Vous êtes sur la page 1sur 19

MANIFESTE D’ECONOMIE ET HUMANISME

Centres d’Etudes des Complexes Sociaux

1942

NOTRE RENCONTRE ET NOTRE APPEL

Origine d’économie et humanisme

Le conflit armé qui secoue le monde jusque dans ses fondements, avec le cortège de ruines, de
souffrances et de mort qui l’accompagnent, avec l’immense et violent brassage de peuples qu’il
provoque, n’est pas le résultat de causes purement politiques et il ne trouve pas en lui-même sa
signification. Il ne constitue qu’un épisode, qu’un accident dans la longue suite de manifestations
d’une maladie profonde de l’économie mondiale et de l’âme humaine. La guerre n’est que le
symptôme éruptif d’un cas pathologique chronique. Cette vérité, si souvent exprimée, est presque un
lieu commun.

Il devient plus difficile de réaliser l’unanimité lorsqu’il s’agit de diagnostiquer la cause des malaises et
des crises de l’avant-guerre et de la guerre ; et encore plus lorsqu’il faut remédier aux conséquences
démesurées des troubles dont souffre le monde.

Bien avant la guerre, par goût, par devoir professionnel ou simplement par suite de ses relations,
chacun des fondateurs d’« Economie et Humanisme » s’est mis à la recherche des causes profondes
du bouleversement universel dont les répercussions se manifestent dans le moindre village, dans le
plus humble métier.

L’expérience des fondateurs

Le Père Lebret, qui s’est d’abord occupé de l’action spirituelle auprès des jeunes marins, a dû se
convaincre, par une douloureuse enquête, que les jeunes pêcheurs ne peuvent plus gagner leur vie
dans leur profession. Il étudie alors l’économie des pêches bretonnes, françaises, mondiales et,
corrélativement, le marché du poisson.

Dans le même temps, René Moreux suit la transformation des centres mondiaux de production, qui
détermine l’évolution des échanges internationaux et des transports maritimes ; Jean-Marius
Gatheron constatant les conséquences du déséquilibres chronique entre l’agriculture et l’industrie,
analyse patiemment l’agriculture française et européenne et redécouvre la nécessité de l’alternance
des activités ; François Perroux s’attache aux changements alors en cours dans les institutions
politico-économiques de l’ancien et du nouveau monde ; Gustave Thibon, un paysan philosophe,
observe l'évolution agricole et artisanale de la vallée du Rhône et se penche sur le destin de l’homme.
Edmond Laulhère, un artisan inventeur vérifie à ses dépens l'emprise universelle de l'économie
capitaliste et remet en lumière la hiérarchie des besoins ; Alexandre Dubois, un maître de forges,
réfléchit sur les inconvénients du salariat et sur la distribution plus rationnelle du travail dans une
région mi-industrielle, mi-agricole.

Perspectives communes

Nous sommes donc les uns et les autres préoccupés à la fois de l'économie et de l'homme. Chacun
considère que son premier maître est le fait, chacun a le souci de la vie humaine des masses, chacun
est amené par ses recherches et par ses expériences aux perspectives communautaires, chacun
enfin est prêt à se joindre à ses partenaires.

Rejetant tout système préconçu, toute théorie abstraite, mais nous appliquant avec loyauté, à l'étude
des faits économiques initiaux, ceux qui émanent directement de l'homme ou le rejoignent dans sa
personnalité même, nous sommes arrivés isolément à des certitudes convergentes sur la situation
vraie du monde. Notre long cheminement parallèle aboutit, à notre rencontre dans le désordre même
du désastre national, au plus fort de la bousculade tragique de la défaite militaire et de la débâcle
civile. Nous étant confié mutuellement les inductions tirées de l'observation des complexes les plus
divers, ces échanges d'idées fortifient nos assurances et nous donnent avec l'enthousiasme la
conviction de la fécondité d'un travail d'équipe appliqué à la recherche d’une économie humaine en
équilibre dynamique.

Notre méthode

Abandonnant les systèmes révélateurs d'idéologies, de préjugés ou simplement d'appétits, revenus à


l'observation directe des faits humains, nous nous trouvons en possession d'une méthode précise
pour l'étude des complexes sociaux. Si d'autres, enfermés dans une armure de théories rigides et
prisonniers de conceptions périmées ne marchent qu'à tâtons, nous avons conscience d'évoluer
librement vers la connaissance réelle des milieux économiques On ne peut en effet avancer avec
sécurité que par le relevé exact de faits méthodiquement classés et minutieusement comparés pour
en tirer par mode d'induction des principes universels. Si nous renonçons à établir les prévisions
mathématiques dont s'enorgueillit une certaine science économique, nous pouvons progressivement
concevoir les principes et les méthodes d'une économie à la fois ordonnée, à la fin de l'homme et
évoluant dans le sens de la vie humaine.

Aussi bien avons-nous été sauvés du désarroi intellectuel dont souffrent encore ceux qui en sont
restés aux idées régnante ou à l’observation superficielle des fait politiques, économiques et sociaux.

Invitation à ceux qui cherchent

Nous avons confiance que plusieurs, après la lecture de, ce manifeste, verront s'évanouir leur
angoisse et s’associeront à nos efforts. L'objet à connaître est immense et quelle que soit la diversité
de nos champs d'observation et de nos expériences, nous ne saurions suffire à l'explorer. C'est
pourquoi nous convions à nos travaux tous ceux qui recherchent le bien vrai de l'humanité. Pour faire
partie d'« Economie et Humanisme », il suffit, en cheminant avec nous, d'observer méthodiquement
les faits humains en vue d'assurer une vie plus heureuse aux hommes. Quiconque choisit un secteur
pour l'étudier selon nos méthodes est des nôtres ; ses observations jointes aux nôtres permettront de
condamner avec plus de force les fausses doctrines comme les faux prophètes, de fixer plus
rigoureusement les voies d'évasion et les plans de reconstruction.

Conditions de collaboration : sens humain de l'observation

Pas besoin, pour collaborer avec nous, de ce qu'on appelle ordinairement la culture. L'observation du
réel avec le souci du bien humain donne la vraie culture. Qu'importe que nos correspondants sachent
tout juste écrire, s’'ils savent voir et si leur jugement est sain ! Ils pourraient même ne pas savoir
écrire, si l'un de nos équipiers, les ayant rencontrés sur sa route et ayant découvert leur richesse
profonde, les fait parler de ce qu'ils savent. Leur témoignage d'humbles et souvent de lutteurs a plus
de prix pour nous que les propos étincelants des essayistes et les divagations faciles de bien des «
maîtres ».

Aux sources de la pensée

Parmi nos équipiers certains explorent les textes inspirés, les Pères, les philosophes, les historiens,
pour en extraire ce qu'il y a d'éternel dans l'homme et saisir les réactions de la pensée humaine et
chrétienne en face des complexes sociaux d’époques révolues, mais qui ne sont pas sans analogies
avec la nôtre.

Dans la perspective de la personne

D’autres scrutent les ressources profondes et les exigences de la personne sans pactiser, même dans
leur recherche, avec le divorce pratique admis par certains psychologues expérimentaux, entre le
corps et l'âme, la nature et la surnature.

Des laboratoires en plein réel

Aucun ne se contente de regarder et de noter. Tous ils analysent et reconstruisent ; condamnent et


approuvent ; auscultent et diagnostiquent. Ce sont des philosophes du réel. Leur secteur étroit de
recherche ne les borne pas : il les met en communion avec l’univers parce qu’ils ont le souci de
l'homme et de l'humanité. Chaque jour leur apporte de nouvelles lumières. Hommes de science, ils
recherchent le contact des hommes d'action et, à leur tour, se créent un laboratoire en plein réel, afin
de ne pas perdre leur vie à la solution de faux problèmes ou à l'abstraction de chimères.
La sagesse conciliatrice

Ceux qui pourront être à la fois hommes d'action et hommes de science deviendront les sages dont
ces temps troublés ont besoin. Le vrai sage est un conciliateur ; il est le seul juge du bien et du mal
enchevêtrés dans l’être réel, de la vérité et de l’erreur amalgamés dans les systèmes, du sain et du
morbide, du naturel et du surnaturel, conjugués dans le dynamisme social. Parce qu'il n'est pas
partisan, il reconnaît à chacun son bien, à chaque doctrine sa vérité, à chaque mouvement sa santé.
Le bien, le vrai, le sain sont les étages de sa maison, où il peut recevoir pour les unir les hommes en
apparence les plus opposés.

Une grande famille de chercheurs

« Economie et Humanisme » se développera par ondes concentriques à partir de chacun de ses


points d'enquête et de rayonnement, chaque fois qu'une équipe locale s’étant constituée, les équipiers
auront commencé leur recherche. Chaque équipe sera aussi complète que possible. Les unes seront
aussi riches en spécialistes qu'en hommes de synthèse ; universités de région ou de nation, elles
auront leur vie équilibrée et autonome. Les autres devront se compléter ou se mettre sous la
dépendance d'une équipe plénière. Toutes ensemble, et chacune d’entre elles, seront « Economie et
Humanisme » : grande famille de chercheurs amis, mouvement qui s'étend sans arrêt à de nouveaux
espaces, sécurité scientifique qui s'accroît sans cesse par l'extension de son donné et par le contrôle
mutuel.

Notre revue

La revue « Economie et Humanisme » ne sera que le lieu privilégié de leur rencontre et la principale
antenne de leur rayonnement. Ils s’y diront entre eux, en toute loyauté, ce que chacun sait ou
conjecture ; ils le diront aussi aux amis qui déjà leur font confiance, aux chercheurs isolés ou
découragés qui attendent une aide, aux hommes d’action qui dans le tourbillon des affaires ou de la
politique ont besoin d’une doctrine élaborée et clarifiée dans le grand calme, aux professeurs en
toutes disciplines qui sentent trop loin des faits et des hommes concrets de leur temps.

Il a fallu la poussée impérieuse des évènements, pour que ce bulletin de liaison entre équipiers
paraisse sous forme de revue. Trop d'hommes attendent en leur désarroi un peu de fixité et en leur
désespérance un peu de certitude pour que nous ne livrions pas au grand public nos analyses, nos
hypothèses ou nos ébauches. Un peu de lumière vaut mieux que l’obscurité, surtout quand cette
lumière est une aube.
NOS POSITIONS FONDAMENTALES

LE DESEQUILIBRE DU MONDE

Le désordre dans le village

Voici un village provençal. Les cultures primaires qui, depuis des siècles florissaient sur cette terre,
ont cédé la place à la culture unique et excessive de la vigne, au détriment d’ailleurs de la qualité du
vin. Les plantations d’arachide du Sénégal ont chassé l’olivier de France. Le propriétaire ne peut plus
que difficilement faire ramasser à mi-fruit sa récolte d’olives et de châtaignes. Le cheptel a diminué
dans la proportion de 5 à 1. Le paysan désaxé par ce désordre ne trouve d’issue que dans la
monoculture industrialisée ou dans l’abandon de la terre. Aussi, le chiffre de la population a-t-il passé,
en 70 ans, de 2 500 à 1 000 habitants. La natalité qui s’élevait en 1860 à 60 naissances par année
tombe à 6 naissances en 1930. La moitié des maisons et des terres sont abandonnées, les mœurs
s’affaissent, le goût de l’effort et le sens du risque disparaissent peu à peu.

Beaucoup de villages de France subissent un sort semblable. Entre les travaux agricoles et les
activité industrielles, un déséquilibre violent a éclaté.

Déséquilibre des salaires

Le journalier des champs ne gagne, en moyenne, que 40 francs, quand le chauffeur du garage voisin
en reçoit 60. L’ouvrier d’usine et l’ouvrier agricole du même hameau ne bénéficient pas du même
régime d’allocations familiales. Le paysan doit donner toujours plus de blé pour acheter les mêmes
objets manufacturés.

L’Etat pousse lui-même la désertion des campagnes en recrutant inconsidérablement la main-d’œuvre


de ses établissements parmi les travailleurs de la terre. Qui peinait hier pour 40 francs par jour s’en
voit allouer 60 pour balayer des cours. Un autobus administratif le prend et le reconduit jusqu’à sa
porte. Il n’ira plus aux champs par le froid, le vent et la pluie. Les intempéries ne menacent plus ni sa
santé, ni son gagne-pain. Il se croit désormais garanti dans un secteur abrité.

Attirance de la ville

Même lorsqu’il n’est pas débauché sur place par l’industrie privée ou par celle de l’Etat, le paysan est
encore obsédé par le mirage des hauts salaires industriels. Il ignore l’instabilité de la vie citadine, les
combats que se livrent entreprises et groupes d'entreprises, les luttes engagées entre les financiers
qui soutiennent et ceux qui ruinent les collectivités humaines au gré de leurs seuls intérêts. Il ne sait
pas, il ne veut pas savoir qu’il sera un jour, à la ville, écrasé matériellement et moralement. Il ne sait
qu'une chose ; son camarade gagne plus que lui. Entraîné par l’appât d'un gain supérieur, affriolé par
les distractions urbaines, il part.

Le sort semblable des pêcheurs

Le pêcheur de même. De 1931 à 1935, nombre de villages côtiers sont désertés par les pêcheurs.
Sous l’influence des importations et des apports excessifs, le poisson est de plus en plus déprécié
tandis que les sociétés de pêche sont acculées à la faillite. Afin d'éviter l'effondrement des cours, on
jette le poisson à la mer. Le gain moyen du pêcheur est tombé à 4 000 francs. En douze ans, le
nombre des mousses a baissé de 11 000 à 5 000. Des réserves à peu près intactes de valeurs
spirituelles sont dilapidées. C'est la conséquence logique de l’industrialisation des pêches mondiales
et de la libre concurrence. La France moins bien placée pour la pêche que la plupart des autres pays
producteurs n'a-t-elle qu'à laisser mourir ses propres pêcheurs ? Parce que des usines à frigorifier la
langouste se sont construites en Afrique du Sud, doit-elle abandonner à la misère ses 8 000 pêcheurs
de crustacés ? Parce que le prix mondial de l'iode est de 35 frs doit-elle jeter sur le pavé des grandes
villes ses 6 000 goemoniers qui produisent à un prix triple ? Parce que la campagne de la sardine ne
peut durer en France que 6 à 8 mois, faudra-t-il à la conserverie portugaise, espagnole et marocaine
sacrifier nos 13 000 pêcheurs sardiniers ?

C'est un fait brutal : les côtes se dépeuplent. Les pêcheurs déracinés de leur milieu familial et coupés
de leurs traditions se ruent vers les « places » où le gagne-pain est assuré. C'est l'exode généralisé
vers la garde-mobile, les douanes, les arsenaux et les usines. Plouguerneau seul perd en trois ans
400 pêcheurs sur mille. Les villes se gonflent démesurément.

Fausse prospérité

L'orge de Tunisie que l'on mettait autrefois en silos aux temps d'abondance, prend les routes
maritimes d’Amsterdam et de Hambourg. Il faut ensuite l’en faire revenir trois fois plus cher, mais les
diagrammes signalent que tout va bien, puisque les wagons ont plus roulé que jamais et que les ports
enregistrent le record des tonnages.

Les fruits de France, mésestimés et dévalorisés font place aux fruits exotiques. Les terres françaises
sont de plus en plus abandonnées. En Corse, les deux tiers des terres sont en friche, les métiers
artisanaux ont disparu, mais les Corses vivent facilement des produits l'univers.

Appauvrissement

Par un paradoxe dont personne ne s’étonne, on vit mieux en s’appauvrissant. L’Ardèche a perdu en
30 ans 3 000 chevaux, mulets ou ânes, 24 000 bovins, 50 000 ovins, 15 000 caprins, 45 000 porcs. La
France ne vit plus sur son travail, mais sur ses dévaluations, sur ses placements et sur le tourisme.
En réalité, elle se vide de sa substance.
De 1933 à 1935, le ministère de l’Agriculture distribuera plus de deux milliards de primes – plusieurs
fois son budget normal – afin de maintenir le blé à un cours jugé satisfaisant et en vue de pouvoir le
dénaturer et en nourrir le bétail que l’on abat pour la fosse.

En 1938 la France importera pour près de 22 milliards de produits agricoles et le déficit de sa balance
commerciale pour l’agriculture dépassera 18 milliards.

Le développement anarchique de l'industrie

Partout les économies équilibrées sont détruites au profit des trusts.

Parce que la machine doit s'amortir le plus rapidement possible, les usines les mieux placées ont
seules le droit de subsister et les régions naturellement riche sont seules exploitées.

Jusqu’au XIXe siècle, des usines sidérurgiques prospèrent dans les bassins miniers du Centre de la
France. Lorsque la cornue Thomas va permettre d’utiliser le minerai phosphoreux de Lorraine, voisin
du coke de la Sarre et de la Ruhr, la métallurgie du Centre ne vivotera plus qu'en se consacrant aux
aciers spéciaux. Seule l'industrie de l'armement la soutient. Encore la puissante sidérurgie du Nord et
de l'Est se prépare-t-elle à la supplanter, même dans ce domaine. Quand vient l'invasion, quand la
France est coupée en deux zones, qu'il faut travailler le sol, couper le bois, reconstruire des wagons,
fabriquer des gazogènes, entretenir le matériel de l’industrie, on fait appel aux vieilles aciéries du
Centre qui, avec un outillage désormais désuet, ne peuvent plus répondre à ces besoins essentiels.

L’artisanat languit pendant que Ie patronat responsable est obligé de céder le pas aux administrations
anonymes, le capitalisme industriel, au capitalisme financier. La période de 1920 à 1929 est l’âge d'or
des démarcheurs. L’épargne s’investit parfois dans des sociétés fantômes et souvent dans des
entreprises qui n’auront plus demain de raison d’être économique. En Amérique, on capitalise
l’optimisme, assuré que l’on est de produire toujours davantage.

La grande crise vient rompre l’harmonie des cycles ; d’un coup, la confiance des petites gens dans les
manieurs d'argent s'évanouit. Les nations deviennent protectionnistes, les Etats dirigistes. Le
chômage atteint partout des proportions inouïes. Le mal social s’aggrave.

1936 verra l’occupation des usines ; 1938, Munich ; 1939, la guerre ; 1940, la défaite.

Le monde n est plus organisé a portée d'homme

Le monde n'est plus organisé à portée d’homme. En vain recherche-t-il son équilibre dans Ies
conclusions d'accords commerciaux et d'ententes financières. Les tarifs douaniers et les
contingentements, de soi parfaitement légitimes, appliqués unilatéralement et sans mesure sont trop
souvent l'occasion de nouveaux dérèglements : contrebande des marchandises interdites,
établissement en deçà de la frontière d’usines étrangères à façade nationale destinées à fabriquer
des produits réclamant, à brève échéance, des protections de plus en plus pesantes.
Vers le chaos universel

La guerre mondiale de 1914-1918 avait déclenché le glissement général vers les autarcies. Les
égoïsmes privés, les spéculations financières, les carences et les ambitions politiques rivalisent pour
accroître le désordre.

L'interdiction totale de l'immigration aux Etats-Unis en 1921 et 1924 renouvelant les exclusives du
XVIe siècle contribue à aggraver la situation économique et sociale de l'Europe et de l'Asie qui
n'arrivent pas à déverser le surplus de leur population en Amérique dont certaines contrées
aujourd'hui encore n'ont pas un habitant par kilomètre carré.

Le déséquilibre agriculture industrie ne fait que s’accentuer. Pendant que l’agriculture s’endette
partout, l’Etat-providence est obligé de renflouer les grosses entreprises industrielles ou les banques
en faillite.

L'instabilité des changes rend toute prévision indécise, toute sécurité précaire. Les blocs nationaux se
constituent en grandes masses antagonistes, qui pour sauver le droit de la spéculation financière, qui
pour diriger la révolte prolétarienne, qui pour affirmer la suprématie des races élues.

Nous retrouvons ici à l’échelle universelle le chaos économique : chaos croissant, révolution de
structure, lutte gigantesque dont les guerres sanglantes sont un simple épisode. Le monde relié par
de nouveaux moyens de communication et de transport, fait éclater une division encore inouïe entre
les hommes , il ne communie plus que dans le désir passionné des richesses dont l’avidité sordide le
dissocie : privé de l’esprit et privé de l’amour, il n’a plus aucun principe d’unité.

Le rationnement des continents

Enfin, pour couronner cette vision de décadence, nous avons aujourd’hui le spectacle d’un continent
affamé et tout entier soumis au rationnement des biens les plus indispensables à la vie. Et cette
monstruosité se produit précisément dans le siècle des rendements croissants et des transports
accélérés.

La guerre en est en cause sans doute, mais la prospérité de l’entre deux guerres, elle aussi, réduisit à
la misère des multitudes humaines. La faim, l’avortement et le taudis en cette période de vingt années
firent plus de victimes que les grandes guerres qui l’encadrent.

Ces divers exemples – on pourrait les multiplier – prouvent assez que l’organisation économique du
monde est devenue radicalement étrangère et même hostile à la nature et aux besoins de l’homme.
Les souffrances quotidiennes que nous endurons nous font revenir à l’estimation raisonnable et à la
hiérarchie des biens, à la recherche instinctive des équilibres.
LES CAUSES DU DESEQUILIBRE

Disparition des contacts de prochain à prochain

Si nous cherchons la cause de ce désordre, nous la trouvons dans la rupture des communautés
naturelles et de l’ordre traditionnel causée, à partir du siècle dernier, par le développement de la
technique et des facilités de communication.

L’homme vivait jusque là en petits groupes plus ou moins fermés. Dans ces groupes, les rythmes de
production d’échange étaient subordonnés à des besoins humains, à des contacts de prochain à
prochain. D’où l’harmonie – relative, sans doute, mais réelle – entre l’économique et l’humain. Les
notions de besoin et de service laissaient à sa place la notion de profit. De nos jours encore, l’activité
du petit marchand qui achète à la ferme les œufs et les volailles pour les revendre aux gens du bourg
voisin reste, qu’il le veuille ou non, au service de l’homme ; elle implique, à ses deux termes, un
contact humain authentique et elle se déploie dans un cadre trop restreint, avec trop de contrôle pour
qu’une grande marge de profit illicite lui soit offerte.

Pour tout dire, elle n’a pas ce caractère anonyme et impersonnel qui permet et semble excuser tous
les excès.

Le profit se substitue au service

Grâce au prodigieux rapetissement du monde opéré par l’essor de la technique. Les hommes peuvent
s’assembler, au-delà de tout contact direct et de tout échange vivant, soit pour produire, soit pour
échanger. A cette échelle, les liens humains se relâchent, l’idée de service disparaît ; l’argent devient
nécessairement, à cause de son caractère abstrait et anonyme, le seul régulateur et le seul but d’une
économie ainsi privée de toute mesure humaine. Le profit se substitue au service.

Le résultat est connu : « c’est le renard libre dans le poulailler libre », l’écrasement des faibles,
l’enrichissement à sens unique. Le chaos est le fruit pourri du libéralisme.

Dissolution des communautés organiques

Et – danger plus grave encore – comme un virus qui une fois entré dans le corps en pénètre tous les
tissus, ce chaos économique a gagné tous les domaines de la vie et de l’activité de l’homme. Nous
avons assisté à la dissolution progressive des vieilles communautés organiques, depuis la famille
jusqu’à la patrie ; partout, la création de liens artificiels, due à la fièvre du profit, a fait se détendre ou
se rompre les liens naturels.

Dénaturation de l’homme

Pis que cela : ce mouvement général de scission s’est propagé à l’intérieur de l’individu. Plongé dans
un climat antinaturel, l’homme, dont l’équilibre intérieur dépend profondément du milieu dans lequel il
vit, est devenu étranger à sa propre nature ; des besoins, des goûts factices se sont développés en
lui ; suprême signe de décadence il en est venu à aimer, à désirer spontanément son propre mal.
Qu’on songe, par exemple, à « l’idéal » d’un petit bourgeois moderne sans métier, sans enfants, sans
amour et qui n’a pour but dans la vie que la recherche du confort et de distractions frelatées. En toute
rigueur de termes, l’économie du profit a abouti à la « dénaturation » de l’homme.

La société, un organisme à guérir

L’image de la société moderne n’est pas celle d’une maison écroulée où chaque pierre garderait au
moins son intégrité, c’est celle d’un organisme malade dont chaque cellule est altérée. D’où la
prétention illusoire de reconstruire cette société suivant des schémas matériels et universels, sans
tenir compte de l’altération interne de ses éléments et des conditions concrètes de leur guérison. Le
monde moderne se présente à nous non comme une maison à reconstruire, mais comme un
organisme à guérir. Or, si un édifice peut se réparer du dehors, un organisme ne peut se guérir que
du dedans.

LES FAUX REMEDES

Etatisme socialiste

Au premier abord, l’étatisme socialiste, avec sa réglementation rigide de la production et de la


consommation, apparaît comme le remède idéal au chaos capitaliste. Mais ce prétendu remède n’est
en fait que le prolongement du désordre libéral. L’homme livré à lui-même dans la jungle capitaliste
est peut-être plus heureux encore que l’homme enchaîné artificiellement aux autres hommes dans la
termitière socialiste. On ne guérit pas du chaos par un ordre mécanique et extérieur à l’homme. Même
sous la camisole de force, un fou reste toujours un fou.

Dirigisme

Quand il veut simplement corriger le libéralisme, l’étatisme ne fait guère mieux. Il aboutit par une
pente fatale à une incohérente législation des prix. Aucune stabilité n’est possible en pareil régime.
L’industrie protégée s’en tire tant qu’il lui suffit de présenter sa note à l’Etat qui paie en s’endettant,
cependant que le secteur libre s’épuise. Progressivement, la prospérité fait place à la ruine. Par cette
hémorragie dévorante, les ressources profondes sont dilapidées au profit d’une euphorie d’agonisant.

Le chef d’entreprise devrait avoir une action régulatrice sur l’économie. Mais accablée de circulaires et
de questionnaires, volant de réunions en rendez-vous, sollicité de toutes parts, débordé, il va au plus
pressé, se borne à résoudre les difficultés à la petite semaine et ne trouve pas le temps de réfléchir
aux vrais problèmes. Ses ouvriers ignorent tout de ses préoccupations et s’en désintéressent. Vivant
côte à côte pour accomplir une même œuvre, ces hommes sont séparés en fait par un fossé profond.
Raisons de leur faillite

En face de cette double faillite, notre attitude sera claire. Nous ne voulons ni du chaos avoué du
libéralisme ni du chaos masqué de l’étatisme. L’homme n’est pas fait pour l’isolement, il n’est pas fait
non plus pour l’ordre mécanique : il est fait pour l’ordre organique, il a besoin d’être relié aux autres
hommes par des liens vivants.

On pourra nous objecter que le libéralisme et le socialisme ont rectifié depuis peu leurs positions
classiques. Il reste à savoir si, tels qu’ils se présentent aujourd’hui, ces deux systèmes sont capables
de promouvoir une économie vraiment humaine.

Les doctrines qui dominaient hier encore les esprits ne sont ni pleinement adéquates à la réalité, ni
propres à satisfaire les requêtes profondes de l’être humain. Si le néolibéralisme et le néosocialisme
se sont purgés d’erreurs incomprises par le libéralisme et le socialisme anciens, ni l’un ni l’autre n’a
été en état de mesurer la portée et les incidences réelles de ce fait économique central qu’est le
marché. Tous deux, au contraire, se sont laissé hypnotiser par les impératifs inhumains du marché au
lieu d’étudier, de façon concrète et cohérente, les moyens de l’humaniser.

Néolibéralisme

A la différence du libéralisme ancien, le néolibéralisme n’admet plus une philosophie optimiste de


l’ordre naturel. Comprenant exactement que l’économie historique du XIXème siècle n’est ni
universelle ni permanente, il cherche à montrer seulement que le marché, la propriété, l’entreprise
sont, à un moment déterminé, les institutions socialement les plus utiles. Mais cette utilité dont on
parle est précisément celle qui se mesure en termes de prix et au mètre du marche. Sûr de sa
démonstration dans son plan (la concurrence donne le maximum de gain exprimé en monnaie), le
néolibéralisme est condamné par sa méthode même à ne jamais intégrer à son système les services
et les valeurs humaines non quantifiables, non mesurables en monnaie, non imputables à des
producteurs ou à des consommateurs isolés. Sans ces services et ces valeurs, la vie n’est qu’un
monstrueux bilan commercial fait du rapprochement de postes « doit » et « avoir ». Or la vie humaine
ne tient plus dans un tel bilan. Elle le déborde de toutes parts. Les ajustements de quantités
n’expriment jamais entièrement son but. La psychologie du « calcul » ne rend pas un compte exact de
son dynamisme.

Le néosocialisme

Le néosocialisme a tiré sa leçon des échecs de l’expérience russe et des avortements de la politique
social-démocrate. Mais c’est en vain qu’il a tenté de concilier l’économie planifiée et l’économie à
base de marché.

Veut-il construire côte à côte des secteurs privés et des secteurs publics ? Il bute sur une alternative.
Ou bien le secteur public reçoit les indications émanant du secteur privé qui reste soumis au marché :
et alors le néosocialisme est contraint d’admettre la prééminence du marché par rapport à la
planification. Ou bien le secteur public exercera un contrôle à sens unique sur le secteur privé : et,
dans ce cas, le marché n’existe plus que nominalement.

Le néosocialisme veut-il d’autre part essayer de montrer qu’une planification intégrale, un ensemble
d’ordres donnés et reçus en matière de production, de répartition, d’échange est conciliable avec
l’établissement d’un prix pour les marchandises et les services ? Il en est réduit à jouer sur les mots.
Le prix n’est pas en effet une évaluation quelconque en monnaie faite par des coéchangistes ou par
une autorité armée de contrainte. Il n'est pas défini par une expression monétaire Il est le niveau
auquel s'échangent entre des individus et des groupes libres de refuser d’acheter et de vendre, des
produits et du travail. Une économie autoritaire et distributive imposée par un tiers quelconque à deux
ou plusieurs individus ne sera jamais assimilable à une économie où un équilibre s’établit à la suite de
débats intervenus entre des sujets qui font chacun pour leur propre intérêt, leurs calculs et leurs
opérations. A une classification totale correspondent des évaluations administratives ou pseudo-prix,
c'est-à-dire des prix qui sont sans relation nécessaire avec les réactions des coéchangistes. A une
économie de marché correspondent des prix véritables, c'est-à-dire des prix qui découlent des
décisions propres des coéchangistes armés d'un certain revenu ou pouvoir d'achat.

Ces doctrines méconnaissent l’homme

Néolibéralisme et néosocialisme, par des voies différentes, rendent donc hommage au marché. Pour
être volontaire et conscient, cet hommage n'en est pas moins substantiellement semblable. Aussi
bien, les deux doctrines quand elles sont poussées à leurs dernières conséquences théoriques et non
maintenues dans la zone des réalisations fragmentaires et heureusement illogiques de la vie,
conduisent à un dilemme angoissant : la progression vers une planification totale avec son lot
d'erreurs composées ou le retour à un marché libre qui, à travers la transformation des structures
modernes, s'est de lui-même éliminé : deux régimes antagonistes. qui ont pour, caractéristique
commune de mépriser l'homme.

LES PRINCIPES DE SOLUTION

Commençons par définir

Nous pensons que l'impasse n'existe que dans les systèmes non dans les faits. Le problème a été
mal posé tant par le néolibéralisme que par le néosocialisme. Autorité et économie distributive ne
veulent pas dire économie étatique à l'échelon national. Marché et économie libre. ne veulent pas
dire marché omniprésent et tyrannie du prix. Définir une économie communautaire, c’est liquider ces
erreurs en dressant en face d'elles une construction positive.

Les escroqueries terminologiques et les confusions verbales sont si fréquentes que nous jugeons bon
de fixer notre vocabulaire et de distinguer ce qui est à tort assimilé : le corporatisme, la corporation, la
communauté.
Corporatisme

Corporatisme désigne deux ordres de faits : l'ensemble des institutions qui groupent sous la loi
majoritaire et le contrôle étatique les entreprises d'une même industrie ou d'une même branche
d'activité ; l'ensemble des institutions qui groupent sous la loi de la collaboration les facteurs travail et
capital séparés par le capitalisme.

Corporation

Corporation désigne un corps public ou quasi-public qui entend réaliser partiellement ou


complètement l'un ou l'autre, ou l'un et l'autre des deux buts qui viennent d'être énoncés. Il y a eu
historiquement des doctrines corporatives et même des institutions de tendance corporative (arbitrage
obligatoire, comités sociaux) sans corporations effectives. Le contraire aussi est possible.

Communauté

Communauté désigne un type de groupements humains qui se caractérise par trois traits :

1) les hommes y sont rassemblés par ds relations humaines fondamentales : celles du sang, du
travail, du lieu.

2) ils y composent un tout organique fait de situation et de fonctions complémentaires.

3) Ils y ont « conscience du nous fondée sur la similitude, la solidarité, l’amour ou concrètement
sur ces trois forces conjuguées.

La communauté apparaît ainsi comme l’expression d’une réalité – car il y a des communautés – et
l’expression d’un idéal – puisque le même groupement humain peut être plus ou moins
communautaire et d’une qualité communautaire médiocre ou excellente.

En tout cas, on le voit, la communauté n’est ni la Société – le groupement humain en tant qu’il repose
sur la pression et la contrainte – ni l’Association – le groupement né de choix délibérés et fixés dans
des contrats.

On le voit aussi, la Communauté désigne une réalité bien différente de la Corporation.

Il existe une foule de communautés : la famille, la région, la commune, qui ne sont ni ne seront jamais
des corporations.

Les corporations peuvent être plus ou moins communautaires. En bonne règle, la corporation n’est
qu’un ensemble de techniques et de distinctions propres à confirmer la réalité, à servir les exigences,
à instaurer l’ordre des communautés.

Le vocabulaire ainsi précisé – et nous désirons marquer que ces catégories sont pour nous de
simples outils d’analyse que nous adapterons incessamment à la matière réelle et vivante – nous
avons chance de mieux comprendre ce que peut et doit être une économie communautaire.
Signes distinctifs d’une économie communautaire

Sans prétendre donner un abrégé préalable de tout ce qui devra être notre recherche minutieuse et
ardente, sans réduire à quelques paragraphes, péremptoires l'immense problème des relations entre
économie et communautés, nous apercevons quatre familles de signes distinctifs d'une économie
communautaire :

Ajustement organique

1) sa base humaine n'est pas une juxtaposition d'individus liés occasionnellement par le marché
dans l'ordre économique ou par l'idéologie dans l'ordre politique. Elle est bien plutôt un ajustement
organique de cellules de consommation (les communautés familiales), de cellules de production (les
communautés d’entreprise), de cellules de distribution (les communautés locales de la commune et
de la région). Maintenir ou restaurer ces communautés, c'est se préoccuper des réservoirs humains
où l'individu puise sa vitalité, ses forces d'initiative et de réalisation. Une politique au service de ces
communautés de base ne saurait donc se payer d'un trop haut prix.

Hiérarchie des besoins

2) la vie et la fécondité des communautés de base est assurée par une distinction radicale des
besoins essentiels et des besoins secondaires.

Les premiers, besoins essentiels ou primaires, doivent être satisfaits en dépit de toute objection tirée
de la rentabilité et de la loi du prix, par l'organisation autoritaire et stable des relations économiques à
l'intérieur des communautés et d'une communauté à l'autre, dans le cadre des communautés de pays
ou de grande région.
Ce régionalisme économique et communautaire traduit une exigence morale : chacun doit vivre au
sein de ses communautés, et une exigence nationale : quand l'Etat français est menacé, l’être
français doit reconstituer ses tissus profonds. Les expériences présentes du ravitaillement et du
contrôle administratif mettent en évidence des erreurs à éviter. Elles nous acheminent aux difficultés
et aux solutions réelles.

Nous apercevons maintenant qu'il s'agit, sans préoccupation mercantile, de recenser rigoureusement
et d'organiser à portée d'homme les ressources totales et les besoins réels des communautés de
base.

Les autres, besoins secondaires, sont confiés à l'économie capitaliste et à ses procédés habituels.
Nous ne dissimulons pas que seule une force politique, vigoureusement indépendante, peut maintenir
les organes du petit et du grand capitalisme au service des communautés de base et de la
communauté nationale. La résurrection de l'Etat armé de contraintes appropriées nous paraît donc
une exigence communautaire, parce que seule, elle peut au plan nationale, établir une hiérarchie des
fonctions et une hiérarchie des buts.
Collaboration internationale

3) pas plus que les régions économiques, les nations communautaires ne seront
économiquement et spirituellement autarchiques. Sous l’impulsion et le contrôle des Etats
nouveaux, elles établiront entre elles des accords stables de collaboration. Des échanges
dirigés et contrôlés de biens réels prendront l’importance usurpée aujourd’hui par les bourses
internationales et les marchés du capitalisme financier.

Peuple et aristocratie

4) enfin, en régime communautaire, peuple et aristocratie ne sont pas des notions qui s’excluent.
Le peuple est toute la hiérarchie des communautés, l’aristocratie est un ensemble d’élites
suscitées et contrôlées par les communautés. Dans ce nouvel ordre, ces élites se dégagent
progressivement d’échelon en échelon pour former l’élite dirigeante des communautés
supérieures. Un peuple sans aristocratie, une aristocratie sans peuple sont également
impuissants à réaliser l’ordre communautaire.

Contre la corruption de la propriété

L’économie communautaire repose sur une doctrine et sur une organisation de la propriété
radicalement différentes de celles du régime capitaliste. La propriété doit pouvoir en tout temps et en
tous lieux disposer des biens nécessaires à l’accomplissement de la personne. Mais entre ce
minimum essentiel et les formes actuelles de la propriété, il y a une formidable marge où la pensée
créatrice de l’homme et du chrétien doit faire les choix imposés par une époque et un milieu.

La propriété abstraite et anonyme de valeurs monétaires a, dans le capitalisme, faussé la propriété


concrète et personnelle des biens. La logique propre du capitalisme est celle de l’enrichissement
nominal et sans limites, par opposition à l’usage moralement et socialement contrôlé et à l’acquisition
mesurée aux besoins réels et à la mise efficace au service du bien commun.

Partisans irréductibles de la propriété nécessaire à l’épanouissement de la personne et de la famille,


nous sommes résolus à redéfinir ce que, par un premier abus de confiance, les financiers du XIXème
siècle et du XXème siècle ont appelé, eux aussi, « la propriété ». Nous serons ainsi conduits à
explorer toutes les architectures capitalistes, celles aux façades anodines comme celles aux
structures provocantes qui abritent maintenant la presque totalité de nos besoins.

Nous préciserons, à chaque instant de notre enquête, la portée sociale – c’est-à-dire communautaire
– de la propriété. Nous rappellerons inlassablement à tous ceux qui possèdent, qu’ils ne sont que les
intendants du bien commun.
Propriété organique

En condamnant comme antisociale la propriété abstraite et illimitée sans contrepoids de devoirs et de


responsabilités, nous consolidons la notion de propriété vivante et humaine des biens sur laquelle
certaines formes de la propriété capitaliste apparaissent comme une excroissance parasitaire. Quand
le jeu des échanges commerciaux de la banque ou d'une industrialisation aberrante, sans enlever au
petit paysan le droit de posséder et de cultiver sa terre ou au petit pêcheur le droit de pratiquer son
métier dans la zone côtière, les condamne de fait à devenir prolétaires ou à mourir de faim, nous
assistons à la résorption de la propriété organique et féconde par une forme inorganique et dévorante.
L'organe ne doit pas être confondu avec le cancer qui le détruit.

En vue d’une civilisation du service

Nous proscrivons donc la propriété inhumaine qui dissout les communautés, nargue l'autorité de l'Etat
arbitre du Bien Commun, fait de l'homme une machine à calculer et à gagner. A la civilisation factice
du confort bâtie par le capitalisme, nous opposons l'idéal d'une civilisation du service. Par là, nous
sommes assurés de n'être ni naïfs, ni utopiques. L'utopie et la naïveté sont du côté des prétendus
civilisés qui s’imaginent que la nation et l'humanité peuvent être dirigées comme de vastes conseils
d'administration. Ceux-là préparent les révolutions, secousses des sociétés qui ne se convertissent
pas.

Déjà nous voyons s’ébaucher sous nos yeux des démembrements sociaux du droit de propriété et se
constituer des communautés professionnelles et sociales, qui nous apparaissent comme des
préfigurations. En nous proposant d'expliquer au sens plénier la propriété communautaire, nous
comptons bien l'aider à naître.

Ni l’économie de la rareté, ni l’économie de l’abondance désordonnée

Nous ne voulons pas plus d'une économie de la rareté systématiquement créée ou entretenue que
d'une économie désordonnée de l'abondance. L'économie sans rareté est une utopie : les désirs
humains resteront toujours, multipliables et les biens apparaîtront toujours aux hommes comme
limités.

Mais l’économie de l’ordre humain

Mais nous voulons de toutes nos forces construire une économie de l'ordre humain, où une massé de
biens aussi étendue que .possible soit répartie suivant l'ordre d'urgence des besoins de tous et non
selon la hiérarchie des capacités de paiement.
Seule, une telle économie peut redresser la France. Libération sociale, libération nationale : deux
exigences qui, pour nous, se confondent.
Certes, nous voulons finalement rendre aux Français le sens d'un«au-delà ». Au-delà de l'angoisse de
l'immédiat, de la peur paralysante, de la misère inquiète et féroce rayonnent les valeurs humaines et
chrétiennes aussi nécessaires que le pain. Nous le savons. Mais nous ne répéterons pas l'erreur de
nos devanciers et ce n'est ni à une leçon de morale ni à un commentaire ingénieux que se limitera
notre effort.

L'ORDRE COMMUNAUTAIRE

Il ressort de cette analyse qu'une dernière carte reste à jouer : celle de l'ordre communautaire. Contre
le mythe capitaliste du profit et le mythe socialiste de l'égalité qui, l'un et l'autre, trahissent la nature
humaine dans son ensemble, depuis ses exigences biologiques jusqu'à ses besoins spirituels, nous
voulons une économie commandée et mesurée par les besoins de l'homme vivant et concret, corps et
âme.

Unité fondamentale du temps

L'humanité a poursuivi obstinément I’expérience d'une économie de rythme accéléré et d'extension


démesurée : il est temps de revenir à une économie « à portée d'homme ». L'économie moderne ne
respectait pas les rythmes biologiques fondamentaux. Au lieu de baser l'activité humaine et la
structure sociale sur la prétendue nécessité de ne pas laisser le capital inemployé ou l'invention
inutilisée, il faut admettre que l'unité fondamentale de temps est la durée d'une génération humaine,
les 30 ou 40 ans qu'il faut pour apprendre un métier, fonder un foyer, accepter des enfants selon le
plan de la nature, et les conduire eux-mêmes jusqu'au métier et au foyer.

Groupements à l'échelle humaine

L’économie moderne ne tient, pas compte des limites normales de la puissance humaine ; elle confie
aux chefs improvisés de l'économie des fonctions qui le dépassent. Au lieu de fonder l'équilibre total
sur des déséquilibres partiels, il faut recommencer la pyramide en posant d'abord les assises dans le
village ou dans la ville. Il faut que la confiance mutuelle s'établisse entre les hommes qui se
connaissent, que les chefs soient choisis parmi les plus dignes, que les chefs suprêmes aient fait
leurs preuves à la tête de communautés moins importantes, que l'équilibre de la production et des
besoins se réalise dans le cadre local ou par accord concerté entre communautés fidèles à leurs
engagements. Nous ne supprimons pas ainsi les échanges matériels et culturels, mais en respectant
les conditions de la nature humaine, nous rendons possible leur régulation.
Communauté de destin

Nous revenons de la sorte aux vraies cellules sociales, aux groupements d'hommes qui se
connaissent, s'épaulent et se contrôlent les uns les autres et qui, surtout, sont liés les uns aux autres
par une communauté de destin : telle est à la base la communauté familiale et au sommet la
communauté nationale. Une économie humaine doit être ainsi organisée, d'étage en étage, sans que
disparaisse, à l'intérieur de chaque étage et d'un étage à l'autre, le contact de prochain à prochain.
Seule - notons-le en passant - cette reconstruction organique de la société permettra d'atténuer les
méfaits de l'égoïsme : dans tout groupement vitalement constitué, le bien de l'individu et celui de
l'ensemble tendent à coïncider.

Réalisme dans la recherche

Nous n'avons pas la prétention de refaire le paradis terrestre. Les hommes sont ce qu'ils sont.
L'économie communautaire suppose une connaissance approfondie des hommes. Il est absurde de
baser la réforme des institutions sur le postulat de la bonté naturelle, s'il appert que chez les meilleurs
l'égoïsme est toujours présent et que les saints eux-mêmes ont dû le combattre pour devenir des
êtres d'exception. Il est faux de préconiser l'abolition de la propriété, s'il est évident que la recherche
de la possession est un désir inné du cœur de l'homme. Il est ridicule de prétendre libérer la personne
humaine de toutes contraintes, alors que le droit à la vie et le droit au travail dont on se réclame pour
ce faire, exigent, pour n'être pas de vains mots, une discipline imposée et consentie.

Ordre institutionnel au service de l'économie des besoins

Nous n'avons que faire des chimères. Nous voulons ardemment contribuer à l'instauration d'un ordre
institutionnel « de style XXme siècle » qui soumette la production et les échanges à l'économie des
besoins sans lequel il est vain de promettre à tous plus de bien-être et plus de dignité. Mais une fois
assurée cette primauté du bien commun, l’ordre communautaire exaltera les libertés de la personne,
qui permettent seules à la vertu, à l'intelligence et au travail de surclasser le vice, l'imbécillité et la
paresse.

L'idée communautaire : hypothèse de notre recherche

L'idée communautaire se présente à nous comme un point de départ et comme un principe moteur.
Nous savons qu'elle renferme encore des éléments d'incertitude et de conjecture. Aussi ne voulons-
nous pas l'ériger en système clos et définitif ; elle nous servira seulement d'hypothèse dans nos
recherches et nos expériences. Nous travaillerons sur du réel et, qu'ils infirment ou qu'ils confirment
nos théories, nous nous inclinerons toujours devant les faits. On nous jugera, nous aussi, à nos fruits.
Retour à la tradition

Au reste, l'idée communautaire n'est pas une idée a priori. Elle a déjà porté ses fruits dans d'autres
temps et sous d'autres formes de civilisation, et elle imprègne encore ce qui reste de sain dans
l'économie actuelle. C'est avouer par là que notre effort révolutionnaire est un simple retour à la
tradition, si l'on désigne par ce mot un ensemble d'usages conformes aux besoins éternels de
l'homme. Nous croyons en effet que l'espèce humaine possède, en dépit de ses possibilités
d'évolution, une essence immuable et des besoins fondamentaux. Un vieux paysan provençal à qui on
avait donné à lire Hésiode s'écria avec étonnement : « Dans notre communauté villageoise d'il y a 50
ans, les travaux, les mœurs, les coutumes étaient à peu de chose près identiques à ceux de cette
communauté grecque d'il y a 3 000 ans. Tout cela n'a changé que depuis 50 ans ». Cet ordre qui avait
pu tenir pendant des milliers d'années ne pouvait qu'être conforme aux exigences centrales de la
nature humaine et cette rupture brutale d'un équilibre millénaire ressemble infiniment plus à une
maladie dangereuse qu'à une « évolution » historiquement normale, comme une foi naïve au progrès
voudrait nous le faire croire.

Ce qui fait la force de l'idée communautaire, c'est, en regard de cette durée indéfinie des vieilles
communautés humaines, la faillite massive, éclatante, constatée par tous des systèmes adverses qui
se sont révélés impraticables au bout d'un temps très réduit : moins d'un siècle pour le capitalisme,
quelques années pour le socialisme.

Dépendance et exaltation de la technique

Devons-nous répéter qu'il ne s'agit pas pour nous d'un retour absolu et d'ailleurs chimérique à des
formes archaïques de la civilisation ni d'un refus sans discernement des facilités de la technique ?
Nous soutenons seulement que c’est la technique qui doit s'adapter à l'homme, et non inversement :
les limites du progrès matériel doivent être celles de la santé physique et morale des individus. C'est
précisément ici que notre conception spiritualiste et chrétienne trouvera sa plus haute justification. Le
corps de l'homme, agrandi par la technique, a besoin d'un supplément d'âme, disait Bergson. Ce
supplément d'âme, il ne le trouvera qu’aux pieds du Christ.

Alexandre DUBOIS Jean-Marius GATHERON

Louis-Joseph LEBRET Marie-Réginald LOEW

Marie-Fabien MOOS René MOREUX

François PERROUX Gustave THIBON

Vous aimerez peut-être aussi