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Dumas Jean-Louis. La conception de l’histoire chez les slavophiles. In: Revue Russe n°6, 1994. LA RUSSIE et la FRANCE.
Trois siècles de relations. Actes du colloque organisé à Saint-Lô et à l’abbaye d’Hambye par le Conseil général de la Manche,
les 17 et 18 septembre 1993. pp. 81-88;
doi : https://doi.org/10.3406/russe.1994.1823
https://www.persee.fr/doc/russe_1161-0557_1994_num_6_1_1823
complète », mais ils étaient sûrs que ses efforts seraient vains parce
que les principes de la connaissance se trouvent seulement dans
l'orthodoxie. L'Occident était hégélien. Dans l'hégélianisme, la
substitution de formules à la vie et de syllogismes aux événements a
atteint des dimensions fantastiques : le système entier n'était rien
qu'un « effrayant tour de force » (en français dans le texte) de la
raison abstraite qui se développait d'elle-même, sans référence à
quelque chose d'autre. Par ailleurs, la conscience du danger de
révolution a guidé les Slavophiles dans la critique de la pensée occidentale.
Ils ont préféré Schelling à Hegel, parce qu'il était suffisamment
mystique et vague, tandis que, chez Hegel, l'affirmation de la logique
de l'histoire et la justification du fait accompli pouvaient sanctionner
la révolution aussi bien qu'un progrès graduel.
Les Slavophiles étaient inconditionnellement opposés au servage,
incompatible avec leur religion, leur philosophie, leur idée de la
Russie et du peuple russe. Les paysans n'étaient pas une classe de la
nation, mais le corps entier de la nation, l'incarnation de la Russie,
son histoire et sa tradition, la masse mystique, homogène de la nation.
Les Slavophiles étaient convaincus qu'eux seuls, et le peuple, étaient
indemnes de l'infection occidentale. Ni les pro-occidentaux, ni les
conservateurs, ne comprenaient la Russie. Sûrs de leur capacité de
définir la véritable essence de la Russie, les Slavophiles sont certains
de représenter l'importante révélation de l'essence antique, profonde,
puissante et mystérieuse de la Russie. Très indépendants, ils
condamnaient toute l'organisation politique. Ils restaient loyaux au monarque,
mais ils avaient une conception bien à eux de l'autocratie.
L'exaltation du passé russe avait conduit Pogodine à « ressusciter l'idée d'une
vocation messianique de la Russie destinée à fonder la monarchie
universelle manquée par Charles-Quint ou Napoléon ». Aussi le ministre
Ouvarov avait-il subventionné en 1841 la parution de la première
revue des Slavophiles, Le Moscovite... D'où l'inconfort de
l'intelligentsia Slavophile qui refuse évidemment cette entreprise de «
récupération », écrit André Ropert, qui ajoute : « son objectif n'est pas de
confirmer l'administration, mais de mettre la culture majeure au
service du peuple »5. Plus tard dans le siècle, sous Alexandre II, se
développe une « néo-slavophilie ». L'initiateur en est Nicolas Dani-
levski, qui reprend le thème du destin d'exception promis à la Russie :
« le prétendu retard russe n'est en réalité qu'une marque de jeunesse,
comparé à la sénilité de l'Occident. . . L'heure des Slaves arrive. » Les
Russes sont « par Byzance les enfants des Grecs, et le malaise de la
Russie tient tout entier dans l'étrange erreur qu'elle a commise à
vouloir s'occidentaliser... »6. À la différence de ceux qui cherchaient
les racines culturelles de la Russie dans les cultures populaires
paysannes, Constantin Leontiev rapproche étroitement le Byzantisme
LA CONCEPTION DE L'HISTOIRE CHEZ LES SLAVOPHILES 87
NOTES
1. Nicholas Riasanovsky, Russia and the West in the Teaching of the Slavophiles.
A Study of Romantic Ideology, Cambridge (Mass.), Harvard University Press,
1952.
2. Kireevski est manichéen : d'un côté Rome, Aristote, le droit romain, la
scolastique (= Occident) ; de l'autre la Grèce et YEros platonicien (Russie).
3. Rédacteur de la Ruskaja beseda, organe des Slavophiles.
4. Fondateur du Moskovskij sbornik. En 1869, il sera le véritable instigateur de la
guerre russo-turque.
5. André Ropert, La Misère et la gloire : histoire culturelle du monde russe de
l'an Mil à nos jours, Paris, Colin, 1992, p. 229.
6. Ibid., p. 261 ; R.-E. Me Master, Danilevsky, Cambridge, Mass., 1961.
7. Ibid., p. 262 ; S. Lukashevich, K. Leontiev, New York, 1967.
8. D. Stremooukhoff, Soloviev et son œuvre messianique, Paris, Belles-Lettres,
1935.
9. J.-L. Segundo, Berdiaeff: une réflexion chrétienne sur la personne, Paris,
Aubier, 1963.