Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La malédiction
(Roman)
Coédité par :
et
Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA)
Sacré Cœur 1, Rond point coll. Sacré-Cœur, Lot N-822, Dakar,
Sénégal
BP 25231 Dakar Fann, Dakar, Sénégal
SARL au capital de 1 320 000 FCFA.
RC : SN DKR 2008 B878.
www.nena-sen.com / http ://librairienumeriqueafricaine.com /
infos@nena-sen.com
Résumé
Auteur
Dédicace
Exergue
Résumé
Auteur
Dédicace
à mes parents
violemment
sur le cœur
justine wetu
mwa mitongu
mwa trésor
Exergue
1.
2.
Une fois avalés par la nuit, la main dans la main, nous courons vers les
groupes des danseurs. Frénétiques, pleins de vertige. Ce sont des
jeunes filles, à peine plus âgées que nous. Peu vêtues, elles ont les
reins retenus par des pagnes courts, enroulés et plissés, en tissus ou en
raphia : les sonsu. Elles tournent, tournent, jusqu'à l'hystérie,
emportées par les chants, les mouvements, les cris. Légères. Elles se
soulèvent du sol. Les yeux fermés, les visages brillants aux lueurs qui
tournent elles aussi autour des bûches enflammées. Des jeunes gens
du même âge, ou presque. Ils accourent avec des petits mouchoirs,
essuient la sueur qui perle aux tempes, se collent à elles, les enserrent.
Fortement. Puis, ils tournoient avec elles, enlacés, se confondant aux
ombres projetées au- delà de la nuit. Avec les hautes flammes de feu
qui rampent le long de leurs corps dénudés, unis. Des mouvements,
des contorsions, des secousses qui prennent toute l'assistance. Qui
nous emportent à l'unisson, dans un rythme fou. Et les tambours
reprennent, drus, forts. Les cris, les hurlements, les applaudissements.
La nuit en est illuminée. Ma sœur et moi, nous nous contentons de
regarder, de battre des mains, de crier, de nous rassasier du spectacle.
Nous rentrons sur la pointe des pieds, tremblants de peur, les gestes
heurtés. Puis, nous nous endormons, tranquilles, heureux de cette joie
d'avoir subtilisé au monde entier quelques instants de bonheur. Un
bonheur volé. Contre les Mumpères, contre notre Papa. Que nous
aimons tant.
3.
Ce samedi des grandes vacances n'est pas comme les autres. À peine
enfoncés dans nos lits, nous tendons inutilement l'oreille, afin de capter
l’appel de la nuit. Le silence qui s'ensuit est une véritable angoisse.
Non seulement les tambours sont assourdis et espacés, mais la cohue
habituelle, les rires, les cris étouffés s’entendent très mal. Ou presque.
Notre curiosité n'en est que trop chatouillée. Ma sœur parle de
pressentiments, qui m'agacent. Elle n’a pas envie de sortir. Je n'y tiens
plus. Je bondis à l'extérieur, au mépris des précautions d'usage.
Quelques instants plus tard, elle me rejoint, toute tremblante, n'osant
pas élever la voix pour me gronder.
Les feux de bois sont plutôt faibles : des petites lueurs qui clignotent,
suspendues dans un ciel noir et bas, sans étoile. Les cœurs battent de
panique. Je n'ai pas peur. Guidés seulement par ces lumières
vacillantes, nous courons, plus que nous ne marchons. Nous devinons
là, près de nous, des ombres massives, fortement découpées,
imprimées dans la nuit dense. Elles tranchent violemment sur un fond
de flammes rougeoyantes. Des bûches qui dispersent des flammèches,
qui font entendre des explosions et des éclatements brefs. Les chants
sont lugubres, plutôt murmurés, amortis par les faibles gémissements
du vent. Le spectacle qui se découvre à nous me cloue sur place : les
ombres tiennent entre les dents des grands coutelas pointus. Des
mains gluantes soulèvent des chairs qui palpitent. Tout dégouline de
sang. D'un liquide visqueux. Je ne vois rien d’autre. Je me force à
fermer les yeux. L'image est là : des corps dépecés, déchiquetés. Sans
doute ceux des petits enfants. Ils s'agitent, ils remuent. Seuls
m'atteignent des grognements. Personne ne fait attention à nous.
Ma sœur doit éprouver la même épouvante que moi. Elle aussi, elle
semble suffoquée. Sans un seul geste, sans une seule parole. D'un
même mouvement, nous tenant toujours par la main, nous nous
précipitons vers la maison.
4.
J'ai couru toute la nuit, sans trop bien savoir où aller. Je me retrouve
sur la route qui mène au village. Le village de mon Grand-père. Il est à
trente kilomètres de là. Je veux l'atteindre, avant que la catastrophe ne
fonde sur moi. Je finirai par y arriver. Dussé-je marcher pendant des
mois. Je dois échapper au cauchemar.
Toute la journée, j'ai marché. Tard dans la nuit, je vois les toits des
premières cases. Fatigué, haletant, fourbu, je me jette entre les bras
de mon Grand-père. J'y resterai toute la durée des vacances. Un
message envoyé à mes parents suffira pour les tranquilliser.
J’apprendrai qu'il ne s'agissait pas d'un sacrifice d'enfants, mais bien
d'un rite banal, au cours duquel des cabris sont offerts à des esprits
inconnus, par les mêmes troupes de danseurs.
5.
Grand-père m'a pris entre ses bras solides. Il m’a nettoyé le visage
avec une eau tiède. Il m'a rincé la bouche de son grand doigt. Nous
sommes partis du côté d’où resplendissait l'aurore, avec le soleil dans
les yeux.
Nous arrivons près des marigots où nous avons des larges champs.
Nous pataugeons, nous nous enfonçons dans la boue noire. Plus loin,
la terre est rouge, rouge sang, avec beaucoup de cailloux blancs.
— Nous ne pouvons pas creuser par-là. C'est une zone interdite.
— Mais pourquoi ? Est-ce parce qu'il n'y pousse pas de hautes
herbes ?
Silence lourd. Soupir de tristesse. Celle qui remplit les yeux et la
bouche.
— Nous sommes condamnés à mourir dans la pauvreté, alors que
nous avons toutes les richesses à la portée de la main.
Déjà il s’est courbé sur l'eau stagnante et boueuse. Des nasses posées
la veille, il me retire des sortes d'anguilles noires, d'un noir luisant au
milieu des saules. Elles ondulent, se trémoussent et ondoient
gracieusement. Je remplis les sacs. Nous creusons des canaux autour
des lopins de terre. Nous arrachons des plantes sauvages. La terre est
prête à nous faire germer des patates douces, du haricot, des
bananes. Il fait chaud. La sueur nous tombe dans la bouche. Nous
allons nous asseoir sous les arbres. Nous mangeons un ananas. Nous
partirons vers le soir à la fontaine, pour nous baigner. Je dormirai
encore sur le sable chaud.
6.
Le camion roule dans la poussière rouge. Les cailloux crissent sous les
pneus et viennent frapper la jante. Au milieu des cahotements, les
secousses, nous nous balançons. Une vieille femme me regarde
tendrement. Elle me rappelle Grand-mère. Elle est habillée en blanc.
Un petit tablier qui serre les seins, et qui n’arrive pas en dessous du
nombril. La tête est entourée d’un bandeau blanc.
Quand elle parle - et elle parle ! - je crois voir sortir des mots tout
blancs. Les joues sont bariolées de blanc. J’envie ses rêves qui
doivent aussi être tout blancs. Je n’ose pas le lui demander. Au loin,
nous admirons le pont. L'eau est toute rouge. En amont, il y a des
usines qui travaillent la terre, et en extraient des cailloux.
7.
Nous chantons, nous crions, nous balançons les jambes en l’air. Puis,
nous nous précipitons dans l'eau. La lessive s'est faite très vite. Et
nous supposons, chacun pour soi, que les vêtements sont bien lavés,
quoique nous nous attendions aux remontrances des mamans. Ensuite,
c'est la plongée générale. Les moins habiles à la natation restent au
bord de la rivière. Moi, je nage très bien, avec les grands du groupe.
Je n’ai pas froid aux yeux, et la modestie n’est pas mon fort. Mais,
lorsque nous arrivons aux endroits où l'eau est profonde, le gros aux
yeux rouges exorbitants, à la grosse bouche placée de côté, me serre
le sou. Il essaie de me noyer. Je me débats, je l’insulte entre deux
noyades. Le souffle me manque, pendant qu'il serre de toutes ses
forces. Il m'abandonne brusquement, et il ricane. Le salaud, avec une
telle férocité ! Je remonte à la surface. Je me précipite hors de la
rivière et je cours sur la berge. Là, je vide ma bile. Je lui crie des
stupidités. Puis, je m'en vais du côté des filles où je nage avec ma
sœur. Les filles s’amusent à me tirer de tous côtés, pendant que je
souris timidement. Extasié ! Elles sont plus joyeuses, plus emportées,
et elles chantent en chœur.
quand je suis allée dans la forêt
maman m'a dit de ne pas emporter du bois
mais maman ne connaît pas mon cœur
8.
Elle est venue à la danse du soir. Je danse toujours avec le groupe des
filles, à cause de ma sœur. Nous chantons, nous sautillons, nous
courons dans tous les sens. Le moment est venu, celui de notre jeu
préféré : le cache-cache. Nous nous retirons dans un coin sombre,
sous les palmiers. Elle me serre contre son corps tout chaud. Je sens
le souffle de sa bouche. Elle est effectivement sucrée, et je ne m'étais
pas trompé. Silence ! La lune nous observe, attendrie. Nous avons
peur de nous regarder dans les yeux. Nous nous taisons. Une voix
brutale nous arrache de nos rêveries. Nous sommes découverts. Nous
rejoignons le groupe, mais la joie n'y est plus. J'ai laissé mon rire sous
les palmiers. Je rentre dormir et je fais des cauchemars.
9.
10.
On le relâche un moment.
11.
Très tôt, nous repassons nos vêtements de fête. Le soleil est radieux.
Nous répétons les belles chansons que nous psalmodierons tout à
l’heure. Maman est inquiète, et nous plus qu’elle. Ma sœur tremble à
l’idée qu’elle sera grondée le soir, si elle a encore de mauvaises notes.
Moi, je suis optimiste malgré tout. Notre moniteur m'a rassuré hier.
D'ailleurs, c'est moi qui ai corrigé la plupart des examens, et je
reconnaissais mes points à l’addition finale. Nous nous dirigeons au
stade par petits groupes, plus ou moins bruyants selon les
pressentiments. Nous admirons nos pantoufles maladroitement lacées,
nos petites chemises amidonnées, nos culottes kaki, nos bas blancs
qui arrivent à la hauteur des genoux.
Une explosion de joie salue la fin des cérémonies. On hurle sur ceux
qui sont proclamés les derniers de leurs classes. On leur jette du
sable, pendant que la fanfare joue un morceau très rythmé. Nous
dansons sur la pelouse, au milieu de la poussière qui vole de partout.
Je cours vers Maman qui m'attend à la sortie, et qui me fait un signe
de croix en haut du front. Avec ferveur. Je la tiens par la main, et nous
rentrons à la maison.
12.
13.
Elle venait de plus en plus souvent, elle repartait de plus en plus tard.
Plus de secrets, on la disait ma fiancée. Moi, je ne savais pas encore
très bien ce que cela voulait dire. Pourtant, certains soirs, elle me
contemplait avec un regard si touchant que je me sentais défaillir. Elle
murmurait mon nom et laissait échapper un sourire. Je me contentais
de me serrer très fort contre elle. De tenir ses seins petits et encore
durs dans mes mains, ou de mettre tendrement ma bouche sur la
sienne. Comme au cinéma. Je lui trouvais des yeux doux, et une
langue plus douce encore.
14.
Mon premier baptême de douleur fut une lanière cinglante qui arrache
la peau sur le dos, qui siffle de rage, qui provoque des larmes et du
sang. On le traînait sur la route, on le bousculait. On l'insultait. Le récit
s'était tellement répandu qu'il m'est resté longtemps dans la mémoire.
Il venait de se faire engager depuis quelques jours à l’usine de triage.
La grande centrale où il y a des pots entiers de diamants. On peut s'en
remplir les poches autant qu'on veut. Mais si on vous attrape.
Papa nous a raconté que pour les Noirs, ils doivent traverser trois
pièces avant d’y entrer. À l’intérieur de la première, ils laissent leurs
vêtements, tous leurs vêtements, après un examen très minutieux sous
des projecteurs puissants. Ils doivent parcourir la deuxième, tout nus,
les bras en l’air sous la chaleur vertigineuse des lampes à
incandescence. Dans la troisième, ils trouvent des salopettes qui leur
servent de vêtements de travail. Ils les endossent après un contrôle
très sévère. Ils sont autorisés enfin à franchir la grille coulissante.
Après des heures de travail, ils suivent le même itinéraire, dans le sens
inverse. De telle sorte qu'on est sûr que pas un seul caillou n'est sorti
de l'usine frauduleusement. Par contre, les blancs eux, ils ont le droit
d'entrer et de sortir avec leurs vêtements, leurs sacs, leurs paniers,
autant qu'ils le désirent. Personne ne les touche. Alors que les Noirs
ne peuvent rien amener à l’intérieur. Comme ils restent toute la journée
à l'usine, ils apportent parfois du nshima pour le repas de midi. Mais
ils le retrouvent tellement retourné dans tous les sens, que souvent, ils
n’en ont plus envie. Voilà ce que Papa m'a raconté d'une voix qui
tremble.
Il m’a dit que pour cet homme, c'était toute une histoire. En sortant de
l'usine, un blanc qui se disait son grand ami, dans le cadre de la
confraternité eurafricaine, lui avait confié un paquet. Il lui avait promis
qu'il viendrait le récupérer chez lui à la cité. La curiosité le pousse à
ouvrir le colis. Que voit-il donc dedans
Seigneur de miséricorde, vous n'allez pas m'infliger un tel
châtiment, à moi. Non, pas à moi. Je vous implore, Dieu
puissant. Je n’ai pas commis un péché qui mérite une telle
souffrance. Je garde toutes vos lois. Ma femme est encore
jeune. Je l'ai eue nubile, dans la pureté du cœur. Dans cette
même église, votre sanctuaire. Il y a à peine quelques mois.
Elle va bientôt me donner un enfant. Je suis le seul soutien de
ma famille. Pardonnez-moi, Seigneur de pitié. Je ne le mérite
vraiment pas, je vous en supplie. Pitié pour moi, pour mon fils
à naître. Pour ma mère malade, et toute seule dans la case du
village...
Les prunelles du prêtre jaillissent des orbites tout d'un coup. Elles
pétillent de colère, de férocité. Sa voix gronde dans une bouche
pâteuse.
— Parlez vite ! Pourquoi avez-vous accepté un péché mortel comme
celui-là ? Nul ne peut le remettre, même pas...
Ainsi donc, il avait eu peur pour rien. Il éprouve une faim subite dans
le ventre. Il mange un peu de nshima tout froid. Il décroche le lourd
manteau, prend la bicyclette, et s'arrache péniblement de l'étreinte.
Le chef n'ajoute plus rien. Il hoche la tête pendant que ses yeux
s'enflamment. Ils l'ont attaché à la jeep au moyen d’une corde solide
et des chaînes. Ils roulent vite. Ce qui l'oblige à courir ou à se laisser
traîner. Quinze kilomètres à parcourir. À la maison, d'autres policiers
ont déjà fouillé partout. Fouiller veut dire ici tout casser, tout retourner,
lits, chaises, sacs de farine, fûts d'eau, casseroles. Veut dire, tout
déchirer, matelas, vêtements, draps, souliers. Veut dire tout jeter
dehors. Veut dire tout battre, car la femme a les joues gercées des
traces de coups.
— Je suis à bout, je n'en peux plus. Tuez-moi si vous voulez. Je suis le
fils du diable, l'enfant des ténèbres. Je ne connais pas de paquet.
Il n'achève pas la phrase. Une gifle la lui fait ravaler, ainsi que le sang
qui s'était coagulé sur les lèvres épaisses. Il n'a plus de voix pour
gémir, pour s'expliquer. Une voiture noire, longue. Elle s'arrête devant
la maison. Une soutane blanche, un casque blanc. Mumpère Mfumu.
Puis, un commissaire blanc, le chef de cité. Et un autre blanc, que
personne ne connaît de nom.
— Il continue toujours à nier ? Où as-tu caché ce paquet
— Parle. Moi-même, j'interviendrai personnellement pour que les
gendarmes ne te fassent pas souffrir inutilement. Avoue, et tu
verras que tout sera simple.
Des yeux insolents fixent avec fureur Mumpère Mfumu. Les dents
grincent. Le désespoir, la déception. Ainsi donc le confessionnal a si
peu de secrets. Les policiers reviennent à la charge, par zèle, car
personne ne le leur demande.
— Je l'ai abandonné à l'église, sous l’autel, lâche-t-il soudain.
— Vous voyez, triomphe le curé. Maintenant, ne le frappez plus.
Venez avec nous à l'église. Sans doute un lieu de rendez-vous
clandestin. La maison du Seigneur ! Qu'il nous pardonne. Je crois
qu'il est sincère.
Tel je le vois défiguré par les coups, les pleurs, la haine. Oui, la haine.
Mais pourquoi haïr, mon frère ? Ne savais-tu pas que la coupe, c'était
à nous de la boire, même si elle est amère ? À nous ! À nous ! Tes
yeux reflètent la haine. Marche tout droit. Telle est notre route du
calvaire. Telle est notre commune passion. Nous avons été destinés à
la souffrance. Il en sera toujours ainsi, même plusieurs années après.
Ici, c’est la peau blanche qui triomphe. C'est la soutane blanche qui
triomphe. C'est l'uniforme blanc, le képi blanc, les galons blancs qui
triomphent. Marche mon frère, vers notre Golgotha. Leur Dieu a déjà
assumé toutes leurs souffrances. Nous, nous n'avons pas de Dieu qui
accepte de souffrir et de mourir pour nous. Alors, nous assumons
nous-mêmes nos douleurs. C’est ta propre terre qui te punit, qui te
torture, qui te châtie, qui te déchire. Cette terre rouge, ces cailloux qui
crissent sous tes pieds ensanglantés, fatigués. Ne parle pas
d’innocence. Tu as commis un crime, en naissant aux confins de cette
terre couleur de sang. Ni tes ancêtres oubliés, ni ta femme humiliée, ni
les ricanements de tes frères, ne peuvent t'arracher à la prison
perpétuelle qui t’attend. Aux tourments, aux humiliations que tu
subiras. Pour toi, il n'y aura pas de jugement - même pas de jugement
dernier. Il n’y aura pas de tribunal. Tu es déjà condamné. Tu iras tout
droit, à des milliers de kilomètres, vers une région inconnue, où la
colère et le désespoir te briseront. La confession a établi ton péché.
Tu seras placé tout à gauche. À cette gauche terrible du Seigneur
tout-puissant, parmi les boucs et les brebis galeuses. Et nous tous
avec toi. Pour toi, pas de rémission possible. Aucune pénitence. Il en
sera toujours ainsi, pour toi et pour tes semblables qui auront l'audace
et la témérité de naître sur cette terre rouge de sang.
15.
Les oiseaux du ciel eux, sont différents. Ils sont les fils du soleil. Les fis
de la lumière. Je me souviens de celui que Grand-père avait capturé
pour moi, encore vivant. Je m'amusais tellement avec lui. Je ne
connaissais même pas son nom, et je m’étais lié à lui, avec toute mon
affection. Cependant, il ne voulait jamais rester attaché. Une nuit, il
s'est échappé, ne me laissant que quelques plumes d'une rare beauté.
Pourtant, je ne lui avais rien fait de mal.
Les routes ici sont asphaltées, bordées par des longs poteaux qui
portent des véritables lampes. Les tubes s'inclinent vers la terre et
éclairent la nuit. Cela doit reproduire fidèlement l'image du paradis
dont on nous parle tant au catéchisme.
Tout d’un coup, sans trop bien savoir pourquoi, j’éprouve une peur
horrible me nouer les entrailles. Il me semble que des prunelles de feu
sont dardées dans mon dos. Que je suis sur une terre interdite. Le
macadam brûle sous mes pieds nus. Le soleil me pique la nuque. Les
flamboyants perdent soudain de leurs couleurs. J'ai le nez plein d’une
odeur indéfinissable. Je ressens une folle envie de m'enfuir, de
m'arracher de ce lieu maudit. Des petites voix stridentes de femmes
blanches. Des rires éraillés me parviennent à travers les persiennes mi-
closes. Je paie ma témérité, mon audace. Un boy à la face large et à la
bouche proéminente me fixe intensément. Moi aussi, je l'ai remarqué,
avec son tablier blanc, ses grosses mains, ses dents qui ricanent avec
férocité. Brusquement, il lâche un gros chien poilu sur moi.
Tout chavire autour de moi. Pourquoi suis-je venu ici ? Vienne la mort,
vienne la dure morsure. Vienne la délivrance enfin ! J'ai vécu en
quelques instants les cataclysmes des siècles entiers. Je ferme les
yeux. Est-ce là le salaire du soleil.
16.
Je fus bien malmené pour ma peine. Le reste de la culotte servit de
loques. Tout le monde se moqua de moi, mais personne ne devina ma
véritable souffrance. Et la nuit, j’aurais encore émis des gémissements
plaintifs dans mon lit, si sa main amie n’était pas venue me consoler.
Elle me parla avec tendresse, avec affection. Elle m'apprit qu'il y a
deux mondes différents. Un pour les blancs et un autre pour nous les
Noirs. Son père est boy chez un blanc, et il leur apporte souvent des
bonnes choses.
Sur ces mots, elle m'offre un gâteau que je trouve bien délicieux, et
qu'elle avait accommodé spécialement pour moi. Elle me prend dans
ses bras. Nous sommes assis sous notre arbre, derrière la maison. Je
me trouve bien tout près de son corps. Elle me raconte toujours je ne
sais plus quelle légende merveilleuse, tout entier que je suis à mon
bonheur. Ensuite, je sommeille sur ses genoux, bercé par le son tendre
et harmonieux de sa voix. Elle met la main sur ma joue, me caresse les
yeux, le menton. Mes rêves étoilés. La vie est belle. Les petits oiseaux
nocturnes recommencent à échanger des hymnes inconnus. La nuit à
briller, et nous deux...
17.
Amie, je ne mourrai pas. Je les aurai, les chiens. Tant que je ne me
serai pas vengé. Tant que je n'aurai pas humé... l’odeur... de leur...
sang... Oui, j'hésite. J'ai peur. C'est mon sang qu'ils boiront, là. Mon
énergie vitale répandue dans l'herbe sèche. Mon sang qui se dissipe au
creux d’un canal d'irrigation. Mon sang que lécheront leurs lévriers et
leurs molosses poilus. Mon sang, seul indistinct relent.
La nuit est là. Elle envahit le ciel. Elle étouffe le crépuscule. Il reste
dans les sous-bois des lambeaux de lumières blafardes, qui refusent
de mourir. Des lueurs tenaces s'attardent par dessus les buissons : le
vent les emportera tout à l'heure.
18.
la terre qui s'éructe dans la nuit
la terre des sépulcres et des haltes pacifiques
la terre des pierreries au fond des barques
la terre des fleuves et des lunes fripées
tu périras au milieu d'affreux supplices
19.
Non, mon enfant, il ne faut pas haïr. Il ne faut pas maudire. Telle est la
loi des peuples : connaître la misère, la supporter ou la combattre.
Mais moi, je n'ai pas les réflexes d'un résigné. M’entendre dire,
« souffre et tais-toi » ! Non !
— Moi aussi, je viens des montagnes. Je descends des hauteurs. J’ai
la patience des oiseaux rapaces, À vouloir rudoyer les tiges de
bambous, tu te déchires les lèvres, tu t'engourdis les mâchoires.
— Non, j'ai à lutter avec mes petites mains. Avec mes petits bras
fragiles, mes petits poings, mes petites dents. Tels sont les
honoraires de la jubilation. Ma joie grave, comme un masque
mortuaire.
— Les enfants ne doivent pas songer aux choses qui ont le goût des
yeux fermés, des yeux révulsés, des orbites creuses. Ils ne doivent
pas rêver aux revenants qui hantent les cauchemars avec des
visages de salamandres.
— Mais ils ont à invoquer la terre rouge qui leur remplira la bouche,
au fond d'un puits.
20.
21.
22.
Nous avons planté des fleurs devant notre nouvelle demeure. J’en
avais tellement envie. Et également du gazon qui fera une belle pelouse
verdâtre par temps de pluie. Cela me rappelle les quartiers perfides
des blancs, et ma triste aventure. Ils sont déjà si loin, ces
malencontreux souvenirs. Nous commençons à nous habituer et à
nous plaire ici. Cependant, il nous faut renoncer aux baignades dans la
rivière, aux promenades à travers les larges prairies. Car ici, il n'y a
pas de brousse. À la vie heureuse sous les gros acacias, sous les
flamboyants. À tout ce qui faisait notre joie et notre insouciance.
Bien plus encore, la zone minière est entourée d’une grande clôture,
avec des fils barbelés. Tous les services ont été transférés. Je plains
Papa qui doit se réveiller très tôt le matin pour parcourir à pied les
quinze kilomètres qui le séparent de son lieu de travail. Le système de
roulement le fait travailler certains jours toute la nuit. Il part avec le
crépuscule et revient avec l'aube. Il dort alors toute la journée, se
retranchant ainsi de la vie familiale. Excepté dans l’après-midi où il
mange un peu. Il bavarde alors avec nous en somnolant et en bâillant,
lorsque nous ne sommes pas en classe. Sinon, nous ne le voyons pas
de toute la semaine.
Lorsque Papa rentre enfin avec son lourd manteau marqué d’un grand
numéro matricule dans le dos, je me précipite sur lui le premier. Il
m'embrasse et me porte dans les bras. Puis, il m'enferme dans le
manteau. Ma sœur, envieuse et moins preste, se contente de lui
entourer les jambes avec les bras, de m'ordonner de descendre.
Maman sert à manger. Nous nous empressons de nouveau autour du
nshima. Nous avons toujours faim dans ces moments-là. Puis, nous
éteignons la petite lampe à pétrole et nous allons dormir en traînant les
pieds. Nous n'éprouvons plus aucune crainte pour l'obscurité.
Plusieurs fois, Papa doit crier silence en pleine nuit, parce que nous
continuons à bavarder, ma sœur et moi. Et parce que nous sommes
comblés.
23.
lumière hachée de tous les bosquets noirs
lumière effrayante des sous-bois enfouis
là où le soleil étranglé meurt sur les fougères
il n’y aura plus de mouton de sacrifice
je t’apporte des haires et des étoffes usées
je t'apporte une motte de terre sarclée
et s'accroupissent des béliers aux cornes fendues
24.
25.
Tard dans la nuit l'orage éclate. Des trombes d'eaux. Une pluie
fracassante, massacrante. La force du ciel martèle furieusement la
terre. Accompagné d’un ouragan plus véhément que tout à l’heure, le
vent tourbillonne avec des hurlements démentiels autour de notre toit.
La pluie frappe, frappe de toutes ses forces. Des éclairs s'allument et
se propagent par tout le ciel comme des torches. L’avalanche des
eaux nous écrase toujours. Les arbres gémissent avec beaucoup
d'affliction. Ils s'accroupissent entre les ombres hébétées. Ils pleurent
ainsi jusqu'au matin. Une tempête démente, qui s'est acharnée sur
nous avec un entêtement meurtrier. Remâchant cette pensée lancinante
de nous engloutir, de nous dévorer. Tristes trophées d'une fureur non
maîtrisée, au cœur d’une nuit pleine de feux, d'euphorie, de rafales
massives. Leur déluge a eu son temps. Chez nous, c'est à chaque
nouvelle saison de pluie que nous connaissons le déluge. Partout, des
ornières ruisselantes. Partout une terre meurtrie, détrempée, pleine de
honte et de boue.
Comme une large sépulture abandonnée. Des collines brûlées dont les
cases s'effondrent avec un bruit glacial. Des acacias géants, qui gisent
lamentablement tout près des routes crevassées. Encore d’autres
arbres qui s’écroulent au milieu de longs vrombissements. Plus loin, un
effondrement effroyable. La terre s'ouvre, là, béante, dépecée.
Comme si elle voulait exhiber ses entrailles. Des maisons entières
s'engloutissent. Les arbres sont culbutés dans une dérision irrésistible.
Partout, des complaintes. Horrible cauchemar d'une nuit d'orage. Ma
terre essaie de me dévorer. Telle est ma malédiction. Celle de l'enfant
qu'éventre sa mère. Horreur et infanticide. Malédiction.
Elle planera longtemps par dessus les arbres abattus. Sur les herbes
en détresse, couchées, brisées par le vent. La fatigue d'une lutte vaine
qu'elles avaient perdue d'avance. L’inutile lutte contre la désolation.
26.
27.
Des jours, il pleut à torrents. Une pluie drue, froide, raide. Qui se
répand dans nos culottes détrempées. Nous faisons trembler nos
mentons, avec une voix frissonnante, les yeux pleins de morgue. Les
bras croisés sur nos chemises mouillées, nous courons dans tous les
sens pour nous dégourdir les jambes.
Cependant, notre zèle intempestif n'est presque jamais récompensé.
Les classes sont vides, ou presque. Neuf dixièmes d’absents. Nous
devons rentrer à la maison. Aujourd'hui, on ne gratte pas. Le chemin
de retour n'est pas moins pénible. Nous glissons dans la boue. Dans
les matières fécales jadis cachées sous les hautes herbes, et qui
ruissellent maintenant de partout. À quelques pas de la maison, nous
enlevons tous les vêtements, avec une hilarité irrésistible. Nous
profitons des dernières gouttes de pluie pour prendre un bain
providentiel. Nous gambadons comme des jeunes faons le long des
bords des toitures, afin de recueillir le plus d'eau possible. Nous
n'éprouvons aucune fausse pudeur pour les jeunes filles qui dévisagent
curieusement nos corps nus sous la pluie. Une main bien ajustée au
bas-ventre suffit pour les priver de ce spectacle agréable. À la
maison, nous formons un cercle autour d’un feu réconfortant. Nous
étendons les mains au-dessus des bûches enflammées. Nous simulons
l’insouciance et nous oublions tout : la pluie, les papiers, les notes en
rouge. Avec la ferme intention de savourer cette chaleur qui remplit
nos petits corps d'enfants ravis, pendant que la terre humiliée, vaincue,
se balance avec des mouvements hallucinatoires. Comme une fange
glauque. Pendant que pleuvine une pluie fine, le long des feuillages
ébouriffés.
28.
29.
30.
1.
Ma Chérie,
Au seuil de ma tristesse, je t'attends. Longtemps, les
insectes ont sifflé depuis les buissons. Longtemps aussi, le
ciel étoilé m'a couvert de douceur. Longtemps surtout, j'ai
soupiré en épiant cet auguste instant. Et je t'attends.
Tu es restée au loin, les yeux pleins de détresse, de
mélancolie. Tu m'as offert une main fatiguée de pleurer.
Maintenant que seul le souvenir me soutient, je t'envoie à
mon tour mon bouquet de rêves. Les rêves d'un exilé.
Tu ne me crois pas, dis ? Depuis des mois, je vis dans le
brouillard. Elle était pourtant belle, tu sais, la ville, quand
nous sommes descendus du train. Le voyage dans le
camion avait été long et fatigant. De la poussière, des
cahotements, des secousses.
C'est seulement vers le soir que nous sommes arrivés à la gare. Des
vieilles bâtisses, soutenues par des poutrelles pourries. Une odeur
nauséabonde de goudron, de putréfaction. Des baraquements pleins
de fûts de mazout. Des vieux rails rouillés, entassés dans tous les
coins. Puis, le quartier commercial. Ah ! Cela valait la peine. C'est
autre chose que de voir une ville qui ne bourdonne pas de bruits de
bennes, de lourds camions, de caterpillars... De toutes ces grosses
machines qui nous assourdissent à longueur des journées. Sans les
monotones cités qui s'étalent nonchalamment d'un bout à l’autre de la
cité. Sans les clôtures barbelées, sans la présence faussement
autoritaire du blanc.
Dans les magasins où ne régnait plus cet ordre exaspérant qui arrange
les arachides en ligne droite, j'ai pu m’acheter une longue lampe-
torche à trois piles. Ensuite, nous sommes allés payer nos billets au
guichet. Mais là, il fallait jouer des coudes, se bousculer, se piétiner.
Un policier aimable s’est laissé prendre par la fascination de nos
culottes neuves, de nos pantoufles blanches, de notre fatigue
perceptible dans les gestes. Il nous a obtenu les billets. Nous avons
passé la nuit à l’extérieur pour attendre le train. Il faisait froid, mais
nous ne pouvions pas ouvrir les valises pour prendre les draps, parce
que personne ne savait à quelle heure exacte arriverait le train, même
s'il avait été annoncé pour vingt heures.
Je t'ai, tu m'as.
2.
Ainsi donc, j'ai été dupe de mon enfance. Et je ne connais même pas
ma propre langue. Je ne sais rien des rudiments qui font la fierté de
tous les enfants du monde. Mes oiseaux deviennent ridicules,
illusoires. Je n'ai pas de peuple. Je n’ai pas de généalogie. Je n'ai pas
de fanatisme.
3.
4.
Nous mouillons nos pieds nus entre les flaques d’eau tiède, près des
cascades. Nous voyons nager des poissons énormes. Nous courons
depuis la berge à la quête des coquillages multicolores, des pirogues
abandonnées. Des chenilles à la fourrure mauve escaladent les
taupinières, en faisant le gros dos. Nos cœurs sont légers. Ils battent la
joie de vivre, d’être heureux comme tout ce monde animalier, de
courir en longeant les rives de l'eau. La joie de la liberté. La joie des
grands arbres ébouriffés, ils exhibant leurs branchages massifs. Ils
émettent des gémissements brefs, lointains, plaintifs. Ils déploient leurs
formes gigantesques. Avec la rigidité d'immenses pierres
préhistoriques qui se dessinent au bord de la rivière. Les grottes
pleines de fraîcheur, des mares croupies et de la boue insalubre.
Devant nous, la grande nappe d'écumes qui coule sans arrêt, vers un
destin incertain. Vers le soleil. Car le ciel immense commence à
devenir chaud. Un orage gronde à l'horizon, mais avec quelle
tendresse, quelle affection.
5.
6.
Des villages entiers qui étaient autour de nous, il ne reste plus que des
chèvres éparpillées qui bêlent tristement et qui hantent des cases à
moitié brûlées. Nous sommes pratiquement les seuls dans ta région à
mener une vie presque normale. Mais jusque quand ? Les militaires
nous ont assuré leur protection. Quoiqu'il en soit, ne vous mêlez pas
de la politique, si l'on peut appeler cela politique. Des fous enragés ont
entrepris de semer du désordre, d'exciter les masses paisibles,
d'opposer les ethnies les unes contre les autres. En mentant qu'ils
réclament l'indépendance. Il est bien clair qu'ils ne savent même pas
exactement ce qu'ils veulent au juste. Ou plutôt, ils ne veulent qu'une
seule chose, chasser les blancs, pour plonger ensuite le pays dans la
primitivité et la sauvagerie la plus barbare. Et ainsi voler de l'argent,
remplir leurs poches. Mais le Peuple a déjà compris et éventé leurs
manèges.
7.
Voici le jour du départ. Les mots de l’autre jour dansent dans ma tête.
Deux cordons de militaires en armes. Nous tremblons tous d'une
crainte mal maîtrisée. On nous empaquette. Un camion bourré de
soldats nous précède, un autre nous suit derrière pour fermer le
convoi. On ne connaîtra plus les joies du train et de la gare. Nous
disons silencieusement adieu à nos compagnons et amis qui restent, les
larmes aux yeux. Un au revoir douloureux, plein de crainte et
d'appréhension.
Les bouches grincent tout près de nous. Les lances pointent le ciel.
Les machettes brillent d'une lueur de haine. Les mains sont brandies
sur nous, en signe de menace. Nous nous taisons. Nous sommes tapis
au fond du camion, et nous nous recouvrons de bâches. Nous nous
effrayons lorsque les flèches frappent le véhicule, dont le ronron
funèbre nous rassure très peu. Lorsque le moteur crépite,
accompagné de coups de mitraillettes, nos cœurs se soulèvent comme
s'ils voulaient sortir des poitrines. Comme s'ils allaient s’accrocher aux
lances.
Ce n'est que vers le soir que nous avons quitté la zone du danger. Les
militaires nous abandonnent à notre sort et nous souhaitent bonne
chance. Nous avons failli leur sauter au cou d'allégresse. Après
seulement quelques kilomètres, nous nous rassurons définitivement.
Nous sommes bien sur notre terre. Le camion s'arrête. Nous nous
précipitons tous vers les bâches. Nous sautons à terre. Il me semble
que je plane dans les airs, avant d'atterrir. Je m'allonge sur la terre, sur
ma terre, de tout mon long. J'ai la terre de mon village dans la bouche,
dans le nez, dans les oreilles. Nous hurlons de joie. Nous crions, nous
entonnons le chant de la délivrance.
9.
10.
Nous creusons depuis le matin. Nos mains sont remplies d'un sable
mou, que nous malaxons sans cesse, en le retournant dans tous les
sens. Notre puits se trouve à côté de la rivière rouge. Cette rivière qui
me faisait tant trembler, qui me rappelle le souvenir encore pénible de
la maman en blanc et du vieux père en larmes.
Oui, deux ans déjà, elle s'est fécondée. De notre sang ? Non, de notre
vie. Nous avons mangé cette terre, avec nos dents. Parce qu’il n'y
avait plus rien d'autre à manger. Nous avons dormi au sein de cette
terre, fuyant les crépitements des mitraillettes, des autos-blindées, des
avions cracheurs de mort. Alors seulement, j'ai compris que la terre
savait être maternelle. Elle nous a pris tendrement. Elle nous a bercés
dans notre faim, couverts de son affection, et même habillés, parce
que nous n'avions que ce que nous portions sur nous. Personne n'avait
pitié de son voisin, et la terre nous entourait tous de sa sollicitude.
Depuis, toute haine s'est effacée de mon cœur, quand j’ai mordu au
suc doux de la terre. Ce ne sont plus que des mornes souvenirs qui
voltigent devant les yeux, et parfois, les couvrent d'un voile de
tristesse. Léger brouillard que dissipe un sourire.
Pour cette terre, nous avons souffert pendant des années. Nous avons
courbé l’échine sous la lanière brûlante du blanc. On nous a plongés
dans l'eau glacée pour nous punir de notre témérité. Pour cette
poussière caillouteuse, il a laissé mourir sa femme, au bord du sentier.
Nous avons tremblé, pleuré, haï, détesté. Nous avons hurlé de
douleur, sous le poids obscène de la souffrance, sous la botte pesante
de l'exploiteur. Sous les impardonnables tourments et les affres que
nous infligeait l’oppresseur. Quatre-vingts ans de misère noire,
d’esclavage, de décrépitude. Pour cette terre. Quatre vingt ans de
pauvreté, d’humiliation. J'avale mes récriminations, mes vains
gémissements. Je couvre les cicatrices de mon dos, de mes fesses, de
mes jambes. Je couvre la honte de mes yeux. De mes mains
décharnées.
Maintenant. Liberté. Je tiens enfin cette terre mienne, dans mes mains
fiévreuses. Ce qui m’exalte, ce ne sont pas tellement les cailloux
blancs qui en surgiraient, que la couleur sanguinolente.
Et nous creusons depuis le matin. La sueur coule sur nos bras, sur nos
dos courbaturés. Le soleil chauffe. Nous creusons. Bientôt, il est midi.
Nous interrompons un instant notre travail pour manger quelque
chose. Des bananes, des papayes, des arachides, un ananas, des
sardines. Un petit repos. Nous regardons les mottes de terre que nous
avons formées. Elles nous remplissent de joie. Et d'espoir...
11.
les champs portent des épis tant de merveilles
les deux s'enflent de fatigue de sueurs rutilantes
les fleuves comme indomptés ivres de violence
grouillent d’anguilles de poissons délicieux
les montagnes flamboient ruissellent de lumières
12.
1er vieillard
La paix est revenue, c'est vrai. Le cauchemar qui nous a fait trembler
est passé comme une violente bourrasque. Nous avons souffert.
2e vieillard
Nous avons souffert ce que d'autres n'ont jamais connu dans leur vie.
Si c'était cela leur indépendance ! Tous nos villages détruits
3e vieillard
Pour cela, ils nous ont sucés jusqu'à la moelle. Petits veinards
1er vieillard
(plus têtu que jamais)
... mais leur tort est d’avoir détruit nos traditions. Ils nous ont imposé
d’autres croyances, d'autres religions. Mishionyi, Mumpère... Tant de
cultes différents qui se disputent l'hégémonie de Dieu et des
Chrétiens ! Et puis, ils ont supprimé la polygamie. Ces hommes de
rien ! Dites-moi un peu, comment vivre avec une seule femme. Disu
difwe, un œil mort. Est-ce donc seulement possible ?
4e vieillard
(optimiste de nature comme il se doit)
Mais, ils vont nous apporter de tas d'argent ! Beaucoup d'argent ! Ils
gagnent, tu sais, avec cette manière d'exploiter le diamant. Cela leur
rapporte, considérablement. Eux, ils empochent en une seule journée,
ce que celui-ci
(et il montre qui)
Ce ne sont pas que des rêves. S'ils travaillent bien, s’ils sont sages et
intelligents, mes enfants me rendront mon titre. Ils feront de moi le seul
chef de ce village. Tous les prétentieux qui gardent la nostalgie des
temps révolus, mourront de honte. Honte...
1er vieillard
(grisé lui aussi par le cinq cents)
Si tes enfants sont des fainéants, s’ils sont aussi ivrognes que leur
père, rien d’étonnant qu'ils ne t’enrichissent pas, et qu'ils te fassent
vivre
(et il montre d'un doigt dédaigneux le deuxième vieillard à qui il
répond)
Je suis plus riche que toi, tu le vois bien ! D'ailleurs, tu bois mon
lutuku.
2e vieillard
Entre temps, le groupe des autres vieillards continue sur le même ton.
4e vieillard
(entêté)
Les vôtres rampaient devant les miens, dans le caca des chèvres.
Attendez que le nouveau monarque, notre souverain premier, nous
rétablisse, vous allez chialer. Je vous ferai danser sous le fouet !...
Sur ce, il
(celui qui vient de parler avec tant d'insolence)
attrape une bouteille sur le crâne. À quoi il répond dur et il assène un
coup de poing placé en pleine figure. Tous les vieillards se mettent
debout, et en font autant les uns sur les autres. Le sang coule à
nouveau. Des cris de malédiction. De colère, de haine. On se
condamne à jamais à mille malheurs. Les femmes interviennent à leur
tour avec des pilons et des manches de balais. Jusque tard à travers la
nuit, on entendra encore des hurlements, des insultes lancées dans l’air
ensanglanté. Horreur. Damnation. Et malédiction.
13.
Mon petit Chéri,
Les étoiles brillent au ciel. Mon amour pour toi devient un
feu brûlant. Tant de jours que j'essaie de te parler. Et toi,
tu ne me regardes même pas. As-tu jamais trouvé une
femme plus belle que moi ? J'essaie de te sourire, de
t'amener à m'aimer moi seule ! Tu m'échappes toujours.
Depuis que tu as commencé à travailler... Mais ce n'est
pas cela qui m'intéresse. Je voudrais que tu n'aimes que
moi. Je suis prête à te donner tout ce que tu veux. Ne me
reproche pas l'existence que je suis obligée de mener. Ce
n'est pas ma faute. J'ai voulu vivre, quand mes parents
m'ont chassée de la maison parce que je refusais le mari
qu'ils m’avaient destiné. Je ne l’aimais pas. Alors, je ne
pouvais pas vivre avec lui. Tu me comprends ? Dis-moi
que tu me comprends. Je voulais être indépendante. Mais
pour vivre, je devais me faire entretenir par quelqu'un, et
m’accrocher quelque part. C'est ainsi que je suis devenue
ce que je suis. Comprends- moi. Je sacrifierai tout pour
toi. Je t’assure, si tu viens, toi que j’aime par dessus tout,
je saurai me comporter comme ton unique épouse, la
seule digne de te mériter. Je me rendrai belle pour toi.
Viens vers moi, car moi seule, je sais te rendre heureux.
Et si tu veux, nous nous marierons. Je te donnerai tout,
des enfants. Beaucoup d'enfants...
Excuse mon audace. Je t'écris parce que je n'ai pas un
autre moyen pour t'atteindre, et tu me fuis. Je t’attendrai
demain au bar.
Bien à toi.
Pan ! Le coup est parti, en plein dans le cœur. Mon destin est
désormais fixé. Il s'est englué à ce regard fou. Ce regard de brasier
qui enflamme d'une passion dévorante. Tous mes efforts pour m'en
arracher ne seront que des tentatives inutiles. J'ai déjà perdu la lutte
avant la bataille. Tes yeux rougis par l'alcool, le chanvre, la
prostitution, chavirent dans les miens. Je ne m’inquiète plus. Et
j'attends mon destin comme le condamné attend la hache du bourreau
qui lui tranchera le cou. Cependant, je n’ai pas répondu à cette
lettre... fatale. Le rêve et le spectre dansent longtemps devant mes
yeux.
14.
Grande chaleur. Pluies violentes. Le sol tremble sous nos pieds nus.
Le sable mouvant flotte effroyablement. Des cauchemars hantent nos
sommeils.
15.
De grand matin, nous partons à ta mine. C’est ainsi que nous avons
baptisé le petit enclos où nous extrayons la pierre précieuse. À la
pelle, au tamis. Au bord de la rivière rouge qui coule
mélancoliquement. Nous nous sommes habitués maintenant à la
fatigue, à la faim. Vivement le dieu argent ! Pourquoi ne pas lui rendre
son culte qui exige notre sang ? Pourquoi ne pas lui sacrifier nos vies ?
À toi nos bras, à toi nos cœurs. À toi notre souffle de vie.
Aimer les femmes... Depuis le temps que je m'y donne à corps perdu.
C'est pour elle que je travaille, jour et nuit. Elle. De plus en plus
exigeante. De plus en plus insatisfaite. Avec son air de garçon raté.
Avec son rire de démon déplumé. Et son maquillage répugnant.
Pourtant, je m'attache à elle. À son corps. Pas à son cœur. Elle n'en a
pas. Elle, qui ingurgite chaque jour le fruit de toutes mes peines.
Quand je vois les liasses pour lesquelles je souffre tant, disparaître
dans son soutien-gorge. Elle a alors ce rictus macabre. Au delà de
l'obscénité.
Elle, sans chaleur, sans douleur, sans bonheur. Elle qui a détruit ma
famille, ma joie. Elle a fait de moi une épave. Le soleil monte. Mes
pieds sont meurtris. La tête me brûle, s'enflamme. Je songe que ce
soir, je dois affronter ses rechignements, son visage renfrogné, sa
puante nudité. De longs mois que je me traîne à ses pieds. Combien
me suis-je dépensé ainsi.
Ma famille souffre. Maman est malade. Mes frères, mes sœurs n’ont
pas pu reprendre les études, parce qu’ils n'avaient pas de minerval. Et
moi, traînant mes haillons lamentables, mes lambeaux et mes
chaussures trouées. Et les bars où chaque jour je consomme. Je
consomme...
16.
Ils passent sur leurs mobylettes. On les appelle les Tshitantshi. Leur
travail ? Le diamant. Tout le monde le sait. Tout le monde en parle. Ils
ont leurs pantalons à eux. Fortement rayés. Avec des grosses
ceintures. Leurs chemises également. Le col haut. Des boutons à tous
les coins. Multicolores et cyniquement bariolées. Leur vie à eux aussi :
les bars. Où ils dépensent sans mesure. Dès qu'ils pénètrent quelque
part, ils commandent de la bière par casiers entiers, pour tout le bar.
On applaudit en leur honneur. On hurle. Ils sourient haut. Ils sourient
grand. Les lèvres effleurent un petit coca. Le reste, ils l'abandonnent à
la populace. C'est le soir seulement, qu'on les rencontre dans les
caniveaux et les tranchées de boues, ivres morts. Ils auront bu dans
leurs bars à eux. Ils auront vidé des dames-jeannes de lutteur, leur
boisson préférée. Le corollaire inéluctable : les femmes. Un véritable
fléau. Des divorcées qui ont fui leurs maris pour une vie facile ( ?), aux
crochets d'un trafiquant. Des prostituées de toutes les couleurs, de
tous les acabits, de tous les gabarits. Par principe, par prédestination,
ou par hérédité. Ou par simple enthousiasme. Des filles vendues par
leurs pères. Marchandises qui ne peuvent être ni reprises, ni
échangées. Par des pères cupides et insatiables. Des dévergondées
qui, par vice, s'ajoutent à la meute enragée, déjà ravagée par la honte,
la syphilis.
Ainsi naît sur un sol avide et avare, un nouvel espoir. Une nouvelle
paix. Mélange d'angoisse et d'anxiété pour les uns, de calme et de
prospérité pour les autres. Sur les cendres de la misère, ressuscite
comme par enchantement une vie neuve, pleine de sève, de grâce, de
beauté... Phoenix de malheur et de malédiction.
17.
... où je consomme, jusqu'à épuisement de sens. Le soleil me brûle. Je
marche. Nous marchons plutôt, mornes, taciturnes. Plus soucieux que
jamais. Ainsi va la vie. Mercenaires de l'argent. Voici les puits, béants,
glauques, boueux. Où s'engloutissent nos espérances. D'où surgissent
nos illusions précaires. Nous creusons.
L'un de nous suggère qu’on fouille de biais, car le puits est déjà
suffisamment profond. On patauge, on glisse, on transpire dans
l'humidité. On continue à s'enfoncer. On veut arracher des lambeaux
de terre rouge, afin de glaner des petits cailloux brillants. Merveille.
Joie de vivre. Les joyaux du roi. On les empoche avec inquiétude. Les
mains frissonnent.
Nous creusons. De biais toujours. Cela n'a pas duré. J'ai le cœur gros.
Comme je possède déjà quelque chose en poche, je sors me reposer.
Tout à coup, brusquement, fatalement, des cris désespérés. Des voix
qui s’étouffent. On se précipite. Trop tard. La terre s’est effondrée sur
leur jeunesse. Quatre, Engloutis sans espoir, sans rémission. Écroulés,
ils répriment encore un soubresaut de douleur. Les efforts pour les
dégager provoquent d'autres éboulements.
18.
19.
Tohu-bohu d'une ville en germination qui explose de son embryon. La
lune ne luira plus aussi silencieusement que durant les soirs de mon
enfance. Les crépuscules enflammés, qui dégagent leurs chaleurs
accablantes qui brûlent la peau. Aux parfums des fleurs se mêlent
naïvement des exhalaisons sorties du terreau et de l'humus mal sarclé.
Suavités.
20.
Elle est venue au matin. Mon amie d'enfance. Les yeux ravagés par la
souffrance ont perdu leur ardeur. Ils brillent pourtant par moments
d'une pâle lueur. D'une attente angoissée. Les larmes coulaient sur des
joues amaigries. Pendant que resurgissait en moi un fantastique univers
de souvenirs. Je n’ai pas pu me retenir. Nul ne peut tuer son passé.
Toute mon enfance, pleine d'insouciance. Toutes mes tendres années.
Elle m'a attendu pendant tout ce temps. Elle m'a pardonné. Le soleil
reluit sur ma triste existence.
— J’ai tant souffert pour toi. Tu le sais bien. Tu es parti sans un mot.
Mes parents voulaient me forcer au mariage. De nombreux
prétendants se sont présentés, souvent ils conjuguaient des
propositions séduisantes. Mais mon cœur t'appartient depuis
toujours. J'ai tout refusé. Je leur étais odieuse. Souvent mon père
me battait pour m'obliger à accepter. Il m'humiliait publiquement. Il
m'a coupé le minerval. Je n'étudie plus. Je t'ai cherché partout. Je
ne pensais qu’à toi. À toi seul. Oh ! Pourquoi...
— Non, ne parle pas. Je t'ai retrouvé, c’est l'essentiel. Cette fois, tu
ne me laisseras plus. Mais, dis, pourquoi je t'aime tant, oh ?
Souviens toi.
la nuit était froide mais accueillante
des ombres glissaient dans l'herbe engourdie
nous passions en silence sur le sentier de sable
et les insectes qui sifflaient des chansons
se taisaient à notre passage ô les grivois
tout en se murmurant des paroles interdites
Nous deux
Et maintenant...
— Ne parle plus, mon amour. Déjà l’orage est passé. Les pluies
torrentielles ont cessé de vitupérer sur la natte de notre case.
Lève-toi, mon amie, et viens. Dans mon cœur qui t'attendait
la nuit est pleine de ténèbres
mais aussi d’étoiles scintillantes
la brousse pleine des senteurs de la vallée
mon cœur est plein d'Amour
C'est cet instant sacré que choisit l'autre pour faire irruption, pendant
que je tenais serrée contre moi mon amie d'enfance. Prostrations.
Invectives. Imprécations. Les foudres du ciel. Les insultes
tourbillonnent autour de la tête. Le vertige.
— Plus jamais tu ne verras mon visage. L'idiot ! Je vais rejoindre
l'autre, que tu connais bien, et qui te rendait cocu. Je te laisse tes
putes (comme si elle l'était moins) (geste de défi), et tes guenilles.
Lui au moins, il saura me nourrir convenablement, et m’habiller
comme il sied à une épouse. Je t'abandonne dans ta cabane
délabrée, avec ses toitures branlantes. Je m'en vais pour toujours.
Et toi (à l'adresse de mon amie d'enfance), si je t'avais rencontrée
plus tôt, je t'aurais griffée. Je t'aurais plongée dans l'eau bouillante.
Je t'aurais étranglée de mes mains.
Elle hurle, elle criaille, elle gesticule, mais la conviction n’y est pas. Je
la protège pendant qu'elle fait semblant de se jeter sur elle, en parfaite
simulatrice. Elle doit être contente de s’être débarrassée de moi.
— Ne la touche pas !
— Tu oses ! Tu oses la protéger ! Tu sais bien que c’est moi qui garde
tout l'argent. Eh bien, tu n’auras pas un sou...
Plus un sou. Je n’ai plus un sou. Mais je possède mon bonheur, mon
amour. Là, contre mon cœur.
21.
Les dernières pluies m'ont fait frémir. L’air est saturé d'un goût
insalubre. Des bruits étranges, des cascades souterraines. Des nappes
d'eaux s'étendent partout. Une immensité qui coupe le souffle. Pas de
bleu lumineux, ni de vert plantureux. Un ciel lourd de nuages gris. Le
brouillard masque les arbres. J’éprouve une panique instinctive en face
des orages qui se déchaînent. Je me sens trahi par la nature. Par cette
nature fauve que j'avais appris si vite à aimer. Mes derniers rêves
s’évanouissent dans une amère déception. La vie m'a lésé. La solitude
me pèse sur la poitrine. Il y a eu des éboulements la nuit. La
malédiction a commencé son œuvre de démolition.
22.
Dans le souci de garantir une vie paisible à tous les citoyens, les
autorités ont décidé d'établir des comptoirs de vente dans tous les
coins importants du territoire. Ces comptoirs commenceront à
fonctionner à partir de la semaine prochaine. Tous ceux qui détiennent
des pierres précieuses, sont instamment priés de venir les déposer à
ces comptoirs, contre un remboursement décent. Il va de soi que nos
concitoyens apprécieront ces mesures, et accueilleront favorablement
les décisions des autorités gouvernementales. Décisions qui, croyons-
nous sincèrement, sauveront la plupart d'entre vous de la malhonnêteté
dont font preuve les Bahuza, ces milliers d'Ouest-Africains installés
frauduleusement sur nos terres et qui, à des prix ridiculement bas,
exploitent les pauvres gens sans vergogne. Ils revendent ensuite les
produits de leurs rapines à des prix fabuleux sur les marchés
internationaux. Profitez de cette chance inespérée, dans votre intérêt...
Moi aussi, j'ai répondu à l'appel. J'ai épuisé mon stock de cailloux.
Des dizaines de carats iront remplir les poches des escrocs. Je le sais
bien. Mais là n'est pas mon problème. Ce que j'ai gagné, en dessous
de mes espoirs, me permet cependant de me constituer un petit
commerce. Je songe à m'installer. Mon amie d'enfance m'a rejoint.
Ses patents ont cédé à tant de ténacité, à tant d'amour. Tout s'est bien
déroulé, au milieu de l'enthousiasme générai. Mais mon avenir n'est ni
radieux, ni lumineux. Il m’échappe simplement des mains. Je n’ai plus
d’espérance à entretenir. Nous passons notre temps au marché
central, les jambes allongées à côté des breloques, des colifichets
insignifiants. Défiant le soleil, les orages intempestifs et toujours
destructeurs. Des maigres bénéfices nous permettent de ronfler la nuit,
d'offrir un verre aux visiteurs. Heureusement, il n’en arrive pas
beaucoup, contrairement aux habitudes du pays. À mon âge, je suis
déjà fatigué de vivre. J’ai vieilli avant la morte saison. Atroce !
23.
Des années ont passé. Deux petites filles ont apporté un rayon de
soleil dans notre foyer, où la brouille et la casse n'ont pas encore élu
domicile. Mon commerce prospère. J’ai oublié la politique. Je m'en
moque, et je leur fous mon pied quelque part. Je me crois un bon
citoyen et je ne suis pas un héros mythique. L'anarchie bat son plein.
Je préfère fermer les yeux, et m’acquitter honorablement de mes
amendes injustifiées, de mes infractions imaginaires. Je me borne à
payer loyalement des taxes à tous les coins de routes, sans exiger
aucune quittance. Je possède un carnet de vignettes d'impôts,
qu’aucun policier ya mpiko ne reconnaît comme valables. J'y prends
même un certain plaisir. Bientôt, je m'achète une petite camionnette.
Mon chauffeur a du succès auprès des jeunes qui adorent la vitesse.
On l'appelle cambera, du nom de l'avion de chasse qui avait causé
tant de ravages durant la guerre des indépendances. Me voici un
grand patron. Je jouis du privilège réservé à ceux qui ont de l’argent.
J'aime ma femme et mes enfants pour qui j’éprouve une passion
délirante. On songera peut-être à mon auguste personne lors de la
formation du prochain gouvernement. On le réforme toutes les deux
semaines. L’espoir fait vivre...
24.
Paix aux hommes qu’il aime. Et ceux qu'il n'aime pas ? Ne blasphème
pas, et implore la miséricorde.
J'ai repris chaque dimanche le chemin de l'église. Sans trop bien savoir
pourquoi, À chaque messe, on me sert cette phraséologie en
assonance. J'apprécie les talents des orateurs. J’ignore ce que sont la
loi, le salut, la foi. Je ne me casse pas la tête pour cela. Il fait calme
dans le Sanctuaire. On sent une certaine assurance entre les grosses
murailles de pierre que n’ébranlent ni la foudre ni l'incroyance. Les
curés ont des femmes et des enfants. Ne faites pas ce qu'ils font...
C'est l'Église africaine. Sur cette pierre, il a fondé son Église. Les
Prêtres invitent même des mères de famille au confessionnal. La
mienne ne se confesse qu’au même. Un ami de la famille. Leurs
femmes logent désormais à la paroisse.
Chacun n'a qu'à payer le prix de ses fautes. S’il n’en a pas à
comptabiliser dans ses registres, il a contracté au moins le péché
originel. Celui-là, nul ne sait quand il est purifié, ni par quel baptême.
1.
Le fou pérore tout seul sur la place du marché. La foule accourt pour
écouter ce diseur de la nouvelle bonne nouvelle. Les uns hochent la
tête avec pitié.
— On ne comprend pas toujours le sens de ce qu'il dit. Mais nous le
croyons sincère.
— Accourez, venez entendre les Oracles anciens qui parlent par ma
bouche. La source n'a de fraîcheur que jaillie de la terre. Mais elle
n'a de la douceur que surgie d'une pierre. Les foudres sont les
jouets des faux magiciens qui vous endorment. Je résonne dans les
nuages...
— Parlez, le fou ! Vos proverbes sont obscurs.
— Ce que vous êtes loin de la paix. Moi, je vois un grand mur sur
lequel se brisent vos destins. Contre lesquels butent les poings
brandis par votre colère. Un mur érigé par la bêtise. Suis-je votre
représentant ? Suis-je le Messie de mes frères ? Suis-je votre
voix ?
— Non, personne ne te l'a demandé ! Et notre voix auprès de qui
donc ?
— Vous voyez ! La bêtise a dépassé les limites de ma terre, pour me
poursuivre dans les labyrinthes de cette monstruosité. Au nom de
la foi, autrefois on l'appelait grâce, maintenant nous la
prénommons équilibre, nous sommes obnubilés du droit de vivre,
d'étudier, de penser, d’agir. On nous brime, on nous opprime. On
nous tue, Kabàla wa mamu.
— Qui te brime, toi ? Tu es un aliéné mental. Un fou à enfermer dans
un asile. Et tu n'as aucune notion de la réalité, mais alors, aucune
— Vous me l’accordez donc ! Nous dodelinons béatement la tête.
Nous acquiesçons sans mot dire, devant les tours de passe-passe
de l'hypnotiseur du Peuple. Nous acceptons, nous ravalons nos
larmes impuissantes. Nous tendons nos mains résignées que la
chicote meurtrit encore davantage.
Et la bêtise continue.
— C’est un agitateur. Il prêche la violence. Il faut avertir la violence, la
police.
— Un fou et un dément, cela ne se remarque donc pas ? Il ne sait
même pas de quoi il parle.
— Il est dangereux. Il ne se rend pas compte de l'effet de ses paroles.
Il soulève les masses.
— Cela le regarde après tout. S’il a envie de crever, des fois !
— Nous, des abrutis ! Encore plus ceux qu'on assassine aux coins de
brousses. Ceux qui croupissent dans les cavernes sombres et
froides, pour en avoir parlé. Ceux qui pleurent de rage.
Dépossédés de leurs terres, de leurs familles. Arrachés
brutalement du sol nourricier. Ceux qui paient le tribut de la terre.
Dans les tribulations. Pour l'avoir effondrée. Pour l'avoir éventrée.
— Vous avez devant vous un véritable exalté. Un de ces illuminés que
la raison a quittés définitivement, sans espoir de retour. Il est
quand même cordial, aimable et tout. D’autres à sa place auraient
été violents dans les gestes.
— Je crois le reconnaître. Un garçon gentil. Il a été au collège avec
moi.
— Ils la retournent, la terre. Ils l'épuisent à dessein. Villes et villas, où
est la différence ? Je vous le demande. Bateaux, plantations,
fauteuils de velours et de voleurs. Hue ! A longueur de journées :
trime, trime ! Nous trimons à longueur de journée
— À pérorer au marcher, à mendier la nourriture, oui.
— Et la bêtise continue. Plus bestiale. Plus sauvage. Sur notre dos. Il
les (les) ont remplacés. Maintenant, ils se nourrissent sur les
grappes de bananes mûres. Les abeilles qui bourdonnent autour
de la ruche. Par-dessus notre sang en alvéoles. Sur notre vie. La
lutte des peuples. Les mouches de ma terre. Taisez-vous donc,
devant les pilons qui crachent le feu, pointés devant vos poitrines.
Vos poitrines flasques, consentantes. Sales morpions. Voici la main
qui violente. L'hyène. Je te fouette, mon chien. Je te mets ta corde
au cou. Mon chiot ! Mais rien ne nous surprend, nous les Élus. La
marmite avait des guirlandes, des couronnes de lauriers. Les
menaces ne feront pas bouillir le haricot. Car les nuages pleurent
sur nous. Pleurent de larmes !...
— Il pleure, l'idiot ! Il a des sanglots noués dans la gorge. Quelle
sensibilité
— Qui les essuiera ? Qui viendra avec le suaire pour la souffrance de
mon Peuple ? Qui lui présentera Veau fraîche pour étancher la
soif, avant que le soldat ne lui transperce le coté avec sa lance ?
Les murs se lézardent. Les fouets se fatiguent aussi. Bokoboma
bokolemba, biso tokolongwa ! Alors...
— Le gaillard recherche sa démencité. Le pauvre ! Partons, il fait nuit.
— Ai-je encore le droit de semer une fausse espérance dans les
coeurs ? La rage a desséché toute joie. Je dormirai cette nuit, sous
la compassion des étoiles. Si elles veulent bien m'accueillir. Si elles
veulent bien...
2.
3.
4.
Et la bêtise continue.
6.
... devant mes yeux qui piquent d’une fureur démente. Devant mes
idées embrouillées dans la confusion totale. Des souvenirs terribles se
bousculent interminablement. Me voici un exilé sur ma propre terre,
sur le sol de mes Ancêtres. Le maudit errant La malédiction.
C’était un soir de brumes. Il fait noir. J'ai froid. Sans logis, sans
famille. Rejeté de tous. Rebut de l'humanité. Je suis à la dérive, et mon
pays m’a jeté aux orties. Alors quoi Foncer, quoiqu'il arrive. Mais
foncer où ? Contre un mur ? Mourir sur le champ de bataille n’est pas
la seule forme de bravoure. J'ai quitté mes terres, ce soir où ils sont
venus...
Mourir ! Combien de fois ai-je souhaité que mes yeux se ferment sur
l’opacité pesante ? Mes poings se serrent dangereusement. Les
commissures de mes lèvres. Ma bouche tuméfiée, brûlante. Ma tête
va éclater comme une bulle ridicule.
Je tergiverse, je palabre. Ils me lient les bras, les jambes. L’un d’eux
s’assoit avec fougue sur mon corps ligoté. Ma femme intervient. Un
poing s'abat sur sa bouche et la fait tituber. Elle avale péniblement ses
sanglots. Les enfants pleurent avec des cris déchirants. Eux, ils
insistent. Il fait toujours nuit, et je reconnais à présent les cris des
chouettes, des hiboux, des chats-huants. De tous les oiseaux de
malheur qui escortent mes errances. Je connais l'épaisseur de la nuit.
Les cordes me font mal aux poignets. Les chevilles sont en sang, en
feu. Je n'ose pas hurler. Les bandits se hâtent et multiplient des gestes
maladroits. Ils échangent des sifflements codés. Un camion les rejoint
sur le seuil de la maison. Ils chargent tous les meubles. Nous les
regardons faire, sans pouvoir réagir. Ils ont terminé. Mais pourquoi le
malheur devait-il s'effondrer sur moi, jusqu'à la limite du supportable ?
Mon amie d'enfance ! Mon Amour unique, le seul de ma vie ! Aurais-
je encore la force de t'invoquer en réprimant des lamentations de
vivant ? J’aurais dû partir avec toi, mon Amour...
Ils ont lâché leurs armes. Ils ont osé tirer. Cauchemar. Fantasmes.
Deux coups. Trois coups. Quatre coups. J’ai vu ma femme chanceler,
s’écrouler, s'étendre avec un cri étouffé. Trois coups. Quatre coups.
Mes enfants aussi. Elles n'ont que le temps de lancer un gémissement.
« Papa ! » Pendant qu'une douleur aiguë glisse le long de mon bras,
de ma poitrine, de ma tête, de mon corps tout entier. Puis, plus rien.
C'est ainsi que leurs corps ont péri dans l’incendie. Était-il dit que mes
mains sacrilèges étaient incapables de les enterrer ? Blasphème ! J'ai
imploré des divinités impossibles toute la nuit, devant mon bonheur qui
se carbonisait. Devant ma vie qui se consumait avec les dernières
braises ardentes.
7.
Aucune société, autre que celle qui avait opprimé nos pères. Aucun
travail possible, pour ces milliers de mains tendues vainement. Pour
ces ventres affamés, torturés par l'angoisse et la peur. Aucun espoir
pour ces mères désolées. Et les misères s'entassent les unes sur les
autres. Les malheurs s'accumulent. Je ne suis qu’un grain de sable,
dans la marée des malheureux. Les taudis se superposent. Creuser
maintenant signifie risquer la mort. Sa belle mort. D’une balle dans la
nuque, dans le dos, dans le ventre. Une belle mort lente dans la boue,
dans la vase. Dans la rivière rouge, dans la brousse de buissons. À la
portée des charognards, des hyènes rieuses. Terre maudite.
Dans les cabanes et les cases de paille humide, les attendent des nuits
d'infamies, de frayeurs indicibles. La faim qui tenaille au fond des
entrailles, qui étreint le bas ventre. Avec des corps squelettiques
allongés sur des grabats de planches rugueuses. Dans les cachots les
attendent sept années de tortures sans fin. De bestialités, de
claustration, de réclusion, d'esclavage. Dans les puits les guettent des
éboulements, des noyades, des déceptions. Des journées
malchanceuses, pendant lesquelles le sable n'offre rien. Rien qu’une
bourbe morte qui remplit la fange. La souille des bauges stagnantes. Il
faut agir vite. Et posséder sa belle étoile pour retirer quelque chose de
valable.
Tout le monde se désolidarise de leur cause. Ils sont solitaires. Ils sont
maudits. Ils sont solidaires. Une implacable conspiration rôde autour
d'eux. Ils se terrent de peur. Et pourtant..., et pourtant... Les
comptoirs continuent à fonctionner. Les étrangers qui les tiennent sont
d'une prudence de chiens ignobles. Si les chiens peuvent être
prudents. Cela ressort désormais du roman policier. Au bout de la
filière, une grosse tubercule gouvernante. Un gros légume ministériel.
Une grosse patate... Et les soldats tuent. Ils tuent sans pitié. Et de jour,
et de nuit. Ils tuent pour le plaisir de massacrer, d'assassiner.
8.
Dans les camions de transport collectif, dans les voitures des trains
encombrés, dans les gares bondées, j’ai appris à prêcher sans gêne la
parole venue d’en-haut. À citer la Bible sans vergogne ni scrupules -
pas de raison d'en avoir -, versets, chapitres, alinéas soigneusement
choisis à l'appui. À discuter avec des apostats sur l'apostolat. Un bien
drôle d’apostolat que le mien. Plein d'embûches et de cauchemars
insurmontables. Avec mon bâton, comme Moussa fendant les eaux
déchaînées de la mer pour la traversée salutaire. Mais. Dans ce bâton
biblique, j’accumule les pierres de mort, ainsi que nous les désignons
apocalyptiquement, rejoignant les deux extrêmes d'une Histoire sainte
qui ne termine jamais. Car j'ai appris à connaître la misère. Et je me
suis tourné vers les hommes de la grande mystique. La misère. La
mienne. Celle de mes frères. J'ai choisi les paroles des miracles et de
l’Éden. Ai-je eu tort.
J'ai appris à courber le dos, sous les coups redoublés des policiers et
des gendarmes barbares. À me laisser déshabiller pour des fouilles
inattendues à chaque gare. À subir les crachats, à me laisser broyer
les testicules par les services de l'hygiène. Je suis un homme à la
dérive. J'ai tout appris. À payer des amendes pour tout. Pour un
éternuement intempestif. Pour un bâillement prolongé, pour une parole
trop haute. À ne jamais sangloter, même lorsque l’envie vous prend à
la poitrine, à vous suffoquer littéralement. À dormir debout, sur des
pieds endoloris.
À chaque arrivée dans une gare où l’on savait que le train allait
s'arrêter pour un temps suffisamment long, les claustrés surgissaient de
partout. Ils s'abattaient sur les herbes folles, sur les buissons d'épines
pour se soulager. Si la brousse n’était pas assez épaisse, parce qu'elle
venait d’être brûlée, les plus audacieux sacrifiaient la pudeur. Une fois,
il est arrivé que l'escale n'a pas duré autant qu'on l'avait imaginé. Dès
que la locomotive avait lâché ses sifflements rauques au milieu des
fumées, on a vu accourir de sous les manguiers nains des gens qui
tenaient les ceintures des pantalons ou les boucles des pagnes en
dessous des genoux. On se gaussait, on se marrait à mourir, dans une
hilarité irrésistible. Ce n'était qu'une manœuvre du machiniste. Ils sont
rentrés pour achever tranquillement l’œuvre commencée. Mais
l’enthousiasme les avait définitivement abandonnés.
9.
Horoscope ce matin.
10.
Des pierreries mortes ont remplacé les étoiles. Elles ont engendré une
fournaise que rien ne pourra plus jamais éteindre.
Mais à quoi sert une haine que ne nourrissent plus les bûches de la
colère rituelle ? À quoi sert donc l'odeur écœurante d'une eau morte.
Quatrième partie :
La fin des temps
1.
2.
4.
Elle est venue avec le brasier du soleil. Elle suppliait, elle gémissait.
Mon cœur s'est ramolli. J’ai failli la serrer contre mon corps, l’entourer
de mes bras. Dans ses prunelles, des flammes dansaient, hautes
comme une Montagne de feu. L'incendie m’a rempli les oreilles et le
ventre. J'ai mis mes deux mains sur les paupières, pour ne pas voir.
J’ai senti ma bouche aride soudain.
— Va-t'en. Va-t-en. Va-t'en, démon...
— Ne me repousse pas, je t’en supplie. Ne m'insulte pas, s'il te plaît.
— Je suis désormais seul. Je n'ai besoin de personne. Va- t'en.
Je n'ai besoin de personne. Va-t'en ! Désormais seul. Seul avec moi-
même. Seul sans le soleil. Va-t'en, écho de la mémoire !
— J'ai tellement souffert, tu sais, depuis que tu m'avais humiliée l'autre
jour. Depuis que tu m'avais chassée de ta maison. Regarde ce que
je suis devenue, loin de toi. J’ai appris tous tes malheurs. J'en suis
sincèrement désolée. Je viens vivre avec toi, t’apporter un peu de
réconfort. Te consoler. Etre avec toi, en toi, par toi. Oublie la
morte.
J'ai écarquillé les yeux. C'est à ce moment-là seulement que je l'ai vue,
et vraiment vue. Comme lorsqu'on contemple une brousse nue,
monotone, et que l'on surprend tout d'un coup, au milieu de la verdure
étale, un point noir. Une souche calcinée, une branche cassée. Comme
lorsqu’on découvre un point blanc en regardant couler les eaux lentes
d'une rivière : un oiseau aquatique aux ailes blanches qui plonge son
bec, ou qui se baigne. C'est tellement beau, la fresque interceptée
avant qu'elle ne s’évanouisse.
Ainsi m'apparut son cou. Long, lisse, blanc, sans une veine. J’ai eu
l'impression d’y voir battre, mais tellement délicatement, mais
tellement imperceptiblement, une petite artère. Bien tendre. Mes mains
se sont approchées. Comme électrisées. J’ai senti sa peau
abondamment huilée glisser entre les paumes. Et l’artère battait contre
mes doigts. J’ai serré. Lentement, au rythme de cette artère qui
battait.
Une voix pâteuse, pleine d’horreur. Elle a disparu comme elle était
arrivée. Je suis rentré déposer ma tête lourde sur les chiffons qui me
servent d’oreiller. Le sommeil m’a vite envahi. Je me suis senti apaisé.
Je n’étais plus que cet homme qui flotte, qui coule, comme bercé par
une musique lointaine. Dans la tête, un cliquetis, qui bientôt se
transforme en éboulements. Des grondements assourdissants.
Boum..., boum..., boum... Vertige !
5.
Venez entre mes bras, enfants de ma terre rouge. Vous, les Fils de
mon Peuple. Je connais le poids de vos souffrances. Je vous
soulagerai.
Mon ventre qui se tend, qui se ballonne, qui se gonfle. Nos mères
avaient versé des larmes, mais les meurtriers ont soumis les fils
premiers-nés au fil de leurs machettes. La vallée retentit des pleurs des
femmes éplorées. Elles réclament au jour de se remémorer les temps
où elles ont respecté les interdits et présenté des offrandes.
Dans mon regard, flotte l'image d'un morceau de tissu rouge, tacheté
de jaune. Un vieux pagne qui a servi, longtemps.
J'aurais dû. À présent, c'est moi qui étouffe, asphyxié par la douleur
de tout un Peuple. Je suis trahi par le sort, humilié. En moi ne
disparaîtra jamais l'espérance.
6.
Reconnaissez-vous
— Non.
— Non ? Prétendez-vous donc que le commissaire qui a fouillé votre
domicile n’a pas trouvé dix carats de diamant chez vous (tant que
cela ?).
— Il en a trouvé, parce qu’il me les a montrés. Mais ce n'était pas de
moi.
— C'était de qui, alors
— Je ne sais pas. Je crois comprendre.
— Vous voulez blaguer avec la loi ? Vous plaisantez bien à votre aise.
Mais dans quelques instants, vous n'aurez plus du tout envie de
rire. Avez-vous jamais pratiqué le trafic de diamant ? Oui, ou
non ? La question n'est pas compliquée, tout de même.
— Oui, je l'ai pratiqué, il y a des années. Comme tous ceux qui
voulaient vivre, en ces temps difficiles.
— Alors, si vous avez fait du trafic frauduleux, pourquoi niez-vous
maintenant
— Parce qu'il y a tellement longtemps que j'ai cessé.
— Avez-vous un compte en banque
— Vous savez ce que valent les banques ici.
— Personne ne vous demande des commentaires. Répondez par oui
ou par non. Disposez-vous d'un compte quelconque dans une
banque
— Non.
— Comment vivez-vous ? Travaillez-vous quelque part
— Non.
— Faites-vous du commerce
— Non. Je suis ruiné, et on ne m'a jamais remboursé mes dettes.
— Alors, comment gagnez-vous votre vie ?
— Je me fie à la nature.
— Vous êtes bon philosophe. Donc, résumons-nous. Sans travailler,
sans cultiver un champ, sans faire un trafic clandestin, de diamant
ou d'autre chose, vous recevez quotidiennement de la nature de
quoi vivre. Largement. Sous la forme d’une nourriture déjà
préparée. Sous la forme d'une manne céleste. Sous la forme des
billets de banque. Pourquoi ne pas avouer franchement, sous la
forme de diamant ? De qui vous moquez-vous, finalement ?
Allons ! Un peu de sérieux, voyons. Avouez. La comédie a duré...
— Je ne sais rien.
7.
8.
Je suis retombé dans la solitude. Je bénis celle qui m’a livré entre les
mains de l'exécuteur. Exécuteur des hautes destinées. Exécuteur des
testaments laissés par les Ancêtres. Ceux de la misère, du chiffre noir.
Ceux de la douleur, dans un coin sombre de notre bagne. Ceux de la
bouche plantée dans la terre rouge, au milieu des épines. Et nous
payons notre propre facture. Nous payons pour tous les forçats
emprisonnés par l'État national. Nous payons pour les brigands du
gouvernement, les assassins et ceux qui ont trahi les amis depuis les
premières heures des Indépendances. Et bien plus longtemps après,
tout au long de leurs traîtrises, de leurs ruses, de leurs mensonges, de
leurs faux serments. Tous les meurtriers, les parjures qui ont renié le
pacte. L’empire des ombres vivantes.
Peuple bête Peuple idiot à jamais
La folie au vent rejette l'idéal
Qui nous unit aux déments et aux brigands
d'injustice de mensonge et de vol
d’injustice de mensonge et de vol
9.
Peuple gare ! Gare ! Gare à la malversation
Pour mémoire, qu'est-ce que la réaction ? C'est la
politicaille des aigris.
Elle consiste à prendre des apparences fallacieuses pour
amadouer le peuple,
dans le seul but de prolonger le chaos, la misère, le
désordre.
Gare à la brebis galeuse ! Gare à celui que tous, vous
avez hué en ce jour
Gare à celui que vous avez librement vomi ! Gare à l'aigri
perpétuel !
à l'ambitieux téméraire, qui ne se veut pas un dictateur
temporaire
Gare au grand écervelé malade, au cancre, à cet évaporé
mental !
10.
Vingt ans de travaux forcés. Dix ans de servitude pénale. Quinze ans,
à perpétuité. Dix années de perte de joie civique. Vingt années, sans
sursis. Vingt, dix, trois, quinze. Dans vingt ans. Nos enfants auront
l'âge de nos ancêtres. Les traîtres à côté des Fils de mon Peuple. Les
démons à côté de ceux qui apportent la consolation. Vomissons le
dictateur à jamais.
11.
Mon sort est lié à celui, plus triste encore, des coléoptères qui
encombrent mon cachot. « Il ne connaît pas le prix de la Liberté, celui
qui n'en a jamais été privé ! » Le silence se renferme sur nous. Je
m'efforce de m'évader du cocon, de briser la coquille. Maintenant, je
suis convaincu que la saison s'achève sur les feuilles mortes. Le temps
n'est plus à la renaissance de la vie. Je livre mon corps aux voluptés
inconnues, qui proviennent des ardeurs du soleil sur les briques
rouges. Quel sera le cri à l'instant ultime ? Une peau chaude qui se
refroidit lentement. La chaleur s’échappe des pores, dans une vapeur
irréelle. Qu'importent les heures dont j'ignore les mensonges et les
promesses non tenues ? Seule compte pour moi, cette tendre, cette
fraîche minute du murmure continu en moi. Le rythme de la
respiration, la pulsation de l’espérance. Une espérance piétinée dans
la terre rouge, dans des pierres mortes.
Trois couleurs, et je suis ivre du rire du fou joyeux qui nous gouverne
là-bas. Trois couleurs, trois douleurs aussi. Le malheur d’un monde
sans rêve. Le reste s’est passé trop vite. À peine ai-je eu le temps de
m’en rendre compte. Rêve ou cauchemar ? Je ne le saurai peut-être
jamais.
12.
Aux lueurs ternes des réverbères, je distingue mal les silhouettes des
promeneurs nocturnes. Je prends un taxi. Il y en a déjà dans la ville
qui m'accueille avec indifférence, et même avec froideur. Je remarque
immédiatement sa chemise. Des couleurs qui me donnent du vertige.
Je ne le connais même pas. Je sais seulement que lui aussi, il porte une
chemise jaune, tachetée de rouge. Le voici, inerte. Une joie immense
afflue à mon cœur. Je l’ai tiré de la voiture par la portière. Je l’ai traîné
derrière un coin de brousse. La lune a jailli soudain de l'amas de
nuages. À présent que son sort ressemble au mien, maintenant qu’il
est devenu un frère de mémoire, un frère dans les étoiles, il m'inspire
une immense affection. Une tendresse que j’aimerais tant partager
avec lui. Je le couvre précieusement de sa chemise fatale. Je joins les
pieds, et je dépose un baiser fraternel en haut de son front encore
chaud.
Elle recule, horrifiée. Elle n'ose même pas hurler. Je lis de la panique à
travers son regard. Sans doute, elle me prend pour un fantôme.
— Je suis bien en chair et en os. La souffrance incarnée, telle que tu
l'avais toujours désirée. Tu peux toucher. N'aie pas peur, tu n’as
plus rien à craindre. Ici s'accompliront nos destins.
Je n'ai pas titubé. J'ai pris un couteau. Je l'ai brandi. J'ai frappé. Deux,
cinq. Dix ans de prison. À perpétuité.
Le sang a giclé sur mes mains, sur mon corps. Des filets dégoulinent le
long de mon visage. Du sang rouge. Il coule aux commissures de ma
bouche, devant ma poitrine, sur moi. Du sang rouge comme ma terre.
Comme la terre de ma Grand-mère. La terre de mes Ancêtres. J'ai
frappé. Mon ventre. La terre rouge au bord de la rivière rouge. Pleine
de ses eaux fangeuses, victorieuses. Elles charrient nos malédictions
rouges. Tout devient obscur autour de moi. Pas un seul cri.
S’ils pouvaient savoir avec quelle joie je monte à l’échafaud. Enfin, le
ciel est purifié. Mon cœur s'allège de toutes les douleurs.
Mais, pourquoi fait-il ce froid dans les étoiles ? Dans les étoiles...