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Chez le même éditeur

Pour l’Éveil, Pierre Feuga


Gheranda Samhitâ, Jean Papin
Yoga, corps de vibration, corps de silence, Éric Baret
Le Seul Désir, Éric Baret
L’Impensable Réalité, Jean Bouchart d’Orval
La Voie du bambou, Yen Chan
Sakti-sûtra, Jean Papin
Dieux et déesses de l’Inde, Stéphane Guillerme
Caraka Samhitâ, 1. Les principes, Jean Papin
Le Sacre du dragon vert, Éric Baret
Les Doigts pointés vers la lune, Wei Wu Wei
Amour et connaissance, Alan Watts
Mandalas à contempler et à colorier, Christian Pilastre
Le Secret le mieux gardé, Jean Bouchart d’Orval
être et ne pas être, Douglas Harding
Le Miroir du vent, Pierre Feuga
Le Chemin des flammes, Pierre Feuga
S’éveiller en rêvant, Stephen LaBerge
Les crocodiles ne pensent pas, Éric Baret
Essais sur l’expérience libératrice, Roger Godel
Itinéraire d’un maître zen venu d’Occident, Taïkan Jyoji
Mandalas à colorier, Christian Pilastre
God is Pop, Stéphane Guillerme
Philosopher par le feu, Anthologie de textes alchimiques, Françoise Bonardel
Caraka Samhitâ, 2. Les thérapeutiques, Jean Papin
Reflets de la splendeur, Le shivaïsme tantrique du Cachemire, Jean Bouchart d’Orval
Dans notre cœur, nous savons, ShantiMayi
La Joie sans objet, Jean Klein
54 expériences de spiritualité quotidienne, José Le Roy & Lorène Vergne
Voyage au pays des mandalas, Christian Pilastre
Les saveurs du zen, Taïkan Jyoji & Françoise Dye
Le miroir au sens limpide, Trésor du Dzogchen, Nuden Dorjé
Ken Wilber, La pensée comme passion, Frank Visser

© Éditions Almora • 51 rue Orfila, 75020 Paris • janvier 2010


www.almora.fr
ISBN : 978-2-35118-044-0

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fragments
tantriques

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Du même auteur

Cent douze méditations tantriques, le « Vijñâna-Bhairava », traduction du sanskrit


et commentaire, Accarias/L’Originel, 1988.
Cinq visages de la Déesse, Le Mail/Le Rocher, 1989.
Liber de Catulle, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1989.
Les Trophées, José-Maria de Heredia, choix et présentation,
Orphée/La Différence, 1990.
Le bonheur est de ce monde, Accarias-L’Originel, 1990.
Satires de Juvénal, traduction du latin, Orphée/La Différence, 1992.
L’Art de la concentration, Albin Michel, coll. « Espaces libres », n° 32, 1992.
Tantrisme, Dangles, 1994.
Le Yoga (en collaboration avec Tara Michaël), PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 643,
1998.
Comme un cercle de feu, traduction du sanskrit et commentaire de
la Mândûkya-upanishad et des Kârikâ de Gaudapâda, Accarias-L’Originel, 2004.
Pour l’Éveil, Almora, 2005.
Le Chemin des flammes, Almora, 2008.
Le miroir du vent, Almora, 2008.

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pierre feuga
fragments
tantriques
a
r
o
A l m

collection dirigée par José Le Roy

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Note de l’éditeur

De 1990 à 2006, Pierre Feuga a écrit pour différentes revues les


chroniques que nous avons réunies ici. Nous remercions par-
ticulièrement Infos Yoga, Fidhy Infos, 3e millénaire et Connaissance
des Religions d’avoir été à l’initiative de ces textes.

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Fragment d’« éveil »

Il n’est pas d’époque, de croyance ou de voies privilégiées


pour atteindre l’éveil. Cette expérience est universelle, intem-
porelle et accessible aujourd’hui à qui fait preuve de lucidité et
de vigilance.

« À quoi pensez-vous lorsque vous êtes assis en lotus et que


vous fermez les yeux ? » me demanda un jour une élève de
yoga. Je trouve la question intéressante dans sa naïveté. Cette
dame, de toute évidence, n’avait jamais expérimenté par elle-
même que l’on pût ne penser à rien et pourtant ne pas être un
abruti parfait. Mais si je lui avais fourni cette réponse : « Je ne
pense à rien, Dieu merci », elle l’eût acceptée d’une certaine
manière, rattachée à la notion ordinaire que l’on se fait du
« mysticisme » en général et de la spiritualité « orientale » en
particulier. Or il me sembla, sinon plus honnête, du moins plus
fécond pour tous d’avouer qu’à ce moment précis je pensais
peut-être au robinet de mon évier qui fuyait ou à mon tiers
provisionnel que je devais payer avant le soir.
Mais ce que je regrette aujourd’hui de n’avoir su exprimer
plus clairement à cette personne est ceci : que je pense ou que
je ne pense pas, cela en réalité n’a aucune importance. Ce qui
en a une – et encore assez légère – c’est que je sois assis en

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face de vous, les jambes croisées sans souffrance, le dos à peu
près droit, le visage détendu, le souffle tranquille. C’est par tous
ces éléments harmonieusement réunis que je puis à la rigueur,
quoique sans le chercher, vous convaincre de la quiétude qui
m’habite et vous aider, si toutefois vous en avez envie, à décou-
vrir votre propre quiétude. Je ne fais pas plus d’effort pour
arrêter que pour alimenter ma pensée parce que je ne crois pas
à ma pensée. Non seulement elle n’a pas plus de consistance
que la vôtre, chère Madame, mais elle ne compte ni plus ni
moins à mes propres yeux que ma digestion ou ma respiration.
Si je la compare à l’une et l’autre, c’est qu’elle ne représente,
elle aussi, qu’une fonction. « Je pense donc je suis »  ? Peut-
être mais ne pourrais-je aussi légitimement affirmer : je digère
donc je suis, ou : je respire donc je suis, ou encore : j’écris donc
je suis ? Il s’agit là d’expressions variées de mon être, mouve-
ments spontanés, jeux. Même en l’absence de toute activité
sensorielle ou mentale, d’ailleurs je suis, par exemple, quand
je dors sans rêver ou quand – car cela arrive aussi – je m’as-
sois en lotus, les yeux clos, sans penser à mon robinet qui fuit.
Je suis, et tout alors m’est bien égal, la surpopulation, la pro-
chaine guerre, l’opinion que vous avez de moi. Même le fait
de méditer m’est égal et je me soucie de l’illumination comme
d’une guigne. Je suis, conscient que je suis, et je suis heureux
d’être conscient que je suis.
« Heureux »  ? Voilà le mot dangereux et que l’on asso-
cie rarement à une vie spirituelle digne de ce nom. Le Christ
n’est-il pas mort pour racheter les péchés du monde  ? Le
Bouddha n’a-t-il point proclamé l’universalité de la douleur ?
L’hindouisme ne nous enseigne-t-il pas que même la condition
divine n’a rien d’enviable, l’unique béatitude consistant à ne
rien désirer, à la limite à ne jamais exister ?
Tout cela se peut bien mais ne trouble en rien l’état, ou plutôt
le mouvement, la liberté jouante dont je parle et que je nomme
d’un terme facile et compréhensible pour tous : « bonheur ».

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C’est que le mien se fonde non sur une autosatisfaction mais
sur une sensation permanente de l’éphémère. Celle-ci m’attei-
gnit dès la fin de l’enfance, à contempler les fleurs, les nuages,
à tomber amoureux de filles qui m’assassinaient et me ressus-
citaient d’une œillade. Les poètes ne me touchèrent qu’en tant
qu’ils parlaient de cela, de la merveille fuyante du monde, de
la mort toujours penchée sur le lit des amants. Ce qui m’avait
longtemps fait souffrir devint un jour mon extase. J’appris à
aimer l’oubli. La vie se révéla bien plus savoureuse et géné-
reuse dès que je cessai de m’en croire propriétaire. Tous les
jours je croise des femmes plus belles que les idoles proposées
à la frustration des foules. Je sais qu’il existe encore des chefs-
d’œuvre inconnus, des livres géniaux que personne ne lit, des
tableaux sublimes que personne ne regarde. Il est probable
aussi qu’il se trouve toujours de vrais sages sur Terre, mais qui
les remarquerait, avec le bruit que font ceux qui parlent de la
sagesse ?
Revenons à la pensée. Beaucoup de gens engagés dans une
recherche intérieure la considèrent comme l’Obstacle principal
à l’illumination. Elle ne mérite à mon sens ni tant d’honneur
ni tant d’horreur. Encore une fois se glorifier ou se condamner
parce qu’on pense est aussi disproportionné que de s’admirer
ou de se culpabiliser parce qu’on respire ou digère. Traitez la
pensée comme une fonction, une activité parmi d’autres, elle
ne vous gênera plus. Elle ne vous mènera pas à l’éveil, elle ne
vous empêchera pas de vous y maintenir. Les neuf dixièmes
des problèmes physiques, psychiques et pseudo-spirituels des
hommes ne proviennent pas de ce qu’ils pensent bien ou mal
mais, plus concrètement, de ce qu’ils ne savent ni se nourrir, ni
respirer, ni faire l’amour. Jugez-vous ces remarques trop maté-
rialistes, triviales et indignes d’un professeur de yoga  ? Vous
lui prêteriez sans doute une oreille plus respectueuse s’il vous
exprimait les mêmes convictions dans un langage sibyllin, en
saupoudrant son discours de citations sanskrites et chinoises.

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Aider avec efficacité les êtres humains, ce serait d’abord, me
semble-t-il, leur enseigner ces trois arts, d’ailleurs éminemment
traditionnels  : celui de s’alimenter comme il convient  ; celui
de respirer avec toutes les ressources de ses poumons ; celui
de donner et de partager le plaisir amoureux ou du moins, si
l’on a quelque vocation à la chasteté, de vivre cette vertu sans
dessèchement ni intolérance. Sur une base aussi saine, l’Éveil
pourrait naître plus facilement, il n’aurait aucune excuse pour
ne pas naître ! C’est dans le corps et par le corps que l’on com-
mencerait de méditer, ne cherchant point à fuir ce monde
mais à en extraire toute la saveur. Dans une telle éducation ne
seraient encouragées ni la nostalgie de l’âge d’or ni la hantise
des lendemains. Tu n’es pas dans le Temps ; le Temps est en toi,
il n’est que l’idée que tu t’en fais et si tu meurs à chaque ins-
tant tu ne mourras jamais, tu deviendras la Vie même.
On a souvent peine à croire que détachement et jouissance
puissent coïncider, que bonheur terrestre et béatitude céleste
soient compatibles. C’est pourtant le grand secret et l’art véri-
table. N’aimer que la Terre, n’aimer que le Ciel, c’est également
manquer la moitié du chemin, c’est ne voir que la partie obs-
cure ou claire de l’Unique. J’admire l’homme qui a vaincu ses
sens et dont l’intellect épuré n’a plus d’autre objet de contem-
plation que le Principe suprême  ; mais j’admire plus encore
l’homme qui réalise la Merveille divine à travers tous ses sens,
dont le corps tout entier chante la joie, qui ne se soucie plus ni
du bien ni du mal, ni du pur ni de l’impur. Cet homme-là ne
vise plus l’Éveil, il est Éveil. Il ne désire point la Libération, il
est libre, même de partager la prison des autres. Il n’explique
pas l’Être, il l’incarne, il le rayonne par tous les pores de sa
peau, tous les scintillements de son regard, toutes les vibra-
tions de son silence. « Je suis donc je suis » : voilà à quoi se
réduirait toute sa logique s’il daignait en avoir une.
« À quoi pensez-vous lorsque vous êtes assis en lotus et que
vous fermez les yeux ? » En vérité j’espère ne penser à aucune

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des choses que je viens de vous dire. J’écoute mon souffle ou
mon cœur ou les oiseaux dans l’arbre ou la pluie sur le toit.
Parfois, comme c’est étrange, c’est moi qui me sens dans l’ar-
bre ou sur le toit. Je deviens l’oiseau ou je deviens la pluie, rien
qu’une goutte de pluie glissant sur une feuille. Ou de nouveau
l’oiseau. Quittant ma branche en secouant quelques gouttes,
je viens observer cet homme assis devant sa fenêtre, qui joue
à méditer. Nous nous saluons silencieusement. Je me pose en
son cœur, je lui prête mes ailes et je l’emporte à travers le ciel,
deçà delà, sans laisser de trace.

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L’ART DE LA CONCENTRATION

On se méprend souvent sur la concentration. Tantôt on la


confond avec une simple attention souple et fluide, analogue
à celle que recommandait Krishnamurti ; tantôt on l’identifie
à une excessive tension d’esprit, voire à une répression quasi
policière qui consisterait à « matraquer » tous les objets qu’on
ne veut pas voir pour n’en retenir qu’un seul, d’une manière
presque obsessionnelle.
Ce peut être là, en effet, une maladie de la concentration,
non la concentration elle-même. Une autre forme d’incompré-
hension encore aboutit à mettre cette pratique « à part », à la
couper de la vie quotidienne : on fait sa séance avec application
le matin et on passe le reste de la journée dans la confusion ou
la distraction, « à la va comme je te pense ».
Dans le yoga orthodoxe par excellence, le râja-yoga de
Patanjali, la concentration (dhâranâ) est considérée comme
le sixième des huit degrés de l’échelle qui mène à la Libéra-
tion spirituelle. Elle marque l’accès au yoga dit « intérieur »
(antaranga), pour le distinguer des cinq paliers précédents qui
constituent le yoga « extérieur » (bahiranga), à savoir : yama et
niyama, qui sont diverses disciplines d’ordre éthique ou hygié-

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nique visant à assurer un contrôle de soi indispensable à toute
ascèse ; âsana, qui est la position assise correcte, dos droit ; prâ-
nâyâma, qu’on traduit souvent par « maîtrise du souffle », bien
qu’une autre interprétation du mot  : « extension du souffle »
soit peut-être plus exacte ; enfin pratyâhâra, la « rétraction »,
le processus volontaire par lequel le yogin résorbe ses facultés
de sensation et d’action au-dedans de son mental (manas), tout
comme une tortue rentre sa tête et ses pattes à l’intérieur de sa
carapace. L’apprentissage de dhâranâ intervient donc plus pré-
cisément lorsque les degrés précités ont été assimilés par l’aspi-
rant. Encore cette concentration toute technique, cette focali-
sation de la conscience sur un point déterminé ne se suffit-elle
pas à elle-même. Elle a pour but de conduire à un recueille-
ment de plus en plus profond, de plus en plus constant et uni-
fié, qu’on appelle dhyâna. On a pris l’habitude de traduire ce
dernier mot (qui a donné ch’an en chinois et zen en japonais)
par « méditation ». Ce choix n’est peut-être pas parfait dans la
mesure où, dans nos langues occidentales, « méditation » dési-
gne une action mentale réfléchie, prolongée, visant un résultat
plus ou moins utile. Or, dans le dhyâna hindouiste ou boudd-
histe, il n’y a point d’autre « réflexion » que celle de l’esprit
qui se « réfléchit » en lui-même, sans aucun intermédiaire et
surtout sans activité de la pensée discursive, du manas : on est
donc loin des « méditations » de Descartes ou de tel autre phi-
losophe et plus proche de la « contemplation », à condition de
bien comprendre que cette dernière est active et non passive,
ce qui distingue le yoga de la plupart des voies mystiques occi-
dentales. Quant au terme samâdhi, qui connote le terme ultime
du yoga, le huitième « degré » de l’échelle, il est encore plus
difficile à rendre en français que tous les précédents : « posi-
tion du psychisme », nous propose tel indianiste qui n’a que
le tort d’oublier qu’ici on se trouve au-delà de toute psyché ;
« apogée du recueillement », expression de tel autre savant
qui n’engage vraiment à rien  ; ou encore « enstase », inter-

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prétation de Mircea Eliade qui a le mérite de souligner que le
samâdhi n’est pas un « ravissement » mystique, une « sortie »
de soi (comme l’ex-tase) mais une « rentrée » en soi, une réin-
tégration absolue. Le yogin en samâdhi maintient son corps, ses
sens et son mental en parfait repos, comme s’il dormait ; il est
néanmoins pleinement éveillé et conscient. Pour dire plus vrai,
il est la Conscience elle-même : non pas conscience de quel-
que chose, non pas conscience duelle, mais conscience pure,
sans objet, où l’observateur, l’observation et la chose obser-
vée se réduisent à une unité indifférenciée, indivisible. Il ne
s’agit donc pas, en toute rigueur, d’un « état » où l’individu
entre occasionnellement et d’où il sort, plus ou moins exalté
ou transformé. L’authentique samâdhi – comme l’authentique
satori du reste – est la révélation permanente et définitive de
notre « nature véritable » dont on n’avait jamais été séparé
qu’en mode illusoire. Cette expérience transcende l’individua-
lité et même la personnalité, au sens scolastique du terme.
Il nous a paru nécessaire de rappeler ces notions avant d’en
venir à la concentration proprement dite.

Définition de la concentration
« La fixation de l’activité mentale sur un lieu circonscrit
est la concentration », nous dit Patanjali (Yoga-sûtras, III, 1).
L’amalgame de ces termes implique donc quelque chose de
plus qu’un simple exercice d’attention. C’est avec détermi-
nation, volonté de connaissance que l’on doit pointer sa pen-
sée sur un seul objet, qu’il s’agisse, comme nous le précise le
commentateur Vyâsa, d’un endroit du corps (nombril, cœur,
lumière visualisée dans la tête, bout du nez, bout de la lan-
gue) ou d’une forme extérieure au corps (image d’une déité
par exemple). Et la nécessité de cette pratique s’impose par la
constatation du caractère agité, incohérent, volatil du mental,
lieu où se bousculent pêle-mêle les désirs, les souvenirs, les
projets, les pulsions et les fantasmes de l’homme (puisque la

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notion hindoue de manas englobe l’inconscient de la psychana-
lyse moderne). Patanjali parle à ce propos de cittavritti : « tour-
billons psychiques », « fluctuations mentales ». La fixation de
la pensée consciente sur un seul point a pour effet d’abord de
ralentir l’activité mentale puis, sinon de l’éteindre, du moins de
la résorber dans un principe supérieur, la buddhi ou intuition
intellectuelle pure, vision des essences, pensée encore, si l’on
veut, mais impersonnelle, informelle, silencieuse. La concen-
tration représente donc, dans le processus yoguique, une étape
décisive, consécutive à la maîtrise des instincts, du corps, du
souffle vital. Ce n’est pas, comme le croient ses détracteurs,
un refoulement de la vie inconsciente, un appauvrissement de
nos facultés cérébrales. Celles-ci au contraire s’aiguisent dans
la vie de tous les jours, par suite de cette discipline. Ce sont là
des résultats relatifs et même négligeables pour un véritable
yogin, mais néanmoins appréciables pour nous : une meilleure
mémoire, un raisonnement plus clair, une capacité de décision
plus rapide sont quelques-uns des fruits d’une concentration
menée dans les règles traditionnelles.

Les conditions de la concentration


La concentration est un art précis qui exige, pour donner
tous ses bénéfices, un certain nombre de conditions.
Conditions de temps d’abord. Certes il vaut mieux se
concentrer cinq minutes par jour que pas du tout mais l’ex-
périence apprend qu’une heure au moins est nécessaire pour
obtenir des résultats tangibles. Cette séance se placera soit tôt
le matin, soit au crépuscule, encore qu’une autre période de
la journée, ou même de la nuit, ne soit pas interdite, si l’on y
est porté par tempérament ou par disponibilité particulière. Il
est évident qu’à un certain degré de fatigue cérébrale et ner-
veuse la concentration s’avère impossible. ElIe réclame, sauf à
devenir une application stérile et masochiste de la volonté, un
cerveau alerte, frais et donc une bonne circulation de l’énergie

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vitale. L’échec de la concentration renvoie presque toujours
à un mauvais équilibre psychosomatique. Contrairement à
ce qu’ils pourraient eux-mêmes s’imaginer, ce ne sont pas les
purs intellectuels qui sont le plus aptes à se concentrer car ils
sont souvent coupés de leur corps et même de leur incons-
cient. Et ils cherchent la cause de leurs difficultés dans quelque
« complot » métaphysique, alors que ces obstacles n’ont géné-
ralement qu’une origine fonctionnelle ou organique.
Conditions de lieu ensuite. L’idéal serait de disposer d’une
pièce spécialement réservée pour la pratique. À défaut, on
choisira un coin dans sa chambre, de préférence face à un
mur blanc, afin que le regard (si du moins on se concentre les
yeux ouverts) ne soit pas distrait par une profusion d’objets. La
nuit on pourra se contenter d’une faible lumière mais l’on se
défiera de l’obscurité absolue qui incite aux fantasmes ou à la
torpeur. La concentration en plein air, par exemple à l’ombre
d’un arbre, à la vue d’un lac ou d’une montagne, peut aussi
donner de bons résultats mais, si le spectacle est trop séduisant,
il risque de nous décentrer, de nous diluer dans une sorte de
ravissement esthétique ou de rêverie naturaliste, ce qui n’est
pas le but recherché.
Conditions corporelles, en troisième lieu. Ceci nous ramène
à un palier antécédent du yoga : l’âsana. La position assise (car
se concentrer couché ne donne rien) doit être, comme dit le
sanskrit, sthiram sukham : stable-confortable. Si l’on n’est pas
capable de s’asseoir à même le sol, à l’indienne, on utilisera un
coussin, comme dans le zazen, voire un tabouret ou une chaise à
dossier vertical (position dite « pharaonique »). Tout le monde,
en effet, ne possède pas la souplesse requise par les manuels de
yoga. Cela ne disqualifie pas pour la concentration. Dans tous
les cas, on portera des vêtements amples, jamais serrés, bons
conducteurs d’énergie, chauds en hiver, frais en été. On enlè-
vera lunettes, montres, bijoux et ceintures. Il n’est nullement
nécessaire de suivre un régime végétarien mais l’on évitera de

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remplir complètement l’estomac. Spontanément d’ailleurs, et
sans effort, on en vient, quand on a goûté un certain temps à la
concentration et à la méditation, à tempérer ses besoins.
Conditions psychologiques enfin. Il est certain que cette
entreprise demande du courage, de la persévérance et aussi
– ce qu’on oublie trop – de l’humour : celui de savoir rire de
soi-même sans dramatiser les petits ennuis ponctuels, sans
tout remettre en question parce qu’un jour on s’est levé du
mauvais pied et qu’on n’arrive pas à fixer sa pensée malgré
tous ses efforts. Les deux plus grands obstacles mentaux res-
tent sans doute la distraction et l’indolence dont le Traité de la
Fleur d’Or – cette admirable synthèse chinoise du taoïsme, du
bouddhisme et du tantrisme – nous dit : « L’indolence incons-
ciente est l’indolence véritable  ; l’indolence consciente n’est
pas l’indolence plénière, puisqu’elle comporte une part de luci-
dité. » Les Yogas-sûtras (1, 30-31), de leur côté, citent parmi les
empêchements à la pratique, la maladie, la paresse, le doute,
la négligence, l’engourdissement, la mélancolie, la respiration
non maîtrisée. Chaque problème devrait être traité froidement,
sans culpabilité ni justification. Observer, constater, voir sans
juger demeurent les plus sûrs garants d’un détachement sans
conflit, donc sans résidu.

Concentrations sur objets externes


Nous désignons ainsi tous les objets perceptibles au moyen
des cinq sens : objets visuels (flamme d’une bougie, icône, image
d’un maître, pierre, coquillage, etc.) ; objets sonores (musique
sacrée ou profane, mantras, rumeur de l’océan, du vent, bour-
donnement d’abeilles, chants d’oiseaux) ; objets tactiles, ou du
moins perceptibles au moyen du tact subtil (points du corps,
organes, chakras, méridiens d’acupuncture)  ; enfin, quoique
plus rarement, objets sapides ou olfactifs. Entrent aussi dans
cette catégorie toutes les concentrations sur le souffle, le japa
répété d’abord à voix haute puis intériorisé, de même que le

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dhikr des soufis ou l’oraison hésychaste. Ces techniques dépas-
sent certes de beaucoup le plan sensoriel mais, du moins au
départ, elles s’appuient généralement sur lui.

Concentrations sur objets internes


Par « interne » nous entendons ici spécifiquement le
monde mental ou psychique : concepts, symboles, thèmes abs-
traits, koans zen, investigation védantique (le « Qui suis-je ? »
de Râmana Maharshi), visualisations statiques ou dynamiques
particulièrement à l’honneur dans le tantrisme hindou et tibé-
tain. Ces concentrations sont plus difficiles, plus « sèches »
que les précédentes, et ne conviennent donc qu’à des tempé-
raments déjà fortement intériorisés.

Concentrations sans objet


L’expression même est paradoxale  : au lieu de tourner
l’attention du pratiquant vers un objet déterminé – sensible
ou mental – on l’invite à s’appréhender lui-même en quel-
que sorte, et lui seul, non pas en tant qu’individualité limitée
bien sûr mais en tant que Conscience pure, Témoin des phé-
nomènes, Soi. Encore tous ces termes revêtent-ils une certaine
positivité. Mais une concentration plus radicale et plus décon-
certante encore peut se porter sur la vacuité absolue, le « sans-
objet », le « sans-support ». Ces techniques se retrouvent à la
fois dans l’advaita-védânta, dans le bouddhisme Mâhâyâna, dans
le tantrisme shivaïte et même dans la mystique chrétienne. Un
exemple pris chez Grégoire le Sinaïte : « Ne laisse jamais un
objet sensible ou mental, extérieur ou intérieur, fût-ce l’image
du Christ ou la forme soi-disant d’un ange ou des saints, ou
encore une lumière s’inscrire ou se dessiner dans ton esprit. »

Concentration dans la vie


C’est là un domaine très riche, proprement inépuisable, un
complément indispensable en outre aux techniques organisées

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et méthodiques dont nous avons parlé jusqu’ici. Une concen-
tration, en effet, qui se limiterait à une heure de la journée où
l’on s’est placé dans des conditions privilégiées d’isolement, de
tranquillité, de confort n’aurait qu’une valeur relative et pres-
que « esthétique ». C’est à la capacité d’être concentré dans la
vie quotidienne, y compris dans ses activités les plus humbles,
que l’on peut juger de la réussite de la méthode.
Rien ne devrait être accompli dans l’automatisme. Autre-
ment dit, chacun de nos gestes devrait être baigné de
conscience. Cela concerne évidemment l’exercice du métier,
quel qu’il soit, mais aussi le réveil, la toilette, les repas, la mar-
che, les transports, les loisirs, les jeux, les spectacles, les rela-
tions humaines, la sexualité, le sommeil et même le rêve. C’est
délibérément que nous semblons mettre tous ces aspects de la
vie sur le même plan. Aucun n’est en soi supérieur aux autres.
La concentration peut s’exercer impartialement et intensé-
ment sur chacun d’eux. Tout acte, toute émotion peut devenir
le support d’un magnifique épanouissement de l’être. Cela est
même vrai des émotions qui passent généralement pour néga-
tives et destructrices, telles que la colère, la peur ou le désir
extrême. L’essentiel, dans ces instants-là, est d’arriver à capter
la charge d’énergie pure que recèle toute passion, quand on
ne la passe pas au crible du jugement et de la morale. Alors, et
alors seulement, on peut dire que la fameuse dichotomie entre
le conscient et l’inconscient cesse. Une communication perma-
nente s’établit entre ces différents étages de notre personnalité.
À un univers de contradictions succède un univers de contras-
tes, puis de compléments, et enfin d’unité.

La concentration, pour quoi faire ?


Le premier bénéfice de la concentration est sans doute l’ac-
quisition d’un calme, d’une stabilité psychique. La sensation
d’écartèlement, de dispersion dont se plaignent tant de gens
aujourd’hui se réduit à mesure que l’on travaille telle ou telle

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des techniques millénaires que nous avons brièvement évo-
quées. Certes on devrait toujours garder présente la conscience
des limites d’une telle discipline  : dans la concentration on
demeure toujours dans un cadre mental, donc d’une certaine
manière, quelle que soit la largeur des cercles, on tourne en
rond. C’est une partie du mental qui a décidé d’en discipliner
une autre, d’en « fixer » une autre. Si l’on considère, selon
le point de vue védantique, que le mental tout entier est une
illusion, la concentration, quel que soit son objet, apparaît irré-
médiablement illusoire. La pensée ne peut changer la pensée,
l’ego ne peut se débarrasser de l’ego. C’est là une exaspérante
réalité, dont la prise de conscience précisément constitue sou-
vent, dans la tradition zen, le déclic du véritable Éveil.
La concentration n’en a pas moins une immense valeur
propédeutique et auxiliaire. Choisir un objet, un thème ou un
support pour son attention ; s’y tenir avec la même vigilance
qu’un pilote qui tient un cap ; l’examiner sur toutes ses coutu-
res ; l’aimer sans s’y attacher ; ne pas se désespérer si on le perd
et le retrouver avec reconnaissance : tous les moments de cette
démarche ont une valeur déjà spirituelle, tout comme le tra-
vail sur le corps ou sur le souffle que trop de gens envisagent
sur un plan purement physique. Par cette pratique prémédi-
tative on affine certainement l’outil mental mais surtout on
forme et on forge un caractère. C’est pour avoir négligé ces dis-
ciplines que beaucoup de chercheurs finissent par se dissoudre
dans un vague quiétisme, dans une aimable paresse mystique
camouflée sous des noms flatteurs, dans un flou de l’âme où,
faute d’appui, de consistance, de résistance, l’Éveil ne pourra
jamais percer et deviendra, au fil des temps, une lancinante
nostalgie.

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Questions

Qu’est-ce que la non-dualité ? Un simple mot, un concept,


un casse-tête métaphysique, un idéal inaccessible, un fonds de
commerce pour Éveillés patentés (qui, dans leur vie réelle, ne
répugnent pas à se comporter en fieffés dualistes), ou bien,
pour quelques-uns, une expérience vécue, d’ailleurs par défi-
nition incommunicable ?

Qu’est-ce que le yoga  ? Une supergymnastique affublée


de mots sanskrits, visant vous rendre plus sain, plus beau, plus
souple, plus performant, nécessitant des engins de torture, un
entraînement d’enfer, une diététique draconienne, un auto-
contrôle policier (vidéosurveillance interne et matraques psy-
chiques prêtes à sévir) de ses moindres gestes et pensées, une
attention obsessionnelle à l’état de ses intestins et la tonicité de
ses sphincters, ou bien le yoga, dites-moi, serait-ce l’union, la
simple et merveilleuse union, mais avec quoi, avec qui si seule
la non-dualité existe, et alors à quoi bon tant d’efforts pour
unir ce qui n’a jamais été séparé ?

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Qu’est-ce qu’un guru ? Un « homme de poids » (mais il
peut peser cinquante kilos), le papa qu’on aurait aimé avoir, le
chef à qui on laisse le soin de tout décider, le coach spirituel, le
manipulateur de foules extasiées, l’illusionniste qui fait surgir
des lotus de ses mains, le même type qui, rencontré à Cham-
pagnac-la-Prune plutôt qu’à Bénarès, ne vous ferait aucun
effet, le faux modeste qui refuse avec énergie d’être pris pour
un guru et devient du même coup un super guru ? Ou bien
un guru, dites-moi, serait-ce tout bonnement vous, toi, vous-
même, toi-même, tel que tu ne te vois pas encore dans ton
propre cœur, si bien que tu vas faire quinze mille kilomètres,
pauvre de toi, pour aller demander à un barbu enturbanné ou
un porteur de trident hirsute comment tu t’appelles et si tu es
bien celui que tu cherches ?

Qu’est-ce que le Tantra ? Boire sa propre urine quand il


existe des eaux si pures et des vins si délicieux, réaspirer fié-
rotement son propre sperme dans une verge impermanente,
retenir son souffle à s’en faire péter les bronches, bramer d’ef-
froyables mantras pour évoquer d’improbables déesses, jouer à
se faire peur par une nuit sans lune dans un cimetière du bas-
Poitou, croire diriger ses rêves sans voir qu’on est soi-même le
rêve d’un rêve, confondre les volutes d’un joint avec les spira-
les de la Kundalini, ou bien le Tantra, d’aventure, ne serait-ce
qu’être et vibrer d’être et ne faire aucun effort ni pour vibrer
ni pour ne pas vibrer ?

Qu’est-ce que l’initiation  ? Une carte de visite, un truc


pour s’épater soi-même, pour s’imaginer supérieur au pashu
d’en face (qui a plus d’argent et une plus jolie femme), pren-
dre une assurance-vie pour l’au-delà en se sentant rattaché à
une « lignée » en béton, se transmettre des breloques et des
mots de passe transcendants, tutoyer Pythagore et le Vieux de
la Montagne, être le seul à savoir quelle année, quel mois, quel

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jour et quelle seconde ce foutu merdier de kali-yuga prendra
fin, ou bien l’initiation, cela pourrait-il être cet oiseau qui se
pose sur mon balcon et me fixe en tournant doucement la tête,
ce chat qui vient déranger mes inutiles papiers, ce voleur qui
me dépouille, ce pot de fleur tombé du sixième étage et qui
m’a manqué de peu, cette averse qui s’arrête au moment où je
m’afflige d’avoir perdu mon parapluie ?

Qu’est-ce que l’amour  ? Est-ce se regarder en l’autre  ?


Est-ce se regarder l’un l’autre ? Est-ce regarder ensemble dans
la même direction  ? Est-ce laisser son ami libre de se suici-
der ? Est-ce toujours vouloir le bonheur de l’autre, fût-ce aux
dépens de son propre bonheur, mais quel mérite y a-t-il à cela
quand on sait qu’il n’y a pas d’autre ?

Qu’est-ce que l’Éveil ? Est-ce parler d’Éveil ? Est-ce écrire


sur l’Éveil ? Est-ce croire qu’il n’y a pas d’Éveil ? Est-ce voir
qu’on n’a jamais dormi ? Est-ce voir que toutes ces questions
sont sans réponse ? Est-ce ne plus attendre de réponse ? Est-ce
ne plus avoir de questions ?

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Le tantrisme

Dans la mythologie hindoue, le cosmos est né de l’union de


Shiva – l’énergie masculine – et de Shakti – l’énergie féminine :
ils ne formaient pourtant qu’un seul corps à la fois féminin et
masculin. C’est cette union parfaite que le tantrika – l’adepte du
tantrisme – cherche à revivre. Pour lui, le corps humain – micro-
cosme – est l’exacte reproduction de l’univers – macrocosme…

Parmi les divers courants originaires de l’Inde, aucun ne reste


plus mal connu, ni surtout plus mal compris, que le tantrisme.
La présence de la sexualité la plus concrète dans certains de ses
rituels, qui a seule capté l’attention de l’Occident, lui a donné
mauvaise presse. Il n’est qu’à consulter les nombreux ouvrages
parus sur le sujet, tous plus ou moins sérieux ou racoleurs, dis-
pensant des recettes miracles d’extase amoureuse à des couples
en quête d’épanouissement sexuel ou de sensations exotiques.
Ce qui n’est pas en soi condamnable. Mais ce serait réduire
considérablement le tantrisme à ces techniques amoureuses
qui, de surcroît, ont été dénaturées de leur portée originelle. Si
de telles confusions ou mystifications sont devenues possibles,
c’est parce que ce courant est difficilement saisissable.

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La vision tantrique
Sans être une religion, le tantrisme donne une vision du
monde où l’aspect sacré est omniprésent. Pour percer le mys-
tère qui l’entoure, il est nécessaire avant tout de définir le mot
« tantrisme ». C’est un terme qui nous vient du sanskrit tantra
qui signifie « trame » ou « chaîne » (d’un tissu). Il a été amené
à désigner la texture serrée, continue, d’un livre. Et, tout par-
ticulièrement, une catégorie de textes ésotériques hindous et
bouddhiques, donc difficiles d’accès, qui parlent en somme de
la « libération », c’est-à-dire de l’état suprême où l’âme indi-
viduelle atteint la réalité ultime, le Soi. Les textes tantriques
regroupent des doctrines et des pratiques très variées qui s’ins-
pirent du yoga, du Vedanta et de la méditation bouddhiste.
Mais, et c’est là que le bât blesse, la libération tantrique ne
va pas passer uniquement par ces voies classiques de détache-
ment. Jugées trop intellectuelles, elles ne suffisent pas pour
atteindre le Soi. L’ascèse tantrique, au contraire, repose sur
l’idée que le monde, œuvre divine où l’homme est intégré,
doit être utilisé pour obtenir la libération et les pouvoirs surna-
turels qu’elle confère. Elle doit être réalisée dans et par le corps.
En effet, pour le tantrika, l’adepte du tantrisme, il n’existe rien
dans l’univers (macrocosme), aucun principe, aucune énergie,
qui ne se retrouve dans le corps humain (microcosme) et réci-
proquement. Le corps est un temple vivant qu’il importe donc
d’avoir sain et fort afin qu’il puisse répondre au corps divin. Et,
quitte à offusquer les bien-pensants de l’orthodoxie brahmani-
que et bouddhique, pour qui le corps doit être oublié, laissé de
côté, pour parvenir à la libération, le tantrisme va oser placer
au centre de sa doctrine celle qui a toujours été considérée
comme le principal obstacle pour atteindre le Soi… la femme.
C’est la grande originalité de la voie tantrique.
La femme a pour mission d’aider le tantrika à se décondi-
tionner de la réalité afin qu’il puisse accéder au Soi. Pour y par-
venir, deux voies s’offrent à lui : une union sexuelle concrète

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avec la femme « extérieure », la femme de chair (cette voie est
celle du tantrisme de la Main gauche) ou avec la femme « inté-
rieure » (tantrisme de la Main droite, appelé aussi Kundalini
yoga). Loin de nier ou de fuir l’univers, le tantrika s’y intègre
donc, mais pour en percevoir la réalité profonde. Soit en spi-
ritualisant la sexualité  : le tantrisme efface ainsi l’opposition
factice entre le sexe et le spirituel. Soit par la contemplation,
par le biais du yoga, mais une contemplation bien peu ordi-
naire car le tantrika doit éveiller l’énergie cosmique féminine
qui sommeille, symboliquement, dans son corps.
Dans le tantrisme, l’énergie cosmique féminine est incar-
née par la déesse, la shakti, c’est-à-dire l’énergie virile, spiri-
tuelle, de Shiva, le dieu auquel va s’identifier le tantrika. Shiva
représente l’aspect mâle, indifférencié, inactif, complément
inséparable de l’élément femelle, la shakti, l’énergie manifes-
tée, active, de laquelle il est indissocié – « Shiva sans shakti est
shava, "cadavre" » selon un adage tantrique. En effet, selon la
mythologie hindoue, Shiva et Shakti, à l’origine des temps,
ne formaient qu’un seul corps, à la fois mâle et femelle, dont
l’union féconde a fait apparaître le cosmos. Cette union entre
le masculin et le féminin, perdue avec la séparation des deux
sexes et dont il reste une nostalgie, le tantrika veut la revivre.
Seule la shakti peut le guider dans son cheminement car elle
est la Nature qui enfante la création entière comme une mère
universelle. Ce n’est que par elle qu’il pourra accéder au bon-
heur suprême.

Rites et pratiques
Les simples curieux vont vite être dépassés par les difficul-
tés du rituel qui nécessite, au préalable, certaines qualités qui
ne sont pas données à tout le monde, dont une grande sen-
sibilité à l’aspect énergétique de l’univers, puisque tout vient
de la Nature, de la shakti, qui sommeille dans le corps du tan-
trika. Celui-ci devra donc utiliser ses désirs, ses émotions, pour

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atteindre la libération. Ce qui, à première vue, peut sembler
séduisant. Mais, et c’est là la grande difficulté du tantrisme, il
devra aussi et surtout travailler toutes ces « faiblesses » pour
les transformer en énergies positives. Et oui, messieurs, il ne va
pas être facile de devenir des yogis tantriques. Le tantrisme est
d’ailleurs qualifié de « voie héroïque ».

Le sâdhana – la discipline – s’articule en effet dans un ensem-


ble liturgique auquel participent des images, des sons, des ges-
tes, des techniques respiratoires, instruments de concentration.
Pour y avoir accès, il faut tout d’abord y être rendu apte par
l’initiation, étape indispensable afin de tester les capacités et
motivations du sâdhaka – le dévot. L’essentiel en est souvent
la transmission orale, secrète, d’un mantra (formule sacrée)
par le maître au disciple, qu’il doit répéter jusqu’à son éveil
spirituel – celui-ci peut être très long en fonction de sa sensibi-
lité aux forces subtiles. « AUM » est le mantra le plus couram-
ment utilisé, car c’est la syllabe sacrée par excellence. Le sâd-
haka, grâce à la puissance que le maître a ainsi mis en œuvre,
vouera à ce dernier une véritable dévotion, l’identifiant à la
divinité qu’il adore, qui peut-être aussi une présence symboli-
que. Cette relation intime entre l’élève et le maître est la pierre
angulaire du progrès spirituel. Gare donc aux faux gourous qui
sont nombreux, même en Inde, car il y a peu d’enseignements
traditionnels dans le tantrisme. Seuls les pouvoirs acquis par le
disciple font qu’il en est le dépositaire et pourra, à son tour, les
transmettre, le rattachant ainsi à une communauté.
Une fois cette étape franchie, l’élève est alors prêt à passer aux
pratiques fondamentales, mais toutes ne sont pas nécessaires,
surtout pour un Occidental, qui peut les prendre comme une
religion. C’est le maître qui choisit en fonction du tempérament
du disciple. Elles commencent par la cérémonie de l’adoration,
pûjâ, constituée par un ensemble de rites préliminaires. Tout
objet peut servir de base à cette cérémonie. L’essentiel est que

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la divinité vienne habiter cet objet auquel le disciple s’identifie.
Le support le plus souvent utilisé est le lingam, signe symbole
du dieu Shiva. D’apparence phallique, le lingam, dressé dans le
yoni (sexe féminin), incarne, pour le tantrika, une virilité maî-
trisée. On est loin de l’érotisme, voire de la pornographie, qu’y
voient la majorité des Occidentaux. D’autres techniques, plus
élaborées, propres au tantrisme, sont employées  : les mudra,
gestes codifiés, renforçant ou symbolisant visiblement l’action
du mantra auquel ils donnent pouvoir et autorité, et, surtout,
les diagrammes comme le yantra ou le mandala, qui sont des
représentations mentales, des supports de méditation, l’offi-
ciant devant « voir » mentalement la divinité qu’il invoque.
Le corps subtil que le sâdhaka voit à l’intérieur suppose une
connaissance directe des centres subtils, les chakra ou pitha, où
les divinités ont leur siège. La régulation du souffle permet de
rythmer harmonieusement la méditation et, par le ralentisse-
ment de ce rythme, de parvenir à un état de quiétude propre
au plein épanouissement des facultés spirituelles. La cérémo-
nie se termine par les cinq offrandes rendues à la divinité : de la
viande, du poisson, des céréales grillées, du vin ou de l’alcool.
Arrive enfin le moment de l’union sexuelle avec une femme
– le maïthuna –, propre au tantrisme de la Main gauche. Elle
est considérée comme un sacrifice, ce qui signifie que les rites
sexuels accomplis dans le cadre de l’adoration ont une valeur
authentiquement religieuse. Ils sont un don fait à la déesse dans
l’espoir de parvenir à la béatitude suprême, à l’image de Shiva
qui s’unit à sa shakti. Dans la pratique, le tantrika, qui reçoit
la puissance créatrice de la shakti, est entièrement passif, alors
que celle-ci est active et garde l’initiative durant l’acte sexuel.
Le Shiva n’a rien à perdre en renonçant à sa position domi-
nante, bien au contraire ! Il doit s’abandonner à la « magie »
de la shakti et s’imprégner de son énergie magnétique afin de
parvenir à la libération. Il doit rester très attentif et totalement
réceptif à son expérience, observer son rythme respiratoire en

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évitant de bouger volontairement. Il doit aussi être capable, et
c’est là la grande difficulté, de retenir son sperme afin d’éviter
la déperdition d’énergie. Ce qui est d’ailleurs facilité par sa posi-
tion de dominé. Par cet acte de maîtrise, il vainc la mort. Un
acte d’une telle violence qu’il déclenche un état de conscience
particulier, une sorte de volupté sèche et irradiante auprès de
laquelle l’orgasme commun apparaît comme un sous-produit.
Un acte qui s’accompagne aussi d’un arrêt total du souffle et
de la pensée.
Le tantrika, eu égard à la difficulté de l’acte sexuel, a intérêt à
bien choisir sa partenaire. Il peut s’adresser à son épouse ou, ce
qui est recommandé, utiliser les services d’une femme dûment
initiée au tantrisme. Le service qu’elle doit assurer englobe tout
ce qui représente aux yeux des hommes la séduction féminine,
c’est-à-dire non seulement les gestes de la sexualité la plus raf-
finée, mais également l’art des parures, du maquillage et des
soins de beauté, surtout l’usage des onguents et des parfums,
afin d’éveiller les sens de l’adepte. Autrefois, ce dernier pouvait
aussi avoir recours à la prostitution sacrée, qui a aujourd’hui
disparu. Les prostituées sacrées portaient le nom de « servante
des dieux ». Elles accordaient leurs faveurs aux prêtres et aux
fidèles de leur culte, le prix payé allant « à la divinité », c’est-
à-dire aux responsables religieux.
Dans la voie de la Main droite, toutes les offrandes alimen-
taires sont remplacées par du gingembre, du sésame ou de l’ail,
par des plantes aquatiques, par du lait ou du jus de coco. L’acte
sexuel cède la place à la méditation de Shiva et de shakti. Le
processus entier s’accomplit sur un mode purement intério-
risé et sublimé. L’on se trouve dans un climat assez voisin du
yoga classique, en dépit d’un ritualisme plus élaboré. Le sad-
haka doit éveiller la kundalini, nom donné à la shakti qui réside
dans l’être humain où elle agit comme force vitale. Ce nom
signifie qu’elle est représentée comme lovée sur elle-même, à
la base du tronc, comme un serpent femelle endormi. Ce sym-

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bole exprime l’aspect statique et potentiel de cette énergie cos-
mique. Lorsqu’elle est éveillée, elle se déroule et se meut sui-
vant une direction ascendante, en perçant un certain nombre
de chakra, jusqu’à ce qu’elle s’unisse finalement à son époux
Shiva.

Les textes sacrés


Les tantra sont des opuscules très brefs où sont exaltés de
façon quasi mystique tels ou tels aspects de la symbolique tan-
trique avec des références à la mythologie de la déesse et aux
vertus secrètes des mantras qu’utilise le rituel. Abondante et
disparate, la littérature tantrique comprend tout d’abord les
tantra proprement dits. Le premier, le Guhya-Samâja tantra,
d’origine bouddhiste, est du ive siècle. Il contient l’essentiel de
la doctrine. Les innombrables autres textes ont été probable-
ment écrits entre le viiie et le xe siècle. Ils développent le même
enseignement. Mais les principaux ont été rédigés entre les
xe et xve siècles en Inde et au Tibet avec des prolongements
jusqu’à l’époque contemporaine. Une partie seulement de ces
textes a été dépouillée, et un tout petit nombre est accessible
en traduction. Il n’est pas utile de les lire tous car ils disent très
souvent la même chose. Le premier à avoir été traduit dans
une langue occidentale est le Mahâ-Nirvâna tantra, le Livre de
la Grande Libération. Sir John Woodroffe, plus connu sous le
pseudonyme d’Arthur Avalon, est en effet le premier Occiden-
tal, au début du siècle, à s’être intéressé au tantrisme et à en
avoir livré les secrets.
Les tantra shivaïtes du Cachemire sont parmi les plus inté-
ressants. Le Vijñâna-Bhairava tantra ou « Discernement intuitif
de Bhairava » est considéré comme le tantra de la connaissance
suprême. Il se présente comme un dialogue initiatique entre le
dieu et sa shakti, appelée « Bhairavi ». Bhairava, par son sens de
« terrible », évoque l’aspect le plus transcendant de ce dieu, sa
puissance de désintégration, mais aussi de renaissance. Nom-

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bre d’entre eux présentent aussi la shakti sous la forme de dées-
ses redoutables, notamment celles de Durga, la déesse « diffi-
cile à atteindre », ou Kali, « la Noire », qui incarnent l’aspect
destructeur, mais aussi transformateur de la divinité.
Mais la littérature tantrique déborde aussi le cadre des tantra
proprement dits. Certains purana ont une grande importance,
car c’est à leurs prescriptions que se réfèrent toutes les tradi-
tions shivaïtes pour les observances, les comportements et les
rites privés ou publics, le service et la construction des temples.
Les samhita, quant à eux, s’adressent aux fidèles de Vishnou.
Ils ne sont pas très anciens. S’ils sont tantriques, c’est par leur
rituel et par certaines observances. La présence aussi des Upa-
nishad parmi cette littérature surprendra les puristes. Parmi les
cent huit canoniques, huit pourtant, les Shakta-Upanishad, sont
tantriques. Il existe également des textes tantriques bouddhi-
ques comme ceux du Vajrayâna (le « Véhicule de diamant »)
ou du Mantrayâna (le « Véhicule des mantras ») qui sont nés
en Inde, mais se sont développés et établis dans l’Himalaya et
au Tibet, se sont répandus en Chine et au Japon.

Pourquoi je suis tantrique


La voie tantrique est immense, totale, illimitée. Je l’ai décou-
verte progressivement, à travers plusieurs expériences de ma
vie. Inspiré très tôt par la pensée de l’Inde, j’ai d’abord étudié,
durant plusieurs années, le Védânta, sous la direction d’un maî-
tre traditionnel. Puis je suis parti dans le Sud-Est asiatique, où
j’ai voyagé durant sept ans afin de confronter le savoir tout
intellectuel que j’avais acquis avec la réalité. Nombre de décep-
tions, d’échecs, dans ma quête intérieure, m’amenèrent à me
tourner vers une voie plus « concrète ». L’ascétisme, qui dessè-
che non pas tant le corps que l’âme, avait en effet appauvri ma
sensibilité et mon imagination. C’est à ce moment-là que j’ai
découvert le tantrisme, sous la forme du shivaïsme du Cache-
mire, avec son expérience de l’énergie. Il ne s’agissait plus de

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réprimer les sens, ni de les débrider sauvagement, mais de les
sacraliser, de les offrir à la puissance divine. J’avais déjà perçu
un peu de cette féminité absolue, de cette irradiante beauté de
la Déesse, mais elle était restée diffuse. Pour moi, la shakti ne
pouvait s’incarner dans une femme de chair. C’était plutôt une
sensation, un appel. Et pourtant, cette incarnation a eu lieu.
Tout ce que j’ai eu de force pour écrire, pour enseigner, est
venu de cette expérience.

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Des yogis et des hommes

Il y en a qui yamaniyamisent du matin au soir et il y en a


qui se fichent des yama-niyama.
Il y en a qui occupent une heure de yoga avec trois postures
et il y en a qui enchaînent soixante postures à la demi-heure.
Il y en a qui inspirent de bas en haut et il y en a qui inspi-
rent de haut en bas.
Il y en a qui se dopent au kapâlabhâti et il y en a qui, au
bout de cinq respirations, prennent un air de héros fatigué.
Il y en a qui méditent à l’aube, d’autres le soir, certains tour-
nés vers l’est, certains tournés vers eux-mêmes, et d’autres qui
ne méditent pas du tout, et d’autres qui croient méditer.
Il y en a qui s’ennuient en méditant et il y en a qui ne
savent pas qu’ils s’ennuient en méditant.
Il y en a qui beuglent des mantras, d’autres qui bricolent
dans le tantra, d’autres qui dessinent des yantras, et d’autres
qui confondent mantras, tantra et yantras.
Il y en a qui savent le sanskrit, d’autres qui font croire qu’ils
savent le sanskrit et d’autres qui s’imaginent qu’en Inde tout
le monde parle sanskrit.

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Il y en a qui sont allés en Inde, je veux dire dans un ashram
en Inde, et d’autres qui ont peur d’aller en Inde, des fois que
l’Inde ne ressemble pas à l’Inde.
Il y a des gouroulogues, des gourouphones, des gourouphi-
les, des gouroulâtres, des gouroulacariâtres, des gouroumania-
ques, des gourouphobes, des gouroupathes, des gouroucides,
des gourouphages, et il y aurait même encore quelques gou-
rous.
Il y en a qui ont lu les Yoga-sûtra et qui regardent de haut
ceux qui n’ont pas lu les Yoga-sûtra. Il y en a qui font semblant
d’avoir lu les Yoga-sûtra, d’autres qui en ont lu un résumé. Et il
y en a qui les confondent avec les Kâma-sûtra.
Il y en a qui sont pour les écoles – écoles du nord, écoles
du Sud, écoles du Nord-ouest, du Sud-sud-ouest, Cachemire
du xiie siècle, Bihar du xive, tantrisme sikh, jaïnisme de la Main
gauche… – et d’autres qui sont contre les écoles (à bas les sys-
tèmes, vive la spontanéité !) et d’autres qui disent que toutes
les écoles se valent, tout est dans tout n’est-ce pas, et ceux qui
changent d’école tous les deux ans et ceux qui ne supportent
pas qu’on change d’école.
Il y en a qui ont six chakras, dont trois ouverts, et d’autres
sept, quatorze ou soixante-quatre, et tous ouverts, ou bien
alternativement, et puis qui peuvent ouvrir les chakras fermés
des autres, ou bien fermer leurs chakras ouverts, attention pas
de fausse manœuvre. Et puis il y a les malheureux qui n’ont
jamais senti en eux le moindre chakra et n’osent pas l’avouer,
sauf quand ils font un rebirth.
Il y a ceux qui combinent yoga et rebirth, yoga et psychana-
lyse, yoga et karaté, yoga et poterie, yoga et chasse à courre.
Il y a ceux qui ne cuisinent qu’au ghee, qui mastiquent cent
huit fois leurs graines hypercomplètes ou bien qui les avalent
le plus vite possible, bon débarras, il y en a qui jeûnent et qui le
font savoir, qui se purifient et vous le font sentir, qui craignent
plus que tout de se réincarner en cochons. Et puis ceux qui

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mangent des côtes de bœuf en cachette et s’envoient un coup
de rouge en se demandant avec une angoisse délicieuse si cela
alourdira leur karma.

C’est que oui-da il y a des obsédés du karma comme il y a


des fanas du mûla-bandha, des fondus de l’uddiyâna, des frap-
pés de jâlandhara, des forcenés de la bhastrikâ, de vieux babas
enragés de mudrâs, flottant dans le samsâra et dans l’odeur du
gañja.
Comme il y a des yoginîs fumeuses de bidis, frétilleuses de
la kundalinî, expertes en nauli, friandes de samâdhi, goûteu-
ses d’amaroli, virtuoses en sahajolî, qui se font appeler Shakti
lorsqu’elles s’unissent à leur Shiva, le samedi soir après le yoga,
pour faire maithuna, yab-yum et youp-la-la.
(Mais il y en a tant d’autres qui voudraient bien savoir à la
fin ce que c’est que maithuna, et cela les énerve.)
Oui, et ainsi va le samsâra, et vive Mâyâ qui n’existe pas,
si l’on en croit Gaudapâda, il y a des hommes qui se prennent
pour des yogis, il y a des femmes qui se prennent pour des
yoginîs, il y a des souris et des hommes, des souris et des yogis,
et puis,
Shiva-Pârvatî soient loués, il y a des hommes et des femmes
qui ne se prennent pour rien, et que le yoga prend dans ses
bras et porte doucement, tendrement, et emporte, vers là-bas,
qui déjà est ici, et c’est si beau alors et c’est si simple, le yoga.

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La noble science des mudrâs

Le terme mudrâ, comme celui de chakra avec lequel il


n’est pas sans affinité, fait partie de ceux que l’on a emprun-
tés à l’hindouisme et que l’on emploie aujourd’hui, en divers
milieux plus ou moins spiritualistes, un peu à tort et à travers.
Aussi n’est-il pas inutile d’en préciser le sens ou plutôt les sens
possibles et les multiples applications.
Rappelons d’abord le sens premier du mot : une mudrâ (mot
féminin en sanskrit) est un « sceau », un cachet ou une mar-
que apposée pour sceller ou authentiquer, bref une empreinte
indélébile. Cette signification s’éclaire pleinement dans les
techniques tantriques, comme nous le verrons, où le souffle
est « scellé » de façon inviolable à l’intérieur du corps. Selon
une autre exégèse, une mudrâ est ce qui « scelle », arrête défi-
nitivement les afflictions, qui sont dans le yoga classique, au
nombre de cinq : l’ignorance (mère des quatre autres), l’égo-
ïsme, l’attachement, la haine, la peur de la mort.
Le deuxième sens, et plus connu, du terme est celui de
« geste » ritualisé, codifié. On peut en trouver une double illus-
tration, d’une part dans la danse indienne où chaque position
des mains et des doigts traduit une émotion déterminée sou-

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lignée par l’expression du visage et l’attitude du corps, com-
posant ainsi un mode de communication non verbale abso-
lument fascinant, et, d’autre part, dans le culte (pûjâ) où les
mudrâs apparaissent, pour invoquer ou propitier les divinités,
en liaison avec des mantras dont ils renforcent le pouvoir. Cette
fonction des mudrâs se poursuit dans la méditation et il suffit
ici de contempler les statues des dieux ou des Éveillés, tant du
côté hindou que du côté bouddhiste, en sachant que le geste
symbolique influence à la fois celui qui le réalise et celui qui
le regarde, même sans en saisir consciemment le sens. Cha-
cun connaît, pour l’avoir vue ou pratiquée lui-même, la jñâ-
na-mudrâ (mudrâ de la connaissance) où le bout du pouce de
l’adepte touche le bout de son index, formant un petit cercle,
alors que les autres doigts restent ouverts (outre la significa-
tion métaphysique – l’union de l’Ame universelle et de l’âme
individuelle – cette mudrâ empêche le prâna, le souffle vital,
de quitter le corps par les mains et le ramène le long des bras
jusqu’au cœur). Bien connue aussi des pratiquants du yoga
et du za-zen cette position des deux mains superposées hori-
zontalement, la droite sur la gauche (ou l’inverse), un peu
au-dessous du nombril, paumes tournées vers le haut et pou-
ces joints. Citons encore ces deux mudrâs souvent effectuées
simultanément : vara-mudrâ, le geste qui accorde les faveurs,
où la main est horizontale, paume tournée vers le haut, doigts
joints, pouce traversant la paume et touchant la base de l’an-
nulaire ; et abhaya-mudrâ, le geste qui éloigne la crainte, où,
la position des doigts restant identique, la main est levée et
la paume tournée vers l’observateur. On pourrait d’ailleurs
trouver, quoique rarement aussi développés, des gestes sym-
boliques équivalents dans d’autres traditions spirituelles soit
toujours vivantes (islamisme, taoïsme), soit éteintes (Égypte,
Sumer, Perse, certains savants soutenant même que le terme
mudrâ dériverait du babylonien musarû, « écriture, sceau », par
l’intermédiaire du vieux perse).

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Pourtant tout ce que nous venons de dire, non seulement
n’épuise pas la signification du mot mudrâ, mais même n’en
atteint pas l’essentiel. Pour approcher celui-ci, c’est vers le tan-
trisme qu’il faut maintenant se tourner. Précisons d’emblée
que ce que nous entendons par tantrisme n’a rien à voir avec le
« Tantra » ou « néo-Tantra » remis à la mode en Occident dans
les années 70 et qui n’est au mieux qu’une thérapie sexuelle
ou un art de vivre hédoniste, sans portée spirituelle véritable.
Nous nous référons uniquement aux traditions authentiques,
appuyées sur un yoga exigeant, à la « voie des héros », éco-
les shivaïtes ou shâktas (Kaula, Trika, Nâths…) ou vajrayâna
bouddhiste. Dans ce dernier courant, par exemple, le mot
mudrâ désigne la femme initiée et initiatrice qui participe aux
rites érotiques (on dit aussi mahâ-mudrâ : « grande femme »,
jñâna-mudrâ : « femme de connaissance »). Dans le rituel tan-
trique hindou de la « Main gauche », la mudrâ est une des cinq
« substances » utilisées pour favoriser l’ivresse extatique : les
céréales grillées et épicées (les quatre autres étant la viande,
le poisson, le vin et la femme). Mais nous ne citons ces deux
acceptions du terme mudrâ qu’en passant. Leur pleine explici-
tation sortirait du cadre de cet article.
Dans les yogas proprement tantriques donc (hatha-yoga,
kundalinî-yoga) les mudrâs sont beaucoup plus que des gestes
symboliques. Ce sont des techniques, extrêmement précises
et dans cette mesure seulement efficaces, pour éveiller l’éner-
gie dormante à la base de la colonne vertébrale, ce « Serpent
femelle enroulé » (kundalinî) qui bloque de sa tête l’entrée de la
Brahmanâdî (le conduit central qui va du périnée à la fontanelle
et est comme « mort », inactif chez l’homme ordinaire, uni-
quement soumis à la dualité droite/gauche). Les mudrâs agis-
sent à la fois comme des « verrous » et des « clés » permettant
de fermer et d’ouvrir certains circuits énergétiques (les nâdîs,
comparables mais non homologables aux méridiens chinois),
d’exciter ou de modérer certains « vents » (vâyus) dans telle

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ou telle « roue » (c’est le sens propre du mot chakra). Le but
du hatha-yoga (le kundalinî-yoga n’étant qu’une extension, un
achèvement de celui-ci) est l’union de ha et tha, ou Soleil et
Lune, c’est-à-dire l’énergie masculine (yang) et l’énergie fémi-
nine (yin), ou encore l’énergie vitale ascendante de la respira-
tion (prâna) dont le siège est dans le cœur, et l’énergie vitale
descendante (apâna) dont le siège est dans le rectum. Tout l’art
du hatha-yoga consiste à inverser ces deux courants, et c’est
ici que les mudrâs interviennent mais toujours en combinai-
son avec d’autres procédés : postures rituelles (âsanas) – assi-
ses ou inversées, comme la fameuse posture sur la tête qui est
classée dans les mudrâs –, exercices respiratoires (prânâyâmas),
paroles de puissance (mantras), contractions musculaires loca-
les ou « ligatures » (bandhas), etc. Autrement dit, on ne sau-
rait pratiquer les mudrâs isolément, sans une connaissance des
autres méthodes yogiques et hors de leur contexte initiatique.
Tout comme un mantra n’est « vivant » que s’il a été reçu de la
bouche d’un guru, une mudrâ ne vaut que si elle a été apprise
directement d’un maître et non dans un livre. D’ailleurs les
textes anciens se gardent bien de révéler les détails complets
de ces techniques, comme un cuisinier qui ne livre que la moi-
tié de ses recettes. Et si les auteurs modernes sont moins pru-
dents, les descriptions qu’ils nous donnent de ces « sceaux » ne
nous servent généralement pas à grand-chose car il y manque
l’essentiel, le « souffle » animateur. Les lecteurs de cette revue
peuvent imaginer ce qui arriverait – ou n’arriverait pas – à un
individu qui se lancerait dans le qi gong tout seul, un livre à la
main…
À ce propos, aucune étude vraiment approfondie n’a encore
été tentée pour comparer ces techniques tantriques avec les
techniques taoïstes équivalentes. Pour qui a une certaine expé-
rience, même modeste, des deux systèmes, les analogies sont
pourtant frappantes dans tous les domaines concernés (médi-
tation, médecine, alchimie, érotique). Elles ne découlent pas

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forcément d’emprunts réciproques ou d’imitations unilatéra-
les, comme on a trop tendance à le supposer, mais de lois uni-
versellement vérifiables, d’expériences accessibles à tout être
« doué » pour ce type de travail et convenablement guidé.
Une des mudrâs hindoues les plus prestigieuses consiste en un
retournement de la langue vers l’arrière du palais, si complet
dans certains cas qu’on arrive à fermer les fosses nasales de l’in-
térieur (khecharî-mudrâ). En Chine on ne va pas généralement
aussi loin, se contentant de presser la langue contre les incisives
(technique également connue en Inde sous le nom de jihvâ-
bandha). Mais ce qui est curieux, c’est que dans les deux pays
on établit des correspondances entre cette technique et la maî-
trise de la sexualité. En Inde, l’homme expert en cette mudrâ a,
dit-on, le pouvoir d’empêcher l’éjaculation et il ne vieillit plus.
Dans la pratique taoïste, la langue, dite « Racine spirituelle »,
joue un rôle essentiel car elle produit la salive en bougeant et
la recueille pour la faire descendre dans la gorge. Or la salive
est appelée « suc » ou « sève » (de jade), ce qui est l’équivalent
exact du mot sanskrit rasa (rasayâna est aussi le nom de l’alchi-
mie indienne) ; ou encore « liqueur d’or », « breuvage d’im-
mortalité » (en sanskrit soma, amrita). La liqueur d’or « des-
cend » lorsque la semence « remonte ». Tout ce langage her-
mético-poétique (« langage crépusculaire », selon l’expression
tantrique), recouvre en fait des réalités très concrètes transmi-
ses aujourd’hui comme hier sous le « sceau » du secret. Tout
comme les taoïstes d’autre part, les tantriques sont attentifs à
l’heure à laquelle doivent se dérouler les pratiques. La période
de 24 heures d’une journée se divise en 16 parties de 90 minu-
tes chacune appelées ghariya ou 8 périodes de 3 heures appelées
yama. Dans chaque période le courant qui circule à travers tout
le corps est différent, tel ou tel organe est plus ou moins actif.
De même, toutes les 60 ou 90 minutes notre mode de penser
change, en relation notamment avec le plus ou moins libre pas-
sage de l’air dans l’une ou l’autre narine (la narine droite est

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reliée au cerveau gauche et au système nerveux sympathique,
la narine gauche au cerveau droit et au système parasympathi-
que). Maladies et désordres s’installent quand l’énergie circule
trop longtemps ou trop lourdement dans un seul côté ou bien
quand nous ne pratiquons pas comme il faut au moment où il
faut.
Dans le hatha-yoga, la volonté, l’effort individuel jouent
un grand rôle, allant parfois jusqu’à une certaine « violence »
contre nature. Toutefois dans d’autres écoles (notamment au
Cachemire) on insiste davantage sur les valeurs d’abandon, de
confiance fervente, de laisser agir. Quand le niveau énergé-
tique augmente en effet, il arrive que les mudrâs se produi-
sent spontanément. Mains, pieds, bras, jambes, yeux se placent
d’eux-mêmes dans des positions définies comme celles des
danseuses hindoues. L’adepte « incorpore » alors effectivement
les divinités, les puissances qu’il avait évoquées au moyen des
mudrâs. Sans contrainte son souffle s’arrête, sa pensée se sus-
pend, sa « semence » est « fixée » (c’est la conquête des « trois
joyaux »).
Outre une santé parfaite, diverses sortes de « pouvoirs »
(siddhis) peuvent résulter de la maîtrise des mudrâs  : lecture
des pensées d’autrui, invisibilité, lévitation, pour n’en citer que
quelques-uns. Toutefois ces pouvoirs, qui ne permettent pas de
distinguer le yogi du magicien, ne devraient pas être recher-
chés et l’on devrait, s’ils se développent, les ignorer et en tout
cas éviter d’en faire étalage. En chaque mudrâ est contenu un
« message », un état de conscience, un état de l’Être. Quicon-
que, par effort ou par grâce, a accédé à un seul d’entre eux se
soucie peu d’en tirer gloire ou profit.

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Chakras et santé spirituelle

Originaire de l’Inde, la science des chakras fut longtemps


gardée secrète. On ne la trouvait évoquée – et encore de façon
très obscure – que dans des traités appelés Tantras, dont certains,
traduits du sanskrit en tibétain et en chinois dès le viiie siècle,
pénétrèrent le bouddhisme du Nord. Plus tard elle influença
aussi certaines sectes soufies. Néanmoins c’est seulement dans
les milieux tantriques hindous que cet enseignement se main-
tint dans sa pureté, demeurant pour l’essentiel oral.
On traduit souvent « chakra » (la transcription savante est
cakra et la prononciation tchakra) par « centre énergétique ».
La signification première est « cercle », avec l’idée de mouve-
ment : mouvement circulaire ou « roue ». En effet les chakras
sont des lieux du corps subtil où l’énergie s’amasse et tour-
billonne. Nous disons bien : du corps subtil, et non du corps
physique, ce qui exclut l’identification simpliste des chakras
avec des structures anatomiques (plexus nerveux, glandes
endocrines ou autres organes). Entre le corps subtil et le corps
physique il existe certes une correspondance. Mais, selon la
conception indienne, le premier est supérieur et antérieur au
second, supérieur parce que plus proche de la source de vie et

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antérieur parce qu’il préexiste à la naissance du corps matériel,
comme du reste il survivra à la mort de ce dernier. Il existe
donc une irréciprocité de relation entre les deux corps. Ainsi,
pour prendre un exemple, l’amputation sexuelle d’un homme
n’implique pas forcément que le chakra qui régit la sexualité
soit chez lui détruit. Non seulement cet homme pourra conti-
nuer à éprouver des désirs mais les qualités morales tradition-
nellement associées à la virilité (ce que les hindous appellent
vîrya, la « virilité spirituelle ») pourront rester présentes en lui.
En revanche toute blessure, toute déchirure dans le corps sub-
til entraîne inévitablement un trouble corporel, une maladie
ou un « accident » que seul notre aveuglement attribue au
« hasard ».
Symboliquement associé au feu – sous son double aspect
de chaleur et de lumière – le corps subtil se présente comme
un réseau extraordinairement complexe, mouvant et vibrant
de lignes, de courants, de flux nommés en sanskrit nâdîs.
Il en existe des milliers dont la fonction est de distribuer la
conscience et l’énergie (deux réalités indissociables selon les
Tantras) dans chaque atome. Là où les nâdîs principales se
croisent, dans ces « carrefours » vitaux délicats apparaissent
les chakras : « roues d’énergie », comme nous l’avons vu, ou
« nœuds » (mutticu), selon la médecine tamoule, ou encore
« lotus » (padma), dans l’abondante iconographie hindouiste.
Chacun des chakras tourne et vibre à un rythme qui lui est
particulier. Les chakras situés au point le plus bas du circuit
sont les plus denses, opèrent à une fréquence inférieure et
créent des états de conscience plus grossiers. Ceux au sommet
du réseau fonctionnent à une fréquence élevée et régissent les
états de conscience subtile et l’intelligence supérieure.
Le nombre des chakras n’est pas réellement fixé. En Occi-
dent on aime à parler des « sept chakras », peut-être parce que
cela rappelle les sept jours de la semaine, les sept couleurs de
l’arc-en-ciel, les sept notes de la gamme, etc. En Inde pourtant

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on parle plus volontiers de six chakras (excluant celui de la
fontanelle), ou bien de cinq (amalgamant les deux inférieurs,
ceux du rectum et du sexe) ou encore on évoque un nombre
beaucoup plus important : 14, 20, 30 ou plus… On ne se limite
pas en ce cas aux centres situés dans la contrepartie subtile
de la moelle épinière. Sont cités des chakras « inférieurs » et
parfois magiques dans les pieds, les chevilles, les genoux, les
cuisses et aussi dans les bras, les épaules, les mains. D’une cer-
taine manière peut devenir chakra tout endroit du corps sur
lequel on se concentre intensément et longuement. « Là où va
la conscience, dit-on, là va l’énergie. » Cependant nous nous
bornerons ici à la description sommaire des principaux chakras,
privilégiant leur aspect psychosomatique et négligeant leurs
connotations mythologiques qui ne peuvent intéresser que les
amateurs de culture indienne. De même nous laisserons de
côté les couleurs attribuées aux chakras car celles-ci varient
selon les écoles.
1) Mûlâdhâra ou « soutien de la base ». Correspond au
plexus sacro-coccygien. Lieu : périnée chez l’homme et col de
l’utérus chez la femme. Élément : Terre. Roue à quatre rayons
(ce qui signifie que quatre courants d’énergie rayonnent à
partir de ce centre). En relation avec la force cohésive de la
matière, la pesanteur terrestre, l’inertie ; avec le sens de l’odo-
rat et le nez, la faculté de locomotion et les pieds ; la force qui
produit le sommeil ; le système osseux ; avec apâna (énergie
excrétoire). Tout dérèglement de ces fonctions doit donc être
recherché au niveau du mûlâdhâra. À chacun des chakras sont
aussi associées certaines formes de la vie affective. Au mûlâd-
hâra on relie la cupidité, la fausse connaissance, la crédulité,
la désillusion, la satisfaction d’un matérialisme grossier. En
revanche, l’épanouissement harmonieux de ce chakra donne
à l’individu une stabilité à toute épreuve. C’est à mûlâdhâra
que commence l’évolution humaine et que l’énergie cosmique
(kundalinî) émerge de l’inconscient. Lorsque celle-ci (symbo-

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lisée par un serpent) perce le centre-racine, l’odorat devient
très pénétrant, on peut même à volonté émettre différentes
odeurs, rien qu’en se concentrant sur elles. Plus magique
encore paraîtra le pouvoir de lévitation, lié à la maîtrise de ce
chakra (domination de l’élément Terre).
2) Svâdhishthâna ou « fondement de soi-même. Un peu
au-dessus du précédent, à la racine des organes génitaux.
Élément  : Eau. Roue à six rayons. En relation avec la force
constrictive de la matière ; avec le sens du goût et la langue, la
faculté de préhension et les mains ; la soif ; le système adipeux ;
la fonction sexuelle. Quand la kundalinî passe par ce centre, le
sens du goût s’affine à l’extrême et on peut évoquer à volonté
différentes saveurs. On obtient aussi le pouvoir sur l’élément
Eau (symbolisé par la « marche sur les eaux »). La séduction,
la sensibilité psychique, la créativité artistique se développent.
Mais ce chakra n’est qu’une étape et il n’est pas souhaitable
d’y stagner. Parmi les signes négatifs liés à une saturation de
ce centre, on cite l’avidité sensuelle insatiable, le narcissisme,
la fatigue, la honte, le dégoût, la langueur, et aussi des risques
artériels et cardiaques.
3) Manipûra ou « citadelle du joyau ». Correspond au plexus
solaire. Région lombaire, à la hauteur du nombril. Élément :
Feu. Roue à dix rayons. En relation avec la force expansive et
calorique de la matière ; avec le sens de la vue et les yeux ; la
faim ; les parties charnues de l’individu ; la fonction digestive.
Correspondances affectives : colère, peur, ambition, violence,
orgueil. Manipûra est à mi-chemin entre l’énergie positive
(prâna) et l’énergie négative (apâna), situées respectivement
au-dessus et en dessous du nombril  ; c’est le milieu entre le
« Ciel » et la « Terre ». C’est pourquoi sa bonne santé est consi-
dérée comme essentielle. Quand l’énergie s’épanouit dans ce
centre, la peau devient rayonnante ; la faim, la soif et l’excré-
tion diminuent ; on peut survivre pendant des jours, rien que
par l’absorption du prâna contenu dans l’air. On dit même que

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le yogi acquiert un pouvoir magique sur le feu. Évidemment,
ce centre étant relié au « pouvoir », son dysfonctionnement
peut avoir des effets désastreux.
4) Anâhata ou le « non battu » (ainsi nommé par allusion
au son produit par le cœur). Correspond au plexus cardiaque
et au thymus. Élément  : Air. Roue à douze rayons. En rela-
tion avec la force motrice de l’univers ; avec le toucher et la
peau, l’organe sexuel et la jouissance ; le système sanguin ; la
respiration. Ce chakra gouverne aussi les émotions. Son affi-
nité avec l’Air le rend très excitable. L’être identifié à ce centre
devient étonnamment sensible à l’égard des autres, au point de
développer la capacité d’entrer dans leurs corps. C’est le chakra
des grands mystiques, de ceux qui voient avec le cœur. Mais
là aussi, bien sûr, des déviations sont possibles, beaucoup de
gens prenant pour de l’amour ce qui n’est qu’un mouvement
captateur de l’ego.
5) Vishuddha ou le « purifié ». Correspond au plexus du
larynx et à la glande thyroïde. Région cervicale, à l’endroit où
la moelle épinière devient moelle allongée. Élément  : Ether.
Roue à seize rayons. En relation avec la force de spatialisa-
tion de la réalité physique ; avec l’ouïe et les oreilles, l’expres-
sion vocale et la bouche. Correspondances affectives : respect,
modestie, contentement, désintéressement, pureté, avec une
référence spéciale à la vie de relation. Il est affirmé qu’une fois
établi dans ce chakra l’adepte n’a plus à craindre la maladie.
Les « trois humeurs » dont parle la médecine ayurvédique (le
vent, la bile et le phlegme) maintiennent désormais son corps
dans un état d’équilibre dynamique.
6) Ajñâ ou « centre de commandement ». Dans la tête, à
la hauteur du point entre les sourcils (« troisième œil »). En
relation avec le bulbe rachidien et l’épiphyse. Sa « percée » –
particulièrement difficile – ouvre les portes de la Libération.
Quand la kundalinî passe au-delà d’âjña, la dualité et l’ego dis-
paraissent. Elle atteint le centre supérieur, sahasrâra, la roue

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aux mille rayons (ou lotus aux mille pétales) située au-dessus
de la tête (et c’est pourquoi ce centre ne fait pas partie de la
liste classique des chakras).
Le propre de la kundalinî étant de monter – et de monter
en spirale – tout travail « normal » sur les chakras s’effectuera
de bas en haut. On voit même, d’après d’anciens textes du
Cachemire, que la méthode inverse – l’éveil de l’énergie de
haut en bas – était tenue pour « démoniaque » ou à tout le
moins périlleuse. Cependant il faut ici relativiser  : le « bas »
ne signifie pas nécessairement le mûlâdhâra. Certains maîtres
conseillent de partir du nombril ou du cœur. Cela dépend de
l’état spirituel et énergétique de chacun. Seul un expert – et
ils sont rares en ce domaine, même en Inde – sera capable de
l’apprécier. Il y aurait grand risque à vouloir opérer seul, d’une
manière brouillonne et fantaisiste. À ceux que cette recherche
intéresserait, on ne peut que conseiller d’acquérir d’abord une
base solide, tant sur le plan vital qu’intellectuel et éthique. Car,
comme on se lasse jamais de le répéter en Inde, « quand le
disciple est prêt, le maître vient ».

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Dormir dans les postures ?

Tout professeur de yoga a été ou sera un jour confronté à


cette situation : un élève s’endort pendant le cours (il arrive,
mais plus rarement, que ce soit le professeur qui s’endorme).
Cet incident – qui est surtout gênant quand il s’accompagne
de ronflements – se produit d’ordinaire pendant la relaxa-
tion finale ou pendant les brèves détentes qui entrecoupent
les exercices, sans parler du fameux yoga-nidra que certains
mettent à profit pour piquer un petit somme (ce qu’ils nient
ensuite farouchement lorsqu’on les réveille). Quand on s’es-
saie à la concentration ou à la méditation assise, il advient aussi
que plus d’un dos se tasse, qu’une tête s’incline ou qu’un brus-
que sursaut du soi-disant méditant nous révèle que ce dernier
vient de sortir d’un état plutôt infra-conscient que supra-cons-
cient.
On considère en général tous ces phénomènes d’une
manière assez critique et négative, comme des preuves éviden-
tes que l’élève est sous l’emprise de tamas (l’inertie, la torpeur)
alors qu’on ne peut avancer dans le yoga, tout le monde vous
le dira, que par la lucidité, la pleine conscience, la maîtrise de
soi. Pourtant il est des cas, nous semble-t-il, peu fréquents mais

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dignes d’être mentionnés où l’endormissement dans une pos-
ture est la marque, non pas d’un défaut d’attention, mais tout
au contraire d’une très grande intériorisation et devient la voie
paradoxale vers un progrès.
J’ai ici le souvenir d’une jeune femme qui s’endormit ainsi –
on serait presque tenté d’écrire qui « plongea », qui « s’abîma »
– dans un âsana et s’en réveilla différente. Il s’agissait d’une
torsion couchée que je décrirai brièvement : au départ, les bras
en croix, on pose le pied droit sur le genou gauche (ou l’in-
verse quand on prépare la torsion de l’autre côté), puis on se
laisse rouler sur le côté gauche jusqu’à ce que le genou droit
touche le sol ; ensuite, en laissant ce même genou au sol (au
besoin on le maintient avec la main gauche), on ouvre lar-
gement le bras droit vers la droite (la tête tournant dans le
même mouvement). Dans les cas les plus défavorables, le bras
droit reste alors suspendu à une certaine distance du sol. Assez
nombreuses cependant sont les personnes dont la main, voire
le poignet ou l’avant-bras, vient reposer (tandis que, rappe-
lons-le, le genou droit reste collé au tapis de l’autre côté). Et
tout à fait rares ceux ou celles dont l’épaule droite adhère au
sol. Cela en tout cas n’était jamais arrivé à la pratiquante dont
je parle, même après des années d’entraînement. Or un jour,
par l’effet d’une extrême détente, un travail guidé très spéci-
fique sur le souffle et l’espace, il arriva, comme j’ai dit, qu’elle
glissa dans le sommeil. Lorsqu’elle reprit conscience, quelques
minutes plus tard, elle s’aperçut que, pour la première fois, son
épaule droite reposait, naturellement et sans réaction doulou-
reuse, au sol, alors que son genou droit n’avait pas quitté ce
dernier (ce qui montre qu’une « rigueur » intérieure était res-
tée présente dans le sommeil). Sensation toute nouvelle dont
elle fut à la fois surprise et heureuse. Mais le plus intéressant
est le profit qu’elle en tira. Car, ayant goûté une fois, par un
passage dans l’inconscient, cette sensation, elle devint désor-
mais capable, à l’état conscient et éveillé, de la retrouver, de

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la reproduire, sinon immédiatement dès qu’elle avait pris la
posture, du moins assez vite. Autrement dit, son corps connaît
désormais, expérimentalement, le « but » à atteindre, sait qu’il
est à sa portée et donc se laisse en quelque sorte couler vers
lui en suivant la pente de moindre résistance. Le corps physi-
que (ou « grossier » comme disent les Hindous) a enregistré le
message, mémorisé l’aventure du corps subtil et suit mainte-
nant docilement ses traces.
Nous venons d’employer l’expression « corps subtil ». Selon
la doctrine commune au yoga, au védânta et à bien d’autres
écoles, on sait que dans l’état de rêve – ou même à un moindre
degré dans des états intermédiaires entre veille et rêve – notre
conscience est transférée dans l’état subtil (taijasa) essentiel-
lement caractérisé par la lumière et la chaleur. C’est dans le
corps subtil que se situent les nâdîs, les chakras, les vâyus ou
prânas, etc., tous ces « flux », « roues » et « vents » qui consti-
tuent notre réalité (notre « enveloppe ») énergétique et ce
corps possède une sorte d’« antériorité » et de « supériorité »
par rapport au corps grossier fait de muscles, d’os, de nerfs, etc.
Tous ce qui est réalisé dans ce corps « prânique » – en posi-
tif ou en négatif – est une acquisition permanente pour l’in-
dividu, ce qui n’implique pas que l’expérience vécue subtile-
ment doive ensuite toujours être réalisée matériellement. Ainsi
nous pouvons rêver que nous accomplissons tel ou tel âsana
extrêmement difficile, que nous serions bien incapables d’effec-
tuer à l’état éveillé. Pourtant, au moment de notre rêve, nous
obtenons la sensation exacte de cet âsana, nous en goûtons la
« saveur » véritable. Ces expériences – lorsqu’elles sont inten-
ses et atteignent un certain « taux vibratoire » – ont une valeur
quasi initiatique. L’état de conscience lié à la posture – car toute
posture contient, au-delà de sa forme, un état de conscience
– fait désormais partie de nous, nous l’avons intégré à notre
être et peu importe qu’ensuite il trouve une correspondance
corporelle dans notre vie. Une analogie, qui paraîtra peut-être

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étrange à certains, nous est fournie par les arts martiaux chinois
dits « internes » (basés, non sur la force extérieure, mais sur le
développement du qi, de l’énergie profonde) : on dit ainsi que
l’adversaire est vaincu avant d’être touché ou que deux maîtres
n’ont pas besoin d’engager le combat ni même de croiser le
regard pour savoir lequel, en cas de combat physique (devenu
vain), dominerait l’autre : ils se devinent, se « pressentent » à
distance. Ou encore, en alchimie, on dit que seuls les médiocres,
les tâcherons (les « souffleurs ») se donnent de la peine pour
fabriquer de l’or. Les vrais adeptes, ceux qui ont réalisé l’Or en
eux-mêmes, ne perdent pas leur temps à ces enfantillages.
Le hatha-yoga, tel qu’on l’enseigne habituellement, mécon-
naît ces extraordinaires possibilités du corps subtil. Certes, dans
les manuels ou dans les cours, on nous parle volontiers de
nâdîs, de chakras, etc., mais on a souvent l’impression qu’il s’agit
d’une superstructure, d’une décoration artificielle, de notions
plaquées, un peu académiques et rarement vécues de l’inté-
rieur. On prend d’abord la posture, en se référant à telle ou telle
technique selon l’école à laquelle on appartient, et ensuite,
éventuellement, on travaille sur les chakras, on se concentre sur
un « lotus » ou sur un autre, on transfère, on bricole… Peu de
pratiquants explorent la démarche inverse : c’est-à-dire réaliser
d’abord la posture subtilement (ce qui présuppose un change-
ment d’état de conscience) et, seulement ensuite, lorsqu’on l’a
totalement fait mûrir, lorsqu’on en a extrait l’essence, la réaliser
dans et avec son corps physique. Il s’agit pourtant, non d’une
fantaisie moderne, mais d’une tradition authentique, même si
elle reste très peu divulguée. À ma connaissance, Jean Klein 1,
qui a joué à nous quitter l’année dernière, fut le seul Occidental
à avoir enseigné – et encore dans le privé, à des élèves choisis –
cette forme de yoga qu’il avait reçue directement en Inde et qui
remonte à l’ancien tantrisme shivaïte du Cachemire.

1. Jean Klein (1912-1998).

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Le corps, selon cet enseignement, n’est rien d’autre qu’un
« objet », une notion que nous avons un jour adoptée et
à laquelle nous nous tenons pendant toute notre vie sans
jamais la remettre en question. La notion que nous avons de
ce corps est solide, pesante, réduite, limitée, c’est une sorte
de contraction, une défense contre l’environnement. Or il
ne tient qu’à nous de changer cette notion, d’opter pour des
perceptions beaucoup plus fines, d’aller vers la sensation d’un
corps fluide, léger, lumineux, en expansion, capable de s’insé-
rer dans n’importe quel espace, de se fondre dans l’environ-
nement au lieu de s’y opposer. Pour cela on emploie dans le
tantrisme du Cachemire une faculté appelée bhâvanâ, qu’il est
impossible de traduire d’un seul mot, car elle est à la fois ima-
gination créatrice, sensibilité plastique, pouvoir d’évocation.
Par cette faculté habilement guidée et développée, il s’avère
possible d’abolir la frontière habituelle entre «  extérieur  » et
«  intérieur  ». On apprend à explorer et à incorporer l’espace,
à sentir en soi ce qu’habituellement on perçoit hors de soi.
La «  vacuité  » (shûnyatâ), concept commun aux shivaïtes du
Cachemire et aux bouddhistes mahâyânistes, se révèle une
réalité «  tangible  », une expérience vécue, de façon graduelle
ou foudroyante, dans une partie précise du corps ou bien dans
le corps tout entier. Le hatha-yoga classique – celui des Nâths,
bien que peu de personnes le pratiquent encore aujourd’hui
sous cette forme radicale – repose avant tout sur la volonté,
l’effort, la «  tenue  », la «  tension vers  ». Le yoga dont nous
parlons n’a pas la même approche disciplinaire et violente et,
s’il connaît toutes les techniques essentielles du hatha-yoga (âsa-
nas, prânâyâmas, bandhas, mûdras), il les situe dans une autre
perspective, les anime d’un esprit beaucoup plus souple, libre
et ouvert. Il constate en effet que souvent l’effort, loin de vola-
tiliser l’ego, le renforce. Le schéma de l’ascète s’élevant palier
par palier vers une «  perfection  » idéale (appelée pompeuse-
ment «  Libération  » alors qu’il ne s’agit que d’une projection

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du mental), ce schéma, avec tous les «  renoncements  » qu’il
implique, lui paraît assez naïf, car pour lui tout est déjà là, il
n’y a rien à ajouter, rien à soustraire, il suffit de s’ouvrir à la
Merveille éternelle.
Il ne nous est pas possible, dans le cadre de cet article, de
développer tous les aspects très riches de cet enseignement.
Que l’on sache cependant qu’il ne s’agit en rien d’un «  sys-
tème  » qui voudrait se substituer à d’autres systèmes existants.
Par exemple, dans ce yoga, on utilise beaucoup les images, les
évocations sensorielles de toutes sortes (sonores, lumineuses,
tactiles, sapides, olfactives). Mais l’enseignant qui les emploie
doit être apte à les renouveler assez souvent, afin d’éviter toute
habitude, tout conditionnement nouveau à son élève, tout
«  encroûtement  », puisque le maître mot de cette tradition,
avec celui de «  vacuité  », est celui de «  liberté  » – non pas une
«  libération  » négative hors du samsâra mais une liberté active
au sein de ce dernier. Et il doit éviter que le travail imaginatif
ne tourne à l’intellectualisme. En fait, d’après notre expérience,
ce ne sont pas les personnes les plus intellectuelles qui progres-
sent le mieux dans cette voie (cette « non-voie », selon l’ex-
pression sanskrite : anupâya) mais celles qui sont « en alerte »,
qui ont un esprit de découverte et une relation intime, juste
avec leur corps d’énergie. Entre ceux qui ne conçoivent le yoga
que comme un « faire » (et généralement si l’on ne fait pas
comme eux l’on n’y connaît rien) et ceux qui croient qu’il suf-
fit de nommer les choses pour les vivre, il existe une place, un
espace pour une pratique, une vraie pratique mais recréée de
l’intérieur et dès lors coulant de source.
Enfin, s’il ne s’agit pas d’un système, fasse la Shakti qu’il ne
s’agisse pas non plus jamais d’un « mode », – chacun se met-
tant à « cachemiriser » dans son coin en picorant à droite et à
gauche des miettes de savoir de seconde main. C’est avec plus
d’amusement que d’inquiétude que nous voyons ainsi de plus
en plus de gens citer, voire « traduire » des textes dont on se

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demande s’ils les ont vraiment lus. Ainsi l’admirable Vijñâna-
Bhairava – pour n’évoquer qu’un seul joyau de cette tradition –
est-il mis désormais à toutes les sauces, – sauces pour la plupart
fades ou indigestes hélas, où l’on cherche en vain le goût de la
cannelle et du safran.

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Hatha-yoga et tantrisme

Si l’on néglige diverses déviations modernes qui consistent


à utiliser le hatha-yoga comme une simple gymnastique d’en-
tretien, une médecine douce, un remède contre le stress, un
élément décoratif du Nouvel Age, etc., il existe deux façons
légitimes de pratiquer cette discipline.
Le première s’adresse aux personnes principalement attirées
par la méditation, de type védantique ou non. Pour elles, âsa-
nas, prânâyâma, bandhas, mûdras, toutes ces techniques d’appa-
rence physique ont pour finalité essentielle de désencombrer
le corps, d’enlever les opacités psychosomatiques qui empê-
chent l’esprit ou le Soi d’apparaître dans toute sa luminosité.
Au-delà de cette fonction préparatoire, on ne voit pas l’intérêt
de développer les possibilités du corps. Bien plus, on se méfie
de tout entraînement qui pourrait renforcer l’identification et
l’attachement à ce dernier. Installé dans la Conscience, le médi-
tant considère son corps et son mental comme des instruments
qu’il convient de rendre purs, transparents, aussi neutres que
possible, avant d’y renoncer un jour tout à fait.
La seconde interprétation du hatha-yoga est proprement
tantrique. Elle s’enracine dans une très vieille tradition orale

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(védique ? non védique ?) et dans un petit nombre de textes
fondateurs  : Hatha-yoga-Pradîpikâ, Goraksha-Samhitâ, Ghe-
randa-Samhitâ, etc. Elle n’a guère de sens si l’on n’adhère pas
à la conception hindoue du corps subtil, avec ses nâdîs et ses
chakras. Le but de ce yoga est l’éveil et l’épanouissement d’une
énergie fondamentale et bouleversante appelée Kundalinî. On
vise moins ici un isolement splendide de l’esprit qu’une fusion
totale, dynamique et vivante de l’esprit, de l’âme et du corps,
une transmutation absolue, au sens alchimique du terme. On
transforme en aide, en allié ce que d’autres tiennent pour un
obstacle ou un adversaire. S’il n’est pas vrai que l’on recherche
toujours systématiquement les « pouvoirs », du moins ne les
craint-on pas et n’y voit-on pas a priori des pièges et des ten-
tations. Dans la mesure où les tântrikas ont tendance à consi-
dérer la Nature comme une puissance plutôt que comme une
illusion, ils acceptent les jeux de cette Nature, ne serait-ce que
pour s’en rendre maîtres. Ainsi s’explique leur intérêt pour
l’amour sexuel, promu au rang de voie initiatique, alors qu’il
est souvent regardé comme une entrave, un enfantillage, une
concession à l’espèce ou un consentement à l’animalité par
tant de yogis « orthodoxes ».
Le problème du maître se pose aussi différemment dans
chaque voie. Pour la première – celle où le hatha-yoga est
envisagé comme une simple technique de purification et de
préparation à la contemplation – un bon professeur, connais-
sant les rouages de l’organisme humain, peut suffire, à moins
que les exercices corporels ne soient enseignés par le maître
spirituel lui-même qui en choisira un nombre limité, adapté
aux besoins de son disciple, la préférence étant généralement
donnée aux postures assises et à l’apprentissage d’une respira-
tion calme et paisible. Pour la seconde manière de pratiquer le
hatha-yoga, la manière tantrique, la présence s’impose d’un
véritable guru, d’un homme (ou d’une femme) ayant exploré
le chemin de fond en comble. La pratique ici, en effet, est beau-

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coup plus intense et les dangers nettement plus grands. C’est
pour ceux qui se fourvoieraient dans ce type de méthode que
les textes évoquent, en termes froidement dramatiques, les ris-
ques de maladie grave, de folie ou de mort. Alors qu’un tra-
vail méditatif mal conduit n’aboutit le plus souvent qu’à une
désespérante sécheresse, une aventure tantrique qui dévie ou
qui échoue ne le fait jamais sans dégâts corporels ou psychi-
ques. La Déesse pardonne difficilement à ceux qui l’évoquent
sans être capables de la posséder.
Toutes ces réflexions amènent à constater le caractère
ambigu du tantrisme aujourd’hui. Il est naturel que cet ensei-
gnement attire et même fascine. D’un côté, en raison de son
pragmatisme, de son attention aux phénomènes vitaux, de la
part qu’il réserve à l’imagination créatrice, il est certainement
mieux adapté aux Occidentaux que d’autres doctrines venues
d’Orient, plus intellectualistes ou plus contemplatives. En
outre, il correspond au souffle du temps, aux angoisses et aux
aspirations de la fin de ce cycle, où les hommes n’ont jamais
tant communiqué et jamais tant senti le poids de leur solitude,
jamais tant parlé d’énergie tout en en manquant singulière-
ment pour la plupart. Mais, d’un autre côté, il ne faudrait pas
oublier le caractère élitiste originel de la « voie des héros », le
fait qu’elle a toujours été un ésotérisme – ésotérisme à masque
populaire parfois, si l’on veut, mais cela n’y change rien. Ce qui
manque actuellement à l’Occident sous ce rapport, ce n’est pas
la curiosité ni la bonne volonté, mais des repères doctrinaux
solides – le tantrisme est une pratique, certes, mais peut-on
bien pratiquer si l’on ne comprend rien  ? – et la présence
d’instructeurs expérimentés et désintéressés (sans aller jusqu’à
affirmer qu’il n’en existe point, ils sont rares ou discrets). Les
amateurs peuvent en de tels domaines – je songe entre autres
au travail sur la Kundalinî et aux rites sexuels – se révéler pres-
que aussi dangereux que les charlatans purs et simples, qu’un
peu de bon sens permet d’écarter assez facilement. Celui qui

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joue au sage ne finit que dans le ridicule mais celui qui joue au
héros – sans même toujours s’en rendre compte – risque de se
retrouver dans une véritable bataille dont il ne saura plus com-
ment sortir. Puisse-t-il ne pas y avoir entraîné trop de piou-
pious ingénus et d’Amazones candides !
Maintenant, pour parler moins négativement quoique encore
avec prudence, à quoi reconnaît-on un bon maître tantrique ?
Il y a d’abord un premier indice, applicable, me semble-t-il, à
tous ceux qui se mêlent de guider les autres. Le mauvais maître
domine, subjugue, étouffe, culpabilise, pousse à l’imitation ser-
vile. Il se nourrit de votre admiration et n’aime pas vous lâcher.
Auprès du bon maître, au contraire, on éprouve un sentiment
croissant d’ouverture, de liberté (y compris la liberté de le déce-
voir et de le quitter !) et, pourquoi ne pas le dire, de joie, même
si l’on passe par des moments difficiles. Car un tel homme, s’il
peut parfois se montrer terrible, est toujours généreux. Il s’efface
pour que vous grandissiez et souhaite plus que tout vous voir
bientôt voler de vos propres ailes. À ce signe général s’ajoute,
dans le cas du maître tantrique, un tour de main ou un coup
de patte particulier. On lui fait confiance parce qu’il sait com-
ment s’y prendre. Il n’est pas seulement celui qui connaît, il est
celui qui peut. On ne lui demande pas forcément une science
livresque à toute épreuve ni une sainteté formelle au jour le
jour. C’est la sûreté de son pied, la vigueur de son allant, l’évi-
dence de son action et peut-être un brin de folie maîtrisée qui
font qu’on le suit sur ces chemins abrupts où l’air est si vif et
les refuges si rares.

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APPROCHES

À force de proclamer que le yoga est universel (ce qui revient


en pratique à l’occidentaliser), on finit par en perdre l’esprit. Je
songe ici moins aux techniques, qui peuvent en effet admettre
des adaptations (même un maître indien « adapte » à ses disci-
ples), qu’à une certaine qualité, pour ainsi dire « climatique »
et vibratoire, sans laquelle la relation yogique devient tout à
fait superficielle et profane, à l’instar de n’importe quelle rela-
tion marchande.
« Allô, bonjour Monsieur (ou bonjour Madame), vous êtes
bien professeur de yoga ?… Est-ce que vous pouvez me dire
vos horaires de cours et vos tarifs, s’il vous plaît ? » C’est ainsi,
le plus souvent, qu’un Occidental désireux de pratiquer le yoga
aborde un enseignant. Pourtant, tout aussi bien, il lui deman-
dera de l’« initier » au yoga, sans se douter le moins du monde
du sens très profond et même sacré dont un tel mot est chargé
en Orient (et était chargé autrefois dans l’Occident tradition-
nel). Pour peu que l’enseignant s’y prête, on se croit alors « ini-
tié » au yoga dès sa première leçon, comme on serait initié au
surf, au tango, au bridge, à la pétanque, activités par ailleurs
non méprisables.

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En Inde, comme en Chine, au Japon, en Perse et d’autres
pays d’Orient, les choses ne sont pas, ou n’étaient pas, si sim-
ples. Trouver un maître ne va pas forcément de soi. Souvent il
faut de longs méandres, des recommandations ambiguës, des
approches obliques, serpentines, mouvantes comme les sables
et fuyantes comme les mirages. On se rend à une adresse qui
n’existe plus, on vient de la part de quelqu’un dont tout le
monde feint d’ignorer le nom (à moins que ce nom ne déclen-
che sarcasme ou éclat de rire), on découvre même parfois
que le maître qu’on a tant cherché est mort depuis un certain
temps. Ou a disparu. Ou n’a jamais existé… Tout cela fait par-
tie de la Voie. Cela peut être dramatique ou hautement humo-
ristique ou les deux à la fois, comme la vie elle-même. Certes il
existe des rencontres « faciles », évidentes, indiscutables entre
un maître et un élève. Comme des coups de foudre amou-
reux. Mais le plus souvent l’élève cherche douloureusement
le maître, ne le reconnaît pas d’emblée, et le maître, de son
côté, même quand il a « reconnu » son élève, l’éprouve, teste
son amour-propre, sa capacité à résister aux rebuffades, aux
tentations. Le moment le plus dangereux peut être lorsqu’il le
flatte et semble le favoriser. Gare alors à ne pas tomber dans le
panneau affectif !
Je me souviens que la première fois que j’ai rencontré
Jean Klein – qui était d’origine occidentale mais complè-
tement imprégné, imbibé d’esprit hindou – il n’a jamais été
question d’horaires, d’argent et de toutes ces choses paraît-il
incontournables. Nous passâmes une heure ou plus face à face,
échangeant très peu de mots, dans une sorte d’« espace » et
de « temps » qui n’avaient rien de commun avec l’espace et
le temps habituels. Cela est difficile à décrire. En tout cas je
ne me sentais ni un « client » ni même un « élève » potentiel.
Simplement, et peut-être pour la première fois de ma vie, un
être. Un être humain face au miroir de l’Être (pardon pour le
langage mystique : je suis pourtant fort peu mystique). Et au

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terme de l’« entretien », voici ce qu’il me dit : « Rappelez-moi
dans quelques mois… Entre-temps je verrai si vous me conve-
nez et vous verrez si je vous conviens. »
Je n’ai jamais oublié cette approche et j’essaie, dans la
mesure du possible, d’y rester fidèle. Bien sûr on pourra me
dire que je confonds deux plans, un plan spirituel et un plan
simplement professionnel. Jean Klein était un maître spirituel,
non un prof de yoga. À un prof de yoga on va généralement
demander des techniques, comment se relaxer, respirer, se
mettre sur la tête, etc. En bref on va apprendre, ce qui implique
des repères précis (où, quand, comment, combien ?). Auprès
d’un (vrai) maître spirituel on va désapprendre, et cela n’a pas
de lieu, de durée, de techniques, cela n’a pas de prix, ou alors
un prix si énorme, si total que pas une personne sur un million
n’est prête à le payer (qui est assez pauvre pour cela ?)
Pourtant, même au niveau modeste et volontairement
limité d’un « cours de yoga » (et j’en donne « comme tout le
monde », ne me prenant nullement pour un maître spirituel),
je pense que rien d’un peu utile ne peut se passer si ne s’éta-
blit pas, entre l’enseignant et l’enseigné, un certain « climat »,
une certaine « résonance » (j’emploie le mot « vibratoire »
parce que je le ressens physiquement ainsi). Ce n’est pas réel-
lement psychologique ou moral, c’est plutôt d’ordre énergéti-
que et intuitif. C’est au-delà de l’estime et de la confiance. Je
ne puis travailler avec toi que si tu me conviens, tu ne peux
travailler avec moi que si je te conviens. Ceux qui prétendent
pouvoir embarquer tout le monde ne sont que des trafiquants,
des mercantis… Tu m’acceptes comme capitaine, tu montes
sur mon bateau, il devient notre bateau, nous le défendrons
contre les pirates, nous découvrirons les Indes ou nous coule-
rons ensemble…

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MONSIEUR KLEIN

Je rencontrai Jean Klein en juin 1968, dans un Paris qui


bruissait encore des fameux « événements ». J’arrivais à la fin
de ce tumulte, ayant passé une partie du mois de mai dans le
Jura et l’autre à Ouessant. Je ne me reconnaissais pas dans les
drapeaux rouges et noirs et les slogans proprement politiques
mais cette fièvre joyeuse, cette exaltation iconoclaste trouvaient
en moi plus d’un écho. On a peu dit que mai 1968 fut aussi une
éruption spirituelle que le sectarisme idéologique « objective-
ment complice » de la trouille bourgeoise s’est vite empressé
d’étouffer. Cette révolution extérieure ratée coïncida en tout
cas pour moi avec une véritable révolution intérieure. C’est à
partir de cette période que je commençai d’apercevoir le bout
du long tunnel psychique où je tâtonnais depuis des années.
J’avais déjà suivi quelques cours de sanscrit chez un des
hommes les plus désintéressés et les plus sincères que j’aie
jamais rencontrés dans les milieux hindouisants  : Patrick
Lebail. Prenant la mesure de mon désenchantement après
mes mésaventures pseudo-yoguiques, il m’avait communiqué
l’adresse de Jean Klein, qu’il m’avait dépeint, non sans fougue,
comme le « meilleur yogin de Paris ». Cette appréciation sur-

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prendra ceux qui ne voient en Jean Klein qu’un pur vedântin,
quelque peu dédaigneux d’un yoga qu’il connaissait pourtant
à merveille.
Je n’aime guère employer le mot de gourou. Ma relation
avec Jean Klein fut si peu conventionnelle, si spontanée, si
discontinue, si « poétique » en un sens qu’il ne me vient pas
à l’idée de me compter parmi ses « disciples » ni de m’abriter
derrière son prestige qui d’ailleurs, à l’époque, ne dépassait pas
des cercles très restreints.
Je me souviendrai toujours cependant que lorsqu’il m’ouvrit
pour la première fois la porte, dans cette belle fin de printemps
1968, ce fut comme un éblouissement de lumière, une évi-
dence : non pas : « c’est Lui » mais : « c’est Cela ». Il y avait eu cet
ascète grec, dans l’île de Chio, qui m’avait indiqué le chemin ;
et il y avait maintenant Jean Klein qui m’entraînait dans son
énergie rayonnante, incroyablement légère et aérienne. Il éma-
nait de cet homme long, délié, frémissant et totalement apaisé
à la fois, attentif jusqu’à l’extrême du non-dit, un charme que
l’on ne saurait décrire à ceux qui ne l’ont pas approché dans la
force de son âge ou qui ne le connaissent qu’à travers les livres
tirés de ses entretiens. C’était une sorte de musique intérieure
et d’arôme, de grâce quasi mozartienne qui se répandait dans
tous les objets autour de lui, dans les murs, dans l’ambiance de
son appartement, et que je ressens encore, un quart de siècle
plus tard, quand il m’arrive de passer avenue de l’Observatoire
ou de traverser le paisible square qui se trouvait sous sa fenêtre
et où j’ai repris souffle bien des fois sur un banc en sortant de
chez lui, brisé par les exercices qu’il m’imposait parfois d’une
manière tout à fait imprévisible et presque violente  : quand
on m’évoque la douceur, voire la suavité, de Jean Klein, j’ai
toujours un peu envie de sourire. C’était un guerrier, un vîra
dont l’énergie habituellement recueillie pouvait jaillir comme
un éclair. Autant son enseignement intellectuel était à petit feu,
autant, dans le travail corporel, il vous grillait littéralement.

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Aussitôt en sa présence, je me mis à parler, à interroger mais
beaucoup de mes questions étaient déjà comme épuisées avant
que j’eusse fini de les formuler. Il y avait dans son silence, dans
son sourire, dans l’éloignement froid puis dans l’éclat sou-
dain transperçant de ses yeux bleus, une force irrésistible qui
vous replongeait toujours dans l’essentiel, vous ramenait à
contre-courant vers votre propre source, ravivait vos blessures
avant de les guérir, par un art imprévisible du déséquilibre,
de l’attente, du vide où justifications, références, conclusions
ne trouvaient plus rien sur quoi s’appuyer. C’est par cela qu’il
m’a surtout enseigné. Grâce à lui, sans doute, j’ai lu certains
textes fondamentaux du védânta, j’ai découvert aussi l’œuvre
de René Guénon pour laquelle il avait une immense estime.
Je me suis appliqué consciencieusement, jour après jour, à la
méthode de la « discrimination » védântique et j’ai travaillé la
« vacuité » du corps jusqu’à la juger plus importante que celle
de l’esprit. Mais l’essentiel de ma relation avec Jean Klein s’est
toujours passé ailleurs. Je n’ai adhéré à aucun des groupes qui
se sont formés autour de lui parce que je ne me sentais pas
à l’aise dans ces ambiances dévotes et un peu ronronnantes.
Moi, c’est surtout un magicien du corps et un aventurier de
l’esprit que j’ai connu et qui, peut-être, sans complaisance, à sa
manière distante de Bohémien aristocratique, m’aurait un peu
« reconnu » pour un lointain futur. Mais je n’ose l’affirmer et,
d’un certain côté, peu m’importe : je crois aux transmissions
informelles, pas aux lignées. Son influence sur moi a été déci-
sive, presque exclusive pendant quatre ou cinq ans. Puis elle
s’est distendue, allégée, purifiée de toute dépendance psycho-
logique. Depuis 1973, je n’ai pas dû le rencontrer plus de trois
fois, et c’est peut-être ma façon paradoxale d’être fidèle à ce
maître du « sans-objet ».

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LE SILENCE MENTAL

L’autre jour, un monsieur m’a téléphoné en me demandant


assez abruptement comment obtenir le « silence mental ».
C’était un grand lecteur de Ramakrishna, de Ramana Maharshi,
de Shri Aurobindo ; il pratiquait la méditation depuis de lon-
gues années  ; il ne désirait pas de cours de yoga ou d’autre
chose ; le « silence mental » se dérobait toujours à lui, et c’était
là son problème. Il n’attendait pas que je lui livre ce silence
comme un agent immobilier remet à un client la clé de son
nouvel appartement, non, pas tout à fait, mais il demandait un
conseil technique précis. Il était sincère et nullement exalté.
Notre dialogue pourtant avait un je ne sais quoi de surréaliste
et de légèrement comique, d’une part à cause d’un effet d’écho
dans son téléphone (j’entendais toutes mes paroles en différé
et dans ce cas-là on peut apprécier sa propre bêtise) et d’autre
part parce qu’un jeune enfant hurlait incessamment dans l’ap-
partement de mon interlocuteur. Alors, toutes les minutes
environ, l’infortuné papa devait s’interrompre, me demandait
pardon et essayait d’aller apaiser le petit troubleur de silence –
qui pourtant, à sa manière, lui apportait peut-être la réponse.

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Il me semble que le silence mental n’est pas quelque chose
qu’on peut fabriquer par des pratiques. Tout ce qu’on peut
faire, c’est observer, constater, écouter son bruit mental inces-
sant. La méditation sert d’abord à ça : se rendre compte qu’on
est incapable de méditer. Si cette prise de conscience est hon-
nête, lucide, dégagée de toute culpabilité comme de tout désir
de justification, alors elle peut nous ouvrir à quelque chose
de nouveau. Accepter nos limites (actuelles) peut paradoxa-
lement les desserrer. Il faut accepter son bruit. C’est comme
lorsqu’on a des voisins épouvantables. Bien sûr on peut aller
les voir, se prendre de bec avec eux, les menacer, voire appeler
la police, les faire taire. Mais on peut aussi accepter ce bruit,
essayer d’entendre ce qu’il nous dit. Ces voisins ne sont pas
là par hasard dans notre vie. On a les voisins qu’on mérite.
On a le mari, la femme, les enfants, le patron, le chef d’État
qu’on mérite. Cela ne sert à rien de se plaindre, de trouver la
vie « injuste ». Dites d’une situation qu’elle est horrible, mais
jamais qu’elle est injuste. Vous n’en savez rien.
« Supporte ce que tu ne peux changer », répétaient les
Stoïciens. Cela est sage. Mais ici il ne s’agit même pas de sup-
porter. Supporter implique un effort, une volonté qui se raidit.
Alors qu’au contraire il faudrait lâcher, s’ouvrir. Abandonner
son refus du bruit. D’abord qui nous a mis dans la tête qu’il
fallait être silencieux ?
Nous allons de désir en désir, de pensée en pensée, de bruit
en bruit. Nous cherchons sans cesse. Pourquoi  ? Parce que
nous ne sommes pas heureux. Pourquoi ne sommes-nous pas
heureux  ? Parce que nous cherchons sans cesse. Le serpent
se mord la queue. Mais surtout n’allez pas décider, à partir
d’aujourd’hui, de ne plus chercher : ça, c’est la ruse majeure du
serpent, une ruse très à la mode, superbranchée, le-petit-ego-
qui-se-prend-pour-un-non-chercheur.
Et alors, quand on a vu tout ça ? Rien. Le bébé continue
peut-être de pleurer, les voisins de s’engueuler, nos idées de

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jouer aux auto-tamponneuses dans notre pauvre tête. Mais,
bizarrement, rien n’est plus pareil. Ce n’est plus du silence et
ce n’est plus du bruit. C’est un peu comme la mer, vous savez,
au loin, et, vous allez trouver que j’exagère, c’est encore plus
beau que du Mozart.

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MéDITATION SANS OBJET

Ne choisissez aucun thème de méditation. N’utilisez aucun


mantra. Ne vous fixez sur aucun point précis du corps. Ne vous
concentrez même pas sur le souffle.
Voyez simplement ce qui apparaît. Ce peut être une image
mentale. Ce peut être un mot. Ce peut être rien.
Si c’est une image, ne la travaillez pas, n’allez pas vers elle,
ne la nourrissez pas, ne la dilatez pas, ne cherchez ni à la rete-
nir ni à l’expulser. Laissez-lui une totale autonomie. Soit elle se
dissoudra d’elle-même, soit elle se transformera en une autre
image, que vous regarderez de la même façon.
Si c’est un mot qui apparaît, ne cherchez pas à l’analyser,
à le comprendre intellectuellement. Écoutez-le tel qu’il vient,
tel qu’il résonne. Soit il va sombrer dans le silence, soit il va
déclencher une série d’autres mots. Lambeaux de phrases ou
phrases complètes. Idées cohérentes ou fragments d’idées.
Opinions, souvenirs, projets, peu importe. Ne triez pas, n’orga-
nisez pas et surtout ne rejetez pas. Écoutez, laissez parler.
Si c’est « rien » qui apparaît, si c’est une impression de
« rien », soyez sûr que c’est encore quelque chose puisque
vous en avez conscience. C’est un vide de pensées, un vide

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de discours, un vide d’images ou de sensations. C’est encore
un objet puisque vous le percevez, puisque vous le ressentez
comme absence, manque, attente, perplexité. Ne vous dites
pas : c’est la Vacuité, et encore moins : c’est l’Éveil. Voyez ce
« rien », aucun traitement de faveur : faites-lui face.
Mais tout cela se mêlera, formant une trame insaisissable,
un filet quasiment impossible à déchirer. Vous n’aurez pas à
affronter que des mots ou que des images ou que des vides  :
tous ces « objets » alterneront, se chevaucheront, du moins en
apparence. Car en fait, si vous regardez bien, votre conscience
ne peut appréhender qu’un seul objet à la fois. Si votre esprit
est très agité ou très rapide, vous aurez sans doute l’impres-
sion de simultanéité. Mais c’est un leurre. Les objets frappent
la conscience un à un : ceci puis ceci puis ceci. Même quand il y
aura retour d’un objet, sur un mode plus ou moins obsession-
nel, percevez cet objet comme entièrement nouveau. Il l’est,
dans l’instant.
Car il n’y a que des instants. Des « points », si serrés par-
fois qu’ils donnent l’impression d’une « ligne ». Mais chaque
point, chaque instant est nouveau et, dans la lumière de la
conscience, aucun ne « succède » à l’autre.
Ce qui fait (quelle belle chose !) que vous êtes toujours dans
le présent, car il est rigoureusement impossible d’être ailleurs.
Pourtant vous dites : je n’arrive pas à être dans le présent,
je pense toujours soit au passé, soit à l’avenir. Et alors ? Faux
problème. Le passé n’existe jamais en tant que tel. Il n’existe
plus qu’en tant que souvenir et, lorsque ce souvenir vous frappe
en passant par l’eau claire de votre conscience, c’est du présent
tout frais et tout vif. Donc où est la gêne ? Quand le souvenir se
« présente », observez-le dans son actualité. Comme vous obser-
vez une statue qui a trois mille ans : elle est bien là, elle est bien
pleine, vous pouvez la toucher, elle n’a trois mille ans que parce
qu’on vous l’a dit, c’est une notion culturelle, non un fait d’ex-
périence ; un singe qui gambade dans les ruines d’un temple ne

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se dit pas : ce sont des ruines de l’époque Gupta, voici une vieille
statue d’Hanuman… De même, le futur n’existe jamais en tant
que tel, c’est une image présente, une pensée présente, une pro-
jection de crainte ou d’espoir faite à partir du présent. Vraiment
tout est présent, quelle misère d’imaginer le contraire !
Ce qui complique la méditation, c’est que non seulement
on la vit – ou on essaie – mais on la juge. Et la juger, d’ailleurs,
empêche de la vivre vraiment. Par exemple on ressent de l’en-
nui et on se culpabilise, on s’estime peu doué et on décide
soit d’abandonner, soit de se reprendre en main ou encore de
changer de méthode. Ou bien on éprouve du bien-être, de la
joie, de l’apaisement et on s’autocongratule  : j’ai progressé,
qu’est-ce que je suis fort quand même ! Toutes ces évaluations
sont également vaines. Nos réactions émotionnelles à l’activité
méditative (aussi longtemps que nous concevons la médita-
tion comme une « activité »), tout ce discours intérieur, tout
ce fatras psychologique surimposé au travail spirituel, tout cela
fait bel et bien partie des « objets », alimentant la suprême fic-
tion : celle de croire qu’il existerait un « expérimentateur » dis-
tinct de ses expériences.
La méditation sans objet déjoue tous ces pièges. Elle ne com-
porte ni but ni stratégie, ni progression ni méthode, ni com-
plaisance ni sévérité envers soi-même. Ce n’est pas un exercice
mais ce n’est pas un état non plus, si le mot état évoque quelque
chose de « statique » (et du statique au stagnant le glissement est
insensible), – alors qu’ici on est dans une perpétuelle nouveauté,
un renouvellement sans fin, un printemps qui n’aspire à aucun
été. En outre, tout état spirituel est provisoire ; si vous croyez
au paradis vous finirez par créer un paradis, vous irez même au
paradis, mais un jour vous serez bien étonné d’en revenir.
L’Éveil – si l’on veut à tout prix donner un nom à cet insai-
sissable – n’est pas un état. On n’y entre jamais, on n’en sort
jamais. En fait il n’existe pas et c’est quand on voit cela qu’il
éclate comme un soleil.

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LE CŒUR DANS LE SHIVAÏSME
TANTRIQUE DU CACHEMIRE

On sait que, dans les traditions gnostiques de l’Inde (sâm-


khya, védânta, jñâna-yoga), le cœur (hrid ou hridaya) n’est pas
associé au sentiment mais à la connaissance ; il n’est point le
siège des sensations, émotions ou passions mais celui de l’intel-
lect, au sens guénonien du terme, de cette pure intuition intel-
lectuelle (buddhi ou mati) qui voit directement les choses dans
leur lumière véritable sans passer par l’intermédiaire du men-
tal (manas). Bien plus, depuis les plus anciennes upanishads 1,
le cœur est considéré comme le centre de l’« âme vivante »
individuelle (jîvâtman), identique en son essence au Principe

1. « Quel est donc ce Soi (âtman) ? – C’est cet Être infini (purusha) qui s’identi-
fie avec l’intellect et qui réside au milieu des organes – c’est cette Lumière qui brille
au-dedans du cœur » (Brihad-âranyaka-up., IV, III, 7). « Dans ce séjour de Brahman
est un petit lotus, une demeure dans laquelle est une petite cavité occupée par
l’Ether (âkâsha) ; on doit rechercher Ce qui est dans ce lieu et on Le connaîtra »
(Chândogya-up., VIII, I, 1). « Brahman est réalité, connaissance, infinitude. Celui
qui sait qu’il est caché dans le creux (du cœur) et au suprême firmament, il réalise
tous ses désirs avec le sage Brahman » (Taittirîya-up. II, 1). Pour ce qui est des upa-
nishads plus récentes, on pourrait multiplier des citations analogues.

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suprême de l’univers (Paramâtman ou Brahman). Notre indivi-
dualité humaine est à la fois somatique et psychique ou, en ter-
mes hindous, grossière et subtile. C’est de tout ce composé – et
pas seulement du corps matériel – que le cœur (la « caverne »
ou le « sanctuaire ») du cœur est le centre. En tant que vis-
cère musculaire, qu’organe central de l’appareil circulatoire, il
semble certes commander et rythmer la vie et, lorsqu’il s’ar-
rête, la vie apparemment s’arrête. Mais il ne s’agit que de la
vie d’un corps, de ce corps « fait de nourriture » (annamaya).
La vie subtile, elle, peut continuer, se prolonger sous d’autres
formes individualisées, existant à nouveau autour d’un cen-
tre, donc, symboliquement, d’un « cœur ». Mais cela n’est pas
encore le plus important. Car, au-delà de la Vie – même écrite
avec une majuscule –, au-delà des « vies » – même si l’on ne
conçoit pas ces dernières comme une suite mécanique et sim-
pliste de « réincarnations » –, ce cœur métaphysique dont nous
parlons demeure en tant que Conscience. Or cette Conscience
ne naît ni ne meurt, ne croît ni ne décroît, elle n’est pas plus
soumise au temps qu’à l’espace, elle n’a pas de forme, elle n’a
pas de cause, pas d’opposé ou de complément, elle EST. Source
de vie, le Cœur (n’hésitons pas ici à employer la majuscule)
transcende donc la vie. Il est le « Soi » (âtman) le plus intime de
l’être, il est l’Être (sat), il est la Conscience (chit) dont l’unique
objet, non distinct d’elle-même, est la Béatitude (ânanda). Il
connaît toutes choses mais Lui, nul ne Le connaît (comme on
connaîtrait un « autre »). Pour Le connaître, il faut être Lui
(« Il Se connaît Lui-même par Lui-même »). Cet enseigne-
ment, si simple et insondable, est à son tour au « cœur » de
toute la Tradition hindoue ; il en constitue l’essentiel, le noyau
indestructible. Il n’est même pas exagéré d’affirmer que qui-
conque l’aurait compris – intellectuellement compris d’abord
puis surtout effectivement « réalisé » – pourrait se dispenser
d’étudier tout le reste, toutes les autres spéculations, pratiques
ou techniques qui ne sont, selon les expressions védantiques,

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que des « amusements d’enfants » et des « châteaux dans les
nuées ».
De quelque façon que l’on considère le tantrisme – comme
une réadaptation orthodoxe (et ultime) du Veda à des temps
« obscurcis » (kali-yuga) ou comme une révélation divine
entièrement nouvelle et autosuffisante qui rend ce même
Veda périmé et inutile – une chose est certaine : la doctrine de
l’« identité suprême » entre le Soi individuel et le Soi universel,
que nous avons vue être au centre de l’enseignement upanis-
hadique, se trouve dans les Agamas et les Tantras maintenue et
préservée, tout comme l’importance attribuée au cœur en tant
que symbole de l’âtman et « lieu » de l’identification sans retour
ou, en un mot, de l’« Éveil » (unmesha, bodha). Ici le lecteur
qui connaîtrait principalement le tantrisme par son système des
chakra développé dans le hatha-yoga et le kundalîni-yoga – et mal-
heureusement repris et dénaturé aujourd’hui par toutes sortes
d’ouvrages médiocres – songerait peut-être au chakra du cœur
ou anâhata à douze pétales. Mais il serait victime d’une confu-
sion car ce lotus, où il est dit que doit être tranché le « nœud de
Vishnou » (le nœud de la pensée égotique), n’est pas le séjour
du Soi 1. Et d’autre part le « cœur d’Éveil » que nous évoquions
n’est pas un chakra parmi d’autres, situé dans la hiérarchie
classique des chakra entre manipûra ou nâbhi (le nombril) et
vishuddha ou kantha (la gorge). Il est cela sans doute mais il
peut être beaucoup plus, au point de rendre presque superflue
la considération des autres « roues ». Mais, pour le compren-
dre pleinement, il faut se tourner vers la branche la plus méta-
physique du tantrisme hindouiste, à savoir le shivaïsme non

1. Celui-ci est figuré par un lotus à huit pétales en dessous du péricarpe de


l’anâhata. Cf. le Satcakranirûpana dans la trad. de Tara Michaël : Corps subtil et corps
causal, (Le Courrier du Livre, 1979, p.  118-119). C’est sur ce lotus rouge dont
la corolle est tournée vers le haut que l’adoration mentale (mânasa-pûjâ) de la
divinité d’élection (ishta-devatâ) doit être pratiquée. C’est aussi là que se trouve le
« passage » par lequel l’âme du sage s’échappe au moment de la mort.

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dualiste du Cachemire ou Trika 1, – nom générique en fait pour
plusieurs écoles florissantes entre les ixe et xiie siècles.
On rencontre assez fréquemment dans cette tradition les
expressions de « Cœur universel », « Cœur divin » ou « Cœur
du Seigneur ». Elles sont en intime relation avec la notion de
« vibration » (spanda). L’univers tout entier, en effet, résulte
d’un ébranlement originel (en réalité hors du temps), d’un
choc, d’une vibration ou pulsation. L’univers « bat » et vibre.
Mieux, il est cette pulsation, cette vibration éternelle. Il est le
Cœur du Shiva suprême (Paramashiva), encore appelé Bhai-
rava (le Terrible), tattva ou mahâsattvâ (Réalité ultime), svarûpa
(essence), shûnyatâ (vacuité), âtman (Soi) : Conscience absolue
(chiti, chaitanya, samvid) dont la caractéristique essentielle est la
liberté (svâtantrya). Car c’est parce qu’elle est souverainement
libre que cette Conscience peut se nier elle-même, se cacher
à elle-même, obscurcir son essence lumineuse à l’aide de sa
mâya-shakti (énergie d’illusion), se diviser en sujet et objet,
« moi » (aham) et « ceci » (idam), apparaître sous la forme d’un
monde multiple et changeant, dans lequel elle « jouera » à se
perdre (le jeu étant l’expression même de la liberté) et duquel
elle aspirera plus tard, Elle que rien ne saurait enchaîner, à
se « libérer ». Dans sa réalité foncière, cependant, Paramashiva

1. Trika signifie « triade », ce qui peut être interprété à différents niveaux  :


soit la conscience (Shiva), l’énergie (Shakti) et l’individu limité (qui d’ailleurs ne
font qu’un)  ; soit les trois voies de retour vers l’Absolu qui leur correspondent
(voie divine, voie de l’énergie, voie de l’individu) et qu’étudie spécialement l’école
Spanda (ou Trika au sens étroit du terme) ; soit encore les trois énergies de Shiva
(son « trident »)  : volonté, connaissance, activité. Autres triades implicites  : su-
jet connaissant, connaissance, objet connu ; Agama, Spanda, Pratyabhijñâ (les trois
sources textuelles ou shâstra que reconnaissent les shivaïtes du Cachemire). No-
tons enfin que le mantra suprême de ceux-ci, AHAM (le Je universel correspon-
dant au HÛM tibétain), est composé de trois éléments : A + HA + M. A et HA sont
respectivement la première et la dernière lettre de l’alphabet sanskrit, ils symboli-
sent Shiva et Shakti. M symbolise l’individu. Toutes les lettres comprises entre A et
HA représentent les différentes puissances cosmiques présidant à la manifestation,
les mâtrikâ.

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est immuable, à l’égal du Parabrahman des upanishads. Il est
Lumière indifférenciée, indivise, inaltérable, à la fois conscien-
ce-lumière (prakâsha), resplendissant de son propre éclat, et
conscience-énergie (vimarsha) ou énergie (shakti) qui prend
librement conscience d’elle-même dans un frémissement pre-
mier, un acte pur et vibrant (spanda), identique au souffle de
vie (prâna). Mais il importe plus que tout de comprendre que
ces deux consciences, symbolisées dans le tantrisme par un
couple divin (yâmala), n’en font qu’une (il n’y a pas plus trace
de dualisme que de panthéisme, de créationnisme ou d’évo-
lutionnisme dans cette doctrine). Shiva-Shakti constituent la
réalité indissoluble de Paramashiva ou Cœur universel.
Pour rejoindre celui-ci – ce qui est une façon de parler car
en vérité il n’y a rien à acquérir, nous sommes déjà ce cœur –,
on parle, selon les écoles, de « reconnaissance » (pratyabhijñâ)
ou d’« élan » (udyama), deux manières assez voisines de sou-
ligner le caractère purement intuitif, immédiat et dynamique
de ce qui est demandé. Selon la première conception, il suffit,
pour recouvrer sa véritable nature, sa « shivaïté », de « recon-
naître » celle-ci dans son cœur par une prise de conscience ful-
gurante qui ne laisse aucune place à l’alternative et au doute,
illumination non progressive, non programmée, possible à
chaque instant dans la perception d’un objet quelconque (on
« y est » ou on « n’y est pas », on ne peut pas y être « à moi-
tié »). Selon la seconde formulation, ce qui permet l’identi-
fication avec l’Absolu, c’est un « élan », une adhésion subite
et inconditionnelle de la conscience au phénomène, tel qu’il
apparaît dans l’instant, sur le vif, sans surimposition. Et là
encore cet acte pur, qui est « émerveillement » (chamatkara),
ne peut jamais se produire dans le mental, qui n’utilise que
du connu 1, mais uniquement dans le cœur, seul apte à sai-

1. Le mental est composé de quatre facultés principales : raison, mémoire, vo-
lition et imagination (passive, à distinguer de bhâvanâ). Par aucune de ces quatre

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sir le frémissement initial de l’énergie. Mais, pour que cette
vérité puisse nous « percuter », il faut quitter les abstractions
et épouser la voie (qui, dans sa forme supérieure, devient une
« non-voie », anupâya), plonger dans la vie brûlante, faite de
surprises et d’obstacles. La tantrisme, en effet, rappelons-le,
a peu d’estime pour la spéculation pure et le renoncement
ascétique. Il ne dévoile ses secrets que dans une pratique, au
sein d’un monde qu’il tient pour « réel » – à la différence du
védânta shankarien – puisque pour lui Shiva est la Totalité,
à la fois transcendante et immanente, et que rien, pas même
le changement, pas même l’illusion ou l’ignorance n’est exté-
rieur à Shiva 1. Aussi, dans la voie tantrique, fait-on feu de tout
bois. Comme l’écrit Abhinavagupta, le maître le plus éminent
du Cachemire, égal en profondeur à Shankara et Nâgârjuna :
« Au moment de pénétrer dans la Réalité suprême, on consi-
dère comme un moyen tout ce qui se trouve à portée, fût-ce
licite ou illicite ; parce que, d’après le Trika, on ne doit alors se
soumettre à aucune restriction 2. »

facultés, ni par leur conjugaison, il n’est possible d’atteindre l’Éveil. Mais, une
fois l’Éveil obtenu, on « réalise » que le mental aussi est dans Shiva puisque tout,
absolument tout est dans la Conscience. Dès lors la pensée est perçue comme une
forme, une manifestation de la Conscience, et elle cesse d’être une entrave. Il
faut noter d’ailleurs que la « mise à mort du manas dans le cœur » (qui est un des
« trois joyaux » tantriques) n’implique pas la cessation définitive de toute activité
mentale. Ce qui est brisé, « tué », c’est la relation entre l’ego et la pensée. Il reste
une pensée mais il n’y a plus de « penseur ».
1. La principale différence peut-être entre les deux « non-dualismes », celui
du védânta et celui du Trika, tient à la conception de la liberté. Le vedântin pense
essentiellement à « se libérer », à être « libre de » (en anglais freedom from) et il met
pour cela l’accent sur la renonciation, l’élimination, l’isolement. L’approche du
Cachemire est, elle, englobante, elle n’exclut rien. C’est être « libre de » mais en
un sens positif : « libre de faire » (freedom to). Pour une comparaison approfondie
entre les deux doctrines, nous conseillons un excellent livre écrit par un Indien, L.
N. Sharma : Kashmir Saivism, Ed. Bharatiya Vidya Prakashan, U. B. Jawahar Nagar,
Bungalow Road, Delhi 110007.
2. Tantrâloka IV, 273-275. Trad. Lilian Silburn.

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Cet élan du cœur, qui court-circuite toute raison, les doc-
teurs du Trika le comparent encore à la précipitation haletante
du père ou de la mère qui bondit pour sauver la vie de son
enfant ; ou bien à l’état intérieur de l’homme qui cherche à se
souvenir d’un mot oublié : après des efforts répétés et vains,
soudain le mot jaillit dans la conscience, « comme un produit
direct du cœur ». Intensifiée, canalisée, maîtrisée, cette énergie
brute reçoit alors le nom de bhâvanâ. Il s’agit là d’une faculté
tantrique essentielle, qu’il est impossible de rendre d’un seul
mot. Elle est à la fois imagination créatrice (imaginatio vera,
disaient nos alchimistes, et non imaginato phantastica), puissance
intuitive, capacité d’évocation sensorielle (concernant les cinq
sens et pas seulement la visualisation, comme on le croit sou-
vent), très grande plasticité psychique et sensibilité spirituelle
suraiguë, – et son énergie, en tout cas, est telle qu’on la dit apte
à « fixer » la pensée (presque encore au sens hermétique), le
paradoxe étant que, pour donner sa pleine mesure, elle ne doit
s’accompagner d’aucun effort corporel ou mental. Détente
parfaite, apaisement, « état naturel » constituent le terrain ou
l’arrière-plan sur lequel bhâvanâ peut pleinement se déployer.
Et là aussi toute sensation subtile, toute évocation part du
cœur et vient s’y résorber. La moindre interférence mentale
ou égotique (ce qui est la même chose, le mental n’existant
que pour la survie de l’ego) détruirait l’« émerveillement »
et nous replongerait dans le monde de la dualité. C’est pour-
quoi, dans cette voie, vigilance et lucidité sont indispensables,
au moins autant que l’« imagination vraie ». En outre il faut
préciser que la spontanéité n’est pas le « spontanéisme », tel
que l’entendent certains courants modernes. Il ne s’agit pas ici
d’une « mystique sauvage », quête aveugle et infra-rationnelle
de sensations occultes, recherche de transe ou d’extase à tout
prix. Être ouvert à la Totalité ne veut pas dire accepter n’im-
porte quoi. Comme toute voie indienne, le Trika suppose donc
une initiation, un climat spirituel, un encadrement, une pers-

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pective. Ce qui en lui peut séduire – l’extraordinaire liberté et
variété des moyens proposés – ne doit nullement faire oublier
son exigence et son caractère irréductible à toute vulgarisation.
Pour y entrer, pour ne pas s’y perdre, on doit avoir une « voca-
tion », une prédisposition « héroïque » ou « divine ». Élitisme
il y a bien, même s’il ne s’établit pas sur des critères de race, de
caste, de sexe, de morale conventionnelle ou de savoir livres-
que. Là encore le choix se fera par le cœur et la transmission
s’opérera « de cœur à cœur » 1.
Comment épanouir le cœur, comment d’abord y pénétrer ?
Si le cœur est vraiment la porte et la clé, l’ouverture et la voie,
« l’accès au sans-accès » selon l’expression shivaïte, existe-t-il
des moyens – autres que la simple foi, l’élan, la ferveur – pour
transmuer cette certitude théorique en expérience vivante  ?
Abhinavagupta répond  : « Il faut que le sage pénètre dans
son cœur au moment où son énergie est fortement stimulée ;
quand il s’absorbe dans la pure énergie subjective ; quand il
accède à l’extrémité de toutes les nâdî  ; lorsque l’énergie se
rétracte dans le Soi universel ou encore s’épanouit (en s’in-
tégrant) à tout l’univers. » Ces propos fort elliptiques appel-
lent quelques commentaires et surtout quelques exemples que
nous emprunterons en grande partie à l’un des Tantras les plus
vénérés du Cachemire : le Vijñâna-Bhairava 2.

1. On présente trop souvent le tantrisme sous un aspect « froid » et « dur », en


raison des excès (réels ou imaginés) de certaines sectes. Pourtant Abhinavagupta,
que l’on ne peut guère soupçonner de sentimentalisme, écrit : « L’initiation doit
être donnée sans hésiter à ceux qui ont reçu la grâce (shaktipâta) et sont pleins de
pitié (kripâ) et d’amour universel (maitri) » (Tantrâloka XXIII, 22-23). Le Vijñâna-
Bhairava, de son côté, cite comme des disqualifications rédhibitoires la méchanceté
et la dureté de cœur (158).
2. Ce texte a été pour la première fois traduit en français et commenté magis-
tralement par Lilian Silburn, à laquelle on doit plusieurs autres travaux remarqua-
bles sur le shivaïsme du Cachemire (Publications de l’Institut de civilisation in-
dienne, fasc. 15, Ed. E. de Boccard, Paris, 1961). J’ai proposé aussi une traduction
commentée du Vijñâna-Bhairava (Cent douze méditations tantriques, Ed. L’Originel,
Paris, 1988).

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Le premier de ces cinq moyens fait allusion à l’« efferves-
cence de l’énergie » (shaktishobha), au choc vibratoire que
peut susciter, chez un être de sensibilité affinée et doué éga-
lement de vîrya (puissance virile concentrée, vitalité profonde
et mûre) une impression sensorielle quelconque  : son, cri,
chant, image, couleur, forme belle, toucher, saveur, odeur, et
aussi souvenir, évocation voluptueuse. Tout plaisir sensuel en
effet renvoie à l’énergie divine de félicité (ânandashakti) ou
« pointe » vers elle (ou en est un reflet si l’on voit les cho-
ses en sens inverse) car tout désir profondément est désir du
Soi dans sa plénitude. La jouissance, qu’elle soit esthétique ou
amoureuse, est donc par nature unifiante, elle abolit ou sus-
pend la dualité entre sujet et objet. Mais alors que le profane
ne vit généralement ces moments que dans une saisie avide
ou bien comme une compensation à un mal-être – une lueur
brève dans une existence terne –, le yogî s’y établit avec une
sorte de fraîcheur lucide jusqu’à y retrouver la « saveur »
(rasa) de sa vraie nature. Il assiste en lui-même au déploie-
ment et à la résorption de l’énergie, il « retourne », pour ainsi
dire, l’énergie en conscience, il épouse si bien le mouvement
passionnel ou émotionnel qu’il s’en rend maître et s’en déta-
che. Telle est la signification profonde des rites secrets de la
« Main gauche » (sur lesquels on a dit tant de bêtises), et le
fait que, même en Inde, ils aient pu être déformés ou détour-
nés – et cela bien avant notre époque – n’y change rien. Ces
moyens prohibés par l’orthodoxie brahmanique – l’alcool, la
consommation de viande, l’union sexuelle avec une « messa-
gère » (dûtî) ou une yoginî – ne sauraient « libérer » que des
êtres déjà libres d’égoïsme, d’avidité, d’attachement. Pour les
autres ils ne seront que ténèbres sur ténèbres, poisons sur poi-
sons. En ce qui concerne l’énergie sexuelle en particulier, il est
clair qu’elle n’est spirituellement opérative que si elle coïncide
avec la force ascensionnelle de la Kundalinî. C’est à l’intérieur
du « canal médian » (madhyanâdî) que les amants doivent

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éprouver l’afflux de félicité (ânandasamplava) et cela, précisent
certaines écoles, de façon « simultanée » (sâmarasya, « saveur
commune »). Et c’est dans le rayonnement du cœur que doit
se produire la transmutation de la semence chez l’homme et
du « sang » chez la femme, fusion du « blanc » et du « rouge »
qui constitue, avec la maîtrise du souffle et la mise à mort du
mental, un des « trois joyaux » tantriques (triratna).
Cette pratique n’a de toute façon aucun caractère contrai-
gnant ni obsessionnel, elle n’a été recommandée – et parfois
pour un temps limité – qu’à certains hommes ou femmes doués
d’un tempérament approprié. Pour susciter l’émerveillement,
pour plonger dans le cœur vibrant (sahridaya), les maîtres du
Cachemire nous suggèrent ce moyen mais aussi, comme sur le
même plan, beaucoup d’autres. Écoutons Somânanda, fonda-
teur de l’école Pratyabhijñâ : « On perçoit le premier ébranle-
ment de la volonté dans la région du cœur au moment où l’on
se souvient de quelque chose qu’on doit accomplir (mais qu’on
avait oublié) ; à l’instant précis où l’on apprend une nouvelle
qui cause un grand bonheur  ; lorsqu’on éprouve une peur
inattendue ; quand on perçoit de façon imprévue une chose
que l’on n’avait jamais vue ; à l’occasion de l’épanchement du
sperme ou lorsqu’on en parle  ; et aussi quand on récite (un
texte) d’une façon très précipitée ou lors d’une course (éche-
velée). Dans ces multiples circonstances, toutes les énergies de
la conscience sont frémissantes (vilolatâ) et elles sont brassées
les unes avec les autres en un seul acte vibrant 1. » Ainsi toutes
les émotions fortuites de la vie (joie, surprise, appréhension,
frayeur, affolement, déception, vexation, frustration, curiosité,
colère, faim, soif, vertige et même éternuement…) peuvent-
elles être positivement exploitées et réorientées, du moins
quand elles atteignent un certain paroxysme, une certaine

1. Traduit et cité par Lilian Silburn dans sa préface au Vijñâna-Bhairava, op. cit.,
p. 39-40.

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intensité vibratoire et surtout quand elles sont « dénudées » –
pour reprendre le vocabulaire évolien, c’est-à-dire dépouillées
de toute surimposition morale (justification, condamna-
tion, bien, mal), non nommées, non conceptualisées, vécues
comme de pures énergies divines (ou parfois démoniaques, si
on les refuse ou si on ne peut les intégrer). À l’instant précis de
son surgissement, toute émotion ou passion, toute tendance
psychique est « pure », unique, indifférenciée ; la conscience
la pénètre totalement, la dualité n’existe pas. L’erreur et le
danger ne naissent que quand le « Je », d‘abord un avec l’ex-
périence, s’en distingue (ce qui va très vite), se pense et se
pose comme sujet, agent, expérimentateur  : je suis furieux,
je suis triste, je suis joyeux, etc. Plus le mouvement émotion-
nel est fort, plus l’ego d’ailleurs est lent à se reconstituer. Il est
« débordé » et privé de ses repères. Cet instant de désarroi peut
être une chance spirituelle. Le silence, le vide, la dépossession
remplacent le tumulte et, n’ayant plus rien à saisir ni à quoi
se raccrocher, l’être à bout de ressources peut enfin se trouver
face à face avec sa véritable nature, « roi nu ». C’est là, plus
que jamais, qu’il doit s’enfoncer dans la vacuité de son cœur et
réaliser ce vide non comme un néant, non comme une halte
provisoire ou un refuge consolateur mais comme son essence
originelle et intemporelle, – ce qu’Abhinavagupta appelait plus
haut « s’absorber (ou se résorber) dans la pure énergie subjec-
tive (entendons du Sujet transpsychologique) ». C’est alors la
« Reconnaissance », comme de retrouver (mais d’une manière
inattendue) un être cher après une longue séparation.
La plupart des moyens d’Éveil que nous venons de parcou-
rir sont en quelque sorte fournis par la vie et l’on ne peut guère
les provoquer, on peut seulement les accueillir et les trans-
former lorsqu’ils surgissent. S’ils ont la faveur des shivaïtes,
c’est précisément en raison de ce caractère non fabriqué, non
mental, non prévisible. En revanche il est d’autres procédés
qui relèvent davantage d’une méthode, d’un yoga : yoga diffé-

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rent du râja-yoga de Patañjali sans doute, lequel repose sur un
certain fond « dualiste » (le sâmkhya) et sur l’idée d’« union »
(étrangère au monisme pur où il n’y a rien à unir) ; différente
aussi du hatha-yoga de l’école Nâth, qui est à la fois volonta-
riste, gradualiste et « violente », trois qualificatifs qu’on ne
peut guère appliquer au Trika 1; mais yoga tout de même, qui
ne croit guère aux « exercices », aux disciplines, aux refrène-
ments, mais suit son propre chemin, libre et insaisissable pour
atteindre l’Éveil. La connaissance approfondie des chakra, des
nâdi, autrement dit du corps énergétique, fait partie de cette
tradition, même si la description qu’elle en donne diffère par-
fois de celle des écoles mieux connues en Occident. Ainsi le
terme chakra (on en distingue essentiellement cinq) y garde-
t-il son sens plein de « roues » tournoyantes et vibrantes 2; les
nâdi – dans la même perspective dynamique – n’y sont pas des
conduits statiques et pour chacun identiques par lesquels les
souffles circuleraient mais des « courants », des « flux » que
l’on doit apprendre à capter, à vivifier, à dilater ou à apaiser,
notamment à partir du cœur. Le déplacement de ces énergies
très subtiles est volontiers décrit comme un fourmillement et le
Vijñâna-Bhairava (66) fait même allusion à des techniques d’ef-
fleurement ou de « chatouillement » des aisselles ou d’autres
endroits particulièrement sensibles pour susciter l’épanouis-

1. Les valeurs de grâce et d’abandon sont beaucoup plus développées dans le


Trika (et le shivaïsme en général) que dans les formes de yoga précitées (au Ca-
chemire bhakti et tantrisme n’ont pas été contradictoires). Pour ce qui est du gra-
dualisme, on le trouve dans l’école Krama mais souvent, dans les autres courants,
la coloration « subitiste » domine. Quant à la « violence » enfin, même lorsqu’on
croit la déceler dans certaines pratiques du Trika (par exemple dans le V.B. 93),
elle ne ressemble en rien à l’effort systématique et extrême du hatha-yogin sur soi-
même : la douleur qu’on s’inflige est utilisée dans un but d’« ouverture », non de
domination des sens.
2. Le cosmos lui-même est une Roue immense, homogène et parfaite, dont le
moyeu est la Conscience divine, Cœur universel. Cette doctrine est surtout déve-
loppée dans l’école Krama.

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sement de la conscience 1. Quant au cœur, lorsqu’il n’est pas
visualisé comme une roue rayonnante à douze rayons, il est
décrit comme une cassette ronde et creuse, faite de deux lotus
entrelacés : le lotus supérieur, d’après un commentaire, figure
la connaissance et le lotus inférieur, l’objet connu ; entre eux,
dans le vide intermédiaire (madhya), réside le sujet connais-
sant (V.B. 49). On exalte encore (avec des termes tels que kha,
hridâkâsha, vyoman, antarvyoman, paravyoman) l’« espace du
cœur », l’« éther du cœur », la « voûte » ou le « firmament du
cœur ». Ces expressions valent plus par leur puissance évoca-
toire que par leur rigueur doctrinale. Ils renvoient à la dou-
ble notion connexe de « milieu » et de « vacuité » (le moyeu
vide de la roue qui fait tourner la roue : c’est d’ailleurs un des
sens du mot kha) et l’on pourrait certes se demander, en bonne
orthodoxie védantique, ce que signifie vraiment un « espace
vide » (un « contenant sans contenu », comme s’interrogeait
Guénon). Il faut spécifier d’autre part que la « vacuité » dans
la doctrine Trika est différente de celle que l’on rencontre dans
les textes Mâdhyamika (bien que des influences réciproques
ne soient pas exclues et que, sur un plan opératif, le tantrisme
hindouiste et le tantrisme bouddhiste offrent de grandes simi-
litudes). Il ne s’agit pas ici d’évacuer l’être, le Soi (qui pour les
Hindous reste indestructible, irremplaçable car il se confond
avec la Conscience même), mais de vider cet être, si l’on peut
dire, de tout ce qui serait « objectif » (mental ou matériel,
nom-et-forme), de le « désobjectiver » 2. Cela relève d’un art.

1. Pour comprendre l’affinité entre la sensibilité tactile et le cœur, il faut se


référer au système de correspondances entre les éléments (bhûta), les facultés et
organes de sensation (indriya) et les chakra. Le cœur correspond à l’Air, au toucher
et à la peau (ainsi qu’à la faculté de jouissance et au sexe, si l’on suit le Satcakrani-
rûpana, mais ce point de vue n’est pas commun à toutes les écoles).
2. « La vacuité est la Conscience qui, réfléchissant sur elle-même, se perçoit
comme distincte de toute l’objectivité en se disant  : « je ne suis pas cela (neti,
neti) ». Tel est l’état le plus élevé auquel accèdent les yogin » (Tantrâloka VI, 10).
On voit donc que, si les Hindous ne renoncent jamais au Soi, ils ne le conçoivent

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Évoquer (au moyen de bhâvanâ) la vacuité dans n’importe
quelle partie du corps, de manière instantanée et éblouissante ;
ou bien étendre cette vacuité à l’« objet corps » tout entier ;
méditer sur celui-ci comme s’il ne contenait rien à l’intérieur,
la peau n’étant qu’un « mur », une pellicule diaphane entre
deux vides,  etc.  : tout cela, dans une certaine mesure, s’ap-
prend mais se heurtera souvent à des résistances insoupçon-
nées. L’individu n’accepte pas facilement de quitter la prison
qu’il s’est lui-même construite. C’est une chose que de jouer
philosophiquement avec l’idée de vacuité et c’en est une autre
que de la réaliser directement dans son corps et dans son men-
tal, jusqu’à n’être plus qu’une forme vide, une énergie sans
contours, sans limites, rayonnante et vibrante 1.
Relèvent d’un art également les pratiques de souffle
lorsqu’elles sont intériorisées et non pas réduites à une sim-
ple jonglerie respiratoire en vue d’obtenir des « pouvoirs ». Le
souffle expiré (prâna dans cette tradition) part du cœur et va
mourir dans un « point » situé à douze largeurs de doigt du
bout du nez (le « dvâdashânta externe ») ; depuis ce point, avec
l’inspiration (apâna), le souffle revient se reposer dans le cœur :
c’est là le stade élémentaire de la méthode qui, cependant,
poursuivi avec sérieux, apporte déjà l’équilibre et la quiétude.
Dans un stade ultérieur et supérieur, le souffle sera verticalisé,
conduit depuis le cœur, en bas, jusqu’à la couronne de la tête,
en haut (le « dvâdashânta interne »), l’expiration étant toujours
conçue comme la force ascendante et l’inspiration comme la
force descendante. Dans ce transfert (d’ailleurs spontané) de
l’horizontalité à la verticalité, de l’« amplitude » à l’« exalta-
tion », on serait tenté de voir ce que d’autres traditions ont

pas non plus comme une limite. Le Soi est à la fois être et non-être, et par-delà être
et non-être, par-delà plénitude et vacuité.
1. La meilleure approche contemporaine de cette voie fut donnée par Jean
Klein, un des très rares Occidentaux à avoir reçu en Inde la double tradition de
l’advaita-védânta et de l’ancien yoga du Cachemire.

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appelé le passage des « petits mystères » aux « Grands Mystè-
res » – et l’on ne peut ici que rendre hommage aux lumineuses
intuitions de René Guénon. Si la conquête du cœur exprime le
retour à l’« état primordial » ou édénique, si elle équivaut à la
réintégration du centre de l’être humain où se reflète le Centre
suprême, alors on est obligé d’admettre que cet état, pour élevé
et merveilleux qu’il soit, ne représente qu’une étape avant les
« cieux » supraformels que symbolisent les chakra supérieurs
et enfin la véritable transcendance ou « Délivrance » (moksha)
que marque la traversée de la fontanelle. Dans le kundalinî-
yoga « classique » – si cette expression a un sens – c’est bien
ainsi qu’on doit envisager les choses. Mais dans le Trika il fau-
drait y regarder plus avant, car cette tradition n’établit pas une
hiérarchie aussi nette entre les centres et n’envisage pas la pro-
gression de l’un à l’autre d’une manière aussi systématique.
Pour elle l’énergie est partout – comme la conscience – et elle
peut être épanouie à partir de n’importe quel chakra. S’il est
recommandé de l’éveiller à partir du cœur, c’est surtout parce
que ce centre, par sa nature « vide » et médiane, possède un
pouvoir spontanément unifiant qui se transmet sans effort à
tous les autres 1. Mais, même si l’on situe Shakti dans le cœur et
Shiva dans la fontanelle (ou l’inverse qui se rencontre aussi),
cela n’implique jamais un rapport de subordination puisque
Shakti est Shiva et Shiva est Shakti 2.
Nous avons parlé du mouvement des souffles. Il serait plus
juste au fond de parler des intervalles. C’est en effet dans ceux-ci
que l’Éveil perce, jaillit et resplendit, tandis que le mouvement,
l’alternance nous maintiennent toujours dans la dualité. Inter-

1. L’épanouissement de l’énergie dans le cœur peut néanmoins s’accompagner


de tremblements incontrôlables, de larmes, etc., réactions parfois dues à des rési-
dus non consumés d’existences antérieures.
2. Selon un jeu de mots célèbre, Shiva sans Shakti (symbolisée par la lettre I)
est un shava (« cadavre »). Quant à Shakti sans Shiva, elle ne serait que destruc-
tion pure, aveugle (Kâlî à la fin du cycle cosmique).

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valles donc entre les souffles (ce qu’exprime mal le mot de
« rétention ») mais aussi entre les pensées, les perceptions, les
désirs et même les objets matériels (tout ce qui est faille, ouver-
ture, interstice). On tient pour très important, lorsqu’un mou-
vement psychique s’arrête (de lui-même, par épuisement) de
ne point se précipiter mécaniquement dans un autre mouve-
ment, une autre activité, une autre idéation mais de demeu-
rer dans ce repos, sans attente et sans projection. La vacuité
alors expérimentée recèle une incommensurable énergie, une
potentialité d’Éveil, à la condition toujours de ne pas s’identi-
fier à elle car, dans la perspective tantrique, répétons-le, le vide
n’est pas ultime : c’est encore un objet, donc un obstacle, tant
qu’il s’oppose à un sujet qui le perçoit comme « vide » et se
perçoit lui-même comme « étant vide ». Autrement dit, il faut
être capable de réaliser le vide lui-même comme vide. Alors ce
« vide-de-vide » (expression que l’on trouve aussi dans la spé-
culation mahâyânique) peut « basculer » et se résorber dans
la Plénitude (entendue ici non comme le « contraire » du vide
mais comme Paramashiva, le sans-limite, la Totalité, la négation
de toute négation, donc l’absolue Positivité).
Intervalles enfin entre les états de conscience et d’abord les
deux que connaît l’individu en tant que tel  : entre l’état de
veille et l’état de rêve, dans l’endormissement, ce passage insai-
sissable pour l’homme ordinaire entre le monde des objets sen-
sibles et le monde des objets mentaux. C’est alors qu’il faudrait
placer sa conscience dans son cœur (nous voulons dire la pla-
cer activement car, de fait, ce transfert se produit de lui-même
dans le sommeil), afin d’obtenir la « maîtrise des rêves », c’est-
à-dire la capacité de passer de l’état passif et hallucinatoire du
rêve habituel, chargé des résidus de l’état de veille, à l’état, plei-
nement conscient et spirituellement dirigé, du rêve lucide (V.B.
55). L’autre passage, celui du sommeil au réveil, ne devrait pas
moins retenir l’attention. De la même façon que Shiva produit
– ou en termes judéo-chrétiens « crée » – l’univers en ouvrant

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les yeux et le résorbe en les fermant, chaque individu crée cha-
que matin son propre monde en s’éveillant et le résorbe en
s’endormant. Le monde en effet n’existe pas indépendamment
de la conscience. L’objet apparaît avec le sujet, s’évanouit avec
lui. Veillant, rêvant, dormant sans rêve, nous passons d’un
monde (c’est-à-dire d’un état de conscience) à l’autre, aucun
n’étant ni plus ni moins « réel » que l’autre. Du point de vue
ultime, l’univers n’a jamais commencé et ne finira jamais pour
la simple raison que le temps continu n’existe pas, pas plus
que le passé (simple phénomène de mémoire), le futur (simple
projection de la mémoire) ni même le présent (qui, sitôt pensé,
est déjà passé). Il n’y a que des instants toujours « actuels »
dès que la conscience s’en saisit et il n’existe nulle part d’en-
tité, de substance appelée « Temps » qui relierait ces instants
entre eux. L’instant, en vérité, n’est que la « durée d’un acte
de conscience 1 ». Seule cette conscience « mesure », supporte
les choses et leur prête une réalité. Le yogî, qui ne croit pas au
Temps, sait en revanche se glisser dans le vide interstitiel qui
sépare les instants successifs, il les disjoint, les disloque, pour
rejoindre le Cœur, l’instant-choc, l’instant éternel.
Au terme de ce voyage au centre du Soi, dont nous n’avons
esquissé que quelques aspects, le pèlerin, devenu « roi des
yogîs » (yogîndra), aura acquis, sans vraiment le chercher, le
double pouvoir de Shiva : celui de rétracter le monde en un
seul point (samâdhi aux yeux clos : nimîlaramâdhi) et celui de le
manifester, dans une libre et totale expansion des sens (samâdhi
aux yeux grands ouverts : unmîlanasamâdhi). Dès lors, que lui
resterait-il à accomplir ? Libéré de tout, il est libre pour tout.
Rien ne lui est extérieur. Il perçoit tout en lui-même comme
son propre Soi et son corps limité est devenu le corps cosmi-
que de Bhairava, la « Merveille cosmique » (vapus). Un avec la
Shakti, indiscernable d‘Elle, « Il Se connaît Lui-même par Elle-

1. Abhinavagupta, Tantrasâra, 60.

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même ». Vis-à-vis des « autres » – qu’il ne voit plus comme
réellement séparés de lui – il n’est que grâce, amour, ruissel-
lement de dons et de faveurs. S’il n’est pas encore devenu un
« délivré vivant » (jîvan-mukta), la mort, qui n’est jamais elle
aussi qu’un intervalle, lui donnera l’occasion de se fondre enfin
dans le Cœur de Shiva, le Très-Bénéfique.

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Histoire de cœur

Non, je ne vous parlerai pas de guerre, même sainte, de


liberté, même immuable, de terrorisme et autres horreurs col-
latérales.
Je vous parlerai de la vacuité de l’esprit et de la tranquillité
du cœur.
Mais comment les maintenir, demanderez-vous peut-être,
quand le monde entier paraît trembler sur ses bases, quand
la peur, la haine, la colère et le doute nous harcèlent à qui
mieux mieux et nous pressent de choisir entre diverses formes
du Mal ?
La première réponse est que si la paix intérieure dépen-
dait de la paix extérieure, alors on aurait bien peu d’espoir de
jamais l’atteindre. Car aussi loin que l’on remonte dans l’his-
toire des hommes, on y trouve des conflits, des guerres et des
cruautés sans nombre. Sans doute notre époque – fin de cycle
si l’on en croit les maîtres hindous – excelle-t-elle tristement
dans ce domaine.
Mais ce n’est pas forcément parce que les hommes sont plus
méchants aujourd’hui qu’hier. C’est surtout parce qu’ils dispo-
sent de moyens de destruction plus efficaces. Pourtant mourir

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d’un coup de massue, d’un carreau d’arbalète ou d’un missile,
cela ne change pas grand-chose pour celui qui meurt. La fin
du monde ? Mais elle se produit chaque fois qu’un individu –
empereur, esclave ou fourmi – disparaît.
Et voici une autre réponse, plus déterminante à mes yeux :
la paix du cœur – la seule qui vaille et puisse œuvrer pour
l’apaisement du monde –, cette tranquillité intérieure et supé-
rieure n’a pas à être « maintenue »  : elle est  ; elle nous est
consubstantielle, même si nous nous acharnons à la nier, à la
bafouer, à la trahir. Elle seule est même réelle, au sens plein du
terme. Ce qui ne l’est pas, ce sont les images dont nous nous
gavons, les mots que nous entrechoquons, les vaines batailles
idéologiques qui nous donnent la sensation d’exister. Que
nous y renoncions – question de lucidité plus que de volonté –
et c’est tout ce monde factice et féroce qui éclaterait comme un
mauvais rêve quand le soleil vient nous toucher de son doigt.
Alors on se réveillerait non pas dans un « autre monde » mais
dans le vrai monde, tel qu’il est, tel qu’il a toujours été et tel
qu’il sera toujours  : miroir de nous-même, aux facettes infi-
nies, splendeur multiple et cependant unique, équilibre mira-
culeux et totale simplicité.
Vous n’y croyez pas  ? Essayez néanmoins, ne dites pas a
priori que c’est difficile. Un instant, rien qu’un instant oubliez
les problèmes du monde, oubliez que vous êtes chrétien ou
musulman, hindouiste ou athée, de gauche ou de droite,
homme ou femme, riche ou pauvre, jeune ou vieux, oubliez
même que vous faites du yoga…
Plongez dans votre propre cœur, ici, maintenant, au plus
profond, au plus intime, au plus vibrant. Écoutez bien. De bat-
tement en battement et jusqu’au dernier qui vous fera basculer
dans le grand silence, le cœur vous enseigne quelque chose, si
discrètement que presque personne ne l’entend : tout change
et rien ne change ; rien n’est permanent, pas même l’imper-
manence même la paix, cette incroyable chimère, est déjà là.

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SOYEZ GRAVES DANS LE LOVE

Ce monde manque d’amour, vous ne trouvez pas ? D’ac-


cord, il n’y a pas que l’amour dans la vie (qui a dit hélas ?). Il y
a le travail, la famille, la patrie, la politique, le sport, la télé, les
vacances. Il y a même le yoga, un truc que je me promets d’es-
sayer. Mais quand il n’y a plus d’amour ou si peu, si maigre, si
sec, est-ce que la vie vaut encore la peine d’être vécue ?
Je lisais Rumi tout récemment. Vous savez, ce merveilleux
poète persan, fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, ces
fous qui tournent parce qu’ils aiment. Rumi écrivait : « Ne reste
pas sans amour si tu ne veux pas mourir. Meurs dans l’amour
si tu veux rester vif. » Oh, bien sûr les gens comme il faut vont
me dire que ce soufi parlait d’amour divin. Mais l’amour est
toujours l’amour, vous ne croyez pas ? Indivisible et inclassa-
ble, avec cet incroyable pouvoir de transformer la boue en or,
de faire délirer les savants et de donner du génie aux imbéciles.
Que vous aimiez un âne, une femme, un homme, un dieu,
une déesse, ça n’a pas d’importance, tout est dans l’intensité.
Je crois même que vous irez plus loin en aimant un âne avec
intensité qu’en aimant votre Dieu avec tiédeur.

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Je lisais Rumi et j’étais dans le train. Et le soir tombait et la
lune s’allumait dans le ciel et je pressentais les étoiles et Rumi
me faisait penser à Dante, un autre grand amoureux que je
vénère (dans vénérer il y a Vénus), Dante qui n’aima qu’une
petite fille, croisée ou inventée quand elle avait neuf ans, et
qui de cette vision furtive tira le plus beau poème de l’Occi-
dent, et qui mieux que lui a évoqué cet « Amour qui meut le
Soleil et les étoiles » ? Et moi qui suis né un vendredi jour de
Vénus et qui me promets toujours d’apprendre un jour le yoga
(connaissez-vous une bonne enseignante ?), je songeais déli-
cieusement douloureusement à Rumi et à Dante (il se passe de
grandes choses sur le plan culturel à la SNCF) quand la sonne-
rie d’un portable non loin de moi retentit, une voix féminine
quoique peu florentine et peu persane transperça le wagon et
je fus atteint par ces mots rauques et troublants : « Il est grave
dans le love. »
De qui parlait cette moderne Béatrice ? Probablement d’un
amoureux, le sien ou celui d’une copine, et, sans en donner
ma main à couper, j’imagine que l’expression « être grave dans
le love » signifie « aimer fortement », avec cette ombre de
menace, de danger, d’orage indispensable aux amours roman-
tiques. Oh, je sais, vous allez encore me dire, vous les experts
en bhakti, qu’il ne s’agissait, dans le cas présent, que d’attache-
ment passionnel, trouble désir possessif et vampirique. Rien à
voir avec Rumi, Dante, les soufis, le pur amour dénué d’ego
dont vous avez, je n’en doute pas un instant, l’expérience
intime. Je vous crois puisque vous pratiquez le yoga mais je ne
pouvais m’empêcher de méditer ce mantra qui m’était sponta-
nément donné : « Il est grave dans le love. »
Autour de moi des gens soucieux lisaient le Monde, Libération,
l’Équipe, commentaient avec sagacité le dernier match de l’O.M.
et la guerre en Irak (« je ne suis ni d’Irak, ni de Perse », chantait
Rumi), les étoiles prenaient enfin possession du ciel, tournant
autour de l’Amour en danse éperdue (« je ne suis ni d’Orient ni

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d’Occident »), ma petite Lovette avait éteint son portable (« ma
place est d’être sans place, ma trace est d’être sans trace, je n’ai
pas de corps ou d’âme puisque j’appartiens à l’âme du Bien
Aimé » : ah, le beau rap mystique !), une étrange paix s’installait
dans le wagon et dans la SNCF (avant les grèves pour les retrai-
tes), nous arrivions Gare de Lyon (« J’ai renoncé à la dualité, j’ai
vu que les deux mondes ne sont qu’un ») et je songeais que la
vie est une chose trop grave pour être prise au sérieux.

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Aperçus sur le prânâyâma

Yoga, chacun le sait, veut dire « union ». On entend en géné-


ral par là l’union de l’être humain avec l’Universel (laquelle, soit
dit en passant, ne serait nullement possible si elle n’était déjà
potentiellement réalisée). Mais, dans les yogas tantriques dont
fait partie originellement le hatha-yoga, l’union qui est aussi
visée est celle de la Conscience (Shiva) et de l’Énergie (Shakti).
Ce terme et cette notion d’énergie parlent beaucoup à nos
contemporains. Partout, sur tous les plans, il n’est question que
d’éveiller, développer, accroître, intensifier l’énergie. Il y a parfois
quelque chose de naïf, de stupide, et parfois aussi de dangereux,
de terrifiant (si l’on songe aux applications économiques ou
militaires) dans cette quête effrénée de « toujours plus » d’éner-
gie, de puissance, comme si la Shakti était d’ordre matériel et
quantitatif. Les sages de l’Inde, même tantriques, n’ont cessé en
effet de nous mettre en garde contre une recherche de l’énergie
pour elle-même, sans l’éclairage, sans l’accompagnement lucide
de la Conscience témoin. Mais c’est ainsi  : l’être humain est
avide de phénomènes et le chemin de l’Énergie, flamboyant et
fertile en sensations, exerce une séduction beaucoup plus vive
que celui, aride et abrupt, de la Conscience pure.

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La première erreur est que l’on confond souvent l’Éner-
gie et ses manifestations. Par exemple, le souffle, la sexualité,
la pensée, la parole sont des manifestations de l’Énergie mais
ne sont pas l’Énergie elle-même. S’attarder sur l’une ou sur
l’autre de ces manifestations revient à confondre le flot avec
la source, la forme avec le fond, le doigt qui montre la lune
avec la lune elle-même. Tant que vous travaillez tel ou tel de
ces aspects, vous obtenez sans doute des « expériences », vous
gagnez même éventuellement des « pouvoirs », mais vous ne
sortez jamais du cercle de l’ego, du désir, du vouloir individuel,
vous restez dans le devenir, le samsâra… Tout autre chose est
la plénitude d’énergie qui se dégage spontanément de la réa-
lisation de l’Être, sans l’intervention d’aucune méthode, sans
manipulation de l’ego.
Précisons encore la notion d’énergie. Les taoïstes chinois ont
fait dans ce domaine des distinctions aussi subtiles qu’utiles. Ils
reconnaissent d’abord l’énergie naturelle que chaque individu
possède et qui est fournie essentiellement par l’alimentation et
la respiration. Puis vient l’énergie transformée par une prati-
que. Elle est de deux ordres : en premier l’énergie transformée
extérieure, c’est-à-dire l’énergie naturelle modifiée, renforcée
par l’effort volontaire et musculaire et par l’entraînement ; cette
sorte d’énergie est considérée comme inférieure, profane, non
fondamentale en tout cas dans une recherche d’Éveil. Mais il
existe aussi une énergie transformée intérieure qui se déve-
loppe, s’affine par une pratique initiatique (comme le Tai-ji en
Chine ou le hatha-yoga en Inde). Pourtant même cette éner-
gie subtile (jin) n’est pas encore la source, elle n’en est que
la manifestation. La véritable source, c’est le « souffle inté-
rieur » (qi), qui est en mouvement avant la naissance et peut
être retrouvé par la pratique notamment respiratoire. Mais là
encore prenons garde : il ne s’agit pas de la respiration phy-
siologique constituée par l’alternance de l’inspir et de l’expir
et qui s’est mise en mouvement dès la naissance. Le véritable

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souffle est interne : on dit encore « embryonnaire » ou « pré-
natal ». Chez la plupart d’entre nous, il n’est pas conscient. Il
peut le devenir.
Dans la pratique indienne de même, tout prânâyâma
commence par la conscience, la prise de conscience. Mais
conscience ne signifie pas forcément contrôle. Car les gens
obsédés de contrôle ne s’interrogent pas assez sur le contrô-
leur. Qui contrôle quoi ? Comment l’ego – qui est par nature
limité, dysharmonieux – pourrait-il espérer amener un ordre,
une harmonie dans le corps et le mental ? Ceux qui poursui-
vent avec acharnement ces méthodes ne voient pas qu’ils tour-
nent en rond, qu’ils ne font au mieux qu’élargir leur prison.
Que vous soyez capable de retenir votre souffle vingt secondes
ou vingt minutes ne change pas grand-chose : de toute façon
vous atteindrez toujours une limite, qui est celle soit de l’es-
pèce, soit de votre incarnation actuelle.
Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire ? Je suggère d’abord de
se laisser respirer. Je sais : cette expression, souvent employée
dans les cours de yoga, est devenue un cliché. Il n’empêche
qu’elle recèle un sens profond. Ne pensez jamais, lorsque vous
expirez, que vous « chassez » l’air  : pensez plutôt (ou plutôt
faites-le sans penser) que vous le donnez, que vous l’offrez.
De même, n’associez jamais l’inspiration à un « prendre »  :
recevez, accueillez, acceptez ce qui vient. Ne laissez jamais
intervenir la volonté dans les intervalles, abandonnez l’idée et
jusqu’au mot de « rétention » (quelle avarice de vouloir rete-
nir !). Le souffle s’interrompt, se suspend : très bien, observez,
contemplez, savourez cette absence, sans projection, sans anti-
cipation. Le souffle reviendra quand il voudra, il vous quittera
quand il voudra. Ou encore inversez la perception ordinaire,
imaginez que vous êtes le souffle et non pas celui qui reçoit
et évacue le souffle. Prenez le point de vue du souffle. Vous
allez, à l’inspir, envahir ce corps, ces poumons que vous aviez
la mauvaise habitude d’appeler vôtres  : quelle exploration

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fabuleuse ! Vous allez, à l’expir, pénétrer, envahir cet espace
paraît-il extérieur, allez loin, aussi loin que votre esprit peut
aller, que votre souffle-esprit devienne l’oie migratrice, traver-
sez le ciel, diffusez-vous à l’infini.
Quand vous aurez expérimenté cela, il se peut que les
« exercices » traditionnels de prânâyâma, les kapâlabhâti et les
bhastrikâ auxquels vous vous shootiez, perdent beaucoup de
leur attrait. Peut-être mais peut-être pas. Je ne veux rien pré-
juger. Il se peut au contraire que vous les redécouvriez avec
une nouvelle fraîcheur et que les jeux retrouvés de l’Énergie
vous plongent, à vous en couper le souffle, dans la Joie véri-
table.

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A.N.C.
Appellations non contrôlées

Lorsque j’ai fait mes premiers pas dans le yoga, il y a une


quarantaine d’années, la recherche d’un enseignant un peu
sérieux, non charlatanesque relevait du parcours du combat-
tant ou du jeu de l’Oie, avec ses puits, ses prisons, ses retours
en arrière, etc. J’ai suivi par exemple pendant un certain
temps des cours où, sous le nom ronflant de râja-yoga (« yoga
royal », comme le Kir et le couscous du même nom), on ten-
tait en fait de m’ingurgiter une indigeste bouillie théosophique
issue des fourneaux de Madame Blavatsky et d’Alice Bailey.
En apparence le paysage gaulois s’est assaini et les contrôleurs
sont passés par là. Dans la France yogique d’aujourd’hui, tout
baigne. Des fédérations bien structurées, des écoles bien orga-
nisées dispensatrices de « formations » et de « diplômes », des
« lignées » reconnues et des séminaires ou stages à foison. Tout
cela a un petit côté rassurant et propret. Notre génie national,
dont la rationalité n’est plus à démontrer, a presque réussi à
transformer la jungle hindoue en jardin à la Française, sans
éviter pourtant d’âpres querelles de pouvoir entre les jardi-

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niers (cet égotisme exacerbé ne fait-il pas aussi partie du génie
national ?). Pourtant, que l’on pardonne mon scepticisme, je
ne suis pas certain qu’il soit plus facile, pour une personne
commençant aujourd’hui le yoga, de s’orienter correctement
que ce l’était dans ces troubles et bouillonnantes années 60 où
les rares aspirants, qui passaient d’ailleurs pour des dingues, se
chuchotaient adresses et numéros de téléphone et se racon-
taient leurs cruelles déconvenues. Car de nos jours pas plus
qu’hier il ne faut se fier aux appellations et aux titres. Sous des
enseignes clinquantes, enluminées de mots sanskrits, on ne
trouve trop souvent que du vent ou en tout cas des pratiques
n’ayant rien à voir avec ce que l’on vous fait miroiter.
Prenons quelques exemples, en commençant par la forme
de yoga la plus répandue en Occident  : le hatha-yoga. Cette
expression signifie « yoga de la force » et même de la « force
violente », quoiqu’il s’agisse évidemment de force spirituelle,
d’énergie canalisée en vue d’un éveil de la Conscience. C’est
un yoga tantrique, extrêmement difficile et abrupt, et, si l’on
en doutait, il suffirait de se référer aux textes de base, comme
la Hatha-yoga-Pradîpikâ. Or, en fait de « force », un grand nom-
bre de cours qui se présentent comme du hatha-yoga sont
affligeants de mollesse et plus chargés en tamas qu’en rajas
(quant à sattva, si l’on en a la notion, on l’assimile niaisement
à une « pureté » hygiénique ou moralisante). Certes il existe
des enseignements plus durs ou plus virils se réclamant aussi
du hatha mais ils dépassent hélas rarement le plan anatomi-
que, physiologique, musculaire. Même si le mot fait horreur,
on ferait mieux de les ranger sous le nom de « gymnastique »,
« gymnastique indienne » si cela fait plaisir. Ces enseigne-
ments ont une amusante tendance à produire des professeurs
et des élèves dont la souplesse physique contraste avec la rigi-
dité intérieure. Liane sur béton.
En ce qui concerne le kundalinî-yoga, l’abus de langage est
encore plus flagrant et frôle parfois l’escroquerie. Il faut un

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sacré culot ou une ignorance qui en devient touchante pour
prétendre enseigner massivement et à grands sons de trompes
un yoga qui a toujours passé en Inde pour le plus secret et le
plus dangereux de tous. Si la kundalinî de ceux et celles qui fré-
tillent et grenouillent dans ces milieux était réellement éveillée,
ils cesseraient aussi sec d’enseigner, du moins de cette manière
commerciale et racoleuse. Ils replieraient bien vite leurs chakras
et remballeraient leur serpent au fond du panier.
Et cela nous amène au Tantra. Ah, le Tantra !… Puisque je
passe (à tort) pour un « spécialiste » de la chose (moi qui exècre
toute spécialisation), je vais y aller d’un conseil : si vous ren-
contrez un monsieur ou une dame qui propose de vous ensei-
gner le Tantra, n’hésitez pas à le ou la pousser dans ses retran-
chements. Ne vous en laissez pas conter par ses récits fabuleux
ni abuser par son coup du regard fixe. Ayez de l’audace (c’est
la première qualité tantrique). Interrogez-l’initié de service ou
la Shakti des beaux quartiers sur la littérature tantrique : vous
vous apercevrez souvent qu’ils n’ont jamais lu un Tantra de
leur vie, que leur connaissance du sujet est aussi floue, mais
plus arrogante, que la vôtre. Et s’ils feignent de mépriser les
textes au nom de la sacro-sainte expérience, alors demandez-
leur du concret, percez leur écran de fumée. Si vous leur dites
que le sexe ne vous intéresse pas, vous verrez vite qu’ils n’ont
pas grand-chose d’autre à vous vendre  : des mantras élimés,
des rituels de bazar. Mais si vous leur dites que le sexe vous
intéresse (bien sûr enrobez subtilement la chose, jouez-la fine-
ment), alors ne vous contentez pas des effleurements furtifs
et des papouilles molles dans lesquels ils peuvent avoir acquis
une certaine compétence. Exigez du vrai maithuna, du bel et
bon érotisme initiatique et sacré et épicé comme là-bas. Ne
vous dégonflez pas, ils se dégonfleront avant vous. Une grande
peur rôde au royaume usurpé du désir.
On voit aussi maintenant fleurir, à l’aurore de ce siècle déli-
cieux, de nouvelles appellations. Ainsi je lis « ashtânga-yoga ».

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Aussitôt – on ne se refait pas – je songe au yoga par excellence,
au yoga de Patanjali. « Yoga à huit membres », à huit paliers.
Ce n’est pas mon truc, peut-être, mais je respecte. Enfin il n’y
aura pas que des postures puisque je crois savoir que, dans les
Yoga-sûtra, la posture n’est qu’un des huit stades de progres-
sion cités et que d’ailleurs on n’en dit rien, sinon qu’elle doit
être sthira-sukham, « stable et agréable », – ce qui, de toute évi-
dence, se réfère aux seules positions assises, propices à la médi-
tation, et non aux innombrables âsanas du hatha-yoga dont
Patanjali se fiche éperdument. Je m’inscris donc à un cours
d’ashtânga et qu’est ce qu’on m’y fait faire ? Pratiquement que
des postures et sur un mode intensif, à l’américaine, façon sau-
ve-qui-peut après le 11 septembre (non, j’exagère, ça c’est le
Power Yoga, encore une appellation détournée, pauvre Evola
avec son Yoga della potenza) ! C’est peut-être très bien si j’aime
ça mais pourquoi parler d’une maison « à huit étages » si l’on
n’en occupe qu’un seul ?
D’autres appellations, pour être moins frauduleuses, n’en
contribuent pas moins à entretenir une certaine ambiguïté  :
ainsi « yoga de l’énergie » ou « yoga traditionnel ». Dans les
deux cas je flaire d’abord le pléonasme. Tous les yogas tan-
triques (au sens cette fois véritable de ce mot) sont naturelle-
ment des yogas de l’énergie : hatha, kundalinî, laya et d’autres
moins connus. Mais en France (et presque uniquement en
France) cette expression a été comme « confisquée », limitée
à une méthode spécifique et très occidentale dans son inspi-
ration (malgré de fumeuses références à l’Inde, à la Chine et
au Tibet), méthode initiée avec pas mal de fantaisie par Ferrer
et élaborée plus systématiquement par Roger Clerc (dont la
sympathique, paraît-il, personnalité n’est pas en cause). Quant
à « yoga traditionnel », on aimerait être sûr que ceux qui
brandissent farouchement cette bannière ne confondent pas
tradition (au sens profond et rigoureux qu’un René Guénon
donnait à ce mot) et traditionalisme (simple respect supersti-

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tieux des formes). Tout yoga est par essence traditionnel, si l’on
songe que « tradition » implique « transmission ». Mais tout
ce qui se transmet n’est pas d’or. La bêtise, par exemple, est ce
qui se transmet le plus facilement.
Cette liste d’A.N.C. n’est pas exhaustive. Peut-être, si vous
vous êtes senti quelque peu égratigné (pourtant je ne veux
éliminer personne, tout le monde a sa place dans la dyshar-
monie universelle), peut-être donc trouverez-vous que cette
liste comporte une lacune qui arrange son auteur. Je n’ai pas
mentionné en effet le « yoga du Cachemire », un produit assez
récemment lancé sur le marché mais qui garde un petit parfum
ésotérique, un charme pour happy few. Ah, bien sûr, insinue-
ront les finauds, si j’ai omis ce bon Trika, c’est parce que je
craindrais de scier la branche sur laquelle je serais moi-même
assis… Mais non, mes bons amis, je ne suis assis sur aucune
branche, je ne suis pas un yogui branché (un guiyo chébran).
Cette histoire du Cachemire, bien avant que je ne traduise le
Vijnâna-Bhairava, je l’ai inventée pour de me débarrasser des
gens qui m’importunaient avec leurs questions  : quel « type
de yoga » j’enseignais, à quelle « lignée » j’appartenais, quel
était le nom de mon « gourou », qui m’avait « formé » ou
« initié » ?… etc. J’ai toujours trouvé ces questions insuppor-
tablement indiscrètes et même grossières, comme si l’on vous
demandait avec qui vous avez fait l’amour la première fois et
si c’était au printemps ou en automne, dans un lit à baldaquin
ou dans un sous-bois. Un jour, sans préméditation, j’ai donc
répondu que j’enseignais le « yoga du Cachemire », ça sonnait
joli, mais j’aurais pu aussi bien dire « yoga des Marquises » ou
« des Tuamotu ». Depuis, j’ai découvert que je n’étais pas le
seul en France à avoir eu cette idée mais je ne doute pas un
instant que mes collègues soient, eux, d’authentiques héritiers
de ce yoga cachemirien que de méchantes langues prétendent
éteint depuis sept siècles. Et, même dans mon misérable cas,
était-ce vraiment un mensonge ? On devient souvent ce qu’on

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a joué à être (ou à ne pas être). Je me suis caché derrière le
miroir du Cachemire puis je m’y suis miré. Avec émerveille-
ment je n’y ai vu personne. Aucune appellation possible, ni
contrôlée ni non-contrôlée.

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LES TROIS CLéS DU TANTRA

La plupart des Occidentaux qui pratiquent le hatha-yoga


aujourd’hui en attendent une détente ou un surcroît de vita-
lité. Ce sont là des ambitions nullement méprisables mais bien
modestes au regard des bienfaits que cette discipline, dans l’es-
prit de ses fondateurs, est censée apporter. Il est vrai que pour
recueillir tous les fruits du hatha-yoga, ce n’est pas une heure
par semaine qu’il faudrait lui consacrer, ni même une heure
par jour, mais bien davantage et, d’une certaine manière, la
totalité de son temps et le meilleur de soi-même. Aussi est-il
presque impossible de rencontrer un véritable hatha-yogin
dans nos pays  ; et même en Inde ce type d’homme devient
de plus en plus rare. N’y a-t-il donc pas beaucoup d’audace
ou quelque naïveté à se proclamer « professeur de yoga » puis
à regrouper ces professeurs dans telle ou telle « fédération »,
dans telle ou telle « école » où se dispensera un enseignement
utile certes, adapté aux besoins de la société moderne, mais
bien éloigné de l’esprit des anciens yogin ? C’est là une réalité
que l’on doit rappeler, sans agressivité et sans polémique mais
pour épargner au moins aux élèves certaines désillusions.

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Il existe deux façons principales de concevoir le hatha-
yoga : soit comme une simple préparation au râja-yoga, c’est-
à-dire aux techniques méditatives ; soit comme une voie spé-
cifique, complète, se suffisant à elle-même, et c’est plutôt le
point de vue tantrique. Dans le premier cas, le travail corporel
se résumera surtout à mettre au point une posture assise, un
âsana « stable et agréable » que l’étudiant pourra conserver
pendant ses longues concentrations  ; quant à la pratique du
souffle, elle se réduira à une régulation afin que la respiration
ne devienne pas une gêne pour le méditant. Dans le second
cas, celui des adeptes tantriques, il s’agit de bien autre chose.
Laissons de côté les innombrables postures acrobatiques dont
sont remplis les modernes manuels : elles nous masqueraient
des mystères plus profonds. Mais un hatha-yogin authentique
est un homme qui sait essentiellement maîtriser trois énergies :
sa pensée, son souffle et sa semence virile ; en sanskrit manas,
prâna et vîrya. Pour lui d’ailleurs ces trois sont interagissantes
et presque indissociables. Le contrôle de manas entraîne la sou-
mission de prâna et de vîrya. De même encore, si l’impulsion
sexuelle est maîtrisée – ce qui n’implique pas que la jouissance
soit absente mais transmutée sur le plan subtil – on vainc la
double agitation de la pensée et du souffle. Explorons main-
tenant chacune de ces trois notions et voyons comment elles
peuvent s’interconnecter.

Manas
Ce n’est pas un hasard si, dans tant de langues, une même
racine man ou men a servi à former de nombreux mots qui
désignent à la fois le « mental » et l’homme lui-même (et aussi
la Lune, astre qui « réfléchit » la lumière du Soleil). Le mental
ou la pensée en mode discursif et formel est en effet ce qui
constitue l’homme en tant que tel, ce qui le distingue des ani-
maux, d’une part, et des dieux (un chrétien dirait peut-être des
anges), d’autre part : les premiers fonctionnant sur un mode

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sensitif et instinctif ; les seconds sur un mode intuitif, au sens
informel et supra-individuel du terme. L’homme, quant à lui,
est essentiellement un être défini par manas. La raison n’est
d’ailleurs qu’une faculté importante mais non la seule de ce
mental humain, qui comprend également l’intelligence, l’ima-
gination, la mémoire, la volition, ainsi qu’un fond plus obs-
cur de tendances passionnelles, d’attirances et de répugnances
diverses, de désirs inavoués, de sentiments refoulés. On voit
combien la notion de manas est large, puisqu’elle ne se limite
pas à la conscience individuelle mais englobe tout ce que la
psychologie et la psychanalyse appellent « subconscient » ou
« inconscient ».
De plus, dans la conception hindoue, manas est un « sens
interne » (ce que les scolastiques nommaient sensorium com-
mune) chargé d’examiner les messages fournis par les cinq sens
« externes » et de transmettre ses ordres aux organes moteurs.
Au moment de la mort, toutes les facultés de sensation et d’ac-
tion se résorbent dans le manas. Celui-ci se retire dans le prâna,
ou « souffle animateur », lequel à son tour se retire dans le
jîvâtmâ, ou « âme vivante », principe central de l’individua-
lité humaine entendue en son sens intégral, qui inclut toutes
les extensions subtiles (ou « parapsychologiques ») de l’être.
Notons d’ailleurs que la même résorption du « sens interne »
se produit – mais avec retour à la vie – dans le sommeil profond
et dans le samâdhi, l’« enstase » du yogin. Dans ces deux états,
l’un accompagné de torpeur et l’autre de connaissance, toute
manifestation extérieure de la conscience individuelle cesse,
bien qu’il puisse subsister une sorte de conscience organique,
de vague sensibilité corporelle apparente, analogue à ces symp-
tômes de douleur qu’on observe même chez un opéré sous
anesthésie complète. Mais la conscience du dormeur, comme
celle de l’homme en contemplation profonde, est transférée
dans un état supra-individuel et donc supra-mental.

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Il résulte de tous ces essais de définition que la pensée
formelle ne saurait en aucun cas représenter un instrument
adéquat pour dépasser la condition humaine et accéder à la
Connaissance transcendante. Le mental est « quelque chose
qui doit être surmonté », pour reprendre l’expression nietzs-
chéenne, non seulement parce qu’il est généralement insta-
ble, fluctuant, incertain mais surtout parce qu’il nous main-
tient dans une sphère individuelle, nous ramène toujours à la
conscience particulariste de l’ego et ne peut fonctionner qu’en
s’opposant et divisant. La pensée est toujours pensée de quel-
que chose. Elle entretient la perpétuelle fiction d’un « sujet »
qui perçoit un « objet » ou d’un « moi » qui s’oppose à un
« autre ». Ses prétendues « synthèses » sont toujours provisoi-
res et relatives. Son besoin même de sécurité la pousse à se figer
en systèmes, en idéologies qui ne feront que renforcer l’intolé-
rance presque fatale de l’ego. C’est pourquoi toute ascèse yogi-
que passe d’abord par une réduction de l’activité mentale, une
sorte de « neutralisation » afin d’ouvrir la conscience à une
vision moins fragmentaire, moins égocentrique des choses. Ce
qui est propre au hatha-yoga, dans sa modalité tantrique, c’est
l’observation très fine qu’il a faite entre le dynamisme psychi-
que, d’une part, et le dynamisme « pneumatique » de l’autre.
Avec une minutie qui peut prêter à sourire, les anciens
yogin ont constaté les diverses façons dont nos états mentaux,
nos émotions, nos actions affectent notre rythme respiratoire
et modifient notamment la distance atteinte par notre souffle
lors de l’expiration. L’angul ou largeur de doigt leur servait ici
de mesure. Voici, par exemple, un tableau assez classique :

état normal = 6 anguls


pendant une émotion = 12 « 
en chantant = 16 « 
en mangeant = 20 « 
en marchant = 24 « 

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en dormant = 30 « 
pendant l’acte sexuel = 36 « 
pendant l’effort physique = 36 « 

Les mêmes yogin avaient observé aussi que l’état de médi-


tation s’accompagne d’une respiration très douce et très lente,
qui peut même devenir imperceptible ou cesser complètement
lors du samâdhi. Il ne faudrait pas imaginer, à partir de là, qu’ils
auraient été tentés d’obtenir des états spirituels par des moyens
mécaniques, respiratoires ou autres. Cela n’a pu se produire
que dans quelques déviations « magiques » dont nous redirons
quelques mots. Ce que ces maîtres avaient saisi une fois pour
toutes, c’est la totale vanité de diviser la Réalité, comme nous
faisons souvent, en « esprit » et en « matière ». Celle-ci renvoie
toujours à celui-là et réciproquement. C’est ainsi que des yogin
qui apparemment ont consacré toute leur vie à perfectionner
leur corps peuvent néanmoins être vénérés comme de grands
« spirituels », alors que d’autres, qui paraissent s’en être tenus
à une ascèse purement intérieure, avec un recours minimal
aux âsana et au prânâyâma, connaissent pourtant à fond tous
les secrets de l’organisme humain et de la « Nature ».
Il est facile de comprendre, à ce stade de notre étude, com-
ment un état mental détendu – sans même parler de sérénité
– entraîne automatiquement un souffle calme et harmonieux :
chacun peut le constater à son niveau. Plus problématique peut
paraître la connexion établie entre la maîtrise de la pensée et
celle de la sexualité. Nous y reviendrons plus précisément tout
à l’heure en analysant la notion de vîrya. Comprenons dès
maintenant que le yogin tantrique, à la différence du râja-yo-
gin, ne repousse pas le désir sexuel, puisqu’il a même besoin de
celui-ci, « techniquement », pour ses opérations initiatiques.
Mais il ne retient de ce désir que son substrat énergétique pur,
en le débarrassant de tout élément mental, affectif ou émotion-
nel qui lui serait inutilement surimposé. Cette décantation lui

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permet d’accéder à une dimension supra-individuelle et, pour-
rait-on presque dire, « archétypale » de la sexualité. Rien de
moins intellectualisé que l’érotisme tantrique. Ce n’est pas au
moyen d’un raisonnement ni d’une autosuggestion artificielle
que, dans la maithuna (l’union rituelle), les partenaires cessent
d’être homme et femme pour devenir « dieu » et « déesse ».
C’est justement parce qu’ils ont renoncé à leur manas et qu’ils
peuvent aborder l’expérience sexuelle avec un mental vide,
désencombré de désirs égoïstes et de vaine sentimentalité.
C’est aussi parce que le corps avec lequel s’accomplit l’union
n’est pas le corps empirique ordinaire mais un corps « transfi-
guré », sacralisé par certains rites et imprégné de prâna, ce qui
nous amène au second thème de cet article.

Prâna
Si la notion de manas inclut toute l’activité psychique de
l’homme, tant consciente qu’inconsciente, le concept de prâna
n’est pas moins riche, englobant non seulement la fonction
respiratoire mais toutes les autres fonctions vitales. En sanskrit,
celles-ci sont appelées vâyus, littéralement « vents ». Il existe
cinq vâyus principaux correspondant, pour abréger, à l’absorp-
tion de l’air et de la nourriture, à l’élimination des déchets, à
la digestion, à la circulation sanguine, à l’expression vocale ; et
un certain nombre de vâyus secondaires gouvernant des phé-
nomènes aussi divers que l’éternuement, la toux, le hoquet,
la bâillement, l’éructation, le cillement, la démangeaison, etc.
Comprenons que c’est de cet ensemble fonctionnel que le yogin
doit acquérir la conscience puis la maîtrise et non de la seule
respiration. Néanmoins celle-ci occupe une place privilégiée
parce qu’elle est la seule fonction vitale importante que l’étu-
diant puisse, dès le départ, diriger et modifier à volonté, du
moins jusqu’à un certain point. En outre elle nous donne
directement accès à notre corps subtil sur lequel nous devons
maintenant rappeler quelques notions, parfois oubliées.

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Le corps subtil, souvent assimilé à un véhicule de feu, n’est
ni un « double » ni un « moule » du corps grossier (ou « phy-
sique » au sens étroit), comme on le lit dans trop d’ouvrages
occultistes. S’il échappe à la condition spatiale, il n’échappe
pas tout à fait au temps ; il a sa « durée » propre, faisant le lien
entre les différents états de manifestation individuelle de l’être
(symboliquement entre les « vies » successives). C’est bien lui
qui « transmigre », emportant avec lui après chaque « mort »,
c’est-à-dire après chaque fin de cycle d’existence, les résidus,
les traces et les reflets des expériences antérieures contenus
dans le manas déjà étudié. Et sa dissolution définitive indique
que l’être, s’il n’est pas encore délivré de toute possibilité de
manifestation, s’est du moins soustrait au courant des « for-
mes » et à la nécessité d’un « retour » sur le plan individuel.
Le corps subtil est parcouru, irrigué, vivifié par les nâdis,
flux d’énergie, conduits lumineux, canaux que l’on peut com-
parer sinon identifier avec les « méridiens » de l’acupuncture
chinoise, d’une part, et, d’un autre point de vue, mettre en
correspondance avec les ramifications du système nerveux.
La description en a été donnée dans nombre de livres moder-
nes, ainsi que celle des chakras, « roues » d’énergie en relation
étroite avec les glandes endocrines et les plexus nerveux. C’est
là un sujet très riche et captivant, malheureusement déformé
par la fantaisie de certains auteurs.
La narine gauche est dite « lunaire », féminine, négative,
yin en termes chinois, rafraîchissante et « mentale »; elle cor-
respond en gros au système parasympathique. La narine droite
est « solaire », masculine, positive, yang, réchauffante  ; elle
correspond au système sympathique. Lorsque la circulation du
souffle prédomine dans la narine gauche, l’individu est plutôt
enclin à réfléchir, à s’intérioriser, à se concentrer. Lorsqu’elle
l’emporte dans la narine droite, c’est plutôt l’occasion d’agir.
Cela dit, cette polarité alterne d’une narine à l’autre à peu
près toutes les heures, sauf chez certaines personnes qui ont

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presque toujours le même côté obstrué, ce qui peut entraîner
d’assez graves désordres ou du moins servir de diagnostic à un
thérapeute. L’idéal, si l’on vise un simple équilibre psychoso-
matique sans référence particulière au yoga, serait de main-
tenir une juste harmonie entre les deux pôles afin de n’être
ni trop introverti ni trop extraverti. L’énergie positive devrait
prédominer pendant douze heures et l’énergie négative pen-
dant douze heures.
Par une série d’exercices précis et codifiés, dont il ne faudrait
pas à ce stade exagérer les dangers, l’apprenti yogin, quant à
lui, s’efforce d’égaliser le flux de l’air dans les deux narines,
ce qui a pour effet de commencer à ouvrir la nâdi centrale,
ou « voie du milieu » correspondant partiellement, sur le plan
physiologique, à la moelle épinière. Mais cela n’est pas suffi-
sant. Prânâyâma signifie « contrôle du souffle » mais surtout
extension, expansion du souffle. On doit parvenir à des inspi-
rations et expirations très lentes, diversement rythmées selon
les buts poursuivis. Et les véritables bienfaits de cette discipline
ne se révèlent que lorsqu’on est capable de retenir son souf-
fle plusieurs minutes, ce qui requiert évidemment un cœur et
des poumons solides et, sauf exception, la surveillance d’un
instructeur qualifié. C’est alors seulement que le mental est
capturé, immobilisé, résorbé. Si l’expérience est assez intense,
il peut même arriver que la conscience « bascule » dans une
autre dimension non objective, supra-individuelle. Mais s’il ne
s’agit que d’un simple « tour de main », le pratiquant, après
une période d’exaltation ou d’euphorie plus ou moins prolon-
gée, retombera, parfois avec un sentiment aggravé de nostal-
gie, dans le monde ordinaire de la dualité. La prânâyâma peut
mettre « le feu aux poudres » et faire exploser la « forteresse »
de l’ego mais seulement si le terrain a été miné par un profond
travail discriminatif, un effort héroïque de l’intellect pour, en
quelque sorte, reconnaître ses propres limites et sa congéni-
tale impuissance. On voit donc, là encore, que si prâna aide

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à maîtriser manas, leur concours est en réalité indispensable
pour arriver à une intégration authentique. Le grand danger
du prânâyâma, s’il n’est pas accompagné d’un discernement
très aigu de l’esprit, est qu’il risque d’attirer le néophyte dans
le monde des pouvoirs, sinon de la magie. Il procure la sensa-
tion enivrante de communiquer avec la source même de la vie
et jamais un guru digne de ce nom ne devrait consentir à en
enseigner les derniers arcanes à un être insuffisamment lucide
et purifié.
Si la rétention prolongée du souffle a pour résultat d’anni-
hiler l’activité mentale et donc de décrocher la conscience de
l’ego, elle est aussi une des techniques utilisées dans la mai-
thuna par les tantriques afin d’empêcher l’émission du sperme.
Cela nous amène au troisième volet de notre étude : vîrya

Vîrya
Selon la doctrine tantrique, la semence (shukra) existe sous
une forme subtile dans le corps entier. C’est sous l’aiguillon
du désir sexuel que cette substance omniprésente se retire et
s’élabore dans les organes génitaux en liquide séminal gros-
sier. Avec la pratique intense de prânâyâma, dit-on, le sperme
se tarit. La puissance séminale « s’élève », « s’écoule vers le
haut », redevient « nectar d’immortalité » (amrita) : il s’agit là
d’une opération réelle, entraînant d’immenses modifications
dans l’être corporel et subtil, et non d’une simple « sublima-
tion » idéale inspirée par une morale plus ou moins puritaine.
On appelle urdhvaretas le yogin non seulement capable d’em-
pêcher l’éjaculation de la semence grossière déjà formée mais
d’empêcher cette formation dans son organisme. On peut dire
d’un tel homme qu’il est paradoxalement à la fois « chaste » et
« viril », au sens supérieur, et que même il est le seul être doué
de ces deux vertus opposées en apparence.
Vîrya, on le voit donc, connote une virilité d’ordre psychi-
que et même spirituel beaucoup plus que corporel. Économiser

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la substance matérielle du sperme a sans doute une influence
positive sur la vitalité et sur la « longévité », comme disent les
Chinois qui possèdent, de leur côté, une tradition fort intéres-
sante en ce domaine. Il est de fait encore que la volupté mas-
culine n’est pas aussi obligatoirement liée à l’éjaculation qu’on
le croit : il s’agit là d’un instinct, bien entendu, mais également
d’une habitude, d’un conditionnement parmi d’autres, où les
motivations psychologiques et culturelles jouent un grand rôle.
L’état de rêve, de même que l’influence de certains alcools et
stupéfiants, prouvent qu’il est possible d’éprouver des formes
d’orgasmes diffuses, extatiques, parfois prolongées, même sans
pollution. Mais en réalité le tantrisme dépasse de beaucoup
toutes ces expériences et vise quelque chose de plus haut qu’un
simple accroissement d’énergie vitale ou que la recherche de
sensations inédites et raffinées. Les textes affirment énigmati-
quement que, par ces pratiques – au demeurant dangereuses
sans une longue préparation –, le « mental est tué », tandis
que le plaisir (sukha) est transmuté et fixé sur un autre plan
« non engendré », « non conditionné », « sans fin », hors de
l’espace et du temps : toutes choses que l’on dit volontiers de
l’illumination elle-même, de l’Éveil, de la brusque réalisation
de l’état non duel. Ce n’est que dans cette perspective que l’on
peut parler légitimement d’une « voie sexuelle », d’un « yoga
sexuel », toute autre interprétation nous entraînant soit vers
la « magie rouge », soit vers une forme plus ou moins hypo-
crite et pseudo-sacrée de libertinage. Est-il besoin de préciser
que cette expérience exige le concours d’une femme initiée,
capable non seulement d’un abandon total mais d’une parti-
cipation active et simultanée au processus de transmutation ?
Et ce serait un contresens que de réduire toute l’opération à
une froide technique cérémonielle. Les Tantras du Cachemire,
au contraire, insistent sur la nécessité d’une « ferveur » com-
mune aux deux partenaires : nous serions tentés d’écrire d’un
« amour », à condition de ne pas concevoir ce dernier en ter-

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mes d’avidité et d’attachement ; « amour de l’Amour » serait
peut-être une expression plus adéquate. On se situe ici au-delà
de la sensualité et de la sentimentalité ordinaires. La relation
tantrique entre l’homme et la femme n’a pas d’équivalent
dans l’univers profane et ne doit pas être non plus confondue
avec une simple affinité mystique, voire une « communion »
spirituelle du couple. L’élément charnel, même s’il n’est qu’un
support, est en effet indispensable.
Manas, prâna, vîrya  : on voit que ces trois énergies n’en
forment qu’une, qu’elles sont les trois aspects d’une unique
Énergie, celle que les yogin appellent Shakti, la Déesse. Faut-il
redouter cette dernière ? Oui, assurément, et toute l’iconogra-
phie tantrique vient nous rappeler la nature terrifiante de cette
Puissance en laquelle certains sages même ont préféré ne voir
qu’une Illusion dangereuse : c’est Durgâ debout sur son lion,
Kâlî, avec son collier de têtes humaines, piétinant les débris du
monde. Fou serait celui qui voudrait posséder la Déesse sans
l’avoir d’abord adorée et humblement servie, sans lui avoir
offert la totalité de son souffle, de sa pensée et de son désir. Ce
n’est pas la moindre beauté de cette voie d’effort que l’essen-
tiel, finalement, y dépend de la grâce.

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TOUT EST VOIE

À tous ceux qui s’imaginent que la voie qu’ils suivent est la


meilleure, voire la seule possible, et aussi à ceux qui désespè-
rent de trouver leur voie, j’adresse ces quelques mots frater-
nels.
Il y eut un temps – pas si lointain – dans ma vie où j’avais
la sensation d’avoir totalement perdu la voie. Tout ce qui
anime et soutient une recherche – l’adhésion à une doctrine,
la confiance en une méthode, la foi en des maîtres – avait dis-
paru. Je me retrouvai, comme après un bombardement ou un
tremblement de terre, dans un paysage dévasté, survivant plus
que vivant, fabuleusement libre mais sans joie, car à quoi bon
la liberté si l’on n’a plus envie de rien, si l’on ne croit plus en
rien, si rien ne vous attire ici plutôt que là-bas ?
C’est alors qu’émergea peu à peu en moi cette intuition
que, dans cette solitude nouvelle, dans cette absence totale de
référence, de soutien et de perspective, là même, au cœur glacé
de ce malheur, se trouvait peut-être ma chance et, d’une cer-
taine manière… ma voie. Ma voie, mon chemin – quel mot
employer ? – c’était, paradoxalement, la non-voie, le non-che-
min. Comme si le refus souple, insaisissable, ludique, de toute

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voie, de toute méthode, de tout magistère, de toute tradition
libérait en moi une énergie insoupçonnée, rafraîchissante qui,
à son tour, d’elle-même, m’ouvrait le chemin, m’indiquait le
sens, d’instant en instant, vague après vague. Car, à cette vision
que ma voie spécifique était la non-voie, succéda – presque
dans une éblouissante concomitance – une autre évidence  :
celle que TOUT EST VOIE. Parce qu’il n’y a pas de voie, parce
que toute voie définie est illusoire et décevante, à cause de cela
même – n’essayez pas de comprendre par la raison – eh bien
tout est voie. Il devient alors indifférent d’aller à droite ou à
gauche, en avant ou en arrière. Où que vous alliez (et même
si la mort est au bout, elle y est toujours d’ailleurs, ce n’est
qu’une question de temps), où que vos pas et votre fantaisie
vous portent donc, cela est juste, adéquat, dans l’instant. Bien
sûr, dans cette spontanéité totale, vous serez amené à éviter
ou à accepter ceci ou cela. Mais ce « choix » sera aussi rapide,
instinctif, spontané et sans trace que celui de l’oiseau qui, selon
un souffle senti, une proie aperçue, un subtil changement de
lumière, modifie soudain sa trajectoire dans le ciel. Vous avez
agi ou réagi ainsi : une heure, une minute, une seconde plus
tard, il en sera peut-être tout autrement. Mais, comme vous
avez renoncé à comprendre votre vie, à y mettre de l’ordre,
à lui donner une direction, ces changements n’ont aucune
importance. Pour votre entourage vous pouvez certes devenir
indéchiffrable et imprévisible. Mais cet entourage est désor-
mais perçu comme une projection, un prolongement de vous-
même, non essentiellement différent de vous-même. Vous
n’êtes plus dans le temps et l’espace, le temps et l’espace sont
en vous. Vous n’êtes plus un individu face à un autre individu,
les deux individus se déploient dans la même magie, se réflé-
chissent l’un l’autre dans le même miroir. Quand je décou-
vre que je ne suis pas plus moi que lui ou elle, qu’il n’y a pas
d’autre parce qu’il n’y a personne, soit je deviens fou, soit je
deviens sage, soit j’éclate de rire.

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Alors mille fois oui, tout devient voie, le détachement et la
jouissance, la solitude et la foule, le silence et le bruit, la paix
et la violence et, n’en déplaise aux fanatiques pseudo-religieux
qui polluent de plus en plus cette planète (mais qui naturelle-
ment sont eux aussi la voie), le Mal comme le Bien. Embrasser
l’ombre avec la lumière ne signifie pas que vous passez – en
termes moraux – du côté de l’ombre, que vous tournez au
monstre, à l’être pervers et diabolique. Mais, jusque dans ce
qui vous fait le plus horreur, c’est comme si vous étiez devenu
capable de discerner la secrète lumière. L’être aimé qui vous
quitte, l’enfant que vous perdez, la flamme qui détruit l’œuvre
de votre vie, l’oppression banale et visqueuse du quotidien,
c’est cela même qui – incroyable retournement – vous illu-
mine, vous libère, vous éveille.

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LE ROI VOLEUR

Tu crois que ton corps est une citadelle


Tu en fermes les portes
pour protéger le Roi
Et tu appelles cela méditer !
Pauvre fou !
Sois plutôt le voleur
qui veut pénétrer dans la citadelle
qui creuse un souterrain dans la nuit
qui trompe les gardiens et se joue des serrures
Sois le brigand, l’ennemi, le barbare
Glisse-toi jusqu’à la chambre du Roi
et tue-le sans trembler

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2

Désarroi, stupeur !
Je n’ai pas trouvé le monarque
Sa chambre était vide
Rien
sauf un miroir brisé
Peut-être est-il mort depuis longtemps
Peut-être n’a-t-il jamais existé
À qui donc obéissaient les gardiens ?

Triple sot !
Tu as retrouvé ton royaume
et tu poses encore des questions !
Ne poursuis pas ton ombre
Ouvre grandes les portes
Déjà sous la caresse de l’aube
la nuit s’entrouvre et frémit
Congédie tes soldats
Transforme tes gardiens en gazelles
et réunis les femmes
s’il en reste
dans l’aurore vibrante d’oiseaux

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Qui connaît quoi ?

« Toute conscience est conscience de quelque chose ».


Cette phrase de Sartre – elle pourrait être de beaucoup d’autres
philosophes – traduit bien l’expérience dualiste courante dans
laquelle un sujet, qui se connaît en tant que tel, se distingue
de l’objet qu’il connaît. En revanche, elle n’effleure pas l’ex-
périence métaphysique ou mystique la plus haute où, précisé-
ment, cette dualité sujet-objet s’abolit et se révèle comme une
pure fiction. Alors la fleur contemplée, qui pour l’homme ordi-
naire ou même le savant reste toujours un objet distinct – objet
de plaisir ou de connaissance profane –, perd pour le sage son
caractère d’extériorité et d’altérité. Ce n’est pas, à proprement
parler, qu’il « devient » la fleur, que le sujet « devient » l’ob-
jet ; c’est plutôt qu’il saisit, qu’il voit que sujet et objet, non seu-
lement dépendent l’un de l’autre, mais dépendent tous deux
d’une réalité indéfinissable, au-delà de toute distinction et de
toute différenciation, qui les englobe et tout à la fois les trans-
cende. Et c’est cet arrière-plan inconnaissable – dans la mesure
où c’est Lui l’ultime Connaisseur –, ce Principe qui n’en est
pas un que les anciens sages de l’Inde ont nommé brahman ou
OM ou Shiva, etc., étant entendu que le nom ne sera jamais la

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chose, et d’autant moins qu’il ne s’agit pas d’une « chose » ni
même d’un être ni même de l’Être : CELA en effet « se situe »
(encore un terme inadéquat) au-delà de l’être comme du non-
être (neti neti…) et CELA ne devient « Dieu » qu’à partir du
moment où la pensée s’en empare, où le concept remplace
l’intuition, où l’expérience métaphysique, pur silence, se
formule ou se fige en religion (pour vouloir se relier, il faut
admettre qu’on est deux), exige un « culte » rendu à une divi-
nité (conçue comme extérieure ou intérieure, peu importe). À
un stade encore dégradé, on voit apparaître l’émotivité dévo-
tionnelle, le dualisme non seulement consenti mais en quel-
que sorte institué, glorifié, que Dieu soit considéré comme un
Maître, comme un Père, ou un Ami, ou un Amant, selon les
voies. On approche alors de la zone dangereuse où la religion
ou, comme on dit élégamment, la « recherche spirituelle »
n’est plus guère qu’une affaire de sentimentalité, un moyen de
compenser certaines frustrations, d’oublier certaines souffran-
ces ou de satisfaire son ego sous divers prétextes pieux. C’est
pourquoi il n’y a rien de plus urgent que de ramener ces soi-
disant chercheurs à la question la plus fondamentale, la plus
immédiate de toutes celle de la Conscience. « Qui suis-je ? »
ou « que suis-je  ? », certes, sont de bonnes questions. Mais
« qui connaît quoi ? » est une autre façon pointue, taraudante,
de mener sa quête, que ce soit à travers les situations de la vie
quotidienne ou la méditation réglée.

Assurément, il ne faut pas désirer brûler les étapes. Notre


expérience habituelle, commune est bien celle que décrit le
philosophe  : conscience de quelque chose, conscience de la
dualité. Vouloir s’installer d’emblée dans la souveraine liberté
du non-duel, dans l’ivresse de la Conscience absolue serait non
seulement orgueilleux (point de vue moral sans importance)
mais insensé, très peu pédagogique. Les maîtres védantiques
eux-mêmes ont toujours recommandé, dans un premier temps,

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la méthode de la discrimination  : diviser avant de réunir un
jour. Il s’agit d’abord, pour l’apprenti méditant, d’isoler le sujet
de tous les objets qui l’assaillent ou l’imprègnent, objets sen-
soriels ou mentaux. Dans notre recherche malhabile, confuse,
instinctive de l’« Identité suprême », nous avons une tendance
naturelle, compulsive à nous identifier à tout ce qui surgit en
nous : désirs, sentiments, émotions, opinions, idées, rêves, fan-
tasmes, attractions, répulsions. Au lieu de constater froidement
qu’un mouvement psychique nous traverse, nous devenons ce
mouvement, nous le fixons, nous l’agrégeons à notre moi. Ce
processus d’identification peut aller jusqu’à la folie, jusqu’au
sacrifice, jusqu’au crime, jusqu’à la mort. Un fanatique n’est
rien d’autre qu’un être qui s’est identifié à cent pour cent à
une idée ou à une croyance, laquelle, tenue à une juste dis-
tance, considérée comme un simple phénomène, un simple
« objet » extérieur, ne lui aurait fait, ni à personne, aucun mal,
serait demeuré tout au plus un trait de caractère anodin. Il
est donc important, si l’on veut réellement aider autrui, de lui
apprendre à établir cette distance par rapport à ses propres ten-
dances psychologiques. Cela peut parfois s’appeler « relativiser
les choses » ; cela, dans la vie quotidienne, peut simplement
prendre la forme de l’humour (vis-à-vis de soi-même plus
encore que des autres) ; mais, sur le plan qui nous intéresse
ici, cette distanciation, ce « décollage » s’opérera par le discer-
nement méditatif ; devenir pleinement conscient de ce qui se
manifeste dans sa propre psyché, en évitant toute autocensure,
tout refoulement, tout jugement moral, toute justification ou
condamnation. Refuser de penser, dans ce contexte, serait de
la dernière maladresse : d’abord parce que, pour ne pas pen-
ser, il faut y penser, et que cet effort alourdit le problème au
lieu de l’alléger, le « double » en quelque sorte, tout en nous
maintenant dans une très mauvaise attitude de contraction,
de culpabilité et de « flicage ». Il faudrait une fois pour toutes
comprendre que le fait de penser ou de ne pas penser n’a au

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fond aucune importance, n’a en tout cas rien à voir avec la
méditation. Admettons que dans la vraie méditation, la pensée
s’arrête. Mais elle s’arrête toujours spontanément, jamais par
un effort de volonté. La volonté relève du mental, de l’ego.
Tous trois sont solidaires, s’élèvent et disparaissent en même
temps, dans la même vague. Et ils ne disparaissent que lors-
que le désir de les voir disparaître s’est effondré, état paradoxal
où l’on devient pour ainsi dire indifférent à sa propre recher-
che, sans souci d’obtenir un résultat, et où cependant la vigi-
lance, loin de mollir, atteint son plus haut degré de tonicité :
une « attention sans tension », comme la définissent certains,
condition la plus adéquate pour lâcher prise sans le décider
(« vouloir » lâcher prise, en effet, n’aboutit qu’à se crampon-
ner plus fort).
Lorsque ce travail est répété assez souvent – et sans s’alarmer
des inévitables oscillations et rechutes – il vient un moment où
l’objet mental, même s’il n’est pas tout à fait désintégré, cesse
de nous perturber, de nous déstabiliser. On devient comme un
acteur qui a joué dans sa vie un certain nombre de rôles et
qui les reconnaît quand il relit les pièces ou quand un autre
les interprète devant lui mais sans que cette reconnaissance
déclenche en lui les anciennes émotions. Ce qui disparaît en
effet, ce n’est pas la conscience des choses, c’est l’identification
à ces choses. L’acteur est devenu spectateur, et ce simple dépla-
cement libère une immense quantité d’énergie.

Toutefois cette position du Spectateur ou du Témoin, pour


légitimée qu’elle soit par la tradition, reste artificielle et incom-
plète, peu compatible au demeurant avec les sollicitations de la
vie et les nécessités de l’action. Si je veux me regarder agir, il
y a fort à parier que j’agirai de façon peu harmonieuse et peu
efficace. Si je veux me regarder penser, je m’apercevrai que
cela est impossible puisqu’il existe toujours un décalage tem-
porel, même infime, entre une pensée et la prise de conscience

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de cette pensée : et c’est dans ce décalage, précisément, que se
reconstitue l’ego, la notion d’un « penseur ». Enfin si, tous les
objets éliminés, je veux me regarder ne pas penser ou ne pas
pensant, je retomberai dans un piège particulièrement subtil :
celui de la fausse vacuité, de la « vacuité objective » car toute
vacuité dont on fait un concept devient à son tour un objet,
donc une prison.
On ne peut en outre tout à fait dédaigner l’aspect affectif et
vital de la question. La conscience de l’homme ordinaire, non
engagé dans une quête profonde, est noyée dans les objets, il est
son désir, son angoisse, sa peur, sa colère, sa tristesse, sa gaieté.
Cela le rend certes parfois malheureux et ultimement insatis-
fait mais il accepte cette agitation comme « normale », inhé-
rente à la vie et à la « condition humaine », et goûte au moins,
par moments, la jouissance d’une passion assouvie. Mais celui
qui s’est lancé dans un travail de discrimination n’a pas de tels
éclairs de joie car il ne croit plus en son propre ego et n’a pas
encore trouvé l’état non duel. Il s’est assurément dégagé des
objets, il en a constaté la nature changeante et illusoire mais
cette semi-lucidité est à peine préférable à l’aveuglement com-
mun. Le sujet pur est concevable métaphysiquement mais non
« vivable » dans le monde sensible auquel nous appartenons
bon gré mal gré, le monde du samsâra. En termes vitaux, une
telle expérience, si elle persistait, se traduirait par un senti-
ment, non d’accomplissement, mais de solitude, au sens néga-
tif et stérilisant du mot. Cette mésaventure arrive à beaucoup
de spirituels, hélas, détachés de tous les objets mais non déta-
chés d’eux-mêmes, dépassionnés apparemment, sauf d’une
seule passion, la plus pernicieuse : celle du détachement.

Comment sortir d’une telle impasse ? En reposant la même


question : « Qui connaît quoi ? » mais en inversant, cette fois,
absolument la méthode. Au lieu de considérer tous les objets
comme irréels et illusoires, accepter leur réalité, au moins

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empirique, leur réalité ici et maintenant, et ne plus les séparer
de la conscience qui les perçoit et qui – on s’en rend brusque-
ment compte – ne possède ni plus ni moins d’« êtreté » qu’eux.
Il n’existe pas d’objet indépendant. Il n’existe pas davantage de
sujet indépendant. En thèmes théologiques, Dieu n’existe pas
plus sans le monde que le monde n’existe sans Dieu. Pensée et
penseur n’ont jamais été désunis. Ce que je vois, ce que j’en-
tends, ce que je touche, ce que je sens, ce que je goûte, tout
cela n’est que prolongement, projection ou expression de moi,
donc, en dernier analyse, tout cela est moi. Et puisque moi, je
suis CELA, tout ce monde sensible, tout CECI est aussi CELA. Il
n’en va pas autrement de mes pensées, même les plus obscures
ou les plus basses. Il n’en va pas autrement de mes désirs, de la
femme que je caresse ou de l’ennemi que je combats. Il n’y a
pas d’autre, il n’y a pas d’extérieur ni d’intérieur. Il n’y a pas un
univers d’illusion opposé à un Soi de vérité. Le relatif est l’ab-
solu, l’absolu est le relatif. L’au-delà est ici-bas. Nulle part, ni ici
ni ailleurs, on ne saurait trouver la moindre trace de dualité.

Comment appeler ce retournement ? ce passage de la dis-


crimination intellectuelle à l’adhésion organique, cette ouver-
ture totale, spontanée à l’ineffable, à l’imprévisible  ? ce OUI
au Tout que les esprits superficiels pourraient prendre pour
un consentement à n’importe quoi  ? On peut bien sûr par-
ler ici d’un « point de vue tantrique » opposé au « point de
vue védantique » : univers ressenti comme puissance coopé-
ratrice et non plus comme illusion dangereuse, réalité non pas
pensée, non pas réfléchie mais vécue, possédée, assimilée. En
vérité, là encore, à quoi bon distinguer ? Yoga, tantra, védânta
ne sont après tout que des mots qui nécessairement, un jour
ou l’autre n’auront plus de sens pour personne. Affirmer que
la Conscience leur survivra parce qu’elle est éternelle n’est
qu’une phrase ronflante et creuse  ; tout au mieux, ce n’est
qu’un vœu pieux, une affaire de foi. Et opposer même à cette

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foi une « expérience » (mystérieuse et incommunicable) n’est
souvent qu’une supercherie, un « truc » utilisé par les pseudo-
gurus et les soi-disant éveillés pour masquer leur ignorance
et en imposer aux naïfs. Aucun individu en tant que tel n’a
jamais fait et ne fera jamais l’expérience de la Conscience abso-
lue. À la question « Qui connaît quoi ? » la réponse n’est pour-
tant pas : « Personne ne connaît rien. »

La réponse, la seule et simple réponse, c’est qu’un jour la


question disparaît.

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TROUVER SA NON-PLACE

Quand je suis arrivé en Enfer sur la porte était marqué


COMPLET.
« On n’admet plus que les cas très graves, me dit un démon
fatigué.
Vous autres humains avez banalisé le Mal. Trop de travail
pour nous !
À peine si l’on peut encore assurer l’insécurité avec ce sur-
croît de damnés.
Certains collègues se mettraient bien en grève s’ils ne crai-
gnaient de perdre leur emploi. »
Moi : « Où aller ? Je ne suis pas digne du Ciel. »
Lui : « Bah… Essayez le SRIK. »
Moi : « Plaît-il ? »
Lui  : « Service de rétribution de l’impôt karmique. Vous
appeliez ça Purgatoire dans le bon vieux temps. Aujourd’hui,
du moment que l’argent rentre, ils y admettent n’importe
qui. »

Je tentai donc ce Bercy posthume. Mais cela ressemblait


tant à la Terre. C’était tatillon, gris, poussif. Des comptes à n’en

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plus finir, un vrai contrôle fiscal avec des rappels d’impayés,
des majorations de retard discutables mais mieux vaut ne pas
discuter. Un jour pourtant on m’annonça : « C’est bon, vous
êtes blanchi. Il y a un charter pour le Ciel pour un Ciel car il
en existe plusieurs, savez-vous, m’expliqua un steward un peu
pédant, ancien du CNRS. Cela dépend du niveau conceptuel
que vous aviez atteint sur Terre. »

Eh bien mon niveau ne devait pas être très élevé. Rien de


nouveau sinon en plus grand, en plus durable. L’ennui mer-
veilleux des vacances méritées, comme ces dimanches sans fin
où les enfants n’ont pas le droit de se salir.

Un jour pourtant (si l’on peut parler de jour là où il n’y a


jamais de nuit) las de croiser des yogis impeccables, des dieux
épanouis, des déesses sans défaut qui charme, des tigres jouant
avec des vaches, un jour donc, j’aspirai au Vide. Je postulai. Il y
avait peu de demandes et la mienne fut satisfaite (ils n’étaient
pas mécontents de se débarrasser d’un immigré). Un saint
réprobateur tamponna ma carte causale. Laissez-passer pour
le Vide et bon vent !

C’est de là que je vous écris, de ce Vide d’ailleurs sans


vent.

Et vraiment je ne regrette pas mon choix. Rien à raconter,


certes, ce n’est ni grand ni petit ni clair ni sombre c’est vide
illimité, sans formes, sans frontières personne au-dessus ni
au-dessous pas de problème de voisinage, de hiérarchie. Ceux
qui demeurent là sont délicieux on ne les voit jamais, ils n’ont
plus de nom, ne savent même plus celui de Dieu. Ils ne sont
pas insatisfaits comme ceux de la Terre ni autosatisfaits comme
ceux des Cieux. Leur silence chante plus fort que vos paroles.
Leur indifférence est plus chaude que votre amour.

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INDISPENSABLE PASSION

Beaucoup de gens parlent de leur « recherche spirituelle »


alors qu’elle n’a pas même commencé.
Je ne songe pas ici seulement à ceux qui n’en sont encore
qu’à « s’informer », à lire des livres, à écouter des conférences,
à hésiter sur le choix d’un maître (naïveté car c’est toujours le
maître qui vous choisit). Je pense à nombre de personnes qui
ont déjà une pratique, parfois même une longue pratique, du
yoga ou d’une autre discipline. Elles s’imaginent de bonne foi
vivre une recherche, une « quête » de l’essentiel alors que le
plus souvent, hélas, elles ne poursuivent qu’une routine, un
train-train de l’âme. Certes elles peuvent vous dire le nom de
leur gourou, de leur « lignée ». Peut-être vont-elles tous les
ans en Inde dans un ashram. Peut-être pratiquent-elles tous
les matins deux heures de postures ou de méditation, peut-
être mènent-elles une vie sobre, vertueuse, qui fait l’admira-
tion de leur entourage. Pourtant, quand on les regarde sans
malveillance mais sans complaisance, et quand elles-mêmes
(cela peut arriver et ça fait mal) se regardent lucidement, le
constat évident est qu’elles sont toujours à la périphérie, qu’el-
les n’ont pas fait un seul pas vers l’initiation véritable.

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Que leur manque-t-il ? Ni les qualités intellectuelles ni les
qualités morales. Je dirais tout simplement qu’il leur manque
la passion.
Mot étrange, n’est-ce pas, dans un contexte de spiritualité.
Celle-ci ne consiste-t-elle pas à éradiquer les passions, à tout le
moins à les dépasser, à s’en détacher ? C’est ce que répètent les
tièdes pour justifier leur tiédeur. Seulement voilà : on ne peut
rien faire sur cette terre sans une passion intense, brûlante, un
désir d’absolu. C’est la base et c’est le carburant, même si ça ne
suffit pas. Ni en art, ni en amour, ni en yoga (ou en chan ou
en soufisme ou en tout ce que vous essaierez) vous n’arriverez
à rien, à rien de décisif, à rien d’essentiel, vous ne ferez pas le
premier petit pas dans le vrai monde initiatique (qui n’a rien
à voir avec ce qu’on en imagine avant), non rien, vous n’ob-
tiendrez rien, sinon des paillettes, des ersatz, de la verroterie
mondaine – si vous n’êtes pas habité, possédé, brûlé par un
désir total, une passion à la vie à la mort de cet Inconnu.

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TANTRISME HINDOU
ET TANTRISME BOUDDHIQUE

Le tantrisme – terme forgé par les indianistes occidentaux


et qui n’a pas d’équivalent exact en sanskrit – est une doctrine
et une pratique exposées dans des traités ésotériques appelés
tantras (littéralement « chaîne d’un tissu » et aussi « exten-
sion », sous-entendu « de la Connaissance »). Cependant
tous les livres intitulés tantras ne contiennent pas des ensei-
gnements tantriques et ces derniers se rencontrent dans des
ouvrages autrement dénommés  : âgamas, nigamas, yâmalas,
samhitâs, upanishads, purânas,  etc. Ce courant spirituel qui
apparaît sous la forme écrite dans les premiers siècles de l’ère
chrétienne ne constitue pas une religion à part mais sillonne
et « colore » l’hindouisme, le bouddhisme et, dans une moin-
dre mesure, le jinisme, c’est-à-dire les trois « religions » origi-
naires de l’Inde. Arguant de l’antériorité probable de certains
tantras bouddhistes (traductions chinoises de textes sanskrits),
plusieurs érudits ont soutenu que le tantrisme était issu du
bouddhisme. Cela ne paraît pas vraisemblable. Le bouddhisme
est une voie de renoncement, une tradition essentiellement

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monastique. Or une des caractéristiques du tantrisme est qu’il
ne rejette pas le monde mais l’accepte pleinement et le divi-
nise tout en s’y « réalisant ». Cette attitude positive et d’une
certaine manière « optimiste » s’affirmait déjà dans le Veda,
bien avant que l’on parlât de « renoncement », de « transmi-
gration » et de « Délivrance ». Encore qu’en ce domaine on ne
puisse avoir de certitude, nombre d’indices inclinent à penser
que le tantrisme (sous sa forme orale) est antérieur aussi bien
au bouddhisme qu’au jinisme et lié dès l’origine au Sanâtana
Dharma. Il est en quelque sorte la face secrète et tardivement
dévoilée du Veda, auquel il ne s’oppose que pour un regard
superficiel. Le fait qu’il ait parfois critiqué, voire raillé l’ensei-
gnement brahmanique, n’infirme pas ce que nous avançons.
Ce besoin « polémique » est inhérent à tout mouvement spi-
rituel se révélant au grand jour et il s’explique par des raisons
pédagogiques et initiatiques, en l’occurrence un ton âpre et
« vert » propre à la « voie des héros ». Mais, de fait, le Tantra
n’abolit pas le Veda, il le complète. Le Veda est révélation, tout
l’enseignement découle du haut ; le Tantra est expérience, tout
remonte vers le haut ; il permet de « vérifier » le Veda et donc
il l’actualise, l’accomplit, – d’où le nom qu’on lui donne volon-
tiers de « cinquième Veda » 1.

1. À cet égard – et sans vouloir froisser personne – on peut dire que le Tantra
est un peu au Veda ce que le Nouveau Testament est – du point de vue chrétien – à
l’Ancien. Mais bien sûr sa vocation universaliste, aujourd’hui indéniable (notre
époque entière est « tantrique », quoique sur un mode passif, inconscient et tour-
menté), n’est pas de la même nature que celle du christianisme et ne devrait jamais
prendre un tour missionnaire. On ne se convertit pas au tantrisme car, répétons-le,
c’est une voie initiatique, non une religion. L’incompatibilité n’est pas fatale, il faut
seulement savoir à quel niveau on se situe. Au Bengale, on trouve des Baûls mu-
sulmans qui pratiquent le tantrisme sans cesser d’être musulmans ; le soufisme du
Cachemire a été également très imprégné de tantrisme. En milieu chrétien – nous
songeons ici à l’Occident – il y a davantage de réticence et de crispation, tant la
peur du « syncrétisme » reste forte. On devrait pourtant se souvenir qu’au Moyen
Age, et même après, il y a eu d’excellents chrétiens qui pratiquaient l’alchimie, –
or la tradition hermétique, sous sa forme intégrale, est certainement ce qui chez
nous est le moins éloigné du tantrisme, et spécialement du shâktisme.

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Une autre raison qui plaide pour la très haute antiquité
du tantrisme et pour son origine hindoue est qu’il a toujours
été intimement mêlé au shivaïsme d’une part et à l’adoration
de la Mère divine d’autre part. Or Shiva – qu’on le veuille
âryen ou dravidien – est un dieu extrêmement ancien en
Inde, tout comme le culte des déesses-mères. La « greffe »
tantrique sur le bouddhisme a donc dû s’opérer plus tardi-
vement, sans doute par influence shivaïte et par réaction
contre le caractère moralisant, « sec » et très « masculin »
des premières écoles, – à moins de supposer (quelques tan-
tras le suggèrent) que le Buddha lui-même n’ait déjà donné,
sous le secret, un enseignement tantrique à certains de ses
disciples choisis. L’équation samsâra = nirvâna est parfaite-
ment acceptable aussi bien pour un tântrika bouddhiste que
pour un tântrika hindou (Shakti = Shiva, bhoga = moksha),
mais elle appartient à la métaphysique Mâdhyamika, donc
à une école déjà éloignée de l’enseignement primitif de plu-
sieurs siècles, même si d’aucuns veulent y voir un retour à
celui-ci 1. Le bouddhisme antique – au demeurant misogyne
– n’est en rien tantrique alors que des éléments tantriques ou
prétantriques abondent dans le plus ancien Veda et les pre-
mières upanishads : sacralisation et cosmicisation du corps,
connaissance d’une physiologie occulte, accès de femmes à
l’enseignement ésotérique, intégration de la sexualité dans

1. Il est vrai que plusieurs tantras hindouistes (Rudrayâmala, Brahmâyâmala,


Shaktisangama, Kubjikâ-tantra,  etc.) proclament eux-mêmes que leur tradition –
notamment sous son aspect de la « Main gauche » (vâmâcâra) – vient d’un pays
bouddhiste (bauddhadesha). Il n’est pas facile de déterminer avec précision s’il s’agit
de certains confins de l’Inde – Népal, Sikkim, Bhoutan, Assam – ou bien de pays
réellement « jaunes » (Tibet, Chine, Mongolie). Il n’est pas exclu que le taoïsme
« sexuel » ait influencé le tantrisme hindou par l’intermédiaire du bouddhisme
(et réciproquement, le bouddhisme ayant toujours eu le rôle transmetteur). Néan-
moins nous pensons que les deux traditions sont autonomes et nous ne pouvons
suivre Robert Van Gulik (la Vie sexuelle dans la Chine ancienne, Gallimard, 1971) dans
son zèle à faire remonter tout le vâmâcâra à la Chine.

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la vie spirituelle et rituelle 1, exaltation de la Puissance et de
la Plénitude.
Nous ne nous attarderons pas davantage sur cet aspect his-
torique de l’origine du tantrisme. La chose la plus importante
peut-être est que cette tradition se soit manifestée – aussi bien
dans l’hindouisme que dans le bouddhisme – à un « moment »
qui ne doit rien au hasard et qui correspond à certaines lois
cycliques : le tantrisme – discipline élitiste certes mais en un
sens uniquement spirituel puisqu’elle ne tient compte ni des
races, ni des castes, ni de toutes les distinctions extérieures – est
la voie de réalisation appropriée au kali-yuga, précisons même
à la dernière phase du kali-yuga. Le fait, aisément observable,
que les forces conjuguées de la « contre-initiation » et de la
« pseudo-initiation » s’attaquent de nos jours à lui avec une
particulière sournoiserie – moins en le combattant de front
qu’en l’infiltrant, le dénaturant et le détournant – n’est pas
contradictoire avec cette fonction salvatrice et ultime que nous
venons de rappeler, bien au contraire : la lumière attire l’om-
bre et l’ombre prouve la lumière. Si le tantrisme est « dange-
reux », comme on le répète à tous les vents, ce n’est pas parce
qu’il utilise des méthodes amorales ou licencieuses (à notre
époque « libérée » qui pourrait s’en choquer ?) mais, bien au
contraire, parce que, enseigné dans son intégralité et sans mys-
tification, il risquerait de rétablir une vision authentiquement
sacrée et divine de la vie, ce que certaines forces aujourd’hui

1. « O Gautama, la femme est le feu (du sacrifice), son sexe est le bois, sa toison
est la fumée, le vagin est la flamme, la pénétration est le charbon, la jouissance
est l’étincelle ; en elle les dieux offrent la semence ; et de cette oblation le purusha
est né » (Brihadâranyaka-upanishad 6, 2, 13 et, en termes voisins, Chhândogya-up.
5, 8, 1-2). « Brahman est présent dans l’organe sexuel en tant que reproduction,
immortalité et joie » (Taittirîya-up., 10, 2, 3). On constate aussi que dans le brah-
manisme hindouisant et théiste cette conscience sacrée du sexe perdure : cf. Bha-
gavad-Gîtâ : « Je suis l’eros dans ce qui procrée » (10, 28) ; « Dans les êtres je suis
le désir qui n’est pas contraire au dharma » (7, 11). Le Bhâgavata-Purâna (4, 11, 22)
voit dans le désir sexuel la manifestation de Dieu. Le puritanisme est relativement
récent dans l’hindouisme et nous le croyons contraire au génie de cette religion.

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dominantes ne veulent à aucun prix. Aussi ont-elles tout inté-
rêt, comme elles ne peuvent détruire le tantrisme, à le présen-
ter sous une figure aussi minimaliste, caricaturale et vulgaire
que possible, rendant très difficile le chemin à ceux et à cel-
les 1 qui seraient sincèrement attirés par ce sâdhana et qualifiés
pour lui.
Nous reviendrons sur cet « avenir » incertain bien que non
complètement désespéré. On peut adhérer au tantrisme à tra-
vers l’hindouisme ou à travers le bouddhisme (en laissant ici
de côté la forme jaïna, trop spécifique et peu significative).
Mais on doit d’abord se poser la question : qu’est-ce qui rap-
proche et qu’est-ce qui différencie le tantrisme bouddhique
(éteint sous ses formes indienne, chinoise et japonaise 2 mais
survivant au Tibet et dans d’autres petits pays himâlayens) des

1. Si nous spécifions « à celles », c’est que cette voie est éminemment ouverte
aux femmes, à la différence du Védânta (traditionnel) réservé aux mâles « deux
fois nés ». Et il ne s’agit pas d’une participation décorative, esthétique ou subor-
donnée. Il existe (ou il a existé) dans certains courants des lignées de maîtres fémi-
nins et des traditions d’initiations conférées aux hommes par les femmes. Abhina-
vagupta assure que les femmes réussissent plus facilement et plus rapidement que
les hommes dans la voie tantrique, car elles possèdent une énergie spirituelle plus
puissante, elles sont l’Énergie.
2. On pourrait objecter à cela que certains éléments tantriques subsistent dans
le Shingon-shû. Néanmoins on ne saurait parler d’un véritable tantrisme japonais
qu’à propos de la branche Tachikawa de cette secte fondée par Ninkan (xiie s.), qui
avait étudié la « Voie du yin et du yang » (onmyô-dô), proche du taoïsme, et dont la
doctrine fut reprise par Monkan (1278-1357) et Enkan (1281-1356). Malheureu-
sement ces enseignements ne nous sont connus que par les réfutations du Tendai
orthodoxe, car le mouvement Tachikawa fut durement réprimé à l’époque Edo.
Il semble que ses adeptes pratiquaient des rites sexuels sous l’égide de Matara-jin,
divinité d’origine indienne, et soutenaient que l’« obtention en ce corps de l’état
de Buddha » devait être réalisée par l’union des deux mandala (jap. mandara) que
sont le corps masculin (mandala du Plan de diamant) et le corps féminin (man-
dala du Plan de la matrice). – Quant au bouddhisme tantrique chinois (mijiao), il
fut répandu dans le milieu impérial des Tang par le moine indien Amoghavajra
(Bukong) dans la deuxième moitié du viiie s., mais il ne « prit » jamais vraiment
en Chine, sans doute à cause de la concurrence du taoïsme. En revanche le mijiao
pénétra plus tard au Tibet et joua un rôle certain dans la formation de ce qu’on
appelle improprement le « lamaïsme ».

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trois principales branches du tantrisme hindouiste (shivaïte,
shâkta et vishnouïte), pour elles encore assez vigoureuses,
quoique ayant perdu de leur sève au fil des temps ? Beaucoup
ou peu de chose, selon que l’on voudra élargir ou resserrer son
regard. Toutes ces écoles ont ou ont eu en commun d’une part
une certaine vision absolutiste et « non dualiste » du monde
(plus ou moins radicale ou mitigée bien sûr), un « sens de
l’unité avec tout » (advaita-bhâvanâ), et d’autre part, tant sur le
plan spéculatif qu’opératif, une attention privilégiée à l’aspect
« Énergie » du Divin. Mais le non-dualisme ne s’est pas conçu
et formulé de manière identique dans les écoles shivaïtes du
Cachemire, par exemple, et dans les écoles du Vajrayâna indo-
tibétain. D’ailleurs, même au sein de l’hindouisme, le non-
dualisme tantrisant d’Abhinavagupta (fin du xe - début du xie s.)
ne saurait être confondu avec celui, purement védântique et
plus souvent étudié, de Gaudapâda (vie ou viie s. ?) et de Shan-
karâchârya (viiie s. ?). Et cela mérite quelque développement
car si l’on ne comprend pas les soubassements métaphysiques
du tantrisme, celui-ci se réduit vite à une simple technique de
transe et de pouvoir 1 : c’est alors la Shakti, non plus rayonnante

1. Le bouddhisme tantrique est on ne peut plus explicite à cet égard  : il est
vain, affirme-t-il, de recourir à la technique (upâya) si celle-ci n’est pas soutenue
par la connaissance (prajñâ) et vice versa. Les quatre étapes que distingue le Vé-
dânta restent valables pour le tantrisme : d’abord écouter un Maître déjà réalisé ;
ensuite réfléchir sur l’enseignement afin d’éliminer les doutes ; méditer ce qu’on a
compris intellectuellement mais en abandonnant le raisonnement, l’analyse et les
mots (laisser mûrir la compréhension dans le silence) ; enfin réaliser l’Expérience
non duelle (cette dernière étape est abrupte et spontanée alors que les trois pré-
cédentes sont progressives et volontaires). Abhinavagupta souligne en outre la
nécessité de vaincre à la fois l’ignorance intellectuelle (bauddha ajñâna), par l’étude
des Écritures sous la direction du guru, et l’ignorance « existentielle » (paurusha
ajñâna, c’est-à-dire impliquant le purusha, la personne entière), ce qui n’est gé-
néralement possible que par l’initiation (dîkshâ) et un sâdhana approprié, menant
à la « Reconnaissance » (pratyabhijñâ) de notre nature véritable, Shiva. Le maî-
tre du Cachemire admet cependant (Tantrâloka 13, 150) que l’on puisse attein-
dre l’illumination par soi-même, sans l’aide d’un guru (sâmsiddhika-jñâna). Ce cas
n’est pas si rare dans l’hindouisme (Ramana Maharshi et Aurobindo en sont des

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et bienfaisante, mais (illusoirement) détachée de son « Mâle »,
Force déchaînée et aveugle qui brûle sans transformer.

***

Nous avons dit que le tantrisme, dans son ensemble, se ral-


liait à une vision non dualiste de la Réalité. Mais la grande dif-
ficulté de tout monisme – et surtout de tout monisme spiritua-
liste – est d’expliquer le monde, la présence ou du moins l’ap-
parence encombrante de ce monde (« CECI », comme disent
les Hindous) relatif, changeant, différencié. Si seul le Brahman
(« CELA ») est – unique, « sans second », infini, indéterminé,
impersonnel, sans rien d’autre qui lui soit intérieur ou exté-
rieur, opposé ou complémentaire –, alors la logique ne laisse
guère que deux solutions : soit dire que le monde n’est pas, soit
dire que le monde est Brahman. Le Védânta shankarien (advai-
ta-védânta ou kevalâdvaita) incline vers la première théorie : à
ses yeux le monde de la dualité (prapañca) n’est que fantasme,
illusion (mâyâ), une surimposition (adhyâsa) sur la Réalité,
causée par l’ignorance (avidyâ). C’est l’exemple bien connu de
la corde que l’on prend au crépuscule pour un serpent (rajju-
sarpa). Nous croyons voir un serpent mais ce n’est en vérité
qu’une corde : le prétendu serpent n’est qu’une surimposition
de l’ignorance. De même, ce que nous percevons comme le
monde objectif, phénoménal est en réalité Brahman et rien
que Brahman. Le serpent – le monde – n’a pas d’existence pro-
pre, séparée, indépendante  ; il n’a qu’une apparence d’exis-
tence, tel le mirage dans le désert. Même quand elle apparaît

exemples assez récents). Il est attesté également dans le bouddhisme (le Buddha
lui-même atteignit l’Éveil par son seul effort et on lui prête des paroles telles que
« Soyez votre propre lampe » ou « Ne prenez pas refuge auprès des autres ». Dans
le bouddhisme tibétain on insiste davantage sur la nécessité du Maître et sur les
« initiations » mais sans donner à ce mot tout à fait le même sens que dans le
tantrisme hindou).

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comme un serpent, à aucun moment la corde n’est vérita-
blement un serpent : elle demeure toujours identique à elle-
même. Lorsque la connaissance se fait jour (« ce n’était qu’une
corde ! »), la nature de la corde n’en est pas davantage modi-
fiée : seule son apparence illusoire – le serpent – est annulée.
La corde n’est donc jamais affectée ni par l’apparition ni par la
disparition du serpent. Analogiquement, jamais le Brahman,
l’ultime Réalité indivisible, n’est affecté par l’apparition ou la
disparition du monde relatif. Il est absolument transcendant,
sans relation aucune avec l’illusion, ou bien il s’agit d’une rela-
tion unilatérale, sans réciprocité : l’apparent dépend du Réel, le
Réel ne dépend pas de l’apparent. Ainsi l’unité et l’unicité du
Principe suprême se trouvent-elles préservées.
Pour brillante et prestigieuse qu’elle soit, cette théorie laisse
un doute sur l’origine de la surimposition. Dans l’analogie de
la corde-et-du-serpent, la corde est un substrat neutre, passif et
le serpent est surimposé sur lui, comme automatiquement, de
l’extérieur. Ce n’est pas la corde (réelle) qui produit le serpent
(irréel) : celui-ci ne peut donc être créé que par quelque chose
ou quelqu’un d’autre. Mais alors cela implique qu’il existerait
une réalité différente de la corde, une seconde réalité, donc
une dualité. Autrement dit, si Brahman, à l’instar de la corde,
est conçu comme inactif (nishkriya), passif et neutre, et si l’illu-
sion de l’univers est surimposée sur lui (il permet cette illusion,
il ne la crée pas), cela conduit à penser qu’il existe une force
ou une entité distincte de Brahman, laquelle serait responsable
de la surimposition de cet univers. Or la Réalité, maintiennent
avec la dernière force les vedântins, est rigoureusement non
duelle ! Il y a là – sur le plan de la logique – une sorte de faille
ou du moins de mystère que n’éclaircit pas tout à fait la pensée
shankarienne, soucieuse de sauvegarder l’absolue neutralité et
l’impeccable pureté de l’Un-sans-second, rapportant pour cela
toute activité, tout changement, tout devenir à mâyâ (dont nul
ne sait au demeurant si elle existe ou n’existe pas), à l’igno-

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rance, son produit, et à l’individu, son sous-produit (sous-pro-
duit illusoire d’une illusion  !). Mais en vérité faut-il s’éton-
ner de cette « faille », de ce recours à une mâyâ passe-partout,
inexplicable et qui n’explique rien ? Ce qui intéresse essentiel-
lement Shankara, c’est d’établir la non-dualité du Brahman
ou Paramâtman (« Soi-même suprême »). Sa perspective est
ascétique et contemplative. Tout comme les docteurs Mâdhya-
mika dont nous parlerons plus loin, son but n’est pas de nous
expliquer le monde, mais de nous en dégoûter…
Sans renoncer à la vision non dualiste, le shivaïsme médié-
val du Cachemire (Trika) apporte un autre éclairage, sinon
plus satisfaisant (chacun en jugera), du moins plus positif,
plus large. L’univers, selon lui, bien qu’étant une apparence
(âbhâsa) ou un reflet (pratibimba) 1 de Shiva (Brahman), n’est
pas, à proprement parler, irréel ; ce serait plutôt une « illusion
réelle », ce qui rejoint le sens de « magie objective » que les
anciens textes védiques donnaient à mâyâ. Plus précisément,
le monde phénoménal n’est pas une surimposition venue
de l’extérieur mais une « auto-production » ou encore une
« auto-expansion » de Shiva lui-même, due à la félicité sura-
bondante et infinie (ânanda) du Bienfaisant. C’est que Shiva
n’est pas du tout inactif, comme le Brahman de l’advaita.
Shiva n’est pas seulement Conscience pure, indéterminée, il
est Conscience-de-soi, conscience-de-la-Conscience, resplen-
dissant de sa propre Lumière (prakâsha) directe, immédiate  ;

1. Dans le symbole du miroir, cher aux shivaïtes (et aussi aux bouddhistes tan-
triques), Shiva est à la fois l’archétype devant le miroir et le miroir où il se reflète.
Le reflet tire toute sa réalité de l’archétype mais celui-ci existe indépendamment
de son reflet et n’est pas affecté par ce qui arrive au reflet (à supposer qu’une
pierre vienne frapper le reflet, le modèle n’en sera pas blessé). De plus, le miroir
peut refléter simultanément les formes les plus diverses sans en être modifié. Il
faut remarquer enfin que l’image est inversée par rapport au sujet (le monde est un
reflet inversé de Shiva). – Un symbole voisin est celui du cristal qui prend l’appa-
rence de multiples couleurs tout en restant un. De même Shiva prend l’apparence
des dieux, des hommes, des animaux, des arbres, etc., tout en demeurant inaltéré
et « sans forme ».

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il n’est pas seulement Connaissance immuable, il est Connais-
sance dynamique ; pas seulement Être pur, mais aussi Agent
(kârta), activité vibrante et spontanée (kriyâ, spanda, sphurattâ,
vimarsha). Il « veut » le monde (icchâ) et le fait jaillir de Lui
sans rien perdre de son essence.
Cette puissance agissante, effervescente, inépuisablement
créatrice est encore appelée Shakti et elle est symbolisée par la
Déesse, la parèdre de Shiva, bien qu’en réalité Shiva et Shakti
ne soient qu’un, – la figure androgyne, ardhanârîshvara, les
représentant mieux que toute autre car Shakti n’est pas un
attribut ou une qualité de Shiva, elle ne lui est ni opposée, ni
complémentaire, ni supérieure, ni inférieure, Shakti est Shiva
et Shiva est Shakti, aussi inséparables l’un de l’autre que le feu
l’est de la chaleur ou que la glace l’est du froid. Ainsi le monde
est-il une émanation spontanée, une expression immédiate,
une objectivation constante, renouvelée d’instant en instant,
de Shiva lui-même. Pour créer, celui-ci se « nie » volontai-
rement, feint de s’oublier : le Sujet devient son propre objet,
l’Artiste devient son œuvre. Il ne le fait point par besoin ou
par manque quelconque – puisqu’il est Toute-Joie – mais par
jeu (lîlâ), tel un roi qui assume le rôle d’un mendiant dans une
pièce de théâtre 1. Ainsi la manifestation cesse-t-elle d’être ce
mirage, cette fantasmagorie énigmatique, sans commencement
ni fin qu’y voyait Shankara. « CECI » (idam) n’est que « MOI »

1. La théorie du « jeu » divin choque parfois le sérieux théologico-philosophi-


que occidental. Mais il faut comprendre que Shiva ne joue pas avec nous (comme
un dieu cruel extérieur jouerait avec ses créatures ou ses « marionnettes ») mais
joue en nous, jouit en nous, souffre en nous, en nous éprouve la peur, la colère, le
désir, etc. Tel est le fondement d’une voie des émotions dans le tantrisme hindou :
étant d’origine divine, elles ne doivent pas être rejetées mais en quelque sorte
« rendues » à leur créateur. Dans le tantrisme bouddhique, cela n’est pas diffé-
rent. Alors que le Mahâyâna assimile quasiment la Méthode (upâya) à la « grande
compassion » (karuna), pour le Vajrayâna la passion (râga) peut constituer aussi
un moyen légitime. Le Védânta ne peut accepter ces points de vue car, pour lui, le
Soi n’entre jamais dans l’action ni dans la sensation, il en est seulement le Témoin
impassible.

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(Aham) rendu manifeste, et cela, pratiquement, opérativement,
change tout. Car il devient dès lors possible de chercher la Déli-
vrance en ce monde au lieu de le fuir, comme font les vedântins
et les bouddhistes, les premiers sous prétexte qu’il est « faux »,
les seconds sous prétexte qu’il est « impermanent ». Le monde
n’est plus l’obstacle. Il devient le lieu, l’occasion, le moyen. Le
seul obstacle – et encore est-ce Shiva qui l’a disposé pour lui-
même, pour se chercher, pour se retrouver –, c’est le sens de la
dualité (dvaitaprathâ ou bhedabuddhi), impureté fondamentale
dont toutes les autres découlent ; c’est la croyance têtue en un
« autre » ; c’est l’ego, qui nous empêche de reconnaître notre
vrai visage divin dans le miroir de l’univers.
Précisons que cette unité de Shiva et du monde n’implique
aucun panthéisme au sens philosophique du terme, aucune
adoration de la « matière » en tout cas, pour la simple raison
que les shivaïtes ne croient pas à l’existence de la matière. En
ceci plus « idéalistes » que « réalistes » – pour rester dans la
même terminologie occidentale –, ils considèrent le monde
objectif comme un rêve de Shiva, un rêve spontané, conscient,
un « rêve lucide » cosmique en somme, qui se déroule dans
la Conscience divine mais pourrait aussi ne pas s’y dérouler,
car Shiva – Réalité impersonnelle, transcendante mais aussi
Dieu personnel, immanent – est inconditionnellement libre 1,
il danse, rêve et joue, rien – pas même sa Shakti – ne l’oblige
à créer (srishti) ou à ne pas créer, à maintenir (sthiti) ou à ne

1. La liberté (svâtantrya : liberté de la Conscience, liberté de l’Énergie) est le


concept fondamental du shivaïsme cachemirien et son apport principal par rapport
aux autres systèmes non dualistes (le Brahman du Védânta est libre de toute limi-
tation, détermination ou impureté, donc il est libre négativement, mais non positi-
vement puisqu’il n’agit pas). Le Trika reconnaît même à l’individu une plus grande
liberté de volonté, de choix et par conséquent une plus grande responsabilité re-
lativement au bien et au mal que les autres écoles. La notion de kriyâ – activité
spontanée, ludique, joyeuse – pulvérise celle de karma, l’action contraignante et
contrainte. Kriyâ est l’activité qui ne laisse pas de traces, pas de résidus karmiques.
Le Brahman du Védânta est sat-cit-ânanda (Etre-Conscience-Béatitude). Shiva, lui,
a cinq « visages » : ces trois mêmes, plus icchâ (Volonté) et kriyâ (Activité).

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pas maintenir, à détruire (samhâra) ou à ne pas détruire l’uni-
vers, à s’occulter (nigraha) ou à se révéler (anugraha). Toutes
ces puissances sont l’effet de sa grâce mais celle-ci ne vient
pas à l’homme de l’extérieur puisque Shiva réside dans le plus
profond de notre cœur à tous, puisque, essentiellement et
potentiellement, nous sommes tous Shiva ou, mieux, Shiva-
Shakti, – le fait d’appeler cette unique Réalité Parama Shiva
(Shiva suprême) ou Parâ Shakti (Shakti suprême) n’étant
qu’une question de sensibilité spirituelle et de voie. On saisit
donc le caractère englobant, intégraliste de cette doctrine. Là
où le Védânta discrimine, exclut, le Trika inclut, harmonise.
Toute négation, limitation et même contradiction ou erreur,
tout conflit appartient selon lui à l’Absolu, à la Totalité définie
comme pûrna sâmarasya, « Parfait Équilibre ».
Si nous passons maintenant au bouddhisme tantrique
(Vajrayâna ou Tantrayâna), nous voyons que, par-delà les
oppositions ou ressemblances verbales, son point de vue est
plus proche de l’advaïtisme que du shivaïsme cachemirien.
Métaphysiquement, le « Véhicule de diamant » a presque tout
emprunté aux deux grands systèmes mahâyâniques, la dialec-
tique Mâdhyamika de Nâgârjuna (iie – iiie s.  ?) et l’idéalisme
Yogâcâra d’Asanga (entre ive et vie s.). Or pour la première, on
le sait, le maître mot est « vacuité » (shûnya ou shûnyata). C’est
un concept d’apparence négative mais qui en vérité – quelles
qu’aient été les querelles et les polémiques entre vedântins et
bouddhistes – n’est pas très différent du Brahman shankarien.
Certes les bouddhistes Mâdhyamika (comme tous les autres)
nient la réalité du Soi (anâtmavâda), de ce principe transcendant
et immanent à la fois de la personnalité qui, dans toute la pensée
upanishadique et vedântine, est fondamentale et irréductible 1.

1. Il y a cependant là une équivoque car les vedântins ne croient pas davantage
en l’âtman en tant qu’âme individuelle permanente : une telle âme n’a une exis-
tence – et encore sur un mode illusoire, « fonctionnel » en quelque sorte – que
jusqu’à la Délivrance (mokska), laquelle consiste justement à prendre conscience

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Mais, d’un autre côté, ils souscriront volontiers à la conception
shankarienne d’un monde sans valeur (tuccha), illusoire, et ils
accepteront de bonne grâce l’analogie de la corde prise pour un
serpent, sauf à appeler shûnya (ou nirvâna ou tathatâ ou, chez les
tantriques, vajra) ce que le Maître du Kerala nomme Brahman
ou Parabrahman (et qui n’est pas distinct de l’âtman, du Soi).
La vacuité n’est pas le néant, ce n’est ni rien ni quelque chose.
Le monde existe comme un voile derrière lequel il n’y a rien
(rien dont on puisse dire : cela est ou cela n’est pas, ou bien :
cela est et à la fois n’est pas, ou encore : cela ni n’est ni n’est
pas). Mais du moins, en tant que voile, ce monde existe-t-il (on
frôle ici la position du Trika). D’autre part, ce que l’on appelle
phénomène, apparence ou illusion (le samsâra, le monde qui
s’écoule et transmigre) est nirvâna (« apaisement de la multi-
plicité ») si l’on se place du point de vue de l’inconditionné.
L’expérience du nirvâna comme l’expérience du Brahman – si
ces expressions ont un sens – abolit toute notion de dualité. Le
nirvâna est déjà dans le samsâra, comme la corde est déjà – a
toujours été – dans le serpent. Dès lors, si samsâra et nirvâna,
relatif et Absolu, sans être identiques, ne sont pas différents,
rien n’interdit d’utiliser les moyens du samsâra pour atteindre
le nirvâna ou, comme on dirait en milieu chrétien, d’utiliser
les « choses de ce monde » pour atteindre « ce qui n’est pas de
ce monde ». Dans cette coïncidence, non pas paradoxale mais
en fait ultra-logique, quoique vertigineuse, se trouvent la jus-
tification et la base des pratiques tantriques, du point de vue

que cette âme n’existait pas séparément du Tout. Trop souvent les bouddhistes
donnent au terme hindouiste âtman le sens d’individualité ou d’ego, ce qui est non
seulement restrictif mais erroné. Ils ne se demandent pas assez non plus qui nie le
Soi. « Celui qui nie le Soi, ce négateur lui-même est le Soi » (Sârîraka-bhâshya 1, 1,
4). On n’est pas fondé à dire que les choses « changent » ou « deviennent » si l’on
n’admet pas un être immobile. Et inversement celui-ci ne peut prendre conscience
de soi (de sa propre immutabilité) que si les choses bougent autour de lui. Toute
métaphysique intégrale doit donc inclure l’être et le devenir, sans nier l’un pour
exalter l’autre.

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bouddhiste (qui rejoint ainsi le Trika mais en faisant l’économie
de Dieu). Les énergies, les formes – y compris les formes divines
ou démoniaques – sont éveillées et évoquées pour réaliser que
tout est « vide », un « miroitement de la vacuité, sans nature
propre substantielle » 1. Certes on peut sembler loin de l’advaita-
védânta mais seulement si l’on réduit ce dernier à une ontologie
abstraite et à la trop fameuse doctrine illusionniste (mâyavâda).
Le plus haut advaita, l’advaita intégral – celui qui flamboie dans
les Kârikâ de Gaudapâda et dans certains passages non dogma-
tiques de Shankara, mais qui ensuite, hélas, se voilà et dégénéra
en scolastique hautaine et stérile, désastreuse pour la réalité
« mondaine » de l’Inde 2 –, cet authentique « non-dualisme »
porte sa vision au-delà de l’être et du non-être, au-delà des
notions académiques de « réel » et d’« irréel », de « plein » et
de « vide », et en cela – mais uniquement en cela, par en haut
– il rejoint la métaphysique bouddhiste du « Juste Milieu » et
l’« Équilibre » souverain du Trika. En revanche, si l’on s’arrête à
leur aspect premier, à leur « obsession » de l’illusion ou du vide,
il est possible que les deux doctrines de Shankara et de Nâgâr-
juna prêtent le flanc aux mêmes critiques. L’idée que « tout est
illusoire » ou que « tout est irréel » ou que « tout est vide » (du
moins tout le monde empirique) amène à une interrogation
insolente, dont les tantriques shivaïtes ne se sont pas privés. Si
« tout est irréel », celui qui dit cela – faisant partie intégrante
du monde empirique – est lui-même nécessairement irréel,
irréelle aussi sa formule, et donc celle-ci se retourne contre lui.

1. Advayavajrasamgraha, 8. Pour dépasser la notion d’« impur » opposé à


« pur », le tântrika bouddhiste en appelle à la vacuité, il plonge pur et impur (com-
me tout autre couple de contraires) dans la vacuité. Le tântrika shivaïte ou shâkta,
lui, sait qu’il n’y a ni pur ni impur car tout provient de Shiva. Les deux points de
vue ont mené à des pratiques extrêmes similaires.
2. Les tenants du strict advaita sont souvent en Inde les plus farouches parti-
sans des castes. Pour se justifier, ils font valoir qu’il existe deux niveaux de vérité :
l’un absolu (pâramârthika) et l’autre pratique (vyâvahârika). Mais c’est une expli-
cation un peu facile et qui peut masquer une certaine hypocrisie.

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Si « tout est vide », toute thèse établie à propos de choses vides
par une pensée vide relevant du monde vide est elle-même vide,
– vacuité dénuée de tout intérêt, zéro pas même pointé… En
outre, ces deux systèmes soi-disant non dualistes, s’ils nient la
réalité du monde, du mental et du corps, admettent la possibi-
lité de l’Éveil ou de la Délivrance ou encore du nirvâna, à partir
de ce même monde, de ce même mental et de ce même corps,
et, de plus, nous pressent d’y parvenir le plus vite possible  !
Cela paraît absolument contradictoire et comiquement chimé-
rique, car comment un individu limité, vide d’être, doté d’un
psychisme et d’un corps « en trompe-l’œil », pourrait-il nourrir
l’ombre d’un espoir d’atteindre jamais l’Absolu ? Comment le
faux, en s’appuyant sur du faux, pourrait-il se transformer en
Vrai ? Comment le non-être viendrait-il à l’Être ? Comment ce
qui n’a pas de commencement – la nescience – aurait-il une
fin ? Tous les systèmes absolutistes se dévorent eux-mêmes, et
leur but n’est peut-être que d’humilier la pensée, de la forcer
à un aveu radical d’impuissance : « abandon » du shivaïsme,
« lâcher prise » du zen, – fécond désespoir et ultime silence où
naîtra spontanément l’Éveil.
Si l’on envisage à présent la seconde grande école mahâyâ-
nique, celle du Yogâcâra Vijñânavâda, il n’est pas difficile de
voir d’une part en quoi elle se rapproche et s’écarte des doctri-
nes non dualistes précédentes (Védânta, Trika et Mâdhyamika)
et d’autre part comment elle a pu, elle aussi, servir de support
intellectuel à des pratiques tantriques d’énergie. À première
vue il s’agit – pour continuer d’utiliser nos étiquettes occiden-
tales approximatives – d’un « idéalisme absolu », ce qui nous
rappelle la vision cachemirienne. Pour celle-ci, on s’en sou-
vient, le monde est une apparence projetée ou reflétée dans
le miroir de la Conscience cosmique, une projection « idéale »
(faite d’« idées » devenues formes) de Shiva ; autrement dit,
le monde n’est pas une réalité matérielle mais une réalité dans
la Conscience et par la Conscience : ni subjectivisme ni encore

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moins solipsisme dans cette vision puisqu’il n’est pas question,
insistons-y, d’une projection du mental individuel, comme dans
le rêve ordinaire où chaque rêveur crée son propre monde, qui
n’existe que pour lui et qu’il ne peut partager avec personne ;
cette projection divine est, quant à elle, pleinement objective,
ce qui ne veut pas dire matérielle (elle est faite d’esprit et non de
matière, à moins de voir la matière comme de l’esprit solidifié,
coagulé). Or cette même conception se retrouve en partie dans
le Yogâcâra bouddhiste (d’ailleurs historiquement antérieur),
mais teintée d’un spiritualisme et d’un subjectivisme plus pro-
noncés. Ici l’univers tout entier est esprit, conscience pure. Les
choses n’existent que dans la pensée que nous en avons, elles
sont de simples représentations mentales et ce que nous pre-
nons pour un monde « extérieur » n’est que de l’esprit projeté,
non différent en soi des visions que nous avons en rêve ou des
créations de la méditation. Cette dernière analogie ouvre évi-
demment des possibilités immenses à la méditation elle-même
(du moins à la méditation formelle, « avec objet ») et l’on peut
comprendre que ce courant ait développé plus que tout autre
le travail de la « conscience-en-acte », l’art de la visualisation
et de l’évocation qui culminera avec le Vajrayâna tibétain. On
est ici en plein yoga (d’où le nom de Yogacâra, « exercice du
yoga », donné à l’école) mais un yoga qui joue non sans ambi-
guïté à la marge du psychique et du spirituel. Le méditant qui
contemple, voire anime et intensifie sur son écran intérieur
des images radieuses ou terrifiantes ne doit jamais – en prin-
cipe – oublier qu’elles ne sont toutes que des projections de sa
propre pensée et rien d’autre (il en sera de même des visions
post mortem, comme le spécifie bien le Bardo thödol). Toutefois
il semble presque superflu de souligner combien les risques de
dissociation, d’identification et de possession sont grands si l’on
n’est pas guidé par une tradition sûre. Comme le suggéraient
déjà certains mythes védiques, le sujet crée l’objet puis se perd
en lui, oubliant qu’il est lui  ; alors l’objet peut se retourner

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contre le sujet, la créature peut avaler le créateur. Shiva aussi
crée, ou rêve, l’univers mais la différence est que Lui, l’Imma-
culé, demeure toujours conscient, maître et libre de sa créa-
tion, capable de projeter tous les mondes en ouvrant les yeux
(unmesha) et de les résorber en fermant les yeux (nimesha).
On conçoit que dans une voie aussi problématique l’élément
théiste – avec ses valeurs de grâce et d’amour 1 – représente une
aide puissante et, du moins pendant longtemps, un garde-fou.
Cela explique que le Vajrayâna ait « récupéré » tant de divini-
tés du panthéon hindou, à la grande irritation des bouddhistes
« orthodoxes » fidèles à l’athéisme des origines et à la doctrine
de l’effort personnel nécessaire et suffisant  ; et notamment
tant de divinités féminines – dâkinîs, yoginîs et autres – car
le bouddhisme primitif, on l’a dit, manquait cruellement de
« féminité spirituelle »  : or il apparaît vite à tout pratiquant
du tantrisme – qu’il soit hindouiste ou bouddhiste, oriental
ou occidental – qu’il est impossible de progresser dans cette
voie sans la médiation de la Femme – « femme intérieure » ou
« femme extérieure ».

***

Cette dernière remarque nous amène à considérer une dif-


férence symbolique assez troublante entre le tantrisme hindou
et le tantrisme bouddhique, dont nous avons suffisamment
reconnu le fonds commun métaphysique. Dans le premier,

1. La grâce divine (anugraha, kripâ ou shaktipâta, « descente de l’Énergie »)


joue un rôle de premier plan dans le shivaïsme. Elle n’est pas arbitraire, quoiqu’on
ne puisse lui fixer ni cause ni condition. Elle est opérative à tout moment mais tous
les individus ne sont pas également prêts à la recevoir (la pluie tombe équitable-
ment sur différents champs mais la productivité de ceux-ci dépend de leur fertilité
particulière). En outre on ne saurait blâmer Shiva d’être partial puisqu’il est à la
fois celui qui octroie et celui qui reçoit (ou ne reçoit pas) la grâce. Quant à l’amour
dévotionnel (bhakti), il est aussi développé dans la tradition shivaïte que dans le
vishnouïsme mais il se confond plus intimement avec la Connaissance.

163

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l’aspect Conscience (citi, samvit) ou Connaissance-Lumière
(jñâna, prakasha, bodha) est identifié au masculin (Shiva), tan-
dis que l’aspect Énergie (Shakti) ou Activité libre, joyeuse et
spontanée (kriyâ, svâtantrya, spanda, vimarsha) est associé au
féminin (Parvatî, Kâlî, Umâ, Durgâ, Bhairavî,  etc.). Or, chez
les bouddhistes, c’est exactement l’inverse : le Mâle est actif,
la Femme passive ; à celui-là (Buddha, bodhisattva) sont attri-
bués tout à la fois upâya (le Moyen, la Méthode) et karuna
(la Compassion agissante) ; à celle-ci, la Déesse, correspondent
la Sagesse (prajñâ) – laquelle, tout en étant potentiellement
efficace, ne possède pas le même dynamisme spontané que la
Shakti hindoue, car c’est upâya, le masculin, qui l’éveille – et
aussi la Vacuité (shûnya).
En vérité, à notre connaissance, aucune explication vrai-
ment satisfaisante n’a été donnée de cette contradiction entre
hindouistes et bouddhistes. On a invoqué des raisons histori-
ques (volonté de se démarquer par rapport à la tradition anté-
rieure ou concurrente) ou ethno-sociologiques (prédominance
du matriarcat ou du patriarcat dans les milieux d’origine 1).
Peut-être aussi conviendrait-il de rapprocher la conception du
masculin et du féminin dans le bouddhisme tantrique de celle
des taoïstes pour lesquels le Ciel a le rôle actif, créatif (yang), et

1. Il est vrai qu’au Kerala ou en Assam, terres fortement marquées de shâk-
tisme, les traditions matriarcales sont puissantes et un rôle actif est volontiers
reconnu à la femme dans la relation amoureuse. Mais des formes matriarcales
(parfois doublées de polyandrie) sont attestées également parmi les populations
himalayennes bouddhistes. Un bon connaisseur du tantrisme, Kamalakar Mishra,
(Kashmir Saivism, Rudra Press, 1993), propose de son côté l’explication suivante,
un peu « simplette »  : « Des deux parents d’un enfant, le père est associé à la
raison ou à l’intellect qui guide, discipline, réprimande,  etc., les enfants, tandis
que la mère est fondamentalement conçue comme tout amour et affection envers
ceux-ci. Aussi la mère est-elle associée au cœur, qui est le siège des émotions et
sentiments. Il est évident que le pouvoir d’agir provient des émotions, le cœur, et
non de la raison, la tête. La raison ou l’intellect contrôle l’activité, mais l’activité
réelle découle de l’aspect émotionnel de la personnalité. Ainsi peut-on compren-
dre pourquoi la mère ou la femme, la personne du cœur, est devenue le symbole
de la Shakti. »

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la Terre le rôle passif, réceptif (yin), les deux principes ne s’op-
posant pas irréductiblement mais s’interpénétrant et jouant
sans cesse pour produire les « dix mille êtres » (le monde mani-
festé, le samsâra). Il ne faut d’ailleurs pas oublier que dans ces
systèmes la polarité n’est que relative et apparente (car envi-
sagée du point de vue de l’individu limité). Sans l’attraction
magnétique de Shiva, Shakti serait inopérante et n’entrerait
jamais en mouvement. Réciproquement, sans Shakti, Shiva
ne serait qu’un « cadavre » (shava). Aussi, pour chacun d’en-
tre eux, pourrait-on indifféremment parler d’une « passivité
active » ou d’une « activité passive », ce qui rappelle encore le
symbole taoïste yin-yang où chacune des deux énergies noire et
blanche contient une trace de l’autre, sous forme d’un point de
couleur opposée : le principe qui n’agit pas mais « sait » peut
être dit plus « puissant » que l’autre ; le principe qui ne connaît
pas mais agit a peut-être une sagesse obscure supérieure (l’in-
faillible Nature). Néanmoins, sur le plan opératif, il est certain
que le rôle actif – ou passivement actif – attribué à la femme
n’est pas sans application dans les techniques sexuelles initia-
tiques du vâmâcâra hindou. Ces techniques ont-elles été diffé-
rentes dans les sectes bouddhiques (le Sahajayâna du Bengale,
par exemple)  ? Il ne semble pas 1. Qu’elles fussent d’origine
shivaïte ou vajrayânique, elles impliquaient toujours la trans-
mutation de la semence virile en « nectar d’immortalité », la
fusion du « rouge » et du blanc, la conquête de la « grande féli-

1. Si l’on transpose au kundalinî-yoga et au gtum-mo (méthodes exigeant en


principe une rigoureuse chasteté) ces deux symbolismes, ils gardent également
leur cohérence. Hindous et Tibétains situent le principe féminin (shakti ou prajñâ)
en bas de la colonne vertébrale et le principe masculin (Shiva ou upâya assimilé
à Buddha Vajrasattva) au sommet du crâne. Chez les premiers, c’est l’Énergie qui
monte vers la Conscience, qui redevient consciente, le mouvement qui se résorbe
dans son Principe immobile ; chez les seconds, c’est la Connaissance qui monte
vers la Méthode, qui devient agissante, efficace, et c’est aussi le Vide qui se mani-
feste en Compassion. Hindouistes et bouddhistes – en ceci comme en bien d’autres
domaines – expriment la même Réalité de deux points de vue différents.

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cité » (mahâsukha) et des « trois joyaux » (triratna, tib. nor bu
gsum : souffle, sexe, pensée), – et l’immobilité, la « passivité »
de l’un ou de l’autre partenaire n’avait qu’une réalité relative
et sans doute adaptable. Il ne s’agit donc là, pour l’essentiel,
que de conventions symboliques, artistiques et iconographi-
ques, non sans influence au demeurant sur qui contemple ces
images et en nourrit sa méditation. Le rôle agissant et même
volontiers agressif et féroce attribué à l’homme, par rapport à
sa compagne beaucoup plus petite et « faible », donne à certai-
nes représentations tibétaines (yab yum) un caractère quelque
peu déplaisant. À l’inverse, on peut être heurté par ces figura-
tions hindoues de déesses épouvantables chevauchant, piéti-
nant, torturant ou sacrifiant le dieu, quoique celui-ci soit sou-
vent couché avec une expression d’abandon béatifique sur le
visage. Mais ce sont là, en termes alchimiques, des « moments
de l’œuvre » et l’on devrait se garder d’absolutiser de tels sym-
boles qui ne peuvent être pleinement compris que dans leur
contexte et leur climat initiatiques. Tout cela n’a jamais été
fait pour plaire artistiquement ni, soit dit en passant, pour être
exposé dans les musées.
Nous touchons là au domaine des moyens (upâya). Certes
celui-ci ne s’est pas limité aux pratiques sexuelles mais il est
incontestable que le maithuna – associé à la consommation
rituelle d’alcool, de viande et autres substances prohibées par
l’orthodoxie védique – a joué un rôle décisif aussi bien du côté
hindou que bouddhiste. Ce sont aussi ces techniques – pourtant
sacralisées et maîtrisées – qui ont provoqué le plus d’incompré-
hension et de scandale parmi les brahmanes et les lamas bien-
pensants (sans parler des missionnaires chrétiens qui y virent la
marque du diable) mais il ne faudrait rien exagérer. Vécue dans
des cercles initiatiques très fermés – où l’on était admis selon
des critères rigoureux, après mise à l’épreuve –, cette forme de
tantrisme n’a jamais menacé sérieusement l’ordre établi. Il faut
être à ce propos très clair, réagir avec la même fermeté contre

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ceux qui voudraient réduire tout le Tantra à ces disciplines et
ceux qui, par un excès contraire, voudraient les éliminer de la
tradition, dont elles représenteraient, selon eux, une déviation
ou une application aberrante. Ces derniers, notamment, rai-
sonnent comme s’il existait d’un côté un « tantrisme propre »
qu’ils appellent de la « Main droite » et qui, tout au plus, tolé-
rerait dans sa pratique rituelle des substituts « idéaux » de la
viande, de l’alcool et de la femme ; et de l’autre côté un « tan-
trisme sale », corrompu, détourné qui serait celui de la « Main
gauche » (vâmamârga, vâma désignant le côté gauche, féminin
de l’Androgyne divin). Or un tel clivage est contraire aussi bien
à la vérité historique que métaphysique du tantrisme. La voie
de la « Main gauche », rattachée au shivaïsme et au shâktisme
les plus anciens, est parfaitement traditionnelle et légitime en
elle-même 1, et c’est plutôt la voie de la « Main droite » (vis-
hnouïte) qui en constitue une version brahmanisée, édulco-
rée et, en quelque sorte, exotérique. Là où beaucoup veulent

1. Ce qui n’exclut pas, bien entendu, qu’il ait pu se produire des déviations au
sein des écoles de la « Main gauche » en Inde comme au Tibet, mais cela ne remet
pas en question la légitimité de la voie, pas plus que le fait que certains alchimis-
tes se soient épuisés à fabriquer de l’or matériel ne frappe de nullité la tradition
hermétique. Même une secte extrémiste comme celle des Aghorîs (qui utilise des
substances « objectivement » très impures) n’est pas illégitime d’un point de vue
tantrique. Elle est excessive si l’on veut, répulsive même, mais ne relève ni du
« satanisme » ni de la « contre-initiation ». En revanche certains mouvements ré-
cents, « néo-tantriques » ou « pseudo-tantriques », sous leur aspect plus anodin
nous semblent plus condamnables, d’une part parce qu’ils admettent n’importe
qui dans leurs pratiques (les pashu ou « bêtes » qu’excluaient les anciennes ini-
tiations) et d’autre part parce qu’ils réduisent l’enseignement à ce qu’il n’a jamais
été : un hédonisme doucereux dénué de toute transcendance. Une telle doctrine,
si l’on peut même ici parler de doctrine, n’a aucun fondement ni dans les tantras
hindous ni dans les tantras bouddhistes. Le Kulârnava-tantra (2, 119) nous avertit
non sans ironie : « Si en ayant simplement un rapport sexuel avec une femme on
pouvait être libéré, alors toutes les créatures de ce monde seraient libérées (mukta)
par l’acte sexuel. » Et le Hevajra-tantra, un des plus anciens et importants tantras
bouddhistes, affirme qu’on ne doit pas pratiquer l’union (maithuna) pour y trou-
ver du plaisir. « Les sens, précise-t-il, peuvent être cultivés lorsqu’ils sont rendus
inoffensifs par la purification. »

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voir une épuration et un progrès, nous remarquons pour notre
part un effritement, un appauvrissement, une perte de sens,
d’audace et même de cohérence. La grande idée des tantras en
effet est d’utiliser tout ce qui se trouve dans le monde comme
moyen de réalisation spirituelle. Exclure certaines formes sous
prétexte qu’elles sont « impures » – elles peuvent être dange-
reuses ou sans intérêt mais c’est une autre question – prouve
à coup sûr que l’on est encore bien englué dans la dualité. En
revanche, ce que l’on doit relever, c’est que ces disciplines non
conventionnelles, transgressives ne peuvent être pratiquées
par tout le monde (pas plus aujourd’hui qu’hier). En Inde elles
furent toujours réservées à des « héros » (vîra) au cœur pur et
intrépide ; au Tibet la « voie des sens » fait partie de l’anuttara-
yoga, c’est-à-dire du yoga le plus élevé et le plus difficile.
Cette dernière remarque nous conduit tout naturellement
à évoquer l’autre grand « moyen » (upâya) de réalisation tan-
trique qu’est le yoga. Assurément il existe des yogas non tan-
triques : le râja-yoga de Patañjali, le jñâna-yoga de Shankara, le
karma-yoga enseigné par la Bhagavad-gîtâ ou le bhakti-yoga des
maîtres vishnouïtes (encore que certains éléments érotico-ini-
tiatiques se soient glissés dans le culte de Krishna et de Râdhâ).
Mais sont spécifiquement tantriques le mantra-yoga (l’art des
incantations aussi vivace en Inde qu’au Tibet où l’appella-
tion Mantrayâna remplace parfois Vajrayâna), le hatha-yoga ou
« yoga de la force » et le laya-yoga, « yoga de la dissolution »,
aussi nommé kundalinî-yoga quand on songe au réveil de la
« Femme intérieure » et à son ascension, depuis le sacrum
jusqu’à la fontanelle, vers la Conscience shivaïque. Hatha-yoga
et kundalinî-yoga sont d’ailleurs intimement solidaires : le pre-
mier, en principe, doit amener au second (qui, lui, cependant,
n’a pas forcément besoin de toutes les disciplines hatha-yo-
giques préparatoires). Voie « violente », très liée à l’alchimie
et à la magie, le hatha remonte à Gorakshanâtha et Matsyen-
dranâtha (viie s.  ?), deux des 84 siddha ou sages et thauma-

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turges « parfaits » (et « parfaites » car la tradition compte des
femmes) dont la légende flamboyante court tout l’Himâlaya et
qui paraissent justement à la jonction des deux tantrismes, le
shivaïte et le bouddhiste. La lignée qu’ils ont fondée, celle des
Kânphata-yogin ou « oreilles fendues », subsiste toujours dans
le nord de l’Inde et au Népal mais elle n’a plus la vitalité d’an-
tan. Intégralement enseigné – ce qui est bien rare –, le hatha
suppose une connaissance, non pas seulement théorique, mais
directe, vivante du corps d’énergie avec ses « roues » (cakra),
ses « flux » (nâdî) et ses « vents » (vâyu ou prâna). C’est un
« signe des temps » que cette science, secrète entre toutes, se
soit tant vulgarisée et « empâtée » à une époque récente. Il a
existé aussi, notamment au Cachemire, des formes raffinées de
hatha où les postures et les mouvements étaient intensément
visualisés avant d’être exécutés corporellement (et il n’était pas
toujours nécessaire qu’ils le fussent car la réalisation subtile est
plus puissante et porte ses propres fruits), – et cela au moyen
d’une faculté évocatoire et imaginative (au sens créatif) que
les Hindous appellent bhâvanâ et qui est capable de produire
des effets tout à fait « objectifs »  ; se transmettaient encore
d’autres techniques où la « vacuité » était expérimentée dans
le corps même, par une fusion de la sensation tactile dans
l’espace. Mais les finesses et même l’esprit de cet art parais-
sent quasiment perdus. L’homme moderne est devenu soit
beaucoup trop matérialiste, soit psychiquement trop vulnéra-
ble (et parfois les deux) pour pouvoir naviguer avec adresse
et en toute sûreté dans des réalités aussi fluides qui relèvent
de la « Claire Lumière ». D’un côté, il réclame des explica-
tions « scientifiques » à tout ; de l’autre, lorsqu’on lui parle de
prolongements subtils du corps, il traduit « dédoublement »,
« sortie en astral » et autres coquecigrues. Le plus souvent
pourtant, ce qui se présente aujourd’hui sous le label hatha-
yoga reste cantonné dans un domaine raisonnable et concret,
plus « horizontal » que « vertical ». C’est une discipline psy-

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chosomatique, plus ou moins douce ou rigide, qui peut certes
avoir son efficacité pour équilibrer un individu mais est bien
incapable d’emporter celui-ci au-delà de ses limites. On « fait
du yoga » – cette expression est significative – soit pour apaiser
son stress, soit pour améliorer sa santé, bref (un peu comme
quand on suit une psychanalyse) pour mieux fonctionner dans
la vie personnelle et sociale, – très rarement pour chercher la
Libération ou l’Éveil, notions qui n’ont de sens que si l’on se
sent sincèrement asservi ou endormi.
Pour le shivaïsme tantrique du Cachemire, un tel yoga –
s’il avait été connu – aurait au mieux relevé de la « voie infé-
rieure » ou « voie de l’individu » (ânavopâya, aussi appelée
« voie de l’homme », naropâya, ou « voie de l’action », kriyo-
pâya). Cet upâya inclut en fait tout ce qui nécessite un appui,
un support pour la concentration ou pour le rituel  : mantra
que l’on récite, objet ou image que l’on fixe du regard  ; ou
bien odeur, saveur, contact ; respiration que l’on observe. Par
ces méthodes, souvent recommandées au début d’une ascèse,
on reste toujours dans une relation de sujet à objet, et c’est
leur faiblesse. Si la pratique ne s’accompagne pas d’un discer-
nement très profond, on risque de demeurer éternellement
« collé » à l’objet et, qui plus est, d’y prendre goût. Même à un
stade avancé, les tenants de cette voie gardent une vision dua-
liste des choses (ce qui n’empêche pas nombre d’entre eux de
se proclamer, prétentieusement ou naïvement, « non-dualis-
tes »). Ils développent avec assiduité leur personne mais n’en
sortent jamais ; ils se fabriquent une chaîne dorée mais c’est
toujours une chaîne.
Au-dessus de la  « voie de l’individu » se situe la « voie
de l’énergie » (shâktopâya), également nommée jñânopâya,
« voie de la connaissance » (c’est dire que dans le tantrisme
la connaissance est quelque chose d’actif, non pas une sim-
ple lumière mais un feu). Cette voie implique pensée délibé-
rée, déterminée (vikalpa), effort, et couvre tout le yoga mental

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(répétition silencieuse d’un mantra, concentration sur l’identité
du soi individuel et du Soi universel, méditation ferme sur le
Centre). Fait partie de ce chemin la technique typiquement
tantrique des « intervalles » : il faut porter son attention sur le
vide interstitiel qui sépare deux souffles consécutifs, ou bien
deux pensées, deux émotions, deux objets matériels, deux
mouvements, deux pas, deux états de conscience (veille et
rêve, sommeil et réveil,  etc.). Par cet entraînement contem-
platif la vacuité, d’abord perçue comme un simple repos entre
deux activités, une « absence », sera réalisée comme le support
véritable et permanent de tout dynamisme, l’écran vierge et
stable sur lequel se déroule tout le film de la vie.
Supérieure encore à cette voie – mais rien n’interdit de pas-
ser graduellement ou subitement de l’une à l’autre – rayonne
shâmbhavopâya, qu’on pourrait définir comme le « yoga spi-
rituel » (par opposition au « yoga physique » et au « yoga
mental » des deux degrés précédents). Certains textes préci-
sent qu’il mobilise une pensée non discursive, automatique et
spontanée (nirvikalpa). Mais il s’agit en fait d’un état exempt
de pensée : demeurer dans la Réalité sans penser à rien. Alors
que les autres voies étaient caractérisées par l’action et par la
connaissance (objective), celle-ci s’épanouit sous le signe de
la volonté pure (iccha), un vouloir absolu, non égotique, issu
directement de la Shakti (c’est Elle qui Se veut en nous). Le
yogin voit l’univers entier à l’intérieur de soi-même, comme
le reflet ou la projection de sa propre conscience, de sa « shi-
vaïté » : tout ceci (le monde objectif) a jailli de Moi, est reflété
en Moi, n’est pas différent de Moi. À ce stade, la présence
active d’un Maître est presque indispensable car un vertige
métaphysique peut emporter l’adepte s’il subsiste en lui ne
fût-ce qu’une trace d’ego : on ne peut dire « Je suis Shiva »
(Shivo’ham) que quand il n’y a plus de « moi » pour le dire.
La pratique sexuelle kaula (kaula sâdhana), dont nous avons
dit quelques mots plus haut, participe aussi de cette voie, bien

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qu’elle n’en soit pas une composante obligatoire. L’homme et
la femme initiés qui s’unissent ne sont plus alors deux indivi-
dus mais Shiva et Shakti.
Enfin, transcendant ces trois upâya, est anupâya (littérale-
ment « pas de moyens » ou « très peu de moyens », isat upâya,
le négatif en sanskrit pouvant être utilisé pour exprimer « le
peu » ou alpa). Cette « non-méthode », cette « non-voie »
équivaut à une détente totale dans le Soi, un repos absolu dans
l’Être (âtma-vishrânti) et on ne l’atteint qu’après un très haut
degré de purification, mais – et c’est là le paradoxe que l’on
retrouve dans le taoïsme et le ch’an – sans effort, spontané-
ment. Tandis que les trois voies précédentes étaient progressi-
ves et indirectes, celle-ci est abrupte et immédiate. Tout ce qui
s’y accomplit est à la fois vrai (satyam), bon (shivam) et beau
(sundaram). Selon les mots d’Abhinavagupta (Anuttarâshtikâ
1) : « Ici on ne va nulle part, on n’exerce aucune technique,
ni concentration, ni méditation, ni récitation (de mantras),
on ne pratique rien, on ne fait pas d’effort, rien. Alors qu’y
a-t-il réellement à faire ? Seulement ceci : n’abandonne rien,
ne saisis rien, sois en toi-même et jouis de chaque chose telle
qu’elle est 1. » Il ne s’agit pourtant pas d’un quiétisme mysti-
que car, s’il est vrai qu’on n’a plus rien à faire (« rien de spé-
cial », dirait le zen), rien non plus n’empêche de faire ce que
l’on veut, sans limite aucune. C’est la voie de la béatitude libre
(ânandopâya), le lieu ineffable et l’instant éternel où moksha
(Libération) et bhoga (jouissance sensorielle), non seulement
cessent de s’opposer, mais ne se distinguent plus du tout. C’est

1. Cf., en écho bouddhiste, ce conseil du siddha Tilopa (qui est l’« ancêtre » de


la lignée de Marpa, Naropa et Milarepa) : « N’imagine pas, ne conçois pas, n’ana-
lyse pas, ne médite pas, ne réfléchis pas, demeure dans l’état naturel. » Cet état
naturel (sahaja) est, dans les deux tantrismes, considéré comme l’état suprême et
il équivaut à la Plénitude cachemirienne. – On peut songer aussi à la phrase de
Ramana Maharshi (qui n’était certes pas tantrique) : « Reste tranquille et sache
que Je suis Dieu. »

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pourquoi les shivaïtes appellent cette félicité indescriptible Pûr-
natva, « Plénitude intégrale », et ils l’estiment supérieure tant
au nirvâna des bouddhistes qu’au samâdhi suprême de Shan-
kara ou de Patañjali, car elle seule comble à jamais le fossé
entre la Conscience et le Monde, l’Être et le Mouvant, le Sujet
et l’Objet, – sans renoncer à rien. Alors que dans les autres
doctrines l’individualité est laminée, effacée, sacrifiée, tenue
pour irréelle, vide, rejeton de l’illusion et de l’ignorance, dans
le tantrisme shivaïte elle se voit réintégrée dans le Divin, elle
devient une expression, une énergie, un masque et un visage
étincelant du Divin 1. Si incroyable est cette coïncidence qu’elle
stupéfie l’entendement et provoque l’émerveillement (cama-
tkâra).
C’est encore à l’un des 84 siddha, l’Indien Naropa, que l’on
doit les six pratiques de yoga réservées, au Tibet, à des yogin
de haut vol, soit moines rattachés à l’école Kagyüpa, soit tog
den indépendants, certains chastes, certains mariés, souvent
reconnaissables à leurs longs cheveux tressés de laine et rou-
lés en chignon. Ces méthodes appartiennent à la « voie de la
forme », par opposition à la « voie sans forme » (Mahâmudrâ
et yoga de la « Grande Libération ») dont nous ne dirons rien
ici. Même en ce qui concerne les six enseignements de Naropa,
nous ne pouvons songer à les décrire dans leur détail tech-
nique (qui relève de la transmission secrète), mais quelques
indications permettront de voir combien ils sont en cohérence
avec les upâya shivaïtes et shâktas.
1. Le gtum mo (« feu intérieur ») représente à la fois un pro-

1. Cela explique que, sur un plan empirique et humain, les tântrika, même
réalisés, gardent une « personnalité » haute en couleur, voire extravagante, loin
de l’image conventionnelle du « sage » (les légendes concernant les 84 siddha en
offrent de multiples exemples savoureux). L’un peut paraître terriblement colé-
reux, l’autre aimer outrancièrement le vin ou les femmes, etc. Si presque tous les
grands vedântins sont des brahmanes, on cite parmi les « saints tantriques » des
vagabonds, des mendiants, des danseuses, des prostituées, des brigands, des arti-
sans, des rois et même un dalaï-lama…

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longement des antiques techniques d’échauffement ascétique
(tapas védique, transes chamaniques) et une adaptation du
système, plus élaboré et savant, du kundalinî-yoga hindou. Tan-
dis que les shivaïtes du Cachemire reconnaissaient cinq cakra
principaux – et d’autres écoles tantriques indiennes six, sept ou
davantage –, les Tibétains n’ont retenu que quatre centres éner-
gétiques dont chacun, selon Naropa, « est en forme de parasol
ou comme la roue d’un char » (l’image hindoue du lotus est
plus rare ; de même le symbole du Serpent pour désigner le
feu de base n’a pas séduit les Tibétains). Ces quatre « roues »
(ombilic, cœur, gorge, tête) sont mises en correspondance avec
les quatre corps du Buddha : nirmânakâya, (corps artificiel ou
apparent), dharmakâya (corps de la Loi), sambhogakâya (corps
de jouissance, corps « glorieux » des visions suprasensibles) et
sahajakâya (corps inné, dit aussi mahâsukha-kâya, « corps de
volupté suprême »). La visualisation des trois principales nâdî
(tib. rtsa) et l’activation « colorée » des flux énergétiques attei-
gnent une intensité extrême, le courant de gauche, « lunaire »
des Hindous (idâ, candra) étant assimilé par les vajrayânistes à
prajñâ, la Sapience (on l’appelle en « langage crépusculaire »
sanskrit lalanâ, « femme dissolue », et en tibétain brkyam ma),
et le courant de droite, « solaire » (pingalâ, sûrya) étant identifié
à upâya, la Méthode (sk. rasanâ, « langue », tib. ro ma) ; quant
au canal médian du corps subtil (la sushumnâ hindouiste), on
l’homologue au Vide (shûnya) qui transcende prajñâ et upâya
(on l’appelle encore avadhûtî, « ascète féminine » – tib. kun dar
ma ou dbus ma) – ou Nairatmyâ, « Impersonnalité », compa-
gne divine de Hevajra). Il existe donc une incontestable res-
semblance entre les deux schémas mais ils ne sont pas super-
posables, notamment au niveau cosmologique.
2. Le yoga du corps illusoire (gyu lü) a pour but de faire
reconnaître à l’adepte la nature irréelle de son propre corps et
de tous les objets de l’univers. À cet effet on recommande tout
particulièrement la contemplation du miroir. On a vu que pour

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les shivaïtes du Cachemire toute chose existe dans le miroir de
la Conscience divine ; le réfléchi (Shiva) et le reflet (le monde)
sont un ; le miroir, qui symbolise l’absolue liberté de la Volonté
divine (svâtantrya), n’est rien d’autre en fait que la Conscience
divine elle-même. Comme les bouddhistes, pour leur part, ne
croient pas à la « réalité » du monde, le miroir est plutôt uti-
lisé par eux pour en démontrer le caractère illusoire. En pre-
mier lieu, le yogin contemple sa propre image dans un miroir,
s’interrogeant sur la « réalité » non seulement du reflet mais
de l’objet reflété. Ensuite il s’efforce de voir l’image comme si
elle se trouvait entre lui-même et le miroir, et ainsi la diffé-
rence entre le spectateur et l’image est-elle abolie en un acte
de sensation pure. L’adepte continue de la fixer longuement
et selon divers points de vue, jusqu’à ce qu’il cesse de la juger
source d’admiration ou de blâme, de plaisir ou de souffrance,
de bonne ou mauvaise renommée. Il comprend qu’il n’est en
aucune façon différent de la forme réfléchie, que celle-ci et
lui-même sont toutes deux également semblables à un mirage,
à des nuages errants, au reflet de la lune dans l’eau, aux fan-
tasmes du rêve, etc. Pour la suite de l’exercice, il utilise l’image
de Vajrasattva (un des cinq Jinas ou aspects de la Sagesse-de-
Buddha) ou bien de telle ou telle divinité d’élection (sk. ishtade-
vatâ, tib. yi dam), toujours reflétée dans le miroir. Il médite sur
elle jusqu’à ce qu’elle s’anime ; puis il oblige ce reflet vivifié,
devenu si substantiel qu’il pourrait le toucher, à se tenir entre
lui et le miroir. Il réalise alors la fusion de son propre corps
avec celui de la déité, ce qui a pour résultat de faire recon-
naître que tous les phénomènes, sans exception, sont les jeux
ou les émanations du yi dam, c’est-à-dire, en dernière analyse,
de la vacuité. Dirigeant son regard vers le ciel, le yogin fait
pénétrer son énergie vitale dans le « canal médian » et saisit
intuitivement que même les signes lui annonçant l’unification
et l’épanouissement de cette énergie (corps célestes éblouis-
sants, apparition du Buddha), que toutes ces épiphanies mer-

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veilleuses sont elles aussi pareilles à un mirage, à des nuages
errants,  etc. Finalement, renonçant à discriminer entre le
mouvant (samsâra) et l’immuable (nirvâna), reconnaissant leur
unité non conceptuelle, il atteint l’état suprême.
3. Le yoga du rêve (mi lam). Par cette technique on apprend
à entrer à volonté dans l’état de rêve et à revenir du rêve à
la veille sans jamais cesser d’être conscient. C’est d’abord
une façon de vérifier que ces deux états sont identiquement
dépourvus de réalité objective. C’est ensuite un art d’apprendre
à « mourir » chaque nuit et à renaître sans perte de mémoire
(ce qui constitue un entraînement à la traversée du Bardo).
Par une pratique assidue, le yogin devient capable d’intervenir
dans son rêve : il peut se changer en minéral, en végétal, en
animal, en mendiant, en roi ; il peut affronter des adversaires,
piétiner les flammes qui menacent de le consumer, marcher
sur l’eau qui veut le noyer ; il peut visiter des paradis ou des
enfers, se mouvoir librement dans l’espace, transformer à son
gré la matière onirique, rapetissant ce qui est grand, agrandis-
sant ce qui est menu, multipliant ce qui est unique,  etc. On
demandera : quel est l’intérêt de tout cela ? C’est un moyen
direct et efficace de se rendre compte que toute forme n’est
que manifestation mentale, « idée » en mouvement. Ce peut
être aussi une occasion de brûler certains résidus karmiques,
d’accélérer, de neutraliser ou de déjouer certaines forces du
destin. Néanmoins la déviation magique est possible  : si le
rêveur n’a pas le cœur purifié, il peut être tenté de se servir de
cette lucidité merveilleuse et de cette liberté illimitée d’action
pour assouvir ses désirs secrets. Aussi ce yoga ne doit-il être
dévoilé qu’à des disciples éprouvés. On le trouve évoqué, non
seulement dans l’enseignement tantrique du Tibet, mais dans
certains tantras shivaïtes comme le Vijñâna-Bhairava (55) : « Si
l’on médite sur l’énergie (du souffle) grasse et très faible dans
le domaine du dvâdashânta (le sommet du cerveau) et que (au
moment de s’endormir) on pénètre dans son (propre) cœur,

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en méditant (ainsi) on obtiendra la maîtrise des rêves. » (Trad.
Lilian Silburn.)
4. Le yoga de la « Claire Lumière » (o sel). Il est dit que,
peu après la mort physique, chacun est confronté à la « Claire
Lumière » du Vide. Seul l’adepte qui en a déjà eu une intuition
ou une « prévision » très forte lors de son existence est à même
de l’identifier et, par cette reconnaissance immédiate, d’obte-
nir la Libération, tandis que les êtres moins mûrs, ne pouvant
supporter son éclat, la fuient et doivent alors inévitablement
revenir au monde des formes divines ou démoniaques, sub-
tiles ou grossières, humaines ou sub-humaines. Il est donc
du plus grand intérêt d’apprendre à contempler cette « Claire
Lumière » dès cette vie-ci. Un des moyens privilégiés est la
prise de conscience des « intervalles » (nous retrouvons ici très
directement le yoga du Cachemire). Entre la cessation d’une
pensée et l’apparition de la suivante brille la « Claire Lumière
Mère ». Lorsque prennent fin la réflexion, l’analyse, la médita-
tion, l’imagination passive, toutes ces « maladies de l’esprit »,
alors ce dernier retourne à son état naturel de vacuité et jaillit
la « Claire Lumière Fille ». La fusion des deux Lumières peut
aussi se produire dans le moment qui sépare l’état de veille de
l’état de sommeil, à condition bien sûr que l’endormissement
soit totalement lucide. Dans le sommeil profond la « Mère »
peut se manifester. Entre sommeil et réveil, si la conscience
est active, « Mère » et « Fille » fusionneront (« Claire Lumière
Résultante »). L’illumination n’est donc point liée au seul état
vigile (et d’ailleurs, si elle l’était, elle dépendrait de quelque
chose et ne serait plus libre et absolue).
5. Le yoga du Bardo (Bar do : « entre les deux »). C’est un
sujet « à la mode » et sur lequel nous ne nous étendrons pas, le
Bardo thödol étant devenu un best seller de l’édition occidentale.
On pourrait se demander du reste pourquoi en Inde il n’existe
pas d’ouvrage équivalent au « Livre des morts » tibétain. Ce
n’est pas que, au niveau populaire, la croyance en la « réincar-

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nation » soit moins prégnante, moins obsessionnelle en milieu
hindouiste qu’en milieu bouddhiste. C’est plutôt, nous sem-
ble-t-il, que, la « compassion » étant moins valorisée et l’idéal
bodhisattvique de sauver tous les êtres apparaissant, dans l’op-
tique vedântine, comme une « illusion » de plus, gurus et bra-
hmanes n’ont pas le même souci que les lamas tibétains de
guider les âmes dans les états posthumes. Toutefois ce n’est pas
à dire qu’une telle science soit inconnue. Mais elle est moins
codifiée, ressortit davantage à la tradition orale et il faudrait
aller la chercher auprès de sectes très spécifiques et très redou-
tées, comme les Kâpâlikas (s’il en reste) et les Aghorîs 1.
6. Le yoga du transfert de conscience (pho wa ou ap’o ba)
peut se définir comme la capacité de faire passer volontaire-
ment sa conscience individuelle, n’importe où, à n’importe quel
moment, dans le corps d’un autre être, humain ou non humain.
Le même pouvoir permet aux maîtres de guider, dans les états
post mortem que nous évoquions plus haut, l’âme des non-initiés
pour les aider à obtenir une renaissance favorable. À leur propre
mort, ces yogins transfèrent leur conscience, par une ouverture
correspondant à la fontanelle (« ouverture du Brahman » chez
les Hindous) dans l’état suprême (disons mieux le « non-état »)
où l’on est délivré du samsâra. Ces divers exemples prouvent
assez qu’un « pouvoir » n’est rien en lui-même, tout dépend de
son orientation. Ainsi connaît-on en Inde un rite effrayant où le
yogin, assis sur un cadavre (shavâsana) lui insuffle sa force vitale
afin de le ranimer momentanément et de l’interroger dans un
but de divination ou de magie noire (plus rarement dans un but
authentiquement spirituel) : c’est pourtant là une application
du même pouvoir que nous venons de mentionner, – mais dans
un sens « sinistre » qu’il serait bien malaisé de justifier.

1. Le livre Aghora de Robert E. Svoboda (Éditions du Relié, 1997), dont nous
avons rendu compte dans le n°  57-58-59 de la revue Connaissance des Religions,
fournit à cet égard des informations intéressantes et authentiques, malgré une
certaine « mousse » romanesque.

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Nous n’avons voulu en cet article que rappeler quelques
aspects du sâdhana tantrique, sans chercher à être exhaustif ni
trop technique. Resterait, entre autres, à examiner le champ
immense des passions et des désirs que le tantrisme a pour
objet de transmuter, de même que les innombrables et très
banales situations de la vie quotidienne qu’il prend comme
supports de réalisation. Cela aurait évidemment pour avantage
de ramener le tantrisme un peu « sur terre », après des aperçus
qui ont pu paraître trop fantastiques ou folkloriques au lecteur.
Mais présenter la tradition dans son caractère abrupt peut avoir
une valeur d’épreuve et l’on ne saurait jamais trop répéter que
cette voie n’est destinée ni aux purs intellectuels (bien qu’elle
s’appuie sur la métaphysique la plus haute) ni aux esprits trop
timides ou sentimentaux (bien qu’elle parle au cœur et n’ex-
clue pas la ferveur) 1.
Nous dirons pour finir que cette comparaison, nécessaire-
ment schématique, que nous avons tenté d’établir entre tan-
trisme hindou (shivaïte surtout) et tantrisme bouddhique ne
visait nullement à suggérer ou à démontrer une « supériorité »
intrinsèque de l’un sur l’autre. Ce qui nous paraît peu contes-
table, c’est que quiconque veut étudier sérieusement le tan-
trisme a intérêt à se référer à ses formes hindoues, plus ancien-
nes selon nous et plus complètes, ce qui ne veut pas forcément
dire plus efficaces ou plus profondes. En ce qui concerne la
réalisation tantrique, elle reste affaire de rencontre, d’initiation
(souvent loin des stéréotypes associés à ce mot), de l’affinité
mystérieuse entre un vrai disciple et un vrai Maître (l’un étant
aussi rare que l’autre), entre une forme traditionnelle et un

1. Peut-être aussi nous reprochera-t-on d’avoir fait la part trop belle au cou-
rant de la « Main gauche » et d’avoir trop amalgamé shivaïsme et shâktisme. Nous
n’ignorons pas qu’il existe une tradition shâkta originale, métaphysiquement et
opérativement très remarquable (l’école Shrîvidyâ ou Samayâcâra), qui, elle, se
veut « védique » et refuse les rites kaula, mais son étude aurait entraîné des déve-
loppements qui n’avaient pas leur place ici.

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tempérament. Quoiqu’une telle adéquation soit devenue plus
difficile que jamais, nous pensons qu’elle n’est pas tout à fait
encore impossible et que la « voie des héros » n’est point fer-
mée.

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Pour en finir
avec un certain Tantra

Je suis (un peu) connu pour avoir publié plusieurs livres


sur le tantrisme. Je ne leur attribue pas une importance par-
ticulière mais je crois qu’au moins on peut leur reconnaître
une certaine honnêteté. Ils m’ont valu en tout cas de recevoir
depuis une quinzaine d’années un nombre assez surprenant
de lettres, appels téléphoniques, courriels provenant d’hom-
mes et de femmes qui me demandaient de leur communiquer
un enseignement tantrique. Chaque fois que cela a été pos-
sible, j’ai rencontré directement ces personnes et, à de rares
exceptions près (justifiées par le caractère démentiel ou sus-
pect du contenu), j’ai toujours répondu aux messages. J’ai
aussi toujours pris soin de préciser, le plus nettement possible,
que je n’étais pas un gourou et ne transmettais aucune initia-
tion au nom de quelque « lignée tantrique » : ce qui a éloigné
certaines personnes, en a intrigué d’autres sans les décourager.
J’étais prêt à aider les gens quand ils me paraissaient sincères
et courageux mais j’essayais toujours de leur faire sentir que
l’essentiel était en eux, qu’ils ne devaient pas trop attendre de

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moi ni surtout dépendre de moi : tout simplement parce que,
individualiste incurable, électron libre de la Tradition, je n’ai
jamais, moi-même, aimé dépendre de personne et que, si une
voie spirituelle ne mène pas à l’autonomie et à la liberté, elle
me semble nulle et non avenue.
Que j’aie pu effectivement amener quelques êtres à un peu
plus de liberté, d’ouverture, d’authenticité, cela, il ne m’appar-
tient pas d’en juger : eux seuls pourraient le dire.
Mais le temps a passé, le vent a soufflé sur mon arbre, dis-
persant quelques feuilles. À présent, lorsqu’on me demande si
j’enseigne le Tantra, je réponds presque toujours « Non » et,
lorsque je suis d’humeur facétieuse, je vais jusqu’à interroger
idiotement : « le Tan… quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? »
Et après tout j’exagère à peine  : le Tantra, qu’est-ce que
c’est  ? Une science de l’énergie (mais ce mot est tellement
usé, délavé, à force de servir à tout) ? Un méli-mélo de rituels
poussiéreux et inexportables  ? Un truc que les Occidentaux
ont réactualisé (en le déformant totalement) pour réveiller
leurs appétits déclinants et kaliyuguesques ? Je n’en sais rien.
Tout ce que je crois, c’est que c’est pratiquement inenseigna-
ble, intransmissible. Il faudrait des conditions si particulières
qu’elles ne sont pour ainsi dire jamais remplies : lieu, temps,
disponibilité, et surtout état d’esprit qu’on ne trouve quasi-
ment jamais dans le monde moderne. Ceux qui abordent le
Tantra le font en général avec avidité, désir d’expérience, soif
de pouvoir(s), raideur volontariste, c’est-à-dire exactement
le contraire de l’attitude requise qui serait détente, abandon,
innocence, fraîcheur, émerveillement. Ils viennent au Tan-
tra pour régler leurs problèmes psychologiques, curer leurs
névroses, compenser leurs faiblesses, ce qui fait d’eux un par-
fait « gibier à gourous » peu scrupuleux. Mais évidemment le
Tantra – encore moins que le yoga en général – n’a jamais été
inventé pour soigner personne. Il s’adresse à des individus déjà
assez équilibrés, psychiquement solides (ce qui n’exclut pas la

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sensibilité et la réceptivité intérieure) et ayant réglé le plus gros
de leurs problèmes familiaux, sexuels et autres. Alors et alors
seulement il serait envisageable d’aller plus loin (ou plus près)
et d’aborder des pratiques qui, proposées ou imposées à des
personnes non qualifiées et non préparées, peuvent avoir un
effet inutilement destructeur. Et je ne songe pas spécialement
aux techniques sexuelles que très peu d’enseignants ont en
fait l’audace ou la capacité de transmettre, se bornant à répan-
dre leurs fantasmes individuels dans une ambiance collective
acquise d’avance. Je pense aussi à certaines formes moderni-
sées et vulgarisées de kundalini-yoga ou à des variétés fanati-
ques, mécanistes, maniaques et obsessionnelles de hatha-yoga
qui ne font qu’hypertrophier l’ego et finissent trop souvent
dans des débâcles lamentables. Mais il est très difficile d’avertir
et de secourir les gens engagés dans ce type de tourbillons ; ils
sont convaincus d’être dans la vérité du Tantra (ou du yoga) et
pensent toujours que si ça ne va pas encore très bien, ce n’est
pas par excès mais par défaut de pratique : quand la marmite
déborde, au lieu d’écumer ou de vider, ils en rajoutent encore
une louche.
J’ai vu quelques bons compagnons s’égarer dans ces cuisines
et, comme on dit vulgairement, « péter les plombs ». Doués et
sincères au départ, les énergies qu’ils croyaient dominer ont
fini par les asservir. Ou bien, joueurs de nature, ils se sont pris à
leur propre jeu et sont devenus leur propre personnage. J’ai vu
de ces braves filles se prendre peu à peu pour de grandes prê-
tresses, de gentilles mères de famille jouer à Kâlî ou à Durgâ.
J’ai vu des couples qui partageaient jusque-là au moins un peu
de plaisir et de tendresse se déchirer parce que l’un des deux,
brusquement, aspirait à des orgasmes cosmiques et allait les
chercher auprès d’un Shiva de supérette ou d’une dâkinî de
bal de pompiers. On peut en rire mais, à l’automne de ma vie,
j’en ai plutôt un peu pitié. Je ne crois plus au Tantra, vous
dis-je. Serai-je enfin un tântrika, vers 84 ans ?

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Délivrance

C’est après avoir enchaîné un séminaire de massage cache-


moirien avec Bob Lanflure, un atelier de bhastrika non-stop
avec Shrî Shrî Shrî Bilobânanda Swâmi, une rando chama-
nique avec Mijanou Raifort, ex-Claudette initiée par Jimmy
Iboga, une sesshin sans boire dans le désert libyen avec Maître
Raoul Takaraké, une retraite néo-Bôn de 3 jours 3 heures et 3
minutes avec Freddy Rimpoché, le kiné de la Queue-en-Brie,
une séance de rap soufi avec Momo, le derviche de la rue des
Boulets, un stage de jeûne chrétien pour jeunes mariés avec
le Père Kevin Burnes, un week-end solognot d’« uddiyâna-
bandha et chasse à courre » avec Marc Titus de Saint-Breuil,
un éveil accéléré des chakras (parrainé par Interflora) avec
Pat Gooseberry, mieux connue sous le nom de Durga Dum
Dum, et Porfirio Glaviotti, ancien garde du corps de Fabien
Barthez, une cure d’« urinothérapie et longévité  : réalité ou
mythe ? », à Beaune, avec Max Gorgeon (disciple du regretté
Pipilasparshananda, 1952-1996), et enfin peut-être (car l’or-
dre ultime m’échappe) une initiation au Tantra du pied gauche
(lignée de la balançoire bleue) par Mâ Mahâyonî Devî, dite
Chouchou d’Éveil, – qu’une lueur se fit jour en elle : ce qu’elle

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cherchait depuis si longtemps, y ayant sacrifié tant de temps,
tant d’argent, tant de larmes, c’était, ce n’était qu’elle-même
et personne ne peut devenir autre que ce qu’il est. D’abord
des larmes encore (les dernières  ?) lui montèrent aux yeux
puis, faible aurore perçant la nuit, un sourire commença de
frémir sur ses lèvres, enfin un rire immense, cruel, indéfini,
mortel la submergea, l’emporta. Tant d’énergie à chercher ce
qu’elle n’avait jamais perdu  ! Tant de souffrances infligées à
ses proches ! Tant d’illusions entassés et maintenant dispersées
comme feuilles mortes au grand vent de sa joie  ! De sa joie
féroce et éternelle. Avec une tendresse de fauve elle déchira la
dernière proposition de stage qu’elle avait reçue : une semaine
avec un idiot déplumé dont les initiales PF disaient assez qu’il
s’agissait d’un Pauvre Fou.

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L’ARBRE TOTAL

Il était une fois – je vous parle d’il y a longtemps, vers la


fin du septième Manvantara – sept professeurs de yoga : trois
hommes et quatre femmes. Chacun d’entre eux ayant un cer-
tain succès s’imaginait que sa façon de pratiquer et d’enseigner
le yoga était la meilleure.
Le premier – nous ne préciserons pas les sexes – avait une
approche essentiellement anatomique. Il connaissait à la per-
fection la structure du corps humain et pouvait donc vous dire,
au millimètre près, comment dans chaque posture on doit pla-
cer l’humérus, le cubitus, le tibia, l’ischion, l’acromion et la
phalangine du second orteil.
Le second, sans ignorer l’anatomie, avait une approche plus
physiologique, tendant vers la thérapeutique. Il savait l’effet
bénéfique qu’a tel âsana ou tel prânâyâma sur le pancréas, la
vessie, l’intestin grêle. Il vous en informait abondamment lors
de ses cours.
Le troisième s’intéressait avant tout au corps subtil. À tra-
vers le corps dense, immobile ou en mouvement, il était capa-
ble de voir les chakras tourbillonnants et la kundalini au tra-
vail. Il faisait appel à l’imagination créatrice de ses élèves et

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considérait toute autre méthode comme grossière et triviale.
Le quatrième pensait que le yoga pouvait être un com-
plément précieux à la psychanalyse, voire s’y substituer. Par
le truchement des postures, du souffle et des visualisations il
explorait l’inconscient et vous aidait à résoudre vos conflits
intimes.
Le cinquième rappelait l’origine chamanique du yoga et sa
dimension magico-rituelle trop oubliée. Les noms mêmes des
âsanas, à travers un symbolisme animal ou végétal flamboyant,
ne disent-ils pas assez que c’est de ce côté-là qu’il faut chercher
la signification et l’efficacité véritables du yoga ?
Le sixième, assez proche du précédent, mais plus pointu
encore, mettait le yoga en relation intime avec l’antique tra-
dition de l’alchimie spirituelle telle que l’ont connue non seu-
lement les Indiens, mais les Chinois, les Arabes, les Grecs et
les maîtres d’Occident  : le corps humain est un « athanor »,
la Réalisation du Soi est le « Grand Œuvre », recaka et pûraka
correspondent au solve et coagula hermétiques de même que
pingalâ et idâ au Soufre et au Mercure : qui n’aperçoit pas cela
restera toujours un profane et un pashu.
Le septième professeur, enfin, ne s’intéressait à aucun corps,
ni grossier ni subtil, il disait que le corps n’est qu’une illusion,
vacuité pure, et que le seul intérêt donc de pratiquer le yoga
est de se rendre compte que ça ne sert à rien. Qu’il fût sur la
tête, en lotus ou les pieds noués derrière la nuque, il poursui-
vait cette méditation sur l’absence ultime de toute chose.
Par le miracle du yoga, ces sept professeurs, quoique se
disputant de temps à autre et réglant leurs comptes par arti-
cles et conférences interposés, demeuraient malgré tout assez
bons camarades. Ils décidèrent donc un jour d’entreprendre
un voyage ensemble en Inde afin de trouver la réponse déci-
sive qui mettrait fin à leurs débats. Ils parcoururent différents
ashrams, visitèrent différents gourous, sans que leur doute dis-
parût. Enfin, non pas sur une cime immaculée de l’Himalaya

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mais dans les faubourgs d’une ville crasseuse, ils rencontrèrent
un vieux yogi immobile dans la posture de l’Arbre. Ils s’arrêtè-
rent frappés d’une commune stupeur : c’était ça, c’était Lui.
Tu as vu comment il place son pied, comment il descend
ses épaules, redresse ses cervicales, la façon dont il appuie
ses mains l’une contre l’autre. Cette science de l’anatomie…
Incroyable !
La fraîcheur de son teint, il doit avoir une digestion par-
faite…
Je vois vibrer son corps d’énergie, regardez, anâhata qui pal-
pite, âjnâ qui scintille… Merveille cosmique !
Tous les affects se volatilisent en sa présence. Papa, je t’ai
retrouvé… Maman, je t’aime !
Cette immobilité hiératique me rappelle les Pharaons. Cet
homme contient tout l’univers, c’est le Roi du monde…
L’Adepte accompli, tu veux dire, l’Androgyne primordial, il
célèbre les Noces chymiques…
Mâyâ vous aveugle tous, ah Mâyâ je vois ton jeu et je l’adore.
Ceci n’a pas de corps, où voyez-vous un corps ; qui voit quoi ?
Ici il n’y a que Vide et non-naissance…
Tandis qu’ils discouraient ainsi, chacun dans son émerveille-
ment particulier, l’Arbre se déployait total, indifférent, magna-
nime : avec ses racines, son écorce, sa sève, ses feuillages, ses
fleurs, sa lumière et son ombre, le soleil et le vent jouaient à
travers lui, puis la pluie tomba, alors les sept professeurs vin-
rent se réfugier sous lui, sans rien dire, songeurs, avec d’autres
enfants joyeux qui passaient par là et avaient toujours connu
cet arbre, qui parfois se transformait en homme.

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Douze vraies bulles
dans une coupe de faux champagne

Un vrai sommeil vaut mieux qu’un faux Éveil.


Un vrai doute vaut mieux qu’une fausse certitude.
Une vraie réflexion vaut mieux qu’une fausse méditation.
Une vraie passion vaut mieux qu’un faux détachement.
Une vraie femme vaut mieux qu’une fausse shakti.
Une vraie surdité vaut mieux qu’une fausse écoute.
Un vrai refus vaut mieux qu’une fausse promesse.
Une vraie sieste vaut mieux qu’un faux yoga-nidra.
Une vraie gymnastique vaut mieux qu’un faux yoga (sans jeu
de mots).
Un vrai voyage en Beauce vaut mieux qu’un faux voyage dans
l’Himalaya.
Un vrai gîte rural vaut mieux qu’un faux ashram.
Un vrai coup de pied au cul vaut mieux qu’un faux sourire.

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RENé GUENON ET L’HINDOUISME

La tradition hindoue est omniprésente dans l’œuvre de


René Guénon, qui la considérait comme « l’héritage le plus
direct de la Tradition primordiale ». S’il n’a consacré que deux
ouvrages à l’hindouisme proprement dit (plus un recueil pos-
thume d’études et de comptes rendus), il n’est aucun de ses
autres livres où l’Inde – sa métaphysique, sa cosmologie, ses
sciences traditionnelles, son organisation sociale – n’apparaisse
comme une référence majeure, quasi absolue, à tel point que
certains ont pu se demander pourquoi, dans sa voie person-
nelle, il n’avait pas embrassé l’hindouisme plutôt que l’isla-
misme. Paul Chacornac, son premier biographe 1, nous fournit
une réponse dont beaucoup se sont contentés : « Les modali-
tés d’initiation hindoue étant liées à l’institution des castes, on
ne voit pas comment un Occidental, par définition sans caste,
pourrait y accéder. D’autre part, le rituel hindou ne se prête, en
aucune manière, à la vie occidentale, tandis que le rituel islami-
que, quelles que soient les difficultés pratiques qu’il présente,
n’est tout de même pas incompatible avec la vie de l’Occiden-

1. La Vie simple de René Guénon, Éditions traditionnelles, 1958, p. 48.

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tal moderne. » À quoi l’on peut objecter qu’il y a eu malgré
tout des exemples, rares mais non douteux, d’Occidentaux qui
se sont intégrés dans l’hindouisme ; eût-il décidé de vivre en
Inde que Guénon eût certainement mené la vie rituelle d’un
hindou, tout comme, établi en Égypte, il a mené la vie rituelle
d’un musulman. On ne voit donc pas, dans son cas si excep-
tionnel, d’impossibilité radicale à « devenir hindou », la notion
de « caste » s’effaçant dans certains types d’initiation et n’ayant
plus le moindre sens dans le cas du samnyâsin. La « conversion »
à l’islam – bien antérieure, comme on le sait, à l’installation en
Égypte 1 – s’explique peut-être par la place « intermédiaire »
entre l’Orient et l’Occident qu’occupe cette tradition, en accord
avec la propre fonction intermédiaire de Guénon, et aussi par
le caractère « ultime » de la religion du Prophète, en corres-
pondance avec le caractère ultime du message guénonien 2. Ce
seraient là néanmoins, reconnaissons-le, des motivations assez
abstraites, même pour un homme dont la vie revêt un incon-
testable « symbolisme » et que l’on a de plus en plus tendance
à « mythifier ». La véritable raison du « choix » d’une forme
traditionnelle (choisit-on, est-on choisi ?) relève de l’intimité
mystérieuse de chaque être et n’est pas comparable à une stra-
tégie militaire ou à un mariage de raison.

1. Guénon récusait d’ailleurs ce terme de « conversion » en ce qui le concer-


nait : « Je ne me suis jamais converti à quoi que ce soit. »
2. On peut y ajouter l’universalité des deux traditions et le fait qu’elles se « ré-
pondent » aux deux extrémités du cycle, au point qu’il n’est pas interdit d’imagi-
ner que celui-ci se terminera par leur affrontement ou leur conjonction : « Il est
intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les
seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions ortho-
doxes ; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date
au cours du Manvantara, elles doivent intégrer également, quoique sous des modes
différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle afin de
rendre possible le « retour aux origines » par lequel la fin du cycle devra rejoindre
son commencement et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera
de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma. » (Études sur l’hindouisme,
« Sanâtana Dharma », Éditions traditionnelles, 1970, p. 114.)

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Un peu moins vaine mais aussi peu résoluble apparaît cette
question maintes fois posée : Guénon, dans ses années de for-
mation parisiennes, a t-il eu un ou des maîtres hindous ? Quels
que fussent ses dons intellectuels, il est difficile de croire qu’il
ait pu parvenir seul ou juste avec l’aide de quelques livres à
cette compréhension lumineuse du Vêdânta qu’il manifeste
dès l’âge de vingt-trois ans, lors de ses premiers articles publiés
sous le nom de Palingenius dans la Gnose. À moins d’aller cher-
cher des explications fantastiques, il faut donc supposer une
rencontre et un contact humains, une transmission orale et
directe. Or celle-ci ne pouvait assurément pas venir des india-
nistes français, auprès desquels Guénon a pris quelques cours,
ni des membres de la Société théosophique, dont l’enseigne-
ment était extravagant, ni d’autres individualités néo-spiritua-
listes vivant alors dans la capitale 1. On inclinera donc à croire
Chacornac lorsqu’il affirme : « Guénon a eu un Maître ou des
Maîtres hindous. Il nous a été impossible d’avoir la moindre
précision sur l’identité de ce ou ces personnages, et tout ce
qu’on peut en dire avec certitude, c’est qu’il s’agissait en tout
cas d’un ou de représentants de l’école Védânta advaita, ce qui
n’exclut pas qu’il y en eut d’autres 2. » Ce que vient corroborer
le témoignage du Hollandais Frans Vreede, qui fut un ami très
proche de Guénon pendant trente ans : « Il [Guénon] fut initié
par une personnalité hindoue, affiliée à une branche régulière
d’un ordre initiatique remontant à Shankarâchârya 3. »

1. Il ne semble pas qu’il y ait eu, dans le Paris de la Belle Époque, d’équiva-
lent pour l’hindouisme de ce que furent, par exemple, Pouvourville-Matgioi pour
le taoïsme et Aguéli-Abdul Hâdi pour le soufisme  : des Européens capables de
transmettre un enseignement oriental, limité peut-être mais authentique, et une
initiation régulière.
2. P. Chacornac, op. cit., p. 42.
3. P. 197 de René Guénon et l’actualité de la pensée traditionnelle, « Actes du collo-
que international de Cerisy-la-Salle : 13-20 juillet 1973 », Ed. du Baucens, 1977.
Vreede ajoute ce commentaire fort pertinent qui devrait faire réfléchir ceux des
guénoniens qui ont une conception trop ritualiste et figée de l’initiation : « Com-
me Guénon n’était jamais allé en Inde, il n’a pu constater sur place la multiplicité

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En dehors de cet « initiateur » dont il est peu probable et
d’ailleurs peu utile qu’on découvre jamais l’identité, Guénon
eut aussi, tout au long de sa vie, de bons informateurs d’une
certaine réalité indienne, tel Hiran Singh qui lui procura une
partie de sa documentation pour le Théosophisme, histoire d’une
pseudo-religion (1921). Assez gratuitement, d’aucuns ont sup-
posé que les « contacts hindous » de Guénon s’interrompirent
après la parution du Roi du monde (1927), ouvrage dans lequel
il en aurait « trop dit » sur l’Agarttha. Rien ne permet de l’af-
firmer. Il est évident que les jugements sévères (et parfois légè-
rement excessifs, nous y reviendrons) que Guénon porta sur
telle ou telle personnalité hindoue alors à la mode – et relevant
plutôt du « néo-hindouisme » que de l’hindouisme orthodoxe
– lui attirèrent quelques rancœurs tenaces, non éteintes encore
aujourd’hui, dans ce milieu qui n’est ni vraiment d’Orient ni
vraiment d’Occident. Mais, à ces acidités résiduelles, on peut
préférer d’autres témoignages autrement convaincants, par
exemple celui de Roger du Pasquier : « Ce n’est qu’en 1949,
lors d’un séjour à Bénarès, que j’ai fait connaissance de l’œu-
vre de René Guénon. Sa lecture m’avait été recommandée par
Alain Daniélou, lequel avait soumis les ouvrages de Guénon à
des pandits orthodoxes. Le verdict de ceux-ci fut net : de tous
les Occidentaux qui se sont occupés des doctrines hindoues,
seul Guénon, dirent-ils, en a vraiment compris le sens 1. »

L’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, qui est


en fait une introduction générale à tout le grand œuvre gué-

et la diversité des modes d’initiation aussi authentiques que celui qu’il avait connu
lui-même : le mode d’initiation propre aux brâhmanes orthodoxes. C’est pour cela
qu’il a tant insisté sur la nécessité pour le disciple d’être rattaché à une organisa-
tion traditionnelle. Plus tard, un jour que nous en reparlions, il reconnut de bonne
grâce la valeur restreinte de son insistance sur ce point. » Il me semble également
que le schéma guénonien de l’initiation, valable pour l’Occident et pour l’Islam, ne
s’applique pas tout à fait à l’extraordinaire richesse du monde hindou.
1. P. Chacornac, op. cit., p. 74.

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nonien – la « charpente et comme la structure » de celui-ci
selon Jean-Claude Frère 1, l’« indispensable prolégomène »
selon Jean Robin 2 –, fut publiée en 1921 par l’éditeur Marcel
Rivière et présentée en Sorbonne comme thèse de doctorat ès
lettres. Sylvain Lévi, dont Guénon avait suivi les cours au Col-
lège de France, régnait alors sur l’indianisme français 3. Voici
la conclusion du rapport mitigé qu’il fit de la thèse de Gué-
non au doyen Brunot : « En tout cas, il [Guénon] témoigne
d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les
philosophes apprécieront ; il apporte une conception curieuse
des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant
les indianistes peuvent les inviter à d’utiles réflexions. Enfin,
la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme
en acceptant cette critique violente de la ‘science officielle’ des
philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous
engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de
Monsieur Guénon 4. » Ledit Doyen ne fut point sensible à l’ar-
gument « libéral » puisqu’il refusa la thèse. Noële Maurice-De-

1. N° de Planète 1970 consacré à Guénon. On y trouve un article de Jean


Filliozat, presque amusant d’incompréhension, qui nous dit que « les exposés de
Guénon sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son
temps » (!), rattache Guénon aux « doctrinaires » et aux « occultistes » et lui re-
fuse finalement le droit d’entrée dans l’histoire de l’indianisme mais non – mer-
veilleuse générosité ! – dans celle de la philosophie…
2. René Guénon, Témoin de la Tradition, Guy Trédaniel, 1978, p. 74.
3. C’est le même Sylvain Lévi qui écrivait : « L’Inde a donné au problème de la
vie et de la destinée une solution si particulière qu’elle se sépare du reste du mon-
de. Impuissante à dépasser l’horizon de son pays natal, elle n’a jamais pu s’élever à
une vision universelle de l’homme et de la vie humaine. » (Cité par Henri Massis
dans l’Occident et son destin.) Cette vision réductrice et péjorative, surprenante à
première vue, n’était pas rare chez les universitaires de l’époque, tant français
qu’anglais et allemands  : ils révéraient l’« indianisme » – leur spécialité et leur
chasse gardée – mais, au fond d’eux-mêmes, détestaient l’Inde. Aujourd’hui per-
sonne n’oserait écrire de semblables énormités mais la tendance est au contraire
de tout relativiser et de tout niveler, au nom d’un humanisme multiculturel.
4. Texte cité par Michel Vâlsan dans Études traditionnelles, sept.-oct. 1971.
D’après d’autres auteurs (J.-P. Laurant, M.-F. James), c’est Sylvain Lévi qui aurait
refusé lui-même l’approbation écrite pour enregistrer le sujet.

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nis Boulet, qui rédigea un compte rendu de l’Introduction géné-
rale dans la Revue universelle du 15 juillet 1921 (compte rendu
élogieux à l’exception d’une phrase finale un tantinet perfide
due à Maritain 1), devait plus tard attribuer ce refus au fait que
« la méthode d’exposition de René Guénon n’avait rien de la
méthode historique et critique universitaire », ce qui tombe
sous le sens. Ce fut là, en tout cas, le point de départ ou peut-
être la cristallisation du long « désamour » entre René Gué-
non et l’Université française. Il faut constater que, sournoise
ou virulente, allant de la conspiration du silence au dénigre-
ment systématique (Louis Renou en fut un spécialiste), l’hos-
tilité des indianistes hexagonaux envers Guénon n’a jamais
vraiment cessé. Si quelques-uns aujourd’hui admettent son
apport constructif, c’est généralement en privé ou du bout des
lèvres, comme si un hommage public (voire une simple men-
tion bibliographique) risquait de compromettre leur carrière 2.
En 1921, ce n’était sans doute pas cette crainte qui prévalait.
Tout simplement les idées de Guénon étaient trop nouvelles
– en dépit ou à cause de leur référence à une Tradition immé-
moriale – pour être entendues de ces bons docteurs nourris
aux mamelles du scientisme et du positivisme, ces orientalistes

1. Voici cette « flèche du Parthe » néo-thomiste : « Si le pseudo-orientalisme


théosophiste dont la propagande inonde actuellement l’Occident représente pour
l’intelligence une menace de déliquescence et de corruption radicale, il faut bien
avouer que le remède proposé par M. Guénon, – c’est-à-dire, à parler franc, une
rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies, – ne serait propre
qu’à aggraver le mal. »
2. Un cas ambigu fut celui de Mircea Eliade (que l’on ne saurait d’ailleurs rat-
tacher à l’indianisme français), dont l’œuvre doit beaucoup à Guénon – il sut,
comme H. Corbin et G. Dumézil, diffuser certaines idées traditionnelles dans un
langage et avec un appareil critique acceptables par les universitaires – mais qui
n’eut jamais le courage de reconnaître sa dette intellectuelle. – Il y aurait d’autre
part bien des choses à dire sur la « récupération » diffuse de certains thèmes gué-
noniens par nombre d’auteurs, en les isolant de leur axe essentiel et en les détour-
nant, avec plus ou moins d’adresse, pour leurs propres fins (pseudo-ésotériques,
voire politiques). Guénon disait lui-même : « La meilleure façon de faire le silence
sur une œuvre, c’est de la plagier. »

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« officiels » qui, en réalité, pour leur mode de pensée, ne diffé-
raient guère de leurs collègues latinistes ou hellénistes. Qu’ils
fussent chrétiens, athées ou agnostiques, ils ne pouvaient pen-
ser l’hindouisme qu’en termes de religion ou de philosophie
occidentales et, au nom de l’« objectivité scientifique » (grande
vache sacrée de l’alma mater), étouffaient en eux-mêmes toute
sensibilité spirituelle qui eût pu les rendre réceptifs à l’inter-
prétation guénonienne. Lui parlait « du dedans », eux « du
dehors ». Et le fait que cet indianiste non patenté s’exprimât
en un langage clair, précis, « classique » sans effets littéraires,
« cartésien » (un « Descartes de l’ésotérisme », dira-t-on plus
tard avec un brin de malice) et s’appuyât sur une érudition
discrète mais évidente n’arrangeait rien, bien au contraire,
rendant l’adversaire encore plus insaisissable. Comme il eût
été plus facile de le classer définitivement parmi ces « néo-spi-
ritualistes » et ces « théosophistes », ces plumeurs de chimères
et ces marchands d’exotisme frelaté dont il ne cessait, et avec
beaucoup plus de détermination que les orientalistes eux-mê-
mes, de dénoncer les impostures !
Quand on relit l’Introduction avec le recul de quatre-vingts
ans, elle fait vraiment – sous son allure correcte, un peu guin-
dée, un peu « premier de la classe » – l’effet d’une bombe, et
peut-être davantage dans ses deux premières parties qui oppo-
sent, de façon générale, les modes de la pensée orientale et les
modes de la pensée occidentale (ou, en filigrane, les modes de
la pensée traditionnelle et de la pensée moderne) que dans
ses deux dernières qui traitent directement des doctrines hin-
doues et de leurs fausses interprétations. Toutes ces définitions
coupantes, ces grandes distinctions guénoniennes entre tradi-
tion et religion, pensée métaphysique et pensée théologique
ou philosophique ou scientifique, ésotérisme et exotérisme,
non-dualisme et monisme, création et manifestation, etc., sont
maintenant familières aux lecteurs de cette revue – on veut
l’espérer ! – mais, à l’époque, elles dérangeaient passablement

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les idées reçues et le ronronnement intellectuel ambiant. La
première qualité qui éclatait dans ces pages, c’est ce génie de la
« discrimination », au sens védantique du terme, cette lucidité
suraiguë – qu’aucun auteur du siècle dernier n’a poussée à ce
degré –, cet art de discerner, de démêler le vrai du faux et par-
fois de trancher l’erreur d’un coup d’épée vigoureux, sans souci
de la peine ou du plaisir que l’on causera à l’un ou à l’autre. Un
brâhmane oui, mais un brâhmane militant (comme son maî-
tre Shankara ou comme, dans la Chrétienté, saint Bernard),
affable et délicat dans la vie privée mais pugnace et inflexible
quand il s’agissait de défendre la vérité.
Venons-en aux doctrines hindoues proprement dites. Si
l’Introduction générale reste le meilleur livre en langue française
que l’on puisse, aujourd’hui encore, recommander à une per-
sonne qui voudrait commencer à étudier l’hindouisme – hors
de toute ambition universitaire, bien sûr –, on ne saurait cepen-
dant s’en contenter absolument ni lui vouer une admiration
béate 1. Le dédain de la « méthode historique » se retourne ici
un peu contre l’auteur, empêchant toute perspective et don-
nant de la tradition hindoue une image trop monolithique et
trop statique. Ce n’eût pas été céder au « progressisme » haï
que de relever qu’à certaines époques il a pu y avoir passage
d’un ritualisme prédominant (voire dominateur) à des for-
mes plus spéculatives puis plus dévotionnelles, cette évolution
n’excluant pas que les trois tendances aient pu toujours, plus
ou moins, coexister en Inde et jusqu’à nos jours, où pourtant
la bhakti l’emporte indiscutablement. Ce n’eût pas été non plus

1. Trop de guénoniens s’estiment quittes avec la tradition hindoue lorsqu’ils


ont lu les deux ou trois livres du maître sur le sujet. Ceux-ci sont indispensables
mais on ne saurait s’y limiter, sous peine de méconnaître des pans entiers de l’hin-
douisme, comme nous le montrerons dans la suite de cet article. On constate aussi
que, à de rares exceptions près, les guénoniens de la « première génération » ne se
sont pas tournés vers l’Inde, paralysés sans doute par l’impossibilité (?) d’obtenir
un rattachement initiatique.

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attenter à la hiérarchie traditionnelle que de reconnaître que
tous les maîtres spirituels de l’Inde ne furent pas des brâhma-
nes, que, même sur ce plan intellectuel cher à Guénon, les ksha-
triyas n’eurent pas toujours un rôle subversif mais au contraire
positif (ne les voit-on pas, dans certaines « joutes » upanisha-
diques, triompher doctrinalement des représentants de la caste
sacerdotale ?), ou encore que, dans les temps « vêdiques », les
femmes paraissent bien avoir eu accès à l’enseignement sacré.
Justifiant avec raison l’institution des castes, sans laquelle il
n’y aurait plus d’hindouisme du tout, Guénon omet tout de
même de signaler combien ce système est dégénéré et sert de
prétexte à toutes sortes d’abus et d’oppressions (sans compter
qu’il laisse en dehors de lui des dizaines de millions d’« intou-
chables »). Lui, si sagace sur les autres traditions 1, « idéalise »
parfois légèrement l’Inde, par exemple lorsqu’il nous dit que
« le point de vue moral n’y existe point » : comment expliquer
alors que le moralisme soit devenu tellement envahissant dans
l’Inde moderne si rien, dans la mentalité indienne, n’avait
été prêt à l’accueillir ? Et n’est-ce pas encore embellir un peu
cette même mentalité que d’affirmer que les darshanas – dont
la coordination au demeurant ne semble pas très ancienne –,
les six « points de vue » orthodoxes « ne sauraient naturelle-
ment entrer en conflit ou en contradiction » ? Les traités spé-
culatifs hindous – y compris ceux du non-dualiste Shankara
– sont remplis de controverses et de polémiques, parfois âcres
et pointilleuses, sans parler des rivalités féroces qui peuvent
exister entre certains ordres ascétiques.
Au fond tout se ramène à ceci : pour Guénon, n’est vrai que
ce qui est orthodoxe et n’est orthodoxe que ce qui est stricte-
ment conforme au Vêda. C’est laisser penser d’abord que le

1. Mais on peut aussi contester son appréciation des Chinois, « le peuple le
plus profondément pacifique qui existe » (Orient et Occident, Guy Trédaniel, 1987,
p. 1O3) et estimer que, de façon générale, il a surévalué la capacité de résistance
de l’Orient traditionnel au modernisme occidental.

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Vêda ne contient aucune contradiction, ensuite que tous les
brâhmanes l’interprètent de la même manière, enfin qu’il
existerait des critères unanimement acceptés de l’orthodoxie ;
mais, plus fâcheux peut-être, c’est méconnaître qu’il y a tou-
jours eu en Inde – ou en tout cas depuis des temps fort loin-
tains – deux traditions, parfaitement légitimes, que l’on peut
considérer tantôt comme concurrentes, tantôt comme complé-
mentaires ou encore « superposées » : la tradition vêdique – la
seule que reconnaît Guénon où à laquelle il voudrait rattacher
et subordonner l’autre – et la tradition qu’on pourrait appe-
ler « âgamique » (ce qui n’est pas absolument synonyme de
« tantrique »). Cette distinction n’est ni ethnique (« Aryens »
contre « Dravidiens ») ni sociale (brâhmanes contre kshatriyas
ou d’autres castes) ; elle est spirituelle et initiatique 1. Les shi-
vaïtes non dualistes du Cachemire, par exemple, qui relèvent
de la tradition âgamique, tiennent leurs textes sacrés comme
révélés par Shiva lui-même à la Déesse (Shakti) ; cette nouvelle
révélation 2 ne s’oppose pas au Vêda, ne le combat pas mais
le rend en quelque sorte caduc  ; elle s’adresse, quant à elle,
à tous les hommes sans restriction de race, de caste, de sexe,
de croyance ou de mode de vie, et cela dans une perspective
eschatologique plus ou moins marquée ; elle possède ses pro-
pres rites et ses propres modes d’initiation, ce qui n’implique
nullement qu’elle soit en dehors de l’« hindouité » et ne puisse
emprunter à la tradition vêdique tel ou tel élément (la réci-
proque étant possible). À la fois ouverte et « secrète » (raha-
sya) – ouverte socialement et secrète pour des raisons techni-

1. Sans se confondre pourtant avec la division occidentale entre « exotéris-


me » et « ésotérisme » car chacun des deux courants possède un aspect « public »
et un aspect caché.
2. Nous savons que Guénon n’aimait pas ce terme, trop lié aux trois religions
monothéistes pour s’appliquer adéquatement à la Shruti ; il préférait parler d’« ins-
piration directe ». Toujours est-il que l’Agama tient son autorité de lui-même et
non du Vêda, même si ce n’est pas l’opinion des brâhmanes « orthodoxes » (au
sens guénonien) qui voudraient ranger Agamas et Tantras dans la Smriti.

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ques –, elle n’en est pas moins, en tout cas, « orthodoxe » et il
ne viendrait jamais à l’esprit d’un brâhmane intelligent – tous
ne le sont pas – de traiter d’« hétérodoxe » le maître incon-
testé de cette école Trika, Abhinavagupta, qui était d’ailleurs
aussi un brâhmane très respecté et dont le génie métaphysique
n’a rien à envier à celui de Shankara. Mais Guénon ne sem-
ble jamais avoir entendu parler du Trika ou, du moins, n’y fait
point allusion dans ses livres. Il a par contre, et il faut lui en
rendre hommage, écrit des pages très pénétrantes sur le tan-
trisme, dont les orientalistes de son temps – à l’exception de
John Woodroffe (Arthur Avalon) – avaient une vue complè-
tement déformée : ses exposés sur le Kundalinî-yoga, Tantrisme
et magie 1 restent des modèles de perspicacité et de justesse en
un domaine où n’importe qui, plus que jamais, dit n’importe
quoi. Néanmoins, gardant toujours son point de vue de « brâh-
mane vêdique » – l’expression lui eût paru pléonastique alors
qu’elle ne l’est pas absolument –, il s’en tient à une conception
quelque peu « légaliste » du tantrisme comme un « cinquième
Vêda » et n’aperçoit peut-être pas avec une audace suffisante
son caractère universaliste ni les possibilités qu’il pourrait offrir
aux hommes des « derniers temps ». Car enfin, si les mots ont
un sens, le fait de s’adresser à tous les individus, « sans restric-
tion de race, de caste, de sexe ou de croyance », n’indique-t-il
pas avec clarté que cette nouvelle révélation (ou cette nouvelle
adaptation du Vêda si l’on préfère) a vocation de dépasser les
cadres de l’hindouisme ? C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait avec
le bouddhisme tibétain (dont on voit aujourd’hui, par les mal-
heurs des temps, l’étonnante expansion, même si ses aspects
tantriques, hors d’Asie, n’apparaissent que d’une façon assez

1. Études sur l’hindouisme, chap. III et VII. Guénon dissipe la confusion fréquen-
te entre tantrisme et magie ; reconnaissant celle-ci comme une science tradition-
nelle authentique, il lui refuse nonobstant toute qualité initiatique. Cependant
comment a-t-il pu nier que la magie joue un rôle important dans le quatrième
Vêda ?

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floue). Elle a également touché l’islam, quoique de manière,
on s’en doutera, plus discrète (Bauls musulmans du Bengale,
soufis du Cachemire) et rencontré le taoïsme en Chine. Avec
le christianisme la « greffe » paraît exclue, du moins tant que
cette religion ne se sera pas « réconciliée » avec son propre
ésotérisme 1. Mais l’esprit tantrique reste « disponible » pour
tous, n’importe l’appartenance ethnique ou religieuse, tout
simplement parce que notre époque entière est sous le signe
de « l’Énergie », –Énergie mal maîtrisée à l’évidence et de plus
en plus menaçante et autonome, « Science sans conscience »,
Kâlî déchaînée. Parce que, en dépit d’un certain côté « guer-
rier » de sa nature, Guénon n’avait pas vraiment un « tempé-
rament tantrique », il n’envisageait pas que le « remède » pût
se trouver là même où était le « poison » et que, pour redresser
un monde déchu, il fût parfois nécessaire de descendre à son
niveau, pénétrer dans le camp de l’adversaire pour mieux le
détruire ou encore « pousser à la Roue ».

La dernière partie de l’Introduction générale est consacrée


aux « interprétations occidentales » de la tradition hindoue,
et bien évidemment pour en dénoncer l’inanité et la fausseté.
Nous ne reviendrons pas sur les orientalistes « officiels », sauf
à rappeler que la « myopie intellectuelle » qu’il diagnostiquait
chez eux n’est pas tout à fait guérie. En ce qui concerne les
théosophistes, le danger paraît plus écarté, encore que les élu-
cubrations de Madame Blavatsky ou d’Alice Bailey occupent
toujours de pleins rayons de librairies. À ce propos, Guénon
stigmatise, comme il le fera si souvent par la suite (en la dis-

1. On répondra que le hatha-yoga, discipline tantrique en son origine et en


son essence, a déjà largement pénétré l’Occident mais en fait c’est un leurre, car
personne ou presque ne l’enseigne dans cet esprit : soit on en fait une gymnastique
raffinée, soit, quand on le spiritualise, c’est dans un vague sens « patañjalien », en
oubliant du reste que les Yoga-sûtras ne s’adressent pas à des « maîtres de maison »
mais à des ascètes renonçants.

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tinguant soigneusement de la transmigration et de la métemp-
sycose), la croyance en la réincarnation. On ne peut que lui
donner raison si l’on songe que celle-ci a encore gagné du ter-
rain depuis 1921, est devenue un véritable dogme dans quan-
tité d’écoles spiritualistes et fait quasiment partie désormais du
bagage culturel de l’Occidental moyen (avec les « chakras »
et le Tantra de supermarché), générant toute une littérature
aussi poisseuse qu’indigeste. Pourtant, quitte à froisser cer-
tains admirateurs inconditionnels de Guénon pour lesquels
l’antiréincarnationnisme est devenu à son tour une sorte de
« dogme », il faut ici un peu déchanter : c’est prendre son désir
pour une réalité que d’affirmer que « tous les Orientaux, sauf
peut-être quelques ignorants plus ou moins occidentalisés dont
l’opinion est sans aucune valeur, sont unanimement opposés »
au réincarnationnisme. En ce cas il faudrait considérer comme
« ignorants » bien des brâhmanes et bien des maîtres spirituels
de l’Inde, nés avant que les Occidentaux ne soient arrivés dans
leur pays. Qu’on le déplore ou non, la croyance en la réincar-
nation, entendue au sens le plus littéral (retour dans un corps
humain, animal ou végétal), n’est pas simplement le fait de
basses castes, elle est répandue dans toutes les couches de la
population hindouiste (et partagée par les jaïns, les bouddhis-
tes, les Sikhs). Est-ce à dire que Guénon se serait magistrale-
ment trompé et que sa doctrine des « états multiples de l’Être »
comporterait une fissure ? À Shiva ne plaise. Mais tout Hindou
n’est pas si « naturellement métaphysicien » que Guénon l’a
voulu. S’il a l’esprit ouvert, on pourra très bien lui « démon-
trer », selon le terme guénonien ici par trop mathématique,
que la réincarnation « est une absurdité métaphysique, car
admettre qu’un être peut passer plusieurs fois par le même état
revient à supposer une limitation de la Possibilité universelle,
c’est-à-dire à nier l’Infini, et cette négation est, en elle-même,
contradictoire au suprême degré ». Une logique aussi éblouis-
sante – étayée par de brillantes considérations de géométrie

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sacrée – ne manquera pas de frapper son intelligence mais,
paradoxalement, il n’est pas sûr qu’elle le convainque jusqu’au
fond. Par « instinct métaphysique » justement, et par le fait
d’une imagination très développée (cette faculté dont Guénon
avouait être dépourvu), il se peut qu’il n’exclue pas la possibi-
lité d’encore « autre chose », ou de « quelque chose de plus »,
au-delà de la logique (la « Possibilité universelle » admettant
même la répétition ou l’« auto-limitation »). Et, s’il a le respect
des Écritures (les Lois de Manu pour ne citer qu’elles), comment
lui faire croire que toutes les allusions à la réincarnation dont
elles regorgent ne devraient être entendues que « symbolique-
ment » ? Pourquoi ces symboles ? s’étonnera-t-il, et pourquoi
les anciens maîtres n’auraient-ils pas dit la vérité telle qu’elle
est – surtout une vérité dont on ne voit pas bien en quoi elle
serait dangereuse –, évitant ainsi à leurs descendants de tom-
ber dans une interprétation littéraliste, avec toutes les illusions
et les grossières confusions qu’elle entraîne 1 ?
Après les théosophistes – qui n’auront jamais d’antagoniste
plus déclaré que lui – Guénon s’en prend sans ménagement
aux propagateurs d’un « Vêdânta occidentalisé » (pour la plu-
part, soit dit en passant, natifs du Bengale). En commentant
la fondation par Râm Mohun Roy (1772-1833) – celui qu’on
a appelé « le père de l’Inde moderne » – du Brahmo Samaj
ou « Eglise hindoue réformée », il note que « ce fut, en fait, la
première tentative pour faire du Brâhmanisme une religion au

1. Les objections que nous prêtons à notre « Hindou à l’esprit ouvert » (aussi
hypothétique et imaginaire, nous le reconnaissons, que le « Persan » de Montes-
quieu) peuvent paraître contredire l’appréciation très élogieuse portée sur Guénon
par les pandits de Bénarès (voir note 7). Mais ceux-ci, que fréquenta Alain Danié-
lou, forment une élite très particulière. Il vaudrait aujourd’hui de leur poser une
semblable question. Rappelons aussi la phrase de Ramana Maharshi : « La réincar-
nation existe aussi longtemps que l’ignorance existe. » C’est un thème fréquent de
l’hindouisme qu’une chose peut être vraie à un certain niveau de la conscience et
cesser de l’être à un niveau supérieur. René Allar a écrit assez justement : « Il y a
réincarnation du point de vue empirique, transmigration du point de vue théolo-
gique et ni l’une ni l’autre du point de vue métaphysique. »

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sens occidental de ce mot ». Or, bien que, depuis cette époque,
beaucoup d’eau ait coulé entre les rives du Gange, on constate
que cette volonté de transformer l’hindouisme en « religion »
(et en religion militante) persiste, quoique sous des formes
modifiées, dans l’Inde d’aujourd’hui. Au temps du Raj britan-
nique, il s’agissait de réaliser une improbable synthèse entre la
philosophie des lumières, un certain protestantisme moralisant
et le brahman impersonnel du Vêdânta, et un tel syncrétisme,
nébuleux et hostile à la caste brahmanique, faisait plutôt le jeu
du colonisateur. De nos jours, c’est sur fond de xénophobie et de
nationalisme exacerbé que se poursuit le projet d’imposer une
« religion hindoue » capable, non seulement de concurrencer,
mais d’évincer l’islamisme et le christianisme, religions étran-
gères. Néanmoins l’esprit antitraditionnel 1, d’un point de vue
guénonien, est le même et bien naïfs ceux qui confondraient le
Sanâtana Dharma authentique avec ce traditionalisme crispé ou
ce faux « retour à la Tradition » qu’ont incarné successivement,
et avec différentes contorsions, l’Arya Samaj, la Hindu Mahasa-
bhâ, le RSS ou d’autres mouvements politiques plus récents 2.

1. Quoique le nationalisme soit une doctrine antitraditionnelle, il faut cepen-


dant comprendre, si l’on se reporte au xixe siècle et à la première moitié du xxe,
qu’il était un mal nécessaire et un passage obligé, non seulement pour se libérer du
joug anglais mais même pour réveiller les énergies spirituelles du sous-continent.
Malheureusement, lorsqu’on utilise les idées de l’adversaire on en est toujours un
peu contaminé.
2. Précisons toutefois, pour faire bonne mesure, que Gandhi n’est pas davan-
tage, au même sens guénonien, un « homme de la Tradition ». D’une intellectua-
lité réduite, ayant subi beaucoup d’influences occidentales (protestantisme, théo-
sophisme, Tolstoï, Ruskin, Thoreau) ou extra-hindoues (puritanisme jaïn), il ne
peut être considéré comme un vrai maître spirituel, malgré son incontestable force
d’âme ; sa haine du sexe, la façon quasi « magique » dont il a utilisé le jeûne, et sa
« non-violence » même qui a déchaîné tant de violence sont des signes au moins
ambigus et peut-être inquiétants ; du moins une part de son psychisme était-elle
profondément en phase avec la sensibilité populaire hindoue. Chez ses « succes-
seurs » (Nehru et sa dynastie), plus rien de l’esprit traditionnel ne subsiste, sinon
sur un mode purement rhétorique et tactique. Le laïcisme, le socialisme, l’hu-
manisme peuvent en effet avoir leur utilité comme « contrepoids » au fanatisme
intégriste, mais ils n’ont pas la moindre résonance avec le Sanâtana Dharma.

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Autre Hindou occidentalisé dont Guénon supportait mal la
tendance au prosélytisme et à la vulgarisation : Vivekânanda
(1863-1902), « disciple de l’illustre Râmakrishna mais infidèle
à ses enseignements » : c’est là un verdict assez grave si l’on
se remémore le lien spirituel tout à fait privilégié qui a uni ces
deux yogis. Guénon dira mieux un autre jour 1 : « Vivekânanda
aurait pu être un homme fort remarquable s’il avait rempli
une fonction convenant à sa nature de Kshatriya, mais le rôle
intellectuel et spirituel d’un Brâhmane n’était certes pas fait
pour lui. » Néanmoins, n’est-ce pas encore réduire un peu trop
le personnage ? Au-delà de ses conférences et de ses écrits qui
se ressentent du style humanitaire et progressiste de l’époque,
Vivekânanda était un être de feu, doué d’un charisme extra-
ordinaire. Et puisque Guénon convenait que le tempérament
« kshatriya » prédominait chez les Occidentaux, un tel maître
ne leur était-il pas parfaitement approprié ?

Sur ses contemporains hindous les plus célèbres, Guénon


s’est cependant peu trompé. D’emblée, il a perçu l’authenti-
cité de Ramana Maharshi. Il a estimé Tilak (1856-1920) qui
partageait avec lui la certitude d’une origine « arctique » du
Vêda et faisait de la Bhagavad-Gîtâ une lecture nettement plus
« virile » que Gandhi. La pensée de Krishnamurti, même après
que celui-ci se fut dégagé, non sans courage, de la Société
théosophique, ne pouvait le séduire (et pas davantage s’il l’eût
connue dans ses derniers développements) : d’abord parce que,
dans son désir farouche de repartir en quête de la vérité, elle
répudie violemment toutes les traditions, jetant pour ainsi dire
« le bébé avec l’eau du bain » ; ensuite parce que, comme il n’y
a rien de nouveau sous le soleil, ce qu’elle retrouve de la tra-
dition, et comme malgré elle, est plus bouddhiste qu’hindou,

1. Études sur l’hindouisme, p. 159 (à propos du livre de Vivekânanda sur le Râja-


yoga).

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allant – dans un sens déstructurant et dissolvant peu sympathi-
que à Guénon ; enfin parce qu’elle est fortement psychologi-
que, à tel point qu’on peut se demander si Krishnamurti n’ap-
partient pas davantage à l’histoire de la psychologie qu’à celle
de la spiritualité. Or Guénon abhorrait tout « psychologisme »
appliqué au domaine métaphysique ou symbolique 1.
Pour ce qui est d’Aurobindo, l’appréciation de Guénon fut
assez mouvante, très favorable au début, plus réticente à la fin
(et sans doute fût-elle devenue franchement réprobatrice après
la mort du maître, à l’endroit de la « Mère » et de ceux qui pré-
tendaient prolonger son enseignement). L’« évolutionnisme »
d’Aurobindo, pour être plus lumineux que celui de Nietzsche
et plus intelligent que celui de Teilhard de Chardin, n’en était
pas moins difficilement conciliable, pour Guénon, avec la doc-
trine authentique des cycles cosmiques. Enfin la terminologie
lourde et filandreuse que le sage de Pondichéry crut bon de
réinventer pour exposer des conceptions souvent traditionnel-
les ne pouvait que gêner Guénon, si rigoureux et si net quant à
lui dans son vocabulaire. Au fond Aurobindo n’aurait-il pas été
le premier Indien à créer un « système philosophique », ce que
n’étaient point les darshanas avant lui ? Cette marque d’indivi-
dualisme expliquerait l’attrait qu’il exerce sur les intellectuels
occidentaux, outre l’aspect « progressiste » auxquels ils sont
généralement sensibles. Mais, d’un autre côté, on observera
que, depuis la mort d’Aurobindo (qui se produisit la même

1. C’est la même aversion qui le fit se méprendre sur Jung. Partant du principe
que toute la psychanalyse est diabolique et contre-initiatique, Guénon n’a pas vu
que le rôle (providentiel ?) de Jung avait été, non pas de tirer l’homme encore plus
bas, de l’« enfoncer » encore plus que ne l’avait fait Freud, mais au contraire de
limiter les dégâts, d’opérer un certain redressement en sauvant de la méthode ce
qui méritait de l’être et en la débarrassant de ses opacités et de ses obsessions les
plus vénéneuses. Qu’il n’ait pas été suivi ou bien compris est une autre affaire mais
c’est son mérite d’avoir tenté – quoique trop timidement car il n’osait s’affranchir
de son milieu – de réorienter le « psychique » vers le « spirituel ». Il est vrai que
Guénon n’a pu connaître ses écrits les plus intéressants, ce « dernier Jung » alchi-
mique et catholique.

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année que celle de Ramana Maharshi, dernier grand sage tra-
ditionnel de l’Inde 1), aucun effort spéculatif d’envergure n’est
apparu dans ce pays. Et cet « essoufflement » spirituel, sur
lequel nous reviendrons, ne laisse pas d’inquiéter.

Le deuxième livre que Guénon a consacré à l’Inde, l’Homme


et son devenir selon le Vêdânta (1925), est également son pre-
mier grand exposé métaphysique, le premier « vol de l’aigle »
dans un domaine où, au xxe siècle, il n’aura jamais de véri-
table rival 2. Certes il suit presque exclusivement le point de
vue d’une seule des cinq écoles védantiques  : celle, shivaïte,
de Shankara ; et il ne prétend pas traiter toutes les questions
qu’a pu se poser cette école adwaita (sur le thème de la « réa-
lisation », notamment, il reste comme toujours très retenu).
C’est sous un angle bien défini – l’étude de la nature et de
la constitution de l’être humain et son évolution posthume
– que Guénon aborde l’enseignement « non dualiste », mais
en réalité il élargit constamment son sujet, traverse d’autres
darshanas (Sânkhya, Yoga), relie avec un doigté incomparable
toutes les traditions et nous offre l’exposé le plus complet, le
plus profond et, disons le mot, le plus « inspiré » de la doc-
trine de l’« Identité suprême » publié jusqu’alors en Occident.

1. Tous deux disparurent en 1950 et Guénon (dont on sait qu’il naquit l’année
de la mort de Râmakrishna) les suivit de très près. On ne peut nier la valeur de
certains maîtres hindous plus récents (par exemple Shri Nisagardatta Maharaj ou
W.L. Poonja) mais ils se situent, pour parler vite, dans la lignée « néo-védantine »
de Ramana Maharshi, en y ajoutant une certaine tendance « psychologisante »
(et même franchement « psychanalysante » chez un Swami Prajnanpad). Ces mo-
dernes gurus, comme beaucoup de lamas tibétains, répondent moins à un besoin
doctrinal qu’à une angoisse existentielle, plus térébrante encore aujourd’hui qu’il
y a cinquante ans, et il est frappant que même la méditation soit utilisée désormais
dans un but thérapeutique, alors qu’on n’y accédait pas autrefois avant que le
« mental » ne fût complètement purifié.
2. On ne veut pas diminuer ici l’apport de Frithjof Schuon, de Julius Evola ou
de A.K. Coomaraswamy (qui fut peut-être le vrai « frère spirituel » de Guénon)
mais, d’une part, tous lui doivent immensément et, d’autre part, aucun n’a eu un
sens métaphysique aussi pur et une connaissance aussi vaste de la Science sacrée.

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L’analyse détaillée de cet ouvrage est ici impossible et l’on ne
peut mieux faire que de renvoyer chacun à sa lecture (ou à sa
relecture) directe 1. On ne saurait trouver de nourriture plus
substantielle pour l’intelligence ni d’antidote plus puissant
contre la paresse d’esprit. Le « déroulement » de la pensée
guénonienne, majestueux et minutieux à la fois, avec ses lon-
gues phrases balancées, droites dans l’intention et sinueuses
dans le parcours 2, avec ses parenthèses riches de sens, ses notes
qui sont comme autant d’« écrins » pleins de joyaux en bas de
page – formant presque un « second livre » encore plus ésoté-
rique –, cette parole qui prend tout son temps mais ne se laisse
jamais distraire exige aussi du lecteur une attention sans faille,
capable d’arrêts, de retours, d’interrogations et de silence (la
« part de l’inexprimable », disait-il), attention ferme et sou-
ple, totalement à rebours de notre époque avide et dispersée ;
elle est, dans son essence comme dans sa forme, « initiati-
que » (« écouter » le maître puis « méditer » ce qu’il a dit sont
d’ailleurs les deux premiers paliers de l’apprentissage védan-
tique). Aussi, aux austères chefs-d’œuvre métaphysiques de
Guénon (l’Homme et son devenir, le Symbolisme de la Croix, les États

1. Les lecteurs curieux d’observer certaines modifications que Guénon a dé-


cidé d’introduire dans la réédition de 1947 (actuellement la seule disponible) par
rapport à l’édition de 1925 se reporteront au livre très fouillé de Bruno Hapel, René
Guénon et l’esprit de l’Inde (Guy Trédaniel, 1998). Cet auteur, qui poursuit un admi-
rable travail documentaire sur des écrits peu connus de Guénon (cf. son dernier
ouvrage René Guénon et le Roi du monde, même éditeur, 2001), déplore avec raison
le manque consternant de soin avec lequel certains de ses ouvrages posthumes
ont été publiés. Comment ne pas souscrire à la remarque qu’il exprime p. 147,
note 26 : « On peut regretter de ne pas disposer d’une édition complète de l’œuvre
de René Guénon proposant tous les textes avec leurs variantes qui sont riches
d’enseignements. Le lecteur confronté à l’édition actuelle (malheureusement dé-
sordonnée) de cette œuvre devra se soucier de la chronologie qui en marque le
déploiement cyclique. » ?
2. Raymond Queneau comparait même Guénon à Proust ! Indépendamment
du style, et avec la distance qui sépare un métaphysicien d’un romancier, les deux
hommes ont en commun une certaine recherche de l’« origine » et de l’« éternel
présent ».

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multiples de l’Être), beaucoup préfèrent-ils sa veine plus « polé-
mique » et « prophétique », qui stimule davantage le « men-
tal » et moins l’« intellect ».

Approchant du terme de cette étude, peut-on risquer un


jugement d’ensemble, non pas sur toute l’œuvre de Gué-
non – ce qui excéderait nettement nos forces et poserait au
demeurant bien des problèmes, tant cette œuvre, prétendue
impersonnelle et détachée, continue de provoquer passions et
tensions –, mais sur sa contribution particulière à la connais-
sance des doctrines hindoues ? On ne soulignera jamais assez
combien cet apport fut novateur et, en un sens bien éloigné
de celui qu’on donne habituellement à ce mot, « révolution-
naire » : en ce domaine comme en bien d’autres – mais d’une
manière qu’il a voulue lui-même plus centrale et plus primor-
diale – il y a vraiment un avant et un après-Guénon. Toute
une certaine façon d’interpréter le Vêdânta à travers des caté-
gories philosophiques occidentales – panthéisme, idéalisme,
monisme spiritualiste, etc. – semble aujourd’hui obsolète, du
moins à ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour
entendre. Toute une certaine rhétorique hindouisante – qui
va des attendrissements de Schopenhauer aux trémolos déli-
rants d’André Malraux en passant par l’ascétisme théâtral de
Lanza del Vasto et les sucreries de Romain Rolland – paraît
désormais insupportable à qui a goûté un pain plus amer mais
plus substantiel. Grâce à Guénon les masques tombent et les
marionnettes ont les fils coupés. On sait que la « Délivrance »
métaphysique est beaucoup plus que le « salut » religieux. On
sait – et qui l’avait montré avant lui, nous disons bien montré et
pas seulement rêvé ou pressenti ? – que la doctrine hindoue de
la non-dualité trouve des équivalents exacts dans le taoïsme,
dans la kabbale, dans le soufisme et peut-être dans certains
courants ésotériques chrétiens ; que l’on croie ou non à une
« Tradition primordiale » (et c’est là une pierre d’achoppement

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pour beaucoup), les ressemblances sont trop éclatantes, trop
troublantes pour que l’on se contente des sempiternelles expli-
cations par les « influences » historiques ou un vague « fonds
commun » de l’humanité. Enfin, et toujours grâce à Guénon
(on serait tenté de dire au seul Guénon), on dispose d’une
connaissance suffisante des cycles cosmiques – même si l’on
ne connaît pas « le jour et l’heure » – pour se repérer dans un
monde en décomposition accélérée.
Reste cependant le recul nécessaire à qui sait bien admi-
rer 1. Guénon a dit l’essentiel mais il n’a pas tout dit (personne,
sur l’hindouisme, n’en serait capable). On a signalé quelques
menues lacunes, simplifications, exagérations, on a soulevé
quelques objections, ne doutant d’ailleurs pas que, s’il était
toujours vivant, il trouverait le moyen de les balayer. Deux
points demeurent plus problématiques, l’un qui concerne
frontalement l’hindouisme, l’autre qui le concerne aussi mais
de manière plus indirecte et dérivée.
En premier lieu donc, comment ne pas constater que Gué-
non a, sinon ignoré, du moins déprécié à l’excès une compo-
sante majeure de la tradition hindoue  : la bhakti ? Il y a vu,
avant tout, une voie « sentimentale ». Sentimentale elle l’est,
et elle peut même aller, dans l’Inde actuelle, jusqu’à une miè-
vrerie proprement écœurante ! Mais elle peut aussi être chose,
autre chose même qu’une « voie pour kshatriyas » puisque
nombre de brâhmanes la pratiquent et que nombre de spi-
rituels hindous, parmi les plus grands, l’ont recommandée à
leurs disciples. En réalité, pour qui ne « sait » pas encore, la
bhakti s’avère un moyen particulièrement rapide et efficace de

1. Qualifier René Guénon (comme l’a fait, par une gratitude compréhensible,
Michel Vâlsan) de « Boussole infaillible » et de « Cuirasse impénétrable » n’est
peut-être pas la meilleure manière de servir sa mémoire. De telles expressions
tendent à accentuer l’aspect défensif et fermé d’une œuvre qui est assez forte pour
supporter la critique et qui, quand on la lit bien, est beaucoup plus ouverte et
nuancée qu’on ne le dit.

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connaissance  ; et pour qui « sait » déjà, pour qui a compris
la théorie, elle devient un accomplissement naturel, un pro-
longement spontané. On se demande donc si, en ce domaine
précis, la réticence de Guénon ne vient pas d’une compréhen-
sion insuffisante, tout autant que d’un manque évident d’affi-
nité. Mais n’a-t-il pas éprouvé la même difficulté vis-à-vis du
mysticisme chrétien, auquel il reprochait, encore davantage, sa
« sentimentalité » et sa « passivité » ? Ce qui est manifeste de
beaucoup de mystiques « mineurs » mais non des plus grands,
Maître Eckhart, Tauler, Ruysbroeck ou saint Jean de la Croix,
sans parler des maîtres hésychastes qui disposaient d’une
méthode proprement initiatique 1. Dans la bhakti – cette parti-
cipation unifiante à l’Être divin – il existe également bien des
degrés et Guénon n’a peut-être pas perçu à quel point, en Inde,
les voies spirituelles communiquent et se mêlent constamment
et librement : c’est ainsi que Shankara et Abhinavagupta ont
pu composer à la fois des traités de pure gnose, des hymnes
dévotionnels et même – bien que la chose soit moins connue
pour le premier que pour le second – des écrits tantriques. Être,
connaître, aimer et pouvoir ne font qu’un pour un homme
vraiment « réalisé ». Absorbé par la recherche de la « source »,
Guénon pouvait-il voir dans toute son ampleur la nature
« océanique », tumultueuse et « joueuse » de l’hindouisme ?

1. La distinction guénonienne entre « voie mystique » et « voie initiatique »


reste cependant valable mais souffre quelques exceptions ou admet des cas am-
bivalents. Elle ne peut se réduire de toute façon aux termes contraires de « pas-
sivité » et d’« activité », car ces deux attitudes coexistent ou alternent dans toute
vie spirituelle authentique (à une telle opposition la sagesse hindoue répondrait
peut-être neti neti…). D’autre part, il n’est pas sûr que le mysticisme soit un phéno-
mène purement occidental : le soufisme persan, le sikhisme, la bhakti hindouiste
elle-même (tant shivaïte que vishnouite), tout en étant aussi des voies initiatiques,
présentent des traits mystiques. – Sur cette question de l’« antimysticisme » de
Guénon, le récent livre de Xavier Accart, l’Ermite de Duqqi (Archè, Milano, 2001)
apporte un éclairage assez nouveau, surtout dans le dernier chapitre intitulé « Feu
et diamant » qui traite de la relation, sinon « conflictuelle » du moins difficile,
entre Louis Massignon et René Guénon.

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Autre domaine où le discernement de Guénon n’apparaît
pas parfait : le bouddhisme. Pendant longtemps, reflétant en
cela les opinions du brâhmanisme le plus rigide 1, il n’a voulu
voir dans la doctrine de Shâkyamuni, qu’une « hétérodoxie »
sans intérêt métaphysique, « diamétralement opposée à la
mentalité hindoue », moralisante et « sentimentale », le sim-
ple produit d’une « révolte des Kshatriyas contre les Brâhma-
nes 2 », allant jusqu’à établir un parallèle entre la situation du
bouddhisme par rapport à l’hindouisme et celle du protestan-
tisme par rapport au catholicisme 3, sans d’ailleurs vraiment se
demander ce qui, dans l’un et l’autre cas, au-delà de la simple
explication temporelle, avait pu provoquer (et qui sait en par-
tie justifier ?) une telle « révolte ». Plus tard, on le sait, sous

1. Dire que Shankara n’a attaqué que les formes dégénérées du bouddhisme et
jamais le Bouddha lui-même est inexact. Malheureusement, il a accusé Shâkya-
muni de s’être adonné au « délire » et d’avoir eu du « dédain pour les créatures »,
ce qui est un comble quand on connaît la compassion universelle de l’Éveillé. Cf.
Maître Shankara, Discours sur le bouddhisme, traduction, présentation et notes par
Prithwindra Mukherjee, Guy Trédaniel, 1985.
2. Dans la première édition de Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), il
emploie même l’expression « révolution antibrâhmanique et antitraditionnelle »
(cité dans B. Hapel, René Guénon et l’esprit de l’Inde, p. 142°). À ses yeux, le boudd-
hisme n’est pas seulement « révolutionnaire » mais « véritablement anarchique »,
de par sa négation absolue des castes (ibid., p. 139).
3. Dans cette même édition originale d’ASPT, Guénon consacre tout un pas-
sage (qu’il fera bien de supprimer dans la seconde édition de 1947) à ce « paral-
lèle » entre deux doctrines « ayant le même caractère négatif et antitraditionnel ».
« Le Protestantisme, écrit-il [nous respectons ses majuscules], fut surtout l’œuvre
des princes et des souverains, qui l’utilisèrent à des fins politiques, et sans lesquels
[…] il n’aurait sans doute eu qu’une importance fort limitée ; il supprime le clergé,
comme le Bouddhisme rejette l’autorité des Brâhmanes  ; ses tendances indivi-
dualistes, qui préparaient la voie aux conceptions démocratiques et égalitaires,
représentent en cela l’équivalent de la négation des castes ; et il ne serait peut-être
pas très difficile de trouver encore d’autres points de comparaison. » Et il ajoute en
note : « Il y a lieu de noter cependant, sur un point important, une différence au
moins apparente : le Protestantisme maintient l’autorité de la Bible, tandis que le
Bouddhisme rejette celle du Vêda ; mais, en fait, il ruine cette autorité par le ‘libre
examen’, de sorte que cette différence est beaucoup plus théorique qu’effective. »
(B. Hapel, ibid., pp. 144-145).

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l’influence notamment d’Ananda Coomaraswamy, son juge-
ment évolua dans un sens plus favorable et il eut l’honnêteté
intellectuelle de rectifier ses premières erreurs. Nonobstant,
sa relation au bouddhisme demeura toujours assez froide (et
même franchement « glaciale » vis-à-vis du Hînâyâna). Pour
autant qu’il l’ait connu, le lamaïsme tibétain lui a inspiré des
lignes pleines de finesse et de respect. Mais il ne semble pas
avoir perçu le génie métaphysique de Nâgârjuna et il n’a pra-
tiquement rien dit du ch’an chinois ni du zen japonais, voies
antisentimentalistes s’il en est mais aussi, d’un autre côté, trop
anti-intellectualistes pour son tempérament. On dirait que, de
façon générale, il n’a pu penser le bouddhisme que par rap-
port à l’hindouisme 1, soit en le regardant avec sévérité comme
une « déviation », soit en le relégitimant, en le ramenant en
quelque sorte doctrinalement dans le giron de la tradition
mère (ce qui fut aussi l’effort, magnifique mais discutable, de
Coomaraswamy). Lorsqu’il nous dit que le bouddhisme a été
« réellement destiné à des peuples non indiens », que ce fut là,
dès l’origine, sa véritable raison d’être (en somme, pour parler
familièrement, une espèce d’hindouisme « au rabais », conçu
pour l’exportation), lorsqu’il lui dénie toute « originalité »
métaphysique, – sans doute, de son point de vue de brâhmane,
croit-il lui faire un cadeau, mais en même temps n’est-ce pas
là passer à côté de l’essentiel, comme si l’on voulait sauver du
christianisme ce qui est acceptable pour les juifs ? Et, plus pro-
fondément, cet attachement imperturbable à l’« orthodoxie »
ne l’a-t-elle pas amené par moments à méconnaître la spiri-
tualité toute pure, le fait spirituel lui-même, dans son jaillisse-
ment vif et spontané ? À oublier que l’Esprit souffle où Il veut,
quand Il veut et comme Il veut, et qu’à la limite peu importe

1. Ou par rapport au taoïsme quand il s’agit du bouddhisme chinois : le second,


selon lui, aurait emprunté certaines de ses méthodes au premier, quand il ne lui
aurait pas même servi de « couverture ». Cela n’est pas nécessairement faux mais
revient encore à dévaloriser l’originalité du bouddhisme.

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qu’une tradition soit « orthodoxe » ou non si elle est capable
de produire des saints, des sages et des éveillés 1.
Peut-être ces dernières réflexions paraîtront-elles encore
trop « sentimentales », et par surcroît sacrilèges, à ces guéno-
niens « passifs et pétrifiés » dont parlait Jean Tourniac ou à
tous ceux qui voudraient que la jungle hindoue ressemblât à
un jardin à la française. Pourtant elles viennent d’un homme
qui n’est ni un bouddhiste déguisé ni un bhakta enflammé ni
encore moins un disciple masqué de Luther ou de Calvin ; un
homme qui doit tout à Guénon, – sauf les moyens « pratiques »
pour parvenir au but que Guénon a fixé. Ayant « choisi » l’hin-
douisme (mais ne parlant au nom d’aucune école particulière),
je reste cependant songeur devant cet Hindou « naturellement
métaphysicien », métaphysicien « en quelque sorte par défi-
nition » auquel Guénon se réfère avec tant de certitude. Cet
« Hindou » archétypal, intemporel en somme, je ne doute pas
qu’il soit dans l’absolu, je doute seulement un peu qu’il existe
encore. Celui qui existe, c’est l’« Indien », homme ou femme
plus préoccupé d’artha et de kâma que de dharma et de moksha 2,
procédurier et ratiocineur, débordé parfois par le sentiment,
et alors plus violemment encore que l’Occidental, capable
de rêves fous, d’une plasticité psychique infinie, doué d’une
imagination sans limites, être composite et multiple, tantôt
incroyablement dogmatique et tortueux, tantôt merveilleuse-
ment généreux et limpide… Cet Indien-là, Guénon, réfractaire
à toute approche historique ou sociologique, psychologique ou
esthétique, ne s’y est pas intéressé, quoiqu’il existât déjà de

1. Peu importe aussi, lorsqu’on écoute la musique de Bach, de savoir qu’il était
protestant et donc appartenait à une tradition « hétérodoxe »…
2.  Cette opinion paraîtra bien pessimiste à tous ceux qu’émerveille le fait que
certains pèlerinages hindous puissent encore rassembler des dizaines de millions
de personnes. Mais cette ferveur incontestable et spectaculaire n’empêche pas le
matérialisme pratique de « progresser » fortement en Inde et d’ailleurs on ne voit
pas, étant donné le contexte historique et « cyclique », comment il pourrait en
aller autrement.

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son temps, et s’y intéresserait encore moins aujourd’hui – où il
bouillonne et prolifère –, sinon pour le conjurer de ne pas tom-
ber jusqu’au cou dans les pièges de l’Occident. Mais peut-être
rêvait-il, hélas, lui si peu rêveur quoique inconscient poète,
quand il prédisait que l’Inde serait l’ultime refuge de la spiri-
tualité, qu’elle opposerait par son élite « une barrière infran-
chissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne »,
qu’elle conserverait intacte, « au milieu d’un monde agité par
des changements incessants, la conscience du permanent, de
l’immuable et de l’éternel 1 ». Combien d’Indiens aujourd’hui,
plus fascinés par l’informatique que par la métaphysique et
par le « règne de la quantité » que par l’« Un sans second »,
auraient besoin de lire René Guénon – le catholique de la
Loire, le soufi du Caire – pour « redevenir hindous » !

1. Études sur l’hindouisme, « L’Esprit de l’Inde », p. 23.

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Êtes-vous éveillé, oui ou… ?

« Bon, alors là j’en ai marre ! » C’est par cette vigoureuse


formule que commence la lettre qui m’est adressée dans le
« Courrier des lecteurs » du dernier numéro d’Infos-Yoga. Je
dois préciser que, antérieurement à la publication de cette let-
tre, il y a déjà plusieurs mois, j’avais répondu de façon person-
nelle et détaillée à ses signataires, Enoch et Sylvie, et que ma
réponse avait paru les apaiser puisque, depuis, ils m’avaient
envoyé un nouveau message, beaucoup plus aimable. Mais
l’ami Mathieu, parfois un peu distrait, a cru bon – à moins
qu’il ne s’agisse d’une facétie de son chat – de déterrer ce vieux
courrier obsolète, auquel je me vois donc obligé d’adresser une
réponse « publique », sous peine d’être accusé de discourtoisie
ou, pis, de couardise. Je vais donc tenter de répondre, point par
point, et sans aucun désir de remettre de l’huile sur le feu je
vous assure, aux différents reproches qui me sont faits.
– Pourquoi, m’est-il demandé d’abord, « pourquoi toujours
dénigrer avec autant de systématisme sans jamais citer vrai-
ment les accusés ? » Ce terme « systématisme » m’étonne car
je crois être le contraire d’un esprit systématique : je n’appar-
tiens à aucune école, aucune chapelle, je ne me définis par

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aucun « isme » d’aucune sorte (pas même le non-dualisme,
ce qui serait outrecuidant). En outre, ni dans ces chroniques
ni dans mes critiques de livres, je ne « dénigre » pour le plai-
sir de dénigrer. Je dis du bien de certains livres ou de certains
auteurs, je suis parfois moins enthousiaste envers d’autres,
mais n’est-ce pas là le travail normal de tout critique qui se
respecte et respecte ses lecteurs ? Si on trouve du talent à tout
le monde, c’est qu’on n’en trouve à aucun. Cela dit, certes,
dans tel ou tel texte, il m’est arrivé de badiner et de déco-
cher quelques flèches sans nommer formellement mes cibles.
C’est que je visais moins des individualités que des « types »
humains, des tendances, des mentalités (par exemple pour ne
citer que des formes déjà un peu dépassées je n’apprécie guère
le New Age et le néo-Tantra, mais je ne conteste pas que dans
ces mouvances il puisse se trouver des gens sympathiques ou
sincères). Admirateur de Rabelais, de La Fontaine, de Brassens,
peut-être ai-je un peu trop tendance à pencher vers la satire :
j’aime observer la comédie humaine (dont je fais partie) et j’ai
toujours eu beaucoup de mal à prendre au sérieux les gens
qui se prennent au sérieux, même en spiritualité. Le milieu
du yoga (je parle du yoga professionnel, non des yogis au sens
vrai) n’est pas pire qu’un autre mais force est de constater qu’il
n’est pas meilleur non plus et qu’on y retrouve à peu près la
même proportion de braves gens, d’égoïstes, de généreux,
d’ambitieux, de désintéressés, de rapiats que partout ailleurs.
– « Êtes-vous éveillé ou pas  ? » m’interroge-t-on ensuite.
Aïe  ! La question qui tue. Me voilà sommé de répondre ou
on va m’envoyer l’huissier, Maître Pepe Satori. Serai-je pour-
tant encore accusé d’« échappatoire » si j’affirme que c’est
une question que je ne me pose jamais ? D’abord, me dis-je,
qu’est-ce que ça peut bien faire aux autres, qu’est-ce que
ça peut bien changer à leur propre vie de savoir si moi, P.F.
(pfeuh), je suis éveillé ou pas ? Ensuite, même en ce qui me
concerne, si je vous disais que, parole de pingouin, peu m’en

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chaut (ou, comme dit un de mes amis poissons, que je m’en
bats les branchies) ? L’Éveil en tant que notion, que concept
a cessé de m’intéresser c’est une notion parmi d’autres, un
concept parmi d’autres (ça tend même à devenir une mode, un
genre littéraire, voyez tous ces bouquins : plus éveillé que moi
tu meurs !)… Ce qui reste digne d’intérêt, en revanche, c’est
l’Éveil en tant qu’expérience vivante, mais comment savoir
que cette expérience est authentique et ne relève pas de l’illu-
sion, de l’autosuggestion, de l’esbroufe ? Je crains hélas qu’il
n’existe pas de critère objectif en ce domaine, comme pour dis-
tinguer un joyau véritable d’une pierre synthétique. Vous lisez
le livre d’un prétendu « Éveillé » : soit il vous touche, soit il ne
vous touche pas, c’est une question d’« oreille », de résonance,
ou de « saveur » comme dans la bonne cuisine. Donc si je vous
réponds : oui, yes Sir, je suis Éveillé (avec une majuscule, ça
fait mieux), vous me croirez si vous avez envie de me croire
mais je passerai, aux yeux des vrais Éveillés (au fait vous en
connaissez un, vous ?), pour un vaniteux, un mystificateur, un
bouffon. C’est pourquoi, s’il faut à tout prix répondre par oui
ou par non à votre question drastique : « Pierre-à-feu, debout,
levez la main droite, jurez sur la Mândûkyâ-upanishad, êtes-
vous Éveillé ou non ? »… sans la moindre hésitation intime, ce
sera un NON franc et massif.
– « C’est pas constructif et trop facile quand on sait des cho-
ses de dire ce que ce n’est pas, plutôt que de les expliquer en
acceptant de prendre en charge et d’assumer sa connaissance. »
Ma réponse à cette nouvelle pointe : je ne crois rien « savoir », je
ne peux même pas dire, tel Socrate « je sais que je ne sais rien »
car, même cela – c’est vous dire si je suis nul – je ne le sais pas.
Et il ne s’agit pas de pirouettes verbales. Il ne s’agit pas non plus
de scepticisme, de relativisme, de cynisme. C’est abruptement
vrai : je ne sais rien de rien et donc qu’est-ce que je pourrais
bien « expliquer », « prendre en charge », « assumer » ? Tou-
tes ces notions pour moi sont vides de sens. Les enseignements

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qui m’ont réellement touché dans la vie relèvent de la voie
négative (ou « apophatique » pour employer un mot savant,
mais mes correspondants vont encore me reprocher d’« être
gavé d’érudition »), voie inconfortable et déconseillée aux gens
avides de « construction »  : advaita-védânta, asparsha-voga,
ch’an, Trika du Cachemire, voire certains courants de mystique
chrétienne ou musulmane. À éviter absolument si vous cher-
chez la sécurité. Et pourtant… ne serait-ce pas en montrant
« tout ce que ça n’est pas », justement, qu’on aurait une toute
petite chance d’éveiller en soi et chez l’autre l’intuition de « ce
qui EST » ? Je n’ai rien inventé : en Inde ça s’appelle neti neti.
Mais gare au malentendu : être détaché du corps ne signifie pas
être « coupé » de son corps, car ça c’est une maladie. L’adhé-
sion à l’advaita est parfaitement compatible avec une pratique
corporelle si l’on sait mettre les plans en perspective.
– « Le bon sens »… On me reproche encore d’en appeler
abusivement au « bon sens » du lecteur ou du chercheur. C’est
possible  : j’aimerais croire que nous possédons tous profon-
dément cet instinct de l’authentique, ce « flair » de ce qui est
vrai, juste et bon, mais que, par faiblesse, esprit de soumission,
manque de confiance en nous-même – par la même fascina-
tion qui pousse certains peuples à se donner à des dictateurs et
certaines femmes à épouser des hommes qu’elles n’aiment pas
– nous nous laissons impressionner, intimider, dominer par des
modes, des titres, des breloques, des références à de prétendues
« lignées ». Mâyâ, quoi, dont la gouroumania n’est qu’un épi-
phénomène. Au lieu de galoper librement dans notre « vraie
nature », nous devenons du « gibier à gourous ». Pour ceux-ci
la chasse est ouverte toute l’année et en plus leurs proies sont
consentantes. Contre cette connivence dominants-dominés, le
bon sens, forme populaire du discernement, est une arme bien
dérisoire.
– Est-ce que je « préfère tirer vers le haut ou vers le bas » ?…
Allons, je ne cherche à « tirer » personne, je ne fais pas par-

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tie des » tireurs » (à la limite des « francs-tireurs » si j’étais
en guerre). La vérité, me semble-t-il, agit comme un aimant,
ce n’est pas la peine de s’agiter pour convaincre et, si l’on ne
convainc pas, tant pis ou tant mieux, ce n’était pas l’heure,
le lieu, la bonne personne… D’autre part, le peu de chemin
que j’ai parcouru m’incite à penser que souvent pour aller vers
le « haut » il faut passer par le « bas », explorer l’« ombre »,
comme dirait un jungien, ou, selon le langage des alchimistes,
« descendre aux enfers ». Je me méfie de ceux et celles qui ne
s’habillent qu’en blanc, au propre et au figuré, le club des sat-
tviques toujours tendus vers la « lumière ». Mon sentiment est
qu’un bon tamas vaut mieux qu’un faux sattva (ne cherchez
pas dans cette sentence un double sens tantrique).
– « Soit vous êtes enseignant et vous vous faites comme tel
et vous l’assumez, soit vous ne l’êtes pas et donc – m’interpel-
lent vertement Enoch et Sylvie – que signifie cette compulsion
d’écriture dont vous nous inondez ? »… Voilà qui est frappé.
Bigre ! « Compulsion d’écriture », vous y allez un peu fort, les
amis. Et « inonder », moi qui viens de subir un dégât des eaux !
Il est vrai que j’écris depuis assez longtemps (trop longtemps,
il m’arrive de penser) dans cette accueillante revue ouverte à
toutes les sensibilités yoguiques. Je conçois très bien, et sans
m’en vexer le moins du monde, que retrouver régulièrement
la prose de P.F. puisse lasser : il est difficile, à chaque numéro,
d’exprimer des choses un peu originales et stimulantes. C’est
comme le football (à part qu’on n’est pas payé), on ne peut pas
marquer des buts à chaque match, parfois on se traîne mina-
blement derrière le ballon, et on se fait siffler par le public, ou
on écope d’un carton jaune parce qu’on n’a pas respecté les
yama-niyama. Je peux mal jouer, ça c’est sûr. Mais faites-moi
au moins la grâce de croire que je n’écris pas par narcissisme,
fatuité d’auteur ou irrésistible » compulsion « . Je ne suis pas
un homme de lettres (attention : jeu de mots). Aucune voca-
tion à être chroniqueur, comme d’autres présidents, à vie. Prêt

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au contraire – j’attends le feu vert de Léo Lechat – à cesser de
vous « inonder »de mon écume verbale et à passer le relais à
quiconque – prof, élève, homme, femme, androgyne, yoginî,
dâkinî, apsara, gandharva ou expert en banddha triple – aurait
envie de se transformer en nouveau chroniqueur ou chroni-
queuse d’Infos-Yoga. Donc soyez gentils, quand vous serez
assez nombreux à me trouver fatigant ou fatigué, faites-le moi
savoir  : en yoga comme en amour il vaut mieux se séparer
quand on s’aime encore un peu.

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UNE SEMAINE ORDINAIRE

Lundi : Joie ! Pleurs de joie ! Je suis enfin fixé sur les ori-
gines du yoga. Cette découverte impromptue met fin aux
longues et âpres querelles qui ont déchiré le monde savant :
tenants d’une origine âryenne contre tenants d’une origine
dravidienne, sans oublier les aimables rigolos qui penchaient
pour l’Égypte, l’Iran, l’Atlantide ou l’étoile Aldébaran. Rien
de tout cela. Le yoga est nippon et date exactement de 1882
(après Jésus-Christ, non avant, comme vous seriez, à la limite,
prêts à l’accepter). Je tiens cette précision foudroyante d’une
dame venue prendre un cours de yoga avec moi. Je ne pus
réprimer une première expression dubitative qu’elle interpréta
comme un signe d’ignorance grave (un monsieur qui prétend
enseigner le yoga et ne sait même pas de quand ça date ni d’où
ça vient !). Devant mon ahurissement persistant et mon man-
que d’arguments qui devait me donner un air plus idiot que
d’ordinaire, elle m’assena la preuve fatale : elle l’avait entendu
la veille à la télévision dans l’émission « Qui veut gagner des
millions ? »
Après enquête, je découvris que la question de Jean-Pierre
Foucault portait non sur le yoga mais sur le judo : le judo fut

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en effet « inventé » – ou « réinventé » à partir de techniques
anciennes – par le Japonais Kano en 1882. Ce n’est pas cette
même dame, mais une autre, un peu moins délicate, qui,
sachant que j’enseigne également le Tai-chi, m’interpella d’un
martial : « Ah, c’est vous, le Tai-chieur ? »

Mardi : Je reçois un livre de hatha-yoga fraîchement édité.


Généralement, je vous l’avoue, ce genre d’ouvrages me tombe
des mains : j’en ai trop lus, j’en ai trop vus (que fera la nou-
velle correctrice d’Infos-Yoga devant les s que je mets à « lus »
et à « vus »  ? Ancien correcteur moi-même, je lui tends ici
un piège ; en cas d’hésitation qu’elle demande à Mathieu, que
Pivot consulte régulièrement pour ses « dictées »). Et puis
comprenez l’embarras d’un homme qui enseigne le yoga, écrit
dans une revue de yoga et doit porter un jugement sur des
livres de yoga. Ou bien il appartient à la même école et ver-
sera facilement dans le dithyrambe. Ou bien il pratique une
méthode différente et la moindre critique qu’il émettra lui vau-
dra des ressentiments tenaces (c’est qu’on est susceptible dans
ces milieux-là, je vous conterai une autre fois certains crêpa-
ges de chignons shivaïtes et craquements de chakras fédératifs
auxquels j’ai assisté). Alors, le plus souvent, prudent ou bon
confrère, il choisira de dire du bien du livre, même s’il ne l’a
pas lu, ou se contentera de recopier la quatrième de couverture.
Mais, n’ayant pas parmi mes défauts l’hypocrisie, je ne mange
pas de ce riz-là : je suis un des rares critiques qui lit réellement
les livres dont il parle et c’est sans doute pour cela qu’on me
trouve parfois la dent dure, alors que j’ai juste de l’appétit…
Pour en revenir aux différentes méthodes de hatha-yoga, il
est très difficile d’affirmer que l’une est supérieure à l’autre.
Il est en revanche assez facile, avec un peu de flair, d’écarter
des méthodes qui n’en sont même pas du tout, des caricatures
ou des parodies de yoga qui ne valent même pas une bonne
gymnastique. Mais quand il s’agit de yogas « traditionnels » –

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quoique ce mot aussi soit aujourd’hui mis à toutes les sauces –,
comment, de quel droit décider que ce yoga-ci est « inférieur »
et ce yoga-là « supérieur » ? Quiconque parcourrait l’Inde du
cap Comorin à la frontière népalaise et du Cachemire au Ben-
gale trouverait, je suis prêt à parier mon turban sikh reçu à
Hemkund, trente façons de faire le Cobra ou la Pince, bhastrika
ou kapalabhati, toutes « traditionnelles » et transmises par des
« lignées » patentées. Quant aux professeurs européens et
américains, ils ont tant tripatouillé le yoga depuis soixante ans
qu’on ne sait plus très bien – ni eux-mêmes – ce qui vient de
la Tradition et ce qui est de leur propre invention. Mais tout ça
n’est pas grave, tout va bien. Et, disant cela, je ne mets cepen-
dant pas toutes les méthodes sur le même plan, je n’affirme
pas que toutes, dans l’absolu, se valent. Simplement, si vous
suivez avec sérieux, constance, vigilance l’une ou l’autre, vous
arriverez à un certain résultat. Mais vous n’arriverez pas au
même résultat en suivant Van Lysebeth et Iyengar, Desikachar
et Éric Baret (je cite ici des noms que je respecte mais non les
seuls respectables : que personne ne se sente dédaigné et com-
mence à remuer la crête). Car, même si aucun yoga authen-
tique ne saurait être exclusivement physique ou subtil ou spiri-
tuel, il y a presque toujours une couleur, une orientation, une
perspective qui prédominent, si bien que, quand on a un peu
bourlingué sur les mers yogiques, on reconnaît très vite, à tel
signe corporel (une nuque un peu raide, un menton un peu
rentré, un bassin un peu rétroversé ou au contraire tamoules-
quement cambré et serpentin, une façon de déglutir, de bâiller,
de révulser les yeux ou de faire bruyamment pipi) ou à tel
tropisme psychique (gravité, légèreté, austérité, sensualité,
tendance à pontifier ou à se la jouer tantrique), on reconnaît
donc de quelle fabrique sort un élève et par quel maître il a
été formé, formaté ou formolé. Telle méthode va vous ancrer
dans le corps (parfois ce sera dur de lever l’ancre), tel autre
vous gonflera les lotus, une troisième vous ouvrira le cœur.

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Donc, amis dont le choix n’est pas encore définitif, ne vous
trompez pas, ou plutôt trompez-vous, c’est sain et nécessaire.
Un seul conseil : ne suivez jamais Pierre Feuga car il n’a pas de
méthode, c’est un agent de la non-voie infiltré dans les voies,
un guénonodule incontrôlable, un amoral d’Almora.

Mercredi : Je reçois un livre américain d’un barbu réjoui qui


rayonne de toutes ses dents un Éveil improbable mais chromé.
Encore un non-dualiste, encore un Éveillé ! Il n’y a plus que
ça, nous vivons une époque merveilleuse. Ah ! comme j’aime-
rais encore rencontrer un vrai dualiste, têtu, borné, batailleur,
à l’ancienne ! Il n’y en a plus (sauf en politique et en sport,
mais là c’est inévitable, comment gagner sans adversaire  ?).
Aujourd’hui tout le monde est non-dualiste  ; d’ici dix ans
l’Éveil sera devenu obligatoire et, pour les rares non-Éveillés
réfractaires dont je ferai partie, les non-Éveillables patholo-
giques il y aura des soutiens psychologiques et j’espère une
assistance sociale, et parfois des cellules de crise au plus haut
niveau lorsqu’un de ces fossiles ténébreux revendiquera avec
trop de force son droit imprescriptible au non-Éveil.
Donc cet advaitin américain, qui n’a d’ailleurs pas l’air plus
niais qu’un autre, a écrit, en toute modestie, des sûtras où il
mélange des pensées (qui se donnent plutôt comme des non-
pensées, le mental a de ces ruses !) avec des citations réelles
tirées du Vedanta, du Chan, du Tantra (ce pot-au-feu non duel
est aussi très tendance, au point que je me demande si moi
aussi, pour améliorer mes fins de mois, je ne devrais pas écrire
des « Feuga-sûtras »). Pour être juste, cela ne manque pas de
goût, ce n’est pas lourd, pas indigeste, c’est nirvâné à point,
dégraissé à la shûnyatâ et recommandé par les bons guides, –
cet éveillé en effet se rattache à une lignée de non-dualistes
indiens qui se caractérisent par une extrême laideur physique
(laquelle cache sans doute une immense beauté intérieure),
les uns sont décharnés, les autres adipeux, et presque tous,

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sur les photos, arborent un air grognon, verrouillé, pas com-
mode, genre Éveil qui plombe, c’est bizarre quand même, ne
peut-on être non-dualiste et beau ou du moins souriant  ?
Voyez Ramana Maharshi, Shri Aurobindo, Krishnamurti, Jean
Klein, ils essayaient de vous tirer vers le haut (ou vers le cen-
tre, c’est pareil) par leur regard, par leur sourire. Les derniers
Éveillés du kali-yuga soit font la gueule, soit sourient comme
des représentants de commerce. OM Durgâyai namah.

Jeudi  : Coup de téléphone guilleret. On m’invite à la télé


pour une émission sur le tantrisme (ce n’est pas la première fois
et, pour les mêmes raisons, cela n’a jamais abouti). Je demande
à la secrétaire de l’animateur (Méditer-c’est-tromper ?) : « Le
tantrisme ou le sexe  ? » Il est évident, à son rire pas même
gêné, qu’elle ne fait pas la différence : le thème de l’émission
serait évidemment le sexe mais je pourrais donner mon point
de vue de « tantrique » (tant triste !) sur le sexe. Elle est éton-
née de mon refus (je me sens immédiatement classé dans les
puritains graves) mais, brave fille, s’en fout ; elle me demande
juste si je peux lui recommander quelqu’un d’autre, homme
ou femme. A part Abhinavagupta – mais il est très pris, avec
tout ce qui se passe au Cachemire – je ne vois personne.

Vendredi : Je feuillette un livre de yoga (le même que mardi)


debout dans le métro. Un type se penche vers moi : « Faites
gaffe ! Ces trucs-là c’est dangereux. » Je feins l’émoi du novice,
la stupéfaction bafouillante, la candeur abusée : « Vous croyez ?
Vraiment ? Si j’avais su… » Il n’a pas le temps de m’expliquer,
car il descend à la prochaine. Mais il me glisse en descendant,
d’un ton sentencieux : « Prenez garde, ces trucs-là… »

Samedi  : Il n’y a pas que l’Inde qui rend zinzin. La Chine


aussi. Alors que je finis mon cours de Tai-chi dans le parc, un
monsieur qui nous observait depuis un moment (et je m’ob-

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servais en train de l’observer m’observant : excellent exercice)
s’approche d’un air mystérieux : « Excusez-moi, me dit-il, je ne
vais pas vous déranger longtemps, je n’ai qu’une seule question
à vous poser et votre réponse suffira à m’éclairer. – Posez-la. »
Il me scrute au plus profond et d’une voix lente, caverneuse,
ésotérique : « Si je vous dis Phénix rouge, cela vous évoque-t-il
quelque chose  ? » Je réponds platement « Non », bien que
j’aie une vague apparition d’un hybride Cocteau-Lénine. « Je
vous remercie », dit-il avec un demi-sourire entendu, et il me
tourne le dos comme s’il venait de démasquer un membre de
la secte du Dragon vert.

Dimanche : Noël approche et je recule. Je régresse dans une


enfance où Noël voulait encore dire quelque chose. Pas tantri-
que pour un sou, j’allais à la messe de minuit avec ma grand-
mère berrichonne pendant que mes parents, qui croyaient plus
en l’amour qu’en Dieu, préparaient le réveillon. Je m’endor-
mais presque au-dessus de l’oie rôtie (envoyée par la grand-
mère gasconne), retrouvais des forces au dessert et, au matin,
c’était mon frère qui me réveillait avec de grands cris émer-
veillés  : « Pierrot  ! Pierrot  ! Il a passé  ! » Il, c’était bien sûr
le Père Noël qui n’avait pas beaucoup de fric après la guerre,
mais qui avait posé dans mes petits souliers le Trésor de Rackham
le Rouge (à 62 ans, je continue à préférer Hergé à Patanjali).
Aujourd’hui cette période des « fêtes » est celle que j’aime le
moins dans l’année. Non pas parce que je ne suis plus chrétien.
Mais parce que, malgré shivaïsme et tantrisme, j’ai dû le rester
un peu… L’histoire du christianisme commence avec Jésus et
finit avec le Père Noël.

P.S. Pardonnez-moi d’écrire dès décembre une chronique


que vous ne lirez qu’en février, alors que Noël, à venir pour
moi, sera déjà passé pour vous. Mais le Temps, comme disait
Marcel (un grand yogi méconnu et l’un de mes auteurs favo-

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ris, avec Hergé), c’est si relatif… Et je pratique un yoga très
particulier (le pratikâla-yoga) où l’on considère le futur comme
passé et le passé comme à venir : ainsi le Temps éclate et on vit
dans l’éternel présent. Je vous l’enseignerais bien si vous étiez
prêts à perdre votre temps.

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ÉVEIL D’ÉLEVAGE,
ÉVEIL SAUVAGE

À l’instar du saumon, deux variétés d’Éveil se partagent


actuellement le marché spirituel  : l’Éveil d’élevage et l’Éveil
sauvage. Le second a nettement plus la cote : il peut arriver à
n’importe qui, sans préparation aucune ; il ne nécessite aucun
maître, aucune méthode, aucune tradition ; il n’est soumis à
aucun contrôle ; il s’autoproclame et est à lui-même sa preuve
suffisante. Depuis une cinquantaine d’années – et parions que
le phénomène ira croissant – on a donc vu proliférer des expé-
riences de ce type, sous forme de livres-témoignages ou bien
d’enseignements plus ou moins organisés. Un sous-genre par-
ticulièrement prisé est l’Éveil de la Kundalini chez des indivi-
dus n’ayant qu’une connaissance minimale ou fantaisiste des
techniques de yoga. À ceux-là les guides de gastronomie éso-
térique décerneront de préférence le si convoité label « sau-
vage », synonyme pour le grand public d’« authentique ».
Auprès de ces transes serpentines, de ces orgasmes cosmi-
ques, de ces extases melliflues, l’Éveil d’élevage, avec certifi-
cat d’origine et de traçabilité, l’Éveil de papa quoi, fait bien

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pâle figure. Il convient mal à une époque pressée et goulue, où
chacun estime avoir droit à l’illumination comme aux congés
payés ou au droit de vote.
Je me garderai ici de tout choix. Je ferai seulement remar-
quer que tout ce qui est sauvage n’est pas forcément nutritif
ni savoureux, surtout dans un siècle où même les océans sont
pollués : on peut retrouver des métaux lourds dans les pois-
sons sauvages. Quant aux poissons d’élevage, ils ne sont pas
forcément mauvais, tout dépend qui les nourrit et avec quoi.
(Si vous êtes végétarien, cette chronique ne vous concerne
évidemment en aucune manière, vous pouvez arrêter là la lec-
ture ou écrire au courrier des lecteurs pour manifester votre
indignation.)
Et puis, quelle que soit l’origine, il y a l’accommodement :
l’Éveil peut se déguster cru à la U.G., fumé à la Stephen Jour-
dain, sans tête et en papillotes à la Douglas Harding, mi-cuit
à la vapeur de thé façon Tony Parsons, en pavé du CNRS, au
curry tantrique, au ketchup californien, voire avec des tacos
au peyotl à la Castaneda. Le feuilleté d’Éveil à la Krishna-
murti date un peu  ; d’autres anciennes recettes (flambé à la
Gurdjieff, chaud-froid à la Julius Evola) exigent un héroïsme
anachronique et un savoir-faire perdu ; la pointe d’amertume
(sans compter le service grincheux) à la Nisagardatta révulse
les estomacs fragiles, alors que l’Éveil en croûte védantique à
la Balsekar gagne du terrain, en concurrence avec certaines
formules Big Mac d’Éveil américaines. De même, le carpac-
cio d’Éveil, avec ou sans sa fricassée de chakras, semble tenir
la corde chez nos amis transalpins. Chez nous, le consommé
d’Éveil à la Desjardins figure encore sur les bonnes tables, alors
que l’Éveil sauté au wok à la Pierre Feuga ne trouve grâce,
par pure solidarité flibustière, qu’auprès de quelques taoïstes
dévoyés, vieux marins belges ou filles de pêcheurs effrontées.
Beaucoup plus corrects, le sushi d’Éveil et l’Éveil au tsampa,
malgré leur caractère légèrement étouffe-bouddhiste, se sont

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bien implantés dans le pays de Rabelais et de Molière, jadis
célèbre pour son appétit et sa joie de vivre. Le ragoût d’Éveil
à la Rajneesh-Osho et le soufflé d’Éveil, avec sa farandole de
papouilles à la Daniel Odier, restent des valeurs sûres. L’Éveil
moléculaire et l’Éveil transgénique, encore à l’étude et contro-
versés par les vieilles moustaches, pourraient débarquer pro-
chainement.

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L’OUBLI

J’ai eu un vieil ami, sanskritiste brillant, qui un jour a oublié


qu’il avait su le sanskrit ou s’était même intéressé à l’Inde. Il
contemplait les rayons de sa bibliothèque gémissant sous des
centaines de livres – l’intégrale des Védas dans leur version
originale, toutes les upanishads publiées, tous les Purânas et
Tantras disponibles, les Agamas shivaïtes, le Mahâbhârata com-
plet, sans compter les innombrables études, essais, traductions,
biographies, monographies, etc. – oui, il contemplait tout cela
d’un œil incrédule et murmurait : « Mais qu’est ce que c’est
que tous ces bouquins sur l’Inde ? Qui a mis ça là ? »
On me dira qu’il devait être atteint de ce qu’il est convenu
d’appeler la maladie d’Alzheimer. Il se peut. Mais peut-être
avait-il atteint cette lisière où l’esprit commence à se libérer
du mental et à retrouver, dans la stupeur d’abord, son essence
nue. Sans doute avait-il oublié ce qui avait constitué l’intérêt
principal de sa vie, ce à quoi il avait consacré l’essentiel de ses
forces. Cela, d’un point de vue humain, peut être considéré
comme une tragédie, la pire qui puisse arriver à un intellec-
tuel et à un érudit. Pourtant, regardant trembler dans ses yeux
cette persistante lumière, voyant comme transparaître l’enfant

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derrière le vieillard, je ne pouvais m’empêcher de penser que
peut-être, dans le naufrage de sa mémoire et de sa raison, et
à ce prix cruel, mon ami avait enfin trouvé ce qu’il avait tou-
jours désespérément cherché : le Soi.

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LA SEULE URGENCE

Comment être à la fois créatif et réceptif, ouvert et tran-


quille, attentif et détendu ? C’est à mes yeux le véritable art
du yoga. C’est ce qu’on pourrait appeler l’« art spirituel »,
quelle que soit la tradition qui ait notre préférence. Tout le
reste – observances, disciplines, ascèse morale, psychosoma-
tique ou diététique – n’est que préparation, adjuvants et, trop
souvent hélas, obstacles maladroits à l’éveil et à l’épanouisse-
ment de ce pur état d’énergie-conscience. On veut toujours
faire ou défaire, saisir ou lâcher, alors qu’il suffirait d’être, sans
même se demander ce que l’on est. Sans l’analyser, sans le
formuler. Toutes les stratégies prétendues spirituelles relèvent
du mental. Mais, une fois constaté cela, nous ne diabolisons
personne : le mental n’est, à proprement parler, personne. En
tout cas, ce n’est pas un ennemi. C’est un fonctionnaire, préfet
qui se prend pour le ministre, ministre qui se prend pour le
roi. Abandonnez-le à ses fantasmes. Ne faites pas plus d’effort
pour ne pas penser que pour penser. Ne vous encombrez pas
l’esprit avec une nouvelle doctrine, ce serait comme peindre
un mur sale. Ne suivez aucune voie particulière puisque tout
est voie, d’instant en instant. Vous êtes le chemin, le marcheur,

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le point de départ et d’arrivée. Il n’y a que vous et, merveille,
vous êtes insaisissable ! Vous ne pouvez pas plus vous trouver
que vous perdre. Pourquoi vous en faire ? Goûtez ce qui est
là, doux ou amer, fade ou piquant, rien n’est plus urgent que
cette insouciance.

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À contre-courant
Entretien avec Pierre Feuga

3e millénaire, hiver 2006

Vous connaissez bien la tradition du yoga avec ses formes et ses


mouvances contemporaines. Nous souhaiterions commencer notre
entretien avec votre éclairage sur le fameux « yoga de l’énergie » initié
par Lucien Ferrer 1. Cette école particulière relie en effet deux tradi-
tions de l’énergie très dissemblables : celle de la Chine ancienne avec
ses méridiens, et celle des Tantras de l’Inde avec ses « nadis » et ses
« chakras ». Il me semble que cet amalgame doit faire partie des curio-
sités, comment voyez-vous cela ?

Sans hostilité mais sans enthousiasme. A priori je trouve


passionnante la mise en relation de l’énergétique chinoise et
de l’énergétique tantrique. Ce sujet pourrait occuper toute une
vie, et c’est avec une fougue sympathique que Lucien Ferrer

1. Lucien Ferrer, Yoga, Maîtrise de la personnalité humaine, Le Courrier du Livre,


1969.

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et ses continuateurs 1 ont tenté cette synthèse. Il me semble
toutefois que Ferrer n’avait pas la capacité synthétique néces-
saire à une entreprise de cette ampleur. L’aboutissement en
fut, malgré des intuitions justes, un bricolage hybride, un
curieux meccano. Si le « yoga de l’énergie » a un intérêt un
peu baroque, il reste inutilisable en l’état. Les livres de Ferrer
sont d’ailleurs terriblement datés tout en gardant un charme
sépia et suranné.
Finalement, une connaissance théorique et pratique des
deux traditions (sans parler de la tibétaine à laquelle ces gens
se réfèrent aussi volontiers) reste très difficile à réunir chez un
seul individu. Je ne connais pour ma part personne ayant pu
réaliser cette synthèse, même si j’ai rencontré des personnes
qualifiées dans chacune de ces formes. Ce qui ne veut pas dire
que cette entreprise reste impossible. Il ne faut jamais oublier
que les personnes les plus compétentes ne sont pas forcément
celles qui écrivent des livres ou qui font école.

Ça reste en tout cas louable d’avoir voulu donner une cohérence


à des systèmes très éloignés. Il est vrai que, dans le passé, ces systèmes
gardés secrets et leurs adeptes n’avaient pas à se rencontrer, vivant les
uns et les autres sur leur « propre planète spirituelle » (la Chine, le
Cachemire, ou ailleurs). Aujourd’hui, portée par le vent de la mon-
dialisation, la situation est très différente : beaucoup de praticiens et
d’écoles revendiquent une vision de l’énergétique, du corps énergéti-
que, de ses polarités et de ses réseaux d’énergie (méridiens, « nadis »
ou « chakras », etc.).

Aujourd’hui, de nombreuses écoles de yoga mettent l’ac-


cent sur l’énergie, non seulement le kundalini yoga mais dif-
férentes modalités de hatha-yoga. Il est d’ailleurs difficile de se

1. Voir par exemple : Roger Clerc, Yoga de l’énergie – Du physique au psychique,


Le Courrier du Livre, 1976.

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repérer dans ces appellations souvent floues, parfois abusives
et l’écart est souvent grand entre les mots et la réalité… En
tout cas je constate que beaucoup de pratiquants de ces techni-
ques ressemblent un peu à des bateaux sans pilote, des bateaux
ivres voguant et dérivant de stages en séminaires. On passe son
temps à ouvrir de plus en plus de chakras qui se referment. On
est pris dans une espèce de tourbillon sans fin.

Ce type de pratiques est basé sur une recherche de contrôle…

Contrôle forcené, et qui aboutit surtout à un renforce-


ment de l’ego. Car expérimenter c’est magnifique mais en fin
de compte qui expérimente ? qui éprouve ?… Je ne veux pas
reprendre ici un discours védântique à la manière de Ramana
Maharshi ou de Jean Klein, mais malgré tout nous sommes
renvoyés à cette interrogation ou cette énigme après avoir vécu
certaines expériences subtiles, psychiques ou métapsychiques :
l’énigme du sujet, de la conscience.
Au fond, pour y voir clair, il faudrait décoller de cette obses-
sion de l’énergie, très à la mode et certes captivante, pour se
poser la question de l’origine, de la source  : existe-t-il une
source commune à l’énergie et à la conscience et est-il possible
de remonter jusqu’à elle, sans se perdre dans les tourbillons ?
Mais peu de gens posent la question en ces termes. Ce qui les
intéresse ce n’est même pas l’énergie, ce sont les manifestations
de l’énergie, c’est éprouver, jouir ou souffrir, vibrer, se sentir
exister à travers les sensations, les phénomènes et éventuel-
lement les pouvoirs. Mais lorsqu’on devient un petit peu plus
exigeant, rigoureux ou lucide, ou, au sens propre, « désen-
chanté », on ne se contente plus de ces paillettes. On reste sur
sa faim parce qu’on voit que toute expérience donne l’appétit
ou la curiosité d’une autre expérience.
Arrive donc un moment où on en rabat sur cette question
de l’énergie. Sans nier ce vaste domaine, on essaie de creuser

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à un niveau plus profond ou, si vous préférez, de revenir en
amont. C’est là ma démarche, mais c’est plutôt un signe de
vieillissement…

Disons plutôt de maturité !…

Ce que je viens de vous exprimer en tout cas n’est en rien


un reniement du tantrisme. Il s’agit plutôt d’un dépouillement,
d’un approfondissement. Une tentative optimiste de relier, en
quelque sorte, le Védânta et le Tantra, alors que dans ma vie
personnelle, j’ai oscillé de l’un à l’autre en commençant par le
Védânta, puis en continuant par le tantrisme pour revenir au
Védânta, etc. Je pense désormais qu’il s’agit d’une fausse oppo-
sition, et que ces deux voies peuvent être complémentaires
ou peuvent trouver une source commune. En ne suivant que
l’une sans comprendre la beauté de l’autre, on aboutit souvent
à une impasse analogue.

Vous arrivez donc à une étape de votre vie où vous voyez un écueil à
travers ces pratiques de yoga qui ont donné naissance à toutes sortes de
techniques psychothérapeutiques et énergétiques. Ces pratiques attein-
draient-elles leurs propres limites par manque de profondeur ?

La profondeur est toujours là mais il n’y a pas grand monde


pour la sonder. Dans le domaine de l’énergie on trouve peu
de bons guides. Par contre il y a beaucoup d’illusionnistes, de
charlatans, de « petits maîtres » qui s’illusionnent eux-mêmes
avant d’illusionner les autres. C’est le monde intermédiaire et
la séduction, la manipulation y jouent à plein.
Dans le domaine du travail sur la conscience, il existe davan-
tage d’instructeurs honnêtes et compétents, sans évoquer ici
Ramana Maharshi ou Nisargadatta, et en restant à un niveau
plus modeste. Donc moins de risque de se perdre ou de flamber.
Ce sont des voies sèches et peu gratifiantes, où l’ego en prend

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un sacré coup. On peut jouer un certain temps à se dire advaitin,
adepte du chan ou de la non-voie cachemirienne, mais ce sont
des mots, des postures esthétiques qui ne résistent pas long-
temps devant l’ingratitude et l’aridité du travail à accomplir.
Je prédis donc un plus grand avenir – ou proche avenir – aux
voies de l’énergie. Elles sont dans l’air de l’époque. Le fantasme
contemporain d’être toujours en bonne santé, beau, désirable,
performant et pourquoi pas immortel trouve là sa justification
pseudo-spirituelle. C’est l’aspect négatif, caricatural du Tantra,
l’ombre du Tantra qui est en train de dominer le monde.

Vous posiez, tout à l’heure, la question fondamentale : mais finale-


ment quoi faire de cette énergie ?

Bien sûr, on fait un stage de l’énergie, kundalini-yoga ou


autre, et on revient tout flambant, chargé d’énergie jusqu’à la
gueule, crachant le feu comme un petit dragon. Cela dure huit
jours ou quinze, trois semaines ou trois mois, mais tôt ou tard
ça retombe, ça refroidit, on dégonfle et on se retrouve plein
de doute, d’amertume ou de frustration parce que finalement
rien de décisif ne s’est passé. On a remué la surface sans tou-
cher la profondeur. La quête de l’énergie pour l’énergie n’a
finalement aucun intérêt. C’est comme un compte bancaire
qu’il faut toujours réalimenter.
De même qu’être riche pour être riche n’a aucun sens ou
que conquérir le pouvoir politique juste pour le posséder est
débile, de même acquérir l’énergie sans savoir qu’en faire est
totalement absurde.
Cela dit, un travail unilatéralement centré sur la conscience,
le discernement, le détachement, la vacuité, le lâcher-prise, etc.,
peut mener au même fiasco. Le détachement, mais pour quoi
faire ? Être hyperconscient, mais dans quel but ? Pas mal de
sesshin, de séminaires de méditation finissent dans cette séche-
resse, ce désert insipide.

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N’y a-t-il pas alors un manque de connaissance de soi dans la
direction du « Qui suis-je ? » ?

« Qui suis-je ? » ou « Que suis-je » sont des questions excel-


lentes à condition que vous soyez capable de vous les réap-
proprier, de les réactualiser en vous-même, sinon vous n’êtes
qu’un perroquet répétant un mantra. Il ne faut pas s’instal-
ler dans un discours non-duel, il ne faut pas que ça devienne
une rhétorique, un ronron. Ni un fonds de commerce ni une
chapelle ou une niche précieuse qui permet de regarder les
pauvres « dualistes » avec une bienveillance dédaigneuse. La
suffisance de certains soi-disant éveillés est insupportable, on
a envie de leur botter les fesses pour leur apprendre une saine
dualité. Soyons honnêtes : en fait, dans notre comportement
et notre pensée, nous sommes tous dualistes mais parmi les
dualistes il y en a quelques-uns qui, par pose ou par intérêt, de
bonne foi ou de mauvaise foi, s’imaginent non-dualistes ! Ils
le proclament avec aplomb, ou plus finement le laissent dire,
alors on les croit, on les envie, on les admire, on les imite. Cela
ne fait que rajouter de l’illusion à de l’illusion. Cela égare les
gens sincères car il y en a plein ! Je peux me répéter toute la
journée : Conscience = Énergie, Shiva = Shakti ou encore sam-
sâra = nirvâna, ça impressionnera ma gardienne, mais concrè-
tement qu’est-ce que ça changera à ma vie ? Quand la femme
ou l’homme que j’aime me quittera, quand mon enfant se dro-
guera, quand on m’annoncera que j’ai un cancer, à quoi me
serviront ces belles formules ?
Lorsqu’une personne me demande conseil (la malheu-
reuse  !), je ne peux que tenter de dégonfler la bulle dans
laquelle elle se confine, la bulle de la « conscience » ou celle
de l’« énergie ». Au fanatique de la méditation je recommande
l’activité, à l’enragé du tantrisme je suggère le recueillement.
Généralement la personne n’écoute pas ou écoute sans enten-
dre, parce qu’elle se trouve dans un processus de fascination

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presque hypnotique, sous l’influence d’un « maître » ou d’une
« tradition », prête à la rigueur à en changer mais pour une
autre plus valorisante. Elle dit alors : « Ah ! oui, il aime bien les
paradoxes. » ou « il aime bien provoquer  ! »… et ça s’arrête là.
Peu importe d’ailleurs, il ne faut pas chercher à changer les
autres, on n’y pense même pas quand on a compris que neuf
personnes sur dix qui se croient dans une voie spirituelle ne
poursuivent qu’un développement personnel.
Dès qu’on ne se situe plus exclusivement dans l’un de
ces deux pôles (pôle énergie, pôle conscience), on vit alors à
contre-courant. On ne le fait pas exprès, on ne le fait pas pour
être original. On le constate, c’est tout, et ça ne rend ni triste ni
fier. C’est comme l’histoire du verre à moitié plein ou à moitié
vide : si on est pessimiste on dira « cet homme est seul » ; si
on est optimiste on dira « cet homme est libre ». L’homme en
question, lui, ne se dit plus rien. Il boit le verre ou le casse.

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Entretien avec Pierre Feuga

FIDHY infos, décembre 2004

Vous avez publié un certain nombre de livres sur le Yoga, le Védânta


et le Tantra. Quel lien faites-vous entre ces diverses traditions et de
laquelle vous sentez-vous le plus proche ?

J’ai le sentiment d’avoir toute ma vie cherché une seule et


même chose mais je ne suis jamais arrivé à mettre un nom
dessus, peut-être parce que cela n’a pas de nom. Enfant, c’était
un pays imaginaire et idéal. Adolescent, j’appelais cela Beauté,
Art ou Poésie. Plus tard, c’est devenu la non-dualité, l’Éveil, la
Déesse… Mais sous les formes et les appellations variables c’est
toujours identique. Maintenant, pour être plus précis, quand
je suis entré dans un travail spirituel conscient, vers vingt ans,
c’est le yoga et surtout le hatha-yoga qui m’a captivé. Pendant
quelques années j’ai pratiqué avec ardeur et même un certain
acharnement les âsanas, le prânâyâma, etc. Tout ça est très clas-
sique… Puis, à la suite d’une crise profonde, j’ai rencontré Jean
Klein. C’est lui qui m’a fait réaliser la vanité de ces approches

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volontaristes. J’ai compris que, comme il disait, « le mental
ne peut jamais changer le mental ». Tant qu’on reste dans un
cadre corporel et mental, même en se croyant engagé dans une
quête spirituelle, on ne fait en réalité que bricoler, déplacer les
problèmes, élargir sa prison qui reste toujours une prison. Le
hatha-yoga est une discipline merveilleuse mais l’ennui, c’est
qu’on y prend goût et qu’à force de chercher une illusoire per-
fection dans le corps (même le fameux corps subtil), on oublie
l’essentiel. Cela je l’ai réalisé assez vite, grâce à Jean Klein, et
même si, épisodiquement plus tard, des tentations disciplinaires
et volontaristes sont revenues, je suis resté fidèle à l’approche
non duelle… À l’époque, Jean Klein donnait essentiellement
un enseignement védântique, il se référait très rarement, du
moins avec moi, au tantrisme du Cachemire. Cependant il m’a
conseillé de lire le Vijnâna-Bhairava, dans la traduction de Lilian
Silburn, une œuvre qui a mis longtemps à germer en moi mais
qui, vingt ans plus tard, a bouleversé ma vie.

Jean Klein reste donc pour vous la référence essentielle ? Vous consi-
dérez-vous comme un de ses continuateurs ?

Je ne me pose pas la question. Si quelque chose de moi le


prolonge, c’est sans le savoir et quiconque viendrait me voir
pour retrouver Jean Klein serait déçu. J’ai eu la chance de tra-
vailler avec lui à une époque où il n’était pas encore très connu
et toujours dans une relation particulière, directe, discontinue,
presque ludique. Songez que j’étais un tout jeune homme,
passionné, bouillonnant, exigeant, lui était un homme de
soixante ans, serein, pacifié, dans une forme physique rayon-
nante, riche d’une expérience extraordinaire dans tous les
domaines. J’étais subjugué. Mais, au-delà de ces phénomènes
de projection et d’idéalisation normaux, je crois qu’au fond
nous avions une affinité subtile : est-ce au niveau de l’art, de la
sensibilité, de la liberté, de l’aventure, du détachement ? Diffi-

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cile à dire. En sa présence (et même en son absence, dès que je
l’évoquais) je ressentais une vibration unique, ma vibration, et
une saveur unique, ma propre saveur. Cela est du domaine du
mystère et cela à mes yeux vaut toutes les initiations « réguliè-
res » dont les gens sont si avides… J’ai eu d’autres instructeurs,
reçu d’autres influences mais ma rencontre avec Jean Klein
garde une fraîcheur sans pareille.

Pourquoi l’avoir quitté alors ? Vous racontez dans Le Chemin des


flammes qu’après avoir suivi l’enseignement de Jean Klein pendant
quelques années, vous avez brusquement tout plaqué, vie profession-
nelle et voie spirituelle, pour aller voyager, et qu’à votre retour, sept ou
huit ans plus tard, vous n’avez quasiment jamais revu votre maître.

Cela est vrai. Il y a que je cherchais la liberté, l’autonomie,


que je ne voulais pas m’agréger dans des groupes, des chapel-
les, devenir le représentant officiel de tel ou tel gourou. C’est
ma nature, peut-être une force ou une faiblesse, une humilité
ou un orgueil ? Je passe, je crois, pour quelqu’un de gentil, de
tolérant, de doux, mais je suis en fait intérieurement, ou j’étais,
très violent, je peux rompre en une seconde dix ans de vie. Et
puis il y a le karma familial. Mon père était un aventurier, une
sorte de gentilhomme corsaire égaré dans notre siècle. Un de
mes frères navigue depuis quarante ans. Toute ma jeunesse
j’ai baigné dans un climat de voyage, d’exotisme, d’anticonfor-
misme, voire de refus des lois. Chez nous défilaient des gens fort
pittoresques, des anarchistes, des chercheurs d’or, des grands
plumeurs de chimères… J’ai gardé une tendresse pour ce type
d’individus (en voie de disparition, semble-t-il) et je regrette
qu’il n’y en ait presque pas dans les milieux dits « spirituels »
où les gens sont souvent d’un conformisme affligeant.

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Que vous ont appris ces grands voyages ? Y avez-vous trouvé ce que
vous cherchiez ?

Non, bien sûr, on trouve toujours autre chose que ce qu’on


cherchait. J’ai vérifié la parole tantrique  : « Ce qui est ici est
partout, ce qui n’est pas ici n’est nulle part. » Sur un plan ultime
il ne sert à rien de voyager. La vérité, l’Éveil ne se trouve pas
plus à Bénarès qu’à Levallois-Perret. Une HLM ou un ashram,
c’est pareil. Mais je peux dire que ça, je le savais dès le départ.
Et donc je suis parti sans illusions et revenu de même. Mais
entre-temps… c’est l’entre-temps qui compte, c’est le voyage
lui-même, non le but ou le prétexte du voyage… entre-temps
donc j’ai amassé tant de lumière, mon âme s’est tant élargie, a
tant vibré, palpité, pleuré, joui que je ne regrette rien, je bénis
cette longue période, même si elle a été parfois douloureuse.

Douloureuse ?…

Oui, je sais, cela peut paraître étonnant : de quoi se plaint


ce type qui a passé sept ans de sa vie sur un beau voilier, dans
les mers du Sud, pendant que nous, nous besognions dans des
bureaux ou sur des tapis de yoga ?… Eh bien, d’abord, je crois
que personne ne sait vraiment ce qu’est la solitude tant qu’il
n’a pas mené la vie de marin. C’est le symbole le plus parfait de
la quête spirituelle : une errance qui n’a plus vraiment de but,
des arrachements sans fin, des attachements impossibles et en
même temps inévitables, une liberté extraordinaire aux yeux
des terriens mais illusoire aussi parce que vous êtes avant tout
soumis aux éléments, à la mer… et, tant pis pour le mauvais jeu
de mots, à la Mère, à la Shakti toute puissante qui se joue de
vous de vague en vague. Cela est initiatique parce que vous ne
pouvez rien si vous ne vous soumettez pas d’abord à cette Force
qui vous dépasse. Pour aller contre le vent vous vous aidez du
vent. Vous devez être très humble et aimer cette puissance,

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même quand elle vous est hostile. Sinon vous faites comme ce
Roi des Perses qui fit fouetter la mer par ses soldats : cela ne lui
a pas porté chance, la mer est toujours la plus forte.

C’est donc, d’une certaine manière, l’expérience du voyage et de la


mer qui vous a amené au Tantra ?

Au Tantra vécu en tout cas. Auparavant ma connaissance


n’était que théorique et livresque. Mais il y a eu aussi la rencon-
tre avec la féminité dès mon premier voyage en Asie du Sud-est,
avant cette longue croisière. Je n’ai pas choisi le tantrisme, c’est
lui qui m’a saisi, possédé. À travers des lieux, des paysages, à tra-
vers la Nature, et aussi à travers des femmes avec qui je n’avais
pas forcément des relations intimes mais dont il me semblait
capter l’essence, le parfum, le rythme, la vibration, l’énergie en
un mot. C’était une imprégnation quasi magique, fascinante et
parfois dangereuse. Je crois que je suis devenu, par mes voies
sauvages, anarchiques, intuitives, ce qu’on appelle en Inde un
shâkta, un servant et un adorateur de la Déesse. Cela partait du
cœur et embrasait tout mon être, me soulevait entre la terreur
et la joie, cette intensité est pratiquement impossible à décrire,
sauf peut-être dans des poèmes ou des contes si j’y parviens un
jour. Comme les gens ne savant pas du tout ce que c’est, comme
très peu – même parmi les prétendus spécialistes – en ont vrai-
ment une expérience directe, ils rattachent cela à la sexualité et
partent dans des délires ridicules qui rapportent d’ailleurs aux
gourous d’opérette beaucoup d’argent.

Vous ne croyez donc pas à tous ces cours de Tantra qu’on trouve
maintenant à foison  ? N’y a-t-il vraiment là rien d’intéressant ni
d’authentique ?

Je ne connais pas tout ce qui se passe ou se fait dans ce


domaine. Il y a peut-être des gens très bien qui pratiquent dans

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la discrétion. Mais les gourous à la mode, oui, j’ai du mal à
les prendre au sérieux. Le peu de « tantrikas » avec qui j’ai
été en contact en Europe ou en Amérique m’ont paru peu
convaincants, au mieux vagues et flous et, au pire, franche-
ment grotesques. Généralement ils – ou elles – sont d’une
ignorance crasse par rapport aux textes, à la tradition écrite.
Mais ils s’en justifient en disant que dans le Tantra seule l’ex-
périence vivante importe. Je veux bien mais peut-on expéri-
menter pour le plaisir d’expérimenter et, si on le fait, jusqu’à
quel point a-t-on le droit d’entraîner les autres dans ses pro-
pres fantasmes ? Il y a tant de déséquilibrés dans ces milieux,
de naïfs et de paumés qui s’imaginent pouvoir régler leurs pro-
blèmes sexuels ou psychologiques à travers le Tantra ! Je suis
le contraire d’un puritain. Que chacun vive ses désirs comme
il veut ou comme il peut mais ce n’est pas la peine de camou-
fler tout ça sous un jargon sacré. Pas la peine d’en appeler au
Cachemire pour de banals massages ou de molles papouilles.
Pas la peine d’appeler Arlette Râdhâ ou Marcel Shiva. Trouver
un bon partenaire tantrique est extraordinairement difficile. Et
même si vous l’avez trouvé, ça ne suffit pas. Pour dépasser la
dualité, il faut être trois, et ce troisième n’est pas humain : c’est
la Déesse. Si la Déesse ne leur accorde pas sa grâce, même un
homme et une femme qui s’entendent parfaitement ne peu-
vent rien. Mais même ça j’hésite à le dire. Car les guignols en
question se réfèrent eux aussi à la Déesse. Nous n’avons pas dû
être branchés sur la même.

Je suppose alors que vous ne croyez pas davantage au kundalini-


yoga ?

Mais si, j’y crois et c’est justement pour cela que je supporte
mal les caricatures. Je crois en la réalité, en l’authenticité de
toutes ces choses : voie de la main gauche, maithuna, kunda-
lini, etc. Ce dont je doute, c’est de la possibilité de les pratiquer

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et de les vivre dans notre monde moderne hypermentalisé,
tellement « informé », fait d’avidité, d’agressivité, de compé-
tition, où la spiritualité n’est plus qu’une marchandise comme
une autre. Même en Inde, cela est devenu problématique. Il y
a trente ans de cela un de mes amis, passant dans une région
de l’Inde très peu fréquenté des touristes, fut l’hôte d’un vieux
maharaja qui vivait quasiment seul dans un palais délabré.
Un seul fils lui restait qui écoutait du rock toute la journée.
Le vieux prince possédait une extraordinaire bibliothèque de
livres tantriques à moitié rongés par les rats ou moisis. La tra-
dition dont il était dépositaire était très spécifique, originale,
basée sur une science opérative des couleurs. Mon ami, qui
était un esprit ouvert et curieux, manifesta le désir d’être initié
à cette tradition. « Fort bien, lui dit le vieux maharaja, mais
combien de temps pouvez-vous rester auprès de moi pour que
je vous l’enseigne ? – Oh, je ne sais pas, répondit légèrement
mon ami, j’ai tout mon temps, je ne suis pas pressé. – C’est-
à-dire ? – Bah… Deux mois, même trois mois, j’ai obtenu de
longues vacances. – Vous n’y êtes pas, soupira le vieux. Si vous
n’êtes pas prêt à rester vingt ans, c’est inutile. » Il mourut
d’ailleurs peu après et sa science se perdit avec lui.

Voulez-vous dire que, pour aborder ces voies difficiles, nous man-
quons surtout de patience ?

Nous manquons plus encore de ferveur, d’intensité. Nous


ne sommes pas capables de maintenir l’état de désir qui est
pourtant essentiel. Nous voulons le plaisir et le plus vite pos-
sible. Or le désir est beaucoup plus important que le plaisir.
Un véritable tantrique vit dans un perpétuel désir mais qui
n’entraîne aucune frustration. Rien ne lui manque en réalité,
il laisse la Shakti jouer en lui et même, si elle le désire, se jouer
de lui.

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Vous faites d’assez fréquentes allusions aux traditions chinoises,
notamment le taoïsme et le chan. Vous ont-elles apporté quelque chose
de plus ou de différent du tantrisme hindou ?

L’Inde et la Chine m’ont toujours fasciné à parts presque


égales, ce qui est, je crois, relativement rare car on a l’habitude
de souligner plutôt les antagonismes entre ces deux civilisa-
tions. Moi je me sens bien dans les deux et je les vois plutôt
complémentaires, comme yin et yang  : autrement dit il y a
un « point de Chine » dans la moitié du cercle hindou et un
« point de l’Inde » dans la moitié chinoise. Les Indiens ne sont
pas aussi exclusivement contemplatifs, mystiques, amoureux
de la permanence qu’on le prétend souvent et les Chinois ne
sont pas aussi activistes, pratiques, terre à terre qu’on veut bien
le dire. En tout cas, dans les « arts martiaux internes », comme
le Tai ji quan et d’autres, je trouve une subtilité, une profon-
deur, une saveur équivalentes à celles du yoga tantrique, quoi-
que les formes paraissent très différentes. Passer d’une disci-
pline à l’autre, les fondre sans les confondre, c’est pour moi un
bonheur toujours renouvelé.

Pour le stage que vous nous proposez en été, vous avez choisi cette
appellation : « Plénitude et vacuité dans l’advaita-yoga ». Pouvez-vous
un peu préciser ces termes ?

Je reconnais qu’ils frôlent le paradoxe. On associe souvent la


plénitude à l’expérience védique, à la sensibilité upanishadique :
ce monde est « plein », plein de divin, saturé d’être, de conscience,
de béatitude. D’un autre côté la notion de vide, de vacuité n’est
pas étrangère à l’Inde, on la trouve bien sûr dans le shivaïsme du
Cachemire mais aussi, en filigrane, dans la Mândûkya-upanishad
et la Kârikâ de Gaudapâda (deux textes chers à mon cœur), en
relation avec une approche négative, « apophatique » comme
disent les savants, du Réel (ne jamais dire ce qu’est le Réel mais

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dire ce qu’il n’est pas). Pourtant, plus généralement, c’est au
bouddhisme Mahâyâna qu’on associe les notions de vide ou de
vacuité. Je n’ai pas la prétention, dans ce stage, de réconcilier
deux « frères ennemis » que seraient le Védânta et le boudd-
hisme à travers les noces hypothétiques de la plénitude et de la
vacuité. Mais enfin, c’est pour moi une manière de rendre hom-
mage à deux traditions qui m’ont également nourri… Quant à
parler d’un « yoga non duel ou non dualiste » (advaita-yoga),
c’est encore un de ces paradoxes pour la bonne cause, puisque
le yoga classique repose sur un dualisme de base emprunté au
Sâmkhya (Purusha et Prakriti, l’Esprit et la Nature), même s’il se
donne pour but de le dépasser. Or, dès le départ de la pratique
du yoga, ainsi que me l’a enseigné Jean Klein, la perspective
non duelle doit être affirmée, elle ne doit pas être située dans
un « ailleurs », dans un « après », elle ne doit pas être conçue
comme un « idéal » métaphysique lointain et abstrait. Ce n’est
pas un simple point de philosophie que j’évoque là (du genre
querelle de pandits ou de brahmanes entre tenants du Yoga et
tenants du Védânta), non, c’est vraiment vital. Cette orientation,
ce choix du non-duel change complètement l’esprit de la prati-
que (même corporelle ou respiratoire) par rapport au yoga de
Patanjali ou aux yogas tantriques du genre « pur et dur », dans
lesquels tout est savamment construit, organisé, hiérarchisé,
où l’on est toujours dans la progression, l’effort, l’évolution, le
« devenir mieux ou autre ». Dans l’advaita pas de progression,
pas d’évolution, pas d’effort, pas de devenir. Tout ce qui se pré-
sente dans l’instant est forcément parfait, juste, est déjà réalisé. Si
ce n’est pas ici, ce n’est nulle part. Si ce n’est pas maintenant, ce
ne sera jamais… Cela ne veut pas dire que vous êtes désormais
« éveillé » (d’ailleurs, si vous croyez l’être, c’est que vous ne
l’êtes pas). Mais cela entraîne une immense détente, une paix
profonde, dynamique et aimante, une immense ouverture…
Une île ouverte sur l’Océan !…Si vous le souhaitez, nous pour-
rons en reparler un peu avant le stage.

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épilogue

FELIX QUI POTUIT RERUM


COGNOSCERE COSAS 1

par Jean Papin

à l’occasion de la publication de ces quelques textes de Pierre Feuga,


les éditions Almora m’ont aimablement proposé d’écrire cette postface,
en guise d’épilogue.

Pierre Feuga nous a quitté au printemps 2008, ne laissant


que des regrets.
Nous verrons, au long de ces quelques pages, combien cette
citation de Virgile s’accorde à la démarche du personnage, lui-
même éminent latiniste.
Il y a vingt et un ans, j’ai rencontré Pierre et sa compagne
Lisbeth à Paris pour la première fois. Il m’avait fixé rendez-
vous au café de Flore, comme il se doit pour des gens qui se
piquent d’écrire. Ensuite, après une petite promenade créti-

1. Virgile (Géorgiques II. 489). «  Heureux celui qui a su pénétrer les causes
cachées des choses. »

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nisante dans le Quartier Latin, il souhaita m’inviter à dîner
dans un restaurant grec pour me faire savourer les charmes
de la cuisine hellénique. Attirés par un rabatteur expérimenté,
nous entrâmes dans le sanctuaire. Nous fûmes les seuls clients
de cette gargote, seuls convives à déguster le plus infâme des
repas ! à aucun moment nous n’avons pu échanger une parole,
tant l’orchestre et la chanteuse qui étaient censés égayer la soi-
rée se montrèrent bruyants et pitoyables. éreintés et frustrés,
nous décidâmes de finir l’aventure boulevard Saint-Germain à
la Rhumerie où, après force punchs au gingembre, nous nous
quittâmes passablement éméchés.
Mais pourquoi s’étendre sur une anecdote aussi banale  ?
Tout simplement parce que, à cause d’elle, Pierre m’a plu d’em-
blée. En fait, nous étions de joyeux lurons, sans mondanités et
indifférents aux contingences et aux opinions de nos lecteurs
qui parfois nous attribuaient des vertus et une morale exem-
plaire, ou encore une sainteté digne des stylites. Ce besoin
incurable que manifestent les gens de vous classer dans des
catégories bien définies et conformes à leur désir, nous a tou-
jours paru à tous deux aussi futile qu’inquiétant. Le monde ne
supporte pas les inclassables. Et P. Feuga était un de ceux-là. Je
veux dire par là qu’il m’apparut très vite comme un homme
aux multiples facettes  ; ce qui faisait sa richesse et aussi son
mystère. Les nombreuses facettes d’un cristal rehaussent son
éclat et sa splendeur.
Sans jamais développer d’angoisse ou de pathologie, et, aussi
contradictoire qu’il y paraisse, il a su concilier en lui recherche
de vérité, poésie, passion, truculence et rigueur, jovialité et
rudesse, jouissance et ascèse, vagabondage au gré des océans et
stabilité de l’immobile, tristesse infinie et joie ardente. Portrait
assez significatif d’un parfait adepte du tantrisme, capable de
manier les contradictions les plus insurmontables.
Il consacra sa vie à la recherche de l’éveil, à cette quête incer-
taine qui seule peut éclore dans l’instant du paradoxe extrême. Il

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avait compris l’urgence, la puissance salvatrice du présent immé-
diat qui, d’ordinaire, échappe à nos sens amoindris et pervertis.
Après cette première rencontre nous nous sommes revus
de temps en temps ; nous avons échangé des courriers sur les
sujets qui nous tenaient à cœur (il préférait l’épître au télé-
phone). Nos relations, non interrompues mais plus discrètes à
cause de la distance, se resserrèrent quand il créa, avec Claude
Bard, les éditions Almora et qu’il me proposa d’éditer certains
de mes ouvrages.
C’était un être rare, exempt de mensonge et de rouerie,
d’une parfaite urbanité mais sachant aussi montrer une belle
sévérité ; d’une honnêteté sans faille, il ne jouait pas mais était
enjoué, lucide, généreux au point de rester pauvre ; ni fat ni
prétentieux, il possédait une vaste et solide culture, une grande
érudition qu’il avait le bon goût de ne pas étaler, preuve d’une
remarquable intelligence dont il nous laissa l’empreinte dans
sa vie, ses écrits et au travers de la délicatesse avec laquelle il
traitait ses amis. N’en déduisons pas pour autant qu’il fut atone
et complaisant. Malgré sa bonhomie et sa noblesse de cœur il
n’aurait pu admettre qu’on le dérangeât pour des riens. Les
importuns étaient vite éconduits. Peut-être pressentait-il déjà
que le temps lui était compté. Il se montrait dynamique, vif,
parfois corrosif, agacé ou indigné, capable de pulsions puissan-
tes mais maîtrisées, car il savait qu’il devait se servir de toutes
les passions, de toutes les sensations pour nourrir son obses-
sion d’approcher l’éveil. Il s’y exerçait sans cesse. Lui qui nous
semblait si réservé et pudique pouvait soudain se révéler un
véritable érotomane débridé comme on le découvre dans quel-
ques passages de son dernier roman.
Il détestait l’hypocrisie qui singe le détachement. Bourlin-
gueur infatigable, il parcourut toutes les mers du globe. De
l’Amérique du Sud à l’Océanie, de l’Asie à la Méditerranée,
chacune de ses étapes, même les moins heureuses, fut matière
à expérience et à enrichissement intérieur.

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En 1966-67, il se jette à corps perdu dans l’ascèse et le
hatha-yoga, avec une fougue encore juvénile, jusqu’à s’aper-
cevoir de la vanité d’une telle démarche ; et il avoue : « En
même temps que je croyais me dépouiller, je ne cessais d’ac-
cumuler des notions inutiles ou entachées de syncrétisme. Je
voulais me libérer du «mental», selon le jargon orientalisant,
et pour cela, je le dilatais comme une énorme bulle ! » (in Le
Chemin des flammes, p. 23.)
Bien peu de pratiquants de cette discipline parviennent
à se défaire de ce carcan et restent enkystés dans l’obscurité
de leur névrose  ; encouragés par leurs maîtres qui sont des
mystificateurs plus malades qu’eux-mêmes, ils se laissent aller
avec délice aux appels de leur nature morbide. Pierre eut une
grande chance. Il abandonna ces stupidités car, dit-il encore :
« à travers toutes les expériences que j’ai tentées, ma nature
est demeurée désespérément saine. » Et cela grâce à l’humour
inné et salvateur qu’il possédait.
En juin 1968, sa rencontre avec Jean Klein fut décisive et,
comme il l’exprime « fit éclater toute l’ombre que j’avais accu-
mulée depuis deux ans ». Il trouva en lui un véritable maître
qu’il dépeint comme « un magicien du corps et un aventurier
de l’esprit » et qui le séduisit complètement. Moi-même je n’ai
pas connu cet homme que beaucoup décrivent comme un être
au charisme exceptionnel. De lui je n’ai lu qu’un seul livre
d’entretiens, L’Insondable silence ; il ne m’a pas marqué.
Maintenant, venons-en aux ombres de notre amitié. Pierre
Feuga a accueilli l’œuvre de René Guénon comme un remède
à tous ses faux pas antérieurs. Bien qu’il y trouvât «  quel-
ques lacunes et quelques exagérations, certaines rigidités et
certaines idées fixes  » et jugeât outrée son exécration de la
psychanalyse en ce qui, au moins, concernait Jung (un des
seuls jugements qui pourtant serait capable de rendre Guénon
acceptable, car à bien y regarder, Jung fut le pire  !), il resta
un ardent admirateur de cet homme qu’il qualifia de « vieux

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musulman pauvre et droit ». Pauvre et droit sans aucun doute,
mais pour moi illisible, ennuyeux et suranné. Cette recherche
de l’universalisme, de la Tradition, du «  tronc commun des
religions » commence à dater sérieusement (et ne parlons pas
des «  guénoniens  », insupportables et plus royalistes que le
roi). J’ai tenté sa lecture, sans pouvoir poursuivre au-delà de
deux volumes tant je fus harassé. Si je m’étends quelque peu
sur ce sujet c’est parce qu’il fut, entre nous, l’occasion d’une
polémique un peu vive mais qui, cependant, n’entama en rien
notre amitié et, paradoxalement, raviva ma sympathie envers
Pierre à cause de sa franche véhémence.
Deux autres auteurs du même domaine l’ont également
touché : Julius Evola, ce vieux tantrique ambigu et fascisant,
et Alan Watts, l’aventurier ; il reconnaissait en cet « ivrogne
taoïste » quelque chose de sa propre nature qui le portait, dit-il,
« à ressentir la vie spirituelle plutôt comme une aventure que
comme une discipline ».
Jusqu’à la fin de sa vie il a enseigné le yoga (je me dois donc
d’en parler) et le tai-chi, dans cet esprit de liberté, sans entrave
ni embarras d’un possible amalgame. Les deux apprentissages
lui paraissaient complémentaires.
Il ne préparait jamais ses cours, donnait ce qu’il savait, spon-
tanément, au gré de l’instant et des sensations qui le traver-
saient. Cela le rendait d’autant plus authentique et attachant,
insoupçonnable d’académisme et de la moindre imposture qui
toujours guettent les petits maîtres imbus de leur savoir livres-
que.
Le yoga ne peut s’exercer à l’instar d’un métier. En faire
une profession devient vite suspect.
Au lieu de distribuer des programmes et des petits papiers,
au lieu de s’écrire des pense-bêtes au cas où la mémoire ferait
défaut, les enseignants devraient ouvrir leur cours en deman-
dant à leurs élèves de prononcer un seul mot, n’importe lequel :
jour, soleil, mélancolie, chaussette, bois, printemps, corned-beef,

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chaleur, lapin, etc. Ce mot, quel qu’il soit, doit mettre en branle
leur intuition, telle la graine de moutarde qui fait prendre la
mayonnaise. Si l’on vit soi-même ce que l’on prétend ensei-
gner, la moindre sollicitation, un mot, un geste, un son, un pet,
devient un déclic. Dès lors on n’a même plus besoin de savoir
ce que l’on dit. La source coule naturellement.
On peut comparer cette façon de faire à l’improvisation
musicale. Les maîtres indiens du râga qui possèdent leur sujet
et la technique à la perfection se laissent porter par ce genre
de spontanéité. Ali Akbar Khan, célèbre et génial joueur de
sarod, disait qu’avant un concert il ne savait jamais ce qu’il
allait interpréter ; trois effleurements des cordes… et l’instru-
ment lui indiquait le râga qu’il devait jouer.
Quant aux petits musiciens, même virtuoses et talentueux,
ils peuvent tromper et éblouir un public non averti, mais ils ne
feront toujours que ressasser les stéréotypes qu’ils ont appris.
Les enseignants de yoga appartiennent principalement à
cette deuxième catégorie, les perroquets du savoir. Ils ont lu des
choses dans les manuels et les traités, ont fréquenté des maîtres
incertains, vont en Inde caresser les lingas beurrés au fond des
temples et rabâchent à longueur de vie leurs connaissances lit-
téraires. Ils ingurgitent puis régurgitent sans avoir digéré. Leur
enseignement, c’est du vomi ! Pour employer une expression
triviale « ils n’ont rien enviandé ». Ils peuvent être fins pédago-
gues et avoir beaucoup d’élèves zélés et admiratifs qu’ils savent
combler en leur donnant ce qu’ils attendent. Dans le souci
de ne pas les décevoir, ils tentent de leur apporter toujours
une nouveauté en dévoilant des techniques secrètes. Comme
les élèves en demandent et en redemandent, et pour ne pas
que périclite leur fonds de commerce, ils en ajoutent, dépas-
sent leurs limites, sortent alors de leur musette quelque petite
viande ésotérique bien racornie et insidieusement, deviennent
de véritables imposteurs, bientôt héros du sacred business.

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Pierre n’appartenait pas à cette engeance. à son égard il
eut même souventes fois le verbe haut et la dent dure. Cela lui
valut par moment des critiques acerbes ou des dédains appuyés.
à en croire ses élèves, il procédait plutôt dans le style de l’im-
provisation contrôlée. Je n’ai jamais assisté à ses cours. Jamais
non plus à ceux de quiconque, ce qui m’évita toute tentation
de jugement péremptoire. Cependant, dans ce milieu volon-
tiers élitiste, tout se sait et la rumeur va bon train. Certains qui
ont fréquenté ses stages disaient avec mépris qu’il était désin-
volte et proposait un yoga « mou ». Il s’agissait des partisans
du yoga « dur », aimant se faire tourmenter par des postures
et des souffles éreintants ; j’ai connu ce genre de personnages,
adeptes de l’athlétisme spirituel, gymnastes insatiables, pervers
de la torture purificatrice, tirant leur miteuse kundalinî avec
des ficelles, sentant leurs maigres cakra vibrer comme des gre-
nouilles en rut. Trente ans plus tard je les retrouve dans leurs
pratiques et leur pseudo-ascèse imbécile, englués à jamais dans
leur certitude bornée, caressant l’espoir d’atteindre la pléni-
tude, peut-être aussi celui que cette discipline puisse un jour
être admise aux Jeux Olympiques.
Quant au yoga « mou » c’est celui des oisifs, des mondains,
des psychologues et des paresseux.
Mais dans les deux camps on rencontre autant d’inquiets,
de frustrés, de malades incurables qui se composent et entre-
tiennent un personnage de yogi très averti, visitent les sanc-
tuaires, les ashrams et autres lieux de perdition.
Pierre n’était ni mou ni dur. Il se foutait de ces distinctions
et de son image de marque. Loin des luttes intestines entre éco-
les, indifférent aux guerres picrocholines auxquelles se livrent
les fédérations, il naviguait sur d’autres eaux moins glauques
et plus profondes. Donc il était aimé des uns et critiqué par les
autres.
Mais brisons-là avec le yoga. Avec Pierre nous partagions
le même sentiment sur ce sujet qui m’agace particulièrement,

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au point d’avoir depuis longtemps cessé toute activité en
ce domaine trop équivoque. Car, finalement, les ravis et les
détracteurs sont de la même farine. La vérité est ailleurs.
Nous partagions des opinions, beaucoup d’idées et la certi-
tude d’une possibilité, certes infime, d’accès au « sans-accès »,
ce qui rendait d’autant plus passionnante cette démarche bien
hasardeuse. Nous savions tous deux que «  l’éveil  » exigeait
non-faire et lâcher-prise, une totale disponibilité qui ne peut
être objet de préméditation. Nous savions que les propositions
des religions et des ascèses classiques n’y mènent pas et qu’elles
ne sont que mensonge pour apaiser la peur du vide, une conso-
lation, un leurre puisqu’elles imposent un choix. Quand sub-
siste le choix, aussi grandiose soit-il, nous restons prisonniers
des griffes de la dualité. Il nous reste si peu de chances ; mais
sait-on jamais… Scepticisme ou lucidité ? Nous nous accordâ-
mes en constatant que nous étions des « pessimistes joyeux » ;
le qualificatif nous convenait.
Mais, si beaucoup de choses nous rapprochaient, nous avi-
ons aussi des divergences. D’abord, il écrivait bien, perfection
de la langue et du style, à laquelle je n’oserais prétendre. Il se
méfiait des religions, de l’obscurantisme qu’elles engendrent,
de ce que l’on appelle l’intégrisme, des faux gourous, des
impostures, mais il gardait la certitude qu’il existe une conti-
nuité de la Tradition ésotérique, une foi dans la transmission
de maître à disciple, un certain espoir souterrain que tout cela
n’était pas un rêve obsolète enfoui dans un passé mythique.
L’espérance, ou l’utopie, lui a permis de nous livrer un chant
clair, encore gros d’allégresse, alors que le mien est un chant
funèbre définitif.
Très lucide, sans illusions sottement optimistes sur l’avenir
du monde, il était cependant plus nuancé et moins radical que
moi qui considère que toutes les religions (particulièrement les
religions monothéistes) et les traditions dites spirituelles sont
les pires fléaux de l’humanité (j’inclus bien entendu dans cette

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liste les idéologies qui ne se réfèrent pas à un dieu, marxisme,
anarchisme, libre pensée, etc.). Toutes nous enseignent le
mensonge et l’hypocrisie, toutes présentent des justifications
humanistes : mythe du progrès, bonheur de l’humanité, déli-
vrance dans l’au-delà, alors que le seul but de ce monde est
le profit. Cette intelligence qui nous a été donnée pour la
connaissance s’est vite dévoyée vers les utilités. Les valeurs spi-
rituelles, morales, religieuses, civiques sont devenues la source
de tous les conflits, de tous les affrontements et de tous les
fanatismes.
Quant à la civilisation, elle n’a aucun avenir. Je sais qu’elle
sera irrémédiablement anéantie ; et c’est le seul constat qui la
rende acceptable. Immense vanité que de croire le contraire !
L’énergie cosmique engloutit tout. Il ne s’agit pas de justice
divine ou du doigt de ce Dieu vengeur qui n’est qu’un pur
concept du mental humain. Il n’existe ni créateur ni création.
Il y a «  ce qui est  », le mouvement infini de la Toute-cons-
cience. Nous en sommes le fruit et la proie. Inutile de nous ras-
surer avec les religions et les idéologies exsangues. Si Nietzsche
n’avait pas sombré dans la folie, il aurait eu raison. « Ce qui
est », l’univers, le monde n’a aucun sens. Il n’y a aucune intel-
ligence, aucun dessein prémédité. La Toute-conscience opère
dans l’impersonnalité. Nous sommes les jouets de l’énergie qui
sans cesse émane de la fluctuation du vide, comme l’ultime
rayon de la sphère de causalité. Dès lors, les plus petites dimen-
sions et les espaces ultra-microscopiques se dilatent au gré de
sa puissance pour déployer les univers.
Pierre avait compris qu’elle était la seule force dont il fallait
prendre conscience, la seule voie accessible parce qu’elle est le
dynamisme même. Les autres voies restent abstraites et céré-
brales. Il l’a appelée, il l’a recherchée avec avidité dans toutes
ses manifestations, dans toutes les déclinaisons des sensations,
dans tout ce que la nature nous offre ; sa shakti, sa déesse tant
aimée, il l’a personnifiée dans la femme, dans les élans vitaux,

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dans l’exaltation de tous les sens. Je suis certain que parfois
il a frôlé son sein et qu’il a respiré son haleine stupéfiante et
mortelle ; mais, peut-être, n’a-t-il pas su s’en délivrer à temps,
car cette dame envoûtante et qui peut vous combler exige tout.
Tour à tour bienveillante et cruelle, cette force cosmique agit
dans la dualité pour donner vie et reprendre dans la mort. Tel
est son rôle.
Nous sommes dans l’ère du Kali-yuga, l’âge de fer, dans une
période où la dégradation s’accélère, où l’énergie nous dévore
plus qu’elle nous aide à vivre. Il n’existe en cela aucune puni-
tion divine. Il s’agit tout simplement d’une évolution naturelle
et impérative qui répond au deuxième principe de la thermo-
dynamique, l’entropie croissante. Avant le renouveau, toujours
réitéré, il faut encore subir. Immuable et insatiable, architecte
et destructrice, l’énergie brûle tout. Tendre et vorace, c’est une
putain sublime qui s’offre et se rétracte.
Pierre aimait se sentir enlacé par cette maîtresse enivrante
et pourvoyeuse d’éveil. Mais fort de ce qu’elle nous a donné, il
faut, en temps opportun, savoir la congédier et trouver refuge
enfin dans la plénitude du vide ; sinon elle nous anéantit.
Au bout du compte, avant d’être remerciée, elle l’a tué.

***

Je tenterai maintenant une brève analyse de son œuvre en


respectant la chronologie des parutions. Il me semble parti-
culièrement intéressant de suivre à travers elles, le parcours
impeccable d’un homme qui prit comme règle de toujours
conformer ses écrits à sa pensée et sa pensée à ses actes. Son
talent l’y prédisposait.
Je m’aperçois, à la relecture complète de ses livres, combien
cette disposition reste présente et marque son œuvre d’essayiste
et de romancier d’une unité qui est le signe des grands. à tel
point qu’il me paraît injuste que ses écrits ne soient pas plus

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connus. Notre époque préfère, bien sûr, les romans à la mode et
les sujets futiles de l’actualité. Où sont les Voltaire, les Montes-
quieu, les Rimbaud, les Balzac, les Dostoïevski, les Tchekhov, les
Garcia-Lorca, les Cioran ? Ils ont été relégués au placard par les
B.H.L., les Finkielkraut, ou même par les femmes et les hom-
mes politiques, saltimbanques agités devenus des écrivaillons,
tous aussi prétentieux, illisibles, inintéressants, divagants et
ennuyeux. Dans vingt ans, ces penseurs falots tomberont aux
oubliettes. Enfin, il nous reste au moins Jacques Attali, Le Clé-
zio et quelques autres.
Pierre Feuga était un authentique écrivain. Il maîtrisait la
langue, la syntaxe, le flot du discours. Sa verve, sa truculence
rabelaisienne, son humour mordant ponctuaient et souli-
gnaient la rigueur et la clarté de l’expression et de la pensée.
Ce talent étincelant fait que, chez lui, les sujets les plus diffici-
les deviennent lisibles et s’éclairent d’une lumière accessible à
tout lecteur attentif.
Aussi différentes que soient ses pages, le fil d’Ariane n’est
jamais coupé. Sa recherche intérieure reste présente en arrière
fond, immuable et lancinante. Mais écrire ne lui suffisait pas ;
il avait, ainsi qu’il l’exprimait « besoin d’atteindre les réalités,
de les apprivoiser, de les capturer par les sens ».
– Son premier livre, Cracher dans la mer (Julliard 1963) est
un roman de prime jeunesse, un peu verbeux ; histoires d’étu-
diant en recherche, découvrant l’amour et l’inquiétude avant
68.
Le deuxième roman : La Galère en bois de rose (Robert Laffont
1965) est un très bel ouvrage, gros de promesses, très bien écrit.
Des personnages étonnants, et déjà cette soif de l’aventure
intérieure. Préfiguration de son Miroir du vent. à lire. L’ouvrage
est encore disponible sur internet.
– En 1988, il publie chez Accarias-l’Originel, les Cent-douze
méditations tantriques, traduction libre et inspirée du Vijñâna Bhai-
rava tantra, accompagnée de commentaires alertes et sagaces.

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Pour son premier essai dans le genre, il choisit un des plus
beaux textes que l’Inde nous ait offert. Déjà, au cours des com-
mentaires, il définit le tantrisme avec une rare intelligence
et sait le présenter simplement en évitant l’obscur glose des
experts. Lilian Silburn donna de ce tantra une traduction et des
commentaires qui restent exemplaires, au point d’en faire une
référence incontestée. Mais l’œuvre reste froide et très uni-
versitaire. La version de P. Feuga, beaucoup moins érudite et
moins impersonnelle, nous fait découvrir la possibilité d’une
pratique journalière accessible à tout un chacun. Il faut lire
les deux ouvrages. Ils se complètent. L’un s’adresse plus à la
connaissance, l’autre plus à la vie. Capter la moindre sensation
dans sa nudité même, saisir « l’aurore » des choses en leur ful-
gurance brève pour dénicher l’éveil. Toujours la même quête.
Le propos n’est pas, en ces lignes, de renouveler les tentatives
de définition du tantrisme que nous avons largement abordées
tous les deux dans nos livres. Nos réflexions et nos conclusions
sont à peu près semblables avec nos sensibilités particulières,
à l’exception, pour moi, de la nécessité de congédier la shakti
dévorante en fin de parcours, et bien que Conscience et éner-
gie soient inséparables.
– Aux éditions du Mail, paraît en 1989 son second essai sur
le tantrisme : Cinq visages de la Déesse. C’est une suite brillante
sur le même thème. Il affine le sujet, le développe et le défi-
nit comme une « approche plus synthétique et plus largement
hindoue », car il déborde des Tantras en essayant d’y retrou-
ver leur origine dans le Véda où la doctrine de l’énergie s’y
trouve déjà contenue. J’ai également pu vérifier cette thèse de
la continuité en traduisant les Shakti sûtra (éd. Almora, 2006).
Dans ce livre, il analyse les cinq disciplines capables de révéler
à l’apprenti le visage de l’énergie : la maîtrise du souffle, du
rêve, de l’amour, de la mort et l’initiation.
à cette époque, qui correspond au début de notre relation,
il était manifestement à la recherche d’un initiateur. Il m’in-

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terrogea par écrit. Pouvais-je lui apporter ce qu’il souhaitait ?
Je trouvai la demande bizarre et lui répondis qu’il se trom-
pait d’adresse et que j’étais incapable d’accéder à sa requête.
J’ajoutai que cette démarche était une foutaise, l’initiation
un rêve romantique et qu’il devait tout trouver en lui-même.
Fut-il déçu ? Jamais nous n’en avons reparlé. Il naviguait en
ces temps dans l’effervescence de la manifestation, ce qui lui
fit dire que, au final, à travers les sortilèges et les dédales de la
pluralité « le sentier de jungle menait à la haute montagne ».
Il restait toujours lucide.
– En 1989 et 1992 paraissent, respectivement chez
Orphée-la Différence la traduction du Liber de Catulle et des
Satires de Juvénal, deux poètes latins dont il sut percevoir
toute la finesse. Je considère ces deux œuvres comme une de
ses meilleures réussites. Qui, même parmi ses proches, a eu
connaissance de cette facette cachée du diamant ? Qui, parmi
ses élèves, soupçonne l’existence du brillant latiniste qu’il
était ? Ces deux textes, épuisés et introuvables, ne doivent pas
sombrer dans l’oubli. Ils mériteraient une réédition. Mais qui
s’en chargera ? Eux aussi, par leur « saveur », témoignent de
la persistance d’une direction de vie toujours orientée dans le
même sens.
Il y a une dizaine d’années, Pierre me rendit visite dans le
Gers. Quelques jours après, je reçus en cadeau ces deux livres
accompagnés d’un petit mot charmant : « Cher Jean, merci de
ton accueil et de ton écoute. Voici quelques polissonneries et
railleries latines pour te distraire un peu. »
– Entre-temps, en 1990, toujours chez Orphée-la Diffé-
rence, il publie un choix de poèmes de José-Maria de Heredia
Les Trophées, le moins parnassien des Parnassiens, romantique
après l’heure et symboliste avant. Cet « hidalgo fastueux » le
fascina si fort qu’il fit du héros de son dernier roman un possi-
ble descendant du poète. En douze pages, il campe le person-
nage et cisèle une présentation qui est un joyau. Pourquoi a-t-il

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choisi Heredia, ce vieil orfèvre du sonnet, forme fixe si difficile
à maîtriser et où il excella ? Je crois qu’il lui correspondait vrai-
ment puisqu’il le ressentait comme « un homme pour qui le
monde visible existe ; pour qui la contemplation d’un bel objet
ou d’un beau paysage semblera toujours préférable aux délices
de l’introspection… Heredia écrit moins ses vers qu’il ne les
peint, les grave ou les cisèle ». Cette connivence s’explique et
se comprend. Elle s’accorde à la démarche de Pierre, toute en
sensibilité, lui qui s’efforçait de survivre à la bêtise en se frot-
tant à la beauté des choses. Il disait que ces vers résistent à tous
les vents, « ouvrent les poumons et réchauffent le sang ».
Heureux les lecteurs qui trouveront ce petit livre oublié
chez quelque bouquiniste.
– Le Bonheur est de ce monde paraît en 1990 aux éditions
l’Originel. Il a pour sous-titre La Joie suprême selon le tantra. Ce
bonheur n’est pas celui, hypothétique, que l’on trouve dans
un au-delà, un autre monde de félicité promis à ceux qui ont
acquis des mérites dans la souffrance, le dolorisme ou la dévo-
tion pleurnicharde en cette vie terrestre. On peut trouver plé-
nitude et joie dès maintenant, dans les moindres activités, les
moindres sollicitations que nos sens savent appréhender, mais
à condition qu’elles soient vécues dans l’instant, sans interfé-
rence du mental ; dans la sensation nue. Redoutable et ambi-
tieux programme proposé au tantrika pour accéder à la vie
unifiée. Pierre Feuga, sans être un rabâcheur, possède l’art de
dire toujours la même chose avec des mots nouveaux. Je l’ap-
prouve entièrement car, pour enfoncer le clou dans nos cœurs
endurcis et nos corps endormis, puis faire éclater la noix qui
cache le joyau, il faut y taper et y taper encore.
Il examine les différentes voies que propose le monde
indien. Le tantrisme, appartenant à toutes, en fait la synthèse
et considère qu’il n’existe aucune dichotomie entre la connais-
sance et l’acte. L’énergie, inséparable de la Conscience, est son
dynamisme propre ; elle fulgure partout, en tout temps et hors

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du temps. C’est la grande Inhérence purnahânta, mahâvyapti,
une « adhésion positive et totale de l’être au devenir ». La saisir
entre les failles de la discontinuité est le but. Là se tient le pré-
sent immédiat.
Voilà donc un bon livre. Mais, sa tentative de réhabilitation
de la voie de la bhakti ne m’a pas convaincu. Certes cette démar-
che possède, dans le tantrisme, une dimension bien supérieure
à celle où la dévotion populaire et la religion ordinaire l’ont
confinée. Mais cette dernière est devenue si puissante, si enva-
hissante, qu’elle a rendu caduque cette voie ancienne au pro-
fit d’une mystique dévoyée réduite partout à un phénomène
religieux capable des pires débordements et des justifications
les plus monstrueuses. Au nom de Dieu et de l’amour, tout
devient permis. Allahu akbar ! Cette voie qui fait rêver les attar-
dés mentaux et les créationnistes m’inquiète sous toutes ses
formes et m’exaspère !
– Toujours aussi bien écrit et accompagné d’une introduction
impeccable, paraît en 1992 chez Albin Michel un petit recueil de
117 pages intitulé L’Art de la concentration. Il donne des pistes, des
conseils judicieux, quelques clefs pour une pratique féconde.
– En 1994, les éditions Dangles publient son Tantrisme. Doc-
trine, pratique, art, rituel (350 pages). Ce gros livre obtient un
bon succès. Il propose des repères et ne se prétend pas être
une histoire exhaustive du tantrisme. Un ouvrage abondam-
ment illustré de belles images, utile mais un peu scolaire (il
n’en était, lui-même, pas entièrement satisfait). On reste sur sa
faim. Pour une histoire du tantrisme, l’œuvre est incomplète.
– En collaboration avec Tara Michael, Pierre Feuga nous
offre un « Que sais-je ? », Le Yoga, en 1998. Un classique pour
mémoire, sans intérêt particulier.
– En 2004 il nous propose un voyage en Advaïta (le Védânta
non dualiste), Comme un cercle de feu, traduction et commentai-
res de la Mândûkya Upanishad et Kârikâ de Gaudapâda, chez
Accarias-l’Originel.

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Ce livre, hélas ! peu vendu, est un chef-d’œuvre de clarté,
une étape essentielle dans son cheminement. L’introduc-
tion restera un modèle du genre, la meilleure qu’il ait jamais
offerte. J’ai comparé son texte avec la traduction de Marcel
Sauton (Adyar, 1952) qui fait encore référence et celle d’émile
Lesimple (1944). Le verdict est impitoyable ! La sienne les sur-
passe d’une tête. Le travail des érudits, chargé de notes savan-
tes, rend fastidieuse la lecture d’un texte d’accès déjà difficile.
Celui de Pierre est limpide.
Une œuvre que l’on ne peut résumer, un retour vers une
des grandes doctrines indiennes sur l’irréalité du monde, que
je ne partage pas totalement. Mais à lire d’urgence !
– En 2005, Pierre Feuga crée avec Claude Bard les éditions
Almora, audacieux et ambitieux projet qui, après lui, com-
mence à donner ses fruits. La collection débute par la réédi-
tion augmentée de son propre ouvrage Pour l’éveil. Une pre-
mière version de Pour l’éveil est parue aux éditions du Cerf
en 1989. L’édition de 2005 y ajoute une quinzaine de courts
chapitres. Il suggère ce que peut être cet « état sans état » à
travers l’humour, la poésie, l’émotion de tous les instants. Une
aventure toujours recommencée. Très beau livre de recherche
intérieure, libertaire et roboratif qui lui valut bien des critiques.
La conjuration des imbéciles se déchaîna dans le petit milieu
du yoga. Mais enfin, P.F. (pauvre fou ! comme il disait) était-il
un éveillé ? Prétendait-il avoir eu accès à cet état de « libéré
vivant » dont rêvent les crétins sans savoir qu’il s’agit de la vie
unifiée, véritable calamité pour la société, qui vous marginalise
radicalement des hommes de ce monde, tout en vous laissant
semblable à eux ? Cette stupide polémique ne tarda pas à l’ex-
céder et très tôt il cessa d’y donner suite. à question idiote
réponse idiote. Nous conclûmes tous deux, en riant bien, par
cette phrase que Pierre Dac n’aurait pas reniée : « Nous som-
mes éveillés quand nous ne dormons pas. » Cela valait bien :
« Mademoiselle a son avenir devant elle, si elle se retourne elle

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l’aura dans le dos. » Un livre à lire, à méditer et à relire jusqu’à
épuisement des préjugés.
– 2008 vit sa fin, mais en février il nous laissa deux ouvrages
particulièrement forts. Le premier est une réédition revue, aug-
mentée et complétée d’une interview recueillie par Y.L. Ulfen-
dahl en 2007, Le Chemin des flammes (Almora), genre d’auto-
biographie spirituelle. En peu de pages, il définit son parcours
et sa quête et donne une définition courte mais brillante du
tantrisme. L’interview finale, moment d’actualité, me semble
très bien venue. Peut-être son meilleur livre.
– Enfin donc, le même mois, il nous livre son testament,
Le Miroir du vent (Almora), un roman fleuve indescriptible et
somptueux, qui parfois m’évoque Cendrars ou Garcia Mar-
quès. Une langue parfaite. Un déferlement de sentiments
mêlés, une houle océanique, des senteurs et des goûts, des îles
de rêve, des tempêtes et des pots au noir, des escales érotiques,
des rencontres insoupçonnées, des délires, des tristesses infi-
nies et des joies foudroyantes. Il s’agit d’un voyage philosophi-
que et initiatique, genre qui hélas ! ne fait plus recette de nos
jours où les romanciers se flattent d’être « minimalistes » parce
qu’ils n’ont rien à dire. Chez Feuga il y a toujours le souffle du
grand large. Verve, truculence, démesure mais aussi parfois ce
murmure intimiste des chaudes nuits où tout s’apaise enfin.
Délice de douceur après la tempête de la mer et du cœur. Toute
la quête d’une vie livrée d’un coup ! Certes, j’y ai trouvé des
longueurs, car parfois il s’attarde au gré des îles. Mais, n’est-ce
pas voulu ? Pour exprimer par l’écriture la langueur et la tor-
peur polynésienne, ce « spleen » des insulaires qui ne voient
d’autre horizon que l’océan… Ce roman devait avoir une suite
(cinq volumes). Ce fut son chant du cygne.

Chacun, à notre manière, nous avons recherché la grande


saveur de la conscience, Mahârasa, la quintessence. Je crois
que tu n’as pas vécu en vain. Mais j’enrage de voir aduler des

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célébrités sans épaisseur. Ton œuvre devrait être connue et
reconnue.
Les cendres de Pierre Feuga furent en partie dispersées dans
la mer, aux Marquises, devant les tombes de Jacques Brel, son
ami et frère d’aventure, et de Gauguin, le peintre flamboyant.
Sa déesse adorée a pris la forme de Kâlî qui engloutit le
temps. Elle a dévoré son cerveau.
Pierre nous laisse un grand vide. La mort prend tout mais le
vide ne prend rien. Acta est fabula.

Jean Papin,
septembre 2009

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remerciements

Merci aux revues qui sont à l’initiative des textes publiés dans ce livre.

Infos Yoga
La revue à l’usage des aventuriers de l’âme.
Infos Yoga paraît au rythme de 5 numéros par an et est distri-
buée uniquement par abonnement.
La Haute Jambuère - 35320 Lalleu
www.infosyoga.info

Fidhy Infos
Publication périodique de la Fédération Inter enseignements de
Hatha Yoga, 3 fois par an. Source d’informations, de connais-
sances, de nouvelles du monde du yoga et lien entre les écoles,
les enseignants et leurs élèves adhérents.
Publication ponctuelle de dossiers hors-série
322 rue Saint Honoré - 75001 Paris
www.fidhy.fr

3e millénaire
La revue humaniste millénaire se donne comme premier
3e
objectif, depuis une vingtaine d’années, de dégager l’Essentiel
des grands courants de pensée et de sagesse philosophiques,
scientifiques ou traditionnels, en des dossiers réguliers sur un
niveau inédit et trop souvent méconnu.
Les Milléris - 89520 FONTENOY
www.revue3emillenaire.com

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Connaissance des Religions
Revue indépendante, interreligieuse et pluridisciplinaire,
Connaissance des Religions s’est employée pendant vingt ans
à mieux faire connaître les grandes traditions religieuses et
spirituelles, et à faire dialoguer ces voies de sagesse éternelle
avec cette autre «tradition» qu’est en Occident le travail de
la réflexion. La publication de la revue a été interrompue en
2007, mis les anciens numéros peuvent être commandés à
l’adresse suivante:
76 rue Malakoff - 45000 ORLEANS
http://cdr.religion.info

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sommaire

Note de l’éditeur.................................................................7
1. Fragment d’« éveil » : Le chant de la licorne, n°29,
1er trimestre 1990...............................................................9
2. L’art de la concentration : Le chant de la licorne, n°31,
3e trimestre 1990................................................................15
3. Questions : Infos Yoga, n°38, juin-juillet 2002....................25
4. Le tantrisme : Actualité des Religions, n°15, avril 2000........29
5. Des yogis et des hommes : Infos Yoga, n°26, janvier 2000...39
6. La noble science des mudrâs : Tao Yin, n°13,
mars-avril 1999..................................................................43
7. Chakras et santé spirituelle : Tao Yin, n°14, juin 1999......49
8. Dormir dans les postures ? Infos Yoga, n°23, mai 1999......55
9. Hatha-yoga et tantrisme : Linga, n°46, septembre 1994...63
10. Approches : Infos Yoga, n°39, octobre 2002.......................67
11. Monsieur Klein : Infos Yoga, n°40, décembre 2002
(Partiellement extrait du Chemin des flammes, Éditions
Almora, 2008)....................................................................71
12. Le silence mental : Infos Yoga, n°41, février 2003..............75
13. Méditation sans objet : Infos Yoga, n°47, avril 2004...........79
14. Le cœur dans le shivaïsme tantrique du Cachemire :
Fidhy Infos, n°27, juillet 1999, et Connaissance des Religions,
n°57-58-59, janvier-septembre 1999.................................83
15. Histoire de cœur : Infos Yoga, n°36, février-mars 2002......101
16. Soyez graves dans le love : Infos Yoga, n°43,
juillet 2003.........................................................................103
17. Aperçus sur le prânâyâma : Infos Yoga, n°44,
octobre 2003.......................................................................107

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18. A.N.C. Appellations non contrôlées : Infos Yoga, n°45,
décembre 2003.................................................................. 111
19. Les trois clés du tantra...................................................... 117
20. Tout est voie : Infos Yoga, n°46, février 2004..................... 129
21. Le roi voleur : Infos Yoga, n°48, juin 2004......................... 133
22. Qui connaît quoi ? Fidhy Infos, n°23, février 1997............ 135
23. Trouver sa non-place : Infos Yoga, n°49, octobre 2004..... 143
24. Indispensable passion : Infos Yoga, n°57, avril 2006.......... 145
25. Tantrisme hindou et tantrisme bouddhique : Connaissance
des Religions, n°61-64, janvier-décembre 2000.................. 147
26. Pour en finir avec un certain tantra : décembre 2004..... 181
27. Délivrance : Infos Yoga, n°53, juillet 2005......................... 185
28. L’arbre total : Infos Yoga, n°54, octobre 2005.................... 187
29. Douze vraies bulles dans une coupe de faux champagne :
Infos Yoga, n°58, juillet 2006.............................................. 191
30. René Guénon et l’hindouisme : Connaissance des Religions,
n°65-66, juillet-décembre 2002........................................ 193
31. Êtes-vous éveillé, oui ou… ? Infos Yoga, n°55,
décembre 2005-janvier 2006............................................ 219
32. Une semaine ordinaire : Infos Yoga, n°51, février 2005.... 225
33. Éveil d’élevage, éveil sauvage : Infos Yoga, n°56,
février 2006....................................................................... 233
34. L’oubli : Infos Yoga, n°59, octobre 2006............................. 237
35. La seule urgence : Infos Yoga, n°60, décembre 2006......... 239
36. à contre-courant : Entretien avec Pierre Feuga :
3e millénaire, n°82, hiver 2006........................................... 241
37. Entretien avec Pierre Feuga : Fidhy Infos,
décembre 2004.................................................................. 249

épilogue : Felix qui potuit rerum cognoscere cosas


par Jean Papin................................................................... 259

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