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Espaces Temps

Sociologie de l'art contemporain : questions de méthode


Nathalie Heinich

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Heinich Nathalie. Sociologie de l'art contemporain : questions de méthode. In: Espaces Temps, 78-79, 2002. A quoi œuvre l'art
? Esthétique et espace public. pp. 133-141;

doi : https://doi.org/10.3406/espat.2002.4189

https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2002_num_78_1_4189

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Résumé
Cet article tente de spécifier ce que peut être une approche strictement sociologique de l'art, qui
n'empiète pas sur les autres disciplines - histoire de l'art, esthétique, critique. La position analytico-
descriptive, excluant tant l'évaluation que l'interprétation des œuvres, ouvre la voie à une sociologie
pragmatique qui, elle, propose une approche spécifique par rapport à d'autres tendances de la
sociologie. La pluralité des approches de l'art - celles des profanes et des savants, des artistes et des
sociologues - est illustrée par la question de la liberté de l'artiste, qui reçoit des interprétations
différentes selon qu'on privilégie l'individuel ou le collectif, l'intériorité ou l'extériorité, la compétence ou
la performance. Par-delà toute tentation hégémoniste, le constat peut cependant être accompli qu'il
existe une affinité de fait entre l'art contemporain et la sociologie.

Abstract
This article explains how we can think about a sociological approach of art, without including other
disciplines such as arts history, aesthetic and a critical aspect. The sociological position and his
analyse doesn't include the appreciation and the interpretation of books. As a consequence, it opens to
a pragmatical and a sociological reflexion which procedes with specific uses. It analyses plurality of
aprroaches in art : profanes, scientifics and artists, and sociologues. This text is all about the artists
freedom. We all know that this question is differently interpreta- ted considering different categories of
reflexion : individual or plural, inside or outside, possibility or performance. This is how we can melt
both sociology and contemporary art.
Nathalie Heinich

Sociologie de l'art contemporain :


Questions de méthode.

Cet article tente de spécifier ce que peut être une approche strictement sociologique
de l'art, qui n'empiète pas sur les autres disciplines - histoire de l'art, esthétique,
critique. La position analytico-descriptive, excluant tant l'évaluation que
l'interprétation des œuvres, ouvre la voie à une sociologie pragmatique qui, elle,
propose une approche spécifique par rapport à d'autres tendances de la sociologie. La
pluralité des approches de l'art- celles des profanes et des savants, des artistes et
des sociologues- est illustrée par la question de la liberté de l'artiste, qui reçoit des
interprétations différentes selon qu'on privilégie l'individuel ou le collectif,
l'intériorité ou l'extériorité, la compétence ou la performance. Par-delà toute tentation
hégémoniste, le constat peut cependant être accompli qu'il existe une affinité de
fait entre l'art contemporain et la sociologie.
This article explains how we can think about a sociological approach of art,
without including other disciplines such as arts history, aesthetic and a critical
aspect. The sociological position and his analyse doesn't include the appreciation
and the interpretation of books. As a consequence, it opens to a pragmatical and
a sociological reflexion which procèdes with specific uses. It analyses plurality of
aprroaches in art: profanes, scientifics and artists, and sociologues. This text is all
about the artists freedom. We all know that this question is differently interpreta-
ted considering different categories of reflexion: individual or plural, inside or
outside, possibility or performance. This is how we can melt both sociology and
contemporary art.
Nathalie Heinich est sociologue, Cral, (CNRS).
EspacesTemps 78-79/2002, p. 133-141.
Loin d'être secondaires ou purement techniques, les questions
de méthode sont la principale voie d'accès à l'objet, dans le
processus de recherche comme dans sa restitution. Ce sont
d'elles que je voudrais traiter ici, en m'interrogeant sur la spécificité de
l'approche adoptée dans mon travail sur l'art contemporain, sur ses
ressources et sur ses limites.1 1 Cf. «Nathalie Heinich, Le Triple jeu
de l'art contemporain. Sociologie des
arts plastiques, Paris Minuit, 1998 ;
L'Art contemporain exposé aux rejets.

:
Par rapport aux autres disciplines. Étude de cas : Nîmes, «Jacqueline
Chambon, 1998, Pour en finir avec la
querelle de l'art contemporain, Paris
Si l'on met à part l'historiographie, qui s'attache à décrire les L'Échoppe, 2000.

:
œuvres et à établir la factualité des connaissances sur l'art
(attributions, dates, localisations,...), on peut considérer, schématiquement,
que les disciplines s'intéressant à l'art se partagent traditionnellement
en deux grands types de discours : évaluatif d'une part,
herméneutique ou interprétatif de l'autre. La critique d'art est particulièrement Les disciplines s'intéressant
chargée de produire une évaluation des œuvres - avec tous les à l'art se partagent en deux
problèmes d'objectivité du jugement y afférant, et que nous n'aborderons grands types de discours :
pas ici. L'esthétique, la philosophie et la psychologie de l'art se évaluatif d'une part,
réservent plutôt l'interprétation des significations ou intentions — quel que herméneutique ou
soit le "chiffre", le domaine de référence à partir duquel sont interprétatif de l'autre.
produites ces interprétations. L'histoire de l'art oscille, elle, entre
description plastique et catégorisation, évaluation et interprétation.
Mon point de vue est que la sociologie n'a pas à empiéter sur les
autres disciplines, en cherchant à faire mieux qu'elles : de cet
hégémonisme ne peuvent sortir, au mieux, que des déclarations
programmatiques, des évaluations critiques pauvrement équipées, ou encore
des interprétations qui tâchent, avec plus ou moins d'habileté, de
tracer des liens de cause à effet, rarement très convaincants, entre un
objet (l'œuvre d'art) et un collectif- la famille, la classe sociale ou "la
société" dans son ensemble, selon les cas.2 Mieux vaut appliquer le 2 Pour une présentation de ces
principe de spécificité, et s'attacher à produire autre chose que ce principales tendances, cf. «Nathalie Heinich,
La Sociologie de l'art, Paris La
qu'offrent les autres disciplines.3 En l'occurrence, j'ai essayé de m'en Découverte, collection Repères, 2001.
tenir à une approche pragmatique, aux deux sens du terme : :
3 Sur ce principe de spécificité, cf.
pragmatique au sens épistémologique, puisqu'il s'agit d'analyser les •Tzvetan Todorov, Les Morales de
phénomènes artistiques en situation, dans leur contexte, et non pas de l'histoire, Paris Grasset, 1991.
:

façon abstraite ; et pragmatique au sens étymologique, puisqu'il s'agit


d'analyser ce que font les œuvres - et non pas, encore une fois, ce Un principe de spécificité.
qu'elles valent, ou ce qu'elles signifient.4 4 Pour un développement de cette
Que font donc les œuvres d'art ? D'abord, elles font bouger : au position, cf. «Nathalie Heinich, Ce que
l'art fait à la sociologie, Paris Minuit,
sens propre (les gens se déplacent pour les voir), et au sens figuré 1998. Le terme "pragmatique" ne
:

(elles émeuvent). Elles font agir : on les encadre, on les transporte, on renvoie pas ici à la tradition
philosophique et son souci normatif est
les assure, on les restaure, on les accroche. Et puis, elles font parler, étranger au pragmatisme sociologique.
elles font écrire, elles font discourir. Elles déplacent les gens, elles
déplacent les foules, elles déplacent les regards. Mais aussi, elles
déplacent ces objets moins palpables que sont les catégories
mentales, les cadres de perception, les critères d'évaluation : c'est, en
particulier, le propre de l'art moderne et, surtout, contemporain, qui ne
cesse de déplacer les frontières entre art et non-art, en les faisant
reculer toujours plus loin, ouvrant toujours plus largement l'espace
imparti à l'art.

134 À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace publiât


Cette ouverture sur la pragmatique des œuvres implique toutefois
une réduction de l'espace de compétence du sociologue. D'abord,
parce qu'il ne pourra prétendre produire des instruments d'évaluation
des œuvres d'art : ainsi, ce n'est pas parce qu'une œuvre transgresse
les critères esthétiques de sens commun, ou les critères savants,
qu'el e sera forcément de bonne qualité, et ce n'est pas non plus parce
qu'elle n'est pas transgressive qu'elle est ou qu'elle n'est pas valable.
Ensuite, parce qu'il devra faire l'impasse sur l'intentionnalité de
l'artiste : il n'y a pas de relation immédiate entre ce qu'a "voulu faire", ou
"dire", un créateur, et ce que l'œuvre produite fait ou dit aux
différentes catégories de spectateurs ou de destinataires. Ne serait-ce
qu'en raison de cette part d'inconscient, ou de non explicite, dont
l'investigation relève de la compétence savante, esthétique ou
sociologique.
Ce n'est pas l'œuvre qui peut nous en apprendre le plus sur les Ce n'est pas l'œuvre qui peut
intentions du créateur : c'est le créateur lui-même, dans la mesure où nous en apprendre le plus
il peut s'expliquer. Et Y effet transgressif des œuvres n'est pas sur les intentions du
forcément le produit d'une intention transgressive (comme le postulent créateur : c'est le créateur
souvent les détracteurs, qui accusent les artistes de chercher la lui-même.
provocation plutôt que l'expression authentique), de même d'ailleurs
qu'une intention transgressive peut ne rien transgresser du tout, pour
peu qu'elle rate son effet.
Or, notre rapport spontané à l'art est largement alimenté par des
attentes d'explications psychologiques (les intentions de l'artiste),
d'évaluations esthétiques (la qualité des créations) et de significations
herméneutiques (le sens des œuvres). C'est dire à quel point
l'approche spécifiquement sociologique, pour laquelle j'ai opté, peut
décevoir ces attentes et engendrer des malentendus, dès lors que les
lecteurs attendront de cette analyse ce que, précisément, elle
s'abstient de donner, non parce que ce serait inintéressant, mais parce que
d'autres disciplines sont mieux placées pour le faire. Il suffit donc que
les lecteurs acceptent de changer d'attentes pour accueillir ces
analyses sans leur demander ce que, par définition, elles ne sont pas en
mesure de fournir.

Par rapport à la sociologie.

Cette approche pragmatique oblige à articuler les différentes


dimensions de l'expérience esthétique : l'analyse des objets d'art eux- L'approche pragmatique
mêmes, pour mettre en évidence ce qui, en eux, produit certains oblige à articuler
effets (c'est, en matière d'art contemporain, la description des les différentes dimensions
différentes catégories de transgressions) ; l'analyse de leur réception par de l'expérience esthétique.
les différentes catégories de publics ; l'analyse des médiations opérées
par les différentes catégories de spécialistes, depuis les
collectionneurs et les marchands jusqu'aux critiques, aux commissaires, aux
conservateurs et aux agents de l'État. Car une action engage à la fois
un objet, un émetteur et un récepteur, éventuellement des
intermédiaires ou des traducteurs, dans un contexte spécifique. Chacun de
ces éléments doit être étudié dans sa relation aux autres, dans son 5 Cf. «Nathalie Heinich, La Sociologie
de Norbert Elias, Paris La Découverte,
"interdépendance", pour reprendre un concept cher à Norbert Elias.5 1997.
:

Sociologie de l'art contemporain : Questions de méthode. 135


C'est là une première caractéristique de la méthode utilisée par la
pragmatique, par rapport, cette fois, à la tradition sociologique. Elle
articule systématiquement des domaines de la sociologie de l'art qui
ont trop tendance à être isolés par la spécialisation sociologique des
œuvres. Si la sociologie de la réception, la sociologie de la médiation
ou des institutions ne relèvent pas des mêmes opérations de savoir,
elles peuvent être articulées les unes aux autres afin de reconstituer la
logique des "configurations" - pour reprendre un autre concept elia-
sien — et de leurs mouvements.
Dès lors, la distinction entre sociologie "interne", axée sur la
description des œuvres, et sociologie "externe", axée sur la description
de ses modalités de circulation dans le monde, perd de sa pertinence.
Le sociologue peut se déplacer sur un continuum allant de l'objet
produit par un artiste au contexte de réception le plus général, en s'in-
téressant à l'articulation entre les différents moments de la carrière
d'un objet, plutôt qu'en isolant ces moments dans des analyses
coupées les unes des autres par la spécialisation des chercheurs.
Une deuxième caractéristique de la méthode sociologique utilisée
résulte de cette position pragmatique. Dès lors en effet qu'on choisit
d'étudier ce que déplace ou ce que fait une œuvre d'art, on a tout Les situations de crise sont
intérêt à privilégier l'analyse des phénomènes en situation, ou encore - les meilleurs conducteurs
pour user d'une métaphore empruntée à la linguistique, et plus pour comprendre, par
précisément à la pragmatique — la performance plutôt que la compétence. la négative, les conditions
C'est ainsi que j'ai étudié de près les phénomènes de rejet de l'art normales.
contemporain, parce que les réactions négatives, faisant état d'une
perte d'évidence, entraînent des explicitations spontanées qui
constituent un matériel infiniment précieux pour le sociologue. Les
situations de crise, on le sait, sont les meilleurs conducteurs pour
comprendre, par la négative, les conditions normales.

Pour étudier concrètement ces rejets, il fallait éviter le recours à ces


deux ressources classiques de la méthode sociologique que sont les
statistiques, d'une part, et les entretiens, d'autre part. En effet, le recueil
d'opinions a un double inconvénient : d'une part, celui d'écraser les
différences d'intensité des réactions, interdisant de travailler sur le
degré d'engagement ou de détachement de la personne ; et d'autre
part, celui de produire trop souvent des énoncés standards, pré-cadrés
par la situation d'entretien et les exigences de la courtoisie, qui
conduisent à faire plaisir à l'enquêteur, ou de l'amour-propre, qui incitent à ne
pas perdre la face en se révélant incapable de produire une opinion
Certes, là encore, on perd de l'information en se privant de la
statistique qui permet de mettre en relation des goûts avec des positions Le but de mon enquête
dans l'espace social. Mais contrairement aux méthodes avec n'était pas de produire une
lesquelles nous ont familiarisé les sondages d'opinion, le but de mon explication des goûts, mais
enquête n'était pas de produire une explication des goûts, mais une une analyse des valeurs qui
analyse des valeurs qui sous-tendent la justification de ces goûts. sous-tendent la justification
D'autant qu'en matière d'opinions sur l'art contemporain, leur mise en de ces goûts.
relation directe avec les positions dans l'espace social est
particulièrement problématique, pour les raisons dégagées à propos du
"brouil age des catégories sociologiques".

136 À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public.


Cela justifie le choix d'une méthode plus proche de celle de l'eth-
no-méthodologie, laquelle prescrit de "suivre les acteurs", en
observant et en analysant les réactions spontanées — par exemple les
inscriptions sur les livres d'or d'expositions. Il s'agissait ainsi de
s'éloigner de la formulation d'opinions pour privilégier la description des
états vécus, à travers l'observation directe ou le compte rendu par les
acteurs eux-mêmes. C'est ce qui permet non pas d'"expliquer" les
positions, dans une perspective causaliste, mais de les "expliciter",
dans une perspective analytico-descriptive.
Une troisième caractéristique enfin de cette méthode sociologique
tient à la prise en compte de la spécificité des instruments disponibles
par rapport aux objets étudiés : on ne travaille pas de la même façon
la question des œuvres, celle des regards portés sur elles, celle des
actions qu'elles occasionnent et des objets qui les soutiennent. Plus
encore, les différences de disponibilité des instruments ou des sources Le parti pris choisi est
de la recherche font elles-mêmes partie de l'objet de recherche. Ainsi, d'utiliser les sources.
il n'est pas indifférent que l'histoire des institutions ou l'économie des
échanges sur le marché de l'art soient beaucoup plus développées, en
l'état actuel de la recherche en sociologie, que l'observation des états
émotionnels produits par la confrontation avec les œuvres, ou même
que l'analyse des critères de jugement utilisés par les experts dans leurs
décisions, dans le cadre des commissions d'achat ou de subvention.
Le parti pris choisi a donc été d'utiliser les sources, lorsqu'elles
existaient (c'est pourquoi presque tout le chapitre du Triple Jeu,
portant sur "les moyens des médiateurs", repose sur une exploitation de
seconde main) et de les produire lorsqu'elles n'existaient pas :
observation des commissions d'achat, étude des rejets, analyse "interne"
des œuvres à partir de leurs effets transgressifs, voire
auto-observation des phénomènes de conversion ou d'acceptation.

La pluralité des approches et la question


de la liberté.
Cette double spécification de l'approche sociologique, par rapport
aux autres disciplines s'intéressant à l'art et par rapport à l'ensemble
des sociologies disponibles, s'inscrit résolument en faux par rapport à
toute tentation d'hégémonisme sociologique (ou, plutôt, "sociologis- La sociologie n'est pas
te"), qui prétendrait que la sociologie est la seule voie d'approche la seule voie d'approche
légitime en matière d'art. La voie suivie dans ces recherches me paraît légitime en matière d'art.
définir la meilleure méthode sociologique appliquée à l'art
contemporain, mais cela ne signifie pas que seule cette approche soit
pertinente : d'autres disciplines - notamment la philosophie, l'histoire de
l'art, la critique d'art - ont, à l'évidence, leur place dans la distribution
des discours sur l'art contemporain. Simplement, elles ne produisent
pas les mêmes savoirs.
Afin de préciser cette position pluraliste en matière d'approches
disciplinaires, prenons l'exemple d'une question classique, souvent
posée aux sociologues : celle de la liberté de l'acteur, dès lors qu'il est
soumis à des déterminations sociales. Voici quels seraient les diffé-

Sociologie de l'art contemporain : Questions de méthode. 137


rents traitements possibles du problème de la liberté de l'artiste, et
plus précisément de l'artiste contemporain.
Dans le deuxième chapitre du Triple jeu de l'art contemporain,
discutant les différentes approches théoriques de la notion de frontières
de l'art, je critiquais une position défendue par certains philosophes -
et qui constitue aussi, souvent, un point de vue de sens commun -,
selon laquelle l'artiste contemporain serait libre, parce que l'espace des
possibles est infiniment ouvert, étant donné la situation de relative ano-
mie des critères esthétiques. J'expliquais que cette liberté n'est qu'une
illusion d'optique, analogue à celle d'un spectateur assistant à une
partie d'échecs et qui, faute de connaître les règles et de savoir même qu'il
s'agit d'un jeu réglé, s'imaginerait que les joueurs déplacent "librement" Un artiste, aujourd'hui, n'est
leurs pièces sur l'échiquier ; alors que cette liberté apparente est ni plus ni moins libre qu'un
étroitement délimitée par des règles, si évidentes pour le joueur, si joueur d'échecs.
intériorisées par lui, qu'il n'a parfois même plus conscience d'y obéir,
obnubilé qu'il est par la nécessité de jouer ces règles mieux que son
adversaire, en exploitant la petite marge de liberté qu'elles lui laissent.
Un artiste, aujourd'hui, n'est ni plus ni moins libre qu'un joueur
d'échecs : il est libre, certes, de faire ce qu'il veut - au risque,
justement, de l'échec, ou de la disqualification. Mais pour peu qu'il
ac epte de jouer dans les règles, ou pour peu qu'il les ait comprises — ce qui
est loin d'aller de soi -, alors ce n'est plus la question de la liberté qui
est pertinente pour comprendre ce qui se passe, mais la question du
talent : qu'on le définisse comme habileté, stratégie, inspiration ou
créativité.
Toutefois, la conclusion du livre stigmatise le "paradoxe permissif'
qui amène les institutions à encourager les transgressions des règles
ou des critères qu'elles sont justement chargées d'instituer, c'est-à-dire
d'établir, de transmettre, de sanctionner, de généraliser. Quelle liberté
reste-t-il à l'artiste ainsi requis de prendre des libertés avec les règles ?
Liberté de désobéir à l'injonction permissive, en obéissant aux règles ?
Ou liberté d'obéir à l'impératif de transgression ?
Face à cette question, sur laquelle se clôt ma réflexion, on pourrait
m'objecter que je me contredis moi-même, en concluant à la liberté - On pourrait m'objecter
paradoxale — de l'artiste, après avoir dénoncé chez les commentateurs que je me contredis,
l'illusion de cette même liberté. Mais plutôt qu'une contradiction, il en concluant à la liberté -
s'agit, me semble-t-il, de deux façons de construire la description, elles- paradoxale - de l'artiste,
mêmes soutenues par deux approches à la fois disciplinaires et après avoir dénoncé chez
méthodologiques. Elles ne constituent d'ailleurs que deux pôles possibles les commentateurs l'illusion
dans un espace bi-dimensionnel, doublement structuré parl'axe de cette même liberté.
opposant l'individuel au collectif, et par l'axe opposant la performance à la
compétence, l'acte à la puissance {cf. schéma à la fin de l'article).
Le point de vue du profane repose sur la perception spontanée de
deux niveaux de rapport à la réalité : le niveau de l'extériorité, d'une
part, et le niveau conscient, d'autre part (qu'il soit explicité ou
dissimulé). Ainsi, la transgression des critères esthétiques par l'art
contemporain, vue de l'extérieur et dans ce qui est directement perceptible à
la conscience, peut apparaître comme du "n'importe quoi" ou comme
un jeu cynique avec les valeurs : c'est le principe des dénigrements
profanes étudiés à travers les rejets de l'art contemporain.

138 À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public. I


À l'extrême opposé, le point de vue de l'esthète, du spécialiste d'art
contemporain, repose sur une investigation de ces deux niveaux de
rapport à la réalité que sont, d'une part, le niveau de l'intériorité et, d'autre
part, le niveau inconscient, ou implicite. Il mettra ainsi en évidence la
"nécessité intérieure" de l'artiste, sa soumission à une contrainte ou, du
moins, à une détermination individuelle, qui pourra être de l'ordre de
l'inspiration, de l'histoire personnelle, du talent particulier, etc.
Quant au point de vue de l'artiste, il partage avec celui de
l'esthète la sensibilité aux phénomènes intérieurs (ce qui est bien le moins,
puisqu'il est par définition au plus près de sa propre expérience), tout
en partageant avec celui du profane la perception spontanée du
niveau conscient. Après tout, ni l'artiste ni le profane ne sont chargés
d'investiguer dans les profondeurs des déterminations cachées, de
l'histoire, des contraintes non dites. Ainsi, l'artiste verra avant tout,
dans la transgression contemporaine des critères de l'art, soit un
espace de liberté supplémentaire à lui offert, soit un jeu possible — qu'il
jouera comme un jeu ludique ou comme un jeu critique.
Enfin, le point de vue du sociologue, diamétralement opposé à
celui de l'artiste, repose sur la mise en évidence méthodique du
niveau extérieur (qu'il partage avec le profane) et du niveau
inconscient (qu'il partage avec l'esthète). Ce qu'il mettra ainsi en évidence,
ce sont donc les règles, les contraintes collectives, qui sont à la fois
extérieures à l'expérience vécue de la création (laquelle exige
précisément la liberté prise avec les règles, pour pouvoir inventer), et
largement inconscientes ou, du moins, implicites (faute de quoi on n'aurait
pas besoin de sociologues pour les expliciter).
Ainsi, lorsque je critique, chez les esthètes, l'illusion de la liberté
de l'artiste, c'est en tant que sociologue, plus équipée pour penser les
contraintes collectives sous-jacentes à une activité socialisée. Et Une pluralité des points
lorsque je m'interroge, à l'opposé, sur la liberté laissée aux artistes par de vue.
les institutions, je me place du point de vue de l'artiste, qui a si bien
intériorisé les règles qu'il peut avoir le sentiment d'évoluer en pleine
liberté. Exactement comme un joueur d'échecs qui, à chaque coup, se
verra confronté à des choix, mais qui ne verra plus que sa liberté de
choisir ne se soutient que de la limitation extrêmement contraignante
des coups permis.
Qui a raison, qui a tort ? La réponse dépend du point de vue que
l'on entend privilégier. L'artiste et l'esthète peuvent reprocher au
sociologue de ne voir que les phénomènes extérieurs à l'expérience
vécue de la création, et de minimiser du même coup la liberté
individuelle, ou les déterminations individuelles ou proprement
esthétiques, au profit des contraintes relationnelles et institutionnelles. Le
profane peut reprocher à l'esthète et au sociologue de chercher à
atténuer la responsabilité de l'artiste en lui trouvant des déterminations
inconscientes. Quant au sociologue, on ne s'étonnera pas qu'il puisse
trouver un peu courte la vision de l'artiste et du profane, lorsqu'ils se
refusent à penser le poids de l'histoire et du monde extérieur dans
l'expérience individuelle, aussi bien que la vision de l'esthète lorsqu'il
réduit les déterminations inconscientes à des phénomènes intérieurs
à l'expérience individuelle de l'artiste.

Sociologie de l'art contemporain : Questions de méthode. 139


De cette démultiplication des points de vue possibles, faut-il
conclure à un relativisme absolu, qui rendrait équivalentes ces façons
de décrire le monde ? Nullement. Car certes, chacune ouvre à des
réalités un peu différentes, ou offre des éclairages spécifiques - constat De cette démultiplication
qui décourage l'hégémonisme, lequel prétendrait imposer la validité des points de vue possibles,
exclusive d'un seul point de vue. Mais il est des points de vue plus faut-il conclure à
généraux que d'autres, ouvrant à des réalités qui ne sont pas un relativisme absolu, qui
spontanément perçues ; et c'est justement le rôle du savant, par rapport à rendrait équivalentes ces
l'acteur, que de construire des outils d'investigation de ce qui n'est pas façons de décrire le monde ?
immédiatement accessible à la perception. Le savant peut et doit
prendre en considération le compte-rendu fait par l'acteur ou le
profane, mais on attend de lui la mise en évidence de phénomènes, de
logiques, de catégories, qui analysent de ce compte rendu, à un
niveau plus approfondi ou, si l'on préfère, plus sophistiqué.
Quant à savoir, des différents discours savants, lequel est le plus
puissant, c'est à nouveau une question de choix : si l'on considère
qu'à l'intérieur des phénomènes inconscients ou implicites, le niveau
intérieur est plus riche, plus intéressant que le niveau extérieur, alors
on se dirigera plutôt vers la critique d'art ; historiens d'art et
philosophes opteront pour des niveaux d'analyse davantage tournés vers
les catégories collectives ; quant aux sociologues, ils généraliseront
encore le propos en s'intéressant aux niveaux de détermination les
plus extérieurs à l'art. On l'aura compris, je ne prétends pas imposer
la prééminence de l'approche sociologique : je me contente de la
pratiquer, aussi efficacement que possible, c'est-à-dire de la façon la plus
adéquate à son objet - adéquation sur laquelle il est possible de
conclure ce petit discours de la méthode.

L'approche sociologique et l'art contemporain.

Il n'est pas étonnant que les outils dont dispose le sociologue soient
beaucoup plus développés du côté de ce qui constitue
traditionnellement le point fort - sinon la raison d'être - de l'approche sociologique,
c'est-à-dire la mise en évidence des conditions de circulation d'un objet,
des effets contextuels, des médiations, voire des rapports de pouvoir
qui conditionnent sa situation dans le monde. C'est ainsi que le marché,
les institutions, la configuration des publics, le statut professionnel des
intermédiaires, bénéficient à ce jour de travaux assez développés.
Or cette focalisation sur ce qui est extérieur à l'œuvre d'art va à l'en-
contre des valeurs esthétiques, lesquelles sont spontanément
considérées comme intrinsèques à l'objet créé. Ce qui fait la valeur d'une
œuvre, pour un esthète, ce sont ses caractéristiques intrinsèques,
qu'elles soient matérielles ou spirituelles, purement formelles ou
exprimant des significations plus générale ; ce qui fait sa valeur, pour un
sociologue, c'est la valorisation qui lui est accordée par les acteurs,
produite par l'ensemble des opérations d'accréditation esthétique. On Le projet sociologique, même
comprend dans ces conditions que le projet sociologique, même s'il se s'il se veut purement
veut purement descriptif, produit forcément des effets critiques : il aura descriptif, produit forcément
toutes chances d'être interprété comme une mise en cause de l'au- des effets critiques.

140 À quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public*


thenticité des valeurs artistiques - ce qui ajoute encore aux
malentendus que suscite dans le monde de l'art le travail du sociologue
C'est ce que j'ai essayé de développer en analysant, dans la
conclusion de mon livre, un petit événement advenu au Musée d'Art
Contemporain de Marseille : une exposition d'objets volés par un
artiste, et ses étonnants avatars dans la vie marseillaise et les milieux
intellectuels. Le seul récit des différents moments de cette histoire
édifiante suffisait à reproduire les effets de dénonciation - et notamment
les dénonciations des sociologues qui m'ont précédée. On atteint là
les limites de la vigilance méthodologique : de même que les œuvres
d'art circulent dans le monde et en sont affectées, de même les
analyses sociologiques circulent dans un monde qui s'en empare, les
interprète, les utilise, et pas toujours dans le sens voulu par le
sociologue, même s'il veille à déployer toutes les prudences, à contrôler sa
neutralité, à s'interroger sur ses outils, à réfléchir sur sa méthode...
De cette homologie entre une installation d'art contemporain et
une analyse sociologique, je n'irai pas pour autant jusqu'à conclure
que la sociologie est une forme d'art. En revanche, l'art contemporain L'art contemporain est
pourrait bien avoir des affinités avec la sociologie, dans la mesure où une sociologie.
- comme Duchamp l'expérimenta très tôt avec ses ready-made - il
s'ingénie à introduire dans l'œuvre bien autre chose que l'objet créé
par l'artiste : les relations qu'il occasionne, les institutions qu'il
sol icite, les récits auxquels il donne lieu, les multiples liens qui le font
exister dans le monde. L'œuvre d'art contemporain inclut le plus souvent
beaucoup plus que la matérialité de l'objet créé par l'artiste, ne serait-
ce que parce qu'elle joue avec les attentes des publics - ce qui n'est
pas pour rien dans les multiples malentendus et déceptions que l'art
contemporain, à l'instar de la sociologie, occasionne.
C'est en ce sens que l'art contemporain a tout d'une sociologie en
actes ou, si l'on préfère, en œuvres : d'où, me semble-t-il, le
caractère heuristique de la méthode sociologique telle que j'ai tenté de
l'appliquer, et telle qu'elle vient d'être décrite.

INDIVIDUEL
COMPETENCE PERFORMANCE
PUISSANCE ACTE

INCONSCIENT CONSCIENT
(implicite) (explicite ou dissimulé)

INTERIORITE
nécessité liberté
contrainte individuelle jeu

EXTERIORITE sociokm.ii;
régler n'importe quoi
contrainte collective jeu cynique

COLLECTIF

Sociologie de l'art contemporain : Questions de méthode. 141

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