Vous êtes sur la page 1sur 8

!"#$%&'()*%'+,- - .

/0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (67

Alessandro Arbo

Les contributions Alessandro Arbo


Journal d’un très mauvais, sublime voyage dans la matière.
Sur “An Index of Metals” de Fausto Romitelli.

”L’écriture musicale est un outil d’enquête du réel” reprises. À condition qu’on puisse généraliser — ce qui n’est
Fausto Romitelli pas évident — nous pouvons en effet commencer par nous
demander: qu’est-ce qui rend une œuvre ”ultime”?
Le critère le plus simple qui nous vient à l’esprit est celui
”Dans l’histoire de l’art les œuvres ultimes sont les constitué par un certain ordre chronologique, biographique ou
catastrophes” écrivait Adorno en 1934, à la fin d’un bref texte classificatoire. Mais déjà le cas présenté par Adorno, comme
consacré au dernier Beethoven1. Phrase elliptique, laconique, d’ailleurs beaucoup d’autres, vient immédiatement nous
qu’on ne pourrait pas imaginer plus ”adornienne”. Quand désavouer: toutes les dernières œuvres de Beethoven —
nous avons surmonté son premier impact (à condition d’y petite parenthèse: du ”vieux” Beethoven peut-être? quand il
arriver), elle semble ”mimer” à sa manière les grandes écrit la Hammerklavier il n’a pas encore atteint la
énigmes que le compositeur nous a laissées en héritage. Et cinquantaine… — n’appartiennent pas, en fait, à son ”dernier
faire résonner en même temps le déterminisme, la direction style” ou ”Spätstil”, et ne pourraient pas être décrites par le
trop forte et unilatérale d’une vision dialectique. Loin de nous terme d’”œuvres ultimes”2. La phrase citée nous suggère
l’idée de le suivre sur cette piste. Mais il y a un aspect, dans la (nous impose?) une autre piste, que l’on peut entrevoir dans
lecture d’Adorno, qui, au-delà de ses propres conclusions, l’emploi du mot si fort ”catastrophe”. En fait, dans
reste fortement tentateur et touche à une question que les l’”ultimatum” d’une œuvre ultime, fait apparition, sans
intervenants de ce colloque se seront posée à plusieurs aucune retenue, une présence qui sous-tend toute œuvre,

187
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (66

mais devant laquelle, soudain, tous les ”droits” de l’art maladie. Quelques jours après, Jean-Luc Plouvier, ami et
semblent perdre leur légitimité: la mort. Événement soustrait pianiste interprète de son œuvre, a écrit:
à toute économie, hors-lieu et hors-temps toujours
imprévisible, en dépit des prévisions que l’on fera pour la ”En contemplant son increvable désir, je m’étais persuadé
préparer ou l’exorciser, hors-d’œuvre enfin, et par excellence, qu’il ne pouvait pas partir. Que son corps suivrait. Mais son
la mort ne peut que confondre, dépister le dire, contredire la corps se défaisait tout seul et en silence, comme les détritus
simple continuité d’un discours. Y compris le discours qui furieux et sublimes passés à l’essoreuse dans le final de Index
voudrait inscrire l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler of Metals, le vidéo-opéra qui fut sa dernière œuvre. […] C’était
”histoire de l’art”: en quelque manière, elle rend cette Index, cérémonie d’adieu à la matière qui proliférait follement
assomption difficile, étrange, mal réussie, mal tournée… bref, en lui, et qui semblait pourtant se soumettre à sa plume à
une ”catastrophe”. Mais suivons encore le fil qu’Adorno nous coups d’impossibles tempos lents”4.
fait découvrir dans les labyrinthes de sa prose:
Aucune phrase ne pourrait mieux exprimer le dessein de
”Touchée par la mort, la main du maître libère les masses de cette extraordinaire œuvre ultime. Cette œuvre qui, jusqu’à un
matière qu’autrefois elle formait; les fissures et les fentes ici certain point, semble défier, plus qu’une histoire personnelle,
présentes, témoignages de l’impuissance finie du moi devant l’”histoire de l’art”, peut-être justement à travers le
l’existant, sont sa dernière œuvre. D’où l’excès de matière dans la renouvellement d’une certaine alliance entre la convention et
seconde partie du Faust et dans les Wanderjahre, d’où les la mort. Disons-le dès maintenant: c’est en ce sens qu’elle
conventions qui ne sont plus traversées et maîtrisées par la nous semble constituer un vrai testament de son auteur; ou
subjectivité, mais qui sont laissées être”3. plus précisément, un arsenal de ce que ”sa main” avait pu
réunir, afin de combattre quelques ennemis pernicieux. Avant
Un étrange rapport semble allier la mort à la convention. tout, peut-être, le mythe d’un ”moi” qui croit pouvoir imposer
Où, quand et comment la première a-t-elle pu se confronter ses intentions au monde, ou produire une œuvre capable de
d’une manière si brutale à l’œuvre? Probablement, à travers la s’inscrire dans l’histoire d’un genre: ”An Index of Metals —
”main” du maître. Nous adopterons cette métaphore, elle- écrit Romitelli — sera cette narration abstraite et violente,
même certes un peu usée et conventionnelle, afin de nous épurée de tous les artifices de l’opéra, un rite initiatique
protéger, de protéger notre discours et, avec lui, les espaces d’immersion, une transe lumino-sonore”5.
intouchables et en même temps intimement liés de la musique Parmi les instrument employés pour lancer cette attaque
et de la biographie. Les deux nous travaillent, bien sûr. Nous frontale, un seul, vif et incandescent, était à la disposition du
chercherons donc de ces deux points de vue ce qui rend compositeur: le son.
testamentaire et, finalement, ”ultime” l’œuvre que nous
présenterons. En s’imposant pour seule règle de ne pas
traverser le no man’s land, l’espace obscur et inhumain qui À l’origine, le son
s’étend entre les deux.
L’histoire de la musique du XXe siècle a vu se confronter
deux façons de concevoir le son: la première consiste à le
Post-factum comprendre dans des unités, schémas, combinatoires
susceptibles de le structurer et de l’ouvrir à de nouvelles
Le 27 juin 2004, Fausto Romitelli, compositeur italien, est projections de sens; la seconde s’efforce d’isoler dans son
décédé à l’âge de quarante et un ans des suites d’une longue ”grain” même la clef de son devenir et les vecteurs d’un

188
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (68

imaginaire symbolique. Il ne s’agit pas forcément de toute sa matérialité”7.


stratégies antithétiques ou d’exclusion réciproque; elles Peut-être est-ce aussi pour cela qu’An Index of Metals
peuvent du reste coexister pacifiquement à l’écoute. Mais (2003), sa dernière œuvre, représentée quelques mois avant
un compositeur, surtout s’il a écrit dans les dernières années sa disparition, et affichant si explicitement sa volonté de
du XXe siècle, les perçoit facilement comme des directions relancer l’idée d’une exploration de la matière et d’une
divergentes. Alors que, vers la fin des années quatre-vingt, composition comme ”pratique visionnaire”8, a valeur de
après une formation reçue sous la direction de Franco testament.
Donatoni, Romitelli voyait s’ouvrir devant lui ces deux voies,
il a opté pour la seconde. Il l’a fait sans compromission, dans
un geste gordien qui, pour celui qui a eu la chance de le ... comme d’un ciel surréel
connaître, semble faire partie intégrante de sa personnalité:
curieuse en même temps que crâne et délicieusement auto- Cette œuvre semble vraiment donner corps à une

Les contributions Alessandro Arbo


ironique, indomptable dans sa tendance à maltraiter les utopie qui a longtemps tourmenté Romitelli: celle d’une
poses de l’honnête professionnel; mais aussi enthousiaste, expérience musicale prenante, véritable alternative à celle
excessive dans ses choix, extraordinaire par son efficacité à qui a été stabilisée (ou, selon ses propres termes,
faire coïncider imagination et désenchantement, ennemie ”fossilisée”) dans le rituel du concert. Dans la ligne des light-
des sentiments à bon marché, régulièrement assaillie par le shows des années soixante, An index of Metals joue la carte
démon de l’authentique. d’une ”immersion” totale. Dans toutes ses composantes,
Explorer le son dans toute son épaisseur, dans toute sa elle semble vouloir forcer les limites et expérimenter un
profondeur, sonder à quel point il est proche du vécu, nouveau sublime. La musique ne se borne pas à côtoyer les
admirer son énergie et jusqu’à la violence avec laquelle il se territoires de l’image et de la parole: elle concourt plutôt,
jette dans un univers d’images: toute la trajectoire créative dans un rapport de stricte complicité avec celles-ci, à
de Romitelli clame sa fidélité à ce programme, tout en surexposer et à confondre les sens, en sollicitant une forme
gardant en arrière-plan les exemples de Stockhausen, de d’hypnose.
Ligeti, de Scelsi, et en se nourrissant du contact direct avec Couleur, mouvement, ligne géométrique se disputent
les compositeurs de l’Itinéraire (surtout Levinas, Grisey et l’attention du spectateur dans la vidéo réalisée par Paolo
Dufourt) et les musiciens de l’ensemble Ictus. Les Pachini et Leonardo Romoli, vidéo de montage entièrement
déclarations d’intention de sa poétique sont tout aussi basée sur des prises de vues de matériaux réels, soumis à de
explicites: celle-ci est en effet encline à assimiler le son complexes irisations de lumière9. Le regard est attiré par les
”sale” des musiques populaires, de Hendricks à la techno, pôles d’une abstraction prégnante, ou plutôt fortement
à l’exploiter dans le cadre ”d’une investigation des imprégnée de sens: taches de lumière qui se défont,
mécanismes perceptifs des états hallucinatoires” griffures de ciel, surfaces lunaires observées d’un satellite (en
susceptibles de provoquer un dépassement de ce que le réalité microdétails agrandis, comme dans la Mongolie
compositeur définissait comme le ”formalisme imaginaire de Dalí), profils qui se regardent et s’opposent en
claustrophobique”6 de la musique contemporaine. Mais se prêtant à des projections anthropomorphes spontanées,
déjà en 1993, afin de rapprocher le plus possible l’objet agglomérats qui s’organisent en sinueuses symétries,
musical de l’expérience, Romitelli avait indiqué la direction solarisations inattendues et violentes. Comme pour forcer
que celui-ci allait suivre: ”Il devra tendre à la matière elle- une si vive lumière, le texte de Kenka Lekovich se gonfle
même: ayant abandonné la fonction d’élément neutre d’une matière linguistique hybride, visqueuse, semblable à
dans une logique combinatoire, il devra se manifester dans celle où se débat l’héroïne de ce drame intemporel inspiré

189
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (8)

d’un tableau de Roy Lichtenstein (Drowning girl, 1963): le instruments à cordes harmonisent subtilement, et
”metal-miso”, substance paradoxale tenant à la fois du complètent d’un léger grain métallique. De loin,
métal et de la soupe organique. Il est chanté par une voix enveloppée dans l’émotion de cette onde lente, la voix
d’expression neutre, non connotée, presque entièrement entonne la première ”hallucination infernale”. Le son
fondue dans le processus: s’épaissit jusqu’à aboutir à un ré grave qui se résout à son
tour en bruit. Dans le second tableau, des sonorités
Shining, growing telluriques surgissent et s’éteignent, en laissant derrière elles
melting drowning des fréquences résiduelles d’où, comme dans un cycle de
into an iron régénération continuelle, le son reprend naissance, scandé
bluegrey wave par les arpèges du piano, pour se jeter enfin dans une
a pillowing wave grande clairière instrumentale. Le troisième tableau s’appuie
breaking over her head à nouveau sur un mouvement descendant, obtenu grâce à
sudden extreme honeymooners la répétition et à la variation d’une figure élémentaire (et
literally drowning in emotions10 méphistophélique) de piano, qui constitue une véritable
marque distinctive du style romitellien (on pense en
Le paysage environnant est à la fois sensuel et particulier au début de la troisième leçon de Professor Bad
métallique. Dès l’introduction, toute la musique se dévoile Trip12, dont la ligne fluide semble ici avoir été ”cristallisée”).
sous cette lumière altérée: le début de ”Shine on you, crazy
diamond” des Pink Floyd, lancé et stoppé plusieurs fois avec
un effet de ”ratage”, est un signal ironique; en revenant
d’une manière ostentatoire, il nous prépare à un mode
d’écoute. En s’éloignant de ses connotations familières,
l’accord/sound de sol mineur est déformé, bruni, oxydé
jusqu’à être sublimé en un point sonore, un aigu saturé Ex. 1 — Début de Professor Bad Trip : Lesson III, partition
Ricordi, 2000, partie du piano, p. 4.
d’où, comme d’un ciel surréel, ”descend” la première
scène.

…d’”hellucinations” imprégnant la forme

Cette anomalie, ces dégradations anticipent les


métamorphoses qui auront lieu à plus grande échelle dans Ex. 2 — Début de la troisième partie d’An Index of Metals,
l’ensemble de l’œuvre. D’un point de vue formel, An Index partition Ricordi, 2003, partie du piano, p. 103.

of Metals est composé de cinq sections — correspondant à


cinq processus — précédées d’une introduction et
entrecoupés d’intermèdes fondés surtout sur des Une série de chutes et de résurgences fait précipiter
interférences et des bruits électroniques11. Le premier progressivement le mouvement, tandis que la vidéo atteint
processus consiste en un long glissando traité un point de saturation dynamique (et chromatique, avec
électroniquement (obtenu par le frottement d’un tube l’effet de solarisation) en faisant courir le téléobjectif sur les
d’aluminium, utilisé comme une cloche de fortune) que les surfaces de verre et de métal des bâtiments de la Défense.

190
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (8(

La musique se met à tournoyer sur elle-même avec une remontées temporaires) et du simple au dense, ou plus
cadence en boucle des instruments électriques; une précisément de l’organisé au chaotique. Son et image sont
obsession qui s’évanouit en laissant derrière elle un moment chroniquement sujets à la dégradation; comme nous le
de dépression particulièrement suggestif (où, par analogie, montre déjà le premier tableau, la lente descente vers le
les lignes droites des bâtiments se défont dans un liquide grave (plus tard la chute, le précipice) est en même temps
informe). une remontée, un accroissement d’énergie (son pôle est le
ré grave des instruments électriques, véritable ”bas-fond”
gravitationnel de toute la partition). Entre chaque tableau et
le suivant, le résidu sonore est une braise vive, qui enflamme
le nouvel épisode. Extinction et régénération scandent
tragiquement le tempo de l’œuvre: le son ”surgit et
resurgit” (comme la protagoniste de la deuxième

Les contributions Alessandro Arbo


Ex. 3 — Cadence en boucle (guitare électrique et basse hellucination, ”you rise on and rise”), stagne, se réfracte en
électrique) dans la troisième partie d’An Index of Metals,
partition Ricordi, p. 123.
amples effets doppler ou sous l’influence d’une onde lente,
se multiplie comme des cellules prises de folie; et, en même
temps, il se laisse contaminer par le bruit, qui, dans la
Le quatrième tableau est un extraordinaire moment de cadence finale, envahit le spectateur dans le
suspension: les sons flottent, se cabrent, se heurtent tourbillonnement d’un déchargement d’ordures.
comme des bulles, se fondent dans le mouvement des
gouttes de mercure; de leur précipité s’élève le chant de la
seconde hallucination, destiné à retomber de manière
obsédante sur la même note (ré) et sur le mot-clé ”noise”.
Après avoir évoqué dans le mégaphone les mots de Jim
Morrison (”Steel thrust sucking space”) la voix s’assourdit
en un souffle, pour ensuite s’unir au rythme cruel et
hiératique de la masse sonore (cordes et instruments
électriques). Dans une atmosphère sublime, irriguée par des
étincelles de désolation plombée, le final bat le rappel de
tous les éléments qu’il projette dans un tourbillon
nerveusement obsessionnel. De son résidu s’élèvera,
puissante et définitive, la trash-cadence de la guitare et de
la basse électrique.
Même si elle est facile à repérer, cette articulation ne
semble pas s’imposer facilement à l’oreille. En comparaison
à Professor Bad Trip, où les sections semblent tracées de
manière à offrir à l’auditeur une clef de saisie de l’arc
dynamique, on pourrait dire ici que la forme tend à
s’annuler, alourdie par le poids de la matière. Tous les
éléments paraissent impliqués dans un double mouvement:
Ex. 4 — Extrait du finale d’An Index of Metals, partition
de haut en bas (avec quelques pauses et quelques Ricordi, p. 170

191
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (8.

resurgissait en flammes démesurées… ... dans l’histoire d’un corps devenu sans limites

D’une manière générale, les options instrumentales, tout En s’appropriant une métaphore souvent utilisée par les
comme l’adoption des sonorités et des gestes du rock musiciens de l’Itinéraire, Romitelli nous invite à concevoir ces
psychédélique, suivent la ligne tracée par les partitions tableaux comme des sculptures sonores, destinées à révéler,
précédentes, d’EnTrance à Lost et à Professor Bad Trip. Nous en accord avec l’image, ”leur nature intimement violente et
n’avons pas affaire à de simples contaminations: les matériaux assassine”14. Nous pourrions ajouter que le résultat est
hétérogènes ouvrent véritablement une écriture fondée sur les tellement disproportionné qu’il efface l’impression d’une
techniques de la synthèse instrumentale et de l’analyse main travailleuse modelant les contours: les masses sonores
spectrale. Même s’il est électrifié, déformé, hybridé par se forment et se défont d’elles-mêmes, dans un
l’électronique, le son dévoile toujours son origine concrète, et mouvement perpétuel qui renferme l’histoire de ”notre
plus généralement, son adhérence à un geste — en harmonie corps devenu sans limites dans la fournaise d’une messe des
avec le caractère concret et la plasticité quasi-organique de sens”15. Le monde de l’opéra est bien loin, certes — à moins
l’image. Chaque processus se fonde sur la répétition et la de remonter à l’étourdissement des sens provoqué par le
”mise en boucle” d’un module initial (qui peut être une spectacle baroque16 — mais nous voilà au plus près d’un
harmonie-timbre autant qu’un motif quasi-mélodique au drame, épique dans sa force visionnaire : des
profil identifiable, comme dans le troisième tableau). À l’usure, transformations qui impliquent notre perception, déformée
les fragments que l’oreille avait cru spontanément interpréter par l’excès de sensibilité, traversée par des réseaux de
comme des ”figures” se révèlent de simples simulacres, les signaux qui la contraignent à osciller entre réalité et
premières étapes d’un parcours d’annihilation. Sensiblement hallucination. Un voyage qui laisse entrevoir une grande
nouvelle, toutefois, est la manière de moduler ici cette force affirmative, et qui est soutenu par la clairvoyance d’un
poétique de la dégradation: An Index a une direction plus regard étranger à tout pathétisme ou acte de résignation,
inéluctable que les œuvres précédentes. Le spectateur est pris sincèrement fasciné, ravi par les métamorphoses de la
dans un magma qui l’aspire et l’enveloppe de son énergie matière.
primordiale. Une nouvelle interprétation du rapport entre son
et bruit s’impose alors: non plus des parcours basés sur la
logique du contraste, mais la rotation en spirale d’une unique
monade sonore qui démontre leur fusion intime. Le bruit Alessandro Arbo
s’avère nécessaire, fécond et vital dans toute sa puissance Maître de conférences en Musique et Musicologie
URF Arts
destructrice13. Le montage de la vidéo n’est pas le dernier à
Université Marc Bloch
nous suggérer cette lecture; il suffit de noter que les zones les
plus bruyantes sont également les passages où se réalisent les
synesthésies les plus pressantes. Le son gratté, saturé, vient
ainsi à notre rencontre avec les reflets étincelants du cuivre, en
une vibration lumineuse trop intense; il se réduit quelquefois à
une seule fréquence ou à un crépitement, pour ensuite se
gonfler encore jusqu’à atteindre des proportions
gigantesques; comme les couleurs en mouvement, il gèle, se
contracte en minces figures, se fond, s’écoule ou bien
s’enflamme à nouveau.

192
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (8/

NOTES théâtre en musique”.

(1) ”In der Geschichte von Kunst sind Spätwerke die Katastrophen” :
Theodor Wiesengrund Adorno, Beethoven. Philosophie der Musik, éd.
par Rolf Tiedemann, Suhrkamp, Frankfurt, 1993, p. 184.
(2) Adorno note par exemple : ”Le premier mouvement et le Scherzo
de la Neuvième Symphonie ne sont pas du style tardif, mais du
Beethoven moyen, bien qu’ils appartiennent à la phase du style tardif
[…]” (”Der erste Satz und das Scherzo der Neunten Symphonie sind
nicht Spätstil, sondern sind mittlerer Beethoven, obwohl sie in die
Phase des Spätstil fallen […]”, op. cit., p. 270).
(3) ”Vom Tode berührt, gibt die meisterliche Hand die Stoffmassen
frei, die sie zuvor formte ; die Risse und Sprünge darin, Zeugnis der
endlichen Ohnmacht des Ichs vorm Seienden, sind ihr letztes Werk.
Darum der Stoffüberschuß im zweiten Faust und in den
Wanderjahren, darum die Konventionen, die von Subjektivität nicht
mehr durchdrungen und bewältigt, sondern stehengelassen sind.” ;
Th. W. Adorno, op. cit., p. 183.

Les contributions Alessandro Arbo


(4) Jean-Luc Plouvier, ”Fausto Romitelli died on June 27 th in Milano.
An Eulogy”, Internet, ”http://www.ictus.be”.
(5) ”An Index of Metals : Note d’intention de Fausto Romitelli”, texte
écrit (et révisé par Marc Texier) à l’occasion de la première exécution
de l’œuvre au Théâtre ”L’Apostrophe” de Cergy-Pontoise, le 4 octobre
2003, par l’ensemble ”Ictus” dirigé par Georges-Elie Octors dans le
cadre du Festival de la Fondation Royaumont (qui avec d’autres a
contribué à la production). On peut lire ces notes sur le site d’Ictus, à
cette page : ”ictus.be/Documents/index.html”.
(6) Fausto Romitelli, texte de présentation de Professor Bad Trip, dans
le programme du Festival Musica, Strasbourg, 2000.
(7) Fausto Romitelli, ”Résonances”, dans L’idée musicale, éd. par
Christine Buci Glucksmann et Michael Levinas, Presses Universitaires
de Vincennes (Collection ”La Philosophie hors de soi”), Vincennes-
Saint-Denis, 1993, p. 45.
(8) Fausto Romitelli, ”Pour une pratique visionnaire”, dans Danielle
Cohen-Levinas, Causeries sur la musique. Entretiens avec des
compositeurs, L’Itinéraire / L’Harmattan, Paris, 1999, p. 289-292.
(9) Le film ne comporte aucune image de synthèse.
(10) Kenka Lekovich, Hellucination 1 (Drowningirl), dans L’emozione
del nuovo. I percorsi 2004 di Milano Musica, Milano, Milano
Musica/Teatro alla Scala, 2004, p. 52.
(11) Empruntés au groupe finlandais Pan Sonic.
(12) Voir le CD Professor Bad Trip, Ictus, Cyprès CYP5620.
(13) En commentant la ”danse orgiastique” des débris du finale,
Paolo Petazzi (textes de présentation d’An Index of Metals, dans
L’emozione del nuovo, cit., p. 51) a écrit : ”C’est une conclusion en
quelque mesure énigmatique, où quand même la violence et la
distorsion sont finalement ressenties comme vitales, et où la circularité
fait penser à un cycle de destruction-renaissance”.
(14) ”An Index of Metals : Note d’intention de Fausto Romitelli”,
op.cit.
(15) Ibid.
(16) Comme l’a observé Éric Denut (”L’opéra est ailleurs”, Musica
falsa, 20, automne 2004, p. 90), ”Le malaise grandit au fur et à
mesure que l’œuvre se déroule et que la poésie des premiers instants
se raréfie (exactement comme dans une rave party) — de lui naît le
plaisir esthétique, et l’on en vient à rêver que c’est cette sensation-là
que ressentaient nos aïeux dans les arie da capo de l’opera seria. Alors
que Manoury retrouve dans son théâtre une quintessence du genre de
l’opéra en le mobilisant au service d’une allégorie de la vie comme
phénomène d’essence musicale, Romitelli, quant à lui, réinvente
l’innocence du genre, sa beauté sauvage, l’authenticité violente du

193
!"#$%&'()*%'+,- - ./0((0)1- - (23/(- - 4+5"- (89

194

Vous aimerez peut-être aussi