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[1883-1951]
Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France
(1942)
LA PHILOSOPHIE
FRANÇAISE
ENTRE LES DEUX GUERRES
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composé exclusivement de bénévoles.
à partir du livre de :
Louis Lavelle
La philosophie française
entre les deux guerres.
Paris : Les Éditions Montaigne, 1942, 278 pp. Collection : Les Chro-
niques philosophiques
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 5
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
[2]
DU MÊME AUTEUR
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES
ŒUVRES MORALES
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES
LOUIS LAVELLE
LA
PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ENTRE LES DEUX GUERRES
[4]
[277]
Préface [5]
Première partie
Les Études Cartésiennes
Deuxième partie
Le Réalisme Spiritualiste
Troisième partie
Le Spiritualisme catholique de M. Maurice Blondel
Quatrième partie
Le Rationalisme Scientifique
Cinquième partie
Les Courants de Pensée
[5]
PRÉFACE
Nous avons recueilli dans cet ouvrage une série de chroniques phi-
losophiques qui ont paru dans Le Temps depuis 1930 et qui donnent
une vue d’ensemble sur le mouvement de la pensée philosophique en
France entre les deux guerres. Dès cette époque nous nous montrions
préoccupé d’une restauration de la métaphysique, sur laquelle le po-
sitivisme avait jeté une sorte de discrédit ; et déjà nous écrivions :
On observe en France et peut-être dans tous les pays du monde une
renaissance de la pensée philosophique depuis la guerre. Sans doute la
guerre l’a favorisée : les hommes de plusieurs générations ont été dé-
pouillés pendant un temps de tous les avantages d’opinion ; mis en
présence d’une mort imminente, ils ont fait un retour sur eux-mêmes
qui les a marqués : ils continuent encore aujourd’hui à peser la valeur
d’une vie à la fois si fragile et si chère ; ils s’appliquent à la considéra-
tion de son essence plutôt que de ses modalités. Quant aux générations
pleines d’ardeur et d’impatience qui sont parvenues à l’âge adulte de-
puis la guerre, elles montrent la même confiance et la même ambition
dans le domaine [6] philosophique que dans tous les autres : le monde
semble commencer pour elles ; la philosophie est à leurs yeux une ad-
mirable aventure de l’esprit dans laquelle, en croyant rompre avec le
passé, elles donnent une jeunesse et une sève nouvelles à de grandes
idées qui sont inséparables de l’exercice même de l’intelligence et que
la sécurité méthodique des recherches particulières avait momentané-
ment obscurcies.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 12
1 Les différents chapitres ont subi quelques remaniements très peu impor-
tants destinés seulement à assurer leur liaison : le chapitre IV de la cinquième
partie est inédit.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 18
[15]
Première partie
LES ÉTUDES
CARTÉSIENNES
[16]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 19
[15]
Première partie.
Les études cartésiennes
Chapitre I
DESCARTES ET
L’ESPRIT FRANÇAIS
selon un ordre qui va des plus simples aux plus complexes, et que par
elles nous devenons maîtres de nos passions, au lieu de les subir.
Il n’y a point de philosophie qui ait suscité plus d’enthousiasme ni
plus de défiance : c’est qu’elle est un ferment pour l’esprit dont l’acti-
vité et la valeur sont toujours en jeu dans son centre même. Elle
rompt, au moins en apparence, avec la philosophie traditionnelle, qui
vient d’Aristote et qui s’est codifiée dans la scolastique. Elle semble
inaugurer un nouvel âge de la pensée, cet âge que nous appelons l’âge
moderne, où l’homme, repoussant toute autorité, cherche dans son ju-
gement propre la source de la vérité et dans le pouvoir qu’il exerce sur
les choses les signes de sa vocation. Aujourd’hui comme de son
temps, Descartes est un objet de dissension : on est pour lui ou contre
lui, selon que l’on fait confiance à la raison humaine dans l’ordre de la
connaissance ou de l’action, ou selon que l’on cherche soit à l’inté-
rieur même de la conscience, soit en dehors d’elle, un autre principe
pour se diriger. Et l’on ne s’interroge point sur Descartes sans s’inter-
roger d’abord sur soi, ensuite sur la responsabilité que l’esprit est tenu
de prendre à l’égard de lui-même et de sa propre situation dans le
monde.
On n’a pas tort de dire de Descartes qu’il est [19] l’incarnation du
génie français ; mais il l’est dans la mesure où le génie français, désa-
vouant toutes les singularités de race, cherche un idéal à la fois indivi-
duel et universel, c’est-à-dire un idéal que chacun porte en soi et qui
est le même pour tous les hommes. C’est un maître rigoureux ; non
point qu’il demande qu’on le suive, car il s’en soucie fort peu, mais il
demande qu’on suive la raison ; et chacune de ses paroles nous oblige
et nous juge. Peu de personnes connaissent son système ; sa physique
est oubliée et sa métaphysique contestée. Mais il reste pour tout le
monde l’homme qui veut que l’on prenne conscience de soi dans
l’acte de la pensée, qu’on ne cède qu’à l’évidence, et que l’on intro-
duise entre toutes ses démarches un ordre réglé. Il dément cette répu-
tation qu’on nous fait de ne garder de l’esprit que cette forme superfi-
cielle et frivole qui s’amuse du réel pour se mettre au-dessus de lui :
alors que le propre de l’esprit, selon Descartes, c’est de le dominer en
le comprenant. Et nous tournons naturellement notre regard vers Des-
cartes dès que les événements extérieurs menacent de nous submerger,
dès que l’anxiété nous envahit ou que la passion commence à nous en-
traîner.
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Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 23
[23]
Première partie.
Les études cartésiennes
Chapitre II
LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT
OU L’ÂME DU
CARTÉSIANISME.
c’est le signe que, dès qu’elle commence à s’exercer, elle participe dé-
jà à la puissance infinie de l’esprit, que l’application seule risque de
mettre en défaut. Ainsi s’explique la possibilité de l’erreur. Le jeu de
la liberté d’indifférence devient alors d’une admirable clarté. On serait
tenté de dire qu’elle a deux usages : un usage positif qui n’est jamais
légitime, et un usage négatif qui l’est toujours. Dans son usage positif,
en effet, elle nous permet d’affirmer sans raison ou par d’insuffisantes
raisons. Elle est, comme le montre bien M. Laporte, en rapport avec
les fluctuations de l’entendement produites par la présence du corps.
Elle peut nous attacher à l’apparence ou à l’image avant que nous
ayons l’idée claire et distincte. Et, puisque nous vivons dans le temps,
elle peut s’appuyer sur le souvenir d’une intuition là où la certitude
exige une intuition actuelle. Au contraire, elle use de son pouvoir né-
gatif pour ne pas se laisser séduire. Alors elle suspend et réserve son
jugement jusqu’au moment où, au lieu de céder à un prestige exté-
rieur, elle découvre [28] dans l’évidence intérieure ce qu’elle cherche,
ce qu’elle veut, et ce qu’elle ne peut pas ne pas chercher et ne pas
vouloir.
A ce moment, la liberté d’indifférence a disparu ; mais une liberté
nouvelle est née qui semble en être la négation. Cependant faut-il dire
que ce sont là deux libertés différentes ? La liberté d’indifférence
cherche à se délivrer de l’indifférence : elle tend vers la vraie liberté
spirituelle qui, en s’exerçant, produit à la fois sa propre lumière et sa
propre nécessité. Ainsi, de même que la volonté, selon saint Thomas,
est déterminée à l’égard du bien absolu et indéterminée à l’égard des
biens particuliers qui la brisent et la divisent, de même la liberté carté-
sienne nous oblige à donner notre assentiment aux idées qui sont
claires et distinctes et nous permet soit de le donner, soit de le refuser
aux idées qui ne le sont pas. C’est donc qu’il y a en elle cette exigence
de certitude qui, tant qu’elle n’est pas réalisée, nous donne la faculté
de choisir arbitrairement nos affirmations, mais aussi de les repousser
toutes jusqu’à ce qu’elle le soit. La liberté d’indifférence n’est pour
ainsi dire que la liberté spirituelle dispersée et détendue.
*
* *
Il ne faut donc pas s’étonner que la liberté, pour l’auteur du Dis-
cours de la méthode, réside dans le pouvoir de juger. Il suffit, dit Des-
cartes, « de bien juger pour bien faire ». Mais c’est le jugement qui
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[32]
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[33]
Première partie.
Les études cartésiennes
Chapitre III
« MAÎTRE ET POSSESSEUR
DE LA NATURE »
§ 1. Le Descartes du P. Laberthonnière
jusqu’à l’affirmation d’un esprit infini sans lequel nul esprit fini ne
pourrait poser ni son existence, ni sa limitation. Alors seulement nous
pouvons descendre de Dieu au monde, mais sans être jamais monté à
Dieu en partant du monde, tant le primat des choses spirituelles sur les
matérielles s’impose à lui irrésistiblement : le monde doit rester pour
[36] nous un objet de doute aussi longtemps que Dieu ne nous garantit
pas son existence, loin que nous puissions jamais invoquer l’existence
du monde pour prouver l’existence de Dieu.
Mais ce Dieu n’est là, semble-t-il, que pour confirmer les opéra-
tions de la raison humaine, pour leur donner une valeur absolue
qu’elles ne pourraient pas acquérir autrement. Il n’est pas, pour Des-
cartes, la fin de la volonté humaine ; il n’est pas l’objet d’un désir de
l’âme qui, en s’unissant à lui pour se transformer elle-même, trouve-
rait en lui à la fois le principe de son activité et le lieu de son repos. Il
n’est qu’un moyen dont l’homme a besoin pour s’assurer à lui-même
la conquête de la connaissance et, par elle, la conquête des choses.
C’est lui qui met en nous les idées innées, qui sont les semences de
toute vérité ; c’est lui qui garantit la certitude de notre évidence et la
validité de toutes « nos chaînes de raisons » ; c’est lui enfin qui, par sa
sagesse, c’est-à-dire par la constance de ses desseins, sauvegarde,
avec la conservation de la quantité de mouvement, la possibilité même
des lois de la physique. Pascal disait de Descartes : « Il n’a pu s’empê-
cher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en
mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Le P. Laber-
thonnière dirait volontiers qu’il a peut-être toujours besoin de Dieu,
mais qu’il ne lui demande son secours que pour faire sur la terre les
affaires de l’homme.
En réalité, le Dieu de Descartes est une volonté souveraine qui crée
à la fois notre pensée et le monde. Or la pensée nous place précisé-
ment entre [37] lui et le monde ; et la théorie des idées claires et dis-
tinctes nous oblige à rester également séparés de Dieu, à qui nous de-
vons nous soumettre, et de la matière, qui doit nous être soumise.
C’est cette double séparation qui constitue sans doute le grief essentiel
du P. Laberthonnière contre Descartes ; il n’insiste pas sur notre sépa-
ration à l’égard de la matière, dont la science se borne à faire usage,
mais que l’art réussit peut-être à pénétrer. Au contraire, il ne veut
point que l’âme reste séparée de Dieu comme d’un maître qui com-
mande ; il veut qu’elle puisse s’unir à lui par un don sans cesse reçu
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 32
qui la transforme jusque dans son essence même et lui permette de re-
tourner sans cesse vers lui par un acte d’amour.
On se trouve donc ici en présence de ce paradoxe très surprenant :
c’est que, tandis que la théologie scolastique et la philosophie carté-
sienne semblent aux antipodes l’une de l’autre, il leur fait cependant à
toutes deux le même reproche d’extrinsécisme parce qu’elles semblent
exclure l’une et l’autre toute communication vivante de l’âme avec
Dieu, afin de maintenir avec plus de pureté le privilège de la transcen-
dance et la gratuité de l’acte créateur. Cependant on pourrait contester
jusqu’à un certain point la justesse d’une telle interprétation ; car il y a
bien dans le cartésianisme une présence de Dieu à la pensée, s’il est
vrai que dans l’évidence c’est sa lumière qui nous éclaire, que dans la
création continuée c’est sa volonté efficace qui nous soutient, que
dans l’argument « Je pense, donc je suis » notre esprit fini reproduit
pour ainsi dire à son niveau, mais sans pouvoir se séparer de lui,
l’opération [38] par laquelle l’esprit infini passe lui-même de l’es-
sence à l’existence, c’est-à-dire se crée lui-même éternellement. C’est
là ce que Malebranche a tiré de Descartes sans penser lui être infidèle,
et nul ne fera à Malebranche le reproche d’extrinsécisme.
*
* *
Au fond, nous avons affaire ici à un débat tout différent. Selon une
distinction qui était classique autrefois, le P. Laberthonnière s’oppose
à Descartes comme le spirituel s’oppose à l’intellectuel. Il ne suffit
pas au P. Laberthonnière que nous ayons une idée de Dieu, ni que son
existence soit perçue dans cette idée avec autant de clarté et de dis-
tinction que « l’égalité des trois angles à deux droits est perçue dans
l’idée de triangle ». Il veut que notre âme trouve en Dieu à la fois sa
vie et son aliment, qu’elle participe à la réalité même de Dieu. Or
cette participation lui semble absente du cartésianisme : Dieu peut être
pour lui un objet de pensée, un objet de foi, un objet de soumission ; il
ne pénètre point dans notre âme qui ne pénètre point non plus en lui.
Entre Dieu qui la domine et la matière qu’elle domine, l’âme demeure
dans une indépendance solitaire où nul penseur avant Descartes
n’avait eu l’audace de la placer. Telle est du moins l’inflexion de sa
doctrine, dont on ne peut pas dire pourtant qu’il lui soit demeuré abso-
lument fidèle : car Dieu, dit-il, est aussi « une chose qui pense, en
quoi notre âme a quelque ressemblance à la sienne et est en [39]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 33
[45]
Première partie.
Les études cartésiennes
Chapitre IV
LA SAGESSE CARTÉSIENNE
gence à l’égard de soi, car elle ne consiste à [51] s’estimer que dans la
mesure où les actes que nous faisons dépendent de notre libre arbitre.
Elle est l’ouvrage de la volonté, qui est elle-même la source de tout
l’être que nous pouvons nous donner, qui imprime à toute notre
conduite la fermeté et l’unité, qui se guide sur les lumières de l’enten-
dement et continue encore à agir quand l’entendement est en défaut.
Ainsi, dans toutes les conjonctures où nous sommes placés, la vertu
véritable « ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle
on se porte à faire les choses qu’on croit bonnes ». Et elle ne fait
qu’un avec l’amour, dont Descartes donne une définition si abstraite,
si mesurée et si belle dans la lettre à Chanut du 1 er février 1647 : « La
nature de l’amour est de faire qu’on se considère avec l’objet aimé
comme un tout, dont on n’est qu’une partie, et qu’on transfère telle-
ment les soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conserva-
tion de ce tout qu’on n’en retienne pour soi, en particulier, qu’une par-
tie, aussi grande ou aussi petite qu’on croit être une grande ou une pe-
tite partie du tout auquel on a donné son affection. »
Tel est le point d’aboutissement de cette sagesse cartésienne qui,
au moment où elle découvre l’amour, aperçoit en lui non pas l’aboli-
tion de la raison, mais sa perfection même. Cette sagesse engendre un
optimisme singulièrement austère et héroïque. Celui-ci se fonde sur
une ferme volonté de bien faire et sur le contentement qu’elle ne
manque jamais de produire. Mais, pour cela, « il faut regarder les
choses du monde du côté qui nous les fait paraître bonnes [52] pourvu
que ce soit sans nous tromper. Il faut chasser toutes les passions qui
participent de la tristesse et donner entrée à toutes celles qui parti-
cipent de la joie ». Déjà on croit entendre Spinoza. Descartes même va
plus loin que lui. Car non seulement « cela sert à faire que le corps se
porte mieux et que les objets présents paraissent plus agréables »,
mais encore « la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre
la fortune plus favorable. Les choses que j’ai faites avec un cœur gai,
ne craint-il pas de dire, ont coutume de me succéder heureusement ».
Bien plus, il pense qu’il y a assurément dans le monde plus de biens
que de maux, et il en donne cette raison où l’on reconnaît une applica-
tion du vieux principe : Ens et Bonum convertuntur, c’est que,
« quelque tristesse que nous donne le mal, elle n’est pas si grande que
la satisfaction que nous donnent les bonnes actions, puisque le mal
n’est rien de réel, mais seulement une privation ». C’est là à peu près
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 42
[54]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 43
[55]
Première partie.
Les études cartésiennes
Chapitre V
LE DÉCLIN DU
RATIONALISME :
LE RATIONALISME
DE FONTENELLE
est capable de nous faire communiquer avec l’essence des choses, elle
tend à devenir un instrument de destruction : elle garde des exigences
qu’elle ne peut plus satisfaire ; elle renonce à édifier et même à affir-
mer ; elle se complaît dans l’histoire, que Descartes méprisait ; elle y
trouve la preuve de l’incertitude de toutes nos explications ; elle les
tourne en dérision parce qu’elles ne cessent de se remplacer.
[58]
*
* *
Fontenelle prépare cette transformation du rationalisme, qui cesse
d’être un dogmatisme plein d’audace, de confiance et de générosité
pour devenir un scepticisme informé, libéral et ironique. Et c’est une
chose curieuse que nous puissions voir M. J.-R. Carré, dans un ou-
vrage intitulé La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison,
nous recommander une sagesse qui semble bien différente de celle de
Descartes, qui déjà badine avec les systèmes, se contente des vérités
provisoires que la science lui apporte et tire de la société des hommes
un bonheur avisé et indulgent. Plaisant passage et digne d’être médité,
que celui de cette raison cartésienne si austère et si impérieuse, et qui
exerçait ses forces dans la solitude, à cette autre raison dont les traits
se sont adoucis au contact du monde et qui a appris à sourire.
Pourtant, Fontenelle est un cartésien, et un cartésien plus aimable
que Descartes. Il a même le dessein délibéré d’être aimable. Lui aussi
croit au progrès et à la science. Et c’est même pour cela qu’il prend
parti pour les Modernes contre les Anciens. Mais la science est à la
mode, et Fontenelle pourra concilier son goût pour la science et son
goût pour le monde. Il n’invente point, mais il a beaucoup de curiosité
et beaucoup d’information. Il accommode à l’esprit des salons les
règles de clarté promulguées par le solitaire de Hollande ; mais sous
son badinage la science ne [59] perd rien de sa rigueur. Sans doute il
oublie un peu la métaphysique. Mais peu de Français, selon l’abbé
Trublet, aiment la métaphysique. Encore Fontenelle consent-il à l’in-
voquer, « pourvu qu’elle se rende traitable et qu’en conservant son
exactitude et sa justesse elle se laisse dépouiller de son âpreté et de
son austérité ordinaires ». M. J.-R. Carré plaide pour Fontenelle ; il
éprouve pour lui de la sympathie, et son esprit n’est pas sans affinité
avec le sien. Il entend le réhabiliter en dépit de l’hostilité de La
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 46
signé : « Ce sont les passions qui font et défont tout. Si la raison domi-
nait sur [61] la terre, il ne s’y passerait rien. On dit que les pilotes
craignent au dernier point ces mers pacifiques où l’on ne peut navi-
guer, et qu’ils veulent du vent, au hasard d’avoir des tempêtes. Les
passions sont chez tous les hommes des vents qui sont nécessaires
pour mettre tout en mouvement, bien qu’ils causent souvent des
orages. »
Mais l’imagination est la fille des passions. Et c’est elle qui ex-
plique les fables qui ne cesseront jamais de bercer notre ignorance.
Dans son petit opuscule sur l’Origine des fables, Fontenelle cherche
visiblement à atteindre la religion derrière le mythe. Mais sa méthode
évoque déjà celle de nos savants modernes quand ils étudient la men-
talité primitive : il emprunte ses exemples aux Cafres, aux Lapons et
aux Iroquois. Il utilise les missions des Jésuites dont il a été l’élève. Il
soutient qu’on voit d’autant plus de prodiges qu’on est plus ignorant.
Les prodiges sont pour lui l’œuvre de l’imagination qui s’échauffe sur
son objet, y ajoute ce qui lui manquerait pour le rendre merveilleux,
jouit de la surprise et de l’admiration qu’elle provoque, déforme invo-
lontairement les récits qu’elle transmet, et reste toujours un peu dupe
d’elle-même, à mi-chemin entre le mensonge et la sincérité. Et Fonte-
nelle, retrouvant ici encore cette difficulté à être raisonnable dont nous
avons parlé, nous montre avec beaucoup de pénétration qu’on a tou-
jours besoin d’une espèce d’effort et d’une attention particulière pour
ne dire exactement que la vérité. Il n’admettait point de commerce
entre l’imagination et la raison : il lui suffisait d’avoir découvert la
fausseté matérielle du mythe ; on ne pouvait [62] pas lui demander
d’être sensible à sa valeur poétique ni à sa signification spirituelle.
Reconnaît-on encore le rationalisme de Descartes dans celui de
Fontenelle ? De part et d’autre on trouve le même amour des idées
claires, la même indépendance de la pensée, la même confiance dans
le progrès de la science. Mais Descartes cherche à créer des connais-
sances nouvelles et Fontenelle à comprendre des opinions déjà for-
mées. L’un remonte jusqu’à l’idée d’une suprême vérité pour y trou-
ver le principe de sa confiance dans la raison, l’autre regarde l’infirmi-
té de la nature qui ne cesse d’humilier cette même raison. La sagesse
de Descartes est conquérante, celle de Fontenelle est tolérante : l’une
dicte sa loi à l’univers et l’autre voit cette loi toujours méconnue ou
travestie. Et l’esprit français oscille peut-être de l’une à l’autre de ces
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 48
[63]
Deuxième partie
LE RÉALISME
SPIRITUALISTE
[64]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 50
[65]
Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste
Chapitre I
LA PENSÉE DE
MAINE DE BIRAN
dont il s’est lui-même nourri, mais qu’il ne cesse de renier. Mieux en-
core que ses lettres, son Journal nous montre sa philosophie à
l’œuvre, mêlée à toute sa vie dans laquelle elle est profondément en-
gagée, qu’elle traduit avec une singulière lucidité et dont elle exprime
jusqu’à un certain point l’aspiration toujours déçue.
Le style de Biran manque d’aisance et d’habileté. On lui a toujours
reproché son embarras et [68] son obscurité. Il vise la parfaite sincéri-
té, il ne cède à aucune préoccupation artistique. Biran se compare lui-
même à un mineur qui creuse dans les ténèbres une galerie de plus en
plus profonde : il ne ressemble nullement à l’architecte qui élève dans
la lumière un édifice harmonieux. Mais dans cette galerie, débarrassée
de toutes les abstractions qui lui servent d’étais et sans lesquelles il ne
pourrait pas avancer, on rencontre souvent des pensées de la plus
grande fermeté et du plus bel éclat, des analyses qui sont des modèles
de pénétration et de délicatesse. Les véritables amis de Maine de Bi-
ran doivent souhaiter qu’on les recueille un jour dans une anthologie.
Quand l’édition de M. Tisserand sera terminée, les matériaux seront
réunis pour que l’on puisse composer un Esprit de M. de Biran,
comme on écrivait autrefois l’Esprit de M. Nicole ou l’Esprit de M.
Leibnitz 2, qui permettra à tous ceux qui seraient rebutés par la lecture
continue de tant d’ouvrages imparfaits, mais qui ont le goût de la
connaissance intérieure, d’admirer, comme il le mérite, le penseur qui,
avec Descartes, exprime le mieux le caractère essentiel de la philoso-
phie française : à savoir le besoin de trouver dans l’acte primitif de la
conscience une voie d’accès vers l’absolu, de mettre l’esprit de niveau
avec la réalité et d’obtenir une connaissance métaphysique de l’uni-
vers par le seul approfondissement de l’expérience quotidienne que
nous avons de nous-même.
[69]
*
* *
Descartes et Maine de Biran sont également préoccupés par la re-
cherche d’un « fait primitif » sur lequel nous puissions nous appuyer
avec certitude et qui soit capable de supporter tout le poids de nos
connaissances. Ni l’un ni l’autre n’acceptent de confondre ce fait pri-
2 Le vœu que nous formions à cette époque vient d’être réalisé par la publica-
tion des Œuvres choisies de Maine de Biran due à M. Henri Gouhier.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 53
doive s’identifier sinon avec tout ce qu’il fait, du moins avec l’initia-
tive par laquelle il le fait.
C’est au moment où Maine de Biran s’est aperçu que l’être est une
activité qui ne cesse de s’exercer qu’il a commencé de pénétrer dans
[71] cette sape obscure où la plupart de ses contemporains n’ont pas
consenti à le suivre. Si l’être est un acte, il est assurément le premier
commencement que nous cherchons, puisqu’il est toujours générateur
de lui-même. Mais parviendra-t-il encore à se connaître, du moins s’il
ne peut connaître hors de lui que des objets, en lui que des idées,
c’est-à-dire des termes auxquels il faut bien qu’il s’oppose pour être
capable de se les représenter ? Tandis que Condillac et les idéologues
énuméraient et classaient avec netteté et sécheresse tous les éléments
constitutifs d’une conscience déjà formée, Maine de Biran s’est as-
treint à cette tâche difficile de saisir la conscience au moment même
où elle se forme, de la surprendre dans son premier jet. L’analyse de
l’effort musculaire à laquelle on réduit quelquefois l’œuvre biranienne
n’est que l’une des étapes de cette entreprise : la première consiste à
distinguer l’affection de la puissance volontaire. L’affection est une
sorte d’écho de la vie organique dans la sensibilité : c’est d’elle que
procède d’abord le malheur de la conscience ; même quand elle
semble nous rendre heureux, c’est d’un bonheur qui nous humilie,
puisque nous ne pouvons ni en connaître la raison, ni en régler le
cours. Maine de Biran a décrit avec une admirable perfection, mieux
qu’Amiel ou que Proust, tous ces nuages fugitifs et à peine sensibles,
tantôt gracieux, tantôt funèbres, qui rident à tout moment le miroir de
notre esprit et corrompent tout ce qui s’y reflète. Il a senti qu’il y avait
là une vie à demi cachée, placée en deçà de la conscience et que la
conscience ne pouvait éclairer sans la dissiper. [72] Il la compare à la
nuit où le jour ne pénètre que pour la détruire, à Eurydice qu’un
simple regard fait évanouir.
Mais si le moi ne peut pas se délivrer de toutes ces affections orga-
niques qui ne cessent de le troubler, il ne peut ni s’y complaire, ni s’en
contenter. Puisqu’elles le troublent, c’est qu’elles sont la marque de sa
passivité, c’est qu’il sent en lui une puissance qui s’en distingue et
dont l’exercice va lui révéler sa véritable nature. Cette puissance, qui
est le vouloir, n’est point indépendante du corps : le corps nous est
toujours présent comme le témoignage permanent de nos propres li-
mites. Ainsi, le vouloir doit vaincre dans le corps la résistance des
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 55
[76]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 57
[77]
Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste
Chapitre II
LA PENSÉE DE
JULES LACHELIER
la raison qu’ils ont trouvé la forme particulière sous laquelle ils étaient
destinés à l’exprimer. »
*
* *
Nul philosophe n’a eu de préférences plus décidées et d’hostilités
mieux définies. Il n’aimait pas le positivisme, auquel il reprochait de
laisser [80] l’activité de l’esprit se dissiper dans le jeu des phéno-
mènes ; et il aimait moins encore Victor Cousin, qui ne paraissait sau-
ver l’âme ou la liberté qu’en les convertissant en objets : c’était les
profaner et les changer en idoles. Car la vie spirituelle résidait à ses
yeux dans une opération qu’il fallait accomplir et qu’il était impos-
sible de saisir ailleurs que dans son accomplissement même. Et c’est
pour cela qu’il se sentait tout proche de Kant, qui réduisait la
conscience à un acte capable de créer par son propre exercice à la fois
notre expérience physique et notre conduite morale.
Cependant il a toujours marqué une prédilection particulière pour
Maine de Biran, qu’il opposait sans cesse à Cousin, et dans lequel il
retrouvait non seulement un sens extraordinairement aigu de la vie in-
térieure et un effort pour saisir dans son état de pureté l’acte même de
la conscience au moment où il se réalise, mais encore un tableau des
différents plans de la conscience et, pour ainsi dire, des différents
échelons qu’elle est astreinte à gravir tour à tour avant de conquérir sa
véritable essence, qui est sa liberté. « La doctrine de M. de Biran, dit-
il, est si claire que si j’avais une classe à faire je m’en servirais le plus
possible, et j’aurais la conscience tranquille, car je la crois vraie. »
Mais cela ne l’empêche pas de s’attacher sans réserve à l’intellectua-
lisme : « Je suis intellectualiste invétéré. » C’est la conscience intel-
lectuelle qui est pour lui la véritable chose en soi. Il repousse l’idée
d’une volonté qui aurait rompu tout lien avec l’intelligence ; c’est à
elle qu’il songe lorsqu’il dit que Schopenhauer [81] achève de le
brouiller avec la volonté, qui est pour lui le mauvais principe. Il n’ac-
cepte pas ce vouloir-vivre brutal que l’intelligence finit nécessaire-
ment par condamner : ce qui prouve bien qu’elle n’en est pas issue.
Quand il consent à reconnaître que la volonté est première, c’est pour
lui assigner un but qui est l’intelligence elle-même ; alors elle n’est
plus, comme on le voit dans la conversation avec M. Bouglé, que sca-
bellum pedum tuorum.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 60
d’une poussière de faits s’il n’y avait pas un principe interne qui vînt
les relier, introduire entre elles une unité réelle et les assembler dans
des systèmes. Ici encore « la question de savoir comment toutes [83]
nos sensations s’unissent dans une seule pensée est la même que celle
de savoir comment tous les phénomènes composent un seul univers ».
Mais le savant qui recherche les causes mécaniques n’atteint en elles
que les conditions formelles du réel. Sans elles aucun être ne pourrait
subsister, mais elles ne suffisent point à lui donner l’existence véri-
table. Celle-ci est elle-même finalité et harmonie ; elle suppose « une
unité réelle et non point formelle, organique et mélodique et non point
abstraite, et propre non pas seulement à des objets particuliers, mais
au Tout, si chacun d’eux enveloppe confusément des rapports avec
tous les autres, et par conséquent la présence même du Tout ». Nous
apercevons alors la beauté du monde ; et par elle nous pénétrons plus
profondément dans l’essence du réel que par la simple découverte de
sa vérité. Ou plutôt la vérité et la beauté viennent se fondre. Car « une
vérité qui ne serait pas belle ne serait qu’un jeu logique de notre es-
prit, et la seule vérité solide et digne de ce nom, c’est la beauté ».
Cependant nous venons de rencontrer ici le point où viennent
culminer toutes les difficultés du système, qui pendant longtemps était
resté obscur à nos yeux, et sur lequel les Lettres nous apportent une
lumière nouvelle. Nous consentions volontiers à reconnaître que les
vraies raisons des choses ce sont « les fins qui constituent sous le nom
de formes les choses elles-mêmes ». Mais il nous avait toujours sem-
blé que la finalité pouvait être prise en deux sens : tantôt comme une
catégorie comparable à la causalité, mais qui, en la surpassant, nous
permettrait d’organiser [84] une pluralité de causes dans l’unité objec-
tive d’un système ; tantôt comme un principe spirituel, intérieur à ce
système lui-même, et qui lui permettrait à la fois d’exister pour soi et
de se faire. Or, on ne peut éviter sans doute de passer du premier sens
au second ; mais il faut pour cela, d’une part, que le sujet pensant soit
un fragment de la nature qui se sente solidaire de la nature entière, et,
d’autre part, que, par sa pensée, il puisse se poser lui-même comme un
individu parmi d’autres individus dont chacun est à la fois « sujet et
objet de la conscience universelle ». Et si l’objet n’est jamais qu’un
phénomène, il faut dire qu’en réalité il n’y a rien de plus dans le
monde que des sujets. Dès lors, on comprend cette sympathie frater-
nelle que J. Lachelier éprouvait pour les formes les plus humbles de la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 62
tive, quel parti nous reste-t-il à prendre, sinon de croire, d’espérer ou,
comme le dit Pascal, de parier ? Ainsi il existe des vérités que nous
devons croire parce que nous voulons qu’elles soient. Mais si l’enjeu
du pari, c’est le sacrifice de notre moi, J. Lachelier ne craint pas de re-
connaître que ce sacrifice s’impose à nous en dehors même de toute
espérance 3 : car la liberté n’exprime rien de plus que notre union ac-
tuelle à un principe infini qui nous invite à surpasser sans cesse nos li-
mites, faute de quoi nous ne pourrions ni nous réaliser nous-même, ni
fonder notre expérience de l’univers.
Lachelier n’a pas construit de système, mais ses notes les plus
brèves et les plus menues retiennent aussitôt notre regard, qui dé-
couvre en elles les parcelles d’un vaste édifice spirituel. Sa réflexion
est extraordinairement ramassée et recouvre pourtant le champ le plus
étendu depuis le principe suprême du monde créé jusqu’aux détails les
plus subtils de la perception visuelle. Elle est d’une impeccable ri-
gueur, comme dans la déduction des différentes formes du raisonne-
ment, et d’une hardiesse presque aventureuse, comme dans la déduc-
tion des dimensions de l’espace. Dans la volonté et dans la pensée, J.
Lachelier n’a jamais voulu consentir à séparer leur exercice individuel
du principe dont elles dépendent. [87] Il n’a jamais consenti non plus
à les séparer de l’expérience sensible sans laquelle elles resteraient
toujours des puissances abstraites et inefficaces. Son dessein est d’em-
brasser tout ce qui est, comme on le voit bien par cette phrase dans la-
quelle il essaie lui-même de le définir : « rendre à la conscience son
indépendance et sa spontanéité en la plaçant non plus en dehors et au-
dessus du monde extérieur, mais au-dessous et au centre même de ce
monde qui n’en est, suivant nous, que l’épanouissement ». Dès lors,
on ne s’étonnera pas de trouver chez lui des formules d’apparence
panthéistique, comme quand il parle d’une « âme du monde dont les
perceptions sont les choses elles-mêmes ». Mais ce n’est là qu’une
étape de sa réflexion, car il dit aussi qu’il ne faut pas obscurcir les lu-
mières de la volonté par celles de l’entendement : « C’est la liberté qui
est le principe même de l’acte ; elle est cause de tout, puisque rien ne
peut être fait sans elle, et elle n’est cause de rien, puisque tout dans le
monde se fait par des causes et entre dans un déterminisme. » C’est en
pénétrant jusqu’à elle que nous pénétrons dans la partie immortelle de
3 Cf. sainte Thérèse : « Et quand même je n’espérerais pas ce que j’espère,
je n’en aimerais pas moins autant que j’aime. »
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 64
nous-mêmes. C’est elle qui nous oblige à penser que « nous serons là-
haut ce que nous nous serons faits ici-bas ». C’est elle enfin qui, au-
dessus de la sympathie qui n’est qu’un rêve de l’esprit par lequel nous
nous perdons dans la nature, nous donne accès à la charité, qui est la
substance et l’absolu, puisqu’il n’y a qu’elle qui permette aux
consciences particulières de se réaliser elles-mêmes et de vaincre leur
solitude en triomphant de leur séparation.
[88]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 65
[89]
Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste
Chapitre III
HENRI BERGSON
§ 1. Portrait de l’homme
touche qui ébranle notre vie secrète, suspend toutes nos préoccupa-
tions particulières, et nous invite à pénétrer dans un monde plus lumi-
neux et plus pur où les choses perdent leur pesanteur et reçoivent une
transparence spirituelle. Henri Bergson était un de ces esprits privilé-
giés. Les hommes de notre génération ont cédé presque tous à son in-
fluence subtile, qui s’est exercée sur eux à la manière d’un charme. Ils
se rappellent leur classe de philosophie où le monde intérieur leur était
enseigné, mais sous une forme si abstraite et si divisée qu’ils ne re-
connaissaient plus en lui le monde familier qu’ils portaient en eux-
mêmes ; et ils se rappellent aussi la grande oscillation de leur pensée
entre ce positivisme honnête et prosaïque qui entendait les assujettir
aux lois de la nature et ce kantisme aride et impérieux qui dictait à la
nature des lois dont l’origine leur échappait. Puis tout à coup une
source filtrait dont leur professeur réglait sagement le débit ; et ils dé-
couvraient avec émerveillement dans leur être quotidien la présence
du flux de la vie, sinueux, complexe et indivisé, chargé de couleur et
d’émotion, qui ne cessait de se renouveler et de grossir ; les sugges-
tions de Bergson les éloignaient également de Comte, qui n’avait pas
le sentiment de l’intimité psychologique, et de Kant qui, dans la pen-
sée, paraissait toujours sacrifier le contenu au cadre et la spontanéité à
la règle. Quelques-uns plus [91] tard devaient aller chercher dans les
cours du Collège de France la même alliance entre la puissance de
comprendre et la puissance de sentir, le même ébranlement délicat de
tout l’être caché, la même confiance dans le mouvement d’une pensée
qui ne voulait être que l’illumination de la vie ; et ils retournaient à la
Sorbonne voisine avec une sorte d’ardeur purifiée qui transfigurait à
leurs yeux d’autres recherches plus austères.
Henri Bergson est un des rares philosophes que la gloire ait visité.
Mais elle l’enveloppa de son rayonnement sans jamais pénétrer jusque
dans l’asile de sa pensée, sans jamais obtenir de lui la moindre com-
plaisance à lui répondre. Ses leçons avaient connu autrefois un succès
inégalé ; mais ce succès ne paraissait point aller jusqu’à lui, il en de-
meurait absent : il se contentait de suivre les mouvements intérieurs
de son propre esprit avec une parfaite et inflexible docilité sans laisser
dans l’ombre aucune difficulté, sans épargner à l’auditoire aucune
subtilité. Tout entier attentif à lui-même, ni les regards dirigés vers lui,
ni l’attente qu’il faisait naître, ni cette réponse obscure de tant de
consciences auxquelles il ouvrait un horizon inconnu et pourtant fami-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 67
§ 2. L’atmosphère de sa philosophie
quelle elle ne serait rien. Elle est donc au point de rencontre de l’uni-
vers et du moi, au point où ils se portent l’un vers l’autre et par-
viennent à se joindre dans une sympathie et une communion mysté-
rieuses. Et le terme même de sensibilité, par son ambiguïté, suffirait à
nous instruire sur la véritable nature de la qualité puisqu’il désigne à
la fois cet usage même des sens par lequel le monde nous est révélé et
cette intimité même de chaque être que le moindre contact avec le
monde suffit à ébranler. Aussi la qualité des choses en fait-elle plus
que des choses ; elle reste toujours sentie plutôt que perçue : elle met
en jeu toute notre délicatesse. Elle est bien le contraire de la quantité
qui est toujours la même et ne peut que croître ou que décroître. C’est
parce qu’elle est toujours unique qu’à son extrême pointe elle marque
le caractère incomparable des choses que nous appelons aussi leur va-
leur.
On ne s’étonnera donc pas que la qualité, puisqu’elle naît d’un ac-
cord vivant entre l’âme et le monde, soit profondément engagée dans
la durée où se produisent toutes les éclosions. Tout le monde sait que
pour Henri Bergson c’est la mobilité qui est le fond ultime du réel : de
telle sorte que les intellectualistes lui reprocheront toujours de dis-
soudre dans un flux évanouissant à la fois les objets sur lesquels le re-
gard cherche [99] à se poser et les idées que la pensée tente de définir.
Mais c’est parce qu’il n’y a point pour lui d’existence toute faite, il
n’y a qu’une existence qui se fait. En chaque être il faut chercher à at-
teindre son avènement à la vie, cette sorte de pas inimitable qui lui
donne accès dans le monde et qui est son essence même, c’est-à-dire
l’acte par lequel il se crée.
Ainsi le temps, qui autrefois nous paraissait masquer la réalité et la
dissiper en apparences fuyantes, devient non seulement son soutien,
mais le principe même qui la fait être ; et pour mieux accuser le rôle
métaphysique qu’il lui attribue, Henri Bergson se sert du terme ro-
buste de durée, entendant par là non pas seulement cette fluidité par
laquelle les êtres ne cessent de changer, mais encore cette poussée
continue par laquelle ils s’établissent dans l’existence, résistant à
toutes les causes de destruction, choisissant le rythme de leur propre
développement, conservant en eux, pour en grossir sans cesse leur
propre nature, tout le passé qui est derrière eux et traçant ainsi le sillon
de leur vie personnelle à l’intérieur de l’éternité.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 72
figurée. Maintenant qu’il n’est plus, nous l’apercevons dans une lu-
mière immatérielle où sa signification nous apparaît pour la première
fois ; comment ne nous aurait-elle pas échappé au moment où l’événe-
ment même était sous nos yeux, où la préoccupation de l’action à faire
retenait et obscurcissait notre regard ? Le passé réalise ainsi la spiri-
tualisation de tout le réel. Il ne faut pas dire que c’est en substituant à
l’effort qui le produisait une stérile contemplation. Le souvenir pur,
c’est une idée qui s’est dépouillée du corps matériel où elle est née,
qui ne subsiste plus en nous que par l’acte même qui la pense et qui
forme le secret de la personne, la force cachée qui ne cesse de l’ani-
mer.
On voit donc que le passé et l’avenir ne peuvent être dissociés ; on
peut sans doute les opposer comme on oppose la contemplation à l’ac-
tion, mais le propre de la mystique, c’est-à-dire de toute vie humaine
lorsqu’elle est unifiée, c’est de les confondre. Elle n’y parvient que
par l’amour ; de tout ce qu’il touche il nous livre l’intimité, il est le
seul principe de toute création : et créer, pour lui, c’est susciter tou-
jours un nouvel [102] amour. Tel est, semble-t-il, le dernier mot du
message d’Henri Bergson. Il ne pourrait pas être accueilli par tous les
esprits : il restera sans doute pendant longtemps une pierre de touche
qui servira à les classer. Tous les grands penseurs ont une vocation qui
leur est propre : il est injuste de leur demander ce qu’ils n’avaient pas
mission de nous apporter. Henri Bergson a médit il est vrai de l’intelli-
gence, mais c’était pour éviter qu’elle se détournât de la vie et qu’elle
réduisît en esclavage l’esprit dont elle n’est que l’outil. Mais nulle in-
telligence ne fut plus vive, plus subtile et même plus acérée que la
sienne ; seulement il l’avait obligée, pour ainsi dire, à se recourber
dans un sens opposé à celui de l’abstraction qui est sa pente naturelle
afin de l’appliquer à la vie avec laquelle, dans son exercice le plus pur,
elle doit s’unir par une sympathie active et coopérante.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 74
[103]
[106]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 76
vants. D’autre part, lorsque notre volonté s’exerce et que nous es-
sayons d’agir sur les choses, nous savons bien qu’il subsiste toujours
un intervalle entre l’initiative que nous avons prise et l’effet que nous
souhaitons d’atteindre. Nous voilà donc penchés sur le résultat qui va
se produire, anxieux de voir s’il va remplir notre désir ou le décevoir,
toutes les forces de notre esprit tendues vers une puissance dont nous
pensons nécessairement qu’elle nous est favorable ou qu’elle nous est
hostile. Comment donner enfin une explication suffisante de tous les
événements [108] qui nous atteignent d’une manière trop personnelle
ou trop intime autrement qu’en supposant une certaine affinité entre
ces événements et la cause qui les produit, c’est-à-dire en imaginant
que cette cause n’est pas simplement mécanique, mais intentionnelle ?
Au fond de toute religion et même de celle qu’Henri Bergson nomme
statique, par contraste avec la science pour laquelle l’individu ne
compte pas ou n’est que le jouet d’un mécanisme indifférent, tout être
cherche cette certitude qu’il y a dans l’ordre universel une intention
qui lui est spécialement adressée, la même qui remplit cette prière où
Pascal entend un Dieu personnel lui répondre et lui dire : « J’ai pensé
à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. »
Pourtant, bien que la religion dynamique ait besoin de la religion
statique pour s’exprimer et se répandre et bien qu’elle donne à la reli-
gion statique son contenu et sa vie, elle est d’un autre ordre : « Elle
soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui donne en le re-
plaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imagi-
naires auxquelles elle adresse son activité dans l’immobilité. » Sans
doute, l’essence de la religion réside toujours dans le sentiment d’une
« présence efficace » ; mais c’est seulement dans ses formes les plus
hautes que cette présence devient personnelle. La religion statique est
encore la religion de la cité : la religion dynamique dépasse ses li-
mites. La fonction fabulatrice ne crée que des mythes destinés à com-
bler le déficit de confiance dans la vie qui est inséparable de la ré-
flexion ; mais le mysticisme ne se [109] laisse point arrêter par eux : il
remonte pour reprendre de l’élan dans la direction d’où l’élan est
venu. L’âme se laisse pénétrer par un être infiniment plus puissant
qu’elle-même : elle cesse d’être inquiète sur l’avenir, puisqu’elle est à
son égard consentante et voulante ; elle cesse d’être inquiète sur elle-
même, puisque l’objet n’en vaut plus la peine.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 78
[112]
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[113]
Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste
Chapitre IV
M. ÉDOUARD LE ROY
peut penser qu’elle n’a pas été seulement pour M. Le Roy un aiguillon
intellectuel, mais une source de vie : il ne cesse encore d’en invoquer
le témoignage et la présence au moment même où elle lui fournit des
développements si nouveaux qu’il semble avoir tous les titres à l’ori-
ginalité et à l’indépendance. Mais M. Le Roy a avant tout le souci de
la vérité et, bien qu’il la considère comme une invention de la
conscience humaine, il n’a pas le souci d’en être tenu individuelle-
ment comme l’inventeur : on le voit bien dans les deux livres qu’il a
consacrés à l’évolution et dans lesquels il déclare à plusieurs reprises
et avec complaisance que sa pensée et celle du P. Teilhard de Chardin
se sont si bien mêlées et imprégnées l’une à l’autre qu’il serait impos-
sible aujourd’hui de discerner dans son œuvre ce qui appartient en
propre à chacune d’elles. C’est que la même vérité rayonne dans
toutes les consciences, bien que chacune n’ait sur elle qu’une ouver-
ture fort étroite qu’il lui appartient d’agrandir indéfiniment. Aussi, les
systèmes philosophiques se complètent plutôt qu’ils ne se contre-
disent : chacun [115] d’eux est semblable à la tangente qui ne ren-
contre la courbe du réel qu’en un point ; au-delà de ce point la tan-
gente indique par rapport à la courbe une direction de plus en plus
fausse, mais l’ensemble des tangentes dessine le mouvement même de
la courbure. Chaque système peut encore être comparé à l’une des
couleurs distinctes du spectre ; mais elles divisent la même lumière
blanche ; il ne faut pas oublier que la source est la même et que le
faisceau est continu.
La fonction de l’intuition, c’est de nous permettre de remonter jus-
qu’à cette source identique et d’embrasser la continuité de ce faisceau.
Ainsi, elle s’oppose au discours, c’est-à-dire à la pensée analytique.
Celle-ci rompt et morcelle indéfiniment la trame indivisible du réel :
elle découpe sur l’horizon de l’espace des objets immobiles qui sont la
projection des besoins particuliers de notre corps ; elle découpe sur
l’horizon de l’intelligence des concepts inertes qui sont la projection
des démarches typiques de notre activité utilitaire. Mais l’intuition est
une démarche de purification. Elle brise ces cadres artificiels ; elle re-
trouve au-dessous d’eux la substance des choses, qui est le change-
ment ; elle nous met en présence de l’hétérogénéité, de la mobilité, de
la durée d’un flux créateur.
Cependant, cette intuition à laquelle on avait reproché d’être un re-
noncement non seulement à la tradition séculaire de l’intellectualisme,
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 82
impliquée dans la conscience de ceux mêmes qui la nient : elle est in-
séparable de l’inquiétude humaine ; il s’agit seulement pour le philo-
sophe de la suggérer, de la dégager et de l’épurer. Tel est l’objet au-
quel le livre est consacré. Il a, comme on l’a dit, le caractère d’une
« élévation » et non d’une démonstration. L’idée maîtresse de M. Le
Roy nous paraît contenue dans le chapitre III de la II e Partie intitulé
« La Foi en Dieu ». Dieu est essentiellement volonté, volonté plutôt
que pensée : c’est la volonté en laquelle et par laquelle nous voulons.
Elle est présente dans l’inquiétude, comme la pensée cartésienne était
présente dans le doute. Elle est présente dans toutes les opérations par-
ticulières du vouloir, comme la pensée cartésienne était présente dans
toutes les opérations particulières de l’intelligence. Elle tend vers la
joie, comme la [118] pensée cartésienne tendait vers l’évidence : la
joie est même l’évidence qui lui est propre. Mais le caractère de la vo-
lonté, ce n’est pas seulement d’être créatrice, c’est d’introduire dans le
monde une différence entre des valeurs, c’est d’être morale. Dès lors
affirmer Dieu, « c’est essentiellement affirmer le primat de la réalité
morale », c’est affirmer « que le moral ne dérive de rien, mais que tout
en dérive au contraire, bref qu’il est l’être même, la racine première de
l’être et le principe souverain de l’existence ». On comprend dès lors
pourquoi Dieu ne peut nous être connu que par sa vie en nous, par le
travail de notre propre déification. Le don que je reçois de lui est un
don de perpétuelle initiative. Dieu, dit saint Jean de la Croix, « est une
source infinie où puise chacun selon la capacité du vaisseau qu’il ap-
porte ».
Ces formules admirables permettent de comprendre qu’il y a en ef-
fet, comme l’affirme M. Le Roy, une certaine idée de Dieu qui peut
faire l’accord entre tous les philosophes et même entre toutes les
consciences. Mais l’embarras commence lorsqu’on veut définir Dieu
comme une personne. Or, M. Le Roy nous dit en même temps que
ceux qui soutiennent que Dieu n’est pas une personne sont les véri-
tables athées. Ceux-ci deviennent alors plus nombreux qu’ils ne
l’étaient tout à l’heure. Sans doute Dieu n’est pas une personne au
sens où nous en sommes une. Il y a seulement dans l’idée de personne
un caractère positif qui ne peut pas lui être refusé, bien qu’on ne
puisse pas l’attribuer dans le même sens à Dieu et à l’homme. Il est
une « hyper-personne », [119] il est le principe qui nous personnalise.
Bien plus, M. Le Roy, quand on le presse, ne se contente pas de dire
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 84
qu’il est une personne, mais dit qu’il en est trois. D’autre part, la no-
tion de personne est destinée sans doute à justifier la possibilité d’une
médiation entre Dieu et l’homme : de telle sorte que le Dieu des philo-
sophes ne donne une satisfaction totale à la conscience que s’il de-
vient le Dieu des chrétiens.
Cependant, sur ce double problème de la trinité des personnes et
des modes d’union de la nature humaine et de la nature divine, on ne
pense pas que M. Le Roy veuille se borner à invoquer l’autorité d’une
révélation extérieure. Qu’il s’agisse en Dieu de la distinction et de la
liaison mutuelle de ses attributs, qu’il s’agisse en l’homme de la parti-
cipation de ses différentes facultés à l’essence divine, ce sont là les
objets privilégiés d’une réflexion métaphysique : ou l’on renoncera à
la métaphysique, ou la raison se déclarera compétente pour les
connaître ; mais elle cherchera alors à retrouver en eux la manifesta-
tion de ses propres lois. C’est à elle aussi qu’il appartiendra de ré-
soudre cette difficulté qui nous paraît être au cœur de la pensée de M.
Le Roy : après avoir identifié la substance avec le changement et
même avec un changement dépourvu de tout support, après avoir
considéré la durée comme créatrice, est-il possible encore de se sous-
traire à l’idée d’un Dieu qui « devient » en même temps que sa créa-
tion ? On ne peut trouver, semble-t-il, de voie de salut pour garder à
Dieu un caractère d’éternité qu’en faisant de la durée non pas l’es-
sence de la réalité, mais une [120] dimension particulière de l’univers,
celle qui est nécessaire, il est vrai, pour permettre à tous les êtres finis
de se distinguer les uns des autres et de se donner leur être propre par
une démarche de leur liberté.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 85
[121]
Troisième partie
LE SPIRITUALISME
CATHOLIQUE :
M. MAURICE BLONDEL
[122]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 86
[123]
Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel
Chapitre I
LE PROBLÈME DE
LA PHILOSOPHIE
CATHOLIQUE
Tout homme, aussi bien l’incroyant que le fidèle, fait chaque jour
l’expérience qu’il n’y a pas dans la conscience de point plus sensible,
qui engage l’être d’une manière plus personnelle et plus totale, qui le
rende plus vulnérable, plus facile à atteindre et à blesser douloureuse-
ment, que ce point si vif et si secret où il donne sa foi ou la refuse.
Dès qu’il est touché, les êtres se reconnaissent tout à coup la même
patrie spirituelle ou se regardent comme des étrangers qui parlent des
langues différentes et qui cessent de se comprendre. Il semble donc
que le même acte intérieur qui doit apporter aux hommes l’amour qui
les unit leur apporte aussi le glaive qui les sépare. Aussi environne-t-
on d’une zone de silence le problème de la foi individuelle, de peur de
n’en parler jamais avec assez de délicatesse. Et l’on a vu la foi et la
raison s’habituer à pratiquer l’une à l’égard de l’autre, souvent à l’in-
térieur de la même conscience, une sorte de tolérance [124] ou de neu-
tralité, tantôt bienveillante et tantôt soupçonneuse.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 87
l’autre, soit qu’on le considère comme la seule voie d’accès qui nous
permette d’y pénétrer. Et il est impossible de faire taire la raison, il est
impossible qu’elle oublie ses anciennes exigences au moment où nous
parvient une lumière qui semble la dépasser : il faut qu’elle reçoive
alors la satisfaction qu’elle cherchait, mais qu’elle était incapable de
se donner ; il faut qu’elle ne paraisse détruite que parce qu’elle est
comblée.
Aussi a-t-il toujours été tentant pour l’esprit de rapprocher étroite-
ment la raison de la foi et de les considérer, malgré les combats
qu’elles se [126] livrent, comme deux instruments de la même vérité.
Une alliance s’est déjà produite entre elles pendant la scolastique, où
la spéculation purement rationnelle des Grecs, en particulier d’Aris-
tote, a trouvé dans le dogme chrétien, dont l’inspiration paraissait tout
opposée, un ferment inattendu. Mais les deux formes de connais-
sances ne peuvent jamais prétendre se recouvrir. Autrement pourquoi
seraient-elles deux ? Pourquoi la raison ne nous suffirait-elle pas ? Ou,
au contraire, la foi, si la foi est un enseignement donné aux simples,
mais nécessaire aux plus savants qui doivent encore, pour recevoir la
lumière, devenir eux-mêmes des simples dans une sorte d’humilité de
la pensée et du cœur ? Pourquoi donc la foi est-elle doublée de cette
raison laborieuse et infirme qui, en prétendant se suffire, risque de
nous aveugler et de nous perdre ? C’est que, quelles que soient les
concordances et même la convergence que l’on puisse établir entre la
raison et la foi, celle-ci apporte au croyant une vérité qu’il aurait été
incapable de trouver et sans doute aussi de comprendre par les seules
forces de la raison : comme le dit saint Augustin avec tant d’émotion
dans le texte célèbre : « J’ai lu [dans les livres des philosophes] qu’au
commencement était le Verbe, et que le Verbe était auprès de Dieu, et
que tout a été fait par lui et que rien n’a été fait sans lui. Mais que le
Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, voilà ce que je n’ai pas lu
dans ces livres. »
[127]
*
* *
Ce texte suffit à M. Bréhier, qui le cite, pour montrer qu’il ne peut
pas y avoir de philosophie chrétienne. Car la philosophie ne peut que
demeurer fidèle à l’idéal de la pensée grecque, chercher à découvrir
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 89
l’ordre rationnel et immuable qui règne entre les choses, la place oc-
cupée par chaque être dans le système des essences éternelles ; elle est
contemplative. Au contraire, le propre de l’esprit chrétien, c’est de
faire de l’univers non point un tableau que nous regardons, mais une
histoire que nous vivons, un drame qui se joue entre Dieu et nous ;
c’est de mettre au premier plan la réalité de la personne qui, par
l’usage qu’elle fait de sa liberté, détermine sa propre destinée et
consomme son salut ou sa ruine selon qu’elle accueille ou qu’elle re-
pousse la médiation qui lui est offerte. Seulement, aux yeux de M.
Blondel, l’idéal philosophique des Grecs ne peut plus être le nôtre : le
pouvoir qu’ils attribuaient à la raison est démenti par les progrès
d’une science qui, au lieu de soumettre le réel à sa législation théo-
rique, essaie de l’enserrer entre l’ingéniosité de ses postulats et la pré-
cision croissante de ses expériences ; à mesure qu’elle s’exerce davan-
tage, la raison prend conscience de ses déficiences plutôt que de sa
souveraineté. En un sens, on peut dire que ce sont ses succès qui la
rendent modeste. Mais, d’autre part, la sagesse contemplative, même
s’il était possible de l’atteindre, ne satisferait plus les besoins de notre
[128] conscience : celle-ci ne veut pas se contenter de faire régner en
elle une harmonie accordée avec l’harmonie qui règne éternellement
dans le monde. Son idéal est dynamique plutôt que statique ; il y a en
elle un mouvement qui va à l’infini. Elle est militante et souffrante.
Elle sent que sa propre destinée est associée à celle de l’univers et
qu’elle porte sa part de responsabilité dans l’œuvre même de la créa-
tion.
Dès lors, les rapports de la philosophie et de la foi vont changer de
caractère. On ne pourra dire de la raison ni qu’elle nous suffit et rend
la foi impossible ni qu’elle nous manque et rend la foi suffisante, ni
qu’elle doit chercher avec la foi on ne sait quel accord chimérique et
bâtard. C’est le devoir du philosophe de pousser la raison aussi loin
qu’elle peut aller. Et plus il la pousse loin, mieux il met en lumière les
exigences intérieures auxquelles elle ne peut pas répondre, mais que la
foi doit satisfaire. Ainsi la foi fait ce que la raison n’a pas pu faire ;
mais c’est la raison qui nous prépare à l’accueillir. Elle trace la confi-
guration de ce creux ou de ce vide intérieur que la foi viendra remplir.
Elle décrit les aspirations de la conscience et nous découvre un « trou
par en haut » qui est la voie d’accès de la grâce. La nature ne peut pas
subsister sans le surnaturel qui l’explique et la soutient, ni l’imma-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 90
mais M. Blondel pense que la réponse est évidente et que c’est la foi
qui la donne. Seulement on peut se demander alors si l’embrassement
que l’on veut réaliser entre la raison et la foi n’a pas pour objet
d’éclairer le croyant plutôt que de convertir l’incroyant. Ou bien il
faut accepter de réunir dans la même foi tous les membres de cette
Église invisible à laquelle semblent faire allusion, dans la Lettre de
1896, ces paroles pleines de générosité et de charité : « Il ne faut pas
que, si l’on paraît appartenir au corps de l’Église, l’on se retranche de
son âme en retranchant de son âme ceux qui y appartiennent peut-être
sans être de son corps. »
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 93
[133]
Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel
Chapitre II
LA PENSÉE
§ 1. Sa genèse
nous est laissé. Elle dépend sans doute d’une cause qui lui donne
l’être ; mais cette cause lui donne aussi la dignité d’être cause à son
tour de sa propre opération et de son propre développement. Sur le se-
cond point, M. Blondel refuse de confondre la pensée avec la
conscience claire ; car celle-ci suppose des conditions sans lesquelles
elle ne serait pas et qui se trouvent impliquées et intégrées par elle.
Ainsi [139] il n’est pas permis d’oublier que c’est dans la nature et par
la nature que la croissance de la conscience est rendue possible.
De là ce terme même de pensée cosmique dont se sert M. Blondel
pour caractériser la première étape de la pensée avant qu’elle devienne
en chacun de nous cette pensée pensante à laquelle Descartes avait
voulu la réduire. Et on prétendra sans doute qu’une pensée cosmique
n’est pas sans rappeler l’âme du monde des Anciens, bien que le
monde ne soit défini ici comme une pensée incarnée et subsistante
qu’afin d’enraciner l’élan intérieur par lequel cette pensée prépare son
accroissement et sa délivrance. Il y a une pensée cosmique parce qu’il
faut que la pensée pensante construise ses propres conditions d’exis-
tence, qu’elle édifie une maison secrète et, pour ainsi dire une coquille
extérieure à elle et en apparence plus vaste qu’elle, dans laquelle elle
doit poursuivre son propre développement. Mais cette coquille ne suf-
fit pas à l’emprisonner ; car la pensée n’est pas de ce monde, bien
qu’elle ait besoin de lui ; et si elle le pénètre, l’organise et l’illumine,
c’est aussi parce qu’elle ne cesse jamais de s’en évader et de le dépas-
ser.
Il y a dans la pensée à la fois une exigence de liaison et d’universa-
lité, que M. Blondel appelle son aspect noétique, et une ineffable sin-
gularité, qu’il appelle son aspect pneumatique et qui, comme une sorte
de respiration, suppose des actions et des réactions incessantes de
chaque être avec son milieu. Or, l’univers nous présente déjà ce
double caractère : il est un tout, mais qui ne cesse de se faire par la
collaboration d’êtres séparés. [140] Sur le plan physique, le réel nous
apparaît déjà sous cette forme de l’ondulation ou du rythme, qui est un
mélange d’expansion et de défaillance et comme le battement de cœur
du devenir ; sur le plan biologique, il nous apparaît sous la forme de
l’assimilation, qui fait de l’organisme un cercle à la fois ouvert et fer-
mé, replié sur soi et puisant hors de soi la substance de sa propre vie.
Et le monde tout entier témoigne de la présence en lui d’une pensée
qui l’anime et qui le modèle, en tendant précisément à former une so-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 98
kirtseff : « Rien avant moi ; rien sans moi ni après moi ; rien que par
moi et pour moi. » De fait, la domination que la pensée exerce sur les
états de la conscience a plus d’unité et de perfection que celle qu’elle
exerçait sur le monde des objets. Pourtant elle reste encore précaire.
Qu’y a-t-il dans ce sujet où tout passe qui soit véritablement lui-même
et qui ne passe pas ? Lui qui prétend tout connaître, est-il capable de
se connaître ? Il meurt inconnu, non pas seulement des autres, mais de
lui-même. Et comme la conscience est dépassée au-dessous d’elle par
une nature qu’elle n’épuisera jamais, elle est dépassée au-dessus d’elle
par une raison qui la fonde, par laquelle et pour laquelle elle est pro-
duite, et qui lui donne l’impulsion, le mouvement et la vie.
Ici encore se vérifie cette loi, c’est « qu’on ne vit, on ne pense, on
ne veut que pour ce qui n’est [144] pas et pour ce qu’on voudrait qui
fût ». La pensée est toujours ébranlée par un transcendant qui lui est
aussi immanent et qui lui demeure pourtant inaccessible. Elle est,
comme l’amour platonicien, fille de la Pauvreté et de l’Abondance.
Elle nous élève vers un ordre de réalité qui est à la fois supérieur et
nécessaire à l’ordre empirique. En ce sens on peut dire que l’affirma-
tion de l’absolu est présente au fond de toute conscience, et qu’il n’y a
pas d’athée. Car il n’y a point de pensée qui ne soit la requête d’un
terme vers lequel le monde aspire et sans lequel il ne pourrait pas sub-
sister, qui, en nous montrant un abîme entre le monde qui nous est
donné et la réalité que notre esprit attend, ne nous oblige à une partici-
pation qui ne cesse de nous enrichir et qui ne cherche dans l’idée de
Dieu, si déficiente soit-elle et en raison de sa déficience même, un
principe de liberté, une exigence d’option, une source de responsabili-
té.
M. Blondel n’est donc point disposé à rabaisser la valeur de la pen-
sée : « Médiatrice, dit-il, elle contribue à réunir les extrêmes. Illumi-
natrice, elle est ce qui fait la beauté et l’unité même de tous les ordres
hiérarchisés et communiquants dans l’univers des choses visibles et
invisibles. Unitive, elle rend possible l’échange et l’unanimité, mais
en empêchant cette communion de lumière et d’amour de dégénérer
en confusion et absorption. On peut donc dire de la pensée qu’elle est
bien à la fois toutes choses et elle-même. » Et d’ailleurs : « Elle est un
commerce de l’univers et de la conscience où la mise de fonds pre-
mière est un prêt à faire valoir et fructifier. » Telle est [145] cette phi-
losophie dont on peut dire qu’elle est ouverte sur l’infini et qui, si
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 101
nous retenons les mots qui reviennent le plus souvent à travers tout
l’ouvrage, cherche une vérité qui soit profondément « inviscérée »
dans le réel et qui ait toujours pour nous le caractère d’une « stimula-
tion ». Et si nous voulions marquer les traits essentiels sur lesquels
elle pourrait dès aujourd’hui créer une sorte d’accord entre les esprits,
nous dirions que c’est en voulant surmonter une triple opposition :
d’une part celle du réalisme et de l’idéalisme, puisque la pensée, au
lieu de nous fournir de simples images, participe de la réalité et ne
cesse de la promouvoir ; d’autre part celle de l’empirisme et du ratio-
nalisme, puisque la raison n’est ni un enseignement dérivé de l’expé-
rience, ni le langage de Dieu même, mais une médiation de l’imma-
nent et du transcendant ; enfin celle des habiles et des simples,
puisque l’exercice de l’intellect et le mouvement de l’amour ex-
priment le même aveu de notre insuffisance et le même appel vers une
présence infinie qui ne cesse de la féconder.
[146]
dire son opération et non point son effet. Car cette réalité si frêle porte
tout ce que nous sommes. Et il y a un drame de la pensée qui est le
drame par lequel l’être se constitue et devient l’ouvrier de sa destinée.
[147]
Déjà dans le tome premier nous avions vu apparaître deux aspects
de la pensée : l’un qui est abstrait et universel et que M. Blondel ap-
pelle « noétique », l’autre qui est personnel et singulier et qu’il appelle
« pneumatique ». Cette opposition se retrouve avec des nuances diffé-
rentes dans la distinction pascalienne entre la géométrie et la finesse,
dans le contraste que l’on établit souvent entre la raison et l’intuition,
entre la science et la poésie, dans la séparation qui était classique au-
trefois entre l’ordre intellectuel et l’ordre spirituel. Tantôt en effet on
voit la pensée se détacher pour ainsi dire de la conscience et abdiquer
devant les concepts même qu’elle a créés ; tantôt on la voit se replier
sur sa propre intimité pour ne rien laisser perdre du flux continu de la
vie secrète.
Cependant celui qui ne connaîtrait que la pensée logique aboutirait
à ruiner en lui la conscience personnelle, et celui qui ne connaîtrait
que la pensée intuitive l’élèverait si haut qu’elle échapperait à toute
loi. M. Blondel n’accepte aucune des deux thèses extrêmes : si l’arro-
gance d’une raison qui n’aurait confiance que dans les seuls concepts
serait un « péché contre l’esprit vivant », toute atténuation de la ri-
gueur intellectuelle ne pourrait se produire qu’au préjudice de la per-
sonne en prétendant la servir. C’est que ces deux formes de la pensée
expriment des exigences également irréductibles de notre moi le plus
profond : aussi voit-on qu’elles se dépassent sans cesse l’une l’autre.
Elles n’expriment pas seulement une opposition entre deux sortes
d’esprits : elles s’affrontent en chacun de nous. On ne peut [148] ni les
disjoindre, ni les réduire à l’unité. Et M. Blondel nous dit qu’il y a
entre elles un « chassé-croisé qui leur permet de jouer tour à tour le
rôle qu’on attribue aux acides et aux bases ».
*
* *
Mais c’est la « fissure » qui les sépare qui constitue le mystère
même de la pensée. Et si cette fissure nous laisse toujours inquiets et
insatisfaits, elle est pourtant, si l’on peut dire, singulièrement bienfai-
sante. Nous ne réussissons jamais à en rapprocher les bords, mais l’ef-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 103
fort que nous faisons pour y parvenir va donner à notre pensée elle-
même un mouvement infini. Bien plus, c’est le chemin par lequel elle
s’élance ; et la vertu même de cet élan, c’est de nous montrer que la
fissure ne peut être comblée que par un être qui nous dépasse, que les
deux faces de la pensée ne peuvent point s’accorder par leur propre
vertu, mais seulement par une réalité à laquelle elles acceptent de se
subordonner, par une présence donnée et reçue et dont un élan de tout
notre être nous ouvre l’accès.
Or, cet élan même, il faut que nous en disposions ; et l’on peut dire
qu’il est inséparable de l’exercice de notre liberté. C’est donc dans
l’exercice de cette liberté qu’il convient de saisir l’essence de la pen-
sée. Car celle-ci n’est pas seulement, comme on le croit souvent, une
simple représentation d’une chose posée d’abord et dont elle nous
donnerait une image plus ou moins [149] fidèle. Elle implique une af-
firmation qui est une position prise par l’esprit à l’égard des objets
comme à l’égard de lui-même. On peut la définir comme une judica-
ture : elle a entre les mains le oui et le non.
C’est ici que se trouve, si nous ne nous trompons, le centre même
de l’argumentation de M. Blondel et en quelque sorte le pivot sur le-
quel elle tourne. Jusqu’à présent, l’alternative devant laquelle nous
nous trouvions était celle de la pensée noétique et de la pensée pneu-
matique. C’est elle qui rend possible l’option libre sans laquelle la
conscience ne serait rien. Mais quelle option ? Non point sans doute
une option qui sacrifierait l’une ou l’autre de ces deux formes de pen-
sée, puisqu’elles nous sont toutes les deux également nécessaires,
puisque leur conflit forme notre vie même et puisque c’est la même
pensée qui est toujours singulière par son intériorité subjective, et uni-
verselle par l’objet ou le concept auquel elle s’applique. Seulement,
pour que ces deux aspects de notre pensée puissent coexister sans ja-
mais se confondre, il faut qu’ils convergent à l’infini. Dès lors leur
conflit joue le rôle d’une stimulation : comme dans la poursuite du
bien suprême qui se brise en biens fragmentaires prompts à nous rete-
nir, mais que nous devons toujours dépasser, la liberté de la pensée
peut se laisser emprisonner par des vérités particulières qui sont insuf-
fisantes, mais qui trop souvent lui suffisent, ou bien se tourner vers un
infini qu’elle est incapable de se donner, mais qui ne cesse de la solli-
citer et de la promouvoir. Alors, l’infini condescend à devenir l’objet
d’une option ; et [150] même c’est lui qui la rend possible. Nous
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 104
[157]
Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel
Chapitre III
L’ÊTRE ET LES ÊTRES
mette de communiquer par leurs assises les plus profondes, quel que
soit l’abîme qui les sépare.
Mais ce n’est là encore qu’une métaphore : les rapports entre les
êtres ne sauraient être figurés par les rapports entre les choses. Ce sont
des rapports spirituels et, pour ainsi dire, intentionnels. Ainsi, tous les
êtres finis ont l’infini même pour [160] fin ; mais c’est parce que ce
sont des êtres essentiellement déficients, besogneux, des mendiants de
l’Être dont l’être propre est toujours en état de parturition. Chacun de
nous sent bien qu’il ne peut point être séparé de l’Être qui est pour lui
une présence à la fois mystérieuse et toute proche. Car nous sommes
incapables de saisir « l’hôte voilé que nous portons en nous comme le
foyer de la lumière qui nous éclaire, comme le principe de la force qui
nous anime, comme le terme intime et lointain où nous aspirons ».
*
* *
Dès lors, la création, selon M. Blondel, ne peut consister qu’à pro-
duire des êtres, « non pas en dehors de l’Être, contre lui ou sans lui »,
mais tels qu’ils puissent participer, selon des degrés divers, à sa per-
fection absolue : il est donc vrai de dire de chacun d’eux qu’il est créé ;
seulement il ne l’est pas comme un objet, mais comme une puissance
capable de devenir elle-même l’arbitre de sa propre existence. On
comprend dès lors qu’il y ait une hiérarchie entre tous les êtres. Seule
une telle conception nous permet d’intégrer à l’Être total, à condition
de déterminer leur fonction et leur rang, les aspects les plus humbles
et même les plus imparfaits de la réalité. Ainsi le phénomène ne sau-
rait être confondu avec l’être, mais il ne peut pas cependant en être sé-
paré, car les êtres eux-mêmes ne seraient pas « s’ils ne se manifes-
taient pas par ces apparences [161] entrecroisées dont la solidarité et
le développement constituent le monde ». Le reproche que l’on peut
faire au savant, c’est de ne considérer que les phénomènes, qui sont
seulement les pellicules de l’être, et d’imaginer qu’en détachant les
plus superficielles, en cherchant à atteindre les plus profondes, il ren-
contrera un jour l’être véritable ; mais celui-ci est d’une tout autre na-
ture puisqu’il est toujours une initiative qui se manifeste et jamais une
forme manifestée. De même le mal n’est pas non plus un être, mais il
est pourtant une stimulation qui permet à l’être de poursuivre sans
cesse son ascension vers le Bien, c’est-à-dire de mesurer tous les
désordres qui se produisent dès que, dans l’option qui le fait être, il
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 111
[167]
Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel
Chapitre IV
LA NOUVELLE «ACTION»
qui ne cesse de s’offrir, elle est le principe même qui nous anime et
nous inspire. Et l’immanence, au lieu d’être un domaine clos, où nous
demeurons enfermés à jamais, est au contraire une voie d’accès vers
ce terme unique de toutes nos aspirations où, dans l’acte qui le sou-
lève au-dessus de lui-même, notre être propre se réalise et s’achève.
Quoi qu’en aient dit certains critiques, on trouve dans cette immense
fresque, dont on admire qu’elle ait été ainsi, après la méditation de
toute une vie, exécutée en un si petit nombre d’années, une constante
fidélité à l’égard d’une pensée de jeunesse, et une ardeur spirituelle
qui ne s’est nullement démentie. Mais, comme si toutes les erreurs et
peut-être même toutes les hérésies provenaient d’une interprétation
étroite et unilatérale de certaines thèses, on y trouve aussi la préoccu-
pation des synthèses prudentes, le souci de sauvegarder la multiplicité
des sens divergents ou opposés que les mots peuvent recevoir, et, si
l’on peut dire, une intention essentiellement compréhensive et unitive.
Il y a dans le mouvement même de cette réflexion une fécondité tou-
jours nouvelle et dont on sent qu’elle est proprement intarissable ; et
on ne sait pas s’il vaut mieux la comparer au courant d’un fleuve dont
la source ne cesse de jaillir et qui trouve toujours dans le même océan
sa destination plutôt que sa perte, [169] ou, selon une image que nous
suggère M. Blondel lui-même, à une série d’ondes issues du même
centre et qui reçoivent de proche en proche une expansion indéfinie.
Mais l’originalité de la seconde Action n’est pas seulement de re-
prendre les thèmes de la première en leur donnant plus d’ampleur et
de complexité, ni de les suspendre à une théorie de la Pensée et à une
théorie de l’Être qui l’intègrent dans un système métaphysique désor-
mais élaboré. C’est, au lieu de se contenter d’examiner l’action hu-
maine dans son exercice même, de remonter jusqu’au principe où elle
puise l’efficacité dont elle dispose et qu’Aristote appelait autrefois
l’Acte pur. À cette étude est consacré le tome I de la nouvelle Action.
Tout d’abord, M. Blondel reprend le vieil adage : « Être, c’est agir »,
ce qui lui donne ce singulier avantage de pouvoir substituer à une on-
tologie statique qui a été justement décriée une ontologie dynamique
ou, à strictement parler, une ontogénie.
Mais l’action parfaite ne consiste pas, comme on le croit, à pro-
duire un effet. Agir est le verbe par excellence, qui ne comporte point
de complément, qui ne se réfère à aucun résultat extérieur, mais seule-
ment à cette cause intérieure toujours repliée sur elle-même, à cette
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 116
créancier visant à nous faire gagner le prêt initial, pour que cette ac-
quisition permette de transformer le prêt en don ».
*
* *
Au début du tome II, M. Blondel insiste avec beaucoup de force
sur cette idée qui, seule, permet de donner à la philosophie sa signifi-
cation et sa portée, c’est que la philosophie n’est rien de plus que la
conscience la plus profonde que nous prenons de la réalité de notre vie
dans l’acte même par lequel nous essayons de la saisir et de la pro-
mouvoir. En d’autres termes, toute philosophie est « pratiquante ».
Elle est la recherche de cet itinéraire que les plus simples doivent
suivre aussi bien que les plus habiles. Ainsi, en chacun de nous,
l’homme doit se mettre à l’école du philosophe et le philosophe à
l’école de l’homme. C’est que « l’homme, même sans le savoir, vit
toujours en métaphysicien. Mais le métaphysicien, maître de sa pen-
sée et de ses actes, ne cesse pas par là même d’être simplement
homme, un [172] homme comme les autres, soumis aux conditions
communes, sujet à l’ignorance et aux illusions, incapable de ramener à
ce qu’il sait tout ce qu’il doit décider ou faire, obligé de se fier à sa
conscience partiellement obscure et de solliciter les leçons d’une ex-
périence directe de la vie ».
On voit bien dès lors que c’est l’Action qui nous assujettit dans
l’Être, qui nous oblige à en prendre la responsabilité, qui fixe en lui
notre place. Mais ici M. Blondel reprend cette opposition, à laquelle il
a donné tant de crédit, entre notre volonté voulue, toujours imparfaite
et divisée, qui s’arrête à chaque instant sur un objet fini, toujours inca-
pable de la satisfaire, et notre volonté voulante, qui est notre volonté
réelle et profonde, que l’autre ne parvient jamais à égaler, et qui a
l’être infini pour unique objet. Or, le but même du livre, c’est d’ap-
prendre aux hommes ce qu’ils veulent vraiment, mais souvent sans en
avoir conscience. Car il y a une suprême fin à laquelle aspirent tous
les êtres humains, jusqu’à ceux, disait Pascal, qui vont se pendre. De
cette volonté infinie qui est en nous, on peut dire que nous l’avons re-
çue ; mais c’est l’usage que nous en faisons qui nous est imputable.
Ainsi le sort même de notre être est remis entre nos mains : et c’est à
notre action qu’il appartient d’en décider.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 118
Dès lors il nous devient possible d’embrasser dans toute leur ri-
chesse et dans toute leur complexité les degrés successifs de l’Action,
depuis ce prélude où elle semble se confondre avec un mouvement or-
ganique jusqu’à ce sommet où elle s’achève dans un don suprême
qu’elle requiert et [173] qu’elle appelle. Nous retrouvons ici, dans le
langage imagé de M. Blondel, ce déploiement d’ondes concentriques
où l’action témoigne à la fois de son unité et de son irrésistible puis-
sance d’expansion.
L’action est d’abord liée au corps, « il n’y a nulle pensée, nul projet
qui se détermine sans s’incarner ». Et « c’est avec le corps que
l’homme exerce sa raison ». Cependant, il ne se borne pas à agir sur
les choses, il agit encore sur lui-même. Car s’il n’est d’abord qu’un in-
dividu, il faut qu’il devienne une personne : alors il entre dans une
lutte avec lui-même qui doit réaliser l’unité de ses différentes puis-
sances et faire l’épreuve de sa sincérité ; et cette sincérité doit mani-
fester ses plus intimes secrets, ceux-là mêmes qu’il ignore et qu’il se
cache à lui-même. Ainsi, c’est l’action qui est l’architecte du moi.
Seulement, cette action nous met en relation avec d’autres êtres ; elle
crée entre eux et nous une vie inter-personnelle. C’est que l’homme ne
peut pas rester un, s’il reste seul. Car il vit « en symbiose avec des té-
moins, des coopérateurs, des complices, des imitateurs ». Chaque ac-
tion est donc un exemple. Elle pénètre dans une réalité qui est com-
mune à tous. Et il faut « toujours agir comme si on gouvernait le
monde ».
Cependant la vie inter-personnelle reçoit sa forme proprement spé-
cifique dans la vie familiale où l’aspiration de deux êtres à se suffire
l’un dans l’autre aboutit à la création d’un être nouveau. Mais la fa-
mille risque toujours de se fermer étroitement sur elle-même ; et M.
Blondel rappelle ces questions enfantines de Tolstoï regardant le [174]
monde au-delà des frontières de sa propre maison et demandant : « De
quoi tous ces gens peuvent-ils être occupés ? Comment et de quoi
vivent-ils ? Comment élèvent-ils leurs enfants ? Comment les ap-
pellent-ils ? » Mais l’action rayonne de la famille sur la patrie, qui ex-
clut, il est vrai, comme elle, tout ce qui lui demeure étranger, tout ce
qui est pour elle sans intimité et sans subjectivité. « Le mot patrie n’a
pas de pluriel. » Et pourtant chaque patrie défend, en se défendant,
non seulement son propre sol, mais la part d’absolu qui est en elle. Et
c’est pour cela qu’au-delà de la patrie la personne doit étendre son ac-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 119
tion à l’humanité tout entière : si limité que puisse être d’abord son
horizon, il faut qu’il se dilate pour embrasser le Tout dont elle fait par-
tie, mais qui n’est ce qu’il est que par la marque même qu’elle lui im-
pose.
C’est que le propre de l’action est de transformer le donné afin que
l’idéal le pénètre. Le monde n’a de sens que s’il peut devenir le
théâtre de la moralité et l’instrument de la vie spirituelle. L’action in-
sère dans le monde un ordre supérieur à l’ordre du devenir ; et elle
cherche à égaler en nous la volonté voulue à la volonté voulante en
faisant pénétrer la liberté dans la nature et l’éternel dans le périssable.
Mais alors l’être sent qu’il y a, au cœur même de cette volonté vou-
lante, une puissance qui le dépasse et qu’il essaie d’associer à sa
propre action : il peut faire sans doute de cette puissance l’objet d’un
culte superstitieux, mais c’est dans une union spirituelle avec elle que
réside cette véritable piété qui donne à chacune de ses actions une si-
gnification absolue et une valeur infinie. Ainsi [175] c’est l’action
elle-même qui fait le lien de l’immanence et de la transcendance, qui
évoque sans cesse celle-ci comme le remède à l’impuissance de celle-
là. La seule possibilité de l’action témoigne une fois de plus qu’il n’y
a pas d’athée. On peut bien dire qu’elle est issue de l’amour de soi ;
mais, au sens le plus plein et le plus fort, l’amour de soi « coïncide
avec un théocentrisme de vérité et de charité ».
On voit maintenant quelle doit être la conclusion de cette longue
analyse. Il y a une dernière onde qui enveloppe toutes les autres et qui,
pour ainsi dire, en renverse le cours. Car l’action était partie du moi
lui-même pour se propager par une sorte d’expansion indéfinie. Elle
vient retrouver maintenant une sorte d’initiative prévenante à laquelle
elle se borne seulement à répondre. Et si ce flux, cette suite d’ondes
que l’on nous décrit semblent courir vers un océan où elles menacent
de se perdre, cet océan à son tour nous ramène vers la source même
qui leur a donné naissance. Ce qui nous montre pourquoi la trilogie
tout entière se termine encore sur une attente et sur une espérance. La
tâche permanente du philosophe, c’est sans doute de se réformer, de
s’approfondir, de se vivifier ; mais il fait apparaître ainsi en lui une
place vacante qu’il est incapable de remplir avec ses seules res-
sources. Car l’action a beau être enrichissante, elle a beau être une af-
firmation du « oui éternel » et nous élever de ce qui semblait ne pas
être à ce qui est, elle ne parvient à réaliser toutes ces fins que si elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 120
[177]
Quatrième partie
LE RATIONALISME
SCIENTIFIQUE
[178]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 122
[179]
Quatrième partie.
Le rationalisme scientifique
Chapitre I
L’IDÉALISME DE
M. LÉON BRUNSCHVICG
§ 1. La connaissance de soi
l’homme tel qu’il s’est formé peu à peu au cours de l’histoire, qui se
sent responsable en chacun de nous de l’avenir de l’humanité tout en-
tière et accepte d’y collaborer. « Se connaître, c’est assurément se
pencher sur son passé dans l’espoir de le ressusciter ; c’est aussi, et
c’est plus encore, s’interroger sur son devenir et sur sa destinée, c’est
parier sur soi-même. » Mais ce n’est pas un simple pari de l’individu :
c’est un pari que fait l’animal raisonnable sur la puissance qu’il a de
se libérer à l’égard de la matière, de l’instinct, de l’habitude, et de les
soumettre à sa loi. Et ce pari garde un caractère singulièrement drama-
tique s’il est vrai qu’il peut être gagné par une élite et perdu pourtant
par la masse, qui risque alors d’entraîner l’élite dans sa propre ruine.
La Connaissance de soi est composée de dix leçons qui ont été
professées à la Sorbonne pendant l’hiver de 1929-1930. C’est une
suite d’entretiens plutôt qu’un exposé enchaîné et systématique. Au-
cun livre de M. Brunschvicg ne peut nous donner une image plus fi-
dèle de cette pensée si complexe et si sinueuse qui, pendant une qua-
rantaine d’années de méditations et de lectures, n’a pas cessé de s’en-
richir et de s’approfondir : peut-être même se révèle-t-elle avec plus
de simplicité et de relief dans ces quelques échappées sur la nature hu-
maine que dans les ouvrages plus denses où l’auteur essayait de nous
montrer, en savant et en historien, comment la raison se dégage peu à
peu de la servitude des sens et de l’imagination et conquiert par degrés
son indépendance. [181] C’est que les préoccupations essentielles
d’un esprit apparaissent souvent avec plus de netteté lorsqu’il s’aban-
donne avec quelque liberté à son jeu naturel que lorsqu’il entreprend
de les justifier par l’effort le mieux concerté.
C’est le problème de l’homme, et, plus exactement encore, le pro-
blème de la formation de l’homme par lui-même, qui est l’objet essen-
tiel de la réflexion pour M. Brunschvicg. Et c’est pour cela que tout ce
qui concerne l’homme sollicite son infatigable curiosité. C’est dans
les œuvres de l’esprit qu’il s’efforce de saisir l’essence de l’esprit ;
car, si l’esprit est une activité, c’est dans la lutte qu’il soutient contre
les obstacles que le réel ne cesse de lui opposer, c’est dans la compa-
raison entre ses succès et ses échecs qu’il doit prendre conscience de
lui-même et saisir la courbe de son mouvement. La connaissance que
nous prenons de l’esprit à travers ses œuvres surpasse toujours celle
que l’introspection pourrait nous donner : elle ne cesse de nous sur-
prendre et même de nous émerveiller. C’est que toute œuvre de l’es-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 124
prit l’oblige à découvrir en lui des forces qu’il ne pouvait pas soup-
çonner avant de les avoir exercées, à ouvrir des chemins qui n’étaient
pas encore tracés et dont il s’était quelquefois interdit l’accès.
Si M. Brunschvicg s’applique particulièrement à méditer sur le dé-
veloppement des sciences, c’est d’abord parce que les sciences sont la
seule forme de notre activité spirituelle qui connaisse un progrès
continu et incontesté ; c’est aussi parce que, grâce à la rigueur de leur
méthode et à la certitude de leurs résultats, elles nous permettent,
[182] mieux qu’aucune autre œuvre de l’homme, de discerner la puis-
sance et les limites de notre pensée, les exigences qui la pressent et les
satisfactions qu’elle est capable de se donner. Mais M. Brunschvicg ne
borne point son intérêt à la science : tous les efforts que peut tenter
notre conscience pour s’exprimer et pour se réaliser retiennent tour à
tour cet esprit si ouvert et si mobile. Il n’y a pas un seul problème hu-
main qui puisse le laisser indifférent. Il se plaît à confronter ses idées
avec celles d’autrui ; il est familier avec les penseurs de tous les pays
et de tous les temps. Il ne néglige aucune des suggestions que l’esthé-
tique ou la littérature peuvent lui apporter ; la politique enfin, par la-
quelle l’homme essaye de satisfaire son besoin de justice et de réaliser
les conditions les plus favorables à l’accomplissement de sa destinée,
détermine parfois en lui un mouvement presque passionné. Ainsi, il
n’y a pas une seule des manifestations de la pensée dont il n’essaye de
saisir le sens et la valeur, et même de suivre la courbe jusque dans
cette extrémité si délicate où elle semble hésiter encore sur le chemin
qu’elle va prendre.
Par plus d’un trait, il ressemble à Montaigne, pour lequel il
éprouve tant de sympathie. C’est un liseur comme lui, qui se plaît à
ranimer et à entretenir ses sentiments de prédilection au contact de
tous ces livres, anciens ou récents, où la conscience humaine disperse
ses élans contradictoires. Il « farcit » toutes ses pages de citations,
comme Montaigne, et elles s’accommodent si bien avec son train per-
sonnel que le lecteur se sent invité à y associer encore ses propres
pensées [183] et, pour ainsi dire, à jouer sa partie dans cette sorte de
mouvement où tous les esprits semblent entraînés. Mais Montaigne li-
sait surtout des historiens et des moralistes : Plutarque et Sénèque
étaient sa principale nourriture. M. Brunschvicg, qui ne néglige per-
sonne, a des lectures beaucoup plus étendues et plus austères : il se
complaît dans l’étude des savants, parce que la science est pour lui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 125
§ 2. La Religion et la Raison
prendre parfois ses amis et ses admirateurs, c’est qu’au lieu de se dés-
intéresser de la religion et de penser que la science est destinée à en
tenir lieu, il ne veut abandonner ni le mot ni la chose. Il y a un Dieu
spirituel auquel il rend un culte intérieur, et ce Dieu, c’est le Verbe qui
éclaire tout homme venant en ce monde, à condition qu’il consente à
tourner vers lui son regard. Il ne songe qu’à purifier la religion et non
point à la détruire. Mais il y a une religion qui relève du temps et non
point de l’éternité, de la société et [192] non point de la conscience, de
la lettre et non point de l’esprit, et à laquelle il ne cesse de s’opposer
parce qu’elle n’est pas pour lui la religion véritable. Cependant la
ligne de démarcation qui les sépare ne passe pas toujours où l’on croit ;
et si M. Brunschvicg ne craint pas d’invoquer les mystiques ou les
saints comme des exemples de la plus haute spiritualité, il ne refuse-
rait pas non plus d’admettre que, hors de la religion, et même parmi
les savants, il n’y ait beaucoup d’adorateurs de la matière et du corps,
c’est-à-dire de purs idolâtres. Car ce qui lui importe par-dessus tout,
c’est que l’on maintienne une coupure entre la spiritualité et l’idolâ-
trie, que l’on réalise entre elles une option décisive, qui est un acte de
courage, et que l’on ne cherche pas à les contaminer par une alliance
suspecte, dont il étudie les méfaits et les « disgrâces » tout au long de
l’histoire.
Le nouveau livre de M. Brunschvicg s’ouvre par une belle citation
de Jules Lachelier : « L’état de conscience qui, seul, peut selon moi
être proprement appelé religieux, c’est l’état d’un esprit qui se veut et
se sent supérieur à toute réalité sensible, qui s’efforce librement vers
un état de pureté et de spiritualité absolues, radicalement hétérogène à
tout ce qui, en lui, vient de la nature et constitue sa nature. » Et il se
forme par une opposition entre les chrétiens charnels et les chrétiens
spirituels, entre un Dieu qui nous remplit de crainte et un Dieu qui
nous éclaire de sa lumière. Car on ne sert pas, dit l’auteur, deux
maîtres à la fois, seraient-ce la Puissance du Père et la Sagesse du Fils.
C’est cette distinction de [193] deux maîtres qui forme l’inspiration du
livre, qui lui donne son accent polémique, son allure dualiste et mani-
chéenne, qui l’oblige à scinder la conscience humaine en deux ten-
dances de sens opposé, et à condamner sous le nom discrédité d’éclec-
tisme tous les efforts qu’elle a jamais faits pour rétablir son unité.
Il importe tout d’abord de marquer notre accord profond avec M.
Brunschvicg sur la manière même dont il définit le spiritualisme reli-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 131
faite que nous pourrions recevoir sans y contribuer. Elle est indiscer-
nable de l’acte qui la produit. Il n’y a point de vérité qui nous vienne
du dehors, et à laquelle nous puissions jamais donner [195] ce nom in-
dépendamment de l’acte par lequel elle se constitue au dedans de
nous. Nous pouvons dire qu’elle est une présence, bien que M. Brun-
schvicg se méfie sans doute de ce mot qui semble évoquer pour lui la
présence d’une chose plutôt que cet acte de présence, qui est l’acte
même de la connaissance. Il redoute le moment où, comme on le voit
chez Plotin, la présence et la science cessant de coïncider, on ne craint
plus de dire « La présence vaut mieux que la science. » Ce serait là
pour lui un échec de la spiritualité. Et l’on conviendra aisément que la
présence, et même la totalité de la présence, ne sont rien de plus en ef-
fet que cette infinité spirituelle que nous ne devons jamais perdre de
vue, sans pouvoir la séparer jamais de l’acte de pensée qui l’implique
et qui la révèle.
Cependant, si l’activité spirituelle ne peut pas être dissociée de
l’exercice de l’intelligence, M. Brunschvicg ne va pas jusqu’à réduire
l’esprit à l’intelligence pure : seulement, dans l’esprit, l’intelligence et
l’amour ne font qu’un. Et le mouvement même par lequel nous dépas-
sons la partie individuelle de notre être pour accéder à une vérité uni-
verselle est le même que celui par lequel nous surmontons en nous
l’égoïsme dans un pur élan de la charité. Ici encore il n’y a pas de phi-
losophe dont l’enseignement ait pour nous autant de simplicité et de
grandeur que Malebranche. Car il ose dire que l’application de l’esprit
aux sciences universelles, à la mathématique et à la physique, est
« une application de l’esprit à Dieu, la plus pure et la plus parfaite
dont on soit naturellement capable ». Mais, en même [196] temps,
c’est la volonté du bien universel qui est le fonds même de notre être ;
et nous ne cessons de la contredire chaque fois que nous l’arrêtons sur
un bien particulier dont nous faisons notre bien véritable. Or, c’est
cette volonté du bien universel qui est l’amour ; ainsi le même mouve-
ment infini est présent au cœur de l’intelligence et au cœur de
l’amour : la vie de l’esprit en réalise l’unité. Et M. Brunschvicg
évoque tour à tour Malebranche et Fénelon pour montrer le danger
qu’il y aurait à penser que l’amour n’a pas besoin de l’intelligence et
qu’il peut se passer de sa lumière. Il remonte même jusqu’à Platon :
« Comme Fénelon et mieux que Fénelon, Platon a compris que
l’amour ne remplit sa vocation que dans la mesure où il conquiert l’in-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 133
[201]
Quatrième partie.
Le rationalisme scientifique
Chapitre II
LA RÉDUCTION
DES DIFFÉRENCES
À L’IDENTITÉ
serait resté enseveli et qui, grâce à elle, nous livre toujours davantage.
Il semble même que c’est la différence qui nous fait être : c’est par
elle que nous nous distinguons de ce qui nous entoure, que nous rece-
vons de tous ceux que nous aimons une impulsion qui nous ranime,
que notre vie s’ouvre devant nous comme une perpétuelle découverte,
un perpétuel rajeunissement.
Mais l’idée de la différence est pourtant intolérable à l’esprit. Il ne
fait mine d’accepter sa présence, et parfois même de l’exiger, qu’afin
de se donner la satisfaction de la détruire. Il n’y a pour lui que de
fausses différences : tout son art est de percer leurs prestiges et de
montrer derrière elles l’identité qu’elles dissimulent. Dès qu’il y est
parvenu, son œuvre est terminée : il éprouve un véritable soulagement
à se replier sur sa propre unité que la différence avait failli rompre.
Sans doute, il avait paru s’abandonner un moment à l’ivresse d’un tel
péril ; mais la joie que lui donnait, sous prétexte de l’enrichir, l’idée
de la différence, était la joie d’un sacrifice ; quand le péril est passé,
l’identité retrouvée a pour lui plus de prix. Ainsi, la différence a tou-
jours été regardée comme une révolte contre l’esprit, comme la
marque de l’inintelligibilité et l’indice même du mal. La différence est
une sorte de désordre toujours renaissant et qui est le germe de tous
les mouvements de l’amour-propre, de toutes les querelles et de toutes
les guerres. Il faut qu’elle cesse pour que la raison soit satisfaite et
pour que la paix soit rétablie. Déjà les Anciens [203] considéraient la
différence comme une essence inférieure et voisine du néant, mais
qui, en se laissant pénétrer par l’essence supérieure de l’identité, rece-
vait la loi de l’ordre et trouvait accès dans l’existence. Et peut-être
pourrait-on dire que tout le mouvement de la pensée et de la volonté
consiste à multiplier les inventions particulières afin précisément d’ac-
croître la matière sur laquelle doit régner à la fin l’unité d’une règle
commune.
La théorie de l’évolution emprunte à la vie la représentation des
rapports entre l’identité et la différence. La vie provient toujours d’une
graine ou d’un germe ; et nous suivons toujours avec émerveillement
ces progrès de la croissance qui, de corps si petits, en apparence
presque semblables et où l’analyse trouve peu de matière pour s’exer-
cer, tire par degrés des êtres si différents, formés de parties si variées
et qui, après s’être détachés d’un autre corps où ils étaient d’abord
contenus, finissent par acquérir l’indépendance individuelle et tant de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 138
[205]
Dans une thèse de doctorat publiée dès 1899 sous le titre : La Dis-
solution opposée à l’Évolution dans les sciences physiques et morales
et qui vient d’être remaniée et rééditée sous ce nouveau titre : Les Illu-
sions évolutionnistes, M. André Lalande nous montre que le rôle du
temps n’est pas, comme on le croit, de multiplier les différences, mais
de les égaliser. Au moment où le livre a paru pour la première fois, il a
rencontré, semble-t-il, des résistances assez vives : la théorie de l’évo-
lution était alors dans tout son éclat ; elle obtenait les suffrages de tous
les savants ; elle inspirait la méthode de l’histoire et de la critique lit-
téraire ; elle répandait comme une sorte de dogme l’idée de la nécessi-
té et même de la beauté de la « lutte pour la vie ». Elle s’accordait
avec une renaissance de l’individualisme, avec la gloire toute récente
de Nietzsche, avec le culte de l’homme de génie soustrait à la loi com-
mune et qui était regardé comme l’aboutissement et la justification de
toute l’histoire humaine. Aujourd’hui l’heure paraît plus propice pour
entendre une critique de ces idées qui ont été si populaires et qui su-
bissent une sorte de déclin : la théorie de l’évolution s’est heurtée à
des difficultés scientifiques qu’elle n’est pas parvenue à surmonter ; la
lutte pour la vie a produit des effets si meurtriers qu’ils ont paru com-
penser le rôle bienfaisant [206] qu’on lui attribuait dans la formation
de l’élite ; l’idée d’une certaine communauté d’origine et de nature
entre tous les hommes, plus profonde que toutes les différences entre
les individus, a recommencé à prendre faveur ; enfin il n’est pas jus-
qu’à l’expérience de la guerre et de certains bouleversements sociaux
qui n’aient contribué à nous faire envisager avec moins d’horreur une
marche de l’univers tout entier vers une sorte de nivellement. Et les
grands conducteurs de peuples eux-mêmes prétendent les incarner
plutôt que les surpasser.
M. Lalande a été extrêmement frappé par l’impossibilité de trouver
dans la science du monde matériel une confirmation de cet épanouis-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 140
drame de la vie, qui a la vocation du sacrifice, mais qui sait aussi que
s’anéantir, c’est se dépasser et qu’être détaché de soi, c’est être sauvé.
Il est difficile encore de considérer la différence comme toujours
primitive et de réduire les lois conjuguées de la matière et de la pensée
à une action qui l’abolit. La différence n’est pas seulement à l’égard
de l’être le signe de sa limitation ; elle est aussi le signe de sa fécondi-
té. Elle est le gage de notre initiative qui ne consentira jamais à abdi-
quer : pour rejoindre le tout, il ne faut pas que la différence s’efface,
mais qu’elle se multiplie indéfiniment. Il arrive même qu’elle réussit à
produire une miraculeuse coïncidence entre le particulier et l’univer-
sel ; et c’est dans la différence la plus humble et la plus ineffable, dans
telle touche du peintre, dans telle note d’une mélodie, dans telle im-
pression fugitive et profonde éprouvée par la sensibilité que se réalise
le mieux le contact entre l’univers et nous et que la présence concrète
du tout nous est pour ainsi dire révélée. La différence resserre le cœur
de celui qui se sépare du monde pour la retenir ; elle réjouit le cœur de
celui qui s’est établi dans [212] l’identité et qui découvre par la diffé-
rence la richesse du monde. De cette richesse, nous ne pensons pas
que M. Lalande veuille rien rejeter : il accepterait volontiers la diffé-
rence elle-même s’il voyait qu’elle peut unir au lieu de diviser ; il ne
repousserait pas l’idée d’une raison artiste qui polirait le monde dans
la différence et non plus dans l’uniformité en faisant usage du ciseau,
qui est un rabot plus subtil.
[213]
§ 2. « Le cheminement de la pensée »
d’Émile Meyerson
[215]
En décrivant la pensée comme un cheminement, Meyerson veut
nous montrer qu’elle ne se contente pas de refléter le réel comme dans
un miroir, mais qu’elle doit le conquérir par une marche laborieuse : le
savant est comme le soldat qui avance tantôt lentement et tantôt brus-
quement, qui rencontre des noyaux de résistance qu’il est obligé de
contourner, qui voit parfois tomber d’un seul coup de vastes territoires
et qui est toujours contraint d’abandonner le terrain qu’il n’a pas su
consolider. Mais la pensée commune ne procède pas autrement que la
pensée scientifique : seulement elle n’a pas une conscience aussi nette
d’elle-même. Ainsi, il nous semble que nous marchons naturellement ;
et nous ne savons pas comment nous faisons pour y réussir : par
contre, nous devons décomposer tous nos mouvements dès que nous
voulons les régler d’une manière plus précise. De même, la science
nous permet de saisir en quelque sorte « au ralenti » le mécanisme de
la pensée commune. Cependant l’histoire de la science est plus ins-
tructive encore que la science d’aujourd’hui ; car les procédés de l’es-
prit humain se montrent à nous avec plus de pureté quand nous pou-
vons les détacher des résultats auxquels ils avaient conduit autrefois et
qui sont aujourd’hui périmés. Au contraire « la science contemporaine
nous entraîne irrésistiblement comme le mouvement d’un navire en-
traîne tous ceux qui se trouvent à son bord : ils ne peuvent se rendre
compte de ce mouvement que s’ils aperçoivent les rives mêmes qu’ils
ne cessent de dépasser ».
[216]
*
* *
La pensée fondamentale de Meyerson est d’une extrême simplicité.
Connaître, pour lui, c’est identifier. La nature se présente à nous sous
la forme d’une diversité qui ne cesse jamais de se renouveler. Mais
cette diversité est un scandale pour notre esprit. La penser, c’est la ré-
duire, c’est-à-dire l’abolir. C’est saisir derrière elle une identité qu’elle
dissimule. Connaître, c’est retrouver dans les objets les plus divers
l’identité de l’esprit ; c’est détruire la diversité perçue au profit d’une
identité conçue. Le principe d’identité exprime donc l’essence fonda-
mentale de notre raison : il domine toutes les sciences abstraites dont
la rigueur logique consiste dans le parfait accord des conséquences
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 146
avec les principes. Mais il domine aussi les sciences concrètes, s’il est
vrai que dans ces sciences la raison cherche la cause de tous les chan-
gements qui se produisent, et si découvrir la cause, c’est s’apercevoir
que le changement n’est qu’une apparence, que, derrière les termes
qui changent, il y a une réalité profonde qui demeure la même. Meyer-
son ne manque pas d’invoquer le témoignage de la conscience la plus
simple pour démontrer que, lorsque notre curiosité s’éveille, c’est
parce que quelque nouveauté nous surprend ; mais notre trouble
s’apaise, notre insécurité se rassure dès que cette nouveauté est recon-
nue, dès que la saillie qu’elle créait à la surface de la conscience se
trouve pour ainsi dire nivelée. L’esprit ne trouve jamais le repos que
dans l’identité.
[217]
Seulement cette identité n’est jamais donnée : il nous faut l’obtenir.
On dira même qu’elle ne peut jamais être parfaite, faute de quoi la
connaissance n’aurait plus d’objet, puisque cet objet est précisément
la diversité. La diversité subsiste donc de quelque manière jusque
dans l’identité qui la résout : mais l’esprit en fait pour ainsi dire abs-
traction ; il lui attribue seulement moins de valeur qu’à l’identité sur
laquelle il fixe le regard ; et il est toujours obligé de se contenter de
satisfactions partielles. Une pensée strictement rationnelle ou logique,
c’est-à-dire qui procéderait toujours de l’identique à l’identique, serait
aussi une pensée « quiescente ». Il y a à l’intérieur de l’esprit une
contradiction entre le besoin de rigueur qui l’oblige à piétiner sur
place et le besoin de progrès qui l’oblige, pour inventer, à rompre sans
cesse le cercle où l’identité tend à l’enfermer. Le paradoxe même de
tout raisonnement est que la conclusion doit en un sens être contenue
dans les prémisses et en un autre sens les dépasser. C’est que l’identité
est toujours en devenir. Elle est seulement le fanal qui dirige le chemi-
nement. Tout raisonnement est un mouvement de la pensée ; il n’est
jamais entièrement légitime, puisque le seul objet de la raison, c’est
l’identique, qui est toujours un repos ; ainsi, l’irrationnel est néces-
saire à la raison pour l’ébranler : la raison ne le surmonte jamais abso-
lument. Et la connaissance est un effort d’identification qui est tou-
jours précaire et qui ne s’achève jamais. Aussi est-elle toujours une in-
vention ; car, puisque l’identique ne nous est jamais offert, il faut le
trouver, et pour cela accomplir un acte [218] de choix par lequel on
néglige toute une partie du réel qui embarrasse encore le regard de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 147
Meyerson reconnaît qu’un tel but ne peut pas être atteint et qu’il serait
absurde de supposer qu’il pût l’être : car expliquer le monde, ce serait
le détruire ; l’idéal de la raison ne se réaliserait que par un acosmisme.
Nul ne peut douter pourtant que tout l’effort de la science ne soit de
défaire [223] le monde et de retrouver derrière ses formes changeantes
une uniformité abstraite ; mais Meyerson, qui veut bien reconnaître
que « l’homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vou-
loir, et surtout sans s’en douter la plupart du temps », n’opposerait
peut-être pas une fin de non-recevoir absolue à une recherche qui nous
permettrait de suivre à rebours le chemin que la science nous a fait dé-
jà parcourir ; à une recherche qui, au lieu de résoudre le multiple dans
l’un, nous montrerait comment l’un s’épanouit dans le multiple et vi-
serait précisément à rendre intelligible chacune de ses formes particu-
lières. Sans doute, il nous dit qu’on ne peut jamais espérer faire naître
de la pensée pure un contenu, c’est-à-dire une diversité. Mais la méta-
physique, pas plus que la science, n’est une déduction sans matière :
elle suppose comme la science un contact constant avec le réel. Seule-
ment l’unité dont elle part n’est point une unité morte et abstraite ;
c’est une unité intérieure et vivante, analogue à l’unité du désir : elle
témoigne de sa présence et de sa fécondité par une infinité de modes
d’expression dont il est impossible de l’isoler. Pour expliquer chacun
d’eux, il faut le situer et non pas l’abolir. Le rôle de l’intelligence est
de montrer comment il s’articule avec tous les autres, les implique et
les appelle ; et l’intelligence doit toujours demeurer associée à la sen-
sibilité qui nous permet, à travers toutes ces qualités que la science dé-
truit, de découvrir la résonance significative du réel et sa relation se-
crète avec notre vie.
[224]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 151
[225]
Cinquième partie
LES COURANTS
DE PENSÉE
[226]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 152
[227]
Cinquième partie.
Les courants de pensée
Chapitre I
LA «Revue de métaphysique
et de morale»
ET L’ACTIVITÉ
PHILOSOPHIQUE
DE XAVIER LÉON
[239]
Cinquième partie.
Les courants de pensée
Chapitre II
LE CONGRÈS DE
L’EXPOSITION DE 1937
OU CONGRÈS DESCARTES
L’année de l’Exposition aura été aussi celle des congrès. Ces deux
mots offrent déjà au philosophe un sujet de méditation. Car exposer,
c’est se montrer aux regards : c’est produire le témoignage visible
d’une activité invisible. Le peintre expose au public l’œuvre qu’il a
élaborée dans la solitude de l’atelier. Et chacun expose sa pensée,
conçue dans le secret inaccessible de sa conscience, lorsqu’il com-
mence à la traduire par des paroles que tout le monde peut entendre.
Toute exposition est donc la manifestation d’une réalité qui jusque-là
était demeurée cachée. Elle oblige l’être à apparaître. Mais nous sa-
vons bien qu’il subsiste toujours de l’un à l’autre un intervalle qui
pose pour nous tous les problèmes de la sincérité. Car l’être réside
dans sa propre intimité et se suffit à lui-même ; et pourtant, s’il ne dé-
passe pas les frontières où il demeure enfermé, il risque de tomber
dans toutes les illusions de la subjectivité. C’est donc en prenant une
apparence qui le découvre à ses propres yeux comme aux yeux de
tous, que l’être fait, pour ainsi dire, [240] l’épreuve de lui-même :
chacun de nous le sent, quand il mesure l’effort dont il a besoin pour
s’exprimer, c’est-à-dire pour se réaliser. Et il n’y est parvenu que lors-
qu’en lui l’être et l’apparaître coïncident. C’est donc le signe que cela
n’arrive pas toujours. Car il est possible que la volonté devienne la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 160
confondant avec le culte même de cette raison qui leur est commune
avec tous les hommes. Si l’on demande ce que ce solitaire aurait pen-
sé de ce congrès même où un tel hommage lui était rendu, on peut se
rassurer par une double considération : à savoir par cette préoccupa-
tion d’universalité qui ne l’a jamais quitté et qui l’a poussé [242] à
chercher par l’intermédiaire du P. Mersenne, au-delà même des fron-
tières, l’assentiment des principaux philosophes de son époque ; en-
suite, si nous ne craignons pas de paraître frivole, par ce goût des
spectacles qui l’a fait assister tour à tour au couronnement d’un empe-
reur, à un jubilé, au mariage d’un doge avec la mer, et qui lui a permis
de dire qu’en observant dans le monde « toutes les comédies qui s’y
jouent, en usant de tous les divertissements qui sont honnêtes, il profi-
tait en la connaissance de la vérité plus peut-être que s’il n’eût fait que
de lire des livres ».
Si l’on cherchait, en tenant compte à la fois des communications
qui étaient faites pendant les séances et de l’atmosphère plus subtile
qui les entourait, à évoquer les tendances qui dominent la pensée phi-
losophique de la première moitié du XX e siècle, on observerait sans
doute un recul de ce positivisme, ou même de ce relativisme, qui, sous
des formes différentes, étaient devenus, à la fin du siècle dernier, une
sorte de philosophie commune et produisaient dans la plupart des es-
prits une unanimité indifférente. Mais le succès de ces doctrines était
lié en réalité à une abdication de la réflexion philosophique qui se dé-
fiait d’elle-même, qui se subordonnait à la connaissance scientifique
et qui, par une sorte d’ascétisme, se réduisait volontairement à la mé-
ditation de ses méthodes et de ses résultats. Il n’en est plus ainsi au-
jourd’hui. Les succès croissants de la science l’ont conduite à une ana-
lyse si fine du réel qu’on la voit en même temps chercher à atteindre
l’ultime élément dont les choses [243] sont faites, et déterminer elle-
même certaines barrières que ses propres procédés d’investigation lui
interdisent de franchir. Mais on se demande si la science, qui assure
sur le monde matériel la double domination de la pensée et de la tech-
nique, peut suffire pour donner à la conduite humaine un idéal et une
discipline. Quel usage devons-nous faire du magnifique instrument
d’action qu’elle met entre nos mains ? Les circonstances tragiques que
le monde traverse ont obligé la conscience humaine à se replier sur la
signification même de cette vie qui nous est donnée, qui se poursuit à
travers tant de tribulations et d’angoisses, que la mort finit toujours
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 162
par dévorer et qui ne peut posséder d’autre valeur que la valeur inté-
rieure que nous lui donnons. Il ne sert à rien de dire que nous ne
connaissons rien de plus que le relatif, si le sort de notre être propre se
joue lui-même dans l’absolu. Les préoccupations de la philosophie
d’aujourd’hui nous font retourner vers cet objet unique auquel s’at-
tache la méditation de tout homme, si étranger qu’il soit à la philoso-
phie, lorsqu’il parvient à se dépouiller de tous les soucis de l’opinion
et qu’il s’interroge avec sincérité sur son propre destin. La philosophie
commence au moment où cesse le divertissement. Nous ne pouvons
plus accepter cet agnosticisme qui, en nous interdisant de scruter le
seul problème qui possède pour nous un intérêt véritable, nous oblige
à vivre en oubliant que nous vivons.
Le vocabulaire des philosophes d’aujourd’hui suffit à nous ins-
truire sur le retour de toutes les pensées vers ces problèmes non point
seulement [244] traditionnels, mais éternels, et que les merveilleux
progrès réalisés dans la connaissance des phénomènes nous avaient
momentanément dissimulés : à travers cette connaissance elle-même
ils renaissent dans une lumière nouvelle. On ne craint plus aujourd’hui
de prononcer ce mot d’absolu, que le relativisme avait cru exorciser
autrefois : car ma vie ne possède un caractère de sérieux et de gravité
que si elle est enracinée dans l’absolu, que si chacune de mes actions
m’engage absolument. On évoque de nouveau le transcendant, non
point pour s’évader de ce monde dans lequel nous avons à vivre, mais
pour essayer de saisir cette énergie créatrice qui l’anime, que nous ne
cessons nous-mêmes de mettre en œuvre et dont chacune de nos ac-
tions est le moyen et l’instrument. On retrouve la portée de cette mé-
thode réflexive qui pendant longtemps avait cédé la place à la repré-
sentation symbolique du monde matériel, mais qui seule peut nous
permettre de remonter jusqu’à la source première dont dépend tout ce
que nous sommes capables de faire et tout ce que nous sommes ca-
pables de connaître. On s’attache à cette réalité métaphysique de la
personne, qui est elle-même le foyer d’une existence indépendante,
qui revendique et assume une responsabilité dans le monde et ne peut
plus être confondue avec ce sujet anonyme qui suffisait à soutenir les
opérations de la connaissance. Enfin le débat essentiel de la pensée se
produit entre les deux notions d’être et de valeur qui sont liées de telle
manière que nous cherchons toujours à dépasser l’apparence pour at-
teindre l’être dont elle fait elle-même partie et [245] sur lequel elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 163
[251]
Cinquième partie.
Les courants de pensée
Chapitre III
LES RECHERCHES
PHILOSOPHIQUES
acte accompli dans l’instant un présent qui est perçu avec un présent
qui est imaginé.
Ce n’est pas là nier le temps, c’est s’obliger à le déduire ou à le
construire à partir d’une certaine expérience qui est celle du présent
éternel. Le temps est un produit de la réflexion. Il est contenu dans le
présent et non le présent en lui. Le passé et l’avenir naissent de lui par
analyse : de leur opposition naît la conscience, qui est un rapport entre
notre nature, c’est-à-dire notre passé accumulé, et notre volonté, c’est-
à-dire notre avenir encore indéterminé. Quand notre activité est la plus
parfaite, dans la grâce innocente de l’enfance, dans les moments
d’élection où se réalise une mystérieuse coïncidence de notre opéra-
tion et de notre œuvre, la conscience du temps, c’est-à-dire le temps,
disparaît pour nous. Il n’existe plus que pour le spectateur qui nous re-
garde faire. Dès qu’il reparaît, la joie cesse, l’inquiétude renaît ; et
l’âme oscille entre le regret et le désir, dont tout à l’heure elle était dé-
livrée. [256] C’est là, semble-t-il, un thème d’une fécondité infinie où
pourront prendre naissance une théorie de la connaissance, une théorie
de la personne, une théorie de la sagesse.
On se réjouit de le voir adopter par M. Rivaud, qui jusqu’ici s’était
consacré surtout à l’histoire de la philosophie ancienne, et qui, dans
un très intéressant article intitulé Remarques sur la durée, en tire d’in-
génieuses conséquences sur la double incorporation du passé dans la
représentation des objets éloignés, dont l’image met un temps plus ou
moins long à nous parvenir, et dans celle des événements disparus,
que la mémoire ressuscite. Il accepte lui aussi que le temps soit créé
par la réflexion, que l’éternité soit le terme même d’où il faut partir, et
« qu’il n’y ait pas d’autre éternité que celle qui se confond avec la pré-
sence même de l’être ». Dans le même sens, on voit C.-A. Strong, au
cours d’une méditation sur L’Être et le devenir, protester contre la
thèse classique qui fait de l’instant une limite inexistante, une coupure
sans contenu entre l’immensité pleine du passé et l’immensité vide du
futur. « Dans l’instant, dit-il avec force, il y a tout l’univers. » Et non
seulement il faut dire qu’il y a dans l’instant tout ce qui dans l’univers
est actuel, mais encore tout ce qui le sera jamais, et qui ne pourrait ja-
mais l’être s’il n’était déjà tout entier en puissance à l’intérieur de
l’instant. On voit donc reparaître ici une opposition de l’acte et de la
puissance qui doit rendre possible dans le présent même une nouvelle
déduction du temps.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 171
[257]
*
* *
On ne s’étonnera pas que, si le présent acquiert une prééminence
par rapport au temps, le réalisme reprenne une sorte de faveur au dé-
triment de l’idéalisme, qui a longtemps été regardé comme la méthode
même de la philosophie et pour lequel l’être est engendré dans le
temps par l’activité même de l’esprit. Or, le réalisme est au fond de la
pensée de Strong qui fait de la connaissance un simple ajustement de
l’esprit, non pas, il est vrai, aux choses elles-mêmes, mais aux pou-
voirs que l’expérience ne cesse de nous révéler en elles. Il s’affirme
avec plus de netteté encore dans un article de F.-H. Hallett plein de
sarcasmes pour une philosophie qui prétendrait subordonner la théorie
de l’être à la théorie du connaître, comme si toute critique de la
connaissance n’était pas l’œuvre de la connaissance elle-même et
n’impliquait pas déjà la foi en sa valeur : en cherchant toujours à obte-
nir une connaissance de la connaissance, l’esprit ne cesse de se dévo-
rer lui-même, au lieu de penser à accomplir la fonction qui est la
sienne, c’est-à-dire de définir « la place de l’homme dans la réalité ».
Il y a en effet une co-présence de l’homme et de l’univers qui fait que
le premier est uni au second par de multiples relations. Mais la philo-
sophie critique a le tort de penser que c’est la connaissance qui modi-
fie les choses, alors qu’elles ne peuvent être modifiées que par
d’autres choses. Par exemple, il y a une relation entre l’objet [258] et
l’œil : cette relation fait partie du réel, bien qu’elle ne soit pas tout le
réel ; et l’esprit la perçoit telle qu’elle est et telle qu’il doit la perce-
voir, comme une pièce de l’univers qui nous introduit dans sa sub-
stance même, où elle est enveloppée et débordée par une infinité
d’autres.
En France, c’est M. Ruyer qui défend avec le plus de netteté et
d’intransigeance la position réaliste, comme le montre l’article qu’il
consacrait à la Mort dans le deuxième volume des Recherches. Nul ne
s’entend aussi bien que lui à dénoncer la confusion que l’on voudrait
parfois laisser s’établir entre l’idéal et le réel. « Notre existence,
même pensée par nous, n’est qu’une existence idéale. C’est le senti-
ment de l’abîme entre notre existence idéale et notre existence réelle
qui fait quelquefois hausser les épaules devant la philosophie. » Et
pour mieux limiter les prétentions de la pensée à absorber en elle la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 172
[263]
Cinquième partie.
Les courants de pensée
Chapitre IV
LA PHILOSOPHIE
DE L’ESPRIT
gie où les relations des consciences entre elles sont ramenées à des
lois matérielles qui résultent des conditions de leur assemblage.
Dans la représentation du monde qui tendait ainsi à prévaloir, l’ob-
jet auquel l’esprit s’appliquait pour le conquérir finissait par l’assujet-
tir : l’esprit devenait prisonnier de sa propre conquête. Et les admi-
rables découvertes de la science dont il ne faut pas oublier qu’elle
porte seulement sur l’univers matériel, fascinaient toutes les
consciences au point de leur faire oublier qu’il y avait d’autres œuvres
de l’esprit, l’art, la morale, la religion elle-même, dont on ne pouvait
songer à faire la science sans risquer de méconnaître ou d’anéantir
leur essence originale et irréductible. Bien plus, une méfiance se mar-
quait à l’égard de l’esprit lui-même qui faisait la science, mais qui lui
échappait, et l’on ne craignait pas toujours, malgré les contradictions,
de le nier ou d’en faire la science à son tour, ce qui revient au même,
car en faire la science, c’est le matérialiser.
Cependant, si c’est l’esprit, comme le voulait déjà Descartes, qui
nous rend maître de la nature, comment ce rôle pourrait-il lui suffire ?
Quel usage doit-il faire de cette matière dont il dispose ? N’a-t-il pas
d’autre fin que de l’obliger à servir les intérêts du corps ? N’a-t-il pas
une destinée qui lui est propre et dont le monde est [265] l’instrument,
et non pas seulement le théâtre ? Et si, de cette destinée, il est lui-
même l’auteur, ne faut-il pas qu’il sache comment il va se servir de
cette puissance que la science lui donne, qui l’entraîne de tout son
poids sans qu’il parvienne à la modérer ni à la diriger, et qui risque
toujours de le faire périr ? La science multiplie nos moyens d’agir ;
elle ne nous apprend pas à agir. C’est là le rôle de la morale qui est,
comme la science, l’œuvre de l’esprit, que l’on ne saurait transformer
en science sans la réduire au fait, c’est-à-dire aux mœurs, qu’elle peut
songer à décrire, mais non point à régler. On dit souvent que notre
science est en avance sur notre morale. Mais la morale ne peut pas at-
tendre : c’est elle qui doit retenir les préoccupations essentielles de la
conscience quand elle suit son chemin le plus droit. La science n’en
tient pas lieu : elle sert le crime aussi bien que la vertu. Et la situation
même du monde démontre assez clairement que la civilisation ne se
mesure pas par le niveau de la science à une époque donnée, mais par
la pureté même des intentions, dans la conscience des individus ou des
peuples.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 176
*
* *
On pourrait penser que le mot même d’Esprit introduit dans cette
expression : la Philosophie de l’Esprit, crée une sorte de pléonasme.
Car le caractère de toute philosophie, c’est d’être non pas seulement
une activité de l’esprit, mais une analyse de l’esprit considéré dans
son origine, dans ses opérations essentielles, dans cette double exi-
gence de vérité et de valeur qu’il porte partout avec lui et par laquelle
il donne un sens à tout ce qu’il nous est possible de connaître et de
faire. La philosophie n’est rien si elle n’est pas la réflexion de l’esprit
sur le réel, qui est indiscernable de cette réflexion de l’esprit sur lui-
même par laquelle il se constitue lui-même comme esprit. Mais la
conscience incline d’une manière si naturelle vers l’objet qu’il arrive à
la philosophie aussi d’oublier sa destination essentielle et de se réduire
elle-même à n’être rien de plus qu’une coordination entre les diffé-
rentes sciences. Or cette encyclopédie du savoir n’est pas la philoso-
phie [268] et ne cesse de nous décevoir, au lieu de nous satisfaire. Et
pour les mêmes raisons, l’empirisme, le phénoménisme, le positi-
visme ne sont pas les noms de certaines doctrines philosophiques,
mais les noms différents d’une commune négation ou d’un commun
scepticisme à l’égard de la possibilité de la philosophie elle-même.
Toute philosophie est une restauration des droits de l’esprit considéré
comme la source éternelle de lui-même, c’est-à-dire de toutes les opé-
rations de la pensée et du vouloir.
Mais pour en convenir, il faut commencer par se mettre d’accord
sur trois points essentiels qui permettent de saisir ce qu’il faut en-
tendre par le mot esprit. Le premier, c’est que l’esprit est une activité,
et même la seule activité qui mérite proprement ce nom, toute activité
matérielle étant causée et subie plutôt que causante et agissante. Non
seulement l’esprit est ce qui n’est jamais chose ou objet, et qui ne sub-
siste que par son exercice même, mais encore, quelles que soient les
conditions qu’il suppose, il est toujours libre initiative et premier com-
mencement de lui-même. Il se crée lui-même à tous les instants. Le
second point, c’est que l’esprit n’est point, comme on le croit, une
obscure spontanéité dont nous nous bornons à connaître les effets sans
rien savoir de ce pouvoir même qu’il possède et qui s’exercerait en
dehors de nous et sans nous. Ce n’est pas assez de dire que nous avons
conscience de l’esprit, il faut dire qu’il est la conscience elle-même
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 178
qui ne peut jamais sans doute se séparer de son objet, et qui ne se sai-
sit que dans ses propres opérations, mais qui est lumière autant qu’ac-
tivité, [269] une activité produisant sa propre lumière avant d’éclairer
par elle tout ce qui est. Le troisième point, enfin, permet de relever et
d’étendre le sens du mot expérience que l’on a réservé pourtant long-
temps à l’expérience de l’objet. Il n’y a pas un monde des choses spi-
rituelles, comme on le croit trop souvent, qui seraient au-delà de toute
expérience et que nous ne pourrions atteindre que par la spéculation
abstraite ou par les rêveries de l’imagination. Il y a une expérience
spirituelle, qui est mêlée sans doute à l’expérience matérielle et que
nous ne pouvons jamais isoler, qui nous montre l’esprit à l’œuvre au
moment où, en s’engendrant lui-même, il engendre aussi, non pas les
choses, mais le sens des choses, où il appelle en témoignage d’autres
esprits avec lesquels il ne cesse de coopérer et de s’unir par le moyen
même de ces choses qui pourtant les séparent, comme elles séparent
chacun d’eux de l’esprit pur. Telle est l’expérience que la Philosophie
de l’Esprit essaie d’approfondir et de promouvoir, et par laquelle elle
poursuit, à travers tous les domaines de l’Être, cette réalité vivante et
omniprésente dont le matérialisme ne veut connaître que le corps,
c’est-à-dire le cadavre.
*
* *
On comprend maintenant pourquoi, s’il n’y a qu’une philosophie,
il y a autant de manières de philosopher que de philosophes. C’est que
la philosophie est toujours l’œuvre de quelqu’un dont on peut dire
qu’il participe seulement à la philosophie, qu’il lui donne chaque fois
un visage [270] nouveau, qu’il en révèle à d’autres les aspects qu’il
était seul à avoir discernés. C’est que chaque individu a sur le monde
une vue unique et irremplaçable.
On distinguait autrefois entre des écoles de philosophie ; et la plu-
ralité des écoles traduisait non seulement la diversité des perspectives
à travers lesquelles la conscience peut considérer l’univers, mais en-
core la diversité des centres d’attraction formés par certains hommes
représentatifs que l’on se plaisait à choisir comme guides de sa pensée
et de sa conduite. Les écoles ont rendu les plus grands services à la
philosophie dans l’antiquité : elles en ont épanoui toutes les possibili-
tés. En se confrontant les unes avec les autres, elles ont permis à la
philosophie de prendre une conscience plus pure de son objet véri-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 179
dont les autres pays nous ont reconnu le privilège, qui est d’assurer
aux idées et à l’expression des idées ces deux caractères de clarté et de
rigueur sans lesquels la conscience risque toujours de devenir la vic-
time de tous les tumultes de l’instinct et de la passion.
*
* *
La pensée française n’a jamais repoussé les apports qui viennent
du dehors. On l’a vue tour à tour sensible aux influences du Midi et à
celles du Nord. Chaque Français trouve en lui des puissances par les-
quelles il comprend les autres peuples et entend dans son âme un écho
de tous leurs sentiments et de toutes leurs pensées : il ne peut pas
croire qu’il n’y ait pas l’homme tout entier dans chaque homme, ni
que sa propre conscience ne soit pas accessible à tous les mouvements
qui peuvent surgir dans une autre conscience. Dès que l’esprit français
commence à fléchir, il subit ces influences extérieures et cesse de les
dominer. Sa véritable vocation est d’assimiler toutes les idées, de leur
donner une sorte de transparence et de mesure qui font que celui
même à qui elles appartiennent les reconnaît mieux et en prend une
possession plus parfaite quand elles ont traversé notre intelligence que
quand elles demeurent dans son propre fonds. Aussi y a-t-il un rôle
que ses ennemis mêmes n’ont jamais refusé à notre pays, c’est d’obli-
ger tous les hommes à [273] l’apprentissage de la lucidité intérieure,
c’est d’être pour les individus et pour les peuples une sorte d’école de
la « conscience de soi ». Nos penseurs se méfient également de tous
les extrêmes, de l’instinctivisme comme du mysticisme, de l’idéalisme
qui quitte la terre et du matérialisme qui s’y aplatit ; ils se mettent en
garde contre toutes les forces qui risquent de les entraîner avant qu’ils
en aient pénétré l’origine et qu’ils leur aient donné leur assentiment
intérieur. Telle est la raison pour laquelle il leur manque parfois cette
sorte d’ardeur et de violence que l’on observe chez les grands
hommes où les autres peuples cherchent une image de leur génie.
C’est qu’en France la conscience ne perd jamais de vue l’universalité
de son empire et qu’elle refusera toujours de porter jusqu’au dernier
point aucune de ses puissances s’il faut pour cela en sacrifier d’autres.
C’est son équilibre qui fait son humanité. Et quand on nous reproche
quelquefois notre rationalisme, c’est parce qu’on pense que la raison
tourne le dos à l’expérience, au lieu d’en prendre possession et de l’or-
ganiser, c’est parce qu’on oublie son sens le plus ancien et le plus
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 181
beau, qui est non pas de mettre la logique au-dessus de la réalité, mais
de composer, pour les mettre en rapport les uns avec les autres, tous
les aspects de la réalité elle-même.
Un philosophe étranger nous disait un jour qu’il lui était impos-
sible d’opérer la moindre séparation entre sa pensée philosophique et
sa pensée nationale, entre le génie de son peuple et le sens de sa médi-
tation, et comme nous lui répondions qu’un philosophe français, au
moment où [274] il attache son regard à la vérité ne peut pas imaginer
que la vérité ne soit commune à tous les hommes, il répliquait avec
beaucoup de finesse : « Cela revient au même, car c’est cette univer-
salité qui est le génie même de la France et la marque de son originali-
té nationale. » Ce qui marque assez bien le rôle que la France est ap-
pelée à jouer dans le monde. Mais il faut pour cela qu’elle y demeure
fidèle. La Philosophie de l’Esprit est un effort pour la remettre dans la
voie de cette tradition intellectuelle dont tout le monde sent bien
qu’elle est la loi même de son destin, de telle sorte que, dès qu’elle
s’en écarte, elle dépérit, dès qu’elle la retrouve, elle reconquiert le res-
pect qu’elle avait perdu.
Ainsi la philosophie française ne peut pas renier l’héritage carté-
sien sous peine de disparaître : mais elle n’aura jamais achevé de le
faire fructifier. Il nous oblige à cultiver également notre conscience et
notre raison et à obtenir qu’elles coïncident, à accroître de plus en plus
cette prise de possession de l’esprit par lui-même qui nous permet de
pénétrer dans le secret de nos états intérieurs, comme le font nos mo-
ralistes, mais sans accepter jamais de leur être livré, de devenir
maîtres de nos pensées comme de nos désirs, de commander aux
choses en nous commandant d’abord à nous-même et de considérer la
nature entière non point comme une puissance à laquelle il faut céder,
mais comme une puissance qu’il faut spiritualiser afin qu’elle de-
vienne le témoin et l’instrument de notre propre développement inté-
rieur et de notre communication avec tous les êtres.
[275]
C’est à la raison aussi qu’il appartient d’empêcher que la
conscience de soi nous enferme dans les limites de l’individualité sé-
parée : c’est elle qui triomphe de toutes les séparations, de la sépara-
tion entre les désirs qu’elle nous apprend à subordonner les uns aux
autres selon une hiérarchie de valeurs, de la séparation entre le moi et
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 182
[276]
Fin