Vous êtes sur la page 1sur 5

Zinaida Tchekantseva

Penser l'événement: les itinéraires intellectuelles des XX–XXI siècles

L'événement historique a une place importante dans le métier d’historien. Naissances, morts,
batailles, guerres, révolutions, tant de dates qui créent un pays ou ébranlent le monde ont été étudiées
par les historiens. L’événement symbolique ou commémorative organise la mémoire et le récit
historique. Les événements les plus importants sont enregistrés dans les manuels scolaires. Il est
communément admis que le processus historique est une chaîne d'événements. Cependant à partir du
moment où l'histoire se constitue en science sociale, elle construit sa scientificité contre l’événement.
Aux XVIII-XIX siècles, la critique est devenue une composante importante de ce dernier inspirée par
l'épistémologie prescriptive des sciences naturelles qui considéraient la connaissance de singulier
comme impossible. Cependant l'événement revient toujours. Au tournant du XX–XXI siècle, non
seulement des historiens, mais aussi des philosophes, des sociologues, des anthropologues, des
linguistes discutent ce «retour». Mais jusqu'à présent, l'événement reste un véritable défi pour les
historiens, car la plupart d'entre eux ont assimilé fermement la version réductionniste des événements,
selon laquelle l'événement fait partie d'une réalité facilement accessible.
Aujourd'hui, on parle de la «renaissance de l'événement. » Mais la question de ce qu'il est et
comment les historiens peuvent considérer l’événement historique reste ouvert. Je veux attirer
l'attention sur certains aspects du problème en me référant à l'expérience de l’historiographie française
où les discussions sur l’événement sont inextricablement liées à l'histoire de transformations subies
par le métier d’historien.
Le fondateur de la «pensée complexe» Edgar Morin, en réfléchissant sur l'expérience de 1968,
comparait l'événement avec un sphinx.1 François Doss dans un nouveau livre compare constamment
l’événement avec phoenix, qui ne cess de renaitre de ses cendres. 2 Ces images peuvent être facilement
trouvées dans l'historiographie et dans les débats continus en philosophie sur la nature de l’événement.
Depuis la fin du XIX siècle dans la tradition de l'école méthodique, l'événement etait identique au
fait historique qui dans un système rigoureux de la science historique est le même élément de base
qu’une cellule en biologie ou un atome dans la physique. Obéissant à des critères scientifiques
reconnus ensuite, les historiens français mélangeaient la mémoire sociale et la mémoire de l'Etat
national. Tout phénomène ne se manifestant pas dans la sphère sociale, tout simplement n’a pas été
pris en compte parce qu'il n'a pas été considéré comme un fait historique. Cependant, au début du siècle
dernier, François Simiand, Henri Berr, Lucien Febvre ont sévèrement critiqué les idées principales de
1
Edgar Morin, « L’événement-sphinx », Communications, no 18, 1972, p. 173-193.
2
F. Dosse. Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix. PUF. 2010
l'historiographie «historicisante». Les arguments des détracteurs sont bien connus: un fait historique ce
n’est pas un atome de la réalité, mais une construction créée par des scientifiques; les règles de
construction sont à apprendre; le singulier et l’unique ne contiennent pas d’informations importantes sur
la réalité; seulment les faits répétées, placés en série peuvent être véritable objet de l'analyse historique.
Pendant la période de triomphe du structuralisme, l'événement ainsi que l’individu a été avalé par la
structure. Mais au début des années 1970, les historiens et les philosophes annoncent le «retour» de
l'événement (Alphonse Dupront, Michel Foucault, Michel de Certeau, Pierre Nora, Paul Ricœur, et
autres).
Dans les sciences sociales en général, y compris l'histoire, se fait sentir l'impact de la
compréhension philosophique de l'événement et du temps (M.Foucault, G.Deleuze, F Baudrillard, P.
Ricoeur, A. Badiou et d'autres.) Par exemple, M. Foucault s’exprime de façon très précise sur
l’ubiquité et l'incertitude ontologique de l"événement: «un événement, c’est toujours une dispersion ;
une multiplicité. C’est ce qui passe ici et là, il est polycéphale. »3  A la suite de Nietzsche, Foucault
évitait de chercher les causes et les origines, il soulignait l'importance des lacunes historiques, en les
reliant à un événement unique dans lequel se manifestent les véritables forces de l'histoire. Gilles
Deleuze affirme que l'événement est le sens même qui est né dans une ligne de partage. Il s‘agit bien
d’une ligne de partage «incorporelle » et non d’un simple accident. Il serait plus juste de parler du
temps au pluriel. Deleuze, réfléchissant sur la nature temporelle de l’événement, distingue deux sortes
de temps, étroitement liés entre eux et en même temps mal compatibles. C'est Chronos - l'éternel
présent, la port-materiel de l'environnement temporelle rhizomatique. Et Aion - la formation temporel
incorporel, étant dans un changement continu dans lequel il n'y a pas de présent, mais il n’y a que le
passé et le futur étirés dans les liens de communication complexes avec d'autres Aion. 4 Paul Ricoeur
propose de distinguer trois niveaux d’approche de l’événement: «1.Evénement infra-sinificatif ; 2.
Ordre et règne du sens , à la limite non évémentiel ; 3. Emergence d’événement supra-significatif,
sursignifiant. »5 Le premier correspond simplement au descriptif de «ce qui arrive » et évoque la
surprise, le nouveau rapport à l’institué. En second lieu, l’événement est pris à l’intérieur de schèmes
explicanifs qui le mettent en correlation avec des regularités, au point d’etre aux limites de la négation
de l’événement. Un troisième moment, intepretative, de reprise l’événement comme émergence, mais
cette fois sursignifiée.
En pensant à la modernité démocratique, P. Nora a attiré l'attention sur l'émergence d'une
nouvelle époque mouvementée et a identifié un type spécifique d'événement – "un événement
monstre." Cet événement est le fruit des médias, qui s’adonnent à une production flux d'événements, le
plus souvent privés de leur historicité. L’événement, inclus dans un nombre d'informations, mais

3
Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir, Paris, « Hautes Études », Seuil/Gallimard, 2011, p. 187.
4
Делёз Ж. Логика смысла. М.: Раритет, Екатеринбург: Деловая книга, 1998.
5
Ricoeur P . Evénement et Sens // Raisons Pratiques. 1991 N 2 L'événement et perspective. P. 51-52.
individualisé, en même temps se rapproche d’un certain ensemble de faits. Cette convergence rend
abordable pour les consommateurs de l'information, mais l'événement perd son contenu rationnel. La
composante émotionnelle de l'événement mise au premier plan. Les medias s’accaparant de
l’événement, influent sur la conscience historique de la population. L’interprétation des événements "à
chaud » est devenue partie intégrante de la vie quotidienne. Cet effort collectif pour incorporer le
passé historique dans le présent, prépare le terrain pour la formation d'une «histoire récente de notre
temps» ou «histoire immédiate ». La légitimation de cette histoire a pris plusieurs décennies et a
apporté une contribution significative à la révolution historiographique, car conduit les historiens à
repenser les fondements de la discipline et les procédure épistémologique plus importants.
Une nouvelle compréhension du rôle de la langue de l'historien, l'écriture historique et le récit a
également changé de manière significative la perception de l'événement. La compréhension théorique
de la narration en France a été initié par P. Veyne, M. de Certeau et P. Ricoeur. P. Ricoeur a montré
que même dans le récit historique de F. Braudel est toujours une «variable de juin de l'intrigue» à tous
les niveaux de l'analyse de la durée historique. «L'événement joue un double rôle dans le récit: ce qui
se passe et ce qui enregistre les changements dans l'ordre du temps» (Jacques Revel). L'étude des
textes historiques et les événements à la croisée de l'histoire et de la linguistique dans l'analyse du
discours est en train de changer progressivement l'attitude à la parole et l'action de l'acteur historique,
aux discours de l'historien et l'événement. 6 Le phrase faire de l'histoire inventé en 1970 par M. de
Certeau R était non seulement le nom de la célèbre trilogie, 7 mais aussi l'emblème des «nouveaux
historiens». Dans ce titre, en plus de la reconnaissance de l'importance du rôle du chercheur dans la
production de la connaissance historique, incarnait la compréhension de la performativité de la phase
écrite de l'opération historiographique.
L'opération historiographique ambiante entre la langue et le langage des chercheurs, selon F.
Doss, était "une sorte de leçon pour les historiens», qui ont contribué à un changement radical dans le
concept traditionnel de l'événement. En commentant mai 1968, Michel de Certeau dit que ce n’était
"pas un événement qui peut être vu ou lu à chaud, mais pour ce qu'il devient (surtout pour nous),"
Ainsi il a invité à porter l’attention sur les «traces» de l'événement. Il a appelé à trouver comment les
traces constituent sa signification.8 Il a proposé d'envisager comment inclure à l'étude de l'événement
la mémoire et l'histoire. Leur division a déjà été problématisée. Après Charles Péguy Alphonse
Dupront est allé sur ce chemin dans sa thèse de doctorat (1956), publiée seulement quarante ans plus
tard.9 «Un événement digne de ce nome, – écrivait l’historin, – est pour ainsi dire un événement
6
Guilhaumou J. De l'histoire de concepts à l'histoire linguistique des usages conceptuels // Genèses. 2000. N 38. P. 105-
118; Guilhaumou J. Discours et événement. L'histoire langagère des concepts. Besançon: Presses Universitaires de
Franche-Comté, 2006.
7
Le Goff J., Nora P. (dir.). Faire de l’histoire. T. 1-3. 1974.
8
Dosse F. Michel de Certeau: un historien de l’altérité.Texte inédit, conférence à Mexico, septembre 2003.URL:
http://www.ihtp.cnrs.fr/historiographie/sites/historiographie/IMG/pdf/Dosse_Certeau_historien _de_l_alterite
9
Dupront A. Le mythe de croisade. 4 vol. Paris, 1997.
toujours ouvert : il ne cesse de vivre dans la mémoire collective…Chaque événement continue de vivre
; du fait qu’il a été, il est. Il est toujours prêt à reparaître, autre qu’il ne fut, et, par certains côtés, le
même ».10 En 1973, George Duby a publié une étude concacrée à la bataille de Bouvines le 27 Juillet
1214. Ce ouvrage a donné l’impulsion à un profond renouvellement épistémologique. 11 Il a montré
que ce qui est arrivé le dimanche n’était un événement important que par la voie de la mémoire dans
lequel il a été impliqué. Les métamorphoses de cette mémoire dans ce livre représentent le même
objet d'étude que la description traditionnelle d'une journée de bataille. Il a demontré que l’événement
n’entrait pas en contradiction avec longue durée, car c’est dans la durée qu’il prenait forme et sens.
Ces recherches historiques sont à juste titre considérées comme annonciatrices du projet connu des
«lieux de mémoire», qui est devenu l'une des réponses les plus intéressantes des historiens sur l'essor
Mémorial.
Un nouveau élan d'intérêt pour l'événement dans l'historiographie généré par le changement
du régime d’historicité et la nécessité de comprendre le monde moderne, a forcé les historiens
« redécouvrir le temps » . Ce qui a permis de clarifier la relation de l'événement avec la structure et le
système. L'incertitude qu'implique une action de l'acteur historique a commencé à occuper une place
de plus en plus importante dans l'étude des événements. L'analyse de l’action humaine permet de
saisir le rapport de l'incertitude et les possibilités latentes dans ce qui parait mystérieux. Enfin,
l'événement permet de montrer un réseau complexe de temps et les mondes d'action.
Le temps linéaire de l’historiographie traditionnelle "apprivoisait" l’événement lors de l'entrée
dans certain cadre chronologique / spatial et aussi certains «ordres» du passé pour toujours, «passé».
Aujourd'hui, les historiens, en utilisant une variété de méthodes, en revanche, tendent à montrer la
force explosive des événements, caché en eux, et d'identifier les possibles caractéristiques temporelles
de la matière mouvementée. De l'expérience quotidienne, il est bien connu que dans des conditions de
changements graves on ne peut pas toujours adéquatement comprendre ce qui se passe. La
signification de situation est en suspense et perd de la clarté. Les participants à l'événement ou les
observateurs se trouvent dans une situation d'incertitude. L’événement n’appartient jamais pleinement
à un passé, parce qu'il est constamment réinventé, redéfini dans le présent actuel. Un événement
historique a une durée qui ne se réduit pas à la temporalité des éléments de preuve qui constituent
l'événement. Le prochain événement est inévitablement chargé de toute sorte de perceptions, qui ont
été formés bien avant que l'événement survienne. En outre, l'événement a sa propre temporalité,
étroitement liée à la temporalité de ceux qui l’ont vécu. Tout cela est immergé dans un contexte
historique et culturel qui a sa propre histoire, sa généalogie, sa forme et une certaine vision de l'avenir.
Porteurs de la temporalité évenmentielle sont des gens (individus et des groupes), dont les relations à
ce qui se passe en règle générale ne correspondent pas, et sont souvent opposés. Les historiens
10
Dupront. 1997. T. III. P. 1662.
11
Duby G. Le Dimanche de Bouvins. Paris: Gallimard, 1973.
connaissent bien combien il est difficile de concilier les différents témoignages du même événement. Il
se trouve que l'événement se déroule en ligne avec une très longue durée des effets par des moyens de
structurer les relations sociales et politiques. De plus, il crée une mémoire. Compte tenu de tout cela
l'historien peut comprendre l'événement seulement dans le contexte de très complexes temporalités.
Mais cette compréhension sera seulement une interprétation plus ou moins convaincante, mais
toujours inachevé.
Une compréhension renouvelée de nombreux événements historiques démontrent les études
effectuées avec l'histoire "d'en bas", l'histoire de la vie quotidienne, l'histoire des mentalités, la micro-
histoire, une nouvelle biographie, la nouvelle histoire politique, une nouvelle histoire intellectuelle.
Afin d'étudier les événements médiatisés on utilise les approches inter et transdisciplinaires impliquant
toutes les disciplines. Aujourd'hui analyser un événement historique, sa structure et ses mécanismes ne
signifie plus d’étudier «l’écume de l’histoire».

Vous aimerez peut-être aussi