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NOEL A NGANA

TCHICHELLE TCHIVELA

Le ministre De Mackombert est arrivé aujourd'hui à Côte-Kanu, venant de Mabaya. Les Côtes-
Kanois, massés sur les trottoirs pour le voir passer dans le cortège qui klaxonnait, l'ont
chaleureusement applaudi. Populaire, monsieur De Mackombert l'est sans aucun doute, et personne
n'oserait nier sa réussite.
Mais qu'éprouve-t-il le jour de Noël ? Se rappelle-t-il encore son aventure à Ngana, capitale de
Bucuvinda ? Ces questions, je me les pose tous les 25 décembre, depuis que tonton Bikéno m'a
raconté le récit suivant.
*
* *
C'était le 23 décembre 195.... un vendredi, je m'en souviens encore comme si cela datait d'hier.
Bucuvinda subissait alors la colonisation des Tugas (et Tongwétani, bien sûr, celle des Euricains).
Le premier, je sortis du taxi arrêté devant la Poste et, m'étirant : « Salut à toi, Ngana de mes rêves. »
Le soleil hésitait à plonger dans la mer.
– J'espère que tu sauras profiter de ton séjour ici, me lança Lobiti en se dégourdissant les jambes
comme un athlète avant une course. Epaules larges, hanches étroites, il portait une chemise blanche
et des souliers noirs.
« Bon, allons faire signer nos papiers. »
– Eh, attendez-moi, cria Makumbi tout en bloquant les portières de sa voiture, attendez-moi. Il
bondit sur ses jambes courtes et minces, « attendez-moi », et nous rattrapa, essoufflé.
Un cipaye[1] en culotte kaki, et armé d'un fusil, se tenait debout dans une guérite rongée des
termites. Lobiti le salua
– Bon dia (bonjour).
– Bon dia, senhor, répondit le cipaye en souriant.
– Nostros venido de Côte-Kanu. Voci nos papel por signa. Où esta le chef de poste ?
A entendre Lobiti maltraiter ainsi la langue d'autrui, je portai aussitôt la main à la bouche, pour ne
pas éclater de rire.
Du menton, le cipaye nous indiqua un long bâtiment peint en jaune et en noir de haut en bas, avec
des fenêtres ouvertes et, hissé sur toit couvert de tôle, le drapeau national des Tugas.
– Oui, c'est le poste, reprit Lobiti, mais où esta le chef ? D'ailleurs, va lui dire que la gente de Côte-
Kanu esta arrivado.
– Non podi, senhor (je ne le puis, monsieur). Le Bucuvindais hochait latéralement la tête. Non podi.
– Comment « non podi », éclata Lobiti. Crois-tu que nous sommes venus ici pour moisir dans ce...
Je lui tapotai l'épaule, pour lui montrer un Tuga qui, sorti du poste, venait vers nous : le chef de
poste. Grand, bronzé, en bras de chemise, il marchait lentement, fier de lui, sûr de son pouvoir,
heureux.
Il nous sourit, écouta le cipaye, puis, en euricain, nous souhaita la bienvenue, et nous invita à le
suivre, quelle amabilité ! En vérité, pensai-je, le pire ennemi du Noir est le Noir lui-même.
Nous précédant, le chef de poste fredonnait un fado en claquant des doigts. Il traversa la cour où
s'élevait un oranger rabougri, contourna le poste, où donc nous conduit-il, Jésus-Marie-Joseph ? Il
cracha par-dessus une haie vive, s'arrêta bientôt devant une cabane en ciment, non peinte et sans
fenêtre, l'ouvrit. « Veuillez entrer, messieurs, et attendez-moi là. » On s'exécuta. Il referma la porte à
clé. Il nous avait emprisonnés, niais nous ne le réalisâmes que trois heures plus tard, en ne le voyant
pas revenir. « Ah, Seigneur, pourquoi suis-je venu ici », se plaignit alors Makumbi, cependant que
Lobiti se précipitait vers la porte.
*
* *
– Entrez !
La porte s'entrouvrit, et Lobiti parut, souriant comme d'habitude, « bon appétit monsieur et dame ».
Assis devant une petite table ronde, Makumbi, torse nu, dînait : chikwuange, saka-saka[2], carafe
d'eau, et flacon de piment. En face, sa femme en camisole élimée grignotait des arachides grillées
avec des bananes sucrées, tenant sur ses cuisses Amélie leur fillette joufflue. Deux poutres dressées
entre la salle à manger, éclairée par une lampe-tempête posée sur la tablette, et la chambre à
coucher, étroite et basse, soutenaient le toit de paille affaissé. Un tableau peint directement sur un
mur représentait un camion chargé de bois, qui gravissait une côte hérissée d'arbustes fleuris; en
haut et à gauche, des corbeaux volaient dans le bleu du ciel ensoleillé.
Lobiti tapota la joue d'Amélie. Makumbi lui tendit la main, « comment ça va ? » puis, indiquant un
tabouret, lui proposa son frugal repas.
– J'ai déjà mangé, mais je prendrai bien les arachides. Lobiti s'assit entre l'homme et la femme, et se
servit.
– Alors, quelles nouvelles ? lui demanda Makumbi.
– Je viens te proposer une affaire intéressante.
– Ah bon ? Qu'est-ce que c'est ?
– Bikéno et moi avons décidé d'aller passer Noël à Ngana. Nous comptons partir vendredi matin
pour être de retour dimanche soir.
– C'est pas mal comme programme, mais en quoi cela m'intéresse-t-il ?
– Justement, on a besoin de toi.
– De moi ? Comment ça ?
– Qu'est-ce qui t'étonne ? Nous n'allons pas faire le voyage à pied, non ? Je suis venu débattre du
prix avec toi. D'accord ?
Au vrai, cette proposition n'intéressait pas Makumbi, non, mais comment la décliner ? Lobiti était
un ami, un vrai, comment lui dire non sans le décevoir ? Et qu'en pensait Elise ? Makumbi regarda
sa femme qui baissa les yeux, se leva, s'éloigna avec Amélie.
– Tu es d'accord, oui ou non ? reprit Lobiti.
– C'est... comment dire... C'est vraiment... délicat.
– Mais non, toi aussi, il n'y a rien de délicat là. Je t'assure que tu ne perdras rien. Nous sommes
disposés à te payer le prix que....
– Il ne s'agit pas de pognon.
– Mais de quoi, alors ?
– ... Ecoute... laisse-moi réfléchir un peu. Je te fournirai demain ma réponse. D'accord ?
– D'accord. Réfléchis bien. Et surtout n'oublie pas, Lobiti baissa la voix en se penchant vers l'oreille
de Makumbi, que les Bucuvindaises sont inégalables au lit.
Il sortit et referma la porte.
*
* *
– Ouvrez, chef de poste, ouvrez. En colère, Lobiti bondit sur la porte et la martela de ses poings.
Boung ! Boung !
– Pas la peine de crier comme ça, intervint Makumbi. Personne ne t'entend. De toutes façons, nous
ne sortirons pas vivants d'ici.
– Qu'est-ce que tu dis ? demandai-je, inquiet.
– Les Tugas vont nous tuer. Je le dis parce qu'ils ne respectent pas la vie des Noirs, et ils les tuent
comme des mouches.
– M'assassiner ? Pourquoi ? Lobiti martela de nouveau la porte. Boung ! Boung ! Boung ! Chef de
po-o-ste, ou-ou-ou-ou-vrez. Boung ! Boung ! C'est comme ça que vous accueillez les étrangers chez
vous, hein ? Boung ! boung ! boung ! Ouvrez !
L'angoisse mûrissait dans mon cœur. « Ah, Jésus-Marie-Joseph, qu'allons-nous devenir ? »
– Bonne question, Bikéno, remarqua Lobiti en se tournant vers moi. Nous ne devons pas rester là,
les bras croisés, à nous lamenter comme des femmes, résignés à mourir.
Je répondis qu'il ne fallait rien dramatiser : nous serions libres le lendemain, Lobiti ne partageait pas
mon optimisme; il nous incita à réagir, « sommes-nous des hommes, oui ou non ? » Personne ne
répondit, le silence envahit notre prison, Lobiti le brisa aussitôt : « Eh-ho, les gars, parlez un peu là,
m'entendez- vous ? »
– Oui, répondis-je.
– Et toi, Makumbi ?
– Makumbi, tu dors
– Laisse-moi tranquille, Lobiti. Pourquoi veux-tu que je parle ? Je n'ai pas envie de perdre ma salive
pour rien, moi. D'ailleurs, si je suis dans cette situation, c'est bien à cause de vous, non ? Alors,
réfléchissez pour trouver le moyen de nous faire sortir d'ici vivants. Je dis bien « vivants », car j'ai
une femme et une fille qui ont encore besoin de moi.
– Qu'est-ce qui te prend, Makumbi ? Lobiti quitta la porte et s'avança vers notre chauffeur, les
poings sur les hanches. Qu'est-ce qui te prend ? N'ai-je pas moi aussi une femme et un fils qui « ont
besoin de moi » ? Pour qui te prends-tu ?
Je m'intercalai entre eux
« Pardon, les gars, ne vous disputez pas. »
– Laisse-moi cracher la vérité à ce petit chauffeur qui se prend peut-être pour le gouverneur de
Tongwétani. Pourquoi devrons-nous, toi et moi seulement, porter la responsabilité de notre situation
actuelle ? Nous t'avons payé, non, Makumbi ? Pour qui te prends-tu ?
– Clame-toi, Lobiti.
– Réponds, Makumbi : pour qui te prends-tu ?
– Laisse-moi tranquille, Lobiti, je ne veux pas d'histoires, tu entends ? Makumbi se blottit dans son
coin. Si tu veux te battre, frappe-moi, mais je veux sortir d'ici vivant.
Ah, comme il regrettait de n'avoir pas écouté sa femme, hostile à la proposition de Lobiti : « Reste
avec moi. Noël est une fête qui se passe en famille. » Tu avais raison, Elise, mais je tenais à goûter
la « sauce bucuvindaise ».
Lobiti se calma, faute d'interlocuteur. Il alla s'accroupir contre la porte, et se tut.
Quant à moi, je maudissais mon étoile. « Etre à Ngana, et ne pas pouvoir la visiter, vraiment cette
malchance ne peut arriver qu'à moi. Ah, Jésus-Marie-Joseph, vais-je mourir ici, loin de maman ?
Que deviendrait-elle sans moi ? Oh, mon Dieu, ayez pitié de nous ! »
Dehors un vent mélancolique chantait une longue complainte, interrompue de temps en temps par
un aboiement lointain. Notre cachot envahi par l'obscurité ressemblait à une morgue. Et, chacun
dans son coin, nous méditions notre aventure, angoissés comme des scouts perdus la nuit dans une
forêt inconnue.
*
* *
Dimanche 25 décembre, Vers 10 heures.
Les cloches invitaient les chrétiens à la cathédrale. Dans les rues ensoleillées, les garçonnets en
culotte kaki se poursuivaient en criant, ou tournaient autour des arbres, la main plaquée sur les
troncs. Vêtues de robes courtes, blanches ou roses, les fillettes sautillaient, en riant, devant leurs
parents, Et ces enfants insouciants, les statuettes religieuses dressées à certains carrefours les
bénissaient entre les cierges allumés.
Il allait à la messe, le peuple de Bucuvinda : demoiselles sans poitrine, femmes sans croupe,
hommes sans ventre. Maigres employés cravachés par des patrons obèses. Aigris paysans escroqués
par des propriétaires hilares. Grêles servantes écrasées de travail et violées. Il allait saluer le « divin
enfant », le peuple de Bucuvinda : les pieds nus, les mains vides, la tête pleine de soucis,
Pourquoi ne me croyez-vous pas, frère ? La vérité est plus blanche que le lait, et même dans la nuit
la plus noire on la distingue. C'est moi qui vous le dis : notre pays marche sur deux béquilles : la
misère et l'esclavage. Et notre peuple affamé gémit, accroupi, la nuque tournée vers Dieu qui dort.
Ecoutez-moi, frères. Notre vie est un fardeau, pas un cadeau, je dis : un fardeau, Oui, un fardeau
lourd comme le sac que portaient vers la plage, l'autre nuit, trois ombres courbées, boitant derrière
une silhouette droite. Des gémissements humains suintaient de ce sac, je jure devant Dieu, des
gémissements humains. La silhouette pressait le pas, car les nègres lui répugnent. (Oui, nous lui
répugnons, mais son sexe se régale sans arrêt de nos sœurs, n'est-ce pas, frères ?) La mer ondulait
dans sa chemise de nuit azurée. La barque vrombit, réveilla les poissons, disparut là où le ciel
comme un rideau voile l'au-delà. Plouff ! ff ! ff ! ff ! La dame salée engloutit aussitôt le sac, le
digéra, pluff ! ff ! ff ! Et je n'entendis plus rien, hors les rots des vagues repues. En ce jour de Noël,
il allait à la messe, le peuple de Bucuvinda : peuple écrasé, mais optimiste. Car, conscient d'être son
propre messie, il prépare sa résurrection dans le silence du tunnel où il vit enseveli.
*
* *
Même jour. Vers midi.
Notre porte s'ouvrit brusquement devant le chef de poste qui aussitôt recula et cracha : la pièce,
comme une latrine, exhalait une puanteur insupportable, Nous nous tenions debout, Lobiti,
Makumbi et moi, sales et las. Le chef de poste qui, je l'ai appris plus tard, s'appelait Manuel, nous
dévisagea, cracha de nouveau, sourit : « Alors, vous avez compris, oui ou non ? » Silence. «
Répondez, sinon je vous enferme de nouveau. Vous avez compris ? »
– Oui, chef, répondit Makumbi d'une voix chevrotante.
– Oui, chef, dis-je à mon tour.
– Et toi, là-bas ?
Lobiti regarda Manuel, puis acquiesça de la tête.
– Répondez à haute voix : oui ou non ?
– Oui.
– Oui, qui ?
– Oui, chef.
– Voilà. Et maintenant, suivez-moi.
Manuel se dirigea vers le poste, ouvrit une porte, poussa du pied une autre, et parvint dans un long
corridor éclairé et frais. Nous le suivions en silence, torturés par l'angoisse. Le chef de poste
chantonnait un fado en claquant des doigts. Il dédaigna le salut d'un cipaye maigre comme un
tuberculeux, s'arrêta bientôt devant une porte entrebâillée, la dernière à gauche. La main tendue vers
l'intérieur, il nous invita à entrer, nous nous exécutâmes, il nous suivit et ferma la porte.
Deux cipayes, gros biceps et gros mollets, se tenaient debout dans la pièce vivement éclairée. Au
centre, une planche dressée sur le sol et percée de deux orifices au sommet, comme un masque. Une
menotte pendait au-dessus de chaque orifice et, en bas, une palette fixée à la planche.
Manuel, solennel : « Au Premier de ces Euricains. » Makumbi nous regarda, baissa les yeux;
personne ne bougea.
– Allons, messieurs, décidez-vous. Toi, là-bas, par exemple, viens ici, filio da puta.
Lobiti regarda Manuel, alla s'asseoir sur un tabouret. Il introduisit ses mains dans les orifices, les
étala sur les palettes. Un cipaye boucla les menottes autour de ses poignets. Posé sur un mur, un
miroir renvoya à Lobiti un visage barbu, un menton boutonneux, une tête ébouriffée, en vérité, sa
femme ne l'aurait pas reconnu.
– Deux cents, cria Manuel.
Les cipayes prirent chacun une palmatorias[3]. Et les coups tombèrent, secs, drus, rapides, brûlants,
sur les paumes de Lobiti qui se contorsionnait, retroussait les lèvres, serrait les dents, fermait les
yeux, mais aucun cri.
A le voir ainsi grimacer, Manuel, qui stimulait les cipayes par des « uni dos » accélérés, s'esclaffa.
Puis il fredonna son fado, les yeux plissés de plaisir.
Le supplice terminé, Lobiti alla s'asseoir dans un coin les mains tuméfiées et saignantes.
Je lui succédai et gémis jusqu'à la fin.
Makumbi, quand vint son tour, tomba à genoux. « Pardon,
chef, pardon, ayez pitié de moi. Je vous respecte, moi. Je ne vous ai pas insulté, pitié. Je suis le
chauffeur (il fit le geste de diriger un volant), ne me cassez pas les poignets, pardon. » Il tremblait
comme une antilope au rugissement du lion, il sanglota.
Manuel le dévisageait avec mépris, « pauvre nègre », et lui cracha à la figure. Makumbi ne réagit
pas : il considérait l'orgueil comme un obstacle à la réussite. Et, une nuit, il interrompit sa tendre
cavalcade pour confier à sa femme haletante et déçue : « Les orgueilleux réussissent rarement, car
ils ne savent pas que, pour vivre heureux, il faut s'incliner devant les plus forts et toujours les flatter.
»
Il eut droit à cent chicottes, mais il n'en reçut que la moitié, tant le bâtiment retentissait de ses cris.
Saisfait, Manuel nous reconduisit jusqu'à la porte d'entrée du poste, en disant :
« Dans nos provinces, les nègres sont des vers de terre. Ils ne parlent pas, non ils rampent. Et quand
certains osent lever la tête, nous les écrasons. Comme ça. (Il fit le geste, d'écraser avec son soulier
marron.) Voilà pourquoi ils préfèrent rester à leur place, obéissants et soumis. Jamais, ô sainte Marie
de Fatima, jamais ils n'oseront se rebeller contre nous. Allez le dire à vos compatriotes pour qu'ils
ne viennent pas se conduire ici comme dans leurs propres maisons. Compris ? Partez ! »
Le soleil embrasait la terre.
Nous rejoignîmes, Makumbi et moi, le taxi entièrement couvert de poussière. Lobiti interpella
Manuel qui se retourna, surpris :
– Eh, chef de poste, dites-moi, après nous avoir enfermés et battus sans raison, qu'avez-vous
gagné ? Vous n'êtes qu'un lâche, vous entendez, les Tugas sont des lâches, et des assassins, mais
vous verrez ça un jour. »
Je n'en croyais ni mes oreilles, ni mes yeux.
« Viens, Lobiti, la route est longue », cria Makumbi.
Plus rouge qu'une tomate mûre, Manuel écarquilla ses yeux. Sainte Marie de Fatima, un Nègre qui
parle ainsi à un Blanc, est-ce possible ?
« Viens, Lobiti, la route est longue. »
L'index convulsé d'agressivité, Lobiti hurlait. « Allez dire, vous aussi, à vos compatriotes que,
malgré vos chicottes, le châtiment que vous méritez. Nous sommes peut-être des « vers de terre »,
mais sachez que le « ver de terre », à force de se traîner arrive au marigot. »
« Viens, Lobiti, la route est longue. »
Les bras croisés, penché contre la guérite occupée par un cipaye armé, Manuel écoutait Lobiti,
quelle humiliation ! Déjà il s'entendait railler par les Bucuvindais que leur congénaire ne
manquerait pas d'informer de l'incroyable spectacle auquel il avait assisté. Alors il se redressa : non,
personne ne se moquera de Senhor Manuel Melo Da Silva, Sainte Marie de Fatima, personne,
« Viens, Lobiti, la route est longue. »
Makumbi et moi suivions avec angoisse la scène qui se déroulait devant nous, prêts à défendre
Lobiti, dont nous désapprouvions les agissements, nous surveillions Manuel. Pourtant, lorsque ce
dernier eut désarmé le cipaye et tiré sur notre ami, nous n'intervînmes pas. Bouche bée, nous ne
crions pas.
Debout, nous ne bougeons pas. A croire que le Tuga nous avait hypnotisés.
Lobiti s'écroula. Nous nous précipitons vers lui. Il ne vivait plus. Je fondis en larmes. Makumbi, lui,
hochait la tète en regardant le cadavre de notre ami.
– Avez-vous aussi quelque chose à dire ? Manuel braquait sur nous le fusil qu'il tenait des deux
mains.
– Non, chef, répondit Makumbi en s'agenouillant, les mains jointes sur la poitrine, tel un
communiant. Pitié, ne tirez pas, chef, nous n'avons rien à dire. Il urina dans son pantalon.
– Alors, laissez cette sale bête, et foutez le camp.
– Oui, chef, Makumbi se releva et se précipita vers son taxi.
Ecoutez-moi encore, frères; je vous demande pardon, écoutez-moi. Lobiti n'était pas né d'un arbre,
mais d'une femme. De son cœur ne jaillissait pas la sève, mais le sang, le sang chaud des hommes,
des hommes du refus. Les Tugas, nos bourreaux, lui reconnurent tous les droits, vous m'entendez,
tous les droits. Sauf celui d'en jouir. Un homme, Lobiti, un vrai.
Aujourd'hui, notre peuple a vaincu les Tugas. Nous respirons l'air de la liberté. Et dans notre cœur
reconnaissant vit, parmi nos propres martyrs, notre plus-que-frère Lobiti.
*
* *
La voiture cahotait à travers la forêt. Des brindilles sur la chaussée crépitaient à son passage. Les
arbustes au bord de la route frissonnaient en tournant sur eux-mêmes. Et dans le feuillage clairsemé
d'un manguier, deux singes accroupis sur une branche se grattaient, entourés par des oiseaux qui
picoraient tranquillement les mangues mûres.
Je pleurais toujours : « Pauvre Lobiti, comment annoncer la nouvelle à sa femme ? Ah, Jésus-Marie-
Joseph, quel malheur ! »
– Tu as fini de chialer comme un gosse ? réagit Makumbi, visiblement excédé par mes larmes.
Lobiti a lui-même cherché sa mort. Que voulait-il prouver en provoquant le chef de poste ? Qu'il
était brave ? Eh bien, où en est-il à présent ? Le rat ne tire pas la moustache d'un tigre, et moi je ne
peux pas pleurer les gens qui se font bêtement « cadavériser ».
Je dévisageais Makumbi. Décidément cet homme me décevrait toujours. Econduit il y a un an par
Madame Lobiti, il lui avait lancé, avec une incroyable insouciance : « En tout cas, ta vertu
n'empêche pas ton mari de te tromper avec ton amie Gertrude. » Un matin, au port de Côte-Kanu, il
avait démarré avec les bagages d'un commerçant sénégalais qui était sorti du taxi pour gratifier un «
crew-boy » serviable. Tantôt il avait étalé, sans vergogne, l'ampleur de sa lâcheté. Et voilà ce
poltron, cet escroc, ce coureur de jupons qui à présent osait s'ériger en moralisateur, ô Dieu Bon et
Parfait, as-tu vraiment créé l'homme à Ton image ?
– Pourquoi me regardes-tu comme ça, Bikéno ? Makumbi haussa les épaules. Juge-moi comme tu
veux, je m'en fous. Je maintiens ce que j'ai dit tout à l'heure, et j'ajoute ceci : la réputation de martyr
ne m'a jamais tenté, et elle ne nie tentera ja-a-a-a-mais. Car, ce ne sont pas les morts qui
transforment le monde, mais les vivants; et mourir est le plus grand échec de l'homme, surtout s'il
n'a pas atteint son but. Voilà pourquoi quiconque veut mener à bien une entreprise doit avant tout, et
le plus plus longtemps possible, vivre. Oui, mon cher, durer pour réussir.
Makumbi ralentit, vira, puis :
« Je m'explique, Pour réussir, il faut bien entendu vivre, mais surtout vivre avec intelligence et
réalisme. C'est-à-dire faire taire son amour-propre, déterminer le rapport des forces et, guidé par son
ambition, éviter tout ce qui peut compromettre l'avenir. Voilà pourquoi, à mon avis, les Noirs ne
doivent pas déranger les Blancs, les provoquer, mais s'incliner devant leur supériorité, reconnaître la
nécessité de leur aide, et chercher par n'importe quel moyen à prolonger leur présence en Afrique.
Ainsi pourrions-nous réaliser tous nos rêves et vivre heureux. »
Cris stridents des grillons. Odeur des feuilles mortes trempées dans une mare.
« Je vois, Bikéno, que tu ne penses pas comme moi, tant pis. Moi, je ne suis pas naïf, car j'ai
compris ceci : l'essentiel ici-bas est de réussir. Tu entends, Bikéno, peu importe la manière, seule
compte la réussite. »
*
* *
Tonton Bikéno m'a raconté ce récit, bien avant son retour au Congo, en 196... Il tenait à le faire
parce que Lobiti, tant dénigré par Makumbi, Lobiti, ver de terre mort sans sépulture, Lobiti que,
hélas ! je n'ai pas connu, était mon père.
Aujourd'hui, Makumbi a réussi sa vie. Il s'appelle désormais De Mackombert. Son bedon rivalise de
volume avec les grossesses à terme. Il possède une femme callypige, des amantes indiscrètes, des
bâtards rabougris. Sa fille légitime, la juteuse Amélie, se promène en Mercedes avec un garde du
corps armé. Vastes et luxueuses, ses Villas fleurissent un peu partout à Côte-Kanu. Les « Taxis De
Mackombert » troublent nuit et jour le repos des Côte-Kanois. Et les disques glorifiant « Tata De
Mackombert » ne se comptent plus sur le marché.
Célèbre et riche, Monsieur De Mackombert lorgne actuellement la Présidence de la République de
Tongwétanie. Maire de Côte-Kanu, membre du conseil exécutif du Parti, ministre des Transports et
du Commerce, ce philosophe de la réussite atteindra, n'en doutez pas, son but.
Car ce sont des singes comme lui que les oiseaux migrateurs préfèrent voir sur les branches les plus
hautes de l'Afrique.

TCHICHELLE TCHIVELA
(extrait de « Longue est la Nuit », Hatier, Paris).

[1] Agent de police.


[2] Plats locaux.
[3] Sorte de maillet taillé dans une pièce de bois dur, muni d'un manche, et dont la tête, circulaire, est percée de tr

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