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Christopher Wylie - Mindfuck (2020)
Christopher Wylie - Mindfuck (2020)
Christopher Wylie - Mindfuck (2020)
Genèse
À chaque pas, j’ai l’impression que mes nouvelles chaussures pèsent une
tonne. Je me cramponne à un dossier bleu foncé, rempli de documents
classés grâce à des languettes de couleur. Sidéré par l’endroit où je me
trouve, et nerveux à cause de ma destination, je me concentre sur le son que
produisent nos pas. Un assistant nous rappelle d’aller vite pour ne pas être
vus. Nous passons devant des gardes en uniforme puis traversons un atrium
avant de nous enfoncer dans un couloir. L’assistant ouvre une porte et nous
dévalons quelques marches avant de nous retrouver dans un second couloir
identique au précédent – sol en marbre, haut plafond et portes en bois
arborant le drapeau américain de circonstance. Nous sommes sept, et l’écho
de nos pas résonne. Nous y sommes presque. Et puis je me fais choper. Un
membre du Congrès m’aperçoit et me salue de la main. « Déjà de retour ? »
Une poignée de journalistes sortent d’une conférence de presse et repèrent
mes cheveux rose électrique. Ils savent immédiatement qui je suis.
Deux caméramans se précipitent pour se placer devant moi et
commencent à filmer tout en reculant. Un attroupement se forme, les
questions se mettent à fuser – « Monsieur Wylie, une question pour NBC !
Une question pour CNN ! Pourquoi êtes-vous là, monsieur Wylie ? » – et
l’un de mes avocats me rappelle de garder le silence. L’assistant m’indique
un ascenseur, ordonne aux journalistes de rester à distance, et nous nous
entassons dans la cabine. Les appareils photo continuent à mitrailler tandis
que les portes de l’ascenseur se ferment.
Je suis coincé tout au fond, entouré de types en costume. Nous
commençons à descendre, très longtemps, très loin sous terre. Tout le
monde reste silencieux pendant le trajet. Mon esprit s’embourbe dans la
masse du travail préparatoire que j’ai accompli avec mes avocats – quelles
lois fédérales américaines ont été violées et par qui, quels sont les droits
dont je dispose ou pas en tant que non-citoyen américain de passage dans le
pays, comment répondre calmement à des accusations, que faire si je me
fais arrêter dans la foulée de l’audition… Je n’ai aucune idée de ce qu’il
peut se passer. En réalité, personne ne le sait.
L’ascenseur finit par s’immobiliser et ses portes s’ouvrent. Il n’y a rien
devant nous à part une autre porte, sur laquelle est écrit en blanc : ZONE
RÉGLEMENTÉE. INTERDIT AU PUBLIC ET À LA PRESSE. Nous sommes au troisième sous-sol
Trois mois plus tôt, le 17 mars 2018, le Guardian, le New York Times et
la chaîne britannique Channel 4 News ont simultanément publié les
résultats d’une enquête commune ayant duré un an, déclenchée par ma
décision de révéler la vérité sur ce qu’il se passait à l’intérieur de
Cambridge Analytica et de Facebook. Mon coming out en tant que lanceur
d’alerte a provoqué la plus grande enquête criminelle de l’histoire sur des
données informatiques. En Grande-Bretagne, la National Crime Agency
(NCA), le MI5 (l’agence britannique du renseignement intérieur),
l’Information Commissioner’s Office, la Commission électorale, ainsi que
le Metropolitan Police Service de Londres ont tous été impliqués, tout
comme, aux États-Unis, le FBI, le Département de la Justice, la Securities
and Exchange Commission (SEC), ainsi que la Federal Trade Commission
(FTC).
Dans les semaines qui ont précédé cette première vague d’articles,
l’enquête du procureur spécial Robert Mueller s’était intensifiée. En février,
Mueller avait inculpé treize citoyens et trois entreprises russes, avec deux
différents chefs d’accusation de conspiration. Une semaine plus tard,
Mueller avait annoncé des poursuites judiciaires à l’encontre de l’ancien
directeur de campagne de Trump, Paul Manafort, et de son associé Rick
Gates. Le 16 mars, le procureur général des États-Unis Jeff Session avait
limogé le directeur adjoint du FBI Andrew McCabe, soit deux jours à peine
avant la date lui ouvrant droit à une retraite avec pension. Tout le monde
voulait comprendre le lien qui unissait la campagne de Trump à la Russie,
mais ce lien restait invisible. J’ai fourni des preuves permettant de relier
Cambridge Analytica à Donald Trump, à Facebook, aux services de
renseignement russes, aux hackers internationaux, et au Brexit. Ces preuves
révélaient comment une obscure entreprise étrangère engagée dans des
pratiques illégales avait été utilisée par les deux campagnes victorieuses de
Trump et du Brexit. Les pièces que j’apportais, à savoir les échanges
d’emails, les notes internes, les factures, les enregistrements de transferts
bancaires, et l’ensemble de la documentation liée à ces projets,
démontraient que la campagne présidentielle de Trump et celle des partisans
du Brexit avaient utilisé la même stratégie, rendue possible par les mêmes
technologies, et dirigée peu ou prou par les mêmes individus – ensemble sur
lequel planait l’ombre d’une implication russe secrète.
Deux jours après que l’information a été rendue publique, une question
urgente fut posée au Parlement britannique. Dans un rare moment de
solidarité, les ministres du gouvernement et les membres les plus aguerris
de l’opposition déplorèrent à l’unisson la grande négligence de Facebook,
qui n’avait pas réussi à empêcher sa plateforme de se faire le relais d’une
propagande hostile pendant les élections, devenant de fait un danger pour
les démocraties occidentales.
La seconde vague d’articles se concentra sur le Brexit, et remit en cause
l’intégrité du vote au référendum. Un ensemble de documents que j’avais
fourni aux forces de l’ordre avait révélé que la campagne pro-Brexit avait
utilisé des fonds secrets de Cambridge Analytica pour financer des
campagnes de désinformation sur Facebook et le réseau publicitaire de
Google. La Commission électorale jugea la pratique illégale, cette dernière
constituant dès lors la plus grande infraction de l’histoire britannique à la
loi encadrant le financement des campagnes électorales. Le bureau du
Premier ministre, au 10 Downing Street, se lança dans une campagne de
communication de crise quand il ne fut plus possible de douter des preuves
que les organisateurs de la campagne pro-Brexit avaient triché. La NCA et
le MI5 obtinrent par la suite la confirmation que l’ambassade russe
entretenait une relation directe avec les plus gros bailleurs de fonds de la
campagne pro-Brexit pendant le référendum. Une semaine plus tard,
l’action Facebook avait dégringolé de 18 %, soit une perte de valeur de près
de 80 milliards de dollars. Cela ne s’arrêta pas là, et cette chute vertigineuse
culmina dans ce qui reste la plus grande dévaluation d’une action en une
seule journée dans l’histoire des entreprises américaines.
Le 27 mars 2018, j’ai été convoqué devant le Parlement britannique pour
participer à une audition publique – la première d’une longue série dans les
mois qui suivirent. Nous avons tout passé en revue, depuis les pots-de-vin
et le recours aux hackers pratiqués par Cambridge Analytica jusqu’aux
failles de sécurité de Facebook en passant par les opérations de
renseignement russes. Après cette audition, le FBI, le Département de la
Justice des États-Unis, la SEC et la FTC ouvrirent leurs propres enquêtes.
Le U.S. House Intelligence Committee, le House Judiciary Committee, le
Senate Intelligence Committee et le Senate Judiciary Committee voulaient
tous avoir la chance de pouvoir s’entretenir avec moi. Au bout de quelques
semaines, l’Union européenne et plus de vingt pays avaient ouvert leurs
propres enquêtes sur Facebook, les réseaux sociaux et la désinformation.
J’ai raconté mon histoire au monde entier, et à partir de ce moment-là,
chaque écran s’est transformé en un miroir. Pendant deux semaines entières,
ma vie a été un chaos. Mes journées commençaient par des apparitions dans
des émissions matinales britanniques et sur des chaînes européennes dès
6 heures du matin, heure de Londres, puis j’enchaînais avec des entretiens
sur des chaînes américaines jusqu’à minuit. Les journalistes me suivaient
partout. J’ai commencé à recevoir des menaces. J’ai dû engager des gardes
du corps pour me protéger lors des événements publics. Mes parents, qui
sont tous les deux médecins, ont dû fermer temporairement leur cabinet à
cause des journalistes qui les harcelaient de questions et terrorisaient les
patients. Dans les mois qui ont suivi, ma vie est devenue quasiment
ingérable, mais je savais qu’il était de mon devoir de continuer à lancer
l’alerte.
L’histoire de Cambridge Analytica montre comment nos identités et nos
comportements sont devenus de simples marchandises sur le juteux marché
des données. Les entreprises qui contrôlent le flux de l’information sont
parmi les plus puissantes du monde ; les algorithmes qu’elles ont conçus en
secret influencent les esprits, aux États-Unis comme ailleurs, d’une manière
encore inimaginable il y a peu. Peu importe le sujet qui vous tient le plus à
cœur – les armes à feu, l’immigration, la liberté d’expression, la liberté
religieuse –, vous ne pouvez pas échapper à la Silicon Valley, le nouvel
épicentre de la crise identitaire de l’Amérique. Parler de mon travail à
Cambridge Analytica revient à exposer la face obscure de l’innovation
technologique. Nous avons innové. L’alt-right a innové. La Russie a
innové. Et Facebook, ce site sur lequel vous partagez des invitations à des
fêtes et des photographies de votre bébé, a bel et bien autorisé la mise en
œuvre de ces innovations.
Et enfin, j’ai vu une lueur de compréhension s’allumer dans les yeux des
membres de la commission. Facebook n’est plus seulement une entreprise,
leur ai-je expliqué. C’est une porte qui donne accès aux esprits des
Américains, et Mark Zuckerberg a laissé cette porte grande ouverte pour
Cambridge Analytica, les Russes, et Dieu sait qui d’autre. Facebook est un
monopole, mais pas de ces monopoles dont il suffirait de réguler le
comportement – non, Facebook est une menace pour la sécurité nationale.
La concentration de pouvoir dont jouit Facebook est un véritable danger
pour la démocratie américaine.
Au cours de ce délicat ballet que j’ai dansé devant de multiples
juridictions, agences de renseignement, commissions parlementaires et
autorités policières, j’ai témoigné plus de deux cents heures sous serment et
je leur ai communiqué au moins dix mille pages de documents. Je me suis
retrouvé à voyager partout dans le monde, de Washington à Bruxelles, pour
aider les décideurs non seulement à comprendre Cambridge Analytica, mais
également à mesurer l’ampleur des menaces que font courir les réseaux
sociaux à l’intégrité des scrutins.
Au cours des nombreuses heures que j’ai passées à témoigner et à
communiquer des preuves, j’ai en fait fini par me rendre compte que ni la
police, ni les législateurs, ni les régulateurs, ni les médias n’avaient une idée
bien précise de ce qu’ils devaient faire de toutes ces informations. Parce que
les crimes avaient été commis en ligne plutôt que dans un quelconque lieu
physique, les polices n’arrivaient pas à tomber d’accord sur la juridiction
dont ils dépendaient. Parce que cette histoire était avant tout une affaire de
logiciels et d’algorithmes, de nombreuses personnes levaient les bras au ciel
pour signifier qu’elles n’y comprenaient rien. Une fois, après avoir été
appelé à témoigner par l’une des nombreuses agences gouvernementales
auxquelles j’ai été confronté, j’ai dû expliquer le B-A BA de l’informatique
à des agents qui étaient tout de même censés être des spécialistes de la
cybercriminalité. J’ai gribouillé un schéma, qu’ils ont confisqué.
Techniquement, c’était une preuve. Mais ils ont dit en rigolant qu’il le
gardait comme antisèche au cas où on leur demanderait sur quoi ils
enquêtaient. LOL, trop marrant, les gars.
Nous sommes conditionnés à avoir confiance en nos institutions – notre
gouvernement, notre police, nos écoles, nos législateurs. C’est comme si
nous partions du principe qu’il y a un type assis à un bureau, entouré de son
équipe secrète d’experts, avec un plan ; et si ce plan ne marche pas, ne vous
inquiétez pas, il a un plan B, et même un plan C – quelqu’un aux manettes
s’en chargera. Mais, en vérité, ce type n’existe pas. Si nous choisissons
d’attendre, personne ne viendra.
Notes
1. Ou « droite alternative » américaine. Terme apparu au début des années
2010 et désignant une nébuleuse rassemblant différentes idéologies
d’extrême droite, unies entre autres par une même haine du « politiquement
correct ». (N.d.T.)
2. « Move fast and break things », devise de Facebook jusqu’en avril 2014.
(N.d.T.)
CHAPITRE II
Leçons d’échec
Fin 2011, j’annonçai à l’équipe de Nick Clegg que, selon moi, son parti
allait au-devant de gros ennuis. J’expliquai que les données montraient que
les électeurs Lib-Dems étaient idéologiques, bornés, et qu’ils détestaient la
compromission. Le parti était devenu l’antithèse de ces attributs depuis
qu’il avait formé un gouvernement de coalition avec les Tories. Il était
composé de soutiens intransigeants, et participait à un gouvernement ayant
pour fondement même le fait de transiger avec ses principes. Ce type de
compromis constituait une trahison des idéaux des électeurs Lib-Dems, et
ne pouvait que les pousser à quitter le parti.
Je fis une présentation illustrée par des slides aux chefs des Lib-Dems
dans une vieille salle de réunion lambrissée du Parlement. Ils avaient été
réunis pour que je leur soumette un rapport intermédiaire sur mes
recherches, et étaient très excités à l’idée d’apprendre tout ce que ces
nouvelles technologies allaient leur permettre de faire. Mais leurs sourires
s’évanouirent vite, car ma présentation, très pessimiste, soulignait dans le
détail les faiblesses tactiques de la stratégie du parti. J’avais créé un slide
montrant comment le Labour et les Tories disposaient tous deux d’un très
grand nombre de données sur l’électorat, ce qui signifiait qu’ils avaient
enregistré énormément de données pour chaque électeur, tandis que les Lib-
Dems n’en avaient que pour 2 % d’entre eux. Mon rapport était accablant,
déprimant, et personne ne voulait en entendre parler – ni, tant qu’on y était,
de moi non plus. Il me paraît juste de préciser que je peux me montrer
brusque à l’occasion, et que j’ai une nette tendance à faire sortir les gens de
leurs gonds. Je suis un peu comme la Marmite, l’extrait de levure marron et
salé que les Anglais aiment tartiner sur leurs toasts : on l’aime ou on la
déteste, mais elle ne laisse personne indifférent. Je pense que les piliers du
parti n’appréciaient pas particulièrement de voir débouler un Canadien
inconnu looké comme un stagiaire pour leur expliquer qu’ils avaient
absolument tout faux.
Le seul Lib-Dem qui m’écouta fut le whip en chef (le membre du
Parlement qui, dans le monde anglo-saxon, donne le la à son groupe
parlementaire), Alistair Carmichael. Carmichael était aussi écossais qu’on
puisse l’être, et était originaire de l’île d’Islay, l’île la plus méridionale de
l’archipel des Hébrides. À l’école, il avait appris le gaélique, et il parlait
anglais avec un fort accent montagnard mâtiné d’un accent d’Édimbourg
plus « correct » qu’il avait acquis lors de ses premières années en tant que
procureur de la Couronne. Il était bavard et chaleureux, et quand je lui
rendais visite dans son bureau, il m’invitait toujours à boire un petit verre
de l’un des whiskies de son cabinet bien fourni. En tant que whip du
gouvernement, il était roué aux intrigues politiques les plus vicieuses, et ses
manières chaleureuses dissimulaient une compréhension profonde des
rapports de pouvoir. Sa position de whip en chef signifiait qu’il entendait et
voyait tout, si bien que ce fut à lui que je demandai conseil sur la meilleure
manière de sortir de l’ornière dans laquelle je m’étais fourré au sein du
parti. J’ai toujours eu l’impression de pouvoir parler franchement à
Carmichael, ce qu’il a toujours respecté, étant lui-même d’une nature très
directe. Et il essaya, malheureusement sans grand résultat, de convaincre la
direction du parti de tenir compte de ce que je disais.
Cette situation, dans l’ensemble, était extrêmement frustrante. Je leur
montrais des données, auxquelles s’ajoutaient des articles évalués par des
pairs. En un mot, je leur montrais de la science. Et ils se contentaient de
dire que j’étais un pessimiste, un rabat-joie, et que je ne savais pas jouer en
équipe. La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut le moment où quelqu’un
fit fuiter mes slides, apparemment dans le seul but de me nuire. Cela se
retourna contre lui quand un journaliste souligna le bien-fondé de mes
arguments, remarquant que les Lib-Dems souffraient effectivement d’une
« tractite aiguë » et se retrouvaient loin derrière les Tories et le Labour en
termes de recherche et de collecte de données. Quand vous passez autant de
temps à dénicher des électeurs puis à partir à leur rencontre, vous vous
sentez mécaniquement de plus en plus proche d’eux. J’avais l’impression
que mon travail ne portait pas seulement sur la manière de gagner une
élection ; il s’agissait aussi pour moi de comprendre quelles étaient
réellement les vies des gens. Il s’agissait d’exprimer, encore et encore, à
ceux qui étaient au pouvoir, ce que c’était que d’être coincé dans la
pauvreté, l’ignorance et le conformisme.
Deux ans plus tard, en 2014, les Libéraux-Démocrates perdirent 310
sièges municipaux et 11 de leurs 12 sièges au Parlement européen. Le coup
de grâce se produisit en mai 2015, quand le parti fut balayé et perdit 49 de
ses 57 sièges au Parlement. Avec seulement 8 membres Lib-Dems réélus,
c’est tout le groupe parlementaire qui pouvait confortablement se réunir
dans une camionnette Mazda Bongo.
Notes
1. En psychologie, le modèle des Big Five – initialement proposé par
Goldberg en 1981 puis développé par Costa et McCrae à la fin des années
1980, et qui sert notamment de fondement à leur Neo Pi-R, l’un des
questionnaires de personnalité les plus connus – permet d’évaluer la
personnalité d’un individu à l’aide de cinq échelles différentes. Il est parfois
surnommé modèle OCEAN : « Ouverture » (curiosité intellectuelle,
sensibilité artistique, soif de nouvelles expériences, etc.) ;
« Conscienciosité » (capacité de contrôle et de gestion de ses
émotions, etc.) ; « Extraversion » (tendance à s’épanouir au contact des
autres, à se tourner vers l’extérieur, etc.) ; « Agréabilité » (tendance à
considérer les autres d’une manière bienveillante plutôt que
soupçonneuse, etc.) ; et enfin « Neuroticisme » (instabilité émotionnelle,
tendance à la dépression, etc.). (N.d.T.)
CHAPITRE III
Nix m’a tout d’abord proposé un contrat de trois mois pour, en gros, faire
absolument ce que je voulais. « Je ne vais même pas créer une fiche de
poste, m’a-t-il dit. Parce que, franchement, je n’aurais aucune idée de ce
que j’y mettrais. » Après mes interminables négociations avec le LPC puis
les Lib-Dems, c’était incroyablement excitant d’avoir enfin carte blanche.
En juin 2013, j’ai donc commencé à travailler pour SCL.
Comme la plupart des gens, je n’ai jamais fait particulièrement attention
à la stratégie militaire, à part peut-être, parfois, en comatant vers minuit
devant la chaîne Histoire. J’étais clairement à la bourre, et il fallait que je
rattrape vite mon retard sur ces questions pour comprendre les projets en
cours de l’entreprise. Mon problème principal ? Personne ne voulait
répondre à mes questions. En fait, mes nouveaux collègues refermaient leur
ordinateur portable à toute vitesse si je m’approchais trop près d’eux. Mes
questions récoltaient systématiquement des « Pourquoi as-tu besoin de le
savoir ? » ou des « Attends, je dois vérifier si j’ai le droit ou pas de t’en
parler ». Le culte du secret n’allait pas faciliter ma tâche qui consistait
simplement, pour le moment, à comprendre ce que j’étais censé faire.
Quand je me suis plaint de cette situation auprès de Nix, il a roulé des yeux
d’une façon théâtrale avant de me tendre les clés d’un petit placard de son
bureau. À l’intérieur de ce dernier se trouvaient des classeurs pleins de
vieux rapports.
Les documents décrivaient différents projets que SCL avait entrepris
pour ses anciens clients, parmi lesquels le ministère de la Défense
britannique ou encore le gouvernement américain. L’entreprise avait
travaillé en Europe de l’Est pour l’OTAN, afin de contrecarrer des
initiatives de propagande russe. Un dossier était consacré à un programme
de lutte contre les narcotrafiquants dans un pays d’Amérique latine : un
client militaire voulait utiliser la désinformation pour que les petits
cultivateurs de coca se retournent contre les barons de la drogue. D’autres
détaillaient des programmes PSYOPS au Mexique et au Kenya. Comme
Nix me l’avait dit précédemment, il s’agissait de projets que les agences
gouvernementales ne pouvaient se permettre d’entreprendre elles-mêmes,
du moins pas officiellement. Elles préféraient engager des entreprises qui
commençaient à opérer dans la région en tant que sociétés « spécialisées
dans la recherche de nouveaux marchés » ou sous un quelconque autre
faux-nez économique.
L’un des rapports qui retinrent mon attention décrivait un projet du
ministère de la Défense dans lequel on s’était servi d’opérations
d’information pour influencer divers groupes cibles au Pakistan. Le rapport
synthétisait des informations sur les hommes d’influence et de pouvoir de la
région, et faisait quelques suggestions de motivations et de points de
contact culturel potentiels pour chaque groupe cible. La méthodologie
utilisée était malheureusement pleine de trous. SCL avait essayé de faire
des sondages dans ces régions en se fondant sur des recensements, mais les
cartes de ces zones rurales qu’ils avaient utilisées étaient incomplètes, et le
taux de réponse de cette population, qui se montrait méfiante vis-à-vis de
ces inconnus qui débarquaient pour poser des questions, était sans surprise
extrêmement bas. Les données produites étaient par conséquent trop
incomplètes ou trop biaisées pour être fiables. Le ministère de la Défense
avait payé une somme astronomique pour cette opération, alors qu’il aurait
obtenu de bien meilleures informations en engageant quelques habitants de
la région pour sillonner les villages et poser des questions.
Le second problème résidait dans la manière dont les militaires avaient
choisi de disséminer leur propagande. Dans certains de ces projets, ils
avaient fait imprimer des tracts dont ils avaient saupoudré toute la région.
Encore des putains de tracts ? L’Armée britannique était remplie de Lib-
Dems ou quoi ? Et puis, pourquoi diable utiliser des tracts alors qu’ils
étaient justement en train de développer le réseau de téléphonie mobile dans
le pays ? D’ailleurs, il était intéressant de voir à quel point certains de ces
pays étaient connectés, malgré les conflits qui les déchiraient. Des régions
qui n’avaient pas de lignes téléphoniques terrestres ou de télévision
construisaient partout des antennes relais. Je n’arrivais pas à saisir pourquoi
les puissances occidentales ignoraient cette transformation en cours.
Plus précisément, je voulais aider Nix à comprendre que leur magnifique
couche d’analyse psychologique resterait absolument inutile tant qu’ils se
contenteraient de balancer de la propagande depuis les cieux. Je leur dis que
les projets de SCL seraient bien plus efficaces s’ils se concentraient sur
l’obtention de données plus précises, la construction d’algorithmes et le
ciblage de personnes spécifiques fondé sur ces algorithmes, ainsi que sur
l’utilisation de différentes formes de médias et non pas seulement les tracts
et la radio. Nix m’écouta d’un air songeur, ses mains serrées l’une contre
l’autre tapant en rythme contre sa bouche pendant qu’il réfléchissait à ce
que je disais.
Je commençais également à comprendre pourquoi les militaires
américains et britanniques étaient si mauvais quand il s’agissait de
« conquérir les cœurs et les esprits ». Les informations culturelles et
comportementales sur les populations étaient rassemblées dans des silos,
souvent dans le cadre de projets accessoires menés par des sous-traitants,
qui n’étaient pas intégrés à la stratégie militaire avant que les objectifs
principaux n’eussent été déterminés – en d’autres termes, la culture et
l’expérience des populations locales n’intéressaient les planificateurs
qu’une fois résolues les questions de personnels et d’équipements. Cela
devait changer.
Quelques mois de travail avec Nix avaient suffi pour que je comprenne
que cet homme n’avait aucune éthique en affaires – ni en rien, d’ailleurs. Il
semblait prêt à tout pour gagner, et passait son temps à parader dans le
bureau pour se vanter de tel ou tel deal. Il décrivait tout en termes de
conquêtes sexuelles : aux premiers stades des négos, les deux parties se
« caressaient », voire « se mettaient un doigt ». Et quand le deal était signé,
il s’exclamait : « Ça y est, maintenant, on baise. »
En août 2013, peu de temps après le massacre de la place Rabia-El-
Adaouïa, des représentants du gouvernement égyptien vinrent nous voir à
Londres. C’était l’un des premiers mouvements dans lesquels les réseaux
sociaux et les applications de messageries instantanées avaient joué un rôle
important en terme de mobilisation. Les Égyptiens que nous avons
rencontrés étaient séduits par l’idée d’utiliser nos programmes
d’information pour combattre ceux qu’ils appelaient des « extrémistes
politiques ». Plusieurs scénarios furent envisagés afin de semer le chaos
dans le mouvement, dont le lancement de rumeurs via les messageries
instantanées ou l’excitation des foules grâce à la présence de complices
infiltrés en leur sein couplée à l’arrestation de manifestants. Ce n’était pas
le genre de projet que je m’attendais à voir SCL entreprendre, et en mon for
intérieur je condamnais moralement ce qu’ils nous demandaient de faire.
C’est ici que, pour la première fois, je fus confronté à la dimension
extrêmement subjective de la notion de « lutte contre l’extrémisme ». Il me
semblait complètement hypocrite de mettre d’un côté des bâtons dans les
roues de groupes djihadistes dans des pays comme le Pakistan, et de l’autre
d’aider un régime autocratique, soutenu par les islamistes, à créer en Égypte
sa propre tyrannie. Mais Nix s’en foutait. Les affaires sont les affaires ; il
voulait juste conclure le deal.
Notre principal défi, à moi et à l’équipe de plus en plus étoffée de
psychologues et de data scientists à SCL, était justement de mettre au jour
la substance objective de l’extrémisme en tant que tel. Qu’est-ce que cela
voulait dire, être extrémiste ? Qu’est exactement l’extrémisme, et comment
est-il possible de le modéliser ? Nous étions confrontés à des définitions
subjectives et, clairement, celle du gouvernement égyptien différait de la
nôtre. Mais le problème, c’est que si l’on veut être capable de quantifier et
de prédire une caractéristique donnée, il faut d’abord pouvoir la définir.
Nous avons tourné et tourné autour de ce problème, en discutant en termes
théoriques, mais la réalité se révélait en définitive beaucoup plus crue :
l’extrémisme est exactement ce que vous voulez qu’il soit. En fin de compte,
SCL n’a pas accepté ce projet ; j’ai donc mis de côté mes inquiétudes et j’ai
continué à bosser.
J’ai commencé à essayer d’éviter Nix au bureau – comme tout le monde,
en fait, car il se comportait de manière répugnante. Ses efforts pour me
prendre sous son aile – pour me modeler à son image – se soldèrent par un
lamentable échec. Déjà, nos origines étaient trop différentes. Même si
j’avais pu supporter l’arrogance et le snobisme de Nix, je n’aurais jamais pu
me faire passer pour un « respectable » ancien d’Eton. Son autoritarisme
permanent – quoi porter, comment parler, etc. – ne m’en rendait que trop
conscient. Parfois, il arrivait que nous nous rapprochions en raison de notre
amour commun pour le bon whisky, mais, dans l’ensemble, je gardais mes
distances.
Les projets dans lesquels je m’engageais le plus étaient ceux qui faisaient
du bien au monde, comme les programmes de déradicalisation de ceux que
les militaires appelaient affectueusement les YUM – young unmarried
males, les jeunes hommes célibataires – au Moyen-Orient, et les
programmes d’extirpation des comportements djihadistes. J’ai trouvé le
moyen de justifier ma fidélité en me racontant que, même si Nix était
clairement un méchant de film, il y avait quand même plein de belles
personnes qui travaillaient pour SCL. J’ai donc encore une fois décidé de
baisser la tête et de continuer à bosser.
Fin 2013, on m’a demandé de participer à un rendez-vous avec un client
potentiel venu d’un pays africain. On m’avait dit qu’il s’agissait d’un projet
politique, impliquant de cibler des électeurs en vue d’un scrutin à venir. Je
ne savais pas grand-chose à propos du pays en question, mais je suis parti
de l’hypothèse que nous pourrions mettre la main sur les données
nécessaires grâce aux réseaux de téléphonie mobile ou à des sources
publiques, donc j’ai dit : « Pas de problème. » Nous avons rencontré le
client – qui se révéla être le ministre de la Santé de ce pays d’Afrique –
dans un restaurant chic de Londres.
Tout d’abord, la discussion se déroula à peu près comme prévu. Nous
parlâmes des services dont le client avait besoin puis de la manière dont
SCL pouvait s’en charger. Puis la conversation dériva sur le financement de
l’opération, et mon entreprise fit une proposition : le client pouvait se servir
d’un projet déjà existant au sein du ministère de la Santé du pays, d’un coût
de plusieurs millions de dollars, et y ajouter discrètement SCL en tant que
sous-traitant, ce qui lui permettrait de piocher dans le budget alloué au
projet pour mener ses recherches politiques. À la suite de ce rendez-vous,
un membre de l’équipe du ministre nous envoya un email indiquant que
« La composante santé d’une étude plus large servira de prélude à la
campagne électorale », et il soulignait : « La composante politique a
également été approuvée. » L’email expliquait ensuite que l’enquête du
ministère de la Santé comporterait des questions sur le comportement
électoral et le soutien au gouvernement en place. Au cas où il y aurait le
moindre doute, je précise qu’utiliser l’argent des contribuables alloué au
ministère de la Santé pour financer une campagne politique est illégal.
Je gardai le silence pendant le rendez-vous, mais allai voir Alexander peu
après pour lui dire : « Ça ne peut pas être légal, tout de même… », ce à quoi
il me répondit : « Tu ne peux pas t’attendre à quoi que ce soit de légal de la
part de ces gens-là. C’est l’Afrique. »
Nix excellait dans l’art de faire douter les gens d’eux-mêmes, et pendant
tout le temps que j’ai passé à SCL, je tombai sans cesse dans le panneau.
Parfois, mais rarement, il se montrait un peu moins convaincant. Un jour, il
m’emmena sur le toit de l’immeuble, au-dessus de nos tout nouveaux
locaux sur New Bond Street, pour une discussion « d’homme à homme » au
cours de laquelle il s’engagea à m’offrir un cheval si je l’aidais à remporter
un deal. Il avait beaucoup de chevaux, apparemment. Je n’en voulais pas.
« Ah oui, c’est vrai. Tu dois préférer les poneys. » Après avoir discuté avec
lui, souvent, je ne savais pas ce que j’étais censé ressentir – être blessé par
ce qu’il avait dit, ou embarrassé par ma profonde naïveté.
Je n’arrivais pas à croire que le projet africain allait vraiment se dérouler
comme prévu, mais pourtant ce fut bien le cas. SCL fit une proposition de
contrat de sous-traitance qui fut approuvée par le ministère de la Santé.
Pendant de nombreux mois, une partie de l’argent alloué à des projets
officiels du ministère de la Santé – je parle de millions de dollars – fut
détournée pour être partagée entre la campagne politique du ministre et
SCL, la part de SCL arrivant à l’ambassade du pays dans des valises
diplomatiques – elles pouvaient passer n’importe quelle frontière sans être
déclarées ni inspectées. Je me suis très vite retiré du projet, qui avait
dépassé les bornes juridiques et morales.
Plus je participais aux programmes de SCL et plus la culture de
l’entreprise semblait obscurcir mon jugement. Avec le temps, je m’étais
acclimaté à leur corruption et à leur indifférence morale. Tout le monde
était excité par les découvertes que nous faisions, mais jusqu’où étions-nous
prêts à aller au nom de ce tout nouveau champ de recherche ? Est-ce qu’il y
aurait une limite avant laquelle quelqu’un finirait par dire trop c’est trop ?
Je n’en savais rien, et en vérité je ne voulais pas y penser. C’est à ce
moment-là que Nix m’envoya un email : « J’aimerais te présenter Steve
d’Amérique. »
CHAPITRE IV
Steve d’Amérique
Steve Bannon est né en Virginie au début des années 1950, dans une
famille irlandaise, catholique, de la classe ouvrière. Il fit son lycée dans une
académie militaire catholique et obtint un diplôme d’urbanisme à la
Virginia Tech, puis servit dans la Navy en tant qu’officier avant de prendre
un poste au Pentagone où il était chargé d’écrire des rapports sur le statut de
la flotte militaire américaine partout dans le monde. Dans les années 1980,
il passa par l’université : en 1983, il obtint un master en sécurité nationale à
l’université de Georgetown et, en 1985, un MBA à la Harvard Business
School. Après un passage par la banque d’investissement, il se tourna vers
Hollywood où il devint scénariste, réalisateur et producteur. Il travailla sur
plus de trente films, dont un documentaire sur Ronald Reagan. En 2005, il
rejoignit une entreprise basée à Hong Kong, Internet Gaming
Entertainement (IGE), pour laquelle il obtint l’année suivante un
investissement de 60 millions de dollars, dont la moitié provenait de son
ancien employeur, Goldman Sachs. L’entreprise changea de nom pour
devenir Affinity Media Holdings, et Bannon continua à participer à sa
direction jusqu’en 2012, année où il rejoignit Breitbart. Puis il cofonda le
Government Accountability Institute, qui publia entre autres le livre Clinton
Cash, du rédacteur en chef de Breitbart News, Peter Schweizer.
En 2005, le journaliste d’extrême droite Andrew Breitbart créa
breitbart.com, un agrégateur de news en ligne, et en 2007 le site s’était
suffisamment développé pour proposer du contenu original sous le label
Breitbart News. Le site fonctionnait de manière implicite en accord avec la
philosophie personnelle de Breitbart, qu’on a appelée la « doctrine
Breitbart » ; la politique découle de la culture, si bien que si les
conservateurs voulaient faire barrage aux idées progressistes en Amérique,
ils devaient en premier lieu se battre sur le terrain de la culture. Ainsi, dès le
départ, le site de Breitbart ne fut pas seulement conçu comme une
plateforme médiatique, mais bien comme un outil destiné à inverser le flux
de la culture américaine.
Quand Andrew Breitbart (qui avait présenté les Mercer à Bannon)
mourut subitement en 2012, Bannon le remplaça au poste de directeur de la
publication et adopta la philosophie de Breitbart. Quand je l’ai rencontré, il
était président de Breitbart et était venu à Cambridge pour trouver de jeunes
conservateurs prometteurs et des recrues pour son nouveau bureau
londonien. Sa logique, comme nous l’apprîmes plus tard avec le Brexit,
était que la Grande-Bretagne constituait un signifiant culturel important
pour les Américains. Si vous gagnez le cœur des Anglais, l’Amérique suit,
me dit plus tard Bannon, dans la mesure où les mythologies et les tropes de
Hollywood avaient donné à la Grande-Bretagne l’image d’un pays peuplé
d’individus éduqués, rationnels et chics. Mais il avait un problème. Le site
faisait beaucoup de bruit, mais était catalogué comme un repaire de jeunes
hétéros blancs n’arrivant pas à baiser. Le Gamergate fut l’un de leurs
premiers grands coups d’éclat publics dans cette guerre culturelle. Quand
plusieurs femmes tentèrent de révéler l’immonde misogynie qui régnait
dans l’industrie du jeu vidéo, elles se sont fait harceler, « doxer » – ce qui
signifie que des informations privées à leur sujet furent divulguées sur
Internet – et ont reçu d’innombrables menaces de mort, le tout dans le cadre
d’une immense campagne contre les « progressistes » qui tentaient
d’imposer leur « idéologie féministe » à la culture du gaming.
Le Gamergate ne fut pas lancé par Breitbart, mais Bannon y vit un signe :
les hommes blancs, seuls et en colère étaient capables d’une mobilisation
incroyable pour peu qu’ils eussent l’impression que leur style de vie était
menacé. Bannon prit la mesure de ce que l’on pouvait faire en cultivant la
misogynie des puceaux excités. Leur ressentiment nihiliste et leurs
discussions sur la meilleure manière d’organiser la « Révolte des bétas »
s’exprimaient librement dans les bas-fonds de l’Internet. Mais rassembler
une armée d’incels, c’est-à-dire de « célibataires involontaires », ne suffisait
pas à mettre en branle le mouvement que Bannon attendait. Il devait trouver
une nouvelle approche.
Je vais maintenant vous raconter l’un des moments décisifs de toute la
saga de Cambridge Analytica – une discussion inopinée dans un avion qui
changea l’histoire. Plusieurs mois avant ma rencontre avec Bannon, deux
consultants républicains, Mark Block et Linda Hansen, se retrouvèrent assis
à côté d’un ex-officier de l’armée qui avait fait de la sous-traitance pour une
entreprise utilisant la « cyberguerre » afin de faire gagner des élections.
Block dormit pendant tout le voyage, et Hansen commença à discuter avec
son compagnon de bord. L’homme lui parla des projets de guerre de
l’information de SCL. Quand l’avion atterrit, Hansen dit à Block qu’ils
devaient absolument contacter Nix. Block, qui avait été le directeur de
campagne de Herman Cain, connaissait bien les éléments les plus
marginaux des cercles républicains. Il connaissait également Bannon et
comprit immédiatement que SCL l’intéresserait. Block mit donc Bannon en
contact avec Nix, et c’est ainsi que je me retrouvai dans cette suite avec un
homme qui, bientôt, se lancerait dans une tentative de manipulation massive
de la psyché américaine.
Au moment où j’entrai dans le Varsity Hotel, Nix avait déjà rencontré
Bannon plusieurs fois à New York. Mais quand Nix essayait de lui
expliquer nos projets, il se retrouvait toujours confronté au même
problème : il ne comprenait pas vraiment ce sur quoi nous étions en train de
travailler. Et il était en terrain inconnu avec Bannon, qui s’intéressait
davantage aux détails de la recherche qu’au pedigree des chercheurs. À
SCL, Nix était généralement chargé par les autres directeurs de dealer avec
leurs clients les « moins sérieux ». Nix était devenu plus actif dans
l’entreprise après la mort de son père, en 2007, qui était un gros actionnaire
de SCL. Il avait obtenu, avec des notes moyennes, une licence d’histoire de
l’art à l’université de Manchester, mais préférait les nombreuses entreprises
de ses riches amis et des membres de sa famille à la fréquentation des
galeries d’art et des bibliothèques.
Bannon était donc loin d’être le client type de Nix, qui était surtout
habitué à traiter avec des ministres et des hommes d’affaires des nations en
développement du vieil Empire britannique. Bannon n’avait pas besoin
d’un second passeport délivré par une quelconque nation tropicale. Il ne
voulait pas faire du cosplay colonial à Londres, pas plus qu’il n’attachait
d’importance à la façon dont Nix prononçait les mots, ou à la coupe de son
manteau sur mesure. Non, Bannon voulait des choses réelles. C’était tout à
fait désorientant pour un homme habitué à séduire des ministres à coups de
jeunes Ukrainiennes légèrement vêtues et de badinage alcoolisé d’anciens
élèves d’Eton.
À l’origine, Nix avait suggéré à Bannon que nous nous rencontrions
quelque part sur Pall Mall, à Londres, une rue bordée de magnifiques
immeubles en pierre de taille. Située à quelques pâtés de maison au nord du
palais de Buckingham, Pall Mall part de Trafalgar Square et débouche sur
le palais Saint James, la résidence datant du XVIe siècle de certains membres
de la famille royale. Cette zone abrite quelques-uns des clubs privés les plus
sélects de toute la Grande-Bretagne, où le smoking est de rigueur et où Nix
peut à loisir bavarder avec ses pairs tout en sirotant une boisson alcoolisée
dans un décor délicieusement luxueux. Nix avait imaginé un dîner
gastronomique dans l’une des salles à manger privées du Carlton Club. Il
avait méticuleusement planifié le menu avec l’équipe du club, et Bannon
l’avait planté au dernier moment.
Mais Nix savait que tout le monde, y compris Bannon, souffrait des
aspirations d’un Moi secret et insatisfait. Il avait compris que si l’Américain
traînait dans les vieilles universités d’Angleterre, c’était pour jouer un rôle
– quand Bannon se regardait dans le miroir, il y admirait un philosophe.
Pour le mettre dans sa poche, Nix devait donc l’aider à assouvir son
fantasme de devenir un grand penseur. Mon côté universitaire était
justement ce dont Nix avait besoin pour appâter Bannon.
Bannon est célèbre aujourd’hui mais, au moment où nous étions assis
dans cette chambre d’hôtel à l’automne 2013, je ne savais pratiquement rien
de « Steve d’Amérique ». Pourtant, même ainsi, je me rendis bientôt
compte que nous étions des âmes sœurs. Nous avions terminé dans la
politique, mais notre passion commune était la culture, lui ayant placé ses
ambitions dans le cinéma et moi dans la mode. Il comprenait mon intérêt
pour la déconstruction des tendances et était d’accord avec moi sur le fait
qu’un grand nombre de normes sociales pouvaient être réduites à une
esthétique. Et nous devinions tous les deux ce qui en était encore à ses
balbutiements dans la technologie et les espaces virtuels. Il me parla des
gamers, des mèmes, et des MMORPG – des jeux en ligne comme World of
Warcraft et de leur nombre gigantesque de joueurs. Il utilisa même le mot
pwned dans une phrase, une expression de gamers qui implique la
domination ou l’humiliation d’un rival. Nous étions sur la même fréquence
sur tous les sujets qui faisaient de nous des gens étranges. Tandis que nous
discutions, je me suis trouvé, progressivement et contre toute attente, de
plus en plus à l’aise avec lui. Ce n’était pas un politicard, mais plutôt un
frère en geekerie avec qui je pouvais librement parler.
Quand Bannon me dit qu’il s’intéressait à la manière de changer la
culture, je lui demandai comment il définissait cette dernière. S’ensuivit une
très longue pause. Je lui ai alors expliqué que si vous ne pouvez pas définir
quelque chose, vous ne pouvez pas le mesurer. Et si vous ne pouvez pas le
mesurer, vous ne pouvez pas savoir si vous pouvez le changer ou non.
Plutôt que d’entrer dans les détails de la théorie, je donnai à Bannon un
exemple grossièrement simplifié de ce qu’était la culture en utilisant des
stéréotypes culturels. Les Italiens ont la réputation d’être plus passionnés et
plus extravertis que les autres peuples. (J’en ai fréquenté un, et je peux
témoigner que cette réputation n’est pas infondée.) Et, s’il est évident que
tous les Italiens ne parlent pas très fort et ne débordent pas tous de passion,
il est probable que, si vous visitez l’Italie, vous trouverez que les gens ont
en moyenne une attitude plus extravertie qu’en Allemagne ou à Singapour,
par exemple. Nous pouvons penser ceci comme une norme – le sommet
d’une courbe de distribution en forme de cloche représentant l’extraversion
ou le fait de parler fort. Et peut-être qu’en Italie, ce sommet est un peu plus
haut que dans les autres pays.
Quand nous décrivons des cultures, nous utilisons le langage et le
vocabulaire de la personnalité. En anglais, nous utilisons les mêmes mots
pour décrire les individus (people) et les peuples (peoples). D’un côté, nous
ne pouvons pas faire de stéréotypes au niveau individuel, parce que chaque
personne est différente. Mais, de l’autre, nous pouvons soutenir qu’en un
sens très général, la culture italienne peut être caractérisée comme étant un
peu plus extravertie qu’un grand nombre d’autres cultures.
Si vous pouvez mesurer ou inférer certaines caractéristiques chez des
individus en utilisant des données personnelles, puis utiliser ces mêmes
caractéristiques pour décrire une culture, alors vous pouvez tracer une
courbe de distribution, et créer une mesure approximative de cette culture.
Ce cadre nous a permis de proposer une manière d’utiliser les données
personnelles trouvées sur les réseaux sociaux, dans les flux de clics, ou plus
simplement achetées à des vendeurs de données, pour identifier par
exemple qui sont les Italiens les plus extravertis par le biais de leurs
modèles de comportement en tant qu’utilisateurs et consommateurs
individuels. Puis, si l’on veut transformer la culture pour qu’elle devienne
légèrement moins extravertie, ces données nous permettent d’établir une
liste de vrais Italiens, avec leur nom, organisée par leur degré
d’extraversion, ce qui nous permet de les pister en permanence et de les
cibler afin d’attaquer leur extraversion. En d’autres mots, le changement
culturel peut être pensé comme l’ajustement un peu plus haut ou un peu
plus bas de la courbe de distribution de la culture. Ce que les données nous
permettent de faire, c’est de désagréger cette culture pour obtenir des
individus qui deviennent alors des unités influençables au sein de la société.
Bannon était quelqu’un qui aimait parler mais, quand je me lançais sur un
sujet qui l’intéressait, il écoutait attentivement, et même respectueusement.
Il avait pourtant toujours le désir de revenir aux possibilités d’applications.
Pour comprendre la façon dont tout ceci pouvait se traduire en une
campagne politique concrète, il suffit de penser à la santé publique. Quand
une maladie transmissible menace une population, vous commencez par
immuniser certains vecteurs de transmission – généralement les bébés et les
personnes âgées, qui sont plus susceptibles d’être infectés. Puis les
infirmières et les médecins, les enseignants et les conducteurs de bus, dans
la mesure où ils représentent ceux qui ont le plus de chance d’étendre la
contagion en raison de leur très grand nombre d’interactions sociales, même
s’ils ne mourront peut-être pas eux-mêmes de cette maladie. Le même type
de stratégie peut être appliqué pour changer la culture. Pour rendre une
population plus résistante à l’extrémisme, par exemple, vous devez d’abord
identifier les individus les plus susceptibles d’être ciblés par des messages
idéologiques, déterminer les caractéristiques qui les rendent vulnérables au
récit/contagion, puis leur inoculer un contre-récit afin de modifier leur
comportement. En théorie, bien sûr, la même stratégie peut être utilisée
pour faire le contraire – pour développer l’extrémisme –, mais ça ne m’était
tout simplement jamais venu à l’esprit.
Cambridge Analytica
Début 2014, les premières personnes que CA envoya aux États-Unis pour
organiser des groupes de discussion furent des sociologues et des
anthropologues, dont aucun n’était américain. C’était tout à fait
intentionnel. Il existe une tendance chez les Américains à considérer leur
pays comme exceptionnel, et nous voulions l’étudier comme nous aurions
étudié n’importe quel autre pays, en nous servant du même langage et de la
même approche sociologique que d’habitude. Je trouvais fascinant
d’explorer l’Amérique de cette façon, et, n’étant pas américain, j’avais
l’impression d’être plus à même de mettre au jour des hypothèses valables
et de remarquer des détails auxquels des Américains seraient restés
aveugles. Pour évoquer d’autres pays, les Américains parlent volontiers de
« tribus », de « régimes », de « radicalisation », d’« extrémistes religieux »,
de « conflits ethniques », de « superstitions locales » ou encore de
« rituels ». Mais l’anthropologie, c’est pour les autres peuples, pas pour les
Américains. L’Amérique est censée être cette « ville au sommet d’une
colline qui n’échappe pas au regard », pour reprendre l’expression adaptée
du Sermon sur la montagne et popularisée par Ronald Reagan.
Mais quand j’ai vu les évangélistes prophétiser la fin des temps et
promettre les flammes de l’enfer aux mécréants, quand j’ai vu la
manifestation de la Westboro Baptist Church, quand j’ai visité une foire aux
armes au cours de laquelle des filles en bikini brandissaient des semi-
automatiques, quand j’ai entendu des Blancs parler de la « racaille noire »
et des « reines des aides sociales », j’ai vu un pays déchiré par les conflits
ethniques et la radicalisation religieuse, un pays au bord de la guerre civile.
L’Amérique est obsédée par sa propre image et convaincue qu’elle est
exceptionnelle. Mais ce n’est pas le cas. Les États-Unis sont un pays
comme les autres.
Certains endroits me semblaient aussi exotiques que des lieux que j’avais
visités à l’autre bout du monde. Juste avant que les Mercer ne décident
d’investir dans SCL, Nix, Jucikas et moi avions rencontré des soutiens
potentiels en Virginie. Une voiture passa nous prendre à Washington, D.C.
Nous traversâmes les banlieues chics, puis nous prîmes une longue route
qui s’enfonçait dans la forêt. Nous arrivâmes finalement dans une petite
clairière où se tenait une ferme, à des kilomètres et des kilomètres de toute
trace de civilisation. Le type qui nous conduisait n’avait pas ouvert la
bouche pendant le trajet, nos téléphones ne captaient plus, et j’avais la
désagréable impression de jouer dans la scène d’ouverture d’un film
d’horreur.
À l’intérieur de la ferme se trouvait une salle de réunion sans fenêtre et
bardée jusqu’au plafond d’écrans high-tech. Puis un groupe de militants de
la NRA arrivèrent et, réglé comme du papier à musique, chacun dégaina et
posa son arme à feu sur la table. La seule fois où j’avais vu ce genre de
scène, c’était en Bosnie – et encore, les Bosniens accrochaient proprement
leurs fusils au râtelier. Là, on avait davantage l’impression d’être dans un
film sur la mafia, ou d’assister à une réunion de seigneurs de guerre en
Afghanistan. Je ne dis rien parce que, bon, quand une bande de types posent
leurs flingues sur la table, on ne peut pas vraiment se permettre de lancer :
« Excusez-moi, mais je trouve ces armes à feu un peu agressives, et je dois
avouer qu’elles me mettent mal à l’aise. »
Les États-Unis ont leurs propres mythes fondateurs, et leurs propres
groupes extrémistes. À SCL, j’ai eu le déplaisir de voir d’innombrables
vidéos de propagande de Daesh et de seigneurs de guerre africains
cherchant à se faire plus gros qu’ils n’étaient. La manière dont les membres
des cultes djihadistes fétichisent leurs armes à feu n’est pas différente de
celle des membres de la NRA. Je savais que si nous voulions véritablement
étudier l’Amérique, nous devions faire exactement comme si nous étudiions
un conflit tribal – il s’agissait de cartographier les tensions ethniques, les
mythologies, les superstitions et les rituels du pays.
Gettleson fut clairement l’un de nos chercheurs les plus productifs. Au
cours du printemps et de l’été 2014, il sillonna les États-Unis, organisa des
groupes de discussion, parla avec énormément de gens et nous envoya ses
rapports à Londres. Alors nous élaborions des théories et des hypothèses à
tester lors de nos expériences quantitatives. Gettleson est un Anglais
absolument charmant et plein d’esprit, si bien qu’il n’avait aucun mal à
délier les langues. Il observa rapidement que les Américains étaient dans
l’ensemble déconnectés de la vie politique quotidienne. Ils parlaient
beaucoup et spontanément, par exemple du problème apparemment obscur
de la limite des mandats des parlementaires. Ils répétaient en boucle que le
gros problème, à Washington, c’était que les politiciens restaient trop
longtemps à leur poste et qu’ils finissaient par servir d’autres intérêts que
ceux des citoyens qu’ils représentaient. Dans un groupe de discussion en
Caroline du Nord, plusieurs personnes utilisèrent l’expression « Assécher le
marais », si bien que Gettleson la consigna dans les notes qu’il nous
envoya. CA, par la suite, étudia cette phrase avec des tests à plusieurs
variables sur un panel en ligne d’électeurs cibles, pour essayer de
comprendre si et comment elle résonnait chez les électeurs.
Pendant six semaines, Gettleson visita la Louisiane, la Caroline du Nord,
l’Oregon et l’Arkansas. Dans chaque État, Block le mit en contact avec des
gens qui devaient lui servir de chauffeurs et l’assister pour la logistique. Je
lui avais demandé de se concentrer sur l’intersectionnalité – et plus
particulièrement de trouver ces personnes qui, normalement, se retrouvaient
automatiquement dans une certaine catégorie tout en soutenant des opinions
politiques différentes. Il réunissait donc des groupes composés, par
exemple, de Latinos républicains, de Latinos démocrates, et de Latinos
indépendants. Tout comme en Virginie, nous nous sommes servis de
sociétés d’études de marché pour trouver les participants.
Les résultats étaient saisissants, même pour quelqu’un qui avait déjà
passé beaucoup de temps aux États-Unis. Les rapports de terrain de
Gettleson, qu’il nous envoyait au fur et à mesure, décrivaient un pays au
bord de la crise de nerfs.
À La Nouvelle-Orléans, au sein d’un groupe de discussion composé
d’Hispaniques indépendants, il rencontra un conservateur pur jus qui
déclara : « Je ne suis pas inscrit chez les Républicains parce que je suis un
vrai conservateur. J’ai peut-être un nom latino, mais on ne peut pas être plus
américain que moi ! » À l’autre bout de la table était assise une Péruvienne
convertie à l’islam qui portait le hijab. Quand la discussion passa aux armes
à feu, elle dit à l’homme qu’il changerait peut-être d’avis sur la NRA si elle
était dirigée par une personne habillée comme elle. Sa réponse fut simple :
« J’irais seulement m’acheter un deuxième flingue. » Plus tard, la femme
s’excusa auprès du groupe car elle devait trouver une pièce isolée pour
pouvoir prier. Le Superman conservateur était sidéré : « Je ne sais pas
comment réagir à ça. Je veux dire, ça me pose un problème, mais je ne peux
pas dire à une personne qu’elle ne peut pas prier. »
La religion et les armes à feu étaient loin d’être les deux seuls thèmes
polémiques que Gettleson rencontra en Louisiane, État qui se révéla être un
terrain très fertile pour la recherche grâce à sa très grande diversité
ethnique. L’immigration provoquait également des débats houleux, et il
arriva plus d’une fois que l’un de ces débats dégénère en rixe.
Un homme appelé Lloyd, qui parlait avec un accent cajun que Gettleson
parvenait à peine à comprendre, n’y alla pas par quatre chemins pour
exprimer son dégoût vis-à-vis des écoles de sa commune qui n’enseignaient
plus son français natal. Il était furieux que sa petite-fille se voie refuser la
chance de pouvoir apprendre « la culture et l’héritage » de ses ancêtres
cajuns.
Quinze minutes plus tard, le même homme commença à fulminer contre
les Latinos qui, même en Amérique, n’arrêtaient pas de parler leur satané
espagnol. Bizarrement, personne dans le groupe ne releva le paradoxe – le
fait que Lloyd puisse râler parce que les hispanophones parlaient l’espagnol
tout en baragouinant lui-même dans un français bâtard imbitable pour
déplorer la perte de son propre héritage.
L’ethnicité et la race furent à l’origine d’autres moments horribles. Dans
un groupe de discussion, après avoir entendu une avalanche de plaintes à
propos du président Obama, Gettleson demanda : « Est-ce que quelqu’un
n’a pas été déçu par le président ? » La salle resta silencieuse, à l’exception
d’un jeune homme qui, jusqu’ici, s’était montré excessivement poli et
courtois.
« Moi, je ne suis pas déçu.
— Ah, et pourquoi ?
— Eh bien, c’est le premier président noir, vous voyez, donc je
n’attendais rien, en fait. » Le plus souvent, il n’y avait pas de bataille
rangée : la plupart des participants essayaient d’éviter le conflit, même
quand ils n’étaient clairement pas d’accord. L’exception se produisit à Fort
Smith, dans l’Arkansas, lorsqu’une photographie d’Obama poussa une
femme bien habillée à déclarer : « Je vais chercher mon flingue dans ma
voiture. » Un homme plus jeune la coupa : « Comment osez-vous, putain !
C’est notre président. Faut pas faire de blagues comme ça. »
Selon Gettleson, la femme n’avait pas imaginé une seule seconde que
l’on puisse remettre en cause ce qu’elle pensait du président.
L’histoire d’amour passionnelle unissant les Américains et les armes à
feu s’exprimait partout et tout le temps, même dans des bastions libéraux
comme Portland, dans l’Oregon, où une hipster tatouée interrompit sa liste
de souhaits progressistes pour s’inquiéter du fait que l’administration
Obama semblait à tout prix vouloir lui confisquer ses armes à feu. Alors
qu’il faisait les courses pour un groupe de discussion dans l’Oregon,
Gettleson, incrédule, regarda un conducteur abandonner un énorme revolver
sur son siège avant d’entrer au Subway s’acheter un sandwich. « Je n’avais
encore jamais vu d’arme de poing, me raconta plus tard Gettleson. Je me
suis dit : la porte de la voiture n’est pas verrouillée – et si quelqu’un voit le
flingue et décide de le prendre ? Est-ce que je dois le planquer ? Je crois
qu’il y a une sorte de support pour le flingue – est-ce qu’il faut que je le
mette dedans ? Et si je tire sans faire exprès ? Pendant deux minutes, je me
suis retrouvé à fixer l’arme des yeux comme si ç’avait été une bombe. »
Un grand nombre d’habitants de l’Oregon avec lesquels s’est entretenu
Cambridge Analytica semblaient obsédés par le « Big Governement » et le
« Big Enviro ». L’un d’eux était le président du Parti républicain de
l’Oregon, Art Robinson, dont les ambitions politiques continuaient à être
soutenues par les Mercer en dépit de ses échecs à répétition pour se faire
élire à la Chambre des représentants. Je lui rendis visite chez lui, loin dans
la forêt de Cave Junction, et le trouvai complètement déséquilibré, même
selon les standards généreux de l’alt-right.
Robinson, un biochimiste qui avait travaillé avec le prix Nobel Linus
Pauling, avait deux passions en dehors du labo : les orgues et la pisse. Il
sauvait de vieux orgues du XIXe siècle abandonnés dans des églises et des
cathédrales partout dans le monde, et passait des heures à les mettre en
pièces pour mieux les remonter.
Robinson avait également collecté l’urine de milliers de personnes, afin
de percer les secrets de la maladie et de la longévité. Il était devenu obsédé
par la santé et le vieillissement après que sa femme Laurelee mourut
subitement, à quarante-trois ans, d’une maladie qui n’avait pas été détectée.
À l’Institut de science et de médecine de l’Oregon, qu’il avait fondé dans sa
propre maison, il se servait d’un immense spectromètre pour analyser ses
échantillons d’urine et déterminer leur composition chimique. Il y avait des
animaux absolument partout – parfois morts, parfois vivants. Des chats, des
chiens, des moutons et des chevaux s’égayaient dans le parc de la propriété
tandis que, à l’intérieur, une peau de zèbre et les têtes d’un cerf et d’un
buffle trônaient aux murs. Les araignées avaient envahi les poutres du
plafond, et toute la maison puait l’animal sale. Il y avait des orgues aussi,
bien sûr.
Robinson semblait donc être définitivement passé de l’autre côté de la
barrière. Il martelait que le changement climatique était un canular,
soutenait que de faibles doses de radiations ionisantes pouvaient être tout à
fait bénéfiques pour les humains, et que les chemtrails empoisonnaient la
population. Imaginez ma réaction quand, quelques années plus tard, on
pensa à lui pour devenir le conseiller scientifique du président Trump.
Chevaux de Troie
Quand j’ai commencé à travailler avec Kogan, nous avions très envie de
monter un institut pour y entreposer nos données Facebook, les données de
consommation, ainsi que les flux de clics, afin de les mettre à disposition
des psychologues, des anthropologues, des sociologues, des data scientists
– de tous les chercheurs que de telles données pouvaient intéresser. Pour le
plus grand plaisir de mes professeurs de mode à UAL, Kogan me laissa
même y ajouter des données liées aux styles vestimentaires et à l’esthétique
afin que je puisse les tester dans le cadre de mes recherches de doctorat.
Nous avions prévu de nous rendre dans diverses universités autour du
monde, tout en continuant à construire le jeu de données afin d’être en
mesure de commencer à proposer des modélisations dans le domaine des
sciences sociales. Après que des professeurs de la Harvard Medical School
nous eurent fait comprendre que nous pourrions également accéder aux
profils génétiques de millions de leurs patients, je me retrouvai moi-même
surpris de la manière dont cette idée évoluait. « Imagine la puissance, me
dit Kogan, d’une base de données capable de lier le comportement
numérique en temps réel d’une personne aux données génétiques de cette
personne. » Kogan était surexcité – avec des données génétiques, nous
pourrions faire des expériences d’une puissance inégalée pour contribuer au
débat inné/acquis. Nous savions que nous n’étions plus très loin de grandes
découvertes.
Nous obtînmes notre première fournée de données par le biais d’un site
de « micro-jobs » appelé Amazon MTurk. À l’origine, Amazon avait
construit MTurk comme un outil interne, dans le cadre d’un projet de
reconnaissance des images. Comme l’entreprise avait besoin d’entraîner des
algorithmes à reconnaître des photographies, la première étape avait été de
demander à des humains de les taguer à la main, afin que l’IA dispose pour
son entraînement d’un lot d’images correctement identifiées. Amazon
proposa de payer un penny le tag, et des milliers de personnes s’inscrivirent
pour faire le taf.
Considérant qu’il y avait là une opportunité commerciale, Amazon fit de
MTurk un produit en 2005, en l’appelant « intelligence artificielle
artificielle ». Dorénavant, d’autres entreprises pouvaient payer pour accéder
à des individus prêts à faire des « micro-jobs » pendant leur temps libre –
comme retaper des scans de reçus, ou bien identifier des photographies –
en échange de petites sommes d’argent. C’étaient donc des humains qui
faisaient le travail de machines, et même le nom « MTurk » jouait sur cette
idée. MTurk était le diminutif de « Mechanical Turk », une « machine » du
XVIII siècle qui, pour le plus grand ravissement des foules, était capable de
e
jouer aux échecs – alors qu’en réalité il s’agissait d’un petit homme
dissimulé dans une machine, qui manipulait les pièces du jeu d’échecs
grâce à des leviers.
Les chercheurs en psychologie réalisèrent bientôt que MTurk constituait
une formidable manière d’amener un très grand nombre de gens à faire des
tests de personnalité. Plutôt que de dépendre de la bonne volonté de
quelques étudiants de premier cycle prêts à participer à des expériences, ce
qui, de toute façon, n’aboutissait jamais à un échantillon véritablement
représentatif, les chercheurs pouvaient grâce à ce site s’appuyer sur toutes
sortes de personnes vivant dans toutes les parties du monde. Ils pouvaient
dorénavant inviter les membres de MTurk à faire un test d’une minute en
échange d’une petite somme. À la fin de la session, la personne recevait un
code qu’elle entrait sur sa page Amazon afin qu’Amazon lui fasse un
virement.
L’application de Kogan fonctionnait comme MTurk : quelqu’un acceptait
de passer un court test en échange d’un peu d’argent. Mais, pour être
payées, ces personnes devaient installer l’appli de Kogan sur Facebook et
taper un code spécial. L’appli, à ce moment-là, enregistrait toutes les
réponses au questionnaire pour les rentrer dans un tableau, ainsi que toutes
les données Facebook de l’utilisateur pour les reporter dans un second
tableau. Enfin, elle allait chercher les données de tous les « amis »
Facebook de la personne et les plaçait dans un troisième tableau.
Les utilisateurs passaient toute une batterie de tests psychométriques,
mais ils commençaient toujours par une mesure de la personnalité reconnue
par la communauté scientifique internationale et appelée l’IPIP NEO-PI,
qui propose des centaines de choix comme « J’ai tendance à garder les
autres à distance » « J’aime entendre de nouvelles idées » ou encore
« J’agis souvent sans réfléchir ». En combinant ces réponses avec des likes
Facebook, il était possible d’obtenir des inférences fiables. Par exemple, les
extravertis ont plus tendance que les autres à aimer la musique électronique,
ou encore, les personnes qui ont obtenu un score élevé en « ouverture » ont
une prédilection pour les films de fantasy, tandis que celles dont le score est
élevé en « neuroticisme » likeront plutôt des pages comme : « Si toi aussi tu
détestes quand tes parents regardent dans ton téléphone ». Nous, nous
pouvions inférer davantage que des traits de personnalité. Sans surprise
peut-être, les hommes américains qui, sur Facebook, aimaient Britney
Spears, MAC Cosmetics ou Lady Gaga avaient légèrement plus tendance à
être gays. Même si chaque like considéré de manière isolée ne suffisait
presque jamais à prédire quoi que ce soit, quand ces likes étaient combinés
à des centaines d’autres likes, ainsi qu’à d’autres données électorales ou de
consommation, il devenait possible de faire des prédictions d’une grande
puissance. Une fois l’algorithme de profilage suffisamment entraîné pour
être validé, il fut appliqué à la base de données des « amis » Facebook.
Même si ces « amis » n’avaient pas répondu à l’enquête, nous avions accès
à leur page de likes, ce qui signifiait que l’algorithme pouvait ingérer ces
données et en inférer comment ils auraient répondu à chaque question s’ils
avaient effectivement fait le test.
Plus le projet avançait cet été-là, et plus nous fûmes en mesure d’explorer
davantage de structures, au point que les suggestions de Kogan
commencèrent à correspondre exactement à ce que Bannon avait appelé de
ses vœux. Kogan souligna qu’il était temps que nous examinions la
satisfaction des individus, leur sens de l’équité (fair-mindedness, c’est-à-
dire la capacité ou non à juger les autres de manière « juste »), ainsi qu’une
structure appelée « intérêts extrêmes et sensationnels », de plus en plus
utilisée en psychologie légale pour comprendre les comportements déviants.
Ces intérêts incluent le « militarisme » (intérêt pour les armes à feu et le tir,
les arts martiaux, les arbalètes, les couteaux), l’« occultisme violent »
(intérêt pour les drogues, la magie noire, le paganisme), les « activités
intellectuelles » (intérêt pour le chant et la musique, les voyages à
l’étranger, l’environnement), la « crédulité occulte » (intérêt pour le
paranormal, les soucoupes volantes), ainsi que les « activités d’extérieur »
(intérêt pour le camping, le jardinage, la randonnée). Mon item préféré était
de loin une échelle à cinq degrés pour mesurer la « croyance dans les signes
des étoiles » : plusieurs gays au bureau disaient en plaisantant qu’il fallait
en faire une version appelée « compatibilité astrologique » pour l’intégrer à
l’appli de rencontres gays Grindr.
En utilisant l’appli de Kogan, nous avions obtenu non seulement un jeu
de données d’entraînement qui nous permit de créer un algorithme vraiment
puissant – parce que les données étaient riches, denses, signifiantes –, mais
aussi, en bonus, des centaines de profils supplémentaires d’« amis »
Facebook, le tout pour un ou deux dollars par installation de l’appli. À la fin
de notre première récolte, il nous restait pas mal d’argent. En management,
on apprend qu’il existe une règle d’or valable pour tous les projets : il n’est
pas possible de mener un projet à bien à la fois vite, bien et pour pas cher. Il
faut choisir en amont deux options, parce que vous ne pouvez pas avoir les
trois. Pour la première fois de ma vie, cette règle semblait inopérante –
l’appli Facebook de Kogan était à la fois meilleure, plus rapide et moins
coûteuse que tout ce que j’avais pu imaginer.
La sombre triade
En août 2014, seulement deux mois après que nous avions lancé l’appli,
Cambridge Analytica avait collecté les comptes Facebook complets de plus
de 87 millions d’utilisateurs, surtout américains. Elle épuisa bientôt les
ressources humaines disponibles sur MTurk et dut engager une autre
entreprise, Qualtrics, une plateforme d’enquêtes basée dans l’Utah.
Cambridge Analytica devint presque immédiatement l’un de ses meilleurs
clients, et nous commençâmes à recevoir des sacs remplis de goodies de la
marque. Jucikas paradait en se déhanchant dans un T-shirt I ♥ QUALTRICS qu’il
portait sous son costume de Savile Row par ailleurs parfaitement coupé, ce
que tout le monde trouvait à la fois amusant et ridicule. CA recevait des
factures de Provo pour chaque nouveau lot de vingt mille utilisateurs
destinés à son « Facebook Data Harvest Project » (« Projet de récolte des
données Facebook »).
Dès que CA a commencé à collecter les données Facebook, des cadres de
Palantir se sont mis à nous faire des demandes. Ils avaient apparemment été
piqués au vif en découvrant les quantités de données que l’équipe
rassemblait – et le fait que Facebook laisse CA le faire. Les cadres que
rencontra CA voulaient comprendre comment le projet fonctionnait et,
bientôt, ils approchèrent notre équipe pour demander à avoir eux-mêmes
accès aux données.
Palantir continuait à travailler pour la NSA et le GCHQ. Des employés
de l’entreprise expliquèrent que travailler avec Cambridge Analytica
pouvait leur permettre d’exploiter une faille juridique intéressante. Lors
d’une réunion qui s’est tenue à l’été 2014 au siège britannique de Palantir, à
Soho Square, il fut souligné que les agences de sécurité du gouvernement et
leurs sous-traitants, comme Palantir, n’avaient pas légalement le droit de
récolter en masse des données personnelles sur des citoyens américains,
contrairement – et c’était là le truc – aux sociétés de conseil, aux réseaux
sociaux et aux entreprises privées en général. Et, malgré l’interdiction de
surveiller directement les Américains, on me glissa que les agences de
renseignement des États-Unis avaient en revanche le droit d’exploiter des
informations sur les citoyens américains si ces informations avaient été
« librement offertes » par des entreprises ou des citoyens. Après avoir
entendu cela, Nix se pencha et dit : « Donc vous voulez dire des sociétés de
conseil américaines… comme nous », avant de se fendre d’un large sourire.
Je ne pensais pas alors que cette discussion était vraiment sérieuse, mais je
me suis assez vite rendu compte que j’avais complètement sous-estimé
l’intérêt que tout le monde portait à l’accès à ces données.
Une partie de l’équipe de Palantir réalisa que Facebook pouvait
potentiellement devenir le meilleur outil de surveillance discret pour la
NSA – à la seule condition que ces données soient « librement offertes » par
une autre entité. Que les choses soient claires : ces discussions avaient une
dimension spéculative, et je ne sais pas si Palantir lui-même était au courant
de ces discussions, ou si l’entreprise reçut ou non des données de
Cambridge Analytica. Certains membres de Palantir suggérèrent à Nix que,
si CA leur donnait accès aux données collectées, alors, du moins en théorie,
ils pourraient les refiler à la NSA. Dans le même esprit, Nix me dit que
nous avions besoin de trouver très vite un arrangement avec l’équipe de
Palantir, « pour la défense de notre démocratie ». Ce n’était évidemment
pas pour cette raison que Nix leur donna complètement accès aux données
privées de centaines de millions de citoyens américains. Le rêve de Nix, il
me l’avait confié lors de notre tout premier rendez-vous, c’était de devenir
le « Palantir de la propagande ».
L’un des principaux data scientists de Palantir commença à passer
régulièrement au bureau de Cambridge Analytica pour travailler avec
l’équipe de data science sur la construction de modèles de profilage. Il
venait parfois accompagné de quelques collègues, mais l’arrangement
devait rester un secret pour les autres équipes de CA – et peut-être pour
Palantir lui-même. Je ne sais pas pourquoi, mais les emails et les logins des
bases de données que l’équipe de Palantir recevait de la part de CA
utilisaient des pseudonymes assez transparents, comme « Dr. Freddie Mac »
(du nom de la société de prêts hypothécaires sauvée par le gouvernement
fédéral au moment de la crise des subprimes de 2008). Ce que je sais, en
revanche, c’est qu’après que les data scientists eurent commencé à
construire leurs propres applis de récolte de données Facebook, Nix leur
demanda de rester après la fermeture pour continuer à travailler sur des
applications capables de rassembler les mêmes données que Kogan –
rendant du même coup superflue la présence de Kogan à nos côtés. Ce
n’étaient plus simplement des applis Facebook qui étaient utilisées :
Cambridge Analytica avait commencé à se servir d’extensions de
navigateurs apparemment inoffensives, comme des calculettes ou des
calendriers, pour avoir accès aux cookies de la session Facebook de
l’utilisateur qui permettaient ensuite à l’entreprise de se connecter à
Facebook en se faisant passer pour l’utilisateur afin de récolter ses données
et celles de tous ses « amis ». Je tiens à préciser que ces extensions furent
toutes approuvées par les processus d’évaluation indépendante de plusieurs
navigateurs Web populaires.
Il était difficile de savoir si les cadres de Palantir étaient dans nos locaux
de manière officielle ou non, et Palantir a affirmé depuis qu’il s’agissait
d’un unique employé travaillant « à titre personnel » pour CA.
Honnêtement, à ce stade, je ne sais plus qui croire. Comme il l’avait
souvent fait avec des sous-traitants sur des projets en Afrique, Nix arrivait
avec des sacs remplis de dollars et payait cash. Pendant que les sous-
traitants travaillaient, il s’asseyait à son bureau et comptait les billets,
formant de petites piles de plusieurs milliers dollars chacune. Parfois, les
sous-traitants touchaient des dizaines de milliers de dollars chaque semaine.
De nombreuses années auparavant, Nix s’était fait jeter par le service de
renseignement extérieur de la Grande-Bretagne, le MI6. Il faisait souvent
des blagues à ce propos, affirmant qu’il avait été refusé parce qu’il n’était
pas assez ennuyeux pour se fondre dans une foule. Mais il était clair que la
blessure d’orgueil n’était pas complètement refermée. Et dorénavant, il
semblait ne plus se soucier réellement de qui avait accès aux données de
CA ; il aurait été prêt à les montrer à tout le monde, pour peu qu’on lui
répète à quel point il était merveilleux.
À la fin du printemps 2014, l’investissement de Mercer avait entraîné une
embauche massive de psychologues, de data scientists et de chercheurs.
Nix nomma une nouvelle équipe de managers pour organiser ces projets de
recherche qui se développaient à toute vitesse. Même si je restais le
directeur de la recherche en titre, ces nouveaux responsables des opérations
planifiaient, supervisaient et contrôlaient directement cette foule de
nouveaux projets. Il semblait y en avoir un de plus par jour et, parfois, la
raison pour laquelle la mise en œuvre d’un de ces projets avait été
approuvée restait floue. Je me plaignis à Nix du fait que nous étions en train
de perdre la trace du rôle de chacun, mais il ne vit pas où était le problème.
Il n’arrivait tout simplement pas à regarder au-delà du prestige et de
l’argent. Il me répondit que, à ma place, la plupart des individus se
montreraient extrêmement reconnaissants de pouvoir conserver leur titre
tout en ayant moins de responsabilités et de travail.
À ce stade, j’ai commencé à avoir un mauvais feeling, mais chaque fois
que j’en discutais avec un collègue, nous nous débrouillions pour nous
calmer mutuellement et rationaliser tout ce qui nous mettait mal à l’aise.
Nix parlait de trucs louches, mais bon, c’était le personnage, et personne ne
le prenait au sérieux. Après que Mercer eut mis Bannon aux manettes, je
fermais les yeux ou bien trouvais de bonnes explications à toute sorte de
choses qui, avec le recul, constituaient très clairement des signaux d’alarme.
Bannon avaient ses intérêts politiques « de niche », mais Mercer semblait
bien trop sérieux pour s’intéresser au spectacle politique trash que mettait
en scène Bannon. La possibilité que notre travail serve les intérêts
financiers de Mercer était une explication bien plus logique au fait que
Mercer eut dépensé autant d’argent pour quelque chose relevant avant tout
de la spéculation. Imaginez : Mercer avait donné à CA des dizaines de
millions de dollars avant même que l’entreprise eût acquis la moindre
donnée ou construit le moindre logiciel en Amérique. Du point de vue de
l’investisseur, il s’agissait donc d’un investissement à haut risque. Mais CA
savait également que Mercer n’était ni stupide ni imprudent, et qu’il avait
donc dû calculer soigneusement sa prise de risque. À l’époque, un grand
nombre de membres de l’équipe avaient simplement émis l’hypothèse que,
pour prendre un risque financier aussi grand avec nos idées, Mercer devait
espérer que nos recherches lui permettraient de gagner énormément
d’argent avec son fonds spéculatif. En d’autres termes, l’entreprise n’était
pas là pour créer une insurrection de l’alt-right : elle était là pour faire
gagner de l’argent à Mercer – et le culte que Nix vouait publiquement à
l’argent avait tendance à corroborer cette hypothèse dans tous les esprits.
Bien sûr, nous savons aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Je ne
sais pas quoi dire d’autre, à part que j’étais plus naïf que je le pensais à
l’époque. Même si j’avais connu beaucoup d’expériences pour quelqu’un
de mon âge, je n’avais que vingt-quatre ans, et j’avais clairement encore
beaucoup de choses à apprendre. Quand j’ai rejoint SCL, c’était pour aider
l’entreprise à explorer de nouvelles techniques de contre-radicalisation afin
d’aider la Grande-Bretagne, l’Amérique et leurs alliés à se défendre contre
les nouvelles menaces qui émergeaient en ligne. J’ai commencé à me faire à
l’environnement inhabituel de ce milieu professionnel, qui normalise toute
une série de choses qui sembleraient pour le moins étranges à un
observateur béotien. Les opérations d’information, ce n’est pas le métro-
boulot-dodo classique, et toutes les situations et les personnes qu’on y
rencontre sont un peu en dehors des clous. Et si vous vous aventurez à
interroger l’éthique d’un quelconque projet clandestin à l’autre bout du
monde, on se moquera de votre naïveté et de votre ignorance quant à la
manière dont le monde « marche véritablement ».
C’était la première fois que j’avais l’autorisation d’explorer des idées en
étant affranchi de la mesquinerie des politiques internes et des gens qui
repoussent ces idées pour la seule raison qu’elles n’avaient jamais été
essayées. Nix avait beau être un sale connard, il me laissait une grande
liberté d’action pour essayer de nouvelles idées. Après avoir été rejoint par
Kogan, je me retrouvais en permanence entouré de chercheurs de
l’université de Cambridge qui s’extasiaient tous devant le potentiel
révolutionnaire de notre projet pour les champs de la psychologie et de la
sociologie, si bien que j’avais le sentiment d’avoir reçu une mission. Et
comme leurs collègues à Harvard et à Stanford commençaient aussi à
s’intéresser à notre boulot, je me disais que cela confirmait l’idée que nous
étions sur un gros coup. L’institut qu’avait proposé de créer Kogan était
pour moi une véritable source d’inspiration, et je voyais bien comment le
fait de rendre disponibles ces données pour tous les chercheurs de la planète
pouvait contribuer à faire beaucoup progresser divers champs de recherche.
C’est peut-être galvaudé, mais j’avais vraiment la sensation de travailler sur
quelque chose d’important – non pas pour Mercer, ni pour l’entreprise, mais
pour la science. Et je me suis laissé distraire par cette agréable sensation au
point d’en venir à excuser l’inexcusable. Je me suis raconté qu’apprendre
véritablement quelque chose sur les sociétés impliquait bien souvent
d’accepter d’explorer ses recoins les plus obscurs, les plus sombres.
Comment comprendre les biais racistes, l’autoritarisme ou encore la
misogynie sans les explorer ? Ce que je n’ai pas su voir, c’est qu’une
frontière très mince sépare le fait d’explorer quelque chose de celui de le
créer.
Bannon avait pris le contrôle de l’entreprise, et il se révéla un guerrier
culturel ambitieux et étonnamment sophistiqué. Il avait l’impression que la
politique identitaire des Démocrates, avec l’accent qu’elle mettait sur des
segments électoraux ethniques ou raciaux, était moins puissante que celle
des Républicains, qui insistait régulièrement sur le fait que l’identité
américaine se jouait au-delà de la couleur de peau, de la préférence
religieuse ou du genre. Un homme blanc qui vit dans un camping-car ne se
considère pas comme membre d’une classe privilégiée, mais d’autres le
considèrent comme tel parce qu’il est blanc. Chaque esprit est une
multitude. Et le nouveau job de Bannon consistait à comprendre la façon de
cibler les individus en fonction de ces identités multiples.
Je dis à Bannon que la chose la plus frappante que CA avait remarquée
était le nombre d’Américains qui se sentaient au placard – et je ne parle pas
seulement du placard homosexuel, ici. Ce phénomène émergea tout d’abord
au sein des groupes de discussion avant d’être confirmé par des recherches
quantitatives effectuées sur des panels en ligne. Des hommes blancs
hétéros, surtout les plus âgés, avaient grandi avec un ensemble de valeurs
qui leur conféraient certains privilèges sociaux. Ils n’avaient pas à modérer
leur discours en présence de femmes ou de personnes non blanches, parce
que le racisme quotidien et la misogynie faisaient partie intégrante des
normes sociales. Au fur et à mesure que ces dernières évoluèrent en
Amérique, ces privilèges commencèrent à s’éroder, et un grand nombre de
ces hommes virent pour la toute première fois leurs comportements remis
en question. Sur leur lieu de travail, le fait de badiner avec une secrétaire
pouvait dorénavant leur coûter leur poste, et si l’envie leur prenait de parler
de la « racaille » des quartiers africains-américains de la ville, ils se
voyaient à coup sûr ostracisés par leurs pairs. Ces situations étaient
déstabilisantes, mais elles menaçaient aussi directement leur identité
d’« hommes normaux ».
Les hommes qui n’avaient pas l’habitude de modérer leurs impulsions,
leur langage corporel et leur discours commencèrent à souffrir du travail
mental et émotionnel, qu’ils considéraient comme injuste, auquel ils
devaient se livrer pour changer et corriger en permanence la manière dont
ils apparaissaient en public. Ce que je trouvais intéressant, c’étaient les
similitudes entre le discours qui émergeait de ces groupes d’hommes blancs
en colère et les discours d’émancipation émanant de la communauté gay.
Ces hommes commençaient à connaître les souffrances du placard, et
n’aimaient pas avoir l’impression de devoir changer ce qu’ils pensaient être
afin de « passer » dans la société. Même s’il existe de grandes différences
entre la mise au placard des gays et celle des racistes et des misogynes, ces
hommes blancs hétéros vivaient néanmoins une expérience subjective de
l’oppression dans leur propre esprit. Et ils étaient prêts à sortir du placard
pour revenir à une époque où l’Amérique était grande – pour eux.
« Réfléchis-y, dis-je à Bannon, le message du rassemblement du Tea
Party est le même que celui de la Marche des fiertés : Respectez-moi !
Laissez-moi être qui je suis ! » Les conservateurs aigris avaient l’impression
d’avoir perdu le droit d’être de « vrais hommes », parce que les femmes
refusaient dorénavant de fréquenter des hommes se comportant pourtant de
la manière dont ceux-ci se comportent depuis des millénaires. Ils essayaient
de dissimuler leur vrai moi pour satisfaire la société – et ça les foutait
salement en rogne. Dans leur tête, le féminisme avait enfermé les « vrais
hommes » au placard. C’était humiliant, et Bannon savait qu’il n’existe
aucune force aussi puissante qu’un homme humilié. C’était un état d’esprit
qu’il avait hâte d’explorer – et d’exploiter.
La communauté incel, qui venait d’arriver sur le devant de la scène au
moment de la création de Cambridge Analytica, était le genre de groupe
qu’il avait à l’esprit. Les incels, c’est-à-dire les « célibataires
involontaires », étaient des hommes se sentant ignorés et même punis par
une société – et en particulier par les femmes – qui n’accorderait plus de
valeur à l’homme « moyen ». Émanation du Men’s Rights Movement
(Mouvement pour les droits des hommes), la communauté incel avait en
partie été créée par les inégalités économiques de plus en plus grandes
empêchant les jeunes hommes de la génération Y d’accéder au même type
de boulots bien payés que leurs pères. Ce déclassement économique était
associé à des étalons de la norme corporelle de plus en plus inatteignables
pour les hommes, aussi bien sur les médias traditionnels que sur les réseaux
sociaux (sans pour autant bénéficier de la même reconnaissance publique
que les femmes de l’existence d’une pression de genre ou liée à
l’incarnation d’un corps masculin), ainsi qu’à l’importance toujours plus
grande de l’apparence physique dans une arène des rencontres de plus en
plus définie par le fait de swiper à droite ou à gauche après un coup d’œil
d’une demi-seconde à une photo. Et plus les femmes étaient devenues
économiquement indépendantes, plus elles avaient pu devenir sélectives
dans le choix de leurs partenaires. Privés de l’apparence adéquate et d’un
salaire suffisant, les « hommes moyens » se retrouvaient confrontés en
permanence au rejet amoureux.
Certains de ces hommes commencèrent à se rassembler sur des forums
comme 4chan, qui se développa pour devenir un repaire bizarre de mèmes,
de fandoms dédiés à des fantasmes étranges, de culture populaire et de
réactions contre-culturelles d’une jeunesse frustrée dans une société de plus
en plus atomisée. Au début des années 2010, de jeunes hommes résignés à
mener une vie solitaire commencèrent à avoir des discussions nihilistes. Un
nouveau vocabulaire émergea pour décrire la situation : il y avait les bétas
(les hommes « inférieurs »), les alphas (les hommes « supérieurs »), les
vocels (les « célibataires volontaires »), les « MGTOW » (« Men Going
Their Own Way », soit « les hommes suivant leur propre chemin »), les
incels (les « célibataires involontaires », et enfin les robots (les incels
atteints du syndrome d’Asperger).
Indépendamment des privilèges qui leur étaient octroyés en tant
qu’hommes blancs hétéros, il manquait aux membres de ces groupes un
sentiment d’identité, de valeur personnelle et de but, au point qu’ils étaient
prêts à s’accrocher à n’importe quoi pourvu que cela leur procure une
impression d’appartenance et de solidarité. Se définissant eux-mêmes
comme les mâles bétas de la société, de nombreux incels se disent prêts à
prendre la « pilule noire » – embrasser enfin ce qu’ils considèrent comme
des vérités naturelles sur l’attirance sexuelle et romantique. Sur leurs
forums, on trouve typiquement des topics intitulés suicide fuel (« carburant
à suicide »), remplis d’illustrations des rejets qu’ils affrontent dans leur vie
quotidienne et qui renforcent leur sentiment de désespoir et de laideur. Pour
de nombreux incels, ce désespoir et cette colère se sont transformés en une
misogynie extrême.
La doctrine de la « pilule noire » est rigide et déprimante, et stipule que
seule l’apparence physique compte pour les femmes, et que certaines
caractéristiques, dont la race, participent de la hiérarchie de la désirabilité
sexuelle. Les incels partagent des graphiques et des observations indiquant
qu’il existe un avantage inné pour les hommes blancs, dans la mesure où les
femmes de toutes les races acceptent un partenaire blanc, ainsi qu’un fort
désavantage pour les hommes asiatiques. Être gros, pauvre, vieux,
handicapé ou non blanc, c’était appartenir au club peu select des individus
les moins désirés d’Amérique. Les incels non blancs utilisent l’expression
JBW – Just be white (« sois simplement blanc ») – comme une manière
d’expliquer ou d’atténuer ce qu’ils considèrent comme un désavantage
racial inné. Il existe donc dans cette communauté un grand degré de
reconnaissance publique du privilège blanc, mais le discours incel intègre
ce privilège à la supériorité raciale inhérente de l’homme blanc, tout au
moins dans le contexte de la sélection sexuelle.
Sur ces forums sont partagés des blagues et des mèmes à propos de la
manière dont ils résistent à leur condamnation à vie et dont ils vont
organiser une Rébellion ou un Soulèvement des bétas et se battre pour une
redistribution du sexe plus juste pour eux. Derrière cet humour étrange est
tapie la rage accumulée de toute une vie d’exclusion. En parcourant ces
récits de victimisation, je pensais aux réseaux de recrutement djihadiste, qui
racontaient avec le même romantisme naïf des histoires d’hommes
opprimés se libérant des chaînes d’une société superficielle pour devenir les
héros auréolés de gloire de la rébellion. De la même manière, ces incels
étaient attirés d’une manière perverse par l’idée que cette rébellion serait
menée par des « gagnants » de la société, à l’instar d’un Donald Trump ou
d’un Milo Yiannopoulos qui, de leur point de vue déformé, représentaient
l’archétype de ces alphas hyper-compétitifs qui les brutalisaient. Beaucoup
de ces jeunes garçons pleins d’ardeur étaient prêts à mettre la société à feu
et à sang. Bannon avait cherché à leur donner un exutoire avec Breitbart,
mais son ambition ne s’arrêtait pas là. Il voyait dans ces jeunes hommes les
premières recrues de sa future armée insurrectionnelle.
Quand Cambridge Analytica fut lancée, à l’été 2014, l’objectif de
Bannon était de changer la politique en changeant la culture. Il avait pour
armes les données Facebook, les algorithmes et les récits. Tout d’abord,
nous nous concentrâmes sur les groupes de discussion et l’observation
qualitative pour mettre à plat les perceptions d’une population donnée et
apprendre ce qui était important pour les gens – les limites de mandat,
l’« État profond », « assécher le marais », les armes à feu, ou encore l’idée
d’un mur pour empêcher les migrants de gagner les États-Unis sont des
idées qui furent toutes explorées en 2014, plusieurs années avant la
campagne de Trump. Puis nous pûmes commencer à émettre des
hypothèses quant à la manière de faire basculer l’opinion. CA testa ces
hypothèses avec des segments ciblés de panel en ligne et fit des expériences
pour voir si elles accomplissaient ce que l’équipe avait prévu en se fondant
sur les données. Nous avons également récupéré des profils Facebook afin
d’y trouver des motifs nous permettant de mettre sur pied un algorithme de
réseau de neurones capable de faire des prédictions.
Une minorité sélectionnée de personnes fait preuve de caractéristiques
relevant à la fois du narcissisme (un autocentrement extrême), du
machiavélisme (une défense brutale de ses propres intérêts) et de la
psychopathie (un profond détachement émotionnel). Contrairement aux
caractéristiques du Big Five que l’on trouve chez tout le monde à un degré
ou à un autre et qui font partie de la psychologie normale – ouverture,
conscienciosité, extraversion, agréabilité et neuroticisme –, les trois traits
formant cette « sombre triade » sont inadaptés, ce qui signifie que ceux qui
en font preuve sont généralement plus enclins à adopter des comportements
antisociaux, voire à perpétrer des actes criminels. À partir des données que
CA avait collectées, l’équipe fut capable d’identifier des individus qui
possédaient à la fois un score élevé en neuroticisme et les caractéristiques
de la « sombre triade », ainsi que ceux qui étaient davantage sujets à des
impulsions colériques et des pensées conspirationnistes que le citoyen
moyen. Cambridge Analytica les cibla, introduisant des récits via des
groupes Facebook, des publicités, ou des articles dont l’entreprise savait,
grâce à ses tests en interne, qu’ils avaient de grandes probabilités d’attiser la
colère de ce segment très étroit d’individus possédant ces caractéristiques.
CA voulait provoquer les individus, les pousser à s’engager.
Si Cambridge Analytica fit ceci, ce fut en vertu d’une caractéristique très
précise de l’algorithme de Facebook à l’époque. Quand quelqu’un décide de
suivre la page d’une marque grand public comme Walmart ou d’une sitcom
en prime-time, son fil d’actualité change finalement assez peu. Mais si vous
likez un groupe extrémiste, comme les Proud Boys ou l’Incel Liberation
Army, vous êtes identifié comme suffisamment différent de l’utilisateur
moyen pour que le moteur de recommandation choisisse d’accorder la
priorité à certains sujets dans votre fil, et ce, à des fins de
« personnalisation ». Cela signifie que l’algorithme du site commencera à
canaliser des pages et des histoires similaires sur le fil d’actualité de
l’utilisateur – le tout pour augmenter son « engagement ». Pour Facebook,
augmenter l’engagement est la seule mesure qui compte : plus
d’engagement, c’est plus de temps devant l’écran, et donc plus de temps
devant des pubs.
C’est là la face obscure de la plus célèbre mesure de la Silicon Valley,
l’« engagement utilisateur ». En se concentrant autant sur l’augmentation de
l’engagement, les réseaux sociaux ont tendance à parasiter les mécanismes
d’adaptation de notre cerveau. Il se trouve que les contenus les plus
engageants sur les réseaux sociaux sont souvent horribles et construits pour
provoquer la colère. Selon les psychologues évolutionnistes, afin de
survivre, les humains ont développé une attention disproportionnée à
l’égard des menaces potentielles. La raison pour laquelle nous accordons
intellectuellement davantage d’intérêt à un cadavre sanguinolent gisant au
sol qu’au magnifique ciel au-dessus, c’est que le fait de nous intéresser au
premier nous aide à survivre. En d’autres termes, nous avons évolué pour
prêter une attention particulière aux menaces potentielles. Il y a une bonne
raison au fait que vous n’arriviez pas à détourner les yeux de cette vidéo
macabre : vous êtes humain.
Les plateformes de réseaux sociaux utilisent également des designs
destinés à activer des « boucles ludiques » et des « programmes de
renforcement variable » dans notre cerveau. Il s’agit de schémas de
récompenses fréquentes mais irrégulières qui créent de l’anticipation, et
dans lesquels la récompense finale est si imprévisible et flottante qu’elle ne
peut être planifiée. Ces programmes établissent des cycles se renforçant
eux-mêmes d’incertitude, d’anticipation et de feed-back. Le caractère
aléatoire d’une machine à sous empêche le joueur de planifier ou d’élaborer
une stratégie, si bien que la seule manière de gagner consiste à continuer à
jouer. Les récompenses sont conçues pour être suffisamment fréquentes
pour que vous vous réengagiez après une série d’échecs. Dans les jeux
d’argent, un casino gagne de l’argent en fonction du nombre de tours où le
joueur joue. Sur les réseaux sociaux, la plateforme gagne de l’argent en
fonction du nombre de clics qu’accomplit l’utilisateur. C’est la raison pour
laquelle ont été inventés le scrolling infini ou le fil d’actualité – il existe en
réalité très peu de différences entre un utilisateur scrollant sans fin pour
découvrir du nouveau contenu et un joueur tirant encore et encore sur le
bras d’un bandit manchot.
Des chefs toxiques font des entreprises toxiques, et, à cet égard, je pense
que Cambridge Analytica était à l’image du caractère de Nix. En plus du
pied évident qu’il prenait à l’intimidation, Nix possédait le don troublant de
systématiquement trouver l’endroit exact où sa malice allait faire le
maximum de dégâts. Il n’arrêtait pas, par exemple, de m’appeler
« l’infirme » ou « le polio » parce qu’il savait que cela me faisait me sentir
faible et que cela m’encourageait à travailler encore plus dur. J’avais beau
lui en vouloir, quelque chose en moi me poussait à essayer de lui prouver
qu’il se trompait. Ces mauvais traitements permanents avaient une
explication : seule la volonté de rétablir la « vérité » pouvait motiver
quelqu’un à s’élever au niveau des exigences de Nix. Il avait également une
passion pour le fait de rabaisser ses employés, et aimait traverser le bureau
comme une tornade en colère, tout en proférant des bordées d’insultes.
En une occasion, nous crûmes qu’il allait blesser quelqu’un. Je n’arrive
même pas à me rappeler ce qui l’avait fait sortir de ses gonds cette fois-là,
mais il avait pété un plomb et avait commencé à balancer tout ce qui se
trouvait sur le bureau du stagiaire. Nix hurlait, penché si près du visage du
stagiaire que nous pouvions voir ses postillons consteller les joues de sa
victime. Tadas Jucikas, le plus costaud d’entre nous, se leva et s’approcha
de Nix. « Alexander, je crois que tu as besoin d’un verre, dit-il. Et si on
allait s’en jeter un au club ? » Après le départ de Nix, le stagiaire resta assis,
le souffle laborieux, jusqu’à ce qu’un collègue lui suggère de prendre sa
journée. Nous avons nettoyé tout le bordel qu’avait foutu Nix avant qu’il ne
rentre d’excellente humeur, comme si rien ne s’était passé.
Parfois, il accusait sa victime après s’être emporté. « Tu me fais toujours
crier », disait-il, comme s’il ne contrôlait pas sa propre voix. Ce qui me
perturbait le plus, c’est quand il niait avoir eu une crise de colère alors que,
de mon côté, j’avais encore les jambes qui flageolaient. Il y a quelque chose
d’assez puissant dans le fait de s’entendre dire platement que la chose qui
vous a bouleversé n’est en réalité jamais arrivée ; vous finissez même par
vous demander si vous ne l’avez pas imaginée, si vous n’êtes pas en train de
devenir fou. « Grandis un peu, et tanne-toi le cuir, disait Nix. Je ne peux pas
te faire confiance si tu passes ton temps à chouiner sous prétexte que,
d’après toi, je me suis mis en colère. »
Il se produisit un clash qui eut des conséquences à la fois à long terme et
à court terme. Quand Cambridge Analytica fut officiellement créée, j’ai
continué à refuser de signer mon contrat. Signer signifiait avoir des parts
dans la boîte, mais, en même temps, j’étais un peu réticent à l’idée de
m’engager sur le long terme avec CA. Une petite voix dans ma tête me
répétait de ne pas le faire.
Ce délai rendit Nix furieux. Il finit par craquer, et m’enferma dans une
pièce où il entreprit de me pourrir en me hurlant dessus. N’obtenant pas le
résultat escompté, il balança contre le mur la chaise qui était à côté de moi.
Dès qu’il ouvrit la porte, je m’enfuis et ne remis pas les pieds au bureau
pendant deux semaines. Nous savions tous deux qu’il avait plus besoin de
moi que moi de lui, parce que j’étais la seule personne capable de construire
ce qu’il avait promis aux Mercer. Mais il était trop buté et trop orgueilleux
pour s’excuser, et, au bout d’un moment, il envoya Jucikas me faire des
excuses à sa place. Je revins en traînant les pieds, refusant toujours de
signer le contrat.
La liste des clients de CA grossit jusqu’à devenir une sorte de Who’s who
de la droite américaine. Les campagnes de Trump et de Cruz pour les
primaires républicaines rapportèrent chacune plus de 5 millions de dollars.
CA fut embauché pour les campagnes sénatoriales de Roy Blunt, dans le
Missouri, et de Tom Cotton, dans l’Arkansas. Et puis il y avait le pari
éternellement perdu d’Art Robinson, le Républicain de l’Oregon qui
collectionnait les orgues d’église, et, accessoirement, la pisse. À l’automne
2014, Jeb Bush nous rendit visite au bureau. Malgré les millions que nous
avaient confiés les Mercer, Nix n’avait jamais cherché à comprendre la
politique américaine, si bien qu’il demanda à Gettleson de l’accompagner.
Bush, qui était venu seul, commença par dire à Nix que s’il décidait d’être
candidat à la présidentielle, il voulait être capable de le faire à ses propres
conditions, sans avoir à « courtiser les barjos » de son parti.
« Bien évidemment, bien évidemment », répondit Nix, annonçant du
même coup son intention de pipeauter toute la suite du rendez-vous. Après
cet entretien, il se montra si excité par la possibilité de signer un autre gros
client américain qu’il insista pour appeler immédiatement les Mercer et leur
annoncer la bonne nouvelle – il avait apparemment oublié que les Mercer
lui avaient répété d’innombrables fois qu’ils soutenaient Ted Cruz dans la
course à l’investiture républicaine. Nix mit Rebekah Mercer sur haut-
parleur pour que tout le monde puisse entendre combien elle serait réjouie
par cette bonne nouvelle.
« Jeb Bush vient de quitter nos bureaux. Il aimerait travailler avec nous.
Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ? » demanda-t-il fièrement. Après un
silence, Rebekah répondit froidement : « Eh bien j’espère seulement que
vous lui avez clairement fait comprendre que cela n’arriverait jamais. » Puis
elle raccrocha. C’était violent.
Et ce n’étaient pas seulement les potentiels prétendants à la présidence
qui venaient demander de l’aide à CA. Pour le leader évangélique Ralph
Reed, Nix organisa un déjeuner dans la grande salle à manger de l’Oxford
and Cambridge Club, sur Pall Mall. Reed passa deux heures à expliquer ses
objectifs et à souligner la manière dont CA pouvait contribuer à réinstiller
de la moralité dans une Amérique qui se déchirait sur la question du
mariage entre personnes du même sexe et d’autres problèmes culturels du
même tonneau. Nix quitta ce rendez-vous un peu bourré. De retour au
bureau, il annonça avec sa finesse et sa discrétion habituelles : « Et bah, ça
c’est une fiotte au placard ou bien je ne m’y connais pas ! »
Pendant la plus grande partie du temps que j’ai passé à SCL et à
Cambridge Analytica, rien de ce que nous faisions ne me semblait réel, en
partie peut-être parce qu’un grand nombre des personnages que j’y croisais
semblaient tout droit sortis d’un dessin animé. Il s’agissait davantage à mes
yeux d’une aventure intellectuelle, comme quand on joue à un jeu vidéo qui
augmente progressivement en difficulté. Qu’est-ce qu’il se passe si je fais
ça ? Est-ce que je peux faire passer ce personnage de bleu à rouge, ou de
rouge à bleu1 ? Assis dans un bureau, les yeux rivés à l’écran, c’est facile
de s’égarer sans s’en apercevoir dans un lieu très sombre, et de perdre
complètement de vue ce dans quoi l’on est réellement impliqué.
Il est tout de même arrivé un moment où je ne pouvais plus ignorer ce
qu’il se passait sous mon nez. Des Comités d’action politique (PAC)
étranges ont commencé à se manifester. Le super PAC du futur conseiller à
la sécurité nationale, John Bolton, paya Cambridge Analytica plus d’un
million de dollars pour explorer les différentes façons d’augmenter le
militarisme chez les jeunes Américains. Bolton s’inquiétait du fait que les
millenials appartenaient à une génération « moralement faible » qui n’était
pas prête à partir en guerre contre l’Iran ou n’importe quel autre pays
appartenant à l’« axe du mal ».
Nix voulut que nous commencions à utiliser des pseudonymes pour nos
recherches de clients aux États-Unis et à déclarer que les recherches étaient
menées par l’université de Cambridge. J’essayai de mettre à tout cela un
terme en envoyant un email à l’équipe : « Vous ne pouvez pas mentir aux
gens », écrivis-je, avant de citer les potentielles conséquences juridiques
que pouvait avoir cette nouvelle pratique. Mon avertissement fut purement
et simplement ignoré.
À ce stade, j’avais de plus en plus l’impression de faire partie de quelque
chose que je ne comprenais pas et ne pouvais pas contrôler, quelque chose
qui, à la base, était profondément corrompu. Mais je me sentais également
perdu, pris au piège. J’ai commencé à sortir et à faire la bringue toute la
nuit, dans des clubs ou des raves. Il m’arriva plus d’une fois de quitter le
bureau le soir, de sortir toute la nuit et de revenir travailler sans avoir dormi.
Mes amis à Londres remarquèrent que quelque chose n’allait pas chez moi.
Gettleson finit par me dire : « T’as pas l’air bien, Chris. Ça va ? » Ça
n’allait pas. J’étais déprimé. Il y avait des jours où j’avais envie de gueuler
à mon tour sur Nix, mais quelque chose m’en empêchait. Alors je sortais,
parfois seul, et la musique forte et le contact permanent des autres corps
dansant me donnaient l’impression que j’étais encore là, que tout ça n’était
pas un rêve. Et puis, quand la musique est suffisamment forte, vous pouvez
crier tout votre soûl, personne ne s’en aperçoit.
nazie des années 1930, qui montraient des hordes de Juifs envahir l’Europe.
Alors que j’étais assis, au Canada, à contempler la tragédie en cours, je
me suis dit que Vote Leave n’était pas la même chose que Leave.EU,
puisque tant de mes amis y travaillaient. C’est la campagne de Farage qui
est raciste et emploie Cambridge Analytica, pensai-je alors. Vote Leave ne
se laisserait jamais aller à ce genre de rhétorique. J’avais tort.
Arrivé aux dernières semaines de la campagne, Vote Leave avait dépensé
la quasi-totalité des 7 millions de livres qui lui avaient été alloués. La loi
britannique lui interdisait d’accepter toute somme supplémentaire ou de
collaborer avec un autre groupe de campagne, mais Cummings avait envie
de continuer à dépenser et chercha donc une voie de traverse. AIQ avait
reçu l’enveloppe de Vote Leave consacrée à la publicité, et Cummings avait
été extrêmement impressionné par la puissance des capacités de ciblage
numérique d’AIQ. Cette dernière était en mesure de cibler, engager et
mettre en rage des électeurs spécifiques. De nombreuses cibles d’AIQ ne
votaient que très irrégulièrement, ce qui signifiait que, même si dans les
sondages le camp Remain était donné vainqueur, AIQ était parvenu à
toucher de nouvelles niches électorales par ailleurs systématiquement
exclues par les campagnes traditionnelles et par les instituts de sondage.
Mais AIQ avait compris que, si elle voulait surfer sur cette vague, elle avait
besoin de davantage d’argent que ce que Vote Leave était légalement
autorisé à dépenser – et elle en avait besoin vite. L’on s’intéressa alors au
projet BeLeave. Jusque-là, BeLeave avait été une opération intégralement
organique gérée par deux stagiaires dans les locaux de Vote Leave. Aucune
publicité n’avait été achetée, et tout le contenu créatif était développé par
Sanni et Grimes pendant leur temps libre. Vote Leave leur donnait des
conseils et un peu d’argent de poche, mais jamais plus de cent balles par-ci,
cent balles par-là.
À peu près à cette époque, Parkinson commença à inviter Sanni à dormir
chez lui quand il sortait trop tard du bureau, car Sanni vivait à Birmingham.
Ils entamèrent une relation. Pour Sanni, qui avait vingt-deux ans et n’avait
pas encore fait son coming out auprès de sa famille, tout cela était très
perturbant. Il ne savait pas comment gérer cette nouvelle intimité partagée
avec son patron. Il n’en revenait pas de recevoir tant d’attentions de la part
d’un conseiller politique chevronné ayant travaillé aux plus hauts échelons
du gouvernement britannique. Parkinson lui répétait à quel point il était
satisfait de son travail, expliquant que s’il continuait comme ça, il y aurait
peut-être bien une carrière au bout… Sanni accepta de garder leur relation
secrète.
Les électeurs commençaient également à remarquer le travail de
BeLeave. Certains des contenus créés par Sanni et Grimes devinrent viraux
et surpassèrent même les pubs payées par Vote Leave. Les schémas de
BeLeave se concentraient sur des questions progressistes, comme celle de la
« taxe tampon », soutenant que si les Britanniques sortaient de l’UE, ils
n’auraient plus besoin de l’accord de vingt-sept autres États membres pour
se débarrasser de cette taxe honteusement misogyne. Le marché semblait
assez mûr pour que BeLeave impose sa marque d’euroscepticisme
progressiste, woke et branché justice sociale. Plusieurs semaines avant le
référendum du 23 juin, Cleo Watson, qui était à la tête des équipes de
proximité de Vote Leave, organisa un rendez-vous entre Sanni et Grimes et
un potentiel donateur. Les deux stagiaires rencontrèrent ce dernier au
quartier général de Vote Leave et firent une proposition soulignant
l’efficacité de leurs posts – leur engagement organique dépassait parfois
l’impact des pubs payées par Vote Leave.
The Apprentice
« Je ne vais pas mentir, il s’agit clairement de l’une des affaires les plus
étranges qu’il m’ait été donné de traiter », me dit mon avocat, alors que
nous étions assis dans son cabinet en train d’étudier la lettre précontentieuse
que m’avait envoyée en juin 2015 Cambridge Analytica et qui prétendait, à
tort, que j’essayais de créer une entreprise concurrente pour aider la
campagne présidentielle encore balbutiante de Trump. Donald Trump était
apparu dans ma vie quelques mois auparavant, au printemps 2015, quand
Mark Block m’avait appelé pour me faire une proposition rafraîchissante,
dans la mesure où elle était à mille lieues du travail que j’avais effectué
pour Cambridge Analytica. Comme Block me l’expliqua alors, la Trump
Organization avait besoin d’aide pour effectuer des études de marché, aussi
bien pour l’émission de téléréalité de Trump, The Apprentice, que pour ses
casinos. Block avait également appelé Jucikas et Gettleson, qui étaient
encore à Londres. Nous avons discuté tous les trois, et nous sommes tombés
d’accord pour rencontrer les cadres de Trump.
Lors de ces discussions avec la Trump Organization, nous avons appris
que le public appréciait de moins en moins The Apprentice et que la
fréquentation des casinos et des hôtels de Trump était en baisse. Avec
l’essor des jeux d’argent en ligne, conjugué à leur dépendance totale à
l’image publique de millionnaire sexy et futé qui avait jusqu’ici collé à
Donald Trump, son équipe commençait à se rendre compte que le système
dépassé des casinos et une célébrité de seconde zone, vieillissante et aux
cheveux teints en orange, ne correspondaient pas exactement au « sexy and
fun » qui permettrait d’attirer de nouveaux clients. La marque Trump était
en crise, et l’entreprise devait absolument comprendre comment la relancer.
Le projet était terriblement mal défini, au point que c’en était frustrant :
les cadres ne savaient même pas si ni comment nous pouvions les aider, et
je commençais à me demander s’ils n’étaient pas, en vérité, en quête de
conseils gratuits. Quand ils nous proposèrent un rendez-vous à peu près un
mois plus tard, je refusai, content de laisser Jucikas et Gettleson s’y rendre
en mon nom. La rencontre eut lieu dans l’un des restaurants de la Trump
Tower, et la conversation démarra dans le même flou artistique qu’à la fin
du dernier call. Pouvions-nous utiliser les données pour redorer l’image de
Trump et de ses produits ? Pour donner un second souffle à la marque ? Et
si oui, qui seraient, à notre avis, les cibles d’un tel projet ?
Quand Gettleson m’appela pour me raconter comment cela s’était passé,
il n’arrivait pas à s’empêcher de rire. « Tu vas pas y croire, me dit-il, Trump
a l’intention de se porter candidat à l’élection présidentielle ! » Corey
Lewandowski participait également à la réunion. Il s’était présenté aux gars
comme le directeur de campagne de Trump et avait assuré à Gettleson et
Jucikas que Trump était on ne peut plus sérieux quand il parlait de son
ambition présidentielle. Il nous invita à participer à la campagne – une offre
qui ne m’intéressait ni de près ni de loin, pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, il s’agissait d’une campagne politique, et j’avais quitté Cambridge
Analytica ainsi que Londres principalement pour abandonner la politique.
Ensuite, Trump semblait un personnage complètement ridicule et je voyais
mal comment imaginer pire candidat. Enfin, il porterait les couleurs des
Républicains, et j’en avais personnellement terminé de faire le sale boulot
des hommes politiques de droite. C’était une chose d’explorer les
différentes façons d’augmenter les évaluations d’une émission de
téléréalité, et clairement une autre d’aider un Républicain à se faire élire
président des États-Unis. Gettleson était d’accord avec moi, Jucikas un peu
moins – il allait sous peu faire du conseil pour les campagnes
républicaines –, mais nous partîmes du principe que nos aventures
trumpesques s’arrêtaient là.
Quelques semaines plus tard, le 5 juin 2015, nous apprîmes que
Cambridge Analytica nous attaquait tous les trois en justice, prétendant que
nous avions violé la clause de non-sollicitation stipulée dans notre accord
de confidentialité. Nous avions, selon les termes motivant l’action en
justice, sollicité l’un des clients de Cambridge Analytica, Donald Trump.
Les lettres qui nous informaient de l’action en justice nous donnaient deux
semaines pour y répondre, si bien que même si l’affaire était clairement
bidon, je décidai de recourir aux services d’un cabinet d’avocat pour en
terminer le plus vite possible. Lors de notre première réunion, mes avocats
furent perplexes. Imaginez combien la conversation devait être bizarre, bien
avant que les noms de Cambridge Analytica et de Steve Bannon ne
deviennent des noms connus de tous : « Donc, bon, il y a cette entreprise
spécialisée dans la guerre psychologique, leur dis-je. Et elle s’est fait
racheter par un milliardaire américain aux États-Unis. Et après que j’ai
quitté l’entreprise, j’ai été invité à discuter avec Donald Trump – le gars de
The Apprentice, vous voyez ? Apparemment, il veut essayer de devenir
président des États-Unis. Or, il se trouve qu’il fait partie de leur clientèle,
mais en secret. Donc bon, maintenant, ils me font un procès… »
À ce moment-là, Cambridge Analytica s’était propagée comme un virus
dans le Parti républicain, conseillant les gros candidats dans les courses
pour la Chambre des représentants ou le Sénat, et pilotant des projets
destinés à étudier les phénomènes culturels, comme le militarisme dans la
jeunesse américaine, au nom des intérêts de la droite. À première vue,
Cambridge Analytica s’en sortait remarquablement bien. Mais dans les
coulisses, l’entreprise baisait bien profond le Parti républicain en général –
et les Mercer en particulier. Pour moi, la vraie information dans l’action en
justice qu’intentait Cambridge Analytica, c’est que cette dernière avait
secrètement Trump pour client alors que, dans le même temps, elle
travaillait pour le candidat à la présidentielle préféré des Mercer, Ted Cruz.
Non seulement Bannon avait en vérité un agenda politique différent de celui
des Mercer, mais il n’avait, en outre, aucune intention de soutenir Cruz,
qu’il méprisait profondément.
Après que j’eus expliqué aux avocats que je ne travaillais même pas pour
Trump, ils me répondirent grosso modo : « OK, ne vous inquiétez pas. Les
entreprises passent leur temps à envoyer ce genre de lettres qui servent le
plus souvent d’avertissement, et généralement elles sont absolument sans
conséquence. C’est peut-être lié à une quelconque inquiétude de leur
directeur. En tout cas, ne vous inquiétez pas, on s’en charge. »
Mais ça allait me coûter cher. Cambridge Analytica n’avait laissé aucune
ambiguïté quant au fait qu’elle n’avait pas l’intention d’arrêter de me
harceler, et de m’arracher aussi bien de l’argent que la paix de l’âme, tant
que je n’abandonnerais pas. J’ai proposé de signer un document dans lequel
je m’engageais à ne plus jamais travailler pour un Républicain, Mais ce
n’est pas ce que désirait Cambridge Analytica. Ils voulaient que je promette
de ne plus jamais travailler sur des données, ce qui était de toute évidence
impossible. Les échanges de courriers recommandés durèrent plusieurs
mois. La situation devenait dans son ensemble de plus en plus bizarre. Au
cours de ce conflit juridique, j’appris que, après que Gettleson et moi eûmes
quitté l’entreprise, CA avait inventé deux employés imaginaires – « Chris
Young » et « Mark Nettles » – qu’ils avaient continué à utiliser sur leur site
et avec leurs clients. J’ai fini par accepter un « acte de confiance » (Deed of
Confidence), en gros une sorte de super accord de confidentialité en vertu
duquel je m’engageais à ne jamais parler de ce que j’avais vu et fait chez
Cambridge Analytica. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais c’était là
la première chausse-trape qui m’attendait en tant que lanceur d’alerte.
Coming out
Oui, Nix proposait bien, au milieu de notre coup monté, de faire un coup
monté. Je savourais la douce ironie de la scène en regardant la vidéo avec
Allen et l’équipe de Channel 4. Et puis Nix en rajouta une couche :
[…] envoyer des filles à la maison du candidat. Nous avons l’habitude de ce genre de
choses. […] Nous pourrions emmener des Ukrainiennes en vacances au Sri Lanka, enfin vous
voyez ce que je veux dire. […] Elles sont très belles. Je trouve que ça marche très bien. […]
Je vous donne juste des exemples de ce que nous pouvons faire, et de ce que nous avons
l’habitude de faire. […] Je veux dire, ça peut avoir l’air horrible à dire, comme ça, mais ces
choses n’ont pas nécessairement besoin d’être vraies, tant que les gens y croient
suffisamment.
Les différentes parties tombèrent enfin d’accord sur le fait que les articles
papier et l’enquête télévisuelle lui correspondant seraient diffusés pendant
les deux dernières semaines de mars 2018. Quelques semaines avant la
publication, je rencontrai Damian Collins, le président de la Commission
parlementaire du sport, des médias, de la culture et du numérique (DCMS),
dans son bureau de Portcullis House, un immeuble moderne aux parois
de verre appartenant au domaine parlementaire. Collins avait ouvert une
enquête officielle sur la désinformation sur les réseaux sociaux, et plusieurs
membres du Parlement et présidents de Commissions m’avaient
recommandé de m’entretenir avec lui. Collins était extrêmement courtois et
poli, et parlait avec ce charme BCBG qui semble caractériser certains
Tories. Il m’impressionna tout de suite. Il était bien plus conscient de ce
qu’était Cambridge Analytica que tous les membres du Parlement que
j’avais rencontrés avant lui, et il avait d’ailleurs appelé Nix à témoigner
quelques mois auparavant. Nix avait alors nié devant la Commission – tout
était enregistré – que Cambridge Analytica utilisât des données Facebook.
Je dis à Collins que c’était faux et que Nix avait menti à la Commission –
ce qui était une infraction relativement grave, dans la mesure où cela
pouvait être potentiellement considéré comme un outrage au Parlement. Je
branchai l’un des disques durs conservés dans le coffre de Carmichael sur
mon ordinateur portable et tournai l’écran vers Collins, pour lui montrer un
contrat d’acquisition de données Facebook signé et paraphé par Kogan et
Nix. Nous passâmes plusieurs heures à éplucher les documents internes de
CA qui établissaient que l’entreprise avait utilisé des données Facebook et
avait eu des relations avec des entreprises russes, et je lui montrai quelques
exemples des horribles vidéos de propagande disséminées par CA dans
lesquelles on pouvait voir des gens se faire assassiner. Après que Collins et
des employés de la Commission eurent identifié les documents dont ils
avaient besoin, j’en fis une copie sur un autre disque dur que je donnai à
Collins. Nous tombâmes d’accord sur le fait que, deux semaines après la
date de publication programmée, il m’appellerait à témoigner publiquement
dans le cadre de son enquête. À partir de ce jour-là, il devait lâcher les
chevaux et, par le biais de la commission, déverser l’ensemble des
documents que je lui avais confiés.
Dans le même temps, j’avais mis au courant l’Information
Commissioner’s Office (ICO) – l’agence gouvernementale qui enquêtait sur
les crimes liés aux données – que nous étions en train de rassembler des
preuves à propos des activités illégales de Cambridge Analytica. Après que
la commissaire Elizabeth Denham eut regardé la vidéo de Channel 4, je lui
expliquai que CA poursuivait ces activités et continuait de proposer à ses
clients potentiels de commettre des crimes en leur nom. L’ICO nous
demanda d’attendre un peu avant de publier notre histoire, car ils voulaient
effectuer une descente avant que toute l’affaire ne devienne publique. Ils ne
voulaient pas laisser à CA la moindre chance de faire disparaître des
preuves. Je leur fournis toutes celles dont je disposais, dont des copies des
fichiers des cadres de CA, des documents concernant des projets, des
échanges internes d’emails, pièces qui furent ensuite transmises à la
National Crime Agency, l’équivalent britannique du FBI. Il fallait que
j’organise les preuves, dans la mesure où tout ça était tout de même assez
compliqué, afin que l’ICO puisse émettre les mandats adéquats pour sa
descente. Tamsin et moi préparions également des déclarations de témoins
ainsi qu’un long mémo, destiné cette fois à la Commission électorale, à
propos des crimes commis par la campagne Leave. Nous dormions à peine
– nous travaillions sur des documents juridiques, donnions des conseils aux
forces de l’ordre, et gérions les journalistes. Ce fut une période épuisante,
mais, un jour, tout fut enfin prêt.
À peu près une semaine avant la publication, le Guardian envoya une
proposition de droit de réponse aux individus et aux entreprises cités dans
l’article. Ce genre de lettre, relevant de la tradition journalistique
britannique, est destiné à donner une chance aux individus de répondre à
des allégations avant que l’article ne les contenant ne soit publié. Le
14 mars, je reçus une lettre des avocats de Facebook exigeant que je leur
remette tous mes appareils électroniques pour qu’ils soient inspectés ; ils
citaient la loi sur les abus et la fraude
informatique, ainsi que le Code pénal de Californie, pour m’intimider en
brandissant ma prétendue responsabilité pénale. Le 17 mars, le jour
précédant la publication, Facebook menaça d’attaquer en justice le
Guardian s’il publiait les articles, insistant sur le fait qu’il n’y avait jamais
eu la moindre violation de données. Quand l’entreprise se rendit compte
que la publication était inévitable, dans une tentative un peu désespérée de
prendre les devants et de brouiller les pistes, elle annonça qu’elle nous
bannissait à vie, moi, Kogan et Cambridge Analytica, et nous interdisait à
tout jamais d’utiliser sa plateforme. Le Guardian et le New York Times
étaient furieux à l’idée que Facebook utilise le temps d’avance qui lui avait
été alloué de bonne foi pour essayer de saper la crédibilité de l’histoire avec
son annonce.
Le 17 mars, les équipes du Guardian et du New York Times travaillèrent
toute la nuit en vue de la publication. La une du New York Times annonçait :
« Comment les consultants de Trump ont exploité les données Facebook de
millions de personnes. » La rédaction du Guardian avait choisi un angle
d’attaque encore plus dramatique : « “J’ai construit les armes de la guerre
psychologique de Steve Bannon” : À la rencontre du lanceur d’alerte de la
guerre des données. » Les articles devinrent immédiatement viraux et, la
même nuit, Channel 4 commença à diffuser sa série de reportages, y
compris le coup monté dévastateur montrant le vrai visage de Nix. La
chaîne retransmit également un entretien avec la candidate démocrate qui
avait perdu les élections présidentielles en 2016, Hillary Clinton, qui
trouvait « très perturbantes » les allégations dont faisait l’objet Cambridge
Analytica. Au cours de cet entretien, elle déclara : « Quand vous vous
retrouvez face à un effort de propagande massive pour empêcher les gens
d’avoir les idées claires, parce qu’ils sont inondés d’informations fausses et
[…] que chaque moteur de recherche, chaque site que ces personnes
consultent répète ces mêmes inventions, alors oui, cela affecte la manière de
penser des électeurs. » L’article de Cadwalladr fit un carton. Deux autres
journalistes du Guardian, Emma Graham-Harrison et Sarah Donaldson,
écrivirent des articles pour expliquer comment tout cela était lié. Leur
brillant storytelling rencontra clairement un lectorat peu familier des
nouvelles technologies, ce qui provoqua un énorme ramdam sur les réseaux
sociaux (à part bien sûr sur Facebook, qui préféra promouvoir son propre
communiqué de presse dans sa section « trending news stories »). Le
dossier du New York Times se concentra sur la violation des données
Facebook, l’identifiant comme « l’une des plus grandes fuites de données
de l’histoire de ce réseau social ». Les reporters Matthew Rosenberg et
Nicholas Confessore, dans un article cosigné par Cadwalladr, expliquaient
les liens unissant Bannon, Mercer et Cambridge Analytica, et éclairaient la
manière dont ils s’étaient servis des données Facebook pour propulser
Trump au poste suprême.
À Londres, les autorités britanniques enquêtaient déjà depuis des mois
sur Cambridge Analytica et Facebook, car je leur avais confié mes preuves
avant que l’affaire ne soit rendue publique. Mais, pendant que l’Information
Commissioner’s Office (ICO) du Royaume-Uni suivait la procédure pour
obtenir un mandat des cours de justice, afin de pouvoir faire une
perquisition dans les locaux de Cambridge Analytica et y saisir des preuves,
Facebook avait déjà, de son côté, engagé une « société d’investigation
numérique légale » pour examiner les serveurs de Cambridge Analytica,
société qui arriva donc au QG de Cambridge Analytica bien avant les
autorités. En effet, si l’ICO devait obligatoirement avoir un mandat pour y
pénétrer, ce n’était pas le cas de Facebook, car CA l’avait tout simplement
invité à faire son enquête. Quand Facebook découvrit que l’affaire était sur
le point de devenir publique, elle contacta Cambridge Analytica, qui
accepta de lui donner accès à ses serveurs et à ses ordinateurs. Pendant ce
temps-là, l’ICO rongeait son frein dans l’attente de son mandat. Quand
l’ICO apprit par la bande que Facebook avait eu accès aux QG de CA, ils
furent furieux. Ils n’avaient encore jamais vu d’entreprise agir avec une
telle absence de vergogne pour mettre la main sur des preuves qui allaient
sous peu faire l’objet d’un mandat de perquisition. Ce qui aggravait encore
la situation, c’était que Facebook était loin d’être simplement spectateur
dans toute cette histoire – les données Facebook étaient également visées
par l’enquête, et l’entreprise s’était rendue sur ce qui était potentiellement
une scène de crime pour y manipuler des preuves impliquant
potentiellement sa propre responsabilité légale. L’ICO envoya des agents
sur place, escortés par la police. Dans la nuit eut lieu une scène digne d’un
film hollywoodien entre les agents de l’ICO, la police britannique et les
« enquêteurs légaux » de Facebook. Ces derniers reçurent l’ordre de tout
laisser en plan et de quitter immédiatement les bureaux de Cambridge
Analytica, ce qu’ils acceptèrent de faire. Elizabeth Denham, la commissaire
à l’Information du Royaume-Uni, était si révoltée par les manigances de
Facebook qu’elle fit l’une de ses rares apparitions télévisées au J.T., le
lendemain, au cours de laquelle elle déclara que les actions de Facebook
« pouvaient potentiellement compromettre une enquête réglementaire ».
Des deux côtés de l’Atlantique, les réactions furent immédiates et
explosives. Je fus convoqué par la commission d’enquête parlementaire sur
« les fake news et la désinformation ». Ce fut là la première de mes
nombreuses audiences, publiques et privées, qui concernèrent aussi bien le
recours de Cambridge Analytica à des hackers ou à la corruption que la
violation des données Facebook ou les opérations de renseignement russes.
Mark D’Arcy, le correspondant de la BBC au Parlement qui couvrit ces
audiences, déclara : « Je crois que l’audition de Chris Wylie [par la
Commission parlementaire du sport, des médias, de la culture et du
numérique] est, et de loin, la chose la plus ahurissante que j’aie jamais vue
au Parlement. »
À Washington, la Federal Trade Commission et la Securities and
Exchange Commission lancèrent leur propre enquête, et les législateurs des
États-Unis et du Royaume Uni appelèrent le PDG de Facebook, Mark
Zuckerberg, à venir témoigner sous serment. Le Département de la Justice
et le FBI vinrent me rencontrer en personne en Angleterre, sur une base de
la Royal Navy, quelques semaines après que l’affaire fut devenue publique,
dans un bâtiment mis à la disposition de la NCA (National Crime Agency).
L’action de Facebook avait beau dégringoler, Zuckerberg restait aux
abonnés absents. Il se manifesta finalement le 21 mars, via un post
Facebook dans lequel il déclarait « travailler pour comprendre ce qu’il
s’était exactement passé », et qu’« il y avait une rupture de confiance
[breach of trust] entre Kogan, Cambridge Analytica et Facebook ». Le
hashtag #DeleteFacebook devint une tendance sur Twitter, et Elon Musk
jeta de l’huile sur le feu en tweetant qu’il avait supprimé les pages
Facebook de SpaceX et Tesla. Tandis que je me préparais à témoigner
publiquement, j’écoutais Cardi B, la rappeuse américaine qui avait sorti son
disque quelques semaines après que l’affaire n’éclate. Pure coïncidence,
l’album s’intitulait Invasion of Privacy (« Violation de la vie privée »), et
devint rapidement un mème sur les réseaux sociaux, avec le visage de Mark
Zuckerberg à la place de celui de Cardi B sur la pochette de l’album,
désormais certifié platine. L’affaire semblait de plus en plus résonner avec
l’air du temps, et des individus qui étaient depuis longtemps mal à l’aise
avec ce que faisait Facebook voyaient désormais leurs pires craintes se
confirmer sur la place publique. Au beau milieu de ce cauchemar de
communicant, Zuckerberg décida d’acheter des espaces publicitaires dans
les principaux journaux pour y publier une lettre d’excuses, et ce, seulement
quelques semaines après que Facebook eut menacé d’attaquer le Guardian
en justice pour museler le journal. La lettre eut bien peu d’effet. Deux
semaines plus tard, Zuckerberg était sur le gril, interrogé par des membres
importants du Congrès des États-Unis.
En Grande-Bretagne, tout n’avait pas encore été dévoilé : il s’agissait,
maintenant, de parler du Brexit. Tandis que l’affaire éclatait aux États-Unis,
une nouvelle salve de propositions de droit de réponse fut envoyée à ceux
qui avaient été impliqués dans Vote Leave, parmi lesquels Dom Cummings
et Stephen Parkinson. Ce fut seulement quand Sanni déboula le soir même
dans notre cabinet d’avocat, après avoir reçu une avalanche de coups de fil
d’anciens membres de Vote Leave, que nous comprîmes comment
Parkinson avait riposté : de la manière la plus dégueulasse que l’on puisse
imaginer. À l’époque, Parkinson occupait le poste de conseiller spécial de la
Première ministre Theresa May et, le jour précédant la publication de
l’article du Guardian, le service de presse de Downing Street fit une
déclaration officielle que nous ne découvrîmes que lorsque le New York
Times nous demanda de la commenter. Dans cette déclaration, Parkinson
révélait sa relation avec Sanni et mettait les accusations de ce dernier sur le
dos de la rancœur qui avait suivi leur rupture. Sanni est pakistanais et
musulman, et n’avait pas encore annoncé à sa famille qu’il était gay, entre
autres parce qu’une telle révélation aurait fait courir un danger physique à
ses proches restés au Pakistan, ce que Parkinson ne savait que trop bien.
Malgré cela, il décida de l’outer dans les médias et de laisser son ancien
stagiaire gérer tout seul les conséquences désastreuses de cette annonce. Ce
fut la première fois, du moins dans l’histoire récente, que le service de
presse du Premier ministre outait publiquement quelqu’un en guise de
représailles. Quand Sanni entendit parler de la déclaration, il regarda
chaque personne présente dans les yeux, solennellement, avant de se
rasseoir. Allen et Cadawlladr finirent par convaincre Cummings de retirer
un post de blog qu’il avait écrit en réaction à l’affaire, mais il était trop tard,
le mal était fait. Parkinson était parvenu à ses fins.
Les révélations sur Vote Leave étaient en concurrence avec la une de
l’édition dominicale du Daily Mail : « Le conseiller de la Première ministre
victime d’une vengeance sexuelle dénonçant un complot financier pro-
Brexit. » Continuant à diffamer la population LGBTQ, la presse
conservatrice britannique avait donc réussi à réduire Sanni et ses preuves de
la plus grande infraction à la loi sur le financement des campagnes de
l’histoire du Royaume-Uni à une simple « vengeance sexuelle ».
Aujourd’hui encore, la famille de Sanni, à Karachi, doit prendre des
mesures spéciales pour assurer sa sécurité, en raison des menaces et des
violences dont les personnes LGBTQ et leur famille font l’objet au
Pakistan. La vie de Sanni et celle de ses proches ont été bouleversées. Je
n’oublierai jamais l’image de Sanni assis, seul, dans le cabinet d’Allen à
minuit et demi, appelant sa mère pour lui dire que, oui, il était bien gay. Son
courage et les conséquences de sa décision de lancer l’alerte ne furent
jamais aussi forts qu’à ce moment-là. Les jours qui suivirent, la violence
que dut affronter Sanni ne fit qu’empirer ; des individus équipés de caméras
cachées se mirent à le suivre, et des photographies de lui et moi dans un bar
gay furent plus tard publiées sur des sites britanniques de l’alt-right,
évidemment assorties de commentaires terriblement homophobes. Au
Parlement, la Première ministre Theresa May défendit elle-même les
actions de Parkinson. C’était à fendre le cœur, mais cela me rendit fier de
compter Sanni parmi mes amis.
Révélations
aucun membre d’un parti ne rôdait alentour pour le moment. J’entrai donc
et suivis les flèches menant vers un couloir qui débouchait sur une pièce
simple et nue dans laquelle étaient éparpillés des isoloirs en carton, ainsi
que de minuscules crayons et des gommes.
L’employée du bureau de vote me regarda et me demanda mon nom. Elle
parcourut sa liste et le barra. Voilà, c’était tout. Pas de carte d’identité, pas
d’appareils électroniques. Elle me tendit les bulletins qui me semblèrent
mesurer un mètre de long, avec les listes des candidats aux Européennes. Le
papier était légèrement plus épais que celui utilisé pour les journaux. En le
tenant entre mes mains, je songeai à quel point l’acte du vote peut sembler
matériel, et en même temps à l’immense quantité d’activités en ligne
extrêmement sophistiquées qui menait, en réalité, à cette action simple de
tracer une croix sur une fine feuille de papier. Je glissai le bulletin dans
l’urne en espérant que ce ne serait pas la dernière fois.
Notes
1. L’expression growth hacking (littéralement, « piratage de croissance »),
inventée par Sean Ellis en 2010, désigne un ensemble de méthodes et de
techniques de marketing utilisées pour accélérer la croissance et le chiffre
d’affaires d’une entreprise, notamment en optimisant chaque étape de la
relation qu’entretient l’entreprise avec le prospect/client, à savoir :
acquisition, activation, rétention, revenu et recommandation. (N.d.T.)
Sur la réglementation :
une note aux législateurs
Les avocats
Pour m’avoir défendu contre vents et marées, et pour être la plus cool des
avocates que l’on puisse imaginer, j’aimerais en tout premier lieu remercier
ma brillante avocate, Tamsin Allen. Tamsin, tu m’as aidé avant que
quiconque sache qui j’étais, ou ce qu’avait fait Cambridge Analytica. Tu
m’as permis de mener l’assaut contre certaines des personnes et des
entreprises les plus puissantes du monde. Quand j’ai dû me rendre à
Washington pour témoigner devant le House Intelligence Committee des
États-Unis, j’ai appris trois choses sur toi. D’abord, que tu as peur de
prendre l’avion. Ensuite, que tu ne te laisses démonter par absolument rien.
Enfin, que même après un vol transatlantique et cinq heures intenses
passées à mes côtés lors des audiences parlementaires, tu étais encore
capable, le soir même, de danser mieux que Jennifer Lopez lors du gala du
TIME 100.
Tant de brillants avocats ont travaillé sans relâche en coulisse pour me
protéger : sans eux, vous ne pourriez pas lire cette histoire. Adam
Kaufmann, Eric Lewis, Tara Plochocki, et toute mon équipe juridique
américaine à Lewis Baach Kauffmann Middlemiss PLLC – merci de
m’avoir défendu avec autant d’optimisme, d’avoir jonglé avec tant
d’aisance avec la complexité multijuridictionnelle de l’affaire, et de m’avoir
aidé à sortir indemne de ce processus. Vos conseils m’ont permis de rester
calme et suffisamment serein au milieu de la tempête. En Grande-Bretagne,
j’ai également eu la chance de bénéficier du soutien des brillants confrères
et consœurs de Tamsin à Bindmans LLP, parmi lesquels Mike Schwarz et
Salima Budhani, ainsi que d’un bataillon d’avocats de Matrix Chambers,
dont Gavin Millar QC, Clare Montgomery QC, Helen Mountfield QC, Ben
Silverstone et Jessica Simor QC. Martin Soames et Erica Henshilwood, de
Simons Muirhead & Burton LLP, m’ont beaucoup aidé quand je travaillais
encore de manière anonyme avec le Guardian, et leurs tous premiers
conseils se sont révélés décisifs pour la suite. Vous êtes des avocats
incroyables, et si je suis aujourd’hui ici, en train d’écrire, sain et sauf, c’est
grâce à votre travail.
Les journalistes
Carole Cadwalladr, merci de m’avoir cru – et d’avoir cru en moi. J’ai su à
la minute où je t’ai rencontrée que tu faisais partie des rares personnes sur
cette planète capables de raconter cette histoire au monde de façon à ce que
les gens l’écoutent. Tu as réveillé le monde et fait trembler des géants.
C’était peut-être moi qui avais les cheveux roses, mais c’est bien toi qui
étais armée de la plume. Tu n’as jamais laissé tomber, et ce, malgré les
incessantes menaces et agressions de l’alt-right, des agences de
renseignement privées et des gars de la Silicon Valley. Tu m’as pris sous ton
aile pour une unique raison : ton dévouement sincère pour le bien commun,
et ton brillant travail de journaliste mérite d’innombrables louanges.
Sarah Donaldson et Emma Graham-Harrison, merci pour le rôle clé que
vous avez joué en racontant cette histoire au monde. Votre travail aux côtés
de Carole est l’une des principales raisons pour lesquelles je peux affirmer,
en toute confiance, que je ne serais pas là, ici, à écrire ces remerciements,
sans les femmes. Le Guardian et l’Observer ont bien de la chance de vous
avoir. Et, bien sûr, un grand merci à Paul Webster, John Mulholland et
Gillian Phillips, pour avoir si fermement défendu cette histoire face aux
millionnaires, aux géants des nouvelles technologies, aux fonctionnaires en
colère de la Maison Blanche, aux agences de renseignement et aux menaces
juridiques quasi quotidiennes. Matthew Rosenberg, Nicholas Confessore,
Gabriel Dance, Danny Hakim, David Kirkpatrick et le New York Times,
merci d’avoir raconté cette histoire aux Américains d’une façon aussi
magistrale, et pour l’énorme impact que vous avez eu en demandant des
comptes à Facebook et aux autres géants de la Silicon Valley. Job Rabkin,
Ben de Pear, et Channel 4 News, merci d’avoir eu le courage de vous
infiltrer en courant de si grands risques, et d’avoir présenté cette histoire à
la télévision alors que personne d’autre n’en voulait. Vos images ont montré
au monde la véritable nature des opérations de Cambridge Analytica, et ce,
avec les propres mots, glaçants, du PDG de l’entreprise.
Les parlementaires
Alistair Carmichael, merci pour ton amitié indéfectible et tes conseils
tout au long de ces années, pour les discussions tard le soir à ton bureau, et
pour avoir cultivé mon palais et lui avoir appris à savourer un scotch
pendant une période stressante. Ton aide avant que l’histoire ne devienne
publique fut inestimable. Sans rien espérer en retour, tu as pris des risques
et utilisé ta profonde connaissance du Parlement britannique pour nous
protéger, moi et d’autres lanceurs d’alerte. Ton courage a permis à des
preuves d’une grande importance pour le bien commun d’être conservées et
publiées. Damian Collins et l’ensemble de la Commission parlementaire du
sport, des médias, de la culture et du numérique, merci d’avoir été parmi les
voix les plus fortes à demander des comptes à la Silicon Valley. Votre
collaboration non partisane à l’enquête sur la désinformation et les fake
news a privilégié le bien public, et vous offrez tous un exemple éclatant de
la manière dont il convient de faire de la politique. En travaillant tous
ensemble, les membres de la Commission ont pu défier les géants de la
Silicon Valley et fédérer un soutien pour qu’une action législative soit
entreprise partout sur la planète. Et Damian, chose que je n’aurai jamais cru
dire un jour en tant que gaucho de première, vous m’avez montré que –
peut-être – certains Tories peuvent être vraiment cool.
Ce livre
Enfin, j’aimerais exprimer toute ma gratitude à mes deux brillants
collaborateurs, qui m’ont aidé dans la rédaction de cet ouvrage, Lisa Dickey
et Gareth Cook ; à mon éditeur chez Random House, Mark Warren ; à mes
agents littéraires chez William Morris Endeavor, Jay Mandel et Jennifer
Rudolph Walsh ; à Kelsey Kudak pour avoir fact-checké ce livre ; et à mon
avocat spécialisé dans les médias, Jared Bloch. Vous m’avez tous guidé
dans l’écriture de mon premier livre, poussé à coucher mes idées sur le
papier, aidé à distiller l’essence de cette histoire, édité mes absurdités, et
aplani mes tendances les plus discursives.
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2019
par Random House, sous le titre :
MINDF*CK :
CAMBRIDGE ANALYTICA AND THE PLOT TO BREAK
AMERICA
Couverture : Gettyimages
© Verbena Limited, 2019.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2020, pour la traduction française.
ISBN : 978-2-246-82476-3
Table
Couverture
Page de titre
Dédicace
Exergue
CHAPITRE I - Genèse
REMERCIEMENTS
Les avocats
Les journalistes
Les parlementaires
Ce livre
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