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Systèmes de pensée en Afrique noire 

12 | 1993
Fétiches II
Puissance des objets, charme des mots

Albert de Surgy (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/span/642
DOI : 10.4000/span.642
ISSN : 2268-1558

Éditeur
École pratique des hautes études. Sciences humaines

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 1993
ISSN : 0294-7080
 

Référence électronique
Albert de Surgy (dir.), Systèmes de pensée en Afrique noire, 12 | 1993, « Fétiches II » [En ligne], mis en
ligne le 21 août 2012, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/span/642 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/span.642

Ce document a été généré automatiquement le 24 septembre 2020.

© École pratique des hautes études


1

Des travaux menés précédemment par les chercheurs du laboratoire « Systèmes de


pensée en Afrique noire», il ressort que les « fétiches » n'occupent pas à eux seuls tout
le champ du religieux et ne peuvent bien se comprendre qu'en relation avec ce qui les
complète et qu'ils complètent. C'est ce qu'indique plusieurs articles de ce numéro,
tandis que d'autres mettent l'accent sur le fait que la plupart des « fétiches » sont
constitués d'éléments hétéroclites censés posséder naturellement, indépendamment de
tout rapport rituel établi avec eux, la vertu de favoriser dans leur voisinage l'opération
de forces analogues à celles qui les ont affectés. Ces réflexions amènent l'éditeur de ce
numéro à élargir le propos, au-delà des sociétés africaines, notamment aux pratiques
de prière dans les mondes islamique et bouddhique.

NOTE DE LA RÉDACTION
Ce numéro 12, tiré à 800 exemplaires, est encore disponible en version papier.
Pour tout renseignement For further inquiries : 00 33 (0)1 49 60 40 07 / 06 Sylvie Fowler-Causse gazette-cemaf@univ-
paris1.fr

Systèmes de pensée en Afrique noire, 12 | 1993


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SOMMAIRE

Présentation
Albert de Surgy

Le harpon et le bâton (Joola-Felup, Guinée-Bissau)


Odile Journet

Les arebuko des Bijogo (Guinée-Bissau). Culte de possession, objets de puissance


Christine Henry

Autels sacrificiels et puissances religieuses. Le Manyan (Bamana — Minyanka, Mali)


Danielle Jonckers

Les ingrédients des fétiches


Albert de Surgy

La relation à l'objet sacré dans un culte néo-bouddhique


La Sôka Gakkai française
Louis Hourmant

Verbe coranique et magie en terre d'Islam


Pierre Lory

Entre recette magique d'Al-Bûnî et prière islamique d'al-Ghazali : textes talismaniques


d'Afrique occidentale.
Constant Hamès

Systèmes de pensée en Afrique noire, 12 | 1993


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Présentation
Presentation

Albert de Surgy

1 Les objets de culte africains, ou du moins certains d'entre eux, sont-ils si spéciaux qu'il
convienne de recourir, pour les désigner, au vieux terme de fétiche ?
2 D'abord forgé pour caractériser les religions d'Afrique noire jugées fausses ou
primitives, puis utilisé par l'économie politique marxiste pour dénoncer l'aliénation du
sujet dans sa relation à la marchandise, enfin, repris par la psychiatrie pour désigner la
relation perverse à l'objet, le terme est apparu si chargé de connotations péjoratives
que la plupart des ethnologues évitent aujourd'hui de l'employer. Néanmoins il refait
toujours périodiquement surface car il est bien difficile de s'en passer pour caractériser
une multitude d'objets dotés d'efficience, aussi bien employés pour fournir à la
population des protections et des services magiques que pour témoigner de la
redoutable puissance de divinités auxquelles ils permettent d'accéder 1.
3 Ces objets ne sont pas des moyens d'adorer Dieu. Ils permettent à ceux qui en prennent
charge de profiter de puissances d'action sur le monde mises par Dieu, par ses
représentants ou par des âmes divinisées à la disposition des vivants. S'ils ne
« travaillent » pas bien, ils sont abandonnés sans égards pour être remplacés par de
plus forts. Il est possible de s'en servir de manière amorale, parfois même antisociale,
pour obtenir satisfaction de désirs particuliers. Ils paraissent trancher ainsi assez
nettement sur les modèles de perfection auxquels se réfèrent les religions révélées. On
trouvera réunies ci-dessous quelques-unes des contributions présentées aux réunions
de l'équipe du laboratoire « Systèmes de pensée en Afrique noire » qui avait été
constituée pour y réfléchir.
4 Des travaux de cette équipe, il ressort notamment que les « fétiches » n'occupent pas à
eux seuls tout le champ du religieux et ne peuvent bien se comprendre qu'en relation
avec ce qui les complète et qu'ils complètent. Certaines populations d'Afrique noire
seraient même totalement réfractaires à leur emploi ; ainsi les Gbaya ’Bodoe de la
République Centrafricaine dont nous a parlé Paulette Roulon-Doko.
5 Odile Journet montre ici qu'il est possible de distinguer dans l'espace religieux des
Joola-Felup (Guinée-Bissau) deux types de rituels et deux modes de relation avec les

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entités appelées ukin (sing, bëkin), médiatrices entre Emitay, maître du ciel et de la
pluie, et les êtres humains.
6 On devient détenteur de bëkin soit par ulangaw, démarche personnelle marquée par une
très importante tournée sacrificielle, soit par usohi, rapt du futur intronisé débouchant
sur des rites de funérailles anticipées. A ces deux modalités correspondent deux
attributs dont le statut est bien différent : le harpon et le bâton. Le harpon, arme
privilégiée de combat contre des entités invisibles, opère à la fois une coupure et une
jonction entre le bëkin et son détenteur. Il est associé à une série d'objets dotés, comme
lui, d'une efficacité magique immédiate. Le bâton, en revanche, n'a pas de pouvoir
propre ; il devient partie intégrante du bëkin, au même titre que son porteur. Ce
dernier, à la différence de son homologue « à harpon », ne soigne ni ne prescrit.
7 L'examen des fonctions de ces objets ainsi que des modes correspondants de prise en
charge d'un bëkin permet d'esquisser une ligne de démarcation entre deux modèles :
médiatisation, dédoublement du rapport au bëkin, manipulation « à la demande »
d'objets, pratique de type fétichiste d'une part ; inféodation et immanence de la
relation au bëkin, transformation du sujet en « être sacrificiel » plutôt qu'en féticheur
de l'autre.
8 De son côté, Christine Henry oppose, chez les Bijogo de Guinée-Bissau, deux modes de
relation aux puissances intermédiaires entre le Dieu créateur céleste et le monde
terrestre : un mode direct, réservé aux femmes, celui de la possession par une
puissance, et un mode indirect : celui du culte rendu à un objet dans lequel s'est
incorporé une puissance analogue.
9 Tout être humain est doté, de son vivant, d'une puissance de cette sorte appelée orebuko
(plur. arebuko). Une fois mort, il la restitue normalement à une sorte de réservoir de
forces vitales (l’añarebuko) d'où naîtront les générations à venir. Cependant les esprits
des hommes morts avant d'être initiés ne parviennent pas immédiatement à regagner
l'au-delà et restent errer en forêt où ils constituent des forces dangereuses. Il revient
aux jeunes femmes, possédées par ces esprits, de leur faire franchir les étapes
initiatiques qu'ils n'avaient pu passer de leur vivant et de les transformer peu à peu en
entités bénéfiques dont elles sont les seuls truchements. Un mythe étiologique relate
comment Dieu a donné aux hommes les fétiches et le pouvoir de les fabriquer après
leur avoir retiré, aussitôt qu'il le leur a fait connaître, cet autre mode d'accès au divin,
la possession, qui sera l'apanage des femmes.
10 Outre qu'elles nous amènent à réfléchir sur la possibilité pour une puissance de se fixer
dans certains cas sur un objet adéquat et dans d'autres cas sur un corps humain, de
telles données soulèvent le problème du partage des rôles rituels entre les sexes.
11 Il apparaît en second lieu que la plupart des fétiches sont constitués d'éléments
hétéroclites censés posséder naturellement, indépendamment de tout rapport rituel
établi avec eux, la vertu de favoriser dans leur voisinage l'opération de forces analogues
à celles qui les ont affectés.
12 J'insiste personnellement sur cet aspect matériel qu'ils partagent, chez les Evhé du
Togo, avec de simples médecines. Ils se distinguent nettement toutefois de ces
dernières du fait qu'ils reçoivent des sacrifices nommément adressés à une puissance
supérieure à laquelle il importe d'avoir été initié. Leurs composants essentiels n'ont ni
valeur de signe, ni encore moins de symbole métonymique de l'ensemble dont ils
proviennent. En s'assimilant le « souffle » qui y demeure attaché, le praticien peut

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accéder à une source d'influx spirituels correspondante et amorcer, au moyen


d'énoncés magiques, des phénomènes désirés.
13 Danielle Jonckers me rejoint sur ce point en présentant les yaperlè (sing, yapèrè)
minyanka (Mali) comme des autels sacrificiels, fruits d'une science appelée bamanaya
qui est surtout celle de l'usage des plantes, des pratiques sacrificielles et des
incantations. Ces autels se composent de fragments divers empruntés au monde
végétal, minéral, animal et humain. Nombre de ces fragments sont difficiles à trouver.
Il faut parfois des années pour les rassembler. Ils sont maintenus ensemble par un fil de
coton. Fabriquer un yapèrè se dit d'ailleurs « attacher » celui-ci.
14 Les éléments végétaux, dont le nombre peut atteindre la centaine, sont tellement
essentiels pour les activer que les termes wèrè (feuilles) et jiri (arbre en bambara)
s'emploient couramment comme synonymes de yapèrè. Il semble que ces termes
équivalent à celui d'objet-fétiche que nous employons parfois pour désigner le point de
convergence des opérations rituelles en faisant abstraction de la divinité-fétiche qui y
est visée. En effet, nous avertit-elle, les Minyanka « ne considèrent pas les yaperlè
comme des objets. A la fois esprit et matière, ils incorporent des entités religieuses. Une
divinité prend possession du yapèrè en vertu du pouvoir de consécration des paroles
que prononce le détenteur du yapèrè lors de la construction de celui-ci ». Les yapèrè
peuvent « mourir », faute de soins, mais cela n'entraîne nullement la disparition de la
puissance qui y était incorporée.
15 Bref si les objets possèdent par eux-mêmes une certaine efficience (provenant surtout
des végétaux) dont tirent profit des guérisseurs et de petits magiciens pour influencer
les personnes et les agents spirituels qui s'en approchent, ils ne deviennent vraiment
sacrés, en l'occurrence entourés d'interdits et sources d'obligations diverses, qu'une
fois institués en moyens de relation avec des puissances d'action définies.
16 De telles puissances sont ajoutées à l'objet ou leur présence doit y être confirmée par
des rites sacrificiels. Ceux-ci concrétisent l'acceptation initiale, par le sujet, de la faveur
qu'elles lui font de venir se mettre à sa disposition dans un objet. Un tel acte d'accueil
le lie à elles par une sorte de contrat et il lui appartiendra de restaurer et d'affermir
une telle liaison par des sacrifices ultérieurs.
17 Au cas où la puissance n'a pas pris l'initiative de se livrer elle-même au sujet ou n'a pas
consenti à lui être communiquée par quelqu'un habilité à le faire, le rite n'a aucun
pouvoir de l'attirer dans l'objet. Il se borne à concentrer sur celui-ci des forces émanant
des personnes qui le vénèrent. Son étude peut dès lors servir à mettre en évidence le
rôle joué dans toute pratique religieuse par un important facteur psycho-social.
18 Nous pouvons, me semble-t-il, expliquer à ce niveau une grande partie des bienfaits que
reçoivent de leur objet de culte les adeptes de la Sôka Gakkai, mouvement néo-
bouddhique d'origine japonaise dont nous parle Louis Hourmant. Ils révèrent en effet
un « petit parchemin recouvert de noms calligraphiés », considéré comme un mandala,
« qui constitue indéniablement le point central de la pratique et de la croyance, avant
même la réalité métaphysique qu'il est censé symboliser ». De surcroît, la plupart
d'entre eux se sont retrouvés collectivement excommuniés en 1991 par le grand
patriarche de l'ordre monastique auquel ils étaient affiliés.
19 Appelé gohonzon (litt. « vénérable substance racine »), l'objet en question résume un
idéal (celui de la Loi Merveilleuse exposée dans le Sutra du Lotus) auquel le pratiquant
cherche à s'identifier en même temps qu'il contribue à lui donner figure. La relation

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instaurée avec lui est élevée au rang d'image de la relation du sujet au monde. Un
travail sur la première relation se répercute nécessairement sur la seconde, et toute
perturbation de la seconde est jugée résulter d'une imperfection de la première (nous
voyons ainsi des fuites d'eau répétées dans un appartement être attribuées à une
négligence liée au gobelet d'eau de l'autel). La protection du sujet nous est présentée
comme la contrepartie d'une protection de l'intégrité de l'objet par le sujet. En quelque
sorte l'investissement dévotionnel de l'objet oblige celui-ci à investir en retour
l'existence du sujet. Le sujet s'emploie à réaliser le gohonzon auquel il se voue, de façon à
être réalisé par lui. Un dialogue vital et réconfortant, où chacun est redevable à l'autre,
se noue entre eux deux.
20 Ne nous est-il pas présenté là un exemple original du mode d'attribution de certains
pouvoirs à ce que je nommerais volontiers une idole en écartant du mot tout
présupposé de fausseté ? Tout ce qui représente un faisceau d'incitations à œuvrer
d'une certaine manière, dès lors qu'on s'y réfère pour interpréter les événements
quotidiens et structurer des expériences vécues, est en effet instituable en une source
d'effets appréciables ne relevant en rien de l'ordre surnaturel. Il n'empêche qu'une
telle image peut dans la plupart des cas être rendue sainte et agir alors surtout dans
une perspective religieuse, non exclusivement utilitariste.
21 Une grande partie de la relation rituelle à un fétiche se laisse sans doute interpréter de
même comme un moyen de relier les individus aux idées-forces d'une collectivité mais
n'en a pas moins en vue l'au-delà de celles-ci. A la différence du culte des ancêtres et de
certaines divinités lignagères, elle a vocation d'aider chacun à surmonter sa sujétion
aux modèles traditionnels de comportements, à l'idéologie et aux représentations
mentales que son groupe lui impose.
22 Qu'un fétiche ne soit pas seulement, comme une idole, un objet de croyance, mais aussi
un objet de foi, c'est-à-dire le témoin d'un engagement vis-à-vis de soi d'un être
spirituel par lequel on a été touché et que l'on connaît d'expérience, nous amène à nous
demander si les pratiques des féticheurs ne s'opposent pas encore plus franchement
que celles des idolâtres à la foi en un Dieu unique.
23 La plupart des Noirs d'Afrique sont pourtant convaincus de l'existence d'un tel Dieu. De
plus, à moins d'endoctrinement contraire, ceux d'entre eux qui sont islamisés ne
perçoivent aucune incompatibilité entre la soumission à Allah et les pratiques
magiques de leurs pères. L'opposition en question n'est donc pas éprouvée par les
intéressés eux-mêmes.
24 Pour les groupes adja-évhé du Togo, Dieu (Mawu) est invisiblement présent partout. Il
parle directement au cœur de tout homme pour l'inciter à se comporter activement,
accomplir à la perfection la destinée qui lui a été impartie, se réaliser lui-même en
contribuant du même coup à réaliser le monde. C'est en répondant positivement à une
telle incitation qu'un sujet se voit obligé de faire appel à des puissances qui dominent
les choses déjà rendues existantes comme les forces qui sont les siennes. Ces
puissances, les vodu et les bo, ne sont donc pas interposées entre l'âme et Dieu, mais
leur emploi apparaît indispensable pour, conformément à la volonté divine, faire
produire à la nature quelque chose de neuf. Il s'agit de puissances neutres, que
l'homme a la possibilité d'utiliser pour le bien comme pour le mal. Grâce à elles, il se
fortifie spirituellement, mais il les exploite et les conquiert bien davantage qu'il ne les
adore. En son acception la plus noble, la vie religieuse se situe moins dans une
appropriation de leurs vertus que dans une lutte intime entre une adhésion à des forces

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constructives et un abandon à des forces ravageuses. Bien qu'il leur arrive d'entrer en
conflit, puisqu'elles aident à lutter, les premières mènent à la paix, l'aisance, la
réussite, la force, la grandeur, la stabilité, la complétude, la pureté. Les secondes ne
sont autres que celles de la sorcellerie, foncièrement malsaines ; elles ne suscitent
aucune émulation vers le bien et ne procurent éventuellement de bienfaits qu'en
échange de crimes réels ou imaginaires.
25 Pour qui se place à pareil point de vue, il est clair qu'une vie mystique est parfaitement
compatible avec l'acquisition et l'exercice de pouvoirs magiques ou miraculeux, pourvu
qu'ils ne soient pas utilisés sous l'empire d'inclinations mauvaises. De fait, il s'est
produit en islam, note Pierre Lory, une coalescence entre soufisme et pratiques
magiques. Le magicien y entend seulement faire usage de moyens d'agir qui lui ont été
accordés par l'assemblée des plus grands saints relayant la volonté du Créateur. Il se
donne un pouvoir prolongeant celui de Dieu et dont le bon usage l'unit en acte à Dieu.
26 Il est vrai que les musulmans se défendent d'utiliser des objets de culte analogues à
ceux des païens. Cependant, à y regarder de plus près, les féticheurs d'Afrique noire ne
recourent pas à des pratiques tellement différentes des leurs ou de celles d'adeptes de
bien d'autres religions. Je signale plus loin que des ingrédients de toutes sortes sont
susceptibles de remplacer ceux des fétiches togolais. La puissance de ces derniers est
attribuée au fait que tout fragment de réalisation conserve l'empreinte de forces
réalisatrices qui lui ont été appliquées. Or par réalisation on doit entendre tout ce qui
est achevé devant un sujet qui en prend conscience : objet naturel ou créature vivante,
objet fabriqué, texte écrit ou fixé par la tradition, image concrète ou représentation
mentale conforme à des normes culturelles, etc. Nous constatons effectivement, dans
les pays du Sahel, maintes équivalences et substitutions entre les composants
traditionnels des fétiches et les écritures islamiques. Il apparaît par ailleurs qu'en
magie islamique une transition s'est produite entre un système de référence initial
fortement marqué par l'astrologie et un système de référence essentiellement
coranique.
27 En définitive, il n'y a pas de différence essentielle entre un homme qui cherche à opérer
en profitant de l'influence des astres et celui qui s'entoure dans le même but de signes
ou d'objets appropriés. Par ailleurs, pourvu qu'on prenne en considération la force de
réalisation dont ils sont le fruit et non plus seulement ce qu'ils représentent, peu
importe que les objets retenus soient éventuellement figuratifs : leur efficacité ne sera
mesurée ni à leur exactitude, ni à leur beauté, ni à leur richesse de signification, mais
au fait que leur façonnage ou leur consécration aura été assurée sous une impulsion
divine.
28 Alors que, selon une conception africaine très répandue, le monde sensible est la
concrétisation d'un flux continuel de paroles créatrices, on ne saurait s'étonner que
dans une religion dont le livre de référence est supposé avoir été dicté au prophète
Mohammed par l'Ange de la révélation, des fragments de textes sacrés puissent
avantageusement remplacer des morceaux de choses, et des récitations de versets ou
des énoncés de noms divins des formules magiques d'activation de puissances. Les mots
du Coran, explique Pierre Lory, « sont tout chargés du pouvoir de l'énergie divine qui
les a proférés. Par cette récitation du Coran, le Musulman pratiquant s'approprie
l'énergie divine ; il se laisse compénétrer par son efficience surnaturelle ».
29 Les conduites sacrificielles ne sont pas non plus absentes de la magie islamique si l'on
tient compte des prescriptions rituelles (purifications, oraisons, jeûnes) qui

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accompagnent l'exécution des recettes fournies. De même qu'une liaison est ailleurs
instaurée puis affermie avec une entité spirituelle, il apparaît finalement que la
maîtrise de la puissance sollicitée est le fruit de « longues méditations individuelles
suscitant la germination progressive de significations ésotériques dans l'esprit du
méditant ».
30 De façon plus surprenante, mais tout à fait convaincante, Constant Hamès en arrive à
effacer toute frontière entre d'une part des pratiques talismaniques du type de celles
exposées et défendues par al-Bûnî, pratiques que l'on a bien du mal à exclure du champ
de la magie et qui ont d'ailleurs fait l'objet de la même condamnation que la sorcellerie
(sihr), d'autre part des prières rogatoires (ducâ’) du type de celles recommandées par le
théologien al-Ghazâlî.
31 Le texte de ces prières est constitué de versets coraniques et de formules fixées,
consacrées. Elles nécessitent la mise en place d'un rituel marqué par des contraintes et
doivent être récitées avec foi et confiance. « Ces contraintes, nous dit Constant Hamès,
jouent un rôle analogue à celui des prescriptions des recettes magiques et poursuivent
le même but, celui d'une démarche efficace en vue de l'obtention d'un résultat
personnel et utile ». Et il présente trois ducâ’ dont « la similitude de construction et de
contenu avec des talismans ouest-africains est frappante ». « On peut considérer,
conclut-il, que la nature des techniques rogatoires islamiques mises en œuvre dans les
ducâ’ peut, suivant l'attitude du demandeur, entrer dans l'univers de la magie ». Ghazâlî
lui-même parait s'en justifier en écrivant que « celui qui a décrété le mal (Dieu) l'a
décrété avec des moyens pour s'en défendre ».
32 L'ensemble des pratiques étudiées dans ce recueil met en évidence une utilisation
systématique des propriétés cachées des objets. Ces propriétés sont souvent mises à
profit, non plus seulement pour modifier une atmosphère spirituelle mais pour
déclencher des forces qui leur correspondent. Il apparaît alors que de telles forces
appartiennent à des puissances avec lesquelles il est nécessaire que le sujet soit mis en
contact par un tiers (initiateur, ancêtre, esprit, génie) et que chacune de leurs
interventions s'accompagne d'obligations d'ordre sacrificiel. Tout bien réfléchi, il ne
semble pas que nous disposions, dans notre vocabulaire, de terme mieux adapté que
celui de fétiche pour désigner ce qui est ainsi instauré en objet de culte.

NOTES
1. Un bon état de la question a été dressé par Mesquitela Lima dans The Encyclopedia of Religion, éd.
Mircea Eliade, New-York, Mac-Millan, 1987, vol. 5, article « Fetishism », p. 314-317.

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INDEX
Population Gbaya'Bodoe, Añaki, Joola-Felup, Evhé, Minyanka, Musulmans
Keywords : fetish, possession, ritual sexual role, Islam, coran, magic, witchcraft
Mots-clés : fétiche, possession, rôle rituel des sexes, Islam, coran, magie, sorcellerie
Index géographique : Japon, Togo, Mali

AUTEUR
ALBERT DE SURGY
URA 221 (CNRS/EPHE)

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Le harpon et le bâton (Joola-Felup,


Guinée-Bissau)
The Harpoon and the Stick (Dyola-Felup, Guinea-Bissau)

Odile Journet

1 Parler d’« 'objet fétiche » à propos d'un bëkin (pl. ukin) joola (ou l'un de ses éléments)
m'a longtemps paru problématique. Non en raison des difficultés théoriques ou
idéologiques que pourrait soulever la définition du terme « fétiche », mais à cause de la
diversité et de la polysémie des matériaux de terrain. Si, pour les Joola-Felup du nord
de la Guinée-Bissau1, pratiquer les cultes des ukin, c'est être enayaw (« sacrifice ») – par
opposition au christianisme ou à l'islam –, cette référence ne permet pas pour autant de
définir un champ de pratiques homogènes.
2 Bëkinabu est le terme utilisé pour désigner tout à la fois le sanctuaire, l'autel (« la
bouche » du bëkin), et la puissance propitiée, laquelle peut prendre l'apparence d'un
personnage anthropomorphe : les responsables de culte le décrivent alors comme un
être « court », de la taille d'un enfant de dix ans, mais extrêmement fort et d'une
carrure impressionnante, blanc ou noir. On peut le rencontrer en brousse, et lors des
sacrifices, invisible aux yeux des participants, il est là, assis près de l'autel. Le bëkin peut
également apparaître sous la forme d'un serpent. Médiateur entre Emitay, Maître du
ciel, des saisons et de la pluie, et les humains, chaque bëkin est doté d'attributions
spécifiques : initiation, accouchement, vengeance, guérison, traitement du meurtre ou
du vol. ..
3 Sur l'origine des ukin, les Joola ne sont en général guère prolixes. La plupart s'accordent
à dire que « le bëkin vient de la mer » (d'où la présence d'objets marins, coques et
coquillages, dans les sanctuaires et la parure des responsables). L'idée que la mer soit le
siège de puissances mythiques redoutables est largement répandue dans toutes les
populations côtières du Sénégal et de Guinée-Bissau2 : un mythe joola fait allusion au
serpent python ejunfur qui, une fois qu'il a atteint une certaine taille, sort d'une mare
pour se mesurer à un rônier. Lorsqu'il parvient au sommet, il se met à pleuvoir. Il se
transforme alors en taureau et se dirige vers la mer. Sorti de cet univers aquatique, le
bëkin réside au plus profond de la forêt, où il vit seul ou en famille. Mais les détenteurs

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de culte diront aussi que le bëkin siège « dans la terre », dans ce milieu souterrain
auquel est fortement lié le destin des habitants. Espace invisible chargé de puissances,
etamay désigne à la fois le sol, le champ cultivé, le territoire, et les habitants qui en sont
originaires. Maintes expressions en font un usage synecdochique pour parler des ukin
(etamay afagnut : « la terre refuse » ; utyametam « payer la terre », etc.).
4 Etre de la mer, être de la terre, le bëkin, sur ordre de Emitay, gouverne également les
vents, bons ou mauvais, qui apportent la santé ou la mort au village. Pour conserver sa
force (sembe, force au sens physique du terme), un bëkin doit être régulièrement arrosé
de sang ou de vin de palme (la sève de l'arbre et le sang animal étant désignés par le
même terme : asimew). Il incombe à son responsable de gérer adroitement cette force,
afin de ne pas la disperser : ainsi, pendant les jours qui précèdent les luttes, est-il
impossible de sacrifier pour d'autres causes à certains ukin, accaparés par le travail
qu'ils auront à fournir auprès des grands lutteurs. « On ne peut pas demander trop de
choses à la fois au bëkin, il ne pourrait rien faire de bon ». De son intervention, il est par
contre bien difficile de maîtriser le moment précis : il arrive qu'il agisse trop tôt ou trop
tard3.
5 Sous son aspect d'autel ou de sanctuaire, le bëkin n'est guère comparable à des objets
tels que par exemple, les boli ou les yapèrè de l'aire mandé, que l'on sort, que l'on porte,
que l'on crépit. Il évoquerait plus les pangol serer ou les tuur wolof et lebu : une fois
« planté » (le même terme, kagiten, désigne l'action de planter un arbre et de planter un
bëkin), il est fortement enraciné dans le sol. On ne le déménage qu'en de très rares
occasions, et si etamay (la terre) le veut bien. Un bëkin sera ainsi « planté » dans la
chambre d'une maison, dont la porte et le plafond sont particulièrement bas, dans une
case particulière, ou encore en plein air, au milieu d'un bosquet (à l'intérieur ou à
proximité du village), au pied d'un gros arbre, ou en forêt. L'élément central, l’« autel »,
que l'on arrose de vin de palme, de sang, ou d'eau, est constitué d'un trou creusé, ou
d'un pieu fourchu. Une ou plusieurs poteries, parfois des feuilles de tabac, des objets
liés au domaine traité, peuvent être enterrés sous le sol. Au fur et à mesure des années
et des sacrifices, le bëkin s'enrichit des mâchoires et des cornes des animaux sacrifiés,
ainsi que des instruments rituels (poteries et coquillages de libation en particulier) de
ses détenteurs défunts. Ces reliques et objets consacrés au bëkin, et en quelque sorte
absorbés par lui, ne sont pas simples décorations, comme le montre l'anecdote
suivante. Un matin de janvier 1990, menacé par l'incendie d'une maison proche,
bulampanabu, bëkin de protection générale, l'un des plus importants du village, faillit
brûler. Tandis que les hommes du quartier grimpés sur la toiture s'efforçaient
d'éteindre les flammèches, Wagam, le responsable, restait obstinément assis dans son
bëkin. « Si le bëkin doit brûler, je préfère brûler avec ». Il nous expliqua par la suite
qu'en cas de destruction matérielle du sanctuaire, il aurait dû réitérer tous les sacrifices
accomplis depuis l'installation du bëkin et remplacer tous les objets de culte. Tâche
impossible lorsque l'on considère la composition de bulampanabu. Installé sous la
véranda arrière de la maison, sur une longueur d'environ 8 mètres, il a pour autel
principal un trou creusé dans le sol, entouré d'un amas de gros coquillages et de quatre
piquets de bois fichés en terre, eux-mêmes coiffés d'une coquille où sont piquées des
plumes de coqs. Posés à terre face à l'autel, de longs troncs équarris servent de bancs
aux participants. Le mur est entièrement tapissé de milliers de mâchoires et de plus
d'une centaine de cornes d'animaux sacrifiés. Sur toute la longueur du sanctuaire sont
suspendues les mâchoires qui n'ont pu trouver place sur le mur, et des gerbes de riz. A
l'entrée de la véranda, de vieux harpons sont appuyés ; deux hochets-calebasse sont

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accrochés au milieu des mâchoires. Dans le fond sont également entreposés


d'imposants canaris exclusivement réservés à la cuisine des grands sacrifices. La
véranda permet d'accéder à un enclos qui la jouxte, entourée d'une clôture de bois
rouge, à l'intérieur de laquelle est érigé un deuxième autel (un pieu fourchu) où
s'effectue la mise à mort des porcs. Dépôt des archives du sacrifice dans les domaines
qu'il régit, bulampanabu pourrait également être comparé à une sorte de registre d'état
civil : à la naissance de chaque enfant du village a été « plantée » sous terre une petite
poterie (ebegey), où l'on a effectué le sacrifice d'un œuf, et quelque temps plus tard,
d'un porc. Ces poteries dont le col affleure parfois à la surface sont rangées par lignage
et par ordre de naissance. Le responsable doit savoir retrouver chacune d'elles lors de
sacrifices ultérieurs, à la demande de tel ou tel natif du village (plus d'un millier et
demi dans le cas présent).
6 Tous les sanctuaires ne sont pas aussi imposants : certains, plus récents, ou moins
fréquentés, simples « annexes » d'un grand bëkin, se réduisent aux éléments qui
composent l'autel, devant lequel une petite place a été aménagée. Un village peut
compter une bonne centaine, parfois plus, de ces sanctuaires, que l'on peut ordonner
dans un premier temps en fonction des filiations existant d'une part entre bëkin
« mère » et bëkin « enfant » et, de l'autre, entre le sanctuaire principal et ses multiples
annexes.
7 L'espace social et religieux que définit l'ensemble complexe des ukin laisse apparaître,
dans la pratique rituelle, une première ligne de séparation fondée sur la dualité des
sexes : en résumé, tout ce qui se rapporte aux initiations, à la royauté, au droit
villageois, à l'histoire lignagère, est sous la tutelle d'ukin réservés aux hommes ; tout ce
qui touche à la procréation et à la fertilité dépend des ukin réservés aux femmes. Dans
un précédent article (Journet, 1987), j'avais tenté d'explorer les implications de cette
division. L'analyse du partage des compétences respectivement attribuées à tel ou tel
bëkin laissait cependant dans l'ombre un certain nombre de questions, parmi lesquelles
celle du lien qui unit le (la) desservant(e) à son bëkin.

Les deux voies d'accès à la fonction de amañen


8 Le détenteur d'un bëkin est appelé « amañen », ou bien « ata » (« maître »,
« propriétaire ») suivi du nom de son bëkin, ou encore « ahaan » ou « anare-bëkin »
(« homme » ou « femme » du bëkin). Un dicton rappelle les risques que comporte sa
position : « la tête rasée ne poussera pas » (celui qui prend indûment un bëkin mourra
avant que ses cheveux, rasés lors de son intronisation, ne repoussent).
9 Il est deux façons de devenir amañen. La première consiste en une importante tournée
sacrificielle, dite ulangaw. Cette démarche personnelle du (de la) futur(e) responsable
n'est pas pour autant délibérée. Le bëkin, sous son apparence anthropomorphe ou
animale, lui est apparu, lors d'un déplacement solitaire en brousse, ou lors d'un rêve.
Ou bien, il l'a « saisi », dans une crise, un évanouissement, une maladie spécifique ; il
s'acharne à le tourmenter par des ennuis répétés. Une consultation divinatoire va
indiquer quel est le bëkin qui réclame ainsi son amañen. C'est donc par une tournée
sacrificielle particulièrement fournie en sang et en vin de palme que le futur détenteur
attirera le bëkin génie dans le sanctuaire qu'il va reprendre ou planter auprès de sa
maison.

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10 Dans cette société de riziculteurs, faire le ulangaw est une affaire longue et coûteuse, du
fait de la quantité de sacrifices exigés : au minimum un chien, cinq porcs, un bœuf, une
chèvre, de nombreux poulets et une ou plusieurs centaines de litres de vin de palme. De
plus, le candidat doit nourrir tout le quartier pendant une semaine joola (6 jours). S'y
dérober trop longtemps, c'est se mettre en danger de mort : c'est ce que révèlent un
certain nombre d'interrogatoires de cadavres de personnes décédées dans leur âge
mûr. Le ulangaw permet de reprendre un bëkin déjà « planté » ou de fonder un nouveau
sanctuaire (inséré toutefois dans une chaîne de filiation d'ukin préexistants). Certains
responsables (il ne s'agit alors que d'hommes4) peuvent être appelés à faire le « grand
ulangaw » – comportant entre autres le sacrifice de cinq taureaux – qui leur permet de
sacrifier et d'organiser les rituels dans tous les ukin acquis de cette façon.
11 Le champ d'intervention et les domaines traités par ces ukin sont multiples : protection,
divination, vol, meurtre, vengeance, feu, chutes, maladies, folie, blessures, piqûres de
serpent, etc.
12 La deuxième manière est plus radicale : c'est le rapt (usohi). Le candidat choisi est
capturé à l'improviste par les conseillers et adjoints au bëkin lors des fêtes calendaires
de esangey (pour les hommes) et de karaayaku (pour les femmes), qui, tous les six ans,
ponctuent l'intervalle entre deux rituels initiatiques. A cette occasion, seront pourvus
tous les sanctuaires laissés vacants par la mort de leur détenteur. Il s'agit pour
l'essentiel des ukin liés à l'initiation masculine (kareñaku ou akuyu), à la maternité
(karaayaku), à la royauté (këyëku). Ces ukin se transmettent à l'intérieur d'un, ou
alternativement, de deux lignages5, mais très généralement, nul ne tient à en assumer
la charge (qui comporte, entre autres contraintes, une assignation à résidence
définitive). Le usohi donne fréquemment lieu à des situations tragiques ou
rocambolesques, les éventuels pressentis, particulièrement ceux qui ont émigré en ville
ou dans d'autres régions, cherchant à échapper à ceux qui viennent les enlever. Mais ils
peuvent tout aussi bien être pris dans un village voisin. Quoi qu'il en soit, nul sacrifice
personnel n'est exigé de l’intronisé ; une fois capturé, il est emmené dans la forêt où est
planté le bëkin « mère », et initié à ses fonctions. A son retour au village, il reste reclus
pendant cinq jours dans une hutte. Peu importe son âge, il suffit qu'il/elle soit déjà
marié/e, qu'il ait été initié s'il s'agit d'un homme, qu'elle ait eu un enfant s'il s'agit
d'une femme.
13 A ces deux voies d'accès à la responsabilité du bëkin, correspondent deux attributs bien
différents : le harpon (ujokosahu) dans le premier cas, le bâton (utampangahu) dans le
deuxième.
14 Posséder le harpon, c'est aussi être guérisseur (kabonen : soigner) et dépositaire de la
connaissance des plantes médicinales.

Deux séries d'objets :


15 Objets que nous avions initialement considérés comme simples attributs
emblématiques du statut d'amañen, et des manières de l'acquérir, le harpon et le bâton
ont un statut spécifique et participent de procès rituels bien différents. Nous essaierons
de voir en quoi leur opposition correspond à deux types de pratiques, à deux modes de
relation au bëkin, opposition que l'on ne peut réduire ni à la division fonctionnelle, ni à
une quelconque hiérarchie des cultes. Arrêtons-nous un instant sur ces objets.

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Le harpon

16 Pourquoi un harpon dans une population dont toutes les attentions matérielles et
rituelles sont orientées vers la pratique de la riziculture ? Nous pensions avoir un
élément de réponse dans l'idée énoncée plus haut que « le bëkin vient de la mer ». Mais
à nos questions, les gens du ulangaw ont longtemps opposé des réponses dilatoires. Ce
sont des affaires de doubles et de chasse racontées en d'autres occasions qui nous ont
permis de mieux comprendre son rôle rituel. Le harpon, le long duquel sont enfilés de
petits anneaux de fer, est rarement utilisé comme arme : les pêcheurs de la côte
(Niominka pour la plupart) s'en servent pour la pêche aux très gros poissons (requins
par exemple) ; les Felup n'y ont recours que pour la chasse à l'hippopotame (eñogay).
Tous animaux qui, dans les conceptions joola de la personne, sont considérés comme
des « doubles » (ewumey) d'êtres humains vivants. Né en brousse ou dans l'eau,
quelques heures ou quelques jours avant la naissance d'un enfant, le double animal suit
la destinée de son homologue humain6. Si toute personne n'a pas pour double un
hippopotame, tout hippopotame par contre est un double. Aussi la mise à mort de cet
animal est-elle rituellement traitée comme un meurtre : le premier chasseur à l'avoir
atteint doit sacrifier un bœuf au bëkin akuyu (initiation des hommes) et un porc au
karaayaku des femmes. En l'honneur du double animal, les villageois exécutent les
danses funéraires nyukulay. Et l'on s'attend à un décès humain dans les prochains jours.
17 Tandis que la lance (ejaney) est réservée au combat contre des êtres – humains ou
animaux – visibles, il apparaît que le harpon est utilisé chaque fois qu'est mise en jeu
l'une des dimensions occultes constituantes d'une personne : utilisé en cas de force
majeure contre un « double », il est également l'arme privilégiée de la lutte contre les
sorciers asayo (de type « witch »). Selon les théories felup, certaines maladies sont liées
au fait qu'une « personne mauvaise », « dont la tête est sale »..., s'est emparée de votre
« cœur » (yalorey : principe qui n'est pas confondu avec l'organe du cœur, mais qui y
siège), afin de le transformer en animal et de le dévorer. C'est avec son harpon, précédé
du cliquetis de ses petits anneaux de fer, que l'amañen va attaquer l'agresseur pour
récupérer ce « cœur » volé. Ou bien on apprendra que tel amañen, décidé d'en finir avec
un sorcier depuis longtemps suspecté, est parti en pleine nuit piquer de son harpon le
tronc d'un gros fromager. Et l'on découvrira au pied de l'arbre une branche cassée,
dévoilant à l'endroit de sa brisure, des cuillers et de l'eau qui coule. Le sorcier qui
venait s'y cacher pour manger, meurt le lendemain.
18 Dans ces combats, le harpon « pique » ou bien vient se ficher en terre devant la
personne visée, lui liant les genoux et la paralysant.
19 Le harpon d'un responsable décédé ne peut être transmis qu'à l'un de ses frères (de
même père). Sinon, le nouvel amañen doit apporter du fer au forgeron du quartier (la
région ne possédant pas de minerai, il s'agit là d'une quête difficile) et acquitter
d'importants sacrifices au bëkin de la forge.
20 Le harpon est par ailleurs entièrement soumis aux interdits de contact avec les lieux ou
les personnes qui doivent rester rigoureusement séparés du bëkin qu'il représente : il
peut arriver que son détenteur, s'il s'agit d'un homme, soit amené à entrer dans une
maison où se trouve une femme en règles, ou nouvellement accouchée. Il doit alors
laisser son harpon au dehors (un amañen « à bâton » resterait lui-même au-dehors).
21 Les détenteurs de harpon possèdent également une série d'objets :

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22 .- le grand coquillage epatey (de type conus papilionaceus) que portent en collier, ou en
bandoulière, ceux qui ont fait le grand ulangaw : il frappe à la tête ou tombe devant
celui qui oserait s'attaquer aux protégés du bëkin et le paralyse. Dans cette fonction,
epatey est inséparable de la corde ebambuyèmube, sur laquelle il est enfilé.
23 - le hochet-calebasse esewuey : il attaque les personnes animées de mauvaises intentions
en « leur prenant la tête » ; celle-ci se met à tourner et à résonner comme le hochet,
provoquant la folie.
24 - sans posséder à proprement parler d'efficacité opérationnelle, les bracelets de fer (bañ
enlenkabu) portés par les détenteurs de harpon, symbolisent au moins deux choses :
l'invulnérabilité de l'amañen, et l'action du bëkin. Les bracelets de l'amañen sont
« comme ceux que portent les lutteurs » pour empêcher leur adversaire de les saisir par
le poignet. Cercles fermés, ils évoquent le travail du bëkin qui tout à la fois « englobe »,
« enserre », « termine » une affaire. Scandée par les coups sourds de la coquille de
libation frappée au sol, écoutons à ce propos l'adresse initiale faite à bulampanabu par
son amañen :
« jiigohen ! (« Celui qui couvre », comme la poule étend ses ailes sur ses poussins)
« janten ! (« il faut écouter »)
« arambaasekol ! (« femme de la brousse » )
« jilinken ! (« celui qui ferme » – comme on ferme un trou, une tombe, une parole,
comme on « finit une affaire »)
« akilesuk ! (« le maître du village »)
« atiika ! (« le guerrier »)
« jilomen ! (« celui qui enserre », comme on enserre avec les doigts le bëkin qui
« prend », on ne peut lui échapper). »
25 Les cliquetis clairs des harpons et les crissements plus sourds des hochets-calebasse ont
également valeur d'avertissement, et traitent préventivement l'espace où pourraient
éclater bagarres, discussions et règlements de comptes7. Ainsi, quelques jours avant les
grandes luttes villageoises, les « grands » du ulangaw parcourent-ils les sentiers qui
délimitent chaque quartier pour en écarter toute mauvaise intention. De même avant
les combats de chaque classe d'âge feront-ils le tour de l'aire de lutte pour prévenir les
incidents qu'un climat souvent fort tendu laisse présager8.
26 Les gens du ulangaw détiennent fréquemment des ukin de divination : dans ce cas, les
techniques utilisées (corne, tambour à friction, petite natte, pendule, etc.) sont
particulières à chaque responsable et peuvent être, au gré de chacun, perfectionnées ou
empruntées à l'extérieur.

Le bâton

27 Le bâton que portent les hommes détenteurs des ukin de kareñaku (initiation), ou këyëku
(royauté) est un bâton de bois rouge, taillé dans du cailcédrat (dit « bois de fer »), d'une
longueur d'environ 1,50 m, et agrémenté à ses deux bouts d'un capuchon de cuivre.
Confié au responsable de culte lors de son intronisation, il est élément du bëkin, au
même titre que la grande coque kasendaku (de type cymbium neptuni) qui sert aux
libations de vin et de sang, ou encore le petit tabouret royal erumburumay. Seuls leurs
propriétaires peuvent les porter ou les toucher. Pour les femmes, il s'agit plus
généralement d'un bâton plus court, souvent recouvert de rangs de perles, qu'elles
portent en bandoulière. Sur le détail de la taille de ces bâtons, nous n'avons guère

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d'informations, si ce n'est qu'il est remis au responsable après avoir été « arrosé » de
vin et de sang, et qu'il le sera régulièrement lors de sacrifices ultérieurs.
28 Insignes et parties intégrantes du bëkin, ces objets, à la différence de la série
précédente, n'ont pas de mode d'action spécifique. Leurs détenteurs ne soignent ni ne
prescrivent. Ils ne manipulent pas leurs attributs comme armes magiques lors de
combats nocturnes. Alors que leurs homologues « à harpon », en sus du sacrifice,
consultent leur bëkin pour des prescriptions et mènent, grâce à leurs instruments
rituels, une guerre invisible contre les agresseurs de leurs consultants, les responsables
« à bâton » ne peuvent qu'entendre les confessions (jarèjaju) de celui ou celle qui a
transgressé les règles du bëkin, et sacrifier. Dépositaires de la force du bëkin, ils ne
peuvent la diriger. L'efficacité attribuée au petit balai royal (ullasaw), constitué d'un
faisceau de pailles, semblerait contredire cette opposition : il peut en effet faire tomber
tout ce qu'il touche sous la coupe du bëkin këyëku, qu'il s'agisse de femmes, de riz ou de
bétail. Ce pouvoir toutefois n'est autre que la projection du pouvoir même du bëkin,
force d'attraction qui, telle un aimant, capte et incorpore tout ce qui relève des
domaines qu'il traite. Ainsi les restes d'une maison brûlée sont-ils transportés à
sambunasu, les grands canaris qui ont servi à apporter l'eau du bain de l'accouchée et du
nouveau-né s'accumulent dans erumuney, les placentas dans le sol de karaayaku, les
excréments des initiés dans ekobey, les bracelets des féticheurs défunts dans katolaku, et,
dans chaque bëkin, cornes, mâchoires, plumes, coquillages de libation... Tous objets ou
substances devenus par là-même ñiñi (interdit, dangereux) en tant que constituants du
bëkin.

Deux champs
29 L'examen du tableau ci-dessous, répertoriant les principaux ukin d'un quartier felup,
nous amène à formuler un certain nombre d'observations : à la différence des ukin « à
harpon », les ukin « à bâton » ne tolèrent pas l'indifférenciation sexuelle. Ils
fonctionnent sur le mode de l'exclusion réciproque, autant dans les domaines traités
(l'initiation, « affaire des hommes » / la fertilité et l'accouchement, « affaire des
femmes ») que dans la pratique sacrificielle. Dans les sociétés joola, initiation masculine
et accouchement sont les référents ultimes de l'identité adulte et de la différence
sexuelle. Les deux tirent leur sens d'un ensemble de spéculations sur l'écoulement de
sang (opposant les écoulements provoqués et les écoulements subis). Les interdits liés à
ces deux types d'événement sont au premier chef des interdits d'ordre scopique, et
corollairement d'ordre cognitif : d'avoir aperçu des circoncis dans la forêt, une femme
peut mourir ; il en est de même pour un homme qui aurait vu une femme accoucher. A
l'initiation masculine est également associé un autre interdit : tandis que les femmes et
les non-initiés doivent déféquer en brousse, les initiés ne peuvent le faire que dans
l'enceinte du bëkin ekobey et de ses annexes. Toutefois, les afflictions provoquées par les
ukin qui garantissent cette séparation n'ont pas trait, comme on serait tenté de
l'augurer, à la vision, mais consistent en dysfonctionnements d'organes internes :
tandis que les ukin réservés aux femmes frappent « au ventre », le « mal aux côtes »
produit par les ukin liés à l'initiation est l'expression d'un grave trouble de la
respiration, l'une et l'autre maladie engendrant déperdition et appauvrissement du
sang. Diffuses et indéfinissables au regard de la précision des nosographies livrées par
les guérisseurs « à harpon », mais d'autant plus mortelles, les attaques des ukin « à

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bâton » – « mal aux côtes », « maux de ventre » – ne se « soignent » pas par des
médecines. Seuls la confession – anticipation préventive de l'interrogatoire du mort –
et le sacrifice peuvent y remédier. La limitation des recours thérapeutiques semble ici
faire écho à la rigidité du champ traité : car si les rituels d'initiation d'une part, les
prescriptions et les représentations qui entourent l'accouchement d'autre part,
construisent l'identité sexuelle, et les compétences attribuées à l'un et l'autre sexe,
cette division ne tolère pas d'aménagements. Inscrite au cœur de la pensée
classificatoire et de la pratique rituelle, réfèrent primordial des règles du ñiñi, elle ne
peut donner prise à des opérations de transformation rituelle. Son analogon cosmique –
la séparation et la succession des saisons sèche et pluvieuse, dont le roi, prêtre de
këyëku, et les femmes de karaayaku sont garants dans leur personne physique – peut
connaître des perturbations, mais ne peut être défait. Tout au plus est-il possible d'en
différer les effets : retarder par exemple le moment de l'initiation pour conserver au
village ses meilleurs lutteurs (l'initiation masculine ouvre la voie au mariage, état
incompatible avec la pratique de la lutte) ; « attacher » la pluie en début d'hivernage
lorsque, cette année-là, les jeunes et leurs aînés séjournent dans le bois des initiés.

Ukin d'un quartier felup (Utem, village de Susana) maladies et domaines traités

30 Bien différent, nous l'avons signalé, est le champ relativement hétéroclite traité par les
ukin « à harpon » : protection, guérison, vol, accidents, meurtre, incendie, techniques
de la forge, de la divination, enterrement, etc. Dans leur grande majorité, les maladies
qu'ils provoquent attaquent les sens, les os, la peau, la « tête », les articulations, la
locomotion, fonctions qui ne relèvent pas de l'ensemble bio-physiologique « interne »
constitué, dans les représentations felup du corps, par la série œsophage-poumons-
cœur-foie-intestins. Sans développer ici une question qui nous engagerait trop loin de
l'objet de ce court article, nous noterons que les ukin « à harpon » visent

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préférentiellement ce qui, du corps, est directement investi dans les formes de la


sociabilité quotidienne (ouïe, vue, parole, apparence extérieure, mobilité).
31 Que les affaires de la vie en société, avec les conflits qu'elles comportent, soient si
minutieusement prises en charge par les ukin « à harpon », n'est pas sans rapport avec
l'organisation sociale joola, de type segmentaire et acéphale, exempte de chefferies, de
castes, de lamanat9 Ignorant les différences de statut liées à la naissance, l'aléa des
rapports sociaux y est encore plus grand. Il faut tout à la fois l'autorité de puissances
surnaturelles et la possibilité humaine de diriger ces puissances pour organiser, régler
ou apaiser « affaires », « discussions », histoires de vengeances et contre-vengeances
qui courent de générations en générations, jalousies et suspicions, qui ne cessent de
resurgir çà et là, tant il est vrai que l'égalité formelle en est le meilleur terreau.
Rivalités d'appropriation sur les rizières ou les palmeraies, querelles de famille et
rancœurs, ont été attisées par la guerre contre les Portugais. Pour tenter de désamorcer
ces cycles de violence, certains se sont convertis. Mais tous restent extrêmement
attentifs aux modes de gestion villageoise de tels conflits que, compte tenu de la
distance d'avec les autorités étatiques, seuls les responsables d'ukin savent organiser.
C'est à l'intérieur de ce champ, toujours mouvant, jamais « épuisé » – puisqu'au
moment du décès il faudra encore y revenir10 – qu'apparaissent et se développent une
série de pratiques magiques qui prennent comme supports des objets mobiliers
(coques, cornes, etc.) ou fixes (le bëkin) que l'on peut ici qualifier de « fétiches ». Dans ce
domaine, la pratique magique n'est pas forcément liée à un objet matériellement
repérable11 : prenons pour exemple le geste du kepuleenaku, qui consiste à souffler, en
pulvérisant quelques gouttes de salive, ou délivrer d'une mauvaise parole. Lorsqu'il
s'agit, pour un offenseur, de demander à la personne qu'il a offensée, de l'aider à lever
la malédiction dont il est frappé, l'offensé mâche préalablement une noix de
bukunumabu (tukuluna), dont il recrache les morceaux au visage de l'offenseur. Ce geste,
effaçant de « la bouche dont elle est sortie » la première imprécation, suspend
1'« affaire » jusqu'à ce qu'elle soit jugée publiquement. Le kepuleenaku simple est un
geste omniprésent dans la pratique cultuelle : ayant simplement valeur de bénédiction
dans l'espace des ukin « à bâton », il acquiert un pouvoir spécifique lorsqu'il s'agit de
traiter des dissensions entre individus, ou certaines maladies relevant des ukin « à
harpon ». Le kepuleenaku dans ce cas est typiquement un rituel de déliaison : déliaison
de la parole imprécative, voire de l'action du bëkin. Ainsi, un voleur dont emotay, à la
suite d'un sacrifice du plaignant, aurait lié les genoux, ira implorer un kepuleenaku
auprès de l’amañen. Dans ce registre, bien d'autres pratiques restent à explorer : ainsi
l'opération ewalisey, qui consiste, à l'insu des intéressés, à procéder à un transfert de
forces de certains lutteurs vers celui dont les vieux ont décidé de maximiser les
chances ; ou encore le « travail » du magicien qui, lorsque les femmes partent pêcher au
marigot, « écarte » les doubles aquatiques des habitants du village.

Deux types de liens avec le bëkin


32 Qu'en est-il, dans cette perspective, de la personne même de l'amañen ? Les rituels
d'acquisition d'un bëkin par le biais du ulungaw, nous l'avons signalé, sont fort différents
des rituels d'intronisation aux ukin « à bâton ». Ces derniers, à plus d'un titre, peuvent
être considérés comme des funérailles anticipées : l'ancienne maison du nouveau
responsable est cassée, les tantes paternelles apportent les pagnes funéraires qu'elles

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auraient remis à leur neveu le jour de sa mort, on chante les nyukulay qui exaltent les
défunts... L'une des séquences des rituels d'intronisation retiendra ici notre attention :
après être resté reclus cinq jours dans une hutte construite derrière sa maison, le
nouvel initié, couvert de la tête aux pieds d'un pagne noir, est emmené au bëkin où on le
rase ; puis on le couche à plat ventre, la tête au-dessus du trou où l'on verse le sang de
l'animal sacrifié (une chèvre) mêlé au vin de palme, jusqu'à ce que ce mélange déborde.
Lorsqu'il se relève, ses oncles maternels lui enduisent encore la tête de vin de palme,
achevant sa transformation en véritable autel vivant12. De l'intronisé, on dit qu’« on l'a
mis assis », entendu comme « on l'a fixé ». Désormais mort à sa condition d'homme
ordinaire (dès lors, « il ne connaît plus ses parents, sa femme, ses frères »), il devient
obligé du bëkin13. La responsable de karaayaku (et, autrefois, les détenteurs des
principaux ukin « à bâton »), est tenue à une abstinence sexuelle définitive. La maison
du nouvel amañen sera reconstruite à proximité immédiate du sanctuaire.
33 Les rituels et les interdits qui s'appliquent au « roi » joola détenteur de këyëku, auquel
on s'adresse d'ailleurs comme au bëkin lui-même (« maan... »), offrent la figure
paradigmatique de l'incorporation de l'amañen à son bëkin. Placé au sommet de la
hiérarchie religieuse, këyëku est le garant de toutes les disjonctions opérées entre les
sexes, les saisons, les substances (eau et vin de palme par exemple, qu'il est interdit de
mélanger), en même temps qu'il médiatise le passage des un(e)s aux autres. Son
desservant, incarnation même de l'essence du ñiñi, de la séparation et des règles
d'incompatibilité fondées sur les dangers d'un « cumul de l'identique » 14, est soumis en
permanence aux interdits qui visent périodiquement hommes (lors de l'initiation) ou
femmes ordinaires (lors des périodes menstruelles ou de l'accouchement). Ainsi ne
peut-il voir ou approcher la mer, cultiver ou traverser les rizières, franchir une rivière,
être surpris à boire ou manger, pénétrer une autre maison que la sienne, être mouillé
par la pluie, etc.
34 De leur relation au bëkin, les détenteurs « à harpon », certes, ne sortent pas moins
indemnes. Un manquement de leur part aux règles du sanctuaire et du rituel sacrificiel,
un mauvais usage de leur pouvoir, cupidité ou négligence dans l'accomplissement de
leurs fonctions, sera chèrement payé. Qu'éclatent par exemple de sanglantes bagarres à
l'occasion des luttes villageoises, le responsable du bëkin tutélaire devra aussitôt
immoler du gros bétail prélevé sur son propre avoir. S'il est sorcier lui-même, le bëkin,
dit-on, le tuera rapidement. Libre à eux cependant d'orienter l'énergie de leur bëkin
dans telle direction, d'attaquer, à la demande d'un sacrifiant, telle ou telle personne,
d'interpréter les demandes et prescriptions que leur transmet, par voie de rêve ou de
divination, le génie qu'ils ont « planté ». Les détenteurs du harpon peuvent pratiquer le
buyuèbu (sacrifier contre quelqu'un que je soupçonne de m'avoir fait du mal, ou de
m'avoir volé), dont les aînés disent eux-mêmes : « nous qui vous avons mis au monde,
nous avons peur de faire buyuèbu. Buyuèbu finit un hank » (tue jusqu'au dernier tous les
membres d'un segment de lignage). On remarquera que les sanctuaires « à harpon »
sont toujours aménagés dans la maison ou la cour de l'amañen ; il peut s'agir d'une
petite chambre ou d'une petite case édifiée lors du ulangaw, ou de grands sanctuaires,
tel bulampanabu, qui survivent à la mort de leur détenteur et sont alors transportés
dans la maison du nouveau propriétaire.
35 Tandis que les ukin « à bâton » sont immuablement fixés à l'endroit même de leur
fondation (au changement de responsable, on ne fait qu'inverser l'orientation du
sanctuaire, ou plus exactement de l'aire réservée à l'assistance), les ukin « à harpon »

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suivent leur détenteur, allant – cas rare au demeurant – jusqu'à nomadiser avec lui. Tel
est l'exemple de ce féticheur errant, ayant fui le village où il a perdu parents, femmes et
enfants. Sans résidence fixe, il transporte avec lui son bëkin ankurenaw, réduit à sa plus
simple expression ; la coquille de libation kasendaku, et une corde sur laquelle est fixée,
par l'intermédiaire de quatre grelots, une corne de gazelle obturée. Cet instrument
divinatoire (en jouant sur la tension de la corde tendue entre le pouce gauche et le gros
orteil, on fait tourner la corne) lui sert d'autel, lorsqu'avant chaque consultation il y
sacrifie un poulet ou du vin de palme.
36 A la mort de l'amañen, les ukin plantés individuellement sont détruits. Dans les rares
autres cas, ils sont « replantés » au cours d'un jour et d'une nuit d'activité rituelle
intense.
37 Quel que soit le sanctuaire, le harpon fera l'objet, au cours des funérailles, d'un rituel
de détache d'avec son propriétaire : añañorol, « le séparer ». Dans l'après-midi qui suit
le décès, sur la place où est exposé le défunt ont lieu les danses publiques de nyukulay :
elles sont interrompues un court instant par l'arrivée des porteurs de harpon et de
hochets-calebasse ; l'un d'eux s'arrête face à l'estrade du mort et balance le harpon du
défunt en direction des quatre points cardinaux, avant de le remporter dans le bëkin.
Aucun rituel de cet ordre ne sera effectué sur le bâton.
38 Au regard des contraintes d'usage dont il est l'objet, tout porte à penser que le harpon
sert en quelque sorte de doublet au corps de l’amañen, préservant ce dernier des
dangers et des contraintes qu'impose une trop grande intimité avec le bëkin. En
canalisant la puissance de ce dernier, le harpon opère tout à la fois la coupure et la
jonction entre le bëkin et son détenteur.
39 De nous être arrêtés un instant sur ces objets et les modes d'installation de l’amañen ou,
selon les cas, d'acquisition d'un bëkin, nous a permis d'esquisser une ligne de
démarcation entre deux modèles : médiatisation et dédoublement du rapport au bëkin
d'une part, inféodation et incorporation du bëkin de l'autre. Si, dès leur installation, les
détenteurs du harpon engagent leur avoir pour acquérir et conserver ce pouvoir
d'orienter la force de leurs ukin, c'est au prix d'une dépossession de soi, d'une
transformation radicale de leur être, que se noue la relation particulière des
desservants « à bâton » à leur bëkin. Nous pourrions en partie reprendre ici les termes
de la différenciation proposés par A. de Surgy à propos des faits évhé ; « ... par
opposition à un prêtre ayant été “saisi” par une divinité ou à tout autre intermédiaire
entre les hommes et les invisibles puissances qui l'environnent, l'homme méritant le
titre de féticheur négocie moins avec des esprits qu'il ne réussit à les dominer, et,
contrairement aux actes d'adoration, d'adulation ou de prière, les actes fétichistes sont
de nature à produire immédiatement ou quasi-automatiquement leurs effets », à cette
réserve près que la pratique des desservants “à bâton” ne comporte guère d'adoration
ou d'adulation. Plus qu'à leurs actes, c'est à leur position dans la sphère sacrificielle que
l'on se référerait pour définir leur statut. Brutalement inauguré au cours des rituels
d'intronisation, un processus d'altération irréversible de leur être les a consacrés au
bëkin, tout à tour comme autel, sacrificateur obligé, et victime : de l'amañen à son bëkin,
le rapport intime initié par la mise en scène d'une mort anticipée va se conclure, en cas
de sénilité ou de maladie grave, par une mise à mort réelle : les responsables adjoints
du sanctuaire fendront le crâne à coups de hache, ou briseront la colonne vertébrale de
l'amañen déficient.

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40 Revenons au bëkin : voilà un lieu, un objet, une force..., selon l'angle sous lequel on le
considère, qui, à l'instar de la plupart des matériaux présentés dans le cadre du
séminaire de l'URA 221 sur la notion de fétiche, déjoue les oppositions classiques :
« fabriqué » / « naturel » ; « magique » / « religieux » ; « maléfique » / « bénéfique » ;
« contenant » / « contenu » ; « divinités » / « fétiches », etc. Quoiqu'immobile, fixé, le
bëkin, autel ou sanctuaire, devient, au fur et à mesure des sacrifices, un lieu vivant,
arrosé et nourri de sang, de vin de palme, de grains ou de farine de riz, toujours en
transformation15 par « absorption » d'éléments fabriqués (poteries, morceaux de fer) ou
« naturels ». Il se constitue dans un processus d'accumulation permanente d'objets
minéraux (coquilles, outils ou armes de fer), animaux (mâchoires, cornes), végétaux
(arbres plantés dans le bëkin), organiques (placentas, excréments) qui tous ont la
particularité d'avoir été fortement liés à la personne du sacrifiant. Cependant, au
risque de durcir provisoirement l'opposition sur laquelle nous nous sommes arrêtée, il
apparaît que dans l'espace des ukin, deux attitudes, deux types de liens coexistent ; d'un
côté, manipulation « à la demande » d'objets, médiation et dédoublement de la force du
bëkin et du corps de l'amañen, pratique de type fétichiste, de l'autre, intimité et
immanence de la relation au bëkin, transformation de l'amañen en « être sacrificiel » 16
plutôt qu'en féticheur.

BIBLIOGRAPHIE
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Noire, Paris, PUF, 131-239.

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Objets enchantés, mots réalisés, Paris, EPHE-CNRS, 111-138.

Diatta, Ukeyeng N. (1979) Le taureau symbole de mort et de vie dans l'initiation de la circoncision chez
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Héritier, Fr. (1979) « Symbolique de l'inceste et de sa prohibition », in La fonction symbolique, NRF,


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Zempléni, A. (1987) « Des êtres sacrificiels », Sous le masque de l'animal. Essais sur le sacrifice en
Afrique Noire, Paris, PUF, 267-317.

NOTES
1. Les données auxquelles nous nous référons ici ont été recueillies lors de récentes enquêtes
menées par A Julliard et moi-même dans le village de Susane (région de Cacheu).
2. Les Añaki (groupe Bijogo) appellent elamundi une puissance dont l’origine est un vieux python
qui est allé vivre dans la mer (Ch. Henry, 1991 : 122-123).
3. De l’analyse minutieuse qu’il faisait de la région joola, L V. Thomas (1959) retenait comme l’une
des dimensions principales, la représentation d’un univers comme « siège de multiples
déplacements de forces nourries et nourrissantes » qu’il qualifiait de « pneumatisme ».
4. A titre indicatif, 8 hommes de ce village de 2000 habitants environ ont fait le grand ulangaw.
5. Si l’on ne trouve personne dans le patrilignage, on ira chercher le neveu utérin
6. La croyance au double animal, sous une autre variante, a été étudiée dans une région du nord-
est de la Basse-Casamance par J. Davis Sapir (1977).
7. Elobey (de elob : parler) : « discussion », « affaire », « vengeance »...
8. Lors des luttes organisées par les responsables de bulampanabu ou këyëku, plus de 25 villages,
entre lesquels les problèmes d'appropriation de rizières sont permanents, peuvent se confronter.
Si une bagarre éclate, l’amañen en est responsable devant son bëkin et doit sacrifier du vin. Si le
sang coule, il devra immoler un bœuf dans son sanctuaire.
9. Du mot wolof lamane, « maître de la terre » : cette institution est présente dans la plupart des
sociétés paysannes sénégalaises.
10. L'interrogatoire du mort n'est pas sans évoquer ce travail « d'épuisement de l'objet » dont
nous parlent M. Ducornet et M. Guibal à propos d'objets modelés par un sujet au cours de la cure
analytique (communication à l'URA 221, 11/4/1990).
11. A. de Surgy rappelle que chez les Evhé, les « charmes » bo peuvent se limiter à la connaissance
d'une recette magique mettant en jeu des ingrédients, principalement végétaux, d'indispensables
paroles magiques (gbesa) parfois inintelligibles, et un rituel de préparation de quelque chose.
12. Ce rituel est abondamment décrit par N. Ukeyeng Diatta (1979).
13. Cette transformation profonde de la personne de l'intronisant n'est pas sans évoquer le
procès de « déparentalisation » qui précède la métamorphose du chef initié gourmantché (cf.
M. Cartry, 1987 : 131-239).
14. Cf. F. Héritier, 1979 : 209-244.
15. Comme le met en évidence M. Coquet à propos du didiro bwaba, c'est l'une des
caractéristiques structurelles du fétiche.
16. Au sens développé par A. Zempléni, à propos de l'altération liturgique du possédé, comme de
la victime animale (1987 : 267-317).

RÉSUMÉS
L'espace socio-religieux lié au système des ukin est traversé d'une opposition au niveau de la
relation des responsables à leurs ukin, relation symbolisée par le harpon et le bâton. L'examen

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des pratiques rituelles liées à cette opposition permet d'esquisser une ligne de démarcation entre
deux modèles : manipulation d'objets, pratique de type « fétichiste » d'une part ; immanence de
la relation aux ukin, transformation du responsable en « être sacrificiel » d'autre part. Cette
différentiation renvoie à une partition générale des domaines traités par les ukin. Tandis que les
ukin « à bâton » sont surtout impliqués dans tout ce qui touche à la division sexuelle et à la
succession des saisons, les ukin « à harpon » opèrent dans le champ des relations sociales et des
conflits jamais épuisés.

An opposition runs through the Dyola-Felup ukin system between two types de relations that,
symbolized by the harpoon and the stick, people develop with their ukin. By examining ritual
practices, two models can be demarcated: on the one hand, the “fetishistic” manipulation of
these objects; and, on the other, an immanent relationship wherein worshippers become
“sacrificial beings”. This demarcation is related to realms of intervention: whereas the “stick”
ukin are involved in anything having to do with differences between the sexes and with the
change of seasons, the “harpoon” ukin operate in the field of social relations with its endless
conflicts.

INDEX
Population Diola-Felup
Mots-clés : fétiche, objet, autel, saison, différenciation sexuelle, harpon, bâton
Keywords : fetish, object, altar, seasons, sexual differenciation, harpoon, stick
Index géographique : Guinée-Bissau

AUTEUR
ODILE JOURNET
URA 221, EPHE-CNRS

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Les arebuko des Bijogo (Guinée-


Bissau). Culte de possession, objets
de puissance1
The Bijago arebuko (Guinea-Bissau). Possession Cult and Power Objects

Christine Henry

1 S'activant auprès du feu, Maria hâtait la cuisson du riz. Elle s'interrompait parfois pour
jeter des regards dubitatifs sur la bouteille d'alcool de canne que j'avais apportée.
« Voilà une bien petite bouteille » disaient ses yeux. La plupart des femmes étaient déjà
parties à la plage où devait se dérouler une cérémonie destinée à purifier le village
avant la grande fête que devaient donner les jeunes gens. Tout en terminant ses
préparatifs, Maria m'expliquait les raisons de son retard et m'exhortait à la patience :
de toute façon, il était impossible de nous rendre à la plage les mains vides. Nous
devions apporter une offrande à Kanogo, l'orebuko (la puissance) à laquelle était adressé
le rite.
2 Une demi-heure de marche nous mena à la plage. Comme toutes les plages de
Canhabaque, c'est un croissant de sable fin mangé par la forêt, dont les extrémités
forment deux pointes pierreuses qui avancent dans la mer, mais elle a ceci de
remarquable qu'en son centre se dresse un rocher isolé. De la hauteur d'un homme,
c'est une pierre dressée qui semble avoir été érigée de main humaine bien que les
villageois affirment le contraire. Il s'agit de Kanogo, une puissance des femmes, c'est-à-
dire qu'une femme en est la responsable et la sacrificatrice et que seules les femmes
assistent aux cérémonies qui lui sont dédiées. Pour l'occasion, un coupe-coupe dont le
manche était entouré d'une palme aux folioles nouées avait été fiché en terre devant la
pierre. Deux petits sièges étaient couchés de part et d'autre du coupe-coupe. Les
offrandes : plats de riz cuisiné, bouteilles de vin de palme, étaient disposées autour du
rocher. Les femmes étaient assises en un vaste demi-cercle, l'une d'elles, debout,
haranguait le rocher avec véhémence. Elle s'était emparée de la bouteille d'alcool que
j'avais offerte et arrosait successivement le rocher, le coupe-coupe et les sièges. Elle
exposait le motif qui justifiait leur demande et exhortait le Kanogo à les satisfaire. Le

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ton n'était pas celui de la prière mais bien plutôt celui du commandement. De temps en
temps, le rythme des paroles s'accélérait et les femmes assises se ployaient, joignaient
leurs bras et rapprochaient leur tête par groupes de quatre ou cinq pour pousser des
cris stridents. De nombreux poulets furent sacrifiés et les objets oints de quelques
gouttes de sang. Les femmes criaient de plus en plus souvent, et la tension montait dans
l'assemblée quand Quinta, une femme d'âge mûr, tomba allongée, le corps rigide, les
yeux clos. Après un moment de silence et d'attente, la prêtresse se leva, se pencha sur
Quinta et effleura son corps de ses mains. Quinta bougea, les femmes qui l'entouraient
reculèrent. Quinta commença à se relever, resta un moment à quatre pattes en fixant
l'extrémité de la plage comme si elle voyait arriver quelqu'un. Tous les regards se
tournèrent dans cette direction, le mien également. Je ne voyais rien, mais toutes les
femmes continuaient à regarder en silence. Puis Quinta s'assit sur ses talons et se mit à
parler. Les autres se pressaient pour venir s'agenouiller devant elle et la saluaient avec
toutes les marques du plus grand respect. Quinta était possédée par l'orebuko (le mort)
qu'elle avait initié. C'est lui qui était présent parmi nous et qui s'exprimait par sa
bouche. Les femmes qui avaient repris leur place lui posaient des questions. Il
répondait, distribuant conseils et réprimandes ; une jeune fille fit une confession
difficile puis se mit à pleurer après que l'esprit lui eut parlé. Que Quinta ne fut plus elle-
même, il suffisait pour en juger de voir la manière cavalière dont elle avait redressé un
des petits sièges pour s'asseoir à califourchon, d'observer la façon dont elle buvait le
vin de palme à la bouteille comme si les offrandes lui avaient été destinées, et plus
encore de la voir saisir les poulets décapités pour se barbouiller la bouche et sucer le
sang qui coulait encore de leur cou. Le pouvoir de l'orebuko-objet était éclipsé par la
présence de l'orebuko-revenant, l'assemblée ne s'adressa plus à la pierre mais,
longtemps après que la nuit fut tombée, resta à dialoguer avec la voix de l'au-delà.
3 Les Añaki (Bijogo de l'île de Canhabaque) croient en l'existence d'un dieu créateur
qu'ils appellent Nindu (ciel). Comme en beaucoup d'autres populations africaines, il
s'agit d'un dieu lointain qui n'est pas invoqué directement. Le culte est adressé à des
puissances intermédiaires entre ce dieu et les hommes qui sont appelées arebuko (sing.
orebuko). Kanogo, le rocher est l'une d'elles. C'est Nindu qui a donné les arebuko aux
hommes. Ces puissances se présentent sous forme d'objets naturels ou fabriqués,
uniques ou composés d'éléments disparates. Certaines portent des noms propres,
d'autres ne sont désignés que d'un nom commun.
4 Le terme orebuko ne réfère pas seulement à ces puissances. Tout être vivant, humain,
animal, végétal, possède un orebuko. Les Añaki ne sont guère plus diserts sur cette
acception du mot que sur l'autre. Ils disent seulement que l'on peut avoir un orebuko
plus ou moins « fort ». Ce principe est perdurable : après la mort, il gagne un lieu
appelé aŋarebuko2. Les funérailles sont conçues comme les préparatifs qui permettent le
bon voyage de l'orebuko du village jusqu'à l'au-delà3. Une naissance est le retour, la
réincarnation d'un orebuko. Pour ces raisons, on ne fait pas de funérailles aux personnes
reconnues sorcières, elles ne sont pas enterrées dans l'espace du village mais en forêt,
au plus vite et dans un lieu où nul ne défriche. On cherche ainsi à les mettre hors
circuit, hors du va-et-vient des arebuko entre le village et l'au-delà que représentent les
naissances et les morts4.
5 Il est une autre catégorie d'arebuko qui ne peut gagner l'au-delà, mais cette fois sans
que ce soit de la volonté des vivants. Il s'agit des arebuko des hommes morts avant
d'avoir été initiés. Ces arebuko restent rôder sur terre et menacent la santé des vivants.

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Pour se prémunir contre ce danger, il faut faire franchir aux arebuko des hommes morts
les étapes initiatiques qu'ils n'ont pu franchir de leur vivant. Ce sont les femmes qui se
chargent de ce travail : possédées par les arebuko de ces morts, elles accomplissent des
rituels qui sont le pendant des rites initiatiques masculins. Ce cycle rituel complexe
s'étale sur une vingtaine d'années. Au cours des phases actives des rites, quand les
femmes sont possédées, elles sont considérées comme les morts eux-mêmes. On ne les
appelle plus par leur nom mais par celui du mort, on doit leur parler et les traiter avec
tout le respect dû aux arebuko puissances. Cette alliance d'une femme avec un disparu
n'est pas limitée au temps du cycle rituel. Une femme est à tout moment susceptible
d'être investie par l'orebuko de son mort qui s'exprimera par sa bouche. Toute femme
est donc, potentiellement et à l'occasion effectivement, un porte-parole des puissances
de l'au-delà. C'était le cas de Quinta lors de la cérémonie que je décrivais
précédemment. Les cérémonies añaki les plus importantes requièrent la présence de
cette catégorie de morts. Par exemple, lors de l'investiture d'un nouveau roi,
l'impétrant est tout d'abord intronisé par les villageois, hommes et femmes. Il est
ensuite « enlevé » par les femmes possédées, conduit dans leur bois sacré et investi une
seconde fois.
6 On voit que le terme orebuko recouvre une notion fondamentale de la pensée des Añaki
et que l'on ne saurait le traduire facilement par un mot unique. En un premier sens,
l'orebuko, « âme », est un principe spirituel susceptible de grandir, d'être amélioré s'il
est « nourri » au cours de l'existence humaine. En un second, il désigne les morts et
plus particulièrement une catégorie d'entre eux qui, par l'intermédiaire des femmes,
joue un rôle important dans la vie religieuse des Añaki. Dans cette dernière acception
nous proposons de le traduire par « revenant » puisque cet orebuko manifeste sa
présence parmi les vivants sur un mode persécutif avant son initiation, sur un mode
bénéfique ensuite. Enfin, il désigne les puissances-objets auxquelles les Añaki adressent
leurs cultes. Ces distinctions sont celles que font eux-mêmes les Añaki quand ils parlent
kriol5, la langue véhiculaire de la Guinée-Bissau. Pour parler des arebuko dans le premier
sens cité ils emploient les mots almas, spiritu, (âme, esprit), dans le second sens, ils
parlent de defuntos (défunts) et dans le troisième ils parlent d'irã. Ce mot désigne, en
kriol, toute puissance ou objet rituel, que ce soit, selon les populations considérées, une
amulette fabriquée par un marabout, un génie de lieu ou un autel d'ancêtre.
7 Il faut noter qu'il est presque impossible d'obtenir d'un Oñaki qu'il vous parle des
arebuko. Si l'on s'adresse à une personne jeune, non initiée, elle vous répondra qu'elle
ne sait rien, qu'elle n'a pas la « force » qui lui permettrait de savoir, et si l'on s'adresse
à un ancien, il vous répond qu'il y a du danger à en parler. Ce mutisme et cet embarras
ne sont pas seulement motivés par le compréhensible désir de taquiner l'ethnologue
trop curieuse, ils dénotent que les arebuko appartiennent au monde de l'agir. En parler
sans raison, hors des moments rituellement contrôlés, serait mettre en mouvement des
puissances dont on ne saurait maîtriser les effets.
8 Il apparaît qu'au regard du monde des arebuko tous les humains ne sont pas égaux. Les
aînés, parce qu'ils sont initiés, parce qu'ils héritent d'arebuko, parce qu'ils en acquièrent
au cours d'épisodes divers de leur vie, en résumé parce que leur propre orebuko se
fortifie du commerce avec les arebuko, possèdent un savoir (et un pouvoir) que n'ont
pas les jeunes. Les arebuko tracent donc une première ligne de partage entre les jeunes
et les vieux, mais ils en dessinent une seconde entre les hommes et les femmes.
Pourquoi seuls les arebuko des hommes non-initiés ne peuvent-ils gagner l'au-delà ? Les

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arebuko des femmes qui ne sont pas initiées n'ont pas ce problème. Pourquoi sont-ce les
femmes qui doivent initier les arebuko des jeunes décédés ? Pour quelles raisons cette
alliance des femmes et des arebuko se maintient-elle après l'initiation de ces derniers ?
En outre, quel lien y a-t-il entre les arebuko-âmes et les arebuko-objets ? Quelle est
finalement la nature des arebuko ?
9 C'est à ces questions que nous tenterons de répondre après avoir décrit les principaux
fétiches du village d'Inorei. Les arebuko sont liés à l'espace villageois : quand on va de
village en village, on se trouve en présence d'ensembles différents d'arebuko. Il n'y a pas
d'orebuko auquel sacrifieraient tous les Bijogo d'une même île ou d'un même clan.
Lorsque les arebuko ne sont pas individuels, puisque la moindre amulette est également
un orebuko, ils sont villageois. Ce que les Añaki spécifient en parlant d'arebuko-e-moto,
(moto signifie terre et territoire).
10 Pour désigner les arebuko qui ne reviennent pas s'incorporer dans des êtres humains,
les Añaki emploient également trois autres mots : unikã, kolarako, elamundi.
11 Le terme unikã a une connotation thérapeutique. Les remèdes traditionnels : décoctions
de plantes que l'on boit ou avec lesquelles on se lave, poudres de racines ou d'écorces
pilées que l'on porte sur soi dans de petites cornes, feuilles que l'on applique en
cataplasme, sont appelés unikã.
12 Kolarako (plur. ŋolarako) désigne une matière et un mode de fabrication. Il s'agit d'une
palme sèche dont chacune des folioles est nouée sur elle-même. Les ŋolarako sont
souvent utilisés en association avec d'autres éléments pour former un orebuko, mais ils
peuvent aussi se présenter seuls et ont alors une fonction de marqueur. Un kolarako
suspendu à un arbre ou pendu à un bâton signale que l'aire où l'on pénètre est un lieu
marqué (itute). Mais il ne s'agit pas seulement d'un signal, c'est en y apposant un
kolarako que l'on consacre le lieu.
13 Le terme elamundi désigne une puissance dont l'origine est un vieux python qui est allé
vivre dans la mer. Les seuls kolamundi « officiellement » reconnus sont les kolamundi
elan kuduba, les esprits des clans. Chaque clan possède un elamundi, il n'est pas
matérialisé par un objet et, à ma connaissance, il ne lui est pas rendu de culte. La force
d'un clan est liée à celle de son elamundi, cette puissance est censée pouvoir tuer. Les
seules occurrences discursives où apparaissent les kolamundi sont les interrogations de
morts. La question est toujours posée : « est-ce l'elamundi de notre clan qui t'a tué ? ».
Néanmoins, on suppose qu'il existe d'autres kolamundi. Une personne à qui l'on attribue
du pouvoir et dont on se méfie sera soupçonnée d'avoir rencontré un elamundi et passé
avec lui un contrat pour profiter de sa puissance. Dans d'autres dialectes bijogo, cette
puissance s'appelle eraminde, erande ou irande, d'où pourrait venir le terme kriol irã (voir
note 5). En kriol, « python » se dit irã-segu (irã-aveugle) et le fait que les vieux pythons
aillent vivre dans la mer et y constituent des puissances redoutables est une croyance
répandue dans toutes les populations côtières de la Guinée-Bissau.
14 En résumé, le terme elamundi ferait référence à l'origine d'une puissance, celui de
kolarako désignerait la matière et la forme particulière d'un objet qui peut se rencontrer
seul ou associé à d'autres objets pour former un orebuko, enfin le mot unikã indiquerait
une vertu, un pouvoir thérapeutique entendu dans un sens large, que, parce qu'ils sont
des objets « forts », tous les arebuko possèdent, mais que certains auraient à un plus
haut degré d'intensité. En tout état de cause, aucun de ces termes ne permet de définir

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des sous-catégories dans l'ensemble des arebuko, et si nous voulons établir un


classement nous devrons en chercher le principe ailleurs.
15 Parmi ceux qui apparaissent concrétisés par des objets, un premier partage peut être
fait entre les arebuko personnels et les arebuko collectifs.

Les arebuko individuels


16 Les amulettes, confectionnées au village ou achetées à l'extérieur, se présentent
généralement sous forme d'une petite corne ou d'un petit paquet. Elles sont
suspendues au cou, attachées au poignet ou au-dessus du genou. Cornes et paquets
contiennent des racines pilées ou des végétaux séchés. Certaines sont d'un port
permanent, d'autres sont confectionnées et portées temporairement. Ainsi avant le
défrichage, beaucoup d'hommes portent des amulettes, destinées à protéger des
serpents, qui sont des sachets remplis de plantes dégageant une odeur nauséabonde
censée éloigner les reptiles.
17 Dans chaque maison d'une personne initiée se trouve un orebuko qui peut être simple,
mais se présente plus souvent comme un amoncellement d'objets disparates. Le plus
simple sera, par exemple, composé d'une corne attachée à une palme nouée, l'ensemble
étant suspendu au mur de la maison. Les plus complexes seront constitués d'un
ensemble d'objets disposés sur un petit autel construit en terre. Ils rassembleront
diverses cornes et bouteilles emplies d'une substance végétale, des amalgames de terre
moulés en boule parfois disposés dans des cuvettes d'émail, des palmes nouées, une ou
plusieurs sculptures de bois anthropomorphes ou non. Devant cet autel sont
généralement couchés un ou plusieurs sièges plus petits que le mobilier domestique
courant. Plus le maître (ou la maîtresse) de maison est âgé plus ces objets sont
nombreux, car au cours de sa vie, il a hérité les arebuko de ses frères et a eu l'occasion
d'en acquérir de nouveaux lorsqu'il a ressenti un besoin de protection accru. A ces
autels familiaux, on fait des offrandes de riz, d'œufs, des libations de vin de palme ou
d'alcool de canne pour protéger les habitants de la maison.
18 Certaines personnes acquièrent par héritage ou en les achetant sur l'île ou à l'extérieur
un orebuko qui ressemble aux autels précédemment décrits ou qui peut prendre la
forme d'une statuette de bois. Elles l'installent dans une pièce spéciale de leur maison
ou dans une petite case séparée et mettent son pouvoir au service de ceux qui désirent
y faire appel. Le plus souvent ces autels ont une spécialité : divination, thérapie, faire
revenir les objets volés ou tuer les voleurs, par exemple. Bien que cela ne soit jamais
énoncé très clairement et que, d'ailleurs, la chose ne soit guère claire, on distingue
parmi ces autels ceux auprès desquels on peut engager des actions mal intentionnées et
ceux qui sont toujours censés agir dans le sens du bien. Quand on a quelque chose à
demander, on prévient leur officiant et on va le consulter discrètement de nuit. Il faut
apporter un poulet que le responsable sacrifiera et dont il interprétera les
mouvements. S'il ne s'agit pas que d'une simple divination mais d'une action à engager
pour un résultat à venir, contrat sera passé avec le fétiche. Le consultant s'engagera à
offrir à la puissance diverses choses : riz, animal, tabac, alcool, argent, quand le résultat
sera obtenu6.
19 A ma connaissance, il existe au moins deux fétiches de cette sorte à Inorei. L'un est
constitué d'un ensemble de cornes et de boules de terre, il est nommé Kumpãke. Il
appartient à Sangara qui l'a hérité de son frère. Sa réputation est douteuse, c'est-à-dire

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que l'on soupçonne ceux qui le fréquentent de ne pas toujours agir pour une bonne
cause. L'autre, nommé Osaya, est une statuette de bois cubique et abstraite qui a la
réputation de ne pouvoir agir que pour le bien. Il appartient à Enkeme, le maître de
l'initiation, et a été fabriqué à Canhabaque, à sa demande. Quand on interroge Enkeme
sur la nature d'Osaya, il répond : « c'est mon père ». Il évite toute réponse plus précise
sur son orebuko, mais passe à un niveau plus général pour expliquer que quand celui qui
sait le faire a fabriqué un objet ou rempli une corne des médecines idoines, le
propriétaire appelle l'âme de son père pour qu'elle vienne s'y fixer. A la question : « de
quel père ? », il répond : « orebuko obaju, une âme ancienne, l'âme du père qui t'a mis au
monde ou celle du père de ta mère, peu importe ce sont tous tes pères. »
20 Cette explication : « c'est mon père » est souvent la réponse que l'on obtient quand on
interroge un Añaki sur son autel familial. C'est aussi la seule. Faut-il en conclure que
l'on se trouve ici en présence de puissances ancestrales et d'un culte des ancêtres ? La
notion d'ancêtre n'est pas totalement étrangère aux Añaki. Ils ont des clans et des sous-
clans fondés par des « ancêtres ». Leur cosmogonie ne pose pas une limite
infranchissable entre le monde des morts et le monde des vivants puisque une
personne doit la vie à un orebuko qui est revenu ; néanmoins, diverses raisons nous font
répondre par la négative à cette question.
21 Les Añaki n'ont pas de mot particulier pour désigner les ancêtres. Ils parlent des
défunts en employant le mot arebuko, éventuellement accolé à des qualificatifs obaju
(vieux), obuo (ancien), qui sont également employés pour parler des vivants. Ils
n'évoquent jamais les ancêtres fondateurs des clans ni les grands morts du passé. Lors
des cérémonies, si l'on procède à des énumérations de noms, il s'agit toujours de ceux
des aînés (bien vivants) du village. En outre, la force d'un clan n'est pas référée à celle
d'un ancêtre mais à celle de son elamundi.
22 Aucun rite particulier n'est célébré lors des funérailles, qui tendrait à conserver ou à
transformer un objet, un principe ou quelque autre chose qui pourrait devenir un autel
d'ancêtre ou s'insérer dans un autel existant. Néanmoins, on ne fait pas à tous les morts
les mêmes funérailles, il n'est procédé à des levées de deuil que pour les anciens (ou
anciennes) qui sont morts en laissant des biens (du bétail), car le but principal de
l'opération est de détruire tout ce qu'ils ont laissé derrière eux. Pour des raisons
évidentes, les familles « oublient » le plus souvent de faire ces levées de deuil 7, et le
mort peut alors manifester son mécontentement en tuant l'un de ses descendants. Que
de l'au-delà, un mort possède encore un pouvoir sur les vivants, cette représentation le
prouve assez, mais elle ne suffit pas à inférer que ce mort est un ancêtre ou demande à
le devenir. Les arebuko-objets que possédait un défunt se transmettent, mais ils
n'acquièrent pas de statut spécial : ils sont remis en usage. C'est d'ailleurs un germain
ou un neveu utérin qui les hérite et non pas un fils.
23 Si un vivant doit la vie à un orebuko qui s'est réincarné8, on ne cherche jamais à
identifier celui qui est revenu, alors que les revenants doivent eux être obligatoirement
identifiés. La catégorie de morts avec laquelle les Añaki ont à en découdre sont les
revenants, arebuko de bébés ou de garçonnets, qui sont tout le contraire des ancêtres,
du moins à s'en tenir à une définition de l'ancêtre telle que l'anthropologie l'entend
ordinairement. Les autres morts se fondent dans une masse indistincte de forces qui les
englobent et les dépassent.
24 Tous les arebuko des morts, en dehors des cas que nous avons signalés, gagnent l'aŋ
arebuko, et pourraient donc être ancestralisés, si ancêtres il y avait. Or, on évoque

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toujours un père à propos de ces autels domestiques, qu'il s'agisse de la maison d'une
femme ou d'un homme9. Pour ces raisons, s'il y a là plus qu'une métaphore – l'autel
protège la maison comme un père son enfant –, nous pensons qu'il s'agit du maintien,
au-delà de la mort, de la relation très chargée qui s'établit entre un enfant et son père.
Ce lien, renoué à l'initiative d'un individu, signale peut-être un deuil impossible, mais
n'est pas la manifestation de l'existence d'un culte des ancêtres.

Les arebuko collectifs


25 Les arebuko collectifs suivent la division de l'espace social du village et recouvrent les
différentes institutions.

Le territoire du village

26 Yakunue, l'esprit de la terre du village se présente sous la forme d'un objet à la base
cylindrique tendue de tissu rouge, ceint d'une palme nouée. Il en émerge un cou
allongé, surmonté d'une petite boule en bois sculpté que les villageois décrivent comme
une tête. Un ruban de tissu rouge est noué autour du cou. On sacrifie à cet orebuko pour
toute occasion concernant tout le village, c'est-à-dire lors des rites liés au cycle agraire,
lors des cérémonies où les villageois remercient le roi, lors de celles où le roi fait
allégeance au village et lors des interrogatoires des morts. Le roi est responsable de cet
orebuko. Afin de le « nourrir », il doit entretenir continuellement du feu dans sa case et
y faire quotidiennement des libations. L'objet sacré est gardé dans la pièce centrale de
la maison du roi sur un autel maçonné en terre. La partie centrale de l'autel est
surélevée. Sur cette sorte de stèle est posé Yakunue. A côté repose une petite fourche
de bois, l'unikã ulan koko (litt. médecine de main). Devant la stèle, on peut voir une
corne et deux coquillages. A côté sont posés quatre unikã ulan koko, d'un travail plus
fruste que celui du roi. Ces fétiches sont des émanations de l'esprit de la terre, sa forme
portative. Ils sont fabriqués avant les rites initiatiques, puis confiés aux initiés au cours
de ces rituels. Au-dessus de l'autel sont suspendus le sac du roi, une gourde, des
bouteilles, un anneau de portage et une hachette. Devant l'autel, un petit siège de bois
est couché. Il ne s'agit pas du siège royal qui est lui très grand, très orné et peint de
couleurs vives10.
27 Cette entité, normalement unique dans chaque village, est ici dédoublée. Dans le passé,
le village, proche sans doute d'une scission, s'est divisé en deux moitiés : le haut
(aletena) et le bas (akpenena). Yakunue se trouve dans le haut du village. Le bas du village
s'est doté d'un orebuko dont les fonctions sont proches de celles de Yakunue ; il est
simplement appelé l'orebuko akpenena, l'esprit du bas. Il est constitué de cinq bois
fourchus appelés comme tous les objets puissants de cette forme unikã ulan koko. Ces
« mains » sont posées sur un plateau de bois qui est gardé dans un sanctuaire
particulier, il s'agit d'une case ronde. Toutes les nuits, un ou une aîné(e) vient allumer
du feu dans cette case. Lorsqu'une cérémonie est adressée à cet orebuko, le plateau
portant les fourches de bois est sorti de la case et posé devant une toute petite maison
de bois qui ressemble à une niche édifiée en face de la case ronde. Cette maisonnette est
encadrée de vieilles bouteilles de gaz rouillées. Des culs de bouteille sont enterrés à son
seuil, un mat surmonté d'un panneau où se devine une ancienne inscription est fiché à
son côté. Un chemin passe entre la maisonnette et la case, mais nul ne l'emprunte

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jamais, il serait dangereux d'y passer et même les enfants les plus turbulents respectent
cet interdit. Cet orebuko a son propre sacrificateur, qui n'est pas le roi ni même une
personne du même clan. Cet homme a hérité sa fonction. En outre, en forêt, près d'un
fromager, assez loin du village, se trouve une petite construction de bois qui n'est pas
sans évoquer la forme des pièges avec lesquels les Añaki attrapent les rats de Gambie
(Cricetomys gambianus), si ce n'est qu'elle est plus grande et que la partie supérieure
n'en est pas mobile. Entièrement recouvert de palmes aux folioles nouées, cet édicule
est également un élément de l'orebuko akpenena.
28 S'agit-il de l'emplacement qui avait été choisi jadis pour fonder un nouveau village ?
Nous aurions ainsi une idée du processus mis en œuvre pour créer un orebuko de village
à partir d'un orebuko existant. Les personnes désirant fonder un nouveau village
emportaient-elles des unikã ulan koko, émanation de l'esprit du village à partir
desquelles pouvait être créé un nouvel esprit ?
29 Ce ne sont là que des hypothèses car les villageois sont incapables de se souvenir de
l'époque à laquelle remonte la division du village en deux moitiés, ni des raisons
exactes qui la causèrent11. La population ayant, aujourd'hui et depuis longtemps,
tendance à diminuer, et l'abandon de villages étant plus fréquent que leur création, il
est impossible de vérifier ces suppositions.

La royauté

30 Outre le fait que le roi est sacrificateur de l'esprit du village et qu'il porte constamment
une petite fourche de bois qui est une émanation de cet esprit, certains objets puissants
sont liés à l'institution royale. Il s'agit des pierres (kayen) qui servent lors de
l'intronisation, d'une statuette (kampa) où sera fixé l'orebuko du roi après sa mort, de la
pergola royale (kabãgo), de la plante de la pergola royale (unikã ulan kabãgo, litt.
médecine de la pergola royale) et du noo, petite maison sous la tonnelle, considérée
comme la demeure de l'esprit du village. Ces trois derniers éléments installés lors de
l'intronisation seront détruits à la mort du roi, lors de la levée de deuil. Nous ne nous
attarderons pas sur ces regalia que nous avons eu l'occasion de décrire plus
précisément ailleurs (Henry, 1991). Contentons-nous de signaler que le roi est choisi
par les villageois dans un autre village. Lorsqu'il a accepté la fonction, il doit avant son
intronisation renoncer à toutes les puissances protectrices qu'il possédait auparavant.
Il y a donc un moment où, comme disent les Añaki en kriol : « le roi est nu ». La
réticence dont fait preuve la personne pressentie à accepter la charge royale est en
partie à attribuer aux risques qu'elle pense encourir lors de cette période conçue
d'ailleurs moins comme une perte de protection que comme une véritable altération de
son identité.

La prêtresse

31 Proche du sanctuaire des revenants, qui est le sanctuaire principal du village, se trouve
une petite case réservée à la prêtresse (okinka). Elle y garde des unikã ulan koko.
L'intronisation de la prêtresse offre moins de faste que celle du roi, à moins qu'elle ne
soit seulement plus secrète. La seule opération visible par tous les villageois est le
moment où, au terme d'une retraite effectuée dans le sanctuaire, l'impétrante est
conduite sur le seuil de sa maison et coiffée d'une calebasse qui est l'insigne de sa

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fonction. Cette calebasse (nopara), considérée comme un orebuko, ne semble pas être
l'objet de rites particuliers. Si la prêtresse ne paraît jamais sans sa calebasse sur la tête,
à ma connaissance, elle ne lui fait ni offrandes ni sacrifices. Lors de l'intronisation de la
prêtresse de Bane, la scène du « couronnement » ne manquait pas d'un certain
comique. Bien que les cérémonies eussent commencé plusieurs jours auparavant, au
moment fatidique la calebasse n'avait pas encore été trouvée. Le tambourinaire allait
d'une maison à l'autre empruntant des calebasses qu'il essayait sur la tête de la
prêtresse mais elles se révélaient toutes trop grandes ou trop petites et il mit
longtemps avant d'en trouver une de la taille voulue.

Les classes d'âge

32 Les ŋañokã, les adolescents, possèdent trois arebuko. Ils sont représentés par trois
statuettes de bois, nommées Wotenda, Monane et Kungina. La première est
anthropomorphe. Elles sont habituellement gardées au-dessus du grenier d'une femme
du village. Lorsque les ŋañokã procèdent à leurs cérémonies, le responsable de la classe
d'âge les emporte en forêt et les dispose au pied d'un jeune fromager. La cérémonie se
déroule à cet endroit et comporte des libations et des offrandes.
33 L'orebuko des ŋalo, les jeunes gens, est identifié par un fromager (itukune). Il n'est pas
désigné autrement que par ces mots : itukune a ŋalo, le fromager des ŋalo. Si aucun rite
ne lui est adressé, les broussailles envahissent son pourtour et cachent le bâton portant
trois crânes de chèvres fiché en terre devant lui. Lorsque les ŋalo veulent y sacrifier, ils
nettoient l'endroit et posent entre les racines un morceau de couverture rouge cousu
de cauris disposés en plusieurs groupes de trois, une corne et une petite cuvette pleine
de ce qui semble être de la terre. Ces derniers objets sont habituellement conservés
dans la case du responsable de la classe d'âge.
34 L'orebuko des hommes initiés se présente sous la forme d'une statuette
anthropomorphe, nommée Kalitupa. Il s'agit d'un socle cylindrique, recouvert de tissu,
entouré d'une palme nouée, sur lequel est posée une sculpture stylisée représentant un
homme debout. Ce corps est drapé dans un morceau de tissu attaché comme un foulard
noué sous le menton. Des liens d'herbe pendent au cou de l'homme. Kalitupa est gardé
dans le sanctuaire des hommes initiés. Outre le fait qu'il est apporté dans le bois sacré
lors de l'initiation, il est utilisé en de nombreuses circonstances (rites agraires,
interrogatoires des morts), et semble seconder l'esprit du village.

Les femmes

35 Dans l'introduction nous avons décrit Kanogo, l'un des orebuko féminins. Il en existe un
autre, également situé à l'extérieur du village ; identifié par une plante de la famille des
ficus appelée kañama, il n'est pas connu sous un autre nom que celui-là. Ce kañama, de
très grande taille, s'enroule autour d'un fromager. A ses pieds, sont disposés divers
objets. Un portique constitué de deux bois fourchus et d'une corde soutient des palmes
nouées et deux ailes de poulet blanc. Deux petits canaris enterrés contiennent de l'eau
où trempent des racines. Près d'un bois fourchu planté verticalement reposent deux
pierres de latérite venant d'une plage et la moitié d'une petite calebasse en forme de
louche. Entre le tronc du fromager et les tiges du kañama ont été coincés des crânes de
chèvres et de poulets et un rouleau blanc qui est une feuille de papier à en-tête d'une

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ancienne maison d'assurances portugaise. Lors de mes différents séjours, je n'ai jamais
assisté à une cérémonie adressée à ce fétiche mais il est manifestement régulièrement
entretenu.
36 Tels sont les principaux arebuko-objets du village d'Inorei. Il en existe sans aucun doute
d'autres dont j'ignore l'existence car lors de mes séjours aucune cérémonie ne leur fut
dédiée et, malgré mes nombreuses questions, nul ne voulut m'en parler. Pourtant,
j'appris incidemment qu'un baobab de grande taille situé dans le village dont les
habitants utilisent le tronc creux comme une resserre pour y entreposer des fagots de
bois était un orebuko. De même on me signala qu'une petite lagune située derrière la
plage où se trouve Kanogo était également un orebuko et que l'on y célébrait des
cérémonies durant la saison des pluies. Pourquoi certains arebuko sont négligés hors
des temps cérémoniels qui leurs sont consacrés alors que d'autres arebuko semblent
nécessiter des soins continus, la question demeure pour nous sans réponse.

La fabrication des arebuko-objets


37 Comme cette énumération le montre, les arebuko peuvent être aussi bien des objets
naturels que des objets fabriqués. Les objets naturels, qu'ils se situent dans l'espace du
village ou en forêt, ne sont pas quelconques. Ils se désignent à l'attention par un
caractère singulier : la taille d'un fromager, la vigueur particulière d'une liane, une
lagune ou un rocher unique en leur genre.
38 Il faut noter que ces objets que d'autres sociétés considéreraient comme la
manifestation de génies de lieu ne sont pas ici distingués des objets fabriqués, et que
lors des cérémonies, ils sont aidés par ces derniers qui leur sont adjoints. Comment
fabrique-t-on ces objets ? D'où acquièrent-ils leur pouvoir ?
39 Qu'il s'agisse d'un bois sculpté ou d'une corne, le moment important n'est pas celui de
la taille du bois ou de la recherche de la corne (qui est souvent achetée sur le marché de
Bissau), mais celui où l'objet sera enduit ou rempli des médecines idoines (unikã) qui lui
conféreront sa puissance. Une légende recueillie en 1946, par Verissimo Fernandes, à
Bubaque (île géographiquement et culturellement proche de Canhabaque) nous donne
une idée de la genèse du processus :
« Un jour, à une époque qui se perd dans la nuit des temps, un Bijogo, qui vaquait à
ses occupations quotidiennes en forêt, arriva sur une plage où une apparition se
manifesta à lui. Surgissant de l'eau, elle portait une énorme chaîne d'ancre qui
traînait derrière elle et dont les traces peuvent encore se voir dans une anse du sud
de l'île de Bubaque. Ce fantôme effraya tant le Bijogo qu'il tomba par terre inanimé.
En retrouvant ses sens, il entendit l'apparition qui lui recommandait de ne pas avoir
peur de sa présence parce qu'elle était venue pour le bénéfice de tous les hommes,
des bons comme des mauvais. Elle était venue leur enseigner ce qui était juste et ce
qui devait se faire pour le bien de la communauté, pour que, selon la volonté divine,
les hommes en finissent avec les mauvais comportements. L'esprit de l'apparition
s'incarna dans le Bijogo, qui sur le champ se mit à courir à travers la forêt,
traversant sans se blesser les épineux, les buissons et autres obstacles naturels
comme un énergumène, jusqu'à ce qu'il arrive au village. Là, dans une attitude
mystique et comme en extase, il commença à prêcher les bonnes coutumes, la
philanthropie et la vie spirituelle régie par un pouvoir suprême et immanent. Il
enseigna aussi aux villageois quels rituels ils devaient adopter pour communiquer
avec Iani et ce qu'il était nécessaire de faire pour maintenir la pratique de la
religion. Ensuite, il demanda que l'on construise une effigie qui le personnifierait,

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que l'on se transmettrait de génération en génération et qui le perpétuerait pour


les temps à venir. Il leur enseigna également les noms des arbres, des plantes, des
herbes, etc., qui possédaient des vertus spéciales et des pouvoirs curatifs. Une fois la
statuette construite, il ordonna que l'on y dépose des particules de tous ces
végétaux et d'autres mélanges miraculeux et lui insuffla ensuite son esprit. Cette
statuette fut le premier irã et son premier servant le Bijogo que l'esprit de
l'apparition avait instruit de la pratique des rites, des cérémonies et de l'art de se
mettre en contact avec Iani, par l'intermédiaire de l'unika (la médecine), ce reposoir
de l'esprit. » (Verissimo Fernandes, 1947)
40 On peut regretter qu'il ne s'agisse pas là d'une réelle traduction d'un « texte » bijogo ;
le style fleuri et pseudo-philosophique est, bien sûr, à mettre au compte de l'adaptation
portugaise. Néanmoins, de cette histoire, telle qu'elle se présente, nous pouvons tirer
divers enseignements.
41 L'apparition est envoyée par Dieu appelé Iani. Ce mot qui signifie « jour » est encore
utilisé aujourd'hui, dans les îles du nord-ouest, pour désigner Dieu et est l'équivalent de
ŋindu (ciel). Mais l'apparition ne descend pas du ciel, elle sort de la mer. Nous
retrouvons, ici, un écho de l'elamundi, python parti vivre en mer. Tous les arebuko
seraient-ils issus des kolamundi ?
42 L'apparition porte une chaîne d'ancre. Nous ne devons pas nous étonner de cet attribut
typiquement occidental. Les bateaux occidentaux fréquentent cette région depuis le
XVe siècle. Beaucoup d'arebuko, lorsqu'ils se présentent sous la forme de statuettes
anthropomorphes, portent des chapeaux haut-de-forme ; cet attribut de l'homme blanc
est insigne de pouvoir. La chaîne d'ancre joue ici le même rôle qu'ailleurs le chapeau :
elle témoigne de la très grande puissance de l'apparition. Elle l'assimile également aux
bateaux porteurs des biens des Blancs : le messager divin apporte des biens désirables.
43 L'apparition enseigne aux hommes le pouvoir des plantes ; la statuette une fois emplie
d'un mélange de ces plantes acquiert leur pouvoir, mais elle n'est pleinement achevée
que lorsque le fantôme y insuffle son esprit. La suite du texte de Verissimo Fernandes
nous permet de savoir que c'est le terme orebuko qu'il traduit par esprit. L'apparition
fait fabriquer le premier objet de culte et cesse de « posséder » l'homme pour
« posséder » la statuette. Nous reviendrons ultérieurement sur les deux modes de
communication au divin, possession et culte rendu à la puissance-objet, que présente le
récit ; pour l'heure examinons la fabrication d'un orebuko-objet.
44 Tous les villageois ne sont pas capables de fabriquer un fétiche, seul ceux qui disposent
de la connaissance des plantes puissantes et d'un pouvoir de clairvoyance le peuvent.
Le pouvoir de clairvoyance, iŋ tu bu, (iŋ signifie voir de loin, tu est un démonstratif et bu
signifie tête, littéralement : voir de loin cette tête) est la faculté de voir les forces
invisibles12. L'objet qui a pu être taillé par un sculpteur passera entre les mains de
quelqu'un disposant de ce savoir et de ce pouvoir pour être consacré. Deux opérations
seront nécessaires : la récolte et l'application du mélange de plantes puis un sacrifice
qui fixera dans l'objet une force captée ailleurs.
45 Un fétiche est donc toujours le lieu d'une accumulation d'arebuko, ceux des plantes puis
celui d'une force autre dont on peut supposer qu'elle provient de l'aŋarebuko – conçu
comme un « réservoir » de forces vitales régulièrement alimenté par les morts – ou du
monde naturel, lieu de circulation de forces que certains objets naturels concentrent,
ou enfin d'un elamundi, cette force née d'un vieux python.

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46 L'acquisition d'un objet fort est toujours liée au désir de renforcer son propre orebuko,
sa propre force vitale, et engage son propriétaire dans une relation qui n'est pas
uniquement celle d'un sujet à un objet. Un orebuko n'est pas un outil dont on se sert
quand on en a besoin, mais participe de l'identité de la personne qui le possède, même
si sa force peut parfois excéder les capacités de maîtrise de la conscience de son
propriétaire. Lors des interrogatoires des morts, quand on entend la question : « est-ce
moi qui t'ai tué ? », il peut s'agir de quelqu'un qui demande la reconnaissance publique
de son innocence, mais plus souvent l'interrogateur demande, et se demande, si le
fétiche puissant qu'il possède n'aurait pas tué. A cet égard et si les intuitions de Hegel
sont justes, si le fétiche est bien « une pure créature qui exprime l'arbitraire de son
créateur », il faudrait admettre qu'il peut en exprimer aussi les désirs inconscients.

Les arebuko et la différence des sexes


47 Nous avons dit que le savoir sur les arebuko dessinait non seulement une ligne de
partage entre les jeunes et les anciens mais également entre les hommes et les femmes.
48 Dans le récit dont nous faisions état précédemment, on se souvient que le messager de
Dieu s'incarne dans un homme. La manière dont il est parlé de l'homme possédé
pourrait s'appliquer aux femmes lorsqu'elles sont possédées par les arebuko des morts.
« Dans une attitude mystique et comme en extase (...) il prêche la bonne coutume ».
N'est-ce pas ce que faisait Quinta lors de la cérémonie que nous avons décrite en guise
d'introduction ?
49 Le récit révèle et oppose deux modes de communication avec le divin, un mode direct :
la possession, un mode indirect : le culte rendu à la puissance-objet. Si l'on se rappelle
ce que le récit tait, à savoir que, dans la réalité, ce sont les femmes qui sont possédées,
on peut l'interpréter de la manière suivante :
50 Aux hommes (hommes par opposition à femmes) l'envoyé de dieu donne les fétiches et
le pouvoir de les fabriquer, après leur avoir retiré, aussitôt qu'il le leur a fait connaître,
cet autre mode d'accès au divin : la possession, qui sera l'apanage des femmes. Force
nous est donc de reconnaître qu'il est impossible de penser la nature des arebuko sans
poser la question de la différence des sexes.
51 Nous indiquions précédemment que les Añaki disent que tous les êtres possèdent un
orebuko qui peut être plus ou moins fort. Si nous hésitons à traduire « orebuko » dans
cette acception par « force vitale », c'est parce que le terme désigne également les
morts, mais l'orebuko appartient bien à cette catégorie de concept que l'on rencontre
fréquemment en Afrique. Nous pourrions reprendre à son propos les analyses que
J. Bazin fait du nyama bambara. Il écrit :
« On considère que l'individuation est non pas une modalité de l'être mais un
principe dynamique : l'essence singulière d'une entité quelconque (vivante ou non)
est corrélative de sa capacité offensive et défensive à l'égard de tout ce qui n'est pas
elle, de sa puissance à repousser tout empiétement des autres. Comme si persévérer
dans son être était en permanence une guerre de tous contre tous.[...] Plus un être
est haut placé dans l'échelle de l'individuation, plus son nyama est redoutable. »
(Bazin, 1986 : 268)
52 Quand les Añaki disent que les enfants ne doivent pas approcher tel fétiche car ils ne
sont pas assez forts, quand ils pensent qu'il y aurait du danger pour eux-mêmes à
s'approcher du roi après une cérémonie, seuls quelques anciens se l'autorisant, ils

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procèdent à ce même type de classement, hiérarchiser les êtres selon une échelle
d'individuation liée à une concentration d'orebuko. Et quand ils pensent que les arebuko
des morts masculins non-initiés n'ont pas la force de gagner l'au-delà, ils semblent
admettre que l'orebuko d'un enfant ou d'un jeune homme est moins fort que celui d'une
fillette ou d'une femme. A cet égard, l'initiation peut être considérée comme le
processus qui permet de pallier cette faiblesse et cette incomplétude native de l'orebuko
de l'homme. Le rite initiatique renforce les arebuko des novices mais surtout ceux des
initiateurs. Par exemple, un roi est toujours choisi dans une promotion d'hommes qui
en ont initié d'autres. La supériorité de l'orebuko des femmes, nous ne voyons pas où
nous pourrions la chercher ailleurs que dans le pouvoir d'enfantement dévolu à ces
dernières. Ce surcroît d'orebuko que les hommes acquièrent en initiant est à mettre en
relation avec le surcroît d'orebuko que toute femme possède nativement parce qu'elle
est capable d'enfanter. Ce que nous savons du rituel initiatique ne nous permet guère
de démontrer ce que nous venons d'avancer. A notre connaissance, le rite est
essentiellement une suite d'épreuves physiques et morales et ne comporte pas de
phases ou d'éléments évoquant l'accouchement. Nous croyons néanmoins que ce n'est
pas faire preuve d'une trop grande audace de penser que les hommes engendrent des
initiés comme les femmes des enfants.
53 Mais pourquoi sont-ce les femmes qui initient les arebuko des morts ?
54 Il faut faire un premier constat, l'orebuko d'un enfant considéré comme faible, trop
faible pour gagner l'au-delà si cet enfant meurt, est néanmoins assez fort pour faire
souffrir les vivants. Quelle transmutation la mort effectue-t-elle sur l'orebuko d'un
enfant mâle pour que de faible il devienne une puissance redoutable et malgré tout
incapable de gagner l'au-delà ? Redoutable cet orebuko l'est bien. Il se manifeste parfois
le soir dans le village par un bruit de clochettes. Dès que ce son retentit, chacun se
calfeutre dans sa maison et n'en sortirait pour rien au monde tant que le roi ou la
prêtresse n'a pas signalé que l'on peut sortir à nouveau des maisons. Le rencontrer, le
voir entraînerait la mort. Cette manifestation d'un orebuko revenant est appelée kabidu,
du même nom que les membres de la classe d'âge qui vient d'être initiée. L'initiation,
qui n'est qu'une phase d'un rituel plus vaste appelé ŋubir kusina (honorer les anciens),
ne fait pas immédiatement des novices des hommes à part entière. Ils accèdent
seulement à une autre classe d'âge, celle des ŋabidu (sing. kabidu), qui se caractérise par
différents traits :
• l'isolement : ils n'ont pas le droit d'habiter au village mais vivent en forêt ;
• la continence sexuelle : ils n'ont pas le droit d'approcher les femmes ni de leur parler ;
• le travail qu'ils fournissent exclusivement aux aînés.
55 Les initiés ne jouiront de leur droits d'hommes : la paternité légale et l'accès à la terre,
que lorsqu'ils seront devenus usuka (plur. asuka). Jadis, ils le devenaient lorsqu'une
autre initiation avait lieu, c'est-à-dire quand ils aidaient à initier d'autres jeunes gens,
et le deviennent, de nos jours, à l'issue de rites spécifiques qui sont célébrés environ six
ans après l'initiation.
56 Le kabidu est mort à sa vie précédente, il n'est plus ce jeune homme courageux dont la
virilité s'exprimait dans les danses acrobatiques qu'il exécutait sous un masque animal,
mais il n'est pas encore cet aîné posé, en pleine possession de ses droits. Il y a donc une
homologie entre l'orebuko d'un mort non initié et un nouvel initié, ce sont tous deux des
êtres errant en forêt dans une phase intermédiaire de leur existence.

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57 Nous n'avons pas pour autant répondu à la question soulevée précédemment : pourquoi
sont-ce les femmes qui doivent initier les arebuko des morts ? Pour quelles raisons,
quand on questionne un homme sur l'initiation des arebuko, répond-il qu'il n'en sait
rien parce que c'est le travail des femmes ? Les morts dont il s'agit sont des hommes
non-initiés, en tant que tels ils peuvent être considérés comme plus proches des
femmes que des hommes. Nous avons dit précédemment qu'une naissance était le
retour d'un orebuko, il y a donc déjà entre les arebuko et les femmes – entre les morts et
les mères – une forme de proximité. Cette contiguïté préétablie explique que les
femmes prennent en charge les revenants. Mais ces deux processus de retour d'un
orebuko, la naissance et la possession, s'ils se ressemblent s'opposent également. La
naissance est le retour d'un mort faisant partie d'une masse indifférenciée, qui a perdu
son individualité et que l'on ne cherchera pas à identifier. Au contraire, la possession
est le retour d'un revenant dont on n'a pas oublié la naissance et la mort, que l'on
identifiera, que l'on initiera, entre autres choses que l'on renommera, c'est-à-dire dont
l'individualité sera renforcée. Il est clair que lors des rites où les femmes sont possédées
elles s'efforcent de faire des revenants des vivants. Au cours des danses publiques, elles
miment les gestes de leurs revenants, elles leur donnent un caractère et une
singularité, et quelquefois jusqu'à des tics ou des travers dont le rappel fait rire les
villageois. En quelque sorte, les revenants sont deux fois nés d'une femme. Il s'établit
d'ailleurs entre la mère du mort et la jeune femme possédée des liens d'amitié et de
protection qui s'apparentent à une relation de germanité. Cette double naissance suivie
de ce travail sur leur individuation est sans doute ce qui confère aux revenants leur
rang de « divinités » et explique le fait qu'une fois initiés ils n'aillent pas comme les
autres arebuko se fondre avec leurs semblables dans l'au-delà 13.
58 Lorsqu'un Oñaki désire se valoriser, il dit volontiers « orebukõ okoto », « mon orebuko est
grand », mais selon que le locuteur est un homme ou une femme, cette phrase n'a pas le
même sens. Une femme dit que le revenant qui la possède est puissant, en fait qu'elle
l'a rendu puissant, alors qu'un homme dit qu'il possède un fétiche qui a beaucoup de
pouvoir. Nous l'avons vu, les femmes peuvent posséder des fétiches individuels et
certains fétiches collectifs sont féminins, mais néanmoins les fétiches sont surtout
l'affaire des hommes. Ce sont les hommes qui les fabriquent, ce sont eux qui
connaissent les plantes qui entrent dans leur composition. Ce sont eux qui possèdent la
majorité des autels de divination et de thérapie. Être « fort » pour lutter contre les
sorciers et les maladies, pour réussir dans ses entreprises est un idéal également
partagé par les hommes et les femmes. Mais si les femmes, pour atteindre ce but,
disposent du recours direct de leur revenant, les hommes n'ont d'autres moyens pour y
parvenir que la possession de fétiches. Ce que les femmes vivent dans une relation
d'être, les hommes le vivent dans une relation d'avoir.
59 Il existe en anthropologie un large consensus autour de l'idée que le contrôle social de
la fécondité des femmes entraîne en tout lieu et en tout temps leur domination par les
hommes. Un des aspects de cette domination peut consister à écarter les femmes des
fonctions religieuses. Il en va tout autrement chez les Bijogo, qui reconnaissent que les
femmes possèdent nativement une force vitale supérieure à celle des hommes parce
qu'elles sont capables d'enfanter. Leur pouvoir créateur ne sert pas à la seule
reproduction ; parce qu'elles ont ce pouvoir, les femmes participent également à la
régénération des sources de vie. Les hommes ont besoin d'être initiés et d'initier pour
acquérir une force comparable à celle des femmes. Mais la mort prématurée de certains

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d'entre eux crée de dangereux laissés-pour-compte que les femmes initient ; ce faisant
elles engendrent des « dieux » qui parlent par leur bouche et agissent par leur corps.
Nous avons dit l'importance de ces entités dont l'intervention est nécessaire dans
toutes les grandes occasions de la vie des Añaki. Le rôle que jouent les revenants n'est
pas très différent de celui que tiennent les ancêtres dans d'autres sociétés. Comme ces
derniers, tant qu'ils ne sont pas « installés », ils peuvent persécuter les vivants. Une fois
« reconnus », ils sont dispensateurs de bienfaits et garants de la coutume. Cette
conception, comme celles que véhiculent les cultes des ancêtres, s'inscrit dans une
théorie plus large établissant une continuité entre la mort et la vie. Toutes les sociétés
qui développent ce genre d'idées distinguent des bons et des mauvais morts. Mais alors
que les sociétés à culte d'ancêtres mettent l'accent sur la transformation des bons
morts en ancêtres, les Añaki s'efforcent de transformer les mauvais morts en bons
morts. Les rites initiatiques y sont plus importants que les rites funéraires. A eux seuls
ils suffisent à faire une personne accomplie puis un bon mort, c'est-à-dire un mort qui
participera à la régénération de la vie.

BIBLIOGRAPHIE
Augé, M. (1988) Le Dieu Objet, Paris, Flammarion, (Nouvelle Bibliothèque Scientifique), 148 p.

Bazin, J. (1986) « Retour aux choses-dieux » in Le temps de la réflexion, VII, Corps des dieux, 253-273

Gallois Duquette, D. (1983) Dynamique de l'art bidjogo (Guinée-Bissau), Contribution à une anthropologie
de l'art des sociétés africaines, Lisboa, Instituto de Investigação Científica Tropical, 261 p.

Henry, C. (1991) « Homme du dehors, femme du dedans : la royauté villageoise des Añaki ».
Journal des Africanistes, 61, 2, 43-63.

Mbodj, C. (1979) Phonologie du créole du Guinée-Bissau, Dakar, Centre de linguistique appliquée de


Dakar, n° 74, 124 p.

Rouge, J.-L. (1988) Petit dictionnaire étymologique du kriol de Guinée-Bissau et Casamance,


Bissau, INEP, 164 p.

Verissimo Fernandes, P. (1946) Reposta ao questionário etnográfico de 1946 : Bijagós de Bubaque (S.L.
Socument dactylographié), Bissau, Archives de l'INEP.

NOTES
1. Cet article reprend le chapitre 4 de ma thèse de doctorat Rapports d'âge et de sexe chez les Bijogo
(Guinée-Bissau), dont la publication est en cours aux Editions de la Maison des Sciences de
l'Homme.
2. aŋ est un préfixe de lieu, aŋarebuko que nous traduirons par « au-delà » ne signifie rien d'autre
que le lieu où sont les arebuko.
3. D. Gallois-Duquette (1983) fait état d'une croyance selon laquelle les morts accomplissent en
pirogue un voyage en plusieurs étapes entre les îles. Ces pérégrinations les conduisent

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finalement sur une plage d'Unhocomo, l'île la plus occidentale de l'archipel, d'où ils passent dans
l'au-delà. A chaque étape, une sentinelle de l'au-delà demande compte aux morts de leurs fautes
et leur fait attendre plus ou moins longtemps la suite de leur voyage.
4. Une autre des raisons pour lesquelles les sorciers ne sont pas enterrés dans l'espace habité est
la crainte de la contagion. Cette même crainte fait que les personnes atteintes d'éléphantiasis,
maladie que les Añaki pensent contagieuse, sont également enterrées en forêt. Cette manière de
faire n'est pas systématique, l'avis du mort est d'abord sollicité.
5. Le créole guinéen est nommé kriol en Guinée-Bissau. Classé parmi les créoles primaires, il s'est
constitué à partir du XVe siècle dans le creuset du portugais parlé par les navigateurs et les
commerçants et des langues africaines des différentes populations qui entraient en relation avec
les voyageurs. Bien que présentant des variantes dialectales, le kriol est compris par la majorité
des habitants de la Guinée-Bissau et constitue la langue maternelle d'un nombre important de
jeunes citadins (Mbodj 1979, Rougé 1988).
6. Il n'y a pas de différence fondamentale entre ces autels et ceux décrits précédemment. C'est
souvent parce que l'on sait que tel fétiche personnel a accompli telle chose pour son propriétaire
qu'une personne désirant le même résultat sollicitera son intervention. Au fil du temps, la
réputation du fétiche croissant, son propriétaire en viendra à être de plus en plus souvent
consulté.
7. Ce décalage entre le discours (détruire) et les pratiques effectives (conserver) nous semble
provenir de l'hésitation entre deux éthiques : celle du guerrier et celle de l'agriculteur.
8. Plus précisément une naissance est due à la conjonction de trois faits : la volonté divine, le
désir de réincarnation d'un orebuko et la rencontre dans le ventre de la femme du sang (niñe) de la
femme et du sperme (ñoo, qui signifie également eau) de l'homme.
9. Michèle Dacher a noté que les Goin du Burkina-Faso s'adressaient à certains de leurs fétiches
en faisant intervenir leur père défunt (communication personnelle).
10. Nous avons déjà signalé l'existence de ces sièges-arebuko de petite taille, toujours couchés et
sur lesquels, en conséquence, jamais ne s'asseoit l'officiant. Privés de leur fonction, ces sièges
manifestent la présence d'une absence, et s'il n'est pas douteux qu'ils renvoient à la présence des
morts, c'est d'une manière collective qui n'est pas liée à un ancêtre particulier nommé.
11. La seule raison qui nous a été donnée est que le village, devenu trop important pour se
contenter d'une seule pirogue de guerre, s'est divisé en deux moitiés dont chacune avait sa
pirogue.
12. Aucun Añaki ne dit nettement posséder ce pouvoir que l'on prête également aux sorciers.
D'ailleurs, comme le note Marc Augé, la notion de « clairvoyance » n'est pas à comprendre « en
fonction d'une opposition entre monde visible et monde invisible qui est, en fait, très étrangère à
l'ensemble des modes d'interprétation du réel à l'oeuvre dans les cultures païennes. (...) Si
invisible il y a, c'est un invisible que tout le monde se préoccupe de déchiffrer, quitte à avoir
recours, si besoin est, à celui qui a meilleure vue. » (Augé, 1988 : 51)
13. Mais c'est ce qui adviendra à la mort des femmes qu'ils possèdent.

RÉSUMÉS
Les Bijogo nomment d'un même terme le principe vital des êtres vivants, les morts et les objets
auxquels ils rendent un culte. Les différents aspects de cette notion sont présentés, où s'opposent

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deux modes de relation au transcendant : un mode direct réservé aux femmes, à savoir la
possession ; et un mode indirect, le culte rendu aux puissances-objets que les hommes fabriquent.

The Bijago use the same term to designate the deceased, the vital force in living beings and the
objects at the center of a cult. This notion's many aspects are presented, in particular the
contrast between two types of relationships with the transcendental sphere : the direct
relationship of women (through possession) and an indirect one, namely the cult of the power
objects made by men.

INDEX
Keywords : possession, object, sexual differentiation
Population Bijogo
Mots-clés : possession, objet, différenciation rituelle des sexes
Index géographique : Guinée-Bissau

AUTEUR
CHRISTINE HENRY
URA 221, EPHE-CNRS

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Autels sacrificiels et puissances


religieuses. Le Manyan (Bamana —
Minyanka, Mali)
Sacrificial Altars and Supernatural Powers: The Manyan (Bamana-Minyanka,
Mali)

Danielle Jonckers

Introduction
1 Marcel Mauss (rééd. 1969 : 244-245) nous exhortait déjà, en 1907, à abandonner le terme
« fétiche » mais, jusqu'à présent, certains chercheurs français continuent à utiliser ce
mot, hérité du vocabulaire colonial, tout en précisant qu'ils n'en sont pas totalement
satisfaits1. Il apparaît en effet comme dévalorisant, et aujourd'hui, « il dénote
principalement l'erreur, surtout celle commise par d'autres » (Colleyn, 1985 : 226).
D'autres anthropologues ont proposé des expressions affirmant à la fois la matérialité
de l'objet observé et son caractère surnaturel « piège à esprit » (G. Balandier, 1965),
« choses-dieux » (J. Bazin, 1986) et « dieu objet » (M. Augé, 1988).
2 O. Gollnhofer et R. Sillans (1984) parlent d'objets médiateurs, J. P. Colleyn (1985 : 234)
d'objet miraculeux et j'ai moi-même adopté l'expression « objet fétiche »
antérieurement (Jonckers, 1990b). Je rejette actuellement de telles expressions qui
impliquent une objectivation. De plus, en minyanka, comme dans certaines autres
langues, aucun terme ne traduit « objet » ; en revanche le mot « chose » (ya) existe et
est relativement répandu dans la plupart des langues africaines. « Choses-dieux » serait
une bonne traduction si J. Bazin (1986 : 260) n'utilisait cette expression en insistant sur
le fait que l'objet ne renvoie qu'à lui-même. De plus « chose » n'a pas les mêmes
connotations en français que dans les langues africaines. En minyanka « chose »
désigne des notions tellement importantes qu'on évite de les nommer. Ya peut aussi
bien faire allusion à l'animal de sacrifice qu'aux objets de culte ou à la procréation par
exemple2.

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3 Dans la littérature ethnologique, on qualifie habituellement de « fétiches » des choses


dotées de pouvoirs et, en principe, fabriquées par les hommes. Mais cette apparente
unité masque la complexité des faits ainsi que nous le révèlent les travaux poursuivis
dans le cadre de l'URA 221 sur la notion de « fétiche ».
4 On parle de « fétiche » aussi bien pour désigner de petits objets individuels que le
matériel rituel de cultes collectifs, alors qu'il existe une multitude de termes pour
désigner les supports des pratiques magico-religieuses individuelles : amulette,
talisman, protection, charme, médicament, oracle, relique, monument, capteur de force
ou d'énergie... on pourrait allonger la liste à l'infini selon la relation établie avec la
« chose puissante ». Lorsque celle-ci devient habitacle d'une entité religieuse avec
laquelle elle peut éventuellement se confondre au point de devenir sacrée et de
recevoir un culte collectif, des prières et des sacrifices, il me semble que le terme autel
rend mieux compte des rapports des hommes avec les puissances religieuses. Pour ma
part c'est le terme que j'utiliserai ainsi que le faisait déjà Marcel Griaule en 1940.
5 Pour tenter de préciser la nature des relations que les hommes entretiennent avec les
autels liés à des puissances, j'analyserai le culte collectif du Manyan qui fut pratiqué
autrefois dans toute l'aire bamana et qui l'est encore dans quelques villages. J'ai
commencé mes recherches, en 1971, dans le pays minyanka, le Minyankala, où ce culte
est toujours vivant dans le Cercle de Koutiala (voir Jonckers 1986b) pour les poursuivre,
à partir de 1989, dans les villages où il existait autrefois vers le nord dans le Cercle de
San, et ensuite à travers tout le sud du Mali dans les Cercles de Sikasso et de Dioila. J'ai
recueilli mes informations en participant aux cultes du Manyan où l'on m'a conféré le
titre de « donneuse d'eau » – seul statut féminin possible – et grâce à la collaboration
confiante d'anciens chefs de culte, islamisés de longue date, résidant dans des localités
éloignées de Koutiala non mentionnées ici. Là où le culte est encore actif, aucune
enquête orale n'est possible et toute confrontation des informations récoltées avec le
savoir des chefs de culte pratiquants est exclue car ceux-ci ne peuvent parler du
Manyan, dans le plus grand secret, qu'avec leurs homologues, leur successeur ou un
futur acquéreur du culte. Dans cet article, j'ai pris la précaution, en matière de faits, de
noms de lieux et de personnes, d'éviter de divulguer ce qui ne peut l'être actuellement
et qui n'apporterait rien de particulier à l'analyse.

Les autels yapèrlè


6 Les Bamana-Minyanka du sud-est du Mali confectionnent de nombreux autels (yapèrlè,
sg. yapèrè) qu'ils enduisent de poudres végétales et de sang sacrificiel pour introduire et
entretenir les forces (nyama) accumulées dans ces « choses puissantes ». Les cultes
rendus aux yapèrlè sont dits « choses bamana » (bamanaya), Bamana étant le terme
utilisé par les Minyanka pour se désigner (en dépit de l'usage qui réserve ce terme aux
Bambara, cf. Bazin, 1985). Ce terme désigne en réalité le fond de population non
islamisée qui vivait dans la mouvance des royaumes de Ségou et de Sikasso (Amselle,
1990 : 80) et qui est demeurée fidèle à ses traditions religieuses. Les Bambara (Bazin,
1985 : 122) et les Sénoufo de la région utilisent également l'expression bamanaya pour
évoquer la fabrication des autels (boli en bambara et kashi en sénoufo), l'usage des
plantes et les pratiques sacrificielles qui leur permettent d'établir une relation avec
Dieu et les puissances religieuses. Les Bamana, par leurs multiples sacrifices sanglants,

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se distinguent des Musulmans qui s'adressent à Dieu principalement par la prière. C'est
pourquoi nous proposons de parler, à propos des yapèrlè, d'autels sacrificiels.
7 Les Minyanka, malgré l'islamisation, comptent encore de grands « experts » en
bamanaya. Ils sont souvent allés chercher ces connaissances au loin, chez leurs voisins,
dits aujourd'hui Bambara, Dyonka, Bobo ou Sénoufo, qui se reconnaissaient autrefois
une appartenance à l'aire religieuse bamana. Ils ont, au fil du temps, donné un
caractère propre à ces cultes tout en y conservant la langue d'origine pour les
incantations et les chants liturgiques. Il faut remarquer que les Minyanka qui parlent
un dialecte sénoufo intègrent de très nombreux termes bambara non seulement dans le
langage courant mais aussi dans les domaines politique et religieux.
8 Selon les conceptions bamana, tous les éléments de l'univers, tous les êtres et les choses
seraient dotés de force (nyama). Certains individus et certaines choses peuvent capter
ou concentrer plus d'énergie que d'autres. Les Bamana pensent que les êtres humains
se situent dans un monde rempli de forces sur lesquelles ils peuvent éventuellement
agir. Une maladie, par exemple, sera interprétée comme un affaiblissement de la force
personnelle attribué à un mauvais comportement tel la transgression d'interdits ou à
l'agression d'une force maléfique envoyée par un ennemi. Ces conceptions de la
personne et du monde ainsi que la notion de nyama sont familières à toute l'aire mandé
et ont été décrites avec précision par M. Griaule (1940) et G. Dieterlen (1947, 1976b).
9 Les Bamana s'octroient le droit de fabriquer des yapèrlè mais ils considèrent que ceux-ci
se transforment parfois merveilleusement en autre chose qu'eux-mêmes et deviennent
alors l'objet d'un culte collectif. Dans ce cas, même si le chef de culte se livre à des
manipulations et qu'il mobilise des énergies par des paroles et des actes adéquats, il est
avant tout attaché au culte d'une puissance intermédiaire entre Dieu, les ancêtres et les
hommes. Sa conviction et sa sérénité sont particulièrement impressionnantes lorsqu'il
se retrouve isolé dans les villages islamisés. J'ai rencontré nombre de ces dignitaires
solitaires qui, malgré la désaffection totale pour le culte, la disparition de ses supports
matériels et parfois leur propre islamisation, me montraient avec respect les vestiges
des autels ou des instruments de musique ou, à défaut, l'ancien emplacement du
sanctuaire. Le respect des choses du culte bamana ne s'accompagne pas pour autant de
l'idée de soumission inhérente à d'autres religions. Le système de croyances bamana
reconnaît aux hommes le droit de faire pression sur les entités religieuses que l'on
qualifie de puissances surnaturelles dans la culture occidentale. J'éviterai pour ma part
d'employer à ce propos le qualificatif de surnaturel. Je rappellerai par ailleurs que la
distinction entre religion d'une part, sorcellerie et magie d'autre part est peu
pertinente. Certes les forces invoquées ont un caractère supra-humain et ceux qui les
maîtrisent sont des personnalités exceptionnelles mais le recours à ces forces est
habituel et sert à expliquer le moindre événement quotidien.
10 Selon les circonstances et les intentions des sacrifiants, les yapèrlè deviennent choses
sacrées ou supports d'actes secrets relevant de la magie ou de la sorcellerie car l'on
glisse de l'une à l'autre avec souplesse. Certains yapèrlè ne concernent que l'individu qui
les possède ; d'autres, au contraire, donnent lieu à un culte collectif lorsqu'on les
reconnaît comme le siège d'une puissance religieuse.
11 Tous les yapèrlè sont censés conférer une relative maîtrise du monde et on leur
demande d'assurer la réussite des entreprises humaines que ce soit en agriculture, en
politique, en affaires ou en amour. On peut tout aussi bien souhaiter la pluie, la fertilité
des sols, la prospérité, la fécondité des femmes ou la santé que tenter de prévenir les

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catastrophes naturelles (sécheresse, invasion de sauterelles) ou menacer de maladie ou


de mort un ennemi personnel ou quelqu'un qui contrevient à l'ordre social, l'un et
l'autre étant d'ailleurs qualifiés de sorciers (sinkanfè, sg. sinkanfo). Les mêmes yapèrlè
sont mobilisés à des fins privées ou collectives, concernent des actes bénéfiques ou
maléfiques (Colleyn, 1975 a & b, 1982, 1985, 1988 ; Jespers, 1976, 1979, 1982 ; Jonckers,
1976, 1986, 1987, 1990b).
12 Les yapèrlè revêtent différentes formes (boules, anneaux, cornes, sacs, bracelets, etc.) et
ont différentes dimensions, du plus petit qui tient dans le creux de la main au plus
grand qu'on ne peut plus sortir du sanctuaire. Les yapèrlè personnels sont en général de
petite taille et on peut les porter sur soi ou les déposer dans un coin de la demeure
tandis que ceux qui reçoivent un culte collectif dépassent parfois la taille humaine alors
même qu'ils se sont le plus souvent développés à partir des premiers.
13 Les recettes de fabrication de tous ces yapèrlè se ressemblent ; rappelons toutefois que
seuls certains d'entre eux se confondent avec les puissances religieuses dont ils sont
l'habitacle (Colleyn, 1985 : 229). On adresse des prières et des sacrifices à ces puissances
qui peuvent par ailleurs être pensées sans l'objet et survivre à la destruction de celui-ci.
C'est uniquement sur ces autels sacrificiels liés à des puissances que je me propose de
réfléchir.
14 Aux yeux des Occidentaux ces yapèrlè paraissent dérisoires ou, au contraire, effrayants.
On les décrit comme des amalgames de matériaux divers à l'aspect noirâtre. Certes ils
ne ressemblent guère aux statuettes africaines exposées dans nos musées et les
historiens de l'art admettent difficilement qu'ils puissent avoir le même statut qu'une
pièce sculptée, mais ils ont été façonnés avec soin et leurs adeptes, à condition
d'ignorer le point de vue dénigrant des Occidentaux ou d'en faire fi, les disent beaux et
puissants lorsqu'ils ont une patine luisante révélatrice de l'accumulation des sacrifices
sanglants.
15 Pour les observateurs non avertis les yapèrlè sont informes ; pourtant, malgré leur
aspect peu figuratif, chaque puissance est individualisée. Même les Minyanka islamisés
reconnaissent les grandes puissances telles que Nya, Nankon, Manyan ou Komo,
matérialisées par ces autels. Les yapèrlè ont valeur de symbole et présentent des traits
significatifs qui ne trompent pas.
16 Les yapèrlè minyanka ne diffèrent guère des objets appelés « fétiches » par d'autres
chercheurs mais la fréquentation assidue de chefs de culte, dans l'intimité de leur
pratique, m'a convaincue que ces derniers ne considèrent pas les yapèrlè comme des
objets au sens occidental. A la fois esprit et matière, ils incorporent les entités
religieuses telles que Nya, Nankon, Manyan, etc. Parler d'autel ou d'autel sacrificiel me
paraît plus justifié en ce sens qu'il est convenu que la divinité prend possession du
yapèrè en vertu du pouvoir de consécration des paroles que prononce le détenteur du
yapèrè lors de la construction de celui-ci et, à chaque sacrifice, lors des libations d'eau
et de bière qui précèdent l'immolation des victimes ou lors d'offrandes ou de
fumigations. Enfin lors du versement des poudres végétales qui clôture le sacrifice
sanglant.
17 Les autels tels que le Manyan sont l'objet d'un rite consécratoire et d'un culte collectif
qui s'adresse à une puissance active dépassant l'objet lui-même et les hommes qui l'ont
façonné. Les yapèrlè peuvent emmagasiner de la force (nyama) par les paroles, le sang
sacrificiel et les plantes. La renommée du chef de culte influe également sur cette force
mais les yapèrlè ne concentrent pas pour autant du pouvoir par eux-mêmes. Néanmoins,

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on traite les yapèrlè publiquement avec beaucoup de respect, voire de crainte, et aucun
profane ne peut y toucher. Ceci dit, dans le secret des enclos sacrificiels, l'ambiance est
plus proche de celle d'un cabaret doublé d'une boucherie que de celle d'un sanctuaire
de type occidental ou oriental. Les initiés consomment de la bière de mil en abondance,
discutent politique et conquêtes amoureuses tandis que les sacrificateurs égorgent des
poulets par dizaines. Ces rites se déroulent, en principe, pendant deux jours et trois
nuits et il peut arriver que, sous l'effet de la boisson, un adepte du culte s'affale sur un
autel tandis que les chanteurs déforment les paroles liturgiques.
18 Lors des cérémonies publiques, les autels puissants reçoivent de nombreux sacrifices.
Ils sont invoqués par les hommes et par les femmes. Par contre, ceux dont la réputation
faiblit sont négligés. Un yapèrè privé de sang et de paroles meurt mais sans pour autant
mettre en question l'existence de la puissance, omniprésente et encore honorée par
ailleurs. Un autel ainsi délaissé peut être réactivé si on l'abreuve à nouveau de sang, de
paroles, de poudres et de fumigations végétales.
19 Les yapèrlè manipulés par les Minyanka se présentent en général sous forme de boules
noirâtres de la grosseur du poing enfermées dans des sacs de peau ou de toile. S'y
ajoutent parfois un anneau comme dans le Nankon ou un bâton comme dans le Nya. Le
Manyan se distingue des autres yapèrlè par la taille exceptionnelle de ses autels qui peut
dépasser celle d'un homme chez les Minyanka (photo 1). Les deux autels principaux de
forme oblongue portent des ornements dont nous ignorons la signification
symbolique : des piquants de porc-épic et des plumes de l'oiseau nkaconbilen d'un rouge
éclatant. Ils sont si grands qu'on ne peut les enfermer dans des sacs. On les recouvre de
couvertures lors de leur sortie du sanctuaire. Certains autels sont tellement
volumineux qu'on ne peut plus les bouger. Les autels du Manyan dyonka, moins grands
que ceux des Minyanka, ne font pas plus d'un mètre de haut mais ils paraissent
également très pesants.
20 Il ne peut exister qu'un seul Manyan par village alors que Nya, par exemple, compte un
ou plusieurs sanctuaires par quartier. Les chefs de Manyan minyanka ne peuvent
exercer la chefferie villageoise ni introduire aucun autre culte au village ni faire partie
d'aucune autre société initiatique. Les Dyonka disent ne pas être soumis à ces interdits.
En pays minyanka ils ne sont pas toujours respectés. Il n'est pas rare de voir
aujourd'hui un vieux chef de Manyan prendre en charge divers cultes abandonnés pas
les villageois islamisés. Un tel vieillard n'a en général pas les moyens d'effectuer lui-
même des sacrifices et se borne à recevoir les éventuels sacrifices offerts par des
particuliers.
21 Le caractère exclusif de l'adhésion au Manyan explique en partie la faible diffusion de
celui-ci car rares sont les hommes qui renoncent aux nombreuses festivités qui
accompagnent les rites sacrificiels des différentes confréries. Être membre de plusieurs
sociétés c'est s'assurer une vie sociale intense (Colleyn, 1985, 1988). Les adeptes d'un
culte entretiennent en effet des relations suivies qui créent des sortes de fédérations
villageoises où se nouaient, dans le passé, alliances guerrières et pactes de paix, mais au
sein desquelles, pour écarter les conflits, on évitait en général de se marier. Ce n'est pas
le cas des membres du Manyan qui, sous couvert de relations privilégiées, engagent des
alliances matrimoniales (Jonckers, 1986 et 1990a). On dit que le Manyan est « pris sur la
guerre », c'est-à-dire qu'il rend impossible tout conflit armé entre les villages adeptes
de ce culte. Les membres se doivent assistance militaire en cas d'agression extérieure.
Ces préoccupations sont apparues à l'époque de l'implantation du Manyan, au 19ème

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siècle, quand le pays était à feu et à sang. Lors des récents conflits avec le Burkina Faso,
les chefs de culte prirent la décision d'éviter toute propagation du Manyan en pays
ennemi.

Photo 1 : Autels principaux du Manyan

Cliché D. Jonckers

L'origine du Manyan
22 Le plus ancien sanctuaire du Manyan, connu sous le nom de Nyana, a été érigé à
Tasona, près de la ville de Bla. Le fondateur en était Kaïfa Samaké (appelé aussi Sogoba),
guerrier réputé de Biton Coulibaly, premier roi de Ségou qui régna de 1712 à 1755. Kaïfa
incorpora aux autels du Manyan un cor utilisé pour l'appel à la guerre, qu'il se procura
auprès de Ton Massa Bouaré, roi de Ségou de 1757 à 1760. Le deuxième lieu de
fondation évoqué est Djidjana où des Bouaré originaires de Ségou s'établirent au début
du 19è siècle. Dasé Bouaré, chef puissant, aurait amené le Manyan de Tasona au temps
où Monzon était roi de Ségou (1790-1808). Selon d'autres sources, Dasé aurait appris les
secrets du culte en exerçant les fonctions de porteur du Manyan à Tasona où il aurait
été gardé en captivité.
23 Les habitants de Tasona et de Djidjana, islamisés de longue date, ont totalement
abandonné le culte mais ils reconnaissent être responsables de la diffusion du Manyan
chez les Dyonka et les Bambara. En revanche, ils nient que les Minyanka se soient
procuré le Manyan chez eux car ils les considèrent comme des descendants d'esclaves,
catégorie de personnes qu'ils ne fréquentaient pas. A l'époque où ils faisaient des
razzias parmi les Minyanka, ils les appelaient « bouches déchirées » en raison du mors
qu'ils leurs plaçaient dans la bouche quand ils les capturaient, ou « balafrés » car les
Minyanka portaient de grandes scarifications sur les joues. Tasona et Djidjana se

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rattachent au glorieux passé des royaumes de Ségou et de Sikasso. Néanmoins, il ne


faudrait pas oublier que le roi Biton Coulibaly était d'origine minyanka et que les ton
jyon, associations de guerriers professionnels qui firent la force de Ségou, comptaient
nombre de Minyanka parmi leur chefs. Malgré ces faits, les Bamana-Minyanka n'ont
jamais été soumis à l'autorité directe de Ségou ni à celle de Sikasso. Le système
politique minyanka exclut toute forme de concentration du pouvoir tout en permettant
l'émergence d'hommes forts fah fo ( de fanga force en bambara et fo, particule
minyanka), le « détenteur de la force ». Certains hommes forts minyanka, puissants
guerriers, combattaient aux côtés des rois de Ségou et de Sikasso ou, au contraire,
s'opposaient à ces derniers. Mais l'autorité de ces fah fo n'était acceptée que de manière
ponctuelle et ils n'ont réussi à asseoir leur pouvoir de « seigneur de la guerre » (kélé
massa en bambara) que rarement et de façon éphémère dans le pays minyanka (Colleyn-
Jonckers, 1983). Le fondateur de culte peut éventuellement être un homme fort mais
ses successeurs se distinguent plutôt par la sagesse. Des chefs de guerre minyanka sont
vraisemblablement à l'origine de la diffusion de Manyan dans le sud du Mali au 19è
siècle, après la chute du royaume de Ségou succombant au jihad conduit par El Hadj
Omar qui fit mettre à mort le roi de Ségou en 1862. Le Minyankala devenait alors le
dernier bastion des pratiques bamana. Quoi qu'il en soit, les louanges au Manyan
récitées par les Minyanka commencent toutes par l'évocation de Bouaré et des villages
de Tasona et Djidjana :
« Bouaré. Tasona Niantigui (prénom donné au Manyan).
Djidjana Niantigui koro (vieux Niantigui). »
24 A Djidjana même, les louanges commencent par mariko « chose divine », nom bambara
évoquant pour les Minyanka un grand chasseur ; or un mythe minyanka révèle que le
premier possesseur du Manyan était un chasseur.
« Un chasseur voulant devenir un puissant fah fo (possesseur de force) se rendit
chez un devin qui lui prescrivit de se procurer la tête d'une femme. En brousse, il
rencontra une petite femme muette. Il s'agissait d'une fille de la première femme
tyè lèghè (litt. « la plus vieille femme »). Forgeronne, elle avait tué son frère jumeau.
C'est avec la tête de ce dernier qu'elle constitua l'autel Manyan. Pour sauver sa
propre tête, la petite femme muette offrit le Manyan au chasseur. Mais dès que
celui-ci l'eut en sa possession, il trancha la tête de la femme. Alors la voix de
Manyan se fit entendre 'Ainsi tu viens de me découvrir, si tu vis avec moi, tu
deviendras fah folo mais la chose que tu tiens en main est la tête de ma propriétaire'.
Si quelqu'un d'autre désire se procurer Manyan, il devra comme toi trancher la tête
d'une petite femme muette. »
25 Ce récit met en scène les acteurs principaux des premiers moments de la création du
monde : tyè lèghè, la première femme et ses enfants jumeaux, dont la forgeronne qui tue
son frère. Les Minyanka donnent couramment à tyè lèghè le titre de la première femme
bambara : muso koroni. Mais alors qu'elle demeure stérile chez les Bambara et qu'elle
meurt enceinte chez les Dogon, elle donne naissance à des jumeaux monstrueux chez
les Minyanka (Jonckers, 1986). Ajoutons qu'on imagine que les vieilles femmes
détiennent des connaissances en sorcellerie de même que les chasseurs qui sont par
ailleurs habituellement fondateurs de village. On attribue aux jumeaux, aux forgerons
(Jonckers, 1979) et aux chasseurs une résistance peu commune qui leur permet
d'affronter des situations où des forces néfastes peuvent être libérées, dans le contexte
de la guerre ou de la chasse par exemple. Le chasseur est doté d'une force suffisante
pour affronter le nyama des animaux qu'il tue mais, dans ce récit, en commettant un
meurtre, il se place en dehors de l'ordre des choses et s'arroge une puissance d'autant

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plus extraordinaire que sa victime, jumelle monstrueuse et sorcière, était elle-même


dépositaire d'une force exceptionnelle. L'acquéreur du Manyan apparaît ainsi comme
quelqu'un hors du commun qui renforce sa puissance par cette acquisition.
26 Les chants minyanka mettent aussi en scène deux génies, Klémuri et son épouse
Wempèrè, qui auraient dérobé le Manyan à l'oryctérope. Selon les Dyonka, il ne s'agit
pas de génies mais des Kulé, spécialistes du travail du bois. Klémuri serait le premier
détenteur du Manyan ; son épouse l'aurait dérobé aux petits êtres de brousse. Une
tourterelle lui aurait précisé qu'il s'agissait d'un don de dieu. Klémuri aurait confié son
savoir à Kaïfa Samaké qui aurait ensuite diffusé le culte.
27 Les initiés minyanka connaissent toujours les lieux de fondation Tasona et Djidjana
mais ne s'y sont jamais rendu et n'entretiennent aucun contact avec ces villages. Ils
continuent d'évoquer la puissance exceptionnelle du Manyan de ces villages, où
pourtant il est tombé en désuétude. Selon les anciens responsables habitant dans ces
villages, le Manyan conserve effectivement sa puissance aussi longtemps que quelqu'un
demeure dépositaire des secrets du culte même si celui-ci n'est plus rendu et si les
autels ont disparu.
28 Les Minyanka citent un troisième lieu de fondation : Kumbala, un village sénoufo où le
Manyan daterait de l'époque de Tiéba (roi de Sikasso de 1876 à 1893). Le culte s'est
répandu sous ce règne, dans le sud-ouest du Minyankala et en pays sénoufo, mais pas
au-delà de Kléla. L'arrivée des Français en 1893 mit fin à sa propagation. En 1989
cependant, nous avons appris l'édification d'un sanctuaire à Minétia par les soins du
chef du Manyan de Tasona où, rappelons-le, plus aucun culte n'est rendu depuis 1986.

L'acquisition du Manyan
29 L'acquisition de yapèrlè est assimilée à un mariage. Celui qui désire s'en procurer se
comporte comme un prétendant et envoie un intermédiaire pour engager les
négociations. Il choisit une personne de confiance, un neveu utérin ou quelqu'un avec
qui il entretient des relations d'entraide (sénankon). Il parle de la puissance comme s'il
s'agissait d'une épouse. Ces propos ne relèvent pas seulement de la métaphore et les
jours consacrés aux sacrifices il ne pourra avoir de rapports sexuels avec ses épouses
humaines légitimes. De plus, une union avec une ressortissante du village d'origine des
autels ne sera possible qu'après le mariage d'une parente de l'acquéreur du Manyan,
donnée en échange à ce village, en vertu des règles matrimoniales minyanka (Jonckers,
1983) et le paiement intégral des frais d'acquisition assimilés à une compensation
matrimoniale selon les habitudes bambara.
30 Ces dépenses sont particulièrement élevées. Elles comportent pour le Manyan le don de
biens de valeur ou leur équivalent en cauris : un cheval (80 000 cauris), un boeuf (30 000
cauris), un fusil (40 000 cauris) et un esclave (80 000 cauris), soit une somme totale d'en
moyenne 23 000 FF (un cauri valant 0,1 FF), ce qui n'est pas à la portée de toutes les
bourses. Toute la communauté lignagère et villageoise de l'acquéreur contribue aux
frais d'implantation du culte. Aucun savoir relatif au culte ne sera dévoilé au nouveau
chef de Manyan avant qu'il ne se soit acquitté de ce paiement. Il s'agit dit-on
« d'acheter la tête » (kun san waré, tête, acheter, argent).
31 Les premiers chefs de culte dont on ait conservé la mémoire sont en général des
hommes puissants, dotés d'une force guerrière peu commune, réputés pour leur hyper-

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polygamie (plus de deux cents femmes) ou connus comme des familiers des rois de
Ségou et de Sikasso. En bambara on les appelle kélé massa, « chefs de guerre » ou faama,
« puissants », « rois » ; en minyanka on les qualifie de fah fo, « dépositaires de la force ».
Les initiés mentionnent le nom de ces figures historiques car elles sont des symboles de
la puissance du Manyan. En les associant à la fondation du culte, on affirme la force
redoutable de celui-ci. On raconte qu'une localité détentrice du Manyan a été
totalement décimée à l'exception d'une vieille femme qui confia le Manyan à un nouvel
acquéreur. Le récit prend ici les traits d'un mythe. On dit aussi que l'arrivée du Manyan
dans un village déclenche des heurts sanglants entre les habitants qui habituellement
règlent leurs différends par la palabre. On réaffirme ainsi la puissance exceptionnelle
du Manyan.
32 Si l'acquisition des autels est le fait d'un homme et si leur héritage s'opère dans le
lignage du détenteur par ordre d'âge, il ne s'agit pas pour autant d'un culte individuel
ou lignager car il concerne toute la communauté locale. Le Manyan ne sera introduit
dans un village qu'avec l'accord du chef de terre et de village, des chefs des autres
cultes, ainsi que de tous les chefs de famille. Ces aînés se rassemblent autour de
l'acquéreur du yapèrè pour former une confrérie secrète. Ils incorporent de nouveaux
membres (kudé), éventuellement jeunes, à condition que ces candidats soient déjà
circoncis et offrent un poulet comme droit d'entrée dans la société. Contrairement à ce
qu'on observe chez les populations voisines où le statut d'homme est acquis par
l'entrée au Komo (chez les Bambara : Dieterlen et Cissé, 1972) et au Poro (chez les
Sénoufo : Zempléni, 1991), l'admission au Manyan minyanka ne s'accompagne pas
d'épreuves et n'engendre pas l'identité sociale. Celle-ci est conférée dès la naissance
par la puissance tenue pour responsable de la grossesse (Colleyn, 1988 : 161 ; Jespers,
1987 ; Jonckers, 1986). Ce qui permet d'ailleurs aux fillettes et aux femmes de participer
au culte de la puissance grâce à laquelle elles ont vu le jour.

Les participants au Manyan


33 L'organisation de la société du Manyan est semblable à celle des autres associations
religieuses. L'entrée dans la plupart d'entre elles est facultative et volontaire (même si
l'adhésion à certaines d'entre elles comme le Komo s'impose à tout homme de renom).
Une relation antagoniste s'instaure entre ceux qui font partie d'une société et ceux qui
en sont exclus : les femmes et les incirconcis. Mais tous les membres n'ont pas pour
autant accès à la connaissance et il nous apparaît aujourd'hui abusif de parler de
société initiatique car la plupart des membres demeurent ignorants des choses du culte.
A leur entrée dans une société, ils sont avertis des règles et des interdits à respecter, ils
peuvent voir et entendre ce qui se passe dans l'enclos sacrificiel mais n'entrent pas
dans le sanctuaire. Ils apprennent les louanges chantées à haute voix mais les
incantations, murmurées de façon inaudible par le chef de culte, leur échappent. Seul
celui-ci et son futur successeur détiennent l'ensemble des secrets tandis que les
sacrificateurs les plus âgés en partagent une partie. Si le chef de culte meurt avant
d'avoir instruit son successeur, le culte sera abandonné. Les seules personnes qui ont
un véritable parcours initiatique sont les fondateurs et les chefs de culte qui souhaitent,
éventuellement, enrichir leurs connaissances auprès d'anciens détenteurs d'autels.
34 Les fonctions du culte se répartissent entre les différents lignages et selon l'âge ou les
compétences : les sacrificateurs sont recrutés parmi les membres les plus âgés, les

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« porteurs » parmi les plus jeunes. Des musiciens, des bouffons et un forgeron sont
également choisis par les dignitaires. Leur choix est soumis à l'avis de l'entité religieuse
dont ils interpréteront les désirs d'après les mouvements d'agonie d'un poulet offert en
sacrifice.
35 Les femmes sont exclues des confréries mais une épouse ou une parente de confiance
du chef de culte se charge de préparer les libations et de nettoyer les aires de sacrifice.
Il s'agit toujours d'une femme ménopausée ; elle porta le titre de « donneuse d'eau » (lo
kan shyo) ou de « balayeuse » (yafa shyo) ou encore celui de « préparatrice de crème de
mil » (dègè sussu muso crème de mil, piler, femme). Au Manyan, on la dit aussi
« porteuse de l'autel bèri » (bèri ta muso).
36 Chaque premier jeudi du mois, elle prépare de la crème de mil cru pour les libations sur
les autels du Manyan et pour la consommation des dignitaires présents dans le
sanctuaire lors de l'offrande. Les jours de sacrifices publics elle balaie les lieux où ils se
dérouleront, prépare de la bière et de la crème de mil et porte l'autel bèri du sanctuaire
à la place publique. Très proche du chef de culte, elle a inévitablement accès aux secrets
des rites mais son statut ne l'autorise en aucun cas à dévoiler ce savoir ; elle est censée
ignorer tout du Manyan. Il en va de même pour les enfants que l'on appelle piri (de pia
yéri enfant, appeler), nés sous les auspices du Manyan, et qui sont autorisés à pénétrer
dans l'enceinte sacrificielle.
37 L'acquéreur d'un nouveau culte doit contribuer à la fabrication des autels en procurant
au détenteur du Manyan les éléments de base. Ils s'avèrent souvent difficiles à trouver
et il faut parfois plusieurs années pour les rassembler. Il doit aussi fréquenter
assidûment celui qui détient le Manyan, lui offrir ses services et des cadeaux, gagner
ainsi petit à petit sa confiance pour obtenir, en plus des autels, la connaissance des
végétaux sauvages (wèrè, « feuilles ») et des incantations qui conditionnent la puissance
du Manyan. Cette instruction lui sera octroyée occasionnellement lors de sorties
secrètes en brousse. Il devra payer fort cher ces acquisitions indispensables pour capter
les forces dans les autels. Cette contrepartie, qui existait avant le développement de
l'économie de marché, est obligatoire pour rendre efficace le travail du nouveau chef
de culte. Elle inscrit les partenaires dans un système de don et contre-don habituel à la
circulation des biens et des services.
38 Les puissances captées dans les autels seront elles-mêmes obligées de répondre aux
sollicitations des hommes qui leur offriront des sacrifices, des fumigations, des chants
et des danses lors des cérémonies collectives ultérieures. Ces pratiques rituelles
provoquent une circulation de forces (nyama). Le sang des sacrifices est un des vecteurs
privilégiés de ce nyama. Lorsqu'on le verse sur les autels le corps de la victime se vide de
son propre nyama et se charge de celui du yapèrè. Celui-ci se régénère grâce au nyama de
la victime tandis que les hommes qui consomment l'animal sacrifié assimilent une part
de la force du yapèrè (Jonckers, 1976). Ceci n'est pas sans évoquer la théorie énergétique
appliquée au mécanisme sacrificiel qu'a proposée M. Griaule (1940) pour les Dogons et
qui semble valoir aussi pour les Malinké (Colleyn, 1985). Rappelons que ces circulations
d'énergies dans le monde bamana peuvent tout autant servir le bien-être collectif
qu'être manipulées à des fins individuelles, éventuellement maléfiques, par le chef de
culte.
39 Le Manyan comme la plupart des yapèrlè comporte plusieurs autels. Le premier dont la
taille est plus ou moins volumineuse selon les moyens de l'acquéreur est amené au
village de celui-ci par l'ancien possesseur, accompagné de l'intermédiaire, tandis que

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les suivants seront fabriqués sur place en présence du nouveau possesseur. Ce dernier
devra ensuite fournir un effort personnel pour acquérir un savoir supplémentaire qui
établira la puissance de ce culte. Il se rendra au loin auprès d'autres chefs de culte qui,
moyennant une longue fréquentation et un paiement, lui confieront petit à petit soit le
nom d'une plante ou d'une racine, soit une formule magique. L'acquisition de ces
éléments est lente et difficile car tout est mis en oeuvre pour entraver la diffusion des
connaissances : l'utilisation de celles-ci et leur transmission sont entourées de
nombreux interdits et du plus grand secret. Toute indiscrétion peut entraîner la mort.
40 Ce savoir est précis mais guère exceptionnel ; il se limite à la connaissance de végétaux
et à la mémorisation de formules et de gestes stéréotypés. Pourtant, les experts en ce
domaine inspirent le respect et la crainte. M. Augé (1974, 1975) et J. Jamin (1977) ont
particulièrement bien analysé cette stratégie du pouvoir qui consiste à « taire et à se
taire » selon « les lois du silence ».
41 Il ne suffit pas de se procurer les autels pour fonder un culte ; il faut aussi que celui qui
prend cette initiative ait des connaissances et soit prêt à s'instruire encore. Le candidat
chef de culte se décide à cet apprentissage après qu'il a vu en rêve la puissance ou, plus
exactement, des éléments qui la symbolisent ou encore son futur maître. Cette quête se
dit « acheter pour mettre » (shyo ma lé) ou « chose ajoutée » (yafaragha) (Colleyn, 1985 :
234). C'est ainsi que certains villages ont adjoint aux éléments classiques du Manyan
une médecine utilisée dans un culte de possession pour induire la transe d'un initié.
Celui-ci sera, à la manière des autels, un capteur de forces assimilé à la puissance
religieuse. Le pouvoir d'un chef de culte se mesure au nombre d'éléments végétaux
qu'il a obtenu auprès de différents maîtres et aux nombreuses relations qu'il a nouées
lors de sa longue quête initiatique. Un chef de culte confirmé peut reprendre cette
quête pour renforcer l'efficacité de son culte ou augmenter son pouvoir personnel, les
deux étant liés. Cet apprentissage itinérant ne connaît pas de frontières et cela a
certainement contribué à l'essor et à la cohérence des cultes dans l'aire mandé et
bamana.
42 Si on peut amalgamer des objets venus d'horizons différents, on peut aussi dresser
l'inventaire d'une série de composantes intervenant spécifiquement dans la fabrication
du Manyan dont les autels ne sont pas interchangeables avec ceux d'autres puissances.

La composition des autels


43 Le Manyan comporte quatre autels principaux désignés par des noms particuliers. Le
premier et le plus gros s'appelle « Vieille Mère » (Bakoro), les autres sont présentés
comme les enfants du premier : « Tête de zyé’« , Zyé nungo (prénom donné au premier
fils), et « Première fille des sorcières », Sinkanfè nyélé. Un quatrième autel se dénomme
« Quatrième fille », Mpèrè. Les prénoms des « enfants » peuvent parfois varier et le
quatrième autel peut être désigné comme « Soeur jumelle » de la « Première fille ». Les
autels du Manyan dyonka dit Nyana portent des noms différents mais s'organisent
selon les mêmes relations parentales. L'autel principal s'appelle simplement « mère »
(mba) et les autels « filles » sont dits « enfants » (dén) ou « grande Nyélé » (Nyélé jan) et
« grand Nya » (Nya jan). A leurs côtés figure un autel masculin Zyé. Certains Manyan
comportent des autels en surnombre, destinés à un acquéreur éventuel.
44 A côté de ces autels de forme oblongue, figure un autel ressemblant à un gros oeuf dit
« assis à côté » (koro sigi) par les Minyanka et « gourde » (bara) ou « petite gourde »

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(bara ni) par les Dyonka et les Bambara, ainsi qu'une boule traversée d'un bâton, le bèri
et le « cor de guerre » (kélé buru) utilisé à la cour de Ségou pour rassembler les guerriers
royaux. Son appel était impératif et entraînait pour ceux qui n'y obéissaient pas une
amende de dix gourdes de bière de mil (Monteil, 1924). Les autels dyonka comptent un
élément dit « cor de la nuit » (shu buru) faisant allusion à la « guerre nocturne », c'est-à-
dire à la sorcellerie et à la contre-sorcellerie.
45 Les Manyan dyonka dits « Manyan rouge » sont en général de forme ovoïde à
l'exception de l'autel principal qui se présente comme une grosse sphère aplatie.
Certains autels coniques, surtout le principal, présentent parfois un renflement appelé
« les yeux du Manyan » faisant sans doute allusion à la clairvoyance de celui-ci en
matière de sorcellerie.
46 Font aussi partie du Manyan les instruments de musique (deux grands xylophones,
deux petits tambours d'aisselle, deux cloches à battant extérieur et un hochet), les
armes (flèches, arc, carquois, hache, fusil et lance), ainsi que le brancard sur lequel on
transporte les autels, les supports sur lesquels ils reposent dans le sanctuaire et la
couverture ou le drap rouge dont on les recouvre. Ces éléments appelés « choses à
prendre » (ya lo yo chose, prendre, pluriel) ou « choses indispensables » (ya kara i) ou
encore « choses interdites » (ya fungo ou en bambara taama, interdit) pourraient être
qualifiés d'objets sacramentels.
47 Certains Manyan importants comportent plusieurs autels koro sigi destinés à former le
coeur de nouveaux Manyan. D'autres encore se voient adjoindre d'anciens autels issus
d'eux autrefois mais aujourd'hui abandonnés par leur propriétaire. On les appelle
« enfants du village » kapia, terme dont on désigne les femmes mariées lorsqu'elles
reviennent dans leur village d'origine.
48 On attribue aux autels une croissance comparable à celle des enfants. Le sang sacrificiel
mêlé aux poudres végétales donne petit à petit leur volume aux yapèrlè qui se
recouvrent d'une croûte noirâtre et brillante. Si ceux-ci ne sont pas régulièrement
ensanglantés, ils se dessèchent et se craquèlent. A titre indicatif, on utilisa le sang de
trois boeufs et de dix chèvres pour redonner forme à trois petits autels brisés par un
vandale. Lorsque les yapèrlè sont endommagés on dit qu'ils sont blessés. Ils peuvent
mourir faute de soins mais cela n'entraîne pas la disparition du Manyan dont le
principe de reproduction rappelle l'engendrement humain. Tous les Manyan
s'apparentent à celui de Tasona à la façon dont un enfant « dérive » et se distingue de
ses parents, ainsi que le dit très justement F. Dumas-Champion (1985 : 174) à propos du
tayna des Masa.
49 Véritables microcosmes, les autels du Manyan sont faits d'un amalgame de fragments
divers empruntés aux mondes végétal, animal et humain. De nombreux critères
conditionnent la récolte de ces éléments afin qu'ils deviennent appropriés à la
fabrication du yapèrè : ordre et lieu de cueillette, couleur, espèce, etc. Le noyau se
compose d'objets rares : la tête d'un lépreux roux (gombélé), la peau d'un oryctérope, les
cheveux et deux pattes avant d'un lamantin, les vêtements d'un foudroyé, une parcelle
d'or dont l'invulnérabilité symbolise celle du Manyan et différents végétaux. Certains
végétaux entrent dans la composition des autels et d'autres sont conservés à part, à
l'abri des curieux, dans de petits chiffons.
50 Certains composants du Manyan rappellent des héros de la mythologie. Les enfants de
la première femme de la création étaient monstrueux, affectés de tares comme la lèpre.
Le Manyan fut subtilisé par les petits êtres de brousse à l'oryctérope avant d'appartenir

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aux hommes grâce à l'intervention du chasseur et le lamantin représente le génie de


l'eau Fari (dit Faro chez les Bambara). D'autres évoquent des personnages historiques,
ainsi le cor, la lance et le drap rouge, attributs des rois sacrés de Ségou et symboles de
la force guerrière (Jonckers, 1990b).
51 Les composants sont maintenus ensemble par un fil de coton. Fabriquer un yapèrè se dit
d'ailleurs « attacher » (ma u po). Ce travail s'accompagne toujours de l'énoncé de
paroles censées conditionner l'efficacité des éléments amalgamés les uns aux autres.
Ces incantations sont connues des seuls chefs de culte qui les monnaient chèrement
lors de la fondation d'un nouvel autel. Le sang et les organes des victimes sacrificielles
mêlés aux matières végétales donnent petit à petit corps et volume à ce noyau.
52 Les éléments végétaux, dont le nombre peut atteindre la centaine, sont tellement
essentiels pour activer les autels que les termes wèrè (feuilles) ou jiri (arbre, en
bambara) s'emploient couramment comme synonymes de yapèrè. Seuls les chefs de
culte et les sacrificateurs âgés connaissent ces végétaux ainsi que les paroles censées les
rendre efficaces et qui accompagnent obligatoirement leur cueillette ou leur utilisation.
Il s'agit de la partie la plus secrète du culte à laquelle je n'ai eu accès qu'en 1990 3. Cette
importance conférée à des éléments végétaux, censés conditionner et entretenir la
puissance des autels qui sont enduits ou remplis de ces médecines, a été observée dans
plusieurs sociétés, notamment chez les Masa (Dumas-Champion, 1985 : 171) et les Evhé
(de Surgy, 1985 : 289).
53 Bien que la connaissance de ces plantes soit secrète et que toute divulgation soit punie
de mort, il s'agit de végétaux connus de la plupart des aînés car ils interviennent dans
les autres cultes et dans la pharmacopée. Ce ne sont pas les éventuelles vertus
thérapeutiques de ces végétaux qui leur confèrent leur valeur mais un rapport
symbolique avec le but recherché ou le choix arbitraire d'un fondateur de culte qui met
ainsi l'accent sur la relation privilégiée qu'il est censé entretenir avec la puissance
religieuse.
54 Ce n'est ni la racine, ni le tronc de l'arbre qui est utilisé mais son écorce ou la cuticule
de ses racines et plus souvent encore le gui se développant sur lui, parfois même le nid
ou les plumes d'un oiseau vivant dans sa ramure ou un animal, tel un insecte, qui le
fréquente. Tous ces éléments, désignés comme végétaux (wèrè ou jiri), séchés ou parfois
calcinés, sont réduits en poudres (sibé) et emballés séparément dans des chiffons de
coton tissé. On joint un morceau d'écorce ou de fruit, une plume ou un morceau de
peau pour identifier la poudre car toute erreur de manipulation pourrait être fatale à
l'utilisateur. Ainsi se tromper d'ordre dans le versement des poudres ou prononcer une
incantation ne correspondant pas à la poudre entraîne la mort de l'officiant.
Remarquons que le dépositaire de ces connaissances est considéré comme chef de culte
même s'il ne détient pas d'autels ou, plus couramment, si ceux-ci ont disparu faute de
fidèles pour les entretenir comme c'est le cas à Tasona.
55 A chaque poudre végétale correspond une formule secrète qui consiste le plus souvent
en une menace à l'égard des « sorciers » (su cè nuit, homme) ou des « sorcières » (su
muso nuit, femme), termes génériques désignant ceux qui vont à rencontre de l'ordre
établi, aussi dénommés « grand homme » (cè ba homme, grand) c'est-à-dire l'ennemi ou
« méchante femme » (muso jugu femme, méchante) ou plus précisément « mauvais
parents par le père » (fa den jugu père, enfant, mauvais) ou par la mère (ba den jugu
mère, enfant,mauvais). Si cette crainte des mauvaises actions des parents est courante
dans les affaires de sorcellerie (Lallemand, 1988), elle rappelle peut-être aussi les

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conflits intra ou inter-lignagers (fadén kèlè) courants chez les rois de Ségou (Amselle,
1990 : 242) qui pratiquaient une politique segmentaire et dressaient par la ruse les
segments de lignage les uns contre les autres pour mieux régner. La plupart des
invectives visent les parents paternels maléfiques (sur 71 sentences relevées, 54 les
concernent).
56 Des formules variées décrivent la manière de se débarrasser des mauvaises personnes.
Leur prendre les yeux (nyè minè), les maudire (ko danga), leur faire une plaie
inguérissable (kelebe), leur casser le dos (ka ko kari), les terrasser (ko tow o kan), les
terrifier (ka kanan), les priver de sommeil (ko ka sina ban), leur casser les os (ka o kolo
kari), leur briser le crâne (ka kunkolo ti), etc.
57 Les paroles comminatoires à l'égard de la sorcière (su muso) visent à la rendre folle, à la
faire grossir jusqu'à éclater, l'incommoder avec l'odeur piquante du gingembre, etc.
Certains végétaux portent un nom qui évoque l'une de ces formules, par exemple, le gui
du blé (hymenocardia acida), kala kari ladon, rappelle l'expression ka ko kari, « lui casser le
dos », qui s'inscrit dans la formule kè su cè minè ka (a) ko kari (« prendre le sorcier et lui
casser le dos »). Ce gui est recherché car il est rarissime mais aussi car il se brise d'un
seul coup quand il est sec.
58 Il nous semble que la plupart des initiés et même certains chefs de culte ne connaissent
pas le contenu réel des autels constitués au siècle dernier. Une enquête judiciaire
intentée lors du vol d'un autel apporta des précisions sur la composition de celui-ci
mais ces données ne trouvèrent aucun écho auprès des initiés pour lesquels de telles
révélations ne sont pas concevables. Car ce qui fait la valeur des composants des autels
c'est essentiellement le secret. Il apparaît également que des événements aussi
exceptionnels que la destruction, le vol ou l'abandon n'ébranlent pas l'idée de
l'invulnérabilité du Manyan et que les déprédations commises par des vandales
étrangers contre son support matériel ne mettent en aucun cas en question son
existence en tant que puissance religieuse, du moins parmi les fidèles. Il est évident
qu'en milieu islamisé, ces faits sont interprétés comme le signe de la vulnérabilité du
Manyan établissant a contrario la supériorité d'Allah.
59 L'évocation de telles questions est impensable pour les initiés et relève en quelque
sorte du blasphème. L'Etat malien prend en compte l'importance conférée à ces cultes
traditionnels et punit sévèrement toute agression contre les autels et les sanctuaires
classés comme biens culturels4.
60 Le sanctuaire du Manyan est établi au centre du village et un autel fixe, « la jarre du
Manyan » (Manyan shyo) est édifié près du hangar sacrificiel à l'orée du village (photo
2). Il s'agit d'un grand cône de terre surmonté d'une calebasse et sous lequel serait
enterrée une personne de carnation et de chevelure rousses (gombélé). Cet autel n'est
pas un yapèrè, il a le même statut que les lieux sacrés de fondation du village : bois sacré
(kashikari), porte ancestrale (kunyu gbo) et autel consacré à Dieu (Klè). Lors des sacrifices
semestriels, cet autel fixe reçoit le premier sacrifice et ensuite des libations de crème
de mil alors que les autels portatifs sont arrosés du sang des victimes et enduits de
leurs foies et de leurs coeurs écrasés. Pour être considéré comme efficace, un yapèrè
doit être périodiquement enduit de sang (Jonckers, 1976, 1987 : 80, Colleyn, 1988 : 130).
On dit que l'on crépit, que l'on rafraîchit le yapèrè.

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L'organisation du culte
61 Le chef de culte se rend chaque jour au sanctuaire pour saluer le Manyan et
normalement, selon ses moyens, il doit offrir un sacrifice sanglant ou des noix de kola.
Aujourd'hui, la plupart de ces chefs, vieux et démunis, se contentent de s'adresser à la
puissance en lui demandant pardon pour ce manque d'offrandes. Ce dénuement et la
désaffection des cultes entraînent également la disparition des grandes festivités qui se
déroulaient autrefois après les récoltes, en novembre, et avant les semailles, en mai.
L'intensification de la production cotonnière prolonge le temps des récoltes et c'est
ainsi que les rites de novembre ont tendance à se réduire à une seule journée, voire à
disparaître au profit de ceux du mois de mai là où ils existent encore.
62 La préparation des cérémonies semestrielles semble reproduire l'ordre chronologique
de la quête initiatique du fondateur : reconnaissance et collecte des « arbres » dans
l'espace solitaire et sauvage de la brousse suivies de la re-création d'un espace
symbolique au village par la réfection du sanctuaire. Une ou deux semaines avant les
sacrifices, pendant sept jours, chaque matin à l'aube, les sept initiés les plus âgés ayant
la confiance du chef de culte partent, en grand secret, à jeun et sans se laver, pour la
cueillette des végétaux. Ils réduisent les plantes en poudre et les font brûler à la nuit
tombée, au village. Une cinquantaine de plantes sont nécessaires pour enfumer le
Manyan. D'autres seront versées sur les autels ensanglantés.
63 Les Dyonka utiliseraient, en principe, une centaine de végétaux pour ce rite mais rares
sont aujourd'hui les chefs de culte qui ont gardé la mémoire de toutes ces plantes ou
qui disposent de suffisamment d'initiés pour les reconnaître et les récolter. J'ai assisté,
en 1990, à un culte dyonka réputé où seulement 23 poudres ont été versées sur les
autels.
64 Ceux qui se livrent à cette récolte ne peuvent avoir de rapports sexuels avant leur
départ. Ils doivent abandonner les plantes et en chercher de nouvelles s'ils sont surpris
pendant la cueillette. Ceux qui les croisent en chemin sont menacés de mort et doivent
offrir un bouc pour sauver leur tête. Pour éviter ces problèmes, les initiés annoncent
leur présence en agitant une cloche.

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Photo 2 : Autel fixe « jarre du Manyan »

Cliché D. Jonckers

65 Les jeunes membres effectuent la réfection du sanctuaire et des peintures murales.


Traditionnellement il s'agissait de formes géométriques, losanges et triangles, de
couleur blanche, noire et rouge. Aujourd'hui, on recouvre les murs du sanctuaire de
dessins de couleurs vives et de slogans en l'honneur du travail selon l'inspiration des
adeptes. Il faut noter que le travail est particulièrement valorisé par les Minyanka de
tout âge. Quelques sanctuaires sont en très bon état, mais la plupart tombent en ruine
révélant la misère matérielle du chef de culte ou l'absence de jeunes recrues pour
effectuer les travaux d'entretien.
66 La veille de la fête, les parentes des initiés, les femmes dont la naissance a été attribuée
à l'appel du Manyan ou celles qui ont enfanté grâce à lui, ainsi que la « donneuse
d'eau », préparent de la bière de mil et de la nourriture en quantité pour accueillir les
invités venus d'autres villages. Les cérémonies commencent dans la nuit du mercredi
au jeudi, vers une heure du matin. Les membres masculins de la confrérie ainsi que les
femmes et les enfants nés grâce au Manyan et les mères de ces enfants veillent jusqu'au
matin au son des chants et au rythme des danses du Manyan. On y évoque sa puissance
en rappelant tous les décès qui lui sont imputés comme autant de mises à mort
d'hommes et de femmes accusés de sorcellerie ou de trahison. On le qualifie de « fauve
tueur d'hommes » (ma fa wara) ou de « tueur d'homme » (ma fa). On chante :
« Saluons l'arbre, saluons l'arbre souverain, l'arbre ancestral (mo tjè jiri)
Ayez peur du Manyan, ayez peur du tas d'arbres (jiri to)
Oh étrange chose (kaba ko)
Le Manyan n'a pas de défaut, son seul caractère est de tuer ! ».
67 Le jeudi, peu avant midi, le chef de culte présente son animal à sacrifier à la grande
porte (kunyu gbo) édifiée en l'honneur de ses ancêtres lignagers et se rend à l'autel fixe
du Manyan pour des libations d'eau, de bière et de crème de mil cru suivies du sacrifice

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sanglant. L'immolation d'un poulet précède celle d'un bouc, chez les Minyanka, ou d'un
chien, chez les Dyonka. Les Minyanka, par ailleurs grands consommateurs de chiens,
n'en offrent pas au Manyan pour lui demander d'agir car ce sacrifice le rendrait trop
agressif et il pourrait se retourner contre le chef de culte. Mais on peut éventuellement
en sacrifier un en remerciement. Certains détenteurs de Manyan entretiennent un
chien au pelage tacheté de brun, noir et fauve considéré comme le chien de la
puissance. Les mises à mort d'animaux à quatre pattes s'accompagnent toujours de
celle d'un poulet à des fins divinatoires : les soubresauts de la victime indiquent si la
puissance accepte ou non le sacrifice.
68 Le chef de culte offre également des libations et un sacrifice sanglant en présence des
principaux dignitaires à l'intérieur du sanctuaire. Les membres de la société ainsi que
tous les participants aux cérémonies du Manyan attendent, genou fléchi et tête baissée,
devant le sanctuaire. Ils sont obligés d'ôter couvre-chef et chaussures en signe
d'humilité et de respect. Les autels du Manyan sont sortis à reculons tout comme les
ancêtres qui agissent à l'envers dans l'univers des morts. Ils sont enveloppés d'un
suaire : couverture blanche des défunts ou drap rouge des chefs masa du Mali. Les
Minyanka disposent chaque autel sur un brancard porté sur la tête tandis que les
Dyonka prennent les autels du Manyan à bras le corps. La foule acclame le Manyan
comme un roi. Ces rites ressemblent d'ailleurs à ceux de l'intronisation des rois sacrés
bambara et des chefs sacrés minyanka (Jonckers, 1990b). Ensuite une procession se
forme, grossie par les femmes et les enfants qui viennent rejoindre le cortège en
dansant. Personne ne peut leur couper la route. Les femmes qui ont leurs règles ne
peuvent approcher et il est par ailleurs interdit à un initié de s'asseoir sur la même
natte qu'une femme dans cet état. L'évitement des femmes en période de menstrues –
temporairement stériles –a vraisemblablement trait aux préoccupations de fécondité
du culte car en d'autres circonstances on ne tient pas ces femmes à l'écart.
69 Les autels sont transportés un à un sur l'aire de sacrifice, à l'orée du village où se
dressent une estrade abritée d'un auvent et le grand autel conique en terre déjà
couvert de libations. Tous les autels ne sont pas nécessairement sortis du sanctuaire et
seuls les trois principaux, la « mère », la « fille » et l'élément masculin reçoivent des
sacrifices publics pendant un ou deux jours selon l'ampleur des festivités. Les autels
sont couchés sur l'estrade, parfois dans des auges en bois. Lorsque les autels sont
installés, les initiés principaux se livrent à une danse guerrière à pas lents en
brandissant les armes du Manyan. Ils miment les mouvements des chasseurs, car le
Manyan est comme un chasseur qui part en brousse ; son gibier ce sont ses propres
ennemis et ceux du village. Les chanteurs disent « que toute personne qui trahit et qui
est venue ici avec un mauvais coeur, que le Manyan la tue, qu'il lui arrache le foie et le
coeur ».
70 Tous les membres de la confrérie ainsi que les enfants appelés à la vie par le Manyan et
les mères de ceux-ci doivent offrir un poulet. D'autres personnes sacrifient au Manyan
pour le remercier de son aide ou pour le solliciter. Autrefois on s'adressait à lui
essentiellement pour réussir les entreprises guerrières ou de chasse. Aujourd'hui, les
villageois attendent de lui qu'il favorise les naissances et la venue de la pluie. Mais le
Manyan reçoit aussi la visite de riches commerçants qui ont des problèmes pour
dédouaner des marchandises ou de citadins mêlés à des détournements de fonds
publics ou de véhicules de service, par exemple. Là où le culte est vivace, il a su
s'adapter aux réalités actuelles.

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71 Les poulets aux plumages de couleurs variées (à l'exception du blanc), ainsi que les
chèvres, sont les animaux les plus sacrifiés au Manyan ; on sacrifie parfois également
un boeuf ou, chez les Dyonka, un chien. A titre d'exemple on sacrifia sur les autels de
Zangasso en 1985, deux boeufs, vingt chèvres et des centaines de poulets. Ces sacrifices
sanglants s'accompagnent d'offrandes de noix de kola rouges, de sel gemme, de
gingembre en fruit (nyamakobara), de mil, de crème ou de bière de mil et parfois de
monnaie. Lors du culte on adresse des chants et des paroles au Manyan en bambara
dont la prononciation est parfois déformée par les Minyanka qui passent couramment
d'une langue à l'autre dans la même phrase. On salue la puissance en invoquant la
volonté divine : « Vieil homme omniprésent » (mini jè koro), « mère de Tasona » (Tasona
ba), « selon la volonté de Dieu » (Allah sago), « selon ta volonté » (a bè sago). Ensuite on
cite ses noms de famille : Bouaré, Malé, Bankale ou Diarra selon l'origine de sa « mère »,
et on évoque les ancêtres de la confrérie : tous les chefs de culte, en commençant par le
fondateur, les anciens sacrificateurs, les « donneuses d'eau » et les porteurs. En général
la liste des chefs de culte est complète mais pour les autres fonctions on n'énonce que
le nom de quelques défunts célèbres. On cite parfois aussi les chefs de culte des villages
environnants dont les autels sont « filles » ou « soeur » du Manyan honoré.
72 On chante les louanges du Manyan en l'appelant « grand fleuve de Tasona » (Tasona
koba), « vieux fauve femelle » (wa muso koro), « vieille mère » (ba muso koro) ; mais le plus
souvent on le traite de « chose » (ko ou fin) : « chose du monde » (jiyin ko), « chose de la
brousse » (kungo fin), « chose de l'arbre unique » (kéléna jiri ko), « vieille chose » (koro
ko), « étrange chose » (kaba ko) ou encore « chose à diffuser » (lankalé fin) car un yapèrè
révèle sa puissance par le nombre de confréries qui en dérivent et dont on dit qu'elles
sont ses filles. Le chef d'un Manyan issu de celui de Tasona dira, par exemple, en
s'adressant à la puissance « Première fille de Tasona » (Tasona Nyèlé). Car, malgré la
forme abstraite des autels, on pense la divinité comme anthropomorphe et androgyne.
Malgré ce dernier caractère fréquent en Afrique de l'Ouest, on s'adresse à elle le plus
souvent comme à une femme. Cette dimension féminine lui confère la capacité de se
reproduire. L'androgynie peut aussi être interprétée comme le reflet de deux facettes
du pouvoir, l'une masculine usant de la force sur le modèle du faama, le roi guerrier
bambara, et l'autre féminine sur le modèle du masa, le roi sacré pacifique (Bazin, 1988 :
379, Jonckers, 1990b : 157).
73 Le chef de culte fait référence à Dieu et aux ancêtres en sacrifiant : « grâce à Dieu, grâce
à tes anciens possesseurs, Manyan, voici ta nouvelle année. Manyan ceci est ton poulet
de sacrifice, prends-le de jour comme de nuit ». Il précise l'objet du sacrifice, et les
chanteurs entonnent : « tu dois accepter nos prières, tu dois accepter. Ce sont les actes
du Manyan qui en font une bonne chose pour les hommes. Tu dois accepter Manyan de
Tasona ».
74 Dans certaines circonstances, on peut être amené à l'exciter, par exemple lorsqu'un
initié rompt publiquement un interdit qui devrait être puni de mort comme le fait de se
lever quand on élève les autels ou quand on les enduits de poudres végétales. Le chef
peut crier : « arrache-lui le foie et le coeur », mais on utilise plus couramment la
dérision pour renforcer l'agressivité du Manyan : « tu n'es qu'un chat, un preneur de
poule seulement. Le jour de la chose effrayante (c'est-à-dire de la fête du Manyan) ne
sois pas un chat, ne sois pas seulement un chasseur de poule ! ». Le sang des victimes
égorgées est versé sur chaque autel, leur foie et leur coeur sont arrachés et déposés en
tas sur les autels. Ce n'est qu'à la fin de la journée de sacrifices, vers 17 heures, qu'on

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enduira les autels de ces organes et du sang coagulé avant d'y verser les poudres
végétales qui se mêleront à ce magma.
75 Cette dernière opération se déroule après le départ du public. Le chef de culte déballe
une à une les poudres et les verse en pluie sous le regard attentif de sept vieux initiés. Il
marmonne les paroles secrètes tandis que ses acolytes entonnent les chants de lutte
contre la sorcellerie. Il commence par l'autel principal, la « mère », poursuit par la
« fille » et l'autel mâle et termine par la « mère » sur laquelle il verse le fond du paquet.
Ce rite secret concerne la lutte contre les sorciers, il implique des gestes très précis :
une pincée est versée de la main droite, une autre de la main gauche, une autre encore
de la main droite puis à nouveau de la main gauche, en mouvements circulaires dans le
sens contraire des aiguilles d'une montre sur chaque autel. L'avant-dernière poudre, la
plus dangereuse, de couleur noire, est versée selon des mouvements différents ; on
tourne une fois vers la droite et deux fois vers la gauche tandis que les initiés chantent :
« Si la vieille chose qui tue est en paix, c'est que la vieille chose qui tue n'est pas en
paix » (autrement dit, si le Manyan est calme c'est qu'il n'a pas fini son travail de lutte
contre la sorcellerie). La dernière poudre est blanche.
76 Le saupoudrage se termine par le sacrifice d'un gros coq rouge et noir. Le sacrificateur
lui arrache les plumes de la queue avant de l'égorger et pique ces plumes au sommet de
l'autel-mère. Ensuite il éventre la victime et lui arrache le foie et le coeur. Ces organes
reviennent au Manyan mais une part peut être prélevée par le sacrificateur. Chacun
consomme le poulet qu'il a apporté pour le sacrifice tandis que les victimes à quatre
pattes sont partagées entre les membres de la confrérie et leurs invités ; les reins vont
aux « donneuses d'eau », le cou aux chanteurs, les cuisses aux chefs de Manyan
étrangers et les pattes avant au chef du Manyan.
77 La cérémonie touche à sa fin ; le chef de culte et ses acolytes consomment la crème de
mil cru, pilé et délayé dans l'eau par les « donneuses d'eau » sur place. Le chef de culte
annonce : « le Manyan va se lever et rentrer à la maison ». La foule se rassemble tandis
qu'on redresse les autels et qu'on les crépit soigneusement avec tous les apports
sanglants et végétaux. On comble les fissures éventuelles avec les organes. Les enfants
s'exercent aux instruments de musique jusqu'à ce que le chef de culte donne, par un
cri, le signal de rentrée. Celle-ci se déroule en principe selon le même rituel que la
sortie du sanctuaire. Le chef de culte demeure le dernier sur l'aire sacrificielle, se lave
soigneusement les mains à l'eau et asperge les lieux pour effacer toute trace de sang. La
soirée se termine dans une ambiance de fête arrosée de grandes quantités de bière à la
nuit tombée.

Conclusion
78 Il n'est pas simple d'identifier la nature des autels consacrés à des puissances
religieuses, réservoirs d'énergie que les hommes entretiennent par le sang des
sacrifices, les paroles et le saupoudrage ou la fumigation végétale. Les yapèrlè ne
deviennent des autels pleinement constitués qu'en vertu de tous ces éléments rituels.
Ils permettent dès lors d'évoquer des puissances comme le Manyan qui par définition
échappent à la vue. Ils font partie du domaine religieux et ils tiennent leur efficacité de
Dieu, des ancêtres et des puissances religieuses mais également de leurs possesseurs. Il
y a toujours un rapport entre la force attribuée aux yapèrlè et celle de leurs détenteurs.
Cependant, ceux-ci sont toujours considérés comme puissants du simple fait qu'ils

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maîtrisent ces yapèrlè et dirigent les cultes collectifs qui leur sont rendus. Il s'agit de
vieillards qui officient entourés d'hommes adultes membres de la confrérie et, lors des
cérémonies publiques, de femmes et d'enfants. Ces fidèles sont censés tout ignorer des
choses du culte dont le caractère secret conforte le pouvoir des aînés.
79 La composition des yapèrlè ne diffère pas fondamentalement d'un culte à l'autre.
Chacun d'eux n'en possède pas moins une spécificité, et son culte exige des
connaissances dont le chef est le détenteur exclusif. Ce qui fait la valeur de ces
connaissances, c'est essentiellement le secret dont on les entoure et comme le disait un
vieux sage « un secret est grand tant que tu ne le connais pas, si tu le découvres, il n'est
pas plus grand que le chas d'une aiguille. »
80 L'entrée dans la confrérie ne donne pas accès aux secrets du culte, ou plutôt elle ne
confère pas un statut qui permettrait d'être dépositaire de ce savoir réservé à quelques
vieillards. Les yapèrlè comme le Manyan, le Nya ou le Nankon instituent une hiérarchie
entre les hommes et les femmes, les aînés et les cadets, les puissants et ceux qui ne
détiennent ni pouvoir ni richesse. Ils représentent l'ordre social et constituent une
menace de mort pour ceux qui transgressent les règles et que l'on qualifie de
« sorciers ». Les yapèrlè favorisent le bien ou le mal selon les circonstances et le point de
vue d'où l'on se place. Ils luttent contre les « sorciers » mais, pour ce faire, ils trempent
eux aussi dans la sorcellerie dans la mesure où l'on ne peut combattre efficacement que
ce que l'on connaît.
81 Les caractères que l'on attribue aux yapèrlè sont très ambigus ; on les pare des qualités
habituelles aux divinités, mais on leur prête aussi des sentiments propres aux humains :
ils souffrent, se mettent en colère, et peuvent même se laisser mourir si leurs adeptes
les négligent. Ils persistent cependant dans la mémoire des hommes.
82 Le Manyan comme le Nya ou le Nankon est représenté de façon peu figurative ;
pourtant il est pensé comme un être androgyne. Il se reproduit en une infinité
d'exemplaires, à l'image de la filiation maternelle. Si son acquisition est pensée sur le
modèle du mariage et si son développement comme yapèrè fille s'apparente à celui d'un
enfant, il n'en reste pas moins qu'on l'entoure d'armes de chasse et de guerre et qu'on
le traite de vieil homme ou encore de fauve ou même d'arbre. Il appartient à la fois à
l'univers végétal, animal, humain, féminin et masculin. Il apprécie les effluves des
plantes. Il ressent aussi le besoin de se nourrir non pas tant à la manière des hommes
qu'à celle des fauves avides de chair et de sang.
83 Tous ces traits se retrouvent dans la plupart des yapèrlè qui sont objets d'un culte
collectif et rappellent aussi ceux de nombreux autres objets de culte africains qualifiés
de « fétiches ». Certains auteurs insistent sur l'utilisation des autels à des fins
maléfiques tandis que d'autres ne l'évoquent guère. Les uns privilégient la puissance de
l'objet, les autres celles d'une entité bienfaitrice particulière assimilée à une puissance
religieuse ou à des forces supra-humaines indéterminées et impersonnelles. Ces
divergences traduisent d'une certaine manière la diversité des théories locales ou les
circonstances de l'observation, mais elles traduisent surtout la complexité des rapports
aux autels sacrificiels.
84 Les yapèrlè appartiennent à des hommes puissants, sont utilisés dans le jeu politique ou
l'arbitrage des conflits et créent des rapports de dépendance à l'égard de ceux qui les
détiennent. Cependant ils donnent surtout à tout un chacun le sentiment de pouvoir
infléchir le cours de la vie. Ni la notion d'objet ni celle de « fétiche » ne me paraissent

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satisfaisantes pour les caractériser car elles n'évoquent pas comme celle d'autel
sacrificiel le fait que les cultes en question sollicitent essentiellement des puissances
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Jonckers, Danielle (1983) « Le système de parenté minyanka est-il de type omaha ? », L'Homme,
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dans Les complexités de l'alliance. Les systèmes semi-complexes, F. Héritier-Augé & E. Copet-Rougier
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et M. Izard éd., Paris, PUF.

NOTES
1. Voir les numéros spéciaux de revues consacrées à la question des « fétiches » et du
« fétichisme » : Objets du fétichisme, Nouvelle revue de psychanalyse, 2, 1970 et « Fétiches, objets
enchantés, mots réalisés », Systèmes de Pensée en Afrique noire, 8, 1985. Les chercheurs anglais ont
renoncé au terme fetish et ont adopté shrine dont il n'existe malheureusement pas d'équivalent
français satisfaisant.
2. Chez les Dogon du mali (Dieterlen, 1976a : 253) et les Samo du Burkina Faso (Héritier, réed.
1983 : 61), « chose » évoque également la procréation (Jonckers, 1986 : 57-58).
3. Depuis 1971, malgré ma participation assidue aux rites sacrificiels je n'avais jamais assisté à
l'incorporation des poudres végétales au sang des victimes ni soupçonné le rôle qu'on leur
confère dans la force active du Manyan alors que Jean Paul Colleyn (1985, 1988) avait pu
l'observer pour le Nya.
4. Selon une loi de 1985 relative à la protection et à la promotion du patrimoine culturel national,
tout acte de vol, de pillage de bien culturel ou de dégradation et destruction commis sur un bien
culturel est passible d'une peine d'emprisonnement de trois mois à deux ans et d'une amende de
100 000 à 250.000 CFA ou de l'une de ces deux peines seulement. Le vol de trois petits autels du
Manyan a été puni en 1986 de cinq ans d'emprisonnement ferme et d'un million CFA de dommage
au village. Ces autels ont été retrouvés et reconstitués avec la collaboration financière de tous les
villageois, y compris ceux de religion islamique. On racontait en 1990 que le coupable était mort
quelques jours après sa sortie du bagne, frappé par le Manyan.

RÉSUMÉS
Cet article porte sur l'origine, l'acquisition et la composition des « autels » du culte collectif du
Manyan encore pratiqué chez les Bamana-Minyanka du sud du Mali et sur l'organisation sociale
de ce culte et son inscription dans le système de pensée bamana. Dans celui-ci, tous les éléments

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de l'univers sont dotés de force (nyama) : le monde est un système énergétique où certains
individus et certaines choses peuvent capter ou concentrer plus de force que d'autres et agir sur
le destin. Selon les circonstances, les autels sont mobilisés à des fins privées ou collectives, et
deviennent choses sacrées ou maléfiques. Dans un cas comme dans l'autre, le secret est à la base
de la puissance de ces choses, qui confortent le pouvoir des puissants et garantissent l'ordre
social.

This article deals with the origins of the altars — how they are acquired and what they are made
of — used in the Manyan cult, which is still observed by the Bamana-Minyanka in southern Mali.
This cult's social organization fits into the Bamana system of thought, wherein everything in the
universe is endowed with force (nyama). The world is a system of energy wherein certain persons
and things obtain, or concentrate, more energy than others and can thus act on fate. Depending
on the circumstances, these altars are used for private or collective purposes ; and they become
sacred or evil. In either case, secrecy underlies the power of these objects, which reinforce the
power of the mighty and guarantee order.

INDEX
Population Minyanka
Mots-clés : autel, fétiche
Keywords : altar, fetish
Index géographique : Mali

AUTEUR
DANIELLE JONCKERS
Dynamique religieuse et pratiques sociales contemporaines (E.P.), CNRS

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Les ingrédients des fétiches


The Essential Ingredients of Fetishes

Albert de Surgy

Les objets de culte évhé pouvant prétendre à l'appellation de fétiches se répartissent en


deux grandes classes : les bo servant à provoquer des effets ponctuels, immédiats, par
enchantement des esprits qui participent à l'engendrement des phénomènes, et les
vodu achetables, adoptés non seulement pour bénéficier d'une direction et d'une
protection plus suivie, mais surtout de forces spirituelles et d'événements heureux (de
Surgy, 1990). Aucune frontière infranchissable ne sépare toutefois les uns et les autres
et ils se trouvent constitués selon les mêmes principes, en se fondant sur les propriétés
subtiles d'ingrédients matériels utilisés par ailleurs dans de simples buts
thérapeutiques.
Quels sont ces ingrédients ? Que représentent-ils ? A quoi exactement servent-ils ? Les
instruments de puissance qu'ils permettent de composer diffèrent-ils radicalement des
objets d'adoration mieux connus, tels que statues, icônes, diagrammes rituels, corps
vivants..., qui se donnent à contempler et se trouvent souvent complétés par des
autels ? Les pratiques qui s'y rapportent sont-elles spécifiques de l'aire culturelle
considérée ou peut-on en rencontrer de semblables ailleurs, non seulement en Afrique
mais aussi dans d'autres continents et jusque dans les sociétés techniquement les plus
avancées ? Telles sont les questions auxquelles je vais m'efforcer ci-dessous de
répondre.

1. Ces ingrédients ne se donnent pas à voir


Dans l'introduction de son ouvrage Heviesso et le bon ordre du monde (1987), Bruno Gilli
affirme nettement que : « Le vodu n'est pas ce qu'on voit et ce qui apparaît, il est
essentiellement ce qu'on ne voit pas et ce qui n'apparaît pas. Le vodu n'est pas la réalité
matérielle en tant que telle, mais plutôt la force ou la puissance qui se manifeste en elle
et par elle° ». Cette affirmation, que ne contesterait aucun de mes propres
informateurs, se traduit dans le fait que les éléments essentiels d'un fétiche sont
toujours enfouis sous quelque chose ou dans quelque chose. Ce qui s'en laisse voir n'est

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jamais qu'un revêtement ou une partie subsidiaire permettant de les localiser et de les
identifier.
Considérons le cas très simple de deux plantes dotées de vertus magiques :
L'une permet d'échapper aux accidents ou de s'en tirer sans grand dommage. Elle
suscite une atmosphère spirituelle défavorable à la réalisation de phénomènes violents.
La seconde permet de ne pas être atteint par des balles de fusil, des coups de couteau,
des coups de matraque ou des jets de pierre. Son interaction avec l'esprit de son
porteur crée autour de ce dernier une atmosphère qui fait hésiter un agresseur et lui
fait rater son attaque.
Pour ne pas qu'elles soient détériorées et réduites en miettes, il est nécessaire de les
protéger dans un emballage. Cet emballage devra permettre de les distinguer l'une de
l'autre. On le fabriquera par exemple en tissu rouge pour la première et en tissu blanc
pour la seconde1.
Le cas se complique dès qu'un sujet devient propriétaire d'un grand nombre d'objets de
ce genre. Il lui faut graver ou fixer sur leur enveloppe des tracés ou des éléments
signifiants adéquats. L'apparence ainsi conférée à l'objet ne manque pas d'avoir
quelque rapport avec sa constitution et sa fonction. Cependant l'objet ne lui doit en
rien sa puissance. Les supports matériels de ses vertus se voient seulement affublés
ainsi d'une figure permettant commodément de le reconnaître. Cette figure pourrait
fort bien être remplacée par un numéro de code. Lui attribuer une importance
excessive, demeurer fasciné par elle, conduit à se fourvoyer aussi gravement que si l'on
voulait étudier les propriétés et l'usage de médicaments sans en faire la moindre
analyse chimique, en ne prenant en considération que les mots et les graphismes
inscrits sur les boîtes dans lesquels ils se trouvent livrés, en ne les jugeant que d'après
l'image de marque qui en résulte.
Cette observation concernant de simples plantes vaut a fortiori pour les bo et les vodu.
Leur efficacité repose sur des ingrédients, présentés comme indispensables à leur
fabrication, qui sont systématiquement protégés des regards en même temps que d'une
détérioration par un contact étranger. Ces ingrédients, principalement végétaux,
peuvent être insérés dans une statuette ou un instrument rituel, ou être attachés à eux
une fois convenablement enveloppés, ou être simplement enfermés dans une poterie ou
tout autre récipient (calebasse, bouteille). Dans le cas des vodu, ils sont le plus souvent
enterrés sous un objet figuratif en bois, en terre pétrie ou en ciment, ou sous un
vulgaire monticule portant à son sommet ou sur ses flancs des décorations
caractéristiques. De telles représentations et décorations sont certes plus ou moins
soignées, plus ou moins belles ou impressionnantes. Cependant, elles ne sont jamais
considérées comme essentielles. Certains féticheurs, et parmi les plus grands qui ne se
soucient guère d'impressionner une clientèle, les suppriment tout bonnement ou les
réduisent à un repérage des plus discrets de ce qu'ils ont enfoui dans le sol de leur cour
ou de leur maison et qu'un visiteur non averti ne remarquera même pas 2.
Parmi mes photographies de fétiches, celle qui a le plus frappé mon entourage fait
apparaître une machine à coudre dressée sur un socle de ciment en compagnie de
restes d'une serrure et d'un piège, portant encore trace de libations et d'offrandes de
nourriture. Voilà, dirait-on, une belle composition surréaliste rapprochant de manière
surprenante divers objets s'ignorant habituellement les uns les autres. En brisant nos

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habitudes perceptives, ne nous ouvre-t-elle pas l'esprit à l'étrange, au mystère, au


sacré ?
Dans une composition de ce genre transparaît peut-être en effet un souci de ne pas
arrêter le regard sur une forme de signification précise. Il n'en reste pas moins que ce
qui importe à son propriétaire est l'informe force qu'il y juge attachée, matériellement
évoquée par les ingrédients enfouis à sa base. En l'occurrence il s'agit d'un bo-vodu
(vodu de simple protection) appelé Gu, travaillant avec la même énergie spirituelle que
le vodu du métal de même nom. Pour l'identifier, il est d'usage de déposer au sommet
de la butte (aujourd'hui cimentée) qui en indique l'emplacement un ou plusieurs objets
de métal. Ce sont aussi bien, et donc de préférence, de vieux objets cassés ou hors
d'usage qui, au lieu d'être jetés à la poubelle, trouvent là une plus honorable fin.
N'importe lesquels peuvent convenir : vieux couteaux, houes fendues, vieux boulons,
vieilles pièces de mécanique..., et pourquoi pas vieille machine à écrire ou vieille
machine à coudre ? Il en existait une dans la maison, abandonnée par une femme. On
trouva donc astucieux de la planter là.
La plupart du temps, au lieu d'un objet placé clairement en évidence comme celui-là,
c'est tout un fatras apparemment hétéroclite d'objets que l'on trouve déposés sur un
vodu, accrochés à lui, incrustés dans ses flancs ou abandonnés au sol contre lui. Il en
résulte parfois un certain effet artistique. Le féticheur ne se prive pas en effet de jouer
avec tout cela pour le disposer ou le redisposer à sa convenance du moment.
L'esthétique correspondante est propre aux fétiches et mérite d'être étudiée pour elle
même (comme le fait notre collègue Michèle Coquet), mais ne nous renseigne guère sur
ce qu'ils sont.
Apparaissent ainsi livrés à notre regard :
• des accessoires rituels (couteaux, clochettes, cannes, verres, écuelles...)
• des éléments décoratifs en rapport avec le caractère ou le type d'action du fétiche (collier de
coquilles d'escargots, lunettes de soleil, symboles de fer forgé...)
• des restes d'offrandes sacrificielles
• des restes de produits ayant été employés ou fabriqués lors de précédentes cérémonies. Au
cas où ils pourraient resservir (médicaments, poudres, pierres...), ou leurs contenants être
réutilisés, ils ne sont pas jetés
• des objets abandonnés à titre d'ex-voto par des malades guéris (chapeau, sandalettes, sac de
voyage...).
Pour qui connaît le vodu et les pratiques qui s'y rapportent, de tels éléments ont tous
quelque rapport avec lui. Ils ne sont donc pas aussi hétéroclites qu'on est enclin à
l'estimer de prime abord. Ils constituent une sorte de parure, agencée selon un certain
goût, vouée à ne pas trouver d'unité autrement qu'en référence à ce qu'elle contribue à
dissimuler.
Quand je parle d'ingrédients des fétiches, je ne désigne aucune de ces choses
accumulées sur lui ou contre lui en raison d'une certaine affinité avec lui et permettant
sans hésitation de l'identifier. Je prends en considération celles qui en constituent
profondément la substance même ou le noyau et correspondent au type de force dont
on entend qu'il fasse preuve.

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2. Ils ne renvoient pas à des esprits


Il s'agit principalement de feuilles qui, du fait qu'on tient surtout compte de leurs
vertus occultes, sont appelées ama et non plus gbe3.
Mais nous y trouvons encore des éléments minéraux, animaux, humains et artisanaux,
ainsi que des témoins de toutes sortes d'événements que, par extension, on se permet
aussi d'appeler ama.
Comme toutes les créatures vivantes, les végétaux sont dotés d'un esprit appelé luvhɔ,
mot désignant l'ombre portée au sol qui flanque tout ce qui est mis en relief sur la
terre. Un tel esprit assure la transposition en réalités objectives, sensibles, des ordres
créateurs ou impulsions à réaliser quelque chose qui lui parviennent depuis la portion
de l'univers des possibilités au service de laquelle Dieu l'a affecté. L'homme a seulement
ceci de particulier qu'il possède deux esprits : un « esprit de vie » (agbe luvhɔ),
responsable de son existence corporelle, et un « esprit de mort » (ku-luvhɔ),
responsable de son existence mentale invisible à autrui, dont l'appariement constitue
ce que je nomme son âme.
Il arrive qu'en collectant des feuilles, et éventuellement de l'écorce ou des morceaux de
racines, on s'adresse nommément à l'esprit de la plante concernée pour s'excuser
d'avoir à lui dérober des fragments du corps qui lui appartient. On lui offre à cette
occasion quelques pièces de monnaie ou des cauris, un peu de boisson, parfois même un
œuf ou un petit poulet. Cependant ce n'est pas lui que l'on ramène à la maison et ce qui
lui a été extorqué ne servira jamais à établir ensuite un quelconque rapport avec lui.
Il en va de même avec les autres catégories d'ingrédients. Aucun d'eux n'est mis à
profit pour entrer en rapport avec l'esprit dans le domaine de résidence ou d'activité
duquel ils ont été prélevés. En particulier aucun fragment de corps humain, de
vêtement ou d'attribut de fonction n'est jamais utilisé comme relais de communication
avec l'esprit de celui qui en fut ou qui en demeure propriétaire 4. Cela est fort bien mis
en évidence par les deux façons opposées de traiter des choses ayant appartenu à un
« mauvais mort » selon qu'on cherche à attirer et honorer celui-ci sur une sorte d'autel,
ou bien seulement à fabriquer un fétiche.
Une personne sérieusement dérangée par un défunt ayant été prématurément privé de
la vie dans des conditions tragiques et ne pouvant rejoindre en conséquence le pays de
ses ancêtres est en effet orientée par un devin vers l'une des deux solutions suivantes :
– soit aménager (provisoirement) en brousse un lieu appelé tsinɔ phe où il viendra boire
et recevoir de menues satisfactions, ou mieux encore le recueillir chez soi en lui
installant quelque part une sorte d'habitacle où on lui fera périodiquement des
offrandes, le prendre ainsi en considération, l'apaiser, le dorloter, l'aider à traverser
l'épreuve qu'il subit et profiter, en compensation, de ses capacités de vision dans l'au-
delà comme de gardiennage spirituel de la cour d'habitation. Il est toujours alors invité
à décliner son identité et à préciser ses désirs.
– soit, en raison de son comportement vicieux ou agressif, ne pas faire acte de
compassion envers lui, mais lui témoigner un total mépris, ne pas même chercher la
plupart du temps à connaître son identité, le renvoyer comme un malpropre ou le
ligoter pour l'empêcher de nuire. A cet effet on utilise un fétiche.
Dans le premier cas un grand respect est témoigné au disparu. De menus objets ayant
jadis été en contact intime avec lui ou représentant son principe vital (perles,

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bracelets...) tiennent lieu de reliques aidant à le joindre, induisant sa présence et


étendant à l'espace environnant l'influence bénéfique qu'il peut dispenser lui-même ou
en vertu de son intégration à l'entourage d'une divinité.
Dans le second cas il est traité en importun ou en ennemi et ne bénéficie d'aucune
considération. Le fétiche agit à son égard catégoriquement, tel un automate remettant
à sa place ou renversant aveuglément dans le fossé tout ce qui gêne la progression de
celui qui le contrôle.
Prenons deux exemples celui du vodu Gidiglo Adzamapho, qui agit fermement en
douceur, et celui d'un bo Sibisaba qui est impitoyable à l'égard de l'esprit auquel il
s'oppose.
Gidiglo Adzamapho permet de guérir les fous dont l'état est dû, comme il arrive
souvent, à une aliénation par des âmes errantes de « mauvais morts ». Les esprits d'un
petit chien et d'un chat, séparément emballés vivants dans du tissu blanc et enterrés à
l'emplacement du vodu, associés aux esprits d'un pigeon noir et d'un pigeon blanc,
enfouis vivants de leur côté à l'intérieur de deux idoles de terre pétrie disposées sur
une étagère dressée par dessus, sont envoyés se mettre respectivement en rapport avec
l'esprit de mort (ku-luvhɔ) et l'esprit de vie (agbe-luvhɔ) de l'âme qui tourmente le
malade pour les persuader ou les contraindre de s'en écarter. Le fou subit ensuite une
purification en brousse, par lavage avec une eau où trempent les feuilles du vodu puis
par inoculation sous sa peau et par absorption d'ingrédients carbonisés réduits en
poudre. Une fois guéri il est amené au cimetière des « mauvais morts » et y est de
nouveau lavé après que l'on ait égorgé un coq sur sa tête pour achever de le dissocier
de la compagnie des « mauvais morts » et les remercier d'avoir bien voulu le laisser
tranquille.
Sibisaba exerce aussi bien une action offensive que défensive.
– D'une part, il permet d'ordonner à des âmes de « mauvais morts » d'aller déranger ou
influencer l'esprit d'une personne vivante. A cet effet il ne travaille pas avec une âme
définie qui serait fixée sur lui et à laquelle une sorte de culte serait rendu. Il donne
pouvoir de forcer la première qui se présente à accomplir un travail dont elle est
capable. Quiconque dispose d'un tel pouvoir n'a nul besoin de recourir toujours ensuite
à celle qu'il a initialement soumise, et encore moins de s'en encombrer en la tenant
emprisonnée quelque part à sa disposition. A supposer que cela finisse par être le cas,
l'âme asservie n'est pas respectueusement traitée en personne défunte comme un
forçat qu'il suffit de contraindre par l'intermédiaire d'un garde-chiourme, elle n'est
même pas nommée.
– D'autre part il permet d'écarter radicalement d'une personne vivante l'âme d'un
« mauvais mort » qui le dérange, sans entamer la moindre négociation avec elle. Après
avoir mis son fétiche en activité par les paroles adéquates, le féticheur entraîne le
malade en brousse, l'introduit dans une cavité, le rase, égorge sur lui un coq ou un
cochon, puis le lave avec l'eau du pot rouge où trempent les herbes du bo et lui
introduit un peu de poudre magique noire correspondante dans de petites incisions
pratiquées sur la peau de son crâne comme au niveau de toutes ses articulations. Cette
purification et cette fortification de ses défenses suffisent en principe à débarrasser le
malade du mort qui le dérangeait. S'il y a lieu, c'est par un tout autre moyen qu'on
cherchera à connaître l'identité de ce dernier, quelles étaient ses motivations et ce qu'il
convient de faire pour l'apaiser.

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Dans la confection d'un habitacle d'âme errante et dans celle d'un fétiche se
manifestent deux attitudes opposées à l'égard des âmes dont le deuil n'a pas été
parfaitement résolu. La première témoigne d'une profonde affectation de la personne
par l'une de ces âmes. La seconde d'une superbe indifférence à leur égard.
Un autel de mauvais mort comporte habituellement un objet entier, au minimum une
perle, symbolisant le type de puissance vitale du mort (puisque précisément destiné à
fixer son agbe luvhɔ ou esprit vital) ou quelque chose l'ayant profondément concerné,
mais en aucun cas des morceaux de son cadavre. Parmi les ingrédients constitutifs des
fétiches, en revanche, il n'est pas rare de rencontrer des restes d'un cadavre ou des
choses demeurant fortement imprégnées par les effluves ou « saletés » de la mort. Il ne
s'agit pas là d'éléments dignes d'être pieusement conservés en souvenir d'un décédé. Ils
ont été arrachés, fragmentés, sans respect pour lui ou pour sa famille, et sans la
moindre intention de conserver quelque rapport avec lui.
La confection de Gidiglo Adzamapho, déjà cité, nécessite une bande de pagne blanc
ayant été offert pour enterrer un cadavre et des restes de feuilles ayant servi, le
septième jour qui suit l'enterrement d'un mauvais mort, à purifier ceux qui ont
manipulé son cadavre.
La confection de Sibisaba nécessite des herbes ayant été ramassées sur la tombe d'un
bon mort et sur la tombe d'un mauvais mort.
Voici quelques autres exemples :
La confection d'Agbagli, qui permet aussi bien de tourner en sa faveur l'esprit d'une
femme ou de son patron que de rendre quelqu'un malade ou de le faire mourir,
nécessite notamment :
• un tibia de mauvais mort et un tibia de bon mort
• une éponge ayant servi à laver un mort
• une bande de tissu ayant servi à masquer la bouche et le nez d'un mort
• un morceau de pagne et des cheveux d'un mauvais mort
• enfin un petit cercueil dans lequel le fétiche est fabriqué.
• La confection d'Abrayiboe, qui permet d'évoquer une personne dans un miroir pour
l'influencer ou la faire mourir, nécessite notamment :
• de la percale blanche et de la percale noire ayant été enterrées avec un cadavre
• des cheveux d'un mauvais mort.
• La confection de Sokpata, qui permet de tuer en mettant en jeu la puissance du vodu de la
foudre, nécessite notamment :
• un tibia humain de mauvais mort
• vingt et une dents de mauvais mort
• un morceau de tissu qu'un mauvais mort portait avant de mourir
• des herbes arrachées au-dessus de la tombe d'un mauvais mort
• un morceau de racine ayant été tranché en creusant une tombe.
On aura compris que, pour infliger la mort à quelqu'un ou le protéger de la mort, il
convient d'inclure dans le fétiche, non seulement des signes de mort, mais des restes de
morts ou d'objets spirituellement contaminés par un mort. Je dis restes car ces
ingrédients ne sont pas vénérés comme reliques d'un mort particulier ; ils sont traités
en choses permettant seulement d'évoquer la puissance de réalisation ou de
propagation d'un certain type de malheur par lequel il a été frappé.

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Tous les fétiches, loin de là, ne sont pas construits dans ce but. Cependant, à examiner
de près ce dont ils se composent, il apparaît que ce sont essentiellement des restes de
corps vivants, d'objets ou d'événements recherchés pour autant qu'ils conservent
l'empreinte des forces ayant contribué à leur donner forme.
Indépendamment d'éventuels restes humains, nous y trouvons des restes d'animaux
petits animaux entiers desséchés, morceaux de peau ou griffes d'animaux féroces, têtes
de serpents, coquilles d'escargots, morceaux de termitières ou de nids de fourmis
arboricoles, plumes de certains oiseaux, moustaches ou poils de certains animaux,
notamment de l'écureuil fouisseur de savane, etc. Tous sont encore jugés imprégnés de
la vertu de l'animal correspondant ou de l'une de ses activités.
Ils ne sont jamais utilisés pour commander un travail à son propre esprit désincarné.
Outre des restes d'animaux, nous y trouvons bien entendu des restes végétaux, surtout
des feuilles, mais aussi des racines, des écorces, des morceaux de branches, non pas
traités en représentants de plantes particulières, mais en vecteurs des vertus attachées
aux espèces d'où ils proviennent ou au type d'accident les ayant affectés (barrer ou
longer un chemin, avoir poussé à l'emplacement d'une tombe ou entre les rails du
chemin de fer, etc.).
Nous y trouvons encore des restes d'objets ayant subi l'influence de certains corps ou
de certaines activités (morceaux de vêtements portés par une évocatrice des défunts,
poussière ou détritus du marché, etc.), ou ayant été fabriqués et de préférence utilisés
par des vivants dans une intention précise (cadenas, serrures, hameçons, fusil
miniature ayant été forgé à partir d'un morceau de vrai fusil cassé, morceau de corde
ayant servi à attacher les bagages sur la galerie d'un minibus). Quand ils n'ont pas subi
l'influence d'une créature vivante, ils peuvent avoir subi celle d'une divinité (morceau
de rideau d'une porte de sanctuaire) ou celle d'une âme errante ou d'un esprit de la
nature ayant résidé à leur emplacement ou à proximité immédiate. Ceux qui ne
paraissent marqués par personne ni par aucun événement singulier, n'en sont pas
moins jugés avoir été imprégnés par un certain souffle terrestre (pierre latéritique,
concrétion blanche trouvée par des paysans à l'intérieur de la terre, particules
luisantes dégagées du sol après une averse) et sont traités en restes d'un processus
physique ayant été dirigé ou influencé lui aussi par des agents spirituels.
Un féticheur les considère comme des matériaux qui, après avoir été d'une façon ou
d'une autre en relation avec des esprits, ont été abandonnés par ces esprits et se
prêtent maintenant à être manipulés en ne tenant compte que de leurs subtiles
propriétés objectives.

3. Ils ne renvoient pas à autre chose


Les fétiches ne sont pas destinés à représenter quelque chose d'autre. Seul leur
enrobage ou l'objet auquel ils sont accrochés nous en signifie les principaux caractères
et usages possibles. Leur partie essentielle et cachée n'est qu'un magma d'ingrédients
pouvant difficilement être considéré comme un objet. Il s'agit là d'une chose
mystérieuse n'ayant aucune prétention figurative, même dans les cas où un ou
plusieurs éléments présentant une forme intelligible y sont inclus.
Entassés les uns sur les autres, rassemblés en paquets, ces ingrédients amalgament
leurs vertus. Ils ne sont pas articulés les uns aux autres comme des segments de

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discours et ne représentent pas non plus, dans leur ensemble, une constellation de
signifiés. Ils n'ont pas été rassemblés pour évoquer des principes, des valeurs et des
distinctions intellectuelles. Ils ne se rapportent à aucun référent précis et ne possèdent
aucune valeur sémantique. Ils ne nous disent rien. Tout simplement ils sont là.
Aucun d'eux ne nous renvoie à la totalité d'où il a été extrait ou à l'esprit ayant été
responsable de son existence. Il ne sert pas davantage à évoquer une idée présentant un
rapport naturel ou conventionnel avec lui. En persistant à vouloir les interpréter en ce
sens, on en est arrivé à inventer à leur propos la malheureuse expression de signifiant
flottant (qu'est-ce qu'une signification nous laissant dans l'ignorance de ce qu'elle
signifie ?) ou à les présenter comme des éléments de l'indicible contexte, préverbal,
subverbal ou paraverbal, qui supporte ou accompagne le contenu explicite du discours.
Cela ne nous libère malheureusement pas d'une problématique de transposition
discursive de quelque chose d'autre et ne conduit qu'à des théories insatisfaisantes.
Essayons donc plutôt de nous fonder sur les conceptions en vigueur au sein même des
populations concernées.
Selon le système du monde servant de cadre aux comportements magico-religieux dans
l'aire culturelle adja-évhé, une signification résulte d'un rapport générateur entre le
monde de la vie sur terre (kodzogbe), celui des formes matérialisées ou réalisées, et un
monde des entrailles de la Terre (l'amedzɔphe ou « monde de l'origine ») depuis lequel
tout est envoyé prendre naissance, où est préalablement conçu ce que réussissent plus
ou moins bien à objectiver les opérations souvent conflictuelles d'une multitude
d'esprits. Une existence est ainsi une contribution singulière à la manifestation d'un
univers déjà préfiguré quelque part. Elle a pour but de transposer en productions
matérielles, culturelles ou institutionnelles le fruit d'un choix prénatal de possibilités
de réalisation.
Un tel choix est définitif. Il nous est présenté comme la résultante d'une série de
comportements librement décidés ayant porté à conséquence quelque part.
Contrairement à ce qu'il en est pour des actions ordinaires, on n'en trouve sur terre
aucune trace objectivement accessible. Il demeure enregistré dans la mystérieuse
substance d'un invisible monde intérieur au monde, directement fécondé comme une
matrice féminine par des germes d'origine céleste, se laissant assimiler en raison de ce
contact immédiat avec le ciel à une sorte de terre céleste.
De même que toute réalisation doit être en continuité avec les réalisations passées,
toute nouvelle conception doit être en continuité avec des conceptions précédentes. Le
« monde de l'origine » n'est donc pas une sorte d'entrepôt d'archétypes éternels. Il est
soumis à une évolution qui dépend non seulement de la façon dont les âmes y
composent leurs programmes prénataux, mais aussi de la façon dont par la suite elles le
cultivent, c'est-à-dire de la façon dont les germes d'événements qu'il recèle vont porter
fruit sur terre avant de lui être restitués à l'état de nouveaux germes atténués ou
renforcés. Tout en se présentant comme un monde de l'antériorité, il n'en appartient
donc pas moins à l'empire de la Nature. Tout s'y transforme parallèlement à ce qui n'en
est jamais, à la surface de celle-ci, qu'une transposition au grand jour.
On l'imagine situé sous nos pieds, dans l'obscurité des profondeurs. Cependant ce qui
en provient est jugé en sortir, à l'est, par l'abîme d'où le soleil paraît émerger chaque
matin, et ce qui y fait retour est jugé y revenir, à l'ouest, par l'abîme à travers lequel le
soleil paraît regagner chaque soir sa demeure. Les rapports entre les réalisations

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effectives et leurs référents intelligibles nous apparaissent ainsi étalés à l'horizontale


dans une direction est-ouest.
Cet axe longitudinal est parcouru par une énergie d'avènement, de soutènement et
d'évacuation après achèvement5 des phénomènes. Une telle énergie assure la
communication entre les entrailles de la génitrice universelle et la surface de son corps
où vient se fixer ce dont elle a accouché. Elle correspond au dynamisme par lequel la
nature ne cesse de faire passer les possibilités dont elle est grosse de la puissance à
l'acte, d'assurer la gestation de toute production objective, de la maintenir un certain
temps en état, puis de la désagréger pour qu'elle cède sa place à une autre. Elle est
assimilée à un « souffle » cosmique véhiculant à destination des paroles créatrices
émises par la « bouche » de la terre6. Il s'agit là d'une invisible substance dynamique
dont bénéficie tout ce qui existe. Or précisément les ingrédients d'un fétiche sont
choisis en fonction du « souffle » (appelé gbɔgbɔ, littéralement respiration, ce qui
s'exhale et s'inhale) qui leur est attaché.
Il est implicitement postulé que tout ce qui a été modelé, structuré ou organisé en
requérant un certain type de force créatrice ou réalisatrice conserve d'une certaine
manière l'empreinte de celle-ci et demeure en affinité avec elle. Il modifie
automatiquement en lui et autour de lui le « souffle » cosmique en y reconstituant une
image de la configuration des « souffles » ayant déterminé ce qu'il est devenu. Il paraît
ainsi exercer de l'attraction sur les énergies efficientes qui lui correspondent et cela
explique qu'un souffle subtil paraisse lui rester associé alors même que, soustrait à un
corps vivant ou produit par un corps vivant, il a objectivement perdu la vie ou du moins
perdu contact avec elle.
Remarquons à ce propos qu'il n'est pas d'objet concevable indépendamment d'un esprit
qui le prend en charge pour le fabriquer, le modifier, l'utiliser dans une certaine
intention, lui conférer tout simplement un certain sens ou en remanier le sens. Or une
telle prise en charge ne s'effectue qu'en référence à un contenu du monde de l'origine,
c'est-à-dire à un certain objet secret du désir. Que l'objet réel soit objectivement
modifié ou qu'il en soit fait seulement une autre lecture, engage l'esprit de la même
manière vis-à-vis de lui par un acte créateur de signification. Autrement dit la vertu
exploitable de tout ingrédient magique, tout en lui étant objectivement liée, n'est pas
indépendante de la grille d'interprétation mentale inculquée à son manipulateur par la
tradition lignagère ou savante à laquelle il se rattache.
Du fait que cet ingrédient n'a vu le jour qu'en relation avec le monde de l'origine et a
pu entrer en interaction importante avec plusieurs esprits, il est évident qu'il n'a pas
perdu tout rapport avec des significations. Il reste d'ailleurs parfois signifiant.
Néanmoins nous ne le trouvons pas utilisé dans un but sémantique, comme évocateur
de l'un des fondements de notre compréhension du monde, mais pour servir de support
ou de caisse de résonance à un certain type de souffle vital animant l'énonciation
(créatrice ou purement verbale) de quelque chose. Pareil souffle n'est pas tenu
prisonnier dans les limites des corps qu'il fait subsister, mais s'y introduit et en est
exhalé. Il peut donc contaminer des objets ou des esprits voisins et déploie
spontanément une influence analogue à celle des talismans.
Bref, un fétiche ne doit pas son efficacité à ce qu'il désigne ou aux significations qu'il
est capable d'induire, mais à l'amalgame des gbɔgbɔ de ses constituants, c'est-à-dire à
une certaine formule concrète d'énergie vitale. Une simple fraction d'objet ou de corps
convient donc parfaitement à l'usage qu'on veut en faire. De même qu'une courte

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portion de texte ou de partition musicale permet, quel qu'en soit le contenu, de


remonter au type de sensibilité de son auteur (on reconnaît aussitôt du Proust, du Zola,
du Mozart, etc.), un morceau de production naturelle (organique ou inorganique),
artisanale ou culturelle suffit à donner à qui la recherche l'intuition du type de
détermination mentale et de poussée créatrice auquel l'existence de ce à quoi il se
trouvait intégré est imputable.

4. Ils servent à entrer en rapport avec des puissances


surnaturelles
Ne renvoyant ni à des esprits ni à autre chose, les ingrédients des fétiches possèdent
une puissance propre dont tirent directement profit les spécialistes appelés amatɔ
(propriétaires d'ama) ou amadhala (préparateurs d'ama) qui bornent leur ambition à
manipuler habilement les influences.
Cette puissance ne dérive pas des propriétés physico-chimiques de leur substance mais
de leur imprégnation par des forces ayant dû être exercées pour imposer une
signification aux ensembles dont ils proviennent7. Elle est donc liée au potentiel
d'intelligibilité qui leur a été conféré par une série de pressions spirituelles.
Un fétiche n'en est pas moins irréductible aux ingrédients qui le caractérisent. Il est le
fruit d'un traitement rituel qui métamorphose ceux-ci en moyens d'accès au monde
surnaturel. Ce qui le différencie radicalement d'un simple paquet, d'une simple
décoction ou d'une simple poudre magique est qu'il fait l'objet de sacrifices dédiés à
une puissance indépendante de sa matérialité tangible ou subtile 8. A mon avis, on ne
saurait toutefois le présenter comme un simple autel de cette puissance étant donné sa
relation extrêmement forte avec elle. Il en constitue une sorte de prolongement
artificiel ou de représentant sensible dans le monde. Y toucher revient à tirer sur une
sorte de lien sacré en déclenchant inévitablement une réaction à son autre bout.
a) Premièrement, alors que tous les fragments ou restes de corps dégagent du
« souffle » (gbɔgbɔ), on ne peut inventer de fétiche en composant grâce à eux, selon son
goût, une formule pneumatique de son choix. Ou bien il faut aller en acquérir un auprès
de quelqu'un qui en possède déjà un exemplaire. Ou bien il faut en recevoir la
révélation par un de ses ancêtres, le plus souvent son ancêtre tutélaire (amedzɔtɔ), ou
par un génie de brousse (aziza ou gbetɔagè). De plus l'acquéreur ou le fondateur doit non
seulement être instruit de sa composition matérielle, de la façon de l'entretenir, de ses
interdits et des paroles avec lesquelles il convient de s'adresser à lui, mais surtout être
mis rituellement en contact avec la puissance qu'il concerne.
De même que nul ne peut deviner seul ce qu'un mot isolé d'une langue inconnue
signifie, nul ne peut découvrir seul, au simple examen d'un objet ou d'un ensemble
d'objets, quelle est la puissance vers laquelle il est capable de conduire. Cela doit lui
être révélé par une autre personne, morte ou vivante, se trouvant en contact avec elle,
ou par un médiateur spirituel averti.
De même que toute combinaison de sons ne fait pas un mot, toute combinaison de
choses ne fait pas un fétiche.
De même que toute émission de sons produit physiquement de l'effet sur ses auditeurs,
toute combinaison de choses exerce de l'influence sur les créatures qui s'en
approchent, mais cela indépendamment de tout rapport avec une puissance

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surnaturelle. On aura beau lui parler et immoler dessus un poulet ou un pigeon, ce sera
en vain, on ne fera au mieux que fortifier les vertus qu'elle possède en tant qu'ama 9. On
ne la transformera ni en bo, ni en vodu.
b) Deuxièmement, les ingrédients dont se composent les fétiches ne peuvent servir à les
identifier. Ayant pris acte de l'importance fondamentale attribuée aux ama qu'ils
contiennent (pas d'ama, pas de fétiche), il me sembla un moment souhaitable de les
classer non plus d'après leur aspect, leur fonction ou le genre de cérémonies qui s'y
rapportent, mais d'après leur nature même, sur la base d'une analyse de leur
composition matérielle. Cependant il me fallut bien vite y renoncer pour les raisons
suivantes :
• A quelques éléments différenciateurs près, ne dépendant souvent que de la flore locale, de
nombreux fétiches d'une même classe, bien différents les uns des autres, se trouvent
fabriqués en puisant dans un nombre restreint de plantes réputées pour leur puissance.
• Des fétiches de même nom, remplissant des fonctions identiques, ne comprennent parfois
aucune plante commune.
• Les mêmes plantes peuvent servir à composer des fétiches renvoyant à des puissances
appelées les unes bo, les autres vodu, n'ayant pas du tout le même statut. On explique alors
que le bo travaille avec la même énergie ou la même force (ŋusê 10) que le vodu.
• Il est toujours possible de suppléer au manque de force d'un fétiche en y incorporant une ou
plusieurs nouvelles plantes choisies après avoir recueilli, à ce sujet, l'avis d'experts parfois
très éloignés.
• Rien ne s'oppose, sur la base d'une connaissance approfondie des vertus des plantes, à une
modification de la force de travail d'un fétiche.
En définitive les ama constitutifs d'un objet de culte ne caractérisent rien de plus que le
moyen par lequel des hommes sont mis en rapport avec une puissance surnaturelle
consentant à se laisser manipuler par eux. Ils représentent un type de force devant être
employée pour modifier l'évolution naturelle d'une partie du monde mais n'identifient
nullement le poste de commande d'une telle modification. Ce par quoi la puissance
visée est elle-même désignée, ce sont les paroles qu'il est nécessaire de prononcer pour
la mettre en éveil ou faire valoir son droit de l'employer. Il n'empêche que de telles
paroles peuvent encore être modifiées, allongées, abrégées, ou même traduites dans
une autre langue, tout comme le nom décerné à une personne vivante peut être changé
à condition qu'elle le veuille bien.
c) Enfin, contrairement à ce que certains ont prétendu ou continuent d'imaginer, la
puissance d'un fétiche est jugée préexister et subsister quelque part, indépendamment
de l'objet qui permet d'y accéder.
– Alors qu'en détruisant des ama, on supprime du même coup la puissance (d'attraction
ou de répulsion d'influence) qu'ils développent, en détruisant ce qui matérialise un
fétiche on ne supprime nullement la puissance (d'action) qu'il permet d'exercer. Rien
n'interdit d'ailleurs, après profanation ou accident, de reconstituer au même endroit le
même fétiche. Ce qui est essentiel dans sa transmission à un récipiendaire est
l'introduction de celui-ci auprès de la puissance qu'il désigne, d'où résulte une aptitude
à y faire appel avec succès. Il n'est pas rigoureusement nécessaire qu'un objet soit
confectionné et lui soit alors remis si des instructions suffisantes sur la manière de se le
confectionner lui-même peuvent lui être communiquées.
Au cas où la puissance a « saisi » directement l'intéressé, c'est-à-dire a pris elle-même
l'initiative d'établir le contact avec lui, ou si ce contact a déjà été établi par un ancêtre

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ou un esprit de brousse, aucune transmission initiatique par un être en chair et en os


n'est indispensable. Même non initiée, toute personne disposant des connaissances
adéquates pour avoir par exemple assisté un initié dans ses activités magico-
religieuses, est habilitée à lui confectionner l'objet dont il aura besoin. Il arrive que le
fils ou le frère d'un chef de culte (hunɔ), qui a appris auprès de celui-ci les techniques
nécessaires à l'entretien et au maniement de son vodu, installe lui-même ce vodu à l'une
de ses épouses ou à l'un de ses enfants sur qui ce vodu s'est spontanément porté.
– Inversement, sans supprimer l'objet, il est possible de le neutraliser, lui et tous les
exemplaires analogues qui en ont été diffusés, par suppression de la puissance à
laquelle il se rapporte ou annulation de tout droit de l'utiliser. Des familles entières de
bo ou de vodu dont l'usage s'est révélé nuisible à une communauté peuvent de la sorte
être anéanties. Il suffit pour cela d'apporter l'un des objets qui les matérialisent ou leur
sont intimement liés dans la forêt sacrée de la divinité royale Nyigblin, à Bè, ou bien
chez l'un des prêtres ordinaires du même Nyigblin, à Togoville, où le responsable du
culte exécute les rites nécessaires à son invalidation puis l'enterre sur place sous la
bonne garde de Nyigblin11.
Non seulement le bo ou le vodu particulier ainsi enterré perd sa puissance, mais aussi,
du même coup, tous les bo ou les vodu semblables dérivant de la même souche, c'est-à-
dire appartenant à une même lignée ou une même arborescence de bo ou de vodu
provenant d'un bo ou d'un vodu mère ayant été découvert et installé par quelque
fondateur.
Ainsi, en 1951, le vodu Dadukodzo (« Kodzo, le serpent qui mord° »), jugé trop méchant,
fut acheté par Mr. Dogbonou, alors responsable de la forêt sacrée de Bè en l'absence du
prêtre-roi, qui l'introduisit dans cette forêt pour y demander à Nyigblin son
élimination. Tous les Dadukodzo qui avaient été installés dans la région perdirent
aussitôt leur efficacité et furent peu à peu abandonnés.
La même année, les adeptes du vodu Atigeli (ou Tigari) eurent l'outrecuidance de se
rendre à l'une de leurs cérémonies en traversant le quartier de Bè, où Nyigblin
interdisait de jouer du tambour, tout en chantant et en battant leur tambour. Ils furent
arrêtés en chemin et leur instrument, ainsi que le symbole du vodu qu'ils transportaient
avec eux, furent confisqués. Une cérémonie secrète fut faite sur ces objets, à l'intérieur
de la forêt sacrée, qui fit perdre aux Atigeli introduits dans la région toute leur
puissance et découragea de continuer à leur rendre un culte.
Le même sort arriva en 1962 à une variété de bo de la catégorie des gabara. Un
exemplaire de ce bo fut acheté par Mr. Dogbe Agbewonou, alors successeur de son
cousin comme responsable de la forêt sacrée, qui l'enterra dans cette forêt après avoir
excité contre lui la colère justicière de Nyigblin. Depuis ce jour, nul n'a plus entendu
parler des méfaits de ce gabara dans la région.
Que le fétichisme ne puisse être réduit ni à un culte des objets ni à un culte des
propriétés cachées des objets, mais vise une réalité essentielle dont l'objet permet
seulement de s'approcher, devient évident en remarquant qu'il serait totalement
inutile d'y recourir si l'on était assuré d'obtenir les mêmes bienfaits avec de simples
ama.
Ceux-ci permettent de filtrer, concentrer ou détourner certains flux d'acheminement
sur terre des phénomènes, de profiter astucieusement de leur énergie au lieu de leur
résister vainement, de remédier à certaines imprégnations malsaines attirant sur soi de

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la malchance, etc., bref de naviguer au mieux de ses intérêts parmi une multitude
d'influences.
Comment assumer encore mieux la direction de sa destinée si ce n'est en maîtrisant de
tels flux à leur source même, en ne se bornant plus donc à composer avec ceux qui sont
en train d'arriver, mais en acquérant le droit de décider de ceux qui vont être envoyés.
Après n'avoir tenté, dans un premier temps, que d'infléchir en sa faveur, dans les
limites du possible, l'évolution des événements, on est amené, tôt ou tard, à vouloir
modifier aussi la nature et l'étendue du possible. L'opération se traduit par
l'assignation de nouveaux objectifs aux agents spirituels par l'activité desquels on est
ou on risque d'être affecté12. Elle suppose que l'on soit mis en état de faire appel à des
puissances extérieures à celles qui assurent le fonctionnement automatique du monde
terrestre, méritant par conséquent d'être qualifiées de surnaturelles 13.
De telles puissances sont de deux sortes :
– Celles touchées au moyen d'objets de la catégorie des vodu décident de l'émission des
ordres et des souffles créateurs qui déterminent la progression des choses. Elles
modifient les impulsions qui poussent les êtres à se dépenser. Il s'agit de puissances
célestes intelligentes se partageant à tour de rôle, conformément aux révolutions du
soleil, de la lune et des étoiles, le contrôle du débouché des entrailles de la terre.
– Celles touchées au moyen d'objets de la catégorie des bo ne sont pas comme les
précédentes incitatrices de certains types d'événements mais vont aviver, subjuguer ou
ligoter les esprits (des vivants ou des mauvais morts) qui interviennent passionnément
dans les affaires du monde. Au lieu de modifier les impulsions qui parviennent à des
esprits, elles modifient directement et sans délai leur réceptivité. Elles paraissent
consister en réserves de dispositions intimes à s'engager ou non dans tel ou tel genre
d'activité ou à éprouver telle ou telle sorte d'expérience.

5. Dans quelle perspective sont-ils employés ?


Essayons de comprendre à présent comment des ingrédients matériels permettent de
trouver accès auprès de puissances se laissant actionner par des formules de
nomination, et surtout quel est l'aboutissement ultime de leur emploi 14.
Nous avons vu que l'existence de l'homme était prédéterminée par les paramètres
d'une origine assez arbitraire. Il est jugé avoir été envoyé au monde pour réaliser un
projet d'exploitation d'un invisible « champ » ensemencé de germes d'événements et
d'expériences. Ce que définit un tel projet constitue l'objet fondamental de ses désirs.
Une fois séparé de lui, après rupture du cordon ombilical, il ne peut plus le remanier. Il
se retrouve placé à son service et ne peut plus que se soumettre aux sortes de directives
maternelles qui en émanent. Il lui reste néanmoins la responsabilité d'adopter l'une des
deux attitudes suivantes :
– soit une station animale à l'horizontale, dans le sens du flux naturel qui pousse, d'est
en ouest, les événements à se produire. Mais cela lui laisse encore le choix entre une
condition enfantine ou sauvage d'être non réfléchi, subordonné aux contraintes
matérielles et sociales comme à ses propres inclinations, et une condition adulte ou
civilisée dans laquelle il cherche à remédier à son sort, exécute pour cela des
sacrifices15, mais s'abandonne totalement sur ce point à l'autorité de ses ancêtres.

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– soit un redressement humain à la verticale, dans une condition supérieure de sage lui
permettant d'assumer lui-même, en prenant l'initiative de sacrifices, une autorité qui
lui revient de plein droit sur la conduite de sa vie.
a) Il peut fort bien en effet se contenter d'obéir automatiquement aux impulsions qui,
depuis l'orient, lui parviennent des profondeurs et paraît alors subir passivement sa
destinée. En réalité, il demeure l'artisan obstiné de ce qui lui arrive. Une véritable
passivité se traduirait par un abandon de poste de travail, c'est-à-dire une profonde
dépression ou la mort. Or nous le voyons subir sans révolte la loi du monde et se
comporter en esclave zélé du Créateur. La puissance de la nature ne le pousse à agir que
dans la mesure où il y consent. Si l'énergie par laquelle il est poussé de l'avant n'était
pas soutenue par une irrépressible volonté de se dévouer à quelque chose, il cesserait
de contribuer à la production du moindre événement.
C'est en définitive une force qui le lie à des conceptions demeurant secrètement
emmagasinées dans le « monde de l'origine » qui est responsable de la situation dans
laquelle il se trouve. Car rien ne le pousserait s'il n'adhérait pas à la source des
poussées qui relancent continuellement son activité. Rien ne saurait le préoccuper à
défaut d'une impulsion constitutionnelle à exister, l'engageant à répondre par une telle
adhésion à la séduction exercée sur lui par une réalité complémentaire de la sienne. Il
se sent provoqué par cette dernière comme peut l'être un mâle par une femelle, un
cultivateur par la terre de ses champs, ou un artisan par des matériaux à travailler.
Sans son empressement à aller interférer, au risque de s'y perdre, avec une nature
radicalement autre que lui-même, rien ne se passerait.
Au fondement de l'existence conjointe des agents spirituels et du monde terrestre au
parachèvement duquel ils se dévouent réside donc un principe de mise en relation
féconde de l'En-haut (le Ciel, Dzi, la patrie de ces agents) et de l'En-bas (la Terre, Anyi,
servant simultanément d'entrepôt de leurs conceptions et de lieu de réalisation
progressive de celles-ci) au sein d'un champ de force où l'un et l'autre se répondent. Les
esprits réagissent par application de leur attention et par des actions aux attraits de la
Terre. Celle-ci, à son tour, réagit à leurs actions par une modification du pouvoir de
séduction de son apparence. C'est ce désir mutuel d'union, cette exigence d'interaction
équilibrée, qui est responsable de l'unité de l'univers par application l'une sur l'autre
des deux moitiés de la grande calebasse qui le représente.
A la poussée génésique de la Terre, à la puissance d'avènement de ses productions, à ce
qui s'y apparente à l'antique notion d'un pneuma matériel, répond en écho un désir
d'emprise des esprits sur elle et vient se mêler une effusion directrice n'aboutissant
nullement à un écrasement autoritaire de ses propres facultés mais à la mise en
chantier d'une œuvre commune.
Le « souffle » vital, atmosphérique, qui véhicule toute chose à la surface de la terre et
l'y maintient en état symbolise donc au sens fort un « souffle » spirituel, éthéré, qui
précipite les esprits dans le sein de la génitrice universelle par avidité pour l'existence.
L'un et l'autre représentent les deux sections artificiellement brisées du trait d'union
toujours reconstituable entre l'En-haut et l'En-bas16.
Telle est la donnée primordiale, antérieure à toute conception et toute imagerie
mentale, qui explique que l'efficacité des symboles sacrés est bien supérieure à celle des
signes, des images ou des allégories. A chacun de la mettre à profit pour arriver à
toucher et à maîtriser, comme au moyen d'un outil, certaines des puissances par
lesquelles il se ressent dominé.

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En s'imprégnant volontairement d'un certain aspect du souffle terrestre, défini par des
fragments de corps et d'objets, et en l'attisant en soi-même par certains rites, il devient
en effet possible d'entrer en rapport vivant avec l'aspect correspondant du souffle
spirituel et, à travers lui, de s'élever jusqu'à sa source, au niveau des puissances
subordonnées à l'Esprit universel (Mawu) qui ont reçu pour mission de régenter ce qui
se passe sur terre. Telle est la fonction des objets fétiches. Ils servent de base à un
travail d'accession au monde surnaturel.
b) L'existence de l'homme dominé par ses pulsions, esclave de son moi, est déjà une
production sensée, signifiante de quelque chose puisque se rapportant à des référents
élaborés par lui dans le monde de l'origine. Cependant elle ne s'apparente qu'au
discours d'un rustre et non à celui d'un homme cultivé. L'ambition peut donc lui être
inspirée de ne plus se contenter de laisser les choses se faire toutes seules, mais
d'exploiter au mieux les possibilités qu'elles adviennent.
Conscient de sa faiblesse, il peut s'en remettre à des médiateurs défunts qui, ayant
regagné le monde de l'origine, sont capables d'y voir clair et d'y opérer en son nom
divers remaniements. Cependant le recours à de tels médiateurs, dont le rôle majeur
est de préserver la continuité des traditions, présente le désavantage en même temps
que l'avantage de faire prévaloir les intérêts de la collectivité sur ceux des individus.
Quiconque s'en remet à eux n'est certes plus uniquement soumis aux exigences de son
moi, mais devient agi par les forces constitutives de son groupe, et cela ne vaudrait
guère mieux si les opérateurs en question ne devaient pas eux-mêmes aller puiser leur
force et leurs raisons d'agir auprès de puissances transcendantes.
c) L'idéal est que, déjà éventuellement poussé de l'avant sur la bonne voie par les
défunts sous la direction desquels il s'est placé, le sujet parvienne à se gouverner
intelligemment lui-même en s'adressant à des puissances du même ordre que celles des
divinités contrôlées par ses ancêtres. Or voilà ce à quoi il lui est immédiatement
proposé de s'entraîner au moyen de fétiches qui lui permettent notamment de cultiver
à sa guise son champ de ressources originelles17.
En profitant des correspondances symboliques entre les souffles d'en-bas et les souffles
d'en-haut, entre une énergie matérielle subtile et une force spirituelle qui se
présentent comme les deux faces d'une même tension vitale, il lui est permis de
remonter artificiellement jusqu'au niveau où siègent les puissances célestes. Tel est
cependant son aveuglement intellectuel qu'il a besoin d'être mis en rapport avec elles,
sa main dans la leur, par quelqu'un d'autre qui lui enseigne la façon de les actionner.
De telles puissances supérieures ne présentent d'intérêt pour l'homme que si elles ont
toute liberté de modifier à son avantage l'évolution des événements qui le concernent.
Or il leur faut mobiliser à cet effet l'énergie du champ d'interaction qui les maintient en
liaison avec les mondes terrestres en même temps qu'il les en écarte. Dans ces
conditions, leur souveraineté ne saurait être effective que si leurs décisions ne sont en
rien déterminées par le contenu d'un tel champ. Il apparaît donc qu'elles le
transcendent également. C'est pourquoi un simple savoir magique ne donne aucune
prise sur elles. Alors qu'un simple utilisateur d'ama tire quasi-scientifiquement profit
des vertus cachées, mais bien réelles, des choses, un féticheur doit remonter à travers
les forces qu'elles symbolisent jusqu'aux agents capables de modifier la façon dont le
système constitué par le monde de l'origine (amedzɔphe), le monde de la vie sur terre
(kodzogbe) et le monde atmosphérique intermédiaire entre eux deux18, animé et rendu
sensé par des agents spirituels (luvhɔ), arrive à fonctionner tel qu'il est livré à lui-

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même. Alors qu'il suffit de se faire enseigner comment utiliser des ama, on a besoin
d'être initié à tout bo ou à tout vodu que l'on se procure.
L'objet de culte correspondant ne suffit donc pas à capter des bienfaits divins. Il n'est
attracteur que d'une force permettant d'accéder à une source de tels bienfaits. Il ne
constitue pas l'organe d'action d'une puissance, mais un moyen d'entrer en relation
directe avec elle. Une fois contrainte à l'action par des paroles adéquates, celle-ci réunit
elle-même les moyens de provoquer, souvent ultérieurement et à distance, ce qu'un
officiant investi du droit de s'en servir lui commande de faire.
Tout bien considéré, l'homme qui s'adonne à la magie fétichiste apprend à recouvrer le
statut dont il bénéficiait avant de prendre corps dans le sein de sa mère. On dit
couramment qu'il y a été conçu. En réalité c'est lui qui y a conçu l'objet même de son
existence, objet auquel il se dévoue et s'identifie par la suite au point de le considérer
comme un « moi » auquel tout ce qu'il éprouve et réalise est finalement rapporté. Cette
identification (erronée) de lui-même à un tel objet l'amène à méconnaître, à défaut de
recul, que ce qui se répète sous diverses formes dans son existence n'est qu'une chose
qu'il aurait tort de renier mais est invité à travailler religieusement. Elle le fait se
présenter au monde comme l'enfant d'une mère, alors qu'il demeure essentiellement
un époux de la Mère. De géniteur qu'il était, il se retrouve en position d'engendré. Son
initiation religieuse aura notamment pour but de lui révéler qu'il n'existe qu'en
relation avec la génitrice universelle19 dont, paradoxalement, il est simultanément,
dans des proportions alternantes, l'amant et le fils.
On pourrait craindre que l'impulsion initiale qui le porte à s'unir au partenaire qui lui
fait face n'aboutisse à la catastrophe d'une fusion narcissique avec une sorte d'image de
lui-même gravée dans la substance génératrice. Fort heureusement son premier acte
d'union à la Mère n'aboutit qu'à la définition en son sein d'un projet prénatal qui ne lui
servira, tout compte fait, que de prétexte à entrer dans l'existence en y jouant un rôle
quelconque. C'est que le principe d'unification n'est pas un principe de fusion mais un
principe de relation féconde entre deux termes conservant non seulement leur identité
mais s'enrichissant mutuellement de leurs rapports. Au lieu que le mouvement ne
vienne s'arrêter sur la cible visée, il va indéfiniment se poursuivre en étant centré sur
elle. D'une position initiale où le sujet était situé au-dessus (quand, venant du Ciel, il
concevait son projet), il va passer au-dessous (en devenant sur terre serviteur de ce
projet). Et d'une position où il se retrouve au-dessous (au cours de sa vie sur terre), il va
tendre à repasser au-dessus (immédiatement, par magie, ou dans l'attente d'une
élévation finale au Ciel)20. Cette invitation à un va-et-vient, analogue à celui de la
respiration (gbɔgbɔ), qui unit dynamiquement l'En-haut et l'En-bas est le principe de
toute évolution spirituelle.
Une fois né, une fois acheminé sur terre en condition animale par un flux horizontal
parcourant d'est en ouest la surface terrestre, le voici engagé à regagner sa condition
céleste, paternelle, d'émanation de l'Agent universel, et à se redresser pour cela à la
verticale. La réalisation du grand mystère de l'existence va consister pour lui à assumer
simultanément sa condition de fils et de père centrée sur une réalité maternelle à la
fois cause de sa « chute » (son implantation dans le monde d'en-bas) et provocatrice de
son salut (le recouvrement de sa souveraineté)21. Il ne pourra cependant y parvenir
qu'en acceptant le secours d'un alter ego déjà initié, d'un maître spirituel ou d'un
ancêtre, agissant eux-mêmes au nom de l'aspect du Dieu suprême appelé Mawugâ

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Segbo (« °le grand Dieu, boule des se° ») qui est chargé de déléguer auprès de chaque
homme un génie (appelé se) l'aidant à accomplir a mieux sa destinée.
En actionnant des puissances paternelles et en le faisant normalement sous couvert
d'un génie bienveillant (notamment l'un des se-kpɔli intervenant en divination par Afa)
ou d'un vodu (Agè ou toute autre puissance qui en dérive) spécialisé dans la production
d'oracles et la fourniture de secours aux magiciens professionnels, le sujet se les
assimile peu à peu et les changements d'état de conscience qui en résultent peuvent
nous être présentés comme une remontée de l'échelle mystique chromatique qui
conduit une âme de l'obscurité intellectuelle du monde terrestre à l'éclatante
blancheur du sommet des cieux22.
Grâce à des objets en lesquels signifiés et signifiants, référents intelligibles et réalités
concrètes ou imaginaires, ne se télescopent à l'horizontale que pour mieux renvoyer à
la verticale, un féticheur se présente idéalement, en définitive, comme un surhomme
osant braver symboliquement l'interdit de l'inceste, revendiquant une possession sans
intermédiaire du corps de sa (la) Mère, ne cherchant en aucun cas à régresser à
l'intérieur de son sein mais à y rentrer à la manière d'un amant, avec seulement son
pénis, en conservant vis-à-vis d'Elle une position dominante. En nous affirmant que « le
prototype normal du fétiche est le pénis de l'homme° », Freud 23 paraît avoir eu
l'intuition de ce qui est ainsi fondamentalement en jeu dans la relation individuelle à
un objet de culte. Son rôle n'étant pas d'assister des mystiques mais de guérir des
patients, il n'en a cependant retenu que ce qui s'en laissait entrevoir sur le plan de la
relation du vivant avec le terrain d'enracinement de ses désirs. Au lieu de concevoir le
fétiche comme un moyen de recouvrer une virilité primordiale, il en a fait un substitut
du pénis imaginaire de la mère, c'est-à-dire un moyen de dénier l'absence de pénis chez
celle-ci. Selon pareille acception, ce qui aurait dû être élaboré en instrument de
délivrance ne l'est plus que comme palliatif à l'angoisse de castration résultant d'une
tentative de maintien d'une relation fusionnelle du sujet avec sa génitrice.

6. Quels en sont les équivalents éventuels ?


Les fétiches, qui ne sont ni de simples autels, ni de simples émetteurs ou redistributeurs
d'influences, peuvent finalement être définis comme des objets de culte qui, grâce aux
vertus subtiles des ingrédients dont ils se composent, permettent à ceux qui en ont pris
charge d'accéder directement, sans dépendre donc des caprices ou du bon-vouloir
d'esprits de la nature ou d'âmes désincarnées, à des sources d'action surnaturelles.
Le pouvoir de leurs ingrédients – identiques à ceux des médicaments magiques, gris-
gris, amulettes ou talismans – provient du fait qu'ils restent marqués par le type de
force avec lequel un esprit s'est engagé dans le monde pour y produire des signifiants
dont ils sont des traces ou des extraits. Pareille force n'est pas directement décalquée
dans leur substance ou leur structure perceptible ou mesurable, apparemment inerte,
mais dans un insaisissable « souffle » vital qui leur est inhérent 24. C'est en lui
seulement, ou par son opération, que la terre peut être considérée comme l'image
inversée ou en négatif du ciel et que, dans le spectacle des choses, miroitent des
puissances transcendantes.
Du fait que la vie apparaît particulièrement proliférante dans le règne végétal et que
son développement apparaît conditionné par les productions végétales, il n'est pas
étonnant que, chez des populations en étroit contact avec la nature, ce soient des

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ingrédients végétaux qui aient été jugés les plus aptes à établir une jonction avec des
puissances correctrices ou directrices du devenir du monde. Néanmoins rien ne
s'oppose à une utilisation dans le même but de n'importe quel fragment d'objet
signifiant ou de corps, pourvu qu'il ait reçu l'agrément de la puissance visée.
D'éventuels remplacements des herbes ou des feuilles par des choses ou des
prélèvements d'un autre genre ne sont cependant possibles que conformément à
certaines valences symboliques et à une certaine logique. Il importe en particulier que
la population ait été fortement concernée par les nouveautés prises en considération 25.
Quantité de restes d'objets à usage spécifique (navette de tisserand, morceau de vieux
moteur, etc.) ou de traces d'événements dans lesquels les hommes ont été impliqués
(tickets de train, feuilles tombées d'un arbre sous lequel ont été jugées des affaires
d'assassinat, etc.) sont effectivement récupérés à des fins magico-religieuses. Ils
témoignent d'une disposition à rechercher certaines expériences ou d'une atmosphère
favorable à un certain type d'activité. Toutefois ils se prêtent mieux à évoquer
l'imposition à un esprit d'une intention qui lui est étrangère et conviennent donc
surtout à la confection des bo, destinés à affecter les esprits impulsés, plutôt qu'à celle
des vodu, employés pour modifier en amont les impulsions qui leur parviennent.
Nous observons par ailleurs que les ingrédients naturels évocateurs d'un certain type
de vitalité sont aujourd'hui complétés ou remplacés sans aucun problème par divers
symboles des capacités, de la richesse, des connaissances et du haut statut social des
commerçants musulmans (cas des goro-vodu d'origine prétendument haoussa,
consommateurs de grosse cola) et des Blancs ayant jadis abordé le pays par la mer (cas
des cultes de Mami Watta).
Pour nous mettre en état de traiter du problème des fétiches dans toute sa généralité,
étendons-nous cependant plutôt sur des équivalents susceptibles d'être utilisés ailleurs,
jusque dans d'autres continents, pour confectionner des objets de culte analogues
offrant parfois une tout autre apparence. De toute évidence il pourra s'agir :
– De morceaux de texte, de préférence écrits à la main dans l'intention requise. Ils sont
d'autant plus efficaces qu'ils ont été composés ou recopiés par des sujets
spirituellement puissants. Les plus efficaces entre tous sont évidemment des morceaux
de textes sacrés, notamment des passages du Coran supposés avoir été énoncés par le
prophète sous la dictée divine26. Nous en trouvons inclus dans les objets sacrés du culte
des goro-vodu.
– De tracés auxquels une tradition savante prête une signification adéquate. En
particulier ceux qui évoquent des messagers spirituels de caractère défini ou des types
d'influx spirituels comme ceux ayant été attribués aux astres. Ils se révèlent d'autant
plus puissants qu'ils ont été gravés, conformément à un système de correspondances
symboliques, à des moments et sur des matériaux ayant de l'affinité avec ce qu'ils
représentent.
– D'arrangements ou de configurations de lettres n'ayant aucune vocation à désigner
quoi que ce soit mais constituant, selon une certaine conception de l'origine et de la
structure de l'alphabet, de véritables formules d'influx spirituels particuliers. Alors que
le souffle est considéré comme le véhicule matériel subtil de la parole, les lettres et les
phonèmes qu'elles composent peuvent représenter en effet son encadrement par des
forces spirituelles.
– En dépit d'une fixation indésirable de l'esprit sur les formes intelligibles
correspondantes, rien ne s'oppose à ce que soient utilisés, non plus de simples

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fragments de corps, mais des cadavres entiers de petits animaux réputés pour leur
vitalité, leur courage ou leurs capacités remarquables27. Ils garnissent abondamment les
étalages des « marchés des fétiches » de Lomé et de Vogan.
– Rien ne s'oppose non plus à l'utilisation de sculptures et de dessins propres à évoquer
les vertus attribuées à de tels animaux, à certains types d'homme, certains personnages
historiques ou certains modèles divins. Néanmoins il demeure préférable, en la
matière, d'utiliser plutôt des schémas ou des diagrammes ne conservant de la réalité
correspondante, réelle ou archétypique, que la force de sa structure.
Nous étions partis de corps et d'objets. Nous voici arrivés à des figurations et à des
graphismes. Or il ne semble pas interdit d'aller encore plus loin en admettant comme
signifiants utilisables de pures représentations mentales. Il suffira que, pour les besoins
du culte, elles puissent être rapportées à quelque chose.
Je m'empresse d'avouer que les Evhé n'ont développé aucune pratique prenant ainsi
appui sur des formes imaginées28. Ils admettent pourtant que le monde où nous vivons
comprend aussi bien des réalités mentales (uniquement produites par l'esprit de
l'homme qualifié d'esprit de mort, ku-luvhɔ, du fait qu'il subsiste sur terre après la
mort) que des réalités tangibles (produites par tous les esprits non humains et par
l'esprit vital ou agbe-luvhɔ de l'homme). Pour qui se situe à leur point de vue, il est
évident que des images mentales non fantaisistes, élaborées conformément à des
normes culturelles et se rapportant de ce fait à quelque chose subsistant quasi-
objectivement en dehors du sujet, sont propres à remplir les mêmes fonctions que les
ingrédients habituels des fétiches. Au lieu que l'opérateur ait à s'imprégner des vertus
d'un objet matériel, il doit cette fois s'imprégner des vertus d'une pensée déterminée
puissamment recréée en lui29. Comme tout le processus d'accession au surnaturel se
déroule en définitive à l'intérieur du sujet, tenu d'entrer sacrificiellement en osmose
vitale avec un objet de culte extérieur, le procédé paraît même susceptible d'être bien
plus efficace. Il faut et il suffit pour cela que des disciplines d'entraînement à la
concentration mentale, permettant de faire exister devant soi, de manière autonome,
des formes signifiantes, aient fleuri dans le milieu culturel ambiant et soient
sérieusement adoptées.
Tel est le cas en magie d'origine indienne, et plus spécialement tantrique, où des
visualisations de divinités, de mandala, de diagrammes sacrés ou de centres subtils du
corps (destinés à capter des influx spirituels)30 viennent avantageusement remplacer
statues, peintures et graphismes, ou tiennent lieu du moins d'instrument magique
essentiel31.
A la limite, des énoncés oraux paraissent également susceptibles de remplacer des
morceaux de texte. Des paroles prononcées à voix haute, selon les règles, possèdent en
effet des propriétés objectives sur lesquelles il est possible de se fonder pour introduire
et cultiver en soi un « souffle » correspondant. Celles à retenir devraient toutefois ne
pas figurer parmi les discours et les expressions liturgiques accompagnant l'exécution
du rituel32. Mais comment les distinguer alors des paroles efficaces, plus ou moins
mystérieuses (telles les gbesa ou les ŋkɔphopho des Evhé), destinées à nommer, éveiller
et forcer à agir les puissances correspondantes avant de leur préciser ce qu'on attend
d'elles33 ? Serait-il possible que de telles paroles aient une double fonction ?
Certaines formules sacrées de nomination des puissances possèdent effectivement une
structure signifiante assez sophistiquée pour pouvoir à la fois symboliser un certain

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type de force spirituelle et identifier l'entité surnaturelle au service de laquelle cette


force est placée34.
Mais qu'un même énoncé soit capable de nous renvoyer simultanément, ou
successivement dans la même foulée, à plusieurs niveaux nous amène à nous demander
si, inversement, certains matériaux, tout au moins des écrits, ne serviraient pas dans
certains cas à nommer secrètement des puissances plutôt ou aussi bien qu'à symboliser
les forces spirituelles qu'il leur faut employer pour passer à l'acte. Rien ne semble s'y
opposer hormis une affinité plus prononcée des paroles avec les essences ou les
quiddités, et des objets concrets avec les forces de réalisation ou d'expression. S'il est
vrai que des puissances ne semblent pas correctement nommables au moyen d'objets
naturels entassés les uns sur les autres, nous ne rencontrons pas moins certaines
d'entre elles correctement désignées en leur essence même par des écrits numériques.
En Afrique noire, le long de la côte qui s'étend du Ghana au Nigéria, les signes
géomantiques d'Afa identifient, sous forme de nombres binaires, les 256 variétés de
génies célestes aidant chacun à accomplir au mieux sa destinée. De la poudre
divinatoire sur laquelle ils ont été tracés est souvent déversée sur le contenu
d'offrandes abandonnées appelées vɔsa et se trouve ajoutée aux ingrédients de certains
fétiches.
Les 266 signes graphiques bambara leur correspondent si nous voulons bien y ajouter
les dix éléments, figurés dans le vodu Gbadu, qui sont considérés comme leurs mères. Or
ils entrent de leur côté dans la composition des objets de culte appelés boli qui font
fonction de fétiches.
Dans le monde islamique, nous rencontrons assez systématiquement des configurations
géométriques de nombres. Ceux-ci nous y sont présentés comme l'âme des lettres qui
en sont le corps35. On connaît par ailleurs l'affinité entre l'essence et le nombre. Un
nombre est une forme épurée à l'extrême, disposée à aller se communiquer aux
productions les plus élémentaires de la nature pour nous les rendre prévisibles,
calculables, intelligibles. Le contenu d'un énoncé, immédiatement supporté par du
souffle et des lettres, nous apparaît ainsi enraciné dans des principes jouissant vis-à-vis
de lui d'un recul analogue à celui des agents divins par rapport aux choses terrestres.
Les nombres, à base dix, identifient un ordre céleste absolu celui des archanges ou des
intelligences chérubiniques. Les 28 lettres identifient des puissances subordonnées lui
permettant d'imposer son règne sur terre à l'aide de cohortes de messagers angéliques.
Elles sont en rapport avec les maisons lunaires, multiples elles-mêmes du nombre des
éléments (quatre) et de celui des sphères planétaires (sept).
Effectivement des carrés magiques ont été élaborés qui correspondent graphiquement,
mystérieusement, à des noms d'Allah36 et servent à identifier une puissance divine au
nom de laquelle une opération magique est accomplie. Ils prolongent dans le temps,
sous une autre forme, l'effet de la nomination verbale d'une même puissance, mais ne
paraissent pas en mesure de la remplacer intégralement. Quoi qu'il en soit, des paroles
ne manquent jamais, en effet, d'être prononcées lors de la confection rituelle du
moindre talisman.
Ainsi l'objet tend à comporter un élément évocateur de la puissance visée et, de son
côté, la formule magique qui le complète un élément évocateur du « souffle » en affinité
avec elle. Cela s'accorde avec une conception de l'univers en vertu de laquelle tous ses
principes, forcés à l'unité, se trouvent représentés d'une certaine manière à chacun de

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ses niveaux tout effet potentiellement dans sa cause, et toute cause causalement dans
son effet.
Nous n'avons jusqu'à présent prêté attention aux objets qu'en vertu de propriétés
naturelles et symboliques qui leur sont inhérentes. Il nous reste à mentionner que
certains autres peuvent être exploités dans le même but en raison d'empreintes
spirituelles leur ayant été communiquées après coup. Tel est le cas de ceux qui ont servi
d'instrument ou d'intermédiaire dans la production d'un événement important, par
exemple une victoire à la guerre à la suite d'une panique provoquée chez l'ennemi par
un curieux incident. Tel est surtout le cas de ceux qui ont été spontanément investis
par des esprits indépendants ou par des divinités s'imposant aux hommes par
l'intermédiaire de leurs ancêtres à l'occasion de chaque cérémonie du culte, ils se
retrouvent affectés par les effluves de leurs occupants. Bien qu'ils n'aient été à l'origine
que de simples pierres, accidents de terrain, images innocentes, ustensiles, animaux ou
corps humains ne présentant aucune affinité prononcée avec les forces déployées par
ceux-ci, ils n'en sont pas moins devenus capables de les symboliser.
Il en résulte que tout autel d'esprit de la nature ou de divinité révélée à ses adorateurs
et tenue en relation avec eux par des âmes d'ancêtres37 peut être fétichisé et servir de
moyen d'accès direct à la source surnaturelle de sa puissance. Pour peu que les
représentants défunts de la tradition veuillent bien que les vivants en tirent profit à
leur propre gré, et parfois même les y encouragent, il remplira à l'occasion une
fonction de fétiche. Il peut alors arriver, comme j'ai pu le constater, que l'adepte d'un
vodu contraigne en féticheur son vodu à frapper quelqu'un contre lequel il est
violemment irrité, mais en soit bientôt châtié par le même vodu à l'instigation d'âmes
défuntes d'anciens chefs de culte se réservant de surveiller l'usage qui en est fait et
ayant été indignés par sa conduite.
Compte tenu de toutes les équivalences mentionnées, nous pouvons nous attendre à
découvrir un fétichisme analogue à celui de l'Afrique noire, entremêlé avec des
pratiques considérées comme plus spécifiquement religieuses car soumises aux
autorités traditionnelles, dans toutes les civilisations ayant approuvé une mise à profit
de la puissance des divinités.
Il ne saurait évidemment fleurir que chez des populations réfractaires à une conception
du salut n'entraînant que mépris pour les affaires terrestres. Ceux qui s'y intéressent
valorisent la création et la participation de l'homme à son achèvement, associent
étroitement de ce fait mystique, sainteté et pouvoirs, et sont préparés à considérer
l'exercice de ces derniers comme une méthode d'enrichissement spirituel aussi bien
que d'apaisement des appétits vitaux.
Il n'est pas caractérisé par une adhésion irrationnelle à un certain genre d'objet, mais
par un mode de relation singulier et résolu avec des objets.
Pour l'étudier dans toute son ampleur, en tant qu'il nous concerne également et
traverse nos propres sociétés, il serait regrettable de le limiter aux aspects qu'il revêt
tant au Togo que dans la plupart des autres pays d'Afrique noire. Ceux qui s'y adonnent
exemplairement dans ce continent ne font là que spécifier à leur manière un mode
universel d'accession à des puissances sacrées.

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NOTES
1. C'est ainsi enveloppées qu'elles me furent amicalement remises pour me souhaiter bon voyage.
2. Pour avoir le plus de chance de l'emporter sur les autres, mieux vaut, estiment-ils, leur laisser
ignorer que l'on est puissant. Seuls les prétentieux ou les étourdis se mettent volontiers en avant
et se font en conséquence plus facilement abattre.
3. Gbe désigne l'herbe ou la végétation à l'état brut, telle qu'elle est utilisée par des guérisseurs
appelés atikèwɔla (celui qui prépare des médicaments) ou gbesala (celui qui arrache des herbes).
Ama désigne les mêmes éléments végétaux tels qu'ils sont utilisés par des spécialistes appelés
amawɔla ou amadhala (celui qui prépare ou qui cuisine des ama), respectant avant tout leur valeur
symbolique et le « souffle » (gbɔgbɔ) qui y demeure attaché. « En brousse on l'appelle gbe. A la
maison (rapportée là pour un usage magique) on l'appelle ama », affirment-ils fréquemment en
commençant à préparer leurs décoctions ou leurs poudres magiques.

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4. II peut arriver qu'un envoûtement soit facilité par des objets ayant été en contact intime avec
la personne visée, mais nous verrons qu'ils ne permettent pas d'entrer en communication
« sympathique » avec elle. Ils servent à évoquer le type d'énergie spirituelle dont elle est
approvisionnée pour lui couper à la source cette énergie ou introduire en elle des intentions qui
lui sont étrangères.
5. Du point de vue correspondant, ce qui est pleinement réalisé, ce qui a produit tous ses fruits,
n'est plus sustenté par une telle énergie et n'est donc plus vivant. Ses constituants spirituels sont
emportés par l'ouest pour être recyclés dans les entrailles de la terre.
6. Ces paroles mettent un certain temps (analogue à celui de la gestation du fœtus humain) à être
acheminées jusque sur terre. Néanmoins un devin, par une sorte de téléphonie sans fil (mettant
en jeu un fétiche) ou avec fil (mettant en jeu une âme d'ancêtre), peut entrer en communication
immédiate avec la bouche d'où elles sortent pour lui extorquer, non pas cette fois des
événements, mais des informations relatives à son état et à son activité.
7. Je rappelle que, du point de vue évhé, l'existence de toute chose est sensée car elle résulte d'un
travail de transposition concrète d'une forme intelligible (fruit d'une conception opérée dans les
entrailles de la terre) assumé par des esprits (luvhɔ) humains ou non humains.
8. De même, chez les Igala du Nigéria, les fétiches ode (les équivalents des bo évhé), dont l'univers
recoupe celui des ebo (divinités équivalentes aux vodu évhé), sont composés par un
rassemblement d'ingrédients identiques à ceux des médecines ogwu (les équivalents des ama
évhé), mais, à la différence de ces dernières, reçoivent des sacrifices et mettent en rapport avec
des puissances spirituelles spécifiques (J. Boston, 1971).
9. Notons que personne ne s'avise de s'unir sacrificiellement à des ama qui ne sont pas ceux d'un
bo ou d'un vodu. Une telle pratique serait très risquée car elle mettrait le sujet en condition d'être
envahi par des esprits inférieurs sans aucun contrôle surnaturel. Des immolations de petites
volailles sur de simples ama ne sont vécues que comme des actes d'hommage ou d'offrande à une
puissance singulière de la nature. Elles ne sont pas impérativement exigées, sous peine
d'importants malheurs, comme le sont de véritables sacrifices dus à une puissance surnaturelle
en compensation de son travail.
10. Le ŋusê correspond, semble-t-il, à la notion yorouba d’ashè.
11. Un enterrement sans protection annule l'efficace du fétiche par dilution dans la masse
terrestre. S'il arrive à quelqu'un, en remuant la terre, de découvrir par la suite les restes de ce
fétiche, il ne trouve là que des choses sans importance. Cependant, s'il lui arrive de trouver
pareillement les restes d'un Yèvhe-vodu ancestral (impossible à invalider par le même procédé),
les âmes des ancêtres pourront le poursuivre jusqu'à l'obliger à reconstituer, c'est-à-dire à
installer chez lui, l'efficace de ce vodu.
12. II est généralement impossible de savoir si tel ou tel résultat est dû au détournement d'un
événement (grâce à des ama) vers une possibilité peu probable, ou à sa précipitation vers une
nouvelle possibilité très probable ayant été suscitée par une divinité fétiche ou par une divinité
ancestrale. C'est à un devin qu'il revient d'en avertir les intéressés.
13. Me paraît qualifiable de surnaturel tout ce qui relève de la capacité d'un sujet d'agir
librement, en se jouant des déterminations physiques, psychiques, sociales, historiques,
culturelles, etc. Nul n'est réellement libre, en effet, que dans la mesure où ses comportements se
trouvent raccordés à un ensemble de causes, séparées de leurs effets, inaffectées par ceux-ci.
Quelle qu'en soit la localisation symbolique au ciel, une telle transcendance est dans l'homme.
Elle coïncide avec son droit de conquérir une position surélevée vis-à-vis de la nature, depuis
laquelle il peut en diriger intelligemment l'évolution. De puissances surnaturelles, un individu
peut recevoir des inspirations ou des conseils (notamment des indications concernant l'emploi
d'ama), mais aussi des aides concrètes ou spirituelles (par les bo et les vodu).
14. Il ne sera pas question, ci-dessous, des buts poursuivis et des résultats obtenus par les clients
du magicien féticheur. Nous n'envisagerons que les fruits, bien différents, des pratiques de ce

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dernier sur sa propre personne. Après avoir souvent surmonté une épreuve, il a acquis, par delà
une position passive de demandeur de secours, une position active de détenteur d'une puissance
maîtresse des situations correspondantes.
15. Du point de vue évhé, comme de bien d'autres populations d'Afrique noire, agir équivaut à
sacrifier. On ne saurait en effet remanier le fonctionnement normal du monde, de la société et
des hommes sans établir de rapports avec des puissances surnaturelles et sans se charger, en
conséquence, d'obligations sacrificielles.
16. Ainsi est résolue dès le départ, dans la pensée des Evhé, l'opposition entre un pneuma
matériel, vital ou psychique, du genre de celui postulé par Plutarque dans la production des
oracles de la Pythie, et un pneuma spirituel d'origine transcendante, animant notamment les
prophètes, telle qu'elle est notamment avalisée par Gérard Verbeke (1945) à l'appui d'un préjugé
favorable aux conceptions judéo-chrétiennes. Leur notion de respiration (gbɔgbɔ, ce qui va et
vient) caractérise essentiellement l'unité d'un mouvement d'alternance et d'échange entre
l'énergie matérielle ou terrestre et la force spirituelle ou céleste.
17. On remarquera qu'une telle culture du discours par lequel un homme manifeste
automatiquement les ressources d'un « moi » érigé en objet fondamental de ses désirs se pratique
au moyen d'actes religieux. Elle ne doit pas être confondue avec un entraînement intellectuel ne
menant qu'à assimiler un certain genre de rationalité.
18. C'est aux flux atmosphériques que viennent se mêler les influx spirituels provenant du ciel,
de sorte que l'atmosphère, lieu de communication entre le monde de l'origine et le monde de la
vie sur terre, sert aussi d'intermédiaire entre les mondes d'en-bas et le monde d'en-haut. On
l'appelle en évhé xéxéme, c'est-à-dire « l'intérieur ( me) du barrage ou de la fermeture » (xé
signifiant barrer, fermer, clore) des réalités terrestres sur elles-mêmes. Cependant, si elle
délimite ainsi ces réalités, elle n'en est pas moins jugée les pénétrer entièrement. Pour contrôler
ce qui se passe ici-bas et éventuellement y modifier quelque chose, c'est en elle que s'insinuent
les vodu (ou plutôt la force qu'ils emploient) avant de revenir périodiquement rendre des
comptes au maître divin (c'est-à-dire en repliant leurs forces auprès de Mawu qu'en réalité ils ne
quittent pas).
19. On la nomme le plus souvent, en évhé, Bomenɔ, ce qui signifie « la mère (nɔ) du lieu (me) du
champ (bo) de l'au-delà ».
20. Cette élévation n'intervient normalement qu'à l'issue d'une longue période pendant laquelle
un défunt exerce des fonctions d'ancêtre ou est associé à leur exercice. Elle est cependant
immédiate pour les rois défunts (qui ne sont pas ancestralisés) et pour certains hommes
d'exception qui avaient acquis de grands pouvoirs magiques (ils disparaissent du monde sans
laisser de trace, comme le firent Gbaku et Dutokonyi à Anloga, ou s'embarquent eux-mêmes pour
l'au-delà, comme le fit Tsali, à Tsiame, sur le dos d'un crocodile).
21. Notons que, même à un âge très avancé, un féticheur se reconnaît lui-même, et cela
précisément au moment où il entre en rapport avec le surnaturel, dans une condition analogue à
celle d'un petit enfant totalement livré à la merci de sa mère.
22. Au banangolo bambara, symbole de la remontée serpentine jusqu'au sommet du ciel en
traversant sept zones de couleur (cf. Youssouf Cissé, 1973 : 139-142, 172 et 176-177), correspond, à
l'ancienne Côte des Esclaves, le vodu « Serpent arc-en-ciel°».
23. Gesammelte Werke, p. 317 ; repris dans « Objets du fétichisme », Nouvelle Revue de Psychanalyse,
n° 2, 1970, p. 24.
24. Du fait que toute croissance de corps et toute production de phénomène est jugée dirigée par
un esprit conformément aux ordres créateurs qui lui parviennent depuis la « bouche » de la
Terre, le fétichisme du sud-Togo apparaît fondé sur l'animisme. Comme son efficacité est
tributaire d'un principe universel de mise en relation des contraires, réalisateur de l'unité du
monde, il apparaît aussi fondamentalement monothéiste. Comme il vise à activer une pluralité de
puissances surnaturelles trônant symboliquement au ciel, il est également, à sa manière,

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polythéiste. Dans la mesure où il estime que le suprême principe unifiant est cause d'un souffle
nourricier submergeant fluidiquement toute chose et tout être obligé de le respirer, il est en
outre panthéiste. En admettant un attachement persistant des esprits mal désincarnés (car
prématurément arrachés sur terre à leur poste de travail) aux moyens spirituels qu'ils avaient
réunis pour exister, il apparaît enfin polydémoniste. Bref il intègre en lui toutes les étapes
pouvant être distinguées par une théorie évolutionniste des religions.
25. Ce qu'a notamment souligné Taoufik Adohane (1991 : 55-73).
26. « La récitation coranique, notait pertinemment Constant Hamès, s'inscrit ici (pour une
certaine pratique magique) dans une démarche très particulière de médiations instrumentales à
effets contraignants qui relève d'une sorte de fétichisme de l'écrit et de la parole » (1987 : 317).
27. Cela toujours, bien entendu, sans la moindre intention d'asservir et d'utiliser leurs esprits
(luvhɔ) désincarnés. Dès lors qu'une créature animale (parfois jadis humaine) est enterrée
vivante, ou aussitôt après avoir été mise à mort, sous un vodu, c'est pour que son esprit puisse
être mis au travail par la puissance indépendante du fétiche.
28. Il n'en reste pas moins que de telles pratiques sont en train de s'implanter aujourd'hui dans
certains milieux instruits de Lomé.
29. Notons, à ce propos, que les Adja-Evhé, comme leurs voisins yorouba, traitent la tête de
l'homme, siège de la pensée symbolique, comme un autel de vodu, c'est-à-dire comme un objet
singulièrement chargé de souffle. Ils sacrifient dessus et lui offrent à manger, notamment avant
une initiation, pour la purifier et la fortifier.
30. Le corps de l'adepte lui-même, travaillé de façon à être parfaitement équilibré et pouvant
alors être considéré comme un talisman parfait (image du modèle céleste de l'homme), peut être
pris pour fondement d'une pratique spirituelle le rendant analogue à un fétiche. Ce qui tient lieu
d'objet (une structure microcosmique fortement signifiante) est alors d'emblée intériorisé. Le
sacrifice l'est aussi et se résume en une discipline ascétique. Même la parole d'activation des
puissances surnaturelles correspondantes demeure intensément concentrée dans l'esprit. Elle y
est réduite à un cri d'appel silencieux ou au murmure incessant de l'acte respiratoire (notion
indienne d'ajapa-japa).
31. Apparemment la visualisation mentale indienne, fruit de la bhâvanâ, déposée sur un support
(linga, mandala, yantra, objet commun, corps humain ou statue) est analogue aux ingrédients
essentiels introduits dans l'enveloppe ou sous la figuration d'un bo ou d'un vodu. On pourra en
juger en se référant aux études rassemblées par André Padoux (1990), notamment à celles
d'Hélène Brunner et à la sienne.
32. Nous pouvons considérer de telles paroles liturgiques, ainsi que toutes les séquences des rites
focalisés sur l'objet (gestes, énoncés, images induites), comme des éléments occasionnellement
ajoutés à celui-ci, à situer sur le même plan que sa forme visible et ses accessoires décoratifs,
uniquement destinés à ouvrir la voie vers la vertu de ses ingrédients essentiels.
33. Toutes les prières adressées aux bo et aux vodu se subdivisent en (a) une première partie
invariante, toujours cérémoniellement enseignée à un récipiendaire en même temps que lui sont
communiqués les autres secrets relatifs à la confection et au soin de l'objet de culte, (b) un
développement variable, composé en fonction des circonstances à l'initiative de l'officiant,
rendant hommage à la puissance évoquée et lui exprimant le plus clairement possible, mais en
usant souvent de formules consacrées, ce que l'on attend d'elle. Cette seconde partie de la prière
définit une structure de captation et d'orientation du flux de force agissante déclenché par la
première.
34. Tel est le cas des grands mantra indiens. Il arrive à un grand nombre d'entre eux d'être
partagés en plusieurs sections dont chacune résume la possibilité pour une entité surnaturelle de
subsister en son principe comme de se manifester plus ou moins loin hors d'elle-même. Leurs
deux ou quatre parties (appelées bîja, pinda, samjŋâ, pâda) les développent depuis leur « âme »

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jusqu'à leur « corps » en passant par une double phase intermédiaire (voir notamment à ce sujet
Sanjukta Gupta, 1989 : 235).
35. Voir notamment, à ce sujet, l'article de Pierre Lory, 1985 : 93 et 94.
36. Al Bûni (12°-13° siècle) s'en est fait le spécialiste et en présente un grand nombre dans son
ouvrage intitulé Sams al ma'ârif (« °Le soleil des connaissances° »). Constant Hamès y fait ci-
dessous référence dans une partie de son article.
37. Une telle divinité correspond à la notion évhé de tɔgbi vodu (divinité ancestrale) par
opposition à celle de vodu tout court (divinité fétiche) qui se laisse acheter et peut être
communiqué à l'extérieur du groupe de parenté, y compris à des étrangers.

RÉSUMÉS
Les « fétiches » en vigueur chez les Adja-Evhé du Togo doivent l'essentiel de leur efficacité à des
ingrédients dissimulés aux regards, entassés les uns sur les autres, n'ayant nullement pour
fonction de représenter ou de signifier quelque chose d'autre. Dépourvus de toute liaison avec
des esprits particuliers, ils ne sont destinés qu'à évoquer la force spirituelle ayant affecté le corps
ou l'objet dont ils proviennent. On utilise ces ingrédients pour s'approcher d'entités
surnaturelles (par exemple les vodu), auxquelles il est indispensable d'avoir été initié avant de
pouvoir les forcer à entrer en jeu au moyen de paroles qui les identifient.

The “fetishes” used by the Adja-Ewe (Togo) are efficacious because of their ingredients, which,
concealed by being piled on top each other, do not represent or signify anything else. These
ingredients are not linked to particular spirits. They merely evoke the type of spiritual force that
affected the bodies or objects whence they have been extracted. A person uses these fetishes to
approach supernatural entities (for example, the voodoo), but he has to have been initiated
before the latter can be made to come into play through the words identifying them.

INDEX
Keywords : fetish, voodoo, spirits
Mots-clés : fétiche, parole, vodu, esprits
Population Evhé, Adja-Evhé
Index géographique : Togo

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La relation à l'objet sacré dans un


culte néo-bouddhique
La Sôka Gakkai française
The Relation to a Sacred Object in a Neo-Buddhist Cult : The French Soka
Gakkai”

Louis Hourmant

1 A la différence des religions d'origine sémitique pour lesquelles le rapport au


surnaturel est médiatisé – principalement mais pas exclusivement – par un homme
(Messie, Homme-Dieu) ou par une écriture sainte, les religions extrême-orientales, tout
comme les religions africaines mais dans un sens différent, mettent en exergue un objet
rituel dont la possession et la manipulation individuelle ou collective permettent
d'entrer en relation avec la réalité sacrée et d'en retirer toutes sortes de bienfaits,
intramondains aussi bien que spirituels.
2 Au Japon, la prégnance de l'objet sacré, non seulement comme symbole, figuration
d'une influence surnaturelle, mais aussi et surtout comme réceptacle de forces méta-
humaines, est de tradition dans les cultes établis comme dans les « nouvelles religions »
(shin shûkyô), dans les formes apparentées au Shintô, la religion indigène, comme dans
les diverses manifestations du bouddhisme, religion importée au Japon au VIè siècle et
depuis lors représentée par une grande variété d'écoles. Les nouvelles religions
apparues depuis l'ère Meiji (1867-1912) et tout au long de ce siècle ont pour
caractéristique commune de centrer la relation au surnaturel sur des objets, objets
centraux présents dans un autel familial, objets périphériques tels que des amulettes
portées par les adeptes de ces mouvements. A la différence cependant des objets sacrés
utilisés dans d'autres aires culturelles, notamment les fétiches d'Afrique noire, la
fabrication et l'utilisation de ces objets s'opèrent ici sous une forme plus codifiée, plus
stéréotypée en fonction des normes propres à un groupe donné.
3 Au sein d'un mouvement tel que la Sôka Gakkai1 (« Société pour la construction de
valeurs », que l'on notera ici sous les initiales SG), mouvement classé dans les
« nouvelles religions2 » en dépit du fait qu'il se rattache à un courant minoritaire d'une
école bouddhique très ancienne, l'objet sacré, un petit parchemin recouvert de noms

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calligraphiés, constitue indéniablement le point central de la pratique et de la


croyance, avant même la réalité métaphysique qu'il est censé symboliser. Ce primat de
l'aspect opératoire sur l'aspect spéculatif pur est d'ailleurs chose courante en climat
nippon.
4 Après une présentation sommaire de ce qu'est la SG au sein du paysage religieux
japonais, l'observation se déplacera vers le terrain français et portera sur la manière
dont la pratique religieuse est mise en oeuvre par des pratiquants majoritairement
français (même si beaucoup de responsables restent japonais). L'analyse de l'autel
bouddhique et de ses constituants permettra, dans un second temps, d'aborder la
question de la construction du rapport à l'objet sacré : comment, en particulier,
s'instaure un sentiment de profonde dévotion envers un symbole parfaitement
exotique au départ et qui, de surcroît, ne saurait guère parler d'emblée à l'imaginaire
puisqu'il est non figuratif.

Bref portrait de la Sôka Gakkai


5 Le label « nouvelle religion » reconnu par l'administration japonaise à la SG ne laisse
pas d'être aussi insatisfaisant pour le sociologue que celui de « nouveaux mouvements
religieux » utilisé en Occident : en quoi la situation de derniers nés de ces mouvements
leur confère-t-elle obligatoirement une essence commune ou même des traits
globalement convergents ? Un tel label est, en outre, peu approprié dans le cas de la SG
qui n'est plus un mouvement très nouveau puisque créé dans les années 30 – il est vrai
qu'il n'a réellement pris son essor qu'au cours des années 50 – et qui se rattache
organiquement et philosophiquement à l'une des écoles du bouddhisme japonais
traditionnel, celle du moine-réformateur de l'ère de Kamakura, Nichiren dit le
Daishônin (1222-1282).
6 Pourquoi alors parler de néo-bouddhisme à propos de ce mouvement ? La SG ne
prétend pas, en effet, être autre chose que le « bouddhisme orthodoxe », celui de
Nichiren considéré comme le « Bouddha fondamental » en lieu et place de Shakyamuni,
le Bouddha indien. La justification du préfixe tient à sa volonté d'actualiser le
bouddhisme de Nichiren en le répandant largement, d'abord au Japon, puis dans le
monde entier à partir du milieu des années 60 : le mouvement est aujourd'hui présent
dans 110 pays d'Occident, d'Afrique noire et d'Asie et compte quelques milliers de
membres en France. Un tel objectif, caractéristique des nouvelles religions qui rompent
sur ce point avec l'absence de prosélytisme des écoles traditionnelles 3, a nécessité la
mise en place d'une organisation puissante qui est venue se greffer sur l'institution
monastique de la « Véritable école de Nichiren » (Nichiren shôshû). Cette dualité entre
un mouvement de masse organisé par et pour des laïcs et un clergé monastique
quasiment héréditaire constitue un cas unique dans le paysage religieux japonais.

La Sôka Gakkai au Japon

7 La SG au Japon demeure le plus important des nouveaux mouvements religieux avec 4


millions d'adhérents effectifs probables4 ; sa croissance semble aujourd'hui stoppée. On
laissera de côté ce qui concerne l'aspect organisationnel du mouvement si ce n'est pour
mentionner que la dimension religieuse se double d'une dimension politique : la SG
japonaise a été à l'origine d'un parti bouddhique encore représenté à la Diète, le

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Kômeitô (« Parti pour un gouvernement probe ») ; par ailleurs, en raison de son


attachement à l'utopie de kôsen rufu (« réalisation de la paix mondiale »), elle prône
l'adhésion des peuples au « bouddhisme orthodoxe5 ».
8 Vue de l'extérieur, la SG, dont la dénomination complète est « Société pour la création
de valeurs — mouvement pour la paix, la culture et l'éducation », donne l'image d'un
groupement qui déploie des activités essentiellement séculières : organisation de
« fêtes de la culture », immenses rassemblements internationaux de jeunes, animation
d'une université, échanges intellectuels divers entre son leader charismatique, Daisaku
Ikeda, et des personnalités morales et scientifiques du monde séculier, rencontres avec
des chefs d'Etat, etc. Cette orientation séculière lui confère une image trouble tant pour
les Japonais, qui doutent parfois de la sincérité de l'attachement du mouvement à la
séparation du religieux et du politique, que pour les Occidentaux, journalistes
notamment, qui ne comprennent pas pourquoi un mouvement religieux a des
ambitions qui leur paraissent étrangères au domaine de la foi, et qu'ils interprètent
comme une manipulation. Pour les membres, cette orientation séculière est en
revanche en parfaite continuité avec leur croyance religieuse.
9 Il faut pénétrer à l'intérieur des représentations des adeptes pour comprendre la
logique sous-jacente à ces activités apparemment éloignées du domaine spirituel. La
dimension utopique de la recherche de la paix mondiale vient tempérer ce qui passerait
autrement pour une demande utilitariste, voire égoïste, de bienfaits intramondains
(santé, travail, harmonie sentimentale et familiale). La recherche de la paix mondiale
est vécue à un double niveau : niveau collectif à travers les rencontres de type
diplomatique organisées par Daisaku Ikeda avec divers leaders mondiaux, niveau
individuel dans la recherche d'une harmonie avec l'environnement immédiat, les deux
niveaux se légitimant l'un l'autre : c'est parce que les choses changent dans le monde
qui lui est proche que le pratiquant peut croire que son mouvement a la capacité de
faire évoluer l'humanité tout entière ; et c'est parce que cet horizon ultime est présent
que les réalisations du quotidien prennent sens et se trouvent arrachées à
l'insignifiance de la vie banale.

Un mouvement en crise

10 Jusqu'à une date très récente (1990), le mouvement laïc Sôka Gakkai fonctionnait en
symbiose étroite avec l'ordre monastique de la filiation de Nichiren, la Nichiren
Shôshû, qui s'était considérablement accrue à la suite de cette association. Une division
des tâches s'était instaurée : aux moines revenait la protection et la transmission
correcte de l'objet sacré, aux laïcs incombait la mission de répandre la loi bouddhique
dans le monde.
11 En 1990, une grave crise institutionnelle éclata. Le Grand Patriarche qui dirige la
branche monastique reprochait à la SG ses innovations modernistes en terme de
doctrine et admettait mal le leadership charismatique du président Ikeda qui mettait
en cause sa propre légitimité fondée sur la tradition. Inversement, les dirigeants laïcs
reprochaient aux moines le fonctionnement opaque de leur institution, leur
autoritarisme paternaliste vis-à-vis des pratiquants laïcs et leur mode de vie peu
édifiant, indigne de leur rôle spirituel.
12 Actuellement, on est dans une situation de divorce consommé : tous les membres laïcs
restés fidèles à la direction de la SG ont été collectivement excommuniés par le Grand

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Patriarche en novembre 1991. Cette crise a des répercussions évidentes sur le


fonctionnement du mouvement qui peut continuer à attirer des adeptes, mais qui ne
peut plus délivrer de parchemins sacrés puisque seul le moine missionné par la
hiérarchie monastique était habilité à cela. Les pratiquants de la SG qui n'avaient pas
encore reçu de parchemin se trouvent donc à peu près dans la situation de catholiques
qui seraient privés de prêtres et de sacrements. Pour combattre cet état de fait qui
menace à terme leur capacité d'extension, les dirigeants de la SG ont commencé à
revaloriser la lecture des textes sacrés (les épîtres de Nichiren) selon une stratégie qui
fait penser à celle du protestantisme à ses débuts6.
13 Au cas où la SG resterait coupée des « sacrements », jusqu'où peut-elle développer cette
stratégie ? Tout dépend du charisme personnel d'Ikeda, de sa capacité à faire accepter
des changements doctrinaux radicaux. Le mouvement peut-il aller jusqu'à supprimer le
recours à l'objet sacré ? On peut difficilement l'imaginer étant donné son caractère
central dans la relation de foi et dans la pratique.

Nature et forme de l'objet sacré


L'installation bouddhique

14 L'autel et ses accessoires forment ce que les pratiquants appellent, dans le jargon
propre au mouvement, « l'installation bouddhique ». L'élément essentiel, appelé
butsudan (« lieu du Bouddha » en japonais), est une sorte d'armoire ; elle est rivée au
mur et placée sur une console ou une table permettant de disposer devant les offrandes
bouddhiques et les accessoires du culte, chapelets, livrets de pratique, bougies, etc. La
plupart des butsudan sont de style japonais, en bois laqué recouvert de dorures et muni
parfois de plusieurs portes. La modernité fait parfois son entrée dans l'installation : on
voit ainsi des membres japonais se doter d'un autel à double porte à commande
électrique. Habituellement, on change de butsudan lorsque l'on approfondit sa relation
au parchemin, ce qui illustre la doctrine selon laquelle l'apparence externe (nyoze so)
reflète la nature profonde de l'être.
15 Le butsudan est la pièce maîtresse d'un dispositif symbolique formé d'offrandes qui
correspondent aux cinq éléments de la cosmologie ancienne : du feuillage pour
représenter l'élément terre, un gobelet d'eau pour l'eau, le son d'un gong pour l'air, la
flamme d'une bougie pour le feu, et enfin la vapeur de l'encens pour la quintessence.
16 Il ne semble pas y avoir de différence entre une installation japonaise et française,
hormis peut-être une plus grande sobriété dans le style de l'autel lorsqu'un pratiquant
choisit de le faire fabriquer plutôt que d'acheter l'un des modèles de facture japonaise
en vente au siège de la Sôka Gakkai Française (SGF) à Sceaux en banlieue parisienne. Le
degré de normalisation du rituel est suffisamment élevé pour empêcher les initiatives
potentiellement innovatrices7.

Un espace du sacré

17 Le coeur de l'installation est le parchemin suspendu au fond d'une petite armoire qui
ne s'ouvre que pour les pratiques cultuelles de lecture du sutra (écriture bouddhique) et
de récitation du mantra (courte formule symbolique utilisée de façon répétitive). Ce
parchemin est un mandala, c'est-à-dire une représentation graphique des forces

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cosmiques et des réalités métaphysiques. A la différence des mandala tibétains, il ne


comprend pas de diagrammes mais uniquement des noms de divinités calligraphiés en
écriture sanscrite ou chinoise par Nichiren lui-même ; chaque pratiquant reçoit une
copie miniature imprimée de cette calligraphie, qui devient son gohonzon (de go,
particule honorifique, et de honzon « chose originelle » et par extension « objet de culte
principal »).
18 Le gohonzon est Bouddha présent dans la maison de chaque pratiquant. Cette
introduction du sacré dans un lieu profane sanctifie l'espace de « l'installation
bouddhique », et dans une moindre mesure la pièce qui lui est réservée. L'exiguïté de
l'habitat urbain autorise rarement la consécration d'une pièce entière au gohonzon, mais
à défaut, on lui réserve la place d'honneur dans la maison, comme à un invité digne du
plus grand respect.
« Le gohonzon est la vie éveillée de Nichiren Daishonin, invité d'honneur de notre
maison. Notre vie a besoin d'un toit et d'une protection. Il en est de même pour le
gohonzon. Lorsque nous le recevons, nous promettons de le protéger pour le restant
de notre vie. Selon la loi de cause à effet, tout acte de protection de notre part nous
revient sous forme de protection de nous-mêmes8.
19 Dans ces conditions, la localisation de l'autel doit respecter des règles assez
contraignantes : ne pas le mettre près d'une porte, d'une fenêtre, pour éviter les
courants d'air intempestifs, le laisser à l'écart des cuisines et points d'eau par crainte
de souillure, éviter de l'orienter en face d'un lit pour ne pas présenter ses pieds au
gohonzon, ce qui serait irrespectueux : ceci impose parfois de savants réaménagements
d'intérieur d'autant plus que certains étendent cette recommandation aux étages
supérieurs à celui où est installé l'autel. Il faut aussi que le gohonzon soit situé au-dessus
du niveau des yeux.
20 Le lieu du culte est assimilé au pic des vautours où enseignait le Bouddha selon le Sutra
du Lotus, texte sur lequel l'école de Nichiren base son enseignement. On a donc
coutume de saluer l'autel au moment où l'on pénètre dans la pièce. Par respect encore,
on ne fume pas dans une pièce lorsque les portes de l'autel sont ouvertes.
21 Aux déplacements successifs de l'installation bouddhique dans la maison, on peut
mesurer la progression de la foi du pratiquant ainsi que l'accroissement de son
insertion dans le groupe. En effet, beaucoup de débutants commencent par réaliser une
installation sommaire selon les critères a minima dans un coin d'une pièce, puis
mettent leur « installation » plus en évidence à mesure que croît leur foi. La pression,
discrète mais renouvelée, des aînés conduit bientôt à la placer dans l'endroit le plus
central de la pièce, parfois au détriment d'un objet important, un piano par exemple, ce
qui ne manque pas d'être interprété comme un changement dans l'échelle des valeurs.
On dit à demi-mots au pratiquant : « essaie de pratiquer pour trouver le meilleur
endroit possible pour ton installation. Elargir son installation, c'est élargir son état de
vie ».

Le pouvoir du grand mandala


« Ce gohonzon n'est en rien une création de Nichiren. C'est la figuration exacte,
gravée sur bois, du grand sage vénéré du monde, présent dans la tour aux trésors,
et de tous les Bouddhas du corps fractionné ». (Nichiren, Traité sur l'aspect du
gohonzon)

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22 La plupart des écoles bouddhiques au Japon vénèrent telle ou telle représentation


imagée ou statufiée du Bouddha historique, Shakyamuni, ou plus souvent de Bouddhas
métaphysiques (dhyani-bouddha) et de bodhisattva qu'on peut définir
approximativement comme des Bouddhas en gestation. Ces entités métaphysiques
assument telles ou telles qualités divines susceptibles d'être prises comme modèle
durant la méditation de type spirituel, mais le plus souvent, la dévotion populaire leur
adresse des prières sous forme de pétitions ou des demandes d'intercession comme aux
dieux ou aux saints d'autres religions.
23 A cet égard, l'iconographie et la statuaire bouddhiques livrent un panthéon vaste et
hiérarchisé où les êtres les plus hauts placés ne sont pas toujours les mieux servis par la
dévotion populaire (cf. Frédéric, 1992). Ce panthéon n'est pas évacué dans le
bouddhisme de Nichiren, mais y est concentré à l'extrême, sur le mandala : les divinités
tutélaires du Japon tel Hachiman, kami shinto, y font bon ménage avec les grands deva de
la théogonie hindoue tels qu'Indra ou Brahma, encadrés par les « grands rois du ciel »
de la cosmogonie bouddhique. Tous sont représentés par leur nom calligraphié et non
pas par leur image, ni par des symboles géométriques. Cependant, comment ne pas
noter que les bodhisattva les plus populaires du Japon, Jizô ou Kwannon n'y figurent
pas : sans doute seraient-ils des concurrents trop redoutables pour ce qui doit seul
capter les suppliques et les invocations des fidèles, le « Grand Titre » (daimoku) qui
barre de haut en bas le centre du parchemin : Nam myôhô renge kyô (littéralement : « je
rends hommage au Sutra du Lotus de la bonne Loi ») ? En-dessous de ce titre, qui est
utilisé de manière sonore en tant que mantra, est inscrit le nom de Nichiren, ce qui
exprime le principe de l'« inséparabilité de la personne et de la loi », de l'aspect
subjectif (le « Bouddha fondamental », Nichiren) et de l'aspect objectif (la « Loi
Merveilleuse », myôhô). Le culte institué par Nichiren est donc, sinon monothéiste, du
moins monolâtrique : les divinités bouddhiques et extra-bouddhiques n'y sont
considérées que comme des figurants dont la multiplicité atteste la grandeur du mantra.
24 Le gohonzon correspond concrètement à un petit parchemin de trente centimètres de
haut sur vingt de large environ, donné à chaque famille de pratiquant par un moine qui
représente le Grand Patriarche de la Nichiren Shôshû ; c'est une réplique miniature du
gohonzon original gravé sur bois de camphrier par Nichiren lui-même. Seul un Grand
Patriarche a le pouvoir de dessiner sa propre version du mandala ; il existe des
différences calligraphiques, minimes il est vrai, entre les gohonzon délivrés par un
Patriarche et un autre. Les exemplaires reçus par les pratiquants ne sont jamais que des
copies imprimées. Certains pratiquants, notamment les responsables des filiales
nationales reçoivent un gohonzon en bois.
25 Le gohonzon original – ou prétendu tel par la SG, car chacune des diverses branches de
l'école de Nichiren revendique la possession d'un gohonzon original – est conservé au
Taiseki-ji, un complexe monastique au pied du mont Fuji, centre de la Nichiren Shôshû
et point de pèlerinage (tôzan) vers lequel convergeaient les fidèles du monde entier
avant le récent schisme entre moines et laïcs.
26 En théorie, il n'y a pas la moindre différence entre un gohonzon individuel et un
gohonzon de temple, si ce n'est que ce dernier est de plus grande dimension. Pourtant, le
fait d'aller pratiquer devant le gohonzon de Sceaux ou celui de Trets (village près d'Aix-
en-Provence où la SG Française a construit un temple et un centre de retraite) est
parfois vécu comme une sorte de tôzan, occasion pour formuler des demandes
particulières ou prendre des résolutions solennelles.

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Un exclusivisme religieux

27 Pour la Sôka Gakkai, tout ce qui a le pouvoir de mettre notre vie en action et de
provoquer la réalisation d'une dimension quelconque de l'existence est honzon. Il s'agit
simplement de choisir le bon honzon parmi la multitude des valeurs qui s'offrent à
chaque homme. Le choix s'opère d'abord contre les honzon des autres religions, plus
précisément celles dont Nichiren a pu avoir connaissance à son époque (ce qui permet
d'esquiver la polémique avec les religions occidentales). Les bouddhistes amidistes se
voient reprocher de révérer un honzon erroné qui favoriserait la fuite du monde dans la
mesure où il reposerait sur l'idée que seule la mort permet d'atteindre le paradis de la
Terre Pure procuré par la foi dans la miséricorde infinie du Bouddha Amida 9. La
dévotion à Amida est ainsi réduite par les nichirénistes à un « escapisme »
ultramondain qui détournerait le croyant de la réalisation du bonheur dans l'ici-bas.
Inversement, les écoles du bouddhisme zen, qui ne vénèrent aucun objet de culte et
n'hésitent pas (dans leurs textes fondateurs sinon dans leurs pratiques réelles) à user
du blasphème pour manifester leur attitude iconoclaste à l'égard des saintes écritures,
sont accusées d'avoir une pratique abstraite susceptible de laisser la porte ouverte à
l'illuminisme et aux états d'auto-illusion spirituelle. Certains responsables de la SG
utilisent une apologétique plutôt rudimentaire en faisant valoir que l'invasion du Tibet
par la Chine « prouve » le caractère erroné du Vajrayana (bouddhisme lamaïque),
tandis que la puissance actuelle du Japon... On doit faire remarquer qu'un certain
nombre de pratiquants français prennent implicitement leurs distances avec ce genre
d'arguments et répugnent à présenter le bouddhisme de Nichiren comme la vérité
ultime qui rendrait caduques les autres voies religieuses, insistant sur le fait qu'on ne
peut parler que de sa propre expérience.

Le rite en action dans l'office quotidien


28 L'entretien de l'autel constitue le préalable à la pratique matinale. Il s'agit tout d'abord
de renouveler les offrandes au Bouddha, ces offrandes matérielles dont on a vu qu'elles
sont en correspondance avec les cinq éléments.
29 La pratique essentielle et pour ainsi dire unique du culte consiste dans le daimoku
(littéralement, « Grand Titre »), récitation du mantra Nam myôhô renge kyô, et dans le
gongyô, lecture du livret de prière.
30 Chaque journée est rythmée par deux offices, l'un au lever, l'autre le soir. L'office du
matin est plus long car il comprend cinq récitations du kyôbon, le livret de prière
rassemblant les deux chapitres les plus importants du Sutra du Lotus parmi les vingt-
huit que compte cette Ecriture ; l'office du soir comprend seulement trois récitations.
La lecture rapide du Sutra ne permet pas de s'attacher au sens des mots, même pour les
Japonais, puisque le Sutra est rédigé en chinois archaïque du VIII° siècle. Il ne s'agit
donc pas d'une prière passant par le mental, ou par l'imagination, mais d'une oraison
de type jaculatoire centrée sur la répétition d'un rythme, tout comme l'est la récitation
du mantra. Il est conseillé de dire les mots du Sutra sans interposer aucune pensée entre
eux et le gohonzon, d'écouter simplement le son de sa voix, les yeux fixés sur la colonne
centrale du parchemin ou sur le caractère représentant myôhô, la Loi mystique. « La
pratique est quelque chose de physique ; tous les sens doivent y participer : la vue,

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l'ouïe, mais aussi l'odorat (par l'encens qui brûle) et le toucher (par le contact des deux
mains sur le juzu, chapelet). »
31 Chaque récitation du livret de prière dure de cinq à dix minutes selon que l'on lit la
version complète ou abrégée. A la suite de cette lecture, l'officiant donne un nombre de
coups de gong, trois, cinq ou sept selon les moments, et lit mentalement la
« méditation » correspondante. Par « méditation » (terme utilisé par les acteurs), il faut
entendre ici une sorte d'intention de prière alliant pétition, intercession et action de
grâce. La première méditation se fait tourné vers l'est, en direction du soleil levant ;
elle honore principalement le soleil mais aussi la lune et des divinités cosmiques telles
qu'Indra et Brahma, considérés par les adeptes comme représentant des « fonctions »
de l'univers. La seconde exprime une reconnaissance infinie à l'égard du gohonzon
envisagé sous ses différents attributs métaphysiques. La troisième fait de même à
l'égard de Nichiren, le Bouddha fondamental et de tous les grands patriarches qui ont
transmis la Loi (depuis le schisme récent, cette dernière mention a été supprimée). La
quatrième formule le voeu que la pratique s'étende à l'humanité tout entière et que le
mauvais karma accumulé soit effacé ; au cours de cette méditation, on exprime aussi les
voeux de nature personnelle. Enfin, la cinquième méditation consiste à prier pour que
les ancêtres atteignent l'Eveil et que la paix de la terre de Bouddha règne sur le monde.
L'office du soir ne comprend que les deuxième, troisième et cinquième méditations.
32 Il n'existe pas de liturgie festive ou marquant les passages de la vie. Des mariages
bouddhiques sont cependant célébrés dans les centres de la SG.
33 En dehors de la récitation du Sutra du Lotus, l'office comporte la répétition du mantra
Nam myôhô renge kyô (daimoku) pour une durée qui est laissée à la discrétion du
pratiquant ; il est néanmoins conseillé de faire au moins 40 minutes de daimoku par
jour. Comme pour la récitation du Sutra, celle de la formule sacrée, qui ne signifie rien
d'autre, rappelons-le, qu'« hommage au Sutra du Lotus de la Bonne Loi », n'implique
pas que l'on réfléchisse sur le contenu sémantique des syllabes : on considère que ces
sonorités ont en elles-mêmes le pouvoir de faire surgir l'état-de-Bouddha » durant
l'instant présent.
34 La croyance que le contenu d'un texte sacré peut être synthétisé dans son titre est
courante dans les religions japonaises (cf. Nakamura : 1964) et, du reste, ce mantra n'est
pas la propriété exclusive du mouvement SG. Une autre « nouvelle religion » implantée
en France comme le Reiyukai s'en sert aussi (mais contrairement à la SG, cette dernière
autorise la récitation des extraits du sutra en français).
35 On peut se demander ce qui est le plus important pour le pratiquant : la foi dans le
pouvoir du mantra et du mandala ou la récitation « correcte » des syllabes devant une
installation elle-même « correcte » (selon l'adjectif qui est généralement employé par
les membres). A une telle question, les pratiquants de ce bouddhisme répondraient
« les deux », ce qui évidemment esquive le problème. Si on les pressait, ils ajouteraient
que la foi est l'essentiel, mais qu'un défaut dans la façon de réciter empêchera la
pratique de déployer tous les effets qu'elle aurait dû manifester eu égard à la qualité de
la croyance du pratiquant. Ils ne manqueraient pas également de souligner que la seule
récitation est susceptible de produire des effets ex opere operato en l'absence de toute
croyance, notamment dans le cas d'un débutant qui récite « pour voir », sur le conseil
d'un proche.

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La construction du lien d'attention au gohonzon :


protéger ou être protégé
Un rapport au sacré de type ritualiste ?

36 L'importance attachée au geste peut convaincre l'observateur extérieur, en particulier


celui qui aborde la SG sous l'angle de ses croyances, qu'il a affaire à une religion
essentiellement ritualiste. Par exemple, la mise en place du gohonzon dans l'autel (à
l'occasion d'un déménagement, notamment) implique le respect de ce qui peut
apparaître comme des tabous de pureté – et on sait le caractère absolument primordial
que joue la notion de pureté dans les religions japonaises (par exemple, on garde une
feuille dans la bouche de peur de souffler sur le parchemin).
37 Il existe aussi un gohonzon-amulette (omamori gohonzon) qui était autrefois délivré à
certains pratiquants mais qui ne l'est plus aujourd'hui, tout au moins en France. Cet
omamori gohonzon était soumis aux mêmes prescriptions : lorsqu'on le manipulait, il
fallait l'envelopper dans un certain nombre de serviettes ; quand on ne le portait pas
sur soi, il fallait le déposer dans une boîte spéciale ou le suspendre à un crochet. S'il
tombait accidentellement par terre, s'il était conservé dans un endroit non-purifié ou
lavé par erreur, des rituels d'expiation étaient prescrits pour restaurer sa pureté.
38 En cas de danger, une menace d'incendie par exemple, le pratiquant est invité à penser
à sauver le gohonzon avant toute autre chose car des répercussions « karmiques »
particulièrement lourdes menacent celui qui a laissé brûler son mandala.
39 Celui qui perd le gohonzon, à plus forte raison celui qui le déchire volontairement dans
un accès de colère, comme le cas se produit de temps en temps, ne peut en recevoir un
autre qu'après un temps d'expiation où l'on met à l'épreuve sa contrition. Même si la
destruction est accidentelle, il ne peut en recevoir un second immédiatement, ce qui
dénote la présence d'un élément sacral et pas seulement moral dans le lien au mandala
et dans le péché que constitue la rupture de ce lien.
40 Les pratiquants qui rompent avec le mouvement sont invités à rendre leur mandala au
centre. Il y sera brûlé après leur mort. En fait, peu le font car il est rare que l'on arrête
de pratiquer avec la ferme intention de ne plus recommencer. Les désaffections
progressives par lassitude constituent le cas le plus fréquent.
41 Les pratiquants occidentaux sont donc obligés d'intérioriser des notions de pureté et
d'impureté qui sont, sinon complètement étrangères à leur culture religieuse, du moins
rarement mises au premier plan. Il ne semble pas qu'il y ait de fortes réticences à
assimiler ces façons de voir qui ne demandent peut-être qu'à être réactivées tant elles
paraissent facilement comprises. Il est vrai que l'interprétation de la SG atténue la
conception « physique » de la relation au gohonzon en fournissant des explications
psychologiques qui tendent à transformer le respect sacral en respect moral pour « la
chose la plus précieuse de notre vie ». En fait, il se produit ici ce que l'on rencontre
dans d'autres religions obligées de concilier d'une part une conception qui envisage le
surnaturel comme une source d'énergie se manifestant jusque dans ses effets
physiques, et d'autre part une conception qui en fait le déterminant d'une attitude
intérieure. L'efficacité sui generis de l'objet sacré n'est jamais niée, mais le travail
d'intériorisation de la croyance consiste à faire accepter l'idée que son efficace

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véritable correspond à la foi de celui qui pratique ; autrement dit, il y a passage du


gohonzon-objet au gohonzon intérieur.
42 On peut malgré tout admettre que le rapport au mandala dans la SG engage une
conception forte du symbolisme dans laquelle le symbole retient en lui quelque chose
de ce qu'il symbolise, qu'il y a une présence réelle, quasi substantielle, d'un élément
sacré et non pas une simple allégorie morale d'une réalité métaphysique.
43 Parmi les nouvelles religions japonaises, certains mouvements plus récents que la SG,
comme par exemple le Mahikari, retiennent une conception purement substantialiste
du sacré (Davis, 1980). Au contraire, dans les mouvements plus marqués par le
rationnalisme comme la SG ou le Risshô Koseikai, les conduites de tabou et les
représentations de la pureté sont ré-interprétées sur un mode « psychomagique » à
l'intérieur duquel « les conditions d'efficacité des pratiques sont essentiellement
d'ordre psychologique, attachées à un vécu intérieur » (Champion, 1990). On pourrait
dire que la conception sacrale ou physico-magique s'arrête plus à l'extérieur des choses
(les interdits ont-ils été respectés ou non) alors que la conception psycho-sacrale met
beaucoup plus l'accent sur la signification que la violation du tabou a pour le sujet : elle
devient un révélateur de quelque chose de plus important que le tabou lui-même,
l'attitude intérieure du sujet vis-à-vis de l'objet de culte... et vis-à-vis de sa vie même
car le principe véritablement axial de la doctrine du bouddhisme de Nichiren, c'est
l'équivalence entre le gohonzon extérieur, le symbole sacré, et le gohonzon intérieur, état
de bouddha, principe de vie présent en tout un chacun.

Derrière le rituel, la piété

44 Ce serait un tort d'imaginer que l'absence de figure personnelle dans cette forme de
bouddhisme empêche l'émergence et la culture d'un sentiment de proximité, d'intimité
religieuse.
45 C'est le gohonzon comme tout indifférencié qui constitue le support de la pratique
quotidienne : vis-à-vis abstrait, dira-t-on, qui pourtant ne rebute pas les pratiquants qui
entretiennent rapidement avec lui une relation typique des religions à sauveur
personnel. Qui dit rapport de dévotion dit polarisation du sentiment sur un objet, un
objet qui devient ipso facto sujet, alter se faisant alter ego face à l'ego. La puissance
désirante du fidèle, sa volonté – au sens non-cartésien alliant vouloir et amour –
confère personnalité à ce dans quoi elle vient s'abîmer ou ce contre quoi elle se heurte.
A cet égard, le statut métaphysique initial de l'objet en question, Dieu personnel
représenté sous des traits animaux ou humains ou bien Loi cosmique symbolisée par un
réseau de symboles ou d'idéogrammes, semble peu important dans le processus
d'engendrement d'un dialogue de personne à personne où le je se découvre un terrain
commun avec cela qui le dépasse et l'englobe. Il est permis de se demander si cet acte
religieux le plus immédiat qu'est la prière peut se penser sans la mise en place d'un
rapport de dépendance à une réalité, sinon personnelle, du moins personnalisée, à qui
on impute ces deux attributs de la personne que sont l'intelligence et la volonté.
L'histoire du bouddhisme, notamment dans ses avatars nippons, est là pour démontrer
que les formes les plus religieuses de cette voie de sagesse primitivement vécue comme
une sortie hors de la sacralité, sont celles qui ont redécouvert les chemins de la
dépendance à l'égard d'un être qui pour n'être pas un terminus a quo créateur – puisque

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le bouddhisme n'envisage pas le monde comme l'objet d'une causation – n'en est pas
moins un terminus ad quem sauveur.
46 Dans une forme de bouddhisme comme celui de Nichiren, qui adopte une cosmologie
qu'on peut dire moniste, se manifeste pourtant avec une prégnance évidente un
rapport à la pratique et à l'objet de foi « classiquement » dualiste, qui se traduit en
prières peu différentes, dans la forme comme dans l'intention, d'adresses au Seigneur
ou aux saints dans les religions abrahamiques : d'un côté (grosso modo le côté de la
théorie face à la pratique), le gohonzon n'est « que » le symbole d'une loi fondamentale
agissant dans le monde extérieur et au plus profond de la vie de chacun, « Loi
merveilleuse » (myôhô) qui régit le macro-cosme et le microcosme ; de l'autre côté, le
mandala « fonctionne » comme un quasi-Dieu qui reçoit les demandes et les actions de
grâce qu'on lui adresse, un être à qui on parle de ses espoirs pour s'en nourrir et de ses
soucis pour s'en délivrer. Dualité, duplicité de la conscience religieuse engagée par ses
représentations les plus pensées, les plus discursives, dans une compréhension
« sèche » de l'objet de pratique, livrée par ses élans les moins mesurés à des
épanchements de l'âme qui vont parfois jusqu'aux larmes : ce clivage ou ce qui apparaît
tel à celui qui écoute puis regarde sans entrer dans le jeu, comment est-il assumé ? C'est
d'assomption, de prise en charge de pôles distincts qu'il faut parler, plus que de
synthèse ou de conciliation.
47 Le vocabulaire de la pratique dans la SG témoigne de ce jeu perpétuel, encore
qu'inégalement partagé, car les moments « religieux », « dynamiques » prédominent
chez les débutants tandis que les attitudes « spirituelles », « statiques » reviennent
plutôt chez les vétérans, entre deux versants qu'on ne peut embrasser du même regard
ni traduire dans une même rhétorique. Les détenteurs de la parole religieuse autorisée,
les responsables les mieux écoutés sont ceux qui excellent dans ce jeu de sauts
incessants d'un niveau à un autre du discours et les pratiquants qui persévèrent dans la
foi sont aussi ceux qui savent se mettre au diapason de ces pulsations rythmées où l'on
peut prédire, pour peu qu'on soit familier des récits d'« expériences » produits lors des
réunions de discussion entre membres du mouvement, la syntaxe du récit, de la
« bonne expérience », et jusqu'aux accords qui modulent son déroulement.
48 Compte tenu du type de relation entretenu par les pratiquants avec le gohonzon, on peut
se demander dans quelle mesure l'étiquette de ritualisme qu'un regard extérieur
pourrait être tenté d'accoler à cette pratique est justifiée ou non. Qui dit ritualisme
sous-entend communément pratique sans intériorité, sans appropriation subjective de
croyance, voire pratique stéréotypée à la limite de l'acte machinal. En ce sens, la
pratique du bouddhisme de Nichiren ne relève pas de cette catégorie puisque renvoyer
au rite, c'est renvoyer à soi, à une investigation où le symbole agit comme médiateur
des désirs et des responsabilités.
49 En tout cas, la piété qui caractérise la relation du pratiquant au gohonzon bien plus
justement que le ritualisme qu'on lui impute souvent, rappelle les attitudes que l'on
trouve dans des formes chrétiennes de piétisme, ce qui explique peut-être que de
nombreux pratiquants provenant du catholicisme « s'y retrouvent » assez facilement.
Pour illustrer ce genre de sentiment, on peut mentionner le témoignage d'un homme
qui se met à pratiquer pour faire plaisir à sa femme, plutôt à contrecoeur car il pense
que le gohonzon va déranger son esprit logique. Les résultats apparaissent
progressivement, suffisamment pour le pousser à ne pas arrêter. Revenant après coup
sur cette période, il remarque : « j'ai compris que j'ai été extrêmement jaloux du

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gohonzon. J'ai commencé à améliorer ma pratique dans la mesure où j'ai compris qu'il
n'était pas un rival, mais un allié. A présent, j'ai l'impression de me trouver devant mon
meilleur ami, celui qui ne peut pas me tromper. Il me réchauffe le coeur quand j'en ai
besoin, m'encourage et me donne la force chaque jour ». Une « directive » d'un
responsable va dans le même sens : « la foi doit être quelque chose de plus naturel et de
plus intime que le fait de manger. La véritable foi se manifeste quand on a avec le
gohonzon le même genre de rapports qu'avec sa femme ou ses enfants ».
50 Mais pour qu'on en arrive là, pour que se développe une attitude de piété profonde
envers un objet qui ne saurait a priori susciter la réactivation d'attachements d'enfance
puisqu'il est importé d'une culture étrangère, il faut bien que se construise
progressivement un lien symbolique puissant. Ce lien passe, comme pour les liens que
les hommes entretiennent entre eux, par les comportements d'attention réciproque et
de protection mutuelle.
51 Ainsi, dans la relation que les membres entretiennent avec lui, le gohonzon retient
nombre d'attributs habituellement dévolus à une divinité : on lui parle comme à un
Dieu omniscient et omnipotent, on lui confie ses espérances comme à un Ami plus
fiable que soi. Cependant, en tant qu'objet il reste inerte. C'est la foi que le pratiquant
investit en lui qui lui confère une dimension subjective. « Le gohonzon apparaît, il est
vrai, comme quelque chose de passif ; cependant, on peut le « mettre en action » par
notre détermination aussi bien que par notre action. C'est par le biais de notre relation
avec le gohonzon que jaillit la croyance qui nous permet de mieux l'apprécier. Bien sûr,
s'il est délaissé, il n'engendrera aucun bienfait ».
52 L'objet sacré n'agit donc qu'en réponse à la force de conviction qu'on met en lui, ce que
les pratiquants nomment dans leur jargon japonais, ichinen, c'est-à-dire
« détermination ». L’ichinen, c'est la foi dans le pouvoir du gohonzon de réaliser ses
projets, de vaincre ses difficultés, une foi qui n'est pas l'adhésion de l'esprit à des
énoncés métaphysiques, mais avant tout l'acte de confiance dans ce pouvoir illimité
latent en soi et présent virtuellement dans le gohonzon. L'efficacité de l'objet sacré
s'évalue au terme d'une transaction, d'un échange : échange entre le sacrifice de soi, de
son temps en particulier, et la quantité de bienfaits que le mandala dispense en retour
au pratiquant qui le prie avec régularité et intensité.
53 L'objet sacré est d'abord une source de protection, puisqu'on répète dans le
mouvement qu'il protège notre vie mieux que nous ne saurions le faire en nous
accordant des bienfaits en temps voulu et en nous avertissant par des accidents bénins
des désordres plus graves qui nous menacent et qui pourraient nous accabler s'il n'était
pas là.
54 Il n'est pas besoin de souligner le rôle que cette croyance joue comme support de la
théodicée du mouvement dès lors que les pires épreuves peuvent être reçues comme
des signaux miséricordieux qui permettent d'éviter de plus graves désagréments ou qui
allègent les répercussions inévitables du karma en leur donnant une expression plus
bénigne que celle qui se serait produite sans la pratique. De tels raisonnements qui
évitent d'imputer à la divinité ou au fondement de l'être la responsabilité du mal et de
la souffrance se retrouvent dans tous les contextes religieux et l'on pourrait facilement
mettre en évidence la syntaxe d'une théodicée aux règles plus rigoureuses que celles de
la grammaire puisqu'elles ne tolèrent pas les exceptions. Mais on se contentera ici de
revenir sur la notion même de protection pour souligner son caractère symétrique :
l'objet sacré protège le pratiquant ce qui n'a rien pour surprendre, mais en

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contrepartie, il est répété que la fonction de la pratique quotidienne est de « protéger »


le gohonzon, ce qui ne laisse pas d'être plus étonnant. La récitation du mantra (appelons-
la prière pour clarifier le vocabulaire, même si le mot est rarement employé par les
pratiquants en France) est la manière essentielle de protéger le gohonzon, à côté du soin
accordé à l'installation à travers les offrandes et le nettoyage matinal de l'autel.

Le médiateur universel

55 Ce n'est que par le soin régulier, les attentions concrètes que peut germer l'intérêt pour
le gohonzon, d'abord centré sur son aspect matériel. Mais l'attention pour l'apparence,
sans jamais cesser de s'exercer à ce niveau, subit rapidement, en quelques semaines de
pratique, un processus d'approfondissement, d'interprétation qui font correspondre les
divers éléments de l'autel à diverses fonctions de la vie ou divers aspects du
comportement. Pour que le mandala puisse parler au pratiquant, il faut que celui-ci ait
accès au code de décryptage des symboles inclus dans le mandala et dans l'installation
elle-même.
56 Grâce à ce code qu'on assimile par la fréquentation des réunions de discussion et par la
lecture des revues du mouvement, le symbole sacré peut être envisagé comme un
réflecteur qui permet de mettre en parallèle des difficultés relevant d'ordres différents
de la vie, comme dans le cas de cette responsable qui avait eu une fuite d'eau dans son
appartement alors que l'installation venait d'être rénovée. Elle demande une directive
à son responsable immédiat qui lui demande si elle pratique correctement (question
préalable classique). Renvoyée à l'attention envers son installation, elle se rend compte
alors que le gobelet d'eau de l'autel est encrassé (rappelons que l'autel comprend une
représentation des cinq éléments). Ce détail qu'elle s'empresse de corriger l'amène à
faire jouer le symbolisme dans l'autre sens : non plus de sa vie au médiateur sacré, mais
de celui-ci à sa vie. Elle interprète en effet son manque d'attention rituelle pour
l'élément eau comme le reflet d'une négligence existentielle. Elle prend conscience
alors qu'elle ne buvait pas suffisamment d'eau ce qui lui causait une fatigue chronique
dont elle s'est délivrée grâce à cet épisode.
57 On a là un cas exemplaire d'utilisation de l'objet sacré suivant un modèle que l'on
trouve dans beaucoup de récits d'expérience de foi dans la SG 10 : au départ, un
événement considéré non seulement comme négatif, mais comme « scandaleux », au
sens de quelque chose qui n'aurait pas dû arriver, surtout compte tenu de la protection
que doit procurer le gohonzon (cas particulièrement « scandaleux » : quand on a un
accident en se rendant à une activité bouddhique). Cet événement déclenche une
interrogation qui trouve rarement réponse à ce niveau. Mais le retour à l'objet rituel et
à la pratique suscite une intériorisation de la prise de conscience qui est, soit reportée
sur un autre niveau de l'existence du sujet (la carence d'eau dans le cas précédent), soit
demeure à l'intérieur du cadre symbolique en provoquant un renforcement du lien
avec l'objet sacré et avec la pratique.
58 C'est dans ce processus de retour au mantra et au mandala comme médiateur dans la
lecture des événements quotidiens que se construit la foi à travers, cela va sans dire,
une socialisation des expériences par les échanges avec les autres pratiquants au cours
des réunions de discussion précisément consacrées aux récits d'expériences. Ces
expériences sont ainsi soustraites à l'indétermination et à l'insignifiance qui étaient les
leurs et transformées en témoignages de foi.

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Stratégies d'approfondissement de la croyance

59 L'intériorisation du rituel et le respect qu'il exige vont de pair avec une prise de
conscience accrue de la nécessité de modifier son comportement sur certains points.
Cette réorientation de caractère éthique n'est jamais présentée comme telle : il n'y a
pas de commandements ni d'interdits explicites dans la SG. L'évolution du
comportement est plutôt présentée par les membres qui font le récit de leurs
expériences comme un changement global mais progressif de leur attitude intérieure,
de leur vision du monde qui se manifeste, dans un second temps, par des changements
extérieurs. La conversion se traduit donc sur le mode de la maturation plus que sur
celui de la rupture. L'intervention des responsables se réalise sur le mode de la
suggestion plus que sur celui de l'injonction ou de la direction de conscience. Une fois
encore, le responsable essaie toujours de renvoyer le pratiquant qui demande conseil
au rapport qu'il entretient avec son gohonzon : rapport matériel (l'installation est-elle
correcte ?) ; rapport intérieur (pratique-t-il suffisamment et dans le juste état
d'esprit ?). La socialisation est réussie lorsque le pratiquant fait de lui-même,
« spontanément », le rapprochement entre son état existentiel et la façon dont il traite
son installation.
60 C'est ce processus de production d'expériences interprétées comme des rétributions
bouddhiques à travers la médiation du gohonzon qui est la force motrice, la vis operandi,
du mouvement. Il faut souligner que tout ou presque est susceptible d'être transformé
en expérience bouddhique depuis l'obtention « miraculeuse » d'un appartement à Paris
jusqu'à la guérison d'une maladie incurable, et que seul celui qui fait récit de son
expérience est juge de lui attribuer ce statut religieux, de reconnaître : « c'est l'action
du gohonzon », là où un autre pratiquant ne verra peut-être qu'une banalité. Cependant
l'intervention des responsables et des membres plus anciens vient corriger ce que
certains débutants peuvent imaginer – par exemple, un pratiquant qui traversait les
rues au feu rouge car il pensait que rien ne pouvait plus lui arriver avec le gohonzon. De
telles attitudes sont implicitement taxées de superstitieuses : on dit notamment, « le
gohonzon, ce n'est pas une baguette magique ».
61 En fait, si on fait attention au type d'expériences qui sont valorisées en réunions ou
bien à celles qui sont choisies pour figurer dans le mensuel du mouvement, on
s'aperçoit que les bienfaits concrets n'ont pas réellement valeur religieuse en eux-
mêmes, bien que les choses soient un peu ambiguës, surtout dans un certain discours
apologétique triomphaliste où l'on ne donne pas toujours dans la subtilité. Les
véritables rétributions bouddhiques ne s'attachent pas à l'obtention du résultat
souhaité mais au fait que la solution apparaît au terme d'un combat victorieux contre le
doute, doute dans le pouvoir du gohonzon et doute en soi. Le bienfait bouddhique c'est
d'abord l'abandon de ses stratégies personnelles habituelles pour régler un problème,
la confiance que le gohonzon a la solution et qu'une pratique intense et déterminée
saura la faire apparaître, soit comme intuition nouvelle, soit comme résultat inattendu
après coup. Pour les plus religieusement motivés, la difficulté devient presque une
occasion bénie de manifester sa foi et le résultat concret une retombée par surcroît
qu'on reçoit avec gratitude. Dans ce sens, toutes les difficultés, aussi insignifiantes
soient-elles, peuvent devenir des occasions d'affirmation de la foi, de création de valeur
morale, ce qui renvoie à l'ambition présente dans la dénomination même du
mouvement : « Société pour la création de valeurs ». Bien sûr, plus un désir paraît

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difficile à satisfaire selon les critères du monde, plus sa réalisation aura des chances de
témoigner d'un approfondissement de la foi.

Conclusion
62 La possession et l'utilisation d'un objet sacré tel que le mandala du bouddhisme de
Nichiren témoigne d'une certaine rupture par rapport à la culture religieuse française.
Elle correspond vraisemblablement à un besoin de réappropriation personnelle des
médiations religieuses, constaté à travers les engouements pour des formes de
religiosité nouvelles d'origine très variée. Dans le contexte de la Chrétienté, en
particulier dans le catholicisme, le laïc était peu ou prou confiné dans une situation
« périphérique », selon la remarque de Max Weber (1971), dans la mesure où la
manipulation des biens de salut demeurait le privilège du clergé. Au contraire, la
tendance majeure des évolutions actuelles dans le domaine religieux va dans le sens
d'une autonomie croissante des individus dans le choix de la voie religieuse, dans la
définition des contenus de croyance, ainsi que dans la « gestion » des pratiques au
quotidien.
63 Le cas retenu ici du mouvement néo-bouddhiste SG illustre une position médiane entre
la situation de monopolisation des biens religieux par un clergé caractéristique de
l'Eglise dans le monde de la Chrétienté, d'une part, et la situation opposée de complète
autogestion du sacré que l'on peut trouver dans des « réseaux » (le terme est
significatif) à prétention mystique ou spirituelle, d'autre part. Le rapport à l'objet sacré
gohonzon reste en effet fortement structuré par une organisation hiérarchisée qui est
juge de sa fabrication, des conditions de sa délivrance à des postulants, des formes de
protection que le membre doit respecter, etc. A la différence de ce qui peut se passer
dans le cas des fétiches des religions africaines, l'objet central et le rituel qui
l'accompagne restent donc soumis à des règles uniformes émanant d'une autorité
centralisée.
64 La dimension d'autonomie se manifeste cependant dans la mesure où chaque membre
possède son propre autel, peut jusqu'à un certain point lui imprimer un style personnel
et surtout est libre de pratiquer en fonction de buts qu'il s'est définis lui-même.
L'accent mis sur le respect des règles rituelles ne doit pas oblitérer cette possibilité
souvent exercée de faire jouer l'objet sacré par rapport à des finalités variées, des plus
utilitaristes aux plus désintéressées.

BIBLIOGRAPHIE
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des courants mystiques et ésotériques contemporains » in De l'émotion en religion. Renouveaux et
tradition, D. Hervieu-Léger et Fr. Champion, Paris, Centurion, 259 p.

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Hummel, Reinhart (1988) Les Gourous, Paris-Montréal, Ed. du Cerf-Fides, 182 p.

Métraux, Daniel (1988) The History and Theology of SôkaGakkai, A Japanese New Religion. Lewiston
(N.Y., U.S.A.) – Queenston (Ont., Canada), The Edwin Mellen Press, 197 p. (Sur la doctrine du
mouvement).

Murata, Kiyoaki (1969) Japan's New Buddhism: An Objective Account of Soka Gakkai, New York (N.Y.,
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Nakamura, Hajime (1964) Ways of Thinking of Eastern People. India, China, Tibet, Japan. Honololu
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Pinguet, Maurice (1984) La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 380p.

Rotermund, H.O. (1973) « SôkaGakkai : idéologie d'une nouvelle secte japonaise », Revue de
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Weber, Max (1971) Economie et Société, tome I, Paris, Plon, 651 p.

White, James W. (1970) The Sokagakkai and Mass Society, Stanford (Calif., U.S.A.), Stanford
University Press. (Malgré son caractère déjà ancien, c'est le texte le plus complet sur l'histoire et
la structure de la SG au Japon)

NOTES
1. On prend le parti de mettre le mot au féminin en français puisque tel est l'usage des membres
du mouvement, bien qu'un masculin eût été plus correct pour traduire le neutre du japonais.
2. Si l'on considère la période d'émergence des nouvelles religions japonaises, classiquement,
quatre périodes sont retenues : 1) la fin de l'ère d'Edo (milieu du XIXè siècle), 2) le milieu de l'ère
Meiji (fin du XIXè siècle), 3) l'après deuxième guerre mondiale, 4) les années 70-80 où
apparaissent les « nouvelles- nouvelles religions » (shin shin shûkyô). La SG, créée dans les années
30, n'a pris son essor que durant les années 50, parfois qualifiées de « rush hours of Gods ».
3. C'est une des caractéristiques des nouveaux mouvements religieux japonais que de s'affranchir
des liens du sol (shintoïsme) et des liens du sang (bouddhisme traditionnel). Le prosélytisme
devient dès lors naturel. Si les mouvements d'obédience shintô ont recruté dans les pays à forte
immigration japonaise, les mouvements d'inspiration bouddhique se sont implantés également
dans les populations non-asiatiques de nombreux pays, sans mentionner les « néo-néo-religions »
dont la percée à l'étranger est spectaculaire. L'apparition de tendances missionnaires à
l'intérieur d'un contexte religieux qui n'en faisait pas cas se manifeste aussi dans l'hindouisme

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depuis la fin du XIXè siècle en réaction aux religions missionnaires d'Occident (Cf. Hummel,
1988).
4. Officiellement, selon l'Annuaire des religions (Shûkyô nenkan) de l'année 1989, le nombre
d'adhérents de la SG serait de 17 736 000. Chiffre réduit à 17 640 000 si l'on enlève les 96 000
adhérents de la Nichiren Shôshû (versant religieux de la SG à l'époque ; aujourd'hui organisation
indépendante).
5. L'expression kôsen rufu signifie littéralement « développement de la foi par une large
propagande », soit la conversion du monde entier au bouddhisme nichiréniste. L'actuel président
de la SG a ramené cet objectif prosélyte à la conversion d'un homme sur trois dans le monde.
6. Récemment des références à Luther sont apparues dans la presse du mouvement, lequel se
présente maintenant comme le poisson-pilote qui lance une réforme des institutions religieuses
qui pourrait, selon lui, faire tâche d'huile dans d'autres écoles bouddhiques japonaises en
remettant en cause « l'establishment » clérical.
7. Chaque école bouddhique japonaise possède ses propres règles d'agencement de l'autel
domestique (butsudan) décrites dans des manuels répandus. Qu'il s'agisse de la tablette mortuaire
(ihai), voire des divinités adjacentes à l'objet de culte principal (honzon) placées à l'intérieur du
butsudan, la liberté est cependant assez grande pour que chaque fidèle décore son autel selon sa
fantaisie. La SG est ici également plus orthodoxe que les autres écoles, au point de réglementer la
couleur des bougies qui sont placées devant le butsudan.
8. Les citations non référencées proviennent de publications internes de la SG ou d'interviews de
membres français.
9. De fait, vers le XIIè siècle – mais la pratique a perduré jusqu'au XVIIè – des bouddhistes
amidistes se livraient parfois à des embarquements sans retour vers le mythique mont Fudaraku ;
ils montaient dans des barques dont le fond s'ouvrait en pleine mer pour délivrer leur pleine
cargaison de suicidants. Cf. Pinguet, 1984.
10. Pour une analyse de ces modes de projection homéopathiques ou non homéopathiques dans
le cas du mouvement Mahikari, voir Davis 1980 : 145-147.

RÉSUMÉS
Les religions japonaises, nouvelles aussi bien que traditionnelles, installent fréquemment un ou
plusieurs objets sacrés au centre du culte collectif ou domestique. Implantée en France, la Sôka
Gakkai tente de propager le bouddhisme de l'école Nichiren dans le monde entier. Dans cette
organisation, l'objet sacré est un mandala idéogrammatique, le gohonzon, qui est « mis en action »
par la pratique quotidienne du fidèle et censé engendrer des bienfaits divers. Le rapport à cet
objet est analysé comme une relation de médiation : le mandala est transformé en miroir
symbolique, ce qui permet à chaque pratiquant d'interpréter les événements quotidiens et de
changer sa vie. Cette organisation associe un contrôle étroit du rituel à une grande liberté dans la
définition des objectifs de la pratique par chaque fidèle.

New as well as traditional Japanese religions often center collective or household religious
observances around sacred objects. Installed in France, the Soka Gakkai propagates the Nichiren
School of Buddhism throughout the world. In this organization, the sacred object is an
ideogrammic mandai a. Gohonzon, that, activated by the daily practices of the faithful,
supposedly procures various benefits. The relation with this object is analyzed as a mediation :

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the mandala becomes a symbolic mirror, which enables believers to interpret everyday events
and change their lives. This organization associates a tight control over ritual with a wide degree
of freedom in defining the objectives pursued by the faithful.

INDEX
Population Français
Keywords : Japan, bouddhism, mandala
Mots-clés : Japon, culte, bouddhisme, mandala
Index géographique : France

AUTEUR
LOUIS HOURMANT
O.F.C.E. (Office Français des Conjonctures Économiques)

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Verbe coranique et magie en terre


d'Islam
Between al-Bûnî's Magical Formulae and al-Gazâlî's Islamic Prayers: Talismanic
Texts

Pierre Lory

1 De nombreuses formes de pensée magique de par le monde accordent au verbe, proféré


ou écrit, une part essentielle dans la symbolique et dans le déroulement du rite. Il
arrive très fréquemment que ce verbe ait déjà, dans la cosmogonie, une fonction
instauratrice : c'est par la parole que le Dieu origine de l'univers produit à l'existence
les choses et les individus, qu'il les ordonne et les dirige. Par cette imitation sacrée qui
fonde souvent la pratique culturelle et/ou la magie, l'homme de connaissance et de
pouvoir peut à son tour manier cette parole instauratrice, dont la fonction n'est pas
uniquement de fournir une information comme le fait le discours usuel, mais d'exercer
une action sur le déroulent des processus vitaux.
2 Ces considérations renvoient un écho tout particulier en climat culturel islamique, où
la Parole joue un rôle religieux de premier plan. Le Coran est reçu comme un message
divin « dicté » pour ainsi dire au prophète Muhammad par l'Ange, et dont chacun des
mots, des phrases et des versets a été voulu et construit par l'intention divine. En
récitant à son tour le texte du Coran, le simple croyant ré-actualise la descente du
Verbe sur terre ; il prend en quelque sorte la position de l'ange de la révélation. Les
mots qu'il articule ne sont pas assimilables à une simple récitation liturgique, car ils
sont tout chargés du pouvoir de l'énergie divine même qui les a proférés. Par cette
récitation du Coran, le Musulman pratiquant s'approprie l'énergie divine, il se laisse
compénétrer par son efficience surnaturelle. On comprendra sans peine que cette
valeur quasi sacramentelle accordée à la lecture du Coran ait dès les premières
générations de l'Islam glissé vers des pratiques plus utilitaires, et qu'on ait utilisé des
versets à des fins de guérison ou de divination.
3 L'idée que nous voudrions avancer et illustrer ici est qu'en climat islamique, la parole
n'est pas seulement un élément parmi d'autres dans les pratiques « occultes », mais
qu'elle y exerce une fonction d'encadrement et de structuration de l'ensemble de la

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pensée et de l'agir magique. Il existe certes, comme partout dans le Proche-Orient


antique et moderne, une magie sympathique où la pensée et les pratiques se meuvent
selon des rapports d'analogie. De même, le rôle des considérations astrologiques est
omniprésent dans la plupart des textes de quelque importance. Toutefois, il apparaît
que la magie du verbe précède et informe ces autres formes de raisonnement. C'est
ainsi que les signes du zodiaque, les planètes ou les maisons lunaires sont « marqués »
par des lettres distribuées sur chaque zone de l'espace dont elles désignent les qualités
spécifiques. En effet, elles ne représentent pas seulement des signes, des repères pour
l'action céleste qui est désignée, mais sont des matrices de ces actions en quelque sorte,
qui sont ontologiquement supérieurs aux astres. La tradition soufie y voit souvent des
hiérarchies supérieures d'anges.
4 Cette prééminence de la magie littérale sur les autres formes d'action occulte est
surtout sensible dans les textes plus tardifs. Les premiers grands traités de la littérature
magique arabe (comme l'œuvre de Ibn Wahshiyya, ou le Ghâyat al-hakîm du pseudo-
Majrîtî) dépendaient encore notablement de modèles antiques, et faisaient une part
plus importante aux forces astrales ou aux « propriétés intrinsèques » (khawâss) des
substances. Les textes plus récents, et dont se servent le plus souvent les praticiens
modernes des sciences occultes, se fondent par contre pour l'essentiel sur la
composition de formules, de talismans, de rituels etc. à partir de noms divins, de
certains versets, de certaines lettres tirés du Coran ; comme si toute magie dans le
monde représentait en quelque sorte un prolongement, une réverbération de la parole
divine adressée aux terriens. Nous référerons ici plus particulièrement au Shams al-
ma'ârif de Bûnî (13e siècle), et au Shumûs al-anwâr d'Ibn al-Hâjj Tilimsânî (14e siècle) 1.

La grammaire cosmique
5 Le nom d'une chose ou d'une personne est considéré, dans nombre de systèmes
magiques, comme l'expression de son essence même. C'est également le cas pour nos
textes de magie musulmane. Mais celle-ci insère cette croyance dans une vision sous-
jacente plus générale, à savoir que l'ensemble des lois régissant l'univers obéissent à
une sorte de syntaxe universelle, comprenant ses noms (les essences), ses adjectifs (les
accidents), ses verbes (les processus de transformation). Or cette parole cosmique est
parallèle à la parole humaine. Pour présenter les choses autrement, on pourrait dire
que la langue humaine (il s'agit ici bien sûr de l'arabe) est un reflet du même ordre, de
la même composition, de la même sagesse divine qui structure le monde entier. Ce qui
engendre deux conséquences. D'une part, cela implique que celui qui connaît les secrets
de la langue humaine pénètre dans les secrets les plus profonds de la création surtout si
sa méditation porte sur la parole la plus pure, la plus divine qui puisse s'écouter sur
terre, à savoir le Coran. D'autre part, cela suggère que l'homme connaissant la
structure intime de cette langue, ayant compris que chaque lettre est, à son plus haut
degré, un ange, se trouve par le fait même investi d'un pouvoir vaste (Sh. M. : 14,63,75).
6 Commençons par la définition de cette métalangue magique. Comment l'aborder ? Il
n'existe bien sûr pas d'enseignement en tant que tel. La tradition soufie orale et les
quelques textes que nous possédons font état de l'explication que des maîtres ont
fourni sur tel ou tel point particulier ; mais il semble surtout que la « science des
lettres » s'acquière par de longues méditations individuelles, suscitant la germination
progressive de significations ésotériques dans l'esprit du méditant qui se présentent

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alors à lui comme autant d'inspirations, d'illuminations intérieures accompagnées ou


non de visualisations2.
7 Mais ce caractère inspiré et assez arbitraire de l'apprentissage de la science des lettres
n'a pas empêché cette dernière de se doter d'un certain nombre de principes et de
règles stables. Le monde a selon nos textes été créé à partir des 28 lettres de l'alphabet
arabe, qui ont composé les 99 Beaux Noms de Dieu (qui sont les matrices de tous les
êtres créés), puis se sont réparties dans l'ensemble du cosmos. Chaque constellation du
Zodiaque, chaque corps céleste, chaque heure du nycthémère se trouve affecté d'une ou
plusieurs lettres qui sont ses « patrons », son ange recteur. Réparties selon les Qualités
Elémentaires (lettres chaudes, sèches, froides, humides), les lettres structurent
également les lois physiques du monde sublunaire. Il n'est pas un aspect de la vie
matérielle ou psychique de chaque être humain qui ne puisse être traduit selon cet
alphabet cosmique, ce repérage servant bien entendu aussi de diagnostic (Sh. M. : 5 & s.,
Sh. A . : 77 et Lory, 1989b).
8 La lecture attentive du Coran vient enrichir constamment ce type de spéculation. On
tiendra compte du rôle des lettres lumineuses (lettres séparées mises en exergue de
certaines sourates) opposées aux autres, « ténébreuses ». On relèvera quelles lettres
font partie de la première sourate, la Fâtiha, et quelles autres en sont absentes. Partant
de l'idée plus ou moins exprimée que le verbe coranique attire la présence des anges,
que ses sourates, versets ou lettres sont elles-mêmes, au plus haut niveau de l'être, des
entités angéliques (cf. Ibn Arabi, 1988 : 454 & s., et Sh. M. : 14), la récitation répétée ou la
composition de talismans cherchera à comprendre et maîtriser cet influx d'en haut. La
méditation prendra appui ici sur des spéculations arithmologiques parfois
extrêmement complexes cherchant à traduire les lettres considérées en nombres (le
nombre étant 1'« esprit » de la lettre), puis à ramener ces nombres à des noms
prononçables. A chaque fois, l'intention sera voisine : puisque tout ce qui advient dans
notre monde sensible est le résultat d'interactions survenant dans les mondes
supérieurs, l'activité magique cherchera à intervenir directement dans ces zones
subtiles « avant » la manifestation de l'événement attendu ou redouté (Sh. M. : 57-59).
9 La langue arabe devient ici un support matériel concret pour la découverte et
l'appropriation de niveaux de langage supérieurs. La compréhension et le maniement
de la « langue des anges » est certes un domaine bien trop insaisissable pour qu'on
puisse en parler avec précision. Nos textes y font allusion parfois en appelant cet
idiome surnaturel al-suryâniyya, le syriaque. Il ne s'agit pas ici bien sûr de la langue
araméenne occidentale désignée usuellement par ce terme, mais d'un mode de
communication angélique qui se manifeste parfois dans les hadra soufies sous forme de
phénomènes de glossolalie3. Nos auteurs se bornent à nous signaler à ce sujet qu'en
suryâniyya, chaque lettre prise isolément est signifiante, porteuse du sens matriciel
qu'elle diffuse dans les mondes inférieurs. Le Coran lui-même peut donc être « traduit »
en suryâniyya, ce dont certains auteurs fort différents comme Bûnî en magie et 'Abd al-
Azîz al-Dabbâgh dans le domaine de la mystique nous fournissent des échantillons 4. Il
s'agit bien sûr à chaque fois d'inspirations individuelles, ou de données de tradition qui
ne laissent aucune prise à l'induction pour un observateur extérieur.
10 Mais le sens supérieur de l'arabe coranique, comme celui de la langue des anges, relève
en fait d'un autre ordre, celui du nombre. Le nombre, nous le disions plus haut, est
l'esprit de la lettre, celle-ci prenant la fonction du corps pour le nombre – corps subtil
si elle est prononcée, corps physique si elle est écrite (Sh. M. : 6, 78). Nous retrouvons

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des intuitions de base du pythagorisme, du platonisme du Timée, de plusieurs


spéculations gnostiques, et bien sûr de la kabbale hébraïque. L'important pour nous est
de noter l'aspect profondément islamique de ces spéculations arithmoloqiques. Celles-
ci se déroulent selon la valeur numérique des lettres arabes et selon des données
coraniques : ainsi p. ex. le nombre des lettres de la basmala, des lettres isolées, etc. (Sh.
M. : 31s, 39s & 58). La dialectique du pair et de l'impair y est guidée par la théologie
unitarienne de l'Islam classique (Sh. M. : 60, 76). L'origine comme la finalité de la science
musulmane des lettres repose donc sur une démarche numérologique qui lui est
propre.

Le pouvoir des mots


11 De l'évocation de cette « grammaire de l'univers », on peut donc inférer que la
connaissance profonde, ésotérique du langage donne accès à la connaissance des
secrets de la nature. C'est très exactement ce que s'était proposé d'accomplir et de
décrire l'école d'alchimistes placée sous le patronage de Jâbir ibn Hayyân. Pour elle,
l'analyse méthodique de la composition de chaque substance, de la nature de chaque
lettre (chaude ou froide, humide ou sèche) permettait de déterminer avec précision la
composition intime de chaque minéral ou substance organique 5. Mais il y a plus, car la
science des lettres ne se présente pas comme un simple savoir, elle entend conférer un
pouvoir réel sur l'objet ou la personne nommée.
12 C'est en effet une croyance très répandue, peut-être même universelle, que la
profération du nom peut exercer une influence sur le nommé, le nom donnant en
quelque sorte l'essence, le germe ontologique de chaque existence particulière. La
magie en terre d'Islam a beaucoup développé ce type de considération, qui fut appliqué
dans des domaines variés, suivant des modalités très différenciées. Cette efficacité du
nom a été invoquée jusque dans la médecine populaire telle qu'elle est rapportée par
exemple par Suyûtî dans son Kitâb al-rahma fî al-tibb : pour soigner une fièvre, donc un
excès de chaleur, on pourra avoir recours à un talisman ou à une formule jaculatoire où
domineront les lettres froides. Dans un tout autre domaine, celui de la mystique du
tasawwuf, le disciple reçoit un nom divin à réciter comme dhikr personnel, et le contenu
même de ce nom (p. ex. yâ Latîf, « ô Bienveillant ») est censé induire une transmutation
progressive de la personne du récitant, qui se dépouille de ses qualités purement
humaine pour s'assimiler la bienveillance même de Dieu (Sh. M. : 140).
13 Mais l'application la plus fréquente de la puissance du mot dans la magie islamique
concerne en fait l'invocation des esprits. Ces derniers sont désignés par le terme assez
général de rûhâniyyât, qui peut se rapporter à des catégories d'entités assez
différenciées, principalement aux différentes classes d'anges, lesquels sont également
appelés ‘ulwiyyât, les êtres d'en haut, car résidant dans les différentes sphères célestes
ou plus haut encore, près du Trône divin (Sh. M. : 63 ; Sh. A. : 75& s., 179). Mais les
invocations et talismans les plus usuels s'adressent plus simplement aux sufliyyât,
terme désignant parfois des anges de rang inférieur, et le plus souvent les djinns, êtres
vivant sur terre comme les hommes, et comme eux de vertu variable, potentiellement
pécheurs sans être pour autant systématiquement malfaisants. Enfin, la parole magique
peut également s'adresser aux shayâtîn, démons plus nettement maléfiques de la
compagnie d'Iblîs ; mais nos textes sont singulièrement discrets sur ce genre de
pratiques glissant dans la magie noire la plus répréhensible au regard de la Loi.

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14 C'est ici que l'efficacité accordée au nom se manifeste dans toute son ampleur. A lire les
textes de Bûnî ou de Tilimsânî, on constate que le praticien qui accomplit son rituel
magique dans les règles peut imposer sa volonté de façon pratiquement illimitée aux
djinns : par la parole il les rend visibles, par la parole il les contraint, même contre leur
gré, d'accomplir sa propre volonté sans contrepartie réelle de sa part. Ces djinns sont
appelés souvent « serviteurs de (tel) Nom ». Il suffit de connaître celui-ci et de savoir
s'en servir pour obliger le djinn à partir (exorcismes, guérisons) ou au contraire à
demeurer dans un endroit, à fournir des informations (cas de la divination), à
accomplir des prodiges etc. Il peut s'agir d'un des 99 Beaux Noms de Dieu, mais aussi du
nom propre d'un ange supérieur ou du djinn lui-même, ou encore d'une formule
magique donnée telle quelle, dont le sens n'est pas explicité.
15 Les purifications rituelles et souvent les prières et les jeûnes sont requis, mais il semble
toutefois que ce soit l'accomplissement correct de l'acte magique qui assure son
efficacité, et que celle-ci ne soit donc directement liée ni au mérite d'une piété ou d'une
vertu personnelle, ni à une sainteté particulière accordée par Dieu. Les actes évoqués
dans nos manuels de magie sont d'ailleurs eux-mêmes souvent éloignés des préceptes
fondamentaux de la religion : ainsi lorsqu'il s'agit de rendre malade son ennemi, voire
de le faire mourir6. L'efficacité du rite ne dépend apparemment pas non plus d'un
échange entre le magicien et le djinn, ce dernier devant obéir à l'ordre qui lui est
impéré sans contrepartie apparente.
16 Or cette maîtrise conférée au magicien à l'égard des djinns, des sufliyyât, se retrouve en
fait également dans ses rapports avec les anges et les entités supérieures. Certes, les
invocations sont plus respectueuses, les rites plus exigeants notamment dans le respect
des rythmes astrologiques. Mais nulle part n'apparaît l'éventualité qu'un ange puisse
refuser d'accomplir l'injonction qui lui est adressée, fût-il l'un des quatre archanges
porteurs du Trône.
17 L'assimilation la plus complète entre sainteté et compétence en magie littérale apparaît
dans l'idée que, par la connaissance de formules de prière appropriées, le praticien en
magie peut s'attirer les faveurs du Dîwân al-Sâlihîn. Il s'agit de l'assemblée des plus
grands saints des temps passés, présidée par le prophète Muhammad lui-même, et qui
joue apparemment un rôle de relais de l'initiative divine, intervenant dans les affaires
terrestres pour guider ou guérir, avertir ou châtier, ou simplement pour intercéder
auprès de Dieu. Certaines formules permettent d'acquérir leur soutien, leur science ou
leur pouvoir, voire même de devenir membre de leur assemblée (Sh.A. : 9, 14-15, 65). Le
magicien obtient donc pour lui la capacité de participer aux plus hautes instances
décidant du sort de l'humanité.
18 Il va en fait même jusqu'à suggérer implicitement qu'il se trouve investi d'une véritable
puissance divine, puisque c'est au(x) Nom(s) de Dieu qu'il convoque et asservit les
djinns, qu'il obtient le concours des anges et des saints (Sh.A. : 16). Son attitude n'est
donc pas directement assimilable à de l'impiété ou de la mégalomanie, puisqu'il entend
simplement faire usage de moyens d'agir qui lui ont été accordés par le Créateur,
prolongeant la volonté de Celui-ci, sans s'y opposer ou lui substituer la sienne propre.
On aurait tort, nous semble-t-il, de juger cette attitude selon une perspective
théologique et juridique. Nous sommes cependant conduits à regarder d'un peu plus
près les rapports entre ces pratiques magiques et les comportements et idées plus
strictement religieux en Islam.

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Mystique et magie
19 Si les théologiens musulmans ont pour la plupart récusé la pratique de la magie, la
jugeant au mieux comme inutile, au pire comme une blâmable impiété, passible dans
certains cas de la peine capitale, la réalité sociale est en fait beaucoup plus nuancée.
Nous ne faisons pas ici seulement allusion au phénomène du « maraboutisme » tel qu'il
a été décrit au Maghreb et en Afrique soudanaise ces derniers siècles, car si l'on
interroge les premiers documents qui nous ont fait connaître l'émergence du soufisme
en Islam, on s'aperçoit combien la notion de « sainteté » (gardons ce pis-aller pour
traduire walâya) a été dès le départ liée à des manifestations préternaturelles de façon
très étroite7. Certes les hagiographes les plus soucieux de démontrer le caractère
orthodoxe et honorable du tasawwuf ont souligné qu'il s'agissait de pures grâces divines
(karâmât). Mais il n'est pas sûr du tout que le public non soufi ait perçu les choses de
cette façon, et des personnages historiquement déjà bien connus comme Dhû al-Nûn
Misrî ou Hallâj ont été accusés par leurs adversaires de magie vulgaire et de sorcellerie,
tandis que leurs admirateurs voyaient en eux les dépositaires de sciences ésotériques
d'origine divine.
20 L'opinion du théologien, comme celle de l'historien de la pensée, se fonde le plus
souvent sur un jugement normatif. Chaque discours, même religieux ou magique, étant
repéré, classé, devait se rapporter à une zone bien précise de la réalité sociale ou du
psychisme. On a de ce fait souvent abouti à exclure l'une de l'autre des attitudes
logiquement incompatible, mais pratiquement assumées et vécues simultanément,
comme p. ex. la foi musulmane et les pratiques occultes. La coalescence entre soufisme
et pouvoir magique apparaît plus clairement, me semble-t-il, si l'on prend en compte
les données suivantes :
21 – D'abord, tous les « magiciens », auteurs ou consommateurs de textes occultistes de la
période considérée (le bas Moyen-Age), ont certainement été des Musulmans et des
Soufis complètement sincères. On ne distingue plus chez eux de relents de données
païennes (comme chez Ibn Wahshiyya), et même l'astrologie se trouve comme
« encadrée » par des considérations sur les 99 Beaux Noms de Dieu. Qu'ils aient été plus
ou moins intéressés par l'argent ou le pouvoir est une autre question. Mais il me semble
hors de doute qu'ils se voulaient, se pensaient Musulmans ; plus encore, qu'ils se
considéraient comme les dépositaires des plus hautes sciences dérivant de la révélation
coranique, et d'un pouvoir prolongeant celui de Dieu8.
22 – Ensuite, il semble loisible d'attendre de l'adhésion au Coran des bienfaits
surabondants, et ce non seulement dans l'Au-delà avec les récompenses promises aux
croyants vertueux, mais également au cours de notre vie d'ici-bas. Le texte sacré lui-
même le suggère. Le hadith est également prolixe pour décrire les avantages attachés
au jeûne et à la prière, avantages qui commencent dès le moment de la pratique. La
mort physique marque certes un passage important, mais dès son entrée en Islam, le
croyant se trouve être l'objet de la miséricorde divine ; les joies terrestres qu'il pourra
connaître seront donc comme une anticipation du bonheur également sensible qu'il
connaîtra dans le Jardin. Confectionner des talismans à l'aide de versets coraniques ou
de noms divins n'a donc rien d'aberrant ou de blasphématoire : quel mal y aurait-il à
puiser à cet océan de force et de grâces divines que manifeste le Verbe divin 9 ?
23 – Par ailleurs, l'accusation de culte rendu aux djinns, voire aux démons, qui est souvent
lancée contre les praticiens des diverses sciences occultes, est peu justifiée, hormis sans

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doute certains cas de magie noire. Certes, le commerce avec les esprits (istihdâr al-
rûhâniyyât) est l'un des aspects majeurs dans les pratiques de la magie musulmane. Mais
il ne s'agit nullement d'un culte rendu à ces entités, ni non plus, a fortiori, d'une
adoration concurrente de celle due à Dieu. Les rûhâniyyât, nous l'avons vu, sont
contraints d'obéir au magicien, non en vertu d'une autorité propre que posséderait
celui-ci, mais à cause du pouvoir du nom divin ou du talisman en dérivant. C'est au nom
de Dieu, par son pouvoir, que l'opération magique a lieu. Il y a donc là une différence
essentielle avec la magie pré-islamique, où les djinns notamment étaient invoqués pour
servir d'intermédiaires, voire d'intercesseurs entre les hommes et Dieu, et où ils
occupaient par le fait même une fonction autonome et même une position de force par
rapport à leurs « adorateurs » ; c'est du moins ce qui ressort d'une série de citations
coraniques et de mentions dans la littérature du hâdith et dans la Sîra (cf. à ce sujet :
Lory, 1988 : 86 & suiv., Chelhod, 1964 : 70 et 79 & suiv., et Wellhausen, 1897 : 149-172).
24 Plus positivement, on peut considérer que la sainteté dans le soufisme « populaire » 10
est vue comme un accroissement simultané de la connaissance et du pouvoir
surnaturel. Être saint, ce n'est pas seulement avoir acquis, par dévotion ou par grâce
divine, un état de proximité purement mentale à Dieu. La conscience populaire
n'imaginerait pas que cet état de proximité n'induise pas nécessairement des effets
dans les mondes subtils et physiques, que la profusion de baraka qui en résulte ne se
manifeste pas à l'extérieur par des guérisons, des prédictions, ou la simple diffusion
d'un esprit de paix et de sérénité. Comment une personne récitant des invocations,
coraniques ou non, des milliers de fois par jour, ne finirait-elle pas par aimanter autour
de sa personne physique un faisceau de présences angéliques et de forces célestes ?
L'arrivée de phénomènes surnaturels auprès des awliya’, de leurs proches ou de leurs
tombes devient dès lors un phénomène sinon « normal », du moins attendu. Le
comportement même du saint n'est apparemment pas lié à un modèle unique. Il peut
être ascète ou vivre dans le confort, ermite ou chef de guerre : le pouvoir qu'il transmet
semble transcender sa propre personne et ses propres défauts apparents, voire ses
échecs.

Conclusion
25 Il n'est pas toujours aisé pour autant d'évaluer le rapport exact entre attitude religieuse
et pratique magique. Il semble en tout cas clair que la magie évolue dans une zone de la
vie nettement profane : amour et guérison, argent et pouvoir sont les thèmes
principaux qui lui sont attachés. Quant au salut de l'homme post mortem, il relève de
l'exclusif vouloir divin : aucune invocation, aucun sacrifice, aucune intercession auprès
des awliyâ’ ne vient déroger à ce principe11. Le saint peut guider dans une prise de
décision, soulager telle ou telle souffrance, alléger un fardeau. Mais il ne peut pas forcer
la mesure décidée par la Providence, même auprès de ses disciples sur la voie soufie
qu'il s'est chargé de guider au seuil de la Présence divine. Son action est un simple
prolongement du vouloir divin, mais qui rend ce dernier singulièrement plus concret
pour les croyants ordinaires.
26 Au total, on constate que les pratiques magiques sont venues occuper l'espace précis
qui avait été laissé vide par l'Islam littéraliste et le fiqh. Celui-ci prenait en charge tout
ce qu'il est nécessaire de savoir et de faire en vue de l'agrément divin et de l'obtention
de la récompense du Paradis, et ce par une Loi applicable uniformément pour chaque

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être humain. Les soucis et les détresses purement individuels, les besoins de
soulagement immédiats, la nécessité de nourrir des espoirs simplement terrestres, tout
ce qui pèse au jour le jour sur notre condition présente d'êtres humains, cela a été pris
en charge par ces « hommes de pouvoir » que l'on hésite parfois à appeler des saints,
mais qui sont venus apporter à de nombreuses couches de la société musulmane la
dimension qui leur manquait : celle d'un surnaturel qui soit proche, domestique en
quelque sorte, aussi riche en force et en potentiel que la vie sensible en est pauvre, un
surnaturel qui s'adresse à chaque consultant, particulièrement, pour lui redire que sa
vie est une promesse unique que Quelqu'un a prononcé devant Ses anges.

BIBLIOGRAPHIE
Ahmad ibn al-Mubârak (1984) Al-Ibrîz min kalâm sayyidî ’Abd al-’Azîz, Damas, ed. M. ’A.al-Shammâ’,
vol. 1.

Bûni, Ahmad ibn ’Alî (s.d.) Shams al-ma ’ârif wa-latâ ’if al- ’awârif, Matba’a Mustafa Muhammad, Le
Caire.

Bûni, Ahmad ibn ’Alî (1956) Sharh al-Jaljalûtiyyaal-kubrâ, dans Al-Usûl wa-dawâbit al-hikma, s.l., éd.
A.A. Ibn Shaqrûn.

Chelhod, Joseph (1964) Les structures du sacré chez les Arabes, Paris, Maisonneuve et Larose.

Depont, Oscar et Coppolani, Xavier (1897) Les confréries musulmanes, Alger.

Ibn Arabi (1988) Les Illuminations de La Mecque, Paris, Sindbad.

Ibn al-Hâjj Tilimsânâ (s.d.) Shumûs al-anwâr wa-kunûz al-asrâr, Al-Maktaba al-falakiyya al-’ilmiyya,
Beyrouth.

Kraus, Paul (1986) Jâbir ibn Hayyân. Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam, Paris,
Les Belles Lettres.

Lory, Pierre (1988) « Sur la notion de Dieu dans la religion arabe anté-islamique », Cahiers d'Etudes
Arabes, 2, p. 86 et suiv.

Lory, Pierre (1989a) Alchimie et mystique en terre d'Islam, Lagrasse, Verdier.

Lory, Pierre (1989b) « La magie des Lettres dans le Shams al-ma’ârif d'al-Bûnî », Bulletin d'Etudes
Orientales, XXXIX-XL.

Wellhausen, J. (1897) Reste arabischen Heidentums, Berlin.

NOTES
1. Shams al-ma’ârif wa-latâ’if al-’awârif, Matba’a Mustafa Muhammad, Le Caire, s.d., ici Sh. M. ; et
Shumûs al-anwâr wa-kunûz al-asrâr, Al-Maktaba al-falakiyya al’ilmiyya, Beyrouth, s d., ici Sh. A.
2. Ibn Arabi, dans le 2ème chapitre des Futûhât al-Makkiyya consacré à la science cachée des
lettres, signale à plusieurs reprises que seul le dévoilement intuitif (kashf) et non le raisonnement

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discursif, permet d'accéder aux secrets métaphysiques de l'alphabet. Cf. à ce sujet la traduction
française des principaux passages sur cette science par Gril, dans Ibn Arabi 1988 : 382-487. Non
moins frappant dans le domaine de cette science illuminative du langage est le cas du soufi
marocain ’Abd al-’Aziz al-Dabbâgh, évoqué infra, note 4.
3. C'est à dire dans des cas de « possession angélique », où une entité spirituelle se manifeste par
l'intermédiaire d'un humain ; pour le cas inverse, où un homme s'adresse aux êtres subtils par
des invocations et des serments, cf. Sh. A. : 133.
4. Cf. Bûnî, 1956 : 91 sq. ; Sh. M. : 32. Le cas de A.A. al-Dabbâgh (XVIIe-XVIIle siècles) est plus riche
d'implications spirituelles. Malheureusement, les passages où il aborde la question du langage
suryâniyya (v. Ahmad ibn al-Mubârak, 1984, vol. 1, 342 et s.) n'ont pas encore fait l'objet d'une
étude suivie.
5. Sur cet aspect de l'œuvre de Jâbir, cf. Paul Kraus, 1986 : 223 s., et Pierre Lory, 1989a : 124 s.
6. La puissance conférée sur les djinns en particulier est inconditionnelle (Sh.A., 6 et s, 16), et ce
même si les dites entités subtiles ne sont pas de religion musulmane (Sh.A.,129).
7. Sans même parler des pouvoirs surnaturels qui étaient attribués, de son vivant, à la personne
même du prophète Muhammad, il semble que les imâms chiites aient été l'objet de ce type de
croyance de la part de certains de leurs partisans dès le premier siècle de l'Hégire.
8. Selon al-Bûnî, reprenant une sentence déjà très répandue avant lui, la basmala est au croyant
ce que le fiat existenciateur (kип) est à Dieu (Sh.M., 186).
9. En effet, souligne Bûnî, la magie licite n'apporte que bénéfices dans l'au-delà pour le croyant
(Sh.M. : 5). S'adresser aux forces astrales n'a rien d'impie, puisque celles-ci sont entièrement
soumises à la volonté divine (ibid., 31). Quant aux vertus du Coran, elles sont infinies et s'étendent
à tous les domaines (ibid., 186).
10. Nous plaçons cette expression entre guillemets, car l'observation précise montre bien qu'il
n'existe aucune césure entre le soufisme « savant » (l'œuvre d'Ibn ’Arabi par exemple) et celui
qui est pratiqué dans les milieux peu instruits, citadins ou ruraux.
11. En fait, on peut trouver des invocations ou des talismans qui garantissent l'entrée dans le
paradis, même au voleur ou à l'adultère (v. par ex. O. Depont et X. Coppolani, 1897 : 140). Mais de
telles assertions existent, sous forme de hadith appliquées à tel ou tel fragment du Coran, et
doivent donc être situées dans un contexte religieux plus large que la simple pratique magique.

RÉSUMÉS
La fonction attribuée au verbe en magie islamique ne dérive pas de la simple idée que la parole
véhicule une force, ou que la structure du langage correspond à celle de l'univers. Pour les
ésotéristes musulmans, le monde sensible et le langage sont deux faces d'une même réalité. Les
paroles prononcées ou écrites manifestent et accompagnent le déploiement en acte de la
création. Les ouvrages d'al-Bûnî ou d'Ibn al-Hâjj Tilimsânî proposent des techniques où l'usage
des noms et notamment des versets coraniques permet d'exercer une action sur des anges, des
djinns ou des forces naturelles. Ces pratiques sont souvent assumées par des marabouts, soufis ou
supposés tels ; mais chaque croyant peut y avoir accès et profiter des bienfaits du pouvoir secret
de la parole sacrée.

The function of the Word in Islamic magic does not simply derive from the idea that words
convey a force or that the structure of language corresponds to that of the universe. Esoteric

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Muslims consider the cosmos as a whole to be a language in its very essence. A word, uttered or
written, is the spiritual aspect of its referent. Al-Bûnî's or Ibn al-Hâjj Tilimsânî's writings propose
techniques for using names and especially verses from the Koran so as to force angels, jinns or
natural forces to serve mundane purposes. Though usually performed by reputedly Sufi
marabouts, these practices are accessible to any Muslim who wants to benefit from sacred
language's secret power.

INDEX
Population Musulmans
Mots-clés : parole, verset coranique, cosmos, coran
Keywords : cosmos, koranic verses, Koran

AUTEUR
PIERRE LORY
Ecole Pratique des Hautes Etudes-Section des Sciences Religieuses

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Entre recette magique d'Al-Bûnî et


prière islamique d'al-Ghazali : textes
talismaniques d'Afrique occidentale.
Between al-Bûnî’s Magical Recipes and al-Ghazâlî's Islamic Prayer: Talismanic
Texts from Western Africa”

Constant Hamès

1 En travaillant sur un corpus d'une vingtaine de recettes magiques à base de textes


islamiques dont se servait un moodi (« marabout ») soninké (Hamès, 1987), la question
de la provenance de ces recettes s'est posée. Le moodi lui-même ne les avait pas
inventées et les gens de sa famille dont il les tenait, particulièrement son père, non
plus. Alors qui ? Et d'où ?
2 La tradition orale, la consultation de certains fonds de manuscrits et l'ouvrage déjà
ancien d'E. Doutté (1908) sur le Maghreb font émerger, de l'anonymat apparent de tous
ces textes magiques d'Afrique occidentale, un nom, celui d'al-Bûnî et le nom d'un de ses
ouvrages, le Shams al-macârif, « Le soleil des connaissances »1.
3 Les comparaisons entre cet ouvrage et les recettes talismaniques de « terrain »
s'avèrent tout à fait instructives. On y regardera donc de près. Cependant, cette
comparaison n'est pas totalement satisfaisante car plusieurs textes talismaniques
recueillis ne coïncident pas – ou trop partiellement – avec le modèle général proposé
par al-Bûnî. Par contre ils ressemblent à ces formes de prière que les traditions
d'origine de l'islam ont dénommées ducâ, pl. dacwât, c'est-à-dire « appel »,
« invocation », « supplique » etc. Or une des présentations les plus systématiques de ces
dacwât est contenue dans l'œuvre maîtresse d'al-Ghazâlî, l' Ihyâ’ culûm ad-dîn. (« La
revivification des sciences de la religion ») (Al-Ghazâlî, s d.). Là aussi, la confrontation
avec les écrits africains pourra nous indiquer s'il s'agit d'un second modèle
d'inspiration possible.
4 Pour fixer les idées, prenons deux exemples de terrain, provenant du corpus soninké et
correspondant apparemment à des univers de référence différents.

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5 Premier exemple. Il s'agit de deux courtes recettes pour agir sur les paroles d'un
adversaire ou d'un supérieur en lui « prenant la bouche ». Voici les textes.
« Recette de l'adversaire (al-khasam) ou d'un chef (sultân). Si tu veux prendre la
bouche de celui qui est furieux contre toi (yaghdabu calayka) ou si tu veux arriver à
tes fins auprès de celui que tu sollicites, recopie ce tableau (al-khâtim), glisse-le dans
un étui (unbûb) que tu maintiendras d'un fil ou d'une ficelle puis mets-le en poche :
il aura pour effet de faire se mélanger les paroles dans la bouche de ton adversaire
et de l'empêcher de trouver le bon argument, in shâ’. (Une écriture différente a
hâtivement rajouté « Allah », ce qui, au lieu de « si veut » donne « si Allah le veut »).
Voici le tableau à transcrire sans bismillah (bilâ basmalat). »
6 Celui-ci contient une formule verbale non identifiée, entrecoupée par un des signes
« cabalistique » – IIII – qu'al-Bûnî appelle parfois tilasm, suivie d'une ligne et demie d'un
verset coranique dont il manque le dernier terme verbal : « Sourds, muets, aveugles,
ils.... ne pas » (Coran, II, 18 & 171). La négation (la) est répétée sept fois. Le contexte du
verset, dans le Coran, désigne ceux qui sont abandonnés par Allah. Mais nous savons
d'expérience que ce n'est pas le contexte que vise le talisman mais bien le sens premier
et littéral des termes qu'il a sélectionnés.
7 Une deuxième recette suit :
De même, avec le tableau suivant, tu prends la bouche de l'adversaire (fam al-
khasam) et de ce fait, tu le domines (taghlibuhu).
Voici le tableau, à mettre en poche.
8 Le tableau est un carré de 3 x 3 cases (appelé généralement pour cette raison muṯallaṯ) ;
la case centrale est vide, fort probablement réservée à l'inscription du nom de
l'adversaire ; les trois cases supérieures portent chacune un terme dont l'ensemble
donne : « Il fut troublé celui qui était infidèle » (Cor, II, 258) ; les cinq autres cases
comportent des chiffres.
9 Dans les deux cas, on est en présence d'une magie de type sympathique puisqu'il s'agit
de transférer sur quelqu'un les effets du contenu explicite d'un texte efficace (« sourds,
muets, aveugles » — « trouble »). Il s'agit aussi de magie maléfique si l'on en juge par la
charge agressive du projet et du désordre psycho-moteur souhaité. Fait remarquable,
contrairement à l'accoutumée, aucune formule islamique pieuse n'introduit la recette
et il est même spécifié qu'il faut l'en écarter : « bilâ basmalat » ; le « in shâ' » (si veut) non
suivi d'Allah dans l'écriture originale est peut-être symptomatique.
10 On peut alors s'interroger sur le statut du texte coranique tel qu'il est utilisé ici : quelle
est la « force » efficace à laquelle le talisman se réfère ? Une indication intéressante
vient de ce qu'al-Bûnî a traité la même question de l'action magique sur la parole
d'autrui, au moyen du même vocabulaire coranique. Sa recette (Shams, II, 223) vise en
effet « à nouer les langues (li-caqd al-alsina), entre autres en recopiant cinq fois les mots
« sourds, muets » et sept fois « aveugles » suivis de « et ils ne voient pas, ne s'expriment
pas, ne parlent pas » (Cor, VII, 179) puis, s'adressant à la personne visée : « ô un tel fils
d'une telle (ben fulâna)2, ta langue est nouée. » Une allusion et un appel analogiques
sont faits à « Allah qui a noué les sept (sabca) cieux et les lions (sibâc) de Daniel » puis al-
Bûnî propose l'utilisation d'une graphie originale des trois termes coraniques « sourds,
muets, aveugles ».
11 La parenté entre la première recette de terrain et celle d'al-Bûnî apparaît clairement
(nouer la langue ; sourds, muets, aveugles, ne....pas ; le chiffre sept). Dans le même sens,
on relèvera la construction du 2e tableau qui mêle mots et chiffres. Al-Bûnî est
particulièrement connu pour la prescription et l'exploitation systématiques de ce type

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121

de tableau, comme l'atteste son ouvrage, le Shams, notamment dans sa quatrième


partie.
12 Deuxième exemple. Voici d'abord une prescription à base de récitations pieuses, pour le
rachat de fautes morales.
« Talisman. Les Khalifes ont rapporté d'après le messager d'Allah – le salut d'Allah
et la paix soient sur lui – qu'il existe cinq invocations pieuses (aḏkâr) à faire pour le
rachat de ses fautes (fidya). La première : il n'y a de dieu qu'Allah, à réciter 70 000
fois. La deuxième : loué soit Allah, louange à lui, loué soit Allah, le glorieux, à réciter
1 000 fois. La troisième : au nom d'Allah le clément, le miséricordieux, à réciter 800
fois. La quatrième : dis, il est lui, Allah, l'unique, à réciter 50 fois. La cinquième : le
salut sur le Prophète, soit la formule : Que le salut d'Allah et la paix soient sur lui,
12 000 fois. Fin. »
13 Comparativement aux « recettes » précédentes, la tonalité est différente. La
présentation formelle suit le modèle des traditions prophétiques (hadîṯ) et les formules
à réciter s'inspirent de celles des confréries islamiques (ḏikr, pl. aḏkâr) et, au-delà, d'une
tradition mystique dont al-Ghazâlî représente le pivot. On remarquera cependant
l'importance des chiffres (il y a cinq invocations), des nombres et des répétitions. Voici
encore, dans un registre voisin, une récitation coranique (Cor, III, 6) à faire dans une
situation bien particulière :
« Talisman de l'enfant. A réciter au moment de l'accouplement ( cind al-jamâca). La
femme trouvera un enfant. ‘C'est lui qui vous fait prendre forme dans les utérus,
selon sa volonté. Il n'y a pas de dieu en-dehors de lui, l'aimé, le sage’. Fin. »
14 Il n'y a pas de rituel, pas d'instrumentation à mettre en œuvre sinon la récitation au
moment opportun de ce verset coranique dont on veut s'accaparer le sens et les effets
d'ordre sympathique3.
15 Magie d'un côté, prière de l'autre ? Acceptons pour le moment de poser la question en
ces termes puisque les différences entre des talismans effectivement utilisés en Afrique
de l'ouest nous y invitent et examinons de plus près les modèles à la fois historiques et
paradigmatiques de ces deux types de recours.

La magie de type al-Bûnî


16 Le cas le plus célèbre et le plus populaire mais en même temps le plus ambigu de ce
type de magie est celui fourni par le même Abu Hamîd Muhammad al-Ghazâlî
(1058-1111) qui rapporte, dans son ouvrage de facture autobiographique Al-munqiḏ min
ad-dalâl (« Sortir de l'impasse ») un exemple d'application d'un carré magique lors d'un
accouchement difficile.
17 Le contexte est celui d'une argumentation ad hominem menée par al-Ghazâlî en faveur
de la reconnaissance de la nature spécifique de la Prophétie, « œil qui perçoit des
choses singulières au-delà des limites de la raison (tawr warâ' al- caql) ». De la même
façon, plaide-t-il, le rituel de la sharica, celui du nombre de prosternations (rakacât)
durant la prière par exemple, possède des « vertus » cachées, « qui ne sont pas
accessibles à la logique rationnelle (mâ lâ yudrik bi-l-hikmat al- caqlîya) et qui ne peuvent
être perçues qu'avec l'œil de la Prophétie (illâ bi-cayn an-nubûwwa) ». L'argument ad
hominem va consister à s'adresser aux incrédules sur le terrain de leur propre
spécialisation intellectuelle ou professionnelle et al-Ghazâlî cite nommément

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« l'astronomie, la médecine, les sciences de la nature, la magie-sorcellerie (sihr) et l'art


talismanique (at-tilasmât) ». Puis il continue :
« Si on consulte leurs ouvrages, ils croient à des propriétés (khawâss) autrement
plus étonnantes que celles inhérentes à la Prophétie (acjab min haḏa). Par exemple,
parmi les propriétés étonnantes pratiquées dans le traitement d'un accouchement à
l'expulsion difficile, on trouve cette figure (ash-shakal) :

(4 9 2

3 5 7

8 1 6)

d t b

j h z

h a w

Elle est transcrite sur deux morceaux de tissu sec posés sous les pieds de
l'accouchée qui les fixe du regard : aussitôt, l'enfant s'empresse de sortir. Ceci est
bien écrit en place et on peut le consulter dans l'ouvrage intitulé « Propriétés
étonnantes » (cajâ'ib al-khawâss) ». Il s'agit d'une figure à 9 « maisons » qui
contiennent des valeurs dont la propriété (ruqûm makhsûsa) est d'aboutir à un total
de 15, qu'on les additionne en ligne, en colonne ou en diagonale. Ah ! comment
quelqu'un peut-il croire à cela et n'avoir pas l'esprit assez large pour admettre que
l'appréciation de la prière légale du matin, qui est de deux prosternations, de celle
de midi, qui est de quatre et de celle du soir, qui est de trois, comporte des
propriétés cachées et une cause – les différents moments de la journée – non
accessibles à la raison mais perceptibles seulement à travers la lumière de la
Prophétie ! » (Munqiḏ, 66-67)
18 Petite clarification. La « figure » représentée – il n'y en a qu'une en réalité – est un
carré constitué par les premières lettres de l'ancien alphabet arabe à usage numérique,
dit abjad (cf. Colin, 1975). Si on lit les lettres suivant l'ordre de leur valeur numérique
paire (cf. le carré de chiffres voisin), on obtient bdwh, généralement vocalisé en budûh,
mot qui n'a aucun sens mais que la pratique magique ultérieure a quasiment sacralisé,
comme on le verra plus loin (cf. Mac Donald, 1981 et Doutté – qui vocalise badouh –
1984 : 193).
19 L'exemple, tiré d'un ouvrage sur l'art des talismans, suggère qu'à l'époque considérée –
fin XIè, début XIIème siècle – les pratiques talismaniques étaient suffisamment
courantes pour qu'on s'en serve à titre d'illustration. L'objectif poursuivi, l'accélération
d'un accouchement, paraît également correspondre, comme tout ce qui concerne la
fécondation, la grossesse, la descendance, à une des demandes socialement les mieux
ancrées. Notre corpus soninké, par exemple, le confirme largement.
20 Notons, dès maintenant, la distinction de vocabulaire établie par Ghazâlî entre sihr
(magie-sorcellerie) et tilasmât (talismans, du grec d'époque hellénistique télesma = rite
religieux). Dans son Ihyâ’culûm ad-dîn, il les classe l'un et l'autre parmi les sciences
« condamnables » : wa ammâ al-maḏmûm minhu fa-cilm as-sihr wa at-tilasmât (Ihyâ’, I, 3).

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On verra qu'Ibn Khaldûn a repris ces deux termes et a tenté d'étayer conceptuellement
leurs différences, sans y parvenir réellement.
21 L'association, à partir de ce texte, du nom prestigieux d'al-Ghazâlî et du carré magique
particulier utilisant les neuf premières lettres de l'abjad, a contribué à répandre l'image
paradoxale d'un Ghazâlî magicien. L'opinion publique en est venue à estimer que
l'imâm avait donné sa caution à cette recette magique, à ce carré à 3 x 3 cases qui n'est
d'ailleurs plus désigné aujourd'hui que comme « muṯallaṯ al-Ghazâlî », le carré triple
d'al-Ghazâlî ! On peut même lire dans la savante Encyclopédie de l'islam (Mac Donald,
1981 : 153) : « après qu'al-Ghazâlî l'eut adopté (cette formule) et désignée dans al-munqi
ḏ [...] comme une aide inexplicable mais sûre pour résoudre les questions les plus
difficiles, elle acquit peu à peu une réputation générale [...] et finit par devenir
l'élément fondamental et l'aboutissement de toute la science des lettres ( cilm al-hurûf). »
E. Doutté, de son côté, constate : « El Ghazâli est une des autorités dont se prévalent
constamment les auteurs musulmans de magie » (Doutté, 1981 : 139, note 5).
22 En fait, le texte et le contexte du Munqiḏ à propos du carré magique budûh paraissent
ambigus. A supposer qu'al-Ghazâlî ait eu une attitude personnelle d'incrédulité, il ne
l'exprime pas ouvertement. Tout dépend en fait de l'interprétation de l'adjectif
comparatif acjab : (ils croient à des propriétés) « plus étonnantes » (que celles liées à la
Prophétie). Est-ce le simple constat d'une hiérarchie dans l'étonnement ou une allusion
au caractère plutôt invraisemblable de ces propriétés ? D'un autre côté, le
raisonnement analogique utilisé : « vous croyez à cela, alors pourquoi pas à ceci ? »
n'est pas très convaincant si le premier terme, c'est-à-dire l'efficacité du carré
magique, n'est pas jugée crédible. Enfin, il est probable que la simple présence d'une
recette et d'un carré magiques dans un ouvrage d'al-Ghazâlî ait suffi pour les couvrir,
auprès du plus grand nombre, de l'autorité de l'auteur qui a même pu être considéré
comme leur auteur4 !
23 Plus fondamentalement, une analyse du texte original du Munqiḏ, dans son ensemble
comme dans les passages incriminés, fait apparaître le rôle sémantique crucial des
termes khawâss, makhsûs, khâssa, khassîya, etc. qui donnent un surplus de sens,
généralement causal, à des actes, à des objets, à des textes, à des personnes. Le carré
magique possède ainsi « des propriétés étonnantes » (khawâss cajîba). L'œil de la
Prophétie a des perceptions « spéciales » (khâssa). Il y a les « vertus » (khawâss) des
médicaments mais aussi des étoiles. Les prescriptions de la sharî ca possèdent de la
même façon des « vertus » pour la médecine des cœurs. Les chiffres du carré sont
« dotés de propriétés ou de pouvoirs particuliers » (makhsûs). Il faut la lumière
prophétique pour percevoir les propriétés spéciales (khawâss) du nombre des
inclinaisons durant la prière légale. Enfin, les visions du dormeur peuvent donner une
toute petite idée des pouvoirs particuliers (khassîya) du Prophète.
24 Si on suit al-Ghazâlî, toutes ces propriétés témoignent d'un certain niveau d'efficacité
qui se situe « en dehors de la raison ou de l'intellect (al- caql maczûl canhâ) ». Cette
formule symptomatique est utilisée à plusieurs reprises. Or c'est justement dans cette
brèche des « propriétés merveilleuses qui sont inaccessibles à la raison » que vont
s'engouffrer des magiciens musulmans comme al-Bûnî5. La dette de ce dernier vis-à-vis
des découvreurs et dévoileurs de mystères (al-ghayb) et d'al-Ghazâlî en particulier est
immense.
25 Les titres des 40 chapitres du Shams al-macârif d'al-Bûnî, qui font écho aux 40 « livres »
de l'Ihyâ’ d'al-Ghazâlî, soulignent l'importance de deux notions voisines : al-khawâss,

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c'est-à-dire les propriétés occultes de tel ou tel élément, objet, entité, lettre, chiffre,
mot, combinaison, et d'autre part al-asrâr, c'est-à-dire les secrets ou les pouvoirs
secrets des mêmes éléments. Citons seulement quelques têtes de chapitre du Shams :
« Les secrets (asrâr) de la basmalat, ce qu'elle contient de pouvoirs particuliers (khawâss)
et de baraka cachée » (Ch. 5). « Les vertus spéciales (khawâss) des incipit du Coran et des
versets révélateurs » (Ch. 9). « Les secrets de la fâtiha, ses du câ', ses pouvoirs particuliers
célèbres (khawâssuhâ al-mashûrât) » (Ch. 10). « Les pouvoirs particuliers (khawâss) de
certains carrés magiques et talismans (tilasmât) bienfaisants » (Ch. 19).
26 Al-Bûnî prolonge, exploite et subvertit tout à la fois le domaine d'outre-raison ouvert
par al-Ghazâlî à partir de cette notion charnière de al-khawâss.
27 On pourrait en dire autant de l'usage d'al-asrâr (sg. sirr) valorisé par al-Ghazâlî à propos
des « vertus particulières ou cachées » du rituel islamique légal. Il suffit de lire les
intitulés des « livres » correspondant de l'Ihyâ’ : kitâb asrâr at-tahâra (les secrets de
l'ablution-purification) ; kitâb asrâr as-salât (les secrets de l'office de la prière) ; kitâb
asrâr az-zakât (les secrets de l'impôt-aumône), etc.
28 Nous ne sommes dès lors pas étonné de retrouver al-Ghazâlî cité dans le cortège des
maîtres enseignants (sanad mashâikhinâ) par lequel al-Bûnî légitime de façon
traditionnelle son savoir : dans une des chaînes de ses maîtres en science des lettres,
Muhammad al-Ghazâlî apparaît au 10ème rang (chronologique ?) suivant Abû Najîb as-
Suhrawardî (m. 1168) et précédant, entre autres, al-Junayd al-Bagdâdî (m. 911), Sarî ad-
dîn as-Saqatî (m. 867) pour aboutir, à la fin, à Abu l-Hasan al-Basrî (m. 728) (Shams, IV,
530). Chaîne de transmission mystique, à la vérité, et non de sciences occultes.
29 Promoteur de la revivification du religieux islamique, notamment par l'importance
accordée à ses « mystères » (asrâr et khawâss), al-Ghazâlî a donc été aussi le promoteur,
probablement malgré lui, du carré magique budûh (celui du Munqiḏ) et à travers ce
dernier, du carré magique en général.
30 Al Bûnî n'a pas été en reste pour honorer son maître ès sciences des lettres 6 et il lui
consacre dans la quatrième et dernière partie du Shams quelques budûh à sa façon. En
voici un, de 16 cases, uniquement constitué des quatre lettres en question 7. Al Bûnî le
préconise dans le cadre de l'utilisation des bienfaits de la lettre « b » (début de budûh)
et il doit permettre « d'obtenir le consentement total de la totalité de la création » !
(Shams, IV, 401). Un carré identique est proposé tout à la fin de l'ouvrage (Shams, IV,
526), pour un usage au choix de l'utilisateur d'abord et à des fins amoureuses ensuite.
Nous traduisons ces dernières prescriptions car il nous semble qu'elles permettent de
saisir certains mécanismes du système magique d'al-Bûnî. En même temps, on y trouve
une sorte de jeu de mot, volontaire ou involontaire, qui ressemble fort à un clin d'œil
adressé au maître al-Ghazâlî...
« Paragraphe des carrés magiques (makhsûsa) à effets bienfaisants divers.
Parmi ceux-ci, se trouve le carré construit avec les quatre lettres b, d, w et h. Il faut
le transcrire en deux exemplaires sur une peau de gazelle (ghazâl), un vendredi au
moment du lever du soleil puis le parfumer avec du baume (lubân), de l'ambre
(canbar) et de l'encens (madd) et enrouler les deux figures (le carré budûh est
reproduit deux fois dans le texte) sur une baguette de grenadier avec un morceau
de soie blanche, après avoir écrit le nom du demandeur et de l'objet de la demande.
S'il s'agit d'aboutir à un mariage ou à des fiançailles (khitba), il faut prendre une
colombe blanche, écrire le carré budûh, c'est-à-dire la formule magique (al- cazima)
comme c'est indiqué, l'attacher à l'aile de la colombe puis envoyer celle-ci avec un
messager : le messager s'arrêtera devant la porte, alertera les gens de la maison

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puis lâchera la colombe et chaque fois que celle-ci passera en vol, la femme sera
troublée (hâjat al-mar'a). Si la colombe est lâchée à l'intérieur de la maison fermée,
c'est encore mieux et plus efficace. »
31 On découvre dans la dernière recette un procédé de magie sympathique basé sur
l'analogie entre les battements d'aile de la colombe et l'émoi de la femme ; le
symbolisme de la virginité féminine représentée par « une blanche colombe » est en
partie transculturel.
32 Dans la première prescription par contre, on voit surtout apparaître un jeu de
concordances entre des lettres, des moments, des parfums, des objets, tout à fait
représentatif de la manière de faire d'al-Bûnî ; on aura remarqué au passage que la
peau sur laquelle il faut écrire le carré budûh correspond au nom de Ghazâli, à la
dernière lettre près...
33 Un dernier mot sur budûh qui continue à marquer de son empreinte nombre de
talismans contemporains et qui s'adapte aux situations politico-culturelles nouvelles
comme en témoigne cet exemple africain, d'époque coloniale, où budûh est transcrit en
valeurs numériques, tantôt suivant la graphie arabe habituelle tantôt suivant la graphie
européenne8.

Σ 9 2

Ǝ 0 V

ʌ I 7

Σ 9 2

3 5 7

8 1 6

34 Après l'examen de ces quelques exemples, essayons de caractériser les procédés d'al-
Bûnî.
35 Son système peut fondamentalement être décrit comme un ensemble de rapports, sans
causalité précise, entre divers niveaux et séries d'éléments qui définissent une
structure générale de l'univers, faite de correspondances, sans hiérarchie ni
prééminence notoires. Les éléments eux-mêmes sont constitués de séries rangées ou
ordonnées. Citons-en quelques-unes, en guise d'inventaire non exhaustif : les lettres de
l'alphabet, le système numérique, le monde d'en-haut (calawî) et d'en-bas (suflî), les sept
planètes, les signes du zodiaque, les quatre éléments, les rites et le calendrier
musulmans, le Coran, les noms d'Allah, les parfums, les couleurs, les métaux, les djinns,
les anges, les sept signes « cabalistiques », les saisons, etc. Ce sont les combinaisons
entre les séries et leur mise en relation bi-univoque qui constituent la grammaire de cet
exercice cosmologique9. L'efficacité opératoire provient directement de la rencontre
des éléments à l'intérieur de la formule précise d'une « recette ».
36 La palette d'al-Bûnî s'étend ainsi à tous les constituants du cosmos gréco-hellénistique
dans lequel il injecte en supplément le système islamique. C'est sans doute au tout

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début du Shams, après l'introduction, que l'on perçoit le mieux sa démarche générale,
lorsqu'il présente l'articulation entre cosmos, alphabet, nombres et carrés magiques
(Shams, I, 5) :
« Sache que les nombres ont leurs secrets (asrâr) et possèdent une influence (aṯâr)
tout comme les lettres. Le monde supérieur est la prolongation du monde inférieur.
Le monde de l'arche prolonge celui du trône, lequel prolonge la planète Saturne,
laquelle prolonge la planète Jupiter, laquelle prolonge la planète Mars, laquelle
prolonge la planète Soleil, laquelle prolonge la planète Vénus, laquelle prolonge la
planète Mercure, laquelle prolonge la planète Lune, laquelle prolonge la planète
chaleur, laquelle prolonge la planète humidité, laquelle prolonge la planète du
froid, laquelle prolonge la planète du sec, laquelle prolonge la planète de l'air,
laquelle prolonge la planète de l'eau, laquelle prolonge la planète de la terre,
laquelle prolonge la planète Saturne. A Saturne est associée dans le monde
supérieur la lettre jîm, à laquelle correspond le chiffre trois ou, si on la décompose
(at-tafsîl), le nombre cinquante-trois [...] ; à Saturne est associé le carré magique 3x3
(al-muṯallaṯ), le plus connu parmi les experts10. »
37 On pourrait résumer très simplement ce texte par la formule triviale : tout se tient !
Mais on pourrait également faire appel au principe de contiguïté qui semble pouvoir
(ou vouloir ?) expliquer le sens et l'efficacité des relations. Ce principe joue en magie,
comme dans toute logique symbolique, un rôle considérable.
38 Fait remarquable, la seule note islamique explicite de ce texte est fournie par « les
mondes de l'arche et du trône » (Cor. XXI, 22 ; IX, 129 ; II, 255 etc.) situés par al-Bûnî au-
delà du monde planétaire. Quant à l'alphabet arabe, fait-il référence simplement à lui-
même ou à la langue divine du Coran ? En fait, la toile de fond, on s'en aperçoit une
nouvelle fois, relève de la cosmographie grecque et l'on ne peut qu'être intéressé en
écoutant A. Bernand (1991 : 82) parler de la Grèce : « Dans les textes magiques grecs
apparaît la croyance que le monde forme un tout divin, dont les parties sont reliées les
unes aux autres par une sorte de sympathie ». Pas un mot à changer dans cette
proposition si on remplace « grecs » par « arabes ».
39 L'originalité d'al-Bûnî, au tournant des XIIe et XIIIe siècles, n'a cependant pas été de
« réchauffer » les restes de la science hellénistique mais bien d'y incorporer
systématiquement tout ce qui, dans l'islam, pouvait être structuré sur le modèle des
séries d'éléments déjà existants.
40 Voici un premier exemple où s'entrechoquent données grecques et islamiques.
« Celui qui dresse un carré de 4x4 et qui y inscrit des rapports numériques le lundi,
alors que la lune est en conjonction avec la planète Jupiter, à 3 degrés dans le
Taureau et ce à l'heure de la lune, celui qui l'écrit après avoir fait des ablutions puis
une prière de deux rakca (sous-séquences rituelles), puis la récitation de la fâtiha
(sourate d'ouverture du Coran), puis cent fois le verset du trône (Cor, II, 255) puis
encore la fâtiha et ensuite la sourate al-ikhlâs (Cor. CXII), s'il l'écrit (le carré) sur une
peau non souillée (tâhir) et s'il le porte en amulette (hamalahu), alors Allah
augmentera sa compréhension, sa mémoire, sa sagesse et embellira sa destinée
parmi les gens, dans le monde supérieur (calawî) et inférieur (suflî). S'il le donne à
porter en amulette à un prisonnier, celui-ci s'échappera rapidement. S'il le suspend
au drapeau de l'armée, il la fera vaincre les ennemis mécréants et ceux qui leur font
allégeance. Celui qui le porte en amulette vaincra son adversaire, par la volonté
d'Allah Très Haut. » (Shams, IV, 526)
41 En-dehors de la peau qui sert de support d'écriture et du carré magique à porter en
amulette, tout un rituel islamique est venu s'ajouter au système cosmologique
précédent. Ce rituel n'est autre, dans le cas présent, qu'une réplique de la prière légale

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musulmane (as-salât), accompagnée de récitations surérogatoires de la fâtiha et surtout


du verset du trône qui est peut-être le texte coranique le plus sollicité par les
rédacteurs de talismans. Dans le même sens, on peut considérer la peau « non souillée »
sur laquelle on écrit le carré magique comme un substitut du tapis ou du lieu de prière
dont la pureté (tahâra) est d'obligation canonique. Quant au carré magique à inscrire
sur le drapeau de l'armée « qui vaincra les ennemis mécréants », il est difficile de ne pas
y voir une audacieuse inversion des faits de la célèbre bataille de Qâdisîya contre les
Perses (636) où un carré magique ornait le drapeau de l'armée perse « mécréante »,
écrasée par les soldats de l'islam (Ibn Khaldûn, cIbar, I, 502 ).
42 On en arrive ainsi aux carrés magiques « islamiques » dont al-Bûnî s'est fait le
spécialiste et qui lui ont valu la célébrité. Il ne s'agit plus des carrés magiques
numériques ordinaires. Ceux qu'il a développés systématiquement et qui constituent
son « fonds de commerce » le plus sûr sont basés sur « les plus beaux noms d'Allah ».
L'exergue du Shams et de chacune de ses quatre parties résume (et légitime) le contenu
de l'ouvrage par la citation coranique (VII, 180) : « Les plus beaux noms appartiennent à
Allah : utilisez-les pour l'invoquer. » Al-Bûnî, comme tant d'autres, a suivi cette
injonction à la lettre, si on peut dire, mais à sa façon qui est celle d'un virtuose. La
quasi-intégralité du Shams tourne autour des noms d'Allah11, utilisés selon des procédés
variés. Le plus élaboré consiste à construire des carrés magiques à partir de la valeur
numérique de leurs lettres. Prenons un exemple parmi la profusion de cas présentés
(Shams, II, 166).
« Paragraphe 25 des noms du Très Haut : ghafâr (qui pardonne) Celui qui inscrit un
carré (murabbac a) avec ce nom, la dernière nuit du mois, sur une feuille de plomb
(rasâs) et le porte en amulette, après avoir récité (tilâwat) le nom et son nombre
(correspondant), Allah fermera les yeux sur lui, sur ses injustices, et s'il est de
bonne foi, dérobera aux yeux des gens les bénéfices qu'il aura pu faire dans des
guerres ou dans des choses semblables. Si quelqu'un veut rétablir la vérité, on
n'acceptera pas son témoignage. Et si quelqu'un veut dévoiler la vérité sur les
circonstances de son origine (« de sa naissance »), ses secrets resteront cachés et il
pourra se réfugier auprès d'Allah grâce à l'évocation de ce nom dont le
correspondant numérique est 1281. Quant aux (autres) noms d'Allah qu'on peut
tirer de ses lettres constitutives, il y en a deux glorieux : muqît (nourrisseur) et qâbid
(saisisseur) dont le nombre (total) est 1453. Voici le carré » :

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43 Al-Bûnî s'arrête là dans la présentation de cette recette. Il faut, si on veut que tout soit
clair12, transformer les lettres du nom d'Allah en valeurs numériques, soit gh =1000,
f =80, â =1, r =200 et on obtient alors un carré dont le total, en lignes, colonnes et
diagonales équivaut toujours à 1281, « concordance » (wafq, pl. awfâq) qui est la
définition même du carré magique. Il reste ensuite à expliquer le nombre 1453 (qui n'a
rien à voir avec la prise de Constantinople !) issu des deux autres noms d'Allah, muqît et
qâbid, de même valeur numérique que la somme des noms des lettres composant ghafâr,
soit gh =ghayn (gh =1000, y =10, n =50), f =fâ (f =80, â =l), â =alif (â =l, 1 =30, f =80), r =râ
(r =200, â =l). Le total de cette « décomposition » (tafsîl) de ghafâr donne 1453, ce qui
correspond exactement au total des lettres simples des deux noms muqît (m =40 + q =100
+ î =10 + t =400 = 550 ) et qâbid (q =100 + â = l + b =2 + d =800 = 903). Le hasard a donc voulu
qu'à partir de la manipulation des lettres et des chiffres du nom d'Allah ghafâr, on
arrive à en reconstituer deux autres. Al-Bûnî répétera ce procédé dans toute une série
d'autres exemples.
44 En réfléchissant sur ce cas, on pourrait conclure à une islamisation du carré magique
par l'usage des noms d'Allah et d'un certain vocabulaire, comme tilâwa qui désigne la
récitation coranique. Mais on pourrait tout aussi bien renverser la proposition et parler
de l'introduction de la magie en islam. Par l'action (contraignante ?) sur l'un de ses
noms, Allah se trouve en effet au centre d'un réseau de concordances de type magique.
Ecoutons encore ce qu'on nous dit de la magie grecque à ce sujet : « Dans la magie
grecque, il s'agit de contraindre le dieu par l'évocation de son nom, à produire tel ou tel
résultat. De là ces litanies de noms divins... » (A. Bernand, 1990 : 79). Au surplus, dans le
cas présent, l'utilisation du plomb comme support de l'écriture du carré renvoie aux
plus anciennes traditions de la magie. Ce dernier point invite, soit dit en passant, à ne
pas faire du papier l'unique support envisageable de l'écriture talismanique 13.

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45 Que penser de ces procédés et de l'univers de référence qui les sous-tend ? Nous
n'avons évidemment pas fait le tour de toutes les pratiques d'al-Bûnî mais les exemples
examinés permettent d'aller plus loin.
46 Pour cela, il faut entrer plus avant dans la pensée islamique qui, dès la révélation
coranique, s'est heurtée à la notion de magie-sorcellerie. En effet, le Coran pose tout à
la fois un problème théologique et ethnographique lorsqu'il promulgue l'interdit du
sihr, terme qui désigne globalement un type de pratiques de sorcellerie ou de magie
mais qui n'est pas suffisamment explicite pour permettre de caractériser telle ou telle
croyance, telle ou telle pratique observées.
47 La question centrale à laquelle des légistes musulmans se sont évertués de répondre est
de savoir si toutes les pratiques magiques relèvent du sihr ou bien si des distinguo
peuvent être établis entre des pratiques innocentes et d'autres prohibées. Autrement
dit, si on sait que ce qui est condamné s'appelle sihr, que met-on sous ce vocable ?
48 Rappelons que le terme sihr, apparaît, sous différentes formes nominales et verbales,
dans plus de 30 occurrences coraniques et qu'il est l'objet de condamnations directes
dans au moins trois d'entre elles, dont Cor, X, 81 :
« ...Moïse dit : ce avec quoi vous êtes venus, c'est du sihr qu'Allah rendra inefficace
car, assurément, Allah n'avantagera pas le travail des agents de dégradation. »
49 Réalité reconnue dans son existence et ses effets, le sihr sera donc combattu pour motif
de nuisance et de désorganisation sociales. Le prototype de cette nuisance (et de sa
condamnation) est clairement désigné dans Cor, II, 102 : « ... on apprend par quel
moyen séparer la femme de son époux... celui qui achète cela n'aura pas de part dans
l'au-delà ». Exemple qui sera repris à l'envi par tous les théologiens-juristes statuant
sur la nocivité du sihr.
50 Vers la fin du XlVe siècle, Ibn Khaldûn a tenté de débrouiller l'écheveau du sihr. Il a
voulu voir en particulier quelles pratiques lui correspondent et finalement sur quoi
l'interdit est basé. L'intérêt de ses analyses, en dehors de l'effort d'organisation de la
pensée dans un domaine protéiforme, réside justement dans la connaissance qu'il a, à
son époque, de l'œuvre d'al-Bûnî. Son témoignage est d'ailleurs une présomption
supplémentaire en faveur de l'existence d'al-Bûnî et de ses recettes magiques dont
certaines sont venues jusqu'à nous14. A l'intérieur de la muqaddima, dans la longue
section15 intitulée « A propos de la science de la sîmîâ », Ibn Khaldûn conclut certaines
de ses analyses en disant : « c'est cela que fait al-Bûnî dans ses Anmât ». Dans le Shifâ as-
sâ'il16, qu'il a écrit avant les cibar, on retrouve les mêmes références et parfois même des
citations directes d'al-Bûnî. En se basant sur ces passages, certains – en particulier de
Slane – ont pensé que les Anmât était un livre perdu d'al-Bûnî. Or il suffit de lire le
sommaire du Shams (I, 4) puis les sections correspondantes (III, 268-304) pour
s'apercevoir qu'al-Bûnî a regroupé les fameux noms d'Allah en dix séries qu'il appelle
namt, pl. anmât. Chaque namt traite des invocations (dacwât) particulières aux noms de
sa série. Il est donc plus que vraisemblable qu'il s'agisse là des Anmât auxquels se réfère
Ibn Khaldûn.
51 Quelle analyse en propose-t-il ?
52 Lui aussi a lu al-Ghazâlî et il commence par poser l'hypothèse qu'il y a une différence
entre sihr et tilasmât. Mais, chemin faisant, son analyse se complique. En effet, dans le
registre des pouvoirs « spéciaux » qu'il passe en revue, il ne peut omettre ni le Prophète
et ses miracles (mucjizât) ni le saint (walî, voire sûfî) et ses prouesses (karamât).

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L'ensemble des éléments de son analyse à ce sujet peut être rassemblé dans un tableau
(voir ci-dessous).
53 La symétrie de ce tableau n'échappera à personne. Elle suggère une vision dualiste du
monde, avec le Bien du côté de la prophétie et de la sainteté et le Mal du côté de la
sorcellerie et des talismans. En même temps il y a des degrés dans le Bien comme dans
le Mal : la sainteté est une sorte de sous-prophétie du point de vue de l'étendue et de la
force des pouvoirs ; il en est de même pour l'art des talismans par rapport à la
sorcellerie.

54 En fait, les apparences sont trompeuses. A l'intérieur de la symétrie est installée une
hiérarchie. Le dualisme n'est pas complet. Allah n'a pas de vis-à-vis « mauvais » de
même niveau, de sorte que les actions prophétiques soutenues par lui l'emportent sur
les actions de sorcellerie. Mais il n'empêche que la tendance à la séparation
métaphysique du Bien et du Mal ne se manifeste jamais aussi nettement en islam qu'en
présence des sciences occultes. Celles-ci sont dérangeantes parce qu'elles attestent de
pouvoirs concurrents de ceux d'Allah, même affectés d'une efficacité moindre.
55 Ceci étant, la condamnation religieuse n'épargne pas l'art des talismans et l'atteint par
le biais de la sorcellerie dont elle serait une dérivation, aux moyens différents et plus
faibles mais de nature identique. Ibn Khaldûn a bien conscience de la tentative d'al-
Bûnî qui, dit-il, voudrait pratiquer une magie sans hérésie, en faisant appel à des
invocations, à des noms, à des paroles tirés du Coran et de la sunna, en parlant non pas
de magie mais de sîmîyâ (science du secret des lettres). Hélas ! Tout cela n'est
qu'habillage et apparences. La base du système reste l'astrologie et ses moments
favorables et l'on est donc bien en face d'une variété de sihr, c'est-à-dire de
concurrence à Allah. « Si l'on feuillette, écrit-il, les Anmât [d'al-Bûnî] et les invocations
qu'elles contiennent, [on constate que] leur classification repose sur la périodicité des
sept planètes... » (Shifâ, 55) ; ou encore, plus généralement : « ...on en revient aux

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fondements de leur voie magique (tarîqa sihrîya) qui est le rapport des astres avec la
totalité des êtres du monde, essences et contingences, substances et sens, lettres et
noms. Et à chaque astre est attachée spécifiquement une partie d'entre ceux-ci » (Shifâ,
55). C'est pour cela, conclura-t-il, que « la sharîc a ne fait pas de distinction entre sihr et
talismans et qu'elle range tout ça dans le chapitre unique des choses défendues
(mahzûran) » (cIbar, I, 502).
56 L'argumentation n'est d'ailleurs pas uniquement religieuse. La sharî ca, explique encore
Ibn Khaldûn, condamne « la sorcellerie, les talismans, l'illusionnisme » parce que leurs
effets sont nocifs au sein de la société. Le sorcier est par excellence l'homme des
mauvaises causes : tuer, annihiler des gens ou des animaux, séparer des couples
mariés, favoriser des voleurs, etc. Ce point de vue n'est pas particulier à Ibn Khaldûn,
malgré l'attachement de ce dernier à la maslaha malikite (intérêt général). Al-Ghazâlî
l'énonce déjà clairement dans l'Ihyâ’ :
« Sache que la science n'est pas condamnable en elle-même (lâ yaḏumm li- caynihi)
mais en raison des hommes (al-cibâd), pour l'une des trois causes suivantes : 1)
quand la science se fixe le préjudice (darar) comme objectif, du fait de son détenteur
ou de quelqu'un d'autre ; sont condamnables à ce titre la sorcellerie et les
talismans, réalités bien attestées par le Coran ; c'est un de leurs effets que de
séparer des gens mariés, par exemple, et ce fut aussi le cas de l'ensorcellement du
Prophète, qui en tomba malade.. » (lhyâ’, III, 31).
57 On note qu'al-Ghazâlî, de façon encore plus marquée qu'Ibn Khaldûn, se réfère au
Coran plutôt qu'à une réalité sociologique empirique pour démontrer la nocivité sociale
de la magie-sorcellerie.
58 La concordance entre loi islamique et loi sociale qui ressort de ce raisonnement n'est
pas une surprise. Elle est le postulat sous-jacent à toute pensée islamique d'époque
classique. Selon ce postulat, les lois naturelles, y compris sociales – celles précisément
qu'Ibn Khaldûn a développées – suivent les mêmes préceptes que la loi coranique. Tout
ce qui est mauvais socialement l'est également religieusement et vice versa ; cela ne
peut pas ne pas être autrement. L'explication n'en est pas donnée ouvertement mais on
subodore qu'elle tourne autour de l'existence d'un dieu unique qui pense ou crée de
façon totale et cohérente.
59 Les positions de la pensée islamique sur les phénomènes de magie et de talismans nous
obligent ainsi à nous interroger sur les pratiques contemporaines correspondantes.
Surtout, face à l'accusation religieuse d'Ibn Khaldûn, que pouvons-nous dire de la
pratique de l'astrologie aujourd'hui ? Les marabouts ouest-africains, principaux
pourvoyeurs de textes talismaniques, ont-ils encore des connaissances astrologiques et
si oui, par le biais de quelles sortes d'enseignement et de tradition ?
60 En parcourant le corpus soninké sous l'angle des coordonnées de temps, on s'aperçoit
que celles-ci sont formulées en fonction du calendrier et des rites islamiques (vendredi,
prières canoniques), à une exception près – le 1er jour du mois – qui paraît sans rapport
avec les configurations astrales. D'autres talismans ouest-africains, de provenances
diverses, semblent aller dans le même sens (cf. Epelboin et Hamès, 1993).
61 Avec la prudence qui convient, notamment en l'absence d'enquêtes approfondies de
terrain, on formulera donc l'hypothèse que les moments désignés comme favorables
par les talismans ouest-africains contemporains révèlent une islamisation des
structures et des rythmes temporels et qu'en conséquence, ils ont – jusqu'à quel
point ? – perdu les références astrologiques du modèle d'al-Bûnî. Si cette hypothèse se

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vérifiait, cela voudrait dire que si la magie est à un moment donné entrée en islam, elle
s'est en retour et à son tour très fortement ou même totalement islamisée. Mais la
vérification de cette hypothèse demanderait la prise en compte de tout ce qui, dans la
prescription d'un talisman, relève des consignes et des recommandations orales ainsi
que des rituels accomplis au cours de la consultation elle-même, bref de tout ce qui est
extérieur au contenu proprement dit de l'écrit talismanique. Rappelons que les recettes
talismaniques, même si elles figurent dans des écrits ou des ouvrages disponibles, sont
toujours prescrites par un spécialiste, membre de la classe sociale religieuse. Cette
prescription n'est qu'un moment et un épisode d'un rituel beaucoup plus large. Par
exemple, le prescripteur, avant de choisir et de confectionner le talisman, pourra être
astreint à des actes de purification spirituelle et corporelle tels que des jeûnes, des
exercices de chapelet (subha), etc. De même, le consultant, en utilisant le talisman,
devra peut-être accomplir certains actes, observer certains interdits. Faute d'une
connaissance suffisante de l'ensemble des éléments d'une consultation-prescription et
de son évolution socio-historique, il paraîtra prudent de parler en termes d'hypothèses
quant à la disparition ou raréfaction des références astrologiques dans l'art
talismanique ouest-africain. Il serait intéressant dans cette perspective, de pouvoir
établir des comparaisons avec d'autres procédés « magiques » comme la divination ou
la géomancie.
62 L'autre grande question concerne la fonction sociale des talismans, à travers les
objectifs poursuivis par les demandeurs. S'il est impossible de sortir de l'ambiguïté de
la notion de « nuisance sociale » dans le cadre d'une société abstraite, on peut
cependant retenir l'idée de réaction agressive qui, en dehors de tout jugement
normatif, est présente dans une minorité de nos textes. Il s'agit toujours d'actions
« contre un adversaire », provoquant des troubles divers (parole perturbée, cf. plus
haut) ou entraînant sa mort, voire son émasculation (pour cause d'adultère). Dans ce
cadre se situe la notion extrêmement importante de batûtâ (ou batûtâ) qui, dans de
vastes régions de l'Afrique islamisée, renvoie à la magie noire ou maléfique mais aussi à
une magie africaine non islamique, voire à la sorcellerie.
63 La majorité des requêtes talismaniques concerne l'amélioration ou le retournement de
situations défavorables (amour, santé, naissance, richesse, statut social, capacités
intellectuelles, etc.) et l'évitement de malheurs aléatoires (maladies, tyrannies,
agressions, famine, etc.)17.
64 Les réponses et les hypothèses émises à propos de ces deux questions amènent à se
tourner vers une source d'inspiration islamique qui a pu influencer l'écriture
talismanique, concurremment à celle d'al-Bûnî. Il ne faut d'ailleurs pas caricaturer ce
dernier ; certaines de ses invocations (dacwât, aḏkar) trouveraient sans peine leur place
dans un livre de piété ordinaire, tel ce petit exemple qui débute la dernière section de
l'ouvrage (Shams, IV, 510) : « Commençons par les noms du Très Haut, le savant, le
sage ; celui qui les répète sans cesse, Allah satisfera son désir (mâ yuridu), lui donnera la
compréhension de la sagesse (al-hikma) et de la création divine (as-sina c at al-ilâhîya) ».
65 En fait, comme nous l'avons vu, al-Bûnî prenait lui-même modèle sur al-Ghazâlî et il
s'est servi des notions de ducâ' (pl. dacwât ou ad cîyâ) et de ḏikr (pl. aḏkar) que ce dernier
avait fortement remises en honneur. Il nous semble que c'est particulièrement dans les
règles et le contenu de ces « rappels et appels » (aḏkar wa da cwât)18, rassemblés par al-
Ghazâlî dans le livre IX de l'Ihyâ, qu'on peut trouver les références d'un deuxième
modèle de talisman.

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La prière de type al-Ghazâlî


66 Le livre IX commence par l'exposé de ce qu'il faut appeler un rituel rogatoire. Dès les
premières lignes (Ihyâ’, IX, 259), surgissent deux notions-clé : premièrement, celle de
« l'utilité (fâ’ida) des prières, globalement et dans le détail » et deuxièmement, celle du
sentiment de leur efficacité, fondée sur l'assurance coranique : « Faites appel à moi, je
vous donnerai satisfaction » (Cor, XL, 60) et : « Vrai, je suis proche, et lorsque quelqu'un
m'invoque, je réponds à sa prière » (Cor, II, 186).
67 Utilité, efficacité : ces qualités des prières (ducâ') ne sont pas données immédiatement ;
elles nécessitent la mise en place d'un rituel marqué par des contraintes qu'al-Ghazâlî
développe en dix points. « Ces minutieuses prescriptions, note L. Gardet ( 1977 :
632-634), ces conditions et règles du duc â ' visent en fait à l'entourer de garanties
d'efficacité. » Examinons quelques-unes de ces conditions (âdâb).
68 I. Condition de temps : Il y a des moments privilégiés (al-awqât ash-sharîfa) pour intervenir
auprès d'Allah ; il s'en présente chaque nuit (le dernier tiers de la nuit), chaque semaine
(le vendredi), chaque année (le jour de cArafat, le mois de Ramadan). Il y a aussi 15
nuits et 19 jours particulièrement favorables et « si un commerçant néglige ces
périodes, il ne fait pas de bonnes affaires » (Ihyâ’, X, 317).
69 II. Condition de circonstance. L'environnement le plus propice est celui des prières
canoniques. Ghazâlî cite une parole du Prophète : « Pendant la phase de prosternation
(sujûd), faites l'effort d'émettre une dûcâ, elle a le pouvoir (qamin) d'être exaucée » (Ihyâ’
, IX, 269)
70 III. Condition de posture : il faut « se tourner vers la qibla (direction de la ka cba) et élever
les mains », ce qui correspond à la posture du début de la prière canonique.
71 VII. Condition psychologique : « que la demande soit catégorique (yajzim), certaine de sa
réalisation et sincère dans son espérance. » (id, 270)19. La psychologie contemporaine
appliquée parlerait sans doute ici de renforcement de la motivation du sujet, facteur clé
de sa réussite. Mais pour apprécier tout à fait la nature de cette condition, il faut se
rappeler l'attitude religieuse profonde d'al-Ghazâlî pour qui, dans la religion, la
croyance est première et le savoir ou le raisonnement secondaires voire parfois
néfastes.
72 Croire pour réussir : al-Bûnî insistera sur le même point et s'appuiera sur les mêmes
paroles du Prophète, sous une forme légèrement variante20 : « [En utilisant ce livre] ta
certitude doit être sincère et tu dois avoir foi dans ses vérités – le crédit accordé aux
œuvres vient de leur intention. Si tu as l'intention de faire un « travail », crois en lui et
en la parole du Prophète : ’que personne d'entre vous ne fasse de prière (yad cu) sans la
certitude d'être exaucé.’« (Shams, I, 3).
73 Au-delà de ce nouveau parallélisme entre al-Bûnî et al-Ghazâlî, il faudrait interroger
plus à fond la tradition islamique des sciences occultes pour découvrir l'enracinement
de ce point psychologique capital de la conviction intime sur l'aboutissement de la
demande. Le philosophe et astrologue al-Kindî (fin IXe siècle) écrivait dans un ouvrage
sur l'influence des astres :
« Il convient également que le désir, avec les autres choses nécessaires, soit intense
pour qu'il possède un effet de mouvement ; car ce qu'on témoigne avec négligence
ne suffit pas à l'effet du mouvement escompté. La foi dans l'effet futur est

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également nécessaire car celui qui désespère de l'effet sera frustré de son vœu,
même s'il a exécuté avec sagesse tout le reste. En effet, la foi, c'est-à-dire un ferme
espoir en l'événement désiré, constitue le nœud et l'appui du désir comme la
préparation de la scamonée aide cette dernière dans son action laxative lorsqu'elle
doit être donnée en remède. » (Cité par S. Matton, 1977 : 98)
74 Celui qu'Ibn Khaldûn considérait comme le dernier grand auteur en sciences occultes,
l'andalou Maslama al-Majrîtî (m. 1007-8) (ou son contemporain plus ou moins
homonyme Abû Maslama al-Majrîtî) ne disait pas autre chose dans le Ghayat al-hakîm
(« Le but du sage ») : « Il faut que l'opérateur en magie ait foi et confiance dans ses
œuvres et soit sans aucun doute... »21
75 On peut d'ailleurs penser que la persuasion et la motivation du « prieur » sortiront
renforcées par la condition suivante.
76 VIII. Condition de répétition : « Il faut se montrer insistant dans la demande et répéter
(yukarrir) la ducâ’ trois fois. »
77 Pratiquement, si on prend l'exemple d'une ducâ contemporaine, produite et
lithographiée par le milieu confrérique mouride du Sénégal22, où les formules
ghazaliennes se remarquent, on apprend qu'il faut « lire cette du câ’ trois fois et (qu')
Allah ouvrira les portes de l'abondance... »
78 IX. Condition de la mention initiale du nom d'Allah et de son Prophète.
79 Autre élément clé de toute demande : ne jamais commencer par la requête elle-même
mais par le nom d'Allah suivi de celui de son Prophète. Al-Ghazâlî rapporte cette
tradition : « Celui qui veut qu'Allah réponde à son désir, qu'il commence par le salut sur
le Prophète (as-salât calâ n-nabî) puis qu'il exprime sa demande et enfin qu'il termine
par le salut sur le Prophète ».
80 Dans la pratique, ces instructions sont scrupuleusement respectées. Les écrits
talismaniques de toute nature sont ainsi généralement introduits par un bismillah ar-
rahmân ar-rahîm (au nom d'Allah clément, miséricordieux) et par la salutation sur le
Prophète : sallâ Allah calâ sîdnâ Muhammad wa calâ âlihi wa sahbihi wa sallam taslîman (salut
– ou bénédiction – d'Allah sur notre seigneur Muhammad, sur sa famille, sur ses
compagnons, salut le plus complet). On retrouvera cette même formule ou une de ses
variantes à la fin des talismans. Le caractère stéréotypé de telles formules permet de les
considérer comme des marqueurs physiques de début et de fin de document.
81 X. Condition de disposition intérieure (al-adab al-bâtin). Le demandeur doit être en état de
contrition, de repentir, de retour à Allah (tawba). C'est l'attitude fondamentale (al-asl)
pour que la demande soit reçue, le sine qua non pour qu'elle soit exaucée. Al-Ghazâlî
utilise une expression très précise : « c'est la cause immédiate de la réalisation du
vœu » (huwa as-sabab al-qarîb fî l-ijâba).
82 On découvre ainsi dans la prière islamique de demande (du câ’) un ensemble de
contraintes qui jouent un rôle analogue à celui des prescriptions des recettes magiques
et qui poursuivent le même but, celui d'une démarche efficace en vue de l'obtention
d'un résultat personnel et utile. Du point de vue des bénéfices recherchés dans les du câ’,
on peut relever, à titre d'exemples, dans l'anthologie de l'Ihyâ’ : contrer des ennemis ;
apaiser la crainte qu'on a de certaines personnes ; peur des orages ; guérir des
maladies ; soulager de préoccupations diverses ; accroître ses biens, ses moyens de
subsistance. Mais aussi : se faire pardonner ses fautes, éviter l'enfer, aller directement
au paradis (sans avoir à rendre de comptes) etc.

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83 Voici trois ducâ’ du livre IX de l'Ihyâ’. Leur similitude de construction et de contenu avec
des talismans ouest-africains est frappante.
84 — En cas de douleur.
« Si tu découvres une douleur dans ton corps ou chez quelqu'un d'autre,
débarrasses t'en avec le procédé talismanique du Prophète (ruqîya rasûl Allah).
Lorsque quelqu'un se plaignait d'un ulcère ou d'une blessure, le Prophète posait son
doigt par terre puis le relevait et disait : bismillah, la terre de chez nous, mélangée à
la salive de l'un d'entre nous, guérit notre malade, par la volonté de notre maître. »
(Ihyâ’ IX, 287)
85 Le texte arabe qui suit bismillah, un quatrain fortement rimé en — nâ, relève de
l'incantation.
86 — La ducâ’ d'Adam.
(Il s'agit d'une réponse d'Allah à Adam). « Je t'ai pardonné et personne de ta
descendance ne m'invoquera à ton imitation sans que je lui pardonne, que je dissipe
ses peines et ses tracas, que j'éloigne de lui la pauvreté, que je le fasse réussir en
affaires comme aucun commerçant ne l'a fait et sans que je fasse venir à lui les
biens de ce monde, même s'il ne le souhaite pas. » (Ihyâ’ IX, 279)
87 — La duca du pardon (al-istighfâr).
(Le Prophète a dit) : « Celui qui multiplie les prières de pardon, Allah lui accordera
le soulagement de toute préoccupation (hamm), le sortira de toute difficulté et lui
procurera des moyens de subsistance illimités. » (Ihyâ’ IX, 274)
88 Pour clore ce chapitre des prières de type al-Ghazâlî, on pourra comparer ce qui
précède avec un talisman recueilli autrefois par P. Marty au Sénégal 23.
« (Amulette pour faire fortune) L'utilité est dans le nom (d'Allah) wahhâb (le
généreux). Dis la prière ci-dessous sur ton chapelet puis chaque nuit récite dix mille
fois « O généreux ». Tu gagneras du bien sur la terre au point que les gens en seront
stupéfaits, avec la grâce d'Allah. Récite ensuite encore trois fois la prière suivante
« O Allah, par ton nom caché, toi le pur, le purificateur, le roi, le saint, le généreux,
le vivant, l'immuable, le clément, le miséricordieux, toi qui possèdes la majesté et la
générosité, exauce ma prière. »
89 On notera simplement que ce dernier texte, à la différence des précédents, était porté
en amulette dans un étui.

Magie et prière
90 La comparaison entre les recettes de type al-Bûnî et les prières de type al-Ghazâlî, ainsi
que les analyses d'Ibn Khaldûn sur sorcellerie et talismans nous conduisent à des
hypothèses et à des interrogations sur les notions de magie et de prière et sur leurs
rapports dans la pratique des talismans en Afrique de l'ouest.
91 Dans un premier temps, on peut restreindre un peu plus le problème. Nous pouvons en
effet suivre Ibn Khaldûn lorsqu'il définit le sorcier et la sorcellerie par leur action
directe, sans recours à des instrumentations intermédiaires : c'est essentiellement
« l'union d'une psyché avec une autre psyché » (ittihâd rûh bi-rûh) ( cIbar, I, 501).
Autrement dit, l'esprit (ou le corps) du sorcier est l'instrument par lequel s'effectue
l'acte de sorcellerie. Que l'inspiration du sorcier soit de nature particulière,
démoniaque ou autre, ne change rien aux modalités de son pouvoir.
92 Lorsque, comme c'est le cas en Mauritanie, on accuse un esclave noir ( cabd), par sa
simple volonté, de rendre malade son maître ou lorsqu'on accuse un artisan-forgeron

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(maclem) de vampiriser (salla) quelqu'un à distance24, on est effectivement en présence


d'accusations de sorcellerie.
93 De ce pouvoir et de ce procédé, il n'est nullement question dans l'art des talismans où,
au contraire, toute l'action intentée par le demandeur est régie en-dehors de lui par des
personnes et des moyens instrumentaux divers qui font appel à des puissances efficaces
extérieures. La satisfaction des désirs par le recours aux talismans chemine
nécessairement par des intercessions de personnes et d'entités diverses. Nous pouvons
donc éliminer de notre analyse la sorcellerie proprement dite.
94 Reste la question de la comparaison entre les forces et les moyens mis en œuvre par
l'acte talismanique et ceux des prières de demande. La structure logique et
grammaticale d'une recette talismanique écrite se décompose schématiquement en
trois segments : 1) celui qui veut ou désire ceci ou cela (wa man aràda an...) 2) qu'il fasse
ceci ou cela (fa-...) 3) il obtiendra tel résultat (wa...). Cette structure est tout à fait
transposable à la ducâ’ et il nous semble que le schéma mental est dans les deux cas le
même : accomplir scrupuleusement ce qui est indiqué pour aboutir impérativement au
résultat. La mise en place du rituel rogatoire ne vise jamais qu'à obtenir de la façon la
plus contraignante possible ce qui est désiré. Al-Ghazâlî, qui est un orfèvre de la
réflexion sur la causalité (cf. Table ronde Unesco, 1987), ne s'y est pas trompé. La fin du
livre IX sur les ducâ’ tente de prévenir l'objection selon laquelle il y aurait contradiction
entre l'efficacité de la prière de demande et le dogme de la prédétermination absolue
de toute chose par la volonté d'Allah (al-qadâ). Autrement dit, comment peut-on
provoquer l'intervention d'Allah par une ducâ’ si tout est déjà décidé ? On retiendra de
l'argumentation théologique, l'idée que « celui qui a décrété le mal l'a décrété avec des
moyens pour s'en défendre (al-laḏî qadara ash-sharr qadara li-dafa cahu sababan) » (Ihyâ’
IX, 289). L'effet et l'efficacité de la ducâ’ sont donc bien pris en compte, ce qui nous
importe ici pour définir son action et ses modalités.
95 Si l'on admet que la notion de contrainte vis-à-vis des forces ou des entités sollicitées
représente une des caractéristiques des interventions magiques, on peut considérer
que la nature des techniques rogatoires islamiques mises en œuvre dans les du câ’ peut,
suivant l'attitude du demandeur, entrer dans l'univers de la magie. Cela explique peut-
être la facilité avec laquelle ces prières de demande ont pu être intégrées dans une
pratique talismanique où elles voisinent avec des carrés magiques sur les noms d'Allah
et l'utilisation analogique des textes coraniques.
96 Certes, le pouvoir d'amener Allah à décider ou à agir dans le sens d'une demande
n'équivaut pas à une détermination absolue et les modalités du rituel rogatoire sont là
pour le rappeler. Mais il se peut aussi, explique Ghazâlî, que la demande n'aboutisse
pas, malgré toute la bonne foi du demandeur et son respect des conditions exigées.
C'est que l'intention de la demande peut ne pas être « bonne » et donc être rejetée : « ...
Allah exaucera toute la demande sauf si la ducâ’ contient un élément de désobéissance
(illâ an yadcu fi macasîya) » (Ihyâ’ X, 318). Il y a une limitation dans la satisfaction des
désirs, passant par le crible de critères religieux. On retrouve là d'une certaine façon la
discrimination basée sur le résultat moral de l'action. Nous ne connaissons en effet pas
de ducâ’ qui ambitionne de « réduire en cendres un adversaire », de « saboter un navire
en voyage », « d'incendier une maison d'injustice », de « mettre la tempête entre les
gens », toutes choses que la magie « noire » d'al-Bûnî, dans ses quelques chapitres
« non islamiques », sur l'usage de la cire notamment, permet (Shams, I, 86-89). En
réalité, ces dernières manipulations, minoritaires chez al-Bûnî, nous renseignent plutôt

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sur des traditions de magie ou peut-être même de sorcellerie qu'il a pu récupérer en-
dehors de la culture musulmane et qui sont fort éloignées de ses propres élucubrations
astro-islamiques.
97 Il faudrait encore réfléchir sur les instruments et les instances intermédiaires mis en
jeu par la magie et la prière. Le rituel magique ou rogatoire peut facilement être décrit
et interprété. Nous avons vu, par exemple, que la ducâ’ requiert une gestuelle (mains
levées), une ou des postures mais surtout et essentiellement une énonciation verbale.
La magie talismanique de son côté, suppose des processus divers, essentiellement basés
sur un écrit qui reste muet. La prière serait-elle orale et le talisman écrit ? Ceci pose la
question de la transmission matérielle et sociale des textes et des possibilités d'y
accéder offertes au plus grand nombre. De ce point de vue, la situation n'a pas dû être
très différente depuis les époques de l'Ihyâ’ (12e siècle) ou du Shams (13e siècle)
jusqu'aux environs de la moitié du 20e siècle, pour ce qui concerne l'Afrique
occidentale. Le savoir, consigné dans des écrits, se transmet de maître à disciple, de
père en fils aussi, à l'intérieur du cercle social étroit des lettrés, c'est-à-dire de la classe
religieuse musulmane. Même dans ces milieux, une hiérarchie de savoir, liée au statut
social, à l'affiliation confrérique, restreint à quelques-uns la possession d'un certain
nombre d'écrits, comme ce fut sans doute le cas pour l'Ihyâ’ et le Shams, parmi d'autres.
La transmission des textes de prière et des recettes magiques s'est donc faite sur la base
d'écrits dans un milieu social très limité. L'accès de la masse des gens, en majorité
analphabètes, à ces formules talismaniques ou à ces prières ne pouvait se faire que par
l'intermédiaire de consultations auprès des spécialistes, détenteurs des textes
manuscrits, recopiés ou plus rarement lithographies. Dans le cadre de ces
consultations, compte tenu toujours de l'analphabétisme du client, il ne pouvait être
question ni de lui faire apprendre oralement une prière en arabe d'une certaine
longueur (Coran mis à part ?) ni encore moins de lui remettre le texte écrit de cette
prière pour qu'il la récite au moment adéquat25. Ceci explique le caractère muet des
écrits qu'on trouve dans différents types d'amulettes, même lorsqu'il s'agit de
véritables duca, réduites alors au sort commun des talismans à écriture.
98 Nous arrivons maintenant à une autre constatation. Si les du câ’ islamiques
traditionnelles sont utilisées comme des techniques rogatoires magiques, à l'inverse, il
nous semble que la magie talismanique de type al-Bûnî, s'est progressivement
islamisée. L'univers coranique, son peuplement (anges, djinns), ses personnages
mythiques (les prophètes), ses textes maniés et manipulés, les noms d'Allah, Allah lui-
même, son Prophète, l'histoire islamique (les quatre premiers khalifes), le rituel
islamique, son calendrier, sans oublier l'écriture elle-même et la calligraphie, tout cela
constitue désormais le motif central des talismans. Il reste d'al-Bûnî l'utilisation des
carrés magiques (al-awfâq), eux aussi islamisés à travers un Coran chiffré, l'utilisation
de tableaux et de figures géométriques diverses, avec le reliquat de quelques signes
cabalistiques dont le sens échappait déjà à al-Bûnî lui-même. Disparus apparemment
les computs astrologiques et l'observation des constellations zodiacales pour
déterminer les moments favorables à la confection ou à l'utilisation des talismans.
Faut-il conclure aussi : disparu le gigantesque écheveau panthéiste des séries naturelles
et conceptuelles, structuré par le seul jeu apparent des correspondances terme à
terme ?
99 Il est probable que l'islamisation de l'art talismanique affecte la nature des demandes
elles-mêmes. A l'instar des ducâ’ qui ne peuvent aboutir que si elles visent un résultat

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conforme aux exigences religieuses, le talisman n'aurait-il pas tendance à se réduire à


un champ de demandes semblables ? D'où parfois un surprenant mélange de demandes
concernant ad-dunyâ (la vie d'ici-bas) et al-âkhira (l'au-delà). Aller au paradis sans
jugement est une requête qui est faite de la même façon et au même niveau qu'une
demande d'ascension sociale, d'acquisition de richesses ou d'accroissement de la
vivacité d'esprit. A travers l'islamisation des talismans, assiste-t-on à une islamisation
de l'expression des besoins personnels ?
100 Le double mouvement de « talismanisation » de la ducâ’ et d'islamisation du contenu des
talismans à écriture pose donc une série de questions. L'héritage astrologique d'al-Bûnî
a-t-il disparu ou bien les seuls talismans sont-ils incapables de nous renseigner à ce
sujet ? S'il peut y avoir, à notre avis, un aspect magique dans le déroulement rituel de la
ducâ’ celui-ci ne s'accentue-t-il pas lorsque la duca devient talisman, c'est-à-dire texte
écrit muet renfermé dans un étui, porté sur le corps, attaché à un endroit précis, lavé et
bu, etc. ? L'autre versant du même problème est lié à la nature des talismans à écriture.
Pratique sans doute distincte de la sorcellerie, peut-on pour autant dire que
l'islamisation de son contenu ait modifié l'univers mental de ses références et évacué
les procédures magiques ? Ne peut-on pas considérer que la démarche de type recette
magique reste entière ? Ces questions elles-mêmes renvoient à l'utilisation du concept
de magie et à son acception. Est-ce que nous sommes capables finalement de
caractériser et de délimiter conceptuellement les pratiques et les croyances dites
magiques et celles dites religieuses ? Peut-il y avoir, dans le milieu scientifique
contemporain, un accord sur l'existence de la magie, de pratiques magiques et si oui,
sur la base de quels critères ?
101 On voit bien que l'étude des talismans musulmans d'Afrique occidentale et de leurs
modèles rend inévitable une réflexion théorique sur l'idée et les techniques de la
magie, particulièrement dans le contexte islamique.

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NOTES
1. Cf. à ce sujet les travaux récents de P. Lory.
2. Alors que la société arabe est patrilinéaire, la magie arabo-musulmane, comme toute magie
semble-t-il, s'intéresse à la filiation par les femmes. Le prototype, dans notre corpus soninké, en
est l'appel au nom de la mère de Moïse. Ayant fait assister un jour un ami marabout à une messe
catholique à la campagne, il voulut discuter avec le curé à qui il demanda à brûle-pourpoint s'il
connaissait le nom de la mère de Moïse... malgré ses encyclopédies, le curé ne le trouva pas alors
que le marabout le connaissait fort bien à cause des talismans.
3. Ceci n'est exact que si on suit la recette à la lettre. Dans la pratique, on peut penser que la
formule n'est pas toujours récitée oralement mais plutôt portée en amulette, disposée sous le lit,
etc. La majorité des paysans soninké a été (est) illettrée et ignore les textes coraniques non
rituels. Voir la conclusion de l'article.
4. Contrairement aux éditions arabes, la traduction française de l'édition de Beyrouth omet de
reproduire graphiquement le carré magique en question.

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5. La notion de khâssa (pl. khawâss) est un héritage grec (idiôma) dont le sens, à l'époque
hellénistique, est passé de « propriété » d'un élément à « propriété occulte » ou « qualité
sympathique » des éléments, désignant ainsi des pouvoirs réels mais cachés et inexplicables. Al-
Ghazâlî n'est certes pas le premier penseur musulman à reprendre cette notion. Toute une
littérature de science naturelle, alchimique ou mystique l'a précédé sur ce sujet. Mais cette
conception a été centrale dans son combat contre la pensée philosophique rationaliste et lui a
servi d'assise démonstrative dans la mise en place d'un système religieux mystique.
Idéologiquement et sociologiquement, le succès de l'idée lui revient : Ibn cArabî et al-Bûnî sont
deux de ses disciples notables. Voir Ullmann M. (1978, IV : 1128)
6. Le Shams est une réplique formelle de l'lhyâ en ce que, comme cette dernière, il est constitué de
quatre parties et de 40 chapitres, qu'il reprend la terminologie en asrâr et khawâss, qu'il fait
allusion aux paroles de cIsâ (Jésus) pour ressusciter les morts, qu'il use de différents carrés
magiques à base de budûh, etc.
7. La disposition des quatre lettres b,d,w,h, à l'intérieur du carré, est différente dans les éditions
du Munqiḏ et dans celles du Shams. Pour arriver à lire b(u)dûh dans le Munqiḏ, il faut lire en ligne
alors que dans le Shams il faut lire en colonne.
8. Talisman du Fonds Joire, Centre de Recherches Africaines, aimablement communiqué par Jean
Boulègue. Apparemment destiné à la protection contre des menées magiques, le talisman
comprend, outre le double tableau chiffré de budûh, 9 noms sans signification apparente (noms
de jinn ou assimilés ?) et surtout les deux sourates coraniques dites protectrices (CXIII et CXIV)
dont l'une fait explicitement allusion à « celles qui soufflent sur les nœuds », c'est-à-dire aux
magiciennes ou jeteuses de sorts.
9. Si les séries d'éléments de l'univers d'al-Bûnî sont régies par des associations, ces dernières ne
prennent cependant jamais l'allure de véritables combinatoires, au sens mathématique du terme.
Il n'y a pas de croisement systématique de tous les éléments d'une série avec tous les éléments
d'une autre. Au contraire les éléments ont entre eux des liaisons univoques et stables ; par
exemple telle lettre de l'alphabet est liée à une planète bien précise ou à l'un des quatre éléments
fondamentaux, de manière exclusive. Voir sur ce sujet les réflexions de D. Urvoy, 1992 : 25-41.
L'auteur prend des exemples chez al-Bûnî et parle fort justement, à propos des carrés magiques,
de « concordances entre éléments qui, une fois transcrites sur un talisman, s'avèrent ipso facto
opératoires » ; il nous semble que cette affirmation peut être généralisée à l'ensemble des
prescriptions d'al-Bûnî, si on tient compte du fait que beaucoup d'éléments ne sont pas transcrits
mais intégrés dans le déroulement du rituel talismanique (lieu, temps, supports, etc).
10. La clarté des enchaînements entre les mondes et les planètes, celle des associations de
planètes, de lettres et de nombres n'est pas totale. On a d'un côté la grande division entre les
mondes supérieur et inférieur puis, de l'autre, la cascade des planètes accrochées aux mondes du
trône (kursi) et de l'arche (carsh). Nous ne savons pas quel rapport al-Bûnî établit au juste entre
ces deux séries. Nous ne comprenons pas non plus très bien comment la planète Saturne qui
prolonge, au départ, le monde du trône, prolonge, à la fin, la planète de la terre (at-turâb) : est-ce
simplement une façon de pouvoir s'arrêter en décrivant une boucle ? Les rapports, enfin,
apparemment différents, entre planètes, lettres, chiffres et monde supérieur ou inférieur ne sont
pas non plus très évidents. Pour des suppléments d'analyse, voir Lory, 1989. Détail d'édition ? la
planète du feu manque dans l'énumération et aussi, plus curieusement, la planète Terre (al-ard)...
11. Voir D. Gimaret (1988), étude de base sur les noms d'Allah, mais qui ne prend pas en compte
leur utilisation dans l'univers magique.
12. Dans le carré du Shams (II, 166), il y a quatre erreurs de nombres. Le total invariant du carré
est également erroné, de même que le total des deux autres noms. Cette observation est
généralisable à l'ensemble de l'œuvre éditée d'al-Bûnî (Shams, Manba c a) et E. Doutté (1984 : 178,
note 1) l'avait déjà signalée. Elle pose toute la question d'une édition critique qui n'existe pas. Les
libraires-imprimeurs arabes se contentent malheureusement de mettre sur le marché des

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éditions successives strictement répétitives. Il existe une autre explication possible de ces
« erreurs » apparemment systématiques : l'auteur dissimule et brouille volontairement ses
formules, pour éviter probablement qu'elles ne tombent entre n'importe quelle main. Mais cette
hypothèse ne pourra pas être vérifiée tant qu'une édition critique n'aura pas éliminé les erreurs
matérielles de copie, de lecture ou d'impression.
13. Par exemple, A. Epelboin a rapporté du Sénégal une collection de vêtements magiques à
écriture que nous présentons en commun (Epelboin & Hamès, 1993).
14. Les « éditeurs » d'al-Bûnî recopient en exergue de chacune des quatre parties du Shams son
nom, la date de son décès (1225) et un résumé de l'ouvrage, tels qu'ils figurent dans une source
extérieure et unique, l'encyclopédie bibliographique Kashf az-zunûn d'al-Hajjî Khalîfa, composée
au Moyen-Orient seulement au 17e siècle. D'où toutes sortes de conjectures sur l'existence d'al-
Bûnî et sur l'éventualité de sa fonction de prête-nom pour des œuvres qui pourraient en réalité
n'être que des compilations collectives. Le témoignage d'Ibn Khaldûn est un des éléments de
réponse à ces interrogations. Ce pourrait être un sujet de thèse pour un arabisant, d'Afrique
occidentale par exemple, d'essayer d'éclaircir les questions qui tournent autour de la biographie
d'al-Bûnî et de ses œuvres.
15. Ibn Khaldûn, Kitâb al-cibar, muqaddima, toutes éditions (Bulâq, Quatremère, Wâfî) sauf les
éditions libanaises courantes qui, pour une raison mystérieuse, ne reproduisent pas cette section,
la seule où Ibn Khaldûn fait explicitement référence à al-Bûnî. Nous avons mené de vaines
recherches sur ce « mystère ».
16. Le Shifâ as-sâ’il vient très judicieusement d'être traduit en français par R. Pérez, (cf. Ibn
Khaldûn, 1991). Regrettons le titre qui n'est pas celui d'Ibn Khaldûn ! La traduction de anmât par
« modes » (p. 190) pourra paraître sibylline, s'agissant simplement de « séries »,
« regroupements », « classements ». Nous avons utilisé l'édition de Khalifé I. A., 1959.
17. On peut comparer avec l'Egypte gréco-romaine des premiers siècles (avant et près J.C.) :
« Quand on lit le recueil des Papyrus grecs magiques, on constate avec surprise que les charmes
guérisseurs y figurent en beaucoup plus grand nombre que es charmes malfaisants »
(A. Bernand, 1991 : 327).
18. C'est le titre du livre IX, divisé en cinq chapitres (Ihyâ’ IX, 209-289). Pour 'édition utilisée, voir
la bibliographie en fin d'article.
19. L'éditeur de l'Ihyâ’ signale que ce hadîṯ (parole du Prophète) et d'autres au sens voisin, ont été
recueillis de la bouche d'Abû Hurayra (compagnon du Prophète) et diversement collationnés par
Ibn Hayyân, at-Tirmiḏî et d'autres.
20. Voir la note précédente. Le texte se trouve dans l'introduction du Shams.
21. Cité par Matton S., id. Sur l'identification de l'auteur du Ghâyat al-hakîm, voir « al-Majrîtî »,
Encyclopédie de l'Islam, nouvelle édition. D'après Ibn Khaldûn (Shifâ, p. 55) le Shams serait une sorte
de réplique du Ghâyat al-hakîm. Al-Bûnî ne revendique pas cette filiation et le nom de Maslama ou
d'Abû Maslama al-Majrîtî ne figure dans aucune de ses généalogies spirituelles. Ce qui veut
simplement dire qu'al-Bûnî a voulu légitimer son entreprise par une chaîne de garants mystiques
reconnus et non par une chaîne d'auteurs de science occulte.
22. Il s'agit d'une petite brochure de 15 pages dont 3 en wolofal (langue wolof transcrite en
arabe) et 12 en arabe. Elle s'intitule Haḏa l-kitâb sirr sûrat al-wâqi ca kaṯîrat al-manafîc jiddan (sic),
(« Ce livre contient le secret de la sourate al-wâqica, pleine d'utilités beaucoup ») s.l., s. d. Elle est
signée par Adam Hanjat ( ?) ben al-Marhûm ash-Shayh Ibrâhîm. Elle se donne explicitement pour
une duca et le texte démarre, après les formules pieuses d'usage, par l'énumération des « mérites
de cette du ca » (p. 4). La sourate al-wâqica (l'échéance) est la sourate eschatologique qui contient
une des descriptions les plus circonstanciées des délices du Paradis. On trouve dans cette du ca la
jolie expression d'un hadiṯ cité plusieurs fois dans l'Ihyâ’ : « Allah lui pardonnera tout ça, même si
ses péchés sont comme l'écume de la mer (wa in kânat miṯla zabad al-bahr) ».

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23. Marty P., 1914 : 346 (texte français) & 360 (texte arabe recopié). Nous avons très légèrement
repris la traduction à partir de l'arabe.
24. Sur les pouvoirs de sorcellerie des esclaves noirs (palmeraie de Tijigja, Mauritanie) consulter :
Ahmad Wuld Alamîn ash-Shinqîtî, 1958. L'accusation de vampirisme à distance (sill) a été relevée
lors d'enquêtes de terrain que nous avons effectuées dans le Trârza mauritanien dans les années
1964-67. Elle fait partie de la gamme des pouvoirs occultes généralement attribués aux artisans-
forgerons (macâlemîn) et, comme toute accusation de mort par sorcellerie, peut déclencher des
cycles de violence basés sur les oppositions tribales.
25. L'arabisation lettrée semble progresser un peu depuis 1980, sous la pression des mouvements
et associations islamistes.

RÉSUMÉS
En analysant des recettes et textes talismaniques d'inspiration islamique, écrits en arabe et
provenant d'Afrique occidentale, on est amené à distinguer deux types de formulations, chacune
permettant, théoriquement, d'obtenir des avantages de tous ordres, notamment de répondre à
des besoins individuels. La première formulation peut être rapportée à un type de prière
ritualisée (ducâ’ supplique/demande) dont le modèle le plus prégnant dans la culture islamique
figure dans l'oeuvre d'al-Ghazâlî (mort en 1111). La deuxième formulation se situe dans une
perspective de magie opérant à l'intérieur de l'islam et s'inspirant du modèle constitué par
l'oeuvre d'al-Bûnî (mort en 1225).

By analyzing talismanic formulae and texts from western Africa that are written in Arabic and
inspired by Islam, two types of formulations can be distinguished that make it theoretically
possible to obtain advantages of all kinds and satisfy individuals' needs. The first type can be
likened to a ritualized prayer (ducâ, supplication/request), of which the dominant model in
Islamic culture can be found in al-Ghazâlî (d. 1111)’s writings. The second type of formula has a
place in magic as practised within Islam° ; it is inspired by the model that figures in writings al-
Bûnî's (d. 1225) writings.

INDEX
Keywords : scriptures, texts, prayer, magic
Mots-clés : textes, écrits, prière, magie, talisman, invocation
Population Musulmans, Soninké
Index géographique : Afrique occidentale

AUTEUR
CONSTANT HAMÈS
UPR 17 (Groupe de sociologie des religions) - CNRS

Systèmes de pensée en Afrique noire, 12 | 1993

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