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Le bonheur consiste-t-il dans la satisfaction de tous les désirs ?

Supports de notre réflexion :

La quatrième dimension (saison 1 – épisode 28)

Texte de Platon, extrait du Gorgias  :

Socrate. - Suppose qu'il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux.
Les tonneaux de l'un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien
d'autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces
denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu'on n'obtient qu'au terme de maints
travaux pénibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n'a plus à y
reverser quoi que ce soit ni à s'occuper d'eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est
tranquille. L'autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées,
même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait
forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s'infligeant les plus pénibles efforts. Alors, regarde
bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle des deux dis-tu
qu'elle est la plus heureuse ? Est-ce la vie de l'homme déréglé ou celle de l'homme tempérant 1 ? En
te racontant cela, est-ce que je te convaincs d'admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie
déréglée ? Est-ce que je ne te convaincs pas ?
Calliclès. - Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l'homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en
lui-même et en ses tonneaux, n'a plus aucun plaisir, il a exactement le type d'existence dont je
parlais tout à l'heure : il vit comme une pierre. S'il a fait le plein, il n'éprouve plus ni joie ni peine.
Au contraire, la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu'on peut dans son
tonneau !
Platon, extrait du Gorgias

Introduction
[Intérêt du sujet] Qu’est-ce que le bonheur ? En quoi consiste-t-il, précisément ? Cette
question est susceptible d’intéresser tout le monde, probablement, car chacun aspire à mener la vie
la plus agréable possible. Mais elle est aussi extrêmement difficile.
[Réponse apparemment évidente] Certes, on aurait de bonnes raisons de penser que le
bonheur consiste dans la satisfaction de tous les désirs. Le bonheur, en effet, est une satisfaction
profonde et durable, qui se distingue des plaisirs éphémères et superficiels. Or, si une partie de nos
désirs n’est pas réalisée, comment pourrions-nous éprouver une telle satisfaction ? Comment
pourrions-nous ne pas être frustrés, et par conséquent malheureux ?
[Objection à cette réponse. Annonce de la 1 e partie] D’un autre côté, les désirs sont des
tendances conscientes qui se laissent difficilement limiter. Au contraire des besoins naturels, ils
n’ont pas un objet bien défini. Une fois qu’on a atteint un objectif désiré, un autre désir renaît
aussitôt, comme si le désir nous poussait à outrepasser toutes nos limites. On pourrait donc penser
– comme on le verra dans la première partie – que le bonheur suppose une renonciation à tous les
désirs. Il s’agirait, pour être heureux, de se contenter de satisfaire les besoins naturels.
[Objection à cette réponse. Annonce de la 2 e partie] Mais renoncer à ses désirs, n’est-ce pas
renoncer à son humanité ? Et puis, que vaudrait une vie où l’on n’aurait plus d’objectifs
importants, une vie où l’on ne chercherait plus à se dépasser ? Ne serait-ce pas une existence plate,
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L'homme tempérant pratique la vertu de tempérance, qui consiste à savoir modérer ses désirs.
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dépourvue de plaisir ? Le bonheur ne consiste-t-il pas plutôt dans l’action de satisfaire des désirs
sans cesse nouveaux ? Comme on le verra dans le second temps de notre réflexion, il semblerait
bien que le bonheur ne consiste pas à avoir satisfait tous ses buts, mais à être en train de satisfaire
tous ses désirs, sans s’imposer de limite.
[Objection à cette réponse. Annonce de la 3 e partie] Cependant, un tel dérèglement des
désirs n’entraîne-t-il pas une insatisfaction permanente, un manque impossible à combler ? Mais il
est une question encore plus fondamentale : le désir se définit-il comme le sentiment d’un
manque ? N’est-il pas plutôt source de création, puissance d’agir ? C’est ce que nous verrons dans
la troisième partie de cette réflexion.

I. Pour être heureux, il faut limiter ses désirs, afin de les satisfaire tous
1. Explication de la thèse
Cette thèse, d'inspiration platonicienne, se trouve implicitement dans le Gorgias. Ce dialogue
met en scène Socrate, le maître de Platon, et trois autres interlocuteurs : Gorgias, Polos et le jeune
Calliclès. Or, ce dernier s'oppose radicalement à Socrate au sujet du bonheur et de la liberté. Il met
le bonheur et la liberté dans une vie déréglée, où on laisse libre cours à tous ses désirs. Socrate, qui
est probablement le porte-parole de Platon, pense au contraire que l'homme heureux et libre est
celui qui a satisfait tous ses désirs. Pour parvenir à une telle satisfaction, un tel homme a cultivé la
vertu de tempérance. Autrement dit, il est parvenu à modérer ses désirs.
Platon ne veut cependant pas dire que le désir est en soi mauvais. Il accorde même une
valeur très importante au désir : c'est ce dernier qui permet à l'homme de se diriger vers le bien.
Encore faut-il que ce désir soit modéré, limité. Si le désir est infini, sans objectif précis, il aboutit à
une dépendance perpétuelle à l'égard du monde extérieur.
2. Argumentation
Pour Platon, en effet, le désir est lié à un manque. Il peut être symbolisé par le vide existant
dans un tonneau (ce dernier étant une image de l'âme humaine). Quand nous désirons, nous
sommes attirés par un bien (matériel ou immatériel) que nous n'avons pas. Nous ressentons un
vide dans notre âme, et ce sentiment désagréable nous pousse à agir pour éprouver le plaisir de
combler ce manque.
Ainsi, le désir implique une dépendance douloureuse à l'égard d'un objet extérieur, donc une
absence de bonheur. Celui qui désire subit une attraction de la part de quelque chose d'autre. Il en
résulte que l'homme véritablement heureux ne doit plus éprouver de désirs, puisque le désir
implique la conscience d’un manque, donc une souffrance.
Pour aboutir à la satisfaction totale, il faut modérer au maximum les désirs liés au corps et
cultiver les désirs de l'âme. Les désirs liés au corps se portent sur des objets matériels, qui ne
peuvent jamais combler durablement l'âme (puisque celle-ci est immatérielle) : richesses, signes
visibles de puissance, territoires... Et comme ils sont sources de frustration, ils ont tendance à se
multiplier et à grandir démesurément si on ne les réprime pas sévèrement. Si, par exemple, on
vient d'acquérir des richesses ou de la puissance matérielle, on s'y habitue assez vite et on désire
alors de nouvelles richesses ou davantage de puissance, afin de retrouver le sentiment de plaisir
qu'on a perdu. Les désirs liés à l'âme, au contraire, apportent une satisfaction durable. Ce sont ceux
qui se portent vers la connaissance du bien et de la vérité. Ils sont tous des formes différentes d'un
même désir philosophique : le désir de sagesse. Une fois cette dernière atteinte, l'homme est
tranquille. Il n'a pas à se diriger vers de nouveaux biens et est donc agité par de nombreux soucis.
3. L'image des tonneaux
Pour faire comprendre cette idée, Socrate (ou Platon à travers lui) propose une image :
l'homme qui ne sait pas modérer ses désirs est comparable à un homme qui doit sans arrêt remplir
des tonneaux percés. Ses désirs se renouvelant sans cesse, il éprouve un sentiment constant de
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manque, de frustration, et n'est jamais en repos car il lui faut trouver des biens à l'extérieur de lui
pour combler ce manque. Il n'est donc ni heureux ni libre. De plus, il s'expose à de grandes
souffrances, car il risque de ne pas trouver à l'extérieur de lui ce dont il a besoin.
Le sage peut quant à lui se comparer à un homme dont les tonneaux sont en bon état et
pleins de denrées rares et précieuses. La plénitude du tonneau est ici symbole de satisfaction et les
denrées sont une image de la connaissance philosophique, ce bien immatériel que l'âme possède
définitivement une fois qu'elle l'a assimilé.
Transition - Comme on vient de le voir, le désir rend dépendant du monde extérieur. À ce
titre, il est un obstacle au bonheur. Mais une absence totale de désir ne serait-elle pas pire encore ?

II. Thèse de Calliclès (personnage de Platon) : la vie heureuse est une vie déréglée,
où l’on passe son temps à satisfaire tous ses nouveaux désirs

1. Développement de l’objection (cf. transition)


Comme le dit Calliclès, dans le Gorgias de Platon, le « bonheur » d'un homme complètement
satisfait est celui d'une pierre. Sans désir, l'être humain n'a plus de motivation pour agir. Il devient
tellement tranquille qu'il n'a plus de raison de vivre. Or, la vie et l'action sont des conditions du
plaisir. Or, on voit mal comment on pourrait être vraiment heureux sans plaisir. On pourrait donc
penser qu'un homme vraiment heureux, loin de vouloir modérer ou supprimer ses désirs, laisse au
contraire ces derniers grandir le plus possible.
2. Explication de la thèse
Pour Calliclès, contrairement à Socrate (et à Platon), le bonheur véritable appartient à celui
qui laisse libre cours à ses désirs. Ceux-ci deviennent alors des passions, de grandes ambitions qu'il
est impossible de contrôler : passion du pouvoir, de la richesse, etc. Certains hommes, emportés
par ces désirs, conquièrent le pouvoir politique, se mettent au-dessus des lois, et exercent ainsi leur
domination sur toute la population. Ces tyrans sont heureux, parce qu'ils ont les moyens de
réaliser leurs désirs.
Naturellement, un tel bonheur n'est pas à la portée de n'importe qui. Tout le monde n'a pas
le courage de laisser ses désirs grandir, ni cette intelligence exceptionnelle qui permet aux tyrans
de prendre le pouvoir et de le garder durablement. La vie heureuse n'est accordée qu'à un petit
nombre : des êtres supérieurs que la nature a favorisés. Ces êtres, les « forts », n’ont pas satisfait
tous leurs désirs : ils ont toujours de nouveaux objectifs. Pour Calliclès, la vie heureuse ne consiste
donc pas dans le fait d’avoir déjà satisfait ses désirs. Elle consiste à être en train de satisfaire ces
derniers. Alors que Socrate présente le bonheur comme un état, comme quelque chose de statique,
Calliclès voit dans le bonheur quelque chose de dynamique. C’est un processus, non un état figé  :
« la vie de plaisirs est celle où on verse et on reverse autant qu'on peut dans son tonneau ».
3. Pour argumenter sa thèse, Calliclès pousse jusqu’au bout le raisonnement de Socrate. Pour
ce dernier, le bonheur consiste à avoir satisfait tous ses désirs. La vie heureuse est comparable à un
tonneau plein et en bon état (symbole de satisfaction parfaite), tandis que la vie malheureuse est
comparable à un tonneau percé (symbole de l’insatisfaction qui renaît perpétuellement à chaque
nouveau désir). Pour Calliclès, si le bonheur consiste dans une satisfaction totale, dans le fait de ne
plus avoir de désir, alors il faudrait devenir semblable à une pierre ou un cadavre. En effet, celui
qui est entièrement comblé, satisfait, n’a plus aucune motivation pour agir, donc pour vivre. Il est
complètement tranquille, immobile. Et l’immobilité totale, c’est le calme de la mort : il n’y a plus de
souffrance, certes, mais il n’y a plus de plaisir non plus. Or, qu’est-ce qu’un bonheur sans plaisir ?
Transition - Calliclès a sans doute raison de refuser une satisfaction complète, qui signerait
la mort du désir, et même la mort tout court. Mais peut-on donner tort à Socrate (ou à Platon),
quand il affirme qu'une telle vie aboutit à une frustration permanente ? Nous sommes ici en
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présence d’un choix impossible : soit nous limitons nos désirs au maximum, et alors nous risquons
de mener une vie plate, sans intérêt ; soit nous leur laissons libre cours, au risque d’être
perpétuellement en manque, comme des drogués. Comment sortir de ce dilemme ?

III. Le bonheur – défini comme satisfaction totale – est sans doute impossible.
En revanche, nous pouvons mener une vie joyeuse, épanouissante, si nous
avons de grands désirs et peu de besoins.
1. Objection à la théorie de Calliclès, mais aussi à celle de Platon
La vie prônée par Calliclès est nécessairement malheureuse. En effet, de deux choses l’une :
soit le « fort » parvient à réaliser ses désirs, soit il n’y parvient pas. S’il y parvient, parce qu’il a
réussi à conquérir un pouvoir extraordinaire, alors son existence risque fort de devenir monotone,
sans intérêt. Entouré d’esclaves qui lui obéissent au doigt et à l’œil, le tyran n’a plus d’effort à faire
pour obtenir ce qu’il désire. Et c’est pourquoi son désir disparaît. Mais si, malgré tout son pouvoir,
le tyran a encore de grands désirs, alors il est frustré, justement parce qu’il lui manque encore de la
richesse, du pouvoir, des territoires, etc. On peut d’ailleurs noter à ce sujet que cette frustration est
d’autant plus probable que le tyran a toujours des moyens limités à sa disposition. Même s’il
parvient à soumettre l’humanité toute entière, ses capacités naturelles sont tout de même finies.
Personne ne peut prétendre être tout puissant.
Mais peut-être Calliclès a-t-il eu tort d’adopter le même point de vue que Socrate (et Platon)
au sujet du désir. Il considère ce dernier comme un manque à combler, un vide à remplir, donc une
dépendance à l’égard d’un objet extérieur. Or, ne peut-on considérer le désir autrement : comme
puissance créatrice et source de joie ?
2. Désir et besoin
Même si, comme on l’a vu, Calliclès est diamétralement opposé à Socrate (et à Épicure), il les
rejoint sur un point : pour lui, le désir est le sentiment d’un manque (imagé par le vide présent
dans un tonneau). Autrement dit, « désir » et « besoin » seraient synonymes. Or, cette idée ne va
pas de soi. On peut penser avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, que les deux mots ne renvoient
pas du tout à la même réalité. Dans L’Anti Œdipe, ces deux philosophes affirment que le désir se
suffit à lui-même. Loin d’être le sentiment d’un manque, il est plutôt un trop-plein d’énergie. C’est
pourquoi, il est créateur. Le désir produit de nouvelles réalités, alors que le besoin est
fondamentalement conservateur. Quand nous avons un besoin, nous souffrons d’un déséquilibre,
d’un manque, et nous essayons de restaurer un état d’équilibre antérieur. Par exemple, nous
mangeons pour permettre à notre organisme de fonctionner comme avant. Quand nous désirons,
au contraire, nous nous imaginons un objectif qui va bien au-delà de la routine de la vie
biologique. C’est notamment le cas dans les activités artistiques. Les grands créateurs, dans ce
domaine, ont généralement peu de besoins parce qu’ils ont de grands désirs. Ils n’ont pas besoin
de beaucoup de richesses ou de beaucoup de confort : il leur faut juste de quoi exercer leur
passion. Mais ils n’ont pas non plus besoin de l’approbation d’un public : leur puissance créatrice
suffit à leur bonheur.
Mais peut-être le mot de « bonheur » est-il ici mal choisi. Le désir, bien qu’il soit en lui-même
source de joie, est ici lié à une certaine insatisfaction – voire à des souffrances, dans la mesure où il
faut surmonter des obstacles plus ou moins pénibles pour le réaliser. Une vie pleinement heureuse
est donc sans doute impossible. En revanche, il est possible d’être épanoui et joyeux si on
privilégie ses désirs, sa puissance créatrice, par rapport à ses besoins, qui sont sources de
frustration parce qu’ils nous rendent dépendants d’objets extérieurs. Encore faut-il ne pas se
disperser : si nous avons une multitude de désirs qui nous tirent dans tous les sens, nous serons
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incapables d’agir efficacement, et nous serons frustrés. Quelques désirs plus puissants que les
autres doivent être privilégiés, de manière à donner une orientation à notre vie.
3. La théorie de Deleuze et Guattari doit cependant être nuancée
D'après Deleuze et Guattari, le désir serait radicalement différent du besoin. Entièrement positif,
créatif, il serait un trop-plein d'énergie et n'aurait rien à voir avec un quelconque manque. Il semble pourtant
que la frontière entre le besoin et le désir ne soit pas tout à fait aussi claire.
Remarquons tout d'abord que le désir fait souffrir si on ne parvient pas à la réaliser. La personne
désirante éprouve alors un sentiment de manque : elle a besoin de réaliser le désir qu'elle porte en elle. C'est
ainsi que les artistes cherchent généralement à achever leurs œuvres. Le désir tend à se satisfaire, donc à
disparaître – quitte à renaître ensuite sous d'autres formes. Une fois son tableau, son film ou son roman
achevé, l'artiste va pouvoir diriger son désir créatif vers d'autres projets. Tout cela semble bien montrer que
le désir a en lui quelque chose de négatif : tant qu'il ne s'est pas réalisé, il est perçu comme inachevé, comme
s’il lui manquait quelque chose.
Ensuite, le désir peut facilement se transformer en besoin. L’énergie créatrice devient souvent routine.
Par exemple, on va chercher dans le travail artistique, dans la consommation de drogue ou dans l'activité
sexuelle à retrouver un plaisir passé – mais on ne parvient pas toujours à se renouveler...
Enfin, on peut se demander si un grand nombre d'activités créatrices ne se sont pas au départ
motivées par un besoin. Ainsi, le petit enfant qui a besoin de la présence rassurante de sa mère, va combler
ce manque en inventant des histoires, en transformant son nounours ou sa poupée en protagoniste d'une
fiction. Le besoin, dans ce cas, a donné naissance à un désir.
Malgré ces trois objections, on peut tout de même considérer que la distinction entre besoin et désir est
éclairante, et qu'il y a une différence entre une tendance qui vise simplement à rétablir un équilibre
antérieur, et une tendance à produire de la nouveauté. Autant le besoin est conservateur, autant le désir est
créateur.
Conclusion

[Je rappelle brièvement en quoi consistait le problème]Nous nous étions demandé comment
définir la vie heureuse : s’agit-il d’un état de satisfaction totale, ou d’une vie où l’on passe
son temps à satisfaire de nouveaux désirs ? Le bonheur consiste-t-il à limiter ses désirs, de
manière à pouvoir les satisfaire ensuite tous, ou bien à laisser libre cours à tous ses désirs,
et à passer son temps à en satisfaire de nouveaux ?
[Je résume la dernière solution et rappelle pourquoi les deux autres solutions n'ont pas été
retenues] Il apparaît, au terme de cette réflexion, qu’aucune de ces deux réponses n’est
vraiment satisfaisante. La vie heureuse ne saurait être un état de satisfaction totale, car un
tel état impliquerait la disparition de toute vie et de tout plaisir. Mais elle n’est pas non
plus un état de dépendance à l’égard d’objets extérieurs. Elle consiste plutôt dans le désir
lui-même.
Encore faut-il s'entendre sur la signification du mot « désir ». Si on entend par là la
même chose que le besoin, alors il est certain que le désir entraîne des frustrations
incessantes. Sur ce point-là, il faut donner raison à Socrate et à Platon contre Calliclès.
Mais si, comme Deleuze et Guattari, on voit dans le désir une énergie créatrice, alors il
semble qu’il soit compatible avec une certaine forme de bonheur. En accomplissant mes
désirs, je ne suis pas esclave d'une tendance purement biologique ou d'un besoin artificiel
(créé par la drogue, la pression sociale, l'éducation, la publicité, etc.) : je transforme la
réalité extérieure en fonction de ce que mon imagination a créé. Sans doute ne suis-je
jamais pleinement satisfait, mais cette insatisfaction même est le moteur de mon action, et
elle n’est pas nécessairement dépourvue de plaisir. Si mes désirs ne se heurtent pas sans
cesse à des obstacles insurmontables, ils suffisent à rendre ma vie épanouissante.

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