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Communication et langages

Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui


Catherine Pinet-Fernandes

Résumé
On définit volontiers la littérature par des qualités esthétiques, supposées intrinsèques. C'est une vieille illusion, que
démentit l'analyse historique des valeurs littéraires. Mais qu'en est-il aujourd'hui de l'institution de ces valeurs dans la
critique média- tique (selon l'expression de Jean Peytard) ? Tirant les conclusions d'une thèse de doctorat où elle a étudié
la représentation sociale de la littérature par les critiques journalistiques, Catherine Pinet-Fernandes répond à cette
question par une forme particulière d'analyse du discours critique. Elle prend ce dernier « de biais » de quelque sorte,
laissant de côté l'exégèse du texte pour montrer l'importance, dans le discours sur la valeur, d'un ensemble d'éléments
parfaitement étrangers à la stylistique des textes. Il s'agit de détails apparemment triviaux, comme l'origine éditoriale du
livre ou même son épaisseur, mais aussi d'un retour en force des thématiques plus traditionnelles de la biographie
littéraire et de la « belle vie » des génies (ce qu'Antoine Compagnon appelait la vieuvre, une vie une œuvre). Dans un
contexte où la vraie littérature est souvent assimilée au travail du texte, la construction de la littérarité des œuvres passe
largement par des circuits et des objets sensiblement différents, adresse d'une grande maison, poids d'un volume ou
réécriture d'une vie.

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Pinet-Fernandes Catherine. Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui. In: Communication et langages,
n°135, 1er trimestre 2003. Dossier : Littérature et trivialité. pp. 87-103.

doi : 10.3406/colan.2003.3192

http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2003_num_135_1_3192

Document généré le 15/10/2015


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Catherine Pinet-Fernandes

On définit volontiers la littérature par des qualités valeur, d'un ensemble d'éléments
esthétiques, supposées intrinsèques. parfaitement étrangers à la stylistique des
C'est une vieille illusion, que démentit textes. Il s'agit de détails apparemment
l'analyse historique des valeurs littéraires. triviaux, comme l'origine éditoriale du livre
Mais qu'en est-il aujourd'hui de ou même son épaisseur, mais aussi d'un
l'institution de ces valeurs dans la critique média- retour en force des thématiques plus
tique (selon l'expression de Jean traditionnelles de la biographie littéraire
Peytard) ? Tirant les conclusions d'une et de la « belle vie » des génies (ce
thèse de doctorat où elle a étudié la qu'Antoine Compagnon appelait la
représentation sociale de la littérature par vieuvre, une vie une œuvre). Dans un
les critiques journalistiques, Catherine contexte où la vraie littérature est souvent
Pinet-Fernandes répond à cette question assimilée au travail du texte, la
par une forme particulière d'analyse du construction de la littérarité des œuvres passe
discours critique. Elle prend ce dernier largement par des circuits et des objets
« de biais » de quelque sorte, laissant de sensiblement différents, adresse d'une
côté l'exégèse du texte pour montrer grande maison, poids d'un volume ou
l'importance, dans le discours sur la réécriture d'une vie.

L'analyse présentée ici repose sur l'analyse d'un corpus de 176


articles critiques concernant huit romans, tous parus en 1996,
et ayant fait l'objet d'un certain intérêt médiatique1 : Truismes
de Marie Darrieussecq (POL), Éclats de sel 6e Sylvie Germain
(Gallimard), La Grande Beune de Pierre Michon (Verdier), Du
plus loin de l'oubli 6e Patrick Modiano (Gallimard), Presque rien
sur presque tout 6e Jean d'Ormesson (Gallimard), Les
coquelicots sont revenus de Michel Ragon (Albin Michel), Le chasseur
Zéro de Pascale Roze (Albin Michel), Un silence d'environ une

1 . Pour plus de détails méthodologiques, cf. Pinet (C), Œuvres romanesques et


critiques journalistiques, Contribution à une sociologie du discours critique dans la presse
et à la télévision, Sous la direction de Bouzar (W.), Université de Grenoble II, 2000.
88 Littérature et trivialité

demi-heure de Boris Schreiber (le Cherche-midi éditeur). Ce


que montre cette analyse, c'est que, tout en affirmant au cours
d'entretiens leur attachement à la valeur esthétique des
œuvres, définie en référence au texte et à son style, les
critiques se réfèrent, pour justifier la valeur d'un roman dans les
articles qu'ils écrivent, bien plus souvent à des éléments
extratextuels qu'à de véritables analyses littéraires du texte. Ainsi,
leur perception de la qualité d'un roman ne paraît pas
exclusivement liée à une lecture, mais aussi à d'autres critères
extérieurs. Ces critères extérieurs sont au nombre de trois : la
maison d'édition où l'ouvrage est publié, son nombre de pages
et, enfin, la biographie de l'auteur.

L'« EFFET DE LABEL » DES MAISONS D'ÉDITION


L'élément extérieur qui, de manière la plus évidente, influence
le jugement d'un ouvrage reste la maison d'édition et son « effet
de label » 2 lié à sa couverture caractéristique. Des huit
ouvrages dont nous avons analysé les critiques, trois sont
publiés par Gallimard, deux par Albin Michel, un par POL, un
par le Cherche-Midi éditeur et le dernier par les éditions
Verdier. Ces cinq maisons d'édition sont assez représentatives
du champ de l'édition. En effet, d'après la classification de
Pierre Bourdieu3, Gallimard et Albin Michel sont de grandes
maisons d'édition, compte tenu de l'importance de leur capital
économique et symbolique. Les éditions Verdier seraient une
très petite maison d'édition. Enfin, POL et le Cherche-Midi
éditeur se situeraient dans la catégorie intermédiaire. En
fonction de leur appartenance à l'une de ces catégories, les
maisons d'édition sont traitées différemment dans les critiques.
En ce qui concerne Gallimard, il est rarement fait référence à
^ cette maison d'édition dans les critiques4, comme s'il s'agissait
2 d'une évidence, d'un gage de qualité, manifesté par le seul fait
jB de parler naturellement des ouvrages qu'elle publie. Quant à

-S
l 2. Bourdieu (P.), « Une révolution conservatrice dans l'édition », Actes de la recherche
08 en sciences sociales, n° 126-127, «Édition, éditeurs I », Mars 1999, p. 4.
-.§ 3. Ibidem., pp. 11, pour plus de détails sur cette classification.
.y 4. Nous entendons par là que le texte critique lui-même n'attire pas l'attention sur la
§ maison d'édition. Il est toutefois évident que la maison d'édition du roman critiqué est
| toujours spécifiée à la fin de la critique ou tout au début, mais pas forcément de
o nouveau citée dans le développement critique lui-même.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 89

Albin Michel, les critiques ne se seraient pas penchés sur cette


maison d'édition si Pascale Roze n'avait obtenu le prix
Goncourt. Les seules références qui y sont faites sont
postérieures à l'obtention du prix. Certains critiques témoignent alors
de leur surprise. Il leur paraît étonnant qu'Albin Michel ait
obtenu un prix, d'une part, parce que la maison n'appartient pas
au cénacle « Galligrasseuil » et, d'autre part, parce qu'Albin
Michel n'était pas jusqu'alors réputé pour la qualité littéraire de
ses publications. Par ailleurs, la petite taille de Verdier lui vaut
quelques références de la part des critiques. L'« effet-label »
joue à plein, puisque certains critiques évoquent sa «
couverture jaune citron » 5, caractéristique des textes français que
publie cette maison. De même, les maisons d'édition
intermédiaires sont fréquemment citées. En ce qui concerne les
éditions POL, le travail de qualité de Paul Otchakosky-Laurens
est souligné à plusieurs reprises. Les critiques montrent qu'ils
apprécient le travail d'un éditeur exigeant à la recherche de
nouveaux auteurs comme Marie Darrieussecq, dont le premier
roman est inclus dans notre corpus. Enfin, la critique n'évoque
le Cherche-midi éditeur, tout comme Albin Michel, qu'après
l'obtention du prix Renaudot par le roman de Boris Schreiber.
Les critiques mettent alors en exergue le fait que cette maison
d'édition en est à ses premières publications littéraires, son
catalogue comportant surtout des ouvrages pratiques ou
humoristiques.
La critique a donc bien des a priori sur les maisons d'édition
qu'elle signale lorsque les événements du microcosme littéraire
en bousculent l'ordonnance. Au-delà de la maison d'édition
présentée sur la couverture, l'épaisseur de « l'objet livre » joue
également son rôle.

L'ÉPAISSEUR DU ROMAN
De prime abord, le roman en tant qu'objet est difficile à définir.
L'Unesco préconise 49 pages ou plus, mais chaque pays suit
sa propre législation. Les uns n'imposent aucun minimum,
d'autres fixent la barre à 100 pages6. Aucun dictionnaire ou
encyclopédie ne spécifie un nombre de pages particulier. Et,

5. Harang (J.-B.), « Michon impossible », Libération, 18 janvier 1996, p. l-lll, p. II.


6. Barker cité par Escarpit (R.), Sociologie de la littérature, Paris, PUF., 1958, p. 16.
90 Littérature et trivialité

pourtant, intuitivement, chacun d'entre nous a une


représentation du roman, qui n'est pas seulement intellectuelle mais aussi
physique. Ainsi, les romans de notre corpus ne sont pas
physiquement anodins7. Et le nombre de leurs pages a influencé la
réception des textes par la critique. La majorité de ces romans
comprend entre 158 et 252 pages, ce qui est dans la norme
admise.

Un silence d'environ une demi-heure


En revanche, le roman de Boris Schreiber, prix Renaudot 1996,
comprend 1 028 pages. Tous les critiques insistent sur ce fait.
Soit ils associent ce roman à un genre littéraire particulier
comme la « saga » 8 ou le « roman-fleuve » 9, soit ils évoquent
directement le nombre de pages du roman, son poids, son
volume voire même son temps de lecture. Un critique va
jusqu'à rajouter 10 pages au roman10. Néanmoins, ces 1 028
pages sont justifiées par tous les critiques qui les trouvent
nécessaires. Certains auraient même aimé un roman plus long.
Si tous les critiques insistent sur ce nombre de pages, c'est
parce que le roman a obtenu le prix Renaudot. Un ouvrage
primé est généralement destiné à devenir un best-seller. Or, ce
roman, à première vue, ne s'y prêtait pas. Un prix littéraire est
un produit commercial, c'est-à-dire un livre calibré d'environ
250 pages11. En comparaison, un roman de 1 028 pages est

7. Pierre Michon, La Grande Beune: 88 pages. Marie Darrieussecq, Truismes: 158


pages. Pascale Roze, Le chasseur Zéro : 164 pages. Patrick Modiano, Du plus loin de
l'oubli: 165 pages. Sylvie Germain, Éclats de sel: 173 pages. Michel Ragon, Les
coquelicots sont revenus : 252 pages. Jean d'Ormesson, Presque rien sur presque
tout: 371 pages. Boris Schreiber, Un silence d'environ une demi-heure : 1 028 pages.
8. Savigneau (J.), « Le prix Goncourt est attribué à Pascale Roze, le Renaudot à Boris
^ Schreiber », Le Monde, 14 novembre 1996, p. 33.
2 Delbourg (P.), « Boris Schreiber : un somptueux tout-à-l'ego », L'Événement du jeudi,
~o5
§>
CD 9.
1 7 Bott
octobre
(F.), 1 «996,
Les p.tragédies
90. de l'Histoire et les abîmes du "moi" », Le Monde des livres,
J2> Vendredi 4 octobre 1996, p. III.
^ 10. Lebrun (J.C.), « L'écriture à double tranchant de Boris Schreiber », L'Humanité,
c 1 3 novembre 1 996, p. 21 .
■*= 11. À ce propos, en ce qui concerne le prix Fémina 1998, Le dit de Tanyi de Tchang
-9 (Paris, Albin Michel, 1998), l'éditeur a précisé qu'à l'origine le roman était excellent,
§ mais beaucoup trop long. Il a donc demandé à l'auteur d'en réduire le texte afin de le
| publier, ce qui lui a peut être permis d'obtenir ce prix. Cf. Journal télévisé, LCI,
o 1 0 novembre 1 998.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 91

plus long à lire, plus lourd à transporter et, surtout, plus cher. Et
le résultat des ventes s'en ressent. Le prix Renaudot 1996 est
le seul prix littéraire de l'année 1996 à rester en deçà de ses
ventes habituelles : 42 000 exemplaires vendus12 pour une
vente habituelle oscillant d'ordinaire entre 60 000 et 120 000
exemplaires13.

Le Chasseur zéro
L'obtention, le même jour, du prix Renaudot par Boris Schreiber
et du prix Goncourt par Pascale Roze a logiquement amené les
critiques à comparer le nombre de pages des deux romans.
Ainsi, les critiques se référant au nombre de pages du roman
de Pascale Roze sont beaucoup plus nombreuses après
l'obtention du prix Goncourt. Bien que son roman soit dans les
normes avec ses 164 pages, il lui est parfois reproché d'être
trop court. Certains critiques considèrent même le style de
Pascale Roze comme trop sec.

Presque rien sur presque tout


À première vue, le roman épais semble donc plus valorisé que
le roman court. L'analyse des critiques de Presque rien sur
presque tout de Jean d'Ormesson est intéressante à cet égard.
La représentation sociale de ce roman va en effet être modifiée
par la parution du roman suivant du même auteur, Casimir
mène la grande we14. Le premier comprend 371 pages. Or,
rares sont les critiques qui en évoquent le nombre de pages,
question d'intérêt négligeable. En revanche, toutes insistent sur
deux caractéristiques essentielles de ce roman : il aborde des
sujets très vastes et, surtout, il est plaisant, divertissant. Le
roman suivant ne comporte que 202 pages, chiffre qui va avoir
une incidence sur la présentation de Presque rien sur presque
tout. En premier lieu, ce dernier n'est jamais présenté seul dans
les critiques de Casimir mène la grande vie. Il est toujours
associé aux trois autres romans précédents de Jean
d'Ormesson qui sont encore plus épais : L'Histoire du Juif

12. « Les meilleures ventes de 1996 », Livres de France, Janvier 1997, p. 12-13.
13. Collectif, Quid 1998, Paris, Éditions Robert Laffont et Société des Encyclopédies
Quid, 1997, p. 325.
14. Ormesson (J. d'), Casimir mène la grande vie, Paris, Gallimard, 1997.
92 Littérature et trivialité

errant^5 (595 pages), La douane de mer'16 (552 pages) et Dieu,


sa vie, son œuvreu (496 pages). Les critiques de Casimir
mène la grande vie insistent soit sur le sérieux de Presque rien
sur presque tout, soit sur son nombre important de pages.
Aucune référence n'est faite à son caractère comique. À
l'opposé, le roman objet de la critique est présenté comme
comique et assez court. Jean d'Ormesson emploie lui-même
des termes plutôt réducteurs pour le qualifier, ainsi parle-t-il de
« petite sotie » 18. Les critiques abondent en ce sens. Les titres
de leurs articles insistent également sur le caractère comique
ou peu sérieux du roman 1 . Non seulement les critiques ne
soulignent pas le caractère divertissant commun aux deux
romans, mais ils les opposent radicalement. Casimir mène la
grande vie est présenté comme un roman philosophique
humoristique alors que Presque rien sur presque tout est dépeint
comme un gros ouvrage métaphysique et cela, en
considération d'un nombre de pages différent.

La Grande Beune
Venons-en ensuite au plus petit roman de notre corpus, La
Grande Beune de Pierre Michon (88 pages). Pierre Michon est
un habitué des textes courts20. Il n'a jamais écrit de roman
« classique ». Par ailleurs, à l'occasion d'entretiens ultérieurs à
la parution et à la promotion de La Grande Beune, il affirmera
qu'il ne considère pas ce texte comme un roman21. La Grande

15. Ormesson (J. d'), Histoire du juif errant, Paris, Gallimard, 1990.
16. Ormesson (J. d'), La douane de mer, Paris, Gallimard, 1994.
17. Ormesson (J. d'), Dieu, sa vie, son oeuvre, Paris, Gallimard, 1980.
18. Droit d'auteurs, La Cinquième, 2 mars 1997.
19. Bosquet (A.), « Jean d'Ormesson : Candide-en-Absurdie », Magazine littéraire,
lo Mars 1997, p. 67. Lambron (M.), « La bande à Jeannot les mirettes », Le Point, 15
T- février 1997, p. 94. Brincourt (A.), « Candide et Filochard », Le Figaro littéraire, 6 février
$ 1997, p. 8. Le Fol (S.), « D'Ormesson : "Les livres gais ne courent pas les rues" », Le
§> Figaro littéraire, 6 février 1997, p. 8.
c 20. Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1 984, Recueil de nouvelles de 206 pages. Vie de
~- Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, 66 pages. L'Empereur d'Occident, Saint
c Clément la rivière, Fata Morgana, 1989, 60 pages. Maîtres et Serviteurs, Lagrasse,
-.§ Verdier, 1990, 130 pages. Rimbaud le fils, Paris, Gallimard, 1992, 110 pages. La
S Grande Beune, Lagrasse, Verdier, 1 996, 88 pages. Le Roi du bois, Lagrasse, Verdier,
§ 1996, 50 pages. Mythologies d'hiver, Lagrasse, Verdier, 1997, 88 pages. Trois auteurs,
£ Lagrasse, Verdier, 1997, 88 pages.
o 21. Bayle (T.), « Pierre Michon, un auteur majuscule », Op. Cit., p. 98.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 93

Beune a néanmoins été accueilli comme tel. Cela n'empêche


pas de nombreuses critiques de notre corpus de se référer au
nombre de pages de ce roman pour en préciser la brièveté.
Mais tous les critiques littéraires présentent ce roman comme
un véritable concentré de « valeur littéraire ». Aucun auteur de
notre corpus n'a droit à autant de critiques dithyrambiques. On
insiste de manière appuyée sur l'excellence du style de Pierre
Michon, comme si écrire un roman court était préjudiciable à
son auteur. Thierry Bayle, par exemple, affirme que Pierre
Michon « publie simultanément deux ouvrages, La Grande
Beune et Le Roi du bois, d'une épaisseur certes réduite (150
pages à eux deux), ce qui ne doit pas nous détourner de
l'événement qu'ils représentent. Quand on aime, comme on dit,
on ne compte pas... »22. Le critique souligne que, malgré son
nombre de pages, le roman La Grande Beune ne doit pas être
négligé. Cela montre qu'un roman court a du mal à s'imposer
en tant qu'événement littéraire, même si, parallèlement, le récit
court, tirant vers la taille du poème, est volontiers assimilé à
une forme de quintessence littéraire. Mais il ne l'est que comme
la promesse d'un vrai roman.

Le chef-d'œuvre littéraire
Derrière les diverses représentations des épais romans de
Boris Schreiber et de Jean d'Ormesson ainsi que du petit livre
de Pierre Michon, se détache une représentation sociale du
« chef-d'œuvre littéraire ». Ce dernier se doit d'être un livre
épais.
L'accueil réservé par les critiques au roman de Boris Schreiber
en est un exemple. Au-delà de cet enthousiasme, nombreux
sont les critiques qui considèrent ce roman comme le chef-
d'œuvre de Boris Schreiber et ce, pour plusieurs raisons. En
premier lieu, cette autobiographie romancée relate les débuts
de Boris Schreiber dans l'écriture, de l'âge de treize ans à l'âge
adulte. Tout au long du roman, l'auteur affirme avoir rêvé
pendant cette période de son « énorme roman futur », œuvre à
venir présageant un succès littéraire sans précédent. Il est de
ce fait tentant pour les critiques d'associer Un silence d'environ

22. Bayle (T.), « Michon le légendaire », Magazine littéraire, Janvier 1996, p. 58.
94 Littérature et trivialité

une demi-heure à cet « énorme roman futur », d'autant que cet


ouvrage a obtenu le prix Renaudot, le plus prestigieux prix
littéraire qu'ait obtenu Boris Schreiber dans sa carrière.
Le cas de Pierre Michon et de La Grande Beune nous conforte
dans le fait que le nombre de pages est un élément déterminant
pour qu'un roman soit qualifié d'« œuvre maîtresse ». Pierre
Michon n'écrit que des romans courts ou des recueils de
nouvelles. Malgré la qualité indéniable de ses textes, chacun
attend de cet auteur un « énorme roman futur » qui serait une
sorte de consécration. Il avait d'ailleurs publié, dans une revue,
le premier chapitre d'un tel roman. La suite n'est jamais
venue23. L'un des critiques cite même un très beau texte que
Christian Bobin avait écrit, à ce propos, dans Compagnies de
Michon, recueil où des auteurs reconnus avaient signé un texte
à la gloire de Pierre Michon :
Lisez et puis écrivez-lui. Engueulez-le. Dites-lui que c'est une
honte, que quand on tient de l'or, on ne le lâche pas comme ça.
Le poisson du livre est plus qu'à demi sorti de l'eau. Dites-lui
qu'il fasse un effort, juste un effort, qu'il donne enfin ce livre de
l'enfant perdu dans sa chair et son esprit. Qu'il le ramène en
plein jour, ce gosse effarouché comme une chouette : on lui
ouvrira les bras et notre porte. On le fera asseoir à table, près de
nous, dans la lumière et dans le calme. Dites-lui qu'on l'attend.24

D'ailleurs, à l'occasion de plusieurs entretiens, Pierre Michon


fait part de ses tentatives pour écrire un tel ouvrage, sans
succès, puisqu'il considère finalement qu'un roman classique
reste un objet commercial préfabriqué25.
Patrick Modiano rencontre les mêmes difficultés. Son roman,
Du plus loin de l'oubli, comprend 1 65 pages, ce qui est dans la
moyenne. Néanmoins, ce nombre de pages lui est reproché à

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Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 95

de 150 pages, ce qui peut paraître artificiel à certains critiques,


tels que Patrick Besson :
[Patrick Modiano] a trouvé à vingt ans une martingale d'enfer -
période vague, personnages interlopes, 150 pages, Gallimard,
interviews minimales au cours desquelles sont martelées d'année
en année - et il s'y tient avec une espèce de ferveur enfantine.26.

D'ailleurs, au fil de l'analyse des entretiens accordés par Patrick


Modiano aux médias, nous apprenons que ces œuvres de 150
pages ne le satisfont pas. Il n'a de cesse de répéter qu'il
aimerait écrire un épais roman :
[...] j'aime énormément les grands romans du xixe siècle. Anna
Karénine, Tess d'Uberville. . . En fait, j'aime les choses que je ne
peux pas faire. J'ai la nostalgie de ces personnages très
présents, ancrés dans le réel, que l'on suit sur la longueur d'une
vie, sur de vastes espaces27.

Cette représentation de l'œuvre maîtresse est à rapprocher de


la représentation du genre de la nouvelle en France, à travers
l'exemple de Pascale Roze et du Chasseur Zéro. Le genre de
la nouvelle est en effet très sous-estimé en France28. Un auteur
qui n'écrit que des nouvelles ne justifie pas un talent d'écrivain
particulier. Il est intéressant de noter à ce propos que Pascale
Roze, qui a obtenu le prix Goncourt avec son premier roman Le
chasseur Zéro, était considérée comme une « débutante » 29
par les critiques. Certains, malgré cela, évoquent son recueil de
nouvelles. D'autres n'en parlent pas du tout. Lorsque les
critiques l'évoquent, il n'est pas considéré comme un atout et cité
sans jugement de valeur. Il n'est ni valorisant pour Pascale

26. Besson (P.), « Le mystère Modiano », Paris-Match, 11 janvier 1996, pp. 2-5, p. 3.
27. Vidal (L), « Modiano : le passé recomposé », Le Figaro, 4 janvier 1996, p. 3.
28. Bouzar (W.), Lectures maghrébines, OPU/Publisud, Paris, p. 27.
Grojnowski (D.), Article « Nouvelle » in Dictionnaire encyclopédique de la littérature
française, Paris, V. Bompiani et éditions Robert Laffont, 1997, pp. 734-735, p. 735.
Simonin (M.), Article « Nouvelle » in Dictionnaire littéraire de langue française,
Volume 2, sous la direction de Beaumarchais (J.-P.), Couty (D.), Rey (A.), Paris,
Bordas, 1984, pp. 1660-1663, p. 1660.
29. Pobel (D.), « Une Roze épanouie », Dauphiné libéré, 13 novembre 1996, p. 30.
Devarrieux (C), Gaudemar (A. de), « Le Goncourt à une débutante, le Renaudot à un
vétéran », Libération, 13 novembre 1996, p. 30.
96 Littérature et trivialité

Roze, ni valorisé par les critiques. Il fait partie des informations


sur les activités littéraires de l'écrivain. Une seule critique nous
montre que le recueil de nouvelles est véritablement
négligeable : « [Pascale Roze] n'avait publié qu'un recueil de
nouvelles, en 1994 »30.
Le livre épais serait donc mieux considéré que le livre fin.
Constat qui n'est pas limité aux auteurs de notre corpus restreint.
Le phénomène des « Moins-que-rien » est, dans ce cadre,
intéressant à analyser. En effet, en France, actuellement, le roman
court a une connotation péjorative, à tel point qu'un nouveau
« courant littéraire » a été baptisé « Moins-que-rien » par
Bertrand Visage, dans la revue de la NRF, en janvier 1 998. Ce
numéro de la NRF réunit six textes de six auteurs : Philippe
Delerm, Pierre Austin-Grenier, François de Cornière, Eric Holder,
Gil Jouanard et Jean-Pierre Ostende. Ces écrivains
contemporains ont tous pour point commun d'écrire des textes courts,
c'est-à-dire que nous ne pouvons pas attendre d'eux un
« énorme roman futur ». Cependant, ils sont plébiscités par le
public31. Ce « courant littéraire » des « Moins-que-rien » nous
intéresse pour deux raisons principales. En premier lieu, il nous
montre l'importance du nombre de pages dans la littérature
puisque la NRF va jusqu'à fonder un courant littéraire sur cet
aspect. Par ailleurs, écrire des romans courts semble si anormal
qu'on crée un courant littéraire à partir de ce seul critère.
En ce qui concerne l'objet-livre, le nom de la maison d'édition,
la couverture ainsi que l'épaisseur du roman influencent donc
secrètement le jugement critique, dans la définition qu'il donne
du littéraire. Reste cette autre dimension extra-textuelle, la
biographie de l'auteur.

^ LA BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR
^ Dans son essai La Gloire de Van Gogh32, Nathalie Heinich a
<B démontré que, depuis le xixe siècle, la valeur artistique s'est
§> déplacée de l'œuvre vers la personnalité de son auteur. Dans

.o 30. C'est nous qui soulignons. Nourissier (F.), « Pascale Roze : retenez ce nom », Le
^ Point, 21 septembre 1996, p. 96.
§ 31 . 320 000 exemplaires pour Delerm (P.), Une petite gorgée de bière et autres plaisirs
E: minuscules, Paris, L'Arpenteur, 1997.
o 32. Heinich (N.), La Gloire de Van Gogh, Paris, Éditions de Minuit, 1991 .
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 97

Les mondes de l'art33, Howard Becker explicite la logique sous-


jacente à ce déplacement de la valeur en cinq points :
- en premier lieu des gens ont des dons particuliers ;
- ils créent des œuvres exceptionnelles ;
- ces œuvres expriment des émotions humaines et des valeurs
culturelles essentielles ;
- les qualités de l'œuvre sont révélatrices des dons particuliers
de l'écrivain et les dons particuliers pour lesquels cet écrivain
est déjà réputé garantissent la qualité de l'œuvre ;
- les œuvres attestant les qualités d'un écrivain, c'est toute
l'œuvre d'un écrivain qui doit être considérée pour déterminer
sa réputation.
Les journalistes littéraires auraient ainsi tendance à justifier
l'intérêt d'un roman en valorisant certaines caractéristiques
biographiques de l'auteur, celles qui sont communes à une
représentation sociale du génie, quitte à réécrire cette
biographie pour qu'elle corresponde plus à leurs attentes34. Par
génie, nous entendons un créateur dont l'œuvre remarquable
bénéficie d'une reconnaissance publique et large35. La
définition de ce terme ne suffit pas à donner un aperçu du contenu
de cette représentation sociale qui ne comporte pas de
« motifs »36 biographiques récurrents37. Cette représentation
se structure essentiellement autour de trois notions : la
vocation, la singularité et la précocité. En effet, dès le xvme siècle,
l'archétype de l'individu ayant une vocation reste l'artiste ou
l'écrivain38. Nathalie Heinich considère en outre que, depuis

33. Becker (H. S.), Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988.
34. Cela correspond aux travers de la science et de la biographie que dénonce Pierre
Bourdieu lorsqu'il démontre que, l'un comme l'autre a tendance à considérer la vie
comme un tout cohérent animé par un projet et à interpréter tous les événements de la
vie en fonction de ce projet. Cf. Bourdieu (P.), Annexe 1, « L'illusion biographique » in
Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, pp. 81-90, p. 81.
35. Définition en partie inspirée de Brenot (P.), Le génie et la folie, Paris, Pion, 1997,
p. 25.
36. Terme emprunté à l'analyse des mythes. Heinich (N.), La Gloire de Van Gogh, Op.
Cit.
37. Conclusion tirée de l'analyse de l'ouvrage suivant : Duchesne (A.), Leguay (T.), Le
jeu de l'oie de l'écrivain, Paris, Robert Laffont, 1997. Dans ce livre, les auteurs ont tenté
de synthétiser toutes les périodes de vie des écrivains, d'après leurs témoignages
écrits, du berceau à la tombe.
38. Schlanger (J.), La vocation, Paris, Seuil, 1997, p. 30.
98 Littérature et trivialité

l'époque moderne, les valeurs artistiques se situent dans un


« régime de singularité », c'est-à-dire « un système de
valorisation, basé sur une éthique de la rareté, qui tend à privilégier le
sujet, le particulier, l'individuel, le personnel, le privé. » Elle y
rattache d'ailleurs les notions de « vocation, don inné,
révélation, sacrifice et désintéressement, inspiration, renoncement au
monde »39, termes auxquels les critiques se réfèrent
régulièrement. Il est clair enfin que la précocité a toujours été le moyen
le plus rapide de déterminer une vocation40.
Afin de clarifier certaines analyses, il est intéressant de
présenter les auteurs et l'importance que requiert leur
biographie dans l'imaginaire des critiques en fonction de
l'« ancienneté » de leur appartenance au champ littéraire et de
la reconnaissance dont ils bénéficient. Commençons par
Pascale Roze et Marie Darrieussecq qui publient toutes deux
leur premier roman en 1996 et rencontrent un succès inespéré.

Pascale Roze et Marie Darrieussecq, les débutantes


La biographie de Marie Darrieussecq offre aux critiques des
motifs adéquats à la représentation sociale du génie. La plupart
des critiques insistent sur la précocité de son talent. Marie
Darrieussecq aurait commencé à écrire dès l'âge de six ans et
elle publie son premier roman à l'âge de 27 ans. En outre,
écrire est pour elle une véritable vocation, puisque sa vie est
dédiée à l'écriture au point que chaque moment peut en être
source d'inspiration. Si l'héroïne de Marie Darrieussecq se
transforme progressivement en truie, c'est que l'auteur est
d'origine basque et qu'elle a assisté à la « tuade » annuelle du
cochon de son village. Marie Darrieussecq est par ailleurs
considérée par certains critiques comme très douée, puisqu'elle
^ écrit ses romans très rapidement. Enfin, elle a été publiée après
2 avoir envoyé son manuscrit par la poste, ce qui n'arrive qu'à un
& manuscrit sur mille cinq cents envoyés41. De plus, plusieurs
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Cit.,
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 99

maisons d'édition voulaient la publier (selon les critiques, de


quatre à dix...)- Toutes les maisons d'édition auraient été
intéressées, or le magazine Elle nous apprend que Gallimard aurait
refusé ce manuscrit42. Marin la Meslée précise que la prise de
contact avec les maisons d'édition n'a pas été aussi idyllique.
Marie Darrieussecq, avant l'écriture de Truismes, aurait envoyé
un manuscrit aux éditions de Minuit. Jérôme Lindon lui aurait
alors conseillé de patienter, de « trouver sa voix » 43. Le mode
de publication de Marie Darrieussecq a ainsi été idéalisé, afin
de mieux correspondre à la vision que se faisait la critique d'un
génie miraculeusement découvert par tous.
Il en va de même pour Pascale Roze. De multiples points
communs entre l'héroïne et son auteur sont mis en avant par les
critiques car un héros semble toujours plus vivant s'il est incarné
par son auteur44. Par ailleurs, toutes les critiques montrent
qu'écrire est une véritable vocation pour Pascale Roze.
L'obtention du prix Goncourt lui vaut de manière récurrente des
comparaisons avec Marguerite Duras, sur la base d'éléments
biographiques communs : née en Indochine, de père militaire,
lauréate du prix Goncourt, Pascale Roze était réellement
destinée à obtenir ce prix. Dans le même ordre d'idées, les motifs
biographiques de Pascale Roze ayant un trait avec l'écriture
(études courtes mais littéraires, fondation d'une compagnie de
théâtre, lecture d'un ouvrage marquant, animation d'atelier
d'écriture, etc.) sont réinterprétés comme une suite d'enchaînements
logiques aboutissant forcément à la gloire littéraire.
Les deux débutantes ne suivent toutefois pas la même carrière
littéraire. Si Marie Darrieussecq a publié plusieurs romans avec un
succès inégal, qui la laisse présente dans le champ littéraire, elle
reste par ailleurs une référence obligée à l'occasion de la rentrée
littéraire pour de nombreux critiques qui font état d'un premier
roman prometteur. Pascale Roze, quant à elle, a plutôt disparu du
champ littéraire médiatisé, malgré la publication d'un second

42. Lortholary (I.), « Comment faire publier votre premier roman ? », Elle, 30 novembre
1998, p. 230.
43. Marin la Meslée (V.), « Les mots ont une odeur », Magazine littéraire, Octobre 1996,
p. 79.
44. Peroni (M.), « La lecture, pratique culturelle ou activité de réception ? » in Poulain
(M.), dir., Lire en France aujourd'hui, Paris, Édition du cercle de la librairie, 1993,
pp. 47-73.
1 00 Littérature et trivialité

roman. Phénomène qui peut être rapproché de la représentation


qu'avaient les critiques de chacun des deux auteurs. Marie
Darrieussecq, à travers le motif de la précocité, correspondait de
manière plus évidente à la représentation sociale du génie. En
revanche, l'obtention du prix Goncourt n'a pas forcément joué en
la faveur de Pascale Roze dont le roman, unanimement apprécié
avant le 12 novembre, est l'objet de critiques plus négatives par la
suite. De nombreux critiques insistent alors sur le fait que Pascale
Roze n'a pas obtenu le prix avec la majorité des voix, mais grâce à
la double voix du Président du jury, François Nourissier. Or,
François Nourissier publie précisément à ce moment-là un ouvrage
chez Albin Michel, maison d'édition du Chasseur Zéro45. L'éclat du
prix en est terni, certains critiques expriment alors des réserves sur
sa qualité. D'autres ont même regretté que Marie Darrieussecq
n'en ait obtenu aucun. Alors que Pascale Roze apparaissait
comme une sorte d'écrivain officiel, Marie Darrieussecq faisait
figure de « génie » délaissé.

Sylvie Germain et Pierre Michon, les jeunes habitués


Sylvie Germain et Pierre Michon, pour leur part, ont publié à
leurs débuts un premier roman qui a fait sensation. Depuis lors,
ils ont acquis un certain public grâce à leurs publications.
En ce qui concerne Sylvie Germain, le principal « motif » de la
représentation sociale du génie exploité est celui de la vocation
qui l'aurait amenée à écrire. Il se traduit de deux manières :
d'une part, les critiques insistent sur sa capacité à écrire à tout
moment, de l'autre, dans tous les entretiens qu'elle accorde à la
presse ou à la télévision, l'auteur souligne que son écriture est
spontanée, sans réflexion préalable, sans plan. Enfin, les
critiques relèvent des points communs entre le roman et la vie de
^ Sylvie Germain. Or le roman se déroule à Prague et Sylvie
2 Germain y a vécu de nombreuses années, ainsi que le souligne
jjk la critique de façon unanime.
§> Pour Pierre Michon, les critiques procèdent de la même manière
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pp. 122-126,
Le Naire p.
(O.),
126.« Chronique d'une saison des prix », L'Express, 21 novembre 1996,
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 101

roman, et ses origines rurales, le roman se situant à la campagne.


Les critiques insistent également sur le fait que Pierre Michon a
des difficultés à écrire, qu'il est modeste. Le plus intéressant reste
qu'on relit sa vie a posteriori : un auteur inconnu de tous qui, un
jour, comme par miracle, à 37 ans, publie un premier roman si
merveilleux que sa publication constitue une véritable révélation.
Or Pierre Michon a confirmé par la suite qu'il lui avait été très
difficile de trouver son style et qu'il avait effectué de nombreuses
tentatives avortées avant d'écrire ce premier roman46.
La notoriété de Sylvie Germain et de Pierre Michon fluctue au fil
des publications. Si l'ouvrage est un roman ou, du moins, s'en
approche, les critiques en parlent. S'il s'agit de textes plus
courts ou d'ouvrages plus philosophiques ou religieux, ils
restent en marge du champ littéraire.

Michel Ragon et Boris Schreiber,


les anciens au succès contrasté
Michel Ragon et Boris Schreiber sont deux vétérans de la
littérature française.
Pour valoriser Michel Ragon et son roman, les critiques ne
soulignent qu'un motif biographique et de manière marginale.
Michel Ragon a un parcours très atypique, il a arrêté ses études
au Certificat d'études, puis a directement obtenu un doctorat en
architecture sur la renommée de ses ouvrages. Malgré sa
bibliographie impressionnante et un succès populaire constant,
Michel Ragon bénéficie de peu de reconnaissance de ses pairs
dans le champ littéraire. Il entre difficilement dans les motifs de
la représentation sociale du génie. Guy Bordes note du reste,
dans un numéro de la revue Plein chant qui lui est consacré,
que c'est une personnalité ambiguë :
II y aurait contradiction entre le critique d'art promoteur
passionné de l'art abstrait, qui se présente comme la
manifestation la plus raffinée de l'intellectualisme bourgeois, et le
romancier prolétarien et historien de la classe ouvrière, défenseur des
ouvriers qui écrivent dans une prose tout à fait classique, voire
naturaliste, dont il est lui même artisan. Cet engagement
littéraire et ces choix esthétiques procèdent habituellement de
milieux sociaux différents, qui au mieux s'ignorent et au pire

46. Le Cercle de Minuit, 15 février 1 996, France 2.


1 02 Littérature et trivialité

s'opposent, de cultures totalement étrangères l'une à l'autre. En


résumé, comment être du peuple et du réalisme en littérature et
partisan d'une très bourgeoise abstraction en art plastique ?47

En ce qui concerne Boris Schreiber, les critiques évoquent sa vie


puisque son roman est autobiographique. De plus, ce roman
traite des débuts de l'auteur dans l'écriture. Tous les critiques
résument l'intrigue du roman qui montre un écrivain précoce
encouragé par André Gide. Puis, ils interprètent les autres
phases de sa vie en fonction de la représentation sociale du
génie. Ainsi, d'écrivain précoce, Boris Schreiber devient un
écrivain « maudit » qui a du mal à se faire publier, puis, un écrivain
apprécié d'un public restreint mais connaisseur, enfin, l'auteur
d'un roman très long qui couronne sa carrière et lui vaut son plus
grand succès populaire ainsi qu'un prix littéraire convoité de tous.

Les auteurs unanimement reconnus


Deux grandes « figures » littéraires pour finir : Jean d'Ormesson
et Patrick Modiano.
La vie de Jean d'Ormesson se plie difficilement aux schémas et
interprétations décrits pour les autres auteurs. Pour certaines
critiques, c'est un homme dynamique, beau parleur et surtout un
écrivain très médiatisé (une statue de cire au musée Grévin
depuis 1989, le record absolu des passages chez Bernard Pivot,
la participation à de nombreuses émissions télévisées populaires
sans lien avec la culture ou la littérature, etc.). La seule évocation
biographique ayant trait à la représentation sociale du génie,
nous l'avons tirée d'un entretien où l'auteur affirme avoir travaillé
« à ce livre huit heures par jour pendant deux ans. » 48
Patrick Modiano, en revanche, convoque de nombreux motifs
de la représentation du génie. En premier lieu, son roman serait
en partie autobiographique, et ce de deux manières. D'une part,
Modiano y aurait disséminé des lieux et des moments de sa
§> propre histoire. D'autre part, le caractère interlope et mystérieux
? des lieux et du personnage principal correspondrait en fait à la
biographie de l'auteur lui-même. Le motif de la vocation est

S 47. Bordes (G.), « Michel Ragon méconnu », Plein chant, n° 64-65 « Michel Ragon
§ parmi les siens », 1998, pp. 3-12, p. 7.
S 48. Saint-Hilaire (H. de), « Je reste un métaphysicien optimiste », Le Figaro littéraire,
o 18 janvier 1996, p. 3.
Les ressorts extra-textuels du jugement littéraire aujourd'hui 103

aussi convoqué. Patrick Modiano n'aurait jamais véritablement


décidé d'être écrivain, l'écriture s'étant imposée à lui. Ajoutons
à cela qu'il est réputé pour être un écrivain torturé, qui a des
difficultés à écrire. Enfin, les principales caractéristiques
soulignées par les critiques restent ses difficultés d'expression et
son incapacité à dire une phrase sans hésitation. Vision
mythique d'une difficulté d'expression orale compensée par une
virtuosité dans l'expression écrite.
Il faut noter qu'il a été plus difficile de réunir des critiques autour
du roman de Jean d'Ormesson que de celui de Patrick
Modiano. Le premier, plus médiatisé, bénéficie des critiques les
plus visibles et les plus longues alors que le second, tout en
étant plus discret, est l'objet d'un nombre de critiques beaucoup
plus important. Jean d'Ormesson reste un écrivain médiatique,
peu présent dans les dictionnaires et encyclopédies de
littérature française. Patrick Modiano, en revanche, a droit à un article
dans quasiment tous les ouvrages que nous avons consultés.
Tous ces motifs biographiques, élaborés par la critique et les
auteurs eux-mêmes, visent à différencier les écrivains et à
prouver que la vie de chacun est entièrement dédiée à
l'écriture. Même s'il est contradictoire d'un écrivain à l'autre,
l'ensemble de ces motifs élabore une figure mythique
consistant à montrer que la vie de l'écrivain est un tout cohérent,
menant à un but unique et ultime : l'écriture.

CONCLUSION
La représentation sociale de la littérature dégagée par l'analyse
de contenu des critiques ne se fixe pas exclusivement sur le
texte, objet supposé de la « valeur littéraire » authentique. Elle
associe intimement l'image de la maison d'édition, celle du livre
en tant qu'objet et la biographie de l'auteur au sens large du
terme. Lorsqu'ils évoquent la littérature, les critiques littéraires
prennent en compte l'ensemble de ces dimensions qui, pour un
même écrivain, doivent constituer un tout cohérent. La
représentation sociale d'un roman se trouve donc à la croisée des
représentations sociales de la « valeur littéraire », de celle de
l'écrivain comme « figure », de celle de « l'objet livre » et de la
maison d'édition notamment. Une valeur sociale complexe qui
ne saurait se réduire à la seule « valeur textuelle » d'ordinaire
retenue comme seul critère dans l'analyse littéraire.

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