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Alain Badiou

avec Aude Lancelin

Éloge de la politique

Flammarion

© Flammarion, 2017.

ISBN Epub : 9782081352490

ISBN PDF Web : 9782081352506

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 9782081352483

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

« Machiavel a largement défini la politique comme un art souverain du mensonge. Elle doit pourtant
être autre chose : la capacité d’une société à s’emparer de son destin, à inventer un ordre juste et se
placer sous l’impératif du bien commun. »
Écrivain, philosophe, professeur émérite à l’École normale supérieure, Alain Badiou est traduit et
étudié dans le monde entier.
Journaliste, agrégée de philosophie, Aude Lancelin a été directrice adjointe des rédactions de
Marianne et de L’Obs.
D ÉJÀ PARUS DANS LA COLLECTION C V
AFÉ OLTAIRE

Jacques Julliard, Le Malheur français (2005).


Régis Debray, Sur le pont d’Avignon (2005).
Andreï Makine, Cette France qu’on oublie d’aimer (2006).
Michel Crépu, Solitude de la grenouille (2006).
Élie Barnavi, Les religions meurtrières (2006).
Tzvetan Todorov, La littérature en péril (2007).
Michel Schneider, La confusion des sexes (2007).
Pascal Mérigeau, Cinéma : Autopsie d’un meurtre (2007).
Régis Debray, L’obscénité démocratique (2007).
Lionel Jospin, L’impasse (2007).
Jean Clair, Malaise dans les musées (2007).
Jacques Julliard, La Reine du monde (2008).
Mara Goyet, Tombeau pour le collège (2008).
Étienne Klein, Galilée et les Indiens (2008).
Sylviane Agacinski, Corps en miettes (2009) ; nouvelle édition (2013).
François Taillandier, La langue française au défi (2009).
Janine Mossuz-Lavau, Guerre des sexes : stop ! (2009).
Alain Badiou (avec Nicolas Truong), Éloge de l’amour (2009).
Marin de Viry, Tous touristes (2010).
Régis Debray, À un ami israélien, avec une réponse d’Élie Barnavi (2010).
Alexandre Lacroix, Le Téléviathan (2010).
Mara Goyet, Formules enrichies (2010).
Jean Clair, L’Hiver de la culture (2011).
Charles Bricman, Comment peut-on être belge ? (2011).
Corrado Augias, L’Italie expliquée aux Français (2011).
Jean-Noël Jeanneney, L’État blessé (2012).
Mara Goyet, Collège brutal (2012).
Shlomo Sand, Comment j’ai cessé d’être juif (2013).
Régis Debray, Le bel âge (2013).
Alain Badiou (avec Nicolas Truong), Éloge du théâtre (2013).
Édouard Launet, Écrivains, éditeurs et autres animaux (2013).
Sylvie Goulard, Europe : amour ou chambre à part ? (2013).
Michel Schneider, Miroirs des princes (2013).
Marie-Josèphe Bonnet, Adieu les rebelles ! (2014).
Jacques Julliard, Le choc Simone Weil (2014).
Christiane Taubira, Paroles de liberté (2014).
Bernard Attali, Si nous voulions (2014).
Élie Barnavi, Dix thèses sur la guerre (2014).
Alain Badiou (avec Gilles Haéri), Éloge des mathématiques (2015).
Jacques Julliard, L’École est finie (2015).
Sylvie Goulard, Goodbye Europe (2016).
Fatou Diome, Marianne porte plainte ! (2017).
Éloge de la politique
I
Q U’EST-CE QUE LA POLITIQUE ?

Curieuse idée, nous dira-t-on, de se lancer dans un éloge de la politique l’année d’une élection
présidentielle, où celle-ci aura avant tout brillé par l’exhibition d’un paysage décomposé, livré de
manière toujours plus frappante au libre jeu des forces du capital. On se demande au fond ce qui
est encore susceptible d’intéresser le philosophe dans une telle affaire. Que répondez-vous à ceux,
notamment aux jeunes gens, qui ne peuvent plus envisager la politique autrement que comme le
lieu d’affrontement des cynismes et des opportunismes ?

On ne peut comprendre ce genre de sentiment qu’en se demandant, d’abord, ce que recouvre


exactement le mot « politique ». C’est une longue histoire. Dès le début de cette histoire, il y a
quelques millénaires, l’idée était que la politique, c’était le pouvoir, la question de l’occupation et de
l’exercice du pouvoir d’État, au regard de collectivités constituées, collectivités dont on connaissait,
dont on identifiait les membres. La première définition considère donc que la question centrale, voire
unique, de la politique, c’est la question du pouvoir d’État. C’est une définition simple, mais qui
traverse quand même toute l’Histoire : on la trouve encore, par exemple, chez Lénine, et aussi bien
chez nous, sous une forme élémentaire, quand la politique est ramenée au choix électoral d’un
président.
De cette définition peut découler une conception assez cynique de la politique, faite de
concurrences, de rivalités, de brutalités aussi, afin de conquérir le pouvoir, de s’y installer et de
l’exercer comme on l’entend. Il y a des théoriciens de la politique ainsi conçue, le plus grand d’entre
eux étant sans doute Machiavel. Machiavel a décrit de façon extrêmement subtile, positive, on
pourrait dire « technique », les procédures diverses de lutte pour la conquête et l’occupation du
pouvoir, ainsi que les qualités requises pour être l’homme de ce genre de combat. Il occupe une place
exceptionnelle de théoricien de la politique, si on la conçoit dans ces termes. Il est vrai
qu’aujourd’hui, on ne voit pas grand-chose d’autre que ce combat, avec tout ce que cela implique de
vilenie, de corruption, de mensonge, de violence… Mais, après tout, l’auteur du Prince montrait déjà
que ces ingrédients étaient fortement liés à la question de la politique et de son exercice.
Contre cette vision s’est constituée, dans une histoire très tourmentée, très complexe, et en lien
étroit avec la philosophie, une autre conception de la politique : celle qui affirme que la politique
entretient une relation constitutive avec la justice. La justice, les philosophes se sont efforcés, tout au
long de leur existence historique – pas très longue, il est vrai, une vingtaine de siècles –, d’en donner
une définition précise. Mais quelle que soit cette définition, si on engage l’idée de justice dans la
définition de la politique, on ne peut plus la définir simplement comme la conquête du pouvoir. La
question centrale devient : « Qu’est-ce qu’un pouvoir juste ? » Et le débat sur la politique ne
concerne pas tant l’exercice du pouvoir que les normes auxquelles ce pouvoir est soumis, sa relation
à la collectivité et les objectifs qui sont les siens.
Entre la politique définie comme pouvoir, c’est-à-dire basculée entièrement du côté de la
puissance de l’État, et la politique définie comme justice, c’est-à-dire basculée du côté de questions
comme « Qu’en est-il dans cette affaire de la collectivité, de la relation entre ses membres, des
inspirations qui sont les siennes ? Qu’en est-il de catégories comme l’égalité ou la liberté ? », il y a à
la fois un lien et un conflit. Il y a un lien parce que, en définitive, il n’est quand même pas vrai que la
justice puisse rester une idée purement abstraite qui n’a aucune prise sur le réel de l’État. Donc la
question de la justice est aussi, nécessairement, la question du pouvoir juste. Et d’un autre côté, il y a
un conflit, parce que le pouvoir séparé de la notion de justice est exposé aux dégénérescences que
l’on a constatées tout au long de l’histoire et dont la présidentielle de 2017 en France n’est qu’un
épisode. Épisode qui d’ailleurs, en matière de corruption et de rebondissements sinistres, n’est pas
parmi les plus brillants.
La contradiction entre justice et pouvoir a elle-même une longue histoire. Platon, déjà, a tenté de
fixer les normes d’un État soumis à l’idée du Bien, et montré, par une analyse très fine des « types »
de politique – oligarchie, démocratie, tyrannie, anarchie – que ce n’était pas une entreprise aisée.
Assez tardivement, autour du XVIII esiècle sans doute, notamment avec Rousseau, et ensuite à travers les
efforts des penseurs révolutionnaires du , notamment Marx et Engels, bien sûr, mais aussi
XIXe

Proudhon, Fourier, Feuerbach, mais aussi Auguste Comte, ou Blanqui, on en est venu à l’hypothèse
selon laquelle il se pourrait bien qu’en réalité la justice soit incompatible avec le pouvoir. Du coup,
la perspective concernant la politique change : le pouvoir d’État pourrait n’être qu’un instrument
transitoire, nécessaire pendant toute une séquence de l’histoire, mais appelé à disparaître, au profit
de l’installation d’une justice qui, en quelque sorte, serait aux mains de l’humanité elle-même. Ce
pourrait être ça, le mouvement dialectique qui dépasse la contradiction entre justice et pouvoir.

Votre système philosophique définit la politique comme une « procédure de vérité », aux côtés
de l’amour, de l’art et de la science. En quel sens l’entendez-vous ? Il est certain que pour
l’opinion commune, rien n’est plus éloigné de la politique que le souci de la vérité…

Certes, et d’ailleurs Machiavel a largement défini la politique comme un art souverain du


mensonge. L’habileté à mentir a toujours été considérée comme une nécessité pour le personnel
politique en général, ne serait-ce que pour conquérir le pouvoir en faisant des promesses qui ne
seront pas tenues. Quand je définis la politique comme une « procédure de vérité », j’entends
évidemment la politique selon le second des sens que nous venons de considérer, à savoir quand elle
est organiquement liée à la catégorie de justice.
S’agit-il d’une vision idéaliste ? Je ne le crois nullement. Je sais – j’ai moi-même expérimenté ce
point durant de longues années – que la politique est aussi, peut-être d’abord, une pratique, un
processus. Il lui faut des acteurs, des militants, des organisations, des mouvements populaires, et tout
cela combiné est un processus extrêmement complexe, dont on peut dire qu’il fait vérité de ce que la
collectivité peut mériter d’être, à raison de ce qu’est son activité politique. À savoir, une collectivité
qui ne serait plus soumise à des autorités arbitraires ou à des divisions inexplicables, mais une
communauté, une collectivité qui serait à elle-même son propre guide, sa propre orientation, selon
une norme partagée de la justice.
Chaque fois qu’apparaît dans le champ politique une nouveauté de ce genre, c’est-à-dire chaque
fois qu’apparaît la possibilité nouvelle d’en finir avec un vieil ordre injuste, inégalitaire et divisé, au
profit d’un ordre qui pourrait se représenter comme une maîtrise de l’humanité sur son propre destin,
chaque fois qu’apparaît quelque chose comme cela, il s’agit d’une invention, d’une création dans
l’ordre de l’histoire. Et cette création a un destin très particulier parce que, justement, elle est en
exception par rapport au régime général, celui de la gestion des États et de l’indifférence à toute idée
de justice. On sait bien que les révolutions ont toujours fasciné des publics gigantesques, précisément
parce qu’elles proposaient cette nouveauté. Leur destin historique est une autre affaire. Mais les
révolutions auxquelles je pense, de la partie la plus égalitaire de la Révolution française (1792-
1794) à la Révolution culturelle en Chine (1965-1970), en passant par la révolution à Haïti sous la
direction de Toussaint Louverture (1791-1802), la Commune de Paris (1871) et la révolution russe
(1917-1929), ont déjà administré une preuve historique – et ce point est acquis, irréversiblement – de
ce qu’une appropriation collective de ce qui est juste est possible. C’est ce que j’appelle une vérité.
Vérité de quoi ? De la capacité d’un collectif humain à s’emparer lui-même de son destin et de sa
configuration.

Vous évoquez à l’instant une communauté qui serait son propre guide, qui s’emparerait de son
propre destin, comme le régime juste, celui qu’il faut atteindre, le plus souhaitable. Dans les
démocraties qui sont les nôtres, on le sait, l’intervention du peuple se limite d’ordinaire à choisir
au milieu d’une poignée de noms propres et, une fois que le pouvoir a été remis à un de ces noms-
là, le peuple disparaît. Le plus souvent, il devient même un gêneur, on le prie de laisser les
grandes personnes agir. Quand on le consulte, ce qui arrive d’ailleurs rarement, on regrette
aussitôt de l’avoir fait et on s’assied généralement sur ce qu’il a dit. Je vous pose donc très
simplement la question, en quel sens vivons-nous encore, à vos yeux, dans une démocratie ?

Il faut revenir à la définition qu’on donne aujourd’hui de ce mot. La démocratie, depuis l’invention
du parlementarisme par les Anglais, à la fin du siècle, est conçue non pas comme une figure réelle
XVIII e

de la vie collective, mais comme une forme de l’État. Que le contenu réel du mot « démocratie » ne
soit en définitive qu’une forme d’État parmi d’autres est d’ailleurs une remarque que faisait déjà
Platon, et qu’on retrouve chez Lénine. Cette forme de l’État, quelle est sa caractéristique ? Sa
caractéristique, c’est qu’elle se présente comme une représentation : les représentants du peuple, les
élus, les députés, y sont chargés de la gestion des affaires de l’État.
Aux yeux des défenseurs de ce système, il fonctionne de façon « démocratique », puisque le peuple
est régulièrement consulté et que, après tout, il a la liberté de congédier les dirigeants qui ne lui
plaisent pas et de nommer des dirigeants qui lui conviennent. Si la démocratie, c’est uniquement ça,
c’est-à-dire la figure représentative et l’organisation électorale de la vie politique, alors je dirais que
nous sommes en démocratie, mais j’ajouterais… tant pis pour nous. Et tant pis pour la démocratie. Il
y a évidemment une autre conception de la démocratie qui correspond à son étymologie grecque :
demos (le peuple) / kratos (le pouvoir). Ce « pouvoir du peuple », loin d’inclure l’idée de
représentation, la rend illégitime. Ce point a été discuté depuis longtemps, puisque Rousseau par
exemple, qui est au siècle l’un des plus grands théoriciens de la démocratie, considérait que la
XVIII e

figure représentative de type anglais ne méritait pas ce nom, qu’elle n’était pas démocratique parce
qu’elle était la désignation périodique de représentants qui faisaient en réalité à peu près ce qu’ils
voulaient et mentaient au peuple comme des arracheurs de dents.
En tout cas, si on utilise le mot démocratie, il faut préciser le sens qu’on lui donne : mécanique
électorale et représentative ordonnée au pouvoir d’État ou bien processus concrets qui sont
l’expression possible d’une volonté populaire sur des questions déterminées. Cette seconde
définition est parfaitement à l’œuvre dans certaines circonstances. On la voit apparaître par exemple
dans des assemblées générales lors d’une grève d’usine, ou dans l’histoire récente des occupations
de places délibératives qu’ont connues certains pays. Les grands mouvements de masse ne procèdent
pas à des délégations stables et électorales. Ils décident de leur orientation idéologique et pratique à
l’occasion de diverses formes de rassemblement du peuple lui-même, et de son instruction – lors de
réunions restreintes ou aussi bien de grands meetings – par des orateurs, des dirigeants, dans lesquels
les gens ont une confiance légitimée par leur expérience et non par des procédures représentatives.
Je pense que nous savons, que tout le monde sait, que le régime dans lequel nous vivons n’est pas
démocratique au sens authentique du terme. Il l’est d’autant moins, et c’est quand même fondamental,
que nous ne sommes même pas sûrs que les gens que nous désignons lors du rituel électoral, et qui
sont censés nous représenter, soient réellement ceux qui décident de ce qui va se passer dans le
monde tel qu’il est. Il semble évident qu’il y a des maîtres dont le pouvoir est bien plus considérable
que celui des élus. Le dirigeant d’une multinationale qui n’est élu par personne et qui ne rend de
comptes qu’à des actionnaires soucieux, exclusivement, de leurs gains financiers, a des pouvoirs plus
étendus auprès de nos gouvernements que n’importe quel rassemblement populaire. La question
économique et financière est aujourd’hui, de l’avis même des gouvernants élus, quels qu’ils soient, si
contraignante quant à la conduite des affaires publiques que non seulement nos représentants ne font
finalement que représenter, mais qu’ils ne font le plus souvent que de la représentation. Le pouvoir
réel leur échappe sur la plupart des questions importantes. Entre la pression internationale, les
organismes qui ne rendent de comptes à personne, comme la Commission européenne, les dirigeants
des grandes firmes, la puissance transnationale des banques, la menace des instituts de « notation »
économique des nations, sans compter les militaires et autres administrations de l’État, tout un
personnel gravite autour de l’État, limite au plus juste sa marge de manœuvre, et réduit la
contribution du citoyen quelconque à une pauvre convocation, tous les quatre ou cinq ans, dans ce qui
n’est qu’une mise en scène de décisions déjà prises ailleurs.

La dépossession démocratique que nous ressentons, est-ce qu’elle n’est toutefois pas un mal
inévitable dans des États aussi vastes que les nôtres ? Vous citiez à l’instant Rousseau et c’est
justement l’une de ses objections à l’idée de démocratie de masse dans Du contrat social. Il
considère que la démocratie véritable ne peut pas exister autrement que dans de petites
communautés, de petits États, où le peuple peut être consulté fréquemment et de façon très
directe…

Nous entrons là dans l’examen de ce qu’est le processus politique conçu non pas comme des
rendez-vous périodiques décidés par l’État, mais en tant que pensée-pratique exercée par les gens
eux-mêmes avec des finalités déterminées. Pour moi, la politique c’est d’abord ça. La politique, je
pense qu’il faut d’abord la concevoir sans la rapporter immédiatement à l’État. Si on est obnubilé par
l’État, on va tout de suite dire : la politique ça consiste à s’emparer de l’État parce que si on ne
s’empare pas de l’État, on ne peut rien faire, on n’a pas de pouvoir. Mais cela n’est pas vrai. La
politique inclut par exemple l’élément fondamental qu’est la vision que l’on se fait et que l’on
soutient de ce que l’humanité, ou du moins la collectivité à laquelle on appartient, doit devenir. Cette
collectivité, elle existe en effet dans la figure des grands pays, mais elle existe aussi à des échelles
très variables. Elle est représentée au niveau national, à des niveaux communaux ou syndicaux, dans
des grandes entreprises, dans des foyers de travailleurs étrangers, etc. La société est donc en réalité
un maillage complexe, à l’intérieur duquel la possibilité de convoquer des assemblées et de discuter
de ce qu’on veut faire est constamment ouverte.
Qui peut faire cela ? Qui peut organiser, à toutes les échelles possibles, ce genre de discussion et
les décisions pratiques qui en résultent ? Ce sont évidemment ceux qui sont porteurs d’une vision
stratégique de ce que la société doit devenir. La politique, c’est quand même, dans sa réalité pratique,
un rapport construit entre, d’un côté, ceux qui sont porteurs d’une vision un peu clarifiée du devenir
de la société, et de l’autre, l’existence effective et concrète de cette société elle-même, à telle ou
telle échelle. Cela s’est appelé pendant les « années rouges », entre 1965 et 1975, le « travail de
masse ». Le militant, c’est celui qui a une idée sur le destin de la collectivité ; qui fait dans son
existence propre des trajets nouveaux dans la société ; qui rencontre le maximum de gens dans des
situations différentes ; qui discute avec eux de leur situation ; qui aide à éclairer cette situation à
partir d’un point de vue d’ensemble ; qui fait là-dessus à la fois un travail d’éducation, de discussion,
d’éclaircissement ; qui recueille les idées des gens qui sont internes à la situation ; et qui finalement,
avec eux, travaille à la transformer, cette situation, à l’échelle où il se trouve. Cette échelle peut très
bien être l’échelle d’un marché, l’échelle d’une ville, ou, dans certaines circonstances, l’échelle
d’une région ou d’un pays, cela dépend des circonstances qui sont des circonstances de l’histoire.
La rencontre entre la politique et l’Histoire est une grande question. La politique ne devient à
proprement parler historique que dans des circonstances exceptionnelles, dans ce que j’appellerais
des événements politiques, des événements qui créent à grande échelle pour les peuples des
possibilités inédites. Ce fut certainement le cas de l’avènement de la démocratie à Athènes, avec des
réformateurs conséquents, comme Solon ou Clisthène, au milieu de vastes troubles liés au problème
agraire. Songeons aussi à la période si agitée des guerres civiles en Angleterre, entre le siècle et
XVII e

le siècle, d’où est finalement sortie l’invention du régime parlementaire. Je peux aussi bien parler
XVIII e

de ce qu’ont signifié pour mon père les grandes levées populaires de 1936, ou pour moi le très
inattendu Mai 1968. Plus récemment encore, pensons aux rassemblements massifs et tenaces du
« printemps arabe ». Mais, même si, dans une conjoncture donnée, ce genre de possibilités n’existe
pas, eh bien, il faut savoir travailler à une échelle moindre. La conviction politique doit exister, et on
sait que si elle existe à petite échelle, cela renforcera beaucoup son existence à grande échelle, dès
lors qu’un événement viendra saisir et mobiliser une large partie de la population. Ce que je pense,
c’est que la politique revient à faire exister une idée dans une situation. Pour « faire » de la politique,
il faut non seulement avoir une vision réfléchie et soumise à la discussion générale de ce que la
collectivité peut et doit devenir, mais aussi expérimenter cette idée, cette vision, à l’échelle où on
peut le faire.
Un grand événement politique, à mon avis, c’est le moment où cette possibilité se met à exister à
grande échelle. On voit alors apparaître, de tous les coins où les discussions et les initiatives à petite
échelle ont eu lieu, des gens qui vont donner leur avis, qui vont orienter le cours des choses, qui vont
prendre des décisions. L’État ne doit pas nécessairement être vu comme ce dont il faut absolument
s’emparer. Cependant, si, dans un contexte de ce genre, il s’oppose de façon énergique, vigoureuse, à
ce que se déploie cette démocratie qui, elle, est réelle, eh bien, il faudra en tirer les conséquences.
L’affronter ? Se replier ? Attendre ? Ce sont là des décisions qui dépendent de la situation elle-même.
Parvenus à ce point, nous devons ouvrir une discussion plus tendue. Je pense en effet que dans le
monde contemporain, en vérité probablement depuis la Révolution française, il y a, au niveau que
j’appelle celui de l’Idée, deux orientations fondamentales, disons deux voies, et deux seulement. Et je
pense que la politique est en définitive la dialectique conflictuelle de ces deux seules orientations, là
où elles sont l’une et l’autre constituées.
D’un côté il y a l’orientation dominante, dominante de façon aujourd’hui hélas écrasante : celle
selon laquelle les vrais maîtres des sociétés sont, inévitablement, les maîtres de l’économie, c’est-à-
dire les possesseurs des instruments de production et autres contrôleurs de l’espace financier. Cette
voie implique que, dans une large mesure, les alternances politiques importent peu : en définitive, les
différents dirigeants désignés feront à peu près la même chose, parce que c’est ce que l’économie de
type libéral exige. Cette voie, il est simple et juste de l’appeler la voie capitaliste. C’est son nom
depuis deux siècles.
Et puis il y a, il y a faiblement, ou il n’y a presque pas, ou il y a déjà eu plus fortement, une autre
voie. Elle affirme que la collectivité doit se réapproprier l’ensemble des moyens de son existence, et
en particulier qu’elle doit se réapproprier l’ensemble des moyens économiques, productifs et
financiers. C’est la voie qui a été appelée la voie communiste. Je pense non seulement qu’il faut
continuer à l’appeler ainsi, mais que renoncer à ce mot n’est jamais qu’entériner une défaite. Ce mot,
pris dans son sens originel, dit parfaitement ce qu’il convient de dire. La voie dont je parle consiste
en effet à mettre les choses en commun, et à se placer sous l’impératif du bien commun. La politique,
dans ce cas, ne consiste nullement dans le choix des meilleurs gestionnaires de la santé du
capitalisme contemporain. Elle est la mise en œuvre de la conviction que ce qui est commun, le bien
commun, doit effectivement être exercé en commun.
L’existence de ces deux voies, la capitaliste et la communiste, est le principe majeur de l’existence
effective de la discussion politique. Si la discussion des analyses et des décisions ne se fait pas, au
sein du peuple, dans les réunions, les manifestations et les meetings, dans le cadre d’une lutte entre
ces deux voies, elle se transforme inévitablement en une discussion purement gestionnaire, et
finalement apolitique.
Les candidats qui se sont présentés aux dernières élections nous ont tous proposé des gestions un
peu différentes du capitalisme existant, mais c’est tout. Il y en a certains qui disent qu’il faut durcir
les règles, d’autres qu’il faut plutôt les assouplir, mais ils sont d’accord sur le fait qu’il s’agit, en
dernière instance, de gérer le système existant, celui de la domination capitaliste, considérée comme
inéluctable.
Pour moi, la confusion entre gestion et politique est aujourd’hui tout à fait fatale à la politique. La
politique commence quand il y a deux orientations majeures, deux voies, et qu’avant toute chose, le
choix concerne la voie dans laquelle on est engagé, et comment cette voie peut et doit exister dans la
situation, à tous les niveaux.

Est-ce à dire que pour vous, entre ce qu’on appelle la droite et le communisme, il n’y a rien,
aucune hypothèse politique, que l’on puisse réellement prendre au sérieux ?

Entre l’orientation communiste et la droite, il y a la gauche. La gauche non communiste, du moins


en Europe, cela veut concrètement dire, au niveau des faits, des réalités pratiques du pouvoir d’État,
soit depuis presque toujours, depuis sa naissance dans la deuxième moitié du siècle, des partis
XIXe

socialistes ou sociaux-démocrates. Pouvez-vous nier que ces partis soient à l’origine des déceptions
les plus considérables que nous ayons connues ? N’oublions pas que la gauche naissante, celle qui se
disait républicaine, radicale et socialiste, celle des Jules Ferry, Jules Favre, Gambetta, et aussi bien
Jules Guesde, mais aussi en Allemagne celle de Bernstein ou Kautsky, ou Noske, a très
majoritairement cautionné l’écrasement de la Commune de Paris, le pire colonialisme et finalement
l’emballement chauvin qui a conduit à la boucherie de 14-18. Mon éducation politique s’est faite au
moment de la guerre d’Algérie, sous un gouvernement socialiste qui en a relancé vigoureusement
l’inimaginable cruauté. Et que dire de la triste duperie qu’a finalement été, dès 1983, l’équipée de
Mitterrand ? Ou des « réformes » libérales de Schröder en Allemagne, dont l’effet le plus notoire est
que dans ce pays, dont notre caste dirigeante vante les exploits économiques, 30 % de la population a
été réduite à un état de très grande pauvreté ?
Croyez-moi, c’est instruit par l’Histoire et par l’expérience personnelle que je serais tenté de citer
Aragon : « Feu sur l’ours savant de la social-démocratie. »

Mais enfin, le socialisme historique, le vrai, celui d’un Pierre Leroux ou d’un Jaurès, je ne
parle évidemment pas du socialisme solférinien, celui qui a récemment agonisé, ou encore
l’anarchisme, celui d’un Proudhon ou d’un Bakounine, ce sont des traditions de gauche qui
existent tout de même. Elles ne trouvent aucun mérite à vos yeux ?

Oui, il y a des exceptions, très minoritaires en définitive. Il est certain que Rosa Luxembourg ou
Karl Liebknecht sont de grandes figures issues de la social-démocratie. Mais voyez leur destin : la
direction d’une insurrection vaincue, en fait d’inspiration bien plus communiste que socialiste, et leur
assassinat programmé par un ministre socialiste. Vous parlez de Jaurès : la figure est tout à fait
respectable, notamment par son engagement contre la guerre, son soutien aux grèves de mineurs, et
par sa juste suspicion concernant les expéditions coloniales. Mais a-t-il représenté un courant
politique réel, une « hypothèse » trempée dans les processus populaires réels ? Il a surtout été un
grand orateur parlementaire, sans influence véritable sur les orientations du pouvoir. Il a incarné cette
dimension à la fois nécessaire et vaine de nos « démocraties » : l’opposition. Car qui dit
« opposition » sous-entend qu’en réalité, on est d’accord avec la majorité sur la règle du jeu
politique, et qu’on laissera la place pacifiquement aux pires ennemis. Et pour revenir à Jaurès, voyez,
là encore, son destin.
Au fond, il y a toujours eu une gauche de la gauche, généralement située dans un parti socialiste, ou
animant de petits partis ou groupements. Je viens de là moi-même : j’ai débuté dans la SFIO, et j’ai
activement participé, à la suite de notre désaccord total avec la direction du parti sur la guerre
d’Algérie, à la scission « gauchiste » qui a finalement donné lieu à la création du PSU. Je vous
accorderai qu’une partie des forces et des pratiques organisées du communisme vivant sortent
souvent, par la gauche, des entrailles d’une médiocre social-démocratie. Même Lénine et les
bolcheviks, même Rosa Luxembourg et les spartakistes sont issus de scissions d’un « gros » parti
socialiste parfaitement opportuniste. Mais justement, c’est la preuve que la vitalité politique ne peut
jamais résider, dans la gauche installée, que sous la forme de qui se sépare, souvent violemment, de
cette gauche. Majoritairement, la gauche a toujours été une institution du pouvoir dominant, elle en est
une nuance. Au mieux, la gauche est le placenta d’où sort, parfois, un nouveau-né du communisme.
L’anarchisme, c’est une autre question. Bien des points rassemblaient tout de même Bakounine et
Marx quand ils ont créé ensemble une Internationale, ne serait-ce que l’idée d’une fin de l’État. Et
bien des points sont à étudier et à discuter dans la façon dont les anarchistes catalans ont tenté une
profonde réorganisation de leur province pendant la guerre d’Espagne. Ce que je crois, c’est que
l’anarchie est une idéologie du mouvement, une négativité créatrice, mais qu’elle ne constitue jamais
une politique à proprement parler. Il y a une dimension existentielle et festive, dans l’anarchisme, qui
souvent dissimule une intolérance brutale et qui ne se sent à l’aise que dans un activisme discontinu.
Finalement, si la question du présent est celle du capitalisme et de sa fin, la politique nouvelle ne
peut qu’être un communisme. C’est elle qui s’oppose, ou s’opposera, au consensus contemporain,
selon lequel la politique est au mieux la gestion aussi raisonnable que possible d’un capitalisme
éternel.
II
L’HYPOTHÈSE COMMUNISTE

Depuis la chute du Mur, et en réalité même depuis la fin des années 1970, une seule voie semble
admise en Occident en matière politique. La politique gestionnaire, celle qui est menée par ceux
que Marx appelait les « fondés de pouvoir du capital », et face à laquelle la politique communiste
semble totalement forclose, tenue hors du champ même de la discussion véritable. Les gauches de
gouvernement n’« essayent » même plus, et cela dans l’Europe entière, de faire croire qu’elles
représentent une autre voie. Tous les partis dits socialistes sont désormais ralliés à l’ordre
néolibéral et même ceux qu’on appelle la gauche radicale représentent plutôt des hérésies de ce
pseudo-socialisme et ne correspondent pas à l’idée communiste telle que vous voulez la faire
revivre. Alors je vous pose très simplement la question, même si elle est hérissée de difficultés :
comment rouvrir le champ de ce possible-là, puisque le mot lui-même est banni du champ
politique ?

Quand un mot décisif comme le mot « communisme » est banni du champ politique, il n’y a plus,
pour commencer, qu’à essayer de le réintroduire. C’est à soi seul un combat essentiel. Il faut dominer
en tous lieux la peur qu’il produit, l’ignorance de sa signification, et ne jamais consentir, par
opportunisme, à sa liquidation. Bien des gens m’ont recommandé de ne plus utiliser ce mot, de le
remplacer par un autre. Mais il est parfaitement clair aujourd’hui que la liquidation du mot n’est rien
d’autre que la liquidation de la voie qu’il nommait, et donc le ralliement honteux à l’hégémonie totale
de l’autre voie, la voie capitaliste.
Demandons-nous d’abord d’où provient le fatal sabordage de tout ce que recouvrait et recouvre
toujours le mot « communisme ». Pourquoi une aussi violente disparition de cette hypothèse
communiste, qui a été extrêmement forte dès sa création, vers les années 1840 ? Cette voie a été
conçue, dans le Manifeste du parti communiste de Marx, comme une autre façon d’envisager
l’histoire humaine dans son ensemble. Elle a depuis structuré toutes les levées ouvrières et toutes les
insurrections paysannes. Elle a enveloppé de sa signification toutes les révolutions victorieuses. Elle
a remporté des succès considérables, qui ont, au cours du siècle, changé l’Histoire, dans des pays
XXe

aussi importants que la Russie ou la Chine, ou aussi tenaces et courageux que la Yougoslavie ou
Cuba. Et on voudrait jeter le mot « communisme » aux orties ?
Voyez-vous, je pense qu’une tâche importante, qui est celle de la pensée, c’est d’abord de faire de
cette affaire un bilan indépendant, c’est-à-dire de ne pas se rallier au bilan dominant des
expériences communistes, bilan qui est évidemment tout à fait vicié et intéressé et qui est une pièce
majeure du « triomphe » apparent du libéralisme contemporain.
Le bilan dominant consiste à dire, grosso modo, que tout ça, « nous le savons maintenant », est de
l’ordre du crime. Ce n’est donc même plus la peine d’en parler, d’en discuter, l’affaire est réglée,
tout le monde est d’accord, personne n’aime les crimes.
Au fond, il y a là non pas seulement une entreprise qui consiste à vaincre une orientation, dans le
champ idéologico-politique, mais une entreprise qui consiste à la faire disparaître. Et tout ça date des
années 1980, c’est assez récent. La grande victoire de la réaction capitaliste dans la dernière partie
du siècle, juste après les grands soulèvements des années 1960 et 1970, a été à mon avis de faire
XXe

disparaître l’hypothèse alternative, de parvenir à faire comme si elle n’existait plus.

À la criminaliser intrinsèquement…

Oui, et cela en employant tous les moyens nécessaires pour que l’opinion soit entièrement
désarmée sur ce point. Il y a donc pour commencer une tâche très importante : faire notre propre bilan
de l’échec du communisme historique, de l’échec des « États socialistes », à la lumière du maintien
de l’hypothèse et non à partir de sa disparition. De l’intérieur de cette hypothèse, de l’intérieur de
la voie communiste dans laquelle nous nous situons, nous devons expliquer pourquoi les différents
« États socialistes » ont disparu et pourquoi il faut, pour réanimer la politique, passer au-delà de cet
échec. C’est là une distinction très fine, mais très importante. Il ne s’agit pas de reprendre les mêmes
explications que celles qui ont été données par la criminalisation dominante, mais de poser la
question ainsi : comment se fait-il, alors que le but explicite de cette voie émancipatrice était
d’affaiblir progressivement la séparation et l’autorité de l’État, comment se fait-il que cela ait donné
au contraire des États extrêmement brutaux, concentrés et autoritaires ? Et il faut également se
demander pourquoi, alors que le programme communiste a toujours été de lutter contre ce qu’il
appelait les grandes différences, c’est-à-dire la différence entre travail intellectuel et travail manuel,
entre villes et campagnes, entre tâches de gestion et tâches d’exécution, rien ne s’est passé comme ça,
à l’exception des propositions passionnantes de la phase finale (1971-1975) de la Révolution
culturelle en Chine ? C’était un programme fondamental du communisme sous toutes ses formes que
de proposer une idée du travail que Marx appelait celle du travailleur polymorphe : on ne diviserait
plus la société en catégories spécialisées et, naturellement, toujours hiérarchisées, les travaux les
plus bas étant les plus mal rémunérés et les travaux de gestion étant honorés. Comment se fait-il qu’en
réalité, notamment en Union soviétique, cette spécialisation se soit au contraire figée ?
Je voudrais insister au passage sur les efforts faits dans cette direction en Chine, et ce, en dépit de
l’échec final marqué par le coup d’État de Deng Xiaoping en 1976. On peut, on doit, lire ces textes
admirables, notamment des textes issus des ouvriers de l’usine de machines-outils de Shanghai, qui
expliquaient comment ils avaient tenté de faire en sorte que la gestion des usines soit tout à fait
différente de la gestion des usines en Occident, où on impose aux ouvriers, renommés « force de
travail », la loi capitaliste de la productivité ; comment on pouvait recueillir les inventions des
ouvriers concernant l’organisation du travail et en faire quelque chose ; comment il devait y avoir des
discussions entre les cadres et les ouvriers sur les initiatives, y compris les initiatives techniques. Il y
a eu tout un bouillonnement d’idées, et ça, c’est le genre de choses dont il faut s’inspirer pour
maintenir les principes du communisme. Car, en vérité, ce n’est pas parce qu’ils étaient communistes
que les « États socialistes » ont échoué, c’est parce qu’ils l’étaient bien trop peu et ne maintenaient
pas la tension politique, la discussion incessante, bref, la lutte entre les deux voies, dans la vie
collective du peuple, sur toutes les questions concrètes décisives engageant les principes du
communisme.

Pourriez-vous nous rappeler simplement quels sont à vos yeux les grands principes du
communisme ?
Les grands principes du communisme, il y en a quatre. On peut les énumérer très simplement.
Le premier principe, c’est qu’il faut arracher l’appareil productif au contrôle de la propriété
privée. Il faut en finir avec l’oligarchie capitaliste qui domine actuellement le monde entier. Un
chiffre que je répète sans arrêt, parce qu’il faut le connaître, c’est qu’aujourd’hui 260 personnes, en
termes de revenu et de patrimoine, possèdent autant que trois milliards d’autres, ce qui est une
concentration inouïe de la richesse, sans précédent dans l’histoire humaine. Il faut en finir avec cela.
Ça, c’est le premier principe.
Le deuxième principe, c’est qu’il faut aussi essayer d’en finir avec les figures de la division
spécialisée du travail, en particulier avec les divisions hiérarchiques entre tâches de direction et
tâches d’exécution, et plus généralement entre travail intellectuel et travail manuel.
Le troisième principe, c’est qu’il faut essayer d’en finir avec l’obsession des identités et en
particulier avec l’identité nationale. Il ne faut pas oublier que Marx, entre autres choses, déclarait,
avec une certaine violence, que « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Cessons donc d’enfermer la
politique dans le carcan des identités, qu’elles soient raciales, nationales, religieuses, sexuelles ou
autre. C’est aussi un but fondamental.
Et le dernier grand principe, qui en un certain sens commande tous les autres, c’est de faire tout
cela non pas en renforçant sans arrêt les mécanismes autoritaires de l’État, mais au contraire en
diluant petit à petit l’État dans les délibérations collectives, ce que Marx appelait « le dépérissement
de l’État », au profit, disait-il, d’une « libre association ».
Donc, pour répondre à votre question, l’échec de ce qu’on peut appeler les communismes d’État de
la période précédente, ou encore la période des « États socialistes », doit être examiné en fonction de
ces quatre principes. Dans quelle mesure a-t-on réellement tenté de les mettre en œuvre ? Dans quelle
mesure au contraire a-t-on essayé de les contourner pour des nécessités de développement
économique, de puissance ? L’idée étant de trouver les racines de l’échec de ce communisme
historique dans une infidélité à lui-même et non pas, comme le prétend l’opinion commune, dans une
obstinée fidélité à lui-même. C’est en étant infidèle à lui-même, c’est-à-dire en se divisant, en créant
en son propre sein une oligarchie conservatrice, que ce communisme a fini par échouer. Un exemple
patent est que la Chine, qui est devenue une grande puissance impériale et capitaliste aujourd’hui, n’a
même pas eu besoin pour cela de changer le nom de son parti dominant, le Parti communiste chinois,
qui n’a évidemment absolument rien de communiste, qui n’a pas la moindre caractéristique
communiste. Mais si ce parti a pu continuer à s’appeler ainsi, c’est bien la preuve que c’est de
l’intérieur de la force politique dominante elle-même que s’est installé, petit à petit, le renoncement
aux objectifs de la politique d’émancipation originelle. Le renoncement, sous le nom de
« communisme », au communisme.

Que répondez-vous cependant à ceux, et ils sont extrêmement nombreux, qui considèrent que cet
échec du communisme était inscrit dans la nature même de son projet, et qu’allant de façon aussi
déterminée à rebours de la loi du monde, le communisme ne pouvait agir qu’en exerçant une
violence maximale ? Qu’opposez-vous à l’idée que « changer l’homme » est en soi une promesse
pleine de dangers ?

Que l’homme, l’animal humain, soit tel que le décrit le capitalisme dominant, c’est là une
hypothèse anthropologique tout à fait erronée. L’idée fondamentale de toute cette affaire, qui
commande en réalité la soumission de la politique aux intérêts économiques dominants, c’est que
l’homme est une sale bête, réductible à une caricature de ce struggle for life tiré – à tort – de
Darwin. L’homme serait nécessairement intéressé, l’individu n’obéirait qu’aux principes de sa
propre puissance, de sa propre survie, la concurrence serait l’âme de toute invention, etc.
La vérité, c’est que nous avons d’innombrables exemples du contraire. Bien entendu, l’action
désintéressée se présente souvent comme une lutte, un conflit avec les puissances qui ont fait de
l’intérêt, de l’argent, leur unique critère. Ce conflit, dans les conditions du capitalisme dominant, peut
même avoir le même individu comme scène, sous la forme d’un déchirement, d’une incertitude. Mais
y compris dans ces conditions, l’idée que l’intérêt personnel est le centre absolu de l’existence
humaine, qu’elle soit individuelle ou collective, est une idée à mon avis inexacte, tout simplement. Je
ne dis pas, bien entendu, que l’intérêt n’existe pas, mais on a d’innombrables exemples de gens qui
font avec passion des choses qui ne sont nullement commandées par leur propre intérêt mais par celui
des autres, de la collectivité, des gens qu’ils connaissent, par l’intérêt du groupe auquel ils
appartiennent, et qui surpassent ainsi naturellement, dans leur activité prolongée et quotidienne, leurs
intérêts privés.
D’une certaine façon, le capitalisme exige que les gens se sacrifient pour une « morale » de
l’intérêt privé, ce qui est tout de même un paradoxe des plus terribles. On dit aux gens : nous savons
parfaitement que ce que vous aimez c’est être riches, etc., et pour vous garantir que vous allez vous
enrichir, commencez par devenir un peu plus pauvres, travaillez dur. Nous sommes là face à une
vision de l’humanité qu’il n’y a aucune raison d’accepter.
En fait, sur ce point, des positions antagonistes se sont constituées dès le siècle. C’est en fin de
XVIII e

compte l’opposition entre Hobbes et Rousseau, on en est encore là. Pour Hobbes, l’homme est un
animal féroce qu’il faut discipliner par des puissances extérieures, tandis que pour Rousseau,
l’homme est bon, naturellement bon. Naturellement bon, ça veut dire quoi ? Ça veut simplement dire
que l’animal humain a des ressources, des capacités l’autorisant à agir pour des motifs qui surpassent
la représentation immédiate de son intérêt. Autrement dit, il n’est pas exactement un animal. Et moi,
je pense que la vision capitaliste de l’humanité, c’est que l’humanité, comme je l’ai dit, est une sale
espèce animale, et que, par conséquent, il faut la soumettre, à quoi ? Il faut la soumettre à un régime
d’organisation des intérêts qui aboutira à ceci que finalement les plus chanceux, les mieux dotés, les
héritiers, triompheront, et que les autres seront des losers.

On ne peut pas, me semble-t-il, réduire entièrement toute vision étrangère au communisme à


celle du capitalisme le plus étroit, où l’homme ne serait guidé que par un sens de ses intérêts
strictement borné. Le communisme ne se heurte pas à cette seule vision de l’homme. D’ailleurs,
chez Rousseau lui-même, l’homme n’est nullement un être désintéressé à strictement parler. Il est
entièrement guidé par « l’amour de soi » au contraire, et l’intérêt qu’il peut prendre à autrui est
une extension de cet amour de soi, qui passe par le sentiment que peut lui inspirer un autre être
sensible dans lequel il se reconnaît. Chez Hume aussi, l’homme n’est ni entièrement dominé par
ses intérêts, ni désintéressé. Il est simplement décrit comme un être « partial », c’est-à-dire que
tout ce qu’il fait n’est pas guidé par son intérêt au sens le plus étroit du terme, mais peut parfois
être guidé par l’intérêt qu’il porte à certaines personnes autour de lui, ou par le souci d’un
certain nombre de choses qui lui importent. Le débat sur l’idée communiste se joue-t-il donc
vraiment entre égoïsme étriqué d’un côté et générosité universelle de l’autre ?

Je pense que du point de vue de la politique réelle, c’est tout de même ce qui se passe. Il ne faut
pas oublier le fait que le capitalisme, lui, n’a pas d’autre norme que le profit. La dictature du profit,
dans le capitalisme, intervient donc jusque dans l’organisation de la production et de la société elle-
même. Et elle renforce de beaucoup la nécessité, pour cette dictature, d’avoir une vision générale de
l’humanité corrélée directement au profit et à la spécialisation des tâches, et qui évacue toutes les
protestations fondées sur l’idée de justice ou d’égalité. C’est ça le problème.
Lorsque la discussion se fait entre Rousseau, Hobbes et Hume, on n’est pas encore entré dans la
période où une oligarchie minuscule possède la moitié des biens de l’humanité, on n’est pas encore
entré dans l’hégémonie planétaire du grand capital. Pour ces penseurs, le plus considérable
propriétaire, c’est le propriétaire foncier, le seigneur du coin, et c’est à partir de ce contexte
historique qu’ils discutent de la position subjective de l’intéressement. Ils seraient tentés,
évidemment, de valoriser la « moyenne », soit le petit propriétaire, certes intéressé à la rentabilité de
son bien, mais raisonnablement généreux. C’est du reste là le principal héros idéologique de la
Révolution française. Mais dans le capitalisme contemporain, ce « héros » est devenu un pauvre type.
La loi fondamentale du capitalisme n’est aucunement le partage et la modération. Le culte de l’intérêt
y est féroce, parce que la loi – scientifique – du développement capitaliste, c’est la concentration du
capital. Et nous en avons tous les jours des exemples spectaculaires. Vous-même avez payé, par un
licenciement sec, le fait que votre conception du journalisme ne coïncidait pas avec celle du trio de
grands capitalistes qui avaient acheté votre journal, L’Obs, qu’on peut désormais nommer L’Obscène.
Vos anciens patrons n’ont en vue que leur intérêt, ils s’en vantent, de surcroît, et ils sont très satisfaits
de leur vision des choses. La quasi-totalité de la presse et des moyens d’information de ce pays ont
été achetés par les géants du CAC 40. Et dans tous les secteurs le même mouvement se poursuit.
La concentration du capital est si intense aujourd’hui qu’on peut s’interroger sur sa capacité à
offrir des moyens de survie à l’humanité tout entière. C’était aussi une prévision de Marx, je le
signale. Il se peut que l’accumulation du capital se fasse dans des conditions telles qu’à un moment
donné le profit devienne impossible si on donne du travail à tout le monde. Aujourd’hui, il y a
probablement trois milliards de personnes qui ne sont ni salariés, ni propriétaires, ni paysans avec
une terre, et qui errent dans le monde à la recherche d’un moyen de survie. Dans un tel monde,
comment faire place à autre chose qu’à une opposition tranchée entre deux voies ? Comment éluder la
discussion fondamentale entre capitalisme et communisme ?
Je suis certes bien d’accord avec vous qu’il faut nuancer, que toute figure de subjectivité est
dialectique. C’est d’ailleurs aussi l’objet des discussions politiques que de constater qu’il y a des
divisions à propos de toutes les questions qui concernent l’intérêt commun, puisque la définition de
l’intérêt commun est toujours complexe. Mais le monde tel qu’il est, en particulier depuis que les
régents du capital se croient libérés de toute alternative et pensent que la voie communiste est morte
et enterrée, est un monde d’une férocité absolue. Et j’ajoute que, étant donné qu’il reste marqué par
des rivalités profondes, notamment entre les anciennes puissances dominantes de l’Occident
européen et américain, et les nouveaux capitalismes issus du communisme, à savoir le russe et le
chinois, c’est un monde qui, livré à lui-même, nous conduira à la guerre, comme il l’a déjà fait par
deux fois au cours du siècle précédent. C’est certain.

D’accord, mais on ne peut pas dire que la collectivisation des moyens de production ait été une
éclatante réussite économique et humaine, ne parlons même pas de l’abolition de la propriété
privée, là où elle a été mise en œuvre dans le monde à l’époque des socialismes réels. Que doit-on
opposer, je le demande à nouveau, à ceux pour qui cette idée-là, l’idée communiste, quelle que soit
sa valeur intrinsèque, ne peut s’inscrire, dans la réalité, qu’au prix de violences ?

Ça, je le répète, c’est vraiment la critique menée par l’idéologie libérale, pour laquelle le seul
moteur véritable de l’activité humaine est inégalitaire et concurrentiel. Je pense qu’il faut y répondre
par des arguments à différentes échelles. Commençons par rappeler que jusqu’aux années 1970,
l’URSS était à l’évidence la deuxième puissance mondiale. Cet État socialiste, à économie
centralisée, a stupéfié le monde, d’abord en venant à bout de l’appareil de guerre nazi, y compris
dans de victorieuses batailles de chars, extrêmement techniques, puis en étant le premier pays à
lancer l’aventure spatiale. On remarquera ensuite qu’il y a eu des réalisations, dans l’immédiat
après-guerre mondial, spectaculaires et réussies, de formes d’organisations qui étaient non
concurrentielles, monopolistes. Par exemple l’électrification de la France tout entière a été réalisée,
après 1945, dans le cadre d’un monopole d’État. À l’époque, personne n’a pu objecter qu’il y avait,
dans ce dispositif, des insuffisances radicales. Pas le moins du monde ! Et ça a été une formidable
réussite. Renault, qui était à cette époque une entreprise nationale non concurrentielle, a été un
incontestable succès, en particulier dans le lancement de véhicules populaires accessibles. Au point
que la 4 CV Renault est devenue l’emblème de la voiture populaire. Donc je pense que, même au
niveau de la production économique, la supériorité du dispositif concurrentiel n’est nullement établie.
C’est une fiction idéologique.

D’autres systèmes politiques, tout sauf altruistes et universellement coopératifs, peuvent


aboutir à cela… Voyez Volkswagen, né dans les années 1930 du désir hitlérien de doter chaque
foyer allemand d’une voiture.

Bien sûr ! Mais ce que je dis en prenant cet exemple c’est uniquement la chose suivante : l’idée
actuellement dominante selon laquelle la production ne marche que dans les conditions
concurrentielles imposées par le marché mondial est une idée fausse. C’est tout simplement faux, et
c’est destiné à intégrer, de force, toutes les figures de la production dans ce qui domine l’économie
capitaliste mondialisée. Je voulais simplement préciser ce premier point. Deuxième point, évoqué
plus haut mais sur lequel il me faut revenir : si le problème se pose au niveau de la nature humaine, je
soutiendrai que rien n’indique que la nature humaine soit portée à la privatisation de tout, plutôt qu’à
l’invention d’une gestion publique de tout.
D’abord, soyons clairs, si l’on entend par « propriété privée » le fait de disposer d’objets
nécessaires à la survie et à la formation personnelle, il serait absurde d’en prévoir l’abolition ! Nous
parlons ici de la propriété privée des moyens de production et d’échange. Marx précisait déjà qu’il
ne parlait pas de la propriété privée en général, mais de la propriété bourgeoise. La possibilité de
supprimer cette propriété ne fait à mes yeux aucun doute. Qu’on puisse compter en la matière sur le
dévouement et même l’enthousiasme d’ouvriers, d’employés, tous associés à la gestion en même
temps qu’au processus matériel de production, après l’expropriation puis la collectivisation de leur
lieu de travail, cela est une évidence. Il y a d’innombrables exemples de dévouement, de générosité,
d’altruisme, dans l’histoire de l’espèce humaine, et je ne vois pas pourquoi on décréterait que ces
éléments de générosité, d’altruisme ne peuvent pas être encouragés de façon à ce qu’ils deviennent
dominants et fassent la force d’une économie collectivisée. Je ne vois pas pourquoi, au contraire, il
faudrait assumer, encourager, organiser les choses, pour que la concurrence bestiale soit dominatrice.
Autrement dit, la concurrence n’est dominatrice que parce que l’idéologie de la concurrence est
dominante. Si l’idéologie n’est plus du tout celle-là, si elle est inversée, si les valeurs de solidarité,
de dévouement, d’égalité, étaient cultivées de façon un tout petit peu plus systématique, on
s’apercevrait qu’elles constituent une ressource humaine largement aussi efficace que la centration
sur l’intérêt privé.
Bien entendu, il y aura toujours une contradiction entre les deux voies. Il y aura toujours des
circonstances où l’égoïsme, la volonté de domination, le culte de l’intérêt privé primeront. Je ne suis
pas en train de développer une vision à l’eau de rose de l’être humain. Toute subjectivité est divisée,
contradictoire, mais la question proprement politique est de savoir quel terme de ladite contradiction
on soutient. L’encouragement systématique donné à la concurrence, à la volonté d’être un gagnant, au
mépris pour les losers ? Ça, c’est l’idéologie libérale, il n’y a rien à faire ! Et cette idéologie
libérale doit être combattue par les moyens de la politique.
En vérité, d’innombrables actions humaines, y compris celles vantées aujourd’hui par ceux-là
mêmes qui défendent la concurrence et l’égoïsme, attestent que la ressource subjective sur laquelle la
politique du communisme nouveau doit s’appuyer existe bel et bien à grande échelle. Par exemple,
tout le monde est bien obligé de penser que, pendant la dernière guerre, les gens qui étaient porteurs
de la raison et de la grandeur étaient les résistants, exposés à des risques terribles, et non les
collabos. Les opportunistes, les collabos, c’étaient pourtant eux qui étaient du côté du succès
immédiat et de la concurrence victorieuse ! L’idée du primat subjectif de l’égoïsme est non seulement
une idée fausse, mais c’est une idée extraordinairement dangereuse parce que ses effets dépendent
des circonstances : dans certaines circonstances elle peut devenir purement et simplement une idée
criminelle. Si réellement la loi absolue est la loi concurrentielle et la domination de soi-même sur les
autres, dans un régime politique de type fasciste il sera tentant d’être aussi du côté du manche, bien
sûr ! Et d’ailleurs, la plupart des dirigeants français des entreprises capitalistes ont été, en effet, du
côté du manche, du côté de Pétain. C’est bien pour ça qu’il a été possible de nationaliser leurs
entreprises à la Libération.

Encore une fois, comprenez-moi bien, je pense réellement que l’idée communiste ne heurte pas
seulement une vision libérale et concurrentielle de la nature humaine. Prenez l’exemple de l’idée
chrétienne, la première à avoir affirmé l’unicité de l’humanité, à avoir tenu pour nulles et non
avenues les hiérarchies existantes, à avoir ambitionné de réarmer moralement les faibles contre
l’injustice des forts, eh bien, cette idée-là, insupportable pour les régimes politiques de l’époque,
ce n’est pas à la vision libérale du monde qu’elle s’est heurtée. Les forces auxquelles s’est heurtée
cette idéologie chrétienne, profondément antinaturelle, ce sont les forces de domination en place,
très antérieures à la vision capitaliste du monde. Le caractère profondément inégalitaire des
rapports humains est très antérieur à la période libérale ou néolibérale, on peut tout de même se
mettre d’accord sur ce point ?

Évidemment ! Je ne sous-estime pas du tout l’immensité des obstacles auquel doit faire face le
nouveau communisme, mais je pense qu’il faut toujours bien voir que la question de la nature
humaine, en tant que telle, ne peut pas être analysée indépendamment de ce qui, dans un univers
social déterminé, encourage telle ou telle croyance. Même l’Église a échoué dans sa mise en œuvre,
on le sait bien. Pourquoi ? Parce qu’au niveau de ses institutions officielles, elle a entériné
l’inégalité. Elle a eu, c’est vrai, des prêcheurs magnifiques, elle a eu des moines mendiants, elle a eu
saint François d’Assise, elle a eu tout cela. En vérité, si elle reste dans les mémoires, c’est par ce
côté-là. Ça n’est certes pas par l’Inquisition. Mais il faut bien reconnaître que dès l’empereur
Constantin, donc très tôt, elle a accepté de devenir une religion officielle, une machine idéologique
interne à l’État. Nous parlons ici de politique : la voie dominante des Églises, sans aucune exception,
a été de pactiser avec les États et donc avec les classes dominantes qui « tenaient » ces États. D’où le
fait que rien n’a pu en sortir qui appartienne à une orientation « communiste », même en un sens très
vague, en dehors de quelques cas particuliers, de saint François d’Assise aux prêtres ouvriers des
années 1950.
Mais revenons à votre question. Je pense également que l’ordre établi a, jusqu’à présent, toujours
été inégalitaire, et que ça, c’est ce qu’on appelle le néolithique. Avant, on ne sait pas très bien. Il y
avait des petits groupes de chasseurs. Mais ce qu’on appelle la « révolution néolithique » a construit,
pour la première fois, des sociétés bâties sur l’inégalité, entièrement construites sur l’organisation et
la conservation, par la force quand il le fallait, d’inégalités considérables. Dans toutes les sociétés,
depuis quatre mille ans, un groupe dirigeant, inégalitairement dirigeant, et fondé sur l’importance de
ce qu’il possède comme biens privés, est le régent de la société, se protège par un appareil d’État
adéquat, rivalise avec d’autres groupes du même type, etc. On est encore entièrement enferré dans
cette affaire. Le capitalisme appartient à la culture néolithique. C’est bien pourquoi Marx le
considérait comme étant encore de nature préhistorique. Et donc, certes, on peut toujours arguer que,
depuis des millénaires, c’est comme ça. C’est vrai ! Depuis des millénaires, c’est comme ça, et c’est
pour ça que le communisme, ce n’est pas réductible à prendre le palais d’Hiver. Bien sûr, il faut
prendre le palais d’Hiver, mais même si vous prenez le palais d’Hiver, vous êtes encore dans le
néolithique, parce que la notion même de palais est une notion néolithique.
C’est la raison pour laquelle je vous demandais simplement : est-ce qu’il existe une ressource
humaine qui peut travailler positivement à devenir dominante au-delà du cadre inégalitaire qui est là
depuis des milliers d’années ? Une ressource pour une subjectivité politique post-néolithique ? Eh
bien, moi je pense qu’il n’y a aucune raison que la réponse soit négative parce que, quand on entérine
la réponse négative, on entérine simplement le fait que toutes les sociétés connues, depuis qu’existent
la propriété privée et l’État qui la défend, ont été inégalitaires et ont encouragé une vision
inégalitaire des rapports humains. Et donc, cet encouragement de l’inégalité structure quand même au
long cours les subjectivités. Quand vous êtes éduqué dans l’idée qu’il vaut mieux être le premier de
la classe que le dernier, être richissime qu’être pauvre, etc. – et nous sommes tous ainsi éduqués –, eh
bien, cela laisse des traces. Mais, dans des circonstances d’exception, on s’aperçoit que la tendance
contraire existe aussi et qu’en réalité, quand elle se manifeste, elle mobilise en vous un affect
considérable, autant qu’une pensée neuve. Et cet affect, cette pensée, ce sont eux qui doivent être
organisés, structurés et nourris par l’hypothèse communiste. Je crois absolument que la plupart des
gens savent que cela existe en eux, comme une virtualité positive. J’ai moi-même expérimenté que la
mise en œuvre de cette virtualité surpasse en vigueur et en joie tout ce que la vieille organisation
subjective égoïste peut proposer.
Alors je suis d’accord avec vous, c’est une longue affaire puisqu’il s’agit de rien de moins que de
sortir du néolithique ! Mais il ne faut pas opposer à ça l’idée d’une nature humaine nue, en quelque
sorte, qui serait vouée à la concurrence inégalitaire, parce que, dans un certain sens, c’est voir
l’espèce humaine comme une espèce animale. Or, malgré tout, pour autant que l’espèce humaine soit
capable de quelque chose qui soit son œuvre propre, que nul autre vivant ne peut accomplir – dans
quelque domaine que ce soit, d’ailleurs –, cette capacité n’est pas réductible à une capacité animale.
Il est faux de prétendre qu’il est nécessaire que toute société soit hiérarchisée, disciplinée,
militarisée, etc. Ça, c’est une modalité possible de la coopération, mais c’est une modalité forcée.
Soyons, sur ce point, marxistes : il ne faut pas sous-estimer le fait que c’est l’état des choses qui
modèle les consciences, et non l’état des consciences qui modèle l’état des choses. Nous sommes,
depuis les pharaons et les empereurs chinois, modelés dans l’idée inégalitaire et concurrentielle.
L’idée communiste est la première à s’être levée contre ce modèle, après une préparation chrétienne,
en effet très vite et très largement dévoyée. En un certain sens, le stalinisme a répété quelque chose
du même ordre que le catholicisme : l’étatisation de l’idée communiste, pensée comme seul chemin
de sa victoire, s’est faite de façon autoritaire et violente. Mais il faut en finir avec ça.
III
L H
ES RÉVOLUTIONS À L’ÉPREUVE DE L’ ISTOIRE

Parmi les obstacles au retour de l’hypothèse communiste que vous appelez de vos vœux, il y a
évidemment aussi, vous le rappeliez tout à l’heure, l’ampleur des crimes qui ont été commis au
XXesiècle en son nom. Je ne vous apprends rien, puisqu’on vous reproche tout le temps dans
l’espace public, chez les intellectuels médiatiques et autres journalistes, ce n’est pas un mystère,
de persister dans ce qu’eux décrivent comme une erreur, perseverare diabolicum, et de n’avoir
jamais cédé sur la défense non seulement de l’idée communiste, d’un point de vue théorique, mais
aussi sur celle de certaines de ces illustrations historiques les plus récentes, les plus honnies
aussi. Je pense, par exemple, à la Révolution culturelle chinoise dont vous continuez à vous
réclamer largement. Alors ce que j’aimerais vous demander, c’est cela : quelles leçons avez-vous
personnellement tirées des vastes crimes commis au nom du communisme ? Parce que vous en avez
tiré, contrairement à ce que certains prétendent.

C’est une question d’autant plus légitime que j’ai dit tout à l’heure que nous devions absolument
proposer notre propre bilan de l’ensemble du communisme réel. Voyez-vous, je pense qu’au cœur de
la méditation sur ce point il y a la question de l’État, c’est-à-dire celle dont nous sommes partis au
tout début de cette discussion. Chez Lénine encore, avant et pendant la révolution de 1917, on trouve
la conviction que la question centrale de la politique, c’est la question du pouvoir. Il sera d’ailleurs
amené à nuancer ce jugement plus tard, dans les années 1920. Ce qu’il me semble, c’est que, au
XXesiècle, la figure du communisme historique s’est en quelque sorte résumée à la conviction profonde
que si l’État était aux mains d’une organisation dont le programme n’était pas le capitalisme mais une
économie de type différent, alors on aurait résolu le problème essentiel de la voie communiste. Or
cela est inexact, et pour plusieurs raisons.
La première, c’est que la surveillance de la voie communiste, la délibération des conditions de son
existence et de son devenir ne peuvent pas être déléguées, soumises à la loi de la représentation.
Autrement dit, le thème du parti du prolétariat et du parti communiste comme concentrant en lui-même
la totalité du processus politique est une idée erronée. Nous savons maintenant que c’est faux. C’est
une idée qui a toutefois obtenu un grand succès, et c’est compréhensible, car il faut quand même bien
voir que la révolution russe est d’une certaine manière un épisode sans précédent dans l’Histoire.
C’est la première fois en effet que des gens sont arrivés au pouvoir, non parce qu’ils étaient des
représentants de tel ou tel secteur de la propriété privée, agraire ou industrielle, mais simplement
grâce à la force conquérante et neuve des idées qu’ils défendaient, et grâce à des formes
d’organisation qui leur ont permis de faire que ces idées soient adoptées par de très larges secteurs
de l’opinion publique. Ils sont arrivés au pouvoir avec des tâches toutes nouvelles, pour lesquelles le
simple appareillage du parti ne suffisait pas, parce qu’il ne représentait pas à lui seul un contrôle
suffisant, par les gens eux-mêmes, du destin de la collectivité. Ce qui était quand même le programme
fondamental du communisme. Et aussi bien d’ailleurs Lénine que Mao Zedong – il faut tout de même
connaître les textes – se sont extrêmement vite inquiétés de ce point. Une des dernières idées de
Lénine – qui jugeait la situation en disant sans détour que finalement on avait reconstitué une clique
de fonctionnaires d’État qui ne valaient pas un clou –, c’était de créer ce qu’il appelait une inspection
ouvrière et paysanne qui surveillerait directement l’État. Il voulait avancer dans la voie communiste
en s’appuyant sur une convocation des ouvriers, des paysans, pour constituer des assemblées où l’on
contrôlerait l’État. Et Mao Zedong, dont ça a été la ligne constante, a lancé le plus grand mouvement
de masse du XXe siècle, la Révolution culturelle, qui a conduit des dizaines de millions de jeunes,
d’étudiants et d’ouvriers à descendre dans les rues des villes. Il a lancé ce mouvement contre qui ?
Contre l’État-parti, contre la fusion de l’État et du parti. Une fois, on a demandé à Mao : « Vous dites
que la bourgeoisie est là, mais où est cette bourgeoisie ? » Il a répondu : « La bourgeoisie est dans le
Parti communiste. » Il a dialectisé la situation jusqu’au point où le mouvement de masse en est arrivé
à témoigner que la fusion entre un État extrêmement violent et autoritaire et un parti communiste tout-
puissant était une hérésie au regard même du mouvement communiste. Parce qu’en dernière instance,
y compris dans la logique de la voie communiste, ce sont les masses qui font l’Histoire.
De tout cela, la leçon principale à tirer concerne précisément la politique. La politique n’est pas
réductible à la prise de contrôle du mouvement populaire par une organisation apte à se saisir du
pouvoir. La politique combine plusieurs termes différents qui doivent constamment être en
dialectique les uns avec les autres. L’un d’eux est l’existence de mouvements populaires réels. La
révolution qui a permis la venue au pouvoir de forces nouvelles ne doit pas être le dernier
mouvement de masse, absolument pas. Il faut que les masses continuent à intervenir. Comme le disait
Mao, lorsqu’il avait devant lui des millions de jeunes, vingt ans après la prise du pouvoir par le Parti
communiste chinois : « Mêlez-vous des affaires de l’État. »
Je voudrais rappeler que là-bas on s’est mêlé des affaires de l’État de façon extrêmement intense,
que les ministères eux-mêmes ont été ouverts à la foule, qui est entrée dans les bâtiments, qui a
consulté les archives, etc. Ça ne s’était jamais vu nulle part ailleurs… Il y a là un point absolument
fondamental : il faut qu’il y ait des mouvements populaires. Ces mouvements, comme toujours, à
l’épreuve de la politique, se diviseront, discuteront, mais il faut qu’ils existent, en particulier
lorsqu’une question est incertaine, mal éclaircie. Les gens doivent pouvoir se révolter, comme le
disait Mao dans une formule fameuse : « On a raison de se révolter contre les réactionnaires. » Ça,
c’est le premier point.
Le deuxième point, c’est que, bien entendu, il va subsister quelque chose du pouvoir d’État pendant
une longue période. D’où le risque, maintes fois vérifié, d’un face-à-face stérile entre les masses et
l’État. Il faut une organisation intermédiaire, c’est sûr. Pour organiser la durée de la politique, une
telle organisation est nécessaire, mais celle-ci ne doit pas fusionner avec l’État comme l’a fait le
Parti communiste. Elle doit servir de relais dans la durée, dans la persistance, entre ce qui sort des
mouvements populaires et les directives de l’État. Le problème, donc, c’est une nouvelle dialectique
de toute la politique, qui soit une dialectique, non pas à deux termes, les masses d’un côté, et de
l’autre l’État fusionnant avec le parti, mais une dialectique à trois termes clairement distincts : le
mouvement populaire auquel liberté doit être laissée de se révolter ou de proposer des choses
nouvelles ; l’organisation, qui ne doit pas fusionner avec l’État mais qui doit clarifier et centraliser
ce qui se discute au sein des masses populaires ; et enfin le pouvoir d’État qui doit être aussi contrôlé
que possible par le mouvement général. C’est ça qu’il faudra faire dans les siècles qui viennent, sous
l’emblème de la troisième étape du communisme, après Marx et Engels, et après, aussi, Lénine et
Mao : appliquer partout, en ce qui concerne l’organisation politique, ce qu’a dit un jour Mao à
Malraux : « Nous rendrons aux masses, sous une forme précise, ce qu’elles nous ont donné sous une
forme confuse. »
J’ai souvenir de vous avoir vu en 2009, ainsi que Slavoj Zizek et Toni Negri, dans un colloque
international visant à réactiver le nom même de communisme. Il était très frappant de voir que la
salle du Birkbeck Institute de Londres, pas vraiment réputée pour être une capitale mondiale du
marxisme, était remplie de jeunes gens, et cela en très grand nombre. Où en est-on aujourd’hui de
cette réactivation ? Pensez-vous que le spectre rôde à nouveau, au moins dans les esprits ?

Je pense que, comme c’était le cas entre 1840 et 1860, il y a deux tâches distinctes mais
entremêlées. La première, c’est une tâche en quelque sorte théorique au sens large : il faut ramener à
la surface l’hypothèse communiste, réinscrire la politique dans la question des deux voies. Il faut
revenir à une situation où il existe deux possibilités et non une seule. Ça, c’est un travail qui se passe
aussi dans les discussions avec les gens, dans les rassemblements, là où il y a des mobilisations, etc.
C’est une discussion majeure parce que, je l’ai dit, depuis les années 1980, le terrain est occupé par
l’hypothèse qu’il n’y a qu’une seule voie. Tant que nous ne parviendrons pas à créer, dans l’esprit des
gens, d’écart significatif, à grande échelle, simplement sur ce point – qu’il faut passer du « un » au
« deux » –, eh bien, on sera dans de grandes difficultés. Parce que même les grands mouvements
populaires sont désorientés par l’absence de cette dualité des voies. Ils essaient d’exister dans un
élément qui leur est hostile, celui de l’existence d’une voie dominante, qui prétend qu’elle est la
seule possible.

Vous avez ressenti cette incertitude dans les récents mouvements des places ?

Absolument, y compris sous la forme terrible et spectaculaire d’un des plus grands de ces
mouvements, qui a été le mouvement égyptien. Il s’est unifié sur le mot d’ordre « Moubarak dégage »,
à savoir, liquidons la dictature militaire, et il s’est terminé deux ans après par la restauration pure et
simple de la dictature militaire. Donc, il faut réfléchir : pourquoi ce terrible retour de bâton ?
Précisément parce que, d’une certaine façon, le mouvement est resté à l’intérieur de l’hypothèse selon
laquelle il n’y a qu’une seule voie. Après un temps assez long, dans ces conditions, le pragmatisme
l’emporte. Faute d’une orientation, on choisit parmi les gens qui sont là, qui appartiennent à la voie
unique : les Frères musulmans d’abord, puis al-Sissi, un clone de Moubarak. On sent bien que la
pression créée par l’existence d’une seule voie fait que l’esprit des gens, même dans un mouvement
de grande ampleur, n’est pas ouvert à une alternative véritable et complète. Comment peut-il l’être ?
Il n’y a pas de mystère : il ne peut l’être que par la présence active, dans le mouvement, de militants,
le plus souvent d’intellectuels, capables de constituer et d’animer la deuxième voie, quitte à diviser
le mouvement. Il faut écrire, diffuser des tracts, organiser partout des discussions avec tout le monde,
faire avec les gens le bilan du passé, opérer la réhabilitation de certains aspects de l’expérience
communiste, organiser la circulation des textes fondamentaux, faire connaître ce qui s’est passé au
moment de la Révolution culturelle, tout ça. Il faut des écoles de l’hypothèse communiste, école
voulant dire que l’on en parle à tout le monde, qu’on est très attentif à ce que les gens pensent, qu’on
organise le plus largement possible la voie communiste, à l’intérieur des volontés du mouvement et
des décisions à prendre.
C’est la même chose que ce que tentait Marx, c’est-à-dire que nous sommes revenus au
commencement, qu’il faut tout recommencer. Heureusement, on en sait un peu plus que lui tout de
même. Il faut recommencer, c’est-à-dire qu’il faut implanter par tous les moyens l’existence d’une
autre voie et organiser dans la société la lutte entre ces deux voies. Après, la tactique à adopter sera
discutée. Mais encore faut-il en finir avec le blocage actuel. C’est une tâche qui peut être longue et
difficile mais elle est prioritaire. Le deuxième point, c’est que, armé de ça, il faut traiter le maximum
de situations que l’on peut traiter, aller là où il y a des problèmes, se lier aux réfugiés, aux gens des
foyers, aux ouvriers des usines, aux étrangers de passage, aller expérimenter ce qui se passe dans les
autres pays, regarder de près les nouvelles idées qui se font jour lorsqu’il y a des mouvements de
masse et, à partir de toutes ces enquêtes militantes, organiser, chaque fois que cela se peut, la
discussion entre les deux voies. C’est un travail faisable. Au fond, je pense que la situation était plus
difficile pour Marx en 1850 que pour nous.

Plus difficile pour Marx, que voulez-vous dire par là ?

J’ai toujours été très intéressé par la longueur, la difficulté, la dureté extraordinaire de la période
de réaction mondiale consécutive aux révolutions de 1848. Parce qu’on parle de ces révolutions,
mais ce qu’on oublie, c’est que ces révolutions ont échoué partout, sans exception, et qu’elles ont
entraîné une longue période de construction d’une réaction de type nouveau, soit sous une forme
directement bourgeoise, soit sous la forme d’inventions politiques, comme ça a été le cas du Second
Empire en France. Rendez-vous bien compte que le résultat des révolutions de 1848, en France, ça a
été le Second Empire ! Et en Allemagne, le bismarckisme, etc. Donc partout en Europe, ou bien la
stabilisation d’un État réactionnaire, ou bien la figure, non moins réactionnaire, du nationalisme
conquérant a pris le dessus. Et la contre-révolution a été également extrêmement active en Russie.
De qui parle-t-on quand on parle de Marx ? Sans doute du Marx quelque peu romantique des
révolutions de 1848, dont il a été un acteur, avec son fusil, sur les barricades. Il était encore jeune à
cette époque. Et puis on parle, après, du Marx qui a influencé la création de la social-démocratie
allemande, dans les années 1880. Mais entre les deux, qu’est-ce qu’il a fait, Marx ? Pendant trente
ans ? Il s’est mis derrière son bureau et il a écrit Le Capital, en essayant de créer une Internationale
dans des conditions très difficiles. Le second coup de tonnerre, après l’échec des révolutions de
1848, a été l’écrasement de la Commune de Paris en 1871, qui a de nouveau ramené le mouvement
ouvrier, notamment en France, à un état de grande faiblesse. Donc quand je dis qu’il y a eu là une
situation un peu comparable à la nôtre… On peut dire que les mouvements des années soixante du
XXe siècle ont finalement entièrement échoué, que les levées du « printemps arabe » des années
récentes ont également échoué, de même qu’avaient échoué les révolutions des années quarante du
XIXesiècle. Ces échecs, néanmoins, ont permis de voir émerger un certain nombre de gardiens du
temple, qui ont travaillé activement et dont je suis un des rescapés, lesquels préparent l’avènement de
la troisième étape dont je parlais, celle du nouveau communisme.
Au fond, la situation internationale et organisationnelle de Marx et d’Engels dans les années 1850,
n’était, je le maintiens, guère plus favorable que la nôtre. Une preuve qui est pour moi très frappante,
c’est que, vers 1850 ou 1860, personne, en dehors d’un cercle étroit de militants, ne connaissait
encore Marx. Un des exemples que je prends toujours, c’est Victor Hugo. Victor Hugo connaissait
presque tout sur tout. Or le nom de Marx ne figure nulle part dans son œuvre. Il ne savait peut-être
même pas qu’il existait ! On a donc construit un Marx rétrospectif, comme s’il avait été une grande
figure publique du siècle. Ce n’est pas du tout le cas. Il a été entièrement occulté, comme l’a été
XIXe

durablement Lénine d’ailleurs… Personne, dans l’intelligentsia progressiste européenne, ne


connaissait Lénine avant 1917, alors qu’il avait déjà écrit Que faire ? en 1902, qui est devenu
ultérieurement un texte particulièrement célèbre.
On doit se souvenir de tout cela : le cheminement des figures de la révolution est souvent
souterrain et a déjà connu par le passé des éclipses considérables. Éclipses considérables qui, à
chaque fois, coïncident, il faut bien le dire, avec une relance du caractère mondial du capitalisme. Le
capitalisme prend un temps d’avance sur l’alternative communiste à chaque fois qu’une étape
supplémentaire est franchie dans l’extension de la mondialisation, ce qui lui permet d’avoir de
nouveaux espaces, de nouveaux adhérents, et de conquérir de nouveaux territoires. Napoléon III, en
France, c’est la combinaison d’un autoritarisme politique, d’un libéralisme sociétal et de la
mondialisation à tous crins. Un peu comme Macron aujourd’hui.
Parce qu’il se fait élire comment, Napoléon III ? Tout le monde l’a oublié, mais il s’est fait élire
sur le fait qu’il promettait le retour au suffrage universel. De la même façon aujourd’hui, Macron
s’est fait élire sur une totalisation démocratique. Il s’est présenté comme l’homme qui réunifiait le
pays, étant, lui, et de droite, et de gauche. Et après, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a dit : je maintiens
évidemment le système électoral, la démocratie, mais il y aura un candidat officiel et ce sera moi…
C’est la première fois depuis Napoléon III que la France a un candidat officiel, c’est-à-dire un
candidat qui n’est pas le candidat d’un parti, mais au contraire un parti, bricolé en toute hâte, qui est
le parti d’un candidat, nommé Emmanuel Macron. Ça s’appelle « la République en marche ». Ça
pourrait s’appeler comme on veut. En réalité, c’est le parti de Macron, il devrait s’appeler « Macron
en marche », le MeM. Tout le monde sait que Macron et sa garde rapprochée ont testé et choisi,
homme par homme et femme par femme, qui seraient leurs candidats dans les différentes
circonscriptions. Ça, c’est tout à fait caractéristique. Résumons les maximes macroniennes : je ne
suis ni à gauche ni à droite, je suis social, j’aime beaucoup tout le monde, et puis je fais des élections
libres, mais vous devez savoir, quand même, quel est le candidat qui a ma préférence. C’est la
moindre des choses que votre président dise quel candidat il préfère ! Tout comme Napoléon III,
Macron a institué le candidat officiel.
Qu’est-ce qu’il a fait, une fois au pouvoir, Napoléon III ? Il a signé le premier traité de libre-
échange avec l’Angleterre, il a inscrit la France dans la mondialisation de l’époque. Parce que signer
un traité de libre-échange avec l’Angleterre, cela revenait vraiment à insérer la France dans le
système capitaliste de l’époque. Et c’est bien ce qui est demandé à Macron par ses tuteurs du
CAC 40 : mondialiser, réunifier, et indiquer en même temps de façon autoritaire qui doit composer le
personnel dirigeant, qui est « compétent » pour cela : c’est une figure qui est déjà apparue en France
il y a près de deux siècles. Quelque chose aujourd’hui me rappelle ces temps-là. Ces temps où,
précisément, après les vastes mouvements des années 1840, après une première relance de l’idée
communiste sévèrement brisée au prix de quelques massacres dans les rues de Paris, la réaction
bourgeoise avait inventé des structures politiques adéquates, prenant encore un temps d’avance
supplémentaire dans le développement du capitalisme mondialisé. C’est ce qu’essaie de faire
Macron en France aujourd’hui.

Et le pire c’est qu’en effet, le bloc bourgeois de droite comme de gauche était d’accord sur
l’essentiel, sur les politiques économiques à mener bien sûr, mais aussi sur les affaires d’identité
et de sécurité au fond, et donc il se réunifie…

C’est fascinant. Macron, c’est la facture des décennies précédentes, qui permet de liquider un
vieux personnel qui avait fait son temps et accompli son œuvre. Du temps de la venue au pouvoir de
Napoléon III, il y avait aussi des hobereaux issus du fin fond des provinces, absolument sinistres. Des
types comme Fillon, tellement réactionnaires qu’ils finissaient par desservir la cause. Eh bien, sous
Macron, ces types-là, on a pu s’en débarrasser. C’est quand même ça qui a permis de mettre
simultanément Fillon et Mme Le Pen à la poubelle. C’était trop vieux, ça ! C’était trop voyant, cela
faisait du tort. Les dirigeants capitalistes sont très à l’affût des évolutions nouvelles. L’ennemi,
jusqu’à présent, a toujours été bien plus sensible au moindre symptôme que nous ne le sommes. La
réaction des années 1980, par exemple, on ne l’avait pas vraiment vue venir. Elle avait été masquée
par Mitterrand jusqu’en 1983. Mais eux, ils voient venir, et ils ont pensé en 2017 que le temps était
venu de tirer la conclusion politique de tout ça : de laisser une solide unité étatique travailler, main
dans la main, avec les vrais dirigeants de la société, les grands capitalistes et la haute finance,
l’oligarchie planétaire. Il y a là l’achèvement d’un parcours tout à fait cohérent.

Dans un récent recueil de textes, Un parcours grec, où vous tirez notamment les leçons du
naufrage de la gauche incarnée par Syriza en Grèce, après l’espoir qui s’était levé en 2015, vous
insistez sur le fait que ce qui cimente dans un premier temps les mouvements des places, et qui les
fait ensuite échouer, c’est le caractère seulement négatif de leurs revendications. Est-ce que vous
pouvez développer ce point sur lequel notre époque vient tout le temps buter finalement ?

On en revient au problème de l’existence des deux voies à partir de laquelle commence la


possibilité de la politique. On ne peut pas se contenter de la négation de l’une de ces voies. Dire
« Moubarak dégage » en Égypte, cela est nécessaire mais insuffisant. Le mouvement de masse est
volontiers négatif en ce sens-là. Les gens se rassemblent facilement contre quelque chose, mais ce
contre quelque chose ne constitue pas encore une politique. De ce point de vue-là, le « contre quelque
chose », c’est la révolte. Je redirai avec Mao Zedong : « On a raison de se révolter », et d’ailleurs si
les gens ne se révoltent pas, il ne se passe rien à la fin des fins. Mais la révolte n’ouvre pas
directement la discussion entre les deux voies. Elle consiste à dire que tel aspect de la voie
dominante, nous n’en voulons pas. Peut-être que nous voulons autre chose, mais cette autre chose
reste nébuleuse. Comme je le disais, le mouvement a en général une forte unité négative, mais si on
vient y discuter véritablement de politique, il va forcément se diviser. Pourquoi ? Parce que les deux
voies existent dans l’esprit de chacun, c’est une discussion, un choix, une option. Ce n’est pas la
même chose que de dire que ce gouvernement est néfaste et qu’on n’en veut pas.
Il faut absolument être présent dans les grands mouvements populaires en essayant d’établir, dans
cette levée historique, la subjectivité politique. Cela passe par la mise à l’ordre du jour de quelque
chose d’affirmatif, de positif, dont la discussion s’avère être un cas particulier de la lutte entre les
deux voies. Ce n’est pas facile, car la négation est beaucoup plus facilement unanime que
l’affirmation, mais il faut en passer par là. Si l’on considère que l’unité du mouvement est la chose la
plus précieuse, celle qui doit être garantie à tout prix, alors on échouera car on ne pourra pas obtenir
que la proposition affirmative l’emporte sur la facile unanimité négative. Il faut donc avoir le courage
de dire : « Je suis du mouvement, mais je suis aussi le partisan de cette hypothèse-là, de cette voie
stratégique-là, et je voudrais savoir comment, dans ses décisions particulières, le mouvement
s’articule avec cette orientation. » Il faut une fois encore être dans une maxime que les Chinois
avaient mise à l’ordre du jour comme un point fondamental de la discussion philosophique. Ils
demandaient : « Est-ce que la dialectique c’est “deux qui fusionnent en un” ou est-ce “un qui se
divise en deux” ? » Ils avaient conclu que c’était la deuxième formule qui était la seule vraie formule
politique.
Parmi les sujets politiques essentiels de notre temps, vous avez souvent dit que la question la
plus fondamentale aujourd’hui, c’est celle de ce que vous appelez le « prolétariat nomade », la
masse ouvrière immigrée que la mondialisation malheureuse charrie. Vous semblez considérer que
c’est à partir de là, du sort à lui réserver, que s’organise aujourd’hui la division entre la politique
réactive, réactionnaire si l’on préfère, et la politique émancipatrice. Est-ce que vous pouvez
expliciter cette idée ?

Si on considère l’ensemble de l’histoire récente, mettons les cinquante dernières années en


Occident, il devient absolument évident qu’un point fondamental a été, dans un premier temps, la
constitution d’un prolétariat international à l’intérieur de chaque pays. On parle actuellement de
« réfugiés », mais il faut se souvenir que des millions de travailleurs étrangers sont venus dans les
usines françaises à partir des années 1950. Il y a eu des Portugais, des Algériens et puis des
Africains… Moi qui ai quand même un peu fréquenté les usines, je les ai vus, j’ai parlé avec eux,
fraternisé avec eux, j’ai fait de la politique avec eux. Dès cette époque, si vous vous tourniez du côté
du prolétariat en son sens le plus classique, c’est-à-dire la masse des ouvriers des grandes usines, eh
bien, c’était une masse internationale. C’était déjà un aspect tout à fait remarquable, et on pouvait
parler, comme nous le faisions, du « prolétariat international de France ».
Après quoi, à partir des années 1980, il y a eu dans notre pays des phénomènes de
désindustrialisation massive. Du coup, il faut voir la chose à l’échelle planétaire. Je l’ai dit tout à
l’heure, il y a des masses constituées de millions et potentiellement de milliards de gens qui sont
purement et simplement démunis et dont les conditions de survie dans leur propre pays ne sont pas
réunies. Que font ces gens ? Ils s’en vont. Et, entre parenthèses, dans les conditions qui sont celles
d’aujourd’hui, on ne peut que leur donner raison. Quelqu’un qui est au bord de la famine, qui a une
famille, qu’il s’en aille un peu à l’aventure pour trouver où survivre et soutenir les siens, c’est la
moindre des choses, et lui reprocher cela est une absurdité criminelle. C’est ça que j’appelle le
« prolétariat nomade ». Ce prolétariat se constitue d’une part de phénomènes du même ordre que ce
qui a toujours existé : des gens qui vont régulièrement travailler dans des pays étrangers ; et puis il y
a une masse flottante de gens qui fuient des conditions de vie inacceptables. Soit parce que les
fondements économiques de leur existence ont été détruits parce que, en général, les terres, les petites
terres agricoles sur lesquelles ils vivotaient, ont été acquises par des consortiums prédateurs et qu’ils
ne peuvent plus y travailler. Soit tout simplement parce qu’il y a des guerres civiles terribles, des
guerres religieuses, des interventions impériales des puissances occidentales, et que leur pays est
dévasté. Alors je pense que c’est cela le prolétariat d’aujourd’hui pour l’essentiel, c’est cette masse
considérable de gens qui errent à la surface du monde et qui en vérité, eux, réalisent dans leur
situation concrète le fameux énoncé de Marx : « Les prolétaires n’ont pas de patrie. » Pour le coup,
ce programme est devenu purement et simplement le réel : ils n’ont pas de patrie, ils en cherchent
une. Je l’affirme donc : la politique consiste et consistera à ce que des intellectuels politisés dans la
direction du nouveau communisme se lient à ce prolétariat nomade et tentent de le constituer, autant
que faire se peut, dans une orientation politique nouvelle. L’Internationale ne sera pas seulement une
construction laborieuse de représentants des différents pays mais quelque chose qui, directement,
sera en prise sur la situation mondiale des populations.
Personnellement, je pense que l’âme de la politique, c’est la réunion. La réunion, c’est le cœur de
la politique parce que c’est là – et cela quelle que soit l’échelle – que les populations vérifient leur
existence et leurs capacités. Alors évidemment, on va dire : « Ah, la réunion mondiale de toutes ces
populations, ce n’est pas facile. » Mais c’est une objection un peu formelle. En réalité, on peut tout à
fait organiser un tissu de réunions, un tissu d’assemblées, un tissu qui soit opératoire au niveau de
l’examen et de la décision, concernant des situations qui ont des effets mondiaux. Parce qu’il faut
bien voir que le capitalisme, lui, est entièrement mondialisé aujourd’hui. Les grandes firmes nées de
la concentration du capital, ce sont des gens qui sont aussi à l’aise à Shanghai qu’à Chicago ou à
Buenos Aires qui les pilotent. La seconde voie, la voie communiste, a un grand retard sur cette
mondialisation. Elle reste largement enfermée dans une vision assez étroite, dans des paramètres
pauvrement nationaux. Je trouve, par exemple, que l’idée selon laquelle le plus urgent est de se
retirer de l’Europe est tout à fait faible. Je pense que finalement, si cela tourne au repli national, on
trouvera toujours plus « repli national » que nous. Marine Le Pen et sa clique sont là pour veiller au
grain du repli national.
L’espace de l’adversaire étant mondialisé, notre espace doit l’être aussi, et les figures du repli
national font partie des causes de l’échec des communismes précédents. En fin de compte, ils n’ont
pas su s’internationaliser véritablement, parce qu’ils ont déclaré des choses comme « nous sommes
la patrie du socialisme ». En fait, la « patrie du socialisme », c’est un peu contradictoire avec le fait
que les prolétaires n’ont pas de patrie. Un internationalisme véritable est nécessaire. Ce que nous
pouvons faire, nous, dans cette direction, c’est nous réunir activement avec des gens venus de partout,
partager leurs expériences et prendre des positions concernant les situations les plus diverses. Ce qui
probablement serait très utile aujourd’hui, c’est la création d’un journal communiste mondial qui
aurait un comité de rédaction lui-même mondial, qui se diffuserait dans le plus grand nombre de
langues possibles et qui comporterait deux choses : à la fois des études théoriques, idéologiques,
politiques sur la situation dans le monde, la construction aujourd’hui de la deuxième voie, et, d’autre
part, des bilans d’expériences concernant l’activité populaire, les conquêtes, les victoires obtenues
dans tel ou tel endroit, les rassemblements, les mouvements de masse. C’est un projet à l’échelle du
monde contemporain, ça. Le projet du communisme nouveau.

Vous dites non seulement que la question du prolétariat nomade est la question politique
cruciale aujourd’hui, mais qu’elle est aussi le point d’accroche pour reconstruire une politique
future qui soit véritablement internationale. Arrêtons-nous un moment sur ce point, parce qu’il est
vrai que ce serait quand même un exemple unique de politisation de vastes groupes complètement
transfrontières, sans qu’il y ait de langue commune, la plupart du temps, et sans non plus qu’il y
ait d’organisations communes, comme il a pu y en avoir, à une époque, avec les partis
communistes. Est-ce que vous pouvez développer le rôle que vous faites jouer à ce prolétariat,
ainsi que les façons concrètes de le politiser et surtout de l’unir ?

Quand je dis que ce prolétariat est nomade, cela veut en particulier dire que des fragments, des
détachements de ce prolétariat sont présents partout, y compris dans les métropoles développées. Il
est évident que, aujourd’hui, et depuis quand même des décennies, la composition même de ce que
l’on peut appeler le prolétariat en France est, en réalité, internationale, de façon intrinsèque. C’est-à-
dire qu’il y a là plusieurs langues, plusieurs provenances, plusieurs coutumes, plusieurs religions.
L’organisation maoïste à laquelle j’appartenais a proposé, dès les années 1970, comme je l’ai déjà
rappelé, la notion de prolétariat international de France. C’était une sorte de synthèse et elle était
tout à fait justifiée puisqu’on était bien obligés de voir que, quand on intervenait sur une grande usine
française, on était immédiatement confronté à la nécessité absolue de parler à des gens qui, ou bien
venaient d’arriver, ou bien allaient repartir, ou bien étaient d’un pays étranger, des gens dont la
plupart étaient encore illettrés, beaucoup d’entre eux ne parlant pas encore français. Et c’est une des
grandes carences du PCF et de la CGT que de ne pas avoir organisé ces gens-là, d’être restés
rigidement dans la figure nationale, qui s’est ensuite développée avec les affaires bien connues du
bulldozer de la mairie PCF d’Ivry démolissant des foyers d’immigrés ou de la campagne
« Produisons français ».
Autrement dit, je pense réellement que, y compris dans chaque figure nationale, cette question est
présente. Il ne s’agit pas directement d’organiser le prolétariat à un échelon international – je
reviendrai sur cette question, sur le sens de « organiser » –, mais de bien comprendre qu’aujourd’hui,
où que ce soit, l’organisation du prolétariat ne peut pas s’intégrer de façon univoque et simple dans le
cadre national. Même aux États-Unis, une grande partie des prolétaires actuels sont des Mexicains
qui parlent espagnol. De même, une partie significative du prolétariat allemand est composée de
Turcs. Et même en Asie où se situe plus de la moitié du prolétariat mondial, vous avez déjà des
phénomènes d’internationalisation dans les usines. Quand je suis allé en Corée, j’ai pu constater
qu’une partie de la population des grandes cités ouvrières coréennes venait du Bangladesh. C’est
donc un problème absolument universel. Il y a un internationalisme interne du prolétariat, qui est le
résultat de son nomadisme, qui est le résultat du fait que, pour trouver un travail ouvrier quelque part
aujourd’hui, énormément de gens sont obligés de se déplacer. En fait, la ressource en masses
prolétarisables, dans les pays développés, est tarie. Le paysannat a été pratiquement anéanti, on ne
sait plus où puiser de nouveaux ouvriers. On les trouve, finalement, mais de plus en plus loin.
Donc, premier point, le prolétariat nomade ne doit pas seulement être représenté comme une
espèce de masse errante mondiale – qui existe, par ailleurs –, qu’il faudrait organiser avec les
difficultés que vous soulevez à juste titre, mais comme des figures de présence prolétarienne dans les
différents pays, y compris les pays développés, dont les provenances peuvent être très lointaines. On
le voit ici, où, malgré tout, on a à faire non seulement à des gens venus des anciens territoires
colonisés français, les Algériens étant arrivés les premiers, puis les Marocains, puis les Maliens,
etc., mais aussi, maintenant, à des gens venus de beaucoup plus loin encore : des Tamouls, des gens
du Moyen-Orient fuyant les désordres que l’on connaît, des gens qu’on appelle des réfugiés, des
Afghans, etc.
Alors, le problème que cela pose, c’est effectivement un problème d’organisation dans des termes
nouveaux. Il ne faut pas l’oublier : l’idée que l’organisation du mouvement communiste était
nécessairement internationale est une idée primitive. Marx lui-même s’est immédiatement attaché à la
construction d’une telle Internationale. Il ne s’est pas attaché, avant tout, à la construction d’un parti
allemand ou anglais. Il a tout de suite vu que l’internationalisme était la seule formule adéquate pour
le déploiement de la nouvelle voie, de l’hypothèse communiste. Ça, c’est une chose qui, quand même,
a commencé dès les premières vagues d’immigration dans les grandes usines françaises, avec des
Italiens ou des Polonais dès avant la dernière guerre, et massivement depuis le continent africain dès
les années 1950-1960. Ce n’est pas une chose nouvelle. Ce travail politique auprès du prolétariat
objectivement internationalisé, je l’ai fait moi-même, pendant des années, avec mes camarades de
l’UCFml, puis de l’Organisation politique, et je peux parfaitement en rendre compte. Il passe par des
complications particulières : des réunions concernant le travail langagier, des écoles à la fois
idéologiques mais aussi techniques, de longues batailles sur la question de la stabilisation des
ouvriers, liées à la question des papiers, des certificats de résidence, etc. Des masses de problèmes
qui peuvent avoir des solutions si on les constitue comme problèmes d’un point de vue militant. Et
puis d’autre part, ce travail de masse tente de faire exister, concernant le communisme nouveau, une
intellectualité internationale qui, elle, doit se joindre, petit à petit, aux expériences locales. Ce qui est
certes un vaste programme, mais qui est un programme praticable, dont il a existé des
expérimentations locales convaincantes.

Pour le coup cela n’est même pas embryonnaire, c’est encore inexistant…

Pour l’instant, en effet, nous sommes sur ce point au plus bas. Pour l’instant, nous sommes tout
juste au stade de la lutte idéologique pour la possibilité de cet engagement. Nous payons le prix de la
renégation des intellectuels, dès la fin des années 1970. Il y a eu, il y a encore, tradition qui remonte
aux Surréalistes via Debord, les coquetteries critiques stylées et les bagarres aussi symboliques que
courageuses d’une certaine ultra-gauche marquée de mélancolie, incarnée en France, ces dernières
années, par le Comité invisible. Cependant, la renégation massive des années 1980 et 1990 a été le
signe intellectuel d’un ralliement non moins massif des populations du monde occidental à leur
« démocratie » fétiche. Ce qui veut dire leur ralliement au capitalisme libéral, terrorisés qu’ils sont
par la pression planétaire du prolétariat nomade. Cette crispation identitaire, dans nos sociétés,
autour des privilèges petits-bourgeois ne va pas cesser du jour au lendemain ! C’est pour ça que je
dis souvent que, du point de vue historique, nous devons recommencer les années 1840, à peu près.
C’est-à-dire le moment où la tâche consiste à réinstaller l’idée qu’une alternative radicale au
capitalisme mondialisé est possible. Un chiffre est entre tous saisissant : pour la première fois dans
l’Histoire, les gens qui sont soit ouvriers, soit à la recherche d’un travail ouvrier, constituent la
moitié de la population mondiale. Ce n’était pas du tout le cas du temps de Marx. Donc, une fois de
plus, et au niveau mondial, les conditions objectives sont plutôt meilleures qu’elles ne l’étaient quand
Marx a jeté les bases théoriques du tout premier communisme politique.

C’est vrai, mais les populations qui étaient concernées en ce siècle-là par le déploiement de
l’idée communiste étaient plus homogènes culturellement parlant qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y
a vraiment des gens de tous horizons parmi ceux que vous citez, issus de visions du monde
formidablement différentes. Entre des ouvriers coréens, des prolétaires français ou soudanais, et
des migrants libyens, quelle solidarité peut-on espérer créer ? Constituer un sujet politique
commun à partir de toutes ces populations, certaines d’entre elles étant parfois très fragilisées,
très déracinées, semble extrêmement compliqué…

Je ne pense pas que ce soit beaucoup plus compliqué que de le constituer avec des ouvriers
américains et des ouvriers russes au siècle ! Franchement, je ne le pense pas. Vous n’avez pas tort
XIXe

de souligner le passage de migrations internes à l’Europe à des trajets plus amples, mais en même
temps, on sait très bien qu’il existe beaucoup plus d’homogénéité planétaire aujourd’hui que jadis. Il
y a des références et des pratiques communes, il y a le ciment des technologies partagées, il y a
l’habitude, partout, de la vie dans les grandes villes, etc., alors qu’au XIXesiècle, où les racines
rurales, religieuses, étaient extrêmement profondes et dominantes, ce n’était pas le cas. Même en
France, vous prenez le XIXesiècle ouvrier, les sujets politisés y ont été une minorité très restreinte. Ce
à quoi on a eu affaire – on l’a bien vu au moment de la Commune de Paris –, c’est à une masse rurale
très difficile à mobiliser. Dans les milieux ouvriers, on parlait des ruraux avec une morgue d’ailleurs
nuisible. Aujourd’hui, je pense qu’il ne faut pas surestimer les difficultés. Nous allons aussi profiter
du rouleau compresseur capitaliste : il y a en effet un travail réel de mondialisation capitaliste. C’est
son seul avantage. C’est sa vraie positivité. Sur ce point, je reste marxiste. La mondialisation
capitaliste détruit un certain nombre des barrières identitaires, religieuses, raciales, nationales…
C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a une réaction aussi fortement identitaire et religieuse aujourd’hui,
dans certaines régions, comme le Moyen-Orient, certaines zones de l’Afrique, ou même des pays
d’Europe de l’Est. C’est parce que le capitalisme moderne, en lui-même, les menace, puisqu’il est,
en effet, parfaitement indifférent à tout l’arsenal conservateur des identités. De ce point de vue, il y a
même des problèmes plus faciles à résoudre qu’avant. Après tout, tout le monde sait ce que c’est
qu’un téléphone portable aujourd’hui, même au fin fond de la brousse ! Ce n’était pas du tout le cas
avant. Tout le monde sait ce que c’est que la monnaie. Tout le monde sait ce que c’est que toutes
sortes de choses devenues communes par la puissance multilocale du marché mondial. À nous de
faire que l’Idée communiste nouvelle soit aussi connue de tous.

Vous pensez donc plutôt que c’est l’absence d’une alternative politique globale aujourd’hui qui
donne ce sentiment de dispersion totale, qui donne l’impression de voir des masses d’hommes
pulvérisés, isolés, sans moyen de se défendre face aux forces gigantesques du capitalisme
mondial ?

Je le crois tout à fait. D’autant plus que j’ai quand même l’expérience du fait que, quand on va dans
des foyers de Maliens analphabètes, directement venus de l’Afrique profonde, on peut parfaitement
parler avec eux, même s’il faut parfois un certain temps d’accoutumance. Tout simplement parce que
le projet stratégique de la signification qu’il y a à parler avec eux existe, y compris pour eux-mêmes,
et que de ce fait, ils sont vite, majoritairement, ces ouvriers, très heureux que nous venions leur
parler.
En fait, pour l’instant la grande difficulté est intellectuelle et non pas du tout culturelle ou
identitaire. La difficulté, c’est que, pour l’instant, on en est encore à un moment de catastrophe de
l’Idée. On peut l’appeler catastrophe du communisme d’État, ou faillite des États socialistes, si l’on
veut être plus précis. Oui, la faillite des États socialistes est notre vraie difficulté. Elle a permis la
contre-offensive bourgeoise généralisée qui s’est déployée à partir des années 1980, et dont un des
épicentres idéologiques a été la France. Car la France a produit le plus grand nombre d’intellectuels
antitotalitaires – en réalité réactionnaires convaincus – mis à la disposition du monde entier, si je
puis dire. Avec Bernard-Henri Lévy, avec André Glucksmann, ou encore avec Jean-Claude Milner ou
Jacques-Alain Miller, nous avons bénéficié, pour notre malheur, d’une figure intellectuelle inédite :
le renégat triomphant. Tous ces jeunes gens – à l’époque, vers 1970 – avaient trempé dans le
maoïsme activiste. Je les ai vus lancer des pavés dans les vitres des banques américaines pour
soutenir la guerre de libération nationale des Vietnamiens, je les ai vus taper du pied sur une estrade
d’amphi universitaire en disant qu’il fallait brûler tous ces temples du savoir bourgeois, je les ai vus
courir à travers champs, les CRS à leurs trousses, après avoir tenté d’occuper en force l’usine
Renault à Flins, je les ai entendus crier : « Marx ! Engels ! Lénine-Staline-Mao, vive la révo-
lution ! » Je les ai entendus me traiter de « droitier » parce que j’émettais quelques réserves sur leurs
méthodes activistes, leur violence symbolique, leur fanatisme inapproprié aux circonstances et leur
tapage médiatique. Et puis, déçus que tout ça ne leur ait rien rapporté de tangible, ils ont pris la
posture rentable de qui a fait l’expérience, d’après eux creuse et quasi criminelle, du totalitarisme
communiste, et peut donc prêcher en connaissance de cause le libéralisme, la démocratie
parlementaire, les droits de l’homme, et souhaiter l’intervention démocratique de l’armée américaine
et des parachutistes français partout où ça chauffe. Et ils ont fait des livres « philosophiques » avec
toute cette bouillie libérale et confite. On les a appelés les « nouveaux philosophes », le temps qu’ils
démontrent – ce qui est presque arrivé, enfin, aujourd’hui – qu’ils ne sont ni nouveaux ni philosophes.
Vous le savez mieux que quiconque, vous qui avez courageusement rendu publiques les errances, les
ridicules et l’amphigouri de cette clique philosophique, une peu ragoûtante spécialité française.

Heureusement, ce ne sont plus ces « philosophes » qui s’exportent le mieux !

Ce n’est en effet pas notre meilleur produit d’exportation. Ils ont d’ailleurs beaucoup copié des
intellectuels américains qui existaient déjà depuis longtemps. La réaction américaine était très
structurée, surtout au niveau de la pensée économique. L’anticommunisme était depuis longtemps une
seconde nature dans l’académisme américain. Des types comme Hayek ont été sur la brèche
néolibérale bien plus tôt que nos « nouveaux philosophes », largement définissables comme des
« nouveaux anticommunistes », alors que leur arsenal « démocratique », dirigé contre l’Idée, avait été
forgé aux États-Unis dès l’époque de la guerre froide. Les Français de type BHL ont surtout joué le
rôle, très important en fin de compte, de qui se propose de liquider tout ce que représentait
l’intelligentsia française révolutionnaire, du point de vue mondial. Au bout d’un certain temps, les
Américains ont compris que chez nous, côté révolution et nouveau communisme, c’était globalement
cuit, et ça s’écrit maintenant partout sous la forme : que sont devenus les intellectuels français ? Il est
bien vrai qu’un intellectuel français réactionnaire est comme un pitre de sous-préfecture : ça
n’intéresse personne. Tout le monde a déjà le produit local sous la main.

Parmi les obstacles que l’on peut voir au retour de l’hypothèse communiste, il y a aussi une
espèce de résurgence au niveau philosophique d’une vision conservatrice de l’être humain. Je
m’explique : pour toute une tradition qui va de Hobbes à des gens comme Jean-Claude Milner
aujourd’hui, la politique est ce qui permet la coexistence pacifiée entre les êtres, une coexistence
par définition dangereuse à leurs yeux. En définitive, la politique, dans cette vision conservatrice,
consiste à empêcher les crimes d’advenir. Elle repose d’une certaine manière sur la peur de
l’autre et c’est peut-être ça aujourd’hui l’un des plus grands obstacles intellectuels au retour en
grâce de politiques d’émancipation. Dans une tradition communiste et émancipatrice, qu’est-ce
que vous avez à opposer à ça ? Et comment, à rebours d’eux, définiriez-vous la tâche de la
politique ?

Le capitalisme démocratique contemporain est un des plus grands criminels de l’Histoire, tout de
même ! Il faut bien voir cela. Je comprends qu’on ait une éthique de proscription des crimes de
masse, mais si on considère que c’est l’Occident tel qu’il est aujourd’hui qui est le mieux placé pour
être le gendarme de cette éthique, c’est quand même une plaisanterie. Si on veut compter les morts,
comptons-les, comptons les morts directement issus des impérialismes coloniaux et de leurs
concurrences de 1850 à nos jours. On verra que c’est un champ de massacre sans précédent.
Un seul exemple : depuis l’ouverture des archives russes dans les années 1990, nous savons que le
nombre total des morts au Goulag pendant les années staliniennes – une trentaine d’années, en gros –
est de 1 400 000. C’est un chiffre énorme, bien entendu, et qui demande explication et jugement. Mais
c’est à peu près exactement le nombre des morts français, en quatre ans, et pour une population bien
inférieure à celle de l’Union soviétique, durant la guerre de 14-18 ! Et cette saignée inimaginable
n’avait aucune autre raison d’être que la rivalité impériale entre le bloc franco-anglais, qui avait le
monopole de la criminalité de masse coloniale, et l’Allemagne, qui aspirait à faire au moins aussi
bien. C’est pour cette question sordide, et sans du reste aucunement la régler (il a fallu recommencer,
en pire, en 1939), qu’on a décimé par centaines de milliers de jeunes paysans du moindre village
dans les conditions effroyables de la vie dans les tranchées. Je le soutiens, hardiment vu le contexte
actuel : cette seule comparaison n’est pas en faveur de ce fétiche français qu’est « notre
République ». Absolument pas.
Je voudrais souligner aussi la légèreté avec laquelle, dès qu’il s’agit des « totalitarismes
communistes », on manie les chiffres, pourvu qu’il s’agisse, si je peux dire, de « bons morts », ceux
sur le tas desquels se fera la propagande anticommuniste. Et cela infecte même de grands esprits,
même des communistes ! J’ai entendu Louis Althusser me parler, dans les années 1970, des « vingt
millions de victimes de la Révolution culturelle ». Or aujourd’hui, même des adversaires résolus de
la Chine communiste, qu’on ne peut soupçonner de vouloir en atténuer les violences, avancent
prudemment le chiffre de 700 000 en dix ans. C’est quand même une différence énorme ! Ne parlons
même pas de cette sympathique animatrice de télévision qui, vers la fin d’une émission, me lançait
d’un air gaillard la question « que faites-vous des 200 millions de victimes du communisme » ! Cette
propagande finirait, dans son élan, par anéantir la totalité des populations concernées.
La question des crimes existe mais elle ne conduit nullement à leur conclusion conservatrice, à
savoir l’éloge aveugle des « démocraties » occidentales et de leurs prétendues « valeurs ». C’est
cela que je pense. Le conservatisme « républicain », aujourd’hui, est une attitude politique qui
probablement prépare au contraire de très grands crimes, parce qu’elle se terminera par la rivalité
impitoyable des acteurs économiques du moment, laquelle a toujours conduit à la guerre. Après tout,
dans le monde d’aujourd’hui la guerre rôde déjà, on peut penser que la situation au Moyen-Orient
ressemble beaucoup, à certains égards, à la situation dans les Balkans avant la guerre de 14 : un
imbroglio de régions désétatisées, des bandes armées partout, toutes les grandes puissances s’en
mêlant, envoyant leurs aviations, etc. Et puis un beau jour, il y a un incident, ça a été l’attentat de
Sarajevo en 1914, ça peut être n’importe quoi aujourd’hui, et ça met le feu aux poudres. Il faut voir
quelle est par exemple la situation en mer de Chine, où tout le monde réarme avec ardeur.
Il est ridicule de présenter la situation actuelle comme une situation où la « communauté
internationale », c’est-à-dire le consortium des pays capitalistes dominants et de leurs clients
corrompus, organise, grâce à une éthique démocratique sourcilleuse, la lutte contre les massacres de
masse, massacres dont les seuls responsables sont des barbares. J’ai eu sur ce point, et ce n’est qu’un
exemple, une discussion avec mon ami Jean-Luc Nancy, à propos de la Libye. Il soutenait que
l’intervention de l’armée française en Libye était justifiée, puisqu’un massacre allait s’y produire,
c’était sûr, à Benghazi, massacre voulu et préparé par Kadhafi. Ce qui est en tout cas sûr, c’est que,
depuis cette intervention, marquée par l’assassinat de Kadhafi avec la complicité directe de nos
troupes, le pays est complètement dévasté, démembré, que des massacres, il s’en produit tous les
jours, que des bandes armées font régner partout leur loi sinistre, et que ce pays a en quelque sorte
disparu, au profit des banditismes de toute nature. C’est exactement ce qui s’est produit en Irak après
l’intervention américaine.
La réalité est donc qu’il est sidérant d’en appeler à des polices internationales contre les crimes,
alors qu’il est avéré que lesdites polices sont elles-mêmes à l’origine des plus grands crimes. Il est
hors de doute que depuis les années 1950, entre guerres et opérations « humanitaires », les
puissances « démocratiques » de la communauté internationale ont tué, ou créé la possibilité de tuer,
plus de monde que n’importe quel autre acteur sur la scène mondiale. Comment peut-on encore
qualifier de « démocratiques » des puissances qui, sans en rendre compte à personne, s’arrogent des
droits de police, de destruction et de torture (oui, oui !) sur la terre entière ? Des pays où les chefs
d’État, dans le plus grand secret, signent des autorisations d’assassinats de tel ou tel, réalisés au prix
de dégâts « collatéraux » du genre dix personnes, qui n’y sont pour rien, tuées pour un assassinat
réussi ? Cette coutume barbare existe bel et bien en France, et le pacifique et innocent Hollande en a
usé plus encore que ses prédécesseurs. On sait de même que l’assassinat tranquille, administratif,
infligé à longue distance par drone, était un genre de décision que le séduisant Obama prenait très
souvent, quel que soit le prix payé en victimes « accidentelles ». Même les conditions dans
lesquelles a été obtenue la reprise à l’État islamique de la ville de Mossoul par la « coalition
internationale » ont soulevé le cœur des observateurs : ville entièrement rasée, innombrables
victimes civiles, des centaines de milliers de sans-abri.
Si le désir est réellement celui de la paix, ce n’est certainement pas dans la voie unique
actuellement dominante, celle de la morgue « démocratique » du Capital, qu’on va la trouver. Ce que
l’on a vu émerger dans cette voie, ce sont de grands requins, de grands monstres étatiques au service
d’un capitalisme rénové, qui nous prépare une scène comparable à celle de la fin du XIXesiècle, où
rivalités et principes de puissance l’emportant, on vit apparaître des pathologies politiques de grande
ampleur. Déjà maintenant les nationalismes les plus épais réapparaissent partout : il faut faire face à
des figures comme Trump aux États-Unis, comme les dirigeants polonais, hongrois, ou encore aux
ambitions rénovées et quand même très actives des nouveaux venus, la Chine ou la Russie, qui
demandent leur place exactement comme l’Allemagne demandait sa place avant la guerre de 14. Nous
ne sommes pas du tout dans un monde où le conservatisme démocratique nous garantit quoi que ce
soit.

Si la politique ne vise pas à nous préserver les uns des autres de la violence, comme le pense
toute cette lignée philosophique, à quoi vise-t-elle ?

Le but fondamental de la politique à mon avis c’est que l’on puisse constater que l’humanité est en
état de décider de son destin, dans une figure essentiellement pacifiée, parce qu’égalitaire. Pour ça il
faut qu’elle soit soustraite à un régime d’intérêts qui, parce que ce sont des intérêts privés ou, de
façon dérivée, des intérêts étatiques, sont concurrentiels par nature. Et donc, commençons par faire en
sorte que ces régimes d’intérêts incroyablement dominants, dont la concentration est ininterrompue,
soient quand même stoppés dans la prédation généralisée qu’ils organisent sur le monde. Définissons
la possibilité effective d’une voie de l’organisation des sociétés qui soit radicalement soustraite au
capitalisme.
IV
D E QUOI LA GAUCHE EST-ELLE AUJOURD’HUI LE NOM ?

En attendant cet hypothétique retour d’une politique communiste à grande échelle, quelle
attitude adopter par rapport aux propositions existantes qui se réclament de la gauche ? Je vous
demande cela parce qu’il y a un grand désarroi quand même chez les gens, une grande lassitude
par rapport aux politiques qu’on leur inflige, et on ne peut pas répondre à cela simplement avec la
perspective d’une insurrection dans les siècles à venir. Tout simplement parce que chacun n’a
qu’une vie, et qu’à l’échelle de cette vie-là, les gens aimeraient connaître aussi quelques victoires
politiques tangibles de temps à autre.

Je comprends cela.

Parfois, et c’est le cas aussi chez Jacques Rancière, quelles que soient les différences entre
vous, on peut avoir le sentiment que vous exercez un droit d’inventaire extrêmement critique sur
les propositions politiques existantes, que ce soit celle du Comité invisible ou de la France
insoumise, en passant par les mouvements des places que nous évoquions à l’instant… De ce fait,
nombre de personnes se sentent extrêmement découragées, et la colère suscitée par la situation
retombe. Les gens ne savent pas où dépenser cette énergie politique-là.

Je comprends très bien ce souci. Mais voilà, il y a un point indéracinable. Si vous continuez à
croire que des victoires significatives en politique peuvent être remportées dans l’espace des
dominations actuelles, vous n’en sortirez jamais. Vous n’en sortirez jamais parce que l’expérience
historique témoigne du fait qu’il ne vous est demandé au fond qu’une chose, qui est de considérer
que, globalement, l’ordre existant est le seul possible. On ne vous demande pas de le trouver bien.
Vous pouvez même le trouver mauvais. Ce n’est pas gênant pourvu que vous pensiez, en réalité, à
l’intérieur de vous-même, voire de façon subconsciente : « OK, je proteste pour la forme, mais il n’y
a pas d’autre possibilité, et donc il faut que je trouve une bonne place dans le monde tel qu’il est. » Il
en résulte que la question de l’autre possibilité est cruciale, il n’y a rien à faire. Elle est cruciale
parce qu’elle donne une définition différente de ce que c’est qu’un succès politique, y compris
purement local.
Aujourd’hui, en vérité, un succès politique c’est peu de chose. L’ordre du monde implique que
c’est simplement une petite concession arrachée au maître réel. Je ne méprise pas cela, bien au
contraire, mais je pense que ce qui va rester de cette petite concession sera mesuré à la question de
savoir si elle a renforcé, ou pas, la conviction générale de la possibilité d’une autre voie, et aura
donné à cette possibilité de nouveaux moyens. En tant que telles, il peut y avoir de grandes
concessions apparentes extorquées à nos maîtres qui, finalement, ne servent à rien.
Ça a été le cas du bilan du mitterrandisme, sur lequel il faut quand même se pencher. La réalisation
du programme commun représentait des concessions majeures. Il y avait une renationalisation de la
quasi-totalité du crédit. Il y avait des nationalisations de plusieurs grands groupes. C’était un
programme formidable, en vérité ! Bien plus important, par exemple, que celui du Front populaire.
Or, finalement, ça a donné quoi, cette victoire ? Cette victoire a été une victoire à la Pyrrhus,
littéralement. Elle a précédé, immédiatement, de quelques maigres années, une marche en sens
inverse, une marche accélérée, qui a commencé avec la libéralisation du crédit par un ministre
socialiste.

Quelle lecture faites-vous de cette reculade mitterrandienne ?

Le programme commun entre le Parti socialiste et le Parti communiste français, dès sa formulation
à la fin des années 1970, était captif de l’impasse que je décris. L’idée la plus à gauche soutenant ce
programme (il y avait bon nombre d’opportunistes qui n’y croyaient même pas) était quelque chose
dans le genre : on va modifier le système de l’intérieur de lui-même, sur quelques questions
importantes, et comme ça, on aura marqué un point décisif en vue d’une étape ultérieure. La vérité est
qu’on n’avait pas marqué le moindre point décisif, et en fait d’étape ultérieure, après à peine trois
ans de pouvoir, on revenait aux dogmes libéraux. Parce que, marquer un tel point, pour autant que ce
soit possible, cela veut dire imposer quelque chose qui, dans son développement propre, est en
contradiction explicite et irréversible avec l’ordre établi tel qu’il se présente. Et pour ce faire, il faut
travailler, intellectuellement, à l’intérieur non pas de l’ordre établi qu’on tenterait de subvertir sur tel
ou tel point, mais de la lutte entre les deux voies, dont je parle depuis le début de notre entretien.
Ce qui manque, actuellement, fondamentalement, ce sont des intellectuels. On dit : il n’y a plus
d’ouvriers, etc. Les ouvriers sont ailleurs, ils sont en Chine, par exemple, et massivement. C’est la
première fois, je le rappelle, qu’ils représentent 50 % de la population mondiale. Des ouvriers, il y
en a, et même ici, il y en a. Et il y en a qui, comme on sait, très largement s’abstiennent aux élections,
ou n’ont pas le droit de vote, ou votent pour l’extrême droite, parce qu’elle est la seule force qui leur
semble, faute de voie communiste agissante, être extérieure au système dominant. Il faut, et on peut,
regagner ces ouvriers à la cause communiste neuve. Il faut pour cela des militants, et donc aussi,
surtout quand la politique vraie doit re-commencer, des intellectuels. Mais, ce qu’il n’y a pas, ce sont
justement eux. Car une condition impérative pour être un intellectuel, en politique, aujourd’hui, c’est
d’être quelqu’un qui se lie réellement à des situations populaires, qui sait penser et parler avec des
détachements du prolétariat international, et qui, ce faisant, n’a pas peur du mot « communisme ». Ce
sont là des critères absolus. Je vous assure, croyez-moi. On a réussi à instaurer, ici spécialement,
mais partout dans le monde en réalité, le même rapport au mot « communisme » que celui des pires
Américains d’extrême droite dans les années 1950. Autant dire que c’est devenu un mot
imprononçable.

Même le candidat rose pâle du PS à la dernière élection présidentielle française a été traité de
communiste pour le disqualifier…

Mais, bien sûr ! En sachant que c’était une nomination assassine, contre laquelle il allait donc
devoir se défendre. Là, c’est le signe bien sûr de l’échec du communisme d’État du siècle… Mais
XXe

c’est le signe aussi d’une revanche idéologique et subjective considérable de l’adversaire principal
qui, sachant qu’il a réussi à ce que ce mot soit devenu imprononçable, peut considérer que la seule
chose qui se prononce en politique, c’est sa propre existence, puisque sa propre existence n’a jamais
été contredite que par les révolutions, organisations et intellectualité de type communiste. Si ce mot
est imprononçable, alors la France insoumise, vous comprenez, quel est son sens ? « Insoumise » à
quel ordre ? J’ai lu récemment que même le Parti communiste envisage aujourd’hui de changer son
nom, comme l’a fait bien avant lui le malin, le rusé, le renard qu’a été tout au long de son existence le
Parti communiste italien.

Le Parti communiste n’est plus communiste depuis longtemps…

Son changement de nom ne sera pas un grand événement historique, je suis d’accord avec vous.
Mais c’est tout de même un symptôme du totalitarisme parlementaire ambiant. Valls, lui, voulait
enlever « socialiste » dans le nom du Parti socialiste. Pierre Laurent, lui, veut enlever
« communiste » au Parti communiste. C’est tout de même une sorte de farce, vous voyez bien. Le
caractère maudit de ces mots est le symptôme du fait que, en réalité, il n’existe plus, à proprement
parler aujourd’hui, d’intelligentsia révolutionnaire, et peut-être même plus d’intelligentsia réellement
progressiste.

Revenons à ce que vous disiez à l’instant : nous manquons d’intellectuels. Pouvez-vous préciser
ce point ?

Une caractéristique vraiment reconnaissable de la politique proprement révolutionnaire à toutes


les époques de son développement, c’est la liaison effective, reconnue, assumée, entre des
intellectuels et une fraction plus ou moins étendue des masses populaires. Ça, c’est un signe
fondamental. Ça se reconnaît quasiment physiquement. Voyez Robespierre, non pas à l’Assemblée et
à la Convention, mais au club des Jacobins ; de même, voyez Lénine en 1917 et dans les années qui
suivent : c’est un intellectuel à la tribune de grands meetings ouvriers massifs. Ce que vous voyez,
c’est un degré de compréhension immédiate et d’enveloppement commun entre des gens qui sont des
intellectuels, qui ont écrit de grands textes politiques, qui ont analysé la situation, et puis des masses
populaires qui ont entendu quelque chose de cela, avec des intermédiaires qui l’expliquent, qui le
font vivre, etc. C’est quand même le signe infaillible qu’il se passe quelque chose d’important
politiquement. Pour ça, il aura fallu depuis plus de deux siècles qu’il y ait des intellectuels
communistes. Or, à l’échelle du monde, aujourd’hui, il y a une immense pénurie. Parce que ceux qui
ont été frappés de plein fouet par le désir d’Occident, par l’inclusion dans la réaction idéologique
des années 1980, ce sont principalement les intellectuels. Ce ne sont pas les ouvriers qui ont fait le
succès de ces gens-là. Ces renégats « nouveaux philosophes », dont j’ai parlé tout à l’heure, c’est la
petite bourgeoisie intellectuelle qui les a adorés dans la figure du reniement de la période antérieure,
de la conscience qu’elle avait prise de l’échec des communismes d’État, etc. Donc c’est vrai que ce
qui fait défaut aujourd’hui, ce qui est insuffisant, ce qui est faible, c’est l’intelligence. Il n’y a jamais
eu de grand dirigeant révolutionnaire qui ne soit pas un intellectuel ! Même Staline a été obligé
d’endosser cet habit. Quand on lui demandait ce qu’il était, il avait fini par dire : je suis un
intellectuel.

Même quand ce type d’intellectuels révolutionnaires existe aujourd’hui, la jonction avec les
classes populaires reste toutefois très difficile à établir… La gauche a encore beaucoup de travail
à faire avant de renouer avec le peuple.

Écoutez, s’il y en avait plus et s’ils parlaient davantage… Je vais vous dire un truc vraiment
anecdotique, et qui peut être pris pour une vantardise. Je vous en parle parce que c’est un vrai
symptôme. Pratiquement tous les jours, je suis arrêté par quelqu’un dans la rue, qui n’est pas du tout
un intellectuel, je vous assure. Et qui, souvent, vient manifestement d’ailleurs que de nos contrées.
Cet homme-là, ou cette femme-là, n’a pas lu mes livres. Il y en a qui me racontent comment ils ont
découvert mon existence. Ils m’ont vu chez Taddeï il y a quelques années, ils m’ont aperçu à la télé,
entendu à la radio, on leur a passé un entretien dans tel ou tel journal, ils ont cherché, et, oui, c’est
absolument vrai, ils ont très souvent écouté telle ou telle des émissions « Contre-courant » que nous
faisons tous les deux, où nous donnons la parole à d’autres intellectuels, et dont l’une est à l’origine
du présent Éloge de la politique. Et alors ils me disent merci. Vraiment ! Ils sont là, et ils me disent :
vous êtes bien Alain Badiou ? Eh bien, je suis content de vous croiser, pour vous dire merci.
C’est très révélateur, tout de même. Au fond, ce qui est dramatique, c’est ma solitude. Je veux bien
dire, naturellement, pour ne pas qu’on me déclare aussitôt paranoïaque, « notre » solitude, mais ce
sera tout de même parler d’un tout petit ensemble. C’est ça le point. Franchement, ce n’est pas ce que
je cherchais, la solitude. Quand quelqu’un de tout à fait ordinaire, dans le métro, me dit : « Je vous
remercie », c’est à la fois très gratifiant, mais au vu de ce que j’ai pu faire, au vu de la situation
intellectuelle présente, c’est aussi une gratification à bien des égards injustifiée.
Marx, Engels, Lénine, le jeune Mao, et aussi bien Trotski, Rosa Luxembourg ou Castro, c’étaient
tous des intellectuels, bien sûr. Ils ont commencé par essayer de constituer, de rassembler
suffisamment d’intellectuels, comme eux, pour pouvoir aussi parler aux autres de façon contrôlée,
discutée, pour pouvoir rallier les gens ordinaires de façon audible, de façon systémique. Aujourd’hui,
l’appareillage dont dispose le pouvoir établi pour bloquer la circulation de ce genre de paroles
représente une muraille d’une épaisseur considérable. Et cette muraille, elle est bien destinée à faire
que ça ne se passe pas, ça, que ça ne puisse pas se passer. Il s’agit, à tout prix, de parvenir à ce que
finalement la liaison minimale entre intellectuels convaincus que d’autres hypothèses politiques sont
possibles et gens ordinaires soit très difficile à réaliser. D’où l’importance, à leurs yeux
considérable, d’un contrôle intégral des médias. Par ricochet, il faut vider tous ceux qui, comme
vous, donnent le sentiment de favoriser cette jonction. Ils ont peur qu’on sache qu’autre chose est
possible. Ils ne veulent surtout pas que ça se sache à partir de leurs propres organes. C’est déjà trop
dangereux pour eux. Absolument trop. D’une certaine façon, ils n’ont pas tort d’avoir peur, parce que
je vois bien que cette parole-là fonctionne instantanément auprès de gens ordinaires. Ils y entendent
une sonorité qu’ils reconnaissent comme n’étant pas la sonorité moyenne. Ce n’est pas un discours
auto-adressé à un cercle, c’est adressé à eux aussi. C’était suffisamment clair, suffisamment discuté,
suffisamment simple, pour que ça leur parle. C’est ça le problème du manque d’intellectuels, vous
voyez. Et ça, changer cela, c’est un travail très difficile et très long.

Vous parlez des « gens ordinaires » et insistez sur l’importance de tenir un discours qui puisse à
nouveau les atteindre. C’était justement la mission que s’était fixée la France insoumise à la
dernière présidentielle, franchir la barrière qui tient de plus en plus souvent les classes populaires
éloignées de la politique, et mener un véritable travail d’éducation populaire. Vous ne vous êtes
quasiment pas exprimé à ce sujet, que vous inspire ce mouvement ?
Je ne me suis pas exprimé sur Mélenchon, et ce de façon délibérée. Je vais vous expliquer
pourquoi. Je ne veux, d’aucune façon, être pris pour quelqu’un qui veut nuire à la France insoumise.
Je ne veux pas être positionné ainsi. Je comprends très bien que des jeunes, des ouvriers, des
banlieusards marseillais, etc., votent pour Mélenchon. Je le comprends très bien. Au demeurant, c’est
ma propre expérience : quand j’étais jeune, je vous l’ai déjà rappelé, j’étais social-démocrate de
gauche. J’ai commencé comme ça, donc je ne peux pas reprocher aux autres de débuter leur parcours
politique comme moi ! Je le répète : depuis le siècle, tous les intellectuels qui ont fini par devenir
XIXe

des intellectuels révolutionnaires ont commencé, plus ou moins, dans cette ambiance social-
démocrate de gauche, ou communiste « modérée ». Ils ont toujours été pris dans des histoires de
scission de la social-démocratie. Comme Marx et Engels critiquant durement le parti social-
démocrate allemand, comme Lénine créant la faction bolchevique, comme Mao s’opposant, dès la fin
des années vingt du dernier siècle, à la majorité du parti chinois sur des points cruciaux. Un peu,
après tout, comme Mélenchon, créant son organisation hors du Parti socialiste… Ce qui me rend
Mélenchon pénible, et qui fait que je ne crois nullement qu’il soit inscrit dans le projet d’une seconde
voie politique, c’est sa défense intégrale de l’héritage mitterrandien. Franchement, voilà une
didactique déplorable ! Si tout ça, c’est pour refaire du Mitterrand, alors merci ! Si quand il dit
« nous sommes prêts à gouverner immédiatement », c’est en référence à un pareil modèle, alors non
et non. Ce que j’espère toutefois c’est que, via le mélenchonisme, vont apparaître, notamment dans la
jeunesse intellectuelle, des gens capables d’intérioriser la nécessité et l’urgence d’une nouvelle
possibilité politique. Je ne crois pas du tout que Mélenchon, par lui-même et en tant que mouvement,
soit porteur d’une alternative véritable, mais ce n’est pas une objection décisive, parce que c’est de
l’intérieur de ces oppositions, y compris circonstancielles, que les jeunes peuvent faire leurs
premières armes politiques, discuter, rencontrer d’autres intellectuels… Ça, c’est très bien. C’est, en
réalité, la tentative d’une reconstruction de la social-démocratie de gauche, qui a toujours été
nécessaire à l’émergence d’une nouvelle mouture du communisme. Après tout, nos pères fondateurs,
Engels et Marx, avec la Critique du programme de Gotha, étaient aussi des scissionnistes de la
social-démocratie allemande. Et moi-même, ayant été un scissionniste de la SFIO, ce qui est encore
bien pire, je ne peux ni ne veux jeter la pierre à qui que ce soit. Mais ma fonction, mon utilité
particulière dans la conjoncture présente, n’est pas, non plus, de donner ma bénédiction aveugle à ce
genre d’équipée parlementaire, ça n’a pas d’intérêt au regard des objectifs que je poursuis, et je ne
servirais à rien en faisant ça.
En réalité, le système parlementaire français a été déséquilibré, fondamentalement, par le caractère
devenu progressivement indistinct qu’a pris la différence entre la droite et la gauche parlementaire.
Au fond, la légitimité systémique de l’existence du système droite/gauche, en tant que fiction d’un
choix réel, a disparu avec Hollande, après avoir été sévèrement malmenée par Jospin, qui lui-même
chaussait les bottes du « deuxième » Mitterrand. Quand on assiste à ce genre de dé-légitimation du
choix droite/gauche, c’est sur les bords que se constituent les périls pour le système en place. À
l’extrême droite, où surgit un courant revanchard, identitaire, traditionaliste, Trump ou Le Pen, mais
aussi à l’extrême gauche, où peut resurgir quelque chose. C’est ce qui s’est passé en 2017, et le
groupe qui nous gouverne a pallié ces périls en créant, de toutes pièces, son propre « ni droite ni
gauche », ou, disons, son attrape-tout « droite et gauche ».
Tout cela a fonctionné, tout de même, comme un coup d’État parlementaire. Parce que, au lieu de
convoquer une des composantes du parlementarisme, on a été conduit à en fabriquer une à l’extérieur.
Du coup, la gauche et la droite classiques se retrouvent aujourd’hui discréditées et impuissantes.
Dans ces conditions, il est tout à fait normal et logique que surgisse, de façon interne au
parlementarisme, sur son aile la plus à gauche, un courant novateur, ou entendu comme novateur. Et
ça, c’est la fonction de Mélenchon à l’heure actuelle. L’avenir politique est toujours lié, plus ou
moins, à ce genre de péripétie, même si ça ne devient vraiment sérieux que quand cette péripétie est
elle-même travaillée du dedans par des contradictions, et se radicalise en s’inscrivant, pour part,
dans la lutte entre les deux voies, et donc sous le signe du nouveau communisme.
V
M É
ACRON OU LE COUP D’ TAT DÉMOCRATIQUE

En quel sens peut-on parler d’un « coup d’État démocratique », expression que vous avez
utilisée pour qualifier l’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017 ? Pouvez-vous préciser ce que
cette élection a de très spécifique, par rapport à celle de ses prédécesseurs ? Parce que, après
tout, on pourrait dire que François Hollande, lui aussi, appartenait à cette deuxième droite
socialiste, et qu’avant lui, Nicolas Sarkozy était déjà une sorte de fondé de pouvoir du CAC 40,
rappelez-vous la nuit du Fouquet’s, entre autres exploits…

Oui, mais je pense que les caractéristiques du macronisme concernent prioritairement le jeu
traditionnel des partis dans l’organisation parlementaire de notre société moderne, et qu’il les
subvertit de façon autoritaire. La loi du parlementarisme moderne, disons des « démocraties »
occidentales, c’est qu’il y a deux partis de gouvernement qui alternent au pouvoir. En France, c’était
plutôt la gauche et la droite, en Allemagne, la social-démocratie et la démocratie chrétienne, en
Amérique, les démocrates et les républicains. Peu importe ! De toute façon, dans ces différentes
variantes, le fond était le même. Ce qui s’est passé spécifiquement, non pas seulement en France,
mais partout à vrai dire – les cas de l’Angleterre et des États-Unis sont significatifs, avec le succès
de l’extrême droite de Trump aux États-Unis, et le succès, encore relatif, mais tout de même très
symbolique de Corbyn, en Angleterre, qui réactive le travaillisme combattant de l’après-guerre –,
c’est une mise en crise de ce qu’était devenue, en réalité depuis vingt ou trente ans, cette combinaison
des deux partis de gouvernement, à savoir quelque chose de progressivement indiscernable. Il y a eu
aux États-Unis une déception assez grave à l’égard de la capacité réformatrice réelle d’Obama. Et en
France, tout le monde a pu constater que Hollande, côté « réformes », ce n’était rien du tout.
Ce qui s’est passé, c’est que cette crise systémique du régime parlementaire a créé l’opportunité
de ce que j’appelle en effet « un coup d’État ». Un coup d’État, ça veut dire que ça ne va pas se
passer dans et par les partis existants, ça va surgir de la conjoncture elle-même. C’est pour ça que
c’est un « coup » au sens strict, c’est-à-dire un coup que seule la situation particulière permet, et non
pas du tout le système constitutionnel ordinaire, les habitudes prises, etc. Et c’est un coup d’État
parce que c’est un coup qui prend le pouvoir d’État sans passer par les étapes traditionnelles : je
crée un parti qui se développe petit à petit, etc. Non, non, pas cette fois ! En l’espace d’un temps très
court, on monte un appareillage qui va s’emparer du pouvoir d’État.
Un point caractéristique de cette construction, c’est que la puissance de ce parti va provenir de la
personnalisation de l’État. C’est-à-dire en vérité qu’un homme parvenu au pouvoir d’État par des
moyens quelconques (démocratiques en la circonstance, puisqu’il a tout de même été élu) va
constituer de toutes pièces l’appareil qui le soutient politiquement et qui constitue sa légitimité. Et il
va le faire valider par un vote qui, comme il est un vote pour lui personnellement – en plus sans trop
savoir qui il est et ce qu’il a réellement l’intention de faire – est un faux vote parlementaire. En
réalité, c’est un vote plébiscitaire. L’Assemblée nationale actuelle est le résultat d’un plébiscite en
faveur de Macron. Elle n’est pas le résultat normal d’une confrontation électorale « à l’ancienne ». Et
d’ailleurs, tout le monde sait bien que le programme de cette affaire était extrêmement nébuleux. Ce
n’est pas le ralliement massif à un programme précis qui a fait son succès. Pas du tout ! C’est un
personnage, c’est une histoire… Et une campagne de matraquage systématique disant : si ce n’est pas
lui, vous aurez l’extrême droite ! Cela a joué un rôle décisif.

Oui, bien sûr. Mais aussi, malheureusement, d’un point de vue politique, Macron et les siens ont
tout de même réussi à imposer certains thèmes au moment crucial, à gagner certaines batailles
culturelles, même dans certains quartiers populaires, notamment auprès de toute une clientèle qui
a très peur de ne jamais parvenir à entrer sur le marché du travail. L’idée que c’est en cassant les
règles protectrices de ce dernier qu’on pourrait faciliter l’insertion de tous, cette espèce de fausse
évidence, ce bon sens totalement dévoyé a eu un fort impact. Il y a eu une propagande effrénée en
ce sens, qui lui a permis de mordre au-delà de sa clientèle bourgeoise acquise d’avance…

Je sais bien que, comme toujours, il y a là des promesses fallacieuses mais efficaces. En même
temps, c’est lié à une propagande au long cours, bien antérieure à Macron, selon laquelle le malheur
de la France, c’est le coût du travail d’un côté, et de l’autre les cadeaux faits par l’État aux pauvres.
Le code du travail, la Sécurité sociale et les RMIstes seraient les trois plaies du pays. Pour se rallier
à un programme comme ça, il faut déjà avoir l’esprit un peu tordu quand même, vous en conviendrez !
On voit bien que c’est corrélatif de l’extraordinaire faiblesse d’une vision réelle de ce que c’est que
notre société, de qui la dirige, du système mondial auquel elle appartient… On en revient toujours à
l’extrême faiblesse d’une vraie proposition alternative, de l’occultation – provisoire – de toute
possibilité communiste.

On a ôté aux gens les moyens de se constituer un point de vue politique dans ce pays, comme
cela a été fait aux États-Unis depuis bien longtemps. Les médias sont sous contrôle, les syndicats
sont impuissants quand ils ne sont pas simplement détruits ou achetés, la gauche est discréditée
pour un long moment en raison de son invraisemblable parcours de compromission. Tout était mûr
pour le surgissement d’un Macron.

Exactement. En même temps, cette combinaison de différents facteurs – surgissement d’un


personnage inconnu quelques mois auparavant, personnalisation absolue du pouvoir, et fabrication
d’un parti totalement artificiel à partir de cette personnalisation du pouvoir – me permet d’utiliser le
mot « coup d’État » en un sens général, et plutôt neutre, descriptif. L’idée qu’un coup d’État, c’est un
coup nécessairement militaire et antidémocratique, est une définition restreinte du coup d’État, parce
qu’on identifie alors « coup d’État » et « coup d’État militaire ». Dans ces conditions, même la venue
au pouvoir d’Hitler, régulièrement investi par une assemblée au terme d’un scrutin normal, ne serait
pas un coup d’État. Non plus que l’arrivée de Pétain en 1940, quasiment plébiscité par l’Assemblée
nationale élue en 1936, l’assemblée, notons-le, du Front populaire…
De Gaulle, certes, est parvenu au pouvoir en 1958 par un coup d’État qui était, lui, largement
militaire. On a occulté tout ça depuis, mais moi, je l’ai vécu. Des unités parachutistes menaçaient
l’Assemblée. Elles avaient tout de même déjà pris le pouvoir en Algérie et envahi la Corse. Mon
père, à l’époque maire socialiste de Toulouse, irréductiblement opposé à la guerre d’Algérie et à
l’armée coloniale, préparait, avec ses anciens amis de la Résistance, une défense armée sur la route
entre Toulouse et Pau, base d’où l’on disait que des unités militaires allaient surgir. Bon ! Avec
Macron, il n’y a rien eu de tel. Mais c’est tout de même un « coup », parce que c’est à partir de la
saisie de l’État que tout s’est constitué, y compris les élections législatives qui ont suivi, qui ont été
en réalité un référendum plébiscitaire votant « oui » à Macron. Et l’idée que si ce n’est pas ça, ça va
être pire, est aussi un réflexe organisé, typique de ce genre de coup. « Si ce n’est pas le brave Pétain,
ça va être les nazis… ou les communistes. » On agite toujours ce genre de chiffons. Ainsi de Marine
Le Pen. Elle n’a jamais eu la moindre chance d’être élue ! Aucun sondage ne lui a jamais donné plus
de 40 %. C’était une blague, absolument. Donc ce coup a été aussi bâti sur une panique mensongère,
largement créée par des médias aux ordres et par des intellectuels embrigadés, lesquels se sont
montrés encore plus misérables que de coutume. L’ensemble de cet appareillage, je le nomme d’un
nom dialectique : coup d’État démocratique. Les apparences de la démocratie ont été respectées,
pour l’essentiel, mais c’était un coup d’État. C’est pourquoi, au bout du compte, le seul camp
raisonnable de toute cette affaire a été le camp des abstentionnistes. Au moins n’ont-ils pas participé
à cette farce amère.

On pourrait même aller plus loin, dans la mesure où, derrière Macron, il y a des forces d’argent
tout à fait identifiables et qui préparent leur coup, au sens fort du terme, depuis plusieurs années
en réalité. Pour les Français, certes, c’était un quasi-inconnu, un personnage secondaire, mais
pas pour ces commanditaires-là, puisqu’en tant que secrétaire général adjoint de l’Élysée puis
ministre de l’Économie, il était la plaque tournante de tout le CAC 40 à cet étage du pouvoir…

Je suis d’accord avec tout ça. Si on veut décrire le « coup d’État de Macron » du point de vue de
sa signification de classe, on écrit ce que Marx a écrit à propos de Napoléon III dans Les Luttes de
classes en France, publié en 1850… ça a été un peu la même chose. Car la légitimation du coup
d’État est évidemment destinée, en dernier ressort, et dans les deux cas, à une mainmise, renforcée et
complète, de la caste capitaliste française qui prend les formes qu’on a dites. Beaucoup de prétendus
intellectuels sociaux-démocrates, j’en ai croisé récemment, ne veulent pas croire que ça se passe
comme ça. Ils pensent que c’était une inéluctable modernisation de la vie politique française, livrée à
des forces archaïques. Pour beaucoup de ces andouilles, qui sont aussi des malfaisants à vrai dire, le
côté « fondé de pouvoir du capital » des gouvernements n’est même pas un problème. Ils assument
qu’un homme politique puisse être un larbin de l’oligarchie, en se disant que « ça marche comme ça
aujourd’hui ». Mais en vérité, ils ont peur que reprenne la vraie politique, celle qui, la résurrection
de la lutte entre les deux voies étant opérée, les obligerait à dire qui ils sont exactement et à ne pas
s’abriter, sous prétexte de démocratie, derrière les fatalités de l’ordre existant.

Est-ce qu’il y a tout de même un bénéfice politique quelconque à tirer de ce qui est une
clarification de la situation finalement ? Il est certain que, maintenant, le capital se cache à peine
et avance en pleine lumière…

C’est ce que nous allons voir. Je vais vous dire ce que je pense. La grosse affaire derrière tout ça,
c’est que Macron veut revenir sur le statut du fonctionnariat en France. Et ça, c’est une énorme
affaire. S’il tente cela, il touche à un fétiche qui remonte quasiment à Louis XIV. Les fonctionnaires,
c’est depuis ce temps la courroie de transmission de l’autorité de l’État dans des masses
considérables de la population. Est-ce qu’il en a l’intention ? Je crois que oui. Ses commanditaires le
désirent. Et l’annonce par Fillon de la suppression de 500 000 postes n’était qu’un ballon d’essai,
comme ça, une prise de température. Après tout, ce statut du fonctionnariat est une bizarrerie
nationale. Je le vois bien. Mes meilleurs anciens étudiants allemands sont des gens remarquables, qui
sont toujours en train de signer des contrats de deux ans comme assistants dans des facs, et pour être
titularisés, c’est très compliqué. On l’est à quarante ou cinquante ans… Les systèmes américain,
allemand, anglais, sont des systèmes de précarisation de l’ensemble du fonctionnariat. Déjà, dans le
bonheur irresponsable que l’oligarchie éprouve de contempler au pouvoir son pur produit, le
Macron, on entend dire qu’il faudrait « supprimer tous les emplois publics » ! Ce serait là
l’achèvement d’un programme purement anticommuniste : supprimer, en somme, tout ce qui nous est
commun, livrer notre santé, l’éducation des enfants, les transports publics, à des mafias mondiales. Et
l’on pourra arguer auprès du public : « Il n’y a pas de raison que ces gens-là aient un poste à vie,
puisque personne n’a cette assurance, ni à vie, ni même, souvent, au mois, voire à la semaine. » Je
pense que là, ça sera la guerre.
Le gouvernement est déjà en train de préparer la transformation de certains CDI (contrats à durée
indéterminée) en contrats dits « de chantier » qui seront moins protecteurs que les CDD (contrats à
durée déterminée) actuels. C’est une chose extraordinaire. Linguistiquement, ça m’a fasciné, ça. Que
le mot « indéterminé » puisse signifier « strictement déterminé ». Un CDI de chantier, il est
indéterminé, sauf que c’est juste le temps de la durée du chantier. C’est extraordinaire, ça ! Les
inventions verbales de la réaction sont toujours des inventions mémorables. C’est une dialectique
littéralement hégélienne, profonde, ce contrat de chantier. Car on nous dit alors que l’essence de
l’indéterminé, c’est le déterminé au sens strict : c’est déterminé par ce qu’on fait, c’est-à-dire un
chantier. Alors, c’est un contrat indéterminé, pour autant que l’indétermination est tout simplement
une détermination effective, mesurable ! J’ai trouvé ça magnifique.

C’est là qu’on voit l’importance de tenir tous les médias, parce que cette chose peut être très
facilement démontée, en réalité. Seulement voilà, elle ne le sera qu’à la marge.

Moi, je le ferai chaque fois que j’en aurai l’occasion en tout cas… Il faut dire tout ça aux gens,
expliquer à quel point il faut se méfier du langage ! Quand on maintient un mot, CDI, il faut voir le
prix payé pour le maintien du mot, à savoir sa négation pure et simple. C’est un CDID. Un contrat à
durée indéterminée déterminée.
Les deux os, les deux affaires de grande importance, c’est donc le CDI et le statut du
fonctionnariat. Je ne sais pas si ça passera, on verra. Là, ça ne dépend pas de nous, ça dépend de
l’événementialité historique, du degré de sensibilisation populaire ; ça dépend des circonstances,
vraiment. Nous, si « nous » il y a – ce qui est un vaste problème –, ce qu’on peut faire, c’est mener
campagne là où on peut, sur le caractère dramatique de ce genre d’affaire, qui consiste quand même
en une revanche des « gens de bien » contre le peuple. Une revanche concernant tous les épisodes
progressistes de l’histoire de France, depuis les lois sur le droit de grève à la fin du siècle jusqu’à
XIXe

la contractualisation contrôlable des règles de travail à partir du Front populaire, puis les avancées
du Conseil national de la Résistance après la guerre.
Il y a une férocité de la bourgeoisie quand elle se sent libre. Ils veulent nettoyer tout ça, vraiment.
Et ils prennent exemple sur l’Allemagne. En France, les réactionnaires ont toujours suivi l’exemple
de l’Allemagne. Or là-bas, je le redis, 30 % de la population est en état de grande pauvreté. Il faut le
savoir. Il y a une pauvreté allemande massive, de type américain. Est-ce que les gens, ici, les gens
ordinaires, se rendent compte que c’est à ça qu’on veut les amener ? Que c’est vers ça qu’on veut les
tirer ? Il semblerait qu’ils ne le comprennent pas du tout. Alors que c’est ça que veulent les amis de
Macron : il faut un volet de pauvres beaucoup plus important que celui qui existe actuellement. C’est
que la bourgeoisie française est absolument persuadée que son infériorité sur le marché mondial est
liée à un coût exagéré de la main-d’œuvre, et à une protection exagérée du contrat de travail. La
mafia des milliardaires voit partout des privilégiés nuisibles ! Le saccage en cours va donner lieu à
un accroissement important des profits des plus grands groupes et à la création non moins importante
d’une masse de gens sévèrement paupérisés. Sans compter un développement du secteur privé
considérable. L’idéal final du capitalisme est que l’air que nous respirons soit privatisé et donne lieu
à des trafics financiers planétaires, il ne faut jamais l’oublier. Pour le moment on peut prévoir une
privatisation croissante de l’Éducation nationale qui existe déjà de façon rampante. Et une
privatisation du système hospitalier, déjà très avancée.

Et d’ici là, une paupérisation de ce même secteur hospitalier qui était il y a peu encore la fierté
de la France, les gens ne faisant pas le lien entre cela et les cadeaux déjà colossaux faits aux
entreprises sous le précédent quinquennat…

Sur chacun de ces points, il faut mener une véritable campagne sur le lien systémique,
capitalistique, qui existe entre eux. Et en profiter pour expliquer clairement, sur ces exemples, ce que
peut et doit être l’autre voie, celle du nouveau communisme. Il faut aussi insister sur le fait que les
gens qui seront massivement paupérisés seront aussi des gens qui pourront difficilement payer les
soins médicaux, même essentiels, et à qui on ne proposera que des écoles de trente-septième ordre.
La vérité de Macron, le réel de Macron, c’est tout ça. Donc il faut l’attaquer tout de suite, il ne faut
pas attendre un instant. Je ne suis pas très optimiste. On est vraiment dans le creux. Mais il faudrait
tout de même arriver à faire en sorte qu’un certain nombre de ces mesures soient perçues comme
véritablement scandaleuses, et suscitent des mouvements populaires. Ce serait là un point de révolte
à partir duquel relancer le débat sur les deux voies. Macron, en un sens, peut mettre à nu une
dépendance au capitalisme contemporain que la « gauche » traditionnelle masquait, puisqu’elle
prétendait qu’on pouvait bien faire en restant dans l’ordre établi. Macron peut être ce que les Chinois
appellent « un professeur par l’exemple négatif ».
C ONCLUSION

Concernant les obstacles au retour d’une authentique alternative politique que vous appelez de
vos vœux, j’aimerais que nous revenions une dernière fois dans ce dialogue sur le communisme
historique, sur l’image extrêmement sanglante que les gens ont en tête à ce sujet, forgée d’après
les échecs du siècle dernier. Tant que cette affaire ne sera pas levée dans les esprits, rien ne
pourra se passer. Quelle forme, tout autre, celui-ci pourrait-il prendre aujourd’hui ?

Sur le premier point, je pense d’abord, comme je l’ai fait dans une récente conférence à Branly sur
la révolution russe, qu’il faut prendre la mesure de ce que, sous le nom de communisme – et encore
bien plus de révolution communiste –, on ne peut entendre que quelque chose qui, par son importance,
son destin, etc., ne se laisse vraiment comparer qu’à la révolution néolithique. Le communisme, ce
n’est pas ce que, quelquefois, Marx peut laisser entendre. Ce n’est pas une issue à court terme,
préparée par le développement à tous crins du capitalisme. C’est en réalité une figure de l’existence
de l’humanité tout entière, qui romprait avec un état de choses qui dure depuis des millénaires : des
sociétés inégalitaires, avec groupe dominant défini par la propriété privée des instruments de
production et protégé par un État. Macron, à cet égard, est un néolithique parfait. Du coup, l’échec
des communismes d’État du siècle doit être mesuré au fait que l’idée communiste, son historicité,
XXe

son déploiement, impliquent la longue durée. Ce n’est pas quelque chose que le capitalisme actuel
prépare de façon imminente. C’est la raison pour laquelle je suis tout à fait en désaccord avec le
Comité invisible, ou d’autres secteurs du gauchisme activiste, dont les analyses entretiennent
l’illusion que l’effondrement du capitalisme et de la domination politique qu’il soutient est une
affaire tactique et, qui plus est, imminente.
Ma conviction, fondée sur des faits, est que le renversement communiste du capitalisme n’est pas
du tout une affaire tactique, et encore moins imminente. L’idée qu’en poussant un peu, l’oligarchie
capitaliste planétaire va s’effondrer, me semble ridicule. Et je suis encore moins d’accord avec ceux
qui pensent que le capitalisme est déjà mort et qu’il ne va pas tarder à tomber en poussière. Quand le
Comité invisible croit écrire l’Histoire en parasitant, sous la forme de commandos activistes, de
paisibles manifestations syndicales, il est dans la logique « poussons plus fort, et tout ça va
s’écrouler ». Et quand à la fin des fins on voit que rien ne s’est passé, sinon qu’avec Macron le
Capital reprend plus que jamais la main, le Comité repart à la campagne et redevient invisible. J’ai
reçu des textes de jeunes savants qui expliquaient que le capitalisme étant moribond, il suffisait de
faire un pas de côté, de ne plus participer pour que, abandonnée à sa solitude, la machine capitaliste
grince et bloque. À New York, j’ai polémiqué, devant une salle bourrée de jeunes, contre un groupe
qui pense qu’avec la technologie, le travail va être fait par des robots et qu’il suffira de donner à tout
le monde un « salaire de vie » pour que le monde soit réenchanté. Dire que la fin du travail est
immédiatement à l’ordre du jour quand environ deux milliards de personnes sont prêtes à risquer leur
vie sur des embarcations misérables pour trouver du travail en Europe ou ailleurs, c’est tout de même
fort !
La vérité est que le capitalisme est en pleine expansion. Il est en train de dominer de façon active
la totalité de l’Asie, et l’Afrique tout entière, pour l’instant zone de pillage impérial, finira par entrer
dans le jeu mondial réglé de la production et des échanges. Nous sommes au tout début d’une très
longue marche. Par conséquent, il n’y a pas à être extraordinairement surpris que les toutes premières
tentatives de communisme, en Russie ou en Chine, qui ont expérimenté à partir de rien et en rupture
avec des milliers d’années un type de société post-néolithique, se soient soldées par des échecs.
Elles se sont elles-mêmes conçues à l’intérieur de l’idée d’un succès rapide, voire complet, qui était
l’idée du marxisme officiel de l’époque. Un succès immédiat qui faisait que la catégorie
fondamentale était la catégorie de révolution, sans se rendre compte que la catégorie de révolution ne
peut être qu’une catégorie événementielle, une rupture qui ouvre à des difficultés bien plus
considérables que celles qu’elle résout.
Vous mettez par terre une figure de l’État, vous la remplacez par une autre, ça ne veut pas dire que
la société est transformée pour autant. Tout va se juger sur la manière dont vous transformez au long
cours l’univers social, objectivement et subjectivement, avec comme norme les quatre principes du
communisme dont nous avons parlé tout à l’heure. De ce point de vue, il y a un tacticisme
révolutionnaire qui est encore très présent, et qui résulte de ce que les gens aiment bien les victoires,
ainsi que vous le souligniez tout à l’heure. Mais en réalité, l’idée de victoire doit être elle-même
transformée. Du coup, je suis enclin à considérer qu’il y a plus de victoires que ce que les gens
croient. Compte tenu de la nature extraordinairement difficile du processus, une victoire extrêmement
localisée, par exemple la réussite effective d’une réunion de trois intellectuels et dix ouvriers, qui se
mettent d’accord sur un mot d’ordre approprié à la situation locale et sur la nature communiste au
sens large de ce mot d’ordre, doit se représenter elle-même comme une victoire. En un certain sens,
peut-être plus, même, qu’un succès électoral momentané. Il faut donc retravailler l’idée de victoire.
De ce point de vue-là, il y a eu un faux-semblant de la victoire révolutionnaire, en Union soviétique
comme en Chine. Longtemps elle est apparue sur le modèle des victoires rapides et des changements
instantanés, des coupures radicales et irréversibles, alors que ce n’est pas du tout de ça qu’il
s’agissait.
L’analyse nouvelle des épisodes, que ce soit d’échec, comme la Commune de Paris, ou de victoire
apparente, comme en Union soviétique, doit se faire à travers cette réévaluation de ce qu’est une
victoire ou une défaite dans l’espace de l’idée communiste. Et ça, c’est un travail qui n’a pas du tout
été complètement fait. Il y a eu des victoires qui n’ont pas été glorifiées comme elles devaient l’être,
et des échecs qui ont été pris pour des victoires. Cela m’avait notamment frappé, y compris quand on
considère quelque chose d’aussi particulier que la révolution cubaine. Elle a été fêtée comme la
victoire d’une insurrection armée dans un coin, alors qu’en réalité, si on y regarde de près, il y a eu
réellement dans l’île une transformation très importante de la vie paysanne et des rapports sociaux en
général, beaucoup plus prometteuse d’avenir que ne semblait pouvoir l’être le succès militaire de la
guérilla. Rappelons-nous aussi que Mao, lui, a toujours eu une vision à très long terme. Il a
constamment affirmé que la question de savoir finalement à qui attribuer la victoire, à l’impérialisme
ou au communisme, était une question au long cours, et que la réponse resterait très longtemps
indécise. D’où aussi son affirmation surprenante, si l’on songe à la complexité et à l’étrangeté
apparente de la Révolution culturelle en Chine, qu’il faudrait peut-être encore sept ou dix révolutions
de ce type pour y voir clair.
Il faut aussi tenir le plus grand compte de ce que les principes fondamentaux du communisme ne se
réduisent pas du tout au pur fait de la suppression de la propriété privée. J’ai tout à l’heure parlé des
quatre principes du communisme, et la question de la propriété n’est que le premier des quatre. Bien
sûr, le communisme implique la suppression de la propriété privée des moyens de production et
d’échanges, très bien. Les Soviétiques, comme les Chinois, l’ont réalisé. Mais ça n’a nullement
empêché l’échec final.
En définitive, il faut plutôt voir les deux entreprises révolutionnaires du siècle précédent, non pas
comme un tribunal devant lequel comparaissent les chances ultimes de l’idée communiste, mais
comme un début brouillon, insuffisant, mais un début tout de même. Un début insuffisant, voué à
l’échec en définitive, du point de vue de ses propres principes, mais ces échecs ne sont pas des fins,
quant à l’idée communiste, ce sont des commencements.
Si l’échec a été spectaculaire, et tenu souvent, la propagande capitaliste aidant, pour définitif, c’est
qu’il a été présenté comme un succès définitif. Quelqu’un comme Staline, par exemple, a pu dire : la
révolution est terminée. Une partie de la passion provoquée par l’expérience soviétique est, du reste,
née aussi de la conviction que c’était un succès irréversible, définitif. Alors qu’en réalité, si on le
prend à l’échelle de l’Histoire, c’était un début tout à fait intéressant, certes, mais précaire et limité
sur une quantité de questions fondamentales. Il est subjectivement très important de ramener cet échec
à ses justes proportions, en montrant qu’une partie importante de la responsabilité de cet échec est
venue d’une représentation précaire et unilatérale de ce que c’était qu’une victoire effective et
irréversible de l’idée communiste.

Mais finalement, tout ce dont nous avons discuté jusqu’ici, toutes ces difficultés et ces impasses
que nous avons pointées, cela constitue-t-il un éloge de la politique ? J’ai envie de vous demander
pour finir si la politique peut rendre heureux et à quoi ressemblerait un futur communiste
réellement abouti.

D’abord : si, absolument, c’est un éloge ! De toutes les entreprises, artistiques, scientifiques,
amoureuses ou politiques, dont l’humanité s’est avérée capable, le communisme est sans doute la plus
ambitieuse, la plus globale, et celle qui élèvera de façon éclatante l’espèce humaine au-dessus des
lois de concurrence, de survie à tout prix, d’intérêt privé, de constante méfiance hostile à l’égard des
autres, qui sont toutes des lois de la vie brute, des lois animales, des lois naturelles. Le nouveau
communisme, qui inclut un bilan sévère des tentatives précédentes sans renier leur importance et leur
nouveauté, est, à échelle d’ensemble, la sortie, enfin, de l’âge néolithique de l’humanité. Il vaut
absolument la peine, fût-ce sur un seul point, en une seule circonstance, en sachant alors que ce qu’on
fait est à la fois nécessaire et absolument libre, de se réclamer de cette perspective. On sent, on sait,
aussitôt, que là est la vraie vie. Vous me parlez du bonheur. Eh bien, oui. La difficulté extrême de
l’action communiste est aussi le foyer des bonheurs les plus extrêmes. Je ne parle pas, là, d’un
Paradis collectif où l’humanité paresserait à son aise, comme si elle avait retrouvé sur terre les joies
paisibles de la nudité adamique. Non. Je dis que chaque fois que dans une décision, une pensée, une
action tout à fait singulières, vous savez, avec vos compagnons d’aventure politique, que vous êtes
aussi dans un élément universel, et donc en communication virtuelle avec l’humanité tout entière,
alors, comme le dit Spinoza, vous « expérimentez que vous êtes éternels ». Parce que toute vérité,
celle d’un théorème enfin bien compris comme celle d’une réunion politique réussie et prometteuse,
est une œuvre éternelle, d’une éternité dont l’affect est une espèce partagée de béatitude.
TABLE

I - Qu’est-ce que la politique ?


II - L’hypothèse communiste
III - Les révolutions à l’épreuve de l’Histoire
IV - De quoi la gauche est-elle aujourd’hui le nom ?
V - Macron ou le coup d’État démocratique
Conclusion

Fla m m a r ion
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Identité
Copyright
Présentation
Du même auteur
Éloge de la politique
I - Qu’est-ce que la politique ?
II - L’hypothèse communiste
III - Les révolutions à l’épreuve de l’Histoire
IV - De quoi la gauche est-elle aujourd’hui le nom ?
V - Macron ou le coup d’État démocratique
Conclusion
Table

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