Actes de la recherche en

sciences sociales

Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre

et en France dans l'entre-deux guerres
Madame Florence Tamagne

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Tamagne Florence. Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France dans l'entre-deux
guerres. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 125, décembre 1998. Homosexualités. pp. 44-49;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1998.3273

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1998_num_125_1_3273

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 Florence Tamagne

Histoire comparée de l'homosexualité

en Allemagne, en Angleterre et en France

dans l'entre-deux guerres

presse restait très discrète. Certains sujets bénéficient

cependant d'une bonne couverture comme les
mouvements homosexuels, la scène homosexuelle ou
recherches
d'approche
l'l'homosexualité
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plus
les
et l'homosexualité dans les public schools. De même, dans le
domaine des discours et des représentations, on
:

dispose d'ouvrages médicaux en quantité, de romans à

foison, de confessions d'intellectuels et de
abondantes, ou de manière purement anecdotique, à personnalités sans nombre. La contrepartie est évidente les

la manière des listes d'homosexuels célèbres. De
façon générale, cette étude est menée sur la longue
durée et de nombreux ouvrages prétendent embrasser
l'histoire de l'homosexualité de l'Antiquité à nos jours,
:
homosexuels de la petite bourgeoisie et de la classe
ouvrière nous sont mal connus, les réactions populaires
ne sont pas très fiables, car rapportées par des tiers. Les
lesbiennes souffrent, en outre, d'une disparité gênante

comme si le sujet était aisément réductible, les
changements ne s'opérant qu'à l'échelle du siècle, voire du
millénaire. Il convient de s'inscrire en faux contre de
:
elles sont toujours beaucoup moins évoquées que les
homosexuels. Enfin, la question des sources policières
et judiciaires se pose de manière criante l'étude se
:

tels présupposés. Il est possible de faire l'histoire de
l'homosexualité, et cela de manière rigoureuse et
scientifique. Je voudrais en donner la preuve à partir
d'un exemple précis.
J'ai choisi de faire l'histoire de l'homosexualité dans
les années 1920 et 1930, en Angleterre, en France et en
Allemagne1. Il y avait là trois paris le premier portait
:
trouve en effet déséquilibrée au profit de l'Angleterre et
surtout de l'Allemagne. Les sources britanniques ne
sont pas abondantes, mais elles permettent de dresser
un tableau cohérent de la répression homosexuelle, par
le biais des statistiques judiciaires, des rapports de
police et des comptes rendus de procès. Les archives
allemandes sont, par contre, pléthoriques nous
:

sur l'existence de sources. Une des raisons invoquées
pour négliger l'histoire homosexuelle est leur
prétendue absence. Il s'agit d'un faux problème. Les sources
médicales, littéraires, autobiographiques,
pamphlétaires sont généralement d'accès facile. La seule
restriction touche certains ouvrages allemands qui furent
brûlés lors de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, ou qui furent
détruits au cours des bombardements et dont les
bibliothèques ne conservent plus que la liste. Cependant il
est certain que ces sources présentent des lacunes les
:
disposons pour dresser un panorama de la répression
homosexuelle, tant sous la République de Weimar que sous
le IIIe Reich, de données statistiques (plus complexes
à manier à partir de 1935), de rapports de police extrê-
1 - F. Tamagne, Recherches sur l'homosexualité dans la France,
l'Angleterre et l'Allemagne du début des années 20 à la fin des années 30,
à partir de sources partisanes, policières, judiciaires, médicales et
littéraires (sous la direction du professeur Jean-Pierre Azéma), doctorat de
l'IEP de Paris, 1997, 988 p. Ce travail faisait suite à un mémoire de DEA
centré sur l'Angleterre, F. Tamagne, L'Homosexualité en Angleterre

témoignages d'époque sont rares, pour des raisons (1919-1933) (sous la direction d'Anthony Rowley) DEA de l'IEP de
évidentes les populations n'ont pas été sondées, la Paris, 1991-1992, 188 p.
,
:
Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France...
mement détaillés, de dossiers de recours en grâce, de
notes administratives, comptes rendus de réunions,
procès-verbaux, etc. Les archives françaises se révèlent
pour leur part beaucoup moins bavardes. Certes,
l'homosexualité n'est pas réprimée par la loi française dans
l'entre-deux-guerres. Cependant, la découverte d'un
dossier consacré à la prostitution homosexuelle dans
les ports tendrait à prouver qu'une surveillance
officieuse a pu être exercée dans certains cas. Pour
l'instant, toute investigation aux archives nationales ou aux
archives de la police s'est révélée infructueuse.
Le deuxième pari portait sur la période étudiée. Il
s'agissait de prouver qu'étudier l'homosexualité sur la
moyenne durée était non seulement possible, mais
indispensable puisqu'il s'agit d'un phénomène
historique qui ne peut se comprendre qu'à la lumière
d'événements internes et externes à la communauté
homosexuelle. Or, l'entre-deux-guerres est une période
essentielle pour l'histoire de l'homosexualité, où
s'opposent l'âge d'or homosexuel des années 1920 et le
reflux des années 1930.
Enfin, le troisième pari était de choisir une
perspective comparative. Les pays choisis, Angleterre, France
et Allemagne peuvent être considérés comme
comparables. Tous trois occupent, dans les années 1920 et
1930, une place de choix sur la scène politique
européenne et internationale. Tous trois ont participé à la
Première Guerre mondiale, l'Angleterre et la France,
dans le cadre de l'Entente, l'Allemagne avec les
Centraux. Tous trois sortent ébranlés de la guerre, même si
la situation de l'Allemagne est évidemment spécifique.
Au lendemain de la guerre, ces trois pays se présentent
comme des démocraties libérales dotées d'un régime
parlementaire. Enfin, ces trois pays sont,
économiquement, commercialement, politiquement, militairement,
socialement et culturellement en constante interaction.
Il n'était donc pas arbitraire de les confronter.
C'est ce dernier point que je souhaiterais
ap rofondir ici, afin de mettre en évidence l'existence de
modèles culturels de l'homosexualité, fonctionnant en
interdépendance dans les années 1920 et 1930. Une
telle construction ne permet pas seulement de mieux
comprendre l'évolution des comportements
homosexuels et leur réception dans l'opinion publique de
l'époque, elle offre aussi un modèle de compréhension
pour les périodes ultérieures et sans doute un outil utile
pour l'étude des mouvements homosexuels.
En effet, en comparant trois pays sur une même
période, des similitudes et des divergences
apparaissent. De fait, si l'on peut définir un ensemble de
45
nées stables pour les trois pays, une sorte de « fonds
commun homosexuel » on ne doit pas négliger les
,
spécificités nationales en nous fondant sur ses
:
singularités, nous sommes à même de définir des modèles
nationaux interactifs. On constate, dans les trois pays
étudiés, des phénomènes communs, tant du point de
vue du comportement homosexuel que du point de
vue des mentalités. Tout d'abord, on remarque partout
une libéralisation des mœurs dans les années 1920, qui
va de pair avec une tolérance accrue. Cela se
caractérise par l'explosion de la scène homosexuelle dans les
:
trois pays concernés les homosexuels disposent
désormais de lieux de rencontres spécifiques, bars, clubs,
dancings, où ils peuvent se retrouver en toute sécurité.
Cela se traduit également par la constitution d'une
culture homosexuelle qui ne se limite pas à des références
communes dans le domaine de la littérature ou des
spectacles. On constate en effet la diffusion de modes
et de goûts communs dans les différents pays mêmes
:
techniques de drague (cottaging, parcs, ports...),
même goût pour l'uniforme (marins, soldats de la
garde, etc.), fréquence de la prostitution homosexuelle
ouvrière due à la crise économique, affirmation du
style camp (travestissement, humour homosexuel,
flamboyance). Les lesbiennes développent notamment
leur identité autour des rôles vestimentaires elles
:
adoptent le tailleur masculin, le monocle et arborent
une Eton crop. La Nouvelle Femme s'affirme de plus en
plus sous la forme de la butch.
Du point de vue des mentalités, on observe là
encore des tendances générales. Comparativement aux
périodes précédentes, l'homosexualité, dans les années
1920, bénéficie d'une tolérance plus grande,
notamment dans les milieux favorisés. Surtout, le sujet est à la
mode, et l'on constate, dans les trois pays, une
multiplication des écrits sur ce thème, notamment dans le
domaine littéraire. Il ne faut cependant pas surestimer
cette tolérance qui reste essentiellement superficielle.
Sauf dans certains milieux (public schools, grandes
universités, bohème, haute société), il n'est pas de bon ton
d'afficher son inversion et la plupart des homosexuels
se cantonnent à une prudente discrétion. Etre
homosexuel, même dans les années 1920, peut vous attirer
des tracas familiaux, professionnels et juridiques. En
outre, le discours puritain ne fléchit pas la presse
:
conservatrice et les Églises se font les chantres de la
lutte contre l'extension de l'homosexualité. Les thèmes
privilégiés sont le combat contre les lesbiennes et la
protection de la jeunesse, assaillie par les invitations
pornographiques. Les années 1930 voient la consecra-
46
tion de leurs efforts. Partout les manifestations
homosexuelles sont réprimées, le mouvement étant
particulièrement violent en Angleterre et en Allemagne. Les
discours sur la décadence se multiplient, accusant
nommément les homosexuels d'être en partie responsables
de la crise sociale que traverse la nation. Assimilés à
des forces dissolvantes au sein de la société, ils sont
tenus pour des traîtres et des corrupteurs. Devant ces
attaques multipliées, les homosexuels abandonnent
les tentatives communautaires initiées dans les années
I92O et se replient sur leur expérience personnelle.
L'homosexualité, qui avait réussi à devenir visible et
vocale, retourne à l'ombre et au silence.
Ces tendances globales permettent de conclure à
une normalisation partielle de l'homosexualité.
Désormais, les homosexuels, qu'ils soient français, anglais ou
allemands, partagent une identité commune. Les
homosexuels ou les lesbiennes existent en tant que groupes,
soudés par des références et des expériences
communes. Ce processus n'en est cependant qu'à sa phase
préliminaire et l'on aurait tort de conclure à une
unanimité ou à une solidarité homosexuelle. Beaucoup d'ho-
mosexuel(le)s ne se sentent pas concernés par les
mouvements existants et ne reconnaissent pas leur
sexualité comme l'élément déterminant de leur rapport
à la société. D'autres sont trop isolés (par leur situation
géographique ou leur milieu social) pour pouvoir
s'intégrer concrètement aux mouvements existants. Les
lesbiennes et les homosexuels ne parviennent pas à
tisser des liens étroits et suivent des routes différentes.
Entre eux la solidarité reste largement fictive, en raison
à la fois de la misogynie de nombreux groupes
homosexuels et de l'absence de motivation revendicative des
lesbiennes qui ne sont généralement pas concernées
par les lois répressives. Beaucoup d'homosexuels
(surtout allemands) découvrent toutefois, dans les années
I92O, l'existence de groupes militants, d'actions
communes, de réflexions nouvelles par le biais de la presse
homosexuelle. Pendant une dizaine d'années, la
solitude homosexuelle diminue sensiblement. Les petites
annonces, qui se multiplient au cours des années 1920
dans des périodiques comme Die Freundschaft ou Die
Freundin, témoignent de cette volonté de rencontre,
de dialogue et d'intégration communautaire. Cette
nouvelle identité se traduit de manière originale par le
tourisme homosexuel. Initié à la fin du xixe siècle par la
mode du voyage en Italie ou à Capri, le choix d'une
villégiature en fonction de ses attraits sexuels s'affirme
:
c'est la ruée vers Berlin, nouvelle capitale du
microcosme homosexuel. De plus en plus les homosexuels,
Florence Tamagne
notamment ceux issus des classes aisées et les
intellectuels, ont tendance à former une sorte d'« Internationale
homosexuelle » , le fameux « Homintern » britannique 2
:
ils multiplient les contacts avec les homosexuels des
pays voisins et échangent informations et confidences.
Certains groupes donnent même l'impression de vivre
en vase clos et réussissent à évoluer dans un cadre
presque uniquement homosexuel. C'est le cas
notamment d'Auden, d'Isherwood, de Spender et de leurs
nombreux amis qui fréquentent en Allemagne les Mann
et, en France, Gide et Cocteau ou encore de la
communauté lesbienne parisienne, partagée entre les cercles
de Natalie Barney, Colette et Gertrude Stein.
Pourtant, il existe des différences sensibles entre ces
trois pays. L'observation fine des comportements et des
mentalités m'a permis de définir trois modèles
nationaux, spécifiques et interactifs que je résumerai dans
un schéma triangulaire global.
Sommet du triangle, l'Allemagne constitue la
référence essentielle de l'homosexualité de l'entre-deux-
guerres. Sa spécificité est double d'abord l'Allemagne
:
est le centre du modèle homosexuel communautaire.
L'identité homosexuelle s'y traduit par la prise de
conscience revendicative, l'affirmation des droits, la lutte
politique mise au sendee de la cause. L'Allemagne est
le seul et le premier pays à voir la création de
mouvements homosexuels dignes de ce nom, comme le WhK
(Wissenschaftlich-humanitäres Komittee) de Magnus
Hirschfeld, et à mettre en place tout un système
d'encadrement et de promotion de l'homosexualité. Les
lesbiennes sont relativement bien représentées dans ces
mouvements, mais elles restent sous la dépendance des
mouvements homosexuels masculins. Il n'y a pas de
groupe lesbien militant en tant que tel.
Le modèle allemand est ouvert vers l'extérieur les
:
homosexuels n'ont de cesse de convaincre la société de
les comprendre et de les accepter. Ils sont en dialogue
permanent avec les autorités politiques, juridiques et
religieuses ; ils mobilisent leurs ressources dans une
propagande active auprès de l'opinion publique.
L'homosexualité allemande est une homosexualité de
masse, qui trouve à s'exprimer dans des lieux publics
:
2 - Le terme, initié par Cyril Connoly, lui-même homosexuel, désigne
un réseau homosexuel britannique regroupant des intellectuels dont
certains étaient proches du parti communiste, et monopolisant certains
secteurs économiques comme l'édition ou la diplomatie. Parmi eux, on
peut citer W. H. Auden, Christopher Isherwood, Stephen Spender,
E. M. Forster, William Plomer, J. R. Ackerley, John Lehmann et, de
manière encore plus symptomatique, les « espions de Cambridge », Guy
Burgess, Donald MacLean et Anthony Blunt.
Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France...
plages, forêts, bords de rivières, montagnes, mais aussi
rues, bars, ports, etc. En cela elle est fondamentalement
différente des modèles français et anglais qui touchent
principalement l'élite et fonctionnent en milieux
fermés. Mais l'homosexualité allemande est également
ouverte à l'étranger le modèle allemand s'exporte et
:
engendre des phénomènes d'imitation en Angleterre et
en France. Les interactions sont fréquentes et
fructueuses les homosexuels anglais et français viennent
:
visiter l'Allemagne et en rapportent projets de
mouvement, confiance en eux-mêmes, liberté sexuelle
nouvelle et sentiment d'appartenance à une même tribu.
L'autre spécificité allemande est toute négative.
L'Allemagne, qui était le centre de la liberté homosexuelle
dans les années 1920, devient le centre de la répression
à partir de 1933- Elle est le seul pays à voir les lois
antihomosexuelles renforcées. La persécution est organisée
par le régime nazi, qui fait clairement des homosexuels
l'un des groupes de la société à éliminer. Cette
politique conduit finalement à l'envoi des homosexuels en
camp de concentration et à la mort de milliers d'entre
eux. Là encore les interactions avec les autres pays sont
évidentes le début de la répression allemande
:
coïncide avec le repli des homosexuels anglais, la
disparition progressive de la subculture homosexuelle en
Angleterre et l'aggravation des pratiques policières
dans ce pays. La fin des «vacances» en Allemagne est
contrebalancée par l'exil de nombreux intellectuels
allemands, dont certains homosexuels, qui continuent
de perpétuer dans leurs témoignages le souvenir du
Berlin des années folles. En quelque sorte, les
homosexuels allemands symbolisent le destin homosexuel
dans l'entre-deux-guerres ; ils sont les principales
victimes de l'opposition entre forces de progrès et forces
de réaction.
Comparativement, le modèle français apparaît
comme très différent. La France, dans l'entre-deux-
guerres, est une référence pour les homosexuels, car
elle ne condamne pas l'homosexualité. Au contraire de
l'Allemagne, on ne distingue d'ailleurs pas de rupture
flagrante entre les années 1920 et les années 1930 les
:
lois ne sont pas modifiées et le raidissement policier
reste relativement modéré. La France est surtout un
symbole pour les lesbiennes, qui choisissent Paris
plutôt que Berlin comme capitale. La priorité du lesbia-
nisme en France se traduit de plusieurs manières la
:
plus connue est la multiplication des salons lesbiens
chics et l'installation d'une communauté lesbienne
américaine à Paris. Le saphisme triomphe également
par le biais de la littérature qui développe à plaisir le
47
thème de la Nouvelle Femme, libérée, aventureuse,
souvent lesbienne. Son image reste double
:
superficielle quand il s'agit de construire un nouveau fantasme
masculin ; péjorative quand il convient de dénoncer la
goule perverse et corruptrice. Les interactions avec
l'Angleterre sont visibles beaucoup de lesbiennes
:
anglaises viennent rendre visite à leurs amies
anglophones ; c'est le cas, entre autres, de Vita Sackville-
West, de Radclyffe-Hall ou d'Una Troubridge. Violet
Trefusis choisit même, à la fin de sa liaison avec Vita
Sackville-West, de s'installer en France. De fait, la
France reste peu marquée par l'homoérotisation de la
société, définie comme le culte du corps masculin, que
l'on peut observer à la même période en Allemagne et
en Angleterre la femme demeure le seul objet de
:
référence amoureux à l'échelle nationale.
Le modèle français de l'homosexualité est en outre
farouchement individualiste. À la différence de
l'Allemagne, on n'y trouve pas trace de mouvements
homosexuels. La scène homosexuelle reste uniquement un
lieu de rencontre et de plaisir et ne contribue pas à tisser
une structure communautaire ou à éveiller une prise de
conscience identitaire. Les homosexuels français vivent
leur sexualité de manière relativement indifférente et
n'en font pas un cheval de bataille. Cela est dû
essentiellement à l'absence de lois répressives qui auraient pu
servir de support à la lutte homosexuelle et aussi à la
relative tolérance de l'opinion publique en France,
:
l'homosexualité est plus un sujet de ridicule qu'un motif
de haine. Les chantres de l'homosexualité sont
finalement quelques intellectuels, romanciers pour la plupart.
Proust et Gide restent les principaux responsables de la
prise de conscience par l'opinion publique de la réalité
homosexuelle. En discutant pour la première fois d'un
sujet tabou, en en faisant le centre de leur œuvre, ils
légitiment leurs semblables, ils réclament une plus
grande compréhension de la part de la société. Les
confessions de Gide marquent en cela une étape
décisive dans l'acceptation homosexuelle. Néanmoins, les
intellectuels français sont loin de présenter le front
relativement uni que l'on trouve par exemple en Angleterre.
Les personnalités homosexuelles sont nombreuses,
mais souvent antagonistes — tels Gide et Cocteau — et
elles évoluent dans un milieu restreint qui limite
considérablement leur influence. Surtout, dans les milieux
intellectuels ou bohèmes, l'homosexualité se porte
volontiers comme une gloire, un don qui témoigne d'un
tempérament hors du commun et symbolise le talent
artistique ou l'intelligence. C'est une décoration, pas
une identité. Aussi l'homosexualité des intellectuels
48
français les enferme-t-elle un peu plus dans un univers
mondain et superficiel, où les seuls liens qui unissent
l'élite homosexuelle sont ceux tissés par les échanges
d'amants, les jalousies et les rivalités amoureuses. La
culture homosexuelle est alors, au mieux, un ensemble
de mots de passe, de références communes et de ragots,
que seuls peuvent comprendre les intéressés. Au pire,
elle est fragmentée, éparpillée, sans structure ni
cohésion. Elle manque avant tout de vie, de cette
spontanéité allemande qui avait su séduire la jeunesse. Pour
beaucoup, l'inversion est simplement narcissisme. Être
homosexuel, c'est être entre soi. Cela explique que les
interactions avec l'étranger sont rares et que le modèle
français ne s'est pas révélé exportable. Typiquement
national, il ne peut fonctionner hors des frontières. Non
militant, il est voué à un développement limité.
Pourtant, son absence d'ambitions explique que les
homosexuels français ont moins souffert que les autres de la
crise morale des années 1930.
Pour terminer, le modèle anglais apparaît comme
particulièrement original ; l'homosexualité en
Angleterre a su trouver une voie propre en s'inspirant de
l'exemple de ses voisins, mais en conservant sa
spécificité. Comme en Allemagne, l'homosexualité en
Angleterre reste un délit; les homosexuels sont donc en
permanence confrontés à une menace réelle. Les
homosexuels anglais ont développé un sentiment clair
de leur identité, construit en réaction à la
condamnation de la société. Comme en France, cependant, la
communauté homosexuelle reste concentrée autour
d'une élite intellectuelle et artistique on n'observe pas
:
de phénomène de masse. L'identité homosexuelle ne
s'exprime pas par le biais de mouvements militants (à
l'exception de la timide BSSP [British Society for the
Study of Sex Psychology]), mais elle ne prend pas non
plus la forme de combats individuels. On ne retrouve
pas, parmi les intellectuels anglais de l'époque,
d'équivalents à Gide ou à Cocteau nul écrivain ne prétend
:
assumer seul la défense de l'homosexualité.
De fait, le modèle anglais de l'homosexualité n'est
pas communautaire ou individualiste, mais culturel et
social. Loin d'être la caractéristique d'une personne ou
d'un groupe de personnes, il correspond à un certain
type d'organisation de la société. Les homosexuels
anglais doivent leur reconnaissance et leur acceptation
progressive à leur présence majoritaire dans certaines
institutions les public schools, les universités, les clubs,
:
les affaires étrangères, les services secrets, les groupes
littéraires, l'édition, etc. L'homosexualité n'est pas, au
moins dans les milieux dirigeants, une notion
Florence Ta magne
gère, inconnue, suspecte. Même des personnes qui,
une fois quitté le collège, n'ont jamais ressenti
d'attirance homosexuelle se souviennent de leurs
expériences de jeunesse et jugent différemment ce type de
comportement. On peut donc parler d'une « homo-
sexualisation » des classes dirigeantes, qui s'explique
par la prédominance des structures non mixtes. À la
différence de la France, la femme n'est pas au centre
des valeurs britanniques ; la société est fondée sur des
valeurs masculines et une peur diffuse des influences
féminines. L'homme est encouragé à maintenir, même
après le mariage, des liens uniquement masculins. Cela
explique également que les lesbiennes ont été plus que
dans d'autres pays une cible exemplaire des groupes
conservateurs la lesbienne incarne la puissance
:
féminine, elle symbolise la femme indépendante qui
travaille et qui pense par elle-même. Castratrice, vampire,
opiomane, dégénérée, elle devient l'incarnation même
des pires fantasmes sur la féminité.
La singularité anglaise n'implique pas une tolérance
plus grande. L'hypocrisie est de rigueur et l'étude des
mentalités britanniques témoigne d'une schizophrénie
permanente vis-à-vis de l'homosexualité les romans
:
d'adolescence - typiquement homosexuels - sont
célébrés, mais les manuels d'éducation sexuelle terrorisent
les jeunes gens et fustigent les amitiés romantiques ; les
instances dirigeantes sont dominées par les
homosexuels, mais ceux-ci sont couramment dénoncés
comme corrupteurs et traîtres en puissance ; les
universités pratiquent le culte de l'homosexualité, et pourtant
l'inversion est considérée comme une dégénérescence.
Plus qu'ailleurs on observe une dichotomie entre pensée
et action, entre pratique et morale. L'Angleterre veut
oublier à tout prix sa tradition homosexuelle et la
dénonce plus violemment quand elle est plus présente.
Le modèle anglais est à la fois interactif et national les
:
homosexuels britanniques ont su s'inspirer des
exemples français et allemands pour construire leur
identité ; en même temps ils disposent d'une culture
commune spécifique, non exportable.
Les années 1930 voient le reflux du militantisme - à
peine esquissé dans les années 1920 - et le recul de
l'homosexualité institutionnelle il n'est plus à la mode
:
d'être homosexuel dans les public schools ou les
universités à la veille de la guerre face à la crise, le style
;
homosexuel apparaît comme trop frivole et esthétisant.
Le retour au politique implique la sobriété dans les
comportements. La figure de l'homosexuel rejoint les
ombres du passé et se fond un peu plus avec le mythe
wildien. Néanmoins, si l'homosexuel n'est plus visible, il
Histoire comparée de l'homosexualité en Allemagne, en Angleterre et en France...
reste présent dans la structure même de la société. À la
différence de l'Allemagne, la répression n'atteint pas le
cœur des homosexuels, qui se fondent dans la majorité.
La mise en modèle des comportements
homosexuels permet ainsi de mieux cerner les raisons de
l'épanouissement de la scène homosexuelle dans les
années 1920 et les phénomènes de diffusion culturelle
qui lui sont liés. Elle permet également de mieux
comprendre le reflux des années 1930, qui, parti
d'Allemagne, se diffuse vers les autres pôles européens en
suivant les mêmes voies que durant la période faste
:
l'interdépendance des réseaux conduit au repli des
homosexuels sur la sphère privée alors que le modèle
Les modèles culturels de l'homosexualité dans les années 1 920 et 1 930
Villégiatures
en Allemagne
Exil
— Ouverture vers l'extérieur,
^ modèle communautaire.
I
Spécificité nationale,
modèle culturel.
49
communautaire allemand s'effondre et que la crise
internationale, tant économique que politique, induit
un raidissement policier et une moins grande tolérance
de l'opinion publique. Ces conséquences sont
particulièrement frappantes en Angleterre, où le mouvement
homosexuel anglais dépend directement du modèle
allemand. L'exil de certains intellectuels homosexuels,
comme Auden ou Isherwood, annonce le déplacement
du modèle de référence vers les États-Unis en France,
;
où les homosexuels ont répugné à former des réseaux,
le phénomène est moins visible, ce qui explique que
Paris remplacera Berlin comme centre de la scène
homosexuelle durant la Seconde Guerre mondiale.
Villégiatures
en Allemagne
Repli sur soi, Déplacements
modèle individualiste. d'homosexuels.
Déplacements Répression
de lesbiennes. accrue après 1933.