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Pinet-Fernandes Catherine Les Ressorts Extra-Textuels Du Jugement Littéraire Aujourd'Hui
Pinet-Fernandes Catherine Les Ressorts Extra-Textuels Du Jugement Littéraire Aujourd'Hui
Résumé
On définit volontiers la littérature par des qualités esthétiques, supposées intrinsèques. C'est une vieille illusion, que
démentit l'analyse historique des valeurs littéraires. Mais qu'en est-il aujourd'hui de l'institution de ces valeurs dans la
critique média- tique (selon l'expression de Jean Peytard) ? Tirant les conclusions d'une thèse de doctorat où elle a étudié
la représentation sociale de la littérature par les critiques journalistiques, Catherine Pinet-Fernandes répond à cette
question par une forme particulière d'analyse du discours critique. Elle prend ce dernier « de biais » de quelque sorte,
laissant de côté l'exégèse du texte pour montrer l'importance, dans le discours sur la valeur, d'un ensemble d'éléments
parfaitement étrangers à la stylistique des textes. Il s'agit de détails apparemment triviaux, comme l'origine éditoriale du
livre ou même son épaisseur, mais aussi d'un retour en force des thématiques plus traditionnelles de la biographie
littéraire et de la « belle vie » des génies (ce qu'Antoine Compagnon appelait la vieuvre, une vie une œuvre). Dans un
contexte où la vraie littérature est souvent assimilée au travail du texte, la construction de la littérarité des œuvres passe
largement par des circuits et des objets sensiblement différents, adresse d'une grande maison, poids d'un volume ou
réécriture d'une vie.
Pinet-Fernandes Catherine. Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui. In: Communication et langages,
n°135, 1er trimestre 2003. Dossier : Littérature et trivialité. pp. 87-103.
doi : 10.3406/colan.2003.3192
http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2003_num_135_1_3192
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Catherine Pinet-Fernandes
On définit volontiers la littérature par des qualités valeur, d'un ensemble d'éléments
esthétiques, supposées intrinsèques. parfaitement étrangers à la stylistique des
C'est une vieille illusion, que démentit textes. Il s'agit de détails apparemment
l'analyse historique des valeurs littéraires. triviaux, comme l'origine éditoriale du livre
Mais qu'en est-il aujourd'hui de ou même son épaisseur, mais aussi d'un
l'institution de ces valeurs dans la critique média- retour en force des thématiques plus
tique (selon l'expression de Jean traditionnelles de la biographie littéraire
Peytard) ? Tirant les conclusions d'une et de la « belle vie » des génies (ce
thèse de doctorat où elle a étudié la qu'Antoine Compagnon appelait la
représentation sociale de la littérature par vieuvre, une vie une œuvre). Dans un
les critiques journalistiques, Catherine contexte où la vraie littérature est souvent
Pinet-Fernandes répond à cette question assimilée au travail du texte, la
par une forme particulière d'analyse du construction de la littérarité des œuvres passe
discours critique. Elle prend ce dernier largement par des circuits et des objets
« de biais » de quelque sorte, laissant de sensiblement différents, adresse d'une
côté l'exégèse du texte pour montrer grande maison, poids d'un volume ou
l'importance, dans le discours sur la réécriture d'une vie.
-S
l 2. Bourdieu (P.), « Une révolution conservatrice dans l'édition », Actes de la recherche
08 en sciences sociales, n° 126-127, «Édition, éditeurs I », Mars 1999, p. 4.
-.§ 3. Ibidem., pp. 11, pour plus de détails sur cette classification.
.y 4. Nous entendons par là que le texte critique lui-même n'attire pas l'attention sur la
§ maison d'édition. Il est toutefois évident que la maison d'édition du roman critiqué est
| toujours spécifiée à la fin de la critique ou tout au début, mais pas forcément de
o nouveau citée dans le développement critique lui-même.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 89
L'ÉPAISSEUR DU ROMAN
De prime abord, le roman en tant qu'objet est difficile à définir.
L'Unesco préconise 49 pages ou plus, mais chaque pays suit
sa propre législation. Les uns n'imposent aucun minimum,
d'autres fixent la barre à 100 pages6. Aucun dictionnaire ou
encyclopédie ne spécifie un nombre de pages particulier. Et,
plus long à lire, plus lourd à transporter et, surtout, plus cher. Et
le résultat des ventes s'en ressent. Le prix Renaudot 1996 est
le seul prix littéraire de l'année 1996 à rester en deçà de ses
ventes habituelles : 42 000 exemplaires vendus12 pour une
vente habituelle oscillant d'ordinaire entre 60 000 et 120 000
exemplaires13.
Le Chasseur zéro
L'obtention, le même jour, du prix Renaudot par Boris Schreiber
et du prix Goncourt par Pascale Roze a logiquement amené les
critiques à comparer le nombre de pages des deux romans.
Ainsi, les critiques se référant au nombre de pages du roman
de Pascale Roze sont beaucoup plus nombreuses après
l'obtention du prix Goncourt. Bien que son roman soit dans les
normes avec ses 164 pages, il lui est parfois reproché d'être
trop court. Certains critiques considèrent même le style de
Pascale Roze comme trop sec.
12. « Les meilleures ventes de 1996 », Livres de France, Janvier 1997, p. 12-13.
13. Collectif, Quid 1998, Paris, Éditions Robert Laffont et Société des Encyclopédies
Quid, 1997, p. 325.
14. Ormesson (J. d'), Casimir mène la grande vie, Paris, Gallimard, 1997.
92 Littérature et trivialité
La Grande Beune
Venons-en ensuite au plus petit roman de notre corpus, La
Grande Beune de Pierre Michon (88 pages). Pierre Michon est
un habitué des textes courts20. Il n'a jamais écrit de roman
« classique ». Par ailleurs, à l'occasion d'entretiens ultérieurs à
la parution et à la promotion de La Grande Beune, il affirmera
qu'il ne considère pas ce texte comme un roman21. La Grande
15. Ormesson (J. d'), Histoire du juif errant, Paris, Gallimard, 1990.
16. Ormesson (J. d'), La douane de mer, Paris, Gallimard, 1994.
17. Ormesson (J. d'), Dieu, sa vie, son oeuvre, Paris, Gallimard, 1980.
18. Droit d'auteurs, La Cinquième, 2 mars 1997.
19. Bosquet (A.), « Jean d'Ormesson : Candide-en-Absurdie », Magazine littéraire,
lo Mars 1997, p. 67. Lambron (M.), « La bande à Jeannot les mirettes », Le Point, 15
T- février 1997, p. 94. Brincourt (A.), « Candide et Filochard », Le Figaro littéraire, 6 février
$ 1997, p. 8. Le Fol (S.), « D'Ormesson : "Les livres gais ne courent pas les rues" », Le
§> Figaro littéraire, 6 février 1997, p. 8.
c 20. Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1 984, Recueil de nouvelles de 206 pages. Vie de
~- Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, 66 pages. L'Empereur d'Occident, Saint
c Clément la rivière, Fata Morgana, 1989, 60 pages. Maîtres et Serviteurs, Lagrasse,
-.§ Verdier, 1990, 130 pages. Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, 1992, 110 pages. La
S Grande Beune, Lagrasse, Verdier, 1 996, 88 pages. Le Roi du bois, Lagrasse, Verdier,
§ 1996, 50 pages. Mythologies d'hiver, Lagrasse, Verdier, 1997, 88 pages. Trois auteurs,
£ Lagrasse, Verdier, 1997, 88 pages.
o 21. Bayle (T.), « Pierre Michon, un auteur majuscule », Op. Cit., p. 98.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 93
Le chef-d'œuvre littéraire
Derrière les diverses représentations des épais romans de
Boris Schreiber et de Jean d'Ormesson ainsi que du petit livre
de Pierre Michon, se détache une représentation sociale du
« chef-d'œuvre littéraire ». Ce dernier se doit d'être un livre
épais.
L'accueil réservé par les critiques au roman de Boris Schreiber
en est un exemple. Au-delà de cet enthousiasme, nombreux
sont les critiques qui considèrent ce roman comme le chef-
d'œuvre de Boris Schreiber et ce, pour plusieurs raisons. En
premier lieu, cette autobiographie romancée relate les débuts
de Boris Schreiber dans l'écriture, de l'âge de treize ans à l'âge
adulte. Tout au long du roman, l'auteur affirme avoir rêvé
pendant cette période de son « énorme roman futur », œuvre à
venir présageant un succès littéraire sans précédent. Il est de
ce fait tentant pour les critiques d'associer Un silence d'environ
22. Bayle (T.), « Michon le légendaire », Magazine littéraire, Janvier 1996, p. 58.
94 Littérature et trivialité
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Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 95
26. Besson (P.), « Le mystère Modiano », Paris-Match, 11 janvier 1996, pp. 2-5, p. 3.
27. Vidal (L), « Modiano : le passé recomposé », Le Figaro, 4 janvier 1996, p. 3.
28. Bouzar (W.), Lectures maghrébines, OPU/Publisud, Paris, p. 27.
Grojnowski (D.), Article « Nouvelle » in Dictionnaire encyclopédique de la littérature
française, Paris, V. Bompiani et éditions Robert Laffont, 1997, pp. 734-735, p. 735.
Simonin (M.), Article « Nouvelle » in Dictionnaire littéraire de langue française,
Volume 2, sous la direction de Beaumarchais (J.-P.), Couty (D.), Rey (A.), Paris,
Bordas, 1984, pp. 1660-1663, p. 1660.
29. Pobel (D.), « Une Roze épanouie », Dauphiné libéré, 13 novembre 1996, p. 30.
Devarrieux (C), Gaudemar (A. de), « Le Goncourt à une débutante, le Renaudot à un
vétéran », Libération, 13 novembre 1996, p. 30.
96 Littérature et trivialité
^ LA BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR
^ Dans son essai La Gloire de Van Gogh32, Nathalie Heinich a
<B démontré que, depuis le xixe siècle, la valeur artistique s'est
§> déplacée de l'œuvre vers la personnalité de son auteur. Dans
.o 30. C'est nous qui soulignons. Nourissier (F.), « Pascale Roze : retenez ce nom », Le
^ Point, 21 septembre 1996, p. 96.
§ 31 . 320 000 exemplaires pour Delerm (P.), Une petite gorgée de bière et autres plaisirs
E: minuscules, Paris, L'Arpenteur, 1997.
o 32. Heinich (N.), La Gloire de Van Gogh, Paris, Éditions de Minuit, 1991 .
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 97
33. Becker (H. S.), Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
34. Cela correspond aux travers de la science et de la biographie que dénonce Pierre
Bourdieu lorsqu'il démontre que, l'un comme l'autre a tendance à considérer la vie
comme un tout cohérent animé par un projet et à interpréter tous les événements de la
vie en fonction de ce projet. Cf. Bourdieu (P.), Annexe 1, « L'illusion biographique » in
Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, pp. 81-90, p. 81.
35. Définition en partie inspirée de Brenot (P.), Le génie et la folie, Paris, Pion, 1997,
p. 25.
36. Terme emprunté à l'analyse des mythes. Heinich (N.), La Gloire de Van Gogh, Op.
Cit.
37. Conclusion tirée de l'analyse de l'ouvrage suivant : Duchesne (A.), Leguay (T.), Le
jeu de l'oie de l'écrivain, Paris, Robert Laffont, 1997. Dans ce livre, les auteurs ont tenté
de synthétiser toutes les périodes de vie des écrivains, d'après leurs témoignages
écrits, du berceau à la tombe.
38. Schlanger (J.), La vocation, Paris, Seuil, 1997, p. 30.
98 Littérature et trivialité
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Cit.,
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 99
42. Lortholary (I.), « Comment faire publier votre premier roman ? », Elle, 30 novembre
1998, p. 230.
43. Marin la Meslée (V.), « Les mots ont une odeur », Magazine littéraire, Octobre 1996,
p. 79.
44. Peroni (M.), « La lecture, pratique culturelle ou activité de réception ? » in Poulain
(M.), dir., Lire en France aujourd'hui, Paris, Édition du cercle de la librairie, 1993,
pp. 47-73.
1 00 Littérature et trivialité
O§S 45.
pp. 122-126,
Le Naire p.
(O.),
126.« Chronique d'une saison des prix », L'Express, 21 novembre 1996,
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 101
S 47. Bordes (G.), « Michel Ragon méconnu », Plein chant, n° 64-65 « Michel Ragon
§ parmi les siens », 1998, pp. 3-12, p. 7.
S 48. Saint-Hilaire (H. de), « Je reste un métaphysicien optimiste », Le Figaro littéraire,
o 18 janvier 1996, p. 3.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 103
CONCLUSION
La représentation sociale de la littérature dégagée par l'analyse
de contenu des critiques ne se fixe pas exclusivement sur le
texte, objet supposé de la « valeur littéraire » authentique. Elle
associe intimement l'image de la maison d'édition, celle du livre
en tant qu'objet et la biographie de l'auteur au sens large du
terme. Lorsqu'ils évoquent la littérature, les critiques littéraires
prennent en compte l'ensemble de ces dimensions qui, pour un
même écrivain, doivent constituer un tout cohérent. La
représentation sociale d'un roman se trouve donc à la croisée des
représentations sociales de la « valeur littéraire », de celle de
l'écrivain comme « figure », de celle de « l'objet livre » et de la
maison d'édition notamment. Une valeur sociale complexe qui
ne saurait se réduire à la seule « valeur textuelle » d'ordinaire
retenue comme seul critère dans l'analyse littéraire.