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Responsabilité stratégique
des dirigeants
Entre hasard, choix et inévitabilité
L
Nous proposons une es dirigeants peuvent-ils être tenus pour respon-
théorie permettant
sables de la stratégie de leur entreprise ? Selon
d'articuler la relation entre
un sentiment largement partagé, les dirigeants
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toires, est alors la résultante de mouve- (Dorato, 2002). Comme Dennett (2003) le
ments parfois délibérés, parfois opportu- suggère, si le déterminisme est vrai, alors
nistes. Elle se forme de manière émergeante nos choix stratégiques sont fixés par les lois
plutôt que planifiée. Parfois, encore, une de la nature et des événements d’un passé
série de choix banals génère des consé- distant. En conséquence, nous ne sommes
quences inattendues. Des décisions straté- pas libres. Par implication, nous ne pouvons
giques fortement couplées produisent ainsi pas être tenus pour responsables de nos
des résultats imprévisibles, dont la dyna- choix stratégiques. La deuxième thèse est
mique échappe à ceux là même qui l’ont celle de la croyance que la liberté de choix
initiée. Le choix, le hasard et l’inévitabilité existe, au moins de manière subjective,
apparaissent inextricablement liés. avant la prise de décision. Comme Kant l’a
souligné, le processus de délibération ne
2. Les apports de l’histoire des idées peut se faire que si on suppose être libre,
et des théories de la complexité c’est-à-dire que l’on croit en un gap entre
Deux traditions importantes mais rarement causes et effets (Searle, 2001). La texture
mobilisées en stratégie – l’histoire des idées causale qui précède le choix n’est ainsi pas
et les théories de la complexité – fournis- suffisante pour produire le choix straté-
sent une nouvelle et stimulante vision de la gique. Ceci nous permet de tenir les diri-
manière dont la stratégie se forme, se déve- geants responsables de leur choix. Elle
loppe et est représentée. explique pourquoi les individus, seuls ou
L’histoire des idées nous aident à com-
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Moins radicaux que Tolstoï, les partisans du déterminisme mou proposent une réconci-
liation entre le déterminisme et la liberté de choix, quoique d’un mode étonnamment
« déterministe ». En d’autres termes, la volonté est considérée comme n’importe quel
autre mécanisme, déterminé par des causes (Dorato, 2002). Pour employer la métaphore
de Spinoza, l’acteur peut être représenté par une pierre en chute libre sous l’effet de son
propre poids, mais convaincu qu’il peut choisir l’endroit, la vitesse et la durée de sa
chute. Bien que les individus puissent penser qu’ils font des choix libres, c’est, en fait,
une illusion induite par leur ignorance de chacune des causes déterminant ces choix. La
liberté, selon le déterminisme mou, est le pouvoir de faire ce qu’on veut, même si cette
volonté est elle-même déterminée.
Enfin, un dernier mouvement conteste ces déterminismes mous et durs en suggérant que
nous pouvons, en fait, réfléchir et choisir. En effet, nous avons sûrement, l’impression
d’être libres en délibérant au sujet d’un choix ! Nous sommes libres « de l’intérieur »
avant une action. Nous devons nous considérer libres afin de pouvoir choisir. Même si
cette délibération est finalement déterminée. Nous devons non seulement nous considé-
rer libre pour choisir, mais on ne peut avoir de concept de causalité sans choix, et aucun
concept de choix sans causalité. Si des choix n’étaient pas déterminés de manière cau-
sale, ils seraient alors des événements aléatoires. Le déterminisme et le choix sont ainsi
mutuellement impliqués dans un rapport de nécessité : la liberté véritable de choix ne
peut exister sans causalité. La croyance que les choix stratégiques ont des conséquences
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À partir des apports de l’histoire des idées, les choix stratégiques ont des causes
on peut conclure qu’en stratégie nous avons comme des conséquences ; et e) elle met
de bonnes raisons pratiques de se tenir à l’accent sur le fait que la stratégie, en tant
certaines formes de liberté de choix car que plan, stratagème ou régularité, est vrai-
a) elle nous permet de tenir les dirigeants semblablement une combinaison de hasard,
pour moralement responsables de leurs de choix et d’inévitabilité.
actions stratégiques ; b) elle aide à légitimer Les théories de la complexité cherchent,
des attitudes profondes (par exemple res- quant à elles, à donner une explication phy-
sentiment ou appréciation) ; c) elle explique sique de la création stratégique et de son
le sentiment de liberté lors de la délibéra- évolution. Elles expliquent comment la
tion au sujet de choix stratégiques (par stratégie se forme suite à une combinaison
exemple, en assignant une importance rela- de libres choix, mais aussi suite à une dyna-
tive à diverses raisons pour ou contre une mique inévitable et à des rencontres for-
décision stratégique particulière) ; d) elle tuites. Premièrement, les dirigeants, en
souligne l’importance de l’anticipation, ou vertu de leurs choix, créent un contexte
la croyance (centrale à notre discipline) que qu’ils ne peuvent pas, par la suite, prévoir et
Responsabilité stratégique des dirigeants 71
contrôler. Par conséquent, une fois créé Quatrièmement, les systèmes complexes,
suite aux décisions multiples, actions et caractérisés par un grand nombre d’agents
événements aléatoires, le contexte s’impose en interactions simultanées, révèlent d’autres
aux mêmes acteurs qui ont aidé à le créer. comportements intéressants. Typiquement,
Dans la théorie du chaos, par exemple, une des formes nouvelles apparaissent. Aucun
fois que le système entre dans son état agent n’a une bonne idée quant à la nature de
apparemment aléatoire, les acteurs n’ont cette forme, mais, ironiquement, chacun
aucun pouvoir pour piloter le comporte- contribue à sa création en l’absence d’un
ment du système. La prévision devient effort coordonné ou d’un modèle. Suite à de
impossible et les circonstances dominent nombreuses interactions tous les agents
(Thietart et Forgues, 1995). contribuent à former un ordre qu’ils ne pour-
En second lieu, les dirigeants font fréquem- raient avoir envisagé à l’avance. La liberté
ment des paris sur le futur puisqu’ils ne de choix conduit chaque agent, mais l’agré-
peuvent pas entièrement compter sur des gation aléatoire de différentes initiatives est
prévisions. Comme dans le cas des sys- transcendée par des résultats émergeants.
tèmes auto-organisés, c’est le contexte et la De l’examen des théories de la complexité,
dynamique d’organisation interne qui sem- nous pouvons tirer les conclusions sui-
blent importer le plus. Dans cette situation, vantes : a) le choix stratégique peut créer
la stratégie émerge en tant que résultat du son propre déterminisme (théorie de
hasard plutôt que d’un choix comme le chaos) ; b) le hasard peut ouvrir des che-
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Non lié à la théorie du chaos, mais similaires dans ses caractéristiques de sensibilité, les
systèmes à rétroactions positives produisent des comportements dits à rendement crois-
sant. Une fois qu’un événement engage le système sur un chemin particulier, le compor-
tement peut alors se caler sur ce dernier et ce indépendamment des avantages des autres
chemins possibles. Ceci donne à certaines organisations un avantage qui avec le temps
s’auto-renforce. Un avantage stratégique initial, par exemple, qui peut être le résultat de
la combinaison de choix stratégiques passés et de hasard, peut ainsi devenir la « cause »
derrière une domination du marché. Même si, par la suite, le choix et le hasard jouent un
rôle, le processus de renforcement est néanmoins conduit principalement par les condi-
tions initiales.
Dans la théorie des systèmes adaptatifs complexes, la complexité résulte du comporte-
ment agrégé d’agents adaptatifs interdépendants liés par un ensemble de règles. Les
agents, en suivant les règles, s’adaptent entre eux pour créer un ordre émergeant
(Gell-Mann, 1988). Un ensemble de règles régissant l’interaction, un nombre spécifié
d’agents agissant les uns sur les autres, et des événements aléatoires, semblent découvrir
un ordre « caché ». Une fois que le hasard a créé des combinaisons viables, le système
évolue vers un ordre non programmé.
Enfin, l’auto-organisation est un processus naturel émergeant d’organisations (Haken,
1977 ; Nicolis et Prigogine, 1977). Par exemple, dans les organisations, l’ordre peut
résulter des apprentissages par les agents qui recherchent des solutions locales aux pro-
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sans précision, les conséquences de leurs contexte particulier pour lui attribuer un
choix. En outre, les rapports sociaux ont des sens. Les événements aléatoires passeraient
propriétés structurelles qui sont à la fois le inaperçus s’il n’y avait pas de circonstances
médium, qui induit, et le résultat de pra- spécifiques pour les rendre signifiants.
tiques individuelles, qui créent. Leur rap- Comme avec le choix, le hasard s’appuie
port est, ici encore, réciproque. Le choix et sur les circonstances mais contribue égale-
l’inévitabilité sont mutuellement impliqués ment à ces dernières. Leur rapport est récur-
et on ne peut pas parler de l’un sans faire sif. Même si certains événements peuvent
référence à l’autre. être, à un certain degré, déterminés par le
Mais l’inévitabilité est également une hasard, ce sont les circonstances dans les-
condition préalable au hasard dans la quelles ils se produisent qui les rendent
mesure où les dirigeants s’appuient sur un signifiants. L’aphorisme « coup du destin »
74 Revue française de gestion – N° 172/2007
illustre bien ce point, comme ce fut le cas signifiants que s’ils apparaissent dans cer-
dans l’exemple de la découverte du Viagra taines circonstances. L’inévitabilité est un
ou encore de la proposition de fusion entre prérequis nécessaire dans les deux cas.
BSN et Danone. Ils mettent tous deux l’ac- Enfin, nous pensons que le hasard est une
cent sur la nécessaire présence de condi- condition préalable suffisante au choix dans
tions de contexte pour reconnaître la perti- la mesure où il permet d’élargir le spectre
nence d’un événement aléatoire. des possibilités offertes à la stratégie.
La rencontre du hasard et des circonstances
est particulièrement importante dans les 4. Quelle responsabilité stratégique
théories de la complexité où un ordre émer- pour les dirigeants ?
geant résulte typiquement d’interactions Dans un monde où les prévisions ne sont
aléatoires entre agents. C’est parce que pas fiables, où l’expérience passée ne peut
l’ordre est là pour être découvert que des servir de base sûre pour le futur, où la stra-
événements aléatoires prennent du sens. De tégie émerge au lieu d’être construite et où
même, dans les systèmes à rendement elle est le résultat d’une combinaison de
croissant, la chance détermine quel chemin choix, de hasard et d’inévitabilité, quelle
sera inévitablement suivi. La dépendance à est alors la responsabilité des dirigeants ?
un chemin attribue un sens au hasard qui D’abord, afin d’empêcher leur organisation
serait autrement passé inaperçu. En résumé, d’être entraînée dans un domaine où les
l’inévitabilité comprend à la fois les cir- prévisions sont impossibles, en raison des
liens entre forces opposées, le découplage
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situation où les prévisions sont impossibles. Ces cartes mentales ont permis à l’entre-
Dans ces circonstances, la seule manière est prise de réagir convenablement aux divers
de procéder pas à pas, de vérifier fréquem- changements environnementaux que la
ment les conséquences attachées à la straté- société a subi au cours du temps. Comme
gie choisie et de la réviser au besoin. anecdote, Shell, depuis les années 1980
Aucune décision irréversible n’est mise en avait un scénario envisageant l’intervention
œuvre afin d’empêcher l’organisation de des armées occidentales dans le Golfe Per-
tomber dans un état de désordre. La straté- sique suite à une guerre entre deux pays
gie peut alors être réorientée en temps réel producteurs de pétrole !
et, au besoin, être remise en cause en fonc- Les dirigeants, également, pourraient s’ap-
tion des opportunités ou d’incidents divers puyer sur l’expérimentation pour préparer
imprévisibles. Les dirigeants sont dans une leur entreprise à des futurs inconnus. En
situation semblable à une personne qui a développant un répertoire d’expériences,
l’intention de construire un « Lego » géant les dirigeants peuvent s’adapter à ce qui
sans conception prévue précise mais avec n’est pas encore visible. Les activités qui ne
une vision générale de ce qui doit être réa- sont pas directement associées à la mission
lisé. La vision se dessine, mais elle se trans- de l’entreprise facilitent l’adaptation à des
forme également, en fonction de l’addition conditions changeantes. De même, grâce à
ou du déplacement d’un élément du tout. l’expérimentation, les dirigeants décou-
Naturellement, une telle approche est loin vrent des réponses aux problèmes mal iden-
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bien qu’elles ne s’adaptent pas au métier de prises, il est peu probable que le transfert de
la société. Elles doivent être suivies et étu- stratégies « réussies » d’une entreprise à
diées jusqu’à ce que le temps vienne pour l’autre puisse fonctionner. Les dirigeants,
prendre une décision. Une émergence due à alors, doivent en imaginer d’autres et ne pas
une dynamique interne ou induite par l’évo- tomber dans le travers de l’imitation. L’ob-
lution externe du contexte doit être suivie servation d’autres pratiques est, bien
jusqu’à ce qu’elle révèle ou non son vrai entendu, utile mais ceci doit juste être une
potentiel. source d’inspiration.
Enfin, puisque l’imitation de recettes à suc- En conclusion, la responsabilité stratégique
cès et l’exécution de pratiques réussies pas- doit moins reposer sur l’accomplissement
sées ne fonctionnent pas, les dirigeants doi- précis de ce qui a été projeté mais plus sur
vent s’efforcer de faire en sorte que leur la création de conditions facilitant la forma-
entreprise oublie. Ceci empêche les sociétés tion de stratégies. Puisque la stratégie est le
de tomber dans le piège de la routine. Cer- résultat de choix, de hasard et d’inévitabi-
tains dirigeants ont bien compris ceci, lité, personne ne peut être jugé responsable
comme John Welsh, ancien président de la du succès ou de l’échec de ce qui a été
General Electric, quand ce dernier a déve- décidé à l’avance. Cependant, organiser le
loppé son programme « destroyyourbusi- bon contexte interne qui facilite la
ness.com » pour remettre en question les recherche, l’émergence, l’adaptation d’une
pratiques en cours et s’adapter à la révolu- stratégie satisfaisante et créer les tensions
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