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L. RAUZIER-FONTAYNE

MARIKELE
Aventures d'une jeune Alsacienne

EDITIONS OBERLIN STRASBOURG

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Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays
Copyright 1947, by Editions OBERLIN,
19, rue des Francs-Bourgeois, Strasbourg

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Marikele s'arrête, tout essoufflée, secoue ses deux petites
tresses raides, couleur de paille, et interpelle le panier qu'elle
porte :
« Tu es lourd, toi, sais-tu? Tiens, je te pose un moment...
tu peux attendre un peu... Je t'ai bien garni, mon cher, tu n'as
pas à te plaindre : choux, carottes, poireaux, pommes de terre,
radis blancs, radis rosés, charmant bouquet de persil... tu es
vraiment un riche panier de légumes ! Allons ! en route.
Continuons notre chemin. »
La frêle enfant reprend son fardeau, sort du potager, tra-
verse la cour où elle met en déroute le troupeau des oies
braillardes et arrive enfin à la cuisine. Avec un grand effort
qui raidit ses bras maigres, elle soulève la corbeille et la pose
sur la table. Puis elle regarde timidement Madame Salomé !
«Est-ce qu'elle va encore me donner quelque chose à
faire? se demande-t-elle, ou bien aurai-je enfin la permission
de m'amuser ? »

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Madame Salomé va et vient de la table à la cuisinière.
Elle est occupée à « cuire » et cuire est, pour une ménagère
alsacienne, une des choses les plus importantes de la vie, une
chose grave, presque sacrée. Aussi ne fait-elle pas plus
attention à Marikele, qu'au chat qui se frotte à ses jupes ou aux
oiseaux qui pépient dans leur cage.
Alors Marikele se hasarde à dire :
« Voilà, Madame Salomé... j'ai fini avec les légumes. Est-
ce que je dois travailler encore ? »
Madame Salomé ne répond que par un vague grognement
et un signe de ses trois mentons superposés. Mais Marikele
comprend très bien ce grognement et ce signe. Ils veulent dire:
« C'est bon... va jouer maintenant. » Et elle s'éclipse
prestement.
Où ira-t-elle ? Dans le village ? Non, c'est défendu. Au
jardin ? au verger ? qui semblent tous les deux l'appeler, l'un
avec ses fleurs d'automne, ses zinnias aux teintes éclatantes ou
aux tendres couleurs de pastel, les mille étoiles mauves de ses
buissons d'asters et le flamboiement de ses géraniums, l'autre
avec ses arbres dorés au milieu desquels les cerisiers cherchent
à se faire remarquer en se parant d'un feuillage teint de tous les
rouges et de tous les rosés ?
Non, non... Marikele n'ira ni au jardin sur lequel donne la
fenêtre de la salle où Madame Salomé va bientôt s'installer
pour coudre, ni au verger où son époux Monsieur Hans
Bronner est occupé à mettre du fumier au pied des pêchers.
Marikele veut être seule, tranquille, loin de toute sur-
veillance. C'est au grenier qu'elle se sauve.
En courant, elle gravit l'escalier de bois et se jette,
comme si elle était poursuivie, dans le galetas qui occupe tout
l'énorme toit de la ferme.
C'est son domaine chéri. Ici, cette petite fille, si peu
semblable aux autres fillettes du village, oublie qu'elle est un

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être « à part ». Elle oublie sa taille trop frêle et trop petite pour
ses douze ans et son ingrat visage au teint blême, elle oublie
qu'elle ne possède, sur cette terre, ni père ni mère, ni maison...
Rien que de lointains cousins, qui se chargèrent d'elle, à la
mort de ses parents, mais qui, très vite, la trouvèrent trop
encombrante et l'envoyèrent à la campagne, chez des paysans,
moyennant une modeste pension. C'est là que Marikele
grandit, là qu'elle reçut, de ces dures gens, plus de coups que
de nourriture, là qu'on l'abandonna, toute seule, sans jamais
venir la voir, sans demander comment elle était traitée.
Puis, la femme qui relevait n'ayant plus voulu d'elle,
prévint ses cousins qu'elle l'envoyait au village de
Gloeckelsberg où les époux Bronner étaient disposés à la
prendre chez eux. Les cousins, sans se déranger, approuvèrent
et écrivirent que, désormais, une banque enverrait régulière-
ment la pension de la petite, car ils partaient pour l'Indochine
et ne savaient quand ils reviendraient.
Depuis, ils n'ont plus donné signe de vie. Et voilà trois
ans que Marikele habite chez les Bronner, entre ces deux êtres
moroses et silencieux qui ne la maltraitent pas, mais qui ne lui
témoignent aucune affection.
Heureusement, Marikele, dans sa misère, a reçu du ciel
un présent merveilleux: une imagination féconde qui l'aide à
supporter bien des peines et à créer autour d'elle un monde
meilleur que le monde réel.
Ainsi, dans ce grenier, elle se sent la reine d'un royaume
charmant, où elle peut respirer librement, chanter, rêver,
fureter dans les coins et les recoins pleins de vieilles choses
imprévues, regarder par la fenêtre, croquer une des pommes
étalées sur la paille et parler, parler à cœur joie, car il est trop
triste, pour une fille expansive et bavarde, de vivre avec des
êtres qui ne disent pas quatre mots par jour !

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Parler... mais avec qui ? Eh bien ! puisque les gens ne
l'écoutent pas, Marikele s'adresse aux choses qui l'entourent.
Elle leur prête des oreilles attentives et un cœur compatissant,
elle les associe à sa petite existence et, s'il n'est pas en son
pouvoir de leur donner la parole pour répondre, elle répond à
leur place.
Causer avec Madame Salomé ? Avec Hans Bronner ?
Peuh ! au fond, c'est bien banal. Il est beaucoup plus intéres-
sant de s'entretenir avec l'énorme citrouille qui trône dans le
potager parmi ses feuilles rondes, ou avec le rouet dont
personne ne se sert plus, qui dort dans un coin de la salle, ou
encore avec le poêle de faïence, deux fois plus haut que
Marikele...
La citrouille ne dit rien... mais au moins, elle ne vous
contredit pas... Le rouet grince, quand on le fait tourner... mais
bien plus doucement que Monsieur Bronner lorsqu'il est de
mauvaise humeur... Quant au poêle, il est plus vivant, à lui
seul, que les deux Bronner réunis, avec son ronron bon-enfant,
ses gais craquements de bois, sa porte de cuivre qui, à peine
entr'ouverte, laisse apercevoir tout un monde de brûlantes
merveilles : braises rosés, flammes sautillantes, incandescents
palais et grottes de rêve, qui s'écroulent soudain dans les
cendres pailletées d'or et de rubis...
Aujourd'hui, en entrant, tout essoufflée, dans le grenier,
Marikele prend à témoin toutes les choses poussiéreuses qui
dorment là, certaines depuis plusieurs générations :
— Eh bien ! vous savez, j'ai cru que je n'arriverais pas à
venir ici ! Quel travail, mes enfants !
Puis elle promène un regard ravi sur son domaine, choisît
une pomme rouge qu'elle fait briller avec son mouchoir avant
de la croquer, flâne de côté et d'autre et s'approche enfin de la
fenêtre qui s'ouvre dans l'immense toit, comme une paupière
soulevée pour regarder au loin.

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De cette fenêtre, Marikele découvre un vaste horizon et
croit apercevoir la plus grande partie de l'univers. D'abord, le
village, avec ses maisons aux larges portails de bois, aux murs
bien blancs croisés de poutres brunes, aux fenêtres fleuries de
géraniums... Ici se dresse le clocher de l'église surmonté de
son coq doré... Là-bas, l'auberge du « Bœuf rouge » renommée
dans tout le pays pour sa succulente cuisine... A côté, l'école...
hum ! une école où Marikele ne brille pas au premier rang,
car, si elle fréquente régulièrement la classe, elle n'a pas
toujours le temps de faire ses devoirs et d'apprendre ses
leçons, à cause de tout le travail que Madame Bronner exige
d'elle dans le ménage.

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Ce qui fait dire à Mademoiselle l'institutrice, que « cette
petite Marie Bastian ne doit compter que sur la chance et sur
sa remarquable intelligence pour réussir au Certificat
d'études»...
Tout en haut de la colline, on voit le Glœckelsberg, la
vieille tour crénelée, seul reste d'une ancienne église, au pied
de laquelle se serrent les tombes du paisible cimetière. Plus
loin, la plaine d'Alsace s'étale à l'infini, semée de villages aux
clochers pointus... Plus loin, plus loin encore, on aperçoit la
flèche de la cathédrale de Strasbourg, pas plus haute que le
petit doigt, derrière laquelle, de l'autre côté du Rhin invisible,
les montagnes de la Forêt-Noire ferment le monde connu de
Marikele.
Longuement, la petite fille, s'amuse à observer ce qui se
passe dans le village...
Voilà Monsieur l'instituteur, son éternel parapluie sous le
bras, qui traverse la place... Ah ! il rencontre Monsieur le
Maire... il s'arrête pour causer... Voilà Fritz Hauch, le père de
Susele, une de ses camarades de classe, qui entre dans la cour
de sa riche ferme en conduisant une charrette pleine de choux
blancs... Voilà une chic automobile qui s'arrête devant le «
Bœuf rouge ». Ah ! ah ! ce sont des gens de la ville qui
viennent faire un bon petit repas... Et qui est-ce qui court, là-
bas, à perdre haleine? Naturellement! C'est ce chenapan de
Toni qui doit avoir fait quelque mauvais coup et qui se hâte
d'aller se mettre à l'abri...
Mais à la fin, Marikele en a assez de regarder par la
fenêtre. Sa pomme est finie depuis longtemps et elle ne tient
plus à la main qu'un trognon déjà tout brun. Alors elle
entreprend des fouilles dans un coin du grenier jusqu'alors
inexploré.

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Malheureusement elle ne découvre rien d'intéressant... de
vieux habits... des outils rouilles... quelques vieux livres tout
jaunis et sans une seule image...
Et, tout à coup, comme elle s'apprête à abandonner ses
recherches, une petite caissse attire son attention. Une caisse
couverte de poussière et qui pourrait très bien contenir...
Voyons... que pourrait contenir cette caisse ?
Marikele n'aurait qu'à l'ouvrir pour être tout de suite
renseignée. Mais c'est beaucoup plus amusant de passer un
grand moment à rêver et à imaginer toutes les délicieuses
choses qu'elle découvrira peut-être tout à l'heure.
— Tu te cachais, pauvre caisse... Mais tu n'es pas bien
maligne... tu vois, je t'ai eu vite trouvée !
Qu'est-ce qu'il y a sous ton couvercle ?
-Oh, sans doute un ménage de poupée qui appartenait à
Madame Salomé quand elle était petite fille •— mais est-ce
possible que cette énorme et respectable dame ait été un jour
une enfant ?
Oui... un ménage en porcelaine blanche et dorée... ou
plutôt en étain, avec une adorable petite soupière aux flancs
rebondis, des piles d'assiettes aux bords légèrement festonnés,
des gobelets, des couverts, des plats de toutes formes. Mais
non... tu dois contenir une chambre de poupée... un tas de
meubles en miniature, un lit à « plumon » rouge, des chaises
couvertes de satin capitonné, une armoire, un guéridon, et,
peut-être, sur ce guéridon un amour de petit livre à peine plus
grand que l'ongle de mon pouce et un pot de fleurs plus petit
que mon dé à coudre...
Tu as aussi tout à fait l'air d'une caisse qui renfermerait
des garnitures d'arbre de Noël... ou encore des soldats de
plomb... les soldats de Monsieur Bronner quand il était enfant
— très drôle aussi, la pensée de ce digne homme en culottes
courtes ! Or, quand Monsieur Bronner avait dix ans, l'Alsace

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appartenait encore aux Allemands... en sorte que, maintenant,
ça lui déplaît de voir toute cette armée en «feldgrau », qu'il ne
peut même pas donner à un gamin du village... alors il l'a
cachée au fond du grenier...
Après maintes suppositions, Marikele se décide enfin à
soulever le couvercle. Aussitôt, elle pousse un « Je ! !» bien
senti (et tout le monde sait que cette exclamation sert à
exprimer, en Alsace, toutes sortes de sentiments, selon la
manière dont on la prononce). Marikele l'a criée sur un ton de
complète déconvenue : la caisse ne contient qu'un casque de
pompier. Un casque pas si vieux que ça... encore bien
brillant... semblable en tous points à ceux que portent les
pompiers du village.
Marikele tourne sa trouvaille dans tous les sens, et
regarde à l'intérieur où elle aperçoit deux initiales : J. B.
Quoi ? ce casque aurait donc appartenu à Monsieur Hans
Bronner ? (car, bien sûr, un objet aussi « officiel » doit être
marqué en français : Jean... et non pas Hans...).
Tiens... tiens... tiens...
La découverte de Marikele n'est pas tellement dénuée
d'intérêt et la petite fille reste rêveuse, le casque entre les
mains.
Donc Monsieur Bronner appartenait, il n'y a pas très
longtemps, à ce corps d'hommes d'élite dont s'enorgueillit
chaque village alsacien...
Donc, au lieu de vivre enfermé chez lui, sombre et muet
comme un vieux sanglier, il se mêlait à ses camarades, il allait
faire l'exercice avec eux, il défilait, le 14 juillet, devant la
mairie, en grande tenue : gants blancs, casque étincelant,
hachette au côté, précédant la musique, les enfants des écoles,
les filles en costume de fête... Donc, il traversait le village en
liesse, tout pavoisé de drapeaux tricolores et de guirlandes
vertes pour aller ensuite se ra-

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fraîchir avec les autres et boire à l'auberge, quelques bons
« seidel » de bière, au milieu des rires et des plaisanteries...
Mais alors que s'est-il passé pour qu'il se soit ainsi retiré
de tout ?
Marikele réfléchit tellement, qu'elle fronce les sourcils,
tout en mordillant le bout d'une de ses petites nattes. Oui...
oui... quelque chose de mystérieux semble flotter dans l'air de
la Maison Bronner. On a ici une façon de vivre qui n'est pas
tout à fait celle des autres gens du pays. Il y a des silences
subits, pleins de sous-entendus... Il y a certains regards
échangés entre les deux époux...
Et puis, il y a aussi la « chambre de la fée ». C'est ainsi
que Marikele appelle cette pièce dont la porte, au fond du
corridor du premier étage, est fermée à clef, où elle n'est
jamais entrée et où elle n'a jamais vu entrer les Bronner. La
fenêtre donne sur le verger, et c'est la seule fenêtre de la ferme
qui, le soir, ne s'éclaire pas. Marikele se plaît à imaginer cette
chambre habitée par une vieille fée comme celle que la Belle
au Bois Dormant trouva dans le grenier de son château,
occupée à filer... et chaque fois qu'elle passe devant la porte,
elle tend l'oreille, car il lui semble qu'elle va entendre le
ronron du rouet... Mais elle n'entend rien, si ce n'est, parfois, le
léger trot d'une souris ou le sec craquement d'un meuble.
Un jour, elle a osé demander à Madame Salomé quelle
était cette chambre. Mais sa question a été suivie d'un si
terrible silence, qu'elle se sent encore glacée quand elle y
pense.
Lentement, Marikele remet le casque à sa place et re-
ferme la caisse en soupirant : « Encore une drôle de chose. »
Elle sent bien qu'il vaudrait beaucoup mieux ne pas parler
de sa découverte. Pourtant, le soir, à dîner, avant même qu'elle
songe à la retenir, une phrase, tel un petit démon curieux,
s'échappe de sa bouche :

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« Monsieur Bronner, j'ai vu votre casque de pompier dans
le grenier. Pourquoi donc ne le mettez-vous plus ? »
Hans Bronner devient écarlate, puis violet et sortant de
son mutisme habituel, il égrène tout un chapelet de ces
énormes jurons dont le dialecte alsacien est incroyablement
riche.
— Qui t'a permis de tripoter partout comme ça ? crie-t-il
enfin : tu deviens un peu trop hardie, ma fille, si tu continues,
on te défendra de monter au galetas.
Devant cette grossièreté inaccoutumée, et surtout devant
une pareille menace, Marikele s'affole :
— Non ! non ! Monsieur Bronner ! Excusez-moi, je ne
toucherai plus à rien, je vous le promets.
Comme sa femme lui lance un coup d'œil significatif,
Hans Bronner n'insiste pas. Il fait entendre une série dé-
croissante de grognements, puis il retombe dans son silence
habituel, un silence qui dure jusqu'à la fin du repas et que
troublent seul les cliquetis de vaisselle et le battement de
l'horloge.
Quand Marikele a débarrassé la table et lavé les assiettes,
Madame Salomé lui dit sans la regarder :
— Va au lit, maintenant...
Et l'enfant sans mère, après un cérémonieux bonsoir
auquel nul ne répond, monte lentement vers sa chambre où
personne, jamais, ne vient se pencher sur le lit et baiser
tendrement le pâle petit visage enfoui dans l'oreiller entre les
deux nattes couleur de paille...

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Noël approche... et Noël, en Alsace, ne dure pas un jour,
mais un mois.
Dès le début de décembre une fièvre joyeuse s'empare de
tout le pays. Il flotte, dans l'air glacé de l'hiver, un délicieux
parfum de mystère, un je ne sais quoi de naïf et de frais qui
fait ressembler toutes les grandes personnes à des enfants. On
respire partout une odeur de sapin, on fredonne partout des
chants de Noël.
A Strasbourg, dans les grands magasins, où la foule se
presse, on n'entend plus d'autre musique que les vieux can-
tiques traditionnels : « Mon beau Sapin », « Douce Nuit »,
«Nuit Heureuse», auxquels s'ajoutent les vieux Noëls français
et «Minuit, Chrétiens»...
Sur la place Broglie, la foire de Noël, le «Christkindels-
merik» bat son plein. Scintillantes parures d'arbres de Noël,
bougies multicolores, bouquets de gui et de houx, bonbons,
nougats, on vend ici tout ce qu'il faut pour fêter dignement le
grand jour.

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On vend même des sapins de toutes tailles, venus des
sommets vosgiens, qui forment une véritable petite forêt où
chaque famille de la ville et des campagnes environnantes
vient choisir son arbre de Noël.
Au village de Gloeckelsberg, tout le monde se prépare
pour la grande fête.
Il s'échappe de chaque cuisine des senteurs de vanille et
de cannelle, car chaque ménagère prépare ses gâteaux de Noël
et remplit des corbeilles de « pains d'anis » craquants, de pains
d'épices glacés de sucre blanc, de biscuits en forme d'étoile,
d'oiseau, de fleur ou de couronne.
Le soir, le tramway qui vient de Strasbourg, ramène des
gens mort de fatigue, rayonnant de plaisir et ployant sous un
chargement de paquets hétéroclites.
Mais chez les Bronner, tout reste calme. Personne n'est
allé en ville faire de mystérieux achats, personne ne chuchote
dans les coins pour préparer des surprises, aucun sapin aux
branches serrées par une ficelle n'attend le moment d'être
dressé sur son pied de fonte peint en vert, et chargé de ses
légers ornements.
Il semble que Madame Salomé et son époux soient plus
sombres et plus.silencieux que jamais. Il semble même que la
présence de Marikele leur pèse particulièrement.
Aussi à côté de leur triste foyer, l'école paraît presque un
paradis à la petite fille. Elle aime son institutrice et ses
compagnes. Elle aime la grande salle de classe paisible et
chaude, et tout ce qu'on apprend, et tout ce qu'on découvre
dans les livres.
Et puis, quel plaisir de pouvoir babiller à cœur joie
pendant les récréations ou sur le chemin de retour!
Justement aujourd'hui, elle rentre avec Suzanne Hauch,
qui n'habite pas très loin de la maison Bronner.

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Suzy est fort agitée par l'approche des fêtes. Elle ne cesse
de répéter : « Oh ! que je me réjouis ! Que je me réjouis pour
Noël ! Et toi, Marikele ? »
— Moi aussi, naturellement, répond Marikele sans
grande conviction.
— Combien auras-tu de sapins?
— Combien ? On peut donc en avoir plusieurs ?
Bien sûr? Moi, j'ai celui de chez nous le 24 décembre et
le lendemain celui de l'Eglise et celui de grand'mère qui réunit
chez elle ses enfants et petits-enfants... ça fait trois!
— Eh bien ! moi, je n'en ai point, dit Marikele en essa-
yant de prendre un air détaché.
— Quoi! Pas d'arbre de Noël! Mais c'est affreux! Pour-
tant, les Bronner ne sont pas pauvres. Comment peuvent-ils
passer Noël sans sapin, et pourquoi ne vont-ils pas à l'église
comme tout le monde?
— Ça, je ne sais pas.
Suzy prend un air mystérieux:
— J'ai entendu maman dire que ce sont de .drôles de
gens et que depuis «l'histoire» ils se terrent chez eux et de-
viennent de vrais sauvages.
— L'histoire? Quelle histoire?
— C'est ce que j'ai demandé tout de suite tu penses bien,
mais on m'a répondu que ça ne me regardait pas.
Alors... tu n'as pas de cadeau non plus?
Marikele est fière, elle n'aime pas beaucoup que Suzy la
prenne ainsi en pitié, aussi répond-elle vivement: «Oh! si j'ai
toujours un cadeau...»
Mais elle se garde bien de dire que ce cadeau consiste en
un objet désespérément utile : une pièce de percale toute raide
d'apprêt, des galoches neuves, un tablier de vichy à carreaux,
trop large et trop long...

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Chaque année, elle se dit: «Peut-être, cette fois, aurai-je
une surprise; un livre avec une couverture en couleurs... ou un
col de dentelles... ou des rubans pour mes nattes» (avoir un
gros nœud soyeux au bout de chacune de ses « queues de rat»,
ordinairement nouées d'un vieux cordon, est un des rêves de
Marikele).
... Et, chaque année, elle éprouve la même déception. Une
horrible envie de pleurer lui serre la gorge, elle doit faire un
véritable effort pour remercier Madame Salomé, avec un
pauvre sourire forcé !
Aussi loin qu'elle puisse remonter dans ses souvenirs elle
retrouve cette même déconvenue. Jamais elle n'oubliera ce
lointain Noël avant lequel elle avait si ardemment désiré une
poupée. Chaque soir, en s'endormant, elle se plaisait h
imaginer comment serait «sa fille». Déjà, elle croyait en sentir
le poids dans ses bras, elle croyait toucher les doux cheveux
blonds, les joues rondes et lisses, la robe de soie... Noël était
venu. On avait posé un paquet sur ses genoux. Elle avait
ouvert ce paquet... il contenait de la laine grisâtre pour se
tricoter des bas! Encore aujourd'hui le cœur de Marikele se
serre à ce souvenir et pourtant il y a bien longtemps de -cela...
cinq ans... six ans, peut-être-Aussi, elle a eu beau se raidir
pour répondre d'un air détaché « oh ! si, j'ai toujours un cadeau
», Suzy a bien senti une légère fêlure dans sa voix, elle a
compris que Noël n'est pas, pour Marikele, comme pour elle,
un jour de bonheur sans nuages. Cette bonne grosse Suzy a
l'esprit un peu lent, mais le meilleur cœur du monde.. Elle ne
dit plus rien, mais elle semble réfléchir tout en marchant et
elle jette de temps en temps sur Marikele un regard de côté.
Quand les deux fillettes arrivent devant l'opulente ferme
des Hauch, au lieu de laisser Marikele continuer son chemin,
Suzy l'arrête et fait avec un drôle de petit sourire «Reste là,
toi... je vais revenir: attends-moi un moment.»

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Elle franchit le portail, traverse la cour en toute hâte et
disparaît dans la maison. Deux minutes après, elle revient,
toujours courant, vers Marikele qui attend, intriguée, et elle
crie joyeusement:
«Ecoute une fois, Marikele, j'ai demandé à maman de
t'inviter à notre arbre de Noël, et elle veut bien. Tu viendras
chez nous tout de suite, en sortant de l'école, le 24 décembre,
et tu ne rentreras chez les Bronner que tard... très tard... peut-
être à minuit!
D'abord Marikele ne peut répondre que par un «Je!»
suffoqué, puis la joie la brûle en dedans comme une flamme et
elle crie: «Quel bonheur!», ensuite c'est un grand froid qui la
transperce toute et elle balbutie : « Mais s'ils ne me laissent
pas venir ? » Enfin, tout se mêle en elle-même et elle ne
ressent plus qu'une agitation extraordinaire. «Oh! Suzy, je vais
vite demander la permission... Seulement si tu venais avec
moi, Madame Salomé n'oserait peut-être pas refuser...
accompagne-moi, veux-tu?»
- Ha ! ha ! dit Suzanne en riant, comme tu en as peur, de
ta Madame Salomé! Mais moi, je n'ai pas peur! Allons,
dépêchons-nous!
Les deux enfants prennent en courant le chemin qui
monte vers le Glœckelsberg et presqu'en haut duquel s'élève la
maison Bronner.
Comme elles se hâtent, tout essoufflées, les premiers
flocons de neige de l'année se détachent du ciel gris perle et
commencent à papillonner autour d'elles:
« Quelle chance ! s'écrie Suzy, nous aurons un Noël tout
blanc ; c'est tellement plus joli ! »
Les petites reprennent haleine avant d'entrer. Le cœur de
Marikele bat à grands coups: oh! pourvu qu'elle dise oui!

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Eh bien, croyez-vous! cela n'a pas fait la moindre dif-
ficulté : Madame Bronner a dit oui, tout de suite. Marikele en
est tellement stupéfaite qu'elle en reste clouée sur place.
Pourtant, c'est bien vrai. Comme dans un rêve, elle
entend Suzy préciser: «Alors, c'est entendu, n'est-ce pas,
Madame? Marikele viendra chez nous en sortant de classe et
rentrera seulement quand tout sera fini?»
Oui... oui... oui... toujours oui ! On dirait même que Ma-
dame Bronner est contente et comme soulagée d'expédier
Marikele hors de la maison, le soir de Noël. Quand Suzy est
repartie, Marikele reste encore debout au milieu de la cuisine,
comme foudroyée par la joie.
Peut-être faudrait-il remercier Madame Salomé ? L'enfant
prend son courage à deux mains:
«Que je me réjouis! Merci, Madame, de me laisser
aller...»
Salomé Bronner regarde la petite fille rayonnante et, dans
ce regard, il semble qu'il y ait un peu de pitié... un peu de
honte aussi. Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose...
Mais rien ne sort.
Alors elle tourne le dos à Marikele et ce n'est qu'au bout
d'un moment qu'elle se décide à dire:
« Bon... mais en attendant, ne perds pas de temps. Il
neige serré: va vite rentrer le linge qui est étendu... ensuite tu
as des carottes à racler..»
Et voici, enfin, le 24 décembre!
La dernière journée de classe paraît interminable.
Elle finit par une leçon d'Histoire. Mais les fillettes,
malgré toute leur bonne volonté, n'arrivent pas à s'intéresser
aux événements du règne de Louis XIV. Distraitement, elles
écoutent la maîtresse répéter : « Condé... Turenne... les vic-
toires de Rocroy et de Fribourg... en 1648, la paix de
Westphalie donna l'Alsace à la France...»

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Que leur importent ces vieilles guerres et ces vieux
traités! La nuit est venue... La nuit de Noël... la nuit de neige
et de sombre azur... Au coin d'une fenêtre, derrière la vitre,
une étoile clignote, mystérieuse... Encore quelques minutes et
l'on entrera dans le royaume du rêve et du bonheur... Aussi
quel soulagement lorsque cinq heures sonnent à l'horloge de la
Mairie!
Au premier coup, toute la classe est déjà debout.
L'institutrice ne peut s'empêcher de sourire en voyant ces
trente visages radieux levés vers elle.
— Allons, au revoir, mes enfants... joyeux Noël, dit-elle.
Et, d'une seule voix, toutes les petites filles répondent selon les
règles de la politesse alsacienne:
— Merci, Matmoissellt... pareillement!
Marikele, cette année, a pu crier aussi gaiement que les
autres: «Merci, Matmoissellt... pareillement!»
Suzy l'a prise par la main, et, dès ce moment, elle vit en
un monde enchanté!
Enfonçant bravement leurs galoches dans la neige, les
deux amies se hâtent vers la ferme dont les fenêtres rougeoient
au fond de la cour. Et, sitôt entrée dans la lumière et la chaleur
de ce foyer accueillant, la petite orpheline se sent transportée à
mille lieues des sombres Bronner.
Les trois jeunes frères de Suzy lui font fête, la grand'-
mère pose une main sur son épaule en disant: «Ainsi, tu es des
nôtres, ce soir, maidel? (1) Ça c'est bien.» Et la maîtresse de
maison l'accueille avec un cordial: «A la bonne heure! J'aurai
deux filles au lieu d'une pour m'aider!»

(1) Petite fille.

Aider à préparer une fête de famille, quelle chose nou-


velle et délicieuse ! Marikele s'y met avec ardeur : Exécutant

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les ordres de Madame Hauch, elle va et vient, elle s'agite, les
joues en feu, tandis que ses deux petites nattes sautillent
joyeusement sur ses épaules.
Pendant qu'elle essuie les tasses et les assiettes fleuries de
bouquets éclatants, elle regarde la mère de Suzy tourner dans
la casserole l'onctueux chocolat cuit qui, ce soir, remplacera,
dans chaque ferme d'Alsace, le café au lait habituel.
La fine odeur vanillée emplit la cuisine. Marikele la
hume avec un petit rire intérieur, en songeant que les Bronner,
sans se soucier de Noël, doivent tremper, en ce moment, de
simples tartines de beurre dans leurs bols de tous les jours.
— Mes filles, dit Madame Hauch, je vous charge de
mettre le couvert et d'orner la table. Ensuite pour vous récom-
penser de vos services, je vous permettrai de garnir vous
mêmes le sapin.
Oh! ça, c'est le plus beau de tout! Je n'ai jamais garni un
sapin de ma vie! s'écrie Marikele si spontanément que
Madame Hauch se met à rire.
— Attends un peu: il y aura encore beaucoup de choses
qui seront «le plus beau de tout», dit Suzy.
— Vraiment? Je me demande comment elles pourront
toutes tenir dans une soirée! C'est presque impossible, c'est...
presque trop!
Madame Hauch rit encore, mais elle détourne la tête, car
ses yeux sont pleins de larmes et la grand'mère murmure :
— Le Seigneur la bénisse! brave petit cœur que la misère
n'a pas endurci et qui s'émerveille de tout! Quelle bonne idée a
eue notre Suzy de l'inviter.
— Jerry, Pierre-Paul, Hansi, donnez-nous de la verdure,
crie Suzy, sur le seuil de la «chambre à demeurer». Les trois
garçons s'empressent d'apporter des branches de sapin et du
gui, puis ils implorent: «Laissez-nous une fois entrer! Laissez-
nous vous aider!»

21
22
Mais Suzy reste inflexible:
«Non, non, vous feriez les diables et vous nous dérange-
riez... et puis vous êtes trop petits... et puis, aujourd'hui, j'ai le
plaisir d'avoir une fille avec moi, je n'ai que faire de trois
garçons.»
Et elle leur ferme la porte au nez.
Dans la chambre à demeurer le poêle de faïence répand
sa douce chaleur, les rideaux de mousseline blanche, bien
empesés, sont tirés devant les fenêtres, le sapin, dressé sur son
pied vert et doré, attend d'être garni.
Au mur on voit la photographie du père de Suzy, en
uniforme allemand, pendant la grande guerre. A côté, celle de
son jeune oncle qui est en ce moment « chez les soldats »,
comme on dit ici. Il porte l'uniforme des chasseurs d'Afrique
avec le burnous rouge doublé de blanc crânement rejeté sur
l'épaule.
— Il est chic, hein? mon oncle Albert, dit Suzy.
— Je te crois, qu'il est chic! répond Marikele avec con-
viction.
Tout en bavardant, les deux petites filles étendent la
nappe sur la table, puis elles disposent une guirlande de ver-
dure et de gui avant de mettre le couvert.
— Combien de places? demande Marikele.
— Douze.
— Douze! Quel dîner!
Mes frères, toi et moi, ça fait cinq... mes parents, mes
grands-parents et l'oncle Fritz, ça fait dix, et enfin mon cousin
Georges qui vient de se marier. Tu verras comme elle est jolie,
ma nouvelle cousine Anne^Catherine... Eh! dis-donc, il se fait
tard! Dépêchons-nous!
Marikele jette un regard vers l'horloge. Six heures. En
effet, il n'y a pas de temps à perdre, il faut garnir l'arbre de
Noël.

23
Avec ravissement elle aide Suzy à sortir de leurs boîtes
les ornements du sapin... toutes ces choses frêles, légères,
scintillantes, que l'on ose à peine toucher; les boules pres-
qu'aussi délicates que les bulles de savon, les guirlandes de
givre, les étoiles d'or, les petits oiseaux étincelants, les anges
aux robes bleues ou rosés saupoudrées de poussière d'argent,
les clochettes multicolores, les champignons de verre filé, aux
têtes rouges pointillées de blanc.
Il faut suspendre une à une ces merveilles aux belles
branches régulières et placer les bougies bien droites pour
qu'elles brûlent longtemps.
Tout est prêt... et juste à ce moment on entend dans la
cuisine les grosses voix des hommes qui rentrent.
Madame Hauch ouvre la porte et vient poser sur la table
le chocolat fumant, les énormes « Kugelhopf » saupoudrés de
sucre, les assiettes de « Braedele », les corbeilles d'oranges.
Timidement, Marikele salue tout le monde: père, grand-
père, oncle, cousin, et la ravissante Anne-Catherine que «le
Georges vient de marier», là-bas, du côté de Wissembourg,
Anne-Catherine qui porte, à la mode de son village, ses tresses
dorées enroulées en couronne autour de la tête.
Dans un joyeux brouhaha, le repas de fête commence.
D'abord, Marikele y fait honneur. Mais bientôt elle s'effraie
des parts énormes que le grand-père, son voisin, dépose sur
son assiette.
« Merci... merci... c'est assez, Monsieur », balbutie-t-elle.
Mais il ne l'écoute pas et continue à la servir abondamment en
disant:
«Allons! allons, petite pâlotte. Il faut manger pour de-
venir une solide fille comme notre Suzy».
A la fin, Madame Hauch a pitié de Marikele qui fait des
efforts désespérés pour finir son troisième morceau de gâteau.

24
«Laissez, cher papa, il ne faut pas forcer cette enfant; elle
n'est pas plus grosse qu'un moineau et vous la gavez comme la
plus belle de vos oies!»
Il est près de neuf heures quand le repas se termine enfin.
Les enfants ne peuvent presque plus contenir leur impatience.
En un clin d'oeil Marikele et Suzy — qui cette fois daignent
accepter l'aide des garçons — ont débarrassé la table. Mon-
sieur Hauch éteint l'électricité pendant que sa femme com-
mence à allumer les bougies du sapin.
Une à une, les flammes surgissent dans l'ombre, et,
bientôt, l'arbre tout entier resplendit et répand sa lueur pal-
pitante et dorée, cette lumière de Noël à laquelle aucune autre
lumière ne ressemble.
Alors toute la famille se met à chanter.
Ils chantent à plusieurs voix, ces braves gens, comme on
sait si bien chanter dans cette contrée... Ils chantent avec un
mélange de jubilation et de grave ferveur, ces cantiques que
les Alsaciens exilés n'oublient jamais et qui retentissent la nuit
de Noël, dans les plus lointaines colonies, comme au pays
natal.
D'abord, Marikele a été tellement émue qu'elle est restée
silencieuse. Puis, timidement, elle a commencé à mêler sa
voix à celle des autres et maintenant, son acide soprano de
fillette monte au-dessus du chœur comme une flèche de
cristal.
Après avoir bien chanté, on fait silence. Le grand-père se
racle la gorge et regarde sa belle-fille, d'un air malin: « Hum !
hum ! il me semble que... maintenant... hum ! Qu'en dites-
vous, Finnel? (1).

(1) Joséphine.

Madame Hauch sourit:

25
Mais oui, père... Il est bien temps de donner les cadeaux.
Allons, Jerry, toi le plus jeune, tu vas m'aider et apporter à
chacun ce qui lui revient.
Au milieu d'un brouhaha d'exclamations, de remercie-
ments, d'effusions, Marikele entend Madame Hauch dire à
Jerry. «Ça... pour Marikele...»
Et, sur les genoux de l'orpheline le petit garçon va poser
trois paquets, noués chacun d'une faveur sous laquelle est
passée une branchette de sapin.
Marikele est tellement saisie que, tout d'abord, elle n'ose
pas les toucher. Jamais, au grand jamais elle n'a eu trois ca-
deaux pour Noël ! Et puis, elle a le pressentiment que ces
cadeaux-là ne ressemblent en rien à ceux qu'elle a coutume de
recevoir.
Elle ne se trompe pas. Quand elle se décide à ouvrir la
plus petite boîte, elle y trouve un col de mousseline
brodée et une provision de rubans, larges comme la main, des
rouges, des bleus, des bruns, de quoi nouer ses nattes pendant
des années!
Le second paquet contient — ô merveille! — la chose la
plus inutile et la plus ravissante qui soit : un sac à main en cuir
gris clair, orné, dans le coin, d'un petit chien en chromé.
L'intérieur est en moire, le porte-monnaie du milieu en peau
blanche. Il y a même dans une des poches une glace et un
poudrier!
Donner cet objet à une fille qui n'aura pas l'occasion de
s'en servir peut paraître une folie aux gens raisonnables. Eh
bien ! cette folie, le cœur délicat de Madame Hauch l'a pous-
sée à la faire. Cette simple paysanne a deviné le charme qu'au-
rait le superflu pour celle qui possède à peine le nécessaire, et
le ravissement qu'éprouverait la petite fille à recevoir ce ca-
deau saugrenu et charmant.
« Tu es contente, petite ? »

26
— Oh... Madame!
— Tu sais, ne montre pas ça à Madame Salomé, elle me
croirait prête à partir pour Stéphansfeld ! » (1).

(1) Asile d'aliénés près de Strasbourg.

Marikele rit: oh! bien sûr, elle.ne montrera pas cette


merveille. Elle la gardera jalousement dans sa chambre, au
fond de l'armoire... elle y rangera ses rubans et son col brodé...
et il est probable que beaucoup de discours seront adressés,
par cette étrange petite fille, au caniche de chromé qui brille
sur le cuir neuf.
Eh bien ! tu ne regardes pas le dernier paquet ? »
C'est vrai! Marikele est tellement plongée dans la con-
templation du sac à main, qu'elle en oublie le troisième
cadeau.
Elle découvre une boîte à ouvrage qui contient une nappe
écrue, toute dessinée et prête à être brodée avec la grosse
pelote de coton perlé rouge qui l'accompagne. Il y a de tout,
sur cette nappe! Une guirlande d'épis et de coquelicots, des
cigognes, des gens en costume du pays et, au centre... la
cathédrale de Strasbourg! Que de points cela représente!
Marikele s'en réjouit. Elle n'a jamais eu d'autre ouvrage que
ses bas à tricoter et le linge des Bronner à raccommoder.
Broder, c'est tout autre chose!
«Ce sera le commencement de ton trousseau», dit Ma-
dame Hauch.
C'est vrai que, dès leur sortie de l'école, les petites filles
d'Alsace se mettent à tirer l'aiguille pour confectionner ce
fameux trousseau qui, plus tard, entassé dans les armoires, fera
l'orgueil de leur ménage. Marikele reste songeuse. Elle n'a
jamais pensé à «plus tard». Serait-ce possible qu'elle eût un
jour sia maison ? Ne vivra-t-elle pas indéfiniment chez les

27
autres, en humble servante? Qui sait! Il peut arriver tant de
choses dans la vie qui paraît si longue... quand on n'a que
douze ans et demi!
Le troisième cadeau de Marikele ouvre la porte à bie'i des
rêves et sa vive imagination pourra vagabonder à son aise
pendant qu'elle brodera «sa première nappe».
Soigneusement, Marikele refait les trois paquets. Puis elle
reste silencieuse, toute pénétrée par la douceur de ce moment
unique.
Il flotte dans la chambre un délicieux parfum de résine
chaude, de sapin roussi, de cire fondue et de mandarine... Mais
il y flotte aussi un autre parfum, un parfum de saine joie et de
bonté, un parfum qu'on respire avec le cœur, et plus qu'aucun
autre, le tendre cœur de Marikele est capable de le sentir. Avec
un grand soupir heureux elle pense: «Que je les aime tous! Je
voudrais que cette soirée ne finisse jamais!»
Hélas! les jolies langues de feu des bougies vacillent et
grésillent, à bout de mèches... le petit Jerry s'est endormi au
bord de la table, la tête sur le bras... L'horloge sonne minuit
moins le quart, et Madame Hauch dit, avec un léger regret
dans la voix:
«Vous pouvez éteindre, mes amis...»
Une à une, les flammes dorées disparaissent sous le
souffle des bouches enfantines et quelqu'un rallume l'électri-
cité.
Dieu ! que cette lumière paraît froide et crue !
Allons! Il faut partir.
Le cousin Georges enveloppe sa ravissante petite femme,
comme un objet de grand prix, dans une quantité de lainages,
l'oncle Fritz prend sa pipe en bouche pour se tenir chaud le
long du chemin, car il a une bonne trotte à faire jusqu'à sa
ferme, et Marikele, serrant ses paquets sur son cœur, sort avec
eux.

28
Mais le jeune couple s'en va d'un côté, l'oncle Fritz de
l'autre, et la petite fille se trouve seule sur le chemin du
Gloeckelsberg, seule, dans la nuit de Noël calme et glacée.
Elle marche sans bruit sur le sol feutré de neige, et son
cœur bat un peu trop vite.
Jamais elle ne s'est trouvée dehors, si tard. Il lui semble
qu'il y a des kilomètres entre la maison Hauch et la maison
Bronner, qui, cependant, ne sont pas à cinq minutes l'une de
l'autre. L'obscurité, le silence, l'impressionnent. Là-haut, la
vieille tour crénelée se détache sur le ciel tout clignotant
d'étoiles. Il va être minuit... et ne dit-on pas toutes sortes de
choses sur ce qui se passe, à minuit, au sommet du Gloek-
kelsberg? Marikele a entendu des vieilles femmes assurer que
des processions de spectres et des troupes de sorcières y
mènent une véritable sarabande. Il est vrai" que Mademoiselle
l'institutrice traite tous ces contes de «stupides superstitions».
Et puis, même s'ils existaient, ces êtres terrifiants se
tiendraient tranquilles pendant la Sainte Nuit et ne s'avise-
raient pas de se montrer quand le ciel qui scintille au-dessus de
la colline semble tout palpitant d'ailes invisibles, tout vibrant
du chant des anges qui l'on n'entend pas, mais que l'on devine
au fond de l'espace infini... «Gloire à Dieu! Paix sur la terre...»
Marikele se répète les douces paroles de Noël, pour se
donner du courage, et, pressant le pas, elle atteint enfin la
maison.
En entrant dans la cour, elle dit à mi-voix:
« Tais-toi, Maus, n'aboie pas, tu me ferais trop peur ! »
Mais le chien connaît bien la petite silhouette qui vient de
franchir le portail et il se borne à pousser un grognement
amical.
Aucune fenêtre n'est éclairée. Monsieur et Madame
Bronner doivent dormir depuis longtemps. Marikele est assez
fière de penser qu'elle sera la dernière couchée, ce soir.

29
Elle s'apprête à entrer sans bruit, lorsqu'elle pense tout à
coup:
«Ça y est! j'ai laissé la brouette au milieu du jardin! Et
Madame Salomé qui m'avait dit de la rentrer à la remise ! Il
faut aller la chercher, sans cela, gare à moi ! »
Elle dépose ses paquets sur le seuil de la porte et court au
verger, derrière la maison. Mais à peine a-t-elle fait quelques
pas entre les arbres chargés de neige qu'elle tressaille
violemment et s'arrête court, le nez en l'air, le cœur battant.
Un rectangle lumineux se dessine sur le mur sombre.
C'est la fenêtre de la « chambre de la fée ». Elle brille faible-
ment, d'une étrange et mouvante lumière.
Quelqu'un est là qui veille...
Marikele est si intriguée qu'elle ne songe même pas à
avoir peur. Elle s'approche d'un poirier qui pousse contre la
maison et l'apostrophe à voix basse:
«Dis donc, toi... tu vois tout ce qui se passe là-haut, hein?
Je vais monter pour voir aussi par la fenêtre: tâche de ne pas
me couvrir de neige!»
Et la petite fille commence à grimper. Mais malgré ses
recommandations, le poirier déverse sur elle tout le fardeau
glacé qui pèse sur les branches qu'elle secoue." Floc! un
paquet gelé dans la manche, et qui glisse le long du bras...
floç! un autre en pleine figure qui l'aveugle et la fait souffler
comme un petit phoque... et dans les bas... dans les chaus-
sons... dans le cou! Tant pis, Marikele grimpe toujours, et,
soudain, en face de la fenêtre éclairée, elle s'immobilise, la
respiration suspendue. Madame Salomé va et vient dans la
chambre mystérieuse. Sur la table un petit sapin brille de tous
ses «cheveux d'anges», de toutes ses étoiles d'or, de toutes ses
bougies allumées, et sa vivante lumière baigne toute la pièce.

30
Marikele regarde intensément. Elle voit une armoire
paysanne peinte de guirlandes de marguerites et de bouquets
de rosés... un lit très haut, avec, au moins, trois matelas et un
«plumon» gonflé comme un énorme beignet, qui doit contenir

31
le duvet de tout un troupeau d'oies... au-dessus du lit, un
«souvenir de confirmation» encadré et une belle bande brodée
et festonnée, sur laquelle on lit «Gute Nacht! Trâume siiss» (1)

(1) Bonne nuit ! Fais de doux rêves.

Marikele voit toutes ces choses... mais elle voit surtout


Madame Salomé qui passe et repasse sur l'écran lumineux de
la fenêtre sans rideaux. La petite dévorée de curiosité, ne la
quitte plus des yeux.
Ah! Elle ouvre l'armoire... elle en retire quelque chose
qu'elle vient regarder à la lumière de l'arbre. C'est un costume
de fête, une courte veste noire à double rangée de boutons. A
qui appartient-elle? Sûrement pas à Monsieur Bronner qui est
si grand et si gros! Cette veste-là irait tout au plus à un garçon
d'une quinzaine d'années. Madame Salomé la brosse
doucement, la contemple d'un air triste et rêveur, puis elle va
la remettre à sa place...
Maintenant c'est un veston ordinaire qu'elle rapporte un
veston pas chic du tout et même usé et déformé. Elle le
regarde aussi... et, soudain, elle enfouit son visage dans le
vêtement grisâtre et elle pleure.
Voir pleurer cette femme sèche et froide, quelle chose
bouleversante! Le cœur de Marikele se serre et ses yeux se
remplissent de larmes. Mais elle les essuie vigoureusement sur
sa manche pour qu'elles ne l'empêchent pas de distinguer tous
les détails de ce qui se passe.
Et voilà qui devient de plus en plus extraordinaire!
Derrière Madame Salomé, la porte s'ouvre lentement et son
rna.ri entre aussi dans la chambre mystérieuse.
Il n'a pas l'air content. On voit qu'il gronde, avec des
gestes brusques... Puis, son regard tombe sur le vêtement que
Madame Salomé serre contre elle. Alors, le visage de l'homme

32
se crispe. Il détourne la tête... il va vers la table, à laquelle il
s'appuie d'un air accablé... il ne dit plus rien.
Ils restent tous deux ainsi, immobiles et silencieux, jus-
qu'à ce que des gouttes brûlantes et multicolores commencent
à pleuvoir du sapin... jusqu'à ce que les flammes se couchent
et se noient dans la cire fondue qui reste au fond des petits
chandeliers. Alors, Madame Salomé souffle les dernières
bougies, et tout retombe dans l'obscurité.
Toujours perchée sur son arbre, Marikele répète plusieurs
fois: «Ça! par exemple! ça! par exemple! Qu'est-ce que ça
peut bien vouloir dire? J'ai souvent rêvé de la chambre de la
fée, est-ce que je rêverais encore ? »
Mais non! elle ne rêve pas... le froid qui lui raidit les
mains, l'écorchure que la rude écorce du poirier lui fait au
genou, lorsqu'elle redescend, le poids de la brouette qu'elle
pousse dans la remise, tout cela prouve qu'elle est bien
éveillée.
Elle rentre sans se hâter... car elle a l'impression qu'il ne
ferait pas bon rencontrer les Bronner en ce moment!
Mais, quand elle pénètre enfin dans la maison, tout
semble dormir. Le lent battement de l'horloge remplit seul le
silence.
Ses galoches à la main, Marikele monte avec précaution
l'escalier de bois qui craque terriblement sous ses pas et elle
pousse un soupir de soulagement en arrivant enfin dans sa
chambre.
Quand elle a rangé ses trésors en lieu sûr, quand elle s'est
glissée dans son lit et que le vague reflet de la neige entrant
par la fenêtre éclaire seul l'étroit réduit où elle couche,
Marikele essaye de trouver le sommeil en songeant à la
merveilleuse soirée passée chez Suzy.
Et voilà que, malgré tous ses efforts, elle ne peut penser à
autre chose qu'à la scène étrange dont elle a été témoin en

33
rentrant. Mille questions se pressent dans sa tête: A qui est
donc cette chambre mystérieuse, avec son armoire pleine
d'habits et son lit tout fait, comme si quelqu'un allait venir
l'occuper? Pourquoi cet arbre de Noël qui, lui aussi, semblait
préparé pour un absent dont on attend l'arrivée ?
Si Madame Salomé avait perdu un être cher, un enfant,
par exemple, aurait-elle mis des draps frais au lit et garni un
sapin? Ne verrait-on pas quelque portrait du disparu dans la
maison ? Et quelle raison aurait-on de fermer sa chambre à
clef?
Tout cela est étrange... tout cela fait partie de ce mystère
qui plane dans la demeure des Bronner et que Marikele sent à
chaque instant.
Mais une chose est certaine : c'est que Madame Salomé et
son mari cachent un grand chagrin.
Parce qu'elle les a vus, tout à l'heure, si pitoyables, si
accablés, devant le radieux petit sapin, Marikele est pleine de
pitié et même de tendresse pour eux. Il lui semble qu'elle
supportera mieux leur froideur et leur dureté, parce qu'elle se
dira toujours: «II ne faut pas leur en vouloir... ils sont si
malheureux...»
La petite fille s'agite dans son lit en soupirant. Oh! si
seulement elle pouvait s'endormir! Il doit être au moins deux
heures du matin.
Et soudain, tout se brouille... Des arbres de Noël se
mettent à danser une ronde autour d'elle... les branches du
poirier, chargées de neige, entrent par la fenêtre et cherchent à
la saisir... le visage rosé et joufflu de Suzy lui sourit... les
tresses d'or d'Anne-Catherine brillent à la lumière des bou-
gies... le cousin Georges a revêtu la veste de fête de la
chambre mystérieuse, la veste à double rangée de boutons,
beaucoup trop petite pour lui... et Madame Salomé, tenant à la

34
main le sac neuf de Marikele, pleure en disant: «Finnel Hauch
peut faire ses paquets pour Stéphansfeld ! »
Des voix chantent en chœur « Mon beau sapin... », des
voix qui s'éloignent... s'éloignent... et s'éteignent.
Marikele dort enfin.

35
Au lendemain de Noël et du jour de l'An, le mois de jan-
vier paraît toujours triste et morose.
On n'attend plus rien... on se retrouve tout bêtement dans
la vie ordinaire, une vie sans mystère et sans fièvre, une vie
comme décolorée. La neige immaculée de Noël s'est
transformée en boue « café au lait » et son blanc reflet, qui
semblait éclairer les jours d'hiver, cède la place à une maus-
sade lumière. On guette en vain, dans les coins abrités des
jardins, l'apparition du premier perce-neige, d'une frileuse
violette... mais le printemps est encore très loin... il semble
même qu'il ne viendra jamais !
Plus que personne, Marikele ressent cette sorte de désen-
chantement et ce mélancolique ennui. Après la lumineuse
soirée du 24 décembre, après la scène étrange surprise dans
«la chambre de la fée», la petite fille s'imaginait que l'exis-
tence deviendrait passionnante et que toutes sortes de choses
extraordinaires allaient se passer...

36
Eh bien! pas du tout. Il ne se passe rien. Les jours
s'écoulent, monotones, pleins de travaux pénibles, presque
écrasants pour une enfant de son âge et dans une atmosphère
sans joie et sans chaleur.
Car les Bronner sont toujours les mêmes : silencieux,
glacés, exigeants, n'ouvrant la bouche que pour gronder... au
point que Marikele se demande une fois encore si elle n'a pas
rêvé ce couple pitoyable et déchiré, abîmé dans la con-
templation d'on ne sait quelles reliques, à la lumière d'un arbre
de Noël mystérieux.
Non, pourtant... l'image est trop nette dans son souvenir.
Il y a quelle chose et ce quelque chose, elle a essayé de le
savoir. Sans oser révéler ce qu'elle a vu, du haut du poirier
chargé de neige, elle a questionné timidement Madame Hauch,
et aussi la plus proche voisine des Bronner, la vieille Nanel,
dont la maison, si petite au milieu d'un minuscule jardin, lui
rappelle toujours la chaumière des sept nains, dans l'histoire de
« Blanche-Neige ».
Madame Hauch a fait semblant de ne rien entendre et la
question de Marikele est restée sans réponse. Quant à Nanel,
elle a tiré doucement une des nattes de la fillette en disant:
«Maidel, il y a des choses très tristes que les enfants ne
peuvent comprendre... ne t'occupe pas de tout cela... il y a déjà
un fardeau assez lourd sur tes petites épaules.»
Découragée, après ces deux tentatives infructueuses.
Marikele s'est résignée à rester dans l'ignorance. Mais est-ce
qu'on peut brider une imagination comme la sienne ? Bien sûr
que non ! Personne ne peut l'empêcher de rêver et d'inventer
toutes sortes d'histoires extraordinaires et dramatiques. Elle
sait bien qu'aucune de ces histoires n'est la vraie, mais elles
l'aident toujours à supporter une existence morose, et com-
blent en partie le vide de ces journées «où il ne se passe rien».

37
Et voilà qu'un petit événement vient apporter une diver-
sion dans le cours monotone de la vie.
Vers la mi-février, Monsieur et Madame Bronner s'aper-
çoivent qu'il leur manque une foule de choses et que, bon gré,
mal gré, ils vont être obligés d'aller à Strasbourg acheter des
graines, des outils et bien d'autres objets indispensables dans
un ménage.
Emmèneront-ils Marikele? La petite fille se le demande
avec anxiété. Elle n'est allée qu'une fois en ville et elle en
garde un souvenir ébloui.
Oh! voir„encore les beaux magasins, les rues animées, les
quais le long de l'Ill, l'éclatant marché aux fleurs de la Place
Gutenberg, celui de la place Kléber, et, surgissant au-dessus
des toits pointus et des pignons du vieux quartier, la flèche de
la cathédrale, toute vermeille au soleil qui caresse ses pierres
de grès rosé, et si fine, si haute qu'on se sent prise de vertige
rien qu'en la regardant!
Toute la journée qui précède cette fameuse expédition,
Marikele attend, d'un instant à l'autre, que Madame Salomé lui
dise:
«Tu prépareras tes habits propres: il faut bien que tu
viennes là-bas... ta robe est très vieille, nous en achèterons une
autre... et tu as grand besoin de souliers, aussi... »
Mais Madame Salomé ne dit rien
Les vêtements de Marikele sont usés? Ses chaussures
prennent l'eau? qu'importé! Elle peut attendre encore: la vie
est si chère!
Et puis, il faut bien que quelqu'un reste à la ferme. N'y a-
t-il pas la volaille et les porcs à nourrir? les vaches à traire?
Les bidons de lait à donner au camion qui les prend chaque
jour pour 'les emporter en ville ? N'y a-t-il pas les chambres à
balayer, le repas à préparer pour le soir? Sans compter toute
une corbeille de linge à repasser et à raccommoder...

38
Marikele n'est pas folle de s'imaginer qu'elle va s'installer
comme une princesse dans le tramway et courir les magasins
en dépensant «des sous» à poignées, alors qu'il y a tant de
besogne pour elle à la maison!
C'est par ce long discours que Marikele traduit le silence
de Madame Salomé. A vrai dire, ce silence ne l'étonné pas
beaucoup. Elle ne comptait guère, au fond, être du voyage...
seulement, on pouvait toujours attendre un miracle...
Le miracle ne s'est pas produit, voilà tout.
Au moment où Marikele va se coucher, Madame Salomé
ouvre la bouche, mais c'est pour recommander: «II faudra te
lever plus tôt et préparer tout de suite le déjeuner. Nous
partons de bonne heure.»
Marikele obéit, et quand, le lendemain matin, les Bronner
descendent de leur chambre, prêts à se mettre en route, l'odeur
délicieuse du café remplit déjà la cuisine, le lait fume sur la
table, les tartines de beurre sont faites.
Les deux époux sont pressés et mangent hâtivement.
Madame Salomé est tout à fait imposante avec son immense
nœud noir sur la tête, sa jupe aux mille plis, son tablier de
satin broché, brun et violet, noué de longs rubans flottants.
Mais, hélas! elle enfi'le sur ses beaux vêtements alsaciens
un affreux manteau moderne en peluche, acheté au rayon de
confection des «Grandes Galeries».
Marikele trouve que ce manteau gâte tout. Mais Madame
Salomé n'est pas de cet avis. Il lui paraît vraiment cossu,
confortable, convenable... et, d'ailleurs, presque toutes les
riches fermières du pays en ont de semblables lorsqu'elles se
rendent en ville. Heureux encore quand les grandes ailes
noires de leur coiffe ne flottent pas sur un trench-coat!
«Ainsi, dit-elle à Marikele, tu sais ce que tu as à faire.
Tâche de ne pas flâner. Ne va chez personne et ne reçois
personne. A ce soir.»

39
Elle prend son sac de toile brodée au point de croix, son
mari empoigne une valise et un immense parapluie (il fait
beau, mais quand on va en voyage, on ne sait jamais!) et les
voilà partis.
La longue journée de solitude commence pour Marikele
Vaillamment la petite se met à l'ouvrage. Déjà, elle ne
pense plus au léger serrement de cœur qu'elle vient d'éprouver
en voyant partir les Bronner sans elle. Sa bonne humeur
naturelle prend le dessus et son invisible amie, la fée de la
Fantaisie, l'accompagne partout.
Elle chantonne... elle parle toute seule... ou, plutôt, elle
parle au balai qu'elle promène prestement sur les planchers,
aux volailles qui s'ébattent autour d'elle tandis que sa main
menue lance le grain à la volée, aux œufs frais qu'elle déniche
dans le poulailler, à la petite salade qu'elle va cueillir au jardin
pour son repas de midi.
Et voilà que, dans ce jardin, elle fait une ravissante dé-
couverte: les jacinthes fleuriront bientôt !
Elle regarde les boutons, serrés en masse compacte, déjà
légèrement teintés, qui montent entre les feuilles raides et
gorgées d'eau... C'est tout le printemps qui monte avec eux. «
Vous voilà, vous voilà ! murmure Marikele, penchée sur la
plate-bande ; dépêchez-vous de vous ouvrir et de sentir bon !
J'aime votre parfum plus que tous les autres... peut-être parce
que c'est le premier parfum de l'année.
En somme, la matinée est vite passée ! L'après-midi
traîne un peu plus en longueur.
Après avoir repassé le linge, Marikele prend la corbeille
aux raccommodages et s'installe dans la chambre à demeurer
où la chaleur du poêle l'engourdit, où le battement régulier de
l'horloge l'endort.
Avec force bâillements, elle tire l'aiguille jusqu'à ce que
la nuit envahisse lentement la salle.

40
Alors, elle se sent vraiment bien seule. Et même elle n'est
pas très rassurée.
Cette grande maison vide... ce silence qu'interrompt
soudain le craquement de quelque vieux meuble, le frôlement
des branches d'un cerisier, balancées par le vent, sur les vitres
de la fenêtre, tout cela l'impressionne.
Elle pose son ouvrage, car elle n'y voit plus pour coudre,
et, les mains abandonnées sur les genoux, elle reste immobile
et soupire en pensant qu'il s'écoulera encore une grande heure
avant le retour des Bronner.
Dans un moment il faudra se lever, aller à la cuisine, pré-
parer le dîner. Mais, pour l'instant, Marikele n'a rien à faire...
qu'à laisser vagabonder sa terrible imagination et à sentir en
elle une vague peur qui grandit, grandit, à mesure que le temps
passe.
Tout à coup, elle tressaille violemment et tend l'oreille :
on dirait que quelqu'un marche dans le jardin...
Oui... un pas hésitant et précautionneux s'avance... s'é-
loigne... revient. Le cœur battant, Marikele jette un coup d'œil
par la fenêtre, et, dans l'ombre, elle distingue une silhouette
masculine qui s'approche lentement., lentement... s'arrêtant
sans cesse pour guetter on ne sait quoi !
Mon Dieu ! Que veut cet homme ? Pourquoi ne vient-il
pas comme tout le monde, par la cour ?
Instinctivement, Marikele s'enfuit de la chambre à de-
meurer et se réfugie à la cuisine. Mais là, elle s'immobilise,
glacée de peur, dans l'obscurité.
L'homme veut pénétrer dans la maison... On entend sa
main qui tâtonne, cherchant le loquet de la porte du corridor...
Cette porte s'ouvre et se referme lentement...
L'homme suit le couloir... s'arrête devant la cuisine...
O Dieu ! Il est là ! Il entre... et sa grande ombre se dresse
sur le seuil.

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Brusquement, Marikele bondit, allume l'électricité et crie:
« Qu'est-ce que vous voulez ? »
1l ne répond pas tout de suite. Il regarde avec stupeur. Il a
l'air presque aussi effrayé qu'elle. C'est un jeune homme
misérablement vêtu, coiffé d'une vieille casquette et le visage
sali par une barbe de plusieurs jours...
Il a l'aspect d'un rôdeur... d'un chemineau... Pourtant, il
ne paraît pas bien terrible. Il semble surtout épuisé de fatigue.
« Qu'est-ce que vous voulez ? répète Marikele, et pour-
quoi entrez-vous par le jardin, sans frapper ?
— Je croyais qu'il n'y avait personne, balbutie le gar-
çon... Ce matin, je les avais vus, de loin, prendre le tramway.
Vous... vous habitez ici ?
— Naturellement !
— Je ne comprends pas...
— Moi non plus, dit Marikele, je ne comprends pas ce
que vous veniez faire dans une maison que vous croyiez vide...
ou plutôt, je comprends trop bien !
— Non, ma fille, fait le chemineau avec une drôle d'ex-
pression, non... vous ne risquez pas de comprendre. Vous vous
imaginez, n'est-ce pas, que je voulais voler ? Eh bien ! vous
vous trompez complètement.
Il y a dans sa voix une sorte de douloureuse ironie et, en
même temps, une inexplicable émotion, qui surprennent
Marikele et la laissent interdite, hésitante, muette. Mais le
jeune homme semble oublier sa présence. Il promène autour
de lui un regard étrange. Ses lèvres tremblent et ses mains
aussi, qu'il serre nerveusement l'une contre l'autre.
«Rien n'est changé... rien n'est changé», dit-il lentement.
Marikele, sans bien s'expliquer pourquoi, n'a plus peur du tout.
Pourtant, son cœur bat violemment. Elle comprend qu'elle se
trouve devant un mystère... probablement devant le mystère

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qu'elle sentait planer dans la maison... et que, dans un instant,
elle va tout savoir.
« Vous connaissez donc la ferme ? » demande-t-elle. Il
sursaute, comme tiré d'un rêve par cette voix claire.
— Je suis Rudi, fait-il simplement.
— Qui ?
Le garçon demande, anxieux :
— Vous n'avez jamais entendu parler de Rudi, ici ?
— Non, jamais...
— Alors, c'est encore plus terrible... murmure-t-il, et je
n'ai plus qu'à m'en aller.
Déjà, tête basse, il va vers la porte :
— Non ! crie Marikele. Hésitant, il s'arrête et la regarde.
— Non, ne partez pas, répète-t-elle : je n'ai pas entendu
parler de Rudi... mais je crois qu'ils attendent quelqu'un... et ce
quelqu'un, c'est peut-être vous.
— Ça serait trop beau ! dit-il amèrement. Pourtant il se
rapproche :
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— Je ne sais pas... dès choses que j'ai vues... je n'en suis
pas absolument sûre, mais... seulement, pour que je puisse me
rendre vraiment compte de tout, il faudrait que je sache qui
vous êtes et ce que vous .venez faire ici.
— Je vous l'ai dit, je suis Rodolphe Bronner... Rudi,
comme « ils » m'appelaient.
— Quoi ! s'exclame Marikele, vous êtes Is fils de Ma-
dame Salonié ! Vous habitiez ici, autrefois ?
— Oui. Il y a... un peu plus de trois ans, j'habitais ici. «
Est-ce bien sûr ? pense Marikele : attends, mon cher,
nous allons voir. »
— Et où couchiez-vous alors ?
— Dans la chambre au fond du couloir, là-haut. (Ça y est
! la « chambre de la fée » !)

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Les yeux dans le vague, le garçon parle doucement :
— Il y avait une belle armoire peinte... un bon lit avec
une bande brodée contre le mur... « Gûte Nacht, trâunie
siiss!»... c'est ma mère qui l'avait brodée... et, au-dessus était
suspendu mon souvenir de Confirmation, dans un cadre
doré!... L'image représentait le Bon Berger, portant dans ses
bras la brebis perdue et retrouvée...
(Oui... oui... tout cela est exact... tout cela est resté tel que
ce rôdeur le décrit. On ne peut en douter, il dit la vérité !)
—Alors, fait Marikele, pourquoi êtes-vous parti ?»
Le visage du garçon se durcit :
— Parce qu'on ne me voulait plus ici. On m'a chassé.
— Vous aviez fait quelque chose de mal, hein ?
— Qui vous l'a dit ?
— Personne, puisque je ne savais même pas que vous
existiez. Mais, je suppose que des parents ne chassent pas. leur
enfant sans raison.
— Eh bien !... oui, je... j'étais entraîné par de mauvais;
camarades... je...
— Allons ! Dites-le, une fois !
— J'ai fait une bêtise... j'ai mis le feu à une ferme... près,
de Geispolsheim...
— Je ! ! Mais pourquoi ?
— Pour me venger. Je détestais le garçon du fermier...
j'avais eu des histoires avec lui. Mon père a été fou de colère.
Il s'est engagé à rembourser tous les dégâts, mais il m'a dit: «
Un incendiaire n'est pas mon fils ! Tu n'entreras plus dans
cette maison. »
— Et il vous a jeté, sur la route, comme ça... sans rien ?
Rudi paraît embarrassé :
— N...on, -pas tout à fait. Il m'a placé comme apprenti à
Strasbourg, chez un serrurier.

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— Mais alors, vous n'étiez pas à la rue. Il fallait vous
mettre courageusement au travail et racheter votre faute.
— C'est facile à dire, réplique le garçon, mais cet
homme était odieux ! Il profitait de la situation pour nie mal-
traiter et m'exploiter. J'avais quinze ans seulement, et il
m'accablait d'un travail qu'un type de quarante ans aurait eu de
la peine à faire. Et des mauvaises paroles ! et des coups ! et
des « c'est assez bon pour un incendiaire ». Ah ! cet incendie !
il me le rappelait vingt fois par jour, à moi qui avais tant de
peine à l'oublier ! A moi qui rêvais sans cesse de cette ferme
toute rouge, flambant dans la nuit !
A la fin, j'étais fou de révolte et de chagrin... alors, j'ai
filé.
— Filé, où ?
Rudi fait un geste vague, un geste qui trahit une immense
fatigue, une longue misère.
Oh... un peu partout. J'ai traîné sur bien des routes, j'ai
fait bien des métiers. J'ai eu froid et j'ai eu faim... Parfois,
j'aurais voulu mourir. Depuis ce dernier Noël, surtout, je
souffrais trop... je pensai me jeter à l'eau... mais je n'ai pas pu.
Avant, il me fallait revenir ici.
— Oui, c'est ce qu'il y avait de mieux à faire... revenir,
demander pardon à vos parents et reprendre votre place chez
eux.
Oh ! je n'y comptais guère ! Mon père est sévère et dur...
non vraiment, je n'espère rien. La preuve c'est que j'ai attendu
qu'ils ne soient pas ici pour venir... et encore, après avoir
hésité toute la journée, caché, là-haut, près du Glœkelsberg,
dans les casemates abandonnées... J'ai voulu revoir la maison
une dernière fois... c'est tout.
— Vous croyez que c'est tout ? Rien d'autre ne vous a
poussé ?
Rudi passe avec lassitude la main sur son front :

45
— Si... quelque chose semblait me pousser... mais je ne
sais pas quoi.
— C'était la main du Seigneur qui ramenait le fils pro-
digue vers la demeure paternelle, dit Marikele avee gravité.
Pour la première fois, Rudi sourit et regarde cette étrange
petite fille, dans la bouche de qui ce langage biblique et
solennel paraît irrésistiblement drôle.
— Peut-être, dit-il... mais quelle curieuse créature
vous êtes... et que faites-vous chez mes parents ?
— Je ne sais pas très bien moi-même... je suis un peu
leur fille, un peu leur servante... Ils m'ont prise chez eux, voilà
trois ans. Avant, j'étais à Lampertheim, chez... Marikele
s'interrompt brusquement et tend l'oreille :
— Entendez-vous le tramway qui arrive? Ils vont être là.
En effet, un lointain grondement annonce l'approche du « train
sur route ».
Le jeune homme paraît affolé :
— Je pars ! Je ne veux pas les voir... Laissez-moi filer !
crie-t-il à Marikele qui cherche à le retenir. Mais la petite fille,
debout devant la porte, dit calmement :
— Non, non et non. Vous resterez. Maintenant, je sais
qu'on vous attend et qu'on ne vous renverra pas.
Rudi hésite et Marikele propose :
— Si vous voulez, ne vous montrez pas tout de suite. Je
leur dirai la chose petit à petit. Vous pouvez entrer un moment
dans la chambre à demeurer.
D'une main douce mais ferme, la chétive créature pousse
le grand diable de garçon vers la pièce voisine. Il se laisse
faire, il disparaît dans l'obscurité. Mais avant que Marikele
referme la porte, il murmure d'une voix toute changée : « Vous
êtes une chic petite... merci. »
Restée seule, Marikele tourne fébrilement dans la cuisine,
guettant les bruits du dehors.

46
Le roulement lointain se rapproche... quelques coups de
timbre annoncent l'entrée du tramway dans le village... puis,
plus rien... silence... il est arrêté. Les voyageurs doivent
descendre... Encore un « ding ! ding !» précipité et, comme
pressé de repartir, le petit train s'ébranle, s'éloigne... son
grondement sourd décroît au loin. Maintenant, les Bronner
doivent s'engager dans le chemin du Glœckelsberg... Mon
Dieu ! Comme le temps paraît long! Deux gros colimaçons
monteraient aussi rapidement qu'eux !
Bouillante d'impatience, Marikele entr'ouvre la fenêtre.
Ah ! des pas, là-bas ! Des pas fatigués, qui avancent lourde-
ment. Allons ! allons ! Courage... arrivez vite ! Si vous sa-
viez... ! si vous saviez !
Les voilà enfin.
Hans Bronner entre le premier et ne dit même pas bon-
soir. Madame Salomé le suit et, dès qu'elle aperçoit Marikele,
elle gronde :
« Tu aurais pu venir au-devant de nous pour prendre
quelques paquets. »
Allons bon ! Ça s'annonce mal ! Les deux époux sont las
et de méchante humeur.
Ils posent toutes leurs emplettes sur la table. Madame
Salomé ôte son grand nœud en disant qu'elle a la migraine.
Son mari se laisse tomber sur une chaise et grogne que « ces
sacrés souliers lui font un mal de chien ».
Marikele vole pour lui apporter ses pantoufles, puis elle
s'empresse de débarrasser sa femme du fameux manteau de
peluche.
— Tu as fini ton travail ? demande Madame Salomé.
— Oui. oui, tout est fait.
— Il n'est venu personne ? Marikele se trouble
brusquement :
— Si... }l est venu quelqu'un... un jeune homme...

47
— Un jeune homme ? Qu'est-ce qu'il voulait ?
— Il voulait vous voir... Il disait qu'il ne vous avait pas
vus depuis plus de trois ans.
Les Bronner se regardent :
— Il n'a pas dit son nom ? demande Hans Bronner d'une
voix altérée.
Et Marikele répond doucement :
— Il s'appelait Rudi.
—Ah ! balbutie Madame Salomé... c'était lui !
Et son époux, tout le sang au visage, crie à la petite fille :
— Et il est reparti ? Misérable ! Pourquoi l'as-tu laissé
aller ?
— Non, Monsieur Bronner... Il n'est pas reparti... je vais
vous dire... commence l'enfant.
Mais, déjà, la porte de la chambre à demeurer s'est
ouverte. Rudi est sur le seuil, affreusement pâle, tremblant de
tous ses membres, pitoyable, avec ses vêtements de chemineau
et ses joues mal rasées.
— Papa ! implore-t-il, est-ce que j'« ose » rentrer à la
maison ? Est-ce que tu ne veux pas me pardonner ? J'ai bien
souffert ! j'ai payé ma faute, va... !
S'il a souffert ! Il n'a pas besoin de le dire. Le cœur de la
mère se fond à la vue de ce visage hâve, de cette maigreur, de
ces haillons.
— Mon petit... mon garçon... te voilà enfin ! dit-elle en
pleurant.
Hans Bronner, lui, ne veut pas montrer son émotion et
faire du sentiment. Aussi crie-t-il de sa plus grosse voix :
— Espèce d'idiot ! Tu ne pouvais pas revenir plus tôt,
non ? »
Et ce sont alors des embrassades, des explications, des
larmes et des promesses...
« C'est vrai que vous m'attendiez ? » demande Rudi.

48
Son père grommelle on ne sait quoi parce qu'il ne veut
pas en convenir. Mais Madame Salomé répond d'une voix que
Marikele ne lui a jamais entendue, d'une voix douce douce...
toute brisée... toute trempée de larmes...
« Mon enfant... chaque jour, à chaque heure, je t'atten-
dais. Pourtant je croyais surtout que tu reviendrais pour Noël...
A chaque Noël j'ai préparé ta chambre et allumé ton sapin... et
je suis restée là, jusqu'à ce que les bougies s'éteignent, en
pensant à toi, en me disant : il va venir... il ne peut pas tarder...
mais tu ne venais pas. »
« Enfin, bon, interrompt Monsieur Bronner, ne parlons
plus de ça, et, au lieu de pleurnicher, va lui donner des habits
convenables et le faire laver. Il est fichu comme un va-nu-
pieds. »
Pendant toute cette scène, Marikele s'est tenue discrè-
tement à l'écart, et, voyant que personne ne pense au dîner,
elle a mis la marmite et les casseroles à chauffer sur la cui-
sinière.
Maintenant, il y a, là-haut, des allées et venues dans le
corridor et dans la « chambre de la fée » qui ne sera plus,
désormais, que la « chambre de Rudi ». On entend les voix
alternées de Madame Salomé et de son fils, les portes de
l'armoire qui battent, le lit qu'on tire pour le garnir de draps
propres... les mêmes draps que la mère avait dû replier
tristement après sa vaine attente, la nuit de Noël.
Monsieur Bronner qui fume sa pipe, près du poêle, et
contient mal son impatience crie de temps en temps :
« Hé , bien ! là-haut, ça avance ? »
Puis il interroge Marikele et lui fait raconter dix fois le
retour de Rudi.
De ce récit, il ressort clairement que si la petite fille ne
s'était pas trouvée à la maison et si elle n'avait pas retenu le

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jeune homme, celui-ci serait reparti et traînerait de nouveau sa
misère sur les routes.
En somme c'est à elle que les Bronner doivent la joie de
retrouver leur enfant.
Hans Bronner le sait bien et le regard qu'il pose sur
Marikele est plus doux qu'à l'ordinaire. Mais il aimerait mieux
se faire couper en menus morceaux que de lui adresser un mot
d'affection et de reconnaissance.
« Hé ! bien... c'est long, cette toilette ! » crie-t-il toutes
les cinq minutes, vers l'étage supérieur.
« Nous descendons ! » répond enfin Madame Salomé et
elle entre dans la cuisine en disant :
« II a tellement grandi que ses habits ne lui vont plus.
Regardez-moi ça ! »
Et Rudi paraît, propre, rasé de frais, mais tellement drôle
avec ses grandes mains et ses longs bras sortant de manches
trop courtes, avec ses pantalons qui descendent tout juste à mi-
mollet, que Marikele et même Monsieur Bronner éclatent de
rire.
« Malheureusement, dit la mère, si la longueur ne va plus,
la largeur est encore bien suffisante : il est si terriblement
maigre ! »
Hans Bronner désigne la table où Marikele a mis le
couvert :
— Allons, mon garçon, viens commencer à te refaire.
Dans un mois, tu auras repris un peu d'embonpoint, et, dès
cette semaine, nous retournerons en ville chercher des habits à
ta taille.
Il y a un moment de silence quand on se met à table et
que Rudi s'assied à la place restée vide depuis plus de trois
ans, comme s'il l'avait quittée la veille. Personne ne dit rien et
Rudi reste les yeux baissés sur la nappe. Mais quand sa mère
remplit son assiette de soupe et la lui tend, il la regarde

50
profondément et dit avec émotion : « Merci, chère maman »...
Alors, deux grosses larmes roulent sur les joues de Madame
Bronner et cascadent sur ses trois mentons, Monsieur Bronner
avale une cuillerée de travers, devient pourpre, tousse
interminablement dans sa serviette, et Marikele, transportée,
pense qu'aucune de ses histoires inventées n'était aussi
bouleversante que la vraie.
Après le dîner, on cause un moment encore, les coudes
sur la table. Mais Rudi paraît si fatigué, que sa mère lui
conseille d'aller se coucher sans tarder. Il ne se fait pas prier et
monte à sa chambre après avoir embrassé ses parents et dit
gentiment bonsoir à Marikele qui lave la vaisselle.
Bientôt après, Hans Bronner pose sa pipe, baîlle ^t dé-
clare :
«Moi aussi, je vais au lit. Tu viens?» demande-t-il à sa
femme qui tourne dans la cuisine et s'attarde sans raison.
«Oui... Oui... passe devant... je monte tout de suite.»
Et quand elle se trouve seule enfin avec Marikele, Ma-
dame Salomé s'approche d'elle et l'embrasse en disant :
« Ecoute, maidel, je n'oublierai jamais que, sans toi, mon
fils ne serait pas là ce soir. Désormais, tu es ma chère fille et la
petite sœur de Rudi. Il ne faut plus me dire madame, mais
mamcm.
Marikele ne peut en croire ses yeux et ses oreilles en se
voyant pressée sur l'opulente poitrine de Salomé Bronner et en
l'entendant parler si affectueusement !
En un instant la brave enfant oublie la dureté avec la-
quelle on l'a traitée jusqu'à maintenant dans cette maison. Elle
ne pense plus qu'au bonheur d'être considérée à présent
comme une fille chérie. Et c'est avec toute la tendresse et toute
la chaleur de son cœur qu'elle répond :
« Oh ! Mada... maman... comme nous allons être heureux
tous les quatre !

51
Oui, avec Rudi, le bonheur est revenu chez les Bronner.
Tout paraît se ranimer au son de sa voix, de son rire et de ses
chansons.
Marikele se dit qu'en s'installant dans la chambre mys-
térieuse, Rudi semble en avoir chassé la fée qui avait jeté sur
la maison un mauvais sortilège.
Si Madame Bronner ne parle pas beaucoup plus qu'avant,
son visage, du moins, a retrouvé le sourire, un sourire qui
transforme complètement sa physionomie.
Si Hans Bronner a toujours mauvais caractère, s'il
continue à employer, avec une regrettable facilité, tout un
assortiment de jurons variés, ses petits yeux, brillants de
contentement sous ses sourcils en broussailles, démentent ses
paroles.
Et pourtant les journées s'écoulent, comme autrefois,
remplies des mille travaux de la ferme, des champs, du mé-
nage. On se lève, on se couche, on mange aux mêmes heures.

52
Rien n'est changé et tout est différent. Il semble qu'on respire
un air nouveau.
Dans le village tout le monde s'est réjoui en apprenant le
retour de Rudi, car tout le monde, et en particulier l'instituteur,
le pasteur et le maire, avaient blâmé l'extrême sévérité du père.
« Hans Bronner, tu es trop dur pour ton garçon, avait dit
Monsieur Muller après l'« histoire »... Rudi n'est pas mauvais
au fond. Je le connais bien, moi qui l'ai suivi, à l'école,
pendant plusieurs années. Une défaillance passagère, voilà ce
qu'il a eu. Il ne fallait pas le chasser ».
Monsieur le Pasteur de Glœckelsberg et Monsieur le
Curé du village voisin — le village de la ferme incendiée —
partageaient l'avis de l'instituteur. Les deux hommes qui
étaient fort bons amis, désapprouvaient l'un et l'autre le père
inflexible. L'Evangile ne dit-il pas qu'il faut pardonner « jus-
qu'à septante fois sept fois »? Et ce Bronner qui n'avait pas été
capable de pardonner une fois !
Quant à Monsieur le Maire, il ne s'était pas gêné pour
dire tout franchement : « Hans, tu te repentiras de ce que tu as
fait. Ce n'est pas une solution que de se débarrasser d'un enfant
coupable en l'éloignant. Il fallait le garder et le corriger.
Monsieur Bronner sentait bien la justesse de ces re-
proches. C'est pourquoi, furieux contre tout le monde — et
peut-être contre lui-même ! — il ne saluait plus l'instituteur, il
n'allait plus à l'église, il détournait la tête quand il passait
devant la maison du maire et, pour voir le moins possible les
autres habitants du village, il se terrait dans sa maison, ou
s'isolait dans ses champs comme un vieux sauvage.
Maintenant, les braves gens de Gloeckelsberg sont
heureux que tout soit rentré dans l'ordre et que Rudi, assagi et
plein de bonne volonté, ait repris sa place au foyer paternel.

53
Personne ne veut plus se souvenir de l'attitude désa-
gréable des Bronner. C'est à qui les félicitera le plus chaude-
ment de leur bonheur, à qui accueillera avec le plus de cor-
dialité le fils repentant.
Beaucoup poussent même la délicatesse jusqu'à ne pas
manifester de surprise lorsqu'ils rencontrent le jeune homme.
Ils lui disent simplement : « Salut. Rudi, ça va ?» comme s'ils
l'avaient vu la veille.
Mais la personne la plus heureuse du pays, c'est certai-
nement Marikele !
Depuis le retour de Rudi, sa vie est toute changée.
L'orpheline a trouvé une famille. On lui parle affectueusement,
on ne l'accable plus de besogne, on cherche à lui faire plaisir.
Lorsque Monsieur Bronner est retourné en ville pour
acheter des habits neufs à son fils, il a également apporté une
robe à la petite fille et, chose extraordinaire, il l'a choisie avec
goût, ni trop longue, ni trop large, et d'un joli bleu lavande.
Enfin, Madame Salomé laisse à Marikele beaucoup plus
de temps pour ses devoirs d'école. La fillette en est ravie et
elle travaille avec ardeur.
Heureusement, elle apprend avec facilité, son ortho-
graphe est naturellement bonne et ses compositions françaises
sont toujours les mieux notées. « On se demande, disent ses
camarades, où cette Marikele va chercher toutes les jolies
choses qu'elle met dans ses rédactions ! »
Et puis, quoique Marikele emploie, hors de l'école, le
patois alsacien, elle parle français couramment, presque sans
accent. Quand Mademoiselle l'institutrice est exaspérée parce
que ses élèves s'entêtent à dire « cheune » pour jeune, et
«pouchie » pour bougie, elle s'écrie toujours : « ce n'est
pourtant pas si difficile de dire cela correctement ! Voyez
Marie Bastian, elle prononce le français aussi joliment qu'une

54
Parisienne ! » (Là, Mademoiselle l'institutrice exagère un
peu... mais peut-être n'a-t-elle jamais rencontré de Parisienne!)
En somme n'était l'arithmétique, Marikele pourrait en-
visager sans trop de crainte l'approche de ce terrible Certificat
d'études. Malheureusement elle a voué aux problèmes une
haine mortelle, et les sommes qu'il faut partager entre diverses
personnes, les trains qui partent à des heures différentes, les
champs à mesurer et à border d'arbres lui ont déjà fait verser
bien des larmes.
Enfin en s'appliquant beaucoup, peut-être viendra-t-elle à
bout de ses redoutables ennemis !
Il est inutile de dire qu'après le retour de Rudi, Marikele,
dès son arrivée à l'école, a été littéralement criblée de ques-
tions. Mais cette fine créature a très bien senti qu'il serait de
mauvais goût de bavarder à tort et à travers sur ce sujet. Ce qui
s'est passé dans l'intimité du foyer Bronner ne regarde pas
toutes ces petites curieuses.
Marikele répond brièvement et détourne la conversation.
Mais avec Suzy sa confidente, son amie, elle se montre moins
avare de détails. Ne faut-il pas qu'elle lui fasse partager le
bonheur dont son cœur déborde ?
Aussi, lorsque les deux fillettes rentrent ensemble, Suzy
ne cesse d'interroger et de s'émerveiller.
« Quelle histoire ! répète-t-elle. C'est tout à fait comme ce
qu'on lit dans les livres. Redis-moi une fois quand tu as crié : «
Non, non et non ! Vous ne sortirez pas ! » C'est presque ce que
j'aime le mieux. »
Et, quand Marikele a de nouveau narré la scène dra-
matique, elle décrit longuement à Suzy, l'agréable, la déli-
cieuse existence qui est maintenant la sienne.
« Tu sais, j'ai presque une vraie maman... Madame
Salomé est toute autre avec moi. Sa voix même a changé ! Son
mari, lui, ne dit pas des choses gentilles... ça, je crois qu'il ne

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le pourra jamais! non... il n'en dit pas, mais il en fait. Hier
encore, comme je portais un seau d'eau très lourd, il m'a crié
d'un air furieux : « De quoi te mêles-tu, toi ? Penses-tu faire
croire à quelqu'un que tu es une costaude ? »... et il a pris le
seau pour le porter à ma place.
— Et Rudi ?
— Oh ! Rudi, c'est un charmant grand frère... juste
comme j'avais toujours rêvé d'en avoir un. Il est si drôle et si
gentil ! Et comme il s'est mis au travail ! Tu devrais voir ça ! Il
paraît qu'autrefois la ferme était beaucoup plus importante. Il y
avait deux valets, une servante, et beaucoup de bétail.
Seulement, après le départ de Rudi, les Bronner ont vendu une
partie de leur bien pour payer les dégâts de l'incendie et ils ont
supprimé les domestiques. Mais tout cela reviendra. Rudi a dit
à son père : « on va trimer, tu sais... et l'année prochaine nous
aurons le double de vaches et un cheval de plus »... Enfin
depuis qu'il est là, on n'a que du plaisir.
Quelle chance ! dit Suzy, nous sommes tous contents, à la
maison, de te savoir heureuse. Mais maman dit toujours : « il
s'agit que ça dure ».
— Comment... « que ça dure ? »
— Oui... maintenant, les Bronner ont de nouveau leur
fils... alors, il ne faudrait pas qu'ils te trouvent de trop chez eux
et regrettent de t'avoir prise.
— En voilà une idée ! Puisque je te répète qu'ils n'ont
jamais été aussi bons pour moi qu'en ce moment !
— Tant mieux, Rikele... ça me ferait trop de peine s'ils
étaient ingrats et méchants.
— N'aie pas peur, fait Marikele en riant, Madame
Salomé m'a dit : « 'désormais tu es ma chère fille... ». Désor-
mais, ça veut dire : à partir de maintenant... et pour toujours.
Alors, tu vois que je puis être tranquille !

56
— En effet, dit Suzy d'un air convaincu. Je me demande
pourquoi maman imagine des choses...
Quant les deux amies se séparent, Marikele se met à
courir pour être plus tôt à la maison, cette maison où, si peu de
temps auparavant, elle rentrait toujours à contrecoeur.
Elle court si vite que ses maigres nattes sautillent et lui
battent les épaules comme deux petits fouets et qu'au fond de
son sac d'écolière, les porte-plumes et les crayons
s'entrechoquent dans le plumier de bois avec un bruit joyeux et
rythmé.
De chaque côté du chemin, les cerisiers en fleurs étendent
leurs branches toutes blanches, d'où les pétales tombent en
papillonnant.
Car le printemps,, le merveilleux printemps d'Alsace est
venu. Toute la colline du Glœkelsberg, n'est qu'un immense
bouquet neigeux, les vives couleurs des tulipes éclatent dans
les jardins où les lilas dressent leurs thyrses odorants et frais,
et le moindre talus se pare de pervenches et se parfume de
violettes.
— Rudi ! crie Marikele dès qu'elle entre dans la cour.
— Voilà, princesse ! répond une voix joyeuse ; qu'y a-t-
il pour le service de Mademoiselle ?
— Rien du tout. Je voulais seulement savoir où tu étais.
— Ah! tu craignais peut-être que je sois reparti ? Ras-
sure-toi, ma fille : je suis bien sagement en train de réparer le
poulailler. Tu verras que nos volailles seront bientôt logées
dans un véritable palais. Veux-tu venir inspecter mes travaux ?
— Pas maintenant... il faut que j'aille mettre le couvert.
— Ça c'est une chic idée, car je meurs de faim ! Je n'ai
pas encore rattrapé tout mon arriéré de fringale.
Marikele entre dans la cuisine que remplit une appétis-
sante odeur de pot-au-feu.

57
— Salut ! dit-elle gaîment.
— Salut, fille... répond Madame Salomé, ce qui, pour
elle, équivaut à une longue phrase... et elle lui sourit.
D'un coup d'épaule, Marikele se débarrasse de son sac
d'écolière, et commence à placer les assiettes et les verres sur
la toile cirée. Puis elle demande :
— Est-ce que je puis garnir la table de fleurs ? Ce serait
si joli !

58
— Quelle idée, Marikele ! On n'a jamais fait cela chez
nous, sauf les jours de grande fête.
— N'est-ce pas toujours fête, maintenant ? demande la
petite.
Madame Salomé la regarde : comme cette enfant sait dire
des choses qui vont au cœur !
—C'est vrai, maidel... fais comme tu veux.
Marikele court au jardin et se met à cueillir de grosses
pâquerettes, des primevères, des pensées. Elle arrange son
bouquet en chantonnant, tandis que le soleil l'enveloppe de sa
tiède caresse.
Quand elle lève les yeux, elle aperçoit Rudi, accoudé à la
barrière qui sépare le jardin de la cour.
— Dis donc, Rikele, nous allons au pré-neuf, cet après-
midi, père et moi, si tu veux, nous t'emmènerons.
— Bien sûr que je veux !
— Et la classe ?
— Voyons, c'est samedi ! Nous « avons libre »...
— Ah ! bon...
— Mais ta mère a peut-être du travail pour moi.
— On s'arrangera : je t'aiderai à le faire en rentrant.
— Surtout s'il s'agit de repassage et de raccommodage !
dit Marikele en riant.
— Hé, non ! le samedi est le jour des grands nettoyages.
Pour laver des planchers, ou cirer la chambre à demeurer, je
suis aussi habile que toi... et bien plus fort, certainement !
Il tend ses bras nus qui sont redevenus robustes et
musclés. Marikele regarde ce grand et beau garçon brun aux
yeux clairs, aux dents blanches, tout rayonnant de santé et de
vie et elle se sent joliment fière de son grand frère !
— Qu'est-ce que vous allez faire au pré-neuf ? demande-
t-elle ?

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— Nous voulons arranger les caniveaux d'arrosage. Il
paraît que plusieurs sont encombrés de vase et de paquets
d'herbe. L'eau déborde à certains endroits et ne va pas à
d'autres.
— Je pourrai vous aider ? J'ai déjà fait ce travail avec ton
père, avant que tu viennes.
— Ce n'est pas la peine : je suis là maintenant.
— Alors j'emporterai ma géographie...
— Prends ton livre, si ça t'amuse.
— Ça ne m'amuse pas, ça m'intéresse. Quand j'étudie un
pays, je m'imagine toujours être une petite fille de cette
contrée : tantôt une négrillonne, tantôt une chinoise, tantôt une
hindoue... il me semble vraiment que je me promène à travers
la forêt tropicale, pleine de tigres et de grandes fleurs très
belles, mais vénéneuses... ou que je suis vêtue d'une robe de
soie à ramages, que j'ai de minuscules pieds de poupée, et que
je navigue en jonque sur le Fleuve Jaune... ou encore, que je
vois un temple immense, au fond duquel est accroupie une
statue de Bouddah, haute comme une maison, dont les yeux de
pierreries brillent dans l'ombre... et je m'avance sur le pavé de
marbre en faisant sonner au moins une douzaine de
bracelets d'or à mes poignets et à mes chevilles, c'est
passionnant !
— Pour toi, peut-être, que tu es une drôle de petite fille.
Moi, je ne trouve pas du tout passionnant de m'imaginer que je
suis un nègre, avec des cheveux comme de la laine de mouton
et un anneau dans le nez !
Marikele et Rudi se mettent à rire et courent vers la
maison, car Madame Salomé, debout sur le seuil, appelle : «
Allons ! les enfants, venez vite dîner. »

60
Au début de l'après-midi, Hans Bronner et son fils partent
pour le pré-neuf, emmenant la petite fille. Madame Salomé n'a
pas l'air très content de la laisser aller, car elle voulait lui faire
laver les vitres de toutes les fenêtres. Pour la première fois
depuis longtemps elle prend un air un peu grognon.

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Marikele propose tout de suite de rester, mais Rudi
insiste et la mère finit par céder en disant à mi-voix : « il ne
faudrait tout de même pas que tu lui donnes des habitudes de
paresse ». Puis elle ajoute, à l'adresse de Marikele : « tâche, au
moins, de rapporter une salade de pissenlit »...
Et Marikele s'en va, trottinant à côté des deux hommes
sur la route qui traverse la plaine ensoleillée, toute verte
d'herbe nouvelle, toute blanche de vergers en fleurs.
Le pré-neuf est isolé des autres terres appartenant à
Monsieur Bronner. Il faut faire un bon bout de chemin avant
de l'atteindre. Quelques pommiers sont plantés au bord et,
déjà, des boutons rosés se gonflent et s'entr'ouvrent à leurs
branches tordues.
Marikele s'assied au pied de l'un d'eux et, le dos appuyé
au tronc, elle ouvre son livre pendant que Rudi et son père
commencent leur travail.
Elle étudie consciencieusement un quart d'heure, puis elle
lève le nez. Aujourd'hui, la leçon qu'elle voulait apprendre ne
l'intéresse pas. Que voulez-vous imaginer de joli sur les
gisements de houille et des puits de pétrole, sur la production
des céréales ou des pommes de terre en Europe ?
Et comment retenir ces choses austères quand le prin-
temps rayonne autour de soi ?
Alors Marikele reste inactive, les mains ouvertes sur les
genoux, engourdie par la chaleur du soleil qui la pénètre
doucement, respirant à pleins poumons l'air qui sent la verdure
neuve et la terre mouillée.
Au-dessus de sa tête, le pommier balance la délicate
merveille de ses boutons entr'ouverts. Devant elle, le pré
s'étale frais et vert et l'on devine sous l'herbe, la course
invisible de l'eau, aux traînées d'azur des myosotis, aux
grasses corolles d'or des « Butterblumen ». Au loin la plaine
fuît vers les Vosges lointaines dont les croupes bleues on-

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dulent à l'horizon, la brise tourne les pages du livre abandonné
et la voix de Rudi monte dans le paisible silence de la
campagne.
« Mon Dieu que je suis heureuse ! soupire la petite fille.
Pourquoi donc, à ce moment-là, lui semble-t-il entendre
quelques mots échappés un jour à Suzy : « pourvu que ça
dure! »
Mais Marikele, avec un sourire de pitié, chasse de sa
pensée, comme une mouche importune, cette phrase qui ne
rime à rien. En elle tout est confiance et joie, et son cœur
déborde de tendresse pour ces êtres qui lui donnent cette chose
inconnue jusqu'à ce jour : une famille.
Elle songe avec quelques remords que Madame Salomé
doit être en train de laver elle-même les vitres... Alors elle se
lève et, longeant le talus qui borde le pré, elle commence à
remplir un panier de jeunes pousses de pissenlit.
Ainsi espère-t-elle apaiser la légère mauvaise humeur de
Madame Bronner : puisqu'elle rapportera une salade des
champs, son après-midi de promenade n'aura pas été tout à fait
inutile.
Et comme là-bas, Rudi chante toujours le même joyeux
refrain, elle chante avec lui à pleine voix...

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Le mois de mai s'est écoulé paisiblement. Les blés sont
devenus hauts et serrés, les houblons ont grimpé hardiment à
l'assaut de leurs tuteurs et, dans les champs de tabac, les
jeunes plants ont poussé dru, étalant leurs feuilles luisantes,
ces feuilles que le vérificateur a dénombrées et dont il faudra
fournir, à la récolte, un compte exact.
Puis, juin est arrivé. Les jardins se sont remplis de rosés
et le village s'endort, chaque soir, dans le parfum entêtant de
ses tilleuls en fleurs.
Marikele travaille en vue de l'examen tout proche... mais
elle travaille aussi pour les Bronner. Peu à peu on a repris
l'habitude d'exiger d'elle tout ce qu'on lui demandait autrefois.
Elle est si complaisante ! Elle paraît si heureuse de se dépenser
pour « sa famille » !
Seulement le fardeau est lourd pour cette petite fille

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trop frêle. Il semble que son visage s'amenuise, que son
dos se voûte, que son teint devient plus blême.
Sans doute parce qu'ils la voient tous les jours, Madame
Salomé et son mari ne remarquent point sa mauvaise mine.
Marikele elle-même ne sent pas la fatigue. Elle garde son
entrain et sa gaîté, elle étonne Rudi par ses réflexions
inattendues et sa charmante fantaisie.
Mais elle n'a pas beaucoup de temps pour jouir de son
grand frère: le ménage et 'l'école l'absorbent trop. Et puis, Rudi
a refait connaissance avec toute la jeunesse du village qui l'a
cordialement accueilli. Les jeunes filles surtout lui font fête.
C'est un si beau garçon ! Il est si gai, si amusant, et son «
histoire » le pare d'une auréole si romanesque !
Aussi sort-il fréquemment et Marikele se retrouve seule
entre les époux Bronner. Alors elle soupire : « Ah ! quand
serai-je enfin débarrassée de ce Certificat ? Alors j'irai partout
avec Rudi ! »
Au début de juillet, 'le grand jour arrive enfin ! De bon
matin, sous la conduite de Mademoiselle l'institutrice, tout un
essaim de petites filles nerveuses et bruyantes, prend le
tramway qui, à travers la plaine, les emporte vers Strasbourg.
Beaucoup d'entre elles rient très fort et bavardent à perdre
haleine pour cacher leur émotion. Mais la grosse Suzy, toute
pâle, regarde Marikele d'un air désespéré et ne cesse de répéter
: « Je ne sais rien... je ne sais plus rien... ! » Et Marikele doit
dominer sa propre appréhension pour essayer de lui redonner
un peu de confiance. « Allons, Suzy, qu'est-ce que je devrais
dire, moi qui ai toujours eu si peu de temps pour mes-
devoirs... moi qui « rate » presque toujours les problèmes ? Tu
es très forte en calcul mental... et comme tu as bien travaillé, si
tu ne t'affoles pas bêtement, tu réussiras. »

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— Tu crois ? dit Suzy, un peu rassurée. Et, pour se
donner du courage elle prend la main de son amie, qu'elle ne
lâche plus jusqu'à l'arrivée.
Une fois en ville le petit troupeau de fillettes est conduit
dans une école bien différente de la leur. Là-bas l'école est une
simple maison aux fenêtres fleuries de capucines et de
géraniums, la cour n'est séparée que par une barrière d'un
jardin campagnard, plein de légumes et de fleurs rustiques, et
les bruits familiers du village, le heurt sonore du marteau de la
forge, le chant des coqs, le roulement des charrettes, se mêlent
à toutes les leçons. Ici ce grand bâtiment leur paraît une
caserne, la vaste cour, un désert, et la salle de classe inconnue
où on les fait entrer, une sorte de prison !
Ce sont des messieurs et des dames — inconnus, eux
aussi — qui donnent les sujets des devoirs et surveillent les
petites filles.
Dans le silence, on n'entend que le grattement des plu-
mes, et, parfois un gros soupir...
Marikele, pour une fois, a les joues toutes rosés, tant elle
travaille avec ardeur! Elle tire un peu la langue, et les bouts
raides de ses nattes balaient les feuilles de papier qu'elle
couvre de son écriture droite et ronde.
La dictée lui paraît facile. La Composition française la
ravit. « Votre saison préférée. » Naturellement, toutes les filles
choisissent le printemps, mais Marikele préfère l'hiver. Elle le
préfère d'autant plus, aujourd'hui, qu'il fait, dans cette classe,
une chaleur épouvantable... alors, cela rafraîchit de parler de
neige et de frimas, de glissades en luge, de patinage sur les
canaux et d'évoquer les joies des veillées autour des poêles et
l'enchantement de Noël !
Une petite dame maigre arrive ensuite avec les problè-
mes. Aï ! Marikele tremble de tous ses membres. Il s'agit de

66
l'âge d'un père et de ses fils et du salaire d'un ouvrier qui tantôt
chôme, tantôt ne chôme pas...
Marikele pousse des soupirs à faire tourner des moulins
et noircit son papier de chiffres innombrables. Elle ne peut
venir tout à fait à bout de ce maudit ouvrier, mais ô bonheur !
elle finit par découvrir à quel moment l'âge du père sera la
somme de celui des enfants.
Après cette épreuve, tout lui paraît simple. Elle narre sans
hésitations le règne de Napoléon III, et n'oublie aucune des
principales villes côtières de France... ces villes dont elle a
souvent rêvé, penchée sur sa Géographie, en essayant de les
imaginer, brumeuses et grises au Nord, blanches et lumineuses
au Sud, au bord de ces mers que Marikele n'a jamais vues et
qu'elle a tant de peine à se représenter.
A midi, les petites filles ont ouvert leur panier et mangé,
sous le préau, les provisions apportées du village. Ah ! le
beurre frais, le bon salami de chez nous ! Ah ! les délicieuses
quetsches, les mirabelles du verger, les gâteaux cuits, la veille,
par la maman ! Toutes ces choses venant de la maison ne
réconfortent pas seulement le corps, elles donnent du courage,
elles rappellent que, là-bas, des parents, des frères et des
sœurs, pensent à la petite candidate et qu'autour de la table
familiale, on doit dire : « qui sait comment ça marche, pour
notre maidel... ».
Marikele n'a pas beaucoup de gâteries dans son panier,
mais celui de Suzy contient de quoi gaver une douzaine de
fillettes. Et Suzy, la bonne créature, partage toutes ses riches-
ses avec son amie.
A la fin de la journée, les enfants, exténuées, attendent les
résultats, les unes sans souci, les autres avec crainte et
tremblement.

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Marikele et Suzy ne sont pas rassurées du tout. Aussi
quelle joie lorsqu'elles entendent proclamer : Marie Bastian...
Suzanne Hauch... !
Elles ne sont pas dans les premières, mais qu'importé.
L'essentiel est de l'avoir, ce terrible certificat ! Et voilà ! Le
but poursuivi depuis de longs mois est atteint. Comme on se
sent légère, délivrée, radieuse !
Mademoiselle l'institutrice est rayonnante : toutes ses
élèves sont reçues. Elle traverse la ville, suivie de sa petite
troupe, aussi fière que le Général Gouraud entrant à Stras-
bourg, à la tête de ses soldats, après la victoire !
Le tramway que l'on va prendre près de l'ancienne gare se
remplit de rires et de chansons. Le soleil est couché, l'air plus
frais pénètre par les portières ouvertes avec la bonne odeur de
la campagne...
— On sait déjà, chez nous, que nous sommes reçues, dit
une des fillettes. Mademoiselle a tout de suite téléphoné à
Monsieur le Maire.
— Alors, s'écrie Suzy, on a dû préparer à la maison un
fameux dîner, pour me fêter !
— Je vois d'ici le bouquet que je trouverai devant mon
assiette, dit Frieda : maman aura dévalisé le jardin.
— Moi, j'espère bien avoir une glace après cette journée
de chaleur, continue Grétel, la fille de l'aubergiste... Sûrement
elle est déjà dans le « frichidair » Et Ruth fait en riant :
— Bonne occasion pour papa et mes frères de boire du
Champagne en mon honneur !
Entrée triomphale au village ! Les parents sont à l'arrivée
du tramway et chaque petite fille qui en descend est happée
par des bras tendus et embrassée bruyamment sur les deux
joues.
Marikele cherche des yeux quelqu'un de «chez elle »,
mais personne n'est venu: « Ils n'ont pas eu le temps... il y a

68
tant de travail en ce moment !» se dit-elle, essayant de sur-
monter sa déception.
Presque en courant, elle prend le chemin de la maison et
là, elle a la joie de trouver Rudi qui l'attend devant le portail
de la cour.
— Bravo ! crie-t-il de loin, Madame Hauch nous a en-
voyé Jerry dès qu'on a su le résultat. Nous sommes contents...
et toi aussi, hein, Rikele ?
Madame Salomé et son mari félicitent la petite fille
chacun à sa manière, c'est-à-dire que Hans Bronner grogne : «
Enfin, Us vous ont assez embêtées avec leurs sacrés livres !
Mets-les de côté... et fini !... » Et que Madame Salomé pose un
petit baiser sur son front sans mot dire.
— A table, maintenant, dit Rudi.
Tout en mangeant sa soupe, Marikele se demande si on a
préparé quelque chose pour fêter son succès. Peut-être,
Madame Bronner aura-t-elle fait une tarte aux prunes, peut-
être débouchera-t-on une bouteille de « mousseux »... Mais
non... Madame Salomé n'a pas eu le temps de songer à un
dessert et Monsieur Bronner a monté de la cave, comme tous
les soirs, le cruchon de grès plein de vin ordinaire.
Et voilà que juste au moment où Marikele se sent un peu
triste, on frappe à la porte et le garçon du boulanger entre,
apportant un magnifique gâteau orné de volutes de crème
figurant une couronne au centre de laquelle on lit : « Honneur
au travail ».
— Voilà de la part de Madame Hauch, dit-il : elle a
voulu que Marikele reçoive le même « biscuit » que Suzy.
— Que c'est gentil ! s'écrie Marikele en déposant fière-
ment son gâteau sur la table.
— Oh ! fait Madame Salomé dès que le garçon a tourné
les talons, Finnel peut bien faire ça, elle est assez riche !

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— Mais on peut être riche et ne pas penser à gâter les
gens ! Elle y a pensé et j'irai la remercier dès demain matin.
— En tout cas, conclut Rudi en mordant dans une
énorme part, son gâteau est excellent.
Madame Salomé prend un air légèrement vexé. La mère
de Suzy a fait ce qu'elle aurait dû faire elle-même et il n'est
jamais agréable de recevoir une leçon. Aussi est-ce brusque-
ment qu'elle dit à Marikele : « Maintenant monte vite te cou-
cher, tu tombes de sommeil.»
C'est vrai, les yeux de Marikele se ferment presque tout
seuls. Oh ! comme il sera bon le repos qui va suivre cette rude
journée !
— Ne rêve pas de problèmes, ni d'histoire, ni de géogra-
phie ! lui souhaite Rudi en riant.
— Ne crains rien ! Je vais soulever un couvercle, au
sommet de ma tête et tout ce qui la remplissait ces derniers
jours pourra s'envoler... Quel soulagement !
— Cette petite ne dit rien comme tout le monde...
qu'est-ce qu'elle va maintenant chercher avec son couvercle !
bougonne Hans Bronner, quand la fillette a disparu.
Rudi et sa mère pourraient protester que son originalité
fait justement le charme de Marikele, mais ils n'y pensent ni
l'un ni l'autre. Madame Salomé s'absorbe dans ses comptes de
ménage, et Rudi annonce :
« Je vais passer un moment chez les Weiss, Daniel et
Christiane m'attendent...»
De bonne heure, avant de partir au travail, Hans Bronner
a placé le drapeau à la fenêtre de sa chambre, juste au-dessus
de la porte d'entrée.
Monsieur Bronner tient beaucoup à son drapeau : il l'a
confectionné lui-même, après la grande guerre, quand on n'en
trouvait pas encore dans les magasins, et que pour accueillir
les soldats français et pavoiser sa maison, on coupait en trois

70
un drap de lit dont on teignait un morceau en bleu et l'autre en
rouge.
Ensuite, le père et le fils s'en sont allés aux champs
comme à l'ordinaire. Il y a tant de besogne, en cette saison,
dans la campagne, que les villages fêtent le Quatorze Juillet le
soir seulement, une fois la journée finie.
Marikele trouve cette journée particulièrement longue...
L'après-midi, surtout, quand 'la lourde chaleur pèse sur la
plaine et que, dans la chambre à demeurer aux volets mi-clos,
elle doit raccomoder une montagne de bas ! Plus tard, il faut
cueillir et écosser des petits pois, et ramasser de l'herbe pour
les lapins. Enfin, Madame Salomé l'envoie arroser le jardin.
Ce dernier travail lui plaît. Elle le considère presque comme
un jeu. Tout en déroulant le tuyau de caoutchouc, elle dit à mi-
voix : « Attendez... attendez ! Ça va venir... Comme vous avez
soif, mes pauvres ! Attention ! Voilà l'eau fraîche ! »
Alors, les salades fripées se redressent, les choux sont
tout endiamantés de gouttelettes et sous l'ondée bienfaisante,
les feuilles des tomates semblent s'argenter, la légère verdure
des carottes frémir d'aise, le persil et la ciboulette reverdir.
Mais ce sont les fleurs qui paraissent les plus heureuses !
Rosés meurtries, héliotrope mourant, dahlias fléchissants se
raniment à vue d'œil et, sitôt le soleil couché, les belles-de-nuit
déplient leurs délicats pétales dans leur feuillage mouillé.
Tout en arrosant Marikele s'envoie maintes bonnes
claques sur les joues, les bras, les jambes... car les moustiques
— ce fléau de la plaine alsacienne — les moustiques, amateurs
de chaleur et d'humidité, essaient de la dévorer entièrement.
Lorsque, son travail terminé, Marikele revient à la cui-
sine, les hommes sont rentrés, fourbus, et affamés. Ils se
mettent à manger, sans mot dire, 'lourdement appuyés à la
table.

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Mais pour rien au monde, Rudi ne manquerait les réjouis-
sances de ce soir !
Après le dîner, son père le regarde, avec un sourire nar-
quois, descendre de sa chambre lavé et « changé », bien pris
dans son veston gris.
« Chaque âge a ses plaisirs, dit Hans Bronner à sa
femme: le mien sera de fumer une pipe devant la porte et
d'aller au lit de bonne heure ».
Marikele, elle, n'a aucune envie de se coucher.
— Oh ! Rudi, maintenant que j'ai fini avec tous ces
livres, je puis venir avec toi, ce soir, n'est-ce pas ? s'écrie-t-
elle.
Rudi ne paraît pas enthousiasmé par la perspective
d'emmener la petite fille. Mais il répond, aussi gentiment que
possible :
— Soit, si maman le permet.
— Pourquoi pas ? dit Madame Salomé : elle l'a bien
gagné ! Va te préparer, Marikele...
La fillette se hâte d'aller revêtir sa robe bleu-lavande ;
elle noue à chacune de ses tresses un large ruban, et, fière
comme une reine, elle part en compagnie de Rudi.
Il y a déjà beaucoup de monde dans les rues, entre les
maisons pavoisées de drapeaux, ornées de guirlandes vertes et
de lanternes vénitiennes.
— Salut, Rudi ! crient les jeunes gens. Tu viendras dan-
ser à l'auberge, après la fête ?
— Bien sûr !
— Alors à tout à l'heure...
Saisissant Marikele par la main, Rudi se met à courir car
une marche entraînante retentit au loin et se rapproche peu à
peu.

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Juchés sur un banc, près d'une porte, le garçon et la petite
fille ont une bonne place d'où ils peuvent bien voir et bien
entendre.
Voilà la société de musique, bannière en tête, casquettes
et pantalons blancs, cuivres étincelants. Derrière, viennent les
pompiers, la hachette au côté, puis le chœur de l'église.
Tout ce monde se range devant la Mairie, et le concert
commence par la Marseillaise.
Le chœur et la musique alternent, les vieux chants po-
pulaires et les airs militaires se succèdent. On joue même deux
fois la « Marche Lorraine » dont les gens d'ici raffolent !
Ensuite, toute la jeunesse escorte la retraite aux flam-
beaux qui fait le tour du village, pour revenir se disloquer
devant la mairie.
Dès que la foule commence à se disperser, la première
valse retentit dans la grande salle de l'auberge.
— Viens-tu, Rudi ?crie-t-on de toutes parts.
— Je vous suis ! répond-il gaîment... laissez-moi seule-
ment expédier la gamine à la maison.
«La gamine»! Ce mot vexe horriblement Marikele. Ce
mot... et le ton dont il est prononcé. Elle proteste vivement :
— Mais je veux rester avec toi !
— Que penses-tu ! Il est grand temps de te coucher.
Tiens, voilà Suzy et sa famille, là-bas. Ils rentrent chez eux :
vous ferez route ensemble.
A regret, Marikele rejoint les Hauch. Elle a le cœur gros,
elle est un peu fâchée. Pour la première fois, elle pense que
Rudi n'est pas très gentil. Ne pouvait-il lui laisser regarder
quelques danses ?
— Qu'as-tu ? demande Suzy... tu n'as pas l'air contente.
— J'ai sommeil, dit simplement Marikele, qui ne souffle
mot jusqu'au moment où elle se sépare de son amie.

73
Seule, elle continue son chemin en traînant le pas. Mais
elle entend courir derrière elle. Des gamins la dépassent en
criant :
— Vite ! il paraît qu'on voit le feu d'artifice de Stras-
bourg... nous montons au Gloeckelsberg : tu viens, Marikele?
Non, Marikele n'a pas besoin d'aller si loin : elle verra
tout cela aussi bien, de son cher grenier.
Gravissant l'escalier en toute hâte, elle se précipite à son
poste d'observation habituel.
Eclairée par de puissants projecteurs, la flèche de la
cathédrale d'où l'on tire le feu d'artifice, se dresse dans le
lointain, au milieu des ténèbres, comme une apparition
surnaturelle. Des fusées en jaillissent, qui rayent le ciel de
traits d'or et s'épanouissent en bouquets d'étoiles. Bleues,
vertes, rouges, des cascades de lumières ruissellent de la
seconde plate-forme, des « soleils » tournent, éblouissants, et
la pièce finale représente une gerbe étincelante de fleurs
tricolores. Penchée à la fenêtre, Marikele reste immobile,
extasiée. Dire que les années précédentes, elle n'a pas eu l'idée
de contempler cette merveille !
En tout cas, Rudi a manqué ce spectacle... c'est bien fait !
Il peut tourner comme une toupie à l'auberge, et faire le beau
devant Marianne, Marieleine ou Marthe, Marikele s'en moque!
Elle a très bien terminé sans lui cette journée du Quatorze
Juillet.

74
« Que tu es chic, Rudi ! » s'exclame Marikele.
Rudi se laisse admirer avec complaisance, dans son habit
de fête, si sobre et si flatteur, tout en fin drap noir, sauf le
gilet, d'un rouge éclatant.
Madame Salomé ne dit rien, mais elle regarde son fils et
pense qu'il sera sûrement le plus beau garçon du pays.
C'est aujourd'hui le « Messti », c'est la fête du village
après le dur travail de la moisson.
On a peiné sous le soleil d'août, on a fait des journées de
quinze heures, de l'aube à la nuit, on a craint les orages, la
pluie, la grêle... Maintenant, le blé est rentré dans les granges
pleines à craquer, on respire enfin ! Les vieux se reposent, les
jeunes s'amusent.
La fête commence au plus fort de la chaleur, à une heure
de l'après-midi. Mais personne ne s'en plaint, et Rudi, prenant
son chapeau rond, en feutre noir, se prépare à dévaler le
chemin du Gloeckelsberg.

75
Marikele ne lui a pas demandé la permission de l'accom-
pagner : elle l'attend, prête à partir, vêtue de son éternelle robe
bleue. Il fait une petite grimace qu'elle ne remarque pas, et
demande :
— Ainsi, tu viens ?
— Bien sûr, répond Marikele : je me réjouis tellement
pour ce messti ! Les autres années, tes parents s'enfermaient
(dans la maison, et moi, je n'« osais » pas sortir non plus...
Aujourd'hui, ils viendront voir le cortège, un peu plus
tard, mais je n'ai pas la patience de les attendre.
Rudi n'aime pas beaucoup qu'on lui rappelle « les autres
années », aussi dit-il brusquement :
— Hop, alors, partons...
Que le village est joli, quand tous ses habitants sont en
costume de fête ! Quel beau contraste entre les hommes tout
en noir et les femmes parées de vives couleurs! Les filles vont,
par trois ou quatre, bras dessus, bras dessous, riant, bavardant
et si belles dans leurs atours des grands jours ! Elles ne se sont
pas contentées de mettre leur coiffe, comme les dimanches
ordinaires, et de poser un fichu et un tablier sur une robe
moderne, non, aujourd'hui, elles portent l'ample jupe verte,
ornée, dans le bas, d'un ruban brodé de fleurs, le corselet de
velours au devant tout brillant de paillettes, la fine guimpe
blanche, le fichu et le tablier de soie, brochés de bouquets
éclatants... rien n'est trop beau pour le messti !
— Je marcherai à côté de toi, dans le cortège, Rudi?
demande Marikele.
— Mais non, fait-il avec un peu d'impatience, tu es trop
jeune. Tu iras derrière, avec les petites filles qui ne sont pas en
costume.
— Bon, dit Marikele philosophiquement, mais attends
un peu, dans deux ans, après ma confirmation, je pourrai
porter le « schainzel » (1) et la coiffe et alors j'irai avec toi.

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(A) Jupe verte.

— Oui... oui... on verra... nous avons le temps d'y penser.


Et Rudi, 'laissant là Marikele, se joint au cortège qui se forme
sur la place de l'Eglise.
La vaillante fanfare du village attaque un air guilleret et
s'ébranle, suivie des jeunes gens et des jeunes filles qui portent
dans des corbeilles garnies de fleurs, les pains d'épices
destinés à Monsieur le Maire et aux conseillers municipaux.
On s'arrête devant la maison de chacun d'eux, on le régale d'un
petit morceau de musique et l'on offre les gâteaux. Puis,
toujours au son d'une marche entraînante on se rend devant la
mairie. Là, on plante un arbre... un drôle d'arbre, sur lequel on
peut voir des rosés, des dahlias, des marguerites, des rubans
tricolores et... un magnifique fichu de soie ! Dès qu'il est
dressé, la musique attaque une valse et le premier couple de
danseurs commence à tournoyer, bientôt suivi de tous les
autres.
On dansera jusqu'au soir, et l'on continuera après dîner, à
l'auberge. La plus vaillante danseuse gagnera le fichu attaché à
l'arbre.
Rudi semble infatigable ! Marikele ne se lasse pas de
Fadmirer. Comme il tourne légèrement, en déplaçant à peine
les pieds ! Sûrement, ils pourrait valser une heure clans un
espace grand comme un drap de lit ! Et comme sur le dernier
accord, il sait bien soulever par la taille sa cavalière dont la
jupe s'épanouit alors comme une grande roue verte ! Oh !
quand Marikele portera, elle aussi, l'ample schainzel, le grand
nœud noir, le châle à franges, elle paraîtra moins petite et
moins menue... elle ne sera plus une « gamine »... alors, peut-
être Rudi la fera-t-il danser, elle aussi-Dé loin, la fillette
aperçoit Monsieur et Madame Bron-ner. Pourvu qu'ils ne
veuillent pas l'emmener ! Prudemment, elle se dissimule

77
derrière une grosse fermière... Mais les Bronner ne semblent
pas s'inquiéter d'elle. Madame Salomé cause avec un groupe
de femmes, et son époux va boire un bock à l'auberge. Un peu
plus tard, on les voit reprendre le chemin de la maison.
De temps en temps, les danseurs s'arrêtent pour aller se
rafraîchir. Marikele trouve tout naturel de suivre Rudi quand il
offre une limonade à sa cavalière, de s'asseoir à la même table,
et de savourer, elle aussi, la fraîche boisson qui lui picote le
nez.
Rudi, par dessus son verre, lève au ciel des regards de
martyr qui font beaucoup rire les jeunes filles. Plusieurs fois, il
insinue :
— Tu devrais rentrer, Marikele...
— Oui, bientôt, répond-elle... Mais elle ne peut s'arracher
à la fête.
Elle ne se décide à regagner la maison qu'au dernier
moment, quand il est déjà trop tard et que Madame Salomé a
préparé le dîner sans son aide.
Naturellement, elle reçoit une verte semonce lorsqu'elle
apparaît, toute penaude, sur le seuil de la porte.
— Je ne croyais pas qu'il était si tard... balbutie-t-elle.
— Tu t'imaginais sans doute être encore au matin !
Tu ne voyais pas qu'il fait presque nuit, non ? Allons,
mets vite le couvert. Tiens ! voilà Rudi. Il veut sûrement dîner
tout de suite et retourner au village.
— En effet, dit Rudi, en entrant, je suis pressé. Vite, vite,
à table !
Le repas est silencieux. Hans Bronner et Madame Salomé
sont fatigués par le bruit et le mouvement de la fête, Rudi se
hâte, tant il a peur de manquer le commencement du bal, et
Marikele se fait petite, encore toute contrite de s'être mise en
retard pour la première fois de sa vie !

78
Après le dîner, Monsieur Bronner allume sa pipe en
disant : Allons, Rudi, tu as bien le temps de fumer une ciga-
rette avant de partir. »
Rudi consulte l'horloge :
Alors, avant d'aller se coucher, elle sort un instant devant
la porte et, tout en se battant avec quelques moustiques, elle
respire avec plaisir l'air rafraîchi qui sent le géranium arrosé.
Dans la maison, les parents et Rudi causent toujours.
— Tu t'es bien amusé, fils ?
— Oui... mais Marikele commence à devenir ennuyeuse.
Elle trotte toujours sur mes talons comme un caniche... Je ne

79
puis me dépêtrer d'elle un instant. Marianne et Marieleine se
sont moquées de moi. Elles m'ont demandé si j'étais bonne
d'enfant et si je ne pouvais pas me séparer de ce petit
laideron... ou bien si vous me forciez à l'emmener pour me
surveiller. Toutes les filles ont ri comme des folles et moi je ne
savais que dire.
Il est vrai, dit Monsieur Bronner, que la petite fait un peu
trop l'importante, depuis que tu es revenu. On dirait vraiment
qu'elle est de la famille !
- En somme, demande Rudi, pourquoi l'avez-vous prise
ici ? Pour me remplacer ?
— Oh ? Rudi, que penses-tu ! se récrie Madame Salomé!
Ne sais-tu pas que nous avons dû nous réduire beaucoup ; afin
de rembourser les dégâts de... l'incendie... ? La maigre pension
qu'on nous offrait pour payer l'entretien de Marikele nous a
semblé bonne à prendre... et puis, en la faisant travailler, je
pouvais éviter de prendre une servante... Mais ce n'est pas
cette gamine qui risquait de remplir le vide que tu avais laissé,
mon garçon.
L'ennuyeux, continue Hans Bronner, c'est que la provi-
sion d'argent déposée par ses cousins, n'a pas été renouvelée.
La banque me prévient qu'elle ne reçoit plus aucune nouvelle
d'eux et que, s'ils n'envoient rien, dès le mois prochain on ne
pourra pas nous payer.
— Comme c'est agréable ! Il faudra la garder gratuite-
ment.
— Il faudra, dites-vous, mais rien ne vous y oblige,
observe Rudi.
— Non, bien sûr... mais enfin, on ne peut pas la ren-
voyer... que deviendrait-elle ?
— Elle pourrait se placer ailleurs comme servante... Elle
est si petite, si frêle... qui voudra d'elle ? Et puis,

80
nous serions critiqués par les gens. Voyez-vous, on a trop
dit que, sans elle, Rudi ne serait pas ici.
— Oui, nous avons eu tort de raconter ça... après tout, ce
n'est pas Marikele qui m'a fait revenir jusqu'à la maison.
— Enfin nous voilà condamnés à la garder... jusqu'à
quand ?
Absorbés par leur conversation, les Bronner ne font pas
attention au pas léger qui s'éloigne dans le corridor, ni aux
craquements de l'escalier... Marikele a tout entendu !
Au moment où elle allait entrer à la cuisine, son nom
prononcé à haute voix l'a immobilisée près du seuil.
Ensuite... elle n'a plus osé avancer... et chaque mot...
chacun de ces mots cruels a pénétré en elle comme un cou-
teau.
Enfin elle s'est arrachée à cette porte, elle est montée dans
sa chambre, elle s'est assise sur son lit...
Comme elle tremble ! Quel froid la pénètre jusqu'au
cœur!
Inlassablement, elle répète à voix basse : « Mais ce n'est
pas possible ! Mais je croyais... mais je croyais... »
Oui, pauvre Marikele, tu croyais être aimée comme tu
aimais ! Tu ne savais pas que la reconnaissance est un fardeau
trop lourd pour les cœurs médiocres et qu'après un premier
élan de gratitude, ces cœurs se reprennent vite ! Tu ne savais
pas que l'argent dont on payait ton pain, dans cette maison, eût
tant d'importance... ce pain que ton travail gagnait déjà
largement...
Tu t'es trompée, petite fille, et Suzy avait raison de dire «
II s'agit que ça dure ! »
C'était trop beau... cela n'a pas duré !
Longtemps, Marikele reste là, immobile et tremblante à
la fois... et personne ne s'est inquiété qu'elle fût montée sans
dire bonsoir, comme à l'ordinaire.

81
Rudi est reparti pour le village. Ses parents ont pris le
frais un moment sur le banc, devant la maison, puis ils sont
allés se coucher...
Et Marikele reste seule... toute seule...
La fenêtre est ouverte sur la nuit d'été. Le parfum des
œillets monte du jardin, et l'on entend les bruits lointains de la
fête... des rires... des cris... des airs de valse... Dans la salle de
l'auberge, les jupes vertes continuent à tourbillonner et le
plaisir du bal doit empourprer les joues des danseuses... Nul ne
se soucie de cette petite fille solitaire et déchirée, assise, les
yeux secs, au bord de son lit.
Il est pourtant de braves gens qui pourraient compatir à sa
peine : Suzy et les siens, la vieille Nanel, Monsieur le Pasteur,
Mademoiselle l'institutrice... d'autres encore. Mais dans son
désarroi, Marikele ne songe pas à eux... elle ne songe pas, non
plus, au Dieu qu'elle a appris à prier, dans la joie comme dans
la peine... il lui semble qu'elle est perdue dans un immense
désert.
Tard dans la soirée, elle sort enfin de sa torpeur, elle se
lève brusquement et dit à mi-voix : « Puisque je les embar-
rasse tant, je partirai tout de suite... cette nuit. » Oui, son
chagrin est si grand qu'elle n'envisage pas de souffrir en
silence et de continuer à vivre ici. A fuir cette maison, il lui
semble qu'elle éprouvera une sorte de joie désespérée.
Mais où ira-t-elle, faible, sans ressources, sans expérience
? Elle ne sait pas... elle ne réfléchit pas qu'une petite fille seule
et vagabonde est vite retrouvée, arrêtée, ramenée à ceux qui
ont charge d'elle. Elle ne sait qu'une chose, c'est qu'elle veut
partir.
Seulement, pour partir il faut attendre que les gens soient
couchés, il faut attendre la fin de cette interminable fête.
Et Marikele attend...

82
Vers minuit, la musique s'arrête. Puis, des rires aigus
mêlés à de grosses voix de garçons retentissent tout près de la
maison. C'est une bande de jeunesse qui raccompagne Rudi.
Celui-ci crie plusieurs fois joyeusement : « Also, au'roir ! »

83
Et pendant que les autres s'éloignent, on l'entend monter
dans sa chambre en fredonnant :
« Mieder, wie baimbelt myn Schainzel Wenn-i dainzel
mit'm Hainsl ! »
(« Mère, comme tourbillonne mon jupon vert quand je
danse avec mon Jeannot ! »)

Le village dort enfin dans le silence de la nuit d'été.


Pas un être ne veille, à cette heure, sauf les hiboux dans
la tour et les chats qui rôdent sur les toits.
Si, pourtant... quelqu'un est encore éveillé... une ombre
menue descend le chemin du Glœckelsberg. On la distingue à
peine au milieu des rondes et dansantes taches d'argent le
clair de luné sème sur sa route, à travers le feuillage. Mais,
plus loin, elle apparaît nette et toute noire, sur la place de
l'église inondée de blanche lumière. Puis elle se réfugie dans
la bande d'ombre qui longe les maisons.
Parfois un chien aboie, au fond d'une cour, en entendant
son pas léger, alors elle se hâte, comme si elle craignait d'être
surprise par quelqu'un qui surgirait à une fenêtre brusquement
ouverte.
Enfin, elle arrive tout au bout du village, là où un poteau
indicateur s'élève, au point de départ de deux routes. La nuit
est si claire, qu'on peut lire facilement : Strasbourg ; 15
kilomètres...
C'est sur cette route-là que la petite ombre s'engage. Et
jusqu'au matin, elle marche vers la grande ville, infatigable,
comme ceux qui sont soutenus par un grand bonheur ou par un
grand désespoir...
...Le jour se lève quand Marikele entre à Strasbourg par
la porte de Schirmeck.

84
En passant devant une boulangerie d'où s'échappe l'odeur
du pain chaud, elle se sent brusquement défaillir de faim.
Alors elle entre et achète une flûte et une plaque de chocolat,
entamant ainsi les vingt francs qu'elle a emportés et qu'elle
doit à la générosité de M. Bronner, après le retour de Rudi. Il
reste dix-sept francs trente... Avec une telle fortune elle n'ira
pas loin. Mais elle n'y songe point... rien ne compte à côté du
chagrin qui l'occupe tout entière.
Elle continue son chemin jusqu'à la place Kléber et
s'assied sur les marches, aux pieds de la statue du général. Là,
les larmes, qui n'ont pas voulu couler depuis hier soir,
jaillissent tout à coup. Elle pleure, tout en continuant machi-
nalement à mordre dans son pain, et il semble que ses pleurs
ne tariront jamais !
Des pigeons, sautillant sur leurs petites pattes de corail,
se pressent autour d'elle, hardis, familiers, habitués au bruit de
la ville et au va-et-vient des passants. Ils picorent les miettes
de son déjeuner en gonflant leur gorge moirée de bleu et de
vert... et Marikele, qui avait presque perdu l'habitude de parler
aux choses et aux bêtes, depuis qu'elle était heureuse, leur
confie sa peine, d'une voix entrecoupée de sanglots.
« Vous voyez, je suis toute seule... ils ne m'aiment pas
comme je les aimais... ils ont dit des choses affreuses. Alors je
suis partie... Maintenant ils viennent de se lever... ils
grognent : « Le café au lait n'est pas prêt ? Qu'est-ce qu'elle
fait ? Quelle paresseuse !» Ils m'appellent... mais ma chambre
est vide et ils trouvent sur mon lit la page de cahier où j'ai écrit
: « J'ai tout entendu. Puisque je vous gêne, je m'en vais... moi,
je vous aimais bien...»
Les pleurs de Marikele redoublent. Mais elle croit s'a-
percevoir que les marchandes de fleurs, en train d'installer leur
éventaire, non loin de là, regardent avec curiosité cette petite

85
fille désolée qui arrose son pain de ses larmes. Aussitôt elle se
lève, s'enfuit et recommence à errer dans la ville.
Elle voudrait partir bien loin d'ici. Mais comment ? Elle
n'a pas assez d'argent pour prendre un billet de chemin de fer
et, sur les routes où l'on peut cheminer à pied, de village en
village, il y a des gendarmes, des gens, qui ont lu dans le
journal la disparition d'une petite fille, d'autres qui ont entendu
son signalement à leur poste de T.S.F.... Non, non c'est
impossible... Marikele commence à comprendre qu'il est bien
difficile de s'en aller sans être reconnue.
Elle ne pleure plus, elle réfléchit, appuyée au parapet du
quai, au bord de l'Ill.
Devant elle des déménageurs sortant d'une maison au
portail grand ouvert, chargent de meubles un grand camion. Ils
viennent de transporter une table, sous laquelle ils arrangent
successivement un « pouf » capitonné, un matelas d'enfant
roulé, une caisse, une corbeille... Ensuite ils apportent un
buffet, puis un piano qu'ils hissent à grand'peine.
Le camion est presque plein. Sans doute vont-ils bientôt
le fermer. Mais non... Marikele entend l'un des hommes dire
aux autres : « On va casser la croûte avant de finir ; c'est plus
que l'heure... » Et elle voit les déménageurs rentrer dans la
maison, tirer de leurs sacs des provisions et du vin, s'asseoir
sur les premières marches de l'escalier et commencer à
manger.
La fillette reste seule, en face de la voiture béante, vers
laquelle elle s'avance lentement... Elle jette un coup d'œil sur
les hommes pour s'assurer qu'ils ne font pas attention à elle, et,
rapide, elle saute dans le camion.
Sous la table il y a une petite place au milieu de la paille,
une place où l'on peut se tenir assise ou à demi étendue. Elle
est bien cachée par le piano, du côté de la rue. Pourquoi ne pas
essayer de s'y glisser ? Pourquoi ne pas espérer que les

86
déménageurs finiront de charger le mobilier sans regarder ce
qui se passe derrière ce piano ?
Marikele plie soigneusement dans son mouchoir le reste
de son déjeuner et s'installe, le plus commodément possible,
entre le pouf et le matelas, le dos appuyé à un ballot élastique
— du linge ou des couvertures, sans doute. Puis elle guette le
retour des camionneurs.
Il lui semble qu'ils n'en finiront pas de manger ! Enfin,,
elle les entend venir. Toute la voiture tremble secouée par les
meubles pesants qu'ils placent encore. Soudain, un claquement
sec : ce sont les portes du camion qui se ferment, plongeant
Marikele dans une obscurité complète.
Le vrombissement du moteur... les voix du chauffeur et
de son compagnon qui crient au revoir à leurs camarades... et
la lourde voiture s'ébranle, emportant — vers quelle
destination ? — une petite fille blottie dans la paille, effrayée
de son audace, plus morte que vive à la pensée qu'elle est
prisonnière, pour de longues heures, sans doute, et, malgré
tout, soulagée parce que chaque tour de roue l'emporte bien
loin du Glœckelsberg et que personne ne pourra suivre sa
trace.
Il fait, dans la voiture, une chaleur terrible. On y respire
un air épais qui sent la paille et la poussière. Une angoisse
vous étreint, par moment, quand on songe qu'on ne peut ni se
tenir debout, ni faire un pas. Heureusement, bercée par le bruit
monotone du moteur, épuisée de fatigue après cette nuit de
chagrin et d'insomnie, Marikele finit par s'endormir, et les
heures passent, sans qu'elle en ait conscience.
Le silence la réveille : le camion est arrêté. Est-il arrivé à
destination ? Non... pas encore. Sans doute les conducteurs
ont-ils voulu se rafraîchir ou prendre un repas. Bientôt, on se
remet en marche et l'on roule interminablement.

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Marikele dévore jusqu'à la dernière miette le reste du pain
et du chocolat. Mais, sa faim apaisée, la soif commence A la
torturer. Que ne donnerait-elle pas pour un verre d'eau !
A la longue ses jambes s'ankylosent, ses reins deviennent
douloureux... est-ce qu'on n'arrivera donc jamais ?
Tout à coup, la voiture se met à sauter sur des pavés...
puis elle s'arrête et, cette fois, ne repart plus.
On doit être dans une ville. Marikele entend, au dehors,
des klaksons d'automobiles et le timbre des tramways. Elle
entend aussi les conducteurs qui causent avec d'autres hom-
mes... Sans doute ceux qui vont vider la voiture.
Brusquement, les portes s'ouvrent et un rouge rayon du
soleil couchant, où danse la poussière, perce l'obscurité
comme une flèche.
Eblouie, Marikele cligne des yeux.
Attention ! Il s'agit maintenant de sortir sans être vue. Les
déménageurs commencent à décharger les meubles. Dès qu'on
pourra se frayer un passage jusqu'à l'entrée du camion, il
faudra profiter du moment où ils disparaîtront dans la maison
et sauter rapidement à terre.
La tête de Marikele surgit, prudemment, derrière le
piano... elle guette...
Voilà l'un des hommes qui s'éloigne, le buffet sur le dos...
Les autres le suivent, chargés d'objets plus petits. C'est le
moment !
Marikele escalade tout ce qui lui fait encore obstacle,
bondit hors de la voiture et s'élance pour traverser la rue.
Mais, dans sa précipitation, elle n'a pas vu qu'une grosse
automobile surgissait derrière le camion. Elle l'aperçoit trop
tard, quand cette chose énorme et vrombissante est déjà sur
elle.
Un cri perçant... auquel répondent d'autres cris...

88
Puis, la foule s'amasse autour d'un petit corps gisant sur
la chaussée. Les gens s'interrogent :
— Mais d'où venait-elle ?
— Elle était sans doute sur le trottoir, derrière le ca-
mion... elle n'a pas vu venir l'auto...
— Qui est-ce ?
— Personne ne la connaît.
— Est-ce qu'elle vit encore, demande, affolé, le monsieur
dont la voiture a renversé l'enfant.
— Peut-être... on ne sait pas... -
— Allons, place ! place ! Voilà l'ambulance, dit un agent
de police.
Une automobile à croix rouge s'arrête, charge la pauvre
chose inanimée et repart à toute vitesse vers l'hôpital...

89
Des murs blancs... des fenêtres aux rideaux blancs... des
lits blancs...
Des pas légers qui troublent à peine le silence. Une odeur
de pharmacie...
Marikele vient de reprendre connaissance... mais elle ne
comprend pas du tout où elle se trouve.
Comme sa tête est lourde ! Lentement, péniblement, elle
y porte la main et sent sous ses doigts les bandes d'un pan-
sement. Puis, elle veut soulever l'autre main... impossible ! son
bras gauche n'est plus qu'une chose raide et lourde qu'elle ne
peut remuer. Une douleur lui tenaille aussi les jambes, tout son
corps lui semble meurtri et douloureux.
« Mademoiselle Anne, dit une voix, la petite 14 est
éveillée. »
Une forme blanche s'approche et se penche sur la fillette :
« Cela va mieux ? » demande doucement l'infirmière.
Marikele ne répond pas. Elle regarde intensément et
semble chercher quelque chose.

90
« Comment t'appelles-tu ? »
La petite fille regarde toujours et reste muette.
« Tu ne veux pas dire ton nom ? Cela ne fait rien. Re-
pose-toi encore, tu parleras plus tard. »
Mais, ni ce jour-là, ni le lendemain, ni les jours suivants,
Marikele ne répond aux questions qu'on lui pose.
Tant que la fièvre la tient prostrée dans son lit, brûlante et
gémissante, on ne s'étonne pas de son mutisme. Mais, dès que
son état s'améliore, le silence obstiné de la petite blessée
commence à paraître étrange.
Monsieur Julian, l'administrateur de l'hôpital, convoque
le chirurgien et Mademoiselle Anne dans son bureau :
— Il faut pourtant arriver à identifier cette enfant ! leur
dit-il. Tous les journaux de la région ont relaté l'accident,
donné son signalement... et personne ne l'a réclamée, c'est
extraordinaire! Il y a tout de même une maison où elle n'est
pas rentrée le soir... alors ?
— Oui, répond Mademoiselle Anne, c'est vraiment mys-
térieux.
— Ne dit-elle absolument rien ?
— Si... quelques mots... qui ne nous renseignent en au-
cune manière, malheureusement...
— Et qu'en pensez-vous, docteur, au point de vue mé-
dical ?
— Oh ! elle va aussi bien que possible, dit le chirurgien :
la fièvre baisse toujours, les plaies de la tête sont en bonne
voie de guérison... on déplâtrera dans trois semaines les
fractures de l'humérus et du tibia...
— Vous admettez donc qu'elle devrait pouvoir donner
dès maintenant les indications nécessaires ?
— Normalement, oui... mais il y a justement quelque
chose, chez elle, qui ne me paraît pas normal...

91
— Enfin, dit l'administrateur, attendons encore huit
jours. D'ici là, elle ne fera probablement plus de température,
j'essaierai alors de l'interroger.
Mademoiselle Anne secoue la tête :
— Je crains bien, Monsieur, que vous n'en tiriez pas
grand' chose...
La semaine suivante, Monsieur Julian vient s'asseoir au
chevet de Marikele. On a soulevé la petite fille sur ses
oreillers, elle n'a plus qu'un étroit bandeau autour de la tête.
— A la bonne heure ! dit-il. Tu commences à prendre un
air de convalescente ! Tu souffres moins, n'est-ce pas ?
— Oh ! oui, Monsieur, je n'ai presque plus mal.
— Alors tu vas être gentille et me dire ton nom. Marikele
regarde fixement dans le vide et reste muette.
— Tu ne veux pas me faire plaisir ? Et faire aussi plaisir
à Mademoiselle Anne qui te soigne si bien ?
— Si... je voudrais...
— Eh bien ! dis-nous comment tu t'appelles.
La petite paraît faire un grand effort... puis elle secoue la
tête, découragée...
— Je ne sais pas... je ne sais plus...
— Mais où sont tes parents ? Où habitais-tu avant l'ac-
cident ?
Le regard de Marikele se remplit d'étonnement :
— Quel accident ?
— Tu ne te souviens pas qu'une automobile t'a ren-
versée?
— Non... je ne me souviens pas...
— Et avant ? Tu ne te rappelles rien « d'avant » ?
Marikele cherche si désespérément que ses mains tremblent et
que des larmes lui montent aux yeux.
Mais non... Il y a dans sa tête comme un grand vide. Elle
ne sait plus... elle ne sait plus rien.

92
L'administrateur et Mademoiselle Anne causent à mi-
voix. Marikele les entend prononcer le mot «amnésie». Elle
voudrait savoir ce qu'il signifie, mais elle est bien trop lasse
pour le demander...
Quelques jours passent encore. Maintenant Marikele
s'assied sur son lit, mange de bon appétit et peut, de sa main
libre, tenir un livre qui fait oublier un instant sa solitude.
Car elle est seule... Toutes les autres malades de la salle
reçoivent des visites. Parents et amis les entourent, les
cajolent, leur apportent mille gâteries.
Mais personne au monde ne s'intéresse à Marikele.
Et voilà qu'une après-midi, comme elle ouvre les yeux
après un petit somme, elle voit une jeûne dame, très jolie et
très élégante, et un monsieur assorti à la dame, c'est-à-dire
jeune, chic et élégant, lui aussi. Tous les deux la regardent en
souriant.
« Sûrement, ils se trompent de petite fille, songe Marikele
: ce n'est pas moi qui risque de recevoir une si belle visite !»
Eh bien ! si... Le jeune ménage vient justement pour elle.
La dame l'explique en bredouillant un peu.
— C'est malheureusement notre voiture qui vous a ren-
versée, ma pauvre petite... Certes, ce n'est pas la faute de mon
mari... Vous avez surgi on ne sait d'où sans qu'il vous ait vu
venir... mais il n'en est pas moins désolé...
— Nous avons pris plusieurs fois de vos nouvelles par
téléphone, ajoute le monsieur, et maintenant que vous allez
mieux, nous avons voulu vous voir...
Intimidée, Marikele tortille entre ses doigt une de ses
petites tresses et pense : « Pourvu que ceux-là ne me deman-
dent pas aussi mon nom et un tas d'autres choses ! »
Mais non... on a dû faire la leçon aux visiteurs. Ils se
contentent de questionner la petite fille sur sa santé.

93
Puis avant de s'en aller, la jeune femme pose près d'elle
une magnifique botte de rosés blanches et plusieurs paquets
que Marikele n'arrive pas à défaire d'une seule main. Il faut
que Mademoiselle Anne vienne à son aide, mette les rosés
dans l'eau, sur la table de chevet, et déballe successivement
une boite de chocolats fourrés, plusieurs livres avec des cou-
vertures coloriées, et des belles illustrations, un flacon d'eau
de Cologne, une charmante trousse de toilette. Pendant
quelques jours, ces cadeaux et le souvenir de sa visite,
suffisent à distraire Marikele qui se montre toute souriante.
Mais, peu à peu, sa figure se rembrunit. Durant de
longues heures elle semble réfléchir profondément et ses yeux
mordorés, dans son visage blême, se remplissent d'une sorte
d'angoisse.
Un matin, pendant que l'infirmière la coiffe, elle se dé-
cide à lui demander :
— Mademoiselle Anne, pourquoi est-ce qu'on m'ap-
pelle « la petite amnésique »? Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Cela signifie que tu as perdu la mémoire.
— Mais qu'est-ce qui me l'a fait perdre ?
— Le choc violent ressenti au moment où l'auto t'a
renversée.
— Et pourtant je n'ai pas tout oublié. Je peux encore lire,
compter, écrire...
— Heureusement, ma petite ! Mais tu ne sais plus rien de
ce qui s'est passé avant l'accident... cela arrive souvent dans
ton cas...
— C'est vrai... je ne sais plus rien. Il me semble que tout,
dans ma tête, est enveloppé d'un papier noir... et que si ce
papier se déchirait je saurais de nouveau...Et je cherche... je
cherche... c'est si fatigant !
— Eh ! bien, ne cherche pas. Cela reviendra plus tard.

94
Pour le moment il faut guérir complètement tes blessures
et surtout, reprendre des forces.
Marikele montre son bras gauche déplâtré depuis la
veille:
— Oh ! je crois que ceci sera plus vite remis que... cela,
dit-elle en touchant son front.
— C'est possible... mais il ne faut pas t'inquiéter, cela
n'avancerait rien, au contraire.
Vers la fin de septembre, Marikele peut enfin commencer
à se lever. Ses jambes sont encore bien faibles. Elle fait un
petit tour dans la chambre, cause avec quelques malades,
sourit aux autres, en passant, puis elle regagne son lit avec
plaisir.
Un jour vient partout, où elle peut descendre au jardin,
s'asseoir sur un banc et se laisser pénétrer béatement par le
doux soleil de l'été finissant.
Et, ce même jour, on J'emmène au bureau de l'adminis-
trateur. Elle trouve là un monsieur à lunettes, dont le sourire
paternel lui plaît tout de suite.
— Voilà la fillette en question, Monsieur l'inspecteur, dit
Monsieur Julian.
Le visage de Marikele se rembrunit : Inspecteur ! qu'est-
ce qu'il veut inspecter, celui-là ? Encore un, sans doute, qui
tient à savoir comment elle s'appelle et va la torturer de
questions ! Naturellement, ça ne manque pas ! Le monsieur
demande aussitôt :
— Ainsi, mon petit, tu ne sais ni ton nom, ni qui sont tes
parents, ni l'endroit où tu demeures ?
— Non... dit Marikele dont les yeux se remplissent de
larmes... on me l'a tant demandé ! J'ai tant cherché ! mais je
n'ai pas trouvé.
— Soit. Ne pleure pas : on ne te le demandera plus. Mais
en attendant que la mémoire te revienne, il faut qu'on te donne

95
un nom et qu'on s'occupe de toi. As-tu jamais songé à ce que
tu deviendrais, une fois guérie ?
— Non, monsieur... je n'avais pas pensé qu'il faudrait
partir d'ici.
— L'hôpital est seulement pour les malades, ma fille, et,
Dieu merci, te voilà raccommodée ! Je suis l'inspecteur
départemental de l'Assistance Publique, c'est moi désormais
qui me charge de toi. Le médecin pense que tu as environ
treize ans... donc, tu dois être sortie de l'école ?
Marikele passe la main sur son front : l'école ? l'école ?
Oui, sans doute, elle en est sortie... mais où était donc son
école ?
— Ne te fatigue pas à chercher. Je constate simplement
que tu es d'âge à être placée en apprentissage. On va donc te
trouver non seulement un nom et une famille, mais aussi un
métier. Qu'aimerais-tu apprendre ?
Marikele réfléchit, puis sa figure s'éclaire :
— Oh ! j'aimerais savoir faire des chapeaux ! fait-elle
avec un si subit enthousiasme que l'inspecteur sourit :
— Bon... nous verrons si ce désir peut se réaliser. La
fillette continue avec animation :
— Ne pourrais-je aussi avoir une très jolie maman, un
père très grand et très fort, deux ou trois petites sœurs, une
grand'mère qui sache bien raconter les histoires, un grand-père
bon musicien, et...
Elle s'arrête confuse, en voyant rire Monsieur Julian et
l'inspecteur :
— Tu as vraiment beaucoup de prétentions, mon petit !
s'exclame ce dernier.
— Vous aviez dit que vous alliez me choisir une famille,
murmure-t-elle, une pareille famille j'ai vu dans un des
livres qu'on m'a donnés et ça me faisait tellement envie !
L'inspecteur dresse l'oreille :

96
— « Une pareille famille j'ai vu »... remarquez-vous
cette tournure de phrase ? demande-t-il à l'administrateur.
— Oui... c'est un germanisme... et vous pouvez du reste
constater que l'enfant parle avec un léger accent allemand... ou
alsacien... ou suisse, on ne sait exactement.
— Bist du Deutsche ? Elsâsserin ? Schweizerin ( 1) de-
mande l'inspecteur à Marikele.
— Ich weiss nicht mehr... (-4-) répond-elle immédiate-
ment.

(1) Es-tu Allemande ? Alsacienne ? Suisse ? (1) Je ne


sais plus.

— Vous voyez ! elle sait l'allemand, dit Monsieur Julian.


— En effet. Mais que nous apprend de plus cette cons-
tatation ?
— Rien, en effet. Si sa famille demeurait loin d'ici,
comment cette enfant se serait-elle trouvée en notre ville,
seule, sans manteau, sans chapeau et même chaussée de pan-
toufles, comme une gamine qui joue dans son quartier, tout
près de sa maison ? Pour moi, les parents habitent la région,
mais doivent avoir des raisons pour ne pas se faire connaître.
Alors, qu'ils soient Français ou non, cela revient pratiquement
au même.
— Enfin, dit l'inspecteur en se levant, je ferai une en-
quête parmi les familles d'ouvriers étrangers, de langue alle-
mande, qui se trouvent dans les usines de la ville et des en-
virons. En attendant, je vais m'occuper de cette enfant. D'ici
peu, son état-civil sera établi et l'on aura trouvé, sinon la
famille de ses rêves, du moins de braves gens à qui la confier.
Pendant les jours qui suivent la visite de l'inspecteur,
Marikele se pose mille questions. Comment va-t-on l'appeler ?

97
Comment sera « sa famille »? Trouvera-t-on une modiste qui
ait besoin d'une apprentie ?
La famille surtout l'intéresse. Elle imagine toutes sortes
de types de parents, de frères et de sœurs. Tantôt elle se voit
au milieu de nombreux enfants, avec un père et une mère
jeunes et gais ; tantôt, au contraire, elle est seule chez un vieux
ménage très bon, tout heureux d'accueillir une fille dans un
foyer où l'on n'a jamais eu le bonheur de préparer an berceau.
Et la ville ? Comment va-t-elle trouver cette grande ville
dont la rumeur, affaiblie et lointaine, parvient jusqu'au paisible
hôpital ? Mademoiselle Anne lui a dit qu'elle s'appelle Saint-
Etienne. C'est le chef-lieu du département de la Loire. 11 y a
beaucoup d'usines et une nombreuse population ouvrière.
— Est-ce qu'il y a aussi de jolies choses ? de beaux
jardins, de chics magasins ? a demandé Marikele.
Mademoiselle Anne s'est mise à rire :
- Hum ! il y a surtout de la fumée et des maisons noires.
Mais enfin, je pense que dans le centre, du côté de la Place de
la République, tu trouveras de quoi contenter tes goûts
esthétiques !
Maintenant, Marikele, guérie, grandie, fortifiée par un
traitement énergique, attend, avec une impatience croissante,
le retour de l'inspecteur, qui s'appelle paraît-il, Monsieur
Duhlé. Tout en tricotant, dans le jardin, elle surveille la grille
d'entrée, espérant le voir surgir à chaque instant. Et,
naturellement, c'est au moment où, par extraordinaire, elle ne
pense pas à lui qu'on l'appelle au bureau de l'administrateur.
Elle s'y précipite et y trouve Monsieur Dublé, dont le bon
regard brille derrière les lunettes rondes.
- Enfin ! Toutes les démarches concernant Marthe
Louis sont terminées, dit-il en souriant.
Allons, bon !... ce n'est pas pour elle que l'inspecteur Ml
venu. Déçue, Marikele se retourne pour voir celle dont on

98
parle... Mais il n'y a pas d'autre petite fille qu'elle, dans le
bureau.
— Excusez-moi, dit-elle : on m'a envoyée ici... on s'est
trompé... Je vais dire qu'il faut appeler cette Marthe... Elle fait
mine de s'en aller, mais les rires de ces messieurs l'arrêtent net.
— Marthe Louis est ici, dit Monsieur Dublé... c'est toi-
même.
— Ah ! balbutie la fillette, toute saisie... C'est le nom
qu'on m'a donné ?
— Oui... te plaît-il ?
— Je... j'aurais mieux aimé Rosemonde... ou Ghis-
laine... mais ça ne fait rien... Et vous avez trouvé ma famille ?
demande-t-elle, avec une telle expression d'espérance et
d'amour, que l'inspecteur cesse de rire et dit affectueusement
en posant la main sur la tête blonde :
— Oui, mon petit., j'espère que tu t'y sentiras bien. Ce
sont de braves gens. Madame Faurié viendra te chercher lundi
prochain.
— Est-ce qu'elle a des enfants ?
— Certainement : trois garçons.
— Oh ! la ! la ! de grands garçons ?
— Non... le plus jeune est encore un bébé.
— Ah ! tant mieux. Alors ils ne me font pas peur. Un
bébé ! Quel bonheur ! je l'aime déjà ! Savez-vous s'il est blond
et bouclé ?
— Ah ! tu m'en demandes trop ! Tu verras cela lundi. Et
maintenant, ap revoir. Marthe (la petite se retourne :
Marthe ? Ah ! oui, c'est vrai... c'est elle-même !). J'aurai de tes
nouvelles par l'infirmière visiteuse qui viendra te voir
régulièrement. Je te verrai aussi de temps en temps. Mais, si
jamais tu as quelque chose à me demander, tu me trouveras à
la préfecture où j'ai mon bureau.

99
Dans le couloir, Monsieur Dublé rencontre Mademoiselle
Anne qui guette sa sortie.
— Monsieur l'inspecteur, est-ce que notre petite 14
sera heureuse, là où vous l'envoyez ? demande-t-elle.
— Je l'espère...
— Ah ! moi aussi ! C'est une enfant si attachante... in-
telligente et sensible... originale... fine...
— Trop fine, peut-être, dit Monsieur Dublé. Ces Faurié
sont de braves gens, comme je le lui ai dit, mais assez frustes...
J'ai peur qu'une créature délicate comme celle-ci soit souvent
heurtée et incomprise. Enfin, j'ai fait pour le mieux. En tous
cas, l'homme ne boit pas, la femme est propre et travailleuse et
le logement paraît sain. Il n'est pas dans une de ces affreuses
rues noires et nauséabondes où logent, hélas ! trop de nos
ouvriers. Les fenêtres donnent sur un terrain vague... il y a de
l'air. Et puis, Marthe entrera en apprentissage chez une des
meilleures modistes de la ville.
— Je vous la recommande chaudement, Monsieur l'ins-
pecteur.
— Soyez tranquille, Mademoiselle, on veillera sur elle
avec une sollicitude toute particulière.
Et tous deux, à travers la baie vitrée, regardent, dans le
jardin doré par l'automne, la petite fille mystérieuse qui se
promène lentement au soleil et dont les yeux bruns semblent
chercher, au delà des choses visibles, d'autres choses qu'elle ne
trouve pas...

100
Un dernier signe d'adieu à Mademoiselle Anne qui,
penchée à une fenêtre, regarde partir « sa petite 14 », et la
grille de l'hôpital se ferme derrière Marikele.
La voilà dans la rue, craintive, ahurie, assourdie par le
bruit et le mouvement de la ville, marchant à côté de Madame
Faurié, qu'elle connaît depuis cinq minutes.
C'est une grande femme maigre, jeune encore, malgré son
visage fatigué et sa bouche édentée. Elle a l'air d'une bonne
personne. Tout à l'heure, quand on lui a présenté «Marthe
Louis», elle l'a embrassée en disant : «Allons! je pense qu'on
s'entendra bien, nous deux !»
Puis elle a ajouté : « Rentrons vite, car j'ai laissé le petit
tout seul, dans son berceau »... et elle a emmené rapidement
Marikele... si rapidement que la fille la suit à grand'peine le
long d'une interminable rue... la rue de sept kilomètres qui
traverse Saint-Etienne.

101
Heureusement, on ne va pas jusqu'au bout, on bifurque à
gauche, puis à droite et on arrive enfin devant une grande
maison, en face de laquelle s'étend un terrain vague.
II y a de nombreux logements dans cette maison. Celui
des Faurié se trouve au troisième.
« C'est ici... », dit la femme, en poussant la porte.
Et, par cette porte ouverte devant elle sur une cuisine très
propre, mais toute petite et qui sent la soupe aux choux,
Marikele entre dans sa nouvelle vie.
L'imagination sert souvent à embellir les choses. Mais
elle peut procurer aussi, à ceux qui en sont abondamment
pourvus, de fameuses déceptions.
Or, si Marikele a perdu la mémoire, elle a conservé la
faculté de rêver et d'imaginer.
Elle avait beaucoup rêvé à sa future famille... elle était
arrivée à la « voir » avec une telle précision, sous un jour si
charmant, que le premier contact l'a déçue. La « jolie maman
» est un grand cheval de bataille édenté ; le père fort et
majestueux, un petit homme noiraud, sec comme un pruneau.
Pierrot et René, deux pots-à-tabac de quatre et cinq ans,
brusques, criards, querelleurs, qui reniflent toujours et n'ont
jamais de mouchoir, et Loulou, le bébé, le chérubin blond et
bouclé qu'elle chérissait d'avance, un pauvre poupon de ville,
pâlot et nerveux, qui aura peut-être des boucles, plus tard,
mais dont le crâne, pour l'instant, ne s'orne que d'un
imperceptible duvet.
L'intérieur où elle doit vivre l'a déçue aussi. Oh ! elle
savait bien qu'elle n'habiterait pas un palais, mais elle s'était
représenté un gentil logement d'ouvriers aisés. Elle espérait
avoir une petite chambre à elle, une chambre tapissée de rosé,
avec des rideaux blancs...
Or, figurez-vous qu'elle couche dans un placard !

102
Parfaitement ! On appelle cela « une alcôve », dans la
région de Saint-Etienne et de Lyon, mais enfin, c'est un
placard, grand comme une chambrette, dont on ouvre les
portes, le soir, pour avoir un peu d'air.
L'alcôve de Marikele donne sur la cuisine. De son lit, elle
voit les dernières braises du fourneau rougeoyer, puis
s'éteindre, elle entend l'eau qui tombe, goutte à goutte, du
robinet mal fermé, sur l'évier et elle s'endort dans l'odeur des
poireaux qui remplissent le panier aux légumes...
Le matin elle doit se lever tôt pour s'habiller et se laver
avant que les autres sortent de l'unique chambre où couchent
parents et enfants... Et vite, vite, il faut aérer, refaire le lit,
mettre tout en ordre et refermer les portes du placard.
Oui, vraiment, la famille de Marikele est loin d'être ce
qu'elle avait imaginé.
Quand le rêve a dû faire place à la réalité, la fillette s'est
sentie d'abord un peu triste. Elle est restée deux ou trois jours
sur la réserve, silencieuse, gênée, étrangère.
Mais un beau matin, Pierrot qui s'est cogné le front et qui
pleure, vient spontanément vers elle, et grimpe sur ses genoux
pour se faire consoler. Marikele sèche ses larmes, mouche le
petit nez, plus coulant que jamais, et Pierrot, lui jetant les bras
autour du cou, s'écrie : « Tu es gentille, toi !»
La mère sourit : « Tu vois... il t'aime déjà !»
Et la glace est rompue. Marikele adopte « sa famille »
telle qu'elle est, et la famille sent que cette petite «Marthe »
fait maintenant partie du ménage.
Madame Faurié aimerait bien la garder toute la journée
avec elle. Cette enfant est si adroite ! Elle sait tout faire et,
sans même qu'on le lui demande, elle apporte une aide si
précieuse dans la maison.
Elle apporte aussi autre chose, que la mère accablée de
besogne ne peut pas définir, mais dont elle ressent les

103
bienfaisants effets... elle apporte sa fraîcheur, sa fantaisie, sa
gaîté charmante que rien n'a pu éteindre... et aussi on ne sait
quoi de net, de pur, qui semble rendre autour d'elle l'aii plus
léger et les gens meilleurs.
Mais Marikele doit entrer en apprentissage. L'Assistance
publique a désigné la maison de modes où elle ira travailler et,
avec un soupir de regret, Madame Faurié l'accompagne chez la
modiste.
De loin elle aperçoit le magasin, situé dans le plus beau
quartier de la ville, près du jardin qui s'étend derrière la
Préfecture. Et, tout de suite, elle s'exclame : « Oh ! que ça me
plaît !»
En approchant, elle lit avec ravissement « Maryvonne,
modes »... écrit en lettres chromées sur la boutique, et elle
contemple la devanture où quelques chapeaux se détachent sur
une tenture de velours turquoise, où un éclatant bouquet de
chrysanthèmes s'épanouit dans un vase de cristal noir.
L'intérieur du magasin est tout aussi beau. Une moquette
claire assourdit les pas, les murs sont tendus de chintz bleu à
dessins blancs, et, perchés sur les hautes tiges de cuivre, les
chapeaux semblent de grosses fleurs, de toutes les formes et de
toutes les couleurs.
Il est vrai que l'envers du décor est moins somptueux.
L'atelier où travaillent les ouvrières donne sur une cour si
sombre, que l'électricité reste allumée toute la journée. Le
plancher est grossier, la tapisserie fanée. Pourtant, là aussi, il y
a de jolies choses délicates... des rubans déployés... des
cartons ouverts, pleins de motifs en plumes, de clips de métal
ou de pierreries, de nœuds et de cocardes multicolores...
C'est là que Madame Leconte conduit Marikele et la
présente à ses nouvelles compagnes.
Déjà impressionnée par la belle modiste vêtue de satin
noir, ornée d'immenses pendants d'oreilles et de lourds bra-

104
celets, Marikele se sent affreusement intimidée par tous ces
yeux fixés sur elle. A son habitude, elle tortille une de ses
nattes, tout en adressant à la ronde,un pauvre petit sourire
contraint.
On la fait asseoir. On lui met entre les mains une forme et
une coiffe. Il s'agit de coudre cette coiffe à l'intérieur du
chapeau. Ce n'est pas du tout aussi facile que cela paraît. Les
points doivent être lâches, réguliers, et il faut faire attention
qu'ils ne traversent pas le feutre.
La petite s'absorbe tellement dans son travail, qu'elle ne
se soucie plus des regards curieux posés sur elle et qu'elle
n'entend même pas les réflexions faites à mi-voix.
— Elle a l'air tout à fait comme tout le monde...
— N'empêche qu'elle n'est pas normale, puisqu'elle a de
l'a-mé-sie...
— Attention ! la patronne a recommandé de ne pas
parler de ça devant elle.
— Elle est maigrelette... et pas belle !
Elle est surtout mal coiffée et mal habillée. Attends
seulement qu'elle sache s'arranger et je te parie qu'elle ne sera
pas si mal...
— Moi, ça me fait un drôle d'effet de penser qu'elle a un
autre nom que celui qu'on sait !
-— Regardez-la travailler ! Elle en met un coup, hein ?
Tout nouveau, tout beau. Dans six mois elle n'aura pas tant
d'ardeur.
Quand la fillette a terminé son travail, elle le tend timi-
dement à Mademoiselle Rosé, la première, qui se déclare
satisfaite.
— Que faut-il faire, maintenant ? demande Marikele.
— Des courses. Il y a des chapeaux à livrer. Ils sont au
magasin, la patronne te les donnera.

105
Cinq minutes après, Marikele, un carton au bras, sort de
chez « Maryvonne ».
Madame Leconte lui a mis dans la main un papier, avec
un nom et une adresse, en disant : « débrouille-toi pour trou-
ver... tu as une langue... et, surtout, dépêche-toi. »
Et la voilà seule dans cette ville complètement inconnue,
dont le bruit et le mouvement l'effrayent et lui font tourner la
tête.
Mais on a dit : « dépêche-toi »... et elle se hâte tant
qu'elle peut.
On a dit aussi : « tu as une langue »... Ça, oui ! Dieu
merci ! Et même fort bien pendue ! Aussi Marikele ne se
prive-t-elle pas de demander aux agents de ville, aux mar-
chandes de fleurs, aux gamins, rencontrés sur sa route : «
Pardon... la rue de Fontainebleau, s'il vous plait ?»
Ainsi, d'agent en marchande, de marchande en gamin,
elle finit par sonner triomphalement à la porte de la cliente, et
el'le redescend l'escalier en contemplant, dans le creux de sa
main, la pièce de cinquante centimes qu'elle a reçue £n
pourboire.
Et chaque jour c'est la même chose. Il faut tirer l'aiguille
à l'atelier ou courir livrer des chapeaux.
Bientôt, les doigts de Marikele deviennent plus adroits et
plus prompts et les rues de la ville lui paraissent plus
familières. Madame Leconte est contente de son apprentie et
l'apprentie cesse d'être un objet de curiosité pour les autres
ouvrières.
Elle connaît aussi leur caractère. Elle sait que Mademoi-
selle Rosé est grognon, difficile, mais très bonne, au fond...
que Mademoiselle Angèle parle tout le temps de sa santé et se
croit toujours près d'expirer... qu'Eve est coquette, Renée
bavarde, Germaine paresseuse... que Monette est une gentille

106
fille, pas tellement plus âgée qu'elle... et qui, peu à peu, de-
vient son amie et sa confidente.
Elles font route ensemble en revenant du travail. A
Monette seule, Marikele a raconté son histoire. Une histoire
bien courte, puisqu'elle commence au moment où elle a ouvert
les yeux dans son lit d'hôpital.
— C'est formidable! dit souvent Monette ; je ne peux pas
comprendre qu'à force de chercher, tu ne puisses de rappeler la
moindre chose « d'avant » !
— Et pourtant, c'est comme ça... Mais je ne me
décourage pas. Les docteurs ont dit que les souvenirs me
reviendront, soit peu à peu, soit tout d'un coup... seulement
cela peut tarder des mois et des mois...
Dès qu'elle arrive à la maison, Marikele se met à aider
Madame Faurié au ménage ou à s'occuper des enfants. Les
petits l'accueillent par des cris de joie ; la mère, par un sourire
ébréché.
Puis on entend le père monter l'escalier et crier, avant
même d'être entré : « Le boulot est prêt ? Servez chaud ! »
C'est Monsieur Faurié que Marikele aime le moins. Elle
se reproche toujours cette antipathie, mais cet homme l'agace
avec sa vulgarité vaniteuse et son égoïsme.
Assis sur sa chaise comme s'il y était vissé pour le reste
de ses jours, il regarde d'un œil de pacha, sa pauvre femme se
tuer de travail, se hâter, s'énerver, sans que jamais l'idée lui
vienne de lui donner un coup de main, ou seulement de garder
un peu les enfants. Et si le repas se fait attendre, il répète en
tapant sur la table : « Garçon, servez chaud ! »
Quand il crie cela, en guignant l'effet produit par cette
spirituelle plaisanterie, Marikele a envie de le coiffer de la
soupière qu'elle apporte, pleine de potage fumant.
Monsieur Faurié travaille dans une fabrique de passe-
menterie, comme il y en a beaucoup à Saint-Etienne.

107
Marikele a essayé de s'intéresser au métier de son
«père ». Une fabrique de rubans et de galons, comme ce doit
être joli ! Elle se représente des kilomètres de soie, déployée
en bandes étroites, de toutes couleurs, unies, ou brodées de
fleurs, ou brillantes de paillettes...
« Oh ! a-t-elle dit un jour, une pareille usine doit res-
sembler au palais d'une fée !»
L'homme a éclaté de son gros rire vulgaire : « Mince de
palais ! a-t-il crié... une boîte où l'on se crève toute la semaine
pour gagner quatre sous !»
Et il a continué en disant : « Elle est complètement dingo,
cette gosse !»
Depuis lors, Marikele tâche de brider sa fantaisie et de
voir les choses comme elles sont... au moins devant le père.
Mais, quand il n'est pas là, Pierrot tourne autour d'elle et
demande : « Raconte-moi de belles choses, Marthe... raconte
les fées... les petits nains... la forêt... » Alors elle prend le gros
garçon sur ses genoux et elle ouvre pour lui le trésor où l'on
trouve tout ce qui fait rêver, tout ce qui change la couleur et le
parfum de la vie.
Madame Faurié écoute, distraitement, en haussant de
temps en temps les épaules. Elle aime les histoires de «
Marthe », parce qu'elles font tenir Pierrot tranquille, mais elle
ne les comprend pas... rien n'existe, pour elle, que le fricot à
faire, la maison à nettoyer, les gosses à élever et le loyer à
payer.
Marikele est-elle heureuse ? Elle ne songe pas à se le
demander... Et les jours passent, monotones, si pareils les uns
aux autres, que le temps ne semble pas avancer.
Pourtant l'hiver et le printemps se sont écoulés, les
premières chaleurs fatiguent tout le monde et particulièrement
Loulou qui met des dents et hurle toute la nuit. Le père est de

108
mauvaise humeur parce qu'il a mal dormi, la mère est plus
lasse et plus efflanquée que jamais.

Et la mémoire n'est toujours pas revenue à Marikele.


Pourtant, il lui semble, parfois, que de vagues, vagues souve-
nirs remontent, du fond d'un gouffre obscur, vers la lumière.
Mais, au moment où elle va les saisir, ils retombent aussitôt
dans l'ombre.

109
Un jour, en particulier, elle a éprouvé une véritable
émotion, car elle s'est presque rappelée quelque chose.
Comme elle revenait du travail, avec Monette, celle-ci lui a
dit:
— Tu es trop grande maintenant, Marthe, pour garder
ces deux nattes sur les épaules... cherche donc autre chose.
— Oh ! a répondu Marikele, je ne saurais quelle coiffure
choisir : je suis si laide que tout m'irait mal...
— Laide ! toi ? s'est écriée Monette.
—' Mais oui... depuis que j'existe on m'a toujours dit que
je l'étais...
— On te l'a dit ! Qui ? à quel moment ? Oh ! Marthe,
mais cela, c'était «avant»!... et tu t'en souviens ?
Marikele s'est arrêtée brusquement, pâle et troublée...
Oui... il lui semble qu'elle va se souvenir... le mot « laideron »
émerge lentement de l'ombre... ce mot l'a blessée un jour... un
soir, plutôt, car il faisait nuit... Mais où ? Mais quand ?
Elle cherche intensément... puis elle fait un grand geste
découragé : tout s'est effacé de nouveau.
— Oh ! Monette, j'ai cru que j'allais savoir ! Mais non...
je me suis trompée.
— Ne te désole pas. Ça prouve que quelque chose tra-
vaille dans la tête, sans que tu t'en aperçoives. Un jour tout
reviendra, tu verras...
En attendant, tu n'es pas laide, au contraire. Regarde-toi
bien dans la glace : je suis sûre que ta figure te fera plaisir.
Le soir, une fois seule dans son alcôve, Marikele a suivi
le conseil de Monette. Seulement, la glace dont elle se sert est
si petite qu'on ne peut y voir toute la tête à la fois ! Il faut
regarder un morceau après l'autre.
Le petit miroir montre d'abord des cheveux d'un blond
pâle et doux, de cette nuance que les ouvrières de Madame
Leconte appellent « blond-argent »... Ces cheveux sont deve-

110
nus plus souples et plus épais depuis que l'infirmière-visi-teuse
a expliqué à Marikele qu'il fallait les soigner, les laver souvent
et les brosser soigneusement.
La glace reflète ensuite des yeux bruns, pas très grands,
mais dont la couleur foncée — café... ou giroflée sauvage —
contraste joliment avec la claire chevelure et le teint à peine
rosé.
Surgissent ensuite un nez légèrement retroussé, une
bouche un peu trop grande, mais dont les lèvres autrefois si
pâles se sont colorées, et un fin petit menton.
C'est vrai, en somme... Marikele n'est plus laide. L'enfant
malingre, au blême visage, devient une jeune fille très pré-
sentable. Et encore, le miroir n'a pas dit le charme du délicieux
sourire ni l'attrait du regard direct et brillant d'intelligence.
C'est vrai aussi qu'elle est trop grande pour porter ces
nattes de gamine. Voyons, comment va-t-elle les relever ?
Marikele tâtonne, cherche, enfonce des épingles à che-
veux, les retire... et trouve enfin sa nouvelle coiffure.
Instinctivement, elle a arrangé ses tresses en couronne
autour de la tête... comme font les filles de son pays... du pays
qu'elle a oublié.

111
L'été à la ville... La lourde chaleur du jour... les nuits
étouffantes...
Marikele soupire dans son alcôve, où elle ne peut s'en-
dormir. La fenêtre de la cuisine est ouverte, mais pas un
souffle d'air frais ne vient jusqu'à elle.
Parfois un train siffle au loin... Alors, elle soupire plus
fort et pense : « Où va-t-il, ce train? Vers quel pays ? Peut-être
vers le mien... Oh ! s'il pouvait m'emporter autre part... là où je
devrais être en ce moment... là où, peut-être, tout est plus
beau. Grâce à l'Œuvre des Enfants à la Montagne, Pierrot et
René sont partis, pendant tout le mois d'août, en Haute-Loire.
Là-haut ils jouissent du bon air, des bois, des prés, des eaux
vives... Ici, la mère, déchargée des deux gamins, prend un peu
de repos. Elle peut même passer une partie des après-midi au
jardin public, avec le petit Loulu.
Marikele a moins de travail à la maison, elle aussi. Elle
profite de ses loisirs inespérés pour aller, de temps en temps,
voir Mademoiselle Anne, à l'hôpital.
Elle aime retrouver là-bas le silence et la paix des longs
corridors... la salle claire où on l'a soignée, où les rideaux

112
blancs bien tirés tamisent l'éclatante lumière du dehors et, le
petit salon des infirmières où Mademoiselles Anne la fait
asseoir près d'elle en disant chaque fois : « Que deviens-tu, ma
petite quatorze ? Raconte-moi tout ce que tu fais... »
Et Marikele bavarde à cœur joie, heureuse de sentir que
quelqu'un s'intéresse aux menus événements de sa vie.
Un jour une idée merveilleuse est venue à l'infirmière :
— Aimes-tu la lecture ? Veux-tu que je te prête des
livres? demande-t-elle.
Ah ! bien sûr, Marikele aime lire... Malheureusement, le
seul membre de la famille Faurié qui lise est le père, et il ne se
repaît jamais d'autre chose que de la « Tribune Républicaine »,
son journal quotidien. Les ouvrières de Madame Leconte,
elles, dévorent des romans-feuilletons qui ne passionnent pas
du tout Marikele... Mais, si Mademoiselle Anne voulait bien
lui trouver de jolies histoires, qui se passent surtout à la
campagne et où les gens ne disent pas de trop grands mots et
ne font pas des choses stupides et incompréhensibles, elle
serait bien contente.
Oui, Mademoiselle Anne sait parfaitement ce qu'il faut à
« sa petite quatorze »... des récits simples et sains... un peu de
rêve, un peu de sentiment, un grain d'humour et une bonne
dose de fantaisie !
Elle n'est plus jeune, Mademoiselle Anne, et les livres
qu'elle lisait quand elle avait l'âge de Marikele ne sont pas des
livres nouveaux. Mais elle choisit, dans la petite bibliothèque
de sa chambre, ceux qui ne vieillissent pas, et que les
générations successives ouvrent avec le même plaisir.
Et Marikele s'en va, emportant « Le merveilleux voyage
de Nils Holgersson », « Pollyanna, ou le jeu du contente-
ment», et « L'Ami Fritz ».
Et voilà que, dès les premières pages, cet « ami Fritz » la
remplit d'une étrange émotion.

113
D'abord elle s'est dit : « Mais j'ai déjà lu ce livre... » et
pourtant, non... tout est imprévu pour elle dans cette histoire.
Seulement elle croit connaître intimement, chacun des
personnages... elle jurerait qu'elle les a déjà rencontrés quelque
part... Les noms qu'ils portent... les maisons qu'ils habitent,
leur manière de vivre, de parler, de travailler... tout lui est
familier... et cette Suzel dont on parle est pour elle comme une
sœur.
Elle dévore une première fois le livre avec passion. Puis
elle le relit avec trouble, avec anxiété... il lui semble que
chaque page va faire remonter en elle un souvenir d'« avant»...
et que la lumière va jaillir de ce petit volume.
Mais non... la lumière brille comme derrière un voile-
derrière ce « papier noir » dont elle a parlé un jour à Made-
moiselle Anne... Elle la sent toute proche et, pourtant, elle ne
peut l'atteindre.
« Tout ça prouve que quelque chose travaille dans ta tête,
sans que tu t'en doutes... » assurait un jour Monette... La
lecture de l'« Ami Fritz » le prouve aussi, peut-être... Mais ce
n'est pas encore l'histoire du joyeux Kobus et de la mignonne
Suzel qui rendra la mémoire à Marikele.
Elle rapporte le livre à Mademoiselle Anne, avec les
autres, et elle se borne à lui dire : « Je les ai tous lus avec
plaisir... mais j'aime surtout celui-là... je l'ai recommencé
plusieurs fois.»
A quoi bon parler de l'espoir qu'il a fait naître eu elle,
espoir, hélas ! vite déçu ?
D'ailleurs, le mois suivant, les petits garçons reprennent
leur place à la maison. La provision de santé et de forces qu'ils
ont faite en montagne, se traduit par un déchaînement de
turbulence. Le logis trop étroit, se remplit de nouveau de
cris, de bruit, de désordre. Aussi Marikele ne peut-elle
plus consacrer beaucoup de temps à la lecture.

114
Monsieur Dublé est venu deux ou trois fois chez les
Faurié voir comment se comporte « Marthe Louis ». Sa visite
se passe toujours de la même manière. La mère offre une
chaise, fait taire les marmots et reste debout devant lui, les
mains croisées sur son tablier.
— Alors, Madame Faurié, tout le monde va bien, chez
vous?
— Mais pas trop mal, merci, Monsieur l'Inspecteur.
- Et Marthe ? Vous en êtes toujours contente ?
- Ma foi, oui, c'est une gentille fille, bien travailleuse.
Mon mari dit souvent qu'elle n'est pas modiste pour rien et
qu'elle « travaille du chapeau »... Moi, je ne trouve pas. Elle
a seulement des idées qu'on se demande où elle va les
chercher ! Mais enfin, ça ne fait de mal à personne, et le
Pierrot aime bien toutes ces balivernes qu'elle lui raconte.
- Sa patronne est satisfaite aussi ?
— Oh ! oui, il paraît qu'elle est une très bonne apprentie.
- C'est l'heure où elle rentre, n'est-ce pas ? Je vais
"l'attendre pour lui dire bonjour.
Marikele arrive sur ces entrefaites et son visage s'éclaire
en apercevant Monsieur Dublé, ses lunettes rondes et son bon
sourire paternel.
I<1 la questionne sur son travail, sur ses camarades, sur
sa santé, puis il se lève pour partir.
Elle le raccompagne jusqu'à la porte et là, il demande :
— Enfin tu es bien ? Tu es contente ?
— Oh ! oui, Monsieur, très contente...
Que voulez-vous dire de plus sur le pas d'une porte ? Si
Marikele pouvait causer longuement et sans témoins avec
l'inspecteur, peut-être lui répondrait-elle un peu
différemment... Mais saurait-elle lui expliquer ce qui lui
manque ? Non, sans doute. Cette sorte de lassitude, ce profond
écœurement si souvent ressentis, elle ne pourrait en dire la

115
cause. Elle ne se rend pas clairement compte qu'elle étouffe
dans cette maison où son imagination et sa charmante fantaisie
sont comme deux oiselets prisonniers, privés des aliments
qu'ils trouvaient jadis dans la libre campagne et qui,
maintenant, se sentent toujours affamés, derrière les barreaux
de leur cage étroite...
Et Je long, l'interminable hiver commence. Il s'annonce
bien dur pour les Faurié. Le père chôme une partie de la se-
maine, la vie devient de plus en plus difficile.
Quelque temps avant Noël, la mère confie à Marikele : «
Les gosses auront tout juste un petit sucre d'orge dans leurs
souliers... on ne risque pas d'acheter des jouets... c'est quand
même malheureux...»
Et Pierrot qui souhaite tant de choses ! Il ne cesse de
décrire le train électrique qu'il recevra du Père Noël, l'avion
capable de voler « jusqu'aux étoiles » ! la ferme avec toutes
sortes d'animaux « pareils à ceux qu'on a vus à la montagne»...
En l'entendant, Madame Faurié détourne la tête et son
mari s'écrie brusquement : « Le bonhomme Noël, il chôme
comme moi... ne l'attends pas, mon gars !»
Mais, est-ce que les paroles raisonnables des grandes
personnes peuvent entamer le rêve des enfants? Pierrot ne
daigne pas accorder un instant d'attention aux dires de son
père et d'une voix suraiguë, il continue à décrire devant les
deux petits frères, béants d'admiration, tous les trésors sur
lesquels il compte fermement.
Alors, un soir de la fin décembre, Marikele ouvre la boîte
où elle garde les menues gratifications qu'on lui donne quand
elle va livrer des chapeaux. Il y a beaucoup de pièces de
monnaie, dans cette boîte... mais, en les comptant on s'aperçoit
qu'elles ne font pas une grosse somme. Elles suffiraient tout
juste à payer le manteau neuf auquel Marikele pense depuis

116
des mois. Celui qu'elle porte est usé, trop court et cache mal sa
vieille robe fanée.
Oui, les économies de Marikele lui permettraient à peine
d'acheter un vêtement nouveau... Mais elle pourrait largement
réaliser les rêves de Pierrot et ceux de ses frères.
Hésitante elle fait glisser sa fortune d'une main dans
l'autre. Elle imagine le manteau qu'elle souhaite... en lainage
brun... avec un col de velours. Mais elle imagine aussi, dans
trois petits souliers, trois maigres sucres d'orge et, devant ce
piteux cadeau, trois visages encore plus piteux.
Alors elle pousse un grand soupir et décide : « Samedi,
j'irai au bazar ».
Puis elle s'endort tranquille et ses songes la conduisent
dans d'immenses et féeriques magasins où elle chois't un avion
« grandeur nature », un train électrique si vaste que les trois
enfants peuvent s'y installer commodément, et une ferme dont
les animaux sont à peine moins gros que les vrais.
Tout cela, par un de ces miracles qui ne se produisent
qu'en rêve, arrive, parfaitement à se caser dans la cuisine et
dans l'unique chambre du logis !
Le soir de Noël, avant de se mettre au lit, les petits gar-
çons alignent leurs chaussures devant le fourneau... puisqu'il
n'y a pas d'autre cheminée à 'la maison. Mais Pierrot trouve
tout naturel que le Père Noël passe par l'étroit tuyau et surgisse
du foyer éteint avec une houppelande aussi propre, une barbe
aussi blanche et une hotte aussi bien remplie que s'il entrait
tout bonnement par la porte, au lieu de se livrer à cette
extraordinaire gymnastique.
Lorsque les parents vont se coucher à leur tour, Monsieur
Faurié entre, d'un air sombre, dans la pièce voisine.
Sa femme, avant de le suivre, dépose en soupirant, un
sucre d'orge au fond de chaque soulier et ces souliers, quoique
tout petits, paraissent encore bien vides !

117
Quel bon moment passe alors Marikele ! Dès qu'elle est
seule, elle tire de sous son lit de gros paquets enveloppés d'un
papier terriblement craquant, qu'elle déplie avec précaution
pour n'être pas entendue... Et les jouets neufs et pimpants
s'entassent autour des chaussures. Marikele rit toute seule en
pansant : « Oh ! que je voudrais être déjà à demain matin !»
La cuisine est vaguement éclairée par les lumières de la
rue. De son lit, une fois couchée, Marikele voit briller une aile
de l'avion... un mouton blanc fait, dans l'ombre, un petit nuage
vaporeux et les cartons qui contiennent les autres jouets
forment, entassés les uns sur les autres, une masse claire et
imprécise...
Marikele est si contente, si excitée, qu'elle n'arrive pas à
s'endormir. Longuement, elle regarde, à travers les vitres, le
ciel noir où luisent des étoiles...
Autrefois... elle a contemplé ainsi le ciel de Noël., mais
où?
De vagues souvenirs remontent en elle, qu'elle essaie de
saisir... de fixer... toujours en vain, hélas !
Et voilà que, brusquement, de son âme alsacienne, si
profondément religieuse, jaillissent des paroles oubliées...
voilà que ses lèvres murmurent le récit de Noël, nettement,
sans hésitation, comme si elle les lisait dans l'Evangile. Depuis
le premier verset: « II y avait dans cette contrée des bergers
qui passaient dans les champs les veilles de la nuit... » jusqu'au
joyeux, à l'ineffable chant des anges « Gloire à Dieu, paix sur
la terre parmi les hommes de bonne volonté »...
— Gloire à Dieu... répète Marikele... et elle voit une
église où on lui a enseigné ces mots... et elle entend l'orgue qui
joue doucement-
Alors elle se dresse à demi sur son lit : va-t-elle savoir
enfin ?

118
Mais non... tout s'efface... ri n'y a plus que la cuisine des
Faurié, que ces quelques étoiles, derrière une vitre... que le
bruit des gouttes d'eau sur l'évier. N'importe ! le message
d'espérance et de joie reste en elle et l'emplit d'une immense
paix. Elle s'endort en priant, la joue sur ses mains jointes.
Au matin, les cris des enfants la réveillent.
Ils sont tous trois en chemise, devant le fourneau, dans le
jour tardif et gris de ce matin d'hiver. Mais leur bonheur
rayonne comme un soleil !
En un clin d'œil, le sol est jonché de papiers dépliés et de
cartons ouverts. Des petites mains avides palpent, tournent et
retournent chaque jouet. Puis sans même regarder Marikele,
ils ramassent tous leurs trésors et les emportent comme des
proies dans la chambre, où l'on entend leurs exclamations
ravies.
Marikele pense que les parents doivent partager leur joie
et il lui tarde de voir leur surprise heureuse. Mais quand, un
peu plus tard, les Faurié entrent dans la cuisine, ils ont un air
mi-figue, mi-raisin...
- C'est toi, Marthe, qui as fait toutes ces folies ? de-
mandent-ils.
— Oui... ça me peinait tellement que les petits soient
privés de joujoux...
— Tu ne seras jamais raisonnable, ma pauve fille...
— C'est tout juste si on ne crève pas de faim et tu gas-
pilles tes sous à des cadeaux de riches!
— Une babiole suffisait... Si tu tenais à tout dépenser et
à faire la généreuse, tu pouvais acheter un bon gigot et
quelques litres de blanc... tandis que nous n'aurons que des
pommes de terre et du ragoût de mouton... avec plus d'os que
de viande.
— Enfin... tu as voulu bien faire... on te remercie quand
même.

119
Marikele courbe le dos sous la douche froide et une
vague envie de pleurer lui serre la gorge... Mais, le bruyant
bonheur des enfants la console vite. Qu'ils boudent s'ils
veulent, ces gens pratiques... les visages rayonnants des petits
ne lui font pas regretter le manteau sacrifié.
Ce matin de Noël elle reçoit une carte de Mademoiselle
Anne qui l'invite à venir passer avec elle l'après-midi du
premier Janvier.
« J'ai congé toute la journée, lui dit-elle, et je serai bien
seule... une visite de ma petite Quatorze me ferait plaisir... »
Et la « petite Quatorze » attend avec impatience les bon-
nes heures promises.
La semaine suivante, elle arrive chez Mademoiselle Anne
avec son vieux manteau trop court et sa robe fanée. Ses habits
paraissent plus usés et plus fanés encore dans la jolie chambre
claire, toute fleurie d'azalées et de cyclamens. Mademoiselle
Anne considère Marikele d'un air peiné et lui demande :
— Ne pourrais-tu obtenir des Faurié des habits conve-
nables ? Tu es par trop mal vêtue, mon enfant.
— Oh ! non... Ils ont tant de peine à vivre en ce moment!
La pension qu'ils reçoivent pour moi, leur est bien nécessaire.
C'est tout juste s'ils pourront me donner des souliers.
— Ne gagnes-tu rien encore, chez Madame Leconte ?
— Si... elle commence à me payer un peu, cette année-
Mais je dois tout placer à la Caisse d'épargne.
— Comment ? On ne te laisse pas un peu d'argent de
poche ?
— Oh ! si, je peux garder ce qu'on me donne quand j'ap-
porte des chapeaux... J'avais presque cent cinquante francs.
Mais... je ne les ai plus.
— Vraiment ! J'espère que tu n'as pas gaspillé cela en
bêtises et en bonbons...

120
— Non... non... j'avais tout mis de côté... mais... les
gosses n'auraient rien eu dans leurs souliers, fait Marikele à
voix basse, alors..
— Quoi ! Tu as tout dépensé en jouets ? Marikele se met
à rire :
— Je n'ai jamais rien vu de plus beau que leur joie,
s'écrie-t-elle.
Mais Mademoiselle Anne ne rit pas et dit doucement :
— Et moi, je n'ai jamais vu une plus délicieuse petite «
poire » que toi... N'as-tu pas pensé que tu pourrais donner des
cadeaux plus modestes et garder le reste de tes économies ? En
peu de temps, tu aurais eu de nouveau une somme suffisante
pour acheter un manteau...
— Ah ! non... je n'avais pas calculé ça...
— Evidemment... le calcul et toi... fait Mademoiselle
Anne, qui sourit enfin. Puis, elle change de sujet. Mais tout le
temps de la visite, quand elle cause avec Marikele, quand elle
lui choisit des livres, quand elle sert un bon goûter, elle a l'air
un peu distraite.
Lorsque Marikele se lève pour partir, Mademoiselle
Anne retient sa main dans la sienne et dit d'un air tout
rayonnant :
— Tu sais, ma petite, j'ai décidé que, pour tes
étrennes, je vais t'offrir de quoi remplacer ces vêtements hors
d'usage.
D'abord Marikele reste muette. Elle ne sait que dire... elle
sent bien que Mademoiselle Anne veut lui faire un cadeau
vraiment peu proportionné à son modeste budget d'infir-
mière... elle est à la fois touchée et confuse.
- Oh ! Mademoiselle ! je ne peux pas accepter une chose
pareille ! s'écrie-t-elle enfin.
— Tu peux l'accepter sans hésiter. J'aurai tellement de
plaisir à t'accompagner dans un magasin et à choisir quelque

121
chose pour toi ! Vois-tu, cela me donnera l'illusion d'être une
maman... à moi qui suis toute seule et qui n'ai pas eu le bon-
heur d'avoir une petite fille... Allons ! c'est entendu. Tu es
libre samedi après-midi ? Moi aussi... Je te donne rendez-vous
sur la place de l'Hôtel-de-Ville, à deux heures...
Et cette chose merveilleuse se réalise. Le samedi
Marikele arrive au rendez-vous en se demandant encore si elle
n'a pas rêvé ! Mais non ! Mademoiselle Anne est déjà là, qui
l'attend. Elle l'emmène tout de suite dans un grand magasin,
plein de monde et de musique.
— Je te propose un petit tailleur, dit-elle. Il remplacera en
même temps un manteau et une robe, et tu pourras le porter en
toutes saisons.
Un tailleur ! Voilà une idée splendide que Marikele n'a-
vait pas eue ! Penser qu'elle pourra dire : « Je vais mettre mon
tailleur... je suis en tailleur... ! » C'est tout simplement
formidable!
Le visible plaisir de Marikele et de Mademoiselle Anne
gagne la vendeuse qui s'empresse autour d'elles.
Cela l'amuse, elle aussi, de transformer cette enfant pau-
vrement vêtue en une jeune personne correcte et même élé-
gante !
Prestement, elle fait glisser l'un après l'autre les vêle-
ments suspendus à la longue tringle de cuivre et elle murmure:
« Pas ça... pas ça... ceci fait trop vieux... Ah ! voilà quelque
chose de bien... Mademoiselle pourrait l'essayer.
Et « Mademoiselle » essaie, devant la haute glace, le
tailleur bleu marine, simple et net, qui met en valeur ses che-
veux blond argent et son teint si clair...
— Quelques retouches... et ce sera parfait.
Une couturière arrive, la bouche pleine d'épingles, bile
marque les corrections à faire pour que le costume soit
exactement à la taille de Marikele.

122
Vous l'aurez mercredi sans faute, Mademoiselle, promet-
elle.
Marikele fait une petite grimace que Mademoiselle Anne
comprend très bien :
— Ah ! tu aurais aimé l'emporter dès aujourd'hui ! Que
veux-tu, ma fille, il faudra patienter un peu. En attendant nous
achèterons de la laine bleue pâle pour que tu te tricotes un
pull-over qui complétera ta tenue.
Un pull-over encore ! Marikele essaie de protester, mais
Mademoiselle Anne ne peut plus s'arrêter de la gâter. Sa petite
Quatorze aura aussi une écharpe écossaise pour égayé»" le
tailleur sombre... un « calot » marine, guère plus grand que la
main qui se juche sur la tête blonde et que la couronne de
tresses entoure joliment... et même une paire de gants !
— Oh ! Mademoiselle, je suis honteuse, dit la petite.
— Tu as bien tort ! Moi je suis ravie ! C'est si bon, par-
fois, de n'être pas trop raisonnable !
Marikele lève sur l'infirmière un regard rayonnant : Voilà
! elle a dit juste ce qu'il fallait... juste ce que pense Marikele...
et elle vient de faire juste ce qu'elle-même a fait avec les
fameux jouets de Noël...
Seulement, les Faurié n'ont pas compris « les folies » de
Marikele...
Tandis qu'elle comprend celles de Mademoiselle Anne, et
qu'elle apprécie ses cadeaux non seulement pour eux-mêmes,
mais encore... mais surtout pour l'élan affectueux avec lequel
ils lui sont donnés...
Noël... et la joie donnée à trois petits garçons...
Le Nouvel-An... et l'exquise bonté de Mademoiselle
Anne...
Deux lumières qui brillent et réchauffent, dans la grisaille
et la monotonie de l'interminable hiver...
Et voilà de nouveau le printemps !

123
On s'en aperçoit, en ville, parce que les marronniers des
jardins publics ont de petites feuilles neuves et que les mar-
chands de fleurs vendent des violettes et des jacinthes... On
s'en aperçoit chez Madame Leconte parce que les formes de
paille ont remplacé les chapeaux de feutre... On s'en aperçoit à
la maison, parce que le soleil reste chaque jour plus longtemps
dans la cuisine et que le nez de Pierre coule moins...
Et c'est tout. A part ces quelques détails, la vie est
exactement la même qu'en hiver.
Mais comme ce mois d'avril doit être beau à la cam-
pagne!
Marikele soupire et tire languissamment l'aiguille, dans
l'atelier qui sent le renfermé et la poudre « Air de Paris »
qu'affectionnent ces demoiselles.
Depuis qu'elle a quitté l'hôpital elle n'est jamais sortie de
Saint-Etienne.
Le dimanche on se promène en famille, le long du cours
Faurieil, mais on n'arrive pas jusqu'au Rond-Point qui est au
bout, car on ne peut aller loin avec une voiture de bébé et deux
marmots qui se font traîner...
— A quoi penses-tu ? demande Monette.
— Je pense que j'aimerais voir le printemps autre part
que dans la rue ou à l'atelier.
— Et moi donc ! On a une fringale de grand air, d'herbe
fraîche, de fleurs... Si nous partions, dimanche, avec mes
sœurs ?
— Où veux-tu aller ?
— J'ai une tante qui habite dans un village, près d'ici... du
côté du Pertuiset... nous pourrions passer la journée chez elle.
— Comment veux-tu que je laisse Madame Faurié se
débrouiller avec les trois gosses, tout le dimanche ?
— Eh bien ! Nous emmènerons l'aine.
— Je demanderai la permission... ce serait merveilleux !

124
Le soir, Marikele pose timidement la question. Les Faurié
n'ont pas l'air enchantés. Le dimanche est justement le jour où
Marthe reste à la maison et rend le plus de services... Enfin,
puisqu'elle les débarrassera de Pierrot... une fois n'est pas
coutume.
C'est donc entendu. Après-demain, départ à six heures du
matin pour la campagne. Quelle joie ! Pourvu qu'il ne pleuve
pas !
Non, il ne pleut pas. Eveillée au point du jour, Marikele
constate que le ciel est clair et que les hirondelles volent très
haut, ce qui est signe de beau temps. A cinq heures et quart,
elle est déjà prête. Elle entre à pas de loup dans la chambre
voisine, cherche à tâtons Pierrot, au fond de son lit et
l'emporte tout endormi à la cuisine.
— Eveille-toi, Pierrot ! Nous partons en voyage...
L'enfant s'étire, entr'ouvre un œil, puis le referme et se blottit
sur les genoux de Marikele, essayant de reprendre le somme
interrompu.
Mais elle le secoue doucement. . — Allons ! allons ! le
train partira sans nous.
Le mot « train » produit toujours un effet magique sur les
garçons. Marikele ne l'a pas plus tôt prononcé que Pierrot
ouvre les yeux tout grands et crie :
— Non ! non ! Dis-lui d'attendre... j'y vais !
- Nigaud ! ce n'est pas à lui d'attendre, c'est à toi de te
dépêcher.
Du coup le petit saute dans sa culotte, enfile précipitam-
ment son chandail à l'envers et, dans la hâte, s'évertue à mettre
son soulier droit au pied gauche. Marikele rectifie sa tenue en
riant, le lave, le coiffe avec une jolie petite raie, puis tous deux
sortent sans bruit et descendent l'escalier, extraordinairement
silencieux à cette heure matinale.

125
Dans les rues encore presque vides, Pierrot trottine à côté
de Marikele en posant mille questions, d'une voix perçante.
Elle répond patiemment, en tirant le gamin par le bras et en
pressant le pas.
Monette et ses sœurs aînées les attendent devant la gare
et crient dès qu'elles aperçoivent les retardataires :
— Dépêchez-vous ! Nous n'avons plus que cinq minutes!
On arrive tout de même à temps pour prendre le train, on
s'installe gaîment dans le compartiment, Pierrot écrase son nez
sur la vitre de la portière et ne bouge plus.
Le voyage n'est pas long. Au bout d'une demi-heure on
débarque au village qu'habité la tante de Monette. C'est un joli
village, au bord de la Loire. La maison de Madame Pradèle est
tout au bout, au milieu d'un jardin de légumes et de fleurs. Une
terrasse domine le fleuve, dont l'eau transparence glisse sur un
lit de cailloux. La vieille femme lève les bras au ciel en voyant
arriver toutes ces visites.
— Pas possible ! crie-t-elle : « II y avait belle lurette »
qu'on ne vous avait vues, mes petites ! Ce n'est pas malheu-
reux que vous vous rappeliez enfin la tante Anaïs ! Et, heu-
reusement, vous venez tôt pour que j'aie le temps de vous
fricoter quelque chose de bon.
— Tante, nous t'amenons aussi une camarade, avec son
petit frère. Elle avait tellement envie de prendre un peu l'air !
— Vous avez bien fait. Bonjour, ma charmante blonde-
bonjour, jeune homme...
C'est la première fois que Marikele s'entend traiter de
«charmante blonde » et Pierrot de « jeune homme » ! Toute la
bande se met à rire et s'installe autour de la table où, déjà,
Madame Pradèle pose des tasses, verse le café, beurre des
tartines.

126
— Maintenant, vous allez sortir, dit la brave femme,
quand tout le monde a fini de déjeuner. Vous n'êtes pas venus
ici pour vous enfermer... et moi, j'ai besoin d'être tranquille
quand je m'occupe du manger.
— Mais, tante, ne veux-tu pas que nous t'aidions ?
— Vous plaisantez ! Je vous dis de filer ! Ne perdez pas
une minute de bon air, espèces de poupées de ville... et tâchez
de prendre des couleurs... vous en avez besoin !

127
Les « poupées de ville » ne se font pas prier davantage,
et, traînant Pierrot par la main, elles prennent un joli chemin
qui longe d'abord la Loire, puis s'enfonce dans 'la campagne
toute baignée de clair soleil.
— Ah ! oui, le printemps est beau ici ! H y a des violettes
et des pâquerettes dans tous les fossés, des primevères dans les
prés, des narcisses au bord de l'eau. Les cerisiers sont blancs,
les pommiers commencent à fleurir.
Le petit garçon, ivre de joie, n'a plus besoin qu'on le tire
par le bras. Il fait plutôt deux fois le trajet, courant en avant,
puis revenant vers les jeunes filles pour leur apporter des
primevères... qui, malheureusement, n'ont pas de queues.
Oh ! Pierrot, tu les abîmes, gronde Marikele... il ne faut
pas prendre seulement les fleurs...
— Mais, dit le petit, ce qui est dessous n'est pas joli du
tout ! C'est un fil de fer vert !
Cette définition de la tige fait rire tout le monde. Quand
on s'est longuement promené, Monette annonce :
— Je commence à me sentir en appétit... Vous aussi ? Et
bien ! allons voir si le dîner de tante Anaïs est prêt.
Bien sûr qu'il est prêt ! La brave dame s'est assez dé-
menée, toute la matinée, pour régaler de son mieux cette belle
jeunesse !
Les poulets sont rôtis à point, le civet de lapin mijote,
embaumant la maison, la tarte aux pommes refroidit sur la
terrasse, le beurre frais, le saucisson, les radis, trônent déjà au
milieu de la table. Il n'y a plus qu'à s'asseoir et à manger.
Et l'on mange! On se demande même comment il est pos-
sible de tant manger, de tant parler et de tant rire à la fois.
C'est pourtant un tour de force dont les jeunes filles se
montrent capables.

128
Après le café, tante Anaïs veut absolument leur faire
goûter son « eau de coing »... qui n'a d'eau que le nom, car
c'est une liqueur très forte.
Pierrot en absorbe quelques gouttes sur un morceau de
sucre, mais aussitôt, il hurle que ça « brûle »... et il reste dix
bonnes minutes, la langue dehors « pour la rafraîchir » \
- Déjà deux heures ? remarque Monette. Ce n'est pas
juste! Le temps passe plus vite que les autres jours.
— Mes petites, dit Madame Pradèle, je ne voudrais pas
vous ennuyer, mais j'aimerais bien vous emmener chez quel-
ques vieux amis de votre père. Ça leur ferait plaisir et moi, je
serais fière de vous montrer !
— Mais que fera Marthe pendant ce temps ?
Moi ? Je coucherai Pierrot sur le canapé : il tombe de
sommeil, pour s'être levé si tôt. Quand il sera endormi je
prendrai mon livre et je vous attendrai dans un pré.
— Ça ne t'ennuie pas qu'on te laisse toute seule ?
— Non... non... je me passerai très bien de vous un mo-
ment ! dit Marikele en riant.
Et la vieille dame s'en va, escortée de ses nièces, tandis
que Marikele installe Pierrot pour un petit somme. Le gamin
pousse deux ou trois gros soupirs, se tourne vers le mur et
s'endort aussitôt.
Alors, la jeune fille ferme doucement la porte et s'en va,
en flânant, jusqu'au pré le plus proche de la maison. Là, elle
s'assied, le dos appuyé au tronc d'un pommier et elle essaie de
lire un des livres de Mademoiselle Anne, qu'elle a glissé, en
partant, dans son sac. Mais bientôt, son regard quitte le
volume ouvert sur les genoux... La douce chaleur du soleil la
pénètre... l'air qu'elle respire sent l'herbe neuve et la terre
mouillée... Au-dessus de sa tête, le pommier balance la déli-
cate merveille de ses fleurs entr'ouvertes... Sous ses yeux, le
pré s'étale, frais et vert, et l'on devine la course invisible d'un

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ruisseau aux traînées d'azur des myosotis... Au loin, ondulent
des montagnes... La brise tourne les pages du livre
abandonné... Quelqu'un chante, là-bas... sans doute un garçon
du village qui passe dans le chemin... Mais, mais, Marikele a
déjà vécu cet instant ! Elle a vu, senti, entendu, les mêmes
choses...
Cette odeur végétale et mouillée, cette herbe fraîche, ce
bleu pâle et doux des fleurs...
...C'est le Pré-Neuf !
Ce livre dont les pages tournent au vent avec un bruit
menu...
...C'est une géographie !
Les montagnes déroulées au loin, comme une guirlande
bleue...
...Ce sont les Vosges !
...Et c'est Rudi qui chante, dans le paisible silence de la
campagne !
Un parfum., un paysage... une chanson... si peu de chose!
Mais cela suffit pour réveiller tout un monde endormi.
C'est le choc léger qui déchire brusquement le « papier noir »
déjà rongé par un lent et invisible travail.
Avec une intensité foudroyante, les souvenirs reviennent
et tourbillonnent en Marikele.
D'abord, ceux de sa petite enfance... puis les autres, année
après année, jusqu'aux derniers... si douloureux... si
déchirants!
Etendue dans l'herbe, le visage sur ses bras repliés, elle
tremble, tremble, comme un arbre frêle secoué par un vent
trop violent.
Des visages surgissent... familiers... et qu'il lui semble
retrouver après un iQng voyage... Madame Salomé, Hans
Bronner, Suzy, Mademoiselle l'institutrice, Monsieur le
maire... Et Rudi ! Rudi surtout... le grand frère tant aimé qui a

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renié sa petite sœur. Des voix s'élèvent, se mêlent, parient,
tantôt en dialecte... tantôt en français. Des images se déroulent
avec la rapidité d'un film... Le Gloeckelsberg et sa tour
crénelée. Les blanches maisons ornées de croisillons de bois...
la tache rouge des géraniums, sur les fenêtres... le clocher de
l'église avec son coq doré !
Le dernier Noël... .la lumière du sapin... son parfum de
résine et de cire chaude... Le dernier Quatorze Juillet, tout
pavoisé de drapeaux tricolores, tout bruyant de musique mar-
tiale... Le dernier messti... les jupes vertes qui tourbillonnent,
les nœuds noirs dont flottent les pans... les lourdes valses
alsaciennes. Et puis le soir qui tombe... la petite fille arrêtée
dans l'ombre, près d'une porte... les mots qui déchirent... la
longue veillée solitaire et la fuite dans la nuit d'été.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! Tout revient... tout est revenu !
Marikele retrouve à la fois la mémoire et son vieux chagrin...
elle ne sait pas si elle est heureuse ou malheureuse !
Mais des voix 'l'appellent, joyeuses d'abord, puis inqui-
ètes. Ce sont ses amies qui rentrent... c'est Pierrot qui s'est
réveillé. Elle ne répond pas. Son trouble est si grand qu'elle ne
distingue plus les choses réelles de celles qui se passent en
elle.
Enfin une exclamation toute proche la fait tressaillir :
- La voilà ! crie Monette. Marthe, que tu nous as fait
peur! Nous ne savions plus où te chercher.
Marikele se relève lentement :
— Je crois que je m'étais endormie, balbutie-t-elle.
Car elle est encore si bouleversée qu'elle ne veut rien dire
avant d'avoir réfléchi. Elle ne sait même pas si elle dira
quelque chose... Elle n'a qu'un désir : être seule, seule, dans la
nuit, au fond de son alcôve.
Mais il n'est que quatre heures. 11 faut goûter ,dissimuler
son trouble, cueillir, comme les autres, des bouquets de nar-

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cisses et de primevères, rire à chaque plaisanterie de la tante
Anaïs, s'occuper sans cesse de Pierrot.
Le soleil se couche enfin. Une fraîcheur subite descend
sur la campagne et Monette dit en soupirant :
Il va falloir se préparer... le train passe à six heures
quarante.
- Déjà ! dit la bonne vieille. Promettez-moi de revenir
bientôt...
On promet, on remercie, on s'embrasse bruyamment, puis
on reprend le chemin de la gare, pour s'entasser dans un
compartiment plein à craquer de gens qui rentrent en ville,
après leur sortie du dimanche.
Quand on arrive à Saint-Etienne, Pierrot, à moitié en-
dormi, grogne et se fait traîner jusqu'à la maison. Les bouquets
de fleurs des champs se sont flétris dans le train bondé et
surchauffé, et, dans l'étroit logement plein d'odeurs de cuisine,
Loulou hurle, parce que René lui refuse un jouet, la mère se
démène, parce que le dîner est en retard, et le père,
confortablement assis devant la table, pianote sur la toile cirée
en disant toutes les deux minutes : « Et ce sacré boulot,
voyons ! C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? »

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Le silence, enfin... et la nuit... L'alcôve est ouverte sur la
cuisine... les gouttes d'eau tambourinent comme toujours sur
l'évier et les dernières braises s'éteignent dans le fourneau avec
des craquements légers.
Au fond de son lit, Marikele, les yeux grands ouverts,
réfléchit.
Que va-t-elle faire ? Dira-t-elle qu'elle sait enfin ? A quoi
cela servirait-il ? Ici, elle a un semblant de famille, là-bas, elle
n'en a pas du tout... à moins que ses cousins aient donné de
leurs nouvelles, ce qui est assez improbable...
Bien sûr, la vie n'est pas très agréable, chez les Faurié.
Elle les aime bien, pourtant... cela lui ferait de la peine de les
quitter... Pierrot surtout... Oui, sans doute vaut-il mieux ne rien
dire... et rester.
Marikele s'endort sur cette décision.
Mais, dès le lendemain matin, quelque chose commence
à s'insinuer en elle, qui ne fait que grandir pendant les jours
suivants. C'est une sourde tristesse... l'impression que tout se
décolore autour d'elle... que tout perd son intérêt et sa saveur...
C'est aussi une sorte de soif... une languitude accablante...

133
Marikele a le mal du pays...
Il lui semble qu'elle ne pourra plus vivre si elle ne revoit
pas 'la flèche de la cathédrale de Strasbourg et la plaine avec
ses innombrables clochers et ses beaux villages fleuris... si elle
n'entend pas le patois familier, si elle ne retrouve pas tous
ceux qu'elle aimait. Oh ! pourquoi est-elle partie, le soir de cet
affreux messti ? Pourquoi a-t-elle fait ce coup de tête stupide ?
Parce que les Bronner lui avaient déchiré le cœur, fallait-
il tout abandonner ? Fuir le cher pays et les braves gens qui
auraient pu l'aider à supporter sa peine... et à rester ?
Retourner là-bas! Chaque jour, Marikele le désire un peu
plus ardemment que la veille !
A la fin, sa résolution est prise : elle ira trouver Monsieur
Dublé. Il a toujours été bon pour elle ! Il la comprendra, il
l'aidera. Ne lui a-t-il pas dit un jour : « Si tu as besoin de me
voir, tu me trouveras toujours à la Préfecture » ?
En arrivant au magasin, elle demande à Madame Le-'
conte la permission de s'absenter une heure, pendant l'après-
midi, pour aller au 'bureau de l'Assistance. Comme c'est la
première fois qu'elle présente pareille requête, la modiste ne
fait pas de difficultés :
— Finis de plisser ces rubans, dit-elle. Ensuite tu pourras
partir.
Une heure après, Marikele, un peu pâle, pose le travail
terminé sur la table et s'en va.
La Préfecture est tout près. Mais une fois franchie la
porte d'entrée, il faut se débrouiller, à travers un dédale de
corridors, pour trouver le bureau de l'inspecteur. Enfin, elle
s'arrête devant une porte fermée et frappe timidement.
— Entrez ! répond la voix cordiale de Monsieur Dublé.
Et Marikele s'avance vers l'excellent homme qui s'écrie en la
voyant :
Tiens ! Marthe Louis, Qu'est-ce qui t'amène, ma fille ?

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Marikele est si émue que tout semble tourner autour
d'elle et qu'elle est obligée de s'appuyer au bord de la table.
— M n'y a pas de Marthe Louis, Monsieur... je suis
Marie Bastian.
D'étonnement, Monsieur Dublé se lève à demi :
— Que dis-tu ?
— Je me rappelle tout, maintenant... Les choses se sont
passées comme les médecins l'avaient prévu. Brusquement, il
y a dix jours, à la campagne, j'ai retrouvé la mémoire.
— Dix jours ! Et tu as attendu jusqu'à maintenant pour le
dire ! Et tes parents t'auront pleurée dix jours de trop ! A quoi
penses-tu, mon petit ?
Les yeux de Marikele se sont remplis de larmes :
— Oh ! Monsieur... ce n'est pas si simple... Personne ne
m'attend là-bas, en Alsace... et pourtant, je ne peux pas vivre
sans y retourner... Il faut que je vous explique...
Voyons, voyons... assieds-toi, calme-toi et raconte-moi
tout bien clairement.
Alors Marikele raconte sa douloureuse histoire. La pre-
mière émotion passée, elle se sent très calme. C'est si facile et
si bienfaisant de tout dire à quelqu'un en qui l'on a pleine
confiance !
Monsieur Dublé écoute, sans l'interrompre... Et, quand
elle a fini, il se tait, il va vers la fenêtre, les mains dans les
poches, comme s'il réfléchissait... il toussote drôlement, puis il
revient en essuyant ses lunettes avec son mouchoir.
— Alors, ma fille, tu voudrais partir ?
— Oui, Monsieur... Pas pour retourner à Glœckelsberg,
bien sûr... ça me fait trop de peine... mais pour travailler là-
bas, n'importe où, pourvu que ce soit en Alsace-
— Bon... seulement, si les parents qui te restent sont
toujours introuvables, tu dépends de l'Assistance Publique
pour des années encore... C'est donc l'Assistance de Stras-

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bourg qui devra s'occuper de toi. Que de complications cela va
faire pour te transférer de la Loire au Bas-Rhin ! Quelle
montagne de paperasses ! Et cela sera long, je crains.
— Mais, fait naïvement Marikele, il faut leur dire que
j'ai le « temps long » après le pays et que je voudrais y re-
tourner le plus tôt possible.
Monsieur Dublé sourit :
— C'est une raison de sentiment, cela... or, l'Administra-
tion et le sentiment ne sont pas toujours d'accord... Enfin, je
vais m'occuper de cette affaire... et d'abord, écrire au maire de
ton village.
Mais pourquoi ? fait Marikele avec une sorte d'effroi.
— Pour l'enquête... Je dois savoir officiellement, si une
petite Marie Bastian a effectivement disparu et...
— Oh ! Monsieur, je vous en supplie, qu'il ne parle de
moi à personne !... que les Bronner ne sachent rien !
— Soit, je lui demanderais le secret, pour le moment, en
tous cas. Donne-moi l'adresse exacte, mon petit.
Et Marikele dicte :

Monsieur Frédéric Klein


Maire de Gloeckelsberg
près Strasbourg (Bas-Rhin)

— Bas-Rhin... répète Monsieur Dublé en écrivant. Puis il


lève la tête : Voilà ! Reviens me voir dans huit jours. J'espère
savoir alors la réponse... Tu as peur que ta patronne ne te
laisse pas sortir ? Eh bien ! je t'enverrai une convocation chez
elle...
La semaine suivante, Marikele est de nouveau dans le
bureau de Monsieur Dublé.
L'inspecteur tient à la main une enveloppe portant un
cachet sur lequel on lit : Mairie de Glœckelsberg.

136
Voilà quelque chose qui vient tout droit de ton village,
Marie ! Monsieur le Maire a répondu sans tarder. Il est tout
heureux de te savoir retrouvée. On a effectivement cherché en
vain une jeune Marie Bastian, me dit-il, et personne au pays
n'espérait plus qu'elle soit encore en vie. Il me demande de
commencer tout de suite les démarches pour qu'on te transfère
dans le Bas-Rhin. Mais, quand tu seras là-bas, et avant qu'on
te place quelque part, il voudrait te parler.
— Qu'est-ce qu'il peut bien avoir à me dire ?
— Je le sais, fait Monsieur Dublé en souriant... mais je
dois me taire. Sache seulement qu'il a arrangé les choses pour
que tu puisses partir bientôt. Les pièces officielles suivront...
quand on les aura. Il viendra t'attendre à la gare de Strasbourg
et t'emmènera chez lui, où l'on te gardera jusqu'à ce que ton
sort soit définitivement réglé.
— Mais on va me voir, dans le village ! Les Bronner
apprendront que je suis là !
— Et après ? Sois raisonnable, mon petit. Si tu es sous la
protection de Monsieur le Maire, qu'as-tu à craindre ?
Marikele est toute troublée... elle ne sait pas si c'est la
joie qui l'emporte en elle, ou l'appréhension. Mais Monsieur
Dublé ajoute :
— Dans quelques jours, Marie, tu verras le printemps
d'Alsace.
Le printemps d'Alsace ! Le plus beau printemps de la.
terre ! Oui, pour fêter le retour de Marikele, la plaine sera
comme un immense verger fleuri, tout blanc, sous le gai so-
leil... et chaque jardin, devant chaque maison, semblera une
corbeille de fleurs tendue à l'enfant qui revient !
— On m'a signalé une personne de confiance, allant
mardi à Sélestat, continue l'inspecteur. Elle t'accompagnera...
quoiqu'une grande fille de quinze ans, comme toi, pourrait,
au besoin, voyager seule.

137
— Mardi ! déjà... murmure Marikele que la proximité du
départ semble bouleverser.
— Eh ! oui... il te reste peu de temps à passer encore avec
nous, mon enfant...
— Tout le monde a été bon pour moi ici, Monsieur... je
ne voudrais pas qu'on me croie ingrate et sans cœur, parce que
je m'en vais... J'aurai du chagrin en partant... et pourtant il faut
que je parte.
— Rassure-toi, petite. On te regrettera, certes, parce que
tu t'es fait aimer de tous ceux qui t'ont approchée, mais on te
comprendra... et tous tes amis se réjouiront de te savoir
heureuse, là-bas... Car tu seras heureuse, Marie, quelque chose
me le dit !
Le train roule, interminable, emportant Marikele. Elle est
encore toute meurtrie par les séparations et les adieux. Elle a
pleuré en quittant les Faurié, en embrassant Pierrot une
dernière fois. Et ce n'est pas sans déchirement qu'elle a pris
congé de Mademoiselle Anne, de Monette, et du bon inspec-
teur Dublé !
Oui... le départ a été dur... Mais à mesure que passent les
heures, à mesure qu'on se rapproche du pays natal, elle sent
son cœur devenir plus léger et battre d'impatience.
En face d'elle, la dame à qui on l'a confiée, s'absorbe dans
la lecture d'un paquet de journaux, sans s'occuper de cette
petite jeune fille silencieuse qui regarde inlassablement fuir le
paysage derrière la vitre.
Le train doit être à Strasbourg à trois heures de l'après-
midi.
Vers une heure, tout à coup, on entend parler le dialecte
dans le compartiment voisin.
— Mère, j'aimerais une orange ! dit une petite fille.
Et la mère la lui donne en disant :

138
— Tiens... mais ne salis pas ta robe, « maidel » !... Alors
Marikele se sent presque arrivée. Mulhouse, Colmar,
Sélestat...
C'est à cette dernière ville que s'arrête sa compagne de
voyage. Mais il n'y a plus qu'une demi-heure, jusqu'à Stras-
bourg.
Cette demi-heure, Marikele la passe dans le couloir, sa
valise à la main, prête à descendre, dévorant des yeux le
paysage familier, les petites stations, aperçues l'espace d'un
éclair... Benfeld... Erstein... Fegersheim... Graffenstaden,,, les
villages, blottis dans leurs vergers en fleurs... et, là-bas... la
flèche de la cathédrale qui grandit de minute en minute.
A la sortie de la gare, elle aperçoit tout de suite Monsieur
le Maire qui attend la petite Marikele... et qui ne la reconnaît
pas quand elle s'avance vers lui :
— Bonjour, Monsieur Klein...
— Rickele ! Pas possible ! C'est toi... comme tu as
changé ! Je venais chercher une fillette... et c'est une jeune
fille qui arrive ! Sois la bienvenue au pays, mon enfant. Ma
voiture est là : partons vite ! On t'attend chez nous avec
impatience.
-— Ah ! on sait déjà que...
— Non, non... personne ne sait rien. Ma famille seule est
au courant. Allons ! en route...
Et l'automobile suit, à rebours, le chemin que Marikele
avait pris pour s'enfuir, deux ans auparavant.
Voici, là-bas, émergeant de la colline toute blanche, la
vieille tour du Gloeckelsberg... les toits du village... le clo-
cher... Voilà les premières maisons... la large rue... et la voi-
ture s'arrête devant la porte de Monsieur le Maire.
Madame Klein accueille maternellement la voyageuse :
— Ma petite Rikele ! Te voilà enfin retrouvée ! Le Sei-
gneur soit loué ! Le café au lait est prêt, on va goûter ; mais

139
viens d'abord poser ta valise dans ta chambre et faire un bout
de toilette. Rien qu'en entrant dans cette chambre préparée
pour elle, Marikele retrouve toute son Alsace.
L'énorme poêle de faïence, le plumon gonflé, sur le lit,
dans sa housse blanche, l'armoire trapue, les rideaux de
mousseline, d'une éblouissante fraîcheur, le tableau qui re-
présente « l'oiseau de France », et, dans leurs cadres noirs, les
«lettres de baptême» d'autrefois, enluminées de fleurs naïves,
tout cela... et jusqu'à la bonne odeur de cire qui flotte autour
des meubles luisants, tout cela semble dire : « Sois la
bienvenue au pays, Marikele ! »
Quand elle redescend, lavée, recoiffée, rafraîchie, Ma-
rikele trouve toute la famille Klein réunie autour de la table du
goûter. A peine assise, elle a déjà devant elle une immense
tasse de café au lait et une pile de tartines.
— Mange bien, Marikele, il faut se refaire après un
grand voyage !
— Papa, dit le petit garçon de Monsieur le Maire, on m'a
demandé au village, quelle était cette demoiselle que tu as
ramenée chez nous dans ton auto.
— Ah ! Et qu'as-tu répondu ?
— Que je le savais... mais que c'était un secret... et que je
devais me taire.
Monsieur Klein se met à rire :
— Ça, mon garçon, c'est trouvé, comme réponse ! Tu as
juste dit ce qu'il fallait pour qu'en ce moment on ne parle que
de cela, dans toutes les maisons de Glœckelsberg ! Allons ! ne
prends pas cet air consterné... ce n'est pas un grand malheur.
Pour certaines raisons que j'expliquerai à Marikele, je tenais à
ce qu'on ignorât sa prochaine arrivée. Elle-même le désirait
aussi... mais je pense que, dès demain, les gens pourront
apprendre la bonne nouvelle et je sais bien des braves cœurs
qui se réjouiront.

140
Madame Klein s'est éclipsée, emportant le plateau du
goûter, et, de la cuisine, elle appelle ses enfants. Car elle sait
que son mari veut parler sérieusement à Marikele.
Resté seul avec elle, Monsieur le Maire commence par
l'interroger sur sa fuite et sur tout ce qui s'est passé après son
départ du village.
Comme Monsieur Dublé, il a les larmes aux yeux en
mesurant la somme de souffrances endurées par cette enfant.
Mais quand elle s'arrête, il dit gravement :
— Tu as dû passer par de durs sentiers, ma fille, mais,
même aux plus mauvais jours, le Seigneur est demeuré près de
toi. Sa grâce t'enveloppait, sa force suppléait à ta faiblesse, et
sa bonté te ramène aujourd'hui au pays natal. Tu peux dire, de
tout ton cœur : «Mon âme, bénis l'Eternel. »...
Puis, il ajoute :
— Oui, tu as souffert, Marie... mais tu as fait souffrir
aussi.
— j'ai fait souffrir ? réplique-t-elle, étonnée... Qui donc
pouvait regretter mon départ ? Personne ne se souciait de
moi...
— Tu n'as pas le droit de dire cela ! Le village entier a
été bouleversé. Les gens se sont montrés inquiets, d'abord,
angoissés, ensuite... et désolés quand on a perdu tout espoir.
Ah ! comme nous t'avons cherchée ! Car nous ne nous som-
mes pas contentés d'alerter la police, tous, nous voulions aider
à te retrouver !
Pendant que le commissaire faisait donner ton signale-
ment par Radio-Strasbourg et prévenait toutes les gares de la
région, nous battions la campagne en tous sens, persuadés que,
sans argent, tu n'avais pu aller loin... Puis, nous avons fouillé
chaque buisson et sondé la rivière... et même quand nous
n'avons plus espéré te retrouver vivante, même quand la police
a abandonné ses recherches, nous ne pouvions nous résigner à

141
notre échec. Je puis dire que jusqu'à ces derniers jours je n'ai
pas décroché mon fusil une fois pour aider à la chasse, sans
que cette idée me vienne : c'est peut-être aujourd'hui que je
retrouverai le corps de la petite Marikele...
— Je n'avais pas pensé à ça, dit Marikele en baissant la
tête.
— Et peut-être n'avais tu pas songé, non plus, au déses-
poir des Bronner...
— Ils ont été désespérés ? Eux !
— S'ils l'ont été ! Dès le lendemain matin, Hans Bronner
entrait chez moi, atterré, tenant à la main le papier que tu avais
laissé sur ton lit. « Retrouvez-la, Monsieur le Maire !
suppliait-il. Retrouvez-la pour qu'on lui dise qu'elle s'est
trompée, qu'on l'aimait bien, au fond, qu'on a parlé dans un
moment de mauvaise humeur... » Et, plus tard, quand on a
cessé les recherches, les remords le torturaient. Il ne cessait de
répéter : « Jamais je ne me pardonnerai ce que j'ai dit le soir de
ce maudit messti... »
— Et... Rudi ?
— Rudi était le plus malheureux de tous ! « C'est ma
faute ! J'ai tué ma petite sœur, me disait-il... Toute ma vie
j'aurai sa mort sur ila conscience »... Aujourd'hui encore,
chaque fois que je le rencontre, il me parle de toi. Jamais il n'a
pu retrouver sa gaîté d'autrefois... <*
— Comme Madame Salomé doit souffrir de le voir
ainsi... murmure Marikele...
(Monsieur le Maire pose la main sur l'épaule de la jeune
fille.
— Madame Salomé n'est plus, mon enfant. Une violente
crise d'appendicite l'a emportée, voici plus d'un an... Tu vois
que de tristesses dans cette maison !...
Marikele reste silencieuse. Des larmes roulent sur ses
joues.

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Alors Monsieur Klein dit doucement :
— Il faut y aller, Marikele... il faut leur annoncer ton
arrivée, leur apporter cette joie... Si j'ai gardé le secret de ton
retour, c'était pour qu'ils apprennent par toi la bonne nouvelle.
— Mais... fait-elle hésitante...
- Vas-y, insiste-t-il. As-tu donc tant de haine encore ?
— Oh ! non, Monsieur ! Je ne les ai jamais haïs... au con-
traire... c'est parce que je les aimais quand même que j'ai eu
tant de chagrin... Mais, vous croyez vraiment qu'ils me
recevront bien ?
— Vas-y, te dis-je... tu seras fixée, fait Monsieur
Klein en ouvrant la porte.
Elle obéit, et comme dans un rêve, elle traverse le village.
La mairie... I'école... le chemin qui monte vers le
Gloeckelsberg... le vieux chemin tant de fois suivi, sur lequel
elle courait, jadis, en revenant de classe, tandis que ses deux
petites nattes lui fouettaient les épaules et que porte-plume et
crayons sautaient dans son plumier avec un bruit de
castagnettes.
En passant devant la belle ferme de Suzy, elle a bien
envie d'entrer... Non, non ! Il faut aller d'abord là-haut.
Elle ne rencontre personne, sauf quelques enfants qui
jouent et ne font pas attention à elle. Mais, sur son passage,
des rideaux se soulèvent discrètement aux fenêtres et des
regards intrigués suivent cette jeune étrangère qui vient
d'arriver chez Monsieur le Maire et qui s'en va, on ne sait où,
sans chapeau, vêtue d'un petit tailleur bleu marine, une
écharpe écossaise autour du cou : « On a déjà vu cette tête
quelque part », disent certaines femmes... Mais personne ne
pense à Marikele.
Encore une rude montée, et voilà la maison des Bronner.
Le cœur battant, elle entre dans la cour...

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Rudi fume, assis devant la porte. Il est seul. Il n'a pas
changé, mais il a l'air grave, triste même. M lève la tête en
entendant s'ouvrir le portail, mais, lui non plus ne reconnaît
pas Marikele. Que veut donc cette petite jeune fille ?
— Vous désirez, Mademoiselle ?
— Rudi !... fait-elle d'une voix altérée ?
Il la regarde mieux, ses yeux se remplissent de stupeur ; il
se lève brusquement :
— Marikele ! c'est vous... c'est toi !
Elle est debout devant lui, toute tremblante. Ce n'est plus
l'enfant malingre à l'ingrat visage... c'est une jeune fille toute
fine et menue, mais charmante, avec ses joues rosés et ses
yeux couleur de café. Une natte blonde la coiffe d'un diadème
d'or pâle aux reflets argentés... Pourtant sous sa nouvelle
apparence, il retrouve la petite Marikele d'autrefois. Bile a le
même regard et le même sourire.
— Oh ! Rikele, dit-il lentement, nous t'avons
crue morte ! Comme nous avons été malheureux ! Et ma
pauvre maman qui n'est plus là pour te voir revenir !
— Oui... je sais, Rudi... Monsieur le Maire m'a dit...
— Jusqu'à la fin elle a pensé à toi. Au milieu de ses
souffrances, elle m'a recommandé : « Si la petite revient, un
jour, tu lui diras que je l'aimais, malgré les mauvaises paroles
qu'elle a entendues... et tu lui demanderas pardon de ma part...
C'est fait, Marikele.
Et moi aussi ; je te demande pardon... Moi surtout car j'ai
été le plus coupable.
— Tu es tout pardonné, Rudi, murmure-t-elle en lui
tendant la main.
Il se taisent tout deux un instant jusqu'à ce que Rudi
répète :
— Il me semble que je rêve !... je ne peux pas croire... je
ne peux pas croire que te voilà de nouveau !

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— Quel regret d'arriver trop tard, et de ne pas vous
retrouver tous, Rudi ! Va, si j'avais pu ; je serais revenue plus
tôt ! Mais il m'est arrivé tant de choses...
— Entre, veux-tu ? Et raconte-moi tout.
— Ton père n'est pas là ?
— Non... il est encore aux champs. J'étais avec lui, mais
je suis revenu pour arroser le jardin. Je venais de finir quand tu
as ouvert le portail...
Marikele suit Rudi dans la cuisine et regarde autour d'elle
avec émotion. Tout est resté comme elle l'avait laissé, mais
avec un air d'abandon, de solitude, de désordre... On sent
l'absence de la bonne ménagère active et soigneuse.
Rudi comprend ce regard :
— Eh ! oui, Marikele, notre ménage n'est pas tenu com-
me autrefois. La vieille Nanel vient nous faire le manger, rac-
commoder un peu nos affaires, donner un coup de balai, mais
c'est encore insuffisant... Viens là... assieds-toi. Tu vois, les
rôles sont renversés: tu as été seule, un jour, pour accueillir le
vagabond qui revenait... aujourd'hui c'est moi qui suis seul
pour te recevoir. Mais j'étais un affreux chemineau et toi... tu
es maintenant une si belle demoiselle !
— Ne dis pas de bêtises, Rudi, la « belle demoiselle »
n'est qu'une pauvre fille de l'Assistance Publique...
Et une fois de plus, Marikele doit raconter sa longue
histoire.
Rudi l'écoute, les coudes sur les genoux, le visage dans
les mains.
Mais quand elle dit, en terminant : « A présent, on va
sans doute m'envoyer chez une modiste, à Strasbourg », il
relève brusquement la tête et s'écrie :
— Comment ? Tu ne Testes pas chez nous ?

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Rester à Glœckelsberg, elle n'y pensait pas... jusqu'à cet
instant. Mais à présent, il lui apparaît clairement que sa place
est ici, dans cette maison sans femme où règnent la poussière
et le désordre.
— Moi je resterais bien, Rudi, mais que dirait Monsieur
Bronner ?
— Papa ? Il en serait tellement heureux ! Il n'est plus le
même, mon père... tu verras. Ta disparition, la mort de ma-
man, la vie difficile... tout cela l'a vieilli et adouci... Il ne
gronde plus, comme avant. Il me laisse tout décider et tout
diriger. Si tu restais, Marikele, Nanel continuerait à venir pour
faire les plus gros travaux et toi, tu serais comme une petite
reine dans la maison ! Quant à moi, je partirais tranquille.
— Tu partirais ? Tu vas partir ?

146
__Oui, dans quelques jours j'irai « chez les soldats »...
Oh ! quel dommage... Et tu t'en vas bien loin ?
— On m'envoie à Avignon, au 7e Génie... C'est pour moi
un gros souci de laisser père tout seul.
— Je te l'ai dit, Rudi, je ne peux rien décider moi-même.
Puisqu'on ne sait toujours rien de mes cousins, je continue à
dépendre de l'Assistance Publique.
A ce moment Monsieur le Maire entre dans la cour. Par
la porte ouverte, Rudi et Marikele l'aperçoivent et ils vont au-
devant de lui. Il sourit en les voyant s'avancer côte à côte.
— Je venais voir si la paix était faite, dit-il avec bon-
homie... et je vois !
— Oh ! Monsieur Klein, quelle merveilleuse surprise !
dit Rudi. Oui, la paix est faite... Marikele m'a pardonné.
— Monsieur ! s'écrie Marikele avec vivacité, ils au-
raient bien besoin que je reste ici pour tenir le ménage, et moi,
j'aimerais encore joliment mieux ça que les chapeaux.
— Est-ce que vous ne pourriez pas obtenir de l'Assis-
tance qu'on la place chez nous? ajoute Rudi.
— C'est exactement ce que je souhaitais, mon garçon !
Je l'avais écrit à l'inspecteur Dublé, mais en le priant de ne rien
dire à Marikele. Je voulais l'avoir vue auparavant et j'espérais
qu'elle le demanderait elle-même... ce qu'elle vient de faire !
Si ton père est d'accord, Rudi, je pense que la chose ne
présentera aucune difficulté.
— S'il sera d'accord ! Je crois bien ! Il me tarde qu'il
rentre pour voir sa joie... !
Vous repartez, Monsieur le Maire ? Mais vous n'emme-
nez pas déjà Marikele ?
— Non, -non... garde-la jusqu'au retour de Monsieur
Bronner... et plus tard, si tu veux, tu la raccompagneras chez
'nous dans la soirée...

147
Restée seule avec Rudi, Marikele dit tout à coup :
— Sais-tu, Rudi, je voudrais revoir mon grenier !
— Eh bien ! montons, si tu veux.
Et l'escalier de bois craque, comme autrefois, sous leurs
pas.
Le grenier est toujours le même... plein de vieilles choses
hétéroclites et poussiéreuses... La provision de pommes est
toujours étalée sur la couche de paille...
En passant, Marikele retrouve un geste habituel... elle se
baisse, prend un fruit et le fait briller avec son mouchoir avant
d'y planter ses dents blanches.
Puis elle va s'accouder à la fenêtre, à côté de Rudi... et ce
qu'elle voit, de cette fenêtre, est pareil.. tout pareil à ce que
voyait jadis la petite fille aux nattes couleur de paille...
Le soleil est couché... l'air fraîchit et le crépuscule des-
cend sur la plaine. Les grands toits du village fument pai-
siblement, l'odeur des lilas monte de tous les jardins et les
hirondelles rayent le ciel, comme des flèches noires, avec de
longs cris...
— Sais-tu, Marikele, dit Rudi, quand je reviendrai de
chez les soldats, tu auras dix-sept ans passés, et, si tu le veux,
« je te marierai ».
Marikele se met à rire :
— Quelle drôle d'idée ! Voilà une chose à laquelle je
n'aurais jamais pensé ! Mais Rudi, ne me suffit-il pas d'être ta
petite sœur ?
— Non... car tu ne pourras jamais être ma vraie sœur...
tandis que tu serais ma vraie femme... Mais peut-être
n'as-tu pas assez de confiance en moi.
— Oh ! si j'ai confiance... Seulement, je suis encore
presque une enfant... Toi, tu changeras peut-être d'idée, quand
tu seras loin... Nous reparlerons de cela lorsque tu reviendras.

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— Je ne changerai pas... j'en suis sûr, dit le jeune homme
à voix basse.
— Regarde, Rudi, voilà ton père !
Hans Bronner, en effet, franchit le portail de la cour et se
dirige vers la maison.
Quel joli tableau — encadré par la fenêtre du grenier — il
verrait, s'il levait la tête !
Mais il ne lève pas la tête, au contraire. Il marche voûté,
d'un pas lent et fatigué.
— Descendons, dit Rudi. Comme il va être heureux !
Hans Bronner s'est assis lourdement dans la cuisine et
s'est mis à bourrer sa pipe. Nanel n'est pas encore arrivée,
le dîner sera en retard... Où donc est Rudi ? Ah ! quelle triste
maison !
Et voilà que la porte s'ouvre doucement et Rudi entre,
tenant par la main une jolie petite blonde que Monsieur
Bronner ne reconnaît pas... une petite blonde qui sourit et
pleure à la fois... et qui s'écrie : « Bonjour, Monsieur
Bronner!» d'une voix claire... d'une voix qui éveille en lui un
vague souvenir...
Et le vieil homme croit rêver, en entendant son fils lui
dire :
— Père... c'est notre « maidel » qui est revenue...

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ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE
L'IMPRIMERIE SAVERNOISE, SAVERNE

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