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Authentique plongée dans l’univers du Goulag et dans la réalité soviétique en général,

Gardien de camp, Tatouages et dessins du Goulag constitue une source exceptionnelle, tant pour les
historiens que pour les sociologues et les historiens de l’Art. Cet album, élaboré en 1989 par Dantsig
Baldaev (1925-2005), employé au ministère de l’Intérieur soviétique, rassemble, d’une part, des
dessins de la vie concentrationnaire réalisés tout au long de la seconde moitié du XXe siècle à partir de
ses propres observations et de sources rapportées et, d’autre part, une présentation classifiée de
tatouages de détenus, deux parties réunies par un propos commun sur la violence. Centrées sur
l’époque stalinienne mais balayant toute l’ère soviétique jusqu’à la guerre d’Afghanistan, ces soixante-
quatorze pages offrent une remarquable représentation graphique du quotidien du Goulag, y compris
dans ses aspects les plus violents (conditions de vie et de travail, tortures, humiliations, mises à mort,
gestion des cadavres…). Au-delà des seuls dessins, la singularité et la force de cette œuvre tiennent
aussi à son articulation dynamique entre images et textes, au jeu subtil sur la langue qui transparaît à
travers une mise en forme minutieusement élaborée, entremêlant illustrations originales, collages de
journaux et de cartes postales soviétiques des années Brejnev, légendes et intertextes parodiques
détournant les slogans de la propagande.

Original, cet Album l’est non seulement par sa nature graphique (qui tient de la bande
dessinée, donc d’un genre quasi inexistant en URSS, peu populaire, voire dénigré, et ce bien avant le
précurseur Art Spiegelman et son célèbre Maus), mais également par ses multiples visées. La plus
évidente d’entre elles serait la visée documentaire : fin connaisseur de l’univers concentrationnaire où
il a fait toute sa carrière, l’auteur cherche à restituer par le dessin le fonctionnement du Goulag, en en
visualisant l’intérieur, comblant ainsi la lacune importante du manque d’images – photographiques,
filmiques ou graphiques – se rapportant aux camps, dont il était interdit de prendre des clichés. Par
leur extrême minutie, les dessins de Baldaev font fonction de photographies. Ce sont ainsi des espaces
jamais représentés publiquement qu’il livre à notre regard. L’Album a également une forte dimension
sociologique par son approche assez fine de la population du Goulag, et en particulier d’une catégorie
très peu étudiée, bien que majoritaire par rapport aux détenus politiques sur lesquels elle faisait régner
la terreur : celle de la pègre soviétique. En effet, le travail de collecte de tatouages, qui tient de la
démarche ethnologique et scientifique par sa systématisation et sa durée, permet une véritable plongée
dans l’univers des criminels de droit commun, d’autant plus précieuse que, jusqu’alors, il nous avait
surtout été raconté d’un point de vue extérieur, par les intellectuels, comme Chalamov, ayant eu à
subir leur férule, tandis que peu de documents émanaient d’eux-mêmes. En dévoilant leurs tatouages,
ces « cartes de visite » codées qui confinent à l’archive de soi, Baldaev donne la parole à ceux qui ont
rarement témoigné, et propose une véritable sociologie du monde carcéral, avec sa hiérarchie et ses
règles morales dont il prend soin de rappeler les prescriptions et interdictions essentielles. Précieux est
aussi le travail de Baldaev, d’un point de vue linguistique, par ce qu’il révèle du lexique des prisons et
de la langue de la propagande. On y pénètre un univers concentrationnaire plurilingue, fait
d’acronymes, de néologismes, de jargon bureaucratique et d’argot des truands. Enfin, sur le plan
purement esthétique, cet Album dénote une évidente maîtrise graphique : le trait toujours affirmé, le
tracé toujours pointu attestent de l’excellence de son auteur en matière de dessin et de la passion qu’il
mit à composer et embellir cette œuvre parfaitement aboutie.

La dimension plus directement testimoniale de ce travail pose question. Elle amène, en tout
cas, à s’interroger sur l’identité de l’auteur-narrateur, son statut de gardien de camp constituant en soi
l’une des nombreuses originalités de l’Album. Les témoignages sur le Goulag – même graphiques –
émanent généralement d’anciens détenus, excluant ainsi le point de vue d’employés de
l’administration concentrationnaire. Il est vrai que cette singularité historiographique a été
partiellement contournée par la récente parution du journal intime d’Ivan Tchistiakov, gardien de
camp chargé de surveiller, dans les années 1930, la construction du BAM par les prisonniers. Dans un
cas comme dans l’autre, on constate, toutefois, que les concepts de « bourreau » et de « victime » ne
sont pas des plus opérants en ce qui concerne le régime stalinien où, comme on sait, le basculement
d’une catégorie à l’autre pouvait être fréquent (ce qui, du reste, fait problème pour la mémoire des
répressions staliniennes).

La biographie et la posture énonciative de Baldaev illustrent, en effet, à quel point, dans le


contexte du Goulag, la notion de « zone grise » se révèle bien plus étendue que dans la définition de
Primo Levi. D’un côté, on se trouve bien en présence d’un collaborateur loyal et serviable de la milice
soviétique, fonction qu’il semble du reste pleinement assumer ; plus encore, une partie de son œuvre
était même destinée au personnel du ministère de l’Intérieur, sa collecte de tatouages ayant reçu l’aval
du KGB pour servir de manuel opérationnel à usage interne (portant l’avertissement « secret »). Ainsi,
les premiers lecteurs de Baldaev furent des officiers de la police judiciaire. D’un autre côté, l’auteur
peut aussi être considéré comme une victime. La terreur stalinienne n’a pas épargné sa famille : son
père, ethnologue bouriate, fut arrêté et détenu dans les années 1930, ce qui valut au jeune Baldaev et à
sa sœur de séjourner dans un orphelinat placé sous contrôle du NKVD. Cet épisode et le statut
stigmatisant de fils d’ennemi du peuple qui lui fut assigné furent vécus comme un traumatisme. C’est
donc une double expérience, à la fois intime et professionnelle, que Baldaev nous livre dans son
Album, ce qui explique sans doute sa capacité à tout voir et à restituer des attitudes et des émotions
tant des gardiens que des prisonniers. En outre, le caractère clandestin et transgressif de son document
vient renforcer l’ambivalence de sa posture. Il en émane, en effet, une forte charge subversive, tant au
niveau des images que des textes, qui tient, d’une part, au caractère explicitement sexuel de la brutalité
qu’il relate – et donc de la majorité des dessins parfois très crus, voire pornographiques, qu’il en tire
alors que la sexualité était largement absente de la culture visuelle soviétique, et, d’autre part, aux
critiques d’ordre moral et politique qui émaillent l’Album. Outre la dédicace symptomatique d’une
planche à Soljenitsyne, Baldaev met non seulement en évidence l’omniprésence des répressions dans
la vie des Soviétiques, mais, plus largement, le décalage entre réalité et discours officiel, par des effets
de contraste ironique induits par la juxtaposition de slogans soviétiques et de dessins sur ces
répressions. Sa prouesse consiste à dénoncer l’institution et à déconstruire son discours en utilisant son
propre langage, ses propres images, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter des commentaires ; c’est ainsi
que la glorification du pouvoir soviétique côtoie sans cesse les représentations de la violence qu’il
exerce, reflétant une double réalité que tout le monde avait intériorisée. Le système soviétique en
ressort plus grotesque et hypocrite que jamais. Baldaev met également à jour la porosité des frontières
entre le monde concentrationnaire et le reste du pays, allant jusqu’à établir un parallèle implicite entre
les violences de l’époque soviétique et celles de l’époque nazie en faisant coexister, dans les pages de
l’Album, étoiles rouges, swastikas et têtes de mort.

Tout cela explique que, même à la période de la perestroïka, cet ouvrage était bien trop
subversif pour être publié en Russie et que, le sachant, Baldaev l’a offert, en 1990, à une ethnologue
française, Roberte Hamayon. Aujourd’hui encore, il demeure largement méconnu dans son pays.
Ainsi, Baldaev se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du système, ce qui pose la question de sa
légitimité à témoigner et de la nature de son Album : étant donné qu’il fait partie de l’institution et
qu’il est un acteur de la violence. Cet Album peut-il s’inscrire dans la culture de la « résistance »,
comme preuve d’une permanence, au sein même des camps, d’une vie culturelle et créatrice
souterraine, décrite, entre autres, par les grandes figures de la littérature concentrationnaire soviétique
(Soljenitsyne, Chalamov…) ? La question subsiste. Il n’en reste pas moins que cet Album, dont
l’originalité tient autant à ses contenus et à sa force visuelle qu’à la figure de son auteur et à sa charge
transgressive, offre une véritable réflexion sur la violence instituée en norme et sur la mémoire du
Goulag dont des dizaines de millions de Soviétiques ont fait l’expérience. Notons, pour conclure, qu’il
a été considérablement enrichi par des chapitres introductifs des deux directrices de publication,
Elisabeth Anstett, anthropologue, et Luba Jurgenson, spécialiste de la littérature russe et de la
littérature concentrationnaire – à qui a également échu la tâche ardue (au vu du lexique argotique) de
traduction vers le français –, qui permettent une contextualisation précieuse et une mise en perspective
des multiples questions analytiques soulevées par ce document atypique.

Références :
 Dantsig Baldaev, Gardien de camp. Tatouages et dessins du Goulag, sous la direction d’Elisabeth Anstett et Luba
Jurgenson, traduit du russe par Luba Jurgenson, édition des Syrtes, 2013, 128 p.
Edition anglaise, Drawings from the Gulag, London, Fuel Publishing, 2010, 240 p.
 Д. С. Балдаев, Словарь блатного воровского жаргона : в двух томах, Москва, Кампана, 1997.
 Евфросиния Керсовская, Сколько соит человек : в 6 томах, Москва, ООО «Можайск-ТЕРРА», 2000-
2001.
 Jacques Rossi, Manuel du Goulag, Paris, Le Cherche Midi, 1997.
 Иван Чистяков, Сибирской дальней стороной. Дневник охранника БАМа, 1935-1936, Москва, Изд-во АСТ
CORPUS, 2014 (publié d’abord en France : Ivan Tchistiakov, Journal d’un gardien du Goulag, Paris, Denoël,
2012, 286 p., traduit et préfacé par Luba Jurgenson, introduction de Irina Scherbakova).

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