Ah ! bien sûr : la belle Régine et ses parents.
Jeannou le comprit tout de suite, lorsqu'il vit la famille Dupeyron
arriver sur le foirai et prendre place autour d'une des rares tables
encore libres du café.
Il lui sembla que, là-bas, Louisette faisait une drôle de figure. Et
Samuel ? Eh bien, Samuel avait aussi certainement aperçu les «
voisins d'en bas », car, à partir de ce moment, il parut se désintéresser
de la danse, s'arrangea pour passer, en valsant, devant le café, répondit
par un sourire au bonjour que lui crièrent les Lyonnais, et mit, dès que
la musique s'arrêta, beaucoup de hâte à raccompagner Louisette à sa
place.
Une minute plus tard, suivi de Jeannou il saluait les Dupeyron
qui se serrèrent pour le faire asseoir à leur table et qui poussèrent la
condescendance jusqu'à inviter aussi le petit garçon.
La belle Régine était éblouissante dans une robe de broderie
blanche, dont une rosé rouge ornait le corsage. L'éclat laiteux d'un
collier et de boucles d'oreilles en grosses perles faisaient ressortir le
haie doré de son teint. Elle riait à tous propos, montrant ses belles
dents, et ses pieds, chaussés de petits souliers à hauts talons,
frétillaient sous la table, tant elle avait envie de danser.
Mais Samuel n'osa pas l'inviter avant d'avoir terminé sa
consommation et il se mit à causer avec M. Dupeyron.
Cette conversation n'intéressait nullement Jeannou. Il cessa
bientôt de l'écouter pour regarder .autour de lui la fête qui battait son
plein.
Cependant, une phrase attira son attention.
« Vous avez tort de vous enterrer dans ce village, mon ami,
disait le monsieur de Lyon, vous êtes fait pour une vie plus brillante et
vous ne paraissez pas à votre place, parmi ces paysans de. Combasse.
— Pourtant, je m'y sens bien chez moi, répliqua Samuel.
— Et puis, continua M. Dupeyron, négligeant cette interruption,
je vous ai vu au travail, votre goût m'a surpris ! Tout ce que vous
faites est plein d'élégance, d'originalité....
— Oh ! fit encore Samuel, que ces flatteries n'aveuglaient pas
complètement, l'originalité de mes tables, de mes étagères, de mes
buffets... je ne vois vraiment pas....

33
Son regard ne quittait pas Samuel.

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Si ! Si ! Croyez-moi, vous êtes un artiste plutôt qu'un artisan, et,
sans quitter un métier que vous aimez, vous pourriez l'exercer sur un
plan supérieur. Je vous verrais assez collaborateur d'un grand fabricant
d'ameublement, ou ensemblier, décorateur....
— Papa a raison, interrompit Régine, avec son plus
séduisant sourire, vous ne vous estimez pas à votre juste valeur!
Le jeune homme rougit légèrement, sous ce compliment
accompagné d'un regard de velours, tandis que M. Dupeyron
continuait :
« Ecoutez : si jamais il vous prenait envie de sortir d'ici et de
chercher du travail en ville, venez me voir à Lyon. J'ai le bras long,
moi, vous savez ! Je connais une foule de gens bien placés et je ne
serai pas en peine pour vous caser de façon à ce que vous ayez
rapidement une belle situation.
— Je vous remercie, monsieur Dupeyron, dit Samuel, mais je ne
pense pas quitter le pays.
— Bah ! On ne sait jamais. Vous pourriez vous dégoûter de
Combasse un jour ou l'autre. Tenez, prenez ma carte, avec mon
adresse, et gardez-la à tout hasard. »
Samuel glissa la carte en question dans son portefeuille, tandis
que Jeannou, le nez dans son verre de limonade, regardait avec
curiosité ce gros monsieur aux bras si courts, qui prétendait cependant
« avoir le bras long » !
Avec curiosité? Oui..., mais avec une légère inquiétude, aussi.
Qu'avait-il donc besoin d'attirer le fils Rouméas à Lyon ?
Heureusement, il ne se laissait pas faire, Samuel ! Il ne s'était pas gêné
pour répondre qu'il ne songeait nullement à quitter le pays. « Allez !
Allez ! M. Dupeyron, vous voulez faire le beau, avec votre bras long
et vos belles relations... vous vous amusez à éblouir notre Samuel....
Mais il ne « marche » pas... et nous le gardons ! »
Les musiciens attaquèrent une autre valse.
« Vous me faites danser, Samuel ? » demanda Régine.
Le jeune homme se leva avec empressement.
« Volontiers ! »
L'instant d'après, Jeannou suivait des yeux, tandis qu'elle
tourbillonnait parmi les couples de danseurs, la belle robe blanche
dont la jupe s'évasait comme une grande corolle, et,

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malgré le bruit de la musique, du tir, du manège, il entendait à
chaque instant le grand rire aigu de la demoiselle.
Il n'était pas le seul à l'entendre ! Louisette, assise sur le petit
mur, refusait tous les cavaliers qui venaient l'inviter. Son regard ne
quittait pas Samuel, empressé auprès de Régine, et son visage se
crispait à chaque éclat de rire de la jeune citadine.
Peut-être après cette danse... ou après la suivante... ou plus tard,
Samuel daignerait-il s'occuper un peu d'elle et l'inviter une fois... une
seule fois encore.
Mais les danses se succédaient, et, toujours, le complet gris et la
robe blanche se rapprochaient et se mêlaient au joyeux tourbillon du
bal.
Le cœur pitoyable de Jeannou sentit la solitude de Louisette. Il
se leva, remercia poliment les Dupeyron et rejoignit la pauvre
délaissée. Mais Louisette ne voulait pas qu'on la plaigne. Elle s'efforça
de sourire à Jeannou, lui offrit une seconde glace et, pendant qu'il la
savourait en regardant le bal, elle s'éclipsa.
En se retournant, Jeannou ne la vit plus et comprit qu'elle avait
quitté la fête pour n'y plus revenir. Il en fut soulagé.
« C'est mieux ainsi, pensa-t-il, elle ôte à la « belle pivoine » le
plaisir de lui enlever son cavalier. Quant à Samuel.... »
Jeannou soupira, regarda son grand ami qui souriait à la
demoiselle de Lyon, et termina intérieurement :
« Eh ! bien, Samuel, je le trouve un peu bête, aujourd'hui ! »

36
CHAPITRE V

NUAGES SUR LE CIEL BLEU

LE BEL été finissait. Déjà, au verger, les prunes Reine-


Claude trop mûres, exhalaient leur odeur sucrée et tombaient sur
l'herbe desséchée, guettées par de bourdonnants essaims d'abeilles.
Déjà, dans les vieilles marmites posées le long de la murette qui
entourait la terrasse, les fleurs de septembre, les « passe-velours », les
reines-marguerites, les zinnias, s'épanouissaient à côté des derniers
géraniums, tandis que s'effeuillaient les légers cosmos et les phlox
violets du jardin et que les hortensias bleus ou rosés se décoloraient.
Déjà, dans les châtaigneraies, les têtes brunes des "bolets
surgissaient au pied des arbres, dont les bogues éclataient, laissant
choir les premières châtaignes, vernies comme des billes d'acajou.
Déjà, l'hôtel de Combasse s'était vidé de ses estivants et

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les fenêtres des maisons de vacances se fermaient les unes après
les autres. Vint le jour où les « gens d'en bas » firent leurs malles,
tirèrent les affreux volets bleu criard de leur villa et reprirent le
chemin de Lyon.
Ce jour-là, l'humeur sombre et l'air malheureux du fils Rouméas
frappèrent Jeannou. La belle Régine (que Samuel avait vue tous les
jours, depuis la fête du village, avec laquelle il s'était promené dans
tout le pays à moins qu'il ne partît seul, très loin, très haut sur la
montagne, cueillir pour elle ces petites gentianes d'un bleu intense
dont elle raffolait, ou des framboises qu'elle savourait avec des mines
de chatte gourmande), la belle Régine s'en était allée. Reviendrait-elle
jamais ?
« C'est peu probable, avait-elle dit avec insouciance, car nous
aimons changer de villégiature, chaque été. Peut-être l'an prochain,
irons-nous à la mer... ou ailleurs.... »
Pendant toute la journée qui suivit ce départ, Samuel avait
travaillé dans son atelier, muet, les lèvres serrées, le regard sombre.
Jeannou ayant risqué une petite plaisanterie pour le dérider, se
vit vertement rabroué. Ah ! Il n'était plus question de « petit copain »
ou de « bon petit gars » ! Et une grande envie de pleurer prenait
l'enfant à la gorge, en même temps qu'une sourde angoisse s'insinuait
dans son cœur.
Est-ce qu'il allait rester toujours aussi triste, son grand ami ? Et
lui, Jeannou, avait-il définitivement perdu cette fraternelle amitié,
cette bonne camaraderie, que Samuel lui témoignait jadis ?
Il crut pourtant, pendant quelques semaines, que tout allait
redevenir « comme avant ». Le jeune "homme faisait de visibles
efforts pour surmonter sa peine, et le petit garçon commençait à se
dire qu'il retrouverait bientôt son gai et affectueux compagnon. Il fit
part de ses espoirs à Louisette, mais celle-ci secoua tristement la tête.
« Je n'y crois guère, mon pauvre Jeannou. Samuel s'est trop
laissé enjôler par la « belle pivoine », comme tu dis, et il ne guérira
pas de sitôt de l'avoir vue s'en aller ! »
Elle ne se trompait pas. De nouveau, l'humeur de Samuel
s'assombrit. Certes, il ne rabrouait plus Jeannou, comme aux premiers
jours après le départ des Dupeyron, mais — et cela semblait pire au
petit garçon — il l'ignorait. Il ne répondait

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que distraitement à ses questions ... quand il y répondait, et il ne
voyait même pas, devant lui, l'enfant dont le regard affamé d'affection
interrogeait sans cesse son visage fermé, dans l'espoir d'y retrouver
enfin le bon sourire d'autrefois.
« Mon petit copain » ! Où était-il, maintenant, l'heureux garçon
que Samuel appelait ainsi, quelques mois auparavant ? Bien loin,
déjà ! Estompé dans le souvenir du radieux printemps passé, lorsque
les branches du cerisier, que l'automne teintait maintenant d'écarlate et
de pourpre, balançaient encore leur blanche floraison au parfum de
miel.
« Mon petit copain ».... Presque mon petit frère.... A cette
pensée, le soir, avant de s'endormir, Jeannou versait des larmes amères
et, malgré sa bienveillance naturelle, il maudissait tout ensemble la «
Belle Pivoine », la famille Dupeyron, les estivants et jusqu'à la ville de
Lyon, qui n'était cependant pour rien dans les événements du dernier
été.
Les Rouméas remarquaient-ils le changement d'humeur de leur
fils ? Personne n'aurait pu le dire. S'ils avaient deviné sa peine, s'ils
s'inquiétaient de le voir sombre et distrait, ils n'en laissaient rien voir.
Anna ne soupirait ni plus ni moins qu'avant, et son époux grognait,
grondait et tapait sur la table comme à l'ordinaire.
Des jours s'écoulèrent encore. La Toussaint arriva. On ramassa
les châtaignes, on entassa le bois pour l'hiver, les jours devinrent de
plus en plus courts, et Jeannou connut les longues veillées, où, entre
Anna qui tricotait sans rien dire, Rouméas qui tirait sur sa pipe en
somnolant et Samuel qui tenait un journal sans le lire, il tentait
vainement, de sa douce voix enrouée, de dérider ces trois êtres
moroses, et où il finissait, découragé, par s'absorber dans la lecture de
quelque livre prêté par Louisette, à moins qu'il ne montât se coucher,
après un « bonsoir » auquel on ne répondait que du bout des lèvres.
Chaque nuit, avant de s'endormir, il entendait Samuel monter
dans sa chambre, où il marchait, marchait interminablement, d'un pas
tramant et las.
« II tourne en rond, comme une bête malade, pensait-il, et pour
avoir changé ainsi, il faut qu'il soit bien malheureux, ce pauvre
Samuel ! »
Et son cœur débordait de tendresse et de pitié.

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CHAPITRE VI

UNE LETTRE SUR LA TABLE

CE MATIN-LA, un sombre matin, pluvieux et froid, Jeannou et son


patron qui venaient tous les deux de se lever, entrèrent en même temps
dans la cuisine. Le petit garçon pensait avec satisfaction au grand bol
de café au lait brûlant que Mme Rouméas allait lui préparer et qui le
réconforterait, après ses ablutions faites à l'eau glacée. Le père
Rouméas paraissait d'assez bonne humeur. Il daigna répondre par un «
bonjour, mon gars » au salut de Jeannou et il ajouta :
« On va profiter du mauvais temps pour faire un tas de bricoles
dans la maison. Tiens, tu pourrais.... »
A ce moment, il s'interrompit tout net et demeura figé, le regard
fixé sur une enveloppe blanche, posée bien en évidence au milieu de la
table.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » bégaya-t-il.

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Lentement, il s'approcha, comme s'il devinait qu'il avançait vers
le malheur, et prit la lettre, sur laquelle il reconnut tout de suite
l'écriture de son fils. « Pour mes parents », avait écrit Samuel.
Rouméas tournait en tous sens cette missive inattendue, sans se
décider à l'ouvrir :
« II nous écrit.... Il nous écrit, maintenant ? Et pourquoi ?
répétait-il. Mais il devient complètement simple, ma parole ! Et
paresseux, par-dessus le marché, il devrait déjà être levé, voyons ! »
Le cœur de Jeannou battait à se rompre. Certainement, il se
passait une chose très grave, et l'enveloppe qui tremblait dans la main
de Rouméas n'apportait rien de bon aux habitants du mas.
Au même instant, Anna entra à son tour, elle était pâle et agitée :
« Samuel n'est pas dans sa chambre, dit-elle, qu'est-ce que ça
veut dire ?
— Voilà sans doute l'explication, répliqua rudement son mari.
Monsieur notre fils nous a écrit : tiens, lis ! »
II tendait la lettre, mais Anna ne la prit pas.
« La lire ? J'en serais bien incapable ! » dit-elle, en se laissant
tomber toute tremblante sur une chaise.
Rouméas se décida à prendre lui-même connaissance du billet
qu'il sortit de l'enveloppe. Mais, dès les premières lignes, la fureur
l'aveugla.
« Au diable ! cria-t-il, avec cette espèce d'écriture tortillée,
impossible de déchiffrer ce gribouillage. Tiens, Jeannou, lis-nous ça et
dépêche-toi. »
Jeannou prit la feuille de papier et lut d'une voix altérée :

Chers parents,
Quand vous lirez cette lettre, je serai parti. Pardonnez-moi de
m'en aller sans vous avoir rien dit, mais je n'avais pas le courage de
vous parler de mes projets, de discuter avec vous, de me disputer,
peut-être.
Je pars, parce que je ne peux plus vivre à Combasse : j'y languis
trop, je finirais par tomber malade.
L'été dernier, M. Dupeyron m'a conseillé d'aller travailler à
Lyon. Ce monsieur a le bras long et m'a assuré qu'il ne serait

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pas en peine de me procurer rapidement une belle situation.
Depuis, j'étais terriblement attiré par la grande ville et la perspective
d'exercer mon métier sur un plan supérieur. Pensez donc ! Je ne
serais plus un artisan mais un artiste. Au début, je travaillerai peut-
être avec un grand fabricant de meubles, mais ensuite, je pourrais
m'établir à mon compte, comme ensemblier ou décorateur. Enfin, M.
Dupeyron m'a promis un brillant avenir, que je n'aurais jamais eu
dans notre pauvre village.
De crainte de vous déplaire, j'ai essayé de lutter contre cette
grande envie qui m'a prise d'aller là-bas; mais je ne peux pas m'en
défaire et je n'ai plus la force de résister : il faut que je parte.
J'espère que, la première surprise passée, vous ne serez pas trop
fâchés contre moi. Dès mon arrivée à Lyon, je vous enverrai mon
adresse et j'attendrai alors une lettre de vous, me disant que vous me
comprenez et ne m'en voulez pas. D'ici quelques années, allez ! vous
serez fiers de votre fils qui ne vous oubliera jamais et viendra vous
voir au pays,-aussi souvent que possible.
Donnez le bonjour à tous les amis de Combasse, en particulier à
Jeannou, mon petit copain, avec qui je n'ai guère été gentil, ces
derniers temps, accablé que j'étais par ma languitude.
Je vous embrasse bien.

SAMUEL.

Jeannou se tut, tremblant et les joues ruisselantes de larmes.


Tout d'abord, il régna dans la cuisine un silence atterré. Puis,
brusquement, Rouméas fit sursauter sa femme et le petit garçon en
tapant furieusement sur la table et en criant :
« Et voilà ! Voilà comment on abandonne ses parents et son
pays... avec vingt lignes sur un morceau de papier ! Il n'a pas eu le
courage de nous parler, ce grand lâche ! Et il a bien fait, car je lui
aurais renfoncé ses mauvaise paroles dans la bouche avec quelques
bonnes gifles.
— Oh ! Rouméas, ne dis pas ça ! gémit Anna.
— Si fait, je le dis ! Et je dis aussi qu'il se moque de nous, avec
ses grands mots qu'on ne comprend pas et que le Lyonnais a dû lui

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souffler. « Travailler sur un plan supérieur » ! Qu'est-ce que ça
signifie, orgueilleux que tu es ? continua-t-il en apostrophant l'absent;
et « décorateur » ? et « ensemblier » ? Qu'est-ce que c'est que
ces métiers-là ? Et tu crois que ça prend, les raisons que tu nous
donnes ? ajouta-t-il, fou de colère, en martelant la table de ses poings :
tu veux que je te le dise pourquoi tu es parti ? C'est à cause de la
demoiselle Régine et pas pour autre chose. Tu veux la revoir, parce
qu'elle t'a bien enjôlé, tout en se moquant de toi, pauvre imbécile ! Et
tu penses que si tu deviens un « monsieur », là-bas, tu pourras la
demander à son père.... Merci bien ! même si elle te voulait, nous,
nous ne voudrions pas d'une belle-fille comme cette... cette.... »
Du rouge, Rouméas tournait au violet. Vainement, sa femme
essaya de le calmer :
« Tais-toi, Rouméas... tais-toi, tu te fais du mal ! »
Mais l'autre ne l'entendait même pas et criait encore :
« II nous écrira pour nous donner son adresse ! Ah ! tu-peux
écrire, grand sans-cœur, mais tu pourras aussi attendre que je te fasse
réponse ! Je ne te connais plus ! Tu ne remettras pas les pieds dans la
maison de nos vieux. »
Brusquement, il se leva et sortit, en claquant la porte. Par la
fenêtre, Anna et Jeannou le virent traverser la cour sous la pluie, le dos
courbé, et s'engouffrer dans l'atelier de Samuel où il s'enferma, sans
doute pour cacher les larmes qu'il avait retenues devant eux.
Sa femme, elle, ne cachait pas les siennes, ni le petit garçon.
Mais, tandis qu'Anna ne pensait qu'à son propre chagrin, Jeannou
essayait d'oublier le sien pour la réconforter. Il tira sa chaise tout près
d'elle et lui prit doucement la main en répétant :
« Ne vous désolez pas, madame Rouméas, ne vous désolez pas !
Votre fils regrette probablement déjà son coup de tête, et il reviendra
bientôt, sûrement, sûrement.... »
Oui, Jeannou disait tout ce qu'il désirait ardemment lui-même,
tout ce qu'il voulait espérer, mais au fond, il ne croyait pas au retour
de son grand ami. Samuel était parti, Samuel était perdu ! La chaleur
de son affection, qui, pendant quelques mois l'avait rendu si heureux,
lui faisait brusquement défaut, le laissant affreusement dépouillé. Et il
ne pouvait faire taire, au-dedans de lui, la voix désespérée qui
répétait : « Plus jamais ! Plus jamais ! »

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CHAPITRE VU

DES NOUVELLES DE LYON

QUELQUES jours plus tard, arriva une lettre de Lyon, la lettre


annoncée par Samuel. Rouméas n'avança même pas la main pour la
prendre et « oublia » d'offrir au facteur le verre de vin qu'on lui versait
chaque fois qu'il gravissait le raide sentier du mas. L'homme s'en alla,
après avoir posé l'enveloppe sur la table. Alors, le père la désigna d'un
geste en disant à sa femme :
« Tu peux la lire si tu veux : moi, elle ne m'intéresse pas. » Et il
s'installa pour déjeuner, tournant le dos et affectant de ne pas écouter
ce que lisait Jeannou, cette fois encore chargé de déchiffrer la missive
de Samuel.

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Celle-ci disait, en termes embarrassés, qu'il n'avait pas encore pu
rencontrer les Dupeyron, mais que cela ne tarderait sûrement pas. En
attendant, il logeait à l'Hôtel des Canuts, 14,

rue des Flottes, où il espérait recevoir bientôt des nouvelles de


ses parents.
A ces mots, Rouméas, qui n'avait pas perdu un mot de la lecture,
éclata :
« C'est ça ! cria-t-il, la bouche pleine, monsieur se conduit
envers nous comme le dernier des derniers et il trouve tout naturel de
réclamer des nouvelles... et vite, encore! Monsieur voudrait sans doute
une lettre bien gentille, où nous lui dirions : « Tu as bien fait, mon
gars, ne te gêne pas, surtout, pour nous abandonner, nous mépriser,
nous crever le cœur. » Eh bien, il peut l'attendre, sa lettre : et voilà ce
que je fais de la sienne ! »
II se leva, prit brusquement le papier que tenait Jeannou, le
froissa en boule et le jeta dans le feu.
Jeannou, le cœur serré, regarda se consumer la. missive de
Samuel. Puis, soudain, une idée lui vint. Il monta dans sa chambre et
inscrivit au crayon, sur le mur blanchi à la chaux, l'adresse qu'il ne
voulait pas oublier : « Hôtel de Canuts, 14, rue des Flottes. »
« Voilà, murmura-t-il avant de redescendre : s'ils ne lui écrivent
pas, moi, je lui écrirai. »
*
**
Cher Samuel,
Ton départ nous a bien peines, tes parents et moi, ainsi que
Louisette, qui a beaucoup pleuré. M. Rouméas ne veut pas te
répondre, car il est très fâché contre toi. Alors, moi, je t'écris pour te
dire qu'on ne t'oublie pas au pays et que si ce M. Dupeyron te fait trop
attendre ta belle situation, tu ferais mieux de revenir, ce qui nous
ferait à tous drôlement plaisir. Ton père dit bien qu'il ne veut plus te
voir, mais il serait le premier à se réjouir de ton retour, car tu sais
bien qu'il ressemble aux châtaignes qui sont hérissées de piquants au-
dehors et bien bonnes au-dedans.
« Ta maman est très triste. Elle ne s'arrête pas de soupirer et ton
petit copain ne peut se faire à ton absence. Reviens, Samuel ! Nous
t'aimons mieux ici qu'on ne t'aime là-bas.

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Je te serre affectueusement la main.

Jeannou

Ayant écrit cette lettre, Jeannou attendit pour l'expédier que


Mme Rouméas l'envoyât faire des commissions au village. Mais il ne
ferma pas l'enveloppe et, passant devant la petite maison où Louisette
habitait avec sa grand-mère, il vit la jeune fille derrière les vitres de sa
fenêtre et lui fit signe de le rejoindre.
« J'ai écrit à Samuel, pour le supplier de revenir, dit-il, veux-tu
ajouter quelques mots à ma lettre ? »
Mais Louisette répondit tristement L
« Non, Jeannou. J'ai ma fierté, vois-tu, et je ne relancerai pas
Samuel. Toi, tu as bien fait de lui écrire. Mais... tu ne lui as rien dit de
moi, j'espère ?
— Si, répondit honnêtement Jeannou, je lui ai dit que tu avais
pleuré. »
Louisette baissa la tête, et ses yeux se remplirent de larmes. « Tu
veux que j'efface cette phrase ? demanda le petit garçon.
— Non, fit-elle très bas, non.... Tu peux la laisser, après tout,
parce que j'ai bien pleuré, en effet ! »
Dès le surlendemain, Jeannou commençait à attendre la réponse
à sa lettre, ou, mieux encore, l'arrivée de Samuel lui-même. Mais les
jours s'écoulèrent et rien ne vint.
« II finira bien par m'envoyer quelques lignes, se disait le jeune
garçon, ne serait-ce que pour dire qu'il ne reviendra pas. »
Et pourtant, Samuel ne donna aucun signe de vie.
Au bout de quinze jours, Jeannou ne conservait plus d'espoir. Il
cessa de guetter le facteur et de tressaillir chaque fois qu'un pas
résonnait sur le sentier. Allons ! II était bien oublié ! Et non seulement
lui, mais les pauvres parents, Louisette, et le pays tout entier !
Un. triste hiver commençait. Le vent glacé agitait les branches
dépouillées des châtaigniers et sifflait lugubrement autour du mas; la
brume s'accrochait au sommet des montagnes; les bêtes restaient à
l'étable et leur petit berger n'avait plus l'occasion de rencontrer chaque
jour Louisette, sa confidente.

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Un matin, il se rendit à Combasse avec Rouméas, pour faire
d'importantes provisions, afin d'éviter ensuite de trop fréquentes
courses au village.
Il faisait si froid que, leurs commissions terminées, son patron
entra au café avec lui, pour prendre une boisson chaude,

avant de remonter au mas. Comme tous deux finissaient de vider


leurs tasses, la porte s'ouvrit, livrant passage à un jeune militaire, le
fils de Boudon, le buraliste.
Ce dernier aperçut Rouméas et Jeannou, parut hésiter, puis se
décida et vint à eux.
« Bonjour, monsieur Rouméas !
— Salut, Pierre, fit le propriétaire du mas, d'un air plutôt
renfrogné. Alors, tu es en permission ?
— Oui, pour dix jours.
— Et où faites-vous votre service ? demanda Jeannou.
— A Lyon, mon petit gars. »
Rouméas ne broncha pas, mais Jeannou tressaillit.
« Et figurez-vous, continua le jeune homme avec un peu
d'embarras, que j'ai rencontré là-bas, votre fils Samuel... ce qui est un
drôle de hasard, dans une si grande ville ! »
Rouméas garda le silence.
« Malheureusement, dit encore le permissionnaire, je n'ai pas de
bonnes nouvelles à vous donner de lui.
— Je ne t'en demande pas, fit Rouméas en se levant brus-
quement. Mon fils a quitté la maison comme un voleur : je ne veux
plus rien savoir de lui.
— Ah ! bredouilla l'autre, si vous ne lui « causez » plus, c'est
différent. »
A grand pas, Rouméas gagna la porte et sortit du café, suivi de
Jeannou. Portant leurs lourds cabas et leurs sacs bourrés de provisions,
ils reprirent le chemin du mas. L'homme se taisait et avançait, de son
long pas tranquille de montagnard. Mais le jeune garçon trottait
derrière lui, en tournant sans cesse la tête vers le village qui semblait
Attirer irrésistiblement.
Soudain, il s'arrêta :
« Oh ! monsieur Rouméas, s'écria-t-iJ, nous avons oublié les
cinq kilos de sucre.

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— Tant pis, répondit son patron : je ne redescends pas.
— Mais moi, je peux retourner à Combasse : Mme Rouméas
serait fâchée, si nous ne rapportions pas tout ce qu'elle a marqué sur la
liste.
— Vas-y si tu veux, grogna le fermier, mais dépêche-toi. Mets
tes paniers dans cette « jasse », tu les reprendras en revenant. »
Jeannou s'empressa d'abriter ses cabas dans une bergerie vide, qui
s'élevait au bord du chemin, puis il redescendit au village en toute hâte.
Ah ! Quel excellent prétexte, que ce sucre oublié, pour rejoindre le
permissionnaire !
Celui-ci se trouvait encore au café. Jeannou alla délibérément
s'asseoir en face de lui.
« M. Rouméas ne veut pas entendre parler de son fils, dit-il, mais
moi, j'aimais beaucoup Samuel et je serais heureux de savoir ce qu'il
devient. »
Le militaire hocha la tête.
« Pas grand-chose de bon, j'en ai peur, répondit-il.
— Mais, fit Jeannou, interdit, M. Dupeyron devait pourtant lui
procurer une belle situation.
— M. Dupeyron ! Laisse-moi rire, mon pauvre gars !
Samuel m'a avoué qu'il est allé plusieurs fois se présenter chez lui, sans
qu'on daigne le recevoir. A sa dernière visite, pourtant, on l'a laissé
entrer dans le vestibule, où le monsieur est venu, mais il l'a accueilli
comme un étranger. « Je n'ai rien pour vous « en ce moment, lui a-t-il
dit : adressez-vous à l'Office du « travail... mais ne partez pas sans
aller à la cuisine, mon ami; on vous donnera un verre de vin.»
Samuel était fou de colère en me racontant ça, d'autant qu'il
entendait rire la demoiselle et sa mère, dans le salon ! Alors, il a compris
qu'il avait été pour ces gens une distraction de vacances, un « type de
cévenol pittoresque », comme ils disaient, mais, à la ville, ils n'ont plus
vu en lui qu'un vulgaire paysan... et tu peux bien penser qu'il n'est pas
retourné chez eux !
— Oh ! fit Jeannou, rouge d'indignation, oh ! C'est
révoltant !
— Oui, ce n'est pas bien joli, en effet.
— Mais alors, qu'est devenu Samuel ?
— Il a cherché du travail. Malheureusement, quand je l'ai
rencontré, il n'avait encore rien trouvé. Depuis, nous ne nous sommes

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plus revus, et je ne risquais pas de le relancer, car il avait oublié, sans
doute volontairement, de me donner son adresse.
— Je me demande de quoi il vit, dit Jeannou, soucieux.
— Il avait probablement emporté un peu d'argent, mais que
deviendra-t-il, lorsque son portefeuille sera vide ?
— Peut-être alors, se décidera-t-il à revenir ici, fit Jeannou, plein
d'espoir.

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« Je n'ai rien pour vous en ce moment. »

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— Oh ! Pour cela, n'y compte pas ! Il est bien trop fier, il ne
voudra pas avouer à son père qu'il s'est trompé et qu'il a commis une
grosse bêtise. Même s'il regrette ce qu'il a fait, il n'en conviendra
jamais.
— Si vous n'avez pas son adresse, moi, je l'ai. Voulez-vous que
je vous la donne, pour que vous alliez le trouver ?
— Non, mon gars, c'est inutile.
— Mais pourquoi ?
— Parce que j'ai compris qu'il ne désirait plus me revoir. Vois-
tu, il était visiblement très ennuyé de m'avoir fait des confidences,
dans un moment de découragement.... »
Une grande envie de pleurer faisait trembler les lèvres de
Jeannou.
« Comme il doit être malheureux ! murmura-t-il.
— Bien sûr, qu'il est malheureux.
— Au cas où vous le rencontriez... une autre fois... par hasard,
dites-lui que, s'il revenait, nous serions tous bien contents.
— Ne te fais pas d'illusions, petit ! Même s'il m'était possible
de lui faire ta commission, il ne rentrerait jamais à Combasse,
bien qu'il en crève d'envie ! Allez ! Remonte au mas, va ! Et tâche de
le remplacer un peu là-haut; ses parents ne sont guère aimables, mais
il y a pourtant de quoi les plaindre. »

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CHAPITRE VIII

UNE GRANDE DÉCISION

JEANNOU n'osa pas rapporter à son patron la conversation qu'il


venait d'avoir avec le permissionnaire : il craignait trop d'être
brutalement interrompu dès les premiers mots. Il préféra parler à
Mme Rouméas, qui l'écouta en hochant tristement la tête.
Rouméas survint au début de l'entretien, feignit de ne pas porter
la moindre attention aux propos de son petit valet, mais, en réalité,
tendit l'oreille et fut aussi bien renseigné que sa femme. Cependant, il
se garda de faire le moindre commentaire. Alors, soudain, comme
poussé par une force irrésistible, Jeannou alla se planter devant lui et
dit, en le regardant bien en face c
« Monsieur Rouméas, laissez-moi aller à Lyon. »
L'autre leva les sourcils.
« A Lyon ! Pour quoi faire ? Tu n'es pas' fou ?

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— Oh ! non. Depuis que j'ai appris que Samuel est malheureux,
mais bien trop fier pour revenir ici, je me dis que, si quelqu'un le
voyait et lui parlait, peut-être se déciderait-il à rentrer. Je sais bien
que ce serait plutôt à vous d'aller le chercher, mais....
— C'est ça ! interrompit Rouméas avec colère, je vais me traîner
aux genoux de monsieur pour le supplier de daigner venir partager de
nouveau notre pain ! Il faudrait sans doute aussi que je lui fasse des
excuses, hein ? Moi ! Son père, qu'il a offensé !
— Sans le supplier, tu pourrais bien, en effet..., insinua timi-
dement Anna.
— Jamais ! Jamais ! Jamais ! cria Rouméas. Tenez-vous-le pour
dit et ne me parlez plus de Samuel. »
Cependant, au cours de la journée, Rouméas réfléchit. Il se dit
que laisser aller Jeannou à Lyon pour tenter de décider Samuel à
rentrer serait peut-être le moyen — sans avoir à s'humilier lui-même
— de faire revenir au bercail un fils que, soi-disant, il ne voulait plus
recevoir sous son toit, mais qu'en réalité, il attendait avec anxiété.
Jeannou serait-il capable de réussir dans sa mission ? Pourquoi
pas ? Le rude et fruste Rouméas lui-même reconnaissait que son petit
domestique n'était pas un garçon ordinaire et qu'il émanait de lui un
charme indéfinissable, un rayonnement de sympathie, bien capables
de toucher et de convaincre. Jeannou avait une façon de dire les
choses, de sa douce voix un peu voilée, à laquelle les gens restaient
rarement indifférents et que Samuel appréciait « avant de devenir
complètement fou », concluait amèrement son père.
Oui, mais pouvait-on laisser partir ainsi un gamin de douze ans
dont on avait la responsabilité ? Et s'il arrivait malheur à l'enfant ? Et
s'il ne revenait jamais ?
Obscurément, le patron du mas sentait tout ce qu'il y avait
d'imprudence et d'inconscience à lancer ce jeune garçon, seul, dans le
vaste monde, au-devant d'on ne savait quelles aventures. Mais le désir
de voir rentrer son fils fut plus fort que ses scrupules et, comme sa
femme disait en hochant la tête : « Tu crois que l'Assistance
permettrait... », il répondit brusquement : « On ne lui demandera pas
sa permission et personne ne saura rien, car l'assistante sociale vient
de venir voir ce que devenait le petit : aucun danger par conséquent
qu'elle fourre son nez dans

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nos affaires, d'ici quelque temps. »
Et le soir, à la veillée, Jeannou, stupéfait, entendit son patron
déclarer d'un ton bourru :
« A partir, tant vaudrait que tu t'en ailles demain matin, sans plus
tarder. »
Bouleversé, le jeune garçon ne trouva qu'un faible « oui » à
répondre, d'une voix étranglée.
Mais Anna hocha la tête, ses réflexions l'avaient amenée à
d'autres conclusions que celles de son époux.
« Je crains qu'il n'y ait guère de chances pour que ce voyage
réussisse, dit-elle.
— Et moi, coupa Rouméas, je crois tout le contraire.
— Mais, continua la parcimonieuse Anna, le train coûte cher, on
risque de dépenser nos sous pour rien.
— Ne vous faites pas de souci, madame Rouméas ! s'écria
Jeannou qui avait retrouvé la parole, en même temps que son sang-
froid, je ferai de l'auto-stop.
— De... l'auto? Mais, c'est encore plus cher, l'auto!
— Non ! fit le petit garçon en riant : faire de l'auto-stop, c'est
demander aux automobilistes qui passent une petite place dans leur
voiture.
— Ah?... Ah! bon! Alors, c'est différent, fit Anna, soulagée, à la
pensée qu'elle récupérerait peut-être son fils sans bourse délier.
— Alors ? demanda Jeannou avec enthousiasme, je fais mes
bagages ?
— Oui, et vite ! répondit Rouméas. Tout doit être prêt ce soir, le
car passe dès sept heures du matin. Je veux bien te le payer jusqu'à
Aies. Après, tu te débrouilleras. »
Mais, soudain, il vint au fermier une idée qui le fit pâlir.
« L'adresse! L'adresse de Samuel... nous ne l'avons pas!
Est-ce que le fils Boudon te l'a donnée ? demanda-t-il à Jeannou.
— Non, car il l'ignorait, fit ce dernier en souriant.
— Alors, dit Rouméas, atterré, comment pourrais-tu trouver mon
fils, dans une ville qui compte des centaines de mille habitants ? Et ça
te fait rire, crétin ?
— Oui, monsieur Rouméas... parce que, moi, je l'ai, cette adresse,
car j'ai pris soin de noter celle qu'il donnait dans la lettre que vous avez
brûlée.

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— Ah ! bon, fit Rouméas avec soulagement.
— Et même, continua Jeannou, je lui ai écrit, pour le
supplier de revenir. Mais il ne m'a pas répondu. »
Le fermier se rembrunit :
« Alors, ça change tout ! grogna-t-il.
— Non, monsieur Rouméas : ça prouve seulement qu'une lettre
ne suffit pas et qu'il faut lui parler directement.
— Soit, essayons toujours. Prépare-toi. »
Jeannou ne se fit pas répéter cet ordre deux fois. Il monta en
courant dans sa chambre, jeta un peu de linge et un pull-over de
rechange dans sa valise, qu'il alla montrer à ses patrons en disant :
« Elle est loin d'être pleine, mais je n'ai pas de sac plus petit. »
Alors, Anna, la taciturne, la trop économe maîtresse du mas,
montra soudain de quoi elle était capable dans les grandes occasions.
En un clin d'œil, la valise se remplit de provisions destinées à son fils,
de ces « bonnes choses du pays », dont

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Samuel avait parlé le jour de son arrivée. Fromages de chèvre,
saucisson, terrine de pâté, et les plus belles châtaignes, et des pommes
reinettes délicieuses, et un pot de confiture de framboises, et tous les
biscuits que contenait le bahut, et bien d'autres gâteries encore.
Jeannou la regardait faire, songeur, en pensant que ces « bonnes
choses » pourraient lui être de précieuses alliées, car elles
rappelleraient au fugitif sa montagne natale et seraient aussi douces à
son cœur... qu'à son estomac !
Les provisions d'Anna lui donnèrent même des idées. Sitôt que
les Rouméas furent allés se coucher, il redescendit de sa mansarde et
se glissa silencieusement dans la cuisine, dans la chambre de Samuel
et jusqu'à l'atelier abandonné, raflant ça et là des objets qu'il glissa au
fond de la valise.
Lorsqu'il fut enfin au lit, il se sentait si impatient et si excité qu'il
ne parvenait pas à s'endormir. Il entendit les douze coups lointains de
minuit sonner au village. Longuement, il regarda briller les étoiles à
travers les ramures dépouillées du cerisier, et il pria avec ferveur,
demandant à Dieu — comme le faisaient les Cévenols d'autrefois,
dont la grand-mère de Louisette racontait l'histoire — de le « tenir en
Sa sainte garde », pendant le voyage hasardeux qu'il allait
entreprendre.

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CHAPITRE IX

EN ROUTE !

LORSQUE résonna son réveille-matin ordinaire — les coups


frappés par Rouméas au plafond de l'étable — Jeannou était déjà prêt,
vêtu aussi chaudement que possible, ayant mis, faute de manteau,
deux chandails sous la veste de son unique costume.
Il s'empressa de descendre et fut touché de ce qu'Anna voulût
encore lui donner un grand cache-nez de son mari, au moment du
départ.
« Allons, en route ! dit Rouméas, dès qu'ils eurent déjeuné. Je
t'accompagne. »
« Pourvu qu'il ne vienne pas jusqu'au village, pensa Jeannou, je
voudrais tellement dire au revoir à Louisette, en passant devant sa
maison ! »
Non, Rouméas n'avait aucunement l'intention de conduire

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le jeune garçon à Combasse. Mais dès qu'ils ne furent plus en
vue du mas, il s'arrêta, tira son portefeuille et glissa un billet de cinq
cents francs dans la main de son petit domestique.
« Tiens, dit-il, prends ceci, en plus de l'argent pour le car, tu
pourras en avoir besoin en route. Mais, inutile d'en parler jamais à la
patronne, hein ? »
Jeannou remercia avec effusion, tout en riant sous cape, à la
pensée que le terrible Rouméas avait peur des reproches de sa moitié.
Le père de Samuel lui serra la main et dit en cachant de son
mieux une grande émotion :
« Va, maintenant. Ecris-nous dès que tu l'auras vu... et bonne
chance ! »
Puis, il rebroussa chemin précipitamment. .
Jeannou descendit le sentier jusqu'à la maison de Louisette. Il
faisait à peine jour, la jeune fille serait-elle déjà levée ? Oui, sans
doute, car la lumière brillait derrière les vitres de la cuisine. Il frappa
doucement à la porte, et ce fut justement Louisette qui vint ouvrir.
« Tu pars ? s'écria-t-elle, en voyant la valise. Mon Dieu ! Ils t'ont
renvoyé ?
— Pas du tout ! Je vais à Lyon. »
A ce mot de Lyon, Louisette devint blanche comme le lait
qu'elle faisait chauffer pour sa grand-mère.
« Pas possible... », balbutia-t-elle.
En quelques mots, Jeannou la mit au courant et conclut en
disant:
« Je ne voulais pas m'en aller sans t'avertir.
— Tu as bien fait, Jeannou, répondit-elle, ainsi, ma pensée
t'accompagnera jour et nuit pendant ton voyage. Dieu veuille que tu
réussisses et que Samuel soit de retour pour Noël ! Attends un
instant, veux-tu ? » ajouta-t-elle, comme le jeune garçon faisait mine
de repartir.
Elle monta dans sa chambre et revint, tenant un petit paquet
soigneusement enveloppé dans du papier de soie et noué d'une ficelle
dorée.
« Tiens, dit-elle, je... j'avais... enfin, je lui ai tricoté une écharpe,
l'hiver dernier, pendant qu'il était au régiment, mais je n'ai jamais osé
la lui offrir. Prends-la et donne-la-lui de ma part ainsi que ce billet.

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— Oui, Louisette, fit gravement Jeannou. Et tu me permets de
lui dire que tu l'attends ?
— Si tu veux », murmura-t-elle en détournant la tête. Un quart
d'heure plus tard, Jeannou montait dans le car, où
il se trouva presque seul et se cala dans un bon fauteuil, en se
disant :
« C'est toujours ça de pris ! Ensuite, qui sait comment je
continuerai mon voyage ? »
II s'agissait, en effet, de rejoindre la grand-route de Marseille à
Lyon, la « nationale 7 ». Peut-être ce voyageur, plongé dans la lecture
du Midi-Libre, juste derrière lui, pourrait-il le renseigner.
« Monsieur... », dit-il en se retournant.
Une tête surgit de derrière le journal et l'interpellé releva ses
lunettes sur son front pour regarder le jeune garçon si blond, si fin... et
si mal vêtu, qui lui adressait la parole.
« Monsieur, savez-vous quel chemin il me faut suivre pour aller
à Lyon en voiture... enfin, en auto-stop? demanda Jeannou.
— Certainement, mon ami, la petite route qui relie Aies à

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Pont-Saint-Esprit. Là, on traverse le Rhône et, six kilomètres
plus loin on débouche sur la route nationale.
— Ah ! merci. C'est tout simple, je vois.
— Hé ! pas si simple que cela ! Tu comptes faire de l'auto-stop,
dis-tu ? En cette saison, la petite route est peu fréquentée, et les
occasions d'être transporté seront rares.
— Oh ! J'arriverai bien à trouver quelqu'un qui me prenne en
charge, fit Jeannou, résolument optimiste, il y a tant de braves gens
dans le monde ! »
Cette remarque fit sourire le voyageur.
« Sans doute, dit-il,... et tant de gros égoïstes aussi ! » Puis, il
ajouta, désireux de rendre service à ce jeune garçon sympathique : « Si
je pouvais t'aider.... Attends! Je vais faire des emplettes à Aies; peut-
être quelque commerçant de la ville saura-t-il un moyen pour toi de
gagner la grand-route. On va voir. »
Quand les voyageurs descendirent du car, les magasins de la
ville commençaient à ouvrir leurs portes, et Jeannou suivit son
obligeant compagnon dans ses diverses courses. Partout, ce dernier
demandait si l'on ne connaissait pas de voiture se rendant à Pont-
Saint-Esprit.
Ce fut le pharmacien qui répondit affirmativement.
« Je sais, dit-il, un jeune homme qui travaille ici à l'étude de son
oncle, le notaire Bénézet. Ce garçon se rend toutes les semaines, non
pas en voiture, mais en scooter, chez ses parents, à Pont-Saint-Esprit,
pour passer le week-end. C'est samedi, aujourd'hui; s'il n'est pas
encore parti, il prendra peut-être le gamin sur sa machine, mais il
faudrait vous dépêcher d'aller le trouver, car il s'en va toujours de
bonne heure.
— Eh bien, nous y allons.
— Non, attendez ! Je vais plutôt lui téléphoner chez
Maître Bénézet, ce sera plus rapide. »
L'instant d'après, la voix du jeune homme, au bout du fil, disait
qu'il allait justement se mettre en route et qu'il acceptait de se charger
de Jeannou, auquel il donnait rendez-vous « tout de suite », devant le
lycée.
Le voyageur du car se chargea de montrer le chemin au jeune
garçon.
Celui-ci, tout en trottant rapidement à côté de lui, s'exclamait :

60
« Que les gens sont gentils ! Vous voyez bien; j'avais raison
quand je disais que le monde est peuplé de chic types ! »
Le monsieur hocha la tête.
« Tu n'as rencontré, jusqu'à maintenant, que des « chic types »,
comme tu dis : espérons que, d'ici la fin de ton voyage, tu ne
rencontreras jamais... les autres! »
Le jeune homme au scooter attendait déjà devant la grand-porte
du lycée, battant la semelle pour se réchauffer, le col de fourrure de sa
canadienne relevé, un casque de motocycliste sur la tête, des gants
fourrés aux mains.
Il sourit au jeune garçon qui le remerciait avec effusion, mais fit
la grimace en voyant la valise.
« Est-ce qu'elle est trop encombrante ? demanda Jeannou,
inquiet, c'est que je ne peux pas m'en séparer ! »
Le jeune homme le rassura :
« On va tâcher de la charger. Heureusement, je n'ai moi-même
aucun bagage. »
Puis, voyant les mains nues et les vêtements trop légers de
Jeannou, il ajouta :
« Tiens, j'ai une paire de moufles de laine à te prêter. Elles seront
trop grandes pour toi, mais te tiendront chaud. Et tu feras bien, aussi,
d'entortiller ton cache-nez jusqu'aux oreilles. »
Jeannou s'installa sur le siège arrière du scooter avec un plaisir
intense. Toujours, il avait rêvé d'enfourcher une de ces motos
pétaradantes, et c'était la première fois que ce rêve se réalisait.
« En route ! » dit l'heureux propriétaire de la belle machine vert
pâle.
... Au revoir, et merci, aimable voyageur du car ! Au revoir,
Aies!
Le scooter fila comme une flèche, suivit d'abord une inter-
minable rue, puis s'engagea sur la petite route presque déserte.
« Tu ne dis rien, mon gars ? » cria le jeune homme à tue-tête,
pour que sa voix dominât le bruit du moteur.
Non, Jeannou ne disait rien. Il jouissait silencieusement de la
course rapide, à travers l'austère paysage qui défilait de chaque côté du
chemin. Plus de châtaigniers, plus de montagnes, mais une plaine
vallonnée, les premiers oliviers, les hauts cyprès presque noirs et la
garrigue de chênes verts, de lavandes et de cailloux.

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« Tu n'as pas froid ? » demanda plus tard son compagnon.
Bien sûr que si, Jeannou avait froid ! Le vent glacé soulevait ses
cheveux et lui giflait brutalement le visage, ses doigts
s'engourdissaient, malgré les moufles de laine, sur la poignée
métallique à laquelle il se cramponnait; il avait les larmes aux yeux et
la goutte au nez, mais il ne s'en souciait pas, tout au plaisir de fendre
l'espace, la précieuse valise arrimée derrière lui.
Il en oubliait presque le but de son voyage, ou plutôt, il se sentait
si confiant, si sûr de la réussite, qu'aucune appréhension ne venait
gâter son ravissement.
Après avoir traversé de rares et très petits villages, on déboucha
sur une route un peu plus importante, puis on suivit une longue allée
de platanes dont les troncs blancs, marbrés de vert et de gris, faisaient,
de chaque côté des voyageurs, comme une claire colonnade, et l'on
arriva enfin sur la grand-place de Pont-Saint-Esprit.
« Voilà, dit le jeune homme, moi, je ne vais pas plus loin; mais il
ne manque pas de voitures qui traversent le Rhône. Tu n'auras pas de
peine à te faire prendre. Je te conseille de te placer plutôt à la sortie du
pont, car, à l'entrée, les automobilistes n'aiment pas s'arrêter.

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— Merci, fit Jeannou en retirant les moufles pour les
rendre à son propriétaire.
— Non, garde-les, dit celui-ci. Tu les déposeras, au retour, à la
pharmacie d'où l'on m'a téléphoné... si tu y penses! Au revoir, et bon
voyage ! »

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CHAPITRE X

SUR LA NATIONALE 7

LE CŒUR de Jeannou se serra légèrement lorsqu'il vit le jeune


homme disparaître au coin d'une rue et qu'il se retrouva tout seul. Mais
il reprit courage en se disant qu'il avait eu beaucoup de chance depuis
le début de son voyage et que cette chance allait certainement le suivre
jusqu'au bout.
Bravement, il s'engagea sur l'immense pont qui traverse le
Rhône, luttant contre le vent furieux et glacé — le fameux « mistral »
— qui soufflait ce jour-là. Mais, au bout de quelques pas, il s'arrêta,
émerveillé, pour contempler le fleuve large et majestueux, roulant ses
eaux couleur de tourterelle, la charmante petite ville, toute claire, sous
le soleil d'hiver, avec ses deux tours carrées et ses toits de tuiles aux
teintes de rouille et de corail fané, la plaine, voilée d'une légère brume,
et pardessus toutes ces beautés, le grand ciel méridionnal, d'un azur
plus pâle qu'en été, mais d'une incomparable pureté.

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Une horloge sonnant la demie de dix heures, l'arracha
brusquement à sa contemplation et lui fit reprendre précipitamment sa
marche. Il courut presque, tandis que le vent sifflait à ses oreilles
cramoisies, jusqu'au bout du pont, où il s'arrêta, guettant les voitures.
Elles débouchaient, faisant le « trente à l'heure » exigé pour la
traversée du Rhône, mais s'empressaient de prendre de la vitesse pour
s'élancer sur la route de Bollène qui rejoint la nationale 7.
Beaucoup d'entre elles passèrent sans même que leur conducteur,
qui regardait droit devant lui, le menton haut, vît le geste timide de ce
petit garçon, arrêté près du parapet du pont, une vieille valise posée
près de lui. Deux ou trois fois seulement, l'automobiliste fit signe qu'il
n'avait pas de place, et continua sa route.
« L'auto-stop, ce n'est pas si simple que cela » avait dit le
voyageur du car. Jeannou commençait à s'en apercevoir.
Enfin, une deux-chevaux s'arrêta et son propriétaire demanda : «
Où vas-tu ?
— A Lyon, répondit Jeannou, plein d'espoir.
— Dommage ! Moi, je rejoins la grand-route, mais pour
descendre sur Avignon. Enfin, si tu veux faire ces six kilomètres avec
moi, monte. »
La portière claqua et Jeannou quitta Pont-Saint-Esprit, installé
sur un bon siège tendu de tissu écossais.
Le voyageur n'était pas bavard. Il ne posa aucune question à son
jeune passager, ne répondit que par monosyllabes à ses réflexions, et
se contenta, lorsqu'au bout de peu de temps on atteignit la fameuse
route, de le déposer au pied d'un platane et de lui souhaiter bonne
chance.
« Que de voitures ! pensa Jeannou, en regardant le flot
ininterrompu de véhicules qui défilaient devant lui... que de voitures !
C'est merveilleux ! »
Comme tous les garçons, il savait reconnaître les diverses
marques d'automobiles et s'amusait à les nommer, à mesure qu'elles
passaient. Laquelle serait la sienne ? Cette quatre-chevaux grise ?
cette Aronde noire ? Cette somptueuse Versailles, crème au-dehors,
verte au-dedans, comme une glace vanille-pistache ? Ou cette Isetta
qui la suivait, minuscule et toute ronde, semblable à une boule de
neige ? Ou encore cette Dauphine, brillante et jolie comme un jouet
neuf ?

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Mais les belles voitures passèrent sans s'arrêter.
Vinrent aussi des camionnettes de toutes les couleurs, des
camions lourdement chargés, des automobiles belges, hollandaises,
suisses, anglaises, américaines, d'autres qui portaient les lettres M.A.
du Maroc, et de vieilles « cranques », si démodées, qu'on s'étonnait de
les voir rouler encore.
De ces dernières, Jeannou se fût bien contenté, mais elle filèrent
devant lui, comme si leur conducteur ne le voyait pas.
Le temps s'écoulait, le froid pénétrait le pauvre garçon, le vent |
ransperçait ses vêtements, le découragement et l'angoisse s'emparèrent
de lui. Qu'allait-il faire, si personne ne voulait le prendre?
Il vit alors venir un énorme camion rouge, une véritable maison
roulante, dont le toit touchait presque les branches nues des platanes
qui se rejoignaient d'un bord à l'autre de la route pour former une
haute voûte ajourée. On apercevait vaguement le chauffeur, dans sa
petite cabine vitrée, mais si haut, si loin ! Il ne prêterait certainement
aucune attention au gamin, qui, sans aucun espoir, esquissait un vague
geste d'appel.
En effet, le gigantesque véhicule dépassa Jeannou, mais alors, le
jeune garçon le vit avec surprise diminuer de vitesse et s'arrêter, vingt
mètres plus loin, tandis qu'un bras sortait de la cabine et lui faisait
signe de venir.
Doutant encore de sa chance, il courut jusqu'au camion, vit une
bonne figure rougeaude se pencher vers lui, et entendit une voix
demander avec un terrible accent marseillais :
« Et où tu vas, petit ? A Lyon ? Ben, té ! ça tombe bien, car j'y «
monte » aussi. Allons, viens ! »
Le chauffeur avait beau être gros, il y avait une large place à côté
de lui, dans la cabine. Jeannou s'y installa, sa précieuse valise à ses
pieds, avec un tel soupir de bonheur, il leva sur le routier un regard si
rayonnant de reconnaissance, que l'homme se mit à rire en disant :
« Je parie que tu attendais depuis longtemps, et que tu te faisais
du mauvais sang, pas vrai ?
— Oh ! oui, répondit Jeannou, j'étais là bien avant onze heures...
et je vois sur votre pendule qu'il est presque midi ! »

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« Je parie que tu attendais depuis longtemps. »

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II y eut un silence, pendant lequel le petit garçon apprécia
béatement la douce chaleur qui régnait dans la cabine, la musique de
la radio, qui jouait en sourdine, le siège confor-

68
LA MISSION DE JEANNOU
le brave Audibert lui laissa gagner, Jeannou, plein d'entrain et
d'optimisme, remonta dans le camion qui continua sa course vers
Lyon.
Valence, la belle, avec ses brillants magasins, Tain-l'Hermi-tage,
au bord du Rhône, que longeait la route, et puis, Vienne, où le
chauffeur constata :
« Déjà la nuit qui tombe ! Ce sont les jours les plus courts de
l'année. »
Les puissants phares du camion s'allumèrent et éclairèrent la
nationale 7, interminable, tout en montagnes russes, longues montées,
longues descentes, avec, sur la droite, la guirlande des feux rouges, à

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l'arrière des voitures qui précédaient le routier, et, sur la gauche, les
yeux éblouissants des automobiles qui venaient en sens inverse, et
dont les conducteurs oubliaient souvent d'atténuer leur lumière, en
croisant le camion.
« Tu ne peux pas te mettre en code, non ? criait alors Audibert,
furieux, à des chauffeurs invisibles qui ne risquaient pas de l'entendre,
et la politesse de la route alors ? Va donc, grossier ! »
Dans la cabine chaude, à peine éclairée par le tableau de bord
lumineux, au son de la radio qui jouait toujours en sourdine, Jeannou
commençait à s'assoupir, lorsque la voix de son compagnon le fit
sursauter :
« Attention, petit ! Nous serons bientôt en vue de Lyon. »
Du coup, le jeune garçon sortit de son engourdissement et, le
cœur battant, il regarda de tous ses yeux.
Pour l'instant, on ne voyait rien que la campagne obscure sous le
ciel sombre et couvert. Mais, soudain, le camion atteignit le haut d'une
côte, et son conducteur l'arrêta en disant :
« Voilà Lyon ! »

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CHAPITRE XI L'ARRIVÉE

OH ! CRIA Jeannou, sidéré, oh ! Que c'est grand ! Et quelle


illumination ! Toutes les étoiles qu'on ne voit pas au ciel ont l'air d'être
tombées, sur la terre, mais plus grandes et plus brillantes !
— Comme tu dis ! » fit Audibert, amusé par l'émerveillement
du jeune garçon.
Là-bas, en effet, s'étalait à leurs pieds un immense et scintillant
champ d'étoiles, fait des lumières innombrables de la ville engloutie
dans les ténèbres.... C'était Lyon! C'était le but du voyage entrepris par
Jeannou.
Cependant, Audibert ne remettait pas le camion en marche.
« Regarde à ton aise, petit, dit-il, moi, je vais piquer un
roupillon.
— Vous allez dormir ? interrogea Jeannou, stupéfait.
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chaussée, mais il ne voyait rien. Inquiet, il finit par demander à
un passant :
« S'il vous plaît, monsieur, l'hôtel des Canuts ? »
Sans s'arrêter, l'homme répondit :
« Mais, tu es juste devant, mon vieux !
— Ah ? Merci.... »
C'était la plus délabrée, la plus rébarbative des maisons de la rue.
Une maigre ampoule électrique permettait à peine de distinguer, au-
dessus de la porte, une inscription à demi effacée, que le jeune garçon
n'avait pas remarquée :

HOTEL DES CANUTS


Chambres à louer

Jeannou s'engagea dans un long corridor obscur, tortueux,


nauséabond, qui le conduisit jusqu'à une porte vitrée, derrière laquelle
brillait un peu de lumière. Sur l'une des vitres dépolies, on lisait
encore une fois le nom de l'hôtel, et, en dessous : « Entrez sans
frapper. »
Jeannou entra. Une grosse dame qui tricotait, tourna la tête. Sur
le seuil, elle vit un jeune garçon très blond, qui fixait sur elle un regard
anxieux. Mais ce regard ne parut pas l'attendrir le moins du monde.
Elle piqua son aiguille à tricoter dans son chignon et demanda :
« Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que tu veux ?
— Je voudrais voir Samuel Rouméas, qui loge chez vous,
madame, dit Jeannou.
— Samuel... quoi ?
— Rouméas. Il est ici. Il nous a donné l'adresse de cet hôtel.
— Ah ! Rouméas ! Un brun ? Qui venait d'un trou des
Cévennes ?
— De Combasse, oui.
— Eh bien, mon garçon, il y a belle lurette qu'il est parti.
— Parti ! fit Jeannou en pâlissant, parti ? Mais où ?
— Ah ! ça, il ne me l'a pas dit et je m'en balance complètement.
— Qu'est-ce que je vais faire ? balbutia Jeannou, atterré.
— Demande dans le quartier... chez les commerçants, les
cafetiers.... Je ne sais pas, moi ! Peut-être que quelqu'un te ren-
seignera.... Bonsoir! »

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« Eh bien, mon garçon, il y a belle lurette qu'il est parti. »

74
LA MISSION DE JEANNOU

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patronne déclara : « C'est trop tard, aujourd'hui, et il te reste trop
de choses à faire : tu sortiras demain. »
En entendant ces mots, Jeannou se rembrunit : « demain », disait
Mme Léonie, mais demain, ne trouverait-elle pas, malgré sa promesse,
un autre prétexte pour le retenir ? Est-ce qu'elle s'imaginait, par
hasard, qu'il allait retrouver Samuel rien qu'en pensant à lui du matin
au soir ?
Il était presque onze heures lorsqu'il arriva, soucieux et harassé,
à la gare de Perrache. Mais là, une bonne surprise l'attendait, car il
revit l'employé qui lui avait parlé le premier jour, si amicalement.
« Alors ? demanda celui-ci : tu es toujours là, petit ? Tu n'as pas
retrouvé ce jeune homme'?
— Non, pas encore », répondit tristement Jeannou. Et il raconta
ses efforts, ses déboires, ainsi que la pénible nuit qu'il venait de
passer.
« Tout cela ne serait rien, s'il me restait assez de temps pour
chercher Samuel, ajouta-t-il, mais, aujourd'hui, Mme Léonie ne m'a
même pas laissé sortir un instant. Et pourtant, c'est à cette condition
seulement que je me suis engagé à travailler chez elle. »
L'homme fronça les sourcils :
« Cette Léonie t'exploite, mon gars.
-Vous croyez ? demanda naïvement Jeannou : c'est possible, en
effet, mais elle me nourrit, ce qui me permet de rester à Lyon.
N'importe, il vaudrait mieux que tu trouves autre chose.
— Ce n'est pas facile !
— Ecoute : j'ai habité, autrefois, le quartier où tu cherches ce
Rouméas. J'y connaissais une très brave femme, une blanchisseuse.
Elle demeurait dans une rue dont j'ai oublié le nom, qui coupe la rue
des Flottes... vers le milieu.... Peut-être s'y trouve-t-elle encore. Tâche
donc de découvrir cette Mme Rollet et adresse-toi à elle, de la part de
M. Lafont, son ancien voisin : elle t'aidera sûrement. »
Jeannou remercia « son ami de Perrache » et, plein d'espoir, il
s'étendit sur la dure banquette où il dormit, sinon confortablement, du
moins au chaud... et sans recevoir la visite des rats !

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CHAPITRE XIV

SYMPHONIE EN BLANC

TOUT tremblant, sous la grêle d'invectives que lançait Mme


Léonie, du seuil de son restaurant, Jeannou s'éloignait, son
éternelle valise à la main. Comme, pour la deuxième fois, sa patronne
refusait de le laisser sortir, à la fin de la journée, il lui avait fait
poliment remarquer qu'il se trouvait à Lyon principalement pour
chercher le fils Rouméas et que, ce soir, il le chercherait coûte que
coûte.
La dame, furieuse, s'était écriée étourdiment : « Si tu n'es pas
content, fiche le camp ! » C'est ce que Jeannou venait de faire, et
Léonie, fort marrie d'avoir parlé trop vite et perdu une aide précieuse,
manifestait bruyamment sa colère.
Lorsqu'il fut sorti de la ruelle et qu'il n'entendit plus ses cris,
Jeannou cessa de trembler et, même, il ressentit un certain
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— Aucune. Ah ! si, tout de même. La dernière fois que je l'ai
vu, il m'a annoncé qu'il avait trouvé une chambre « moins « chère et
plus tranquille », dans le quartier. Oui, je m'en souviens bien : il a
dit dans le quartier. Donc il ne doit pas être loin. Mais alors, ce qui
m'étonne, c'est qu'il n'ait pas continué à m'apporter son linge à laver.
— Peut-être n'avait-il plus assez d'argent, murmura
Jeannou... ou bien qu'il se moquait pas mal d'avoir des chemises sales
et froissées.
— C'est possible, en effet, à la fin tout semblait lui être égal. »
Sans doute, la bonne Mme Rollet avait-elle inspiré à Samuel la
même confiance qu'à Jeannou, car le fils Rouméas paraissait lui avoir
fait quelques confidences.
« II était bien malheureux, dit-elle; il ne trouvait pas de travail, il
avait le mal du pays et je crois, hélas ! que, pour oublier ses soucis, il
buvait un peu trop.
— Pauvre, pauvre Samuel », balbutia Jeannou, au bord des
larmes, en baissant la tête.
Ce que voyant, la blanchisseuse s'écria :
« Allons ! mon garçon, ne te laisse pas abattre. Continue tes
recherches, je suis persuadée que ce jeune homme est toujours dans
nos parages et que tu finiras par le rencontrer.
— Bon ! dit Jeannou en se redressant et en secouant les épaules,
comme s'il voulait se débarrasser d'un fardeau : vous avez raison et je
ne veux pas perdre courage. Seulement, pour rester à Lyon, il faut
que je gagne un peu d'argent, car M. Rouméas m'avait bien donné
un billet de cinq cents francs, mais il n'en reste pas grand-chose. »

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Mme Rollet pinça les lèvres et ne fit aucune remarque à haute
voix. « Mais, pensa-t-elle, envoyer ce gamin dans l'inconnu avec cinq
cents francs seulement... quels « radins » que ses patrons ! »
« Ce soir, il est trop tard, dit-elle, demain, je m'occuperai de cela
et, sois tranquille, je te trouverai quelque chose.
— Oui, je suis tranquille... avec vous! » répondit Jeannou en
levant sur elle un regard si brillant d'affection et de
reconnaissance que la blanchisseuse, émue, caressa de la main,
comme l'eût fait une bonne grand-mère, les cheveux clairs du garçon.
« Alors, à demain ! » fit celui-ci en se baissant pour saisir la
poignée de sa valise.
« Où vas-tu ? demanda Mme Rollet.
— A Perrache, tiens ! Dans ma salle d'attente-chambre à coucher
», dit Jeannou avec un pâle sourire.
Le regard des deux petits yeux de myosotis se posa sur cet enfant
à l'air fourbu, vêtu des vêtements froissés qu'il n'avait pas quittés
depuis plusieurs jours. Alors, la bonne créature dit doucement :
« Non... non, mon garçon, je ne te laisserai pas aller là-bas, tu ne
tiens plus debout ! Tu vas dîner et dormir ici. Je n'ai pas beaucoup de
place, mais nous nous débrouillerons. »
Jeannou remit brusquement sa valise par terre.
« Oh ! C'est trop beau, murmura-t-il, tout saisi, c'est comme le
voyage avec M. Audibert ! Cela me semble si merveilleux, que je me
demande si ce n'est pas un rêve ! »
Ainsi que l'avait fait le routier, Mme Rollet répondit en souriant :
« Rassure-toi, tu ne rêves pas. Et viens voir avec moi

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« Allons, bonne nuit, mon gentil merle », fit-elle doucement.

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Flottes. Il attendait que le feu rouge arrêtât la file des voitures
qui passaient devant lui.
Soudain, il tressaillit violemment. De l'autre côté de la chaussée,
il venait d'apercevoir... Samuel!
Celui-ci lui tournait le dos, car il allait entrer dans une ruelle
transversale. Mais Jeannou reconnaissait bien la veste de cuir avec
laquelle il était parti, le pantalon de son complet gris, la coupe de ses
cheveux et sa démarche familière, son long pas de montagnard.
« Samuel ! Samuel ! » cria-t-il, en forçant sa voix, toujours un
peu voilée.
Mais le grondement des moteurs empêcha sans doute le jeune
homme de l'entendre, car il ne se retourna pas et s'engagea dans la
petite rue.
Jeannou eût voulu bondir, courir derrière lui et le rattraper;
malheureusement, il se trouvait immobilisé par les voitures qui
passaient toujours.
Piétinant d'impatience, guettant l'apparition du feu vert, il cria
plusieurs fois :
« Samuel ! Attends-moi ! »
Mais l'interpellé ne se retournait toujours pas et s'engageait
maintenant dans la ruelle où, dès les premières maisons, il disparut,
comme happé par l'entrée d'un couloir.
Enfin, enfin, Jeannou put traverser la chaussée, s'élancer vers le
seuil que Samuel venait de franchir et se jeter dans la traboule. Là, il
appela, de toutes ses forces :
« Samuel ! Samuel ! »
Personne ne répondit, et sa voix résonna étrangement au sein du
silence qui succédait brusquement, dans le labyrinthe obscur, au bruit
assourdissant de-la rue.
Il courut alors follement, au hasard, à perdre haleine, appelant
toujours, mais abandonnant peu à peu l'espoir de rattraper le jeune
homme ou d'être entendu de lui.
Ah ! c'est qu'il commençait à les connaître, ces fameuses
traboules lyonnaises, ce réseau embrouillé de sombres couloirs, qui
s'étend, coupé de cours profondes comme des puits, d'escaliers en

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colimaçon, de grilles, de recoins, d'impasses, sous les vieilles maisons
de la ville, entre la Saône et le Rhône.
Par où la fugitive vision s'était-elle enfuie ? Par ce corridor ? Ou
par cet autre ? Samuel avait-il traversé cette cour ?

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II courut alors follement, au hasard.

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Ses nombreuses courses le menèrent hors du quartier misérable
où demeurait Mme Rollet, loin du quai, encore modeste, où se trouvait
le « Bouquet de Nice » et il connut l'autre Lyon, le Lyon de l'immense
place Bellecourt, avec, dès la nuit tombée, ses milliers de lumières, le
Lyon des grandes artères aux somptueux magasins, aux devantures
éblouissantes, particulièrement en ces jours qui précédaient la grande
fête.
Partout, des sapins étincelants, des lettres scintillantes, formant
mille fois les mots de « Joyeux Noël ! » Partout, des cadeaux à faire
rêver, de merveilleux jouets, des chocolats et des friandises présentés
comme des bijoux de prix, partout une foule pressée et des bandes
d'enfants faisant, malgré le froid, de longues parties de « lèche-
vitrines» !
Certes, Jeannou avait habité la ville avant de devenir le petit
valet campagnard de Rouméas, mais c'était une ville qui ne pouvait
rivaliser de grandeur et de richesse avec cette opulente cité, où le luxe,
sans s'étaler vulgairement, prenait un aspect hautain, solennel, presque
écrasant.
Malgré ses préoccupations, il ne pouvait s'empêcher, une fois ses
dernières fleurs livrées, de flâner un peu, béant d'admiration devant
tant de splendeurs. Puis, il rapportait la bicyclette à Mlle Marie-
Hélène, touchait son salaire et rentrait chez Mme Rollet, à laquelle il
remettait consciencieusement le gain de sa journée.
Pour mettre à l'aise son petit pensionnaire, la blanchisseuse
acceptait ce qu'il gagnait chez la fleuriste, mais elle avait refusé
catégoriquement, une fois pour toutes, les pourboires qu'il recevait
dans les maisons où il livrait les fleurs.
« Non, non et non ! avait-elle répondu à Jeannou qui insistait
pour qu'elle les prît, cet argent-là est à toi. Garde-le pour le voyage du
retour. Vous en aurez probablement besoin, Samuel et toi. »
« Samuel et toi ! » que ces mots, pleins d'espérance et même de
certitude, étaient doux à entendre !

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Mme Rollet avait donné à Jeannou une boîte en bois sculpté que
fermait une petite clef dorée. Chaque soir, le jeune garçon ouvrait ce
coffret et ajoutait quelques pièces au trésor qu'il contenait, le trésor
destiné à payer, au moins en partie, « le voyage du retour »... le
voyage avec Samuel !

CHAPITRE XVII

JEANNOU FAIT DES COMPARAISONS TROIS HOMMES


DANS UN BAR

JEANNOU se préparait à aller livrer un camélia, dont les fleurs,


disait-il, « ressemblaient à des cocardes blanches », ce qui fit sourire
Mlle Marie-Hélène, que les comparaisons de son garçon de courses
amusaient beaucoup. Par jeu, elle demanda : « Et ces orchidées, à quoi
ressemblent-elles ?
— A des araignées mauves, répondit Jeannou, sans hésiter.
— Et celles-ci ?
— A de petites figures qui font la grimace et qui ont un menton
de galoche.

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— Et les rosés de Noël ?
— A des tasses de poupée en fine porcelaine.
— Et les cactus ?
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porte avant de l'avoir complètement ouverte, et j'ai filé. De toute
façon, Samuel ne risque pas de fréquenter de pareilles gens, et je
n'aurais tiré d'eux aucun renseignement. N'empêche qu'on a le cœur
serré quand on voit ça !
— Et n'empêche aussi que je ne suis pas tranquille, reprit Mme
Rollet, quand je sens que tu rôdes je ne sais où. Un jour, il t'arrivera
malheur !
— C'est possible, fit tranquillement Jeannou, mais je dois
chercher Samuel : je ferai n'importe quoi, j'irai n'importe où pour le
retrouver. »
En entendant ces derniers mots, Mme Rollet s'était remise à
repasser avec une sorte de rage, en grommelant qu'on se demandait si
ce Rouméas méritait bien qu'un bon gosse comme Jeannou prît tant de
peine et s'exposât pour lui.
Mais Jeannou ne l'avait même pas entendue.
Ce soir-là, comme il remontait la ruelle, il aperçut, sur sa
gauche, un étroit boyau qui s'enfonçait entre les hautes façades des
maisons et il lut, sur la plaque posée à l'entrée : « Impasse de la
Hache. »
Ah ! Elle n'était pas engageante, l'impasse de la Hache ! Jeannou
hésita quelques secondes avant d'y pénétrer. Mais quoi ! Il fallait
chercher partout, il fallait savoir si quelque chambre garnie de cette
affreuse venelle n'abritait pas Samuel.
Lentement, donc, il avança dans l'ombre, au sein d'une odeur
fétide. Mais l'impasse faisait brusquement un coude et, quand il eut
tourné le coin, il respira : la vitrine bien éclairée d'un bar dissipait
l'obscurité. Attiré par cette lumière comme un papillon de nuit par une
lampe, il pressa le pas. Derrière les vitres, les rideaux étaient propres

95
et même élégants, avec leurs entre-deux de dentelle et, lorsqu'il ouvrit
la porte, il se dit tout de suite, en entrant, que ce petit bar n'était
sûrement pas un de ces « bistrots pas recommandables », dont avait
parlé Mme Rollet.
Trois clients seulement se trouvaient là, attablés dans un coin à
l'un des guéridons à dessus de marbre et, derrière le comptoir, au
percolateur et aux chromes brillants, la face réjouie du patron
apparaissait entre deux plantes vertes. C'est vers lui que Jeannou
marcha tout droit.
« Pardon, monsieur, vous ne connaîtriez pas... », commença-t-
il... et toute l'histoire suivit, l'histoire si souvent racontée.

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Ce dernier dit quelque chose à voix basse.

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LA MISSION DE JEANNOU
Pendant qu'on le réveillait, Paulo avait pris les devants et, quand
on déboucha sur le quai, une quatre-chevaux arrêtée ronflait
doucement. L'homme au foulard vert en tenait le volant. (C'était donc
cela, l'objet qui se trouvait à cent mètres !)
Paulo paraissait de mauvaise humeur et accueillit ses camarades
en disant :
« Vous n'êtes pas cinglés, de lambiner comme ça ? »
Les autres ne répondirent rien, mais s'engouffrèrent rapidement
dans la voiture qui démarra.
« Quelle chance de n'avoir pas à marcher, par cette nuit glacée,
pensait Jeannou. Est-ce qu'elle est loin, votre villa ? » demanda-t-il.
On ne lui répondit que par un vague grognement, et personne ne
souffla mot, de tout le trajet.
On roula.... On roula longtemps, d'abord dans le centre de la
ville, puis on suivit d'interminables avenues, de plus en plus désertes.
Enfin, la voiture s'arrêta au coin d'une de ces avenues et d'une rue
transversale. Tout le monde descendit.
« Encore quelques pas, murmura Paulo, c'est tout près. »
De somptueuses villas, séparées les unes des autres par des
jardins, s'alignaient sur l'un des côtés de la large allée. L'autre côté,
occupé par un terrain vague bordé d'une palissade, n'était pas encore
bâti.

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Les trois hommes s'arrêtèrent devant la dernière maison. Bien
qu'un lampadaire répandît, non loin de là, une froide lumière jaune, Jo
grommela :
« On n'y voit goutte, où est-ce ?
— Ici, dit Paulo : je l'ai descellée la nuit dernière. »
II sortit de sa poche une lampe électrique et l'alluma un instant
pour montrer, contre la façade de la maison, la grille d'une des
ouvertures qui donnaient dans les caves.
La lampe s'éteignit. Paulo se baissa et souleva cette grille, qu'il
posa de côté, sur le trottoir.
Depuis le moment où l'on était descendu de voiture, le cœur de
Jeannou battait de plus en plus fort. Que signifiait donc tout cela ?
Il allait le savoir.
Le colosse chuchota :
« Jeannou ! »
Jeannou tressaillit violemment, que lui voulait Jo ?

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Le foulard bleu de Justin venait de le bâillonner.

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Jeannou, un instant étourdi, se retrouva sur un tas de
charbon.

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vieille boîte de conserves, sans doute, qui dégringola
bruyamment de marche en marche. Alors, un juron rageur monta d'une
bouche invisible jusqu'à Jeannou... et c'était la voix de Samuel qui
l'avait prononcé.
Comme le pas se rapprochait, le jeune garçon fut pris de
panique. Non, non ! Il ne se sentait pas prêt à affronter celui qui venait
de lancer ce mot furieux et grossier ! Il fallait le laisser arriver tout
seul dans sa chambre... en espérant que tous les souvenirs du pays
qu'il y trouverait, toucheraient son cœur et calmeraient son irritation.
Vivement, sur la pointe des pieds, Jeannou gagna le palier du
cinquième et se pencha encore, un étage plus haut, au-dessus de la
rampe. Il entendit une main tâtonner à la porte de la chambre, vit un
éclair de lumière quand cette porte s'ouvrit... et puis, plus rien :
l'obscurité, de nouveau, et le silence, un silence inquiétant qui se
prolongeait.
Claquant des dents, tremblant de froid et d'émotion, Jeannou
attendit longtemps : un quart d'heure, peut-être. Enfin, n'y tenant plus,
il se décida à redescendre, et, l'oreille collée à la porte, il écouta.
Rien... toujours rien !
Si, pourtant, régulier, presque imperceptible, un drôle, drôle de
bruit se faisait entendre. Doucement, Jeannou tourna la poignée,
entrebâilla la porte et regarda.
Assis devant la table, Samuel, le visage enfoui dans ses bras
repliés, pleurait, entouré de tous les souvenirs de son pays. Le paquet
de Louisette était ouvert, le beau cache-nez déplié, le petit billet
décacheté, et l'odeur délicieuse des marrons grillés — l'odeur même
des veillées cévenoles, l'hiver — l'enveloppait tout entier.
Alors, Jeannou poussa brusquement la porte et entra.
D'un bond, le jeune homme fut debout et tous deux se trouvèrent
face à face.
Jeannou considérait de tout près, intensément, le visage ravagé
de Samuel, et Samuel ne pouvait détacher ses regards de son petit
copain, de cette figure aussi pâle qu'une rosé blanche, de ce front
blessé, de ces mains tremblantes et couvertes de meurtrissures, de ces
grands yeux brillants de larmes.
« Jeannou, balbutia-t-il enfin, Jeannou ! Je pensais bien que
c'était toi.... Tu es donc venu. Oh ! Pourquoi ?

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Il fallait le laisser arriver tout seul dans sa chambre.

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— Pourquoi ? Mais pour te chercher, Samuel ! Il y a même trois
semaines que je te cherche et que je veux te dire : reviens à ton pays,
reviens à ta maison, tout le monde t'attend, là-bas. »
Anxieux, le jeune garçon attendait une réponse. Mais le fils
Rouméas ne disait rien et hochait tristement la tête.
« Tu veux bien, n'est-ce pas ? finit par demander Jeannou.
— Je le voudrais, répondit-t-il, mais c'est impossible. —•
Impossible ! Comment cela ?
— Tu vois ce que je suis devenu, Jeannou : un vagabond, un
buveur, une épave. Crois-tu que je pourrais encore me présenter
devant mon père ? Une jolie réception, qu'il me ferait !
— M. Rouméas te recevra bien, je te le promets, ton départ l'a
désolé.
— Il se désolerait bien plus encore en voyant ce que cette ville a
fait de son fils !
— Comment le saurait-il ? Et qui le lui dira ? Pas moi, par
exemple ! Tu n'as qu'à redevenir le Samuel d'« avant », c'est bien
simple.
— Bien simple ? Pas tellement, Jeannou.
— D'abord, ce n'est pas ta faute, si tu n'as pas trouvé de travail,
et, pour ce qui est de boire un peu trop....
— Beaucoup trop, tu peux dire !
— ...Tu es excusable : c'était pour oublier tes malheurs, mais,
dès que tu seras heureux, de nouveau, tu en perdras l'habitude. »
Samuel hocha encore la tête.
« Tu ne sais pas encore tout, Jeannou. »
Le jeune garçon tressaillit.
« Pas tout ! Que veux-tu dire ? Est-ce que... est-ce que tu aurais
fréquenté le grand Jo ? Et Paulo ? Et Justin qui prétendaient te
connaître ?
— Jo ? Paulo ? Justin ? Qu'est-ce que tu racontes ? Qui sont ces
types-là ?
— Ah ! fit Jeannou avec un grand soupir de soulagement, tu ne
les connais pas ! Que j'ai eu peur ! Je t'expliquerai tout à l'heure de
quoi il s'agit.
— Jeannou, dit brusquement le jeune homme, j'ai mendié, tu
sais, oui, mendié ! Moi, le fils Rouméas ! J'avais faim, que veux-tu !

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Et j'ai failli voler, un jour... voler un portefeuille qu'un client, au café,
avait oublié sur une table voisine de la mienne.

Déjà, je le glissais dans ma poche, lorsqu'une glace m'a renvoyé


mon image... et il m'a semblé qu'une voix me criait : « Regarde !
regarde bien cette tête de voleur ! c'est « la tienne ! »
— Et alors ? fit Jeannou, haletant.
— Alors, j'ai eu honte : j'ai remis le portefeuille sur la table et je
me suis enfui. Voilà, Jeannou, voilà le joli monsieur que je suis
devenu. Tu vois, je suis tombé trop bas : je ne suis plus digne de
reprendre ma place là-bas.
— Le Fils prodigue disait comme toi, Samuel... et pourtant, son
père lui a ouvert les bras lorsqu'il est revenu vers lui. L'as-tu oublié ?
Et te rappelles-tu ce que le père a dit ? »
Lentement, le regard fixé droit devant lui, Samuel murmura la
vieille parole de joie, d'espérance et de pardon :
« Réjouissons-nous, car mon fils que voici était mort et il « est
revenu à la vie, il était perdu et il est retrouvé.... »
— Tu vois ! Tu vois ! fit triomphalement Jeannou.
Samuel, ne discute plus, n'hésite plus, ne crains plus rien et rentrons
tous les deux à Combasse. Que ferais-tu ici ?
— Oh ! rien de bon, dit amèrement le jeune homme. On vient
de me refuser le travail que j'étais allé demander tout à l'heure, et je
rentrais, fou de colère et de déception.
— Eh bien, alors.... »
II y eut un long, très long silence. Tout pâle, Samuel se taisait,
livrant une rude bataille intérieure contre son orgueil, son
appréhension, sa honte, sa faiblesse, tandis que sa main caressait

107
distraitement le petit rabot et retrouvait le contact familier de son bois
lisse et luisant.
Et soudain, son regard rencontra celui de Jeannou, un regard à la
fois si anxieux, si bouleversé et si brillant d'affection, qu'il lui sourit
pour la première fois en disant :
« Peut-être, oui. Je crois... je crois que je vais me décider. Ce
sera dur de m'humilier devant mes parents... et tout le village et
Louisette, surtout ! Enfin, soit ! Je te suivrai, Jeannou : rentrons ! »
Bouleversé, Jeannou dut s'asseoir, suffoqué par une joie
démesurée. Enfin ! Enfin ! Il atteignait le but qu'il avait si pas-
sionnément poursuivi ! Toutes les difficultés affrontées, toutes les
souffrances endurées ne l'avaient pas été en vain. En les évoquant —
et déjà prêt à les oublier — il pensait avec ravissement :

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« Une glace m'a renvoyé mon image.... »

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Jeannou alla chercher le coffret dans lequel il mettait, chaque
soir, les pourboires reçus en livrant les fleurs du « Bouquet de Nice ».
Mais la somme qu'il contenait était bien trop modique pour payer deux
billets de chemin de fer.
« Nous avons là tout juste de quoi prendre le car d'Aï es à
Combasse, remarqua le jeune garçon, surtout après avoir réglé le loyer
de ta chambre, Samuel.
— Et moi, fit sombrement le jeune homme, je n'ai plus rien ou
presque. Ma veste de cuir, ma montre, tout ce que je possédais a déjà
été vendu.
— Alors, il faudra faire de l'auto-stop. Ah ! soupira Jeannou,
dire que ce brave M. Audibert était prêt à nous prendre dans son
camion ! Quel idiot je suis d'avoir perdu son adresse à Lyon !
— Je ne comprends pas, remarqua Samuel, qu'on n'ait pas pu te
la donner chez Berliet.
— Comment : chez Berliet ?
— Ne m'as-tu pas dit que ton routier chargeait des moteurs de
camions dans cette usine ?
— Si, mais....
— Et tu n'es pas allé leur demander où garait leur
camionneur de Marseille ?

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— Tiens, non ! Mais bien sûr ! C'était ce qu'il fallait faire ! Et je
n'y ai pas pensé !
— Alors, dit Samuel, rien n'est perdu. Demain matin nous
téléphonerons, nous aurons l'adresse et nous saurons si Audibert est à
Lyon, ou, sinon, quand il doit y venir.
— Pour cette nuit, vous resterez ici, mon garçon, fit
Mme Rollet. On mettra un matelas par terre, à côté du lit de Jeannou,
ce qui me permettra de laver votre linge et de remettre vos vêtements
en état. Vous ne voudriez pas vous présenter devant votre maman
comme vous voilà, pas vrai ?
— En effet.... Vous pensez à tout, madame Rollet ! Comment
vous remercier ? »
Mais la blanchisseuse n'attendait pas de remerciements. Déjà,
elle furetait dans le débarras pour en extraire un matelas, et criait de
loin à Jeannou :
« Prépare-lui un bain, dans la buanderie : il en a autant besoin
que toi, le soir de ton arrivée chez moi ! »

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CHAPITRE XXI

BRAVE ROUTIER! — NUIT DE NOËL SUR LA ROUTE

VOILÀ, j'ai l'adresse », dit Samuel, en raccrochant le téléphone de


l'épicerie voisine, d'où il venait d'appeler les usines Berliet, « et ils
m'ont donné le numéro du garage Aimeras. Je le demande tout de
suite, hein ?
— Bien sûr ! » répondit Jeannou, tout bouillant d'impatience.
Mais, quand Samuel eut le garagiste au bout du fil, il tendit
l'appareil à Jeannou en disant :
« Parle toi-même, ça vaut mieux.
— Allô ! Monsieur Audibert, de Marseille, est-il chez vous ?
demanda timidement le petit garçon.
— Oui... il vient d'arriver, lui répondit-on.
— Est-ce que je pourrais lui parler ?
169

112
dissant pour ne pas pleurer, il se jeta dans les bras maternels de
Mme Rollet.
« Adieu ! Adieu ! Jamais je ne pourrai assez vous remercier et
jamais je ne vous oublierai ! Vous m'écrirez souvent, n'est-ce pas ? Et
je reviendrai vous voir un jour, sûrement, sûrement ! »
Jaillies des petits yeux de myosotis, deux cascades de larmes
arrosaient les mèches claires de Jeannou. La vieille blanchisseuse ne
pouvait contenir son émotion. Elle serrait bien fort contre elle « son
petit merle », l'oiselet meurtri, transi et désemparé auquel elle avait
offert, un soir, un nid si doux, et son tendre cœur se déchirait à la
pensée qu'il allait s'envoler.
A son tour, Samuel lui serra la main avec force et dit, en la
regardant bien en face :
« Je vous donne ma parole que Jeannou sera heureux à
Combasse, madame Rollet, et que ce que je lui ai promis un jour, au
sujet de son avenir, se réalisera, j'y veillerai. »
Elle lui sourit à travers ses larmes, car il venait de parler avec
décision, avec énergie. Déjà, le jeune homme faible et découragé de
ces derniers mois cédait la place au Samuel d'« avant ».
« Je n'en doute pas, mon ami, dit-elle. Allons ! bon courage :
vous avez encore un moment difficile à passer, mais, ensuite, le
bonheur viendra pour vous. »
Les deux garçons prirent chacun sa valise. Mme Rollet les
accompagna jusqu'à l'entrée de la traboule et les suivit des yeux
jusqu'à ce qu'ils disparussent au bout de la rue mal éclairée. Alors, elle
rentra chez elle en soupirant.
L'énorme camion rouge apparut dès-que Jeannou et Samuel
eurent tourné le coin de la rue des Flottes. Quelle joie, pour le jeune

113
garçon, d'apercevoir, là-haut, dans la cabine vitrée, le visage jovial et
rubicond du routier !
« Nous voilà, monsieur Audibert ! » cria-t-il très fort, pour
dominer le bruit des nombreuses voitures qui passaient.
« Eh bien, mieux vaut tard que jamais ! Je ne pensais pas te
reprendre en charge la nuit de Noël, quand je t'ai quitté, petit ! fit
Audibert en ouvrant la portière et en écrasant dans la sienne les mains
qu'on lui tendait.
— Il m'a fallu tout ce temps pour retrouver Samuel, dit Jeannou.
Et maintenant, je ne le regrette pas du tout, parce que, rentrer au pays
juste à Noël, c'est... c'est....

114
L'énorme camion rouge apparut.

115
— J'en suis même sûr, ajouta le routier en souriant.... Et après ?
qu'est-ce que ça peut faire, puisque je compte passer par Aies et
gagner Marseille par Nîmes et Arles ?
— Mais vous allongez votre voyage !
— Naturellement !
— Et vous faites ce détour pour nous ? s'écria Samuel.
— Comme vous dites ! Oh ! ne vous imaginez pas que je le
ferais pour n'importe qui ! Mais Jeannou n'est pas n'importe qui et je
tiens à lui donner un coup de main pour terminer sa mission sans
encombre.... Et puis, c'est Noël, hé? C'est-à-dire le moment ou jamais
de s'entraider de son mieux. »

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CHAPITRE XXII

« MISSION TERMINÉE »

LE CAR d'Alès venait de s'arrêter à Combasse. Jeannou et Samuel


en descendirent, aussi émus l'un que l'autre, et prirent le raide sentier
qui montait au mas. On apercevait, là-haut, entre les
châtaigniers dépouillés par l'hiver, la vieille maison et son toit de
lauzes, au-dessus duquel montait une spirale de fumée.
Il faisait moins froid, et quelques flocons de neige
commençaient à papillonner dans l'air calme.
Les garçons gardaient le silence. Jeannou jetait, de temps à autre,
un coup d'œil à la dérobée sur son compagnon qui marchait, très pâle,
mais l'air résolu et prêt à affronter le moment de comparaître devant
l'irascible et violent Rouméas, Comme ils arrivaient à mi-chemin, les

117
deux cloches — celle de l'église et celle du temple — se mirent à
sonner, à une tierce

118
d'intervalle, en une paisible harmonie, et leur allègre carillon
emplit toute la vallée. A leur appel, on vit, sur les sentiers qui
descendaient de la montagne, les gens des mas isolés se hâter vers le
village, et Jeannou s'écria tout à coup :
« Oh ! Regarde, Samuel ! Regarde, là-haut, le petit Chaperon
Rouge ! »
Coiffée d'un bonnet de laine coquelicot, assorti à son écharpe,
vêtue d'un manteau sombre, tenant à la main un petit livre, Louisette,
elle aussi, se rendait à Combasse.
Lorsqu'elle aperçut les voyageurs, elle s'arrêta net, tout d'abord,
en murmurant, saisie :
« Mais, on dirait... on dirait.... Eh! oui! ce sont eux! », et partit
soudain en courant, aussi vite que le permettait le raidillon escarpé,
aux pierres branlantes, pouf rejoindre plus vite les deux garçons.
« Vous voilà ! Vous voilà ! » s'écria-t-elle, lorsqu'elle fut devant
eux, toute rosé, bouleversée, rayonnante. « On n'espérait presque plus
vous revoir ! Mon Dieu ! Samuel, comme tu as maigri !
— Passe devant, Jeannou, dit le jeune homme, et tâche de
disposer mon père à me recevoir, je ne sais trop quel accueil il me
réserve ! »

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Jeannou continua seul son chemin, laissant son compagnon
s'expliquer avec Louisette. En se retournant, il vit qu'ils s'étaient assis
tous les deux sur le tronc d'un châtaignier, abattu au bord du sentier,
sans même s'apercevoir que les flocons de neige tourbillonnaient, de
plus en plus serrés, autour d'eux.

Indifférents à l'appel des cloches, les Rouméas demeuraient


terrés dans leur cuisine, sombres et silencieux, l'un fumant sa pipe au
coin du feu, l'autre épluchant sans hâte les légumes pour le repas de
midi.
Tout à coup, le chien Folas aboya. Lès deux époux tressaillirent.
« On vient... dit la femme, d'une voix troublée.
— Va voir », ordonna Rouméas, sans se déranger.

*
**

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121
Anna s'approcha de la fenêtre, souleva le rideau et poussa une
exclamation étouffée.
« Et alors ? demanda l'homme avec impatience.
— Jeannou ! C'est Jeannou, balbutia-t-elle.
— Seul ? »
Elle baissa la tête. Sur le sentier, on ne voyait qu'un jeune garçon
très frêle, très blond, qui traînait une vieille valise :
« Oui, fit-elle... tout seul. »
Le visage de Rouméas s'empourpra de colère :
« Eh bien, je vais lui dire deux mots, au dénommé Jeannou ! »
Folas aboyait toujours, et l'on entendit une voix douce et voilée
qui disait :
« Paix, Folas, paix.... Là... là... tu ne me reconnais pas ? »
Un terrible silence — le silence qui précède l'orage — régnait
dans la cuisine. Immobile, les époux écoutaient le pas rapide qui se
rapprochait.
On heurta légèrement à la porte, et soudain, Jeannou fut devant
eux, pareil à ce qu'il était le jour de son arrivée... moins le bouquet de
violettes et de primevères, mais avec le même sourire :
« Bonjour, monsieur Rouméas... bonjour, madame Rouméas »,
fit-il, sans ajouter cette fois : « je suis Jeannou... » parce qu'ils le
savaient bien, qu'il était Jeannou.
« Alors, te voilà ! dit Rouméas, d'une voix tremblante de colère,
monsieur se décide enfin à rentrer ?
— Mais oui, monsieur Rouméas, et j'aurais bien aimé être de
retour plus tôt, seulement....
— Et nous aussi, figure-toi, nous aurions aimé que tu
reviennes, au lieu de te promener à Lyon, pendant que nous tremblions

122
à chaque instant qu'on vienne de l'Assistance, s'informer de toi... au
lieu de te payer un agréable voyage, et un séjour de vacances, espèce
de fainéant ! Et tout ça pour rien, pour rien ! Pour revenir tout seul,
sans ramener notre fils, sans t'être même donné la peine de le
chercher, probablement, hein ? Et tu trouves ça drôle ? Regardez-le
rire, cet idiot ! »
Le ton de Rouméas montait avec sa colère. Il criait, maintenant,
en menaçant Jeannou de sa main levée. Mais Jeannou, prudent, se
tenait à distance, et, dès qu'il put placer un mot, il dit tranquillement :

123
Père..., est-ce que je puis entrer ? »

124
« Oui, je ris, monsieur Rouméas, parce que je suis content de
vous apporter une bonne nouvelle. Non, je ne reviens pas seul, j'ai
retrouvé Samuel et il monte derrière moi. »
La main de Rouméas retomba.
« Qu'est-ce que tu dis ?
— Je dis que Samuel sera là dans un instant. Il s'est juste arrêté
quelques minutes pour dire bonjour à Louisette que nous avons
rencontrée.
— Et tu ne pouvais pas nous annoncer ça plus tôt ?
— J'attendais de pouvoir parler, répondit doucement le
jeune garçon.... Et, tenez, le voilà ! »
Un autre pas retentit au-dehors et, bientôt, une haute silhouette
parut sur le seuil. Mais, cette fois, l'arrivant ne cria pas joyeusement :
« Salut ! ne mangez pas tout, car je meurs de faim ! » II demeura
debout, devant la porte, et regarda son père qui, sans bouger de sa
chaise, le considérait, impassible.
« Père... est-ce que je puis entrer? demanda humblement le jeune
homme.
— A moins de camper dans la cour, sous la tente, comme les
boy-scouts, je ne vois pas ce que tu pourrais faire d'autre », répondit
Rouméas, affectant une ironie bourrue. Mais il ne put cacher plus
longtemps son émotion. Ses mains tremblaient, ses yeux s'embuaient
de larmes.
« Papa ! cria Samuel, bouleversé, en courant vers lui.
— C'est bon, embrasse-moi, imbécile, quoique tu mériterais
plutôt que je te mette dehors, pour tout le mauvais sang que tu nous as
fait faire ! »
Samuel donna trois baisers à son père, selon la coutume du pays,
et trois autres à sa mère, qui allait et venait dans la cuisine, éperdue, et
répétait, pleurant et riant à la fois :
« Mon petit est revenu ! Enfin, mon petit est revenu ! » (Pour
l'embrasser, ce « petit », elle avait dû se dresser sur la pointe des
pieds, car il la dominait de toute la tête ! )

125
Jeannou considérait cette scène, le cœur gonflé de joie, elle le
payait amplement de toute sa peine.
Samuel vint le prendre par la main et l'emmena devant ses
parents.
« Vous pouvez l'embrasser aussi, dit-il, car, sans lui, je ne serais
pas ici... et vous ne savez pas encore tout ce qu'il a souffert, avant de
me retrouver et de me décider à le suivre. »
185

Demander deux effusions en quelques secondes au patron du


mas, c'était vraiment trop ! Rouméas n'embrassa pas Jeannou, mais il
posa sa lourde main sur les cheveux du jeune garçon qu'il frictionna
énergiquement en disant :
« Oui, Jeannou est bien « brave ». On n'oubliera jamais ce qu'il a
fait. »
La journée de Noël se termina dans la joie. Anna avait envoyé
Jeannou inviter Louisette et sa grand-mère à prendre le café et à passer
la veillée au mas.
Laissant s'éteindre la cuisinière, on alluma une flambée sous le
vaste manteau de la cheminée, afin de griller les châtaignes à la mode
ancienne, dans la poêle percée de trous, comme une passoire.
Devant les flammes du genêt sec et pétillant et les bûches de
châtaignier aux braises ardentes, on fit raconter à Jeannou son
expédition lyonnaise. Tout d'abord, il s'était refusé, par modestie, à
narrer les aventures que Louisette connaissait déjà en partie. Mais
Samuel avait exigé qu'il le fît, « et sans rien oublier ».
On s'exclama sur la gentillesse du routier, de l'employé de la
gare, de Mlle Marie-Hélène, on s'attendrit sur la bonté de Mme Rollet,
on maudit le grand Jo et ses complices, et l'on ne ménagea pas Mme
Léonie.

126
« Enfin, dit Jeannou, pour conclure, ce voyage m'a prouvé que
les braves gens sont beaucoup plus nombreux, dans le monde que...
les autres.
— Espérons, mon gars, que tu ne changeras jamais d'opinion à
ce sujet », grommela Rouméas dans sa barbe.

*
**

Et maintenant, Jeannou se retrouvait seul dans sa petite chambre,


étendu sur la paillasse de feuilles de maïs, qui craquait au moindre de
ses mouvements.
Sa mission était terminée, et la joie paisible et pure qu'il
éprouvait à l'avoir menée à bien, le tenait éveillé, malgré l'heure
tardive. Mais il n'était pas pressé de dormir et jouissait intensément de
ce moment délicieux.
Il ne neigeait plus. Par la fenêtre sans rideaux, il regarda
longuement les étoiles scintiller à travers les branches du cerisier,
toutes blanches, dans l'ombre, comme au printemps, mais blanches
d'une parure glacée et non de leur douce floraison au parfum de miel.
En bas, on entendait le pas tranquille de Samuel qui reprenait
possession de sa chambre, sous le toit paternel.
L'odeur de l'étable montait, à travers les lattes disjointes du vieux
plancher. Les clarines graves des vaches se mêlèrent aux vifs drelins
des clochettes de chèvres. Puis, un profond silence se fit dans la vieille
maison.
Alors Jeannou poussa un grand soupir de bonheur et s'endormit
enfin.

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