Christopher Wylie - Mindfuck (2020)

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Pour mes parents, Kevin et Joan,

qui m’ont appris à être courageux,


à me défendre,
à faire les bons choix
« On résiste à l’invasion des armées ; on
ne résiste pas à l’invasion des idées. »
VICTOR HUGO
CHAPITRE I

Genèse

À chaque pas, j’ai l’impression que mes nouvelles chaussures pèsent une
tonne. Je me cramponne à un dossier bleu foncé, rempli de documents
classés grâce à des languettes de couleur. Sidéré par l’endroit où je me
trouve, et nerveux à cause de ma destination, je me concentre sur le son que
produisent nos pas. Un assistant nous rappelle d’aller vite pour ne pas être
vus. Nous passons devant des gardes en uniforme puis traversons un atrium
avant de nous enfoncer dans un couloir. L’assistant ouvre une porte et nous
dévalons quelques marches avant de nous retrouver dans un second couloir
identique au précédent – sol en marbre, haut plafond et portes en bois
arborant le drapeau américain de circonstance. Nous sommes sept, et l’écho
de nos pas résonne. Nous y sommes presque. Et puis je me fais choper. Un
membre du Congrès m’aperçoit et me salue de la main. « Déjà de retour ? »
Une poignée de journalistes sortent d’une conférence de presse et repèrent
mes cheveux rose électrique. Ils savent immédiatement qui je suis.
Deux caméramans se précipitent pour se placer devant moi et
commencent à filmer tout en reculant. Un attroupement se forme, les
questions se mettent à fuser – « Monsieur Wylie, une question pour NBC !
Une question pour CNN ! Pourquoi êtes-vous là, monsieur Wylie ? » – et
l’un de mes avocats me rappelle de garder le silence. L’assistant m’indique
un ascenseur, ordonne aux journalistes de rester à distance, et nous nous
entassons dans la cabine. Les appareils photo continuent à mitrailler tandis
que les portes de l’ascenseur se ferment.
Je suis coincé tout au fond, entouré de types en costume. Nous
commençons à descendre, très longtemps, très loin sous terre. Tout le
monde reste silencieux pendant le trajet. Mon esprit s’embourbe dans la
masse du travail préparatoire que j’ai accompli avec mes avocats – quelles
lois fédérales américaines ont été violées et par qui, quels sont les droits
dont je dispose ou pas en tant que non-citoyen américain de passage dans le
pays, comment répondre calmement à des accusations, que faire si je me
fais arrêter dans la foulée de l’audition… Je n’ai aucune idée de ce qu’il
peut se passer. En réalité, personne ne le sait.
L’ascenseur finit par s’immobiliser et ses portes s’ouvrent. Il n’y a rien
devant nous à part une autre porte, sur laquelle est écrit en blanc : ZONE
RÉGLEMENTÉE. INTERDIT AU PUBLIC ET À LA PRESSE. Nous sommes au troisième sous-sol

du Capitole, à Washington, D.C.


Derrière la porte, le sol est recouvert d’une épaisse moquette marron. Des
gardes en uniforme nous confisquent nos téléphones et autres appareils
électroniques pour les placer dans des casiers numérotés derrière le
comptoir, avant de nous donner à chacun un reçu numéroté. Les gardes
nous expliquent qu’à partir de maintenant, nous devrons nous contenter de
feuilles de papier et de crayons. Avant de nous laisser passer, ils nous
avertissent que nos notes sont susceptibles d’être confisquées s’il s’avère
qu’elles contiennent des informations sensibles.
Deux gardes ouvrent une énorme porte en acier. L’un d’eux nous fait
signe de pénétrer dans un long couloir faiblement éclairé par des lampes
fluorescentes. Sur les murs de bois sombre sont accrochés, des deux côtés,
une longue rangée de drapeaux américains. Ça sent le vieil immeuble, une
odeur de renfermé avec une touche de produit de nettoyage. Les gardes
nous guident à travers le couloir, tournent à gauche pour arriver devant une
autre porte. En haut, un immense aigle tenant des flèches dans ses serres
nous fixe du regard depuis son immense sceau de bois. Nous sommes enfin
arrivés à destination : le Sensitive Compartmentalized Information Facility
(Centre d’informations sensibles cloisonnées, ou SCIF) du United States
House Permanent Select Committee on Intelligence – soit la pièce où sont
organisées toutes les réunions parlementaires sur des sujets classés secrets.
Une fois à l’intérieur, mes yeux mettent un peu de temps à s’adapter à
l’éclat aveuglant des lampes fluorescentes. La pièce est quelconque, des
murs beiges nus et une table de conférence entourée de chaises. Ça pourrait
être n’importe quelle pièce de n’importe lequel des bâtiments fédéraux
insipides qui émaillent Washington. La seule chose qui me frappe, c’est le
silence. La salle est insonorisée, et les murs sont composés de plusieurs
couches de matériaux destinées à rendre impossible toute tentative de
surveillance. La salle est également censée être à l’épreuve des explosions.
C’est donc un espace sécurisé, un espace conçu pour abriter les secrets de
l’Amérique.
Une fois que nous sommes assis, les membres du Congrès commencent à
entrer les uns après les autres. Des assistants disposent des classeurs sur la
table devant chaque membre de la commission – le membre le plus haut
placé des Démocrates, l’élu de Californie Adam Schiff, est assis
directement face à moi, tandis qu’à sa gauche siège Terri Sewell, et,
regroupés tout au bout de la table, Eric Swalwell et Joaquín Castro. En ce
qui me concerne, je suis entouré de mes avocats ainsi que de mon ami
Shahmir Sanni, également lanceur d’alerte. Nous donnons aux Républicains
quelques minutes pour se pointer. Ils ne viendront jamais.
Nous sommes en juin 2018, et je suis à Washington pour témoigner
devant le Congrès américain sur les pratiques de Cambridge Analytica, une
entreprise pour laquelle j’ai travaillé et qui est spécialisée dans la guerre
psychologique et la sous-traitance militaire, ainsi que sur l’écheveau
complexe des relations unissant Facebook, la Russie, WikiLeaks, la
campagne de Trump et le référendum du Brexit. En tant qu’ancien directeur
de recherche de Cambridge Analytica, j’ai apporté des preuves de la
manière dont les données de Facebook ont été transformées en armes par
l’entreprise, et que le système que celle-ci a construit a rendu des millions
d’Américains vulnérables aux opérations de propagande d’États étrangers
hostiles. Schiff mène l’interrogatoire. Ancien assistant du procureur des
États-Unis, ses questions sont précises et sans équivoque. Il entre
directement dans le vif du sujet.
Avez-vous travaillé avec Steve Bannon ? Oui.
Cambridge Analytica avait-elle des contacts avec de potentiels agents russes ? Oui.
Croyez-vous que ces données ont été utilisées pour influencer les citoyens américains lors
de l’élection du président des États-Unis ? Oui.
Une heure passe, puis deux, puis trois. J’ai choisi de venir au Congrès de
mon plein gré, et de répondre à des élus désirant comprendre comment un
jeune Canadien de vingt-quatre ans, gay et libéral, s’est retrouvé embauché
par une entreprise militaire afin d’y développer des outils de guerre
psychologique pour l’alt-right1. Tout juste sorti de l’université, j’ai accepté
un poste chez SCL Group, une entreprise londonienne qui fournissait au
ministre de la Défense du Royaume-Uni ainsi qu’aux armées de l’OTAN
une expertise sur les « opérations d’information ». Comme les armées
occidentales cherchaient le moyen de contrecarrer la radicalisation en ligne,
l’entreprise m’a demandé de les aider à réunir une équipe de data scientists
pour créer de nouveaux outils capables d’identifier et de combattre
l’extrémisme sur le Web. C’était un défi aussi fascinant qu’excitant. Nous
allions défricher de nouveaux territoires pour les cyber-défenses britannique
et américaine, ainsi que pour leurs alliés, et lutter contre les insurrections
extrémistes avec de nouvelles armes, à savoir des données, des algorithmes
et des récits ciblés en ligne. Mais une série d’événements, en 2014,
permirent à un milliardaire de faire main basse sur le projet et de s’en servir
pour construire sa propre insurrection radicalisée en Amérique. Cambridge
Analytica, une entreprise dont presque personne n’avait entendu parler, et
qui avait transformé en arme la recherche sur le profilage psychologique,
avait réussi à chambouler la donne mondiale.
Il est coutume dans l’armée, quand des armes tombent entre de
mauvaises mains, d’appeler ça un « retour de flamme » (blowback). En
l’occurrence, le retour de flamme s’était produit au sein même de la Maison
Blanche. Refusant de continuer à travailler sur quelque chose d’aussi
destructeur pour nos sociétés, j’ai lancé l’alerte : j’ai tout rapporté aux
autorités, et j’ai coopéré avec des journalistes pour avertir le grand public
de ce qu’il se passait. Assis devant les membres de cette commission,
souffrant encore du décalage horaire à cause du vol transatlantique de la
veille, je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression d’être mis sur le gril
au fur et à mesure que les questions se font plus précises. Malheureusement,
mes tentatives pour expliquer les subtilités des opérations de l’entreprise
sont accueillies plusieurs fois par des visages perplexes, si bien que je me
contente de leur glisser l’un des classeurs. Et puis merde. Je suis venu
jusqu’ici, je peux aussi bien leur donner tout ce que j’ai apporté. Nous ne
faisons aucune pause, et la porte derrière moi reste fermée en toutes
circonstances. Je suis enfermé dans une pièce sans fenêtre et mal aérée, loin
sous terre, et je ne peux rien faire d’autre que regarder droit dans les yeux
des membres du Congrès qui se demandent ce qui a bien pu arriver à leur
pays.

Trois mois plus tôt, le 17 mars 2018, le Guardian, le New York Times et
la chaîne britannique Channel 4 News ont simultanément publié les
résultats d’une enquête commune ayant duré un an, déclenchée par ma
décision de révéler la vérité sur ce qu’il se passait à l’intérieur de
Cambridge Analytica et de Facebook. Mon coming out en tant que lanceur
d’alerte a provoqué la plus grande enquête criminelle de l’histoire sur des
données informatiques. En Grande-Bretagne, la National Crime Agency
(NCA), le MI5 (l’agence britannique du renseignement intérieur),
l’Information Commissioner’s Office, la Commission électorale, ainsi que
le Metropolitan Police Service de Londres ont tous été impliqués, tout
comme, aux États-Unis, le FBI, le Département de la Justice, la Securities
and Exchange Commission (SEC), ainsi que la Federal Trade Commission
(FTC).
Dans les semaines qui ont précédé cette première vague d’articles,
l’enquête du procureur spécial Robert Mueller s’était intensifiée. En février,
Mueller avait inculpé treize citoyens et trois entreprises russes, avec deux
différents chefs d’accusation de conspiration. Une semaine plus tard,
Mueller avait annoncé des poursuites judiciaires à l’encontre de l’ancien
directeur de campagne de Trump, Paul Manafort, et de son associé Rick
Gates. Le 16 mars, le procureur général des États-Unis Jeff Session avait
limogé le directeur adjoint du FBI Andrew McCabe, soit deux jours à peine
avant la date lui ouvrant droit à une retraite avec pension. Tout le monde
voulait comprendre le lien qui unissait la campagne de Trump à la Russie,
mais ce lien restait invisible. J’ai fourni des preuves permettant de relier
Cambridge Analytica à Donald Trump, à Facebook, aux services de
renseignement russes, aux hackers internationaux, et au Brexit. Ces preuves
révélaient comment une obscure entreprise étrangère engagée dans des
pratiques illégales avait été utilisée par les deux campagnes victorieuses de
Trump et du Brexit. Les pièces que j’apportais, à savoir les échanges
d’emails, les notes internes, les factures, les enregistrements de transferts
bancaires, et l’ensemble de la documentation liée à ces projets,
démontraient que la campagne présidentielle de Trump et celle des partisans
du Brexit avaient utilisé la même stratégie, rendue possible par les mêmes
technologies, et dirigée peu ou prou par les mêmes individus – ensemble sur
lequel planait l’ombre d’une implication russe secrète.
Deux jours après que l’information a été rendue publique, une question
urgente fut posée au Parlement britannique. Dans un rare moment de
solidarité, les ministres du gouvernement et les membres les plus aguerris
de l’opposition déplorèrent à l’unisson la grande négligence de Facebook,
qui n’avait pas réussi à empêcher sa plateforme de se faire le relais d’une
propagande hostile pendant les élections, devenant de fait un danger pour
les démocraties occidentales.
La seconde vague d’articles se concentra sur le Brexit, et remit en cause
l’intégrité du vote au référendum. Un ensemble de documents que j’avais
fourni aux forces de l’ordre avait révélé que la campagne pro-Brexit avait
utilisé des fonds secrets de Cambridge Analytica pour financer des
campagnes de désinformation sur Facebook et le réseau publicitaire de
Google. La Commission électorale jugea la pratique illégale, cette dernière
constituant dès lors la plus grande infraction de l’histoire britannique à la
loi encadrant le financement des campagnes électorales. Le bureau du
Premier ministre, au 10 Downing Street, se lança dans une campagne de
communication de crise quand il ne fut plus possible de douter des preuves
que les organisateurs de la campagne pro-Brexit avaient triché. La NCA et
le MI5 obtinrent par la suite la confirmation que l’ambassade russe
entretenait une relation directe avec les plus gros bailleurs de fonds de la
campagne pro-Brexit pendant le référendum. Une semaine plus tard,
l’action Facebook avait dégringolé de 18 %, soit une perte de valeur de près
de 80 milliards de dollars. Cela ne s’arrêta pas là, et cette chute vertigineuse
culmina dans ce qui reste la plus grande dévaluation d’une action en une
seule journée dans l’histoire des entreprises américaines.
Le 27 mars 2018, j’ai été convoqué devant le Parlement britannique pour
participer à une audition publique – la première d’une longue série dans les
mois qui suivirent. Nous avons tout passé en revue, depuis les pots-de-vin
et le recours aux hackers pratiqués par Cambridge Analytica jusqu’aux
failles de sécurité de Facebook en passant par les opérations de
renseignement russes. Après cette audition, le FBI, le Département de la
Justice des États-Unis, la SEC et la FTC ouvrirent leurs propres enquêtes.
Le U.S. House Intelligence Committee, le House Judiciary Committee, le
Senate Intelligence Committee et le Senate Judiciary Committee voulaient
tous avoir la chance de pouvoir s’entretenir avec moi. Au bout de quelques
semaines, l’Union européenne et plus de vingt pays avaient ouvert leurs
propres enquêtes sur Facebook, les réseaux sociaux et la désinformation.
J’ai raconté mon histoire au monde entier, et à partir de ce moment-là,
chaque écran s’est transformé en un miroir. Pendant deux semaines entières,
ma vie a été un chaos. Mes journées commençaient par des apparitions dans
des émissions matinales britanniques et sur des chaînes européennes dès
6 heures du matin, heure de Londres, puis j’enchaînais avec des entretiens
sur des chaînes américaines jusqu’à minuit. Les journalistes me suivaient
partout. J’ai commencé à recevoir des menaces. J’ai dû engager des gardes
du corps pour me protéger lors des événements publics. Mes parents, qui
sont tous les deux médecins, ont dû fermer temporairement leur cabinet à
cause des journalistes qui les harcelaient de questions et terrorisaient les
patients. Dans les mois qui ont suivi, ma vie est devenue quasiment
ingérable, mais je savais qu’il était de mon devoir de continuer à lancer
l’alerte.
L’histoire de Cambridge Analytica montre comment nos identités et nos
comportements sont devenus de simples marchandises sur le juteux marché
des données. Les entreprises qui contrôlent le flux de l’information sont
parmi les plus puissantes du monde ; les algorithmes qu’elles ont conçus en
secret influencent les esprits, aux États-Unis comme ailleurs, d’une manière
encore inimaginable il y a peu. Peu importe le sujet qui vous tient le plus à
cœur – les armes à feu, l’immigration, la liberté d’expression, la liberté
religieuse –, vous ne pouvez pas échapper à la Silicon Valley, le nouvel
épicentre de la crise identitaire de l’Amérique. Parler de mon travail à
Cambridge Analytica revient à exposer la face obscure de l’innovation
technologique. Nous avons innové. L’alt-right a innové. La Russie a
innové. Et Facebook, ce site sur lequel vous partagez des invitations à des
fêtes et des photographies de votre bébé, a bel et bien autorisé la mise en
œuvre de ces innovations.

J’imagine que je ne me serais pas intéressé aux nouvelles technologies,


ou qu’en tout cas je n’aurais pas fini par travailler à Cambridge Analytica,
si j’étais né dans un corps différent. Je me suis rabattu sur les ordinateurs
parce que c’était un peu la seule option possible pour un gamin comme moi.
J’ai grandi sur l’île de Vancouver, sur la côte occidentale de la Colombie-
Britannique, entouré par des océans, des forêts et des terres cultivées. Mes
parents sont tous deux médecins, et je suis l’aîné de leurs enfants : j’ai deux
petites sœurs, Jaimie et Lauren. Quand j’ai eu onze ans, je me suis rendu
compte que mes jambes devenaient chaque jour un peu plus raides. Je ne
pouvais pas courir aussi vite que les autres enfants, et j’ai commencé à
marcher bizarrement, ce qui, sans surprise, a fait de moi la cible privilégiée
des petites brutes. On m’a diagnostiqué deux maladies relativement rares,
dont les symptômes comprenaient de graves douleurs neuropathiques, une
certaine faiblesse musculaire, ainsi qu’une perte de la vision et de
l’audition. À douze ans, j’étais en chaise roulante – juste à temps pour
commencer mon adolescence – et j’y suis resté jusqu’à la fin de ma
scolarité.
Quand vous êtes en fauteuil, les gens vous traitent différemment. Parfois
l’on peut avoir l’impression d’être davantage un objet qu’une personne –
votre manière de vous déplacer finit par vous définir entièrement aux yeux
des autres. Vous entretenez un rapport nouveau aux bâtiments et aux
espaces – Quelle entrée puis-je emprunter ? Est-ce qu’il existe un moyen
d’atteindre ma destination sans prendre des escaliers ? Vous apprenez à
faire attention à des choses que les autres ne remarquent même pas.
Peu de temps après avoir découvert la salle d’informatique, elle est
devenue la seule pièce de l’école où je ne me sentais pas aliéné. À
l’extérieur, il n’y avait que de la moquerie ou de la condescendance. Même
quand les profs poussaient les autres gosses à interagir avec moi, je sentais
que ces derniers le faisaient par obligation, ce qui est vite devenu pire que
d’être ignoré. Pour éviter ça, j’allais donc à la salle d’info.
J’ai commencé à créer des pages web vers mes treize ans. Mon premier
site était une animation flash de la Panthère rose chassée par un inspecteur
Clouseau particulièrement empoté. Peu après, j’ai vu une vidéo sur la
programmation d’un morpion en JavaScript et je crois bien avoir pensé que
c’était le truc le plus cool du monde. Le jeu a l’air tout simple jusqu’à ce
que l’on essaie de mettre toute sa logique à plat. Je veux dire, on ne peut
pas se contenter de laisser l’ordinateur cocher une case au hasard, parce que
ce serait terriblement ennuyeux. Non, il faut se débrouiller pour qu’il suive
des règles, comme mettre un X dans une case adjacente à une autre case
comportant un X – et ce, à condition qu’il n’y ait pas de O dans la colonne
ou la rangée. Et puis, il y a la question des diagonales – comment
l’explique-t-on à un ordinateur ?
J’ai fini par coder des centaines de lignes de programmation spaghetti (un
code brouillon multipliant inutilement les sauts inconditionnels, les
exceptions, etc.). Je me souviens encore de la sensation unique que
j’éprouvais en jouant mon coup puis en regardant ma petite création jouer à
son tour. Je me sentais comme un magicien. Et plus je pratiquais mes
incantations, plus ma magie devenait puissante.
À l’extérieur de la salle d’info, l’école continuait à m’apprendre ce que je
n’étais pas capable de faire, ce que je n’avais pas le droit de faire, et ce que
je ne pouvais pas être. Mes parents m’ont encouragé à trouver un lieu dans
lequel je réussirais à m’intégrer, si bien que, à quinze ans, j’ai passé l’été
2005 au Lester B. Pearson United World College – une école internationale
de Victoria nommée en hommage au Premier ministre canadien, prix Nobel
de la paix pour avoir conceptualisé la première force de maintien de la paix
pendant la crise du canal de Suez en 1956. Passer autant de temps avec des
étudiants venus de tous les pays du globe était passionnant et, pour la
première fois, je me suis réellement intéressé aux cours ainsi qu’à ce que
mes pairs avaient à dire. Je suis devenu ami avec un survivant du génocide
du Rwanda qui m’a raconté un soir, tard, alors que nous veillions dans le
hall de notre résidence, comment sa famille s’était fait assassiner, et ce qu’il
avait ressenti en gagnant tout seul, à pied, un camp de réfugiés en Ouganda,
alors qu’il était encore enfant.
Mais ce fut seulement après m’être assis un soir, dans le réfectoire,
auprès d’étudiants arabes, palestiniens et israéliens qui débattaient ensemble
du futur de leurs pays respectifs que je me suis vraiment éveillé au monde
qui m’entourait. J’ai alors compris à quel point je ne savais rien de ce qu’il
se passait – et à quel point j’avais envie de le savoir : j’ai très rapidement
développé un nouvel intérêt pour la politique. L’année scolaire suivante, j’ai
commencé à sécher les cours afin de me rendre à l’hôtel de ville pour
assister à des événements auxquels participaient des membres locaux du
Parlement. À l’école, je ne parlais quasiment à personne mais, lors de ces
événements, je me sentais libre de m’exprimer. Dans une classe, vous vous
asseyez au fond en attendant que le prof vous dise quoi penser et comment
le penser. C’est un programme, de la pensée sur ordonnance. À l’hôtel de
ville, j’ai découvert le contraire. Bien sûr, c’est l’homme ou la femme
politique qui est sur le devant de la scène, mais ce sont les gens dans le
public, c’est-à-dire nous, qui lui disons ce que nous pensons. Cette
inversion possédait un tel attrait à mes yeux qu’à chaque fois que les
membres du Parlement annonçaient un événement de ce type je m’y
rendais, posais des questions et partageais même mon opinion.
Trouver ma voix a été libérateur. Comme n’importe quel ado, j’étais en
train d’explorer qui j’étais, mais pour un gay en chaise roulante, c’était un
défi d’une tout autre nature. Quand j’ai commencé à participer à ces
réunions publiques, je me suis rendu compte que les choses que je vivais
n’étaient pas simplement des problèmes personnels – c’étaient aussi des
problèmes politiques. Mes défis étaient politiques. Ma vie était politique.
Mon existence même était politique. Si bien que j’ai tout bonnement décidé
de me politiser. Le conseiller d’un membre du Parlement, un ancien
informaticien appelé Jeff Silvester, remarqua ce gamin qui venait à chaque
réunion et ne semblait pas avoir sa langue dans sa poche. Il me proposa de
m’aider à trouver un rôle au sein du Parti libéral du Canada (PLC), qui
cherchait de l’aide au niveau technologique. Nous avons vite trouvé un
accord : dès la fin de l’été, j’allais commencer mon premier vrai boulot, en
tant qu’assistant politique au Parlement à Ottawa.
J’ai passé l’été 2007 à Montréal, à traîner dans des lieux fréquentés par
des hackers et des techno-anarchistes québécois. Ils avaient tendance à se
rassembler dans des bâtiments industriels réhabilités, avec des sols en béton
et des murs en contreplaqué, dans des salles à la déco rétro-technologique,
c’est-à-dire avec des Apple II et des Commodore 64. À cette époque, grâce
à mon traitement, je pouvais faire quelques pas sans chaise roulante (j’ai
continué à progresser depuis, même si mes limites physiques ont été
durement mises à l’épreuve lors de mon expérience de lanceur d’alerte.
Juste avant que ne sorte le premier papier consacré à Cambridge Analytica,
j’ai fait une crise et me suis évanoui sur un trottoir du sud de Londres, avant
de me réveiller au University College Hospital, sous le coup d’une douleur
aiguë, tandis qu’une infirmière m’enfonçait une bonne grosse aiguille IV
dans le bras.) La plupart des hackers se foutaient de la tête que vous
pouviez avoir ou de la bizarrerie de votre démarche. Ils partageaient votre
amour de l’art et ne voulaient qu’une chose, vous aider à progresser.
Le peu de temps que j’ai passé au contact de la communauté des hackers
a laissé sur moi une marque indélébile. J’y ai appris qu’aucun système n’est
absolu, que rien, absolument rien n’est impénétrable, et que les barrières ne
sont faites que pour être contournées. La philosophie du hack m’a fait
comprendre que, pour peu que vous changiez de point de vue sur un
système donné – un ordinateur, un réseau ou même la société –, vous
deviendrez capable d’en découvrir les défauts et les vulnérabilités. En tant
que gamin gay coincé dans une chaise roulante, j’en étais venu assez tôt à
comprendre les systèmes de pouvoir. Mais, en tant que hacker, j’ai appris
que tout système dispose d’une faiblesse qui attend sagement d’être
exploitée.

Peu après avoir débuté mon nouveau boulot au Parlement canadien, le


Parti libéral s’intéressa à ce qu’il se passait dans le sud. À ce moment-là,
Facebook commençait tout juste à devenir mainstream, tandis que Twitter
en était à ses balbutiements ; personne n’avait donc la moindre idée de la
manière dont l’on pouvait se servir des réseaux sociaux dans le cadre d’une
campagne : ces derniers étaient encore en enfance. Mais une étoile
montante de la politique américaine était sur le point d’appuyer sur
l’accélérateur.
Tandis que les autres candidats en étaient encore à essayer péniblement
de comprendre Internet, l’équipe de Barack Obama lança
My.BarackObama.com et initia du même coup une véritable révolution
populaire. Alors que les autres sites (comme par exemple celui d’Hillary
Clinton) proposaient de la publicité politique classique, celui d’Obama se
transforma en une plateforme destinée à aider les organisations de la base à
mettre en place et exécuter leur campagne de mobilisation électorale. Ce
site faisait monter d’un cran l’effervescence qui entourait la candidature du
sénateur de l’Illinois, bien plus jeune et bien plus calé en informatique que
ses adversaires. Obama semblait être le chef dont nous avions besoin. Et
après m’être fait rabâcher mes limites pendant toutes ces années,
l’optimisme provocant dont était porteur le simple message Yes, we can !
m’interpella. Obama et son équipe étaient en train de transformer la
manière dont l’on faisait de la politique et, à dix-huit ans, je fis partie des
quelques personnes que le Parti libéral envoya aux États-Unis pour observer
les différentes facettes de sa campagne et identifier les nouvelles tactiques
susceptibles d’être importées et adaptées aux campagnes progressistes
canadiennes.
Au tout début, je me suis rendu dans quelques États où étaient organisées
les premières primaires ; j’y ai passé du temps à discuter avec les électeurs
et voir enfin de près à quoi ressemblait la culture américaine. Ce fut à la
fois très amusant et édifiant. Je fus frappé de découvrir à quel point nos
sensibilités étaient différentes. La première fois qu’un Américain
m’expliqua qu’il était fermement opposé à la « médecine socialisée », c’est-
à-dire au même type d’accès universel aux soins auquel je recourais
quasiment chaque mois à la maison, l’idée même que l’on puisse penser
ainsi me choqua profondément. La centième fois, je l’avoue, un peu moins.
J’adorais traîner et parler avec tout le monde, si bien que lorsqu’est venu
le temps de se concentrer sur les groupes de données, je n’étais pas
particulièrement emballé. C’est alors que je fus présenté au directeur
national du ciblage de la campagne d’Obama, Ken Strasma, qui me fit
rapidement changer d’avis.
Le côté sexy de la campagne d’Obama, c’était sa stratégie de marque et
la manière dont elle se servait des nouveaux médias comme YouTube.
C’était franchement cool : une stratégie visuelle que personne n’avait
encore utilisée pour la bonne raison que YouTube était encore une toute
nouvelle plateforme. C’était cela que je voulais voir, jusqu’à ce que Ken
m’arrête net. Laisse tomber les vidéos, m’a-t-il dit. Il fallait que je descende
plus profondément, jusqu’au cœur de la stratégie technologique de la
campagne. Tout ce que nous faisons, me dit-il, est fondé sur notre
compréhension de ceux à qui nous devons parler, et de quoi.
En d’autres mots, le cœur de la campagne d’Obama, c’étaient les
données. Et le grand-œuvre de l’équipe de Strasma fut clairement la
modélisation qu’ils utilisèrent pour analyser et comprendre ces données,
afin de les traduire en des modèles appliqués – pour déterminer une
stratégie de communication dans le monde réel par le biais d’une…
intelligence artificielle. Attendez… quoi ? – Une IA pour une campagne
politique ? Ça semblait terriblement futuriste, comme s’ils avaient construit
un robot capable de dévorer des pages et des pages d’informations sur les
électeurs, puis de recracher des critères de ciblage. Cette information
remontait alors jusqu’au centre de décision de la campagne, qui s’en servait
pour déterminer les messages clés et la manière de valoriser la marque
Obama.
L’infrastructure traitant toutes ces données était alors fournie par le Voter
Activation Network, Inc. (VAN), une entreprise dirigée par un merveilleux
couple gay des environs de Boston, Mark Sullivan et Jim St. George. À la
fin de la campagne de 2008, grâce au VAN, le Comité national démocrate
disposait de dix fois plus de données sur ses électeurs que lors de la
campagne de 2004. Ce volume de données, ainsi que les outils disponibles
pour les organiser et les manipuler, donnèrent un énorme avantage aux
Démocrates afin de guider les électeurs dans l’isoloir.
Plus j’en apprenais sur la machine d’Obama et plus j’étais fasciné. J’ai eu
plus tard l’occasion de poser toutes les questions que je voulais à Mark et
Jim, qui regardaient d’un œil amusé ce jeune Canadien venu en Amérique
pour en apprendre davantage sur les liens possibles entre données et
politique. Avant d’avoir vu ce que faisaient Ken, Mark et Jim, je n’avais
jamais pensé qu’on pouvait utiliser les maths et les IA pour booster une
campagne électorale. En fait, la première fois que j’ai remarqué des gens
devant des ordinateurs au quartier général d’Obama, j’ai pensé un truc du
genre : Une campagne victorieuse repose sur les messages et les émotions,
et non sur des chiffres et des ordinateurs. Puis j’ai appris que c’étaient bien
ces chiffres – et les algorithmes prédictifs qu’ils permettent de créer – qui
ont fait la différence entre Obama et tous les autres candidats à la
présidence des États-Unis depuis le début de son histoire.
Dès que j’ai pris la mesure de l’efficacité avec laquelle la campagne
d’Obama se servait de ces algorithmes pour cibler ses messages, j’ai
commencé à étudier la façon dont je pouvais moi-même les créer. J’ai
appris tout seul à utiliser des logiciels de base comme MATLAB et SPSS,
qui m’ont permis de me faire la main en bidouillant des données. Plutôt que
de me servir d’un manuel, j’ai préféré commencer à m’exercer avec le jeu
de données Iris, traditionnellement utilisé pour apprendre les statistiques, et
j’ai procédé par tâtonnements. Être capable de manipuler les données, qui
comprenaient dans ce jeu différentes caractéristiques des iris, comme la
longueur des pétales ou leur couleur, afin de prédire des espèces de fleurs,
s’est immédiatement révélé fascinant.
Une fois que j’ai compris les bases, je suis passé des pétales aux
personnes. VAN était rempli d’informations sur l’âge, le genre, le revenu, la
race, la propriété immobilière – et même les miles collectés ou encore les
abonnements presse. Avec les bons inputs de données, vous pouviez prédire
si les individus allaient voter pour les Républicains ou les Démocrates. Vous
pouviez identifier et isoler les problèmes qui, selon toutes probabilités,
étaient les plus importants à leurs yeux. Et vous pouviez commencer à
concevoir les messages qui avaient le plus de chance de les faire changer
d’opinions.
Pour moi, c’était là une toute nouvelle manière de comprendre les
élections. Les données étaient une force du bien, et constituaient le moteur
de cette campagne qui était également une promesse de changement. Elles
étaient utilisées pour produire des primo-votants, pour atteindre des
individus qui se sentaient relégués aux marges. Plus je plongeais dans ces
données, et plus j’avais l’impression que les données étaient en mesure de
sauver la politique. J’étais particulièrement impatient de revenir au Canada
pour partager avec le Parti libéral ce que j’avais appris auprès de celui qui
allait bientôt être le nouveau président des États-Unis.
En novembre, Obama remporta la victoire décisive contre John McCain.
Deux mois plus tard, des amis rencontrés pendant la campagne m’invitèrent
à Washington pour fêter la victoire avec les Démocrates (avec, en apéritif,
un petit esclandre : l’équipe ne voulait pas laisser entrer un mineur à un
événement avec open-bar). J’ai passé une soirée extraordinaire, à tailler le
bout de gras avec Jennifer Lopez et Marc Anthony tout en regardant Barack
et Michelle faire leurs premiers pas de danse en tant que couple
présidentiel. C’était l’aube d’une nouvelle ère, et l’occasion inespérée de
fêter ce qu’il pouvait se passer quand les bonnes personnes comprenaient
comment utiliser les données pour gagner des élections modernes.

Mais en communiquant directement des messages précis à des électeurs


précis, le microciblage de la campagne d’Obama fut le premier pas vers la
privatisation du discours public en Amérique. Même si le mailing direct
faisait depuis longtemps partie du cirque électoral américain, le
microciblage fondé sur les données a permis à des campagnes de faire
correspondre d’innombrables récits très riches à des univers tout aussi
riches d’électeurs – votre voisin reçoit peut-être un message complètement
différent du vôtre, sans que cela suppose aucune hiérarchie entre vous. Si
les campagnes sont menées en privé, l’examen des débats et de la publicité
peut être évité. La place du village, la fondation même de la démocratie
américaine, s’est vue progressivement remplacée par des réseaux de
publicités en ligne. Et, en l’absence du moindre examen, les messages de
campagne n’avaient plus besoin de ressembler à des messages de
campagne. Les réseaux sociaux ont créé un nouvel environnement au sein
duquel le mailing de campagne peut se faire passer – comme ce fut le cas
pendant la campagne d’Obama – pour des messages envoyés par un ami,
sans que, une seule seconde, vous puissiez identifier la source ou l’intention
cachée derrière ce contact. Un site de campagne peut dorénavant se faire
passer pour un site d’information, pour une université ou encore pour une
agence fédérale. Avec l’essor des réseaux sociaux, nous n’avons eu d’autre
choix que de faire confiance à l’honnêteté des campagnes électorales, parce
que, pour peu que l’envie leur prenne de nous mentir, nous n’aurions tout
simplement aucun moyen de nous en rendre compte. Personne n’est là pour
corriger un enregistrement fallacieux au sein d’un réseau de publicité privé.
Au cours des années précédant la campagne d’Obama, une nouvelle
logique d’accumulation est apparue au sein des conseils d’administration de
la Silicon Valley : les entreprises spécialisées dans les nouvelles
technologies ont commencé à gagner de l’argent grâce à leur capacité à
cartographier et organiser l’information. Ce modèle reposait avant tout sur
une asymétrie de la connaissance – les machines en savaient beaucoup sur
nos comportements, tandis que nous ne savions pas grand-chose des leurs.
En échange d’un peu plus de confort, les individus ont accepté de bénéficier
de services fondés sur les informations rassemblées par ces entreprises, en
échange de plus d’informations – les données. Ces données ont acquis de
plus en plus de valeur : Facebook gagne en moyenne 30 dollars pour chacun
de ses 170 millions d’utilisateurs américains. En même temps, nous en
sommes venus à croire que ces services sont « gratuits ». En réalité, nous
payons avec nos données, qui sont l’un des éléments clés d’un modèle
économique fondé sur la captation de l’attention humaine.
Davantage de données a conduit à davantage de bénéfices, si bien que
des modèles de conception ont été implémentés pour encourager les
utilisateurs à partager toujours plus d’informations à leur propos. Les
plateformes ont commencé à imiter les casinos, en innovant avec le
défilement infini et des fonctions addictives destinées à stimuler la zone de
récompense du cerveau. Des services comme Gmail ont commencé à
éplucher notre correspondance d’une façon qui aurait conduit n’importe
quel postier normal en prison. La géolocalisation en temps réel, autrefois
réservée aux condamnés porteurs d’un bracelet électronique, a été ajoutée à
nos téléphones, et ce qui aurait été dénoncé il y a peu comme de la mise sur
écoute est devenu la fonction standard d’un grand nombre d’applications.
Bientôt, nous en sommes arrivés à partager des informations personnelles
sans hésiter la moindre seconde, comportement qui a été encouragé, du
moins en partie, par l’apparition d’un nouveau vocabulaire. Ce qui, dans les
faits, constituait des réseaux de surveillance appartenant à des groupes
privés est devenu des « communautés », les individus dont ces réseaux se
servaient pour faire des bénéfices des « utilisateurs », et les fonctions les
plus addictives étaient défendues au nom de l’amélioration de
l’« expérience utilisateur » et de son « engagement ». Les identités des
individus ont commencé à être profilées à partir de leur « sillage de
données » et de leur « fil d’Ariane numérique ». Pendant des milliers
d’années, les modèles économiques dominants se sont concentrés sur
l’extraction de ressources naturelles et la transformation de ces matières
premières en marchandises. Le coton était filé pour être transformé en tissu.
Le minerai de fer était fondu pour être transformé en acier. Les forêts
étaient abattues pour être transformées en bois. Mais, avec l’avènement
d’Internet, il est devenu possible d’extraire des marchandises de nos vies
mêmes – notre comportement, notre attention, notre identité. Les individus
ont été transformés en données. Nous sommes devenus la matière première
de ce nouveau complexe data-industriel.
L’une des premières personnes à avoir saisi le potentiel politique de cette
nouvelle réalité fut Steve Bannon, le rédacteur en chef relativement inconnu
à l’époque du site d’extrême droite Breitbart News, fondé dans l’espoir
d’aligner la culture américaine sur la vision nationaliste d’Andrew
Breitbart. Bannon considère sa mission comme l’avant-poste d’une
véritable guerre culturelle et, la première fois que je l’ai rencontré, il
semblait conscient qu’il lui manquait quelque chose, qu’il ne disposait pas
encore des bonnes armes. De même que les généraux se concentrent sur la
puissance de l’artillerie et la domination aérienne, Bannon avait besoin de
gagner en puissance culturelle et en domination de l’information – un
arsenal alimenté par nos données et destiné à conquérir les cœurs et les
esprits sur ce tout nouveau champ de bataille. Cet arsenal, ce fut Cambridge
Analytica, qui venait juste d’être créée. En raffinant les techniques des
opérations psychologiques militaires (PSYOPS), Cambridge Analytica fut
la puissance motrice qui donna le coup d’envoi de l’insurrection alt-right de
Steve Bannon. Dans cette nouvelle guerre, l’électeur américain devient une
cible à embrouiller, tromper et manipuler. La vérité a été remplacée par des
récits alternatifs et des réalités virtuelles.
Cambridge Analytica se forma tout d’abord à ce nouvel art de la guerre
en Afrique et sur des îles tropicales. L’entreprise mena des expériences avec
des campagnes sur mesure de désinformation en ligne, des fake news et du
profiling de masse. Elle travailla avec des agents russes et embaucha des
hackers pour cracker les boîtes mail des candidats de l’opposition. Assez
vite, après avoir affûté ses méthodes à l’abri de l’attention des médias
occidentaux, Cambridge Analytica changea d’échelle, et passa de
l’instigation de conflits tribaux en Afrique à l’instigation d’un conflit tribal
en Amérique. Une insurrection éclata soudain, apparemment ex nihilo, dans
toute l’Amérique, résonnant des cris frénétiques de MAGA ! (Make America
Great Again !, soit « Rendre sa grandeur à l’Amérique ») et Build the Wall !
(« Construisons le mur ! »). Le débat présidentiel passa soudain d’une
discussion sur les positions politiques à d’étranges disputes pour savoir ce
qui relevait des real news et des fake news. L’Amérique vit aujourd’hui sur
les décombres laissés par la première utilisation ciblée d’une arme
psychologique de destruction massive.
Dans la mesure où je fus l’un de ceux qui créèrent Cambridge Analytica,
j’ai une part de responsabilité dans ce qui s’est produit, et je sais qu’il est de
mon devoir de tenter coûte que coûte de m’amender pour mes erreurs
passées. Comme beaucoup de gens travaillant dans les nouvelles
technologies, je me suis stupidement fait séduire par l’arrogance sans borne
de Facebook nous enjoignant à « avancer vite et casser les codes2 ». Je n’ai
jamais rien autant regretté. J’ai avancé vite, et j’ai construit des choses
terriblement puissantes, mais je n’ai jamais pris la mesure de ce que j’étais
en train de casser avant qu’il ne soit trop tard.

Tandis que je marche dans les installations sécurisées profondément


enfouies sous le Capitole en ce jour du début de l’été 2018, je me sens
comme anesthésié vis-à-vis de toute l’agitation qui m’entoure. Les
Républicains travaillent déjà d’arrache-pied sur mon cas, tandis que
Facebook utilise toute la puissance de feu de ses agences de communication
pour me diffamer et désamorcer mes critiques, et que ses avocats ont
menacé de me dénoncer au FBI pour un cybercrime non spécifié. Le
Département de la Justice, dorénavant sous le contrôle de l’administration
Trump, ignore publiquement des conventions juridiques de longue date. J’ai
contrarié tellement d’intérêts que mes avocats craignaient sincèrement que
le FBI ne m’arrête dès la fin de mon audition. L’un de mes avocats m’avait
même dit que le plus sage serait sans doute de rester en Europe.
Je ne peux pas, pour des raisons juridiques et des raisons de sécurité,
transcrire mot pour mot mon témoignage à Washington. Mais je peux en
revanche vous raconter que je suis entré dans cette pièce avec deux gros
classeurs contenant chacun plusieurs centaines de pages de documentation.
Le premier renfermait les emails, les notes internes et les documents
montrant l’envergure des opérations de collecte de données de Cambridge
Analytica. Ces documents, de plus, prouvaient que l’entreprise avait recruté
des hackers, engagé des employés connus pour entretenir des liens avec les
services de renseignement russes, et s’était engagée dans des campagnes de
désinformation, de corruption et d’extorsion lors d’élections sur toute la
planète. Il s’agissait de notes juridiques internes et confidentielles rédigées
par des juristes dans le but d’avertir Steve Bannon que Cambridge
Analytica était en infraction avec le Foreign Agents Registration Act, ou
encore de documents secrets décrivant la manière dont l’entreprise avait
exploité Facebook pour accéder à plus de quatre-vingt-sept millions de
comptes privés, et utilisé ces données dans le but d’inhiber le vote des
Africains-Américains.
Le second classeur était encore plus brûlant. Il contenait des centaines de
pages d’emails, de documents financiers ainsi que de transcriptions
d’enregistrements audio et de SMS que je m’étais procurés dans le plus
grand des secrets à Londres, un peu plus tôt dans l’année. Ces fichiers, que
les services de renseignement des États-Unis avaient activement recherchés,
détaillaient les relations étroites qu’entretenait l’ambassade russe de
Londres avec les partenaires de Trump comme avec les principaux
défenseurs du Brexit. Ces fichiers prouvaient que les principales figures de
l’alt-right britannique avaient rencontré des membres de l’ambassade russe
avant et après avoir pris l’avion pour s’entretenir avec les alliés de Trump,
et qu’au moins trois d’entre eux s’étaient vu offrir des opportunités
d’investissement préférentiel dans des entreprises minières russes valant
potentiellement des millions de dollars. Ce que ces communications
rendaient parfaitement clair, c’est la rapidité avec laquelle le gouvernement
russe avait identifié la structure du réseau anglo-américain de l’alt-right, et
le fait qu’il avait préparé certains de ses éléments à devenir des
intermédiaires avec Donald Trump. Elles établissaient de manière explicite
les liens unissant ces événements majeurs de 2016 que furent l’essor de
l’alt-right, la victoire surprise du Brexit, et l’élection de Trump.
Quatre heures passèrent. Cinq. J’étais en train de décrire précisément le
rôle qu’avait joué Facebook dans ce qui était arrivé – et donc sa culpabilité.
Les données utilisées par Cambridge Analytica se sont-elles déjà retrouvées dans les mains
de potentiels agents russes ? Oui.
Croyez-vous qu’il y ait eu un ensemble d’activités liées entre elles et financées par l’État
russe à Londres pendant la campagne du Brexit et les élections présidentielles de 2016 ? Oui.
Existait-il une communication entre Cambridge Analytica et WikiLeaks ? Oui.

Et enfin, j’ai vu une lueur de compréhension s’allumer dans les yeux des
membres de la commission. Facebook n’est plus seulement une entreprise,
leur ai-je expliqué. C’est une porte qui donne accès aux esprits des
Américains, et Mark Zuckerberg a laissé cette porte grande ouverte pour
Cambridge Analytica, les Russes, et Dieu sait qui d’autre. Facebook est un
monopole, mais pas de ces monopoles dont il suffirait de réguler le
comportement – non, Facebook est une menace pour la sécurité nationale.
La concentration de pouvoir dont jouit Facebook est un véritable danger
pour la démocratie américaine.
Au cours de ce délicat ballet que j’ai dansé devant de multiples
juridictions, agences de renseignement, commissions parlementaires et
autorités policières, j’ai témoigné plus de deux cents heures sous serment et
je leur ai communiqué au moins dix mille pages de documents. Je me suis
retrouvé à voyager partout dans le monde, de Washington à Bruxelles, pour
aider les décideurs non seulement à comprendre Cambridge Analytica, mais
également à mesurer l’ampleur des menaces que font courir les réseaux
sociaux à l’intégrité des scrutins.
Au cours des nombreuses heures que j’ai passées à témoigner et à
communiquer des preuves, j’ai en fait fini par me rendre compte que ni la
police, ni les législateurs, ni les régulateurs, ni les médias n’avaient une idée
bien précise de ce qu’ils devaient faire de toutes ces informations. Parce que
les crimes avaient été commis en ligne plutôt que dans un quelconque lieu
physique, les polices n’arrivaient pas à tomber d’accord sur la juridiction
dont ils dépendaient. Parce que cette histoire était avant tout une affaire de
logiciels et d’algorithmes, de nombreuses personnes levaient les bras au ciel
pour signifier qu’elles n’y comprenaient rien. Une fois, après avoir été
appelé à témoigner par l’une des nombreuses agences gouvernementales
auxquelles j’ai été confronté, j’ai dû expliquer le B-A BA de l’informatique
à des agents qui étaient tout de même censés être des spécialistes de la
cybercriminalité. J’ai gribouillé un schéma, qu’ils ont confisqué.
Techniquement, c’était une preuve. Mais ils ont dit en rigolant qu’il le
gardait comme antisèche au cas où on leur demanderait sur quoi ils
enquêtaient. LOL, trop marrant, les gars.
Nous sommes conditionnés à avoir confiance en nos institutions – notre
gouvernement, notre police, nos écoles, nos législateurs. C’est comme si
nous partions du principe qu’il y a un type assis à un bureau, entouré de son
équipe secrète d’experts, avec un plan ; et si ce plan ne marche pas, ne vous
inquiétez pas, il a un plan B, et même un plan C – quelqu’un aux manettes
s’en chargera. Mais, en vérité, ce type n’existe pas. Si nous choisissons
d’attendre, personne ne viendra.
Notes
1. Ou « droite alternative » américaine. Terme apparu au début des années
2010 et désignant une nébuleuse rassemblant différentes idéologies
d’extrême droite, unies entre autres par une même haine du « politiquement
correct ». (N.d.T.)

2. « Move fast and break things », devise de Facebook jusqu’en avril 2014.
(N.d.T.)
CHAPITRE II

Leçons d’échec

J’avais déménagé en Angleterre huit ans auparavant, et c’est à ce


moment-là qu’a commencé mon histoire avec Cambridge Analytica. J’avais
travaillé plusieurs années dans la politique au Canada et, ironie du sort,
j’avais choisi de vivre à Londres pour échapper à ce petit monde. À
l’été 2010, je me suis installé dans un appartement sur la rive sud de la
Tamise, à côté de la Tate Modern, le musée d’Art moderne construit dans
une gigantesque centrale électrique désaffectée. Après avoir vécu plusieurs
années à Ottawa, j’avais décidé, à l’âge de vingt et un ans, d’abandonner la
politique et de traverser l’Atlantique pour étudier le droit à la London
School of Economics and Political Science (LSE). Je ne faisais plus de
politique, et je m’étais libéré de mes responsabilités au sein du parti. Peu
importait dorénavant avec qui je pouvais être vu, de même que je n’étais
plus obligé de faire attention en permanence à ce que je disais, ou de me
demander si quelqu’un n’était pas en train de m’écouter discrètement.
J’étais libre de rencontrer de nouvelles personnes, et très excité à l’idée de
me construire une nouvelle vie.
C’était encore l’été quand j’arrivai à Londres, et la première chose que je
fis après avoir déposé mes affaires fut de me rendre à Hyde Park pour me
mêler aux touristes, aux jeunes couples et à ceux qui faisaient bronzette. Je
profitais à fond de Londres, je passais mes soirées du vendredi et du samedi
à Shoreditch et Dalston, le dimanche je déambulais dans le Borough
Market, le plus vieux marché alimentaire de Londres : une immense
verrière qui résonnait de la cacophonie engendrée par les marchands et les
visiteurs. J’ai commencé à me lier d’amitié avec des gens de mon âge et,
pour la première fois, je me suis senti jeune.
Quelques jours après mon arrivée, encore un peu confus à cause du
décalage horaire, je reçus un coup de fil qui prouva une fois pour toutes
qu’il ne serait pas aussi facile que je l’avais cru de laisser la politique
derrière moi. Quatre mois plus tôt, un homme appelé Nick Clegg était
devenu vice-Premier ministre du Royaume-Uni.
Élu pour la première fois au Parlement européen en 2009, il avait gravi
les échelons jusqu’à devenir le dirigeant des Libéraux-Démocrates en 2007.
C’était l’époque où les Lib-Dems formaient le troisième parti de l’échiquier
politique britannique – le premier à soutenir le mariage pour tous, et le seul
à s’opposer à la guerre en Irak et à appeler à l’abandon de l’arsenal
nucléaire britannique. Lors des élections législatives de 2010, après plus
d’une décennie d’une « Troisième Voie » quelque peu fatiguée du Parti
travailliste, la « Cleggmania » s’empara de la Grande-Bretagne. Au plus
fort des sondages, Clegg était aussi populaire que Winston Churchill et se
positionnait comme le miroir britannique de Barack Obama. Après les
élections, il participa au gouvernement de coalition formé par le Premier
ministre conservateur David Cameron. L’appel venait de son bureau : ils
avaient entendu parler par plusieurs de leurs contacts libéraux outre-
Atlantique de mon travail sur les données au Canada et en Amérique, et ils
avaient très envie d’en savoir plus.
Je fus donc convié au siège des Libéraux-Démocrates (Liberal
Democratic Headquarters, LDHQ), qui à l’époque était encore situé au 4
Cowley Street. À quelques pâtés de maison seulement du palais de
Westminster, la grande bâtisse néo-georgienne était tout simplement
magnifique, avec ses briques rouges et ses deux cheminées. Elle était un
peu disproportionnée par rapport à la minuscule rue venteuse où elle était
située, si bien que je la trouvai sans difficulté. Comme elle abritait les
bureaux d’un parti participant au gouvernement de Sa Majesté, elle était
gardée par des membres armés de la Metropolitan Police, qui faisaient des
rondes le long de la petite rue transversale. Après avoir sonné, je poussai
péniblement les lourdes portes de bois et fus accueilli à la réception par un
stagiaire qui me mena jusqu’à la salle de réunion. Les lustres étaient
d’époque, de même que les boiseries de chêne et les manteaux de cheminée,
et les lieux étaient empreints de l’élégance un peu passée de ce qui avait dû
être une grandiose résidence ; tout ceci me paraissait étrangement bien
approprié à un parti qui avait lui aussi, autrefois, connu la grandeur.
Cowley Street, comme ils l’appelaient, ne ressemblait à rien de ce que
j’avais pu voir au Canada ou aux États-Unis. Je me demandais comment les
membres du personnel du parti, que je voyais se marcher quasiment les uns
sur les autres dans des couloirs exigus, parvenaient à faire quoi que ce soit.
De vieilles chambres à coucher étaient bourrées à craquer de bureaux, et les
câbles reliant les ordinateurs à des serveurs étaient scotchés aux murs et aux
chambranles des portes. Dans ce qui avait dû être autrefois un placard, un
homme souffrant apparemment de l’apnée du sommeil ronflait
bruyamment, allongé à même le sol ; personne ne semblait lui prêter la
moindre attention. En regardant autour de moi, j’eus l’impression que
l’endroit fonctionnait davantage comme un club de vieux garçons que
comme un parti de gouvernement. Je montai un grand escalier aux
magnifiques rampes sculptées et fus introduit dans une grande salle de
conférences qui avait dû, par le passé, constituer la salle à manger
principale. Après avoir attendu plusieurs minutes, quelques membres du
parti entrèrent dans la salle. Après le small talk britannique d’usage, l’un
d’eux en vint au fait et me dit : « Alors, racontez-nous un peu en quoi
consiste Voter Activation Network. »
Après la victoire d’Obama en 2008, tous les partis du monde ou presque
s’étaient intéressés à ce nouveau style de « campagne à l’américaine »
fondé sur l’utilisation de bases de données pour cibler les électeurs au
niveau national et sur de grandes opérations numériques. Derrière cette
campagne se cachait la pratique émergente du microciblage, dans laquelle
des algorithmes d’apprentissage automatique ingéraient d’immenses
quantités de données sur les électeurs afin de diviser l’électorat en des
segments très étroits et de prédire quels électeurs individuels constituaient
les cibles les plus susceptibles d’être persuadées de se rendre aux urnes, ou
de voter pour tel parti avant une élection. Les Lib-Dems n’étaient pas sûrs
de pouvoir implanter ce nouveau style d’organisation de campagne dans le
système politique britannique. Ce qui les intéressait dans le projet sur lequel
j’avais travaillé au sein du LPC – à savoir mettre en place le même type de
système de ciblage des électeurs que dans la campagne d’Obama – était
qu’il s’agissait du premier du genre à avoir été mené à bien en dehors des
États-Unis. Or, le Canada utilisait le même système électoral que la Grande-
Bretagne, le scrutin uninominal majoritaire à un tour, tout en disposant
également d’un large éventail de partis politiques. Au cours de cette
discussion, les membres du parti réalisèrent que la moitié du travail de
localisation serait déjà accomplie s’ils décidaient d’importer la version
canadienne de cette technologie. Et, à la fin de la discussion, la tête leur
tournait à présent qu’ils avaient pris la mesure de ce dont ce système était
capable. Une fois la réunion terminée, je courus à l’université pour assister
à la toute fin d’une conférence sur l’interprétation des lois, en me disant
qu’enfin tout ça était derrière moi une fois pour toutes.
Mais les conseillers Lib-Dems me rappelèrent le lendemain pour me
demander de revenir expliquer la même chose à un plus grand nombre de
personnes. Comme je me trouvais au milieu d’une conférence, je ne
répondis pas immédiatement, mais après quatre appels manqués d’un
numéro inconnu je sortis de l’amphi pour savoir ce qui pouvait être aussi
urgent. Il y avait une réunion au sommet prévue dans l’après-midi, et ils
voulaient savoir si je pouvais y faire une petite présentation improvisée sur
le microciblage. Après les cours, j’ai donc marché depuis la LSE jusqu’à
Cowley Street avec mon sac à dos rempli de manuels scolaires. Je n’avais
évidemment pas eu le temps de me changer, si bien que je me suis dirigé
vers les conseillers du vice-Premier ministre avec un T-shirt taggué Stüssy
et un pantalon de jogging camouflage.
J’entrai dans la même salle de conférences que la fois précédente, cette
fois accueilli par la cacophonie propre aux salles bondées. On m’installa
devant tout le monde, et, comme je n’avais aucune antisèche, je m’excusai
pour mon accoutrement légèrement ridicule avant d’improviser un rapide
survol du sujet. Je leur expliquai comment les Lib-Dems pouvaient utiliser
le microciblage pour pallier les désavantages liés au fait d’être un si petit
parti. Plus je continuais à parler, et plus je me prenais au jeu. Je n’avais pas
véritablement évoqué tout ça depuis que j’avais quitté le LPC, et j’avais
besoin d’épancher ce que j’avais sur le cœur. Je leur racontai donc ce que
j’avais pu observer pendant la campagne d’Obama, ce que c’était de voir
tant de personnes voter pour la première fois de leur vie, ce que c’était de
voir des Africains-Américains assister à des meetings en étant remplis
d’espoir. Je leur dis qu’il ne s’agissait pas seulement de données ; qu’il
s’agissait de réussir à toucher les individus qui n’avaient plus aucune
confiance dans la politique. Que c’était grâce à ces technologies que nous
pourrions les trouver, et les guider jusqu’à l’isoloir. Et que, plus important
encore, il s’agissait de la manière dont cette technologie pouvait devenir le
véhicule que ce parti – se retrouvant alors aux portes du pouvoir – utiliserait
pour renverser le système de classes calcifié qui déterminait une si grande
partie de la politique britannique.
Quelques semaines plus tard, les Lib-Dems me demandèrent de diriger
pour eux un projet de ciblage des électeurs en Grande-Bretagne. Je venais
de commencer mon année à la LSE, et, en tant qu’étudiant de vingt et
un ans, je trouvais tout juste mes repères à Londres. J’hésitais, me
demandant si c’était vraiment une bonne idée de me lancer à nouveau dans
la politique. Mais c’était une occasion unique d’utiliser la même
technologie – le même logiciel, et grosso modo le même projet – pour finir
ce que j’avais commencé au Canada. Ce qui me fit franchir le pas fut en fin
de compte une affichette collée sur l’un des murs d’un bureau de Cowley
Street. C’était une vieille carte jaunie, aux coins un peu cornés, où figurait
cet extrait de la constitution des Libéraux-Démocrates : « PERSONNE NE DOIT ÊTRE
ASSERVI PAR LA PAUVRETÉ, L’IGNORANCE OU LE CONFORMISME. »
J’acceptai leur offre.

Après les élections de 2008, j’étais retourné à Ottawa pour y écrire un


rapport sur les stratégies fondées sur les nouvelles technologies de la
campagne d’Obama. Il ne passa pas inaperçu. Tout le monde s’attendait à ce
que je parle de la dimension graphique et flashy de la com’ de la campagne
ou encore de ses vidéos virales. Au lieu de quoi je parlai de bases de
données relationnelles, d’algorithmes d’apprentissage automatique, et de la
manière dont toutes ces choses étaient connectées les unes aux autres par le
biais de logiciels et de systèmes de financement. Quand je recommandai au
parti d’investir dans des bases de données, ils crurent que j’avais perdu la
tête. Ils voulaient des réponses un peu plus sexy – pas ça. Obama
personnifiait à leurs yeux ce que devait être une campagne « moderne », et
tout ce qu’ils en retenaient, c’étaient les pommettes hautes et les lèvres
pulpeuses, et non le squelette et la colonne vertébrale qui soutenaient le
tout.
La plupart des campagnes peuvent être réduites à deux opérations
principales : la persuasion et la participation. L’univers de la participation,
également appelé le GOTV (Get Out The Vote, c’est-à-dire « obtenir le
vote »), comprend les individus qui soutiennent le candidat mais ne votent
pas systématiquement. Celui de la persuasion est son inverse, au sens où il
englobe les personnes beaucoup plus susceptibles de voter, mais pas
nécessairement pour le parti. Il existe un troisième univers, constitué de
ceux qui ne voteront probablement pas, ou bien pour le parti adverse, et
qu’on appelle l’univers de l’exclusion : viser ces individus n’aurait aucun
sens. Les électeurs qui présentent à la fois une forte probabilité de voter et
de soutenir le candidat constituent la « base » électorale et, s’ils sont en
général exclus des contacts, ils peuvent être prioritaires dans le cadre d’une
campagne de recrutement de bénévoles ou de donateurs. Le jeu consistait à
définir le bon ensemble d’électeurs à contacter.
Dans les années 1990, les électeurs américains étaient généralement
ciblés en utilisant des données fournies par des bureaux locaux ou
nationaux, qui tenaient souvent le compte des affiliations des électeurs aux
deux partis (le cas échéant), ainsi que leur historique électoral (c’est-à-dire
à quelles élections ils avaient participé). Mais cette approche était limitée
par le fait que tous les États n’étaient pas en mesure de fournir des
informations, que les électeurs changeaient d’avis plus souvent qu’ils ne
changeaient d’affiliation à un parti (ou bien votaient sans être inscrits à un
parti) et que, de plus, ces informations ne disaient rien des enjeux incitant
l’électeur à aller voter. Le microciblage permettait de mettre la main sur des
jeux de données supplémentaires, comme des données commerciales
indiquant les emprunts immobiliers, les abonnements à la presse ou encore
le modèle de voiture d’un électeur, afin de mieux contextualiser la situation
de chaque électeur. En utilisant ces données, et en les couplant avec des
techniques statistiques et des sondages, il était possible de disposer
d’informations extrêmement précises sur les électeurs.
La campagne d’Obama a popularisé cette technique en la mettant au
cœur de ses opérations. C’est important de le préciser, parce que le chaos
organisé d’une campagne n’est généralement pas celui qu’on voit à la
télévision, avec des discours et des meetings. Une campagne repose en
réalité sur des millions et des millions de contacts directs effectués aussi
bien par le biais d’agents électoraux que par des courriers envoyés
personnellement aux électeurs potentiels de tout le pays. Même si ces
activités sont clairement moins sexy qu’un discours aux petits oignons ou
qu’une extraordinaire stratégie de marque, elles constituent la machinerie
qui, en coulisse, sert de principal moteur aux campagnes présidentielles
modernes. Quand tout le monde a les yeux rivés sur le personnage public de
la campagne, les stratèges, eux, se concentrent sur la meilleure manière de
déployer et d’adapter cette machinerie cachée.
Finalement, certains d’entre nous, au Bureau du chef de l’opposition
(l’Opposition Leader’s Office, où je travaillais au sein du Parlement
canadien), ont fini par comprendre qu’il était possible de démontrer l’utilité
du Voter Activation Network en en créant une version parlementaire,
destinée aux interactions du chef de l’opposition avec les électeurs de sa
circonscription – et les citoyens en général. Le parti n’avait aucune envie de
payer l’addition pour quelque chose d’aussi extravagant qu’une nouvelle
base de données, mais nous nous sommes aperçus que nous pouvions y
parvenir en utilisant le budget parlementaire officiel du chef de
l’opposition. Le seul problème était que, techniquement, il s’agissait de
fonds publics, et que, par conséquent, toute base de données pilote que nous
créerions ne pourrait être utilisée à des fins politiques. Mais cela ne nous
inquiétait pas plus que ça. Une version parlementaire contiendrait des
informations sur les citoyens et les électeurs de la circonscription du chef de
l’opposition qui étaient entrés en contact avec lui et, dans la mesure où ces
électeurs étaient équivalents à des électeurs lambda, cela nous permettrait
de montrer au parti toutes les fonctionnalités du système sans qu’il ait à
dépenser un centime. Il ne faisait aucun doute qu’une fois que le Parti
libéral du Canada aurait vu le système fonctionner sous ses yeux, il
commencerait à comprendre le potentiel des données. Nous avons alors
demandé à Mark Sullivan et à Jim St. George s’ils avaient déjà pensé à
exporter le VAN à l’international – au Canada, par exemple. À cette
époque, ils n’avaient encore planché sur aucun gros projet à l’extérieur des
États-Unis, et ils ont sauté sur cette occasion de travailler avec nous. Avec
l’aide de Sullivan et de St. George, nous avons réussi à créer une
infrastructure VAN canadianisée en six mois. Cerise sur le gâteau pour le
parti, le VAN fonctionnait même en anglais et en français. Il n’y avait qu’un
seul problème : nous ne disposions pas de données pour alimenter le
système.
Les modèles informatiques ne sont pas des incantations magiques qui
permettent de prédire le monde – ils ne peuvent faire des prédictions que
s’ils disposent d’une quantité suffisante de données à partir desquelles
construire ces dernières. S’il n’y a pas de données dans le système, alors il
ne peut y avoir ni modélisation ni ciblage. C’est un peu comme acheter une
voiture de course en oubliant l’essence – même si la voiture est un bijou de
technologie, elle n’avancera pas d’un pouce. L’étape d’après consistait donc
à se procurer des données pour le VAN. Mais trouver des données avait un
coût, et, comme elles seraient utilisées pour des campagnes, c’était selon la
loi au parti de payer, et non au Bureau du chef de l’opposition au Parlement.
Le parti, qui n’était pas particulièrement pressé de changer, s’opposa
immédiatement à cette idée. Je me suis alors tourné vers le membre du
Parlement qui m’avait fait entrer en politique, Keith Martin. Il m’avait
offert mon premier stage alors que j’étais encore au lycée et, plus tard, mon
premier vrai boulot, au Parlement canadien. Martin et ses coéquipiers
étaient souvent qualifiés de « francs-tireurs » de la politique canadienne. Il
me convenait parfaitement. Dans le civil, Martin avait été médecin
urgentiste et avait passé tout le début de sa carrière dans des zones
africaines de conflit, soignant des gens souffrant de malnutrition ou ayant
sauté sur une mine. Ce type avait mené une vie incroyable avant de
commencer sa carrière politique, et il était aussi légitime que cool – sur le
mur de son bureau, des photographies le montraient en Indiana Jones,
posant assis, en veste kaki, au milieu de léopards. En tant qu’urgentiste, il
avait été formé à ne pas perdre de temps mais, dans le monde politique, il
faut savoir en perdre pour survivre. Une fois, il fut si révolté par les
finasseries protocolaires du Parlement qu’en plein milieu du débat il brandit
« la masse cérémonielle » – l’arme médiévale plaquée or que nous avons
héritée des Anglais et qui repose sur la table centrale de la Chambre des
communes.
En 2009, Jeff Silverster, le conseiller principal de Martin, un ancien
informaticien reconverti à la politique, était l’une des rares personnes au
sein du parti à comprendre ce que j’essayais de faire. Il fut mon mentor et
mon roc pendant tout le temps où j’ai travaillé au Parlement. Je lui ai
expliqué que, même si le parti ne m’avait pas autorisé à avancer sur le
programme de ciblage des données, nous n’avions pas le choix. Et cela
signifiait que nous avions besoin de sources de financement. Avec l’accord
de Martin, Jeff accepta de m’aider à obtenir des fonds sans que le bureau
national du parti soit au courant. Nous avons commencé à organiser des
réunions secrètes au cours desquelles j’expliquais aux potentiels donateurs
que, sans ce programme, autant renoncer une fois pour toutes à ce que ce
parti joue dans la cour des grands. Nous avons donc discrètement persuadé
des membres de la base de nous donner de l’argent à l’insu du reste du parti.
Nous avons rapidement réuni plusieurs centaines de milliers de dollars
canadiens, ce qui suffisait pour lancer le programme. Mécontente du bureau
national, la section du parti de la Colombie-Britannique accepta de jouer les
cobayes pour notre petite expérience.
Nous ne savions pas si cela allait fonctionner. En effet, aux États-Unis, il
n’existe que deux grands partis, tandis qu’il y en a cinq au Canada. Cela
signifiait que les prédictions produites ne jouaient plus sur deux variables
(Démocrates ou Républicains), mais sur cinq (Libéral, Conservateur,
Nouveau Parti démocratique, Parti vert et Bloc québécois). Avec plus
d’options, il y avait bien plus de types d’indécis (par exemple
Libéraux/Conservateurs, ou Libéraux/Nouveau Parti démocratique, ou
encore Libéraux/Verts, etc.) qui faisaient flotter leur soutien entre plusieurs
directions. De plus, le marché des données des consommateurs était bien
moins développé au Canada et en Europe qu’aux États-Unis, si bien qu’un
grand nombre des jeux de données standards aux États-Unis n’étaient pas
disponibles, ou bien devaient être constitués à partir de nombreuses sources
différentes. Enfin, dans les autres pays, les partis sont souvent strictement
limités dans leurs dépenses ou dans les dons qu’ils peuvent accepter. Par
conséquent, beaucoup de gens se montraient sceptiques à l’idée de parvenir
à développer le microciblage à l’extérieur des États-Unis. J’avais tout de
même envie de tenter le coup.
J’ai appelé Ken Strasma, qui avait dirigé les opérations de ciblage de la
campagne d’Obama en 2008, et je lui ai demandé s’il voulait bien nous
aider à mettre en place un programme du même genre au Canada. Strasma
accepta de s’atteler à la modélisation avec son équipe de Washington. Le
bureau de la Colombie-Britannique à Vancouver se chargea de rassembler
des jeux de données utiles, issues de vieux sondages ou d’anciennes
prospections électorales, et Strasma essaya d’intégrer la complexité
supplémentaire qui découlait d’une politique multipartite. Des volontaires
de toute la province reçurent alors de nouvelles listes de prospection, ou
d’anciennes qui devaient servir de contrôle. Le bureau de la Colombie-
Britannique se montra très soulagé quand les premiers résultats
commencèrent à arriver. Comme dans beaucoup de campagnes, le parti
utilisait le démarchage électoral pour convaincre des électeurs qui n’avaient
pas encore décidé pour quel parti ils voteraient. En comparant le taux de
conversions (c’est-à-dire le pourcentage d’électeur indécis ayant déclaré
soutenir notre parti après avoir été démarchés) des anciennes listes avec
celui des nouvelles listes établies grâce au microciblage, l’opération menée
en Colombie-Britannique démontrait une fois pour toutes que cette nouvelle
approche du ciblage permettait un taux de conversion plus élevé. Nous
avions prouvé que ce qu’Obama avait réussi aux États-Unis était possible
dans des systèmes politiques différents. Mais quand la direction nationale
du parti, à Ottawa, découvrit ce que nous avions fait, elle s’opposa à un
projet national. Elle voulait certes faire une campagne comme celle
d’Obama mais, quand nous lui montrâmes comment s’y prendre, elle
refusa.
J’ai été attiré par la politique parce que j’y ai vu un moyen d’améliorer le
monde, mais après presque un an passé à me cogner la tête contre un mur,
j’ai commencé à me dire : « À quoi bon ? » Et puis, il arriva quelque chose.
Dans le Parti libéral, la grande majorité de l’équipe du secrétariat était
composée de vieilles dames québécoises, en poste depuis suffisamment
longtemps pour avoir pu observer la façon dont la politique pouvait
transformer quelqu’un. Elles m’ont emmené déjeuner à Gatineau, le
quartier français de la ville situé juste de l’autre côté de la rivière. Après
s’être allumé chacune une cigarette, elles m’ont dit, avec leur voix rauque et
leur fort accent : « S’il te plaît, ne deviens pas comme nous. » Elles m’ont
expliqué qu’elles avaient donné leur vie au parti, et que le parti ne leur avait
rien donné en échange, à part « un tour de taille conséquent et quelques
divorces ». « Va-t’en, profite de ta jeunesse. Casse-toi avant que le piège ne
se referme sur toi. » Je les ai écoutées, et j’ai compris qu’elles avaient
raison. J’avais à peine vingt ans, et je faisais déjà une crise de la
quarantaine.
J’ai choisi d’étudier le droit à la LSE, en me disant que Londres devait
être suffisamment éloignée d’Ottawa – à quelque 5 310 kilomètres et cinq
fuseaux horaires de distance. J’ai appris par la suite qu’il existait un conflit
d’intérêts pour certains membres de la direction du parti : le parti continuait
à signer des contrats d’impression, des contrats de conseil ou des contrats
publicitaires avec des entreprises dirigées ou possédées par des membres
influents du parti ou par leurs amis. Une nouvelle approche fondée sur les
données signifiait qu’il était probable que, au sein du parti, « les amis et la
famille » y laissent des plumes. En 2001, un an après mon départ d’Ottawa,
le Parti libéral du Canada se fit écraser lors des élections fédérales par le
Parti conservateur canadien qui, sur le conseil de ses amis républicains,
avait investi dans un système de données sophistiqué. Pour la première fois
de l’histoire, le Parti libéral se retrouvait relégué à la troisième place, avec
seulement trente-quatre sièges au Parlement. Ce fut une défaite historique.

Quand j’ai commencé à travailler pour les Libéraux-Démocrates à


Londres, c’était seulement quelques heures par semaine, entre deux cours à
la LSE. Presque immédiatement, je me suis rendu compte que, comparée à
celle d’Obama ou même du Parti libéral du Canada, la campagne des Lib-
Dems était complètement à la ramasse. Le bureau fonctionnait davantage
comme un antique cabinet de curiosités que comme le cœur battant d’une
machine politique. L’équipe du LDHQ était avant tout composée de barbus
en costard et en sandales qui passaient davantage de temps à ragoter sur les
vieux Whigs qu’à se concentrer sur la campagne en cours. J’ai demandé à
voir leur système de traitement des données, et quelqu’un m’a parlé de
EARS, littéralement « oreilles », qui signifie Electoral Agents Record
System (Système d’enregistrement des agents électoraux). Quand je l’ai vu,
j’ai dit : « Waouh, euh, okay. Ça a l’air… un peu old-school, disons. Ça date
des années 1980 ? » C’était comme demander des visuels d’animation 3D et
se retrouver devant Pong. Quelqu’un m’a expliqué que l’un de ces systèmes
avait été conçu pendant la guerre du Vietnam.
Bientôt, beaucoup de membres du parti ont commencé à prendre la
mesure de la supériorité de VAN sur tous ses concurrents, et le parti a
finalement donné son accord pour qu’un contrat soit signé avec VAN afin
de mettre en place une infrastructure de traitement des données.
Maintenant, il nous fallait des données – le carburant dont avait besoin la
Ferrari pour avancer. C’était à cette étape que les choses avaient mal tourné
au Canada, et le processus ne se révéla pas beaucoup plus simple au
Royaume-Uni : tout est géré par les conseils municipaux, si bien que nous
avons négocié avec des centaines de conseils différents partout en Grande-
Bretagne pour obtenir leurs données électorales. Je téléphonai donc à Agnes
du West Somerset, qui devait avoir dans les cent cinq ans et être en charge
des listes électorales depuis que les femmes avaient obtenu le droit de vote
(soit 1918 là-bas), et lui demandai : « Auriez-vous une copie numérique du
registre ? » Non, me répondit-elle, parce qu’elle tenait les registres comme
elle l’avait toujours fait, sur papier. Mais, si je voulais, je pouvais venir à
l’hôtel de ville pour les consulter. Parfois, les agents municipaux
acceptaient de nous communiquer les données, parfois non. Nous les
récupérions aussi bien sous forme de fichiers électroniques, comme un
fichier PDF, que sous celle de feuillets que nous devions par la suite
laborieusement scanner. On nous envoyait par email des fichiers Excel sans
même prendre la peine de les crypter – mais après tout, pourquoi volerait-
on des données électorales ?
Le système électoral britannique semblait bloqué dans les années 1850 et,
je m’en rendis bientôt compte, il en allait de même de la stratégie des Lib-
Dems. Il était difficile d’ignorer que le parti, comme son vieux prédécesseur
le Parti libéral, connaissait une nette perte de vitesse depuis la Seconde
Guerre mondiale. Ses dirigeants semblaient avoir oublié comment gagner,
et étaient complètement obnubilés par la distribution de tracts. Ces tracts,
appelés des « Focus », abordaient généralement des « problèmes locaux »,
très très locaux, comme le ramassage des ordures et le terrible fléau des
nids-de-poule. Les Lib-Dems y avaient vu une façon maline de « glisser »
leur message dans ce qui pouvait passer, au premier coup d’œil, pour un
journal local. Mais il y avait un problème avec la Pravda à deux balles des
Lib-Dems : personne ne la lisait. Jamais. Pour eux, un électeur, c’était
quelqu’un qui passait ses week-ends à potasser des catalogues de vente par
correspondance et des textes politiques – ceux qui travaillent dans la
politique sont souvent tellement ignorants de la société qu’ils en viennent à
oublier que les gens normaux ont une vie, eux. Malgré leur position de plus
petit des trois partis principaux, les Lib-Dems avaient le plus de bénévoles,
notamment parce qu’ils trouvaient vital, qu’il vente ou qu’il neige, de
glisser des tracts sous les portes. Ils décidaient d’abord du nombre de tracts
qu’ils voulaient distribuer, et, seulement après, ils commençaient à se
demander ce qu’ils allaient bien pouvoir mettre dedans.
Dans le monde du hack, le terme d’« attaque par force brute » fait
référence au fait d’essayer toutes les options au hasard jusqu’à tomber sur la
bonne. Cette méthode n’implique aucune stratégie – il s’agit seulement de
tout balancer contre un mur et de voir si quelque chose y reste accroché.
C’était en gros la stratégie des Lib-Dems, qui dépensaient énormément
d’argent en tracts sans cibler d’électeurs en particulier. La force brute est
une technique de hack rudimentaire, terriblement inutile même s’il lui
arrive, à l’occasion, de fonctionner. Il existait certainement des manières
plus efficaces de remporter des élections. Toujours est-il que lorsque j’ai
essayé de leur proposer des alternatives au spam avec leur propagande de
classe moyenne supérieure et leur clipart Word, j’ai eu droit à une
conférence sur « la manière dont les Lib-Dems gagnent » et la légendaire
élection partielle d’Eastbourne en 1990 – la victoire surprise du premier
membre du Parlement à remporter le suffrage sous l’étiquette Lib-Dem
depuis la fusion du Parti libéral avec le Parti social-démocrate en 1988.
Apparemment, ils avaient alors distribué beaucoup de tracts. Remettre en
question la stratégie ayant mené à la victoire d’Eastbourne constituait une
hérésie, et les religions marginales exigent une grande orthodoxie : les Lib-
Dems ne faisaient pas exception. Le parti vouait un culte au Grand Tract.
Les élections partielles sont des élections spéciales et irrégulières,
comme celle destinée à remplacer un membre décédé du Parlement. Les
Lib-Dems étaient obsédés par ces élections. Pour une raison inconnue, à
chaque fois que le parti remportait une élection partielle, ses membres se
comportaient comme s’ils venaient de conquérir toute la Grande-Bretagne
en brandissant des pancartes proclamant « LES LIB-DEMS ONT GAGNÉ ! » Dans le
cadre de mes recherches, j’ai décidé de cataloguer toutes les élections,
partielles ou non, depuis 1990, et je me suis aperçu que le parti en avait
perdu une écrasante majorité. « Mais ce que vous faites ne vous fait pas
gagner. Cela vous fait perdre, leur expliquai-je. Ce sont ça, les données. Les
faits. »
Certains des dirigeants du parti ont écouté, mais la plupart avaient surtout
l’air énervé. Être les « gourous des élections » aux yeux des fidèles du parti
constituait depuis longtemps leur fonds de commerce, et ils ne voyaient pas
d’un bon œil ce petit blanc-bec qui leur expliquait comment réparer leur
système. Tout ceci n’augurait rien de bon.
Pendant ce temps, j’ai commencé à bidouiller avec les données
électorales que nous avions réussi à récupérer auprès de vendeurs de
données comme Experian. J’ai fait des expériences avec différents modèles
de bac à sable, exactement comme je l’avais fait au Canada. Et quelque
chose d’étrange n’arrêtait pas de se reproduire. Peu importait la manière
dont je concevais mes modèles, je n’arrivais pas à en construire un capable
de prédire de manière suffisamment fiable qui allait voter Lib-Dem. J’y
parvenais pourtant sans problème pour les Tories (les Conservateurs) ou le
Labour (les Travaillistes). Un type chic vivant dans une petite ville de
campagne arborée ? Tory. Dans un logement social de Manchester ?
Labour. Mais les Lib-Dems étaient les types bizarres situés entre les deux,
et ils résistaient à une description tranchée. Certains avaient l’air plutôt
Labour tandis que d’autres fleuraient bon le Tory. Alors qu’est-ce que je
loupe ? J’ai commencé à me demander s’il n’y avait pas en jeu une variable
latente. En sciences sociales, une « variable latente » est une donnée qui n’a
pas encore été observée ni mesurée – il s’agit d’une variable cachée censée
fonder les variables observées mais condamnée à rester hors champ. Dans
le cas qui nous intéresse, quelle était donc cette variable cachée ?
L’un des problèmes était que, à un niveau basique, je n’arrivais pas à
visualiser un électeur Lib-Dem. Je pouvais visualiser les Tories qui, en gros,
se répartissaient dans ma tête en deux catégories : ils étaient soit chics et
riches, dans le genre Downton Abbey, soit membres de la classe ouvrière
anti-immigrants. Les électeurs du Labour, eux, venaient du nord, étaient
membres de syndicats, vivaient dans des logements sociaux ou bien
travaillaient dans la fonction publique. Mais qui pouvaient bien être les Lib-
Dems ? Je ne pouvais pas imaginer de chemin menant à la victoire si je
n’étais pas capable d’imaginer qui nous accompagnerait sur ce chemin.
À la fin du printemps 2011, j’ai donc commencé à parcourir la Grande-
Bretagne pour résoudre ce mystère. Pendant plusieurs mois, j’allais en
cours à la LSE le matin et, l’après-midi, je sautais dans un train pour
découvrir des lieux aux noms délicieux comme Scunthorpe, West
Bromwich et Stow-on-the-wold. J’avais l’intention de mener des entretiens
un peu inhabituels avec des électeurs et d’organiser des groupes de
discussion. Au lieu de poser des questions préparées à l’avance, je comptais
avoir des conversations non structurées, afin que les gens puissent librement
me parler de leur vie et de ce qui comptait pour eux. J’aurais pu passer
directement au sondage, mais je me suis rendu compte que les questions
que je poserais seraient nécessairement biaisées par ce qui, à mes yeux, me
semblait le plus pertinent. Bien sûr, j’aurais des réponses aux questions que
j’ajouterais au sondage, mais si c’étaient les mauvaises questions ? Je
voulais parler avec les gens, parce que j’étais conscient que mon esprit était
déjà biaisé, coloré par mes expériences passées. Je ne savais pas
véritablement à quoi ressemblait la vie d’un vieil Anglais vivant dans un
logement social à Newcastle, ou celle d’une mère célibataire avec trois
enfants à Bletchley. Je voulais qu’ils me racontent ce qu’ils voulaient que je
sache de leur vie, avec leurs propres mots. Alors j’ai demandé aux sections
locales du parti et à des entreprises de sondages de m’aider à choisir, au
hasard, des individus avec lesquels discuter.
Pour les groupes de discussion organisés dans les plus petits villages, le
plus souvent je n’avais pas d’adresse. Quand j’arrivais, on me disait : « On
se retrouve dans la petite maison en haut de la colline. Vous dépassez le
pub, puis vous traversez les champs, là-bas, avec les jonquilles, puis au bout
d’un moment vous allez la voir. » Des habitants du village venaient, et il
arrivait que nous fussions honorés de la présence de Clive, le barman du
pub, ou de Lord Hillingman, le gentleman-farmer. Parfois, je me contentais
d’aller au pub du village discuter avec les clients. Les Anglais me
semblaient fantasques, dotés d’un grand sens de la nuance, et je trouvais
souvent très amusant de parler avec eux. Les groupes de discussion me
rappelaient les réunions dans les hôtels de ville que j’avais tant appréciées
en Colombie-Britannique. Les gens parlaient, et moi je me contentais
d’écouter et de prendre des notes sur ce qu’ils avaient à dire.
J’ai voyagé seul tout ce temps, car le parti ne semblait pas
particulièrement intéressé par ce que j’étais en train de faire, et j’ai fini par
décoder, en partie, le caractère en apparence aléatoire du vote Lib-Dem. La
première chose qui me sauta aux yeux, c’est à quel point les électeurs
libéraux-démocrates menaient des vies différentes. C’étaient des fermiers
de Norfolk avec des casquettes en tartan ; des hipsters vaguement artistes de
Shoreditch ; de vieilles Galloises des Mumbles ou de Llanfihangel-y-
Creuddyn ; des gays de Soho ; des professeurs de l’université de Cambridge
qui ne s’étaient pas brossé les cheveux depuis douze ans. Les électeurs Lib-
Dems formaient un bien curieux mélange.
Ils avaient peut-être tous l’air différent, mais je remarquai qu’ils avaient
au moins une caractéristique en commun. Les électeurs du Parti travailliste
disent : « Je suis Labour. » Et les Conservateurs disent : « Je suis Tory. »
Mais les Libéraux-Démocrates ne disent quasiment jamais : « Je suis Lib-
Dem. » Ils ont plutôt tendance à dire : « Je vote Lib-Dem. » Certes, la
différence est fine, mais elle a son importance. J’ai dû beaucoup réfléchir
avant de comprendre que cette distinction avait sans doute quelque chose à
voir avec l’histoire du parti. Le parti n’existait officiellement, dans son
incarnation moderne, que depuis 1988, date de la fusion de deux partis plus
petits. Cela signifiait qu’un grand nombre de ses électeurs actuels étaient
issus de familles historiquement travaillistes ou conservatrices. Cela
signifiait aussi que, à un moment donné de leur vie, ils avaient dû prendre la
décision active de quitter l’un des vieux partis pour rejoindre le nouveau.
Pour eux, soutenir les Lib-Dems était donc un acte et non une identité.
L’une des personnes qui m’avaient fait venir à Londres était Mark
Gettleson, qui devint rapidement l’un de mes meilleurs amis. Contre toute
attente, j’avais rencontré Gettleson pour la première fois au Texas. En 2007,
alors que je commençais tout juste à travailler pour le LPC, ils
m’envoyèrent à un événement organisé par le Parti démocrate à Dallas pour
y faire du networking. J’étais en train de déambuler au milieu de centaines
de gens dans une immense salle de bal, m’émerveillant devant le nombre de
Stetson, quand une voix à l’accent britannique suranné dit dans mon dos :
« Vous, vous n’êtes pas d’ici. » Je me retournai et me retrouvai face à un
type qui souriait comme le Chat du Cheshire, avec un pantalon vert forêt et
une chemise au motif liberty. Moi, avec mes cheveux blond platine et ma
frange classique des années 2000, et lui, avec son élégance de dandy, nous
fûmes attirés l’un par l’autre comme deux papillons à une réunion de mites.
Né dans une famille d’antiquaires juifs de Portobello Road à Londres,
Gettleson était snob, excentrique, délicieusement camp, et son élocution
n’était pas sans rappeler celle de l’acteur Stephen Fry. À une autre époque,
il aurait certainement été un dandy fréquentant les salons du Londres du
XVIII siècle. Et il était un esprit universel. Au cours d’une discussion, il
e

parvenait en une seconde à établir une connexion brillante entre le hip-hop


du début des années 1990 et la guerre franco-allemande de 1870. Gettleson
et moi nous sommes trouvés ce soir-là et, les années qui suivirent, je le revis
régulièrement lors de rassemblements politiques en Amérique comme en
Grande-Bretagne. Après mon déménagement au Royaume-Uni, nous avons
commencé à passer beaucoup de temps ensemble, parfois dans l’ancienne
crypte située sous une vieille église qu’il avait réussi à transformer en un
appartement fabuleux, jonché d’antiquités et d’œuvres d’art, le tout dans un
chaos savamment orchestré. « Je ne fais pas dans le minimalisme, Chris. Je
suis un maximaliste », me dit-il lorsque je découvris sa caverne d’Ali Baba.

À Londres, je me suis épanoui et me suis bientôt créé un large cercle


d’amis. J’avais beau faire mon droit à la LSE et travailler au Parlement, la
plupart de mes connaissances étaient des clubbers, des danseurs, des folles,
des artistes flamboyants et des étudiants en design de Central Saint Martins,
l’une des plus grandes écoles de design et de mode du monde par laquelle
étaient passés, entre autres, Alexander McQueen, John Galliano ou encore
Stella McCartney. Ce qui était différent avec Gettleson, c’est que, comme
moi, il semblait naviguer avec aisance entre ces différents univers. À
l’époque, il travaillait au bureau londonien de Penn, Schoen and Berlant,
une entreprise de consulting électoral devenue célèbre pour avoir collaboré
avec les époux Clinton. Il était la seule personne que je connaissais capable
de m’accompagner à une réception officielle au Terrace Pavilion, au
Parlement, avant de finir la nuit maquillés, emperruqués et étincelants de
paillettes, à voguer au milieu d’une farandole enivrante de folles lors d’une
soirée Pink Glam au Sink. Gettleson avait énormément de charisme et tous
mes amis l’adoraient. Toujours exubérant, certes, mais toujours attentionné.
En soirée, il chaperonnait les jeunes minets comme un chien de berger ses
moutons. Ils étaient complètement hypnotisés par la manière dont il se
servait spontanément de poupées Barbie, en imitant les voix de tous les
personnages, pour expliquer pourquoi la politique d’apaisement de Neville
Chamberlain avait échoué – à quatre heures du mat’, au milieu d’une fête
complètement démente.
Gettleson était également l’une des rares personnes à comprendre ce que
j’essayais de faire avec les données. Un après-midi, alors que je me
plaignais des difficultés que je rencontrais pour modéliser le comportement
des électeurs Lib-Dems, je lui ai dit que je pensais demander de l’aide à des
profs de l’université de Cambridge. Il m’a mis en contact avec Brent
Clickard, un doctorant en psychologie expérimentale de Cambridge qui
devait être en mesure de me présenter à des enseignants-chercheurs.
Clickard représenta bien plus qu’un laissez-passer pour Cambridge. Comme
Gettleson, c’était un dandy, le genre de type qui s’habille en tweed et ne sort
jamais sans une impeccable pochette de costume à motifs de paisley. Bien
qu’il vînt d’une riche famille américaine du Mid-West, il parlait avec un
accent de la Nouvelle-Angleterre aussi affecté que délicieux, qu’il avait dû
apprendre en jouant l’un des personnages de Casablanca. Il avait été
danseur dans le Los Angeles Ballet avant de décider de s’installer en
Angleterre.
Au cours de plusieurs conversations bien arrosées, Clickard me suggéra
de me pencher davantage sur la personnalité en tant que facteur déterminant
du comportement électoral. Plus précisément, il m’expliqua la modélisation
à cinq facteurs de la personnalité1, qui représentait cette dernière grâce à
une série d’évaluations sur cinq échelles différentes. Avec suffisamment de
temps et d’expériences, la mesure de ces cinq traits constituait un outil
puissant pour prédire un grand nombre d’aspects de la vie des individus.
Une personne avec un score élevé en conscienciosité, par exemple, avait
plus de chance d’avoir de bonnes notes à l’école. Une personne avec un
score élevé en neuroticisme avait, elle, plus de chance de faire à un moment
ou à un autre une dépression. Les artistes et les créatifs avaient, eux,
tendance à obtenir un meilleur score en ouverture. Les individus moins
ouverts et plus consciencieux ont tendance à être républicains. Ça a l’air
simple, voire simpliste, mais le modèle des Big Five peut devenir un outil
incroyablement précieux quand il s’agit de prédire le comportement d’un
électeur. Dans les discours politiques, il se trouve qu’un grand nombre
d’éléments de langage utilisés pour décrire des candidats, des politiques ou
des partis correspondent à des traits de personnalité. Obama a fait
campagne sur le changement, l’espoir et le progrès – en d’autres mots, une
plateforme d’ouverture à de nouvelles idées. Les Républicains, eux, ont
tendance à se concentrer sur la stabilité, l’indépendance et la tradition –
dans les faits, une plateforme de conscienciosité.
Alors que j’étais en train de lire dans mon appartement en plein milieu de
la nuit, j’ai eu une révélation. Peut-être que les Lib-Dems ne disposaient pas
d’une base démographique ou géographique ; peut-être qu’ils étaient en
réalité le produit d’une base psychologique. J’ai créé une étude pilote et j’ai
découvert que les électeurs Lib-Dems obtenaient en général des scores
supérieurs en « ouverture » et inférieurs en « agréabilité » par rapport aux
électeurs Labour ou Tory. J’ai compris que ces électeurs Lib-Dems avaient
tendance à être, comme moi, ouverts, curieux, excentriques, butés, et
parfois un peu bitchy. C’est pour cette raison qu’un artiste d’East London,
un prof de Cambridge et un fermier de Norfolk se retrouvaient, chacun à sa
manière, dans ce parti. Et ce, en dépit de leurs styles de vie très différents.
Le modèle des Big Five était la clé du chiffre des Lib-Dems – et, in fine,
c’est lui qui a fourni l’idée centrale de ce qui deviendrait bientôt Cambridge
Analytica. Cette modélisation à cinq facteurs m’a permis de comprendre les
gens d’une nouvelle manière. Les organismes de sondage parlent souvent
de groupes monolithiques d’électeurs – les femmes, les ouvriers, les
gays, etc. Même s’il s’agit bien sûr de facteurs importants dans l’expérience
et l’identité des individus, il n’existe pas de vote féminin ou de vote latino.
Pensez-y une seconde : si vous arrêtez au hasard une centaine de femmes
dans la rue, est-ce qu’elles seront toutes la même personne ? Et une
centaine d’Africains-Américains ? Sont-ils tous identiques ? Pouvons-nous
réellement affirmer que ces personnes sont des clones en vertu de la couleur
de leur peau ou de leur vagin ? Non, ils et elles ont des expériences, des
combats et des rêves différents.
Explorer les nuances de ce qui constitue une identité et une personnalité
m’a aidé à commencer à comprendre pourquoi, en dépit du fait qu’ils
fassent des sondages un jour sur deux, les politiciens ont toujours autant
l’air à côté de la plaque. En réalité, c’est parce qu’un grand nombre de leurs
sondeurs sont à côté de la plaque. Les entreprises de sondage et de conseil
électoral influencent les idées que se font les politiciens de l’identité de
leurs électeurs, et ces dernières sont au mieux extrêmement simplistes, et, le
plus souvent, simplement fausses. L’identité n’est jamais une chose simple ;
elle est composée d’un grand nombre de facettes différentes. La plus grande
partie des gens ne se considèrent jamais comme des « électeurs », et leur
rapport aux politiques fiscales occupe le plus souvent une place limitée dans
la construction de leur identité. Quand une personne va faire des courses, il
est peu probable qu’elle s’arrête et laisse tomber ses sacs sous le coup d’une
épiphanie, aveuglée par la prise de conscience lumineuse que, oui, elle est
bien une femme blanche diplômée de l’université vivant dans une banlieue
aisée d’un État pivot. À chaque fois que j’ai organisé des groupes de
discussion, les gens avaient tendance à parler de leur enfance, de ce qu’ils
faisaient, de leur famille, de la musique qu’ils aimaient, de leurs bêtes
noires et de leur personnalité – exactement le genre de chose dont l’on parle
lors d’un premier rencard. Est-ce que vous arrivez à imaginer l’horreur d’un
date au cours duquel vous n’auriez le droit de poser que les questions
habituelles des instituts de sondage ? Oui ? Eh bah voilà.

Fin 2011, j’annonçai à l’équipe de Nick Clegg que, selon moi, son parti
allait au-devant de gros ennuis. J’expliquai que les données montraient que
les électeurs Lib-Dems étaient idéologiques, bornés, et qu’ils détestaient la
compromission. Le parti était devenu l’antithèse de ces attributs depuis
qu’il avait formé un gouvernement de coalition avec les Tories. Il était
composé de soutiens intransigeants, et participait à un gouvernement ayant
pour fondement même le fait de transiger avec ses principes. Ce type de
compromis constituait une trahison des idéaux des électeurs Lib-Dems, et
ne pouvait que les pousser à quitter le parti.
Je fis une présentation illustrée par des slides aux chefs des Lib-Dems
dans une vieille salle de réunion lambrissée du Parlement. Ils avaient été
réunis pour que je leur soumette un rapport intermédiaire sur mes
recherches, et étaient très excités à l’idée d’apprendre tout ce que ces
nouvelles technologies allaient leur permettre de faire. Mais leurs sourires
s’évanouirent vite, car ma présentation, très pessimiste, soulignait dans le
détail les faiblesses tactiques de la stratégie du parti. J’avais créé un slide
montrant comment le Labour et les Tories disposaient tous deux d’un très
grand nombre de données sur l’électorat, ce qui signifiait qu’ils avaient
enregistré énormément de données pour chaque électeur, tandis que les Lib-
Dems n’en avaient que pour 2 % d’entre eux. Mon rapport était accablant,
déprimant, et personne ne voulait en entendre parler – ni, tant qu’on y était,
de moi non plus. Il me paraît juste de préciser que je peux me montrer
brusque à l’occasion, et que j’ai une nette tendance à faire sortir les gens de
leurs gonds. Je suis un peu comme la Marmite, l’extrait de levure marron et
salé que les Anglais aiment tartiner sur leurs toasts : on l’aime ou on la
déteste, mais elle ne laisse personne indifférent. Je pense que les piliers du
parti n’appréciaient pas particulièrement de voir débouler un Canadien
inconnu looké comme un stagiaire pour leur expliquer qu’ils avaient
absolument tout faux.
Le seul Lib-Dem qui m’écouta fut le whip en chef (le membre du
Parlement qui, dans le monde anglo-saxon, donne le la à son groupe
parlementaire), Alistair Carmichael. Carmichael était aussi écossais qu’on
puisse l’être, et était originaire de l’île d’Islay, l’île la plus méridionale de
l’archipel des Hébrides. À l’école, il avait appris le gaélique, et il parlait
anglais avec un fort accent montagnard mâtiné d’un accent d’Édimbourg
plus « correct » qu’il avait acquis lors de ses premières années en tant que
procureur de la Couronne. Il était bavard et chaleureux, et quand je lui
rendais visite dans son bureau, il m’invitait toujours à boire un petit verre
de l’un des whiskies de son cabinet bien fourni. En tant que whip du
gouvernement, il était roué aux intrigues politiques les plus vicieuses, et ses
manières chaleureuses dissimulaient une compréhension profonde des
rapports de pouvoir. Sa position de whip en chef signifiait qu’il entendait et
voyait tout, si bien que ce fut à lui que je demandai conseil sur la meilleure
manière de sortir de l’ornière dans laquelle je m’étais fourré au sein du
parti. J’ai toujours eu l’impression de pouvoir parler franchement à
Carmichael, ce qu’il a toujours respecté, étant lui-même d’une nature très
directe. Et il essaya, malheureusement sans grand résultat, de convaincre la
direction du parti de tenir compte de ce que je disais.
Cette situation, dans l’ensemble, était extrêmement frustrante. Je leur
montrais des données, auxquelles s’ajoutaient des articles évalués par des
pairs. En un mot, je leur montrais de la science. Et ils se contentaient de
dire que j’étais un pessimiste, un rabat-joie, et que je ne savais pas jouer en
équipe. La goutte d’eau qui fit déborder le vase fut le moment où quelqu’un
fit fuiter mes slides, apparemment dans le seul but de me nuire. Cela se
retourna contre lui quand un journaliste souligna le bien-fondé de mes
arguments, remarquant que les Lib-Dems souffraient effectivement d’une
« tractite aiguë » et se retrouvaient loin derrière les Tories et le Labour en
termes de recherche et de collecte de données. Quand vous passez autant de
temps à dénicher des électeurs puis à partir à leur rencontre, vous vous
sentez mécaniquement de plus en plus proche d’eux. J’avais l’impression
que mon travail ne portait pas seulement sur la manière de gagner une
élection ; il s’agissait aussi pour moi de comprendre quelles étaient
réellement les vies des gens. Il s’agissait d’exprimer, encore et encore, à
ceux qui étaient au pouvoir, ce que c’était que d’être coincé dans la
pauvreté, l’ignorance et le conformisme.
Deux ans plus tard, en 2014, les Libéraux-Démocrates perdirent 310
sièges municipaux et 11 de leurs 12 sièges au Parlement européen. Le coup
de grâce se produisit en mai 2015, quand le parti fut balayé et perdit 49 de
ses 57 sièges au Parlement. Avec seulement 8 membres Lib-Dems réélus,
c’est tout le groupe parlementaire qui pouvait confortablement se réunir
dans une camionnette Mazda Bongo.
Notes
1. En psychologie, le modèle des Big Five – initialement proposé par
Goldberg en 1981 puis développé par Costa et McCrae à la fin des années
1980, et qui sert notamment de fondement à leur Neo Pi-R, l’un des
questionnaires de personnalité les plus connus – permet d’évaluer la
personnalité d’un individu à l’aide de cinq échelles différentes. Il est parfois
surnommé modèle OCEAN : « Ouverture » (curiosité intellectuelle,
sensibilité artistique, soif de nouvelles expériences, etc.) ;
« Conscienciosité » (capacité de contrôle et de gestion de ses
émotions, etc.) ; « Extraversion » (tendance à s’épanouir au contact des
autres, à se tourner vers l’extérieur, etc.) ; « Agréabilité » (tendance à
considérer les autres d’une manière bienveillante plutôt que
soupçonneuse, etc.) ; et enfin « Neuroticisme » (instabilité émotionnelle,
tendance à la dépression, etc.). (N.d.T.)
CHAPITRE III

Nous luttons contre la terreur en Prada

Le quartier londonien de Mayfair concentre énormément de pouvoir et de


richesse, et assume pleinement son héritage colonial. En descendant ces
vieilles rues, le flâneur peut voir sur les bâtiments des dizaines de plaques
circulaires bleues honorant la mémoire des célèbres dramaturges, auteurs,
politiciens et architectes qui y habitèrent autrefois. Au sud-est de Mayfair,
non loin du 10 Downing Street, se trouve St. James’s Square, une place
bordée de somptueuses demeures géorgiennes. À l’extrémité nord du
quartier se dresse Chatham House, qui abrite le Royal Institute of
International Affairs. À l’est se situe le siège de British Petroleum, ou BP,
l’une des plus grandes compagnies pétrolières du monde, ainsi que Norfolk
House qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, servit de Q.G. au général
américain Dwight D. Eisenhower, chef des forces alliées en Europe. Le
quartier abrite également quelques clubs privés, dont certains datent de
l’époque coloniale, comme l’East India Club ou encore l’Army and Navy
Club. Au centre du carré qui constitue le quartier se trouve un petit jardin
entouré par une jolie barrière de fer forgé, au milieu duquel est érigée une
statue équestre de Guillaume III, le regard tourné vers les immeubles. Le
jardin central est entouré de massifs d’arbustes et d’impeccables parterres
de fleurs. St. James’s Square est un monument vivant à la gloire du
colonialisme britannique et de sa domination mondiale.
Au sud de BP, sur la bordure est du quartier, se trouve un immeuble de
sept étages datant de 1770. Il est construit en grès taillé, avec des briques
pâles, et son entrée est flanquée de deux colonnes ioniques. Une boîte à
lettres rouge de la Royal Mail trône juste devant. Début 2013, c’était là que
se trouvait le siège de SCL Group. Connue à l’origine sous le nom de
Strategic Communication Laboratories, l’entreprise était dirigée par Nigel
Oakes et avait existé sous diverses formes depuis 1990. SCL avait été
autorisée par le gouvernement britannique à accéder à des informations
classées « secrètes » et son conseil d’administration était composé
d’anciens ministres de l’époque Thatcher, de chefs militaires à la retraite,
ainsi que de professeurs d’université et d’hommes politiques étrangers.
L’entreprise travaillait principalement pour les militaires, et menait des
opérations de guerre psychologique ou de lutte d’influence partout dans le
monde, de la lutte contre le recrutement des djihadistes au Pakistan à celle
contre le trafic de drogue et d’êtres humains en Amérique latine.
J’entendis parler d’eux au printemps 2013, quelques mois après avoir
quitté les Libéraux-Démocrates, quand un conseiller du parti avec lequel
j’étais resté en contact m’appela pour me dire qu’il y avait là-bas un poste à
pourvoir. Il me dit qu’il avait pensé à moi car l’entreprise cherchait un
« spécialiste des données pour un projet de recherche sur les
comportements » impliquant l’armée. Je n’avais encore jamais songé à
travailler sur des projets militaires mais après deux échecs avec des partis
politiques, au Canada et en Grande-Bretagne, j’étais prêt à me lancer dans
quelque chose de nouveau.
Une fois entré dans le bâtiment, je découvris un hall au sol carrelé de
marbre noir et blanc, avec un lustre en cristal au plafond et une frise
ornementale en plâtre courant le long des murs crème. Les bureaux avaient
conservé de nombreuses caractéristiques originelles du bâtiment, et
plusieurs pièces étaient organisées autour d’une grande cheminée en
marbre. Des tapis verts, tissés en mailles serrées et ornés de motifs
circulaires rouge et blanc, habillaient les sols. On m’introduisit dans une
petite pièce où l’on me demanda d’attendre Alexander Nix, l’un des
dirigeants de SCL Group. Je me souviens qu’il faisait exceptionnellement
chaud, comme si on avait laissé le chauffage au maximum alors qu’on était
déjà à la fin du printemps. (J’ai appris par la suite que l’extrême chaleur
était intentionnelle – une manœuvre destinée à déstabiliser les gens avant un
rendez-vous.) Je suis resté assis dans cette minuscule étuve pendant dix
minutes, jusqu’à ce qu’un homme entre. La première chose que j’ai
remarquée, c’était son impeccable costume Savile Row parfaitement ajusté,
et sa chemise monogrammée. Ses yeux étaient des saphirs, qui contrastaient
de manière saisissante avec sa peau pâle couleur papier. Alexander Nix était
originaire de la classe supérieure anglaise, et avait fait ses études à Eton,
une institution dans laquelle les têtes couronnées envoyaient leur
progéniture et où l’uniforme comprenait encore le col anglais et la queue-
de-pie. La plupart des aristocrates anglais ont quelque chose de camp, et, à
cet égard, Nix ne m’a pas déçu. Son accent évoquait un énorme patrimoine.
Il portait des lunettes cerclées de noir, et ses cheveux blond vénitien étaient
coiffés avec une désinvolture tout à fait délibérée. Il m’invita à m’asseoir
parmi des cartons et des piles de papiers – les restes d’un projet récemment
terminé, m’expliqua-t-il. Ils avaient prévu de déménager bientôt, pour avoir
plus d’espace.
Très vite, Nix commença à m’expliquer les tenants et les aboutissants des
affaires de SCL. Il me fit signer un accord de confidentialité avant de me
dire que l’entreprise travaillait principalement pour des militaires et des
agences de renseignement, sur des projets que les gouvernements ne
pouvaient pas entreprendre eux-mêmes au grand jour. « Nous conquérons
les cœurs et les esprits partout… vous savez, quels que soient les moyens
nécessaires. » Il me montra alors une photographie encadrée de ce qui
semblait être un meeting politique quelque part en Afrique.
Quand je lui demandai des détails, il me tendit plusieurs rapports. Alors
que je les parcourais, il commença à m’expliquer ce qu’était le TAA (target
audience analysis, soit l’analyse d’un public ciblé). C’est la première étape
de tout projet d’opérations d’information, me dit-il – l’analyse et la
segmentation. Plus je survolais les rapports et plus j’étais abasourdi par le
côté rudimentaire de la méthodologie – je ne pus m’empêcher d’en faire la
remarque.
« Ça pourrait être tellement mieux fait », lui dis-je. J’appris bientôt qu’il
arrivait à Nix de se mettre en colère quand il avait l’impression que l’on
remettait en question son sentiment naturel de supériorité. Cette fois-ci, son
exaspération resta quasiment imperceptible.
« Nous sommes de loin la meilleure entreprise dans ce domaine.
— Je ne dis pas le contraire, mais vous pourriez faire un bien meilleur
travail de ciblage, clairement. On dirait que l’armée balance des flyers du
haut d’un avion. Si elle dispose de missiles guidés par des lasers, pourquoi
y aller comme ça, au pif, sous prétexte qu’il s’agit de propagande ? »
C’était une réponse un peu sèche – tout particulièrement si l’on considère
qu’il s’agissait potentiellement d’un entretien d’embauche – et Nix fut
déconcerté. Hé ho, c’est moi qui mène la danse, sembla-t-il penser. La
discussion se termina de manière abrupte et, tandis que je sortais du
bâtiment, je ne pus m’empêcher de penser que tout cela n’avait été qu’une
énorme perte de temps.
Ce ne fut pourtant pas le cas. Nix appela peu de temps après pour me
demander si je voulais bien poursuivre la discussion, lui expliquer ce que
SCL faisait mal et comment y remédier.

L’art de la guerre psychologique est aussi vieux que la guerre elle-même.


Au VIe siècle av. J.-C., des Perses achéménides, qui savaient que les
Égyptiens vouaient un culte à la déesse chatte Bastet, dessinèrent des
images de chats sur leurs boucliers pour que les Égyptiens hésitent une
fraction de seconde à les frapper pendant la bataille. Plutôt que de
simplement raser et piller les villes ennemies, Alexandre le Grand utilisait
des tactiques psychologiques positives, en laissant notamment des troupes
derrière lui pour répandre la culture grecque et assimiler ceux qui avaient
été vaincus au sein de son immense empire. Pendant le Moyen Âge,
Tamerlan et Gengis Khan se servirent de la terreur comme d’une arme
psychologique, décapitant leurs adversaires et paradant avec leurs têtes
tranchées fichées en haut de piques. En Russie, Ivan le Terrible soumettait
les masses en installant des poêles à frire géantes sur la place Rouge pour y
faire rôtir ses ennemis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les
Britanniques perfectionnèrent l’art de fourvoyer l’ennemi en mettant en
scène de fausses invasions, en se servant de tanks fantoches et en glissant
de faux plans de bataille dans les poches de cadavres déguisés en soldats
pendant la génialement nommée Opération Mincemeat (« Chair à pâté »).
Une utilisation bien conçue de l’information – et de la désinformation – est
l’une des manières les plus efficaces de prendre un ascendant tactique sur le
champ de bataille.
Quand on crée une arme informationnelle, il est vital de penser aux
fondamentaux de n’importe quel système d’armes : la charge utile, le
dispositif de lancement et le système de ciblage. Pour un missile, la charge
utile est un explosif, le dispositif de lancement est un fuselage autopropulsé
et le système de ciblage est un satellite ou un guidage de missile par
infrarouge. Les armes informationnelles sont composées des mêmes
éléments, à une différence près mais de taille : la force que vous utilisez est
non cinétique. En d’autres mots, vous ne faites rien exploser. Dans un
combat informationnel, la charge utile est souvent une histoire – une rumeur
propagée pour faire croire à un récit général ou culturel destiné à pacifier
une communauté, par exemple. Et tout comme les militaires investissent
dans la chimie pour améliorer leurs bombes, la lutte informationnelle tente
aussi de comprendre quel type de récit aura le plus grand impact.
Historiquement, les dirigeants américains ont toujours sous-évalué les
opérations d’information, principalement en raison de leur nette supériorité
numérique en termes de missiles, de tanks, de bombardiers, de navires et de
fusils. Les États-Unis ont certes entrepris quelques opérations
d’information, mais surtout à la bonne vieille époque des tracts en papier.
Pendant la guerre de Corée, les soldats américains se servaient de haut-
parleurs pour beugler leur propagande, tandis que des avions balançaient
des tracts derrière les lignes ennemies. Pendant la guerre du Vietnam, des
bataillons spécialisés dans les PSYOPS se lancèrent dans le même genre
d’opérations éclairs de propagande, dans le but de conquérir autant « de
cœurs et d’esprits » que possible. Mais en raison du budget considérable
alloué à la Défense, les militaires américains devinrent rapidement une
bande de gamins armés de gros jouets qui font boum, et l’amplification de
la force fut avant tout physique et cinétique.
Les tanks et les puissantes bombes bunker busters sont inutiles contre la
propagande virale et la radicalisation alimentée par le Web. L’EI ne se
contente pas de balancer des missiles : il balance aussi des récits. La Russie
compense son équipement militaire vieillissant par des « approches
hybrides » de l’attaque, qui commencent par la manipulation idéologique
des populations ciblées. Les groupes terroristes utilisent les réseaux sociaux
pour recruter de nouveaux membres qui, eux, se serviront de fusils et de
bombes pour atteindre leurs fins. Ces menaces ont beau être non
conventionnelles, elles n’en sont pas moins dangereuses, et les puissances
occidentales ont bien du mal à y réagir. On ne peut pas lancer un missile sur
Internet, et la culture militaire américaine traditionnelle, dominée par des
hommes blancs hétéros aimant donner et recevoir des ordres, est hostile aux
recrues non conformistes qui seraient en mesure de mettre en place des
contre-attaques plus nuancées, s’appuyant sur des technologies modernes.
L’Agence militaire américaine pour les projets de recherche avancée de
défense (la DARPA) a essayé de se colleter à ces nouvelles réalités des
conflits et du terrorisme. Parmi les objectifs affichés des anciens
programmes de la DARPA – qui répondent par exemple au nom de
Narrative Networks (« Réseaux de récits ») ou Social Media in Strategic
Communications (« Réseaux sociaux dans les communications
stratégiques ») –, on trouve la volonté d’« essayer d’identifier des idées et
des concepts pour analyser des récits et des modèles culturels » ainsi que
celle de « développer des outils analytiques quantitatifs pour étudier les
récits et leurs effets sur le comportement humain dans des contextes de
sécurité ». L’armée américaine a également mené un projet intitulé Human
Social Culture Behavior Modeling Program (soit le « Programme de
modélisation du comportement socio-culturel humain »), qui visait à créer
des « outils pour la prévision et l’analyse socio-culturelle destinés aux
utilisateurs de ce domaine ». En d’autres mots, l’objectif de la majorité de
ces programmes est d’obtenir une asymétrie informationnelle totale vis-à-
vis des menaces – c’est-à-dire de posséder assez de données pour que nous
soyons en mesure de submerger et de dominer l’espace informationnel
entourant nos cibles. C’est cette niche extrêmement lucrative que Nix
lorgnait afin de décrocher de nouveaux contrats pour SCL.

Nix m’a tout d’abord proposé un contrat de trois mois pour, en gros, faire
absolument ce que je voulais. « Je ne vais même pas créer une fiche de
poste, m’a-t-il dit. Parce que, franchement, je n’aurais aucune idée de ce
que j’y mettrais. » Après mes interminables négociations avec le LPC puis
les Lib-Dems, c’était incroyablement excitant d’avoir enfin carte blanche.
En juin 2013, j’ai donc commencé à travailler pour SCL.
Comme la plupart des gens, je n’ai jamais fait particulièrement attention
à la stratégie militaire, à part peut-être, parfois, en comatant vers minuit
devant la chaîne Histoire. J’étais clairement à la bourre, et il fallait que je
rattrape vite mon retard sur ces questions pour comprendre les projets en
cours de l’entreprise. Mon problème principal ? Personne ne voulait
répondre à mes questions. En fait, mes nouveaux collègues refermaient leur
ordinateur portable à toute vitesse si je m’approchais trop près d’eux. Mes
questions récoltaient systématiquement des « Pourquoi as-tu besoin de le
savoir ? » ou des « Attends, je dois vérifier si j’ai le droit ou pas de t’en
parler ». Le culte du secret n’allait pas faciliter ma tâche qui consistait
simplement, pour le moment, à comprendre ce que j’étais censé faire.
Quand je me suis plaint de cette situation auprès de Nix, il a roulé des yeux
d’une façon théâtrale avant de me tendre les clés d’un petit placard de son
bureau. À l’intérieur de ce dernier se trouvaient des classeurs pleins de
vieux rapports.
Les documents décrivaient différents projets que SCL avait entrepris
pour ses anciens clients, parmi lesquels le ministère de la Défense
britannique ou encore le gouvernement américain. L’entreprise avait
travaillé en Europe de l’Est pour l’OTAN, afin de contrecarrer des
initiatives de propagande russe. Un dossier était consacré à un programme
de lutte contre les narcotrafiquants dans un pays d’Amérique latine : un
client militaire voulait utiliser la désinformation pour que les petits
cultivateurs de coca se retournent contre les barons de la drogue. D’autres
détaillaient des programmes PSYOPS au Mexique et au Kenya. Comme
Nix me l’avait dit précédemment, il s’agissait de projets que les agences
gouvernementales ne pouvaient se permettre d’entreprendre elles-mêmes,
du moins pas officiellement. Elles préféraient engager des entreprises qui
commençaient à opérer dans la région en tant que sociétés « spécialisées
dans la recherche de nouveaux marchés » ou sous un quelconque autre
faux-nez économique.
L’un des rapports qui retinrent mon attention décrivait un projet du
ministère de la Défense dans lequel on s’était servi d’opérations
d’information pour influencer divers groupes cibles au Pakistan. Le rapport
synthétisait des informations sur les hommes d’influence et de pouvoir de la
région, et faisait quelques suggestions de motivations et de points de
contact culturel potentiels pour chaque groupe cible. La méthodologie
utilisée était malheureusement pleine de trous. SCL avait essayé de faire
des sondages dans ces régions en se fondant sur des recensements, mais les
cartes de ces zones rurales qu’ils avaient utilisées étaient incomplètes, et le
taux de réponse de cette population, qui se montrait méfiante vis-à-vis de
ces inconnus qui débarquaient pour poser des questions, était sans surprise
extrêmement bas. Les données produites étaient par conséquent trop
incomplètes ou trop biaisées pour être fiables. Le ministère de la Défense
avait payé une somme astronomique pour cette opération, alors qu’il aurait
obtenu de bien meilleures informations en engageant quelques habitants de
la région pour sillonner les villages et poser des questions.
Le second problème résidait dans la manière dont les militaires avaient
choisi de disséminer leur propagande. Dans certains de ces projets, ils
avaient fait imprimer des tracts dont ils avaient saupoudré toute la région.
Encore des putains de tracts ? L’Armée britannique était remplie de Lib-
Dems ou quoi ? Et puis, pourquoi diable utiliser des tracts alors qu’ils
étaient justement en train de développer le réseau de téléphonie mobile dans
le pays ? D’ailleurs, il était intéressant de voir à quel point certains de ces
pays étaient connectés, malgré les conflits qui les déchiraient. Des régions
qui n’avaient pas de lignes téléphoniques terrestres ou de télévision
construisaient partout des antennes relais. Je n’arrivais pas à saisir pourquoi
les puissances occidentales ignoraient cette transformation en cours.
Plus précisément, je voulais aider Nix à comprendre que leur magnifique
couche d’analyse psychologique resterait absolument inutile tant qu’ils se
contenteraient de balancer de la propagande depuis les cieux. Je leur dis que
les projets de SCL seraient bien plus efficaces s’ils se concentraient sur
l’obtention de données plus précises, la construction d’algorithmes et le
ciblage de personnes spécifiques fondé sur ces algorithmes, ainsi que sur
l’utilisation de différentes formes de médias et non pas seulement les tracts
et la radio. Nix m’écouta d’un air songeur, ses mains serrées l’une contre
l’autre tapant en rythme contre sa bouche pendant qu’il réfléchissait à ce
que je disais.
Je commençais également à comprendre pourquoi les militaires
américains et britanniques étaient si mauvais quand il s’agissait de
« conquérir les cœurs et les esprits ». Les informations culturelles et
comportementales sur les populations étaient rassemblées dans des silos,
souvent dans le cadre de projets accessoires menés par des sous-traitants,
qui n’étaient pas intégrés à la stratégie militaire avant que les objectifs
principaux n’eussent été déterminés – en d’autres termes, la culture et
l’expérience des populations locales n’intéressaient les planificateurs
qu’une fois résolues les questions de personnels et d’équipements. Cela
devait changer.

Alors que je réfléchissais à ce que la DARPA et son équivalent


britannique, le Laboratoire de science et de technologie de la Défense
(DSTL), essayaient de développer avec leurs nouveaux programmes de
recherche sur le numérique et les réseaux sociaux, mes pensées dérivèrent
jusqu’à un univers surprenant mais qui ne m’était pas inconnu : la mode.
Les deux champs ne sont pas si éloignés qu’ils en ont l’air : quand une
société se crispe dans l’extrémisme, la mode suit. Pensez aux maos, aux
nazis, aux membres du KKK, aux djihadistes – qu’est-ce qu’ils ont tous en
commun ? Un look. L’extrémisme commence avec ce à quoi les individus
ressemblent et ce que la société ressent. Parfois, il crée littéralement des
uniformes : des tuniques vert olive et des casquettes avec une étoile rouge,
des brassards rouges, des cagoules blanches et pointues et des torches tiki,
des casquettes Make America Great Again. Ces uniformes, à leur tour, sont
incorporés à l’identité de celui qui les porte, et font passer leur pensée de
« Voici ce en quoi je crois » à « Voici qui je suis ». Les mouvements
extrémistes s’emparent de l’esthétique parce que, justement, une grande
partie de l’extrémisme consiste à vouloir changer l’esthétique d’une société.
Très souvent, ce qui est promis ne relève pas tant d’une politique tangible
que d’un nouveau look et d’un nouveau ressenti pour un lieu ou une culture
donnés.
Quand j’avais seize ans, j’ai un jour teint mes cheveux en un violet tirant
vers le mûre. Je n’avais choisi cette couleur pour aucune raison particulière,
sinon qu’elle était tape-à-l’œil et que je l’aimais bien. Elle me mena
directement au bureau du proviseur pour avoir violé le code vestimentaire
de l’école. Je n’étais absolument pas intimidé ni inquiet, au contraire :
j’avais enfin l’occasion de parler avec le proviseur d’autre chose que
d’« accès handicapé ». Il me dit que je devais rendre à mes cheveux une
couleur « normale ». Je refusai. Le proviseur n’était pas content, et cette
tension causée par la couleur de mes cheveux subsista jusqu’à ce que je
quitte cette école. À l’époque où j’étais encore en chaise roulante, j’ai passé
beaucoup de temps à penser à ce que signifie être adapté – être adapté aux
portes, m’adapter à mes pairs, ou encore trouvé des habits adaptés. Si
l’informatique fut ma première passion, elle se trouva bientôt concurrencée
par la mode, et pour plus d’une raison. C’était en partie par désir de me
sentir inclus. En partie par désir d’être vu, aussi. Quand j’étais assis dans
ma chaise et que je pouvais à loisir observer les boutons, les accrocs, les
plis, les faux plis et les bourrelets de mes camarades de classe, j’avais
pourtant l’impression d’être complètement invisible à leurs yeux. Avec des
cheveux violets, j’étais vu. Et quand le proviseur me demanda d’avoir à
nouveau une couleur de cheveux « normale », il me donnait en réalité
l’ordre de redevenir invisible. C’est à ce moment-là que j’ai compris à quel
point un look pouvait être puissant – et révélateur.
À l’époque où je travaillais sur la modélisation à cinq facteurs pour les
Lib-Dems, je commençai à réfléchir de façon plus approfondie à la
personnalité comme construction. J’ai découvert que la politique et la mode
reposent sur les mêmes fondations, au sens où elles sont toutes deux basées
sur des constructions nuancées de la façon dont les individus se considèrent
eux-mêmes dans leur relation aux autres. La mode est une fenêtre idéale
pour accéder à la personnalité, dans la mesure où ce que nous choisissons
(ou non) de porter est une décision que nous prenons quotidiennement.
Dans toutes les cultures, les individus choisissent la manière dont ils vont
parer leur corps, ils choisissent leur place sur le spectre allant de la banalité
à l’extravagance. Nous attachons tous de l’importance à ce que nous
portons – même le vieil hétéro du Minnesota qui n’a jamais rien revêtu
d’autre qu’un jean et un T-shirt gris. Il ne pense pas accorder une grande
importance aux habits qu’il porte, du moins jusqu’à ce que vous lui offriez
un kimono ou un dashiki.
Je me souviens très clairement de mon dernier rendez-vous avec mon
directeur d’études à la LSE, quand il m’a demandé ce que j’avais prévu
pour la suite. Il s’attendait évidemment à ce que je lui dise que je
continuerais à travailler dans la politique ou que j’allais postuler dans un
grand cabinet d’avocats. Mais je lui ai annoncé que je m’étais inscrit dans
une école de mode. Silence. Ses sourcils se levèrent, et, clairement déçu, il
se mit, inconsciemment, à secouer la tête. « La mode ? Comme dans les…
habits ? Vous voulez véritablement étudier les habits ? » Mais pour moi, la
mode et la politique concernent toutes deux, au niveau le plus fondamental,
les cycles de la culture et de l’identité. Dans ma tête, elles sont en vérité la
manifestation d’un seul et même phénomène – et cette conviction se révéla
centrale dans ce que nous allions créer à Cambridge Analytica.
La mode a toujours joué un rôle dans ma vie, et m’a beaucoup aidé à me
sentir à peu près bien dans ma peau. Quand j’ai quitté l’école et que je me
suis installé à Montréal, je parvenais à marcher de mieux en mieux sans
chaise roulante, sans parvenir pour autant à me débarrasser de la sensation
de n’être ni séduisant ni désirable. Un week-end, alors que je me promenais
et que j’étais entré chez un bouquiniste, je tombai au milieu d’une pile de
vieux magazines sur un exemplaire tout fripé de Dazed & Confused. Le
numéro datait de 1998 et, sur la une, on pouvait lire TU VALIDES MON LOOK ? et la
photo d’un mannequin avec deux prothèses de jambes. Le rédacteur en chef
invité était Alexander McQueen, et à l’intérieur du magazine se trouvaient
des clichés brillants de corps différents mais magnifiques. C’est grâce à la
lecture de ce numéro que j’ai commencé à faire davantage d’expériences
vestimentaires et à sortir beaucoup plus. Montréal est le genre de ville qui
vous change si vous lui en laissez la possibilité. J’ai commencé à fréquenter
des bars de drag-queens et à admirer des robes glam et somptueuses qui
subvertissaient les notions conventionnelles de beauté, de corps et de genre.
Les drags ont inversé ma manière de penser. Elles m’ont montré comment
ne pas simplement défier les normes sociales, mais aussi en rire et devenir
celui que vous voulez être, en suivant vos propres règles.
Lors de mes premières années à Londres, beaucoup de mes amis
étudiaient la mode à Central Saint Martins, l’une des composantes de
l’Université des Arts de Londres (UAL). J’ai commencé à étudier à l’UAL
et me suis retrouvé à travailler sous la houlette de Carolyn Mair, qui avait
une formation de psychologie cognitive et s’était spécialisée en machine
learning (apprentissage automatique), une technologie permettant aux
ordinateurs d’apprendre par eux-mêmes. Le Dr. Mair n’était pas le
professeur de mode typique, mais je n’étais pas l’élève de mode typique
non plus, si bien que nous nous sommes parfaitement trouvés. Lorsque je
lui expliquai que je voulais commencer à chercher des « modèles » de mode
d’un autre genre – avec pour mots-clés : réseaux neuronaux, vision par
ordinateur et auto-encodeur –, elle convainquit le comité de recherche de
troisième cycle de m’autoriser à préparer une thèse en machine learning
plutôt qu’en design. C’est vers cette époque que j’ai commencé à travailler
pour SCL Group : mes journées oscillaient donc entre « modèles » de mode
et cyberguerre. J’étais tellement passionné par mes recherches universitaires
sur les courants culturels que j’ai expliqué à Nix que je ne voulais pas
travailler pour SCL à plein temps, et que si ce dernier me voulait vraiment,
il fallait qu’il accepte que je poursuive ma thèse en parallèle de leurs
projets. Nix donna son accord et SCL finit par accepter de payer mes frais
de scolarité – une véritable bénédiction dans la mesure où, en tant
qu’étudiant international, ces frais étaient les plus élevés de tous.
Ces deux domaines se complétaient parfaitement : comprendre la culture
vous arme mieux pour analyser les dynamiques à l’œuvre dans les
mouvements extrémistes que la seule analyse des idéologies professées. À
SCL, nous regardions d’innombrables vidéos de propagande djihadiste, et
nous avions remarqué qu’au-delà de la violence de ces images qui leur
permettaient de faire la une, leur contenu était habité par une esthétique
riche et structurée. Il y avait de belles voitures. De la musique. Leurs héros
idéalisés avaient un look masculin précis, et certaines de ces vidéos
ressemblaient presque à des clips de téléréalité. L’ironie résidait dans cette
tentative de positionner leur idéologie rétrograde comme quelque chose de
moderne, voire de futuriste, d’une manière qui rappelait la défense par les
futuristes italiens d’un fascisme pour des lendemains qui chantent – leur
idéologie comme voie express vers la modernité. Ces films propageaient un
culte grotesque de la violence et de la haine, mais au-delà de ce constat, ils
contribuaient également à modeler une partie de leur culture. Leur style
était complaisant et naïvement romantique, et toujours à la limite du kitsch.
Les terroristes aussi ont une culture pop.
À peu près à cette époque, en septembre 2013, je me souviens avoir
clairement pensé : « Mais c’est tellement cool ! » Je bossais dans la culture
et pourtant je ne me contentais plus de faire la promo de quelqu’un. Non,
mieux, je travaillais dans la culture pour la défense de notre démocratie. Les
militaires utilisent un vocabulaire différent – attribution d’influence d’après
modèle, ou encore profils ciblés observés en train d’agir de concert. Dans
la mode, on appelle ça une tendance. S’habiller de concert. Hashtagger de
concert. Écouter de concert. Aller à un concert de concert. Le Zeitgeist
culturel est en lui-même constitué d’individus agissant de concert. Et, j’en
étais sûr, tous ces types de tendances pouvaient être identifiables grâce aux
données. Par le profilage et l’observation en ligne, je voulais essayer de
prédire les cycles de vie d’adoption d’un mouvement, depuis ses premiers
adeptes jusqu’à ses pics de popularité, en passant par son taux de diffusion.
Pendant mes premières semaines à SCL, j’ai commencé à chercher
comment numériser et transformer les tactiques traditionnelles des
opérations d’information. C’est surtout à ça que s’intéressait l’entreprise à
l’époque, après s’être rendu compte qu’il existait un espace vide, dans de
nombreuses armées de l’OTAN, qui ne demandait qu’à être comblé (et
exploité) pour peu que SCL parvienne à développer de nouvelles manières
de marier propagande et technologies publicitaires. Ceci impliquait
d’explorer les champs de recherche sur lesquels nous pourrions nous
appuyer pour cartographier ces nouveaux domaines numériques, comme
l’acquisition de nouvelles sources d’information grâce aux flux de clics et
l’amélioration du ciblage des destinataires des récits grâce au profilage et à
l’apprentissage automatique. Il existe d’évidentes complications inhérentes
à la transformation des informations en armes. Les fusils et les bombes
tuent les gens indépendamment de leur identité ou du lieu où ils se trouvent
– les propriétés de la physique sont universelles. Mais une arme
informationnelle doit être conçue sur mesure, et en fonction d’un grand
nombre de facteurs : la langue, la culture, le lieu, l’histoire, la diversité
démographique, etc. Si vous construisez une arme non cinétique conçue
pour un perspecticide – c’est-à-dire la manipulation et la déconstruction de
nos perceptions – sur mesure, vous devez d’abord comprendre, à un niveau
profond, ce qui anime les gens.
Les insurrections, par nature, sont asymétriques – au sens où peu
d’individus peuvent provoquer beaucoup d’effets. Par conséquent, catalyser
une insurrection au sein de l’organisation de la partie combattante adverse
requiert d’abord de concentrer les ressources sur quelques groupes cibles
clés. Une telle opération est optimisée par un bon profilage et
l’identification du type d’individus étant à la fois susceptibles d’adopter de
nouvelles manières de penser et à la fois suffisamment connectés pour
pouvoir injecter nos contre-récits dans leurs réseaux sociaux.
La forme la plus efficace de perspecticide consiste tout d’abord à faire
subir une mutation au concept du Moi. Dans ce cadre, le manipulateur
essaie de « voler » le concept de Moi à sa cible pour le remplacer par le
sien. Cette opération débute généralement par une tentative d’étouffer les
récits de l’opposant, avant de dominer l’environnement informationnel de la
cible. Cela implique souvent un travail de plusieurs mois consistant à
abattre ce qu’on appelle des facteurs de résilience psychologique. Des
programmes sont conçus pour que les perceptions de la cible perdent leur
ancrage dans la réalité et entraînent une sensation de confusion ainsi qu’une
baisse du sentiment d’efficacité personnelle. Les cibles sont encouragées à
vivre de manière dramatique des événements mineurs ou inventés, tandis
que les contre-récits tenteront de supprimer toute signification, créant chez
la cible une impression de suite d’événements confus ou dénués de sens.
Les contre-récits essaient également de développer la méfiance de la cible
afin de limiter ses communications avec des individus susceptibles de
perturber l’évolution souhaitée de la cible. Il est bien plus difficile de rester
loyal à un groupe ou une hiérarchie existante quand vous commencez à
penser que vous êtes utilisé d’une manière injuste, ou que les événements
vous semblent dénués du moindre sens, de la moindre finalité. Vous
devenez moins enclin à accepter les revers, à prendre des risques ou à obéir
aux ordres.
Mais se contenter de dégrader le moral des troupes est rarement suffisant.
Le but ultime est de provoquer des émotions et des processus de pensée
négatifs associés à des comportements impulsifs, obsessionnels et
erratiques. La cible passe alors d’une résistance douce ou passive
(caractérisée par exemple par une moindre productivité, une tendance à
prendre moins de risques, la propagation de rumeurs, etc.) à des
comportements plus perturbateurs (comme discuter les ordres, les refuser,
se mutiner, etc.). Cette stratégie a été utilisée, entre autres, en Amérique du
Sud pour semer la zizanie parmi les narcotrafiquants et augmenter la
probabilité de fuites d’informations, de défections, ou encore de conflits
internes capables d’éroder la chaîne logistique. Les cibles privilégiées sont
généralement celles présentant des traits narcissiques ou névrotiques, dans
la mesure où elles font montre de moins de résilience psychologique face à
la pression de nos contre-récits. En effet, le neuroticisme peut rendre un
individu plus facilement sujet à l’idéation paranoïde, dans la mesure où il
aura tendance à ressentir davantage d’anxiété, fera preuve d’une plus
grande impulsivité, et aura tendance à se reposer sur l’intuition plus que sur
la pensée délibérative. Quant aux individus obtenant des scores élevés sur
l’échelle du narcissisme, ils se montreront davantage sujets aux sentiments
d’envie et d’injustice, deux émotions qui sont de puissants motivateurs
menant à des comportements de désobéissance aux règles et de remise en
cause de la hiérarchie. Ceci signifie que ces cibles auront une tendance
accrue à développer le sentiment illégitime d’être harcelées, persécutées, et
d’être victimes d’un traitement injuste. Ce sont les cibles les plus faciles
quand il s’agit de semer les graines de la subversion au sein d’une plus
grande organisation. Par la suite, cette leçon constituera l’un des
fondements du travail de Cambridge Analytica pour catalyser une
insurrection de l’alt-right en Amérique.
Que les choses soient claires : ces opérations ne constituent en aucun cas
une forme d’accompagnement thérapeutique ; il s’agit bel et bien d’attaques
psychologiques en règle. Il est important de rappeler que, dans un contexte
militaire, la question de la puissance d’agir ou du consentement de la cible
est hors sujet. La cible est l’ennemi. Le choix du militaire se résume à
envoyer un drone cramer l’ennemi ou à jouer avec l’esprit des unités
adverses pour qu’elles en viennent à se battre entre elles, du moins à bâcler
leur travail et faire des erreurs exploitables. Si vous êtes un commandant
militaire ou un officier du renseignement, la manipulation est clairement la
« méthode douce ».
Avec l’avènement des réseaux sociaux, les militaires et les agences de
sécurité ont obtenu un accès direct à l’esprit et à la vie des gardes, des
employés, des petites amies et des messagers d’organisations criminelles ou
terroristes partout dans le monde. Les données des réseaux sociaux ont
permis d’accéder à un boulevard d’informations personnelles détaillées qui
nécessitaient par le passé des mois d’observation attentive pour être
obtenues. Les cibles créaient leur propre dossier, avec suffisamment de
données pour faciliter grandement leur profilage psychologique. Cela
stimula la recherche d’une technique de profilage susceptible d’être
automatisée avec des algorithmes d’apprentissage automatique. Ces
derniers devaient permettre aux agences de jeter leurs filets bien plus loin,
jusqu’à atteindre l’échelle du bon vieux largage de tracts, mais en
conservant la précision des messages ciblés. En 2011, la DARPA
commença à financer des recherches sur le profilage psychologique des
utilisateurs des réseaux sociaux, sur la manière dont se propageaient les
messages hostiles au gouvernement, et même sur la tromperie en ligne. Des
ingénieurs de Facebook, Yahoo! et IBM participèrent tous à ces projets de
recherche financés par la DARPA pour évaluer la manière dont
l’information circule et est consommée. Les gouvernements russe et chinois
lancèrent de leur côté leurs propres programmes de recherche sur les
réseaux sociaux.
Lors de ma toute première journée à SCL, Nix me demanda si je
connaissais une entreprise appelée Palantir. Il en avait entendu parler par
une stagiaire de SCL qui avait des relations particulièrement haut placées,
Sophie Schmidt – c’était la fille d’Eric Schmidt, milliardaire et à l’époque
PDG de Google. Quelques mois auparavant, alors qu’elle terminait son
stage, elle avait présenté Alexander à certains des cadres de Palantir.
Cofondée par Peter Thiel, un célèbre investisseur de capital-risque de la
Silicon Valley, également membre du conseil d’administration de Facebook,
Palantir était une énorme entreprise, financée par le capital-risque et
réalisant des opérations d’information pour la CIA, pour la National
Security Agency, dont la mission est d’analyser les données et les
renseignements d’origine électromagnétique pour préserver la sécurité
nationale, ainsi que pour le Government Communications Headquarter
(GCHQ), l’équivalent britannique de la NSA. Nix était complètement
obsédé : il voulait que SCL fasse exactement la même chose que Palantir.
Les premiers mois, j’ai travaillé sur des petits projets pilotes dans divers
pays avec Brent Clickard, un psychologue de Cambridge, et l’un de ses
amis, Tadas Jucikas. J’avais rencontré Jucikas pour la première fois au
Royal Automobile Club, un club privé avec des bars, des terrains de squash
et des salles de billard, où se réunissait une partie de l’élite pour réseauter et
faire des affaires. Il avait été fondé en 1897, quand conduire une voiture
représentait une dépense somptuaire, et avait conservé son air de fastueuse
élégance. En montant les marches menant au pavillon à colonnades du club,
j’aperçus Jucikas qui se tenait dans l’entrée à côté d’une antique voiture de
course rouge vif, les yeux dissimulés derrière une paire de lunettes à
monture d’écaille. Il portait une veste à chevrons délicieusement coupée et
ornée d’une pochette de costume. Tout chez lui était tellement too much, ce
qui était loin de me déplaire.
Il me conduisit à l’intérieur, où nous bûmes quelques boulevardiers avant
de nous rendre sur le balcon pour y fumer un cigare. Jucikas avait grandi
dans la campagne lituanienne, et il avait vu les tanks soviétiques traverser
son village quand il était petit. Il était extrêmement brillant. Tandis que nous
étions assis sur le balcon, à savourer nos cigares tout en discutant
intelligences artificielles et pipelines de données, Jucikas ouvrit sa sacoche
et en sortit un croquis qu’il avait lui-même dessiné. Clickard lui avait parlé
de l’envergure de certains des projets, et Jucikas avait entrepris de
schématiser l’idée d’un pipeline capable d’ingérer, de nettoyer, de traiter et
de déployer les données à partir des profils en ligne des individus. Il avait
fait son doctorat sur la modélisation et la prédiction du comportement du
petit ver C. elegans, et disait qu’il avait simplement interverti les vers et les
humains. Jucikas proposait de réunir une grande variété de données en
construisant des utilitaires automatisés de collecte de données, tout en
consolidant algorithmiquement les différentes sources de données en une
identité unifiée par personne, puis d’utiliser de l’apprentissage profond à
base de réseaux de neurones pour prédire les comportements recherchés.
Nous aurions tout de même besoin d’une équipe de psychologues,
m’expliqua-t-il, pour créer les récits nécessaires à la modification des
comportements, mais son pipeline pouvait servir de première esquisse pour
un système de ciblage. Ce qui me convainquit définitivement, c’est qu’il
s’était servi d’un code couleur rappelant la carte du métro londonien. Plus il
avançait dans son explication et plus il m’apparaissait comme l’homme de
la situation.
J’ai donc commencé à travailler avec Clickard et Jucikas avant de finir
par persuader Mark Gettleson de se joindre à nous. D’un coup, je me suis
retrouvé entouré par une équipe d’individus impeccablement habillés,
incroyablement malins, et terriblement décalés. Et Nix était notre chef, le
commercial tout sourire et sans âme qui ne comprenait rien à ce que nous
faisions mais qui le vendait vite et cher à quiconque semblait susceptible de
l’acheter. Il dirigeait le bureau avec force déclarations hautaines et blagues
graveleuses.
Il y avait une ambiance très « tout est permis » à SCL, parfaitement
cristallisée lors d’un moment inoubliable qui eut lieu quelques mois après
mon embauche. Je porte en général des T-shirts et des hoodies mais, un
après-midi, je suis venu au bureau juste après un événement de la London
Fashion Week vêtu d’une veste Prada d’un bordeaux éclatant, d’un pantalon
taille haute assorti, et chaussé de Dr. Martens crème avec des motifs, dans
le genre « tatoo », de têtes de mort et de roses. Nix m’a regardé et a dit :
« Mais putain, qu’est-ce que tu portes, là ? »
Ce à quoi Brent a répondu : « Nous, nous luttons contre la terreur en
Prada. »

Obtenir suffisamment de données pour construire le système de ciblage


qu’avait imaginé Jucikas n’était pas facile, mais cela restait possible grâce à
un incroyable hasard historique survenu dans certaines parties du monde en
développement. Même si les infrastructures traditionnelles de
télécommunication restaient largement sous-développées, en raison de la
corruption et de l’héritage de l’administration coloniale, certains des pays
les plus pauvres du monde avaient sauté plusieurs générations de
technologies, et étaient parvenus à des avancées impressionnantes dans le
domaine des réseaux de téléphonie mobile.
Au Kenya, par exemple, les coutumes et les lois locales rendaient parfois
difficiles de disposer d’un compte en banque, ce qui a conduit les Kenyans
à acheter cash des crédits de téléphone, se servant de ces derniers comme
d’une monnaie numérique. En fait, nous avons découvert que les habitants
d’un grand nombre de pays pauvres ne faisaient pas confiance aux banques
en raison des crises économiques, de l’hyperinflation et des faillites
bancaires, et qu’ils se servaient de la même stratégie de contournement par
les téléphones portables. Cette situation signifiait que tout le monde avait
besoin d’un téléphone portable, et qu’il fallait qu’ils fonctionnent
correctement, si bien que ces pays par ailleurs très pauvres avaient connu
des investissements rapides pour implanter une infrastructure de téléphonie
mobile relativement décente.
L’une des conséquences involontaires, lorsqu’un grand nombre de
citoyens sont connectés par le biais de réseaux de téléphonie mobile, est que
tout le monde peut être trouvé, suivi, profilé – et, cerise sur le gâteau, il
devient également possible d’entrer en contact avec tout le monde. Des
réseaux djihadistes comme l’EI, l’AQPA et Boko Haram l’ont déjà compris,
et ont profité de cet accès facile aux esprits de leurs futures conquêtes. Ce
qui a mis sens dessus dessous les règles traditionnelles de la guerre.
Ensuite, nous avions besoin d’une étude de cas – un lieu dans lequel nous
pourrions travailler au niveau de l’État-nation, afin de pouvoir montrer à
nos potentiels clients militaires ce dont nous étions capables. Trinité-et-
Tobago, avec ses 1,3 million d’habitants, semblait parfaitement adaptée à
notre objectif. C’était une nation insulaire, indépendante et abritant un
grand nombre de cultures différentes : y vivait une population afro-
caribéenne, indo-caribéenne, ainsi qu’une poignée de Blancs, ce qui créait
une tension culturelle intéressante à explorer. En un mot, c’était le
laboratoire idéal pour mener nos expériences grandeur nature.
Le ministre de la Sécurité nationale de Trinité voulait savoir s’il était
possible d’utiliser les données pour identifier les Trinidadiens qui avaient le
plus de probabilités de commettre un crime – et, tant qu’on y était, s’il était
possible de prédire où, quand et comment ce crime aurait lieu. SCL avait un
lourd passif d’opérations dans les micronations des Caraïbes et, après avoir
aidé certains politiciens soigneusement choisis à accéder au pouvoir,
l’entreprise rentrait dans ses frais grâce à des contrats gouvernementaux. À
SCL, nous avons commencé à surnommer l’opération menée à Trinité le
« Projet Minority Report », d’après la nouvelle de Philip K. Dick (adaptée
au cinéma par Steven Spielberg) dans laquelle une division Précrime du
futur arrête les gens avant qu’ils aient commis leur forfait. Mais, en réalité,
le gouvernement trinidadien ne s’intéressait pas seulement à la réduction de
la criminalité. Ses membres savaient que si nous construisions un outil pour
prévoir les comportements, ils pourraient s’en servir pendant les élections.
Ils s’intéressaient autant à leurs futurs soutiens politiques qu’aux futurs
criminels.
Nous devions recevoir d’immenses quantités de données, car nos
contacts haut placés au gouvernement de Trinité s’étaient engagés à nous
donner accès à un recensement non expurgé et désanonymisé – dans le
monde en développement, le respect de la vie privé est un problème de
riches. En un mot, d’un coup d’un seul, le gouvernement trinidadien avait
réussi à violer le droit au respect de la vie privée de tous ses citoyens.
Les données brutes du recensement allaient clairement nous être utiles
dans le cadre de notre projet, mais il ne s’agissait pas du type de ressource
dont nous pourrions espérer profiter dans un pays développé. SCL avait
besoin d’explorer l’utilisation d’Internet pour collecter des données
pertinentes, afin de créer un outil susceptible d’être utilisé de manière
transculturelle et transnationale. Par conséquent, l’étape suivante consistait
à envoyer des gens sur le terrain pour demander aux compagnies de
télécoms caribéennes si SCL pouvait profiter de leurs « tuyaux » en temps
réel. À ma grande surprise, ce fut possible.
En travaillant donc avec un ensemble d’entreprises, SCL put profiter des
« tuyaux » des télécoms, c’est-à-dire choisir une adresse IP, puis s’asseoir
pour espionner ce qu’une personne précise à Trinité faisait sur Internet à un
moment T. Sans surprise, il y avait beaucoup de porno. Les gens mataient
tout ce qu’il était possible de mater, y compris un « Trini Porn »
culturellement très spécifique. Je me souviens d’une soirée où nous étions
rassemblés autour de l’ordinateur à regarder un type zapper entre du porno
et une recette de plantain, et de Nix riant de lui tout du long. C’était un rire
frivole, révoltant, évoquant presque celui d’un enfant. Puis Nix a chopé
l’adresse IP avant d’ouvrir Google Maps en vue satellite pour voir dans
quel type de quartier vivait ce consommateur de porno et de plantain.
Tandis que Nix regardait l’écran, j’ai commencé à l’observer, lui, en train
de prendre ce plaisir si profondément mauvais, comme à chaque fois qu’il
avait l’occasion de ridiculiser et d’exploiter les autres. C’était du Nix tout
craché – ou du « Bertie », ainsi qu’aimaient à l’appeler ses pompeux pairs.
Comme de nombreux anciens d’Eton, il excellait dans le badinage, le flirt,
et avait beaucoup d’esprit. Les patrons de SCL lui avaient donné pour
mission de diriger le business accessoire de l’entreprise consistant à truquer
les élections des pays oubliés de l’Afrique, des Caraïbes et de l’Asie du
Sud. C’est avec les ministres de ces micronations que Nix était
véritablement dans son élément. Jouant son rôle d’aristocrate anglais, il
proposait à ces hommes politiques d’accéder à tout ce qu’ils désiraient dans
la vieille capitale impériale de Londres – aussi bien aux clubs prestigieux
fréquentés par les membres de la famille royale et les Premiers ministres
qu’à des soirées extrêmement sélectes, ou même, s’ils le désiraient, à la
compagnie de femmes aussi élégantes qu’ouvertes d’esprit.
Nix se nourrissait des complexes et des fétiches coloniaux de ces
hommes dirigeant des nations ayant autrefois appartenu à l’Empire. Une
fois qu’il avait gagné leur confiance, il négociait des deals entre des
ministres en quête de femmes ou de reconnaissance sociale, et des hommes
d’affaires cherchant des occasions de corrompre ou de voyager incognito.
La souveraineté, avait appris Nix, était une marchandise très précieuse.
Même la plus petite, la plus obscure des îles pouvait offrir deux choses
d’une valeur exceptionnelle : un passeport et une immunité fiscale. Nix
avait hérité de dix millions de livres et n’avait jamais eu besoin de
travailler. Il aurait pu consacrer sa vie à de nombreuses causes ou bien, tout
simplement, à ses loisirs, en vivant de ses rentes. Mais à la place, il avait
choisi SCL. Nix ne pouvait pas s’en empêcher – il était accro au pouvoir.
Né trop tard pour jouer au maître colonial dans le vieil Empire britannique,
il se servait de SCL comme d’un succédané moderne de ce dernier. Comme
il l’avait dit lors de l’une de nos réunions, il devait « jouer l’homme blanc ».
« Ce ne sont que des Négros », avait-il un jour écrit par email à un collègue,
en parlant des politiciens noirs de la Barbade.
Nous espionnions, il n’existe pas d’autre mot, en étant couverts par les
dirigeants de Trinité. C’était bizarre – surréaliste, même – d’observer ce que
les gens regardaient sur une toute petite île très éloignée : j’avais davantage
l’impression de jouer à un jeu vidéo que de surveiller la vie privée de vraies
personnes. Même aujourd’hui, quand j’y repense, Trinité m’évoque plus un
rêve qu’une action que nous aurions véritablement menée.
Mais nous l’avons bel et bien fait. Avec le projet Trinité, je me retrouvais
pour la première fois dans une situation aussi grossièrement contraire à
l’éthique et, en toute honnêteté, j’étais dans le déni le plus complet. Tandis
que je regardais ces lives involontaires, je ne m’autorisais pas à me
représenter ces proies humaines, ces personnes qui ne savaient pas que leurs
comportements privés faisaient les sinistres délices d’un public
confortablement installé à l’autre bout du monde. Le projet Trinité fut ma
première approche de cette nouvelle vague de colonialisme numérique.
Nous étions arrivés sans crier gare avec notre technologie supérieure et
notre absence de scrupules, assez semblables en cela, finalement, aux
armées du roi. Sauf que, contrairement aux conquérants de l’Ancien
Monde, nous étions restés complètement invisibles.

Quelques mois de travail avec Nix avaient suffi pour que je comprenne
que cet homme n’avait aucune éthique en affaires – ni en rien, d’ailleurs. Il
semblait prêt à tout pour gagner, et passait son temps à parader dans le
bureau pour se vanter de tel ou tel deal. Il décrivait tout en termes de
conquêtes sexuelles : aux premiers stades des négos, les deux parties se
« caressaient », voire « se mettaient un doigt ». Et quand le deal était signé,
il s’exclamait : « Ça y est, maintenant, on baise. »
En août 2013, peu de temps après le massacre de la place Rabia-El-
Adaouïa, des représentants du gouvernement égyptien vinrent nous voir à
Londres. C’était l’un des premiers mouvements dans lesquels les réseaux
sociaux et les applications de messageries instantanées avaient joué un rôle
important en terme de mobilisation. Les Égyptiens que nous avons
rencontrés étaient séduits par l’idée d’utiliser nos programmes
d’information pour combattre ceux qu’ils appelaient des « extrémistes
politiques ». Plusieurs scénarios furent envisagés afin de semer le chaos
dans le mouvement, dont le lancement de rumeurs via les messageries
instantanées ou l’excitation des foules grâce à la présence de complices
infiltrés en leur sein couplée à l’arrestation de manifestants. Ce n’était pas
le genre de projet que je m’attendais à voir SCL entreprendre, et en mon for
intérieur je condamnais moralement ce qu’ils nous demandaient de faire.
C’est ici que, pour la première fois, je fus confronté à la dimension
extrêmement subjective de la notion de « lutte contre l’extrémisme ». Il me
semblait complètement hypocrite de mettre d’un côté des bâtons dans les
roues de groupes djihadistes dans des pays comme le Pakistan, et de l’autre
d’aider un régime autocratique, soutenu par les islamistes, à créer en Égypte
sa propre tyrannie. Mais Nix s’en foutait. Les affaires sont les affaires ; il
voulait juste conclure le deal.
Notre principal défi, à moi et à l’équipe de plus en plus étoffée de
psychologues et de data scientists à SCL, était justement de mettre au jour
la substance objective de l’extrémisme en tant que tel. Qu’est-ce que cela
voulait dire, être extrémiste ? Qu’est exactement l’extrémisme, et comment
est-il possible de le modéliser ? Nous étions confrontés à des définitions
subjectives et, clairement, celle du gouvernement égyptien différait de la
nôtre. Mais le problème, c’est que si l’on veut être capable de quantifier et
de prédire une caractéristique donnée, il faut d’abord pouvoir la définir.
Nous avons tourné et tourné autour de ce problème, en discutant en termes
théoriques, mais la réalité se révélait en définitive beaucoup plus crue :
l’extrémisme est exactement ce que vous voulez qu’il soit. En fin de compte,
SCL n’a pas accepté ce projet ; j’ai donc mis de côté mes inquiétudes et j’ai
continué à bosser.
J’ai commencé à essayer d’éviter Nix au bureau – comme tout le monde,
en fait, car il se comportait de manière répugnante. Ses efforts pour me
prendre sous son aile – pour me modeler à son image – se soldèrent par un
lamentable échec. Déjà, nos origines étaient trop différentes. Même si
j’avais pu supporter l’arrogance et le snobisme de Nix, je n’aurais jamais pu
me faire passer pour un « respectable » ancien d’Eton. Son autoritarisme
permanent – quoi porter, comment parler, etc. – ne m’en rendait que trop
conscient. Parfois, il arrivait que nous nous rapprochions en raison de notre
amour commun pour le bon whisky, mais, dans l’ensemble, je gardais mes
distances.
Les projets dans lesquels je m’engageais le plus étaient ceux qui faisaient
du bien au monde, comme les programmes de déradicalisation de ceux que
les militaires appelaient affectueusement les YUM – young unmarried
males, les jeunes hommes célibataires – au Moyen-Orient, et les
programmes d’extirpation des comportements djihadistes. J’ai trouvé le
moyen de justifier ma fidélité en me racontant que, même si Nix était
clairement un méchant de film, il y avait quand même plein de belles
personnes qui travaillaient pour SCL. J’ai donc encore une fois décidé de
baisser la tête et de continuer à bosser.
Fin 2013, on m’a demandé de participer à un rendez-vous avec un client
potentiel venu d’un pays africain. On m’avait dit qu’il s’agissait d’un projet
politique, impliquant de cibler des électeurs en vue d’un scrutin à venir. Je
ne savais pas grand-chose à propos du pays en question, mais je suis parti
de l’hypothèse que nous pourrions mettre la main sur les données
nécessaires grâce aux réseaux de téléphonie mobile ou à des sources
publiques, donc j’ai dit : « Pas de problème. » Nous avons rencontré le
client – qui se révéla être le ministre de la Santé de ce pays d’Afrique –
dans un restaurant chic de Londres.
Tout d’abord, la discussion se déroula à peu près comme prévu. Nous
parlâmes des services dont le client avait besoin puis de la manière dont
SCL pouvait s’en charger. Puis la conversation dériva sur le financement de
l’opération, et mon entreprise fit une proposition : le client pouvait se servir
d’un projet déjà existant au sein du ministère de la Santé du pays, d’un coût
de plusieurs millions de dollars, et y ajouter discrètement SCL en tant que
sous-traitant, ce qui lui permettrait de piocher dans le budget alloué au
projet pour mener ses recherches politiques. À la suite de ce rendez-vous,
un membre de l’équipe du ministre nous envoya un email indiquant que
« La composante santé d’une étude plus large servira de prélude à la
campagne électorale », et il soulignait : « La composante politique a
également été approuvée. » L’email expliquait ensuite que l’enquête du
ministère de la Santé comporterait des questions sur le comportement
électoral et le soutien au gouvernement en place. Au cas où il y aurait le
moindre doute, je précise qu’utiliser l’argent des contribuables alloué au
ministère de la Santé pour financer une campagne politique est illégal.
Je gardai le silence pendant le rendez-vous, mais allai voir Alexander peu
après pour lui dire : « Ça ne peut pas être légal, tout de même… », ce à quoi
il me répondit : « Tu ne peux pas t’attendre à quoi que ce soit de légal de la
part de ces gens-là. C’est l’Afrique. »
Nix excellait dans l’art de faire douter les gens d’eux-mêmes, et pendant
tout le temps que j’ai passé à SCL, je tombai sans cesse dans le panneau.
Parfois, mais rarement, il se montrait un peu moins convaincant. Un jour, il
m’emmena sur le toit de l’immeuble, au-dessus de nos tout nouveaux
locaux sur New Bond Street, pour une discussion « d’homme à homme » au
cours de laquelle il s’engagea à m’offrir un cheval si je l’aidais à remporter
un deal. Il avait beaucoup de chevaux, apparemment. Je n’en voulais pas.
« Ah oui, c’est vrai. Tu dois préférer les poneys. » Après avoir discuté avec
lui, souvent, je ne savais pas ce que j’étais censé ressentir – être blessé par
ce qu’il avait dit, ou embarrassé par ma profonde naïveté.
Je n’arrivais pas à croire que le projet africain allait vraiment se dérouler
comme prévu, mais pourtant ce fut bien le cas. SCL fit une proposition de
contrat de sous-traitance qui fut approuvée par le ministère de la Santé.
Pendant de nombreux mois, une partie de l’argent alloué à des projets
officiels du ministère de la Santé – je parle de millions de dollars – fut
détournée pour être partagée entre la campagne politique du ministre et
SCL, la part de SCL arrivant à l’ambassade du pays dans des valises
diplomatiques – elles pouvaient passer n’importe quelle frontière sans être
déclarées ni inspectées. Je me suis très vite retiré du projet, qui avait
dépassé les bornes juridiques et morales.
Plus je participais aux programmes de SCL et plus la culture de
l’entreprise semblait obscurcir mon jugement. Avec le temps, je m’étais
acclimaté à leur corruption et à leur indifférence morale. Tout le monde
était excité par les découvertes que nous faisions, mais jusqu’où étions-nous
prêts à aller au nom de ce tout nouveau champ de recherche ? Est-ce qu’il y
aurait une limite avant laquelle quelqu’un finirait par dire trop c’est trop ?
Je n’en savais rien, et en vérité je ne voulais pas y penser. C’est à ce
moment-là que Nix m’envoya un email : « J’aimerais te présenter Steve
d’Amérique. »
CHAPITRE IV

Steve d’Amérique

J’avais dû m’assoupir, parce que l’annonce du conducteur me fit


sursauter : Cambridge, une minute d’arrêt. Nous étions en octobre 2013, et
je m’étais levé à 5 heures du matin pour prendre un train à 6 h 40 à Victoria
Station. Nix m’avait réservé une place aux aurores pour économiser cinq
livres. Je bondis de mon siège et bousculai la vieille rombière juste à côté
de moi. Elle me lança un regard furieux et serra fort son sac contre elle,
comme le font les Anglais. Je me retournai pour m’excuser, tout en courant
vers la sortie, et j’entendis : « Attention à la marche ! » Trop tard.
Je me relevai, réalisai que je ne trouvais plus mon portefeuille, et
regardai, tétanisé et penaud, le train s’ébrouer puis quitter lentement la gare.
Comme je n’avais ni liquide ni carte de crédit, j’appelai Nix pour qu’il me
commande un taxi prépayé. « Vas-y à pied, me dit-il. Tu n’avais qu’à faire
plus attention. » J’étais trop crevé pour discuter, et il était clairement mal
luné, donc je fis comme ça – je quittai la gare à pied, dans la brume et le
crachin d’un petit matin d’octobre. Cambridge commençait tout juste à
s’éveiller.
Comme j’avais plusieurs heures à tuer avant mon rendez-vous, je
déambulai dans Parker’s Piece, un petit parc public dans lequel des équipes
sportives universitaires faisaient leurs exercices du matin. Derrière eux, à
travers les arbres, on devinait le clocher d’une église. Puis je m’enfonçai
dans les rues médiévales et ouvertes au vent de la ville, passant devant de
petites échoppes et de grands murs abritant la seconde plus vieille université
d’Angleterre, construite en 1209. Après m’être engagé sur Thompson’s
Lane, une voie qui longe la rivière Cam, j’arrivai enfin devant le Varsity
Hotel, un hôtel minuscule mais ostensiblement onéreux.
Comme je travaillais pour une entreprise militaire, j’avais l’habitude de
rencontrer toutes sortes de personnes étranges, généralement très attachées
à la notion d’« absolue discrétion » – il n’était pas rare, par exemple, que je
ne connaisse pas l’identité réelle d’une personne avant notre premier
rendez-vous. La veille, Nix était arrivé au bureau l’air visiblement agité et
avait marché droit sur moi, avant de poser ses deux mains sur mon bureau
et de se pencher tout près de mon visage. « J’ai besoin que tu rencontres
quelqu’un demain à Cambridge. Je n’arrive pas à le cerner, mais je pense
que toi, tu peux. »
Je lui demandai qui je devais rencontrer.
« Je t’envoie les détails par email plus tard. »
Cette fois-ci, les instructions de Nix se révélèrent particulièrement
succinctes. Les « détails » se résumaient au fait que Nix voulait que je
rencontre « Steve d’Amérique ». Rien d’autre, à part qu’il fallait que
j’« apporte des données ».
Je suis resté assis dans le hall de l’hôtel une bonne heure avant d’envoyer
un message à Nix pour lui demander le numéro de ce Steve. Le message fut
lu, sans réponse. Après une quinzaine de minutes, un type bourru entra dans
le hall et me demanda :
« C’est toi ?
— Ouais, c’est moi. » D’après ma connaissance des clients habituels de
SCL, je m’attendais à quelqu’un ayant l’air de travailler pour un
gouvernement ou une agence. À la place, j’avais devant moi un type
débraillé qui portait deux chemises l’une par-dessus l’autre, comme s’il
avait oublié d’enlever la première avant de mettre la seconde. Il était mal
rasé, avait les cheveux gras, et sur le visage cette couche de crasse
que laissent les voyages transatlantiques. Ses yeux étaient mouchetés de
rouge, discret rappel de la couperose qui gangrenait le reste de sa peau.
Dans l’ensemble, il dégageait des ondes oscillant entre celles d’un vendeur
de voitures d’occasion et celles d’un dément. Il avait l’air crevé, hébété, ce
que je mis sur le dos du décalage horaire.
L’ascenseur était typiquement anglais, c’est-à-dire qu’il pouvait
difficilement accueillir deux personnes, et il fallait que je concentre toute
mon énergie si je ne voulais pas être en contact physique avec ce gars. Je
portais un Dries Van Noten monochrome – un pantalon de costume bleu
marine avec une surchemise de la même couleur, les deux se confondant
pour former ce qui ressemblait à un uniforme mao coupé de manière
oblique.
« Vous n’êtes pas comme je l’avais imaginé », dit-il en plaisantant à
moitié. Ouais, t’es pas franchement canon non plus, tu sais…
Il était installé dans une suite du dernier étage. À part le papier peint
particulièrement criard d’un des murs, la déco était moderne et minimaliste,
ce qui formait un contraste spectaculaire avec la vision panoramique de la
ville médiévale en dessous. L’absence totale de bagages dans la chambre
me parut étrange, mais pas suffisamment pour que je m’y arrête. Et puis
d’un coup, j’ai eu un doute. Oh, mais attends, je suis dans une chambre
d’hôtel chic avec un vieux monsieur… J’ai regardé le lit king size, puis j’ai
remarqué une petite bouteille de lotion pour les mains posée sur la table de
chevet. Fuck, fuck, fuck – est-ce que Nix se sert de moi comme d’un appât ?
Je me suis accroché à mon sac, en espérant que l’ordinateur portable fût
assez lourd pour que le coup soit violent. À ce moment-là, Steve Bannon
s’est approché d’un grand canapé situé à côté du lit et m’a proposé de
m’asseoir. À mon très grand soulagement, il a attrapé une chaise pour lui-
même et m’a demandé si je voulais un verre d’eau. Quand il s’assit, son
gros bide s’affaissa sur sa taille.
« Nix m’a dit que vous faisiez de la recherche sur le changement culturel.
Racontez-moi. »
Je lui dis que nous utilisions des ordinateurs pour quantifier les tendances
culturelles et prédire la manière dont elles allaient évoluer dans des endroits
où il existait un fort risque extrémiste. « Nous essayons de jeter un œil aux
destins des cultures », dis-je, en essayant de condenser des décennies de
recherches en théorie sociale et en informatique. « Ouais, ouais, c’est ça.
Laisse tomber le pipeau et dis-moi ce que ça peut faire. »
Nous avons parlé pendant quatre heures – de politique, bien sûr, mais
aussi de mode, de culture, de Foucault, de la féministe de la troisième vague
Judith Butler, et de la nature du « Moi fracturé ». À la surface, Bannon
semblait tout à fait prévisible – encore un vieux Blanc hétéro – mais il
parlait avec une sorte de conscience sociale à laquelle je ne m’étais pas du
tout attendu. En fait, j’ai rapidement décidé qu’il était plutôt cool. Alors que
nous commencions à échanger des idées sur la mesure de la culture, je lui ai
proposé de lui montrer un échantillon de nos données. J’ai ouvert un tableau
Workbook et j’ai sélectionné une carte de Trinité-et-Tobago. J’ai cliqué sur
un bouton et des points jaune fluo ont commencé à apparaître un peu
partout sur la carte. « Il s’agit de véritables individus, j’ai précisé. Ce sont
ceux sur lesquels nous avons des données démographiques… le genre,
l’âge, l’ethnicité. »
J’ai cliqué à nouveau, et une nouvelle couche de points d’une autre
couleur est apparue. « Là, j’ajoute leur empreinte numérique – comme la
manière dont ils naviguent sur Internet. »
J’ai cliqué encore une fois. « Et là, on peut voir les informations du
dernier recensement… et, là, les profils sur les réseaux sociaux. » J’ai
continué à ajouter des couches et il s’est penché sur l’écran. La carte était
de plus en plus illuminée, avec de petits groupes de points de plus en plus
nombreux, et après mon clic final, elle était devenue éblouissante et pleine
de couleurs. Il a demandé qui avait payé pour ça, et je lui ai répondu que je
ne pouvais pas le lui dire. Quand j’ai commencé à exposer les types de
recherches sur les réseaux sociaux que finançait la DARPA, il m’a
interrompu pour me demander si quelque chose de similaire pouvait être
exporté aux États-Unis.
« Je ne vois rien qui s’y oppose », ai-je répondu.

Steve Bannon est né en Virginie au début des années 1950, dans une
famille irlandaise, catholique, de la classe ouvrière. Il fit son lycée dans une
académie militaire catholique et obtint un diplôme d’urbanisme à la
Virginia Tech, puis servit dans la Navy en tant qu’officier avant de prendre
un poste au Pentagone où il était chargé d’écrire des rapports sur le statut de
la flotte militaire américaine partout dans le monde. Dans les années 1980,
il passa par l’université : en 1983, il obtint un master en sécurité nationale à
l’université de Georgetown et, en 1985, un MBA à la Harvard Business
School. Après un passage par la banque d’investissement, il se tourna vers
Hollywood où il devint scénariste, réalisateur et producteur. Il travailla sur
plus de trente films, dont un documentaire sur Ronald Reagan. En 2005, il
rejoignit une entreprise basée à Hong Kong, Internet Gaming
Entertainement (IGE), pour laquelle il obtint l’année suivante un
investissement de 60 millions de dollars, dont la moitié provenait de son
ancien employeur, Goldman Sachs. L’entreprise changea de nom pour
devenir Affinity Media Holdings, et Bannon continua à participer à sa
direction jusqu’en 2012, année où il rejoignit Breitbart. Puis il cofonda le
Government Accountability Institute, qui publia entre autres le livre Clinton
Cash, du rédacteur en chef de Breitbart News, Peter Schweizer.
En 2005, le journaliste d’extrême droite Andrew Breitbart créa
breitbart.com, un agrégateur de news en ligne, et en 2007 le site s’était
suffisamment développé pour proposer du contenu original sous le label
Breitbart News. Le site fonctionnait de manière implicite en accord avec la
philosophie personnelle de Breitbart, qu’on a appelée la « doctrine
Breitbart » ; la politique découle de la culture, si bien que si les
conservateurs voulaient faire barrage aux idées progressistes en Amérique,
ils devaient en premier lieu se battre sur le terrain de la culture. Ainsi, dès le
départ, le site de Breitbart ne fut pas seulement conçu comme une
plateforme médiatique, mais bien comme un outil destiné à inverser le flux
de la culture américaine.
Quand Andrew Breitbart (qui avait présenté les Mercer à Bannon)
mourut subitement en 2012, Bannon le remplaça au poste de directeur de la
publication et adopta la philosophie de Breitbart. Quand je l’ai rencontré, il
était président de Breitbart et était venu à Cambridge pour trouver de jeunes
conservateurs prometteurs et des recrues pour son nouveau bureau
londonien. Sa logique, comme nous l’apprîmes plus tard avec le Brexit,
était que la Grande-Bretagne constituait un signifiant culturel important
pour les Américains. Si vous gagnez le cœur des Anglais, l’Amérique suit,
me dit plus tard Bannon, dans la mesure où les mythologies et les tropes de
Hollywood avaient donné à la Grande-Bretagne l’image d’un pays peuplé
d’individus éduqués, rationnels et chics. Mais il avait un problème. Le site
faisait beaucoup de bruit, mais était catalogué comme un repaire de jeunes
hétéros blancs n’arrivant pas à baiser. Le Gamergate fut l’un de leurs
premiers grands coups d’éclat publics dans cette guerre culturelle. Quand
plusieurs femmes tentèrent de révéler l’immonde misogynie qui régnait
dans l’industrie du jeu vidéo, elles se sont fait harceler, « doxer » – ce qui
signifie que des informations privées à leur sujet furent divulguées sur
Internet – et ont reçu d’innombrables menaces de mort, le tout dans le cadre
d’une immense campagne contre les « progressistes » qui tentaient
d’imposer leur « idéologie féministe » à la culture du gaming.
Le Gamergate ne fut pas lancé par Breitbart, mais Bannon y vit un signe :
les hommes blancs, seuls et en colère étaient capables d’une mobilisation
incroyable pour peu qu’ils eussent l’impression que leur style de vie était
menacé. Bannon prit la mesure de ce que l’on pouvait faire en cultivant la
misogynie des puceaux excités. Leur ressentiment nihiliste et leurs
discussions sur la meilleure manière d’organiser la « Révolte des bétas »
s’exprimaient librement dans les bas-fonds de l’Internet. Mais rassembler
une armée d’incels, c’est-à-dire de « célibataires involontaires », ne suffisait
pas à mettre en branle le mouvement que Bannon attendait. Il devait trouver
une nouvelle approche.
Je vais maintenant vous raconter l’un des moments décisifs de toute la
saga de Cambridge Analytica – une discussion inopinée dans un avion qui
changea l’histoire. Plusieurs mois avant ma rencontre avec Bannon, deux
consultants républicains, Mark Block et Linda Hansen, se retrouvèrent assis
à côté d’un ex-officier de l’armée qui avait fait de la sous-traitance pour une
entreprise utilisant la « cyberguerre » afin de faire gagner des élections.
Block dormit pendant tout le voyage, et Hansen commença à discuter avec
son compagnon de bord. L’homme lui parla des projets de guerre de
l’information de SCL. Quand l’avion atterrit, Hansen dit à Block qu’ils
devaient absolument contacter Nix. Block, qui avait été le directeur de
campagne de Herman Cain, connaissait bien les éléments les plus
marginaux des cercles républicains. Il connaissait également Bannon et
comprit immédiatement que SCL l’intéresserait. Block mit donc Bannon en
contact avec Nix, et c’est ainsi que je me retrouvai dans cette suite avec un
homme qui, bientôt, se lancerait dans une tentative de manipulation massive
de la psyché américaine.
Au moment où j’entrai dans le Varsity Hotel, Nix avait déjà rencontré
Bannon plusieurs fois à New York. Mais quand Nix essayait de lui
expliquer nos projets, il se retrouvait toujours confronté au même
problème : il ne comprenait pas vraiment ce sur quoi nous étions en train de
travailler. Et il était en terrain inconnu avec Bannon, qui s’intéressait
davantage aux détails de la recherche qu’au pedigree des chercheurs. À
SCL, Nix était généralement chargé par les autres directeurs de dealer avec
leurs clients les « moins sérieux ». Nix était devenu plus actif dans
l’entreprise après la mort de son père, en 2007, qui était un gros actionnaire
de SCL. Il avait obtenu, avec des notes moyennes, une licence d’histoire de
l’art à l’université de Manchester, mais préférait les nombreuses entreprises
de ses riches amis et des membres de sa famille à la fréquentation des
galeries d’art et des bibliothèques.
Bannon était donc loin d’être le client type de Nix, qui était surtout
habitué à traiter avec des ministres et des hommes d’affaires des nations en
développement du vieil Empire britannique. Bannon n’avait pas besoin
d’un second passeport délivré par une quelconque nation tropicale. Il ne
voulait pas faire du cosplay colonial à Londres, pas plus qu’il n’attachait
d’importance à la façon dont Nix prononçait les mots, ou à la coupe de son
manteau sur mesure. Non, Bannon voulait des choses réelles. C’était tout à
fait désorientant pour un homme habitué à séduire des ministres à coups de
jeunes Ukrainiennes légèrement vêtues et de badinage alcoolisé d’anciens
élèves d’Eton.
À l’origine, Nix avait suggéré à Bannon que nous nous rencontrions
quelque part sur Pall Mall, à Londres, une rue bordée de magnifiques
immeubles en pierre de taille. Située à quelques pâtés de maison au nord du
palais de Buckingham, Pall Mall part de Trafalgar Square et débouche sur
le palais Saint James, la résidence datant du XVIe siècle de certains membres
de la famille royale. Cette zone abrite quelques-uns des clubs privés les plus
sélects de toute la Grande-Bretagne, où le smoking est de rigueur et où Nix
peut à loisir bavarder avec ses pairs tout en sirotant une boisson alcoolisée
dans un décor délicieusement luxueux. Nix avait imaginé un dîner
gastronomique dans l’une des salles à manger privées du Carlton Club. Il
avait méticuleusement planifié le menu avec l’équipe du club, et Bannon
l’avait planté au dernier moment.
Mais Nix savait que tout le monde, y compris Bannon, souffrait des
aspirations d’un Moi secret et insatisfait. Il avait compris que si l’Américain
traînait dans les vieilles universités d’Angleterre, c’était pour jouer un rôle
– quand Bannon se regardait dans le miroir, il y admirait un philosophe.
Pour le mettre dans sa poche, Nix devait donc l’aider à assouvir son
fantasme de devenir un grand penseur. Mon côté universitaire était
justement ce dont Nix avait besoin pour appâter Bannon.
Bannon est célèbre aujourd’hui mais, au moment où nous étions assis
dans cette chambre d’hôtel à l’automne 2013, je ne savais pratiquement rien
de « Steve d’Amérique ». Pourtant, même ainsi, je me rendis bientôt
compte que nous étions des âmes sœurs. Nous avions terminé dans la
politique, mais notre passion commune était la culture, lui ayant placé ses
ambitions dans le cinéma et moi dans la mode. Il comprenait mon intérêt
pour la déconstruction des tendances et était d’accord avec moi sur le fait
qu’un grand nombre de normes sociales pouvaient être réduites à une
esthétique. Et nous devinions tous les deux ce qui en était encore à ses
balbutiements dans la technologie et les espaces virtuels. Il me parla des
gamers, des mèmes, et des MMORPG – des jeux en ligne comme World of
Warcraft et de leur nombre gigantesque de joueurs. Il utilisa même le mot
pwned dans une phrase, une expression de gamers qui implique la
domination ou l’humiliation d’un rival. Nous étions sur la même fréquence
sur tous les sujets qui faisaient de nous des gens étranges. Tandis que nous
discutions, je me suis trouvé, progressivement et contre toute attente, de
plus en plus à l’aise avec lui. Ce n’était pas un politicard, mais plutôt un
frère en geekerie avec qui je pouvais librement parler.
Quand Bannon me dit qu’il s’intéressait à la manière de changer la
culture, je lui demandai comment il définissait cette dernière. S’ensuivit une
très longue pause. Je lui ai alors expliqué que si vous ne pouvez pas définir
quelque chose, vous ne pouvez pas le mesurer. Et si vous ne pouvez pas le
mesurer, vous ne pouvez pas savoir si vous pouvez le changer ou non.
Plutôt que d’entrer dans les détails de la théorie, je donnai à Bannon un
exemple grossièrement simplifié de ce qu’était la culture en utilisant des
stéréotypes culturels. Les Italiens ont la réputation d’être plus passionnés et
plus extravertis que les autres peuples. (J’en ai fréquenté un, et je peux
témoigner que cette réputation n’est pas infondée.) Et, s’il est évident que
tous les Italiens ne parlent pas très fort et ne débordent pas tous de passion,
il est probable que, si vous visitez l’Italie, vous trouverez que les gens ont
en moyenne une attitude plus extravertie qu’en Allemagne ou à Singapour,
par exemple. Nous pouvons penser ceci comme une norme – le sommet
d’une courbe de distribution en forme de cloche représentant l’extraversion
ou le fait de parler fort. Et peut-être qu’en Italie, ce sommet est un peu plus
haut que dans les autres pays.
Quand nous décrivons des cultures, nous utilisons le langage et le
vocabulaire de la personnalité. En anglais, nous utilisons les mêmes mots
pour décrire les individus (people) et les peuples (peoples). D’un côté, nous
ne pouvons pas faire de stéréotypes au niveau individuel, parce que chaque
personne est différente. Mais, de l’autre, nous pouvons soutenir qu’en un
sens très général, la culture italienne peut être caractérisée comme étant un
peu plus extravertie qu’un grand nombre d’autres cultures.
Si vous pouvez mesurer ou inférer certaines caractéristiques chez des
individus en utilisant des données personnelles, puis utiliser ces mêmes
caractéristiques pour décrire une culture, alors vous pouvez tracer une
courbe de distribution, et créer une mesure approximative de cette culture.
Ce cadre nous a permis de proposer une manière d’utiliser les données
personnelles trouvées sur les réseaux sociaux, dans les flux de clics, ou plus
simplement achetées à des vendeurs de données, pour identifier par
exemple qui sont les Italiens les plus extravertis par le biais de leurs
modèles de comportement en tant qu’utilisateurs et consommateurs
individuels. Puis, si l’on veut transformer la culture pour qu’elle devienne
légèrement moins extravertie, ces données nous permettent d’établir une
liste de vrais Italiens, avec leur nom, organisée par leur degré
d’extraversion, ce qui nous permet de les pister en permanence et de les
cibler afin d’attaquer leur extraversion. En d’autres mots, le changement
culturel peut être pensé comme l’ajustement un peu plus haut ou un peu
plus bas de la courbe de distribution de la culture. Ce que les données nous
permettent de faire, c’est de désagréger cette culture pour obtenir des
individus qui deviennent alors des unités influençables au sein de la société.
Bannon était quelqu’un qui aimait parler mais, quand je me lançais sur un
sujet qui l’intéressait, il écoutait attentivement, et même respectueusement.
Il avait pourtant toujours le désir de revenir aux possibilités d’applications.
Pour comprendre la façon dont tout ceci pouvait se traduire en une
campagne politique concrète, il suffit de penser à la santé publique. Quand
une maladie transmissible menace une population, vous commencez par
immuniser certains vecteurs de transmission – généralement les bébés et les
personnes âgées, qui sont plus susceptibles d’être infectés. Puis les
infirmières et les médecins, les enseignants et les conducteurs de bus, dans
la mesure où ils représentent ceux qui ont le plus de chance d’étendre la
contagion en raison de leur très grand nombre d’interactions sociales, même
s’ils ne mourront peut-être pas eux-mêmes de cette maladie. Le même type
de stratégie peut être appliqué pour changer la culture. Pour rendre une
population plus résistante à l’extrémisme, par exemple, vous devez d’abord
identifier les individus les plus susceptibles d’être ciblés par des messages
idéologiques, déterminer les caractéristiques qui les rendent vulnérables au
récit/contagion, puis leur inoculer un contre-récit afin de modifier leur
comportement. En théorie, bien sûr, la même stratégie peut être utilisée
pour faire le contraire – pour développer l’extrémisme –, mais ça ne m’était
tout simplement jamais venu à l’esprit.

L’art du hacking consiste à trouver un point faible dans un système et à


exploiter cette vulnérabilité. Dans la guerre psychologique, les points
faibles sont les défauts dans la manière dont les gens réfléchissent. Si vous
essayez de hacker l’esprit de quelqu’un, vous devez identifier ses biais
cognitifs et les exploiter. Si vous arrêtez une personne au hasard dans la rue
pour lui demander « Êtes-vous heureux ? », il y a une très forte probabilité
pour que cette personne vous réponde oui. Mais si vous abordez la même
personne pour lui demander « Avez-vous pris du poids ces dernières
années ? », ou « Y a-t-il d’anciens élèves de votre lycée qui ont mieux
réussi que vous ? » et que, à ce moment-là seulement, vous demandez
« Êtes-vous heureux ? », la même personne sera un peu moins encline à
répondre oui. Rien dans sa situation ou son histoire personnelle n’a
véritablement changé. Seule sa perception de sa propre vie a entre-temps
été modifiée. Pourquoi ? Parce qu’une petite information a soudain pris plus
de poids que les autres dans son esprit.
En tant qu’interrogateur, nous avons joué sur la manière dont l’interrogé
confère de l’importance à telle ou telle information, ce qui affecte du même
coup le jugement que porte l’interrogé sur cette information. Nous biaisons
la représentation mentale que la personne s’est faite de sa vie. Alors, qu’est-
ce qui est vrai ? Cette personne est-elle heureuse ? Malheureuse ? En fait, la
réponse à cette question dépend de l’information qui sera la plus présente à
son esprit à ce moment précis. En psychologie, cela s’appelle
l’« amorçage ». Et c’est grâce à cette méthode que, fondamentalement, l’on
peut transformer des données en armes : il s’agit de trouver quelle
information importante mettre en avant pour affecter ce qu’une personne
ressent, ce en quoi elle croit, et, in fine, la manière dont elle se comporte.
À moins d’être secrètement Vulcain, personne sur terre n’est purement
rationnel. Nous sommes tous affectés par des biais cognitifs, qui sont
généralement des erreurs dans nos raisonnements engendrant des
interprétations subjectives erronées d’une information. Il est complètement
normal de traiter les informations avec des biais cognitifs – tout le monde le
fait – et, le plus souvent, ces biais n’ont aucune incidence négative sur notre
vie quotidienne. Les individus ne sont pas sujets à des biais cognitifs au
hasard. Il s’agit bien plutôt d’erreurs systématiques, qui créent des schémas
communs de pensée irrationnelle. En fait, des milliers de biais cognitifs
courants ont été identifiés par les psychologues. Certains de ces biais sont si
communs et apparemment si intuitifs qu’il peut se révéler très difficile pour
une personne de les identifier et d’admettre qu’elle est effectivement
irrationnelle.
Par exemple, les psychologues Amos Tversky et Daniel Kahneman ont
mené une étude dans laquelle une question très simple était posée aux
participants. « Supposez que vous choisissez un mot au hasard dans un texte
en anglais. Est-il plus probable que le mot commence par la lettre k, ou que
la lettre k soit la troisième lettre du mot ? » La plupart des individus
répondent qu’il est plus probable que le mot commence par k (par exemple
kitchen, kite, ou kilometer). C’est pourtant l’autre réponse qui est la bonne,
et il est même deux fois plus probable de rencontrer en anglais des mots
dont la troisième lettre est k, comme dans ask, like, make, joke ou encore
take. Tversky et Kahneman ont fait cette expérience avec cinq lettres
différentes (k, l, n, r, et v). Il est plus simple pour nous de penser à des mots
par le biais de leur première lettre parce que nous avons appris à organiser
(ou à alphabétiser) les mots par leur première lettre. Le problème, c’est que
les individus confondent cette facilité à se souvenir avec la fréquence ou la
probabilité, et ce, même quand cette probabilité est relativement faible. Ce
biais cognitif est appelé l’heuristique de disponibilité, et n’est que l’un des
nombreux biais qui affectent nos raisonnements. Ce biais est la raison pour
laquelle, par exemple, les individus qui voient plus d’informations sur des
meurtres violents à la télévision ont tendance à croire que la société devient
plus violente, alors qu’en réalité le taux global de meurtres n’a fait dans
l’ensemble que baisser depuis un quart de siècle.
Je jouais avec ces idées depuis longtemps, depuis mes expériences en
politique, puis dans la mode, et enfin dans la guerre de l’information.
L’extrémisme politique, par exemple, est une activité culturelle qui présente
des analogies avec la mode : ils sont tous deux fondés sur la manière dont
l’information culturelle prolifère à travers chaque nœud d’un réseau.
L’essor du djihadisme et la popularité des Crocs peuvent être tous deux
pensés comme les produits de flux d’informations. Quand j’ai commencé
mes recherches sur l’information culturelle dans le cadre du projet de lutte
contre l’extrémisme chez SCL, je me suis appuyé sur des concepts, des
approches et des outils similaires à ceux que j’avais essayé d’utiliser pour
prédire la mode – les cycles d’adoption, les taux de diffusion, l’homophilie
de réseau, etc. Tout l’enjeu de ce travail était d’anticiper la manière dont les
individus allaient internaliser puis propager une information culturelle – et
peu importait, en fin de compte, qu’il s’agisse de rejoindre un quelconque
culte de la mort ou de refaire sa garde-robe.
Bannon comprit immédiatement tout cela, et me dit même qu’il croyait,
comme moi, que la politique et la mode étaient essentiellement les produits
d’un même phénomène. Il était clair qu’il avait une compréhension
profonde, globale, de ce que signifiait la collecte de renseignements, un trait
que je n’ai vu que rarement chez les hommes et les femmes politiques.
C’est d’ailleurs ce qui le rendait si puissant. Il lisait des textes sur le
féminisme intersectionnel ou sur la fluidité de l’identité, non pas, comme je
l’appris par la suite, parce que ces idées l’intéressaient en tant que telles,
mais parce qu’il voulait les inverser – c’est-à-dire identifier ce à quoi les
gens s’attachaient, et transformer ces ancres identitaires en armes. Ce que je
ne savais pas, ce jour-là, c’est que Bannon voulait mener une guerre
culturelle, et qu’il s’était donc adressé à des individus spécialisés en armes
informationnelles pour l’aider à construire son arsenal.
Bannon et moi étions clairement sur la même longueur d’onde, et la
conversation était si naturelle qu’elle pouvait presque donner l’impression
que nous flirtions – ce n’était pas le cas, rien que l’idée me dégoûte. Mais
intellectuellement, ça collait. J’ai quitté ce rendez-vous plein d’allant et
légitimé par quelqu’un qui avait pris le temps de m’écouter. Bannon
m’avait semblé être un gars raisonnable lors de cette première rencontre –
sympa, même. J’avais vu qu’il appréciait les idées nouvelles et qu’il était
très excité par les perspectives qu’elles offraient. Mais ce qui m’avait
surtout frappé, c’était à quel point ce type était à la fois un expert de la
culture et un geek. J’avais bien vu qu’il avait une petite tendance
libertarienne, mais nous n’avions quasiment pas parlé de politique, après
tout.
Et puis je me suis souvenu que j’avais perdu mon portefeuille. J’ai appelé
Nix pour lui raconter comment ça s’était passé – et pour lui dire que j’avais
besoin d’un billet de train. « Chris, je suis occupé, débrouille-toi. »
L’intérêt de Bannon pour notre travail n’était pas qu’intellectuel ; il avait
de grandes idées pour SCL. Il parla à Nix d’un important donateur
conservateur qui pourrait sans doute être convaincu d’investir dans la boîte.
Robert Mercer était plutôt insolite pour un milliardaire. Il avait obtenu un
doctorat d’informatique au début des années 1970 puis avait été, pendant
plus d’une vingtaine d’années, l’un des rouages essentiels d’IBM, avant de
rejoindre en 1993 Renaissance Technologies, un fonds spéculatif au sein
duquel il utilisa la science des données et des algorithmes pour piloter ses
investissements – gagnant par là-même des sommes astronomiques. Mercer
n’était donc pas l’un de ces affairistes qui passaient leur temps à acheter et
revendre des business. C’était un ingénieur extrêmement introverti qui avait
dédié ses compétences techniques à l’art et à la science de gagner de
l’argent.
Au fil des années, Mercer avait contribué à hauteur de millions de dollars
à diverses campagnes conservatrices. Il avait également créé la Mercer
Family Foundation, dirigée par sa fille alors âgée de trente-neuf ans,
Rebekah. Si la fondation avait, au tout début, soutenu la recherche et
plusieurs associations caritatives, elle avait aussi rapidement financé des
associations à but non lucratif impliquées en politique. Sa fortune et son
influence plaçaient Mercer aux côtés des frères Koch et de Sheldon Adelson
dans le panthéon des donateurs républicains. L’idée qu’il puisse accepter
d’investir dans SCL faisait saliver Nix. Mercer avait sérieusement perturbé
le secteur de la finance : Renaissance était l’un des fonds spéculatifs les
plus performants de l’industrie – et il avait construit l’entreprise en évitant
de recruter les profils habituels de la finance pour leur préférer des
physiciens, des mathématiciens et toutes sortes de scientifiques pour créer
les algorithmes. Mais Mercer, semblait-il, voulait que nous nous attelions à
une version encore plus ambitieuse de perturbation à haute rentabilité. En
profilant chaque citoyen du pays, en assignant à chacun un comportement et
une personnalité uniques, et en plaçant ces profils dans une simulation in
silico de cette société (une simulation informatique, donc), nous devions
construire le premier prototype de société artificielle. Si nous pouvions
jouer avec l’économie et la culture grâce à une simulation d’acteurs
artificiels possédant les mêmes caractéristiques que les individus réels
qu’ils représentaient, alors nous pourrions potentiellement créer l’outil de
market intelligence le plus puissant jamais imaginé. Et, en y ajoutant des
signaux culturels quantifiés, nous serions à l’orée d’une nouvelle ère, celle
de ce que l’on pourrait appeler la « finance culturelle ». Nous avons pensé
que si nous ne nous trompions pas, nous pourrions faire tourner des
simulations de différents futurs de sociétés dans leur ensemble. Oublier les
sociétés de vente à découvert ; penser à des économies entières.
Ce que Mercer avait en tête allait en réalité bien au-delà de l’économie
mais, à l’époque, tout ce qui nous intéressait était de montrer ce dont SCL
était capable. Après réflexion, Bannon décida que nous devions tester une
« preuve de concept » en Virginie, qui semblait plutôt être un bon
microcosme de l’Amérique. C’est un État un peu nordiste et un peu sudiste
à la fois. On y trouve des montagnes et des zones côtières, des villes
militaires, les banlieues aisées de D.C., des fermes et des zones rurales,
ainsi qu’un échantillon représentatif de riches et de pauvres, de Noirs et de
Blancs. C’est avec l’expérience de la Virginie que nous jouâmes pour la
première fois avec des données aux États-Unis. Tout comme je l’avais fait
auparavant avec le LPC et les Lib-Dems, nous avons commencé par des
recherches qualitatives – des conversations ouvertes et non guidées avec les
locaux. Personne chez SCL n’était américain, et nous ne savions rien de la
Virginie, qui m’apparaissait presque aussi exotique que le Ghana. La
première étape consistait donc à visiter l’État et à parler aux gens, pour
apprendre comment ils percevaient le monde et ce qui comptait à leurs
yeux. Nous ne pouvions pas préparer de questions avant qu’ils se soient
véritablement présentés, de leur propre manière et dans leur propre
environnement. Une fois que nous avons eu une meilleure intuition de ce
qui tenait à cœur aux habitants de la Virginie et de la façon dont ils
abordaient les choses, nous avons pu structurer des questions spécifiques
destinées à des recherches quantitatives. La politique et la culture sont
tellement entremêlées qu’il est presque impossible d’étudier l’une sans
étudier l’autre.
Avec Mark Gettleson, Brent Clickard et quelques autres, je me suis donc
envolé pour l’Amérique. J’ai foulé le sol de la Virginie pour la première fois
au mois d’octobre 2013, peu de temps avant la tenue d’élections nationales.
Ce qui revenait souvent dans les groupes de discussion, c’était une certaine
inquiétude vis-à-vis du candidat républicain au poste de gouverneur. Il
s’agissait de l’ancien procureur général de l’État, Ken Cuccinelli, qui était à
la toute droite du parti, avait défendu l’abrogation des droits des
homosexuel.les et luttait de toutes ses forces contre les mesures de
protection environnementale. Le parti républicain en Virginie possédait une
grosse base d’électeurs chrétiens évangéliques, et Cuccinelli avait besoin
d’eux pour gagner. Mais, comme nous l’avons découvert au cours de notre
travail de recherche, il alla si loin pour grappiller leurs votes qu’il loupa
complètement sa cible.
L’une des initiatives de Cuccinelli avait été d’intenter une action auprès
d’une cour fédérale pour annuler la décision qu’elle avait prise d’abroger la
loi de l’État de Virginie sur les « crimes contre la nature ». Votée à l’origine
en 1950 et officiellement abrogée en 2013 par une cour d’appel, la Fourth
Circuit Court of Appeals des États-Unis, à la lumière de la décision de la
Cour suprême de 2003 pour dépénaliser toutes les activités sexuelles entre
adultes consentants, la loi rendait techniquement illégale la pratique du sexe
oral ou anal. Cuccinelli avait soutenu que cette loi était nécessaire pour
combattre la pédophilie. Sur le papier, il me rappelait les hommes politiques
cinglés que nous avions parfois rencontrés en Afrique, obsédés par les gays
et leurs péchés charnels. Mais bon, des extrémistes et des barjos, il y en a
partout, y compris dans la bonne bourgeoisie blanche américaine.
Les membres des groupes de discussion – et tout particulièrement les
queutards hétéros – trouvaient l’obsession de Cuccinelli très étrange.
Interdire les trucs de gays, OK, mais pourquoi interdire toutes les pratiques
sexuelles non procréatives ? C’était quoi, le problème de Cuccinelli avec les
pipes ? Soyons sérieux – c’est un peu bizarre, quand même, non ? Et donc
ces types passaient leur temps à parler de la façon dont, à chaque fois qu’ils
pensaient à se faire tailler une pipe, ils pensaient aussi à Cuccinelli, ce
qu’ils n’appréciaient pas particulièrement – et, franchement, qui irait le leur
reprocher ? Nous entendions tout le temps parler de ce problème, si bien
que nous avons décidé de mener une petite expérience.
Dans la modélisation à cinq facteurs de la personnalité, les conservateurs
ont tendance à combiner deux caractéristiques : une ouverture moindre et
une plus grande conscienciosité. De manière extrêmement générale, les
Républicains ont moins de probabilités de chercher la nouveauté ou
d’exprimer de la curiosité pour de nouvelles expériences (à part, bien
évidemment, ceux qui sont au placard). En même temps, ils favorisent la
structure et l’ordre, et n’aiment pas trop les surprises. Les Démocrates sont
plus ouverts et souvent moins consciencieux. C’est en partie pour ces
raisons que les débats politiques tournent souvent autour du comportement
et de la question de la responsabilité personnelle.
Notre travail de recherches qualitatives nous a entre autres appris que les
Républicains de Virginie étaient rebutés par l’obsession de Cuccinelli pour
les fellations. Et les tests psychométriques nous apprirent également qu’ils
n’aimaient pas l’imprévisibilité. Pouvions-nous, en nous fondant sur ses
deux observations, inventer une stratégie capable de faire basculer leur
opinion à propos de Cuccinelli ?
C’est là que le génie de Gettleson a été décisif. Il était particulièrement
fasciné par les électeurs mâles alpha et par le fait que Cuccinelli était à leurs
yeux une énigme, et puis il savait qu’il ne fallait pas compter sur le seul
message pour faire disparaître le problème. Il décida donc de se concentrer
sur le facteur de la bizarrerie. Les gens étaient rebutés parce qu’ils
trouvaient Cuccinelli bizarre. Et si son message en prenait acte ? Nous
avons décidé de tester un message qui énonçait simplement : « Vous n’êtes
peut-être pas d’accord, mais au moins vous savez quelle est ma position. »
Ainsi, même si les gens trouvaient sa position complètement dingue, cette
dinguerie était devenue prévisible.
Nous avons organisé des groupes de discussion, des panels en ligne et
des tests de publicité sur Internet pour essayer un nouveau slogan, qui se
révéla bien plus performant que tous les autres – même si, au fond, il ne
voulait pas dire grand-chose. Ce fut pour nous une grande avancée : nous
avions réussi à influencer l’opinion des électeurs en rédigeant le message du
candidat de façon à ce qu’il corresponde à leurs tests psychométriques. Et,
dans la mesure où de nombreux Républicains partageaient ces traits de
personnalité, ce dispositif d’encadrement – Je suis qui je suis et vous
connaissez ma position – marcherait probablement aussi bien avec les
autres Républicains. Cette stratégie fonctionna mieux chez les électeurs qui
avaient obtenu des scores élevés en conscienciosité et avaient des doutes à
propos de Cuccinelli. Pour eux, le slogan présentait Cuccinelli comme « le
monstre que vous connaissez déjà », et faisait de son excentricité une
excentricité qui, au moins, était fiable.
Nous venions de découvrir que les Républicains étaient capables
d’accepter un candidat complètement barjo tant qu’il s’agissait d’une folie
constante. Cette découverte fut au fondement de presque tout ce que
Cambridge Analytica entreprit par la suite. De là, il n’y a qu’un pas pour
avoir un candidat se vantant de pouvoir tirer sur quelqu’un dans la
Cinquième Avenue sans perdre de soutiens.

Au cours de notre expérience, nous avons compilé d’immenses quantités


d’informations sur les habitants de la Virginie. Elles furent faciles à obtenir
– nous avons juste acheté l’accès à ces infos à des courtiers de données
comme Experian ou Acxiom, ainsi qu’à des entreprises spécialisées dans
des marchés de niche utilisant des données, comme des listes de membres
d’Églises évangélistes, des fichiers d’abonnés de médias, etc. Les
gouvernements de certains États sont même prêts à vous vendre la liste des
titulaires d’un permis de chasse, de pêche et de port d’armes. Est-ce que les
administrations se soucient de, ou même se demandent, ce à quoi vont
servir ces données récoltées sur leurs citoyens ? Nope. Nous aurions aussi
bien pu être des fraudeurs ou des espions étrangers, cela n’aurait strictement
rien changé.
La plupart des gens connaissent Experian en tant qu’agence d’évaluation
du crédit de consommateurs. C’est d’ailleurs comme ça qu’elle a
commencé, en calculant la cote de crédit de personnes privées en se fondant
sur toute une série de facteurs financiers. L’entreprise collectait des
informations à partir d’une large gamme de sources – depuis les
compagnies aériennes jusqu’aux médias en passant même par les parcs
d’attractions. Elle recueillait également des informations auprès des agences
gouvernementales, comme le DMV, chargé de la délivrance des permis de
conduire et des plaques d’immatriculation, ou bien des organismes délivrant
les permis de chasse, de pêche et de port d’armes. Au bout de quelque
temps passé à compiler ces informations pour établir des profils détaillés,
l’entreprise a découvert qu’elle pouvait gagner encore plus d’argent en les
utilisant pour le marketing.
Dans les années 1990, les stratèges politiques ont commencé à acheter
des informations personnelles pour les utiliser dans leurs campagnes.
Pensez-y un instant : si vous savez quelle marque de voiture ou de camion
quelqu’un conduit, s’il chasse, à quelles œuvres caritatives il fait des dons, à
quels magazines il est abonné, vous pouvez commencer à vous faire une
représentation de cette personne. La plupart des Démocrates et des
Républicains ont un look. Ce look est capturé dans cet instantané de leurs
données. Et, en vous fondant sur cette information, vous pouvez cibler des
électeurs potentiels.
Nous avions également accès aux données du recensement.
Contrairement aux pays en développement dans lesquels le contrôle du
respect de la vie privée est moins strict, le gouvernement américain ne
fournit aucune donnée brute sur des individus spécifiques, mais, au niveau
d’un comté ou d’un quartier, il est possible d’obtenir des informations sur le
crime, l’obésité, ou encore sur des maladies comme le diabète ou l’asthme.
Un recensement effectué au sein d’un pâté de maisons concerne en général
entre six cents et trois mille personnes, ce qui signifie qu’en combinant de
nombreuses sources de données, nous pouvions construire des modèles
nous permettant d’inférer des attributs individuels. Par exemple, en
référençant les facteurs de risques ou de protection pour le diabète, comme
l’âge, la race, le lieu de vie, le revenu, l’intérêt pour une alimentation saine,
les restaurants préférés, l’inscription à une salle de sport et l’usage de
produits destinés à perdre du poids (toutes données qui, aux États-Unis, sont
disponibles dans la plupart des fichiers de consommateurs américains),
nous pouvions confronter ces données aux statistiques de taux de diabète
d’un lieu précis. Nous pouvions alors créer un score pour chaque personne
habitant dans un quartier en mesurant la probabilité qu’elle ait un problème
de santé du type diabète – et ce, même si le fichier consommateur ou le
recensement ne donnaient jamais directement cette information.
Gettleson et moi avons passé des heures à explorer des combinaisons
d’attributs aléatoires et étranges. Est-ce que des gens possédant des armes à
feu étaient également membres de l’ACLU (Union américaine pour les
libertés civiles) ? Des personnes abonnées à l’opéra étaient-elles membres à
vie de la NRA (l’association qui défend le droit de posséder et porter une
arme à feu) ? Est-ce qu’il existait vraiment des Républicains gays ? Un jour,
nous nous sommes retrouvés à nous demander si des gens qui donnaient de
l’argent à des églises anti-gays faisaient également leurs courses dans des
magasins bio. Nous avons fait une recherche sur le jeu de données de
consommateurs que nous avions acheté pour cette expérience pilote et nous
avons découvert qu’il existait effectivement une poignée de personnes qui
faisaient ces deux choses en même temps.
J’ai immédiatement éprouvé l’envie de rencontrer l’une de ces créatures
mythiques, en partie parce que j’étais curieux et en partie parce que c’était
l’occasion de vérifier que nos données étaient précises. Nous avons
transmis les noms que nous avions obtenus à une centrale d’appel, qui
demanda à chacune de ces personnes si elle serait prête à rencontrer un
chercheur et à répondre à quelques questions. La plupart refusèrent, mais
une femme répondit que oui, elle voulait bien nous recevoir – j’étais
terriblement impatient de la rencontrer. Ses habitudes de consommation
semblaient partir dans tous les sens – elle achetait bio chez Whole Food et
faisait du yoga, mais était également membre d’une congrégation très
opposée aux gays et donnait de l’argent à des œuvres caritatives de droite –,
ce qui me faisait penser que soit nos données étaient d’une manière ou
d’une autre erronées, soit il s’agissait là de l’un des personnages les plus
fascinants de tous les États-Unis.
Les données récoltées au sujet de cette femme me guidèrent jusqu’à une
modeste maison à un étage située dans une banlieue du comté de Fairfax.
Pendant un moment, j’ai hésité. « Hmpf, ça va pas être trop chelou, en
fait ? » Mais j’avais fait tout le chemin, j’allai donc jusqu’à la porte et
sonnai. Le vent faisait tinter un carillon juste au-dessus de ma tête. Puis une
blonde guillerette avec les cheveux en pétard ouvrit la porte et me sauta
quasiment dans les bras. « Heyyyyy ! Entrez, entrez ! » Tandis que nous
pénétrions dans la maison, je me suis rendu compte qu’elle portait bien un
pantalon de yoga Lululemon. Dans le salon, qui sentait l’encens, se
trouvaient des statues non seulement de Bouddha, mais également de
Ganesh, la divinité hindoue à tête d’éléphant. Et puis j’ai enfin vu le
crucifix accroché au mur. C’était vraiment too much.
Elle me proposa un verre de kombucha maison, que j’acceptai. Elle se
rendit alors dans la cuisine pour y ouvrir un grand pot de quelque chose et
versa dans un verre un liquide fermenté et légèrement coagulé.
« C’est vraiment probiotique.
— Ouais, et ça se voit », répondis-je en observant les grumeaux qui
flottaient dans mon verre.
Elle parla immédiatement, en des termes New Age, de la façon dont elle
s’efforçait d’« aligner ses énergies positives », un discours très certainement
inspiré par le livre de Deepak Chopra qui trônait sur une étagère. Mais, à la
seconde où nous commençâmes à parler de moralité, elle switcha en mode
évangélique, avec toutes les flammes de l’enfer, se montrant
particulièrement virulente à l’égard des gays qui, elle le savait, allaient tous
gaiement en enfer. Mais même la manière dont elle exprimait cette
croyance était le fruit d’un étrange amalgame. Elle me dit qu’être gay,
c’était comme avoir un blocage dans son énergie – un blocage relevant du
péché. Elle m’évangélisa péniblement pendant encore deux heures tandis
que je prenais des notes sur son gloubi-boulga, comme si nous participions
tous les deux à une séance de thérapie particulièrement foireuse.
Je suis revenu de ce rendez-vous avec plein d’idées nouvelles en tête.
J’avais l’impression d’être tombé sur quelque chose d’important. En effet,
comment diable un sondeur pourrait-il classer cette femme ? Cela me
convainquit que nous avions besoin d’investissements supplémentaires pour
comprendre les nuances cachées derrière les données démographiques. J’ai
rencontré un jour, lors d’un cocktail quelconque, la primatologue Jane
Goodall, qui m’a dit quelque chose que je n’ai jamais oublié. Je lui
demandai pourquoi elle étudiait les primates dans la nature plutôt qu’en
laboratoire. C’est simple, me répondit-elle : parce qu’ils ne vivent pas dans
des labos. Pas plus que les humains. Par conséquent, si nous voulons
véritablement comprendre les individus, nous devons toujours nous rappeler
qu’ils vivent en dehors des jeux de données.
C’est incroyable, la rapidité avec laquelle on peut se retrouver totalement
impliqué dans quelque chose qui nous intéresse. Nous sommes une
entreprise militaire britannique qui travaille sur de grandes idées, avec une
équipe de plus en plus nombreuse composée de chercheurs en sciences
sociales et de data scientists, surtout gays et surtout libéraux. Pourquoi
avons-nous donc commencé à travailler avec ce mélange éclectique
composé d’informaticiens, de gestionnaires de fonds spéculatifs, et d’un
homme gérant un site d’extrême droite ? Parce que l’idée était brillante,
putain. Avec les coudées franches pour étudier quelque chose d’aussi
abstrait et fluide que la culture, nous pouvions explorer un tout nouveau
champ de recherches sociales. Si nous arrivions à mettre la société dans un
ordinateur, nous pourrions commencer à tout quantifier, et implémenter
dans la simulation des problèmes comme la pauvreté ou les violences
interethniques ; puis, en jouant sur les facteurs et en faisant tourner la
simulation, nous pourrions comprendre comment résoudre ces problèmes.
Tout comme la femme avec qui je m’étais entretenu ne voyait pas les
contradictions existant entre ses idoles, je ne percevais pas les
contradictions à l’œuvre dans ce que j’étais en train de fabriquer.
CHAPITRE V

Cambridge Analytica

Au fur et à mesure de nos visites à domicile et de nos groupes de


discussion lors de l’automne 2013, nous nous sommes rendu compte que la
Virginie abritait en son sein la quintessence de la vie américaine. Nous
sommes partis de Fairfax, en plein milieu de l’État, puis nous sommes
descendus vers le sud, jusqu’à Norfolk et Virginia Beach, nous arrêtant dans
des bars locaux et des petits restaurants familiaux où nous appréciions
autant l’ambiance que la nourriture. On peut apprendre beaucoup de choses
rien qu’en observant la manière dont les gens mangent, boivent et discutent.
Après avoir compris leur signification culturelle, nous avons développé une
obsession pour le thé glacé sucré et certains plats. Si le sud des États-Unis
est généralement délimité par la vieille ligne Mason-Dixon, qui marquait la
frontière entre les États des propriétaires d’esclaves et ceux dans lesquels
l’esclavage avait été aboli, une autre ligne de division coupe la Virginie
contemporaine : les restaurants du nord de l’État servent le thé glacé sans
sucre, ceux du sud avec. Et c’est ici que démarre le « vrai Sud », nous ont
expliqué les locaux – au sud de la ligne du Thé Glacé Sucré, c’est-à-dire
non seulement au sud de Mason-Dixon, mais en fait bien plus au sud de
Richmond.
Mon activité favorite consistait à regarder et écouter les Américains qui
voulaient bien que nous passions un peu de temps en leur compagnie. Je
m’asseyais sur le canapé et écoutais les gens parler de leur journée, de ce
qu’ils avaient entendu à la radio ou encore de leur vie de bureau. Je les
observais regarder Fox News, et examinais la manière dont la chaîne
parvenait à les mettre hors d’eux (venant d’un pays sans Fox News, c’était
tout particulièrement fascinant). C’était une sorte de performance théâtrale
étrange : ils étaient assis, avec l’air d’attendre, et même d’espérer se sentir
insultés par ce que leur avait personnellement fait n’importe quel membre
de « l’élite » ce jour-là. Ils pétaient alors un petit câble, et se mettaient à
hurler sur la télé. Cela ressemblait parfois à une séance de thérapie, comme
celles où les gens vont dans une salle spéciale, une rage room, pour y casser
des trucs afin d’expulser les frustrations accumulées pendant la semaine.
Cela formait un contraste saisissant avec les réactions auxquelles j’avais été
habitué quand un ami tombait sur Fox News. Je me souviens par exemple
clairement d’Alistair Carmichael se moquant d’un correspondant de la Fox
trop bruyant et au visage rougeaud en le traitant de « tête de cul ».
Un couple me parla des milliers de dollars qu’ils devaient à leur
assurance et comment, parfois, ils étaient contraints de lésiner sur les
médicaments pour pouvoir faire réparer leur voiture. Ils avaient accepté de
s’entretenir avec moi parce que les 100 dollars promis leur permettraient
peut-être de joindre les deux bouts le mois suivant. À qui reprochaient-ils le
prix de leur assurance ? À leur employeur, qui ne leur offrait pas une bonne
mutuelle ou une paye suffisante ? Non, ils mettaient tout sur le dos de
l’Obamacare. Ils pensaient sincèrement que ce programme n’avait été mis
en place que dans le but de favoriser l’immigration de travailleurs sans
papiers aux États-Unis, ceci dans le cadre d’un grand plan social-libéral
visant à maintenir les Démocrates au pouvoir en faisant venir toujours plus
d’électeurs latinos, qui ont tendance à voter pour eux. Et, selon leur
raisonnement, ce plan augmentait le coût des assurances et des hôpitaux.
Les gens semblaient se sentir mieux après une session d’une heure passée
dans la rage room Fox News – ils évacuaient leurs colères, leur stress, et,
surtout, après la séance, tous les problèmes qu’ils avaient à la maison ou au
travail avaient pour origine la faute de quelqu’un d’autre. Cela signifiait que
leurs soucis pouvaient être complètement externalisés, ce qui leur épargnait
de devoir affronter la dure réalité, celle dans laquelle, peut-être, leur
employeur se fichait comme une guigne de savoir s’ils mangeaient à leur
faim. Il aurait sans doute été trop douloureux d’admettre qu’une personne
qu’ils voyaient tous les jours profitait d’eux. Il était plus simple d’accuser
un ennemi sans visage, comme l’Obamacare et son armée de « clandos ».
Ce fut ma plus longue exposition à Fox News, et je n’arrivais pas à
penser à autre chose qu’à la manière dont la chaîne conditionnait le
sentiment d’identité des spectateurs, pour en faire quelque chose que l’on
pouvait, à mon avis, changer en arme. La Fox alimentait la colère comme
un brasier avec ses récits hyperboliques, et la colère perturbe la capacité de
chercher, rationaliser et évaluer correctement l’information. Ce qui conduit
à un biais psychologique appelé heuristique d’affect, grâce ou à cause
duquel les individus prennent des décisions rapides, en raison de raccourcis
mentaux principalement influencés par leurs émotions. C’est le même biais
qui pousse les gens à dire sous le coup de la colère des choses qu’ils
regrettent par la suite – à cet instant précis, en réalité, ils ont pensé
différemment.
Une fois leur garde baissée, les téléspectateurs de la Fox se font rabâcher
qu’ils font partie d’un groupe d’« Américains ordinaires ». Cette identité est
martelée encore et encore, d’où les innombrables références à un « nous »
et l’intérêt du chat en direct entre les téléspectateurs et les modérateurs. Les
membres de l’audience se voient en permanence rappeler que s’ils sont
vraiment des « Américains ordinaires », alors ils devront nécessairement
penser comme ceci ou cela. Cela amorce un raisonnement motivé par
l’identité, un biais qui, en gros, pousse les gens à accepter ou rejeter des
informations en fonction de la manière dont elles favorisent, ou au contraire
menacent, une identité de groupe indépendamment des mérites de ces
informations en tant que telles. Ce biais explique pourquoi des Républicains
et des Démocrates peuvent parvenir à des conclusions opposées après avoir
regardé le même journal télévisé. J’ai compris que la Fox plaisait car elle
greffait une identité sur l’esprit de ses téléspectateurs, qui commençaient
dès lors à interpréter tout débat d’idées comme une attaque de leur identité.
Ce processus déclenche à son tour un effet de réactance, par lequel tous les
points de vue alternatifs ne font que renforcer la croyance originelle du
sujet, qui y voit une menace pour sa liberté personnelle. Plus les
Démocrates critiquaient les raccourcis de la Fox, plus les téléspectateurs
s’énervaient, se sentaient assiégés et se retranchaient plus profondément
encore dans leur conviction. C’est la raison pour laquelle, par exemple, les
téléspectateurs de la Fox furent en mesure de rejeter les critiques accusant
Trump de tenir des propos racistes : ils avaient internalisé cette critique
comme une attaque contre leur propre identité plutôt que contre celle de
leur candidat. Ce qui eut clairement un effet insidieux : plus les débats
faisaient rage, et plus les opinions des téléspectateurs s’affermissaient.
En menant ce travail de recherche, j’ai également commencé à considérer
d’un nouvel œil ces petits Blancs économiquement et socialement
défavorisés. Il était clair que leurs sentiments racistes et xénophobes étaient
portés par l’impression d’être menacés, une crainte renforcée par les
« avertissements » permanents des sources comme Fox News. L’un des
problèmes que j’ai pu observer dans les débats politiques d’actualité sur les
chaînes d’information câblées aux États-Unis réside dans l’absence de
nuance dans la catégorisation des électeurs. Les électeurs blancs, les
femmes, les Latinos, les habitants des banlieues aisées, tous sont considérés
comme des groupes monolithiques et unidimensionnels, alors qu’en réalité
les aspects les plus importants de l’identité d’un grand nombre d’électeurs
ne sont pas reflétés par les étiquettes que les sondeurs, les analystes et les
consultants utilisent pour les décrire. Et certaines personnes se sentent
aliénées par ces conceptualisations inadéquates. Par exemple, si vous êtes
un homme blanc vivant dans une caravane, vous allez peut-être ressentir de
la colère en entendant à la télé des gens insister sur le fait que les Blancs
sont ultra-privilégiés aux États-Unis. Si vous avez grandi en utilisant des
toilettes extérieures, vous ne vous montrerez peut-être pas très tolérant à
l’égard des débats « pour ou contre l’utilisation par une personne transgenre
des toilettes de son choix ». Et si vous êtes de la classe moyenne inférieure
et que vous voyez une personne noire bénéficier des aides sociales, il ne
sera pas très surprenant que vous réagissiez avec un « Ouais, et mes aides
sociales, alors ? », pour peu que vous viviez dans un État qui les supprime
une à une. Il ne s’agit aucunement de défendre ces points de vue mais, si
nous voulons les comprendre, il nous faut être capable d’embrasser ces
opinions, même les plus ignobles.
Dans le cadre de nos premiers pas dans l’exploration de la culture
américaine, nous nous sommes penchés sur deux zones qui étaient selon
nous susceptibles de jouer dans cette dissension sociale. Tout d’abord, nous
nous sommes demandé si un sentiment de menace de l’identité sociale
n’alimentait pas certaines de ces opinions. La seconde zone était liée à la
première, quoique légèrement différente. Une erreur logique commune
consiste à considérer le monde comme un jeu à somme nulle, avec des
gagnants et des perdants. Cette logique biaisée entraîne
l’impression que toute attention accordée à un autre groupe signifie une
attention moindre accordée à « mon » groupe. Dans les deux zones, les
minorités deviennent des menaces – des menaces pour mon identité et pour
les ressources d’attention auxquelles je peux prétendre. En nous fondant sur
cette hypothèse d’une sensation sous-jacente de menace, nous avons voulu
savoir si nous pouvions atténuer certains de ces sentiments, ce que nous
sommes parvenus à faire en réduisant le niveau de menace ressentie. Dans
une étude, par exemple, nous avons demandé à des gens d’imaginer qu’ils
étaient des super-héros invincibles qui ne pouvaient être ni blessés ni tués.
Puis nous les avons interrogés sur des catégories d’individus généralement
considérés comme « menaçantes » – les gays, les immigrés, les gens d’une
autre race – et nous avons découvert qu’ils réagissaient de manière bien
plus modérée à ces stimuli « menaçants ». Si vous êtes invincible, rien ne
vous menace, pas même les gays. Ce phénomène nous fascina, mon équipe
et moi, et nous poussa à essayer d’imaginer des manières d’atténuer les
facteurs sous-jacents des tensions raciales. À chaque expérience, nous en
apprenions un peu plus sur la façon de manipuler des résultats en nous
appuyant sur les caractéristiques les plus intimes des individus.
Notre travail en Virginie était prometteur. Nous avions démontré qu’il
existait une relation entre les traits de personnalité d’un individu et les
résultats politiques, que nous pouvions non seulement prédire certains
comportements mais également les transformer en ajustant le contenu des
messages de façon à ce qu’ils correspondent à des profils psychométriques.
Nous savions que même si les jeux de données que nous utilisions étaient
tout à fait suffisants pour notre petit bac à sable, ils restaient en revanche
terriblement inadéquats pour rendre compte de toutes les nuances de la
personnalité et de l’identité. Si nous voulions vraiment recréer la société in
silico, nous devions trouver des données encore plus complètes – c’est-à-
dire beaucoup, beaucoup plus de données. Mais ce problème attendrait.
Nix nous donna une semaine pour rédiger un rapport qui, en temps
normal, aurait dû prendre deux mois. Il était impatient de mettre en branle
la machine, car il savait ce qui était en jeu. Bannon lui avait dit que Mercer
était prêt à investir 20 millions de dollars. Pour une entreprise de niche
comme SCL, dont le budget annuel plafonnait entre 7 et 10 millions de
dollars, ce montant pouvait changer la donne.
Après une semaine effrénée à travailler soirs et week-ends, nous
envoyâmes le rapport à Bannon, et ce dernier comprit aussitôt les
possibilités induites par ce que nous avions accompli. Il fut immédiatement
partant. En fait, il appela SCL tout de suite après avoir lu le rapport, l’air
sonné. « C’est vraiment incroyable, les mecs ! » ne cessait-il de répéter.
Il ne nous restait plus qu’à convaincre Robert Mercer.

Quelques semaines plus tard, un soir de novembre 2013, Nix m’appela à


la maison. « Fais ton sac, tu prends l’avion pour New York demain. » Tadas
Jucikas, Nix et moi devions présenter nos découvertes à Robert Mercer et à
sa fille, Rebekah.
Nix prit le premier avion, et, pour une raison ou pour une autre, nous
réserva un billet, à Jucikas et à moi, sur un vol plus tardif. Nous atterrîmes à
JFK vers 16 heures, alors que notre rendez-vous était prévu à 17 heures.
Tandis que je faisais la queue pour passer la douane, mon téléphone sonna.
C’était Nix. « Putain, mais qu’est-ce que vous foutez !
— On vient de descendre de l’avion, lui répondis-je.
— Ouais, bah vous êtes à la bourre, me coupa-t-il. Dépêchez-vous de
rappliquer.
— Je ne peux pas sauter par-dessus la douane », dis-je, exaspéré. Tandis
que nous nous prenions le bec au téléphone, les autres personnes de la
queue commencèrent à me regarder. Nous continuâmes à nous disputer
jusqu’à ce qu’un douanier m’aboie de lâcher mon téléphone. Mais ce n’était
pas fini. Nix continua à me harceler au téléphone – dans la voiture, quand
nous sommes arrivés à l’hôtel, pendant que je me changeais pour être
présentable lors du rendez-vous. C’était du Nix tout craché : il avait mal
planifié et s’attendait à ce que je répare ses conneries. Irrité, j’ai décidé de
mettre mon téléphone sur silencieux et de prendre tout mon temps pour me
préparer, surtout pour l’agacer. Jucikas et moi prîmes un taxi jusqu’au lieu
de rendez-vous, l’appartement de Rebekah Mercer dans l’Upper West Side.
Rebekah et son mari, un financier français du nom de Sylvain
Mirochnikoff, avaient acheté six appartements dans Heritage at Trump
Place, sur Riverside Boulevard, qu’ils avaient réunis pour en faire un
gigantesque dix-huit pièces. L’appartement occupait la plus grande partie
des vingt-troisième, vingt-quatrième et vingt-cinquième étages, et disposait
d’une vue ahurissante sur l’Hudson et les lumières de New York.
L’appartement était également de très mauvais goût, Rebekah l’ayant
vraisemblablement fait décorer au pif, avec des touches faussement arty :
des figurines en céramique côtoyaient des coussins à motifs et des
décorations de Noël… Dans le salon trônait un magnifique piano à queue
sur lequel était posé, comme un tas de merde, un mélange de colifichets et
de photos de famille.
Rebekah était un cas intéressant. Elle avait étudié la biologie et les
mathématiques à Stanford et avait obtenu un master en recherche
opérationnelle et en ingénierie en économie des systèmes. Puis elle avait
rejoint son père à Renaissance Technologies, avant de quitter l’entreprise
pour faire l’école à la maison à ses enfants. En 2006, elle avait acheté avec
sa sœur une boulangerie à Manhattan, et, à partir de ce moment-là, sa vie
avait principalement tourné autour de ses enfants et de ses cookies aux
pépites de chocolat. Elle avait toujours l’air terriblement enjouée, un peu
comme une cheerleader hystérique d’extrême droite. Et, dans la mesure où
elle avait beaucoup d’argent à dépenser, elle était devenue une figure
influente des cercles républicains. Contrairement à certains membres actifs
du parti, plus cyniques, elle était ce que Mark Block a appelé une VC – une
Vraie Croyante, persuadée de la dimension sacrée de sa croisade
conservatrice.
En entrant dans le salon, j’ai vu Rebekah et Nix assis sur une causeuse.
Ils badinaient et riaient, Nix semblait user de tous ses charmes. La pièce
était bondée – Bob Mercer, Bannon, Block, ainsi que quelques vieux
messieurs de l’UKIP, le parti britannique d’extrême droite pro-Brexit, et
toute une bande de types en costard qui devaient être des conseillers
juridiques ou corporate. D’autres membres de la famille Mercer étaient
également présents, dont la femme de Bob, Diana, leur fille Jennifer, et
quelques petits-enfants. C’était donc une affaire de famille.
Mercer était l’antithèse de ses filles, qui étaient aussi volubiles que tape-
à-l’œil. Il ne regardait quasiment jamais personne, et se contentait surtout
d’écouter. Il portait un costume gris, même si nous étions réunis pour dîner
dans la maison de sa fille. C’étaient ses filles et son entourage qui se
chargeaient des mondanités. Il était intimidant, profondément sérieux et
presque complètement mutique. Quand il parla enfin, son ton était plat. Ses
questions ne portèrent que sur des aspects extrêmement techniques de notre
travail, et il voulait toujours qu’on lui donne des statistiques précises.
Quand il eut la parole, Nix se leva et se fendit d’une courte allocution sur
le passif de SCL, sur notre travail pour l’armée et sur la manière dont, en
temps normal, l’entreprise ne traitait pas avec des clients privés (un gros
mensonge) ; mais que Mercer s’était montré si insistant qu’il l’avait eu à
l’usure. Il fallait que je me surveille pour ne pas lever les yeux au ciel. Puis
Nix me présenta et commença à décrire notre projet d’une manière
complètement erronée. Il n’avait clairement pas lu la moindre ligne de notre
rapport, et se contenta donc d’inventer nos résultats. Sachant que Mercer
verrait clair dans son jeu, je l’interrompis pour essayer de rétablir le tir et
décrire ce que nous avions réellement accompli en Virginie. Nix me lança
un regard furieux avant de s’asseoir à côté de Rebekah. J’expliquai le projet
en m’arrêtant sur quelques détails hauts en couleur pour mieux séduire les
Mercer. Quand je mentionnai la Dame au Kombucha, en la décrivant
comme une chrétienne évangélique qui adorait le yoga et la bouffe bio,
Rebekah ne put se retenir : « Mais c’est tellement moi ! Enfin quelqu’un qui
nous comprend ! »
Je parlai également des projets de SCL dans d’autres régions – le Moyen-
Orient, l’Afrique du Nord, les Caraïbes. Quand j’abordai le projet Trinité,
Bannon hocha la tête au moment où j’expliquai notre idée de reproduire la
société in silico. Je captai également l’attention de Mercer à ce moment-là,
cet enjeu titillant son passé d’ingénieur. Après avoir commencé à SCL,
j’avais fini par comprendre que les projets de recherches et de
développement sur la propagation de l’information que finançait la DARPA
n’étaient qu’une autre manière de nommer des projets de prédiction des
tendances culturelles. Récolter des données sur les réseaux sociaux pour
profiler les utilisateurs avec un algorithme n’était que le tout début. Une
fois inférés les attributs comportementaux, il devient possible de faire
tourner des simulations pour cartographier à l’échelle la manière dont ils
communiquent et interagissent les uns avec les autres. Cela n’est pas sans
rappeler certaines expériences des années 1990 dans un champ de recherche
extrêmement spécialisé de la sociologie appelé le champ des « sociétés
artificielles », expériences qui tentèrent, à l’aide de systèmes multi-agents
rudimentaires, de « faire pousser » des sociétés in silico. Je me souviens
encore de ma lecture, quand j’étais adolescent, de la série Fondation,
d’Isaac Asimov, dans laquelle des scientifiques utilisaient d’immenses jeux
de données sur la société pour créer le champ de la « psychohistoire », ce
qui leur permettait non seulement de prédire le futur mais également de le
contrôler.
Mercer avait fait travailler des membres de son entreprise Renaissance
Technologies sur le montage originel de SCL, et étant donné que Nix ne
pensait qu’à l’argent et qu’un fonds spéculatif avait déjà participé au tout
début de ce projet, tout le monde avait l’impression qu’il s’agissait d’une
aventure à visée commerciale. Pour le dire grossièrement, si nous pouvons
copier les données des profils de tout le monde afin de reproduire la société
dans un ordinateur – un peu comme dans les Sims, mais avec les données de
vraies personnes –, il nous serait possible de simuler et de prédire
l’évolution de la société aussi bien que celle du marché. C’était a priori
l’objectif de Mercer. Si nous parvenions à créer une société artificielle, nous
serions, pensions-nous, sur le point de créer l’un des outils de market
intelligence les plus puissants du monde. Nous nous apprêtions à nous
aventurer dans un nouveau champ – celui de la finance culturelle et de la
prévision des tendances pour les fonds spéculatifs.
Mercer, l’ingénieur informaticien devenu ingénieur social, voulait
remodeler la société pour en optimiser les membres. L’un de ses loisirs était
la construction de modèles réduits de trains, et j’avais l’impression qu’il
pensait réellement pouvoir nous faire construire un modèle de société qu’il
pourrait ensuite bidouiller jusqu’à ce qu’elle soit parfaite. En se lançant
dans la quantification d’un grand nombre d’aspects du comportement
humain et des interactions culturelles, Mercer avait compris qu’il pouvait
avoir à sa disposition une sorte d’Uber de la guerre de l’information. Et,
comme Uber, qui avec une unique application avait anéanti l’industrie
centenaire du taxi, son entreprise s’apprêtait à faire la même chose avec la
démocratie.
L’objectif de Bannon était fondamentalement différent. Il n’était pas un
Républicain traditionnel. En réalité, il détestait les Républicains à la Mitt
Romney à cause de leur penchant pour ce qu’il considérait comme du
capitalisme futile. Ayn Rand le répugnait, car elle avait objectifié les
individus pour en faire des marchandises. Bannon parlait volontiers de la
manière dont l’économie avait besoin de servir un but plus noble, et se
définissait parfois lui-même comme un marxiste, moins par orthodoxie
idéologique que pour souligner un point précis : que Marx parlait
d’humains agissant en vue d’une fin. Bannon prétendait également croire au
dharma, un principe commun à l’hindouisme et au bouddhisme lié à l’ordre
de l’univers et à l’existence de manières de vivre harmonieuses et
adéquates. Il avait l’impression que sa mission consistait à découvrir le but
de l’Amérique. Dans son esprit, les temps étaient mûrs pour une
révolution : il en avait vu les signes annonciateurs dans la crise financière et
la perte de confiance dans les institutions qui annonçaient l’avènement
imminent d’un Jugement dernier. La quête de Bannon était quasiment
religieuse, et il se voyait clairement dans le rôle du messie.
Tout comme Mercer, Bannon détestait donc le « Big Government », mais
pour ses propres raisons – parce qu’il considérait que l’État administratif
avait remplacé les rôles autrefois dévolus à la tradition et à la culture. À ses
yeux, l’Union européenne était la grande coupable : sa bureaucratie stérile
avait supplanté partout la tradition – et l’Europe était devenue un marché
économique dénué de la moindre signification. Bannon avait l’impression
que le monde occidental s’était perdu en abandonnant ses traditions
culturelles au profit d’un consumérisme vide de sens et un État anonyme.
Pour lui, il s’agissait d’une guerre culturelle totale. Après s’être auto-
consacré prophète, Bannon avait voulu disposer d’un outil pour pouvoir
observer le futur de nos sociétés. Et avec ce qu’il appelait l’œil divin de
Facebook, capable de regarder chaque citoyen, il pourrait s’atteler à la
lourde tâche de trouver le dharma de tous les Américains. Ainsi, nos
recherches étaient quasiment devenues pour lui une quête spirituelle.
Nix, Bannon et Mercer étaient tous trois fascinés par Palantir, l’entreprise
de data-mining de Peter Thiel dont le nom était une référence à la boule de
cristal, ou « pierre de vision », du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien.
À l’époque, j’avais l’impression que ces hommes voulaient créer leur
propre Palantir privé en investissant dans SCL. Imaginez les possibilités
pour un investisseur comme Mercer : prédire ce que les gens achèteront ou
n’achèteront pas dans le futur, le tout dans le but de gagner de l’argent. Si
vous disposez d’une « pierre de vision » pour toute la société et que vous
pouvez anticiper un crack, vous pouvez gagner des milliards en une seule
nuit.
Quand j’eus terminé ma présentation, Rebekah invita tout le monde à
passer à table. Les serveurs nous apportèrent des assiettes de filet mignon
avec une garniture sophistiquée, mais heureusement, comme elle savait que
je ne mangeais pas de viande, Rebekah avait demandé au chef de préparer
un plat spécialement pour moi. J’eus donc droit à des sandwiches au
fromage fondu – bon, au moins, elle avait essayé. Elle se pencha sur mon
assiette et en prit un, mordit dedans, puis soupira de contentement et avoua :
« Si je vous ai fait préparer ce plat, c’est parce que j’en voulais aussi. Vous
savez, je suis vraiment super contente que quelqu’un comme vous soit de
notre côté. On a besoin de plus de gens comme vous. — Oh, comment ça,
comme vous ? » demandai-je innocemment. Je savais bien sûr parfaitement
ce qu’elle avait voulu dire, mais je voulais l’entendre de sa bouche.
« Je parle des gays – je les adore ! »
Je considérai un instant la gymnastique mentale épuisante qu’elle devait
effectuer pour adorer les gays tout en défendant des causes opprimant ces
derniers. Puis je songeai à tous ces dîners auxquels j’avais été invité et au
cours desquels les gens s’étendaient sur leur amour des animaux tout en
découpant leur steak.
Rebekah m’expliqua qu’elle voulait que davantage de personnes LGBT
viennent grossir les rangs des Républicains, car elle pensait que cela
renforcerait le parti. Puis elle me dit qu’elle adorait ma veste, et qu’il fallait
absolument qu’on aille faire du shopping ensemble un de ces jours.
Rebekah était si étrange et si parfaitement manipulée par Nix que
j’éprouvais presque de la pitié pour elle. Presque.
À la fin du repas, Bob congédia tous les convives à l’exception de Nix,
de Rebekah et des avocats. Il avait pris la décision d’investir entre 15 et
20 millions de dollars de sa propre poche. « Nous allons créer un véritable
Palantir, dit Nix. Nous allons être littéralement capables de voir tout ce
qu’il se passe. »

La perspective de ces 20 millions de dollars sur la table avait fait tourner


la tête de Nix. Le lendemain, il nous convia, Jucikas et moi, à un fastueux
repas à Eleven Madison Park, un restaurant étoilé au Michelin avec un
magnifique plafond voûté. Il parcourut longuement et de manière
ostentatoire la carte des vins, et ordonna au serveur de nous apporter un
Château Lafite Rotschild – une bouteille à 2 000 dollars.
« Prenez ce que vous voulez », dit-il en écartant les bras, grand prince.
C’était une agréable surprise dans la mesure où, s’il était très riche, Nix
était également terriblement radin et se plaignait de la moindre petite
dépense, par exemple celles qu’entraînaient les fournitures de bureau. Il
avait une fois refusé de rembourser un employé qui avait acheté « trop » de
surligneurs. « Personne n’a besoin de plus d’un surligneur », expliqua-t-il.
Mais ce soir-là, il commanda une douzaine de plats, un vrai festin de la cour
du roi Arthur. Nix était comme boursouflé de sa propre grandeur.
Le serveur apporta le vin, et à peine eut-il rempli nos verres que Nix,
d’un geste malencontreux, renversa la bouteille. Des centaines de dollars de
vin coulèrent sur la nappe, et avant que le serveur eût trouvé le temps de
dégainer sa serviette pour nettoyer les dégâts, Nix s’exclama : « Apportez-
en une autre ! » Je dus le regarder bouche bée, parce qu’il me fit un clin
d’œil et ajouta : « Quand vous avez 20 millions de dollars, ça n’a vraiment
pas d’importance, hein ? »
Puis la nuit devint résolument orgiaque. Des jeunes filles en minijupe se
matérialisèrent mystérieusement, à la grande horreur des autres dîneurs.
« Chris, t’en veux une ? » me demanda Nix, avant que je lui rappelle que
les filles n’étaient pas tellement mon truc. Il rota et ajouta : « Ah, tu veux
que je te trouve une tarlouze ? » Je ne sus pas quoi répondre et, de toute
façon, Nix continua à parler tout seul. Il commença à raconter une histoire
datant de l’époque où il était à Eton, à propos de ce que faisaient ces jeunes
garçons chics pour s’amuser. Toute la scène était mortifiante, et les choses
n’allèrent pas en s’arrangeant.
À un certain stade, l’équipe du restaurant dut décider ce qu’il fallait faire
de nous. Notre addition s’élevant à plusieurs dizaines de milliers de dollars,
il était hors de question de nous chasser avant que nous ayons réglé notre
note. Jucikas et Nix étaient trop cuits pour s’en soucier, tandis que je restais
assis à regarder toute la salle nous observer. Puis, dans une chorégraphie
parfaitement orchestrée, une dizaine de serveurs se déployèrent dans la salle
pour chuchoter quelque chose à l’oreille des autres convives. Tous les
dîneurs se levèrent comme un seul homme et gagnèrent une salle à manger
adjacente, pendant que les serveurs récupéraient les bouteilles de vin et les
entrées à moitié entamées.
J’en suis venu à penser que cette horrible soirée fut sombrement
prémonitoire. Le chaos et la perturbation, appris-je par la suite, font partie
des principes fondamentaux qui animent l’idéologie de Bannon. Avant de
catalyser le rééquilibrage dharmique de l’Amérique, son mouvement devait,
dans un premier temps, instiller le chaos dans toute la société afin que ce
nouvel ordre puisse émerger. Bannon avait compulsivement lu
l’informaticien et philosophe en chambre surnommé Mencius Moldbug, un
héros de l’alt-right et auteur d’interminables diatribes contre la démocratie
et à peu près tout ce qui caractérise nos sociétés modernes. Le point de vue
de Moldbug sur la « vérité » influença Bannon et ce qu’allait devenir
Cambridge Analytica. Moldbug avait écrit : « Une absurdité est un outil
d’organisation plus efficace que la vérité », affirmation que Bannon avait
faite sienne. Il avait également écrit : « N’importe qui peut croire à la vérité.
Elle sert d’uniforme politique. Et, là où vous avez un uniforme, vous avez
une armée. »
L’investissement de Mercer servit à financer une nouvelle ramification de
SCL, que Bannon appela Cambridge Analytica. Je ne peux qu’imaginer ce
qu’auraient pensé Bob et Rebekah Mercer s’ils avaient pu voir de leurs
yeux la merde hédoniste que leur argent avait permis de créer. D’un autre
côté, Steve Bannon aurait probablement adoré.

C’était le printemps 2014, vers 22 heures, quelques mois après ce dîner


new-yorkais, et nous foncions sur les routes campagnardes du Tennessee.
L’air glacé me remplissait les poumons et me cinglait le visage. Le
conducteur, Mark Block, enchaînait clope sur clope, si bien que nous avions
dû ouvrir les fenêtres. J’étais assis à l’arrière, avec Gettleson. Les volutes de
fumée s’échappaient dans l’obscurité, tandis que nous roulions sur des
routes désertes, entourées par une forêt d’un noir d’encre. J’étais de retour
aux États-Unis pour mettre en place des projets pilotes pour Cambridge
Analytica, et Block était mon guide. Ce dernier, qui avait servi
d’intermédiaire entre SCL et Bannon, était très excité par le potentiel du
projet, et même s’il ne pouvait pas contribuer à la modélisation, il
connaissait l’Amérique comme sa poche.
« J’ai des bières à l’arrière. Servez-vous. » Pourquoi pas ?, me suis-je
dit. La bière brisa la glace et la conversation se fit plus fluide. Block est l’un
des personnages de l’alt-right les plus fascinants que j’aie rencontrés – à la
fois un homme du Mid-West super amical au sourire plein de chaleur, et un
vieux routier du Parti républicain qui a fait ses premières armes à l’époque
de Nixon.
« Laisse-moi te dire pourquoi Nixon a été l’un de nos meilleurs
présidents, lança-t-il, sans aucune raison.
— OK, ça marche, dis-moi pourquoi ?
— Parce qu’il a baisé les rats.
— Hein ? pardon ?
— Les Démocrates. Il a baisé tellement de Démocrates ! dit-il en riant. À
l’époque, on pouvait faire n’importe quoi et s’en sortir.
— Euh… OK.
— C’est pour ça que j’ai appelé ma boîte Block RF, [rats fuck]. »
Block avait autrefois été interdit de faire campagne dans le Wisconsin par
le Wisconsin State Elections Board parce qu’il avait prétendument trempé
dans des affaires louches lors de la réélection d’un juge ; cette interdiction
fut levée après que Block eut payé une amende de 15 000 dollars sans pour
autant devoir reconnaître avoir fait quoi que ce soit d’illégal. Pendant les
années où il dirigea le « groupe de défense d’intérêt » appelé Americans for
Prosperity, une association à but non lucratif financée par les frères Koch, il
créa un large réseau d’organisations de droite, tellement tentaculaire qu’un
organisme de contrôle l’avait surnommé le « Blocktopus ». Pour lui, la
politique, ce n’étaient pas des idées ou des programmes de réformes –
toutes ces conneries étaient bonnes pour les Vrais Croyants, comme
Rebekah Mercer. Non, la politique c’était la guérilla. Là, il pouvait jouer les
petits Che. Un autre des coups de Block fut la « pub pour la cigarette »
aussi brillante qu’accidentelle de Herman Cain. En tant que directeur de
cabinet de Cain pendant sa campagne de la primaire républicaine de 2012,
Block apparaissait dans l’un des spots télévisés, où on le voyait surtout
déblatérer, tandis que la caméra zoomait de plus en plus sur son visage. Sa
moustache grise tombait de manière désordonnée sur ses lèvres pourpres,
calcinées par les cigarettes qu’il fumait. « Je crois sincèrement que Herman
Cain remettra l’union dans les États-Unis d’Amérique », disait-il en
secouant la tête pour donner plus de poids à ses propos. À la fin de la
séquence, il fixait la caméra en tirant une taffe, avant de recracher
tranquillement sa fumée pendant que la chanson « I Am America » de
Krista Branch montait en puissance. C’était un petit scandale, car la Federal
Communications Commission interdit depuis 1971 toute publicité pour la
cigarette à la télévision et à la radio. Mais c’était aussi la touche personnelle
de Block, sa manière de faire un gros fuck au politiquement correct.
J’ai aimé traîner avec Block – il était attachant et vous demandait
systématiquement comment vous alliez, même si je savais qu’il n’hésiterait
pas une seconde à vous trahir pendant une campagne. Plus nous parlions, et
plus j’avais l’impression qu’il ne croyait pas véritablement aux idées
haineuses que défendait l’alt-right – il aimait juste l’esthétique de la
révolte. Il se délectait de son rôle de rebelle devant l’Éternel, de chien fou
au sein du Parti républicain, et nous nous sommes liés autour de la joie
commune que nous procurait tout défi lancé à l’establishment.
C’est comme ça que j’ai commencé à travailler pour Cambridge
Analytica, le projet qui changea l’histoire, fit voter le Brexit, élire Donald
Trump, et qui signa la mort du droit à la vie privée : en vagabondant en
bagnole à travers les États-Unis.

Début 2014, les premières personnes que CA envoya aux États-Unis pour
organiser des groupes de discussion furent des sociologues et des
anthropologues, dont aucun n’était américain. C’était tout à fait
intentionnel. Il existe une tendance chez les Américains à considérer leur
pays comme exceptionnel, et nous voulions l’étudier comme nous aurions
étudié n’importe quel autre pays, en nous servant du même langage et de la
même approche sociologique que d’habitude. Je trouvais fascinant
d’explorer l’Amérique de cette façon, et, n’étant pas américain, j’avais
l’impression d’être plus à même de mettre au jour des hypothèses valables
et de remarquer des détails auxquels des Américains seraient restés
aveugles. Pour évoquer d’autres pays, les Américains parlent volontiers de
« tribus », de « régimes », de « radicalisation », d’« extrémistes religieux »,
de « conflits ethniques », de « superstitions locales » ou encore de
« rituels ». Mais l’anthropologie, c’est pour les autres peuples, pas pour les
Américains. L’Amérique est censée être cette « ville au sommet d’une
colline qui n’échappe pas au regard », pour reprendre l’expression adaptée
du Sermon sur la montagne et popularisée par Ronald Reagan.
Mais quand j’ai vu les évangélistes prophétiser la fin des temps et
promettre les flammes de l’enfer aux mécréants, quand j’ai vu la
manifestation de la Westboro Baptist Church, quand j’ai visité une foire aux
armes au cours de laquelle des filles en bikini brandissaient des semi-
automatiques, quand j’ai entendu des Blancs parler de la « racaille noire »
et des « reines des aides sociales », j’ai vu un pays déchiré par les conflits
ethniques et la radicalisation religieuse, un pays au bord de la guerre civile.
L’Amérique est obsédée par sa propre image et convaincue qu’elle est
exceptionnelle. Mais ce n’est pas le cas. Les États-Unis sont un pays
comme les autres.
Certains endroits me semblaient aussi exotiques que des lieux que j’avais
visités à l’autre bout du monde. Juste avant que les Mercer ne décident
d’investir dans SCL, Nix, Jucikas et moi avions rencontré des soutiens
potentiels en Virginie. Une voiture passa nous prendre à Washington, D.C.
Nous traversâmes les banlieues chics, puis nous prîmes une longue route
qui s’enfonçait dans la forêt. Nous arrivâmes finalement dans une petite
clairière où se tenait une ferme, à des kilomètres et des kilomètres de toute
trace de civilisation. Le type qui nous conduisait n’avait pas ouvert la
bouche pendant le trajet, nos téléphones ne captaient plus, et j’avais la
désagréable impression de jouer dans la scène d’ouverture d’un film
d’horreur.
À l’intérieur de la ferme se trouvait une salle de réunion sans fenêtre et
bardée jusqu’au plafond d’écrans high-tech. Puis un groupe de militants de
la NRA arrivèrent et, réglé comme du papier à musique, chacun dégaina et
posa son arme à feu sur la table. La seule fois où j’avais vu ce genre de
scène, c’était en Bosnie – et encore, les Bosniens accrochaient proprement
leurs fusils au râtelier. Là, on avait davantage l’impression d’être dans un
film sur la mafia, ou d’assister à une réunion de seigneurs de guerre en
Afghanistan. Je ne dis rien parce que, bon, quand une bande de types posent
leurs flingues sur la table, on ne peut pas vraiment se permettre de lancer :
« Excusez-moi, mais je trouve ces armes à feu un peu agressives, et je dois
avouer qu’elles me mettent mal à l’aise. »
Les États-Unis ont leurs propres mythes fondateurs, et leurs propres
groupes extrémistes. À SCL, j’ai eu le déplaisir de voir d’innombrables
vidéos de propagande de Daesh et de seigneurs de guerre africains
cherchant à se faire plus gros qu’ils n’étaient. La manière dont les membres
des cultes djihadistes fétichisent leurs armes à feu n’est pas différente de
celle des membres de la NRA. Je savais que si nous voulions véritablement
étudier l’Amérique, nous devions faire exactement comme si nous étudiions
un conflit tribal – il s’agissait de cartographier les tensions ethniques, les
mythologies, les superstitions et les rituels du pays.
Gettleson fut clairement l’un de nos chercheurs les plus productifs. Au
cours du printemps et de l’été 2014, il sillonna les États-Unis, organisa des
groupes de discussion, parla avec énormément de gens et nous envoya ses
rapports à Londres. Alors nous élaborions des théories et des hypothèses à
tester lors de nos expériences quantitatives. Gettleson est un Anglais
absolument charmant et plein d’esprit, si bien qu’il n’avait aucun mal à
délier les langues. Il observa rapidement que les Américains étaient dans
l’ensemble déconnectés de la vie politique quotidienne. Ils parlaient
beaucoup et spontanément, par exemple du problème apparemment obscur
de la limite des mandats des parlementaires. Ils répétaient en boucle que le
gros problème, à Washington, c’était que les politiciens restaient trop
longtemps à leur poste et qu’ils finissaient par servir d’autres intérêts que
ceux des citoyens qu’ils représentaient. Dans un groupe de discussion en
Caroline du Nord, plusieurs personnes utilisèrent l’expression « Assécher le
marais », si bien que Gettleson la consigna dans les notes qu’il nous
envoya. CA, par la suite, étudia cette phrase avec des tests à plusieurs
variables sur un panel en ligne d’électeurs cibles, pour essayer de
comprendre si et comment elle résonnait chez les électeurs.
Pendant six semaines, Gettleson visita la Louisiane, la Caroline du Nord,
l’Oregon et l’Arkansas. Dans chaque État, Block le mit en contact avec des
gens qui devaient lui servir de chauffeurs et l’assister pour la logistique. Je
lui avais demandé de se concentrer sur l’intersectionnalité – et plus
particulièrement de trouver ces personnes qui, normalement, se retrouvaient
automatiquement dans une certaine catégorie tout en soutenant des opinions
politiques différentes. Il réunissait donc des groupes composés, par
exemple, de Latinos républicains, de Latinos démocrates, et de Latinos
indépendants. Tout comme en Virginie, nous nous sommes servis de
sociétés d’études de marché pour trouver les participants.
Les résultats étaient saisissants, même pour quelqu’un qui avait déjà
passé beaucoup de temps aux États-Unis. Les rapports de terrain de
Gettleson, qu’il nous envoyait au fur et à mesure, décrivaient un pays au
bord de la crise de nerfs.
À La Nouvelle-Orléans, au sein d’un groupe de discussion composé
d’Hispaniques indépendants, il rencontra un conservateur pur jus qui
déclara : « Je ne suis pas inscrit chez les Républicains parce que je suis un
vrai conservateur. J’ai peut-être un nom latino, mais on ne peut pas être plus
américain que moi ! » À l’autre bout de la table était assise une Péruvienne
convertie à l’islam qui portait le hijab. Quand la discussion passa aux armes
à feu, elle dit à l’homme qu’il changerait peut-être d’avis sur la NRA si elle
était dirigée par une personne habillée comme elle. Sa réponse fut simple :
« J’irais seulement m’acheter un deuxième flingue. » Plus tard, la femme
s’excusa auprès du groupe car elle devait trouver une pièce isolée pour
pouvoir prier. Le Superman conservateur était sidéré : « Je ne sais pas
comment réagir à ça. Je veux dire, ça me pose un problème, mais je ne peux
pas dire à une personne qu’elle ne peut pas prier. »
La religion et les armes à feu étaient loin d’être les deux seuls thèmes
polémiques que Gettleson rencontra en Louisiane, État qui se révéla être un
terrain très fertile pour la recherche grâce à sa très grande diversité
ethnique. L’immigration provoquait également des débats houleux, et il
arriva plus d’une fois que l’un de ces débats dégénère en rixe.
Un homme appelé Lloyd, qui parlait avec un accent cajun que Gettleson
parvenait à peine à comprendre, n’y alla pas par quatre chemins pour
exprimer son dégoût vis-à-vis des écoles de sa commune qui n’enseignaient
plus son français natal. Il était furieux que sa petite-fille se voie refuser la
chance de pouvoir apprendre « la culture et l’héritage » de ses ancêtres
cajuns.
Quinze minutes plus tard, le même homme commença à fulminer contre
les Latinos qui, même en Amérique, n’arrêtaient pas de parler leur satané
espagnol. Bizarrement, personne dans le groupe ne releva le paradoxe – le
fait que Lloyd puisse râler parce que les hispanophones parlaient l’espagnol
tout en baragouinant lui-même dans un français bâtard imbitable pour
déplorer la perte de son propre héritage.
L’ethnicité et la race furent à l’origine d’autres moments horribles. Dans
un groupe de discussion, après avoir entendu une avalanche de plaintes à
propos du président Obama, Gettleson demanda : « Est-ce que quelqu’un
n’a pas été déçu par le président ? » La salle resta silencieuse, à l’exception
d’un jeune homme qui, jusqu’ici, s’était montré excessivement poli et
courtois.
« Moi, je ne suis pas déçu.
— Ah, et pourquoi ?
— Eh bien, c’est le premier président noir, vous voyez, donc je
n’attendais rien, en fait. » Le plus souvent, il n’y avait pas de bataille
rangée : la plupart des participants essayaient d’éviter le conflit, même
quand ils n’étaient clairement pas d’accord. L’exception se produisit à Fort
Smith, dans l’Arkansas, lorsqu’une photographie d’Obama poussa une
femme bien habillée à déclarer : « Je vais chercher mon flingue dans ma
voiture. » Un homme plus jeune la coupa : « Comment osez-vous, putain !
C’est notre président. Faut pas faire de blagues comme ça. »
Selon Gettleson, la femme n’avait pas imaginé une seule seconde que
l’on puisse remettre en cause ce qu’elle pensait du président.
L’histoire d’amour passionnelle unissant les Américains et les armes à
feu s’exprimait partout et tout le temps, même dans des bastions libéraux
comme Portland, dans l’Oregon, où une hipster tatouée interrompit sa liste
de souhaits progressistes pour s’inquiéter du fait que l’administration
Obama semblait à tout prix vouloir lui confisquer ses armes à feu. Alors
qu’il faisait les courses pour un groupe de discussion dans l’Oregon,
Gettleson, incrédule, regarda un conducteur abandonner un énorme revolver
sur son siège avant d’entrer au Subway s’acheter un sandwich. « Je n’avais
encore jamais vu d’arme de poing, me raconta plus tard Gettleson. Je me
suis dit : la porte de la voiture n’est pas verrouillée – et si quelqu’un voit le
flingue et décide de le prendre ? Est-ce que je dois le planquer ? Je crois
qu’il y a une sorte de support pour le flingue – est-ce qu’il faut que je le
mette dedans ? Et si je tire sans faire exprès ? Pendant deux minutes, je me
suis retrouvé à fixer l’arme des yeux comme si ç’avait été une bombe. »
Un grand nombre d’habitants de l’Oregon avec lesquels s’est entretenu
Cambridge Analytica semblaient obsédés par le « Big Governement » et le
« Big Enviro ». L’un d’eux était le président du Parti républicain de
l’Oregon, Art Robinson, dont les ambitions politiques continuaient à être
soutenues par les Mercer en dépit de ses échecs à répétition pour se faire
élire à la Chambre des représentants. Je lui rendis visite chez lui, loin dans
la forêt de Cave Junction, et le trouvai complètement déséquilibré, même
selon les standards généreux de l’alt-right.
Robinson, un biochimiste qui avait travaillé avec le prix Nobel Linus
Pauling, avait deux passions en dehors du labo : les orgues et la pisse. Il
sauvait de vieux orgues du XIXe siècle abandonnés dans des églises et des
cathédrales partout dans le monde, et passait des heures à les mettre en
pièces pour mieux les remonter.
Robinson avait également collecté l’urine de milliers de personnes, afin
de percer les secrets de la maladie et de la longévité. Il était devenu obsédé
par la santé et le vieillissement après que sa femme Laurelee mourut
subitement, à quarante-trois ans, d’une maladie qui n’avait pas été détectée.
À l’Institut de science et de médecine de l’Oregon, qu’il avait fondé dans sa
propre maison, il se servait d’un immense spectromètre pour analyser ses
échantillons d’urine et déterminer leur composition chimique. Il y avait des
animaux absolument partout – parfois morts, parfois vivants. Des chats, des
chiens, des moutons et des chevaux s’égayaient dans le parc de la propriété
tandis que, à l’intérieur, une peau de zèbre et les têtes d’un cerf et d’un
buffle trônaient aux murs. Les araignées avaient envahi les poutres du
plafond, et toute la maison puait l’animal sale. Il y avait des orgues aussi,
bien sûr.
Robinson semblait donc être définitivement passé de l’autre côté de la
barrière. Il martelait que le changement climatique était un canular,
soutenait que de faibles doses de radiations ionisantes pouvaient être tout à
fait bénéfiques pour les humains, et que les chemtrails empoisonnaient la
population. Imaginez ma réaction quand, quelques années plus tard, on
pensa à lui pour devenir le conseiller scientifique du président Trump.

Il y a deux types de milliardaires : ceux qui ne gagneront jamais assez


d’argent à leur goût et ceux qui, après avoir gagné de quoi assurer un beau
train de vie à leur famille sur plusieurs générations, décident de changer le
monde. Mercer était de cette race-là. Même si Cambridge Analytica était
une entreprise, j’appris par la suite que son but n’avait jamais été de gagner
de l’argent. Le seul objectif de la société était de cannibaliser le Parti
républicain et de remodeler la culture américaine. Quand CA fut lancé, les
Démocrates avaient un gros coup d’avance par rapport aux Républicains
quant à la manière d’utiliser efficacement les données. Depuis des années
déjà, ils disposaient d’un système central de gestion des données avec VAN,
et n’importe quelle campagne démocrate dans le pays pouvait y avoir
recours. Les Républicains n’avaient rien de comparable, et CA devait
permettre de rattraper ce retard.
Pour Mercer, gagner les élections était un problème d’ingénierie sociale.
Pour « réparer la société », il fallait créer des simulations : si nous pouvions
quantifier la société dans un ordinateur, optimiser le système puis répliquer
cette optimisation à l’extérieur du système, alors nous serions en mesure de
reconstruire l’Amérique à son image. Au-delà de la technologie et de la
stratégie culturelle très ambitieuse, investir dans CA fut également une
opération politique très maline. À l’époque, on m’expliqua que, parce qu’il
soutenait une entreprise privée plutôt qu’un Comité d’action politique
(PAC), Mercer ne tombait pas sous l’obligation de déclarer son
investissement comme un don politique. Il aurait donc le beurre et l’argent
du beurre : CA s’efforcerait d’influencer les élections, sans aucune des
restrictions de financement des campagnes qui gouvernent normalement les
élections américaines. Ses empreintes de pas auraient beau être énormes,
elles resteraient cachées. Mercer aurait donc les coudées franches pour agir
à sa guise.
La structure choisie pour mettre en place cette nouvelle entité était
extrêmement alambiquée, au point que même les équipes qui travaillaient
sur des projets ne savaient jamais vraiment pour qui elles le faisaient. SCL
Groupe restait la maison-mère d’une nouvelle filiale américaine, établie
dans le Delaware et appelée Cambridge Analytica. Avec son investissement
de 15 millions de dollars, Mercer possédait 90 % des parts sociales de
Cambridge Analytica, et SCL les 10 % restants. Ce montage permettait à
CA d’opérer sur le sol américain en tant qu’entreprise américaine tout en
continuant à bénéficier de la protection que lui accordait SCL en tant que
division d’une entreprise britannique. Par conséquent, SCL n’avait pas
l’obligation d’avertir le ministère de la Défense du Royaume-Uni ou ses
autres clients gouvernementaux de l’implication de Mercer, ni de la
structuration du capital de cette filiale. Toutefois, cette dernière se voyait
accorder les droits de propriété intellectuelle de tout le travail de SCL,
créant ainsi une situation bizarre dans laquelle une filiale possédait en
réalité le principal actif de sa maison-mère. Puis SCL et Cambridge
Analytica signèrent un contrat d’exclusivité en vertu duquel Cambridge
Analytica s’engageait à transférer tous ses contrats à SCL, tandis que SCL
promettait de confier à ses employés les missions transmises au nom de
Cambridge Analytica. Puis, afin de permettre aux équipes de SCL d’utiliser
la propriété intellectuelle originellement donnée à Cambridge Analytica, ces
droits furent rétrocédés à SCL.
Nix avait initialement expliqué que ce montage labyrinthique était
destiné à nous permettre d’agir à l’abri des regards indiscrets. Les
concurrents de Mercer dans le secteur de la finance observaient tout ce qu’il
faisait, et s’ils avaient appris qu’il avait fait l’acquisition d’une entreprise
dédiée à la guerre psychologique, certains auraient peut-être été en mesure
d’anticiper son prochain coup – le développement d’outils sophistiqués de
prédiction des tendances – ou de débaucher des employés clés. Nous
savions que Bannon voulait travailler sur un projet avec Breitbart, mais il
était censé s’agir, à l’origine, d’un projet secondaire uniquement destiné à
satisfaire ses propres obsessions. Bien sûr, c’étaient des conneries, et ils
voulaient depuis le début se construire un arsenal politique. Je ne suis même
pas sûr que Mercer savait, initialement, à quel point les outils développés
par Cambridge Analytica seraient efficaces. Il était comme tous les
investisseurs de start-up – il filait son pognon à des individus intelligents et
créatifs qui avaient eu une idée, dans l’espoir qu’il en sortirait quelque
chose de valeur.
Ce que peu de gens connaissent, toutefois, c’est l’histoire de la personne
qui devint la toute première cible de désinformation de Cambridge
Analytica. Quand Bannon et moi nous étions rencontrés pour la première
fois, il avait refusé de fixer le rendez-vous dans un club privé de Pall Mall,
préférant me retrouver à Cambridge. Nix le remarqua, après avoir réalisé
que sa méthode habituelle pour courtiser les clients – à savoir les
impressionner avec des clubs chics, des vins hors de prix et de gros
cigares – ne marcherait pas avec Bannon, qui se considérait comme un
intellectuel et était parfaitement à sa place au milieu de l’architecture
gothique et des innombrables pelouses de Cambridge. Nix, comme l’un de
ces métamorphes mythologiques capables de se transformer pour mieux
attirer leur proie, prit la décision instantanée de jouer là-dessus.
Il expliqua à Bannon que, si SCL avait bien des bureaux à Londres, nous
étions en réalité principalement basés dans les environs de Cambridge en
raison du partenariat étroit qui nous liait à l’université. C’était un mensonge
aussi éhonté qu’improvisé. Mais, pour Nix, la vérité n’était rien d’autre que
ce qu’il estimait vrai à un moment donné. Dès l’instant où il mentionna à
Bannon l’existence d’un bureau à Cambridge, il commença à s’y référer en
permanence, pressant Bannon d’y faire au moins un saut.
« Alexander, nous n’avons pas de bureau à Cambridge, dis-je, exaspéré
par tant d’inconséquence. De quoi tu parles, putain ?
— Oh, mais je parle bien de notre bureau à Cambridge, c’est juste qu’il
n’est pas encore ouvert ! »
Quelques jours avant la nouvelle visite de Bannon en Angleterre, Nix
avait demandé à l’équipe du bureau de Londres de créer un faux bureau à
Cambridge, avec des meubles et des ordinateurs de location. Le jour où
Bannon était censé arriver, Nix lança : « OK, tout le monde, aujourd’hui on
bosse à Cambridge ! » Nous avons donc pris notre barda et nous sommes
installés à Cambridge. Nix avait également engagé des intérimaires et
quelques filles trop peu vêtues pour la saison afin de remplir le bureau en
trompe-l’œil au moment de la visite de Bannon.
Tout ceci était complètement absurde. J’échangeais des messages avec
Gettleson, partageant des liens sur les villages Potemkine, ces faux villages
construits dans la vieille Russie tsariste pour accueillir en liesse la Grande
Catherine lors de sa visite de 1783. Nous avions baptisé le bureau « le Site
Potemkine » et passé un très grand nombre d’heures à nous foutre de la
gueule de Nix qui avait eu une idée aussi foireuse. Mais alors que je
parcourais ce même bureau avec Bannon, deux mois après notre première
rencontre dans une chambre d’hôtel de Cambridge, je vis une lueur dans ses
yeux. Il marchait à fond, et en plus il adorait ça. Par chance, il ne remarqua
pas que certains ordinateurs n’étaient même pas branchés ni que certaines
des jolies filles ne parlaient pas un mot d’anglais.
Nix activait le Site Potemkine à chaque fois que Bannon venait. Ce
dernier ne se rendit jamais compte de la supercherie. Ou, s’il le fit, il s’en
fichait. Le bureau correspondait à sa vision. Et quand il fallut donner un
nom à la nouvelle entité qu’allaient financer les Mercer, Bannon choisit
Cambridge Analytica – parce que c’était là que nous étions, après tout,
justifia-t-il. La première cible de Cambridge Analytica fut donc Bannon lui-
même. Le Site Potemkine incarnait parfaitement le cœur et l’esprit de
Cambridge Analytica, qui était passé maître dans l’art de montrer aux gens
ce qu’ils avaient envie de voir, que ce soit réel ou non, et ce, afin de
modeler leur comportement – une stratégie si efficace que même un homme
comme Steve Bannon put se faire rouler par quelqu’un comme Alexander
Nix.
CHAPITRE VI

Chevaux de Troie

« Tu sais que la DARPA finance une partie de leurs travaux », me dit


Brent Clickard dans le train qui nous emmenait de Londres à Cambridge.
« Si tu veux agrandir ton équipe, c’est d’eux que tu as besoin. » En tant que
psychologue de SCL, Clickard faisait des allers-retours entre son boulot
pour la boîte et son travail de recherche universitaire dans l’un des labos de
psychologie de l’université de Cambridge. Comme moi, il était fasciné par
les possibilités ouvertes par nos recherches, si bien qu’il voulait que
l’entreprise ait accès aux meilleurs chercheurs en psychologie du monde. Le
département de psychologie de Cambridge avait été le fer de lance de
plusieurs percées importantes dans le domaine de l’utilisation des données
des réseaux sociaux pour le profilage, progrès qui avaient attiré l’attention
des agences gouvernementales de recherche. Ce que Cambridge Analytica
finit par devenir reposa dans une très large mesure sur les travaux
universitaires publiés par l’université à laquelle l’entreprise doit son nom.
Cambridge Analytica était une société qui avalait d’immenses quantités
de données afin de concevoir un contenu ciblé capable de modifier
l’opinion publique à grande échelle. Mais rien de tout ceci n’aurait été
possible sans accès aux profils psychologiques de la population ciblée – des
profils qui furent étonnamment faciles à acquérir via Facebook, dont les
procédures d’autorisation étaient très lâchement surveillées. Cette histoire-
là commence lors de mes tout premiers pas à SCL, avant la création de sa
tête de pont américaine Cambridge Analytica. Brent Clickard m’avait fait
visiter le Centre de psychométrie de Cambridge. J’avais lu beaucoup de ses
articles, ainsi que ceux de certains de ses collègues du Centre, et j’étais très
intrigué par leur nouvelle tactique consistant à intégrer l’apprentissage
automatique au test psychométrique. J’avais l’impression que, chez SCL,
nous travaillions sur des choses presque similaires, même si c’était avec un
objectif légèrement différent – c’est du moins ce que je pensais alors.
Les travaux de recherches sur l’utilisation des social data, les données
tirées des réseaux sociaux, pour inférer les dispositions psychologiques des
individus, ont été publiés dans de nombreuses revues universitaires de
référence, comme Proceedings of the National Academy of Sciences
(PNAS), Psychological Science, ou encore Journal of Personality and
Social Psychology. Tous ces travaux pointaient dans la même direction : les
schémas de likes, de mises à jour du statut, d’appartenance à des groupes,
de « personnes suivies » et de clics de l’utilisateur d’un réseau social étaient
tous des indicateurs discrets qui, une fois compilés, pouvaient précisément
révéler le profil psychologique de cette personne. Facebook a régulièrement
encouragé ce travail de recherche psychologique sur ses utilisateurs et a
fourni à ces scientifiques un accès privilégié aux données privées de ses
membres. En 2012, Facebook a déposé un brevet aux États-Unis pour
« déterminer les caractéristiques de la personnalité d’un utilisateur à partir
de ses communications et de ses caractéristiques sur un système de réseau
social ». La demande de dépôt de brevet de Facebook précisait que son
intérêt pour le profilage psychologique découlait du fait que « les
caractéristiques de personnalité inférées sont stockées en lien avec le profil
de l’utilisateur, et peuvent ainsi être utilisées pour le ciblage, le classement,
la sélection de version de produits, et divers autres objectifs ». Donc, si la
DARPA s’intéressait au profilage psychologique pour des opérations
d’informations militaires, Facebook s’y intéressait, lui, en vue de
l’augmentation des ventes et de la publicité en ligne.
Tandis que nous approchions du bâtiment de Downing Street, je
remarquai une petite plaque sur laquelle était inscrit PSYCHOLOGICAL LABORATORY.
L’intérieur sentait le renfermé, et la déco n’avait pas été changée depuis au
moins les années 1970. Après quelques volées de marches, tout au bout
d’un étroit couloir, nous gagnâmes le dernier bureau où Clickard me
présenta au docteur Aleksandr Kogan, un chercheur de l’université de
Cambridge spécialisé dans la modélisation computationnelle des
caractéristiques psychologiques. Kogan avait quelque chose de très
juvénile, et son comportement était aussi étrange que son accoutrement.
Arborant un sourire affecté, il se tenait au beau milieu d’une pièce remplie
de piles de documents et dont la décoration, choisie visiblement au hasard,
datait de l’époque où il avait étudié à Hong Kong.
Au tout début, je ne savais rien des origines de Kogan : il parlait anglais
avec un accent américain parfait, même s’il en exagérait un peu la prosodie.
J’ai appris par la suite qu’il était né en Moldavie à la toute fin de l’ère
soviétique et qu’il avait passé une partie de son enfance à Moscou. Peu de
temps après l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, sa famille avait
émigré aux États-Unis où il avait étudié à Berkeley, l’université de
Californie, avant d’obtenir un doctorat de psychologie à Hong Kong et
d’intégrer ce département de recherches à Cambridge.
Clickard m’avait présenté Kogan car il savait que le travail qu’il faisait
au labo de Cambridge pourrait s’avérer extrêmement précieux pour SCL.
Connaissant les lieux de rendez-vous qu’affectionnait Nix, Clickard avait en
revanche décidé qu’il valait mieux lui faire rencontrer Kogan avec du vin et
des petits fours. En effet, Nix était inconstant et pouvait très bien décider de
ne jamais travailler avec quelqu’un parce qu’il n’aimait pas sa cravate ou le
restaurant qu’il avait choisi. Nous nous retrouvâmes donc tous à une table
réservée par Clickard dans un bar situé à l’étage du Great Northern Hotel, à
côté de la gare de King’s Cross. Kogan était en visite à Londres pour la
journée et avait dégagé un peu de temps pour nous parler de son travail
avant de repartir pour Cambridge. Il n’était pas rare que Nix soit ivre quand
nous étions de sortie, mais je ne l’avais encore jamais vu ainsi enivré par
une autre voix que la sienne. Nous parlions des réseaux sociaux.
« Facebook sait plus de choses sur vous que n’importe qui d’autre, y
compris votre épouse », nous dit Kogan.
Nix sortit d’un coup de sa transe, réintégrant immédiatement son
embarrassante personnalité : « Parfois, il est mieux que les femmes ne
connaissent pas certains détails », coupa-t-il avec ce qui se voulait de la
malice, avant de boire une gorgée de vin. « D’ailleurs, pourquoi aurais-je
envie ou besoin d’un ordinateur pour se souvenir de moi – ou d’elle, tant
qu’on y est ?
— Vous, sans doute pas, répondit le professeur, mais les publicitaires,
eux, en ont certainement besoin. »
« Il est intéressant, mais franchement, quand je l’écoute, je n’ai pas
l’impression d’écouter un type de Cambridge », marmonna Nix en se
resservant du vin, profitant de ce que Kogan était parti aux toilettes.
« C’est parce qu’il n’est pas de Cambridge, Alexander. Mon Dieu… Il
enseigne là-bas, c’est tout ! »
Clickard leva les yeux au ciel. Nix était en quelque sorte une distraction,
car nous avions des problèmes plus urgents à traiter. Après que l’entreprise
eut jeté un coup d’œil aux travaux de recherche de Kogan, Nix était
impatient de le mettre à l’ouvrage. SCL venait de s’assurer de
l’investissement de Mercer et était en train de mettre sur pied sa nouvelle
entité américaine. Mais avant que Nix ne laisse Kogan jouer avec son cher
projet américain, ce dernier devait d’abord faire ses preuves dans les
Caraïbes. À l’époque, début 2014, Kogan travaillait avec des chercheurs
basés à l’université d’État de Saint-Pétersbourg sur un projet de profilage
psychologique financé par l’État russe via une subvention de recherche.
Kogan conseillait une équipe à Saint-Pétersbourg qui rassemblait de
grandes variétés de données extraites des profils des réseaux sociaux et les
utilisait afin d’analyser les comportements de harcèlement en ligne. Étant
donné que ce travail de recherche russe sur les réseaux sociaux se
concentrait sur les caractéristiques antisociales ou inadaptées, SCL pensait
qu’il était applicable au projet Trinité, dans la mesure où l’équipe du
ministre de la Sécurité nationale s’intéressait à la manière dont il était
possible d’élaborer un modèle prédictif de la propension des citoyens
trinidadiens à commettre un crime.
Dans un email envoyé au ministre de la Sécurité et au Conseil national de
sécurité à propos du « profilage psychographique criminel via l’interception
[de données] », un membre de SCL expliqua que « nous désirions nous
informer davantage à propos de l’intéressant travail de recherche qu’Alex
Kogan effectue pour les Russes et voir si/comment il est applicable ».
Kogan finit par signer un contrat avec SCL pour participer au projet
Trinité, proposant son expertise sur la manière de modéliser un ensemble de
structures psychologiques que son précédent travail de recherche avait
identifié comme associé à un comportement antisocial ou déviant. En
échange de sa participation à l’élaboration du projet, Kogan voulait des
données, et il engagea des négociations avec SCL en vue d’accéder à celles
de 1,3 million de Trinidadiens dans le cadre de ses propres recherches. Ce
que j’aimais chez Kogan, c’est qu’il voulait que le travail soit fait vite et
bien, ce qui n’était pas si courant parmi des professeurs habitués au rythme
terriblement lent de la vie universitaire. Et il se révéla honnête, ambitieux et
franc – à la limite un peu naïf – dans son effervescence intellectuelle.
Au début, je m’entendais assez bien avec Kogan. Nous partagions le
même intérêt pour les champs émergents de la psychologie et de la
sociologie computationnelles. Nous parlions pendant des heures de la
simulation comportementale et, quand nous discutions de SCL, son
excitation était palpable. En même temps, Kogan était quelque peu étrange,
et je remarquai que ses collègues faisaient des commentaires insidieux à son
égard lorsqu’il était absent. Mais cela ne me dérangeait pas. En réalité, cela
me poussait plutôt à lui faire davantage confiance – après tout, j’en avais
reçu mon lot, de remarques insidieuses. Et puis, il fallait être un peu étrange
pour travailler à SCL.
Quand Kogan rejoignit le projet Trinité en janvier 2014, nous venions de
lancer les toutes premières phases de test de notre projet américain avec
Bannon. En nous appuyant sur nos études qualitatives, nous avions
quelques théories que nous désirions tester, mais les données disponibles
étaient insuffisantes pour le profilage psychologique. Les informations liées
à la consommation – tirées de sources comme les compagnies d’aviation, la
presse ou encore les grandes surfaces – ne produisaient pas un signal
suffisamment puissant pour prédire les attributs psychologiques que nous
explorions. Ce n’était pas vraiment une surprise, dans la mesure où faire
vos courses chez Walmart, par exemple, ne vous définit pas véritablement
en tant que personne. Nous pouvions en inférer des attributs
démographiques ou financiers, mais pas une personnalité – les extravertis
comme les introvertis, par exemple, font leurs courses chez Walmart. Nous
avions besoin de jeux de données qui, non seulement, couvriraient un grand
pourcentage de la population américaine, mais de plus contiendraient des
datas suffisamment liées à des attributs psychologiques. Et nous suspections
que nous aurions besoin du même genre de données sociales que celles que
nous avions déjà utilisées dans d’autres projets ailleurs sur la planète,
comme les flux de clics ou encore le type de variables observées dans un
recensement, soit exactement celles dont se servait Kogan.
Kogan avait commencé à Trinité, mais il s’intéressait bien davantage à ce
que SCL manigançait aux États-Unis. Il me dit que si jamais il était branché
sur le projet américain, il pourrait travailler avec son équipe du Centre de
psychométrie pour combler les trous dans les catégories de données et de
variables afin de créer des modèles plus fiables. Il commença à demander
l’accès à certains de nos jeux de données pour voir ce que nous rations
peut-être avec notre jeu d’entraînement, qui est l’échantillon de jeux de
données que l’on utilise pour « entraîner » un modèle à identifier des
motifs. Mais ce n’était pas ça le problème. Clickard expliqua à Kogan que
nous avions fait une modélisation préliminaire et que nous avions des jeux
d’entraînement, mais que nous avions besoin de données à l’échelle. Et
nous n’arrivions pas à mettre la main sur des jeux de données qui, d’un
côté, contiendraient des variables dont nous savions qu’elles permettaient
de prédire des caractéristiques psychologiques et, de l’autre, couvriraient
une population de taille suffisante. C’était une bonne grosse pierre
d’achoppement. Kogan nous dit qu’il pouvait résoudre le problème – tant
qu’il était autorisé à se servir de ces données pour ses propres recherches.
Quand il expliqua que, si on l’affectait au projet américain, nous pourrions
mettre en place le premier institut mondial pour la psychologie sociale
computationnelle à l’université de Cambridge, je fus immédiatement
partant. L’un des défis auxquels doivent faire face de manière récurrente les
sciences sociales comme la psychologie, l’anthropologie et la sociologie,
c’est le manque relatif de données numériques, dans la mesure où il est
extrêmement difficile de mesurer et de quantifier les dynamiques sociales et
culturelles abstraites de toute une société. À moins, bien sûr, d’être en
mesure d’envoyer un clone virtuel de chaque individu dans un ordinateur et
d’observer leurs interactions et les dynamiques à l’œuvre. J’avais vraiment
l’impression que nous détenions les clés qui nous permettraient de créer une
nouvelle manière d’étudier la société. Franchement, comment dire non ?
Au printemps 2014, Kogan m’a présenté à quelques-uns de ses collègues
du Centre de psychométrie. Les docteurs David Stillwell et Michal Kosinski
travaillaient sur d’immenses quantités de données qu’ils avaient récoltées
en toute légalité sur Facebook. Ils faisaient partie des pionniers du profilage
psychologique fondé sur les réseaux sociaux. En 2007, Stillwell avait
développé une application appelée MyPersonality, qui permettait à ses
utilisateurs d’obtenir leur « profil psychologique » en utilisant l’appli.
Après avoir donné ses résultats à l’utilisateur, l’appli récupérait le profil et
le stockait en vue des travaux de recherche de Stillwell.
Le premier article du professeur sur Facebook fut publié en 2012, et attira
immédiatement l’attention du monde de la recherche. Après notre mise en
relation par Kogan, Kosinski et Stillwell me parlèrent des gigantesques jeux
de données qu’ils avaient acquis au cours de leurs années de recherche.
L’agence américaine chargée de la recherche technologique à des fins
militaires, la DARPA, faisait partie de ceux qui avaient investi dans leurs
travaux, ce qui les avait en quelque sorte prédestinés à travailler avec des
entreprises liées à l’armée. Stillwell restait en général muet, mais Kosinski
était visiblement ambitieux et avait tendance à pousser Stillwell à participer
à la conversation. Kosinski savait que leurs données pouvaient se révéler
extrêmement précieuses, mais il avait besoin de l’accord de Stillwell pour le
moindre transfert de données.
« Comment les avez-vous obtenues ? » leur demandai-je.
Ils m’expliquèrent que, grosso modo, Facebook les avait simplement
laissés se servir par le biais de l’application qu’ils avaient développée.
Facebook veut que des gens fassent des recherches sur sa plateforme. Plus
Facebook en apprend sur ses utilisateurs, plus il peut les monétiser. Quand
ils m’expliquèrent comment ils avaient collecté leurs données, je compris
que les procédures d’autorisation et de contrôles de Facebook étaient
incroyablement laxistes. À chaque fois qu’une personne utilisait leur appli,
Stillwell et Kosinski recevaient non seulement les données Facebook de
cette personne, mais également celles de tous ses « amis ». Facebook
n’exigeait pas des applications qu’elles demandent explicitement leur
consentement aux utilisateurs pour que les données de leurs « amis » soient
collectées, car pour Facebook, être un utilisateur de Facebook équivaut à
consentir à ce qu’on se serve de vos données personnelles – et ce, même si
les « amis » en question ne savent absolument pas que cette application est
en train de récolter leurs données. L’utilisateur moyen de Facebook a entre
150 et 300 « amis ». Je pensai immédiatement à Bannon et Mercer : je
savais qu’ils allaient adorer cette idée – quant à Nix, il se contenterait
d’adorer le fait qu’ils l’adorent.
« Laissez-moi donc clarifier tout ça, ai-je dit. Si je crée une appli
Facebook et qu’un millier de personnes l’utilise, j’aurai… genre
150 000 profils ? Sérieux ? Facebook vous laisse vraiment faire ça ? »
Oui, vraiment, me répondirent-ils. Et si un million de personnes
téléchargent l’appli, nous aurons alors 300 millions de profils, moins bien
sûr les chevauchements dus aux « amis » communs. Ce serait un jeu de
données gigantesque, d’une taille proprement ahurissante. Jusque-là, le plus
gros jeu de données avec lequel j’avais pu travailler avait été celui du projet
Trinité, que je trouvais déjà assez imposant avec son million de profils.
Mais là, on parlait d’une autre planète. Dans les autres pays, nous devions
négocier des accès spéciaux aux données, ou bien passer des mois à les
gratter laborieusement, et ce, pour des populations beaucoup plus réduites.
« Et comment faites-vous pour pousser les gens à télécharger l’appli ?
demandai-je.
— On les paye, c’est tout.
— Combien ?
— Un dollar. Parfois deux. »
Bon, rappelez-vous, l’entreprise avait potentiellement 20 millions de
dollars à cramer. Et ces deux chercheurs venaient de m’annoncer que je
pouvais récupérer des dizaines de millions de profils Facebook pour… quoi,
un million de dollars à tout casser ? Il n’y avait pas à tortiller.
Je demandai à Stillwell si je pouvais faire quelques tests avec leurs
données. Je voulais voir si nous pouvions répliquer nos résultats de Trinité,
où nous avions eu accès à des types comparables de données de navigation
sur Internet. Si les profils Facebook se révélaient aussi précieux que je
l’espérais, nous ne serions pas seulement capables de créer l’outil
extrêmement puissant que Mercer appelait de ses vœux – non, ce qui était
encore plus cool, c’est que nous pourrions imposer un tout nouveau champ
de recherche : la psychologie computationnelle. Nous étions sur le point de
poser les premières fondations d’une nouvelle science de la simulation
comportementale, et cette perspective me faisait frémir d’excitation.

Facebook avait été lancé en 2004 comme une plateforme destinée à


connecter les étudiants. En quelques années, le site avait grossi jusqu’à
devenir le plus grand réseau social du monde – un espace où tout le monde,
y compris vos parents, partage des photos, fait des mises à jour sans intérêt
de son statut, et organise des fêtes. Sur Facebook, vous pouvez liker des
choses, des pages dédiées à des sujets ou à des marques, ainsi que les posts
de vos « amis ». L’objectif du like est de permettre aux utilisateurs de
mettre en scène leur personnalité virtuelle tout en suivant leurs groupes,
leurs marques ou leurs stars favoris. Facebook considère cette pratique du
like et du partage comme le fondement de ce qu’il appelle une
« communauté ». Bien sûr, il la considère aussi comme le fondement de son
modèle économique, car les agences de pub peuvent optimiser leur ciblage
en utilisant les données de Facebook. Le site a également lancé une API
(interface de programmation d’application) pour permettre aux utilisateurs
d’installer des applis à même Facebook : ces applis absorbent les données
de leurs profils pour « améliorer leur expérience utilisateur ».
Au début des années 2010, les chercheurs ont commencé à comprendre
que des populations entières organisaient leurs propres données à un seul
endroit. Une page Facebook contient des données sur le comportement
« naturel » d’un individu dans son environnement, sans les empreintes
digitales laissées par les chercheurs. Chaque scroll est enregistré, tout
comme chaque mouvement, chaque like. Tout est là – les nuances, les
intérêts, les dégoûts – et, encore mieux, tout est quantifiable. Ce qui signifie
que Facebook dispose d’une très grande validité écologique1, dans la
mesure où les données ne sont pas obtenues grâce aux questions d’un
chercheur – des questions qui, inévitablement, introduisent un biais ou un
autre. En d’autres termes, un grand nombre des bénéfices associés à
l’observation passive et qualitative utilisée traditionnellement en
anthropologie et en sociologie subsiste, bénéfices auxquels s’ajoute, grâce
au fait que les interactions sociales et culturelles sont dorénavant captées
sous la forme de données numériques, celui de la généralisabilité que l’on
ne peut obtenir qu’avec une recherche quantitative. Auparavant, la seule
manière d’acquérir ce type de données aurait été de passer par votre banque
ou votre opérateur télécom – qui sont tous soumis à une réglementation
stricte visant justement à interdire un tel accès à des informations privées.
Mais contrairement à un organisme bancaire ou à une entreprise de
télécoms, les réseaux sociaux ne sont quasiment assujettis à aucune loi
visant à limiter l’accès à des données personnelles extrêmement précises.
Même si beaucoup d’utilisateurs ont tendance à faire une nette distinction
entre ce qu’il se passe en ligne et ce qu’il se passe dans la vraie vie, les
données générées par leur utilisation des réseaux sociaux – depuis le fait de
poster ses réactions à la dernière et décevante saison d’une série jusqu’à
celui de liker des photos de la fête de samedi dernier – sont créées par leur
vie en dehors d’Internet. En d’autres termes, les données Facebook sont les
données IRL. Ce qui est d’autant plus vrai que de plus en plus d’individus
vivent rivés à leur téléphone et connectés en permanence. Cela signifie que,
pour un analyste, il n’est parfois même pas nécessaire de poser la moindre
question : il lui suffit de créer des algorithmes capables d’identifier certains
motifs dans le flux naturel de données de l’utilisateur. Après quoi, le
système peut révéler lui-même d’autres motifs dans les données que
l’analyste n’aurait, sinon, jamais remarquées.
Les utilisateurs de Facebook se retrouvent donc tous au même endroit, et
sous une unique forme de données. Pas besoin de connecter des millions de
jeux de données, ni de faire des mathématiques compliquées pour simuler
les données manquantes. L’information est déjà là, parce que tout le monde
met à jour, en temps réel, son autobiographie, juste là, sur le site. Si vous
aviez voulu créer à partir de rien un système pour observer et étudier les
gens, vous n’auriez pas pu faire mieux que Facebook.
En fait, une étude de 2015 de Youyou, Kosinski et Stillwell a montré
qu’en utilisant les likes de Facebook, le modèle informatique est imbattable
pour prédire le comportement humain. Avec dix likes, le modèle prédit le
comportement d’un individu de façon plus fiable que l’un de ses collègues.
Avec 150 likes, mieux qu’un membre de sa famille. Avec 300, le modèle
connaissait mieux la personne que son propre conjoint. Ceci s’explique en
partie parce que vos amis, vos collègues, vos partenaires amoureux et vos
parents ne connaissent en général qu’une partie de votre vie, et que votre
comportement est modéré par le contexte même de cette relation. Vos
parents ne savent peut-être pas à quel point vous pouvez être chaud
bouillant quand vous venez de vous taper deux taz en rave à 3 heures du
mat’, tout comme vos amis n’imaginent sans doute pas à quel point vous
êtes réservé et respectueux au bureau. Ils ont tous une impression
légèrement différente de la personne que vous êtes. Mais Facebook scrute
vos relations, vous accompagne partout avec votre téléphone, et suit à la
trace chacun de vos clics et de vos achats en ligne. C’est ainsi que les
données de ce site reflètent davantage celle ou celui que « vous êtes
vraiment » que les jugements de vos amis ou des membres de votre famille.
À certains égards, il est possible d’affirmer qu’un modèle informatique peut
connaître les habitudes d’un individu mieux que ce dernier ne les connaît
lui-même – une découverte qui a obligé les chercheurs à ajouter une sorte
d’avertissement : « Le fait que les ordinateurs puissent surpasser les
humains dans le jugement de la personnalité présente à la fois des
opportunités et des dangers dans les domaines du droit à la vie privée, du
marketing et de l’évaluation psychologique. »
Avec un accès à suffisamment de données de Facebook, il devenait enfin
possible de penser sérieusement à simuler la société in silico. Les
implications étaient étourdissantes : vous pourriez, en théorie, simuler une
société future pour y créer des problèmes, tels que des tensions ethniques ou
des inégalités sociales trop fortes, et observer comment la situation évolue.
Puis vous pourriez revenir en arrière et changer les données de départ, pour
essayer de comprendre comment atténuer ces problèmes. En d’autres
termes, vous pourriez commencer à modéliser des solutions à des
problèmes du monde réel, mais dans un ordinateur. Pour moi, cette idée de
la société comme jeu était tout simplement méga-épique. J’étais obsédé par
cette idée d’institut que Kogan m’avait suggérée, et je fis tout mon possible
pour que cette idée fixe se réalise. Et ce n’était pas une lubie personnelle :
les chercheurs qui m’entouraient faisaient montre d’autant d’enthousiasme.
Après plusieurs réunions à Harvard, Kogan m’envoya un email à propos de
la réaction des autres chercheurs : « Ce que j’entends surtout, c’est changer
la donne et révolutionner les sciences sociales. » Et, au début, il semblait
que Stillwell et Kosinski étaient tout aussi enthousiastes. Puis Kogan laissa
échapper que Cambridge Analytica disposait d’un budget de 20 millions de
dollars. L’ambiance universitaire bon enfant qui avait régné jusqu’alors
disparut aussitôt.
Kosinski envoya un email à Kogan disant qu’il voulait un demi-million
de dollars payé d’avance, plus 50 % de toutes les royalties issues de
l’exploitation de leurs données Facebook. Nous n’avions même pas encore
prouvé que cela fonctionnerait à la bonne échelle grâce à un essai sur le
terrain qu’ils se permettaient déjà de demander des sommes astronomiques.
Nix m’ordonna de refuser, et Kogan commença à paniquer à l’idée que le
projet capote avant même d’avoir démarré, si bien que le jour suivant celui
où nous refusâmes la demande de cash de Kosinski, Kogan dit qu’il pouvait
se débrouiller par ses propres moyens pour obtenir les données. CA devrait
les payer un certain prix, et Kogan conserverait le droit de les utiliser pour
ses propres recherches. Kogan expliqua qu’il avait accès à d’autres
applications bénéficiant de la même autorisation de Facebook pour collecter
les données de profils des « amis ». Cela m’inquiéta immédiatement, car je
m’imaginais que le plan de Kogan consistait à utiliser en cachette l’appli de
Stillwell et Kosinski. Mais il essaya de me rassurer en m’affirmant qu’il
avait développé sa propre appli. « OK, dis-je, prouve-le, balance-moi des
données. » Pour nous assurer qu’elles n’étaient pas simplement soutirées à
l’autre application, nous avons transféré 10 000 dollars à Kogan pour qu’il
nous fournisse un nouveau jeu de données grâce à son appli. Il accepta et ne
réclama rien pour lui-même, tant qu’il était autorisé à garder une copie des
données.
Bien qu’il ne l’ait pas dit à l’époque, Kosinski a, depuis, affirmé qu’il
avait eu l’intention de remettre tout l’argent obtenu grâce aux données
Facebook à l’université de Cambridge. Toutefois, il importe de préciser que
l’université de Cambridge, de son côté, nie vigoureusement avoir été
impliquée dans un quelconque projet sur les données Facebook, si bien
qu’il n’est pas évident de savoir si, d’une part, l’université était consciente
d’un arrangement financier potentiel, et si, d’autre part, elle aurait accepté
les fonds s’ils lui avaient été offerts.
La semaine suivante, Kogan envoya à SCL des dizaines de milliers de
profils Facebook, et nous fîmes quelques tests pour nous assurer que les
données étaient aussi utilisables que nous l’avions espéré. Elles étaient
encore meilleures que prévu. Le jeu contenait le profil complet de dizaines
de milliers d’utilisateurs – leur nom, leur genre, leur âge, leur ville, leurs
mises à jour de statut, leurs likes, leurs « amis », – tout, en fait. Kogan nous
dit alors que son appli pouvait même récupérer les messages privés. « OK,
ai-je dit, vas-y. »

Quand j’ai commencé à travailler avec Kogan, nous avions très envie de
monter un institut pour y entreposer nos données Facebook, les données de
consommation, ainsi que les flux de clics, afin de les mettre à disposition
des psychologues, des anthropologues, des sociologues, des data scientists
– de tous les chercheurs que de telles données pouvaient intéresser. Pour le
plus grand plaisir de mes professeurs de mode à UAL, Kogan me laissa
même y ajouter des données liées aux styles vestimentaires et à l’esthétique
afin que je puisse les tester dans le cadre de mes recherches de doctorat.
Nous avions prévu de nous rendre dans diverses universités autour du
monde, tout en continuant à construire le jeu de données afin d’être en
mesure de commencer à proposer des modélisations dans le domaine des
sciences sociales. Après que des professeurs de la Harvard Medical School
nous eurent fait comprendre que nous pourrions également accéder aux
profils génétiques de millions de leurs patients, je me retrouvai moi-même
surpris de la manière dont cette idée évoluait. « Imagine la puissance, me
dit Kogan, d’une base de données capable de lier le comportement
numérique en temps réel d’une personne aux données génétiques de cette
personne. » Kogan était surexcité – avec des données génétiques, nous
pourrions faire des expériences d’une puissance inégalée pour contribuer au
débat inné/acquis. Nous savions que nous n’étions plus très loin de grandes
découvertes.
Nous obtînmes notre première fournée de données par le biais d’un site
de « micro-jobs » appelé Amazon MTurk. À l’origine, Amazon avait
construit MTurk comme un outil interne, dans le cadre d’un projet de
reconnaissance des images. Comme l’entreprise avait besoin d’entraîner des
algorithmes à reconnaître des photographies, la première étape avait été de
demander à des humains de les taguer à la main, afin que l’IA dispose pour
son entraînement d’un lot d’images correctement identifiées. Amazon
proposa de payer un penny le tag, et des milliers de personnes s’inscrivirent
pour faire le taf.
Considérant qu’il y avait là une opportunité commerciale, Amazon fit de
MTurk un produit en 2005, en l’appelant « intelligence artificielle
artificielle ». Dorénavant, d’autres entreprises pouvaient payer pour accéder
à des individus prêts à faire des « micro-jobs » pendant leur temps libre –
comme retaper des scans de reçus, ou bien identifier des photographies –
en échange de petites sommes d’argent. C’étaient donc des humains qui
faisaient le travail de machines, et même le nom « MTurk » jouait sur cette
idée. MTurk était le diminutif de « Mechanical Turk », une « machine » du
XVIII siècle qui, pour le plus grand ravissement des foules, était capable de
e

jouer aux échecs – alors qu’en réalité il s’agissait d’un petit homme
dissimulé dans une machine, qui manipulait les pièces du jeu d’échecs
grâce à des leviers.
Les chercheurs en psychologie réalisèrent bientôt que MTurk constituait
une formidable manière d’amener un très grand nombre de gens à faire des
tests de personnalité. Plutôt que de dépendre de la bonne volonté de
quelques étudiants de premier cycle prêts à participer à des expériences, ce
qui, de toute façon, n’aboutissait jamais à un échantillon véritablement
représentatif, les chercheurs pouvaient grâce à ce site s’appuyer sur toutes
sortes de personnes vivant dans toutes les parties du monde. Ils pouvaient
dorénavant inviter les membres de MTurk à faire un test d’une minute en
échange d’une petite somme. À la fin de la session, la personne recevait un
code qu’elle entrait sur sa page Amazon afin qu’Amazon lui fasse un
virement.
L’application de Kogan fonctionnait comme MTurk : quelqu’un acceptait
de passer un court test en échange d’un peu d’argent. Mais, pour être
payées, ces personnes devaient installer l’appli de Kogan sur Facebook et
taper un code spécial. L’appli, à ce moment-là, enregistrait toutes les
réponses au questionnaire pour les rentrer dans un tableau, ainsi que toutes
les données Facebook de l’utilisateur pour les reporter dans un second
tableau. Enfin, elle allait chercher les données de tous les « amis »
Facebook de la personne et les plaçait dans un troisième tableau.
Les utilisateurs passaient toute une batterie de tests psychométriques,
mais ils commençaient toujours par une mesure de la personnalité reconnue
par la communauté scientifique internationale et appelée l’IPIP NEO-PI,
qui propose des centaines de choix comme « J’ai tendance à garder les
autres à distance » « J’aime entendre de nouvelles idées » ou encore
« J’agis souvent sans réfléchir ». En combinant ces réponses avec des likes
Facebook, il était possible d’obtenir des inférences fiables. Par exemple, les
extravertis ont plus tendance que les autres à aimer la musique électronique,
ou encore, les personnes qui ont obtenu un score élevé en « ouverture » ont
une prédilection pour les films de fantasy, tandis que celles dont le score est
élevé en « neuroticisme » likeront plutôt des pages comme : « Si toi aussi tu
détestes quand tes parents regardent dans ton téléphone ». Nous, nous
pouvions inférer davantage que des traits de personnalité. Sans surprise
peut-être, les hommes américains qui, sur Facebook, aimaient Britney
Spears, MAC Cosmetics ou Lady Gaga avaient légèrement plus tendance à
être gays. Même si chaque like considéré de manière isolée ne suffisait
presque jamais à prédire quoi que ce soit, quand ces likes étaient combinés
à des centaines d’autres likes, ainsi qu’à d’autres données électorales ou de
consommation, il devenait possible de faire des prédictions d’une grande
puissance. Une fois l’algorithme de profilage suffisamment entraîné pour
être validé, il fut appliqué à la base de données des « amis » Facebook.
Même si ces « amis » n’avaient pas répondu à l’enquête, nous avions accès
à leur page de likes, ce qui signifiait que l’algorithme pouvait ingérer ces
données et en inférer comment ils auraient répondu à chaque question s’ils
avaient effectivement fait le test.
Plus le projet avançait cet été-là, et plus nous fûmes en mesure d’explorer
davantage de structures, au point que les suggestions de Kogan
commencèrent à correspondre exactement à ce que Bannon avait appelé de
ses vœux. Kogan souligna qu’il était temps que nous examinions la
satisfaction des individus, leur sens de l’équité (fair-mindedness, c’est-à-
dire la capacité ou non à juger les autres de manière « juste »), ainsi qu’une
structure appelée « intérêts extrêmes et sensationnels », de plus en plus
utilisée en psychologie légale pour comprendre les comportements déviants.
Ces intérêts incluent le « militarisme » (intérêt pour les armes à feu et le tir,
les arts martiaux, les arbalètes, les couteaux), l’« occultisme violent »
(intérêt pour les drogues, la magie noire, le paganisme), les « activités
intellectuelles » (intérêt pour le chant et la musique, les voyages à
l’étranger, l’environnement), la « crédulité occulte » (intérêt pour le
paranormal, les soucoupes volantes), ainsi que les « activités d’extérieur »
(intérêt pour le camping, le jardinage, la randonnée). Mon item préféré était
de loin une échelle à cinq degrés pour mesurer la « croyance dans les signes
des étoiles » : plusieurs gays au bureau disaient en plaisantant qu’il fallait
en faire une version appelée « compatibilité astrologique » pour l’intégrer à
l’appli de rencontres gays Grindr.
En utilisant l’appli de Kogan, nous avions obtenu non seulement un jeu
de données d’entraînement qui nous permit de créer un algorithme vraiment
puissant – parce que les données étaient riches, denses, signifiantes –, mais
aussi, en bonus, des centaines de profils supplémentaires d’« amis »
Facebook, le tout pour un ou deux dollars par installation de l’appli. À la fin
de notre première récolte, il nous restait pas mal d’argent. En management,
on apprend qu’il existe une règle d’or valable pour tous les projets : il n’est
pas possible de mener un projet à bien à la fois vite, bien et pour pas cher. Il
faut choisir en amont deux options, parce que vous ne pouvez pas avoir les
trois. Pour la première fois de ma vie, cette règle semblait inopérante –
l’appli Facebook de Kogan était à la fois meilleure, plus rapide et moins
coûteuse que tout ce que j’avais pu imaginer.

Le lancement fut planifié pour le mois de juin 2014. Je me souviens qu’il


faisait chaud : même si l’été arrivait, Nix continuait à refuser de brancher
l’air conditionné pour faire baisser les charges. Nous venions de passer
plusieurs semaines à tout calibrer, à vérifier que l’appli fonctionnait comme
prévu, qu’elle choperait les bonnes données et que tout correspondait quand
ces données étaient injectées dans les bases de données internes.
La réponse d’une seule personne entraînait en moyenne l’enregistrement
de trois cents autres personnes. Chacun de ces individus avait, en gros,
quelques centaines de likes que nous pouvions analyser. Nous avions besoin
de pister puis d’organiser tous ces likes. Combien de statuts, de photos, de
liens ou de pages est-il possible de liker en tout sur Facebook ? Réponse :
des milliers de milliards. La page Facebook d’un groupe de musique
underground d’Oklahoma, par exemple, n’aura peut-être que 28 likes dans
tout le pays, mais elle comptera bien dans notre système. Il existe un grand
nombre de choses qui peuvent mal tourner avec un projet d’une telle taille
et d’un tel niveau de complexité ; nous avons donc passé beaucoup de
temps à tester la meilleure manière de traiter le jeu de données en prévision
du moment où nous changerions d’échelle. Une fois sûrs que tout
fonctionnait, il fut temps de lancer le projet. Nous avons mis
100 000 dollars sur un compte pour commencer à recruter des gens sur
MTurk, puis nous avons attendu.
Nous étions debout près de l’ordinateur. Kogan, lui, était à Cambridge. Il
lança l’appli. Quelqu’un dit « Allez, zou ! », et hop, c’était parti.
Au tout début, ce fut le lancement de projet le plus décevant de toute
l’histoire des lancements de projet. Il ne se passa absolument rien. Cinq
minutes, puis dix, puis quinze passèrent, et mes collègues commençaient à
montrer des signes d’impatience. « Putain, mais c’est quoi ce bordel ? »
aboya Nix. « Qu’est-ce qu’on fout là comme des cons à attendre,
sérieux ? » Mais je savais qu’il faudrait un peu de temps pour que les gens
voient l’enquête sur MTurk, remplissent le formulaire, puis installent l’appli
pour être payés. Peu de temps après que Nix eut commencé à se plaindre,
nous fîmes notre première touche.
Et puis ce fut le raz-de-marée. Nous eûmes un premier enregistrement,
puis deux, puis vingt, puis une centaine, puis un millier – le tout en
quelques secondes. Jucikas ajouta un bip au compteur d’enregistrements,
surtout parce qu’il savait que Nix adorait les effets sonores à la con, et qu’il
trouvait amusant de voir à quel point il était facile de l’impressionner avec
des gadgets éculés. L’ordinateur de Jucikas a donc commencé à faire boop-
boop-boop alors que le compteur s’affolait. Il y avait toujours plus de zéros,
les tables augmentaient à un rythme exponentiel et les profils des « amis »
venaient un à un grossir les rangs de la base de données. Tout le monde était
excité, mais pour ceux qui parmi nous étaient des data scientists, c’était
carrément un shoot d’adrénaline pure.
Jucikas, notre joyeux directeur de la technologie, attrapa une bouteille de
champagne. Il était toujours enthousiaste, boute-en-train, et c’est lui qui
s’assurait de la présence permanente au bureau d’une caisse de bulles en
prévision de telles occasions. Il avait grandi dans la plus grande misère dans
une ferme lituanienne, au crépuscule de l’Union soviétique, et, les années
passant, il s’était reconstruit pour devenir un membre de l’élite de
Cambridge, un dandy qui semblait avoir fait véritablement sienne la devise
carpe diem car, demain, la mort sera peut-être à la porte. Avec Jucikas, tout
était toujours excessif. Il avait par exemple acheté un sabre datant des
guerres napoléoniennes, et s’apprêtait à s’en servir pour sabrer le
champagne. Après tout, pourquoi s’embêter à ouvrir une bouteille
normalement quand on peut se servir d’une lame ?
Il prit donc une bouteille de Perrier-Jouët Belle Époque (son préféré). Il
libéra la plaque du muselet, inclina la bouteille selon un angle précis, et fit
élégamment glisser la lame du sabre sur le flanc de la bouteille. Tout le
sommet de la bouteille fut arraché, et le champagne commença à couler à
flots. Nous remplîmes les flûtes et trinquâmes à notre succès, vidant ce qui
serait cette nuit-là la première d’une longue série de bouteilles. Jucikas
commença à expliquer que, pour sabrer le champagne, il ne faut pas faire
appel à la force brute ; il s’agit bien plutôt d’étudier la bouteille pour
frapper son point faible avec grâce et précision. Accompli correctement, le
geste ne nécessite que très peu de force – c’est la bouteille qui se brise toute
seule. En gros, cela revient à hacker un défaut de design de la bouteille.

Quand Mercer avait fait son investissement, nous étions partis du


principe que nous disposions de quelques années avant que le projet fût
opérationnel. Bannon remit très vite les pendules à l’heure : « Faut que ce
soit prêt pour septembre. » Quand je me permis de dire que tout ceci était
peut-être un peu précipité, il me répondit : « Je m’en fous. On vient de vous
refiler des millions, et c’est ça, votre deadline. Débrouille-toi. » Les
élections de mi-mandat de 2014 arrivaient, et il voulait que soit
opérationnel ce que nous avons par la suite appelé le projet Ripon – du nom
de la petite ville du Wisconsin dans laquelle fut créé le Parti républicain.
Nous étions à chaque fois plus nombreux à lever les yeux au ciel quand il
était question de Bannon, qui devenait de plus en plus étrange depuis que
Mercer avait signé. Nous pensions qu’il nous suffisait d’apaiser ses
obsessions politiques pour qu’il nous laisse les coudées franches afin de
créer quelque chose de révolutionnaire au niveau scientifique. La fin justifie
les moyens, nous répétions-nous comme un mantra.
Il commença à venir plus fréquemment à Londres, pour voir où nous en
étions. L’une de ses visites se produisit peu de temps après que nous eûmes
lancé l’appli. Nous nous réunîmes tous à nouveau dans la salle de
conférences, avec l’immense écran au fond de la pièce. Jucikas fit une
brève présentation avant de se tourner vers Bannon :
« Donnez-moi un nom. »
Bannon, perplexe, donna un nom.
« OK, maintenant, donnez-moi un État.
— Je sais pas, moi… Nebraska. »
Jucikas tapa une requête, et une liste de liens apparut. Il cliqua sur l’une
des nombreuses personnes portant ce nom au Nebraska – et absolument tout
ce que l’on pouvait savoir à propos de cette personne apparut à l’écran. Là,
c’est sa photo, là, le lieu où elle travaille, et là, sa maison. Là, c’est ses
gosses, là, c’est leur école, et là, c’est sa voiture. Elle a voté pour Mitt
Romney en 2012, elle adore Kate Perry, elle conduit une Audi, elle a des
goûts simples, etc. Nous savions tout sur elle – et, pour un grand nombre
d’items, les infos étaient mises à jour en temps réel, si bien que si elle
postait quelque chose sur Facebook, nous le voyions en direct.
Non seulement nous avions toutes ses données Facebook, mais nous les
fusionnions avec toutes les données administratives et commerciales que
nous avions achetées, ainsi qu’avec des imputations faites à partir de
données de recensement. Nous avions des infos sur ses emprunts
immobiliers, nous savions combien d’argent elle gagnait, si elle possédait
une arme à feu. Nous avions accès à ses programmes de fidélité chez les
compagnies aériennes, donc nous savions à quelle fréquence elle prenait
l’avion. Nous pouvions voir si elle était mariée (elle ne l’était pas). Nous
avions une certaine idée de sa santé. Et nous avions même une photo
satellite de sa maison, obtenue très facilement grâce à Google Earth. Nous
avions recréé toute sa vie dans notre ordinateur. Et elle n’en savait
absolument rien.
« Donnez-moi un autre nom », dit Jucikas. Et l’opération fut renouvelée.
Et encore une fois. Arrivé au troisième profil, Nix – qui ne s’intéressait
quasiment pas à ce qu’il se passait – se leva d’un bond, droit comme un I.
« Attendez, dit-il, les yeux écarquillés derrière ses lunettes cerclées de
noir. On en a combien, des comme ça ?
— Putain, quoi ?, lança Bannon, l’air ulcéré par le peu d’implication de
Nix dans le projet.
— Nous en sommes à des dizaines de millions, à présent, répondit
Jucikas. À ce rythme, et avec assez de financement, nous pourrions
atteindre les 200 millions d’ici la fin de l’année.
— Et nous savons littéralement tout sur ces personnes ? demanda Nix.
— Oui, lui répondis-je. C’est un peu toute l’idée du projet. »
Une petite lumière s’alluma dans son regard : c’était la première fois que
Nix comprenait vraiment ce que nous étions en train de faire. Il n’arrivait
pas à se concentrer plus de deux secondes sur les choses barbares qu’on
appelait des « données » et des « algorithmes », mais voir de vraies
personnes sur l’écran, et tout savoir sur elles, ça, ça enflammait son
imagination.
« Est-ce que nous avons leur numéro de téléphone ? » demanda Nix. Je
lui dis que oui. Et puis, dans un de ces étranges éclairs de génie dont il avait
parfois le secret, il brancha le haut-parleur, demanda à Jucikas le numéro de
téléphone en question et le composa.
Après quelques sonneries, une personne décrocha. Nous entendîmes une
femme dire « Allô », et Nix, avec son accent le plus chic, lui dit : « Bonjour
madame. Je suis terriblement désolé de vous déranger. Je vous appelle
depuis l’université de Cambridge. Dans le cadre d’une enquête, j’aurais
aimé savoir, s’il vous plaît, s’il était possible de parler à madame Jenny
Smith ? » La femme confirma qu’elle était bien Jenny Smith et Nix
commença à lui poser des questions en se fondant sur ce que nous savions
déjà grâce à ses données.
« Madame Smith, j’aimerais s’il vous plaît maintenant connaître votre
opinion sur la série Game of Thrones, si vous la connaissez. » Elle a-do-rait.
Tout comme sur Facebook. « Avez-vous voté pour Mitt Romney aux
dernières élections ? » Jenny répondit que, oui, elle avait bien voté pour
Romney. Puis il lui demanda de confirmer que ses enfants allaient bien dans
telle école, ce qu’elle fit. Je jetai un coup d’œil à Bannon : un immense
sourire lui barrait le visage.
Après que Nix eut raccroché avec Jenny, Bannon dit « À mon tour ! » Et
chacun fit de même. Il était surréaliste de penser que ces personnes étaient
assises dans leur cuisine dans l’Iowa, l’Oklahoma ou l’Indiana, et parlaient
à une bande de types à Londres en train de mater des vues satellite de leur
maison, leurs photos de famille, et toutes sortes d’autres informations
personnelles. Rétrospectivement, c’est dingue d’imaginer Bannon – qui à
l’époque était complètement inconnu du grand public : il s’en faudrait
encore d’une année avant qu’il ne devienne le tristement célèbre conseiller
de Trump – tranquillement assis dans notre bureau, appelant des
Américains choisis au hasard pour leur poser des questions personnelles. Et
les gens semblaient plus que ravis de lui répondre.
Nous l’avions fait. Nous avions reconstruit des dizaines de millions
d’Américains in silico et nous apprêtions potentiellement à en reconstruire
des centaines de millions d’autres. C’était un moment proprement épique.
J’étais fier que nous ayons créé quelque chose d’une telle puissance. J’étais
sûr et certain qu’on en parlerait encore dans les décennies à venir.
Notes
1. En psychologie expérimentale, la validité écologique d’une étude
signifie que les comportements observés dans celle-ci s’approchent de ceux
qui l’auraient été dans un milieu naturel, ce qui revient à dire qu’ils sont
généralisables. (N.d.T.)
CHAPITRE VII

La sombre triade

En août 2014, seulement deux mois après que nous avions lancé l’appli,
Cambridge Analytica avait collecté les comptes Facebook complets de plus
de 87 millions d’utilisateurs, surtout américains. Elle épuisa bientôt les
ressources humaines disponibles sur MTurk et dut engager une autre
entreprise, Qualtrics, une plateforme d’enquêtes basée dans l’Utah.
Cambridge Analytica devint presque immédiatement l’un de ses meilleurs
clients, et nous commençâmes à recevoir des sacs remplis de goodies de la
marque. Jucikas paradait en se déhanchant dans un T-shirt I ♥ QUALTRICS qu’il
portait sous son costume de Savile Row par ailleurs parfaitement coupé, ce
que tout le monde trouvait à la fois amusant et ridicule. CA recevait des
factures de Provo pour chaque nouveau lot de vingt mille utilisateurs
destinés à son « Facebook Data Harvest Project » (« Projet de récolte des
données Facebook »).
Dès que CA a commencé à collecter les données Facebook, des cadres de
Palantir se sont mis à nous faire des demandes. Ils avaient apparemment été
piqués au vif en découvrant les quantités de données que l’équipe
rassemblait – et le fait que Facebook laisse CA le faire. Les cadres que
rencontra CA voulaient comprendre comment le projet fonctionnait et,
bientôt, ils approchèrent notre équipe pour demander à avoir eux-mêmes
accès aux données.
Palantir continuait à travailler pour la NSA et le GCHQ. Des employés
de l’entreprise expliquèrent que travailler avec Cambridge Analytica
pouvait leur permettre d’exploiter une faille juridique intéressante. Lors
d’une réunion qui s’est tenue à l’été 2014 au siège britannique de Palantir, à
Soho Square, il fut souligné que les agences de sécurité du gouvernement et
leurs sous-traitants, comme Palantir, n’avaient pas légalement le droit de
récolter en masse des données personnelles sur des citoyens américains,
contrairement – et c’était là le truc – aux sociétés de conseil, aux réseaux
sociaux et aux entreprises privées en général. Et, malgré l’interdiction de
surveiller directement les Américains, on me glissa que les agences de
renseignement des États-Unis avaient en revanche le droit d’exploiter des
informations sur les citoyens américains si ces informations avaient été
« librement offertes » par des entreprises ou des citoyens. Après avoir
entendu cela, Nix se pencha et dit : « Donc vous voulez dire des sociétés de
conseil américaines… comme nous », avant de se fendre d’un large sourire.
Je ne pensais pas alors que cette discussion était vraiment sérieuse, mais je
me suis assez vite rendu compte que j’avais complètement sous-estimé
l’intérêt que tout le monde portait à l’accès à ces données.
Une partie de l’équipe de Palantir réalisa que Facebook pouvait
potentiellement devenir le meilleur outil de surveillance discret pour la
NSA – à la seule condition que ces données soient « librement offertes » par
une autre entité. Que les choses soient claires : ces discussions avaient une
dimension spéculative, et je ne sais pas si Palantir lui-même était au courant
de ces discussions, ou si l’entreprise reçut ou non des données de
Cambridge Analytica. Certains membres de Palantir suggérèrent à Nix que,
si CA leur donnait accès aux données collectées, alors, du moins en théorie,
ils pourraient les refiler à la NSA. Dans le même esprit, Nix me dit que
nous avions besoin de trouver très vite un arrangement avec l’équipe de
Palantir, « pour la défense de notre démocratie ». Ce n’était évidemment
pas pour cette raison que Nix leur donna complètement accès aux données
privées de centaines de millions de citoyens américains. Le rêve de Nix, il
me l’avait confié lors de notre tout premier rendez-vous, c’était de devenir
le « Palantir de la propagande ».
L’un des principaux data scientists de Palantir commença à passer
régulièrement au bureau de Cambridge Analytica pour travailler avec
l’équipe de data science sur la construction de modèles de profilage. Il
venait parfois accompagné de quelques collègues, mais l’arrangement
devait rester un secret pour les autres équipes de CA – et peut-être pour
Palantir lui-même. Je ne sais pas pourquoi, mais les emails et les logins des
bases de données que l’équipe de Palantir recevait de la part de CA
utilisaient des pseudonymes assez transparents, comme « Dr. Freddie Mac »
(du nom de la société de prêts hypothécaires sauvée par le gouvernement
fédéral au moment de la crise des subprimes de 2008). Ce que je sais, en
revanche, c’est qu’après que les data scientists eurent commencé à
construire leurs propres applis de récolte de données Facebook, Nix leur
demanda de rester après la fermeture pour continuer à travailler sur des
applications capables de rassembler les mêmes données que Kogan –
rendant du même coup superflue la présence de Kogan à nos côtés. Ce
n’étaient plus simplement des applis Facebook qui étaient utilisées :
Cambridge Analytica avait commencé à se servir d’extensions de
navigateurs apparemment inoffensives, comme des calculettes ou des
calendriers, pour avoir accès aux cookies de la session Facebook de
l’utilisateur qui permettaient ensuite à l’entreprise de se connecter à
Facebook en se faisant passer pour l’utilisateur afin de récolter ses données
et celles de tous ses « amis ». Je tiens à préciser que ces extensions furent
toutes approuvées par les processus d’évaluation indépendante de plusieurs
navigateurs Web populaires.
Il était difficile de savoir si les cadres de Palantir étaient dans nos locaux
de manière officielle ou non, et Palantir a affirmé depuis qu’il s’agissait
d’un unique employé travaillant « à titre personnel » pour CA.
Honnêtement, à ce stade, je ne sais plus qui croire. Comme il l’avait
souvent fait avec des sous-traitants sur des projets en Afrique, Nix arrivait
avec des sacs remplis de dollars et payait cash. Pendant que les sous-
traitants travaillaient, il s’asseyait à son bureau et comptait les billets,
formant de petites piles de plusieurs milliers dollars chacune. Parfois, les
sous-traitants touchaient des dizaines de milliers de dollars chaque semaine.
De nombreuses années auparavant, Nix s’était fait jeter par le service de
renseignement extérieur de la Grande-Bretagne, le MI6. Il faisait souvent
des blagues à ce propos, affirmant qu’il avait été refusé parce qu’il n’était
pas assez ennuyeux pour se fondre dans une foule. Mais il était clair que la
blessure d’orgueil n’était pas complètement refermée. Et dorénavant, il
semblait ne plus se soucier réellement de qui avait accès aux données de
CA ; il aurait été prêt à les montrer à tout le monde, pour peu qu’on lui
répète à quel point il était merveilleux.
À la fin du printemps 2014, l’investissement de Mercer avait entraîné une
embauche massive de psychologues, de data scientists et de chercheurs.
Nix nomma une nouvelle équipe de managers pour organiser ces projets de
recherche qui se développaient à toute vitesse. Même si je restais le
directeur de la recherche en titre, ces nouveaux responsables des opérations
planifiaient, supervisaient et contrôlaient directement cette foule de
nouveaux projets. Il semblait y en avoir un de plus par jour et, parfois, la
raison pour laquelle la mise en œuvre d’un de ces projets avait été
approuvée restait floue. Je me plaignis à Nix du fait que nous étions en train
de perdre la trace du rôle de chacun, mais il ne vit pas où était le problème.
Il n’arrivait tout simplement pas à regarder au-delà du prestige et de
l’argent. Il me répondit que, à ma place, la plupart des individus se
montreraient extrêmement reconnaissants de pouvoir conserver leur titre
tout en ayant moins de responsabilités et de travail.
À ce stade, j’ai commencé à avoir un mauvais feeling, mais chaque fois
que j’en discutais avec un collègue, nous nous débrouillions pour nous
calmer mutuellement et rationaliser tout ce qui nous mettait mal à l’aise.
Nix parlait de trucs louches, mais bon, c’était le personnage, et personne ne
le prenait au sérieux. Après que Mercer eut mis Bannon aux manettes, je
fermais les yeux ou bien trouvais de bonnes explications à toute sorte de
choses qui, avec le recul, constituaient très clairement des signaux d’alarme.
Bannon avaient ses intérêts politiques « de niche », mais Mercer semblait
bien trop sérieux pour s’intéresser au spectacle politique trash que mettait
en scène Bannon. La possibilité que notre travail serve les intérêts
financiers de Mercer était une explication bien plus logique au fait que
Mercer eut dépensé autant d’argent pour quelque chose relevant avant tout
de la spéculation. Imaginez : Mercer avait donné à CA des dizaines de
millions de dollars avant même que l’entreprise eût acquis la moindre
donnée ou construit le moindre logiciel en Amérique. Du point de vue de
l’investisseur, il s’agissait donc d’un investissement à haut risque. Mais CA
savait également que Mercer n’était ni stupide ni imprudent, et qu’il avait
donc dû calculer soigneusement sa prise de risque. À l’époque, un grand
nombre de membres de l’équipe avaient simplement émis l’hypothèse que,
pour prendre un risque financier aussi grand avec nos idées, Mercer devait
espérer que nos recherches lui permettraient de gagner énormément
d’argent avec son fonds spéculatif. En d’autres termes, l’entreprise n’était
pas là pour créer une insurrection de l’alt-right : elle était là pour faire
gagner de l’argent à Mercer – et le culte que Nix vouait publiquement à
l’argent avait tendance à corroborer cette hypothèse dans tous les esprits.
Bien sûr, nous savons aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Je ne
sais pas quoi dire d’autre, à part que j’étais plus naïf que je le pensais à
l’époque. Même si j’avais connu beaucoup d’expériences pour quelqu’un
de mon âge, je n’avais que vingt-quatre ans, et j’avais clairement encore
beaucoup de choses à apprendre. Quand j’ai rejoint SCL, c’était pour aider
l’entreprise à explorer de nouvelles techniques de contre-radicalisation afin
d’aider la Grande-Bretagne, l’Amérique et leurs alliés à se défendre contre
les nouvelles menaces qui émergeaient en ligne. J’ai commencé à me faire à
l’environnement inhabituel de ce milieu professionnel, qui normalise toute
une série de choses qui sembleraient pour le moins étranges à un
observateur béotien. Les opérations d’information, ce n’est pas le métro-
boulot-dodo classique, et toutes les situations et les personnes qu’on y
rencontre sont un peu en dehors des clous. Et si vous vous aventurez à
interroger l’éthique d’un quelconque projet clandestin à l’autre bout du
monde, on se moquera de votre naïveté et de votre ignorance quant à la
manière dont le monde « marche véritablement ».
C’était la première fois que j’avais l’autorisation d’explorer des idées en
étant affranchi de la mesquinerie des politiques internes et des gens qui
repoussent ces idées pour la seule raison qu’elles n’avaient jamais été
essayées. Nix avait beau être un sale connard, il me laissait une grande
liberté d’action pour essayer de nouvelles idées. Après avoir été rejoint par
Kogan, je me retrouvais en permanence entouré de chercheurs de
l’université de Cambridge qui s’extasiaient tous devant le potentiel
révolutionnaire de notre projet pour les champs de la psychologie et de la
sociologie, si bien que j’avais le sentiment d’avoir reçu une mission. Et
comme leurs collègues à Harvard et à Stanford commençaient aussi à
s’intéresser à notre boulot, je me disais que cela confirmait l’idée que nous
étions sur un gros coup. L’institut qu’avait proposé de créer Kogan était
pour moi une véritable source d’inspiration, et je voyais bien comment le
fait de rendre disponibles ces données pour tous les chercheurs de la planète
pouvait contribuer à faire beaucoup progresser divers champs de recherche.
C’est peut-être galvaudé, mais j’avais vraiment la sensation de travailler sur
quelque chose d’important – non pas pour Mercer, ni pour l’entreprise, mais
pour la science. Et je me suis laissé distraire par cette agréable sensation au
point d’en venir à excuser l’inexcusable. Je me suis raconté qu’apprendre
véritablement quelque chose sur les sociétés impliquait bien souvent
d’accepter d’explorer ses recoins les plus obscurs, les plus sombres.
Comment comprendre les biais racistes, l’autoritarisme ou encore la
misogynie sans les explorer ? Ce que je n’ai pas su voir, c’est qu’une
frontière très mince sépare le fait d’explorer quelque chose de celui de le
créer.
Bannon avait pris le contrôle de l’entreprise, et il se révéla un guerrier
culturel ambitieux et étonnamment sophistiqué. Il avait l’impression que la
politique identitaire des Démocrates, avec l’accent qu’elle mettait sur des
segments électoraux ethniques ou raciaux, était moins puissante que celle
des Républicains, qui insistait régulièrement sur le fait que l’identité
américaine se jouait au-delà de la couleur de peau, de la préférence
religieuse ou du genre. Un homme blanc qui vit dans un camping-car ne se
considère pas comme membre d’une classe privilégiée, mais d’autres le
considèrent comme tel parce qu’il est blanc. Chaque esprit est une
multitude. Et le nouveau job de Bannon consistait à comprendre la façon de
cibler les individus en fonction de ces identités multiples.
Je dis à Bannon que la chose la plus frappante que CA avait remarquée
était le nombre d’Américains qui se sentaient au placard – et je ne parle pas
seulement du placard homosexuel, ici. Ce phénomène émergea tout d’abord
au sein des groupes de discussion avant d’être confirmé par des recherches
quantitatives effectuées sur des panels en ligne. Des hommes blancs
hétéros, surtout les plus âgés, avaient grandi avec un ensemble de valeurs
qui leur conféraient certains privilèges sociaux. Ils n’avaient pas à modérer
leur discours en présence de femmes ou de personnes non blanches, parce
que le racisme quotidien et la misogynie faisaient partie intégrante des
normes sociales. Au fur et à mesure que ces dernières évoluèrent en
Amérique, ces privilèges commencèrent à s’éroder, et un grand nombre de
ces hommes virent pour la toute première fois leurs comportements remis
en question. Sur leur lieu de travail, le fait de badiner avec une secrétaire
pouvait dorénavant leur coûter leur poste, et si l’envie leur prenait de parler
de la « racaille » des quartiers africains-américains de la ville, ils se
voyaient à coup sûr ostracisés par leurs pairs. Ces situations étaient
déstabilisantes, mais elles menaçaient aussi directement leur identité
d’« hommes normaux ».
Les hommes qui n’avaient pas l’habitude de modérer leurs impulsions,
leur langage corporel et leur discours commencèrent à souffrir du travail
mental et émotionnel, qu’ils considéraient comme injuste, auquel ils
devaient se livrer pour changer et corriger en permanence la manière dont
ils apparaissaient en public. Ce que je trouvais intéressant, c’étaient les
similitudes entre le discours qui émergeait de ces groupes d’hommes blancs
en colère et les discours d’émancipation émanant de la communauté gay.
Ces hommes commençaient à connaître les souffrances du placard, et
n’aimaient pas avoir l’impression de devoir changer ce qu’ils pensaient être
afin de « passer » dans la société. Même s’il existe de grandes différences
entre la mise au placard des gays et celle des racistes et des misogynes, ces
hommes blancs hétéros vivaient néanmoins une expérience subjective de
l’oppression dans leur propre esprit. Et ils étaient prêts à sortir du placard
pour revenir à une époque où l’Amérique était grande – pour eux.
« Réfléchis-y, dis-je à Bannon, le message du rassemblement du Tea
Party est le même que celui de la Marche des fiertés : Respectez-moi !
Laissez-moi être qui je suis ! » Les conservateurs aigris avaient l’impression
d’avoir perdu le droit d’être de « vrais hommes », parce que les femmes
refusaient dorénavant de fréquenter des hommes se comportant pourtant de
la manière dont ceux-ci se comportent depuis des millénaires. Ils essayaient
de dissimuler leur vrai moi pour satisfaire la société – et ça les foutait
salement en rogne. Dans leur tête, le féminisme avait enfermé les « vrais
hommes » au placard. C’était humiliant, et Bannon savait qu’il n’existe
aucune force aussi puissante qu’un homme humilié. C’était un état d’esprit
qu’il avait hâte d’explorer – et d’exploiter.
La communauté incel, qui venait d’arriver sur le devant de la scène au
moment de la création de Cambridge Analytica, était le genre de groupe
qu’il avait à l’esprit. Les incels, c’est-à-dire les « célibataires
involontaires », étaient des hommes se sentant ignorés et même punis par
une société – et en particulier par les femmes – qui n’accorderait plus de
valeur à l’homme « moyen ». Émanation du Men’s Rights Movement
(Mouvement pour les droits des hommes), la communauté incel avait en
partie été créée par les inégalités économiques de plus en plus grandes
empêchant les jeunes hommes de la génération Y d’accéder au même type
de boulots bien payés que leurs pères. Ce déclassement économique était
associé à des étalons de la norme corporelle de plus en plus inatteignables
pour les hommes, aussi bien sur les médias traditionnels que sur les réseaux
sociaux (sans pour autant bénéficier de la même reconnaissance publique
que les femmes de l’existence d’une pression de genre ou liée à
l’incarnation d’un corps masculin), ainsi qu’à l’importance toujours plus
grande de l’apparence physique dans une arène des rencontres de plus en
plus définie par le fait de swiper à droite ou à gauche après un coup d’œil
d’une demi-seconde à une photo. Et plus les femmes étaient devenues
économiquement indépendantes, plus elles avaient pu devenir sélectives
dans le choix de leurs partenaires. Privés de l’apparence adéquate et d’un
salaire suffisant, les « hommes moyens » se retrouvaient confrontés en
permanence au rejet amoureux.
Certains de ces hommes commencèrent à se rassembler sur des forums
comme 4chan, qui se développa pour devenir un repaire bizarre de mèmes,
de fandoms dédiés à des fantasmes étranges, de culture populaire et de
réactions contre-culturelles d’une jeunesse frustrée dans une société de plus
en plus atomisée. Au début des années 2010, de jeunes hommes résignés à
mener une vie solitaire commencèrent à avoir des discussions nihilistes. Un
nouveau vocabulaire émergea pour décrire la situation : il y avait les bétas
(les hommes « inférieurs »), les alphas (les hommes « supérieurs »), les
vocels (les « célibataires volontaires »), les « MGTOW » (« Men Going
Their Own Way », soit « les hommes suivant leur propre chemin »), les
incels (les « célibataires involontaires », et enfin les robots (les incels
atteints du syndrome d’Asperger).
Indépendamment des privilèges qui leur étaient octroyés en tant
qu’hommes blancs hétéros, il manquait aux membres de ces groupes un
sentiment d’identité, de valeur personnelle et de but, au point qu’ils étaient
prêts à s’accrocher à n’importe quoi pourvu que cela leur procure une
impression d’appartenance et de solidarité. Se définissant eux-mêmes
comme les mâles bétas de la société, de nombreux incels se disent prêts à
prendre la « pilule noire » – embrasser enfin ce qu’ils considèrent comme
des vérités naturelles sur l’attirance sexuelle et romantique. Sur leurs
forums, on trouve typiquement des topics intitulés suicide fuel (« carburant
à suicide »), remplis d’illustrations des rejets qu’ils affrontent dans leur vie
quotidienne et qui renforcent leur sentiment de désespoir et de laideur. Pour
de nombreux incels, ce désespoir et cette colère se sont transformés en une
misogynie extrême.
La doctrine de la « pilule noire » est rigide et déprimante, et stipule que
seule l’apparence physique compte pour les femmes, et que certaines
caractéristiques, dont la race, participent de la hiérarchie de la désirabilité
sexuelle. Les incels partagent des graphiques et des observations indiquant
qu’il existe un avantage inné pour les hommes blancs, dans la mesure où les
femmes de toutes les races acceptent un partenaire blanc, ainsi qu’un fort
désavantage pour les hommes asiatiques. Être gros, pauvre, vieux,
handicapé ou non blanc, c’était appartenir au club peu select des individus
les moins désirés d’Amérique. Les incels non blancs utilisent l’expression
JBW – Just be white (« sois simplement blanc ») – comme une manière
d’expliquer ou d’atténuer ce qu’ils considèrent comme un désavantage
racial inné. Il existe donc dans cette communauté un grand degré de
reconnaissance publique du privilège blanc, mais le discours incel intègre
ce privilège à la supériorité raciale inhérente de l’homme blanc, tout au
moins dans le contexte de la sélection sexuelle.
Sur ces forums sont partagés des blagues et des mèmes à propos de la
manière dont ils résistent à leur condamnation à vie et dont ils vont
organiser une Rébellion ou un Soulèvement des bétas et se battre pour une
redistribution du sexe plus juste pour eux. Derrière cet humour étrange est
tapie la rage accumulée de toute une vie d’exclusion. En parcourant ces
récits de victimisation, je pensais aux réseaux de recrutement djihadiste, qui
racontaient avec le même romantisme naïf des histoires d’hommes
opprimés se libérant des chaînes d’une société superficielle pour devenir les
héros auréolés de gloire de la rébellion. De la même manière, ces incels
étaient attirés d’une manière perverse par l’idée que cette rébellion serait
menée par des « gagnants » de la société, à l’instar d’un Donald Trump ou
d’un Milo Yiannopoulos qui, de leur point de vue déformé, représentaient
l’archétype de ces alphas hyper-compétitifs qui les brutalisaient. Beaucoup
de ces jeunes garçons pleins d’ardeur étaient prêts à mettre la société à feu
et à sang. Bannon avait cherché à leur donner un exutoire avec Breitbart,
mais son ambition ne s’arrêtait pas là. Il voyait dans ces jeunes hommes les
premières recrues de sa future armée insurrectionnelle.
Quand Cambridge Analytica fut lancée, à l’été 2014, l’objectif de
Bannon était de changer la politique en changeant la culture. Il avait pour
armes les données Facebook, les algorithmes et les récits. Tout d’abord,
nous nous concentrâmes sur les groupes de discussion et l’observation
qualitative pour mettre à plat les perceptions d’une population donnée et
apprendre ce qui était important pour les gens – les limites de mandat,
l’« État profond », « assécher le marais », les armes à feu, ou encore l’idée
d’un mur pour empêcher les migrants de gagner les États-Unis sont des
idées qui furent toutes explorées en 2014, plusieurs années avant la
campagne de Trump. Puis nous pûmes commencer à émettre des
hypothèses quant à la manière de faire basculer l’opinion. CA testa ces
hypothèses avec des segments ciblés de panel en ligne et fit des expériences
pour voir si elles accomplissaient ce que l’équipe avait prévu en se fondant
sur les données. Nous avons également récupéré des profils Facebook afin
d’y trouver des motifs nous permettant de mettre sur pied un algorithme de
réseau de neurones capable de faire des prédictions.
Une minorité sélectionnée de personnes fait preuve de caractéristiques
relevant à la fois du narcissisme (un autocentrement extrême), du
machiavélisme (une défense brutale de ses propres intérêts) et de la
psychopathie (un profond détachement émotionnel). Contrairement aux
caractéristiques du Big Five que l’on trouve chez tout le monde à un degré
ou à un autre et qui font partie de la psychologie normale – ouverture,
conscienciosité, extraversion, agréabilité et neuroticisme –, les trois traits
formant cette « sombre triade » sont inadaptés, ce qui signifie que ceux qui
en font preuve sont généralement plus enclins à adopter des comportements
antisociaux, voire à perpétrer des actes criminels. À partir des données que
CA avait collectées, l’équipe fut capable d’identifier des individus qui
possédaient à la fois un score élevé en neuroticisme et les caractéristiques
de la « sombre triade », ainsi que ceux qui étaient davantage sujets à des
impulsions colériques et des pensées conspirationnistes que le citoyen
moyen. Cambridge Analytica les cibla, introduisant des récits via des
groupes Facebook, des publicités, ou des articles dont l’entreprise savait,
grâce à ses tests en interne, qu’ils avaient de grandes probabilités d’attiser la
colère de ce segment très étroit d’individus possédant ces caractéristiques.
CA voulait provoquer les individus, les pousser à s’engager.
Si Cambridge Analytica fit ceci, ce fut en vertu d’une caractéristique très
précise de l’algorithme de Facebook à l’époque. Quand quelqu’un décide de
suivre la page d’une marque grand public comme Walmart ou d’une sitcom
en prime-time, son fil d’actualité change finalement assez peu. Mais si vous
likez un groupe extrémiste, comme les Proud Boys ou l’Incel Liberation
Army, vous êtes identifié comme suffisamment différent de l’utilisateur
moyen pour que le moteur de recommandation choisisse d’accorder la
priorité à certains sujets dans votre fil, et ce, à des fins de
« personnalisation ». Cela signifie que l’algorithme du site commencera à
canaliser des pages et des histoires similaires sur le fil d’actualité de
l’utilisateur – le tout pour augmenter son « engagement ». Pour Facebook,
augmenter l’engagement est la seule mesure qui compte : plus
d’engagement, c’est plus de temps devant l’écran, et donc plus de temps
devant des pubs.
C’est là la face obscure de la plus célèbre mesure de la Silicon Valley,
l’« engagement utilisateur ». En se concentrant autant sur l’augmentation de
l’engagement, les réseaux sociaux ont tendance à parasiter les mécanismes
d’adaptation de notre cerveau. Il se trouve que les contenus les plus
engageants sur les réseaux sociaux sont souvent horribles et construits pour
provoquer la colère. Selon les psychologues évolutionnistes, afin de
survivre, les humains ont développé une attention disproportionnée à
l’égard des menaces potentielles. La raison pour laquelle nous accordons
intellectuellement davantage d’intérêt à un cadavre sanguinolent gisant au
sol qu’au magnifique ciel au-dessus, c’est que le fait de nous intéresser au
premier nous aide à survivre. En d’autres termes, nous avons évolué pour
prêter une attention particulière aux menaces potentielles. Il y a une bonne
raison au fait que vous n’arriviez pas à détourner les yeux de cette vidéo
macabre : vous êtes humain.
Les plateformes de réseaux sociaux utilisent également des designs
destinés à activer des « boucles ludiques » et des « programmes de
renforcement variable » dans notre cerveau. Il s’agit de schémas de
récompenses fréquentes mais irrégulières qui créent de l’anticipation, et
dans lesquels la récompense finale est si imprévisible et flottante qu’elle ne
peut être planifiée. Ces programmes établissent des cycles se renforçant
eux-mêmes d’incertitude, d’anticipation et de feed-back. Le caractère
aléatoire d’une machine à sous empêche le joueur de planifier ou d’élaborer
une stratégie, si bien que la seule manière de gagner consiste à continuer à
jouer. Les récompenses sont conçues pour être suffisamment fréquentes
pour que vous vous réengagiez après une série d’échecs. Dans les jeux
d’argent, un casino gagne de l’argent en fonction du nombre de tours où le
joueur joue. Sur les réseaux sociaux, la plateforme gagne de l’argent en
fonction du nombre de clics qu’accomplit l’utilisateur. C’est la raison pour
laquelle ont été inventés le scrolling infini ou le fil d’actualité – il existe en
réalité très peu de différences entre un utilisateur scrollant sans fin pour
découvrir du nouveau contenu et un joueur tirant encore et encore sur le
bras d’un bandit manchot.

À l’été 2014, Cambridge Analytica commença à développer, sur


Facebook et d’autres plateformes, de fausses pages qui ressemblaient à des
vrais forums, des vrais groupes et des vraies sources d’information. Il
s’agissait d’une tactique extrêmement courante que la maison mère de
Cambridge Analytica, SCL, utilisait depuis longtemps dans ses opérations
de contre-insurrection partout dans le monde. L’identité de la personne qui,
au sein de la boîte, donna effectivement l’ordre de mettre en place ces
opérations de désinformation reste floue, mais pour les vétérans de SCL qui
avaient passé des années à travailler sur des projets douteux dans des coins
reculés de la planète, rien de tout cela n’était particulièrement surprenant.
Ils se contentaient de traiter la population américaine comme ils l’auraient
fait avec la population pakistanaise ou yéménite dans le cadre de projets
effectués pour le compte de clients anglais ou américains. L’entreprise
travaillait au niveau local, créant des pages d’extrême droite portant des
noms vagues comme « Les patriotes du comté de Smith », ou encore
« J’aime mon pays ». Grâce à la manière dont fonctionnait l’algorithme de
recommandation de Facebook, ces pages apparaissaient dans le fil
d’actualité de personnes ayant déjà liké des contenus similaires. Quand les
utilisateurs rejoignaient les faux groupes créés par CA, ils y découvraient
des vidéos et des articles qui jetaient de l’huile sur le feu. Les conversations
s’échauffaient sur la page du groupe et tout le monde se plaignait, ceci ou
cela était tellement horrible ou injuste… CA avait réussi à briser les
barrières sociales et à construire des relations entre les différents groupes.
Et, pendant ce temps-là, elle testait et raffinait ses messages pour obtenir un
engagement maximum.
Désormais, Cambridge Analytica disposait d’utilisateurs qui
1) s’identifiaient en tant que membres d’un groupe extrémiste, 2) formaient
un public captif, et 3) pouvaient être manipulés avec des données. Un grand
nombre d’articles sur Cambridge Analytica ont pu donner l’impression que
tout le monde était ciblé. En fait, au final, bien peu de personnes étaient
visées. CA n’avait pas besoin d’une grande cible, pour la bonne raison que
la plupart des élections sont des jeux à somme nulle : il vous suffit de
gagner un vote de plus que le concurrent ou la concurrente pour gagner
l’élection. Cambridge Analytica n’avait donc besoin de contaminer qu’une
petite partie de la population avant de regarder le virus se propager.
Une fois qu’un groupe avait rassemblé un certain nombre de membres,
CA organisait des événements IRL. Les équipes de CA choisissaient des
lieux de taille modeste – un café, un bar – pour que la foule se sente plus
grosse qu’elle ne l’était. Les gens qui s’y rendaient découvraient leurs frères
en colère et sous l’emprise de la paranoïa. Cela les conduisait naturellement
à avoir l’impression de faire partie d’un mouvement gigantesque, ce qui les
autorisait en retour à se nourrir les uns les autres, sans retenue, de leurs
peurs et de leur complotisme. Parfois, un membre de Cambridge Analytica
agissait comme un « confédéré » – une tactique régulièrement utilisée par
les militaires pour attiser les angoisses d’un groupe ciblé. Mais la plupart du
temps, les choses se déroulaient de manière organique, sans coup de pouce
extérieur. Les invités étant sélectionnés en fonction de leurs
caractéristiques, CA savait en général comment ils réagiraient en présence
les uns des autres. Ces réunions eurent lieu dans des comtés de tous les
États-Unis, en commençant par ceux où serait organisée la prochaine
primaire républicaine. Les gens étaient de plus en plus excités par ce
sentiment de « nous vs eux ». Ce qui avait pour eux commencé par des
fantasmes numériques, en cliquant sur des liens, tard le soir, seuls dans leur
chambre, était en train de se transformer en une toute nouvelle réalité. Le
récit était juste devant eux, il leur parlait, il habitait leur chair. Qu’il soit
vrai ou pas n’avait plus la moindre importance ; il avait l’air suffisamment
vrai.
Cambridge Analytica finit par devenir la version numérisée et
automatisée à grande échelle d’une tactique que les États-Unis et ses alliés
utilisaient régulièrement dans d’autres pays. Quand j’avais commencé à
SCL, l’entreprise travaillait sur des programmes de lutte contre les
narcotrafiquants dans des pays d’Amérique du Sud. La stratégie consistait
en partie à identifier des cibles faciles à manipuler pour perturber de
l’intérieur les cartels de trafic de drogue. La première chose que faisait alors
l’entreprise, c’était de trouver le point faible de l’organisation, c’est-à-
dire les individus qui, pour des raisons psychologiques, étaient le plus
susceptibles de devenir paranoïaques et instables. Puis l’entreprise se
mettait à leur suggérer subrepticement des idées : « Tes patrons te volent »,
ou encore « Ils vont se servir de toi comme d’un bouc émissaire ».
L’objectif était de les retourner contre leur organisation : parfois, quand une
personne s’entend suffisamment répéter une chose, elle finit par y croire.
Une fois que ces premiers individus avaient été assez exposés à ces
nouveaux récits, il était temps de les faire se rencontrer afin qu’ils forment
un groupe capable de s’organiser. Ils commençaient alors à partager des
rumeurs et à s’entraîner mutuellement toujours plus loin dans la paranoïa.
C’est à ce stade qu’il convenait de passer au second groupe de cibles : ceux
dont la résistance initiale aux rumeurs commençait à s’affaiblir. C’est ainsi
que vous pouvez progressivement déstabiliser une organisation de
l’intérieur. Cette fois, l’organisation que visait CA c’était l’Amérique et son
fer de lance les réseaux sociaux. Dès que le groupe d’un comté commençait
à s’auto-organiser, CA le présentait à un groupe similaire du comté voisin.
Et puis elle recommençait, encore et encore. Avec le temps, l’entreprise
parvint à créer un mouvement national de citoyens conspis et névrosés.
L’alt-right.
Les tests internes montrèrent également que le contenu des publicités en
ligne et sur les réseaux sociaux pilotés par CA encourageait efficacement
l’engagement des utilisateurs. On avait au préalable fait correspondre les
profils sur les réseaux sociaux de ceux qui étaient ciblés en ligne grâce à
des publicités tests liées à leurs dossiers électoraux, si bien que l’entreprise
connaissait leur vrai nom et leur véritable identité dans le « monde réel ».
Puis CA commença à utiliser les chiffres des taux d’engagement de ces
publicités pour explorer l’impact potentiel qu’elles pouvaient avoir sur la
participation des électeurs. Une note interne soulignait les résultats d’une
expérience menée sur des électeurs inscrits sur les listes et qui n’avaient pas
voté aux deux précédentes élections. CA estimait que si seulement 25 % de
ces électeurs irréguliers qui avaient commencé à cliquer sur les nouveaux
contenus suggérés par CA finissaient par se rendre à l’isoloir, cela pouvait
augmenter la participation en faveur des Républicains d’environ 1 % dans
plusieurs États clés, ce qui correspond souvent à la marge de manœuvre
nécessaire pour remporter une élection serrée. Steve Bannon adorait l’idée.
Mais il voulait que CA aille plus loin – plus loin dans l’obscurité. Il voulait
mettre à l’épreuve la malléabilité de la psyché américaine. Il nous pressa
d’introduire dans notre recherche ce qui, dans les faits, constituait des
questions racialement biaisées, juste pour voir jusqu’où il pouvait pousser
les gens. CA commença donc à poser des questions sur les Noirs – étaient-
ils capables de réussir en Amérique sans l’aide des Blancs, ou bien étaient-
ils génétiquement prédéterminés à l’échec ? Bannon croyait que le
mouvement pour les droits civiques avait limité la « libre pensée » en
Amérique. Il était déterminé à libérer son peuple en lui révélant ce qu’il
considérait comme les vérités interdites de la race.
Bannon avait l’intuition qu’il existait une grande quantité d’Américains
se sentant réduits au silence par la peur d’être traités de racistes. Les
découvertes de Cambridge Analytica confirmèrent ses intuitions :
l’Amérique était bel et bien remplie de racistes qui restaient silencieux par
peur d’être ostracisés. Mais Bannon ne se concentrait pas uniquement sur
son mouvement émergent de l’alt-right : il en avait aussi après les
Démocrates.
Même si le « Démocrate typique » n’était pas avare de beaux discours
quand il s’agissait de soutenir les minorités raciales, Bannon détecta un
paternalisme sous-jacent qui trahissait une certaine « conscience sociale ».
Le parti, selon lui, était rempli de « libéraux en limousine » – une
expression qui remontait aux élections municipales à New York de 1969 et
qui avait immédiatement été adoptée par les populistes pour dénigrer les
Démocrates bien-pensants. Il s’agissait de ces Démocrates blancs qui
soutenaient le busing1 tout en envoyant leurs propres gosses dans des écoles
privées majoritairement blanches, et qui prétendaient se soucier du centre-
ville tout en vivant eux-mêmes dans des quartiers résidentiels fermés. « Les
Dems traitent toujours les Noirs comme des enfants », me dit un jour
Bannon au téléphone. « Ils les mettent dans des cités […], leur donnent des
aides sociales […], mettent en place la discrimination positive […] et
envoient leurs enfants blancs distribuer de la bouffe en Afrique. Mais les
Dems ont toujours peur de poser la seule question qui compte : Pourquoi
ces gens ont-ils besoin qu’on s’occupe autant d’eux ? »
Ce qu’il voulait dire, c’est que les Démocrates blancs révélaient à leur
insu leurs préjugés sur les minorités. Bannon postulait que, si ces
Démocrates pensaient qu’ils aimaient les Africains-Américains, en
revanche ils ne les respectaient pas, il pensait qu’un grand nombre de
politiques démocrates découlaient de la reconnaissance implicite du fait que
ces gens étaient incapables de s’occuper d’eux-mêmes. Le rédacteur de
discours, Michael Gerson, saisit parfaitement cette idée en 1999, quand il fit
parler un George W. Bush alors en pleine campagne présidentielle du
« fanatisme doux du manque d’ambition ». Selon cet argument, les
Démocrates étaient les soutiens et les facilitateurs de mauvais
comportements et de résultats médiocres aux tests parce qu’ils ne croyaient
pas, en vérité, que les étudiants appartenant à une minorité pouvaient s’en
sortir aussi bien que leurs pairs blancs.
Bannon avait un point de vue bien arrêté sur cette question : il pensait
que les Démocrates utilisaient simplement des minorités africaines-
américaines à des fins politiques. Il était convaincu que le contrat social qui
avait émergé après le mouvement pour la défense des droits civiques, en
vertu duquel les Démocrates bénéficiaient des votes africains-américains en
échange d’aides gouvernementales, n’était pas le fruit d’une révélation
d’ordre moral mais bien du calcul le plus cynique. Selon lui, la seule
manière dont les Démocrates pouvaient défendre ce qu’il considérait
comme les vérités dérangeantes de ce contrat social était d’utiliser le
politiquement correct. Les Démocrates avaient soumis les « rationalistes » à
l’opprobre social pour peu qu’ils osent parler de la « réalité de la race ».
Le « réalisme racial » est la dernière version d’une vieille antienne selon
laquelle certains groupes ethniques sont génétiquement supérieurs à
d’autres. Les réalistes raciaux croient par exemple que, si les Américains
noirs obtiennent de moins bonnes notes aux tests standardisés, ce n’est pas
parce que ces tests sont faussés, ni en raison de la longue histoire
d’oppression et de préjugés que les Noirs doivent surmonter, non, c’est tout
simplement parce qu’ils sont par nature moins intelligents que les
Américains blancs. Il s’agit donc d’une notion pseudo-scientifique adoptée
par les suprémacistes blancs et qui trouve ses racines dans un « racisme
scientifique » vieux de plusieurs siècles et sous-tendant – entre autres
désastres de l’histoire humaine – l’esclavage, l’apartheid, et la Shoah. L’alt-
right, sous la houlette de Bannon et Breitbart, a fait du réalisme racial la
pierre angulaire de sa philosophie.
Si Bannon voulait réussir sa quête visant à libérer tous les « libres
penseurs », il avait besoin de trouver un moyen de vacciner les individus
contre le politiquement correct. Cambridge Analytica commença à étudier
non seulement le racisme manifeste, mais également les nombreuses autres
incarnations de ce dernier. Quand nous pensons au racisme, nous pensons
souvent à une haine explicite. Mais le racisme peut s’exprimer de bien des
manières. Il peut être aversif, lorsqu’un individu évite consciemment ou
inconsciemment un autre groupe racial (par exemple les quartiers
résidentiels fermés, les évitements sexuels et amoureux, etc.) et il peut être
également symbolique, lorsqu’un individu émet des jugements négatifs sur
un groupe racial (par exemple les stéréotypes, les « deux poids deux
mesures », etc.). Mais, dans la mesure où la catégorie « racisme » est
socialement stigmatisée aux États-Unis, nous avons découvert que les
Blancs tendent à ignorer ou minimiser leurs propres préjugés internalisés, et
réagissent violemment à l’idée qu’ils pourraient avoir des préjugés racistes.
Ce phénomène est aujourd’hui connu sous le nom de « fragilité
blanche » : les Blancs de la société nord-américaine bénéficient
d’environnements à l’abri des désavantages raciaux, ce qui provoque chez
eux à la fois une plus grande attente de confort racial et une capacité
moindre à gérer le stress racial. Nos recherches ont démontré que la fragilité
blanche empêchait les individus de se confronter à leurs préjugés larvés.
Cette dissonance cognitive signifiait également que ces sujets avaient
tendance à amplifier leurs réponses exprimant un jugement positif sur les
minorités afin de satisfaire leur exigence interne de « ne pas être raciste ».
Par exemple, quand leur était présentée une série de biographies
imaginaires accompagnées de photographies, certaines des personnes
interrogées ayant obtenu des scores élevés lors des tests précédents
contenant des biais racistes implicites avaient tendance à mieux noter les
biographies des minorités que celles, identiques, des Blancs. Vous voyez ?
J’ai donné une meilleure note à un Noir, parce que moi, je ne suis pas
raciste.
Cette dissonance cognitive créait une ouverture : de nombreuses
personnes testées réagissaient à leur propre racisme non pas parce qu’elles
s’inquiétaient de la façon dont ce dernier pouvait contribuer à une
oppression structurelle, mais bien plutôt pour protéger leur propre statut
social. Pour Bannon, c’était assez pour le convaincre que sa théorie à
propos des Démocrates était vraie – à savoir que les Démocrates berçaient
les minorités de douces paroles mais que, au fond, ils étaient aussi racistes
que n’importe qui d’autre aux États-Unis. La seule question, c’était de
savoir dans quelle « réalité » un individu habitait.

Bannon imagina un moyen d’aider les racistes blancs à passer le pas et à


devenir de véritables « libres penseurs ». En 2005, quand Bannon avait
commencé à travailler pour IGE, une entreprise basée à Hong Kong et
spécialisée dans le commerce de monnaie virtuelle, cette firme disposait
d’une sorte d’usine remplie de travailleurs chinois payés au lance-pierre
pour jouer à World of Warcraft et y gagner des items. Au lieu de les
échanger ou de les vendre sur l’interface du jeu, ce qui était autorisé, IGE
monnayait avec une belle marge ces actifs numériques à des joueurs
occidentaux. Cette activité était considérée par une majorité de joueurs
comme de la triche, et l’entreprise fut poursuivie en justice et attaquée en
ligne. Il est possible qu’il s’agisse là de la première fois où Bannon se
trouva exposé à la vindicte des communautés en ligne ; et certaines de ces
attaques furent « violemment antichinoises ». Bannon devint alors un
lecteur régulier de Reddit ainsi que de 4chan et commença à prendre la
mesure de toute la colère qui s’exprimait pour peu que les gens conservent
leur anonymat en ligne. Pour lui, ces individus révélaient leur « vrai » moi,
sans le filtre du « politiquement correct » qui leur interdisait d’énoncer ce
type de « vérités » en public. C’est en se plongeant dans ces forums que
Bannon réalisa qu’il pourrait les exploiter, eux, leurs immenses réserves de
ressentiment et leur capacité à harceler en ligne.
Cette possibilité devint particulièrement claire après le Gamergate, à la
fin de l’été 2014, juste après que Bannon eut fait la connaissance de SCL.
De bien des manières, le Gamergate créa le cadre conceptuel qui rendit
possible le mouvement de l’alt-right de Bannon, dans la mesure où ce
dernier mit au jour l’existence d’un courant sous-marin de millions de
jeunes hommes en colère et prêts à tout. Le troll et le harcèlement en ligne
devinrent les armes de prédilection de l’alt-right. Mais Bannon alla plus
loin et se servit de Cambridge Analytica pour déployer à très grande échelle
les tactiques qu’utilisent les petits bourreaux du quotidien pour éroder la
résistance au stress de leurs victimes. Bannon transforma CA en un outil de
harcèlement automatique et de maltraitance psychologique à grande échelle.
L’entreprise se lança dans cette nouvelle aventure en commençant par
identifier une série de biais cognitifs censés interagir avec les biais racistes
latents. Grâce à de nombreuses expériences, nous concoctâmes un arsenal
d’outils psychologiques susceptible d’être systématiquement déployé via les
réseaux sociaux, les blogs, les groupes et les forums.
La première chose que demanda Bannon à notre équipe fut d’étudier qui
étaient les individus se sentant opprimés par le politiquement correct.
Cambridge Analytica découvrit que, parce que les gens surestiment en
général à quel point les autres les remarquent, mettre en lumière
les situations de malaise en société était une amorce efficace pour
provoquer des biais chez les groupes visés, comme lorsque l’on se moque
de vous parce que vous prononcez mal un nom à consonance étrangère.
L’un des messages les plus efficaces que testa l’entreprise consistait à
demander aux sujets d’« imaginer une Amérique dans laquelle vous ne
pouvez prononcer le nom de personne ». Puis on leur montrait une série de
noms inhabituels avant de leur demander : « À quel point est-il difficile de
prononcer ce nom ? Est-ce que vous vous rappelez une fois où les gens se
sont moqués de quelqu’un qui prononçait mal un nom “ethnique” ? Est-ce
que certaines personnes utilisent le politiquement correct pour que les
autres se sentent stupides ou pour avoir l’air supérieur ? »
Les gens réagissaient avec beaucoup de force à l’idée que les « libéraux »
cherchaient de nouvelles manières de se moquer d’eux et de leur faire
honte, ainsi qu’à celle qui voulait que le politiquement correct fût une
méthode de persécution. Une technique efficace de Cambridge Analytica
consistait à montrer aux sujets des blogs qui se moquaient des Blancs
comme eux, par exemple People of Walmart. Bannon avait observé pendant
des années les communautés en ligne, que ce soit sur Reddit, 4chan ou
ailleurs, et il savait à quel point il était fréquent que des sous-groupes de
jeunes hommes blancs en colère partagent des contenus provenant des
« élites libérales » se moquant des Américains « normaux ». Les
publications ridiculisant les péquenauds avaient toujours existé, mais les
réseaux sociaux offraient une occasion unique d’humilier les Américains
« normaux » en les confrontant au snobisme des élites de la côte.
Cambridge Analytica commença à utiliser ce contenu pour évoquer la
croyance implicite en l’existence d’une compétition raciale pour l’attention
et les ressources – en vertu de laquelle les relations de race sont un jeu à
somme nulle. Plus ils prennent, moins vous avez, et de plus ils se servent du
politiquement correct pour que vous ne puissiez pas en parler. Cette
conceptualisation du politiquement correct comme menace identitaire
catalysa un effet « boomerang » dans l’esprit des individus : les contre-
récits avaient alors tendance à renforcer la croyance ou le biais qu’ils
étaient censés affaiblir. Cela signifie que lorsque les cibles tombaient sur
des clips mettant en scène des candidats ou des célébrités critiquant des
déclarations racistes, cette exposition n’avait d’autre effet que de raffermir
un peu plus le point de vue raciste de la cible au lieu de la pousser à
remettre en question ses croyances. Ainsi, si vous arriviez à associer de
manière organique le point de vue sur la race à la question de l’identité
avant que le sujet soit exposé à un contre-récit, ce dernier serait dès lors
considéré comme une attaque directe contre l’identité du sujet. Ce qui était
vraiment utile pour Bannon, dans la mesure où cela revenait à vacciner les
groupes ciblés contre tous les contre-récits critiquant l’ethno-nationalisme.
Ainsi se créait une étrange boucle récursive dans laquelle les opinions
racistes du groupe se radicalisaient un peu plus à chaque fois qu’elles
étaient exposées à une critique. Ceci s’explique peut-être en partie parce
que la zone du cerveau qui s’active le plus quand nous pensons à des
croyances fermement ancrées dans notre esprit est aussi celle qui est
impliquée quand nous réfléchissons à qui nous sommes et à notre identité.
Par la suite, quand Donald Trump fut la cible de critiques virulentes dans
les médias pour ses déclarations racistes et misogynes, ces critiques eurent
probablement un effet similaire, c’est-à-dire qu’elles renforcèrent la
résolution des soutiens de Trump qui vivaient ces critiques comme une
attaque contre leur propre identité.
En attisant de cette manière la colère des individus, CA se contentait
d’appliquer les résultats d’un grand nombre de recherches montrant que la
colère affecte la manière dont l’on cherche des informations. C’est la raison
pour laquelle les gens peuvent « tirer des conclusions hâtives » quand ils
sont en colère, même s’ils regrettent plus tard les décisions qu’ils ont prises
alors. Lors d’une expérience, CA montrait à un panel en ligne des
graphiques sur des sujets non controversés (par exemple à propos des taux
d’utilisation des téléphones portables, ou bien des ventes d’un certain type
de voitures), et la majorité des individus était capable d’interpréter
correctement ces graphiques. Toutefois, à l’insu des participants, les
données représentées dans ces graphiques étaient en réalité tirées de sujets
politiquement controversés, comme les inégalités de revenus, le
changement climatique ou encore les morts par arme à feu. Quand, dans un
second temps, les noms des données sur le même graphique étaient changés,
les personnes testées, mises en colère par ce qu’elles avaient perçu comme
une menace pour leur identité, avaient bien plus de chances de mal
interpréter le graphique renommé qu’elles avaient pourtant parfaitement
compris la première fois.
Ce qu’observa CA c’est que lorsque les participants étaient en colère,
leur besoin d’explications complètes et rationnelles diminuait de manière
conséquente. Plus particulièrement, la colère mettait les individus dans un
état d’esprit qui les rendait plus désireux de punir de manière indiscriminée,
tout particulièrement les membres d’exo-groupes. Ils avaient également
tendance à sous-estimer les risques d’issues négatives. Cela mena CA à
découvrir que, même si une guerre hypothétique avec la Chine ou le
Mexique signifiait une baisse des bénéfices et du taux d’emploi américains,
les individus amorcés avec la colère se montraient prêts à tolérer ces
dommages économiques nationaux pour peu qu’ils puissent se servir de
cette guerre commerciale pour punir les immigrés et les bobos.
Bannon était convaincu que si l’on montrait ce que le politiquement
correct « signifiait réellement », les gens se rendraient compte de la vérité.
Par conséquent, Cambridge Analytica commença à demander aux sujets si
l’idée de voir leur fille épouser un immigré mexicain les dérangeait ou non.
Pour les sujets qui niaient tout malaise, la question suivante était : « Avez-
vous l’impression que vous étiez dans l’obligation de dire ça ? » Les sujets
avaient alors la permission de changer la réponse à leur première question,
ce que beaucoup faisaient. Une fois collectées les données Facebook, CA
commença à explorer des manières d’approfondir ce phénomène en prenant
des photos de filles de Blancs pour les associer à des photos de Noirs – afin
que les hommes blancs voient « à quoi ressemblait vraiment » le
politiquement correct.
Les panels de recherche de Cambridge Analytica permirent également
d’identifier l’existence d’une relation entre l’attitude des cibles et un effet
psychologique connu sous le nom d’« hypothèse du monde juste » (HMJ).
Il s’agit d’un biais cognitif en vertu duquel certaines personnes
présupposent que le monde est juste : les choses mauvaises « arrivent pour
une bonne raison », ou bien seront compensées par une sorte de
« rééquilibrage moral » dans l’univers. Nous avons découvert que les sujets
qui possédaient le biais de l’HMJ avaient, par exemple, plus tendance à
faire porter la faute sur la victime lors de scénarios hypothétiques
d’agressions sexuelles. Si le monde est juste, alors des choses horribles
n’arrivent pas par hasard à des innocents et, par conséquent, il y a bien dû y
avoir une faute dans le comportement de la victime. Trouver des manières
de rendre responsable la victime a une fonction psychologique
prophylactique pour certains individus, dans la mesure où cela leur permet
de gérer l’angoisse induite par des menaces environnementales
incontrôlables, en maintenant la fiction confortable que le monde
continuera au moins à être juste pour eux.
Cambridge Analytica découvrit que l’HMJ était liée à de nombreuses
attitudes, mais qu’elle entretenait une relation particulière avec le biais
racial. Les individus qui semblaient avoir adopté l’HMJ avaient davantage
tendance à être d’accord avec l’idée selon laquelle ce sont les minorités
elles-mêmes qui sont responsables des disparités socio-économiques entre
les races. En d’autres termes, les Noirs avaient eu tout ce temps pour
réussir, et qu’est-ce qu’ils avaient à montrer ? Peut-être, après tout, n’était-
ce pas raciste de suggérer que les minorités n’étaient pas en mesure de
réussir toutes seules, disait-on aux sujets – peut-être était-ce en fin de
compte un point de vue réaliste.
Puis CA mit en évidence que, tout particulièrement pour ceux qui avaient
sur le monde un point de vue évangélique, ce « monde juste » existait parce
que Dieu récompensait par le succès les individus qui suivaient ses règles.
Ainsi, ceux qui mènent une bonne vie ne tombent pas malades et
réussissent, même s’ils sont noirs. Cambridge Analytica commença à
fournir à ces groupes des récits dotés d’une forte valeur religieuse : « Dieu
est bon et juste, n’est-ce pas ? Les riches ont été bénis par Dieu pour une
raison, n’est-ce pas ? Parce qu’Il est juste. Les minorités se plaignent de
moins recevoir, mais sans doute y a-t-il une raison à cela – parce qu’Il est
juste. N’est-ce pas sinon remettre en question la parole divine ? »
Cette découverte permit à CA de cultiver des points de vue plus punitifs
pour « les autres ». Si le monde est juste et gouverné par un Dieu juste,
alors les réfugiés souffrent pour une raison. Avec le temps, les sujets
tiennent de moins en moins compte de la légitimité des demandes d’asile au
regard de la loi américaine pour se concentrer sur la raison pour laquelle les
réfugiés devraient être punis et la manière dont il convient de le faire. Dans
certains cas, plus la demande d’asile était légitime, plus la réponse du sujet
était violente. Les cibles étaient de moins en moins concernées par ces
réfugiés hypothétiques, et davantage par le fait de maintenir coûte que coûte
la cohérence de leur vision du monde. Si vous avez beaucoup investi dans
l’idée que le monde est juste, toute indication du contraire peur être
ressentie comme une grave menace.
Pour les libres penseurs de Bannon, la réalité raciale n’était pas
seulement en train de devenir une réalité, elle devenait la réalité de Dieu –
renouant ainsi avec une vieille tradition des États-Unis. Depuis l’époque où
les premiers esclaves furent amenés aux États-Unis, les pasteurs se sont
toujours appuyés sur Éphésiens 6:5 – et notamment sur ce passage :
« Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et
tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ » – pour
justifier la pratique de l’esclavage et montrer que la possession d’esclaves
trouvait grâce aux yeux du Seigneur. Au début du XIXe siècle, Stephen
Elliott, un évêque de l’Église épiscopale des États-Unis, affirma que ceux
qui désiraient mettre un terme à l’esclavage se comportaient de manière
impie. Ces derniers, selon lui, devaient « considérer si, par leur interférence
avec cette institution, ils ne risquaient pas de nuire à une œuvre
manifestement providentielle », dans la mesure où des millions de
« personnes à moitié barbares » avaient « appris la voie vers le Ciel […] et
avaient été amenées à connaître leur Sauveur par le moyen de l’esclavage
africain » ! Dans le Sud d’après la guerre de Sécession, les États
promulguèrent des « Codes noirs » qui limitaient la liberté tout juste
acquise des citoyens noirs. Dans des villes comme Memphis ou La
Nouvelle-Orléans, les hommes politiques blancs et les fonctionnaires
municipaux se servirent de la peur pour provoquer des émeutes sanglantes
qui coûtèrent la vie à des dizaines et des dizaines de Noirs. Les lois Jim
Crow, votées entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle,
garantissaient la ségrégation des races dans l’espace public pour les
décennies à venir. Les taxes électorales empêchèrent de nombreux Noirs du
Sud de voter. Et le Ku Klux Klan, qui avait quasiment disparu après la
guerre de Sécession, connut un nouvel essor au début du XXe siècle, en partie
parce qu’il se présentait comme une organisation patriotique nationale.
Le Civil Rights Act de 1964 et le Voting Rights Act de 1965
représentèrent une immense avancée pour les droits des Noirs américains.
Ces lois radicales promettaient de redresser un certain nombre des torts qui
avaient été faits à la communauté noire pendant tant d’années en
garantissant à ses membres le droit de vote, en exigeant la déségrégation
des installations publiques, et en instituant grâce à des programmes
fédéraux les principes de non-discrimination et d’égales opportunités
devant l’emploi. Elles inaugurèrent aussi un nouveau chapitre de la
politique consistant à attiser sans scrupules la peur des Blancs.
À la fin des années 1960, la Southern Strategy (« stratégie sudiste ») de
Richard Nixon alimenta la peur et les tensions raciales pour que les
électeurs blancs se détournent des Démocrates à la faveur des Républicains.
La campagne présidentielle de Nixon en 1968 fut fondée sur deux piliers,
les « droits des États », et l’« ordre public » (Law and order) – des mots
clés évidents pour les racistes. Lors de sa campagne de 1980, Ronald
Reagan fit appel en permanence à l’image de la Welfare queen (soit,
littéralement, la « reine des aides sociales ») – une femme noire censée
pouvoir s’acheter une Cadillac grâce aux aides de l’État. En 1988, on put
voir pendant la campagne de George H. W. Bush le tristement célèbre « clip
de Willie Horton », qui terrifia les électeurs blancs avec des images d’un
criminel noir en pleine folie meurtrière.
Steve Bannon cherchait à faire fonds des biais cognitifs les plus hideux
de la psyché américaine et à convaincre ceux qui en étaient dotés qu’ils
étaient les victimes, et qu’ils avaient été contraints de réprimer leurs
véritables émotions pendant bien trop longtemps. Au plus profond de l’âme
de l’Amérique était tapie une tension qui menaçait d’exploser. Bannon la
sentait depuis longtemps, et possédait désormais des données qui le
prouvaient. Il était convaincu qu’il était du bon côté de l’Histoire, et
qu’avec les bons outils il pourrait accélérer l’avènement de sa prophétie.
Les jeunes, avec l’absence d’opportunités qui découlait d’un État
boursouflé et d’un système financier corrompu, étaient prêts à se rebeller.
C’est juste qu’ils ne le savaient pas encore. Bannon voulait qu’ils
comprennent leur rôle dans sa prophétie révolutionnaire – qu’ils seraient les
meneurs d’un « tournant » générationnel de l’histoire et deviendraient les
« artistes » qui redessineraient une toute nouvelle société, qui aurait gagné
du sens et un but après le « Grand Effondrement ». Les grandes figures de
l’histoire, disait-il, avaient presque toutes été des artistes : Franco et Hitler
avaient été peintres, tandis que Staline, Mao et Ben Laden avaient tous trois
été poètes. Il avait compris pourquoi les mouvements radicaux proposaient
une nouvelle esthétique pour la société. D’après Bannon, si les dictateurs
enfermaient en premier lieu les poètes et les artistes, c’est parce qu’ils
étaient le plus souvent des artistes eux-mêmes. Pour lui, le mouvement qu’il
essayait de mettre en branle devait être son grand-œuvre. C’était
l’accomplissement de sa propre prophétie donnant chair aux récits de ses
livres de chevet, comme The Fourth Turning, qui prédisait une crise
imminente suivie par la révolte d’une génération oubliée, ou encore Le
Camp des saints de Jean Raspail, un roman dans lequel la civilisation
occidentale s’écroule à cause des hordes d’immigrants.
Bannon avait besoin d’une armée pour déclencher le chaos. Pour lui, il
s’agissait d’une insurrection, et il était prêt à se servir de n’importe quel
récit pour inspirer une loyauté totale et un engagement sans faille.
L’exploitation des biais cognitifs, pour Bannon, était simplement un moyen
de « déprogrammer » ses cibles, de les libérer du « conditionnement »
qu’elles avaient subi en grandissant dans une société futile et dénuée de
sens. Bannon voulait que ses cibles se « découvrent elles-mêmes » et
« deviennent ce qu’elles étaient véritablement ». Mais les outils créés par
Cambridge Analytica n’étaient pas destinés à l’accomplissement personnel ;
ils étaient utilisés pour exciter les pires démons des gens afin de construire
ce que Bannon appelait son « mouvement ». En ciblant des individus dotés
de vulnérabilités psychologiques spécifiques, l’entreprise faisait d’eux des
victimes en les forçant à rejoindre ce qui n’était en réalité rien d’autre
qu’une secte dirigée par de faux prophètes. Au sein de cette secte, les
nouveaux disciples devenaient quasiment inaccessibles à la raison et aux
faits, entre autres parce qu’ils étaient tout simplement numériquement isolés
de tout récit perturbateur.
Lors de ma toute dernière discussion avec Bannon, il m’a dit que, pour
changer fondamentalement la société, « il faut tout casser ». Et c’est bien ce
qu’il cherchait à faire – briser l’« establishment ». Bannon accusait le « Big
Government » et le « Big Capitalism » d’avoir supprimé le hasard pourtant
essentiel à l’expérience humaine. Il voulait libérer les gens du contrôle d’un
État administratif qui faisait des choix à leur place et privait ainsi leurs vies
d’un but. Il voulait le chaos, pour mettre un terme à la tyrannie de la
certitude imposée par l’État administratif. Steve Bannon ne voulait pas, et
ne comptait pas accepter, que l’État dicte la destinée de l’Amérique.
Notes
1. Organisation du transport scolaire visant à promouvoir la mixité sociale
ou raciale au sein des établissements scolaires publics, en partant du constat
que la ségrégation sociale ou raciale est aussi géographique, et que les
itinéraires des bus scolaires peuvent être déterminés de façon à privilégier la
mixité scolaire. (N.d.T.)
CHAPITRE VIII

Bons likes de Russie

Fidèles à leur première vie consacrée aux opérations d’information à


l’étranger, les bureaux londoniens de Cambridge Analytica voyaient
presque tous les jours débarquer de nouveaux personnages. La boîte devint
le lieu de rendez-vous des politiciens étrangers, des entremetteurs, des
agences de sécurité et des hommes d’affaires suivis à la traîne par des
secrétaires particulières très légèrement vêtues. Il était clair qu’un grand
nombre de ces hommes étaient des associés d’oligarques russes désireux
d’influencer un gouvernement étranger, mais leur intérêt pour la politique
étrangère était rarement idéologique. En général, ils cherchaient plutôt un
endroit où planquer discrètement de l’argent, ou bien voulaient au contraire
récupérer de l’argent dormant sur un compte bloqué quelque part sur la
planète. Il fut demandé aux employés d’ignorer simplement ces allées et
venues et de ne pas poser trop de questions, mais ils ne pouvaient pas
s’empêcher de faire des blagues sur notre chat interne, tout particulièrement
à propos des Russes qui étaient, de loin, la variété de clients la plus
excentrique à venir chez nous. Quand l’entreprise menait une enquête sur
ces clients potentiels, le téléphone arabe ne manquait pas de nous informer
des passe-temps hors du commun ou des perversions sexuelles horrifiantes
de ces hommes puissants. Et j’avoue avoir fermé les yeux sur les réunions
organisées par l’entreprise avec des clients à l’air louche. Je savais que je
n’avais rien à gagner à poser trop de questions à Nix. Et puis, à l’époque, au
printemps 2014, soit deux ans seulement avant les efforts de désinformation
russes visant à influencer les élections présidentielles américaines, ces
Russes n’avaient en fin de compte rien de particulièrement louche,
comparés à nos clients habituels. Enfin, du moins à l’exception d’un client
potentiel que les dirigeants de CA avaient l’air de beaucoup courtiser tout
en restant inhabituellement silencieux à son sujet.
Au printemps 2014, la grande compagnie pétrolière russe Lukoil contacta
Cambridge Analytica et commença à poser beaucoup de questions. Au
début, Nix gérait les conversations, mais bientôt les cadres de la compagnie
pétrolière voulurent des réponses qu’il était incapable de donner. Il envoya
à Vagit Alekperov, le PDG de Lukoil, un livre blanc que j’avais rédigé à
propos des projets de ciblage de données aux États-Unis par Cambridge
Analytica, à la suite de quoi Lukoil demanda un rendez-vous. Nix insista
pour que j’y assiste. « Ils comprennent le microciblage comportemental
dans le contexte d’élections (grâce à ton excellent document/livre blanc)
mais n’arrivent pas à établir le lien entre les électeurs et leurs
consommateurs », m’écrivit-il dans un email.
Eh bien, pour tout dire, je n’arrivais pas non plus à l’établir, ce lien.
Lukoil était certes l’une des forces majeures de l’économie mondiale – la
plus grande entreprise privée de la kleptocratie poutinienne –, mais je
n’arrivais pas à établir de lien évident entre la compagnie pétrolière russe et
le travail que faisait CA aux États-Unis. Et Nix ne m’était d’aucune aide.
« Oh, tu sais comment ça marche, tout ça, me dit-il. Tu te trémousses un
peu, laisses voir un bout de cuisse, et ils vont lâcher l’oseille. » En d’autres
mots, les détails ne l’intéressaient pas. Après tout, si Lukoil était prêt à
payer pour obtenir nos données, en quoi ce qu’ils comptaient en faire nous
concernait-il ?
Peu de temps après cette première prise de contact avec Lukoil, une note
sur les capacités internes de CA en 2014 fut rédigée et envoyée à Nix. Le
mémo analysait à l’aide de termes euphémistiques ce que l’entreprise était
capable – au moins théoriquement – de mettre en place dans le cadre d’un
projet nécessitant des services de renseignement spéciaux ou des opérations
de désinformation à grande échelle sur les réseaux sociaux. (Comme il
s’agissait d’une note interne, elle parlait de SCL ; Cambridge Analytica,
après tout, n’était qu’une façade pour les clients américains, et n’employait
que des membres de SCL.) « SCL a engagé un certain nombre de membres
à la retraite d’agences de sécurité et d’agences de renseignement
israéliennes, américaines et britanniques, espagnoles et russes, tous dotés
d’une très grande expertise aussi bien technique qu’analytique », disait la
note. « Notre expérience prouve que, dans de nombreux cas, utiliser les
réseaux sociaux ou des publications “étrangères” pour “exposer” un
adversaire est souvent plus efficace que d’utiliser des canaux médiatiques
locaux potentiellement biaisés. » La note se penchait sur la manière
d’« infiltrer » des campagnes d’opposition en utilisant des « filets de
renseignement » pour obtenir des « informations dommageables » et créer
des réseaux à la bonne échelle de « comptes Facebook et Twitter afin de
construire une crédibilité et d’engranger des followers ». Pour de nombreux
clients de SCL, il s’agissait de l’offre standard – de l’espionnage privé, des
arnaques, de la corruption, de l’extorsion, des infiltrations, des coups
montés, ainsi que des campagnes de désinformation orchestrées grâce à de
faux comptes sur les réseaux sociaux. Pour le bon prix, SCL était prêt à
faire tout ce qui était nécessaire pour aider un client à remporter une
élection. Maintenant, grâce à des millions d’investissement, des capacités
d’intelligence artificielle bien plus puissantes et des jeux de données bien
plus complets, sa toute nouvelle création, Cambridge Analytica, comptait
bien aller encore plus loin.
Les cadres de Lukoil vinrent à Londres, où Nix avait préparé tout une
série de slides pour illustrer sa présentation. Je me calai bien au fond de ma
chaise, curieux de voir ce qu’il allait bien pouvoir présenter. Les premiers
slides concernaient un projet de SCL au Nigeria qui visait à saper la
confiance des électeurs dans les institutions civiles. Intitulé « Élection :
Vaccination », le matériau décrivait la manière de répandre des rumeurs et
de la désinformation pour faire basculer le résultat d’une élection. Puis Nix
projeta des vidéos mettant en scène des électeurs submergés d’émotions et
convaincus que les prochaines élections nigérianes étaient truquées
d’avance.
« C’est nous qui leur avons fait croire ça », dit Nix avec gourmandise.
Les slides suivant décrivaient la façon dont SCL avait truqué les élections
au Nigeria, et étaient complétés par des vidéos d’électeurs expliquant à quel
point les rumeurs de violence et d’insurrection les inquiétaient. « Ça, c’est
nous aussi », gloussa Nix.
J’observai en silence ces cadres russes hocher gentiment la tête en signe
d’assentiment, comme s’ils voyaient tous les jours ce type de présentation.
Puis Nix leur montra des slides sur nos actifs de données. Pourtant, nous
n’avions pas d’actifs de données en Russie ni dans la Communauté des
États indépendants (CEI), c’est-à-dire les principaux marchés où opérait
Lukoil, et notre plus gros jeu de données concernait bien sûr l’Amérique.
Puis il commença à leur parler de microciblage et d’intelligence artificielle,
et de ce que Cambridge Analytica faisait des données qu’elle possédait.
J’étais complètement paumé. À la fin de la présentation, les cadres me
demandèrent ce que je pensais et, après avoir un peu tourné autour du pot,
je dis : « Bon, OK, nous avons fait toutes sortes d’expériences et possédons
tout plein de données sur plein d’endroits dans le monde… Qu’est-ce qui
vous intéresse exactement, dans tout ça ? »
L’un d’entre eux me répondit qu’ils étaient toujours en train d’y réfléchir,
et que nous devions continuer à leur expliquer dans le détail les données et
les capacités dont disposait CA. Mais à ce stade, c’était moi qui avais
besoin de réponses. Pourquoi une compagnie pétrolière russe qui n’existait
pour ainsi dire pas sur le sol américain voulait-elle accéder à nos actifs de
données américains ? Et, s’il s’agissait d’un projet commercial, pourquoi
diable Alexander s’acharnait-il à leur montrer des slides leur parlant de nos
campagnes de désinformation en Afrique ?
Mais ce n’étaient pas seulement les actifs de données qui étaient
présentés aux clients de l’entreprise. CA n’avait qu’une envie : montrer à
ses clients potentiels l’étendue de ses connaissances sur les opérations
militaires américaines internes. Lors d’une autre réunion, les clients
potentiels purent découvrir un ensemble de slides créés pour un usage
strictement interne par l’U.S. Air Force Targeting Center à Langley, en
Virginie, et auxquels l’entreprise avait eu je ne sais comment accès, pour
souligner à quel point les États-Unis étaient déjà prêts « à incorporer des
facteurs comportementaux socio-culturels dans leur planification
opérationnelle » afin d’obtenir la capacité d’« armer » des cibles et
d’amplifier la force non cinétique utilisable contre les adversaires des États-
Unis. Nix restait évasif sur ses plans. Cela me frappa car c’était pour lui un
rôle à contre-emploi – combien de fois l’avais-je vu se vanter de la façon
dont il avait corrompu tel ministre ou mis en place tel coup monté ? Mais il
ne pouvait pas – ou ne voulait pas – m’expliquer pourquoi il continuait à
communiquer autant avec ces « clients ». Et, pendant la discussion, il leur
répéta à de nombreuses reprises : « On a déjà des gars sur le terrain. »

Quelques mois avant la première série de réunions avec Lukoil,


Cambridge Analytica était entrée en contact avec un homme appelé Sam
Patten, qui avait mené la vie trépidante d’homme politique à gages partout
autour de la planète. Dans les années 1990, Patten avait travaillé dans le
secteur pétrolier au Kazakhstan avant de se tourner vers la politique en
Europe de l’Est. Quand CA l’engagea, il venait de terminer un projet pour
des partis politiques pro-russes en Ukraine. À l’époque, il travaillait avec un
homme appelé Konstantin Kilimnik, un ex-officier de la Direction générale
du renseignement russe, le GRU. Même si Patten nie avoir transmis la
moindre donnée à son associé russe, on apprit plus tard que Paul Manafort,
qui fut pendant plusieurs mois le directeur de campagne de Donald Trump,
avait, dans un autre cadre, transmis des données électorales à Kilimnik.
Patten et Kilimnik s’étaient rencontrés à Moscou au début des années 2000
et avaient par la suite travaillé en Ukraine pour la boîte de conseil de
Manafort. Tous deux officialisèrent leur partenariat commercial peu de
temps après que Patten eut été recruté par CA.
Patten était le candidat parfait pour nous aider dans le monde des
opérations d’influence internationales les plus louches. Il avait également
de solides contacts parmi les Républicains, toujours plus nombreux à venir
grossir les rangs de Cambridge Analytica, si bien qu’on lui attribua à
l’origine un poste aux États-Unis : Patten fut chargé de gérer la logistique
des opérations de recherche en Amérique, dont les groupes de discussion et
la collecte de données, ainsi que de rédiger certaines des questions utilisées
dans les questionnaires en ligne.
Au printemps 2014, il commença à travailler en Oregon, prenant la
direction de plusieurs projets de recherches comportementales et sociales
sur les citoyens américains qu’avait mis au point Gettleson.
Bientôt, des questions étranges commencèrent à apparaître dans nos
recherches. Un jour, j’étais dans mon bureau à Londres, à contrôler des
rapports de terrain, quand je tombai sur un projet impliquant le test en
Amérique d’un message pro-russe. L’opération américaine se développait à
toute vitesse, plusieurs personnes avaient été engagées pour gérer la
répartition des missions de plus en plus nombreuses, et il était devenu très
difficile d’arriver à suivre tous les volets de recherche. Je me suis donc dit
que, sans doute, quelqu’un avait commencé à explorer le point de vue des
Américains sur des sujets internationaux. Mais quand j’ai consulté le
référentiel de données et de questions, je n’ai trouvé que des données en
lien avec la Russie. Notre équipe en Oregon avait commencé à demander
aux gens : « Pensez-vous que la présence russe est légitime en Crimée ? »,
ou encore : « Que pensez-vous de Vladimir Poutine en tant que chef ? » Les
animateurs des groupes de discussion faisaient circuler diverses photos de
Poutine, et demandaient aux membres du groupe sur laquelle, à leur avis, il
avait l’air le plus fort. J’ai commencé à regarder des enregistrements vidéo
de ces séances de discussions – et, ma foi, elles étaient très étranges. Des
photographies de Vladimir Poutine et des récits russes étaient projetés sur le
mur, puis l’organisateur demandait à des groupes d’électeurs américains ce
qu’ils ressentaient en voyant un chef aussi fort.
Ce qui était intéressant c’était que, même si la Russie était l’adversaire
des États-Unis depuis des décennies, Poutine semblait admiré pour sa
puissance en tant que chef.
« Il a le droit de protéger son pays et de faire ce qu’il considère comme le
mieux pour son pays », dit l’un des participants, tandis que ses voisins
hochaient la tête. Un autre nous expliqua que la Crimée était le Mexique de
la Russie, mais que, contrairement à Obama, Poutine avait décidé d’agir.
J’étais assis, seul dans le bureau – il était tard –, à mater des clips bizarres
d’Américains discutant de la légitimité des prétentions de Poutine sur la
Crimée, et j’ai commencé à avoir un besoin urgent de réponses. Gettleson
était aux États-Unis à ce moment-là. Quand il a décroché le téléphone, je lui
ai demandé s’il pouvait m’affranchir sur la personne qui avait autorisé un
volet de recherche sur Poutine. Il n’en avait pas la moindre idée. « C’est
juste apparu comme ça, dit-il, donc je me suis dit que ça avait dû être
approuvé par quelqu’un. »
L’intérêt de Patten pour la politique est-européenne me traversa l’esprit,
mais je n’y pensai pas plus que ça. En août 2014, un employé de Palantir
envoya un email à l’équipe de data science contenant un lien qui menait à
un article mentionnant le fait que les Russes avaient volé des millions
d’historiques de navigation. « Ça, c’est de l’acquisition de données ! »
plaisantèrent-ils. Deux minutes plus tard, l’un de nos ingénieurs répondit au
type de Palantir : « Nous pouvons utiliser des méthodes similaires. » Peut-
être qu’il rigolait, peut-être pas, toujours est-il que l’entreprise avait bien
employé d’anciens agents du renseignement russe sur d’autres projets,
comme l’avait souligné le mémo envoyé à Nix.
Kogan, le psychologue responsable du projet depuis 2014, faisait
régulièrement des voyages à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Il n’était pas
très communicatif à propos de ses projets en Russie, mais je savais qu’il
travaillait sur le profilage psychométrique des utilisateurs de réseaux
sociaux. Les recherches que menait Kogan en Russie consistaient à
identifier les individus déséquilibrés et à explorer leur potentiel de trollage
sur les réseaux sociaux. Ses recherches à l’université d’État de Saint-
Pétersbourg, financées par une bourse du gouvernement russe, examinaient
les liens existant entre les caractéristiques de la personnalité constituant la
« sombre triade » et l’implication dans des activités de troll ainsi que de
harcèlement en ligne. Elles avaient également exploré des thèmes politiques
sur Facebook, et mis au jour le fait que les individus qui obtenaient des
scores élevés en psychopathie avaient davantage tendance à poster des
contenus en lien avec l’autoritarisme politique. Avec des psychologues
cliniques et computationnels, Kogan travaillait sur « les données
d’utilisateurs Facebook de Russie et des États-Unis au moyen d’une
application web spéciale », selon une note de recherche de son équipe russe.
À la fin de l’été, Kogan faisait des conférences en Russie sur les
applications potentiellement politiques du profilage des utilisateurs des
réseaux sociaux. Je me rappelle l’avoir entendu dire qu’il y avait des
« recoupements » entre ses travaux à Saint-Pétersbourg et à Cambridge
Analytica, mais c’était peut-être une coïncidence. Ce que je crois, et ce que
j’ai expliqué au Congrès, c’est que Kogan n’avait pas de mauvaises
intentions, et avait simplement été naïf et inconséquent. Objectivement, les
données étaient fort peu sécurisées.
Même avant l’arrivée de Kogan, la maison-mère de CA, SCL, avait une
expérience hors du commun en dissémination de propagande en ligne, mais
le travail de recherche de Kogan était particulièrement bien adapté au
ciblage d’électeurs disposant de traits de personnalité autoritaires, ainsi qu’à
l’identification des récits susceptibles d’activer leur soutien. Après que
Kogan eut rejoint le projet de Cambridge Analytica, l’équipe interne de
psychologues de CA commença à reproduire certaines des recherches qu’il
avait effectuées en Russie : à savoir le profilage d’individus possédant à la
fois les caractéristiques de la « sombre triade » et ayant obtenu des scores
élevés en neuroticisme. Ces cibles étaient plus impulsives et plus
susceptibles d’adopter des raisonnements conspirationnistes, et, avec le bon
coup de pouce, il était possible de les pousser à adopter des pensées et des
comportements extrêmes.

Des chefs toxiques font des entreprises toxiques, et, à cet égard, je pense
que Cambridge Analytica était à l’image du caractère de Nix. En plus du
pied évident qu’il prenait à l’intimidation, Nix possédait le don troublant de
systématiquement trouver l’endroit exact où sa malice allait faire le
maximum de dégâts. Il n’arrêtait pas, par exemple, de m’appeler
« l’infirme » ou « le polio » parce qu’il savait que cela me faisait me sentir
faible et que cela m’encourageait à travailler encore plus dur. J’avais beau
lui en vouloir, quelque chose en moi me poussait à essayer de lui prouver
qu’il se trompait. Ces mauvais traitements permanents avaient une
explication : seule la volonté de rétablir la « vérité » pouvait motiver
quelqu’un à s’élever au niveau des exigences de Nix. Il avait également une
passion pour le fait de rabaisser ses employés, et aimait traverser le bureau
comme une tornade en colère, tout en proférant des bordées d’insultes.
En une occasion, nous crûmes qu’il allait blesser quelqu’un. Je n’arrive
même pas à me rappeler ce qui l’avait fait sortir de ses gonds cette fois-là,
mais il avait pété un plomb et avait commencé à balancer tout ce qui se
trouvait sur le bureau du stagiaire. Nix hurlait, penché si près du visage du
stagiaire que nous pouvions voir ses postillons consteller les joues de sa
victime. Tadas Jucikas, le plus costaud d’entre nous, se leva et s’approcha
de Nix. « Alexander, je crois que tu as besoin d’un verre, dit-il. Et si on
allait s’en jeter un au club ? » Après le départ de Nix, le stagiaire resta assis,
le souffle laborieux, jusqu’à ce qu’un collègue lui suggère de prendre sa
journée. Nous avons nettoyé tout le bordel qu’avait foutu Nix avant qu’il ne
rentre d’excellente humeur, comme si rien ne s’était passé.
Parfois, il accusait sa victime après s’être emporté. « Tu me fais toujours
crier », disait-il, comme s’il ne contrôlait pas sa propre voix. Ce qui me
perturbait le plus, c’est quand il niait avoir eu une crise de colère alors que,
de mon côté, j’avais encore les jambes qui flageolaient. Il y a quelque chose
d’assez puissant dans le fait de s’entendre dire platement que la chose qui
vous a bouleversé n’est en réalité jamais arrivée ; vous finissez même par
vous demander si vous ne l’avez pas imaginée, si vous n’êtes pas en train de
devenir fou. « Grandis un peu, et tanne-toi le cuir, disait Nix. Je ne peux pas
te faire confiance si tu passes ton temps à chouiner sous prétexte que,
d’après toi, je me suis mis en colère. »
Il se produisit un clash qui eut des conséquences à la fois à long terme et
à court terme. Quand Cambridge Analytica fut officiellement créée, j’ai
continué à refuser de signer mon contrat. Signer signifiait avoir des parts
dans la boîte, mais, en même temps, j’étais un peu réticent à l’idée de
m’engager sur le long terme avec CA. Une petite voix dans ma tête me
répétait de ne pas le faire.
Ce délai rendit Nix furieux. Il finit par craquer, et m’enferma dans une
pièce où il entreprit de me pourrir en me hurlant dessus. N’obtenant pas le
résultat escompté, il balança contre le mur la chaise qui était à côté de moi.
Dès qu’il ouvrit la porte, je m’enfuis et ne remis pas les pieds au bureau
pendant deux semaines. Nous savions tous deux qu’il avait plus besoin de
moi que moi de lui, parce que j’étais la seule personne capable de construire
ce qu’il avait promis aux Mercer. Mais il était trop buté et trop orgueilleux
pour s’excuser, et, au bout d’un moment, il envoya Jucikas me faire des
excuses à sa place. Je revins en traînant les pieds, refusant toujours de
signer le contrat.
La liste des clients de CA grossit jusqu’à devenir une sorte de Who’s who
de la droite américaine. Les campagnes de Trump et de Cruz pour les
primaires républicaines rapportèrent chacune plus de 5 millions de dollars.
CA fut embauché pour les campagnes sénatoriales de Roy Blunt, dans le
Missouri, et de Tom Cotton, dans l’Arkansas. Et puis il y avait le pari
éternellement perdu d’Art Robinson, le Républicain de l’Oregon qui
collectionnait les orgues d’église, et, accessoirement, la pisse. À l’automne
2014, Jeb Bush nous rendit visite au bureau. Malgré les millions que nous
avaient confiés les Mercer, Nix n’avait jamais cherché à comprendre la
politique américaine, si bien qu’il demanda à Gettleson de l’accompagner.
Bush, qui était venu seul, commença par dire à Nix que s’il décidait d’être
candidat à la présidentielle, il voulait être capable de le faire à ses propres
conditions, sans avoir à « courtiser les barjos » de son parti.
« Bien évidemment, bien évidemment », répondit Nix, annonçant du
même coup son intention de pipeauter toute la suite du rendez-vous. Après
cet entretien, il se montra si excité par la possibilité de signer un autre gros
client américain qu’il insista pour appeler immédiatement les Mercer et leur
annoncer la bonne nouvelle – il avait apparemment oublié que les Mercer
lui avaient répété d’innombrables fois qu’ils soutenaient Ted Cruz dans la
course à l’investiture républicaine. Nix mit Rebekah Mercer sur haut-
parleur pour que tout le monde puisse entendre combien elle serait réjouie
par cette bonne nouvelle.
« Jeb Bush vient de quitter nos bureaux. Il aimerait travailler avec nous.
Alors, qu’est-ce que vous dites de ça ? » demanda-t-il fièrement. Après un
silence, Rebekah répondit froidement : « Eh bien j’espère seulement que
vous lui avez clairement fait comprendre que cela n’arriverait jamais. » Puis
elle raccrocha. C’était violent.
Et ce n’étaient pas seulement les potentiels prétendants à la présidence
qui venaient demander de l’aide à CA. Pour le leader évangélique Ralph
Reed, Nix organisa un déjeuner dans la grande salle à manger de l’Oxford
and Cambridge Club, sur Pall Mall. Reed passa deux heures à expliquer ses
objectifs et à souligner la manière dont CA pouvait contribuer à réinstiller
de la moralité dans une Amérique qui se déchirait sur la question du
mariage entre personnes du même sexe et d’autres problèmes culturels du
même tonneau. Nix quitta ce rendez-vous un peu bourré. De retour au
bureau, il annonça avec sa finesse et sa discrétion habituelles : « Et bah, ça
c’est une fiotte au placard ou bien je ne m’y connais pas ! »
Pendant la plus grande partie du temps que j’ai passé à SCL et à
Cambridge Analytica, rien de ce que nous faisions ne me semblait réel, en
partie peut-être parce qu’un grand nombre des personnages que j’y croisais
semblaient tout droit sortis d’un dessin animé. Il s’agissait davantage à mes
yeux d’une aventure intellectuelle, comme quand on joue à un jeu vidéo qui
augmente progressivement en difficulté. Qu’est-ce qu’il se passe si je fais
ça ? Est-ce que je peux faire passer ce personnage de bleu à rouge, ou de
rouge à bleu1 ? Assis dans un bureau, les yeux rivés à l’écran, c’est facile
de s’égarer sans s’en apercevoir dans un lieu très sombre, et de perdre
complètement de vue ce dans quoi l’on est réellement impliqué.
Il est tout de même arrivé un moment où je ne pouvais plus ignorer ce
qu’il se passait sous mon nez. Des Comités d’action politique (PAC)
étranges ont commencé à se manifester. Le super PAC du futur conseiller à
la sécurité nationale, John Bolton, paya Cambridge Analytica plus d’un
million de dollars pour explorer les différentes façons d’augmenter le
militarisme chez les jeunes Américains. Bolton s’inquiétait du fait que les
millenials appartenaient à une génération « moralement faible » qui n’était
pas prête à partir en guerre contre l’Iran ou n’importe quel autre pays
appartenant à l’« axe du mal ».
Nix voulut que nous commencions à utiliser des pseudonymes pour nos
recherches de clients aux États-Unis et à déclarer que les recherches étaient
menées par l’université de Cambridge. J’essayai de mettre à tout cela un
terme en envoyant un email à l’équipe : « Vous ne pouvez pas mentir aux
gens », écrivis-je, avant de citer les potentielles conséquences juridiques
que pouvait avoir cette nouvelle pratique. Mon avertissement fut purement
et simplement ignoré.
À ce stade, j’avais de plus en plus l’impression de faire partie de quelque
chose que je ne comprenais pas et ne pouvais pas contrôler, quelque chose
qui, à la base, était profondément corrompu. Mais je me sentais également
perdu, pris au piège. J’ai commencé à sortir et à faire la bringue toute la
nuit, dans des clubs ou des raves. Il m’arriva plus d’une fois de quitter le
bureau le soir, de sortir toute la nuit et de revenir travailler sans avoir dormi.
Mes amis à Londres remarquèrent que quelque chose n’allait pas chez moi.
Gettleson finit par me dire : « T’as pas l’air bien, Chris. Ça va ? » Ça
n’allait pas. J’étais déprimé. Il y avait des jours où j’avais envie de gueuler
à mon tour sur Nix, mais quelque chose m’en empêchait. Alors je sortais,
parfois seul, et la musique forte et le contact permanent des autres corps
dansant me donnaient l’impression que j’étais encore là, que tout ça n’était
pas un rêve. Et puis, quand la musique est suffisamment forte, vous pouvez
crier tout votre soûl, personne ne s’en aperçoit.

Notre travail à Cambridge Analytica me semblait devenir chaque jour un


peu plus maléfique. L’un des projets était décrit dans la correspondance de
CA comme une initiative de « désengagement des électeurs » ciblant les
Africains-Américains. Nos clients républicains s’inquiétaient du poids de
plus en plus important du vote des minorités, surtout si on le comparait à
celui de la base blanche vieillissante. Ils cherchaient des moyens
d’embrouiller l’esprit des Noirs, de les démotiver et de les priver de leur
capacité d’agir. Quand je découvris que CA s’était lancée dans un projet de
« désengagement » des électeurs, cela fit mouche. J’ai pensé à toutes les
fois où j’avais assisté à des meetings, en 2008, lors de la candidature
d’Obama à la présidentielle, et j’ai commencé à me demander : Mais
putain, comment je m’en suis retrouvé là ? J’ai dit à l’un des nouveaux
managers que, indépendamment de ce que voulait le client, il était peut-être
illégal de travailler sur un projet dont l’objectif était de décourager les
électeurs de se rendre aux urnes. En vain, encore une fois. J’appelai un
cabinet d’avocats à New York, et leur laissai un message pour qu’ils me
rappellent, ce qu’ils ne firent jamais.

En juillet 2014, je fus mis en copie d’une note confidentielle envoyée à


Bannon, Rebekah Mercer et Nix par Bracewell & Guiliani, le cabinet
d’avocat de Rudy Giuliani. Cambridge Analytica avait demandé au cabinet
de l’éclairer sur la législation américaine vis-à-vis des influences étrangères
des campagnes électorales. La note rappelait le Foreign Agents Registration
Act et était on ne peut plus claire : les étrangers avaient l’interdiction stricte
de diriger ou d’influencer une campagne électorale ou un Comité d’action
politique, et ce, aussi bien au niveau fédéral qu’étatique ou local. La note
recommandait que Nix se récusât immédiatement de tout poste à
responsabilité au sein de Cambridge Analytica en attendant l’exploration de
potentielles « failles juridiques ». Elle suggérait en outre de « filtrer » le
travail des étrangers à CA par le biais de citoyens américains. Après avoir
lu cette note, je menai Nix dans la salle de conférences pour le presser de
bien tenir compte de cet avertissement.
Au lieu de quoi, Cambridge Analytica commença à exiger des membres
non américains de l’équipe qu’ils signent une décharge avant de s’envoler
pour les États-Unis, en vertu de laquelle ils acceptaient d’assumer toutes les
responsabilités en cas de violation du droit électoral américain. Ils n’avaient
évidemment pas été informés de l’avis du cabinet de Giuliani. Cela me fit
exploser.
« Et s’ils se font poursuivre en justice, Alexander ? criai-je. Ce sera ta
faute !
— C’est leur responsabilité de savoir quelles sont les règles, pas la
mienne, me répondit-il. Ce sont des adultes. Ils sont capables de prendre des
décisions comme des grands. »
Mais c’étaient ses décisions à lui qui m’inquiétaient, et j’étais loin d’être
le seul. Un collègue de l’équipe de psychologie qui me remplaçait sur
certains nouveaux projets me fit également part de sa crainte que ses
recherches puissent être utilisées pour amplifier plutôt que pour modérer le
racisme chez les populations sur lesquelles se penchait Cambridge
Analytica. « Je pense qu’il faut que nous mettions un terme à ces
recherches », me dit-il.
À l’origine, la race était l’un des très nombreux sujets que CA avait
commencé à explorer. C’était tout à fait normal, dans la mesure où les
conflits raciaux ont joué un rôle important aussi bien dans la culture
américaine que dans son histoire. Les psychologues qui travaillaient sur ce
projet étaient partis du principe, du moins au début, que ces recherches
pouvaient être utilisées soit pour obtenir des informations sur les biais d’une
population, soit, dans le meilleur des cas, pour réduire l’effet de ces biais.
Mais, en l’absence de l’évaluation éthique qui sert traditionnellement de
préambule à toute recherche universitaire, personne ne se demanda si ce
travail pouvait être utilisé à d’autres fins – si ce projet pouvait mal tourner.
Je connaissais les diatribes régulières de Bannon sur le fait que
l’Amérique changeait beaucoup trop, sa prophétie d’un grand conflit sur le
point d’éclater, ainsi que son interprétation erronée du dharma de
l’hindouisme, bercée d’un orientalisme fétichiste, mais, franchement, je
considérais, comme un grand nombre de membres de l’équipe de recherche,
qu’il s’agissait seulement d’une personne excentrique de plus à gérer pour
pouvoir travailler en paix. Beaucoup de membres de CA avaient par ailleurs
collaboré avec SCL dans des conditions bien plus extrêmes, sur des projets
d’opérations d’information partout dans le monde, et, à leurs yeux, Bannon,
c’était du petit-lait.
CA se développa à toute vitesse à la suite de l’investissement de Mercer,
au point que je ne pris pas la mesure de l’échelle à laquelle se jouaient nos
projets sur la race. Les nouveaux managers que Nix et Bannon avaient
recrutés commencèrent à m’exclure des réunions, et je cessais d’être invité
automatiquement aux réunions de planification des projets. N’y voyant
qu’une manifestation supplémentaire des délires mégalo de Nix,
j’accueillais ces exclusions avec amertume, mais sans inquiétude. Jusqu’au
jour où l’un des psychologues de l’équipe vint me voir pour me montrer
certains des nouveaux projets sur la race. Il me présenta le document de
base qui listait toutes les hypothèses de recherche testées sur le terrain en
Amérique, et à peine commençai-je à lire que je sentis mon estomac se
retourner. Nous testions des manières d’utiliser des biais cognitifs pour
modifier la façon dont les individus percevaient les groupes raciaux
différents du leur. Nous nous servions de questions et d’images clairement
conçues pour susciter du racisme chez nos sujets. Puis je visionnai une
vidéo dans laquelle un homme participant à l’une de nos expériences sur le
terrain, provoqué par les questions des chercheurs de CA, explosait de rage
et proférait des insultes racistes : je commençais à regarder en face le
monstre que j’avais contribué à créer.
Au cours de notre invasion de l’Amérique, nous nous acharnions à
activer volontairement le pire chez les gens, de la paranoïa au racisme. Je
me rappelle m’être tout de suite demandé si c’était cela qu’avait ressenti
Stanley Milgram en observant les sujets de ses recherches. Nous nous
étions mis au service d’hommes dont les valeurs étaient complètement
opposées aux miennes. Bannon et Mercer étaient ravis d’employer les
individus mêmes qu’ils cherchaient à opprimer – les queers, les immigrants,
les femmes, les Juifs, les musulmans, les personnes de couleur – car cela
leur permettait de transformer en armes nos intuitions et nos expériences, et
de les mettre au service de leur cause. Je ne travaillais plus pour une
entreprise qui luttait contre des extrémistes mettant des femmes aux fers,
brutalisant les mécréants et torturant les gays ; non, désormais, je travaillais
pour des extrémistes qui voulaient construire leur propre dystopie en
Amérique et en Europe. Nix le savait, et s’en foutait. Pour le frisson à deux
balles accompagnant la signature d’un nouveau deal, il avait fait la cour à
des fanatiques et des homophobes, et s’était attendu à ce que son équipe
détourne le regard, mais aussi à ce que nous soyons prêts à trahir notre
propre communauté.
Nous étions en train de mettre la dernière touche à une machine conçue
pour contaminer l’Amérique avec de la haine et de la paranoïa sectaire, je
ne pouvais plus me voiler la face et ignorer à quel point le projet était
immoral et illégal. Je ne voulais pas être un collaborateur.
Puis, en août 2014, quelque chose de terrible arriva. Un employé de
longue date de SCL, vieil ami et confident de Nix, revint d’Afrique avec la
malaria. Il débarqua au bureau les yeux rouges, transpirant abondamment,
et bredouilla des choses incompréhensibles. Nix l’engueula parce qu’il était
en retard, tandis que le reste de l’équipe le poussait à se rendre au plus vite
à l’hôpital. Mais, avant d’atteindre les urgences, il perdit connaissance dans
l’escalier, dévala une volée de marches et s’écrasa la tête la première sur le
béton. Il tomba dans le coma. Son cerveau se mit à gonfler, et les médecins
durent lui retirer une partie du crâne. Ces derniers craignaient que son
fonctionnement cognitif en fût définitivement affecté.
Quand Nix revint de sa visite à l’hôpital, il demanda au service des
ressources humaines de le renseigner sur son assurance responsabilité
civile, et voulut savoir combien de temps il devrait continuer à payer son
loyal ami, toujours dans le coma, avec un bout de crâne en moins. C’était
faire preuve d’une terrible insensibilité. C’est à ce moment-là que je réalisai
que Nix était un monstre. Pire, je savais qu’il n’était pas le seul.
Bannon aussi était un monstre. Et, si je restais, je n’allais pas tarder à en
devenir un moi aussi.
Les recherches sociales et culturelles, que j’avais menées avec tant de
plaisir à peine quelques mois plus tôt, avaient donné naissance à cette chose
– cette chose terrifiante. Il n’est pas évident de décrire l’atmosphère qui
régnait alors, mais c’était un peu comme si chacun de nous était parvenu à
se détacher de la réalité de ce que nous faisions. Mais je m’étais réveillé de
ma transe et je voyais maintenant un projet révoltant en train de prendre
chair. Mes idées s’éclaircirent, et les conséquences dans le monde réel des
rêves maléfiques de Nix commencèrent à me hanter. Tard le soir, incapable
de dormir, je fixais le plafond, l’esprit comme pétrifié, oscillant entre la
détresse et la confusion. Un soir, j’appelai mes parents au Canada, à
3 heures du matin, pour leur demander conseil. « Sois attentif aux signes,
me dirent-ils. Si tu ne peux pas dormir – si tu appelles à des heures indues,
paniqué et avide de réponses – alors tu sais ce que tu dois faire. »
J’annonçai à Nix que je partais. Je voulais m’éloigner de sa vision de
psychopathe – et de celle de Bannon – aussi vite que possible. Ou je
risquais de succomber à la même maladie de l’esprit.
Nix riposta en faisant appel à ma loyauté. Il réussit à me faire penser que
quitter l’entreprise revenait à abandonner mes amis et ferait de moi une
mauvaise personne. C’est moi qui avais recruté des gens pour travailler sur
le projet de Bannon. Ils me faisaient confiance, et je n’avais pas envie de les
trahir.
« Chris, tu ne peux pas me laisser tout seul ici avec Nix », me dit Mark
Gettleson, qui avait intégré l’entreprise en grande partie pour travailler avec
moi. « Si tu t’en vas, je pars aussi. »
Je n’aimais pas l’idée de quitter mes amis et mes collègues, mais je
détestais ce que Cambridge Analytica était devenue et ce qu’elle faisait au
monde. Je dis à Nix que nous pouvions discuter des conditions de mon
départ, mais que ma décision était irrévocable. Il fit comme à son habitude
dans ce genre de cas – il m’emmena déjeuner dans un bon restaurant.
Le restaurant se situait dans Green Park, non loin du palais de
Buckingham. Dès que nous fûmes assis, Nix attaqua : « OK, bon, je me suis
toujours dit que nous finirions un jour ou l’autre par avoir cette
conversation. Tu veux combien ? »
Je lui répondis que l’argent n’était pas la question.
« Allez, je dirige cette boîte depuis assez longtemps pour savoir que
l’argent est toujours la question. »
Il mentionna le fait que je n’avais jamais demandé d’augmentation,
contrairement à certains de mes collègues, alors qu’il me payait une misère.
C’était vrai, j’avais l’un des salaires les plus bas du bureau, je touchais à
peu près la moitié de ce que percevaient les autres, tandis que ceux qui
avaient été recrutés pour le projet Ripon gagnaient trois ou quatre fois plus.
Je secouai la tête pour dire que ce n’était pas la question, et Nix dit : « Très
bien. Je vais doubler ton salaire. Ça ira, non ?
— Alexander, je ne suis pas en train de jouer, là. Je m’en vais. Je ne veux
plus travailler ici. Tout ça, c’est fini pour moi. » Mon ton était devenu plus
grave, et il sembla enfin se rendre compte que je pensais ce que je disais
parce qu’il se pencha vers moi et me dit : « Mais, Chris, c’est ton bébé. Et
je te connais. Tu n’es pas le genre à abandonner ton bébé dans la rue,
hein ? » Il dut sentir une ouverture, parce qu’il fila la métaphore : « Il vient
de naître. Tu ne veux vraiment pas le voir grandir ? Voir dans quelle école il
ira ? Si on peut le faire entrer à Eton ? Voir ce qu’il peut accomplir dans la
vie ? »
Il semblait très content de son image foireuse, qui me laissait
complètement froid. Je lui dis que je me sentais moins comme un père que
comme un donneur de sperme, condamné, impuissant, à voir le bébé
grandir pour devenir un enfant bouffi de haine. Nix changea alors son fusil
d’épaule, et suggéra que nous créions à Cambridge Analytica une « division
de la mode ».
« Mon dieu, Alexander. T’es sérieux ? La guerre psychologique, le Tea
Party… et des putains de tendances de mode ! Non, Alexander. C’est juste
ridicule. »
Il finit alors par s’énerver. « Tu vas terminer comme le cinquième
Beatle ! » cracha-t-il.
Le cinquième scarabée 2 ? pensai-je. C’est quoi, une sorte de parabole
égyptienne ? Un truc lié au scarabée, mais quoi ? De quoi il parle ? Ce n’est
que beaucoup plus tard que j’ai compris qu’il faisait allusion au groupe qui
s’était formé trois décennies avant ma propre naissance.
Même après que j’eus accepté de couper la poire en deux en promettant
de rester jusqu’aux élections de mi-mandat, début novembre, Nix continua
à insister sur le fait que je faisais une grave erreur.
« Tu ne comprends même pas l’immensité de ce que tu as créé ici, Chris.
Et tu ne le comprendras que quand nous serons tous confortablement assis à
la Maison Blanche – enfin nous tous, sauf toi. »
Sérieusement ? Même pour Nix, c’était pompeux. Je pourrais avoir une
plaque à mon nom à la Maison Blanche, me dit-il. J’étais trop stupide pour
prendre la mesure de ce à quoi je renonçais.
« Si tu t’en vas, c’est fini. Il n’y a pas de retour en arrière. »
Je suis resté moins d’un an après que Bannon eut pris les commandes et
déchaîné le chaos. Mais, rétrospectivement, j’ai bien du mal à comprendre
comment j’ai pu tenir le coup aussi longtemps. Tous les jours, j’ai ignoré,
minoré ou justifié les signaux d’alerte. Avec une telle liberté intellectuelle,
et avec tous ces chercheurs venus des meilleures universités du monde qui
me répétaient que nous étions sur le point de « révolutionner » les sciences
sociales, j’étais devenu avide, au point de refuser de reconnaître que nous
étions clairement passés du côté obscur. Beaucoup de mes amis étaient dans
la même situation. J’essayai de convaincre Kogan de partir lui aussi, mais,
même après avoir admis que le projet était un beau bourbier éthique, il
décida de continuer à collaborer avec Cambridge Analytica. Quand j’eus
vent de sa décision, je refusai de l’aider à acquérir davantage de jeux de
données pour ses projets, car je craignais que tout ce que je pourrais lui
procurer ne finît dans les mains de Nix, Bannon et Mercer. Ce qui dans mon
esprit devait devenir un institut universitaire n’était en réalité qu’un autre
acteur du réseau toujours plus grand de Cambridge Analytica. Quand je
refusai de continuer à l’aider, Kogan exigea que je me débarrasse de toutes
les données qu’il m’avait fournies, ce que je fis. Ce fut toutefois au prix
d’un immense coût personnel, car Kogan avait spécifiquement ajouté des
questions sur la mode et la musique à ses enquêtes afin que je puisse utiliser
les réponses dans le cadre de ma thèse de doctorat sur la prédiction des
tendances. Les fondations empiriques de ma thèse avaient disparu, si bien
que je n’avais d’autre choix que d’abandonner mon doctorat – qui était
devenu la seule chose qui me faisait encore avancer. Mais ce qui me
tracasse le plus, c’est la manière dont j’ai laissé Nix me dominer. Je l’ai
laissé exploiter chacune de mes vulnérabilités, chacune de mes incertitudes,
et, pour le remercier, j’ai exploité les vulnérabilités et les incertitudes de
tout un pays. Mes actions sont inexcusables, et je vivrai toute ma vie avec
cette honte.

Juste avant que je quitte Cambridge Analytica, l’entreprise planchait sur


une opération électorale au Nigeria. Comme Nix l’avait expliqué à Lukoil
lors de sa présentation sur les campagnes de rumeurs et de désinformation,
nous étions en territoire connu avec les pays africains. Cambridge Analytica
savait que de nombreux intérêts étrangers étaient impliqués dans les
élections africaines, ce qui rendait hautement improbable l’hypothèse que
quelqu’un s’intéresse de trop près à ce que faisait l’entreprise – c’était
l’Afrique, après tout. Malgré la frénésie de décolonisation des années 1960,
de nombreuses puissances occidentales continuaient à considérer qu’elles
avaient le droit d’interférer avec leurs anciens territoires africains ; la seule
différence, c’est qu’elles s’efforçaient dorénavant d’agir avec discrétion.
L’Europe s’était construite sur le caoutchouc, le pétrole, les minéraux et la
force de travail de l’Afrique, et ce n’était pas la seule indépendance
politique des anciennes colonies qui allait changer quoi que ce soit aux
bonnes vieilles habitudes.
Avec le projet nigérian, Cambridge Analytica s’enfonça encore plus
profondément dans les expériences de violences psychologiques. Dans
l’hôtel où l’entreprise avait établi son camp, des projets d’« engagement
civique » israélien, russe, britannique et français opéraient sous couverture.
Tous partageaient une croyance commune, mais implicite : les interférences
étrangères dans des élections ne comptaient pas vraiment si ces élections
étaient africaines.
L’entreprise travaillait théoriquement pour contribuer à la campagne de
Goodluck Jonathan, qui briguait un nouveau mandat présidentiel au
Nigeria. Jonathan, un chrétien, avait pour concurrent Muhammadu Buhari,
un musulman modéré. Cambridge Analytica avait été engagée par un
groupe de milliardaires nigérians qui étaient inquiets à l’idée que Buhari,
s’il remportait les élections, révoquerait leurs droits miniers, une révocation
qui les priverait de l’une de leurs principales sources de revenus.
Comme on pouvait s’y attendre, Cambridge Analytica concentra ses
efforts non pas sur la défense de la candidature de Goodluck Jonathan, mais
bien plutôt sur la meilleure manière de détruire celle de Buhari. Les
milliardaires se foutaient de l’identité du vainqueur, tant que ce dernier
comprenait clairement ce qu’ils voulaient et ce dont ils étaient capables. En
décembre, Cambridge avait nommé une femme, Britanny Kaiser, au poste
de « directrice du développement commercial ». Kaiser possédait le genre
de pedigree qui faisait baver Nix. Lors de leur première rencontre, Nix avait
flirté avec elle, lui disant entre autres : « Laissez-moi vous faire trop boire
et vous voler tous vos secrets. » Elle avait grandi dans un quartier huppé des
environs de Chicago et avait fréquenté la Phillips Academy, une école
privée haut de gamme (qui compta par exemple dans ses rangs les deux
présidents Bush). Puis elle alla à l’université d’Édimbourg avant de
travailler sur des projets en Libye. Là-bas, elle rencontra un avocat du nom
de John Jones qui lui présenta non seulement Saïf Kadhafi, le fils de
Mouammar Kadhafi, mais également Julian Assange de WikiLeaks. Jones
était un membre respecté du barreau britannique. Kaiser effectua des
missions de conseil pour lui, et fit par ce biais la connaissance d’Assange.
Elle commença à travailler pour Cambridge Analytica vers la fin 2014,
juste quand je m’apprêtais à partir.
Cambridge Analytica créa une approche à deux volets pour influencer les
élections nigérianes. Tout d’abord, il s’agissait de trouver des informations
nuisibles – des kompromat – sur Buhari. Dans un second temps, ils
comptaient produire une vidéo destinée à rendre terrifiante la seule idée de
voter pour lui. Kaiser se rendit en Israël où, selon ses dires, elle fit grâce à
ses contacts la connaissance d’un certain nombre de « consultants ». La
documentation interne que j’ai pu lire sur le projet nigérian indique que
Cambridge Analytica engagea également d’anciens agents de
renseignement de plusieurs pays. Il n’est pas certain que quelqu’un à
Cambridge Analytica achetât en connaissance de cause les services de
hackers, mais ce qui l’est, en revanche, c’est que des informations
hautement sensibles à propos des opposants politiques – qui avaient aussi
bien pu être hackées que volées – se retrouvèrent d’une manière ou d’une
autre dans les mains de l’entreprise. En accédant aux comptes mails, aux
bases de données ainsi qu’aux dossiers médicaux des membres de
l’opposition, l’entreprise découvrit que Buhari avait très probablement un
cancer, une information inconnue du public à l’époque. L’utilisation de
matériau hacké ne fut pas propre à l’opération nigériane – par exemple,
Cambridge Analytica avait également fourni des kompromat sur le chef de
l’opposition de Saint-Christophe-et-Niévès, une petite nation insulaire des
Caraïbes.
Si le hack d’emails et d’informations médicales privées était déjà assez
perturbant, les vidéos de propagande produites par Cambridge Analytica
étaient bien pires. Les publicités, placées sur des réseaux mainstream
comme Google, ciblaient des régions du Nigeria dont les populations
penchaient en faveur de Buhari. Un Nigérian qui regardait les news tombait
sur une pub pute-à-clics on ne peut plus ordinaire – un titre racoleur, une
femme sexy. Mais, quand il cliquait sur le lien, il se retrouvait face à un
écran blanc avec une petite fenêtre vidéo au milieu.
Les vidéos étaient courtes – une minute maximum – et elles
commençaient généralement avec une voix off. « Le 15 février 2015, au
Nigeria, disait une voix d’homme. Un jour sombre. Inquiétant. Incertain. »
« À quoi ressemblerait le Nigeria si la Charia y est imposée, ainsi que
Buhari s’est engagé à le faire ? » La réponse donnée dans la vidéo était
d’une extrême brutalité, le carnage le plus violent que l’on puisse imaginer.
On voyait un homme scier la gorge d’un autre homme avec une machette
émoussée. Le sang jaillissait du cou de la victime, qui était balancée dans
un fossé pour y agoniser. La terre autour d’elle était souillée de sang. Dans
une autre scène, un groupe d’hommes attachait une femme, l’aspergeait
d’essence, et l’écoutait hurler de douleur une fois enflammée. Ce n’étaient
pas des acteurs – c’étaient des images authentiques de meurtres et de
tortures.
Un certain nombre de personnes quittèrent CA peu de temps après moi,
en se disant que si c’était devenu trop douteux pour moi, l’homme qui
connaissait tous les secrets de la boîte, alors c’était définitivement trop
douteux, point à la ligne. Le projet nigérian, un nouveau record de bassesse,
entraîna une nouvelle vague de départs. En mars 2015, tous ceux que
j’appréciais – Jucikas, Clickard, Gettleson, et quelques autres – avaient
quitté Cambridge Analytica. Mais beaucoup d’autres trouvèrent de bonnes
raisons de rester. Kaiser partit en 2018 seulement, et ne retourna sa veste
que sous le poids accablant des preuves que j’avais fournies aux autorités et
aux médias. Elle prétendit par la suite ne pas avoir eu connaissance du fait
que CA avait embauché des hackers, et expliqua au Parlement britannique
qu’elle pensait simplement que ces derniers étaient très forts en « collecte
de renseignements » et qu’ils utilisaient « différents types de logiciels liés
aux données permettant de tracer les transferts entre comptes bancaires.
[…] Enfin je ne sais pas vraiment comment tout ça fonctionne. »

Quand je jette un coup d’œil rétrospectif à l’époque où je travaillais pour


Cambridge Analytica, certaines choses me paraissent beaucoup plus claires
qu’à l’époque, quand j’étais complètement conditionné par la bizarrerie de
la boîte. Des personnes étranges allaient et venaient en permanence – des
individus louches, dans des costumes sombres ; des chefs africains arborant
des couvre-chefs militaires gigantesques, de la taille d’un plateau ; et puis
Bannon, bien sûr – donc si vous paniquiez à la moindre chose inhabituelle,
vous ne risquiez pas d’y faire long feu.
Je sais aujourd’hui que Lukoil avait signé un contrat officiel de
coopération avec le service de sécurité fédéral russe (le FSB, successeur du
KGB soviétique). Et un membre du House Intelligence Committee m’a plus
tard informé du fait que Lukoil servait souvent de couverture au FSB,
notamment pour la collecte de renseignements. Les cadres de Lukoil
s’étaient de plus fait choper pour avoir mené des opérations d’influence
dans d’autres pays, dont la République tchèque. En 2015, les services de
sécurité ukrainiens accusèrent Lukoil de financer des insurrections pro-
Russes à Donetsk et Louhansk. « Je n’ai qu’une seule tâche en lien avec la
politique : aider mon pays et mon entreprise », a déclaré Vagit Alekperov, le
PDG de Lukoil, à propos de son rôle dans la géopolitique.
En réalité, c’est sans doute la principale raison pour laquelle Lukoil
s’intéressa à SCL. Cette dernière avait un long passif en Europe de l’Est et,
en 2014, elle était en cours de négociations sur un autre projet de l’OTAN
destiné à désamorcer la propagande russe. SCL avait auparavant travaillé
sur des campagnes dans les pays baltes dans lesquelles les Russes étaient
accusés de tous les problèmes politiques. « En gros, les Russes sont rendus
responsables du chômage et des autres problèmes économiques », disait un
vieux rapport sur ce projet. Mais, au-delà de tout ça, pile au moment où
Lukoil finançait des insurrections pro-Russes à Donetsk, la division de
défense de SCL entamait un travail de contre-mesures destinées à
« collecter des données sur les populations, faire des analyses et proposer
une analyse fondée sur les données pour aider le gouvernement ukrainien à
reprendre le contrôle de Donetsk ». Ce projet fut conçu pour « saper et
affaiblir la République populaire de Donetsk (RPD) », et faisait de
l’entreprise une cible de choix pour la collecte russe de renseignements, qui
était connue pour agir en Europe par le biais de Lukoil.
En réalité, quand Nix et moi avons rencontré ces « cadres de Lukoil », je
suis quasiment certain que nous avons eu affaire à des agents des services
de renseignement russes. Ils étaient probablement désireux d’en savoir plus
sur cette entreprise qui travaillait aussi avec les forces de l’OTAN. C’est
probablement aussi la raison pour laquelle ils désiraient en apprendre autant
que possible sur nos données américaines, et ils virent très certainement en
Nix le type d’individu capable de trahir absolument n’importe quel secret
pour peu qu’il soit suffisamment flatté. Il est tout à fait possible que Nix
n’eût aucune idée de l’identité réelle de ses interlocuteurs, tout comme moi.
Ce qui rendait ces contacts particulièrement inquiétants, c’est que ces
agents n’avaient même pas eu besoin de hacker Cambridge Analytica pour
accéder aux données Facebook. Nix leur avait dit où ils pouvaient les
trouver : en Russie, avec Kogan.
Je ne dis pas que Kogan a jamais été au courant de quoi que ce soit, mais
seulement que, pour accéder aux données Facebook, il suffisait d’installer
un enregistreur de frappe sur son ordi lors de l’une de ses conférences en
Russie. En 2018, après la saisie des serveurs de Cambridge Analytica par
les autorités du Royaume-Uni, l’Information Commissioner’s Office
déclara que « des adresses IP situées en Russie et dans d’autres zones de la
CEI ont accédé à certains des systèmes liés à l’enquête ».
Tenter de résumer ce qu’il s’est passé lors de mes derniers mois à mon
poste est tout à fait édifiant. Nos recherches étaient colonisées par des
questions à propos de la Russie et de Poutine. Le directeur des recherches
en psychologie, qui avait accès aux données Facebook, travaillait également
sur un projet financé par les Russes et situé à Saint-Pétersbourg, donnait des
conférences en russe, et détaillait les efforts de Cambridge Analytica pour
construire une base de données destinée au profilage psychologique des
électeurs américains. Des cadres de Palantir nous rendaient fréquemment
visite. Nous étions en contact avec une très grande entreprise russe liée aux
efforts du FSB pour collecter des informations sur les actifs de données
américains. Nix passait son temps à vanter aux Russes à quel point nous
étions bons pour répandre des rumeurs et des fake news. Enfin, des notes
internes soulignaient la façon dont Cambridge Analytica développait de
nouvelles capacités de hack de concert avec d’anciens agents russes de
renseignement.

L’année où Steve Bannon devint vice-président de la société, Cambridge


Analytica commença à déployer des tactiques qui préfiguraient d’une
manière sinistre ce qui allait bientôt devenir les élections présidentielles
américaines de 2016. Pour accéder aux emails de ses adversaires,
l’entreprise fit appel à des hackers, dont certains, selon la documentation
interne, étaient peut-être russes. Les emails hackés que s’était procurés CA
furent ensuite utilisés pour saper ses adversaires, dans un effort concerté
pour organiser des fuites et faire circuler des rumeurs à propos de la santé
du candidat opposé. Puis ces kompromat volés furent combinés à une
grande campagne de désinformation en ligne ciblant les réseaux sociaux. Le
timing des deux événements relève peut-être de la coïncidence, mais
toujours est-il qu’une grande partie des employés travaillant sur le projet
nigérian de CA étaient également à l’œuvre sur ses opérations américaines.
Une année après le Nigeria, Britanny Kaiser fut nommée directrice des
opérations de la campagne du Brexit Leave.EU, tandis que Sam Patten
partait un peu plus tard travailler avec Paul Manafort sur la campagne de
Trump. En 2018, Patten fut inculpé par le procureur spécial Robert Mueller,
et plaida coupable de ne pas s’être déclaré comme agent étranger. Son
associé, Konstantin Kilminik, fut également accusé, mais échappa au procès
en restant en Russie. Ce n’est donc que plus tard, après qu’il fut révélé que
Patten était impliqué aux côtés d’individus soupçonnés d’appartenir aux
services de renseignement russes, que je m’interrogeai à nouveau sur les
étranges projets de recherches sur Vladimir Poutine et la Crimée.
Patten avait également fait des recherches en Oregon, et ces dernières
comprenaient une quantité astronomique de questions sur la perception de
la politique étrangère russe et le leadership de Poutine. Pourquoi la Russie
se souciait-elle de ce qu’éprouvaient les Orégonais à l’égard de Vladimir
Poutine ? Parce qu’une fois que CA aurait réussi à modéliser les réponses
des individus à ces questions, la base de données permettrait d’identifier la
cohorte d’Américains soutenant des positions pro-Russes. Le gouvernement
russe dispose de ses propres canaux de propagande sur son territoire, mais
l’une de ses stratégies mondiales consiste à cultiver ses opinions pro-Russes
dans les autres pays. Si vous désirez disséminer vos récits de manière
numérique, il peut être utile de disposer d’une liste d’individus à cibler
ayant une plus grande probabilité de soutenir la vision du monde de votre
pays. Utiliser Internet pour propager de la propagande russe auprès de
populations locales était une manière élégante de faire fi des notions
occidentales de « sécurité nationale ». Dans la plupart des pays occidentaux,
les citoyens jouissent de la liberté d’expression – dont le droit d’être en
accord avec la propagande d’un pays hostile. Ce droit constitue une sorte de
champ de force magique protégeant la propagande en ligne. Les agences de
renseignement américaines ne peuvent pas empêcher un citoyen américain
d’exprimer librement ses opinions politiques, quand bien même ces
opinions auraient été dictées par une opération russe. Les agences de
renseignement ne peuvent mener que des actions préventives pour bloquer
les récits transformés en armes et les empêcher de circuler sur les réseaux
sociaux américains.
La Russie s’est toujours montrée méprisante à l’égard du rapport de
l’Amérique vis-à-vis de la liberté d’expression et de la démocratie en
général. Quand les dirigeants russes pensent à l’histoire de la résistance et
des mouvements de masse aux États-Unis, ils ne voient que chaos et
désordre social. Quand ils pensent aux cours de justice américaines citant
les droits civiques pour autoriser le mariage gay, ils ne voient que la
décadence de l’Occident, ainsi que la faiblesse et la dégénérescence morale
de l’Amérique. Pour Moscou, les droits civiques et le Premier Amendement
constituent les vulnérabilités les plus saillantes du système politique
américain. Et, sans surprise, l’État russe cherche à exploiter cette
vulnérabilité – à hacker la démocratie américaine. Ce hack est possible,
selon eux, car la démocratie américaine est un système par nature vicié. Les
Russes ont créé une prophétie autoréalisatrice de chaos social en ciblant et
en adaptant leur propagande à des citoyens américains partageant une
vision du monde similaire qui, à leur tour, cliqueraient, likeraient et
partageraient. Ces récits se répandirent par le biais d’un système fondé sur
un droit à la liberté d’expression inaliénable et protégée par la Constitution,
et le gouvernement des États-Unis ne fit rien pour les arrêter. Pas plus que
Facebook.
Cambridge Analytica fut-elle impliquée dans les efforts de
désinformation de la Russie aux États-Unis ? Personne ne peut l’affirmer
avec certitude, et il n’existe pas de preuve irréfutable démontrant que
Cambridge Analytica fut la coupable, aidée et encouragée par la Russie.
Mais j’ai toujours détesté l’expression de « preuve irréfutable » (smoking
gun), parce qu’elle ne signifie rien pour un véritable enquêteur. En réalité,
les enquêteurs compilent toutes sortes de petites informations – une
empreinte digitale, un échantillon de salive, des traces de pneu, une mèche
de cheveux. Dans notre cas, Sam Patten a rejoint CA après avoir travaillé
pour des campagnes pro-Russes en Ukraine ; CA a testé les attitudes des
Américains à l’égard de Vladimir Poutine ; le travail qu’avait effectué SCL
pour l’OTAN fit de cette dernière une cible pour les services russes de
renseignement ; Britanny Kaiser avait effectué des missions de conseil pour
l’équipe juridique de Julian Assange ; le directeur des recherches en
psychologie qui collectait des données Facebook pour CA faisait
régulièrement des déplacements en Russie afin d’y donner des conférences
sur le profilage sur les réseaux sociaux, dont l’une était intitulée : « Des
nouvelles méthodes de communication considérées comme des instruments
politiques efficaces » ; des adresses IP qui menaient à la Russie et à d’autres
pays de la CEA avaient accédé aux systèmes de CA ; des notes internes
faisaient référence à d’ex-membres de services de sécurité russes ; et puis,
nous avions Alexander Nix, qui avait parlé à Lukoil des capacités de
désinformation de CA ainsi que de ses jeux de données sur les États-Unis.
Quand j’ai déjeuné avec Nix pour lui annoncer mon départ, il a été très
clair sur la manière dont il pensait que les choses allaient se passer. « La
prochaine fois que tu me verras, je serai à la Maison Blanche. Et toi, tu ne
seras nulle part. » Il se trouve qu’il ne s’était pas beaucoup trompé. Quand
je vis à nouveau Alexander Nix, quasiment quatre ans après cette journée, il
était au Parlement britannique, pour y répondre à des questions portant sur
les mensonges qu’il avait proférés lors d’une enquête parlementaire. Sa
réputation était en train d’être définitivement salie sous mes yeux mais, de
manière caractéristique, il ne semblait même pas s’en rendre compte – ou
peut-être qu’à ce stade il s’en foutait. Quand il me vit assis à la tribune, il
me fit un clin d’œil.
Notes
1. Le bleu étant traditionnellement attribué aux Démocrates et le rouge aux
Républicains. (N.d.T.)

2. En anglais, beetle signifie « scarabée » et se prononce comme beatle.


(N.d.T.)
CHAPITRE IX

Crimes contre la démocratie

En janvier 2016, j’ai décidé d’accepter une proposition pour faire du


conseil pour le Liberal Caucus Research Bureau (LRB), basé au Parlement
canadien. Justin Trudeau venait de former un nouveau gouvernement après
avoir remporté une immense victoire pour le Parti libéral lors des élections
fédérales d’octobre 2015. L’un des points centraux du programme de
Trudeau était la réinstauration du recensement, aboli par le gouvernement
conservateur qui l’avait précédé, et la redynamisation des programmes
sociaux canadiens grâce à des politiques s’appuyant davantage sur les
données. Juste après sa victoire, certains de mes anciens collègues libéraux
me demandèrent si j’avais envie de travailler avec la nouvelle équipe de
recherche de Trudeau, notamment sur la technologie et l’innovation.
Après quelques années de frustration intense, d’abord avec les Libéraux-
Démocrates au sein du gouvernement de coalition britannique puis avec
Cambridge Analytica, j’avais désespérément besoin de trouver un travail
dont je savais qu’il ferait du bien au monde. Cela signifiait retourner au
Canada, mais je négociai un arrangement en vertu duquel je n’étais pas
obligé de rester à Ottawa, où je ne devais me rendre que pour les réunions
les plus importantes. J’avais vécu loin du Canada pendant cinq ans, et je
n’avais plus beaucoup d’amis au pays, mais je n’avais pas fini de me
remettre du choc de tout ce qui était arrivé, et je me dis qu’un peu de temps
au calme, à la maison, ne pouvait que m’aider à me remettre sur pied.
Quand je suis arrivé à Ottawa pour prendre mon poste et assister à mes
toutes premières réunions, j’ai été assailli par une vague de souvenirs de
mes jeunes années au Parlement, quand j’essayais de mettre en place VAN.
C’est là que j’avais fait mes premières armes en travaillant pour le chef de
l’opposition, et j’avais l’impression de revenir conclure un chapitre de ma
vie entamé quand j’étais adolescent. Ottawa était la même ville ennuyeuse
que lorsque je l’avais quittée mais, après Londres, elle m’était devenue
douloureusement morne. Selon une habitude typiquement canadienne,
Ottawa avait réussi à être une version encore plus fadasse de Washington –
le Coca Light des capitales.
Le siège de l’unité de recherche politique du gouvernement, au 131
Queen Street, était tout aussi insipide que le reste de la ville, et son
atmosphère oscillait entre la station spatiale et le purgatoire. Déambulant
entre les salles aveugles et les pièces beiges et nues du bâtiment, je
m’imprégnais de cette esthétique bureaucratique, passant de temps en temps
devant des bureaux de réception avec de petits panneaux bleus mentionnant
ENGLISH/FRANÇAIS, rappelant en passant que, dans ce pays, nous
parlons aussi français1. Ma fiche de poste promettait un ennui ferme et
solide – faire des installations techniques de base, du conseil électoral, de la
veille sur les réseaux sociaux, un peu de travail sur le machine learning et
des recherches sur les politiques d’innovation. Rien de spectaculaire donc,
et, ironiquement, rien de très innovant n’en sortit ; mais bon, ça m’allait, du
moins dans la mesure où je n’étais pas obligé de rester à Ottawa. Je pouvais
m’échapper quand je voulais ou presque des bureaux du LRB pour
travailler sur des projets un peu partout au Canada, ce qui m’aidait à
conserver ma santé mentale.
Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, le Premier ministre David
Cameron, un conservateur, avait annoncé un référendum sur l’avenir du
pays : désirait-il continuer à être membre de l’Union européenne ou
préférait-il faire cavalier seul ? Depuis que le Royaume-Uni avait rejoint la
Communauté économique européenne (CEE) en 1972, les eurosceptiques
n’avaient jamais cessé de ruer dans les brancards et d’exiger que le
Royaume-Uni s’en retire. Au tout début, ce fut l’aile gauche qui mena ce
mouvement, beaucoup de politiciens du Labour et de syndicalistes étaient
d’accord sur le fait qu’un pacte de ce style, un pacte « de bloc », ne pouvait
que nuire à leurs rêves socialistes. Mais la plupart de leurs compatriotes
étaient en faveur de cet arrangement. Quand un référendum fut organisé en
1975 pour demander aux citoyens britanniques s’ils désiraient rester dans la
CEE, le « oui » l’emporta avec 67 % des suffrages.
Au moment où la CEE devint l’Union européenne, la gauche et la droite
avaient largement eu le temps de tomber d’accord sur le fait que leur statut
de membre était surtout bénéfique à la Grande-Bretagne. Mais, au début des
années 1990, un parti d’extrême droite, le Parti pour l’indépendance du
Royaume-Uni (UKIP), émergea en tant que force de résistance aux
directives européennes. En 1997, Nigel Farage, un ancien courtier en
marchandises et l’un des membres fondateurs de l’UKIP, évinça le chef du
parti et prit sa place en 2006. Sous sa houlette, l’UKIP commença à attiser
de violents sentiments anti-immigration parmi les Blancs de la classe
ouvrière, tout en faisant appel à la nostalgie de l’Empire chez les classes
blanches plus aisées. Le monde avait été transformé par les attentats du 11-
Septembre, par la montée de l’islamophobie, ainsi que par les conflits
propres aux années Blair et Bush. Tandis que le destin des réfugiés non
blancs se transformait en une crise à l’échelle européenne, Cameron fit un
geste pour apaiser les inquiétudes des électeurs de son aile droite. Le parti
conservateur dressa des plans pour organiser un référendum qui devait être
tenu avant la fin de l’année 2017. On fixa la date au 23 juin 2016.

Les référendums en Grande-Bretagne sont principalement financés par


des fonds publics, et chaque camp du scrutin reçoit la même part de
financement public après que la Commission électorale du Royaume-Uni a
désigné pour chacun d’entre eux un groupe officiellement en charge de la
campagne. La loi électorale britannique fixe également des plafonds de
dépense qui s’appliquent équitablement, afin de garantir qu’aucun camp ne
soit en mesure de trahir la sincérité du scrutin pour la seule raison qu’il
dispose de davantage de fonds. Dans les faits, c’est un peu comme les
règles anti-dopage des jeux Olympiques, il s’agit de s’assurer que la
compétition est la plus juste possible. Avoir plus de ressources revient à être
capable de toucher, avec un unique message, un nombre disproportionné
d’électeurs, si bien qu’il est nécessaire de réguler les ressources pour
garantir l’équité de l’élection. D’autres groupes ont également le droit de
faire campagne, mais ils ne reçoivent pas de financements publics et sont
dans l’obligation de déclarer leurs dépenses et d’en respecter le plafond.
Les politiciens et les militants eurent jusqu’au 3 avril 2016 pour être
officiellement investis en tant que groupe de campagne dans la campagne
Leave or Remain. Vote Leave et Leave.EU faisaient partie des principaux
groupes de campagne en faveur du Brexit. Depuis le tout début, Britain
Stronger in Europe (« La Grande-Bretagne plus forte dans l’Europe ») fut le
groupe de campagne officiel opposé au Brexit, même si des initiatives de
spécialistes firent également campagne pour rester dans l’UE, comme
Scientists for EU (« Les scientifiques pour l’Union européenne ») et
Conservatives In (« Les conservateurs en sont »). Vote Leave était
principalement composé de conservateurs, ainsi que d’une poignée de
progressistes eurosceptiques. L’autre groupe de campagne pro-Brexit,
Leave.EU, se concentrait quasiment exclusivement sur l’immigration, et un
grand nombre de ses militants colportait des tropes racistes et des thèmes
d’extrême droite pour attiser la colère de ses potentiels électeurs. Chaque
groupe avait ses propres cibles et stratégies idéologiques, en vertu de la loi
britannique, ils n’avaient pas le droit de collaborer, sous quelque forme que
ce soit. Au bout du compte, Vote Leave et Britain Stronger in Europe furent
désignés par la Commission électorale comme les deux groupes de
campagne officiels. Mais les deux autres principaux groupes en faveur du
Brexit se mirent de leur côté à cultiver d’autres motivations parmi leurs
soutiens potentiels – une tactique qui se révéla spectaculairement efficace
pour engendrer des votes.
Les habitants des villes ayant fait des études supérieures, habitués à vivre
parmi les immigrés et travaillant dans des entreprises tirant profit de leur
travail qualifié, rejetaient les propos alarmistes de l’extrême droite et, de
manière générale, soutenaient le Remain. Les Britanniques avec de plus
faibles revenus, ou bien vivant à la campagne ou dans d’anciens bassins
industriels, avaient bien plus de chances de soutenir le Leave. La
souveraineté nationale a toujours été un élément essentiel de l’identité
britannique, et la campagne du Leave prétendait que le statut de membre de
l’UE sapait cette souveraineté. Les défenseurs du Remain contre-attaquaient
en soulignant les bénéfices au niveau de l’économie, des échanges
commerciaux et de la sécurité nationale que permettait le statu quo.
La campagne du Vote Leave était publiquement menée par Boris Johnson,
un homme pompeux qui fut maire de Londres, avait toujours été l’un des
chouchous des conservateurs, et possédait l’une des meilleures cotes de
popularité auprès des électeurs conservateurs, ainsi que par Michael Gove,
que l’on pourrait qualifier d’exact opposé de Johnson. Gove n’avait pas
l’arrogance de Johnson, était plus mesuré, et avait en gros les faveurs des
libertariens adorateurs du libre marché. Leur slogan, « Vote Leave, Take
Back Control » (« Votez Leave, reprenez le contrôle ») fut raillé dans le
camp Remain, mais, en vérité, ce slogan ne visait pas tellement l’Europe.
C’était un appel à tous les électeurs qui avaient l’impression d’avoir perdu
le contrôle de leur vie – leur absence de perspectives professionnelles et
leur manque d’éducation signifiaient que leur futur, plus que celui de
n’importe qui d’autre, était plus facilement ballotté par les vents d’une
économie en berne et d’une société britannique qui semblait
systématiquement les ignorer. Vote Leave avait été fondé en 2015 par
Dominic Cummings, l’un des stratèges les plus tristement célèbres de
Westminster, et Matthew Elliott, le fondateur d’un certain nombre de
groupes de lobbying d’extrême droite au Royaume-Uni. Si certains des
individus qui travaillaient pour Vote Leave avaient des désaccords
politiques, ils étaient tous unis par le leadership en coulisses de Cummings.
Tandis que Vote Leave opérait depuis le septième étage de la tour de
Westminster, sur l’une des rives de la Tamise, directement en face du
Parlement, Leave.EU était basé à plus d’une centaine de kilomètres de là,
dans Lysander House, à Bristol, surplombant un carrefour bruyant. Le
groupe partageait un immeuble de bureaux avec Eldon Insurance, une
entreprise dirigée par le millionnaire Arron Banks, qui se trouvait aussi être,
accessoirement, l’un des cofondateurs et le principal financier de Leave.EU.
La campagne fut lancée pendant l’été 2015 et embaucha Cambridge
Analytica au mois d’octobre. Nigel Farage, homme politique d’extrême
droite et eurosceptique, devint la figure de proue de Leave.EU. Après que
Steve Bannon eut présenté Banks et Farage au milliardaire américain
Robert Mercer, Cambridge Analytica fut engagée pour contribuer, grâce à
ses algorithmes et ses méthodes de ciblage numérique, à la campagne du
Brexit menée par Leave.EU. Britanny fut nommée nouvelle directrice des
opérations de Leave.EU, et Kaiser et Banks lancèrent la campagne lors
d’une conférence de presse conjointe.
Peu de temps avant mon retour au Canada, je pris un verre avec
quelques-unes des personnes que j’avais connues à l’époque où je
travaillais dans la politique britannique. L’une d’elles était conseiller spécial
de la secrétaire d’État à l’Intérieur, Theresa May. C’était un conservateur
gay du nom de Stephen Parkinson. Il était Tory mais, s’il y a une chose que
m’ont apprise mes années passées en politique, c’est qu’il est généralement
plus facile d’entretenir des amitiés avec des individus appartenant à un autre
parti que le vôtre, parce que vous ne vous retrouvez jamais en compétition
pour un poste, et que, normalement, ils ne vous entubent jamais, vous,
personnellement. Parkinson me dit qu’il venait de prendre un congé du
Home Office pour travailler pour Vote Leave – un tout nouveau groupe de
campagne créé pour le Brexit. Je n’étais pas surpris que Parkinson travaille
dessus, et je lui dis même que je connaissais plusieurs personnes qui
pourraient être tentées de se joindre à sa campagne.
L’un de ceux-là était un jeune étudiant à l’université de Brighton nommé
Darren Grimes. Je l’avais à l’origine rencontré chez les Libéraux-
Démocrates, mais il avait été nettement refroidi quand le parti avait implosé
à cause des luttes de pouvoir internes qui suivirent la déroute des élections
de 2015. Quand Grimes décida de quitter les Lib-Dems, il me demanda de
le présenter aux Tories, si bien je lui ai fait faire la connaissance de
Parkinson ; vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Grimes, qui
devint pourtant, accidentellement, l’un des artisans centraux de la victoire
du Vote Leave lors du référendum du Brexit.
Je vis Parkinson plusieurs fois encore avant de quitter Londres, parce
qu’il voulait mon avis sur des analyses de données. Il ne le dit pas comme
ça à l’époque, mais il connaissait l’existence de Cambridge Analytica et
avait capté à quel point ce type d’outils de ciblage pourrait se révéler
précieux pour la campagne du Brexit. Il m’annonça qu’il voulait me
présenter quelqu’un. « Son nom est Dom Cummings. » Je tressaillis.
Dom Cummings – qui aurait pu être un bon pseudo d’acteur porno2 –
s’était fait, à l’époque où il était au département de l’Éducation pendant le
gouvernement de coalition, la réputation d’être particulièrement
machiavélique et d’avoir une personnalité tout à fait insupportable.
Cameron, le Premier ministre de l’époque, dit par la suite que Cummings
était un « carriériste psychopathe ». Fidèle à sa réputation, Cummings allait
devenir le maître d’œuvre de l’une des plus grandes violations de la
législation sur le financement des campagnes de l’histoire de la Grande-
Bretagne, en se servant notamment des technologies développées par
Cambridge Analytica pour faire pencher le vote en faveur du Brexit. Mais
je n’ai appris tout cela que bien trop tard : à l’époque, c’était juste un
conservateur ambitieux et agressif qui ne semblait prendre son pied qu’en
faisant chier un maximum de personnes dans le système politique
britannique.
Parkinson, Cummings et moi, nous retrouvâmes assis dans une salle
déserte du futur quartier général de Vote Leave pour discuter du ciblage des
électeurs. Tout l’étage était en cours de rénovation et recouvert de bâches en
plastique mais, l’immeuble étant situé le long d’Albert Embankment, la vue
sur le palais de Westminster, de l’autre côté de la Tamise, était tout
simplement à couper le souffle. La première impression que j’eus de
Cummings fut qu’il était débraillé, comme s’il venait de monter sur un
radeau de sauvetage après le naufrage du Titanic. Il avait une très grosse
tête, et ses cheveux partaient dans tous les sens, avec des mèches éparses
qui semblaient se promener au petit bonheur sur son crâne dégarni. Il avait
l’air un peu à l’ouest, perplexe, comme si, au choix, il était en train de
résoudre une énigme très difficile ou bien venait de fumer un énorme joint –
je n’ai jamais su ce qu’il en était.
Je dois préciser à son crédit que Cummings fait partie des rares personnes
intelligentes que j’ai pu rencontrer dans les écuries d’Augias de la
médiocrité que constitue le monde politique britannique. Ce que j’ai
apprécié dans cette rencontre, c’est que nous n’avons pas parlé de ce qui, en
temps normal, obsède les professionnels de la politique. Cummings avait
parfaitement compris que les gens étaient plus occupés à regarder les
Kardashian ou Pornhub qu’à suivre le scandale politique du jour sur
Newsnight, sur la BBC. Au lieu de ça, Cummings voulait parler d’identité,
de psychologie, d’histoire et, plus surprenant, d’intelligence artificielle.
Puis il mentionna Renaissance Technologies, le fonds spéculatif de Robert
Mercer. Cummings s’était clairement rencardé sur Cambridge Analytica, et
il posa beaucoup de questions sur la manière dont fonctionnait l’entreprise.
Il jouait avec l’idée de créer ce qu’il appelait un « Palantir de la politique »
– un terme qui me fit frissonner car je l’avais entendu d’innombrables fois
dans la bouche de Nix. Je me suis contenté de lever intérieurement les yeux
au ciel en me disant Et voilà, c’est reparti pour un tour.
Vote Leave ne disposant même pas à ce stade d’un registre électoral,
j’expliquai à Cummings que j’étais extrêmement sceptique quant à ma
capacité à développer des jeux de données ressemblant de près ou de loin à
ceux dont nous nous servions à Cambridge Analytica. J’enchaînai en lui
expliquant que Steve Bannon était proche de Nigel Farage, si bien qu’il y
avait de bonnes chances que Cambridge Analytica soit déjà en train de
travailler pour la campagne pro-Brexit rivale, Leave.EU. Peu après cet
entretien, Leave.EU annonça officiellement son partenariat avec Cambridge
Analytica, ruinant apparemment le plan de Cummings. Après ce rendez-
vous, Parkinson nous invita, Gettleson et moi, à venir travailler pour Vote
Leave. Comme j’avais déjà accepté de collaborer à un projet pour Justin
Trudeau, je déclinai ; mais Gettleson, après avoir joué avec l’idée de
m’accompagner au Canada, décida finalement de rester à Londres et de
bosser pour Vote Leave : il n’était absolument pas prêt, à ce moment de sa
carrière, à connaître un nouveau changement de vie radical, comme
déménager dans un autre pays. Par politesse, j’envoyai toutefois un email à
Cummings lui expliquant la manière dont il pourrait peut-être faire une
expérience pilote avec quelques milliers de questionnaires électoraux. Je
précisai néanmoins que c’était selon moi tout ce qu’ils seraient en mesure
d’accomplir dans la toute petite fenêtre temporelle dont ils disposaient
avant le référendum – enfin, du moins, c’était là tout ce qu’ils pouvaient
faire légalement.
Juste avant mon départ pour Ottawa, un autre de mes amis de Londres,
Shahmir Sanni, me demanda si je pouvais l’aider à trouver un stage. Nous
nous étions connus dans le monde de la nuit londonienne, avions gardé
contact via Facebook et discutions régulièrement de politique, de mode,
d’art, de mecs sexy et de culture. Sanni venait de terminer la fac et
s’intéressait à la politique, mais il n’avait aucun contact et avait besoin d’un
peu de piston. Quand je lui demandai où il voulait aller, il me répondit que
le parti en tant que tel n’avait aucune importance : ce qui l’intéressait,
c’était surtout de gagner de l’expérience. J’interrogeai alors mes contacts
sur la possibilité de faire un stage au sein des campagnes Leave et Remain,
et ne reçus qu’une seule réponse positive, de la part de Stephen Parkinson.
Ce dernier me demanda qui je voulais placer, et je lui envoyai par texto le
lien vers le profil Instagram de Sanni. Parkinson, complètement sous le
charme des jolies photos de Sanni, ne me répondit que par deux mots :
« OUI STP !!!!!! » Et c’est ainsi que Sanni – qui deviendrait par la suite
l’un des deux lanceurs d’alerte du Brexit – s’engagea dans la
campagne Vote Leave.
Les dirigeants pro-Brexit sachant parfaitement qu’ils ne pourraient pas
gagner le référendum s’ils se contentaient de s’adresser aux Brexiteurs
traditionnels de droite, Vote Leave décida qu’il était prioritaire de former
une coalition de soutiens plus diversifiés. Dans la politique britannique, les
campagnes de référendum sont uniques dans la mesure où elles ont
tendance à ratisser le plus large possible, bien au-delà des affiliations
partisanes, parce que l’objet du vote est une question et non un parti.
Personne ne « prend le pouvoir » à la fin d’un référendum ; seules les idées
gagnent, et le gouvernement en place à ce moment-là a le choix de mettre
en œuvre la décision prise ou de se retirer. Cummings et Parkinson avaient
compris que la clé de la victoire du Brexit résidait dans le fait d’identifier
les électeurs Labour et Lib-Dem – ainsi que ceux qui, généralement, ne
votaient pas – et de les persuader de voter Leave ou de rester neutres. Ce fut
pour cette raison que le camp pro-Brexit fit énormément d’efforts pour
recruter des Lib-Dems, des Verts, des Labour, des LGBTQ ou encore des
immigrés – en gros, pour grossir ses rangs avec autant d’électeurs
traditionnellement non conservateurs que possible.
L’un des arguments progressistes les plus convaincants en faveur du
Brexit était assez simple. Il reposait sur l’idée que l’Union européenne avait
tendance à favoriser les immigrés européens – c’est-à-dire blancs – au
détriment de ceux issus des pays du Commonwealth, qui étaient en majorité
moins blancs. Selon les règles européennes, les immigrés venus de pays
comme la France, l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne ou encore l’Autriche
n’avaient pas besoin de visa pour vivre et travailler en Grande-Bretagne,
tandis que ceux qui arrivaient d’Inde, du Pakistan, du Nigeria ou encore de
la Jamaïque, par exemple, devaient accepter de subir des contrôles et des
procédures d’immigration particulièrement pénibles. Or si, en plusieurs
centaines d’années, la Grande-Bretagne avait réussi à construire un empire
gigantesque, ce fut principalement grâce à l’exploitation des personnes de
couleur du Commonwealth, la conquête de leurs terres, la confiscation de
leurs ressources, avant finalement de les laisser se débrouiller comme ils
pouvaient chez eux tandis que s’épanouissaient les grandes villes
britanniques nées de ces richesses créées à l’étranger. Au cours des deux
guerres mondiales, quand la liberté britannique se retrouva menacée par
d’autres nations européennes, les citoyens de tout le Commonwealth furent
appelés aux armes pour combattre au nom de la Grande-Bretagne. Si bien
peu de grands films de guerre, voire aucun, ont été tournés pour honorer
leurs sacrifices, il reste vrai qu’un certain nombre de grandes victoires
anglaises ont été remportées grâce au sang versé par des soldats du
Commonwealth venus d’Inde, des Caraïbes et d’Afrique. Et des décennies
plus tard, quand l’Europe sembla économiquement plus prometteuse que
ces jeunes nations récemment affranchies de la tutelle coloniale, la Grande-
Bretagne leur tourna le dos, ferma ses frontières et mit en place une
nouvelle réglementation, bien plus sévère, pour encadrer l’immigration des
citoyens du Commonwealth. Au même moment, elle ouvrait grand ses
portes, quasiment sans restriction, aux immigrés citoyens venus d’Europe –
soit, en très grande majorité, des Blancs.
C’est en raison de ce sentiment de profonde injustice que de nombreuses
personnes non blanches – comme la famille et les amis de Sanni, par
exemple, qui venaient du Pakistan – n’avaient aucune sympathie pour
l’Union européenne : ils savaient ce que c’était que d’être broyé par un
système d’immigration kafkaïen leur demandant en permanence de prouver
leur valeur. Ils savaient ce que c’était que de vivre dans un pays qui avait
exploité leurs ancêtres pour se développer, et qui, aujourd’hui, faisait
marauder dans les quartiers indiens et pakistanais des camions du Home
Office sur lesquels était écrit : ILLÉGALEMENT PRÉSENT SUR LE TERRITOIRE ? RENTREZ CHEZ
VOUS OU PRENEZ LE RISQUE DE POURSUITES PÉNALES. ENVOYEZ HOME AU 78070. Et, pendant ce

temps, un Allemand ou un Italien, dont les ancêtres avaient très bien pu


abattre des membres de ces bataillons d’Indiens et de Nigérians que la
Grande-Bretagne avait envoyés au front, pouvait entrer en Angleterre sans
qu’on lui pose la moindre question, avant de crouler sous les propositions
d’emplois.
Tandis que la campagne Remain paradait avec ses messages « pro-
immigration » pour défendre l’UE, ce que voyaient beaucoup de personnes
de couleur c’était la blanchité tacite de ce message lui-même – il s’agissait
en réalité de défendre les droits d’un certain type d’immigrés. Pour les gens
comme Sanni, le Brexit parlait avant tout de leur marginalisation et de
l’héritage colonial non interrogé de la Grande-Bretagne – une tentative de
réparer les torts causés par le refus d’accorder aux immigrés et aux
personnes non blanches l’accès à un pays qui avait pillé le leur et exploité
leur peuple pendant des siècles. C’est en identifiant ce sourd ressentiment
que le mouvement pro-Brexit réussit à créer une alliance contre-intuitive
entre certaines parties des communautés immigrées et les cohortes de
Brexiteurs chauvins qui ne voulaient qu’une chose, qu’« ils rentrent tous
chez eux ».
Parkinson proposa à Sanni un stage non rémunéré. Il commença donc au
printemps 2016 en tant que bénévole. L’équipe de proximité était
excessivement petite, si bien qu’il se retrouva très vite avec de très
nombreuses casquettes. La plus grande partie de son travail était consacrée
aux minorités et à la communauté queer, notamment en visitant les quartiers
pauvres pour demander aux habitants pour qui ils comptaient voter et
pourquoi.
Le premier jour de son stage, Sanni remarqua un dandy en blazer vert et
pantalon rose : Mark Gettleson, dans toute sa splendeur homosexuelle. Ils
ont immédiatement commencé à blaguer sur le fait qu’ils avaient
l’impression d’être des intrus dans cette mer d’hommes blancs
conservateurs. Gettleson avait rejoint Vote Leave en tant que consultant au
printemps 2016, et avait aussitôt impressionné l’équipe avec son esprit, son
intelligence et sa compréhension intuitive des libéraux britanniques. Il
commença tout de suite à créer des sites Web pour les différentes équipes de
proximité, et prit visiblement un malin plaisir à les nommer avec des jeux
de mots comme Green Leaves (Les Verts s’en vont / Les feuilles vertes) et
Out and Proud (Fiers et sortis de l’Europe / Fiers et sortis du placard).
Quand Darren Grimes, l’étudiant en mode de vingt-deux ans que j’avais
connu chez les Lib-Dems, rejoignit l’équipe, lui et Gettleson commencèrent
à conceptualiser la branche progressiste de Vote Leave, qu’ils baptisèrent
BeLeave (Être-Quitter / Croire).
J’étais au Canada à ce moment-là, mais nous restions tous en contact sur
Facebook. Alors qu’il était en train de concevoir la stratégie de marque de
BeLeave, Grimes m’envoya sa liste d’idées sur Messenger. Même si j’étais
occupé à mettre en place des projets pour le nouveau gouvernement libéral
à Ottawa, je voulais lui donner un coup de main, ne fût-ce qu’en souvenir
des temps difficiles que nous avions connus ensemble chez les Lib-Dems.
L’un de ses problèmes était de choisir les bonnes couleurs. La couleur
officielle de Vote Leave était le rouge, donc il leur fallait autre chose. J’ai
dit : « Pourquoi ne pas utiliser les Pantone de l’année ? » – qui, en 2016,
étaient le bleu Sérénité et le rose Quartz. Darren réalisa une maquette, et je
lui donnai mon avis : « Ça a l’air terriblement gay et millenial. Pas fasciste
pour un sou. »
BeLeave essayait de faire appel à la dimension la plus douce du vote pro-
Brexit en se concentrant sur des problèmes comme l’égalité de traitement
des immigrés, en défendant la fin de ce qu’ils avaient appelé la
« discrimination au passeport » entre les citoyens appartenant à l’UE et les
autres, en dénonçant l’impact injuste qu’avaient eu les politiques
protectionnistes de l’Union européenne sur les agriculteurs africains, ou
encore en parlant de protection environnementale. Après que Parkinson eut
demandé à Sanni de cesser de s’intéresser aux minorités pour se consacrer à
BeLeave, lui et Grimes – en somme, deux stagiaires d’une vingtaine
d’années – devinrent en gros responsables de l’initiative, recevant de temps
en temps un petit coup de main de personnes plus âgées à Vote Leave. Les
votes anti-immigrés purs et durs étant déjà acquis, le camp du Leave n’avait
besoin que d’un petit pourcentage d’électeurs à l’esprit libéral pour
s’assurer la victoire. Et c’étaient les données qui représentaient la clé pour
cibler précisément ces électeurs.
Mais Vote Leave ne disposait pas des données nécessaires, et la seule
entreprise capable de les fournir, Cambridge Analytica, ne le pouvait pas
puisqu’elle travaillait déjà pour Leave.EU. Si Vote Leave avait travaillé avec
Cambridge Analytica, elle se serait retrouvée en violation des lois
interdisant la coordination entre les différentes campagnes. Ils résolurent le
problème, comme je l’appris plus tard, en embauchant une entreprise dont
les origines remontaient à mes premiers jours à SCL, quand je commençais
tout juste à réunir une équipe technique.
C’était en août 2013, alors que je cherchais des gens susceptibles de nous
aider. Je m’étais rappelé l’époque où j’avais travaillé pour le Parti libéral du
Canada (LPC) et Jeff Silvester, qui m’avait pris sous son aile alors que
j’étais encore au lycée. Silvester avait une formation d’ingénieur
informaticien et avait développé une solide maîtrise des systèmes de
données d’entreprise bien avant que je commence à défendre une nouvelle
stratégie fondée sur les données au LPC. Silvester était un grand type barbu
– il m’avait toujours rappelé le personnage de Ron Swanson dans la série
Parks and Recreation – qui faisait preuve d’attention et de gentillesse mais,
en même temps, possédait le sens de l’humour cynique et pince-sans-rire
des vieux roublards de la politique. Il vivait près de Victoria, en Colombie-
Britannique, et, les week-ends, il encadrait des jeunes en tant que chef
d’une section scout locale. Les premiers mois que j’avais passés comme
stagiaire auprès de Silvester, mon travail avait souvent consisté à l’aider sur
des dossiers de demandeurs d’asile, et il m’avait montré comment nous
pouvions véritablement faire une différence dans la vie des gens. Ce fut l’un
des individus les plus honorables que j’ai eu la chance de connaître.
Peu après avoir intégré SCL, j’avais écrit à Silvester pour lui décrire le
portfolio de la boîte – pas juste ses projets de guerres psychologiques pour
l’OTAN, mais aussi ses efforts pour lutter contre le sida en Afrique. Il me
répondit rapidement : « Vous avez besoin d’un bureau canadien ! » Quand
le projet Trinité fut lancé, son vœu fut exaucé. SCL cherchait quelqu’un
pour l’aider à mettre en place et gérer une infrastructure de données,
Silvester avait le profil parfait pour le job. Il débaucha un autre cadre
politique canadien, Zack Massingham, un vétéran de l’arène politique de la
Colombie-Britannique, pour diriger la gestion des projets de la nouvelle
entreprise qu’il appela AIQ. L’entreprise fut immatriculée au Canada et
reçut le nom officiel de AggregateIQ, mais elle signa un accord sur la
propriété intellectuelle qui transférait à SCL les droits sur tous ses travaux.
SCL, et plus tard Cambridge Analytica, profitèrent régulièrement de ce
réseau de sociétés off-shore immatriculées sous d’autres noms et d’autres
cieux. À l’instar des stratégies généralement utilisées pour l’évasion fiscale,
ce réseau d’entreprises internationales permettait à Cambridge Analytica
d’échapper aux règles qui encadraient l’utilisation des données électorales
ou relevant de la vie privée.
Le quartier général d’AIQ était situé dans un immeuble en briques sur
Pandora Avenue, à seulement un pâté de maison de l’océan, à Victoria, sur
l’île de Vancouver. Les employés de SCL et de CA adoraient passer dans
ces locaux – ils étaient magnifiques, et l’ambiance y était relativement
détendue par rapport au rythme frénétique qui caractérisait ceux de
Londres. Au fur et à mesure de son développement, AIQ embaucha une
fantastique équipe d’ingénieurs aux spécialités multiples pour travailler sur
les projets de SCL.
Le contrat de sous-traitance qu’avait passé AIQ avec SCL pour le projet
Trinité comprenait la construction d’infrastructures destinées à la récolte
des données Facebook, des données des flux de clics, des logs de FAI, ainsi
qu’à relier les adresses IP et les agents utilisateurs à des adresses physiques,
ce qui devait nous aider à désanonymiser les données de navigation sur
Internet. Quand SCL devint Cambridge Analytica, AIQ était devenu, avec
son équipe d’ingénierie technique, un maillon indispensable de la chaîne.
Une fois qu’il fut décidé que les modèles de CA devaient être uploadés sur
une plateforme capable d’effectuer du ciblage publicitaire sur les réseaux
sociaux et sur Internet, AIQ fut chargé de construire Ripon, la plateforme de
ciblage de pub de CA. Une fois que Kogan avait récolté les données
Facebook, il les passait à AIQ qui les uploadait sur la plateforme Ripon, qui
permettait alors à l’utilisateur de segmenter des univers d’électeurs en
fonction de centaines de facteurs comportementaux ou psychométriques
différents. Pendant les primaires américaines de 2016, des membres d’AIQ
descendirent au Texas pour construire l’infrastructure destinée à la
campagne du sénateur Ted Cruz.
Quand Britanny Kaiser et Sam Patten rejoignirent Cambridge Analytica
pour prendre en charge le projet nigérian, AIQ fut chargé de fournir à CA la
propagande d’intimidation et d’inhibition des votes. Après avoir uploadé
des vidéos de femmes brûlées vives et d’hommes se faisant trancher la
gorge et s’étouffant dans leur propre sang, AIQ chercha à cibler avec ce
contenu les profils d’électeurs et les régions que lui avait donnés CA. En
2015, quand j’ai découvert que Silvester travaillait sur ce projet, j’ai eu une
sensation étrange : celui qui avait été mon mentor n’était normalement pas
le genre de personne à disséminer de gaieté de cœur des vidéos de victimes
torturées. Des années plus tard, j’eus l’occasion d’interroger Silvester sur le
Nigeria. Il ne semblait éprouver aucun remords, à moins de considérer
comme tels ses rires un peu gênés. Il avait d’une manière ou d’une autre
réussi à faire la paix avec le chaos que son entreprise avait créé en tant que
sous-traitant de Cambridge Analytica.

L’après-midi du 16 juin 2016, une membre du Parlement âgée de


quarante et un ans, Labour et pro-Remain, appelée Jo Cox, se rendit à la
bibliothèque de la petite ville de Birstall, dans le West Yorkshire. Elle allait
y tenir sa « permanence » bimensuelle, une tradition britannique qui veut
que les membres du Parlement organisent régulièrement des réunions
publiques avec les électeurs de leur circonscription pour les aider sur des
dossiers particuliers ou discuter de problèmes plus généraux. Mais quand
Cox fut à quelques mètres à peine de la porte de la bibliothèque, un homme
portant une casquette de baseball s’approcha d’elle, leva un fusil à canon
scié, hurla « Britain first ! » (« La Grande-Bretagne d’abord ! ») et lui tira
dessus à bout portant. Puis il attira Cox entre deux voitures garées et
commença à la poignarder, agitant dans tous les sens son couteau devant les
passants qui tentaient de l’arrêter. Il continua à hurler « Britain first ! This is
for Britain ! » pendant toute l’agression, qui ne prit fin que quand il
rechargea son fusil et abattit Cox d’une balle dans la tête. Cox, mère de
deux jeunes enfants, gisait sur le pavé, à l’agonie.
L’assassinat de Jo Cox choqua toute la Grande-Bretagne, où les actes de
violence par armes à feu sont bien plus rares qu’aux États-Unis. Des
membres du Parlement se rassemblèrent pour une veillée sur Parliament
Square, où des fleurs furent déposées par des citoyens endeuillés, formant
ainsi un mémorial de fortune. On apprit bientôt que le meurtrier était un
sympathisant nazi et un suprémaciste blanc, ce qui fit encore monter d’un
cran la tension émotionnelle qui existait déjà entre les partisans du Leave et
ceux du Remain. Dans l’espoir de calmer un peu le jeu, et en hommage à
Cox, les groupes de campagne Leave et Remain s’accordèrent pour
suspendre toutes leurs activités pendant trois jours, une décision proprement
extraordinaire à seulement une semaine du scrutin. Toutefois, AIQ continua
à déployer sous le manteau des publicités numériques pour Vote Leave, car
l’entreprise savait que les médias anglais étaient dans l’incapacité de le
savoir. Après avoir diffusé au Nigeria des vidéos de personnes torturées et
assassinées, un petit rab de campagne numérique pendant une période de
deuil public en hommage à une membre du Parlement assassinée ne faisait
pas peur à AIQ.
À ce stade, le climat politique de la Grande-Bretagne était devenu
extrêmement toxique. Les membres du Parlement, qu’ils soutiennent les
campagnes Remain ou Leave (mais surtout ceux qui soutenaient Remain,
tout de même), recevaient régulièrement des menaces, les violences racistes
connaissaient un pic inédit et les réseaux sociaux étaient le cadre d’un
immense conflit ouvert. Personne ne pouvait plus se permettre de rester
passif ou de faire preuve de nonchalance vis-à-vis de la politique intérieure
britannique. Les gens étaient réveillés, et en colère. Très en colère.
Un grand nombre de messages émanant du camp du Leave, à cette
époque, prenaient pour cibles les « élites des grandes villes », comme les
appelaient les hommes politiques, ainsi que les personnes de couleur et les
immigrés européens. Vote Leave rejetait toute responsabilité dans l’affaire,
mais il était clair qu’ils avaient laissé l’appât raciste à Leave.EU, qui
s’engouffra joyeusement (et fièrement) dans cette brèche. Quelques jours
avant le meurtre de Jo Cox, Farage, qui dirigeait la campagne Leave.EU,
dévoila une nouvelle affiche, sur laquelle on pouvait voir la photographie
d’un convoi de migrants à la peau sombre, surmontée de la mention « LE
POINT DE RUPTURE ». Cette affiche fut immédiatement comparée à la propagande

nazie des années 1930, qui montraient des hordes de Juifs envahir l’Europe.
Alors que j’étais assis, au Canada, à contempler la tragédie en cours, je
me suis dit que Vote Leave n’était pas la même chose que Leave.EU,
puisque tant de mes amis y travaillaient. C’est la campagne de Farage qui
est raciste et emploie Cambridge Analytica, pensai-je alors. Vote Leave ne
se laisserait jamais aller à ce genre de rhétorique. J’avais tort.
Arrivé aux dernières semaines de la campagne, Vote Leave avait dépensé
la quasi-totalité des 7 millions de livres qui lui avaient été alloués. La loi
britannique lui interdisait d’accepter toute somme supplémentaire ou de
collaborer avec un autre groupe de campagne, mais Cummings avait envie
de continuer à dépenser et chercha donc une voie de traverse. AIQ avait
reçu l’enveloppe de Vote Leave consacrée à la publicité, et Cummings avait
été extrêmement impressionné par la puissance des capacités de ciblage
numérique d’AIQ. Cette dernière était en mesure de cibler, engager et
mettre en rage des électeurs spécifiques. De nombreuses cibles d’AIQ ne
votaient que très irrégulièrement, ce qui signifiait que, même si dans les
sondages le camp Remain était donné vainqueur, AIQ était parvenu à
toucher de nouvelles niches électorales par ailleurs systématiquement
exclues par les campagnes traditionnelles et par les instituts de sondage.
Mais AIQ avait compris que, si elle voulait surfer sur cette vague, elle avait
besoin de davantage d’argent que ce que Vote Leave était légalement
autorisé à dépenser – et elle en avait besoin vite. L’on s’intéressa alors au
projet BeLeave. Jusque-là, BeLeave avait été une opération intégralement
organique gérée par deux stagiaires dans les locaux de Vote Leave. Aucune
publicité n’avait été achetée, et tout le contenu créatif était développé par
Sanni et Grimes pendant leur temps libre. Vote Leave leur donnait des
conseils et un peu d’argent de poche, mais jamais plus de cent balles par-ci,
cent balles par-là.
À peu près à cette époque, Parkinson commença à inviter Sanni à dormir
chez lui quand il sortait trop tard du bureau, car Sanni vivait à Birmingham.
Ils entamèrent une relation. Pour Sanni, qui avait vingt-deux ans et n’avait
pas encore fait son coming out auprès de sa famille, tout cela était très
perturbant. Il ne savait pas comment gérer cette nouvelle intimité partagée
avec son patron. Il n’en revenait pas de recevoir tant d’attentions de la part
d’un conseiller politique chevronné ayant travaillé aux plus hauts échelons
du gouvernement britannique. Parkinson lui répétait à quel point il était
satisfait de son travail, expliquant que s’il continuait comme ça, il y aurait
peut-être bien une carrière au bout… Sanni accepta de garder leur relation
secrète.
Les électeurs commençaient également à remarquer le travail de
BeLeave. Certains des contenus créés par Sanni et Grimes devinrent viraux
et surpassèrent même les pubs payées par Vote Leave. Les schémas de
BeLeave se concentraient sur des questions progressistes, comme celle de la
« taxe tampon », soutenant que si les Britanniques sortaient de l’UE, ils
n’auraient plus besoin de l’accord de vingt-sept autres États membres pour
se débarrasser de cette taxe honteusement misogyne. Le marché semblait
assez mûr pour que BeLeave impose sa marque d’euroscepticisme
progressiste, woke et branché justice sociale. Plusieurs semaines avant le
référendum du 23 juin, Cleo Watson, qui était à la tête des équipes de
proximité de Vote Leave, organisa un rendez-vous entre Sanni et Grimes et
un potentiel donateur. Les deux stagiaires rencontrèrent ce dernier au
quartier général de Vote Leave et firent une proposition soulignant
l’efficacité de leurs posts – leur engagement organique dépassait parfois
l’impact des pubs payées par Vote Leave.

Grimes m’avait envoyé sa présentation, me demandant mon avis sur la


meilleure manière d’optimiser le ciblage en ligne pour Facebook et sur le
budget nécessaire à cet effet ; je lui répondis en lui donnant des pistes sur
les paramètres qu’il devait utiliser et sur la manière dont, selon moi, ils
devaient faire leur présentation. C’était une bonne présentation, mais qui
pour une raison ou pour une autre ne suffit pas à convaincre le donateur.
Après le retrait du donateur, les deux jeunes stagiaires furent approchés par
l’un des directeurs seniors de la campagne Vote Leave qui leur expliqua
qu’il avait découvert un autre moyen de trouver des financements pour
BeLeave – il fallait juste qu’ils signent un peu de paperasse. Après une
réunion avec les avocats de Vote Leave, Sanni et Grimes furent fortement
incités à mettre sur pied une campagne séparée, à ouvrir un compte bancaire
au nom de cette dernière et à en écrire la constitution officielle. Les avocats
de Vote Leave rédigèrent les statuts de la toute nouvelle association et les
stagiaires n’eurent plus qu’à les signer. Ce dont Sanni et Grimes ne s’étaient
pas rendu compte, c’est qu’il était illégal que BeLeave dépense le moindre
centime en raison de sa proximité avec Vote Leave. En affirmant que la
campagne BeLeave était une campagne séparée qui pouvait donc dépenser
son propre budget, Vote Leave faisait endosser aux deux jeunes stagiaires la
responsabilité pénale liée aux dépenses électorales illégales de cette
campagne « séparée ». Les deux stagiaires ne furent informés de rien, si
bien qu’ils continuèrent à travailler comme avant dans les locaux de Vote
Leave, participant aux événements de Vote Leave et faisant même du
tractage.
La semaine suivante, Grimes et Sanni apprirent que l’argent que Vote
Leave leur avait promis était sur le point d’arriver – et qu’il y en avait
même un peu plus que ce qu’ils avaient demandé. En fait, il s’agissait de
centaines de milliers de livres de plus. Vote Leave commença à organiser le
transfert de 700 000 £ à BeLeave, ce qui représentait la plus grande dépense
de toute la campagne de Vote Leave. Mais Grimes et Sanni devaient d’abord
accepter une condition. Le problème, pour Vote Leave, était que si tous deux
recevaient l’argent en tant que campagne « indépendante », ils avaient
légalement le droit de le dépenser comme cela leur chantait. Vote Leave
expliqua donc aux deux stagiaires qu’en réalité, pas un centime n’arriverait
réellement sur leur nouveau compte bancaire. En effet, Vote Leave
transférerait directement l’argent à AIQ : Grimes et Sanni n’auraient alors
plus qu’à contresigner un certain nombre de factures établies au nom
d’AIQ. Déçu, Sanni demanda si une partie de ces fonds pouvait au moins
servir à défrayer leurs voyages et leurs repas en tant que secrétaire et
trésorier, ce à quoi son superviseur à Vote Leave lui répondit que non,
malheureusement, ce n’était pas possible. Grimes et Sanni ne s’étaient
absolument pas aperçus qu’ils venaient d’accepter de participer à quelque
chose de complètement illégal. Ils avaient juste fait confiance aux avocats
et aux conseillers de Vote Leave, qui n’avaient eu de cesse de leur répéter
que tout était en ordre.
Ce qui rendit la pilule particulièrement amère, c’est que les avocats de
Vote Leave avaient mentionné les noms des stagiaires sur les documents de
BeLeave, si bien que Grimes se retrouva personnellement responsable des
retombées juridiques qui ne manquèrent pas de survenir. Il ne s’agissait pas
d’une stratégie inhabituelle, du moins dans les écoles les plus corrompues
de l’art de mener campagne, et tout particulièrement chez les Tories, qui
s’étaient plus d’une fois fait prendre la main dans le sac ; des conseillers
électoraux aguerris ne voulant pas courir de risque personnel en violant les
lois électorales trouvaient quelqu’un d’inexpérimenté, souvent un jeune
militant enthousiaste, et le nommaient « agent » de la campagne, faisant
ainsi de lui la personne juridiquement responsable de cette campagne.
Ainsi, si quelque chose tournait mal, un pigeon portait le chapeau tandis
que les vrais criminels pouvaient en toute impunité continuer à jouir de leur
proximité avec le pouvoir, laissant derrière eux un sillage de vies brisées et
de militants trahis.

Enfin, le jour du référendum arriva. Le 23 juin, des pluies torrentielles


continuaient à s’abattre sur le nord de l’Angleterre, et les Londoniens
durent affronter d’interminables obstacles pour aller voter, depuis la
fermeture des gares jusqu’à celle du métro le soir à cause des inondations.
La plus grande partie des membres de l’équipe de Vote Leave, dont Grimes
et Sanni, passèrent leur journée à sillonner des bureaux de vote clés pour
obtenir des votes. Douvres est la porte séparant l’Angleterre de l’Europe,
que ce soit en train ou par la mer, et l’ultime arrêt des Britanniques avant la
Manche. Les bénévoles passèrent de nombreuses heures à Douvres, faisant
du porte-à-porte sous une pluie diluvienne. La une du tabloïd de droite The
Sun titrait en gras : BELEAVE IN BRITAIN.
Je ne me doutais absolument pas qu’AIQ était impliquée dans la
campagne Leave avant la nuit même du vote, quand Parkinson me texta une
photo de lui avec Massingham dans les quartiers généraux de Vote Leave –
souriant devant des fenêtres embuées derrières lesquelles se devinait la
silhouette du Parlement. Étrangement, même si j’avais rencontré plusieurs
fois Silvester depuis mon retour au Canada, il n’avait pas une fois
mentionné les connexions entre AIQ et la campagne Leave. Après la
publication des comptes de campagne, on s’aperçut qu’AIQ avait reçu 40 %
du budget de Vote Leave – sans parler des centaines de milliers de livres
provenant d’autres campagnes pro-Brexit, dont BeLeave.
À présent, je sais que c’est ainsi que Cummings était parvenu à
contourner le problème posé par le fait que Cambridge Analytica travaillait
déjà avec Leave.EU : il lui avait suffi de collaborer avec l’une des filiales de
CA, basée dans un autre pays, et avec un nom inconnu au bataillon. AIQ
profitait de l’infrastructure de CA, gérait toutes ses données, et pouvait
exercer toutes ses fonctions, mais sans son nom. (Vote Leave nie avoir eu
accès aux données Facebook de Cambridge Analytica.) Personne n’avait
voulu m’en parler parce que tout le monde savait que j’avais quitté CA en
très mauvais termes avec la direction de la boîte, comme de nombreux
autres. Silvester et Massingham avaient choisi de garder le silence parce
qu’il s’agissait de loin de leur plus gros coup en politique. Si Silvester
n’avait apparemment aucun problème à parler des boulots louches qu’ils
avaient accomplis en Afrique ou dans les Caraïbes, il n’en allait pas de
même pour le Brexit.
Ayant moi-même travaillé sur des campagnes de ciblage, je savais que la
plus grande partie du contenu dont parlaient les médias ne correspondait pas
à ce qu’avaient véritablement vu les individus ou les groupes ciblés pendant
la campagne. Presque immédiatement, je compris que quelque chose de
profondément sinistre était en train de se produire en Grande-Bretagne.
72 % des électeurs se rendirent aux urnes. Les résultats du référendum
furent, pendant des heures, trop serrés pour que l’on puisse trancher, mais,
au final, le Leave l’emporta avec 51.89 % des suffrages. Je ne le savais pas
à l’époque, mais Thomas Borwick avait été nommé directeur de la
technologie (CTO) de la campagne par Vote Leave. Avant de travailler pour
Vote Leave, Borwick avait coopéré avec Alexander Nix et SCL en menant
un certain nombre de projets de récolte de données dans des nations
insulaires des Caraïbes. (Toutefois, rien ne suggère que Borwick ait
participé à l’une ou l’autre des activités illégales de SCL dans la région.)
Après le référendum, Borwick révéla que Vote Leave et AIQ avaient
disséminé plus d’une centaine de publicités véhiculant 1 433 messages
différents auprès de leurs électeurs cibles dans les semaines précédant le
référendum. Cummings révéla plus tard que ces publicités avaient été vues
plus de 169 millions de fois, mais ne ciblaient qu’un segment étroit d’à
peine quelques millions d’électeurs, dont le fil d’actualité fut, de ce fait,
nettement dominé par les messages de Vote Leave.
Les habitants du Royaume-Uni avaient été les cibles d’une opération
d’information à grande échelle mise en place par AIQ, et l’erreur de Remain
fut qu’ils ne comprirent absolument pas à quoi ils avaient affaire. Comme
l’avait découvert Cambridge Analytica, provoquer la colère et l’indignation
réduisait le besoin d’explications rationnelles et mettait les électeurs dans
un état d’esprit plus aveuglément punitif. CA avait également découvert que
non seulement cette colère immunisait les électeurs ciblés contre toute
argumentation mettant en avant les conséquences économiques néfastes du
Brexit, mais que certains électeurs étaient même prêts à défendre ces
conséquences néfastes pour peu qu’on leur promette que les groupes
extérieurs, comme les bobos et les immigrés, allaient encore plus en baver –
leur vote était donc bien utilisé comme une sorte de punition.
Cette approche se révéla efficace contre la stratégie de l’épouvantail
utilisée par les messages du camp Remain, qui essayaient de frapper les
électeurs avec les conséquences économiques potentiellement
catastrophiques d’une sortie de l’Union européenne. En un mot, il est bien
plus difficile de faire peur à des gens en colère. Cette heuristique d’affect
fondée sur l’exploitation de la colère affecte la manière dont les individus
évaluent les résultats négatifs, ce qui explique pourquoi les gens en colère
sont davantage enclins à adopter des comportements à risque – ce qui est
également vrai que l’on vote ou que l’on déclenche une rixe dans un bar. Si
vous vous êtes déjà trouvé impliqué dans une bagarre, vous savez que la
pire manière possible de retenir votre adversaire de faire un geste
inconsidéré consiste à lui crier des menaces : cela ne fera que l’exciter
davantage.
Remain se concentra donc sur l’économie, mais omit de prendre le temps,
en amont, de demander aux gens ce que représentait pour eux l’économie.
Cambridge Analytica avait par exemple découvert que de nombreux
citoyens des régions rurales ou issus de couches sociales défavorisées
déterritorialisaient souvent « l’économie » pour en faire une dynamique à
laquelle participaient seulement les riches et les habitants des villes.
« L’économie », ce n’était pas leur boulot dans la boutique locale ; non,
c’étaient les banquiers qui s’en chargeaient. Cela explique également
pourquoi certains groupes ne semblent pas inquiétés par les risques
économiques, ni même par les guerres commerciales, dans la mesure où,
dans leur esprit, le chaos qui s’ensuivrait ne concernerait que ceux qui
travaillent dans « l’économie ». Et plus l’argument économique qu’ils
entendent est de poids, plus ils auront l’impression d’avoir, en vérité,
entendu les craintes d’une élite lâche ayant peur de perdre une partie de son
magot. Ceci leur procure une sensation de puissance, une puissance qu’ils
voudront nécessairement exercer.
Après la victoire de Leave, une onde de choc et de consternation s’abattit
sur la Grande-Bretagne et le reste du monde. Lors d’une déclaration
tristounette devant le 10 Downing Street, David Cameron annonça qu’il
quitterait son poste de Premier ministre en octobre. Le cours de l’euro et
celui de la livre s’effondrèrent, tout comme les marchés boursiers
mondiaux. Une pétition commença à circuler pour exiger l’organisation
d’un nouveau référendum et, moins de soixante-douze heures après les
résultats de l’élection, un demi-million de personnes l’avaient déjà signée.
Aux États-Unis, la réaction générale fut la surprise et la confusion. Tandis
que les experts tentaient d’analyser ce que le Brexit pouvait avoir comme
conséquences pour le peuple américain, le président Obama adopta une
démarche que l’on pourrait résumer ainsi : « On reste zen et on fait comme
si de rien n’était », répétant à l’envi qu’il s’agissait d’un « événement qui ne
changeait rien à la relation si particulière qui existe entre nos deux
nations ».
Donald Trump, qui venait de remporter l’investiture républicaine, était en
Écosse à ce moment-là, en visite au complexe sportif de Trump Turnberry.
Il affirma que la victoire du Leave était « un truc super », et que les
électeurs avaient le contrôle de leur pays. « Les gens veulent reprendre le
contrôle de leur pays, ils veulent l’indépendance dans un certain sens,
déclara-t-il. Les gens sont en colère partout dans le monde […]. Ils sont en
colère contre les frontières, ils sont en colère contre les gens qui viennent
dans leur pays et en prennent le contrôle, personne ne sait même qui ils
sont. Ils sont en colère contre beaucoup, beaucoup de choses. »
Le monde ne le savait pas encore, mais le Brexit était une véritable scène
de crime. La Grande-Bretagne était la première victime d’une opération que
Bannon avait mise en branle des années auparavant. Les soi-disant
« patriotes » du mouvement du Brexit, avec leurs appels tonitruants à
sauver la loi et la souveraineté britanniques des griffes d’une Union
européenne sans visage, décidèrent de remporter cette élection en se
moquant de ces mêmes lois. Pour ce faire, ils déployèrent un réseau
d’entreprises associées à Cambridge Analytica dans des juridictions
étrangères, loin du regard des agences chargées de protéger l’intégrité de
nos démocraties. Préfigurant ce qui allait bientôt se passer aux États-Unis,
un schéma clair émergea durant le fiasco du Brexit, en vertu duquel des
entités étrangères auparavant inconnues commençaient à exercer une
influence sur des élections nationales en déployant d’immenses jeux de
données à l’origine mystérieuse. Et, dans la mesure où les entreprises de
réseaux sociaux n’appliquaient aucune procédure de contrôle pour les
campagnes de publicité essaimant sur leurs plateformes, il n’existait aucun
garde-fou capable d’empêcher des entités hostiles de semer le chaos et de
perturber nos démocraties.
Notes
1. En français dans le texte. (N.d.T.)

2. En français, cumming peut être traduit par « éjac ». (N.d.T.)


CHAPITRE X

The Apprentice

« Je ne vais pas mentir, il s’agit clairement de l’une des affaires les plus
étranges qu’il m’ait été donné de traiter », me dit mon avocat, alors que
nous étions assis dans son cabinet en train d’étudier la lettre précontentieuse
que m’avait envoyée en juin 2015 Cambridge Analytica et qui prétendait, à
tort, que j’essayais de créer une entreprise concurrente pour aider la
campagne présidentielle encore balbutiante de Trump. Donald Trump était
apparu dans ma vie quelques mois auparavant, au printemps 2015, quand
Mark Block m’avait appelé pour me faire une proposition rafraîchissante,
dans la mesure où elle était à mille lieues du travail que j’avais effectué
pour Cambridge Analytica. Comme Block me l’expliqua alors, la Trump
Organization avait besoin d’aide pour effectuer des études de marché, aussi
bien pour l’émission de téléréalité de Trump, The Apprentice, que pour ses
casinos. Block avait également appelé Jucikas et Gettleson, qui étaient
encore à Londres. Nous avons discuté tous les trois, et nous sommes tombés
d’accord pour rencontrer les cadres de Trump.
Lors de ces discussions avec la Trump Organization, nous avons appris
que le public appréciait de moins en moins The Apprentice et que la
fréquentation des casinos et des hôtels de Trump était en baisse. Avec
l’essor des jeux d’argent en ligne, conjugué à leur dépendance totale à
l’image publique de millionnaire sexy et futé qui avait jusqu’ici collé à
Donald Trump, son équipe commençait à se rendre compte que le système
dépassé des casinos et une célébrité de seconde zone, vieillissante et aux
cheveux teints en orange, ne correspondaient pas exactement au « sexy and
fun » qui permettrait d’attirer de nouveaux clients. La marque Trump était
en crise, et l’entreprise devait absolument comprendre comment la relancer.
Le projet était terriblement mal défini, au point que c’en était frustrant :
les cadres ne savaient même pas si ni comment nous pouvions les aider, et
je commençais à me demander s’ils n’étaient pas, en vérité, en quête de
conseils gratuits. Quand ils nous proposèrent un rendez-vous à peu près un
mois plus tard, je refusai, content de laisser Jucikas et Gettleson s’y rendre
en mon nom. La rencontre eut lieu dans l’un des restaurants de la Trump
Tower, et la conversation démarra dans le même flou artistique qu’à la fin
du dernier call. Pouvions-nous utiliser les données pour redorer l’image de
Trump et de ses produits ? Pour donner un second souffle à la marque ? Et
si oui, qui seraient, à notre avis, les cibles d’un tel projet ?
Quand Gettleson m’appela pour me raconter comment cela s’était passé,
il n’arrivait pas à s’empêcher de rire. « Tu vas pas y croire, me dit-il, Trump
a l’intention de se porter candidat à l’élection présidentielle ! » Corey
Lewandowski participait également à la réunion. Il s’était présenté aux gars
comme le directeur de campagne de Trump et avait assuré à Gettleson et
Jucikas que Trump était on ne peut plus sérieux quand il parlait de son
ambition présidentielle. Il nous invita à participer à la campagne – une offre
qui ne m’intéressait ni de près ni de loin, pour plusieurs raisons. Tout
d’abord, il s’agissait d’une campagne politique, et j’avais quitté Cambridge
Analytica ainsi que Londres principalement pour abandonner la politique.
Ensuite, Trump semblait un personnage complètement ridicule et je voyais
mal comment imaginer pire candidat. Enfin, il porterait les couleurs des
Républicains, et j’en avais personnellement terminé de faire le sale boulot
des hommes politiques de droite. C’était une chose d’explorer les
différentes façons d’augmenter les évaluations d’une émission de
téléréalité, et clairement une autre d’aider un Républicain à se faire élire
président des États-Unis. Gettleson était d’accord avec moi, Jucikas un peu
moins – il allait sous peu faire du conseil pour les campagnes
républicaines –, mais nous partîmes du principe que nos aventures
trumpesques s’arrêtaient là.
Quelques semaines plus tard, le 5 juin 2015, nous apprîmes que
Cambridge Analytica nous attaquait tous les trois en justice, prétendant que
nous avions violé la clause de non-sollicitation stipulée dans notre accord
de confidentialité. Nous avions, selon les termes motivant l’action en
justice, sollicité l’un des clients de Cambridge Analytica, Donald Trump.
Les lettres qui nous informaient de l’action en justice nous donnaient deux
semaines pour y répondre, si bien que même si l’affaire était clairement
bidon, je décidai de recourir aux services d’un cabinet d’avocat pour en
terminer le plus vite possible. Lors de notre première réunion, mes avocats
furent perplexes. Imaginez combien la conversation devait être bizarre, bien
avant que les noms de Cambridge Analytica et de Steve Bannon ne
deviennent des noms connus de tous : « Donc, bon, il y a cette entreprise
spécialisée dans la guerre psychologique, leur dis-je. Et elle s’est fait
racheter par un milliardaire américain aux États-Unis. Et après que j’ai
quitté l’entreprise, j’ai été invité à discuter avec Donald Trump – le gars de
The Apprentice, vous voyez ? Apparemment, il veut essayer de devenir
président des États-Unis. Or, il se trouve qu’il fait partie de leur clientèle,
mais en secret. Donc bon, maintenant, ils me font un procès… »
À ce moment-là, Cambridge Analytica s’était propagée comme un virus
dans le Parti républicain, conseillant les gros candidats dans les courses
pour la Chambre des représentants ou le Sénat, et pilotant des projets
destinés à étudier les phénomènes culturels, comme le militarisme dans la
jeunesse américaine, au nom des intérêts de la droite. À première vue,
Cambridge Analytica s’en sortait remarquablement bien. Mais dans les
coulisses, l’entreprise baisait bien profond le Parti républicain en général –
et les Mercer en particulier. Pour moi, la vraie information dans l’action en
justice qu’intentait Cambridge Analytica, c’est que cette dernière avait
secrètement Trump pour client alors que, dans le même temps, elle
travaillait pour le candidat à la présidentielle préféré des Mercer, Ted Cruz.
Non seulement Bannon avait en vérité un agenda politique différent de celui
des Mercer, mais il n’avait, en outre, aucune intention de soutenir Cruz,
qu’il méprisait profondément.
Après que j’eus expliqué aux avocats que je ne travaillais même pas pour
Trump, ils me répondirent grosso modo : « OK, ne vous inquiétez pas. Les
entreprises passent leur temps à envoyer ce genre de lettres qui servent le
plus souvent d’avertissement, et généralement elles sont absolument sans
conséquence. C’est peut-être lié à une quelconque inquiétude de leur
directeur. En tout cas, ne vous inquiétez pas, on s’en charge. »
Mais ça allait me coûter cher. Cambridge Analytica n’avait laissé aucune
ambiguïté quant au fait qu’elle n’avait pas l’intention d’arrêter de me
harceler, et de m’arracher aussi bien de l’argent que la paix de l’âme, tant
que je n’abandonnerais pas. J’ai proposé de signer un document dans lequel
je m’engageais à ne plus jamais travailler pour un Républicain, Mais ce
n’est pas ce que désirait Cambridge Analytica. Ils voulaient que je promette
de ne plus jamais travailler sur des données, ce qui était de toute évidence
impossible. Les échanges de courriers recommandés durèrent plusieurs
mois. La situation devenait dans son ensemble de plus en plus bizarre. Au
cours de ce conflit juridique, j’appris que, après que Gettleson et moi eûmes
quitté l’entreprise, CA avait inventé deux employés imaginaires – « Chris
Young » et « Mark Nettles » – qu’ils avaient continué à utiliser sur leur site
et avec leurs clients. J’ai fini par accepter un « acte de confiance » (Deed of
Confidence), en gros une sorte de super accord de confidentialité en vertu
duquel je m’engageais à ne jamais parler de ce que j’avais vu et fait chez
Cambridge Analytica. Je ne le savais pas encore à l’époque, mais c’était là
la première chausse-trape qui m’attendait en tant que lanceur d’alerte.

Quand je suis rentré au Canada pour rejoindre l’équipe de recherche de


Trudeau, mes journées étaient principalement consacrées à des réunions et
des conf calls ; dans l’ensemble, j’étais particulièrement satisfait de la
stabilité et de la chaleur de ce nouveau cadre. J’évoluais dans un
environnement qui n’était pas hostile, et, surtout, au sein duquel le patron
ne s’acharnait pas à harceler psychologiquement ses employés.
En mars 2016, un fonctionnaire haut placé du gouvernement canadien
m’appela pour un briefing qui s’écartait légèrement de mon mandat. Il
voulait une analyse des primaires républicaines aux États-Unis, qui
battaient alors leur plein. Plus précisément, il voulait savoir pourquoi
Donald Trump était si bien placé dans les sondages. Le 1er mars, Trump
avait remporté la primaire républicaine dans sept des onze États du Super
Tuesday1, et des milliers de militants hystériques assistaient à ses meetings
partout dans le pays. Plus Trump se comportait de manière scandaleuse, et
plus les intentions de vote en sa faveur augmentaient dans les sondages :
lors du débat présidentiel du 3 mars, il s’écharpa avec le sénateur de Floride
Marco Rubio à propos… de la taille de son sexe, se vantant qu’il « n’avait
pas de problème de ce côté-là ». Deux semaines plus tard, il remporta les
primaires dans quatre des six États et territoires qui votaient ce jour-là – et
Rubio abandonna la course. L’équipe de Trudeau n’était pas inquiète – pour
l’instant – mais elle était curieuse, parce que la star de la téléréalité devenue
candidate leur semblait aussi étrange que ridicule. Alors pourquoi est-ce
qu’il cartonnait ? À quoi donc pensaient les Américains ? Comme beaucoup
de leurs compatriotes canadiens, ils prenaient plaisir à regarder d’un air
atterré et condescendant leurs voisins arriérés.
Les Canadiens ont du mal à comprendre le populisme car, contrairement
à la Grande-Bretagne ou aux États-Unis, aucun de leurs médias n’appartient
à Rupert Murdoch. Il n’y a ni Fox News ni The Sun, au Canada. Comme
son système bancaire est plus averse au risque, le pays n’a pas connu de
crise du logement ni de krach financier. Et, à la différence du reste de
l’OCDE, le Canada est une aberration dans laquelle le patriotisme et le
soutien de l’immigration s’associent de manière positive. Je me retrouvai
donc à répéter encore et encore les mêmes choses à des Canadiens
perplexes qui n’arrivaient pas à comprendre comment le Brexit ou Trump
étaient tout simplement possibles.
Pierre-Elliott Trudeau, le Premier ministre du Canada à la fin des années
1960 et dans les années 1970, a déclaré un jour que vivre si près des États-
Unis revenait à « dormir avec un éléphant. Peu importe à quel point la bête
est amicale et d’humeur égale […], le moindre mouvement et le moindre
grognement nous affectent ». Même si Trump ne gagnait pas – et peu
nombreux étaient ceux qui, à ce stade, pensaient qu’il allait l’emporter –, sa
position sur le commerce avait déjà des répercussions. Trump détestait
l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), et excitait les
électeurs américains habitant des États cruciaux à propos des relations
commerciales qu’entretenaient les États-Unis et le Canada. La crainte
n’était pas que Trump gagne, mais bien plutôt le fait que, plus longtemps il
restait dans la course, plus sa grandiloquence anti-ALENA pouvait affecter
les élections législatives et au poste de gouverneur dans ces États, ce qui
aurait du même coup un impact sur le dialogue national dans le domaine du
commerce.
Si la saga de Cambridge Analytica n’était pas encore connue du grand
public, mes collègues canadiens n’ignoraient pas que mon travail pour
l’entreprise était en fin de compte utilisé pour certaines campagnes
politiques aux États-Unis. Plus Trump gagnait du terrain et plus leur
curiosité augmentait. Je leur expliquai les tactiques de manipulations des
électeurs utilisées par Cambridge Analytica – comment l’entreprise
identifiait et ciblait des individus avec des prédispositions neurotiques ou
conspirationnistes, puis disséminait une propagande destinée à approfondir
et accentuer ces caractéristiques. J’expliquai comment, après avoir obtenu
les données Facebook de ces individus, Cambridge Analytica pouvait dans
certains cas mieux prédire leur comportement que leur propre conjoint, et
comment l’entreprise utilisait cette information pour radicaliser les
individus à l’intérieur du Parti républicain.
Donc, s’il était évident que Trump faisait effectivement vibrer une corde
chez un certain pourcentage des électeurs américains, Cambridge Analytica
travaillait en coulisse pour amener sa campagne à un tout autre niveau. Une
partie des individus qu’elle visait ne votaient pas Républicains ou ne
votaient pas tout court. D’un côté, CA tentait de développer cet électorat, et
d’un autre elle s’attelait à supprimer d’autres votes. Tout particulièrement,
elle s’appliqua à éloigner des urnes les Africains-Américains et d’autres
communautés minoritaires. L’un des leviers utilisés à cet effet consista à
colporter une rhétorique de justice sociale de gauche pour dépeindre Hillary
Clinton sous les traits d’une propagatrice de la suprématie blanche – alors
qu’en vérité, c’était CA qui travaillait pour un suprémaciste blanc.
L’objectif était de pousser les individus issus de toutes les tranches de
population soutenant une idéologie plus à gauche à voter pour le candidat
d’un troisième parti, comme Jill Stein.
J’avais commencé à prêter de l’attention au candidat Trump quand
Cambridge Analytica m’avait attaqué en justice, parce que ce fut seulement
à ce moment-là que j’appris que l’entreprise travaillait pour lui. Au début,
la campagne fut franchement bordélique. Puis il commença à répéter
certaines petites phrases, comme « Construire le mur », ou « Assécher le
marais », et sa cote commença à monter dans les sondages. J’ai appelé
Gettleson pour lui dire : « Tout ça ne te paraît pas bizarrement familier ? » –
il s’agissait des phrases exactes que CA avait testées et incluses dans les
rapports qu’elle avait envoyés à Bannon bien avant la candidature officielle
de Trump. Ce qui signifie qu’au printemps 2016, alors que Cambridge
Analytica était supposée travailler pour Ted Cruz, les fruits de ses
recherches semblaient aboutir d’une manière ou d’une autre dans les mains
de Donald Trump.
Plus les primaires avançaient et plus il devenait clair que les chances de
Trump de l’emporter augmentaient, et l’attitude des gens à Ottawa passa de
« Haha, il est complètement barjo ! » à « Il est complètement barjo… et il
va peut-être devenir président de l’éléphant qui menace en permanence de
nous écraser ! ».

Alors que le Brexit était imminent, que Trump gagnait du terrain, je


compris qu’il était temps pour moi de sortir du bois. Je décidai de prendre
contact avec un certain nombre d’amis travaillant dans la Silicon Valley.
L’un d’eux – je l’appellerai « Sheela » – connaissait quelqu’un à
Andreessen Horowitz, la boîte de capital-risque créée par le petit génie de la
tech Marc Andreessen. Au début des années 1990, avec Eric Bina, il avait
mis au point le navigateur web NCSA Mosaic qui changea pour toujours la
manière dont les gens se servaient d’Internet. Mosaic devint Netscape, qui
fut l’un des premiers immenses succès de l’Internet avec son entrée en
bourse en 1995. Depuis, Andreessen avait gagné des centaines de millions
de dollars en investissant dans des entreprises comme Skype, Twitter,
Groupon, Zynga… et Facebook. Il faisait d’ailleurs également partie du
conseil d’administration de Facebook.
Je m’envolai pour San Francisco au printemps 2016 afin de commencer à
briefer les parties concernées à propos de ce que j’avais vu à Cambridge
Analytica. Sheela organisa une rencontre dans les bureaux d’Andreessen
Horowitz, sur Sand Hill Road, à Menlo Park. De l’extérieur, l’immeuble
évoquait un centre dentaire dans une banlieue de la classe moyenne très
légèrement supérieure, mais, une fois à l’intérieur, on découvrait dans le
hall relativement neutre des œuvres de très grand prix accrochées aux murs.
Je rencontrai les employés d’Andreessen dans une salle de réunion et leur
parlai de Cambridge Analytica, des millions de profils Facebook que
l’entreprise avait détournés et de la manière malfaisante dont elle se servait
de ces profils pour interférer avec les élections.
« Les gars, vous travaillez pour l’un des principaux actionnaires de
Facebook et l’un des membres de son conseil d’administration. Facebook
doit absolument savoir ce qu’il se passe. » Ils me répondirent qu’ils allaient
se pencher sur la question. À ce jour, je ne sais toujours pas s’ils l’ont fait.
Après avoir mis a priori un membre du conseil d’administration sur le
coup, je décidai de me rendre à une fête dans le Mission District de San
Francisco, où devait également se trouver un vice-président de Facebook.
En fait, l’endroit était bondé d’employés de Facebook. Ils portaient presque
tous l’uniforme de la Silicon Valley – des T-shirts gris ajustés – et il était
difficile d’avoir une conversation sans que soient mentionnés les progrès
accomplis grâce au régime cétogène et les substituts de repas Soylent – de
toute façon, la nourriture, c’était « surfait ». Présenté comme le type de
Cambridge Analytica, je devins rapidement le centre de l’attention, car ils
avaient tous entendu de nombreuses rumeurs sur l’entreprise. À l’époque,
ils semblaient être conscients de ce qu’avait fait Cambridge Analytica, et
j’appris par la suite que, dès septembre 2015, les employés discutaient de
CA de manière interne et avaient demandé qu’une enquête fût ouverte sur le
« prélèvement » potentiel de données par l’entreprise. Les employés avaient
réitéré leur demande d’enquête en décembre 2015, et seraient plus tard cités
dans une plainte contre Facebook de la Security and Exchange Commission
décrivant l’entreprise comme une « société de modélisation des données
pour le moins louche, ayant profondément pénétré notre marché ». Mais,
tandis que je répondais à leurs questions, il était de plus en plus clair que le
fait que tout ceci représentât une menace pour la démocratie les intéressait
beaucoup moins que la dimension technique de ce qu’avait fait Cambridge
Analytica. Même le vice-président de Facebook restait de marbre. Si j’avais
un problème avec Cambridge Analytica, me dit-il, je n’avais qu’à créer une
entreprise concurrente – si je n’aimais pas l’Uber de la propagande, je
n’avais qu’à développer le Lyft. Cette suggestion me sembla
particulièrement perverse – pour ne pas dire complètement irresponsable –
de la part de l’un des dirigeants d’une société parfaitement en mesure
d’agir. Mais je me rendis vite compte que c’était ainsi que les choses
fonctionnaient dans la Silicon Valley. La réaction à n’importe quel
problème, quand bien même il s’agirait d’une menace pour l’intégrité de
nos élections, n’est pas de se poser la question : « Comment pouvons-nous
le résoudre ? », mais bien plutôt : « Comment pouvons-nous le
monétiser ? » Ils sont incapables de penser autrement qu’en termes
d’opportunités de business. J’avais perdu mon temps. L’enquête
réglementaire aux États-Unis à laquelle je participai par la suite finit par
déterminer qu’au moins trente employés de Facebook étaient au courant
pour Cambridge Analytica – mais que, avant que l’histoire ne devienne
publique à la suite de mon alerte, l’entreprise ne mit absolument aucune
procédure en place pour faire remonter l’affaire aux régulateurs.
Plus tard, je fus convié par l’équipe d’Andreessen Horowitz à participer à
un groupe de chat privé sur Facebook appelé Futureworld (« Le monde du
futur »), au sein duquel les cadres des plus grandes entreprises de la Silicon
Valley discutaient des problèmes que devait affronter le secteur des
nouvelles technologies, parmi lesquels se trouvaient les problèmes que
j’avais moi-même mentionnés. Andreessen évoqua également avec certains
cadres de la Silicon Valley le fait que leurs plateformes étaient peut-être
utilisées à de mauvaises fins. Il invita à dîner plusieurs autres cadors de la
Silicon Valley, formant un groupe qu’ils appelèrent assez vite « la junta » –
en référence aux groupes autoritaires qui dirigent un pays après avoir pris
le pouvoir.
« Il serait fort ironique que notre correspondance se retrouve dans le
radar du gouvernement pour la seule raison », écrivit par email un membre
du groupe à Andreessen, « que leurs algorithmes ont été déclenchés par
notre usage sarcastique du terme “junta”. »

Au début de l’été 2016, le dossier russe commença à émerger. À la mi-


juin, Guccifer 2.0 fit fuiter des documents qui avaient été volés au Comité
national démocrate. Une semaine plus tard, soit trois jours seulement avant
la Convention nationale démocrate, WikiLeaks publia des milliers de mails
volés, créant des dissensions entre Bernie Sanders, Hillary Clinton et la
présidente du Comité national démocrate, Debbie Wasserman Schultz, qui
démissionna presque immédiatement. Nix finit bien évidemment par
s’enquérir des emails de Clinton, sur ordre de Rebekah Mercer, et par
proposer les services de Cambridge Analytica à WikiLeaks pour aider à
disséminer les matériaux hackés. J’ai découvert tout ceci par l’intermédiaire
d’un ex-collègue qui était encore dans la boîte à l’époque et pensait que la
situation était en train de dégénérer.
Tandis que les Démocrates tentaient de poursuivre leur convention
comme ils le pouvaient, Donald Trump balança une autre grenade
métaphorique sur le parti. Lors d’une conférence de presse, le 27 juillet, il
invita avec décontraction la Russie à continuer à interférer avec la
campagne. « Russie, si tu m’écoutes, fanfaronna-t-il, j’espère que tu seras
capable de retrouver les trente mille emails qui manquent » – une référence
aux emails que Clinton avait estimés personnels au point de préférer les
effacer plutôt que les confier aux enquêteurs qui se penchaient sur son
utilisation d’un serveur privé.
Pendant tout l’été et l’automne, Trump et Poutine échangèrent des
commentaires admiratifs, et je commençai à repenser à toutes les
connexions russes bizarres que j’avais remarquées quand je travaillais
encore chez Cambridge Analytica. Les liens de Kogan avec Saint-
Pétersbourg. La réunion avec les cadres de Lukoil. Sam Patten qui se
vantait de travailler avec le gouvernement russe. Les notes internes de
Cambridge Analytica faisant allusion à des services de renseignement
russes. Les questions sur Poutine qui, inexplicablement, s’étaient retrouvées
insérées dans nos recherches. Et même le lien apparent existant entre
Brittany Kaiser, Julian Assange et WikiLeaks. À l’époque, j’avais trouvé
ces événements très étranges, sans pour autant faire le lien entre eux. Mais
maintenant, ils commençaient à évoquer une image tout à fait différente.
Trump devint le candidat républicain lors de la Convention nationale
républicaine, le 19 juillet 2016. Si mon intuition était correcte, Cambridge
Analytica ne se contentait pas d’utiliser les outils de données sur lesquels
j’avais travaillé pour manipuler les électeurs américains afin qu’ils
soutiennent Trump : CA avait également, consciemment ou non, travaillé
avec des Russes pour influencer cette élection. Depuis que j’avais quitté
Cambridge Analytica, quand je regardais la situation, c’était comme si
j’étais doté d’une vision à rayon X. Je savais les profondeurs que cette
entreprise était prête à sonder, et connaissais son indifférence morale
fondamentale. Cette lucidité me rendait malade. Il fallait absolument que
j’en parle à quelqu’un – que je tire la sonnette d’alarme.
J’ai pris contact avec un membre du gouvernement de Trudeau –
appelons-le « Alan » – et je lui ai parlé de mes inquiétudes. J’ai commencé
à décrire les connexions existant entre la Russie, WikiLeaks et Cambridge
Analytica. Je lui ai dit que j’en étais venu à croire que Cambridge Analytica
faisait partie du dossier russe et j’ai suggéré que nous parlions de tout ceci
avec quelqu’un appartenant au gouvernement américain.
Nous ne voulions franchir aucune ligne rouge, et nous souhaitions rester
respectueux des élections américaines. Nous étions inquiets à l’idée que,
même si notre seul désir était d’avertir les États-Unis d’une potentielle
menace de sécurité, notre intervention pourrait être mal interprétée et
identifiée comme une tentative d’interférence étrangère avec une élection –
ce qui n’était absolument pas notre intention. Nous élaborâmes donc un
plan alternatif – nous ferions un voyage à Berkeley pour assister à une
conférence sur les données et la démocratie. Là-bas, nous espérions pouvoir
avoir une discussion discrète avec quelques fonctionnaires de la Maison
Blanche dont nous savions qu’ils y seraient présents.
L’autre personne avec qui j’ai beaucoup discuté de tout ça fut Ken
Strasma, l’ancien directeur du ciblage de la campagne d’Obama. Je l’avais
vu à New York et lui avais parlé du ciblage de données de Cambridge
Analytica. Cela l’intéressa beaucoup, ne serait-ce que parce que son
entreprise venait de fournir des services de microciblage pour la campagne
de 2016 de Bernie Sanders.
Après que Clinton eut obtenu l’investiture démocrate, à la fin juin,
Strasma m’appela pour me dire : « Maintenant que nous avons perdu, je
vais voir si je peux parler avec l’équipe de données d’Hillary. » Il me
demanda si je voulais les rencontrer pour leur confier mes soupçons à
propos de ce qu’il se passait dans la campagne de Trump. Oui, bien sûr, je
le voulais, lui répondis-je. Malheureusement, nous n’avons jamais été
capables d’entrer en contact avec l’équipe de Clinton.

En août, je fis le voyage jusqu’à Berkeley pour assister à une conférence


avec plusieurs conseillers du cabinet de Justin Trudeau. Nous ne devions y
passer que quelques jours, si bien que je demandai à une autre amie de la
Silicon Valley, que j’appellerai « Kehlani », de nous aider à organiser
quelques réunions. La plus importante devait avoir lieu avec les
fonctionnaires de la Maison Blanche.
Je savais que cette dernière réunion serait courte, ce qui signifiait que
nous n’aurions droit qu’à une seule cartouche pour faire passer notre
message. Et dans la mesure où il y avait beaucoup de chances pour que mes
interlocuteurs ne connaissent pas Cambridge Analytica, il était probable
qu’ils ne comprennent pas de quoi je voulais parler et ne prennent pas la
mesure de l’importance de mes révélations. Je demandai alors à Kehlani de
nous trouver un lieu discret où nous pourrions établir une base et préparer
cette réunion.
« Discret comment ? me répondit-elle. Je peux te trouver un endroit où
les téléphones ne captent pas, si tu veux.
— C’est un peu disproportionné, mais ça me va », dis-je en riant. Elle me
communiqua une adresse.
L’après-midi suivant, nous nous laissâmes guider par le GPS jusqu’au
beau milieu d’un chantier naval. Kehlani nous attendait. Elle nous fit
dépasser quelques entrepôts avant de nous faire gagner les docks. Tout cela
commençait à devenir bizarre, et plus encore quand nous dûmes contourner
plusieurs phoques géants. Puis nous arrivâmes devant un ferry norvégien de
quarante mètres, un énorme tas de rouille que j’imaginais mal encore
capable de naviguer. Le navire avait dû être blanc, mais il était devenu gris,
et sa coque était presque entièrement constellée de bernaches. Quelqu’un
lança une échelle de corde depuis le bastingage afin que nous puissions
embarquer sur le navire qui tanguait doucement.
Kehlani avait trouvé le lieu le plus sûr que je puisse imaginer : un navire
de hackers. Mouillant près de San Francisco, le vaisseau abritait une
poignée de codeurs qui bossaient pour des start-ups ou avaient d’autres
activités informatiques indéterminées. Nous ne posâmes aucune question. À
la lumière de tout ce qu’il se passait, le cadre me semblait parfaitement
approprié. Ce navire nous servit de base pendant tout notre voyage.
Après être arrivés à la conférence, le lendemain, nous prîmes des
dispositions pour organiser cette réunion non officielle. Il était
particulièrement important pour Alan de préciser le plus tôt possible que
nous parlerions en notre nom propre, et que nous n’étions aucunement
mandatés par Trudeau. Lors de la réunion, par conséquent, des employés du
gouvernement canadien qui ne représentaient pas le gouvernement canadien
s’adresseraient à des employés de la Maison Blanche qui ne représentaient
pas la Maison Blanche. Le sujet de la réunion était l’élection présidentielle
américaine et ce qu’il se passait au Parti républicain avec Cambridge
Analytica, ainsi que sa gigantesque base de données de surveillance et ses
relations potentielles avec des agences de renseignement étrangères.
L’un des membres du groupe de la Maison Blanche demanda si nous
pouvions discuter dehors, car ils avaient passé leur journée enfermés dans la
salle de conférences. C’est ainsi que nous finîmes par former un tableau
bizarre : un groupe de conseillers gouvernementaux de haute volée
rassemblés autour d’une table de pique-nique près du campus de Berkeley,
discutant de Cambridge Analytica et de l’implication de la Russie dans
l’élection présidentielle américaine – tout ça pendant que passaient à côté
de nous des étudiants qui portaient des sacs à dos et fumaient de la beuh.
Je fus direct, et avertis les Américains de l’implication probable de
Cambridge Analytica dans l’interférence russe. « Nous savons qu’il existe
des individus qui travaillent pour la campagne de Trump et entretiennent
des liens avec des services de renseignement étrangers, expliquai-je. Ils ont
construit une gigantesque base de données à partir des réseaux sociaux et ils
s’en servent pour manipuler les électeurs américains. »
Je détaillai les liens existant, à ma connaissance, entre la Russie et
Cambridge Analytica, et décrivis la présentation que Nix avait faite à
Lukoil. Je leur parlai également du travail qu’effectuait parfois l’entreprise
pour saper la confiance de certains électeurs dans le processus électoral.
Leur réponse fut… décevante. L’un des Américains dit qu’ils ne
pouvaient pas faire grand-chose, car ils risquaient d’être accusés de se
servir du poids du gouvernement fédéral pour influencer le vote. (Je me
souviens clairement qu’il utilisa l’expression « faire avancer les choses »,
« move the dial »). Le groupe de l’administration Obama avait surtout l’air
soucieux de ne pas souiller la victoire, à leurs yeux quasiment certaine, de
Clinton. Aujourd’hui cela peut sembler ridicule, mais à l’époque la rumeur
circulait que, après son inévitable défaite, Trump avait l’intention de lancer
Trump TV pour concurrencer Fox News. Tout le monde s’attendait
également à ce qu’il prétende que les élections avaient été truquées –
qu’elles avaient été influencées par le deep state, ou que Clinton avait
triché, ou pourquoi pas les deux en même temps. Inquiète, donc, à l’idée
que Trump puisse se servir de la moindre irrégularité pour délégitimer le
résultat des élections, l’administration Obama voulait s’assurer que ses
futures plaintes ne reposeraient sur rien de concret.
Quand les types de la Maison Blanche me parlèrent de Trump TV, cela
me parut logique. Je me suis dit qu’ils savaient ce qu’ils faisaient – et puis
bon, c’était leur pays, après tout, pas le mien. Nous nous sommes donc serré
la main et nous sommes tous partis chacun de notre côté. Et cette réaction
ne fut pas unique en son genre. Début 2016, les dirigeants de Facebook
avaient découvert que des hackeurs russes avaient sondé la plateforme en
quête d’individus connectés aux campagnes présidentielles, mais avaient
décidé de ne pas avertir le public ou les autorités, par peur des dégâts
possibles qu’une telle révélation ferait encourir à la réputation de
l’entreprise. (Facebook reconnut pour la première fois publiquement
l’étendue des opérations d’information russes sur sa plateforme en
septembre 2017, soit plus d’une année après avoir identifié le problème, et
sept mois après avoir commencé à enquêter sur le « feu de forêt » de
désinformation sur son site.) En fin de compte, entre l’indifférence des
Démocrates à l’égard de la menace et l’incapacité de la Silicon Valley à
concevoir une manière de régler un problème autrement qu’en créant un
« Uber de quelque chose », mes efforts pour avertir le peuple américain se
révélèrent tout à fait vains. Quand vous essayez de sonner l’alarme et qu’on
n’arrête pas de vous dire « Ne vous inquiétez pas » ou « Ne faites pas de
vagues », vous commencez à penser que vous avez peut-être réagi de
manière excessive. Je ne travaillais ni pour la campagne de Clinton ni pour
la Maison Blanche. J’étais juste un type du Canada, qui prêchait tout seul
dans le désert.
La chute pas du tout comique de cette histoire est bien sûr – après la
réticence absolue des équipes de Clinton et d’Obama à l’idée
d’« interférer » avec la campagne –, que le directeur du FBI James Comey,
en décidant de rouvrir à la dernière minute l’enquête sur les emails de
Clinton, avait définitivement foutu en l’air la campagne démocrate. J’étais
au Canada à ce moment-là, et j’avais l’impression de regarder un ami
autodestructeur faire enfin le grand saut. Vous ne pouvez alors que rester
debout, frappé d’horreur, à penser en boucle J’ai essayé de te prévenir !
Mais, dans ce cas précis, mon ami n’était pas seulement en train de mettre
le feu à sa propre maison : il s’apprêtait à cramer tout le quartier.

Fin août, le sénateur Harry Reid enjoignit publiquement au FBI


d’enquêter sur l’interférence russe avec l’élection. À ce moment-là, la
plupart des gens donnaient encore Clinton gagnante. Dans le même temps,
Cambridge Analytica annonça officiellement qu’elle travaillait sur la
campagne de Trump. Ce qui mit Ottawa sur les nerfs, car j’avais été très
clair quant à la puissance et la portée des données de Cambridge Analytica.
Le fait que la boîte travaillât pour Trump était déjà assez inquiétant comme
ça, mais si l’on ajoutait à l’équation des connexions russes, la situation
devenait carrément flippante.
La possibilité d’une victoire de Trump occupait toutes les discussions au
sein du cabinet de Trudeau, même si c’était surtout un sujet de rigolade. Sur
une échelle allant de l’inimaginable à l’impensable puis au terrorisant, où se
situait cette victoire ? Je me souviens d’une réunion lors de laquelle
quelques personnes se moquaient de Trump. Mon Dieu, ces Américains !
Mais ils arrivent à se surpasser à chaque fois, c’est pas possible ! Et tout le
monde riait. Enfin, presque tout le monde. Je ne riais pas, car je connaissais
la puissance de la guerre psychologique à grande échelle.
Les Allemands utilisent une expression, Mauer im Kopf, qu’on peut
traduire par « le mur dans la tête ». Après la réunification en 1990, la
frontière officielle entre l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest fut supprimée.
Les postes de contrôle disparurent, le fil barbelé fut arraché, et le Mur
finalement abattu. Mais même quinze ans après la réunification, de
nombreux Allemands continuent à surestimer les distances séparant les
villes de l’Est et de l’Ouest. Comme s’il existait une distance psychologique
persistance qui trahissait la géographie réelle de la nation et créait une
frontière invisible dans l’esprit des Allemands. Même si le mur de béton et
d’acier s’était depuis longtemps écroulé, son ombre subsistait, gravée dans
la psyché du peuple allemand. Quand ce nouveau candidat est sorti de nulle
part pour exiger que l’Amérique construise un mur, je savais qu’il ne fallait
pas prendre cette exigence au pied de la lettre. Les Démocrates tout comme
les Républicains semblaient ne pas du tout savoir comment réagir à une
plateforme de campagne aussi absurde. Et, contrairement à ce nouvel
outsider, ils ne pouvaient pas observer ce qu’il se passait dans l’esprit des
Américains. Ils ne pouvaient pas voir que ces gens ne faisaient pas que
demander l’érection d’un mur physique. D’ailleurs, il ne s’agissait pas au
bout du compte de construire un véritable mur – l’idée même du mur servait
déjà à atteindre en partie les objectifs de Bannon. Ce qu’ils demandaient,
c’était la création d’un Mauer im Kopf américain.
Alan ne riait pas non plus. Lors d’une réunion, il dit : « Je crois qu’en
réalité, Trump peut gagner. » Les gens le regardèrent en levant les yeux au
ciel, et quelqu’un dit : « Allez, sérieux… » Alors Alan m’a regardé et j’ai
lancé : « Ouais, moi aussi, je crois qu’il peut gagner. » C’est à ce moment-là
que j’ai véritablement compris, à ma grande horreur, que les outils que
j’avais contribué à construire risquaient de jouer un rôle déterminant dans
l’élection de Donald Trump au poste de président des États-Unis
d’Amérique.
Quelques semaines plus tard, une lettre de Facebook arriva chez mes
parents. Comment Facebook avait trouvé leur adresse, l’histoire ne le dit
pas. Ma mère me la fit suivre. Elle avait été envoyée par un cabinet
d’avocat travaillant pour Facebook, Perkins Coie, qui était également celui
que la campagne Clinton avait sollicité pour financer son enquête privée sur
ce qui allait bientôt devenir le dossier Trump-Russie. Les avocats de
Facebook désiraient confirmation du fait que les données obtenues par
Cambridge Analytica n’avaient servi qu’à des fins de recherches
universitaires, avant d’être bien évidemment détruites. Maintenant que
Cambridge Analytica travaillait officiellement pour la campagne de Trump,
Facebook avait apparemment décidé que le fait que des millions de profils
personnels de ses utilisateurs eussent fait l’objet d’un raid pour servir des
fins politiques – et honteusement enrichir Cambridge Analytica, au
passage – pouvait nuire à son image. La lettre ne mentionnait pas, en
revanche, l’utilisation de données de l’entreprise pour mettre le monde cul
par-dessus tête. Et, bien évidemment, la lettre était abracadabrantesque et
ridicule, puisque Facebook avait explicitement donné la permission à
l’application de collecte de données utilisée par Cambridge Analytica
d’utiliser ces données à des fins non scientifiques – une requête que j’avais
officiellement faite à l’entreprise quand je travaillais avec Kogan. Je fus
d’autant plus étonné de la réaction tartufe de Facebook qu’aux environs de
novembre 2015, Facebook avait embauché l’associé de Kogan, Joseph
Chancellor, pour faire de la « recherche quantitative ». Selon Kogan, la
décision de Facebook d’engager Chancellor fut prise après que l’entreprise
eut vent de leur projet de profilage de la personnalité. Plus tard, quand
l’affaire fut rendue publique, Facebook joua à nouveau les vierges
effarouchées. Si elle ne s’exprima jamais sur le fait qu’elle avait été bien
contente d’embaucher quelqu’un ayant travaillé avec Kogan, elle prit tout
de même la peine de préciser : « Le travail qu’il a accompli auparavant n’a
strictement rien à voir avec celui qu’il fait pour Facebook. »
Bien sûr, il était quasiment impossible que Cambridge Analytica eût pris
la peine d’effacer les données Facebook. Mais j’avais quitté la boîte plus
d’une année auparavant et, depuis, ils m’avaient attaqué en justice : je
n’avais donc tout simplement pas envie de leur poser la question. J’ai
répondu en disant que je n’avais plus les données concernées, que je n’avais
aucune idée de l’endroit où elles se trouvaient, de qui y avait accès ni de ce
que Cambridge Analytica pouvait bien en faire – en gros, je n’en savais pas
plus que Facebook. Mais l’idée que l’on puisse m’associer d’une manière
ou d’une autre à Cambridge Analytica me rendait si paranoïaque que, au
lieu de simplement mettre ma réponse au courrier du Parlement canadien, je
marchai jusqu’au centre-ville pour la poster. Je ne voulais pas que
Cambridge Analytica souille mon travail pour Trudeau.
Le 22 septembre 2016, la sénatrice Dianne Feinstein et l’élu de la
Chambre des représentants Adam Schiff affirmèrent dans une déclaration
officielle que la Russie tentait de saboter les élections. Et, lors du premier
débat présidentiel, le 26 septembre, Hillary Clinton tira la sonnette
d’alarme : « Je sais que Donald est tout à fait redevable à Vladimir
Poutine », dit-elle. Poutine avait « lâché ses cyber-pirates pour qu’ils
hackent les fichiers du gouvernement, qu’ils hackent des fichiers
personnels, et qu’ils hackent la Commission nationale démocrate. Et nous
avons récemment appris qu’il s’agit là de l’une de leurs méthodes préférées
pour essayer de faire des ravages et collecter des informations ».
« Je ne crois pas que quiconque puisse affirmer que c’est la Russie qui est
responsable du piratage de la Commission nationale démocrate, répondit
Trump. Elle ne cesse de répéter Russie, Russie, Russie. Peut-être que c’était
la Russie, je veux dire, ça pourrait être la Russie. Mais ça pourrait aussi être
la Chine, et ça pourrait aussi être plein d’autres gens. Ça pourrait aussi être
un type assis sur son lit et pesant 180 kilos, hein ? »
Le 7 octobre, moins d’une heure après la diffusion de la vidéo d’Access
Hollywood dans laquelle on pouvait voir Trump affirmer qu’il pouvait « les
choper par la chatte », WikiLeaks commença à publier des emails hackés
depuis le compte du responsable de la campagne de Clinton, John Podesta.
Ils continuèrent à divulguer ces emails, un par un, jusqu’au jour de
l’élection, stratégie qui se révéla particulièrement efficace et fit énormément
de mal aux Démocrates. Entre autres révélations, des discours qu’avait
prononcés Clinton à Wall Street firent scandale, et la frange la plus barjote
de l’alt-right se saisit de certains emails pour alimenter une théorie farfelue
selon laquelle la campagne de Clinton était impliquée à son plus haut
niveau dans un réseau pédophile dont le siège était situé dans une pizzéria
non loin de Washington. Je n’arrêtais pas alors de retourner dans ma tête les
liens qui unissaient Cambridge Analytica, le gouvernement russe et
Assange. Cambridge Analytica semblait tremper jusqu’au cou dans tout ce
qui était un tant soit peu sordide dans cette campagne.
La nuit de l’élection, j’assistais à une soirée « spéciale élection » à
Vancouver. On avait mis CNN sur écran géant, et d’autres chaînes sur des
écrans plus petits. Au même moment, j’étais au téléphone avec Alistair
Carmichael, le député des Shetland, de qui j’étais devenu proche pendant
mon séjour à Londres. J’avais donc les réactions américaine, canadienne et
britannique en temps réel à mesure que les chiffres semblaient de plus en
plus désastreux pour Hillary Clinton. Au moment où CNN annonça que
Trump avait gagné, la salle fut saisie de stupeur.
Mon téléphone commença à vibrer en continu à cause des textos que
m’envoyaient tous ceux qui étaient au courant de mon travail avec
Cambridge Analytica. Certains militants sidérés, venus à ce qu’ils croyaient
être la fête de victoire d’Hillary Clinton, commencèrent à diriger leur colère
contre moi. Je ne me souviens pas bien des détails, juste d’avoir été
soudainement assailli par des vagues de rage et de désespoir. Il y a toutefois
une phrase que j’ai retenue, car elle me blessa profondément ; un
Démocrate avec qui j’avais toujours eu des rapports amicaux m’écrivit :
« Ça n’a peut-être été qu’un jeu pour toi. Mais nous, nous allons devoir
vivre avec tout ça. »
Cette nuit-là et le jour qui suivit, ce fut la débâcle parmi les conseillers de
Trudeau : tout ce qu’ils pensaient savoir sur l’éléphant un peu plus au sud
était démenti. Est-ce que Trump allait mettre un terme à l’ALENA ? Est-ce
qu’il allait y avoir des émeutes ? Est-ce que Trump était un agent des
Russes – ou bien une simple marionnette ? Les gens avaient désespérément
besoin de réponses, et, parce que j’étais le seul gars à en savoir un peu sur
Steve Bannon, qui se retrouvait d’un coup extrêmement puissant, ils ne
cessaient de me demander ce qui allait se passer ensuite. Ils voulaient des
avis sur la meilleure manière de gérer ces nouveaux conseillers de l’alt-
right avec lesquels ils allaient bientôt devoir négocier sur des sujets
cruciaux, aussi bien au niveau national qu’international. Et moi, tout ce que
j’arrivais à penser, c’était : Putain de merde. L’homme que j’avais rencontré
dans une chambre d’hôtel à Cambridge trois ans auparavant était désormais
attentivement écouté par le futur président des États-Unis.
Quand Carmichael m’appela, le lendemain de l’élection, ce fut un
immense soulagement d’entendre son accent écossais. « Réfléchis
soigneusement à ce que tu vas faire », dit-il. Toutes ces années, je lui avais
raconté ce qu’il se passait chez Cambridge Analytica, car il était l’une des
rares personnes en qui j’avais absolument confiance. Il me connaissait
suffisamment bien pour savoir que j’aurais du mal à rester sagement assis
pendant que Trump et Bannon prenaient le pouvoir après des élections
entachées de multiples irrégularités. Les enjeux avaient augmenté de
manière exponentielle. La star de téléréalité ridicule n’était plus seulement
un agitateur sans scrupules ; il s’apprêtait bien plutôt à devenir le chef du
monde libre.
Durant les mois de novembre et décembre, je réfléchis à ce que je
pouvais dire, et à qui. L’élection de Trump semblait toujours aussi irréelle,
parce qu’Obama était encore président. C’était un peu comme si toute la
planète retenait sa respiration, attendant de voir ce qui allait se passer après
le 20 janvier.
Avant l’élection, des amis au Parti démocrate m’avaient proposé leur aide
pour obtenir des billets pour le bal d’investiture de Clinton. Au lieu de
prendre l’avion vers Washington pour faire une teuf mémorable avec des
Démocrates fous de joie, j’ai regardé la tristounette cérémonie d’investiture
de Trump sur CNN. C’est là que j’ai vu quelque chose que j’ai eu bien du
mal à croire. Ils étaient tous là : Bannon, avec sa tête de diablotin échevelé ;
Kellyanne Conway, que j’avais rencontrée par le biais des Mercer, en plein
cosplay de la Révolution ; Rebekah Mercer, avec un manteau doublé de
fourrure et des lunettes de starlette hollywoodienne. Alors je me suis
rappelé ce que m’avait dit Nix quelques années auparavant, au restaurant,
quand je lui avais annoncé que j’allais quitter Cambridge Analytica : « Tu
ne comprends même pas l’immensité de ce que tu as créé ici, Chris. Et tu ne
le comprendras que quand nous serons tous confortablement assis à la
Maison Blanche – enfin nous tous, sauf toi. » Bon, Nix n’était pas à
Washington, mais tous les autres, si.
Ce même mois, Bannon fut nommé au Conseil de la sécurité nationale.
Le conseil que m’avait donné Carmichael de réfléchir « soigneusement »
était devenu particulièrement avisé, dans la mesure où Bannon avait
dorénavant à sa disposition l’ensemble de l’appareil américain de sécurité et
de renseignement. Si j’énervais Bannon, que ce soit en jouant les lanceurs
d’alerte ou par n’importe quelle autre provocation, il avait désormais la
capacité de détruire ma vie.
Tout aussi préoccupant, Bannon était maintenant en position d’aider
Cambridge Analytica à obtenir des contrats avec le gouvernement des
États-Unis. La maison-mère de Cambridge Analytica, SCL Group,
travaillait déjà sur des projets pour le Département d’État des États-Unis.
Cela signifiait que CA pouvait accéder aux données du gouvernement
américain, et vice-versa. À ma grande horreur, j’ai réalisé que Bannon
pouvait bien être en train de créer son propre appareil de renseignement
privé. Et ce, au sein d’une administration ne faisant confiance ni à la CIA,
ni au FBI, ni à la NSA. J’avais l’impression de patauger en plein cauchemar
ou, pire, de me retrouver dans un rêve érotique de Richard Nixon. Imaginez
un instant, si Nixon avait eu accès à des données intimes et ultra-privées sur
chacun des citoyens des États-Unis d’Amérique ? Il n’aurait pas seulement
« baisé les rats » : il aurait baisé toute la putain de Constitution.
Les entités gouvernementales ont normalement besoin d’un mandat pour
collecter les données privées des individus. Mais, comme Cambridge
Analytica était une entreprise privée, elle n’était pas sujette aux mêmes
contraintes juridiques que les entités gouvernementales. J’ai commencé à
me souvenir des réunions avec les employés de Palantir, et pourquoi
certains d’entre eux semblaient si excités par Cambridge Analytica. Il
n’existait aucune loi sur la protection du droit à la vie privée aux États-Unis
capable d’empêcher Cambridge Analytica de collecter autant de données
Facebook qu’elle le voulait. Je me suis rendu compte qu’une agence de
renseignement privée permettrait à Bannon d’outrepasser les protections
déjà limitées dont les citoyens américains bénéficiaient face aux agences
fédérales de renseignement. Je me suis alors aperçu que le deep state n’était
pas juste l’une des nombreuses légendes de l’alt-right : c’était la prophétie
auto-réalisatrice de Steve Bannon. Il voulait lui-même devenir le deep state.
Notes
1. Les « Supers Mardis » désignent, aux États-Unis, un mardi du mois de
mars au cours duquel est organisé dans un certain nombre d’États un vote
pour les primaires démocrates et républicaines. Vu le nombre d’électeurs
votant ce jour-là, il s’agit donc d’une étape décisive dans le processus de
désignation des deux principaux candidats à l’élection présidentielle.
(N.d.T.)
CHAPITRE XI

Coming out

Deux mois après l’investiture de Trump, le matin du 28 mars 2017, je me


réveillai un peu dans le brouillard après une autre soirée à avoir travaillé
tard. Il était un peu plus de six heures du matin. Je me levai et, encore en
sous-vêtements, pendant que le café coulait, j’allai faire un tour sur
Facebook. J’avais reçu un message privé d’une certaine « Claire
Morrison ». Je cliquai sur son profil : pas de photo. Le message disait :
Salut Christopher, j’espère que ça ne vous dérange pas que je vous contacte comme ça. En
réalité, je suis journaliste […]. Mon nom est Carole Cadwalladr. J’ai essayé de parler avec
d’anciens employés de Cambridge Analytica/SCL pour tenter de me faire une image plus
précise de la manière dont l’entreprise fonctionne, etc., et vous avez été décrit comme le
cerveau de l’opération […].

Ça, c’est clairement Cambridge Analytica, me suis-je dit. Encore… Je


savais que c’étaient forcément eux qui essayaient de m’embrouiller le
cerveau. Aucun journaliste ne m’avait jamais parlé, tous mes avertissements
avaient été ignorés, et en plus c’était du Nix tout craché. Je ne voulais rien
avoir à faire avec cette « Claire Morrison » sans visage, du moins tant que
je n’aurais pas de certitude sur l’identité de la personne animant le profil. Je
répondis donc que j’avais besoin d’une preuve qu’elle était bien la
journaliste du Guardian qu’elle prétendait être.
Le jour même, Cadwalladr m’envoya un long message depuis son
adresse mail du Guardian à propos de Vote Leave, BeLeave, Darren Grimes,
Mark Gettleson et comment tout, dans ces campagnes, semblait être lié à
une petite entreprise canadienne nommée AggregateIQ. Elle avait entendu
dire que je connaissais les personnes et les entreprises impliquées.
Cadwalladr m’écrivait qu’elle avait enquêté sur AIQ et le Brexit puis que,
un soir du début 2017, une source lui avait donné un tuyau bizarre. Le
numéro de téléphone listé sur le rapport officiel des dépenses d’AIQ
apparaissait sur une version archivée du site Internet de SCL comme étant
attribué à « SCL Canada ». À l’époque, il n’existait quasiment aucune info
publique sur SCL, à part un article de 2005 de Slate intitulé « You Can’t
Handle the Truth : Psyops Propaganda Goes Mainstream » (« Vous ne
l’encaissez pas, la vérité : ou quand les opérations psychologiques de
propagande deviennent mainstream »). L’article commençait par un
scénario dans lequel « une obscure entreprise spécialisée dans les médias
contribuait à orchestrer une campagne sophistiquée de tromperie de
masse ».
Tandis que Cadwalladr continuait à tirer sur les différents fils de cette
histoire de plus en plus étrange, elle dégota un ancien employé de SCL à
Londres qui voulut bien se mettre à table. La source insistait sur le fait
qu’ils devaient se rencontrer dans la plus grande discrétion et de manière
non officielle, redoutant la réaction de l’entreprise si elle découvrait qu’ils
avaient discuté. Cadwalladr écouta attentivement la source lui raconter des
histoires incroyables à propos de ce que SCL avait accompli en Afrique, en
Asie et dans les Caraïbes – les coups montés, les pots-de-vin, l’espionnage,
les hacks, et même les décès étranges dans des chambres d’hôtel. La source
lui dit qu’elle devait se mettre en quête d’un certain Christopher Wylie, car
il faisait partie de ceux qui avaient mis AIQ en orbite autour de la planète
Cambridge Analytica. En examinant les relations complexes
qu’entretenaient toutes ces personnes et toutes ces entités – Vote Leave,
AIQ, Cambridge Analytica, Steve Bannon, les Mercer, la Russie et la
campagne de Trump –, Cadwalladr avait découvert que je me trouvais pile
au cœur de ce réseau. Elle me voyait surgir partout, tel un Zelig1 de 2016.
Au début, je refusai de parler à Cadwalladr. Je n’avais aucun intérêt à me
retrouver au centre d’un énorme dossier du Guardian. J’étais épuisé, je
m’étais fait avoir encore et encore et je n’avais qu’un seul désir, laisser
définitivement Cambridge Analytica et ses horreurs derrière moi. De plus,
Cambridge Analytica n’était plus seulement une entreprise : mon ancien
patron, Steve Bannon, était maintenant tranquillement assis à la Maison
Blanche et au Conseil national de sécurité de la nation la plus puissante de
la planète. J’avais vu ce qui était arrivé aux lanceurs d’alerte comme
Edward Snowden et Chelsea Manning quand ils s’étaient retrouvés à la
merci du gouvernement américain. De toute façon, il était trop tard pour
changer le résultat du référendum du Brexit ou celui de l’élection
présidentielle américaine. J’avais essayé d’avertir tout le monde, et tout le
monde avait eu l’air de s’en foutre. Alors pourquoi les choses seraient-elles
différentes maintenant ?
Mais Cadwalladr ne s’en foutait pas. Quand j’ai lu ce qu’elle avait déjà
publié, j’ai compris qu’elle était effectivement sur la piste de Cambridge
Analytica et d’AIQ, mais qu’elle n’avait pas encore pris la mesure du
niveau d’ignominie que ces entreprises avaient atteint. Après quelques jours
d’hésitation, je lui répondis par email que j’acceptais de lui parler, à
condition que tout ce que je dirais reste strictement officieux. Quand arriva
le moment de notre rendez-vous téléphonique, mon cœur battait la
chamade. Je m’attendais à une conversation particulièrement déplaisante au
cours de laquelle elle ferait des accusations et n’écouterait que d’une oreille
mes réponses, après quoi elle écrirait exactement ce qu’elle avait envie
d’écrire.
Au lieu de ça, elle me lança en décrochant le téléphone : « Oh, c’est vous
Chris ? Salut ! » J’entendis des aboiements et elle me dit : « Désolée, je
viens de sortir le chien, et je me fais du thé. » Alors que je m’apprêtais à
parler, je l’entendis faire des mamours à son chien. Je comptais accorder
vingt minutes à Carole ; quatre heures plus tard, j’étais encore au téléphone.
Minuit devait être passé depuis longtemps à Londres, ce qui ne semblait pas
freiner la conversation. C’était la première fois que je parlais à quelqu’un de
la totalité de ce qui était arrivé. Elle me demanda ce qu’était Cambridge
Analytica.
« C’est l’outil psychologique de niquage de cerveaux créé par Steve
Bannon, son mindfuck tool », répondis-je sans prendre de gants.
Même une journaliste aussi bien informée que Cadwalladr avait eu, au
début, du mal à comprendre les différentes couches qui composaient
Cambridge Analytica. Est-ce que SCL faisait partie de CA, ou est-ce que
c’était le contraire ? Et AIQ, on en faisait quoi ? Même une fois qu’elle fut
en possession des détails fondamentaux, il y avait encore tellement de
choses à dire… Je lui parlai du profilage psychologique, des guerres de
l’information, des intelligences artificielles. Je lui expliquai le rôle de
Bannon et la manière dont il avait utilisé Cambridge Analytica pour se
construire un arsenal d’armes psychologiques destinées à sa guerre
culturelle. Je lui parlai du Ghana, de Trinité, du Kenya, du Nigeria et de
toutes les expériences qui avaient permis de construire les outils de ciblage
de données de Cambridge Analytica. Et puis, peu à peu, elle a commencé à
comprendre l’étendue des projets machiavéliques de l’entreprise.
Le premier article de Cadwalladr fut publié le 7 mai 2017 sous le titre
« The Great British Brexit Robbery : How Our Democracy Was Hijacked »
(« Le grand vol du Brexit : comment notre démocratie s’est fait
détourner »). Sans surprise, il fit sensation et devint l’article le plus lu de
l’année sur le site du Guardian. Son travail d’enquête était béton, mais elle
n’avait jusque-là qu’effleuré la surface d’une histoire bien plus trouble. Le
17 mai, Robert Mueller fut nommé procureur spécial en charge de l’enquête
sur la Russie et la campagne de Trump. Il commençait à devenir flagrant
qu’il existait chez les Démocrates, et même chez certains Républicains, une
envie de plus en plus pressante de comprendre les raisons véritables qui
avaient poussé Trump à virer aussi brutalement le directeur du FBI, James
Comey, après lui avoir demandé de mettre un terme à l’enquête visant son
ancien conseiller à la Sécurité nationale, Michael T. Flynn – qui, on l’apprit
par la suite, avait signé un contrat de conseil avec Cambridge Analytica.
L’histoire dépassait donc de très loin le seul Brexit – elle parlait de Bannon,
de Trump, de la Russie et de la Silicon Valley. Elle parlait de ceux qui
contrôlent votre identité, ainsi que des entreprises qui s’enrichissent en
faisant du trafic avec vos données.
Mais j’avais un problème. Si je voulais contribuer à ce que ces
informations soient révélées au grand jour et persuader d’autres membres
ou anciens membres de Cambridge Analytica de sortir du bois, je ne
pouvais pas le faire au Canada. Je me confiai alors à certains proches de
Justin Trudeau. Ils comprirent immédiatement la gravité de la situation et
m’encouragèrent à franchir le pas et à me rendre au Royaume-Uni pour
travailler directement avec le Guardian. C’est ce que j’ai fait.
Comme je n’avais pas de plan, ni même d’appartement, je me suis
contenté de prendre un vol pour la circonscription d’Alistair Carmichael
dans les îles Shetland, les plus septentrionales des îles britanniques, qui
avaient appartenu aux royaumes scandinaves avant d’être annexées par
l’Écosse. À l’aéroport, quand je suis sorti du minuscule avion à hélice, avec
toute ma vie dans un seul sac, Carmichael m’attendait sur le tarmac pour
m’emmener dans une maison d’hôtes, après un petit détour touristique. En
effet, en tant qu’élu local du Parlement et Écossais extrêmement fier de son
pays, il était enchanté de me faire faire le tour de l’île, et peu importait la
violence des vents et de la pluie. Nous étions entourés de falaises abruptes,
de poneys Shetland et de moutons en vadrouille quand il me demanda ce
que j’avais prévu de faire.
« Je n’ai pas encore de plan. Je vois Carole la semaine prochaine… Tu
crois que c’est une bonne idée, Alistair ? »
« Non – c’est une idée complètement barge ! » me répondit-il quasiment
en hurlant. Puis, après un silence : « Mais c’est important, Chris. Tout ce
que je peux dire, c’est que je ferai ce que je peux pour t’aider. » Il y a peu
d’hommes politiques avec qui je marcherais pendant des kilomètres au
milieu des pâturages humides du nord glacial de l’Écosse. Mais Alistair
avait toujours été quelqu’un sur qui j’avais pu compter. Il était devenu mon
confident, mon mentor, et mon ami.
Quelques semaines plus tard, je rencontrai enfin Cadwalladr en chair et
en or à Londres, près d’Oxford Circus, au Riding House Café – un grand
espace moderne avec des canapés pourpres près des fenêtres et des
tabourets de bar d’un turquoise vif. Cadwalladr m’attendait à l’intérieur ;
elle avait l’air d’une motarde, avec sa chevelure blonde en bataille, ses
lunettes noires, son haut imprimé léopard et son vieux blouson de cuir. Je la
voyais de l’autre côté de la rue dans l’encadrement de la
fenêtre du restaurant. Comme je n’étais pas sûr que cette femme fût bien la
journaliste du Guardian avec qui je discutais au téléphone depuis des mois,
je cherchai des photos d’elle sur mon portable et tentai de les comparer à la
femme qui me faisait face. Quand elle me vit, elle bondit et s’exclama :
« Oh mon Dieu ! C’est vraiment toi ! Tu es plus grand que ce que je m’étais
imaginé ! » Elle se leva, me serra dans ses bras, puis me dit que le Guardian
voulait que le prochain article aborde la manière dont Cambridge Analytica
avait collecté les données Facebook et me demanda si j’acceptais de
m’exprimer de manière officielle.
Ce n’était pas une décision facile. Si je décidais d’avancer à découvert, je
courais le risque d’affronter le courroux du président des États-Unis, de son
éminence grise de l’alt-right Steve Bannon, de Downing Street, des
militants pro-Brexit et d’un sociopathe nommé Alexander Nix. Et si je
décidais de raconter toute la vérité à propos de Cambridge Analytica,
j’allais aussi m’attirer les foudres des Russes, des hackers, de WikiLeaks et
de toute une série d’individus qui n’avaient eu aucun scrupule à violer des
lois en Afrique, dans les Caraïbes, en Europe et ailleurs. J’avais vu des
personnes faire face à de sérieuses menaces pour leur sécurité ; plusieurs de
mes anciens collègues m’avaient prévenu de faire extrêmement attention
après mon départ, et mon prédécesseur à SCL, Dan Mureşan, avait été
retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel au Kenya. Ce n’était donc pas une
décision que je pouvais prendre à la légère.
Je dis à Cadwalladr que j’y réfléchirais, puis je continuai à lui donner
d’autres informations. Mais toute la confiance que je pouvais avoir dans le
Guardian fut anéantie quand ses articles devinrent incapables de tenir sur la
seule base de son travail d’enquête. Cadwalladr avait commencé son article
du 7 mai en racontant la manière dont Sophie Schmidt – la fille du PDG de
Google Eric Schmidt – avait mis en contact Nix et Palantir, déclenchant
ainsi une série d’événements qui avaient conduit SCL à s’impliquer dans la
guerre des données. Je connaissais l’histoire mais, pour le coup, je n’étais
pas la source : quelqu’un d’autre en avait parlé à Carole. L’article disait la
vérité. D’ailleurs, j’étais moi-même en possession d’emails mentionnant
l’implication de Sophie Schmidt dans SCL. L’article n’était absolument pas
diffamatoire, mais Schmidt lâcha une meute d’avocats sur le Guardian,
brandissant la menace d’une bataille juridique excessivement longue et
coûteuse pour le journal. Au lieu de combattre une plainte aussi
manifestement infondée, le Guardian accepta de retirer le nom de Schmidt
plusieurs semaines après la publication de l’article.
Puis Cambridge Analytica menaça d’entamer des poursuites pour le
même article. Même si le Guardian disposait des documents, des emails et
des dossiers qui confirmaient tout ce que je leur avais dit, ils se couchèrent
à nouveau. La rédaction accepta de caviarder certains paragraphes
considérés comme « contestés » pour apaiser Cambridge Analytica et
atténuer les risques que cet article faisait courir au journal. Ils avaient pris le
papier parfaitement sourcé de Cadwalladr et l’avaient édulcoré.
À ce moment-là, j’ai senti mes forces m’abandonner. J’ai pensé : Bon,
OK, je viens de rentrer à Londres, j’ai même pas de boulot, et on me
demande d’aller au front pour un journal infoutu de défendre ses propres
journalistes. En bonus, ma méga clause de confidentialité m’interdisait de
révéler le moindre détail sur mon travail à Cambridge Analytica. La seule
raison pour laquelle CA m’avait fait signer ce méga NDA était d’augmenter
ma responsabilité légale, et je n’avais aucun doute sur le fait que si je
montrais la moindre velléité de violer cette clause, mes anciens employeurs
feraient tout leur possible pour m’anéantir juridiquement. Mes avocats me
disaient que ma défense était solide – qu’en donnant cette information au
Guardian, je me contentais de rendre publics des agissements illégaux.
Mais une défense solide n’empêche pas le dépôt d’une plainte, et combattre
Cambridge Analytica en cour de justice signifiait débourser des centaines
de milliers de livres en frais d’avocat – je n’avais tout simplement pas cet
argent.
Je restais malgré tout déterminé à rendre publique toute l’histoire. Je
découvris bientôt que la meilleure marche à suivre passait par la ville natale
de Donald Trump. En effet, Carole me mit en contact avec Gavin Millar
QC2, un célèbre avocat londonien de la Matrix Chambers qui avait travaillé
sur l’affaire Edward Snowden pour le Guardian, et ce dernier me suggéra
de confier mon histoire à un journal américain. Le Premier Amendement
permettait aux journaux américains de bien mieux se défendre contre les
plaintes en diffamation, m’expliqua-t-il. Le New York Times avait donc bien
moins de chances de baisser les bras que le Guardian et, une fois l’article
publié, il n’en supprimerait jamais le moindre paragraphe. C’était une
suggestion brillante. Cela garantissait en plus à l’histoire de disposer d’une
couverture médiatique des deux côtés de l’Atlantique.
J’annonçai donc au Guardian que j’avais prévu de partager mon histoire
avec le New York Times. Cela ne leur plut pas du tout ; ils objectèrent que,
plus le temps passait, plus l’intérêt pour cette histoire allait s’émousser, ou
bien que quelqu’un d’autre allait la publier avant nous. Mais le choix me
revenant à moi, pas à eux, je restai ferme sur ce point. Je donnerais aux
journalistes des deux rédactions les mêmes informations, à la condition
qu’elles soient publiées le même jour – et seulement après que j’aurais
donné mon feu vert. Il y avait trop de choses en jeu, et la manière dont le
Guardian avait géré l’affaire Schmidt m’avait rendu davantage conscient du
fait qu’en Grande-Bretagne, les lois anti-diffamation faisaient dans
l’ensemble pencher la balance en faveur du plaignant. Je répétai donc à la
rédaction du Guardian que je ne transmettrais aucun document et ne
coopérerais pas tant qu’un accord avec le New York Times n’aurait pas été
signé. Cadwalladr soutenait complètement l’idée de faire entrer le New York
Times dans la boucle, et le Guardian, qui en réalité n’avait pas quinze mille
options, finit par s’y résigner. Les rédacteurs en chef grinçaient des dents à
l’idée de devoir partager des infos avec leurs concurrents, mais, à leur
crédit, je dois préciser qu’ils furent capables de ravaler leur fierté et
d’organiser une réunion à Manhattan avec leurs confrères du New York
Times pour discuter de la manière dont nous allions pouvoir procéder. Les
deux journaux trouvèrent un accord provisoire au mois de septembre et, peu
de temps après, je fis la connaissance du journaliste du New York Times qui
s’était vu confier le dossier.

Le jour du rendez-vous, j’entrai dans le bar du hall bruyant de l’Hoxton


Hotel, à Shoreditch, et aperçus Cadwalladr qui me faisait signe depuis sa
table. En face d’elle était assis Matt Rosenberg, du New York Times.
Complètement chauve, plutôt costaud, et apparemment divorcé, il était
assez séduisant.
« Donc c’est toi ?, dit-il en se levant de son siège pour me serrer la main.
J’imagine qu’il est temps de nous débarrasser de nos téléphones, non ? »
Nous avons tous sorti nos « sacs de Faraday », qui empêchent les
téléphones de recevoir et de transmettre des signaux électroniques. Tous
mes rendez-vous avec des journalistes commençaient par ce rituel. Puis
nous avons glissé nos sacs dans une pochette insonorisée que j’avais
apportée au cas où aurait été installé un logiciel espion capable de se mettre
en route sans être activé depuis l’extérieur. Étant donné que mes anciens
camarades de Cambridge Analytica travaillaient désormais dans
l’administration Trump, et connaissant les liens de Cambridge Analytica
avec le hack et WikiLeaks, nous devions nous montrer extrêmement
prudents.
Après plus de deux heures de conversation à propos de mon expérience à
Cambridge Analytica, Rosenberg annonça qu’il en avait suffisamment
entendu pour retourner voir ses rédacteurs en chef. Il commanda une
bouteille de vin et se mit à nous raconter des histoires de guerre datant de
l’époque où il était en Afghanistan. Il avait l’air d’un type honnête et droit,
et j’avais bon espoir que les choses se passent comme prévu. À la fin du
rendez-vous, il me tendit sa carte, où je lus : « Matthew Rosenberg.
Correspondant Sécurité Nationale. New York Times ». Puis il griffonna un
numéro à l’arrière de la carte. « Ça, c’est mon burner. Appelle-moi sur
Signal. Ça devrait le faire pendant quelques semaines. »
Maintenant que le New York Times était dans la boucle, je commençai à
mettre en relation des journalistes avec d’autres anciens employés de
Cambridge Analytica, et une idée ne cessait de revenir sur le tapis : tous
pensaient que, s’ils parlaient directement à Nix, ce dernier serait incapable
de se contrôler – il ne pourrait pas s’empêcher de se vanter des opérations
de Cambridge Analytica pour branler un peu plus son ego surdimensionné.
Même si c’était indubitablement vrai, je ne pensais pas que ce fût une
bonne idée de lui vendre la mèche à propos des articles qui allaient paraître.
« Peut-être que je devrais essayer de l’interviewer », me dit Cadwalladr
un après-midi, avant de trouver une bien meilleure idée : le choper en pleine
action. Si nous réussissions à mettre Nix en situation d’essayer de
convaincre des clients potentiels, il ne faisait aucun doute qu’il ne pourrait
pas s’empêcher de dégoiser sur ses tactiques douteuses dans l’espoir de les
impressionner. J’avais assisté des dizaines de fois à des scènes similaires. Et
si nous parvenions à l’enregistrer pendant qu’il faisait l’article, alors nous
serions en mesure de prouver à toute la planète la véracité de mes
accusations. Par conséquent, en plus du Guardian et du New York Times,
nous décidâmes d’entrer en contact avec Channel 4 News. En tant que
chaîne de télévision publique, Channel 4 avait pour mandat officiel de
proposer une programmation plus diverse, plus innovante et plus
indépendante que la BBC, qui avait tendance à se montrer extrêmement
frileuse quand il s’agissait de dévoiler des scoops.
Un après-midi, fin septembre, Cadwalladr et moi rencontrâmes le
responsable de la section investigation de Channel 4, Job Rabkin, ainsi que
son équipe, dans l’arrière-salle d’un pub vide de Clerkenwell, non loin des
studios de la chaîne. Cadwalladr nous présenta, et Rabkin se mit à nous
décrire l’expérience de son équipe dans le domaine des infiltrations. Quand
j’ai commencé à lui parler des projets qu’avait menés Cambridge Analytica
en Afrique, les yeux de Rabkin s’agrandirent. Il m’interrompit : « Tout ça a
l’air tellement tordu et tellement… colonial ! » Rabkin fut le premier
journaliste à utiliser cette expression devant moi – « colonial ». La plupart
des gens avec qui j’avais pu parler de Cambridge Analytica se montraient
fascinés par ce qui tournait autour de Trump, du Brexit ou de Facebook,
mais généralement, quand je m’aventurais sur le terrain africain, je ne
récoltais que des haussements d’épaules indifférents. Ce sont des choses qui
arrivent. C’est l’Afrique, après tout. Mais Rabkin, lui, avait compris. Ce
que Cambridge Analytica faisait au Kenya, au Ghana ou au Nigeria n’était
que la manifestation d’un nouvel âge du colonialisme – une nouvelle
manière pour des Européens puissants d’exploiter les Africains et de faire
ainsi main basse sur leurs ressources. Même si le minerai et le pétrole
jouaient encore un grand rôle dans l’équation, il y avait une nouvelle
ressource qui était extraite du continent : les données.
Rabkin promit le soutien total de l’unité d’investigation de Channel 4,
ajoutant que son équipe était prête à prendre le risque de s’infiltrer dans
Cambridge Analytica. J’ai commencé à travailler avec eux sur l’opération
qui, je le sentais, allait permettre d’exposer au grand jour les tactiques de
corruption de Nix. Mais il s’agissait d’une opération à la fois extrêmement
complexe et délicate, et qui pouvait avoir des conséquences désastreuses
pour peu que Nix découvrît le pot aux roses.
Avec tant de sollicitations, lanceur d’alerte était en train de devenir mon
job à plein temps. J’étais également sur le point de me fourrer dans un
merdier juridique innommable si les choses n’étaient pas parfaitement
faites, si bien que j’écrivis aux avocats qui m’avaient conseillé pendant
l’été. Leur réponse fut tout à fait déprimante, et il devint clair que l’affaire
était beaucoup trop complexe pour qu’ils continuent à m’aider
gratuitement ; en d’autres termes, soit je trouvais du cash, soit je trouvais
d’autres avocats. J’étais anéanti. Je n’avais pas de boulot et je me retrouvais
dans un pétrin pas possible qui me faisait courir de graves risques juridiques
– le tout, sans avocat. Mais, dans la vie, il arrive parfois qu’on ait
de la chance et que de mauvaises nouvelles nous mènent à des choses
extraordinaires. C’est ainsi que je fis la connaissance de Tamsin Allen.
Gavin Millar avait eu vent de ce qu’il se passait et avait parlé de moi à
l’automne 2017 à Allen, l’une des meilleures avocates spécialisées en droit
des médias d’Angleterre, qui exerçait son expertise sur la diffamation et les
violations du droit à la vie privée au cabinet Bindmans LLP. Parmi ses
clients se trouvaient d’anciens agents du MI5, ainsi que des célébrités qui
s’étaient fait hacker leur téléphone dans la tristement célèbre affaire de
News Corp (le groupe de médias de Rupert Murdoch, auquel appartenait
News of the world). Elle semblait parfaite pour mon problème, et quand
nous nous rencontrâmes, nous comprîmes immédiatement que nous étions
sur la même longueur d’onde. Lorsqu’elle était jeune, Allen s’était fait virer
de son école pour s’être baignée nue, et elle s’était installée à Londres juste
au moment où s’imposait la scène punk des années 1980 pour y vivre avec
des squatteurs dans Hackney. « J’ai tellement d’histoires que l’on ne peut
absolument pas raconter », me dit-elle un soir, tard, alors que nous
travaillions sur les preuves. Allen était une rebelle, et ce n’était pas un type
aux cheveux roses avec un anneau dans le nez, qui racontait des histoires
bizarres d’espionnage, de hack et de manipulation de données, qui allait la
perturber plus que ça.
Allen reconnut que mes intérêts n’étaient pas parfaitement alignés avec
ceux de Channel 4, du Guardian et du New York Times. Les journalistes se
concentraient sur le scoop de l’année, peut-être même de la décennie, tandis
que de mon côté, j’avais besoin de raconter cette histoire absolument
nécessaire et vitale tout en m’abstenant de prendre des risques juridiques.
Elle me conseilla de me concentrer avant tout sur la dimension d’intérêt
public de l’histoire de Cambridge Analytica, tout particulièrement à cause
de la méga clause de confidentialité, et parce que la loi britannique
permettait de justifier la violation d’une NDA si elle était nécessaire pour
révéler des pratiques illégales, ou si elle était manifestement au service de
l’intérêt public. Nous avons beaucoup discuté de ce qu’était exactement
« l’intérêt public » et de la manière dont nous pouvions le « servir », ce qui
impliquait de ne pas donner l’impression de révéler des potins ou des
éléments susceptibles de mettre en péril les intérêts sécuritaires nationaux
légitimes des gouvernements britannique et américain. Allen m’avertit
toutefois que, même si notre défense juridique était en béton, cela
n’empêcherait pas Cambridge Analytica de m’attaquer en justice. Elle me
dit que Facebook porterait sans doute plainte lui aussi, et que ses ressources
étaient quasiment illimitées. Elle m’informa également qu’il était possible
que Facebook et CA déposent un référé pour empêcher la publication des
articles. Ces référés sont quasiment inconnus aux États-Unis mais
relativement courants en Angleterre. Se battre contre un référé prendrait du
temps, et même si nous remportions finalement la bataille, les journalistes
britanniques risquaient de se dégonfler – Allen avait vu cela se produire de
nombreuses fois.
Mais il s’agissait uniquement là de scénarios juridiques. L’histoire
impliquait des individus ayant l’habitude d’opérer à l’écart de la loi, et
Allen était inquiète pour ma sécurité personnelle. Lors de l’un de nos
premiers rendez-vous, elle me demanda si j’avais de la famille à Londres et
quel type de mesures de sécurité j’avais prises jusqu’ici. « Qui appelez-vous
en cas d’urgence ? » Nous avions besoin d’un plan. Mais comme, plus le
temps passait, plus nous devenions proches, je décidai que c’était Allen que
j’appellerais si les choses tournaient mal.
Une fois ma situation juridique plus ou moins réglée, j’ai commencé à
discuter avec Sanni pour comprendre ce qui avait transpiré entre BeLeave et
Vote Leave. Il était très communicatif. Sans être parfaitement conscient des
implications les plus profondes de ce qu’il me décrivait – la collusion et la
tricherie –, il me détailla l’arrangement grâce auquel Vote Leave avait viré
des centaines de milliers de livres à AIQ par l’intermédiaire de BeLeave.
Après que je lui eus expliqué les délits dont cet arrangement était la
manifestation, Sanni finit par comprendre qu’on s’était servi de lui. Il ne
savait absolument pas qu’AIQ faisait partie de Cambridge Analytica, et il
fut visiblement dégoûté quand je lui parlai des vidéos qu’AIQ avaient
diffusées pour CA pendant les élections nigérianes.
Quelques jours plus tard, il me montra un serveur partagé sur lequel
étaient stockés des documents sur les stratégies respectives de BeLeave,
Vote Leave et AIQ. En vertu de la loi britannique, il s’agissait là de la
preuve d’une coordination illégale. Dans le journal d’activité, quelqu’un
avait utilisé le compte administrateur pour effacer du serveur le nom des
chefs du Vote Leave. La suppression avait eu lieu la semaine même où la
Commission électorale avait commencé son enquête sur la campagne, me
dit Sanni. Vote Leave prétendait depuis qu’il s’agissait d’un simple
nettoyage des données mais, à mes yeux, cela ressemblait davantage à une
tentative de faire disparaître les preuves qu’ils avaient explosé le plafond de
dépenses autorisé, tentative qui en soi constituait potentiellement une
nouvelle infraction à la loi : la destruction de preuves. Cela commençait à
ressembler à une tentative de dissimulation et, quand il me montra le nom
de ceux qui avaient accès au serveur, l’affaire devint plus grave encore.
Deux des comptes du serveur partagé appartenaient à des conseillers
spéciaux qui travaillaient désormais au cabinet du Premier ministre pour
aider à définir le processus de négociation du Brexit. J’insistai lourdement
auprès de Sanni sur le fait qu’il était peut-être en possession des preuves
d’un crime – de plusieurs crimes, en fait – et qu’il devait se montrer
extrêmement prudent s’il ne voulait pas se retrouver en très mauvaise
posture. Il était déjà au courant de ma coopération avec le Guardian et le
New York Times. Après avoir pris la mesure de l’énormité de ce qu’il avait
découvert, Sanni accepta de rencontrer Cadwalladr pour lui confier ce qu’il
savait. Je le mis également en contact avec Tamsin Allen pour qu’elle le
conseille juridiquement.
Au début, Allen travailla pro bono. Mais plus la situation devenait
complexe, plus il lui était difficile de consacrer les heures nécessaires au
dossier sans être payée d’une manière ou d’une autre. Elle était également
inquiète de ce qui arriverait si Cambridge Analytica me faisait un procès
après avoir appris que je m’apprêtais à sortir du bois. Allen refusa de me
laisser tomber parce que je ne payais pas d’honoraires, mais il fallait que
nous trouvions une solution. Nous décidâmes d’entrer en contact avec l’une
de ses connaissances haut placées, car Allen savait qu’il nous fallait dès à
présent trouver un ensemble de soutiens. La première de ces connaissances
fut Hugh Grant – oui, oui, le Hugh Grant, celui de Quatre mariages et un
enterrement et du Journal de Bridget Jones. Pendant le dîner, Allen lui
expliqua la fâcheuse situation dans laquelle je me trouvais. Puis Sanni nous
rejoignit et nous raconta ce qu’il s’était passé chez Vote Leave. Grant se
montra chaleureux et attentionné, tout comme dans la plupart de ses films.
Lui-même avait connu une expérience malheureuse de données volées –
News of the world, propriété de Rupert Murdoch, avait mis son téléphone
sur écoute. Il fut déconcerté par l’échelle à laquelle opérait Cambridge
Analytica et nous dit qu’il allait nous aider à trouver ceux qui pourraient
nous soutenir.
Nous fîmes la connaissance de notre soutien le plus important quelques
semaines après notre présentation à Lord Strasburger, un Lib-Dem qui
siégeait à la Chambre des lords et qui était l’un des fondateurs de Big
Brother Watch, un groupe militant pour la protection de la vie privée. Il me
mit à son tour en contact avec un individu exceptionnellement riche qui se
déplaça à Londres pour me rencontrer. Lorsque je lui demandai pourquoi il
désirait m’aider, il me répondit que c’était parce qu’il connaissait l’histoire
de l’Europe. Il me dit qu’il savait ce qu’il se passait quand tout le monde
était catalogué, que le respect de la vie privée était essentiel pour nous
protéger de la menace rampante du fascisme et que, par conséquent, il avait
décidé de me venir en aide. Quelques jours plus tard, il me promit des fonds
et m’apporta effectivement l’aide financière dont j’avais besoin.
Ceci ne représente toutefois qu’une partie du soutien qui me permit de
sortir en un seul morceau de cette épreuve que constitue le fait de lancer
l’alerte. Tandis que je me préparais à prendre la parole pour dénoncer des
Goliath du monde politique et du monde de l’entreprise, j’étais certes un
David, mais dorénavant soutenu par des journalistes et des avocats engagés,
avec suffisamment d’argent pour assurer ma défense juridique, et
d’immenses quantités de soutien moral. Bien souvent, l’on se représente les
lanceurs d’alerte comme des activistes solitaires qui combattent des géants
au nom de ce qui est juste. Mais, dans mon cas, je n’ai jamais été seul. J’ai
même eu, à plusieurs reprises, une veine de pendu. Sans cette aide, je
n’aurais jamais été en mesure de lancer l’alerte.

En octobre 2017, Allen et moi obtînmes un rendez-vous avec le


producteur de Channel 4 News, Job Rabkin, ainsi que son rédacteur en chef
Ben de Pear. Je leur parlai de Nix et leur racontai le type d’activités
illégales auxquelles il s’adonnait régulièrement. Ils étaient intrigués par
notre projet de l’enregistrer mais, tandis que nous discutions des détails du
guet-apens, ils se demandèrent si tout ceci n’était pas un peu trop compliqué
pour avoir une chance de marcher. Il leur faudrait l’autorisation de l’équipe
juridique de la chaîne, qui pouvait très bien juger l’entreprise trop risquée, à
la fois juridiquement et en termes de réputation, si ça foirait.
Nous avons commencé à travailler avec les avocats de la chaîne sur la
première version d’un document juridique le plus complet possible. La
Grande-Bretagne a des lois protégeant ce type d’opérations d’infiltration,
mais les journalistes doivent prouver que ce qu’ils ont l’intention de faire
est indubitablement dans l’intérêt du public, qu’ils ne vont piéger personne,
et que le guet-apens est conçu pour rendre publics des crimes probables.
Préparer ce document à l’avance protégeait Channel 4 dans l’éventualité où
Nix attaquerait la chaîne en justice.
Le traquenard devait être réglé comme du papier à musique. J’appelai
Mark Gettleson, qui accepta sans la moindre hésitation de nous aider. Nix
devait croire que les gens qu’il allait rencontrer étaient des clients, que le
projet qu’on lui demandait d’entreprendre était réel, et que la conversation
qu’il avait avec eux était complètement privée. La personne qui jouerait le
« client » devait être parfaitement au courant de la façon dont Nix opérait.
Elle devait savoir quelles questions poser et devait être particulièrement
bien informée de la situation politique du pays dans lequel nous choisirions
de situer le « projet ».
Nous décidâmes d’ancrer notre scénario au Sri Lanka, pour deux raisons
principales. Premièrement, SCL ayant travaillé en Inde et possédant un
bureau là-bas, ce pays voisin semblerait suffisamment familier à Nix.
Deuxièmement, la nature labyrinthique de l’histoire et de la politique
srilankaises permettait de créer facilement un scénario politique faux mais
crédible, vaguement basé sur la réalité. Quel que soit le projet que nous
allions retenir, il fallait qu’il implique des acteurs réels car ainsi, quand un
assistant de Cambridge Analytica ferait quelques recherches rapides sur
Google pour préparer le rendez-vous, il continuerait à sembler
suffisamment légitime, et ce, même après les vérifications préalables à une
opération.
Channel 4 engagea un confrère srilankais pour jouer le rôle du client,
« Ranjan », tandis que Gettleson et moi entreprenions de coacher l’équipe
de Channel 4 sur les particularités et les habitudes de Nix, de leur montrer
la manière dont Cambridge Analytica soumettait à une enquête approfondie
ses clients potentiels. Nous leur avons même transmis des emails de Nix
pour les aider à déterminer la manière dont lui et l’entreprise opéraient. Il
devait y avoir quatre rendez-vous en tout – trois rendez-vous préliminaires
avec des cadres de Cambridge Analytica, puis un rendez-vous final pour
conclure l’affaire avec Nix. Ranjan devait laisser Nix s’aventurer
spontanément sur le terrain de l’illégalité pour que personne ne puisse
suggérer qu’il avait été piégé.
Ranjan jouerait le rôle d’un agent représentant un jeune Srilankais
ambitieux qui avait vécu à l’Ouest, fait fortune, et désirait désormais revenir
chez lui pour y participer à la vie politique. Mais, à cause de rivalités
familiales, un ministre du gouvernement avait gelé tous les actifs de sa
famille. Là, il était nécessaire de citer un véritable ministre et de balancer
suffisamment de détails factuels sur la politique srilankaise pour que Nix et
les autres cadres gobent l’ensemble de l’histoire. Channel 4 dut se livrer à
un travail de recherche extrêmement fouillé, car le moindre faux pas
pouvait tout faire dérailler. La carotte, pour Cambridge Analytica, était la
suivante : l’entreprise toucherait 5 % de la valeur des actifs de Ranjan si
elle réussissait à faire débloquer ces fonds (imaginaires). Nous savions
qu’Alexander serait incapable de résister.
Lors des deux premiers rendez-vous, Ranjan rencontra le Chief Data
Officer (ou directeur de la stratégie digitale) Alexander Tayler, et le
Directeur général Mark Turnbull dans une chambre d’hôtel non loin de
Westminster. Ces derniers présentèrent le travail d’analyse des données
qu’effectuait Cambridge Analytica et suggérèrent qu’ils étaient également
en mesure de fournir des services de collecte d’informations ; mais rien de
concret ne sortit de ces deux rendez-vous. Tayler et Turnbull semblaient
méfiants, réticents, et se dérobaient quand il s’agissait d’expliquer ce que
faisait réellement Cambridge Analytica. Les journalistes de Channel 4
étaient frustrés, mais j’avais une idée pour arranger ça.
Nous nous sommes rendu compte qu’à chaque fois que ces personnes se
retrouvaient dans une chambre d’hôtel, ils partaient du principe qu’elle était
truffée de mouchards : il fallait donc que Channel 4 trouve une solution
pour que nos rendez-vous soient organisés dans des lieux publics. Les
cadres de Channel 4 repoussèrent cette idée, arguant qu’elle était
logistiquement impossible à mettre en œuvre. Si nous essayions
d’enregistrer le rendez-vous dans un restaurant ou dans un bar, le bruit
risquait de rendre la discussion en partie inaudible. Et puis, où mettre les
caméras, afin d’avoir des enregistrements vidéo des cadres ? Nous ne
pouvions pas les amener jusqu’à une table précise – cela aurait été
beaucoup trop suspect.
Les membres de l’équipe de Channel 4 prirent alors une décision
audacieuse. Ils louèrent une grande partie d’un restaurant, remplirent la
salle de personnes spécialement engagées pour déjeuner et discuter
tranquillement, et installèrent des dizaines de caméras cachées, pour couvrir
toutes les tables disponibles. Nix et les autres cadres pouvaient bien choisir
la table qu’ils voulaient, ils seraient tout de même filmés, et ce libre arbitre
contribuerait à leur faire baisser la garde. Ils seraient observés par mille
yeux – il y avait des caméras planquées partout – et leur conversation serait
enregistrée par des tables dressées, des sacs à main ou même des « voisins »
de table.
Deux rendez-vous eurent lieu dans ce restaurant. Lors du premier,
Turnbull prépara le terrain pour présenter les services les plus périlleux que
proposait Cambridge Analytica. Il dit à Ranjan que Cambridge Analytica
pouvait fouiller la vie du ministre srilankais pour « trouver tous les
squelettes planqués dans les placards, le tout dans la plus grande discrétion,
et [lui] faire un rapport ». Mais il rétropédala un peu vers la fin, en
ajoutant : « Nous ne sommes pas le genre d’entreprise à envoyer une jolie
fille séduire un homme politique pour les filmer dans leur chambre et
balancer la vidéo. Il y a des entreprises qui font ça, mais, pour moi, c’est
une ligne que nous ne pouvons pas nous permettre de franchir. » Bien
évidemment, en se contentant de décrire ce que Cambridge Analytica était
censée ne pas faire, il pensait avoir réussi à mettre l’idée dans la tête de
Ranjan.
Enfin, des semaines après le début de cette mascarade, Nix fit son entrée.
Pour le quatrième rendez-vous, Channel 4 agit avec encore plus de zèle
pour s’assurer que tout se déroulerait sans accroc. Toutes les tables étaient
équipées de mouchards, et de nouvelles caméras furent installées, dont
certaines dans les sacs à main de quelques femmes qui déjeunaient un peu
partout dans la salle. Tout était prêt, et nous retenions notre respiration,
priant pour que Nix n’annule ou ne repousse pas le rendez-vous.
Il ne le fit pas. Et il creusa sa propre tombe. Ranjan fut parfait : il posa les
bonnes questions et montra de l’intérêt aux moments les plus opportuns.
Alexander, qu’il soit béni, tomba dans le panneau et ne put s’empêcher
d’ouvrir sa grande gueule.

Deux mois passèrent avant que Channel 4 ne fût en mesure de nous


montrer la vidéo du restaurant. Un matin du début du mois de novembre,
j’avais rendez-vous avec Allen, et je décidai d’y aller à pied pour profiter de
cette belle matinée d’automne, fraîche et ensoleillée. Tandis que je
l’attendais à la réception, je remarquai que j’avais reçu plusieurs textos
provenant d’un numéro étrange. Je les lus et criai sans réfléchir : « Putain
de merde ! » Le réceptionniste se leva pour me demander si j’allais bien, ce
à quoi je répondis que non, ça n’allait pas. Le texto avait pour contenu des
photographies de moi en train de me promener ce matin-là. Quelqu’un
m’avait suivi jusqu’au bureau de mon avocat, et voulait que je le sache.
Nous soupçonnâmes Cambridge Analyica d’avoir peut-être découvert
que j’étais revenu à Londres et d’avoir engagé une société pour enquêter sur
ce que je faisais. À partir de ce moment-là, Allen suggéra que nous
changions mes habitudes – où j’allais, et la manière dont je rencontrais mes
avocats. Quelques jours plus tard, Leave.EU posta sur Twitter une vidéo
tirée de Y a-t-il un pilote dans l’avion dans laquelle une femme censée être
« hystérique » se faisait frapper par plusieurs personnes. Avec le visage de
Cadwalladr en surimposition. Et l’hymne national russe en musique de
fond. Cadwalladr me dit qu’elle les soupçonnait d’utiliser une agence de
renseignement privée pour enquêter sur elle et me prévint que, s’ils
l’avaient fait suivre, ils m’avaient peut-être vu et compris de quoi il
retournait. Si Cambridge Analytica découvrait ce que j’étais en train de
faire, m’avertit Allen, l’entreprise pouvait demander un référé à la justice
qui m’interdirait de confier le moindre document supplémentaire au
Guardian et au New York Times. Plus le temps passait et plus j’étais
angoissé à l’idée de ce qui allait se produire. Quelques jours plus tard, le
17 novembre, soit le jour même où Cadwalladr publia un article dans le
Guardian à propos des menaces qu’elle avait reçues, je fis une crise en
plein milieu de la rue, à Londres. Je m’évanouis et on me transporta à
l’hôpital. Les médecins dirent que la cause du malaise n’était pas claire.
Peu après être sorti de l’hôpital, je demandai à Allen s’il y avait quoi que
ce soit que nous puissions faire pour protéger les informations dont je
disposais et éviter toute tentative de les rendre inaccessibles au grand
public. Existait-il une manière infaillible de se protéger contre les
procédures de référé en Grande-Bretagne ? Elle me répondit que non, puis
marqua une pause et m’expliqua que la seule exception concernait les deux
chambres du Parlement, où les anciennes lois sur l’immunité parlementaire
protègent les membres du Parlement contre les procédures de référés et les
plaintes en diffamation. Les discussions portant sur des principes juridiques
remontant au début du XVIIe siècle peuvent au premier abord sembler n’avoir
qu’un intérêt académique, mais ce que me raconta Allen me donna l’idée de
prendre au mot la proposition d’aide d’Alistair Carmichael. Dans son
bureau, au Parlement, je lui dis que j’étais très probablement sous
surveillance, et que j’avais besoin qu’il garde ici quelques disques durs sur
lesquels étaient stockées des preuves, au cas où je serais moi-même dans
l’incapacité de les publier. Carmichael accepta et m’assura que, si les
choses en arrivaient là, il ferait le nécessaire pour ces informations soient
connues du public, même si cela signifiait invoquer son immunité
parlementaire. Je lui confiai donc plusieurs disques durs et, pendant toute la
période qui précéda la publication, nous gardâmes dans son coffre les
preuves les plus importantes.
Je l’aidai également à mettre la main sur des enregistrements incroyables.
Le docteur Emma Briant est une chercheuse britannique, experte en guerre
de l’information, qui avait croisé la route de plusieurs cadres de Cambridge
Analytica au cours de ses recherches sur le travail que CA avait accompli
pour l’OTAN. Alors qu’elle avait pourtant l’habitude de fréquenter les
cercles d’experts en propagande militaire, elle fut tellement choquée par les
propos tenus par les cadres de CA qu’elle décida de les enregistrer.
Cadwalladr nous avait présentés parce que Briant avait besoin d’aide pour
obtenir le même type de protections que celle que je venais d’acquérir grâce
à Carmichael au Parlement. J’étais assis dans le bureau d’Alistair quand
Briant nous fit écouter un enregistrement de Nigel Oakes, le PDG de SCL
Group, la maison mère de Cambridge Analytica. « Hitler a attaqué les Juifs
non pas parce qu’il avait un problème avec les Juifs, il n’en avait pas, mais
parce que les gens n’aimaient pas les Juifs. Il s’est donc juste servi d’un
ennemi artificiel comme levier. Eh bien, c’est exactement ce qu’a fait
Trump. Il s’est servi des musulmans comme d’un levier. » L’entreprise
d’Oakes aidait donc Trump à faire la même chose qu’Hitler, ce qui avait de
surcroît l’air d’amuser Oakes. Dans un autre enregistrement, celui d’une
discussion entre Briant et Wigmore, le directeur de la communication de
Leave.EU, ce dernier avait également l’air intéressé à l’idée de passer en
revue les stratégies déployées dans les campagnes de communication
nazies. Sur la bande, on entend Wigmore expliquer : « La machine de
propagande des nazis, par exemple – si vous faites abstraction de toutes les
horreurs qu’ils ont faites, eh bien elle était très intelligente, la manière dont
ils ont réussi à faire ce qu’ils ont fait. Dans un sens purement marketing,
vous pouvez voir la logique de ce qu’ils disaient, des raisons pour lesquelles
ils le disaient, de la manière dont ils présentaient ces choses, et toute leur
imagerie. […] Si on regarde ça maintenant, rétrospectivement, alors qu’on
est au cœur de cette campagne [le référendum du Brexit], on se dit mince
alors, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, il s’agit seulement d’utiliser les
outils dont vous disposez à une époque donnée. » Pendant tout
l’enregistrement, Carmichael resta assis, silencieux.
Enfin, en février 2018, Allen et moi fûmes invités dans la salle de
projection de l’immeuble d’Independent Television News, qui se trouvait
par le plus grand des hasards juste en face du cabinet de Tamsin, de l’autre
côté de Gray’s Inn Road. Je regardais Nix se trémousser sur sa chaise dans
notre fausse salle de restaurant, essayant de satisfaire le moindre désir, le
moindre caprice de son hôte. J’écoutais chaque phrase être prononcée,
chaque erreur être commise. J’étais assis, observant Nix, en pleine forme,
en train d’admettre certaines des choses les plus grotesques qu’avait faites
ou qu’était prête à faire Cambridge Analytica. Nix raconta la manière dont
il avait « de nombreuses fois » vu Trump pendant la campagne de 2016.
Turnbull alla encore plus loin, et révéla la façon dont Cambridge Analytica
avait construit le récit de « crooked Hillary » (« Hillary la malhonnête »).
« Nous avons seulement déposé des informations dans le système sanguin
d’Internet et l’avons regardé se développer, dit-il. Et donc ce truc s’infiltre
dans la communauté en ligne, mais sans marquage, si bien qu’il est
impossible de remonter à sa source et de lui assigner un point d’origine. »
En regardant la vidéo, j’avais bien du mal à me contenir. Mon expérience
était enfin validée par les propres termes de Nix.
Les images étaient parfaites. Nix et Turnbull étaient pris la main dans le
sac : ils proposaient avec désinvolture de trouver un kompromat et de faire
chanter un ministre du Sri Lanka. Nix, croisant les jambes et sirotant sa
boisson, dit :
Fouiller en profondeur est toujours intéressant. Mais vous savez, il peut être tout aussi
efficace d’aller directement voir les candidats en poste pour leur faire une proposition trop
belle pour être vraie, et de s’assurer que la scène soit filmée. Vous savez, ce type de tactique
est redoutablement efficace. Elle permet d’avoir immédiatement des preuves vidéo de la
corruption d’un individu. Pour peu qu’on les uploade sur Internet, et ce genre de choses […].
Nous allons faire venir un riche promoteur immobilier – enfin, quelqu’un qui se fera passer
pour un riche promoteur immobilier […]. Il offrira une grosse somme au candidat pour
financer la campagne, par exemple contre des terrains. Nous enregistrerons tous ces échanges
avec des caméras. Nous flouterons le visage de notre gars, et puis nous posterons la vidéo sur
Internet.

Oui, Nix proposait bien, au milieu de notre coup monté, de faire un coup
monté. Je savourais la douce ironie de la scène en regardant la vidéo avec
Allen et l’équipe de Channel 4. Et puis Nix en rajouta une couche :
[…] envoyer des filles à la maison du candidat. Nous avons l’habitude de ce genre de
choses. […] Nous pourrions emmener des Ukrainiennes en vacances au Sri Lanka, enfin vous
voyez ce que je veux dire. […] Elles sont très belles. Je trouve que ça marche très bien. […]
Je vous donne juste des exemples de ce que nous pouvons faire, et de ce que nous avons
l’habitude de faire. […] Je veux dire, ça peut avoir l’air horrible à dire, comme ça, mais ces
choses n’ont pas nécessairement besoin d’être vraies, tant que les gens y croient
suffisamment.

Après des mois de travail et de tractations interminables, nous avions


finalement tout ce qu’il nous fallait. La vidéo de Channel 4 servirait de
coup de grâce ; à ce moment-là, je me sentis enfin confiant à l’idée que
nous réussirions à mettre un terme aux activités de Cambridge Analytica.

Les différentes parties tombèrent enfin d’accord sur le fait que les articles
papier et l’enquête télévisuelle lui correspondant seraient diffusés pendant
les deux dernières semaines de mars 2018. Quelques semaines avant la
publication, je rencontrai Damian Collins, le président de la Commission
parlementaire du sport, des médias, de la culture et du numérique (DCMS),
dans son bureau de Portcullis House, un immeuble moderne aux parois
de verre appartenant au domaine parlementaire. Collins avait ouvert une
enquête officielle sur la désinformation sur les réseaux sociaux, et plusieurs
membres du Parlement et présidents de Commissions m’avaient
recommandé de m’entretenir avec lui. Collins était extrêmement courtois et
poli, et parlait avec ce charme BCBG qui semble caractériser certains
Tories. Il m’impressionna tout de suite. Il était bien plus conscient de ce
qu’était Cambridge Analytica que tous les membres du Parlement que
j’avais rencontrés avant lui, et il avait d’ailleurs appelé Nix à témoigner
quelques mois auparavant. Nix avait alors nié devant la Commission – tout
était enregistré – que Cambridge Analytica utilisât des données Facebook.
Je dis à Collins que c’était faux et que Nix avait menti à la Commission –
ce qui était une infraction relativement grave, dans la mesure où cela
pouvait être potentiellement considéré comme un outrage au Parlement. Je
branchai l’un des disques durs conservés dans le coffre de Carmichael sur
mon ordinateur portable et tournai l’écran vers Collins, pour lui montrer un
contrat d’acquisition de données Facebook signé et paraphé par Kogan et
Nix. Nous passâmes plusieurs heures à éplucher les documents internes de
CA qui établissaient que l’entreprise avait utilisé des données Facebook et
avait eu des relations avec des entreprises russes, et je lui montrai quelques
exemples des horribles vidéos de propagande disséminées par CA dans
lesquelles on pouvait voir des gens se faire assassiner. Après que Collins et
des employés de la Commission eurent identifié les documents dont ils
avaient besoin, j’en fis une copie sur un autre disque dur que je donnai à
Collins. Nous tombâmes d’accord sur le fait que, deux semaines après la
date de publication programmée, il m’appellerait à témoigner publiquement
dans le cadre de son enquête. À partir de ce jour-là, il devait lâcher les
chevaux et, par le biais de la commission, déverser l’ensemble des
documents que je lui avais confiés.
Dans le même temps, j’avais mis au courant l’Information
Commissioner’s Office (ICO) – l’agence gouvernementale qui enquêtait sur
les crimes liés aux données – que nous étions en train de rassembler des
preuves à propos des activités illégales de Cambridge Analytica. Après que
la commissaire Elizabeth Denham eut regardé la vidéo de Channel 4, je lui
expliquai que CA poursuivait ces activités et continuait de proposer à ses
clients potentiels de commettre des crimes en leur nom. L’ICO nous
demanda d’attendre un peu avant de publier notre histoire, car ils voulaient
effectuer une descente avant que toute l’affaire ne devienne publique. Ils ne
voulaient pas laisser à CA la moindre chance de faire disparaître des
preuves. Je leur fournis toutes celles dont je disposais, dont des copies des
fichiers des cadres de CA, des documents concernant des projets, des
échanges internes d’emails, pièces qui furent ensuite transmises à la
National Crime Agency, l’équivalent britannique du FBI. Il fallait que
j’organise les preuves, dans la mesure où tout ça était tout de même assez
compliqué, afin que l’ICO puisse émettre les mandats adéquats pour sa
descente. Tamsin et moi préparions également des déclarations de témoins
ainsi qu’un long mémo, destiné cette fois à la Commission électorale, à
propos des crimes commis par la campagne Leave. Nous dormions à peine
– nous travaillions sur des documents juridiques, donnions des conseils aux
forces de l’ordre, et gérions les journalistes. Ce fut une période épuisante,
mais, un jour, tout fut enfin prêt.
À peu près une semaine avant la publication, le Guardian envoya une
proposition de droit de réponse aux individus et aux entreprises cités dans
l’article. Ce genre de lettre, relevant de la tradition journalistique
britannique, est destiné à donner une chance aux individus de répondre à
des allégations avant que l’article ne les contenant ne soit publié. Le
14 mars, je reçus une lettre des avocats de Facebook exigeant que je leur
remette tous mes appareils électroniques pour qu’ils soient inspectés ; ils
citaient la loi sur les abus et la fraude
informatique, ainsi que le Code pénal de Californie, pour m’intimider en
brandissant ma prétendue responsabilité pénale. Le 17 mars, le jour
précédant la publication, Facebook menaça d’attaquer en justice le
Guardian s’il publiait les articles, insistant sur le fait qu’il n’y avait jamais
eu la moindre violation de données. Quand l’entreprise se rendit compte
que la publication était inévitable, dans une tentative un peu désespérée de
prendre les devants et de brouiller les pistes, elle annonça qu’elle nous
bannissait à vie, moi, Kogan et Cambridge Analytica, et nous interdisait à
tout jamais d’utiliser sa plateforme. Le Guardian et le New York Times
étaient furieux à l’idée que Facebook utilise le temps d’avance qui lui avait
été alloué de bonne foi pour essayer de saper la crédibilité de l’histoire avec
son annonce.
Le 17 mars, les équipes du Guardian et du New York Times travaillèrent
toute la nuit en vue de la publication. La une du New York Times annonçait :
« Comment les consultants de Trump ont exploité les données Facebook de
millions de personnes. » La rédaction du Guardian avait choisi un angle
d’attaque encore plus dramatique : « “J’ai construit les armes de la guerre
psychologique de Steve Bannon” : À la rencontre du lanceur d’alerte de la
guerre des données. » Les articles devinrent immédiatement viraux et, la
même nuit, Channel 4 commença à diffuser sa série de reportages, y
compris le coup monté dévastateur montrant le vrai visage de Nix. La
chaîne retransmit également un entretien avec la candidate démocrate qui
avait perdu les élections présidentielles en 2016, Hillary Clinton, qui
trouvait « très perturbantes » les allégations dont faisait l’objet Cambridge
Analytica. Au cours de cet entretien, elle déclara : « Quand vous vous
retrouvez face à un effort de propagande massive pour empêcher les gens
d’avoir les idées claires, parce qu’ils sont inondés d’informations fausses et
[…] que chaque moteur de recherche, chaque site que ces personnes
consultent répète ces mêmes inventions, alors oui, cela affecte la manière de
penser des électeurs. » L’article de Cadwalladr fit un carton. Deux autres
journalistes du Guardian, Emma Graham-Harrison et Sarah Donaldson,
écrivirent des articles pour expliquer comment tout cela était lié. Leur
brillant storytelling rencontra clairement un lectorat peu familier des
nouvelles technologies, ce qui provoqua un énorme ramdam sur les réseaux
sociaux (à part bien sûr sur Facebook, qui préféra promouvoir son propre
communiqué de presse dans sa section « trending news stories »). Le
dossier du New York Times se concentra sur la violation des données
Facebook, l’identifiant comme « l’une des plus grandes fuites de données
de l’histoire de ce réseau social ». Les reporters Matthew Rosenberg et
Nicholas Confessore, dans un article cosigné par Cadwalladr, expliquaient
les liens unissant Bannon, Mercer et Cambridge Analytica, et éclairaient la
manière dont ils s’étaient servis des données Facebook pour propulser
Trump au poste suprême.
À Londres, les autorités britanniques enquêtaient déjà depuis des mois
sur Cambridge Analytica et Facebook, car je leur avais confié mes preuves
avant que l’affaire ne soit rendue publique. Mais, pendant que l’Information
Commissioner’s Office (ICO) du Royaume-Uni suivait la procédure pour
obtenir un mandat des cours de justice, afin de pouvoir faire une
perquisition dans les locaux de Cambridge Analytica et y saisir des preuves,
Facebook avait déjà, de son côté, engagé une « société d’investigation
numérique légale » pour examiner les serveurs de Cambridge Analytica,
société qui arriva donc au QG de Cambridge Analytica bien avant les
autorités. En effet, si l’ICO devait obligatoirement avoir un mandat pour y
pénétrer, ce n’était pas le cas de Facebook, car CA l’avait tout simplement
invité à faire son enquête. Quand Facebook découvrit que l’affaire était sur
le point de devenir publique, elle contacta Cambridge Analytica, qui
accepta de lui donner accès à ses serveurs et à ses ordinateurs. Pendant ce
temps-là, l’ICO rongeait son frein dans l’attente de son mandat. Quand
l’ICO apprit par la bande que Facebook avait eu accès aux QG de CA, ils
furent furieux. Ils n’avaient encore jamais vu d’entreprise agir avec une
telle absence de vergogne pour mettre la main sur des preuves qui allaient
sous peu faire l’objet d’un mandat de perquisition. Ce qui aggravait encore
la situation, c’était que Facebook était loin d’être simplement spectateur
dans toute cette histoire – les données Facebook étaient également visées
par l’enquête, et l’entreprise s’était rendue sur ce qui était potentiellement
une scène de crime pour y manipuler des preuves impliquant
potentiellement sa propre responsabilité légale. L’ICO envoya des agents
sur place, escortés par la police. Dans la nuit eut lieu une scène digne d’un
film hollywoodien entre les agents de l’ICO, la police britannique et les
« enquêteurs légaux » de Facebook. Ces derniers reçurent l’ordre de tout
laisser en plan et de quitter immédiatement les bureaux de Cambridge
Analytica, ce qu’ils acceptèrent de faire. Elizabeth Denham, la commissaire
à l’Information du Royaume-Uni, était si révoltée par les manigances de
Facebook qu’elle fit l’une de ses rares apparitions télévisées au J.T., le
lendemain, au cours de laquelle elle déclara que les actions de Facebook
« pouvaient potentiellement compromettre une enquête réglementaire ».
Des deux côtés de l’Atlantique, les réactions furent immédiates et
explosives. Je fus convoqué par la commission d’enquête parlementaire sur
« les fake news et la désinformation ». Ce fut là la première de mes
nombreuses audiences, publiques et privées, qui concernèrent aussi bien le
recours de Cambridge Analytica à des hackers ou à la corruption que la
violation des données Facebook ou les opérations de renseignement russes.
Mark D’Arcy, le correspondant de la BBC au Parlement qui couvrit ces
audiences, déclara : « Je crois que l’audition de Chris Wylie [par la
Commission parlementaire du sport, des médias, de la culture et du
numérique] est, et de loin, la chose la plus ahurissante que j’aie jamais vue
au Parlement. »
À Washington, la Federal Trade Commission et la Securities and
Exchange Commission lancèrent leur propre enquête, et les législateurs des
États-Unis et du Royaume Uni appelèrent le PDG de Facebook, Mark
Zuckerberg, à venir témoigner sous serment. Le Département de la Justice
et le FBI vinrent me rencontrer en personne en Angleterre, sur une base de
la Royal Navy, quelques semaines après que l’affaire fut devenue publique,
dans un bâtiment mis à la disposition de la NCA (National Crime Agency).
L’action de Facebook avait beau dégringoler, Zuckerberg restait aux
abonnés absents. Il se manifesta finalement le 21 mars, via un post
Facebook dans lequel il déclarait « travailler pour comprendre ce qu’il
s’était exactement passé », et qu’« il y avait une rupture de confiance
[breach of trust] entre Kogan, Cambridge Analytica et Facebook ». Le
hashtag #DeleteFacebook devint une tendance sur Twitter, et Elon Musk
jeta de l’huile sur le feu en tweetant qu’il avait supprimé les pages
Facebook de SpaceX et Tesla. Tandis que je me préparais à témoigner
publiquement, j’écoutais Cardi B, la rappeuse américaine qui avait sorti son
disque quelques semaines après que l’affaire n’éclate. Pure coïncidence,
l’album s’intitulait Invasion of Privacy (« Violation de la vie privée »), et
devint rapidement un mème sur les réseaux sociaux, avec le visage de Mark
Zuckerberg à la place de celui de Cardi B sur la pochette de l’album,
désormais certifié platine. L’affaire semblait de plus en plus résonner avec
l’air du temps, et des individus qui étaient depuis longtemps mal à l’aise
avec ce que faisait Facebook voyaient désormais leurs pires craintes se
confirmer sur la place publique. Au beau milieu de ce cauchemar de
communicant, Zuckerberg décida d’acheter des espaces publicitaires dans
les principaux journaux pour y publier une lettre d’excuses, et ce, seulement
quelques semaines après que Facebook eut menacé d’attaquer le Guardian
en justice pour museler le journal. La lettre eut bien peu d’effet. Deux
semaines plus tard, Zuckerberg était sur le gril, interrogé par des membres
importants du Congrès des États-Unis.
En Grande-Bretagne, tout n’avait pas encore été dévoilé : il s’agissait,
maintenant, de parler du Brexit. Tandis que l’affaire éclatait aux États-Unis,
une nouvelle salve de propositions de droit de réponse fut envoyée à ceux
qui avaient été impliqués dans Vote Leave, parmi lesquels Dom Cummings
et Stephen Parkinson. Ce fut seulement quand Sanni déboula le soir même
dans notre cabinet d’avocat, après avoir reçu une avalanche de coups de fil
d’anciens membres de Vote Leave, que nous comprîmes comment
Parkinson avait riposté : de la manière la plus dégueulasse que l’on puisse
imaginer. À l’époque, Parkinson occupait le poste de conseiller spécial de la
Première ministre Theresa May et, le jour précédant la publication de
l’article du Guardian, le service de presse de Downing Street fit une
déclaration officielle que nous ne découvrîmes que lorsque le New York
Times nous demanda de la commenter. Dans cette déclaration, Parkinson
révélait sa relation avec Sanni et mettait les accusations de ce dernier sur le
dos de la rancœur qui avait suivi leur rupture. Sanni est pakistanais et
musulman, et n’avait pas encore annoncé à sa famille qu’il était gay, entre
autres parce qu’une telle révélation aurait fait courir un danger physique à
ses proches restés au Pakistan, ce que Parkinson ne savait que trop bien.
Malgré cela, il décida de l’outer dans les médias et de laisser son ancien
stagiaire gérer tout seul les conséquences désastreuses de cette annonce. Ce
fut la première fois, du moins dans l’histoire récente, que le service de
presse du Premier ministre outait publiquement quelqu’un en guise de
représailles. Quand Sanni entendit parler de la déclaration, il regarda
chaque personne présente dans les yeux, solennellement, avant de se
rasseoir. Allen et Cadawlladr finirent par convaincre Cummings de retirer
un post de blog qu’il avait écrit en réaction à l’affaire, mais il était trop tard,
le mal était fait. Parkinson était parvenu à ses fins.
Les révélations sur Vote Leave étaient en concurrence avec la une de
l’édition dominicale du Daily Mail : « Le conseiller de la Première ministre
victime d’une vengeance sexuelle dénonçant un complot financier pro-
Brexit. » Continuant à diffamer la population LGBTQ, la presse
conservatrice britannique avait donc réussi à réduire Sanni et ses preuves de
la plus grande infraction à la loi sur le financement des campagnes de
l’histoire du Royaume-Uni à une simple « vengeance sexuelle ».
Aujourd’hui encore, la famille de Sanni, à Karachi, doit prendre des
mesures spéciales pour assurer sa sécurité, en raison des menaces et des
violences dont les personnes LGBTQ et leur famille font l’objet au
Pakistan. La vie de Sanni et celle de ses proches ont été bouleversées. Je
n’oublierai jamais l’image de Sanni assis, seul, dans le cabinet d’Allen à
minuit et demi, appelant sa mère pour lui dire que, oui, il était bien gay. Son
courage et les conséquences de sa décision de lancer l’alerte ne furent
jamais aussi forts qu’à ce moment-là. Les jours qui suivirent, la violence
que dut affronter Sanni ne fit qu’empirer ; des individus équipés de caméras
cachées se mirent à le suivre, et des photographies de lui et moi dans un bar
gay furent plus tard publiées sur des sites britanniques de l’alt-right,
évidemment assorties de commentaires terriblement homophobes. Au
Parlement, la Première ministre Theresa May défendit elle-même les
actions de Parkinson. C’était à fendre le cœur, mais cela me rendit fier de
compter Sanni parmi mes amis.

Le soir du 20 mars, trois jours après l’éclatement de l’affaire Cambridge


Analytica, je me rendis avec Allen et Sanni au Frontline Club, à Londres,
pour ma première apparition publique. J’étais harcelé par les photographes,
et l’endroit grouillait de journalistes venus des quatre coins de la planète. Le
fond de la salle était occupé par les caméras d’une vingtaine de chaînes et il
y avait tant de monde qu’il commençait à faire sacrément chaud. Le
journaliste et militant pour la défense de la protection de la vie privée Peter
Jukes m’interviewa devant la foule réunie autour de moi. Au bout d’un
moment, ne pouvant plus supporter toute cette attention, je m’éclipsai
discrètement. Pour éviter le scandale, le plan était qu’Allen ne quitte le club
que quelques minutes plus tard. À l’extérieur, je tournai à droite et me
dirigeai vers Norfolk Place quand un homme s’approcha de moi. Il
brandissait un téléphone en direction de mon visage. Je fis un pas en arrière,
et perplexe, un peu inquiet, je lui demandai ce qu’il voulait : il me répondit
simplement de regarder son téléphone.
Scrutant l’écran lumineux, je vis ce que l’homme me montrait : la capture
d’écran d’une facture de Cambridge Analytica adressée à l’UKIP. Puis ce
qui semblait être un email d’Andy Wigmore, le directeur de la
communication de Leave.EU, adressé à quelqu’un portant un nom russe. Je
n’eus pas beaucoup de temps pour lire l’email, juste assez pour comprendre
qu’il parlait d’or. « Ils ont travaillé avec les Russes », me dit l’homme. À ce
moment-là, Allen et quelques autres sortirent. En voyant l’homme au
téléphone, craignant pour ma sécurité, ils se précipitèrent pour l’attraper.
L’homme se dégagea et prit la fuite. J’étais dans les vapes. Un peu plus tôt
ce jour-là, j’avais enchaîné les entretiens à la télévision avant d’être pris en
chasse par les photographes. La journée avait été tout simplement
épuisante. Dans la voiture qui nous ramenait au cabinet d’Allen, je lui dis
que je n’étais pas complètement sûr de ce que m’avait montré l’homme,
mais que les messages avaient l’air authentiques : j’avais reconnu le RIB de
Cambridge Analytica. Plus tard dans la semaine, Allen reçut un message
énigmatique ; elle m’appela pour me dire qu’elle pensait que l’homme qui
m’avait arrêté dans la rue essayait d’entrer en contact avec moi.
J’imaginais qu’à ce stade, la plus grande partie de mon travail de lanceur
d’alerte était achevée, mais ce qui se produisit ensuite me mit en possession
d’informations si sensibles que mon audience du mois de juin 2018 devant
le House Intelligence Committee dut être menée dans le SCIF, sous le
Capitole. Au cours des deux mois précédant cette audience secrète, je
rencontrai l’homme dans plusieurs endroits aux quatre coins de Londres, et
il devint clair qu’il avait eu accès à des fichiers appartenant au cofondateur
de Leave.EU, Arron Banks, ainsi qu’à son directeur de la communication
Andy Wigmore. Ces documents constituaient un enregistrement de toutes
les communications entre Leave.EU, l’une des principales campagnes pro-
Brexit de l’alt-right, et l’ambassade russe de Londres pendant la campagne
du Brexit. Une fois convaincus de leur authenticité, Allen et moi
contactâmes le MI5 et la National Crime Agency.
En avril, Allen rencontra un officier de la NCA dans l’un de leurs
bureaux banalisés, dans une grande gare de Londres, pour le mettre au
courant de ce que j’avais appris – elle s’y rendit en mon nom, au cas où
j’aurais été suivi. Nous étions tous les deux préoccupés car nous savions
que l’homme, muni de ces documents qui prouvaient potentiellement une
opération de renseignement russe, voyageait en Ukraine et en Europe de
l’Est. La NCA informa l’ambassade britannique de Kiev de la situation.
Puis nous perdîmes sa trace, et son téléphone arrêta de borner. Nous étions
tous très inquiets pour sa sécurité. Quelques semaines plus tard, l’homme
réapparut et voulut organiser un nouveau rendez-vous. Allen et moi
décidâmes d’enregistrer secrètement mes entretiens avec lui. Puis nous
confiâmes des copies de ces enregistrements, ainsi que des captures d’écran
des documents, aux autorités britanniques. Nous avertîmes également les
Américains, car nous disposions de la preuve que les Russes avaient
contacté des clients de Cambridge Analytica, immédiatement avant et
immédiatement après que ces clients eurent rencontré les responsables de la
campagne de Trump. Nous finîmes par obtenir un rendez-vous avec l’élu de
Californie à la Chambre des représentants, Adam Schiff, qui était alors le
plus haut membre de la House Intelligence Committee. Le rendez-vous eut
lieu dans le bureau de Nancy Pelosi, au Capitole. Allen et moi dévoilâmes à
Adam Schiff l’existence de ces documents. J’acceptai de revenir à
Washington avec ceux-ci, qui étaient gardés bien au chaud dans le coffre-
fort de Carmichael au Parlement britannique.
Peu après cette réunion à Washington, je fus contacté par Fusion GPS,
l’agence de renseignement privée pour laquelle Christopher Steele avait
constitué son dossier sur les liens entre la campagne de Trump et la Russie.
L’agence de Steele avait entendu parler des documents et des
enregistrements que j’avais obtenus par le biais d’une source anglaise ; elle
nous affirma posséder, de son côté, des documents et des informations qui
mettaient en lumière le même type de connexions – entre les Russes, le
Brexit et la campagne de Trump. Nous nous mîmes d’accord pour nous
rencontrer dans le bureau du président de la commission DCMS, Damian
Collins. Exactement comme dans un puzzle, Collins, Fusion GPS et moi
détenions tous des informations différentes mais décrivant les mêmes
événements, et, pièce par pièce, nous nous attelâmes à reconstituer le
tableau d’ensemble. Allen approcha à nouveau la NCA, qui refusa d’agir, si
bien qu’à la place nous transmîmes toutes nos informations au U.S. House
Intelligence Committee, qui accepta de les remettre aux agences de
renseignement américaines par les voies appropriées. Si les autorités
britanniques n’avaient a priori pas l’intention de s’intéresser aux éléments
dont nous disposions sur le Brexit et l’ambassade russe, nous espérions que
les agences américaines, une fois qu’elles auraient accès à ces documents,
mettraient la pression à leurs collègues outre-Atlantique pour qu’ils se
bougent enfin.
Ces documents racontaient une histoire incroyable. En 2015, peu de
temps après que j’eus quitté Cambridge Analytica, la campagne Leave.EU
menée par l’UKIP engagea l’entreprise pour, comme le déclara Leave.EU
lors de son lancement de campagne, « cartographier l’électorat britannique
et ses croyances, afin de nous permettre de mieux nouer le dialogue avec les
électeurs ». La relation CA-UKIP fut évidemment le fruit du désir de Steve
Bannon. Une fois que Banks et Wigmore eurent discuté avec Bannon de
Cambridge Analytica, Nigel Farage les présenta à son ami Robert Mercer.
Mercer avait très envie d’aider ce mouvement d’alt-right balbutiant, mais le
milliardaire américain, comme tous les étrangers, n’avait juridiquement pas
le droit de donner de l’argent ou d’interférer de quelque manière que ce soit
avec une campagne politique britannique. Mercer expliqua donc aux
Brexiteurs que les données et les services de Cambridge Analytica
pouvaient leur être précieux, et Bannon leur proposa son aide. Farage,
Banks et les autres acceptèrent la proposition de Bannon, consommant cette
toute nouvelle alliance des jeunes alt-right anglaise et américaine en
partageant des bases de données et des algorithmes.
Ce fut cette relation qui intéressa tout particulièrement le House
Intelligence Committee, car il apparut qu’elle était en réalité exploitée par
l’ambassade russe pour servir de véhicule discret dans la campagne de
Trump. En novembre 2015, Leave.EU lança sa campagne de référendum
avec, comme directrice des opérations, Brittany Kaiser, qui par ailleurs
travaillait également pour Cambridge Analytica. Pendant la campagne,
Kaiser devait s’intéresser spécialement à l’utilisation des algorithmes de
microciblage de Cambridge Analytica.
Peu de temps après le lancement public de la campagne avec Cambridge
Analytica, les deux plus grands donateurs d’UKIP et de Leave.EU – à
savoir Arron Banks et Andy Wigmore – se mirent à flirter avec le
gouvernement russe. Tout commença lors de la conférence de 2015 de
l’UKIP, à Doncaster, pendant une réunion entre Banks, Wigmore et
Alexandre Udod, un diplomate russe qui les invita à rencontrer son
ambassadeur, au sein même de l’ambassade de Russie. Quelques semaines
plus tard, après ce qui fut décrit dans leur correspondance comme un
« déjeuner de six heures bien arrosé » avec Alexandre Vladimirovich
Iakovenko, l’ambassadeur de Russie à Londres, Banks et Wigmore le
rencontrèrent à nouveau. Il leur fit alors une offre appétissante, dont Banks
voulut faire profiter plusieurs de ses associés, dont Jim Mellon, un riche
homme d’affaires et farouche partisan du Brexit. L’ambassade russe se
disait prête à leur présenter des affaires extrêmement lucratives dans
lesquelles investir, proposition à laquelle Banks fit référence dans un email
en l’appelant « le grand jeu de l’or russe ». Le projet fut présenté aux
hommes par le biais de l’ambassadeur, qui les introduisit ensuite auprès de
Siman Povarenkin, un homme d’affaires russe. Povarenkin évoqua plusieurs
mines russes d’or et de diamant qui étaient sur le point de fusionner et
d’être privatisées. L’ambassade annonça clairement que le deal serait en
partie financé par la Sberbank, une banque d’État russe faisant l’objet de
sanctions aux États-Unis et dans l’Union européenne. Toutefois, il fut
expliqué aux donateurs de l’UKIP qu’il existait un avantage certain à
travailler par le biais de l’ambassade et de la Sberbank : ils se verraient
offrir « certaines opportunités inaccessibles aux autres ».
Les contacts avec l’ambassade russe se poursuivirent tout le temps qui
précéda l’annonce du partenariat entre Cambridge Analytica et la campagne
Leave.EU. Dans un email répondant à une proposition de rendez-vous d’un
fonctionnaire russe de l’ambassade, Banks écrivit : « Merci, Andy et moi
serons ravis de déjeuner avec l’ambassadeur pour le briefer sur le
6 novembre. Ce référendum suscite également un énorme intérêt aux États-
Unis, et nous allons faire un saut rapide à Washington pour expliquer les
clés de cette campagne. » Le 16 novembre 2015, le jour suivant l’annonce,
Banks et Wigmore furent à nouveau invités à l’ambassade pour participer à
plusieurs autres réunions. Nous ne savons pas exactement ce dont il fut
discuté ce jour-là, mais nous pouvons affirmer que les Brexiteurs prirent
ensuite l’avion pour l’Amérique afin de s’entretenir avec leurs homologues
républicains, et que l’ambassade russe était au courant de ces déplacements.
Nous savons également que Banks et Wigmore avaient à cœur de tenir
l’ambassadeur Iakovenko au courant de leurs avancées, comme l’indique ce
message qu’ils lui écrivirent en janvier 2016 : « Andy et moi-même
aimerions beaucoup venir vous voir pour vous mettre au courant des
progrès de la campagne. Tout se passe comme prévu. Bien à vous, Arron. »
La raison pour laquelle Banks parlait à l’ambassadeur russe de ses contacts
politiques américains, ou de la campagne du référendum du Brexit, alors
que ses rapports avec les Russes n’étaient liés qu’à des affaires
commerciales, n’est pas claire, mais ce qui est sûr, c’est que ces rendez-
vous eurent un effet sur les Brexiteurs. Dans l’un de leurs échanges, l’un
d’entre eux parlait de contribuer à créer un mouvement dans le style du
Brexit en Ukraine, avec pour objectif de combattre les récits pro-européens
dans un pays que la Russie avait longtemps désiré conserver dans sa zone
d’influence. Ils renoncèrent finalement à toute incursion en Ukraine et, dans
un email, se demandèrent même si une phrase qui traînait dans un brouillon
de communiqué de presse ne risquait pas d’apparaître « trop ouvertement
russophile ». Wigmore répondit en suggérant malgré tout d’« envoyer un
mot de soutien à l’ambassadeur ».
Banks et Wigmore restèrent en contact avec l’ambassade russe ;
Wigmore invita par écrit des diplomates russes à des événements organisés
par Leave.EU – dont leur fête de victoire pour le Brexit en juin 2016. Si
Banks consulta, semble-t-il, des experts à propos des offres
d’investissements dans les mines russes d’or et de diamant, il déclara aux
journalistes qu’en fin de compte il les avait toutes refusées. Wigmore décida
également de « ne pas aller plus loin » et de ne pas investir. Mais, peu après
la conclusion de la campagne du Brexit, un fonds d’investissement lié à Jim
Mellon, l’un des principaux donateurs de l’UKIP, fit apparemment un
investissement dans Alrosa, une entreprise minière de diamant appartenant
à l’État russe et en partie privatisée. Toutefois, un représentant de
l’entreprise affirma que Mellon ignorait les détails de l’investissement et
que, d’ailleurs, le fonds avait déjà investi dans Alrosa quand les actions
furent pour la première fois proposées à la vente en 2013. Fin juin 2016,
soit un mois après la victoire du Brexit et quelques semaines après qu’eut
fuité le hacking, par des agences de renseignement russes, des emails et des
fichiers du Comité national démocrate, Alexander Nix y fut photographié
en train de partager une bouteille de vodka avec l’ambassadeur Iakovenko
lors d’un match de polo. Par le plus grand des hasards, il se trouve qu’à
l’époque, Nix essayait d’accéder aux informations dont disposait WikiLeaks
sur la campagne de Trump.
Une fois la bataille du Brexit remportée, Farage et Banks tournèrent leurs
regards vers l’Amérique, alors en plein milieu de la campagne de 2016.
Tout au long de cette année-là, ils firent vigoureusement campagne pour
Trump, et Farage assista à d’innombrables événements publics en faveur du
candidat des Républicains. Il semblait logique, pour un observateur lambda
de l’époque, que le candidat Trump, qui s’était lui-même déclaré
« M. Brexit », invite les principales figures de l’UKIP à ses meetings. Mais
ce que de nombreux Américains n’ont pas compris, c’est à quel point l’alt-
right des deux côtés de l’Atlantique est interconnectée. Il s’agit en réalité
d’un mouvement mondial coordonné. Et, en 2016, d’une immense menace
pour la sécurité des États.
Le 20 août 2016, Sergeï Fedichkin, le Troisième Secrétaire de
l’ambassade de Russie, reçut un email d’Andy Wigmore avec pour objet
« Fwd Cottrell docs – Eyes only ». Il contenait quelques pièces jointes et un
court message un peu énigmatique : « Je te souhaite bien du plaisir ! » Les
pièces jointes étaient des documents juridiques ayant trait à l’arrestation de
George Cottrell par des agents fédéraux américains. À l’époque, Cottrell
était le chef de cabinet de Nigel Farage et était en charge des collectes de
fonds pour l’UKIP. Farage déclara plus tard qu’il n’avait jamais rien su des
activités illégales de Cottrell. Après avoir fêté la récente victoire du Brexit
lors d’un immense meeting de Trump à la Convention nationale
républicaine de 2016, Cottrell et Farage s’étaient rendus à l’aéroport
O’Hare de Chicago pour rentrer en Angleterre. Mais, avant le décollage,
plusieurs agents montèrent à bord de l’avion et arrêtèrent Cottrell pour
« complot en vue de blanchir de l’argent » et « fraude informatique ». On
lui reprochait également ses liens avec la Moldindconbank, la banque
moldave accusée d’avoir joué un rôle central dans le « Lavomatic Troïka »,
un système de blanchiment d’argent. Les emails que j’obtins de la part de
mon contact démontrent que Wigmore envoyait à des diplomates russes des
copies des actes d’accusation du Département de la Justice des États-Unis.
Dans le cadre d’une négociation de peine, Cottrell plaida coupable dans le
dossier d’accusation pour « fraude informatique ».
L’ambassade russe connaissait bien l’étroitesse des liens entre les acteurs
clés de la campagne du Brexit et ceux de la campagne de Trump, et
l’ambassade continua à cultiver cette proximité au point de recevoir des
mains de Wigmore des documents à propos de l’arrestation par le FBI d’un
membre important de l’UKIP. Pourquoi les Américains devaient-ils se
soucier de ce que fabriquait la Russie en Angleterre ? Parce que les
Brexiteurs partageaient avec la campagne de Trump la même entreprise,
Cambridge Analytica, et le même conseiller, Steve Bannon, et qu’ils
gardaient les Russes informés du moindre détail. Et ces Brexiteurs furent
parmi les tout premiers à célébrer la victoire surprise de Trump dans la
Trump Tower. Le président élu des États-Unis rencontra donc des citoyens
britanniques qui informaient régulièrement le gouvernement russe.
Pendant que les journalistes fêtaient leurs révélations sur le vrai visage de
Cambridge Analytica et la chute des actions Facebook qui s’en était suivie,
je ne me sentais pas particulièrement joyeux. J’étais comme anesthésié, un
peu comme si j’observais la mort de quelqu’un dont l’heure avait enfin
sonné. Il s’agit de l’une des choses les plus exténuantes et les plus difficiles
qu’il m’ait été donné de vivre, et je n’ai commencé à digérer ce qu’il s’était
passé que des mois plus tard, quand mon taux d’adrénaline s’est enfin mis à
baisser. Je me suis alors rendu compte des traumatismes que j’avais subis,
et je me suis autorisé à ressentir la douleur associée à cette expérience, une
douleur particulièrement aiguisée par le rôle que j’avais joué dans cette
catastrophe. Tandis que je contemplais Trump s’installer au pouvoir pour
interdire aux citoyens d’États musulmans l’accès au territoire ou encore
trouver des justifications aux mouvements suprémacistes blancs, je ne
pouvais m’empêcher de penser que j’avais semé ce qui était en train d’être
récolté. J’avais joué avec le feu, et maintenant je ne pouvais que regarder le
monde en train de brûler. Quand je me rendis au Congrès, ce ne fut pas
seulement pour y témoigner ; je m’y rendis aussi pour me confesser.
Notes
1. Zelig, personnage du film éponyme de Woody Allen sorti en 1983, se
transforme de manière mimétique au contact des gens : en face d’une
personne grosse, il grossira, etc., tout comme Gourdoulou dans Le
Chevalier inexistant d’Italo Calvino. (N.d.T.)

2. Queen’s Councel, soit « conseiller de la reine », titre honorifique décerné


par la Couronne britannique à certains juristes. (N.d.T.)
CHAPITRE XII

Révélations

Je ne vous dirai pas où je vis, du moins pas de manière précise. Disons


que j’habite quelque part entre Shoreditch et Dalston, dans l’East End de
Londres. Je suis le type aux cheveux roses du dernier étage, qu’on ne
remarque pas trop. Le quartier était autrefois ouvrier, et de nombreux
bâtiments sont en réalité d’anciennes usines datant de l’époque industrielle
de Londres. Des lettres décolorées sur des murs de brique noircis par la
fumée font la réclame de produits introuvables depuis plus d’un siècle. Il
existe une sorte de paix entre les communautés indiennes, pakistanaises et
caribéennes qui se sont installées ici lors de la dernière vague
d’immigration du Commonwealth, ainsi qu’avec la nouvelle vague
d’artistes, de gays, d’étudiants, et de types chelous qui se sont fait chasser
du centre de Londres par la pression immobilière. On y trouve des cinémas
Arts déco, des jardins sur les toits, et l’incessante cacophonie qui caractérise
les teufeurs défoncés s’enchaînant des cannettes de Red Bull jusqu’à quatre
heures du matin tous les week-ends. On y voit également souvent des
femmes musulmanes, complètement voilées, faire leurs courses chez le
même vendeur de légumes et d’alcool que les jeunes clubbeurs
intégralement tatoués avec leur coupe de cheveux asymétrique. C’est un
endroit où l’on peut encore se promener en conservant un relatif anonymat.
Mon immeuble est vieux, et remonte à une époque où Internet était
encore inimaginable, où l’eau courante était encore une nouveauté. Le
plancher est en bois, et il lui arrive de craquer sous mes pas. Il y a quelques
verrous supplémentaires sur ma porte, installés après qu’un groupe
d’hommes est venu me harceler toute la semaine qui suivit mes révélations.
Mes voisins avaient commencé à se plaindre, puis avaient fini par
comprendre qui j’étais. Maintenant, ils m’avertissent dès qu’ils voient
quelqu’un rôder dans le coin.
De nombreuses choses me manquent là où je vis. Dans mon salon, il y a
un meuble, dans un coin, qui a servi à accueillir une télévision. Les fils
électriques pendouillent encore au mur, derrière. C’était une Smart TV qui
me permettait de me connecter à Netflix et à mes comptes sur les réseaux
sociaux, dotée d’un micro et d’une caméra. Dans ma chambre, le tiroir de
ma table de chevet est doublé d’un tissu métallique empêchant tout appareil
placé dans le tiroir de recevoir ou d’émettre des signaux. Y ranger tous mes
appareils électroniques fait partie de mes rituels avant de me coucher ; de
l’autre côté de la chambre, dans mon placard, se trouve tout mon matos de
ma vie d’avant. Enterré sous une pile de déchets électroniques – des
tablettes, des téléphones, une montre connectée – gît un Amazon Alexa
débranché, dont je n’ai pas encore trouvé comment me débarrasser. Dans un
autre carton se trouvent des restes de disques durs – démagnétisés, fracassés
ou encore défoncés à l’acide après que j’eus confié aux autorités les preuves
qu’ils abritaient. Ces données sont perdues à jamais, et je pourrais tout aussi
bien jeter tout ce barda, mais j’y suis bizarrement attaché.
Dans le salon, j’ai un vieux bureau en bois provenant d’une usine, sur
lequel est posé un ordinateur portable qui n’a jamais, jamais été connecté à
Internet. Je m’en suis servi pour organiser les preuves que j’ai transmises au
House Intelligence Committee. Dans le tiroir du bureau, il y a l’ordinateur
portable vierge que j’utilise pour voyager, au cas où il serait saisi à la
frontière. Mon PC est dans le salon, crypté et verrouillé avec une clé USB
de sécurité U2F. J’ai mis du scotch sur la webcam, mais malheureusement il
n’y a pas grand-chose à faire pour le micro intégré. À l’étage, un serveur
VPN privé est branché, et me permet de me connecter à d’autres réseaux.
Une caméra placée à l’entrée de mon immeuble transfère ses données à
une société de sécurité. Je ne sais absolument pas si ces données sont
cryptées, donc qui les regarde. Quand je quitte mon appartement, j’emporte
toujours un bouton d’alarme d’urgence sans fil, mais je n’ai encore jamais
eu besoin de m’en servir. La NCA m’a mis sur une liste à surveiller et est
directement connectée à l’un de mes téléphones. Si je les appelle, je deviens
immédiatement prioritaire, même si je ne parle pas à leur opérateur. Mon
sac à dos contient toujours un routeur portable avec VPN intégré au cas où
je serais dans l’obligation de me connecter à un réseau Wi-Fi non sécurisé,
ainsi que plusieurs « sacs de Faraday », que j’ai choisis en rose parce que je
les trouvais mignons. Je porte souvent un chapeau, mais les gens continuent
à me reconnaître, même plus d’un an après les faits. Presque tous les jours,
on me demande : « Mais tu serais pas… tu serais pas le lanceur d’alerte ? »
Ma vie peut ressembler à celle d’un paranoïaque, mais après m’être fait
agresser dans la rue, avoir reçu des menaces de sociétés de sécurité privées
sans scrupules, après que quelqu’un est entré par effraction dans ma
chambre d’hôtel alors que j’y dormais et qu’on a essayé par deux fois de
hacker mes emails en moins de douze mois, ces mesures ne relèvent en fin
de compte que de la prudence la plus élémentaire. Quand mon appartement
fut inspecté pour évaluer les risques de sécurité, ma télévision fut
considérée comme dangereuse, car elle pouvait être utilisée pour
m’observer ou m’écouter à mon insu. Je souriais en la démontant et en
pensant à l’ironie d’une télévision qui nous regarde.
Pendant les jours précédant la publication de mes révélations, quand
Facebook commença à m’envoyer des menaces de procès et monta l’affaire
en épingle jusqu’à impliquer son vice-président, mes avocats se rendirent
compte que l’entreprise considérait mon action de lanceur l’alerte comme
une grave menace pour son business. Mes avocats avaient déjà eu affaire à
d’autres histoires de hacking, et savaient parfaitement à quoi était prête une
entreprise mise dos au mur. Mais avec Facebook, c’était différent. Ils
n’avaient pas besoin de me hacker ; ils pouvaient se contenter de me suivre
partout grâce aux applis de mon téléphone – ils savaient où j’étais, qui
faisait partie de mes contacts, avec qui j’avais rendez-vous.
Je me débarrassai donc de mon téléphone, et mes avocats en achetèrent
de nouveaux, vierges de tout contact avec Facebook, Instagram ou
WhatsApp. Les conditions générales d’utilisation des applications pour
mobile de Facebook demandent l’accès au microphone et à la caméra.
Même si l’entreprise s’efforce tant bien que mal de nier qu’elle utilise ces
données audios pour la publicité ciblée, il existe néanmoins une
autorisation technique tapie dans notre téléphone permettant à l’entreprise
d’accéder à ses capacités audio. Ajoutons que je n’étais pas un utilisateur
moyen, mais bien la plus grande menace existant à ce moment-là pour la
réputation de l’entreprise. Au moins en théorie, l’audio pouvait être activé,
et mes avocats s’inquiétaient du fait que l’entreprise puisse écouter mes
conversations avec eux ou avec la police. Facebook avait déjà eu accès à
mes photos et à ma caméra, ce qui leur permettait théoriquement non
seulement de m’écouter, mais également de savoir où j’étais. Même si
j’étais seul en train de prendre une douche dans ma salle de bains, je n’étais
jamais vraiment seul. Si mon téléphone était dans la pièce, alors Facebook y
était aussi. Il n’y avait aucune échappatoire.
Mais me débarrasser de mon téléphone n’allait clairement pas suffire. Ma
mère, mon père et mes sœurs durent tous supprimer Facebook, Instagram et
WhatsApp de leur téléphone pour les mêmes raisons. Facebook savait
également qui étaient mes amis, où ils aimaient sortir, ce que nous nous
écrivions dans nos messages et où ils vivaient. Voir mes amis devint donc
un risque, du moins tant que Facebook avait accès à leur téléphone. Si un
ami prenait une photo, Facebook pouvait y accéder ; pire, ses algorithmes
de reconnaissance faciale avaient la possibilité – du moins en théorie – de
reconnaître mon visage sur des photos pouvant très bien avoir été prises par
le téléphone d’inconnus.
Tandis que je me débarrassais de mon fatras électronique, mes amis
plaisantèrent en disant que j’étais en train d’exorciser les démons dans la
machine, et l’un d’eux m’apporta même de la sauge à brûler, juste au cas
où.

Le 16 mars 2018, un jour avant que le Guardian et le New York Times ne


publient mon histoire, Facebook annonça qu’elle me bannissait non
seulement de Facebook, mais aussi d’Instagram. Facebook avait donc
refusé de bannir des suprémacistes blancs, des néonazis et d’autres hordes
unies par la haine, mais avait décidé de me bannir, moi. L’entreprise exigea
que je leur donne mon téléphone et mon ordinateur, et expliqua que la seule
façon dont je pouvais être réhabilité était de leur confier l’ensemble des
informations que je fournissais déjà aux autorités. Facebook se comportait
comme un petit État-nation plutôt que comme une entreprise. Ils n’avaient
pas l’air de comprendre que ce n’était pas moi qui faisais l’objet d’une
enquête – C’étaient eux. Mes avocats me conseillèrent de refuser d’accéder
à leurs demandes, afin de ne pas interférer avec une enquête réglementaire
officielle. Plus tard, quand je travaillai avec les autorités, mon exclusion
rendit bien plus difficile l’accès aux preuves qui étaient sur mon compte
Facebook, ce qui eut des conséquences sur l’enquête à propos du
référendum sur le Brexit.
On dit que l’on est capable d’apprécier quelque chose seulement quand
on l’a perdu, et ce ne fut que lorsque je fus effacé de Facebook que je pris
véritablement la mesure de la fréquence à laquelle ma vie interagissait avec
cette plateforme. Plusieurs applis de mon téléphone cessèrent de
fonctionner – une appli de rencontres, une de taxi, une de messagerie
instantanée – parce qu’elles utilisaient une authentification Facebook. Des
abonnements et des comptes que j’avais sur certains sites cessèrent de
fonctionner pour la même raison. Les gens ont souvent tendance à opérer
une dichotomie avec d’un côté le monde virtuel et de l’autre le monde réel.
Mais à présent qu’on m’a confisqué la plus grande partie de mon identité
numérique, je peux vous assurer que ces deux mondes ne sont pas séparés.
Quand vous êtes effacé d’un réseau social, vous perdez contact avec les
gens. Vous n’êtes plus invité aux fêtes – non pas que cette ostracisation soit
intentionnelle, mais simplement parce que ces invitations se font toujours
sur Facebook ou Instagram. Mes amis qui n’avaient pas mon nouveau
numéro de téléphone découvrirent qu’il était quasiment impossible de me
joindre, à part en envoyant un email à mes avocats. Pendant la période la
plus intense de ma vie de lanceur d’alerte, ce ne fut que grâce au hasard que
je tombais, de temps en temps, sur des gens que je n’avais pas vus depuis
des mois, dans des clubs ou des bars.
Aujourd’hui, quand des types sur des applis de rencontres me demandent
mon profil Instagram, je me lance dans une explication alambiquée sur la
manière dont j’en ai été viré – et que non, je ne me fais pas passer pour
Christopher Wylie pour mieux choper, promis. C’est comme si mon identité
avait été confisquée et que les gens ne croyaient plus que je suis celui que je
prétends être. Parfois, ils me reconnaissent et ont peur de commencer à être
surveillés s’ils acceptent de me rencontrer. Je leur dis toujours qu’ils n’ont
pas besoin de s’inquiéter, parce que ces entreprises les pistent déjà
24 heures sur 24. Ce ban n’est rien d’autre qu’un coup de pute de
Facebook, évoquant le troll un peu minable d’une petite brute effrayée. Ce
n’est au final qu’une tracasserie personnelle légèrement énervante, et les
conséquences sur ma vie ne sont en rien comparables aux représailles
qu’ont vécues d’autres lanceurs d’alerte. (Je ne parle pas ici de tout le mal
que la plateforme a déjà contribué à faire à la société moderne.) Cela m’a en
revanche permis de prendre la mesure du fait que mon identité en ligne était
intégrée à de nombreuses facettes de ma vie – et que cette identité n’avait
pas le droit à un procès équitable ni à un jugement impartial. Quatre jours
après mon exclusion, lors d’un débat d’urgence au Parlement, la secrétaire
d’État à la Culture britannique déclara que la capacité de Facebook de
bannir de manière unilatérale les lanceurs d’alerte était « choquante » et
soulevait la grave question de savoir si l’on devait laisser une entreprise
exercer ce pouvoir hors de tout contrôle.
Des centaines de millions d’Américains ont pénétré à l’intérieur de
l’architecture invisible de Facebook en pensant qu’il s’agissait d’un lieu
innocent où partager des photos et suivre leurs stars préférées. Ils ont été
séduits par la facilité avec laquelle ils pouvaient se connecter à leurs amis et
par la capacité de la plateforme à les aider à lutter contre l’ennui, à grand
renfort de jeux et d’applis. Facebook a affirmé à ses utilisateurs que le but
de l’entreprise était de réunir les gens. Mais la « communauté » Facebook
était en réalité en train de construire des quartiers séparés destinés aux gens
qui se ressemblent. La plateforme les regardait, lisait leurs posts et étudiait
la façon dont ils interagissaient les uns avec les autres, puis ses algorithmes
prenaient des décisions sur la manière de classer ses utilisateurs en
communautés numériques réunissant des individus du même genre – c’est-
à-dire des profils que Facebook appelait des lookalikes (« sosies »). Ainsi,
les annonceurs pouvaient cibler des groupes homogènes de lookalikes, avec
des récits différents et adaptés à chaque groupe. La plupart des utilisateurs
ne connaissent pas cette classification, dans la mesure où les quartiers
réunissant des personnes différentes restent invisibles. La segmentation des
lookalikes, sans surprise, a créé des fossés de plus en plus larges entre les
citoyens. Elle a créé l’atmosphère dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Lieu de naissance des réseaux sociaux, l’Amérique a très vite adopté les
fils d’actualité, les followers, les likes et les shares. Et, tout comme l’effet
progressif du changement climatique sur les côtes, les forêts et la vie
sauvage, il peut se révéler difficile de visualiser clairement l’échelle du
changement que provoque une chose qui nous enveloppe. Mais plus
nettement certains cas permettent d’appréhender les effets brutaux des
réseaux sociaux, comme lorsqu’ils pénètrent d’un coup tout un pays. Au
milieu des années 2010, Facebook s’est implanté au Myanmar (ex-
Birmanie) et s’y est vite développé, atteignant rapidement 20 millions
d’utilisateurs dans un pays ne comptant que 53 millions d’habitants.
L’application Facebook était préinstallée sur un grand nombre de
smartphones vendus au Myanmar, et une étude de marché identifia le site
comme l’une des principales sources d’information des citoyens birmans.
En août 2017, des discours de haine visant les Rohingyas, une minorité
musulmane du Myanmar, apparurent sur Facebook, et les récits appelant à
un Myanmar « libéré des musulmans » et à la purification ethnique de la
région devinrent viraux. La plus grande partie de cette propagande était
créée et diffusée par des militaires qui menaient une opération
d’information. Après une attaque coordonnée de militants rohingyas contre
la police, les militaires birmans capitalisèrent sur le regain de soutien qu’ils
reçurent en ligne pour se lancer dans une opération ambitieuse consistant à
tuer, violer et mutiler des dizaines de milliers de Rohingyas. D’autres
groupes se joignirent à la curée, et les appels au meurtre des Rohingyas
continuèrent à être publiés sur Facebook. Des villages rohingyas furent
brûlés et plus de 700 000 réfugiés rohingyas n’eurent d’autre choix que de
traverser la frontière séparant le Myanmar du Bangladesh. Facebook fut
régulièrement averti de la situation au Myanmar par des organisations
locales et internationales. Mais l’entreprise décida d’exclure de la
plateforme un groupe de résistance rohingya tout en laissant le champ libre
aux groupes militaires et pro-gouvernementaux, qui purent ainsi librement
continuer à répandre leur propagande haineuse. Et ce, malgré le fait que les
fonctionnaires des Nations unies eussent qualifié la situation de « cas
d’école de nettoyage ethnique ».
En mars 2018, l’ONU conclut que Facebook avait joué un « rôle
déterminant » dans la purification ethnique des Rohingyas. La violence
avait été rendue possible par la fluidité de l’architecture de Facebook, qui
avait permis de propulser les discours de haine au sein d’une population à
une vitesse jusque-là inimaginable. La réaction indifférente de Facebook fut
véritablement orwellienne. « Les discours de haine et les contenus faisant la
promotion de la violence n’ont pas leur place sur Facebook, et nous
travaillons de toutes nos forces pour empêcher ces contenus d’être présents
sur notre plateforme », déclara Facebook en réaction à l’accusation d’avoir
joué un rôle facilitateur dans le nettoyage ethnique de 40 000 êtres humains.
Tout le monde comprit alors que, si vous aviez l’intention de maintenir un
régime oppressif, Facebook pouvait être d’une grande aide.
Ce qui était censé être vraiment extraordinaire avec Internet, c’est que les
individus deviendraient d’un coup capables d’ignorer toutes les barrières et
de parler à n’importe qui, n’importe où dans le monde. Mais ce qui s’est
produit en réalité, c’est une amplification des mêmes tendances qui
envahissaient les espaces physiques d’un pays. Les gens passent des heures
sur les réseaux sociaux, pour suivre des gens comme eux, lire des articles
spécialement « choisis » pour eux par des algorithmes dont le seul principe
moral consiste à maximiser le taux de clics – des articles qui ne font rien
d’autre que renforcer un point de vue univoque, et qui font progressivement
dériver les utilisateurs vers des extrêmes pour qu’ils continuent à cliquer.
Ce qui est à l’œuvre, ici, c’est une ségrégation cognitive, qui confine les
individus dans leurs propres ghettos informationnels. Nous assistons à la
ségrégation de nos réalités. Si Facebook est une « communauté », alors il
s’agit bien en réalité d’une communauté fermée.
L’expérience partagée est au fondement de la solidarité entre citoyens
dans une démocratie pluraliste moderne, et l’histoire du mouvement pour
les droits civiques est, en partie, celle de l’apprentissage du partage d’un
espace commun : partager la même salle de cinéma, partager les mêmes
toilettes, partager les mêmes fontaines d’eau, etc. La ségrégation aux États-
Unis s’est toujours manifestée à un niveau pratique, de manière tout à fait
insidieuse – par la séparation des sièges de bus, des fontaines d’eaux, des
écoles, des séances de cinéma, ou encore des bancs publics. Et peut-être
aujourd’hui des réseaux sociaux. Pour Rosa Parks, se voir donner l’ordre
d’abandonner sa place dans le bus n’était que l’une des innombrables
manières dont l’Amérique blanche s’assurait systématiquement que sa peau
noire restait séparée et invisible – qu’elle restait l’autre, qu’elle ne faisait
pas partie de leur Amérique. Et, même si l’on n’a plus le droit aujourd’hui
d’imposer deux entrées différentes dans un bâtiment sur la base de la race
du visiteur, la ségrégation reste au cœur des architectures de l’Internet.
C’est sur le terreau de l’isolement social que pousse la matière première
commune aussi bien au conspirationnisme qu’au populisme, à savoir la
méfiance. Cambridge Analytica fut l’inévitable produit de ce cyberspace
balkanisé. Si l’entreprise fut capable de rendre ses cibles accros à la colère,
c’est bien parce qu’il n’y avait plus rien pour l’en empêcher – et, libre de
toute entrave, elle put les noyer dans un tourbillon de désinformation, qui
porta comme prévu ses abominables fruits. Mais arrêter CA n’est pas
suffisant. La nouvelle crise d’identité de l’Amérique continuera à
s’aggraver tant que nous ne nous pencherons pas sur les architectures sous-
jacentes qui l’ont provoquée. Et les conséquences d’une inaction de notre
part seraient terribles. La destruction de l’expérience mutuelle est la
première étape essentielle de l’altérisation, du fait de transformer l’autre en
autre, au point qu’il devient possible de nier tout point de vue différent sur
ce que signifie être l’un des nôtres.
Steve Bannon avait parfaitement compris que les mondes « virtuels »
d’Internet sont bien plus réels que ne le pensent les gens. Les Américains
consultent leur smartphone en moyenne cinquante-deux fois par jour.
Beaucoup, aujourd’hui, dorment à côté de leur téléphone en train de charger
– ils dorment plus souvent avec des téléphones qu’avec des gens. La
première et la dernière chose qu’ils voient pendant leur période de veille est
un écran. Et ce que les gens voient sur ces écrans peut les pousser à
commettre des actes de haine, et parfois des actes d’extrême violence.
L’expression « seulement en ligne » ne veut plus rien dire aujourd’hui, et
les informations – ou désinformations – sur Internet qui réussissent à
« engager » leurs cibles peuvent mener à d’horribles tragédies dans le
monde physique. La réaction de Facebook ressemble à celle de la NRA :
elle pense échapper à sa responsabilité morale en invoquant le même
argument que l’association pro-armes à feu, selon lequel « ce ne sont pas les
armes à feu qui tuent les gens ; ce sont les gens qui tuent les gens ». Ils
lèvent les mains en signe d’impuissance et prétendent ne pas pouvoir
contrôler la façon dont leurs utilisateurs abusent ou mésusent de leurs
produits, quand bien même il en résulterait des tueries de masse. Si le
nettoyage ethnique n’est pas suffisant pour pousser Facebook à réagir,
qu’est-ce qui peut bien l’être ? Quand Facebook se lance dans une nouvelle
tournée d’excuses, rabâchant son « promis, on va faire des efforts », sa
rhétorique vide n’est rien d’autre que les condoléances de rigueur d’une
entreprise technologique bien contente de profiter d’un statu quo impliquant
l’inaction de toutes les parties. Pour Facebook, la vie des victimes n’est
devenue que l’une des externalités de sa quête sans fin pour « avancer vite
et casser les codes ».
Quand j’ai lancé l’alerte, la machine à colère numérique de l’alt-right a
dirigé son regard vers moi. À Londres, des Brexiteurs enragés m’ont poussé
vers des voitures venant à contresens. Des stalkers de l’alt-right m’ont filé
et des photos de moi avec mes amis dans des clubs ont été publiées sur des
sites de l’alt-right, agrémentées d’informations pour me retrouver. Quand
fut venu le temps de témoigner devant le Parlement européen, des théories
du complot visant les critiques de Facebook commencèrent à s’infiltrer sur
les forums de l’alt-right. Pendant que je témoignais, des gens au fond de la
salle chantèrent « Soros, Soros, Soros ». Alors que je quittais le Parlement
européen, un homme vint à ma rencontre en hurlant « Argent des Juifs ! ».
À l’époque, ces rumeurs semblaient tomber du ciel. Plus tard, il apparut que
Facebook, paniqué par sa crise de relations publiques, avait embauché la
société de communications secrètes Definers Public Affairs pour limiter la
casse, et que cette dernière avait allumé des contre-feux en faisant circuler
des rumeurs pleines de clichés antisémites à propos de la manière dont les
critiques contre Facebook faisaient en réalité partie d’un complot, orchestré
et financé par le milliardaire George Soros. Ces rumeurs furent
ensemencées sur Internet, et, comme je le découvris personnellement, ses
cibles y virent le signal qu’il était temps de prendre directement les choses
en main.

En février 2013, un général russe appelé Valery Gerasimov écrivit un


article remettant en cause les concepts dominants de la guerre. Gerasimov,
qui était le chef d’état-major des armées de Russie, partagea sa réflexion
dans le Voyenno-Promyshlennyy Kurier (soit Le Courrier militaro-
industriel) sous le titre : « The Value of Science Is in the Foresight » (« La
valeur de la science repose sur la prospective ») – un ensemble d’idées qui
sous-tendent ce qui allait bientôt devenir la doctrine Gerasimov. Dans cet
article, le général écrit que « les règles de la guerre ont changé » et que « le
rôle des moyens non militaires pour servir des objectifs politiques et
stratégiques a grandi ». Il aborde la question de l’utilisation de
l’information et de l’intelligence artificielle dans la guerre : « L’espace
informationnel, écrit-il, ouvre d’immenses possibilités asymétriques pour
réduire le potentiel combattant d’un ennemi. » En substance, Gerasimov tire
les leçons des révolutions du Printemps arabe, qui furent stimulées par le
partage d’informations sur les réseaux sociaux, et presse les stratèges
militaires d’en prendre acte et de s’adapter à ces nouvelles réalités. « Le
plus simple serait bien sûr de prétendre que les événements du “Printemps
arabe” ne relèvent pas de la guerre, et qu’il n’y a donc aucune leçon à en
tirer pour nous, les militaires. Mais peut-être est-ce le contraire qui est vrai
– que, précisément, ces événements sont en réalité typiques de la guerre au
XXI siècle. »
e
L’article de Gerasimov fut suivi d’un autre article de stratégie militaire
russe, rédigé par le colonel S.G. Chekinov et le lieutenant général S.A.
Bogdanov, qui approfondissait les idées de Gerasimov. Les auteurs
écrivaient qu’il était possible d’attaquer un adversaire en « obtenant des
informations diffusables dans de la propagande disséminée sur les serveurs
des réseaux publics de Facebook et Twitter », et que, « avec ses puissantes
technologies de l’information à disposition, l’attaquant fera un effort pour
impliquer toutes les institutions publiques du pays qu’il a l’intention
d’attaquer, et tout particulièrement les médias de masse, les organisations
religieuses, les institutions culturelles, les organisations non
gouvernementales, les mouvements publics financés depuis l’étranger, ainsi
que les chercheurs ayant reçu des bourses de l’étranger ». Il s’agissait à
l’époque d’une idée radicalement nouvelle. Si on lit cet article aujourd’hui,
il s’agit simplement du canevas précis de l’interférence de la Russie dans
les élections de 2016.
L’histoire de la guerre est également celle des nouvelles inventions et des
nouvelles stratégies, dont beaucoup naquirent de la nécessité. La plupart des
mesures indiquent que l’armée russe est bien plus faible que celle des États-
Unis. Le budget militaire américain, avec ses 716 milliards de dollars, est
dix fois plus élevé que celui de la Russie. Les États-Unis disposent d’une
force militaire active de 1,28 million d’individus, soit 280 000 individus de
plus que dans l’armée russe. Ils possèdent plus de 13 000 avions, tandis que
la Russie en a 4 000, et 20 porte-avions, là où la Russie n’en a qu’un seul.
Selon toutes les mesures conventionnelles existantes, donc, Moscou ne sera
plus jamais en concurrence avec les États-Unis en tant que « grande
puissance » militaire, et Vladimir Poutine en est parfaitement conscient. Les
Russes ont donc dû imaginer une autre façon de prendre l’avantage – ils ont
dû réfléchir hors des sentiers battus, c’est-à-dire en dehors des champs de
bataille physiques.
Les stratèges militaires ont du mal à imaginer de nouvelles formes de
combat quand ils se concentrent sur les batailles en cours. Avant
l’avènement de l’aviation, les commandants militaires ne se souciaient que
de la manière dont ils pouvaient mener la guerre sur terre et en mer. Ce
n’est qu’en 1915, quand l’aviateur français Roland Garros pilota un avion
sur lequel était bricolée une mitrailleuse, que les stratèges militaires se
rendirent compte que la guerre pouvait être menée depuis le ciel. Quand
l’aviation commença à être opérationnelle, les troupes au sol réagirent à
leur tour en créant des armes anti-aériennes rapides et compactes. Et la
guerre poursuivit ainsi son évolution.
La guerre de l’information a évolué d’une manière similaire. Au début,
personne n’avait imaginé une seconde que Facebook ou Twitter pouvaient
se révéler utiles sur un champ de bataille ; la guerre pouvait être menée au
sol, dans les airs, en mer et, potentiellement, dans l’espace. Mais un
cinquième domaine – le cyberspace – est devenu un champ de bataille
décisif pour ceux qui furent capables d’imaginer et d’anticiper l’utilisation
des réseaux sociaux pour la guerre de l’information. Il est possible de tracer
une ligne directe qui part des idées développées par Gerasimov, Chekinov
et Bogdanov, passe par Cambridge Analytica, et finit par les victoires de la
campagne pour le Brexit et de Trump. En grosso modo cinq ans, l’État et
l’armée russes ont réussi à développer la première de ces nouvelles armes
dévastatrices du XXIe siècle.
Ils savaient que cela fonctionnerait, parce que les entreprises comme
Facebook ne font jamais le choix « non américain » de limiter la liberté de
leurs utilisateurs. Donc la Russie n’avait même pas à disséminer la
propagande : elle n’avait qu’à laisser les Américains s’en charger, en
cliquant, en likant et en partageant. Les Américains firent sur Facebook le
travail des Russes à leur place, blanchissant leur propagande par le biais du
Premier Amendement.
Cette nouvelle ère de la désinformation à grande échelle n’est pas limitée
au domaine politique. Des entreprises comme Starbucks, Nike, et d’autres
marques liées à la mode se sont retrouvées prises pour cibles d’opérations
de désinformation financées par des Russes. Quand ces marques firent des
déclarations exacerbant involontairement des tensions sociales ou raciales,
on identifia plusieurs cas dans lesquels des sites de fake news, des botnets et
des opérations sur les réseaux sociaux, tous financés par des Russes, furent
activés pour transformer ces récits en armes et provoquer des conflits
sociaux. En août 2016, le joueur de football américain Colin Kaepernick
resta agenouillé pendant l’hymne américain afin de protester contre le
racisme systémique et les brutalités policières dont étaient victimes les
Africains-Américains et les autres minorités aux États-Unis. Nike, le
sponsor de Kaepernick, soutint le sportif, ce qui créa une polémique. Ce que
beaucoup ignoraient à l’époque, c’est que, sur les réseaux sociaux, des
comptes liés à la Russie commencèrent à diffuser et intensifier les hashtags
appelant au boycott de la marque, et ce, dans les heures qui suivirent le
scandale. Une partie de ce contenu amplifié par les Russes finit par être
mentionnée par des sites d’infos grand public, ce qui contribua à légitimer
l’appel au boycott de Nike en tant que mouvement de protestation spontané
et purement national. Les entreprises de cybersécurité identifièrent
également de faux bons de réduction créés par des groupes de l’alt-right qui
ciblaient des utilisateurs africains-américains des réseaux sociaux avec des
offres comme « 75 % sur toutes les chaussures pour les personnes de
couleur ». Les bons de réduction avaient été imaginés dans l’espoir que des
clients africains-américains tenteraient en toute innocence de les utiliser
dans un magasin Nike, pour se les voir refuser. À l’époque des vidéos
virales, ce scénario pouvait permettre, avec un peu de chance, d’enregistrer
une vidéo « authentique » mettant en scène un « homme noir en colère »
exigeant des trucs gratuits dans un magasin. Mais pourquoi ces opérations
de désinformation visèrent-elles une entreprise de mode et tentèrent-elles de
transformer sa marque en arme ? Parce que l’objectif de cette propagande
hostile n’était pas seulement d’interférer avec notre monde politique, ni
même de nuire à ces entreprises. L’objectif était de déchirer le tissu social.
Ils veulent que nous nous détestions. Et cette division peut faire bien plus
mal quand ces récits visent les choses dont nous nous soucions tous les
jours – comme les vêtements que nous portons, les sports que nous
regardons à la télé, la musique que nous écoutons, ou même le café que
nous buvons.
Nous sommes tous vulnérables à la manipulation. Nous formons des
jugements fondés sur les informations dont nous disposons à un moment T,
et nous sommes tous susceptibles d’être manipulés pour peu que notre accès
à ces informations soit médiatisé. Avec le temps, nos biais peuvent même
être amplifiés sans que nous nous en rendions compte. Nous sommes
nombreux à oublier que ce que nous voyons dans nos fils d’actualité et dans
les résultats de nos moteurs de recherche est déjà modéré par des
algorithmes dont l’unique motivation est de sélectionner ce qui va nous
« engager », pas nous informer. Quand les sources d’information les plus
fiables se retrouvent désormais derrière des paywalls, l’information devient
peu à peu un produit de luxe sur un marché dans lequel les fake news, elles,
sont toujours gratuites.
Lors de la dernière révolution économique, le capitalisme industriel a
cherché à exploiter le monde naturel qui nous entoure. Il a fallu que le
changement climatique devienne indéniable pour que nous soyons obligé
d’en accepter les externalités écologiques. Dans la nouvelle itération du
capitalisme, les matériaux bruts ne sont plus le pétrole ou les minéraux,
mais plutôt les comportements et l’attention transformés en marchandise.
Dans ce nouveau capitalisme de la surveillance, nous sommes les matériaux
bruts. Cela signifie qu’il existe désormais une nouvelle motivation
économique pour créer d’importantes asymétries informationnelles entre les
plateformes et les utilisateurs. Afin d’être capables de convertir le
comportement des utilisateurs en bénéfices, les plateformes doivent tout
savoir du comportement de leur utilisateur, et l’utilisateur ne doit rien savoir
du comportement des plateformes. Comme l’a découvert Cambridge
Analytica, c’est là l’environnement parfait pour incuber de la propagande.
Avec l’avènement des assistants domestiques comme Amazon Alexa et
Google Home, nous assistons à la première étape vers l’intégration ultime
du cyberspace dans notre réalité physique. Les téléphones portables de la
cinquième génération (5G) et la prochaine génération de Wi-Fi sont déjà en
train d’être déployés, posant les fondations qui permettront à l’Internet des
Objets (IdO) de devenir la nouvelle norme, une norme dans laquelle les
appareils domestiques, petits et gros, seront connectés en permanence à des
réseaux Internet ultra-rapides et omniprésents. Il est prévu que ces
appareils, qu’il s’agisse d’un réfrigérateur, d’une brosse à dents ou d’un
miroir, soient équipés de capteurs pistant le comportement des utilisateurs
dans leur propre foyer et acheminant ces précieuses données jusqu’aux
fournisseurs de services. Amazon, Google et Facebook ont déjà déposé des
brevets pour créer des « maisons connectées » qui intégreraient les capteurs
de l’IdO du foyer aux marchés en ligne, aux réseaux publicitaires et aux
profils sur les réseaux sociaux. Dans ce futur-là, Amazon saura quand vous
prenez de l’Aspirine, et Facebook regardera vos enfants jouer dans le salon.
Parfaitement intégré à des réseaux d’information intelligents, ce nouvel
environnement sera capable de nous regarder, de nous penser, de nous juger,
et de chercher à nous influencer en médiatisant notre accès à l’information
– un monde dans lequel il pourra nous voir, mais où nous ne le verrons pas.
Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, nous nous immergerons
dans des espaces motivés influencés par ces esprits de silicone que nous
avons créés. Notre environnement ne sera plus passif ni même bienveillant ;
il aura des intentions, des opinions et un agenda. Nos maisons ne seront
plus des sanctuaires à l’abri du monde extérieur : le fantôme du dehors
hantera chaque pièce connectée. Nous sommes en train de créer un futur
dans lequel nos maisons penseront à nous. Dans lequel nos voitures et nos
bureaux nous jugeront. Dans lequel les portes deviendront des portiers.
Nous sommes sur le point de créer les anges et les démons du futur.
Voici le rêve que la Silicon Valley a pour nous – nous entourer partout,
tout le temps. Dans sa quête pour la domination informationnelle, jamais
Cambridge Analytica n’aurait pu se contenter des jeux de données issus des
réseaux sociaux, et elle avait déjà tissé des liens avec des fournisseurs de
télévision numérique et par satellite. Après s’être garanti un accès aux
téléviseurs connectés, Cambridge Analytica avait prévu de trouver un
moyen de pénétrer les capteurs et les objets intelligents et connectés du
foyer. Imaginez un futur dans lequel des entreprises comme Cambridge
Analytica pourraient manipuler votre télévision, parler avec vos enfants, et
vous chuchoter à l’oreille pendant votre sommeil.

Le fondement de notre système juridique repose sur l’hypothèse que


notre environnement est passif et inanimé. Le monde qui nous entoure peut
bien influencer passivement nos décisions, cette influence n’est pas motivée.
La nature ou le ciel ne choisissent pas de nous influencer. Pendant des
siècles, la loi a développé quelques hypothèses fondamentales à propos de
la nature humaine. La plus importante d’entre elles est sans doute l’idée que
la capacité humaine d’agir est une hypothèse irréfutable aux yeux de la loi –
en d’autres termes, que l’être humain a la capacité de faire des choix
indépendants et rationnels de son plein gré. Il s’ensuit que le monde ne
prend pas de décisions pour les humains, mais que les humains prennent des
décisions à l’intérieur du monde.
Cette conception de la capacité humaine d’agir sert de fondement
philosophique à la responsabilité pénale, et nous punissons ceux qui ont
transgressé la loi au motif qu’ils ont fait un choix condamnable. Un
immeuble en flammes peut effectivement blesser des gens, mais la loi ne
punit pas l’immeuble, car il n’a pas de capacité d’agir. Par conséquent, les
lois régulent les actions humaines, et non les motivations et les
comportements de notre environnement. Cette responsabilité a pour
corollaire les droits fondamentaux dont nous disposons. À l’époque des
Lumières, les droits fondamentaux des individus furent articulés en tant que
tels pour protéger l’exercice de la capacité humaine d’agir. Les droits à la
vie, à la liberté, d’association, d’expression, de vote et de conscience sont
tous conditionnés par l’hypothèse de la capacité d’agir, ils sont les résultats
même de cette capacité d’agir. Mais la capacité d’agir n’a jamais été
conceptualisée en tant que droit en soi, dans la mesure où elle a toujours été
simplement présumée exister en vertu de notre identité individuelle
humaine. Par conséquent, nous ne disposons pas d’un droit à la capacité
d’agir qui serait exerçable contre l’environnement en tant que tel. Nous
n’avons aucun droit à exercer contre le ciel ou l’influence indue d’espaces
pensants et motivés destinés à médiatiser l’exercice de notre capacité d’agir.
À l’époque de la fondation de l’Amérique, une situation dans laquelle notre
capacité d’agir pourrait être manipulée par un environnement pensant et
motivé ne fut jamais envisagée comme une possibilité. Pour les Pères
fondateurs, cette puissance était uniquement réservée à Dieu.
Nous pouvons déjà voir la manière dont les algorithmes qui sont en
concurrence pour maximiser notre attention ont la capacité, non seulement
de transformer nos cultures, mais également de redéfinir notre expérience
de l’existence. L’« engagement » renforcé par les algorithmes est au cœur
de la « politique de l’indignation » (outrage politics), de la culture de la
dénonciation publique (call-out culture), de la vanité créée par les selfies,
de l’addiction aux nouvelles technologies et de l’érosion de notre bien-être
mental. Les utilisateurs ciblés sont submergés par les contenus destinés à les
faire continuer à cliquer. Nous aimons nous croire immunisé contre
l’influence de nos biais cognitifs, parce que nous aimons nous croire maître
de nous-même, mais des industries comme celles de l’alcool, du tabac, des
fast-foods et des jeux vidéo savent toutes pertinemment que nous sommes
des créatures sujettes à d’innombrables vulnérabilités émotionnelles et
cognitives. Et les nouvelles technologies ont également décidé de faire
fonds de ces vulnérabilités en menant des recherches sur l’« expérience
utilisateur », la gamification, le growth hacking1, et l’« engagement », par le
biais de l’activation des « boucles ludiques » et des « programmes de
renforcement », exactement comme les machines à sous. Jusqu’ici, cette
gamification est restée confinée aux réseaux sociaux et aux plateformes
numériques, mais que se passera-t-il quand nous intégrerons encore plus
nos vies dans des architectures d’information en réseau conçues pour
exploiter les défauts laissés par l’évolution dans notre cognition ? Désirons-
nous réellement vivre dans un environnement gamifié qui manipule nos
obsessions et joue avec nos vies comme si nous étions à l’intérieur d’un
jeu ?
L’idéologie sous-jacente aux réseaux sociaux n’est pas d’augmenter notre
capacité d’agir, mais plutôt de rétrécir, de filtrer et de réduire nos choix au
bénéfice des créateurs et des annonceurs. Les réseaux sociaux mènent les
populations tels des troupeaux dans des espaces surveillés au sein desquels
les architectes peuvent les suivre et les classer, puis utiliser ces informations
pour influencer leur comportement. Si la démocratie et le capitalisme sont
tous deux fondés sur l’accessibilité de l’information et la liberté de choix,
ce à quoi nous assistons aujourd’hui est leur subversion de l’intérieur.
Nous risquons de créer une société obsédée par le souvenir, et nous avons
peut-être sous-estimé la valeur de l’oubli, de la capacité à tourner la page ou
de l’anonymat. Le développement humain nécessite des sanctuaires privés
et des espaces libres dans lesquels nous pouvons expérimenter, jouer,
bricoler, garder des secrets, violer des tabous, rompre nos promesses et
contempler nos futurs moi sans la moindre conséquence pour nos vies
publiques, du moins jusqu’à ce que nous décidions de changer
publiquement. L’histoire nous montre que la libération sociale et
personnelle commence dans un cadre privé. Nous ne pouvons pas faire le
deuil de notre enfance, de nos relations passées, de nos erreurs, de nos
précédents points de vue, de nos anciennes apparences ou encore de nos
anciens préjugés si nous ne contrôlons pas notre droit à la vie privé et notre
développement personnel. Nous ne pouvons pas être libre de choisir si nos
choix sont contrôlés et filtrés pour nous. Nous ne pouvons pas grandir et
changer si nous sommes enchaîné à ce que nous étions, ou pensions être,
autrefois ou même à la manière dont nous nous sommes présenté par le
passé. Si nous existons dans un environnement qui ne cesse jamais de nous
regarder, de se souvenir de nous et de nous étiqueter, le tout en fonction de
conditions et de valeurs hors de notre contrôle ou de notre connaissance,
alors il est fort possible que les données de notre « moi numérique » (data
self) nous enchaîne à un moi passé que nous préférerions ignorer. Le droit à
la vie privée est l’essence même de notre pouvoir de décider qui nous
sommes et comment nous le sommes. Protéger sa vie privée, ce n’est pas
« se cacher » – car le droit à la vie privée est justement la condition
nécessaire de la puissance d’agir et du développement humain.
Mais il ne s’agit pas ici uniquement de consentement et de droit à la vie
privée. Il s’agit des personnes qui influencent nos vérités et les vérités de
ceux qui nous entourent. Il s’agit des architectures de manipulation que
nous sommes en train de construire tout autour de notre société. Et c’est
bien là que réside la leçon à tirer de Cambridge Analytica. Pour comprendre
les maux que provoquent les réseaux sociaux, il nous faut d’abord
comprendre ce qu’ils sont. Facebook peut bien se présenter comme une
« communauté » auprès de ses utilisateurs, ou une « plateforme » auprès de
ses régulateurs, elle n’est pas un service, tout comme un bâtiment n’est pas
un service. Même si vous ne saisissez pas exactement la façon dont
fonctionne le cyberspace, il est important que vous compreniez que cela fait
déjà quelque temps qu’il vous entoure. Tout objet connecté et tout
ordinateur font partie d’une architecture de l’information interconnectée –
et contribuent donc à donner sa forme à votre expérience du monde.
L’intitulé de poste le plus courant de toute la Silicon Valley, c’est ingénieur
et architecte, et pas gestionnaire de service ou relation clients. Mais,
contrairement à l’ingénierie des autres secteurs, les entreprises spécialisées
dans les nouvelles technologies n’ont pas besoin d’effectuer des tests de
sécurité pour se conformer à un quelconque code de construction avant de
mettre leurs produits sur le marché. À la place, les plateformes sont
autorisées à adopter des designs de dark pattern conçus pour tromper
délibérément l’utilisateur afin de maximiser son utilisation et de le pousser
à lâcher le plus de données possible. Les ingénieurs conçoivent
intentionnellement sur leurs plateformes des labyrinthes qui poussent les
utilisateurs à s’enfoncer toujours plus profondément dans ces architectures,
sans jamais en visualiser clairement la sortie. Et plus les individus cliquent
dans l’espoir d’échapper au labyrinthe, plus les architectes se réjouissent de
leur fort taux d’« engagement ».
Les réseaux sociaux et les plateformes Internet ne sont pas des services ;
ils sont des architectures et des infrastructures. En appelant leurs
architectures des « services », les entreprises essaient de faire porter la
responsabilité sur l’utilisateur par le biais de son « consentement ». Il
n’existe aucun autre secteur responsabilisant de cette manière le
consommateur. On ne demande pas aux passagers d’un vol d’« accepter » la
façon dont est construit l’avion, ni aux clients d’un hôtel d’« accepter » le
nombre de sorties de secours existant dans le bâtiment, ni aux gens
d’« accepter » le niveau de pureté de l’eau qu’ils s’apprêtent à boire. En tant
qu’ancien clubbeur, je peux vous garantir que lorsqu’un bar ou une salle de
concert est largement au-dessus de sa capacité d’accueil et grouille de
teufeurs, les pompiers donneront l’ordre aux clients consentants de quitter
le bâtiment pour peu que les conditions de sécurité ne soient manifestement
pas respectées.
Facebook peut bien dire : si vous n’aimez pas, ne vous en servez pas.
Mais il n’existe aucune alternative comparable parmi les acteurs dominants
d’Internet, tout comme il n’en existe pas aux entreprises de distribution
d’eau, de télécoms ou d’électricité. Refuser d’utiliser des plateformes
comme Google, Facebook, LinkedIn ou Amazon revient à s’auto-exclure de
la société moderne. Comment, sinon, trouver un boulot ou des informations,
comment avoir une vie sociale ? Ces entreprises adorent parler du choix des
consommateurs quand elles savent qu’elles ont fait tout ce qui était en leur
pouvoir pour devenir un élément nécessaire au quotidien de la plupart des
gens. Pousser l’utilisateur à cliquer sur le bouton « accepter » après lui
avoir présenté un jargon juridique de la taille d’un petit roman (quasiment
12 000 mots dans le cas de Facebook) n’est rien d’autre que du consent-
washing (« blanchiment de consentement »). Ces plateformes sont
intentionnellement conçues pour passer le consentement des utilisateurs au
mixeur. Personne ne clique sur « refuser » après avoir « lu » les conditions
d’utilisation, car les utilisateurs n’ont pas d’autre choix que de les accepter.
Quand Facebook m’a banni, ils ne se sont pas contentés de désactiver
mon compte, ils ont effacé toute trace de mon existence sur Facebook et
Instagram. Et lorsque mes amis ont essayé de lire de vieux messages que je
leur avais envoyés, ce fut en vain : mon nom, mes phrases, tout avait
disparu. J’étais devenu une ombre. Le bannissement est une ancienne
punition permettant à une société de se débarrasser de ses criminels, de ses
hérétiques ou encore de ses radicaux politiques qui remettraient en cause le
pouvoir d’un État ou d’une Église. À Athènes, dans l’Antiquité, un individu
pouvait être banni par une assemblée de citoyens pour une durée de dix ans,
pour n’importe quelle raison, sans pouvoir faire appel de cette décision.
Pendant la période stalinienne de l’Union soviétique, les ennemis de l’État
ne se contentaient pas de disparaître ; toute trace de leur existence – les
photographies, les lettres, les mentions dans les journaux – était
systématiquement effacée et disparaissait des annales de l’histoire officielle.
De tout temps, les puissants se sont servis de la mémoire sociale et de
l’oubli collectif comme d’une arme pour écraser la dissidence et favoriser
une histoire officielle, contribuant à donner la forme qu’ils désiraient aux
réalités du présent. Si nous voulons comprendre pourquoi ces entreprises
spécialisées dans les nouvelles technologies se comportent de cette manière,
il nous faut prêter l’oreille à la parole de ceux qui ont participé à leur
création. Peter Thiel, l’investisseur derrière Facebook, Palantir ou encore
PayPal, a parlé en long et en large des raisons pour lesquelles il pensait que
« la liberté et la démocratie ne sont plus compatibles ». En détaillant son
point de vue sur les entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies,
il a expliqué que les PDG étaient les néo-monarques de ce tout nouveau
système techno-féodal de gouvernance. Si nous ne les appelons pas
« monarchies » en public, c’est, précise-t-il, parce que « tout ce qui n’est
pas de la démocratie met les gens mal à l’aise ».
Le fondement philosophique de l’autoritarisme réside dans la création
d’une certitude absolue au sein de la société. La politique de la certitude
repositionne la politique de la liberté, et l’on passe d’une freedom to (une
liberté positive, impliquant le contrôle de ma vie) à une freedom from (une
liberté négative, signifiant l’absence d’obstacle entre moi et mon désir). Des
lois et des règles strictes sont appliquées de manière coercitive afin de
gouverner et discipliner les comportements, les pensées et les actions des
gouvernés. Et le premier outil des régimes autoritaires est toujours le
contrôle de l’information – aussi bien la collecte d’informations sur les
gouvernés par le biais de la surveillance, que le filtrage de l’information
communiquée aux gouvernés par le biais du contrôle des médias. Au tout
début, Internet sembla être un défi pour les régimes autoritaires, mais, avec
l’avènement des réseaux sociaux, nous assistons à la construction
d’architectures qui satisfont tous les besoins d’un régime autoritaire : la
surveillance et le contrôle de l’information. Les mouvements autoritaires ne
sont possibles qu’à la condition que le grand public s’accoutume à – et soit
engourdi par – une nouvelle norme.

Internet a démenti ces vieilles hypothèses sur la loi et les administrés


qu’elle gouverne. Internet est la fois partout et nulle part – il est certes
dépendant des serveurs et des câbles, mais il existe sans lieu de résidence
principale. Cela signifie qu’une unique action numérique peut en partie se
produire dans d’innombrables lieux physiques en même temps, et qu’une
action à un endroit donné peut avoir des effets dans un tout autre endroit.
Ceci peut se produire parce qu’Internet est un type d’hyperobjet – tout
comme le climat ou la biosphère, Internet nous entoure et nous vivons en
lui. La communauté des nouvelles technologies appelle souvent ses
plateformes des « écosystèmes numériques », avec pour hypothèse implicite
que leur construction est un royaume numérique au sein duquel nous
menons, au moins en partie, nos existences. Nous ne pouvons ni le voir ni le
toucher, mais nous savons qu’il existe grâce à ses effets.
Je rencontre souvent des inspecteurs de police peu familiers des crimes
informatiques, et ils ont tendance à utiliser des analogies trompeuses, à
essayer de trouver « l’arme du crime », le « cadavre », ou encore à imaginer
des « chaînes de causalité » linéaires. Mais les crimes informatiques sont
des crimes qui, en général, ne se produisent pas dans un lieu spécifique. Les
crimes informatiques se comportent souvent comme la pollution – elle est
partout de manière générale, et nulle part de manière spécifique. Les
données sont complètement fongibles et intangibles, dans la mesure où elles
ne constituent qu’une représentation de l’information. Elles peuvent être
stockées simultanément sur des serveurs éparpillés partout dans le monde ;
même quand une donnée est à un endroit, elle n’est jamais totalement à cet
endroit. Des serveurs situés dans un pays A, gérant des « personnes
concernées » (par la gestion de leurs données, data subject) dans un pays B,
peuvent être accessibles à une personne d’un pays C pour être déployés sur
la plateforme d’un pays D, après que la personne a reçu des instructions
d’une entreprise d’un pays E ayant reçu des financements d’un pays F. Ce
que je viens de décrire n’est rien d’autre que la nature du dispositif de
Cambridge Analytica. Même si de graves dommages sont commis, comme
un hack, un vol de données, des menaces ou des tromperies, il est bien
difficile de désigner le responsable, et nos systèmes existants d’évaluation
des culpabilités et des responsabilités ne sont tout simplement pas adaptés.
Nous aimons imaginer notre gouvernement comme le capitaine d’un
navire, mais quand l’océan lui-même change, notre capitaine peut bien se
retrouver pris de court et incapable de naviguer. En juillet 2018, la
Commission électorale britannique découvrit que la campagne Vote Leave
avait violé la loi en se coordonnant avec la campagne BeLeave. Le 30 mars
2019 – un an après que l’alerte eut été lancée à propos du Brexit –, la
campagne Vote Leave abandonna officiellement sa demande de révision en
appel des conclusions de la Commission électorale britannique, ainsi que
des amendes que cette dernière avait exigées. En gros, elle reconnut ce
qu’elle avait fait. Certains ont demandé : pourquoi se prendre autant la tête
pour à peine 700 000 livres ? Il importe de clarifier un point : ce qu’a fait
Vote Leave est la plus grande infraction connue à la loi sur le financement
des campagnes de l’histoire britannique. Mais même si ça ne l’était pas, les
élections, tout comme le 100 mètres aux jeux Olympiques, sont un jeu à
somme nulle, dans lequel le gagnant remporte l’intégralité de la mise. Celui
qui arrive le premier, que ce soit de quelques votes ou de quelques
millisecondes, remporte toute la course. Ils sont aux commandes du pays.
Ils ont la médaille d’or. Ils ont le droit de nommer les juges de la Cour
suprême. Ils peuvent sortir le pays de l’Union européenne.
La seule différence, bien sûr, c’est que si vous vous faites choper en train
de tricher aux jeux Olympiques, vous êtes disqualifié et l’on vous reprend
votre médaille. On ne discute pas pour savoir si l’athlète dopé « aurait
gagné de toute façon » – l’intégrité du sport exige une course équitable.
Mais, en politique, il semblerait que nous ne posions pas l’intégrité comme
un prérequis nécessaire à notre démocratie. Les punitions sont plus dures
pour les athlètes qui trichent dans un sport que pour les campagnes qui
trichent à des élections. Même s’ils n’ont gagné qu’avec 3,78 % de
suffrages d’écart, les Brexiteurs prétendent incarner l’intégralité de la
« volonté du peuple » – et même quand Trump perd le vote populaire de
2,1 %, il revendique la victoire. Même s’il a été prouvé que Vote Leave
avait triché, personne n’est venu lui reprendre sa médaille du Brexit.
Personne n’a été disqualifié pour de futures élections, et les deux chefs de
Vote Leave, Boris Johnson et Michael Gove, ont tous deux eu le droit de se
présenter au poste de Premier ministre. Les crimes commis contre notre
démocratie ne sont pas considérés par la classe politique comme de « vrais
crimes ». Pour beaucoup, ces transgressions sont l’équivalent d’une amende
pour stationnement interdit, et ce, en dépit des très graves dangers que nous
encourons quand nos institutions civiles peuvent être aussi facilement
sapées par des criminels ou des États étrangers, hostiles, qui cherchent à
faire du terrorisme électoral contre notre société. Ajoutons, bien sûr, que les
personnes les plus puissantes de Grande-Bretagne et d’Amérique ont
soutenu que ces crimes n’avaient même pas été commis – qu’il s’agissait de
« canulars », d’élucubrations de leurs adversaires rendus amers par leur
défaite. Et ceci, face à ce que nous appelions, il y a peu de temps encore, les
« faits » et la « réalité ».
On pourrait penser que conspirer pour hacker les dossiers médicaux et les
emails privés de l’un des dirigeants de la planète, corrompre des ministres,
faire chanter des cibles et montrer aux électeurs des vidéos de meurtres
d’une rare violence auraient d’une façon ou d’une autre des conséquences
juridiques. Mais non. Aucune des personnes impliquées dans les projets
africains de Cambridge Analytica n’a été juridiquement inquiétée. Il se
révéla trop difficile d’établir la juridiction – est-ce que « suffisamment » du
crime s’était produit en Grande-Bretagne pour permettre des poursuites
pénales devant une cour de justice anglaise ? Leurs serveurs étaient situés
partout dans le monde, les rendez-vous avaient eu lieu dans différents pays,
les hackers habitaient dans un autre pays encore, et Cambridge Analytica
n’avait fait que recevoir du matériau hacké à Londres, mais n’en avait
jamais fait la demande, du moins au Royaume-Uni. Même si plusieurs
personnes témoignèrent de ce qu’il s’était passé, Cambridge Analytica s’en
sortit sans même une tape sur les doigts. En fait, l’un des responsables du
projet au Nigeria finit même par occuper une position importante au sein du
département des Affaires étrangères du Bureau du cabinet, et siège donc à
l’un des plus hauts niveaux du gouvernement britannique.
En Amérique, également, il n’y eut aucune conséquence pour Cambridge
Analytica. L’entreprise a violé volontairement et en toute connaissance de
cause le Foreign Agents Registration Act. Elle a mené des opérations pour
empêcher le vote des électeurs africains-américains. Elle a escroqué des
utilisateurs de Facebook et les a menacés avec des contenus répugnants.
Elle a révélé des centaines de millions de dossiers privés de citoyens
américains à des puissances étrangères hostiles. Et pourtant, il ne s’est rien
passé, car CA est le fruit d’un montage visant à profiter des différences
juridictionnelles. L’évasion fiscale implique souvent la création de sociétés
écrans dans des paradis fiscaux situés un peu partout sur la planète dans le
but de blanchir de l’argent, grâce à une chaîne d’entreprises et de pays
suffisamment complexe pour que les autorités en perdent toute trace. Ceci
est possible parce que l’argent, comme les données, est un actif
complètement fongible et peut être instantanément déplacé au sein du
système mondial de la finance. Cambridge Analytica a utilisé un montage
d’entreprises complexe non seulement pour laver de l’argent, mais pour
blanchir quelque chose en train de devenir tout aussi précieux : vos
données.
En Grande-Bretagne, il n’y eut aucune conséquence non plus pour AIQ.
Après que Sanni et moi avons révélé la combine illégale de Vote Leave pour
dépasser le plafond de dépenses grâce à AIQ et se servir de cette dernière
comme d’une société écran permettant d’utiliser les capacités de ciblage de
Cambridge Analytica, c’est devenu pour le Brexit l’éléphant que l’on cache
dans la cave. La Grande-Bretagne avait déjà officiellement présenté sa
demande de sortie de l’Union européenne à cette dernière. L’idée que la
victoire du Brexit, obtenue grâce à un écart fin comme du papier à cigarette,
ait pu être affectée par une triche systématique, des violations de données et
des interférences étrangères fut volontairement ignorée, car la reconnaître
aurait eu des conséquences tout simplement inimaginables. Si les mêmes
événements s’étaient produits au Kenya ou au Nigeria, il ne fait nul doute
que les observateurs britanniques auraient immédiatement appelé à
l’organisation d’un nouveau scrutin.
D’autres institutions britanniques échouèrent tout aussi lamentablement.
Les dirigeants de la BBC, qui avaient été mis au courant de l’affaire par le
Guardian et avaient reçu l’ensemble des preuves des semaines avant la
publication de l’article, avaient décidé de tout laisser tomber quelques jours
avant la parution – ils jugeaient l’affaire trop controversée. À la place, la
BBC décida de diffuser une interview d’Alexander Nix avant le reportage
de Channel 4, sans y inclure le moindre commentaire de la part des lanceurs
d’alerte. Quand, plus tard, j’ai fait une apparition dans Newsnight, le
programme d’actualités phare de la BBC, l’animateur se donna un mal fou
pour bien faire comprendre, à coups d’interruptions intempestives, que le
fait que Vote Leave eût violé la loi, en utilisant notamment de l’argent de
manière illégale pour financer des milliards de publicités Facebook ciblées,
n’était qu’une « allégation » de ma part, et rien d’autre. Et ce, en dépit du
fait que tout ceci avait déjà été établi par la Commission électorale. Frustré
et confus, je me suis alors retrouvé à me disputer sur la signification du mot
« fait », et sur l’idée qu’il était tout de même extrêmement bizarre que, bien
que les autorités judiciaires britanniques aient publiquement rendu leur
verdict, la BBC continuât à s’évertuer de m’empêcher de dire que Vote
Leave avait violé la loi, ou que des activités illégales avaient été menées au
nez et à la barbe de Facebook.
La NCA abandonna soudainement son enquête sur les interférences
russes, même après avoir reçu des preuves des rapports qu’entretenait
l’ambassade russe avec la campagne Leave.EU. Par la suite, la Première
ministre refusa de nier avoir mis un terme à l’enquête sur le Brexit. Aucune
enquête parlementaire ne fut ouverte à propos de la triche pendant le
référendum sur le Brexit, et j’ai fini par consacrer plus de temps à répondre
à des questions sur le Brexit lors de mon témoignage devant le Congrès des
États-Unis que devant le Parlement britannique. Malgré l’absence d’enquête
en Grande-Bretagne, le Parlement canadien ouvrit sa propre investigation
sur le rôle qu’avait joué AIQ dans le Brexit, afin d’aider les autorités
britanniques à obtenir des réponses de la part d’AIQ après que l’entreprise
eut réussi à échapper à sa juridiction en restant au Canada.
Il semblerait que, finalement, tricher soit une bonne stratégie, puisque
cela permet de gagner sans avoir à craindre des conséquences. La
Commission électorale a plus tard concédé que, même si le suffrage avait
été remporté grâce à des données ou des financements illégaux, cela ne
changeait rien au résultat. Facebook refusa de communiquer les détails de
ce qu’il s’était passé sur sa plateforme pendant le Brexit et de donner le
nombre et le type d’électeurs qui avaient été profilés puis ciblés par des
campagnes illégales. Mark Zuckerberg ignora trois injonctions à témoigner
devant le Parlement britannique et, quand quinze parlements nationaux,
représentant presque un milliard de citoyens issus de six continents, se
réunirent pour demander collectivement à Zuckerberg de daigner leur
accorder un entretien, même téléphonique, il continua à refuser – deux fois.
Le temps de Zuckerberg semblait avoir plus de valeur que celui des
parlementaires représentant quasiment un septième de la race humaine.
Facebook avait compris que, malgré la tempête médiatique, le fait d’ignorer
les parlements de la planète n’avait finalement que très peu de
conséquences – l’entreprise avait appris qu’elle pouvait se comporter
comme un État souverain, échappant à tout examen extérieur. Facebook
finit par envoyer son directeur de la technologie, Mike Schroepfer, pour
rencontrer la commission d’enquête parlementaire britannique, mais il ne
parvint pas à répondre de manière satisfaisante aux quarante questions,
selon la déclaration de la commission qui s’ensuivit. Ce qui fut sans doute
bien plus révélateur lors de cette audition, c’est l’absence totale de remords
dont fit preuve l’entreprise. Quand on demanda à Schroepfer si le premier
réflexe de Facebook d’envoyer des menaces juridiques à des journalistes
pouvait être considéré comme une manœuvre d’intimidation, il répondit :
« J’avais cru comprendre qu’il s’agissait d’une pratique courante au
Royaume-Uni. » Après s’être fait un peu bousculer par des membres
atterrés du Parlement, il finit par s’excuser du bout des lèvres, se disant
« désolé que les journalistes aient pu avoir l’impression que nous essayions
d’empêcher la vérité de sortir au grand jour ».
De tous les individus qui auraient pu être officiellement condamnés dans
cette saga, le seul qui se retrouva sanctionné fut, à ma grande peine, Darren
Grimes, le stagiaire âgé de vingt-trois ans de Vote Leave. En effet, en vertu
d’une législation archaïque, il était aux yeux de la loi l’unique responsable
des infractions électorales commises durant la campagne. La Commission
lui imposa une amende de 20 000 livres et transmit son cas à la police. Il fit
appel de cette décision et gagna, mais il reste possible à ce jour que la
Commission électorale fasse à son tour appel de ce dernier jugement. La
campagne Vote Leave fut, quant à elle, condamnée à une amende de
61 000 livres – une partie du montant n’étant due qu’à son refus de
coopérer. Vote Leave a renoncé à son appel, si bien que cette sanction, au
moins, subsiste.
Ce fut incroyablement douloureux d’assister à ce qui arriva à Grimes,
dont la vie fut détruite par une magouille orchestrée par d’autres. Nous
avions espéré qu’il monterait au créneau avec Sanni, Gettleson et moi, mais
il défendit la combine jusqu’au bout. Il paniquait, piquait une crise à chaque
fois que Sanni abordait le sujet, et semblait incapable d’accepter que des
gens en qui il avait eu confiance se fussent servis de lui. Grimes avait été
choisi pour porter le chapeau, et Vote Leave n’aurait pas pu espérer meilleur
candidat pour ce rôle. Il eut beau défendre bec et ongles les actions de ses
anciens chefs, il ne fait aucun doute qu’il a avant tout été leur victime. Ils se
sont emparés d’un étudiant talentueux, libéral, qui s’intéressait à l’art et, en
échange d’un peu d’aide pour payer ses frais juridiques, ils sont parvenus à
en faire le complice public de leur cause réactionnaire.
Quelques semaines après que le scandale eut éclaté, Shahmir Sanni fut
viré de son poste dans le think tank TaxPayers’ Alliance, sous la pression de
conseillers du Parti conservateur. L’Alliance admit par la suite, devant ses
avocats, l’avoir illégalement renvoyé en représailles à ce qu’ils appelèrent
sa « croyance philosophique dans la sainteté de la démocratie britannique ».
Même si la question du poste de Parkinson au 10 Downing Street fut
plusieurs fois soulevée au Parlement, l’intéressé fut maintenu dans ses
fonctions et ne dut en définitive faire face à aucune véritable conséquence
pour s’être servi du service de presse du Premier ministre dans le but
d’outer son ancien stagiaire. Quant à Mark Gettleson, qui avait fourni des
preuves aux autorités des deux côtés de l’Atlantique, il fut poussé à quitter
son nouveau poste dans une entreprise d’applications pour smartphone, de
peur que son statut de lanceur d’alerte ne nuise à l’image de la boîte.
En mars 2018, juste avant que l’équipe de Cambridge Analytica
n’apprenne la disparition imminente de l’entreprise, Alexander Nix retira
probablement six millions de livres des comptes de la société, empêchant le
versement de la moindre indemnité de licenciement à ses futurs ex-
employés. Par la suite, il nia les faits devant le Parlement, expliquant que,
s’il avait retiré l’argent, c’était « en échange de services non documentés »
et que, d’ailleurs, il comptait bien remettre sur les comptes une partie de
cette somme. Certes, beaucoup de ses anciens partenaires commerciaux et
de ses pairs l’évitent quand ils le croisent dans l’un des clubs privés de Pall
Mall, mais, dans la mesure où il est démesurément riche, il peut aussi bien
se contenter de jouir de son héritage dans son manoir londonien de Holland
Park. Il ne lui est pas arrivé grand-chose, mis à part quelques audiences
publiques particulièrement embarrassantes au Parlement au cours
desquelles il affirma que son entreprise avait disparu à cause des « médias
gauchistes mondiaux ».
Après que j’eus publiquement révélé l’affaire de Cambridge Analytica,
Britanny Kaiser s’auto-intitula lanceuse d’alerte et embaucha un expert en
relations publiques pour l’aider à caler des interviews. Elle participa à une
audience parlementaire au cours de laquelle elle admit avoir été impliquée
dans le projet nigérian, affirma que Cambridge Analytica conservait
certainement des données Facebook, et éclaircit sa relation avec Julian
Assange. (Par la suite, on découvrit qu’elle avait rendu visite à Assange à
l’ambassade équatorienne de Londres.) Juste après la fin de son
témoignage, Nix envoya un texto à Kaiser : « Bien joué Britt, ça avait l’air
bien chaud et tu t’en es bien sortie ;-) » Le jour suivant, elle tint une
conférence de presse à New York pour annoncer son nouveau projet lié aux
données : quelque chose qui s’appelait Internet of Value Omniledger, et qui
était apparemment destiné à rendre possible notre data freedom (« liberté de
données »).
À l’instar de Kaiser, plusieurs anciens dirigeants de Cambridge Analytica
s’empressèrent de fonder leur propre entreprise. L’ancien chef de produit de
CA, Matt Oczkowski, créa une entreprise appelée Data Propria (ce qui
signifie « données personnelles » en latin) et embaucha le data scientist en
chef de CA, David Wilkinson. Cette société a déclaré qu’elle se
concentrerait sur le ciblage de « déclencheurs comportementaux
motivationnels » et a déjà commencé à travailler sur la campagne
présidentielle de 2020 de Donald Trump. Mark Turnbull, l’ancien directeur
général de Cambridge Analytica, décida d’unir ses forces avec l’un des ex-
associés de l’entreprise, Ahmad Al-Khatib, pour fonder Auspex
International, qu’ils décrivent comme une « boutique de conseil
géopolitique » qui serait « fondée sur l’éthique ».
Mon plus grand regret concerne Jeff Silvester. Il m’est extrêmement
difficile d’exprimer à quel point j’ai été navré et exaspéré à la fois en
apprenant ce que lui et AIQ avaient fait ensemble. Il avait été mon mentor
quand je n’étais qu’un ado et l’homme qui m’avait mis le pied à l’étrier en
politique. Il m’avait soutenu, encouragé, aidé à grandir et à développer mes
talents. Je ne comprends toujours pas comment il a pu continuer à travailler
pour quelque chose d’aussi mauvais, d’aussi colonial, d’aussi illégal et
d’aussi malfaisant. J’ai bien essayé de lui parler, de le pousser à avouer la
vérité au Guardian, en vain. Il aurait pu se confesser. Il aurait pu coopérer
avec les enquêteurs. Il savait que ce qu’avait fait AIQ était mal. Il savait
que son travail entraînait de graves conséquences pour une nation tout
entière et pour les droits de millions d’individus. Devoir choisir entre une
grande amitié et la dénonciation d’un crime est une véritable torture, parce
que, quel que soit votre choix, vous le regretterez. Mais moi, je n’avais en
vérité pas d’autre option que de le trahir. Le jour où le Guardian envoya ses
lettres proposant un droit de réponse à toutes les parties incriminées, je
souffris toute la journée, attendant une réaction qui ne vint pas. Quand il
reçut sa lettre, Silvester apprit du même coup le choix qui avait été le mien,
et commença à réaliser ce qui allait lui arriver, à lui. Le dernier texto qu’il
m’envoya contenait ce simple mot : « Wow ».
En pénétrant dans la salle, lors de ma première audience parlementaire,
les oreilles résonnant des salves de questions et du cliquetis des appareils
photo, je me sentais à l’aise, contre toute attente. Allen s’assit à côté de
moi, me passant de temps en temps des notes sur lesquelles figuraient des
conseils juridiques. Nous nous étions préparés pendant des heures, passant
en revue chacune des preuves, et je bénéficiais de la protection spéciale du
privilège parlementaire – ce qui signifie que rien de ce que je disais ne
pouvait être retenu contre moi dans des poursuites, aussi bien au pénal
qu’au civil. L’audience attira l’attention des législateurs de toute la planète,
et le président de la commission du DCMS, Damian Collins, organisa des
audiences internationales auxquelles participaient les parlements de quinze
pays. Des débats furent organisés au niveau de la Chambre des communes,
qui débouchèrent sur l’entente de tous les partis en faveur d’une régulation
des réseaux sociaux. Pendant quelques mois, on eut l’impression que la
Grande-Bretagne était à la pointe de la remise en cause de la puissance de la
Silicon Valley.
Mais en octobre 2018, soit sept mois après que le scandale de Cambridge
Analytica eut sérieusement ébranlé Facebook, l’entreprise annonça qu’elle
procédait à une embauche : elle venait de recruter un prétendu champion
pour la défendre devant les gouvernements. Le nouveau spin doctor
mondial de Facebook n’était autre que Nick Clegg, l’ex-chef des Libéraux-
Démocrates et l’ancien vice-Premier ministre du Royaume-Uni – c’est-à-
dire l’homme pour lequel j’avais travaillé au quartier général des Lib-Dems.
De manière ironique, Clegg avait autrefois juré ses grands dieux qu’il
préférait aller en prison plutôt que d’accepter d’être enregistré dans une
base de données pilote d’identités nationales. Mais il fut également
l’homme qui consacra la plus grande partie de ses cinq années au poste de
vice-Premier ministre à faire de grandes tournées d’excuses après avoir
rompu un certain nombre de promesses clés au sein du gouvernement de
coalition. Plus j’y pensais et plus je me disais qu’en fin de compte il
s’agissait d’un mariage idéal. En effet, Zuckerberg et Clegg avaient tous
deux fondé leur carrière sur la compromission de leurs principes, ils avaient
tous deux affronté une grave crise de confiance publique après avoir ignoré
les promesses faites à leurs utilisateurs ou à leurs électeurs, et ils avaient
tous deux cessé d’être cools en 2010. Quand Channel 4 me demanda un
commentaire après l’annonce de la nomination de Clegg, je ne pus penser à
rien d’autre que : « C’est des conneries. » Ils diffusèrent mon commentaire,
avec évidemment un biiip.
Le 24 mai 2019, la Première ministre annonça son intention de
démissionner, provoquant du même coup une lutte avide pour le pouvoir au
sein du Parti conservateur. Au Royaume-Uni, si un Premier ministre
démissionne en cours de mandat, la convention constitutionnelle veut que
Sa Majesté la Reine nomme le nouveau chef du parti au gouvernement au
poste de Premier ministre, sans avoir à passer par la case élections
générales. Cela signifie que ceux qui travaillent dans les coulisses du Parti,
les membres à jour de leurs cotisations et les donateurs peuvent choisir
entre eux celui ou celle qui dirigera la Grande-Bretagne. Le 23 juillet, les
membres du Parti conservateur décidèrent que leur nouveau Premier
ministre serait Boris Johnson, l’ancien secrétaire d’État aux Affaires
étrangères et le plus grand défenseur de l’option consistant à quitter l’Union
européenne sans deal de départ (ce qu’on appelle le plus souvent le hard
Brexit). Quand il forma son gouvernement, Johnson nomma Dom
Cummings, son ancien comparse de Vote Leave, au poste de conseiller
spécial du 10 Downing Street. Peu importait apparemment que Cummings
eût été le directeur d’une campagne qui avait triché au cours d’un
référendum dont Johnson se servait justement comme fondement
« démocratique » pour légitimer le fait de quitter l’Union européenne à
n’importe quel prix. Quelques mois seulement avant sa nomination, il avait
été reconnu coupable d’outrage au Parlement après avoir ignoré une
assignation à comparaître pour y être interrogé à propos de la triche et de la
dissémination de fake news pendant le référendum sur la sortie de l’Union
européenne. Même si Cummings fait partie des rares personnes à avoir été
officiellement réprimandées par un vote unanime de la Chambre des
communes, les limites de l’autorité parlementaire furent pour le coup mises
à l’épreuve, et cette condamnation entraîna finalement fort peu de
conséquences pour lui. Il était également prévu qu’un nouveau conseiller
spécial au Trésor de Sa Majesté rejoigne Cummings dans le gouvernement
de Johnson : Matthew Elliott, l’ancien directeur de Vote Leave et,
accessoirement, le cofondateur de la TaxPayers’ Alliance, le groupe de
lobbying qui avait viré Sanni pour le punir d’avoir lancé l’alerte. Tout ceci
donnait l’impression que Vote Leave avait envahi le gouvernement
britannique. Pendant la première séance de questions au Premier ministre à
la Chambre des communes, des membres de l’opposition demandèrent à
Johnson de quoi il avait discuté au mois de décembre 2016, lors de sa
rencontre avec le PDG de Cambridge Analytica Alexander Nix, alors qu’il
était encore secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il répondit
simplement : « Je n’en ai aucune idée. »
À l’intérieur de Cambridge Analytica, j’ai vu de très près à quoi
ressemblent l’avidité, le pouvoir, le racisme et le colonialisme. J’ai vu la
manière dont se comportent les milliardaires quand ils veulent façonner le
monde à leur image. J’ai vu les recoins les plus étranges et les plus sombres
de notre société. En tant que lanceur d’alerte, j’ai vu ce à quoi sont prêtes
les grandes entreprises pour protéger leurs profits. J’ai vu jusqu’où peuvent
aller les individus pour couvrir des crimes commis par d’autres au nom
d’un récit plus arrangeant. J’ai vu des « patriotes » agitant des drapeaux
détourner pudiquement le regard pour ne pas avoir à regarder en face la
dégradation de l’autorité de la loi lors de la question constitutionnelle la
plus importante de toute une génération. Mais j’ai également vu des gens
pour qui cela est important et qui se battent pour réparer ce système
défaillant. J’ai vu des journalistes du Guardian, du New York Times et de
Channel 4 travailler tous ensemble pour témoigner des crimes commis par
Cambridge Analytica et de l’incompétence de Facebook. J’ai vu mes
brillants avocats mettre en échec chaque menace que l’on me brandissait au
visage. J’ai vu la gentillesse des gens qui venaient me soutenir sans rien
demander en retour. J’ai vu le minuscule Information Commissioner’s
Office, basé dans la petite ville de Wilmslow, se servir de tous les pouvoirs
dont il disposait pour s’attaquer à un géant technologique américain – et
finalement réussir à coller à Facebook l’amende maximum permise par la
loi en cas de violation de données.
J’ai aussi vu des membres du Congrès inquiets et désireux d’en
apprendre plus sur ce meilleur des mondes qui est désormais le nôtre. Alors
que je quittais l’audience du House Intelligence Committee, émergeant du
SCIF avec mes avocats et Sanni, je serrai la main des membres du Comité
et fus raccompagné jusqu’à l’entrée sécurisée par Adam Schiff et ses
assistants. Ils se montrèrent particulièrement bienveillants, et me
remercièrent d’avoir fait le voyage jusqu’en Amérique pour les aider non
seulement à comprendre Cambridge Analytica, mais également à mesurer
les risques émergents que faisaient courir les plateformes de réseaux
sociaux aux élections américaines. C’était le dernier de mes témoignages
aux États-Unis, mais j’avais pourtant l’impression que toute l’affaire était
loin d’être résolue.
Le 24 juillet 2019, la Federal Trade Commission condamna Facebook à
une amende record de cinq milliards de dollars, et le même jour, la
Securities and Exchange Commission adressa à l’entreprise une petite
amende de cent millions de dollars. Les régulateurs avaient estimé que non
seulement Facebook n’avait pas réussi à protéger le droit à la vie privée des
utilisateurs, mais aussi qu’il avait induit le public et les journalistes en
erreur en déclarant fallacieusement ne détenir la preuve d’aucune infraction
– ce qui était faux. Cette amende fut l’une des plus lourdes imposées par le
gouvernement américain au cours de l’histoire, toutes infractions
confondues. En fait, non seulement il s’agit de la plus lourde amende à
laquelle ait été condamnée une entreprise américaine pour avoir violé le
droit à la vie privée de ses consommateurs, mais elle est vingt fois plus
élevée que la plus forte amende pour non-respect de la vie privée ou défaut
de sécurisation des données à avoir jamais été imposée dans le monde.
Néanmoins, cette amende fut considérée comme une bonne nouvelle par les
investisseurs de Facebook. Son annonce fit même augmenter le cours des
actions Facebook de 3,6 %, le marché reconnaissant du même coup,
implicitement, que même la loi ne pouvait mettre un frein à la croissance de
ces géants des nouvelles technologies.
Je mentirais si je prétendais ne pas être bien plus cynique aujourd’hui
qu’au début de cette aventure. Mais je ne me suis pas résigné pour autant.
Au contraire, je pense que j’en ressors encore plus radical. Avant, je pensais
que, bon an mal an, notre système fonctionnait correctement. Je me disais
qu’il devait bien y avoir quelqu’un, quelque part, avec un plan pour
résoudre les problèmes posés – par exemple par Cambridge Analytica.
J’avais tort. Notre système est cassé, nos lois ne fonctionnent pas, nos
régulateurs sont faibles, nos gouvernements ne comprennent pas ce qu’il se
passe, et notre technologie est en train d’usurper la place de notre
démocratie.
J’ai donc dû apprendre à trouver ma propre voix pour pouvoir dire haut et
fort ce que je voyais arriver. Je suis plein d’espoir, parce que j’ai vu ce qu’il
se passe quand on y arrive. Lorsque le Guardian a publié cette histoire,
beaucoup de journalistes n’y ont vu qu’un enchevêtrement de différentes
théories du complot. La seule idée qu’ils puissent faire l’objet d’un
quelconque examen faisait rigoler les gars de la Silicon Valley. Les
politicards de Washington et de Westminster n’y virent qu’une anecdote.
Pour qu’elle fût prise au sérieux, il fallut toute la détermination de l’équipe
de femmes de la section Art & Culture du Guardian et de son supplément
du dimanche, The Observer. Il fallut l’attention des femmes qui menèrent
l’enquête pour l’Information Commissionner’s Office et la Commission
électorale. Et il fallut deux lanceurs d’alerte immigrés et queer soutenus par
une inébranlable avocate. Cette histoire a eu besoin de toute l’énergie de
femmes, d’immigrés et de personnes queer pour permettre au public de
prendre conscience de la discrète puissance colonisatrice de la Silicon
Valley et des technologies numériques qu’elle a inventées pour nous
assiéger. Nous n’avons jamais cessé de donner de la voix jusqu’à ce que le
monde voie enfin ce que nous, nous voyions.
Quand on grandit et qu’on est queer, on apprend très tôt que son
existence est extérieure à la norme. Nous nous retirons dans un placard et
cachons la vérité jusqu’à ce que cela devienne insupportable. Vivre dans le
placard est douloureux. C’est un acte de violence émotionnelle que nous
nous infligeons à nous-même pour ne pas gêner ceux qui nous entourent.
Les personnes queer comprennent intimement les systèmes de pouvoir, et
faire son coming out, dire la vérité, est un acte profondément
transformateur. En sortant du placard, nous mesurons la puissance que
recèle le fait de dire la vérité à ceux qui n’ont peut-être pas particulièrement
envie de l’entendre. Nous rejetons leur confort et nous les obligeons à
écouter. Pourquoi est-ce que tant de gays soufflent-ils dans des sifflets2 lors
des Marches des fiertés ? Pour attirer l’attention. Pour annoncer que nous
avons fini de nous cacher. Pour défier l’hégémonie des puissants. Et,
comme tant d’autres personnes queer avant moi, j’ai dû accepter ma vérité
et embrasser mon inévitable échec à correspondre un jour à l’idéal masculin
imposé par la société.
Je suis un lanceur d’alerte queer, ce fut donc mon second coming out.
Soumis à une clause de confidentialité, j’ai été poussé dans un nouveau
placard, condamné à vivre en cachette avec mon détestable savoir et mes
inacceptables vérités. J’ai vécu pendant deux ans en suivant une politique
personnalisée de Don’t ask don’t tell3 que m’avaient imposée de puissantes
entreprises. Pour ne pas devoir faire face à de terribles représailles, il
m’était interdit de dire la vérité aux autres : j’étais en quelque sorte devenu
le petit secret de ces entreprises. Mais, comme les autres personnes queer
sorties du placard, j’ai pris l’habitude de dire la vérité, et j’ai choisi de
révéler haut et fort ces vérités désagréables, d’arrêter de me cacher,
d’arrêter d’être leur petit secret, d’affronter les conséquences de ce choix,
quelles qu’elles soient, et de crier ce que je savais à la face du monde.
Le placard n’est pas un espace au sens littéral ; il s’agit d’une structure
sociale que nous, les personnes queer, internalisons et à laquelle nous nous
conformons. Le placard est un contenant dont les limites sont fixées par
d’autres, par des individus qui veulent contrôler la manière dont vous vous
comportez et dont vous vous présentez. Le placard est invisible, et vous
vous y retrouvez par défaut, jamais par choix, afin que les autres puissent
créer une version plus acceptable de ce que vous êtes – pour leur propre
bénéfice, jamais pour le vôtre. Grandir en étant au placard signifie
apprendre progressivement comment passer en société – quels
mouvements, quel ton, quelles expressions, quels points de vue ou quels
désirs exprimés transgressent les normes des limites sociales qui vous ont
été dictées. Les enfants queer apprennent peu à peu comment contraindre
leur comportement, jusqu’à ce que cela devienne quasiment une seconde
nature, jusqu’à ce qu’ils passent. Ces changements sont si progressifs que,
parfois, vous ne remarquez même pas à quel point vous avez modifié votre
comportement, jusqu’au jour où vous décidez de sortir du placard. Une
étape du coming out revient d’ailleurs à accepter qu’une grande partie de
vous s’est construite à l’intérieur de ce placard, par ce placard, et il peut se
révéler douloureux de réaliser à quel point une grande part de ce que vous
êtes vous a été imposée sans votre consentement et sans même que vous en
ayez eu conscience. Le placard est un lieu où la société vous accepte en
échange de votre capacité à passer, mais c’est également un espace au sein
duquel la colère couve, tandis que les limites et les définitions vous
asphyxient progressivement jusqu’au moment où vous ne pouvez tout
simplement plus rester dans cette prison.
Sortir du placard revient à rejeter les définitions qui nous ont été
imposées par quelqu’un d’autre. La capacité à définir nos identités est
extrêmement puissante et, que les menaces encourues par cette puissance
découlent d’un placard social ou d’un placard algorithmique, nous devons
résister à qui que ce soit ou quoi que ce soit qui cherche à disposer du
pouvoir de définir ou classer, dans son propre intérêt, celle ou celui que
nous sommes. La Silicon Valley risque de créer une nouvelle hégémonie de
l’identité par le biais de la construction de ces espaces personnalisés pour
chaque personne. Ces espaces, en réalité, ne sont que de nouveaux placards
pour définir nos identités, les manières dont nous nous exprimons ainsi que
nos comportements. En récoltant et en traitant les données de votre moi
numérique, les algorithmes prennent des décisions concernant la manière de
vous définir, de vous classer, ce que vous devez remarquer ou ceux qui
doivent vous remarquer. Mais il existe une frontière très fine entre, d’un
côté, un algorithme vous définissant afin de représenter ce que vous êtes
vraiment, et de l’autre, un algorithme vous définissant pour créer une
prophétie autoréalisatrice à propos de ce que, selon lui, vous devriez
devenir.
Les gens sont déjà en train de se transformer pour correspondre à l’idée
que se fait la machine de ce qu’ils devraient être. Certains d’entre nous se
mettent en scène sur les réseaux sociaux pour augmenter l’engagement de
leurs followers, au point que ce qu’ils sont vraiment et la manière dont ils se
présentent en ligne tendent à se confondre de plus en plus. Et quand les
followers ont suffisamment vu ces identités mises en scène, certains d’entre
eux se mettent à haïr ce qu’ils sont ou ce à quoi ils ressemblent, et
commencent à s’affamer pour se conformer aux nouveaux standards
délétères dont ils sont entourés. D’autres vont cliquer sur les liens que leur
recommandent les algorithmes, interagir avec ces nouveaux contenus, et
creuser de plus en plus profondément le sillon de la personnalisation,
jusqu’à ce que leur vision du monde change sans qu’ils s’en rendent
compte. Ce que nous achetons en ligne est dorénavant mis en scène en
fonction d’un profil de nous-même défini par quelque chose d’autre. Notre
valeur en tant que candidat, que ce soit à un emploi, une assurance, un
crédit ou un emprunt est dorénavant basée sur un profil de nous-même
défini par quelque chose d’autre. Plus nous nous approchons de
l’inexorable fusion des mondes physique et numérique, et plus nos vies ne
sont plus définies par nous-même, mais par quelque chose d’autre. Par
conséquent, si nous voulons éviter cela, nous devons tous sortir de nos
placards avant que quelqu’un ou quelque chose ne nous y enferme.

Le 23 mai 2019, je me réveillai à 6 heures du matin – ce qui est


inhabituellement tôt pour moi. Ma chambre s’éclairait et se réchauffait aux
premiers rayons de soleil qui perçaient à travers les rideaux. Je déteste me
lever tôt, alors j’ai contemplé le plafond avant de jeter un coup d’œil par la
fenêtre pour voir la vie commencer à s’éveiller dans la rue. Un mec que je
fréquentais était resté pour la nuit ; je me glissai donc hors du lit le plus
silencieusement possible. C’était jour de vote en Grande-Bretagne,
potentiellement les dernières élections européennes. Ma carte d’électeur
indiquait que les bureaux de vote ouvraient à 7 heures du matin, je décidai
donc d’aller faire un saut dans celui de mon quartier.
Marchant à pas de loup, je me glissai jusqu’à ma commode et attrapai un
jean ainsi qu’un T-shirt qui traînait par terre. Le T-shirt était un cadeau de la
styliste anglaise Katharine Hamnett. Il était en coton doux, noir, et portait
cette inscription en grosses lettres blanches : SECOND REFERENDUM NOW ! S’il y a
bien un jour où je dois porter ce T-shirt, c’est clairement aujourd’hui,
pensai-je. J’ouvris mon tiroir pour choper mon téléphone et, dès qu’il
recommença à capter, il se mit à vibrer en continu sous une avalanche de
messages.
Oh merde. Je me retournai et découvris que je l’avais réveillé. Grognant,
la tête dans l’oreiller, il me demanda pourquoi je me levais si tôt et je lui
répondis que c’était parce que je voulais aller voter. Il s’assit, fit un sourire
narquois, et, levant les yeux au ciel, me demanda si ce jour était un peu
l’équivalent de Noël pour les gens comme moi. Je lui répondis que non, que
je voulais y aller tôt, avant que des membres de partis politiques ne se
ramènent pour prendre la température. Je n’avais aucune envie de
m’embrouiller à nouveau avec des gens de l’UKIP ou des Brexiteurs.
Qu’on me traite de traître ou qu’on me bouscule dans la rue, passe encore,
mais il était hors de question qu’on m’empêche de voter.
Non, ce n’était pas Noël, et je n’étais pas du tout excité en me rendant au
bureau de vote. C’était même plutôt triste, parce que je savais que je n’allais
pas voter pour une vraie élection – cela faisait juste partie d’une sorte de
représentation d’adieu avant que la Grande-Bretagne ne prenne congé de
l’Europe. Malgré le jugement rendu par la Commission électorale qui
condamnait Vote Leave, l’enquête toujours en cours de la National Crime
Agency, les témoignages au Parlement, et des semaines et des semaines
d’articles dans le Guardian expliquant la manière dont Downing Street
avait essayé d’étouffer l’affaire, le gouvernement était plus que jamais
déterminé à sortir de l’Union européenne sur la base d’un mandat obtenu
par la triche et la fraude.
Ma boîte à lettres était remplie de tracts et de prospectus. Je m’attendais
presque à recevoir un truc barjo de la part d’Arron Banks ou de Leave.EU,
comme par exemple un tract pro-Brexit glissé dans une bouteille de vodka
russe, puisqu’ils semblaient prendre un malin plaisir à nous faire chier, moi
et la journaliste du Guardian Carole Cadwalladr. Mais non, rien, juste des
tracts normaux. Les Verts. Les Lib-Dems. L’UKIP. Rien de la part des
Tories ou du Labour, pour une raison qui m’échappait. Je dépliai le
prospectus des Lib-Dems en me demandant vaguement quelles données ils
utilisaient maintenant, et s’ils m’avaient ciblé avec un message sur mesure.
Mais non. C’était juste leur habituel tract de merde.
Je jetai un coup d’œil à la caméra de sécurité qui me fixait dans l’entrée,
puis je quittai l’immeuble. Je marchai d’un bon pas dans les rues de mon
quartier. Des rangées de vieilles maisons géorgiennes parsemées, çà et là, de
quelques immeubles. C’était une journée particulièrement lumineuse et
ensoleillée. L’air du matin était frais, vivifiant. Je pris la rue principale. Les
boutiques étaient encore toutes fermées, à l’exception d’un café. Je
m’installai au comptoir et commandai un café avec un nuage de lait de soja.
Pendant que j’attendais, je pris le temps d’observer la faune qui
m’entourait : tous semblaient obnubilés par leur téléphone, occupés à
scroller, à suivre des marques et des célébrités, à interagir avec des
contenus. J’étais debout à côté d’eux, mais ils étaient tous perdus dans leurs
mondes numériques. Pour être honnête, je faisais exactement la même
chose avant mon bannissement. Mais sans réseau social, à part un compte
Twitter dont je me sers à peine, je me suis retrouvé à beaucoup moins
scroller, beaucoup moins poster, et prendre moins de photos. J’ai cessé de
passer des heures « seul-ensemble », avec d’autres sur mon écran. Je vis
peut-être dorénavant hors de ces mondes numériques, mais je suis au moins
devenu plus présent dans ce monde-ci. Après avoir bu mon café, je
descendis une rue bordée d’arbres qui menait au bureau de vote. Scotchées
aux troncs, de grandes affiches blanches indiquaient en lettres noires POLLING
STATION, « bureau de vote ». Je restai à distance, scannant les environs, mais

aucun membre d’un parti ne rôdait alentour pour le moment. J’entrai donc
et suivis les flèches menant vers un couloir qui débouchait sur une pièce
simple et nue dans laquelle étaient éparpillés des isoloirs en carton, ainsi
que de minuscules crayons et des gommes.
L’employée du bureau de vote me regarda et me demanda mon nom. Elle
parcourut sa liste et le barra. Voilà, c’était tout. Pas de carte d’identité, pas
d’appareils électroniques. Elle me tendit les bulletins qui me semblèrent
mesurer un mètre de long, avec les listes des candidats aux Européennes. Le
papier était légèrement plus épais que celui utilisé pour les journaux. En le
tenant entre mes mains, je songeai à quel point l’acte du vote peut sembler
matériel, et en même temps à l’immense quantité d’activités en ligne
extrêmement sophistiquées qui menait, en réalité, à cette action simple de
tracer une croix sur une fine feuille de papier. Je glissai le bulletin dans
l’urne en espérant que ce ne serait pas la dernière fois.
Notes
1. L’expression growth hacking (littéralement, « piratage de croissance »),
inventée par Sean Ellis en 2010, désigne un ensemble de méthodes et de
techniques de marketing utilisées pour accélérer la croissance et le chiffre
d’affaires d’une entreprise, notamment en optimisant chaque étape de la
relation qu’entretient l’entreprise avec le prospect/client, à savoir :
acquisition, activation, rétention, revenu et recommandation. (N.d.T.)

2. Rappelons qu’en anglais, « lanceur d’alerte » se dit whistleblower, soit


« celui qui souffle dans un sifflet ». (N.d.T.)

3. En vigueur de Clinton à Obama, la doctrine du Don’t ask don’t tell (« Ne


pas demander, ne pas révéler ») imposait aux militaires américains LGBTI
de garder le silence sur leur préférence sexuelle en échange d’une absence
de curiosité à cet endroit de la part de leurs supérieurs. Cette politique
hypocrite fut conçue pour contourner l’interdiction faite aux non-
hétérosexuels de servir sous le drapeau américain. (N.d.T.)
ÉPILOGUE

Sur la réglementation :
une note aux législateurs

Si nous voulons empêcher un autre Cambridge Analytica de s’attaquer à


nos institutions civiles, nous devons impérativement essayer de corriger
l’environnement défectueux dans lequel il a pu incuber. Depuis trop
longtemps, les parlementaires pensent à tort que « la loi ne peut pas tenir le
rythme des nouvelles technologies ». Le secteur des nouvelles technologies
prend un malin plaisir à marteler cette idée car, grâce à elle, les législateurs
ont tendance à se sentir trop stupides ou pas assez au courant pour se
permettre de remettre son pouvoir en question. La vérité, c’est que la loi
peut tenir le rythme des nouvelles technologies, tout comme elle s’est
montrée capable de le faire avec la médecine, le génie civil,
l’agroalimentaire, l’énergie et d’innombrables autres secteurs extrêmement
techniques. Les législateurs n’ont pas besoin de comprendre précisément les
interactions chimiques d’un nouveau médicament contre le cancer pour
créer des processus efficaces d’autorisation de mise sur le marché, pas plus
qu’ils n’ont besoin de connaissances approfondies sur la conductivité du
cuivre dans les câbles à haute tension pour créer des normes d’isolation.
Nous ne demandons pas aux législateurs d’avoir une expertise précise dans
un secteur car nous déléguons aux régulateurs la responsabilité de la
supervision technique. La réglementation fonctionne parce que nous faisons
confiance à des gens qui s’y connaissent mieux que nous pour enquêter sur
les innovations et les industries, et ainsi jouer le rôle de garants de la
sécurité publique. Certes, « réglementation » est un mot terriblement peu
sexy, qui évoque une image de petit employé tatillon tenant à la main une
liste de contrôle, et nous nous disputerons sans fin à propos des détails de
ces règles imparfaites : toujours est-il que les réglementations de sécurité
ont tendance à fonctionner. Quand vous achetez de la nourriture chez
l’épicier, que vous allez voir un médecin ou que vous montez dans un avion
pour vous retrouver à des milliers de pieds dans les airs, vous sentez-vous
en sécurité ? La plupart des gens répondront par l’affirmative. Vous arrive-t-
il de penser à la chimie ou à l’ingénierie en jeu ? Sans doute pas.
Les entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies ne devraient
pas avoir le droit d’« avancer vite et casser les codes ». S’il existe des
limitations de vitesse sur les routes, c’est pour une bonne raison : la sécurité
des individus. Un laboratoire pharmaceutique ou une entreprise aérospatiale
ne peut pas mettre une innovation sur le marché sans se conformer en
premier lieu à des normes d’efficacité et de sécurité, alors pourquoi les
systèmes numériques peuvent-ils être proposés au grand public sans le
moindre examen préalable ? Pourquoi autorisons-nous les géants du Web à
mener des expériences humaines à grande échelle, et ce, seulement pour
nous rendre compte que ces entreprises sont devenues si puissantes qu’elles
en sont ingérables ? Nous avons été témoins de phénomènes comme la
radicalisation, les tueries de masse, les nettoyages ethniques, les troubles
alimentaires, les troubles du sommeil, ainsi que les attaques directes contre
nos démocraties – tous directement influencés par les réseaux sociaux. Ce
sont peut-être des écosystèmes intangibles, mais les dommages faits aux
victimes sont on ne peut plus concrets.
La question de l’échelle est l’éléphant au milieu de la pièce. Quand les
dirigeants de la Silicon Valley se justifient en expliquant que l’échelle à
laquelle opère leur plateforme est si gigantesque qu’il est très difficile
d’empêcher des tueries de masse d’être diffusées en direct ou de supprimer
les appels à un nettoyage ethnique, cela ne peut en aucun cas être accepté
comme une excuse – car ils viennent de reconnaître implicitement qu’ils ont
créé quelque chose de si grand qu’ils sont devenus incapables de le
contrôler. Et pourtant, il semblerait qu’ils croient également que leur droit à
tirer des profits de ces systèmes l’emporte sur les coûts sociaux que d’autres
doivent payer. Donc, quand des entreprises comme Facebook disent :
« Nous avons eu des retours indiquant que nous devons faire davantage
d’efforts », comme elle l’a fait lorsque sa plateforme a été utilisée pour
diffuser la fusillade de masse en Nouvelle-Zélande, nous devons leur poser
une question simple : si ces problèmes sont trop complexes pour que vous
parveniez à les résoudre en temps réel, pourquoi donc êtes-vous autorisés à
mettre sur le marché des produits non testés avant d’avoir compris
l’ensemble de leurs conséquences potentielles pour la société ?
Nous avons besoin de nouvelles règles pour contribuer à créer une sorte
de frottement, de friction saine sur le Web, un peu comme les dos d’âne,
afin de garantir la sécurité du public dans les écosystèmes numériques et les
nouvelles technologies. Je ne suis pas un expert en réglementation, et je ne
prétends pas avoir toutes les réponses, loin de là. Il ne faut pas prendre ce
que je dis pour argent comptant mais il est nécessaire que cette discussion
soit menée par une communauté la plus large possible. J’aimerais toutefois
proposer quelques idées – au moins pour lancer le débat. Certaines de ces
idées marcheront peut-être, d’autres non, mais une chose est sûre, nous ne
pouvons pas faire l’économie d’une réflexion, ensemble, sur ce problème
difficile. La technologie est puissante, et elle a le potentiel d’élever
l’humanité de bien des manières. Mais cette puissance doit être maîtrisée et
c’est à nous de l’orienter pour qu’elle soit constructive. Voici donc quelques
idées qui pourraient sans doute nous permettre d’avancer.

1. Un code de la construction pour Internet


L’histoire des codes de la construction remonte à 64 après J.-C., quand
Néron fixa des normes pour la hauteur des maisons, la largeur des rues et
l’alimentation publique en eau, après que les flammes eurent ravagé Rome
pendant neuf jours. Même si un incendie poussa Boston à interdire les
cheminées en bois et les toits de chaume, le premier code de la construction
moderne apparut après le Grand Incendie de Londres de 1666. Tout comme
à Boston, le tissu urbain était très dense, et les maisons étaient avant tout
faites de bois et de chaume, si bien que les flammes se propagèrent à toute
vitesse en quatre jours. Le feu détruisit 13 200 maisons, 84 églises et
quasiment tous les bâtiments gouvernementaux de la ville, après quoi le roi
Charles II déclara que nul ne devait « ériger une maison ou un bâtiment,
petit ou grand, avec d’autres matériaux que de la brique ou de la pierre ». Il
décida également que les rues devaient être élargies, pour empêcher les
futurs incendies de se propager d’un trottoir à l’autre. Après d’autres
incendies historiques au XIXe siècle, de nombreuses villes firent de même et,
finalement, des experts publics furent chargés d’inspecter et de garantir que
les propriétés privées étaient sûres pour les habitants et le public en général.
De nouvelles règles apparurent, et la notion de sécurité publique finit par
devenir l’aune à laquelle fut évaluée la conception des bâtiments,
indépendamment du désir des propriétaires ou même du consentement des
habitants. Une plateforme comme Facebook brûle en continu depuis des
années et enchaîne les catastrophes – Cambridge Analytica, les
interférences russes, le nettoyage ethnique au Myanmar, la fusillade de
masse en Nouvelle-Zélande, etc. Tout comme les réformes qui suivirent le
Grand Incendie de Londres, nous devons commencer à porter notre regard
au-delà de la seule politique pour nous pencher sur les problèmes
architecturaux sous-jacents qui menacent notre harmonie sociale et le bien-
être de nos concitoyens.
Internet abrite d’innombrables types d’architectures différentes avec
lesquelles les individus agissent quotidiennement, voire, parfois, toutes les
heures. Et, tandis que nous fusionnons le monde physique et le monde
numérique, ces architectures numériques auront un impact toujours plus
grand sur nos vies. Le droit à la vie privée est un droit humain fondamental
qui doit être valorisé en tant que tel. Mais, trop souvent, ce droit se retrouve
bafoué d’un simple clic, effectué sans réfléchir, sur le bouton « accepter »
en bas de conditions générales d’utilisation incompréhensibles. Ce
« blanchiment de consentement » (consent-washing) a permis aux grandes
entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies de continuer à
défendre leurs pratiques manipulatrices grâce au langage hypocrite du
« choix du consommateur ». Ce vocabulaire permet de déplacer notre cadre
de pensée depuis la conception – et les concepteurs – de ces architectures
viciées vers l’activité de l’utilisateur, qui ne comprend ni ne contrôle la
conception du système. Nous ne faisons pas endosser aux personnes qui
entrent dans un immeuble la responsabilité de l’absence de sortie de secours
ou de ses défaillances électriques. Ce serait dangereux – et aucune
condition générale d’utilisation placardée sur une porte ne permettrait à un
architecte d’échapper à sa responsabilité en cas de construction d’un espace
dangereux. Pourquoi en irait-il différemment pour les ingénieurs et les
architectes de logiciels et de plateformes en ligne ?
Dans cette optique, le consentement ne devrait pas être l’unique
fondement de la capacité d’une plateforme à se servir d’une fonction
mettant en jeu les droits fondamentaux des utilisateurs. En suivant
l’approche canadienne et européenne considérant le droit à la vie privée
comme un problème de conception et d’ingénierie – un cadre appelé
« protection de la vie privée dès la conception » (privacy by design) –, nous
devrions étendre ce principe de façon à créer tout un code d’ingénierie : un
code de la construction pour Internet. Ce code inclurait de nouveaux
principes en dehors de la seule protection de la vie privée, comme le respect
de la puissance d’agir et l’intégrité des utilisateurs finaux. Un tel code
créerait du même coup un nouveau principe – « puissance d’agir dès la
conception » (agency by design) – qui exigerait des plateformes qu’elles
utilisent des conceptions augmentant le choix de l’utilisateur. Ce principe
interdirait également les dark pattern designs, qui sont des conceptions de
systèmes courantes destinées à délibérément embrouiller, tromper ou
manipuler l’utilisateur pour qu’il accepte une fonction ou se comporte
d’une certaine façon. La « puissance d’agir dès la conception » nécessiterait
également la proportionnalité des effets, principe selon lequel les effets
qu’exerce la technologie sur l’utilisateur doivent être proportionnels aux
bénéfices que peut espérer en retirer ce dernier. En d’autres mots, l’abus
d’influence sera interdit dans la conception de la plateforme, afin de mettre
un terme à des effets aussi pérennes que disproportionnés, comme
l’addiction et les problèmes de santé mentale qui en découlent.
Tout comme dans les codes de la construction traditionnels, le principe
de prévention des dommages sera un élément central de ce futur code de la
construction numérique. Il exigera des plateformes et des applications
qu’elles fassent des « audits de la potentialité d’abus » (abusability audits)
et des tests de sécurité avant de rendre public, ou de lancer à grande échelle,
un produit ou une fonction. La preuve de l’innocuité de leurs produits, y
compris s’ils sont déployés très largement, incombera aux entreprises
spécialisées dans les nouvelles technologies. Par conséquent, il sera interdit
d’utiliser le public pour mener des expériences à grande échelle avec des
fonctions non testées, et plus jamais les citoyens ne pourront être utilisés
comme cobayes. Cela devrait permettre d’empêcher des situations comme
celle qui se produisit au Myanmar, où Facebook n’a jamais remis en
question la manière dont certaines fonctions pouvaient être utilisées pour
attiser la violence dans des régions sujettes à des conflits ethniques.

2. Une charte de déontologie pour les ingénieurs informaticiens


Si votre enfant se perdait et qu’il avait besoin d’aide, à qui préféreriez-
vous qu’il s’adresse ? À un médecin, peut-être ? Ou plutôt à un instituteur ?
Et pourquoi pas à un spéculateur en cryptomonnaies, ou à un développeur
d’applis de jeux vidéo ? Si, dans notre société, certaines professions sont
estimées dignes de confiance – les médecins, les avocats, les infirmières, les
enseignants, les architectes, etc. – c’est, du moins en grande partie, parce
que leur exercice implique de respecter un code déontologique ainsi que des
lois destinées à garantir la sécurité des personnes. La place spéciale que ces
professions occupent au sein de notre société implique en contrepartie le
respect de normes supérieures de déontologie professionnelle et
d’obligations de diligence. Par conséquent, dans de nombreux pays, des
organismes de réglementation sont chargés de définir et de faire appliquer la
charte de déontologie propre à une profession. Pour qu’une société
fonctionne, nous devons pouvoir être capable de faire confiance aux
médecins et aux avocats qui sont toujours supposés agir dans notre intérêt,
et savoir que les ponts et les bâtiments dont nous nous servons tous les jours
ont été construits avec compétence et dans le respect du code de la
construction. Au sein de ces professions réglementées, les comportements
contraires à l’éthique peuvent avoir de graves conséquences pour ceux qui
transgressent les limites fixées – depuis l’amende et la dénonciation
publique jusqu’à la suspension temporaire ou même l’exclusion définitive.
Les logiciels, les intelligences artificielles et les écosystèmes numériques
ont désormais profondément pénétré nos vies, et pourtant ces appareils et
ces programmes que nous utilisons tous les jours ne sont soumis à aucun
code déontologique les obligeant à accorder l’attention qu’il convient à
leurs impacts éthiques sur les utilisateurs ou la société dans son ensemble.
En tant que corps de métier, les ingénieurs informaticiens ont un grave
problème éthique qu’il importe de régler de toute urgence. Les entreprises
spécialisées dans les nouvelles technologies ne créent pas par magie et à
partir de rien des plateformes dangereuses ou problématiques – ce sont bien
des individus qui, dans ces entreprises, construisent ces technologies. Mais
il y a un problème évident : les ingénieurs informaticiens et les data
scientists ne mettent pas leur peau en jeu. Si l’employeur d’un informaticien
lui demande de créer un système manipulateur, ou éthiquement douteux, ou
qu’il lui demande de l’implémenter imprudemment, sans considération pour
la sécurité de l’utilisateur, l’employé n’a aucune obligation de refuser.
À l’heure actuelle, un tel refus d’agir pour des raisons éthiques ferait
courir le risque à l’informaticien de se faire renvoyer. Même dans le cas où
une conception contraire à l’éthique serait par la suite reconnue comme
contraire à une réglementation, d’une part l’entreprise serait en mesure
d’absorber le choc et de payer ses amendes, et d’autre part il n’y aurait
aucune conséquence professionnelle pour l’informaticien qui a construit
cette technologie, contrairement à ce qui arriverait au médecin ou à l’avocat
ayant fait une grave entorse à l’éthique professionnelle. Il existe donc une
motivation perverse à commettre des infractions qui n’existe dans aucune
autre profession. Si un employeur demande à un avocat ou à une infirmière
d’agir de manière immorale, ces derniers seront obligés de refuser s’ils ne
veulent pas courir le risque de perdre leur licence professionnelle. En
d’autres termes, le fait qu’ils jouent leur peau les incite à remettre en
question les demandes de leur employeur.
Si nous, les ingénieurs informaticiens et les data scientists, désirons nous
considérer comme de véritables professionnels méritant l’estime et les
salaires élevés que nous exigeons, il doit absolument exister un devoir
correspondant nous enjoignant à nous comporter de manière éthique. La
réglementation des entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies
ne pourra être véritablement efficace qu’à la condition que ceux qui y
travaillent aient beaucoup à perdre en cas de comportement contraire à
l’éthique. Nous devons responsabiliser les informaticiens pour qu’ils
commencent à se préoccuper de ce qu’ils construisent. Un atelier
d’entreprise pendant un après-midi ou un module semestriel sur l’éthique ne
sont pas des solutions suffisantes pour régler les problèmes auxquels nous
confronte aujourd’hui l’émergence des nouvelles technologies. Nous ne
pouvons pas nous permettre de continuer sur la même voie, une voie dans
laquelle le paternalisme technologique et les partouzeurs triés sur le volet de
la Silicon Valley1 créent une race de dangereux maîtres qui ne prennent pas
en considération le mal que leur travail peut potentiellement infliger à la
société.
Nous avons besoin d’un code professionnel soutenu par un organisme de
réglementation, comme c’est le cas pour les ingénieurs du bâtiment ou les
architectes dans de nombreuses juridictions, afin qu’il existe de véritables
conséquences pour les informaticiens et les data scientists qui mettent leur
talent et leur savoir-faire au service de technologies dangereuses,
manipulatrices ou contraires à l’éthique. Ce code ne devra pas proposer une
ligne de conduite vague ou faisant des vœux pieux ; bien au contraire, il
devra être clair, spécifique, et laisser le moins de marge possible à
l’interprétation. Il devra inclure une exigence de respect de l’autonomie de
l’utilisateur, d’identification et de documentation des risques, et assujettir le
code informatique à l’examen et à l’évaluation. Il devra également inclure
l’obligation de considérer les conséquences de leur travail sur les
populations vulnérables, dont tout impact disproportionné sur les
utilisateurs de différentes races, genre, compétences, orientations
sexuelles, etc. Et si, après mûre réflexion, la demande d’implémentation
d’une fonction par un employeur est estimée contraire à l’éthique par
l’informaticien, ce dernier aura également le devoir de refuser et le devoir
de signaler la demande, en l’absence de quoi il devra faire face à de graves
conséquences professionnelles. L’informaticien ayant refusé d’implémenter
quelque chose et l’ayant signalé doit également être protégé par la loi contre
toutes représailles de la part de son employeur.
Parmi tous les types de réglementation possibles, un code déontologique
pour les ingénieurs informaticiens est probablement celui qui empêchera de
faire le plus de dégâts, dans la mesure où il forcera les constructeurs eux-
mêmes à évaluer les risques dont sont porteurs leurs travaux avant toute
mise à disposition du public, et leur interdira de se dérober à leurs
responsabilités morales sous prétexte qu’ils se sont contentés d’obéir aux
ordres. La technologie reflète souvent une certaine incarnation de nos
valeurs : instiller une culture de l’éthique est donc crucial si, en tant que
société, nous avons le désir de dépendre de plus en plus des créations des
informaticiens. S’ils ont des comptes à rendre, ces derniers pourraient bien
devenir notre meilleure ligne de défense contre les futurs abus des nouvelles
technologies. Et, en tant qu’informaticiens, nous devrions tous aspirer à
mériter la confiance du public lorsque nous construisons les nouvelles
architectures de notre société.

3. Les services publics d’Internet et le bien commun


Les services publics (utilities) sont traditionnellement des réseaux
physiques qu’on dit « affectant le bien commun ». La manière dont ils
existent au sein du marché est unique dans la mesure où leurs
infrastructures sont si fondamentales pour le fonctionnement du commerce
et de notre société qu’on leur permet d’opérer différemment des entreprises
classiques. Les services publics correspondent souvent à une forme de
monopole naturel. Sur un marché, une concurrence équitable entraîne
généralement de l’innovation, une meilleure qualité et des prix réduits pour
les consommateurs. Mais, dans certains secteurs comme l’énergie, l’eau et
les routes, construire au même endroit des câbles à haute tension, des
pipelines ou des lignes de métro pour les mettre en concurrence n’a
strictement aucun sens, et constituerait une absurdité économique aussi bien
pour les entreprises que pour les consommateurs. Un unique fournisseur de
services entraîne certes une efficacité accrue, mais fait également courir le
risque que ce dernier soit dépositaire d’une influence et d’un pouvoir
excessifs – les consommateurs, n’ayant pas la capacité de choisir d’autres
câbles à haute tension, d’autres pipelines et d’autres lignes de métro,
peuvent rapidement devenir les otages d’une entreprise sans scrupules.
Sur Internet, certains acteurs du marché sont en position extrêmement
dominante. Google représente plus de 90 % des parts de trafic des moteurs
de recherche, et quasiment 70 % des adultes actifs sur des réseaux sociaux
utilisent Facebook. Mais cela ne suffit pas à en faire en soi des
infrastructures universelles. Quand les plateformes technologiques
connaissent une panne, nous pouvons survivre et gérer la situation plus
longtemps (mais pas indéfiniment) que nous ne pourrions le faire lors d’une
panne d’électricité. Les très rares fois où le moteur de recherche de Google
a planté, les utilisateurs ont juste migré vers d’autres moteurs de recherche
moins connus jusqu’à ce que Google eût corrigé le problème. Il existe
également des cycles de popularité pour les gros acteurs de l’Internet, qui
ne connaissent pas d’équivalent au niveau des infrastructures physiques.
MySpace fut autrefois la plus grande des plateformes de réseautage social
avant d’être écrabouillé par Facebook, alors que nous ne rencontrons que
rarement, voire jamais, de cycle de marché avec les entreprises de
distribution d’eau ou d’électricité.
Ceci étant dit, les acteurs dominants d’Internet partagent certaines
caractéristiques avec les services publics physiques. Tout comme ces
derniers, ces architectures servent souvent de facto de colonne vertébrale au
commerce et à la société, et leur existence est considérée comme allant de
soi dans notre vie quotidienne. Les entreprises en sont venues à s’appuyer
passivement sur l’existence du moteur de recherche de Google pour le
recrutement de leur main-d’œuvre, par exemple. Ce qui n’est pas, en soi,
une mauvaise chose. Les moteurs de recherche et les réseaux sociaux
bénéficient par définition des effets de réseau, ce qui signifie que plus il
existe d’individus utilisant le service et plus ce service devient utile. Tout
comme pour les services publics physiques, le fait de travailler à grande
échelle peut créer un énorme bénéfice pour le consommateur, et il ne s’agit
pas, pour nous, d’entraver ce bénéfice public. Toutefois, les consommateurs
sont ici menacés par les mêmes risques que dans les autres monopoles
naturels. Ce sont ces dommages potentiels que nous devons prendre en
compte dans notre nouvel ensemble de règles.
Par conséquent, tout en étant pleinement conscient de l’existence de
différences fondamentales entre Internet et les infrastructures physiques,
j’utiliserais l’expression de « services publics d’Internet » (Internet utilities)
pour désigner quelque chose de similaire et d’en même temps différent d’un
service public traditionnel. Un « service public d’Internet » est un service,
une application ou une plateforme dont la présence est devenue si
dominante sur Internet qu’il en est venu à affecter le bien commun par la
nature même de l’échelle à laquelle il opère. La réglementation des services
publics d’Internet doit reconnaître la place spéciale que ces derniers
occupent dans la société ainsi que dans le commerce, et imposer des normes
exigeantes d’attention vis-à-vis de l’utilisateur. Si nous voulons changer la
donne, ces réglementations doivent prendre la forme de devoirs
déontologiques, avec des amendes étalonnées sur les bénéfices annuels,
contrairement à la situation actuelle, dans laquelle le coût d’une infraction à
la réglementation est négocié et, au final, fait quasiment partie des frais
généraux de ces entreprises.
De la même manière que nous ne pénalisons pas les compagnies de
distribution d’électricité pour l’échelle à laquelle elles opèrent, nous ne
devons pas condamner les services publics d’Internet – à condition bien sûr
que les effets de réseaux engendrent d’authentiques bénéfices sociaux. En
d’autres mots, il ne s’agit pas de démanteler les grandes entreprises
spécialisées dans les nouvelles technologies ou de limiter leur champ
d’action, mais bien plutôt de les rendre responsables. En échange du droit
d’opérer à grande échelle, les services publics d’Internet doivent être
obligés d’agir de manière proactive pour assurer de manière responsable
l’intendance de ce qui finira peut-être par devenir nos communs
numériques. Elles doivent absolument comprendre que le fait d’opérer à
grande échelle affecte automatiquement le bien commun, et que, dans
certains cas, il arrivera que ce dernier doive prendre le pas sur leurs intérêts
privés et leur désir de faire des bénéfices. Tout comme pour les autres
services publics, ces acteurs en situation de quasi-monopole devront se plier
à des normes supérieures de sécurité pour l’utilisateur, spécifiques aux
logiciels et aux applications, ainsi qu’à un nouveau code des droits du
consommateur numérique. Ces nouveaux droits du consommateur
numérique devraient servir de fondement à des conditions générales
d’utilisation universelles. Ainsi, les intérêts des utilisateurs d’Internet seront
adéquatement pris en compte là où ils ont été jusqu’ici passablement
ignorés par les entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies.

4. L’intendance publique des communs numériques


Ces services publics d’Internet doivent également être contraints de
rendre publiquement des comptes en raison du pouvoir sans limites de leur
impact sur notre discours public, notre cohésion sociale et notre santé
mentale, que ce soit intentionnellement ou pour cause d’incompétence ou
de négligence. Une agence de réglementation numérique doit être créée
pour faire appliquer ce nouveau cadre réglementaire numérique et être
dotée du pouvoir d’infliger des sanctions réglementaires. Plus
particulièrement, ces agences devront se pourvoir de médiateurs
techniquement compétents ayant le pouvoir de faire, de leur propre chef,
des audits techniques des plateformes au nom du public. Nous devrions
également utiliser des mécanismes de renforcement fondés sur le marché,
comme obliger les services publics d’Internet à souscrire une forme
d’assurance pour les dommages auxquels nous expose le mauvais usage des
données. En rendant obligatoire une assurance pour les violations de
données, déterminée par la valeur sur le marché de ces données, nous
pouvons créer une pression financière incitant les entreprises à améliorer
leurs pratiques.
Nous avons vu la valeur des données personnelles créer de tous nouveaux
modèles économiques sur les réseaux sociaux et permettre à ces derniers
engranger d’immenses bénéfices. Les plateformes comme Facebook ont
défendu de toutes leurs forces l’idée selon laquelle le fait d’échanger des
données personnelles contre le droit d’utiliser une plateforme n’est pas un
échange de valeurs, ce qui est bien sûr complètement faux. Des marchés
entiers valorisent et vendent des données personnelles, ou en vendent des
droits d’exploitation. Le défaut de l’approche antitrust actuelle vis-à-vis des
grosses entreprises spécialisées dans les nouvelles technologies, c’est que
les régulateurs n’ont pas su évaluer correctement la valeur que peuvent
revêtir les données d’un consommateur.
Si nous prenons véritablement en compte la valeur croissante des
données personnelles fournies aux plateformes, nous en conclurons
automatiquement que les consommateurs se sont fait systématiquement
arnaquer par ces entreprises. Sous cet angle, les consommateurs donnent à
ces plateformes une bien plus grande valeur, par le biais de leurs données,
que ce qu’ils en reçoivent en retour. Il est peut-être possible de soutenir que,
en vertu des lois antitrust actuellement en vigueur aux États-Unis, l’échange
de données se révèle bien trop coûteux pour le consommateur. Toutefois,
même si tel était le cas, il s’agit d’une jauge beaucoup trop étroite pour
évaluer ce qui est juste et équitable pour le consommateur. Au lieu de cela,
si nous entreprenions de créer une nouvelle classification pour les services
publics d’Internet, nous pourrions utiliser une jauge du bien commun plus
large pour évaluer les opérations, la croissance et les activités de fusion-
acquisition de ces entreprises.
Mais, contrairement aux services publics physiques, les réseaux sociaux
et les moteurs de recherche ne sont pas essentiels au point d’être
irremplaçables ; il importe donc que ces réglementations prennent
également en compte des bénéfices sains pour l’évolution de l’industrie. En
effet, nous voulons éviter de nouvelles règles du jeu qui consolideraient la
position déjà dominante de certains services publics d’Internet au détriment
de nouvelles et meilleures offres. Nous avons également besoin de rejeter
l’idée que toute réglementation des géants actuels entraverait d’une manière
ou d’une autre l’émergence de nouveaux acteurs. Suivre cette logique
reviendrait à soutenir que la réglementation liée à l’environnement ou à la
sécurité du secteur pétrolier inhiberait l’émergence des énergies
renouvelables dans le futur, ce qui est tout à fait absurde. Si nous sommes
véritablement concerné par l’inhibition de l’évolution du marché, alors nous
aurons à cœur d’obliger les services publics de l’Internet à partager leurs
infrastructures dominantes avec des concurrents plus petits, et ce, afin
d’améliorer le choix du consommateur, à l’instar de la façon dont les
entreprises de télécoms dominantes partagent leurs infrastructures de
communication avec des acteurs plus petits. L’imposition de normes de
déontologie et de sécurité aux grands acteurs existants n’est pas
incompatible avec la poursuite de l’évolution technologique. Dans cette
optique, une réglementation fondée sur des principes plutôt que fondée sur
des technologies doit être créée, afin que nous soyons attentifs à ne pas
soumettre de vieilles technologies et des modèles économiques dépassés à
ces nouveaux codes réglementaires.
Merci. Et bonne chance.
Notes
1. En anglais, insulated bro-topias of Silicon Valley, allusion à l’ouvrage
d’Emily Chang, Brotopia: Breaking Up the Boys’ Club of Silicon Valley, un
ouvrage qui met au jour les orgies de sexe et de drogue auxquelles
s’adonnent certains membres de la Silicon Valley, sur fond d’une culture
extrêmement misogyne. (N.d.T.)
REMERCIEMENTS

Trop souvent, on imagine les lanceurs d’alerte en loups solitaires, en


David ayant reçu la mission sacrée d’abattre seul tel ou tel Goliath. Mais,
dans mon cas, je n’ai jamais été seul. Il y a tant de gens sans qui rien de tout
cela n’aurait été possible. Des avocats aux journalistes, de mes sœurs aux
chauffeurs de taxi – de nombreuses personnes ont énormément contribué à
cette histoire, et je leur suis profondément reconnaissant pour leurs conseils,
leur résilience, leur patience et leur ténacité. J’aimerais tout
particulièrement remercier ici les femmes qui m’ont soutenu au cours de ce
voyage. Ce sont elles qui ont rendu cette histoire possible.

Les avocats
Pour m’avoir défendu contre vents et marées, et pour être la plus cool des
avocates que l’on puisse imaginer, j’aimerais en tout premier lieu remercier
ma brillante avocate, Tamsin Allen. Tamsin, tu m’as aidé avant que
quiconque sache qui j’étais, ou ce qu’avait fait Cambridge Analytica. Tu
m’as permis de mener l’assaut contre certaines des personnes et des
entreprises les plus puissantes du monde. Quand j’ai dû me rendre à
Washington pour témoigner devant le House Intelligence Committee des
États-Unis, j’ai appris trois choses sur toi. D’abord, que tu as peur de
prendre l’avion. Ensuite, que tu ne te laisses démonter par absolument rien.
Enfin, que même après un vol transatlantique et cinq heures intenses
passées à mes côtés lors des audiences parlementaires, tu étais encore
capable, le soir même, de danser mieux que Jennifer Lopez lors du gala du
TIME 100.
Tant de brillants avocats ont travaillé sans relâche en coulisse pour me
protéger : sans eux, vous ne pourriez pas lire cette histoire. Adam
Kaufmann, Eric Lewis, Tara Plochocki, et toute mon équipe juridique
américaine à Lewis Baach Kauffmann Middlemiss PLLC – merci de
m’avoir défendu avec autant d’optimisme, d’avoir jonglé avec tant
d’aisance avec la complexité multijuridictionnelle de l’affaire, et de m’avoir
aidé à sortir indemne de ce processus. Vos conseils m’ont permis de rester
calme et suffisamment serein au milieu de la tempête. En Grande-Bretagne,
j’ai également eu la chance de bénéficier du soutien des brillants confrères
et consœurs de Tamsin à Bindmans LLP, parmi lesquels Mike Schwarz et
Salima Budhani, ainsi que d’un bataillon d’avocats de Matrix Chambers,
dont Gavin Millar QC, Clare Montgomery QC, Helen Mountfield QC, Ben
Silverstone et Jessica Simor QC. Martin Soames et Erica Henshilwood, de
Simons Muirhead & Burton LLP, m’ont beaucoup aidé quand je travaillais
encore de manière anonyme avec le Guardian, et leurs tous premiers
conseils se sont révélés décisifs pour la suite. Vous êtes des avocats
incroyables, et si je suis aujourd’hui ici, en train d’écrire, sain et sauf, c’est
grâce à votre travail.

Les lançeurs d’alerte


Mark Gettleson et Shahmir Sanni, merci pour les grands sacrifices
personnels que vous avez tous les deux faits, et merci de m’avoir
accompagné jusqu’au bout de cette expérience complètement dingue. Vous
avez tous les deux dû affronter des représailles profondément injustes, mais
vous avez néanmoins choisi de lancer l’alerte. Mark, depuis notre première
rencontre, il y a maintenant des années de cela, j’ai connu peu d’hommes
capables d’égaler ton éloquence, ton humour, ton empathie et ton
intelligence. Shahmir, merci d’être resté fidèlement à mes côtés depuis que
nous avons tous les deux embrassé le destin de lanceurs d’alerte, et pour
avoir été capable de dire la vérité au pouvoir. Nous avons vécu l’enfer, nous
en sommes revenus ensemble, et je suis particulièrement fier de vous
compter parmi mes amis. Aux quelques autres lanceurs d’alerte qui ont
préféré rester anonymes, merci pour votre aide. Même si le monde ne prend
pas la mesure de votre contribution, vous avez pesé lourd dans la balance.

Les journalistes
Carole Cadwalladr, merci de m’avoir cru – et d’avoir cru en moi. J’ai su à
la minute où je t’ai rencontrée que tu faisais partie des rares personnes sur
cette planète capables de raconter cette histoire au monde de façon à ce que
les gens l’écoutent. Tu as réveillé le monde et fait trembler des géants.
C’était peut-être moi qui avais les cheveux roses, mais c’est bien toi qui
étais armée de la plume. Tu n’as jamais laissé tomber, et ce, malgré les
incessantes menaces et agressions de l’alt-right, des agences de
renseignement privées et des gars de la Silicon Valley. Tu m’as pris sous ton
aile pour une unique raison : ton dévouement sincère pour le bien commun,
et ton brillant travail de journaliste mérite d’innombrables louanges.
Sarah Donaldson et Emma Graham-Harrison, merci pour le rôle clé que
vous avez joué en racontant cette histoire au monde. Votre travail aux côtés
de Carole est l’une des principales raisons pour lesquelles je peux affirmer,
en toute confiance, que je ne serais pas là, ici, à écrire ces remerciements,
sans les femmes. Le Guardian et l’Observer ont bien de la chance de vous
avoir. Et, bien sûr, un grand merci à Paul Webster, John Mulholland et
Gillian Phillips, pour avoir si fermement défendu cette histoire face aux
millionnaires, aux géants des nouvelles technologies, aux fonctionnaires en
colère de la Maison Blanche, aux agences de renseignement et aux menaces
juridiques quasi quotidiennes. Matthew Rosenberg, Nicholas Confessore,
Gabriel Dance, Danny Hakim, David Kirkpatrick et le New York Times,
merci d’avoir raconté cette histoire aux Américains d’une façon aussi
magistrale, et pour l’énorme impact que vous avez eu en demandant des
comptes à Facebook et aux autres géants de la Silicon Valley. Job Rabkin,
Ben de Pear, et Channel 4 News, merci d’avoir eu le courage de vous
infiltrer en courant de si grands risques, et d’avoir présenté cette histoire à
la télévision alors que personne d’autre n’en voulait. Vos images ont montré
au monde la véritable nature des opérations de Cambridge Analytica, et ce,
avec les propres mots, glaçants, du PDG de l’entreprise.

Les parlementaires
Alistair Carmichael, merci pour ton amitié indéfectible et tes conseils
tout au long de ces années, pour les discussions tard le soir à ton bureau, et
pour avoir cultivé mon palais et lui avoir appris à savourer un scotch
pendant une période stressante. Ton aide avant que l’histoire ne devienne
publique fut inestimable. Sans rien espérer en retour, tu as pris des risques
et utilisé ta profonde connaissance du Parlement britannique pour nous
protéger, moi et d’autres lanceurs d’alerte. Ton courage a permis à des
preuves d’une grande importance pour le bien commun d’être conservées et
publiées. Damian Collins et l’ensemble de la Commission parlementaire du
sport, des médias, de la culture et du numérique, merci d’avoir été parmi les
voix les plus fortes à demander des comptes à la Silicon Valley. Votre
collaboration non partisane à l’enquête sur la désinformation et les fake
news a privilégié le bien public, et vous offrez tous un exemple éclatant de
la manière dont il convient de faire de la politique. En travaillant tous
ensemble, les membres de la Commission ont pu défier les géants de la
Silicon Valley et fédérer un soutien pour qu’une action législative soit
entreprise partout sur la planète. Et Damian, chose que je n’aurai jamais cru
dire un jour en tant que gaucho de première, vous m’avez montré que –
peut-être – certains Tories peuvent être vraiment cool.

Les héros méconnus


Merci à mes parents, Kevin et Joan, pour votre amour inconditionnel, vos
encouragements et votre sagesse, et merci à mes deux sœurs, Jaimie et
Lauren, pour avoir tout laissé tomber afin de venir à ma rescousse, pour
m’avoir laissé évacuer mon stress et avoir veillé à ce qu’il y ait toujours de
la nourriture dans mon frigo. Merci également à tous ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, ont contribué à dévoiler et raconter cette histoire.
J’aimerais en particulier remercier Lord Strasburger (pour l’aide discrète
mais incommensurable que vous avez apportée en coulisse) ; Peter Jukes
(pour tous vos encouragements et pour le brillant lancement de cette
affaire) ; Marc Silver (pour votre film éblouissant et nos conversations aussi
longues qu’inspirantes) ; Jess Search (pour la sagesse de vos avis et pour
avoir nourri ma queerness) ; Kyle Taylor (pour votre art consommé
d’organiser une campagne) ; Elizabeth Denham, Michael McEvoy et toute
l’équipe de l’Information Commissioner’s Office du Royaume-Uni (pour
avoir fait reconnaître l’importance des données) ; l’élu de la Chambre des
représentants Adam Schiff et l’équipe du House Intelligence Committee des
États-Unis (pour tout le travail invisible que vous effectuez) ; Glenn
Simpson et Fusion GPS (pour votre brillant travail d’enquête) ; Ken
Strasma (pour avoir éveillé mon intérêt pour les données), Dr Keith Martin
PC (pour avoir nourri mon indépendance d’esprit) ; Jeff Silvester (pour
avoir été mon mentor dans mes jeunes années, malgré tout ce qu’il s’est
passé ensuite) ; Tom Brookes (pour votre soutien, du début jusqu’à la fin) ;
David Carrol et Paul-Olivier Dehaye (pour votre détermination sans faille à
défendre nos droits d’accès à nos données personnelles) ; Dr Emma Briant
(pour avoir dévoilé des preuves cruciales) ; Harry Davies, Ann Marlowe et
Wendy Siegelman (pour votre travail d’enquête) ; mon ancienne
responsable académique Dr Carolyn Mair (pour avoir fait une recension de
ce livre et m’avoir tant appris sur la psychologie, les données et la culture) ;
enfin, la professeure Shoshana Zuboff (dont le travail sur le capitalisme de
surveillance m’a aidé à affiner tellement d’idées). Et, le plus important
peut-être, j’aimerais ici remercier les centaines de milliers d’individus qui
ont partagé cette histoire, qui ont écrit à leurs élus, qui ont manifesté, qui
ont placardé des affiches et qui m’ont envoyé des messages
d’encouragement – il existe tellement de personnes que je n’ai jamais
rencontrées et qui m’ont soutenu pendant cette drôle d’aventure.

Ce livre
Enfin, j’aimerais exprimer toute ma gratitude à mes deux brillants
collaborateurs, qui m’ont aidé dans la rédaction de cet ouvrage, Lisa Dickey
et Gareth Cook ; à mon éditeur chez Random House, Mark Warren ; à mes
agents littéraires chez William Morris Endeavor, Jay Mandel et Jennifer
Rudolph Walsh ; à Kelsey Kudak pour avoir fact-checké ce livre ; et à mon
avocat spécialisé dans les médias, Jared Bloch. Vous m’avez tous guidé
dans l’écriture de mon premier livre, poussé à coucher mes idées sur le
papier, aidé à distiller l’essence de cette histoire, édité mes absurdités, et
aplani mes tendances les plus discursives.
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 2019
par Random House, sous le titre :
MINDF*CK :
CAMBRIDGE ANALYTICA AND THE PLOT TO BREAK
AMERICA
Couverture : Gettyimages
© Verbena Limited, 2019.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2020, pour la traduction française.
ISBN : 978-2-246-82476-3
Table
Couverture

Page de titre

Dédicace

Exergue

CHAPITRE I - Genèse

CHAPITRE II - Leçons d’échec

CHAPITRE III - Nous luttons contre la terreur en Prada

CHAPITRE IV - Steve d’Amérique

CHAPITRE V - Cambridge Analytica

CHAPITRE VI - Chevaux de Troie

CHAPITRE VII - La sombre triade

CHAPITRE VIII - Bons likes de Russie

CHAPITRE IX - Crimes contre la démocratie

CHAPITRE X - The Apprentice

CHAPITRE XI - Coming out

CHAPITRE XII - Révélations

ÉPILOGUE - Sur la réglementation : une note aux législateurs


1. Un code de la construction pour Internet

2. Une charte de déontologie pour les ingénieurs informaticiens

3. Les services publics d’Internet et le bien commun

4. L’intendance publique des communs numériques

REMERCIEMENTS

Les avocats

Les lançeurs d’alerte

Les journalistes

Les parlementaires

Les héros méconnus

Ce livre

Page de copyright

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