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Où en est la philosophie française ?

Sur quoi travaillent les successeurs de Foucault, Derrida, Levinas ou


Ricoeur? Paul Audi consacre à ce sujet un numéro spécial de la re‐
vue "Cités". Entretien.

Par L'Obs
Publié le 25 mai 2014 à 08h15

SUR LE MÊME SUJET

Le Nouvel Observateur Vous avez coordonné le dernier numéro spécial


de la revue «Cités» qui est consacré à «La philosophie en France au-
jourd'hui», numéro qui fait suite à celui coordonné par Yves Charles
Zarka et Juliette Grange sur la nouvelle génération des philosophes
français. Qu'est-ce que la philosophie française en 2014 ?
Paul Audi La philosophie pratiquée en France et en français me semble avoir tou-
jours été rétive à toute espèce d'identification, en tout cas à toute assignation à
quelque méthode de pensée prédéfinie. Si Deleuze, Lyotard ou Derrida ont été ras-
semblés dans les universités américaines sous le label «French Theory», jamais ses
protagonistes eux-mêmes ne se sont reconnus dans une telle étiquette. Chacun avait
sa singularité à préserver et à défendre, signe d'une oeuvre créatrice qui refusait de
s'en tenir au courant de pensée qu'elle avait elle-même contribué à instaurer.

Pour ma part, plutôt que de philosophie française, je préférerais parler d'un «philo-
sopher à la française». Quelle en est la spécificité aujourd'hui? Difficile de le dire -
d'où le tableau que nous brossons dans «Cités», qui est forcément partiel, mais non
partial. Dans ce domaine, il n'existe d'ailleurs ni objectivité ni exhaustivité pos-
sibles. Notre ambition aura été de saisir une nouvelle génération de philosophes au
moment où certains penseurs médiatiques font écran à ce qui se passe de réelle-
ment concret. Nous avons voulu retourner à la réalité et montrer comment certains
font un travail patient, exigeant et novateur, qui mérite toute l'attention des lec-
teurs, parce qu'il permet de mieux comprendre notre temps.

Il en ressort que la philosophie en France continue de vouloir occuper les marges et


de traverser les frontières : entre philosophie et littérature, sciences exactes et
sciences humaines, pensée publique et pensée privée, institutions académiques et
médias, philosophie du concept et philosophie du sujet, philosophie du langage et
métaphysique... Les Français se placent spontanément à ces points de croisement
parce qu'ils pensent qu'une discipline déjà normée s'enrichit d'abord de tout ce que
le dehors lui apporte.

Pour prendre un exemple : quand Vincent Descombes traite de l'identité, il examine


cette question majeure en utilisant les outils de la logique, de la grammaire, de la
philosophie politique, de la littérature. Voilà une démarche typique du «philosopher
à la française». A cet égard, il y a continuité par rapport aux générations passées.

Lire
Bruno Latour : "A quoi tenons-nous vraiment ?"
Il semble que la philosophie vive toujours sous le régime de l'«après»:
après Lacan, après Derrida, après Foucault, Deleuze, Levinas ou Ri-
coeur... Cette tutelle des anciens est-elle paralysante ou libératrice
pour la nouvelle génération?
A lire ce que la jeune génération dit d'elle-même dans «Cités», on s'aperçoit que si
la tutelle des grands aînés n'a pas vraiment pesé sur ses épaules, c'est parce qu'elle a
ouvert un champ de recherches plutôt qu'elle n'a créé des disciples. Les réflexions
dans lesquelles on s'engage aujourd'hui ne prétendent pas rejoindre des systèmes
globaux, avec leurs articles de foi, leurs adeptes, etc. Elles visent plutôt à explorer
un secteur délimité du réel, tout en se réservant le droit de comprendre le monde
dans sa totalité.

La conséquence n'en est pas seulement une certaine «archipélisation» du paysage


philosophique : en dehors des philosophes analytiques, on est peu enclin aux polé-
miques politiques ou doctrinales. Les jeunes philosophes ne cherchent pas à croiser
le fer pour imposer leurs pensées. Ils ont pris acte que leur indépendance serait
gage de leur créativité. Et c'est bien pour préserver celle-ci qu'ils se résolvent à une
forme de solitude, à l'image de certains de leurs aînés: je pense notamment à Jean-
Luc Nancy, Marcel Gauchet ou Jacques Rancière, qui ne supportent sans doute pas
plus d'être assignés à tel ou tel courant de pensée.

Lire
Rancière : "L'élection, ce n'est pas la démocratie"
Y a-t-il malgré tout des lignes de force fédératrices?

Il y a d'abord les démarches refondatrices rattachées à la création d'un concept à


longue portée. Je pense ici à Yves Charles Zarka qui entend rattacher les nouveaux
enjeux de la pensée au concept de «l'inappropriable», ou à Jean-Luc Marion, qui ré-
inscrit le concept de «donation» au coeur de la phénoménologie.

Si d'autres lignes ont été dessinées par l'enseignement de grands professeurs, eux-
mêmes philosophes, tels que Jacques Bouveresse ou Alain Badiou, on trouve, là aus-
si, des prises de position originales, tenant, par exemple, à la redéfinition des rela-
tions entre phénoménologie et pensée analytique, comme chez Jocelyn Benoist, ou à
la connexion entre pensée analytique et métaphysique, ainsi que le montrent les tra-
vaux de Quentin Meillassoux ou de Tristan Garcia.

La philosophie morale et politique se renouvelle aussi hors de tout ancrage idéolo-


gique ; et si elle se repose les questions de la communauté et de la justice sociale,
c'est en créant des passerelles vers des disciplines comme la sociologie, le droit ou
les traités d'éthique médicale.
Corine Pelluchon, Marc Crépon, Bruno Karsenti, Frédéric Gros, Franz Fischbach,
Pierre-Henri Tavoillot, Pierre Zaoui, Frédéric Worms: comparés à leurs prédéces-
seurs, tous ces jeunes philosophes s'attachent moins à l'analyse des rapports de pou-
voir qui structurent le champ social qu'à l'étude des formes de vie ordinaire, de la
fragilité sociale, des modes de solidarité envers autrui.

Lire
Mallarmé décodé par Meillassoux
Quelle est la dynamique politique de la philosophie aujourd'hui?

Il me semble que la philosophie est marquée en France par la conviction que l'acti-
on politique de l'intellectuel n'a plus la même efficacité qu'hier. Elle ne nourrit pas
le même fantasme d'intervention sur le cours des événements. Certes, si elle porte
d'une certaine façon le deuil des grandes utopies émancipatrices, elle n'en continue
pas moins de s'inscrire dans le droit-fil de cette tradition.

Le succès d'une revue comme «Cités», dont le public dépasse les milieux spécialisés,
prouve que le rêve d'une influence de la pensée sur le cours des choses n'a pas com-
plètement disparu. Néanmoins, il n'y a plus vraiment d'accointances avec des partis
politiques ou des groupes militants, comme cela était le cas dans les années 1970
quand Foucault, par exemple, accompagnait le Groupe d'Information sur les Pri-
sons (GIP).

On s'interroge bien sûr sur la ou les crises du capitalisme, on s'inquiète des effets de
destruction de la « communauté » provoqués par le libéralisme, on analyse les rai-
sons du terrorisme actuel. Mais toutes ces interrogations ne sont plus fédérées et il
n'y a pas de grandes initiatives politiques collectives.

Lire
Badiou : au commencement était l'émeute
On assiste aujourd'hui au triomphe tardif mais réel d'Alain Badiou.

Badiou a formé de nombreux philosophes qui ont déjà produit des oeuvres fort sti-
mulantes. Pour moi, le fait marquant, c'est la façon dont ces auteurs entreprennent
de réinvestir le champ de l'ontologie. Depuis la guerre, sous l'emprise de la pensée
de Heidegger avec son mot d'ordre de «dépasser la métaphysique», seuls les histo-
riens de la philosophie se sentaient autorisés à s'y intéresser encore.

Or, en même temps que l'heideggérianisme connaît un très net reflux, voilà que
l'interdit pesant sur la pensée spéculative est en train de sauter. Et une jeune géné-
ration s'est engouffrée dans la brèche ainsi ouverte, sous la forme d'un mouvement
que d'aucuns appellent le «nouveau réalisme». Il y a là, me semble-t-il, une dé-
marche plus féconde que celle qui porte curieusement la philosophie analytique à se
mêler de religion...

Au fond, qu'il n'y ait pas de courants dominants aujourd'hui, j'y vois une chance
merveilleuse pour la philosophie, qui n'a plus à s'enfermer dans tel ou tel «-isme».
Les carrefours démultiplient les labyrinthes, et c'est très bien comme ça. Les cartes
sont rebattues et chacun invente ses propres règles du jeu. La philosophie est à nou-
veau libre de pouvoir s'étonner du réel sans avoir à s'inscrire dans des réponses déjà
trouvées.

C'est un moment de grande liberté que la revue a décidé de célébrer comme tel. Une
liberté qui s'affirme non sans une certaine modestie - car tout le monde se méfie des
«maîtres à penser» -, mais au service d'une vraie ambition intellectuelle.

Propos recueillis par Eric Aeschimann et Gilles Anquetil

PAUL AUDI est philosophe. Il est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés pour
la plupart au rapport de l'éthique et de l'esthétique. Il a notamment publié
«l'Empire de la compassion» (Les Belles Lettres, coll. «Encre marine») et, chez
Verdier, «Rousseau: une philosophie de l'âme», «l'Affaire Nietzsche», «Qui témoi-
gnera pour nous ?» et «le Démon de l'appartenance». Il a coordonné le n°56 de la
revue «Cités»: «La philosophie en France aujourd'hui» qui paraît cette semaine
aux PUF.

Entretien paru dans "le Nouvel Observateur" du 15 mai 2014.

L'Obs

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C O M M E N TA I RE S 17 commentaires
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dernierssieclesavantfermeture
a posté le 25 mai 2014 à 10h45
2026 Dans une biographie bouleversante de 680 pages, le philosophe et essayiste
André Glucksmann raconte la fin de "Tintin", son petit hamster. http://derniers-
siecles.blogspot.com
Signaler Répondre

huynhtran
a posté le 25 mai 2014 à 11h25
La philosophie peut elle être nationalisée ? Oui, au sens de « «philosopher à la
française», nous dit-on. Soit !Dès lors on distingue les préoccupations, les op-
tions, les affinités, les préférences des intellectuels de chaque pays. Les allemands
sont connus pour leur amour de la métaphysique. Ils sont restés longtemps plus
attachés au problème de l’être tandis que les français sont plus portés vers la phi-
losophie politique ou socio-politique. En dépit des secousses déclenchées par
Kant, la métaphysique au-delà du Rhin se porte toujours à merveille depuis
Fichte, Hegel, Schelling, et Schopenhauer jusqu’à Heidegger. Un ami allemand
vient de me rappeler encore que déjà Parménide a dit vingt siècles avant Des-
cartes que la pensée est identique à l’être « to auto noein te kai einai ». Descartes
en se définissant comme « res cogitans » n’a fait que répéter Parménide. On voit
que nos cousins germains ne sont pas très impressionnés par nos philosophes.
Signaler Répondre

topinet
a posté le 25 mai 2014 à 11h51
Les gens philosophes tous les jours sans que vous le sachiez . Par exemple : -Au-
jourd'hui , le 25 du mois , j'attends mon RSA pour pouvoir à nouveau avoir une
tranche de jambon dans mon assiette , en attendant , demain sera un autre jour
... Par exemple : -Aujourd'hui , le 25 Mai , est le jour des élections Européennes et
faudrait aller voter ou non . Pourquoi aller voter ? Pourquoi ne pas aller voter ?
Pour que sa change ....Parce que rien ne changera ....etc ... Les gens philosophes
tous les jours , dans l'ombre , mais philosophe plus que jamais .
Signaler Répondre

asasasa
a posté le 25 mai 2014 à 12h42
topinet topinette, continuez à philosopher ainsi, vous allez avoir le prix Nobel de
philosophie
Signaler Répondre

topinet
a posté le 25 mai 2014 à 14h42
LOL Au moins ASA ASA , vous en êtes conscient (e) .
Signaler Répondre

georgenorman
a posté le 25 mai 2014 à 13h04
Où en est la philosophie ? A trier des frites chez mcdo pour boucler ses fin de
mois. Merci l'europe, les pdgs et les banquiers.
Signaler Répondre

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