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Introduction
Néanmoins, l’île est un ancien motif en littérature et plus largement dans l’imaginaire de
l’homme. Si l’on attribue souvent la figure de l’homme isolé sur une île à Defo e, il semble
que la plus ancienne image du genre en littérature remonte au XXème siècle dans Le
Philosophe autodidacte d’Ibn Tufayl. Nous y retrouvons l’essentiel de cette composition
imaginaire, suivant les aventures d’un enfant abandonné qui va, à lui seul, créer le
langage, la science, la métaphysique afin de s’humaniser. Ainsi, nous comprenons que
cette image touche peut- être moins à la réécriture d’une œuvre qu’à l’expression de l’un
des invariants propres à la littérature, activité exclusivement humaine. La peur de la folie,
de la sauvagerie et de l’enfance abandonnée se conjugue pour exprimer ces trois types
d’hommes qui ne cessent de susciter notre inquiétude, ces altérités fondamentales : le fou
ou l’envers de la raison dont « les notes deviennent bien curieuses », le sauvage, un
« pied nu » qui échappe à la civilisation et l’enfant dans l’exemple d’Ibn Tufayl, cet homme
miniature qui n’en est pas tout à fait un.
Mais plus que cela, la réécriture continuelle de l’île déserte nous confronte à cette nature
dont on ne sait que faire. Tout Robinson cherche ainsi « à mettre en ordre tous (ses) effets
en ordre dans (son) habitation » . C’est un homme qui aspire à se rendre maître de cette
nature. Dans le texte de Tournier, malgré une volonté d’harmonie naturelle recherchée par
l’auteur, le protagoniste commence par « dresser une carte de l’île », par la « baptiser ».
Voil à bien des raisons pour expliquer cette réécriture continuelle de l’image de l’homme
isolé sur une île déserte. De fait, l’île est à la fois une origine, une occasion de revenir à
soi-même et en même temps, une terre hostile, contre laquelle il faut lutter pour ne pas
perdre la vie, la tête, son humanité. Dans l’empreinte à Crusoé, ne s’agissait -il pas
d’« affronter cette puissance ennemie qu’étaient l’île et son entour » ? L’homme isolé sur
une île ne sait plus trop s’il est dans ce paradis qui l’isole d’u ne humanité malfaisante ou
s’il se trouve dans une île diabolique, qui simule en vain le paradis. C’est bien cette
dernière image que nous retrouvons dans l’île qui se déplace, image présente dans les
bestiaires médiévaux, mais aussi dans nombre d’œuvres l ittéraires : pensons à l’épisode
où Simbad de la mer se retrouve sur cette île sur laquelle il pensait trouver du repos, île
qui n’en est pas une.
Si l’on comprend un peu mieux la persist ance de certaines images et certaines formes, il
n’en demeure pas moins que la réécriture touche à des pratiques différentes qui ne
suscitent pas le même jugement. La copie est considérée comme fortement répréhensible,
le plagiat, par exemple, est la repro duction pure et simple d’un texte ou d’un fragment de
texte. Dans une certaine mesure, tous les écrivains peuvent être vus comme des
plagiaires ; pour écrire, on commence toujours par recopier, pour les transformer, des
textes écrits par d’autres. Pour prendre un exemple musical, que fait Mozart, lorsqu’il
découvre avec émerveillement l’œuvre de J -S. Bach ? Il commence par recopier les
fugues, puis il les retranscrit pour son quatuor, bien qu’initialement, elles aient été
composées pour l’orgue. C’est peut -être cette modalité, que l’on retrouve chez nombre
d’écrivains, qui explique comment l’appropriation patiente d’un style permet de développer
son œuvre propre.
Pourtant, comme l’affirme Paul Valery, « c’est en copiant que l’on invente ». Jusqu’au
Moyen-Age, la copie n’est pas jugée comme négative et la propriété intellectuelle est une
notion floue qui ne sera formalisée qu’à partir du XVIIIème siècle. Ailleurs, par exemple, la
civilisation chinoise empreinte de confucianisme privilégie la copie de celui qui est vu
comme un maître. Durant la Renaissance, la réécriture est même un procédé littéraire
totalement admis, Jean de la Fontaine s’inspire d’Esope et du Kalila wa Dimna, Racine
reprend à Euripide son Iphigénie et plusieurs auteurs se sont essayés à l ’écriture
d’Antigone, depuis celle de Sophocle, ou de Jean de Rotrou jusqu’aux versions plus
récentes de Bertolt Brecht, de Jean Anouilh ou encore de Jean Cocteau. Voltaire, lui-
même, n’a-t-il pas amplement puisé dans ses prédécesseurs, comme François Maynard ?
Pour se justifier de ces procédés, Voltaire résumait ainsi sa position : « Presque tout est
imitation. Le Boïardo a imité le Pulci, l’Arioste a imité le Boïardo. Les esprits les plus
originaux empruntent les uns des autres ». La création littéraire devient ainsi un feu, qui
une fois perdu, autorise à en prendre chez son voisin pour en faire usage chez soi : dès
lors, il est déjà différent, c’est un tout autre feu. C’est certainement ainsi qu’a procédé
Alfred de Musset dans son On ne saurait penser à tout , œuvre qui suit au mot près Le
distrait de Carmontelle.
Néanmoins, réécrire une œuvre demeure une écriture. On réécrit en un lieu et en une
époque qui toujours diffèrent. Si la littérature est une épreuve de la vie, il est impossible de
reproduire ind éfiniment la même épreuve. L’écrivain n’est plus le même, le lecteur non
plus, le monde est tout autre et le sens de l’œuvre épouse ces mutations. Jorge Luis
Borges par exemple, dans ses Fictions, nous fait ainsi découvrir la figure d’un écrivain
imaginaire, Pierre Ménard qui aurait recopié littéralement les chapitres 9, 38 et 22 du Don
Quichotte. Mais tout l’intérêt de cette nouvelle de Borges est de montrer comment en
littérature, malgré le plagiat, l’auteur propose toujours un autre texte : ce qui était
l’expression de l’époque dans l’œuvre originale devient, trois siècles plus tard, une
préciosité anachronique chez Menard.
Si l’on revient à présent sur le corpus présenté dans le sujet, on comprend qu’au -delà de
l’invariant problématique qui s’y exprime - l’image de l’homme isolé sur une île - nous
sommes en présence d’œuvres réécrites dans des directions et des évolutions
divergentes. Ainsi, Defoe réécrit Le philosophe autodidacte de Tufayl sous la forme des
déboires d’un naufragé. Paul Valery dans son Robinson explore poétiquement l’œuvre de
Defoe, mais cette fois pour exprimer la division de son personnage, la division comme
poétique. La réécriture de Michel Tournier satisfait le philosophe chez l’auteur, en posant
cette image comme le cadre d’une expé rience initiatique où Speranza est le miroir du
monde intérieur de Robinson. Enfin, le texte de Patrick Chamoiseau, lui, construit son
Robinson en deçà des identités et de l’origine, peut -être pour restituer au lecteur ce qu’est
la quête anxieuse de soi-même.
Conclusion
L’écriture, on l’aura compris, est par essence une réécriture. En tant qu’expression des
questions qui tracassent l’homme, son humanité, sa sensibilité, elle exprime à travers des
images et des figures l’ampleur du doute qui nous habite. Elle est l’expression des mythes
et des symboles humains et c’est ce qui explique ces figures littéraires que sont Robinson,
Faust, Don Juan, Don quichotte, etc. Voilà pourquoi certaines images auront toujours pour
vocation à être réécrites pour et par les hommes nouveaux que nous sommes, et ce, tout
en cultivant la lecture des réécritures plus anciennes. Mais plus que cela, la réécriture est
un vecteur de créativité malgré ce jugement négatif qui lui sied. De la copie à l’inspiration,
du plagiat à l’influe nce, tout écrivain en devenir doit pratiquer la réécriture : c’est ce qui
ancre son activité singulière dans un lien indéfectible avec les autres écrivains.