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LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France

(1942)

LA PHILOSOPHIE
FRANÇAISE
ENTRE LES DEUX GUERRES

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Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 3

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Louis Lavelle

La philosophie française entre les deux guerres.

Paris : Les Éditions Montaigne, 1942, 278 pp. Collection : Les


Chroniques philosophiques

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Louis Lavelle (1942)

La philosophie française
entre les deux guerres.

Paris : Les Éditions Montaigne, 1942, 278 pp. Collection : Les Chro-
niques philosophiques
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[2]

DU MÊME AUTEUR

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES

La dialectique du monde sensible (Belles-Lettres).


La perception visuelle de la profondeur (Belles-Lettres).
La dialectique de l’Éternel Présent :
De l’Être (Alcan).
De l’Acte (Aubier).
La Présence Totale (Aubier).

ŒUVRES MORALES

La Conscience de Soi (Grasset).


L’Erreur de Narcisse (Grasset).
Le Mal et la Souffrance (Plon).
La Parole et l’Écriture (L’Artisan du Livre).

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

I. Le Moi et son Destin (Aubier).


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LES CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES. II

LOUIS LAVELLE

LA
PHILOSOPHIE FRANÇAISE
ENTRE LES DEUX GUERRES

AUBIER, ÉDITIONS MONTAIGNE, PARIS


Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 8

[4]

Copyright 1942 by Éditions Montaigne


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réservés pour tous pays.

Cet ouvrage a été déposé conformément aux lois en mai 1942.


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[277]

La philosophie française entre les deux guerres

Table des matières

Préface [5]

Première partie
Les Études Cartésiennes

Chapitre I. Descartes et l’esprit français [17]


Chapitre II. La liberté de l’esprit ou l’âme du cartésianisme [23]
Chapitre III. « Maître et possesseur de la nature » [33]
§ 1. Le Descartes du P. Laberthonnière [33]
§ 2. La critique de M. Jacques Maritain [41]
Chapitre IV. La sagesse cartésienne [45]
Chapitre V. Le déclin du rationalisme : le rationalisme de Fontenelle [55]

Deuxième partie
Le Réalisme Spiritualiste

Chapitre I. La philosophie de Maine de Biran [65]


Chapitre II. La pensée de Jules Lachelier [77]
Chapitre III. Henri Bergson [89]
§ 1. Portrait de l’homme [89]
§ 2. L’atmosphère de sa philosophie [93]
§ 3. Les deux Sources [103]
Chapitre IV. M. Édouard Le Roy [113]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 10

Troisième partie
Le Spiritualisme catholique de M. Maurice Blondel

Chapitre I. Le problème de la philosophie catholique [123]


Chapitre II. La pensée [133]
§ 1. Sa genèse [133]
§ 2. Son achèvement [146]
Chapitre III. L’Être et les Êtres [157]
Chapitre IV. La Nouvelle « Action » [167]

Quatrième partie
Le Rationalisme Scientifique

Chapitre I. L’Idéalisme de M. Léon Brunschvicg [179]


§ 1. La Connaissance de Soi [179]
§ 2. La Religion et la Raison [191]
Chapitre II. La réduction des différences à l’identité [201]
§ 1. Les illusions évolutionnistes de M. André Lalande [205]
§ 2. Le cheminement de la pensée d’Émile Meyerson [213]

Cinquième partie
Les Courants de Pensée

Chapitre I. La Revue de Métaphysique et de morale et l’activité philosophique


de Xavier Léon [227]
Chapitre II. Le Congrès de l’Exposition de 1937 ou Congrès Descartes [239]
Chapitre III. Les Recherches Philosophiques [251]
Chapitre IV. La Philosophie de l’Esprit [263]
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[5]

La philosophie française entre les deux guerres

PRÉFACE

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Nous avons recueilli dans cet ouvrage une série de chroniques phi-
losophiques qui ont paru dans Le Temps depuis 1930 et qui donnent
une vue d’ensemble sur le mouvement de la pensée philosophique en
France entre les deux guerres. Dès cette époque nous nous montrions
préoccupé d’une restauration de la métaphysique, sur laquelle le po-
sitivisme avait jeté une sorte de discrédit ; et déjà nous écrivions :
On observe en France et peut-être dans tous les pays du monde une
renaissance de la pensée philosophique depuis la guerre. Sans doute la
guerre l’a favorisée : les hommes de plusieurs générations ont été dé-
pouillés pendant un temps de tous les avantages d’opinion ; mis en
présence d’une mort imminente, ils ont fait un retour sur eux-mêmes
qui les a marqués : ils continuent encore aujourd’hui à peser la valeur
d’une vie à la fois si fragile et si chère ; ils s’appliquent à la considéra-
tion de son essence plutôt que de ses modalités. Quant aux générations
pleines d’ardeur et d’impatience qui sont parvenues à l’âge adulte de-
puis la guerre, elles montrent la même confiance et la même ambition
dans le domaine [6] philosophique que dans tous les autres : le monde
semble commencer pour elles ; la philosophie est à leurs yeux une ad-
mirable aventure de l’esprit dans laquelle, en croyant rompre avec le
passé, elles donnent une jeunesse et une sève nouvelles à de grandes
idées qui sont inséparables de l’exercice même de l’intelligence et que
la sécurité méthodique des recherches particulières avait momentané-
ment obscurcies.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 12

On peut penser que la guerre où nous sommes donnera à la médi-


tation philosophique plus d’extension encore et plus de profondeur.
Notre pays, rejeté brusquement hors de l’action, se replie tout entier
sur lui-même ; ses hommes les plus vigoureux sont prisonniers ; ils
vivent dans les camps comme dans des monastères, soustraits à toutes
les obligations du présent, l’âme pleine de souvenirs et d’espérance,
libres de choisir entre la solitude et la communauté spirituelle, qui
sont moins opposées qu’on ne pourrait croire. Notre jeunesse elle-
même n’a jamais connu plus de gravité ni plus d’ardeur : elle mesure
d’avance les tâches qu’elle aura à accomplir ; elle entend retrouver et
exercer toutes les puissances caractéristiques du génie de notre na-
tion et du génie même de l’humanité. Elle sait que l’on ne peut rien
fonder de solide que sur cette prise de conscience de notre existence
et de la signification que nous devons lui donner qui a été l’objet
propre de la pensée métaphysique à toutes les époques de l’histoire.
[7]
*
* *
Or la philosophie française est par excellence la philosophie de la
conscience. Elle possède une admirable unité, une mission tradition-
nelle à laquelle il faut qu’elle demeure fidèle. Un courant d’opinion
récent et superficiel voudrait rendre Descartes responsable de tous
nos malheurs ; et on a pu mal interpréter sa doctrine, la mutiler et en
faire un mauvais usage. Mais il n’y a point de Français qui ne se re-
connaisse en lui, au moins jusqu’à un certain degré. Et il faut
craindre qu’en faisant son procès trop complaisamment on ne fasse
aussi le procès des traits essentiels de notre race dont on trouve chez
nos grands classiques l’expression la plus sobre et pourtant la plus
belle et qui, s’ils se sont altérés, rétrécis ou pervertis, demandent
qu’on les régénère et non point qu’on les maudisse. Nous ne pouvons
rejeter cette primauté de la conscience sur tous ses objets qui n’est
pas la découverte propre de Descartes, mais la découverte de chacun
de nous dès qu’il commence à philosopher, ni cette exigence de clarté
et de distinction qui fait la gloire de notre pensée et le prestige de
notre langue. Seulement, il ne faut pas oublier que ce n’est jamais
l’individu qui devient l’arbitre de la vérité et que, si Descartes ne
cesse de remonter de sa pensée jusqu’à Dieu avant de retourner vers
le monde, c’est pour trouver à sa pensée ce fondement universel qui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 13

en fait la pensée de l’humanité et non point seulement la sienne


propre. Il ne faut pas [8] oublier non plus que la clarté et la distinc-
tion ne sont pas destinées à nous maintenir dans les parties les plus
superficielles de notre être, mais qu’elles nous font un devoir de faire
pénétrer la lumière dans les plus obscures qu’un préjugé opposé tend
à considérer comme les plus profondes.
Il y a dans la philosophie française un aspect métaphysique et un
aspect psychologique qu’elle ne peut pas détacher l’un de l’autre : ce
qui est aisé à expliquer si l’on s’aperçoit que nous avons besoin de
l’absolu pour asseoir toutes nos certitudes et que chacune de nos cer-
titudes est une épreuve qui ne peut prendre son sens qu’au fond de
nous-même. Telle est la double tendance que l’on retrouve encore,
après Descartes, chez nos penseurs les plus représentatifs. Il n’y a ja-
mais eu dans aucun pays un métaphysicien plus lucide que Male-
branche, ni un psychologue plus pénétrant que Maine de Biran. Et on
observe une continuité de la pensée française depuis Biran jusqu’à
Ravaisson et Lachelier, que le positivisme, sans s’y intégrer tout à
fait, n’est jamais parvenu à interrompre. La renaissance philoso-
phique que la première guerre avait peut-être favorisée en obligeant
chacun de nous, à mesure que sa vie était plus menacée, à chercher sa
signification spirituelle, était un retour à une tradition qui ne pourrait
mourir qu’avec nous.
[9]
*
* *
Mais ce retour se préparait déjà dans les années antérieures à
1914 où tous les germes qui devaient se développer plus tard avaient
déjà pris racine.
M. Bergson faisait figure d’initiateur : il nous aidait à découvrir en
nous une vie intérieure si riche, si nuancée et si mobile, que l’inter-
valle entre la connaissance et son objet s’abolissait et que nous
croyions assister dans la durée à une éclosion perpétuelle de nous-
même et du monde. De même la réflexion scientifique rompait les li-
sières dans lesquelles le fondateur du positivisme avait cru pouvoir
l’enfermer : elle s’orientait déjà vers cette métaphysique de la matière
dont les travaux de la physique moderne sur la constitution de l’atome
et sur la relativité préparent l’avènement. L’intelligence à son tour
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 14

n’était plus définie comme un mécanisme abstrait et immuable : M.


Brunschvicg lui attribuait la souplesse et la vie ; il en faisait une puis-
sance qui ne cessait de se transformer et de se renouveler, qui prenait
conscience d’elle-même au contact de ses créations les plus originales
et qui devenait inséparable de celles-ci. Hamelin, adoptant une dé-
marche en apparence contraire, traçait le tableau systématique des
fonctions fondamentales de la pensée et construisait l’univers par une
synthèse de relations intelligibles. La philosophie néo-thomiste s’éla-
borait et proposait à tous ceux [10] qu’inquiétait le caractère dispersé
et destructif de la réflexion critique un corps de doctrine éprouvé et
une méthode traditionnelle où la vie de la pensée et la vie religieuse
étaient accordées. Alain, à l’autre extrémité, rompait toutes les bar-
rières de la scolastique et même de la scolarité : son esprit voulait ap-
préhender le concret sous toutes ses formes et trouver dans tous les
domaines, dans l’art comme dans la politique, la même matière pour
exercer l’indépendance de la faculté de juger.
Déjà la conscience cessait d’apparaître comme une sorte de reflet
illusoire d’un monde inaccessible dans lequel il nous serait interdit de
pénétrer : elle prenait confiance dans ses propres forces ; déjà elle se
jugeait compétente pour connaître la réalité en elle-même. On sentait
qu’il n’était plus possible de la définir comme un miroir extérieur au
réel, car elle était une pièce de ce réel. C’est en lui qu’elle prenait ra-
cine : elle en était la forme la plus évoluée et la plus parfaite. Bien
plus, elle cherchait à s’élargir et à s’approfondir dans deux sens oppo-
sés : d’une part, elle espérait percer le mystère de son origine et éclai-
rer une sorte d’infra-conscience où s’opérait sa liaison avec l’orga-
nisme et avec le courant de la vie universelle ; ainsi elle suscitait les
recherches des médecins, des naturalistes et de tous ceux parmi les
psychologues et même parmi les romanciers qui essayaient de saisir la
pensée non pas en ce point de culmination où elle s’épanouit en une
gerbe d’idées claires, mais en ce point d’émergence où elle se détache
de la matière dont elle prolonge et commence déjà à régler l’obscure
[11] poussée intérieure. D’autre part, il ne lui suffisait plus de s’assu-
rer qu’elle était engagée dans la voie d’un progrès sans limites et
qu’elle pouvait désormais multiplier indéfiniment ses propres acquisi-
tions : elle se demandait si ce progrès ne comportait aucun dénoue-
ment, si ces acquisitions ne convergeaient pas vers un foyer commun
où elles recevaient à la fois leur signification et leur unité ; ainsi com-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 15

mençait à reprendre vie l’idée d’une supra-conscience vers laquelle


s’étaient élevées les aspirations des mystiques de tous les temps, avec
laquelle chacun de nous serait capable de prendre contact dans cer-
taines minutes d’exceptionnelle lucidité, et qui, au lieu d’abolir la
conscience claire, exprimait le succès de son effort et portait jusqu’à
son dernier point l’élan même qui l’animait.
On retrouve dans la philosophie contemporaine toutes ces ten-
dances en apparence opposées. Elles sont devenues seulement plus
puissantes et plus impérieuses. Peut-être chaque esprit les porte-t-il en
lui toutes à la fois : car il n’en est point qui ne fasse de la vie une in-
vention jaillissante comme les bergsoniens, qui ne demande à la
science de surprendre le mécanisme que cette invention utilise, qui ne
cherche à découvrir dans l’univers l’architecture d’un système intelli-
gible et qui n’espère trouver aux deux bords extrêmes de la
conscience le secret de son apparition et de son destin. Ainsi, ces dif-
férentes tendances visent-elles à s’unir plutôt qu’à s’exclure. Et si cha-
cune d’elles revendique encore la prépondérance ou même la suffi-
sance, ce n’est pas qu’elle méprise les besoins dont les autres [12] té-
moignent, c’est parce qu’elle prétend les satisfaire dans sa propre
sphère en vertu d’un principe plus compréhensif et plus sûr.
*
* *
Telle était l’image que nous nous faisions des principaux traits de
la philosophie française au début de ce court intervalle de temps qui
a séparé les deux guerres. Nous avons poursuivi l’étude de leur déve-
loppement au cours d’une dizaine d’années à travers les œuvres les
plus caractéristiques. Nous réunissons ici quelques-unes de ces chro-
niques en une sorte de tableau d’ensemble. Et pour maintenir au livre
son unité, nous avons recueilli celles dont la suite mettait en relief la
continuité d’une même tradition de pensée depuis Descartes jusqu’à
nos jours : notre livre s’est trouvé ainsi naturellement divisé en cinq
parties :
Dans la première, nous avons étudié, à travers les ouvrages qui
ont paru pendant cette période sur Descartes, cette tradition en elle-
même, telle qu’elle s’est constituée dans la philosophie cartésienne
proprement dite que l’on identifie souvent avec la philosophie fran-
çaise tout entière.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 16

Dans la seconde, nous nous attachons au réalisme spiritualiste qui


est déjà le fond de la doctrine cartésienne, mais qui a trouvé un épa-
nouissement admirable au cours du XIXe siècle, avec des œuvres qu’il
a fallu rééditer comme celles de Maine de Biran, dont l’inspiration
est plus psychologique, et de Lachelier, dont l’inspiration est plus in-
tellectualiste, ou dans les derniers livres [13] d’Henri Bergson et de
M. Édouard Le Roy, qui empruntent davantage à l’intuition immé-
diate de la vie.
Dans la troisième, nous avons étudié le spiritualisme catholique tel
qu’il s’est manifesté, indépendamment de la pensée thomiste qui est
restée elle-même très vivante, dans les ouvrages de M. Maurice Blon-
del, qui ont presque tous paru entre les deux guerres. L’Action, qui
datait de 1893, dont l’influence avait été grande et qui avait été vite
épuisée, a reçu une forme nouvelle : elle a été encadrée par d’autres
travaux d’une égale importance qui lui donnent sa véritable significa-
tion et nous permettent d’apercevoir maintenant l’ensemble même de
la doctrine.
Dans la quatrième, nous avons défini cette forme de rationalisme
d’origine plus strictement cartésienne qui trouve son expression dans
une réflexion sur la constitution de la connaissance scientifique et
dont il faut dire qu’elle a toujours été en honneur dans notre pays : on
en trouve les formes d’expression les plus remarquables dans la philo-
sophie de M. Léon Brunschvicg, qui a marqué profondément notre en-
seignement universitaire, dans celles de M. André Lalande et d’Émile
Meyerson.
Dans la cinquième partie, nous avons étudié enfin les principaux
courants de la pensée tels qu’ils se sont exprimés par des entreprises
collectives. Le nom de Xavier Léon reste lié à la fondation de la Re-
vue de Métaphysique et de Morale qui, au moment où elle paraissait
pour la première fois, manifestait jusque dans son titre une sorte de
retour vers des spéculations philosophiques [14] que le positivisme
menaçait ; le même philosophe avait favorisé le rapprochement entre
les esprits de tous les pays par le moyen de Congrès de philosophie. Il
est mort trop tôt pour pouvoir assister au Congrès de Paris qui s’est
tenu pendant l’Exposition de 1937 et qui a été placé sous l’invocation
de Descartes à l’occasion du troisième centenaire du Discours de la
méthode et qui nous a permis de dresser une sorte de bilan des préoc-
cupations intellectuelles de l’Europe et de la France à cette époque.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 17

Enfin, la publication qui portait pour titre Recherches philosophiques,


et la collection Philosophie de l’Esprit ont été retenues comme des
centres d’activité intellectuelle qui ralliaient des penseurs souvent en
communication les uns avec les autres et soucieux de donner une vie
nouvelle aux thèmes les plus essentiels de la métaphysique, en parti-
culier au problème de l’existence, de la valeur et de la destinée hu-
maine. Nous avions déjà étudié séparément les œuvres de quelques-
uns d’entre eux, par exemple de M. Le Senne et de M. Gabriel Marcel
dans un précédent recueil de nos chroniques : Le Moi et son destin 1.

1 Les différents chapitres ont subi quelques remaniements très peu impor-
tants destinés seulement à assurer leur liaison : le chapitre IV de la cinquième
partie est inédit.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 18

[15]

La philosophie française entre les deux guerres

Première partie
LES ÉTUDES
CARTÉSIENNES

Retour à la table des matières

[16]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 19

[15]

Première partie.
Les études cartésiennes

Chapitre I
DESCARTES ET
L’ESPRIT FRANÇAIS

Retour à la table des matières

Le nom de Descartes domine toute la philosophie de notre pays, et


la pensée française cherche naturellement dans Descartes son modèle
et son guide. Elle se tourne vers lui chaque fois qu’elle se sent mena-
cée par les puissances de la vie instinctive, chaque fois qu’elle craint
de perdre la possession d’elle-même et de retomber dans la confusion
ou dans l’obscurité. Nous éprouvons peut-être pour Descartes plus
d’admiration que d’amour. C’est que nous ne trouvons pas en lui un
refuge pour notre faiblesse, mais une exigence à laquelle il semble
toujours nous reprocher de ne point satisfaire. Dans ce visage austère,
fermé et impérieux, il n’y a point une ombre de flatterie : on n’y voit
que la passion de se connaître, de se dominer et d’être l’arbitre de son
propre destin. L’esprit de Descartes exerce sur nous plus d’ascendant
que sa doctrine : nous pouvons ignorer ses découvertes mathéma-
tiques, oublier que sa physique est périmée et ne pas nous laisser
convaincre par sa métaphysique, nous cédons toujours au prestige de
ces grandes vérités qu’il [18] ne cesse de nous rendre présentes et qui
ne cessent de nous fuir : c’est que notre être ne fait qu’un avec notre
pensée, qu’il nous appartient de la bien gouverner, que la vérité réside
dans les idées claires et distinctes, que nous ne pouvons avancer que
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 20

selon un ordre qui va des plus simples aux plus complexes, et que par
elles nous devenons maîtres de nos passions, au lieu de les subir.
Il n’y a point de philosophie qui ait suscité plus d’enthousiasme ni
plus de défiance : c’est qu’elle est un ferment pour l’esprit dont l’acti-
vité et la valeur sont toujours en jeu dans son centre même. Elle
rompt, au moins en apparence, avec la philosophie traditionnelle, qui
vient d’Aristote et qui s’est codifiée dans la scolastique. Elle semble
inaugurer un nouvel âge de la pensée, cet âge que nous appelons l’âge
moderne, où l’homme, repoussant toute autorité, cherche dans son ju-
gement propre la source de la vérité et dans le pouvoir qu’il exerce sur
les choses les signes de sa vocation. Aujourd’hui comme de son
temps, Descartes est un objet de dissension : on est pour lui ou contre
lui, selon que l’on fait confiance à la raison humaine dans l’ordre de la
connaissance ou de l’action, ou selon que l’on cherche soit à l’inté-
rieur même de la conscience, soit en dehors d’elle, un autre principe
pour se diriger. Et l’on ne s’interroge point sur Descartes sans s’inter-
roger d’abord sur soi, ensuite sur la responsabilité que l’esprit est tenu
de prendre à l’égard de lui-même et de sa propre situation dans le
monde.
On n’a pas tort de dire de Descartes qu’il est [19] l’incarnation du
génie français ; mais il l’est dans la mesure où le génie français, désa-
vouant toutes les singularités de race, cherche un idéal à la fois indivi-
duel et universel, c’est-à-dire un idéal que chacun porte en soi et qui
est le même pour tous les hommes. C’est un maître rigoureux ; non
point qu’il demande qu’on le suive, car il s’en soucie fort peu, mais il
demande qu’on suive la raison ; et chacune de ses paroles nous oblige
et nous juge. Peu de personnes connaissent son système ; sa physique
est oubliée et sa métaphysique contestée. Mais il reste pour tout le
monde l’homme qui veut que l’on prenne conscience de soi dans
l’acte de la pensée, qu’on ne cède qu’à l’évidence, et que l’on intro-
duise entre toutes ses démarches un ordre réglé. Il dément cette répu-
tation qu’on nous fait de ne garder de l’esprit que cette forme superfi-
cielle et frivole qui s’amuse du réel pour se mettre au-dessus de lui :
alors que le propre de l’esprit, selon Descartes, c’est de le dominer en
le comprenant. Et nous tournons naturellement notre regard vers Des-
cartes dès que les événements extérieurs menacent de nous submerger,
dès que l’anxiété nous envahit ou que la passion commence à nous en-
traîner.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 21

Ce que Descartes a cherché et réussi sans doute à sauvegarder


mieux qu’aucun homme au monde, c’est précisément l’indépendance
de son esprit. Il a fui les divertissements de la société et il a mené en
Hollande une vie laborieuse et solitaire, en s’y défendant toujours
contre cette curiosité dont il était l’objet et que tant d’hommes
s’épuisent à provoquer. Mais il n’a jamais cessé [20] de vouloir être
utile au public. Ce qu’il entreprenait de retrouver, c’était cette simpli-
cité de la lumière naturelle que les préjugés de l’opinion ne cessent
d’offusquer. Mais il ne s’attendait pas au succès : car il pensait que la
plupart des hommes, à qui il allait demander un pénible effort pour se
détourner des objets qui jusque-là les avaient séduits, finiraient par dé-
couvrir que ce qu’il leur offrait en échange, c’était ce qu’ils avaient
toujours su. Il n’entendait consacrer qu’un petit nombre d’heures par
an aux problèmes qui exigent une grande contention de l’entende-
ment ; et il voulait diriger son regard habituel vers les choses de
l’usage le plus courant. Voyez-le dans ses rapports avec les philo-
sophes de son temps : il évitait de se mêler à leurs disputes ; il se pla-
çait au-delà et en dehors des subtilités de l’École ; il se contentait de
répondre, mais non point sans hauteur, aux objections qu’ils faisaient
à ses propres thèses, comme pour montrer qu’il aurait pu les suivre,
s’il l’avait voulu, sur leur propre terrain, bien qu’il se plaçât lui-même
sur un autre, qui était celui de la raison commune. Voyez son attitude à
l’égard des livres : ce n’était pas dans les livres, nous assure-t-il, qu’il
allait chercher la vérité. Mais quand il lisait « il voyait immédiatement
dans un livre ce qu’il fallait extraire ou négliger ». Et l’on méditera
sur cette manière en quelque sorte supérieure et cavalière qu’il avait
de concevoir la lecture : « La plupart des livres, dès qu’on en a lu
quelques lignes en examinant les figures, sont connus en leur entier ;
le reste a été ajouté pour remplir le volume. » On nous permettra
d’ajouter qu’il y a [21] d’autres livres où ce n’est plus le contenu seul
qui importe, mais qui joignent si bien la forme au fond que tous les
mots comptent : ce qui est le privilège de la poésie, ou simplement du
style.
Rien ne nous frappe davantage chez Descartes que cette suprême
indépendance d’allure dont il fait preuve dans toutes les démarches de
sa pensée et de sa vie, et qui, loin d’être un état de rébellion à l’égard
de la Raison, revendique seulement le droit imprescriptible de la dé-
couvrir et de la suivre. Le centre même de sa doctrine, c’est l’affirma-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 22

tion de la liberté de l’esprit, et pour en élucider le sens nous ne pou-


vons pas prendre un meilleur guide que M. Jean Laporte qui lui a
consacré une excellente étude dans le numéro exceptionnel publié par
la Revue de Métaphysique et de Morale à l’occasion du troisième cen-
tenaire du Discours de la méthode (janvier 1937).

[22]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 23

[23]

Première partie.
Les études cartésiennes

Chapitre II
LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT
OU L’ÂME DU
CARTÉSIANISME.

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Ce n’est pas assez de dire que Descartes a posé le principe de cette


méthode rationnelle qui nous apprend à conduire nos pensées par
ordre et à ne donner notre assentiment qu’à des idées claires et dis-
tinctes. Ce n’est même pas assez de dire qu’en fondant sur la pensée
notre accès dans l’existence il a donné au moi une conscience indubi-
table de sa spiritualité. Il faut voir que cette pensée qui le fait être, et
qui refuse de rien affirmer dont elle n’a pas éprouvé l’évidence inté-
rieure, réside dans l’acte même par lequel l’esprit s’oblige en tout ins-
tant à revendiquer et à conquérir la liberté qui lui est propre. Aussi M.
Jean Laporte nous paraît-il avoir tout à fait raison de dire que la théo-
rie de la liberté est l’âme du cartésianisme : il décrit avec beaucoup de
subtilité, de sûreté et d’érudition les rapports qu’elle soutient avec les
doctrines contemporaines, en particulier avec le thomisme et le moli-
nisme. Nous voudrions dégager le cœur de vérité qui est en elle, et qui
doit être pour nous un recours et un [24] appui, à une époque comme
la nôtre où la liberté est menacée moins encore par le pouvoir que par
cette défection intérieure qui ôte à tant de consciences leur autonomie
en les rendant prisonnières du préjugé ou de la crainte.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 24

Descartes met la liberté au-dessus de toutes les preuves. « Elle se


connaît, dit-il, par la seule expérience que nous en avons. » Mais ce
n’est pas là le signe de son incertitude ni d’une insuffisance dans la
connaissance qui l’appréhende : ce serait plutôt le contraire. Elle n’est
ni un objet dont on se détache pour le contempler, ni une conclusion
que l’on obtient en raisonnant. Elle est une activité que l’on exerce,
c’est-à-dire qui ne peut jamais devenir une représentation, mais dont
on saisit immédiatement la réalité dans son exercice même. Qu’avons-
nous à faire d’une idée de la liberté qui s’interposerait entre elle et
nous, alors qu’elle nous livre sa présence actuelle dès qu’elle com-
mence à agir ? Le moi est situé au point même où elle entre en jeu, où
elle engage sa responsabilité et le rend cause de ses propres actes. Dès
qu’elle fléchit ou qu’il renonce à la mettre en œuvre, il est entraîné par
les événements ; il redevient une chose parmi les choses.
Seulement les difficultés se multiplient quand nous entreprenons
de pénétrer l’essence de cette liberté dont tous les hommes ont une
conscience irréfragable, mais que la réflexion, dès qu’elle s’y ap-
plique, ne cesse d’ébranler. Car il semble que nous en éprouvions la
réalité sans en comprendre la possibilité. Bien plus, Descartes nous
montre bien qu’il y a deux conceptions différentes de la liberté entre
lesquelles la pensée hésite toujours. [25] L’expérience primitive que
nous en avons est celle d’un pouvoir absolu d’opter, de dire oui ou
non, de maintenir intacte une initiative intérieure, qu’aucun motif ne
peut asservir. C’est là ce qu’on appelle en général la liberté d’indiffé-
rence. Mais, comme le dit Descartes dans un texte célèbre de la qua-
trième Méditation : « Cette indifférence que je sens lorsque je ne suis
point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’au-
cune raison est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un
défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté. » C’est
là, si l’on peut dire, la condition initiale de la liberté ; mais dès que
l’option se produit elle n’est libre que si elle s’accorde avec ce mouve-
ment naturel qui est au fond de mon âme et qui me porte vers le vrai et
vers le bien : « Si je connaissais toujours clairement et distinctement
ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibé-
rer quel jugement et quel choix je devrais faire, et ainsi je serais entiè-
rement libre sans être jamais indifférent. »
Ces deux formes de la liberté paraissent s’exclure. Pourtant cha-
cune d’elles traduit une expérience intérieure qu’il est impossible de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 25

méconnaître. Le génie de Descartes est parvenu à les unir. Tel est


même peut-être son dessein le plus essentiel. Il se marque clairement
dans le doute méthodique qui est la première démarche de sa pensée et
qui déjà nous la découvre tout entière : car qu’est-ce que le doute, si-
non l’emploi même de cette liberté d’indifférence qui, disposant à son
gré de l’assentiment, rejette toutes les opinions et toutes les croyances
qui se sont introduites [26] en nous sans un examen suffisant, et qui
pousse la hardiesse jusqu’à rejeter les évidences mêmes de la raison
tant qu’elle n’a point trouvé le principe suprême qui les justifie ? Mais
qu’est-ce qui soutient la liberté dans cet emploi si hardi qu’elle fait
d’elle-même, qu’est-ce qui l’anime dans cet effort de purification par
lequel elle récuse toutes les connaissances qui enveloppent le moindre
doute et invente toujours de nouvelles raisons de douter, sinon la pen-
sée qu’elle pourra un jour affirmer à bon escient et faire coïncider son
exercice le plus parfait avec la découverte d’une certitude qui abolira
en elle la possibilité même de choisir ? Ainsi c’est la liberté d’indiffé-
rence qui met en œuvre le doute, mais pour nous conduire vers une li-
berté de juger et d’agir qui met un terme à l’indifférence parce qu’elle
est créatrice de ses propres raisons.
Ainsi interprétée, la liberté d’indifférence prend son véritable sens.
Elle n’est plus seulement le pouvoir de se décider sans raisons, mais
aussi le pouvoir de suspendre toute décision pour nous permettre de
chercher des raisons et de les trouver. Elle porte déjà en elle cette au-
thentique liberté spirituelle, dont on peut bien dire qu’elle est la forme
imparfaite, mais parce qu’elle en est en même temps l’appel et la pro-
messe. L’indétermination où elle nous laisse est à la fois la marque de
notre puissance et de notre faiblesse : de notre puissance, puisqu’elle
met l’esprit au-dessus de tous les objets particuliers qui cherchent à
surprendre son affirmation ; et de notre faiblesse, puisque l’esprit n’a
point encore produit ses raisons d’affirmer. Mais un esprit pur est [27]
souverainement libre bien qu’il soit à l’opposé de la liberté d’indiffé-
rence : on peut bien dire qu’il n’agit que par des raisons, mais il les
engendre au lieu de les subir.
Dès lors on comprend que la liberté d’indifférence nous découvre
un pouvoir qui nous paraît sans limites puisqu’il est l’initiative même
de l’esprit qui ne peut être bornée par rien. Qu’elle garde encore ce
même pouvoir d’affirmer quand la lumière lui manque (ou, comme le
dit Descartes, que la volonté ait plus de pouvoir que l’entendement),
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 26

c’est le signe que, dès qu’elle commence à s’exercer, elle participe dé-
jà à la puissance infinie de l’esprit, que l’application seule risque de
mettre en défaut. Ainsi s’explique la possibilité de l’erreur. Le jeu de
la liberté d’indifférence devient alors d’une admirable clarté. On serait
tenté de dire qu’elle a deux usages : un usage positif qui n’est jamais
légitime, et un usage négatif qui l’est toujours. Dans son usage positif,
en effet, elle nous permet d’affirmer sans raison ou par d’insuffisantes
raisons. Elle est, comme le montre bien M. Laporte, en rapport avec
les fluctuations de l’entendement produites par la présence du corps.
Elle peut nous attacher à l’apparence ou à l’image avant que nous
ayons l’idée claire et distincte. Et, puisque nous vivons dans le temps,
elle peut s’appuyer sur le souvenir d’une intuition là où la certitude
exige une intuition actuelle. Au contraire, elle use de son pouvoir né-
gatif pour ne pas se laisser séduire. Alors elle suspend et réserve son
jugement jusqu’au moment où, au lieu de céder à un prestige exté-
rieur, elle découvre [28] dans l’évidence intérieure ce qu’elle cherche,
ce qu’elle veut, et ce qu’elle ne peut pas ne pas chercher et ne pas
vouloir.
A ce moment, la liberté d’indifférence a disparu ; mais une liberté
nouvelle est née qui semble en être la négation. Cependant faut-il dire
que ce sont là deux libertés différentes ? La liberté d’indifférence
cherche à se délivrer de l’indifférence : elle tend vers la vraie liberté
spirituelle qui, en s’exerçant, produit à la fois sa propre lumière et sa
propre nécessité. Ainsi, de même que la volonté, selon saint Thomas,
est déterminée à l’égard du bien absolu et indéterminée à l’égard des
biens particuliers qui la brisent et la divisent, de même la liberté carté-
sienne nous oblige à donner notre assentiment aux idées qui sont
claires et distinctes et nous permet soit de le donner, soit de le refuser
aux idées qui ne le sont pas. C’est donc qu’il y a en elle cette exigence
de certitude qui, tant qu’elle n’est pas réalisée, nous donne la faculté
de choisir arbitrairement nos affirmations, mais aussi de les repousser
toutes jusqu’à ce qu’elle le soit. La liberté d’indifférence n’est pour
ainsi dire que la liberté spirituelle dispersée et détendue.
*
* *
Il ne faut donc pas s’étonner que la liberté, pour l’auteur du Dis-
cours de la méthode, réside dans le pouvoir de juger. Il suffit, dit Des-
cartes, « de bien juger pour bien faire ». Mais c’est le jugement qui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 27

dépend de nous. Et M. Laporte a raison de montrer que le jugement


lui-même dérive [29] de la disposition de notre attention. Qu’est-ce
que l’attention en effet, sinon l’activité même de l’esprit, saisie dans
cette pointe indivisible où l’entendement et la volonté se confondent ?
Le savoir, la sagesse, le bonheur, résultent d’une certaine manière de
la diriger. Bien qu’elle ait elle-même une capacité limitée, bien qu’elle
m’échappe souvent, elle est le point mystérieux et secret où je me re-
trouve toujours, où j’entends devenir maître de moi-même, gouverner
ma pensée et ma conduite. Peut-être la direction de mon attention ne
fait-elle qu’un avec l’acte intérieur de consentement par lequel j’en-
gage ma vie elle-même. Ce qui explique suffisamment pourquoi se
tromper, c’est toujours en faire un mauvais usage, et même pourquoi il
m’est possible de refuser mon adhésion aux choses les plus évidentes,
comme quand je détourne d’elles mon attention pour les combattre par
des considérations extérieures et générales. C’est dans l’attention que
la liberté est à l’œuvre. Et l’éducation de l’esprit consiste dans un
dressage de l’attention qui doit nous apprendre, dans la science, à
chercher et à reconnaître l’évidence intuitive, dans la morale, à nous
écarter de ce qui ne dépend pas de nous et à n’embrasser que ce que
nous connaissons comme le meilleur.
M. Laporte nous expose encore comment, dans le cartésianisme, la
théorie de la liberté humaine dépend de la théorie de la liberté divine à
laquelle on l’a souvent opposée. Si en Dieu il existe une primauté de
la volonté par rapport à l’entendement, c’est-à-dire si les vérités éter-
nelles sont son ouvrage et si le propre de l’homme c’est d’user [30] de
sa volonté libre, mais afin de découvrir ces vérités elles-mêmes aux-
quelles elle ne peut pas ne pas consentir une fois qu’elle les a perçues,
alors on peut dire qu’elles jouent le rôle de médiatrices entre la liberté
de Dieu et la nôtre. Ce qui explique pourquoi, en nous donnant la li-
berté, Dieu nous donne la participation de sa puissance créatrice, mais
non point, il est vrai, sans nous inviter à en régler l’emploi. C’est pour
cela aussi que la liberté se dédouble pour ainsi dire en nous de ma-
nière à permettre à notre conscience de se réaliser par un dialogue in-
térieur où l’on voit s’opposer une volonté qui exprime notre initiative
et une connaissance qui l’éclaire, une puissance d’indétermination qui
nous permet de choisir et une détermination parfaite dans laquelle tout
choix est dépassé et aboli, une puissance irrationnelle qui définit notre
entrée dans l’existence et une nécessité rationnelle dans laquelle elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 28

trouve à la fois son principe et sa fin. Aussi M. Laporte dit-il juste-


ment que, selon Descartes : « J’arrive à concevoir Dieu dans la ré-
flexion que je fais sur ma propre liberté. C’est par ma liberté non
seulement que je suis pareil à Dieu, mais que je connais Dieu. » On se
rappelle la formule célèbre que l’on trouve dans les notes de jeunesse :
« Tria mirabilia fecit Dominus, res ex nihilo, liberum arbitrium et ho-
minem Deum. » Elle contient déjà en elle toutes les articulations de la
théorie de la liberté. Dieu lui-même est avant tout une liberté, c’est-à-
dire le pouvoir d’être cause de soi et de tirer, si l’on peut dire, à
chaque instant du néant son existence éternelle et l’existence du
monde qui est [31] une existence « continuée » ; mais il est une liberté
qui se communique à toutes les créatures auxquelles il donne le pou-
voir de se créer elles-mêmes par la disposition de leur liberté propre,
qui est la puissance même qui les fait être ; et l’union enfin de la na-
ture humaine et de l’essence divine exprime l’impossibilité pour notre
liberté de se réaliser autrement qu’en retrouvant cette présence de la
Vérité et du Bien sans laquelle elle resterait vouée à l’indifférence,
c’est-à-dire livrée à l’arbitraire et au caprice.

[32]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 29

[33]

Première partie.
Les études cartésiennes

Chapitre III
« MAÎTRE ET POSSESSEUR
DE LA NATURE »

§ 1. Le Descartes du P. Laberthonnière

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Descartes avance dans le monde comme un conquérant. Les an-


ciens considéraient l’homme comme occupant une place déterminée
dans la hiérarchie des êtres, et ils ne lui demandaient de se connaître
qu’afin d’agir conformément à sa nature. Rien de semblable chez Des-
cartes. Il prend conscience de lui-même comme pensée ou comme es-
prit, c’est-à-dire non point comme pièce de la nature, mais comme
foyer de lumière et source d’initiative ; et la nature est devant lui
comme un objet qui lui est donné pour qu’il s’en empare par la
connaissance et qu’il le transforme par son action. La science va lui
permettre de réaliser le mythe de Prométhée. Là est la véritable signi-
fication de ce dualisme de l’âme et du corps qui vise moins à assurer
la survivance de l’âme après la dissolution du corps qu’à lui livrer la
matière afin qu’elle la domine. De là aussi le secret de [34] sa phy-
sique, qui est sa préoccupation essentielle, et que sa métaphysique est
destinée seulement à soutenir. L’originalité de Descartes, c’est d’iden-
tifier la matière avec l’étendue et de la considérer comme l’objet pri-
vilégié de la pensée, par opposition aux Anciens qui jugeaient que la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 30

pensée ne pouvait pas appréhender la matière, mais seulement la


forme et la qualité. Or non seulement l’étendue se prête à toutes les
constructions du géomètre et à toutes les applications du calcul, non
seulement elle est souverainement ductile à l’entendement, mais en-
core, puisqu’elle épuise toute la réalité de la matière, elle la rend elle-
même inerte et ainsi la met aux ordres de notre volonté. Nous sommes
toujours capables d’agir sur elle par le mouvement. Elle devient ainsi
malléable et corvéable à merci, comme le montrent le développement
des arts mécaniques et toute la civilisation du monde moderne.
Ainsi, c’est Descartes qui justifie la célèbre formule de Bacon :
« Savoir, c’est pouvoir. » Non point d’ailleurs que l’on puisse en faire
un précurseur du pragmatisme. Car, loin de fonder la vérité sur le suc-
cès éventuel de nos actions matérielles, c’est ce succès même qu’il
s’agissait d’assurer en le fondant sur une évidence rationnelle. De là le
rôle de la méthode qui nous invite à conduire par ordre nos pensées, à
en séparer par l’analyse les différents éléments, à n’accorder notre
confiance qu’à des idées claires et distinctes, à les composer ensuite
selon une règle, de manière à voir surgir la vérité de l’acte même par
lequel nous l’avons construite. Dès lors, le propre de la philosophie de
Descartes c’est, selon le P. Laberthonnière, [35] d’être un humanisme
dans lequel notre esprit entend tout se donner à lui-même par une
double disposition des idées et des choses. Par là, Descartes fait de
l’homme sa véritable fin. Il poursuit une perfection et un salut tout ter-
restres. Il entend nous rendre « maître et possesseur de la nature ». Il
ne craint même pas de dire que la science doit nous conduire « à jouir
sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui
s’y trouvent ». On ne doit point méconnaître l’importance de la
sixième partie du Discours de la méthode : c’est là que Descartes nous
demande de nous mettre à l’œuvre ; il faut y voir comme un « appel
aux armes ». Car le paradis terrestre est devant nous et non point der-
rière nous. Il me suffit de dire : « Je pense » ; mais aussitôt il me faut
penser le monde, afin précisément de le recréer.
Ce n’est là pourtant qu’un aspect du cartésianisme. En effet, la
pensée de Descartes ne peut ni s’assurer d’elle-même, ni s’appliquer
aux choses si elle ne trouve point en Dieu son appui. Tout le monde
connaît cette extraordinaire démarche par laquelle Descartes, après
nous avoir établi, pour nous faire sortir du doute, dans la conscience
que notre esprit prend de lui-même, nous oblige à nous élever aussitôt
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 31

jusqu’à l’affirmation d’un esprit infini sans lequel nul esprit fini ne
pourrait poser ni son existence, ni sa limitation. Alors seulement nous
pouvons descendre de Dieu au monde, mais sans être jamais monté à
Dieu en partant du monde, tant le primat des choses spirituelles sur les
matérielles s’impose à lui irrésistiblement : le monde doit rester pour
[36] nous un objet de doute aussi longtemps que Dieu ne nous garantit
pas son existence, loin que nous puissions jamais invoquer l’existence
du monde pour prouver l’existence de Dieu.
Mais ce Dieu n’est là, semble-t-il, que pour confirmer les opéra-
tions de la raison humaine, pour leur donner une valeur absolue
qu’elles ne pourraient pas acquérir autrement. Il n’est pas, pour Des-
cartes, la fin de la volonté humaine ; il n’est pas l’objet d’un désir de
l’âme qui, en s’unissant à lui pour se transformer elle-même, trouve-
rait en lui à la fois le principe de son activité et le lieu de son repos. Il
n’est qu’un moyen dont l’homme a besoin pour s’assurer à lui-même
la conquête de la connaissance et, par elle, la conquête des choses.
C’est lui qui met en nous les idées innées, qui sont les semences de
toute vérité ; c’est lui qui garantit la certitude de notre évidence et la
validité de toutes « nos chaînes de raisons » ; c’est lui enfin qui, par sa
sagesse, c’est-à-dire par la constance de ses desseins, sauvegarde,
avec la conservation de la quantité de mouvement, la possibilité même
des lois de la physique. Pascal disait de Descartes : « Il n’a pu s’empê-
cher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en
mouvement ; après cela, il n’a plus que faire de Dieu. » Le P. Laber-
thonnière dirait volontiers qu’il a peut-être toujours besoin de Dieu,
mais qu’il ne lui demande son secours que pour faire sur la terre les
affaires de l’homme.
En réalité, le Dieu de Descartes est une volonté souveraine qui crée
à la fois notre pensée et le monde. Or la pensée nous place précisé-
ment entre [37] lui et le monde ; et la théorie des idées claires et dis-
tinctes nous oblige à rester également séparés de Dieu, à qui nous de-
vons nous soumettre, et de la matière, qui doit nous être soumise.
C’est cette double séparation qui constitue sans doute le grief essentiel
du P. Laberthonnière contre Descartes ; il n’insiste pas sur notre sépa-
ration à l’égard de la matière, dont la science se borne à faire usage,
mais que l’art réussit peut-être à pénétrer. Au contraire, il ne veut
point que l’âme reste séparée de Dieu comme d’un maître qui com-
mande ; il veut qu’elle puisse s’unir à lui par un don sans cesse reçu
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 32

qui la transforme jusque dans son essence même et lui permette de re-
tourner sans cesse vers lui par un acte d’amour.
On se trouve donc ici en présence de ce paradoxe très surprenant :
c’est que, tandis que la théologie scolastique et la philosophie carté-
sienne semblent aux antipodes l’une de l’autre, il leur fait cependant à
toutes deux le même reproche d’extrinsécisme parce qu’elles semblent
exclure l’une et l’autre toute communication vivante de l’âme avec
Dieu, afin de maintenir avec plus de pureté le privilège de la transcen-
dance et la gratuité de l’acte créateur. Cependant on pourrait contester
jusqu’à un certain point la justesse d’une telle interprétation ; car il y a
bien dans le cartésianisme une présence de Dieu à la pensée, s’il est
vrai que dans l’évidence c’est sa lumière qui nous éclaire, que dans la
création continuée c’est sa volonté efficace qui nous soutient, que
dans l’argument « Je pense, donc je suis » notre esprit fini reproduit
pour ainsi dire à son niveau, mais sans pouvoir se séparer de lui,
l’opération [38] par laquelle l’esprit infini passe lui-même de l’es-
sence à l’existence, c’est-à-dire se crée lui-même éternellement. C’est
là ce que Malebranche a tiré de Descartes sans penser lui être infidèle,
et nul ne fera à Malebranche le reproche d’extrinsécisme.
*
* *
Au fond, nous avons affaire ici à un débat tout différent. Selon une
distinction qui était classique autrefois, le P. Laberthonnière s’oppose
à Descartes comme le spirituel s’oppose à l’intellectuel. Il ne suffit
pas au P. Laberthonnière que nous ayons une idée de Dieu, ni que son
existence soit perçue dans cette idée avec autant de clarté et de dis-
tinction que « l’égalité des trois angles à deux droits est perçue dans
l’idée de triangle ». Il veut que notre âme trouve en Dieu à la fois sa
vie et son aliment, qu’elle participe à la réalité même de Dieu. Or
cette participation lui semble absente du cartésianisme : Dieu peut être
pour lui un objet de pensée, un objet de foi, un objet de soumission ; il
ne pénètre point dans notre âme qui ne pénètre point non plus en lui.
Entre Dieu qui la domine et la matière qu’elle domine, l’âme demeure
dans une indépendance solitaire où nul penseur avant Descartes
n’avait eu l’audace de la placer. Telle est du moins l’inflexion de sa
doctrine, dont on ne peut pas dire pourtant qu’il lui soit demeuré abso-
lument fidèle : car Dieu, dit-il, est aussi « une chose qui pense, en
quoi notre âme a quelque ressemblance à la sienne et est en [39]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 33

quelque sorte une incarnation de sa souveraine intelligence et divinae


quasi particula aurae ».
On a tour à tour suspecté et défendu la sincérité religieuse de Des-
cartes. Car il a séparé avec beaucoup de netteté la raison de la foi, pro-
testant toujours de son absolue docilité dans les choses qui relèvent de
la foi, mais pour demander une indépendance absolue dans les choses
qui relèvent de la raison. Il fut un croyant sincère, selon le P. Laber-
thonnière, mais qui aurait pu se contenter de dire : « Je crois ce qu’en-
seigne mon curé, sans plus y réfléchir » ; ce qui, quand on est Des-
cartes, est à la fois trop et trop peu ; « et il fut ennuyé toute sa vie
d’avoir à fournir là-dessus des explications ». On peut dire sans doute
qu’il n’a traité des questions religieuses que pour s’en débarrasser,
mais peut-être, plus justement encore, « qu’il acceptait les pratiques et
les croyances comme on accepte en vivant l’air qu’on respire sans
avoir à y penser ni à en chercher la valeur ». Il écrit que « les idiots et
les gens sans culture étaient aussi capables que nous de gagner le
ciel », ce qu’aucun spirituel, qui sait que la science enfle et que la cha-
rité édifie, ne consentira à désavouer. Seulement, ce motif est-il aussi
celui de Descartes ? Car il écrit encore « qu’il est moins touché des
choses que la seule foi nous enseigne que de celles qui nous sont avec
cela persuadées par des raisons naturelles fort évidentes ». Dans le
Discours de la méthode, il « révère notre théologie », mais quand il
soupçonne qu’elle pourrait cacher un double empiétement de la raison
sur la foi ou de la foi sur la raison, il dit qu’elle « doit être extermi-
née ». Ce que le [40] P. Laberthonnière n’entendait peut-être pas sans
quelque complaisance.
En réalité, on mesurera l’accord et le désaccord du P. Laberthon-
nière avec Descartes si l’on songe que cette découverte cartésienne :
que notre existence est tout intérieure et réside dans notre pensée, est
pour lui plus chrétienne encore que cartésienne. « C’est par le christia-
nisme que l’homme a appris à se concevoir comme un esprit, comme
une âme qui tout en étant dans ce monde n’est pas du monde, tout en
vivant parmi les choses du temps et de l’espace ne fait pas corps avec
elles et vient comme de plus haut pour aller plus haut. » Et mainte-
nant, ce qu’il reproche à Descartes, c’est d’avoir tourné cette âme vers
les choses terrestres pour assurer sur elles la domination du moi, au
lieu de la tourner vers Dieu afin de produire entre elles et lui ce mou-
vement de circulation ininterrompu où elle trouve le principe même de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 34

sa croissance. Or, le plus difficile n’est pas pour elle de renoncer à


tous les biens de la terre, mais c’est d’en user comme il convient, de
telle manière qu’au lieu de lui suffire ils deviennent eux-mêmes les
propres véhicules de sa vie spirituelle.
[41]

§ 2. La critique de M. Jacques Maritain

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Dans Le Songe de Descartes M. Maritain reproche à ce philosophe,


comme le P. Laberthonnière, d’avoir dirigé ses regards vers une
science des choses terrestres et de nous avoir détourné des choses spi-
rituelles. Mais il maltraite un peu Descartes. Il lui fait grief précisé-
ment des traits essentiels de son génie, qui ne voulait point tenir
compte de l’œuvre des siècles, qui méprisait les Anciens et demeurait
indifférent à la scolastique, qui nous proposait l’expérience la plus ai-
guë de l’activité de notre propre pensée et nous invitait à l’exercer
avec cette même intrépidité qui lui avait permis de renouveler les
principes des mathématiques et de la physique. Et sans doute on ne
manquera pas de reconnaître qu’il a pu laisser perdre une grande par-
tie de l’héritage de la philosophie traditionnelle, que dans cette syn-
thèse du savoir antérieur si justement appelée la Somme on trouve
beaucoup de questions auxquelles Descartes n’a pas donné de ré-
ponse, une cohérence dans les solutions que Descartes n’a pas tou-
jours obtenue, et peut-être même une vue synoptique de l’univers ma-
tériel et de l’univers spirituel qui manque au cartésianisme. Mais Des-
cartes n’enseigne pas, il invente. Et M. Maritain lui-même reconnaît
que le moment était venu de briser les cadres d’un savoir verbal [42]
et pétrifié, de redonner à l’esprit la conscience de lui-même, de sa vie
propre, de la fécondité indéfinie de ses opérations. Telle a été la voca-
tion de Descartes plutôt que d’organiser un système. Et le secret de
l’ébranlement qu’il produit en nous aujourd’hui encore n’est point
dans les connaissances qu’il nous apporte, mais dans la révélation
qu’il nous donne de notre être pensant ; en lisant Descartes, nous le
quittons aussitôt pour penser comme lui, c’est-à-dire sans lui. Dès le
XVIIe siècle, La Fontaine trouvait cette philosophie « engageante et
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 35

hardie ». Elle a un air d’héroïsme. Ce n’est point tant une méthode


pour penser qu’une méthode pour vivre. Elle a gardé une fraîcheur et
une jeunesse incomparables ; c’est un retour à la source.
M. Maritain consent à accorder que la grandeur de Descartes, c’est
d’avoir fait de sa philosophie tout entière une application de l’antique
précepte socratique et chrétien : que la sagesse doit être une conver-
sion de la conscience vers elle-même. C’est dire que dès sa première
démarche il retrouve le principe même de toute vie spirituelle ; et cela
est si vrai qu’en découvrant l’existence de son âme il découvre en elle
la présence de Dieu qui ne cesse de l’éclairer et de la nourrir en la fai-
sant participer à sa perfection. Sans doute on peut penser que ce Dieu
de Descartes est à la fois trop proche de nous, puisque son idée nous
est donnée et qu’il n’est plus le Deus absconditus du fidèle, et qu’il est
en même temps trop éloigné de nous, puisqu’il faut conclure de son
idée à son existence, qui cesse alors de nous toucher et de nous émou-
voir. Mais la critique [43] essentielle de M. Maritain n’est pas là. Elle
condense avec beaucoup de justesse et de force quelques-uns des ca-
ractères les plus remarquables de la philosophie de Descartes, qu’elle
allègue précisément contre lui ; car le retour à soi n’est pas provoqué
chez Descartes par une méditation d’origine morale et religieuse, mais
par une réflexion sur la nature de l’intuition mathématique. D’autre
part, Descartes est surtout préoccupé de trouver en lui-même le fonde-
ment de la vérité : il prélude ainsi à l’idéalisme ; ce n’est plus pour lui
la réalité qui demande à la science d’être vraie, mais la science qui de-
mande à la réalité d’être scientifique et de lui présenter ses papiers. Et
malgré cela il a le regard tourné vers les choses qu’il entreprend de
dominer ; c’est seulement pour en obtenir une connaissance plus assu-
rée qu’il semble utiliser les procédés de la spiritualité chrétienne. Des-
cartes est un géomètre qui cherche à mesurer la terre et le ciel ; et les
mesures qu’il en donne, la véracité divine est là pour les garantir : ain-
si les choses sont tenues de s’y montrer conformes. Elles s’ordonnent
alors dans un monde transparent pour la raison, qui se suffit à lui-
même, et dont Dieu pourrait se retirer après l’avoir ébranlé par une
première chiquenaude. C’est ce monde, selon M. Maritain, qui solli-
cite chez Descartes toutes les puissances de la curiosité et du désir : il
y a chez lui une convoitise de la terre. Il n’entend consacrer dans toute
une année qu’un petit nombre d’heures à la métaphysique, c’est-à-dire
aux choses spirituelles, juste le temps qu’il faut pour s’assurer des
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 36

principes qui donneront à la science des choses [44] un fondement in-


ébranlable. Mais la grande affaire est toujours de devenir « maître et
possesseur de la nature ». La science est l’instrument du progrès.
C’est la science qui doit donner aux hommes la vérité et le bonheur ;
elle leur permettra de se suffire à eux-mêmes, de triompher peut-être
de la vieillesse et de la mort. Que la science établisse son règne, et on
verra « jusques à quel degré de sagesse, à quelle perfection de vie, à
quelle félicité parviendra l’humanité ». Ce langage nous paraît singu-
lièrement moderne, mais l’on comprend que l’auteur d’Antimoderne
puisse considérer la science comme incapable d’assurer notre salut, et
même qu’il puisse dire du rationalisme ainsi entendu qu’il est la mort
de la spiritualité. Mais c’est détacher l’arbre de la science de ses ra-
cines pour le réduire à quelques-uns de ses fruits : dans cette pensée
cartésienne toujours consciente et maîtresse d’elle-même, constam-
ment présente à soi, au monde et à Dieu, la vie intérieure peut trouver
elle aussi un élan qui la soulève et une perspective qui recule toutes
les frontières.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 37

[45]

Première partie.
Les études cartésiennes

Chapitre IV
LA SAGESSE CARTÉSIENNE

Retour à la table des matières

On ne s’étonnera point que Descartes ne soit pas seulement un


maître de la méthode scientifique, mais qu’il soit aussi un maître de la
vie morale. Il est l’un et l’autre à la fois parce que c’est la même rai-
son qui, lorsqu’elle est bien conduite, nous permet de découvrir la vé-
rité et d’obtenir la paix de l’âme. Bien plus, seuls peuvent connaître
cette paix ceux qui ont su déjà s’établir dans la vérité. C’est ce que
montre avec beaucoup de netteté M. J. Segond dans un important ou-
vrage intitulé La sagesse cartésienne et la doctrine de la science. On
sait que Descartes considérait la morale comme formant, avec la mé-
canique et la médecine, le fruit de cet arbre de la connaissance dont la
racine était la métaphysique et le tronc la physique. Mais on se
contente en général de constater que, dans ce système, le fruit n’est
pas venu à maturité, que les règles de la morale provisoire, telles
qu’elles sont énoncées dans le Discours de la méthode, n’ont qu’un
caractère pragmatique, qu’elles doivent seulement nous permettre
d’attendre cette morale définitive que Descartes n’a pas eu le temps de
construire, [46] mais qu’elles en sont à peine l’ébauche et que, sur
plus d’un point peut-être, celle-ci aurait été contredite. Pourtant on ne
peut pas penser que Descartes ait jamais ajourné l’entreprise de se
conduire lui-même avec sagesse. L’idée de la sagesse imprègne tout à
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 38

la fois la méthode, la morale provisoire et le projet même de les faire.


C’est ce problème de la sagesse qui retient son attention dès ses pre-
miers écrits ; c’est à lui qu’est consacrée cette correspondance si vi-
vante avec la princesse Élisabeth de Bohême, Chanut et la reine Chris-
tine de Suède, qui nous la montre comme résidant avant tout dans l’art
de gouverner nos passions et dans la valeur suprême de la générosité.
*
* *
À l’époque où écrivait Descartes la notion de la sagesse était diffi-
cile à faire agréer. Elle était l’objet d’une certaine suspicion. Elle ve-
nait tout droit des anciens ; le mot évoquait l’idée de la perfection
païenne plutôt que de la perfection chrétienne. Le sage n’était-il pas
celui qui était capable de se suffire avec les seules ressources de sa
raison ? Elle avait été l’idéal de Montaigne, mais qui nous proposait
un art de vivre fondé sur une prudence tout humaine ; et La Sagesse
de Charron avait eu plus de succès auprès des libertins qu’auprès des
croyants, qui ne cessaient d’en dénoncer les dangers. Balzac écrivait
u n Socrate chrétien qui ne suffisait pas à dissiper toutes les préven-
tions. Or, Descartes ne pouvait pas ne pas tenir dans la plus haute es-
time cette suprême sagesse [47] dont il disait qu’elle porte l’esprit à sa
plus haute perfection. Et on peut penser que le dessein de fonder
conjointement la sagesse et la science sur la raison, sans empiéter sur
le domaine de la foi, répondait en lui à un dessein fondamental qui ne
se laissait pas diviser. Comment aurait-il pu négliger la sagesse, lui
qui avait toujours eu un souci si immédiat et si pressant de la pratique
et de l’efficacité ? Mais comment aurait-il accepté une sagesse comme
celle de Charron ou de Montaigne, ou même comme celle de Sénèque,
dont il discutait les mérites avec la princesse Élisabeth, puisque le
propre de cette sagesse, c’était de se passer de la science, dont la véri-
table sagesse ne saurait être, selon Descartes, que l’expression et la
suite ? Car notre perfectionnement spirituel ne peut être obtenu que
par une représentation adéquate du monde. La sagesse, comme la
science, c’est l’esprit vivant et agissant, qui ne considère point seule-
ment l’homme, mais le Tout, et qui sait « que toutes choses sont à ce
point connexes qu’il est beaucoup plus aisé de les concevoir toutes en-
semble que de séparer l’une d’avec les autres ». Comment la sagesse,
dès lors, pourrait-elle être dissociée de la méthode ?... Comment la
méthode, à son tour, n’engendrerait-elle pas la sagesse ? Comment y
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 39

aurait-il deux certitudes : l’une théorique et l’autre pratique ? Et si le


propre de la sagesse, c’est de nous apprendre à dominer nos passions,
au lieu de nous laisser asservir par elles, comment pourrait-on séparer
la morale de la physique, puisque les passions sont elles-mêmes l’ob-
jet d’une physique, qui est la physique même de notre corps ?
[48]
N’insistons pas sur l’exposé de la morale provisoire que l’on
trouve dans le Discours de la méthode, puisque nous ne manquons pas
de textes où Descartes nous dit ce qu’il faut entendre par le souverain
bien sans prétendre en ajourner l’examen une fois de plus. Que
trouve-t-on pourtant dans cette troisième partie du Discours, sinon
l’idée d’un ordre qui règne dans les choses et que notre raison doit re-
connaître afin d’y conformer notre conduite ? Laissons de côté, si l’on
veut, les deux premières maximes : celle « d’obéir aux lois et cou-
tumes de son pays », bien qu’elles soient sans doute une préfiguration
de cet ordre, et celle d’être « le plus ferme et le plus résolu que je
pourrai en mes actions », bien qu’il y ait là chez Descartes un témoi-
gnage non point seulement de sa hardiesse naturelle, mais encore de
son dessein d’introduire dans toute sa conduite une unité qui ne peut
dépendre que de la seule pensée. Mais il ne faut pas oublier que la
maxime centrale, c’est « de changer ses désirs plutôt que l’ordre du
monde », ce qui prouve que cet ordre existe, peut être connu et doit
être respecté, et que la maxime suprême, qui contient et résume toutes
les autres, c’est d’employer toute ma vie « à cultiver ma raison et à
m’avancer autant que je pourrai en la connaissance de la vérité ».
Cependant, c’est dans le Traité des passions que Descartes com-
mence à définir les principes sur lesquels repose ce gouvernement de
soi-même qui constitue la sagesse véritable. C’est que la passion nous
place au point de rencontre de l’âme et du corps. Or, s’il n’y avait en
nous que [49] l’activité de la pensée et du vouloir, nous pourrions être
sage sans avoir à fournir d’effort. Mais la passion exprime en nous la
présence du corps ; elle est la passivité de l’âme à son égard. Or, cette
union de l’âme et du corps, c’est notre être même. C’est ce qui fait de
nous un homme, qui n’est ni ange, ni bête. Cette union, en un sens,
précède l’expérience des deux termes, puisque aucun d’eux ne nous
est jamais donné isolément : et peut-être la distinction que nous fai-
sons entre eux, la primauté de la pensée qui s’assure en elle-même et
met le corps sous sa dépendance sont-elles une transposition, dans
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 40

l’ordre théorique, de cette exigence primordiale de notre vie qui, dès


sa première démarche, doit poser l’indépendance de l’idéal spirituel
vers lequel il faut qu’elle tende.
Il n’y a pas d’attitude plus profondément humaine que celle de
Descartes à l’endroit des passions. Il reconnaît d’abord que souvent
l’indisposition qui est dans le corps empêche que la volonté ne soit
libre. D’où il tire que c’est un devoir de la volonté elle-même de
rendre le corps vigoureux et souple, de le soigner par la médecine de
manière à empêcher les passions de se fortifier dans l’âme et de l’as-
servir. Quand nous sommes trop menacés par l’une d’elles, il appar-
tiendra à la volonté de susciter en nous une passion nouvelle par le
moyen de l’imagination, afin de faire obstacle à la première. Dans
tous les cas, il faut qu’elle garde la disposition du fiat intérieur par le-
quel elle consent à la passion ou la refuse. C’est ce qui permet à Des-
cartes d’affirmer qu’il n’y a point « d’âme si faible qu’elle ne [50]
puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses pas-
sions ». Mais il y a plus : on ne peut pas dire que la passion soit mau-
vaise en soi. « En examinant les passions, je les ai trouvées presque
toutes bonnes et tellement utiles à notre vie que notre âme n’aurait pas
sujet de vouloir demeurer jointe à son corps un seul moment si elle ne
les pouvait ressentir. » Et si elles donnent de la force à nos pensées
quand celles-ci sont mauvaises, elles lui en donnent encore quand
elles sont justes. Elles nous lient étroitement au corps, mais afin de le
servir. Elles enracinent en lui des habitudes ; mais la vertu elle-même
est une habitude. Et même il n’y a pas de passion qui ne soit suscep-
tible de recevoir un bon usage. On le voit bien par l’exemple de la co-
lère, qui est l’une des plus mauvaises, mais qui mérite d’être louée
quand elle se transforme en indignation, ou par l’exemple de l’orgueil,
qui est plus mauvais encore, mais qui, comme si du pire on pouvait
toujours tirer le meilleur, devient la générosité, c’est-à-dire la plus
haute des vertus, dès qu’il est gouverné comme il faut.
« La vraie générosité fait qu’un homme s’estime au plus haut point
qu’il peut légitimement s’estimer. » Et dans la bonne opinion qu’on a
de soi-même l’orgueil et la générosité ne diffèrent « qu’en ce que cette
opinion est injuste dans l’un et juste dans l’autre ». Mais nous savons
aussi qu’il n’y a que « les âmes faibles et basses qui s’estiment plus
qu’elles ne doivent et sont comme les petits vaisseaux que trois
gouttes d’eau peuvent remplir ». La générosité est une suprême exi-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 41

gence à l’égard de soi, car elle ne consiste à [51] s’estimer que dans la
mesure où les actes que nous faisons dépendent de notre libre arbitre.
Elle est l’ouvrage de la volonté, qui est elle-même la source de tout
l’être que nous pouvons nous donner, qui imprime à toute notre
conduite la fermeté et l’unité, qui se guide sur les lumières de l’enten-
dement et continue encore à agir quand l’entendement est en défaut.
Ainsi, dans toutes les conjonctures où nous sommes placés, la vertu
véritable « ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec laquelle
on se porte à faire les choses qu’on croit bonnes ». Et elle ne fait
qu’un avec l’amour, dont Descartes donne une définition si abstraite,
si mesurée et si belle dans la lettre à Chanut du 1 er février 1647 : « La
nature de l’amour est de faire qu’on se considère avec l’objet aimé
comme un tout, dont on n’est qu’une partie, et qu’on transfère telle-
ment les soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même à la conserva-
tion de ce tout qu’on n’en retienne pour soi, en particulier, qu’une par-
tie, aussi grande ou aussi petite qu’on croit être une grande ou une pe-
tite partie du tout auquel on a donné son affection. »
Tel est le point d’aboutissement de cette sagesse cartésienne qui,
au moment où elle découvre l’amour, aperçoit en lui non pas l’aboli-
tion de la raison, mais sa perfection même. Cette sagesse engendre un
optimisme singulièrement austère et héroïque. Celui-ci se fonde sur
une ferme volonté de bien faire et sur le contentement qu’elle ne
manque jamais de produire. Mais, pour cela, « il faut regarder les
choses du monde du côté qui nous les fait paraître bonnes [52] pourvu
que ce soit sans nous tromper. Il faut chasser toutes les passions qui
participent de la tristesse et donner entrée à toutes celles qui parti-
cipent de la joie ». Déjà on croit entendre Spinoza. Descartes même va
plus loin que lui. Car non seulement « cela sert à faire que le corps se
porte mieux et que les objets présents paraissent plus agréables »,
mais encore « la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre
la fortune plus favorable. Les choses que j’ai faites avec un cœur gai,
ne craint-il pas de dire, ont coutume de me succéder heureusement ».
Bien plus, il pense qu’il y a assurément dans le monde plus de biens
que de maux, et il en donne cette raison où l’on reconnaît une applica-
tion du vieux principe : Ens et Bonum convertuntur, c’est que,
« quelque tristesse que nous donne le mal, elle n’est pas si grande que
la satisfaction que nous donnent les bonnes actions, puisque le mal
n’est rien de réel, mais seulement une privation ». C’est là à peu près
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 42

le contraire de ce que pensent la plupart de nos contemporains qui se


complaisent si souvent dans l’irrésolution, dans l’inquiétude et dans
cette crainte du mal dont la sagesse cartésienne prétend justement
nous délivrer. Il est vrai que l’optimisme de Descartes ne demande
rien que la volonté ne doive se donner à elle-même. Il refuse de rien
attendre des autres, sinon ce qui leur coûte peu, mais peut nous profi-
ter beaucoup. Il comporte plus d’obligations que de privilèges et de
renoncement que de jouissance. Il ne revendique aucun bien, mais
seulement l’usage du libre arbitre qui nous dispense tous les biens que
nous sommes capables de posséder. [53] Déjà il fait sienne la pensée
de La Fontaine, que dans la pire souffrance nous n’appelons la mort
que pour qu’elle nous aide à porter notre fardeau. Ce qui lui permet de
dire que « la vraie philosophie enseigne que, parmi les plus tristes ac-
cidents et les plus pressantes douleurs, on peut toujours être content,
pourvu qu’on sache user de la raison ».

[54]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 43

[55]

Première partie.
Les études cartésiennes

Chapitre V
LE DÉCLIN DU
RATIONALISME :
LE RATIONALISME
DE FONTENELLE

Retour à la table des matières

Le rationalisme est en France une sorte de philosophie nationale.


C’est le propre des Français de croire qu’il existe une lumière natu-
relle qui éclaire tous les esprits, de se méfier du sentiment quand il
n’est pas un moyen plus subtil de comprendre et comme une finesse
de la raison, de préférer l’ordre et la mesure aux élans indisciplinés de
l’instinct et de la passion. Nous pensons qu’il y a une raison commune
dont nous pouvons invoquer le témoignage en présence de tout
homme, si différent de nous qu’il paraisse : elle doit produire en lui et
en nous les mêmes motifs de douter et de croire. Nous ne réglons pas
volontiers nos jugements sur la tradition, ni sur l’autorité : nous de-
mandons à saisir la vérité par un acte personnel qui la fasse renaître à
chaque instant au cœur de notre pensée. L’évidence sensible ne nous
suffit pas, car nous ne croyons pas que la connaissance puisse nous
être offerte du dehors ; pour qu’elle soit nôtre, il faut qu’elle soit notre
œuvre : nous ne pensons la posséder que dans la mesure où nous pou-
vons la démontrer, [56] c’est-à-dire la construire. Il nous semble que
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 44

l’observation ne nous donne que l’apparence des choses, et que leur


réalité ne puisse être saisie que si nous l’obligeons à se livrer elle-
même par la contrainte du raisonnement.
Il y a dans l’esprit français une défiance à l’égard de toutes les
sources de connaissance qui sont au-dessous de la raison, comme les
sens et l’instinct où il ne trouve point assez de lumière ; à l’égard de
toutes celles qui prétendent surpasser la raison, comme l’intuition ou
la révélation, où il craint que la lumière promise ne soit point à sa me-
sure. On comprend donc que le mot rationalisme soit toujours em-
ployé avec éloge par ceux qui, désireux avant tout de garder à la
conscience sa lucidité et sa maîtrise d’elle-même, se défendent contre
toutes les puissances troubles qui cherchent à l’entraîner. Mais on ne
s’étonnera pas qu’il puisse devenir une critique et un reproche pour
tous ceux qui ne voient dans la raison qu’une discipline formelle, l’or-
gueil d’un esprit qui espère se suffire et qui refuse d’accueillir des ap-
pels plus profonds et plus subtils devant lesquels il craint de sentir son
pouvoir humilié.
Seulement le rationalisme revêt des aspects très différents. Nous en
cherchons presque toujours la forme la plus authentique et la plus har-
die dans le cartésianisme. La métaphysique de Descartes peut être
morte : il y a dans tout penseur français un cartésien que l’on retrouve
vite, qui croit que chaque esprit est astreint à reconstruire pour son
propre compte tout l’édifice de la connaissance ; qu’une telle recons-
truction, si elle est faite méthodiquement, doit produire une évidence
comparable [57] à celle des mathématiques ; que cette évidence est le
signe certain de la vérité et qu’elle est la même pour tous les hommes ;
que le réel, enfin, est un monde clair et distinct que l’intelligence doit
s’employer à concevoir et la volonté à affermir.
Mais le rationalisme peut recevoir une autre inflexion : il y a en lui
un levain critique et même polémique. La raison cartésienne préten-
dait s’établir dans l’absolu ; c’est qu’elle n’était point une faculté pu-
rement humaine ; elle portait en elle des idées innées qui étaient les
marques de Dieu sur son ouvrage ; elle cherchait à retrouver l’ordre
des vérités éternelles tel qu’il subsistait dans l’entendement divin ; elle
avait besoin de Dieu pour justifier la valeur de l’évidence à laquelle
elle cédait et l’enchaînement même de ses opérations ; elle ne permet-
tait pas qu’un géomètre athée pût être certain de la validité d’aucune
de ses démonstrations. Mais dès qu’on cesse de penser que la raison
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 45

est capable de nous faire communiquer avec l’essence des choses, elle
tend à devenir un instrument de destruction : elle garde des exigences
qu’elle ne peut plus satisfaire ; elle renonce à édifier et même à affir-
mer ; elle se complaît dans l’histoire, que Descartes méprisait ; elle y
trouve la preuve de l’incertitude de toutes nos explications ; elle les
tourne en dérision parce qu’elles ne cessent de se remplacer.
[58]
*
* *
Fontenelle prépare cette transformation du rationalisme, qui cesse
d’être un dogmatisme plein d’audace, de confiance et de générosité
pour devenir un scepticisme informé, libéral et ironique. Et c’est une
chose curieuse que nous puissions voir M. J.-R. Carré, dans un ou-
vrage intitulé La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison,
nous recommander une sagesse qui semble bien différente de celle de
Descartes, qui déjà badine avec les systèmes, se contente des vérités
provisoires que la science lui apporte et tire de la société des hommes
un bonheur avisé et indulgent. Plaisant passage et digne d’être médité,
que celui de cette raison cartésienne si austère et si impérieuse, et qui
exerçait ses forces dans la solitude, à cette autre raison dont les traits
se sont adoucis au contact du monde et qui a appris à sourire.
Pourtant, Fontenelle est un cartésien, et un cartésien plus aimable
que Descartes. Il a même le dessein délibéré d’être aimable. Lui aussi
croit au progrès et à la science. Et c’est même pour cela qu’il prend
parti pour les Modernes contre les Anciens. Mais la science est à la
mode, et Fontenelle pourra concilier son goût pour la science et son
goût pour le monde. Il n’invente point, mais il a beaucoup de curiosité
et beaucoup d’information. Il accommode à l’esprit des salons les
règles de clarté promulguées par le solitaire de Hollande ; mais sous
son badinage la science ne [59] perd rien de sa rigueur. Sans doute il
oublie un peu la métaphysique. Mais peu de Français, selon l’abbé
Trublet, aiment la métaphysique. Encore Fontenelle consent-il à l’in-
voquer, « pourvu qu’elle se rende traitable et qu’en conservant son
exactitude et sa justesse elle se laisse dépouiller de son âpreté et de
son austérité ordinaires ». M. J.-R. Carré plaide pour Fontenelle ; il
éprouve pour lui de la sympathie, et son esprit n’est pas sans affinité
avec le sien. Il entend le réhabiliter en dépit de l’hostilité de La
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 46

Bruyère, qui, sous le nom de Cydias, en fait le portrait le plus amer, en


dépit du mot cruel de J.-B. Rousseau, qui dit de lui que « c’est le pé-
dant le plus joli du monde ». Il présente son propre livre comme
« l’urne chétive dans laquelle il n’a voulu rassembler les cendres de
cet impie qu’avec des mains pieuses ».
Faut-il dire que Fontenelle est rationaliste ? Oui, sans doute, puis-
qu’il pense qu’avant Descartes personne n’avait le sens commun ; que
toutes les erreurs des hommes proviennent de la facilité avec laquelle
ils cèdent à l’imagination et à la passion ; qu’il n’y a point d’autre
merveilleux que celui que la science ne cesse de nous découvrir, et
qu’il faut maintenir le mécanisme cartésien, qui nous permet de com-
prendre la marche des phénomènes, contre l’attraction de Newton, qui
ne nous permet que de la prévoir. Mais ce cartésianisme n’a point de
racine ; car le Dieu de Fontenelle n’est pas, comme le Dieu de Des-
cartes, la lumière qui éclaire tous les esprits : c’est un inconnaissable,
c’est la réunion de nos principales difficultés. Dès lors, on ne nous dit
[60] plus que la raison soit la chose du monde la mieux partagée, car il
est bien rare et bien difficile que l’homme parvienne à en faire usage.
Dans tous les domaines, c’est avec une prodigieuse lenteur que les
hommes arrivent à quelque chose de raisonnable. Encore existe-t-il
entre les esprits de telles différences de degré qu’elles ressemblent à
des différences de nature ; « les horloges les plus communes et les
plus grossières ne marquent que les heures : il n’y a que celles qui
sont travaillées avec plus d’art qui marquent les minutes ». Et Fonte-
nelle traite même celles-ci avec une certaine légèreté. « Il se découvre
de temps en temps quelques petites vérités peu importantes, mais qui
amusent. » Et on admire de l’entendre dire que le système de Coper-
nic est riant, que sa simplicité persuade et que sa hardiesse fait plaisir.
La confiance que Fontenelle met dans la raison s’allie avec un pes-
simisme sur l’homme, qui s’en sert si mal et si peu. L’homme est in-
cliné naturellement vers le mensonge et vers la folie : « L’esprit hu-
main et le faux sympathisent extrêmement. » En réalité, les passions
que Descartes nous enseignait à dominer sont presque toujours victo-
rieuses ; elles sont fortes, tandis que la raison est faible. Et même elles
ont une utilité vitale qu’il ne faut point méconnaître. Déjà Fontenelle
devance ceux parmi les modernes qui pensent que l’intelligence va à
rebours de la vie, qu’elle est un poison subtil qui ôte le bonheur à ce-
lui qui la suit. Et on peut citer de lui ce texte, à la fois charmant et ré-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 47

signé : « Ce sont les passions qui font et défont tout. Si la raison domi-
nait sur [61] la terre, il ne s’y passerait rien. On dit que les pilotes
craignent au dernier point ces mers pacifiques où l’on ne peut navi-
guer, et qu’ils veulent du vent, au hasard d’avoir des tempêtes. Les
passions sont chez tous les hommes des vents qui sont nécessaires
pour mettre tout en mouvement, bien qu’ils causent souvent des
orages. »
Mais l’imagination est la fille des passions. Et c’est elle qui ex-
plique les fables qui ne cesseront jamais de bercer notre ignorance.
Dans son petit opuscule sur l’Origine des fables, Fontenelle cherche
visiblement à atteindre la religion derrière le mythe. Mais sa méthode
évoque déjà celle de nos savants modernes quand ils étudient la men-
talité primitive : il emprunte ses exemples aux Cafres, aux Lapons et
aux Iroquois. Il utilise les missions des Jésuites dont il a été l’élève. Il
soutient qu’on voit d’autant plus de prodiges qu’on est plus ignorant.
Les prodiges sont pour lui l’œuvre de l’imagination qui s’échauffe sur
son objet, y ajoute ce qui lui manquerait pour le rendre merveilleux,
jouit de la surprise et de l’admiration qu’elle provoque, déforme invo-
lontairement les récits qu’elle transmet, et reste toujours un peu dupe
d’elle-même, à mi-chemin entre le mensonge et la sincérité. Et Fonte-
nelle, retrouvant ici encore cette difficulté à être raisonnable dont nous
avons parlé, nous montre avec beaucoup de pénétration qu’on a tou-
jours besoin d’une espèce d’effort et d’une attention particulière pour
ne dire exactement que la vérité. Il n’admettait point de commerce
entre l’imagination et la raison : il lui suffisait d’avoir découvert la
fausseté matérielle du mythe ; on ne pouvait [62] pas lui demander
d’être sensible à sa valeur poétique ni à sa signification spirituelle.
Reconnaît-on encore le rationalisme de Descartes dans celui de
Fontenelle ? De part et d’autre on trouve le même amour des idées
claires, la même indépendance de la pensée, la même confiance dans
le progrès de la science. Mais Descartes cherche à créer des connais-
sances nouvelles et Fontenelle à comprendre des opinions déjà for-
mées. L’un remonte jusqu’à l’idée d’une suprême vérité pour y trou-
ver le principe de sa confiance dans la raison, l’autre regarde l’infirmi-
té de la nature qui ne cesse d’humilier cette même raison. La sagesse
de Descartes est conquérante, celle de Fontenelle est tolérante : l’une
dicte sa loi à l’univers et l’autre voit cette loi toujours méconnue ou
travestie. Et l’esprit français oscille peut-être de l’une à l’autre de ces
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 48

deux attitudes, selon qu’il montre plus de puissance d’invention et de


solitude ou plus de complaisance à vivre au milieu des hommes et à
sourire de leurs erreurs.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 49

[63]

La philosophie française entre les deux guerres

Deuxième partie
LE RÉALISME
SPIRITUALISTE

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[64]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 50

[65]

Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste

Chapitre I
LA PENSÉE DE
MAINE DE BIRAN

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Le mémoire sur la Décomposition de la pensée est, parmi tous les


ouvrages publiés et peut-être même parmi tous les ouvrages de Maine
de Biran, le plus remarquable : il correspond à ce moment exception-
nel que l’on peut observer dans l’évolution de toute pensée où, se déli-
vrant de toutes les influences qu’elle a subies, elle pénètre enfin dans
le monde qui lui est propre ; elle le parcourt dans tous les sens, éton-
née de toutes les découvertes qu’elle y fait ; elle s’affirme avec une
force et une confiance qui sont inséparables de ses premiers succès ;
tous les efforts qu’elle fera plus tard ne pourront lui permettre que de
se développer et de s’affermir. En ce sens, on a pu dire du mémoire
sur la Décomposition de la pensée qu’il était le Discours de la mé-
thode de Maine de Biran.
Maine de Biran était un homme fin, timide et maladif. Il était natu-
rellement replié sur lui-même. Ses états intérieurs, même les plus pas-
sagers, acquéraient aussitôt, pour ce regard attentif, un extraordinaire
relief. Le moindre événement produisait en lui une émotion et la
moindre [66] émotion le déchirait. Loin de pouvoir oublier le monde
matériel comme certains méditatifs, il se sentait étroitement attaché à
un corps qui résistait à sa volonté et gouvernait malgré lui sa sensibili-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 51

té et son humeur : il n’a jamais cessé d’en éprouver la présence dou-


loureuse. Mais la vie sociale ne fournissait pas à son activité un instru-
ment plus docile ; elle le contractait au lieu de l’épanouir : mêlé à la
vie politique de son département, tour à tour député et sous-préfet de
Bergerac, les besognes de sa profession, les démarches qu’il était obli-
gé de faire, les préoccupations qui s’imposaient malgré lui à sa pen-
sée, le chagrinaient et convenaient mal à sa nature. Il ne réussissait ni
à s’en affranchir, ni à leur infuser ce caractère de spiritualité qui aurait
pu les racheter et les métamorphoser : c’était pour lui un nouvel obs-
tacle contre lequel il ne faisait que buter. Dira-t-on du moins qu’il de-
vait se sentir plus à l’aise dans l’exercice de l’intelligence pure et re-
cevoir par elle un juste dédommagement ? Allait-il retrouver dans la
réflexion solitaire cette confiance et cette liberté d’allure qui partout
ailleurs lui semblaient refusées ? Mais là encore il devait soutenir la
lutte la plus douloureuse : non seulement sa pensée reste souvent para-
lysée par ces modes passifs de la conscience qui ne cessent de l’entraî-
ner et de le divertir, non seulement il faut qu’elle se délivre de leur es-
clavage par un effort constamment renouvelé, mais c’est encore à
cette même matière, qui de tous côtés ne fait que lui résister, qu’elle
doit emprunter ses propres moyens d’expression. Sur ce terrain aussi
Maine de Biran a [67] cherché à se réaliser sans y réussir : à moins
que l’on ne préfère soutenir qu’il ne pouvait se réaliser autrement, s’il
est vrai que le propre d’une philosophie de l’effort ne peut être que de
toujours tendre, sans jamais aboutir.
Comme beaucoup d’écrivains, Biran a toujours recommencé le
même ouvrage ; d’une épreuve à l’autre il n’a jamais cessé de l’amen-
der et de le perfectionner. De là l’impression de chaos que donne l’en-
semble de ses écrits. Il prend part à des concours sur des sujets propo-
sés par l’Institut de France, par les académies de Berlin et de Copen-
hague ; mais, dans tous ces mémoires, il ne s’intéresse qu’à un seul
problème, celui des rapports entre l’activité et la passivité de la nature
humaine. Le même mémoire est présenté quelquefois sous deux
formes différentes. D’un concours à l’autre, c’est souvent l’ancien
texte qui est remanié et transformé. Il subit toujours de nouvelles mo-
difications en vue de l’impression. Les ouvrages principaux ne sont
qu’une refonte de ces mémoires. Au moment où il les rédige, il pour-
suit la discussion des mêmes thèses dans une correspondance très
étendue avec des amis qu’il dépasse et qui restent attachés à des idées
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 52

dont il s’est lui-même nourri, mais qu’il ne cesse de renier. Mieux en-
core que ses lettres, son Journal nous montre sa philosophie à
l’œuvre, mêlée à toute sa vie dans laquelle elle est profondément en-
gagée, qu’elle traduit avec une singulière lucidité et dont elle exprime
jusqu’à un certain point l’aspiration toujours déçue.
Le style de Biran manque d’aisance et d’habileté. On lui a toujours
reproché son embarras et [68] son obscurité. Il vise la parfaite sincéri-
té, il ne cède à aucune préoccupation artistique. Biran se compare lui-
même à un mineur qui creuse dans les ténèbres une galerie de plus en
plus profonde : il ne ressemble nullement à l’architecte qui élève dans
la lumière un édifice harmonieux. Mais dans cette galerie, débarrassée
de toutes les abstractions qui lui servent d’étais et sans lesquelles il ne
pourrait pas avancer, on rencontre souvent des pensées de la plus
grande fermeté et du plus bel éclat, des analyses qui sont des modèles
de pénétration et de délicatesse. Les véritables amis de Maine de Bi-
ran doivent souhaiter qu’on les recueille un jour dans une anthologie.
Quand l’édition de M. Tisserand sera terminée, les matériaux seront
réunis pour que l’on puisse composer un Esprit de M. de Biran,
comme on écrivait autrefois l’Esprit de M. Nicole ou l’Esprit de M.
Leibnitz 2, qui permettra à tous ceux qui seraient rebutés par la lecture
continue de tant d’ouvrages imparfaits, mais qui ont le goût de la
connaissance intérieure, d’admirer, comme il le mérite, le penseur qui,
avec Descartes, exprime le mieux le caractère essentiel de la philoso-
phie française : à savoir le besoin de trouver dans l’acte primitif de la
conscience une voie d’accès vers l’absolu, de mettre l’esprit de niveau
avec la réalité et d’obtenir une connaissance métaphysique de l’uni-
vers par le seul approfondissement de l’expérience quotidienne que
nous avons de nous-même.
[69]
*
* *
Descartes et Maine de Biran sont également préoccupés par la re-
cherche d’un « fait primitif » sur lequel nous puissions nous appuyer
avec certitude et qui soit capable de supporter tout le poids de nos
connaissances. Ni l’un ni l’autre n’acceptent de confondre ce fait pri-
2 Le vœu que nous formions à cette époque vient d’être réalisé par la publica-
tion des Œuvres choisies de Maine de Biran due à M. Henri Gouhier.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 53

mitif soit avec un principe abstrait, soit avec un commencement histo-


rique dont les différentes formes de l’existence pourraient ensuite être
dérivées. C’est que l’un et l’autre, dès leur première démarche,
veulent être assurés de s’établir à l’intérieur de l’être même. Dès lors,
le fait primitif ne peut être pour eux qu’une expérience permanente
que toutes les autres supposent. Or, il n’y a qu’une expérience qui soit
à la fois invariable et associée à des modes toujours variables : c’est
l’expérience de la conscience par elle-même. Car il est contradictoire
que la conscience puisse avoir l’expérience de sa propre absence, et
elle ne peut être altérée par le renouvellement de ses modes, puis-
qu’elle en perçoit à la fois la diversité et la liaison. La conscience est
homogène à l’être : elle nous donne notre être personnel et elle ne
cesse de l’agrandir en s’agrandissant. Aussi le fait primitif consiste-t-il
pour le moi à se découvrir lui-même en se reconnaissant apte à décou-
vrir tout ce qui est : il est donc la révélation de notre participation à
l’existence de l’univers.
Pourtant, à la formule cartésienne : « Je pense, donc je suis », il
faudrait opposer une formule biranienne semblable à celle-ci : « J’agis
ou je [70] veux, donc je suis. » Il semble, en effet, que, selon Des-
cartes, partout où je suis, j’apporte avec moi la connaissance et la lu-
mière, tandis que, selon Maine de Biran, partout où je suis, j’introduis
une modification originale du réel, un témoignage personnel de ma
propre puissance créatrice. Mais les deux thèses, dont l’accent est très
différent, ne se contredisent point. Car la pensée de Descartes doit se
donner à elle-même son propre éclairement : elle est une opération
qu’il faut accomplir ; et on trouve à la fois dans le caractère de Des-
cartes et dans sa métaphysique un primat de la volonté que l’acte fon-
damental de la pensée doit manifester, mais non pas trahir. Chez
Maine de Biran, d’autre part, le moi n’est confondu avec le vouloir
que parce que c’est le vouloir seul qui engendre la conscience : nul
n’a insisté avec plus de force, non seulement sur l’esclavage du moi à
l’égard des modes passifs qui s’imposent à lui malgré lui, mais encore
sur l’affaiblissement de la conscience personnelle dès que l’activité
commence à fléchir. Il appartiendra à chacun de nous de s’interroger
et de chercher si la partie la plus profonde de lui-même réside à ses
yeux dans les fruits de son intelligence, de telle sorte qu’il faille ac-
cepter la maxime scolastique, que le moi s’identifie avec tout ce qu’il
connaît, ou dans l’opération de sa volonté, de telle sorte que le moi
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 54

doive s’identifier sinon avec tout ce qu’il fait, du moins avec l’initia-
tive par laquelle il le fait.
C’est au moment où Maine de Biran s’est aperçu que l’être est une
activité qui ne cesse de s’exercer qu’il a commencé de pénétrer dans
[71] cette sape obscure où la plupart de ses contemporains n’ont pas
consenti à le suivre. Si l’être est un acte, il est assurément le premier
commencement que nous cherchons, puisqu’il est toujours générateur
de lui-même. Mais parviendra-t-il encore à se connaître, du moins s’il
ne peut connaître hors de lui que des objets, en lui que des idées,
c’est-à-dire des termes auxquels il faut bien qu’il s’oppose pour être
capable de se les représenter ? Tandis que Condillac et les idéologues
énuméraient et classaient avec netteté et sécheresse tous les éléments
constitutifs d’une conscience déjà formée, Maine de Biran s’est as-
treint à cette tâche difficile de saisir la conscience au moment même
où elle se forme, de la surprendre dans son premier jet. L’analyse de
l’effort musculaire à laquelle on réduit quelquefois l’œuvre biranienne
n’est que l’une des étapes de cette entreprise : la première consiste à
distinguer l’affection de la puissance volontaire. L’affection est une
sorte d’écho de la vie organique dans la sensibilité : c’est d’elle que
procède d’abord le malheur de la conscience ; même quand elle
semble nous rendre heureux, c’est d’un bonheur qui nous humilie,
puisque nous ne pouvons ni en connaître la raison, ni en régler le
cours. Maine de Biran a décrit avec une admirable perfection, mieux
qu’Amiel ou que Proust, tous ces nuages fugitifs et à peine sensibles,
tantôt gracieux, tantôt funèbres, qui rident à tout moment le miroir de
notre esprit et corrompent tout ce qui s’y reflète. Il a senti qu’il y avait
là une vie à demi cachée, placée en deçà de la conscience et que la
conscience ne pouvait éclairer sans la dissiper. [72] Il la compare à la
nuit où le jour ne pénètre que pour la détruire, à Eurydice qu’un
simple regard fait évanouir.
Mais si le moi ne peut pas se délivrer de toutes ces affections orga-
niques qui ne cessent de le troubler, il ne peut ni s’y complaire, ni s’en
contenter. Puisqu’elles le troublent, c’est qu’elles sont la marque de sa
passivité, c’est qu’il sent en lui une puissance qui s’en distingue et
dont l’exercice va lui révéler sa véritable nature. Cette puissance, qui
est le vouloir, n’est point indépendante du corps : le corps nous est
toujours présent comme le témoignage permanent de nos propres li-
mites. Ainsi, le vouloir doit vaincre dans le corps la résistance des
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 55

muscles avant de se heurter au-delà du corps à la résistance des


choses. Le vouloir est une force « hyperorganique » qui trouve dans
l’organisme à la fois son instrument et son point d’application. Dès
lors les grandes lignes de la philosophie de Maine de Biran se des-
sinent : la conscience naît du conflit entre une activité et un obstacle ;
nous ne parvenons à nous connaître que dans nos relations avec un
terme extérieur à nous et qui contredit notre effort. Le mouvement vo-
lontaire nous révèle à la fois une faculté d’initiative qui est nous-
même, un organe dont elle dispose, mais qui lui résiste et qui lui per-
met d’accéder à la conscience par l’intermédiaire de la sensation mus-
culaire, un objet qui l’arrête et dont la configuration marque la limite
subtile, parmi les mouvements que nous cherchons à accomplir, entre
ceux que nous réussissons à poursuivre et ceux que nous sommes
contraints de suspendre.
[73]
*
* *
Réduite à ce squelette classique, la philosophie biranienne ne nous
livre ni toute son originalité ni toute sa profondeur. C’est une philoso-
phie de la participation. Maine de Biran a admirablement senti que
l’on ne pouvait participer à l’être qu’en créant son être propre, c’est-à-
dire par l’activité. En un sens, la contemplation nous laisse toujours
étranger à l’objet contemplé. Au contraire, dès qu’il agit, le moi
s’identifie avec l’exercice de son acte. Par là l’univers cesse d’être
pour lui un spectacle afin de devenir jusqu’à un certain point son ou-
vrage. Mais son activité n’est pas infinie. Elle rencontre partout autour
d’elle des obstacles qui l’empêchent de passer et contre lesquels elle
se réfléchit. Alors elle acquiert la conscience d’elle-même : en même
temps la représentation du monde se forme devant elle. Ainsi, c’est
toujours notre volonté qui essaye de prendre possession de l’univers ;
mais tant qu’elle s’exerce sans contrainte, aucune lumière ne l’accom-
pagne ; que son exercice vienne à être empêché, elle engendre dans
l’intelligence une image du réel qui n’est que la projection de ses li-
mites et par conséquent de ses échecs.
Notre corps est à la fois le symbole et le moyen de la participation.
Maine de Biran a montré dans des analyses d’une finesse et d’une
subtilité incomparables le rôle joué par chacun de nos sens dans l’ac-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 56

quisition de nos différentes connaissances. Il a bien vu que, au lieu de


nous apporter de [74] simples données, chacun d’eux exprime un
mode particulier de notre participation à l’être total : il a justifié, sans
doute d’une manière définitive, la signification réaliste du toucher et
la signification idéaliste de la vue, le rôle du mouvement qui est de
distribuer les objets dans l’espace et de parcourir le monde en le divi-
sant, enfin cette correspondance miraculeuse entre l’activité et la pas-
sivité, dans le rapport de l’ouïe et de la voix, qui nous permet de trou-
ver dans le signe auditif le moyen le plus parfait de capter et d’en dis-
poser selon notre gré. S’il est vrai qu’il n’existe pas à proprement par-
ler de faits psychologiques, mais seulement des fonctions de la
conscience, on peut prévoir qu’en approfondissant toute cette analyse
biranienne on parviendrait à tracer un tableau des « catégories de l’en-
tendement » dont le tableau des différents sens exprimerait seulement
l’aspect matériel et la base instrumentale.
Mais Biran devait dépasser un jour la philosophie de l’effort volon-
taire. Celle-ci avait du moins le mérite de faire descendre jusque dans
notre nature individuelle cette activité efficace que Malebranche
concentrait tout entière dans une puissance surnaturelle. Mais c’était
une philosophie de l’échec et du malheur, puisque l’effort ne peut être
senti que dans la mesure même où il est impuissant. Maine de Biran
devait reconnaître que s’il y a une activité qui nous délivre de la passi-
vité du corps, il y a une autre passivité qui nous délivre de cette activi-
té laborieuse et toujours insatisfaite : c’est celle qui nous rend sensible
à une présence divine. En montrant que ce nouvel état doit nécessaire-
ment rester associé aux deux précédents, [75] qu’il les surpasse, mais
qu’il les requiert, Maine de Biran aurait été amené à expliquer com-
ment, au lieu de détruire la conscience, il la réalise et l’achève, com-
ment, au lieu d’abolir son activité, il la détend et lui rend tout son es-
sor.

[76]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 57

[77]

Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste

Chapitre II
LA PENSÉE DE
JULES LACHELIER

Retour à la table des matières

Jules Lachelier était un pur philosophe. C’est là le secret de l’in-


fluence si profonde qu’il a exercée sur tous ceux qui l’ont connu, du
respect et de l’admiration qui n’ont cessé de l’environner, de la dis-
tance qu’il a su garder à l’égard du public, qui l’a toujours ignoré.
« Le moment est venu pour tous ceux qui sont capables de penser,
écrivait-il en 1873, de se tirer de cette cohue et de s’enfermer plus
étroitement que jamais dans la double enceinte de la vie privée et de la
philosophie. » C’est là un idéal auquel jusqu’à sa mort il est demeuré
fidèle. Nul homme ne montra plus de discrétion et de réserve dans les
rapports avec les autres hommes, ni plus de gravité et pourtant plus de
hardiesse dans l’exercice de la pensée solitaire, ni plus de mesure et
de sobriété dans l’expression qu’il en laissait paraître. À ceux que leur
fonction mettait en contact avec de jeunes esprits, il conseillait de pra-
tiquer la fermeté et la douceur, mais d’éviter toute familiarité, toute
confidence, tout ce qui découvre la personne du maître. Il était lui-
même, semble-t-il, parfaitement affable, bien que très vite replié sur
soi en [78] présence de tous ceux qui cherchaient à s’aventurer. Il ca-
chait, derrière les égards qu’il savait témoigner à chacun, un esprit qui
ne se laissait point manier, un jugement dont rien n’était capable d’en-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 58

tamer l’indépendance et l’inflexibilité. Il n’avait point permis qu’on


publiât un portrait de lui, ni ses cours, ni sa correspondance. On peut
penser que sa famille ne l’a point trahi, mais a mérité la reconnais-
sance de ses admirateurs, en éditant, dans un tirage très restreint,
quelques lettres très soigneusement choisies, et qui nous permettent de
pénétrer plus profondément dans la genèse de sa pensée, d’élargir et
peut-être de modifier la perspective trop raccourcie que ses rares écrits
nous donnaient sur elle. Ceux-ci viennent d’être réunis à leur tour sous
le titre Œuvres de Jules Lachelier : on y trouve, avec cette thèse si
brève sur le Fondement de l’induction qui contient toute une philoso-
phie de la nature, deux articles sur le syllogisme où le véritable fonde-
ment des trois figures est mis en lumière pour la première fois, l’étude
justement célèbre intitulée Psychologie et métaphysique, dans laquelle
le monde de la nature est défini comme l’épanouissement de la
conscience et de la liberté, enfin un petit nombre de notes, ou d’inter-
ventions à la Société de philosophie, ou de contributions au Vocabu-
laire de philosophie qui projettent sur certains mots, certains systèmes
ou certains problèmes une clarté à travers laquelle leur profondeur se-
crète semble tout à coup nous être révélée.
L’exiguïté d’une telle œuvre, sa concision, sa densité, la multiplici-
té des chemins qu’elle ouvre [79] devant la réflexion en paraissant
laisser à d’autres le souci de les suivre, nous conduisent à poser sur la
nature de la pensée philosophique un problème où toute notre vie per-
sonnelle et toute notre sincérité se trouvent engagées. Jules Lachelier,
dont la modestie était grande, disait de lui-même qu’il n’avait point eu
de doctrine originale, mais seulement des idées philosophiques. Or, il
disait aussi que la philosophie était l’affaire de toute la vie. Seulement
il était lui-même plus soucieux de profondeur que de nouveauté. Peut-
être même la nouveauté lui paraissait-elle toujours de mauvais aloi. Il
y soupçonnait volontiers cette marque de l’individualité et de l’amour-
propre que la fonction même de la philosophie est d’effacer en nous
apprenant à juger de tout ce qui est sous le point de vue de l’universel.
Mais alors elle rencontre la véritable originalité, qui est celle dont
nous parle Lachelier dans ce mot, cité par M. Brunschvicg, qui le
peint à son insu : « Tous les hommes vraiment grands ont été origi-
naux, mais ils n’ont voulu ni cru l’être ; au contraire, c’est en cher-
chant à faire de leurs paroles et de leurs actes l’expression adéquate de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 59

la raison qu’ils ont trouvé la forme particulière sous laquelle ils étaient
destinés à l’exprimer. »
*
* *
Nul philosophe n’a eu de préférences plus décidées et d’hostilités
mieux définies. Il n’aimait pas le positivisme, auquel il reprochait de
laisser [80] l’activité de l’esprit se dissiper dans le jeu des phéno-
mènes ; et il aimait moins encore Victor Cousin, qui ne paraissait sau-
ver l’âme ou la liberté qu’en les convertissant en objets : c’était les
profaner et les changer en idoles. Car la vie spirituelle résidait à ses
yeux dans une opération qu’il fallait accomplir et qu’il était impos-
sible de saisir ailleurs que dans son accomplissement même. Et c’est
pour cela qu’il se sentait tout proche de Kant, qui réduisait la
conscience à un acte capable de créer par son propre exercice à la fois
notre expérience physique et notre conduite morale.
Cependant il a toujours marqué une prédilection particulière pour
Maine de Biran, qu’il opposait sans cesse à Cousin, et dans lequel il
retrouvait non seulement un sens extraordinairement aigu de la vie in-
térieure et un effort pour saisir dans son état de pureté l’acte même de
la conscience au moment où il se réalise, mais encore un tableau des
différents plans de la conscience et, pour ainsi dire, des différents
échelons qu’elle est astreinte à gravir tour à tour avant de conquérir sa
véritable essence, qui est sa liberté. « La doctrine de M. de Biran, dit-
il, est si claire que si j’avais une classe à faire je m’en servirais le plus
possible, et j’aurais la conscience tranquille, car je la crois vraie. »
Mais cela ne l’empêche pas de s’attacher sans réserve à l’intellectua-
lisme : « Je suis intellectualiste invétéré. » C’est la conscience intel-
lectuelle qui est pour lui la véritable chose en soi. Il repousse l’idée
d’une volonté qui aurait rompu tout lien avec l’intelligence ; c’est à
elle qu’il songe lorsqu’il dit que Schopenhauer [81] achève de le
brouiller avec la volonté, qui est pour lui le mauvais principe. Il n’ac-
cepte pas ce vouloir-vivre brutal que l’intelligence finit nécessaire-
ment par condamner : ce qui prouve bien qu’elle n’en est pas issue.
Quand il consent à reconnaître que la volonté est première, c’est pour
lui assigner un but qui est l’intelligence elle-même ; alors elle n’est
plus, comme on le voit dans la conversation avec M. Bouglé, que sca-
bellum pedum tuorum.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 60

L’inspiration kantienne qui anime une grande partie de son œuvre,


son analyse parfaite du syllogisme, le titre même de son principal
livre, invitent l’esprit à ranger J. Lachelier parmi les logiciens ou les
philosophes de la connaissance. Et, dans une lettre à Séailles, il nous
donne lui-même cet avertissement : « Si j’ai encore la force d’écrire
quelque chose, je me renfermerai dans la théorie de la connaissance,
en abandonnant le reste soit à la foi, soit à une philosophie dont je ne
suis pas capable. » Mais c’est là, plutôt encore qu’un regret, une sorte
de pudeur par laquelle il se défend mal contre le véritable objet de son
amour. J. Lachelier est d’abord un métaphysicien. La pensée est pour
lui un moment de l’être, une réflexion de l’être sur lui-même, une ex-
pression et une dépendance de l’être. Et il cherche toujours à atteindre
l’existence derrière la représentation. Il se défie de l’idéalisme qui
n’est souvent qu’un matérialisme plus subtil : il lui reproche d’expri-
mer seulement la surface des choses tandis que la véritable philoso-
phie de la nature est « un réalisme spiritualiste aux yeux duquel tout
être est une force et toute force une [82] pensée qui tend à une
conscience de plus en plus complète d’elle-même ».
Dans le Fondement de l’induction, le problème de la connaissance,
dès qu’il est posé, se trouve déjà dépassé. En effet, l’auteur ne consent
à prendre comme point de départ de la recherche que certains « actes
concrets et singuliers par lesquels la pensée se constitue elle-même en
saisissant immédiatement la réalité ». Nulle part sans doute le déter-
minisme et le mécanisme n’ont été définis en formules plus nettes
comme les conditions mêmes sans lesquelles la nature ne pourrait pas
être pensée. Et pourtant J. Lachelier pressent le péril pour une pensée
libre de devenir ainsi prisonnière de son ouvrage et de se prendre à
son propre piège : mais sa rigoureuse probité interdit à ce spiritualiste
de se dérober devant l’obstacle. Car il faut que les événements se jux-
taposent et s’enchaînent dans l’espace et dans le temps sans laisser
entre eux de lacunes pour que nous puissions les comprendre. Dès
lors, le mouvement est le seul phénomène réel, parce qu’il n’y a que
lui qui puisse être soumis à des lois par lesquelles un phénomène peut
devenir intelligible.
Ainsi le déterminisme des causes ne peut pas être vaincu. Il ne
nous reste d’autre issue que de le faire entrer dans un déterminisme
supérieur. En effet, les séries causales, réduites à elles-mêmes, forme-
raient un enchevêtrement de hasard et nous laisseraient en présence
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 61

d’une poussière de faits s’il n’y avait pas un principe interne qui vînt
les relier, introduire entre elles une unité réelle et les assembler dans
des systèmes. Ici encore « la question de savoir comment toutes [83]
nos sensations s’unissent dans une seule pensée est la même que celle
de savoir comment tous les phénomènes composent un seul univers ».
Mais le savant qui recherche les causes mécaniques n’atteint en elles
que les conditions formelles du réel. Sans elles aucun être ne pourrait
subsister, mais elles ne suffisent point à lui donner l’existence véri-
table. Celle-ci est elle-même finalité et harmonie ; elle suppose « une
unité réelle et non point formelle, organique et mélodique et non point
abstraite, et propre non pas seulement à des objets particuliers, mais
au Tout, si chacun d’eux enveloppe confusément des rapports avec
tous les autres, et par conséquent la présence même du Tout ». Nous
apercevons alors la beauté du monde ; et par elle nous pénétrons plus
profondément dans l’essence du réel que par la simple découverte de
sa vérité. Ou plutôt la vérité et la beauté viennent se fondre. Car « une
vérité qui ne serait pas belle ne serait qu’un jeu logique de notre es-
prit, et la seule vérité solide et digne de ce nom, c’est la beauté ».
Cependant nous venons de rencontrer ici le point où viennent
culminer toutes les difficultés du système, qui pendant longtemps était
resté obscur à nos yeux, et sur lequel les Lettres nous apportent une
lumière nouvelle. Nous consentions volontiers à reconnaître que les
vraies raisons des choses ce sont « les fins qui constituent sous le nom
de formes les choses elles-mêmes ». Mais il nous avait toujours sem-
blé que la finalité pouvait être prise en deux sens : tantôt comme une
catégorie comparable à la causalité, mais qui, en la surpassant, nous
permettrait d’organiser [84] une pluralité de causes dans l’unité objec-
tive d’un système ; tantôt comme un principe spirituel, intérieur à ce
système lui-même, et qui lui permettrait à la fois d’exister pour soi et
de se faire. Or, on ne peut éviter sans doute de passer du premier sens
au second ; mais il faut pour cela, d’une part, que le sujet pensant soit
un fragment de la nature qui se sente solidaire de la nature entière, et,
d’autre part, que, par sa pensée, il puisse se poser lui-même comme un
individu parmi d’autres individus dont chacun est à la fois « sujet et
objet de la conscience universelle ». Et si l’objet n’est jamais qu’un
phénomène, il faut dire qu’en réalité il n’y a rien de plus dans le
monde que des sujets. Dès lors, on comprend cette sympathie frater-
nelle que J. Lachelier éprouvait pour les formes les plus humbles de la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 62

vie, en particulier pour les arbres. « L’arbre, disait-il, est quelqu’un. »


Le monde végétal est pour lui le monde de la nature encore pure. Mais
bien qu’il soupçonnât dans l’animal la présence d’une perversité et
d’un vouloir-vivre toujours méchant, il pensait que notre moi pouvait
encore le rejoindre par sa faculté de sentir et d’aimer, et d’une manière
plus précise, grâce à la forme a priori de cette faculté par laquelle il
posait hors de lui l’objet de son amour : « Je vous demanderais com-
ment vous savez que votre chien est vivant ; et si vous ne posez pas sa
vie a priori par un acte d’amour, je vous défie de le distinguer d’un
automate cartésien. »
[85]
*
* *
Ainsi le monde du mécanisme trouvait son véritable fondement
dans le monde de la vie. Mais le monde de la vie trouvait le sien à son
tour dans le monde de la liberté. L’étendue et le mouvement n’étaient
qu’une réfraction de la vie, comme la vie n’est qu’une réfraction de la
liberté. La liberté se réalise par une suite d’inventions qui sont les
êtres organisés eux-mêmes : chacun d’eux est une idée qui crée dans
l’espace et dans le temps les moyens mécaniques par lesquels elle pé-
nètre dans l’existence. De là cette formule si célèbre et si belle qui
nous transporte jusqu’à l’origine radicale de tout ce qui est : « Le mi-
racle de la nature en nous comme hors de nous, c’est l’invention ou la
production des idées, et cette production est libre puisque chaque idée
naît de rien comme un monde. » Or, l’être ne peut se créer lui-même
que parce qu’il est identique avec le bien. Car « le bien seul est à lui-
même sa raison. Et les choses sont à la fois parce qu’elles le veulent et
parce qu’elles le méritent. »
Cependant la liberté ne laisse pas, comme on le croit trop souvent,
notre être individuel isolé, livré à ses seules ressources, dans le tête-à-
tête anxieux de son initiative et de sa destinée. Dans la critique si pro-
fonde qu’il a publiée du Pari de Pascal, J. Lachelier se demande si la
raison et la liberté, dans ce qu’elles ont de disproportionné à notre
conscience sensible, ont un autre rôle à remplir que de « la stimuler et
de nous pousser à étendre toujours plus loin les vues de notre esprit
[86] et à élever toujours plus haut les motifs de notre conduite ». En
présence d’un idéal dont il est impossible de prouver la valeur objec-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 63

tive, quel parti nous reste-t-il à prendre, sinon de croire, d’espérer ou,
comme le dit Pascal, de parier ? Ainsi il existe des vérités que nous
devons croire parce que nous voulons qu’elles soient. Mais si l’enjeu
du pari, c’est le sacrifice de notre moi, J. Lachelier ne craint pas de re-
connaître que ce sacrifice s’impose à nous en dehors même de toute
espérance 3 : car la liberté n’exprime rien de plus que notre union ac-
tuelle à un principe infini qui nous invite à surpasser sans cesse nos li-
mites, faute de quoi nous ne pourrions ni nous réaliser nous-même, ni
fonder notre expérience de l’univers.
Lachelier n’a pas construit de système, mais ses notes les plus
brèves et les plus menues retiennent aussitôt notre regard, qui dé-
couvre en elles les parcelles d’un vaste édifice spirituel. Sa réflexion
est extraordinairement ramassée et recouvre pourtant le champ le plus
étendu depuis le principe suprême du monde créé jusqu’aux détails les
plus subtils de la perception visuelle. Elle est d’une impeccable ri-
gueur, comme dans la déduction des différentes formes du raisonne-
ment, et d’une hardiesse presque aventureuse, comme dans la déduc-
tion des dimensions de l’espace. Dans la volonté et dans la pensée, J.
Lachelier n’a jamais voulu consentir à séparer leur exercice individuel
du principe dont elles dépendent. [87] Il n’a jamais consenti non plus
à les séparer de l’expérience sensible sans laquelle elles resteraient
toujours des puissances abstraites et inefficaces. Son dessein est d’em-
brasser tout ce qui est, comme on le voit bien par cette phrase dans la-
quelle il essaie lui-même de le définir : « rendre à la conscience son
indépendance et sa spontanéité en la plaçant non plus en dehors et au-
dessus du monde extérieur, mais au-dessous et au centre même de ce
monde qui n’en est, suivant nous, que l’épanouissement ». Dès lors,
on ne s’étonnera pas de trouver chez lui des formules d’apparence
panthéistique, comme quand il parle d’une « âme du monde dont les
perceptions sont les choses elles-mêmes ». Mais ce n’est là qu’une
étape de sa réflexion, car il dit aussi qu’il ne faut pas obscurcir les lu-
mières de la volonté par celles de l’entendement : « C’est la liberté qui
est le principe même de l’acte ; elle est cause de tout, puisque rien ne
peut être fait sans elle, et elle n’est cause de rien, puisque tout dans le
monde se fait par des causes et entre dans un déterminisme. » C’est en
pénétrant jusqu’à elle que nous pénétrons dans la partie immortelle de
3 Cf. sainte Thérèse : « Et quand même je n’espérerais pas ce que j’espère,
je n’en aimerais pas moins autant que j’aime. »
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 64

nous-mêmes. C’est elle qui nous oblige à penser que « nous serons là-
haut ce que nous nous serons faits ici-bas ». C’est elle enfin qui, au-
dessus de la sympathie qui n’est qu’un rêve de l’esprit par lequel nous
nous perdons dans la nature, nous donne accès à la charité, qui est la
substance et l’absolu, puisqu’il n’y a qu’elle qui permette aux
consciences particulières de se réaliser elles-mêmes et de vaincre leur
solitude en triomphant de leur séparation.

[88]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 65

[89]

Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste

Chapitre III
HENRI BERGSON

§ 1. Portrait de l’homme

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En apprenant la mort d’Henri Bergson, le philosophe évoque tour à


tour le souvenir de l’homme qui vient de s’éteindre et la pensée d’une
destinée spirituelle qui, en s’accomplissant, s’est éternisée. Mais le
passage de la vie à la mort cesse, dans un exemple si haut, de produire
dans l’âme ce sentiment de tristesse qui accompagne toutes les sépara-
tions : il revêt une gravité sereine qui se change en méditation et ne
fait entrer dans l’âme que de la lumière. La mort est un déchirement
pour tous ceux qui voient l’être qu’ils aimaient leur manquer tout à
coup et les marques d’affection qu’ils lui témoignaient rester impuis-
santes et sans réponse. Elle porte jusqu’au sommet de la gloire tempo-
relle ceux qui ont marqué le monde de leur empreinte et dont les
hommes croient recueillir l’héritage. Mais la mort du penseur ne peut
être honorée que par un culte spirituel et secret ; sa vie même s’ef-
face : il [90] ne reste plus de lui qu’une source pure à laquelle on ne
cessera de puiser.
Certains esprits possèdent une puissance mystérieuse de rayonne-
ment. Dès la première rencontre, ils nous impriment une sorte de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 66

touche qui ébranle notre vie secrète, suspend toutes nos préoccupa-
tions particulières, et nous invite à pénétrer dans un monde plus lumi-
neux et plus pur où les choses perdent leur pesanteur et reçoivent une
transparence spirituelle. Henri Bergson était un de ces esprits privilé-
giés. Les hommes de notre génération ont cédé presque tous à son in-
fluence subtile, qui s’est exercée sur eux à la manière d’un charme. Ils
se rappellent leur classe de philosophie où le monde intérieur leur était
enseigné, mais sous une forme si abstraite et si divisée qu’ils ne re-
connaissaient plus en lui le monde familier qu’ils portaient en eux-
mêmes ; et ils se rappellent aussi la grande oscillation de leur pensée
entre ce positivisme honnête et prosaïque qui entendait les assujettir
aux lois de la nature et ce kantisme aride et impérieux qui dictait à la
nature des lois dont l’origine leur échappait. Puis tout à coup une
source filtrait dont leur professeur réglait sagement le débit ; et ils dé-
couvraient avec émerveillement dans leur être quotidien la présence
du flux de la vie, sinueux, complexe et indivisé, chargé de couleur et
d’émotion, qui ne cessait de se renouveler et de grossir ; les sugges-
tions de Bergson les éloignaient également de Comte, qui n’avait pas
le sentiment de l’intimité psychologique, et de Kant qui, dans la pen-
sée, paraissait toujours sacrifier le contenu au cadre et la spontanéité à
la règle. Quelques-uns plus [91] tard devaient aller chercher dans les
cours du Collège de France la même alliance entre la puissance de
comprendre et la puissance de sentir, le même ébranlement délicat de
tout l’être caché, la même confiance dans le mouvement d’une pensée
qui ne voulait être que l’illumination de la vie ; et ils retournaient à la
Sorbonne voisine avec une sorte d’ardeur purifiée qui transfigurait à
leurs yeux d’autres recherches plus austères.
Henri Bergson est un des rares philosophes que la gloire ait visité.
Mais elle l’enveloppa de son rayonnement sans jamais pénétrer jusque
dans l’asile de sa pensée, sans jamais obtenir de lui la moindre com-
plaisance à lui répondre. Ses leçons avaient connu autrefois un succès
inégalé ; mais ce succès ne paraissait point aller jusqu’à lui, il en de-
meurait absent : il se contentait de suivre les mouvements intérieurs
de son propre esprit avec une parfaite et inflexible docilité sans laisser
dans l’ombre aucune difficulté, sans épargner à l’auditoire aucune
subtilité. Tout entier attentif à lui-même, ni les regards dirigés vers lui,
ni l’attente qu’il faisait naître, ni cette réponse obscure de tant de
consciences auxquelles il ouvrait un horizon inconnu et pourtant fami-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 67

lier, ne le détournaient de son véritable chemin. Nul homme n’était


plus solitaire dans une intimité qu’il livrait à tous. Il abandonna sa
chaire prématurément, dès qu’il le put, comme si l’enseignement
froissait en lui une pudeur et que, dans une existence plus retirée, il
trouvât une disposition plus favorable pour accueillir le message qui
lui avait été confié.
Tous ceux qui l’ont connu savent qu’il n’y eut [92] point d’homme
qui eût à la fois plus de discrétion et plus de courtoisie. Il avait un
corps menu et presque dématérialisé, un visage aigu, un regard sérieux
qui se portait au devant de chaque être avec une sympathie muette et
interrogative, et semblait ramener aussitôt vers le dedans, comme pour
la soumettre à une épreuve, la rencontre qu’il avait cru faire. Par une
certaine lenteur dans la voix et dans le geste, une sobriété douce dans
les mouvements, et ces témoignages d’un intérêt réel et présent qui
étaient d’autant plus émouvants qu’ils étaient plus atténués, il semblait
réduire la matière à n’être qu’une expression pure, capable de nous ré-
véler par transparence, sans les altérer ni les alourdir, toutes les in-
flexions de la vie intérieure. Ce qu’il cherchait toujours, c’était cette
communication invisible et délicate avec soi, avec les autres êtres,
avec les choses et avec Dieu même, où il semble que tous les obs-
tacles soient traversés, toutes les séparations abolies et que nous obte-
nons le contact du réel avec la conscience de le vouloir, de l’aimer et
de coopérer avec lui. La mort d’Henri Bergson, en dépouillant sa pen-
sée de toutes les attaches qui le reliaient encore à l’individu, met à nu
l’univers spirituel dans lequel il s’est efforcé d’entrer et dont il a voulu
nous laisser les clefs.
[93]

§ 2. L’atmosphère de sa philosophie

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Les œuvres d’Henri Bergson ont exercé sur beaucoup d’esprits un


prestige qui ressemblait à une magie. Elles n’étaient point faciles et
trouvaient d’innombrables lecteurs. Elles cherchaient appui dans une
documentation scientifique précise et minutieuse, qui n’obtenait pas
toujours l’agrément des savants et demeurait presque indifférente aux
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 68

disciples les plus zélés. La doctrine elle-même recevait un accueil fa-


vorable dans les milieux les plus disparates, chez des révolutionnaires
comme Georges Sorel, chez des catholiques comme M. Le Roy. Elle
provoquait les mêmes suspicions de la part des positivistes et de la
part des thomistes. Le témoignage de sa fécondité et des racines pro-
fondes qu’elle atteignait au fond de l’âme humaine, on le voyait dans
l’ardeur avec laquelle tous prenaient parti tantôt pour elle, tantôt
contre elle. Car l’esprit sépare mieux que l’épée. Et pourtant on sentait
bien que ni les partisans, ni les adversaires ne faisaient appel pour jus-
tifier leur sympathie ou leur hostilité à une démonstration ou à une ré-
futation des thèses célèbres sur les rapports de la quantité et de la qua-
lité, sur la distinction des deux mémoires, ni sur la réalité de l’élan vi-
tal. Le débat était au-dessus. Il y avait là une atmosphère nouvelle qui
offusquait les uns, parce que tous les objets [94] sur lesquels se portait
habituellement leur regard s’y trouvaient noyés et qui donnait aux
autres le seul élément qui convînt à leurs poumons et qui fût capable
de les vivifier. Chaque livre agissait à la manière d’un enchantement.
Mais que devient un enchantement pour celui qui s’y dérobe ? La phi-
losophie d’Henri Bergson doit produire un mouvement de l’âme et un
consentement intérieur ; autrement elle se dissout ; elle échappe
comme un jeu de reflets à la main qui voudrait la saisir.
Or, c’est le consentement qui est tout. On peut ne point le donner et
ne le donne pas qui veut. Il faut oublier d’abord toutes les choses que
l’on voit au profit de cette émotion intérieure qui nous découvre au
fond de notre âme le flux indivisé de la vie, mais elles ressusciteront
tout à l’heure dans une lumière nouvelle : à travers leur corps elles
nous livreront leur intimité. Alors nous cesserons de nous heurter en
elles à ces objets séparés dans lesquels vient s’immobiliser le dessin
de nos mouvements ; nous aurons délivré en nous et en elles cette
puissance créatrice dont le monde visible ne nous présente jamais
qu’un spectacle dissocié et rompu.
Or il est naturel que l’action de cette puissance créatrice s’accom-
pagne toujours d’une mystérieuse résonance ; ou plutôt elle produit en
nous une mélodie continue à laquelle nous ne sommes pas constam-
ment attentifs, mais qui nous ébranle et nous pénètre à la manière de
ces ondes sonores qui, en vibrant à travers tout notre être, ressemblent
à une émotion qui elle-même aurait pris corps. Il y a une musicalité
bergsonienne ; et [95] ceux qui n’ont de goût que pour les arts plas-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 69

tiques se sentiront toujours un peu dépaysés dans une telle philoso-


phie. Mais nous saisissons pourtant, à travers cette musique intérieure,
quelques-uns des traits essentiels de toute spiritualité : d’abord, cette
génération ininterrompue de la vie, toujours présente et toujours nou-
velle, et qui fond dans son unité une multiplicité d’états distincts et in-
séparables ; ensuite, un envahissement de la conscience par un élan
qui la dépasse, mais qui éveille et soulève avec lui nos mouvements
les plus secrets ; enfin, cette coulée de la durée qui nous fait sentir en
nous la croissance même de notre être, avec tout le passé qu’il vient
de quitter et qui gonfle son présent, avec tout l’avenir dans lequel il
entre comme dans un miracle imprévisible.
Il s’agit donc sans doute de retrouver toujours cette émotion unique
et irremplaçable, par laquelle, en descendant assez profondément au
cœur de nous-même, nous rencontrons la source même de toute exis-
tence et où puise notre existence propre par une participation et une
communion qui ne cessent de nous inspirer en nous associant au mou-
vement même de la création. On a critiqué cette doctrine en préten-
dant qu’elle montre trop peu d’estime pour une science et une civilisa-
tion que l’humanité a conquises au prix de longs efforts afin d’aban-
donner l’âme à une spontanéité instinctive et sans loi. Mais c’était mal
connaître Henri Bergson : car il n’y eut jamais d’esprit plus précis ni
plus lucide ; il a atteint lui-même la plus rare concentration intérieure :
il a montré par l’exemple de sa philosophie [96] et de sa vie que, si le
péril de l’esprit, c’est d’être toujours entraîné par le divertissement, de
laisser son unité se rompre et se ruiner à travers la multiplicité des ob-
jets qu’il contemple et des besognes qu’il accomplit, il est possible
pourtant de le sauver, mais à condition d’opérer ce retour sur soi, si
difficile, si désintéressé et si pur, qui nous permet de retrouver, par un
acte continu d’attention et d’amour, l’élan éternel par lequel le monde
se fait.
Le rationalisme sans doute s’inquiétait des progrès de la doctrine,
mais plutôt encore de l’inflexion ou de la déviation qui pouvait lui être
donnée que de son inspiration authentique : car nulle part on ne pou-
vait trouver une critique de l’intelligence séparée plus claire, plus pé-
nétrante, plus maîtresse de soi. Cette critique n’était rien de plus que
la conscience aiguë que l’intelligence prenait d’elle-même : c’était
l’intelligence qui s’obligeait à se renoncer afin de se dépasser.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 70

Il n’y a point de grande pensée qui ne semble créer un monde nou-


veau, qui n’enveloppe les objets les plus communs d’une atmosphère
inaccoutumée, qui ne donne à certains mots une sorte de frange ou de
« halo » qui dilate leur sens indéfiniment. Ainsi Henri Bergson nous a
appris à découvrir tour à tour la puissance d’évocation du mot « quali-
té », qui ne désigne plus une simple apparence de la réalité, mais son
essence même, saisie en ce point d’affleurement où elle commence à
entrer en contact avec nous et à nous émouvoir ; du mot « intuition »,
qui ne désigne plus on ne sait quel superstitieux pressentiment, mais
un acte d’attention et d’amour qui nous permet [97] de pénétrer au
cœur des êtres et des choses ; de cette « mémoire pure », qui nous
montre dans la « durée » le chemin de l’éternité et qui n’est plus une
résurrection illusoire du passé aboli, mais la transformation de tous les
événements que nous avons vécus en êtres de pensée, lumineux et in-
destructibles ; et surtout peut-être de ce célèbre « élan vital » qui, au
lieu de marquer, comme on l’a dit, une régression de la pensée vers les
ténèbres du corps et de l’inconscient, nous oblige à considérer le corps
et les œuvres particulières de la pensée comme les étapes provisoires
d’une création qui ne cesse de se poursuivre et qui a toujours l’infini
devant elle.
Mais c’est peut-être à ces deux mots de qualité et de durée, qui
sont d’une extrême simplicité et empruntés au langage le plus com-
mun, qu’Henri Bergson, comme le font parfois les grands poètes, a
donné le son le plus mystérieux et le plus chargé de signification spiri-
tuelle, car la qualité des choses, c’est leur réalité même, telle qu’elle
nous est offerte dans un arc-en-ciel de nuances à la fois distinguées et
fondues. Or le propre de la science, c’est de les oublier au profit du
nombre par lequel elle impose au monde une loi qui nous permet de le
construire en le calculant. Seulement, à travers les mailles du nombre,
le réel n’est qu’emprisonné : c’est la qualité qui nous livre sa sub-
stance ; le réel est coloré, odorant et sonore ; il résiste à l’effort de la
main ou lui cède. Il est toujours une présence donnée, aussi bien pour
l’ignorant qui se borne à l’accueillir que pour le savant qui entreprend
de le mesurer ou pour l’artiste qui essaie de capter [98] dans son
œuvre l’émotion qu’elle lui apporte. La qualité n’est pas une propriété
extérieure des choses, elle est leur individualité, leur vie et leur âme.
Et pourtant elle n’existe que par nos organes et par notre conscience,
qui doivent l’appréhender pour lui donner cette forme sensible sans la-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 71

quelle elle ne serait rien. Elle est donc au point de rencontre de l’uni-
vers et du moi, au point où ils se portent l’un vers l’autre et par-
viennent à se joindre dans une sympathie et une communion mysté-
rieuses. Et le terme même de sensibilité, par son ambiguïté, suffirait à
nous instruire sur la véritable nature de la qualité puisqu’il désigne à
la fois cet usage même des sens par lequel le monde nous est révélé et
cette intimité même de chaque être que le moindre contact avec le
monde suffit à ébranler. Aussi la qualité des choses en fait-elle plus
que des choses ; elle reste toujours sentie plutôt que perçue : elle met
en jeu toute notre délicatesse. Elle est bien le contraire de la quantité
qui est toujours la même et ne peut que croître ou que décroître. C’est
parce qu’elle est toujours unique qu’à son extrême pointe elle marque
le caractère incomparable des choses que nous appelons aussi leur va-
leur.
On ne s’étonnera donc pas que la qualité, puisqu’elle naît d’un ac-
cord vivant entre l’âme et le monde, soit profondément engagée dans
la durée où se produisent toutes les éclosions. Tout le monde sait que
pour Henri Bergson c’est la mobilité qui est le fond ultime du réel : de
telle sorte que les intellectualistes lui reprocheront toujours de dis-
soudre dans un flux évanouissant à la fois les objets sur lesquels le re-
gard cherche [99] à se poser et les idées que la pensée tente de définir.
Mais c’est parce qu’il n’y a point pour lui d’existence toute faite, il
n’y a qu’une existence qui se fait. En chaque être il faut chercher à at-
teindre son avènement à la vie, cette sorte de pas inimitable qui lui
donne accès dans le monde et qui est son essence même, c’est-à-dire
l’acte par lequel il se crée.
Ainsi le temps, qui autrefois nous paraissait masquer la réalité et la
dissiper en apparences fuyantes, devient non seulement son soutien,
mais le principe même qui la fait être ; et pour mieux accuser le rôle
métaphysique qu’il lui attribue, Henri Bergson se sert du terme ro-
buste de durée, entendant par là non pas seulement cette fluidité par
laquelle les êtres ne cessent de changer, mais encore cette poussée
continue par laquelle ils s’établissent dans l’existence, résistant à
toutes les causes de destruction, choisissant le rythme de leur propre
développement, conservant en eux, pour en grossir sans cesse leur
propre nature, tout le passé qui est derrière eux et traçant ainsi le sillon
de leur vie personnelle à l’intérieur de l’éternité.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 72

Or la durée s’offre à nous sous deux aspects contradictoires, mais


dont la réunion forme l’essence même de l’esprit. Elle se présente
d’abord comme un avenir encore à naître, mais qui demeure inconnu
de nous ; toutes les puissances qui sont en nous nous portent vers lui
d’un unique élan. Il prend son appui sur tout ce qui le précède pour le
dépasser et il ne peut connaître aucun recommencement. Il est tou-
jours pour nous en suspens dans une pure imminence où nous [100]
trouvons, d’une part, la responsabilité d’un acte qui dépend de nous et
par lequel nous participons à la création de l’univers, et, d’autre part,
l’attente d’une révélation imprévisible, d’un don gratuit qui va nous
être fait et que nous devons nous préparer à recevoir. Henri Bergson
avouait que le sentiment le plus constant et le plus profond qu’il
éprouvait, c’était précisément celui de cette nouveauté permanente de
la réalité qui donnait pour lui aux choses les plus familières une jeu-
nesse sans cesse ressuscitée. Les philosophes contemporains, après
s’être quelque temps complu dans l’inquiétude, se servent aujourd’hui
du mot « angoisse » pour désigner cette conscience de notre destinée
personnelle qui nous tire à chaque instant du néant en ouvrant devant
nous un avenir où notre existence se décide. On ne peut pas dire que
la conscience d’Henri Bergson ait connu l’angoisse, mais c’est avec
une extraordinaire gravité, une tension de toute son âme, qu’il se tour-
nait vers l’avenir où l’esprit engage toujours sa liberté, dépasse sans
cesse ce qui le retenait, comme s’il trouvait au fond de lui-même une
promesse et une espérance infinies.
Cependant il ne serait pas juste de regarder l’avenir comme le lieu
unique de l’esprit. Car, si c’est vers lui que regardent toutes nos ac-
tions, il ne faut pas oublier qu’elles retombent toutes un jour dans le
passé. Ainsi le passé à son tour est au-delà du plus lointain avenir.
Mais le rôle du passé n’est point de tout ensevelir dans le néant : dans
l’admirable livre qui s’appelle Matière et Mémoire, qui est de toutes
ses œuvres la plus hardie et la plus belle, Henri Bergson expose [101]
cette théorie si profonde de la mémoire pure, et qui ne cessera jamais
d’être contestée par tous ceux qui pressentent justement en elle
l’unique moyen qui nous est donné de justifier par l’expérience même
l’immortalité de l’esprit. Car il n’y a que la matière qui dans le passé
soit anéantie, et le propre de l’esprit c’est précisément de sauver tout
ce qui a été. Or c’est la mémoire qui le soustrait aux vicissitudes de
l’instant, et par elle il acquiert ainsi en nous une vie nouvelle et trans-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 73

figurée. Maintenant qu’il n’est plus, nous l’apercevons dans une lu-
mière immatérielle où sa signification nous apparaît pour la première
fois ; comment ne nous aurait-elle pas échappé au moment où l’événe-
ment même était sous nos yeux, où la préoccupation de l’action à faire
retenait et obscurcissait notre regard ? Le passé réalise ainsi la spiri-
tualisation de tout le réel. Il ne faut pas dire que c’est en substituant à
l’effort qui le produisait une stérile contemplation. Le souvenir pur,
c’est une idée qui s’est dépouillée du corps matériel où elle est née,
qui ne subsiste plus en nous que par l’acte même qui la pense et qui
forme le secret de la personne, la force cachée qui ne cesse de l’ani-
mer.
On voit donc que le passé et l’avenir ne peuvent être dissociés ; on
peut sans doute les opposer comme on oppose la contemplation à l’ac-
tion, mais le propre de la mystique, c’est-à-dire de toute vie humaine
lorsqu’elle est unifiée, c’est de les confondre. Elle n’y parvient que
par l’amour ; de tout ce qu’il touche il nous livre l’intimité, il est le
seul principe de toute création : et créer, pour lui, c’est susciter tou-
jours un nouvel [102] amour. Tel est, semble-t-il, le dernier mot du
message d’Henri Bergson. Il ne pourrait pas être accueilli par tous les
esprits : il restera sans doute pendant longtemps une pierre de touche
qui servira à les classer. Tous les grands penseurs ont une vocation qui
leur est propre : il est injuste de leur demander ce qu’ils n’avaient pas
mission de nous apporter. Henri Bergson a médit il est vrai de l’intelli-
gence, mais c’était pour éviter qu’elle se détournât de la vie et qu’elle
réduisît en esclavage l’esprit dont elle n’est que l’outil. Mais nulle in-
telligence ne fut plus vive, plus subtile et même plus acérée que la
sienne ; seulement il l’avait obligée, pour ainsi dire, à se recourber
dans un sens opposé à celui de l’abstraction qui est sa pente naturelle
afin de l’appliquer à la vie avec laquelle, dans son exercice le plus pur,
elle doit s’unir par une sympathie active et coopérante.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 74

[103]

§ 3. Les Deux Sources

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Nul ne pouvait être surpris qu’une telle philosophie dût s’épanouir


un jour en une morale et s’achever en un mysticisme. Depuis la publi-
cation de L’Évolution créatrice en 1908, le public attendait cette sorte
de dénouement. Il s’est produit en 1932 avec les Deux sources de la
morale et de la religion. Ce livre a été mûri dans un long silence ; car
cette carrière philosophique si longue et si pleine présente l’élégance
singulière d’être jalonnée par un petit nombre d’ouvrages parfaits,
dont chacun justifie en quelque sorte la vérité de leur pensée directrice
commune, puisqu’il prolonge la continuité d’une courbe en lui don-
nant pourtant chaque fois une poussée nouvelle et imprévisible.
Que l’on se replace au point où L’Évolution créatrice nous avait
laissés. L’élan vital est un grand courant d’énergie lancé à travers la
matière et qui cherche à en obtenir tout ce qu’il peut. Il y a en lui une
puissance d’invention sans mesure, qui l’engage dans des voies diver-
gentes et qui se déploie en forme de gerbe. Mais la vie a adopté deux
voies principales : l’une a abouti à ces sociétés d’hyménoptères dont
le type le mieux connu est la société des abeilles, et que M. Maeter-
linck a décrites : elles sont formées d’individus spécialisés physiologi-
quement ; elles [104] gardent le dépôt d’une tradition parfaite qui ex-
clut toute velléité d’innovation ; elles assujettissent tous leurs
membres à une besogne collective d’une manière inflexible ; et on ne
saurait sans une sorte de frisson y voir dessinée d’avance la destinée
future des sociétés humaines. Mais celles-ci ont ouvert une tout autre
voie : l’homme, en effet, a maintenu la séparation entre l’organisation
physiologique et l’organisation sociale ; il a renoncé à transformer son
corps individuel en un instrument professionnel ; il a préféré inventer
des outils indépendants et laisser ainsi à son activité toute sa liberté et
toute sa souplesse. Et, au lieu de se laisser guider par une sorte d’ins-
tinct somnambulique, il a mis sa confiance dans l’intelligence : celle-
ci lui apprend à dominer le monde matériel, à en faire le prolongement
de son propre corps et comme une vaste machine destinée à le servir.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 75

S’il y a deux sources de la morale, c’est que l’on peut concevoir de


deux manières la relation de l’individu et de la société. D’abord, il
faut que la société puisse se maintenir. Elle exerce donc sur l’individu
une pression par laquelle elle l’oblige, grâce à un ensemble de sanc-
tions matérielles et de sanctions morales, à respecter les conditions
mêmes de son existence ; sous cette première forme, la morale est une
discipline ; elle subordonne chaque être au groupe dont il fait partie,
comme le voulait Durkheim ; elle tend à créer des habitudes qui ont
en quelque sorte une vertu conservatrice. C’est par là qu’elle semble
favoriser un retour à l’instinct, qui règne sur l’insecte souveraine-
ment : ainsi, dans chaque [105] ligne d’évolution on observe, comme
une sorte de rappel, le trait essentiel qui domine les lignes d’évolution
voisines ; une telle morale est donc encore infra-intellectuelle. De
plus, toute société est une création finie de la vie : elle a des intérêts
séparés et qui l’opposent aux sociétés rivales. Aussi, dans la mesure
où la morale s’exprime par une pression du groupe, l’être doit-il servir
l’idéal du groupe : c’est dans la guerre, où la destinée même du
groupe est tout entière engagée, que se manifestent à la fois l’échec de
cette morale et les formes les plus hautes de la vertu qui lui est propre.
Un tel aspect de la morale, qui lui est nécessaire, puisque chacun
de nous appartient à la société, devra donc être dépassé, car l’élan vi-
tal ne peut se contenter de subir la loi d’une société qu’il a lui-même
créée ; il lui appartient toujours de rompre ses lisières et de la promou-
voir. A partir de ce moment, la morale ne s’exprime plus par une pres-
sion, mais par une aspiration. Elle est tournée vers l’avenir. Elle a sa
source dans une émotion gonflée de sève créatrice. Elle nous replonge
dans l’élan originel, au-delà de toutes les formes visibles dans les-
quelles il était momentanément incarné : l’aspiration est un élan
d’amour qui a pour objet l’humanité tout entière ; elle est supra-intel-
lectuelle comme la pression était infra-intellectuelle. Elle se réalise
dans des êtres d’élite dont chacun est une espèce nouvelle formée
d’un individu unique. Elle ne se propage que par l’imitation d’un mo-
dèle individuel admiré et aimé : elle est toujours une réponse à « l’ap-
pel du héros ».

[106]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 76

Ainsi s’opposent ces deux morales dont Bergson, dans un admi-


rable langage, nous dit que l’une est une « morale close », c’est-à-dire
immobile à l’intérieur de son propre horizon, repliée sur ses acquisi-
tions et anxieuse de ne pas les laisser perdre, et l’autre une « morale
ouverte », c’est-à-dire pleine de mouvement et d’invention et qui
ouvre sur le développement de l’humanité une perspective infinie.
*
* *
On peut distinguer parallèlement une religion statique et une reli-
gion dynamique. Mais d’abord quelle est l’origine de la religion ?
Aussi longtemps que l’être est prisonnier de l’instinct, la religion lui
est inutile, puisqu’il reste serviteur de la vie. Au contraire, la religion
doit accompagner nécessairement le développement de l’intelligence :
elle est une réaction défensive de la nature contre son pouvoir dissol-
vant et destructif ; elle exerce à l’égard des maux que l’intelligence
produit une sorte d’action compensatrice. C’est que l’intelligence est
d’abord une fonction critique : elle donne à l’individu la conscience
de son être séparé, elle l’invite à poursuivre des fins égoïstes, à se
rendre indépendant de la société et même de l’élan vital qui le traverse
et qu’il cherche à capter. Alors, il se produit en nous cette « fabulation
inconsciente » dont on pensera peut-être qu’elle forme l’idée la plus
originale du livre. Car il ne faut pas que l’intelligence réussisse à
s’évader de la vie ; l’élan vital exerce sur [107] elle une contrainte dès
qu’elle fait effort pour lui échapper ; les mythes sont des représenta-
tions imaginaires, mais que l’intelligence est obligée de créer à son
corps défendant afin de remédier aux dangers auxquels elle ne cesse
de nous exposer ; et peut-être faut-il dire qu’ils enferment sous une
forme figurée une vérité plus profonde que celle que l’analyse intel-
lectuelle livrée à elle-même nous rend capables d’atteindre.
De plus, il n’y a que l’homme qui soit un être religieux, car il n’y a
que l’homme qui ait l’idée de la mort : l’animal se repose sur l’instant
comme le saint sur l’éternité, il succombe à la mort sans la craindre, ni
l’attendre et il meurt pour ainsi dire sans y penser. Mais dès que
l’homme a acquis la conscience qu’il lui faut mourir, cette idée ne
cesse d’occuper son attention : elle paralyserait son activité si la
croyance en l’immortalité ne venait point ajouter à la vie terrestre un
prolongement idéal qui lui donne un sens et la purifie : par le culte des
ancêtres, la religion nous permet encore d’annexer les morts aux vi-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 77

vants. D’autre part, lorsque notre volonté s’exerce et que nous es-
sayons d’agir sur les choses, nous savons bien qu’il subsiste toujours
un intervalle entre l’initiative que nous avons prise et l’effet que nous
souhaitons d’atteindre. Nous voilà donc penchés sur le résultat qui va
se produire, anxieux de voir s’il va remplir notre désir ou le décevoir,
toutes les forces de notre esprit tendues vers une puissance dont nous
pensons nécessairement qu’elle nous est favorable ou qu’elle nous est
hostile. Comment donner enfin une explication suffisante de tous les
événements [108] qui nous atteignent d’une manière trop personnelle
ou trop intime autrement qu’en supposant une certaine affinité entre
ces événements et la cause qui les produit, c’est-à-dire en imaginant
que cette cause n’est pas simplement mécanique, mais intentionnelle ?
Au fond de toute religion et même de celle qu’Henri Bergson nomme
statique, par contraste avec la science pour laquelle l’individu ne
compte pas ou n’est que le jouet d’un mécanisme indifférent, tout être
cherche cette certitude qu’il y a dans l’ordre universel une intention
qui lui est spécialement adressée, la même qui remplit cette prière où
Pascal entend un Dieu personnel lui répondre et lui dire : « J’ai pensé
à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. »
Pourtant, bien que la religion dynamique ait besoin de la religion
statique pour s’exprimer et se répandre et bien qu’elle donne à la reli-
gion statique son contenu et sa vie, elle est d’un autre ordre : « Elle
soutient l’homme par le mouvement même qu’elle lui donne en le re-
plaçant dans l’élan créateur, et non plus par des représentations imagi-
naires auxquelles elle adresse son activité dans l’immobilité. » Sans
doute, l’essence de la religion réside toujours dans le sentiment d’une
« présence efficace » ; mais c’est seulement dans ses formes les plus
hautes que cette présence devient personnelle. La religion statique est
encore la religion de la cité : la religion dynamique dépasse ses li-
mites. La fonction fabulatrice ne crée que des mythes destinés à com-
bler le déficit de confiance dans la vie qui est inséparable de la ré-
flexion ; mais le mysticisme ne se [109] laisse point arrêter par eux : il
remonte pour reprendre de l’élan dans la direction d’où l’élan est
venu. L’âme se laisse pénétrer par un être infiniment plus puissant
qu’elle-même : elle cesse d’être inquiète sur l’avenir, puisqu’elle est à
son égard consentante et voulante ; elle cesse d’être inquiète sur elle-
même, puisque l’objet n’en vaut plus la peine.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 78

Dans le mysticisme, l’effort créateur n’est plus retenu par le corps,


par l’instinct ni par l’habitude. « Le grand mystique serait une indivi-
dualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matériali-
té, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. » Ainsi le
mysticisme ne nous attache pas à un objet ; il nous associe à un élan :
il rompt le mouvement circulaire par lequel la société et l’individu ne
cessent de s’engendrer réciproquement. Le sommet du mysticisme
dans l’antiquité a été atteint par Plotin, qui est allé jusqu’à l’extase
contemplative, mais non pas jusqu’à ce point extrême où le mysti-
cisme devient agissant, où la volonté humaine se confond en lui avec
la volonté divine. Pour Plotin, l’action est un affaiblissement de la
contemplation ; elle en est une imitation imparfaite et matérielle. Mais
le véritable mysticisme est celui des grands mystiques chrétiens. Et il
s’accompagne de « robustesse intellectuelle » ; il est une participation
au mouvement même de la création. C’est un amour qui « voudrait
avec l’aide de Dieu parachever la création de l’espèce humaine et
faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se
constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même ».
[110]
Le dernier chapitre du livre est rempli de vues pénétrantes sur
l’avenir de l’humanité. L’élan vital contient en lui des tendances
contradictoires qui, en se développant séparément, produisent une
double frénésie : la frénésie de l’ascétisme et la frénésie des jouis-
sances matérielles. Mais il y a peut-être entre elles une sorte d’oscilla-
tion : aujourd’hui où la seconde triomphe, il n’est peut-être pas chimé-
rique de prévoir un retour à la vie simple. Peut-être même peut-on es-
pérer qu’il se produira entre la mécanique et la mystique une sorte
d’alliance : « La mécanique ne retrouvera sa direction vraie, elle ne
rendra des services proportionnés à sa puissance que si l’humanité
qu’elle a courbée vers la terre arrive par elle à se redresser et à regar-
der le ciel. » Et Henri Bergson met encore sa confiance dans la possi-
bilité d’une science « psychique » qui permettrait à un esprit d’agir
non plus seulement sur les corps, mais sur les autres esprits et qui, au
lieu de subordonner notre perception au corps, qui joue le rôle de filtre
ou d’écran par rapport à l’infinité du réel, nous permettrait de cueillir
sans cesse de nouvelles richesses dans le champ immense du rêve et
ouvrirait véritablement notre conscience sur l’au-delà.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 79

Il ne peut point s’agir aujourd’hui d’opposer à des vues si belles


des vues différentes. Toute grande pensée est une perspective qui
s’ouvre pour nous sur l’univers et sur la vie : c’est un don qui nous est
apporté ; il appartient à chacun de nous de le recevoir et de s’en mon-
trer digne ; pour cela il faut en prendre possession par la méditation et
répondre à toutes les suggestions [111] qu’il peut éveiller en nous. Qui
voudrait résister à une doctrine qui nous invite sans cesse à nous dé-
passer ? Car s’il y a dans la morale une opposition entre la pression et
l’aspiration, dans la religion une opposition entre le statique et le dy-
namique, dans tous les domaines une opposition entre la société et
l’humanité et, pour tout dire, entre le clos et l’ouvert, il ne faut pas ou-
blier que cette opposition est irréductible parce qu’elle exprime toute
la distance qui sépare le fini de l’infini. Aucun accroissement ne nous
permettra jamais de passer de la partie au tout, ni de la loi de la nature
à la loi de la grâce. Il ne faut pas médire de l’intelligence qui est pla-
cée entre les deux mondes, qui se détourne de ce qui est clos comme
d’un infra-intellectuel et regarde vers ce qui est ouvert comme vers un
supra-intellectuel. Elle ne peut se renoncer qu’en faveur de l’amour ;
mais tout amour particulier est encore un amour limitatif ; seul
l’amour du héros et du saint ne connaît point de frontière ; seul c’est
un amour vrai, c’est-à-dire associé à l’œuvre de la création. Car si
Dieu lui-même a besoin de nous, c’est pour nous aimer. Et la création
est une « entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre
des êtres dignes de son amour ».

[112]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 80

[113]

Deuxième partie.
Le réalisme spiritualiste

Chapitre IV
M. ÉDOUARD LE ROY

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On connaît la carrière philosophique de M. Édouard Le Roy. Il a


enseigné pendant longtemps les mathématiques. D’autre part, il s’est
rangé de très bonne heure parmi les disciples d’Henri Bergson ; il a
écrit sur lui un petit livre ; il lui a succédé dans la chaire de philoso-
phie du Collège de France. Enfin, le sentiment religieux est toujours
resté associé pour lui à la curiosité scientifique, de telle sorte que le
rôle le plus profond de la réflexion philosophique pourrait bien être à
ses yeux d’accorder ces deux autres exigences de son esprit, de mon-
trer comment la science ne se borne pas à laisser survivre la religion,
mais la prépare, la justifie et trouve en elle son aboutissement.
Toute pensée philosophique dépend d’une idée-mère qui doit subir
elle-même une longue maturation. Cette idée ne nous révèle sa fécon-
dité que peu à peu : elle ne cesse de s’éprouver et de s’enrichir en in-
corporant toutes nos acquisitions [114] intellectuelles et l’expérience
psychologique de notre vie tout entière. Puis vient un moment où nous
en prenons pleinement possession : alors elle porte tous ses fruits à la
fois ; elle illumine tous les problèmes ; elle accueille même les idées
rivales qui jusque-là lui portaient ombrage et qui semblent maintenant
manifester ses faces cachées et contribuer à la soutenir plutôt qu’à la
ruiner. C’est à ce point que M. Le Roy paraît être parvenu. On retrou-
vera dans tous ses ouvrages la même inspiration bergsonienne dont on
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 81

peut penser qu’elle n’a pas été seulement pour M. Le Roy un aiguillon
intellectuel, mais une source de vie : il ne cesse encore d’en invoquer
le témoignage et la présence au moment même où elle lui fournit des
développements si nouveaux qu’il semble avoir tous les titres à l’ori-
ginalité et à l’indépendance. Mais M. Le Roy a avant tout le souci de
la vérité et, bien qu’il la considère comme une invention de la
conscience humaine, il n’a pas le souci d’en être tenu individuelle-
ment comme l’inventeur : on le voit bien dans les deux livres qu’il a
consacrés à l’évolution et dans lesquels il déclare à plusieurs reprises
et avec complaisance que sa pensée et celle du P. Teilhard de Chardin
se sont si bien mêlées et imprégnées l’une à l’autre qu’il serait impos-
sible aujourd’hui de discerner dans son œuvre ce qui appartient en
propre à chacune d’elles. C’est que la même vérité rayonne dans
toutes les consciences, bien que chacune n’ait sur elle qu’une ouver-
ture fort étroite qu’il lui appartient d’agrandir indéfiniment. Aussi, les
systèmes philosophiques se complètent plutôt qu’ils ne se contre-
disent : chacun [115] d’eux est semblable à la tangente qui ne ren-
contre la courbe du réel qu’en un point ; au-delà de ce point la tan-
gente indique par rapport à la courbe une direction de plus en plus
fausse, mais l’ensemble des tangentes dessine le mouvement même de
la courbure. Chaque système peut encore être comparé à l’une des
couleurs distinctes du spectre ; mais elles divisent la même lumière
blanche ; il ne faut pas oublier que la source est la même et que le
faisceau est continu.
La fonction de l’intuition, c’est de nous permettre de remonter jus-
qu’à cette source identique et d’embrasser la continuité de ce faisceau.
Ainsi, elle s’oppose au discours, c’est-à-dire à la pensée analytique.
Celle-ci rompt et morcelle indéfiniment la trame indivisible du réel :
elle découpe sur l’horizon de l’espace des objets immobiles qui sont la
projection des besoins particuliers de notre corps ; elle découpe sur
l’horizon de l’intelligence des concepts inertes qui sont la projection
des démarches typiques de notre activité utilitaire. Mais l’intuition est
une démarche de purification. Elle brise ces cadres artificiels ; elle re-
trouve au-dessous d’eux la substance des choses, qui est le change-
ment ; elle nous met en présence de l’hétérogénéité, de la mobilité, de
la durée d’un flux créateur.
Cependant, cette intuition à laquelle on avait reproché d’être un re-
noncement non seulement à la tradition séculaire de l’intellectualisme,
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 82

mais à l’exercice de l’intelligence elle-même, reçoit ici une interpréta-


tion nouvelle. Sans doute M. Le Roy nous dit encore que l’intuition
est antérieure et supérieure à la distinction du sujet et de l’objet, [116]
de l’univers et du moi, et qu’elle doit faire surgir la réalité devant nous
non point comme une apparence, mais comme une apparition et telle
qu’elle pourrait se révéler aux yeux émerveillés d’un enfant. On lui
concède facilement que ce clair regard de l’innocence ne peut être re-
trouvé que d’une manière fugitive et au prix de nombreux efforts.
Mais voici que sa réflexion s’infléchit maintenant dans un autre sens :
elle aspire à réintégrer toutes les opérations rationnelles dont elle avait
paru jusque-là restreindre la valeur et la portée. Tout d’abord, cette dé-
marche initiale de purification qu’il nous propose afin de découvrir un
terme « immédiat » où se produira la rencontre absolue de la pensée et
de l’être lui rappelle la démarche parallèle par laquelle Descartes s’af-
franchissait laborieusement de toutes les opinions et de tous les préju-
gés pour découvrir un autre « immédiat » qui était l’acte même de la
pensée. Mais ces deux immédiats, au lieu de s’opposer, ne vont-ils pas
se recouvrir ? Tout à l’heure, M. Le Roy nous mettait en garde contre
l’idée d’un être immobile ; c’est que cet être immobile n’était que de
la pensée opérée. Il nous montrait un être qui était dans un état de per-
pétuelle création ; c’est qu’il l’identifiait avec une pensée opérante.
Ainsi, les constructions de l’intelligence perdent leur caractère abstrait
et séparé à partir du moment où on les considère dans leur source et
non pas dans leur produit. L’être est action, mais l’intelligence l’est
aussi : c’est une invention, mais qui se réalise par étapes ; et ces
étapes s’intercalent entre deux contacts avec l’absolu : l’un qui serait
réalisé par la pensée naissante [117] préalable au discours et l’autre
par la pensée parfaite libérée du discours. Le même mouvement de
l’activité se retrouverait dans l’ordre moral où l’on pourrait distinguer
aussi « une simplicité d’innocence avant l’épreuve et une simplicité de
vertu après la victoire ».
Le Problème de Dieu n’est pas destiné à apporter quelque preuve
nouvelle de l’existence de Dieu : il nous conduirait plutôt à contester
la valeur des preuves traditionnelles. C’est que Dieu, étant la raison
d’être suprême, ne peut être assujetti lui-même à aucune raison d’être.
Il domine la nécessité logique et l’explique, au lieu d’être expliqué par
elle. « Déduire Dieu équivaut à le nier. » Dès lors, « si Dieu peut être
connu, ce ne sera jamais que par expérience ». Cette expérience est
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 83

impliquée dans la conscience de ceux mêmes qui la nient : elle est in-
séparable de l’inquiétude humaine ; il s’agit seulement pour le philo-
sophe de la suggérer, de la dégager et de l’épurer. Tel est l’objet au-
quel le livre est consacré. Il a, comme on l’a dit, le caractère d’une
« élévation » et non d’une démonstration. L’idée maîtresse de M. Le
Roy nous paraît contenue dans le chapitre III de la II e Partie intitulé
« La Foi en Dieu ». Dieu est essentiellement volonté, volonté plutôt
que pensée : c’est la volonté en laquelle et par laquelle nous voulons.
Elle est présente dans l’inquiétude, comme la pensée cartésienne était
présente dans le doute. Elle est présente dans toutes les opérations par-
ticulières du vouloir, comme la pensée cartésienne était présente dans
toutes les opérations particulières de l’intelligence. Elle tend vers la
joie, comme la [118] pensée cartésienne tendait vers l’évidence : la
joie est même l’évidence qui lui est propre. Mais le caractère de la vo-
lonté, ce n’est pas seulement d’être créatrice, c’est d’introduire dans le
monde une différence entre des valeurs, c’est d’être morale. Dès lors
affirmer Dieu, « c’est essentiellement affirmer le primat de la réalité
morale », c’est affirmer « que le moral ne dérive de rien, mais que tout
en dérive au contraire, bref qu’il est l’être même, la racine première de
l’être et le principe souverain de l’existence ». On comprend dès lors
pourquoi Dieu ne peut nous être connu que par sa vie en nous, par le
travail de notre propre déification. Le don que je reçois de lui est un
don de perpétuelle initiative. Dieu, dit saint Jean de la Croix, « est une
source infinie où puise chacun selon la capacité du vaisseau qu’il ap-
porte ».
Ces formules admirables permettent de comprendre qu’il y a en ef-
fet, comme l’affirme M. Le Roy, une certaine idée de Dieu qui peut
faire l’accord entre tous les philosophes et même entre toutes les
consciences. Mais l’embarras commence lorsqu’on veut définir Dieu
comme une personne. Or, M. Le Roy nous dit en même temps que
ceux qui soutiennent que Dieu n’est pas une personne sont les véri-
tables athées. Ceux-ci deviennent alors plus nombreux qu’ils ne
l’étaient tout à l’heure. Sans doute Dieu n’est pas une personne au
sens où nous en sommes une. Il y a seulement dans l’idée de personne
un caractère positif qui ne peut pas lui être refusé, bien qu’on ne
puisse pas l’attribuer dans le même sens à Dieu et à l’homme. Il est
une « hyper-personne », [119] il est le principe qui nous personnalise.
Bien plus, M. Le Roy, quand on le presse, ne se contente pas de dire
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 84

qu’il est une personne, mais dit qu’il en est trois. D’autre part, la no-
tion de personne est destinée sans doute à justifier la possibilité d’une
médiation entre Dieu et l’homme : de telle sorte que le Dieu des philo-
sophes ne donne une satisfaction totale à la conscience que s’il de-
vient le Dieu des chrétiens.
Cependant, sur ce double problème de la trinité des personnes et
des modes d’union de la nature humaine et de la nature divine, on ne
pense pas que M. Le Roy veuille se borner à invoquer l’autorité d’une
révélation extérieure. Qu’il s’agisse en Dieu de la distinction et de la
liaison mutuelle de ses attributs, qu’il s’agisse en l’homme de la parti-
cipation de ses différentes facultés à l’essence divine, ce sont là les
objets privilégiés d’une réflexion métaphysique : ou l’on renoncera à
la métaphysique, ou la raison se déclarera compétente pour les
connaître ; mais elle cherchera alors à retrouver en eux la manifesta-
tion de ses propres lois. C’est à elle aussi qu’il appartiendra de ré-
soudre cette difficulté qui nous paraît être au cœur de la pensée de M.
Le Roy : après avoir identifié la substance avec le changement et
même avec un changement dépourvu de tout support, après avoir
considéré la durée comme créatrice, est-il possible encore de se sous-
traire à l’idée d’un Dieu qui « devient » en même temps que sa créa-
tion ? On ne peut trouver, semble-t-il, de voie de salut pour garder à
Dieu un caractère d’éternité qu’en faisant de la durée non pas l’es-
sence de la réalité, mais une [120] dimension particulière de l’univers,
celle qui est nécessaire, il est vrai, pour permettre à tous les êtres finis
de se distinguer les uns des autres et de se donner leur être propre par
une démarche de leur liberté.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 85

[121]

La philosophie française entre les deux guerres

Troisième partie
LE SPIRITUALISME
CATHOLIQUE :
M. MAURICE BLONDEL

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[122]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 86

[123]

Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel

Chapitre I
LE PROBLÈME DE
LA PHILOSOPHIE
CATHOLIQUE

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Tout homme, aussi bien l’incroyant que le fidèle, fait chaque jour
l’expérience qu’il n’y a pas dans la conscience de point plus sensible,
qui engage l’être d’une manière plus personnelle et plus totale, qui le
rende plus vulnérable, plus facile à atteindre et à blesser douloureuse-
ment, que ce point si vif et si secret où il donne sa foi ou la refuse.
Dès qu’il est touché, les êtres se reconnaissent tout à coup la même
patrie spirituelle ou se regardent comme des étrangers qui parlent des
langues différentes et qui cessent de se comprendre. Il semble donc
que le même acte intérieur qui doit apporter aux hommes l’amour qui
les unit leur apporte aussi le glaive qui les sépare. Aussi environne-t-
on d’une zone de silence le problème de la foi individuelle, de peur de
n’en parler jamais avec assez de délicatesse. Et l’on a vu la foi et la
raison s’habituer à pratiquer l’une à l’égard de l’autre, souvent à l’in-
térieur de la même conscience, une sorte de tolérance [124] ou de neu-
tralité, tantôt bienveillante et tantôt soupçonneuse.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 87

Pourtant, il ne sert à rien de masquer le conflit, s’il existe ; et


puisque, quelles que soient les précautions que l’on prenne, la foi et la
raison ne cessent pourtant de se rencontrer, on n’est jamais dispensé
d’examiner leurs rapports avec courage et lucidité. À cet égard, trois
thèses sont possibles : on peut, ou bien maintenir entre la foi et la rai-
son une opposition irréductible et sacrifier délibérément l’une à
l’autre ; ou bien chercher entre elles un accord invisible et profond
comme entre deux textes écrits dans des langues différentes, mais qui
expriment la même vérité ; ou bien considérer la raison comme dessi-
nant, par la connaissance de sa propre insuffisance, le vide intérieur
que la foi, appelée et désirée par elle, est seule capable de remplir.
C’est cette dernière thèse qui est celle de M. Blondel ; mais on en
comprendra mieux la signification et la portée en l’opposant aux deux
précédentes.
Tout d’abord, si l’on pense que la raison et la foi se contredisent,
on peut trancher pourtant la contradiction soit au bénéfice de la raison,
soit au bénéfice de la foi. Ainsi, il y a un rationalisme intransigeant
qui pense qu’il n’y a pas d’autre source de vérité que la raison, qui re-
pousse comme des inventions mythologiques ou des suggestions du
sentiment toutes les croyances religieuses, et qui, malgré toutes les li-
mitations de la connaissance rationnelle et toutes les impasses dans
lesquelles elle nous engage, la regarde comme le seul moyen que nous
ayons d’atteindre le réel. Seulement chacun témoigne que la raison
[125] n’est pas le tout de l’homme, qu’elle a besoin pour s’exercer
d’une matière qui lui est extérieure et sur laquelle elle ne cesse de se
régler : elle n’a donc le droit de négliger aucun fait, ni les données
sensibles, ni les états de la vie affective, ni ces éléments religieux de
notre conscience qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de renier tout
à fait. Rien de plus instructif à cet égard que d’entendre M. Brunsch-
vicg, par exemple, déclarer avec son habituelle sincérité : « Je ne me
reconnaîtrais pas moi-même avec tout ce que je pense et tout ce que je
sens s’il n’y avait pas eu tout le mouvement du christianisme. »
En face d’un tel rationalisme, on pourrait donner le nom de fi-
déisme à la doctrine qui humilie la raison ou qui la cantonne dans une
connaissance inférieure, celle des apparences, pour réserver à la foi la
connaissance des véritables réalités. Mais ces deux mondes ne
peuvent pas rester sans communication : le monde des apparences est
lui-même un monde réel, soit qu’on en fasse la figure ou l’ébauche de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 88

l’autre, soit qu’on le considère comme la seule voie d’accès qui nous
permette d’y pénétrer. Et il est impossible de faire taire la raison, il est
impossible qu’elle oublie ses anciennes exigences au moment où nous
parvient une lumière qui semble la dépasser : il faut qu’elle reçoive
alors la satisfaction qu’elle cherchait, mais qu’elle était incapable de
se donner ; il faut qu’elle ne paraisse détruite que parce qu’elle est
comblée.
Aussi a-t-il toujours été tentant pour l’esprit de rapprocher étroite-
ment la raison de la foi et de les considérer, malgré les combats
qu’elles se [126] livrent, comme deux instruments de la même vérité.
Une alliance s’est déjà produite entre elles pendant la scolastique, où
la spéculation purement rationnelle des Grecs, en particulier d’Aris-
tote, a trouvé dans le dogme chrétien, dont l’inspiration paraissait tout
opposée, un ferment inattendu. Mais les deux formes de connais-
sances ne peuvent jamais prétendre se recouvrir. Autrement pourquoi
seraient-elles deux ? Pourquoi la raison ne nous suffirait-elle pas ? Ou,
au contraire, la foi, si la foi est un enseignement donné aux simples,
mais nécessaire aux plus savants qui doivent encore, pour recevoir la
lumière, devenir eux-mêmes des simples dans une sorte d’humilité de
la pensée et du cœur ? Pourquoi donc la foi est-elle doublée de cette
raison laborieuse et infirme qui, en prétendant se suffire, risque de
nous aveugler et de nous perdre ? C’est que, quelles que soient les
concordances et même la convergence que l’on puisse établir entre la
raison et la foi, celle-ci apporte au croyant une vérité qu’il aurait été
incapable de trouver et sans doute aussi de comprendre par les seules
forces de la raison : comme le dit saint Augustin avec tant d’émotion
dans le texte célèbre : « J’ai lu [dans les livres des philosophes] qu’au
commencement était le Verbe, et que le Verbe était auprès de Dieu, et
que tout a été fait par lui et que rien n’a été fait sans lui. Mais que le
Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, voilà ce que je n’ai pas lu
dans ces livres. »
[127]
*
* *
Ce texte suffit à M. Bréhier, qui le cite, pour montrer qu’il ne peut
pas y avoir de philosophie chrétienne. Car la philosophie ne peut que
demeurer fidèle à l’idéal de la pensée grecque, chercher à découvrir
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 89

l’ordre rationnel et immuable qui règne entre les choses, la place oc-
cupée par chaque être dans le système des essences éternelles ; elle est
contemplative. Au contraire, le propre de l’esprit chrétien, c’est de
faire de l’univers non point un tableau que nous regardons, mais une
histoire que nous vivons, un drame qui se joue entre Dieu et nous ;
c’est de mettre au premier plan la réalité de la personne qui, par
l’usage qu’elle fait de sa liberté, détermine sa propre destinée et
consomme son salut ou sa ruine selon qu’elle accueille ou qu’elle re-
pousse la médiation qui lui est offerte. Seulement, aux yeux de M.
Blondel, l’idéal philosophique des Grecs ne peut plus être le nôtre : le
pouvoir qu’ils attribuaient à la raison est démenti par les progrès
d’une science qui, au lieu de soumettre le réel à sa législation théo-
rique, essaie de l’enserrer entre l’ingéniosité de ses postulats et la pré-
cision croissante de ses expériences ; à mesure qu’elle s’exerce davan-
tage, la raison prend conscience de ses déficiences plutôt que de sa
souveraineté. En un sens, on peut dire que ce sont ses succès qui la
rendent modeste. Mais, d’autre part, la sagesse contemplative, même
s’il était possible de l’atteindre, ne satisferait plus les besoins de notre
[128] conscience : celle-ci ne veut pas se contenter de faire régner en
elle une harmonie accordée avec l’harmonie qui règne éternellement
dans le monde. Son idéal est dynamique plutôt que statique ; il y a en
elle un mouvement qui va à l’infini. Elle est militante et souffrante.
Elle sent que sa propre destinée est associée à celle de l’univers et
qu’elle porte sa part de responsabilité dans l’œuvre même de la créa-
tion.
Dès lors, les rapports de la philosophie et de la foi vont changer de
caractère. On ne pourra dire de la raison ni qu’elle nous suffit et rend
la foi impossible ni qu’elle nous manque et rend la foi suffisante, ni
qu’elle doit chercher avec la foi on ne sait quel accord chimérique et
bâtard. C’est le devoir du philosophe de pousser la raison aussi loin
qu’elle peut aller. Et plus il la pousse loin, mieux il met en lumière les
exigences intérieures auxquelles elle ne peut pas répondre, mais que la
foi doit satisfaire. Ainsi la foi fait ce que la raison n’a pas pu faire ;
mais c’est la raison qui nous prépare à l’accueillir. Elle trace la confi-
guration de ce creux ou de ce vide intérieur que la foi viendra remplir.
Elle décrit les aspirations de la conscience et nous découvre un « trou
par en haut » qui est la voie d’accès de la grâce. La nature ne peut pas
subsister sans le surnaturel qui l’explique et la soutient, ni l’imma-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 90

nence sans la transcendance qui l’ébranle et la soulève, ni la raison


sans la foi qui la dépasse et qui l’achève. Ainsi la philosophie n’est
pas la description d’une réalité donnée : c’est une vie et non pas une
vue. Elle n’est pas un système clos ; car elle est ouverte sur l’infini.
Elle n’est pas une sagesse [129] qui puisse nous contenter ; car elle est
intérieurement travaillée par un désir qu’elle n’apaise pas. Quelles que
soient les voies dans lesquelles elle s’engage, elle nous apporte tou-
jours une attente, une espérance, une promesse. « Dans son effort le
plus hardi pour fermer le chemin de la foi, la raison s’est fortifiée pour
l’ouvrir. » Ainsi, il doit se produire entre elles une sorte d’embrasse-
ment ; le rôle de la philosophie, c’est de mettre en pratique la for-
mule : intellectus quaerens fidem ; c’est de nous permettre de dire,
comme saint Augustin : credo ut intelligam.
Mais c’est l’action qui doit nous mener à la foi. Aussi convient-il
d’abord de rappeler ces formules admirables par lesquelles M. Blon-
del définissait dès 1893 la nature de l’action, et qui devraient garder
leur vérité et leur plénitude pour ceux mêmes que la foi n’a pas visi-
tés. « L’action va plus loin que notre vue ne porte. » L’action est
l’union de l’idée et du réel : elle noue entre ces deux termes un ma-
riage indissoluble et fécond à l’infini. « Agir, c’est en quelque sorte se
confier à l’univers. Il faut, en jetant l’action dans l’immensité des
choses, attendre la réponse de cette immensité même. L’action est un
appel et un écho de l’infini : elle en vient, elle y va. Pour agir, il faut
commencer par se détacher de soi. Dans toute entreprise humaine il y
a une part d’abnégation forcée. L’homme d’action se livre par un dé-
vouement anonyme à la grande expérience universelle dont il ne profi-
tera peut-être pas. » Car l’action est pour chaque être un exode hors de
lui-même : elle comporte un risque et suppose déjà une foi dans l’uni-
vers qui l’entoure. C’est [130] qu’il ne peut rien sans la collaboration
de toutes ces forces extérieures à lui, mais qui doivent s’accorder avec
lui pour que la plus petite de ses actions, le mouvement même de sa
main, puisse réussir. Qui oserait dire que toutes ces forces, il est ca-
pable de les discipliner et même de les connaître ? La beauté de l’ac-
tion, c’est qu’elle est un élan par lequel l’être essaye de surmonter sa
propre insuffisance ; c’est qu’elle est une participation enrichissante à
tout ce qui est ; c’est qu’elle apporte une réponse dont on n’est pas
maître et qui surpasse toute attente ; c’est qu’elle est un don de soi par
lequel on reçoit plus qu’on n’a donné.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 91

Dès lors on comprend l’affinité qui existe entre l’action et la révé-


lation. Toute action est le prélude d’une révélation. Et la foi qui nous
rend sensible la révélation est elle-même issue de l’action, c’est-à-dire
de la pratique. La méthode métaphysique de M. Blondel, si rigoureuse
qu’elle soit, ne ressemble nullement à une déduction. Elle consiste à
suivre dans tous ses mouvements l’expansion d’une volonté qui est in-
capable de se borner : « Ce n’est point toujours parce qu’on donnera
de l’être une formule exacte qu’on le possédera mieux en soi » ! C’est
que, entre la première impulsion de la volonté et l’objet infini vers le-
quel elle se porte, « il y a un monde qui passe » ; dès lors, l’homme
est obligé de reconnaître que ce qui lui revient n’est pas parti de lui.
Par là la philosophie de l’action nous prépare à recevoir une lumière
qu’elle ne peut pas nous donner à elle seule ; elle détermine en nous
une place vacante, mais elle ne s’occupe pas de la remplir. Elle [131]
laisse intact le secret du roi. « La philosophie, s’abstenant de toute so-
lution effective, ne doit s’abstenir d’aucune solution requérante ou
postulante. » Elle nous conduit seulement jusqu’au seuil de la vérité.
De là cette expression d’apologétique du seuil par laquelle on a carac-
térisé l’œuvre de M. Blondel. La philosophie reste en deçà de l’hymen
de l’humain et du divin ; mais elle nous montre dans la volonté le be-
soin senti d’un surcroît : car la volonté « nous ouvre, comme par une
grâce prévenante, ce baptême de désir qui suppose déjà une touche se-
crète de Dieu ».
*
* *
Telle est cette philosophie qui a suscité tant de controverses et qui
a provoqué en sens inverse les méfiances des philosophes et celles des
théologiens. M. Blondel prétend faire œuvre de pur philosophe et res-
ter fidèle à la raison en lui demandant de prendre elle-même
conscience de ses exigences et de ses insuffisances. Et, d’autre part,
s’il essaye d’assimiler la totalité de l’expérience religieuse, il ne veut
empiéter à aucun moment sur la vérité révélée, qui est transcendante à
l’usage de notre raison et lui apporte de plus haut une satisfaction
qu’elle ne fait elle-même que désirer. Peut-être estimera-t-on que,
pour que les mots de « philosophie catholique » prissent tout leur
sens, il faudrait montrer encore que les dogmes de la Trinité, de l’In-
carnation et de la Rédemption sont les seuls capables de remplir le
vide que creuse la philosophie à l’intérieur de la [132] conscience ;
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 92

mais M. Blondel pense que la réponse est évidente et que c’est la foi
qui la donne. Seulement on peut se demander alors si l’embrassement
que l’on veut réaliser entre la raison et la foi n’a pas pour objet
d’éclairer le croyant plutôt que de convertir l’incroyant. Ou bien il
faut accepter de réunir dans la même foi tous les membres de cette
Église invisible à laquelle semblent faire allusion, dans la Lettre de
1896, ces paroles pleines de générosité et de charité : « Il ne faut pas
que, si l’on paraît appartenir au corps de l’Église, l’on se retranche de
son âme en retranchant de son âme ceux qui y appartiennent peut-être
sans être de son corps. »
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 93

[133]

Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel

Chapitre II
LA PENSÉE

§ 1. Sa genèse

Retour à la table des matières

La carrière de M. Blondel nous invite à méditer sur la formation et


l’épanouissement de notre pensée philosophique dans ce court inter-
valle de temps que notre vie est appelée à remplir. A quel moment
notre pensée obtient-elle la possession d’elle-même et sa maturité vé-
ritable ? On voit certains auteurs produire dans le feu de la jeunesse
quelque œuvre éclatante qui dépasse ensuite leurs forces et étonne leur
regard ; d’autres qui, toujours insatisfaits, ne cessent d’enrichir et
d’amender des méditations qui peut-être ne verront jamais le jour ; la
plupart jalonnent leur route de livres successifs qui permettront aux
critiques futurs d’étudier les variations de leur esprit et les étapes de
son développement. M. Blondel a suivi une autre voie : c’est en 1893
qu’il a publié cette thèse célèbre de l’Action qui, en rompant avec l’in-
tellectualisme traditionnel, en faisant de la philosophie une aspiration
rationnelle que la religion est seule capable de [134] remplir, avait
suscité chez les uns tant d’espérances et chez les autres tant de ré-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 94

serves. Pendant quarante ans, M. Blondel est demeuré presque silen-


cieux : il s’est préoccupé seulement de préciser sa pensée et de la dé-
fendre contre des interprétations abusives, de l’élargir et de la rendre
toujours plus conciliante et plus synthétique. Puis tout à coup, il nous
donne sur les problèmes fondamentaux de la métaphysique une série
de travaux considérables, comme s’il était arrivé maintenant à domi-
ner d’un seul regard le vaste horizon qu’il scrutait depuis de nom-
breuses années chaque jour.
Et le lecteur ne cesse d’admirer une activité si jeune et si féconde
et qui lui propose sans cesse de nouveaux thèmes de méditation. Il
éprouve chaque fois la même surprise et le même plaisir à retrouver
dans chaque page la même présence vivante, la même ardeur inté-
rieure, la même puissance communicative. Le langage déjà est celui
d’un orateur qui cherche à convaincre et non pas seulement à décrire.
Les expressions qui reviennent le plus souvent sont à cet égard ins-
tructives : le penseur nous doit des « admonitions », il faut que son
œuvre ait une vertu « exhortative », qu’il réussisse à « promouvoir »
notre élan spirituel, à produire un sursum de notre âme tout entière. La
phrase roule dans son flot les objections mêmes qui pourraient surgir
comme pour entraîner malgré lui un assentiment qui se refuse. Elle
multiplie les précautions qui sont justement nommées oratoires, non
pas parce qu’elles sont seulement des artifices de langage, mais parce
que, dans une doctrine qui vise toujours [135] à persuader, rien n’est
plus nécessaire ni plus urgent que de prévenir des confusions pos-
sibles, de consolider le terrain conquis, de rappeler la fin suprême vers
laquelle convergent tous les efforts. On note la fréquence des parti-
cipes présents par lesquels se marque une direction de l’attention qui
n’est jamais tournée vers un objet réalisé, mais toujours vers une ac-
tion en train de s’exercer ; pour juger d’une pensée, M. Blondel nous
dira qu’elle est stimulante et vivifiante ou au contraire stérilisante. Et
l’on se plaît à retrouver dans son livre l’accent de cette parole si abon-
dante, si sûre et si diserte, qu’une infirmité de la vision oblige à se
convertir presque directement en écriture et qui, sous cette forme nou-
velle, garde toujours la même chaleur, le même nombre, la même ac-
tion pressante et efficace.
*
* *
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 95

La doctrine de M. Blondel est une doctrine de l’élan spirituel, mais


qui se distingue de toutes les doctrines avec lesquelles on pourrait être
tenté de la confondre ; car, au lieu de considérer cet élan comme le
principe immanent du devenir, elle nous découvre en lui la présence et
l’appel d’une puissance transcendante sans laquelle nous ne pourrions
ni sentir ce qui nous manque, ni dépasser ce que nous sommes, ni
nous éveiller à une vie intérieure qui n’est faite que de virtualités et de
promesses, ni enfin réaliser, par une option sans cesse renouvelée, la
destinée qui nous est propre. L’originalité de l’action est de nous [136]
obliger à nous engager et de nous permettre de nous dépasser : elle est
une sortie de soi, mais qui nous fait pénétrer dans le réel par une dé-
marche qui ne cesse de nous enrichir. C’est par elle que chaque être se
forme. Or « qui ne fait pas est défait ». Ainsi l’action nous crée par
une vibrante participation à ce qui est. Et elle doit mettre à nu notre
volonté profonde qui coïncide avec le devoir, c’est-à-dire avec la vo-
lonté de Dieu. Dès lors, l’action est déjà un aveu de notre insuffisance
et de notre indigence personnelles ; mais c’est cet aveu qui est fé-
cond ; car il fait naître en nous une aspiration infinie qui nous ébranle
à la fois comme une vocation et comme une grâce. « Dieu aime les
vases vides » ; mais c’est pour les remplir de sa présence, de sa force
et de sa lumière.
On établit souvent entre la pensée et l’action une sorte de contraste,
comme si l’une cherchait seulement à nous représenter le réel tandis
que l’autre devait s’insérer en lui pour coopérer avec lui. Ce contraste,
M. Blondel le repousse. Il raconte que la Sorbonne s’était étonnée, au-
trefois, qu’il ait voulu étudier l’action plutôt que l’idée de l’action,
alors que précisément l’objet de son livre était de montrer l’intervalle
qui les séparait. On pourrait dire dans le même sens que la pensée
qu’il cherche à saisir aujourd’hui, c’est l’action pensante et non l’idée
de la pensée, ni même la simple pensée de l’idée : c’est la pensée vi-
vante, non point seulement affrontée au réel, mais enracinée dans le
réel, qui n’existerait pas sans elle et auquel elle ajoute toujours plus de
richesse et de signification. Et, pour rendre cette entreprise à la [137]
fois plus radicale et plus périlleuse, M. Blondel ne craint pas de nous
dire que ce qu’il veut étudier, c’est la pensée, non dans ce qu’elle
éclaire, c’est-à-dire dans l’œuvre même de la connaissance, mais dans
son foyer éclairant, c’est-à-dire dans cette source même de lumière
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 96

vers laquelle il semble que le regard ne puisse jamais se retourner sans


être aveuglé.
Dans une telle recherche, M. Blondel vise moins à construire un
système qu’à demeurer toujours aussi proche que possible d’une expé-
rience : ce qu’il se propose d’atteindre, c’est la pensée en exercice,
dont le jeu infiniment complexe déborde toujours l’étroitesse de nos
concepts. On ne lui reprochera donc pas toutes les précautions ni tous
les détours qu’il utilise pour pénétrer, à travers toutes les actions par-
tielles ou parasitaires qui le dissimulent, jusqu’à ce cœur vivant de la
pensée dans lequel il faut s’établir pour comprendre sa genèse et les
différentes phases de son ascension spontanée. Les diverses doctrines
philosophiques expriment toutes sur la pensée certaines perspectives
limitées : il s’agit moins de choisir entre elles que de les unir dans une
sorte de synopsie et de polyphonie capables d’évoquer toute sa ri-
chesse.
C’est la pensée qui pose tous les problèmes, et c’est elle qui fait du
réel lui-même un problème. Aussi croit-on souvent qu’elle reçoit sa
forme la plus parfaite et la plus pure dans le doute critique qui soumet
l’univers à une analyse et fait apparaître en lui une multiplicité d’élé-
ments irréconciliables. Et c’est pour cela qu’entre la nature et la pen-
sée elle-même on a cru [138] découvrir parfois une antinomie ; car
l’une construit et l’autre dissout ; l’une résout les problèmes avant
qu’ils soient posés, tandis que l’autre transforme leur solution même
en problème insoluble. Mais, en incorporant la pensée au réel, M.
Blondel montre en elle une tout autre confiance : à ses yeux, là où la
vie peut passer, la réflexion, qui ne cesse de la promouvoir, doit passer
aussi. La pensée ne peut trouver contradictoire ce que le réel associe.
Il ne suffit pas de prouver le mouvement en marchant, comme le fai-
sait Diogène pour répondre aux arguments de Zénon : c’est sur son
propre terrain qu’il faut suivre Zénon et montrer qu’il a tort.
Peut-être trouvera-t-on trop hardie l’idée de cette genèse de la pen-
sée à laquelle on prétend nous faire assister. Car la pensée est-elle ca-
pable de s’engendrer elle-même ? Et si elle l’est, n’est-elle pas par-
faite dès sa première démarche, comme on le voit chez Descartes, qui
rompt le doute en découvrant dans le doute même la présence de la
pensée tout entière ? Sur le premier point, on répondra que, bien que
la pensée soit un acte intérieur qui ne cesse de se créer lui-même, elle
est d’abord une virtualité qui nous est donnée et dont l’exercice seul
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 97

nous est laissé. Elle dépend sans doute d’une cause qui lui donne
l’être ; mais cette cause lui donne aussi la dignité d’être cause à son
tour de sa propre opération et de son propre développement. Sur le se-
cond point, M. Blondel refuse de confondre la pensée avec la
conscience claire ; car celle-ci suppose des conditions sans lesquelles
elle ne serait pas et qui se trouvent impliquées et intégrées par elle.
Ainsi [139] il n’est pas permis d’oublier que c’est dans la nature et par
la nature que la croissance de la conscience est rendue possible.
De là ce terme même de pensée cosmique dont se sert M. Blondel
pour caractériser la première étape de la pensée avant qu’elle devienne
en chacun de nous cette pensée pensante à laquelle Descartes avait
voulu la réduire. Et on prétendra sans doute qu’une pensée cosmique
n’est pas sans rappeler l’âme du monde des Anciens, bien que le
monde ne soit défini ici comme une pensée incarnée et subsistante
qu’afin d’enraciner l’élan intérieur par lequel cette pensée prépare son
accroissement et sa délivrance. Il y a une pensée cosmique parce qu’il
faut que la pensée pensante construise ses propres conditions d’exis-
tence, qu’elle édifie une maison secrète et, pour ainsi dire une coquille
extérieure à elle et en apparence plus vaste qu’elle, dans laquelle elle
doit poursuivre son propre développement. Mais cette coquille ne suf-
fit pas à l’emprisonner ; car la pensée n’est pas de ce monde, bien
qu’elle ait besoin de lui ; et si elle le pénètre, l’organise et l’illumine,
c’est aussi parce qu’elle ne cesse jamais de s’en évader et de le dépas-
ser.
Il y a dans la pensée à la fois une exigence de liaison et d’universa-
lité, que M. Blondel appelle son aspect noétique, et une ineffable sin-
gularité, qu’il appelle son aspect pneumatique et qui, comme une sorte
de respiration, suppose des actions et des réactions incessantes de
chaque être avec son milieu. Or, l’univers nous présente déjà ce
double caractère : il est un tout, mais qui ne cesse de se faire par la
collaboration d’êtres séparés. [140] Sur le plan physique, le réel nous
apparaît déjà sous cette forme de l’ondulation ou du rythme, qui est un
mélange d’expansion et de défaillance et comme le battement de cœur
du devenir ; sur le plan biologique, il nous apparaît sous la forme de
l’assimilation, qui fait de l’organisme un cercle à la fois ouvert et fer-
mé, replié sur soi et puisant hors de soi la substance de sa propre vie.
Et le monde tout entier témoigne de la présence en lui d’une pensée
qui l’anime et qui le modèle, en tendant précisément à former une so-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 98

ciété d’êtres différents, capables à la fois de penser et d’être pensés,


dont chacun est de plus en plus un, et qui sont tous de plus en plus
unis : « Multiplicemini... ut unum sitis. »
*
* *
Déjà sous cette première forme, la pensée ne peut être définie par
la simple fidélité à l’objet ; elle comporte encore un pouvoir initiateur
et une véritable fécondité. Elle est immergée dans le monde qu’elle
ordonne et qu’elle soulève. Mais ce monde n’est jamais pour elle
qu’une indigence à réparer et qu’une fissure à combler. Aussi la pen-
sée cosmique n’est elle-même que l’ébauche de la conscience, ou de
la pensée pensante : non point que celle-ci continue celle-là, car elle
lui est au contraire transcendante, mais elle a besoin de l’autre comme
d’un aliment et comme d’un tremplin. Et M. Blondel se complaît à dé-
crire cette aube de la pensée véritable, qui, semblable au réveil mati-
nal, suppose un acte toujours [141] recommencé qui nous rend indéfi-
niment à nous-même : c’est elle que Platon décrit sous le nom de Ré-
miniscence. Cette renaissance perpétuelle de l’attention est l’indice
sans doute de son origine divine ; elle montre que, si la pensée « ap-
partient à ce monde par des attaches profondes », en un autre sens elle
nous en sépare, « qu’elle est non de ce monde, mais dans ce monde
comme n’y étant pas ». Et c’est pour mieux témoigner de son indé-
pendance à l’égard du monde qu’elle institue un langage, c’est-à-dire
des signes intentionnels qui sont les instruments de l’analyse du réel et
de la communication des hommes entre eux : ce sont là les clefs qui
nous ouvrent son royaume.
Dès que la conscience naît, elle contient son objet et le dépasse. Et
reprenant la formule de Boutroux : « Nous ne vivons et nous ne pen-
sons que pour ce qui n’est pas encore », M. Blondel nous dit admira-
blement : « La conscience naissante est une pensée qui se cherche, qui
s’élance, qui se développe au-delà de toute réalité subie ou connue,
pour tendre à l’infini qui n’a pas encore de nom pour elle. » Mais,
bien qu’elle soit orientée vers un infini qui est au-delà du monde, et
que, dans son essence la plus profonde, elle soit étrangère à la fois à
l’espace et à la durée, « elle cherche cependant à se préciser, à se
prouver et à se faire obéir par son insertion dans les choses qui ne
peuvent la contenir, la contenter, la réaliser complètement ». Le prin-
cipe suprême de la pensée réside moins dans la distinction frivole et
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 99

traditionnelle du sujet et de l’objet que dans le besoin que nous avons


tous « d’assimiler ce qui [142] apparaît spontanément comme la satis-
faction et le complément de notre être ». Et la conscience de l’homme
n’est rien de plus que « l’inquiétude, la nostalgie de ce qui n’est pas,
de ce qui devrait être et de ce qu’il voudrait par suite sentir et pro-
duire ». Tel est, en effet, le mobile qui inspire toutes ses créations,
aussi bien l’art et la science que la morale et la vie religieuse tout en-
tière.
Dès lors on comprend facilement quelles doivent être les relations
de la pensée avec l’objet qui lui fournit un point d’application, avec le
sujet qui trop souvent tend à s’identifier avec elle, avec l’absolu vers
lequel elle aspire et qui lui donne son ébranlement. La pensée est na-
turellement objective : elle n’est parfaitement à l’aise que parmi ces
termes fixes que sont les choses qu’on peut voir et toucher, ou ces
choses plus subtiles que sont les idées qu’il est possible de concevoir.
Ainsi il arrive que « l’univers peu à peu nous apparaît comme un ap-
partement meublé d’objets distincts, séparables et mobiles indépen-
damment les uns des autres ». Seulement nous oublions toujours que
ces distinctions, c’est nous qui les avons faites : elles sont fondées, en
un sens, dans la nature, mais seulement comme des perspectives de
l’être pensant par lesquelles il essaie de promouvoir la nature et lui-
même. Par elles, l’esprit réalise son vœu le plus profond, qui est de
créer l’unité du réel par un concours de termes en harmonie. Mais dès
qu’il s’applique à la matière il commence déjà à l’immatérialiser : il
ne reconnaît la présence des objets dans le monde qu’afin de susciter
son activité, et non point de la bloquer. Aussi l’unité qui règne dans
[143] le monde des objets n’est-elle jamais qu’une image approxima-
tive de l’unité réclamée par la pensée ; tout objet est pour elle une réa-
lité incomplète, et par conséquent un instrument de progrès, un moyen
de passer outre.
Ce n’est donc pas dans l’objet auquel elle s’applique que la pensée
parviendra à saisir son essence, sa destination et sa fin. Aussi la pen-
sée se retourne-t-elle bientôt vers elle-même, afin d’essayer d’at-
teindre dans sa subjectivité radicale l’origine commune de l’univers et
du moi. Nous voici donc enfin en présence d’une pensée « qui se
pense dans sa solitude peuplée de tout le reste, mais libérée et appa-
remment maîtresse d’elle-même ». L’idéalisme subjectif lui donne
alors une sorte de vertige semblable à celui qui saisissait Marie Bash-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 100

kirtseff : « Rien avant moi ; rien sans moi ni après moi ; rien que par
moi et pour moi. » De fait, la domination que la pensée exerce sur les
états de la conscience a plus d’unité et de perfection que celle qu’elle
exerçait sur le monde des objets. Pourtant elle reste encore précaire.
Qu’y a-t-il dans ce sujet où tout passe qui soit véritablement lui-même
et qui ne passe pas ? Lui qui prétend tout connaître, est-il capable de
se connaître ? Il meurt inconnu, non pas seulement des autres, mais de
lui-même. Et comme la conscience est dépassée au-dessous d’elle par
une nature qu’elle n’épuisera jamais, elle est dépassée au-dessus d’elle
par une raison qui la fonde, par laquelle et pour laquelle elle est pro-
duite, et qui lui donne l’impulsion, le mouvement et la vie.
Ici encore se vérifie cette loi, c’est « qu’on ne vit, on ne pense, on
ne veut que pour ce qui n’est [144] pas et pour ce qu’on voudrait qui
fût ». La pensée est toujours ébranlée par un transcendant qui lui est
aussi immanent et qui lui demeure pourtant inaccessible. Elle est,
comme l’amour platonicien, fille de la Pauvreté et de l’Abondance.
Elle nous élève vers un ordre de réalité qui est à la fois supérieur et
nécessaire à l’ordre empirique. En ce sens on peut dire que l’affirma-
tion de l’absolu est présente au fond de toute conscience, et qu’il n’y a
pas d’athée. Car il n’y a point de pensée qui ne soit la requête d’un
terme vers lequel le monde aspire et sans lequel il ne pourrait pas sub-
sister, qui, en nous montrant un abîme entre le monde qui nous est
donné et la réalité que notre esprit attend, ne nous oblige à une partici-
pation qui ne cesse de nous enrichir et qui ne cherche dans l’idée de
Dieu, si déficiente soit-elle et en raison de sa déficience même, un
principe de liberté, une exigence d’option, une source de responsabili-
té.
M. Blondel n’est donc point disposé à rabaisser la valeur de la pen-
sée : « Médiatrice, dit-il, elle contribue à réunir les extrêmes. Illumi-
natrice, elle est ce qui fait la beauté et l’unité même de tous les ordres
hiérarchisés et communiquants dans l’univers des choses visibles et
invisibles. Unitive, elle rend possible l’échange et l’unanimité, mais
en empêchant cette communion de lumière et d’amour de dégénérer
en confusion et absorption. On peut donc dire de la pensée qu’elle est
bien à la fois toutes choses et elle-même. » Et d’ailleurs : « Elle est un
commerce de l’univers et de la conscience où la mise de fonds pre-
mière est un prêt à faire valoir et fructifier. » Telle est [145] cette phi-
losophie dont on peut dire qu’elle est ouverte sur l’infini et qui, si
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 101

nous retenons les mots qui reviennent le plus souvent à travers tout
l’ouvrage, cherche une vérité qui soit profondément « inviscérée »
dans le réel et qui ait toujours pour nous le caractère d’une « stimula-
tion ». Et si nous voulions marquer les traits essentiels sur lesquels
elle pourrait dès aujourd’hui créer une sorte d’accord entre les esprits,
nous dirions que c’est en voulant surmonter une triple opposition :
d’une part celle du réalisme et de l’idéalisme, puisque la pensée, au
lieu de nous fournir de simples images, participe de la réalité et ne
cesse de la promouvoir ; d’autre part celle de l’empirisme et du ratio-
nalisme, puisque la raison n’est ni un enseignement dérivé de l’expé-
rience, ni le langage de Dieu même, mais une médiation de l’imma-
nent et du transcendant ; enfin celle des habiles et des simples,
puisque l’exercice de l’intellect et le mouvement de l’amour ex-
priment le même aveu de notre insuffisance et le même appel vers une
présence infinie qui ne cesse de la féconder.
[146]

§ 2. La pensée : son achèvement

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Le tome premier de la Pensée étudiait sa genèse et les paliers de


son ascension spontanée. Et l’originalité de l’ouvrage, c’était, au lieu
de chercher à saisir la pensée, comme l’avait fait Descartes, dans
l’acte lucide, mais tardif, de la réflexion, de remonter jusqu’à son ori-
gine la plus lointaine et la plus obscure, et de montrer qu’elle est déjà
présente dans l’univers avant d’acquérir dans le sujet pensant une
conscience distincte de soi. « La pensée, d’abord captive au sein de la
nature comme dans une ténébreuse matrice où elle est préparée à la
vie de la lumière, commence par être formée et subie, même en ce
qu’elle a déjà d’activité. » Le tome second a pour sous-titre : Les res-
ponsabilités de la pensée et la possibilité de son achèvement. C’est
maintenant à sa croissance que nous assistons : M. Blondel essaie de
nous montrer la pensée dans son exercice même, dans le sentiment
qu’elle a de son insuffisance, de sa dualité interne, dans l’effort
qu’elle fait pour s’unifier et se dépasser. Il ne s’intéresse point à la
pensée effectuée ; c’est, dit-il, le Penser même qu’il étudie, c’est-à-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 102

dire son opération et non point son effet. Car cette réalité si frêle porte
tout ce que nous sommes. Et il y a un drame de la pensée qui est le
drame par lequel l’être se constitue et devient l’ouvrier de sa destinée.
[147]
Déjà dans le tome premier nous avions vu apparaître deux aspects
de la pensée : l’un qui est abstrait et universel et que M. Blondel ap-
pelle « noétique », l’autre qui est personnel et singulier et qu’il appelle
« pneumatique ». Cette opposition se retrouve avec des nuances diffé-
rentes dans la distinction pascalienne entre la géométrie et la finesse,
dans le contraste que l’on établit souvent entre la raison et l’intuition,
entre la science et la poésie, dans la séparation qui était classique au-
trefois entre l’ordre intellectuel et l’ordre spirituel. Tantôt en effet on
voit la pensée se détacher pour ainsi dire de la conscience et abdiquer
devant les concepts même qu’elle a créés ; tantôt on la voit se replier
sur sa propre intimité pour ne rien laisser perdre du flux continu de la
vie secrète.
Cependant celui qui ne connaîtrait que la pensée logique aboutirait
à ruiner en lui la conscience personnelle, et celui qui ne connaîtrait
que la pensée intuitive l’élèverait si haut qu’elle échapperait à toute
loi. M. Blondel n’accepte aucune des deux thèses extrêmes : si l’arro-
gance d’une raison qui n’aurait confiance que dans les seuls concepts
serait un « péché contre l’esprit vivant », toute atténuation de la ri-
gueur intellectuelle ne pourrait se produire qu’au préjudice de la per-
sonne en prétendant la servir. C’est que ces deux formes de la pensée
expriment des exigences également irréductibles de notre moi le plus
profond : aussi voit-on qu’elles se dépassent sans cesse l’une l’autre.
Elles n’expriment pas seulement une opposition entre deux sortes
d’esprits : elles s’affrontent en chacun de nous. On ne peut [148] ni les
disjoindre, ni les réduire à l’unité. Et M. Blondel nous dit qu’il y a
entre elles un « chassé-croisé qui leur permet de jouer tour à tour le
rôle qu’on attribue aux acides et aux bases ».
*
* *
Mais c’est la « fissure » qui les sépare qui constitue le mystère
même de la pensée. Et si cette fissure nous laisse toujours inquiets et
insatisfaits, elle est pourtant, si l’on peut dire, singulièrement bienfai-
sante. Nous ne réussissons jamais à en rapprocher les bords, mais l’ef-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 103

fort que nous faisons pour y parvenir va donner à notre pensée elle-
même un mouvement infini. Bien plus, c’est le chemin par lequel elle
s’élance ; et la vertu même de cet élan, c’est de nous montrer que la
fissure ne peut être comblée que par un être qui nous dépasse, que les
deux faces de la pensée ne peuvent point s’accorder par leur propre
vertu, mais seulement par une réalité à laquelle elles acceptent de se
subordonner, par une présence donnée et reçue et dont un élan de tout
notre être nous ouvre l’accès.
Or, cet élan même, il faut que nous en disposions ; et l’on peut dire
qu’il est inséparable de l’exercice de notre liberté. C’est donc dans
l’exercice de cette liberté qu’il convient de saisir l’essence de la pen-
sée. Car celle-ci n’est pas seulement, comme on le croit souvent, une
simple représentation d’une chose posée d’abord et dont elle nous
donnerait une image plus ou moins [149] fidèle. Elle implique une af-
firmation qui est une position prise par l’esprit à l’égard des objets
comme à l’égard de lui-même. On peut la définir comme une judica-
ture : elle a entre les mains le oui et le non.
C’est ici que se trouve, si nous ne nous trompons, le centre même
de l’argumentation de M. Blondel et en quelque sorte le pivot sur le-
quel elle tourne. Jusqu’à présent, l’alternative devant laquelle nous
nous trouvions était celle de la pensée noétique et de la pensée pneu-
matique. C’est elle qui rend possible l’option libre sans laquelle la
conscience ne serait rien. Mais quelle option ? Non point sans doute
une option qui sacrifierait l’une ou l’autre de ces deux formes de pen-
sée, puisqu’elles nous sont toutes les deux également nécessaires,
puisque leur conflit forme notre vie même et puisque c’est la même
pensée qui est toujours singulière par son intériorité subjective, et uni-
verselle par l’objet ou le concept auquel elle s’applique. Seulement,
pour que ces deux aspects de notre pensée puissent coexister sans ja-
mais se confondre, il faut qu’ils convergent à l’infini. Dès lors leur
conflit joue le rôle d’une stimulation : comme dans la poursuite du
bien suprême qui se brise en biens fragmentaires prompts à nous rete-
nir, mais que nous devons toujours dépasser, la liberté de la pensée
peut se laisser emprisonner par des vérités particulières qui sont insuf-
fisantes, mais qui trop souvent lui suffisent, ou bien se tourner vers un
infini qu’elle est incapable de se donner, mais qui ne cesse de la solli-
citer et de la promouvoir. Alors, l’infini condescend à devenir l’objet
d’une option ; et [150] même c’est lui qui la rend possible. Nous
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 104

n’avons plus le choix qu’entre deux partis : vouloir infiniment le fini


ou, malgré la contradiction apparente de la formule, vouloir l’infini
même pour fin.
Mais ce serait méconnaître profondément la doctrine de M. Blon-
del que de considérer ce choix que nous faisons de l’infini comme im-
pliquant un renoncement à toutes les acquisitions particulières que la
nature nous propose, à toutes les conquêtes de la civilisation ou de la
culture. Il faudrait dire plutôt le contraire. Ces acquisitions et ces
conquêtes ne se multiplient, elles ne prennent leur sens et leur valeur
que par leur liaison même avec l’infini, qui seul peut ébranler notre
activité et lui permettre de s’épanouir. Et nous devons user de tous les
biens particuliers, mais « comme d’un holocauste spirituel qui ne dé-
truit rien et qui perfectionne tout ».
Il n’y a point de philosophie qui veuille être plus compréhensive ni
embrasser à la fois un plus grand nombre de perspectives : pour re-
prendre un mot de Leibniz, elle cherche à faire tenir en elle le maxi-
mum de compossibles. Car « notre destinée ne peut aboutir au ciel
qu’en traversant et sublimant l’univers entier ». Elle ne rompt point
avec les choses sensibles. Dans la moindre perception, elle voudrait
faire entendre, selon un mot de Jacques Rivière « l’immense rumeur
de la nature ». Elle applique notre attention aux progrès les plus ré-
cents de la science où la raison semble parler en souveraine, mais où
l’irrationnel demeure toujours et où la pensée agissante du savant reste
au-dessus de toutes les connaissances [151] qu’elle a réussi à fixer.
Elle se penche sur le développement de la société toujours tiraillée
entre un besoin d’ordre et de conservation et un besoin de rénovation
et d’invention et qui, dès qu’ils sont disjoints, est exposée à la sclérose
ou menacée par le cataclysme. Elle discerne à travers la création artis-
tique cette incomparable réussite par laquelle la pensée semble obtenir
à l’intérieur de l’œuvre belle, une perfection, c’est-à-dire un achève-
ment qui lui échappe dans tous les autres domaines ; mais elle dé-
couvre aussi que l’art ne peut être qu’une préfiguration d’un bien spi-
rituel, sans quoi il nous fait retomber dans l’erreur de Pygmalion et ne
cesse de nous décevoir.
Cependant, malgré tous les succès que la pensée peut obtenir, cette
philosophie entend demeurer une philosophie de l’insuffisance. Et
même on peut dire que plus la pensée s’élève, plus elle se fortifie dans
le sentiment qu’elle est incommensurable avec son objet. Mais ce sen-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 105

timent, au lieu de l’accabler, la délivre ; au lieu de la réduire au déses-


poir, la soulève au-dessus d’elle-même. Nous nous trouvons en effet
devant cette contradiction apparente : c’est que, ce qui est désiré par
nous et exigé de nous, nous n’avons pas le moyen de nous le donner.
C’est donc que l’activité dont nous disposions, et déjà celle que nous
appliquions à des fins purement humaines, était une activité reçue et
non point une activité issue de nous-même. Du moins avait-elle be-
soin d’une présence qu’elle devait reconnaître et accueillir, d’un
concours qu’elle devait solliciter et mériter. Dès que cette lumière
nous est donnée, la philosophie [152] de l’insuffisance devient une
philosophie de la surabondance : l’esprit découvre que sa vie véritable
ne peut s’accomplir qu’à l’intérieur d’une pensée infinie. L’infini est
comme l’atmosphère où la pensée respire par un double mouvement
d’inspiration et d’expiration qui nous permet maintenant de com-
prendre l’opposition et en même temps la liaison de ces deux aspects
en apparence inconciliables. On peut dire que l’intervalle infranchis-
sable qui sépare la Pensée de l’Être est devenu la condition sans la-
quelle cette respiration même de la pensée ne serait pas possible.
*
* *
Nous sommes parvenus maintenant au sommet de l’édifice, au
point où l’inachèvement de notre pensée est un appel à un achèvement
qui vient d’ailleurs et de plus haut, où notre activité la plus parfaite
vient expirer dans une passivité qui la récompense et qui la surpasse.
L’œuvre propre de notre pensée n’est jamais qu’une œuvre de prépara-
tion ; mais il s’agit par elle de se préparer à un don, de se mettre en
état de le recevoir. Le secret de la pensée est dans ce don sans lequel
elle reste incompréhensible pour elle-même ; et la pensée tout entière
ne peut subsister que par un acte de charité auquel elle demeure sus-
pendue.
C’est cet acte de charité qui nous permet d’expliquer son essence,
les degrés de son ascension, le conflit intérieur qui la divise, l’option
qu’elle exige et la fin même vers laquelle elle tend. Car [153] le rôle
de la pensée n’est pas de nous donner une représentation stérile du
réel, mais de nous permettre de prendre pied à l’intérieur du réel en
nous créant nous-même. Elle apparaît déjà dans la nature sous la
forme de cette pensée cosmique qui n’est encore qu’un désir, une aspi-
ration vers l’être et vers la lumière. On la voit ensuite dominer les ap-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 106

parences, au lieu de se laisser absorber par elles, ce qui lui permet de


fonder notre indépendance personnelle. Elle réalise alors une sorte
d’unité subjective de l’univers, mais pour introduire en lui une ri-
chesse qui n’y était pas ; elle transforme tout ce qui vient de lui en une
initiative humaine. Il faut donc qu’il y ait en elle une dualité intérieure
sans laquelle elle n’aurait pas le pouvoir d’opter ; cette dualité est la
condition même de sa vivante unité ; elle est le moyen d’assurer son
perpétuel accroissement et son incessante renaissance. Grâce à elle, la
pensée se tourne vers le transcendant, émigre vers l’infini. Et par là,
nous découvrons qu’en elle « c’est l’Être de Dieu qui nous est offert
en participation, non point comme un fardeau servile, mais comme
une coopération et peut-être comme une adoption ».
Dès lors on comprend à la fois l’humilité et la dignité de la pensée ;
et M. Blondel décrit dans quelques formules très belles « la crainte ré-
vérentielle, la chasteté de cette pensée qui se doit toute au véritable et
unique objet de son suprême amour, s’ouvre, se dilate, s’attendrit à ce
qui lui sert d’épreuve, et qui reste toujours universellement compré-
hensive et pénétrée de plastique douceur ». L’être qui pense n’est ja-
mais un dilettante [154] tourné vers lui-même : « Quand il s’isole,
c’est pour contempler plus librement ; quand il monte, c’est afin de
percevoir en lui et de porter avec lui tout le fardeau du monde. »
C’est donc le mystère divin qui est la source lumineuse de la pen-
sée. Et pour nous faire comprendre cet étrange rapport, M. Blondel,
dont la philosophie ne fait qu’un avec cette expérience totale que la
vie lui apporte, ne craint point d’utiliser des analogies optiques qui lui
sont familières. « Dans l’œil atteint de scotome, le point précis de la
vision distincte est aboli et l’infirme perçoit des images latérales déré-
glées et discordantes. Au centre même de notre pensée, il y a un sco-
tome inaperçu. » Mais si nous nous retournons vers la vision normale,
nous savons que c’est la tache aveugle qui est justement le point par
où passe la lumière et par où s’exerce cette fonction physiologique qui
permet la vision elle-même.
Cette philosophie, qui se défend d’être un dogmatisme moral, est
pourtant une métaphysique vivante et pratiquante : elle se présente
elle-même comme la métaphysique intellectuelle de la charité. Elle
s’attache à découvrir dans la conscience « un appel qui est l’écho
d’une prévenance secrète et d’une sollicitation positive ». Il y a en
nous une inquiétude qui pose une question et un don de charité qui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 107

nous fournit la réponse. La pensée est à la fois la semaille et la récolte,


le fruit et la graine. Il existe sans doute une grande tentation pour l’es-
prit : c’est le monisme idéaliste et panthéistique. M. Blondel maintient
contre lui avec beaucoup de justesse et [155] de force les droits de la
personne qui ne doit ni s’arroger le pouvoir de construire le monde, ni
sombrer un jour dans l’océan de l’indétermination, ni se contenter de
la carrière indéfinie que l’on prétend quelquefois ouvrir devant elle.
Car l’infini est plus différent encore de l’indéfini que du fini ; mais ce
n’est que dans l’infini que l’âme peut apprendre à connaître un jour
« la joie toujours neuve d’une perpétuelle arrivée », cette joie qui nous
permet de pâtir activement : pati divina.
On ne reprochera point à cette philosophie de ne pas nous apporter
ce qu’elle se défendrait de nous fournir : par exemple, un tableau des
catégories ou du moins des fonctions principales de la pensée, ou une
déduction plutôt qu’une description de ses deux faces opposées. On
s’associera à une méthode si prudente et si compréhensive, qui entre-
prend de tout recueillir, qui cherche à maintenir à l’esprit son intégrité,
qui fait de la pensée une option active dont la responsabilité pèse sur
elle, qui nous montre comment, au point culminant de notre être inté-
rieur, l’activité et la passivité ne font qu’un et qui définit notre vie spi-
rituelle comme une participation et une union transformante. Toute-
fois, de cette participation, de cette union, la philosophie montre les
conditions, mais sans réussir à les réaliser elle-même. En ce sens elle
est une attente, l’attente d’une révélation. Et une telle formule de-
mande à être interprétée avec cette largeur de vues et cette puissance
de sympathie dont on trouve des témoignages à chaque page du livre :
par ce qu’il s’agit de découvrir, c’est seulement [156] cette disposition
généreuse qui, même dans le cas où une religion positive serait
connue et pratiquée, devra demeurer sous-jacente, intérieure et indis-
pensable à tout acte de religion véritable, qui fait communier à la vie
invisible de l’esprit « toute âme droite et qui reste fidèle à la lumière
entrevue dans le silence intérieur ».
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 108

[157]

Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel

Chapitre III
L’ÊTRE ET LES ÊTRES

Retour à la table des matières

Sous ce titre simple et magnifique : L’Être et les êtres, M. Maurice


Blondel poursuit avec une remarquable continuité cet exposé de l’en-
semble de sa philosophie qu’il a commencé par deux volumes sur la
Pensée auxquels s’ajouteront bientôt deux volumes sur l’Action, et
une conclusion sur l’Esprit chrétien, où l’œuvre tout entière s’achève-
ra en nous découvrant son inspiration véritable.
Le problème de l’Être doit être considéré comme le sommet de la
spéculation : c’est vers l’Être que la pensée nous ouvre un accès, et
c’est lui que l’action s’efforce de conquérir. Nul ne conteste sans
doute que l’Être ne soit une réalité présente, puisque le Néant, comme
le disait Malebranche, n’a pas de propriétés. Et pourtant nous crai-
gnons toujours qu’il ne nous échappe et que nous soyons obligé de
nous contenter de l’apparence, qui n’est point sans rapport avec l’être,
mais qui le dissimule plus encore qu’elle ne le montre ; nous soupçon-
nons qu’elle n’en livre [158] qu’un aspect morcelé, illusoire et misé-
rable et nous cherchons à la traverser sans espérer toujours y réussir.
En fait, nous savons bien de l’Être qu’il est, mais nous ne savons pas
ce qu’il est. Nous cherchons toujours, dit M. Blondel, ce qui peut por-
ter le poids de ce mot qui est « le plus petit et le plus grand de tous ».
Car l’Être est pour nous la chose la plus manifeste et en même temps
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 109

la plus obscure, un mélange d’ombre et de clarté, une certitude et une


énigme. Quand nous parlons de l’Être, nous savons d’une manière ir-
récusable qu’il est là, mais nous ne pouvons que pressentir et non
point discerner sa véritable nature : c’est comme si nous pensions « à
la présence obscure, mais assurée, d’un ami présent à nos côtés dans
la nuit noire ».
Car si l’Être n’est pas un concept abstrait et indéterminé, il n’est
pas non plus, comme on le croit souvent, une réalité inerte et immo-
bile contre laquelle nous butons. M. Blondel n’accepte pas que l’on
dise « il y a de l’être », il veut que l’on prenne le mot dans le sens le
plus fort, comme quand on dit : « c’est un être », pour dire que ce
n’est pas une chose, et qu’il s’agit d’un être qui vit, qui possède une
unité et une intimité, qui est pourvu d’une initiative et qui est capable
d’assumer une responsabilité. En ce sens, il a raison de préférer le mot
être au mot existence qui évoque l’idée d’une extériorité et d’une dé-
pendance : « De Dieu il nous faudra dire, non qu’il existe, mais qu’il
est, et pour ce qui est de nous, que nous existons, afin d’arriver à pou-
voir dire que nous sommes. »
Mais la difficulté sera de reconnaître quel est le [159] rapport que
nous devons établir entre l’Être total et les êtres particuliers. À ceux-ci
nous risquons toujours d’accorder trop ou trop peu ; trop, comme
quand nous pensons qu’ils sont capables de se suffire, et trop peu,
comme quand nous pensons qu’ils ne sont que des apparences éva-
nouissantes. En réalité, il y a incommensurabilité de l’Être et des
êtres, mais il faut pourtant qu’il y ait entre eux compatibilité. On s’est
habitué depuis longtemps à considérer l’Être pur comme un absolu
statique dont les êtres particuliers dépendent de quelque manière, mais
sans que l’on puisse comprendre quel genre de communication ils
soutiennent avec lui. M. Blondel s’élève avec vigueur contre une sem-
blable conception. Il ne veut pas que l’Être pur ressemble à un mono-
lithe impénétrable et immobile, ni les êtres particuliers à des blocs er-
ratiques qui s’en seraient détachés comme autant d’éclats. Mais s’il
est vrai que les individus que nous sommes sont jusqu’à un certain
point isolés de tous les autres et enfermés dans leurs propres limites, il
accepterait plutôt de les comparer à des îles, à condition pourtant qu’il
y ait un Être de tous les êtres qui soit comme le continent même qui
les supporte, qui forme leur soubassement, qui les relie et qui leur per-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 110

mette de communiquer par leurs assises les plus profondes, quel que
soit l’abîme qui les sépare.
Mais ce n’est là encore qu’une métaphore : les rapports entre les
êtres ne sauraient être figurés par les rapports entre les choses. Ce sont
des rapports spirituels et, pour ainsi dire, intentionnels. Ainsi, tous les
êtres finis ont l’infini même pour [160] fin ; mais c’est parce que ce
sont des êtres essentiellement déficients, besogneux, des mendiants de
l’Être dont l’être propre est toujours en état de parturition. Chacun de
nous sent bien qu’il ne peut point être séparé de l’Être qui est pour lui
une présence à la fois mystérieuse et toute proche. Car nous sommes
incapables de saisir « l’hôte voilé que nous portons en nous comme le
foyer de la lumière qui nous éclaire, comme le principe de la force qui
nous anime, comme le terme intime et lointain où nous aspirons ».
*
* *
Dès lors, la création, selon M. Blondel, ne peut consister qu’à pro-
duire des êtres, « non pas en dehors de l’Être, contre lui ou sans lui »,
mais tels qu’ils puissent participer, selon des degrés divers, à sa per-
fection absolue : il est donc vrai de dire de chacun d’eux qu’il est créé ;
seulement il ne l’est pas comme un objet, mais comme une puissance
capable de devenir elle-même l’arbitre de sa propre existence. On
comprend dès lors qu’il y ait une hiérarchie entre tous les êtres. Seule
une telle conception nous permet d’intégrer à l’Être total, à condition
de déterminer leur fonction et leur rang, les aspects les plus humbles
et même les plus imparfaits de la réalité. Ainsi le phénomène ne sau-
rait être confondu avec l’être, mais il ne peut pas cependant en être sé-
paré, car les êtres eux-mêmes ne seraient pas « s’ils ne se manifes-
taient pas par ces apparences [161] entrecroisées dont la solidarité et
le développement constituent le monde ». Le reproche que l’on peut
faire au savant, c’est de ne considérer que les phénomènes, qui sont
seulement les pellicules de l’être, et d’imaginer qu’en détachant les
plus superficielles, en cherchant à atteindre les plus profondes, il ren-
contrera un jour l’être véritable ; mais celui-ci est d’une tout autre na-
ture puisqu’il est toujours une initiative qui se manifeste et jamais une
forme manifestée. De même le mal n’est pas non plus un être, mais il
est pourtant une stimulation qui permet à l’être de poursuivre sans
cesse son ascension vers le Bien, c’est-à-dire de mesurer tous les
désordres qui se produisent dès que, dans l’option qui le fait être, il
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 111

préfère le fini à l’infini. Ce qui suffit à montrer comment chaque être


est un trait d’union du supérieur et de l’inférieur ; car il y a des condi-
tions inférieures dont il dépend et des conditions supérieures vers les-
quelles il tend, et il doit nécessairement monter ou succomber.
On comprend dès lors le rôle joué par la matière, que le spiritua-
lisme traditionnel risque parfois de méconnaître, bien qu’elle soit in-
dispensable à l’économie même de l’univers. Car elle sert à séparer
les êtres individuels de l’Être en soi et à les séparer les uns des autres ;
mais elle leur fournit un moyen de participation, sans confusion pos-
sible entre lui et eux, ni entre eux. Elle leur permet de communiquer.
Elle assure leur solidarité et leur unité. Et elle exprime aussi l’irréduc-
tibilité des deux composantes qui nous empêchent de coïncider avec
nous-mêmes et de réaliser en nous l’unité de notre essence et de [162]
notre existence. Ainsi, « la matière est moins une chose que la condi-
tion commune des résistances que nous opposent toutes choses et que
nous nous opposons à nous-même ». On peut même dire que sa fonc-
tion spirituelle, c’est de résister indéfiniment et, par là, de susciter
toutes les entreprises, tous les efforts, tous les combats de la pensée et
du vouloir. C’est parce qu’elle est une épreuve à surmonter qu’elle est
un instrument de perfectionnement et de dégradation à la fois. Mais
au-dessus d’elle il y a la vie, qui en un sens semble avoir moins
d’existence qu’elle, puisqu’elle ne cesse de se défaire et de lui resti-
tuer les éléments mêmes qu’elle lui a empruntés, après s’en être ser-
vie. C’est qu’elle est une première tentative d’intériorisation de la ma-
tière, mais qui ne peut pas se suffire, car elle est destinée seulement à
préparer l’avènement de l’esprit. Déjà elle organise la matière et l’uni-
fie : il y a en elle une puissance de prolongation, d’expansion, de pro-
lifération. Elle tend à introduire dans l’indétermination de cette ma-
tière des individus capables de subsister, mais sans qu’elle puisse leur
assurer elle-même cette subsistance. Et son ambiguïté apparaît quand
on découvre qu’elle est tout à la fois un égocentrisme et un rayonne-
ment. Enfin, la personne nous élève plus haut encore que la vie dans
la hiérarchie des êtres, mais sans pouvoir être confondue elle-même
avec l’être en soi. Car elle n’est pas indépendante des autres per-
sonnes, mais elle est appelée à entrer en société avec elles. Les ren-
contres qu’elle fait sont toujours pour elle une épreuve qu’elle est
obligée de subir : elle est sensible à leur action. [163] Les limites qui
l’entourent ne sont pas inviolables : il arrive que la personne d’autrui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 112

occupe ma conscience plus que ma personne propre ; et dans ses ac-


tions les plus pures la personne sort pour ainsi dire d’elle-même par le
don qu’elle fait de soi. D’une manière générale, la personne est donc
une virtualité plus qu’un être véritable : il faut la définir seulement
comme capax entis ou comme capax Dei.
Tels sont les différents degrés de cette ascension tendue vers une
acquisition de l’être, qui est l’objet même de toutes nos aspirations : la
matière fournit la résistance qu’il faut vaincre et pour ainsi dire la
pente que nous devons sans cesse remonter. La vie fournit l’élan dont
nous disposons ; elle ne va point sans risque, sans une tentation qui est
le péage de l’ascension elle-même. Mais la personne purifie et spiri-
tualise l’élan vital ; même quand elle semble le mortifier, elle le per-
fectionne en lui assignant un objet infini. Or, la présence de cet objet,
elle ne peut pas se la donner à elle-même. Cette présence doit être re-
çue et il suffit qu’elle le soit pour que, par notre union avec elle, nous
acquérions tout l’être dont nous sommes nous-mêmes capables. Ainsi,
selon M. Blondel, « tout le réel est comme une prière à l’Être ou, ainsi
que le dit impassiblement Spinoza, tout ce qui existe tend à persévérer
dans son existence, à accroître cette existence et à rentrer dans la filia-
tion de l’Être... Et les êtres ne méritent ce nom que dans la mesure où
ils tendent à se mettre en équation avec toutes leurs virtualités et avec
leur fin totale ». Tout le sens de la hiérarchie que nous venons de dé-
crire tient [164] dans cette formule que « la matière est ce qui est vita-
lisable, la vie, ce qui est spiritualisable, et l’esprit, ce qui est déi-
fiable ».
*
* *
Cependant, chaque être particulier a lui-même une essence qui lui
est propre. Seulement cette essence n’est ni un germe dont sa vie en-
tière exprimerait le développement, ni un modèle extérieur à lui et
qu’il essaierait d’imiter. Elle est une « norme » à la fois intime et
transcendante qui le stimule et qui le juge et à laquelle il peut être soit
fidèle, soit rebelle. « Elle est la vivante et secrète armature des êtres
en quête de leur véritable et complète réalisation. » Elle est un prin-
cipe qui les affermit ou qui les ruine selon qu’ils coopèrent avec lui ou
qu’ils lui résistent. Seule une norme est capable de « les susciter par le
dedans et les donne pour ainsi dire à eux-mêmes ». L’ontologie va
donc se transformer en une normative, c’est-à-dire « en une recherche
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 113

méthodique qui a pour but d’étudier la démarche normale grâce à la-


quelle les êtres réalisent le dessein d’où ils procèdent et le destin où ils
tendent ». Et si l’on comprend mal qu’un être puisse trahir son es-
sence, on comprend qu’il puisse, sans jamais se dérober à l’être, se dé-
rober pourtant à la norme qui lui donne sa valeur et qui le juge et, par
conséquent, manquer sa destinée.
Presque toujours on imagine que l’être, c’est ce dont on peut s’em-
parer, sinon par la vue ou [165] par le toucher, du moins par la pensée.
Mais l’être ici est un jaillissement intérieur, un bien que l’on reçoit et
que l’on acquiert à la fois, un don que l’on accueille en le répandant. Il
réside pour nous dans une conquête ou une perte absolue, dans l’ac-
ceptation ou le refus d’une offre qui nous est faite et qui engage à fond
notre destinée et notre responsabilité spirituelles. La préoccupation es-
sentielle de M. Blondel, c’est de maintenir entre l’Être et les êtres une
union qui exclut toute confusion ; car il pense que, si le fond même du
réel peut être touché, c’est au moment où l’aspiration essentielle de
l’esprit, qui est de tout recevoir, mais pour tout donner, se trouve com-
blée dans une réciprocité d’amour.
Telle est cette philosophie, moins descriptive que militante et plus
exhortative que dialectique, qui ne cherche point à atteindre l’être par
une analyse abstraite, mais dans le progrès intérieur par lequel nous
édifions notre être propre. L’influence de Leibniz, que M. Blondel a
beaucoup étudié, y demeure sensible, bien que le développement de la
monade ne fasse plus qu’un ici avec le drame de la conscience reli-
gieuse. Le problème de l’Être devient celui de notre itinéraire spiri-
tuel : ce dont témoignent les images mêmes dont se sert M. Blondel au
cours de son livre, comme celles d’escale et d’appareillage. Enfin,
dans sa conclusion qu’il appelle « apéritive », d’un mot plein d’espé-
rance et d’humour, il nous donne une perspective sur ses ouvrages ul-
térieurs où l’on voit qu’il se propose d’étudier encore le rôle de l’ac-
tion dans la genèse des êtres, ainsi que la nature de l’acte pur « dont sa
thèse déjà [166] ancienne n’avait présenté qu’un aspect restreint et in-
suffisant », pour montrer enfin que la philosophie tout entière, jus-
qu’au point même où il s’est efforcé de la conduire, ne nous introduit
que dans le vestibule du temple, et non point dans le sanctuaire.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 114

[167]

Troisième partie.
Le spiritualisme catholique :
M. Maurice Blondel

Chapitre IV
LA NOUVELLE «ACTION»

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Tandis que l’on reprochait autrefois à l’Action de n’exprimer que


l’un des aspects du réel, et celui même qui est le plus éloigné de la
méditation du philosophe, s’il est vrai qu’il est lui-même homme de
pensée et non point homme d’action, voilà que l’Action maintenant,
dans sa forme nouvelle, retrouve sa place à l’intérieur d’un vaste sys-
tème où la Pensée et l’Être, loin de disparaître devant elle, nous pré-
parent à la comprendre et lui donnent sa véritable signification ; car, si
c’est la Pensée qui introduit dans l’Être cette lumière sans laquelle il
nous resterait étranger, c’est l’Action seule qui nous permet de fonder
en lui notre vie personnelle, c’est-à-dire d’en prendre la responsabilité
et de l’assumer. Dès lors on voit clairement comment le problème de
la Pensée et le problème de l’Être ne reçoivent leur dénouement que
dans le problème de l’Action, où notre moi tout entier engage sa desti-
née et consomme son salut ou sa perte.
L’Action se trouve donc située maintenant dans une perspective qui
permettra de dissiper les malentendus qu’elle avait fait naître autre-
fois. [168] La pensée de M. Blondel demeure toujours au point de
jonction de la transcendance et de l’immanence, mais ne les sacrifie
jamais l’une à l’autre : car la transcendance est bien ce qui nous dé-
passe, mais non point ce qui se refuse à nous ; elle est au contraire ce
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 115

qui ne cesse de s’offrir, elle est le principe même qui nous anime et
nous inspire. Et l’immanence, au lieu d’être un domaine clos, où nous
demeurons enfermés à jamais, est au contraire une voie d’accès vers
ce terme unique de toutes nos aspirations où, dans l’acte qui le sou-
lève au-dessus de lui-même, notre être propre se réalise et s’achève.
Quoi qu’en aient dit certains critiques, on trouve dans cette immense
fresque, dont on admire qu’elle ait été ainsi, après la méditation de
toute une vie, exécutée en un si petit nombre d’années, une constante
fidélité à l’égard d’une pensée de jeunesse, et une ardeur spirituelle
qui ne s’est nullement démentie. Mais, comme si toutes les erreurs et
peut-être même toutes les hérésies provenaient d’une interprétation
étroite et unilatérale de certaines thèses, on y trouve aussi la préoccu-
pation des synthèses prudentes, le souci de sauvegarder la multiplicité
des sens divergents ou opposés que les mots peuvent recevoir, et, si
l’on peut dire, une intention essentiellement compréhensive et unitive.
Il y a dans le mouvement même de cette réflexion une fécondité tou-
jours nouvelle et dont on sent qu’elle est proprement intarissable ; et
on ne sait pas s’il vaut mieux la comparer au courant d’un fleuve dont
la source ne cesse de jaillir et qui trouve toujours dans le même océan
sa destination plutôt que sa perte, [169] ou, selon une image que nous
suggère M. Blondel lui-même, à une série d’ondes issues du même
centre et qui reçoivent de proche en proche une expansion indéfinie.
Mais l’originalité de la seconde Action n’est pas seulement de re-
prendre les thèmes de la première en leur donnant plus d’ampleur et
de complexité, ni de les suspendre à une théorie de la Pensée et à une
théorie de l’Être qui l’intègrent dans un système métaphysique désor-
mais élaboré. C’est, au lieu de se contenter d’examiner l’action hu-
maine dans son exercice même, de remonter jusqu’au principe où elle
puise l’efficacité dont elle dispose et qu’Aristote appelait autrefois
l’Acte pur. À cette étude est consacré le tome I de la nouvelle Action.
Tout d’abord, M. Blondel reprend le vieil adage : « Être, c’est agir »,
ce qui lui donne ce singulier avantage de pouvoir substituer à une on-
tologie statique qui a été justement décriée une ontologie dynamique
ou, à strictement parler, une ontogénie.
Mais l’action parfaite ne consiste pas, comme on le croit, à pro-
duire un effet. Agir est le verbe par excellence, qui ne comporte point
de complément, qui ne se réfère à aucun résultat extérieur, mais seule-
ment à cette cause intérieure toujours repliée sur elle-même, à cette
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 116

initiative toujours en exercice qui est le secret même de l’Être. Aussi


préfère-t-il les mots de « pur agir » aux mots d’acte pur dont se servait
Aristote. Mais, comme lui, il distingue trois sortes d’opérations : celle
qui s’exprime par le mot faire, qui est une fabrication, qui laisse der-
rière elle des ouvrages visibles et qui ajoute toujours à la création ;
celle [170] qui s’exprime par le mot agir, c’est-à-dire par le verbe
même de l’action qui, par une sorte de paradoxe, n’est pas un verbe
actif, mais un verbe neutre, et dont on peut bien dire qu’elle ne fait
rien, sinon notre être même ; celle qui s’exprime par le mot « contem-
pler », qui, loin de s’opposer à l’action, en est la forme la plus par-
faite, puisqu’elle est « ce repos actif où, en possession de soi et de son
bien, l’agent paraît tenir toute son énergie en parfaite disponibilité
d’elle-même ».
C’est dans ce rapport vivant de la conscience avec le « pur agir »
qui la traverse, l’éclaire et la féconde, que Dieu lui-même lui devient
présent, un Dieu qui est à la fois puissance, lumière et charité, mais
qui, dans l’œuvre de la création, n’agit jamais que pour produire dans
la créature cet acte de conversion par lequel elle le retrouve. Saint
Thomas déjà montrait que « tout le mouvement de la nature et de la
pensée tend à multiplier les esprits pour la vie éternelle ». Et M. Blon-
del dit dans le même sens que c’est le « Dieu vivant qui s’est livré et
comme incarné dans sa créature spirituelle afin qu’elle le fît vivre en
elle, et qu’il la fît vivre en lui ». Seulement, cette force même que
Dieu nous donne, nous pouvons la retourner contre lui. C’est par elle
que nous devenons « forts contre Dieu même ». Car nous avons tort
de nous plaindre de notre faiblesse : ce n’est pas la force qui nous
manque, c’est le vouloir. Nous n’employons jamais toutes les res-
sources de lumière et d’énergie dont nous disposons. Toutefois c’est
par l’ignorance où il nous laisse de lui-même, par le mystère dont il
s’enveloppe à nos yeux que Dieu sauve notre indépendance [171] et
nous permet de mériter. Ainsi, « si Dieu se prête aux esprits en se ca-
chant d’abord et presque en disparaissant sous l’enveloppe des magni-
ficences physiques ou des obscurités de l’inconscience, c’est pour se
faire chercher, c’est pour se faire trouver de ceux qu’il stimule du de-
dans et du dehors par l’inquiétude et par le désir, par les épreuves et
les certitudes, par toute cette pédagogie de la nature et de l’âme,
avances ou retraits, qui composent notre état de débiteurs à l’égard du
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 117

créancier visant à nous faire gagner le prêt initial, pour que cette ac-
quisition permette de transformer le prêt en don ».
*
* *
Au début du tome II, M. Blondel insiste avec beaucoup de force
sur cette idée qui, seule, permet de donner à la philosophie sa signifi-
cation et sa portée, c’est que la philosophie n’est rien de plus que la
conscience la plus profonde que nous prenons de la réalité de notre vie
dans l’acte même par lequel nous essayons de la saisir et de la pro-
mouvoir. En d’autres termes, toute philosophie est « pratiquante ».
Elle est la recherche de cet itinéraire que les plus simples doivent
suivre aussi bien que les plus habiles. Ainsi, en chacun de nous,
l’homme doit se mettre à l’école du philosophe et le philosophe à
l’école de l’homme. C’est que « l’homme, même sans le savoir, vit
toujours en métaphysicien. Mais le métaphysicien, maître de sa pen-
sée et de ses actes, ne cesse pas par là même d’être simplement
homme, un [172] homme comme les autres, soumis aux conditions
communes, sujet à l’ignorance et aux illusions, incapable de ramener à
ce qu’il sait tout ce qu’il doit décider ou faire, obligé de se fier à sa
conscience partiellement obscure et de solliciter les leçons d’une ex-
périence directe de la vie ».
On voit bien dès lors que c’est l’Action qui nous assujettit dans
l’Être, qui nous oblige à en prendre la responsabilité, qui fixe en lui
notre place. Mais ici M. Blondel reprend cette opposition, à laquelle il
a donné tant de crédit, entre notre volonté voulue, toujours imparfaite
et divisée, qui s’arrête à chaque instant sur un objet fini, toujours inca-
pable de la satisfaire, et notre volonté voulante, qui est notre volonté
réelle et profonde, que l’autre ne parvient jamais à égaler, et qui a
l’être infini pour unique objet. Or, le but même du livre, c’est d’ap-
prendre aux hommes ce qu’ils veulent vraiment, mais souvent sans en
avoir conscience. Car il y a une suprême fin à laquelle aspirent tous
les êtres humains, jusqu’à ceux, disait Pascal, qui vont se pendre. De
cette volonté infinie qui est en nous, on peut dire que nous l’avons re-
çue ; mais c’est l’usage que nous en faisons qui nous est imputable.
Ainsi le sort même de notre être est remis entre nos mains : et c’est à
notre action qu’il appartient d’en décider.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 118

Dès lors il nous devient possible d’embrasser dans toute leur ri-
chesse et dans toute leur complexité les degrés successifs de l’Action,
depuis ce prélude où elle semble se confondre avec un mouvement or-
ganique jusqu’à ce sommet où elle s’achève dans un don suprême
qu’elle requiert et [173] qu’elle appelle. Nous retrouvons ici, dans le
langage imagé de M. Blondel, ce déploiement d’ondes concentriques
où l’action témoigne à la fois de son unité et de son irrésistible puis-
sance d’expansion.
L’action est d’abord liée au corps, « il n’y a nulle pensée, nul projet
qui se détermine sans s’incarner ». Et « c’est avec le corps que
l’homme exerce sa raison ». Cependant, il ne se borne pas à agir sur
les choses, il agit encore sur lui-même. Car s’il n’est d’abord qu’un in-
dividu, il faut qu’il devienne une personne : alors il entre dans une
lutte avec lui-même qui doit réaliser l’unité de ses différentes puis-
sances et faire l’épreuve de sa sincérité ; et cette sincérité doit mani-
fester ses plus intimes secrets, ceux-là mêmes qu’il ignore et qu’il se
cache à lui-même. Ainsi, c’est l’action qui est l’architecte du moi.
Seulement, cette action nous met en relation avec d’autres êtres ; elle
crée entre eux et nous une vie inter-personnelle. C’est que l’homme ne
peut pas rester un, s’il reste seul. Car il vit « en symbiose avec des té-
moins, des coopérateurs, des complices, des imitateurs ». Chaque ac-
tion est donc un exemple. Elle pénètre dans une réalité qui est com-
mune à tous. Et il faut « toujours agir comme si on gouvernait le
monde ».
Cependant la vie inter-personnelle reçoit sa forme proprement spé-
cifique dans la vie familiale où l’aspiration de deux êtres à se suffire
l’un dans l’autre aboutit à la création d’un être nouveau. Mais la fa-
mille risque toujours de se fermer étroitement sur elle-même ; et M.
Blondel rappelle ces questions enfantines de Tolstoï regardant le [174]
monde au-delà des frontières de sa propre maison et demandant : « De
quoi tous ces gens peuvent-ils être occupés ? Comment et de quoi
vivent-ils ? Comment élèvent-ils leurs enfants ? Comment les ap-
pellent-ils ? » Mais l’action rayonne de la famille sur la patrie, qui ex-
clut, il est vrai, comme elle, tout ce qui lui demeure étranger, tout ce
qui est pour elle sans intimité et sans subjectivité. « Le mot patrie n’a
pas de pluriel. » Et pourtant chaque patrie défend, en se défendant,
non seulement son propre sol, mais la part d’absolu qui est en elle. Et
c’est pour cela qu’au-delà de la patrie la personne doit étendre son ac-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 119

tion à l’humanité tout entière : si limité que puisse être d’abord son
horizon, il faut qu’il se dilate pour embrasser le Tout dont elle fait par-
tie, mais qui n’est ce qu’il est que par la marque même qu’elle lui im-
pose.
C’est que le propre de l’action est de transformer le donné afin que
l’idéal le pénètre. Le monde n’a de sens que s’il peut devenir le
théâtre de la moralité et l’instrument de la vie spirituelle. L’action in-
sère dans le monde un ordre supérieur à l’ordre du devenir ; et elle
cherche à égaler en nous la volonté voulue à la volonté voulante en
faisant pénétrer la liberté dans la nature et l’éternel dans le périssable.
Mais alors l’être sent qu’il y a, au cœur même de cette volonté vou-
lante, une puissance qui le dépasse et qu’il essaie d’associer à sa
propre action : il peut faire sans doute de cette puissance l’objet d’un
culte superstitieux, mais c’est dans une union spirituelle avec elle que
réside cette véritable piété qui donne à chacune de ses actions une si-
gnification absolue et une valeur infinie. Ainsi [175] c’est l’action
elle-même qui fait le lien de l’immanence et de la transcendance, qui
évoque sans cesse celle-ci comme le remède à l’impuissance de celle-
là. La seule possibilité de l’action témoigne une fois de plus qu’il n’y
a pas d’athée. On peut bien dire qu’elle est issue de l’amour de soi ;
mais, au sens le plus plein et le plus fort, l’amour de soi « coïncide
avec un théocentrisme de vérité et de charité ».
On voit maintenant quelle doit être la conclusion de cette longue
analyse. Il y a une dernière onde qui enveloppe toutes les autres et qui,
pour ainsi dire, en renverse le cours. Car l’action était partie du moi
lui-même pour se propager par une sorte d’expansion indéfinie. Elle
vient retrouver maintenant une sorte d’initiative prévenante à laquelle
elle se borne seulement à répondre. Et si ce flux, cette suite d’ondes
que l’on nous décrit semblent courir vers un océan où elles menacent
de se perdre, cet océan à son tour nous ramène vers la source même
qui leur a donné naissance. Ce qui nous montre pourquoi la trilogie
tout entière se termine encore sur une attente et sur une espérance. La
tâche permanente du philosophe, c’est sans doute de se réformer, de
s’approfondir, de se vivifier ; mais il fait apparaître ainsi en lui une
place vacante qu’il est incapable de remplir avec ses seules res-
sources. Car l’action a beau être enrichissante, elle a beau être une af-
firmation du « oui éternel » et nous élever de ce qui semblait ne pas
être à ce qui est, elle ne parvient à réaliser toutes ces fins que si elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 120

reçoit de plus haut la révélation qu’elle appelle. C’est que la philoso-


phie ne peut pas faire abstraction de l’historicité [176] du fait chrétien :
c’est vers lui qu’elle nous conduit, c’est en lui qu’elle s’achève. Aussi
M. Blondel nous promet bientôt deux nouveaux ouvrages sur les rap-
ports de l’esprit chrétien et de la philosophie, qui formeront le sommet
et la clef de voûte de ce vaste édifice. À ce moment-là, nous pourrons
porter un jugement d’ensemble sur la signification et la valeur de cette
entreprise si haute où l’on voit la philosophie et la religion, au lieu de
s’opposer l’une à l’autre comme dans l’opinion populaire, au lieu de
demeurer indépendantes comme dans l’opinion cartésienne, contracter
entre elles une alliance afin de réaliser dans la conscience cet hymen
de l’humain et du divin qui la réconciliera enfin avec elle-même.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 121

[177]

La philosophie française entre les deux guerres

Quatrième partie
LE RATIONALISME
SCIENTIFIQUE

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[178]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 122

[179]

Quatrième partie.
Le rationalisme scientifique

Chapitre I
L’IDÉALISME DE
M. LÉON BRUNSCHVICG

§ 1. La connaissance de soi

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M. Brunschvicg vient de consacrer un ouvrage à La Connaissance


de soi. Ce livre risque de provoquer quelque surprise chez tous ceux
qui, sur la foi du titre, s’attendent à y trouver un guide de l’introspec-
tion, une de ces confessions impersonnelles dans laquelle chacun
cherche à reconnaître quelques traits de sa vie secrète. M. Brunsch-
vicg ne montre ni beaucoup de goût, ni beaucoup d’estime pour cette
complaisance intérieure par laquelle se laissent séduire tant d’âmes
faibles et délicates, et qui les porte à fixer le regard, comme pour n’en
rien laisser perdre, sur tous les aspects fugitifs de leur conscience ou
de leur humeur ; ce n’est là pour lui qu’une partie superficielle de
notre être, où s’expriment surtout les variations de notre état corporel
et les préoccupations de notre amour-propre : nous devons chercher à
la dépasser plutôt qu’à nous y établir. La connaissance de soi, c’est la
connaissance de l’homme en nous, non pas seulement [180] de
l’homme de la nature, qui n’est encore qu’un animal humain, mais de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 123

l’homme tel qu’il s’est formé peu à peu au cours de l’histoire, qui se
sent responsable en chacun de nous de l’avenir de l’humanité tout en-
tière et accepte d’y collaborer. « Se connaître, c’est assurément se
pencher sur son passé dans l’espoir de le ressusciter ; c’est aussi, et
c’est plus encore, s’interroger sur son devenir et sur sa destinée, c’est
parier sur soi-même. » Mais ce n’est pas un simple pari de l’individu :
c’est un pari que fait l’animal raisonnable sur la puissance qu’il a de
se libérer à l’égard de la matière, de l’instinct, de l’habitude, et de les
soumettre à sa loi. Et ce pari garde un caractère singulièrement drama-
tique s’il est vrai qu’il peut être gagné par une élite et perdu pourtant
par la masse, qui risque alors d’entraîner l’élite dans sa propre ruine.
La Connaissance de soi est composée de dix leçons qui ont été
professées à la Sorbonne pendant l’hiver de 1929-1930. C’est une
suite d’entretiens plutôt qu’un exposé enchaîné et systématique. Au-
cun livre de M. Brunschvicg ne peut nous donner une image plus fi-
dèle de cette pensée si complexe et si sinueuse qui, pendant une qua-
rantaine d’années de méditations et de lectures, n’a pas cessé de s’en-
richir et de s’approfondir : peut-être même se révèle-t-elle avec plus
de simplicité et de relief dans ces quelques échappées sur la nature hu-
maine que dans les ouvrages plus denses où l’auteur essayait de nous
montrer, en savant et en historien, comment la raison se dégage peu à
peu de la servitude des sens et de l’imagination et conquiert par degrés
son indépendance. [181] C’est que les préoccupations essentielles
d’un esprit apparaissent souvent avec plus de netteté lorsqu’il s’aban-
donne avec quelque liberté à son jeu naturel que lorsqu’il entreprend
de les justifier par l’effort le mieux concerté.
C’est le problème de l’homme, et, plus exactement encore, le pro-
blème de la formation de l’homme par lui-même, qui est l’objet essen-
tiel de la réflexion pour M. Brunschvicg. Et c’est pour cela que tout ce
qui concerne l’homme sollicite son infatigable curiosité. C’est dans
les œuvres de l’esprit qu’il s’efforce de saisir l’essence de l’esprit ;
car, si l’esprit est une activité, c’est dans la lutte qu’il soutient contre
les obstacles que le réel ne cesse de lui opposer, c’est dans la compa-
raison entre ses succès et ses échecs qu’il doit prendre conscience de
lui-même et saisir la courbe de son mouvement. La connaissance que
nous prenons de l’esprit à travers ses œuvres surpasse toujours celle
que l’introspection pourrait nous donner : elle ne cesse de nous sur-
prendre et même de nous émerveiller. C’est que toute œuvre de l’es-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 124

prit l’oblige à découvrir en lui des forces qu’il ne pouvait pas soup-
çonner avant de les avoir exercées, à ouvrir des chemins qui n’étaient
pas encore tracés et dont il s’était quelquefois interdit l’accès.
Si M. Brunschvicg s’applique particulièrement à méditer sur le dé-
veloppement des sciences, c’est d’abord parce que les sciences sont la
seule forme de notre activité spirituelle qui connaisse un progrès
continu et incontesté ; c’est aussi parce que, grâce à la rigueur de leur
méthode et à la certitude de leurs résultats, elles nous permettent,
[182] mieux qu’aucune autre œuvre de l’homme, de discerner la puis-
sance et les limites de notre pensée, les exigences qui la pressent et les
satisfactions qu’elle est capable de se donner. Mais M. Brunschvicg ne
borne point son intérêt à la science : tous les efforts que peut tenter
notre conscience pour s’exprimer et pour se réaliser retiennent tour à
tour cet esprit si ouvert et si mobile. Il n’y a pas un seul problème hu-
main qui puisse le laisser indifférent. Il se plaît à confronter ses idées
avec celles d’autrui ; il est familier avec les penseurs de tous les pays
et de tous les temps. Il ne néglige aucune des suggestions que l’esthé-
tique ou la littérature peuvent lui apporter ; la politique enfin, par la-
quelle l’homme essaye de satisfaire son besoin de justice et de réaliser
les conditions les plus favorables à l’accomplissement de sa destinée,
détermine parfois en lui un mouvement presque passionné. Ainsi, il
n’y a pas une seule des manifestations de la pensée dont il n’essaye de
saisir le sens et la valeur, et même de suivre la courbe jusque dans
cette extrémité si délicate où elle semble hésiter encore sur le chemin
qu’elle va prendre.
Par plus d’un trait, il ressemble à Montaigne, pour lequel il
éprouve tant de sympathie. C’est un liseur comme lui, qui se plaît à
ranimer et à entretenir ses sentiments de prédilection au contact de
tous ces livres, anciens ou récents, où la conscience humaine disperse
ses élans contradictoires. Il « farcit » toutes ses pages de citations,
comme Montaigne, et elles s’accommodent si bien avec son train per-
sonnel que le lecteur se sent invité à y associer encore ses propres
pensées [183] et, pour ainsi dire, à jouer sa partie dans cette sorte de
mouvement où tous les esprits semblent entraînés. Mais Montaigne li-
sait surtout des historiens et des moralistes : Plutarque et Sénèque
étaient sa principale nourriture. M. Brunschvicg, qui ne néglige per-
sonne, a des lectures beaucoup plus étendues et plus austères : il se
complaît dans l’étude des savants, parce que la science est pour lui
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 125

une sorte d’épreuve de la conscience. « Ma conscience, disait Mon-


taigne, ne falsifie pas un iota ; ma science, je ne sais. » Mais c’est que
la science de Montaigne n’était encore, au gré de M. Brunschvicg,
qu’une opinion probable sur le monde, et que la mathématique et la
physique n’avaient point encore réuni leurs efforts pour conquérir la
réalité, pour obliger la conscience à mettre en jeu toutes ses res-
sources, pour lui permettre de discerner avec certitude la fécondité ou
la stérilité de ses entreprises. On pourrait observer encore chez M.
Brunschvicg, comme chez Montaigne, la prédominance de l’intelli-
gence sur l’affectivité, le même besoin de transformer l’être qui sent
en un être qui comprend, la même aptitude à pénétrer les idées les plus
différentes et parfois les plus éloignées de l’usage commun, le même
attachement inébranlable à l’indépendance d’une pensée qui ne s’en
laisse point imposer, qui ne juge du bien et du vrai qu’avec ses seules
forces et qui ne veut affirmer qu’à bon escient. M. Brunschvicg re-
grette sans doute que Montaigne nous ait trop parlé d’un moi indivi-
duel « qui n’est jamais beaucoup plus intéressant que le moi de la res-
piration ou de la digestion » ; mais c’était, croit-il, le malheur des
[184] temps qui l’obligeait à se replier ainsi sur son être séparé ; il doit
suffire que la collaboration entre les esprits redevienne possible pour
que chacun d’eux ne perçoive désormais en lui que la pure humanité.
Il est aussi remarquable que les qualités que M. Brunschvicg aime le
plus dans Montaigne sont ces qualités de sincérité et de douceur que
l’on ne peut aimer sans les pratiquer. Car les esprits les plus fermes
sont aussi les plus accueillants ; ce sont les seuls qui sont capables de
sympathiser avec des conceptions du monde et de la vie toutes diffé-
rentes des leurs : les fautes d’autrui deviennent pour eux des erreurs
qu’ils excusent parce qu’ils les comprennent ; elles leur paraissent
toujours l’effet de causes extérieures que la sagesse seule permet de
dominer.
*
* *
Mais l’homme ne possède point la sagesse en naissant ; il lui faut
l’acquérir. Et le visage de l’homo sapiens ne se dégage que par degrés
au sein d’une conscience polymorphe où d’autres visages se dessinent
et s’effacent tour à tour. Longtemps avant l’homo sapiens, nous dis-
cernons en nous un homo faber, qui pour beaucoup de nos contempo-
rains est encore l’homme véritable ; mais c’est un homme qui est en-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 126

core tout animal, qui subordonne la science à l’utilité, qui multiplie


sans cesse ses moyens d’agir, mais ne cherche ni à comprendre ce qui
est, ni à découvrir et à réaliser sa propre destinée spirituelle. Aussi,
quels que soient les succès de l’homo faber, [185] nous ne pouvons
consentir à nous identifier avec lui. En face de lui, nous voyons pa-
raître le visage de l’homo religiosus, qui, pour M. Brunschvicg
comme pour Lucrèce, est d’abord le visage de la crainte ; la religion
introduit dans le monde la distinction du profane et du sacré ; elle su-
bordonne la vérité à une puissance extérieure qui la révèle, à une auto-
rité visible qui la garde et qui l’interprète ; elle se défie de la raison,
qui exige toujours une explication, pour faire appel au mythe, qui se
contente d’ébranler l’imagination. À cet homo religiosus est toujours
associé un homo magicus qui cherche à entrer en rapport avec toutes
les puissances mythiques et croit pouvoir les incliner, par des pra-
tiques mystérieuses, à satisfaire immédiatement ses désirs, pourvu
qu’ils soient assez forts. Il ne faut pas oublier non plus le visage de
l’homo loquens, de cet homme qui parle, et qui donne au langage un
pouvoir magique, sous prétexte qu’il est le véhicule des acquisitions
de l’humanité et l’instrument de communion entre les individus. Qui
possède le mot croit donc posséder la chose. Qui redoute la chose
s’interdit de prononcer le mot. Et nous voulons même que Dieu ait
créé le monde par la parole. Mais c’est la tâche de la philosophie de
vaincre la rhétorique et de découvrir derrière les mots, grâce à un acte
de la pensée, les choses qu’ils dissimulent et dont ils prennent la
place. Enfin, la sagesse risque encore d’être mise en échec par l’homo
politicus qui nous ramène vers l’homo faber, qui tend à appuyer ses
entreprises sur la loi écrite, sur la force et sur la tradition, et contre le-
quel il appartient toujours à [186] Socrate et à Antigone de maintenir
le destin de la vraie spiritualité.
Mais la technique et la religion, le langage et la politique ne sont
pas toujours des obstacles à la sagesse. Celle-ci est capable de changer
leur sens, d’en faire des instruments de vérité, des moyens de libéra-
tion intérieure, au lieu de leur permettre seulement d’aiguiser nos dé-
sirs et de nous asservir à un ordre matériel. Mais la sagesse est une
conversion. Elle suppose que nous cessons de juger de l’univers par
rapport à nous. Elle nous enseigne au contraire à nous considérer
nous-mêmes, sinon par rapport à l’univers, du moins par rapport à au-
trui. Elle crée entre autrui et nous des relations de réciprocité. Dès lors
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 127

le spectacle du monde se transfigure. Nous cessons de le voir et nous


commençons à le penser. Telle est la fonction de la science qui nous
éloigne de plus en plus des perceptions sensibles, qui mesure égale-
ment la terre et le ciel, qui non seulement nous fait comprendre la pos-
sibilité des antipodes, mais qui nous montre que le lieu que nous occu-
pons est toujours l’antipode de quelque autre lieu, qui enfin ne laisse
subsister du vallonnement coloré déployé devant le regard qu’un ré-
seau de relations mathématiques valable pour toutes les perspectives
où l’univers est capable d’entrer. De même c’est la fonction de l’art de
nous affranchir de l’utilité, de créer même une sorte de mensonge des-
tiné à nous rendre indépendants des choses matérielles, mais de faire
appel à une communion secrète entre les individus par laquelle ils ne
cessent de s’enrichir les uns les autres indéfiniment : l’art, selon [187]
M. Brunschvicg, nous fait participer à des vies différentes de la nôtre ;
« il nous rend plurivalents ». La morale enfin nous arrache elle aussi à
l’égoïsme ; elle peut sembler nous soumettre à un impératif d’origine
extérieure. Et pourtant l’homme vertueux est d’abord un non-confor-
miste qui cherche le bien selon la vérité et non pas le bien selon l’opi-
nion, et qui sacrifie toujours le second au premier. La science le pré-
pare au désintéressement et l’art à la sympathie. Car la vie morale n’a
point d’autre fin que d’obtenir un accord de la conscience morale avec
elle-même et un accord des différentes consciences entre elles.
*
* *
C’est toujours chez le savant, chez l’artiste, chez l’homme de bien
que l’homme a cherché la plus haute idée de lui-même. L’originalité
de M. Brunschvicg, c’est de nous montrer comment, pour la réaliser,
la conscience doit s’affranchir peu à peu de la servitude de la nature et
de la tradition, comment la vie doit se transformer peu à peu en raison :
il ne doute point d’ailleurs que, dans cette transformation, la vie ne
s’expose elle-même à un péril, mais qu’il lui paraît beau d’affronter.
Toutefois le propre de la raison ne peut pas être seulement de créer un
péril, c’est aussi d’y pourvoir. Son rôle n’est pas de produire un ordre
nouveau, mais de discerner dans les choses elles-mêmes un ordre en-
core obscur qu’elles l’invitent à dégager. Nul n’est moins prêt à
contester cette prudence et cette souplesse de notre activité [188] spi-
rituelle que M. Brunschvicg qui a tout fait pour lui laisser le jeu le
plus libre et le plus nu, pour la délivrer de tous les cadres dans les-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 128

quels on cherchait à l’emprisonner et qui invoque souvent avec com-


plaisance la règle de plomb des constructeurs lesbiens qui était assez
flexible pour épouser toutes les sinuosités du réel.
Nul philosophe ne montre une foi plus vive que M. Brunschvicg
dans la fécondité de l’esprit humain et, pour ainsi dire, dans la valeur
gratuite de toutes ses créations. Nul ne poursuit avec plus de courage
la destruction de toutes les formes de l’idolâtrie, nul ne résiste avec
plus de résolution à toutes les infiltrations du sentiment cherchant à
prendre la place de l’intelligence, à tous les élans de cette spiritualité
diffuse qui compromet la véritable et dans laquelle il soupçonne un
appel trouble du corps : comme nous le disons aujourd’hui, nul ne
lutte avec plus de sincérité en faveur de l’Occident contre l’Orient.
C’est que l’esprit se confond pour lui avec l’intelligence. Il dirait vo-
lontiers que la vérité lui suffit. Cette vérité, il la demande à la science
et même, d’une manière plus précise, à la physique mathématique qui
m’apprend à regarder le monde avec la raison et non pas avec les sens
et à penser que tout lieu peut être également pris comme centre de
l’univers, et non pas seulement le lieu que j’occupe. C’est que je ne
puis fonder mon existence personnelle qu’en devenant peu à peu iden-
tique à ce que je comprends : je ne possède que mes connaissances et
je ne connais la vérité de moi-même qu’à travers la vérité de l’univers.
Mais, de plus, il n’y a que la connaissance scientifique [189] qui
puisse être justifiée et communiquée. C’est donc la science qui me
permet de me dépasser moi-même et de m’établir dans ce qu’il y a de
commun entre vous et moi. Ainsi elle me délivre de mes limites indi-
viduelles, elle devient le principe de cet amour dont Descartes avait
déjà donné une définition si belle : à savoir que dans l’amour « on se
considère dès à présent comme joint à ce qu’on aime, en sorte qu’on
imagine un tout duquel on pense seulement être une partie et que la
chose aimée en est une autre ». Enfin elle nous conduit elle-même à la
vraie religion, s’il est vrai qu’elle rapproche les consciences les unes
des autres, car, selon le mot d’Emerson, « deux consciences ne
peuvent entrer en liaison l’une avec l’autre sans se référer tacitement à
un troisième interlocuteur, à une nature commune ; or ce troisième in-
terlocuteur, cette nature commune n’est pas sociale, mais imperson-
nelle ; elle est Dieu ».
Nous touchons ici, il nous semble, le point le plus sensible et peut-
être le plus vulnérable de cette doctrine. La communion des esprits
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 129

peut-elle être considérée comme l’effet de la science ? M. Brunsch-


vicg sans doute oppose le savoir-faire de l’homo faber au savoir de
l’homo sapiens. Mais le savoir pourrait bien n’être qu’un savoir-faire
un peu plus abstrait. Le propre de toutes les explications scientifiques
n’est-il pas de reconstruire le monde sur le modèle d’une machine ? Il
est grave que cette science manuelle du monde puisse suffire au posi-
tivisme que M. Brunschvicg ne cesse de combattre, mais qui donne de
la science une interprétation plus grossière et par [190] conséquent
plus aisée à saisir. L’effort admirable de M. Brunschvicg nous permet
de retrouver dans toutes les créations de la science la présence de l’ac-
tivité plénière de notre esprit, une œuvre de liberté et d’amour. Mais
s’il est vrai que la connaissance donne en effet aux différentes
consciences le seul moyen qu’elles aient de communiquer entre elles,
est-ce elle aussi qui leur en donne le premier désir ? Dès que M. Brun-
schvicg consent à dépouiller la religion de la terreur, de la superstition
et du mythe, il parle lui-même le véritable langage de l’homo religio-
sus. Il n’accepterait point de soutenir que la loi d’amour a attendu la
constitution de la physique mathématique pour s’imposer à notre
conscience, ni que le savant est incapable de la repousser et l’ignorant
de l’entendre.
[191]

§ 2. La Religion et la Raison

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Schopenhauer disait : « Nul homme religieux ne parvient à être


philosophe : il n’en a pas besoin. Et nul homme vraiment philosophe
n’est religieux : il marche sans lisières, non sans péril, mais libre-
ment. » Il disait encore : « Toute religion positive est proprement
l’usurpatrice du trône qui appartient à la philosophie. » On pourrait
croire que tel est aussi le sentiment de M. Brunschvicg, bien qu’il
n’ait point beaucoup de goût pour la philosophie de Schopenhauer.
Pourtant, il s’exprime lui-même autrement : loin de récuser la religion
et de la juger inutile, il considère la philosophie comme la religion au-
thentique. L’éditeur de Pascal se prononce contre Pascal pour le « dieu
des philosophes et des savants » ; mais ce qui ne laisse pas de sur-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 130

prendre parfois ses amis et ses admirateurs, c’est qu’au lieu de se dés-
intéresser de la religion et de penser que la science est destinée à en
tenir lieu, il ne veut abandonner ni le mot ni la chose. Il y a un Dieu
spirituel auquel il rend un culte intérieur, et ce Dieu, c’est le Verbe qui
éclaire tout homme venant en ce monde, à condition qu’il consente à
tourner vers lui son regard. Il ne songe qu’à purifier la religion et non
point à la détruire. Mais il y a une religion qui relève du temps et non
point de l’éternité, de la société et [192] non point de la conscience, de
la lettre et non point de l’esprit, et à laquelle il ne cesse de s’opposer
parce qu’elle n’est pas pour lui la religion véritable. Cependant la
ligne de démarcation qui les sépare ne passe pas toujours où l’on croit ;
et si M. Brunschvicg ne craint pas d’invoquer les mystiques ou les
saints comme des exemples de la plus haute spiritualité, il ne refuse-
rait pas non plus d’admettre que, hors de la religion, et même parmi
les savants, il n’y ait beaucoup d’adorateurs de la matière et du corps,
c’est-à-dire de purs idolâtres. Car ce qui lui importe par-dessus tout,
c’est que l’on maintienne une coupure entre la spiritualité et l’idolâ-
trie, que l’on réalise entre elles une option décisive, qui est un acte de
courage, et que l’on ne cherche pas à les contaminer par une alliance
suspecte, dont il étudie les méfaits et les « disgrâces » tout au long de
l’histoire.
Le nouveau livre de M. Brunschvicg s’ouvre par une belle citation
de Jules Lachelier : « L’état de conscience qui, seul, peut selon moi
être proprement appelé religieux, c’est l’état d’un esprit qui se veut et
se sent supérieur à toute réalité sensible, qui s’efforce librement vers
un état de pureté et de spiritualité absolues, radicalement hétérogène à
tout ce qui, en lui, vient de la nature et constitue sa nature. » Et il se
forme par une opposition entre les chrétiens charnels et les chrétiens
spirituels, entre un Dieu qui nous remplit de crainte et un Dieu qui
nous éclaire de sa lumière. Car on ne sert pas, dit l’auteur, deux
maîtres à la fois, seraient-ce la Puissance du Père et la Sagesse du Fils.
C’est cette distinction de [193] deux maîtres qui forme l’inspiration du
livre, qui lui donne son accent polémique, son allure dualiste et mani-
chéenne, qui l’oblige à scinder la conscience humaine en deux ten-
dances de sens opposé, et à condamner sous le nom discrédité d’éclec-
tisme tous les efforts qu’elle a jamais faits pour rétablir son unité.
Il importe tout d’abord de marquer notre accord profond avec M.
Brunschvicg sur la manière même dont il définit le spiritualisme reli-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 131

gieux. Et il a bien raison d’en trouver le principe suprême dans ce


texte admirable de Descartes : « J’ai en quelque façon premièrement
en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire de Dieu que de
moi-même. » Il n’y a personne au monde qui puisse comprendre et
faire sienne cette première vérité sans juger aussitôt stériles et impuis-
sants tous les arguments par lesquels la raison essaie de conclure à
l’existence d’un Dieu qui serait au-delà de la conscience, alors que la
conscience nous en apporte à chaque instant l’intuition actuelle et la
présence vivante. Là est la véritable découverte de Dieu, dont nulle
preuve extérieure ne remplacera jamais l’évidence ni l’efficacité : elle
est elle-même au-delà de toutes les preuves. Loin de tendre notre es-
prit vers un Dieu inconnu qui suffirait, sous prétexte de piété, à autori-
ser toutes les superstitions, elle nous le révèle dans le miracle sans
cesse renouvelé de la connaissance. « Qu’admirez-vous dans la divini-
té, disait déjà Malebranche, si vous n’en connaissez rien ? » Ainsi M.
Brunschvicg identifie l’acte même par lequel Dieu se découvre à nous
avec « l’intuition devenue consciente et pleine [194] de l’infinité inhé-
rente à la pensée en tant que telle ». Et Dieu lui-même ne fait qu’un
avec la Raison infinie.
Mais le drame de la conscience, c’est que cette raison est en nous
sans que nous puissions la confondre avec nous. Nous ne pouvons, se-
lon Malebranche, qu’y participer. À tout instant nous nous en écartons
et nous lui sommes infidèles. Elle est bien, selon le mot de saint Au-
gustin, intimior intimo meo ; mais comment me serait-il possible d’ha-
biter toujours en cet ultime fonds de moi-même où il n’y a plus
d’écran qui me sépare d’elle ? Tel est pourtant l’état que pensait at-
teindre Descartes dans le sentiment de l’évidence intellectuelle, celui
que cherchaient les mystiques au-delà de toutes les connaissances par-
ticulières, celui que décrit Plotin quand il dit : « Plus rien entre l’âme
et Dieu, qui ne sont plus deux, car les deux ne font qu’un : pas de dis-
tinction tant qu’il est là. » Seulement, le plus souvent, nous n’avons
pas la force de descendre en nous si profondément : notre attention
n’est pas assez pure, l’opinion nous suffit, nous sommes sollicités par
les phénomènes ou par les événements. Nous habitons alors sur les
plans superficiels de notre propre conscience où l’esprit cesse d’agir et
où les choses nous commandent.
On ne peut que se sentir d’accord avec M. Brunschvicg quand il
montre que cette lumière qui est en nous n’est pas une lumière toute
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 132

faite que nous pourrions recevoir sans y contribuer. Elle est indiscer-
nable de l’acte qui la produit. Il n’y a point de vérité qui nous vienne
du dehors, et à laquelle nous puissions jamais donner [195] ce nom in-
dépendamment de l’acte par lequel elle se constitue au dedans de
nous. Nous pouvons dire qu’elle est une présence, bien que M. Brun-
schvicg se méfie sans doute de ce mot qui semble évoquer pour lui la
présence d’une chose plutôt que cet acte de présence, qui est l’acte
même de la connaissance. Il redoute le moment où, comme on le voit
chez Plotin, la présence et la science cessant de coïncider, on ne craint
plus de dire « La présence vaut mieux que la science. » Ce serait là
pour lui un échec de la spiritualité. Et l’on conviendra aisément que la
présence, et même la totalité de la présence, ne sont rien de plus en ef-
fet que cette infinité spirituelle que nous ne devons jamais perdre de
vue, sans pouvoir la séparer jamais de l’acte de pensée qui l’implique
et qui la révèle.
Cependant, si l’activité spirituelle ne peut pas être dissociée de
l’exercice de l’intelligence, M. Brunschvicg ne va pas jusqu’à réduire
l’esprit à l’intelligence pure : seulement, dans l’esprit, l’intelligence et
l’amour ne font qu’un. Et le mouvement même par lequel nous dépas-
sons la partie individuelle de notre être pour accéder à une vérité uni-
verselle est le même que celui par lequel nous surmontons en nous
l’égoïsme dans un pur élan de la charité. Ici encore il n’y a pas de phi-
losophe dont l’enseignement ait pour nous autant de simplicité et de
grandeur que Malebranche. Car il ose dire que l’application de l’esprit
aux sciences universelles, à la mathématique et à la physique, est
« une application de l’esprit à Dieu, la plus pure et la plus parfaite
dont on soit naturellement capable ». Mais, en même [196] temps,
c’est la volonté du bien universel qui est le fonds même de notre être ;
et nous ne cessons de la contredire chaque fois que nous l’arrêtons sur
un bien particulier dont nous faisons notre bien véritable. Or, c’est
cette volonté du bien universel qui est l’amour ; ainsi le même mouve-
ment infini est présent au cœur de l’intelligence et au cœur de
l’amour : la vie de l’esprit en réalise l’unité. Et M. Brunschvicg
évoque tour à tour Malebranche et Fénelon pour montrer le danger
qu’il y aurait à penser que l’amour n’a pas besoin de l’intelligence et
qu’il peut se passer de sa lumière. Il remonte même jusqu’à Platon :
« Comme Fénelon et mieux que Fénelon, Platon a compris que
l’amour ne remplit sa vocation que dans la mesure où il conquiert l’in-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 133

telligence grâce à laquelle il se rend entièrement transparent à lui-


même. »
*
* *
On ne saurait définir plus justement l’essence de la vie spirituelle
que ne le fait M. Brunschvicg lorsqu’il montre comment « le progrès
de notre réflexion découvre dans notre propre intimité un foyer où
l’intelligence et l’amour se présentent dans la pureté radicale de leur
lumière ». Mais c’est celui qui suit avec le plus d’aisance M. Brunsch-
vicg dans l’affirmation qui est le plus surpris de l’insistance et parfois
de la violence de ses négations ; et, alors qu’elles sont pour lui une
marque de purification intérieure, on se demande parfois ce qu’elles
laissent subsister de ce spiritualisme [197] même qu’elles cherchent à
protéger. Ainsi M. Brunschvicg marque une opposition très vive à
l’égard de la personne qu’il identifie, semble-t-il, avec l’individu, avec
le moi vital et l’égoïsme du corps ; mais ceux qui défendent la per-
sonne ne la mettent pas là ; ils la mettent précisément dans cet acte in-
térieur que M. Brunschvicg lui oppose, et par lequel se constitue un
moi spirituel qui, au lieu de nous laisser enfermé dans la caverne de
notre propre nature, « ouvre devant nous l’infinité d’un développe-
ment autonome ». Peut-être faut-il dire que nous ne sommes véritable-
ment une personne qu’au moment où, dans le langage qu’il adopte,
nous devenons « plus qu’une personne », c’est-à-dire au moment où
« nous sommes capable de remonter jusqu’à la source de ce qui, à nos
propres yeux, nous constitue comme personne et fonde dans autrui la
personnalité à laquelle nous nous attachons ». Cette source qui fonde
et constitue la personne en nous et en autrui, et qui est Dieu, on lui re-
fuse le nom de personne, mais c’est parce qu’on considère dans la per-
sonne non point l’acte par lequel elle se pose, mais les bornes qui l’as-
sujettissent. Or un Dieu impersonnel ne serait qu’une chose : ce n’est
point là assurément le sens de M. Brunschvicg ; car si ce Dieu diffère
d’une personne, ce ne peut être que par excès et non point par défaut.
Cependant M. Brunschvicg établit entre Dieu et nous un commerce
si étroit que l’on se demande si l’on peut distinguer à la fin entre Dieu
et nous-même. « Dieu est tel que nous ne pouvons pas nous considérer
comme un autre pour [198] lui, non plus qu’il n’est un autre pour
nous. » Mais si nous reprenons le texte cartésien sur lequel repose à
ses yeux le renouvellement de la vie religieuse dans notre civilisation
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 134

occidentale, à savoir que « j’ai premièrement en moi la notion de l’in-


fini que du fini », on ne saurait méconnaître qu’il s’agit ici d’un infini
actuel et non point de mon propre développement indéfini, faute de
quoi l’infini serait la marque même de mes limites et de mon impuis-
sance. Et le progrès dans lequel je m’engage manquerait alors de la
condition qui le rend possible, et de l’aliment où il ne cesse de puiser.
Ainsi, je ne puis jamais me séparer de Dieu, bien que je lui demeure
toujours inégal par l’insuffisance de ma participation. Faut-il dire que
Descartes ne garde cet infini actuel que par une concession au réa-
lisme ? Il n’en est rien sans doute, s’il est lui-même cet acte pur au-
quel tout acte de ma pensée emprunte à la fois sa possibilité et son ef-
ficacité. Mais alors il s’institue entre Dieu et moi une sorte de dia-
logue. Dieu est un être qui m’appelle, mais auquel je ne réponds pas
toujours. Et la vie de l’esprit réside pour moi dans cette suite ininter-
rompue d’appels et de réponses. M. Brunschvicg cite le texte de Kant :
« Admettons que Dieu parle à l’homme, l’homme ne pourra jamais sa-
voir si c’est Dieu qui lui parle. » Mais quel nom donner alors à l’évi-
dence rationnelle, à la contemplation esthétique, à un pur élan de cha-
rité, à la moindre joie spirituelle, si ce ne sont pas là autant de touches
de la présence divine ?
« Dieu est ce qui aime en nous », dit encore M. Brunschvicg, mais
il invoque aussitôt le théorème [199] XIX de la V e partie de l’Éthique,
qui est certainement pour lui la définition la plus parfaite du désinté-
ressement : « Il est impossible que celui qui aime Dieu désire que
Dieu l’aime à son tour. » Seulement, si Dieu est amour, comment
pourrions-nous distinguer l’amour que nous avons pour lui de l’amour
qu’il a pour nous, c’est-à-dire de l’amour qu’en nous il a pour lui-
même ? Telle est la signification profonde et déchirante du mot de
Pascal : « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » Mais, même si
nous optons avec lui en faveur du Dieu de Malebranche et de Fénelon
contre le Dieu de Pascal, même si nous sommes inclinés à préférer
« le rationalisme de saint Jean » au « fidéisme de saint Paul », il n’en
reste pas moins que ce Dieu d’intimité spirituelle, dont on dit qu’il ne
se découvre que dans la solitude, est aussi, en remplissant notre soli-
tude, le suprême recours de notre individualité misérable : il est le
même Dieu qui nous guérit de la solitude. En acceptant les affirma-
tions de M. Brunschvicg, en niant ses négations, nous ne cherchons
qu’à servir le même idéal de pureté spirituelle, et, sans vouloir faire un
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 135

dieu de l’homme, à permettre à l’homme, en s’ouvrant toujours da-


vantage à la compréhension et à l’amour, de ne jamais demeurer sourd
à cette action de Dieu en lui, qui est une sorte de sommet où la médi-
tation du philosophe et la foi du croyant ne se distinguent plus.
Alors seulement nous pouvons espérer obtenir cette réconciliation
de la conscience avec elle-même, qui est le premier pas vers une ré-
conciliation [200] de toutes les consciences entre elles. Et jusque-là
c’est le devoir de chacune d’elles de pratiquer à l’égard de toutes les
autres ces deux vertus si rares de la bienveillance et de la tolérance,
qui sont si simples qu’elles paraissent avoir peu de prix, et qui, quand
elles s’exercent, demeurent souvent invisibles, comme les choses les
plus parfaites. M. Brunschvicg les apprécie à leur vraie mesure, lui
qui, dans sa préface, cite ces deux beaux textes : l’un, qui est une pa-
role de Renouvier à Louis Ménard qu’il propose à chaque philosophe
de reprendre avec tout l’effort de sa sincérité intérieure : « Nos dissi-
dences n’ôtent rien à ma sympathie ; nous cherchons la vérité » ; —
l’autre, qui est cet avertissement admirable de Fénelon en face de tous
les abus de l’autorité en matière spirituelle, que : « Nulle puissance
humaine ne peut forcer le retranchement de la liberté du cœur. »
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 136

[201]

Quatrième partie.
Le rationalisme scientifique

Chapitre II
LA RÉDUCTION
DES DIFFÉRENCES
À L’IDENTITÉ

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La différence est à la fois la joie et le scandale de l’esprit. Elle le


réveille de sa somnolence ; elle excite son mouvement ; elle brise et
élargit son horizon ; elle lui révèle sans cesse de nouveaux aspects du
monde. En multipliant les faces de l’Être, elle accuse sa richesse infi-
nie qui ne cesse de surpasser notre attente et d’émerveiller notre re-
gard. La possession qui tout à l’heure nous comblait, si elle demeure
identique, nous rebute et nous ennuie : à la fin nous cessons de la sen-
tir. Nous provoquons la différence quand elle tarde à se produire ;
nous ne demandons rien de plus aux voyages et aux livres que de
rompre le train continu de notre existence, de surprendre notre atten-
tion et de la divertir. Mais la différence ne manifeste pas seulement la
fécondité inépuisable de la création ; elle ne nous arrache pas seule-
ment à nous-mêmes en nous permettant d’obtenir avec l’univers un
contact de plus en plus étendu : elle ébranle au fond de notre être des
touches ignorées ; elle ne cesse de produire dans notre moi, que nous
croyions connaître, des états nouveaux [202] et des mouvements im-
prévus ; elle nous montre en lui un trésor insoupçonné qui, sans elle,
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 137

serait resté enseveli et qui, grâce à elle, nous livre toujours davantage.
Il semble même que c’est la différence qui nous fait être : c’est par
elle que nous nous distinguons de ce qui nous entoure, que nous rece-
vons de tous ceux que nous aimons une impulsion qui nous ranime,
que notre vie s’ouvre devant nous comme une perpétuelle découverte,
un perpétuel rajeunissement.
Mais l’idée de la différence est pourtant intolérable à l’esprit. Il ne
fait mine d’accepter sa présence, et parfois même de l’exiger, qu’afin
de se donner la satisfaction de la détruire. Il n’y a pour lui que de
fausses différences : tout son art est de percer leurs prestiges et de
montrer derrière elles l’identité qu’elles dissimulent. Dès qu’il y est
parvenu, son œuvre est terminée : il éprouve un véritable soulagement
à se replier sur sa propre unité que la différence avait failli rompre.
Sans doute, il avait paru s’abandonner un moment à l’ivresse d’un tel
péril ; mais la joie que lui donnait, sous prétexte de l’enrichir, l’idée
de la différence, était la joie d’un sacrifice ; quand le péril est passé,
l’identité retrouvée a pour lui plus de prix. Ainsi, la différence a tou-
jours été regardée comme une révolte contre l’esprit, comme la
marque de l’inintelligibilité et l’indice même du mal. La différence est
une sorte de désordre toujours renaissant et qui est le germe de tous
les mouvements de l’amour-propre, de toutes les querelles et de toutes
les guerres. Il faut qu’elle cesse pour que la raison soit satisfaite et
pour que la paix soit rétablie. Déjà les Anciens [203] considéraient la
différence comme une essence inférieure et voisine du néant, mais
qui, en se laissant pénétrer par l’essence supérieure de l’identité, rece-
vait la loi de l’ordre et trouvait accès dans l’existence. Et peut-être
pourrait-on dire que tout le mouvement de la pensée et de la volonté
consiste à multiplier les inventions particulières afin précisément d’ac-
croître la matière sur laquelle doit régner à la fin l’unité d’une règle
commune.
La théorie de l’évolution emprunte à la vie la représentation des
rapports entre l’identité et la différence. La vie provient toujours d’une
graine ou d’un germe ; et nous suivons toujours avec émerveillement
ces progrès de la croissance qui, de corps si petits, en apparence
presque semblables et où l’analyse trouve peu de matière pour s’exer-
cer, tire par degrés des êtres si différents, formés de parties si variées
et qui, après s’être détachés d’un autre corps où ils étaient d’abord
contenus, finissent par acquérir l’indépendance individuelle et tant de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 138

propriétés originales qui ne cessent de nous surprendre. Ainsi, bien


que la vie soit un étrange mystère et la racine de tous les autres, il ne
faut point s’étonner qu’elle ait pu paraître le principe et le modèle de
toutes les explications. Car toute explication décrit une naissance ou
une genèse, et la vie, en se produisant sans cesse elle-même, semble
réaliser sous nos yeux l’acte éternel de la création. Elle est même la
forme visible de cette « création continuée » qui, selon Descartes, est
contemporaine de tous les instants de la durée. Aussi le mot même de
vie exerce-t-il sur presque tous les [204] esprits une sorte de fascina-
tion : nous sommes tous plus ou moins enclins à penser que l’univers
et tous les êtres qui l’habitent sont comparables à des vivants dont la
destinée est de croître et de s’épanouir.
Cependant cette image a beau nous séduire par la familiarité que
possède notre regard avec le spectacle de toutes les croissances, elle
ne donne pourtant à l’esprit qu’une satisfaction imparfaite. C’est le
désir et non point la raison qui peut trouver dans la multiplication des
différences l’objet de sa complaisance : la raison cherche toujours à
les réduire. Elle garde toujours la nostalgie de l’identité perdue. Dira-
t-on qu’il y a entre les fins poursuivies par la vie et les fins poursui-
vies par la raison une contradiction, que l’une donne son impulsion à
l’égoïsme individuel, tandis que l’autre l’invite à se renoncer ? Mais
alors la raison résiste à l’évolution, au lieu de la servir ; et on peut se
demander si la marche de l’univers n’est pas l’inverse de celle qui est
figurée par la croissance de l’être vivant, si elle ne tend pas à abolir
les différences plutôt qu’à les produire, et si même elle mérite les
noms de développement ou d’évolution qu’on lui donne et non pas
plutôt ceux d’enveloppement ou d’« involution ».
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 139

[205]

§ 1. Les « Illusions évolutionnistes »


de M. André Lalande

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Dans une thèse de doctorat publiée dès 1899 sous le titre : La Dis-
solution opposée à l’Évolution dans les sciences physiques et morales
et qui vient d’être remaniée et rééditée sous ce nouveau titre : Les Illu-
sions évolutionnistes, M. André Lalande nous montre que le rôle du
temps n’est pas, comme on le croit, de multiplier les différences, mais
de les égaliser. Au moment où le livre a paru pour la première fois, il a
rencontré, semble-t-il, des résistances assez vives : la théorie de l’évo-
lution était alors dans tout son éclat ; elle obtenait les suffrages de tous
les savants ; elle inspirait la méthode de l’histoire et de la critique lit-
téraire ; elle répandait comme une sorte de dogme l’idée de la nécessi-
té et même de la beauté de la « lutte pour la vie ». Elle s’accordait
avec une renaissance de l’individualisme, avec la gloire toute récente
de Nietzsche, avec le culte de l’homme de génie soustrait à la loi com-
mune et qui était regardé comme l’aboutissement et la justification de
toute l’histoire humaine. Aujourd’hui l’heure paraît plus propice pour
entendre une critique de ces idées qui ont été si populaires et qui su-
bissent une sorte de déclin : la théorie de l’évolution s’est heurtée à
des difficultés scientifiques qu’elle n’est pas parvenue à surmonter ; la
lutte pour la vie a produit des effets si meurtriers qu’ils ont paru com-
penser le rôle bienfaisant [206] qu’on lui attribuait dans la formation
de l’élite ; l’idée d’une certaine communauté d’origine et de nature
entre tous les hommes, plus profonde que toutes les différences entre
les individus, a recommencé à prendre faveur ; enfin il n’est pas jus-
qu’à l’expérience de la guerre et de certains bouleversements sociaux
qui n’aient contribué à nous faire envisager avec moins d’horreur une
marche de l’univers tout entier vers une sorte de nivellement. Et les
grands conducteurs de peuples eux-mêmes prétendent les incarner
plutôt que les surpasser.
M. Lalande a été extrêmement frappé par l’impossibilité de trouver
dans la science du monde matériel une confirmation de cet épanouis-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 140

sement de l’identité en différences qui pourrait être considérée comme


la loi fondamentale de l’évolution. La matière nous montre plutôt le
contraire : elle ne cesse d’abolir la différence. Rien ne se produit dans
le monde que par un équilibre d’abord rompu, qui se rétablit. La ma-
tière ne connaît qu’un seul changement qui est l’usure : elle ne subit
qu’une seule action qui est celle de l’érosion. Elle nous enseigne elle-
même cette marche vers l’égalité qui semble répondre aussi à un vœu
essentiel de la conscience. Si l’on s’était plu pendant longtemps à se
représenter le cours de la nature sur le modèle d’un arbre qui, à me-
sure qu’il se développe, multiplie de plus en plus ses rameaux, on peut
se demander maintenant s’il n’est pas mieux figuré par le cours même
des eaux, qui prennent leur source aux points les plus différents, mais
qui descendent toujours des montagnes pour venir se réunir et se
perdre dans [207] l’immensité de la mer. C’est à une vision de ce
genre qu’aboutirait une interprétation généralisée du principe de Car-
not, dont la théorie de l’évolution a méconnu le sens, et qui, encore
qu’il soit soumis aujourd’hui à une nouvelle révision, paraît s’appli-
quer à tous les changements dont nous pouvons avoir l’expérience.
Pourtant, il semble que la vie s’épuise à le contredire ; elle cherche
toujours à remonter cette pente de la nature qui entraîne tout ce qui est
vers l’équilibre. Elle est un instinct qui ne cesse de produire de nou-
veaux individus, qui soutient leur égoïsme et nourrit leur avidité, qui
les oppose les uns aux autres dans une guerre sans merci où chacun
d’eux espère triompher. Mais, si tel est l’effort de la vie, on ne peut
méconnaître qu’elle soit toujours en échec ; elle roule inlassablement
le rocher de Sisyphe qui ne cesse de retomber. Tout d’abord, il n’y a
point de vie qui ne se termine par la mort : la mort abolit toutes les
différences passagères que la vie a créées ; c’est un terrible et admi-
rable retour à l’égalité. Mais le développement même de la vie exige
de la part de l’individu de perpétuels sacrifices ; il ne faut pas oublier
que ses deux fonctions essentielles sont l’assimilation, par laquelle
elle transforme une substance étrangère, mais en se transformant aussi
en elle, et la reproduction qui comporte d’abord une fusion des indivi-
dus, c’est-à-dire un renoncement de chacun d’eux à lui-même, puis un
retour de la vie à la cellule initiale qui va entreprendre à nouveau la
même aventure et se heurter aux mêmes échecs.
Cependant l’intelligence contredit aussi le [208] mouvement de la
vie ; elle diminue la vitalité organique ; elle accroît la douleur, qui ré-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 141

pond elle-même à une destruction de notre nature individuelle ; elle


s’exprime toujours par l’attention, qui est un phénomène d’arrêt, une
sorte de suspension de l’élan instinctif. Elle produit la science, qui est
vraie pour tous les esprits, qui réduit la multiplicité des objets à l’iden-
tité de l’idée, qui élimine la diversité des qualités au profit de l’homo-
généité de l’espace, qui trouve dans la tendance du monde matériel
vers l’équilibre à la fois l’objet de sa recherche et l’image de sa propre
activité. Et ne faut-il pas dire que le rôle de l’intelligence est de paci-
fier la diversité inintelligible de la vie, de stériliser, selon le mot de
Gœthe, ces milliers de germes dont le développement vivace sur la
terre, dans l’air et dans l’eau désespérerait Méphistophélès, qui est
l’esprit critique, s’il ne gardait le feu pour lui ?
Mais la morale est elle-même le fruit de l’intelligence et non point
de la vie. Elle ne nous enseigne rien de plus que le renoncement à
l’égoïsme ; or l’égoïsme est précisément l’amour de la différence indi-
viduelle. Elle se réduit à deux vertus dont l’une est la justice, qui n’est
pas sans rapport avec l’érosion, puisqu’elle limite sans cesse l’impul-
sion de la vie, et dont l’autre est la charité, qui est le don de soi, c’est-
à-dire une abolition de soi, une perte de soi en autrui. Il n’y a point de
sagesse qui ne conseille à l’individu de se retirer de la lutte et qui ne
considère une telle abstention comme le seul moyen d’échapper à la
douleur. Il n’y a pas de religion qui ne jette sur la chair une malédic-
tion, qui ne [209] fasse de la vertu une résistance à la concupiscence,
qui ne nous invite enfin à une méditation perpétuelle de la mort et
même à une imitation, dès cette vie, de ce parfait dépouillement où
tout à coup la mort nous réduit.
*
* *
On voit donc cette philosophie retrouver les plus belles formules
de la vie spirituelle de tous les temps et leur redonner un nouveau cré-
dit en s’appuyant sur les conquêtes les plus récentes de la science.
Mais ce rapprochement même ne nous laisse pas sans inquiétude. Car
on remarquera que l’esprit paraît alors mieux s’accorder avec la ma-
tière qu’avec la vie, puisque la vie est une invention diabolique pour
se soustraire à cette tendance vers l’égalité qui est la loi du monde ma-
tériel, et que l’esprit, en poursuivant l’intelligibilité et la justice,
contribue à rétablir dans le monde la paix que la vie avait un moment
troublée. La matière n’est faite que de cadavres ; quand la vie réussit à
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 142

l’animer, c’est en luttant contre son inertie, contre le mouvement qui


l’entraîne vers la dispersion et l’immobilité. Mais il n’est pas possible
que la vie ne vaille mieux que la matière ; il n’y a pas de mot qui
évoque plus de promesses, un tel surcroît d’être et de puissance, ni
une faculté d’initiative et de création plus parfaite. La vie est supé-
rieure à toutes les choses, même les meilleures ; sans elle on n’en ap-
précierait aucune. Aussi l’esprit doit-il être regardé non pas comme la
négation de la vie, mais [210] comme sa forme la plus haute ; et s’il
paraît la contredire, c’est dans sa limitation et non dans son principe ;
il ne cherche pas à la laisser retomber vers l’état d’indifférence où la
matière ne cesse d’incliner, mais à la délivrer de la matière qui la re-
tient, afin de la promouvoir et de l’élargir indéfiniment.
L’idée essentielle de M. Lalande, c’est qu’il n’y a point de salut
possible pour l’individu. Mais cette expression elle-même peut rece-
voir deux interprétations : l’une, qui paraît être la sienne, selon la-
quelle il se produira entre les êtres particuliers une assimilation dont
nous voyons déjà les signes sous nos yeux et qui adoucira leur contact
en les rendant semblables aux galets que le flot a longtemps roulés,
l’autre qui affirme que l’individu ne peut réaliser sa propre destinée
que s’il cesse de se séparer du tout pour en devenir le coopérateur. M.
Lalande, il est vrai, redoute de voir les individus assumer une fonction
spécialisée dans un univers organisé, ce qui en ferait les rouages d’un
mécanisme. Il voit avec beaucoup de pénétration que ce qui fait leur
dignité c’est la présence en chacun d’eux d’une faculté de l’universel.
Mais elle ne peut pas être destructive des vocations particulières.
Chaque homme est unique au monde et irremplaçable, et même il
l’est, pourrait-on dire, à proportion de son génie ; mais celui qui a le
plus de génie est aussi celui avec lequel il y a le plus d’êtres qui sont
capables de communier. De plus, l’homme le plus intelligent, s’il est
celui qui a le regard le plus vaste, est aussi celui qui est capable de
percevoir dans le monde les différences les plus [211] délicates. On
peut bien dire enfin que l’amour unit les êtres individuels ; mais, grâce
à cette union même, il crée la personnalité de ceux qui s’aiment : il est
pour chacun d’eux non pas une mort, mais une naissance.
Ainsi nous ne pouvons pas être indifférents à cette sorte de dé-
tresse de la conscience individuelle qui sent bien que c’est en elle
seule que le fond de l’être peut être touché, en elle seule que se joue le
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 143

drame de la vie, qui a la vocation du sacrifice, mais qui sait aussi que
s’anéantir, c’est se dépasser et qu’être détaché de soi, c’est être sauvé.
Il est difficile encore de considérer la différence comme toujours
primitive et de réduire les lois conjuguées de la matière et de la pensée
à une action qui l’abolit. La différence n’est pas seulement à l’égard
de l’être le signe de sa limitation ; elle est aussi le signe de sa fécondi-
té. Elle est le gage de notre initiative qui ne consentira jamais à abdi-
quer : pour rejoindre le tout, il ne faut pas que la différence s’efface,
mais qu’elle se multiplie indéfiniment. Il arrive même qu’elle réussit à
produire une miraculeuse coïncidence entre le particulier et l’univer-
sel ; et c’est dans la différence la plus humble et la plus ineffable, dans
telle touche du peintre, dans telle note d’une mélodie, dans telle im-
pression fugitive et profonde éprouvée par la sensibilité que se réalise
le mieux le contact entre l’univers et nous et que la présence concrète
du tout nous est pour ainsi dire révélée. La différence resserre le cœur
de celui qui se sépare du monde pour la retenir ; elle réjouit le cœur de
celui qui s’est établi dans [212] l’identité et qui découvre par la diffé-
rence la richesse du monde. De cette richesse, nous ne pensons pas
que M. Lalande veuille rien rejeter : il accepterait volontiers la diffé-
rence elle-même s’il voyait qu’elle peut unir au lieu de diviser ; il ne
repousserait pas l’idée d’une raison artiste qui polirait le monde dans
la différence et non plus dans l’uniformité en faisant usage du ciseau,
qui est un rabot plus subtil.
[213]

§ 2. « Le cheminement de la pensée »
d’Émile Meyerson

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Le premier livre d’Émile Meyerson avait paru en 1908 sous le titre :


Identité et Réalité. Dans le Cheminement de la pensée on trouve une
mine d’observations et de témoignages au service de la même thèse : à
savoir que la raison dans son usage commun, dans son usage scienti-
fique et dans son usage philosophique, opère toujours selon les mêmes
lois, qu’elle mérite toute notre confiance et qu’elle entreprend à bon
droit de nous faire connaître les choses telles qu’elles sont. Si elle ren-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 144

contre à chaque instant des contradictions, ou, comme le dit Meyer-


son, des « irrationnels » qui semblent la nier, c’est qu’elle est elle-
même une activité dont le mouvement a sans cesse besoin d’être rani-
mé, c’est qu’elle ne peut se passer d’une matière sur laquelle elle
s’exerce et qui lui résiste, c’est que chacune de ses démarches doit
être une victoire contre un obstacle qu’il lui faut surmonter. Il est im-
possible de méconnaître que la science contemporaine apporte à ces
idées une sorte de confirmation, s’il est vrai que les savants d’aujour-
d’hui refusent de borner leur curiosité à la détermination des lois qui
nous permettent d’agir sur le réel, s’ils cherchent inlassablement, pour
justifier les lois elles-mêmes, à percer le secret de la matière et à tou-
cher le fond des choses.
[214]
Déjà on peut dire de Descartes qu’il ne s’est assuré avec tant de
fermeté dans la conscience de sa propre pensée qu’afin de justifier la
possibilité et la valeur des mathématiques et de la physique. Ainsi, on
peut le considérer en un certain sens comme l’initiateur de cette philo-
sophie des sciences qui, à côté de la philosophie morale, a reçu dans
notre pays d’admirables développements et qui témoigne, dans la pen-
sée française, d’un double souci : celui de rester fermement appuyé
sur le savoir positif et celui de trouver dans ce savoir, qui est l’œuvre
de notre raison, les marques de son activité, des résistances qu’elle a
dû vaincre et des succès qu’elle a obtenus. Descartes forme le premier
anneau de cette chaîne de philosophes, presque tous mathématiciens :
d’Alembert, Auguste Comte, Cournot, Duhem, Milhaud, Poincaré,
qui, en méditant sur les sciences mêmes qu’ils pratiquaient, ont cher-
ché à formuler une théorie de l’esprit humain et à mesurer sa puis-
sance et ses limites. Émile Meyerson, qui était d’origine polonaise,
qui avait fait ses études en Allemagne, qui, par une exception singu-
lière, s’était adonné d’abord à la chimie et non point aux mathéma-
tiques, et dont la carrière s’était poursuivie non point dans l’Universi-
té, mais dans l’industrie, est venu s’associer à cette tradition déjà an-
cienne : la simplicité de sa pensée, la prudence de sa méthode, sa
confiance inaltérable dans la raison, ses immenses lectures, lui ont
permis de nous faire saisir, à travers les procédés les plus variés de la
recherche scientifique, les exigences dont témoigne notre propre esprit
jusque dans ses démarches les plus familières.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 145

[215]
En décrivant la pensée comme un cheminement, Meyerson veut
nous montrer qu’elle ne se contente pas de refléter le réel comme dans
un miroir, mais qu’elle doit le conquérir par une marche laborieuse : le
savant est comme le soldat qui avance tantôt lentement et tantôt brus-
quement, qui rencontre des noyaux de résistance qu’il est obligé de
contourner, qui voit parfois tomber d’un seul coup de vastes territoires
et qui est toujours contraint d’abandonner le terrain qu’il n’a pas su
consolider. Mais la pensée commune ne procède pas autrement que la
pensée scientifique : seulement elle n’a pas une conscience aussi nette
d’elle-même. Ainsi, il nous semble que nous marchons naturellement ;
et nous ne savons pas comment nous faisons pour y réussir : par
contre, nous devons décomposer tous nos mouvements dès que nous
voulons les régler d’une manière plus précise. De même, la science
nous permet de saisir en quelque sorte « au ralenti » le mécanisme de
la pensée commune. Cependant l’histoire de la science est plus ins-
tructive encore que la science d’aujourd’hui ; car les procédés de l’es-
prit humain se montrent à nous avec plus de pureté quand nous pou-
vons les détacher des résultats auxquels ils avaient conduit autrefois et
qui sont aujourd’hui périmés. Au contraire « la science contemporaine
nous entraîne irrésistiblement comme le mouvement d’un navire en-
traîne tous ceux qui se trouvent à son bord : ils ne peuvent se rendre
compte de ce mouvement que s’ils aperçoivent les rives mêmes qu’ils
ne cessent de dépasser ».
[216]
*
* *
La pensée fondamentale de Meyerson est d’une extrême simplicité.
Connaître, pour lui, c’est identifier. La nature se présente à nous sous
la forme d’une diversité qui ne cesse jamais de se renouveler. Mais
cette diversité est un scandale pour notre esprit. La penser, c’est la ré-
duire, c’est-à-dire l’abolir. C’est saisir derrière elle une identité qu’elle
dissimule. Connaître, c’est retrouver dans les objets les plus divers
l’identité de l’esprit ; c’est détruire la diversité perçue au profit d’une
identité conçue. Le principe d’identité exprime donc l’essence fonda-
mentale de notre raison : il domine toutes les sciences abstraites dont
la rigueur logique consiste dans le parfait accord des conséquences
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 146

avec les principes. Mais il domine aussi les sciences concrètes, s’il est
vrai que dans ces sciences la raison cherche la cause de tous les chan-
gements qui se produisent, et si découvrir la cause, c’est s’apercevoir
que le changement n’est qu’une apparence, que, derrière les termes
qui changent, il y a une réalité profonde qui demeure la même. Meyer-
son ne manque pas d’invoquer le témoignage de la conscience la plus
simple pour démontrer que, lorsque notre curiosité s’éveille, c’est
parce que quelque nouveauté nous surprend ; mais notre trouble
s’apaise, notre insécurité se rassure dès que cette nouveauté est recon-
nue, dès que la saillie qu’elle créait à la surface de la conscience se
trouve pour ainsi dire nivelée. L’esprit ne trouve jamais le repos que
dans l’identité.
[217]
Seulement cette identité n’est jamais donnée : il nous faut l’obtenir.
On dira même qu’elle ne peut jamais être parfaite, faute de quoi la
connaissance n’aurait plus d’objet, puisque cet objet est précisément
la diversité. La diversité subsiste donc de quelque manière jusque
dans l’identité qui la résout : mais l’esprit en fait pour ainsi dire abs-
traction ; il lui attribue seulement moins de valeur qu’à l’identité sur
laquelle il fixe le regard ; et il est toujours obligé de se contenter de
satisfactions partielles. Une pensée strictement rationnelle ou logique,
c’est-à-dire qui procéderait toujours de l’identique à l’identique, serait
aussi une pensée « quiescente ». Il y a à l’intérieur de l’esprit une
contradiction entre le besoin de rigueur qui l’oblige à piétiner sur
place et le besoin de progrès qui l’oblige, pour inventer, à rompre sans
cesse le cercle où l’identité tend à l’enfermer. Le paradoxe même de
tout raisonnement est que la conclusion doit en un sens être contenue
dans les prémisses et en un autre sens les dépasser. C’est que l’identité
est toujours en devenir. Elle est seulement le fanal qui dirige le chemi-
nement. Tout raisonnement est un mouvement de la pensée ; il n’est
jamais entièrement légitime, puisque le seul objet de la raison, c’est
l’identique, qui est toujours un repos ; ainsi, l’irrationnel est néces-
saire à la raison pour l’ébranler : la raison ne le surmonte jamais abso-
lument. Et la connaissance est un effort d’identification qui est tou-
jours précaire et qui ne s’achève jamais. Aussi est-elle toujours une in-
vention ; car, puisque l’identique ne nous est jamais offert, il faut le
trouver, et pour cela accomplir un acte [218] de choix par lequel on
néglige toute une partie du réel qui embarrasse encore le regard de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 147

l’ignorant ; on ne peut l’atteindre que par une sorte de vision, d’intui-


tion et presque de divination.
Déjà dans la proposition la plus simple nous cherchons à établir
entre le sujet et l’attribut une identité, mais qui n’est jamais que par-
tielle. Autrement nous serions condamnés à répéter indéfiniment : A
est A ; telle est en effet l’exigence de la pure raison. Et c’est parce
qu’il voulait la respecter avec trop de fidélité qu’Antisthène, dans
l’antiquité, rejetait tous les jugements de la forme courante :
« L’homme est blanc », et soutenait qu’on avait seulement le droit de
dire : « L’homme est homme » et « le blanc est blanc ». Cependant, la
pensée mathématique ne réussit-elle pas à obtenir entre les deux
termes d’une équation cette parfaite identité que la pensée commune
ne peut jamais réaliser qu’imparfaitement entre les deux termes d’une
proposition ? Le nier serait retirer aux mathématiques toute leur fé-
condité : en juxtaposant 7 et 5 nous obtenons bien 12, mais grâce à un
acte qu’il est nécessaire d’accomplir ; et c’est pour cela que 12 est à la
fois la même chose que 7 et 5, puisqu’on peut à beaucoup d’égards lui
faire jouer le même rôle, et pourtant une chose nouvelle, qui est divi-
sible par 3 et 4, ce qui n’est vrai ni pour 7 ni pour 5. Empruntant un
exemple à la chimie, qui est son domaine propre, Meyerson montre
que le chlorure de sodium peut bien être ramené à un composé de
chlore et de sodium, mais que l’identification n’est pourtant pas totale
et que les cristaux transparents du sel sont autre chose que le [219]
métal mou joint au gaz suffocant qui ont servi à les obtenir. Par suite,
si le propre de la raison c’est d’identifier les termes, mais seulement
sous quelque rapport, on n’aura pas de peine à montrer qu’elle pro-
cède toujours selon les mêmes lois jusque dans ses formes les plus pri-
mitives : dans les beaux travaux qu’il a consacrés à la mentalité « pré-
logique », Lévy-Bruhl avait décrit sous le nom de participation un
mode de pensée qu’il croyait pouvoir opposer à notre pensée ration-
nelle fondée sur le principe d’identité ; mais le primitif qui exprime sa
foi totémique en disant qu’il est lui-même « un perroquet rouge » ne
prétend pas se confondre rigoureusement avec cet oiseau : il affirme
seulement entre l’idée qu’il en a et l’idée qu’il a de lui-même certaines
correspondances subtiles auxquelles sa foi donne un semblant de réa-
lité. Il ne procède point autrement que le civilisé qui reconnaît une im-
plication entre les concepts de toutes les choses particulières et qui en
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 148

donne comme lui une expression conforme à ses besoins ou à ses


croyances.
*
* *
L’expérience la plus élémentaire marque toujours un effort de la
pensée pour découvrir des termes identiques sur lesquels elle puisse
pour ainsi dire se poser dans le torrent des sensations qui ne cessent de
défiler devant le regard. Et Meyerson cite ce mot de Frege : « La dé-
couverte que c’est un même soleil et non un soleil nouveau qui se lève
chaque matin est bien [220] l’une des plus fécondes que l’astronomie
ait faites. » Mais le sens commun est déjà astronome. Ainsi la pre-
mière forme d’explication de ce monde infiniment changeant que
nous avons sous les yeux consiste dans la création des objets : seule-
ment ces objets que nous croyons voir, nous ne les voyons pas ; nous
n’en saisissons que des aspects qui varient sans cesse selon la position
et l’éclairement ; et pourtant, derrière tous ces aspects, je suppose la
présence d’un terme identique, qui est à la fois la cause et la synthèse
de toutes les sensations que j’éprouve. Mais ce terme est déjà une
construction de mon esprit. J’affirme que le bassin du jardin public est
circulaire : il me semble même que je le vois tel ; et pourtant cela est
impossible, puisque je ne l’ai jamais vu que du bord ; je ne pourrais le
voir rond que si je parvenais à le surplomber. Mais la science continue
l’ouvrage de la pensée commune : je m’aperçois bientôt que les objets
familiers ne peuvent exister tels que je les imagine, qu’ils ne réus-
sissent point à former un monde cohérent, qu’il subsiste en eux une
diversité que je puis encore réduire. C’est pour cela que je les consi-
dère eux-mêmes comme des apparences et que je suppose derrière eux
un monde invisible, formé de molécules, d’atomes et d’électrons, qui
se prête mieux que le monde des objets sensibles aux combinaisons de
la logique et qui va devenir pour la raison la réalité véritable, puisque
c’est le propre de la raison de ne pouvoir regarder comme réel que ce
qui est en accord avec ses propres exigences. À la limite, la science
essayera d’abolir la multiplicité des qualités sensibles et [221] de la
réduire à une pure diversité de points dans un espace homogène : elle
résorbera toutes les autres formes de changement dans le mouvement
qui nous permet de conserver au mobile son identité et d’en contem-
pler le parcours dans la trace immobile qu’il a laissée.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 149

La réflexion de Meyerson montre toujours une admirable pru-


dence. L’identité rationnelle n’est pour lui qu’un idéal, et il demande
seulement à la pensée d’aborder le réel « avec la conviction profonde
qu’elle le trouvera toujours conforme à sa structure propre » ; mais
c’est notre expérience qui nourrit notre pensée. La sensation fait échec
à la raison, mais elle lui fournit un appui et lui propose sans cesse de
nouveaux problèmes : toute démarche d’identification doit donc se ré-
gler sur elle ; c’est la sensation qui la suggère et qui la confirme. On
peut aller plus loin et dire que le scandale de l’esprit, c’est le change-
ment, c’est-à-dire le temps. Tout l’effort de notre pensée consiste donc
à abolir le temps, à découvrir derrière ce qui passe une substance qui
ne passe pas. Mais c’est pourtant dans le temps que s’écoule tout le
réel ainsi que notre pensée elle-même : aussi la science qui vise
l’identité fait-elle une place pourtant au devenir. Il faut qu’elle laisse
subsister la condition même de toute expérience temporelle. Or le
principe de Carnot exprime précisément la loi générale de la nature
empirique : il affirme, selon M. Perrin, que « l’univers ne revêt jamais
deux fois le même aspect », ou encore que le passé est irréparable, ou
encore qu’il se passe quelque chose. Ainsi Meyerson, qui a pratiqué
longtemps les sciences [222] expérimentales, qui déclare lui-même
son inaptitude à se mouvoir dans l’abstrait, n’est point disposé à sacri-
fier à la logique pure le contact direct avec les choses. Et il cite avec
admiration le mot de Gœthe : « Un bonhomme qui spécule est comme
une bête sur une lande desséchée, menée en rond par un esprit malin,
alors que tout autour s’étend un beau pâturage vert. »
*
* *
Le mérite de Meyerson n’est point d’innover, c’est de montrer que
la science d’aujourd’hui, jusque dans ses démarches les plus hardies,
reste fidèle à la vieille gageure du rationalisme qui, depuis Parménide,
considère l’être comme un et l’apparence comme multiple. Il croit,
comme Platon, que « la raison ne tend qu’à accommoder par la vio-
lence la nature de l’Autre, nature rebelle, à celle du Même ». Bien que
le détail de l’argumentation soit différent, on trouve chez lui la même
inspiration que chez M. Lalande pour qui le propre de la vie intellec-
tuelle et de la vie morale c’est de réaliser l’extinction des différences ;
et aussi que chez M. Julien Benda pour qui le retour à Dieu exige
d’abord un renoncement aux formes individuelles de l’existence. Mais
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 150

Meyerson reconnaît qu’un tel but ne peut pas être atteint et qu’il serait
absurde de supposer qu’il pût l’être : car expliquer le monde, ce serait
le détruire ; l’idéal de la raison ne se réaliserait que par un acosmisme.
Nul ne peut douter pourtant que tout l’effort de la science ne soit de
défaire [223] le monde et de retrouver derrière ses formes changeantes
une uniformité abstraite ; mais Meyerson, qui veut bien reconnaître
que « l’homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vou-
loir, et surtout sans s’en douter la plupart du temps », n’opposerait
peut-être pas une fin de non-recevoir absolue à une recherche qui nous
permettrait de suivre à rebours le chemin que la science nous a fait dé-
jà parcourir ; à une recherche qui, au lieu de résoudre le multiple dans
l’un, nous montrerait comment l’un s’épanouit dans le multiple et vi-
serait précisément à rendre intelligible chacune de ses formes particu-
lières. Sans doute, il nous dit qu’on ne peut jamais espérer faire naître
de la pensée pure un contenu, c’est-à-dire une diversité. Mais la méta-
physique, pas plus que la science, n’est une déduction sans matière :
elle suppose comme la science un contact constant avec le réel. Seule-
ment l’unité dont elle part n’est point une unité morte et abstraite ;
c’est une unité intérieure et vivante, analogue à l’unité du désir : elle
témoigne de sa présence et de sa fécondité par une infinité de modes
d’expression dont il est impossible de l’isoler. Pour expliquer chacun
d’eux, il faut le situer et non pas l’abolir. Le rôle de l’intelligence est
de montrer comment il s’articule avec tous les autres, les implique et
les appelle ; et l’intelligence doit toujours demeurer associée à la sen-
sibilité qui nous permet, à travers toutes ces qualités que la science dé-
truit, de découvrir la résonance significative du réel et sa relation se-
crète avec notre vie.

[224]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 151

[225]

La philosophie française entre les deux guerres

Cinquième partie
LES COURANTS
DE PENSÉE

Retour à la table des matières

[226]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 152

[227]

Cinquième partie.
Les courants de pensée

Chapitre I
LA «Revue de métaphysique
et de morale»
ET L’ACTIVITÉ
PHILOSOPHIQUE
DE XAVIER LÉON

Retour à la table des matières

La mort de Xavier Léon nous permet de mesurer par le vide qu’il a


laissé la place qu’il a tenue dans le développement de la philosophie
depuis quarante ans. Elle nous invite, par le double exemple de sa vie
et de son œuvre, à méditer sur ce problème qui tient à l’essence de la
philosophie elle-même : c’est que la pensée, qui naît dans le secret de
la conscience individuelle, ne peut y demeurer enfermée et qu’elle ne
s’éprouve qu’en se produisant au dehors, en se communiquant d’une
conscience à une autre, en recevant l’audience de la société des es-
prits. Car la vie de Xavier Léon s’est consacrée justement à créer entre
les philosophes de son temps les instruments qui leur permettraient de
s’exprimer et de se connaître. Et il s’est appliqué à l’étude de Fichte
parce qu’il a trouvé chez lui, sous sa forme la plus pure et la plus in-
transigeante, la double affirmation de cette indépendance de l’esprit et
de cette communion entre les esprits, que [228] le devoir de tout
homme est de défendre et de chercher à réaliser, quels que soient les
obstacles qu’il rencontre sur son chemin.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 153

C’est précisément l’expérience d’une précoce communion de pen-


sée avec de jeunes hommes du même âge que lui, s’éveillant avec lui
à la réflexion philosophique sous la direction d’un maître aimé et ad-
miré, qui fut pour Xavier Léon l’origine et le signe révélateur de sa
vocation. Ce foyer de lumière et d’ardeur intellectuelle où s’est allu-
mée la flamme qu’il a essayé de propager toute sa vie dans de nou-
veaux foyers, c’était la classe de philosophie dans laquelle il venait
d’entrer. On peut médire de cet enseignement que la France seule ad-
joint au cycle des études classiques, et qui, selon la disposition inté-
rieure des esprits, peut paraître abstrait, stérile et verbal, ou bien créer
une atmosphère qui donne au monde un immense arrière-plan. Car il
n’apprend point à connaître des choses nouvelles, mais il montre dans
celles que l’on connaît déjà une signification qui les fait paraître nou-
velles : et ce qui pour les uns est une source d’ennui est pour les autres
un émerveillement.
Au lycée Condorcet, Xavier Léon avait pour condisciples M. Léon
Brunschvicg et Élie Halévy, dont la carrière philosophique a été
constamment associée à la sienne et qui ne songèrent après lui qu’à
assurer la survivance des œuvres qu’il avait fondées. Le maître était
Darlu, qui n’a presque rien laissé, sinon le témoignage de fidélité et de
reconnaissance de ceux qui furent ses élèves et qui gardent toujours
vivant en eux l’élan qu’il leur a donné. Mais il arrive souvent que la
parole [229] et la présence d’un homme, en nous rendant sensible, au-
delà même des idées qu’il expose, la valeur intérieure qu’elles ont
pour lui, nous communiquent par une touche secrète le goût de la pen-
sée plutôt qu’une pensée déjà réalisée. Telle était sans doute l’action
de Darlu, qui nous montre déjà la valeur incomparable de ce lien oral
entre les esprits, le plus immédiat, le plus direct, le plus momentané
en apparence, auquel la philosophie n’a jamais cessé d’avoir recours
depuis son origine, qui laisse toujours des traces ineffaçables et que
d’autres liens, qui semblent parfois plus étroits, ne réussissent jamais à
remplacer tout à fait. Il y a souvent dans la parole, où la pensée s’en-
gendre et prend corps devant nous et pour nous, un moyen de commu-
nication et d’action qui surpasse l’écriture.
Il existe entre la philosophie et l’école des rapports singulièrement
étroits. Et le beau mot d’école a des sens bien différents. Aller à
l’école, c’est commencer à apprendre le rudiment. Mais chacun de
nous reste toujours à l’école ; et la vie même est une école. Or, si l’es-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 154

sence de la philosophie est d’être d’abord une méditation silencieuse


qui, cherchant le sens de la vie et l’usage que nous devons en faire,
produit toujours une conversion intérieure, il faut aussi qu’elle appelle
les autres hommes en témoignage ; car elle ne se soutient que par les
épreuves auxquelles elle accepte de se soumettre, par le consentement
qui lui est donné ou refusé, par l’efficacité qu’elle est capable d’obte-
nir. Seulement, comme la philosophie engage la conscience humaine
tout entière et qu’il y a en elle des exigences très différentes [230]
dont l’importance n’est pas la même pour tous, on comprend qu’il se
forme une pluralité d’écoles philosophiques qui correspondent à au-
tant de perspectives originales que nous pouvons prendre sur l’univers
et sur la vie. Mais une classe ne peut pas être une école, bien qu’elle
en soit parfois une sorte d’ébauche. Il n’a existé sans doute de véri-
tables écoles de philosophie que dans l’antiquité. Elles étaient un
moyen de communication entre les esprits, qui a disparu avec la socié-
té qui leur avait donné naissance. Aujourd’hui que les relations entre
les hommes ont pris des formes matérielles ou juridiques si complexes
et si enchevêtrées, le philosophe risque d’être plus perdu et plus isolé
qu’il ne l’a jamais été s’il ne trouve point des institutions faites à sa
mesure et qui lui permettent à la fois de produire sa pensée à la lu-
mière et, en la proposant à d’autres, de discerner et de dépasser ce
qu’elle garde toujours d’individuel. Ce sont ces institutions que Xa-
vier Léon s’est efforcé de créer et de mettre au service de la philoso-
phie de notre temps.
*
* *
Xavier Léon n’a point enseigné la philosophie. Mais il a fondé la
Revue de métaphysique et de morale à l’âge de vingt-quatre ans avec
ses amis du lycée Condorcet. Le titre même de la revue était comme
une déclaration de principes : il était destiné à montrer, d’une part, que
la philosophie ne peut pas se contenter d’une description positive du
réel, mais qu’elle doit remonter jusqu’à [231] l’origine et à la source
même de son intelligibilité (ce que le mot métaphysique exprime ad-
mirablement), et, d’autre part, que la philosophie ne satisfait pas sim-
plement une curiosité théorique, mais que la lumière qu’elle nous
donne sur le monde doit changer notre conduite et transformer notre
vie tout entière. Pendant quarante ans Xavier Léon s’est imposé la
tâche ingrate de solliciter des collaborateurs, de lire des articles, de
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 155

corriger des épreuves, en cherchant à faire de sa revue une sorte de vé-


hicule de la philosophie en marche. Nul mieux que lui ne savait
qu’une pensée qu’on n’exprime pas n’est qu’une ombre de pensée,
une pensée virtuelle plutôt qu’une pensée réelle. L’expression est une
sorte d’intermédiaire entre la pensée et l’acte : elle oblige la pensée à
s’incarner, à acquérir un corps qui lui permet d’affronter la lumière du
jour. Beaucoup de collaborateurs de Xavier Léon lui sont encore re-
connaissants d’avoir vaincu leur résistance, et en les invitant à faire
l’essai des puissances de leur esprit, d’avoir empêché qu’elles ne se
flétrissent. Il avait l’ambition de rapprocher les aînés, dont la pensée
était pour tous une sorte d’exemple (le premier numéro contenait un
article de Ravaisson), et les jeunes, dont il encourageait les efforts et
par lesquels il assurait à son œuvre une sorte de renaissance continue.
Il voulait aussi faire de la revue un lieu de convergence de la spécula-
tion proprement philosophique et de la critique scientifique et reli-
gieuse, où des liens se formeraient entre des penseurs d’origine très
différente et où la complexe unité de l’esprit humain trouverait une
sorte de figuration. Cette [232] unité valait mieux à ses yeux que
l’unité de doctrine, que certains parfois regrettaient de n’y point re-
connaître, mais qui n’entrait pas dans ses vœux. Car son intelligence
elle-même n’était faite que de sympathie et de générosité.
Dix ans après la Revue, Xavier Léon fondait la « Société française
de philosophie ». Non content en effet de réunir tous les trois mois
une moisson d’articles par laquelle des penseurs éloignés les uns des
autres étaient présentés ensemble au même public et apprenaient mu-
tuellement à connaître toutes les parentés de l’esprit, il voulait réunir
les hommes eux-mêmes. Il invitait tour à tour des philosophes et des
savants à venir exposer leur pensée devant un public averti, et la sou-
mettre à une discussion permettant de l’éclairer, de mesurer les résis-
tances ou l’incompréhension qu’elle provoquait, d’apercevoir com-
ment elle devrait être enrichie ou amendée pour obtenir l’assentiment
qui lui manquait. C’est à la Société française de philosophie qu’a été
réalisé ce Vocabulaire technique et critique de la philosophie auquel
M. André Lalande a attaché son nom, et dont on peut dire qu’en cher-
chant, par un commun accord, à fixer le sens des mots ou du moins la
diversité de leurs acceptions, il contribuait à réaliser cette « assimila-
tion des esprits » qui est peut-être à ses yeux le but suprême de la pen-
sée et de la moralité. Le succès de cette entreprise permet de montrer
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 156

que la Société française de Philosophie pourrait jouer dans notre pays


une sorte de rôle régulateur : car, d’une part, la pensée naît et croît,
elle acquiert sa pureté, sa force et sa grandeur dans le secret de la soli-
tude ; mais, [233] d’autre part, elle cherche toujours à se communi-
quer, il y a toujours en elle un appel vers un autre esprit capable de
l’accueillir, de la comprendre, de lui donner une vie nouvelle qui la ra-
nime et la multiplie ; et cet effet ne se réalise que par l’amitié. Dès
lors, l’idéal de la société de philosophie serait d’arracher le penseur à
la solitude et de le conduire vers l’amitié. Et Xavier Léon avait connu
à la fois la solitude, que connaissent tous ceux qui souffrent, et des
amitiés si désintéressées et si fidèles que dans la Société de Philoso-
phie il espérait en faire partager à tous le rayonnement.
Mais le lien qu’il cherchait à établir entre les esprits devait dépas-
ser encore les limites de la philosophie française. Car, si l’esprit est
universel, il a le génie de tous les peuples pour interprète. C’est Xa-
vier Léon qui a créé les Congrès internationaux de Philosophie : il a
ouvert le premier en 1900 ; et le neuvième, qui aura lieu l’année pro-
chaine à Paris sous l’invocation de Descartes, restera pénétré de sa
présence spirituelle. L’idée d’un congrès philosophique réalise une
sorte de paradoxe et même d’antinomie, comparable à l’antinomie de
la méditation et de l’assemblée ou de la tribune. Encore les choses
s’aggravent-elles ici de la distance qui sépare les uns des autres ceux
qui parlent, de la différence des langues, du caractère temporaire de la
rencontre, de la limitation du temps de parole, de la multiplicité des
préoccupations, et même de la recherche du divertissement. Il peut ar-
river que ce soit le corps d’un philosophe qui visite les congrès plutôt
que son esprit. Mais l’un ne va [234] jamais tout à fait sans l’autre. Et
même s’il n’y avait là qu’un symbole d’une communication réelle
entre les pensées qui cherchent à s’unir, ce symbole devrait être
conservé. Mais il ne s’agit pas seulement d’un symbole. Car l’effort
même que l’on fait pour comprendre et pour être compris, le contact
personnel, certaines sympathies naissantes, les traces que laissent les
discussions dans les annales du congrès ou dans la mémoire, le regard
tourné désormais vers une humanité plus large, sont déjà d’humbles
victoires que l’esprit, au lieu de se replier sur lui-même comme il en
est toujours tenté, ne doit jamais se lasser de poursuivre.
Dans ces trois tâches différentes, à la Revue de métaphysique, à la
Société de Philosophie, dans les Congrès internationaux, Xavier Léon
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 157

ne prétendait qu’à être le serviteur de l’Esprit en créant un lien entre


les esprits. Il voulait étendre les limites de l’école antique jusqu’à la
solidarité vivante de tous ceux qui pensent. Il était entre eux une sorte
de médiateur comme le P. Mersenne l’avait été au XVIIe siècle. Il pen-
sait que le groupe d’amis avec lequel il avait commencé à philosopher
au lycée Condorcet pouvait être dilaté indéfiniment. Tel était l’idéal
philosophique qu’il n’a cessé de servir de tout son être, pendant toute
sa vie, assisté dans toutes ses besognes par l’inlassable dévouement de
Mme Xavier Léon, et montrant à tous avec elle la même douceur et la
même hospitalité.
[235]
*
* *
Il avait trouvé le temps d’approfondir encore la Philosophie de
Fichte sur laquelle il avait publié un premier ouvrage en 1902, suivi
après la guerre de trois importants volumes intitulés Fichte et son
temps, où il avait cherché comment s’était formée cette pensée si abs-
traite, comment elle s’était incorporée à la vie militante du philosophe,
comment elle l’avait éclairé et soutenu à travers les attaques et les per-
sécutions, et comment elle avait fait de sa vie tout entière une sorte
d’apostolat. On sait que Fichte a non seulement contribué plus qu’au-
cun autre penseur à déterminer le réveil national de l’Allemagne dans
une période tragique de son histoire, mais encore qu’il a inculqué à ce
peuple le sentiment de sa mission divine et la certitude que l’heure
était venue où le destin du monde allait lui être confié. Cependant, sur
un autre point, les événements qui se sont déroulés en Europe depuis
le début du siècle ne semblent point le prélude de ce règne de l’Esprit
dont Fichte avait voulu être le prophète : or, ce que Xavier Léon avait
cherché dans Fichte, c’était cette liberté spirituelle dont la responsabi-
lité est entre nos mains, que notre devoir est de réaliser à travers toutes
les résistances qui lui sont opposées et qui ne peut vivre que si tous les
hommes y participent.
Fichte a voulu être l’Euclide de la philosophie. Il a cru d’abord à la
vérité de la philosophie de Kant. Seulement il a pensé que Kant n’était
pas [236] remonté jusqu’aux principes mêmes dont cette vérité dé-
coule. Il s’était arrêté à mi-chemin : il n’avait vu dans l’activité de
l’esprit que le pouvoir d’organiser l’expérience alors qu’elle est le
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 158

pouvoir de la produire. Il n’avait pas réussi à surmonter le dualisme de


la connaissance, qui trouve dans les données sensibles sa limitation, et
de la volonté, qui introduit dans le réel une puissance créatrice. Mais
Fichte avait été un lecteur passionné de Spinoza. Avec lui il était re-
monté jusqu’à cette unité absolue dont Spinoza faisait une substance,
et dont il fait lui-même un acte pur. Son œuvre aussi est une éthique.
Pour lui, la participation à l’Être ne se réalise que par l’action. Ainsi le
moi se produit lui-même ; mais il ne peut y réussir qu’en produisant
d’abord le monde qui est son instrument. Et la liberté de l’esprit se
manifeste toujours comme une tâche à accomplir : « Le monde, dit
Fichte, est l’objet et la sphère de mes devoirs ; il n’est absolument rien
d’autre. » Mais l’homme n’est un homme que pour les autres
hommes, et l’esprit exige pour se réaliser une communauté d’êtres
libres : le Verbe se réfléchit dans une société de consciences indivi-
duelles qui trouvent les unes dans les autres un mutuel appui.
On comprend l’influence qu’une semblable doctrine pouvait exer-
cer sur la pensée de Xavier Léon : ce qu’il cherchait en elle, c’était
l’affirmation de la valeur absolue de l’esprit conçu comme inséparable
d’un devoir à remplir. Il a « satisfait en elle, dit-il, les exigences de sa
raison et les aspirations de son cœur ». Car Fichte s’est toujours consi-
déré lui-même comme un missionnaire [237] de la raison. Nul ne s’est
fait une idée plus haute de la dignité du savant et de son rôle dans le
monde. Professeur ou écrivain, le savant est l’archiviste et le déposi-
taire de la civilisation. Il travaille pour l’éternité. Il incarne la vie de
l’esprit par opposition à la vie de la nature. Il ouvre aux autres
hommes le royaume de Dieu. Il leur apprend à en chercher l’accès par
leurs moindres actions. On sent l’admiration qu’éprouvait Xavier
Léon pour ce mot de Fichte : « Mangez et buvez pour la gloire de
Dieu ; et si vous trouvez cette morale trop austère, tant pis pour vous,
il n’y en a pas d’autre. » Mais il ne l’admirait pas moins sans doute de
l’entendre s’écrier : « À moi aussi pour ma part est remis le soin de la
civilisation de mon siècle et des siècles à venir : je suis un prêtre de la
vérité, je suis à son service, je me suis engagé à tout faire pour elle, à
tout risquer et à tout souffrir. »
[238]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 159

[239]

Cinquième partie.
Les courants de pensée

Chapitre II
LE CONGRÈS DE
L’EXPOSITION DE 1937
OU CONGRÈS DESCARTES

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L’année de l’Exposition aura été aussi celle des congrès. Ces deux
mots offrent déjà au philosophe un sujet de méditation. Car exposer,
c’est se montrer aux regards : c’est produire le témoignage visible
d’une activité invisible. Le peintre expose au public l’œuvre qu’il a
élaborée dans la solitude de l’atelier. Et chacun expose sa pensée,
conçue dans le secret inaccessible de sa conscience, lorsqu’il com-
mence à la traduire par des paroles que tout le monde peut entendre.
Toute exposition est donc la manifestation d’une réalité qui jusque-là
était demeurée cachée. Elle oblige l’être à apparaître. Mais nous sa-
vons bien qu’il subsiste toujours de l’un à l’autre un intervalle qui
pose pour nous tous les problèmes de la sincérité. Car l’être réside
dans sa propre intimité et se suffit à lui-même ; et pourtant, s’il ne dé-
passe pas les frontières où il demeure enfermé, il risque de tomber
dans toutes les illusions de la subjectivité. C’est donc en prenant une
apparence qui le découvre à ses propres yeux comme aux yeux de
tous, que l’être fait, pour ainsi dire, [240] l’épreuve de lui-même :
chacun de nous le sent, quand il mesure l’effort dont il a besoin pour
s’exprimer, c’est-à-dire pour se réaliser. Et il n’y est parvenu que lors-
qu’en lui l’être et l’apparaître coïncident. C’est donc le signe que cela
n’arrive pas toujours. Car il est possible que la volonté devienne la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 160

servante de l’amour-propre, qu’elle se détourne de l’être, dont elle se


défie, pour ne considérer que l’apparence, sur laquelle elle a plus de
prise, et que nous mettions l’opinion où nous désirons qu’on nous
tienne au-dessus du jugement que nous portons sur nous-mêmes. Tant
de vanité ne va donc pas sans beaucoup d’humilité. Car la force véri-
table, c’est d’égaler notre apparence à ce que nous sommes, au lieu de
vouloir qu’elle le surpasse.
Cependant une exposition ne nous invite pas seulement à réfléchir
sur la relation de l’être réel et de l’être manifesté. C’est un vaste
congrès où les hommes se montrent leurs ouvrages avant de se ren-
contrer les uns les autres. Le congrès qui a réuni les philosophes du
monde entier du 31 juillet au 6 août 1937, à l’occasion du tricente-
naire du Discours de la méthode, et dont les actes ont été réunis en
douze volumes par les soins du secrétaire, M. Raymond Bayer, nous a
permis de mesurer, sur le terrain des idées, la signification spirituelle
de la rencontre, qui, de tous les événements qui mettent les hommes
en rapport les uns avec les autres, est sans doute le plus mystérieux et
le plus fécond. Un congrès possède une façade qui attire tous les re-
gards, où l’on se plaît à regarder le visage, à percevoir le son de voix
des penseurs qui ont quelque renom ; les auditeurs [241] vont de salle
en salle chercher une impression affective ou esthétique, qui confirme
ou ravive leurs préférences et qui leur apporte tantôt une suggestion
nouvelle, tantôt une déception inattendue. Mais il a aussi une vie invi-
sible et secrète, dans laquelle certaines affinités électives trouvent à se
faire jour, où les indices les plus légers suffisent à faire naître un com-
mencement d’intimité, où, au cœur même de cette solitude dans la-
quelle chaque homme se sent rejeté dès qu’il se trouve rassemblé avec
beaucoup d’autres, il croit découvrir quelque autre solitude parente de
la sienne, qui tout à coup lui devient fraternelle.
En prenant l’enseignement de Descartes d’abord comme objet,
puis comme point de départ d’une méditation actuelle et personnelle,
les philosophes de notre temps entendaient répondre sans doute à son
vœu le plus profond, qui était de nous apprendre à penser plutôt qu’à
le suivre. Et ce concours de penseurs si différents, venus de tous les
points de la terre, nous permet de mesurer l’efficacité toujours renais-
sante d’une doctrine qui libère l’esprit de l’opinion ou du préjugé,
mais pour le soumettre à la plus exacte discipline, et dans laquelle les
hommes de notre pays reconnaissent leur génie propre, mais en le
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 161

confondant avec le culte même de cette raison qui leur est commune
avec tous les hommes. Si l’on demande ce que ce solitaire aurait pen-
sé de ce congrès même où un tel hommage lui était rendu, on peut se
rassurer par une double considération : à savoir par cette préoccupa-
tion d’universalité qui ne l’a jamais quitté et qui l’a poussé [242] à
chercher par l’intermédiaire du P. Mersenne, au-delà même des fron-
tières, l’assentiment des principaux philosophes de son époque ; en-
suite, si nous ne craignons pas de paraître frivole, par ce goût des
spectacles qui l’a fait assister tour à tour au couronnement d’un empe-
reur, à un jubilé, au mariage d’un doge avec la mer, et qui lui a permis
de dire qu’en observant dans le monde « toutes les comédies qui s’y
jouent, en usant de tous les divertissements qui sont honnêtes, il profi-
tait en la connaissance de la vérité plus peut-être que s’il n’eût fait que
de lire des livres ».
Si l’on cherchait, en tenant compte à la fois des communications
qui étaient faites pendant les séances et de l’atmosphère plus subtile
qui les entourait, à évoquer les tendances qui dominent la pensée phi-
losophique de la première moitié du XX e siècle, on observerait sans
doute un recul de ce positivisme, ou même de ce relativisme, qui, sous
des formes différentes, étaient devenus, à la fin du siècle dernier, une
sorte de philosophie commune et produisaient dans la plupart des es-
prits une unanimité indifférente. Mais le succès de ces doctrines était
lié en réalité à une abdication de la réflexion philosophique qui se dé-
fiait d’elle-même, qui se subordonnait à la connaissance scientifique
et qui, par une sorte d’ascétisme, se réduisait volontairement à la mé-
ditation de ses méthodes et de ses résultats. Il n’en est plus ainsi au-
jourd’hui. Les succès croissants de la science l’ont conduite à une ana-
lyse si fine du réel qu’on la voit en même temps chercher à atteindre
l’ultime élément dont les choses [243] sont faites, et déterminer elle-
même certaines barrières que ses propres procédés d’investigation lui
interdisent de franchir. Mais on se demande si la science, qui assure
sur le monde matériel la double domination de la pensée et de la tech-
nique, peut suffire pour donner à la conduite humaine un idéal et une
discipline. Quel usage devons-nous faire du magnifique instrument
d’action qu’elle met entre nos mains ? Les circonstances tragiques que
le monde traverse ont obligé la conscience humaine à se replier sur la
signification même de cette vie qui nous est donnée, qui se poursuit à
travers tant de tribulations et d’angoisses, que la mort finit toujours
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 162

par dévorer et qui ne peut posséder d’autre valeur que la valeur inté-
rieure que nous lui donnons. Il ne sert à rien de dire que nous ne
connaissons rien de plus que le relatif, si le sort de notre être propre se
joue lui-même dans l’absolu. Les préoccupations de la philosophie
d’aujourd’hui nous font retourner vers cet objet unique auquel s’at-
tache la méditation de tout homme, si étranger qu’il soit à la philoso-
phie, lorsqu’il parvient à se dépouiller de tous les soucis de l’opinion
et qu’il s’interroge avec sincérité sur son propre destin. La philosophie
commence au moment où cesse le divertissement. Nous ne pouvons
plus accepter cet agnosticisme qui, en nous interdisant de scruter le
seul problème qui possède pour nous un intérêt véritable, nous oblige
à vivre en oubliant que nous vivons.
Le vocabulaire des philosophes d’aujourd’hui suffit à nous ins-
truire sur le retour de toutes les pensées vers ces problèmes non point
seulement [244] traditionnels, mais éternels, et que les merveilleux
progrès réalisés dans la connaissance des phénomènes nous avaient
momentanément dissimulés : à travers cette connaissance elle-même
ils renaissent dans une lumière nouvelle. On ne craint plus aujourd’hui
de prononcer ce mot d’absolu, que le relativisme avait cru exorciser
autrefois : car ma vie ne possède un caractère de sérieux et de gravité
que si elle est enracinée dans l’absolu, que si chacune de mes actions
m’engage absolument. On évoque de nouveau le transcendant, non
point pour s’évader de ce monde dans lequel nous avons à vivre, mais
pour essayer de saisir cette énergie créatrice qui l’anime, que nous ne
cessons nous-mêmes de mettre en œuvre et dont chacune de nos ac-
tions est le moyen et l’instrument. On retrouve la portée de cette mé-
thode réflexive qui pendant longtemps avait cédé la place à la repré-
sentation symbolique du monde matériel, mais qui seule peut nous
permettre de remonter jusqu’à la source première dont dépend tout ce
que nous sommes capables de faire et tout ce que nous sommes ca-
pables de connaître. On s’attache à cette réalité métaphysique de la
personne, qui est elle-même le foyer d’une existence indépendante,
qui revendique et assume une responsabilité dans le monde et ne peut
plus être confondue avec ce sujet anonyme qui suffisait à soutenir les
opérations de la connaissance. Enfin le débat essentiel de la pensée se
produit entre les deux notions d’être et de valeur qui sont liées de telle
manière que nous cherchons toujours à dépasser l’apparence pour at-
teindre l’être dont elle fait elle-même partie et [245] sur lequel elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 163

nous donne une vue imparfaite et insuffisante, mais en même temps à


justifier cet être même que nous posons, à en faire l’objet suprême de
notre préférence et de notre vouloir.
*
* *
La faveur qu’obtiennent aujourd’hui ces différents mots trouve une
confirmation dans les principaux thèmes qui avaient été inscrits dans
le programme du Congrès. Un grand nombre de communications ont
porté sur l’interprétation du cartésianisme : elles étaient singulière-
ment instructives. Car la grandeur d’un système philosophique se me-
sure précisément à la force avec laquelle il ébranle toutes les puis-
sances de la conscience, de telle sorte que les esprits les plus différents
peuvent se réclamer de lui et trouver en lui un aliment. On a montré
déjà qu’il y a peu d’hommes en France qui n’invoquent la raison car-
tésienne comme la règle souveraine de leur pensée et de leur
conduite : seulement cette raison, qui est la faculté des idées claires et
distinctes, n’a été pendant longtemps que le pouvoir qui nous permet-
tait de construire la géométrie et la physique mathématique. On ou-
bliait trop souvent que l’autorité qui lui appartient, l’évidence même
qu’elle engendre ont leur source dans une pensée infinie qui la fonde,
dont elle cherche à retrouver elle-même la pureté et la lumière à tra-
vers toutes les représentations demi obscures que nous obtenons par
l’intermédiaire du corps. De même, ce que l’on nous montre aujour-
d’hui, c’est d’abord [246] que la distinction chez Descartes des deux
substances spirituelle et matérielle ne fait qu’un avec la distinction de
l’être réel et de l’être manifesté ; c’est ensuite que l’argument célèbre :
« Je pense donc je suis », s’il est une intuition immédiate, n’est pos-
sible pourtant que parce qu’il exprime, à l’échelle même de l’être fini,
ce passage éternel de l’essence à l’existence dont Descartes montre
dans l’argument ontologique qu’il se réalise en Dieu éternellement. Il
y a plus : on considérait autrefois la morale cartésienne comme une
sorte de précaution ou d’accessoire qui ne faisait pas corps avec le
système ; or l’idée de la sagesse pourrait bien en être au contraire
l’inspiration première ; cette sagesse cherche sans doute la maîtrise
des choses, mais elle n’y parvient que par l’intermédiaire de la pensée,
qui doit faire de notre propre action une participation ininterrompue
de l’activité divine.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 164

Les discussions consacrées aux problèmes soulevés par la re-


cherche scientifique présentent un caractère particulièrement sympto-
matique. Car ce qui nous frappe d’abord, c’est précisément la forma-
tion d’une sorte de néo-positivisme, dont les principaux promoteurs
forment un groupe connu sous le nom d’ « école de Vienne », sur le-
quel nous avons déjà renseigné nos lecteurs ; ils ne peuvent manquer
de retenir l’attention par l’intransigeance de leurs formules, par leur
prétention de se borner à interpréter avec fidélité les résultats de la
physique moderne, par leur ardeur polémique à l’égard de ces pro-
blèmes sans solution qui constituent pour eux l’objet propre de la mé-
taphysique. On trouve chez eux l’union [247] d’un empirisme scienti-
fique qui s’interdit de prévoir, avant l’épreuve de l’expérience, quelles
sont les hypothèses qui seront confirmées et celles qui seront rejetées,
et d’un formalisme ou, comme ils le disent, d’une syntaxe logique, qui
nous donne la possibilité ou le sens, mais n’affecte un caractère de vé-
rité que par sa correspondance avec le réel. Ce qui permet de réduire
le contenu de toutes les propositions de la science, quand il s’agit des
opérations de la pensée pure, à des énoncés tautologiques et, quand il
s’agit de leur portée objective, à des lois de probabilité : ces lois ne
sont plus des rapports nécessaires, mais de simples « mises » sur
l’avenir des phénomènes.
Cependant, ces penseurs ne se défendent avec tant de force contre
la métaphysique que parce qu’elle tend à envahir aujourd’hui la
science elle-même ; et l’un des plus remarquables, Schlick, mort peu
de temps avant le Congrès, prétend la réformer, mais non point l’abo-
lir. De toutes parts, même parmi les savants, la doctrine suscite les ré-
serves les plus graves. On ne consent pas sans résistance à admettre
que la logique puisse devenir un pur mécanisme d’où l’activité même
d’un sujet intelligent et qui cherche à comprendre le réel pourrait être
bannie. On ne craint pas d’affirmer que toute philosophie qui manque
de confiance dans la raison est « une philosophie du découragement ».
On cherche à expliquer cette subtile conformité toujours menacée et
toujours renaissante entre les propriétés des choses sensibles et les
exigences de la pensée conceptuelle qui nous fait pressentir, dans l’ac-
tivité [248] même de notre esprit, une participation à une réalité qui le
dépasse, mais qui est telle pourtant que la réponse qu’elle nous fait est
toujours en rapport avec la question que nous lui posons. Loin d’ac-
cepter avec un sentiment de délivrance l’indéterminisme que la phy-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 165

sique quantique semble introduire dans la représentation des phéno-


mènes, on montre que la probabilité n’exclut pas la causalité, mais la
suppose, que toute cause implique une raison, et même que, à la ma-
nière de Hegel, l’objet de l’expérience pourrait bien n’être rien de plus
que l’ouvrage même de la pensée, « un corps de vérité » issu de l’acti-
vité de l’esprit et que nous ne parvenons à appréhender que lorsqu’elle
s’est exercée.
L’intérêt du Congrès s’est attaché particulièrement au double pro-
blème de l’analyse réflexive et de la transcendance. Et ces deux ex-
pressions ne se trouvent pas unies sans raison. Car, si la représentation
se tourne naturellement vers l’objet, c’est-à-dire vers le phénomène, la
réflexion, au contraire, se tourne vers le dedans, c’est-à-dire vers
l’acte de conscience par lequel nous nous donnons l’être à nous-
mêmes. Mais cet acte qui fonde notre existence propre nous apporte la
révélation de l’Être absolu, puisque c’est en lui que nous puisons le
pouvoir d’être cause de nous-mêmes. C’est ce pouvoir qui nous
constitue en tant que personne, mais nous ne pouvons l’exercer qu’à
condition de nous porter toujours au-delà de ce que nous sommes. On
ajoute que la réflexion ne fait qu’un avec l’attention à l’existence,
qu’elle est une expérience spirituelle où notre liberté ne cesse de se
découvrir elle-même, [249] mais en donnant accueil à une réalité qui
la déborde aussi de toutes parts. Il semble que nous ne cessions de
puiser le pouvoir que nous avons d’être et d’agir dans une source d’ef-
ficacité toujours présente et qui ne nous manque jamais. On sent re-
naître cette pensée inspirée de Fichte que l’acte de notre volonté mo-
rale trouve dans l’Absolu à la fois son origine et son idéal ; c’est donc
par elle que l’Absolu pénètre au cœur même de notre vie : sans lui
nous ne pouvons expliquer ni qu’elle puisse progresser, ni que l’infini
s’ouvre toujours devant elle.
De très nombreuses communications enfin ont porté sur le pro-
blème de la valeur : on pensait jadis qu’il y avait une sorte de contra-
diction entre le réel et la valeur. Car le réel, comme tel, n’est-il pas in-
différent ? C’est nous qui lui attribuons une valeur ; bien plus, les
mots vrai, beau et bien sont destinés à marquer les différentes espèces
de satisfaction que réclament notre intelligence, notre sensibilité et
notre vouloir. Mais ces satisfactions, il arrive souvent que le réel les
leur refuse. Ainsi, le propre de la valeur, c’est de le juger et de le dé-
passer. La valeur suppose donc un acte de préférence du sujet ; elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 166

paraît ainsi subjective et personnelle ; et pourtant elle ne serait pas la


valeur si elle ne prétendait pas à l’universalité. Dès lors on peut se de-
mander si elle n’est pas plus compréhensive que le réel, puisque, s’il
n’y a qu’elle qui puisse le légitimer, c’est elle aussi qui nous oblige à
le réformer et à le promouvoir, puisque, si elle n’a de sens que pour
l’être même qui le met en œuvre, c’est à condition que cet être recon-
naisse en elle non [250] pas seulement une loi à laquelle il doit se sou-
mettre, mais une responsabilité qu’il lui appartient d’assumer dans
l’économie même de la création. La valeur implique toujours un enga-
gement de notre liberté. Par cet ascendant qu’elle semble acquérir sur
le réel, par cette révélation qu’elle nous donne de la raison profonde
qui ébranle toute l’activité créatrice, elle nous fait assister aujourd’hui
à une sorte de révolution dans les esprits comparable à celle qui a été
produite autrefois par l’idéalisme et qui en est, si l’on peut dire, le
prolongement : car la pensée ne peut devenir l’arbitre de l’Être,
comme le soutient l’idéalisme, que lorsqu’elle cherche à atteindre la
Valeur, qui en est l’essence justificative.
Telles sont les grandes idées directrices qui ont dominé les discus-
sions du Congrès et qui dominent aussi la pensée philosophique dans
le monde contemporain. Nous nous excusons de les avoir présentées
d’une manière aussi sommaire, d’avoir été obligé de négliger les
nuances qui les diversifient, et les résistances qu’elles provoquent en-
core. Mais nous n’aurions pas pu embrasser dans une ligne aussi
simple une matière si riche et si complexe sans cette parfaite organisa-
tion des travaux et cette distribution méthodique des différents
thèmes, dont tous les membres du congrès ont senti unanimement
qu’ils en étaient redevables à l’extrême compétence et à l’inépuisable
dévouement de son président, M. Émile Bréhier.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 167

[251]

Cinquième partie.
Les courants de pensée

Chapitre III
LES RECHERCHES
PHILOSOPHIQUES

Retour à la table des matières

Parmi les témoignages de cette renaissance philosophique à la-


quelle nous assistons depuis l’autre guerre, et qui n’est rien de plus
qu’un effort de la conscience pour approfondir le sens de sa destinée
et pour dominer tous les événements qui peuvent l’assaillir, il n’en est
pas de plus significatif que ce recueil annuel de Recherches philoso-
phiques qui paraît depuis 1931, et qui permet au lecteur d’embrasser
périodiquement dans un même horizon les mouvements à la fois di-
vers et convergents de la philosophie d’aujourd’hui. Ce recueil était
publié sous la direction de MM. A. Koyré, H.-C. Puech et de A.
Spaier. A. Spaier, qui l’avait fondé, est mort au début de 1934 : il
laisse de nombreux articles et deux thèses importantes, l’une sur La
Pensée concrète, l’autre sur La Pensée et la quantité. Le recueil, dont
il était le secrétaire de rédaction, est formé d’abord d’articles origi-
naux, en partie groupés, sous le titre de Symposium, autour d’un thème
fondamental, et qui sont dus à la collaboration de penseurs de tous les
pays ; il comprend, en outre, des comptes rendus consacrés [252] aux
principaux ouvrages qui ont paru dans le monde chaque année.
Les Recherches philosophiques nous présentent ainsi une sorte de
vue synoptique sur la philosophie qui est en train de se faire. Mais une
vue de ce genre n’est pas intéressante seulement par son ampleur ; elle
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 168

l’est plus encore par la perspective qu’elle adopte pour embrasser un


si vaste domaine. Le choix des collaborateurs, dont beaucoup sont
étrangers et se rattachent plus ou moins directement au réalisme des
Anglo-Saxons ou à la « philosophie de l’existence » des Allemands, le
choix des thèmes essentiels : le transcendant, l’irrationnel, le temps,
l’éternité, l’être, le devenir, la mort, l’âme ou l’esprit, dont le nom
même suffit à montrer la grandeur et la beauté, témoignent d’une pri-
mauté accordée à la méditation métaphysique sur toutes les disciplines
particulières dans lesquelles la philosophie, à la fin du siècle dernier,
menaçait de s’émietter. Mais, à cet égard, le bon sens populaire est le
meilleur juge : il sait bien que la philosophie doit chercher la signifi-
cation la plus profonde de l’univers et de la vie, ou cesser d’être.
Aussi peut-on craindre que quelques esprits qui ont appris à penser
avant l’autre guerre, et qui n’ont connu qu’une philosophie humiliée
et servante, ne trouvent dans les Recherches une atmosphère trop vive
et qui blesse leurs poumons. Le langage d’abord risque de les sur-
prendre, tant il est éloigné de celui que le positivisme a longtemps ac-
crédité. Les cartésiens eux-mêmes peuvent perdre pied, si le réel se ré-
vèle plus volontiers ici dans l’émotion d’un « contact » que [253] dans
l’acte d’une pensée, et si le traditionnel « Je pense, donc je suis » n’est
utilisé que pour nous donner accès dans l’existence, et non plus pour
préparer une interprétation idéaliste dans laquelle l’existence serait su-
bordonnée à la pensée et pour ainsi dire absorbée par elle. Et l’on nous
permettra de dire que cette incompréhension risque encore de s’ac-
croître, si l’on observe que beaucoup d’auteurs qui collaborent au re-
cueil gardent cette langue abstraite et aride où abondent les tours for-
cés et les néologismes, et que l’on reproche justement aux philo-
sophes ; car trop souvent ils refusent de faire l’effort difficile qui nous
permet d’exprimer les idées les plus profondes dans cette forme si
unie et si pure dont Malebranche a donné les exemples les plus admi-
rables et qui, au lieu de créer un écran entre le réel et nous, ne vise
qu’à disparaître afin de nous livrer dans une transparence parfaite la
présence même des choses.
Nous ne saurions donner, semble-t-il, une idée plus exacte des ca-
ractères les plus saillants de la philosophie d’aujourd’hui qu’en choi-
sissant trois thèmes essentiels qui retiennent maintenant l’attention de
presque tous les esprits : le premier, que l’on pourrait appeler le thème
du temps et de l’éternité, et qui, interdisant à la réflexion à la fois
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 169

d’engager le réel dans un devenir absolu et de rejeter l’éternité dans


un monde hypothétique, nous oblige à opérer dans l’expérience même
une sorte de jonction entre ce qui change, et ne cesse de nous entraî-
ner, et ce qui est immuable, et où l’être qui change ne cesse pourtant
de s’établir ; le second est celui de l’épaisseur du réel, [254] sur la-
quelle on insiste avec complaisance pour montrer que la pensée n’est
pas la mesure de l’être, qui la déborde toujours, et qu’elle n’atteint ja-
mais que par une incidence virtuelle, par une sorte de reflet qui court à
sa surface ; le troisième est celui de l’existence personnelle, unique et
subjective, dans laquelle chaque être acquiert le souci de lui même et
de sa destinée, et qui nous oblige à reculer dans une sorte d’arrière-
plan artificiel et illusoire la représentation que l’intellectualisme se
faisait du monde en le réduisant à des idées pures.
*
* *
Sur le premier point, on s’étonnera de voir l’éternité, qui semblait
d’abord n’intéresser que la foi, que l’on définissait comme l’abolition
du temps, et dans laquelle la mort seule pouvait nous faire entrer, re-
devenir aujourd’hui un objet pour la pensée spéculative, alors que
l’influence de la philosophie bergsonienne est si loin d’être épuisée.
Mais le bergsonisme préparait en un certain sens ce retour, non pas
seulement par cette loi de tout développement qui fait que ce qui suit
prolonge toujours, même en le niant, ce qui le précède, mais encore
parce que le changement auquel Bergson veut réduire le réel suppose
une liaison autant qu’une exclusion entre les termes successifs, parce
qu’il implique à chaque instant une accumulation dans le présent de
tout le passé, qui se conserve au lieu de se perdre, et parce que la du-
rée elle-même reçoit, dans cette philosophie, des degrés de tension in-
égaux dont [255] l’éternité est la limite. Seulement, on va maintenant
beaucoup plus loin. Car on nie que l’expérience primitive soit celle du
changement. Cette vieille plainte de l’humanité, que tout fuit et que
tout passe, ne jaillit que quand nous commençons à rêver notre vie,
c’est-à-dire quand nous cessons de la vivre. Car notre vie est établie
dans le présent : elle n’en est jamais sortie, elle n’en sortira jamais. Et
c’est le présent qui est l’éternité. Le passé, l’avenir, ne sont pour nous
que des objets de pensée, et les objets d’une pensée présente. Et,
comme on l’a dit, être dans le temps, c’est mettre en relation par un
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 170

acte accompli dans l’instant un présent qui est perçu avec un présent
qui est imaginé.
Ce n’est pas là nier le temps, c’est s’obliger à le déduire ou à le
construire à partir d’une certaine expérience qui est celle du présent
éternel. Le temps est un produit de la réflexion. Il est contenu dans le
présent et non le présent en lui. Le passé et l’avenir naissent de lui par
analyse : de leur opposition naît la conscience, qui est un rapport entre
notre nature, c’est-à-dire notre passé accumulé, et notre volonté, c’est-
à-dire notre avenir encore indéterminé. Quand notre activité est la plus
parfaite, dans la grâce innocente de l’enfance, dans les moments
d’élection où se réalise une mystérieuse coïncidence de notre opéra-
tion et de notre œuvre, la conscience du temps, c’est-à-dire le temps,
disparaît pour nous. Il n’existe plus que pour le spectateur qui nous re-
garde faire. Dès qu’il reparaît, la joie cesse, l’inquiétude renaît ; et
l’âme oscille entre le regret et le désir, dont tout à l’heure elle était dé-
livrée. [256] C’est là, semble-t-il, un thème d’une fécondité infinie où
pourront prendre naissance une théorie de la connaissance, une théorie
de la personne, une théorie de la sagesse.
On se réjouit de le voir adopter par M. Rivaud, qui jusqu’ici s’était
consacré surtout à l’histoire de la philosophie ancienne, et qui, dans
un très intéressant article intitulé Remarques sur la durée, en tire d’in-
génieuses conséquences sur la double incorporation du passé dans la
représentation des objets éloignés, dont l’image met un temps plus ou
moins long à nous parvenir, et dans celle des événements disparus,
que la mémoire ressuscite. Il accepte lui aussi que le temps soit créé
par la réflexion, que l’éternité soit le terme même d’où il faut partir, et
« qu’il n’y ait pas d’autre éternité que celle qui se confond avec la pré-
sence même de l’être ». Dans le même sens, on voit C.-A. Strong, au
cours d’une méditation sur L’Être et le devenir, protester contre la
thèse classique qui fait de l’instant une limite inexistante, une coupure
sans contenu entre l’immensité pleine du passé et l’immensité vide du
futur. « Dans l’instant, dit-il avec force, il y a tout l’univers. » Et non
seulement il faut dire qu’il y a dans l’instant tout ce qui dans l’univers
est actuel, mais encore tout ce qui le sera jamais, et qui ne pourrait ja-
mais l’être s’il n’était déjà tout entier en puissance à l’intérieur de
l’instant. On voit donc reparaître ici une opposition de l’acte et de la
puissance qui doit rendre possible dans le présent même une nouvelle
déduction du temps.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 171

[257]
*
* *
On ne s’étonnera pas que, si le présent acquiert une prééminence
par rapport au temps, le réalisme reprenne une sorte de faveur au dé-
triment de l’idéalisme, qui a longtemps été regardé comme la méthode
même de la philosophie et pour lequel l’être est engendré dans le
temps par l’activité même de l’esprit. Or, le réalisme est au fond de la
pensée de Strong qui fait de la connaissance un simple ajustement de
l’esprit, non pas, il est vrai, aux choses elles-mêmes, mais aux pou-
voirs que l’expérience ne cesse de nous révéler en elles. Il s’affirme
avec plus de netteté encore dans un article de F.-H. Hallett plein de
sarcasmes pour une philosophie qui prétendrait subordonner la théorie
de l’être à la théorie du connaître, comme si toute critique de la
connaissance n’était pas l’œuvre de la connaissance elle-même et
n’impliquait pas déjà la foi en sa valeur : en cherchant toujours à obte-
nir une connaissance de la connaissance, l’esprit ne cesse de se dévo-
rer lui-même, au lieu de penser à accomplir la fonction qui est la
sienne, c’est-à-dire de définir « la place de l’homme dans la réalité ».
Il y a en effet une co-présence de l’homme et de l’univers qui fait que
le premier est uni au second par de multiples relations. Mais la philo-
sophie critique a le tort de penser que c’est la connaissance qui modi-
fie les choses, alors qu’elles ne peuvent être modifiées que par
d’autres choses. Par exemple, il y a une relation entre l’objet [258] et
l’œil : cette relation fait partie du réel, bien qu’elle ne soit pas tout le
réel ; et l’esprit la perçoit telle qu’elle est et telle qu’il doit la perce-
voir, comme une pièce de l’univers qui nous introduit dans sa sub-
stance même, où elle est enveloppée et débordée par une infinité
d’autres.
En France, c’est M. Ruyer qui défend avec le plus de netteté et
d’intransigeance la position réaliste, comme le montre l’article qu’il
consacrait à la Mort dans le deuxième volume des Recherches. Nul ne
s’entend aussi bien que lui à dénoncer la confusion que l’on voudrait
parfois laisser s’établir entre l’idéal et le réel. « Notre existence,
même pensée par nous, n’est qu’une existence idéale. C’est le senti-
ment de l’abîme entre notre existence idéale et notre existence réelle
qui fait quelquefois hausser les épaules devant la philosophie. » Et
pour mieux limiter les prétentions de la pensée à absorber en elle la
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 172

totalité de l’être : « Notre pensée, dit-il, est vaste comme le monde ;


mais l’être de cette pensée n’a qu’une place infime dans le monde. »
Presque tous ces auteurs sont d’accord pour affirmer que le réel
surpasse infiniment toutes les entreprises de la pensée. Et c’est jusque
dans la pensée elle-même qu’ils croient apercevoir un divorce entre la
conscience claire et la richesse intérieure dans laquelle elle plonge,
mais dont elle n’illumine que les premiers plans. On veut donc qu’il y
ait « une épaisseur de l’esprit, » comme il y a « une épaisseur du
monde ». On nous demande de ne point oublier que, dans les deux do-
maines, l’intellect ne peut avoir affaire qu’à des surfaces et à des
contours. Ainsi l’existence [259] de cette spissitudo spiritualis dont
nous parle M. Étienne Souriau nous oblige à distinguer de la pensée
pensante, qui est « une aventure presque futile », la pensée pensée
dont la surabondance infinie est nécessaire pour la soutenir et pour la
rendre possible.
*
* *
Cependant, ce serait une erreur de croire qu’en montrant la dispro-
portion de notre connaissance et de l’univers on prétende par là dimi-
nuer la valeur de notre existence. M. Ruyer lui-même ne craint pas de
nous dire qu’il nous suffit de « fermer les yeux pour l’expérimenter
dans son actualité absolue ». Et cette déclaration même nous permet
d’en arriver maintenant au troisième thème de la philosophie d’au-
jourd’hui, tel qu’on le trouve par exemple chez Heidegger, qui en a re-
çu peut-être l’héritage de Kierkegaard : c’est que dans sa subjectivité
propre le moi ne fait qu’un avec l’existence elle-même. Ainsi, dans
l’idéalisme, l’interposition du sujet reculait à l’infini le contact avec
l’absolu, tandis qu’ici, au contraire, c’est le moi lui-même qui nous le
donne. Qu’est-ce en effet que l’existence, demande H. Conrad-Mar-
tius (Recherches, II), sinon la puissance même de se faire ? Or, cette
propriété ne peut appartenir qu’au moi : car on ne peut dire qu’il est
un moi que parce qu’il constitue lui-même ce qui est sien. Il est une
saisie, une appropriation personnelle de l’être, qui est la fondation par
lui de son être même. Il est ce qui [260] ne peut jamais devenir exté-
rieur à soi, ni être pris comme objet par soi ni autrui. Il est l’acte par
lequel je m’introduis moi-même dans le monde, par lequel je crée ce
que je suis et j’effectue ma propre réalité. Hors de nous l’existence ne
peut être conçue que sur le modèle de notre existence propre. Elle est
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 173

un Soi qui se crée lui-même éternellement dans une parfaite plénitude


et une parfaite suffisance, au lieu que notre moi fini est toujours
échappé ou libéré du non-être, voué à une inquiète mobilité, pourvu
d’une existence de contact, lié au point et à l’instant et toujours situé
« sur le fil tranchant de l’actualité ».
Dans l’article si riche et si plein qu’il consacre à Kierkegaard, M.
Wahl montre chez cet auteur des préoccupations identiques, mais qui
se traduisent dans des formules d’une intensité et d’une acuité singu-
lières : « A force de connaissances, dit-il, on a oublié ce que c’est
qu’exister... En Grèce, c’est-à-dire d’une façon générale dans la jeu-
nesse de la philosophie, la difficulté consistait à aller jusqu’à l’abs-
trait, à délaisser l’existence. Maintenant, le difficile, c’est d’atteindre
l’existence. » Mais si l’existence, comme le mot même l’indique (ex-
sistere), réside toujours dans une brisure par laquelle l’individu se sé-
pare du Tout, elle doit l’entraîner dans un devenir qui n’est qu’à lui, et
on comprend que pour un esprit religieux elle ne fasse qu’un avec le
péché. Aussi voit-on qu’elle crée toujours une « distance entre le sujet
et l’objet, entre la pensée et l’être, entre les différents êtres, entre les
différentes pensées... Elle est brisure et cicatrisation [261] de cette
blessure ; mais la cicatrice n’est jamais complètement fermée ». Com-
ment en serait-il autrement si le propre de l’individu est de ne pouvoir
affirmer son être que par une option et non point par une conciliation ?
Et M. Wahl résume toute cette doctrine par cette suite de maximes
pressantes : « Exister, c’est choisir ; c’est être passionné ; c’est deve-
nir ; c’est être isolé et être subjectif ; c’est être dans un souci infini de
soi ; c’est se savoir pécheur ; c’est être devant Dieu. »
Telle est cette philosophie d’aujourd’hui, qui a retrouvé un accent
et une émotion métaphysiques qu’on avait pu croire perdus. On ne lui
fera qu’un reproche, c’est de médire trop souvent des idées, qui sont
les médiatrices entre Dieu et nous, qui sont chargées d’une réalité qui
ne s’épuise point et que l’on n’achèvera jamais d’incarner, c’est-à-dire
de mettre en œuvre : on peut prédire que si on les oublie trop long-
temps, on sera obligé de retourner un jour vers elles et de recommen-
cer à les apprendre.
[262]
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 174

[263]

Cinquième partie.
Les courants de pensée

Chapitre IV
LA PHILOSOPHIE
DE L’ESPRIT

Retour à la table des matières

Les philosophes qui ont fondé en 1934 la collection d’ouvrages


qu’ils ont intitulée Philosophie de l’Esprit ont eu pour objet de servir
la philosophie plutôt que de faire triompher une doctrine particulière.
Ils avaient observé depuis longtemps, non sans un peu d’étonnement,
cette suspicion où étaient tenus tous les efforts par lesquels la
conscience essaie soit d’atteindre dans son être même sa liaison avec
l’Être absolu, soit d’approfondir sa propre vie intérieure afin de
l’éclairer et de la purifier. La première entreprise, au pays même de
Descartes, n’était plus regardée que comme une vaine spéculation, et
la seconde comme une survivance religieuse. De telle sorte que la phi-
losophie abdiquait devant la science qui nous donnait du monde des
phénomènes une représentation vérifiable, et qui nous permettait de le
modifier selon nos vœux : tantôt elle devenait une réflexion sur la
science, où l’esprit essayait de démêler son propre jeu à travers les
succès qu’il obtenait dans la connaissance des choses, tantôt elle ve-
nait se résoudre elle-même en un groupe de sciences particulières : la
logique conçue à la manière d’un algorithme où l’on [264] ne consi-
dère que des symboles et des procédés de calcul, la psychologie expé-
rimentale conçue comme l’étude de nos propres états en tant seule-
ment qu’ils sont déterminés par l’influence de notre corps, la sociolo-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 175

gie où les relations des consciences entre elles sont ramenées à des
lois matérielles qui résultent des conditions de leur assemblage.
Dans la représentation du monde qui tendait ainsi à prévaloir, l’ob-
jet auquel l’esprit s’appliquait pour le conquérir finissait par l’assujet-
tir : l’esprit devenait prisonnier de sa propre conquête. Et les admi-
rables découvertes de la science dont il ne faut pas oublier qu’elle
porte seulement sur l’univers matériel, fascinaient toutes les
consciences au point de leur faire oublier qu’il y avait d’autres œuvres
de l’esprit, l’art, la morale, la religion elle-même, dont on ne pouvait
songer à faire la science sans risquer de méconnaître ou d’anéantir
leur essence originale et irréductible. Bien plus, une méfiance se mar-
quait à l’égard de l’esprit lui-même qui faisait la science, mais qui lui
échappait, et l’on ne craignait pas toujours, malgré les contradictions,
de le nier ou d’en faire la science à son tour, ce qui revient au même,
car en faire la science, c’est le matérialiser.
Cependant, si c’est l’esprit, comme le voulait déjà Descartes, qui
nous rend maître de la nature, comment ce rôle pourrait-il lui suffire ?
Quel usage doit-il faire de cette matière dont il dispose ? N’a-t-il pas
d’autre fin que de l’obliger à servir les intérêts du corps ? N’a-t-il pas
une destinée qui lui est propre et dont le monde est [265] l’instrument,
et non pas seulement le théâtre ? Et si, de cette destinée, il est lui-
même l’auteur, ne faut-il pas qu’il sache comment il va se servir de
cette puissance que la science lui donne, qui l’entraîne de tout son
poids sans qu’il parvienne à la modérer ni à la diriger, et qui risque
toujours de le faire périr ? La science multiplie nos moyens d’agir ;
elle ne nous apprend pas à agir. C’est là le rôle de la morale qui est,
comme la science, l’œuvre de l’esprit, que l’on ne saurait transformer
en science sans la réduire au fait, c’est-à-dire aux mœurs, qu’elle peut
songer à décrire, mais non point à régler. On dit souvent que notre
science est en avance sur notre morale. Mais la morale ne peut pas at-
tendre : c’est elle qui doit retenir les préoccupations essentielles de la
conscience quand elle suit son chemin le plus droit. La science n’en
tient pas lieu : elle sert le crime aussi bien que la vertu. Et la situation
même du monde démontre assez clairement que la civilisation ne se
mesure pas par le niveau de la science à une époque donnée, mais par
la pureté même des intentions, dans la conscience des individus ou des
peuples.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 176

Il faut donc que la science, tout en restant souveraine dans le do-


maine qui lui est propre et en ne cédant jamais à d’autres soucis que
celui de la vérité, accepte pourtant, dans la hiérarchie des fonctions de
l’esprit, de se subordonner à la morale, qui oblige le savant lui-même
à être homme avant que d’être savant et à introduire jusque dans son
activité de savant la même vertu qui doit diriger sa vie d’honnête
homme. La morale recherche les valeurs d’action comme la science
[266] les valeurs de connaissance, et nous ne pouvons pas les séparer.
Mais la connaissance vaut moins par son contenu que parce qu’elle
nous apprend à prendre possession sans tricherie de ce monde dans le-
quel nous sommes appelés à vivre et dans lequel nous avons à agir.
Nous jugeons donc un homme non pas sur ce qu’il sait, mais sur ce
qu’il fait, parce que c’est ce qu’il fait qui exprime vraiment ce qu’il
est. C’est que la science se contente de nous faire connaître les choses
telles qu’elles nous apparaissent et ne dépasse pas l’ordre des phéno-
mènes, au lieu que la morale engage notre être même. Elle l’oblige, en
se manifestant, à se choisir et à se créer. Or cela n’est possible que par
cet amour de la valeur sans lequel il ne ferait rien, même pas la
science. Par conséquent, si la valeur ne trouve pas place dans le
monde des objets, c’est-à-dire des phénomènes, ce n’est pas parce
qu’elle est, comme on le croit parfois, une illusion subjective, c’est
parce que justement elle nous fait pénétrer dans le monde de l’Être en
nous obligeant à remonter jusqu’à cette source première de l’action
d’où procèdent à la fois l’intelligibilité des phénomènes et la significa-
tion que par notre vie nous entendons leur donner. On comprend bien
que, dans cette œuvre, la science et la morale représentent deux de-
grés : la science cherchant à définir l’enchaînement des phénomènes
et leurs conditions de possibilité, la morale cherchant à utiliser cet
ordre même que la science nous découvre pour le subordonner à un
ordre supérieur qui nous permet non seulement de comprendre le
monde, mais encore de le vouloir. Tel est le rôle de l’esprit [267] qui
remonte sans cesse du phénomène à l’être, de la cause à la raison
d’être, du donné à l’acte qui le donne, et du fait qui est subi à la valeur
qui le justifie. De telle sorte que la Philosophie de l’Esprit, au-delà du
phénoménisme et du relativisme scientifique qui ne peuvent suffire à
contenter notre conscience, tente un nouveau rapprochement entre la
morale et la métaphysique, comme l’avait fait, il y a un demi-siècle, la
Revue de métaphysique et de morale, qui n’avait pas toujours été fi-
dèle à son propre titre.
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 177

*
* *
On pourrait penser que le mot même d’Esprit introduit dans cette
expression : la Philosophie de l’Esprit, crée une sorte de pléonasme.
Car le caractère de toute philosophie, c’est d’être non pas seulement
une activité de l’esprit, mais une analyse de l’esprit considéré dans
son origine, dans ses opérations essentielles, dans cette double exi-
gence de vérité et de valeur qu’il porte partout avec lui et par laquelle
il donne un sens à tout ce qu’il nous est possible de connaître et de
faire. La philosophie n’est rien si elle n’est pas la réflexion de l’esprit
sur le réel, qui est indiscernable de cette réflexion de l’esprit sur lui-
même par laquelle il se constitue lui-même comme esprit. Mais la
conscience incline d’une manière si naturelle vers l’objet qu’il arrive à
la philosophie aussi d’oublier sa destination essentielle et de se réduire
elle-même à n’être rien de plus qu’une coordination entre les diffé-
rentes sciences. Or cette encyclopédie du savoir n’est pas la philoso-
phie [268] et ne cesse de nous décevoir, au lieu de nous satisfaire. Et
pour les mêmes raisons, l’empirisme, le phénoménisme, le positi-
visme ne sont pas les noms de certaines doctrines philosophiques,
mais les noms différents d’une commune négation ou d’un commun
scepticisme à l’égard de la possibilité de la philosophie elle-même.
Toute philosophie est une restauration des droits de l’esprit considéré
comme la source éternelle de lui-même, c’est-à-dire de toutes les opé-
rations de la pensée et du vouloir.
Mais pour en convenir, il faut commencer par se mettre d’accord
sur trois points essentiels qui permettent de saisir ce qu’il faut en-
tendre par le mot esprit. Le premier, c’est que l’esprit est une activité,
et même la seule activité qui mérite proprement ce nom, toute activité
matérielle étant causée et subie plutôt que causante et agissante. Non
seulement l’esprit est ce qui n’est jamais chose ou objet, et qui ne sub-
siste que par son exercice même, mais encore, quelles que soient les
conditions qu’il suppose, il est toujours libre initiative et premier com-
mencement de lui-même. Il se crée lui-même à tous les instants. Le
second point, c’est que l’esprit n’est point, comme on le croit, une
obscure spontanéité dont nous nous bornons à connaître les effets sans
rien savoir de ce pouvoir même qu’il possède et qui s’exercerait en
dehors de nous et sans nous. Ce n’est pas assez de dire que nous avons
conscience de l’esprit, il faut dire qu’il est la conscience elle-même
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 178

qui ne peut jamais sans doute se séparer de son objet, et qui ne se sai-
sit que dans ses propres opérations, mais qui est lumière autant qu’ac-
tivité, [269] une activité produisant sa propre lumière avant d’éclairer
par elle tout ce qui est. Le troisième point, enfin, permet de relever et
d’étendre le sens du mot expérience que l’on a réservé pourtant long-
temps à l’expérience de l’objet. Il n’y a pas un monde des choses spi-
rituelles, comme on le croit trop souvent, qui seraient au-delà de toute
expérience et que nous ne pourrions atteindre que par la spéculation
abstraite ou par les rêveries de l’imagination. Il y a une expérience
spirituelle, qui est mêlée sans doute à l’expérience matérielle et que
nous ne pouvons jamais isoler, qui nous montre l’esprit à l’œuvre au
moment où, en s’engendrant lui-même, il engendre aussi, non pas les
choses, mais le sens des choses, où il appelle en témoignage d’autres
esprits avec lesquels il ne cesse de coopérer et de s’unir par le moyen
même de ces choses qui pourtant les séparent, comme elles séparent
chacun d’eux de l’esprit pur. Telle est l’expérience que la Philosophie
de l’Esprit essaie d’approfondir et de promouvoir, et par laquelle elle
poursuit, à travers tous les domaines de l’Être, cette réalité vivante et
omniprésente dont le matérialisme ne veut connaître que le corps,
c’est-à-dire le cadavre.
*
* *
On comprend maintenant pourquoi, s’il n’y a qu’une philosophie,
il y a autant de manières de philosopher que de philosophes. C’est que
la philosophie est toujours l’œuvre de quelqu’un dont on peut dire
qu’il participe seulement à la philosophie, qu’il lui donne chaque fois
un visage [270] nouveau, qu’il en révèle à d’autres les aspects qu’il
était seul à avoir discernés. C’est que chaque individu a sur le monde
une vue unique et irremplaçable.
On distinguait autrefois entre des écoles de philosophie ; et la plu-
ralité des écoles traduisait non seulement la diversité des perspectives
à travers lesquelles la conscience peut considérer l’univers, mais en-
core la diversité des centres d’attraction formés par certains hommes
représentatifs que l’on se plaisait à choisir comme guides de sa pensée
et de sa conduite. Les écoles ont rendu les plus grands services à la
philosophie dans l’antiquité : elles en ont épanoui toutes les possibili-
tés. En se confrontant les unes avec les autres, elles ont permis à la
philosophie de prendre une conscience plus pure de son objet véri-
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 179

table, de le distinguer de l’objet des sciences, d’y reconnaître un cer-


tain nombre de problèmes comme celui de l’existence, celui de la li-
berté et de la valeur qui engagent notre vie et non pas seulement notre
intelligence, comme ceux que la science se pose. Mais si on consent à
les aborder en dehors de tout préjugé, en se servant d’une expérience
appropriée, qui est la même pour tous et que nous n’avons jamais fini
de renouveler, ni d’approfondir, alors l’importance des écoles recule ;
ou du moins, au lieu de se combattre, elles peuvent se rapprocher les
unes des autres et se prêter un mutuel secours. C’est ainsi que l’on a
songé à créer une sorte de lieu de rassemblement pour tous les pen-
seurs qui gardent le goût de la philosophie pure, qui croient qu’elle
seule est capable de fournir à l’humanité une lumière [271] suscep-
tible de l’éclairer sur son propre destin et qui n’ont aucun souci du
triomphe de leur opinion propre, mais seulement du triomphe en eux
et en autrui de la vie de l’esprit sur la vie du corps.
La collection a publié un assez grand nombre de traductions d’au-
teurs étrangers. C’était là le témoignage d’abord du caractère univer-
sel de la pensée philosophique, qui doit non point séparer les hommes,
mais les unir. Elle a donc accueilli également des auteurs allemands
comme Hegel, Husserl ou Scheler, danois comme Kierkegaard, an-
glais comme Whitehead, russes comme Soloviev ou Berdiaeff, non
point qu’elle se déclare solidaire d’aucun d’eux, mais elle demande à
chacun d’être pour l’esprit un ferment qui éveille son activité et qui
l’aide à prendre conscience de lui-même et à exercer toutes ses puis-
sances. Au contact d’une pensée étrangère dont les modes d’expres-
sion lui sont moins familiers, la pensée française a toujours reçu une
sorte d’excitation qui lui a permis de retrouver son propre génie et
d’en fournir tout l’emploi. Ce regard vers l’extérieur était particulière-
ment salutaire à une époque où le positivisme scientifique et sociolo-
gique risquait de faire croire aux Français que la réflexion philoso-
phique n’appartenait plus désormais qu’à l’histoire. Il était bon de ré-
agir ainsi contre cette espèce de durcissement qui se produit nécessai-
rement dans l’enseignement officiel de la philosophie, où les pro-
blèmes oubliés ou défunts continuent à retenir longtemps l’attention,
et qui reste parfois sans ouverture sur ceux qui sollicitent la
conscience [272] vivante en lui donnant un tremblement d’anxiété.
Mais il s’agissait avant tout de rester fidèle à la mission que la philo-
sophie française a toujours gardée dans l’histoire depuis Descartes et
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 180

dont les autres pays nous ont reconnu le privilège, qui est d’assurer
aux idées et à l’expression des idées ces deux caractères de clarté et de
rigueur sans lesquels la conscience risque toujours de devenir la vic-
time de tous les tumultes de l’instinct et de la passion.
*
* *
La pensée française n’a jamais repoussé les apports qui viennent
du dehors. On l’a vue tour à tour sensible aux influences du Midi et à
celles du Nord. Chaque Français trouve en lui des puissances par les-
quelles il comprend les autres peuples et entend dans son âme un écho
de tous leurs sentiments et de toutes leurs pensées : il ne peut pas
croire qu’il n’y ait pas l’homme tout entier dans chaque homme, ni
que sa propre conscience ne soit pas accessible à tous les mouvements
qui peuvent surgir dans une autre conscience. Dès que l’esprit français
commence à fléchir, il subit ces influences extérieures et cesse de les
dominer. Sa véritable vocation est d’assimiler toutes les idées, de leur
donner une sorte de transparence et de mesure qui font que celui
même à qui elles appartiennent les reconnaît mieux et en prend une
possession plus parfaite quand elles ont traversé notre intelligence que
quand elles demeurent dans son propre fonds. Aussi y a-t-il un rôle
que ses ennemis mêmes n’ont jamais refusé à notre pays, c’est d’obli-
ger tous les hommes à [273] l’apprentissage de la lucidité intérieure,
c’est d’être pour les individus et pour les peuples une sorte d’école de
la « conscience de soi ». Nos penseurs se méfient également de tous
les extrêmes, de l’instinctivisme comme du mysticisme, de l’idéalisme
qui quitte la terre et du matérialisme qui s’y aplatit ; ils se mettent en
garde contre toutes les forces qui risquent de les entraîner avant qu’ils
en aient pénétré l’origine et qu’ils leur aient donné leur assentiment
intérieur. Telle est la raison pour laquelle il leur manque parfois cette
sorte d’ardeur et de violence que l’on observe chez les grands
hommes où les autres peuples cherchent une image de leur génie.
C’est qu’en France la conscience ne perd jamais de vue l’universalité
de son empire et qu’elle refusera toujours de porter jusqu’au dernier
point aucune de ses puissances s’il faut pour cela en sacrifier d’autres.
C’est son équilibre qui fait son humanité. Et quand on nous reproche
quelquefois notre rationalisme, c’est parce qu’on pense que la raison
tourne le dos à l’expérience, au lieu d’en prendre possession et de l’or-
ganiser, c’est parce qu’on oublie son sens le plus ancien et le plus
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 181

beau, qui est non pas de mettre la logique au-dessus de la réalité, mais
de composer, pour les mettre en rapport les uns avec les autres, tous
les aspects de la réalité elle-même.
Un philosophe étranger nous disait un jour qu’il lui était impos-
sible d’opérer la moindre séparation entre sa pensée philosophique et
sa pensée nationale, entre le génie de son peuple et le sens de sa médi-
tation, et comme nous lui répondions qu’un philosophe français, au
moment où [274] il attache son regard à la vérité ne peut pas imaginer
que la vérité ne soit commune à tous les hommes, il répliquait avec
beaucoup de finesse : « Cela revient au même, car c’est cette univer-
salité qui est le génie même de la France et la marque de son originali-
té nationale. » Ce qui marque assez bien le rôle que la France est ap-
pelée à jouer dans le monde. Mais il faut pour cela qu’elle y demeure
fidèle. La Philosophie de l’Esprit est un effort pour la remettre dans la
voie de cette tradition intellectuelle dont tout le monde sent bien
qu’elle est la loi même de son destin, de telle sorte que, dès qu’elle
s’en écarte, elle dépérit, dès qu’elle la retrouve, elle reconquiert le res-
pect qu’elle avait perdu.
Ainsi la philosophie française ne peut pas renier l’héritage carté-
sien sous peine de disparaître : mais elle n’aura jamais achevé de le
faire fructifier. Il nous oblige à cultiver également notre conscience et
notre raison et à obtenir qu’elles coïncident, à accroître de plus en plus
cette prise de possession de l’esprit par lui-même qui nous permet de
pénétrer dans le secret de nos états intérieurs, comme le font nos mo-
ralistes, mais sans accepter jamais de leur être livré, de devenir
maîtres de nos pensées comme de nos désirs, de commander aux
choses en nous commandant d’abord à nous-même et de considérer la
nature entière non point comme une puissance à laquelle il faut céder,
mais comme une puissance qu’il faut spiritualiser afin qu’elle de-
vienne le témoin et l’instrument de notre propre développement inté-
rieur et de notre communication avec tous les êtres.
[275]
C’est à la raison aussi qu’il appartient d’empêcher que la
conscience de soi nous enferme dans les limites de l’individualité sé-
parée : c’est elle qui triomphe de toutes les séparations, de la sépara-
tion entre les désirs qu’elle nous apprend à subordonner les uns aux
autres selon une hiérarchie de valeurs, de la séparation entre le moi et
Louis Lavelle, La philosophie française entre les deux guerres. (1942) 182

les choses qui deviennent pour lui les véhicules de la signification et


les instruments de son action dans le monde, de la séparation entre les
consciences qui reconnaissent dans la raison une règle commune et
une communauté d’origine et de fin, de la séparation entre chaque
conscience et l’esprit pur auquel la raison nous permet de participer à
l’intérieur de la situation qui nous est faite, mais par un acte de liberté
qu’il dépend de nous d’accomplir. La Philosophie de l’Esprit ne se
contente pas de considérer l’esprit comme ce foyer de lumière dont
dépendent toutes nos connaissances particulières, ni comme une va-
leur suprême à laquelle toutes les valeurs particulières sont suspen-
dues ; elle cherche à restaurer la dignité de notre existence personnelle
en donnant à chaque individu une conscience aussi claire et aussi
ferme que possible de l’activité intérieure qui le fait être, qui procède
d’une activité absolue dans laquelle il ne cesse de puiser, par laquelle
il est en communication avec tout ce qui est et assume à l’égard de lui-
même et de tout l’univers une responsabilité qu’il lui est impossible
de décliner.

[276]

Fin

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