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La malédiction

Pius Ngandu Nkashama

La malédiction

(Roman)
Coédité par :

Panafrika / Silex / Nouvelles du Sud


BP 16658 Dakar FANN
46, rue Barbès, Bât 14
94200 Ivry / Seine, France

et
Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA)
Sacré Cœur 1, Rond point coll. Sacré-Cœur, Lot N-822, Dakar,
Sénégal
BP 25231 Dakar Fann, Dakar, Sénégal
SARL au capital de 1 320 000 FCFA.
RC : SN DKR 2008 B878.
www.nena-sen.com / http ://librairienumeriqueafricaine.com /
infos@nena-sen.com

Collection : Littérature d’Afrique

Date de publication version numérique : 2018

ISBN de l’imprimé :2-87931-122-5

ISBN version numérique : 978-2-37918-082-8

© 2018 Nouvelles Editions Numériques Africaines (NENA).

Avec le soutien du CNL


Sommaire
Préliminaires

Résumé
Auteur
Dédicace
Exergue

Première partie : Le moyen-âge

Deuxième partie : Les temps modernes

Troisième partie : L'époque contemporaine

Quatrième partie : La fin des temps


Préliminaires

Résumé

Le récit de Pius Ngandu récupère les substrats idéologiques de la


thématique de la malédiction et du mulawu, afin de la mener jusqu'au
terme de son sens ultime. La puissance des Peuples a toujours
consisté en une énergie spirituelle pour exorciser les imprécations. En
dépassant les contraintes des forces inhibitrices, le héros arrive à
déterminer la voie qui conduit vers son propre destin, et qui lui fait
accomplir le défi de l'Histoire.

Dans une région marquée par la théorie du diamant industriel, se


découvre l’expérience du tragique aboli par le zéro absolu de la
passion et de la souffrance. Dans L'écriture d'une passion chez Pius
Ngandu Nkashama (L’Harmattan, 1993), Kalonji T. Zezeze a
consacré à ce texte un commentaire significatif. À la suite de
Mohaman Bello (1996), A. Tcheuyap a repris la thématique dans son
étude critique, Esthétique et Jolie dans l’œuvre romanesque de Pius
Ngandu Nkashama (1998).

Auteur

Pius NGANDU NKASHAMA vient de Mbujimayi. Il a écrit


plusieurs œuvres romanesques, dont Le pacte de sang, lin jour de
grand soleil, Yakouta ou Le doyen marri parus déjà aux éditions
L’Harmattan. Il a publié aussi de la poésie avec Khédidja et Yimène
aux éditions Silex, ainsi que des pièces de théâtre.

Il est l’auteur des ouvrages critiques dont une anthologie Littératures


africaines (Silex), Les années littéraires en Afrique, Ruptures et
écritures de violence, une somme importante sur les Littératures et
écritures en langues africaines (L'Harmattan) et un Dictionnaire des
œuvres littéraires africaines (Nouvelles du Sud). Il enseigne dans
plusieurs Universités d'Europe, d’Afrique et des Amériques (Portland
en Oregon, Baton Rouge en Louisiana [USA]). Il a été titularisé à
l’Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle.

Dédicace

à mes parents

à ma sœur justine-perpétue mushiya

tshihoyi mukulu njanja wa mimwemw

wa ba kedi mwina ntumba


mwihikila mbedi
wubadyàdyà mikubu
le souvenir m'est resté

violemment
sur le cœur
justine wetu
mwa mitongu
mwa trésor

comment t'offrir dans ce matin de brumes


des larmes pétries de boue
les cris ensablés de katekelayi
sous le banc lourd de sable rouge

tu avais l’âge de la terre


cet âge où la terre est terre
pleine de terre pleine de toi
tu avais l’âge du soleil
explosant dans un ciel de sable
recouvert de la boue de ton sang

sur les routes désertes tu t'en es allé


dans les grottes de la boue rouge tu t'en es enfui
tu as dormi sous le linceul de la terre effondrée
et la nuit n’a pas eu pour toi un regard de pitié
la nuit pleine des cris ensablés de katekelayi

des puits béants glauques


le soleil abandonné là-bas
sous les cailloux blancs

sous la terre de tes peurs


qui engloutit nos espérances
et nos yeux qui glissent
nos yeux humides poisseux
terre rouge de notre sang
terre rouge de notre malédiction
ne le savais-tu donc pas

que nous avions une terre infanticide

terre labourée de tes ongles de tes mains


tu creusais dans nos ventres desséchés
te voilà renégat couvert de crachats la nuit
de la terre qui n'oublie pas l'offense

ces pierres ne sont pas à nous


le sable est une réserve de mort
un tas de folie un tas de honte
il n'a pas de rythme sanguin
ni dans les buissons ni dans les serres
la source de la douleur jamais ne tarit

il ne nous reste que la complainte

ne m’attends pas ce soir


les rossignols s’en sont allés

les écuelles de nos espoirs


se renversent sous la pluie

les lucioles s’éteignent


au bord du bourbier
ne m’attends pas au coin du soir
je ne mourrai pas avec le soleil

les tonnerres se sont tus


mwetu mu cidyendela mu cilamba

Exergue

Longtemps, le thème de la malédiction avait été agité dans les


mythologies africaines, comme pour fragiliser les peuples et les
exploiter avec plus de rentabilité économique. À la lecture attentive,
tous les mythes popularisés par les littératures coloniales apparaissent
désormais comme de la supercherie, et même de l'escroquerie morale.
Jamais Cham n'a été maudit par son père Noé. Bien au contraire,
selon les Écritures saintes mêmes, parmi les fils de Chant, Koush,
Miçraïm, Pouth et Canaan, les deux premiers connurent des royaumes
florissants et une gloire inégalable.
Première partie :
Le moyen-âge

1.

J’avais toujours espéré pouvoir revenir à mon enfance. Au petit soleil


du matin, plein de mélancolie. À mes premiers sourires, à mes rêves
perdus. Depuis, combien d'aurores j’ai vu dépérir dans l'éclatement
du midi Désormais, je sais qu'aucun regard ne peut répondre à mon
attente. Pour autant que je remonte à ces années lointaines, je ne vois
que les yeux de mon père. Nous l'appelons toujours « Papa ». Et lui, il
ironise, en disant qu’il n’est pas le Papa de Rome, mais simplement un
père affectueux. Et j' croyais. Je n’avais pas un autre univers auquel
m'accrocher.

Ma mère était la tendresse même. C'est dans cette famille attentive,


que j'ai traîné des jours illuminés, entrecoupés de hoquets, de peurs
tenaces, de gamineries sans culpabilité. Je ne savais pas que tout
pouvait s'écrouler dans un cauchemar rempli de sarcasmes et
d'amertume. C’est ainsi que je n'ai jamais pu lutter contre la vie.
Contre l'illusion du soleil.

2.

Tout avait commencé ce samedi-là, pendant les grandes vacances.


Sur un coup de tête, comme nous avions coutume d'en faire, ma sœur
et moi. Nous savions bien que les danses étaient interdites, non
seulement aux enfants, mais à tous les bons chrétiens du quartier. Le
Père Mfumu anathématisait impitoyablement chaque dimanche matin,
dans sa chaire de vérité, menaçant de son doigt apocalyptique le
récalcitrant qui se laisserait tenter par le diable. La seule assistance à
ces danses païennes, obscènes, faites de promiscuités et de primitives
sensualités, suffisait pour entraîner l'excommunication des récidivistes,
et celle des membres de leurs familles. Nous savions ce que cela
pouvait signifier pour nos parents, défenseurs des vertus chrétiennes,
attachés à la doctrine des Mumpères depuis le premier jour de leur
mariage.

Seulement voilà, les rythmes des sonsu malengela résonnaient chaque


samedi soir, insistants, lancinants, martelant nos oreilles. Nous
attendions que nos parents se soient endormis. Avec beaucoup de
précautions, je tirais le loquet grinçant qui retient la petite fenêtre
minuscule de notre chambre. J'escaladais le premier, pour retomber
sur le sable mou, ou sur les herbes le long du mur. Je faisais ensuite
signe à ma sœur. Plus lourde et plus pesante que moi, plus peureuse
aussi, elle avait toutes les peines pour se hisser au-dessus des bords,
même montée sur un tabouret. Son souci de ne pas faire du bruit, et
de ne pas alerter la maison la rendait maladroite. Au moindre bobo,
elle hurlerait à ameuter toute la cité ouvrière, ignorant alors les coups
que nous aurions à endurer, si Papa se réveillait. Si nous étions
découverts...

Une fois avalés par la nuit, la main dans la main, nous courons vers les
groupes des danseurs. Frénétiques, pleins de vertige. Ce sont des
jeunes filles, à peine plus âgées que nous. Peu vêtues, elles ont les
reins retenus par des pagnes courts, enroulés et plissés, en tissus ou en
raphia : les sonsu. Elles tournent, tournent, jusqu'à l'hystérie,
emportées par les chants, les mouvements, les cris. Légères. Elles se
soulèvent du sol. Les yeux fermés, les visages brillants aux lueurs qui
tournent elles aussi autour des bûches enflammées. Des jeunes gens
du même âge, ou presque. Ils accourent avec des petits mouchoirs,
essuient la sueur qui perle aux tempes, se collent à elles, les enserrent.
Fortement. Puis, ils tournoient avec elles, enlacés, se confondant aux
ombres projetées au- delà de la nuit. Avec les hautes flammes de feu
qui rampent le long de leurs corps dénudés, unis. Des mouvements,
des contorsions, des secousses qui prennent toute l'assistance. Qui
nous emportent à l'unisson, dans un rythme fou. Et les tambours
reprennent, drus, forts. Les cris, les hurlements, les applaudissements.
La nuit en est illuminée. Ma sœur et moi, nous nous contentons de
regarder, de battre des mains, de crier, de nous rassasier du spectacle.
Nous rentrons sur la pointe des pieds, tremblants de peur, les gestes
heurtés. Puis, nous nous endormons, tranquilles, heureux de cette joie
d'avoir subtilisé au monde entier quelques instants de bonheur. Un
bonheur volé. Contre les Mumpères, contre notre Papa. Que nous
aimons tant.

3.

Ce samedi des grandes vacances n'est pas comme les autres. À peine
enfoncés dans nos lits, nous tendons inutilement l'oreille, afin de capter
l’appel de la nuit. Le silence qui s'ensuit est une véritable angoisse.
Non seulement les tambours sont assourdis et espacés, mais la cohue
habituelle, les rires, les cris étouffés s’entendent très mal. Ou presque.
Notre curiosité n'en est que trop chatouillée. Ma sœur parle de
pressentiments, qui m'agacent. Elle n’a pas envie de sortir. Je n'y tiens
plus. Je bondis à l'extérieur, au mépris des précautions d'usage.
Quelques instants plus tard, elle me rejoint, toute tremblante, n'osant
pas élever la voix pour me gronder.

Les feux de bois sont plutôt faibles : des petites lueurs qui clignotent,
suspendues dans un ciel noir et bas, sans étoile. Les cœurs battent de
panique. Je n'ai pas peur. Guidés seulement par ces lumières
vacillantes, nous courons, plus que nous ne marchons. Nous devinons
là, près de nous, des ombres massives, fortement découpées,
imprimées dans la nuit dense. Elles tranchent violemment sur un fond
de flammes rougeoyantes. Des bûches qui dispersent des flammèches,
qui font entendre des explosions et des éclatements brefs. Les chants
sont lugubres, plutôt murmurés, amortis par les faibles gémissements
du vent. Le spectacle qui se découvre à nous me cloue sur place : les
ombres tiennent entre les dents des grands coutelas pointus. Des
mains gluantes soulèvent des chairs qui palpitent. Tout dégouline de
sang. D'un liquide visqueux. Je ne vois rien d’autre. Je me force à
fermer les yeux. L'image est là : des corps dépecés, déchiquetés. Sans
doute ceux des petits enfants. Ils s'agitent, ils remuent. Seuls
m'atteignent des grognements. Personne ne fait attention à nous.

Ma sœur doit éprouver la même épouvante que moi. Elle aussi, elle
semble suffoquée. Sans un seul geste, sans une seule parole. D'un
même mouvement, nous tenant toujours par la main, nous nous
précipitons vers la maison.

Un autre spectacle, plus terrifiant, nous y attend. Notre Père est


debout devant la porte. Dans la main, une cravache. Nous nous
arrêtons net. Nous nous regardons, sans un mot. Puis, les coups
pleuvent. Ma sœur éclate en sanglots, comme une bête écorchée vive.
Je n'ai pas trop de douleur. Je n’ai pas envie de pleurer. Mon père
frappe, frappe de toutes ses forces. N'y tenant plus, je me retourne, et
me plonge dans la nuit. Des pas précipités m'indiquent que je suis
poursuivi. J’ai dans les yeux les petits corps pantelants, qui remuent
violemment par delà la nuit. Le sang qui gicle.

4.

J'ai couru toute la nuit, sans trop bien savoir où aller. Je me retrouve
sur la route qui mène au village. Le village de mon Grand-père. Il est à
trente kilomètres de là. Je veux l'atteindre, avant que la catastrophe ne
fonde sur moi. Je finirai par y arriver. Dussé-je marcher pendant des
mois. Je dois échapper au cauchemar.

Toute la journée, j'ai marché. Tard dans la nuit, je vois les toits des
premières cases. Fatigué, haletant, fourbu, je me jette entre les bras
de mon Grand-père. J'y resterai toute la durée des vacances. Un
message envoyé à mes parents suffira pour les tranquilliser.
J’apprendrai qu'il ne s'agissait pas d'un sacrifice d'enfants, mais bien
d'un rite banal, au cours duquel des cabris sont offerts à des esprits
inconnus, par les mêmes troupes de danseurs.

5.

Grand-père m'a pris entre ses bras solides. Il m’a nettoyé le visage
avec une eau tiède. Il m'a rincé la bouche de son grand doigt. Nous
sommes partis du côté d’où resplendissait l'aurore, avec le soleil dans
les yeux.

Longue marche à travers les hautes herbes, les sifflements des


insectes. J'attrape au passage des sauterelles engourdies par la rosée.
J'écoute les oiseaux, la vie qui s'éveille dans la brousse, le
balancement des palmiers, aux premières caresses du vent. Nous
marchons en silence. De temps en temps, une question indiscrète.
— Pourquoi les poissons ne se trouvent-ils que dans l’eau
— Parce qu'ils n'ont pas de pieds pour marcher sur la terre ferme.
— Mais les serpents également, ils n'ont pas de pieds.
— C’est pour cela qu’ils mordent de venin, parce qu’ils ne sont pas à
leur place.
— Je voudrais moi aussi voler, comme les oiseaux.
— Tu ne sauras pas parler alors, et tu auras un bec à la place de la
bouche.
— Mais je pourrais aller où je veux, et je m'approcherai du soleil.
— Et la nuit, les chiens pourront se disputer tes ailes et tes os.

Nous arrivons près des marigots où nous avons des larges champs.
Nous pataugeons, nous nous enfonçons dans la boue noire. Plus loin,
la terre est rouge, rouge sang, avec beaucoup de cailloux blancs.
— Nous ne pouvons pas creuser par-là. C'est une zone interdite.
— Mais pourquoi ? Est-ce parce qu'il n'y pousse pas de hautes
herbes ?
Silence lourd. Soupir de tristesse. Celle qui remplit les yeux et la
bouche.
— Nous sommes condamnés à mourir dans la pauvreté, alors que
nous avons toutes les richesses à la portée de la main.

Déjà il s’est courbé sur l'eau stagnante et boueuse. Des nasses posées
la veille, il me retire des sortes d'anguilles noires, d'un noir luisant au
milieu des saules. Elles ondulent, se trémoussent et ondoient
gracieusement. Je remplis les sacs. Nous creusons des canaux autour
des lopins de terre. Nous arrachons des plantes sauvages. La terre est
prête à nous faire germer des patates douces, du haricot, des
bananes. Il fait chaud. La sueur nous tombe dans la bouche. Nous
allons nous asseoir sous les arbres. Nous mangeons un ananas. Nous
partirons vers le soir à la fontaine, pour nous baigner. Je dormirai
encore sur le sable chaud.

6.

Les vacances sont finies. Un retour pénible. Il a fallu que ma mère


vienne m'arracher de force. Grand-père ne supporte pas mes larmes,
car je ne crie jamais. Il essaie de me calmer, en me donnant une
culotte neuve et des pantoufles blanches. J'épaterai mes copains de
classe.

Le camion roule dans la poussière rouge. Les cailloux crissent sous les
pneus et viennent frapper la jante. Au milieu des cahotements, les
secousses, nous nous balançons. Une vieille femme me regarde
tendrement. Elle me rappelle Grand-mère. Elle est habillée en blanc.
Un petit tablier qui serre les seins, et qui n’arrive pas en dessous du
nombril. La tête est entourée d’un bandeau blanc.

Quand elle parle - et elle parle ! - je crois voir sortir des mots tout
blancs. Les joues sont bariolées de blanc. J’envie ses rêves qui
doivent aussi être tout blancs. Je n’ose pas le lui demander. Au loin,
nous admirons le pont. L'eau est toute rouge. En amont, il y a des
usines qui travaillent la terre, et en extraient des cailloux.

On nous arrête à l'entrée du pont. Longues culottes noires, qui


descendent jusqu'aux genoux. Bottes pesantes, mal cirées, ceintures-
de-côté noires, bien serrées aux reins, ridiculement rigides. Chéchias
rouges, avec un long gland fatigué au cimier. Lourdes matraques
insolemment levées par dessus nos têtes apeurées. À l'intérieur du
camion, des mains nerveuses et inquiètes fouillent non sans
appréhension les poches trouées, dénouent des vieux mouchoirs,
tâtent partout. Nervosité, anxiété. Car les brutes nous somment de
descendre. Les plus agiles - dont je suis - sautent lestement à terre,
dans un mouvement acrobatique que j’avais vu au cirque. Les
vénérables patriarches doivent descendre délicatement. On nous met
en rang, les hommes - les mâles de tous les âges - d'un côté (j'en suis
fier), les femmes de l’autre.

On nous secoue nos vêtements, nos guenilles. Une gifle retentit


derrière mon dos. Je sens mon corps secoué de convulsions. C'est un
vieil homme d’âge avancé qui en est la désespérante victime. Tandis
que la main triomphante trottine dans la poche et fait surgir... un long
chapelet. Des grains de chapelet confondus avec le cailloux de la
mort. Le sang coule des lèvres qui tremblent. D'émotion. De colère
mal contenue plutôt. Un sang rouge, mêlé de salives d'humiliation. Un
sang qui ne se résigne pas. Il coule sur les effilochures d'une barbe
grise, sur la poitrine calleuse, sur le cœur qui saigne. Pitié.

Pitié. Pour nos Grands-pères qu'on insulte au bord de la route. Pour


ceux-là qui, seuls, connaissent le poids de la souffrance. La femme en
blanc laisse couler une larme blanche.

7.

Samedi après-midi. Le moment est salué par un long cri de joie. Et


une course folle vers la rivière. J'ai aussi sur le dos mon baluchon de
lessive. Je cours plus vite que ma sœur alourdie par le seau, les draps,
les soutiens et les jupons... Je pensais que parce que les soutiens
soutiennent je ne sais plus quoi, ils devaient forcément peser. Nous ne
ressentons la fatigue de la course qu'au bord de l'eau.

Tout le groupe se retrouve. Nous nous coudions dans le sable


toujours chaud, et nos corps nus s'enfoncent, s'enterrent, s'entourent
de sable accueillant. Douces sensations. Rêves de contentement et de
volupté. Joie dans le soleil.

Nous chantons, nous crions, nous balançons les jambes en l’air. Puis,
nous nous précipitons dans l'eau. La lessive s'est faite très vite. Et
nous supposons, chacun pour soi, que les vêtements sont bien lavés,
quoique nous nous attendions aux remontrances des mamans. Ensuite,
c'est la plongée générale. Les moins habiles à la natation restent au
bord de la rivière. Moi, je nage très bien, avec les grands du groupe.
Je n’ai pas froid aux yeux, et la modestie n’est pas mon fort. Mais,
lorsque nous arrivons aux endroits où l'eau est profonde, le gros aux
yeux rouges exorbitants, à la grosse bouche placée de côté, me serre
le sou. Il essaie de me noyer. Je me débats, je l’insulte entre deux
noyades. Le souffle me manque, pendant qu'il serre de toutes ses
forces. Il m'abandonne brusquement, et il ricane. Le salaud, avec une
telle férocité ! Je remonte à la surface. Je me précipite hors de la
rivière et je cours sur la berge. Là, je vide ma bile. Je lui crie des
stupidités. Puis, je m'en vais du côté des filles où je nage avec ma
sœur. Les filles s’amusent à me tirer de tous côtés, pendant que je
souris timidement. Extasié ! Elles sont plus joyeuses, plus emportées,
et elles chantent en chœur.
quand je suis allée dans la forêt
maman m'a dit de ne pas emporter du bois
mais maman ne connaît pas mon cœur

j'emporterai des bûches lourdes dans la main


j'allumerai des flammes pour te faire du feu
pour te faire du feu et pour te réchauffer
pour réchauffer la natte de notre amour

et si te feu s’éteint nos corps se réchaufferont


je t'apporterai encore les bûches de mon cœur
car lui ne s'éteindra jamais auprès de toi
yo lé lé yo lé lé lé o mon amour...

Le soleil est devenu écarlate dans le crépuscule, mais l'appel de l'eau


reste tiède. Le sable aussi. Nous nous y roulons pour la dernière fois.
J’admire son nez luisant, sa bouche fraîche, légèrement ouverte. Que
j’imagine sucrée. Son petit ventre bien lisse. Pour mon grand malheur,
la règle commande ici de ceindre les seins à la sortie de l'eau. Je
parviens à lui prendre la main, à l'entraîner dans l'eau avec moi. Elle
me sourit, me serre contre elle. Nous tournoyons à travers les flots en
exécutant des pirouettes, et le soleil revigoré tournoie avec nous. Ses
yeux sont étincelants. Son petit nez se dilate tendrement, à me faire
chavirer. L’eau est douce ? Ou bien elle ? Ma sœur nous a aperçus.
Elle gronde, mais gentiment. Je devrai la revoir le soir, au clair de la
lune.

Nous nous habillons et nos pieds glissent dans le gravier rouge, en


remontant la pente. Nous continuons à chanter la joie de vivre. Nous
sommes heureux.

8.

Elle est venue à la danse du soir. Je danse toujours avec le groupe des
filles, à cause de ma sœur. Nous chantons, nous sautillons, nous
courons dans tous les sens. Le moment est venu, celui de notre jeu
préféré : le cache-cache. Nous nous retirons dans un coin sombre,
sous les palmiers. Elle me serre contre son corps tout chaud. Je sens
le souffle de sa bouche. Elle est effectivement sucrée, et je ne m'étais
pas trompé. Silence ! La lune nous observe, attendrie. Nous avons
peur de nous regarder dans les yeux. Nous nous taisons. Une voix
brutale nous arrache de nos rêveries. Nous sommes découverts. Nous
rejoignons le groupe, mais la joie n'y est plus. J'ai laissé mon rire sous
les palmiers. Je rentre dormir et je fais des cauchemars.

9.

Petite fille, comment pourrais-je oublier ton cantique dans l'ombrage ?

10.

Le matin m'accueille avec mauvaise humeur. Un attroupement chez le


voisin attire ma curiosité. Sans songer à me laver selon les règles de la
politesse qu'on nous répète inlassablement à l'école, j’y cours. Je
distingue dans la foule des chéchias rouges, des matraques levées. La
maman hurle de douleur. Les enfants pleurent, ou reniflent tout
simplement. On jette au dehors des chaises, des torchons, des
marmites. Un long murmure secoue la foule indignée. De nouveau, les
matraques parcourent les têtes, dispersent les enfants. Une
camionnette arrive, pleine de ces policiers sauvages. À leur tête, un
commissaire blanc. Il a les yeux hagards d’un chien battu, le visage
renfrogné, la bouche tordue. On traîne notre voisin, à peine vêtu d'une
vieille culotte mal rapiécée. Le blanc la lui arrache avec rage. Il la
présente ironiquement à sa femme et à ses enfants. La maman
détourne les yeux en pleurant. Une gifle retentit, suivie d'un coup de
matraque qui l'effondre sur les genoux. On le relève aussitôt. La
cravache siffle. Les oreilles ruissellent de sang. Il finit par pousser des
cris de douleur. Sa famille lui répond avec des lamentations, plus
bruyamment encore. Moi, je suis au bord des larmes, et il me faut un
effort surhumain pour me retenir. Le blanc lui crie des choses que nous
nous efforçons en vain de comprendre. On chuchote partout le mot
diamant. Le voisin finit lui aussi par hurler un nom. Nous n’entendons
qu'un bruit indistinct.

On le relâche un moment.

On l'emmène vers la camionnette, et on le jette dedans comme un sac


de farine. Il n'a même pas eu le temps de jeter un dernier coup d’œil
sur sa femme et sur ses enfants. Eux, ils continueront à pleurer, jusque
dans l'après-midi, quand un camion viendra les chercher, vers une
destination inconnue.

Sur la véranda, des traces de sang, des morceaux d’une chemise


déchirée, des lambeaux d'une culotte arrachée. Des casseroles gisent
dans les coins, au milieu de la farine que l’on a dispersée. Nous ne
reverrons plus notre gentil voisin. Le soir, mes parents se racontent les
événements de la journée, car nous ne sommes pas encore à l'abri,
nous ses voisins immédiats. Je renoue dans mon lit les bribes que j’ai
pu saisir. Un secret avait dénoncé notre voisin au commissariat. La
police était venue pour enquêter. On aurait trouvé du diamant caché
sous la paille du matelas, et on voulait savoir à qui il le vendait.
D'après la loi, il est condamné à perpétuité, et rien ne peut atténuer sa
peine. Il ne sera même pas jugé.

Je revois tristement son visage plein de sang, au moment où la


camionnette démarrait. Ainsi donc, il ne reviendra plus. Je n'aurai plus
d'amis, car mes compagnons de classe sont partis. Ce soir-là, j'ai
laissé couler des larmes sur ma natte froide. Et je crois que j'ai dû
sangloter dans le rêve, parce que maman était à mon chevet pendant
la nuit, et elle me demandait anxieusement si j'étais malade.

11.

La fin de l'année amène toujours de la joie dans certains foyers, de


l'amertume dans certains autres, et souvent de l'indifférence auprès
des parents analphabètes, qui ne savent pas apprécier la valeur des
études.

Très tôt, nous repassons nos vêtements de fête. Le soleil est radieux.
Nous répétons les belles chansons que nous psalmodierons tout à
l’heure. Maman est inquiète, et nous plus qu’elle. Ma sœur tremble à
l’idée qu’elle sera grondée le soir, si elle a encore de mauvaises notes.
Moi, je suis optimiste malgré tout. Notre moniteur m'a rassuré hier.
D'ailleurs, c'est moi qui ai corrigé la plupart des examens, et je
reconnaissais mes points à l’addition finale. Nous nous dirigeons au
stade par petits groupes, plus ou moins bruyants selon les
pressentiments. Nous admirons nos pantoufles maladroitement lacées,
nos petites chemises amidonnées, nos culottes kaki, nos bas blancs
qui arrivent à la hauteur des genoux.

Le stade est en fête. Des drapeaux flottent, célébrant l'étoile jaune du


pays et les trois couleurs obsédantes. La fanfare éclate déjà parmi le
vacarme des grandes festivités. Des enfants insouciants criaillent en
courant sur la pelouse. Nous oublions que notre avenir va se jouer
dans quelques instants. Les faces lugubres de nos moniteurs nous
déconcertent cependant. Mais pour un temps très court. Le sifflet
retentit. La musique des haut-parleurs s'arrête net. La voix et les
hurlements se taisent. Nous nous mettons rapidement en rangs, par
classe et par taille. La discipline est de rigueur ici. Tout se fait presque
mécaniquement. Le chef d'école s'amène et il balance sa grosse
bedaine. Nous applaudissons et le vieux moniteur entonne l'hymne
solennel.
o mère-patrie à toi nos bras à toi nos cœurs
nous le jurons tous tu vivras
tu vivras toujours grande et belle

et ton invincible unité


aura pour devise immortelle
le roi la loi la liberté
le roi la loi la liberté

La fanfare scande le rythme et ponctue majestueusement les finales.


Un petit garçon de la dernière année avance tout tremblant vers un
long microphone, devant la tribune. Il prononce, ou plutôt il lit un texte
en une langue indistincte.

Nous admirons sa prononciation que nous croyons très correcte, car


le blanc chef d'école hoche fièrement la tête. C'est le seul que je
reconnais au milieu des casques coloniaux qui remplissent l'esplanade.
Il y a aussi les Pères de la mission. Ils ont l'air contents et ils sourient
dans leurs grosses joues. Le discours se termine au milieu des
applaudissements. Cependant, ce sont seulement les blancs qui
acclament. Ils claquent les mains, et cela suffit. Nous, on n'y a rien
compris. Il fait chaud. Les orteils nous font mal dans les pantoufles si
peu à la mesure de nos pieds. Nous entrevoyons des remous dans les
rangs, et les moniteurs doivent circuler pour mettre de l'ordre. Une
voix entonne une chanson. Nous chantons à pleine voix, les cordes
bien tendues. Nos voix résonnent dans l'air, et nous nous sentons
heureux.

Nos cœurs chantent. Nos bouches chantent. Nos pieds chantent. Il


tarde à venir, le moment grave. Il y a encore des jeux qui suivent. Pour
mon malheur, je suis trop petit pour distinguer quelque chose de
précis. Je me contente de bavarder avec mon copain qui s'accroupit
sur les genoux, car lui aussi, il est trop fatigué. Et pour se cacher
surtout du soleil qui tape dur. De nouveau, des ovations et des rires
qui fusent dans la tribune, comme pour nous annoncer la fin des jeux.
Bientôt, vient la proclamation.

Les classes défilent. Arrive le moment de notre groupe. Premier : mon


nom est cité dans le vent. Je sursaute, le blanc a bien crié mon nom.
Le moniteur me tire par le bras et me pousse vers l'esplanade. Les
flonflons m'étourdissent entre les tempes. J’avance péniblement.
Timidement, je touche la grosse main qui serre la mienne, dégageant
un sourire ponctuel. Le chef d’école me remet un gros paquet bien
ficelé. Je dis merci, et je regagne fièrement ma place dans les rangs.
Maman avait exulté de joie, mais avec le tumulte, je n'avais rien
entendu. Le reste, je le passe dans une somnolence fiévreuse.

Une explosion de joie salue la fin des cérémonies. On hurle sur ceux
qui sont proclamés les derniers de leurs classes. On leur jette du
sable, pendant que la fanfare joue un morceau très rythmé. Nous
dansons sur la pelouse, au milieu de la poussière qui vole de partout.
Je cours vers Maman qui m'attend à la sortie, et qui me fait un signe
de croix en haut du front. Avec ferveur. Je la tiens par la main, et nous
rentrons à la maison.

Ma sœur a aussi très bien travaillé, contrairement à ses habitudes :


vingt-quatrième sur quarante-huit. Une performance qui provoque la
fête chez nous. Pour une fois, nous passons tous les deux dans les
classes supérieures, sans casse. Papa achète deux bouteilles de bière.
Il nous offre, pour ma sœur et moi, un verre bien plein que nous ne
nous disputons pas, pour être corrects, et pour continuer à jouir du
privilège des élus. Nous le vidons à petits traits. Lui et ses copains, ils
boivent lentement tout le reste, en échangeant des paroles
bienveillantes. Le soir est vite descendu. Pour une fois, nous sommes
gâtés, car nous avons aussi de la viande succulente. Nous rions et
nous bavardons sans fin.

Papa se décide à ouvrir le paquet qui m’a été remis à la proclamation.


Un grand tissu blanc de cotonnade pour pantalon, des assiettes, des
couteaux, des cuillers, et même des fourchettes. Ainsi que des livres
qui comportent des gros dessins dessus. Papa me donne une tape sur
l'épaule, et sourit. Il est visiblement fier de moi. Le tissu ira à mon
Grand-père. Le couvert échoit à Papa, pour les jours de grandes
festivités. Dimanche prochain, j'inaugurerai ma culotte kaki. Ma sœur
aussi a gagné un mouchoir de tête qu'elle offre généreusement à
Maman. Mon petit frère de la gardienne a reçu un béret et un tablier
verts à sa mesure, car il n'a pas fait d'examens, lui. Nous passons la
nuit à nous raconter des histoires et des légendes merveilleuses, à
manger (on n’est jamais rassasiés les jours pareils), à sauter sur nos
lits. Je regrette la joie de mes voisins qui étaient mes véritables
compagnons. Ils ne connaîtront plus ces douces soirées dans la
brousse perdue du village ou le destin cruel les avait enfouis.

12.

Ces vacances-là, nous ne les passerons pas chez mon Grand-père, et


j’ai vraiment de la peine. Un jeune oncle à nous qui était venu pour
étudier, s'était livré au jeu de cartes au marché central. Il ne pouvait
pas se résoudre d’une houe, et il avait fui la case paternelle pour se
réfugier chez nous. Ici non plus, il n'avait pas pris goût à l'alphabet et à
l’étude. D’ailleurs, il devait se rendre dans un établissement situé très
loin, parce que son père n’appartenait pas à la société minière. Mais
les gendarmes sont venus disperser les petits groupes du marché. Il y
a laissé tout ce qu’il avait déjà gagné. À la maison, il a pleuré toute la
nuit, en me citant des chiffres fabuleux : dix milles, cent mille... À mes
questions étonnées, il répliquait insolemment.
— Mais c’est le prix d’une grande maison en tôles. Plus deux
bicyclettes, plus des costumes, plus même deux ou trois épouses...

Je n’ai pas pu le consoler de sa peine.

13.

Et les jours s’ajoutent ainsi aux jours. Un monde ahurissant de rêveuse


mélancolie. Une enfance bousculée seulement par l'agitation fébrile de
l'univers autour de nous, par les cris de ma turbulence.

Elle venait de plus en plus souvent, elle repartait de plus en plus tard.
Plus de secrets, on la disait ma fiancée. Moi, je ne savais pas encore
très bien ce que cela voulait dire. Pourtant, certains soirs, elle me
contemplait avec un regard si touchant que je me sentais défaillir. Elle
murmurait mon nom et laissait échapper un sourire. Je me contentais
de me serrer très fort contre elle. De tenir ses seins petits et encore
durs dans mes mains, ou de mettre tendrement ma bouche sur la
sienne. Comme au cinéma. Je lui trouvais des yeux doux, et une
langue plus douce encore.

14.

Sans m’en apercevoir, je me retrouvais en sixième primaire. J'étais


tout fier de voir que tout le monde me respectait à la maison. Que le
chef d'école m'appelait parfois Monsieur. Que le moniteur ne me
bousculait plus dans les rangs. Cependant, de plus en plus, je
découvrais autour de moi des yeux qui avaient pleuré la nuit, des
bouches séchées par la faim, des enfants qui naissent sur des nattes
humides, et qui meurent au fond de la brousse.

Mon premier baptême de douleur fut une lanière cinglante qui arrache
la peau sur le dos, qui siffle de rage, qui provoque des larmes et du
sang. On le traînait sur la route, on le bousculait. On l'insultait. Le récit
s'était tellement répandu qu'il m'est resté longtemps dans la mémoire.
Il venait de se faire engager depuis quelques jours à l’usine de triage.
La grande centrale où il y a des pots entiers de diamants. On peut s'en
remplir les poches autant qu'on veut. Mais si on vous attrape.
Papa nous a raconté que pour les Noirs, ils doivent traverser trois
pièces avant d’y entrer. À l’intérieur de la première, ils laissent leurs
vêtements, tous leurs vêtements, après un examen très minutieux sous
des projecteurs puissants. Ils doivent parcourir la deuxième, tout nus,
les bras en l’air sous la chaleur vertigineuse des lampes à
incandescence. Dans la troisième, ils trouvent des salopettes qui leur
servent de vêtements de travail. Ils les endossent après un contrôle
très sévère. Ils sont autorisés enfin à franchir la grille coulissante.
Après des heures de travail, ils suivent le même itinéraire, dans le sens
inverse. De telle sorte qu'on est sûr que pas un seul caillou n'est sorti
de l'usine frauduleusement. Par contre, les blancs eux, ils ont le droit
d'entrer et de sortir avec leurs vêtements, leurs sacs, leurs paniers,
autant qu'ils le désirent. Personne ne les touche. Alors que les Noirs
ne peuvent rien amener à l’intérieur. Comme ils restent toute la journée
à l'usine, ils apportent parfois du nshima pour le repas de midi. Mais
ils le retrouvent tellement retourné dans tous les sens, que souvent, ils
n’en ont plus envie. Voilà ce que Papa m'a raconté d'une voix qui
tremble.

Il m’a dit que pour cet homme, c'était toute une histoire. En sortant de
l'usine, un blanc qui se disait son grand ami, dans le cadre de la
confraternité eurafricaine, lui avait confié un paquet. Il lui avait promis
qu'il viendrait le récupérer chez lui à la cité. La curiosité le pousse à
ouvrir le colis. Que voit-il donc dedans
Seigneur de miséricorde, vous n'allez pas m'infliger un tel
châtiment, à moi. Non, pas à moi. Je vous implore, Dieu
puissant. Je n’ai pas commis un péché qui mérite une telle
souffrance. Je garde toutes vos lois. Ma femme est encore
jeune. Je l'ai eue nubile, dans la pureté du cœur. Dans cette
même église, votre sanctuaire. Il y a à peine quelques mois.
Elle va bientôt me donner un enfant. Je suis le seul soutien de
ma famille. Pardonnez-moi, Seigneur de pitié. Je ne le mérite
vraiment pas, je vous en supplie. Pitié pour moi, pour mon fils
à naître. Pour ma mère malade, et toute seule dans la case du
village...

Il suppliait en étouffant des imprécations dans l’église où il s’était retiré


avec son funeste paquet. Il y a passé toute la nuit à pleurer, à prier, à
espérer un miracle. Ses bras embrassaient un pied de l'autel. Sa
bouche se colle aux dalles. Tantôt il s'étale de tout son long par terre,
imitant la rédemptrice position du Crucifié. Il voudrait assumer durant
cette nuit de ténèbres toutes les passions, toutes les souffrances. Mais
il sait que rien ne le délivrera de son destin. Il a l'impression que tout
s’acharne à le torturer, à le perdre, à l'écraser. Pourquoi le blanc a-t-il
voulu le condamner, lui, alors qu'il était en si bons termes avec lui il
viendra à la maison, s’il n'était pas encore venu. Et alors...

Au matin, il se cadre au fond du confessionnal. Les tubes fluorescents


s'allument un à un, et la lumière qui grésille l'aveugle presque. Les
catéchumènes entrent indolemment par le parvis central, au milieu du
froufroutement des pagnes, prolongeant le glissement des pieds de
femmes. Le sacristain entonne les prières du matin d'une voix à peine
réveillée. Bientôt, la messe va commencer. Le curé s'amène, ouvre la
petite porte du confessionnal, s'engouffre lourdement dans le réduit.
Mumpère Mfumu.
Mon Dieu, il va m'apercevoir. Je claque des dents. Oui, j’ai
peur. Le paquet est resté sous l'autel, derrière le pied du
marbre qui brille....

Imperceptiblement, il fait un signe de croix à la bénédiction du prêtre.


Il va falloir parler, accuser les fautes. Mais quelles fautes ? Il parle de
n'importe quoi. Le curé a rabattu les paupières. Il ne veut pas voir, il
ne veut pas regarder les yeux rougis par les larmes, par le délire de la
nuit. Les genoux s'entrechoquent. Tout le corps tremble, pris de
frissons. L'angoisse étreint au ventre, devant le bourreau, le justicier.
— Quelqu'un m'a remis un paquet de diamant.
— Qui vous a remis le paquet ? Qui a osé ?

Les prunelles du prêtre jaillissent des orbites tout d'un coup. Elles
pétillent de colère, de férocité. Sa voix gronde dans une bouche
pâteuse.
— Parlez vite ! Pourquoi avez-vous accepté un péché mortel comme
celui-là ? Nul ne peut le remettre, même pas...

La voix continue à vociférer derrière les grillages métalliques. Les têtes


se tournent vers la pénombre du confessionnal.
— Un blanc. Il travaille avec nous à l'usine.
— Ce n’est pas vrai. Tu es plein de mensonges. Non seulement tu
voles, mais il faut encore que tu accuses un innocent. Un blanc ne
commet pas de vol. Il ne peut pas offenser le Seigneur par le vol.
Où as-tu caché ce paquet Fils du diable, enfant des ténèbres. Je
te reconnais. Où...
Pris de panique, il s'enfuit du confessionnal et sort précipitamment
hors de la bâtisse. L'air frais du matin l'accueille froidement. Il court
encore vers sa maison. Sa femme l'attend sur le seuil. Elle n'avait pas
pu fermer l’œil de la nuit, et ses yeux rougis montrent bien qu’elle avait
pleuré. Elle lui prend timidement la main, n'ose poser aucune question.
Il suffoque.
— Personne n’est venu me chercher hier soir
— Personne.
— Ah !

Ainsi donc, il avait eu peur pour rien. Il éprouve une faim subite dans
le ventre. Il mange un peu de nshima tout froid. Il décroche le lourd
manteau, prend la bicyclette, et s'arrache péniblement de l'étreinte.

Toute la journée, il travaille en réprimant une inquiétude mortelle. Le


blanc qui lui avait remis le colis n’est pas venu, et il le cherche avec
anxiété. Sa distraction continuelle l’empêche de surveiller
attentivement le passage des pierres maudites sur le tamis. Le
ronronnement s'entrechoque aux battements violents dans la cage
thoracique. Vers midi, un microphone aboie son nom. Il est appelé
d’urgence chez le chef. Là, il trouve trois policiers qui lui serrent le cou
dès qu’il entre, qui lui tordent les bras, les mains, qui le secouent
violemment.
— Où se trouve le paquet ? Où l'as-tu caché
— De quel paquet s'agit-il ? Je ne connais aucun paquet.
— Ah, tu fais l'idiot ! Tu vas voir ce qu'il va t'en coûter.
Les gifles retentissent. Sa bouche déjà tuméfiée n'est plus qu'une mare
gluante de sang, de salive, de colère, d’exaspération. Les coups
s'abattent de partout. Matraques, coups de pieds, dans un bureau à
moitié saccagé.
— Je vais vous le montrer, laissez-moi...

Il lâche des paroles décousues, et une puanteur...


— Tu avoues finalement. Au revoir chef, et merci, déclarent-ils au
garde-à-vous.
— Et pourtant, j'aurais juré qu'il était un honnête homme. Des années
entières chez ces bena musoko ! Tous les mêmes, les nègres,
menteurs, escrocs, et coriaces. Si je pouvais comprendre la nature
nègre. Si je pouvais comprendre les mystères que cache leur face
noire.

Comme il avait rudement raison, le gros homme à la face bien livide.

Le chef n'ajoute plus rien. Il hoche la tête pendant que ses yeux
s'enflamment. Ils l'ont attaché à la jeep au moyen d’une corde solide
et des chaînes. Ils roulent vite. Ce qui l'oblige à courir ou à se laisser
traîner. Quinze kilomètres à parcourir. À la maison, d'autres policiers
ont déjà fouillé partout. Fouiller veut dire ici tout casser, tout retourner,
lits, chaises, sacs de farine, fûts d'eau, casseroles. Veut dire, tout
déchirer, matelas, vêtements, draps, souliers. Veut dire tout jeter
dehors. Veut dire tout battre, car la femme a les joues gercées des
traces de coups.
— Je suis à bout, je n'en peux plus. Tuez-moi si vous voulez. Je suis le
fils du diable, l'enfant des ténèbres. Je ne connais pas de paquet.

Il n'achève pas la phrase. Une gifle la lui fait ravaler, ainsi que le sang
qui s'était coagulé sur les lèvres épaisses. Il n'a plus de voix pour
gémir, pour s'expliquer. Une voiture noire, longue. Elle s'arrête devant
la maison. Une soutane blanche, un casque blanc. Mumpère Mfumu.
Puis, un commissaire blanc, le chef de cité. Et un autre blanc, que
personne ne connaît de nom.
— Il continue toujours à nier ? Où as-tu caché ce paquet
— Parle. Moi-même, j'interviendrai personnellement pour que les
gendarmes ne te fassent pas souffrir inutilement. Avoue, et tu
verras que tout sera simple.

Des yeux insolents fixent avec fureur Mumpère Mfumu. Les dents
grincent. Le désespoir, la déception. Ainsi donc le confessionnal a si
peu de secrets. Les policiers reviennent à la charge, par zèle, car
personne ne le leur demande.
— Je l'ai abandonné à l'église, sous l’autel, lâche-t-il soudain.
— Vous voyez, triomphe le curé. Maintenant, ne le frappez plus.
Venez avec nous à l'église. Sans doute un lieu de rendez-vous
clandestin. La maison du Seigneur ! Qu'il nous pardonne. Je crois
qu'il est sincère.

Comme il est tendre ! Sans doute, l’amour du frère que prêche


l'Évangile, et qu’il clame tous les dimanches du haut de sa chaire. Ce
qui lui donne cet air de satisfaction personnelle indécente, et cette
assurance. Mumpère Mfumu. Sa barbe tremble. De joie. Mais les
policiers continuent à bousculer, à gifler, à piétiner... À disperser les
enfants. Il fallait que l'exemple porte. Jusqu'au bout.

Tel je le vois défiguré par les coups, les pleurs, la haine. Oui, la haine.
Mais pourquoi haïr, mon frère ? Ne savais-tu pas que la coupe, c'était
à nous de la boire, même si elle est amère ? À nous ! À nous ! Tes
yeux reflètent la haine. Marche tout droit. Telle est notre route du
calvaire. Telle est notre commune passion. Nous avons été destinés à
la souffrance. Il en sera toujours ainsi, même plusieurs années après.

Ici, c’est la peau blanche qui triomphe. C'est la soutane blanche qui
triomphe. C'est l'uniforme blanc, le képi blanc, les galons blancs qui
triomphent. Marche mon frère, vers notre Golgotha. Leur Dieu a déjà
assumé toutes leurs souffrances. Nous, nous n'avons pas de Dieu qui
accepte de souffrir et de mourir pour nous. Alors, nous assumons
nous-mêmes nos douleurs. C’est ta propre terre qui te punit, qui te
torture, qui te châtie, qui te déchire. Cette terre rouge, ces cailloux qui
crissent sous tes pieds ensanglantés, fatigués. Ne parle pas
d’innocence. Tu as commis un crime, en naissant aux confins de cette
terre couleur de sang. Ni tes ancêtres oubliés, ni ta femme humiliée, ni
les ricanements de tes frères, ne peuvent t'arracher à la prison
perpétuelle qui t’attend. Aux tourments, aux humiliations que tu
subiras. Pour toi, il n'y aura pas de jugement - même pas de jugement
dernier. Il n’y aura pas de tribunal. Tu es déjà condamné. Tu iras tout
droit, à des milliers de kilomètres, vers une région inconnue, où la
colère et le désespoir te briseront. La confession a établi ton péché.
Tu seras placé tout à gauche. À cette gauche terrible du Seigneur
tout-puissant, parmi les boucs et les brebis galeuses. Et nous tous
avec toi. Pour toi, pas de rémission possible. Aucune pénitence. Il en
sera toujours ainsi, pour toi et pour tes semblables qui auront l'audace
et la témérité de naître sur cette terre rouge de sang.

Le cortège se perd au loin, à l'horizon. Nous restons là, hébétés,


abêtis.

Sa femme aura des douleurs la nuit. Il viendra du sang. Beaucoup de


sang. Et un petit fœtus baignant dans les glaires et les mucosités,
couleur de notre terre. Comme elle n’a plus le droit de rester dans la
maison de la société, encore moins le privilège et l'honneur d'être
soignée par un luxueux hôpital construit dans un but humanitaire, elle
ira manger cette terre de sang, loin de son village. Mais elle ne
l'atteindra jamais, ce village. Car la marche sous le soleil, la fatigue, le
sang perdu, la solitude, l'abandon, le silence, tout va l'écraser, la
broyer. On découvrira son corps exsangue au bord de la route, en
pleine brousse. La face contre terre, la bouche pleine de cailloux et de
terre rouge.

Depuis ce temps, je ne me confesse plus sans appréhension, sans


mensonge. Comme déjà avec le petit cochon enterré par René
Tshibuabua, confondu avec le corps du jeune blanc !

15.

J’ai eu moi aussi mon baptême colonial. Et de quelle façon ?


Curieuses manières plutôt. Il fait froid aujourd’hui. Il y a du brouillard.
Du ciel sombre partout et de l'amertume. Je ne peux pourtant pas
vivre sans le soleil. Je comprends que nous soyons liés par un serment
tacite. J’irai à la recherche de la lumière. N’importe où. Je marche en
somnambule, les mains dans les poches. Mes petites jambes se
dégourdissent. Je songe aux oiseaux. Quels chants peuvent-ils chanter
entre leurs buissons mouillées ? Comme cela doit être triste. Pourquoi
ne suis-je pas un oiseau ? Je volerai au-dessus des arbres. Je sifflerai
à longueur des journées. J'écarterai mes ailes. Je déploierai mes
plumes multicolores. Car je les veux multicolores, variées, et longues,
et soyeuses ! Et puis, j'aurai des œufs. Ils sont délicats, ils sont
tendres, et ils donnent des poussins. Mais que mangent-ils, les
oiseaux ? Ils ne mangent peut-être pas, du moins ceux qui voient. Car
les autres, les canards par exemple, ils s'embourbent partout. Ils
mangent des excréments, hiiihiiihiii Et ils sont sales ! D'ailleurs, ils ne
chantent pas. Leur voix est lugubre. Les poules également, elles ne
savent même pas faire un nid, même pas manger convenablement,
même pas chanter. Même pas voler. Elles doivent mener une bien
triste vie. Et leur destinée les conduit irrémédiablement dans la
casserole, ou sous les pneus des camions. Cela ne doit pas être
agréable de se sentir rôtir, démembrer. Et puis, elles ne rêvent pas.
Quand elles dorment, elles ont l’air idiot.

Les oiseaux du ciel eux, sont différents. Ils sont les fils du soleil. Les fis
de la lumière. Je me souviens de celui que Grand-père avait capturé
pour moi, encore vivant. Je m'amusais tellement avec lui. Je ne
connaissais même pas son nom, et je m’étais lié à lui, avec toute mon
affection. Cependant, il ne voulait jamais rester attaché. Une nuit, il
s'est échappé, ne me laissant que quelques plumes d'une rare beauté.
Pourtant, je ne lui avais rien fait de mal.

Je voudrais tellement être un oiseau. Chanter comme toi sur le fils


barbelé. Me moquer du temps, de cette terre rouge. Partir où je veux.
Partir dans les nuages, vers le zénith. Embrasser l'aube, étreindre
l’aurore. Comme toi, mon petit oiseau ! Pourquoi ne me regardes-tu
pas ? Pourquoi t'en vas- tu ? Est-ce parce que le ciel est triste
aujourd'hui.

Moi, je m'enfonce dans la brousse, aux limites des hautes herbes. Je


viens vers toi. Dans la brousse, il y a des sauterelles. Il y a des
chenilles que nous viendrons prendre l'un de ces jours. Il y a des fruits
sauvages, des myrtilles et des fraises que Maman n'aime pas nous voir
manger. Il y des rats qui laissent des monticules de terre sarclée aux
bords de leurs cachettes souterraines. Il y a des champs d'arachides,
de pistaches, de manioc, de patates douces. Il a toutes ces belles
choses... Il y a enfin ce soleil qui apparaît, si doux, si tendre.

Je cours. J’accours vers toi, Soleil !... Pour me retrouver à la lisière du


quartier européen ! Il y a ici des maisons gigantesques, dix fois plus
grosses, plus imposantes que les nôtres. Avec une pelouse verte, des
arbres, des fleurs de magnolias, des bougainvillées, des allées dans le
jardin, plein de véritables rosiers que des jardiniers empressés
arrosent. C’est le lieu de prédilection de mes oiseaux. Je comprends
pourquoi ils ne viennent que très rarement chez nous à la cité ouvrière.
Nous n'avons pas de fleurs !

Les routes ici sont asphaltées, bordées par des longs poteaux qui
portent des véritables lampes. Les tubes s'inclinent vers la terre et
éclairent la nuit. Cela doit reproduire fidèlement l'image du paradis
dont on nous parle tant au catéchisme.

Tout d’un coup, sans trop bien savoir pourquoi, j’éprouve une peur
horrible me nouer les entrailles. Il me semble que des prunelles de feu
sont dardées dans mon dos. Que je suis sur une terre interdite. Le
macadam brûle sous mes pieds nus. Le soleil me pique la nuque. Les
flamboyants perdent soudain de leurs couleurs. J'ai le nez plein d’une
odeur indéfinissable. Je ressens une folle envie de m'enfuir, de
m'arracher de ce lieu maudit. Des petites voix stridentes de femmes
blanches. Des rires éraillés me parviennent à travers les persiennes mi-
closes. Je paie ma témérité, mon audace. Un boy à la face large et à la
bouche proéminente me fixe intensément. Moi aussi, je l'ai remarqué,
avec son tablier blanc, ses grosses mains, ses dents qui ricanent avec
férocité. Brusquement, il lâche un gros chien poilu sur moi.

Je cours, mais j'ai l'impression que je ne me déplace pas. Je crie de


toute ma voix. Aucun son ne sort de la bouche. Le fauve est sur moi
dans très peu de temps. Je vois avec horreur sa gueule écumante, son
nez dilaté, plein de bave noirâtre. Il aboie, il braille. Je m’arrête net,
incapable de faire un pas, pendant que je récite mentalement mon acte
de contrition, en avalant des mots. Ma dernière heure semble avoir
sonné. Je m'attends à me voir engloutir dans la gueule du monstre. Je
n'ai plus le courage de m’enfuir. Ni celui de me soustraire à mon sort.

Tout chavire autour de moi. Pourquoi suis-je venu ici ? Vienne la mort,
vienne la dure morsure. Vienne la délivrance enfin ! J'ai vécu en
quelques instants les cataclysmes des siècles entiers. Je ferme les
yeux. Est-ce là le salaire du soleil.

Juste à ce moment, il se jette sur moi. Il enfonce ses canines pointues


dans ma culotte. Il arrache un gros morceau de tissu. Puis, il rentre en
grognant. Le choc m'a renversé dans le sable de la chaussée, en
bordure des égouts. Je ne pousse plus de cris intempestifs. La peur
m’a quitté. Mais les genoux continuent à s’entrechoquer, les jambes à
trembler. Je me relève après mille efforts sous les quolibets des
domestiques. Je secoue la poussière des cheveux, des bras, de mon
derrière mis à découvert. Je reviens péniblement à la maison.
Pourquoi sont-ils si méchants ? Des insultes m'accompagnent sur mon
passage. Je n'ose regarder d'où elles peuvent bien provenir. Des
larmes ne me coulent pas sur les joues, mais j’ai à l’intérieur de la
bouche le goût aigre de la colère. Ma colère impuissante. Comment
va réagir Maman ? Et mes copains lorsqu'ils verront mon derrière nu
Et mes fruits qui sont restés dans le sable.

De nouveau la brousse. Celle-ci est chaude, suffocante. Les herbes


me tailladent la chair. Je n'ose plus les écarter. Partout, des trous
creusés par les enfants pour attraper les grillons ou les rats de
brousse. Partout des tessons de bouteilles qui peuvent entrer dans la
chair, entailler la peau. Je déteste la vie. Je déteste la lumière. Je
déteste l'éclat du jour. Et vous tous, je vous déteste. Je vous hais, je
vous hais...

Je hais mes sanglots impuissants, le vent qui pénètre dans le derrière,


les oiseaux qui se moquent de ma peine. Je vous hais, je vous hais.
Vous m'entendez ? Je vous abomine, je vous exècre. Je brandis des
mains menaçantes, bien ridicules. Je mords ma lèvre inférieure. Je
mords l'intérieur de la bouche. Le goût du sang est bien celui de la
vie !

16.
Je fus bien malmené pour ma peine. Le reste de la culotte servit de
loques. Tout le monde se moqua de moi, mais personne ne devina ma
véritable souffrance. Et la nuit, j’aurais encore émis des gémissements
plaintifs dans mon lit, si sa main amie n’était pas venue me consoler.
Elle me parla avec tendresse, avec affection. Elle m'apprit qu'il y a
deux mondes différents. Un pour les blancs et un autre pour nous les
Noirs. Son père est boy chez un blanc, et il leur apporte souvent des
bonnes choses.

Sur ces mots, elle m'offre un gâteau que je trouve bien délicieux, et
qu'elle avait accommodé spécialement pour moi. Elle me prend dans
ses bras. Nous sommes assis sous notre arbre, derrière la maison. Je
me trouve bien tout près de son corps. Elle me raconte toujours je ne
sais plus quelle légende merveilleuse, tout entier que je suis à mon
bonheur. Ensuite, je sommeille sur ses genoux, bercé par le son tendre
et harmonieux de sa voix. Elle met la main sur ma joue, me caresse les
yeux, le menton. Mes rêves étoilés. La vie est belle. Les petits oiseaux
nocturnes recommencent à échanger des hymnes inconnus. La nuit à
briller, et nous deux...

Parle encore. Berce-moi, petite amie de mon enfance. J'ai découvert


que tu étais belle. Que la nuit m'avait déposé entre tes bras. Chante-
moi encore cette langoureuse mélodie. Serre-moi bien fort contre toi.
Restons ainsi dans notre éternité, jusqu'à la consommation des temps.
Ma tête sur tes genoux, ta main sur ma bouche. Aime-moi encore,
mon doux soleil.

17.
Amie, je ne mourrai pas. Je les aurai, les chiens. Tant que je ne me
serai pas vengé. Tant que je n'aurai pas humé... l’odeur... de leur...
sang... Oui, j'hésite. J'ai peur. C'est mon sang qu'ils boiront, là. Mon
énergie vitale répandue dans l'herbe sèche. Mon sang qui se dissipe au
creux d’un canal d'irrigation. Mon sang que lécheront leurs lévriers et
leurs molosses poilus. Mon sang, seul indistinct relent.

La nuit est là. Elle envahit le ciel. Elle étouffe le crépuscule. Il reste
dans les sous-bois des lambeaux de lumières blafardes, qui refusent
de mourir. Des lueurs tenaces s'attardent par dessus les buissons : le
vent les emportera tout à l'heure.

Les paroles de crainte et de haine qui s’étaient dressées en moi se


calment aussi. Rien ne remue dans le silence. Je comprends la force
des ombres, les murmures de la vie, les palpitations de ton cœur. Je
devine les profondeurs denses qui remplissent les ténèbres. Et je
m'exalte, à l'ombre de notre arbre, de ton affection.

18.
la terre qui s'éructe dans la nuit
la terre des sépulcres et des haltes pacifiques
la terre des pierreries au fond des barques
la terre des fleuves et des lunes fripées
tu périras au milieu d'affreux supplices

tu n'enfanteras plus car tu n'es plus féconde


tu n'enfanteras plus car tu n'es plus fertile
des hordes déchaînées dissémineront
tes richesses tes oripeaux tes sonnailles

des sommets des collines rudes dans le calcaire


aux profondeurs des rivières aux eaux vastes
tu charrieras dans ton sein des larmes de houe
qui terniront l'éclat de tes pierres diffractées
tu t'effondreras sur la malédiction

quand des nuages éraflés pèsent sur tes yeux


quand le crépuscule éparpille aux quatre vents
les cendres des bois les brindilles mortes

terre spoliée terre humiliée terre éventrée


tu portes parmi tes gravats
des coquilles de mollusques

des roches et des sables calcinés en poussière


qui ont nom immensité qui ont nom le destin
le poids de la misère et de la pauvreté
lumières mortes dissoutes le rouge de notre sang

terre maudite j’ai pour toi des rêves terribles


j'ai pour toi un châtiment de feu de flammes
mais que t’ai-je fait ô blasphémateur
est-ce parce qu'il coule en moi un sang rouge

19.

Tout devient vague, tout devient diffus. Il faudra encore souffrir et


serrer les poings. De rage, de résignation. Pourrir, comme un rat
mort ! La nuit s'amène, au milieu des flammes de feux à travers la
brousse. Comme pour interpréter les signes interdits, les ululements
des hiboux. Tout se transforme en hallucination. L’ombre épaisse qui
se faufile devant les ténèbres. Tant que pèsera sur moi cette
souffrance. Tant que j’endurerai ces supplices que je ne peux
admettre. J'appelle à pleins poumons la foudre des deux, les
tonnerres, et l'assourdissante mort.

Au fond des bois, une voix tendre.

Non, mon enfant, il ne faut pas haïr. Il ne faut pas maudire. Telle est la
loi des peuples : connaître la misère, la supporter ou la combattre.
Mais moi, je n'ai pas les réflexes d'un résigné. M’entendre dire,
« souffre et tais-toi » ! Non !
— Moi aussi, je viens des montagnes. Je descends des hauteurs. J’ai
la patience des oiseaux rapaces, À vouloir rudoyer les tiges de
bambous, tu te déchires les lèvres, tu t'engourdis les mâchoires.
— Non, j'ai à lutter avec mes petites mains. Avec mes petits bras
fragiles, mes petits poings, mes petites dents. Tels sont les
honoraires de la jubilation. Ma joie grave, comme un masque
mortuaire.
— Les enfants ne doivent pas songer aux choses qui ont le goût des
yeux fermés, des yeux révulsés, des orbites creuses. Ils ne doivent
pas rêver aux revenants qui hantent les cauchemars avec des
visages de salamandres.
— Mais ils ont à invoquer la terre rouge qui leur remplira la bouche,
au fond d'un puits.

20.

On transplante notre cité à quelques kilomètres de là. Une semaine


suffit pour évacuer les quelques meubles qui garnissent notre maison.
Chaque jour, matin, midi et soir, nous parcourons la distance, avec
une chaise, une marmite ou une planche de lit sur la tête. Adieu petite
maison qui abritas notre enfance. Nostalgique et inconsolable, je
m’accroupis dans chaque coin, j’esquisse une expression rituelle et un
geste religieux. J'ai des larmes au bord des yeux, mais je ne pleure
pas. Je ne verrat plus ces murs mal blanchis à la chaux, où se lisent sur
les traînées jaunes de la pluie, les joies de mon enfance. Je ne pourrai
plus entendre les glissements des lézards, les sifflements des chauves-
souris dans la nuit. Je ne pourrai plus...
Certains quartiers sont déjà rasés. Ma maison de bonheur sera elle
aussi réduite en poussière. Elle ne pourra même pas résister aux
orages les plus tumultueux, tenir tête aux déluges qui faisaient trembler
mon cœur. Elle ne résiste déjà plus aux grosses machines
démolisseuses. Depuis, j’ai cessé de croire à l'éternité.

Ma brousse, mes arbres, mes sauterelles, mes cloportes, mes oiseaux.


J'aurai à endurer un autre monde, plein de mélancolie. J'ai peur. Voici
le jour ultime. Nous passons notre dernière nuit dans le silence et le
recueillement. Seuls nous répondent les cris lugubres des hulottes, les
rires et les sarcasmes du vent. J’ai trahi ma terre. Je la livre au
bourreau, et j’en aurai pour mes trente deniers de larmes.

Les nouvelles chambres sont tellement larges que nous flottons


dedans. Je me demande si nous parviendrons jamais à les remplir.
Pour la première fois, nous dormirons séparés de nos parents. Notre
première maison ne possédait que deux chambres. Un salon qui était
en même temps la cuisine. Mais Maman préférait préparer la
nourriture à l'extérieur, à cause de la fumée. La deuxième pièce, plus
spacieuse, était celle où nous dormions, isolés de nos parents
seulement par un pagne qui servait de cloison.

21.

Maintenant, j’éprouve réellement la peur dans le ventre. J'ai peur de la


nuit si dense, et je me blottis contre ma sœur qui elle aussi, essaie d'en
faire autant auprès de mon corps. Il fait noir et silence. Des ombres
défilent devant mes yeux que je serre fortement. Cependant, l'opacité
des paupières ne me défend pas de la frayeur tenace. Nous avons
froid. Les pagnes dont nous sommes couverts ne réussissent plus à
nous réchauffer.

Les casseroles dégringolent et déclenchent un fracas assourdissant. Le


vacarme s'est prolongé longtemps après dans le désastre total. N'y
tenant plus, je me précipite vers la chambre des parents, suivi de ma
sœur qui s'accroche désespérément à moi. C'est ainsi que nous avons
passé notre première nuit dans un nouveau quartier, entassés dans un
coin, pendant que des rats insolents circulaient à travers les casseroles
renversées et sous nos lits mal montés.

22.

Nous avons planté des fleurs devant notre nouvelle demeure. J’en
avais tellement envie. Et également du gazon qui fera une belle pelouse
verdâtre par temps de pluie. Cela me rappelle les quartiers perfides
des blancs, et ma triste aventure. Ils sont déjà si loin, ces
malencontreux souvenirs. Nous commençons à nous habituer et à
nous plaire ici. Cependant, il nous faut renoncer aux baignades dans la
rivière, aux promenades à travers les larges prairies. Car ici, il n'y a
pas de brousse. À la vie heureuse sous les gros acacias, sous les
flamboyants. À tout ce qui faisait notre joie et notre insouciance.

Bien plus encore, la zone minière est entourée d’une grande clôture,
avec des fils barbelés. Tous les services ont été transférés. Je plains
Papa qui doit se réveiller très tôt le matin pour parcourir à pied les
quinze kilomètres qui le séparent de son lieu de travail. Le système de
roulement le fait travailler certains jours toute la nuit. Il part avec le
crépuscule et revient avec l'aube. Il dort alors toute la journée, se
retranchant ainsi de la vie familiale. Excepté dans l’après-midi où il
mange un peu. Il bavarde alors avec nous en somnolant et en bâillant,
lorsque nous ne sommes pas en classe. Sinon, nous ne le voyons pas
de toute la semaine.

La semaine suivante, il partira vers dix heures, pour ne revenir qu'à


minuit passé, tout transi de froid. Certains jours, nous attendons son
retour, autour d’un feu de braises. Maman nous raconte des belles
histoires fabuleuses. Des légendes d'antilopes et de léopards que nous
aimons tant. Nous appréhendons les monstres qui terrassent les
montagnes, qui commandent aux armées entières. Nous exécrons les
méchants blancs, les mukalenga-mukishi qui croquent les cuisses
encore sanguinolentes des bébés noirs lors des ripailles scabreuses.

Nous soupirons auprès des filles de rois, qui portent de lourds


bracelets d'ivoire et de bronze aux bras. Nous plaignons la mère
solitaire qui sollicite le retour de ses sept garçons enlevés par un ogre.
Et nous oublions le sommeil. Lorsque le récit comporte une chanson,
nous la saisissons tous en un chœur polyphonique. J'admire les talents
de ma sœur qui en a souvent des sanglots dans la gorge. Nous grillons
aussi des arachides, des pistaches ou des patates douces, que nous
partageons, souvent non sans nous disputer.

Lorsque Papa rentre enfin avec son lourd manteau marqué d’un grand
numéro matricule dans le dos, je me précipite sur lui le premier. Il
m'embrasse et me porte dans les bras. Puis, il m'enferme dans le
manteau. Ma sœur, envieuse et moins preste, se contente de lui
entourer les jambes avec les bras, de m'ordonner de descendre.
Maman sert à manger. Nous nous empressons de nouveau autour du
nshima. Nous avons toujours faim dans ces moments-là. Puis, nous
éteignons la petite lampe à pétrole et nous allons dormir en traînant les
pieds. Nous n'éprouvons plus aucune crainte pour l'obscurité.
Plusieurs fois, Papa doit crier silence en pleine nuit, parce que nous
continuons à bavarder, ma sœur et moi. Et parce que nous sommes
comblés.

23.
lumière hachée de tous les bosquets noirs
lumière effrayante des sous-bois enfouis
là où le soleil étranglé meurt sur les fougères
il n’y aura plus de mouton de sacrifice
je t’apporte des haires et des étoffes usées
je t'apporte une motte de terre sarclée
et s'accroupissent des béliers aux cornes fendues

je te construis un antre de pierreries


avec des essaims de frelons qui bourdonnent
dans la terre glaise terre de malédiction

cauchemar cauchemar cauchemar


autour de toi s'assemblent des jeunes gens
montés sur des chevaux des ânes des sangliers
autour de tes jambes s'enlacent des plantes
auxquelles pendent des pruniers des maïs lourds
tous fruits amers des matins libidineux

qui a coupé la queue de l’hyène rieuse


dans la montagne blanche au bord des précipices

caryatide caryatide des futaies

24.

J'ai découvert des larges paysages, avec leur immensité au-dessus


d'un soleil fulgurant comme une panoplie de diamant. J'ai découvert
des vieux villages comme s’ils sortaient des temps antiques. Les toits
de chaume et les cases de paille. Des chèvres malingres sous des
peupliers nus, qui traînent dans la grisaille de la brousse. Des chagrins
insoupçonnés. Des fleuves qui s'élancent vers des vallées inconnues.
J'ai découvert la splendeur des paysages étalés avec nonchalance. Les
mirages des horizons ouverts à l’infini. Des gouffres sur les falaises,
l'abîme du firmament. Sérénité. Beauté. C'est mon pays. Plein
d’étoiles. Solennel et brillant. Sur ce bleu lascif plane une férocité
implacable. Cependant livide : l'âme de la malédiction. Une
malédiction faite de pierreries vulgaires. Elle hante les eaux, les forêts,
le soleil. Même la solitude, même le silence !... Même les villages
éparpillés autour des bosquets ne seront pas épargnés. La
Malédiction.

25.

Les jours suivent imperturbablement leur cours. Aux saisons froides et


pluvieuses succèdent des saisons sèches. Au soleil éclatant,
l'incandescence accablante, le sable chaud. Les premières pluies
s'annoncent par des signes terrifiants et sinistres. Le pourpre lumineux
des astres morts se transforme en une pâleur désolante. L'air
surchauffé et irrespirable dessèche la peau, la bouche, les lèvres, les
mains. Les chèvres bêlent tristement dans la désolation du soir. Les
coqs chantent intempestivement, au moment où le soleil se convulse et
se couvre honteusement à l'horizon, avant de se faire ensevelir dans un
manteau sombre de deuil.

C'est le temps pour nous de travailler un petit champ derrière la


maison. Nous nous y employons à deux, ma sœur et moi. Nous
sarclons. Nous planterons le maïs avec les premiers orages. Par ici,
nous préparons le sol pour des patates douces, des pousses de
bananiers, des lentilles que nous aimons tant. Un autre coin est réservé
au ignames matabala, le plat préféré de ma sœur. Les boutons nous
brûlent dans les paumes des mains. Nous sourions tendrement à notre
terre de labours, bientôt prête à recevoir les premières semences.

Cependant, les soirs étaient encore crispés d'angoisse mortelle qui


altérait les clartés hésitantes du ciel ultime.
Aujourd'hui, le soleil se meurt très tôt, derrière un amas de nuages
noirs. Les araucarias et le frangipanier craquent sous la violence du
vent. Il avait fait très chaud toute la journée. Les hommes marchent le
long de la route, voûtés dans leurs manteaux lourds de fatigue et de
soucis. Le vent devient de plus en plus violent. Les bêtes crient, à
mort presque, effrayées. Les enfants courent, sans trop bien savoir
où. Les mamans s'inquiètent sur le seuil des maisons, interrogent le
vide. Les toits sont secoués. Les tôles frémissent. Les hauts
eucalyptus se tordent de douleur. Ils se balancent et s'appuient
fortement sur leurs racines. Aux confins du ciel qui nous menace,
sillonnent les premiers éclairs, et ils étouffent les faibles grondements.
La poussière se soulève et remplit tous les alentours.

Toutes les forces occultes, amassées depuis les pluies de la dernière


saison, il y a des mois, se déchaînent. Les petits oiseaux sont
emportés dans les tourbillons, ils répandent des piaillements lugubres.
Aux grondements succèdent les tonnerres. Les éclairs s'intensifient.
Bientôt, le ciel est un brûlant brasier où les étincelles et les flammes
s'entrecroisent, provoquant une sarabande des plus horribles. On
dirait qu'il va éclater, électrisé par une violence soudaine.

L'espace de quelques minutes. Un arbre craque. On voit le feu qui


rampe sournoisement, comme s’il suivait un ondoiement de serpent.
Dans l'air explose un nuage de fumée noire. Une odeur de soufre et de
chair boucanée. Une maison qui brûle. Tout se calme subitement, dans
une fausse sérénité, auréolée d'innocence. Pas une goutte n'est
tombée. Mais le sol reste brûlant, ainsi que l'air. Ainsi que le ciel. Tout
se tait. Le toit a pris feu, et la case se consume silencieusement, dans
une morne attitude de tristesse, de résignation, de consentement. Les
gens ont accouru, mais c’est pour dégager de l'incendie trois cadavres
carbonisés, foudroyés.

Tard dans la nuit l'orage éclate. Des trombes d'eaux. Une pluie
fracassante, massacrante. La force du ciel martèle furieusement la
terre. Accompagné d’un ouragan plus véhément que tout à l’heure, le
vent tourbillonne avec des hurlements démentiels autour de notre toit.
La pluie frappe, frappe de toutes ses forces. Des éclairs s'allument et
se propagent par tout le ciel comme des torches. L’avalanche des
eaux nous écrase toujours. Les arbres gémissent avec beaucoup
d'affliction. Ils s'accroupissent entre les ombres hébétées. Ils pleurent
ainsi jusqu'au matin. Une tempête démente, qui s'est acharnée sur
nous avec un entêtement meurtrier. Remâchant cette pensée lancinante
de nous engloutir, de nous dévorer. Tristes trophées d'une fureur non
maîtrisée, au cœur d’une nuit pleine de feux, d'euphorie, de rafales
massives. Leur déluge a eu son temps. Chez nous, c'est à chaque
nouvelle saison de pluie que nous connaissons le déluge. Partout, des
ornières ruisselantes. Partout une terre meurtrie, détrempée, pleine de
honte et de boue.

Comme une large sépulture abandonnée. Des collines brûlées dont les
cases s'effondrent avec un bruit glacial. Des acacias géants, qui gisent
lamentablement tout près des routes crevassées. Encore d’autres
arbres qui s’écroulent au milieu de longs vrombissements. Plus loin, un
effondrement effroyable. La terre s'ouvre, là, béante, dépecée.
Comme si elle voulait exhiber ses entrailles. Des maisons entières
s'engloutissent. Les arbres sont culbutés dans une dérision irrésistible.
Partout, des complaintes. Horrible cauchemar d'une nuit d'orage. Ma
terre essaie de me dévorer. Telle est ma malédiction. Celle de l'enfant
qu'éventre sa mère. Horreur et infanticide. Malédiction.

Elle planera longtemps par dessus les arbres abattus. Sur les herbes
en détresse, couchées, brisées par le vent. La fatigue d'une lutte vaine
qu'elles avaient perdue d'avance. L’inutile lutte contre la désolation.

26.

Terre maudite. Âme damnée. Cœur d'hyène. De chienne.

27.

Les derniers jours de l'année se précipitent vers leur gouffre. Les


soleils tournoient dans le vertige au milieu des deux monotones. Sur
nos papiers de classe, nous grattons. Nous grattons sans cesse. Des
hiéroglyphes que nos maîtres vont souligner en rouge, et qui nous
vaudront un chiffre sordide ou avidement rond à côté du coin gauche.
On nous parle de l'avenir, d’un monde à bâtir. Un univers irréel,
transfiguré par nos rêves. Un univers que nous parons de splendeurs
et de beautés. Ce ravissement ne tient qu'aux minuscules dessins bien
alignés que nous traçons chaque jour sur du papier blanc. Certains
pour leur malheur. Certains autres pour un avenir lumineux. Et moi,
par routine.

Des jours, il pleut à torrents. Une pluie drue, froide, raide. Qui se
répand dans nos culottes détrempées. Nous faisons trembler nos
mentons, avec une voix frissonnante, les yeux pleins de morgue. Les
bras croisés sur nos chemises mouillées, nous courons dans tous les
sens pour nous dégourdir les jambes.
Cependant, notre zèle intempestif n'est presque jamais récompensé.
Les classes sont vides, ou presque. Neuf dixièmes d’absents. Nous
devons rentrer à la maison. Aujourd'hui, on ne gratte pas. Le chemin
de retour n'est pas moins pénible. Nous glissons dans la boue. Dans
les matières fécales jadis cachées sous les hautes herbes, et qui
ruissellent maintenant de partout. À quelques pas de la maison, nous
enlevons tous les vêtements, avec une hilarité irrésistible. Nous
profitons des dernières gouttes de pluie pour prendre un bain
providentiel. Nous gambadons comme des jeunes faons le long des
bords des toitures, afin de recueillir le plus d'eau possible. Nous
n'éprouvons aucune fausse pudeur pour les jeunes filles qui dévisagent
curieusement nos corps nus sous la pluie. Une main bien ajustée au
bas-ventre suffit pour les priver de ce spectacle agréable. À la
maison, nous formons un cercle autour d’un feu réconfortant. Nous
étendons les mains au-dessus des bûches enflammées. Nous simulons
l’insouciance et nous oublions tout : la pluie, les papiers, les notes en
rouge. Avec la ferme intention de savourer cette chaleur qui remplit
nos petits corps d'enfants ravis, pendant que la terre humiliée, vaincue,
se balance avec des mouvements hallucinatoires. Comme une fange
glauque. Pendant que pleuvine une pluie fine, le long des feuillages
ébouriffés.

28.

L'année scolaire tire à sa fin. Je sens glisser entre mes mains


inconscientes et dérisoires, une enfance que j’avais connue enchantée,
pleine de joies et de toutes les satisfactions imaginables. La vie qui
m'attend me fait horreur. Dans toute notre région, on compte très peu
d’écoles secondaires. Ceux de chez nous qui désirent continuer leurs
études, n'ont pas souvent le choix. Le seul collège accessible se situe à
des centaines de kilomètres, dans un pays inconnu. Les deux Écoles
de moniteurs qui peuvent nous être ouvertes se trouvent également
loin. De toutes les façons, je serai séparé de mes parents que j'aime
tant, de ma sœur, et d'elle. De mon ciel, de mes oiseaux. De tout mon
monde. De cet univers que j'avais mien, peuplé de moi. De mes
souvenirs, de mes tristesses. On n’a jamais voulu nous construire des
écoles chez nous. Pourquoi cette malédiction doit-elle nous poursuivre
indéfiniment ? Pourquoi devons-nous aller mendier même de
l'instruction à l'étranger, et pourquoi eux ne peuvent-ils pas venir
étudier chez nous ? Tous les étrangers que nous connaissons ont été
importés pour des travaux salissants, comme creuser des puits dans
les mines, conduire des grosses bennes, servir de domestiques aux
blancs. Alors, étudient-ils chez eux ou font-ils les mêmes travaux
exténuants ? À quoi leur servent leurs établissements scolaires alors ?

Des récits me poursuivent et grouillent dans la tête. Parfois, on doit


marcher à pied deux semaines entières, avant d'atteindre l'institut. En
chemin, on doit vivre de la charité, de la solidarité, même la plus
fluctuante. Même la plus aléatoire. Quand on arrive enfin, on a les
pieds gonflés pendant un mois au moins. À l’internat, on est encore
bien. Mais ceux qui sont forcés de rester à l'extérieur pour une raison
ou pour une autre, doivent se trouver un ménage qui accepte de vous
prendre en charge pendant la durée des études. À défaut, une
matrone de la région. On appelle ainsi une veuve, par conséquent une
acariâtre. Cette matrone vous nourrit, à ses caprices. Elle vous
héberge, à son plaisir. En retour, vous cultivez son champ, vous
surveillez son troupeau de chèvres, vous chassez pour elle... En fait,
vous la nourrissez, pendant qu’elle vous nourrit. Et le tour est joué. Et
tout le monde est content. Dans la vie du village, pour se satisfaire, il
faut savoir se contenter de peu.

École de moniteurs, école professionnelle, nous n'avons pas beaucoup


d'avantages. Les projets me semblent pourtant lointains, et même
nébuleux.

Enfin, voici les premiers résultats.

Tu as fait du bon travail, mon gars. Félicitations : toutes nos sincères


félicitations. La grille du collège s'ouvrira pour toi dans quelques jours.
Tu as échappé aux matrones.

29.

Adieu, adieu. Le ciel lance des flammes multicolores. Une véritable


fournaise. Une fresque de chaleurs, de vapeurs, de sueurs, de
dessèchement. De sable chaud plutôt. Des herbes calcinées aussi.
Adieu mon pays, si cher à mon cœur, si cher à mon enfance. Si cher à
mes souvenirs.

30.

Adieu, adieu. Adieu, adieu.


Deuxième partie :
Les temps modernes

1.
Ma Chérie,
Au seuil de ma tristesse, je t'attends. Longtemps, les
insectes ont sifflé depuis les buissons. Longtemps aussi, le
ciel étoilé m'a couvert de douceur. Longtemps surtout, j'ai
soupiré en épiant cet auguste instant. Et je t'attends.
Tu es restée au loin, les yeux pleins de détresse, de
mélancolie. Tu m'as offert une main fatiguée de pleurer.
Maintenant que seul le souvenir me soutient, je t'envoie à
mon tour mon bouquet de rêves. Les rêves d'un exilé.
Tu ne me crois pas, dis ? Depuis des mois, je vis dans le
brouillard. Elle était pourtant belle, tu sais, la ville, quand
nous sommes descendus du train. Le voyage dans le
camion avait été long et fatigant. De la poussière, des
cahotements, des secousses.

De quoi se casser le dos. Surtout lorsque nous avons traversé la forêt.


On entendait des mugissements. J’avais très peur.

Je songeais alors à tes yeux rouges de larmes, au moment de l'adieu


fatal. À ta main que tu agitais tristement. À ta silhouette qui
s’évanouissait dans le vague de mon regard, dans le vide, à mesure
que je m'éloignais de toi. J'espère que tu ne m'as pas vu me couvrir le
visage. J'ai quand même réussi à me dominer, car les copains
commençaient à me lancer des blagues sarcastiques. Tout ce qui était
à moi est resté : Maman, ma sœur, et toi. Toutes trois chères à mon
cœur. Toutes trois...

Les enfants nous saluaient au passage. On bavardait peu, on regardait


surtout le paysage. Moi, le plus curieux du groupe, j'étais enchanté de
découvrir d'autres vallées, d'autres collines, d'autres rivières. Il y en a
de toutes les sortes. Escarpées, dormantes, mélancoliques.
Larmoyantes, joyeuses.

C'est seulement vers le soir que nous sommes arrivés à la gare. Des
vieilles bâtisses, soutenues par des poutrelles pourries. Une odeur
nauséabonde de goudron, de putréfaction. Des baraquements pleins
de fûts de mazout. Des vieux rails rouillés, entassés dans tous les
coins. Puis, le quartier commercial. Ah ! Cela valait la peine. C'est
autre chose que de voir une ville qui ne bourdonne pas de bruits de
bennes, de lourds camions, de caterpillars... De toutes ces grosses
machines qui nous assourdissent à longueur des journées. Sans les
monotones cités qui s'étalent nonchalamment d'un bout à l’autre de la
cité. Sans les clôtures barbelées, sans la présence faussement
autoritaire du blanc.

Dans les magasins où ne régnait plus cet ordre exaspérant qui arrange
les arachides en ligne droite, j'ai pu m’acheter une longue lampe-
torche à trois piles. Ensuite, nous sommes allés payer nos billets au
guichet. Mais là, il fallait jouer des coudes, se bousculer, se piétiner.
Un policier aimable s’est laissé prendre par la fascination de nos
culottes neuves, de nos pantoufles blanches, de notre fatigue
perceptible dans les gestes. Il nous a obtenu les billets. Nous avons
passé la nuit à l’extérieur pour attendre le train. Il faisait froid, mais
nous ne pouvions pas ouvrir les valises pour prendre les draps, parce
que personne ne savait à quelle heure exacte arriverait le train, même
s'il avait été annoncé pour vingt heures.

Les femmes criaient toute la nuit. Elles riaient à gorge déployée,


s'insultaient en lançant des mots obscènes et indécents qui nous
offusquaient. Ou bien elles passaient et repassaient avec sur la tête,
des paniers de bananes, de poissons grillés, et d'autres choses qui
avaient plutôt l'air pourries. Il ne nous resterait plus rien pour payer le
minerval, si nous nous étions laissé tenter par la gourmandise. J'étais
vraiment curieux de voir le train pour la première fois de mon
existence. Chaque fois que quelqu'un s'avisait de raconter une histoire
se rapportant au chemin de fer, Je l'écoutais avec avidité, et même
avec ferveur. Je buvais à longs traits des récits rocambolesques,
entachés de grandiloquence et souvent de mauvaise foi manifeste.
J'écarquillais les yeux. Mais dans les ténèbres de la nuit, je me sentais
à l'aise, car personne ne faisait attention à ma frayeur. Seuls les rires
insolents me laissaient perplexe.

Vers les premières heures du matin, il y a eu un branle bas total. Les


gens couraient vers le quai, se poussaient sans aucune considération.
C’est encore un policier de la société qui nous a sauvés du désastre. Il
a rassemblé notre petite troupe de collégiens. Il nous a rassurés. Il
nous a dit de ne pas nous décourager, et qu'il allait nous réserver des
places convenables.
Alors, je l'ai vu. D'abord une longue traînée de fumée blanche qui
s'entortillait à l’assaut du ciel. La terre tremblait sous les pieds.
Ensuite, un hurlement long, long. Et une grande masse noire qui
s'avançait lentement. J'ai aperçu la grosse barre rouge de l’avant, les
grosses roues qui tournent, qui se pistonnent, qui tournent encore à
donner du vertige. Des pistons qui s'entrepénètrent, des essieux qui
grincent sur les deux barres de fer que sont les rails.

L'épaisse vapeur bouillante, les deux minuscules silhouettes de


machinistes, tout plein de fumées et de cendres, avec leurs salopettes
noires, plus noircies encore par le charbon. Puis, l'interminable train,
mal éclairé, avec ses femmes qui hurlent sans fin, qui s'interpellent d’un
bout à l’autre. Il y avait quelque chose de trouble et de répugnant
dans sa démarche ondoyante, entre ses quatrièmes classes bondées,
dans lesquelles les gens se précipitent à la fenêtre afin de quêter un
peu d'air frais.

Le policier nous a introduits dans nos cabines confortables de


troisième. Les paroles étaient impuissantes pour lui exprimer notre
gratitude et toute notre sympathie. Ainsi donc, je me trouvais à
l’intérieur d’un train. Un curieux mélange de plaisir et d’amertume.
Quelques instants plus tard, nous étions installés au-dessus de nos
couchettes vertes et poussiéreuses. Le même hurlement, le même
mugissement prolongé que tout à l'heure. Je me sens défaillir, pendant
que la grosse cage s’ébranle dans un frottement étourdissant sur ses
ferrailles. Je suis emporté vers mon destin. J'éprouve une certaine
crispation intérieure. Il fait noir à l'extérieur, et je ne peux rien voir, à
part des ombres géantes d'arbres qui hantent la nuit. Fatigué, las de
tous ce voyage, je m'endors jusqu'au matin, à quelques kilomètres de
notre destination. C'est ainsi que tout s'est déroulé dans une
vertigineuse somnolence, qui ne m'a laissé que quelques vagues
souvenirs.

Tu es restée, la main en l'air, le regard suspendu...

Oublieras-tu mon souvenir ?

Je me rappelle seulement que mon entrée dans la ville fut quelque


chose d’ahurissant, d'attendrissant et de scandaleux. Ces longs
boulevards macadamisés, ces réverbères qui défilent
interminablement, ces immenses immeubles à étages... Ensuite, ces
voitures qui s’entrecroisent, qui se dépassent sans se cogner. Des
policiers bien casqués en blanc à tous les coins, qui brandissent des
matraques blanches. Et puis, la cité. C’était loin de nos villages
sordides, pleins de sable. J'y ai appris qu’il pouvait exister une ville, de
loin splendide, capable de dépasser mon quartier que je croyais
pourtant la meilleure ville du monde. J'ai vu que dans les quartiers des
Noirs, on pouvait construire des grandes maisons. La malédiction qui
plane sur mon village éloigne des esprits toute idée de ville pour
indigènes, de routes asphaltées, de policiers de roulage, de
réverbères, de train, et même de rails. Nous sommes des maudits.

O ma chérie, mon cœur se consume de détresse. Tu es ma mémoire


soufferte. Je n'en peux plus. J'espère tant te lire. Tes paroles me seront
douces et réconfortantes. Salue tout le monde à la maison. La fois
prochaine, je te décrirai ma vie monotone du collège. J'espère que le
soleil t'apporte à toi, un peu plus de joie et d'éclat de lumière.
Bon courage. Pense à moi. Je suis à toi.

Je t'ai, tu m'as.

2.

Une clôture délimite notre champ d'action. Un règlement sévère nous


claustre entre quatre gros murs mal équilibrés. Mais nous sommes
ravis de pouvoir arracher chaque jour quelques bribes d'instruction de
nos maîtres farouches. J'apprends aussi à connaître d'autres cultures,
différentes de la mienne, et que je vois ailleurs que dans la poussière
d'une mine souterraine, ou dans le lourd manteau de gendarme. Ainsi,
j'ai su qu’ailleurs, il existait plusieurs écoles secondaires. Que les gens
sont libres d'aller où ils veulent. Que des enfants vivent la vie libre de
la brousse, de la forêt. Qu'ils grandissent en pleine nature, sans une
plaque d'immatriculation autour du cou. Qu'ils naissent sur une natte,
connaissent les noms de tous les insectes, de tous les fauves et de tous
les animaux sauvages. Qu'ils savent distinguer toutes les sortes de
champignons, de fruits dans les futaies. Qu'ils sont heureux de
contempler le ciel à toutes les heures de la journée. Qu'ils peuvent
identifier par leur vol tous les oiseaux. Qu'aucun arbre n'a de secrets
pour eux. Que les plantes, les herbes, les fleuves, les rivières, les
marigots, les sources, sont leurs compagnons de tous les jours. Qu'ils
réussissent à citer par cœur des proverbes, des récits cosmogoniques,
des légendes épiques. Qu’ils chantent toutes les chansons. Qu'ils sont
des enfants du ciel. Véritables enfants de la nature.

Ainsi donc, j'ai été dupe de mon enfance. Et je ne connais même pas
ma propre langue. Je ne sais rien des rudiments qui font la fierté de
tous les enfants du monde. Mes oiseaux deviennent ridicules,
illusoires. Je n'ai pas de peuple. Je n’ai pas de généalogie. Je n'ai pas
de fanatisme.

3.

J'ai rêvé qu'une pluie diluvienne de feux, de foudres, d’éclairs,


ravageait mon village. Elle embrasait tout : cases, arbres, herbes. Elle
consumait tout, desséchait les sources, les fontaines. La terre se
fendillait par endroits, s'écarquillait, éclatait. La terre brûlée de soufre,
de souffrance. Elle béait. Obscène. Maudite.

Fasse le destin que ce ne soit qu’un rêve. J'ai beaucoup sangloté en


moi-même au matin. Les aubes sont vraiment navrantes, me chuchote
une voix goguenarde.

4.

Journée de promenade. Le plaisir d'explorer les forêts, les rivières,


nous envahit les cœurs. Nous plongeons dans la nature, gais et
insouciants. Heureux de nous retremper dans la joie première,
originelle. Nous cueillons des fruits sauvages. Nous admirons les fleurs
hirsutes. Nous faisons tournoyer des regards ahuris et effrayés au fond
des précipices profonds. Nous nous aventurons à leurs bords
tentateurs de vertige, sournoisement dangereux. Nous écoutons les
oiseaux. Nous fuyons les longs serpents d’un noir brillant. Vipères
venimeuses, mais qui ne nous mordent pas. Ici, nous sommes sous la
protection d'une toute- puissance tutélaire. Si c'était chez nous, il y
aurait déjà eu des victimes. Malédiction.
Nous marchons. Nos petites jambes ne se fatiguent pas de marcher.
Les paysages défilent devant nous. Voici la rivière, avec des
grondements sur les rochers imposants. Nous regardons tanguer les
lourds dos des hippopotames. Des véritables mastodontes ! Et rouler
les écailles des crocodiles. Les caïmans de toutes les légendes
fastidieuses. Nous n’avons pas peur. Le soleil, reflété par l'eau claire,
brille dans nos yeux enchantés.

Nous mouillons nos pieds nus entre les flaques d’eau tiède, près des
cascades. Nous voyons nager des poissons énormes. Nous courons
depuis la berge à la quête des coquillages multicolores, des pirogues
abandonnées. Des chenilles à la fourrure mauve escaladent les
taupinières, en faisant le gros dos. Nos cœurs sont légers. Ils battent la
joie de vivre, d’être heureux comme tout ce monde animalier, de
courir en longeant les rives de l'eau. La joie de la liberté. La joie des
grands arbres ébouriffés, ils exhibant leurs branchages massifs. Ils
émettent des gémissements brefs, lointains, plaintifs. Ils déploient leurs
formes gigantesques. Avec la rigidité d'immenses pierres
préhistoriques qui se dessinent au bord de la rivière. Les grottes
pleines de fraîcheur, des mares croupies et de la boue insalubre.
Devant nous, la grande nappe d'écumes qui coule sans arrêt, vers un
destin incertain. Vers le soleil. Car le ciel immense commence à
devenir chaud. Un orage gronde à l'horizon, mais avec quelle
tendresse, quelle affection.

Bientôt, une pirogue se rapproche de la rive. Une voix domine les


vagues, et s'élève au milieu des méandres.
— Si vous parlez notre langue, restez où vous êtes. Mais si vous
appartenez à une autre région, je vous tue tout de suite. Nous
nous sommes juré la mort.

Nous nous lançons des regards pleins de frayeur. Nous le savons


bien, nous ne sommes pas d'ici, à part deux ou trois d’entre nous.
D’instinct, nous nous mettons à courir, pour ravaler les quinze
kilomètres qui nous séparent du collège. Des flèches viennent se
planter dans les arbres, et sifflent à nos oreilles apeurées. Pendant une
heure, nous oublions le soleil, le sable chaud, le chiendent qui nous
lacère la peau, qui colle aux chaussettes, aux culottes. Des gouffres
s'ouvrent de toutes parts. Des regards terrorisés à l'arrière nous
rassurent cependant. Le bourreau ne nous a pas pris en chasse.
Heureusement qu'il avait crié pendant qu’il était encore au milieu de la
rivière. Nous ralentissons l’allure pour respirer. Puis, nous reprenons
la course folle et démente. Le collège nous semble au bout du ciel.
Quand nous rencontrons un groupe d’hommes, nous simulons une
démarche impassible. Nous nous efforçons même de leur sourire avec
sérénité. Cependant, l’angoisse nous étreint les cœurs. Voici les
plantations du collège, les premiers bâtiments aussi. Nous nous y
précipitons comme dans les bras d'une mère.

5.

Le soleil s’est transformé en cendres incandescentes. Ils réclament


notre sang, afin disent-ils, d’abreuver leur terre. Leurs tertres de
sacrifice.
Nos veines battent le pouls de la malédiction les stigmates de
la mort brillent sur nos fronts le jour s’approche où il nous
faudra marcher droit vers l'échafaud dressé sous les peupliers
vers l’abattoir la boucherie des sanguinaires notre terre nous a
trahis nous a abandonnés nous a désignés en victimes
propitiatoires.

Chaque matin, des hordes déchaînées viennent danser devant les


murailles de l'établissement. La danse macabre de la mort. Les
guerriers réclament leurs victimes. Pour rafraîchir, insistent-ils, leur
terre assoiffée. Pour humidifier leurs bouches asséchées. Nous
sommes remplis d'affliction, ignorant la véritable situation. Je désire
tant la paix juste de mon village ! Mon cœur saigne de devoir mourir
sur une terre étrangère.

6.

Mes chers enfants, on ne peut plus vous dissimuler longtemps l’orage


qui gronde depuis des mois, dans le ciel sombre de votre pays. Déjà
plusieurs d’entre vous ont failli laisser leur vie, lors des promenades ou
d'une sortie vers l'hôpital. Je vous recommande la prudence en tous
temps, partout où vous vous aventurez. D'ailleurs, à partir de ce jour,
aucune sortie ne sera permise, sans une autorisation spéciale. Les
baignades à la rivière sont suspendues. Dès à présent, vous
commencez vos examens de fin d'année. Leur période sera
extrêmement courte, soit tout au plus cinq jours, même si vous n'avez
pas terminé le programme. Dans huit jours, il vous faudra rentrer dans
vos familles, pour éviter d'éventuels accidents. Je souhaite de tout
cœur que, d'ici là, rien n'arrive à l'un ou l'autre d'entre vous.

Des villages entiers qui étaient autour de nous, il ne reste plus que des
chèvres éparpillées qui bêlent tristement et qui hantent des cases à
moitié brûlées. Nous sommes pratiquement les seuls dans ta région à
mener une vie presque normale. Mais jusque quand ? Les militaires
nous ont assuré leur protection. Quoiqu'il en soit, ne vous mêlez pas
de la politique, si l'on peut appeler cela politique. Des fous enragés ont
entrepris de semer du désordre, d'exciter les masses paisibles,
d'opposer les ethnies les unes contre les autres. En mentant qu'ils
réclament l'indépendance. Il est bien clair qu'ils ne savent même pas
exactement ce qu'ils veulent au juste. Ou plutôt, ils ne veulent qu'une
seule chose, chasser les blancs, pour plonger ensuite le pays dans la
primitivité et la sauvagerie la plus barbare. Et ainsi voler de l'argent,
remplir leurs poches. Mais le Peuple a déjà compris et éventé leurs
manèges.

Songez un peu à ce qu'aurait été ce pays sans la présence des blancs.


Et ce collège, aurait-il existé sans nous ? Ce sont des ingrats, des
enfants égarés, inspirés par le diable. Dire que la plupart d'entre eux
sont de nos anciens élèves, à qui nous avons inculqué des rudiments
de la civilisation humaine. Tirés de leurs villages arriérés, ils utilisent
des bribes d'une instruction bâclée, mal assimilée par ailleurs, pour
soulever les uns contre les autres, des gens qui ne demandent que la
paix. Voilà où les a conduits leur folie. Partout, on massacre, on tue,
on vole. On viole des petites filles, des enfants presque. Ils se
pavanent déjà dans des voitures luxueuses, et proclament qu'ils
servent le peuple. Créer une nouvelle bourgeoisie, une ignoble classe
de népotes, de filous qui se prélasseraient dans des villas usurpées...
Leurs machiavéliques ambitions

Ah ! Mes enfants, votre pays est perdu. Perdu irrémédiablement avec


ces fauteurs de troubles, ces théoriciens de la catastrophe
permanente, ces ganglions qui minent la terre. Pis encore, des agents
du communisme. Ils nient Dieu. Ils nient la toute-puissance divine.
Quelle tristesse ! Ils n'ont aucun sens de réalisme dans leurs
raisonnements. Parce que politiquement, votre pays n'est pas encore
prêt pour assumer les lourdes responsabilités qu’exige une nation
indépendante. Économiquement, vous ne possédez pas d'industrie.
Pas de capitaux, pas d’investissements possibles en dehors de la
Mère-Patrie. Vous n'avez rien. Comment payerez-vous les
fonctionnaires alors ?

Réfléchissez, au moins vous, les élites de demain. Réfléchissez bien.


Vous n'avez pas de cadres nécessaires qui puissent vous permettre un
épanouissement complet, harmonieux. Excusez-moi de vous avoir
entraînés dans un discours qui frise la politique. Mais je m'adresse
particulièrement aux grands qui, pendant les vacances, seront
confrontés à toutes ces tristes réalités.

Ayez confiance, étudiez bien, dans la paix. Que Dieu tout-puissant


vous garde de toutes ces folies. Bonne chance à tout le monde. Que le
Seigneur vous bénisse, le Père, le Fils, et le...

7.

Je ne comprends rien à tout ce qu'il dit. Les mots me dépassent. Je


n’accorde pas mes idées à ces verbes de démence. Cependant, j'ai
peur, sans trop bien savoir pourquoi. Depuis ce soir-là, je n'ai plus su
si le soleil se levait encore.
8.

Tout s'est bien passé. Réussite inespérée.

Voici le jour du départ. Les mots de l’autre jour dansent dans ma tête.
Deux cordons de militaires en armes. Nous tremblons tous d'une
crainte mal maîtrisée. On nous empaquette. Un camion bourré de
soldats nous précède, un autre nous suit derrière pour fermer le
convoi. On ne connaîtra plus les joies du train et de la gare. Nous
disons silencieusement adieu à nos compagnons et amis qui restent, les
larmes aux yeux. Un au revoir douloureux, plein de crainte et
d'appréhension.

Le chemin du retour est une véritable tragédie. Un calvaire pénible.


Comme si nous nous traînions sur des genoux meurtris, sur des mains
ensanglantées. Partout, des flèches s'abattent autour des bâches du
camion. Seuls les coups de feu répétés nous fraient un passage entre
les villages déchaînés. Les militaires débarrassent les routes des troncs
d'arbres, des fûts vides qui obstruent le passage. Ils remplissent des
tranchées creusées au bon milieu des chaussées.

Les bouches grincent tout près de nous. Les lances pointent le ciel.
Les machettes brillent d'une lueur de haine. Les mains sont brandies
sur nous, en signe de menace. Nous nous taisons. Nous sommes tapis
au fond du camion, et nous nous recouvrons de bâches. Nous nous
effrayons lorsque les flèches frappent le véhicule, dont le ronron
funèbre nous rassure très peu. Lorsque le moteur crépite,
accompagné de coups de mitraillettes, nos cœurs se soulèvent comme
s'ils voulaient sortir des poitrines. Comme s'ils allaient s’accrocher aux
lances.

Le sang se bouscule dans ma tête, bondit avec violence dans les


veines. Même le soleil a la couleur du sang. De mon sang. Parfois, je
me sens d'une impassibilité exaspérante. J'ai nettement l’impression
qu’il s'agit d'un jeu d'enfants, et cela me calme un peu. Combien de
temps avons-nous buté contre ces insultes, ces menaces de mort, ces
expressions de haine.

Ce n'est que vers le soir que nous avons quitté la zone du danger. Les
militaires nous abandonnent à notre sort et nous souhaitent bonne
chance. Nous avons failli leur sauter au cou d'allégresse. Après
seulement quelques kilomètres, nous nous rassurons définitivement.
Nous sommes bien sur notre terre. Le camion s'arrête. Nous nous
précipitons tous vers les bâches. Nous sautons à terre. Il me semble
que je plane dans les airs, avant d'atterrir. Je m'allonge sur la terre, sur
ma terre, de tout mon long. J'ai la terre de mon village dans la bouche,
dans le nez, dans les oreilles. Nous hurlons de joie. Nous crions, nous
entonnons le chant de la délivrance.

Je me rends alors compte que j'étais si près de la mort, et la vie me


devient une splendeur. Voici le lac. Nous courons vers ce bleu
immaculé. Ce bleu plein de vie. Tout ici respire la vie, la renaissance.
La résurrection. Nous chantons à tue tête. De nos poitrines longtemps
comprimées s'échappe le cantique de la vie. Nous courons dans la
brousse. Nous nous jetons sur des bananes-plantains sauvages, sur
des fruits que nous avons apportés du collège, sur des tranches de
pain, des boîtes de sardines que nous ouvrons avec les dents. Tout
nous est succulence, délice. On doit nous arracher du lac pour
remonter dans le camion. Avec des chants de joie et de triomphe,
nous traversons les villages de la terre natale.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque nous sommes arrivés à


la destination finale. Nos parents nous attendaient anxieusement
devant l'église. Cela faisait déjà de longues heures mortelles. Maman
se jette sur moi, en poussant des hurlements de terreur.

Au matin, je me réveille devant un monde lugubre.

9.

C’est à l'histoire désormais qu'il appartient de tracer toutes les misères


connues par mon Peuple, durant ces jours de détresse suprême. Je
découvre pour la première fois que les hommes peuvent se dévorer,
au sens littéral du terme. Homo homini lupus, ne cessait de nous
répéter notre professeur de latin. Mes yeux étonnés ont vu des scènes
indescriptibles. Ils ont assisté avec ahurissement à des meurtres, des
mutilations de cadavres, des dépeçages des mères de famille dont on
coupait les seins, la langue... Scènes atroces qui arrachent de mon
cœur un cri d'horreur, de répugnance tenace, de mort. J'ai vu brandir à
une pique ensanglantée un cœur humain, tout palpitant encore de vie,
un sexe mâle, un pied, une main. J'enfonce de toutes mes forces ces
souvenirs au fond de la mémoire. Ils resurgissent, plus
cauchemardesques, plus hallucinants que jamais. Ma terre s’est
desséchée encore davantage, en buvant le sang des innocents, des
enfants, des mères...

Parallèlement à ces scènes terribles, d'autres plus effroyables encore.


Des milliers de réfugiés s'entassent sur les routes, couverts de loques
déchirées. Les enfants au petit ventre ballonné, aux yeux exorbités,
aux joues démesurément agrandies. Ils pleurent sous des manguiers
rabougris, réclamant une banane, un morceau de manioc. Des filles
pellagres. Des vieillards en marasme. Ma terre incendiée.

Dans ce climat de souffrance, de détresse, des mains lacérées par la


douleur, étirées par la faim, amaigries par des maladies étranges,
construisent une ville. Une ville qui entoure, et bientôt engloutit mon
quartier. Au delà du ciel s’est éteint l'étoile mage, annonciatrice des
pluies fécondantes, des aubes douces et fraîches.

10.

Nous creusons depuis le matin. Nos mains sont remplies d'un sable
mou, que nous malaxons sans cesse, en le retournant dans tous les
sens. Notre puits se trouve à côté de la rivière rouge. Cette rivière qui
me faisait tant trembler, qui me rappelle le souvenir encore pénible de
la maman en blanc et du vieux père en larmes.

Maintenant, le vent de l'indépendance a soufflé. Il a balayé toutes nos


peurs, toutes nos frayeurs. Nous ne craignons plus personne. Nous
sifflotons gaiement, en passant la motte de sable et de boue sur le
tamis que nous plongeons prestement dans l'eau. Il n’y a que des
cailloux insignifiants. Nous creusons toujours. Bientôt, la terre nous
arrive aux genoux. Nous employons des pelles, des houes. Voici une
terre émeraude, couleur de richesse et de bonheur. Nous croyons en
notre terre, nous avons foi en elle. Elle est nôtre. Nous atteignons la
nappe phréatique. Pas beaucoup d'efforts pour cela. C'est bon signe.
Nous sommes un groupe de cinq garçons, bien décidés à nous
enrichir avantageusement. Depuis deux ans que nous avons soufferts...
Je n’ai pas pu regagner mon collège. Je ne tenais pas à laisser ma
peau là-bas. Mourir, oui, mais sur ma terre. C’est donc avec orgueil,
avec ferveur, que je manie cette mienne terre, que je savoure cette
couleur d’holocauste. Cette odeur d'argile rouge.

Oui, deux ans déjà, elle s'est fécondée. De notre sang ? Non, de notre
vie. Nous avons mangé cette terre, avec nos dents. Parce qu’il n'y
avait plus rien d'autre à manger. Nous avons dormi au sein de cette
terre, fuyant les crépitements des mitraillettes, des autos-blindées, des
avions cracheurs de mort. Alors seulement, j'ai compris que la terre
savait être maternelle. Elle nous a pris tendrement. Elle nous a bercés
dans notre faim, couverts de son affection, et même habillés, parce
que nous n'avions que ce que nous portions sur nous. Personne n'avait
pitié de son voisin, et la terre nous entourait tous de sa sollicitude.
Depuis, toute haine s'est effacée de mon cœur, quand j’ai mordu au
suc doux de la terre. Ce ne sont plus que des mornes souvenirs qui
voltigent devant les yeux, et parfois, les couvrent d'un voile de
tristesse. Léger brouillard que dissipe un sourire.

Pour cette terre, nous avons souffert pendant des années. Nous avons
courbé l’échine sous la lanière brûlante du blanc. On nous a plongés
dans l'eau glacée pour nous punir de notre témérité. Pour cette
poussière caillouteuse, il a laissé mourir sa femme, au bord du sentier.
Nous avons tremblé, pleuré, haï, détesté. Nous avons hurlé de
douleur, sous le poids obscène de la souffrance, sous la botte pesante
de l'exploiteur. Sous les impardonnables tourments et les affres que
nous infligeait l’oppresseur. Quatre-vingts ans de misère noire,
d’esclavage, de décrépitude. Pour cette terre. Quatre vingt ans de
pauvreté, d’humiliation. J'avale mes récriminations, mes vains
gémissements. Je couvre les cicatrices de mon dos, de mes fesses, de
mes jambes. Je couvre la honte de mes yeux. De mes mains
décharnées.

Maintenant. Liberté. Je tiens enfin cette terre mienne, dans mes mains
fiévreuses. Ce qui m’exalte, ce ne sont pas tellement les cailloux
blancs qui en surgiraient, que la couleur sanguinolente.

Et nous creusons depuis le matin. La sueur coule sur nos bras, sur nos
dos courbaturés. Le soleil chauffe. Nous creusons. Bientôt, il est midi.
Nous interrompons un instant notre travail pour manger quelque
chose. Des bananes, des papayes, des arachides, un ananas, des
sardines. Un petit repos. Nous regardons les mottes de terre que nous
avons formées. Elles nous remplissent de joie. Et d'espoir...

11.
les champs portent des épis tant de merveilles
les deux s'enflent de fatigue de sueurs rutilantes
les fleuves comme indomptés ivres de violence
grouillent d’anguilles de poissons délicieux
les montagnes flamboient ruissellent de lumières

voici enfin la paix la réconciliation avec la terre


la paix et l'espoir le terrible espoir
l'orage a passé emportant dans sa tourmente
des tourbillons de larmes de cascades de sanglots

les orages s'efforcent d'effacer les deuils


enfin surgie l'étoile du ciel l'étoile rédemptrice
l'étoile du berger l'étoile du planteur au jour dit
voici nos bras chargés des fruits de la terre

le ciel n'est plus qu'une grande grange


de moissons de victuailles de bombance
les bocages les greniers d’un futur serein
des gousses de paix nos citadelles d’espoir
partout le cantique de la vie se chante aux pilons
au vrombissements des moulins
aux bouillonnements des marmites
au milieu des rires au milieu des sourires

partout s'accroupissent en un geste de prière


tes gerbes de maïs lourdes appesanties
le poids des graines des semences
partout repose au cœur des hommes exténués
le poème de la vie de l'amour de la liberté

l'or poudroie et tes étoiles brillent désormais


sur des nuits enchanteresses pleines de songes
pleines de rêves pleines de nos espérances
mwetu mu nkum'a diboko mwa kufita diminu

12.
1er vieillard

La paix est revenue, c'est vrai. Le cauchemar qui nous a fait trembler
est passé comme une violente bourrasque. Nous avons souffert.
2e vieillard

Nous avons souffert ce que d'autres n'ont jamais connu dans leur vie.
Si c'était cela leur indépendance ! Tous nos villages détruits
3e vieillard

Tu parles de villages ! J’ai vécu le terrible samedi, quand les militaires


ont incendié le centre commercial. Mes jambes ne pouvaient plus me
porter. Mes aïeux ! Je marchais, j'essayais de courir. Rien à faire.
Péniblement, je me traînais par terre pour échapper aux halles qui
pleuvaient de partout. Tout brûlait autour de moi. Lorsque les soldats
se sont jetés sur mon corps, j'ai crû que c'était la fin de tout
2e vieillard

Il est vrai, mwanetu wanyi, tu as beaucoup souffert. Nous songions à


toi avec désespoir. On n'était pas sûr de te retrouver vivant au retour.
Mais c'est un peu aussi ta faute. Tu ne voulais pas croire ceux qui te
disaient de fuir. Je me demande même pourquoi tu es resté.

Ils remémorent ainsi leurs tristes souvenirs, en sirotant un verre de cinq


cents. Sous les palmiers, ils discutent. Ils s’échauffent...
2e vieillard

Mais malgré les fausses apparences, je ne crois pas que l'existence


que nous menons actuellement soit de tout repos.
3e vieillard

Tu songes sans doute à tes enfants...


2e vieillard

Hélas, ils sont partis. Dieu seul sait où


4e vieillard

Ne te fais pas de la peine pour cela. Ils reviendront certainement. La


jeunesse est ainsi faite. Ils ont encore le goût de l'aventure.
2e vieillard
Je regrette qu'ils se soient laissés prendre par le miroitement des
richesses éphémères. On dit que maintenant, on peut creuser le
diamant comme on veut.
1er vieillard

Alors, ne le regrette pas, mwanetu. Quand je songe à ce que nous


avons souffert du temps des colons ! Pour un petit caillou comme cela
(geste)

on te foutait au cachot pour toute la vie. Pour toute la vie, tu


comprends ? On te flagellait à mort. On te déshabillait. On te
promenait tout nu à travers les villages. On te battait à sang. Ah !
C’était bien pénible ! J’ai trimé cinquante années dans une mine
souterraine, et je n'ai jamais pu m’acheter un costume convenable.
Maintenant que je suis pensionné, voilà ce dont je vis
(il montre sa case délabrée).

Non, ne le regrette pas. La vie est ainsi faite.


2e vieillard

Comment ne pas regretter ? On dit que l’argent enivre plus que le


mala, plus que ce lutuku
(geste)

Et on ne s’en dessaoule que par la ruine.


1er vieillard
Je n'oublierai jamais le jour où le puits s’est effondré sur nous. En fait,
j'avais la chance de ne pas travailler ce jour- là. Tu vois l’ancienne
mine
(il pointe avec son doigt)

On avait creusé un puits profond, profond, profond...


(geste entêté)

On ne pouvait y accéder qu'avec des poulies et des machines très


lourdes, des engins motorisés, des cordes, des mécaniques
compliquées. Alors là, dans le fond, on creusait, jusqu'au moment où
l’on atteignait un cours d’eau souterrain. Un véritable fleuve. Plein de
boue
(une moue)

Alors seulement, on pouvait faire remonter des tas de terre comme


ceci
(geste ample)

Là, on ramassait le diamant à vue. Il ne fallait même pas le passer sur


un tamis. Mais toutes ces richesses
(ton triste et vert de rage)

c'était uniquement pour les blancs.


4e vieillard

Pour cela, ils nous ont sucés jusqu'à la moelle. Petits veinards
1er vieillard
(plus têtu que jamais)

Mais un jour, pendant qu’un groupe travaillait dans le fleuve, le puits


s’est effondré. Pouf
(horreur).

La terre les a recouverts. Toutes les tentatives pour les dégager de là


sont restées vaines. On n’a pas pu les sauver.
2e vieillard
(pessimiste)

C'est sans doute de cette manière que mourront mes enfants.


4e vieillard
(optimiste)

Maintenant, on ne creuse plus de cette façon-là. Les blancs nous


traitaient comme des bêtes de somme. Les puits que nos enfants
creusent actuellement ne sont pas aussi profonds.
2e vieillard

N’empêche, il peut toujours y avoir des accidents.

Là-dessus, ils commentent les accidents. Le premier vieillard ne tarit


pas de souvenirs. C'est un vieux mineur, et il en profite pour parler,...
et pour boire plus que les autres. À travail égal, salaire égal.
(Il aurait fait un parfait syndicaliste).
4e vieillard

Les colons sont des monstres. Ils ne respectent aucune dignité


humaine. Cependant, ils nous ont appris beaucoup de choses. Grâce à
eux, il y a des lampes électriques. On peut se promener en camion,
certains en voiture. D'ailleurs, depuis l'indépendance, tout le monde
pourra posséder son propre véhicule, pourra se construire sa maison.
Et pourquoi pas, son hôpital, sa pompe d’eau. Mais...
1er vieillard

... mais leur tort est d’avoir détruit nos traditions. Ils nous ont imposé
d’autres croyances, d'autres religions. Mishionyi, Mumpère... Tant de
cultes différents qui se disputent l'hégémonie de Dieu et des
Chrétiens ! Et puis, ils ont supprimé la polygamie. Ces hommes de
rien ! Dites-moi un peu, comment vivre avec une seule femme. Disu
difwe, un œil mort. Est-ce donc seulement possible ?
4e vieillard
(optimiste de nature comme il se doit)

Heureusement que l'indépendance a rétabli la situation en notre faveur.


À partir de maintenant, nous allons recouvrer nos anciennes traditions.
On doit revenir à l'ancien système, avec nos princes, nos Bamfumu. Et
moi, je reprendrai ma place auprès du chef. Je commanderai enfin ce
village de minables.

La discussion redémarre à partir de ce nouveau sujet. On cite les


exploits des Ancêtres, les anciennes guerres, perdues ou gagnées. On
vante les victoires imaginaires. On célèbre le légendaire triomphe
concernant les derniers meurtriers envoyés par un voyou, fou de haine
et d'envie. L’horrible armée qui était venue pour dévaster, massacrer.
Et on boit de plus belle.
2e vieillard
(plus triste, plus pessimiste encore. Le lutuku ne lui réussit pas, et
décidément, il porte sa souffrance au cœur)

La seule chose triste là-dessus, c’est que nos jeunes abandonnent


leurs vieux parents tout seuls, dans des villages à peine reconstruits
4e vieillard
(souriant malicieusement)

Mais, ils vont nous apporter de tas d'argent ! Beaucoup d'argent ! Ils
gagnent, tu sais, avec cette manière d'exploiter le diamant. Cela leur
rapporte, considérablement. Eux, ils empochent en une seule journée,
ce que celui-ci
(et il montre qui)

n'a pu gagner durant toute sa vie d'esclavage au service des blancs. Tu


vois ?
3e vieillard
(de plus en plus exalté, de plus en plus extasié)

Et dans quelques mais, plus de travail de champs. Je casse la houe, je


jette les machettes. Non, celles-là, je les conserve pour tuer les
soldats, si l'envie leur prend de revenir nous massacrer. En tout cas, je
brûle ma cabane. Et j'irai vivre dans le palais que mon fils va me
construire en ville, le jour où il deviendra ministre. Plus de fatigue, plus
de soleil qui brûle mon dos.
(geste de douleur)

Toutes mes épouses


(et il compte sur les doigts)

seront proclamées des Reines. J'aurai une voiture à moi seul, un


camion pour mes concubines, mes enfants, mes chèvres et mes
moutons. En plus, des costumes à moi...
2e vieillard
(déprimé)

Les rêves sont tout ce qu'il y a de véritablement merveilleux dans la


vie.
3e vieillard

Ce ne sont pas que des rêves. S'ils travaillent bien, s’ils sont sages et
intelligents, mes enfants me rendront mon titre. Ils feront de moi le seul
chef de ce village. Tous les prétentieux qui gardent la nostalgie des
temps révolus, mourront de honte. Honte...
1er vieillard
(grisé lui aussi par le cinq cents)
Si tes enfants sont des fainéants, s’ils sont aussi ivrognes que leur
père, rien d’étonnant qu'ils ne t’enrichissent pas, et qu'ils te fassent
vivre
(et il montre d'un doigt dédaigneux le deuxième vieillard à qui il
répond)

dans les rêves et la misère. Le resteront-ils toute leur existence ? Je


pose la question
2e vieillard
(dépité)

Tu parles ! Tu as trimé pendant des années à t'écorcher la peau des


fesses et les genoux aux pieds des blancs. Qu'as- tu bien pu te
procurer ? Même pas une chemise convenable. Nous n'avons rien à
avoir avec ceux qui ont léché les bottes.
1er vieillard

Je suis plus riche que toi, tu le vois bien ! D'ailleurs, tu bois mon
lutuku.
2e vieillard

Et c'est tout ce que tu as dû faire dans ta putain de vie. Tu n'as même


pas pu te fabriquer un fœtus...

Entre temps, le groupe des autres vieillards continue sur le même ton.
4e vieillard
(entêté)

Je serai le chef. D'ailleurs, je me demande qui m'a dit de venir boire en


compagnie de ces enfants d’esclaves. Vos pères ne pouvaient même
pas approcher le mien.
3e vieillard

Vos pères ne vous ont légué qu’une insolence maladroite et des


ambitions démesurées. Mais pas une goutte d'énergie, pas une
parcelle d'intelligence.
4e vieillard

Les vôtres rampaient devant les miens, dans le caca des chèvres.
Attendez que le nouveau monarque, notre souverain premier, nous
rétablisse, vous allez chialer. Je vous ferai danser sous le fouet !...

Pendant que les deux autres vieillards ne s'épargnent pas.


1er vieillard

Répète voir ce que tu viens de dire ! Je n'ai pas pu quoi ?


2e vieillard

Stérile ! Trou béant ! Tu jettes toutes dans un trou. Des semences au


fond d’un puits artésien...

Sur ce, il
(celui qui vient de parler avec tant d'insolence)
attrape une bouteille sur le crâne. À quoi il répond dur et il assène un
coup de poing placé en pleine figure. Tous les vieillards se mettent
debout, et en font autant les uns sur les autres. Le sang coule à
nouveau. Des cris de malédiction. De colère, de haine. On se
condamne à jamais à mille malheurs. Les femmes interviennent à leur
tour avec des pilons et des manches de balais. Jusque tard à travers la
nuit, on entendra encore des hurlements, des insultes lancées dans l’air
ensanglanté. Horreur. Damnation. Et malédiction.

13.
Mon petit Chéri,
Les étoiles brillent au ciel. Mon amour pour toi devient un
feu brûlant. Tant de jours que j'essaie de te parler. Et toi,
tu ne me regardes même pas. As-tu jamais trouvé une
femme plus belle que moi ? J'essaie de te sourire, de
t'amener à m'aimer moi seule ! Tu m'échappes toujours.
Depuis que tu as commencé à travailler... Mais ce n'est
pas cela qui m'intéresse. Je voudrais que tu n'aimes que
moi. Je suis prête à te donner tout ce que tu veux. Ne me
reproche pas l'existence que je suis obligée de mener. Ce
n'est pas ma faute. J'ai voulu vivre, quand mes parents
m'ont chassée de la maison parce que je refusais le mari
qu'ils m’avaient destiné. Je ne l’aimais pas. Alors, je ne
pouvais pas vivre avec lui. Tu me comprends ? Dis-moi
que tu me comprends. Je voulais être indépendante. Mais
pour vivre, je devais me faire entretenir par quelqu'un, et
m’accrocher quelque part. C'est ainsi que je suis devenue
ce que je suis. Comprends- moi. Je sacrifierai tout pour
toi. Je t’assure, si tu viens, toi que j’aime par dessus tout,
je saurai me comporter comme ton unique épouse, la
seule digne de te mériter. Je me rendrai belle pour toi.
Viens vers moi, car moi seule, je sais te rendre heureux.
Et si tu veux, nous nous marierons. Je te donnerai tout,
des enfants. Beaucoup d'enfants...
Excuse mon audace. Je t'écris parce que je n'ai pas un
autre moyen pour t'atteindre, et tu me fuis. Je t’attendrai
demain au bar.
Bien à toi.

Pan ! Le coup est parti, en plein dans le cœur. Mon destin est
désormais fixé. Il s'est englué à ce regard fou. Ce regard de brasier
qui enflamme d'une passion dévorante. Tous mes efforts pour m'en
arracher ne seront que des tentatives inutiles. J'ai déjà perdu la lutte
avant la bataille. Tes yeux rougis par l'alcool, le chanvre, la
prostitution, chavirent dans les miens. Je ne m’inquiète plus. Et
j'attends mon destin comme le condamné attend la hache du bourreau
qui lui tranchera le cou. Cependant, je n’ai pas répondu à cette
lettre... fatale. Le rêve et le spectre dansent longtemps devant mes
yeux.

14.

Grande chaleur. Pluies violentes. Le sol tremble sous nos pieds nus.
Le sable mouvant flotte effroyablement. Des cauchemars hantent nos
sommeils.

15.

De grand matin, nous partons à ta mine. C’est ainsi que nous avons
baptisé le petit enclos où nous extrayons la pierre précieuse. À la
pelle, au tamis. Au bord de la rivière rouge qui coule
mélancoliquement. Nous nous sommes habitués maintenant à la
fatigue, à la faim. Vivement le dieu argent ! Pourquoi ne pas lui rendre
son culte qui exige notre sang ? Pourquoi ne pas lui sacrifier nos vies ?
À toi nos bras, à toi nos cœurs. À toi notre souffle de vie.

Sur la route, je songe aux comptoirs. À ces étrangers venus on ne sait


d'où, avec leur peau noire d’ébène. Dans leurs longs boubous de soie
chatoyante.

Le soleil chante à la brousse son clairon de parade. Les cloches


sonnent au fond des puits. L’odeur de la terre me semble fétide. Au-
delà, le ciel gronde l'enfantement du malheur. Nos guenilles flottent sur
nos corps décharnés. Ainsi passe la caravane des serviteurs de l'or.
Ou plus exactement ceux du dieu diamant. Le sourire s'est éteint au
coin de la bouche. Le rire devient un véritable trésor, plus rare que
nos cailloux précieux. Nous avons sur la langue le goût amer des fruits
confits. Marche, soleil rouge ! Vers où ?

Le caravansérail des prostitués pour des billets de banque.


— Combien tu me livres aujourd’hui, frère ? Hier, c’était trop peu, tu
sais
— Douze carats. Je n'ai pas pu avoir plus. Tu sais, les temps
deviennent durs. Et notre mine s'épuise. Je devais aller dans une
autre région. Là, derrière les montagnes. Mais les gens de ce
territoire n'acceptent ceux qui sont étrangers à leur clan que
moyennant une forte somme. On est ruiné si on n'obtient rien. Et
puis, on risque toujours de se faire dévaliser par les bandits sur le
chemin de retour. Quels temps vivons-nous ?
— Cela te regarde, frère, toi et ceux de ton pays (il part d'un rire
spasmodique, indécent). J'ai beaucoup de clients. Tu me fournis
des pierres, je te gratifie de sommes d’argent. Et nous nous
entendons très bien. Les affaires des bandits, cela ne me concerne
pas.
— Ce soir (j'essaie de me dominer intérieurement), j’espère
t'apporter quelque chose.

Ce soir !... Ce soir !... Les mouches bourdonnent à mes oreilles.


Chaleur ardente. Le chantier est loin. Je regarde tristement mes mains
flasques.
— Bonjour camarade ! Comment ça va bien ?
— Camarade, moi aller bien, camarade. Toi plus venir, pourquoi ?
Moi toi chercher, camarade. Pourquoi, beaucoup de jours,
camarade ? Nous frères. Regarde peau...

Je déteste ses dents pleines de caries qui sentent la pourriture. La


laideur brute. Je déteste son visage patibulaire, plein de malice et de
mauvaise haleine. Je déteste son parler abracadabrant. Ses longues
jambes cadavériques. Il est dans son harem. Une bonne trentaine ?
Une mauvaise (pire) quarantaine ? Qui tournoient autour de son
boubou poussiéreux. Je crache.
— Je n'ai pas pu, camarade. J'étais malade.
— Toi, pourquoi être malade, camarade ? Toi beaucoup aimer boire,
et femmes... (il ouvre grande sa bouche infecte) (il montre sa
langue pâteuse) (rire sarcastique).
— Les femmes, c'est pour vous qui avez des magasins, des voitures.
Les Seigneurs des savanes. Moi, pauvre type, je n’ai presque rien.
Je ne parviens même pas à aider correctement mes parents.
— Toi mentir, camarade. Toi beaucoup aimer femmes, camarade...
(c'est une idée fixe chez lui, et je ne veux pas perdre mon temps
pour le lui démontrer).

Aimer les femmes... Depuis le temps que je m'y donne à corps perdu.
C'est pour elle que je travaille, jour et nuit. Elle. De plus en plus
exigeante. De plus en plus insatisfaite. Avec son air de garçon raté.
Avec son rire de démon déplumé. Et son maquillage répugnant.
Pourtant, je m'attache à elle. À son corps. Pas à son cœur. Elle n'en a
pas. Elle, qui ingurgite chaque jour le fruit de toutes mes peines.
Quand je vois les liasses pour lesquelles je souffre tant, disparaître
dans son soutien-gorge. Elle a alors ce rictus macabre. Au delà de
l'obscénité.

Elle, sans chaleur, sans douleur, sans bonheur. Elle qui a détruit ma
famille, ma joie. Elle a fait de moi une épave. Le soleil monte. Mes
pieds sont meurtris. La tête me brûle, s'enflamme. Je songe que ce
soir, je dois affronter ses rechignements, son visage renfrogné, sa
puante nudité. De longs mois que je me traîne à ses pieds. Combien
me suis-je dépensé ainsi.

Ma famille souffre. Maman est malade. Mes frères, mes sœurs n’ont
pas pu reprendre les études, parce qu’ils n'avaient pas de minerval. Et
moi, traînant mes haillons lamentables, mes lambeaux et mes
chaussures trouées. Et les bars où chaque jour je consomme. Je
consomme...

16.

Ils passent sur leurs mobylettes. On les appelle les Tshitantshi. Leur
travail ? Le diamant. Tout le monde le sait. Tout le monde en parle. Ils
ont leurs pantalons à eux. Fortement rayés. Avec des grosses
ceintures. Leurs chemises également. Le col haut. Des boutons à tous
les coins. Multicolores et cyniquement bariolées. Leur vie à eux aussi :
les bars. Où ils dépensent sans mesure. Dès qu'ils pénètrent quelque
part, ils commandent de la bière par casiers entiers, pour tout le bar.
On applaudit en leur honneur. On hurle. Ils sourient haut. Ils sourient
grand. Les lèvres effleurent un petit coca. Le reste, ils l'abandonnent à
la populace. C'est le soir seulement, qu'on les rencontre dans les
caniveaux et les tranchées de boues, ivres morts. Ils auront bu dans
leurs bars à eux. Ils auront vidé des dames-jeannes de lutteur, leur
boisson préférée. Le corollaire inéluctable : les femmes. Un véritable
fléau. Des divorcées qui ont fui leurs maris pour une vie facile ( ?), aux
crochets d'un trafiquant. Des prostituées de toutes les couleurs, de
tous les acabits, de tous les gabarits. Par principe, par prédestination,
ou par hérédité. Ou par simple enthousiasme. Des filles vendues par
leurs pères. Marchandises qui ne peuvent être ni reprises, ni
échangées. Par des pères cupides et insatiables. Des dévergondées
qui, par vice, s'ajoutent à la meute enragée, déjà ravagée par la honte,
la syphilis.

Quelques-uns parmi les Tshitantshi, les plus intelligents, forment l'élite


de la région. Grâce au trafic, ils s'achètent des lourds camions qui
servent au transport interurbain, au commerce qui naît peu à peu, et
qui promet beaucoup. Ils organisent des sociétés commerciales,
s’associent en coopératives, érigent des garages modernes. Les
boutiques surgissent de partout, pleines de toutes les variétés,
accompagnées des petits restaurants où on prépare des mets très
épicés.

Ainsi naît sur un sol avide et avare, un nouvel espoir. Une nouvelle
paix. Mélange d'angoisse et d'anxiété pour les uns, de calme et de
prospérité pour les autres. Sur les cendres de la misère, ressuscite
comme par enchantement une vie neuve, pleine de sève, de grâce, de
beauté... Phoenix de malheur et de malédiction.

Le miel attire les mouches. Le diamant les étrangers. Il en a de tous les


dialectes, venus de toutes les régions sahéliennes, dont les noms
sonnent faux. Ce sont eux qui constituent les comptoirs, érigent des
grands magasins, apportent des nouveautés à une ville en gestation :
cinémas en palissades, en planches de bois. Hôtels préfabriqués.
Boîtes de nuit... Vêtements à une mode que nous ignorons,
automobiles, vespas... Tout ce qui peut tenter un bourgeois qui
cherche le prestige. Qui cherche à éblouir. À singer.

17.
... où je consomme, jusqu'à épuisement de sens. Le soleil me brûle. Je
marche. Nous marchons plutôt, mornes, taciturnes. Plus soucieux que
jamais. Ainsi va la vie. Mercenaires de l'argent. Voici les puits, béants,
glauques, boueux. Où s'engloutissent nos espérances. D'où surgissent
nos illusions précaires. Nous creusons.

L'un de nous suggère qu’on fouille de biais, car le puits est déjà
suffisamment profond. On patauge, on glisse, on transpire dans
l'humidité. On continue à s'enfoncer. On veut arracher des lambeaux
de terre rouge, afin de glaner des petits cailloux brillants. Merveille.
Joie de vivre. Les joyaux du roi. On les empoche avec inquiétude. Les
mains frissonnent.

Autour du chantier, s'est installé un petit marché. Il faut que tout le


monde vive. On peut s'y procurer à manger à un bon prix. C'est-à-
dire qu'ici, cm paie au moyen des cailloux. Il existe même un comptoir
de vente. Utilisant des balances de notre ingéniosité. On calcule le
carat. Une affiche officielle annonce le taux de change, qui varie en
respectant les rigueurs des saisons et les intempéries. Inutile de faire
appel à un expert en sciences financières ou commerciales.

Nous nous débrouillons souvent à coups de poings. Et la banque


fonctionne harmonieusement. C'est ainsi que se fonda la toute-
puissante Amérique. Quelques accrochages par intermittences. Bien
futiles, rien de très grave en tout cas. La solidarité finit toujours par
l'emporter.

Ainsi va la vie. Surtout la nôtre. Celle des maudits, et nous le sommes


effectivement. Les gens nous croient millionnaires. Ils nous parlent sur
un ton de condescendance et de déférence mai affectée. Ils nous
méprisent, et nous le font sentir. Nous sommes des parias. Et c'est
nous qui fondons la société. Personne ne nous a mis au banc de la loi.
Nous sommes au-dessus. Des sacrilèges qui labourent de nos ongles
blasphématoires les entrailles de la mère-terre, pour lui arracher sa
fécondité. Nous n'avons pas d’autre morale que celle des aventuriers.
Celle des chercheurs d'or.

Nous creusons. De biais toujours. Cela n'a pas duré. J'ai le cœur gros.
Comme je possède déjà quelque chose en poche, je sors me reposer.
Tout à coup, brusquement, fatalement, des cris désespérés. Des voix
qui s’étouffent. On se précipite. Trop tard. La terre s’est effondrée sur
leur jeunesse. Quatre, Engloutis sans espoir, sans rémission. Écroulés,
ils répriment encore un soubresaut de douleur. Les efforts pour les
dégager provoquent d'autres éboulements.

Tard dans la nuit, à la lueur chancelante des lampes- tempêtes, on


couche côte-à-côte quatre corps pleins de sable. Dans le nez, dans
les yeux, dans la bouche, dans les oreilles. Macabre veillée mortuaire,
durant les veilleurs et les veillés sont affublés des mêmes vêtements de
deuil : la terre rouge. Les habits des martyrs inconnus.

La terre ne nous pardonnera jamais.

18.

Violent était le vent. Violente était la tempête. La paix s'est


traîtreusement installée dans les cœurs. Avec elle, un rayon factice de
soleil. Aube ou crépuscule ? Le sourire des enfants présage des
orages à venir. Le rire des jeunes filles, le désenchantement. Et la
chanson des oiseaux, est-ce un prélude au glas de la veillée
mortuaire ? Le ciel ne s'habille de bleu que pour le troquer contre le
blanc de deuil ? Le goût sucré de la banane laisse dans la bouche des
traces d'aigreur et d'amertume.

Les épis s'inclinent sous le poids de la fécondité. Les tubercules ont un


suc d'élixir. Il ne manque que le superflu. La joie bat le bruyant tam-
tam d’allégresse et de louanges éternelles dans les cœurs. Tout change
sans cesse. Des chiens égarés aboient aux alentours des champs que
les derniers phacochères avaient saccagés avant la fin des temps.
Ainsi s’insinue à travers les dédales du hasard, la route du bonheur.

Des grands arbres, élancés droit vers le zénith, sont dépouillés de


leurs écorces. Ils se dressent tout nus dans le calme du matin. Des
colonnades qui dessinent une fresque incroyablement étrange au bord
des précipices.

Je n'étudierai plus jamais. Je n'irai plus jamais à l'école. Je n’ouvrirai


plus jamais un autre livre que celui de me comptes. Je ne me cloîtrerai
plus jamais dans un internat, quelle que soit la réputation de
l'établissement. Je ne trépignerai plus jamais de la fièvre des
interrogations terminales. Je ne hurlerai plus jamais les fins
tumultueuses de l'année scolaire.

Il y a un nuage hostile dans le ciel : je suis un trafiquant. Un trafiquant.

19.
Tohu-bohu d'une ville en germination qui explose de son embryon. La
lune ne luira plus aussi silencieusement que durant les soirs de mon
enfance. Les crépuscules enflammés, qui dégagent leurs chaleurs
accablantes qui brûlent la peau. Aux parfums des fleurs se mêlent
naïvement des exhalaisons sorties du terreau et de l'humus mal sarclé.
Suavités.

Félicités. Caresses de la terre délectable. Provisoirement étale.


Bientôt traquée, fermentée. Immonde torpeur qui nous engourdit les
membres, les omoplates. Tel l'abominable visage de la paix. La paix,
l'horrible paix. La mansuétude. La commisération. O Seigneur,
miséricorde !

20.

Elle est venue au matin. Mon amie d'enfance. Les yeux ravagés par la
souffrance ont perdu leur ardeur. Ils brillent pourtant par moments
d'une pâle lueur. D'une attente angoissée. Les larmes coulaient sur des
joues amaigries. Pendant que resurgissait en moi un fantastique univers
de souvenirs. Je n’ai pas pu me retenir. Nul ne peut tuer son passé.
Toute mon enfance, pleine d'insouciance. Toutes mes tendres années.
Elle m'a attendu pendant tout ce temps. Elle m'a pardonné. Le soleil
reluit sur ma triste existence.
— J’ai tant souffert pour toi. Tu le sais bien. Tu es parti sans un mot.
Mes parents voulaient me forcer au mariage. De nombreux
prétendants se sont présentés, souvent ils conjuguaient des
propositions séduisantes. Mais mon cœur t'appartient depuis
toujours. J'ai tout refusé. Je leur étais odieuse. Souvent mon père
me battait pour m'obliger à accepter. Il m'humiliait publiquement. Il
m'a coupé le minerval. Je n'étudie plus. Je t'ai cherché partout. Je
ne pensais qu’à toi. À toi seul. Oh ! Pourquoi...
— Non, ne parle pas. Je t'ai retrouvé, c’est l'essentiel. Cette fois, tu
ne me laisseras plus. Mais, dis, pourquoi je t'aime tant, oh ?
Souviens toi.
la nuit était froide mais accueillante
des ombres glissaient dans l'herbe engourdie
nous passions en silence sur le sentier de sable
et les insectes qui sifflaient des chansons
se taisaient à notre passage ô les grivois
tout en se murmurant des paroles interdites
Nous deux

que nous importait la nuit


que nous importait le silence
les fleurs qui s'inclinaient avec indifférence
elles se lamentaient en étouffant des sanglots
des lézards terrifiés s'enfuyaient sous les herbes
Nous deux

nos deux cœurs attendris se cherchaient muets


ta main étreignait la mienne
tes yeux chaviraient dans les miens
quand sur ma bouche fiévreuse
j'ai senti la tienne et ton soupir

ton sourire qui rappelle à la vie


les étoiles nous entendaient dire
Nous deux
Nous deux

Et maintenant...
— Ne parle plus, mon amour. Déjà l’orage est passé. Les pluies
torrentielles ont cessé de vitupérer sur la natte de notre case.
Lève-toi, mon amie, et viens. Dans mon cœur qui t'attendait
la nuit est pleine de ténèbres
mais aussi d’étoiles scintillantes
la brousse pleine des senteurs de la vallée
mon cœur est plein d'Amour

le jour a sa lumière l'oiseau a son chant


et la vague son incessant murmure
mon cœur a son Amour

le fleuve donne sa blanche écume


ta grotte ses sombres mugissements
l'obscurité une noirceur sauvage
mon cœur donne son Amour

la fleur verse une lourde larme


le ciel verse une lente pluie
et la nuit son amertume secrète
mon cœur verse son Amour

partons le cri du départ retentit


à travers la plaine déchirée
où sifflent des insectes inconnus
partons

j'oublierai les mois de froidure


j'oublierai la terre rouge
pour pouvoir cueillir le soleil
qui brille enfin sur tes paupières

C'est cet instant sacré que choisit l'autre pour faire irruption, pendant
que je tenais serrée contre moi mon amie d'enfance. Prostrations.
Invectives. Imprécations. Les foudres du ciel. Les insultes
tourbillonnent autour de la tête. Le vertige.
— Plus jamais tu ne verras mon visage. L'idiot ! Je vais rejoindre
l'autre, que tu connais bien, et qui te rendait cocu. Je te laisse tes
putes (comme si elle l'était moins) (geste de défi), et tes guenilles.
Lui au moins, il saura me nourrir convenablement, et m’habiller
comme il sied à une épouse. Je t'abandonne dans ta cabane
délabrée, avec ses toitures branlantes. Je m'en vais pour toujours.
Et toi (à l'adresse de mon amie d'enfance), si je t'avais rencontrée
plus tôt, je t'aurais griffée. Je t'aurais plongée dans l'eau bouillante.
Je t'aurais étranglée de mes mains.

Elle hurle, elle criaille, elle gesticule, mais la conviction n’y est pas. Je
la protège pendant qu'elle fait semblant de se jeter sur elle, en parfaite
simulatrice. Elle doit être contente de s’être débarrassée de moi.
— Ne la touche pas !
— Tu oses ! Tu oses la protéger ! Tu sais bien que c’est moi qui garde
tout l'argent. Eh bien, tu n’auras pas un sou...

Sur ces paroles édifiantes, elle se lance à l'extérieur, et se laisse


engloutir par la nuit. Je ne crains plus rien. Un poids lourd se décharge
de mon cœur. Je n'aurai plus jamais peur, ni honte de qui que soit. Je
la serre encore davantage contre moi. Plus rien ne pourra nous
séparer. Les jours deviendront resplendissants de lumières, de clartés.
Je n'ai rien à regretter. Sans amour, l'Évangile ne comporterait que des
citations équivoques, des formules vides, des métaphores
combinatoires.

Plus un sou. Je n’ai plus un sou. Mais je possède mon bonheur, mon
amour. Là, contre mon cœur.

21.

Les dernières pluies m'ont fait frémir. L’air est saturé d'un goût
insalubre. Des bruits étranges, des cascades souterraines. Des nappes
d'eaux s'étendent partout. Une immensité qui coupe le souffle. Pas de
bleu lumineux, ni de vert plantureux. Un ciel lourd de nuages gris. Le
brouillard masque les arbres. J’éprouve une panique instinctive en face
des orages qui se déchaînent. Je me sens trahi par la nature. Par cette
nature fauve que j'avais appris si vite à aimer. Mes derniers rêves
s’évanouissent dans une amère déception. La vie m'a lésé. La solitude
me pèse sur la poitrine. Il y a eu des éboulements la nuit. La
malédiction a commencé son œuvre de démolition.

22.

(Les journaux et la radio).

Dans le souci de garantir une vie paisible à tous les citoyens, les
autorités ont décidé d'établir des comptoirs de vente dans tous les
coins importants du territoire. Ces comptoirs commenceront à
fonctionner à partir de la semaine prochaine. Tous ceux qui détiennent
des pierres précieuses, sont instamment priés de venir les déposer à
ces comptoirs, contre un remboursement décent. Il va de soi que nos
concitoyens apprécieront ces mesures, et accueilleront favorablement
les décisions des autorités gouvernementales. Décisions qui, croyons-
nous sincèrement, sauveront la plupart d'entre vous de la malhonnêteté
dont font preuve les Bahuza, ces milliers d'Ouest-Africains installés
frauduleusement sur nos terres et qui, à des prix ridiculement bas,
exploitent les pauvres gens sans vergogne. Ils revendent ensuite les
produits de leurs rapines à des prix fabuleux sur les marchés
internationaux. Profitez de cette chance inespérée, dans votre intérêt...

Moi aussi, j'ai répondu à l'appel. J'ai épuisé mon stock de cailloux.
Des dizaines de carats iront remplir les poches des escrocs. Je le sais
bien. Mais là n'est pas mon problème. Ce que j'ai gagné, en dessous
de mes espoirs, me permet cependant de me constituer un petit
commerce. Je songe à m'installer. Mon amie d'enfance m'a rejoint.
Ses patents ont cédé à tant de ténacité, à tant d'amour. Tout s'est bien
déroulé, au milieu de l'enthousiasme générai. Mais mon avenir n'est ni
radieux, ni lumineux. Il m’échappe simplement des mains. Je n’ai plus
d’espérance à entretenir. Nous passons notre temps au marché
central, les jambes allongées à côté des breloques, des colifichets
insignifiants. Défiant le soleil, les orages intempestifs et toujours
destructeurs. Des maigres bénéfices nous permettent de ronfler la nuit,
d'offrir un verre aux visiteurs. Heureusement, il n’en arrive pas
beaucoup, contrairement aux habitudes du pays. À mon âge, je suis
déjà fatigué de vivre. J’ai vieilli avant la morte saison. Atroce !
23.

Des années ont passé. Deux petites filles ont apporté un rayon de
soleil dans notre foyer, où la brouille et la casse n'ont pas encore élu
domicile. Mon commerce prospère. J’ai oublié la politique. Je m'en
moque, et je leur fous mon pied quelque part. Je me crois un bon
citoyen et je ne suis pas un héros mythique. L'anarchie bat son plein.
Je préfère fermer les yeux, et m’acquitter honorablement de mes
amendes injustifiées, de mes infractions imaginaires. Je me borne à
payer loyalement des taxes à tous les coins de routes, sans exiger
aucune quittance. Je possède un carnet de vignettes d'impôts,
qu’aucun policier ya mpiko ne reconnaît comme valables. J'y prends
même un certain plaisir. Bientôt, je m'achète une petite camionnette.
Mon chauffeur a du succès auprès des jeunes qui adorent la vitesse.
On l'appelle cambera, du nom de l'avion de chasse qui avait causé
tant de ravages durant la guerre des indépendances. Me voici un
grand patron. Je jouis du privilège réservé à ceux qui ont de l’argent.
J'aime ma femme et mes enfants pour qui j’éprouve une passion
délirante. On songera peut-être à mon auguste personne lors de la
formation du prochain gouvernement. On le réforme toutes les deux
semaines. L’espoir fait vivre...

24.

Mais à notre niveau, il est fort important de savoir discerner l'essentiel


de l'accessoire. Ce qui, dans le passé, comme maintenant, et dans
l'avenir, conditionne la réussite... Ce n’est pas tant l'éclat de la
cérémonie, qui garde toujours sa signification et sa valeur relative, que
l'engagement et le travail concret de chaque membre de la
communauté, à la place qu'il occupe, et dans un esprit véritablement
chrétien. C'est ce qui, peut-être maintenant plus que dans le passé,
nous est demandé. Il nous faudra certainement plus de foi, plus d'idéal
et plus de générosité. Et nous pouvons faire preuve de toutes ces
vertus. Un vainqueur - nous tenons tous à l'être, et à être considérés
comme tels à la fin de notre vie -, ne se fie jamais au hasard ni aux
seuls sentiments.

Prière : Faites, Seigneur, que toute la création libérée de la servitude,


te serve et te glorifie sans fin... Gloria in excelsis Deo, et in terra pax
hominibus bonae voluntatis... Pax hominibus bonae voluntantis... Pax
hominibus... Pax...

Paix aux hommes qu’il aime. Et ceux qu'il n'aime pas ? Ne blasphème
pas, et implore la miséricorde.

J'ai repris chaque dimanche le chemin de l'église. Sans trop bien savoir
pourquoi, À chaque messe, on me sert cette phraséologie en
assonance. J'apprécie les talents des orateurs. J’ignore ce que sont la
loi, le salut, la foi. Je ne me casse pas la tête pour cela. Il fait calme
dans le Sanctuaire. On sent une certaine assurance entre les grosses
murailles de pierre que n’ébranlent ni la foudre ni l'incroyance. Les
curés ont des femmes et des enfants. Ne faites pas ce qu'ils font...
C'est l'Église africaine. Sur cette pierre, il a fondé son Église. Les
Prêtres invitent même des mères de famille au confessionnal. La
mienne ne se confesse qu’au même. Un ami de la famille. Leurs
femmes logent désormais à la paroisse.

Moi, je vais à l'église. Pour m’installer. Pour m'oublier. Il y fait frais, il


y fait doux. On y ignore la vérité. Je suis la voie, la vie et la vérité. Qui
croit en moi, ne mourra jamais. Mais il vivra... Je ne veux plus mourir.
Je m'accroche désespérément à la vie. C’est pour cela que je me plais
à l’odeur des cierges et de l'encens. Que je m'écorche les genoux, à
force de ployer par des génuflexions ferventes. Je ne voudrais plus
voir la misère de mes frères autour de moi. Fermer hermétiquement
les yeux. Et pour cela, ne songer qu'à son seul salut. À la vie éternelle.
Amina. Amina. Amina.

Chacun n'a qu'à payer le prix de ses fautes. S’il n’en a pas à
comptabiliser dans ses registres, il a contracté au moins le péché
originel. Celui-là, nul ne sait quand il est purifié, ni par quel baptême.

Les choses ont changé dans le sens de l’horreur. La chasse au


trafiquant a débuté. Elle est encore timide. On se limite aux coups bien
assenés, aux emprisonnements arbitraires dans les cachots pour deux
ou trois semaines, à des fortes amendes sans aucune légalité. Comme
ils possèdent des fortunes colossales, ils s'en tirent toujours. Et tout le
monde est content. Le prix du diamant a décuplé. Avec lui, la tentation
effrénée de creuser. Cependant, les risques aussi se sont multipliés.
Effondrements, faillites, désastres, cachot... La pierre a atteint sa
valeur maximale. Elle est devenue réellement précieuse. Chaque soir,
les policiers poursuivent les fuyards à travers les ténèbres, les égouts
béants, la brousse meurtrière. Tous les points stratégiques sont gardés
jalousement, et les fouilles s’intensifient. Partout, on ne rencontre que
la sûreté et les brigades spéciales qui distribuent la mort. Elles
tranchent la gorge avec des couteaux de chasse. Elles plantent les
baïonnettes entre les omoplates. Elles étranglent à l’aide des lianes de
chanvre, à la manière du chef de l'État lui-même, l’ordonnateur des
œuvres basses. Je l'avais vu et bien vu. La malédiction a commencé
son œuvre de dévastation.

Mais moi, je suis tranquille. Ma conscience ne me reproche rien. Je


me confesse tous les samedis, et je me prépare une petite place bien
douillette dans le paradis des bienheureux. Je suis un citoyen
exemplaire.

J’ai nettement l'impression que je suis heureux. Je repose en paix.


Anathème.
Troisième partie :
L'époque contemporaine

1.

En guise de préambule (sur la place du marché, il fait noir).


— Aurais-je le courage de témoigner pour ces milliers de vies qu'on
sacrifie chaque jour ? Leur crime est de vouloir exploiter une terre
maudite. Ils sont coupables d’avoir touché aux mamelles de la
terre maternelle. Inceste et matricide. C'est ici que l'homme est
sévèrement châtié, par des ignobles tortionnaires qui eux-mêmes,
ont tramé son destin, et guidé ses mains. C'est ici que l'enfer
acquiert son sens plein. Mes récriminations sont-elles le résultat de
la déchéance ? Hystérie ou refoulement collectif ? Depuis quand
suis-je le messager de mes frères ? Pourrais-je leur promettre le
salut ? Dans des arcanes apocalyptiques ? Les prophètes n'ont
plus de place chez nous. On les abat à bout portant. On les torture
dans des cavernes obscures qui ont nom sécurité. Mieux, il faut les
balancer au bout d'une corde, sur la place publique, devant une
masse hébétée et bêtement consentante. Ici, on ne parle jamais de
la vie. Surtout pas de sa vie, de sa vérité. Pour se sentir protégé. Il
n'y en a qu’une seule, de vérité. Celle du despote sanguinaire qui a
surgi soudain à l’horizon de la démence. Mais le temps vient, où
les morts auront leur mot à dire. Où le sang versé sera le feu qui
brûlera les juges - juges ? Où leurs ossements réclameront justice.
Un mur absurde, dressé par la cupidité - une bien basse cupidité,
dont le en-haut d'en-haut demeure le modèle absolu. Le tyran qui
asservit son Peuple. Qui enterrerait son Peuple dans le limon, pour
préserver sa fortune. Des milliards volés sur la misère des Fils de
mon Peuple.

Le fou pérore tout seul sur la place du marché. La foule accourt pour
écouter ce diseur de la nouvelle bonne nouvelle. Les uns hochent la
tête avec pitié.
— On ne comprend pas toujours le sens de ce qu'il dit. Mais nous le
croyons sincère.
— Accourez, venez entendre les Oracles anciens qui parlent par ma
bouche. La source n'a de fraîcheur que jaillie de la terre. Mais elle
n'a de la douceur que surgie d'une pierre. Les foudres sont les
jouets des faux magiciens qui vous endorment. Je résonne dans les
nuages...
— Parlez, le fou ! Vos proverbes sont obscurs.
— Ce que vous êtes loin de la paix. Moi, je vois un grand mur sur
lequel se brisent vos destins. Contre lesquels butent les poings
brandis par votre colère. Un mur érigé par la bêtise. Suis-je votre
représentant ? Suis-je le Messie de mes frères ? Suis-je votre
voix ?
— Non, personne ne te l'a demandé ! Et notre voix auprès de qui
donc ?
— Vous voyez ! La bêtise a dépassé les limites de ma terre, pour me
poursuivre dans les labyrinthes de cette monstruosité. Au nom de
la foi, autrefois on l'appelait grâce, maintenant nous la
prénommons équilibre, nous sommes obnubilés du droit de vivre,
d'étudier, de penser, d’agir. On nous brime, on nous opprime. On
nous tue, Kabàla wa mamu.
— Qui te brime, toi ? Tu es un aliéné mental. Un fou à enfermer dans
un asile. Et tu n'as aucune notion de la réalité, mais alors, aucune
— Vous me l’accordez donc ! Nous dodelinons béatement la tête.
Nous acquiesçons sans mot dire, devant les tours de passe-passe
de l'hypnotiseur du Peuple. Nous acceptons, nous ravalons nos
larmes impuissantes. Nous tendons nos mains résignées que la
chicote meurtrit encore davantage.

Et la bêtise continue.
— C’est un agitateur. Il prêche la violence. Il faut avertir la violence, la
police.
— Un fou et un dément, cela ne se remarque donc pas ? Il ne sait
même pas de quoi il parle.
— Il est dangereux. Il ne se rend pas compte de l'effet de ses paroles.
Il soulève les masses.
— Cela le regarde après tout. S’il a envie de crever, des fois !
— Nous, des abrutis ! Encore plus ceux qu'on assassine aux coins de
brousses. Ceux qui croupissent dans les cavernes sombres et
froides, pour en avoir parlé. Ceux qui pleurent de rage.
Dépossédés de leurs terres, de leurs familles. Arrachés
brutalement du sol nourricier. Ceux qui paient le tribut de la terre.
Dans les tribulations. Pour l'avoir effondrée. Pour l'avoir éventrée.
— Vous avez devant vous un véritable exalté. Un de ces illuminés que
la raison a quittés définitivement, sans espoir de retour. Il est
quand même cordial, aimable et tout. D’autres à sa place auraient
été violents dans les gestes.
— Je crois le reconnaître. Un garçon gentil. Il a été au collège avec
moi.
— Ils la retournent, la terre. Ils l'épuisent à dessein. Villes et villas, où
est la différence ? Je vous le demande. Bateaux, plantations,
fauteuils de velours et de voleurs. Hue ! A longueur de journées :
trime, trime ! Nous trimons à longueur de journée
— À pérorer au marcher, à mendier la nourriture, oui.
— Et la bêtise continue. Plus bestiale. Plus sauvage. Sur notre dos. Il
les (les) ont remplacés. Maintenant, ils se nourrissent sur les
grappes de bananes mûres. Les abeilles qui bourdonnent autour
de la ruche. Par-dessus notre sang en alvéoles. Sur notre vie. La
lutte des peuples. Les mouches de ma terre. Taisez-vous donc,
devant les pilons qui crachent le feu, pointés devant vos poitrines.
Vos poitrines flasques, consentantes. Sales morpions. Voici la main
qui violente. L'hyène. Je te fouette, mon chien. Je te mets ta corde
au cou. Mon chiot ! Mais rien ne nous surprend, nous les Élus. La
marmite avait des guirlandes, des couronnes de lauriers. Les
menaces ne feront pas bouillir le haricot. Car les nuages pleurent
sur nous. Pleurent de larmes !...
— Il pleure, l'idiot ! Il a des sanglots noués dans la gorge. Quelle
sensibilité
— Qui les essuiera ? Qui viendra avec le suaire pour la souffrance de
mon Peuple ? Qui lui présentera Veau fraîche pour étancher la
soif, avant que le soldat ne lui transperce le coté avec sa lance ?
Les murs se lézardent. Les fouets se fatiguent aussi. Bokoboma
bokolemba, biso tokolongwa ! Alors...
— Le gaillard recherche sa démencité. Le pauvre ! Partons, il fait nuit.
— Ai-je encore le droit de semer une fausse espérance dans les
coeurs ? La rage a desséché toute joie. Je dormirai cette nuit, sous
la compassion des étoiles. Si elles veulent bien m'accueillir. Si elles
veulent bien...

La tristesse voile sa voix. Il ne pleure plus. Sa barbe tremble. Sa


poitrine creuse tremble. Tout son corps tremble. Le frisson se propage
en ondes concentriques sur toute la foule. Les gens se dispersent en
étouffant le pas dans la poussière. Ils l’abandonnent à sa désolation. Il
fait nuit.

2.

Depuis deux heures, nous creusons dans la hantise et l’angoisse la plus


désespérante. Nos mains tremblent elles aussi, en malaxant le sable
mou. Nous n'avons pas confiance en ces semblants de sentinelles,
postées en haut des rochers. Nous travaillons sur les bordures mêmes
de la rivière, tout à fait entre les tourbillons des vagues. À l’endroit le
plus menaçant, ou les affluents se jettent impétueusement dans le
fleuve. Les puits dans lesquels nous nous engageons entrent à
l’intérieur de son lit, par des rives escarpées. Nous pataugeons dans
les fonds de vase. Nous nous sommes regroupés en équipes, tous
recrutés par le patron. Il nous payera, nous le croyons, une somme
équitable. Nous trimons de nuit pour lui.

L'éclairage incertain des lampes-tempêtes et des bougies qui


tremblotent aux caprices des vents, s'affaiblit de plus en plus. Les
ombres fantasques qu’il dessine en arabesques nous effraient encore
davantage. Les chouettes hurlent de mort. Le fleuve glisse comme un
mirage inaccessible sous un linceul noir, lugubre et sans mugissements
indiscrets. La peur. Celle qui étreint le ventre, qui broie les entrailles.
Celle qui fait palpiter l'estomac jusque dans les glaires. Celle qui fait
couler une sueur froide par le creux du dos. Nous creusons.
J'appartiens à l’équipe affectée aux fouilles avec les bêches. Nous
entassons des monticules de sable au dessus de la berge. Une autre
équipe les emporte dans l’eau pour procéder au triage. Les femmes
du patron - une meute de chiennes (une bonne trentaine, puisqu'il faut
les appeler par leur nom) -, gémissent avec nous par des mélodies
monotones, pleines de détresse et de sous-entendus. Nous
fredonnons avec elles la suggestive mélopée.
creusons creusons ainsi s'accomplit notre sort
j'étais jeune les plus beaux garçons du quartier
se disputaient mes yeux de biche précoce
lorsque je me rendais au marché
fière et orgueilleuse dans mon pagne bleu
mon ombre entraînait longtemps
des regards avides de volupté
ils me suppliaient
les larmes aux yeux
ils m’adoraient

mais quel satan avait ainsi desséché mon cœur


quel démon maudit avait ainsi tari mes amours
je rêvais d'une grande maison fauteuils moelleux
tables en chêne massif vaisselles et argenteries
je voyais en songe un moulin

sur un socle de béton


soulager mes mains déchirées
par la pierre meulière
un robinet d'eau courante
pour m’épargner le poids
des bassines qui fatiguent mon cou de reine

des boys pour des taches ménagères


qui cassent le dos meurtri
mon prince charmant me parait
de perles et de colliers
des pagnes multicolores
et des boutiques de sénégalais

des camions pour mon père


des voitures pour ma mère
j'étais la reine aux bras d‘or

me voici une chienne pour transporter


le sable mou d'un maître féroce
une esclave qui s'échine jour et nuit
et qui reçoit comme salaire
des os de vache un fouet pour les fesses

petite étoile attends-moi


attends-moi la peur me noue le ventre
pourquoi plaindre mon malheur
je veux m'envoler dans les nuages

m'envoler aux deux et oublier la misère


étoile de la lune
tout le monde se moque de mon visage ridé
étoile de la lune
personne ne me console du fouet
étoile de la lune

les méchants se détournent à mon passage


étoile de la lune
mon pagne en loques couvert de boue
étoile de la lune

mes yeux bouffis de larmes


mes yeux piqués de souffrance
étoile de la lune
étoile de la lune de nuit

À ce moment précis, surgit le patron, attiré par ce chant provocateur.


Averties par un messager placé au bon endroit, les femmes changent
brusquement de tonalité.
les jaloux nous envient
nous femmes du grand patron
étoile de la lune

les jaloux nom envient


nos robes nos parfums
étoile de la lune

notre mari vient nous voir


monté sur un cheval blanc
étoile de la lune

attends-moi attends-moi donc


à l'autre bout du ciel de lumières
étoile de la lune
étoile de la lune de nuit

J’écoute amèrement ces complaintes de supplications. Mon cœur se


consume de douleur. De honte, d’impuissance.

J'en suis de nouveau réduit à cela. Je risque ma vie, pour quelques


billets, tandis que les pierres iront enrichir les imbéciles. Je comprends
maintenant le sens de l'exploitation. Celle qui n'accorde même pas des
miettes au serf qui a vendu son âme. Les étoiles brillent dans un ciel
amer. Nous oublions un moment la peur. Nous chantons la lamentation
des femmes. La présence du patron nous rassure quelque peu. Nous
osons même siffloter de gaieté de cœur.

Cependant, le drame éclate. Nos sentinelles nous ont trahis. Tout


autour de nous, des fusils crépitent en l'air. Le feu monte, monte. Il
rejoint les étoiles. Pendant qu'une voix s’élève. Sommation. Nous
savons ce qui nous attend. Sept ans de prison ferme. Nous sommes
entourés de partout. Une seule issue nous est ouverte. Pas une
seconde à perdre. Nous n'hésitons même pas. Nous nous jetons dans
la rivière. Heureusement, je sais nager. L'eau est froide. Je frôle des
troncs d'arbres morts qui flottent à la surface. Je ne sens rien. Les
mitraillettes aboient toujours sur nous. Elles crachent leur feu de mort.

C’est seulement sur l’autre rive que je me rends compte du danger


auquel j'ai échappé : les caïmans. Nous nous rassemblons, nous nous
comptons. Une dizaine, sur au moins les quarante - ou peut-être
même les cinquante ! -, je ne sais plus. Instinctivement, je porte la
main au front, aux épaules. Pour vérifier si mon corps est toujours
intact. Nous haletons. Nous sommes des bêtes traquées. Nous nous
réfugions dans un bocage étroit, en attendant les premières lueurs du
jour. Elles ne tardent à venir. Nous grelottons de froid. Nos dents
claquent de peur. Nous ignorons le sort des autres.

3.

Au petit jour, je me jette dans la première camionnette pour rentrer en


ville. À la bifurcation, nous rencontrons une troupe de militaires, les
mêmes qui avaient tiré sur nous, et qui guettent sur les routes. Nos
vêtements pleins de boue nous rendent suspects. Mais un billet rouge
calme leur fureur. J’ai épuisé toutes mes économies, et je ne possède
plus rien. Nous embarquons des gens du village du patron. Ce sont
eux qui nous apprennent l'horrible vérité. De toute l’équipe de nuit, au
moins cinq corps ont été happés par les crocodiles. Peut-être bien
plus, parce qu'on ne connaît pas le nombre exact des rescapés. Ils
devaient être une bonne quinzaine, et ils n'ont aperçu qu’une petite
dizaine de naufragés de l'autre côté de la rivière. Douze ont été
appréhendés par les soldats. Ils iront grossir les effectifs des
malheureux dans les prisons d'État. Cela m'étonne qu’il ne soit pas fait
mention ni du patron ni de ses femmes, ni surtout de sa mine. Ma
curiosité malsaine est tristement assouvie. Le patron s’est partagé le
butin avec les militaires. Il leur donne la moitié du sable exploité, des
prisonniers, des femmes et du lutuku. En retour, ils lui laissent ses
fidèles acolytes, ses billets, ses cailloux, et sa mine. Il procédera à des
nouveaux recrutements pour la nuit prochaine, et le drame va
recommencer indéfiniment. Comme il ne promet de payer que le
lendemain matin, la supercherie lui rapporte énormément de diamants
sans aucun effort de sa part. Du fait qu'il travaille de mèche avec les
autorités de la place, en particulier avec le commandant du camp
militaire, il n'a rien à craindre du côté de la loi. Et tout le monde est
content. Et tout va bien, tout va mieux, dans le meilleur des mondes.

Atroce. Ma tête va éclater. Mes dents continuent à claquer, de rage


cette fois. Pendant que des souvenirs plus épouvantables encore
défilent devant mes yeux qui piquent d'une fureur démente...

4.

(Sur la place du marché, il fait toujours soir).


— Je vous transmets des rumeurs peu confirmées. Je ne m'en donne
plus la peine.
— Il ne se fatigue pas celui-là. Qu'a-t-il encore rêvé en ce jour, le
fou ?
— J’ai rêvé l'ampleur de la misère, immense comme un grand fleuve.
La désorganisation de tous les services publics, L'État néant.
Même dans les champs, le haricot ne respecte plus l’autorité du
manioc. Il faut de l'ordre. Supprimons la pagaille, la corruption.
Les pluies ont ruiné vos moissons, et l'instabilité des nuages vous
laisse indifférents. Gens incrédules ! Vous aimez les intrigues, et les
ananas à l’état de décomposition avancée. Vous n'aurez pas droit
à ma miséricorde. Voici mon décret : D'immenses espérances
naissaient avec la paix, espoirs que les événements cruels devaient
démentir en peu de temps... Pendant ces moments critiques, il
apparaissait que les parties des monstres-fantômes n'étaient
composées en réalité que de crapauds, sans ordre ni programme.
Et les vagues des rivières ou les flots des marécages voyaient leur
niveau tomber. L’avidité des poissons augmentait sans cesse. La
lutte a commencé !... Et à présent, écoutez ceci : l'espoir doit
naître dans vos cœurs. Vous attendiez le Messie. Le voici, c'est
moi ! Je ferai des miracles. Et pourquoi pas ? Il y a deux mille ans,
un autre réalisait des prodiges. Lui aussi avait promis des
transformations radicales, des jours de grincements de dents. Il
avait tenu sa promesse. Les gens y croyaient. Pourquoi ne
croiriez-vous pas en moi ? Les lendemains seront radieux. Les
matins qui chantent...
5.

Et la bêtise continue.

6.

... devant mes yeux qui piquent d’une fureur démente. Devant mes
idées embrouillées dans la confusion totale. Des souvenirs terribles se
bousculent interminablement. Me voici un exilé sur ma propre terre,
sur le sol de mes Ancêtres. Le maudit errant La malédiction.

C’était un soir de brumes. Il fait noir. J'ai froid. Sans logis, sans
famille. Rejeté de tous. Rebut de l'humanité. Je suis à la dérive, et mon
pays m’a jeté aux orties. Alors quoi Foncer, quoiqu'il arrive. Mais
foncer où ? Contre un mur ? Mourir sur le champ de bataille n’est pas
la seule forme de bravoure. J'ai quitté mes terres, ce soir où ils sont
venus...

Mourir ! Combien de fois ai-je souhaité que mes yeux se ferment sur
l’opacité pesante ? Mes poings se serrent dangereusement. Les
commissures de mes lèvres. Ma bouche tuméfiée, brûlante. Ma tête
va éclater comme une bulle ridicule.

Il fait obscur, il fait nuit.

Leurs ombres rampaient autour de la maison mai éclairée. Des


charognards, avides de la chair humaine. Reptation hallucinante. Fruit
du hasard, selon que le vent souffle dans un sens ou dans un autre. Si
j'avais du génie, même une goutte, je me serais fait musicien. Je
n'aurais pas de limites autres que celles de l’univers. De l’immensité.
Je serais l’alphabet du monde. Mais je ne suis qu’un vil personnage,
une sale crapule. Un lâche ! Parce qu’ils sont venus un soir de
brumes. Ils avaient rôdé autour de ma maison. Je venais de retirer une
somme importante à la banque pour les marchandises. Ils m’avaient
surpris et suivi. Deux ombres muettes, fascinantes, impitoyables.
Armes au poing. Il fait nuit. Je m’abandonne au calme dans le salon
avec ma femme et mes deux petites filles. Un nid d’amour. De paix et
de bonheur. Ils sont entrés sans qu’aucun de nous ne s’en aperçoive.
— Donne-nous l’argent, et vite, nous sommes pressés. Alors, on ne
vous fera aucun mal.

Je tergiverse, je palabre. Ils me lient les bras, les jambes. L’un d’eux
s’assoit avec fougue sur mon corps ligoté. Ma femme intervient. Un
poing s'abat sur sa bouche et la fait tituber. Elle avale péniblement ses
sanglots. Les enfants pleurent avec des cris déchirants. Eux, ils
insistent. Il fait toujours nuit, et je reconnais à présent les cris des
chouettes, des hiboux, des chats-huants. De tous les oiseaux de
malheur qui escortent mes errances. Je connais l'épaisseur de la nuit.

J'ai perdu mon royaume, et la gloire de l’éternité.

Les cordes me font mal aux poignets. Les chevilles sont en sang, en
feu. Je n'ose pas hurler. Les bandits se hâtent et multiplient des gestes
maladroits. Ils échangent des sifflements codés. Un camion les rejoint
sur le seuil de la maison. Ils chargent tous les meubles. Nous les
regardons faire, sans pouvoir réagir. Ils ont terminé. Mais pourquoi le
malheur devait-il s'effondrer sur moi, jusqu'à la limite du supportable ?
Mon amie d'enfance ! Mon Amour unique, le seul de ma vie ! Aurais-
je encore la force de t'invoquer en réprimant des lamentations de
vivant ? J’aurais dû partir avec toi, mon Amour...

Ils ont lâché leurs armes. Ils ont osé tirer. Cauchemar. Fantasmes.
Deux coups. Trois coups. Quatre coups. J’ai vu ma femme chanceler,
s’écrouler, s'étendre avec un cri étouffé. Trois coups. Quatre coups.
Mes enfants aussi. Elles n'ont que le temps de lancer un gémissement.
« Papa ! » Pendant qu'une douleur aiguë glisse le long de mon bras,
de ma poitrine, de ma tête, de mon corps tout entier. Puis, plus rien.

Une clameur indistincte. La chaleur irrespirable qui me tire de la


torpeur. J'ai mal. Je me traîne à l'extérieur, au prix de mille
souffrances. Je ne sais plus ce qui est arrivé réellement, excepté une
lourde impression de vide. Ils m’ont cru mort, et ils ont mis le feu à la
maison. Mais je ne suis blessé qu'au bras. Sort cruel. J’aurais dû
mourir avec ceux que j'aimais le plus au monde. Je hurle de toutes
mes forces. Mes mains sont toujours liées derrière le dos. Personne
ne se risque à sortir pour affronter les monstres. Les coups de feu
avaient glacé tout le quartier d'effroi. En vain, mes vociférations de
désespoir. Je les entends encore dans les oreilles...

C'est ainsi que leurs corps ont péri dans l’incendie. Était-il dit que mes
mains sacrilèges étaient incapables de les enterrer ? Blasphème ! J'ai
imploré des divinités impossibles toute la nuit, devant mon bonheur qui
se carbonisait. Devant ma vie qui se consumait avec les dernières
braises ardentes.

Le lendemain, des mains charitables viennent me délier, sans rien


comprendre aux ruines de mon existence. Parmi les cendres encore
chaudes, je retire des os noircis par les flammes, sur lesquels je n’ai
pas versé une seule larme. Ma terre maudite. Elle m’a jeté dans
l'opprobre. La malédiction. Elle m’a arraché tout ce qui avait donné
un sens à mes actes, à mes désirs, à mes rêves. Comme gémit une
bécasse blessée... Il y a des mois. Des jours nombreux, qui se sont
engloutis dans la désolation. Je me suis transformé en une affreuse
abomination.

J'ai retrouvé la pelle, le tamis. Je suis redevenu un trafiquant. Mon


destin. Le ciel n'aura plus jamais de lumière éclatante pour moi. Je
voile mes yeux.

7.

Aucune société, autre que celle qui avait opprimé nos pères. Aucun
travail possible, pour ces milliers de mains tendues vainement. Pour
ces ventres affamés, torturés par l'angoisse et la peur. Aucun espoir
pour ces mères désolées. Et les misères s'entassent les unes sur les
autres. Les malheurs s'accumulent. Je ne suis qu’un grain de sable,
dans la marée des malheureux. Les taudis se superposent. Creuser
maintenant signifie risquer la mort. Sa belle mort. D’une balle dans la
nuque, dans le dos, dans le ventre. Une belle mort lente dans la boue,
dans la vase. Dans la rivière rouge, dans la brousse de buissons. À la
portée des charognards, des hyènes rieuses. Terre maudite.

La chasse à l'homme a commencé. Terrible et sans pitié pour les


victimes. Au fond de leurs terriers. Leur poussière maudite. Les
soldats sont à l'affût. Les têtes dans les muselières. Avec des casques
boueux. Embroussaillés. Peints de sang. Les dents pleines de rage.
Armes à la main. Le déclic prêt sur tout ce qui bouge.

L'abjection a commencé pour les odieux trafiquants. Insondable.


Pleine d'horreur pour ceux qui se font attraper. Et eux, ils parcourent
la brousse comme des bêtes terrorisées. Des fauves blessés à mort,
qui ne se cherchent même plus les dernières tanières pour lécher leurs
blessures. Ils fuient la mort, et ils se font massacrer dans leurs derniers
retranchements. Une mort sans fossoyeurs, sans linceul autre que celui
que leur offre la malédiction.

Dans les cabanes et les cases de paille humide, les attendent des nuits
d'infamies, de frayeurs indicibles. La faim qui tenaille au fond des
entrailles, qui étreint le bas ventre. Avec des corps squelettiques
allongés sur des grabats de planches rugueuses. Dans les cachots les
attendent sept années de tortures sans fin. De bestialités, de
claustration, de réclusion, d'esclavage. Dans les puits les guettent des
éboulements, des noyades, des déceptions. Des journées
malchanceuses, pendant lesquelles le sable n'offre rien. Rien qu’une
bourbe morte qui remplit la fange. La souille des bauges stagnantes. Il
faut agir vite. Et posséder sa belle étoile pour retirer quelque chose de
valable.

Tout le monde se désolidarise de leur cause. Ils sont solitaires. Ils sont
maudits. Ils sont solidaires. Une implacable conspiration rôde autour
d'eux. Ils se terrent de peur. Et pourtant..., et pourtant... Les
comptoirs continuent à fonctionner. Les étrangers qui les tiennent sont
d'une prudence de chiens ignobles. Si les chiens peuvent être
prudents. Cela ressort désormais du roman policier. Au bout de la
filière, une grosse tubercule gouvernante. Un gros légume ministériel.
Une grosse patate... Et les soldats tuent. Ils tuent sans pitié. Et de jour,
et de nuit. Ils tuent pour le plaisir de massacrer, d'assassiner.

Un jour peut-être, ata ndele...

À la société même, les blancs redoublent de félonie et de férocité. Ils


retrouvent leur nature naturelle. La cruauté gratuite. La culture de
l'anéantissement, après l'asservissement. La surveillance se renforce.
Les ouvriers ont perdu tous leurs avantages, toutes leurs libertés. Tout
celui pris en flagrant délit, écope ses sept années réglementaires. En
plus, on lui coupe tout ce qu'il avait accumulé pour ses vieux jours. On
jette sa famille dans la brousse. Le tortionnaire persiste.

À proximité de l'ancien chez nous, on a installé un camp de gardes


miniers, les blondeaux. Véritables bouledogues dressés à l’odeur des
cailloux. Ils ne reculent devant rien. Cependant, les trafiquants ne
craignent plus personne. Acculés par les dettes, la faim, les besoins, ils
parviennent à pénétrer jusque dans les mines protégées si étroitement.
Ils traversent la clôture sacrée, soit en creusant sous terre, soit en
coupant les fils barbelés, qu’on n'a pas encore osé électrifier. Ils
savent comment neutraliser les commandes sophistiquées des alarmes,
les signaux magnétiques de détection, les interrupteurs des sirènes.

Un plus téméraire, confondant la bravoure avec la témérité, avait


réussi à s'introduire jusque dans l'usine centrale. Mais on l'a trouvé
asphyxié à l'intérieur même de la cheminée par laquelle il s'était
engagé, tout couvert de cendres noires. Dans la main, une poignée
fatale des pierres de mort.
La nécrologie constitue désormais la rubrique la plus fournie et la plus
variée aussi. Par son pittoresque. Ignominies. Écroulements,
éboulements. Crocodiles, noyades. Coups de fusils, de mitraillettes.

On a installé un grand projecteur à l'intérieur de la clôture aboyant une


sirène géante pour signaler les fuyards. Chaque soir, elle hurle la mort,
pendant que des gerbes lumineuses vous poursuivent à travers les
sentiers, les collines, les montagnes de sable rouge.

Toutefois, les trafiquants ne désarment pas. Ils s'organisent en bandes,


avec la bénédiction d'un commandant de la place, délégué principal du
grand voleur qui dirige l'État national. Ils forment tous une équipe
d’indécrottables brigands et de malfaiteurs invétérés. Des groupes
s'occupent de l’exploitation, à des endroits bien déterminés, désignés
à l'avance. D’autres se chargent de la vente et de l’écoulement des
produits. Seuls les intrus paient de leur vie. De leur liberté. De leur
audace. Chaque religion réclame ses martyrs, afin de conjurer la
malédiction.

8.

Je me suis fait Postolo. Non certes par conviction. Mais peut-être


bien que cela ne tardera-t-il pas. Chaque mois, muni de mon bâton
d'apôtre missionnaire, je prends le train, devenu ma passion. Je
parcours des régions lointaines. J'ai fait pousser une barbiche bien
propre. J'ai le crâne rasé, huilé, parfumé. Je porte une longue robe
d'une blancheur immaculée, pour les jours de sabbats. C'est-à-dire les
samedis, lorsque nous nous réunissons pour célébrer le Seigneur, et
entrer en extase. Souvent, j'ai l'air stupide et idiot, quand les jeunes
gens me regardent sans pudeur. Tout le monde m'appelle ironiquement
Baba, pour m'invoquer comme leur Père. Je suis le premier à en rire.
Mon rire s’adresse en premier aux flammes qui avaient étouffé le cri
ultime de Papa.

Dans les camions de transport collectif, dans les voitures des trains
encombrés, dans les gares bondées, j’ai appris à prêcher sans gêne la
parole venue d’en-haut. À citer la Bible sans vergogne ni scrupules -
pas de raison d'en avoir -, versets, chapitres, alinéas soigneusement
choisis à l'appui. À discuter avec des apostats sur l'apostolat. Un bien
drôle d’apostolat que le mien. Plein d'embûches et de cauchemars
insurmontables. Avec mon bâton, comme Moussa fendant les eaux
déchaînées de la mer pour la traversée salutaire. Mais. Dans ce bâton
biblique, j’accumule les pierres de mort, ainsi que nous les désignons
apocalyptiquement, rejoignant les deux extrêmes d'une Histoire sainte
qui ne termine jamais. Car j'ai appris à connaître la misère. Et je me
suis tourné vers les hommes de la grande mystique. La misère. La
mienne. Celle de mes frères. J'ai choisi les paroles des miracles et de
l’Éden. Ai-je eu tort.

De plus en plus, mes voyages dans le train deviennent des véritables


gageures. J'ai passé des semaines entières aux limites des gares
nauséabondes. À dormir à l'extérieur, sous la pluie, sous le froid. À
me nourrir de croûtes de pain, de pelures de bananes. Tu gagneras
ton pain à la sueur de ton front.

J'ai appris à courber le dos, sous les coups redoublés des policiers et
des gendarmes barbares. À me laisser déshabiller pour des fouilles
inattendues à chaque gare. À subir les crachats, à me laisser broyer
les testicules par les services de l'hygiène. Je suis un homme à la
dérive. J'ai tout appris. À payer des amendes pour tout. Pour un
éternuement intempestif. Pour un bâillement prolongé, pour une parole
trop haute. À ne jamais sangloter, même lorsque l’envie vous prend à
la poitrine, à vous suffoquer littéralement. À dormir debout, sur des
pieds endoloris.

Je voyage toujours au milieu du Peuple. Mon Peuple. Nous nous


entassons dans un wagon. Nous nous écrasons avant de monter les
marches. Chacun pour soi. Le train pour tous. À chaque gare, nous
nous étouffons encore plus, nous nous serrons encore davantage. Un
jour, je me suis risqué à payer une autre classe, la deuxième et la plus
confortable. Je n'avais pas fait trois heures que des militaires enivrés
de chanvre se sont précipités sur nous. Des véritables forcenés. Ils
nous ont jetés tous au dehors, à coups de pieds. Ils ont balancé nos
bagages par les fenêtres. Ils sont restés à deux ou à trois dans une
cabine prévue pour six personnes. Us y amenaient des femmes qu’ils
torturaient avec fracas. Horreur et damnation ! Nous sommes restés
debout dans le couloir, avec des mères et leurs enfants de quelques
mois sur le dos. Nzambi wanyi, luse !

Parfois, nous assistions, muets et consternés, à ces scènes de honte.


Résignés, à bout d'impatience, nous allions nous entasser dans la
classe du Peuple, la République, ainsi que nous aimions l'appeler
affectueusement. Je me remettais alors à prêcher la parabole du salut,
la grandeur de l'humiliation, la gloire de ceux qui croient. En levant
souverainement mon lourd bâton de Prophète, comme pour conjurer
le destin. J’émettais les sentences qui délivrent du péché. Les gens
pensaient que j’étais possédé. Ils me damnaient pour toujours aux
foudres du ciel. S’ils pouvaient deviner mes intentions et mes
pensées ! Ma barbiche tremblait, non d’émotion, mais de pitié.

Nous sommes restés ainsi, entassés dans le corridor étouffant, au fond


des toilettes pestilentielles, contre les portières. Nous avons pu
supporter les douze heures du voyage, sans déplacer un pied, ni
remuer un bras, sans changer de position. Nous n’avons même pas
mangé quelque chose. Nous n’avons pas fermé les paupières pour
dormir. Nous ne voulions pas nous écrouler sur les jeunes enfants
recroquevillés par terre, à côté des paniers de poissons pourris.

À chaque arrivée dans une gare où l’on savait que le train allait
s'arrêter pour un temps suffisamment long, les claustrés surgissaient de
partout. Ils s'abattaient sur les herbes folles, sur les buissons d'épines
pour se soulager. Si la brousse n’était pas assez épaisse, parce qu'elle
venait d’être brûlée, les plus audacieux sacrifiaient la pudeur. Une fois,
il est arrivé que l'escale n'a pas duré autant qu'on l'avait imaginé. Dès
que la locomotive avait lâché ses sifflements rauques au milieu des
fumées, on a vu accourir de sous les manguiers nains des gens qui
tenaient les ceintures des pantalons ou les boucles des pagnes en
dessous des genoux. On se gaussait, on se marrait à mourir, dans une
hilarité irrésistible. Ce n'était qu'une manœuvre du machiniste. Ils sont
rentrés pour achever tranquillement l’œuvre commencée. Mais
l’enthousiasme les avait définitivement abandonnés.

À la destination finale, même rituel qu’au départ. Les surveillants vous


laissent d'abord traîner sur les quais pendant cinq ou six heures.
Ensuite, lorsqu'ils se décident enfin, ils commencent une fouille
proprement conçue, minutieusement menée, malicieusement réalisée.
Pour vous dépouiller de tous les biens monnayables. Puis, ils vous
lâchent comme une meute de chiens affamés. La ville vous accueille
avec froideur.

Je connais mes adresses et ma leçon. Je suis sûr de mes contacts et


de mes correspondants anonymes. Tout se règle sans peine. Le retour
s'effectue dans des conditions moins pénibles. Je sais à qui je dois
remettre le paquet. Je vis ainsi en entretenant un vagabondage
impudent. Sans aucun répit. Sans aucun moment de repos. Toutes les
joies de mon enfance se sont à jamais évanouies. Elles se sont
effacées de la mémoire du temps. Je suis seul. Malédiction.

9.

Horoscope ce matin.

Debout et courage. Divers avantages, si vous montrez des idées


originales et fécondes. Cette journée ne convient pas aux méthodes ou
techniques archaïques. Attaquez toutes vos obligations de façon
directe, sûre, sans faux pas. Plus votre attitude sera nette, plus votre
prochain sera compréhensif et coopératif. Même si le résultat de votre
effort n'est pas immédiat, ne vous découragez pas. Toute tentative
loyale aura sa récompense. Sachez quelles méthodes sont efficaces, et
celles qui ne le sont pas. Si vous êtes paralysé, essayez de découvrir
les méthodes qui vous remettront en marche. Il ne sera pas facile de
répondre à certaines questions, et d'aller jusqu'au bout de votre
raisonnement. Votre sensibilité et votre intuition seront pour vous des
grands atouts. Si vous êtes né aujourd’hui, vous êtes
exceptionnellement ambitieux et divers, avec des qualités d'hommes
d'affaires et de créateur. Sur le plan des arts, la musique et la
littérature se révéleront d'excellents cadres pour vos dons. Il est fort
possible que si vous choisissez l'une d’entre elles comme premier
métier, vous preniez la seconde comme occupation annexe. Ayant le
goût des affaires, vous vendrez, lancerez, gérerez bien pour autrui,
comme banquier ou agent de change. Vous réussirez aussi
remarquablement bien sur le plan juridique. Élargissez votre horizon,
recherchez les stimulations qui vous seront précieuses, vous vous
réjouirez des inspirations qui vous viendront.

Des taureaux, des poissons, des scorpions. Ils dansent et se balancent


dans ma tête en feu. Des vierges passent et repassent, tenant entre les
mains les gueules écumantes des béliers. Des jumeaux renversés par
des lions... Tout devient horreur ! Ce jour où je pense à mon amie
d'enfance. Ancêtres lointains, esprits telluriens et ceux qui se
dissimulent dans des grottes souterraines, je ne vous invoque plus.
Soleil incandescent des jours embrasés. Tout devient noir autour de
moi.

10.

Impitoyable. Les événements ont raccourci le temps. Lorsque la nuit


tombe, le ciel n'a pas encore viré du bleu au rouge écarlate. Des
patrouilles circulent partout, explorant les zones d'ombres.
Appréhendant toute forme humaine surprise dans les ténèbres. Des
lampes puissantes braquent à travers la nuit des gerbes de lumières
brutales. Elles scrutent avec insistance les visages horrifiés des
victimes. Véritable chasse à l'ombre, devenue révoltante. Le quartier
grouille des hordes de militaires, de gendarmes intoxiqués par des
liqueurs fortes. Le long des palissades en bambous, elles courent dans
tous les sens. La nuit se remplit de la stridence des coups de sifflets.
Scènes désormais familières. Panique, consternation. Pillages. Nous
sommes des renégats.

Le soir est venu. L'obscurité prolonge les dernières lueurs derrière la


haie des eucalyptus lointains. Le moment aussi où la fraîcheur calme
les ardeurs torrides du soleil. Des cierges et des étoiles s'allument au
firmament. Tous les parfums s'exhalent dans la suavité totale. Je
n’aurai plus jamais peur.

Mon cœur battra les pulsations de la nuit, au rythme de la solitude.


Les souvenirs s'acharnent sur la mémoire. Je les laisse errer, par delà
les étoiles. Par delà le feu, l'incendie, les braises, les os carbonisés, en
cendres. Des mains crispées, que je n'ai pas pu sauver du drame. Les
ténèbres se transforment en un brasier brûlant. Pardonne-moi, mon
Amour, mon Rédempteur. Mon Sauveur. Pardonnez-moi du fond de
votre douleur, mes petits enfants. Votre sourire n'est plus qu'un rictus
de souffrance, dans un coin de la bouche. Nuit incendiée. Les oreilles
retentissent de coups de fusils. Trois coups. Quatre coups. Des
étincelles, puis des langues de feu qui s'élèvent jusqu'au delà des
nuages, qui entraînent le tourbillon des fumées âcres. Je voudrais moi
aussi brûler au feu de la damnation. Je n'ai plus peur. Je ne crains plus.
C'est la faute aux étoiles ! Celles qui avaient brillé avec trop d'éclat
dans un ciel embrasé. Celles qui rougeoient dans ma tête, qui lancent
des flammes hautes comme des montagnes de feu. Il faut que la nuit
me dévore.

Des pierreries mortes ont remplacé les étoiles. Elles ont engendré une
fournaise que rien ne pourra plus jamais éteindre.

Je paie le tribut de ma naissance. Taxe sur les sonsu malengela, impôts


et capitation sur la traversée des eaux entre les marécages. J'irai, j'irai
brûler les pierres mortes. De mes mains carbonisées.

Mais à quoi sert une haine que ne nourrissent plus les bûches de la
colère rituelle ? À quoi sert donc l'odeur écœurante d'une eau morte.
Quatrième partie :
La fin des temps

1.

Incroyable ce que peut être mon existence dans l'errance et le


vagabondage. L'absurde expérience dans le vide intégral des
sentiments. La survie précaire. J'ai revu l’eau et le fleuve tout
encombré de jacinthes. Cette effrayante majesté de chutes et de
bouillonnements. Inexorable, implacable. Les vagues se succèdent et
se rejettent les unes sur les autres, pleines de malice et de colères
sourdes.

Je regarde passivement rouler la lumière du soleil d’un bout à l'autre


du ciel, au milieu des nuages qui se dissipent dès que je tente de les
énumérer. Des violentes pluies se sont abattues au-dessus de la
région, comme du temps de mon enfance. Elles éclaboussent les
routes, les cabanes, les paillotes délabrées. Je voudrais pourtant
vivre ! Non seulement compter les grotesques pulsations autour des
tempes. Non seulement me secouer pour ne pas me laisser abrutir par
les bruits insolites de mes viscères. Le drame de mon ventre entortillé
devient celui de toute l'humanité. Celui de mon pays. Celui de mon
Peuple pris de coliques et de convulsions inflexibles. Ce Peuple auquel
je me sens lié par les entrailles, par la tête, par la passion. Par la peur.
Par la triste résignation devant la barbarie du despote. Il me semble
que je vis en moi la révoltante généalogie de ceux qui ont été délaissés
par l’esprit de leurs Ancêtres. Ceux qui supplient en vain les fétiches
d’outre-Océan. Mes divagations déraisonnables cherchent à conjurer
le désespoir. Ma quête improbable.

Voici venu le moment de l'exorcisme. Celui de la fin des temps. Les


temps de la Malédiction. Pour nous, sous les décombres de nos
cavernes, de nos fontaines taries, de nos sources asséchées. Par les
pierres de mort. Nous subissons, nous encaissons. Nous digérons nos
peines. Nos douleurs interminables.

2.

Réveille-toi, mon amour. Ouvre les yeux. Il y a si longtemps que tu es


plongé dans un profond sommeil. Ne sens-tu pas mon regard
s'appesantir sur toi ? C'est moi, ton amour perdu. Ton amour
prodigue. Je t'ai cherché aux confins des clairières, autour des
bosquets, près des marigots où rampent des scolopendres. Ma
bouche est sèche. Tes baisers. Mes lèvres se durcissent parce qu’elles
manquent d'humidité. Ne sens-tu pas la détresse d'une femme égarée
au bout de la nuit ? Tout est beau dehors. Ouvre les yeux, je t'en
supplie. Je t'implore. Les autres meurent parce que personne ne vient
les réveiller. Parce qu'aucune main n'ouvre leurs yeux lourds. Parce
qu'aucun visage ne s'illumine devant eux dans le prodige de la lumière.
Moi, je suis là pour toi. Notre amour était plus fort que la mort. Plus
puissant que le destin. Plus grandiose que l'éternité. Plus sublime que
nous. Plus grand que l'immensité. Oh ! je ne te pleure plus. Je suis à
genoux devant toi, j'étreins ton corps qui s'alanguit. Tes bras sont
froids. Ton ventre est froid. Tes pieds aussi. Ils sont froids. Je t’aime.
Je suis là pour te réchauffer. Je t'aime. Réveille-toi...
Cette lourdeur insurmontable en moi, comme un poids que je n'aurais
jamais pu soulever avec mes seules forces. La vie m'a imposé ce que
mes épaules ne pouvaient plus porter sans s'écraser tout à fait. Je suis
allé jusqu’au bout de mon chemin. J’ai atteint l'autre rive, aux pieds de
la Montagne de feu. J'ai accompli le parcours qui m’avait été prescrit
bien avant ma naissance. J'aspire à la paix, au repos éternel. Le repos,
ô mes Aïeux. Juste un moment pour fermer les paupières, et ne plus
jamais les rouvrir. Ni en cette vie, ni en aucune autre. La malédiction.

La vision de cauchemar continue à me secouer. Il était matin. L’herbe


mouillée m’entourait de partout. Le sol humide sous mes guenilles.
Des fourmis rampaient autour de ma vieille veste effilochée. Sans me
toucher. Sans toucher à mon corps désacralisé.

Je ne me rappelle plus comment je suis parvenu à échouer au milieu


de cette brousse lointaine. Des bribes que je ramasse difficilement du
fond de la mémoire. La marée des policiers pris de démence s'était
ruée sur moi. Ils m'avaient ceinturé, étranglé. Je ne me suis même pas
défendu. À quoi bon ! Je voulais tellement en terminer là, avec mes
misères. Je subissais, comme tous ceux qui subissent dans mon village,
hébétés, presque consentants. Les coups pleuvaient. Ils tombaient,
drus, répétés, de plus en plus désordonnés. Dans le ventre, dans les
omoplates, dans le dos. Leur avalanche me grisait. Dure épreuve, que
j'assumais avec une sensation de plénitude, d'euphorie, d’extase
presque. Ensuite, le sang m'a aveuglé. Je me suis effondré. Je n'avais
plus la force de me défendre. Je leur murmurais en étouffant la voix,
merci. Twasakidila. Twadia bukula. Twasanka. Tenkuy mukwaye e

Cette parole qui me poursuit encore...


3.

Tous ceux que j'avais aimés sont morts. De maladie, de souffrance.


De poésie surtout. La poésie de la misère. Les yeux se ferment
lentement, doucement, comme sous l'effet d'un charme puissant. Ils se
ferment pour ne plus s'ouvrir. Parce que je n'étais pas là pour les
illuminer de ma lumière, et les empêcher de disparaître de ce monde.
Leurs yeux se sont fermés, pour ne plus admirer, pour ne plus se
couvrir de tristesse. J’ai à peine refusé le chagrin. Mais la douleur ne
tarira jamais en moi. Qui tue par le sang, périra par le sang. J'aspire au
néant.

Ce matin, j'émerge de l'inconscience. Mon regard est encore troublé


par des visions douloureuses qui m'envahissent entièrement. Des
paroles lointaines continuent à murmurer...

4.

Elle est venue avec le brasier du soleil. Elle suppliait, elle gémissait.
Mon cœur s'est ramolli. J’ai failli la serrer contre mon corps, l’entourer
de mes bras. Dans ses prunelles, des flammes dansaient, hautes
comme une Montagne de feu. L'incendie m’a rempli les oreilles et le
ventre. J'ai mis mes deux mains sur les paupières, pour ne pas voir.
J’ai senti ma bouche aride soudain.
— Va-t'en. Va-t-en. Va-t'en, démon...
— Ne me repousse pas, je t’en supplie. Ne m'insulte pas, s'il te plaît.
— Je suis désormais seul. Je n'ai besoin de personne. Va- t'en.
Je n'ai besoin de personne. Va-t'en ! Désormais seul. Seul avec moi-
même. Seul sans le soleil. Va-t'en, écho de la mémoire !
— J'ai tellement souffert, tu sais, depuis que tu m'avais humiliée l'autre
jour. Depuis que tu m'avais chassée de ta maison. Regarde ce que
je suis devenue, loin de toi. J’ai appris tous tes malheurs. J'en suis
sincèrement désolée. Je viens vivre avec toi, t’apporter un peu de
réconfort. Te consoler. Etre avec toi, en toi, par toi. Oublie la
morte.

J'ai écarquillé les yeux. C'est à ce moment-là seulement que je l'ai vue,
et vraiment vue. Comme lorsqu'on contemple une brousse nue,
monotone, et que l'on surprend tout d'un coup, au milieu de la verdure
étale, un point noir. Une souche calcinée, une branche cassée. Comme
lorsqu’on découvre un point blanc en regardant couler les eaux lentes
d'une rivière : un oiseau aquatique aux ailes blanches qui plonge son
bec, ou qui se baigne. C'est tellement beau, la fresque interceptée
avant qu'elle ne s’évanouisse.

Ainsi m'apparut son cou. Long, lisse, blanc, sans une veine. J’ai eu
l'impression d’y voir battre, mais tellement délicatement, mais
tellement imperceptiblement, une petite artère. Bien tendre. Mes mains
se sont approchées. Comme électrisées. J’ai senti sa peau
abondamment huilée glisser entre les paumes. Et l’artère battait contre
mes doigts. J’ai serré. Lentement, au rythme de cette artère qui
battait.

La femme s’est débattue pour desserrer l’étreinte. Elle luttait de toutes


ses forces pour se dégager. Elle a hurlé, elle a ployé le corps. Elle a
couvert mon visage de griffes.
Avec la même tendresse, j’ai relâché les mains. J’ai admiré ses yeux
injectés de haine et de furie démentielle. Elle s’est élancée vers la
porte. Je n’ai plus fait un seul mouvement. J’aurais pu bondir sur elle,
l’attraper, la meurtrir encore. Je ne parvenais pas à bouger de là.
J’avais les pieds collés contre le sol, paralysés par ma propre
témérité. La vie n’était pas encore pleine pour que je cède à
l’exaltation. Il me restait à me venger du soleil, des étoiles, des
flammes. Elle, elle était figée dans une posture grotesque, pétrifiée,
juste à côté du buis de la porte. Elle gémissait encore doucement.
— Tu as voulu me tuer. Tu es un meurtrier. Tu le payeras cher. Tu le
payeras. Très cher !

Une voix pâteuse, pleine d’horreur. Elle a disparu comme elle était
arrivée. Je suis rentré déposer ma tête lourde sur les chiffons qui me
servent d’oreiller. Le sommeil m’a vite envahi. Je me suis senti apaisé.
Je n’étais plus que cet homme qui flotte, qui coule, comme bercé par
une musique lointaine. Dans la tête, un cliquetis, qui bientôt se
transforme en éboulements. Des grondements assourdissants.
Boum..., boum..., boum... Vertige !

5.

En effet, c’est le buis de ma porte que l’on secoue violemment. Une


voix hurle de l’extérieur. On me somme de sortir. Ils se ruent dans ma
cabane. Ils me comblent de coups, copieusement. Ils me traînent hors
de la maison. Ils me mettent des menottes aux poignets. J'ai peine à
ouvrir les yeux, à sortir de la torpeur. Une main s'appesantit sur mon
épaule. Des ombres tournoient à travers la maison. On renverse tout,
les chaises, la paillasse. On lance dehors mes loques sales, mes
ustensiles ratatinés. Je ne m'explique encore rien de ce qui se déroule
autour de moi. Des enfants encombrent la petite cour, et ils criaillent
avec des voix rauques. Me voici, l'objet de la curiosité malsaine de la
foule. Comme notre ancien voisin à la cité minière. Moi, cet homme
que l'on recherche, et qu'ils vont recrucifier.

Un policier surgi d'on ne sait où brandit une matraque. Il m'assène des


coups sur mon crâne en feu. Je m'écroule de toute la masse. Il a des
orbites en saillie. Il aboie.
— Où as-tu caché le paquet ? Sale bête. Parleras-tu Maintenant que
nous t'avons démasqué, ton compte est bon. Tu périras en prison.
Parle, bâtard.

J’attrape des fragments au vol. Je les reconstitue difficilement. Mes


questions impertinentes me valent des gifles, plus retentissantes. Ce
qui me convainc des bienfaits du silence inopiné. J’avale les insultes
qui se bousculent sur la langue. Le sang dans la bouche n’est pas salé,
contrairement à mes premières impressions. Un léger goût de
vengeance. Je n'aurai plus jamais peur. Plus jamais.

Tout d'un coup, en secouant le paillasson qui se trouvait dans un coin,


quelque chose tombe par terre avec un bruissement mat. Un bruit de
cailloux qui s’entrechoquent. Un bruit de pierres qui brisent les rêves.
Le policier victorieux, triomphe. Une lueur de malice s'allume au fond
des prunelles. Le voile obscur se déchire désormais devant mon
regard. Les pierres sont là, brillantes, traîtresses. Pas grand-chose
cependant : une dizaine. Enroulées dans un morceau de tissu.
Et le tissu est arraché du pagne qu’elle portait quand elle est venue me
secouer de l'ombre de la mort. Mon destin s'était déjà fixé avant son
heure. Je ne sens plus les coups dont je suis accablé. Ni le choc de
mon corps quand on m'a balancé dans le camion. Ni les secousses du
véhicule cahotant au milieu des ornières. Ni le poids des policiers assis
sur moi, s'égosillant en lâchant des expressions indécentes. Ils riaient
en exhibant des dents jaunies, pleines de poussière. C’est moi, le
Peuple terrassé qui gémit sous la masse des tortionnaires.

Venez entre mes bras, enfants de ma terre rouge. Vous, les Fils de
mon Peuple. Je connais le poids de vos souffrances. Je vous
soulagerai.

Devant moi défilent les siècles et les millénaires. Les époques


lointaines avec leurs déluges, leurs pluies de soufre et de cendres
ardentes. Pour nous, les châtiments nous astreignent tous les jours à
des nouvelles souffrances. Dans mon ventre grouille comme une
multitude d'enfants qui gémissent. Je suis enceinte. Enceinte des
générations présentes, passées, et celles à venir. Toutes, unies dans
une même destinée. Sans aucune haine pour le bourreau. Il ne le
mérite même pas.

Mon ventre qui se tend, qui se ballonne, qui se gonfle. Nos mères
avaient versé des larmes, mais les meurtriers ont soumis les fils
premiers-nés au fil de leurs machettes. La vallée retentit des pleurs des
femmes éplorées. Elles réclament au jour de se remémorer les temps
où elles ont respecté les interdits et présenté des offrandes.
Dans mon regard, flotte l'image d'un morceau de tissu rouge, tacheté
de jaune. Un vieux pagne qui a servi, longtemps.

J'aurais dû. À présent, c'est moi qui étouffe, asphyxié par la douleur
de tout un Peuple. Je suis trahi par le sort, humilié. En moi ne
disparaîtra jamais l'espérance.

Le camion roule. La femme roule sur moi son poids obscène. Il ne me


reste plus que la hantise des illusions mortes, les cauchemars tenaces.
Voici les cachots de l’horreur, humides, pleins de puanteurs. Nous
sommes arrivés à destination. Ils m’ont jeté dans un coin, sans un mot.
Ma tête va éclater.
o ma mère toi qui m'aimes tant
toi qui étais toute affection pour moi
pourquoi m'as-tu abandonné
à la malédiction
pourquoi la peur m'accable-t-elle
pourquoi la douleur dans mon cœur

si le soleil devait s'éteindre au crépuscule


pourquoi a-t-il brillé
de toutes ses splendeurs
le ciel a flamboyé d’ardeurs irréelles o mère
je traverse le temps dur de l'épreuve du soleil
combien plus dure encore
la mort de ton enfant
l'effroyable mort ses affres et ses tourments
que tu avais réservés
au fruit de tes entrailles

ô mère l’incendie les flammes


le feu qui suffoque
la fumée épaisse
puis le corps qui se consume

l'étau se renferme sur vous quand vous fuyez


pendant que l'avion de la mort
tel un oiseau rapace
vous traque à travers tes buissons
et les ravins des grenouillères
du gibier à abattre au bout des mitraillettes

la mort vous attend


mort affreuse douloureuse
celle de l'enfant malingre
qui expire d'inanition
le champ n'a pas porté
le maïs en efflorescence
les patrouilles ont saccagé les greniers

le sort de ceux que la vie a maudits


depuis l’enfance et ses colchiques
nos mères nous ont trahis
pour un peu de luxure
elles nous ont vendus pour un peu d’adultère
contre un sachet de sel une barre de savon

contre un pagne rapiécé


un paquet de cacahuètes
nos mères nous ont livrés
aux mains des bourreaux
pour s'assurer des nuits paisibles
au clair de lune
pour une goutte de pluie
une minute de sommeil
nos mères nous ont livrés au cauchemar
entre les mains des monstres diaboliques
dans les puanteurs des geôles et des cachots

6.

Deux ans, déjà.


— Citoyen, reconnaissez-vous avoir fait le trafic de diamant ?
— Non, c'est-à-dire...
— Il n'y a pas de c'est-à-dire. Avouez simplement.

Reconnaissez-vous
— Non.
— Non ? Prétendez-vous donc que le commissaire qui a fouillé votre
domicile n’a pas trouvé dix carats de diamant chez vous (tant que
cela ?).
— Il en a trouvé, parce qu’il me les a montrés. Mais ce n'était pas de
moi.
— C'était de qui, alors
— Je ne sais pas. Je crois comprendre.
— Vous voulez blaguer avec la loi ? Vous plaisantez bien à votre aise.
Mais dans quelques instants, vous n'aurez plus du tout envie de
rire. Avez-vous jamais pratiqué le trafic de diamant ? Oui, ou
non ? La question n'est pas compliquée, tout de même.
— Oui, je l'ai pratiqué, il y a des années. Comme tous ceux qui
voulaient vivre, en ces temps difficiles.
— Alors, si vous avez fait du trafic frauduleux, pourquoi niez-vous
maintenant
— Parce qu'il y a tellement longtemps que j'ai cessé.
— Avez-vous un compte en banque
— Vous savez ce que valent les banques ici.
— Personne ne vous demande des commentaires. Répondez par oui
ou par non. Disposez-vous d'un compte quelconque dans une
banque
— Non.
— Comment vivez-vous ? Travaillez-vous quelque part
— Non.
— Faites-vous du commerce
— Non. Je suis ruiné, et on ne m'a jamais remboursé mes dettes.
— Alors, comment gagnez-vous votre vie ?
— Je me fie à la nature.
— Vous êtes bon philosophe. Donc, résumons-nous. Sans travailler,
sans cultiver un champ, sans faire un trafic clandestin, de diamant
ou d'autre chose, vous recevez quotidiennement de la nature de
quoi vivre. Largement. Sous la forme d’une nourriture déjà
préparée. Sous la forme d'une manne céleste. Sous la forme des
billets de banque. Pourquoi ne pas avouer franchement, sous la
forme de diamant ? De qui vous moquez-vous, finalement ?
Allons ! Un peu de sérieux, voyons. Avouez. La comédie a duré...
— Je ne sais rien.

(Le commissaire chargé de l'enquête fait sa déposition sur l'affaire


devant le tribunal. Il retrace avec conviction les événements de l’autre
jour. Il affirme que plusieurs personnes peuvent témoigner de la
véracité des faits. Dans la salle vide, une tête apparaît subrepticement
derrière une colonne. On peut reconnaître facilement le même pagne
rouge, tacheté de jaune. L'accusé ne répond plus aux questions qui lui
sont posées que par un coupable silence. Le juge lui montre le paquet
fatal, comme une pièce à conviction).
— C'est chez vous que ce paquet a été retrouvé
—.........
— Reconnaissez-vous bien que c’est dans votre maison
—......... (hochement tardif de la tête).
— Citoyen, dans l'application stricte et rigoureuse de l’ordonnance-loi
numéro huit zéro trente...

Les zéros zéros et les barres s'entrechoquent et embrasent ma tête.


Des cercles dansent avec vertige devant mes yeux pleins de fièvre.
Des cercles rouges, brûlant des flammes jaunes.
Brume dense, brouillard épais, d'où percent ses dents cariées. Son
cou lisse, long, blanc. Ce silence où bat lentement, cette artère.
L’artère de la vie. L’artère de ma vie.
— En conséquence, tous vos biens seront saisis et confisqués. Votre
maison sera incendiée, parce que ne pouvant être d'aucune utilité
publique. Vous êtes condamné aux travaux forcés à perpétuité.
Une peine incompressible, et vous ne pouvez bénéficier d'aucune
remise possible. Ainsi prononcée... La séance est levée. Affaire
suivante...

7.

Mon cœur aussi s’est soulevé. Je me sens tellement léger, comme si je


jouissais de la faculté de lévitation. D’un pas alerte, presque dans
l’allégresse, je regagne mon cachot.

8.

Mon cachot obscur, d'où me parviennent des senteurs inconnues de la


terre des vivants. Les clameurs de la ville s'intensifient avec les
premières étoiles que je devine derrière l'amoncellement des nuages.
Ma tête cogne contre les murs lézardés, sur lesquels grimpent
laborieusement des grosses araignées. Je vois d'ici les filières
ventrales, et l'abdomen rebondi.

Il me semble que je suis né dans la puanteur de cette basse-fosse, que


j’y ai grandi depuis les premiers jours. L'heure est venue où je dois
sortir de la chrysalide. Le papillon déployant ses ailes coloriées qui
palpitent d'impatience.

Dans un coin de la geôle, un monticule de mes résidus, que je


contemple en retenant un regard attendri. Dans un autre coin, la
couverture poisseuse qui compose mon grabat. La lanière me brûle
encore le dos, car à chaque sortie, les gardes nous administrent
généreusement les coups de cravaches. L’autre jour, on avait fourré
quatre visiteurs nocturnes dans mon réduit. Ils ont dû se supporter à
côté de mes excréments. Il n'y avait pas de place ailleurs. Mais mes
camarades d'infortune ne sont pas restés bien longtemps. Nous avions
de la peine à respirer à travers la petite lucarne, tous les cinq. Nous
avons tenté de nous relayer pour ne pas être obligés de subir la
putréfaction des cadavres. Les corps ne se ramassaient pas aussi
rapidement, car les prisonniers eux-mêmes devaient servir de
fossoyeurs lors des sorties toujours musclées.

Chaque jour, on arrête, on fouette, on bouscule. On piétine, on mord.


Ceux qui ont de la chance, on les exécute.

Je suis retombé dans la solitude. Je bénis celle qui m’a livré entre les
mains de l'exécuteur. Exécuteur des hautes destinées. Exécuteur des
testaments laissés par les Ancêtres. Ceux de la misère, du chiffre noir.
Ceux de la douleur, dans un coin sombre de notre bagne. Ceux de la
bouche plantée dans la terre rouge, au milieu des épines. Et nous
payons notre propre facture. Nous payons pour tous les forçats
emprisonnés par l'État national. Nous payons pour les brigands du
gouvernement, les assassins et ceux qui ont trahi les amis depuis les
premières heures des Indépendances. Et bien plus longtemps après,
tout au long de leurs traîtrises, de leurs ruses, de leurs mensonges, de
leurs faux serments. Tous les meurtriers, les parjures qui ont renié le
pacte. L’empire des ombres vivantes.
Peuple bête Peuple idiot à jamais
La folie au vent rejette l'idéal
Qui nous unit aux déments et aux brigands
d'injustice de mensonge et de vol
d’injustice de mensonge et de vol

Peuple consommé, consumé. Veule, ingrat. Aux mâchoires acérées.


Aux dents qui ne grincent plus. Au front qui ne fronce plus. Sans
intelligence. Pays de boue, plongé dans l'ornière de la fange. Pays de
mille puanteurs. Celles de mon cachot sont encore plus commodes. Je
peux y contempler le destin qui nous a amenés au désastre. La
malédiction !

9.
Peuple gare ! Gare ! Gare à la malversation
Pour mémoire, qu'est-ce que la réaction ? C'est la
politicaille des aigris.
Elle consiste à prendre des apparences fallacieuses pour
amadouer le peuple,
dans le seul but de prolonger le chaos, la misère, le
désordre.
Gare à la brebis galeuse ! Gare à celui que tous, vous
avez hué en ce jour
Gare à celui que vous avez librement vomi ! Gare à l'aigri
perpétuel !
à l'ambitieux téméraire, qui ne se veut pas un dictateur
temporaire
Gare au grand écervelé malade, au cancre, à cet évaporé
mental !

10.

Vingt ans de travaux forcés. Dix ans de servitude pénale. Quinze ans,
à perpétuité. Dix années de perte de joie civique. Vingt années, sans
sursis. Vingt, dix, trois, quinze. Dans vingt ans. Nos enfants auront
l'âge de nos ancêtres. Les traîtres à côté des Fils de mon Peuple. Les
démons à côté de ceux qui apportent la consolation. Vomissons le
dictateur à jamais.

Je continue ma marche ascensionnelle vers le vertige. Des pieuvres


tentaculaires.

11.

Mon sort est lié à celui, plus triste encore, des coléoptères qui
encombrent mon cachot. « Il ne connaît pas le prix de la Liberté, celui
qui n'en a jamais été privé ! » Le silence se renferme sur nous. Je
m'efforce de m'évader du cocon, de briser la coquille. Maintenant, je
suis convaincu que la saison s'achève sur les feuilles mortes. Le temps
n'est plus à la renaissance de la vie. Je livre mon corps aux voluptés
inconnues, qui proviennent des ardeurs du soleil sur les briques
rouges. Quel sera le cri à l'instant ultime ? Une peau chaude qui se
refroidit lentement. La chaleur s’échappe des pores, dans une vapeur
irréelle. Qu'importent les heures dont j'ignore les mensonges et les
promesses non tenues ? Seule compte pour moi, cette tendre, cette
fraîche minute du murmure continu en moi. Le rythme de la
respiration, la pulsation de l’espérance. Une espérance piétinée dans
la terre rouge, dans des pierres mortes.

Trois couleurs, et je suis ivre du rire du fou joyeux qui nous gouverne
là-bas. Trois couleurs, trois douleurs aussi. Le malheur d’un monde
sans rêve. Le reste s’est passé trop vite. À peine ai-je eu le temps de
m’en rendre compte. Rêve ou cauchemar ? Je ne le saurai peut-être
jamais.

Le soleil s'était renversé si vite. J'en ai encore la tête qui tourne. Et


cette douleur aux côtes qui m'a ankylosé. Illusion ou réalité ? Quelle
importance ? Le rythme de ta vie, oui. Mais pourquoi m'exiges-tu le
sacrifice de la vie ? Tes énergies tendues pour des choses
extraordinaires. Ta petite bouche ouverte, allongée, qui attend pour
crier haut dans la tempête. Pour arrêter net la course folle des
cyclones. Et les villes se succèdent.

Pourquoi veux-tu que je t'offre ce que je n'ai pas pu maîtriser de mes


deux mains ? Je me jette à tes pieds exsangues. Oui, tu m'en
demandes trop, mon Amour. Le sacrifice ? Moi, je n’ai pas
l’héroïsme des martyrs. Mon exil sur des terres étrangères, mangées
de mites. Ne me déchire pas, ne me déchire pas. Que pourras-tu
acquérir ainsi par ma mort ? La science ? La puissance ? Ni l'une ni
l'autre ? J'ai trahi les petits cailloux blancs au bord d'une grande
rivière. Tant qu’il y aura de la terre rouge quelque part, pleine de
chiendent et de ronces. Pleine de cactus et de mille plantes d'épines.
Des ganglions sous les aisselles. Des boutons qui éclatent aux
commissures des lèvres. J’ai été mordu par des araignées pleines de
venin. Les puits s'écroulent. Il ne reste plus que des étendues d'eaux
stagnantes, des mares croupies remplies de têtards anémiés.

Tu exiges trop de moi, mon Amour. Mes deux mains ne pourront


jamais renverser le monde. Elle ne peuvent même pas me soutenir.
Rendre un peu de lumière aux mères éplorées... Comment veux-tu
que j'éclaire l'univers alors que je suis plongé dans une nuit de
hantises ? Allumer les flammes hautes qui fulgurent à travers le ciel
comme une Montagne de feu ? Ma révolte est sans objet. Seule la
solitude. Quelle solitude ? Factice, artificielle. La rancœur, la
résignation. Le rêve s'accomplira, d’après les Ecritures.
Signé : le Destin.

12.

J'ai réussi à corrompre le geôlier en déversant toute ma fortune. Cela


s'est passé avec une rapidité et une facilité qui m'ont laissé abasourdi.
Le chemin est libre pour moi. Avant de poser les pieds dehors, je
pressens une peur sourde me tenailler à la gorge. Je crains un piège.
Cependant, tout me rassure. Comme convenu, il s’est endormi près
de son coin. Ou il fait semblant. Il a éteint partout. Il me chuchote un
mot que je n'ai pas très bien saisi, et qui ressemble à vite ou à
courage. Je longe le mur interdit, encombré de ses fils barbelés et ses
tessons de bouteilles hérissés sur tout le parcours. Mon cœur bat à
rompre. Je frissonne en découvrant ma neuve liberté. Je surgis, et je
pèse déjà sur le monde. Je ne sais pas ce que je dois faire de ma
délivrance.

Je me rends compte que je ne peux aller nulle part. Ils me


reprendront. Ils me pendront. Non ! Non ! Je sais où mon destin me
conduira. Inéluctablement. Tout naturellement. C'est pour cela que
mon cœur palpite de joie. Car je vais enfin me reposer dans la paix
éternelle. Je vais enfin rejoindre les étoiles. Rejoindre les flammes, les
os carbonisés, les braises ardentes parmi les cendres...

Aux lueurs ternes des réverbères, je distingue mal les silhouettes des
promeneurs nocturnes. Je prends un taxi. Il y en a déjà dans la ville
qui m'accueille avec indifférence, et même avec froideur. Je remarque
immédiatement sa chemise. Des couleurs qui me donnent du vertige.

Destination ? La brousse est silencieuse. J'ai à peine eu le temps de


dénombrer tes étoiles. Tout bourdonne dans ma tête. Les mains
tremblent. Ma gorge est obstruée. Je lance l'ordre avec peine,
tellement j'exulte
— Arrêtez ici.
— Mais, c'est en pleine brousse

Il s'arrête néanmoins. La nuit me remplit de ses horreurs. Je me


bouche le nez. Puis, cela vient de soi. Tous les gestes s’exécutent
mécaniquement. J'ai l'impression de jouer à merveille un rôle que
j'avais très bien étudié depuis des jours. Ou d'accomplir un rituel
quotidien. Je referme les doigts autour de son cou. Comme un étau.
Même geste tragique, mais combien celui-ci est merveilleux, exaltant !
Je serre, serre. Je me sens tellement puissant. Je les serrerai tous entre
mes mains de titan. J'entends ses râles, son souffle chaud qui se
ralentit, qui m'humanisent. Tant de vigueur dans mon petit corps
délabré par les privations du cachot.

Ses pieds se débattent désespérément dans le vide.

Je ne le connais même pas. Je sais seulement que lui aussi, il porte une
chemise jaune, tachetée de rouge. Le voici, inerte. Une joie immense
afflue à mon cœur. Je l’ai tiré de la voiture par la portière. Je l’ai traîné
derrière un coin de brousse. La lune a jailli soudain de l'amas de
nuages. À présent que son sort ressemble au mien, maintenant qu’il
est devenu un frère de mémoire, un frère dans les étoiles, il m'inspire
une immense affection. Une tendresse que j’aimerais tant partager
avec lui. Je le couvre précieusement de sa chemise fatale. Je joins les
pieds, et je dépose un baiser fraternel en haut de son front encore
chaud.

Je ne sais plus ce que je lui murmure encore. Nos deux destinées


s’accomplissent sous le regard des étoiles. L'univers tout entier chante
à mes oreilles un grand cantique de paix. La nuit est trop belle, trop
fraîche, pour qu'elle soit dilapidée ainsi. Je retrouve la joie de mon
enfance. Il me reste à éteindre les flammes qui avaient consumé le ciel,
ce jour où un brasier géant avait couvert les nuages d’une Montagne
de feu.
Je saute au volant. Le monde s’offre à moi dans toute son ampleur.
Une chevauchée interminable qui me grise un peu. Les lampes défilent
autour de moi, et me reçoivent triomphalement. La ville palpite d'une
vie nouvelle, mais si pleine, si totale. Je me sens grandir, dépasser le
firmament. Ma tête cogne contre les planètes, contre tous les astres
qui remuent indéfiniment par delà l’espace. Une étoile tutélaire a surgi
à l'horizon. Elle m'a conduit jusqu'à sa cabane. Je la découvre, encore
endormie. Comme moi, l’autre jour. J'ai soif, de tout. Je halète,
— Me voici. C'est moi. Je suis venu. Pour te rencontrer. Cette fois, je
me suis déplacé. C'est moi. Qui viens vers toi. Regarde-moi. Tu
m’avais dit. Que rien ne pouvait nous séparer.

Elle recule, horrifiée. Elle n'ose même pas hurler. Je lis de la panique à
travers son regard. Sans doute, elle me prend pour un fantôme.
— Je suis bien en chair et en os. La souffrance incarnée, telle que tu
l'avais toujours désirée. Tu peux toucher. N'aie pas peur, tu n’as
plus rien à craindre. Ici s'accompliront nos destins.

Je n'ai pas titubé. J'ai pris un couteau. Je l'ai brandi. J'ai frappé. Deux,
cinq. Dix ans de prison. À perpétuité.

Le sang a giclé sur mes mains, sur mon corps. Des filets dégoulinent le
long de mon visage. Du sang rouge. Il coule aux commissures de ma
bouche, devant ma poitrine, sur moi. Du sang rouge comme ma terre.
Comme la terre de ma Grand-mère. La terre de mes Ancêtres. J'ai
frappé. Mon ventre. La terre rouge au bord de la rivière rouge. Pleine
de ses eaux fangeuses, victorieuses. Elles charrient nos malédictions
rouges. Tout devient obscur autour de moi. Pas un seul cri.
S’ils pouvaient savoir avec quelle joie je monte à l’échafaud. Enfin, le
ciel est purifié. Mon cœur s'allège de toutes les douleurs.

Voici l'heure de la délivrance. J'entends Maman chanter à mes oreilles


apaisées. Et mon amie d'enfance reprendre joyeusement le refrain.

Mais, pourquoi fait-il ce froid dans les étoiles ? Dans les étoiles...

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