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An Index (Final)
An Index (Final)
Alessandro Arbo
”L’écriture musicale est un outil d’enquête du réel” reprises. À condition qu’on puisse généraliser — ce qui n’est
Fausto Romitelli pas évident — nous pouvons en effet commencer par nous
demander: qu’est-ce qui rend une œuvre ”ultime”?
Le critère le plus simple qui nous vient à l’esprit est celui
”Dans l’histoire de l’art les œuvres ultimes sont les constitué par un certain ordre chronologique, biographique ou
catastrophes” écrivait Adorno en 1934, à la fin d’un bref texte classificatoire. Mais déjà le cas présenté par Adorno, comme
consacré au dernier Beethoven1. Phrase elliptique, laconique, d’ailleurs beaucoup d’autres, vient immédiatement nous
qu’on ne pourrait pas imaginer plus ”adornienne”. Quand désavouer: toutes les dernières œuvres de Beethoven —
nous avons surmonté son premier impact (à condition d’y petite parenthèse: du ”vieux” Beethoven peut-être? quand il
arriver), elle semble ”mimer” à sa manière les grandes écrit la Hammerklavier il n’a pas encore atteint la
énigmes que le compositeur nous a laissées en héritage. Et cinquantaine… — n’appartiennent pas, en fait, à son ”dernier
faire résonner en même temps le déterminisme, la direction style” ou ”Spätstil”, et ne pourraient pas être décrites par le
trop forte et unilatérale d’une vision dialectique. Loin de nous terme d’”œuvres ultimes”2. La phrase citée nous suggère
l’idée de le suivre sur cette piste. Mais il y a un aspect, dans la (nous impose?) une autre piste, que l’on peut entrevoir dans
lecture d’Adorno, qui, au-delà de ses propres conclusions, l’emploi du mot si fort ”catastrophe”. En fait, dans
reste fortement tentateur et touche à une question que les l’”ultimatum” d’une œuvre ultime, fait apparition, sans
intervenants de ce colloque se seront posée à plusieurs aucune retenue, une présence qui sous-tend toute œuvre,
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mais devant laquelle, soudain, tous les ”droits” de l’art maladie. Quelques jours après, Jean-Luc Plouvier, ami et
semblent perdre leur légitimité: la mort. Événement soustrait pianiste interprète de son œuvre, a écrit:
à toute économie, hors-lieu et hors-temps toujours
imprévisible, en dépit des prévisions que l’on fera pour la ”En contemplant son increvable désir, je m’étais persuadé
préparer ou l’exorciser, hors-d’œuvre enfin, et par excellence, qu’il ne pouvait pas partir. Que son corps suivrait. Mais son
la mort ne peut que confondre, dépister le dire, contredire la corps se défaisait tout seul et en silence, comme les détritus
simple continuité d’un discours. Y compris le discours qui furieux et sublimes passés à l’essoreuse dans le final de Index
voudrait inscrire l’œuvre dans ce qu’il est convenu d’appeler of Metals, le vidéo-opéra qui fut sa dernière œuvre. […] C’était
”histoire de l’art”: en quelque manière, elle rend cette Index, cérémonie d’adieu à la matière qui proliférait follement
assomption difficile, étrange, mal réussie, mal tournée… bref, en lui, et qui semblait pourtant se soumettre à sa plume à
une ”catastrophe”. Mais suivons encore le fil qu’Adorno nous coups d’impossibles tempos lents”4.
fait découvrir dans les labyrinthes de sa prose:
Aucune phrase ne pourrait mieux exprimer le dessein de
”Touchée par la mort, la main du maître libère les masses de cette extraordinaire œuvre ultime. Cette œuvre qui, jusqu’à un
matière qu’autrefois elle formait; les fissures et les fentes ici certain point, semble défier, plus qu’une histoire personnelle,
présentes, témoignages de l’impuissance finie du moi devant l’”histoire de l’art”, peut-être justement à travers le
l’existant, sont sa dernière œuvre. D’où l’excès de matière dans la renouvellement d’une certaine alliance entre la convention et
seconde partie du Faust et dans les Wanderjahre, d’où les la mort. Disons-le dès maintenant: c’est en ce sens qu’elle
conventions qui ne sont plus traversées et maîtrisées par la nous semble constituer un vrai testament de son auteur; ou
subjectivité, mais qui sont laissées être”3. plus précisément, un arsenal de ce que ”sa main” avait pu
réunir, afin de combattre quelques ennemis pernicieux. Avant
Un étrange rapport semble allier la mort à la convention. tout, peut-être, le mythe d’un ”moi” qui croit pouvoir imposer
Où, quand et comment la première a-t-elle pu se confronter ses intentions au monde, ou produire une œuvre capable de
d’une manière si brutale à l’œuvre? Probablement, à travers la s’inscrire dans l’histoire d’un genre: ”An Index of Metals —
”main” du maître. Nous adopterons cette métaphore, elle- écrit Romitelli — sera cette narration abstraite et violente,
même certes un peu usée et conventionnelle, afin de nous épurée de tous les artifices de l’opéra, un rite initiatique
protéger, de protéger notre discours et, avec lui, les espaces d’immersion, une transe lumino-sonore”5.
intouchables et en même temps intimement liés de la musique Parmi les instrument employés pour lancer cette attaque
et de la biographie. Les deux nous travaillent, bien sûr. Nous frontale, un seul, vif et incandescent, était à la disposition du
chercherons donc de ces deux points de vue ce qui rend compositeur: le son.
testamentaire et, finalement, ”ultime” l’œuvre que nous
présenterons. En s’imposant pour seule règle de ne pas
traverser le no man’s land, l’espace obscur et inhumain qui À l’origine, le son
s’étend entre les deux.
L’histoire de la musique du XXe siècle a vu se confronter
deux façons de concevoir le son: la première consiste à le
Post-factum comprendre dans des unités, schémas, combinatoires
susceptibles de le structurer et de l’ouvrir à de nouvelles
Le 27 juin 2004, Fausto Romitelli, compositeur italien, est projections de sens; la seconde s’efforce d’isoler dans son
décédé à l’âge de quarante et un ans des suites d’une longue ”grain” même la clef de son devenir et les vecteurs d’un
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d’un tableau de Roy Lichtenstein (Drowning girl, 1963): le instruments à cordes harmonisent subtilement, et
”metal-miso”, substance paradoxale tenant à la fois du complètent d’un léger grain métallique. De loin,
métal et de la soupe organique. Il est chanté par une voix enveloppée dans l’émotion de cette onde lente, la voix
d’expression neutre, non connotée, presque entièrement entonne la première ”hallucination infernale”. Le son
fondue dans le processus: s’épaissit jusqu’à aboutir à un ré grave qui se résout à son
tour en bruit. Dans le second tableau, des sonorités
Shining, growing telluriques surgissent et s’éteignent, en laissant derrière elles
melting drowning des fréquences résiduelles d’où, comme dans un cycle de
into an iron régénération continuelle, le son reprend naissance, scandé
bluegrey wave par les arpèges du piano, pour se jeter enfin dans une
a pillowing wave grande clairière instrumentale. Le troisième tableau s’appuie
breaking over her head à nouveau sur un mouvement descendant, obtenu grâce à
sudden extreme honeymooners la répétition et à la variation d’une figure élémentaire (et
literally drowning in emotions10 méphistophélique) de piano, qui constitue une véritable
marque distinctive du style romitellien (on pense en
Le paysage environnant est à la fois sensuel et particulier au début de la troisième leçon de Professor Bad
métallique. Dès l’introduction, toute la musique se dévoile Trip12, dont la ligne fluide semble ici avoir été ”cristallisée”).
sous cette lumière altérée: le début de ”Shine on you, crazy
diamond” des Pink Floyd, lancé et stoppé plusieurs fois avec
un effet de ”ratage”, est un signal ironique; en revenant
d’une manière ostentatoire, il nous prépare à un mode
d’écoute. En s’éloignant de ses connotations familières,
l’accord/sound de sol mineur est déformé, bruni, oxydé
jusqu’à être sublimé en un point sonore, un aigu saturé Ex. 1 — Début de Professor Bad Trip : Lesson III, partition
Ricordi, 2000, partie du piano, p. 4.
d’où, comme d’un ciel surréel, ”descend” la première
scène.
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La musique se met à tournoyer sur elle-même avec une remontées temporaires) et du simple au dense, ou plus
cadence en boucle des instruments électriques; une précisément de l’organisé au chaotique. Son et image sont
obsession qui s’évanouit en laissant derrière elle un moment chroniquement sujets à la dégradation; comme nous le
de dépression particulièrement suggestif (où, par analogie, montre déjà le premier tableau, la lente descente vers le
les lignes droites des bâtiments se défont dans un liquide grave (plus tard la chute, le précipice) est en même temps
informe). une remontée, un accroissement d’énergie (son pôle est le
ré grave des instruments électriques, véritable ”bas-fond”
gravitationnel de toute la partition). Entre chaque tableau et
le suivant, le résidu sonore est une braise vive, qui enflamme
le nouvel épisode. Extinction et régénération scandent
tragiquement le tempo de l’œuvre: le son ”surgit et
resurgit” (comme la protagoniste de la deuxième
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resurgissait en flammes démesurées… ... dans l’histoire d’un corps devenu sans limites
D’une manière générale, les options instrumentales, tout En s’appropriant une métaphore souvent utilisée par les
comme l’adoption des sonorités et des gestes du rock musiciens de l’Itinéraire, Romitelli nous invite à concevoir ces
psychédélique, suivent la ligne tracée par les partitions tableaux comme des sculptures sonores, destinées à révéler,
précédentes, d’EnTrance à Lost et à Professor Bad Trip. Nous en accord avec l’image, ”leur nature intimement violente et
n’avons pas affaire à de simples contaminations: les matériaux assassine”14. Nous pourrions ajouter que le résultat est
hétérogènes ouvrent véritablement une écriture fondée sur les tellement disproportionné qu’il efface l’impression d’une
techniques de la synthèse instrumentale et de l’analyse main travailleuse modelant les contours: les masses sonores
spectrale. Même s’il est électrifié, déformé, hybridé par se forment et se défont d’elles-mêmes, dans un
l’électronique, le son dévoile toujours son origine concrète, et mouvement perpétuel qui renferme l’histoire de ”notre
plus généralement, son adhérence à un geste — en harmonie corps devenu sans limites dans la fournaise d’une messe des
avec le caractère concret et la plasticité quasi-organique de sens”15. Le monde de l’opéra est bien loin, certes — à moins
l’image. Chaque processus se fonde sur la répétition et la de remonter à l’étourdissement des sens provoqué par le
”mise en boucle” d’un module initial (qui peut être une spectacle baroque16 — mais nous voilà au plus près d’un
harmonie-timbre autant qu’un motif quasi-mélodique au drame, épique dans sa force visionnaire : des
profil identifiable, comme dans le troisième tableau). À l’usure, transformations qui impliquent notre perception, déformée
les fragments que l’oreille avait cru spontanément interpréter par l’excès de sensibilité, traversée par des réseaux de
comme des ”figures” se révèlent de simples simulacres, les signaux qui la contraignent à osciller entre réalité et
premières étapes d’un parcours d’annihilation. Sensiblement hallucination. Un voyage qui laisse entrevoir une grande
nouvelle, toutefois, est la manière de moduler ici cette force affirmative, et qui est soutenu par la clairvoyance d’un
poétique de la dégradation: An Index a une direction plus regard étranger à tout pathétisme ou acte de résignation,
inéluctable que les œuvres précédentes. Le spectateur est pris sincèrement fasciné, ravi par les métamorphoses de la
dans un magma qui l’aspire et l’enveloppe de son énergie matière.
primordiale. Une nouvelle interprétation du rapport entre son
et bruit s’impose alors: non plus des parcours basés sur la
logique du contraste, mais la rotation en spirale d’une unique
monade sonore qui démontre leur fusion intime. Le bruit Alessandro Arbo
s’avère nécessaire, fécond et vital dans toute sa puissance Maître de conférences en Musique et Musicologie
URF Arts
destructrice13. Le montage de la vidéo n’est pas le dernier à
Université Marc Bloch
nous suggérer cette lecture; il suffit de noter que les zones les
plus bruyantes sont également les passages où se réalisent les
synesthésies les plus pressantes. Le son gratté, saturé, vient
ainsi à notre rencontre avec les reflets étincelants du cuivre, en
une vibration lumineuse trop intense; il se réduit quelquefois à
une seule fréquence ou à un crépitement, pour ensuite se
gonfler encore jusqu’à atteindre des proportions
gigantesques; comme les couleurs en mouvement, il gèle, se
contracte en minces figures, se fond, s’écoule ou bien
s’enflamme à nouveau.
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(1) ”In der Geschichte von Kunst sind Spätwerke die Katastrophen” :
Theodor Wiesengrund Adorno, Beethoven. Philosophie der Musik, éd.
par Rolf Tiedemann, Suhrkamp, Frankfurt, 1993, p. 184.
(2) Adorno note par exemple : ”Le premier mouvement et le Scherzo
de la Neuvième Symphonie ne sont pas du style tardif, mais du
Beethoven moyen, bien qu’ils appartiennent à la phase du style tardif
[…]” (”Der erste Satz und das Scherzo der Neunten Symphonie sind
nicht Spätstil, sondern sind mittlerer Beethoven, obwohl sie in die
Phase des Spätstil fallen […]”, op. cit., p. 270).
(3) ”Vom Tode berührt, gibt die meisterliche Hand die Stoffmassen
frei, die sie zuvor formte ; die Risse und Sprünge darin, Zeugnis der
endlichen Ohnmacht des Ichs vorm Seienden, sind ihr letztes Werk.
Darum der Stoffüberschuß im zweiten Faust und in den
Wanderjahren, darum die Konventionen, die von Subjektivität nicht
mehr durchdrungen und bewältigt, sondern stehengelassen sind.” ;
Th. W. Adorno, op. cit., p. 183.
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