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LA JOUISSANCE DE L’AUTRE ET LA SCIENCE

Hervé Castanet

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2013/2 N° 84 | pages 65 à 71
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040817
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-2-page-65.htm
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La jouissance de l’Autre et la science
Hervé Castanet
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Dans la mise à plat du nœud borroméen à trois ronds, à l’intersection de l’imagi-
naire et du réel, Lacan écrit la jouissance de l’Autre qu’il note tantôt J(A), tantôt J(A/).
Ce qui nous oblige à poser cette question : en quoi et comment la jouissance de l’Autre,
J(A), se démontre-t-elle comme impossible, soit J(A/) ? Lacan le dit explicitement : « Cette
jouissance de l’Autre, chacun sait à quel point c’est impossible. »1

Deux écritures de la jouissance de l’Autre

Il faut prendre cette expression, jouissance de l’Autre, dans le sens du génitif objectif :
jouir du corps sexué de l’Autre sexe. C’est-à-dire comment un homme peut-il jouir du
corps d’une femme en tant qu’incarnation de l’Autre sexe ? En 1972, Lacan fait réfé-
rence, dans son Séminaire Encore, à la démonstration sadienne et à ce qu’elle prouve :
« Comme le souligne admirablement cette sorte de kantien qu’était Sade, on ne peut
jouir que d’une partie du corps de l’Autre, pour la simple raison qu’on n’a jamais vu un
corps s’enrouler complètement, jusqu’à l’inclure et le phagocyter, autour du corps de
l’Autre. C’est pour ça qu’on en est réduit simplement à une petite étreinte, comme ça, à
prendre un avant-bras ou n’importe quoi d’autre – ouille ! Jouir a cette propriété fonda-
mentale que c’est en somme le corps de l’un qui jouit d’une part du corps de l’Autre. »2
La rencontre des corps ne se fait pas sur le mode de l’amibe qui phagocyte sa proie et l’in-
corpore. Jouir du corps de l’Autre ne serait possible qu’à le réduire à l’Un, l’annuler
comme Autre. Les deux corps ne feraient plus qu’un.
En 1974, dans son Séminaire « R.S.I. », Lacan reprend cette référence aux bouts du
corps de l’Autre – à cet Autre jamais tout saisissable sexuellement par celui qui veut en
jouir : « Est-ce que quand je dis, j’énonce, j’annonce, qu’il n’y a pas de rapport sexuel,
ceci ne veut pas dire ce fait qui est dans l’expérience, que tout le monde sait, mais dont

Hervé Castanet est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 31. Pour la mise à plat, avec l’écriture J(A)
et JA, voir p. 29 et p. 30. Pour l’écriture J(A/), voir, par exemple, Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris,
Seuil, 2005, p. 48.
2. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26.

La Cause du désir no 84 65
La science est votre vérité

il faut savoir pourquoi Freud n’en a pas rendu compte. Pourquoi Freud a qualifié de l’un
l’Éros, en se livrant au mythe du corps, du corps uni, du corps à deux dos, du corps tout
rond, en osant se référer à cette énormité platonicienne ? Est-ce que ce n’est pas le fait
que d’un autre corps, quel qu’il soit, nous avons beau l’étreindre, ce n’est rien de plus que
le signe du plus extrême embarras ? Il arrive que grâce à un fait que Freud catalogue bien
évidemment comme il s’impose, de la régression, nous le suçotions, par-dessus le
marché, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Mis à part de le mettre en morceau, on ne voit
pas vraiment ce qu’on peut faire d’un autre corps, j’entends d’un autre corps dit humain.
S’y justifie que, si nous cherchons de quoi peut être bordée cette jouissance de l’autre
corps, en tant que celle-là sûrement fait trou, ce que nous trouvons, c’est l’angoisse. »3
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Pourquoi rencontre de l’angoisse ? Parce qu’elle traduit subjectivement le rapport direct du
sujet et un bout de réel incontournable.
Dans « La troisième », en 1974, Lacan le dira dans des termes encore plus vifs :
« Contrairement même au mythe qu’évoque Freud, à savoir que l’Éros, ce serait faire
un, c’est justement de ça qu’on crève. En aucun cas, deux corps ne peuvent en faire un,
de si près qu’on le serre. Je n’ai pas été jusqu’à le mettre dans mon texte, mais tout ce
qu’on peut faire de mieux dans ces fameuses étreintes, c’est de dire Serre-moi fort ! Mais
on ne serre pas si fort que l’autre finisse par en crever – de sorte qu’il n’y a aucune espèce
de réduction à l’Un. C’est la plus formidable blague. »4
Le statut de l’Autre, pour Lacan, s’est donc modifié. Au temps du non-rapport et de
la jouissance qu’il y a, l’Autre ne tient plus : « j’ai ajouté une dimension à ce lieu du A,
en montrant que comme lieu il ne tient pas, qu’il y a là une faille, un trou, une perte »5.
C’est ce statut de l’Autre qui explique que la jouissance de l’Autre ne peut être affirmée
ou rencontrée – sauf dans l’imaginaire et son cortège de croyances : « Il est clair que s’il
n’y a pas de jouissance de l’Autre comme telle, c’est-à-dire s’il n’y a pas de garant rencon-
trable dans la jouissance du corps de l’Autre qui fasse que jouir de l’Autre comme tel, ça
existe. »6 C’est par ces définitions que Lacan s’éloigne de Freud et en produit la critique :
« Si ce qu’il en est de l’Inconscient se localise au lieu de l’Autre, et si j’y fais la remarque
qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est à savoir que ce qui dans mon petit schéma figuré
du nœud borroméen se caractérise par une spéciale accentuation du trou […] dans ce qui
fait face au Symbolique, et que j’ai pointé, je pense, la dernière fois, en y mettant, en y
mettant un J suivi d’un grand A, […] que j’ai essayé d’énoncer comme désignant la
Jouissance de l’Autre, génitif non pas subjectif mais objectif ; et j’ai souligné que c’est là
que se situe tout spécialement ceci qui je crois, légitimement, sainement, corrige la notion
que Freud a de l’Éros comme d’une fusion, comme d’une union. »7 À ce titre, J(A) ne
peut s’écrire et c’est la formule J(A/ ) qui prévaut. En 1975, dans Le sinthome, c’est ce sigle
qu’utilise Lacan : « J(A/ ), à lire jouissance de l’Autre barré. Qu’est-ce à dire ? Ce que veut

3. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », séance du 17 décembre 1974, inédit.


4. Lacan J., « La troisième », op. cit., p. 31.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 31.
6. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », op. cit., leçon du 21 janvier 1975.
7. Ibid., leçon du 11 février 1975.

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Hervé Castanet La jouissance de l’Autre et la science

dire cet A barré, c’est qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est que rien n’est opposé au
symbolique, lieu de l’Autre comme tel. Dès lors, il n’y a pas non plus de jouissance
de l’Autre. J(A/ ), la jouissance de l’Autre de l’Autre, n’est pas possible pour la simple
raison qu’il n’y en a pas. »8 C’est en cela que « la jouissance de l’Autre est hors-langage,
hors-symbolique »9.
La question semblerait donc résolue : la démonstration lacanienne explique pour-
quoi la jouissance de l’Autre doit s’écrire J(A/ ). Alors pourquoi le même Lacan maintient-
il l’écriture J(A) dans « La troisième » ? Excluons l’erreur. J(A), qu’il écrit parfois JA,
désigne le lieu de la science. « Pour ce qui est de la jouissance de l’Autre, il n’y a qu’une
seule façon de la remplir, et c’est à proprement parler le champ où naît la science. »10
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Comment la science peut-elle occuper cette place ? Elle « décape »11 la lalangue en isolant
la lettre. « Ceci [le principe d’identité de soi à soi] ne se produit pas au niveau de l’Autre,
mais de la logique. C’est en tant qu’on arrive à réduire toute espèce de sens qu’on arrive
à cette sublime formule mathématique de l’identité de soi à soi, qui s’écrit x = x. […] ce
n’est qu’à partir du moment où Galilée a fait des petits rapports de lettre à lettre avec une
barre dans l’intervalle, et où il a défini la vitesse comme rapport d’espace et de temps,
qu’on a pu sortir de tout ce qu’avait d’intuitif et d’empêtré la notion de l’effort, pour
arriver à ce premier résultat qu’était la gravitation. »12

Les hypothèses de Maupertuis


Dans la leçon du 17 décembre 1974 de son Séminaire « R. S. I. », Lacan cite un célèbre
ouvrage de Pierre Louis Moreau de Maupertuis, Vénus physique13.
Connu pour ses travaux sur les mathématiques, l’astronomie physique et sur l’étude
de la nature, Maupertuis se situe dans le champ empiriste qui se nourrit d’une critique
radicale de l’idéalisme, notamment cartésien. La critique empiriste de l’idéalisme (avec
Étienne Bonnot de Condillac) fait de ces perceptions sensibles l’unique source des
connaissances. Il y a abandon d’une position métaphysique qui, pour le vivant, affirme
l’innéisme. L’empirisme sort l’ordre, réalisé concrètement par les organismes vivants,
d’un développement éternel déjà là où règnent la conformité, l’immuabilité et la fixité.
La représentation chrétienne, légitimée par la théologie et le dogme de l’homme fait par
Dieu à son image, c’est-à-dire une reproduction fidèle, est battue en brèche. Au temps
de Maupertuis, cette théologie de la reproduction des organismes vivants est basée sur la
préformation originaire des êtres, l’innéisme. L’idée d’une formation de l’embryon qui
soit progressive – c’est l’épigenèse de William Harvey – est rejetée précisément parce qu’in-
compatible avec la puissance du dogme métaphysique. Le développement de la science
est, de fait, entravé par le « devoir-dire » scientifique imposé par la métaphysique.

8. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 55-56.


9. Lacan J., « La troisième », op. cit., p. 31.
10. Ibid., p. 32.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Maupertuis P. L. M., Vénus physique suivie de la Lettre sur le progrès des sciences, Paris, Aubier, 1980.

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La science est votre vérité

Pour Condillac et les sensualistes, la statue s’anime et devient corps grâce au toucher.
C’est dans ce procès d’isolement de la constitution ou création du corps que réside le saut
réalisé par l’empirisme ouvrant à une avancée du savoir scientifique appliqué au vivant.
Ce corps est un corps organisé. Le corps vivant est organisé et cette organisation est
ordonnée non plus en référence à Dieu mais au monde conçu comme un ordre – où se
retrouve la loi de l’attraction universelle qui, avec Newton, agence les astres et le réel de
la physique. Le mouvement épistémologique est double : le modèle (empiriste-sensua-
liste) du corps naissant à partir de la sensation, notamment grâce au toucher, sert de
forme logique pour penser le monde comme un ordre. Mais l’ordre des astres et des lois
physiques, en retour, structure comme ordre l’organisme vivant par application du
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newtonisme. C’est à ce titre que la Vénus physique est un texte fondateur parmi les
ouvrages sur la science du vivant. La multiplicité des hypothèses qu’il livre résulte de
cette rupture épistémologique qu’il signe.
Dans sa seconde leçon de « R. S. I. », Lacan écrit le minimum, comme il dit. « Ce
minimum est assez pour que vous y reconnaissiez le nœud borroméen. […] Il me semble
que j’ai justifié en quoi le nœud borroméen peut s’écrire, puisque c’est une écriture, une
écriture qui supporte un réel. » Le nœud n’est pas une métaphore, une image ou une
représentation du réel. Le nœud est le réel. « Ceci […] désigne […] que non seulement
le réel peut se supporter d’une écriture, mais je dirai plus, il n’y a pas d’autre idée sensible
du réel. Ce réel se suffit à laisser ouvert ce trait, ce trait d’écrit. »14 On sait quelle est la
propriété du nœud borroméen : à couper l’un de ses ronds, tous sont déliés aussitôt.
Le nœud, s’il n’est pas une représentation, une idée de la structure, n’a effectivement
pas à être pensé mais manipulé : « pour opérer avec ce nœud d’une façon qui convienne,
il faut que vous vous fondiez sur un peu de bêtise. Le mieux est encore d’en user bête-
ment, ce qui veut dire d’en être dupe. Il ne faut pas entrer à son sujet dans le doute obses-
sionnel, ni trop chipoter ! »15 Manipuler le nœud – opérer avec lui – n’est pas en jouer
mentalement ou triturer les ficelles qui peuvent concrètement le présentifier dans la
réalité sensible. Manipuler le nœud se déduit de sa définition : une écriture qui supporte
un réel. Qu’est-ce que manipuler une écriture, un trait d’écrit ? C’est, comme pour l’écri-
ture mathématique faite de lettres ou de « signes » algorithmiques, en inventorier les
propriétés et en déduire les conséquences logiques. La consistance du nœud est une
consistance logique – nullement ontologique. « Car si j’énonce (ce qui ne saurait se faire
que du symbolique) que leur consistance à ces trois ronds ne se supporte que du réel, c’est
bien que j’use de l’écart de sens qui est permis entre R-S-I comme individualisant ces trois
ronds, les spécifiant comme tels. » Les trois ronds sont de « pure consistance », « à savoir
que ce n’est que de tenir entre eux qu’ils consistent. Les trois tiennent entre eux réelle-
ment »16. Le nœud est réel, le nœud est une écriture et, à ce titre, relève des jeux des
lettres galiléennes.

14. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », op. cit., leçon du 19 novembre 1974.
15. Ibid.
16. Ibid.

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Hervé Castanet La jouissance de l’Autre et la science

La référence à la Vénus physique de Maupertuis se situe à ce point de l’avancée de


Lacan. Il pointe d’abord que l’ouvrage est un « témoignage du temps qu’ont mis ces
bêtes parlantes que sont les hommes […] pour se rendre compte du spécifique de la
reproduction sexuée ». Écoutons Maupertuis : « Je tâcherai seulement de vous faire
connaître l’origine de votre corps & les différents états par lesquels vous avez passé, avant
que d’être dans l’état où vous êtes. […] Neuf mois après qu’une femme s’est livrée au
plaisir qui perpétue le genre humain, elle met au jour une petite créature qui ne diffère
de l’homme que par la différente proportion & la faiblesse de ses parties. »17 Lacan insiste,
ensuite, sur l’angle d’attaque choisi par Maupertuis : comment comprendre « la repro-
duction des corps vivants ? […] pour qu’il l’ait introduite du terme de Vénus physique,
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c’est qu’il se plaît à ne faire état que de la reproduction sexuée »18. Autrement dit, l’ana-
tomiste part du mâle et de la femelle, de l’homme et de la femme, pour déterminer
comment après le « plaisir » (sexuel) d’une femme, une nouvelle créature en résulte.
Pour Lacan, la Vénus physique signe un échec : « Il est à mes yeux tout à fait clair que
c’est de ne pas être simplement dupe, de ne pas s’en tenir à ce que son temps lui fournit
comme matériel à savoir déjà beaucoup : le repérage au microscope par Leeuwenhoek et
Swammerdam de ce qu’on appelle à l’époque les animalcules, c’est-à-dire les spermato-
zoïdes, et les œufs d’autre part. C’est de ne pas se tenir à ce massif de la distinction de
l’animalcule et de l’œuf (ce qui est ordinairement supporté par deux corps qui, de ce
fait, se définissent d’être de sexe opposé […]), que Maupertuis, de n’être pas dupe, pour
tout dire de ne pas être assez bête, ne sent pas le point à proprement parler de découverte
que constitue, pour ce qu’il en est d’une appréhension réelle de la distinction des sexes,
ce qui lui est apporté. »19
L’erreur de Maupertuis est de chipoter avec ce que le savoir de son époque lui apporte
quant au réel de la reproduction : l’existence des animalcules et des œufs. Maupertuis
extrapole, met en branle sa pensée et ses élucubrations. Du reste, la Vénus physique est
connue pour les hypothèses qui y sont élaborées. Hypothèses face auxquelles, semble-t-il,
notre anatomiste ne prend pas partie. Maupertuis ne s’en tient pas à ce qu’il a sous la
main, voilà son erreur. Il se refuse à être dupe. Lacan ajoute : « S’il était plus dupe, il erre-
rait moins ; non pas certes que son erre soit sotte, car il arrive à quelque chose qui est en
quelque sorte la préfiguration, […] de ce qui s’est à un examen ultérieur (à de plus puis-
sants microscopes), révélé comme constituant l’existence des gènes ! »20

Le refus de la bêtise
À ne pas vouloir être dupe, l’anatomiste ne voit plus ce qu’il a sous la loupe du micro-
scope. « C’est d’être non-dupe qu’il imagine fort mal. Il n’est pas dupe dans la mesure
où il ne s’en tient pas strictement à ce qui lui est fourni : il fait en somme des hypothèses. »

17. Maupertuis P. L. M., Vénus physique…, op. cit., p. 73.


18. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », op. cit., leçon du 19 novembre 1974.
19. Ibid.
20. Ibid.

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La science est votre vérité

Une autre façon de procéder se dégage : « L’hypotheses non fingere, la répudiation des
hypothèses, me paraît être ce qui convient, dit Lacan, et ce que je désigne de ce conseil
d’être assez bête pour ne pas se poser de questions. »21 Voilà ce que le nœud borroméen
permet : il ne s’agit pas de faire des hypothèses, il faut opérer avec, bêtement. C’est ce
refus de la bêtise – ce refus de ne pas avoir voulu opérer avec le matériel fourni qui a fait
échouer Maupertuis, qui n’a pu réellement saisir ce qui fait la distinction des sexes. En
effet, au chapitre XVII « Conjectures sur la formation du fœtus », Maupertuis fait appel
à la théorie de l’attraction dégagée par Newton : « toutes les fois que deux substances qui
ont quelque disposition à se joindre l’une avec l’autre, se trouvent unies ensemble ; s’il
en survient une troisième qui ait plus de rapport avec l’une des deux, elle s’y unit en
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faisant lâcher prise à l’autre. […] Pourquoi, si cette force existe dans la Nature, n’aurait-
elle pas lieu dans la formation du corps des animaux ? »22 Cet appel à un troisième terme,
jamais observable mais dont l’hypothèse découle de l’appel à la doctrine newtonienne à
propos des astres, brouille les pistes. Au moment où Maupertuis a sous les yeux la
rencontre des animalcules et de l’œuf, il fait appel à ce troisième terme abstrait qui lui
fait rater le procès de la génération. Il y a refus de traiter le matériel fourni pour y
adjoindre une idée sans substrat observable. Notre anatomiste manque de bêtise.
De même, au chapitre XVIII « Conjectures sur l’usage des animaux spermatiques »,
Maupertuis repère, au microscope, les animalcules dans la semence du mâle et leur
absence dans « la liqueur que la femme répand »23. L’observation est juste mais, à nouveau,
notre savant n’en tire pas les conséquences qui s’imposent. Il rajoute une hypothèse, une
idée. « J’ai cherché plusieurs fois avec un excellent microscope, s’il n’y avait point d’ani-
maux semblables dans la liqueur que la femme répand. Je n’y en ai point vu. Mais je ne
voudrais pas assurer pour cela, qu’il n’y en eût pas. »24 Ne pas les voir ne signifie pas leur
absence. Certains pourraient épingler dans cette attitude la modalité de la rigueur scien-
tifique. Lacan ne le conteste pas. Maupertuis a fait une œuvre admirable, novatrice à
son époque. Mais à procéder ainsi, il rate ce qu’il cherche. À ne pas vouloir être dupe –
dupe de son microscope –, le savant erre, ne retrouve plus sa voie. D’où la conclusion
de la Vénus : « Mais quand il y aura des animaux dans la semence de la femme, ils ne
feront que le même office qu’ils font dans celle de l’homme. »25 Voilà ce qui est raté : la
spécificité physiologique des deux sexes est annulée. C’est seulement à répudier son hypo-
thèse, à se faire dupe de ce qu’il observe, que la véritable distinction entre êtres sexués
serait possible.
La référence à la Vénus physique sert à Lacan pour montrer les effets du refus de la
bêtise dans le champ des sciences. Lacan reconnaît l’apport de Maupertuis – il donne une
représentation intuitée de ce que seront les gènes – mais en montre les limites pour cause
d’un trop dans la pensée – un trop d’hypothèses prises dans un excès de sens. Et Lacan

21. Ibid.
22. Maupertuis de P. L. M., Vénus physique…, op. cit., p. 121.
23. Ibid., p. 124.
24. Ibid.
25. Ibid.

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Hervé Castanet La jouissance de l’Autre et la science

de conclure à propos du nœud : « être assez bête pour ne pas se poser de questions concer-
nant l’usage de mon nœud par exemple. Ce n’est certainement pas à l’aide de ce nœud
qu’on peut aller plus loin que de là d’où il sort, à savoir l’expérience analytique. C’est de
l’expérience analytique qu’il rend compte et c’est en cela qu’est son prix »26. Le nœud ne
permet aucun dépassement, il n’inaugure aucun au-delà. L’usage du nœud objecte à l’hy-
pothèse, à l’idée, au chipotage obsessionnel. Le nœud met en acte – réalise – « la répu-
diation des hypothèses », « l’hypotheses non fingere »27. Choisir la bêtise, sans rejeter
évidemment la rigueur de la méthode scientifique, pour justement tirer les conséquences
du matériel donné – le matériel physiologique pour Maupertuis, le matériel analytique
pour le psychanalyste, soit ce que le patient dit –, voilà ce que Lacan s’efforce de livrer.
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Cette dernière remarque de Lacan a toujours son actualité – opter de façon décidée
pour la bêtise, éviterait l’imbécillité qui fait errer : « il n’y a d’autre éthique que de jouer
le jeu selon la structure d’un discours : […] ce sont les non-dupes […] qui ne jouent pas
le jeu d’un discours […] il serait préférable, que pour fonder un nouveau de ces discours,
on en soit un peu plus dupe »28. Cet exemple permet de mieux saisir en quoi et comment
« la science part de la lettre. C’est pour cette raison que je mets espoir dans le fait que,
passant au-dessous de toute représentation, nous arriverons peut-être à avoir sur la vie
quelques données plus satisfaisante »29. Pour le parlêtre, « cette jouissance de l’Autre […]
n’existe, ne saurait exister que par l’intermédiaire de la parole »30 – J(A/ ). Par contre, pour
la science, un autre enjeu advient : « la lettre, c’est uniquement à partir de là que nous
avons accès au réel »31 – J(A) ou JA.

26. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », op. cit., leçon du 17 décembre 1974.
27. Ibid.
28. Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », op. cit., séance préliminaire du 19 novembre 1974.
29. Lacan J., « La troisième », op. cit., p. 32.
30. Ibid., p. 31.
31. Ibid.

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