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VERS LA FUSION HOMME-MACHINE.

UN WEB EN SYMBIOSE AVEC


NOTRE CERVEAU ET NOTRE CORPS

Joël de Rosnay
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De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2015/3 n° 129 | pages 41 à 47


ISSN 0765-3697
ISBN 9782807301344
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2015-3-page-41.htm
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Dossier

VERS LA FUSION HOMME-MACHINE


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UN WEB EN SYMBIOSE AVEC NOTRE CERVEAU
ET NOTRE CORPS
Joël DE ROSNAY *

Résumé : L’homme d’aujourd’hui n’est plus simplement « réparé », il est aussi « trans-
formé », modifié par des prothèses qui ne sont plus seulement physiques mais numériques
et donc connectées. La co-évolution de l’homme et des nouveaux moyens d’information
et de communication engendre ce nouvel être, le « cybionte », intégrant une série d’outils
le reliant à un « macro organisme planétaire ». Son environnement – cliquable – sera celui
du Web symbiotique et ce dernier sera de plus en plus prépondérant dans les décisions qui
engagent l’humanité.
Mots-clés : co-évolution, transhumanisme, cybionte, environnement intelligent, web
symbiotique

Abstract: The present day man is not simply “repaired”, but also “transformed” by
prostheses that aren’t only physical but digital and thus connected. The co-evolution of
humankind and new information and communication’s means, creates this new creature,
the “cybiont”, incorporating a series of tools connecting it to a “global macro body”. Its
environment - clickable – will be the symbiotic web and it will become more prominent in
decisions about humanity.
Keywords: co-evolution, transhumanism, cybiont, smart environment, symbiotic web

* Scientifique, conseiller de la présidente d’Universcience et président exécutif de Biotics


International. www.derosnay.com

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L’homme du futur ?
Un être vivant implanté ou augmenté, fait de pièces détachées, est-il toujours un
être humain ? Des chercheurs ont déjà réussi à transférer l’information venant du
cerveau d’un singe vers des bras articulés artificiels situés à 1 000 km de distance
via Internet. Le singe, qui voyait des aliments sur un écran de télévision, arri-
vait à les saisir à distance juste par la pensée. Mais la représentation d’un corps
ainsi étendu reste-t-elle dans la tête ? Nous connaissons les endroits du cerveau
qui servent à manipuler les membres. Mais si nous pouvons animer des bras à
distance, ce corps étendu est-il toujours un corps ? Je pense que non, car nous
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touchons au fondement même de la nature humaine. Il faut réfléchir à ce que
nous sommes en train d’accomplir pour ne pas altérer ce qu’il y a de plus naturel
en l’homme, qui fait son originalité et sa force : sa capacité de ressemblance et
de différence avec les autres. Et un être implanté, transformé, explanté ne répond
plus aux mêmes critères.
De manière schématique, on peut considérer qu’il existe deux visions de
l’homme du futur. L’une proche de la science-fiction, à laquelle je n’adhère pas,
et l’autre qui se rapproche d’une démarche de « technologue humaniste », avec
laquelle je me sens plus à l’aise. La première vision débouche presque toujours
sur le « mutant », le « cyborg » ou « l’homme bionique ». Le mutant, c’est un être
vivant qui se modifie par des mutations biologiques. Le cyborg, un homme-robot
ou un être humain dont la biologie s’est mécanisée et la mécanique « biologi-
sée ». Et l’homme bionique, un être qui intègre des parties bioniques remplaçant
ou augmentant des fonctions déficientes. Ma vision personnelle se fonde sur une
co-évolution de l’homme et de la société. Je l’appelle une évolution anthropo-
technico-sociétale. Ce qui signifie que la transformation de l’homme me paraît
inséparable de son intégration dans la société qui, elle-même, le transforme en
retour.

Réparer, transformer, augmenter l’homme


Il existe schématiquement trois étapes dans l’évolution vers l’homme de demain.
L’homme « réparé », qui apparaîtra de plus en plus fréquemment avec des greffes
ou des prothèses. L’homme « transformé », implanté de puces bioélectroniques
créant des circuits internes capables de détecter des erreurs métaboliques et de
les corriger, par exemple pour la maladie de Parkinson. De tels implants pouvant
être également une rétine artificielle ou une pompe à insuline détectant l’excès de
glucose dans le sang. L’homme transformé peut intégrer les avantages de l’intelli-
gence artificielle, coupler son cerveau à des cerveaux informatiques qui l’aident
à traiter des problèmes complexes. Cet homme est de surcroît transformé par les
nouvelles interfaces homme/machine. C’est une transformation par « explanta-
tion » plutôt que par « implantation ». Il devient ainsi le « neurone » d’un réseau
plus grand que lui, auquel il s’interface. Ces transformations vont se faire, mais il

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faut placer les barrières éthiques nécessaires pour évaluer les conséquences pour
l’humanité de telles avancées technologiques et éviter les déviances. Enfin, la der-
nière étape est celle de l’homme « augmenté », pour lequel j’ai des réserves et que
l’on retrouve à la base de l’idéologie transhumaniste. Cette étape peut en effet
conduire au « surhomme ». À une évolution susceptible de créer des différences
entre les alphas, les bêtas ou les gammas, comme le pressentait Aldous Huxley
dans Le Meilleur des mondes. Sur un plan éthique, il faut s’y opposer, car cette
dérive créerait des fossés profonds entre les êtres humains. Notamment, suite à
l’imbrication des avancées scientifiques et technologiques. Nous vivons en effet
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une série d’évolutions en accélération : biologique, technologique et numérique.
La première a demandé des millions d’années. Elle se réalise « en direct » dans
la nature par essais et erreur. C’est le monde réel. Puis, l’homme émerge avec
son cerveau et crée le monde imaginaire. Il peut inventer dans sa tête une roue
par exemple et en faire le dessin. Cette relation entre le monde réel et le monde
imaginaire favorise l’accélération de l’évolution technologique qui se déroule en
quelques siècles. L’homme invente alors l’ordinateur, le cyberespace et, à partir de
là, vient s’insérer un troisième monde, le monde numérique, le « virtuel ». Dans ce
monde, on peut inventer des objets, mais aussi les fabriquer et les faire fonctionner
à travers des simulations, ce qui induit la prodigieuse accélération de l’évolution
que nous vivons aujourd’hui.

Des prothèses interconnectées au macro-organisme planétaire


L’évolution vers l’homme du futur est une évolution par extériorisation de fonctions,
sous la forme de prothèses qui s’interconnectent. Les premières prothèses inven-
tées sont des prothèses de nature physique. Par exemple, l’homme se déplace avec
ses jambes, mais pour aller plus vite ou tirer de lourdes charges, il invente la roue.
Sa mémoire, il l’extériorise par l’écriture et le livre. Ensuite viennent l’aile de l’avion
qui imite l’oiseau, l’appareil photo pour l’œil, l’Internet pour certaines extensions
du cerveau. Depuis, les prothèses physiques se sont transformées en prothèses
numériques qui se connectent entre elles, créant l’être humain d’aujourd’hui inté-
grant une série d’outils qui le relient à un « macro-organisme planétaire ». L’homme
du futur sera le résultat d’une complémentarité et, il faut l’espérer, d’une symbiose,
entre un être vivant biologique et ce macro-organisme hybride (électronique,
mécanique, biologique) qui se développe à une vitesse extraordinaire sur la Terre
et qui va déterminer, en partie, son avenir.
Mais on doit réguler les avancées dans ce domaine. Plusieurs niveaux de
régulation sont envisageables. La communauté scientifique, qui publie ses tra-
vaux en respectant certaines règles, exerce un premier niveau de régulation sur
les déviances possibles. Ce premier niveau doit s’accompagner d’une démarche
éthique : bioéthique (biologie), infoéthique (information) et écoéthique (écologie),
pour ne pas faire n’importe quoi sur l’être humain et maîtriser le monde que l’on
va laisser à nos enfants. Cette démarche doit rassembler des autorités morales,

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religieuses, scientifiques, politiques. Le troisième niveau est celui du consensus


citoyen, capable d’influer sur des sujets qui concernent directement les individus
en société. Enfin, une régulation politique, au sens le plus élevé du terme. Soumis
à des arbitrages constants sur les choix de société, sur les budgets qu’ils nécessitent
et sur les hommes capables de les conduire, le Politique se retrouve dans des situa-
tions d’arbitrage et de décision pesant lourdement sur la construction de l’avenir.
Dans Le Macroscope, paru en 1975, j’ai longuement évoqué la systémique,
c’est-à-dire l’intégration de plusieurs disciplines dans une vision transdisciplinaire.
Et dans L’Homme symbiotique (1995), j’ai abordé les « sciences de la complexité »,
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qui démontrent que de nombreux domaines scientifiques se marient. Préalable-
ment, nous pensions les évolutions en termes de disciplines scientifiques, de cau-
salité linéaire. Aujourd’hui, nous vivons un compromis permanent entre ce qui est
train de se construire ou de se déconstruire. Une sorte de chaos organisé ou désor-
ganisé, dans lequel les arbitrages sont permanents. C’est ce monde en construc-
tion/déconstruction qui me paraît plus porteur d’une vision moderne du futur que
l’ancienne approche linéaire dans laquelle les mêmes causes produisent les mêmes
effets. L’écosystème numérique participe au phénomène d’autocatalyse, d’auto-
sélection, d’auto-accélération, propre aux sociétés les plus développées. Certains
pays se développent à une vitesse accélérée par l’intermédiaire – et les effets ampli-
ficateurs – d’une sorte de « masse critique informationnelle ». Ils l’entretiennent et
accélèrent leur évolution en drainant à leur profit des flux énergétiques et infor-
mationnels qui pourraient profiter à d’autres, ce qui les isole progressivement au
cours de cette évolution accélérée. Les avancées des technosciences conduisent
à un emballement. Et cet effet boule de neige crée des distorsions économiques,
culturelles, politiques, philosophiques, éthiques à l’échelle de la planète. Cela ne
veut pas dire qu’il faille ralentir cette évolution, mais plutôt que cette évolution doit
être ouverte sur les autres, altruiste, de manière à les faire bénéficier des avantages
et à éviter les inconvénients, tout en en respectant les différences culturelles et les
approches locales.

La naissance du Cybionte et les environnements intelligents


Un cerveau planétaire est en cours de construction. Des interfaces de plus en plus
étroites se créent entre l’homme et les machines. Avec l’apparition du téléphone,
de la télévision et du cinéma, l’homme a extériorisé plusieurs de ses sens. Il s’est
entouré d’un nuage d’objets connectés pour parler, écouter, voir et même se
déplacer. Avec le numérique, nous assistons à la convergence de ces objets qui
fusionnent, se connectent entre eux. Ces évolutions montrent que nous sommes
en train de construire une sorte de « cerveau planétaire ». Pour symboliser l’émer-
gence de ce macro-organisme, j’ai proposé au début des années 1990 le terme
de « cybionte », contraction des mots cybernétique et biologie. Le cybionte va
favoriser l’émergence d’un nouvel homme : « l’homme symbiotique ». Après
l’Homo sapiens, qui cherche à dominer les espèces vivantes, après l’Homo faber,

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qui maîtrise outils et machines, après l’Homo economicus, à la fois consommateur


et prédateur, l’homme symbiotique va chercher à vivre en harmonie, en sym-
biose, avec le cerveau planétaire qu’il aura contribué à créer. Ni surhomme ni
robot, il sera tel que nous sommes aujourd’hui. Déjà, il « sous-traite » au cybionte
en construction ce qui est trop rapide ou trop complexe pour son seul cerveau.
La Bourse par exemple avec les transactions à haute fréquence (HFT ou High
Frequencey Trading) à la microseconde. L’évolution de l’ordinateur relié à Internet
est comparable à celle qu’a connue le livre. Ce dernier n’a longtemps existé que
sous la forme d’exemplaires uniques de grande taille, présentés sur des tréteaux et
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attachés au mur. Les moines ont ensuite recopié les manuscrits. Puis, l’imprimerie
a conduit à la création du « manuel », le livre qui tient dans la main. Grâce à lui, la
culture s’est diffusée très largement. De la même manière, dans les années 1970,
on se connectait à un ordinateur extérieur par un terminal de télématique. L’ordi-
nateur personnel était fixe, connecté à une prise électrique et à une prise télécom.
Avec l’ordinateur portable et surtout les tablettes, l’accès à Internet est devenu
mobile. À présent, près de 60 % des connexions à Internet se réalisent à partir
de smartphones. Le vrai changement est celui de « l’environnement intelligent ».
Aujourd’hui, on dispose de trois écrans plats : ceux de l’ordinateur de bureau,
de la tablette et du smartphone. Demain, on se retrouvera face aux murs d’un
amphithéâtre, d’un restaurant ou d’un aéroport. Et ces murs seront eux-mêmes
des « écrans ». Ils seront dotés de puces RFID capables de détecter les objets, de
systèmes d’identification des visages, ou de détecteurs de mouvements. Les appli-
cations de cet environnement intelligent dans la vie quotidienne sont évidemment
multiples et diversifiées. Les environnements « cliquables » et la réalité augmentée
offrent d’immenses perspectives dans des domaines comme le marketing, le com-
merce ou la communication institutionnelle. Les smartphones vont devenir des
extensions des yeux, des oreilles et des gestes. Prenons l’exemple des campagnes
électorales. Actuellement, les affiches des candidats sont souvent collées sur des
tableaux et les opposants s’évertuent à les taguer ou les déchirer. Demain, la photo
des candidats sera incrustée dans un tableau métallique équipé d’un QR code.
Quand on pointera son téléphone sur l’affiche, la photo du candidat se mettra
à parler pour exposer son programme. Comme le ferait un écran de téléviseur.
Autre exemple : la traduction instantanée. Si l’on voyage en Russie ou en Chine
et qu’on ne parle pas la langue, il suffira de pointer avec son appareil le nom
d’une enseigne pour que le texte soit aussitôt traduit dans sa langue maternelle.
La traduction automatique en temps réel sur les smartphones est déjà une réalité
expérimentale. Elle va révolutionner la communication internationale d’ici à 2025.
Les gens pourront choisir de n’utiliser que certaines des possibilités offertes par
l’environnement intelligent. Un ouvrier, un chirurgien ou un militaire en auront
sans doute besoin dans le cadre de leurs fonctions. Mais chacun pourra également
utiliser ces applications pour ses loisirs ou sa vie personnelle. Il n’est pas impossible
que seules quelques catégories de personnes y aient recours régulièrement. Un peu
comme les astronautes ou les plongeurs aujourd’hui.

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Nouveaux risques, défis et enjeux internationaux


Une question demeure : jusqu’où peut aller la co-évolution de l’homme et des
nouveaux modes de communication et d’information ? Le Web personnel, qui
connecte une personne à des objets communicants, va se transformer progres-
sivement en Web global. L’interaction entre l’homme et la machine va rendre les
connexions du cerveau planétaire de plus en plus denses et ramifiées. Le « Big
Data » va mettre en danger les informations privées, y compris nos informations
génétiques. Si l’on mesure l’évolution future d’Internet en se fondant sur le nombre
d’adresses et de favoris dont dispose un ordinateur personnel ou un smartphone,
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on se rend compte que se dessine à l’horizon 2030-2050 une transition fondamen-
tale. Ce seuil va correspondre à la naissance du Web symbiotique ou « symbio-
net ». Un Web en symbiose avec notre corps et notre cerveau. Nous allons alors
transposer, dans le réseau que nous avons créé, la structure même du cerveau
et ses trois formes d’intelligence : connective, collaborative et collective. Le Web
symbiotique prendra de plus en plus d’importance dans les décisions qui engagent
l’humanité. Un système qui se regarde lui-même de l’extérieur, grâce à des satel-
lites et des capteurs, pourra, par exemple, réguler en temps réel l’environnement
dans lequel nous vivons. De nos jours, on détecte souvent trop tard l’arrivée d’une
tornade ou d’un tsunami. Grâce aux « sens » dont la Terre est en train de se doter,
il sera possible de gérer en temps réel, et dans l’intérêt de tous, certains cycles
de l’écosystème. À condition, évidemment, que l’homme parvienne à entrer en
symbiose avec le macro-organisme qu’il aura créé. Ce cerveau planétaire sera
doté d’une intelligence autonome. Mais l’avenir du cerveau planétaire va surtout
dépendre de ce que nous en ferons et de la manière dont nous l’utiliserons. Déjà
il se comporte de façon semi-autonome. Il favorise l’émergence progressive d’une
conscience collective, voire d’une coconscience collective réfléchie. En clair : le
système deviendra peut-être capable de se penser lui-même. Le cerveau plané-
taire, le cybionte, développe aussi son propre système immunitaire. Un virus seul
ne suffira pas à le détruire, ni d’ailleurs une cyberattaque ciblée. Plus le système
se complexifie, plus son immunité se renforce grâce à une forme numérique de
sélection naturelle. Pour le mettre en danger, plusieurs cyberattaques massives,
simultanées et concentrées sur les grands nœuds de réseaux seraient nécessaires.
En revanche, le risque existe que le système global devienne schizophrène ou
bipolaire. D’ailleurs, certains sociologues considèrent déjà qu’Internet pourrait être
atteint de maladies mentales !
Des risques de dérives existent pour l’homme symbiotique de demain. Il pourrait
être dominé par le cybionte, devenant une sorte de monstre, un super Big Brother.
Une des clés du futur consistera pour l’homme à s’appuyer sur la démarche scien-
tifique pour mieux comprendre d’où il vient et quelle pourrait être son évolution.
Et pas seulement à partir des seules règles traditionnelles de la politique, du marché
ou de la religion. Il lui faudra aussi comprendre comment la complexité a évolué,
de l’origine de la vie jusqu’à nos jours. Et tenter d’utiliser ces mêmes principes
pour entrer en symbiose avec le cybionte, sans que celui-ci ne détruise l’identité

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humaine. Mais les risques de dérives existent. Le pire serait une intrusion dans
l’être à son insu. D’ici dix à cinquante ans, il sera techniquement possible d’influen-
cer des émotions à des fins malveillantes. On pourra, par exemple, grâce à une
modification invisible et indétectable de l’environnement immédiat, stimuler dans
le cerveau d’une personne la sécrétion d’hormones du bien-être ou du plaisir. Et
mettre ainsi cette personne en condition pour favoriser la signature d’un important
contrat ! Ce risque de détournement paraît encore plus grave que la traçabilité des
informations, l’atteinte à la vie privée, le piratage, la désinformation ou la censure,
contre lesquels on dispose aujourd’hui de moyens de protection ou de dissuasion.
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La France a des talents, mais est encore trop isolée dans cette course à l’évolu-
tion numérique. Dans le domaine de la recherche, l’autocatalyse du système se fait
surtout aux États-Unis par suite des effets de cette masse critique informationnelle
détenue et partagée par les laboratoires universitaires, les « start-ups », l’industrie.
Nous assistons également à une montée en puissance de l’Asie, notamment avec la
Chine. Par contre, la recherche européenne a un rôle à jouer pour faire contrepoids
à ces deux pôles, à condition d’investir dans l’intelligence, clé de la construction
solidaire de l’avenir.

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