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D ES M ÊM ES AU TE U RS

L’ÉCRAN GLOBA L. Culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Éditions du


Seuil, coll. La couleur des idées, 2007Þ; rééd. [nouveau sous-titreÞ: Du cinéma au
smartphone] coll. Points Essais, 2011
L A C U L T U RE - M O N D E. Réponse à une société désorientée, Odile Jacob, coll.
Penser la société, 2008.

Œuvres de Gilles Lipovetsky

L’ÈRE DU VID E. Essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, coll. NRF


Essais, 1983Þ; rééd. coll. Folio Essais, 1989.
L’EMPIRE DE L’ÉPHÉMÈRE. La mode et son destin dans les sociétés modernes,
Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1987Þ; rééd. coll. Folio Essais,
1991.
L E CRÉPUSCULE DU DEVOI R. L’éthique indolore des nouveaux temps démo-
cratiques, Gallimard, coll. NRF Essais, 1992Þ; rééd. coll. Folio Essais, 2000.
L A T R O I S I È M E F EM M E. Permanence et révolution du féminin, Gallimard, coll.
NRF Essais, 1997Þ; rééd. coll. Folio Essais, 2006.
LE LUXE ÉTERNE L. De l’âge du sacré au temps des marques (avec Elyette
Roux), Gallimard, coll. Le Débat, 2003.
LES TEMPS HY PERM ODE R N E S (avec la collaboration de Sébastien Charles),
Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004Þ; rééd. LGF, coll. Le Livre de
pocheÞ/ Biblio Essais, 2006.
MÉTAMORPHOSES DE LA CULTURE LIBÉRALE. Éthique, médias, entre-
prise, Liber, 2005.
LE BONHEUR PARADOXA L. Essai sur la société d’hyperconsommation, Galli-
mard, coll. NRF Essais, 2006Þ; rééd. coll. Folio Essais, 2009.
LA SOCIÉTÉ DE DÉCEPTION (entretien mené par Bertrand Richard), Tex-
tuel, coll. Conversations pour demain, 2006.
L ’OCCID ENT MO NDIALIS É. Controverse sur la culture planétaire (avec Hervé
Juvin), Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2010Þ; rééd. LGF, coll. Le
Livre de pocheÞ/ Biblio Essais, 2011.

Œuvres de Jean Serroy en fin de volume.


L’ESTHÉTISATION DU MONDE
GILLES LIPOVETSKY
JEAN SERROY

L’ESTHÉTISATION
DU MONDE
VIVRE À L ’ ÂGE
DU CAPITALISME ARTISTE

GALLIMARD
©ÞÉditions Gallimard, 2013.
INTRODUCTION

Le capitalisme ne bénéficie pas, c’est le moins que l’on


puisse dire, de la meilleure image qui soit. Si l’on dressait la
liste des termes et jugements que l’on accole le plus fré-
quemment au libéralisme économique, tant dans l’opinion
publique que chez nombre d’intellectuels, nul doute que
ceux chargés de valeurs négatives l’emporteraient de beau-
coup sur les plus positifs. C’était vrai hier, ce l’est encore
aujourd’hui, même si les diatribes de l’anticapitalisme révo-
lutionnaire ont perdu de leur ancienne crédibilité. Capable
d’accroître les richesses, de produire et diffuser en abon-
dance des biens de toutes sortes, le capitalisme n’y parvient
qu’en générant des crises économiques et sociales profon-
des, en exacerbant les inégalités, en provoquant des catastro-
phes écologiques majeures, en réduisant la protection sociale,
en anéantissant les capacités intellectuelles et morales, affec-
tives et esthétiques des individus. Ne faisant siens que la ren-
tabilité et le règne de l’argent, le capitalisme apparaît comme
un rouleau compresseur ne respectant aucune tradition, ne
vénérant aucun principe supérieur, qu’il soit éthique, culturel
ou écologique. Système commandé par un impératif de profit
n’ayant d’autre but que lui-même, l’économie libérale pré-
sente un aspect nihiliste dont les conséquences ne sont pas
seulement le chômage et la précarisation du travail, les inéga-
10 L’esthétisation du monde

lités sociales et les drames humains, mais aussi la disparition


des formes harmonieuses de la vie, l’évanouissement du
charme et de l’agrément de la vie en sociétéÞ: un processus
que Bertrand de Jouvenel appelait «Þla perte d’aménitéÞ»1.
Richesse du monde, appauvrissement des existencesÞ; triom-
phe du capital, liquidation des savoir-vivreÞ; surpuissance de
la finance, «ÞprolétarisationÞ» des modes de vie.
Le capitalisme apparaît ainsi comme un système incompa-
tible avec une vie esthétique digne de ce nom, avec l’harmo-
nie, la beauté, le bien vivre. L’économie libérale ruine les
éléments poétiques de la vie socialeÞ; elle agence, sur toute la
planète, les mêmes paysages urbains froids, monotones et
sans âme, elle installe partout les mêmes franchises commer-
ciales, homogénéisant les modèles des centres commerciaux,
des lotissements, chaînes hôtelières, réseaux autoroutiers,
quartiers résidentiels, sites balnéaires, aéroportsÞ: d’est en
ouest, du nord au sud, on a le sentiment qu’ici c’est comme
ailleurs. L’industrie crée de la camelote kitsch et ne cesse de
lancer des produits jetables, interchangeables, insignifiantsÞ;
la publicité génère la «Þpollution visuelleÞ» des espaces
publicsÞ; les médias vendent des programmes dominés par la
bêtise, la vulgarité, le sexe, la violence, autrement dit «Þdu
temps de cerveau humain disponibleÞ»2. Construisant des méga-
poles chaotiques et asphyxiantes, mettant en danger l’écosys-
tème, affadissant les sensations, condamnant les êtres à vivre
comme des troupeaux standardisés dans un monde sans
saveurs, le mode de production capitaliste est stigmatisé comme
barbarie moderne qui appauvrit le sensible, comme ordre
économique responsable de la dévastation du mondeÞ: il
«Þenlaidit la terre entièreÞ», la rendant inhabitable à tous
points de vue3. Le jugement est largement partagéÞ: la dimen-
sion de la beauté recule, celle de la laideur s’étend. Le proces-
sus enclenché avec la révolution industrielle se poursuit
inexorablementÞ: c’est un monde plus disgracieux qui, jour
après jour, se dessine.
Introduction 11

Un tableau si implacable est-il sans failleÞ? Sommes-nous


condamnés à l’accepter en blocÞ? Si le règne de l’argent et
de la cupidité a des effets indéniablement calamiteux sur le
plan moral, social et économique, en va-t-il de même sur le
plan proprement esthétiqueÞ? Le capitalisme se réduit-il à
cette machine de déchéance esthétique et d’enlaidissement
du mondeÞ? L’hypertrophie des marchandises va-t-elle de
pair avec l’atrophie de la vie sensible et des expériences
esthétiquesÞ? Comment penser le domaine esthétique à
l’heure de l’expansion mondiale de l’économie de marchéÞ?
Autant de questions auxquelles nous nous proposons ici de
répondre.
Les aspects ravageurs de l’économie libérale s’imposent
avec une telle évidence qu’il ne saurait être question de les
mettre en doute. Reste que des réalités plus amènes n’en
existent pas moins qui invitent à remettre sur le métier ce
qui se joue sur la scène du capitalisme de consommation sur-
développé. Nous avons à radiographier un ordre écono-
mique dont les effets sont moins unidimensionnels, plus
paradoxaux que ne l’affirment ses plus farouches contemp-
teurs.
Au cours de son histoire séculaire, les logiques productives
du système ont changé. Le temps n’est plus où production
industrielle et culture renvoyaient à des univers séparés, radi-
calement inconciliablesÞ; nous sommes au moment où les sys-
tèmes de production, de distribution et de consommation
sont imprégnés, pénétrés, remodelés par des opérations de
nature fondamentalement esthétique. Le style, la beauté, la
mobilisation des goûts et des sensibilités s’imposent chaque
jour davantage comme des impératifs stratégiques des mar-
quesÞ: c’est un mode de production esthétique qui définit le
capitalisme d’hyperconsommation. Dans les industries de
consommation, le design, la mode, la publicité, la décora-
tion, le cinéma, le show-business créent en masse des produits
chargés de séduction, ils véhiculent des affects et de la sensi-
12 L’esthétisation du monde

bilité, agençant un univers esthétique proliférant et hétérogène


par l’éclectisme des styles qui s’y déploie. Avec l’esthétisation
de l’économie, nous vivons dans un monde marqué par
l’abondance de styles, de design, d’images, de narrations, de
paysagisme, de spectacles, de musiques, de produits cosméti-
ques, de sites touristiques, de musées et d’expositions. Si le
capitalisme engendre un monde «ÞinhabitableÞ» ou «Þle pire
des mondes possiblesÞ»4, il est également à l’origine d’une
véritable économie esthétique et d’une esthétisation de la vie
quotidienneÞ: partout le réel se construit comme une image
en y intégrant une dimension esthétique-émotionnelle devenue
centrale dans la compétition que se livrent les marques. Tel est
ce que nous appelons le capitalisme artiste ou créatif transesthéti-
que, lequel se caractérise par le poids grandissant des marchés
de la sensibilité et du «Þdesign processÞ», par un travail systémati-
que de stylisation des biens et des lieux marchands, d’intégra-
tion généralisée de l’art, du «ÞlookÞ» et de l’affect dans l’univers
consumériste. Créant un paysage économique mondial chao-
tique tout en stylisant l’univers du quotidien, le capitalisme
est moins un ogre dévorant ses propres enfants qu’un Janus
à deux visages.
C’est ainsi que l’essor du capitalisme financier contempo-
rain n’exclut aucunement la montée en puissance d’un capi-
talisme de type artiste en rupture avec le mode de régulation
fordien de l’économie. Par là, il ne faut pas entendre un
capitalisme qui, moins cynique ou moins agressif, tournerait
le dos aux impératifs de rationalité comptable et de rentabi-
lité maximale, mais un nouveau mode de fonctionnement
exploitant rationnellement et de manière généralisée les
dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles à des fins
de profit et de conquête des marchés. Il s’ensuit que nous
sommes dans un cycle nouveau marqué par une relative dé-
différentiation des sphères économiques et esthétiques, par
la dérégulation des distinctions entre l’économique et l’esthé-
tique, l’industrie et le style, la mode et l’art, le divertissement
Introduction 13

et le culturel, le commercial et le créatif, la culture de masse et


la haute cultureÞ: désormais, dans les économies de l’hyper-
modernité, ces sphères s’hybrident, se mêlent, se court-circui-
tent, s’interpénètrent. Une logique de dé-différentiation qui
est moins postmoderne qu’hypermoderne, tant elle s’inscrit
dans la dynamique de fond des économies modernes se
caractérisant par l’optimisation des résultats et le calcul systé-
matique des coûts et des bénéfices. ParadoxeÞ: plus s’impose
l’exigence de rationalité chiffrée du capitalisme et plus celui-
ci donne une importance de premier plan aux dimensions
créatives, intuitives, émotionnelles. La profusion esthétique
hypermoderne est fille des «Þeaux froides du calcul égoïsteÞ»
(Marx), de la culture moderne de la rationalité instrumen-
tale et de l’efficience économique.
En ce sens, «Þl’arraisonnementÞ» (Heidegger) est bien, plus
que jamais, la loi du cosmos hypermoderne, à ceci près que
la domination de la rationalité productive et marchande
n’élimine nullement la poussée des logiques sensibles et
intuitives, qualitatives et esthétiques. Et simultanément, l’uni-
formité planétaire du «Þtout calculerÞ»5 ne doit pas occulter
l’excroissance des créations à visée émotionnelle. La loi
homogène de l’arraisonnement et de l’économisation du
monde est ce qui conduit à une esthétisation sans limite en
même temps que pluraliste, dépourvue d’unité et de critères
consensuels. D’où la nouvelle phase de modernité qui nous
caractériseÞ: après le moment industriel productiviste, voici
l’âge de l’hypermodernité, tout à la fois «ÞréflexiveÞ»6 et émo-
tionnelle-esthétique.
14 L’esthétisation du monde

LES QUATRE ÂGES


DE L’ESTHÉTISATION DU MONDE

Avec le capitalisme artiste s’agence une forme inédite


d’économie, de société et d’art dans l’Histoire. Sans doute,
l’activité esthétique est-elle une dimension consubstantielle
au monde humain-social dont Marx disait, dans ses écrits de
jeunesse, qu’il se distingue de l’univers animal en ce qu’il ne
peut être façonné sans prendre en compte «Þles lois de la
beautéÞ»7. Partout et toujours, y compris dans les sociétés
«ÞprimitivesÞ» sans écriture, les hommes ont produit une mul-
titude de phénomènes esthétiques dont témoignent les paru-
res, peintures du corps, codes culinaires, objets sculptés,
masques, coiffures, musiques, danses, fêtes, jeux, formes d’habi-
tat. Point de société qui ne s’engage, d’une manière ou d’une
autre, dans un travail de stylisation ou d’«ÞartialisationÞ»8 du
monde, lequel est ce qui «Þsingularise une époque ou une
sociétéÞ»9 en effectuant l’humanisation et la socialisation des
sens et des goûts.
Cette dimension anthropologique et transhistorique de
l’activité esthétique apparaît toujours sous des formes et dans
des structures sociales extrêmement différentes. Pour mettre
en relief ce qu’a de spécifique l’esthétisation hypermoderne
du monde, on adoptera, dans une optique panoramique, le
point de vue de la très longue durée, en schématisant à
l’extrême les logiques constitutives des grands modèles histo-
riques du rapport de l’art avec le social. À cet égard, on peut
mettre en relief quatre grands modèles «ÞpursÞ» qui ont orga-
nisé, au cours de l’histoire, le processus immémorial de styli-
sation du monde.
Introduction 15

L’artialisation rituelle

Pendant des millénaires, les arts en vigueur dans les sociétés


dites primitives n’ont nullement été créés dans une intention
esthétique et en vue d’une consommation purement esthéti-
que, «ÞdésintéresséeÞ» et gratuite, mais dans un but principale-
ment rituel. Dans ces cultures, ce qui relève du style ne peut
être détaché de l’organisation religieuse, magique, clanique et
sexuelle. Insérées dans des systèmes collectifs qui leur don-
nent sens, les formes esthétiques ne sont pas des phénomènes
à fonctionnement autonome et séparéÞ: c’est la structuration
sociale et religieuse qui partout règle le jeu des formes artisti-
ques. On est dans des sociétés où les conventions esthétiques,
l’organisation sociale et le religieux sont structurellement liés
et indifférenciés. Traduisant l’organisation du cosmos, illus-
trant des mythes, exprimant la tribu, le clan, le sexe, rythmant
les moments importants de la vie sociale, les masques, les coif-
fes, les peintures du visage et du corps, les sculptures, les dan-
ses ont d’abord une fonction et une valeur rituelles et
religieuses.
Parce que l’art n’a pas d’existence séparée, il informe la
totalité de la vieÞ: prier, travailler, échanger, combattre, tou-
tes ces activités comportent des dimensions esthétiques qui
sont tout sauf futiles ou périphériques, tant elles sont néces-
saires au succès des différentes opérations sociales et indivi-
duelles. La naissance, la mort, les rites de passage, la chasse,
le mariage, la guerre donnent lieu partout à un travail
d’artialisation fait de danses, de chants, de fétiches, de paru-
res, de récits rituels strictement différenciés selon l’âge et le
sexe. Artialisation dont les formes ne sont pas destinées à
être admirées pour leur beauté, mais à donner des pouvoirs
pratiquesÞ: guérir les maladies, contrecarrer les esprits néga-
tifs, faire tomber la pluie, faire alliance avec les morts.
16 L’esthétisation du monde

Nombre de ces objets rituels ne sont pas fabriqués pour


être conservésÞ: ils sont jetés, détruits après usage, ou bien
repeints avant chaque nouvelle cérémonie. Point d’artistes
professionnels illustres, point d’œuvres d’art «ÞdésintéresséesÞ»,
point même souvent de termes tels que «ÞartÞ», «ÞesthétiqueÞ»,
«ÞbeautéÞ». Et cependant, comme le soulignait Mauss, «Þl’impor-
tance du phénomène esthétique dans toutes les sociétés qui
nous ont précédés est considérableÞ»10.
Pareil contrôle du tout collectif sur les formes esthétiques
n’exclut certes pas, dans telle ou telle circonstance, une cer-
taine liberté de création ou d’expressivité individuelle. Mais
ce sont là des phénomènes limités et ponctuels, tant les
pratiques esthétiques, dans ces sociétés, sont foncièrement
commandées par leurs fonctions cultuelles et sociales s’accom-
pagnant de règles extrêmement précises. Partout, les arts
sont exécutés dans le respect de règles draconiennes et la
fidélité à la tradition. Il ne s’agit pas d’innover et d’inventer
de nouveaux codes mais d’obéir aux canons reçus des ancê-
tres ou des dieux. C’est une artialisation rituelle, tradition-
nelle, religieuse, qui a marqué le plus long moment de
l’histoire des stylesÞ: une artialisation pré-réflexive, sans système
de valeurs essentiellement artistiques, sans dessein esthétique
spécifique et autonome.

L’esthétisation aristocratique

Héritier de l’Antiquité classique11, que l’humanisme de la


Renaissance réhabilite et revendique expressément, un
deuxième moment se met en place à la sortie du Moyen Âge
et s’étend jusqu’au XVIIIeÞsiècle. Il constitue les prémices de la
modernité esthétique avec l’avènement du statut d’artiste
détaché de celui de l’artisan, avec l’idée du pouvoir créateur
de l’artiste-génie signant ses œuvres, avec l’unification des
Introduction 17

arts particuliers dans le concept unitaire d’art dans son sens


moderne, s’appliquant à tous les beaux-arts, avec des œuvres
destinées à plaire à un public fortuné et instruit et non plus
simplement à communiquer les enseignements religieux et
répondre aux exigences des dignitaires de l’Église. La mis-
sion proprement esthétique de l’art prend du relief, l’artiste
devant s’efforcer d’éliminer toutes les imperfections et
rechercher les images conformes à ce qu’il y a de plus beau,
de plus harmonieux dans la nature. Avec l’émancipation
progressive des artistes vis-à-vis des corporations, ceux-ci vont
bénéficier, au travers de leurs contrats avec les commanditai-
res, d’une marge d’initiative inconnue jusqu’alorsÞ: l’aven-
ture de l’autonomisation du domaine artistique et esthétique
est en marche.
Ce moment séculaire est contemporain de la vie de cour,
de l’apparition de la mode et de ses jeux d’élégance, des trai-
tés de «Þbonnes manièresÞ», mais aussi d’une architecture
offrant l’image même du raffinement et de la grâce, d’un
urbanisme d’inspiration esthétique, de jardins qui ressem-
blent à des tableaux avec terrasses, sculptures, plans d’eau,
fontaines, vastes perspectives, destinés à charmer et émer-
veiller le regard. Non plus seulement la commoditas, mais la
grâce des formes harmonieuses, le plaisir esthétique, la
venustas (Alberti), dans des cités plaisantes, belles, «Þd’appa-
rence délectable et d’aimable séjourÞ» (Francesco di Giorgio
Martini). Les artistes sont sollicités et conviés dans les cours
européennes pour créer des décors magnifiques, embellir
l’intérieur des châteaux et l’ordonnancement des parcs. Les
églises, voulant séduire et attirer les fidèles, offrent, avec
l’âge baroque, un spectacle théâtral à outrance avec des faça-
des surchargées de sculptures, des structures qui disparais-
sent sous les ornementations, des effets d’optique, des jeux
d’ombre et de lumière, des baldaquins, tabernacles, chaires,
ostensoirs, calices, ciboires abondamment décorésÞ: tout un
art exubérant se déploie pour créer un spectacle grandiose,
18 L’esthétisation du monde

mettre en valeur la beauté du décor et la splendeur des orne-


ments. Les monarques, les princes, les classes aristocratiques
se lancent dans de grands travaux destinés à rendre leurs vil-
les et leurs résidences plus admirablesÞ; ils font édifier des
châteaux marqués par l’élégance du style, ils construisent
des palais, des hôtels, des villas somptueuses, entourés de
parcs immenses peuplés de statues et confiés aux meilleurs
architectes. Ils remodèlent les villes selon un point de vue
esthétique, créant des places composées de maisons aux faça-
des harmonieuses et alignées, des rues offrant de grands effets
de perspectiveÞ: l’embellissement des villes est devenu un
objectif politique majeur. S’impose un «Þart urbainÞ», une
mise en scène théâtrale de la ville et de la nature ennoblis-
sant l’environnement habité et rehaussant le prestige, la
magnificence, la gloire des rois et des princes.
À partir de la Renaissance, l’art, la beauté, les valeurs esthéti-
ques ont acquis une valeur, une dignité, une importance
sociale nouvelles dont témoignent l’aménagement urbain,
les architectures, les jardins, le mobilier, les œuvres de cristal
et de faïence, le nu en peinture et en sculpture, les idéaux
d’harmonie et de proportion. Goût de l’art et volonté de sty-
lisation du cadre de vie qui fonctionnent comme moyen
d’auto-affirmation sociale, manière de marquer son rang et
de rehausser le prestige des puissants. Pendant tout ce cycle,
l’intense processus d’esthétisation (élégance, raffinement,
grâce des formes) en vigueur dans les hautes sphères de la
société n’est pas impulsé par des logiques économiquesÞ: il
est sous-tendu par des logiques sociales, par les stratégies
politiques de la théâtralisation du pouvoir, par l’impératif
aristocratique de représentation sociale et le primat des com-
pétitions pour le statut et le prestige constitutives des socié-
tés holistes où l’importance de la relation aux hommes
l’emporte sur celle de la relation des hommes aux choses12 .
L’éclipse de l’univers chevaleresque, le désarmement des
grands seigneurs, la constitution d’une société et d’un homme
Introduction 19

de cour, la laïcisation d’un certain nombre de valeurs ont


rendu possible un processus élitaire de stylisation des for-
mes, d’esthétisation des normes de vie et des goûts (raffi-
nement des décors, intérêt croissant pour la musique,
«Þbelle galanterieÞ», art de la conversation, élégance du lan-
gage et de la mode)Þ: une première forme de société esthéti-
que est née au cœur des sociétés aristocratiques d’Ancien
Régime. L’incipit de La Princesse de Clèves, roman emblé-
matique de cette société de cour et de cette «Þcivilisation
des mœursÞ»13, le constate comme une évidenceÞ: «ÞLa
magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France
avec tant d’éclat…Þ»14

L’esthétisation moderne du monde

Le troisième grand moment historique organisant les rap-


ports de l’art et de la société correspond à l’âge moderne en
Occident. Trouvant son épanouissement à partir des XVIIIe et
XIXeÞsiècles, il coïncide avec le développement d’une sphère
artistique plus complexe, plus différenciée, s’affranchissant
des anciens pouvoirs religieux et nobiliaires. Tandis que les
artistes s’émancipent progressivement de la tutelle de l’Église,
de l’aristocratie, puis de la commande bourgeoise, l’art
s’impose comme un système à haut degré d’autonomie pos-
sédant ses instances de sélection et de consécration (acadé-
mies, salons, théâtres, musées, marchands, collectionneurs,
maisons d’édition, critiques, revues), ses lois, ses valeurs et
ses principes propres de légitimité. À mesure que le champ
de l’art s’autonomise, les artistes revendiquent haut et fort
une liberté créatrice en vue d’œuvres n’ayant de compte à
rendre qu’à elles-mêmes et ne se pliant plus aux demandes
venant du «ÞdehorsÞ». Une émancipation sociale des artistes
toute relative en ce qu’elle s’est accompagnée d’une dépen-
20 L’esthétisation du monde

dance d’un nouveau genre, la dépendance économique à


l’égard des lois du marché.
Mais tandis que l’art proprement dit revendique son
orgueilleuse souveraineté dans le mépris de l’argent et la
haine du monde bourgeois, se constitue un «Þart commer-
cialÞ» qui, tourné vers la recherche du profit, le succès immé-
diat et temporaire, tend à devenir un monde économique
comme les autres en s’adaptant aux demandes du public et
en offrant des produits «Þsans risquesÞ», à obsolescence
rapide. Tout oppose ces deux univers de l’artÞ: leur esthéti-
que, leurs publics, aussi bien que leur rapport à «Þl’économi-
queÞ». L’âge moderne s’est agencé dans l’opposition radicale
entre l’art et le commercial, la culture et l’industrie, l’art et
le divertissement, le pur et l’impur, l’authentique et le kitsch,
l’art d’élite et la culture de masse, les avant-gardes et les ins-
titutions. Un système de deux modes antagonistes de produc-
tion, de circulation et de consécration, qui s’est développé
pour l’essentiel dans les seules limites du monde occidental.
Cette configuration sociale-historique apporte avec elle un
bouleversement général des valeurs, l’art se trouvant investi
d’une mission plus haute que jamais. À la fin du XVIIIeÞsiècle,
Schiller affirme que c’est par l’éducation esthétique et la pra-
tique des arts que l’humanité peut avancer vers la liberté, la
raison et le Bien. Et pour les romantiques allemands, le
beau, voie d’accès à l’Absolu, est placé, avec l’art, au sommet
de la hiérarchie des valeurs. L’âge moderne a constitué le
cadre dans lequel s’est effectuée une exceptionnelle sacrali-
sation de la poésie et de l’art, seuls reconnus capables
d’exprimer les vérités les plus fondamentales de la vie et du
monde. Tandis que dans la foulée du criticisme kantien, la
philosophie doit renoncer à révéler l’Absolu et que la
science doit se contenter d’énoncer les lois de l’apparence
phénoménale des choses, on attribue à l’art le pouvoir de
faire connaître et contempler l’essence même du monde.
Désormais, l’art est placé au-dessus de la société, dessinant
Introduction 21

un pouvoir spirituel laïque nouveau. Non plus une sphère


destinée à offrir de l’agrément mais ce qui révèle les vérités
ultimes qui échappent à la science et à la philosophieÞ: un
accès à l’Absolu en même temps qu’un nouvel instrument de
salut. Le poète concurrence le prêtre et prend sa place en
matière de dévoilement ultime de l’être15Þ: la sécularisation
du monde a été le tremplin de la religion moderne de l’art16.
Sacralisation de l’art qui s’illustre aussi bien dans l’inven-
tion et le développement de l’institution muséale. En extrayant
les œuvres de leur contexte culturel d’origine, en les cou-
pant de leur usage traditionnel et religieux, en ne les limi-
tant plus à l’usage privé et à la collection personnelle mais
en les offrant au regard de tous, le musée met en scène leur
valeur proprement esthétique, universelle et intemporelleÞ; il
transforme des objets pratiques ou cultuels en objets esthéti-
ques devant être admirés, contemplés pour eux-mêmes, pour
leur beauté défiant le temps. Lieu de révélation esthétique
destiné à faire connaître des œuvres uniques, irremplaçables,
inaliénables, le musée a charge de les rendre immortelles.
Tandis qu’il désacralise les objets culturels, il les dote en
retour d’un statut quasi religieux, les chefs-d’œuvre devant
être isolés, protégés, restaurés, en tant que témoins du génie
créatif de l’humanité. Espace de fétichisation voué à l’éléva-
tion spirituelle du public démocratique, le musée est empreint
de rites, de solennité, d’un certain climat sacral (silence,
recueillement, contemplation)Þ: il s’impose comme temple laïc
de l’art17.
L’art est censé procurer l’extase de l’infiniment grand et
de l’infiniment beau, faire contempler la perfection, autre-
ment dit ouvrir les portes de l’expérience de l’absolu, d’un
au-delà de la vie ordinaire. Il est devenu le lieu et la voie
même de la vie idéale autrefois dévolue à la religion18. Rien
n’est plus haut, plus précieux, plus sublime que l’art, lequel
permet, grâce à la splendeur qu’il produit, de supporter la
hideur du monde et la médiocrité de l’existence. L’esthéti-
22 L’esthétisation du monde

que s’est substituée à la religion et à l’éthiqueÞ: la vie ne vaut


que par la beauté, divers artistes affirmant la nécessité de
sacrifier vie matérielle, vie politique et familiale à la vocation
artisteÞ: il s’agit pour eux de vivre pour l’art, de vouer leur
existence à sa grandeur.
Affirmant leur autonomie, les artistes modernes s’insur-
gent contre les conventions, investissent sans cesse de nou-
veaux objets, s’approprient tous les éléments du réel à des
fins purement esthétiques. S’est ainsi imposé le droit de tout
styliser, de tout transmuer en œuvre d’art, fût-ce le médio-
cre, le trivial, l’indigne, les machines, les collages résultant
du hasard, l’espace urbainÞ: l’âge de l’égalité démocratique a
rendu possible l’affirmation de l’égale dignité esthétique de
tous les sujets, la liberté souveraine des artistes de qualifier
d’art tout ce qu’ils créent et exposent. Face à la souveraineté
absolue de l’artiste, il n’y a plus de réalité qui ne puisse être
transformée en œuvre et perception esthétiques. Après Apol-
linaire et Marinetti, les surréalistes lancent le slogan «ÞLa poésie
est partoutÞ». Rompant avec toute fonction hétérogène de
l’art, se construisant dans la transgression des codes et des
hiérarchies établies, l’art moderne a mis en marche une
dynamique d’esthétisation du monde sans limite, n’importe
quel objet pouvant être traité d’un point de vue esthétique,
être annexé, absorbé dans la sphère de l’art par la seule déci-
sion de l’artiste.
Mais l’ambition des artistes modernes a dépassé de beau-
coup l’horizon exclusivement artistique. Avec les avant-gar-
des sont nées les nouvelles utopies de l’art, celui-ci ayant
pour but ultime d’être un vecteur de transformation des
conditions de vie et des mentalités, une force politique au
service de la nouvelle société et de «Þl’homme nouveauÞ». En
opposition à l’art pour l’art et au symbolisme, Breton déclare
que c’est «Þune erreur de considérer l’art comme une finÞ» et
Tatline proclameÞ: «ÞL’art est mortÞ! Vive l’art de la machine.Þ»
Refusant l’autonomie de l’art, ne reconnaissant aucune valeur
Introduction 23

à l’esthétique décorative «ÞbourgeoiseÞ», les constructivistes pro-


clament la gloire de la technique et le primat des valeurs maté-
rielles et sociales sur les valeurs esthétiques. Le beau
fonctionnel doit chasser le beau décoratif et les constructions
utilitaires (immeubles, vêtements, mobilier, objets…) se substi-
tuer au luxe ornemental, synonyme de gaspillage décadent.
L’art ne doit plus être séparé de la société et n’être qu’un aima-
ble passe-temps pour les nantisÞ: l’esthétique de l’ingénieur doit
pouvoir réaménager dans un «Þdesign totalÞ» l’intégralité de
l’environnement quotidien des hommes. Non plus les projets
d’embellissement du cadre de vie, mais «Þla machine à habiterÞ»
(Le Corbusier) répondant aux besoins pratiques des hommes
et au coût minimal. L’âge moderne voit ainsi s’affirmer, d’un
côté la «ÞreligionÞ» de l’art, de l’autre un processus de désesthé-
tisation porté tout particulièrement par l’architecture et
l’urbanisme, qui condamnent l’ornement et l’embellissement
artificiel du bâti, prônent des constructions géométriques tota-
lement dépouillées, la substitution des «Þespaces vertsÞ» à la
composition harmonieuse des jardins classiques.
En même temps, dans divers courants, un nouvel intérêt
pour les arts dits mineurs voit le jour. Tandis que se multi-
plient les critiques adressées à l’industrie moderne — accu-
sée de répandre la laideur et l’uniformité —, fleurissent les
projets d’embellissement de la vie quotidienne de toutes les
classes, la volonté d’introduire de l’art partout et en toute
chose par la régénérescence et la diffusion des arts décora-
tifs. De Ruskin à l’Art Nouveau, de William Morris au mouve-
ment ArtsÞ& Crafts puis au Bauhaus, il ne manque pas de
courants modernistes qui ont dénoncé «Þla conception égo-
ïste de la vie d’artisteÞ» (Van de Velde), la néfaste distinction
entre «ÞGrand ArtÞ» et «Þarts mineursÞ», en prônant l’égale
dignité de toutes les formes d’art, un art utile et démocrati-
que porté par la réhabilitation des arts appliqués, des arts
industriels, des arts d’ornementation et de construction.
Non plus des tableaux et des statues réservés à une classe
24 L’esthétisation du monde

sociale supérieure, mais un art investissant le mobilier, les


papiers peints, les tapis, les ustensiles de cuisine, les textiles,
les façades architecturales, les affiches. Avec l’âge démocrati-
que, l’art se donne pour mission de sauver la société, régéné-
rer la qualité du home et le bonheur du peuple, «Þchanger la
vieÞ» de tous les joursÞ: le Modern Style fut baptisé par Gio-
vanni Beltrami «ÞSocialismo della BellezzaÞ».
L’esthétisation propre à l’âge moderne a ainsi emprunté
deux grandes voies. D’un côté, l’esthétisme radical de l’art
pur, de l’art pour l’art, d’œuvres affranchies de toutes fins
utilitaires, n’ayant d’autres fins qu’elles-mêmes. De l’autre, et
à l’exact opposé, les projets d’un art révolutionnaire «Þpour
le peupleÞ», un art utile se faisant sentir dans les moindres
détails de la vie quotidienne et orienté vers le bien-être du
plus grand nombre.
Cela étant, ces projets modernistes ont notoirement
échoué sur le plan esthétique. Le paradigme fonctionnaliste
appliqué à la ville, dont le point d’aboutissement est la
charte d’Athènes, s’est concrétisé, après la Seconde Guerre
mondiale, dans la construction de grands ensembles géomé-
triques, cités-dortoirs, tours et barres, marqués par l’anony-
mat, l’homogénéité froide, la laideur triste. Les «Þrénovations
bulldozerÞ», appliquant à l’urbanisme les principes fordiens-
tayloriens du monde industriel, n’ont fait que créer, avec
leur planification urbaine, leur spécialisation fonctionnelle
de l’espace, leur zonage monofonctionnel, un paysage de
banlieues «ÞdéshumaniséesÞ» et sinistres. Nul n’ignore égale-
ment que l’esthétisation du cadre domestique, pendant
toute cette période, est restée très limitée dans les couches
inférieures de la pyramide sociale. À une production de luxe
à haute valeur créative s’oppose alors une production indus-
trielle en série sans style ni originalité destinée aux masses.
Partout ce long cycle est marqué par un système dichotomi-
que insurmontable opposant style et industrie, art et produc-
tion de masse, avant-garde et pacotille kitsch.
Introduction 25

Déficit de style propre à la modernité industrielle inaugu-


rale qui n’a pas empêché, cependant, une nouvelle étape
d’esthétisation de masse portée principalement par les indus-
tries culturelles naissantes et les transformations de la grande
distribution. À cet égard, force est de reconnaître que ce
sont davantage les logiques industrielles et marchandes qui
ont rendu possible le processus d’esthétisation de masse que
la sphère de l’art proprement dite. Avec l’avènement des
arts de masse et des esthétiques marchandes qu’illustrent le
cinéma, la photographie, la publicité, la musique enregis-
trée, le design, les grands magasins, la mode, les produits
cosmétiques, s’est enclenchée pour la première fois une
dynamique de production et de consommation esthétique à
l’échelle du plus grand nombre. Commencée au XIXeÞsiècle,
cette dynamique s’est fortement accrue à partir de la seconde
moitié du siècle dernierÞ: avec la société de consommation
de masse s’est imposée une culture esthétique de masse, tant
au travers des nouvelles valeurs célébrées (hédonisme, ludisme,
divertissement, mode…) qu’au travers de la prolifération des
biens matériels et symboliques chargés de valeur formelle et
émotionnelle. De fait, l’univers industriel et commercial a été
le principal artisan de la stylisation du monde moderne et de
son expansion démocratique.

L’âge transesthétique

Dans le présent ouvrage est avancée l’idée qu’une qua-


trième phase d’esthétisation du monde s’est mise en place,
remodelée pour l’essentiel par des logiques de marchandisa-
tion et d’individualisation extrêmes. À une culture moder-
niste, dominée par une logique subversive en guerre contre
le monde bourgeois, succède un univers nouveau dans lequel
les avant-gardes sont intégrées dans l’ordre économique,
26 L’esthétisation du monde

acceptées, recherchées, soutenues par les institutions officiel-


les. Avec le triomphe du capitalisme artiste, les phénomènes
esthétiques ne renvoient plus à des petits mondes périphéri-
ques et marginauxÞ: intégrés dans les univers de production,
de commercialisation et de communication des biens maté-
riels, ils constituent d’immenses marchés façonnés par des
géants économiques internationaux. Fini le monde des gran-
des oppositions rédhibitoires, art contre industrie, culture
contre commerce, création contre divertissementÞ: dans tou-
tes ces sphères, c’est à qui sera le plus créatif.
À l’heure de l’esthétisation des marchés de la consomma-
tion, le capitalisme artiste démultiplie les styles, les tendances,
les spectacles, les lieux de l’artÞ; il lance continûment de nou-
velles modes dans tous les secteurs et crée à grande échelle du
rêve, de l’imaginaire, des émotionsÞ; il artialise le domaine de
la vie quotidienne au moment même où l’art contemporain,
de son côté, est engagé dans un large processus de «Þdé-défini-
tionÞ»19. C’est un univers de surabondance ou d’inflation esthé-
tique qui s’agence sous nos yeuxÞ: un monde transesthétique,
une espèce d’hyperart, où l’art s’infiltre dans les industries,
dans tous les interstices du commerce et de la vie ordinaire. Le
domaine du style et de l’émotion est passé en régime hyperÞ:
cela ne veut pas dire beauté parfaite et accomplie, mais généra-
lisation des stratégies esthétiques à fin marchande dans tous les
secteurs des industries de consommation.
Un hyperart également en ce qu’il ne symbolise plus un
cosmos, n’exprime plus de récits transcendants, n’est plus le
langage d’une classe sociale, mais fonctionne comme straté-
gie marketing, mise en valeur distractive, jeux de séduction
toujours renouvelés pour capter les désirs du néoconsomma-
teur hédoniste et augmenter le chiffre d’affaires des mar-
ques. Nous voici à l’heure du stade stratégique et marchand
de l’esthétisation du monde. Après l’art-pour-les-Dieux, l’art-
pour-les-Princes et l’art-pour-l’art, c’est maintenant l’art-pour-
le-marché qui triomphe.
Introduction 27

De plus en plus, les industries culturelles ou créatives fonc-


tionnent en mode hyperbolique, avec des films à budgets
colossaux, des publicités créatives, des séries télé diversifiées,
des émissions de télévision qui mêlent le savant et le music-
hall, des architectures-sculptures à grands effets, des vidéo-
clips délirants, des parcs de loisir gigantesques, des concerts
pop à mise en scène «ÞextrêmeÞ». Plus rien n’échappe aux
filets de l’image et du divertissement, et tout ce qui est spec-
taculaire se croise avec l’impératif commercialÞ: le capitalisme
artiste a créé un empire transesthétique proliférant où se
mélangent design et star system, création et entertainment, cul-
ture et show-business, art et communication, avant-garde et
mode. Une hyperculture communicationnelle et commerciale
qui voit s’éroder les classiques oppositions de la fameuse
«Þsociété du spectacleÞ»Þ: le capitalisme créatif transesthéti-
que ne fonctionne pas à la séparation, à la division, mais au
croisement, à l’enchevêtrement des domaines et des genres.
L’ancien règne du spectacle s’est effacéÞ: le voici remplacé
par celui de l’hyperspectacle consacrant la culture démocra-
tique et marchande du divertissement.
Les stratégies marchandes du capitalisme créatif transes-
thétique n’épargnent plus aucune sphère. Les objets usuels
sont pénétrés de style et de look, nombre d’entre eux deve-
nant des accessoires de mode. Les designers, les artistes plas-
ticiens, les créateurs de mode sont invités à redessiner
l’apparence des produits industriels basiques et des temples
de la consommation. Les marques de mode grand public
copient les codes du luxe. Les magasins, les hôtels, bars et
restaurants investissent dans un travail d’image, de décora-
tion, de personnalisation de leurs espaces. Le patrimoine est
réhabilité et mis en scène à l’instar de décors de cinéma. Les
centres urbains sont toilettés, scénographiés, «ÞdisneyifiésÞ»
en vue de la consommation touristique. La publicité se veut
créative et les défilés de mode ressemblent à des performan-
ces. Les architectures d’image font florès, valant pour elles-
28 L’esthétisation du monde

mêmes, pour leur attractivité, leur dimension spectaculaire,


et fonctionnant comme vecteur promotionnel sur les mar-
chés concurrentiels du tourisme culturel.
Les termes utilisés pour désigner les professions et les acti-
vités économiques portent également la marque de l’ambi-
tion esthétiqueÞ: les jardiniers sont devenus des paysagistes,
les coiffeurs des hair designers, les fleuristes des artistes flo-
raux, les cuisiniers des créateurs culinaires, les tatoueurs des
artistes tatoueurs, les joailliers des artistes joailliers, les coutu-
riers des directeurs artistiques, les constructeurs automobiles
des «Þcréateurs d’automobilesÞ». Frank Gehry est célébré par-
tout comme un architecte artiste. Même certains businessmen
sont dépeints comme des «Þartistes visionnairesÞ» (Steve Jobs).
Tandis que se déchaînent les compétitions économiques, le
capitalisme travaille à construire et diffuser une image artiste
de ses acteurs, à artialiser les activités économiques. L’art est
devenu un instrument de légitimation des marques et des
entreprises du capitalisme.
L’extraordinaire extension des logiques transesthétiques
se lit également au plan géographique. Nous sommes à
l’heure du capitalisme globalisé impulsant une stylisation des
biens de consommation de masse qui n’est plus circonscrite
à l’Occident. Sur les cinq continents sont à l’œuvre des
industries créatives créant des produits styles, de la mode, de
l’entertainment, une culture de masse mondialisée. Il y a tou-
jours eu des cultures particulières marquant de leurs
empreintes les différentes productionsÞ; nous avons mainte-
nant un processus de stylisation qui adopte aux quatre coins
du monde les mêmes registres de séduction, de design, de
divertissement commercial, et dont tous les acteurs sont en
compétition économique farouche. Le monopole occidental
de la création industrielle et culturelle est terminéÞ: l’ère
transesthétique en marche est planétaire, portée qu’elle est
par des firmes géantes ayant le globe pour marché.
Mais le processus d’esthétisation hypermoderne déborde
Introduction 29

de beaucoup les sphères de la production, il a gagné la con-


sommation, les aspirations, les modes de vie, le rapport au
corps, le regard sur le monde. Le goût pour la mode, les
spectacles, la musique, le tourisme, le patrimoine, les cosmé-
tiques, la décoration de la maison s’est répandu dans toutes
les couches de la société. Le capitalisme artiste a impulsé le
règne de l’hyperconsommation esthétique au sens de con-
sommation surabondante de styles certes, mais plus largement,
au sens étymologique du mot — l’αισθησις des Grecs —, de
sensations et d’expériences sensibles. Le régime hyperindivi-
dualiste de consommation qui se déploie est moins statutaire
qu’expérientiel, hédoniste, émotionnel, autrement dit esthé-
tiqueÞ: l’important désormais est de ressentir, de vivre des
moments de plaisir, de découverte ou d’évasion, non d’être
conforme à des codes de représentation sociale.
C’est ainsi que le capitalisme artiste n’a pas seulement
créé un nouveau mode de production, il a favorisé, avec la
culture démocratique, l’avènement d’une société et d’un indi-
vidu esthétique, ou plus exactement transesthétique parce
que ne relevant plus de l’esthétisme à l’ancienne, comparti-
menté et hiérarchisé. Nous vivons dans un univers quotidien
débordant d’images, de musiques, concerts, films, magazi-
nes, vitrines, musées, expositions, destinations touristiques, bars
branchés, restaurants offrant toutes les cuisines du monde.
Avec l’inflation de l’offre consommatoire, les désirs, les
regards, les jugements proprement esthétiques sont devenus
des phénomènes présents dans toutes les classes sociales en
même temps qu’ils tendent à se subjectiviser. La consomma-
tion à composante esthétique a pris un relief tel qu’elle cons-
titue un vecteur important de l’affirmation identitaire des
individus. Chose quotidienne, la consommation transesthéti-
que touche dorénavant à peu près tous les aspects de la vie
sociale et individuelleÞ: à mesure que recule l’emprise des
impératifs de classe, manger, boire, s’habiller, voyager, habi-
ter, écouter de la musique, tout cela devient affaire de goûts
30 L’esthétisation du monde

subjectifs, d’émotions personnelles, de choix individuels, de


préférences plus ou moins hétérogènesÞ: c’est une esthétique
autoréflexive qui structure la consommation hyperindividua-
liste. Il faut en convenirÞ: le capitalisme a entraîné non tant
un processus d’appauvrissement ou de déliquescence de
l’existence esthétique que la démocratisation de masse d’un
homo æstheticus d’un genre inédit. L’individu transesthétique
est réflexif, éclectique et nomadeÞ: moins conformiste et plus
exigeant que par le passé, il apparaît en même temps comme
un «ÞdroguéÞ» de la consommation, obsédé de jetable, de
célérité, de divertissements faciles.
Un hyperconsommateur à coup sûr pressé, zappeur, bouli-
mique de nouveautés, mais qui n’en porte pas moins un regard
esthétique, non utilitaire, sur le monde. Dans les musées en
tout genre qui se multiplient, chaque chose est de fait esthé-
tisée et acquiert une «Þvaleur d’expositionÞ» en lieu et place
des valeurs rituelles ou fonctionnelles. Il en va de même avec
le regard touristique qui ne voit partout que des paysages à
admirer et à photographier comme des décors ou des tableaux.
Avec l’essor de la consommation, nous sommes témoins
d’une large esthétisation de la perception, de la sensibilité
paysagère, d’une espèce de fétichisme et de voyeurisme
esthétique généralisé. Tandis qu’homo æstheticus est à présent
largement dépossédé des repères de sa propre culture, la
consommation esthétique-touristique du monde ne cesse de
se répandre.
Et dans cette foulée s’est constitué un modèle esthétique
de la vie personnelle, tant il est vrai que ce sont les valeurs
initialement prônées par les artistes bohèmes du XIXeÞsiècle
(hédonisme, création et accomplissement de soi, authenti-
cité, expressivité, recherche des expériences) qui sont deve-
nues les valeurs dominantes célébrées par le capitalisme de
consommation. L’éthique puritaine du capitalisme originel a
cédé le pas à un idéal esthétique de la vie centré sur la quête
des sensations immédiates, les plaisirs des sens et des nou-
Introduction 31

veautés, le divertissement, la qualité de vie, l’invention et


l’accomplissement de soi. La vie esthétisée personnelle appa-
raît comme l’idéal le plus communément partagé de notre
époqueÞ: celui-ci est l’expression et la condition de l’essor
de l’hyperindividualisme contemporain. À l’esthétisation
du monde économique répond une esthétisation de l’idéal
de vie, une attitude esthétique envers la vie. Non plus vivre et
se sacrifier pour des principes et des biens extérieurs à soi,
mais s’inventer soi-même, se donner ses propres règles en
vue d’une vie belle, intense, riche en sensations et en spec-
tacles.

LA BEAUTÉ PEUT-ELLE
S A U V E R L E M O N D E Þ?

Mais si les principes d’une existence esthétique ont acquis


une légitimité de masse, force est de souligner qu’ils ne sont
pas seuls à exercer leur emprise. De fait, dans nos sociétés,
ceux-ci se trouvent en confrontation ou en conflit parfois
frontal avec tout un ensemble d’autres valeurs, telles que la
santé, le travail, l’efficacité, l’éducation, le respect de l’envi-
ronnement, les exigences supérieures de la morale et de la
justice. Partout se multiplient les tensions générées par des
exigences sociales antinomiques. Des contradictions intracul-
turelles qui rendent possibles des changements permanents
en même temps qu’une intensification de la dynamique
d’individualisation des choix, des goûts, des comportements.
Moyennant quoi nous sommes voués à une existence de plus
en plus réflexive, problématique, conflictuelle dans toutes les
dimensions de celle-ci, qu’elles soient intimes, familiales,
professionnelles. L’idéal esthétique qui triomphe est celui
32 L’esthétisation du monde

d’une vie faite de plaisirs, de sensations nouvelles, mais en


même temps nous avons à faire preuve d’excellence, d’effi-
cience, de prévention. Le ressenti de la qualité de vie semble
reculer à mesure que s’intensifient les impératifs de santé,
d’efficacité, de mobilité, de vitesse, de performance. L’éthi-
que esthétique hypermoderne se montre impuissante à créer
une existence réconciliée et harmonieuseÞ: nous la rêvons
tournée vers la beauté, elle l’est vers la compétition. Le pré-
sent est bien l’axe temporel prépondérant, mais il ne cesse
d’être miné par les inquiétudes relatives au devenir plané-
taire, au futur individuel et collectif menacé par une écono-
mie dont la dimension chaotique s’affiche chaque jour de
manière criante. L’insouciance et la légèreté de vivre sont
mises à mal par la misère sociale et le sort tragique de tous
ceux qui restent sur le bord de la route. À l’évidence, la vie
dans la société esthétique ne correspond pas aux images de
bonheur et de beauté qu’elle diffuse en abondance dans le
quotidien. C’est un homo æstheticus réflexif, anxieux, schizo-
phrène, qui domine la scène des sociétés hypermodernes.
Les productions esthétiques prolifèrent mais le bien vivre est
menacé, mis à mal, blessé. Nous consommons toujours
plus de beautés, mais notre vie n’est pas plus belleÞ: là se
trouvent le succès et l’échec profond du capitalisme artiste20.
Et c’est ainsi que nous avons à faire le deuil d’une belle uto-
pie maintenant que nous savons que c’est une illusion de
croire que «Þla beauté sauvera le mondeÞ».
Les beautés sont en surnombre, mais nous ne nous rap-
prochons aucunement d’un monde de plus haute vertu, de
plus grande justice ou même de plus grand bonheur. Le
capitalisme hypermoderne artialise à très grande échelle
notre environnement quotidien, mais nous n’avons nulle-
ment un ressenti de plus grande harmonie, tant ce système
produit dans le même temps du «Þmauvais goûtÞ», du banal,
de la stéréotypie. Ajoutons que, du fait de cette suresthétisa-
tion, les goûts se diversifient, s’individualisent, et les consom-
Introduction 33

mateurs se montrent plus exigeants, plus critiques. C’est


pourquoi la société transesthétique accroît inévitablement les
sentiments d’enlaidissement du mondeÞ: plus il y a de beau-
tés sensibles, de styles, de spectacles, et plus se développent
les déceptions, les rejets, les détestations se rapportant à un
nombre croissant de produits culturels.
La société contemporaine de la profusion esthétique n’est
pas davantage porteuse d’un culte de l’art, investi des plus
hautes missions émancipatrices, pédagogiques et politiquesÞ:
celui-ci a cessé d’être considéré comme une éducation à la
liberté, à la vérité et à la moralité. Et les esthétiques marchan-
des qui triomphent n’ont nullement l’ambition de nous faire
toucher un absolu en rupture avec la vie quotidienne. C’est
une esthétique de consommation et de divertissement dont il
s’agitÞ: non plus des arts destinés à communiquer avec les puis-
sances invisibles ou élever l’âme par l’expérience extatique de
l’Absolu, mais des «ÞexpériencesÞ» consommatoires, ludiques
et émotionnelles aptes à divertir, à procurer des plaisirs éphé-
mères, à doper les ventes. Plus l’art s’infiltre dans le quotidien
et l’économie, moins il est chargé de haute valeur spirituelleÞ;
plus la dimension esthétique se généralise, plus elle apparaît
comme une simple occupation de la vie, un accessoire n’ayant
d’autre finalité que celle d’animer, décorer, sensualiser la vie
ordinaireÞ: le triomphe du futile et du superflu. La société
transesthétique n’a plus rien de sacré ou d’aristocratiqueÞ: elle
est une étape supplémentaire dans l’avancée de l’âge mar-
chand et démocratique qui, en dérégulant les cultures de
classe, entraîne l’individualisation des goûts en même temps
qu’une éthique esthétique de la consommation. Plus il y a
d’esthétiques marchandes, plus l’esthétisme à l’ancienne
s’éclipse au bénéfice d’un transesthétisme où se chevauchent
art et amusement, style et loisir, spectacle et tourisme, beauté
et gadget. Nous voici à l’époque de la désabsolutisation de
l’art, de ses missions comme de son expérience vécue.
34 L’esthétisation du monde

Dans pareil contexte, paradoxal et ambivalent, gardons-


nous d’entonner le refrain manichéen de l’enlaidissement
du monde tout autant que celui du «Þréenchantement du
mondeÞ». La montée en gamme de tout un ensemble de
consommations n’élimine pas le spectacle de la nouvelle
pauvreté, des villes sans style, des corps disgracieux, des créa-
tions culturelles pauvres et vulgaires, de la déculturation des
styles d’existence. Ce qui s’annonce n’est autre qu’une com-
mercialisation à outrance des modes de vie dans laquelle la
dimension esthétique occupe, certes, une place primordiale,
mais qui ne dessine pas pour autant un univers toujours plus
rayonnant de sensualités et de beautés magiques. Dans le
monde fabriqué par le capitalisme transesthétique cohabi-
tent hédonisme des mœurs et misère quotidienne, singula-
rité et banalité, séduction et monotonie, qualité de vie et vie
sans saveur, esthétisation et dégradation de notre environne-
mentÞ: plus s’exerce la ruse esthétique de la raison mar-
chande, plus ses limites s’imposent cruellement à nos
sensibilités.

VIVRE AVEC LE CAPITALISME ARTISTEÞ:


ESTHÉTIQUE CONTRE ESTHÉTIQUE

À l’échelle de l’Histoire, ce n’est pas le Beau qui, à l’évi-


dence, sera à même de «Þsauver le mondeÞ». Face aux immen-
ses problèmes économiques, sociaux et écologiques qui
s’annoncent à grand bruit, il est patent qu’aucune solution
ne sera trouvée sans la mobilisation de l’intelligence des
hommes, sans l’investissement dans la recherche et l’innova-
tion, dans les sciences et les techniques qui, certes, ne régle-
ront pas tout, loin de là, mais sans lesquelles l’humanité
Introduction 35

n’échappera pas aux catastrophes en chaîne. Force est d’en


convenirþ: sur ce plan, notre salut est moins à attendre de
l’art que de l’intelligence rationnelle et technicienne.
Il n’en demeure pas moins qu’en ces temps orphelins des
grandes promesses religieuses et politiques, l’idéal de vie
esthétique revêt plus que jamais une importance capitale.
Car si l’esthétique sans l’intelligence rationnelle est impuis-
sante à relever les défis de l’avenir collectif, la raison techno-
scientifique sans la dimension esthétique est incapable de
nous mettre sur la voie d’une vie belle et savoureuse. Le capi-
talisme artiste a certes réussi à créer un environnement
esthétique proliférantÞ; en même temps il ne cesse de diffu-
ser des normes d’existence de type esthétique (plaisir,
émotion, rêve, évasion, divertissement). Mais le modèle esthéti-
que d’existence tourné vers la consommation qu’il promeut
est loin d’être synonyme de vie belle, tant il s’accompagne
d’addiction et de fébrilité, d’assujettissement aux modèles
marchands, d’un rapport au temps et au monde dominé par
les impératifs de vitesse, de rendement, d’accumulation. Une
vie esthétique digne de ce nom ne saurait être emprisonnée
dans les seules limites des normes du marché et s’accomplir
dans un univers happé par la précipitation et l’urgence. À
cet égard, la vie consumériste appelle d’innombrables criti-
quesÞ: cela non pas au nom d’une éthique ascétique revisitée
mais, au contraire, au nom d’un idéal esthétique supérieur
qui se veut au service de la richesse de l’existence indivi-
duelle, un idéal qui privilégie la sensation de soi et du
monde, le recentrement sur le temps intérieur et l’émotion
du moment, la disponibilité à l’inattendu et à l’instant vécu,
la jouissance des beautés à portée de main, le luxe de la len-
teur et de la contemplation.
Il n’y a pas un seul idéal esthétique et le marché ne saurait
en être le vecteur unique, sauf à mutiler les modes d’exis-
tence des individus. D’où l’exigence de faire en sorte que
vivre à l’âge du capitalisme transesthétique ne consiste pas à
36 L’esthétisation du monde

s’aligner sur les seules offres pressantes et étourdissantes du


marché. De nos jours, il faut poser deux formes ou deux ver-
sions de vie esthétique très différentesÞ: l’une commandée
par la soumission aux normes accélérées et activistes du con-
sumérisme, l’autre par l’idéal d’une existence capable d’échap-
per aux routines de vie et d’achat, de suspendre la «ÞdictatureÞ»
du temps précipité, de goûter la saveur du monde en pre-
nant le temps de la découverte. À l’esthétique de l’accéléré,
il faut opposer une esthétique de la tranquillité, un art de la
lenteur qui est ouverture aux jouissances du monde permet-
tant de «Þmieux faire chair avec son existenceÞ»21.
Le capitalisme artiste apparaît comme un vecteur majeur
d’esthétisation du monde et de l’existence. Mais, à l’évi-
dence, cette dynamique n’est pas toute positive, tant en ce
qui concerne les créations que les formes de consommationÞ:
la société, le consommateur, l’individu transesthétiques ne
sont pas à la hauteur de l’idéal que nous pouvons concevoir
d’une «Þvie belleÞ». Aussi convient-il de souligner les limites,
les contradictions qui sont au cœur de la société de marché
transesthétique, de même que les voies qui mènent à une vie
esthétique plus riche, moins insignifiante, moins formatée
par le consumérisme. Reconnaître l’apport du capitalisme
artiste tout comme ses échecsÞ: tel est l’objet de ce livre22.
Chapitre premier

LE CAPITALISME ARTISTE

Des architectures-spectacle époustouflantes qui redessi-


nent musées, stades et aéroports, des îles artificielles qui
composent un palmier géant, des galeries marchandes qui
rivalisent de luxe décoratif, des boutiques qui ressemblent à
des galeries d’art, des hôtels, bars et restaurants aux décors
de plus en plus «ÞtendanceÞ», des objets courants que leur
beauté transforme en quasi-pièces de collection, des défilés
de mode conçus comme des mises en scène et des tableaux
vivants, des films et de la musique à profusion à toute heure
et en tout lieuÞ: se pourrait-il que le capitalisme, accusé de
longue date de tout détruire et enlaidir, soit autre chose
que le spectacle affligeant de l’horreur et fonctionne aussi
comme entrepreneur d’art et moteur esthétiqueÞ?
Si l’âge hypermoderne du capitalisme, qui est celui du
monde depuis quelque trois décennies, est bien celui de la
planétarisation et de la financiarisation, de la dérégulation et
de l’excroissance de ses opérations, il est aussi celui qui est
marqué par une autre espèce d’inflationÞ: l’inflation esthéti-
que. Ce ne sont pas seulement les mégapoles, les objets,
l’information, les transactions financières qui sont prises dans
une escalade hyperbolique, mais le domaine esthétique lui-
même. Voici les mondes de l’art pris à leur tour dans les filets
de l’hyper, le capitalisme contemporain ayant incorporé à très
38 L’esthétisation du monde

grande échelle les logiques du style et du rêve, de la séduction


et du divertissement, dans les différents secteurs de l’univers
consommatoire. S’il y a une bulle spéculative, il existe un
autre type de bulle dont l’extrême gonflement ne connaît
néanmoins ni crise ni krach1Þ: nous vivons le temps du boom
esthétique porté par le capitalisme de l’hyperconsommation.
Avec l’époque hypermoderne s’édifie un nouvel âge esthé-
tique, une société suresthétisée, un empire sur lequel les
soleils de l’art ne se couchent plus jamais. Les impératifs du
style, de la beauté, du spectacle ont acquis une telle impor-
tance sur les marchés de la consommation, ils ont trans-
formé à un point tel l’élaboration des objets et des services,
les formes de la communication, de la distribution et de la
consommation qu’il devient difficile de ne pas reconnaître
l’avènement d’un véritable «Þmode de production esthéti-
queÞ» parvenu désormais à maturité. Nous dénommons ce
nouvel état de l’économie marchande libéraleÞ: le capita-
lisme artiste ou capitalisme créatif, transesthétique.
À l’heure de la financiarisation de l’économie et de ses
dégâts sociaux, écologiques et humains, l’idée même d’un
capitalisme artiste peut paraître, nous ne l’ignorons pas, oxy-
morique et même radicalement choquante. Pourtant, tel est
bien le visage du nouveau monde qui, brouillant les frontiè-
res et les anciennes dichotomies, transforme la relation de
l’économie à l’art tout comme Warhol avait transformé la
relation de la création artistique au marché, en prônant un
art business. Après l’époque moderne des disjonctions radica-
les, voici l’âge hypermoderne des conjonctions, dérégula-
tions et hybridations dont le capitalisme artiste constitue une
figure particulièrement emblématique.
Le capitalisme artiste 39

LEÞCOMPLEXEÞÉCONOMICO-ESTHÉTIQUE

Le capitalisme artiste ne date certes pas d’aujourd’hui, ses


premières manifestations apparaissant dès la deuxième moitié
du XIXeÞsiècle. Mais, et là est la nouveauté, l’ère hypermoderne
a développé cette dimension artiste au point d’en faire un élé-
ment majeur du développement des entreprises, un secteur
créateur de valeur économique, un gisement chaque jour plus
important de croissance et d’emplois. L’activité esthétique du
capitalisme était mineure ou périphériqueÞ: elle est devenue
structurelle et exponentielle. C’est cette incorporation systé-
mique de la dimension créative et imaginaire dans les secteurs
de la consommation marchande ainsi que la formidable dila-
tation économique des domaines esthétiques qui autorisent à
parler d’un régime artiste du capitalisme.
Il faut dissiper d’emblée un malentenduÞ: celui qui consiste-
rait à assimiler le capitalisme artiste au règne triomphal de la
beauté dans le monde par la voie miraculeuse que serait
l’économie de marché. La dimension artiste du capitalisme
est de l’ordre de la visée et des stratégies entrepreneuriales,
non des résultats obtenus. Si ce système produit de la beauté,
il produit également de la médiocrité, de la vulgarité, de la
«Þpollution visuelleÞ». Le capitalisme artiste ne fait pas passer
du monde du hideux à celui de la beauté rayonnante et poé-
tique. Au demeurant, les opérations qui le caractérisent sont
essentiellement celles de la mise en scène et du spectacle, de
la séduction et de l’émotionnel, dont les manifestations peu-
vent être très différemment appréciées sur le plan strictement
esthétique. Ce ne peut être le critère de la beauté, nécessai-
rement subjectif, qui permet de qualifier l’état du capita-
lisme artiste, mais l’organisation objective de son économie
dans laquelle les opérations de stylisation et de mode, de
40 L’esthétisation du monde

séduction et de cosmétisation, de divertissement et de rêve


se développent à grande échelle aux niveaux de l’élabora-
tion, de la communication et de la distribution des biens de
consommation. Le capitalisme artiste n’est pas désigné comme
tel en raison de la qualité esthétique de ses réalisations mais
des processus et des stratégies qu’il met en œuvre de manière
structurelle en vue de la conquête des marchés. Non point
apogée de la beauté dans le monde de la vie, mais réorgani-
sation de celui-ci sous le règne de l’artialisation marchande
et de la fabrique industrielle des émotions sensibles.
Autant de nouvelles stratégies mises en œuvre par les
entreprises et qui contribuent à constituer un nouveau
modèle économique en rupture avec le capitalisme de l’âge
industriel. À la différence de la régulation fordienne anté-
rieure, le complexe économico-esthétique est moins centré
sur la production en masse de produits standardisés que sur
ces stratégies innovantes que sont la différenciation des pro-
duits et services, la prolifération de la variété, l’accélération
du rythme de lancement de produits nouveaux, l’exploita-
tion des attentes émotionnelles des consommateursÞ: à un
capitalisme axé sur la production s’est substitué un capita-
lisme de séduction focalisé sur les plaisirs des consomma-
teurs par le truchement des images et des rêves, des formes
et des récits. Désormais la compétitivité des entreprises ne
repose plus tant sur l’abaissement des coûts, l’exploitation
des économies d’échelle, les gains permanents de producti-
vité, que sur des avantages concurrentiels plus qualitatifs,
immatériels ou symboliques. Misant sur de nouvelles sour-
ces de création de valeur, les entreprises contemporaines,
via notamment des stratégies focalisées sur les goûts esthéti-
ques-affectifs des consommateurs, ont forgé ce qu’on appelle
le modèle postfordien ou postindustriel de l’économie libé-
rale.
Un autre malentendu doit être évité. Parler de capitalisme
artiste ne signifie pas montée en puissance d’un souci créatif
Le capitalisme artiste 41

faisant reculer les impératifs de commercialisation et de renta-


bilité. À la vérité, les dimensions créatives et imaginaires s’affir-
ment à mesure que s’intensifient la financiarisation de la
vie économique, la «ÞdictatureÞ» du marché et de ses objectifs
à court terme. Avec le triomphe du régime artiste ou créatif,
le capitalisme ne devient pas «ÞmoinsÞ» capitalisteÞ: tout à
l’inverse, il l’est toujours plus et à une très vaste échelle, ce
dont témoignent la hauteur grandissante des investissements
financiers, la mondialisation des marchés de la consommation,
de la mode et du luxe, l’essor des multinationales de la culture,
la prééminence du marketing et de la communication, les pro-
fits considérables qui sont générés. Plus le capitalisme s’affiche
artiste, plus la compétition économique se déchaîne et plus
s’impose l’hégémonie des principes entrepreneuriaux, mar-
chands et financiers. De toute évidence, celui-ci ne s’est nul-
lement converti à un quelconque ethos romantiqueÞ: en
intégrant dans ses réalisations une «Þpart créativeÞ» croissante,
il poursuit irrésistiblement son entreprise de mise en marché
de toute chose, de maximisation du profit, de rationalisation
des opérations économiques.
Si le capitalisme est bien ce mode de production fondé sur
l’application du calcul rationnel à l’activité économique, il est
à noter que dans sa version artiste, il ne cesse d’agencer des
productions destinées à générer du plaisir, des rêves et des
émotions chez les consommateurs. Dans la nouvelle économie
du capitalisme, il ne s’agit plus seulement de produire au
moindre coût des biens matériels, mais de solliciter les émo-
tions, stimuler les affects et les imaginaires, faire rêver, sentir
et divertir. Le capitalisme artiste a ceci de caractéristique qu’il
crée de la valeur économique par le biais de la valeur esthéti-
que et expérientielleÞ: il s’affirme comme un système concep-
teur, producteur et distributeur de plaisirs, de sensations,
d’enchantement. Moyennant quoi l’une des fonctions tradi-
tionnelles de l’art se trouve prise en charge par l’univers
entrepreneurial. Le capitalisme est devenu artiste en ce qu’il
42 L’esthétisation du monde

est systématiquement engagé dans des opérations qui, faisant


appel aux styles, aux images, au divertissement, mobilisent les
affects, les plaisirs esthétiques, ludiques et sensibles des
consommateurs. Le capitalisme artiste est cette formation qui
branche l’économique sur la sensibilité et l’imaginaireÞ; il
repose sur l’interconnexion du calcul et de l’intuitif, du
rationnel et de l’émotionnel, du financier et de l’artistique.
Sous son règne, la recherche rationnelle du profit s’appuie
sur l’exploitation commerciale des émotions via des produc-
tions de dimensions esthétiques, sensibles, distractives. À l’âge
hypermoderne, la «Þcage de ferÞ» (Weber) de la rationalité ins-
trumentale et bureaucratique a réussi l’exploit d’assimiler,
d’intégrer son contraireÞ: la dimension personnelle et intui-
tive, imaginaire et émotionnelle.
À cet égard, l’économie artiste participe de plain-pied à
l’essor de la nouvelle économie de l’immatériel qui, mar-
quant la fin de l’organisation fordienne de la production,
constitue une mutation des facteurs de croissance et des
paradigmes de compétitivité et de création de valeur. Le
dynamisme de l’économie dématérialisée ne repose pas seu-
lement sur l’information et la connaissance, mais aussi sur
l’ingénierie du style, des rêves, des récits, des expériences
signifiantes, autrement dit les dimensions immatérielles de la
consommation. À une «Þéconomie cognitiveÞ» s’ajoute une
économie intuitive ou esthétiqueÞ: ensemble, elles illustrent
la montée du registre immatériel typique du modèle postfor-
dien du capitalisme hypermoderne. Fondé sur une économie
arc-boutée sur les récits, images et émotions, le capitalisme
artiste s’impose comme l’une des composantes du nouveau
«Þcapitalisme immatérielÞ»2 tirée par «Þdes marchés indivi-
dués d’expériences, de préférences subjectivesÞ» toujours plus
hétérogènes3 et dont les leviers de création de valeur sont le
savoir, l’innovation, l’imagination.
Le capitalisme artiste est ainsi englobé dans le capitalisme
hypermoderne centré sur la valorisation du capital dit imma-
Le capitalisme artiste 43

tériel ou encore qualifié de «Þcapital intelligenceÞ», «Þcapi-


tal humainÞ», «Þcapital symboliqueÞ». André Gorz a raison de
souligner le flottement qui entoure les termes de «Þcapita-
lisme cognitifÞ» et de «Þsociété de la connaissanceÞ», comme
si tout reposait sur la science, la connaissance technicienne,
les contenus formalisés et mathématisables. Au vrai, la con-
naissance n’est pas la seule forme de «ÞcapitalÞ» génératrice
de valeurÞ; ce qui compte désormais en matière de création
de richesse, c’est beaucoup plus largement «Þl’intelligenceÞ»,
laquelle inclut les capacités d’innovation, l’imagination, les
qualités expressives et coopératives, les compétences émotion-
nelles, l’ensemble des savoirs humains y compris intuitifs4.
En ce sens, le capitalisme artiste est moins à rattacher stricto
sensu au capitalisme «ÞcognitifÞ» qu’à la nouvelle société de
culture ou «Þsociété de l’intelligenceÞ».
Dire qu’il y a alliance du capitalisme et de l’art ne signifie
pas avènement d’un mode de production idéalement créatif,
sans heurts ni freins. De fait, des contradictions existent entre
ces deux pôles, qui renvoient à des systèmes de références, des
objectifs, des professions dissemblables. D’un côté, des inves-
tisseurs, des gestionnaires, des gens de marketing tournés vers
l’efficacité et la rentabilité économique. De l’autre, des créa-
tifs en quête d’autonomie et animés d’ambitions artistiques.
Demandes de liberté créatrice qui se heurtent aux processus
de rationalisation et aux contrôles exercés par les firmes sur les
narrations, scénarios, scripts, design et castings, en vue d’assu-
rer le plus grand succès commercial et les plus grands profits.
Les entreprises doivent attirer les talents et stimuler l’innova-
tion, mais en même temps, afin de diminuer les risques, elles
s’emploient à freiner les créations audacieuses, à reproduire
les formules qui «ÞmarchentÞ» le plus facilement. Les logiques
financières et organisationnelles peuvent ainsi venir contrarier
la créativité qu’elles doivent par ailleurs impérativement favo-
riserÞ: c’est là une des contradictions du système qui fait que
les entreprises du capitalisme artiste peuvent présenter des
44 L’esthétisation du monde

degrés de créativité fort différents selon leur mode d’organisa-


tion et selon les moments.
Si le mariage de l’économique et de l’esthétique créative est
désormais structurel, les dispositifs institutionnels qui l’incar-
nent ainsi que le poids grandissant du monde de la finance
donnent souvent la priorité au premier pôle plutôt qu’au
second. Non sans conséquences parfois néfastesÞ: c’est ainsi
qu’une major comme Disney, dans les années 1990 et 2000,
avec sa financiarisation et sa lourde machine bureaucratique,
est devenue lente à réagirÞ; tandis que de nombreux artistes
partaient de la compagnie, elle n’a pas su anticiper la montée
du numérique et pris du retard dans le domaine des dessins
animés5. Au-delà de cet exemple, c’est dans l’ensemble du
monde de la mode et des industries créatives que se trouve la
tension plus ou moins intense du commercial et du créatif.
Celle-ci n’est pas une anomalie, elle est constitutive de l’orga-
nisation bipolaire du capitalisme artiste pour qui la mode, le
design, le cinéma, la musique, «Þce n’est pas que de l’artÞ».
Quelles que soient les tensions et contradictions à l’œuvre,
le capitalisme artiste n’en fonctionne pas moins comme un
système dans lequel le poids du marché et les logiques finan-
cières et marketing s’imposent avec une intensité sans précé-
dent. Ceci s’observe dans les industries culturelles, dans la
mode, dans le luxe et jusque dans le monde de l’art. L’impor-
tance des logiques mercantiles dans le monde de l’art n’est
pas chose nouvelle, mais à l’évidence, à l’heure de la mon-
dialisation, c’est un nouveau palier qui est atteint, ce dont
témoignent en particulier la hauteur des investissements des
collectionneurs et les sommets vertigineux auxquels accède
le prix des œuvres. De plus en plus l’art apparaît comme une
marchandise parmi d’autres, comme un type d’investissement
dont on attend une haute rentabilité. L’âge romantique de
l’art a cédé le pas à un monde dans lequel le prix des œuvres
est plus important et médiatisé que la valeur esthétiqueÞ:
c’est maintenant le prix marchand et le marché internatio-
Le capitalisme artiste 45

nal qui consacrent l’artiste et l’œuvre d’art. L’heure est à


l’«Þart businessÞ» qui voit triompher les opérations de spécu-
lation, de marketing et de communication. Si le capitalisme
a incorporé la dimension esthétique, celle-ci se trouve de
plus en plus canalisée ou orchestrée par les mécanismes finan-
ciers et marchands. D’où le sentiment souvent partagé que
plus le capitalisme artiste domine, moins il y a d’art et plus il
y a de marché.
Si l’on essaie maintenant de déterminer les traits les plus
généraux qui spécifient le capitalisme artiste, ceux-ci peu-
vent être ramenés à quatre logiques principales.
UnÞ: l’intégration et la généralisation de l’ordre du style,
de la séduction et de l’émotion dans les biens destinés à la
consommation marchande. Le capitalisme artiste est le sys-
tème économique qui fonctionne à l’esthétisation systéma-
tique des marchés de la consommation, des objets et de
l’environnement quotidien. Désormais, le paradigme esthéti-
que n’est plus extérieur aux activités industrielles et mar-
chandes, mais incorporé à celles-ci. Il en résulte un mode de
production marqué par l’osmose ou la symbiose entre ratio-
nalisation du processus productif et travail esthétique, esprit
financier et esprit artistique, logique comptable et logique
imaginaire. Dans cette configuration, le travail artistique est
le plus souvent collectif, confié à des équipes ayant une auto-
nomie créative limitée, encadré par des gestionnaires et inté-
gré au sein de structures hiérarchiques, plus ou moins
bureaucratiques. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de
créer de la beauté et du spectacle, de l’émotion et de l’enter-
tainment pour conquérir les marchés. En ce sens, c’est une
esthétique stratégique ou une «Þingénierie de l’enchantementÞ»6
qui caractérisent le capitalisme artiste.
DeuxÞ: la généralisation de la dimension entrepreneuriale
des industries culturelles et créatives. Désormais les mondes
de l’art constituent de moins en moins un «Þmonde à partÞ»
ou une «Þéconomie à l’enversÞ»7Þ: ils sont régis par les lois
46 L’esthétisation du monde

générales de l’entreprise et de l’économie de marché, avec ses


impératifs de compétition et de rentabilité. Dans l’univers du
cinéma et de la télévision, les opérateurs, qui investissent par-
fois des sommes considérables, exigent une rentabilité égale à
celle des autres secteursÞ: avec le capitalisme artiste triomphe
le management des productions culturelles. Même les musées
doivent être gérés comme des entreprises, mettre en œuvre
des politiques de commercialisation et de communication,
augmenter le nombre d’entrées de visiteurs, trouver de nou-
velles sources de recettes. Dans le capitalisme artiste, les
œuvres sont jugées en fonction de leurs résultats commer-
ciaux et financiers beaucoup plus qu’au regard de leurs carac-
téristiques proprement esthétiques.
TroisÞ: une nouvelle surface économique des groupes
engagés dans les productions dotées d’une composante
esthétique. Ce qui était une sphère marginale est devenu un
secteur majeur de l’activité économique engageant des capi-
taux gigantesques et réalisant des chiffres d’affaires colos-
saux. Nous ne sommes plus à l’heure des petites unités de
production d’art mais à celle des mastodontes de la culture,
des géants transnationaux des industries créatives, de la
mode et du luxe, ayant le globe pour marché.
QuatreÞ: le capitalisme artiste est le système dans lequel
sont déstabilisées les anciennes hiérarchies artistiques et cul-
turelles en même temps que s’interpénètrent les sphères
artistiques, économiques et financières. Là où fonctionnaient
des univers hétérogènes se développent des processus
d’hybridation qui mêlent de manière inédite esthétique et
industrie, art et marketing, magie et business, design et cool,
art et mode, art pur et divertissement.
Autant de processus qui empêchent de réduire la dimen-
sion artiste du capitalisme à un simple enjolivement ou
habillage du système. Loin d’être une variable périphérique
ou anecdotique, le paradigme esthétique a contribué, parallè-
lement à l’essor de la productivité industrielle, à créer une
Le capitalisme artiste 47

véritable mutation économiqueÞ: d’un capitalisme centré sur


la production, on est passé à un capitalisme de consommation
de masse. Jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mon-
diale, la masse de la population ne travaillait que pour satis-
faire ses besoins fondamentauxÞ; et tout ce qui était superflu,
frivole, fantaisiste, était considéré pour les classes populaires
comme étant à proscrire, parce que signe de gaspillage coupa-
ble. Ceci change avec le développement du capitalisme artiste,
lequel va s’employer par son offre esthétique à inciter les con-
sommateurs à acheter pour le plaisir, à se divertir, à donner
libre cours à leurs impulsions et leurs désirs, à découvrir le
plaisir de changer leur décor de vie, à se libérer de leurs com-
plexes puritains de sobriété et d’économie.
Par le biais des stratégies de l’obsolescence des produits, du
style et de la séduction, le capitalisme a transformé radicale-
ment les logiques de création et de production, de distribu-
tion et de consommation. Son sens même a basculéÞ: non plus
simple système économique rationnel, mais machine esthéti-
que productrice de styles, d’émotions, de fictions, d’évasions,
de désirs, et le faisant non plus, comme c’était le cas aupara-
vant, pour une élite sociale restreinte, mais pour l’ensemble
des consommateursÞ: le capitalisme artiste ne cesse de cons-
truire des univers tout à la fois marchands et imaginaires.
Désormais, les producteurs mettent l’accent sur des biens sus-
ceptibles de toucher la sensibilité esthétique des consomma-
teursÞ; ils ne proposent plus seulement des produits dont on a
besoin, mais des produits différenciés dont on a envie, qui
plaisent et font rêver. Le capitalisme artiste a forgé une écono-
mie émotionnelle de séduction ainsi qu’un consommateur
épris de nouveautés permanentes et déculpabilisé à l’idée de
profiter au maximum de la vie tout de suite. La conversion est
profonde et historiqueÞ: au consommateur minimal s’est subs-
titué un consommateur transesthétique illimité.
48 L’esthétisation du monde

L’INFLATIONÞDUÞDOMAINEÞESTHÉTIQUE

L’excroissance des domaines esthétiques constitue l’aspect


le plus immédiatement repérable du capitalisme artiste.
Ses manifestations sont innombrables. On peut toutefois
s’employer à en construire le modèle d’intelligibilité à partir
de cinq logiques majeures qui touchent aussi bien les objets
industriels que la culture, la distribution et la consommation.

Le style comme nouvel impératif économique

La généralisation du design dans les industries de consom-


mation apparaît comme le trait le plus évident de l’avancée
spectaculaire du capitalisme transesthétique. Plus aucun
objet, fût-il le plus banal, n’échappe dorénavant à l’interven-
tion du design et de son travail stylistique. Même les pro-
duits qui autrefois étaient strictement utilitaires et avaient
peu à voir avec la dimension esthétique (téléphones, mon-
tres, lunettes, matériel de sport ou de bureau, sous-vête-
ments, transports collectifs) sont maintenant redessinés par
des designers, voire des artistes d’avant-garde, relookés con-
tinûment, transformés en accessoires de mode. Un stylisme
qui investit jusqu’aux territoires des odeurs, des sons, des
sensations tactiles. C’est tout l’univers des objets de consom-
mation qui est maintenant pénétré, nourri, enveloppé par
des processus de type artistique tels que le design, le packa-
ging, le merchandising visuel, la publicité, le graphisme.
Cette dynamique n’est pas absolument nouvelle mais, sans
commune mesure avec le passé, elle a acquis une impor-
tance stratégique primordiale dans le management des mar-
ques et la compétition économique. Le capitalisme artiste
Le capitalisme artiste 49

fonctionne comme un système marqué par l’intensification


des investissements en matière esthétique et la généralisation
de l’impératif du style dans les industries de consommation.
Il n’y a plus de production de biens de consommation hors
processus design et ce, non seulement dans les pays riches,
mais dans les pays émergents eux-mêmes.
Tout produit voué aux marchés de la consommation se
trouve auréolé, nimbé d’une dimension style. On commence
même à proposer des habillages décoratifs, des kits adhésifs
personnalisés pour les poubelles des particuliers et les bacs
des immeubles. Non seulement les produits industriels, mais
aussi la publicité, les magazines, les plateaux de télévision,
les sites Internet sont l’objet d’un travail stylistique (mise en
scène, recherche d’ambiance et d’originalité, décoration mode,
renouvellement rapide des formes et des styles) réalisé par
des professionnels spécialisés. À l’heure du capitalisme tran-
sesthétique, on ne vend pas seulement un produit, mais du
style, de l’élégance, de la beauté, du cool, des émotions, de
l’imaginaire, de la personnalité. Le monde marchand est
devenu tout à la fois valeur d’usage, valeur d’échange et
valeur esthétiqueÞ: le capitalisme artiste est ce système dans
lequel industrie et art, marché et création, utilité et mode,
marque et style ne sont plus disjoints.
Plus rien n’échappe aux opérations design-déco, tout est
pensé et réalisé pour apparaître «ÞtendanceÞ», séduire, faire
image et nouveau, produire des effets visuels et émotionnels.
Les magasins, les hôtels, les bars et restaurants sont objet
d’un travail de décoration personnalisée, de display commer-
cial, de théâtralisation en matière d’ambiance, de concept,
de couleur, d’éclairage8. Les usines, entrepôts, prisons, monas-
tères désaffectés sont reconvertis en hôtels chic ou en cen-
tres d’art. Les villes historiques sont toilettées et requalifiées
avec mises en scène, effets de lumière, itinéraires patrimo-
niaux, aménagement de zones dédiées aux plaisirs urbains et
touristiques. Les bords de mer, les sites de montagne, les pay-
50 L’esthétisation du monde

sages de tous ordres sont réaménagés afin de mettre en


valeur leur beauté et leur «ÞauthenticitéÞ». Dans le même
temps se multiplient les parcs de loisirs à thème avec specta-
cles, mises en scène architecturales, villages recomposés,
scénarisations thématiques, ambiances enchantées, décors
kitsch.
Tout dans notre environnement d’objets, d’images et de
signes est désormais retouché, designé, paysagé en vue de la
conquête des marchésÞ: le capitalisme d’hyperconsommation
est celui de l’artialisation exponentielle de toute chose, de
l’extension du domaine du beau, du style et des activités
d’art à l’ensemble des secteurs touchant à la consommation9.
Plus la logique médiatico-marchande triomphe et plus l’offre
commerciale est objet d’un travail de styleÞ: avec le capita-
lisme créatif et transesthétique, ce qui s’agence est moins le
recul du beau qu’une surenchère d’art, une animation esthé-
tique sans frontières, une cosmétisation illimitée du monde.
Sous son règne se déploie «Þl’esthétisation totale de la vie
quotidienneÞ»10, l’érosion des frontières entre l’art et l’indus-
trie, le style et le divertissement, l’art et la vie de tous les
jours, l’art d’élite et l’art de masse.
Dans son fameux Manifeste du futurisme (1909), Marinetti
écrivaitÞ: «ÞLa splendeur du monde s’est enrichie d’une
beauté nouvelleÞ: la beauté de la vitesse. […] Une automo-
bile rugissante […] est plus belle que la Victoire de Samo-
thraceÞ»11. Tout se passe comme si le capitalisme avait réussi à
réaliser en grand, à l’échelle de la société, la provocation de
Marinetti, tant les productions marchandes ont pris de fait le
relais de l’art «ÞélevéÞ». Il y a maintenant plus de beauté dans
l’univers techno-marchand que dans l’art contemporain qui
a, au demeurant, largement renoncé à l’idéal de beauté clas-
sique.
Le capitalisme artiste 51

Une diversification proliférante

Le deuxième trait signalant l’explosion artiste hypermo-


derne renvoie au processus de démultiplication et d’hétéro-
généisation esthétiques observable non seulement dans l’art,
le design et la décoration, mais aussi dans la mode et les
industries culturelles. Le domaine de l’art proprement dit
est contemporain de sa dé-définition ainsi que d’un déferle-
ment de formes, de pratiques, d’expériences foncièrement
hétéroclitesÞ: un régime d’art à ce point exceptionnel qu’on
a pu le qualifier de «Þpost-historiqueÞ», l’idée de recherche
de l’essence de l’art, d’exclusivisme et de «Þligne historique
correcteÞ», ne faisant plus sens12. Le design, qui a cessé d’être
commandé par un strict fonctionnalisme, voit cohabiter,
dans le même moment, les styles les plus disparates. On ne
compte plus les marques de mode qui offrent, à tout prix et
pour tout âge, les looks les plus variés, ethnique ou vintage,
sexy ou hip-hop, classique ou baroque, BCBG ou sportswear.
On n’a jamais autant produit de films, de séries télévisuelles,
de spectacles et de musiques en tout genreÞ: la plateforme
iTunes Store d’Apple est riche de 20Þmillions de titres musi-
caux, les sites de musique à la demande Deezer et Spotify
proposent respectivement 13 et 15Þmillions de titres. Cliquez
sur YouTube ou sur une quelconque plateforme musicale
sur le Web, et c’est une hypertrophie de groupes, de titres
musicaux, de rythmes, de styles, qui composent une sphère
esthétique éclatée, quasiment illimitée. Après le temps de
l’unité esthétique, voici l’époque plurielle où tout est possi-
ble, où tout peut coexister, se superposer, se mélanger
comme dans un grand bazar kaléidoscopique.
Sans doute y a-t-il toujours eu, dans les sociétés historiques
différenciées, divers types d’esthétiquesÞ: l’opposition entre
culture d’élite et culture populaire en a offert pendant des
52 L’esthétisation du monde

siècles une illustration exemplaire. Mais c’est à une tout


autre échelle et avec une tout autre signification que se
déploie maintenant le phénomèneÞ: on n’est plus dans le
modèle conventionnel d’une opposition dichotomique enca-
drée par une hiérarchie de critères établis, mais dans une
nébuleuse éclatée, ouverte, dominée par un pluralisme esthéti-
que revendiqué et généralisé. Le remarquable, aujourd’hui,
est que nous sommes dépourvus de repères consensuels, de
centre dominant fixant une hiérarchie stable. Nous ne dispo-
sons plus de pôle hégémonique ayant suffisamment d’auto-
rité pour imposer par le haut une hiérarchie incontestée
de critères et de normes. L’âge de l’inflation esthétique est
décentré, déhiérarchisé, structurellement éclectique.
Nous sommes dans une culture fragmentée, balkanisée, où
se multiplient les métissages les plus divers, où cohabitent les
styles les plus dissemblables, où les tendances cool prolifèrent
sans ordre, sans régularité temporelle, sans unité de valeur.
Avec le capitalisme transesthétique triomphe une profusion
chaotique de styles dans un immense supermarché de ten-
dances et de looks, de modes et de design. C’est une proli-
fération dissonante, dérégulée, qui caractérise le domaine
esthétique contemporain, parallèlement aux déréglementa-
tions économiques constitutives du turbo-capitalisme.
Cela étant, et le point est à souligner d’entrée, l’inflation
de la variété qui se déploie est de type paradoxal. Car si les
styles les plus hétérogènes dans la mode, la musique, le
cinéma, l’art ont droit de cité, il n’en reste pas moins que le
phénomène s’accompagne d’une très forte concentration
des succès créant un large sentiment de monotonie, de déjà-
vu, de toujours pareil. L’offre musicale est immense, mais ce
sont toujours les mêmes tubes et les mêmes chanteurs que
l’on entend sur les ondes. Les défilés de mode offrent le
spectacle d’une grande variété de styles, mais celui de la rue
est sans surprise et de plus en plus similaire sur tout le globe.
Et l’on retrouve dans tous les grands musées du monde les
Le capitalisme artiste 53

œuvres ou les expositions des mêmes artistes contemporains


en vogue. Le capitalisme artiste et son ordre médiatico-publi-
citaire est un système qui produit de la «Þdiversité homo-
gèneÞ»13, de la répétition dans la différence, du même dans
la pluralité.

L’escalade de l’éphémère

Un troisième trait définit l’excroissance du capitalisme


artiste. Ce n’est autre que le processus d’accélération des
changements des styles s’exprimant dans la mode, les pro-
duits culturels, la publicité, les objets, la décoration des maga-
sins. Avec la première modernité, la mode apparaissait comme
le paradigme de l’éphémère. Cette logique a gagné mainte-
nant tous les autres secteursÞ: design, décoration, cosmétiques,
sport, mobilier, hôtellerie, restauration, agro-alimentaire, il
n’est plus de domaine qui échappe au phénomène de la
mode et des tendances, à ceci près que le rythme du proces-
sus s’est largement accéléré. Dans un monde en accélération
croissante14, l’univers du style n’a pu échapper à la dynami-
que de fluidification intensive de l’âge hypermoderne, la
production, la consommation, la distribution, la communica-
tion en matière esthétique se transformant «Þnon stopÞ». Ici
encore, tout n’est pas absolument nouveau, le domaine du
style étant depuis longtemps voué au changement. Cela étant,
la généralisation et l’accélération du rythme des renouvelle-
ments sont patentes.
Dans les années 1960, un film effectuait sa carrière en salle
sur deux ou trois ansÞ: à présent, selon le Centre national de
la cinématographie, les films en France réalisent 80Þ% de
leurs recettes dans les quinze premiers jours de leur exploi-
tation en salle. Inflation de nouveautés, raccourcissement des
durées d’exploitation, retrait extrêmement rapide du mar-
54 L’esthétisation du monde

ché en cas de faible fréquentation du publicÞ: le système est


en surchauffe. L’exacerbation des succès éphémères touche
de la même manière l’univers de la musique enregistrée.
Selon les professionnels du secteur, il devient de plus en plus
difficile d’imaginer des carrières d’artistes capables de durer
trente ou quarante ans. Le plus fréquent est de voir
l’immense succès d’un album qui ne se confirme pas par la
suiteÞ: l’effondrement ou l’effritement des ventes après un
premier succès tend à devenir la règle. Là où les succès
éphémères représentaient il y a peu 10 à 15Þ% du marché, ils
en représentent aujourd’hui au moins le tiers15.
Tandis que la durée de vie des produits industriels est de
plus en plus courte, leur visuel, leur design ne cessent de
changer à très grande vitesse. Il en va de même de la décora-
tion des bars, restaurants, boutiques, sites web. Google fait
évoluer fréquemment son logo qui est parfois modifié de
manière ponctuelle pour une seule journée à l’occasion
d’événements particuliers. On a même dépassé le moment
des grandes tendances bi-annuelles qui organisaient le
monde de la modeÞ: voici le temps de la fast fashion, de la
créativité et de l’innovation en flux tendu, mais aussi des
microtrends, des mille nouvelles tendances présentées cha-
que jour, quasiment en temps réel, sur les sites et blogs de
«ÞcoolhuntingÞ» qui prolifèrent sur le Web.
Qui veut s’informer des tendances à l’ancienne comprend
vite que ce monde institutionnalisé, réglé, au tempo bien
défini, est révolu. Sans doute les grandes agences de style
livrent-elles, dans leurs cahiers de tendances, un ou deux ans
en amont les motifs, coloris, textures des prochaines saisons.
Mais, en même temps, les trends firms et autres trends briefings
ne cessent d’annoncer, à grands renforts de néologismes, les
nouveautés créatives, les looks branchés. Et toutes les infor-
mations et photos sont déversées en continu, disponibles en
instantané. Il est devenu impossible de faire la radiographie
précise des tendances, tant elles changent au jour le jour,
Le capitalisme artiste 55

sans cesse renommées par les analystes du cool. Dans l’uni-


vers de la branchitude ado, ce n’est plus la tendance saison-
nière qui compte, mais celle de l’instant. Et chacun, à
l’heure du cyberespace, peut annoncer à tout moment l’avè-
nement d’une énième tendance. D’où une incroyable profu-
sion de looks aussitôt «ÞdépassésÞ»Þ: la vitesse des tendances,
des créations en tout genre, de l’information en continu, est
telle qu’elle dépasse les limites de la capacité d’assimilation
du consommateur.

L’explosion des lieux de l’art

La dynamique inflationniste ne concerne pas seulement les


objets, les styles et les tendances, mais aussi bien les monuments
classés16 et les lieux d’exposition de l’art. Les musées et centres
d’art contemporain d’abordÞ: dans le monde, le nombre de
musées augmente de 10Þ% tous les cinq ansÞ; il y avait aux États-
Unis, avant 1920, 1Þ200 musées, il y en avait près de 8Þ000 au
début des années 198017. On dit parfois en plaisantant qu’il se
crée un musée par jour en EuropeÞ: plus de 30Þ000 musées sont
aujourd’hui répertoriés dans les 27 pays de l’Union euro-
péenne. Paris compte à lui seul plus de 150Þmusées. Le nombre
de musées en France est l’objet de débatÞ: en 2003, la Direction
des Musées de France déclarait 1Þ200 musées sous le signe des
«Þmusées de FranceÞ», mais au-delà de cette catégorie, certains
guides affichent des listes allant de 5Þ000 à 10Þ000 musées.
Désormais les nouveaux musées s’ouvrent non seulement dans
les grandes métropoles, mais dans les villes moyennes, voire
dans certaines petites localités. Il n’est pratiquement plus une
commune qui ne veuille avoir «ÞsonÞ» musée, comme signe
d’affirmation identitaire et, ce qui n’est pas moins important,
comme centre d’attraction touristique susceptible de générer
des visiteurs et, partant, des retombées commerciales.
56 L’esthétisation du monde

Au cours des années 1980, le nombre de galeries d’art a


connu une forte augmentation, ayant pratiquement doublé18.
Beaucoup de ces galeries ont une durée de vie brèveÞ: ce qui
fait que, leur fort taux de mortalité étant compensé par un
taux de natalité élevé, leur nombre demeure relativement
stable19. Reste que celui-ci est importantÞ: on en comptait 330
en 1990 à Paris et environ le même nombre à New York à
différents moments. L’édition du guide Bill’art 2004 présen-
tait 590 galeries d’art moderne et contemporain et évaluait à
près de 6Þ000 les lieux «Þouverts au public ayant vocation à
présenter toutes les formes d’artÞ». Des galeries qui, de fait,
ne cessent mécaniquement de se démultiplier en ce que le
marché de l’art, sortant des limites de l’Occident, se mondia-
lise. Ce sont maintenant des milliers de galeries et de lieux
d’art qui présentent à Shanghai, Sao Paulo, Istanbul, Abou
Dhabi, des milliers d’expositions et des dizaines de milliers
d’œuvres d’artistes qui eux-mêmes sont devenus innom-
brables.
Déferlement que révèle encore la multiplication des bienna-
les, salons et foires d’art international dans le monde entier.
Après la Documenta de Cassel et la Biennale de Venise, on
compte maintenant plus d’une centaine de biennales qui pré-
sentent des centaines et des milliers d’artistes. Chaque année
plus de 260Þfoires d’art sont organisées dans le monde20, aux-
quelles s’ajoutent les foires parallèles ou «ÞoffÞ», qui regrou-
pent des galeries plus jeunes, moins établies, présentant des
artistes moins connus et moins chers. À Paris, en 2009, la FIAC
a présenté 203Þgaleries de 210Þpays, avec de surcroît 4Þfoires
off et 75 expositions. En 2010 Art Basel Miami a accueilli
2Þ000 artistes, 29Þpays et 250Þgaleries, tandis qu’une multitude
de foires et manifestations off se déroulaient un peu partout
dans la ville. Des foires qui s’organisent maintenant en
réseaux et fonctionnent comme des multinationales de l’artÞ:
Art Basel, depuis Bâle a investi Miami et Hong Kong, et la
foire anglaise Frieze s’est redéployée à New York. Et le proces-
Le capitalisme artiste 57

sus d’expansion s’élargit encore avec VIP Art Fair, première


foire d’art en ligne qui devait rassembler, en 2011, pendant une
semaine, 138Þgaleries internationales présentant 7Þ500 œuvres
de 2Þ000 artistes.
Avec le capitalisme artiste, le petit monde de l’art à
l’ancienne fait place à l’hyperart, surabondant, proliférant et
globalisé, celui où s’effacent les distinctions entre art, business
et luxe. Ici la profusion (œuvres et manifestations) n’a rien à
voir avec le gaspillage de la «Þpart mauditeÞ» chère à Georges
Bataille, elle signale le nouveau visage du capitalisme artiste
qui, s’adaptant efficacement à la démultiplication planétaire
des grandes fortunes et des collectionneurs, des investisseurs
et autres spéculateurs, crée un système de commercialisation
et de diffusion de l’art à échelle internationale.

La flambée des prix dans l’art moderne et contemporain

Après les œuvres et les lieux de l’art, c’est la sphère des


prix qui, dans le domaine de l’art moderne et contemporain,
concrétise avec le plus d’évidence la logique inflationniste
du capitalisme artiste. Depuis les années 1980, le marché
mondial de l’art connaît une croissance sans précédent,
celui-ci étant passé, selon une étude de The European Fine
Art Foundation, de 27,7Þmilliards d’euros en 2002 à 43Þmil-
liards en 2010, en hausse de 52Þ% par rapport à 2009, année
noire en rapport avec la crise financière. Plus particulière-
ment, le marché de l’art contemporain est pris dans une spi-
rale inflationniste qui ne s’essouffle que le temps des crises.
Jusqu’à la crise financière de 2008, les prix des œuvres d’art
contemporain se sont envolés, notamment à la faveur d’achats
spéculatifsÞ: les prix de l’art contemporain ont augmenté de
85Þ% entre 2002 et janvierÞ2008 et les enchères millionnaires
ont été multipliées par six entre 2005 et 2008. Cette eupho-
58 L’esthétisation du monde

rie délirante a certes été douchée par la crise ouverte avec la


faillite de la banque Lehman Brothers, mais les prix se sont
ensuite stabilisés avant de recommencer leur progression,
fût-elle plus légère.
Et si la dernière crise a fait chuter les plus-values, elle n’a
nullement fait sombrer le prix des œuvres rares et recon-
nues, représentant une valeur refuge face au chaos financier
et économique. À nouveau, le marché de l’art moderne et
contemporain vole de record en recordÞ: la sculpture Pink
Panther de Jeff Koons a été vendue 16,8Þmillions de dollars
par Sotheby’s New York en 2011Þ; le tableau de Joan Miró, Le
Corps de ma brune, est parti aux enchères en 2012 pour la
somme record de 20,2Þmillions d’euros. Et il n’est plus
exceptionnel de voir les prix d’artistes contemporains dépas-
ser ceux des anciens maîtres classiques ou modernes21. Nous
sommes au moment où les prix des stars de l’art contempo-
rain atteignent des sommets inégalés, où les records de vente
sont sans cesse dépassés par de nouveaux records plus reten-
tissants encore, où les adjudications en salles des ventes
sonnent toujours plus haut et fort. Des prix à ce point fara-
mineux qu’ils ont permis à un Damien Hirst d’être classé
dans le topÞ50 des plus grandes fortunes d’Angleterre22.
Le remarquable également, dans cette explosion des cotes,
est la vitesse avec laquelle elle se produit. Présentée pour la
première fois en ventes publiques en 1991, une œuvre de
Liu Xiaodong était vendue pour 7Þ851ÞeurosÞ: quinze ans
plus tard, son œuvre New Displaced Population a été adjugée
près de deux millions d’euros. Depuis 1998, les prix des artis-
tes asiatiques ont été multipliés en moyenne par 40 et parfois
par 10023Þ! Et cet envol des prix touche de plus en plus de
secteurs y compris ceux qui, autrefois, étaient considérés
comme «ÞmineursÞ», vidéo, design, photographieÞ: le produit
des ventes de photographies a été multiplié par treize entre
1998 et 2008. Un tirage d’Andreas Gursky a été adjugé, en
2011, 4,3Þmillions de dollars chez Christie’s à New York.
Le capitalisme artiste 59

Cette somme stratosphérique, et sommet mondial en ce


domaine, détrône les précédents records de Cindy Sherman
(3,8Þmillions de dollars) et Richard Prince (3,4Þmillions de
dollars). Le marché de l’art contemporain est emporté par
les logiques du superlatif et de l’hyperaccélération.
L’essor du marché hypermoderne de l’art se double d’une
autre caractéristique qui tient à la part grandissante du mar-
ché d’enchères dans le commerce de l’art. Il n’y a pas si
longtemps, celui-ci était orchestré pour l’essentiel par les
galeriesÞ: il l’est maintenant de plus en plus par les enchères
publiques. On est au moment où les transactions effectuées
dans les enchères publiques ne cessent de progresserÞ; après
le petit monde plus ou moins confidentiel des galeries, on
assiste à la montée en puissance des jeux de l’offre et de la
demande, de la mondialisation des transactions, d’un mar-
ché capitaliste à échelle planétaire dominé par deux sociétés
multinationales, Christie’s et Sotheby’s24, qui substituent à
une logique artisanale une logique entrepreneuriale visant
à contrôler l’ensemble des opérationsÞ: démultiplication des
salles de vente, politique de promotion, diversification des
services financiers, rôle d’experts et de conseillers des collec-
tionneurs, organisation d’expositions25.
Les raisons de la montée en flèche des prix ne sont guère
mystérieuses. Elles tiennent à une poussée de la demande
portée par l’augmentation importante du nombre d’ache-
teurs riches, de nouveaux collectionneurs venus d’Asie, de
Russie, du Moyen-Orient, mais aussi par la multiplication des
spéculateurs et des fonds d’investissements attirés par la
vitesse des plus-values. D’ores et déjà, depuis 2011, la Chine
s’est imposée comme le numéro un mondial du marché de
l’art devant les États-Unis. Explosion de la demande qui a pu
créer une bulle spéculative en même temps qu’une défer-
lante de nouvelles signatures pour répondre aux nouvelles
conditions du marché. La fuite en avant financière de l’art
vient en écho à une économie devenue mondiale et financia-
60 L’esthétisation du monde

risée. Hausse fulgurante des prix et des cotes, explosion de la


demande, folie spéculative, offre pléthorique d’artistes se
convertissant parfois en «Þproducteurs d’artÞ»Þ: le marché de
l’art contemporain illustre, au même titre que le design, la
mode ou les industries culturelles, la nouvelle place de l’art
dans le capitalisme artiste désormais planétaire et financia-
risé.
Non plus, comme au temps des avant-gardes historiques,
un secteur se voulant révolutionnaire et «Þanti-économiqueÞ»,
mais un système qui participe de plain-pied au système média-
tique, économique et financier. Ce qui caractérise l’art con-
temporain, ce n’est plus la transgression, mais sa mise en
conformité avec les réalités du marché mondialisé et de ses
mathématiques financières. Le système productif du capita-
lisme intègre l’art, tandis que celui-ci devient art business,
stratégie d’investissement, support de spéculation, produit
de placement jugé selon des performances de rendement.
C’est dans ce contexte qu’un nouveau profil de collection-
neur d’art voit le jour, moins «ÞconnaisseurÞ» et attentif aux
œuvres mêmes, plus réceptif aux mouvements de mode,
moins soucieux de constituer une collection que de spéculer
ou de diversifier son portefeuille. En témoigne notamment
l’augmentation de la vitesse de circulation des œuvresÞ: si par
le passé les œuvres revenaient sur le marché tous les vingt
ou trente ans, à présent la durée de détention s’élève en
moyenne à moins de dix ans. Comme le reste, l’«ÞamourÞ» de
l’art n’échappe pas aux filets de la société de la vitesse et de
l’éphémère.

Une hyperconsommation esthétisée

Un cinquième trait caractérise la prolifération esthétiqueÞ:


il concerne la dynamique exponentielle de la consomma-
Le capitalisme artiste 61

tion. Le capitalisme artiste se signale autant par l’artialisation


à grande échelle de la sphère de l’offre que par une spirale
consommative esthétisée qu’il génère pour le plus grand
nombre. C’est maintenant un consommateur toujours plus
friand de design, de gadgets, de jeux, de modes, de décora-
tion intérieure, mais aussi de produits cosmétiques, de spas,
de chirurgie esthétique qui se déploie dans le capitalisme
artiste26. Toujours plus désireux également de découvertes,
d’exotismes, de voyagesÞ: le tourisme, selon l’Organisation
mondiale du tourisme, est devenu, avec ses 900Þmillions de
voyageurs internationaux, la première industrie du monde,
représentant quelque 12Þ% du PIB mondial. Jamais les expo-
sitions et les musées n’ont atteint de tels records de fréquen-
tation27Þ; et jamais on n’a consommé autant de musiques, de
concerts, de séries télé, de films, de festivals (deux mille fes-
tivals chaque année en France). Le capitalisme artiste n’a pas
seulement développé une offre proliférante de produits
esthétiques, il a créé un consommateur boulimique de nou-
veautés, d’animations, de spectacles, d’évasions touristiques,
d’expériences émotionnelles, de jouissances sensiblesÞ: autre-
ment dit un consommateur esthétique ou, plus exactement,
transesthétique.
De même que le capitalisme artiste démultiplie les créa-
tions stylistiques, de même développe-t-il une consommation
de plus en plus abondante d’expériences esthétiques au sens
originel de sensations, d’expériences sensibles et émotion-
nellesÞ: l’αισθητικος des Grecs. En démocratisant la consom-
mation, le capitalisme artiste a produit un regard ou un
mode de perception «ÞdésintéresséÞ», une certaine «Þdistance
du regardÞ», un consommateur esthétique à l’affût perpétuel
de ces «Þimpressions inutilesÞ» qui, selon Paul Valéry, sont
inséparables de l’expérience esthétique28. L’esthétique hyper-
moderne de la consommation ne correspond pas à l’esthé-
tisme ou au dandysme à l’ancienne modeÞ: ainsi, et pour ne
prendre qu’un seul exemple, s’il est vrai que l’art déplace les
62 L’esthétisation du monde

foules, il est tout aussi vrai que celles-ci ne prêtent qu’une


attention dispersée, fugitive ou touristique aux œuvres d’art.
La consommation transesthétique renvoie au nouveau rap-
port hédoniste à la consommation orienté vers le «ÞsentirÞ»
en vue d’émotions et d’«ÞexpériencesÞ» renouvelées, elle
n’est autre qu’une consommation esthétique dé-différenciée,
élargie, généralisée, qui cherche dans tous les domaines,
dans l’art proprement dit mais aussi en dehors de l’art, des
perceptions nouvelles, du fun, des découvertes, des sensa-
tions, des vibrations hédonistes et émotionnelles. C’est ainsi
que l’individualisme possessif a cédé le pas à un individua-
lisme consumériste expérientiel ou transesthétique.
L’esthétique est ainsi entrée dans l’ère de l’hyperconsom-
mation de masse. Ce n’est pas le snobisme formaliste et céré-
moniel tel que l’analysait Kojève29 qui se profile à l’horizon,
mais l’émotionalisme consumériste, l’addiction aux change-
ments procurant des sensations et des expériences renouve-
léesÞ: un modèle de vie transesthétique centrée sur les plaisirs
des sens, les jouissances de la beauté, l’animation perpétuelle
de soi.
Ainsi le même capitalisme qui marche à la rationalisation
des activités en développant des techniques technico-scienti-
fiques et une logique comptable est aussi celui qui a entraîné
un processus d’artialisation tous azimuts, une espèce
d’excroissance esthétique apparaissant comme un fait social
total, tant il implique les loisirs et la communication, les inté-
rêts économiques et nationaux, la relation aux objets, à
l’habitat, à soi et au corps. Ce n’est pas le moindre paradoxe
que le même système économique qui repose sur le calcul
rationnel des coûts et des bénéfices soit aussi celui qui déve-
loppe le sens et l’expérience esthétiques du plus grand nom-
bre, fussent-ils d’un genre nouveau.
Le capitalisme artiste 63

LES QUATRE CERCLES


DUÞCAPITALISMEÞARTISTE

Différents auteurs se sont attachés à décrire les glissements


progressifs du capitalisme vers son régime artiste, créatif ou
transesthétique. Luc Boltanski et Ève Chiapello ont ainsi
montré l’importance croissante, à partir des années 1990, du
modèle artiste dans le monde de l’entreprise30. En réponse
aux critiques adressées à l’aliénation, à l’inauthenticité, au
formalisme bureaucratique, à la mécanisation des relations
humaines, un néomanagement s’est affirmé qui emprunte
les valeurs portées historiquement par la bohème. Célébrant
les valeurs de mobilité et d’épanouissement individuel, d’enga-
gement et d’identification personnels au travail, le capitalisme a
réussi à récupérer les dénonciations artistes du capitalisme.
Dans le capitalisme nouveau style, l’art, les artistes et le
monde idéal qu’ils incarnent (créativité, mobilité, authenti-
cité, motivation, engagement, autodétermination) sont devenus
un modèle de management pour le monde entrepreneurial
de la performance et de l’innovation. Désormais, certains
dirigeants d’entreprise se revendiquent comme des «ÞartistesÞ»
et les livres se multiplient qui soulignent les parallélismes ou
les similitudes entre l’artiste et l’entrepreneur31Þ: prise de ris-
que, exigence de créativité constante, contexte de plus en plus
concurrentiel.
On a pu également reconnaître dans les arts le laboratoire
du marché du travail tel qu’il se déploie dans le néocapita-
lisme dérégulé. En effet, ce qui domine l’organisation des
métiers de l’art, c’est le travail en free-lance, l’emploi intermit-
tent, la flexibilité contractuelleÞ; or c’est cette dynamique qui
se trouve maintenant à l’œuvre dans les secteurs des emplois
les moins qualifiés comme les plus qualifiés. Partout se mul-
64 L’esthétisation du monde

tiplient les emplois atypiques, les emplois à temps partiel,


CDD, intérim, travail indépendantÞ: l’heure est à l’indivi-
dualisation et à la démultiplication des formes du salariat.
Pierre-Michel Menger souligne ainsi à juste titre l’ironie de
notre époque dans laquelle les arts, qui ont longtemps fait
figure de réalité oppositionnelle à l’hydre capitaliste, appa-
raissent aujourd’hui comme l’avant-garde de l’hyperflexibi-
lité du marché du travail32.
Si exacts soient-ils, ces changements relatifs à l’organisa-
tion du travail, aux métamorphoses du management, aux
nouveaux principes de légitimation et de mobilisation du
monde du travail, ne sont pas ceux que nous privilégions ici.
Le capitalisme artiste ou transesthétique n’est pas seulement
le système qui acclimate dans le monde de l’entreprise les
valeurs ou l’idéologie artiste, il est avant tout celui qui dilate
et incorpore dans son fonctionnement même les activités
relevant du monde de l’art, au point d’en faire une dimen-
sion majeure de la vie économique. L’art tel qu’on l’analyse
ici est moins modèle d’organisation destiné à mobiliser la
créativité des cadres que vecteur de développement écono-
mique et processus pénétrant de plus en plus d’univers de
productions et de services. Le capitalisme artiste se donne
comme le système où l’innovation créative tend à se généra-
liser, s’infiltrant dans un nombre croissant d’autres sphères.
Transformant l’univers de la production par hybridation
esthétique, il remodèle en même temps la sphère des loisirs,
de la culture et de l’art lui-même.
C’est pourquoi notre perspective se rapproche davantage
de celles qui soulignent le déplacement du capitalisme de
production vers un capitalisme de type culturel. Dans cette
nouvelle économie qui repose sur les technologies de com-
munication, le marketing, les industries culturelles et le tou-
risme, la priorité ne porte plus seulement sur la fabrication
matérielle des produits mais tout autant sur la création
d’images, de spectacles, de loisirs, de scénarios commerciaux
Le capitalisme artiste 65

permettant la distraction et des expériences excitantes. Selon


Pine et Gilmore, le marché de l’expérience apparaît comme
la nouvelle frontière du capitalisme, le quatrième âge écono-
mique succédant à ceux des matières premières, des produits
et des services33. C’est ainsi que notre monde se donne
comme un vaste théâtre, un décor hyperréel destiné à diver-
tir les consommateurs. À présent, ce sont les styles, les spec-
tacles, les jeux, les fictions qui deviennent la marchandise
numéro un, partout ce sont les «ÞcréatifsÞ» qui s’imposent
comme les nouveaux créateurs de valeur et les développeurs
de marchés. L’économie transesthétique se présente comme
capitalisme expérientiel, capitalisme du rêve orienté vers les
productions de divertissements, d’ambiances, d’émotions.
En un sens, «Þtout le monde travaille désormais dans le spec-
tacleÞ» et le show-business, en vue de l’esthétisation de la
consommationÞ: «ÞLa phase culturelle du capitalisme est
régie par une logique de performance au sens artistique du
termeÞ»34.
Néanmoins, il faut repousser encore les frontières de ce
«Þsuper-capitalismeÞ», ses territoires incluant les produits sus-
ceptibles de faire vivre des expériences et des émotions esthé-
tiques. Dans le sillon tracé par Becker, on doit considérer les
«Þressources matériellesÞ», les techniques conçues pour un
usage esthétique comme partie intégrante des «Þmondes de
l’artÞ»35. Les industries qui travaillent à l’intention des artistes
et des consommations esthétiques sont des pièces constitutives
des mondes de l’art, et donc du capitalisme artiste. Ainsi par
capitalisme artiste nous n’entendons pas seulement le système
où l’économie est de plus en plus tirée par les productions
culturelles, mais aussi un système qui produit en masse de plus
en plus de produits high-tech permettant des pratiques de
consommation esthétique. Les instruments de musique, les
jeux vidéo, les caméras, appareils photo et stéréo, lecteurs,
palettes graphiques, liseuses, tablettes et autres baladeurs numé-
riques «ÞappartiennentÞ» ainsi au champ du capitalisme artiste, au
66 L’esthétisation du monde

même titre que le tourisme, le cinéma, la publicité, la mode,


les articles de luxe, les éditions musicales. Du coup, ses fron-
tières ne délimitent pas toujours des domaines homogènes et
exclusifs, nombre de biens de consommation ayant un usage
utilitaire en même temps que culturel.
De ce point de vue, la révolution des technologies de
l’information, loin de faire reculer le règne du capitalisme
artiste, ne fait qu’élargir son empire en permettant une pro-
duction de masse de produits numériques destinés à la con-
sommation culturelle et esthétique du plus grand nombreÞ:
le «Þcapitalisme informationnelÞ»36 nourrit la croissance expo-
nentielle du capitalisme artiste. Force est en effet d’observer
qu’à présent le secteur culturel et celui des nouvelles techno-
logies de l’information et de la communication sont forte-
ment interdépendants. Celles-ci sont l’un des principaux
vecteurs de la croissance des activités relevant des industries
culturelles, des medias et de l’Internet. Et réciproquement,
le dynamisme de ces technologies high-tech dépend en
grande partie de l’existence de contenus séduisants et créa-
tifs (musique, jeux, images, séries, films).
Il va de soi, dans ces conditions, qu’on ne saurait réduire
le capitalisme artiste au système du marché de l’artÞ: celui-ci
ne représente qu’une très petite partie de ses territoires, les-
quels incluent les industries de consommation elles-mêmes,
dans la mesure où elles stylisent systématiquement leurs pro-
duits et vendent plus du plaisir et des émotions que de purs
produits utilitaires. Le capitalisme artiste, créatif ou transes-
thétique ne doit pas davantage être ramené à un secteur de
la vie économique — au sens où l’on parle de secteur pri-
maire, secondaire ou tertiaire — ou bien à une branche spé-
cialisée, telle que l’automobile, le bâtiment ou l’agro-
alimentaire. Incluant des activités aussi variées que certaines
productions à forte composante technologique, le design, les
produits cosmétiques ou la publicité, mais aussi les arts du
spectacle, la mode, le luxe, le tourisme, les parcs d’attrac-
Le capitalisme artiste 67

tions, les jeux vidéo, la musique, le cinéma, l’architecture, le


capitalisme transesthétique est difficile à circonscrireÞ: il pré-
sente un caractère multiforme et multipolaire, se manifeste
dans une multitude de secteurs et de branches et s’empare
sans cesse de nouveaux domaines plus ou moins hétérogènes
qu’il traverse en en redessinant les produits et les images, en
intégrant la dimension du goût, du plaisir et du divertisse-
ment des consommateurs qu’il s’agit de séduire.
Le capitalisme artiste est ce système qui produit à grande
échelle des biens et des services à finalité commerciale mais
chargés d’une composante esthétique-émotionnelle, qui uti-
lise la créativité artistique en vue de la stimulation de la con-
sommation marchande et du divertissement de masse. Il
englobe des produits industriels et des produits culturels, des
biens rares et des biens de mass market, des «Þproduits singu-
liersÞ»37 et des produits interchangeables. À l’intersection de
la production matérielle et de la création culturelle, du com-
merce et de l’art, de l’industrie du divertissement et de la
mode, il résiste à une cartographie une fois pour toutes
arrêtée.
Un exemple particulièrement emblématique en est fourni
par le monde d’Apple, tel que l’a conçu son fondateur et
gourou Steve Jobs, à savoir le mariage concerté de la haute
technologie et du design, de la performance et du ludique,
avec la priorité donnée dans l’entreprise aux bureaux de
conception graphique et ergonomique chargés d’imaginer
les plus beaux objets possibles et les plus novateursÞ: Jona-
than Ive, le patron du design, travaillait en direct avec Steve
Jobs. La fusion de l’informatique et de l’élégance, de l’écran
et de la gestuelle, du mobile et du tactile (élargir l’image de
l’iPhone en écartant deux doigts sur l’écran, glisser le pouce
sur la molette de l’iPod) a engendré un univers particulier,
un univers transesthétique dans lequel les millions d’adeptes
du Mac se différencient des utilisateurs communs par le sen-
timent d’appartenance à une communauté où l’ordinateur
68 L’esthétisation du monde

n’est pas seulement une machine, mais une culture, une


«Þcool attitudeÞ», un style de vie.
Steve Jobs lui-même, tout en étant la coqueluche des mar-
chés financiers, a été fréquemment considéré comme un
«ÞartisteÞ», un visionnaire génial introduisant à un style de vie,
quasiment à une philosophie, dont le slogan publicitaire-
artiste indiquait bien la voieÞ: «ÞThink differentÞ». Il n’a pas été
seulement objet de dévotion à l’égal d’un artiste, il a contri-
bué à transformer l’utilisateur quelconque en «Þesthète du
numériqueÞ»38. Une firme où le souci esthétique compte
autant que l’innovation technologique, une marque qui
s’accompagne de millions d’aficionados sur tout le globe, un
patron d’une multinationale comparé davantage à un «Þdirec-
teur artistiqueÞ» qu’à un capitaine d’industrie, des produits
superbes adulés parce qu’ils ont «Þchangé la vieÞ»39Þ: la marque
à la pomme et son créateur iconoclaste apparaissent comme
les symboles parfaits du capitalisme artiste contemporain.
Si l’on considère maintenant le capitalisme artiste ou créatif
dans son ensemble afin d’en déterminer les aires d’extension,
on peut distinguer quatre cercles fondamentaux de nature
hétérogène dont les territoires néanmoins ne sont pas sans
croisements ni interconnexions. Le premier désigne ce que
l’on appelle souvent «Þles industries de la culture et de la com-
municationÞ» (musique, cinéma, édition, créations télévisuel-
les, jeux vidéo, BD, portails, sites de diffusion, plateformes de
partage de vidéo sur le Web). Le deuxième cercle renvoie à
tous les éléments «ÞconcretsÞ» qui agencent un cadre de vie,
une existence quotidienne plus esthétique et récréative (archi-
tecture, décoration, design, mode, produits cosmétiques, luxe,
gastronomie, lieux commerciaux, parcs d’attractions, lieux du
patrimoine, jardins et paysages). Le troisième cercle renvoie à
l’univers de l’art proprement dit (galeries, musées, centres
d’art, expositions, biennales, foires d’art, sociétés de vente aux
enchères). Le quatrième cercle, le moins «ÞpurÞ», le plus éloi-
gné du noyau central du système, englobe les industries manu-
Le capitalisme artiste 69

facturières dont les produits techniques permettent les


productions et consommations culturelles des artistes et du
public. Autant de cercles qui, se croisant, créent chaque jour
des synergies grandissantes.
Ajoutons ce point. Le capitalisme artiste est constitué
d’entreprises qui combinent un pôle économique et un pôle
créatif. Force est d’observer toutefois que ce mariage se con-
crétise dans des formes et des orientations qui peuvent être
très différentes. Tantôt ce mixte s’accomplit au travers de
politiques innovantes ambitieuses, avec des investissements
massifs dans la créativité et la reconnaissance de la centralité
du travail effectué par les équipes chargées de la réalisation
des images, du design ou des récits. Tantôt l’exigence de
rentabilité est telle qu’elle en vient à étouffer la dimension
esthétique réduite à la portion congrue. Si donc les firmes
du capitalisme de consommation relèvent du régime artiste,
toutes n’y sont pas engagées de la même manière40. La
dimension artiste des entreprises est loin d’être également
répartie dans le systèmeÞ: elle est affaire de degrés sur une
échelle admettant des plus et des moins.

ARTS DE CONSOMMATION DE MASSE


ET CAPITALISME ARTISTE

Système d’essence transesthétique, le capitalisme artiste


mêle structurellement art et industrie, art et commerce, art
et divertissement, art et loisir, art et mode, art et communi-
cation. L’art ne s’y présente jamais sous une forme pure ou
autonome mais toujours associé et mélangé avec les logiques
du commercial, de l’utilitaire, de l’entertainment. Moyennant
quoi le capitalisme artiste doit s’entendre comme cet état de
70 L’esthétisation du monde

l’ordre économique libéral qui, n’étant plus axé fondamen-


talement sur la production des biens d’équipement, investit
de plus en plus les industries de création afin de mettre sur
le marché une multitude de produits et services de consom-
mation attractifs, de biens qui génèrent du plaisir, de la dis-
traction et des expériences émotionnelles.
Dans un texte de 1928, Paul Valéry soutenait qu’on avait
tout lieu de penser que les immenses bouleversements liés à
la modernité «Þtransforment toute la technique des arts, agis-
sent par-là sur l’invention elle-même, allant peut-être jusqu’à
modifier merveilleusement la notion même de l’artÞ»41. Nous
en sommes là. Avec le capitalisme artiste, l’art ne se limite
plus aux œuvres «ÞdésintéresséesÞ» destinées aux musées et
aux galeriesÞ: le voici qui s’allie au commerce, à l’industrie, à
la consommation marchande, au divertissement du plus
grand nombre. Art hybride, il est devenu «Þart de masseÞ»42,
accessible sans effort ou sans culture savante et visant un très
large public potentiellement planétaire. Et, plus précisément
encore, art de consommation de masse, dont les premiers grands
prototypes ont été les affiches publicitaires et le cinéma. Arts
de consommation de masse qui constituent une invention
sans précédent, une rupture majeure par rapport aux défini-
tions classiques ou romantiques de l’art.
L’architecture est certes un art de masse, mais le cinéma
ou la musique de variétés sont des arts de consommation de
masse en ce qu’ils sont inséparables des logiques de l’éphé-
mère, du changement permanent, de la nouveauté systémati-
quement produite avec la plus grande accessibilité possible
pour le divertissement du plus grand nombre. Non plus un
art au service de grands idéaux supérieurs, mais un art des-
tiné à la commercialisation de masse et tourné vers la recher-
che de succès, de hits, de «ÞtubesÞ» sans cesse renouvelés. La
visée n’est nullement l’élévation spirituelle de l’homme ou la
réalisation de l’essence de l’art mais une consommation tou-
jours nouvelle de produits culturels susceptibles de donner
Le capitalisme artiste 71

du plaisir, créer du rêve, procurer une satisfaction immé-


diate pour tous. L’art de consommation de masse est tout
sauf de l’art pour l’artÞ: il n’existe que tourné vers la séduc-
tion des consommateurs et produit pour être vendu au plus
large public. Avec l’art de consommation de masse, le rap-
port de la création à la consommation ne peut être pensé
selon le modèle temporel simple de la différence entre
l’avant et l’après. Au vrai, le principe de la consommation est
d’emblée et intrinsèquement présent dans le processus de
production lui-même, puisqu’il s’agit d’obtenir le plus large
succès commercial possible. L’art de consommation de
masse est cet art dans lequel le travail de l’auteur n’est pas
autonome mais organisé en vue du plébiscite du public.
C’est un mixte production-consommation-distribution43 qui
caractérise le mode de production de l’art de consommation
de masse.
Le capitalisme transesthétique a inventé ce type d’art iné-
dit dans l’histoire qui intègre dans son ordre ces principes
que sontÞ: la logique économique, le marché de masse, le
marketing, la série, le multiple, l’obsolescence accélérée, le
renouvellement permanent. Un art de masse dont l’objectif
n’est pas de créer l’expérience élitiste de l’Absolu, de la
vénération ou du recueillement, mais de faire du profit, de
stimuler la consommation de tous au travers de plaisirs pas-
sagers et immédiats, faciles, sans cesse renouvelés et n’exigeant
aucun apprentissage, aucune compétence, aucun enracine-
ment ou imprégnation culturels particuliers. En ce sens, l’art
de consommation de masse est bien de l’art tout en n’étant
pas de la culture, celle-ci impliquant toujours une tradition
communautaire déterminée44. Les époques antérieures ont
connu des arts rituels, des arts populaires et traditionnels,
des arts religieux, des arts d’élitesÞ: unique en son genre, le
capitalisme artiste, lui, a enfanté un art de consommation de
masse ne requérant aucune culture spécialisée. Il ne s’agit
plus d’être au service de la morale ou de la religion, ni
72 L’esthétisation du monde

même de l’Idée de Beauté, mais de vendre du rêve et de


l’émotion au plus grand nombre, de commercialiser des
œuvres procurant une satisfaction aisée et immédiate à des
consommateurs dont le plaisir et le divertissement consti-
tuent les principales motivations. On se trompe en dénon-
çant cet art comme du sous-art ou du non-artÞ: il s’agit d’un
art de troisième type, l’art dominant de l’hypermodernité.
Il est vrai, pourtant, que nombre d’entrepreneurs créatifs
adoptent eux-mêmes une posture délibérément anti-artisti-
que, affirmant que leurs productions ne sont pas de l’art
mais de l’entertainment. Pareille position est dominante en
particulier à Hollywood, où les professionnels du cinéma
dénient fréquemment la dimension artistique de leurs films.
Déjà Walt Disney déclarait qu’il souhaitait simplement
«Þdivertir et faire rire les gens… en leur faisant plaisir, plutôt
que de se préoccuper de s’exprimer ou de réaliser des créa-
tions obscuresÞ». Plus récemment, Steven Spielberg et Jeffrey
Katzenberg affirmentÞ: «ÞL’essentiel réside dans une bonne
histoire, nous sommes des conteurs.Þ» Ce qui est la finalité
ultime, c’est non la créativité artistique mais le succès com-
mercial, la rentabilité des films. Dans un contexte où les bud-
gets ne cessent de gonfler, les créatifs ont une liberté
artistique plus réduite, encadrés qu’ils sont par les responsa-
bles de direction, de gestion et de marketing. Et tout semble
indiquer le renforcement de l’exigence commercialeÞ: ainsi
les majors du cinéma s’attachent-elles à reproduire les for-
mules qui ont précédemment réussi dans des «ÞsuitesÞ», dont
l’univers imaginaire est exploité à la manière d’une fran-
chise, ou à privilégier tout ce qui permet l’insertion de mar-
ques commerciales dans les films45.
Il est indéniable que les décisions concernant les arts de
consommation de masse sont très fortement et peut-être de
plus en plus orientées vers la rentabilité. Mais cela ne suffit
pas pour récuser toute dimension artistique à ceux-ci. Il
existe dans le capitalisme artiste des tensions, voire des con-
Le capitalisme artiste 73

tradictions entre organisation entrepreneuriale et création,


marketing et art, mais celles-ci ne sont pas rédhibitoires, elles
n’éliminent pas les orientations proprement créatives et sty-
listiques. Partout, la visée du gain se croise avec des traite-
ments de type artistique. Si le capitalisme artiste fonctionne
avec des contradictions, il met également en œuvre des méca-
nismes de conciliation ou d’alliance dynamique entre ratio-
nalisation et magie culturelle, économie et art, stratégie de
développement et imagination créative, d’où résultent des
univers de rêve à valeur artistique. C’est si vrai que les pro-
ductions de Disney ont été présentées dans une exposition
du Grand Palais à Paris, en 2007, selon une perspective his-
torique s’employant à rattacher l’art des studios aux courants
artistiques des XIXe et XXeÞsiècles. Et tandis que les jeux vidéo
ont gagné un statut esthétique, comme en témoigne l’expo-
sition que leur a consacrée le même Grand Palais en 2011-
201246, on ne compte plus les expositions de design indus-
triel dans les plus grands musées du monde.

Grand Art et art commercial

Parler de capitalisme artiste transesthétique, cela implique


de ne pas rabattre le concept d’art sur le seul Grand Art, mais
d’y inclure aussi bien les arts commerciaux et industriels, la
mode, le kitsch, l’industrie de l’entertainment. Nul n’en dis-
conviendra, des différences manifestes existent entre ces diffé-
rentes sphèresÞ: elles n’en demeurent pas moins des membres
de la même famille «ÞesthétiqueÞ» dans la mesure où toutes se
caractérisent par des opérations d’«ÞartialisationÞ» du monde,
de stylisation des formes, de «Þréformation de la natureÞ»
(Baudelaire), de création et diffusion de modèles, et, dans
cette foulée, par un travail social de transformation des regards,
des jugements et des sensibilités esthétiques. Déjà Baudelaire,
74 L’esthétisation du monde

se détournant du Grand Art et prenant en considération des


objets réputés insignifiants (poudre de riz, parures), soulignait
«Þla haute spiritualité de la toiletteÞ», la parenté de l’art, de la
mode et du maquillage47. Il faut pousser d’un cran cette
approche en refusant l’idée de dissemblance absolue entre art
de création et arts commerciaux. À l’échelle d’une théorie
anthropologico-sociale de l’art, point de fossé ontologique
entre ces différentes productionsÞ: ensemble elles forgent
l’univers des apparences, sculptent les définitions du Beau, sty-
lisent les choses et les sons, les corps et les rêves, idéalisent les
sentiments et nourrissent les imaginaires.
On ne peut s’en tenir à la dichotomie tranchée qu’on éta-
blit traditionnellement entre les beaux-arts et les arts indus-
triels et commerciaux, ceux-ci n’étant pas considérés comme
de l’art digne de ce nom puisqu’ils sont intéressés et visent le
profit au travers de stratégies marchandes. Non seulement
pareille division rend l’art inaccessible à la plupart des per-
sonnes, mais elle ne rend pas justice aux arts de masse qui
procurent d’indéniables satisfactions esthétiques au plus grand
nombre. Il est loin d’être sûr, en effet, que les émotions res-
senties lors d’un concert pop soient substantiellement diffé-
rentes de celles éprouvées à l’Opéra. Qu’il s’agisse d’une
symphonie de Beethoven ou d’une chanson de variétés,
l’émotion créée est pareillement de type esthétique. Le plai-
sir éprouvé au contact d’une œuvre «ÞformatéeÞ» ou kitsch
n’en est pas moins de nature esthétique. En quoi les affects,
les modes de participation du public, les peurs et les larmes
suscités par les films grand public sont-ils d’une autre nature
que ceux générés par le théâtre «ÞnobleÞ»Þ? À cet égard, rien
ne distingue l’art de masse du Grand Art. Force est d’en con-
venir, même peu raffiné ou peu subtil, le ressenti qui accom-
pagne le rap, le rock, le tourisme, la BD, la photo de mode,
un téléfilm, une série n’en demeure pas moins une expé-
rience de l’art parmi d’autres.
Qu’est-ce qui justifie de ne pas considérer les œuvres
Le capitalisme artiste 75

commerciales comme de l’art à proprement parlerÞ? Leur


absence de qualité et de créativitéÞ? Mais ni l’originalité48, ni
même la valeur esthétique ne sont les conditions sine qua non
d’une œuvre d’art. Un roman «ÞmauvaisÞ» n’en reste pas moins
un romanÞ; et une chansonnette populaire, une œuvre musi-
cale. Même le rap, si décrié en raison de ses rythmes tapageurs
et de ses paroles grossières, peut être considéré comme une
forme d’art légitime49. Il en va de même des séries télé qui
reprennent à leur compte ce qui, depuis le fond des âges,
représente un des éléments constitutifs, universels, de la vie
culturelle, artistique et socialeÞ: le récit. Point de douteÞ: l’art
des séries télé relève moins de l’art des images que de l’art
immémorial de raconter des histoires50. La série télévisée s’est
taillé son propre territoire, en accrochant sa forme même à
cette prédominance du récit. Même si les recherches formelles
ne sont pas absentes des plus ambitieuses, c’est pour elles
moins l’aspect visuel qui compte que la structure narrative,
avec toutes les possibilités de suspens, de croisements, de récits
alternés, mais aussi de reprises des grandes thématiques immé-
moriales, qu’offre la forme feuilletonesque. Racontée par épi-
sodes, comme Shéhérazade racontait ses mille et un contes
pour mille et une nuits, la série apparaît comme une forme
d’art de consommation de masse dont le succès est grandissant.
Ajoutons qu’il n’est pas vrai que les œuvres commerciales
soient toujours pauvres ou inconsistantes. Nombre de séries
télévisées et de films grand public reposent à présent sur des
scénarios complexes (Short Cuts, Babel, Inception). Les scéna-
rios d’un nombre croissant de séries télé américaines sont
maintenant écrits par les meilleurs auteurs du roman et du
polarÞ: Michael Chambon (Hobgoblin), Stephen King (King-
dom Hospital), Salman Rushdie prépare The Next People. Au
sujet des séries, David Simon (auteur de Sur écoute [The
Wire]) parle de «Þromans visuelsÞ». Et la «ÞmultiplexitéÞ» dans
le cinéma va s’accentuant, la compréhension claire et immé-
diate du récit ayant cessé d’être un impératif absolu du
76 L’esthétisation du monde

cinéma commercial. Dorénavant, le chaotique, le flou, le


désunifié, la complexité narrative ont trouvé leur place jus-
que dans les blockbusters51.
Sur un autre plan, c’est oublier que même les grandes
œuvres d’art n’ont jamais été extérieures à la réalité des con-
trats marchands. Les peintres qui exerçaient leur art à Rome
au début du XVIIeÞsiècle se sont mis à exécuter des petits for-
mats, sur le modèle des «ÞbambochadesÞ» popularisées par
Van Laer (qui y gagna d’ailleurs son surnom de Bamboccio),
parce que lesdits tableaux correspondaient exactement à la
dimension des sacoches de cheval et pouvaient donc se ven-
dre plus facilement aux voyageurs désireux de les emporter.
Et aucun des grands peintres du temps, Caravage, La Tour,
Poussin, ne s’est jamais montré indifférent aux commandes
et à la question des prix de vente de ses œuvres. C’est
oublier aussi que nombre d’œuvres considérées aujourd’hui
comme des chefs-d’œuvre incontestables ont pu être, en leur
temps, récusées par l’art officiel comme ne relevant pas du
monde de l’artÞ: voir les jugements portés sur les barbouilla-
ges des impressionnistes, sur la vulgarité de Zola ou, à ses
débuts, sur le côté mauvais genre du cinéma52. Au demeu-
rant, pourquoi le souci de l’argent empêcherait-il de réaliser
des œuvres de qualité esthétiqueÞ? L’histoire des arts prouve
en permanence le contraireÞ: voir Alexandre Dumas, ou
PicassoÞ! C’est pourquoi il est nécessaire d’élargir la notion
d’art en y incluant ces domaines jugés «ÞmineursÞ» que sont
le design industriel, les arts décoratifs, la mode, les musiques
de variété, le rock, les images publicitaires, le cinéma, la BD.
Ils constituent, avec les arts «ÞnoblesÞ», les différents «Þmon-
des de l’artÞ» du capitalisme artiste transesthétique.
Gagnant tous les secteurs de la consommation quotidienne,
l’art n’est plus seulement dans l’art, il innerve le monde mar-
chand lui-même. D’où les paradoxes soulignés par Yves
MichaudÞ: moins il y a de séduction dans les œuvres d’art con-
temporaines (dans la mesure où celles-ci ne recherchent plus
Le capitalisme artiste 77

à satisfaire les sens et dévalorisent l’objet produit au bénéfice


des procédés et de l’expérience du public), plus le monde de
la quotidienneté s’artialiseÞ; moins l’art contemporain vise le
Beau, plus le monde s’esthétise. L’époque dans laquelle
s’impose l’«Þart désesthétiséÞ»53 est celle qui voit triompher un
marché et une société esthétiques généralisés. Mais est-ce bien
de «Þvaporisation de l’artÞ» qu’il s’agit, d’un passage à «Þl’état
gazeuxÞ»54Þ? Il n’est pas sûr que cette image soit tout à fait adé-
quate, celle-ci ne rendant pas compte, précisément, de l’incor-
poration structurelle, impérative, calculée, de la dimension
esthétique dans l’univers des biens de consommation. Non
pas passage de l’art à «Þl’état de gaz ou de vapeurÞ», mais res-
tructuration de l’univers consommatoire par le principe créatif
fonctionnant comme stratégie marketing, processus créateur
de valeur, instrument de compétitivité des entreprises. L’art qui
imprègne le monde commercial ne se répand pas à la manière
d’un «Þéther esthétiqueÞ»Þ: il procède d’un projet et d’une
structure organisationnelle fixant des objectifs et encadrant
les créatifs. Le design n’est pas un simple principe décoratif
qui recouvre de «ÞbuéeÞ» esthétique un produit, mais une logi-
que globale visant la cohérence de celui-ci, l’intégration opti-
male de tous ses éléments.
Quoi qu’il en soit, force est d’en convenirÞ: ce n’est plus
l’Art élevé méprisant le marché qui embellit le monde, c’est
le capitalisme lui-même armé de son nouveau bras artistique.
L’empire de l’esthétique dans les sociétés hypermodernes
signe, dans l’univers des produits et de la consommation, la
victoire du capitalisme artiste.
78 L’esthétisation du monde

ART, MODE ET INDUSTRIEÞ:


LE TEMPS DES HYBRIDATIONS ARTISTES

En intégrant l’exigence de style dans le monde commer-


cial, le capitalisme ne prend pas seulement en charge la mis-
sion traditionnellement dévolue à l’Art, il institue un univers
où se brouille l’opposition structurelle et culturelle entre
l’économie et l’art. Le capitalisme artiste coïncide avec l’essor
d’un monde économique hybridisé par l’art et dans lequel
s’effacent les distinctions de celui-ci et de la mode. L’univers
économique qui s’agence fait tomber ces anciens cloisonne-
ments étanchesÞ: nous sommes à l’heure hypermoderne du
mélange des genres, des transversalités créatives, des dérégu-
lations productrices de liaisons ou de synthèses esthético-
marchandes. À l’âge des croisements hypermodernes, les
produits de grande consommation se confondent avec la
mode, la mode mime l’art, la publicité revendique la créati-
vité artiste et l’art se rapproche du produit mode et luxe. Le
capitalisme artiste fonctionne au crossover généralisé entre
style et business55, mode et marchandise, art et tendance de
modeÞ: son mode de fonctionnement est transesthétique,
transgenre, transhiérarchique.

Le système hypermode

Si le capitalisme transesthétique se définit par l’esthétisa-


tion de la marchandise, il ne faut pas perdre de vue que ce
processus s’opère à travers le renouvellement perpétuel de la
forme des produits et de leur packaging, à travers le change-
ment de plus en plus rapide de la publicité, de la décoration
des magasins et de leur architecture intérieure. Voici un
Le capitalisme artiste 79

temps où l’univers de la production, de la communication et


de la distribution obéit à un processus d’obsolescence stylis-
tique accélérée qui est celui-là même en vigueur dans la
mode. Dans les sociétés redessinées par le capitalisme artiste,
la mode a cessé d’être rattachée à une sphère privilégiée —
le vêtement —, comme cela a été le cas pendant des siècles.
Elle se présente comme un processus généralisé, une forme
transfrontière qui, s’emparant de domaines sans cesse crois-
sants de la vie collective, restructure les objets et les lieux, la
culture et les images. Les jeux et les sports, les accessoires, la
presse et la télévision, la publicité et le design, l’hygiène et
l’alimentation, les loisirs et le tourisme, les musées, les bars
et les hôtelsÞ: plus rien de tout cela, et jusqu’au monde de
l’art lui-même, n’est extérieur aux mécanismes de la mode.
Nous sommes au temps de la mode généralisée ou hyper-
mode56, alors même que paradoxalement le vêtement occa-
sionne de moins en moins de dépenses de la part des
ménages.
Dans les industries de la consommation, des loisirs et de la
communication, il faut renouveler perpétuellement les modè-
les et les programmes, innover, accélérer les rythmes du
changementÞ: selon The Innova Database, chaque année,
100Þ000 produits nouveaux font leur apparition sur le mar-
ché agro-alimentaire des cinq continentsÞ; et plus de 800 nou-
veaux parfums sont lancés sur le marché mondial. L’accé-
lération de l’obsolescence des produits s’observe partout, un
très grand nombre de ceux-ci ayant une durée de vie qui ne
dépasse pas deux ansÞ: les téléphones mobiles ne restent
guère plus de huit mois sur le marchéÞ; les deux tiers des
films demeurent moins de deux mois à l’afficheÞ; plus de
50Þ% des parfums disparaissent dès leur première annéeÞ; la
durée de vie moyenne d’un livre en librairie est à présent
d’un peu plus de trois mois contre six mois il y a une géné-
ration. L’impératif du Nouveau, exalté de longue date par la
mode et depuis la fin du XIXeÞsiècle par les avant-gardes, se
80 L’esthétisation du monde

trouve à présent incorporé dans un capitalisme devenu, ce


faisant, artiste. Le capitalisme transesthétique est celui où la
production est remodelée par les logiques mode de l’éphé-
mère et de la séduction, par un impératif de renouvellement
et de créativité perpétuels57.
Le capitalisme transesthétique coïncide avec l’expansion
illimitée de la séduction esthétique, avec la mise en scène
totale de la consommation et de notre cadre de vie ordi-
naire. Ce sont des blocs entiers de la vie quotidienne qui bai-
gnent aujourd’hui dans un climat artialisé d’hédonisme, de
loisir, de style tendance, d’ambiance ludique et humoristi-
que, «ÞjeuneÞ» et cool. Design polysensoriel, concept store et
fun shopping, théâtralisation des lounge bars et des restau-
rants à thèmeÞ: désormais les produits (et jusqu’au papier
hygiéniqueÞ!), les signes et les espaces obéissent à une logi-
que de cosmétisation systématique, d’esthétique mode omni-
présente (relooking, fantaisie, décoration tendance). Avec le
capitalisme artiste, le principe de séduction esthétique n’est
plus un phénomène socialement limité à l’art et au luxe, il
innerve la société d’hyperconsommation dans son ensemble
sous le signe de la mode.

Style, hybridation et co-branding

Chaque jour le monde industriel se croise un peu plus


avec l’univers de la mode. Après l’automobile, les ustensiles
de cuisine et de salles de bains, les brosses à dents, la linge-
rie, les chaussures de sport, les lunettes, les montres ne sont
plus seulement des produits «ÞtechniquesÞ», mais des articles
de mode griffés, sans cesse renouvelés et présentés dans des
collections. L’iPod a été habillé de housses signées Dior. Phi-
lips et Swarovski ont collaboré pour des gammes de clés USB
serties de cristaux en forme de cœur, de cadenas ou d’ani-
Le capitalisme artiste 81

maux. Prada, Armani, DolceÞ& Gabbana ont signé des télé-


phones, respectivement pour LG, Samsung et Motorola.
L’heure est au mélange transesthétique de la mode et du
high-tech.
Il ne suffit plus de lancer des produits de qualité techni-
que, il faut être «ÞtendanceÞ», spectaculariser l’offre mar-
chande, lancer régulièrement de nouvelles lignes présentées
comme des collections de mode. Avec la première version de
la Twingo, Renault a pour la première fois parlé de «Þcollec-
tionÞ», une nouvelle série étant lancée tous les deux ans. Les
séries limitées de modèles de voitures conçues en colla-
boration avec des marques de mode se multiplient, qui
s’emploient à séduire les conductricesÞ: ainsi voit-on sur le
marché la Nissan Micra Lolita Lempicka, la FiatÞ500 Gucci, la
Lancia Ypsilon Elle (faisant signe à l’hebdomadaire fémi-
nin). Le Concept-Car Peugeot HX1 a été présenté avec le
Concept-Shoe unique signé par le créateur de chaussures
Pierre HardyÞ: une association d’un véhicule pensé comme
modèle Haute Couture et d’un soulier high-tech futuriste.
En même temps les partenariats avec les notoriétés de la
mode se banalisentÞ: Karl Lagerfeld a redessiné, pour une
série limitée, la bouteille de Coca-Cola Light, lui donnant
une nouvelle allure chic et tendanceÞ; Christian Lacroix et
Jean-Charles de Castelbajac ont créé des montres SwatchÞ;
Renault a lancé la Twingo Kenzo, la Twingo Benetton, la
Twingo Elite, en collaboration avec l’agence de mannequins
EliteÞ; Stella McCartney, Madonna, Jimmy Choo ont signé
des mini-collections à petits prix pour H&M. Même l’infor-
mation et le high-tech n’y échappent pasÞ: Karl Lagerfeld a
proposé une version relookée de Libération, et Christian
Lacroix a habillé les rames du TGV. Le capitalisme artiste
accomplit l’hybridation hypermoderne de la production
industrielle et de la mode, de la performance technicienne
et du style.
Et il en va de même dans les industries du matériel sportif.
82 L’esthétisation du monde

De plus en plus de marques de sport font appel à des desi-


gners et à des créateurs reconnus qui développent des collec-
tions au look branchéÞ: Puma s’est adressé à Jil Sander,
Alexander McQueen, Hussein Chalayan. Adidas a fait appel
à Stella McCartney. Reebok et Armani se sont associés pour
créer une collection sporstwear haut de gammeÞ; à cette
occasion a été lancée une campagne publicitaire sur l’écran
d’affichage le plus grand du monde (220 mètres sur 15).
Autant d’opérations de co-branding, de mariages de style
et de technologie, d’images de luxe et de produits abor-
dables qui illustrent le poids de la communication dans le
marketing contemporain ainsi que les exigences de différen-
ciation sur les marchés de consommation ultraconcurrentiels
du capitalisme artiste. On est là aux antipodes du style
«ÞdésintéresséÞ», la part artiste fonctionnant comme outils de
promotion et de communication, stratégies de différencia-
tion et de personnalisation destinées à renforcer notoriété et
image de marque. Plus que jamais, la dimension de rêve et
de style est mobilisée au service du management des mar-
ques commerciales, dans un temps où l’offre technique pure
ne suffit plus pour s’imposer sur les marchés et conquérir les
nouveaux consommateurs émotionnels friands de nouveau-
tés, de looks mode, de singularités esthétiques.

Mixage des genres

Le luxe qui était un secteur marqué par la permanence et


la tradition artisanale a basculé également dans le règne de
la mode spectacle. En 1994, Tom Ford devient directeur
artistique de Gucci et insuffle à la griffe un esprit provoca-
teur, mode et marketingÞ: il rajeunit la marque à travers un
style glamour et des campagnes publicitaires transgressives
exploitant la veine porno-chic. Marc Jacobs, fashion designer
Le capitalisme artiste 83

décalé et anticonformiste, rendu célèbre par ses créations


grunge, est engagé comme directeur artistique de Vuitton en
1997. Il invite des artistes d’avant-garde à revisiter les pro-
duits Vuitton et engage des top models et des stars pour
moderniser l’image de la marque, transformant ceux-ci en
phares hip du luxe. De même Jean Paul Gaultier devient le
créateur du prêt-à-porter féminin Hermès en 2004, rempla-
çant Martin Margiela, autre iconoclaste, à cette place depuis
1998. L’âge de l’hypermode est celui où s’unissent la tradi-
tion et le branché, le patrimoine et l’avant-garde, l’«ÞéternitéÞ»
et l’éphémère, les racines et la création contemporaine. À
mesure que les stratégies marketing du mass market s’exer-
cent dans l’arène du luxe, celui-ci apparaît comme un nou-
veau continent mode. Jusqu’alors les noces du luxe et de la
mode concernaient le vêtementÞ: nous sommes au moment
où tous les articles, qu’ils soient anciens ou nouveaux, parti-
cipent de plain-pied au fonctionnement mode. Une vieille
dichotomie s’est effacée dans la foulée des croisements
impulsés par le capitalisme artiste.
À ces interférences s’ajoute l’hybridation transesthétique
du commerce et de l’artistique proprement dit, lorsque les
marques font appel à des artistes ou des créateurs d’avant-
garde pour la conception de certains produits ou la déco-
ration de leurs magasins. Takashi Murakami et Stephen
Sprouse ont dessiné des sacs, des foulards, des badges pour
Vuitton. Murakami a créé sa propre entreprise, laquelle a
organisé une collection de mode avec Miyake, produit des
films d’animation, mené des campagnes promotionnelles,
réalisé des clips, des pochettes d’album, différents gadgets58.
Swatch a confié le projet d’un certain nombre de modèles
réalisés en séries limitées à des artistes (Victor Vasarely,
Pedro Almodóvar, Kiki Picasso, Keith Harring, Sam Francis).
Dans un tout autre domaine, le nouveau club parisien Silen-
cio, qui est aussi un lieu de diffusion de films, de concerts et
de débat, a été dessiné par David Lynch.
84 L’esthétisation du monde

L’activité artistique proprement dite est de plus en plus


incorporée dans l’univers marchand, non sans brouiller la
traditionnelle antinomie de l’avant-garde et du business, de
l’art et de la mode. Ce qui apparaissait comme des mondes
hétérogènes a cédé le pas à une réalité hybride, transesthéti-
que, dans laquelle les artistes mettent leur talent au service
de la stylisation des productions industrielles, les entreprises
tirant notoriété et profit du travail des avant-gardes qu’elles
n’hésitent plus à solliciter et mettre en scène. Parallèlement,
certains artistes contemporains (Murakami, Jeff Koons, Damien
Hirst…) transforment eux-mêmes leur nom en marque et
commercialisent des produits de série ainsi estampillés à leur
nom et fabriqués par leur propre entreprise, laquelle dépasse
parfois la centaine de salariés.
Tandis que l’industrie devient mode, le luxe et la mode
affichent une image artiste. L’heure est au mixage des gen-
res, à la déstabilisation des distinctions traditionnelles oppo-
sant culture artistique et culture matérielle, art et économie,
avant-garde et marché, création et industrieÞ: Renault s’est
autoproclamé «Þcréateur d’automobilesÞ» et lance son nouvel
engin électrique, la Twizy, non pas dans des garages mais
dans le commerce le plus tendance de Paris, Colette59. Mer-
cedes, mettant en avant Gorden Wagener, designer en chef
chez Mercedes-Benz, fait campagne sur le sloganÞ: «ÞNos voi-
tures sont de véritables objets d’art.Þ»
Et les marques jouent de cette ambiguïté. En 1998, BMW a
proposé, en série limitée, un cabriolet «ÞMagritteÞ». Cofinluxe
a lancé, sous licence mondiale, les parfums Salvador Dalí et
Andy Warhol. Avec le capitalisme hypermoderne, les noms
d’artistes s’imposent comme des marques et des instruments
de promotion marketing pour des produits industriels. Ainsi
Picasso est-il devenu une véritable marque60 avec dépôt du
nom et de la signatureÞ: une société est constituée en vue de la
gestion des droits et de la vente de licences commerciales
pour des produits estampillés «ÞPicassoÞ». Si Warhol a
Le capitalisme artiste 85

détourné les marques, les métamorphosant en œuvres d’art,


c’est désormais le capitalisme qui transforme les noms d’artis-
tes en produits commerciaux et vecteurs publicitaires.
Parallèlement, nombre de grandes marques, dans le luxe
en particulier, engagent des moyens financiers importants
dans des fondations (Cartier, Vuitton, Prada) destinées à
soutenir la création, ou dans l’organisation d’expositions de
différents genres. Hermès a parrainé la HBOX conçue par
Didier Faustino et Benjamin Weil, un espace de projection
nomade qui diffuse les créations d’artistes vidéastesÞ: cette
exposition a été accueillie par le Centre Pompidou avant de
se prolonger dans divers musées d’Europe, d’Asie et d’Amé-
rique. En 2008, Chanel a lancé une exposition itinérante,
Mobile Art, qui rassemble les œuvres de 15Þartistes réinter-
prétant le célèbre sac matelassé ChanelÞ: toutes les œuvres
sont présentées dans un Pavillon aux lignes curvilignes, signé
par l’architecte Zaha Hadid. La plateforme Prada Transfor-
mer réalisée par Rem Koolhaas a ouvert ses portes en 2009 à
SéoulÞ: cette structure flexible tétraédrique, qui change de
forme en pivotant sur elle-même, a pour vocation d’accueil-
lir des expositions d’art, des défilés de mode, des concerts,
des festivals de cinéma61. Autant d’investissements qui per-
mettent un fort retour d’image pour les marques62 et sortent
le luxe de son image de traditionalisme bourgeois et de
superfluité marchande.
Tandis que le mécénat culturel «ÞclassiqueÞ» présente des
signes d’essoufflement63, les grands groupes s’attachent à
devenir opérateurs d’art et de culture en organisant eux-
mêmes les manifestations qu’ils financent, et ce afin de
mieux maîtriser leur image et obtenir une meilleure visibi-
lité. À l’âge du capitalisme transesthétique, l’art s’impose
comme un outil de «Þcommunication événementielleÞ» qui
permet d’ennoblir les marques, de créer une image auda-
cieuse, créative, moins mercantile. Par cette voie, la marque
effectue une sorte de transmutation symbolique, s’affichant
86 L’esthétisation du monde

du côté de la gratuité, du don généreux. En phase avec


l’engouement du public pour les grandes expositions, les
opérations arty sont emblématiques de la montée en puis-
sance de la communication dans le management des mar-
ques, une communication qui cherche d’autres tremplins
que le sponsoring et le marketing agressifs, de nouveaux dis-
positifs visant à donner du sens et de la hauteur à celles-ci, à
participer à la vie de la cité, à créer du lien avec leur public.
Le capitalisme artiste est ce système où, par le truchement de
l’art, les marques ambitionnant de ré-enchanter le monde, se
mettent en scène, créent de l’émotion ou de l’expérientiel
tout en se positionnant dans le registre de la durée «Þéter-
nelleÞ» de la création et de la beauté.
Mais le processus d’hybridation et de brouillage des sphè-
res est à ce point constitutif du capitalisme artiste qu’il
s’étend jusqu’aux acteurs majeurs du monde de l’art lui-
même. C’est ainsi qu’à l’âge hypermoderne, les grands col-
lectionneurs peuvent jouer en même temps un rôle de
mécène, de marchand, de créateur d’exposition, de direc-
teur de galerie, de promoteur et communicateur d’art. Char-
les Saatchi est au départ un publicitaire qui devient
collectionneur, il crée un prix artistique, lance des labels et
des courants d’avant-garde, organise des expositions à
grands retentissements dans divers musées. Jeffrey Deitch a
été critique d’art, créateur d’une société de conseil en inves-
tissement artistique, courtier, agent conseil, représentant des
intérêts de Jeff Koons, organisateur d’expositions à sensation
dans sa galerie new yorkaise. Collectionneur d’art contempo-
rain, François Pinault contrôle la maison de vente Christie’s
et crée fondation et musées (Palazzo Grassi et Punta della
Dogana) qui présentent sa collection privée et des exposi-
tions temporaires. L’époque est à l’interpénétration des
rôles artistiques et commerciaux, médiatiques et financiers64.
Et divers artistes se font eux-mêmes créateurs de petites
«Þentreprises artistiquesÞ», de sociétés de production ou de
Le capitalisme artiste 87

prestations spécialiséesÞ: de Andy Warhol à Jeff Koons, de


Engels à Hyber, de Van Lieshout aux hackers du Net, c’est à
l’avènement de l’artiste en entrepreneur que nous assistons.
Il s’agit tantôt de fonder une entreprise mi-réelle, mi-utopi-
que permettant à l’artiste d’adopter une position critique vis-
à-vis de l’économie réelle et du marché de l’art, tantôt de
prendre pour modèle l’entreprise commerciale ou d’inaugu-
rer de nouvelles relations avec l’entreprise (Heger et Deja-
nov et leur contrat avec BMW)65. Tantôt encore de rejeter
l’art pur et la hiérarchie culturelle en assumant pleinement
la transformation de l’œuvre en produit commercial ou
«Þproduit d’artÞ» selon la loi du profit et l’affirmation de l’art
comme business (Murakami). À l’âge hypermoderne, ce sont
certains artistes eux-mêmes qui deviennent des opérateurs
de croisements transesthétiques entre le monde de l’entre-
prise et celui de l’art.
Mais si les mécanismes d’hybridation s’exercent aussi bien
dans l’économie que dans l’art, le parallélisme trouve vite ses
limites. Autant l’incorporation du paradigme esthétique
dans l’économie a transformé l’organisation du capitalisme,
la culture et les modes de vie, autant les pratiques «ÞEcono-
mics ArtsÞ» apparaissent comme des épiphénomènes à réso-
nance quasi nulle. Le capitalisme artiste a changé de fond en
comble les objets et les signes de la vie quotidienne en même
temps que les regards, la sensibilité et les aspirations du plus
grand nombre. Il n’en va pas de même avec le souci de l’éco-
nomie dans l’art contemporain qui se révèle incapable de
faire bouger la moindre ligne et même de susciter la curio-
sité culturelle. Dans un cas, la promotion du modèle transes-
thétique a permis l’avènement d’un nouveau monde, dans
l’autre, il s’agit le plus souvent de petites parodies ou subver-
sions libertaires ne touchant personne, de jeux d’artistes sans
conséquence ni économique ni artistiqueÞ: des gadgets aux
effets introuvables. Dorénavant, il y a infiniment plus de
révolution dans l’économie que dans l’artÞ: c’est le capita-
88 L’esthétisation du monde

lisme artiste qui peut revendiquer de «Þchanger le mondeÞ»


et non plus l’art d’avant-garde.

Quand l’art et la mode se marient

De même que les biens de consommation courante appa-


raissent comme des produits mode, de même le monde de
l’art se mélange de manière intime avec la mode. Cette
proximité n’est pas récente, différents artistes ayant déjà au
cours du siècle passé réalisé des costumes de spectacle, des-
siné des motifs pour les vêtements de mode et des affiches
pour les spectacles en vue. Cela étant, les univers de l’art et
de la mode, pensés comme des univers hétérogènes, fonc-
tionnaient également selon des logiques dissemblables. Il
n’en va plus ainsi.
On peut considérer Warhol comme le premier chaînon et
la figure prototypique du bouleversement qui s’est opéré. En
se proclamant «Þbusiness artistÞ», Warhol passe du modèle de
la bohème et de l’artiste «Þsuicidé par la sociétéÞ» (Artaud) à
l’artiste mondain qui, obsédé par le succès et l’argent, puise
son inspiration dans l’univers de la culture de masse, de la
mode, de la jet set internationale, dans les images de super
stars et de toutes les formes de célébrité. Ses toiles reprodui-
sent des dollars, la bouteille de Coca-Cola, des «Þgolden
shoesÞ», mais aussi les visages de Marilyn Monroe, Liz Taylor,
Elvis Presley. Dans ses autoportraits (réalisés avec visage
maquillé et perruque blonde) comme dans les sérigraphies
sérielles de stars, Warhol exprime son goût de la mise en
scène théâtralisée de soi, sa fascination envers l’artificialité et
l’aura des divas. Son atelier, la Factory, devient le centre de
la vie in et un lieu de fêtes perpétuelles où se retrouvent les
stars, les gens de la mode, du rock, des médias, les sub-cultu-
res de l’avant-garde. Warhol aime la compagnie des grandes
Le capitalisme artiste 89

vedettes et s’emploie à construire son image et son œuvre


selon les voies spectaculaires du star system et de la publicité.
Pour «Þêtre aussi connu que les boîtes de Campbell’s soupÞ»
(Leo Castelli), il est de tous les événements, investissant tous
les domaines susceptibles d’attirer l’attention des médiasÞ:
peinture, photographie, cinéma, roman enregistré sur cas-
sette, soap opera, rock. Il n’a de cesse de s’imposer comme
une star hollywoodienne, en étant le producteur et le met-
teur en scène de sa propre image surmédiatisée. Revendiquant
une peinture sans profondeur, mécanique et superficielle,
introduisant le glamour et le commercial dans l’art, son
œuvre signe le triomphe des apparences et du marché, de la
publicité et de la mode. On peut le considérer comme le
premier artiste dont l’œuvre est emblématique des hybrida-
tions du capitalisme artiste achevé.
La notoriété de Warhol est telle en 1965 qu’il est classé
dans «Þle baromètre de la modeÞ» d’Eugenia Sheppard juste
après Jacqueline Kennedy66. Renouant avec la logique specta-
culaire et artificialiste de la mode, le monde de l’art se rap-
proche du show, du produit médiatique et hip. Avec
Warhol, toutes les frontières se confondent, celles de l’art et
des affaires, de la copie et de l’original, du musée et du
supermarché, du high et du low art, de l’artiste et de la star,
de l’œuvre et de la publicité, de l’art et de la mode.
Depuis lors, les interpénétrations de l’art et de la mode ne
se comptent plus67. Nous sommes au moment où la mode est
de plus en plus célébrée à l’égal de l’art. Innombrables sont
les musées et galeries d’art qui rendent hommage aux créa-
teurs de modeÞ: Jean Paul Gaultier a été consacré au Musée
des Beaux-Arts de Montréal, Yamamoto au Victoria & Albert
Museum de Londres, Armani au Guggenheim de New York
et de Bilbao. Les collections Haute Couture printemps-été
2011 de Dior, Alexis Mabille, Christophe Josse ont été pré-
sentées respectivement au musée Rodin, au musée Bour-
delle, au Palais de Tokyo, comme si la mode flirtait davantage
90 L’esthétisation du monde

avec l’art qu’avec la consommation commerciale. Et des défi-


lés spectacles (Galliano, Chalayan, Margiela…) mélangent
les disciplines en faisant sauter les frontières entre mode,
design, architecture, spectacle, vidéo, chorégraphie, perfor-
mance. Non plus la mode pure enfermée sur elle-même,
mais la mode comme art total mixant tous les arts, la mode
comme art vivant et non plus simple présentation de vête-
ment.
Les artistes les plus en vue, photographes, plasticiens,
vidéastes, réalisateurs de cinéma travaillent directement pour
les magazines de mode, les marques, leurs magasins, leurs
collections, leurs publicités. Mais le brouillage des sphères va
plus loin encore. Le musée Guggenheim de Bilbao a invité le
metteur en scène de théâtre Robert Wilson à installer les
créations d’ArmaniÞ; Kamel Mennour, galeriste à Paris, et
Jérôme Sans, directeur du Palais de Tokyo, ont défilé pour
Hermès pendant la biennale de LyonÞ; le photographe Jean-
Pierre Khazem signe des campagnes publicitaires en les
revendiquant comme des instruments de sa propre promo-
tion. Ce qui était plus ou moins indigne est devenu une mar-
que de reconnaissance et de succès légitime. Les artistes
ne cultivent plus l’insuccès avec fiertéÞ: c’est maintenant
l’inverse. Depuis les sixties, «Þêtre à la mode, c’est bienÞ; être
démodé, c’est esthétiquement condamnableÞ»68. Là où il y
avait discontinuité, nous voyons se développer une conti-
nuité inédite entre les mondes de l’art et de la mode.
Dorénavant nombre d’artistes se montrent fascinés par la
mode et l’ordre marchand, ils investissent largement, dans
leur création, le monde publicitaire et médiatique, jouent
sur les images du luxe, travaillent sur l’univers glamour des
marques, des cosmétiques, du shopping. Le temps de l’artiste
maudit est révoluÞ: on est au moment transesthétique où
l’important est moins la création que la célébrité, où les artis-
tes de renom ont un statut de star reconnu dans la presse
grand public, où le prix des œuvres semble le signe de leur
Le capitalisme artiste 91

valeur artistique, où la notoriété des artistes se construit


comme une marque. À l’heure du capitalisme artiste, les
médias s’imposent comme les nouvelles instances de consé-
cration des talents, la notoriété passe de plus en plus par les
voies du spectaculaire, de la communication, de la médiatisa-
tionÞ: les mêmes précisément que celles de la mode.
Ainsi va le monde transesthétique du capitalisme créatifÞ:
même si l’art, la mode, les médias et la marchandise ne
fusionnent pas, leurs frontières sont devenues moins distinc-
tes, plus perméables, et leurs domaines moins hiérarchisés.
Partout se multiplient les points de convergence qui font
fluctuer les limites entre les genres, partout sont minées les
oppositions du sérieux et du ludique, de l’art et de la mode,
de la création et du divertissement. Nous sommes au
moment où les croisements du capitalisme et de l’art corres-
pondent en grand au projet de Warhol de faire fusionner
l’art et l’univers commercial. Le capitalisme a opéré une
révolution semblable à celle de Warhol dans le concept d’art
qu’il a impulsé. Tandis que se réalise le métissage de la pro-
duction industrielle et de l’art, l’art se revendique business,
selon la formule célèbre de WarholÞ: «ÞBeing good in busi-
ness is the most fascinating kind of art. Making money is art
and working is art and good business is the best art.Þ»

L’hybridation hypermoderne

Dans un livre auscultant les transformations culturelles de la


consommation et de la communication contemporaines69,
Pascale Weil soulignait qu’on est passé d’un imaginaire d’anta-
gonisme à un imaginaire de réconciliation, de dialogue ou
d’alliance. Le diagnostic est indéniablement juste, mais la
perspective peut être poussée d’un cran. Il n’y a pas seule-
ment conjonction entre des domaines autrefois opposés, il y a
92 L’esthétisation du monde

dérégulation des frontières, mélange des sphères et des caté-


gories, dissolution des anciennes hiérarchies de genres.
L’heure est au mixage de l’art et de l’industrie, de l’art et de
la publicité, de l’art et de la mode, de la mode et du sport, du
design et de la sculpture. Certaines galeries d’art font penser
à des boutiques de cadeaux gadgets, les musées et les vernissa-
ges d’exposition apparaissent comme des lieux et moments
hip, les boutiques de mode ressemblent à des galeries d’art, la
publicité joue la carte de la créativité ostentatoire, l’artisanat
s’autoproclame création artistiqueÞ; l’art fait mode, la mode et
les produits industrialisés sont arty. L’âge transesthétique
hypermoderne marche à la dérégulation et à l’hybridationÞ:
les processus de démantèlement des limites, qui sont à
l’œuvre dans l’univers financier, le sont pareillement dans les
mondes du commerce, de la mode et de l’art.
À quoi tient pareille dynamique de déréglementation et
d’hybridation culturellesÞ? Notons en premier lieu que celle-
ci ne fait que poursuivre la logique consubstantielle au capi-
talisme comme «Þdestruction créatriceÞ» et système de déter-
ritorialisation, dont Marx disait qu’il ne peut exister sans
révolutionner constamment les instruments de production et
tout le système social. Après avoir fait tomber les limites
nationales, le capitalisme s’attaque aux anciennes délimita-
tions de genres et de sphères freinant l’innovation et la créa-
tion de nouveaux marchés. L’hybridation n’est en ce sens
qu’une des figures du processus d’innovation perpétuelle et
d’expansion continue inscrit dans le programme génétique
du capitalisme. En ruinant les cloisonnements, en minant les
hiérarchies traditionnelles, en croisant les genres, de nouvel-
les voies s’ouvrent pour gagner de nouveaux marchés et de
nouveaux consommateurs.
En second lieu, la machine d’hybridation contemporaine
ne peut être séparée du profil de la nouvelle culture consom-
matoire centrée sur les attentes de qualité de vie, de séduc-
tions et d’émotions, d’expériences et de sensations toujours
Le capitalisme artiste 93

renouvelées. Les croisements de l’offre industrielle avec la


mode et l’art stylisent les productions et peuvent ainsi répon-
dre aux demandes accrues d’art, de beauté, d’expériences
esthétiques dans tous les domaines de l’existence. Avec le nou-
vel âge de la consommation plus émotionnelle que statutaire,
et chaque jour plus qualitative, s’affirme une recherche inces-
sante d’expériences hédonistes et sensibles, renouvelées et
«ÞsurprenantesÞ», que l’hybridation transesthétique précisé-
ment est à même de fournir. Dans une époque dominée par
l’obsession du changement perpétuel, l’hybridation artiste est
ce qui permet d’offrir de la différence, des formes et des expé-
riences nouvelles. Rien à voir avec les stratégies de distinction
et les luttes symboliques de classesÞ: au plus profond, c’est le
culte du Nouveau ainsi que la dynamique d’individualisation
de la consommation «ÞintimiséeÞ» qui sous-tendent la démulti-
plication des opérations d’hybridation.
En troisième lieu, il n’est pas inutile de souligner que ces
facteurs de fond n’auraient pu produire de tels effets en
dehors d’une culture démocratique où l’imaginaire de l’éga-
lité tend à ruiner les anciennes classifications hiérarchisées de
genre, les hiérarchies entre les différents arts. Dès lors que,
sous la poussée de la culture égalitaire, le principe hiérarchi-
que qui fonde l’opposition entre high et low, art majeur et art
mineur, arts d’élite et arts de masse70, est battu en brèche, plus
rien n’empêche la démultiplication des rapprochements et
mixages culturels. Force est donc de constater que le marché
et l’égalité travaillent dans le même sens révolutionnaire de
déterritorialisation transesthétique. Les nouvelles hybridations
artistes sont au croisement de ces deux séries de phénomènes
qui, sur ce plan, ont des effets convergents.
94 L’esthétisation du monde

L’EXPANSION ÉCONOMIQUE
DES MONDES TRANSESTHÉTIQUES

Les rapports de l’art avec le commerce ne datent pas


d’aujourd’hui. Mais, à l’heure du capitalisme artiste triom-
phant, c’est à une tout autre échelle que se construisent ces
liensÞ: tandis que l’industrie incorpore le culturel, celui-ci se
gère comme une industrie se développant sur des marchés
transnationaux. L’univers de l’art, du beau et de la culture a
cessé d’être un petit monde à partÞ: le voici restructuré par
les lois de l’hyper, celles des multinationales, de l’escalade
financière, de l’hypertrophie promotionnelle et marchande.
Ce qui était une sphère marginale et périphérique est devenu
une réalité de dimension planétaire impliquant des investis-
sements et des intérêts financiers gigantesques.
Ainsi, dans le capitalisme de la dernière période, le secteur
culturel constitue, par les chiffres d’affaires et par le nombre
d’emplois générés, une industrie à part entière, une compo-
sante majeure de l’activité économique. En expansion rapide,
c’est l’un des secteurs les plus dynamiques du commerce
mondial.ÞLes échanges internationaux de biens culturels ont
doublé entre 1994 et 2002. Entre 2000 et 2005, les échanges
de biens et de services créatifs ont augmenté de 8,7Þ% par an
en moyenne. Selon les études de la CNUCED, les exporta-
tions mondiales de produits créatifs se sont élevées à
424,4Þmilliards de dollars en 2005 (soit 3,4Þ% du commerce
mondial total), contre 227,5Þmilliards en 1996. On estime
aujourd’hui le poids des industries culturelles à 2Þ706Þmilliards
de dollars, soit 6,1 points du PIB mondial, et leur croissance,
malgré la crise, continue de progresser. Les entreprises de
l’entertainment s’imposent maintenant comme des géants trans-
nationaux mus par des stratégies de diversification et d’expan-
Le capitalisme artiste 95

sion planétaireÞ: pour ne prendre que le seul exemple de


Disney, cette major emploie quelque 130Þ000Þpersonnes et a
enregistré un chiffre d’affaires de 42,3Þmilliards de dollars en
2012 à partir de ses activités liées au cinéma, à la télévision,
aux produits dérivés, aux hôtels et parcs de loisir.
Les intérêts économiques en jeu sont colossaux, ce que
traduit la part des industries culturelles et créatives dans les
PIBÞ: 2,6Þ% dans l’Union européenne, 2,8Þ% en France,
6,3Þ% aux États-Unis. En 2010, le marché mondial de la télé-
vision représentait 289,2Þmilliards d’euros. Le poids des indus-
tries culturelles dans le commerce extérieur dépasse, aux
États-Unis, celui des secteurs de l’aéronautique, de la chimie,
de l’agriculture, de l’automobile ou de la défense. En 2009,
le box-office cumulé des films projetés aux États-Unis, en
Europe, en Chine et au Japon dégageait un CA de 22,4Þmil-
liards de dollars71. À quoi il faut ajouter le chiffre d’affaires
de l’exploitation des films en DVD, 29Þmilliards de dollars en
2008, lequel est, pour la première fois, dépassé cette année-
là par celui des jeux vidéo, 32Þmilliards de dollars. En 2011,
le chiffre d’affaires des seuls parcs d’attractions Disney à tra-
vers le monde est de 11,8Þmilliards de dollars.
Plus largement, ce sont toutes les industries concernant les
biens de consommation chargés d’une dimension esthétique
qui illustrent le changement d’échelle économique des sec-
teurs du capitalisme artiste. Mode, accessoires, cosmétiques,
publicité, luxeÞ: tous ces secteurs ont acquis une surface éco-
nomique aussi inédite que considérable. Le marché mondial
des cosmétiques, marqué par l’accélération soutenue des ventes
dans les pays émergents, était estimé en 2010 à 150Þmilliards
d’euros. Celui du luxe a plus que doublé entre 1995 et 2007,
atteignant 170Þmilliards d’euros, et près de 1þ000 milliards
selon l’évaluation du Boston Consulting Group, si l’on
ajoute au périmètre classique (mode, parfum, spiritueux,
maroquinerie, bijoux, montres) le mobilier de luxe, la déco-
ration intérieure, les œuvres d’art, les voitures de luxe, les
96 L’esthétisation du monde

jets et yachts. Une formidable expansion, inséparable là éga-


lement de la hausse de la demande dans les pays émergentsÞ:
ainsi la part de la Chine dans le marché du luxe est passée
de 3Þ% en 2007 à 10Þ% en 201172.

Course à la concentrationÞ:
les multinationales du capitalisme artiste

Longtemps les mondes de l’art ont été portés par de peti-


tes unités économiquesÞ: ateliers d’artistes, petites maisons
de luxe familiales, petites galeries. Il n’en va plus ainsi dans
le capitalisme artiste global. Aux petites maisons indépen-
dantes et artisanales ont succédé des mégagroupes multimar-
ques, des géants financiers qui se sont constitués à travers
une forte vague d’opérations de fusion et d’acquisition, en
particulier dans les années 1990.
Le secteur du luxe est, sur ce plan, particulièrement repré-
sentatif. Les mouvements de concentration s’y sont dévelop-
pés en réponse aux besoins considérables de financement
liés aux projets d’expansion, aux lancements de produits
nouveaux, aux ouvertures de magasins sur toute la planète,
nécessaires à l’édification de marques internationales. Les
nombreuses barrières à l’entrée sur ce marché ont entraîné
la concentration que nous connaissons, dominée par trois
grands leadersÞ: LVMH (plus de 60Þmarques), Richemont
(17Þmarques), PPR Luxury Group (14Þmarques). Entre 1995
et 1999, ce secteur a connu plus de cent fusions et acquisi-
tions qui ont permis aux leaders de croître de plus de 20Þ%
par an. Le prêt-à-porter (Yves Saint Laurent, Donna Karan,
Helmut Lang, Jil Sander…), les parfums et cosmétiques
(Bliss, Hard Candy…), la maroquinerie (Sergio Rossi, Ber-
luti, Church’s…), l’horlogerie et la joaillerie (Jaeger LeCoul-
tre, Tag Heuer, Ebel, Officine Panerai…)Þ: aucun segment
Le capitalisme artiste 97

n’a échappé à la vague de fusions et acquisitions. Partout le


mouvement de fond est celui-ciÞ: les petites marques nationa-
les ou de niches sont absorbées par les «ÞmastodontesÞ». Et
même les grandes marques sont prises dans le mouvementÞ:
en 2011, LVMH a racheté Bulgari pour 4,3Þmilliards d’euros.
Pareille concentration des acteurs a créé des géants écono-
miques qui détiennent une part grandissante du marché. En
2012, PPR annonçait un chiffre d’affaires de 9,7Þmilliards
d’euros réalisé notamment dans plus de 800 magasins gérés
en propre et le groupe Richemont 8,8Þmilliards d’euros (résul-
tat 2011). Entre 2005 et 2009, LVMH a enregistré une crois-
sance annuelle moyenne de 19Þ% de son résultat netÞ;
numéro un mondial du luxe, le groupe a réalisé en 2010 un
chiffre d’affaires dépassant les 20Þmilliards d’euros.
Une même dynamique gouverne les secteurs de la cosmé-
tique et de la mode grand public. En 2012, le géant L’Oréal
a réalisé un chiffre d’affaires de 22,4Þmilliards d’euros. En
2009, Procter & Gamble approchait 18Þmilliards de dollars et
Unilever les 10ÞmilliardsÞ; Estée Lauder pesait plus de 7Þmil-
liards et Shiseido quelque 6Þmilliards de dollars. La mode
voit également se constituer des «ÞgéantsÞ» mondiaux. En 2010,
le groupe Inditex employait 100Þ000Þpersonnes, comptait
plus de 5Þ000 boutiques dans le monde et affichait un chiffre
d’affaires de 12,5Þmilliards d’euros, grâce notamment à sa
marque phare Zara. La même année H&M employait
60Þ000Þpersonnes et totalisait 2Þ200Þmagasins. Dans le secteur
des équipementiers de sport, inséparable maintenant des
logiques de mode, la concentration bat son plein. Nike a mis
la main sur Umbro, rachat qui est intervenu deux ans après
celui de Reebok par Adidas pour la somme de 3,1Þmilliards
d’euros. PPR a acquis Puma. En 2009 Adidas faisait état d’un
chiffre d’affaires de 10,4Þmilliards de dollars et Nike table sur
une croissance de chiffre d’affaires de 8Þ% par an, affichant
un objectif de 27Þmilliards de dollars d’ici 2015.
98 L’esthétisation du monde

Le même type de concentration s’observe dans le monde


publicitaire, régi désormais par l’omniprésence de grandes
agences à surface internationale, nées de fusions et de
concentrations73. En 2009, dans un secteur touché directe-
ment par la crise, les très grands groupes affichent des chif-
fres d’affaires qui restent impressionnantsÞ: pour les quatre
premiers, le Britannique WPP de 12,8Þmilliards de dollarsÞ;
l’Américain Omnicom de 11,7Þ; le Français Publicis de 6,9Þ;
l’Américain Interpublic de 6,03.
Cette dynamique se retrouve dans les industries culturel-
lesÞ: leur poids économique s’accompagne de mouvements
de concentration et d’internationalisation, créant des mar-
chés culturels de type oligopolistique avec un fort déséquili-
bre des fluxÞ— que ce soit dans le domaine du cinéma, de
l’édition ou de la musique, le marché est dominé par des
conglomérats, peu nombreux et de taille mondiale. Les
15Þpremiers groupes audio-visuels représentent près de 60Þ%
du marché mondial des programmes. Le livre, secteur tradi-
tionnel et porteur des hautes valeurs de la culture et des let-
tres, n’y échappe pasÞ: 13 pays seulement se partagent
l’essentiel du marché mondial, auquel les États-Unis et
l’Europe de l’Ouest contribuent à eux seuls pour les deux
tiers. La même logique oligopolistique est à l’œuvre dans
l’univers de la musique enregistréeÞ: 75 à 80Þ% du marché
mondial de la musique sont contrôlés par quatre grandes
multinationales (qui ne sont plus, depuis peu, que trois, Uni-
versal ayant racheté en 2011 le catalogue d’EMI Music)Þ; en
France, les quatre majors du disque se partagent 80Þ% du
marché.
Même dynamique dans le cinéma, où les majors ne cessent
d’accroître leur influence. Les sept majors hollywoodiennes
trustent l’essentiel de la production, de la distribution et de
la diffusion des films. Au niveau intérieur, elles réalisent 90Þ%
des recettes en salles, produisent les quatre cinquièmes de la pro-
duction annuelle du cinéma américain et, sur le plan internatio-
Le capitalisme artiste 99

nal, occupent environ 80Þ% des écrans du monde. Un très


petit nombre de grosses firmes dominent ainsi un marché
autour duquel gravitent une multitude de petites et moyen-
nes entreprises indépendantes qui prennent en charge
l’innovation artistique trop risquée pour les majorsÞ: les éco-
nomistes appellent cette structure de marché un «Þoligopole
à frangeÞ».
Les concentrations dans les industries culturelles sont à la
fois horizontales pour favoriser les synergies entre les diffé-
rents produits culturels (films, musique, livres, produits déri-
vés) et verticales (production, distribution, diffusion) afin de
faciliter la diffusion de ces produits. Dès les annéesÞ1980, les
fusions et acquisitions se multiplient, qui ont conduit à
l’intégration des majors dans de grandes entités se compo-
sant d’activités dépassant l’univers du cinéma. Un peu par-
tout s’opèrent des rapprochements entre les majors, les
chaînes de télévision, les fournisseurs d’accès. Le groupe
Disney contrôle Studios Disney, Pixar, Buena Vista, Miramax,
Disney Channel, ABC, ESPN, des parcs à thèmes. Le groupe
Time-Warner est présent dans le cinéma (Warner Bros),
dans la télévision (CNN, HBO), dans la musique (Warner
Music), dans la presse (Time, Fortune), sur Internet (AOL).
La News Corporation a racheté la 20th Century Fox et Sony a
acquis la Columbia-Tristar. Cette intégration des majors dans
des conglomérats géants n’a pas été sans de notables trans-
formations de leur économie et de leur mode de fonctionne-
ment.
Sur le même modèle, à partir des annéesÞ1980, le rapproche-
ment des compagnies discographiques avec les groupes de
télévision et de communication devient la règleÞ: le groupe
musical BMG développe des activités dans la presse, l’édition
et la télévisionÞ; Sony, qui rachète CBS, met au point le stan-
dard CD, tout en se développant du côté du matériel électro-
nique, du cinéma, des jeux vidéo. Les liens établis avec la
télévision — émissions promouvant les artistes de la firme,
100 L’esthétisation du monde

concours révélant de jeunes chanteurs, clips promotionnels,


produits dérivés — dopent la vente de disques. Le système
oligopolistique favorise de telles synergies, entraînant, au
début des années 2000, l’intégration des compagnies disco-
graphiques au sein de vastes conglomérats multimédias, ce
que traduisent les fusions AOL/Time Warner ou Vivendi/Uni-
versal. Déjà leader de la musique enregistrée, Universal
Music devient également numéro un de l’édition musicale
mondiale grâce à sa fusion avec BMG Publishing en 2007
(25Þ% de part de marché).
Le phénomène se prolonge dans l’univers du live74, autre-
fois organisé de manière plus «ÞartisanaleÞ» par des entrepri-
ses indépendantes. L’époque est témoin de concentrations
sans précédent des opérateurs et des structures qui consti-
tuent une vraie mutation dans le secteur du spectacle de
variétés. Face à la crise du disque provoquée par le téléchar-
gement illicite75, les majors diversifient leurs activités et
rachètent notamment des salles de concert et des organisa-
teurs de tournéesÞ: dès 2001, Universal a racheté l’Olympia
puis Sanctuary Group, Warner Music France a acquis Jean-
Claude Camus Productions et Nous Productions, Sony s’est
porté acquéreur d’Arachnée. Live Nation Entertainment,
maintenant numéro un mondial de la production de con-
certs, affiche 5Þmilliards de chiffre d’affaires avec plus de
20Þ000 spectacles organisés, en 2009, dans 57Þpays. L’objectif
poursuivi par les géants du show-biz est de trouver des sour-
ces «ÞmultirevenusÞ», de réaliser des économies d’échelle, de
contrôler l’intégralité de la filière musicale via des «Þstraté-
gies à 360ÞdegrésÞ» consistant à gérer l’ensemble des activités
des artistesÞ: organisation des concerts, vente des billets, dis-
ques, supports numériques, sponsoring, partenariats de mar-
ques, produits dérivés. Avec le capitalisme artiste, la carrière
d’un artiste devient l’équivalent d’une marque commerciale,
objet d’un management global.
Il est probable, en raison de la crise actuelle du disque,
Le capitalisme artiste 101

que les phénomènes d’intégration verticale dans l’industrie


musicale vont se poursuivre, les majors de l’industrie musi-
cale cherchant à développer des plateformes de streaming
musical ou à s’allier avec les fournisseurs d’accès Internet et
les sites d’écoute, lesquels contrôlent la diffusion de la musi-
que. iTunes propose en téléchargement des concerts organi-
sés par Live Nation. Universal Music, Sony BMG et Warner
Music ont signé des contrats avec MySpace, qui propose sa
propre plateforme de musique en ligne. Apple a négocié
avec les quatre principales maisons de disques pour son ser-
vice iTunes Store. Orange s’est allié avec Deezer, qui a signé
avec toutes les majors du disque. De plus en plus, l’objectif
est de réaliser des synergies entre les différents organes des
grands groupes, mais aussi de conclure des alliances entre
les créateurs de contenus et les fournisseurs de contenus dis-
posant de services de streaming.
Le marché de l’art n’échappe pas davantage au phénomène
de concentration oligopolistique. À un système qui relevait lar-
gement de l’«ÞartisanatÞ» et qui a subsisté comme tel jusqu’aux
années 1960, s’est substitué un marché mondial centré sur un
duopole de maisons de ventes (Christie’s et Sotheby’s) présen-
tes dans plus de quarante pays à travers le monde, quelques
mégacollectionneurs, un petit nombre de galeries leaders
adoptant des stratégies mondiales. Dans le marché de l’art
comme dans les industries culturelles ou le luxe, est à l’œuvre
un haut degré de concentration du marché mondial. Les
grandes galeries d’art s’organisent en véritable réseau interna-
tionalÞ: on compte 11 galeries Gagosian dans le monde. Et
même certains musées deviennent des pièces emblématiques
du capitalisme artiste global, en combinant logique de mar-
que et expansion internationale. Depuis 1998, la fondation
Guggenheim a lancé une politique de «ÞfilialisationÞ» et une
stratégie d’internationalisation qui a abouti à une véritable
multinationale de l’art. La fondation exporte sa marque et ses
collectionsÞ; elle ouvre, après New York, des musées satellites
102 L’esthétisation du monde

à Venise, Bilbao, Berlin, Las Vegas. Le processus a fait des


adeptesÞ: le Musée Picasso loue ses chefs-d’œuvre et le Lou-
vre, monnayant son nom, qui est devenu une marque, ouvre
des Louvres décentralisés, de Lens à Abou Dhabi.

Une économie des extrêmes

La logique de concentration ne s’applique pas seulement


aux grandes sociétés du capitalisme transesthétique. Elle
concerne les phénomènes relatifs aux succès et aux recettes
des biens culturels, de même qu’aux revenus des artistes. Ces
phénomènes ont une telle amplitude qu’ils font partie inté-
grante de ce qui a été appelé l’«Þéconomie des extrêmesÞ»76,
représentative du capitalisme hypermoderne.
Ainsi la démultiplication des films, l’hyperpromotion des
superproductions à gros budget, le raccourcissement des
durées d’exploitation en salle ont entraîné une concentration
du succès sur un nombre de films de plus en plus restreintÞ:
sur une décennie, 80Þ% du profit global de Hollywood a été
réalisé par 6Þ% du total des films produits. Sur 506 longs
métrages projetés en France en 2001, 30 films ont réalisé plus
de 50Þ% des entrées et une centaine en représentaient les qua-
tre cinquièmes77. En décembreÞ2006, 5 films occupaient 70Þ%
des écrans et, sur un an, 40Þ% des longs métrages étaient pré-
sentés dans seulement 4Þ% des salles. La même logique est à
l’œuvre dans les muséesÞ: les 26 musées en Île-de-France ont
attiré, en 2009, 58Þ% du public78. Il en va de même dans
l’industrie musicale. En France, en 2001, les 5 albums de musi-
que les plus vendus ont représenté les trois quarts des ventes.
En 2009, 85Þ% des passages des nouveaux artistes français à la
radio étaient concentrés sur 15 titres et moins de 10 chan-
teurs. Plus l’offre s’accroît et plus le succès se concentre sur
un nombre très limité de titres et d’artistes79.
Le capitalisme artiste 103

Notons que l’économie numérique ne réussit nullement à


inverser l’effet superstar ou blockbuster, contrairement aux
espoirs qu’a fait naître la théorie célèbre de la «Þlongue
traîneÞ» développée par Chris Anderson. Même si le com-
merce électronique est en mesure de démultiplier de manière
considérable la variété proposée aux consommateurs, les ven-
tes restent extrêmement concentrées sur un petit nombre de
références80. Bien qu’il existe, le phénomène «Þlongue traîneÞ»
se révèle très modeste et semble peu susceptible de pouvoir
constituer une réalité économique effective81. On a tout lieu
de penser que cette logique paradoxale — consommation
hyperconcentrée, offre diversifiée surabondante — est appe-
lée à se perpétuer. Car qu’est ce qui peut guider le consom-
mateur plongé dans l’hyperchoixÞ? De fait le contexte de
diversité culturelle pléthorique conduit, sauf de manière
marginale, non pas à privilégier les titres peu connus, mais à
se reporter sur ce qui a de la visibilité, ce dont on parle le
plus, ce dont on peut parler avec les autres.
Le capitalisme artiste est ainsi ce système dans lequel
s’observe une distribution très inégalitaire du succès, une spi-
rale des performances extrêmes. Ce dont témoignent les
records d’audience et de recettes, les disques d’or, les hit-
parades, les best-sellers, les superstars. Les industries culturel-
les lancent de plus en plus de produits, mais seule une très
faible proportion d’entre eux connaît le succès et permet de
réaliser des profitsÞ: en 2005, seuls 4 films français ont réalisé
plus de 2Þmillions d’entrées dans l’Hexagone. Et sur 1296
films de cinéma français sortis en salle entre 1991 et 2001,
701 ont réalisé moins de 25Þ000 entrées. Dans ce système un
produit gagnant éponge les pertes essuyées par le plus grand
nombreÞ: c’est une logique de casino qui structure l’écono-
mie des industries culturelles.
Et dans l’édition musicale, on estime que seuls 10Þ% des
œuvres permettent de réaliser un profit contre 30Þ% des
films82. Dans le cinéma, la moyenne des résultats enregistrés
104 L’esthétisation du monde

par les majors hollywoodiennes et, plus généralement, par


les studios ayant une production importante fait apparaître
qu’un tiers seulement des films gagne de l’argent, alors
qu’un tiers assure son équilibre et qu’un tiers est déficitaire.
En France, seulement 19,3Þ% des films de plus de sept mil-
lions sont rentables83. Mais, avec un budget de 11Þmillions
d’euros, Bienvenue chez les Ch’tis a généré 245Þmillions de dol-
lars de recettes dans le monde. Dans ce secteur marqué au
plus profond par l’incertitude et l’imprévisibilité du succès,
par l’impossibilité de prévoir ce qui fera mouche auprès du
public84, la logique économique conduit à multiplier les pro-
duits, à produire toujours plus pour multiplier les chances de
réussite, ce qui accroît encore la puissance des majors qui seu-
les disposent des moyens propres à assumer cette stratégie.
C’est également tout le système des coûts et des budgets
qui participe de l’extrême. Les coûts de production varient
fortement d’un album à l’autre, d’un film à l’autre, d’un
spot publicitaire à l’autre. Aux États-Unis, au début des
années 2000, l’enregistrement d’un album musical de qualité
minimale coûtait environ 10Þ000Þdollars, alors qu’un album
d’une vedette superstar pouvait dépasser 500Þ000Þdollars. Les
blockbusters à budgets colossaux se multiplientÞ: chaque
année Hollywood produit une quinzaine de films dont le
budget dépasse 100Þmillions de dollars. Et les sommets sont
atteints avec 247Þmillions de dollars pour Titanic de James
Cameron, en 1997, et 500Þmillions pour Avatar, du même,
en 2009, produits par la Fox. Les budgets atteignent de telles
hauteurs que l’économie même des films accentue la ten-
dance par ailleurs observée dans tous les domaines de produc-
tion industrielleÞ: d’un côté les très gros, des «ÞblockbustersÞ»
nécessitant des financements énormes et des mécanismes
lourds de financiarisation, et de l’autre les petits, des films
au coût plus modeste, assumés par une production qui
relève davantage de moyennes et petites industries indépen-
dantes que de grands groupes internationaux.
Le capitalisme artiste 105

Logique des extrêmes qui se retrouve dans les phénomè-


nes de notoriété et de rémunération, l’économie du star sys-
tem ayant pour caractéristique de concentrer le succès et les
gains vertigineux sur un très petit nombre d’artistes (les
superstars), tandis que l’immense majorité des autres est lais-
sée de côté. Les différences entre les avances perçues par les
artistes musiciens en témoignent. Aux États-Unis, un jeune
artiste signant avec une maison indépendante pour l’enregis-
trement d’un disque touche entre 5Þ000 et 125Þ000ÞdollarsÞ;
un artiste établi, signant avec une major, entre 300Þ000 et
600Þ000Þdollars, une superstar, plus de 1,5Þmillion de dollars85.
En quittant Warner Music pour Live Nation, Madonna a
obtenu la modique somme de 120Þmillions de dollars, con-
fortant son titre de chanteuse la mieux payée au monde.

Investissements financiers et capitalisme artiste

Certes, des maisons indépendantes subsistent, mais les


besoins d’investissement de plus en plus considérables les
conduisent à rechercher de nouvelles sources de finance-
ment capables d’assurer leur expansion internationale. Pour
cette raison, certaines marques décident d’entrer en Bourse,
d’autres choisissent d’ouvrir leur capital à des fonds d’inves-
tissement, lesquels sont de plus en plus nombreux à prendre
des participations ou à racheter l’intégralité de marques en
plein développement ou en difficulté. Parce que le luxe
dégage des marges nettes très élevées, il n’est plus rare de
voir des banques d’affaires investir ce secteur en lançant des
fonds spécialisés. Attirés par la rentabilisation rapide de leurs
investissements, ces fonds se portent acquéreurs de petites
ou moyennes maisons, mais aussi de groupes plus importants.
Ainsi Azzaro Couture a été repris par Reig Capital Group,
Tommy Hilfiger par Apax Partners. Jil Sander a été racheté à
106 L’esthétisation du monde

Prada par le fonds d’investissement britannique Change Capi-


tal Partners et Charles Jourdan l’a été par le fonds d’investis-
sement Finzürich. Permira a pris le contrôle du groupe
Valentino dans une opération de plus de 2,5Þmilliards d’euros.
Taittinger a été racheté par le fonds américain Starwood
Capital pour 2,8Þmilliards d’euros.
Le théâtre d’opération de cette course aux acquisitions
n’est plus exclusivement occidentalÞ: il est mondial. Les grou-
pes et les fonds asiatiques sont nombreux qui maintenant
montrent leur intérêt pour les marques de luxe européen-
nes. Lanvin a été racheté par la milliardaire taïwanaise Shaw-
Lan Wang, Lalique par un Indien (Emerisque Capital)Þ; Robert
Clergerie a été vendu à un fonds chinois, de même que Cer-
ruti et ST Dupont. En 2010, l’Indienne Megha Mittal a repris
Escada, société allemande de prêt-à-porter féminin.
Les profits escomptés dans le cinéma conduisent banques,
groupes d’investissements, fonds de pension, à intervenir dans
le capital des majors et dans le financement des films. Entre
2004 et 2007, près de 10Þmilliards de dollars ont été misés
sur le cinéma hollywoodien par les fonds d’investissement.
Désormais ceux-ci financent des maisons de production,
comme Weinstein Cie, ou bien prennent le contrôle de stu-
dios comme la MGM. En 2004, Goldman Sachs a investi un
milliard de dollars chez Weinstein CieÞ; et MGM est désor-
mais détenue par un consortium de fonds mené par Provi-
dence, TPG et Sony. En 2006, Merrill Lynch a financé 20Þ%
de la production Paramount, tandis que JP Morgan et le
fonds Perseus Capital ont investi 500Þmillions de dollars pour
financer 25 films de la Warner échelonnés sur cinq ans86.
Qu’il s’agisse de multinationales bénéficiant de ressources
considérables ou d’acteurs de taille plus réduite, dans tous
les cas s’affirme la place prépondérante des objectifs et des
stratégies économiques, la centralité de la course à la renta-
bilisation des activités et des capitaux. S’il y a esthétisation de
la marchandise, il y a plus encore financiarisation des mon-
Le capitalisme artiste 107

des à composante esthétique. À mesure que s’affirme l’impé-


ratif créatif, l’ordre financier s’impose chaque jour un peu
plus comme le centre de gravité, l’ordre structurant des
mondes de l’art à échelle mondiale. Ce sont les stratégies
financières et les objectifs commerciaux qui ont pris le pou-
voir, qui commandent les politiques de groupe et de mar-
que. La créativité artistique n’y trouve sa place qu’à la
condition de favoriser les ventes, la rentabilité financière, la
rémunération maximale des actionnaires. Gagner des parts
de marché, internationaliser l’offre, élargir les territoires de
la marqueÞ: une phase nouvelle, radicale, de la modernisa-
tion marchande des mondes de l’art est en place. Cette
nouvelle subordination de l’esthétique à l’économique est
d’essence hypermoderne pour autant que s’y exprime la
radicalisation ou l’exacerbation de «Þl’esprit du capitalismeÞ»
qui marque au plus profond le monde contemporain.
De même que le «Þturbo-capitalismeÞ»87 s’est libéré des
anciennes réglementations qui encadraient l’activité écono-
mique, de même le capitalisme s’est affranchi des entraves
de l’ethos désintéressé qui limitait le champ d’opération des
activités financières. Désormais l’art contemporain peut appa-
raître comme un véritable placement financier, une mar-
chandise comme les autres, voire un objet de spéculation.
Des investissements massifs dans l’art sont effectués en raison
des perspectives de hauts rendements. Les fonds communs
de placement en art se multiplient, qui reposent sur des
acquisitions en partenariat avec des marchands d’art ou des
achats directs auprès d’ateliers d’artistes. Après l’initiative de
British Rail, un fonds de pension britannique qui a créé en
1973 le premier fonds d’investissement dans l’art, et celle de
la BNP Art en 1981, la Société Générale a mis en place le
Fine Art Fund en 2004Þ; et en 2010 A&F Markets a lancé Art
Exchange, place de marché permettant d’acheter et de ven-
dre des parts d’œuvres sur un modèle boursier. Avec le capi-
talisme transesthétique de la dernière période, l’art s’impose
108 L’esthétisation du monde

comme une des composantes des investissements financiers à


la recherche de vecteurs de diversification et de taux de ren-
tabilité élevés.
Il apparaît ainsi que d’un côté, le capitalisme créatif élève
sans cesse de nouveaux temples à la gloire de l’art, tandis
que, de l’autre, il procède à un travail de désacralisation via
l’annexion de celui-ci par les logiques de spéculation et de
performance financière. Tout un pan du capitalisme célèbre
l’originalité, la créativité et la personnalité, tandis qu’un
autre renforce la commercialisation impersonnelle du mar-
ché. Le culte de l’art s’étend à de nouvelles activités (design,
mode, photo, cinéma…) parallèlement à son désenchante-
ment mercantile.

L’emballement de la communicationÞ:
la machine promotionnelle.

La constitution de ces multinationales s’accompagne d’une


nouvelle place et d’un nouveau poids des mécanismes de
communication et de marketing dans le management des
marques. En trente ans, les dépenses publicitaires américaines
ont été multipliées par dixÞ; entre 1985 et 1998, les dépenses
en sponsoring des grandes sociétés l’ont été par sept. En
France, les investissements publicitaires ont progressé de
187Þ% entre 2000 et 2005. Le capitalisme artiste est témoin
d’une formidable montée en puissance des stratégies de mar-
keting et de communication assurant la notoriété et le succès
des marques. C’est désormais à travers les médias et les opéra-
tions de communication que se construit en grande partie le
succès des marques. Le rôle de la communication n’est évi-
demment pas une découverte contemporaine et le capitalisme
moderne n’a jamais ignoré son importance. Mais le change-
ment d’échelle qui concerne cette sphère est tel qu’il est por-
Le capitalisme artiste 109

teur d’un véritable renversement de logiqueÞ: ce facteur,


autrefois second, est désormais devenu prépondérant.
Tous les secteurs sont concernés. Chez Nike, les dépenses
de promotion-communication sont aussi élevées que celles
touchant à la production matérielle des chaussures. La même
tendance se retrouve dans les industries du luxe. Gucci a
augmenté de plus de 59Þ% ses budgets publi-promotionnels
de 1994 à 1998. Chez TAG Heuer, ceux-ci représentaient au
tournant des années 2000, 25Þ% du chiffre d’affaires. On
estime généralement que les dépenses en publicité et com-
munication représentent entre 15 et 20Þ% des charges d’une
grande marque de luxe. À présent le budget nécessaire au
lancement d’un nouveau parfum d’une grande maison repré-
sente entre 60Þ% et 100Þ% du chiffre d’affaires attendu la
première année. En 2004, le coût moyen de production d’un
film publicitaire s’élevait à 300Þ000 euros. Mais un petit nom-
bre de spots ont des budgets qui donnent le vertigeÞ: 35Þmil-
lions d’euros, a-t-on dit, pour le NuméroÞ5 de Chanel avec
Nicole KidmanÞ; 30Þmillions d’euros pour The Black Mamba
de Nike.
Dans l’industrie musicale, selon les disques et la notoriété
de l’artiste, les budgets promotionnels représentent entre
25Þ% et 50Þ%, voire plus, du coût global de la production.
Chez les majors, il n’est pas rare que le budget affecté à la
médiatisation (publicité, promotion, vidéo-clip) d’un disque
soit quatre à cinq fois supérieur à celui de sa production.
Même si, en raison de la crise que traverse la filière musicale,
l’heure est aux économies en matière de publicité télévisée,
de pochettes et de clips, sauf exception, dans ce secteur, pro-
duire coûte moins cher que promouvoir88.
De la même façon, les stratégies commerciales et publicitai-
res élaborées par les majors hollywoodiennes, tout en se pliant
à des économies rendues nécessaires par la réduction des bud-
gets, continuent à déployer leurs très gros moyens. La straté-
gie de couverture (blanket strategy) assure la sortie simultanée
110 L’esthétisation du monde

du film partout dans le monde, ce qui se traduit par une aug-


mentation considérable du nombre des copies de films. Là où,
dans les années 1970, un film ne disposait pour les États-Unis
que de 300Þcopies, ce sont aujourd’hui 4Þ000 copies qui assu-
rent sa diffusion sur le territoire national, et 5 à 6Þ000 sur le
marché international. La même inflation touche les campa-
gnes publicitaires. Des années 1940 aux années 2000, le bud-
get de promotion moyen d’un film est passé de 7Þ% à 30, 40,
voire 50Þ% de celui de la production. Le budget moyen de
marketing d’un film était de 6,5Þmillions de dollars en 1985Þ;
il atteint 39Þmillions de dollars en 2003. En France les investis-
sements publicitaires des films ont doublé entre 2001 et 2004,
et leur croissance s’est poursuivie malgré la crise. On a même
atteint en 2009, avec Avatar, un montant pharaonique, le plus
important jamais consacré au lancement d’un filmÞ: 150Þmil-
lions de dollars pour la seule promotion.
Ce surinvestissement financier dans la communication a
bien entendu une fonction explicitement commerciale. Mais
il vise également à créer du prestige, du sens et de la valeur
symbolique, à doter les produits d’une valeur artistique, cultu-
relle, mythique, au-delà de leur valeur utilitaire. Nous sommes
au moment où, par le truchement de la communication, du
design, de l’innovation, la marque s’emploie à fonctionner à
l’instar de la «Þsignature d’un artiste réputé, attestant que
l’objet n’est pas une vulgaire marchandise mais un produit
rare, incomparableÞ»89. Avec le styling, la publicité et la com-
munication, les objets de marque deviennent «ÞcultureÞ», ils
apparaissent comme des produits «ÞartistesÞ», non substi-
tuables avec ceux ayant une fonction similaire. Grâce à cette
création transesthétique, se construit un capital immatériel
ou symbolique qui infuse du rêve, de l’excellence, du non-
interchangeable à tout ce que produit la marque. Tout comme
dans l’art, c’est alors le nom de marque qui fait la différence
et la valeur du produit. On ne vend plus des produits, mais
des marques s’affichant comme des univers de sens et d’expé-
Le capitalisme artiste 111

rienceÞ: nouvelle stratégie entrepreneuriale qui appelle des


dépenses en communication décuplées en même temps que de
nouveaux registres créatifs, émotionnels et imaginaires90. Tan-
dis que le branding transesthétique triomphe, les logos peu-
vent se transformer en centre d’intérêt principal, en style de
vie, en stars, en objet même du désir91.

L’ART COMME PROFESSION

Le capitalisme transesthétique ou créatif est aussi ce sys-


tème qui voit s’accroître de façon considérable les professions
se rattachant à l’art et aux industries culturelles. L’essor de
l’économie créative et hyperconsommative fait que le nom-
bre des professionnels exerçant des métiers liés à l’art atteint
des chiffres qui n’ont plus aucune commune mesure avec ce
qu’ils étaient non seulement dans les siècles précédents, mais
même dans les décennies récentes. L’effectif total en France
des personnes travaillant dans les secteurs culturels était, en
2003, selon les estimations de l’INSEE, de 444Þ000Þpersonnes,
dont 119Þ000 dans le spectacle vivant. Entre 1990 et 1999, les
professions culturelles ont augmenté de près de 20Þ%, alors
que la population active dans son ensemble ne progressait
que de 4,4Þ%. Aujourd’hui, au sein de l’Union européenne,
les industries culturelles représentent 4,6Þ% des emploisÞ;
en France, le secteur créatif occupe 546Þ000Þpersonnes, contre
225Þ000 dans l’automobileÞ; en Allemagne, 719Þ000, contre
444Þ000 dans la chimieÞ; et aux États-Unis, l’industrie de l’enter-
tainment compte huit fois plus d’employés que l’industrie
automobile.
Ce développement s’observe dans les domaines de la pure
pratique d’un art, et ce quelle que soit la difficulté à chiffrer
112 L’esthétisation du monde

précisément une profession dans laquelle il est souvent néces-


saire d’exercer une activité secondaire pour gagner sa vie92.
Les États-Unis comptent 2Þmillions d’«ÞartistesÞ» profession-
nels, ce qui équivaut à 1,5Þ% de la population activeÞ; leur
nombre a été multiplié par quatre depuis 1965. On a recensé
32Þ000 danseurs et chorégraphes, 179Þ000Þmusiciens et
chanteurs, 190Þ000Þécrivains et 100Þ000Þartistes dans la seule
ville de New York. Dans l’ensemble des États-Unis, le nombre
d’artistes plasticiens a augmenté de 60,8Þ% entre 1980 et 2000,
passant de 153Þ000 à 246Þ000. En France, en 2008, 162Þ000Þper-
sonnes exerçaient une profession classée dans la rubrique «Þarts
plastiques et métiers d’artÞ». Quelque 22Þ000 artistes auteurs
étaient affiliés à la Maison des Artistes en 2005, dont 9Þ000
peintres, 6Þ200 graphistes, 2Þ200 sculpteurs, 1Þ900 illustrateurs.
Entre 1982 et 1999, les effectifs des artistes plasticiens ont aug-
menté de 25Þ%, ceux des artistes de variétés de 121Þ%, ceux des
comédiens et artistes dramatiques de 244Þ%. Dans les arts du
spectacle, les effectifs ont été multipliés par 2,493. Aux États-
Unis, en 2002, le Bureau of Labor Statistics (BLS) dénombrait
215Þ000Þmusiciens professionnels. En France, en 1999, on
comptait 22Þ934Þartistes professionnels de la musique et du
chant (hors variétés) et 8Þ621 artistes de variétés. Une étude du
ministère de la Culture estimait à plus de 25Þ000 le nombre de
musiciens interprètes en France en 2000. En 2008, on dénom-
bre 48Þ000Þarchitectes, 82Þ000Þpersonnes relevant des profes-
sions littéraires et 180Þ000 travaillant dans l’audiovisuel et le
spectacle vivant.

Banalisation et rêve de l’identité artiste

L’augmentation des professionnels de l’art n’est pas le


seul phénomène à prendre en compte. Le capitalisme artiste
est aussi le système qui a contribué à démocratiser largement
Le capitalisme artiste 113

l’ambition de créer, de plus en plus d’individus exprimant le


désir d’exercer une activité artistique à côté de leur travail
professionnelÞ; ils revendiquent le statut d’artiste même s’ils
n’en font pas leur profession principale, alors même que
nombre d’amateurs ont, désormais, des niveaux équivalents
à certains professionnels. Nous sommes au moment où, grâce
aux outils informatiques et à Internet, le fossé entre profes-
sionnel et amateur ne cesse de se réduire94. On ne compte
plus les plasticiens, vidéastes et photographes amateursÞ; les
participants aux chorales se multiplient95Þ; jamais les éditeurs
n’ont reçu autant de manuscritsÞ; la bande dessinée, l’info-
graphie, la scénarisation attirent de plus en plus de jeunesÞ;
et ils sont légion ceux qui se présentent aux concours de
téléréalité et, de «ÞNouvelle StarÞ» en «ÞStar AcademyÞ», qui
rêvent de devenir vedettes.
Un processus qu’il faut rattacher à l’essor de la nouvelle
culture individualiste donnant la priorité aux désirs d’auto-
nomie, de réalisation et d’expression de soi. La culture
hédoniste et psychologique a entraîné une forte spirale dans
les aspirations à être soi par des réalisations singulières et
personnelles. Dans la culture «Þpost-matérialisteÞ», gagner de
l’argent ne suffit plusÞ: on rêve d’exercer un travail non rou-
tinier et libre, on veut s’épanouir, s’exprimer, créer, réaliser
des choses stimulantes que n’autorise pas l’activité profes-
sionnelle. Désirs artistiques de masse qui révèlent les limites
de la vie consumériste, celle-ci ne permettant pas la réalisa-
tion des activités créatives. L’art est ce domaine qui permet
de traduire sa singularité, sa différence, dans une époque où
la religion et la politique n’offrent plus comme autrefois la
possibilité d’affirmer son identité. À quoi s’ajoute le désir
narcissique de visibilité, de reconnaissance, de célébrité, lar-
gement renforcé par les médias et la poussée de l’individua-
lisation. L’art est précisément l’activité susceptible de satisfaire
pareilles attentes, d’autant que sa banalisation, à travers émis-
sions de télévision, magazines, reportages, donne à chacun
114 L’esthétisation du monde

l’idée que ce n’est pas un domaine réservé aux autres, mais


qu’il a toute légitimité à s’y faire entendre. L’artiste, ce n’est
plus l’autre, le prophète, le marginal, l’excentriqueÞ: ce peut
être, aussi, moi, tout un chacun. Dans le capitalisme artiste
tardif, «Þnous sommes tous artistesÞ».
Cet âge hypermoderne de la condition d’artiste prolonge,
en même temps qu’il rompt avec elle, la dynamique enclen-
chée au XVIIIe et surtout XIXeÞsiècle, où s’est développé le pro-
cessus de promotion sociale des artistes. Le premier âge de
l’égalité a rendu possible l’intronisation des artistes dans la
sphère de l’élite sociale, dans la société des salons, dans le
Tout-ParisÞ: parés de nouveaux prestiges, reconnus comme
des figures de grandeur morale et intellectuelle, voire comme
des mages, des guides inspirés, les artistes fréquentent alors
les salons mondains où ils sont admis sur un pied d’égalité,
ils accèdent au rang de héros littéraires et deviennent célè-
bres au point qu’on leur élève des statues à l’égal des hom-
mes politiques. Sous-tendues par le régime de l’égalité, se
sont effectuées une ascension sociale et une «Þaristocratisa-
tionÞ» des créateurs, qui se sont concrétisées aussi bien au
travers de leur reconnaissance par la haute société que par
leur revendication insolente d’une rébellion bohème96.
Une aristocratisation qui doit être pensée comme un phé-
nomène d’essence démocratique, en ce que l’excellence
sociale des artistes n’est pas attachée à un statut héréditaire,
mais au talent individuel, au travail, au mérite indépendant
de la naissance. Pour autant, la promotion sociale des artistes
ne s’explique pas seulement par l’œuvre de la révolution
démocratique. Elle est inséparable d’un culte nouveau, «Þla
religion de l’artÞ», qui s’est développée face à la crise méta-
physique et ontologique ouverte par les Lumières. À l’âge
moderne, l’Art s’impose comme ce qui doit remplacer la
métaphysique défaillante, contrebalancer la sécheresse des
savoirs scientifiques, faire contrepoids à l’aliénation ou
l’inauthenticité de la vie quotidienne97. C’est la conjonction
Le capitalisme artiste 115

de la nouvelle position sociale de l’artiste et de la sacralisa-


tion moderne de l’art qui explique, au XIXeÞsiècle, l’augmen-
tation du nombre des praticiens et des amateurs d’art.
Cette période inaugurale de l’égalité moderne qui a vu
s’affirmer l’ascension sociale des artistes et leur reconnais-
sance en tant que visionnaires-génies capables de révéler
l’Absolu, l’Être, l’Invisible, «Þles vérités les plus fondamenta-
les de l’EspritÞ» (Hegel), est achevée. On ne voit plus dans
les artistes des géants exprimant les vérités ultimes inaccessi-
bles à la raison philosophique ou scientifiqueÞ: ils sont deve-
nus des stars médiatisées, des espèces de «ÞcommunicantsÞ»
ou d’animateurs de la vie culturelle, dont la fonction est de
créer du nouveau, de faire ressentir des émotions particuliè-
res et changeantes via des œuvres où la dimension subjective,
parfois gratuite ou dérisoire, l’emporte largement sur la
dimension universelle et l’expression de l’Absolu. Le culte
du nouveau et de l’expression subjective s’est substitué à la
fonction de révélation ontologique attribuée par les moder-
nes à l’art. Après le sacre de l’art et des artistes investis d’une
fonction de révélation «ÞmystiqueÞ» de la vérité, voici le
temps plus prosaïque des artistes-vedettes qui, réconciliés
avec le marché et les médias, créent des monades fermées sur
elles-mêmes, des événements plus ou moins contingents en
écho à une vision ultra-individualiste ou narcissique. Le
poète romantique pouvait apparaître comme «Þla conscience
de soi de l’universÞ» (Novalis)98Þ; l’artiste avait vocation à
exprimer l’Être et présenter l’universel dans le particulierÞ;
nombre d’artistes des avant-gardes historiques (Kandinsky,
Mondrian, Malevitch, Arp, Lissitzky) se donnaient pour but
de mettre à jour et réaliser l’essence même de l’art. L’âge
hypermoderne a mis fin à cet imaginaire idéologique et,
dans le même temps, à la religion romantique de l’art.
Il n’y a plus de «Þgrands discoursÞ» de l’art, plus de visée
ontologique, plus de vision eschatologique, plus de grands
enjeux, plus de sens lourd. On a le sentiment que triomphent
116 L’esthétisation du monde

l’arbitraire individuel, le gadget inessentiel, l’escalade des sur-


enchères, le nouveau pour le nouveau, le spectaculaire pur.
Partout des fantasmes personnels et d’infinis petits jeux sur le
presque rien. Considérée globalement, la sphère artistique tend
à s’identifier à un ordre désubstantialisé, vaguement futile, sans
importance, sans conséquence, sans enjeu culturel majeur. À
cet égard, force est de l’observer, l’art contemporain se rap-
proche de plus en plus de l’univers superficiel et arbitraire de
la mode, il apparaît comme une manifestation de super-
mode, d’hypermode99. Au moment de la radicalité hypermo-
derne, s’efface la position suréminente de l’art comme
«Þdegré suprême de la pensée, de la sensationÞ» (Novalis)Þ:
avec le règne hypermoderne du pluralisme, du subjectivisme
et du relativisme esthétique, nous vivons non pas la fin de l’art
mais celle du fétichisme moderne de l’art. L’esthétisation
excroissante du monde et la désacralisation de l’art signent
ensemble la pleine maturité du capitalisme artiste.
La religion de l’art s’est éteinte, mais la magie de la vie
artiste, elle, se poursuit, qui s’identifie à un travail riche et épa-
nouissant, non routinier, non bureaucratique, et susceptible
qui plus est, dans une société médiatique où l’artiste n’est plus
maudit mais vedettarisé, de rapporter des gains élevés et de la
notoriété à ceux qui réussissent. Dorénavant, le travail démo-
cratique se lit non plus dans l’accession des artistes au sein des
cercles élitaires de la société, mais dans la banalisation de la
revendication de l’identité d’artiste, dans la légitimité de
l’auto-affirmation artistique de chacun. Et, enfin, dans la très
forte augmentation des vocations créatives. Ce qui se dissout,
c’est l’exceptionnalité artistique investie d’une mission supé-
rieure ou suréminenteÞ: l’égalité démocratique et le capita-
lisme transesthétique ont réussi à diluer l’opposition du
créateur et de l’homme ordinaire, du «ÞhautÞ» et du «ÞbasÞ»,
de l’artistique et du commercial, rendant plus banal le statut
d’artiste, quelle que soit par ailleurs la consécration mondiale
dont bénéficient les divas du marché. L’âge du capitalisme
Le capitalisme artiste 117

artiste tardif est celui de la désacralisation de la création qui


court parallèlement à la starisation des créateurs.

Professionnalisation et spécialisation
des activités artistiques

Les artistes ne sont plus identifiés à ce qu’ils ont pu êtreÞ:


des gens en marge, relevant d’une bohème sociale, représen-
tés symboliquement par des images qui en faisaient des êtres
à part, prophètes inspirés ou artistes maudits. Ils sont désor-
mais considérés comme appartenant à ce que d’aucuns
appellent la «Þclasse créativeÞ» et d’autres la classe des
«Þmanipulateurs de symbolesÞ»100. Et à leur côté figure tout
un ensemble de professions qui ont connu un formidable
développement dans le cadre des «Þindustries créativesÞ»101Þ:
critiques d’art, curateurs, galeristes, architectes, photogra-
phes, graphistes, designers102, agents artistiques, animateurs,
scénographes, producteurs, stylistes, traducteurs, professeurs
d’art.
Cette professionnalisation de l’art tend à en faire une acti-
vité régie, comme les autres, par des règles de fonctionne-
ment administratives et juridiques qui les intègrent au
système général du fonctionnement social. Ce que cher-
chaient depuis longtemps les écrivains — Corneille en fut
l’un des premiers, en défendant l’amorce d’un droit
d’auteur — ou les peintres — en négociant leurs toiles via
un marchand servant d’intermédiaire —, à savoir un statut
social et économique, est devenu la norme. La vie artistique
se trouve désormais réglée par des contrats, menée par des
agents, jugée par des experts, soumise à des polices d’assu-
rances et à des négociations d’avocats. Que Johnny Halliday
tombe malade, et c’est aussitôt bataille juridique, recherche
de responsabilités, instruction de procès avec centaines de
118 L’esthétisation du monde

millions d’euros à la clef. Que les scénaristes de Hollywood


se mettent en grève pour demander un intéressement aux
bénéfices, et c’est tout le secteur économique du cinéma qui
se trouve touché, avec là aussi des centaines et des centaines
de millions de dollars en jeu. Dans ce que Howard S.ÞBecker
appelle «Þles mondes de l’artÞ»103, le créateur ne peut plus
exister par lui-mêmeÞ: il est intégré à un processus complexe
de production, de distribution, de communication, qui fait
de la production artistique, au sens le plus large du terme,
un secteur impliquant largement les techniciens, mais aussi
les contrats juridiques de la relation au travail, les systèmes
d’assurance et de retraite, les conventions syndicales. Désor-
mais l’artiste qui réussit dans sa carrière est escorté de char-
gés d’affaires, d’avocats, de conseillers juridiques et fiscaux.
Et, comme tout secteur professionnel, celui des professions
d’art s’organise pour défendre ses droits.
On le voit à travers les tensions, les revendications et luttes
sociales. Un conflit comme celui des intermittents du specta-
cle, en même temps qu’il souligne les conditions difficiles de
la profession, traduit de façon évidente que le secteur artisti-
que fait désormais partie intégrante du système économique et
socialÞ; et au sein même de la vénérable Comédie-Française,
le personnel de plateau déclenche une grève pour réclamer,
par rapport aux émoluments jugés trop inégalitaires des
comédiens, une révision de la grille salariale pour l’ensemble
des salariés. Le nombre d’écoles, d’instituts, de formations
préparant aux métiers de l’art, de la culture, de la communi-
cation, de la mode, et la diversité des filières proposées en
sont une autre illustration. D’ailleurs, dans l’esprit des jeunes
générations, le désir de devenir artiste ne relève plus tant du
rêve romantique de l’aspiration à vivre entièrement pour son
art, fût-ce dans l’extrême pauvreté, que du projet de car-
rière, porté par l’idée de la fortune rapide et de la réussite
socialeÞ: être chanteur, comme Madonna, ou footballeur,
comme Zidane, et riche comme eux…
Le capitalisme artiste 119

Les possibilités de travailler dans le domaine artistique


sont d’autant plus importantes que le secteur voit le dévelop-
pement d’activités de plus en plus spécialisées et segmentées.
Les innovations technologiques, le renouvellement des arts,
les transformations des entreprises culturelles ont entraîné
une poussée de la division du travail artistique, de nouveaux
métiers, de nouvelles identités professionnelles, une diffé-
renciation et une spécialisation croissantes des activités créa-
tives. Là où l’artiste était un solitaire, l’activité esthétique
telle que le système la développe à présent réclame une
multiplicité d’intervenants. Il suffit, pour s’en rendre
compte, de regarder le générique d’un film hollywoodien
d’aujourd’huiÞ: le nombre des participants et la variété des
tâches y sont soutenus par un corporatisme très codifié, qui
fait que seuls peuvent intervenir sur le tournage des opéra-
teurs, des maquilleurs, des électriciens, des décorateurs, des
charpentiers, des conducteurs de voiture, des cuisiniers, des
loueurs de caravanes agréés par contrat passé avec la produc-
tion. Et il en va de même pour le moindre concertÞ: derrière
le chanteur seul sur scène avec sa guitare, on ne compte pas,
outre les musiciens qui l’accompagnent, la multitude de
gens qui font partie intégrante du spectacle, des techniciens
divers aux responsables logistiques, des agents de sécurité
aux conducteurs de camion transportant le matériel.

Éclat des stars et travailleurs de l’ombre

La disparité des revenus et des cotations accompagne cette


dynamique de différenciation. D’un côté, il y a les stars inter-
nationales, un nombre très réduit de grands noms bénéfi-
ciant d’une visibilité extrêmeÞ; de l’autre, il y a les obscurs au
statut précaire, à la visibilité infime et aux salaires à l’ave-
nant. Des artistes comme Jeff Koons ou Murakami voient
120 L’esthétisation du monde

leurs œuvres dépasser plusieurs millions de dollarsÞ; mais


seuls 6Þ% des plasticiens déclarent en France, en 2001, un
revenu annuel supérieur à 45Þ000 euros. Il n’est pas néces-
saire de rappeler la hauteur des cachets astronomiques des
superstars américaines, si ce n’est pour relever que celle-ci
ne fait que traduire la disparité extrême qui est la réalité de
la professionÞ: en 1983, 82Þ% des membres du syndicat des
acteurs américains ont reçu moins de 5Þ000Þdollars pour leur
prestation dans les films104. En 1994, 10Þ% des acteurs fran-
çais, grands noms de la scène et de l’écran, se partageaient
52Þ% des rémunérations totales versées aux comédiens, tan-
dis que la moitié des comédiens touchaient seulement 11Þ%
du montant total des cachets105Þ; et le phénomène va s’accen-
tuant.
Les cachets vertigineux des grandes stars ne sont évidem-
ment pas une réalité récente. Mais le niveau de rémunéra-
tion des vedettes, au cours des vingt dernières années, est
passé à un étage supérieur en raison du changement
d’échelle des marchés, de la quasi-disparition des contrats
stables, enfin de l’intéressement aux recettes des films. Le
cachet touché par Bruce Willis pour Sixième sens s’est élevé à
20Þmillions de dollars, mais l’acteur a gagné quelque 100Þmil-
lions de dollars grâce à l’intéressement aux résultats du film.
Avec le capitalisme artiste tardif, se renforcent les inégalités
intracatégorielles, l’enrichissement des plus célèbres, l’écart
entre les supergagnants et les perdants. Nous sommes à
l’heure du star system exacerbé, de la «Þwinner-take-all societyÞ»
(où le gagnant rafle toute la mise)106. Si le capitalisme créatif
transesthétique brouille les frontières de l’art et du com-
merce, il étale en revanche, de plus en plus clairement, des
écarts exorbitants dans le domaine de la réussite symbolique
et matérielle. C’est ainsi que le capitalisme artiste se caracté-
rise par «Þla production de larges écarts à partir de différen-
ces réduites au départ et le caractère cumulatif des avantages
concurrentiels précocesÞ»107.
Le capitalisme artiste 121

La consécration a ceci de caractéristique qu’elle concerne


maintenant des artistes jeunes et s’effectue dans un temps
très court. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les œuvres
d’avant-garde acquises par les musées étaient peu nombreu-
ses et n’étaient achetées que par de rares collectionneurs.
Et il était rare qu’un artiste d’avant-garde vende ou soit
reconnu en dehors de son milieu immédiat. Il n’en va plus
ainsi. À partir des années 1960, l’art contemporain est pres-
que immédiatement reconnu et acheté par des publics
bourgeois élargisÞ; les nouveaux talents sont très vite adop-
tés par le marché, accueillis dans les institutions publiques
et font une entrée de plus en plus précoce dans les collec-
tions privées. On voit se multiplier les rétrospectives d’artis-
tes de plus en plus jeunes. L’intervalle entre le début de
carrière et la célébrité se réduit parfois à quelques années.
Tout, tout de suiteÞ: le système marche à l’accélération du
processus de reconnaissance, à la respectabilité quasi immé-
diate, aux revenus élevés gagnés très tôt dans la carrière
pour ceux qui «ÞréussissentÞ». Le capitalisme transesthétique
est pressé de rentabiliser les investissements, les noms et
notoriétés. En développant la logique du star system, le
capitalisme artiste a aligné le fonctionnement de l’art sur la
temporalité courte de l’immédiateté médiatique et de la
mode.
Enfin, le remarquable est que dans les mondes actuels de
l’art, les inégalités extrêmes en matière de notoriété et de
gain, tout en suscitant parfois contestation et indignation au
vu de la disparité trop criante, surtout en temps de crise,
entre l’énormité des sommes qui reviennent aux célébrités
de l’art, du cinéma, du sport, du showbiz108, et la modestie
des revenus de la masse, n’en génèrent pas moins une sorte
de curiosité, voire de fascination. Si l’inflation des chiffres
est inégalement acceptée, elle est pourtant partout étalée et
commentée avec gourmandise, mise en scène par les médias
qui célèbrent les meilleures ventes de livres ou de titres musi-
122 L’esthétisation du monde

caux, les entrées record dans les salles de cinéma, les cachets
faramineux des stars, les sommets atteints dans les ventes aux
enchères par les œuvres d’art. Une spectacularisation média-
tique qui, du coup, amplifie encore les inégalités de célébrité
et de rémunération. Le capitalisme transesthétique n’est pas
seulement cette formation qui répand l’art dans les objets de
la vie ordinaire, il est aussi le système qui a réussi à faire du
prix des œuvres et du gain des artistes la marque même de
leur excellence. Damien Hirst est plus célèbre par le prix de
ses œuvres que par le contenu artistique de celles-ciÞ: il a été
ainsi classé comme «Þl’artiste vivant le plus cher du mondeÞ».
Parce que la cote des artistes est devenue le signe ultime de
leur qualité, le triomphe du marché est autant économique
que culturelÞ: il a changé la manière de percevoir, d’appré-
cier, de qualifier l’art et les artistes. Sur ce plan, c’est moins
l’art qui gagne que la logique proprement économique du
capitalisme.

L’ESPRIT DU CAPITALISME ARTISTEÞ:


FORCE DE LA CRITIQUE OU PUISSANCE
DU MARCHÉÞ?

Capitalisme artiste et critique artiste

On ne peut naturellement rendre compte de pareil boule-


versement du capitalisme sans prendre en compte tout un
ensemble de facteurs nouveaux, économiques, politiques et
technologiques. Mais d’autres facteurs, plus spécifiquement
idéologiques, ont pu être également soulignés, tel en parti-
culier ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello appellent la
«Þcritique artisteÞ»109, dans laquelle ils voient l’une des deux
Le capitalisme artiste 123

grandes forces idéologiques majeures à l’origine du tournant


du capitalisme contemporain.
Depuis sa formation, le capitalisme s’est vu adresser de vio-
lentes critiques reposant sur divers motifs d’indignation.
Parmi ceux-ci se trouvent, d’une part, la misère et les inéga-
lités sociales, lesquelles sous-tendent la «Þcritique socialeÞ»Þ;
d’autre part, l’oppression des êtres, le désenchantement,
l’inauthenticité des objets, des personnes et des sentiments
qui sont, eux, à l’origine de la «Þcritique artisteÞ» qui se pré-
sente comme une contestation radicale de la rationalisation,
de la réification et de la marchandisation capitalistes. Cette
forme de critique, qui voit le jour dans la deuxième moitié
du XIXeÞsiècle et s’enracine dans le dandysme et la bohème, a
connu une forte amplification vers la fin des années 1960
avec la contre-culture et la contestation virulente de la
société de consommation, des modes de vie bourgeois, de
toutes les formes d’aliénation et d’assujettissement (disci-
pline du travail, familialisme, morale sexuelle, autorité, hié-
rarchie). Ce moment de hautes eaux critiques voit monter
une multitude de revendications appelant au plaisir, à la
créativité, à la spontanéité, à une libération touchant toutes
les dimensions de la vie.
C’est pour répondre à cette critique artiste que s’est forgé
un «Þnouvel esprit du capitalismeÞ», en particulier sous les
espèces d’un néomanagement qui, dénonçant les grandes
organisations hiérarchisées, rigides et planifiées, met en
valeur de nouveaux dispositifs managériaux (entreprise en
réseau, équipes autonomes de travail, qualité totale, réduc-
tion des échelons hiérarchiques). Autant de propositions qui
sont l’écho des dénonciations de la critique artiste, des aspi-
rations à l’autonomie, à l’autoréalisation des individus, à un
monde «Þplus humainÞ», plus convivial, plus authentique.
C’est également en réaction à la prolifération des objets
inutiles et laids, à la dictature du quantitatif, au règne de
l’inauthenticité et de la standardisation, que le capitalisme
124 L’esthétisation du monde

s’est engagé dans un processus de «Þmarchandisation de la


différenceÞ» via une production en petites séries de biens et
services plus singuliers, plus différenciés, destinés à réduire
le malaise lié à la massification du monde industriel. D’où le
développement des produits dits «ÞauthentiquesÞ» (paysage,
patrimoine, lieux typiques), ainsi que le formidable investisse-
ment dans les industries culturelles, dans le tourisme, l’hôtel-
lerie, la restauration, la mode, le design, la décoration
intérieure, comme manière de répondre aux critiques de
l’inauthenticité de la vie quotidienne. C’est ainsi que la criti-
que artiste pourrait être la force idéologique principale au
principe de l’essor du capitalisme créatif, l’esthétisation du
monde apparaissant comme la récupération par l’ordre mar-
chand des dénonciations de ses ennemis110.
S’il est incontestable (on le verra, à propos de la question
du design, à travers les théories développées par Ruskin,
William Morris et les voies prônées par des mouvements
comme Arts &ÞCrafts) que l’âge industriel a bien fait naître
quelque chose comme une critique artiste, reste à savoir
quelle a été son influence réelle sur le redéploiement trans-
esthétique du capitalisme. À cet égard, quelle que soit
l’importance du rôle qu’ont joué les utopies et critiques
sociales de l’inauthenticité, tout indique qu’elles ont été
beaucoup moins décisives que les stratégies proprement
commerciales «ÞexploitantÞ» les dispositions esthétiques du
consommateur, la séduction du beau, l’attrait en soi de
l’émotion et de la distraction. En ce sens la mutation que
constitue le capitalisme artiste est plus à rattacher à la «Þmain
visible des managersÞ»111 comprenant tout le potentiel de
rentabilité que recèlent les rêves, les fictions et les émotions
humaines, qu’aux mouvements d’indignation ou de révolte
contre l’inauthentique.
À preuve, le grand magasin et l’affiche publicitaire, qui
sont deux grandes manifestations esthétiques du premier
stade du capitalisme artiste. Dans les deux cas, le travail artis-
Le capitalisme artiste 125

tique est venu en réponse à des objectifs strictement com-


merciaux, aux nouveaux besoins du grand commerce et des
industriels comprenant parfaitement tout le potentiel com-
mercial que pouvaient représenter le «ÞdécorÞ», la mise en
scène esthétique, la séduction des lieux et des images. C’est
pour émerveiller le chaland et stimuler l’achat que Bouci-
caut s’est attaché à transformer le Bon Marché en palais de
rêve. C’est également pour accroître la notoriété de leur
marque, l’emporter sur les concurrents, augmenter leur chif-
fre d’affaires, que les industriels ont confié à des graphistes,
des dessinateurs, des peintres le soin de produire des affi-
ches de qualité artistique frappant l’imagination et sédui-
sant l’œil. Non pas récupération de la «Þcritique artisteÞ»
moderne, mais logique commerciale utilisant l’attractivité
«ÞéternelleÞ» et immédiate de la beauté et de la séduction.
Le grand magasin et la réclame n’illustrent pas seuls la
mise en place des stratégies de séduction au début du capita-
lisme artiste. Ainsi le cinéma s’est-il construit d’emblée
comme une industrie de rêve, créant des stars éblouissantes,
proposant au public des fictions, des émotions, du rire, les
plaisirs de l’évasion, autrement dit en prenant appui sur des
aspirations anthropologiques premièresÞ: plaisirs, récits, ima-
ges, émotions, beauté, rêve. Un des grands dispositifs du
capitalisme artiste naissant, le cinéma, est né et s’est déve-
loppé sans rien devoir aux critiques adressées au capitalisme.
Nulle réponse à des critiques ou à des demandes d’authenti-
cité, mais l’invention d’un mixte industrie-art reposant sur
l’exploitation des émotions.
Le début du XXeÞsiècle voit également apparaître dans le
monde industriel des propositions visant à marier intime-
ment style et production afin de conquérir les marchés. En
Allemagne, l’industriel Walther Rathenau confie à l’archi-
tecte Peter Behrens la tâche de donner une identité de style
aux productions de AEG, avec la conviction que la dimen-
sion esthétique est conforme aux intérêts de l’entreprise.
126 L’esthétisation du monde

General Electric fonde le comité de «Þl’esthétique du pro-


duitÞ» au début des annéesÞ1920. Encore aux États-Unis,
Daniel H.ÞBurnham, s’exprimant dans le cadre du Chicago
Commercial Club, soutient que «Þla beauté a toujours mieux
payé que tout autre bien et il en sera toujours ainsiÞ». E.ÞCal-
kins publie en 1927 «ÞBeauty, The New Business ToolÞ», un
article dans lequel la dimension esthétique est posée comme
instrument devant servir à générer ventes et profitsÞ: selon
Calkins, le temps de l’efficacité est quasiment révolu, place
doit être faite à ce qu’il appelle la «ÞbeautéÞ», laquelle crée
un climat de stimulation et de compulsion d’achat bénéfique
aux affaires. Raymond Loewy, dans l’entre-deux-guerres,
réussit à convaincre de nombreux industriels que «Þla laideur
se vend malÞ», alors que l’aspect attrayant des produits faci-
lite l’essor du commerce. Au même moment, Roy Sheldon et
Egmont Arens présentent le changement de style («Þstyle
obsolescenceÞ») comme le nouvel Eldorado des affaires, tout
bien devenant de la sorte un bien non durable, sans cesse
renouvelable112. L’incorporation du principe de stylisation
dans la production des objets industriels s’est diffusée lors-
que les industriels ont réalisé le pouvoir marchand de la
«ÞbeautéÞ» et l’avantage compétitif qu’elle pouvait procurer
sur des marchés concurrentiels.
Et plus tard, à partir des années 1980, c’est moins pour
faire face aux «Þintenses demandes d’authenticité et de démas-
sificationÞ» que le capitalisme s’est engagé dans des produc-
tions différenciées de séries courtes que pour enrayer le
ralentissement de la consommation lié à la saturation des
marchés domestiques des biens de consommation durable.
Le capitalisme artiste doit moins son formidable essor aux
dénonciations de l’économie libérale qu’à son mouvement
propre impulsé par les logiques de concurrence et d’innova-
tion permanente. C’est de l’intérieur même de la machine
économique qu’est né et que s’est développé le capitalisme
Le capitalisme artiste 127

artisteÞ: il est l’enfant de l’économie libérale, plus que de ses


détracteurs.

Capitalisme artiste et mythologie du bonheur

Non seulement l’idée de critique artiste ne rend pas


compte des forces réelles qui ont entraîné les métamorpho-
ses transesthétiques du capitalisme, mais Luc Boltanski et
Ève Chiapello surestiment le rôle de celle-ci dans les trans-
formations de «Þl’espritÞ» du capitalisme.
On sait depuis Max Weber que le capitalisme a besoin
d’un ensemble de croyances, d’un «ÞespritÞ» qui contribue à
justifier son ordre, à motiver les hommes, à favoriser l’inté-
riorisation des contraintes et l’adhésion au système. Dans sa
forme originelle, l’esprit du capitalisme a coïncidé avec la
création d’un nouveau rapport à l’activité professionnelle,
celle-ci devant être réalisée comme une «ÞvocationÞ», un
devoir, un but en soi de l’existence. L’esprit premier du capi-
talisme s’affirme sous la forme de devoirs prescrivant une
conduite rationnelle à l’intérieur même du travail, d’une
éthique puritaine condamnant les jouissances de la richesse
et les joies que l’existence peut offrir. C’est ainsi que l’esprit
du capitalisme n’est pas né de l’intérieur de lui-même à par-
tir d’une logique utilitariste, la conduite rationnelle prescrite
plongeant ses racines dans des croyances et des pratiques
religieuses, dans l’esprit de l’ascétisme chrétien113.
Il n’en va évidemment plus de même avec le nouvel esprit
du capitalisme, lequel se définit par un système de légitimité
diamétralement opposé, étant centré sur la valorisation des
jouissances matérielles, l’hédonisme du bien-être, du divertis-
sement et des loisirs. Dans ce cas, la justification fondamentale
du capitalisme artiste n’est autre que l’élévation perpétuelle
du niveau de vie, le bien-être pour tous, les satisfactions sans
128 L’esthétisation du monde

cesse renouvelées, la perspective d’une vie belle et excitante.


C’est ainsi qu’à un système de justification morale s’est substi-
tuée une légitimation de type esthétique puisque valorisant les
sensations, les jouissances du présent, le corps de plaisir, la
légèreté de la vie consumériste. Notons que cet ordre de
valeurs ne trouve pas ses racines ultimes dans la «Þcritique
artisteÞ» radicale, mais beaucoup plus profondément dans
l’idéologie individualiste des droits de l’homme affirmant
l’universalité des droits à l’égalité et au bonheur. L’idéologie
du bien-être consumériste ne s’est pas construite en réponse
aux rejets de la modernité déshumanisante du capitalisme,
mais en développant un modèle individualiste, matérialiste et
marchand de l’idéal démocratique du bonheur.
En même temps, ce ne sont plus des argumentations
morales qui construisent au jour le jour la légitimité du capi-
talisme, mais des images, des stimulations, une ambiance,
une espèce d’utopie esthétique fabriquée par les médias, les
objets, les vitrines, la publicité, le cinéma, le tourisme. Il faut
s’en convaincreÞ: le capitalisme artiste n’est pas seulement
producteur de biens et de services marchands, il est dans le
même temps «Þle lieu principal de la production symboli-
queÞ»114, le créateur d’un imaginaire social, d’une idéologie,
de mythologies signifiantes. La société de consommation «Þest
à elle-même son propre mytheÞ», écrivait justement Baudrillard,
un mythe sans grandeur, sans extériorité ni transcendance,
mais qui constitue «Þun discours plein, autoprophétique, que
la société tient sur elle-même, un système d’interprétation
globalÞ»115, une constellation inédite de valeurs capable de
faire rêver les masses.
L’ethos du capitalisme artiste s’est ainsi moins constitué en
incorporant la contestation radicale des valeurs du capita-
lisme qu’en inventant, sous la contrainte du jeu de la concur-
rence, des impératifs d’innovation et de conquête des
marchés, une culture matérialiste, hédoniste et individualiste
du bonheur plongeant ses racines dans les valeurs démocra-
Le capitalisme artiste 129

tiques issues des Lumières. Le rôle historique attribué à la


critique artiste est surestiméÞ: c’est principalement le fonc-
tionnement même de l’économie moderne et de ses méca-
nismes concurrentiels qui a engendré l’ensemble de fins, de
valeurs, de mythologies, autrement dit les «Þsignifications
sociales imaginairesÞ» (Castoriadis) typiques du nouvel esprit
capitaliste. On ne doit pas réduire celui-ci aux idées-valeurs
qui sous-tendent l’entreprise en réseau et aux opérations de
récupération des demandes de liberté et d’authenticité, tant
il est constitué, en son cœur, par les idéaux hédonistes et la
«Þfun moralityÞ»Þ: une idéologie qui s’est généralisée, dès les
annéesÞ1950, avant même les flèches de la contre-culture. Et
ce système de justification «ÞesthétiqueÞ» doit plus à la dyna-
mique de l’idéologie individualiste et à la recherche de nou-
velles possibilités de profit et de marchés qu’à la critique
artiste stigmatisant l’ordre marchand libéral. Il faut voir dans
le nouvel esprit du capitalisme moins une récupération de
cette dernière qu’une invention du marché lui-même, géné-
rateur de raisons culturelles et de significations symboliques.
C’est pourquoi on ne peut souscrire à l’idée selon laquelle
«Þl’opérateur principal de création et de transformation de
l’esprit du capitalisme est la critiqueÞ»116. C’est le capitalisme
qui a permis de diffuser dans toutes les couches sociales les
normes hédonistes d’accomplissement de soi. Si l’on prend
quelque distance avec le point de vue des acteurs de l’époque,
la critique artiste des années 1960-1970 n’a fait que pousser d’un
cran — fût-il radical — une logique esthétique enclenchée
déjà, de son côté, par le capitalisme de consommation lui-
même. Il n’est pas exact de voir dans la critique de l’inauthen-
tique l’élément clé ayant permis le tournant du néocapita-
lisme. Par-delà leurs antinomies évidentes, le capitalisme de
consommation et les courants de la critique artiste ont tra-
vaillé ensemble au même discrédit de l’ancien système de légi-
timation de la modernité disciplinaire. L’analyse de Boltanski
et Chiapello sous-estime trop la puissance du capitalisme à
130 L’esthétisation du monde

ébranler les configurations idéologiques traditionnelles et à


inventer son système de légitimité. Si les idéaux de la contre-
culture ont réussi à transformer les mœurs et les valeurs et à
s’imposer dans le corps social, c’est que le capitalisme de con-
sommation avait déjà, de son côté, dissous la culture discipli-
naire-autoritaire à l’ancienne. De ce point de vue, l’œuvre
propre du capitalisme, sous la pression permanente de la con-
currence, a sans doute été plus significative que les valeurs au
nom desquelles il a été radicalement critiqué et contesté.

Le capitalisme artiste au défi de l’exigence écologique

Relativiser le rôle de la critique artiste dans le développement


du capitalisme transesthétique ne signifie pas nier tout rôle à la
critique. En particulier, nous sommes au moment où, précisé-
ment, un type de conscience critique est en train de réaména-
ger l’idéologie du capitalisme. Simplement, ce n’est ni la
critique artiste, ni la critique sociale qui se trouve au premier
plan, mais la critique écologique. Le processus est déjà engagéÞ:
de plus en plus d’entreprises jouent maintenant la carte du res-
pect de l’environnementÞ; on ne parle plus que d’économiser
l’énergie, préserver les ressources naturelles, réduire le CO2,
recycler les déchets, lutter contre la déforestation. Le design et
l’architecture écologique font florèsÞ; même les marques de
mode font profession de foi écologique. Partout on célèbre les
éco-produitsÞ: le respect de l’environnement est devenu un
argument de vente des spécialistes du marketing.
À cet égard le changement est remarquable. Le capitalisme
qui s’est déployé sous le signe de la légèreté, du culte du pré-
sent, du gaspillage, du ludique, est désormais contraint, en
réponse aux nouvelles exigences relatives à la préservation de
l’écosphère, d’incorporer ce qui lui était étranger, à savoir le
principe de responsabilité appliqué à l’avenir, le souci plané-
Le capitalisme artiste 131

taire, la considération de l’impact de la production sur l’envi-


ronnement. À l’évidence un nouveau système de légitimité se
construit sous la pression de la critique écologiqueÞ: celle-ci est
et sera de plus en plus un agent majeur de transformation tant
de l’esprit du capitalisme que de ses réalisations concrètes.
Mais point d’illusionÞ: la nouvelle idéologie qui s’agence
ne renoue nullement avec l’éthique ascétique à l’ancienne.
N’attendons pas du capitalisme artiste qu’il mette sur un pié-
destal les valeurs de frugalité. Il intègre certes maintenant
une nouvelle dimension éthique — le respect de l’environ-
nement ou le développement durable — mais sans renoncer
pour autant à la dimension esthétique (hédonisme, ludisme,
beauté, image, créativité) qui le constitue en tant que capita-
lisme de consommation. C’est ainsi qu’on voit apparaître ces
nouvelles orientations mixtes que sont, par exemple, la con-
sommation responsable, le luxe durable, le tourisme vert.
Nous voici à l’heure de l’hybridation de l’esthétique et de
l’éthique, de l’art et de l’écologieÞ: c’est cette alliance qui va
constituer le cœur des justifications du capitalisme transes-
thétique qui s’annonce.
ChapitreÞII

LES FIGURES INAUGURALES


DU CAPITALISME ARTISTE

Le capitalisme artiste ne date pas d’aujourd’hui, ni même


d’hier. Sa carrière historique commence de fait avec l’indus-
trialisation, avec la production en série et l’économie
moderne de la consommation. Et s’il arrive à pleine maturité
au cours de la seconde moitié du XXeÞsiècle, il n’en existe pas
moins, un siècle plus tôt, dès l’origine, quoique de manière
beaucoup plus limitée, au travers de divers dispositifs qui par
la suite prendront une tout autre ampleur économique et
sociale.
Avec le capitalisme artiste s’inventent une dynamique et
un fonctionnement économique de type radicalement nou-
veau. Ce n’est évidemment pas la première fois dans l’his-
toire que se déploient des marchés esthétiques, des logiques
économiques se mariant avec l’art et les arts. Il y avait, notam-
ment, avant l’âge industriel, une grande diversité de produc-
tions esthétiques et de stylesÞ: les objets d’artisanat, les
produits de mode, les créations d’ateliers. Mais ces activités
présentaient une double caractéristique. En premier lieu,
elles étaient «ÞencastréesÞ» dans le tissu social1, encadrées par
la coutume, par les réglementations strictes édictées par les
villes et les corporations. En deuxième lieu, ces productions
de type artisanal s’effectuaient sur des marchés locaux et iso-
lés, donc de taille réduiteÞ: petite production, provenant de
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 133

petites unités — d’ébénisterie, de joaillerie, d’horlogerie, de


couture —, et intervenant dans un univers marchand frag-
menté à l’extrême, où jouaient non pas la concurrence libre2
mais la spécificité du savoir-faire et la proximité de ceux qui,
formés par l’apprentissage en atelier et encadrés par les
règles corporatistes, possédaient l’art adéquat. Autrement
dit, les marchés qui existaient n’avaient rien à voir avec l’éco-
nomie de marché caractéristique du capitalisme moderne. Pour
qu’adviennent les premières formes du capitalisme artiste, il
a fallu que soient réalisées les conditions générales permet-
tant l’essor d’une économie libéraleÞ: autonomisation de la
sphère économique par rapport aux autres sphères de la vie
sociale, avènement d’une économie commandée par les prix
du marché et par eux seuls, constitution de marchés pour
tous les éléments de l’industrie, essor d’une demande de
masse, indifférenciée et anonyme, prééminence de l’individu
sur la communauté.
Ces conditions n’ont pu se réaliser qu’au XIXeÞsiècle. Le
capitalisme industriel et libéral a bouleversé de fond en com-
ble l’ancien monde réglementé dans lequel l’économique
était absorbé dans le système social. Dès les années 1870-
1880, s’est mis en place un régime inédit de production et
de distribution fonctionnant sur des marchés de grande
ampleur. Ceux-ci ne sont plus locaux ni même régionaux,
mais nationaux, du fait de l’avènement d’une production
industrielle de biens de consommation ainsi que des moyens
modernes de transports et de communication. Ceux-ci, com-
binés avec les nouvelles machines à processus continu débi-
tant des produits en très grande quantité et de manière
automatique, sont à l’origine directe de l’âge de la produc-
tion de masse et du marché de masse3. En mettant à la por-
tée de tous et sur l’ensemble du territoire tout un ensemble
de produits standardisés (cigarettes, allumettes, céréales pour
le petit-déjeuner, potages, lait condensé en boîte, viande
en conserve, pellicules photographiques…), les entreprises
134 L’esthétisation du monde

industrielles modernes ont créé les premiers marchés de


masse, le premier âge de la société de consommation.
La révolution de la production de masse s’est doublée
d’une double révolution dans les modalités de commerciali-
sation et de communication des marchandises. La première,
la plus spectaculaire, consiste dans l’invention des grands
magasinsÞ; la seconde, dans celle du design, du packaging et
de la publicité moderne. Ces révolutions ont mis en place
des dispositifs majeurs du capitalisme artiste naissant, par les-
quels le pouvoir des entreprises de former et de modeler le
marché s’est trouvé considérablement accru.
Le nouveau régime de production a rendu possible l’appa-
rition de la grande distribution moderne. C’est avec celle-ci
que le capitalisme artiste commence véritablement son aven-
ture historique «Þen grandÞ», donnant une place centrale et
inédite à la théâtralisation du lieu de vente, à la mise en
scène des marchandisesÞ: la logique de séduction s’est immis-
cée dans le fonctionnement même du commerce de consom-
mation. Un capitalisme inédit se met en place qui, mariant
commerce et émotion esthétique, crée un monde d’images
et de rêves marchands ainsi que l’écrit Benjamin analysant
les «ÞpassagesÞ» parisiensÞ: «ÞLe capitalisme fut un phénomène
naturel par lequel un sommeil nouveau, plein de rêves, s’abat-
tit sur l’Europe, accompagné d’une réactivation des forces
mythiques.Þ»4
La montée en puissance du processus de séduction esthé-
tique se manifeste également à travers l’invention et l’essor
du packaging. Afin d’écouler la production des nouvelles
machines à haut débit, les industriels ont commencé à con-
ditionner leurs produits plutôt que de les vendre en vrac
comme il était de règle précédemment. Dès lors le consom-
mateur ne peut plus juger des produits en les voyant directe-
ment, en les touchant ou en les goûtant mais seulement
d’après l’emballage et la marque qui y figureÞ: à l’accès tac-
tile et polysensoriel a succédé un mode d’évaluation indirect,
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 135

abstrait, imaginaire des biens de consommation. D’où l’exi-


gence de soigner le visuel des emballages (dessin, graphisme,
couleur) afin de capter l’attention et le désir des consomma-
teurs. Avec le packaging, les produits de grande consomma-
tion ne se séparent plus d’une dimension de petite
théâtralité décorative et suggestiveÞ: ils deviennent des élé-
ments de spectacle du quotidien. En empêchant le contact
physique avec les produits, le packaging n’a fait, paradoxale-
ment, qu’accentuer leur puissance de stimulation des goûts
en permettant, via les jeux scénographiques, une mise en mou-
vement des projections imaginaires du consommateur5.
L’âge de production en grande série a vu se déchaîner les
critiques contre le mauvais goût et la laideur de la produc-
tion industrielle. C’est dans ce cadre que sont apparus divers
courants ambitionnant d’améliorer la qualité esthétique des
objets fabriqués en série, de réconcilier création et standardi-
sation, beauté et industrie, art et technique moderne.ÞRen-
dre plus purs et surtout plus beaux, plus attractifs, les objets
industriels a commencé à s’imposer comme un défi pour un
certain nombre d’entreprises. Avec le premier capitalisme
moderne de consommation, a ainsi débuté un processus de
stylisation du monde industriel et commercial, au travers de
ces deux grands dispositifs que sont le design des objets d’un
côté, le faste décoratif des nouveaux espaces de vente que
constituent les grands magasins de l’autre.
L’impératif esthétique intervient très vite comme moyen
pour donner toute sa force à la vente et accroître les profits
des industrielsÞ; et cette logique a gagné également le monde
de la communication commerciale au travers de la publicité
moderne. Celle-ci va remplacer les traditionnelles annonces
à fonction purement informative et son objet premier sera
d’offrir une image spectaculaire, distractive, du produit et de
la marque.
Logique de distraction qui s’est encore concrétisée à
grande échelle avec l’essor du cinéma lequel, parallèlement
136 L’esthétisation du monde

à la publicité, à la Haute Couture et aux grands magasins,


constitue l’une des figures les plus emblématiques du capita-
lisme artiste inaugural. Si Boucicaut a voulu transformer le
Bon Marché en «Þpalais de conte de féesÞ», Hollywood s’est
imposé dans les premières décennies du XXeÞsiècle comme
un mixte d’art et d’industrie, une industrie de divertissement
de masse, une «Þusine à rêvesÞ». Produisant sans cesse de
nouveaux films de différents genres, créant des stars subli-
mes de beauté, le cinéma s’affirme tout à la fois comme
industrie et comme art. En tant qu’industrie exigeant des
investissements parfois massifs, il recherche le succès com-
mercial le plus grand possible afin de rentabiliser les capi-
taux mobilisésÞ; en tant qu’art, il crée des prototypes, des
récits, des imaginaires, des stars faisant rêver le grand nom-
bre. Le capitalisme artiste naissant a inventé de toutes pièces
un art de consommation de masse, des industries de séduc-
tion, ainsi qu’un monde de rêve porté par la marchandise.
Embellir, séduire, innover, distraireÞ: telles sont les lois
d’airain du capitalisme artiste. À partir du deuxième tiers du
XIXeÞsiècle, toute une série de phénomènes technologiques,
économiques et esthétiques ont transformé les lieux de vente
puis, peu ou prou, l’univers de la publicité, des objets, du
cinéma et de la musique selon ces voies inédites. Une nou-
velle civilisation est née qui s’emploie, avec des succès très
inégaux, à marier art et industrie, séduction et commerce,
divertissement et business, esthétique et communication. Le
code génétique du capitalisme artiste est en place qui est à
l’origine de l’essor d’un art commercial, d’un art industriel,
d’un art de la distraction reposant sur les principes du chan-
gement perpétuel, de la séduction esthétique, du divertisse-
ment de masse. Capitalisme de consommation et capitalisme
artiste vont ensemble.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 137

LES TROIS PHASES


DU CAPITALISME ARTISTE

Dans cette perspective, on peut distinguer trois grandes


périodes du capitalisme artiste, lesquelles correspondent aux
trois phases historiques du capitalisme de consommation6. Ce
sont ces grands moments qu’on se propose d’analyser ici, en
privilégiant, dans ce chapitre, les figures structurantes qui mar-
quent la naissance et les premiers développements historiques
du capitalisme artiste. Pour en tracer les grandes lignes, on
n’en retiendra que les éléments de base, les grands traits sim-
plifiés, mais aptes à saisir l’évolution de ce qui est un mouve-
ment général et croissant d’esthétisation du monde de la
production, de la distribution et de la consommation de masse.
La première phase, qui recouvre le premier siècle du capita-
lisme de consommation jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,
voit naître les principes mais aussi quelques-unes des structures
majeures du capitalisme artisteÞ: grands magasins, industrial
design, Haute Couture, publicité, cinéma, industrie musicale.
Ce cycle est marqué par un capitalisme artiste restreint.
Dans la deuxième phase, qui recouvre les décennies «Þglo-
rieusesÞ», des années 1950 aux années 1980, la logique artiste
gagne en puissance économique et en surface socialeÞ; elle se
répand dans le design, la mode, la publicité, les industries
culturelles, même si l’organisation fordienne des entreprises
limite encore étroitement la dimension esthétique. S’est
constitué alors un capitalisme artiste étendu.
La troisième phase, qui correspond au capitalisme des
trente dernières années, est celle de l’excroissance des mondes
de l’art, des multinationales de la culture, de la planétarisa-
tion du système artiste. Mais, également, de la démultiplication
des esthétiques, de la dérégulation de l’ancienne opposition
138 L’esthétisation du monde

entre art et économie, des hybridations en tout genre où se


croisent l’industrie, le commerce, l’art, la mode, le design, la
publicitéÞ: le capitalisme artiste voit triompher sa dimension
transesthétique. Autrefois mineur, il fonctionne aujourd’hui
en régime majeur, hyper et planétaireÞ: son rôle dans le fonc-
tionnement du capitalisme d’hyperconsommation ne cesse
de gagner en puissance.
Le capitalisme artiste est maintenant porté par un destin
mondial. Mais il garde la trace de ses figures inauguralesÞ: ce
sont les plus emblématiques d’entre elles, constitutives des
phasesÞI et II, qui font l’objet du présent chapitre.

L’INVENTION DU GRAND MAGASINÞ:


LES PALAIS DU DÉSIR

La figure la plus immédiatement visible, repérée, observée,


commentée, qui place le capitalisme dans son aventure artiste,
est indéniablement le grand magasin7. La grande distribution
ayant charge d’écouler les articles standardisés s’est imposée
très tôt, à travers lui, comme un spectacle étincelant de beauté,
de théâtralité et de luxe. Le capitalisme de consommation a
inventé et multiplié de nouveaux espaces esthétiquesÞ: des
«ÞtemplesÞ» du shopping qui, combinant commerce et mise en
scène, ont donné le coup d’envoi du capitalisme artiste.
Dans le système traditionnel, la distribution s’effectuait au
travers de magasins de petite taille, sans rayonnement natio-
nal et ne touchant qu’une clientèle réduite. Les produits pré-
sentés pouvaient certes offrir des qualités esthétiques, mais les
bazars, les boutiques, les étals de marché des temps antérieurs
ignoraient pour l’essentiel le principe de la mise en scène
décorative des lieux de venteÞ: ce qui dominait, c’étaient le
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 139

stockage, l’accumulation des produits, l’empilement plus ou


moins ordonné des marchandises sans effort de style ni souci
du consommateur. Ce qui faisait une boutique «ÞricheÞ» était
la qualité des produits ou le luxe des articles présentés, non la
théâtralité ou l’élégance de l’espace commercial.
Face au monde du petit et de l’obscur qui était celui du
commerce boutiquier, les grands magasins créent, par leur
gigantisme, leur architecture et leur décor, un monde magi-
que et théâtral, une atmosphère de fascination et de fête, des
lieux emplis de couleurs et de sensations frappant les imagina-
tions. Zola a illustré cette transformation profonde dans Au
Bonheur des Dames, en opposant la boutique à l’ancienne, dont
l’enseigne — Au Vieil Elbeuf — est révélatrice d’un temps
désormais passé, au temple triomphant du nouveau commerce.
Sa description dégage les traits de ce qui est, au sens fort du
terme, une révolution commerciale. Le grand magasin se
signale en effet, dès l’abord, non seulement par sa monumen-
talité, mais aussi par sa splendeur. Ce rêve féerique, Octave
Mouret, le futur directeur du Bonheur des Dames, lui donne
corps lorsque, imaginant dans Pot-Bouille le futur grand maga-
sin de ses rêves, il «Þse montr[e] plein de mépris pour l’ancien
commerce, au fond de boutiques humides, noires, sans éta-
lageÞ», auquel il oppose «Þun commerce nouveau, entassant
tout le luxe de la femme dans des palais de cristalÞ»8.

ArchitectureÞ: le commerce en spectacle pharaonique

Révolution du grand magasinÞ: c’est le changement d’échelle


du bâtiment qui apparaît comme le trait le plus spectaculaire
de la mutation commerciale. Et c’est son gigantisme qui
attire d’emblée la foule comme à un spectacle. Avec ses
50Þ000Þm2 au sol, le Bon Marché en offre la figure prototypi-
que. Non pas qu’il soit le seulÞ: le Louvre et le Bazar de
140 L’esthétisation du monde

l’Hôtel de Ville s’ouvrent dans les mêmes années, comme,


un peu plus tard, aux États-Unis, Stewart’s, Lord and Taylor,
Arnold Constable and Co. Mais le magasin parisien s’impose,
par l’ampleur et l’exemplarité de ce qu’il est, comme le
modèle qui fait véritablement référence, tout particulière-
ment lorsque Aristide Boucicaut forme le projet de cons-
truire un nouveau bâtiment qui représente la quintessence
d’un système de vente qu’il entend pousser à sa perfection.
L’édifice dont il pose la première pierre le 9Þseptembre 1869
traduit la puissance affichée d’un capitalisme commercial
qui y trouve les conditions mêmes de ses ambitions.
Qu’il en confie le projet à l’architecte Louis-Charles Boi-
leau et à l’ingénieur Gustave Eiffel en dit long sur les inten-
tions du bâtisseurÞ: les deux hommes sont des pionniers
d’une architecture de fer et de verre, qui offre un nouveau
rapport à l’espace et à la lumière, en permettant notamment
l’installation de larges baies vitrées, par lesquelles la lumière
entrant à flots éclaire les étalages et met en valeur les pro-
duits. Cette promotion esthétique de la lumière coupe radi-
calement avec l’obscurité qui prévalait jusque-là dans des
petites boutiques uniformément sombres9. Ici, de grandes
coupoles10 surmontent chaque corps de façade et le cœur du
magasin est coiffé d’une immense verrière dont les supports,
métalliques découpent la matière par la lumière naturelle.
On retrouve là, avec les deux grands matériaux qui symboli-
sent le triomphe du progrès technique et industriel, le fer et
le verre, l’illustration des mêmes grands rêves esthétiques
qui, avec d’autres matériaux, sous forme de dentelles de
pierre, inspiraient les bâtisseurs de coupoles de l’Italie baro-
que, le Guarini de San Lorenzo ou le Borromini de Saint-
Charles-des-Quatre-Fontaines.
Un autre élément dominant, dans un édifice aux propor-
tions elles-mêmes considérables, est constitué par l’impor-
tance donnée à la façade. Sa monumentalité et sa longueur
impressionnent d’autant plus que les entrées, et tout particu-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 141

lièrement, pour ce qui concerne le Bon Marché, la principale,


rue de Sèvres, présentent un style ornemental ostentatoire,
avec, au-dessus d’un porche où figure l’enseigne du magasin,
des cariatides et des statues de dieux couchés que surmonte
un fronton qui assimile le bâtiment à un temple11. Ce style
chargé et hyperbolique caractérise le décor d’un bâtiment qui
cherche avant tout à frapper l’imagination.
Ce décorum extérieur va s’enrichir et se surcharger au fil
des décennies. Relevant au départ d’un néoclassicisme ne
lésinant pas sur la pompe, comme au Marble Palace d’Alexan-
der Turney Stewart, qui constitue dans les années 1860 le
plus grand building new-yorkais avec ses immenses colonna-
des de style corinthien, il va faire dans les décennies suivantes
une place de plus en plus large à la vogue de l’orientalisme.
En 1876, John Wanamaker utilise à Philadelphie un dépôt
de chemin de fer abandonné pour en faire le premier
«Þdepartment storeÞ» américain, le Grand Depot, dont il
décore la façade originelle de tourelles dont les baies vitrées
sont ornées en filigrane de motifs d’inspiration orientali-
sante. La construction de tours s’élevant au-dessus du corps
de bâtiment affirme la suprématie des temples ainsi érigés,
dans une surenchère verticale comparable à la frénésie d’élé-
vation des voûtes et flèches des cathédrales médiévales. À
New York, Henry Siegel ouvre en 1896 le Siegel-Cooper’s,
dont l’ossature — six étages de pierre à armature d’acier —
est surmontée d’une tour de 200 pieds de haut, construite
par les architectes De Lemos et Cordes.
Ainsi conçus, les grands magasins deviennent des symboles
de l’architecture moderne, et sont admirés comme tels. Le
Bon Marché, où le public voit quasiment, selon la formule de
Michael B.ÞMuller, «Þune huitième merveille du mondeÞ»12, se
veut, dans l’esprit même de son fondateur, capable de rivaliser
avec les plus grandes et les plus renommées des réussites archi-
tecturales. Dans un agenda à visée publicitaire que la maison
distribue à ses clients, le bâtiment est présenté, parmi les
142 L’esthétisation du monde

monuments de la région parisienne, comme celui qui symbo-


lise Paris, à côté de la Basilique de Saint-Denis, du Château de
Saint-Germain-en-Laye et du Château de Versailles… Revendi-
cation de chef-d’œuvre qui ressortit à des valeurs purement
esthétiques, même si celles-ci ont dessein de fonctionnalité
commercialeÞ: l’un n’exclut pas l’autre. Comme dans les églises
baroques, dont la façade avait pour vocation explicite d’attirer
les fidèles par leurs formes surprenantes et séduisantes, la spec-
tacularisation de l’extérieur des grands magasins poursuit le
même but, très concretÞ: faire entrer le client.

Vitrines magiques

Un autre élément extérieur répond au souci de séduction


et de modernité qu’affiche la façadeÞ: les vitrines13. Ce que la
décoration dessine relève ici clairement d’une esthétique
théâtrale14Þ: il s’agit bel et bien de mettre en scène les pro-
duits, dans un décor approprié, en les transformant en specta-
cle resplendissant. Dans les premiers temps, la devanture est
souvent précédée d’un étalage à même la rue. Mais, à partir
des années 1880, cet empilage qui tient encore du bazar laisse
la place aux vitrines proprement dites, dont la multiplicité et
les dimensions périment définitivement les devantures aveu-
gles des anciens commerces. Il s’agit par des jeux de couleurs
et de contrastes, de décors et de mouvements, de frapper les
imaginations, de façonner un paysage de rêve et d’attraction
passionnelle. On invente donc un art nouveau, celui de l’éta-
lagiste, qui dispose les produits de façon élaborée.
Mais on va plus loin encore en magnifiant ce qui est
exposé par une mise en valeur qui emprunte aux formes les
plus luxueuses du spectacle — revues, shows, parades.
L’apparition des mannequins, d’abord simples supports sans
bras ni tête avant de devenir au début des années 1900 de
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 143

véritables figures, permet des présentations qui s’apparen-


tent à des représentations. En 1893, au Bon Marché, une
vitrine de Noël présente une scène de patinage au Bois de
BoulogneÞ; en 1909, un paysage du pôle nord y côtoie une
évocation de la vie de Jeanne d’Arc, tandis que le grand
espace de l’entrée principale est occupé par un aéroplane
dont on voit tourner l’hélice. La vitrine devient un lieu de
création, qu’on juge selon des critères esthétiques. En 1898,
L.ÞFrank Baum, connu pour son Magicien d’Oz, mais pas-
sionné aussi de merchandising, fonde la «ÞNational Associa-
tion of Window TrimmersÞ» — la première du genre — afin
de promouvoir la décoration commerciale au rang de profes-
sion et, l’année suivante, il crée The Show Window, un men-
suel tout entier dévolu au «Þdecorative artÞ».
Et, de fait, les plus grands décorateurs élaborent ces
fameuses «Þshow windowsÞ», où s’expriment de façon privilé-
giée les styles d’époqueÞ: en 1912, les douze vitrines de
Sibley, Lindsay and Curr, à Rochester, offrent une vision des
produits dans une disposition néoclassique très géométrique,
au sein d’un décor tendu de velours vert sombre bordé
d’une corniche dorée aux lignes épuréesÞ; en 1915, Arthur
Fraser dessine pour les vitrines de Marshall Field’s un décor
de luxe, où les mannequins féminins portent des robes somp-
tueuses que rehausse en arrière-plan une tapisserie à motifs
floraux de style art nouveauÞ; tout au long des annéesÞ1920, le
même décorateur fait triompher son «Þwindow pictorialismÞ»
dans des vitrines où il représente des intérieurs dans lesquels
tout — mobilier, décoration, carrelages, objets — s’accorde
au style des robes que portent des mannequins exclusive-
ment féminins.
On imagine mal, de nos jours, l’impact imaginaire et sen-
sitif qu’ont pu avoir les premières vitrines modernes. Henry
James, dans The American Scene, en témoigne, de même que
Dos Passos qui dépeint, dans son roman 1919, le pouvoir des
mannequins sur le désir masculin15. Plus encore que les affi-
144 L’esthétisation du monde

ches, les chromos ou les prospectus, les enseignes lumineu-


ses ou les défilés de mode, l’art des vitrines a constitué un
formidable instrument de la nouvelle économie du désirÞ: en
réduisant le rapport tactile aux choses mais en intensifiant la
relation visuelle, elles ont transformé les passants en regar-
deurs compulsifs, promu l’imaginaire de la société de con-
sommation naissante, propagé les visions de la «Þbelle vieÞ»
au travers des rêves de paradis matérialiste.

Décors et mises en scèneÞ: le grand spectacle

L’intérieur répond à ce que l’extérieur annonce, en en


amplifiant encore le côté fascinant. Toute une architecture
de la richesse affichée et du spectacle somptueux s’y déploie.
Un escalier monumental occupe en général le devant de la
scène, comparable à celui que Charles Garnier construit
dans les mêmes années pour l’Opéra de Paris. Au Bon Mar-
ché, le grand escalier donne d’ailleurs accès, comme à
l’Opéra, à une galerie du haut de laquelle on peut contem-
pler, comme au balcon, le spectacle de la foule. Chez
Stewart’s, à New York, il est à double voléeÞ; dans la vaste nef
que surmonte une immense rotonde, il s’élève dans un
décor surchargé, tendu de draperies orientales et de scènes
inspirées du théâtre japonais.
Dans les étages supérieurs, on trouve des salons, souvent
aménagés en salle d’exposition, dont les dimensions et la déco-
ration rivalisent avec les galeries de musée. Partout le jeu des
colonnes de fer et des surfaces de verre y distribue la lumière
comme un éclairage théâtral. Cette utilisation à profusion de la
lumière est d’ailleurs ce qui fascine le plusÞ: lorsque Wanama-
ker vient chercher l’inspiration à Paris pour son propre grand
magasin new-yorkais, c’est ce qu’il relève d’emblée au Bon Mar-
chéÞ: «ÞSuperb light, light wells everywhere, plethora of lightÞ»16.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 145

Cette spectacularisation du décor se retrouve dans la pro-


fusion ostentatoire des étalages. Conçu au départ comme
magasin de vêtements et de nouveautés, le Bon Marché
s’ouvre très vite à la vente de produits de plus en plus nom-
breux et variésÞ: plus de 200 y sont recensés vers 1895. Cette
multiplicité joue elle-même comme un puissant élément
d’attraction. Partout, les marchandises sont disposées selon
des motifs décoratifs qui font alterner tapis d’Orient, articles
de voyage, jouets, objets d’ameublement, éventails, mobilier,
flacons de parfums, vêtements, dans une diversité qui garde
quelque chose des trésors orientaux du bazar — nom que
l’on donne d’ailleurs souvent aux premiers grands magasins.
Cette profusion obéit toutefois à des règles de présenta-
tion bien précises, jouant sur les effets visuels, sur les contras-
tes, et surtout sur le chatoiement des couleurs et des formes,
que rendent possible l’éclairage au gaz puis, à partir des
années 1900, l’électricité. Wanamaker pointe cette nou-
veauté qu’introduisent les lampes au tungstène de 500Þwatts,
qui remplacent les becs de gaz, qui avaient eux-mêmes sonné
la fin des antiques bougies. Nombre de grands magasins
américains sont d’ailleurs contemporains de cet avènement
de la «Þfée électricitéÞ»Þ: Marshall Field’s à Chicago, Filene’s
à Boston, Macy’s à New York.
Non content d’être monumental et théâtral, le grand
magasin est devenu lui-même spectacle. Accompagnant la
vente, pour la doper, de véritables spectacles sont organisés
à l’intérieur du grand magasinÞ: ainsi de la fameuse fête du
blanc, où le Bon Marché est tout entier décoré de blanc et
ce, jusqu’aux escaliers et balcons. Ainsi des spectacles pour
enfants organisés pour NoëlÞ: on y fait venir animateurs,
comédiens, chanteursÞ; on y adapte des comédies musicales,
comme le fameux Magicien d’Oz, dans la version que son
auteur, L.ÞFrank Baum, prépare spécialement pour les
grands magasins et qui devient le spectacle américain le plus
populaire du fait même de cette adaptation à visée commer-
146 L’esthétisation du monde

ciale, qui assimile le monde du grand magasin à un univers


féerique. Ainsi aussi des manifestations qui scandent en per-
manence l’année commercialeÞ: des bals, des concerts, des
cours d’escrime sont organisés dans les salons du Bon Mar-
ché, sans oublier les visites organisées du bâtiment lui-même,
avec guide et explications, comme dans un musée.
Il n’est pas rare, d’ailleurs, que les allées et galeries devien-
nent musées elles-mêmes. On y accroche des œuvres d’artistes
importants, comme Le Christ au Calvaire, de Munkácsy, que
Rodman Wanamaker, sans craindre l’effet de scandale redouté
par son père, le magnat du grand commerce, choisit d’exposer
dans les annéesÞ1920 sous la rotonde de son magasin de Phila-
delphie. On va plus loin encoreÞ: on sollicite les artistes les plus
en vue pour créer des œuvres originales destinées à transfigu-
rer le cadre commercial. À Pittsburgh, Boardman Robinson
compose pour Kaufmann’s dix peintures murales racontant
l’histoire du commerce dans la civilisation occidentale.
Le grand magasin devient lui-même un emblème artisti-
que, qui déborde de son cadreÞ: Macy’s organise chaque
année pour le Thanksgiving Day une immense parade qui
parcourt les rues de New YorkÞ; en 1928, le clou est constitué
par d’énormes ballons gonflés à l’hélium qui prennent la
forme d’un bestiaire fantastique. En 1925, une nouvelle gale-
rie reproduisant un grand magasin est créée au Brooklyn
Museum, The Rainbow House, pour évoquer sous forme
d’exposition le rêve capitaliste et le monde commercial.
Même démarche au Palace of Fashion, à Philadelphie, qui
fait partie de l’Exposition commémorant le 150eÞanniversaire
de l’indépendance américaine et où sont exposés, dans une
architecture de style assyrien et babylonien, textiles et vête-
ments fournis par les grands magasins les plus importants du
pays17.
Si le Bon Marché propose des concerts, les grands magasins
américains, eux, s’imposent au grand public au travers de
leurs fantastiques fashion shows. À partir de 1900, ils organisent
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 147

des défilés et d’extraordinaires spectacles de mode pour faire


connaître et désirer les dernières nouveautés de Paris. Des
mannequins vivants présentent les robes de Poiret, Worth,
Paquin, avec jeux d’éclairage, accompagnement musical, effets
théâtraux, décors thématiques. En 1911, l’un des thèmes est
«ÞMonte-CarloÞ», mis en scène avec casinos, tables de roulettes,
faux jardins méditerranéens construits dans le théâtre du maga-
sin Gimbel de Manhattan. Les magasins Wanamaker mettent
en scène, en 1908, «Þfashion Fête de ParisÞ», dans un cadre d’or
et de rouge suggérant la cour de Napoléon et Joséphine. À
cette occasion le magasin est tout entier décoré aux couleurs
de l’élégance parisienne. Au moment où triomphe l’orienta-
lisme, l’intérieur des grands magasins est aménagé comme des
mosquées, des temples, des oasis dans l’esprit islamique,
indien ou japonais. Nombre de grands magasins mettent en
scène des défilés de mode inspirés par The Garden of Allah, le
roman à succès de Robert Hichens dénonçant les conventions
de la vie «ÞciviliséeÞ» et faisant l’éloge des désirs, impulsions et
passions18. En présentant la mode dans un luxe de spectacles
et de décorations plus ou moins exotiques, les grands maga-
sins ont contribué à propager dans le corps social la sensibilité
esthétique, le culte des nouveautés, les plaisirs de la mode, de
l’élégance et du luxe.
Si les processus de modernisation-bureaucratisation-stan-
dardisation s’accompagnent de désenchantement du monde
et de perte d’aura des œuvres, force est d’observer qu’il n’en
va pas ainsi du grand magasin. Celui-ci s’est à coup sûr
imposé comme une grande entreprise commerciale rationa-
lisée, avec ses réglementations administratives strictes, sa hié-
rarchie, sa division bureaucratique des tâches, ses nouvelles
méthodes de vente destinées à écouler des produits indus-
triels fabriqués en grande série. Il a révolutionné l’univers de
la distribution par des dispositifs de modernisation et de
rationalisationÞ: entrée libre, rotation rapide des stocks, prix
bas et fixes, extension de la gamme d’articles, achat de gran-
148 L’esthétisation du monde

des quantités et vente avec petite marge bénéficiaire. Mais


dans le même temps, les dispositifs esthétiques spectaculaires
mis en place ont créé un univers de fascination transportant
«Þl’imagination dans les pays ensoleillés des Mille et une NuitsÞ»19.
Le capitalisme artiste, dans son moment primitif, est celui qui
a réussi à conjuguer commercialisation de masse et art déco-
ratif, grande consommation et atmosphère auratique, ratio-
nalisation marchande et logique féerique.
Les promoteurs des grands magasins ont compris que,
dans les conditions nouvelles de la vie moderne, l’espace
commercial se devait d’offrir autre chose que des valeurs
d’usage et la réalité tangible des objetsÞ; il fallait envelopper
les marchandises d’une atmosphère spécifique capable de les
transfigurer en objets féeriques, en objets fétiches. Fétichi-
sation de la marchandise qui s’est effectuée grâce à l’aura
esthético-magique du lieu commercial moderne.

Les cathédrales de la consommation

Autant de nouveautés artistes dont le but est de susciter des


sensations et des émotions, de créer un climat d’incitation, de
séduire pour mieux vendre et attirer la clientèle. On peut
d’ailleurs noter que la stratégie commerciale qui consiste à uti-
liser la puissance émotionnelle du sentiment esthétique pour
la mettre au service d’autre chose que la seule jouissance artis-
tique n’est pas nouvelleÞ: la politique de reconquête des âmes
engagée aux XVIe et XVIIeÞsiècles par l’Église pour attirer les
fidèles tentés par la déviation réformée et prônant pour cela
l’utilisation de toutes les ressources de l’art, en est une des
illustrations historiques les plus fameuses. La Contre-Réforme
trouve son meilleur fer de lance dans le baroque, art qui privi-
légie l’expression hyperbolique pour donner à voir un specta-
cle fascinant, doté d’une puissance d’attraction incomparable.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 149

C’est la même stratégie de séduction esthétique qu’élabore,


deux siècles plus tard, le capitalisme lorsque, pour écouler sa
production de masse, il imagine des lieux commerciaux nou-
veaux. Zola, peintre perspicace du système, souligne cette
similitudeÞ: le Bonheur des Dames devient, sous sa plume, une
cathédrale, répondant à une parenté qui n’est pas que méta-
phoriqueÞ: «ÞLe grand magasin de nouveautés, dit-il, tend à
remplacer l’église.Þ»
À l’âge du capitalisme triomphant, c’est bien une espèce de
nouvelle «ÞreligionÞ» qui se met en place, dont le grand maga-
sin est le templeÞ: «ÞCela tourne, poursuit le romancier, à la
religion du corps, de la beauté, de la coquetterie et de la
mode. [Les femmes] vont là passer des heures, comme elles
allaient à l’église.Þ» La conquête de la clientèle féminine est,
de fait, la pierre angulaire d’une politique commerciale élabo-
rée pour la conquérirÞ: «ÞC’était la femme que les magasins se
disputaient par la concurrence, la femme qu’ils prenaient au
continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie
devant leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nou-
veaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle suc-
combait fatalement.Þ»20 C’est ainsi que le grand magasin a
provoqué des effets très dissemblables sur les comportements
des consommateursÞ: d’un côté l’attitude esthétique du lèche-
vitrine ou du shopping comme passe-tempsÞ; de l’autre, l’obses-
sion, l’ivresse, la compulsion des chalands, dont témoigne
alors l’augmentation de la kleptomanie féminine21.
Si les stratégies de «ÞmanipulationÞ» esthétique sont
anciennes, le résultat final, lui, est radicalement moderne.
Car ce qu’ont réalisé les grands magasins n’est autre qu’un
processus de «Þdémocratisation du luxeÞ» et, plus largement,
un processus de «Þdémocratisation du désirÞ» touchant la
bourgeoisie moyenne. Naturellement, cette dynamique a été
rendue possible par une politique de prix transformant les
biens autrefois réservés à l’élite sociale en articles de consom-
mation de masse, mais elle l’a été également par les disposi-
150 L’esthétisation du monde

tifs proprement esthétiques du capitalisme artiste composant


un environnement de désir. En s’entourant d’une atmos-
phère de rêve, en s’imposant comme palais de sensations et
d’impressions magiques, le grand magasin a créé le besoin
incoercible d’acheter, il a stimulé en grand la consommation
et institué celle-ci en fête de l’achat, en rituel et plaisir, en
nouveau style de vie bourgeois.
Au travers du processus d’esthétisation généralisée des
grands magasins s’est joué quelque chose qui dépasse la seule
logique de merchandising à fin de rentabilité économique, à
savoir la création d’un style de vie, d’une nouvelle figure de
l’esthétisation de l’existence sous le signe moderne de la mar-
chandise. Loin de se réduire à la seule culture commerciale, le
capitalisme artiste apparaît plus largement comme l’agent pro-
moteur d’une culture esthétique démocratique, d’un mode de
vie esthétique tourné vers les plaisirs consuméristes, les nou-
veautés, les sensations, le confort, la distraction et le luxe.
Le grand magasin ne vendait pas seulement des articles
commerciauxÞ: il a diffusé le rêve de la consommation, il a
promu celle-ci en art de vivre bourgeois. Par sa puissance
matérielle-imaginaire, il s’est imposé comme prescripteur
en matière d’habillement, d’ameublement, de loisirs, accé-
lérant le rapprochement des bourgeoisies des grands cen-
tres et de la province qui affirmaient de plus en plus leur
identité de classe dans leurs achats. La société de consom-
mation n’est pas née mécaniquement du fait de produits
plus nombreux vendus à moindre prixÞ: elle a gagné sa
légitimité et s’est diffusée socialement par le biais d’une
culture artiste qui, appliquée au monde des biens maté-
riels, s’est employé à esthétiser les espaces de vente méta-
morphosés en lieux d’émerveillement capables de créer
de nouveaux rites, de nouveaux fétiches, un nouveau style
de vie.
Ce style de vie s’organise autour d’une conduite certes de
type commercial — l’achat —, mais qui ressortit à autre chose,
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 151

non sans lien avec la dimension esthétique. Conjointement


avec les passages, qui proposent un cheminement de type
nouveau, et avec les grands boulevards haussmanniens où «Þil
y a tant de choses, tant de choses à voirÞ», les grands magasins
ont contribué à créer ces attitudes modernes que sont le shop-
ping et le lèche-vitrine. Le temps des ruelles étroites et sans
trottoir, celui des embarras de Paris décrits par Boileau, fait
place aux larges avenues, aux vitrines, aux étalages devant les-
quels on peut flâner. Le flâneur de Paris, cher à Walter Benja-
min, s’émerveille à la fois du luxe, du spectacle, des
nouveautésÞ; il ressent l’excitation de la fouleÞ; il remplit le
vide du quotidien et l’ennui des jours par le plein des sensa-
tions. Il s’agit bien là d’une conduite esthétique, ne débou-
chant pas forcément sur l’achat, qu’il ne faut pas mésestimer
dans l’attitude consommatoire. La visée possessive et l’ordre
du calcul ne sont pas seuls en causeÞ: l’homo consumericus
trouve dans le spectacle que lui offrent les grands magasins
une part de plaisir inutile, cinesthésique, émotionnel. Le capi-
talisme artiste ne favorise pas simplement l’attitude utilitariste,
il porte aussi en lui la gratuité de l’esthétisation du regard. Le
Beau Marché, en quelque sorte…
À partir du deuxième tiers du XIXeÞsiècle, la logique de
séduction esthétique s’est ainsi infiltrée dans la sphère de la
grande distribution, contribuant à transformer l’ambiance
de l’achat et le mode de consommation des classes moyennes.
Les stratégies fondamentales du capitalisme artiste — le
spectaculaire, la séduction, le renouvellement rapide — sont
déjà en place dans une phase dominée par la standardisation
de masse et la rationalité fonctionnelle. Depuis lors, les styles
esthétiques ont naturellement changé avec les modes, mais
non le principe initial de l’artialisation et de la spectaculari-
sation des espaces commerciaux. Boucicaut avait l’ambition
de faire du Bon Marché une sorte de théâtre ou d’OpéraÞ; il
s’agit maintenant de réenchanter les lieux de vente et l’expé-
152 L’esthétisation du monde

rience même de la consommation. En ce sens la révolution


ouverte par les grands magasins n’est pas terminée.
La dynamique lancée dans la phaseÞI du capitalisme artiste
est plus que jamais à l’œuvre, ne cessant d’investir de nouveaux
espaces de vente et d’inventer de nouvelles configurations
esthétiques et sensitives. Ce qui représentait un phénomène
circonscrit est devenu, à quelques exceptions près, proces-
sus généralisé, impératif de l’ordre commercial, élément
constitutif du capitalisme artiste triomphant. Ce qui était
l’œuvre de quelques entrepreneurs d’avant-garde s’impose
aujourd’hui comme une discipline enseignée, une panoplie
d’outils basiques prônée par les apôtres du merchandising
visuel, du marketing expérientiel ou «ÞatmosphériqueÞ».

LE RÈGNE DE LA HAUTE COUTURE

Parallèlement aux grands magasins, la Haute Couture


s’impose comme une autre grande figure rayonnante du
capitalisme artiste naissant. Le mérite en revient à Charles
Frédéric Worth qui ouvre à Paris, en 1858, la première mai-
son de la lignée. Par la suite, on dénombre 20 maisons en
1900, 72 en 1925 et 29 en 1937. En 1910, la Haute Couture
se constitue en profession autonome, avec des règles strictes
posées par la Chambre syndicale de la coutureÞ: les maisons
doivent faire de la couture sur mesure, elles doivent
employer au moins vingt salariés dans les ateliers, présenter
deux fois par an (collections de printemps-été et d’automne-
hiver) au moins soixante-quinze modèles sur des manne-
quins vivants et proposer ces mêmes collections au moins
quarante-cinq fois par an à la clientèle particulière. En
dotant la mode de ses structures proprement modernes, la
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 153

Haute Couture a mis en place une organisation de longue


durée qui va piloter et surplomber de manière à peu près
invariante le monde de l’élégance féminine pendant environ
un siècleÞ: telle est «Þla mode de cent ansÞ»22.
Le bouleversement organisationnel opéré par Worth est
radicalÞ: à la différence du passé artisanal, le couturier cesse
d’être un simple exécutant au service du goût de ses clients.
Se posant en maître d’œuvre de la parure, il a l’initiative et
la haute main sur les modèles de la mode qu’il propose tout
faits avant de les exécuter sur mesure en les vendant à des
prix prohibitifs. Il était depuis des siècles assujetti au don-
neur d’ordreÞ: c’est lui maintenant qui impose de manière
absolutiste ses vues, son esthétique. Avec la Haute Couture
s’impose l’autonomie du créateur par rapport à la clientèle
particulière.
L’avènement du pouvoir total du créateur coïncide avec sa
consécration artistique. Jusqu’alors celui-ci était «ÞanonymeÞ»
et n’existait que dans l’ombre de ses clients, qui accaparaient
tout le prestige lié aux apparencesÞ: le voici maintenant sacré
«Þroi des élégancesÞ», alors même que Worth se proclame
«Þartiste en robesÞ» et «Þcompositeur de toilettesÞ».ÞLe prestige
acquis par l’art au XIXeÞsiècle a gagné le créateur de mode qui
acquiert ses titres de noblesse, devenant une figure particu-
lière de l’artiste. S’ouvre l’âge du couturier adulé dans les
journaux de modeÞ; il apparaît comme personnage de romanÞ;
il est invité dans les cercles de l’aristocratie et de la grande
bourgeoisie. Il est devenu une «ÞcélébritéÞ» au même titre que
les peintres, les musiciens ou les hommes politiques.
Désormais, du grand couturier, on n’admire plus seule-
ment le «ÞmétierÞ», la technique, mais ces qualités propre-
ment artistiques que sont l’inspiration, la singularité,
l’originalité. Avec le grand couturier se conjuguent les
valeurs du monde et celles de l’art, réussite commerciale et
inspiration, mode et vocation. Un couturier-créateur qui, tel
un artiste, affiche son dédain pour l’argent et le commerce,
154 L’esthétisation du monde

fréquente les poètes et les peintres, crée ses modèles en s’ins-


pirant des nouveaux courants de l’art moderneÞ: Patou s’ins-
pire de Braque et de Picasso, Schiaparelli des surréalistes.
Non seulement le couturier est connu et célébré dans les
cercles mondains, mais comme les artistes modernes il signe
chacune de ses productions, créant ses modèles selon une
logique souveraine. Et la griffe est protégée par différentes
lois afin de lutter contre la contrefaçon. Il ne s’agit plus de
satisfaire la demande du beau monde, mais de créer et de
renouveler sans cesse les styles. «ÞMon travail, disait Worth,
n’est pas seulement d’exécuter mais surtout d’inventer. La
création est le secret de mon succès. Je ne veux pas que les
gens ordonnent leurs vêtements. S’ils le faisaient, je perdrais
la moitié de mon commerce.Þ»23 Ministre du goût, le grand
couturier est moins au service des clientes qu’au service de la
Mode elle-même.
Laboratoire des nouveautés élégantes, la Haute Couture
est une industrie dont la mission est d’innover sans cesse, de
créer en permanence de nouveaux modèles, de nouveaux
stylesÞ: en 1920, une collection d’un grand couturier com-
prend environ 300 modèles. Jamais la mode n’a connu
autant de créations se déployant à un rythme aussi précipité
et systématiqueÞ: dans le premier tiers du XXeÞsiècle, les gran-
des maisons parisiennes pouvaient créer quelque 10Þ000
modèles nouveaux par an. À ce même moment, est régula-
risé et institutionnalisé le rythme de la création de mode,
avec des collections présentées deux ou quatre fois par an à
date fixe, à Paris. Captant tous les regards et tous les désirs
féminins, les créations parisiennes s’imposent à toutes les
femmes élégantes du mondeÞ; la mode s’est ainsi diffusée
internationalement à partir d’un centre unique dictant la
norme du chicÞ: Paris. Au XXeÞsiècle, le capitalisme artiste a
construit le premier stade de la mondialisation de l’élégance.
Après l’âge traditionnel et artisanal de la mode s’est
imposé, avec la Haute Couture, son âge artistique, dont
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 155

témoignent le prestige social du couturier, les collections


riches de nouveaux modèles, les révolutions stylistiques, mais
aussi un système inédit de promotion et de commercialisa-
tion de ses modèles qui va fasciner le public moderne et ali-
menter les chroniques des médias. Si les grands magasins
ont théâtralisé les vitrines, la Haute Couture, elle, a créé les
défilés de mode, les podiums, les mannequins exhibant leur
beauté irréelle et longiligne. Avec le capitalisme artiste, la
mode ne se sépare plus de la spectacularisation, de la mise
en scène féerique des créations commerciales24. La Haute
Couture, qui a donné à la mode ses traits proprement
modernes, apparaît comme l’organisation la plus prestigieuse,
la plus fastueuse du capitalisme artiste.

Une institution mi-artistique, mi-industrielle

Organisation artiste, la Haute Couture est en même temps


une industrie moderne, fût-elle de taille modesteÞ: en 1873,
Worth emploie 1Þ200 ouvrières. Cette industrie de luxe fait
travailler, en 1920, quelque 10Þ000 ouvrières au centre de
Paris et constitue le noyau principal de l’industrie du vête-
ment de la capitale. En 1920, Chanel dirige une maison de
2Þ000 ouvrières et de 4Þ000 en 1939Þ; cette même année
Madeleine Vionnet est à la tête d’une entreprise de 1Þ200
ouvrières.
Les grandes maisons ne créent pas des pièces uniques
comme les artistes, mais des modèles qui sont ensuite repro-
duits à quelques centaines, parfois milliers d’exemplaires
(sur mesure) pour la clientèle particulière, et également ven-
dus aux confectionneurs étrangers avec le droit de les repro-
duire en grande série dans leurs pays respectifs. En ce sens,
la Haute Couture peut être considérée comme la première
industrie moderne de prototypes du capitalisme artiste.
156 L’esthétisation du monde

S’il y a donc bien un dispositif modèle/série, celui-ci


s’effectue à contre-courant de la logique industrielle en plein
développement. À la différence des grandes usines moder-
nes mécanisées, les ateliers de Haute Couture sont de taille
humaineÞ; les tâches s’enrichissent au lieu de se parcelliser et
font appel à des couturières ayant un véritable savoir-faire
artisanal25Þ; le travail est exécuté à la main sur des matériaux
riches, parfois œuvres d’artistes26Þ: Poiret commande des
imprimés à DufyÞ; Cocteau conçoit des modèles de broderie
pour Schiaparelli. La Haute Couture est une institution ori-
ginale qui conjoint art et artisanat, avant-gardisme et tradi-
tion des métiers, pouvoir démiurgique du créateur et féerie
des apparences, modernité créative et culture «ÞaristocratiqueÞ».
Dans l’économie fordienne en devenir, elle a agencé des dispo-
sitifs antinomiques avec celle-ci, fondés sur la démultiplica-
tion des modèles esthétiques et les options marchandes, le
renouvellement accéléré des créations et les dispositifs de
séduction. Avec la Haute Couture, le capitalisme artiste a
expérimenté «Þen petitÞ» les principes de la société de séduc-
tion qui est maintenant la nôtre.
Bien qu’étant une industrie, soumise en tant que telle à
l’impératif de rentabilité, la Haute Couture s’est construite
autour d’un principe «ÞaristocratiqueÞ» marqué par le refus
de la suprématie du commercial et du «Þtout économiqueÞ»27.
Dans le cadre de cette institution mi-artistique, mi-indus-
trielle, la logique mercantile est restée contenue, encadrée
qu’elle était par un ethos artiste-aristocratique28. Même si
naturellement les considérations marchandes existent, elles
ne sont pas toutes-puissantesÞ: pendant un siècle, point de
«Þguerres du luxeÞ», point de politiques de fusion, d’acquisition
et de cessions de marques, point de grands groupes finan-
ciers internationaux, mais des maisons indépendantes, point
de stratégies de développement tous azimuts du système de
distribution, point de communication «ÞchocÞ», point d’infla-
tion de lancements de produits nouveaux. La culture artiste
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 157

de la qualité et du beau a mis un cran d’arrêt au «Þtoujours


plusÞ» de la logique commerciale et financière.
Pour autant, l’ambition entrepreneuriale et la dimension
marchande n’y sont nullement absentesÞ: les défilés de
mode, les photos dans la presse, le lancement de parfums
griffés, les concours d’élégance qui associent Haute Couture
et marques automobiles de prestige29 témoignent de démar-
ches qu’il faut bien appeler commerciales et marketing. Dès
1858, l’épouse de Worth porte ses créations pour aiguiser le
désir d’achat des clientes. Paul Poiret n’affichait que mépris
pour la publicitéÞ: cela ne l’a pas empêché de sceller des con-
trats avec les entreprises et les grands magasins américainsÞ;
il a diversifié ses activités en apposant le premier, en 1911, sa
griffe sur des parfums et des cosmétiques. Dans les années
1920, un studio de photographie était déjà installé dans la
maison Patou afin de pouvoir contrôler les campagnes de
promotion des collections. Reste qu’au cours de la phaseÞI,
les pôles économiques et non économiques fonctionnent
dans un relatif équilibre.
C’est seulement dans la phaseÞII que le système commence
à se transformer. Dès les années 1950, Dior réussit à consti-
tuer un empireÞ: il est le premier, notamment, à mettre en
place un système de licences appelé à faire florès, la Haute
Couture ne réussissant plus à vivre que par les revenus des
parfums et le versement des royalties des produits dérivés.
Au terme de cette dynamique, un renversement de logiques
se produit, quelle que soit la persistance des structures «Þélé-
mentairesÞ» de la Haute CoutureÞ: même si l’impératif esthé-
tique de création n’est nullement caduc, l’ordre financier
s’impose de plus en plus, en phaseÞIII du capitalisme artiste,
comme le centre de gravité, l’ordre premier et structurant.
Aujourd’hui la création ne suffit plus, les grandes maisons
investissant chaque jour davantage dans le marketing, la com-
munication et les réseaux de distribution sur tout le globe.
Les stratégies financières et les objectifs commerciaux sont
158 L’esthétisation du monde

devenus la colonne vertébrale du système. Ce sont eux qui


ont pris le pouvoirÞ: «ÞSi les marques naissent dans la liberté,
elles finissent toujours dans l’industrieÞ» affirme Didier
Grumbach30. En écho, Valentino résume l’état du nouveau
régime mode en déclarantÞ: «ÞLe business y remplace de plus
en plus la créativité.Þ»31

PRODUCTION DE MASSE
ET GOÛTS ESTHÉTIQUESÞ:
DE FORD À SLOAN

Quelle que soit l’importance des grands magasins et de la


Haute Couture, il est patent que la logique du capitalisme
artiste est alors très loin d’occuper une place majeure dans le
monde économique. De fait, dans l’univers de la production
de masse, la dimension créative apparaît comme un objectif
secondaire, parfois inexistant.
Si le grand magasin fait du lieu de vente un spectacle fée-
rique, il n’en va pas de même du système de production de
masse qui se signale, à l’inverse, par le déficit esthétique et la
médiocrité de ses produits. L’industrie de la confection en
fournit une première illustration. La confection industrielle,
qui réalise des vêtements en grande série, prend son plein
essor dans la deuxième moitié du XIXeÞsiècle et s’adresse à la
classe ouvrière ainsi qu’à la petite bourgeoisie. Point de fan-
taisie, point d’innovation ni de renouvellement accéléré,
point d’étoffe de qualitéÞ; la confection ne présente qu’un
simulacre de mode et s’oppose ainsi diamétralement à la
Haute Couture, laquelle constitue le pôle luxueux, rayon-
nant et créatif de la mode, là où la confection en représente
le pôle populaire, sans art ni prestige. Alors que la Haute
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 159

Couture crée des prototypes et des vêtements sur mesure en


nombre réduit, la confection fabrique des produits en série,
bon marché, et imite, tant bien que mal, avec retard les
modèles de la mode. La confection industrielle rend la
mode accessible aux masses, mais ignore la création origi-
nale, la qualité des tissus, la finesse de coupe et de finitionÞ:
elle joue sur la copie dégradée des modèles prestigieux.
Au stadeÞI du capitalisme artiste domine ainsi l’opposition
nette et tranchée entre création et série, modèle et copie,
qualité et quantité, art et industrie, mode et fabrication de
masse. Cette dichotomie correspond à une organisation
sociale marquée par une forte étanchéité des cultures de
classes et des conditions matérielles de celles-ci. Ce qui expli-
que que la création artiste reste cantonnée, pendant toute
cette phase, dans des limites relativement étroites de la vie
économique et sociale.

Le modèle et la copie

Ce qui vaut pour la confection vaut pour l’ensemble de la


production de masse. Les dirigeants engagés dans l’aventure
industrielle ne se risquent pas à créer des formes nouvelles,
se contentant de reproduire les styles antérieurs. La révolu-
tion moderne de la production ouvre le champ à la pacotille
et à la mauvaise copieÞ; la quantité est obtenue au détriment
de l’originalité et de la qualité esthétique. De tous côtés
s’élèvent des protestations face à la laideur qui accompagne
l’industrie moderne32 et ses productions en grande série.
Une mentalité anti-capitaliste accuse aussitôt le nouveau sys-
tème d’être le fossoyeur de la beauté33. L’idée d’une «Þhor-
reur économiqueÞ» s’installe, qui aura de beaux jours devant
elle.
Les premières productions du capitalisme industriel n’intro-
160 L’esthétisation du monde

duisent pas de rupture de style avec celui de la production


artisanale. Ne voulant pas heurter la clientèle, les fabricants
prennent soin de ne pas rompre avec les modèles précé-
dentsÞ: la production industrielle en série s’emploie dans un
premier temps à fabriquer des copies des produits faits main
par l’artisan. Il est symptomatique, à cet égard, que la pro-
duction en série des meubles, des objets, des accessoires, qui
va transformer du tout au tout les intérieurs, commence par
conserver et amplifier, en en répandant le modèle, ce que
l’on pourrait appeler le «Þstyle bourgeoisÞ» qui a la faveur des
gens aisés et qui symbolise l’image de la réussite. On cherche
donc d’entrée de jeu à en copier les formes à l’usage du plus
grand nombre, partant du principe que, comme le fait remar-
quer Siegfried Giedion, ces articles, pour donner l’impression
d’authenticité, «Þdevaient avoir l’apparence d’objets faits à la
mainÞ»34. La copie industrielle des objets d’artisanat, la méca-
nisation de l’ornement qu’on applique à des matériaux qui
ne sont plus forcément nobles, donnent naissance à une pro-
duction marquée par la dégradation du sens des matériaux
et l’affadissement du goût.
Les vases, la vaisselle, les papiers peints s’ornent de person-
nages, de paysages, de motifs empreints d’une complication
affectée et d’une surcharge décorativeÞ; le mobilier reste uni-
formément lourd et massif, rehaussé d’ornementations pom-
peusesÞ; les objets de décoration, les tapis, les bibelots,
fabriqués en série, envahissent des intérieurs de plus en plus
encombrés. Le buffet HenriÞII et son style font des ravages.
Décoration surchargée, clinquant, faux luxe, débauche d’orne-
mentation, boursouflures en tout genreÞ: les premières pro-
ductions de l’industrie capitaliste voient le triomphe du
kitsch, érigé en habillage pompeux et pompier.
Néanmoins la recherche, affirmée dès l’origine, d’une
créativité proprement industrielle a nourri dès le XIXeÞsiècle
différents secteurs de la production moderne. L’exemple du
mobilier XIXe en offre un bel exemple. Alors que la produc-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 161

tion courante propose les formes lourdes de meubles sans


grâce, des recherches se multiplient pour inventer un mobi-
lier détaché précisément de la tradition des formes pompeu-
ses, pour utiliser de façon spécifique la machine en lui
faisant réaliser des produits inventifs et originaux, ayant leur
forme propre. Giedion note avec justesse que «Þce sont main-
tenant des ingénieurs qui conçoivent les meubles et non plus
des tapissiers qui les dessinentÞ»35. Ces ingénieurs vont créer
un mobilier certes «Þnon artistiqueÞ», loin des styles à la
mode et de la tradition de l’imitation, mais capable en revan-
che de répondre à de nouveaux besoins de confort.
L’ère du mobilier breveté recouvre toute la seconde moi-
tié du siècleÞ: non seulement elle crée du style, mais elle tra-
duit une nouvelle façon d’être, en permettant, par des
solutions techniques créatrices de formes révolutionnaires,
des postures et des comportements dans la vie quotidienne
jusque-là inconnus. Une nouvelle façon de s’asseoir, déten-
due et délassée, ou de s’allonger, dans une relaxation que
permettent ces inventions que sont les chaises longues, les
fauteuils à bascule, les banquettes de chemin de fer, les fau-
teuils de coiffeur, transforme l’art de vivre au quotidien.
Tout comme l’avènement des meubles transformables permet
la mobilité dans une vie de plus en plus active, et comme les siè-
ges convertibles et les couchettes pliantes des wagons-lits appor-
tent un confort insoupçonné aux moyens de transport qui
accompagnent et symbolisent l’essor industriel et commercial.

Série industrielle et caprice esthétique

Reste que généralement, même dans les productions


industrielles qui échappent au tape-à-l’œil, se retrouvent la
logique imitative ainsi que la pauvreté de styleÞ: l’industrie
automobile, qui s’inscrit de façon affirmée, avec la logique
162 L’esthétisation du monde

fordienne, aux antipodes du capitalisme artiste, en fournit


une illustration exemplaire.
Les premières automobiles, fabriquées quasiment à
l’unité, relèvent d’une production essentiellement artisanale.
Objets de luxe, elles font une large place, pour habiller les
éléments purement mécaniques, à des accessoires et des gar-
nitures qui traduisent la richesse et le standing, à travers des
matériaux nobles et ouvragés — cuir des banquettes, éclat
des cuivres, bois précieux du tableau de bord. Réservées à
une élite sociale, dégageant un parfum quasiment d’aven-
ture, exaltant le nouvel esprit anglais du sport, elles tradui-
sent un art de vivre moderne, qui se prolongera longtemps,
à travers la figure chère à Paul Morand de «Þl’homme
presséÞ», menant sa vie à 100 à l’heure. Un esprit artiste
enveloppe ce qui va devenir l’objet phare de la civilisation
industrielle. Casque de cuir, lunettes de course, blouson de
piloteÞ: l’homo automobilis dégage, à ses débuts, l’image même
d’une esthétique de la vie.
Survient Henry Ford, qui, aux États-Unis, renverse de bout
en bout cette logique «ÞaristocratiqueÞ» et esthétique. Il ne
s’agit plus de construire un petit nombre de véhicules ven-
dus à un prix élevé, mais de produire en grande quantité
une même voiture pour les masses, à un prix de plus en plus
bas. Le fameux modèle T, qu’il lance en 1908, abandonne
tout ce qui faisait de l’automobile un produit de luxe, le sys-
tème Ford reposant sur le refus de prendre en compte les
goûts divers des consommateurs et les «Þcaprices du clientÞ»36.
La loi est ici celle de la standardisation de masse, de la
réduction des coûts et des marges. Ce n’est plus l’amateur
éclairé qui choisit son modèle selon ses goûts particuliers,
c’est un même modèle noir qui est imposé uniformément à
tous selon une stratégie centrée sur la baisse des prix. Seuls
sont considérés les paramètres «ÞobjectifsÞ» de la fiabilité et
du prixÞ: c’est tout sauf un système artiste qui sous-tend la
première révolution de l’industrie automobile.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 163

Les résultats ne se font pas attendre, qui consacrent la


réussite de cette stratégie de production de masseÞ: en 1916,
Ford assure plus du tiers des ventes de véhicules de tourisme
aux États-Unis, où, en 1920, on compte déjà une voiture
pour trois ménages. En 1908, à sa sortie, la FordÞT coûte
850Þdollars, et il s’en vend cette année-là 5Þ986. En 1916, le
prix de vente n’est plus que de 360Þdollars, et il s’en vend
577Þ036 exemplaires. Lorsque la production s’arrête en
1927, il s’en est vendu plus de 15Þmillions au total.
Les raisons de ce fabuleux succès sont connues, et le cons-
tructeur les rappelle dans ses MémoiresÞ: la qualité des maté-
riaux, la simplicité du fonctionnement, la puissance suffisante,
la fiabilité absolue, la légèreté, la maniabilité, la faible con-
sommation. Nulle mention, dans cette série de facteurs, du
moindre paramètre esthétique. Et si la voiture doit être sim-
ple, c’est que cela garantit son prix de revientÞ: «ÞMoins un
article est complexe, plus il est facile à fabriquer, moins il est
cher à la vente, et plus on peut en vendre.Þ»37 Dans le
modèle Ford, tout obéit à une logique fonctionnelle, techni-
cienne et économique, rien n’est superflu ou ludique, rien
ne répond à une recherche proprement esthétiqueÞ: une
industrie anti-artiste.
Pour autant, la phaseÞI n’a nullement ignoré, dans ce
même secteur, la problématique esthétique. À la vision pure-
ment utilitaire se traduisant par la conception d’un modèle
unique, bon pour tout le monde et ne se préoccupant nulle-
ment des goûts individuels (Ford avait résolument fait le
choix «Þde ne pas faire figurer dans ses plans l’acheteur indi-
viduelÞ», et se targuait d’avoir «Þstandardisé le consomma-
teurÞ»), l’autre géant qui naît de l’industrie automobile
américaine, General Motors, réplique par un dispositif inverse.
La stratégie adoptée par son fondateur William Crapo
Durant, dès la constitution de l’entreprise en 1908, l’amène
à racheter d’autres usines de production automobiles, très
diversifiées, pour disposer du plus large panel technologique
164 L’esthétisation du monde

possible. La firme devient ainsi propriétaire de noms presti-


gieuxÞ: Chrysler, Oldsmobile, Pontiac, Buick, Cadillac, ce
qui, dans les années de mutation d’après la Première Guerre
mondiale, va se révéler un atout considérable, alors que le
modèle unique de la FordÞT commence à s’épuiser face à
une demande renouvelée.
Sous la direction d’Alfred Sloan, General Motors introduit
une double nouveauté révolutionnaireÞ: un modèle de voi-
ture pour chaque type de prix (selon la formule «Þla voiture
pour chacun, selon ses moyens et selon ses besoinsÞ») et, à
partir de 1923, le changement annuel de modèle et de style.
Avec la péremption des anciens modèles, systématiquement
remplacés par de nouveaux, le système de la mode s’infiltre
dans l’industrie automobile. Conçue pour stimuler les ven-
tes et répondre aux aspirations diversifiées d’une clientèle
toujours plus exigeante, l’idée est d’offrir, sous la même
marque identifiée par un certain nombre de traits distinc-
tifs et constants, une variété de styles propres à séduire des
acheteurs de classe sociale, de fortune, de culture, de goûts
différents. L’agencement intérieur et l’apparence extérieure
des modèles sans cesse renouvelés vont devenir le cœur de la
politique de produit de la firme. De cette manière, le sloa-
nisme a créé le premier modèle industriel ayant réussi à con-
juguer production en grandes séries, économie d’échelle et
logique de mode. D’où s’est imposée la nécessité d’un
bureau de style, sensible aux modes, aux tendances, aux for-
mesÞ: l’entreprise se dotera en 1938 d’un service «ÞArt et
CouleurÞ». À la différence de Ford qui voulait diriger de
manière paternaliste la demande, GM se met à l’écoute de
celle-ci et intègre dans son offre «Þles caprices de l’ache-
teurÞ» en proposant des variantes esthétiques, des choix
divers en matière de couleur et de style. Le renouvellement
esthétique perpétuel et l’obsolescence programmée de l’appa-
rence des voitures sont devenus des facteurs clés pour faire
obstacle à la saturation du marché et relancer continûment
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 165

la consommation des ménages. Naît ainsi une histoire, qui


deviendra une légendeÞ: celle de la «Þbelle AméricaineÞ», qui
consacre le basculement de l’industrie automobile dans
l’ordre de la mode et du capitalisme artiste.

DESIGN, PREMIER ACTEÞ:


FONCTIONNALISME ET MARCHÉ

Art, artisanat et industrie

Le monde industriel, tout à sa puissance nouvelle, s’est lar-


gement détourné, on l’a vu, de la création esthétiqueÞ: il se
contente d’imiter l’artisanat en utilisant des matériaux de
substitution qui permettent la production en série à moindre
coût. Néanmoins, cette logique va susciter très vite une ample
réflexion critique. Au cours de la deuxième moitié du XIXeÞsiè-
cle, face aux dégâts esthétiques provoqués par le règne de la
machine moderne, deux grands courants de pensée s’affron-
tent.
Le premier, impulsé par Ruskin, se propose de rejeter le
machinisme en revenant à un travail artisanal dont le modèle
se trouve au Moyen Âge. Dénonçant le progrès moderne, la
laideur et le mensonge des produits manufacturés, Ruskin
considère que le machinisme industriel entraîne la société
vers son déclinÞ: il y a conflit irréductible entre art et indus-
trie, beauté et machinisme, qualité et production mécanique.
Pour échapper aux effets désastreux du monde machiniste,
rien n’est plus important que de remettre en valeur le travail
de la main et les méthodes artisanales d’avant la modernité.
William Morris et le mouvement Arts & Crafts défendent
également l’idée d’un retour à la dignité du travail artisanal
166 L’esthétisation du monde

et de la belle ouvrage. Souhaitant réconcilier l’art et la vie


quotidienne, Morris dénonce le dogme de la hiérarchie
des arts, refuse l’opposition du «ÞGrand ArtÞ» et des «Þarts
mineursÞ», proclame l’égale dignité de tous les arts, cherche
à rehausser l’artisan au rang d’artiste, invite les artistes à
investir les domaines de l’artisanat.
C’est dans le renouveau des arts décoratifs, dans la fusion
de l’art et de l’artisanat que s’est cherchée la solution aux
ravages esthétiques de la mécanisation moderne. Refusant
un art destiné à une minorité, Morris considère que «Þnulle
œuvre d’art n’est œuvre d’art qui ne soit utileÞ». Dans cette
perspective, les arts appliqués se trouvent chargés d’une
dimension utopiqueÞ: construire un monde nouveau pour le
peuple, faire entrer l’art dans la vie de tous, réaliser un envi-
ronnement quotidien de qualité en tout et pour tous. Un
programme qui sera revendiqué par le mouvement Arts &
Crafts ainsi que par l’Art Nouveau. Avec les dégâts de la civi-
lisation machiniste est apparue l’utopie d’une société esthéti-
que démocratique.
Le deuxième courant est inauguré par Henry Cole qui
réunit autour de lui, dès 1850, un groupe de penseurs et
d’artistes réformateurs dont l’idée n’est ni de rejeter la
mécanisation ni de revenir à des méthodes artisanales, comme
le prônent Ruskin, William Morris et les inspirateurs d’ArtsÞ&
Crafts, mais au contraire de promouvoir l’alliance de l’art et
de l’industrie, de «Þdémontrer l’existence d’un lien étroit entre
les beaux-arts et l’industrieÞ». Contre les excès de la mécani-
sation, il s’agit d’inventer un langage qui soit adapté à la
révolution industrielle et ne reproduise pas les anciens modes
de conception artistique en vigueur dans l’artisanat. Cette
conception est marquée par la conviction qu’il est vain et
impossible de revenir en arrière et que la technique indus-
trielle est en mesure de fabriquer des produits originaux de
qualité qui pourront être diffusés dans la vie quotidienne.
S’affirme une perspective qui voit dans la mécanisation une
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 167

chance pour l’essor d’une véritable originalité créatrice.


Cole invente pour cela le concept de «ÞManufacture d’artÞ»Þ:
«ÞEntendez par là, dit-il, l’alliance des beaux-arts ou de la
beauté avec la production mécaniqueÞ»38. Ce courant qui a
servi d’appui aux conceptions fonctionnalistes porte déjà en
germe ce qu’on appellera l’esthétique industrielle ou design,
et que va consacrer, dans les années 1920, le Bauhaus (1919-
1933).
Cette école, née de la fusion de l’Académie des Beaux-Arts
et de l’école des arts appliqués de Weimar, occupe une place
majeure dans l’histoire du design. Walter Gropius, qui dirige
l’établissement, forme le projet de dépasser les frontières
entre les disciplines, d’abolir la distinction entre art et arti-
sanat, beaux-arts et arts utiles. Gropius pense à refonder
l’architecture, la peinture et la sculpture en une «ÞCathé-
drale du futurÞ» qui embrasserait tout en une seule unité.
L’école se donne pour mission de retrouver l’unité perdue
des arts plastiques, combler le fossé existant entre l’art et
l’industrie, élever l’artisanat au rang des beaux-arts, former
des créateurs capables de travailler dans l’industrie, en jetant
les bases d’un art qui ferait partie intégrante de la société. Le
Bauhaus est né dans le prolongement des principes de
William Morris et du mouvement ArtsÞ& CraftsÞ: rendre
caduc le clivage entre les beaux-arts et la production artisa-
nale, l’art devant répondre aux besoins de la société. Mais
plus rien ici n’est nostalgique d’un temps révoluÞ: rejetant
toute référence au passé, les nombreux artistes et architectes
qui participent au Bauhaus proposent un langage universel
des formes et de l’objet, une esthétique rationnelle, détradi-
tionnalisée, devant être au service de l’industrie.
À partir de 1922, le Bauhaus s’éloigne de son objectif ini-
tial de synthèse des arts ou d’unification de l’art et de l’arti-
sanat. Un tournant s’effectue qui vise à rapprocher l’art et la
machine, à inventer des prototypes reproductibles en série, à
travailler pour l’industrie plutôt que de réaliser des objets de
168 L’esthétisation du monde

luxe. L’ambition est de promouvoir une «Þesthétique mécani-


queÞ», produire des modèles expérimentaux où art et techni-
que s’épaulent pour changer le décor même de la vie
quotidienneÞ: constructions et édifices certes, mais aussi déco-
ration, typographie, textile, vaisselle, lampes, mobilier. Dans
cet esprit sont réalisées la Haus Am Horn (1923) et différen-
tes cuisines équipées de manière fonctionnelle et simple,
notamment celles de Breuer (1923) ou de Gropius (1926).
L’école prône une approche rationaliste de la création avec
le souci de réconcilier valeur plastique, utilité fonctionnelle et
fabrication industrielle. Un certain nombre de modèles de
mobilier métallique conçus notamment par Mies van der
Rohe ainsi que des appareils d’éclairage créés par Marianne
Brandt et Hin Bredendiek ont été ainsi fabriqués industriel-
lement. Cela étant, même si les prototypes du Bauhaus sem-
blent sortir d’une chaîne de montage, peu d’entre eux ont
donné lieu à une production industrielleÞ: entre 1919 et
1933, seuls une vingtaine d’industriels se sont montrés inté-
ressés pour une production de ces projets. Les matériaux et
la fabrication de ces produits sont restés coûteuxÞ: l’immense
majorité de la population n’a pu y accéder, et ce en dépit de
l’affirmation d’un idéal social ambitieux.
L’école se fait l’apôtre d’une approche fonctionnaliste
dont les principes ont été formulés dans les années 1890.
Louis H.ÞSullivan énonce sa fameuse formule «ÞForm follows
functionÞ» en 1896, tandis que l’année suivante Van de Velde
proclameÞ: «ÞTout ce qui n’a pas de rapport avec la fonction
et l’utilité doit être banni.Þ» Et l’essai d’Adolf Loos Ornement
et crime paraît en Autriche en 1908. La conception fonction-
nelle de la forme s’affirme contre les gratuités esthétiques,
contre le décoratif alors tout-puissant, contre le détourne-
ment des objets de ce qui fait leur véritable destinationÞ: la
géométrie, la simplicité rationnelle, le dépouillement ortho-
gonal, la vérité de l’objet, le respect du matériau en sont les
règles d’or. Le fonctionnalisme rejette toutes les formes de
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 169

narration symbolique et d’ornementation, toutes les défor-


mations mensongères qui empêchent les objets d’accéder à
leur fonction d’usage. D’où l’exaltation d’une beauté définie
par la sobriété et l’économie des moyens, par l’expression
exacte d’une fonction, par l’adaptation des formes à l’emploi,
la conformité d’une chose à sa fin. Beauté rationnelle, beauté
utile, beauté universelle, beauté technique, c’est tout un.
Mais le projet fonctionnaliste n’est pas réductible à un tra-
vail stylistique, fût-il dépouilléÞ: il s’agit avant tout de mettre
à jour les fonctions de la vie et la solution optimale pour les
concrétiser, répondre aux nouvelles exigences de la produc-
tion industrielle, fabriquer au moindre coût d’une manière
rationnelle, trouver les solutions les plus économiques pour
construire en masse et pour les plus déshérités. Critiquant
les recherches purement formalistes, l’école recherche l’adé-
quation de la conception des produits avec les impératifs
industriels afin de satisfaire les vrais besoins de l’homme.
Dans le numéroÞ4 de Bauhaus, Hannes Meyer, qui succède à
Gropius à la tête du Bauhaus, écrit en 1923Þ: «ÞToute chose
en ce monde est le produit de la formuleÞ: fonction xÞécono-
mie. Aussi rien n’est œuvre d’artÞ: tout art est composition et
par conséquent antifonctionnel. Toute vie est fonction et par
conséquent non artistique.Þ» Avant d’être un projet esthéti-
que, le fonctionnalisme est commandé par une ambition
démiurgique (faire table rase du passé et de la tradition,
refaçonner de bout en bout l’environnement quotidien selon
une perspective rationnelle), éthique (probité, hygiène, élimi-
nation du gaspillage et des tromperies ornementales, beauté
simple et pratique, vérité39), sociale et démocratique (amé-
liorer la vie du plus grand nombre).
La conception fonctionnaliste s’est construite dans l’oppo-
sition frontale aux jeux de l’ornementation, de la mode, de
la séduction. L’ironie est que le capitalisme a réussi, par la
suite, à faire entrer le fonctionnalisme lui-même dans l’orbite
de ce qu’il diabolisait initialement. S’est développé en effet
170 L’esthétisation du monde

un fonctionnalisme séducteur des consommateurs. De fait, il


a moins joué un rôle moral (les «ÞvraisÞ» besoins) qu’un rôle
économique au service de la stimulation des marchés, de
l’exacerbation des besoins et de la rentabilité des entrepri-
ses. Avec le capitalisme artiste, le design industriel est devenu
un élément de la société et de l’économie de séduction.

L’esthétique industrielle au service du marché

Contrairement à William Morris qui ne jure que par la


régénération de l’artisanat et du travail manuel, divers cou-
rants en Allemagne considèrent qu’art et production stan-
dardisée de masse peuvent être compatibles. En 1907, est
créé le Deutscher Werkbund, où se regroupent industriels et
designers afin de développer la qualité esthétique dans la
production industrielle et promouvoir le design allemand.
En 1910, le Werkbund comptait plus de sept cents membres
dont une moitié était des industriels et l’autre moitié des
artistes. L’association prône une esthétique fonctionnaliste,
le style international, au travers de produits industriels à fai-
ble coût mais de qualité esthétique. L’architecte Hermann
Muthesius, à l’origine du groupe avec Van de Velde, avance
que les réalisations du Werkbund doivent être conformes
aux normes de la standardisation qui seule permet une pro-
duction de masse et peut «Þintroduire à nouveau un goût sûr
universellement valableÞ». C’est dans cet esprit d’esthétique
industrielle rationnelle qu’ont été réalisés, notamment, des
aménagements intérieurs de trains et de tramways, des cou-
verts, des linoléums, du mobilier en série.
Au bureau du Werkbund, l’architecte Peter Behrens siège
au côté de Walther Rathenau, le patron d’AEG (surnommé
«Þle chef d’entreprise artisteÞ»)Þ: ils scelleront la première
véritable intégration du design et de l’industrie. On recon-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 171

naît souvent dans cette collaboration entre Behrens et AEG


— le géant de l’industrie électrique allemande —, qui a
duré de 1907 à 1914, l’acte de naissance de l’association
structurelle du design et de la production moderne,
Behrens étant nommé au poste de «Þconseiller artistiqueÞ»
auprès du président et chargé, comme tel, de veiller aussi
bien au design des produits qu’à l’image graphique, au
logotype et à l’architecture des bâtiments de la firme. Cela
afin que toutes les productions AEG soient porteuses d’une
même esthétique moderne épurée, d’une même image de
marque immédiatement reconnaissableÞ: tout produit mis
sur le marché devait d’abord recevoir l’avis positif de
Behrens. C’est à ce titre le premier exemple de «Þdesign
globalÞ», fonctionnant déjà comme vecteur de publicité et
outil marketing au service de la marque. Ce phénomène,
toutefois, dans la phaseÞI du capitalisme artiste, est resté
exceptionnel.
Il est à noter cependant que c’est par une autre voie que
s’est diffusée la pratique du design aux États-Unis. En
Europe, les designers sont essentiellement des architectes
qui ont réalisé des travaux dans le domaine de l’architecture
et des arts appliqués (le mobilier tout particulièrement).
S’appuyant sur des théories radicales, ils ont moins travaillé
pour l’industrie que réalisé des pièces expérimentales. Il
n’en va pas ainsi aux États-Unis où commencent à apparaître
des designers consultants auprès des grandes entreprises et
des grands magasins. L’essor de ces designers pionniers, issus
du théâtre, de l’illustration, de la publicité, coïncide avec le
boom de cette dernière aux États-Unis dans les annéesÞ1920.
Moins rigoristes que leurs homologues européens, ils atta-
chent plus de prix à l’aspect extérieur des objets qu’aux
structures fonctionnelles de l’objetÞ: le design est utilisé
comme vecteur de stylisme pour moderniser l’apparence des
produits, séduire les consommateurs, accroître les ventes.
Sans idéologie révolutionnaire, sans manifestes radicaux, ces
172 L’esthétisation du monde

designers se donnent pour objectif de remodeler, épurer,


profiler l’apparence des machines (trains, tracteurs, duplica-
teurs, caisses enregistreuses) et celle des nouveaux objets du
quotidien (automobiles, machines à laver, réfrigérateurs, télé-
phones, appareils photos, packaging) afin de les rendre plus
attrayants, plus élégants, plus lisses et stylisés40.
Au lendemain de la crise de 1929, les industriels prennent
conscience de l’importance de l’esthétique dans le succès
commercial des produits de grande consommation. Les pre-
mières grandes agences d’esthétique industrielle voient le
jour, qui vendent leurs services aux entreprises dans une
époque où l’apparence des produits fabriqués en grande
série avait une importance très secondaire comparée à celle
du prix de revient. Dans le contexte de crise issu de 1929,
elles s’emploient à persuader les fabricants d’avoir recours à
leurs services pour stimuler leurs affaires en mettant en avant
l’idée que l’esthétique est un facteur de vente41. Henry
Dreyfuss collabore avec Bell, Macy, SearsÞ; Walter Dorwin
Teague travaille pour Ford, Texaco, Eastman Kodak. Ray-
mond Loewy redessine des produits pour Studebaker, Coca-
Cola, Lucky Strike. En 1935 est commercialisé le réfrigéra-
teur Coldspot (pour Sears Roebuck) conçu par ses soinsÞ: en
quelques années les ventes passent de quinze mille à deux
cent soixante-quinze mille exemplaires42. En 1949, il fait la
une du Time qui proclameÞ: «ÞLe designer Raymond Loewy
aérodynamise la courbe des ventes.Þ»
Ces designers et bien d’autres s’attachent à offrir des pro-
duits aux lignes fluides, lisses ou galbées, inspirées des for-
mes aérodynamiques des dernières avancées technologiques
(avion, train, bateau). Tel est le Streamline style, qui cherche
à traduire dans les objets le souffle de la vitesse et la puis-
sance technologique et où l’emploi de matériaux inédits
—Þacier inoxydable, aluminium poli, bakélite, matériaux de
synthèseÞ— donne forme à des objets aux lignes profilées et
futuristes dissimulant les rouages et autres éléments servant à
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 173

leur utilisation. Au cours des annéesÞ1930, le style Streamline


reconfigure les automobiles, les locomotives, les autobus,
avant de gagner les meubles, radios, ventilateurs, fers à
repasser, sèche-cheveux, taille-crayon, et jusqu’aux cercueilsÞ!
S’employant à reprofiler l’aspect des objets quotidiens
beaucoup plus qu’à améliorer leurs performances techni-
ques, le Streamline style se déleste du rigorisme et de l’ascé-
tisme du fonctionnalisme rationaliste européen. Voilà le
design qui se marie avec la logique de la séduction rejetée
par le fonctionnalisme et qui, loin de rendre aux objets leur
«ÞvéritéÞ» fonctionnelle, propose une vision esthétique et
spectaculaire de ceux-ci, une image, un style qui devient une
modeÞ: celle de la vitesse, de la supermachine appliquée
indifféremment à toute chose et sans autre but que celui de
séduire les consommateurs et d’exprimer l’élégance des lignes
aérodynamiques. La forme ne découle plus strictement de la
fonctionÞ: elle se déploie comme image hollywoodienne de
fluidité et de puissance moderne commandée par un souci
marketing. Le design apparaît ici comme stylingÞ; cosmétique
de l’objet au service des ventes, il s’est réconcilié avec les
impératifs de la mode, du commerce et de la publicitéÞ: ces
designers «Þélargi[ss]ent la publicité au produit lui-mêmeÞ»43.
Le Streamline style n’institue pas seulement une esthétique
mode du design, il exprime une vision optimiste de la
machine, le nouveau dynamisme du mode de vie américain,
l’entrée de la société américaine dans l’ère de la consomma-
tion de masse ou, plus exactement, l’imaginaire de la civilisa-
tion consumériste en train de se constituer. Avec son
esthétique traduisant les valeurs d’optimisme, d’efficacité, de
facilité, de progrès, le «Þstyle paquebotÞ» porte un nouvel art
de vivre, un nouvel imaginaire de la consommation, synonyme
d’activité moderne, dynamique, anti-traditionaliste. L’objet
de consommation ainsi redessiné n’est plus seulement un
signe distinctif de classe, il glorifie la technologie en promet-
tant un monde meilleur pour tousÞ: il s’adresse à la classe
174 L’esthétisation du monde

moyenne beaucoup plus qu’aux cercles clos de l’élite sociale.


En servant les intérêts du business au travers d’une esthétisa-
tion de masse, le design a contribué à forger la mythologie
du confort, l’utopie de la consommation moderne portée
par le capitalisme artiste.

LE DEUXIÈME ÂGE DU DESIGN

Comme en fait foi, avec les conditions spécifiques de déve-


loppement qui leur sont propres, l’évolution de l’histoire du
cinéma et de la musique enregistrée, de la publicité et du
design, un nouveau grand cycle historique du capitalisme
artiste se met en place au cours des trois décennies qui sui-
vent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette phaseÞII
correspond au moment où se développe ce qu’on a appelé
«Þla société de consommation de masseÞ», laquelle voit une
forte et rapide poussée du pouvoir d’achat des ménages, la
diffusion des biens de consommation durable dans presque
tous les groupes sociaux, la démocratisation du confort et
des loisirs, la croissance du revenu discrétionnaire parmi les
masses, la possibilité de consacrer une partie de ses dépenses
à acheter ce qui plaît et pas seulement ce dont on a impéra-
tivement besoin.
L’équipement des ménages en biens de consommation
durable et l’amélioration des conditions de vie deviennent la
grande affaire de la vie, les critères par excellence du pro-
grès. Entre 1950 et 1980, l’électroménager, la voiture, le
transistor, l’électrophone, la télévision, et toutes ces «Þcho-
sesÞ» dont Georges Perec fait en 1965 la matière de son
roman emblématique de la société de consommation, trans-
forment radicalement la vie quotidienne, les styles d’exis-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 175

tence, le rapport aux valeurs et à la politique. Une nouvelle


ère de l’économie de consommation s’ouvre qui signe l’essor
du capitalisme artisteÞ: la période des Trente Glorieuses, qui
voit la production multipliée par 4,5, est aussi celle du bond
en avant du capitalisme artiste, même si celui-ci n’est pas
général et si certains secteurs, notamment celui de la grande
distribution, traduisent même une régression en la matière.
Sous-tendue par une forte élévation du niveau de produc-
tivité du travail, «Þla société d’abondanceÞ» se construit en
généralisant le modèle taylorien-fordien d’organisation de la
production. Les principes qui font loi dans les grandes entre-
prises industrielles sont la division intensive des tâches, la
fabrication en grandes séries de produits standardisés, la
répétitivité, l’élévation des volumes de production, l’exploi-
tation des économies d’échelle. La sphère industrielle se
modernise à grande vitesse, qui se restructure selon les
mécanismes de rationalisation caractéristique du système for-
dien. Toute cette phase est dominée par une organisation
productiviste et technicienne, par une logique économique
plus quantitative que qualitative. Par-là même le design est
loin d’être partout également développé et reconnuÞ; il
apparaît encore souvent dans les années 1950-1960 comme
du pur stylisme, une activité inutile, tant s’impose le primat
des ingénieurs de la production. Pour ne prendre qu’un
exemple, si la France voit se réaliser de magnifiques créa-
tions révolutionnaires dans divers secteurs (DS 19, style
Courrèges, Concorde), le design tarde à s’y mettre en placeÞ:
le pays ne compte encore que 300 designers industriels en
1987.
176 L’esthétisation du monde

Les Trente Glorieuses du design

Ce qui n’empêche pas un remarquable développement de


«Þl’art industrielÞ», d’abord aux États-Unis et en Europe puis
au Japon. Au cours de la phaseÞII, l’esthétique industrielle
gagne une surface sociale ainsi qu’une importance stratégi-
que pour les entreprises sans commune mesure avec le
passé. L’influence du design s’accroît fortement, en même
temps que les ingénieurs produit voient leur position de
toute-puissance antérieure reculer. L’exigence d’améliorer
continûment l’ergonomie des produits ainsi que leur aspect
extérieur progresse à grands pas. Certaines entreprises pion-
nières telles qu’Olivetti s’attachent à faire du design l’un des
vecteurs clés de leur stratégie marketing. Le design se diffuse
dans la conception des produits et de la communication, il
entre dans les mœurs du nouveau capitalisme artiste, appa-
raissant comme un instrument majeur d’innovation et de
succès commercial.
En même temps, le monde du design se dote de structures
et d’institutions professionnelles qui contribuent à sa valori-
sation statutaire. En 1944 est fondée à New York l’United
Society of Industrial Design, première organisation profes-
sionnelle de la branche. À Londres, la même année, le
Council of Industrial Design est créé pour promouvoir le
design britannique et contribuer à la politique de recons-
truction du pays. Le gouvernement allemand fonde en 1951
le Rat für Formgebung (l’Institut de la conception), tandis
que la Hochschule für Gestaltung d’Ulm devient l’institution
de référence du design, dans la continuité du Bauhaus (Max
Bill, son premier directeur, en est un ancien élève). En
France, Jacques Viennot fonde, en 1951, l’Institut d’esthéti-
que industrielle, dont le but est d’inciter les industriels à
faire progresser la qualité esthétique de leurs produits dans
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 177

le sens de la «Þbeauté rationnelleÞ». L’International Council


of Societies of Industrial Design est constitué en 1957. Dans
tous les pays industrialisés se multiplient les agences, les
congrès, les revues, les expositions, les prix décernés aux
meilleures réalisations du design.
Nombre d’entreprises font appel à des bureaux indépen-
dants ou à de grandes agences (Olivetti), d’autres firmes
(Philips ou Ikea) se dotent d’un bureau de design intégré.
En Allemagne, Braun et Lufthansa s’attachent à appliquer le
style fonctionnaliste prôné par l’École de design d’Ulm
(1946-1968), héritière du BauhausÞ; Braun engage des pro-
fesseurs de design de l’École d’Ulm pour travailler sur des
prototypes de produits électriques domestiques. Dans une
perspective de design global, des groupes tels que Olivetti,
IBM, Philips, Braun, Bang & Olufsen confèrent au design la
charge de créer une identité visuelle de l’entreprise, une
image de marque homogène et cohérente. D’une participa-
tion sporadique du design aux activités de l’entreprise on
passe, dans divers grands groupes, à une intégration systéma-
tique, les designers collaborant, tout au long du processus de
développement des produits, avec les ingénieurs et les res-
ponsables du marketing. Dans la phaseÞI, les designers, assi-
milés à de purs stylistes, n’intervenaient qu’à la fin du
processus de développement pour donner une allure esthéti-
que aux produits conçus par les ingénieursÞ; dans la phaseÞII,
commence une nouvelle étape où les designers, chez Olivetti
ou Deere par exemple, interviennent dans l’élaboration des
produits, dès le commencement, avec l’établissement du
cahier des charges44. L’époque est celle de la revalorisation
et du renforcement du rôle du design industriel dans les
entreprisesÞ: un processus que va amplifier la phase suivante.
L’expansion sociale du design a été également rendue
possible grâce à la création de nouveaux circuits d’édition et
de diffusionÞ: en France, Huchers Minvielle, Roche Bobois,
Roset, Airborne. En 1968, Prisunic inaugure la vente de
178 L’esthétisation du monde

mobilier de créateurs sur catalogue. En Grande-Bretagne,


Habitat lance le concept de «Þstyle de vie intégralÞ». Aux
États-Unis, la société Knoll diffuse et produit en série du
mobilier contemporain, des pièces de Mies van der Rohe,
Eero Saarinen, Harry Bertoia. En Italie, Cassina édite pour
les grands marchés d’exportation les œuvres de Gio Ponti et
Mario Bellini. De nouvelles revues telles que Domus jouent
un rôle important dans la diffusion de l’esthétique design.
Ingvar Kamprad fonde la firme Ikea, en concevant des super-
marchés du meubleÞ: les produits, fabriqués en grande série,
y sont vendus en kit. Dans les années 1950 le design scandi-
nave connaît déjà un grand succès commercial international.
Vingt ans plus tard, en 1973, Ikea accède au marché mon-
dial.
À la consécration universelle du design fonctionnaliste
répond la diversification des designs marqués par des traits
nationaux identifiables, ainsi que par des approches différen-
tes du métier. Tout un courant, rendu célèbre par Raymond
Loewy, donne la priorité à la dimension artiste-intuitive du
design. Mais après la guerre, un autre courant se développe
qui s’emploie à convaincre les entreprises de l’efficacité du
design, plus proche du travail de l’ingénieur que de celui de
l’artiste. Déjà au Bauhaus, Hannes Meyer s’était entouré de
mathématiciens et de sociologuesÞ; et à Ulm ainsi que dans
les nombreuses écoles qui s’en inspirent sont introduits dans
les programmes des cours de psychologie, d’anthropologie,
de statistiques. Le designer est supposé mettre en œuvre la
science de l’ergonomie et de l’anthropométrie et appliquer
les connaissances du marketing, de la sociologie, de l’écono-
mie. Dans cette même voie, Max Bill pouvait déclarerÞ: «ÞLe
design fonctionnel considère l’aspect visuel, à savoir la beauté
d’un objet, comme un élément de sa fonction qui n’est pas
prioritaire.Þ» Pendant cette phase, une entreprise italienne
comme Olivetti considère plutôt les designers comme des
artistes, à la différence de Philips qui valorise la démarche
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 179

scientifique, rationnelle, collective. Selon Knut Yran qui dirige


le département de design du groupe, «Þle design est une pro-
fession technique qui a une fonction de marketingÞ», «Þun
designer doit réaliser les intentions de l’entreprise avant les
siennes propresÞ»45. Quoi qu’il en soit, s’il est largement
admis que le design ne se confond pas avec un travail de pur
stylisme, quelque chose d’artistique lui est néanmoins con-
substantiel, tant le travail sur la forme des produits est capital.
Est-il besoin de préciser que ce nouvel âge est loin d’être
complètement acquis aux formes modernesÞ: un sondage des
annéesÞ1950 auprès des consommateurs allemands révélait
que seule une petite minorité d’entre eux était disposée à
adopter le design fonctionnel dans l’ameublement. Il n’en
demeure pas moins que le recours aux designers dans les
grandes entreprises se généralise, l’apparence extérieure des
objets industriels prend une importance accrue, le principe
de renouvellement rapide du style des produits gagne tou-
jours plus de secteursÞ: de plus en plus, les produits indus-
triels réalisés en grande série font l’objet d’un travail de style
destiné à assurer leur succès commercial. Bien que de nature
fordienne, l’ordre productif intègre les logiques de création
esthétique, de design et, plus tard, de fantaisie. Il en a résulté
d’indéniables réussites esthétiques, de nouvelles beautés uti-
litaires, de nouvelles formes élégantes, parfois des objets cul-
tesÞ: le scooter Vespa, la DS 19 Citroën, la machine à écrire
Lettera 25 d’Olivetti, les ciseaux Fiskars, la chaise Tulipe
d’Eero Saarinen en sont des illustrations exemplaires. Force
est de l’observerÞ: le marché et la poussée des impératifs du
marketing ont de fait contribué à innover dans les formes et
styliser l’univers des biens de consommation, fût-ce avec des
résultats très inégaux selon les publics visés. Art industriel, le
design s’impose comme un des arts du quotidien.
Même si jusqu’au début des années 1960 domine le design
géométrique et organique, nombre de produits se rattachant
au mobilier, aux luminaires, aux tissus d’ameublement n’ont
180 L’esthétisation du monde

rien de fonctionnaliste. Avec leurs ornementations chro-


mées, leurs lumières qui clignotent, leurs couleurs criardes,
les juke-box et autres jeux de flipper relèvent du kitsch. Il en
va de même des lunettes de soleil en forme de lèvres ou de
notes musicales. L’époque voit le foisonnement des emballa-
ges tape-à-l’œil, le triomphe du rose girly dans les cuisines,
les chambres à coucher et les appareils ménagers, tout un
ensemble d’objets et de couleurs dont la valeur, plus décora-
tive que fonctionnelle, symbolise la prospérité et l’euphorie
de la consommation. Plus tard, le style Pop, qui délaisse la
rigueur du «Þgood designÞ», apporte un coup de jeune et de
la fantaisie ludique aux formes industrielles. En phaseÞII,
le processus de diversification des esthétiques est déjà à
l’œuvreÞ: une dynamique qui se radicalisera dans la phase
suivante.
C’est ainsi que la phaseÞII est celle qui a diffusé sociale-
ment le design non seulement au travers du mobilier moderne
de série (modules de rangement, sièges en plastique, canapés
en mousse, lampadaires…), mais aussi de l’automobile, de la
télévision, des appareils électriques, de tous les objets du
quotidien. Du fait du design, l’apparence extérieure des pro-
duits — la voiture en particulier — a pris une importance
croissante dans les motivations d’achat. Le design devient un
objet de consommation de masse en même temps qu’un
objet de mode sans cesse renouvelé. Ce ne sont pas les artis-
tes de l’Art Nouveau qui ont réussi à concrétiser le rêve de
«Þl’art dans toutÞ» et pour tous, c’est le capitalisme de con-
sommation lui-même, en intégrant la dimension design dans
le système productif de masse.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 181

«ÞLe complot de la modeÞ»

L’époque qui commence avec les annéesÞ1950 n’a pas seule-


ment généralisé la logique fordienne, elle a fait basculer
l’univers industriel de la consommation dans l’orbite du
renouvellement annuel des modèles et de l’obsolescence inté-
grée. Ce que General Motors, dans le secteur automobile, a le
premier inauguré — changement systématique du style, de la
ligne et des couleurs, multiplication des gadgets et autres
accessoires tape-à-l’œil — s’est intensifié et a gagné des sec-
teurs de plus en plus nombreuxÞ: cosmétiques, chaussures,
vêtements d’enfants, vaisselle, articles ménagers, hi-fi. La ratio-
nalisation de la sphère productive s’est ainsi mariée avec la
stratégie de l’éphémère érigée en doctrine industrielle en rai-
son de la nécessité de relancer sans cesse les marchés. Si pour
mettre en œuvre pareille stratégie, l’une des voies possibles est
de limiter volontairement la qualité et donc la durée des pro-
duits, une autre voie consiste à changer très vite le style,
l’aspect extérieur des produits, en prenant la mode vestimen-
taire pour modèleÞ: «ÞToutes les industries s’efforcent de
copier les méthodes des grands couturiers. C’est la clef du
commerce moderneÞ», déclare Louis Cheskin dans l’Améri-
que du début des annéesÞ1960. C’est ce que Vance Pac-
kard appelle, d’une formule parlante, «Þle complot de la
modeÞ», montrant que celle-ci s’est étendue à toutes les
sphères de l’économie de la consommation46. Un nouveau
cycle est apparu, un cycle hybride qui combine la logique for-
dienne avec la logique-mode du capitalisme artiste.
Dans ce système de changements permanents de style et
de recherche de la nouveauté à tout prix, le design joue un
rôle clé. C’est tout particulièrement le cas aux États-Unis, où
le «Þgood designÞ», avec son esthétique rationnelle et fonc-
tionnaliste, cède souvent le pas aux formes proliférantes,
182 L’esthétisation du monde

extravagantes même avec leur esthétique hyperbolique, dont


la «Þbelle AméricaineÞ» telle que la conçoit le styliste Harley
J.ÞEarl pour la General Motors offre l’illustration quasi iconi-
queÞ: calandre profilée, ailerons en forme d’ailes d’avion,
pare-chocs taillés en obus, surabondance des chromes, surfa-
ces polies et luisantes. Un style luxuriant que l’on retrouve
au demeurant, hors de l’industrie automobile, jusque dans
les biens d’équipement ménagersÞ: aspirateurs aérodynami-
ques, réfrigérateurs dotés de cuivres et d’enjoliveurs, postes
de télévision profilés, radios à boutons noirs et blancs inspirés
de l’aéronautique, machines à laver à commandes ressem-
blant à un tableau de bord. Le système-mode du capitalisme
artiste est alors dominé par les modèles esthétiques améri-
cains synonymes de progrès, de modernité, d’esprit consu-
mériste, et que les autres pays développés s’efforcent d’imiter.
Selon Earl, le design doit être un vecteur de venteÞ: il a
charge de «Þglorifier la vie de consommateur de tout un cha-
cunÞ».
Dans les annéesÞ1950, la logique décorative (l’ornement,
le superflu, le clinquant, la mode), que proscrivaient Adolf
Loos et l’école fonctionnaliste, est réintroduite dans «Þl’art
automobileÞ» afin de répondre aux impératifs marchands du
capitalisme artiste apparaissant ici comme promoteur d’un
style théâtral commercial. Au «Þless is moreÞ» proclamé par
Mies van der Rohe succède un néodesign ostentatoire centré
sur les accessoires, les logiques de séduction, de mode et de
marketing. En renouant, en particulier dans le secteur de
l’automobile, avec l’excès des ornements de chrome, des
enjoliveurs, des ailettes et autres éléments tape-à-l’œil, le
design s’impose comme une opération de théâtralisation des
produits au service de la promotion des ventes et de la publi-
cité des marques.
Même si le design ne peut être réduit à ce rôle décoratif,
nul doute qu’il a été une des pièces de l’avènement de cette
économie-mode généralisée, cette civilisation du jetable de
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 183

plus en plus accentuée du fait de l’utilisation de matériaux


peu coûteux (carton, plastique). Avec la phaseÞII commence
l’ère du gadget et de son gaspillage systématique. En témoi-
gne le style des voitures chargées de chrome, dotées de pare-
chocs inutiles et de tableaux de bord remplis de cadrans.
Mais aussi la prolifération des conditionnements de produits,
des emballages alimentaires destinés aux supermarchés, des
sacs plastiques, des mouchoirs en papier, de la vaisselle jeta-
ble. En 1953, le baron Bich invente le stylo jetable qui sera
suivi en 1975 par le rasoir Bic, puis par le briquet et les cou-
verts jetables. Éditée en grande série en 1964, la chaise en
papier de Peter Murdoch, la Polka-Dot Chair, à monter chez
soi et vendue à bas prix, était conçue pour durer entre trois
et six mois. Le statut éphémère et l’obsolescence calculée
s’appliquent alors à un nombre croissant de produits desti-
nés à toucher toutes les classes économiques et sociales.
À travers cette politique d’obsolescence dirigée s’affirme
un capitalisme artiste défiant la rareté et s’affichant sous le
signe désinvolte de la profusion démocratique et de la dilapi-
dation des richesses. Même si après le premier choc pétrolier
les critiques contre la consommation et le design irresponsa-
bles se multiplient, la phaseÞII est restée dominée par l’opti-
misme, la mode, l’insouciance envers le futur. L’économie-
mode de la consommation et la culture contestataire ont
convergé pour instituer la nouvelle priorité de l’axe du pré-
sent, une culture hédoniste de l’instant sans considération
de l’avenir. La phaseÞII constitue la phase heureuse, insou-
ciante, juvénile, du capitalisme artiste. La phaseÞIII y mettra
fin.
Cette dynamique est également favorisée par le succès de
la culture Pop revendiquant les valeurs jeunes, la jouissance,
la mobilité, la légèreté, les formes expressives. Dans les
annéesÞ1960, le design le traduit directementÞ: meubles en car-
ton, abat-jour en papier, chaises démontables, lits transforma-
bles, robes en papier jetables, meubles en plastique transparent
184 L’esthétisation du monde

et gonflable (le fauteuil Blow date de 1967), gadgets peu


chers. Loin des couleurs et des formes austères, voici venu
le temps de la couleur vive, du vernis et du plastique, des
néons agressifs, des rayures et des bulles, du mobile et du
décontracté, de l’informel et de l’aléatoire, en particulier
dans l’ameublement. Une esthétique inspirée de la BD, de
la SF, de la publicité inspire les designers qui, avides de
liberté et d’anticonformisme, rejettent le fonctionnalisme
puritain au profit d’un ludisme jeuneÞ: une véritable cul-
ture Pop se met en place, qui a ses idoles, ses icônes, ses
lieux cultes — la Factory de Warhol à New York, la bouti-
que Mr.ÞFreedom de Londres —, ses designers phares —
Cesare Joe Colombo, Gae Aulenti, Olivier Mourgue, Peter
Murdoch, Verner Panton —, ses objets cultes — le siège
Sacco, les fauteuils Djinn, la chaiseÞS en polyuréthane, le
tabouret Tam-Tam. Via les valeurs anti-bourgeoises, tout
un pan du design a renoué avec ce que le Bauhaus et le
rationalisme du «Þgood designÞ» voulaient éliminerÞ: l’arbi-
traire, le décor, le ludique (le portemanteau Cactus de
Drocco et Mello), la fantaisie (le canapé Bocca en forme
de lèvres), le sensualisme (le fauteuil Donna de Gaetano
Pesce). Et ce, pour le plus grand profit du système de la
mode et du capitalisme artiste, incapable de prospérer sans
renouvellement rapide, sans fantaisie créative, sans innova-
tion stylistique.
Le capitalisme-mode de cette phase a été l’objet d’innom-
brables critiques. Vance Packard le dénonce comme gas-
pillage des ressources naturelles et machine à développer la
surconsommation, l’aspect matériel de l’existence, l’égocen-
trismeÞ; Galbraith comme conditionnement de la demandeÞ;
les situationnistes comme «Þsociété du spectacleÞ», empire de
l’aliénation et de la passivité. Dans un livre fameux, Victor
Papanek stigmatise la perversion du design qui crée des
valeurs fausses et des objets futiles, qui encourage à consom-
mer toujours plus, à jeter, et donc à ruiner la planète
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 185

Terre47. Toutes ces flèches dirigées contre la consommation


débridée stimulée par le design et qui foisonnent au cours
des annéesÞ1960-1970 épuisent-elles le sens de cette phaseÞIIÞ?
À l’évidence non. Car celle-ci, au travers de la consommation,
de la mode, des stimulations publicitaires, a entraîné une
mutation culturelle globaleÞ: elle a changé l’orientation tem-
porelle de nos sociétés en même temps que leur mode de
socialisation et d’individualisation. D’une culture orientée
vers le futur typique de la première modernité, on est passé
à une société présentéiste commandée par les nouvelles nor-
mes de jouissance, de loisirs, de satisfactions immédiates.
L’économie-mode48 est celle qui a miné les prescriptions
sacrificielles et disciplinaires au bénéfice de l’hédonisme
consommatoire, de la séduction des messages, de l’humour,
du confort privéÞ; elle a délégitimé les impositions autoritai-
res et, dans cette foulée, entraîné l’autonomisation des indi-
vidus vis-à-vis des institutions collectives et des encadrements
rigoristes.
Elle est ainsi à l’origine d’une «Þseconde révolution indivi-
dualisteÞ»49 et ce, non seulement par le biais de la diffusion
des valeurs hédonistes, mais aussi par les nouveaux objets de
consommation transformant les habitudes de vie du plus
grand nombre. Tout un ensemble de nouveaux objets —
télévision, transistor, électrophone, automobile, électromé-
nager — pénètrent dans presque tous les milieux avec de
puissants effets d’individualisation des pratiques, des aspira-
tions et même des mœurs. Par-delà la massification de la vie
quotidienne et les affrontements symboliques de classe, les
objets emblématiques du capitalisme créatif, chargés de valeurs
hédonistes, de rêves d’émancipation et de progrès, ont
entraîné une montée de l’individualisation des pratiques de
consommation, des loisirs et des modes de vie en général.
Le design participe de ce processus. Il ne peut être réduit
à sa fonction de marqueur et de classification sociale, il
n’exprime pas seulement des désirs d’élévation ou de diffé-
186 L’esthétisation du monde

renciation sociale dans l’arène des compétitions statutaires


de classe. Bien sûr, le mobilier avant-gardiste des grands édi-
teurs de design et les griffes des nouveaux créateurs de mode
ne se sont guère diffusés au-delà du cercle des couches
moyennes supérieures. Mais il a néanmoins contribué à pro-
mouvoir la «Þsociété du désirÞ», à esthétiser le quotidien, à
diffuser le rêve du modèle de vie américain, les valeurs de
modernité et de loisir, de jeunesse et de liberté, de jouis-
sance et de consommation qui sont au principe du nouvel
individualisme. Bien sûr, avec sa dimension ascétique et ratio-
naliste, rigoriste et universaliste, le design fonctionnaliste
peut paraître antinomique avec le développement social du
principe d’individualité. Pourtant il n’en est rien. Car, comme
l’individualisme moderne, le design s’est construit fonda-
mentalement dans le rejet de la tradition et des particularis-
mes nationaux. Revendiquant une sorte de table rase du
passé, le design fonctionnaliste est un hymne radical au pré-
sent social, à la modernité pure50. Sans dehors et sans passé,
l’objet design apparaît comme un système autonome d’élé-
ments formels, une combinatoire souveraine ne devant rien
au dehors.
Par-là, le design illustre l’idéal d’émancipation moderne,
le même que celui qui constitue la culture individualiste.
Quel que soit son aspect puritain, l’objet fonctionnaliste fait
signe à la liberté moderne, il offre le spectacle triomphant
de la création s’affranchissant des impositions traditionalis-
tesÞ: une émancipation constructiviste et stylistique qui a pré-
cédé celle des mœurs. Tout invite à penser que le design, par
sa structure formelle même, et conjointement avec les nou-
veaux objets de consommation, a ainsi favorisé, d’une manière
ou d’une autre, la poussée d’individualisation marquant la
phaseÞII.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 187

Stylistes et créateurs

La révolution de la phaseÞII concerne aussi bien la filière


industrielle du vêtement. Dans les années d’après-guerre, se
met en place le «Þprêt-à-porterÞ», qui réussit à rompre avec
l’anonymat caractéristique de la confection industrielle en
apportant au vêtement un «ÞplusÞ» créatif, une valeur ajoutée
esthétique. Les industriels font désormais appel à des stylistes
chargés de concevoir des produits textiles intégrant l’exi-
gence d’élégance, de fantaisie, de beauté. Au début des
années 1950, les grands magasins s’attachent à proposer une
mode raffinée et élégante aux femmes de tout âgeÞ: pour
cela les Galeries Lafayette, le Printemps, Prisunic intègrent
dans leur service des conseillères et des coordinatrices de
mode en vue d’une offre de bon goût. Apparaissent égale-
ment les premiers cabinets de conseil et style indépendants
qui, intervenant à tous les niveaux de la chaîne textile, rédi-
gent deux fois par an des cahiers de tendance dans le
domaine des couleurs, des matières, des formes. Les entre-
prises du prêt-à-porter signent leurs modèles à l’instar de la
Haute Couture, réalisent des défilés de mode et engagent
des campagnes de publicité.
La phaseÞII du capitalisme artiste a démocratisé le système
de la mode, elle a promu le «Þchic pas cherÞ», le look mode
de l’habillement industriel de masse, la profession de styliste
en même temps que les «Þcréateurs de modeÞ». En 1962, on
compte en France quelque 2Þ000 stylistes de mode51 qui tra-
vaillent à promouvoir «Þle beau au prix du laidÞ» (Denise
Fayolle) en alliant rationalité industrielle et créativité, pro-
ductivité et qualité esthétique. Avec le prêt-à-porter grand
public et celui, nouveau, des «ÞcréateursÞ», le système bipo-
laire qui fonctionnait sur l’opposition radicale de la Haute
Couture et de la confection industrielle se lézardeÞ: la Haute
188 L’esthétisation du monde

Couture n’est plus le centre unique de la mode, la fabrica-


tion en grande série s’associe avec l’impératif de style, les pôles
créatifs se diversifient. L’ère du style mode accessible au plus
grand nombre commence. Tandis que le style descend dans
la rue, les marques grand public accèdent à une large noto-
riétéÞ: Benetton, Cacharel, Lee Cooper, Levi’s, Rodier, Tri-
cosa. Avec la consécration du prêt-à-porter, il y a eu quasi-
disparition du sur-mesure52 et promotion de la qualité mode
du vêtement fabriqué industriellementÞ: autant de processus
qui ont contribué à la démocratisation de la mode et à
l’expansion du domaine esthétique dans la vie quotidienne.
Les créations des grands couturiers ne disparaissent pas,
mais à partir des années 1960, une catégorie de prêt-à-porter
— celui des «Þcréateurs de modeÞ» — partage, puis accapare
ce magistère de la création que celles-là seules pouvaient jus-
que-là revendiquer. Et ce, en lançant des collections illus-
trant des valeurs nouvellesÞ: le ludique, le sexy, le loisir, la
jeunesse, le sport. La mode est devenue plurielleÞ: ce n’est
plus l’esthétique riche et «Þgrande classeÞ» qui donne le ton,
mais des styles variés d’allure plus décontractée, plus libre et
«ÞbranchéeÞ», en direction d’une clientèle plus jeune. En
France, la phaseÞII voit s’imposer ainsi des vagues de généra-
tions de créateurs et de maisons porteurs d’un esprit diffé-
rentÞ: Cacharel, Hechter, Dorothée Bis, puis Sonia Rykiel,
Chantal Thomass, Thierry Mugler, Montana, Alaïa… En Ita-
lie, ArmaniÞ; aux États-Unis, Ralph Lauren. Dans ce contexte,
les nouvelles marques des créateurs se font connaître, acqué-
rant une notoriété qui, dans l’esprit du public, est souvent
confondue avec celle des griffes prestigieuses de luxe53. La
phaseÞII est celle du recul de la Haute Couture et de la con-
sécration des styles plus accessibles et jeunes.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 189

Le léger, le décontracté et le juvénile

En fonctionnant comme économie-mode, le capitalisme


créatif de la phaseÞII n’a pas seulement démocratisé l’acces-
sion aux biens de consommation durable, il a diffusé de nou-
velles esthétiques ainsi que «Þle style pour tousÞ». En effet,
avec ses formes géométriques ou organiques, le design fonc-
tionnaliste a été un vecteur essentiel de la stylisation du
monde moderne, une stylisation dépouillée, pure et lisse,
investissant l’univers des objets de grande consommation.
Les appareils électroménagers, les chaînes hi-fi, les postes
de radio et de télévision, les machines à écrire s’imposent
comme des objets purs et sobres, délestés de tout détail
superflu, de toute fantaisie. Rejetant la théâtralité des objets,
le design industriel a composé un univers de style démocra-
tique, une esthétique dégagée de toute emphase, de tout
référentiel traditionnel. Via la promotion du style internatio-
nal, le processus de modernisation des objets du quotidien
est passé à une vitesse supérieure.
Modernisation esthétique de l’univers des objets qui se lit
aussi bien dans l’essor du processus de miniaturisation des
volumes et d’allégement des formes. L’invention des transis-
tors et microprocesseurs a permis de produire de plus en plus
d’objets de petite taille, d’éliminer au maximum l’encombre-
ment des choses, de rendre les objets plus légers, plus mania-
bles, plus compacts. Radio, électrophone, poste de télévision,
mais aussi caméscope, calculatrice électronique illustrent exem-
plairement ce processus de miniaturisation donnant naissance
à des formats de poche. Sony lance en 1957 la radio de poche,
en 1963 la Micro-télévision, et en 1979 le premier baladeur
(Walkman) qui pourra être habillé de couleurs vives et jeunes.
La recherche de la légèreté des produits touche égale-
ment le secteur du mobilier. Les armoires, commodes, buf-
190 L’esthétisation du monde

fets, lourds et volumineux, cèdent le pas aux meubles de


rangement en plastique, aux équipements modulables, aux
chaises empilables en fibre de verre (Verner Panton), aux
fauteuils à piétement tubulaire fin. Les mobiliers systèmes,
les étagères composables, les ensembles par éléments se déve-
loppent, permettant l’adaptation et la flexibilité dans le
domaine du rangement. La société Race produit la Flexible
Chair qui se monte en quelques minutes et le mobilier
Maxima (1965) constitué de 25 éléments standards pour 300
possibilités d’assemblage54. Grâce aux vertus des nouveaux
matériaux (fibre de verre, plastiques), le design s’emploie à
supprimer les épaisseurs et les grosseurs — chaise Superleggera
de Gio Ponti, chaise Sof Sof de Enzo Mari — en vue d’un
mobilier fluide et mobile. Dans les années 1960, apparaissent
les canapés gonflables, les meubles biomorphes en plastique,
les sièges mous et amusants, les fauteuils sensualistes en
mousse, les coussins modulables, les couleurs vives ou trans-
parentes qui, rompant avec la froideur fonctionnaliste, don-
nent au mobilier une apparence non conventionnelle, jeune,
souple.
Cette esthétique jeune et allégée s’observe aussi bien dans
la mode, comme en témoignent le bikini et le monokini, la
mini-jupe et les collants, les cols roulés et les jeans, les combi-
shorts et panta-shorts, les tee-shirts, les sahariennes et parkas.
Autant d’innovations frivoles qui expriment la poussée des
aspirations à l’autonomie individuelle ainsi que le rejet des
normes contraignantes, antinomiques avec les nouvelles valeurs
individualistes et hédonistes sous-tendues par le consomma-
tionnisme. Elles expriment en même temps le triomphe de
la culture juvénile et non conformiste, la promotion du sexy,
la revalorisation du corps dans une culture en quête d’un
érotisme plus direct, plus libre, moins théâtralisé.
Avec ce nouvel âge de mode ouvert et pluriel, c’est tout le
système de valeurs sous-tendant la mode «ÞclassiqueÞ» qui
basculeÞ: le look jeune supplante le style «ÞricheÞ», le décon-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 191

tracté prend le pas sur l’allure «ÞclasseÞ», la séduction person-


nelle sur l’affichage de la supériorité sociale. Partout le rigide,
le figé, le «Þcollet montéÞ» est dévalorisé au profit du multi-
usage, de la mode «Þseconde peauÞ», de la liberté de mouve-
ment. Au travers de la décoration féerique des grands maga-
sins et de la Haute Couture, le capitalisme artiste inaugural
s’était construit dans une théâtralité ostentatoire, dans le
luxe des signes, en vue de séduire les classes moyennes et
supérieures obsédées de standing. Tout autre est la phaseÞII
qui, précisément, s’est employée à faire reculer le théâtre des
formes guindées et la sublimation des apparences au nom
des valeurs libérationnistes portées par la nouvelle classe
d’âgeÞ: elle a allégé et juvénilisé la mode au même titre que
les objets et les signes du quotidien. Un pas supplémentaire
dans la construction du style démocratique s’est accompli.

DES GRANDS MAGASINS


AUX CENTRES COMMERCIAUX

La poussée du processus d’esthétisation ne s’est toutefois


pas imposée uniformément. Si au cours de la phaseÞII du
capitalisme artiste, le design et les logiques de mode ont péné-
tré de plus en plus le monde des objets, en revanche la grande
distribution, elle, a fait reculer les dispositifs esthétiques des
circuits de vente. Les annéesÞ1950-1960 en ont apporté le
modèle type avec le supermarché et l’hypermarché. La visée
esthétique qui innerve la stratégie des grands magasins pen-
dant un siècle s’éclipse manifestement, à partir des années
1950, lorsque se met en place la société de consommation de
masse proprement dite. Les conditions changentÞ: l’essor de la
production de masse qui caractérise les «ÞTrente GlorieusesÞ»
192 L’esthétisation du monde

exige une distribution de masse restructurée par les stricts


mécanismes de rationalisation à l’œuvre dans l’industrie for-
dienne. Du grand magasin, qui reste le lieu phare du com-
merce de grande distribution jusque dans les années 1950,
on passe alors à ces nouveaux types de lieux de vente que
sont le supermarché puis l’hypermarché. Durant toute cette
phase, les architectes, les urbanistes et les paysagistes ont
pesé d’un poids très réduit dans l’élaboration des nouveaux
circuits de la distribution de masse.

L’esthétique pauvre des grandes surfaces

À la différence des grands magasins, ces nouvelles surfaces


de vente sont dominées par les seules logiques quantitatives
et productivistes. Pour élargir les débouchés des produits
fabriqués en grande série, diffuser socialement le modèle
consumériste, il s’agit de vendre à bon marché, toujours moins
cher, en comprimant au maximum les coûtsÞ: l’impératif qui
s’impose est de rationaliser à grande échelle l’univers de la
distribution. Point de visée artisteÞ: tout est orienté vers la
réduction du coût de la distribution. Dans ce contexte, les
enseignes, pour l’emporter sur leurs concurrents, ne mettent
plus en avant les critères qualitatifs de leur environnement
mais les prix bas pratiqués.
L’organisation fordienne de la grande distribution a joué
contre l’esthétisation des univers commerciaux. Leur archi-
tecture et leur disposition interne sont tout entières pensées
en termes de fonctionnalité et l’aménagement des points de
vente est minimal, d’une linéarité et neutralité parfaites.
L’esthétique y perd ce que la rationalisation y gagneÞ: vastes
bâtiments horizontaux sans devanture, lettres géantes des
enseignes, immenses surfaces intérieures offrant aux con-
sommateurs choix, libre accès et libre service, lumières sans
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 193

jeux ni contrastes, rangées de caisses enregistrant indifférem-


ment tous les achats, immenses parkings disposés tout autour,
absence d’espaces vertsÞ: aucune intention artistique ne pré-
side à la construction de ces grandes surfaces périphériques.
Le modèle n’est plus le théâtre ou l’opéra resplendissant,
destinés à séduire les classes moyennes à l’affût de distinc-
tion, mais «Þl’usine à vendreÞ» tournée vers le plus grand
nombre obsédé d’équipements modernes, qui en veut plus à
prix cassés. À l’heure de l’organisation fordienne de la grande
distribution, les entassements de produits, le placement cal-
culé sur les rayonnages, l’affichage des prix et des promo-
tions, la publicité, tout converge pour créer des magasins
«ÞdiscountÞ», exclusivement «Þorientés prixÞ». Ce n’est plus l’art
de séduire par des émotions ressortissant à une sensibilité
esthétique qui est à l’œuvre, mais la froide application des
principes de la rationalité fonctionnelle et économique. Il en
résulte des «ÞhangarsÞ», des «Þboîtes à chaussuresÞ» aux archi-
tectures pauvres, ennuyeuses, stéréotypées, qui seront quali-
fiées de non-architecture et de pollution paysagère.
Il est à noter, toutefois, que l’architecture morne et agres-
sive des grandes surfaces n’a pas été systématiquement vouée
aux gémonies, et ce parce que ces volumes apparaissaient
comme des symboles positifs de modernité ainsi que des ins-
truments de démocratisation de l’accès aux biens usuels. La
grande majorité des consommateurs n’ont pas accepté ces
parallélépipèdes inesthétiques «Þfaute de mieuxÞ»Þ: de fait, ils
y ont adhéré en tant qu’emblèmes de modernisation. C’est
ainsi que le premier Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois,
à l’origine, a pu constituer un lieu de promenade domini-
cale au même titre que l’aéroport d’Orly55.
194 L’esthétisation du monde

La poésie des passages

Pour autant, d’autres lieux de vente se mettent en place


dans les mêmes années, qui témoignent que la volonté d’atti-
rer la clientèle ne joue pas seulement sur la logique des prix
bas et la profusion des produits. L’idée de regrouper plu-
sieurs enseignes et activités dans un même lieu conçu pour
les loisirs, l’achat-plaisir, le shopping d’impulsion, préside à
la création des centres commerciaux réinvestissant peu ou
prou la dimension «ÞdécorativeÞ» comme stratégie commer-
ciale, alors même que la grande distribution semblait reve-
nue, avec ses grandes surfaces dépourvues d’âme, au degré
zéro de la dimension esthétique.
L’idée de regroupement n’est pas nouvelleÞ: elle trouve
sa première heure de gloire, tant à Londres qu’à Paris,
avec les fameux passages couverts, hauts lieux de la poésie
urbaine et de la flânerie, qui voient le jour dans les
années 1820-1830. Le succès des passages tient pour une
bonne part au fait que l’éclairage au gaz permet une nou-
velle pratique de la ville, dont ils constituent la vitrine
lumineuse et magique, en contraste avec les rues sombres
et leurs vieilles boutiques traditionnelles. Comme le fait
justement remarquer Christine Rheys, «Þluxe, richesse,
éclairage, étalages, miroirsÞ: la foule s’y donnait à elle-
même en spectacle. Contemporains de la flânerie et du
dandysme, conceptions tout autant sociales que culturel-
les, ils incarnaient aussi l’avènement du commerce élevé
au rang d’art.Þ»56 C’est dans ces galeries vitrées luxueuses
où «Þl’art se met au service du marchandÞ» que le flâneur,
admirant les vitrines de nouveautés, peut s’abandonner au
culte moderne de la marchandise, aux rêves de consom-
mation, aux «Þfantasmagories du marchéÞ»Þ: les passages,
forme primitive du centre commercial, «Þbrillaient dans le
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 195

Paris de l’Empire comme des grottes habitées par des


féesÞ»57.

L’invention du centre commercial

La problématique de centre commercial entièrement her-


métique et climatisé, conçue pour la première fois par l’archi-
tecte Victor Gruen, est influencée par les passages européens,
couverts et piétonniers58. Victor Gruen s’emploie en effet à
réaliser un espace remplissant une fonction de sociabilité
semblable à celle des centres-villes avec leurs rues commer-
çantes, dans des territoires qui en sont dépourvus. Dès le
départ, le shopping center veut s’imposer comme un espace
consumériste, hédoniste et récréatif, un lieu de vie sociale où
l’on peut flâner et se détendre59.
C’est en 1956 que s’ouvre le Southdale Center, premier
centre commercial entièrement fermé, équipé d’escaliers rou-
lants et de promenades piétonnes sur deux niveaux. L’objectif
est de construire un environnement commercial totalement
fermé, affranchi des conditions climatiques rudes qui règnent
à Minneapolis et qui sont défavorables au commerce. Grâce
à la climatisation60, les consommateurs oublient le monde
extérieur avec ses intempéries, ses bruits, son agressivité, et
peuvent passer davantage de temps à l’intérieur, évoluant
dans un environnement de consommativité totale, quasi par-
faite, sans extériorité. Afin de transformer le centre commer-
cial en monde merveilleux de la consommation source
d’achat-plaisir, est créé un atrium riche de plantes tropicales
et de décors paradisiaquesÞ; on y trouve également des œuvres
d’art, des fontaines, des éclairages décoratifs. Le modèle est
donné. Il se développe partout dans le monde.
196 L’esthétisation du monde

Espace kitsch, shopping lisse

Le premier à s’ouvrir en France, en 1969, ParlyÞ2, réunit


150 enseignes variées de l’habillement, de la décoration, des
loisirs. Il s’adresse délibérément à la clientèle aisée de l’ouest
parisien, qu’il entend attirer par une architecture et une
décoration moderniste agrémentée de jeux d’eaux, de kios-
ques et d’arbres minéraux. Deux impératifs commandent son
organisation, écrit alors BaudrillardÞ: «Þle dynamisme com-
mercial et le sens de l’esthétiqueÞ», le mail présentant toutes
les anciennes activités séparées dans un ensemble «Þmixé,
malaxé, climatisé, homogénéisé dans le même travelling d’un
shopping perpétuel, tout cela enfin asexué dans la même
ambiance hermaphrodite de la modeÞ!Þ»61. Il est vite suivi de
nombreux autresÞ: tous traduisent une volonté de recherche
décorative, ménagent des allées spacieuses, des espaces de
repos, des zones de jeux, des salles de cinéma, des bibliothè-
ques. La qualité de l’aménagement intérieur est liée à la
sélection des enseignes. Plus celles-ci sont prestigieuses, plus
le centre commercial vise une certaine luxuriance déco-
rative.
Et plus les enseignes sont nombreuses, plus le centre com-
mercial gagne en surfaceÞ: des 139Þ000Þm2 pour The Bergen
Mall en 1957, dans le New Jersey, on passe aux 386Þ000Þm2
de SM City North en 1985 aux Philippines. Et l’architecture
comme la décoration sont à l’unisson de ce gigantisme. Les
colonnades, les matériaux brillants, le marbre, les stucs, les
statues, les espaces floraux, les cascades, les surfaces d’expo-
sition, mais aussi les zones de détente, les terrasses de bistrot,
les bancs qui permettent de se reposer, les allées piétonnes
où on peut musarderÞ: on cherche à donner le plaisir de la
ville à l’extérieur des villes. La consommation de masse quasi
déshumanisée propre aux hypermarchés cherche en quel-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 197

que sorte à se réhumaniser, à se luxuriser par un environne-


ment esthétisé et ludicisé.
Toutefois, le centre commercial, lié dès l’origine aux
grands terrains vagues des périphéries où on les implante,
garde le caractère artificiel d’une construction de toutes piè-
ces n’ayant pas l’épaisseur de l’urbanité, que possèdent natu-
rellement les grands magasins implantés au cœur de la cité
et les passages qui en utilisent les cheminements secrets. Le
paradigme esthétique s’y déploie de façon quelque peu diffé-
rente. Alors que le grand magasin relève de ce que l’on
pourrait appeler une esthétique de théâtre, à l’italienne,
offrant une profondeur, un espace, une hauteur, une centra-
lité, que représentent bien l’escalier monumental et la cou-
pole centrale, le mall, conçu lui aussi pour être un lieu de
spectacle, offre une présentation qui relèverait plutôt de
l’écran. Sa disposition toute en longueur y déroule ce qu’il
donne à voir comme en cinémascope, sur un vaste écran
latéral, sans profondeur, où les espaces commerciaux défi-
lent en un long travelling sous les yeux du spectateur comme
des séquences d’un film. On est ici dans une logique de la
surface, du lisse, qui produit l’impression d’un univers flot-
tant, d’une espèce d’apesanteurÞ: ce qu’on y voit n’est pas
irréel, mais n’est pas pourtant la réalité d’un magasin.
L’espace où on évolue a quelque chose de virtuelÞ: la ville est
loin, extérieure, la réalité aussi, avec sa circulation, ses bruits,
ses odeurs. Tout ici est au contraire comme filtré, aseptisé.
La climatisation, l’éclairage artificiel, les escalators, les sols
lisses, la musique d’ambianceÞ: tout donne l’impression
qu’on évolue dans un espace représenté, qui pourrait être
celui d’un spot publicitaire ou d’un filmÞ: «ÞLe mall est une
espèce de télévision en trois dimensionsÞ»62, analyse William
KowinskiÞ; et Jeremy Rifkin y relève comme une esthétique
de studioÞ: «ÞLes promoteurs et les architectes y font des
emprunts massifs à l’esthétique de Hollywood.Þ»63
L’attitude esthétique qu’induisaient les grands magasins et
198 L’esthétisation du monde

les passages, celle de la flânerie, y demeure, mais elle n’a


plus le même sensÞ: c’est désormais celle du shopping,
comme occupation propre à passer le temps pour les masses
consuméristes. On y retrouve, partout dans le monde, les
mêmes enseignes, et il n’y a rien de plus semblable à un mall
qu’un autre mall, on y éprouve le même type de sensations
que celles qu’on éprouve dans les aéroports, lesquels ressem-
blent d’ailleurs eux-mêmes de plus en plus à des centres
commerciaux, avec le même défilé des mêmes marques par-
tout présentes. Si le grand magasin reposait sur le fétichisme
de la marchandise, le centre commercial repose lui sur le
fétichisme des marques. D’où ce sentiment de déjà-vu qui
s’installe, en dépit des efforts faits par les architectes pour
varier la disposition des lieuxÞ: l’ennui naît bien ici de l’uni-
formité…
Un autre élément modèle la sensation esthétique propre
au centre commercialÞ: avec lui, on est dans une esthétique
du pastiche. On y refait à l’identique des fontaines, des jets
d’eau, des places à l’italienne, des villages. À Scottsdale, Ari-
zona, le mall de La Borgata se présente comme une version
miniaturisée de San Gimignano et dresse sur sa piazza cen-
trale un édifice en briques dont la forme reproduit celle des
tours de la cité toscane. Le mall à l’américaine trouve
d’ailleurs son expression hyperlative dans Las Vegas, ville
artificielle, immense galerie marchande étalée le long d’un
Strip central, avec ses décors de stucs et de marbres, ses
néons et ses jeux d’eau, ses architectures délirantes et specta-
culaires, où l’on passe des pyramides égyptiennes aux canaux
de Venise ou à la Tour Eiffel. Le cœur du dispositif ne cache
pas son aspect commercialÞ: tout ici est organisé autour du
dollar, qui règne en maître sur le vert des tapis de casinos et
dans le cliquetis des machines à sous. On est dans un
immense centre commercial dévolu au divertissement, et en
même temps on y savoure le triomphe délicieux et éblouis-
sant de l’ère du faux.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 199

Le temps suspendu

On peut déceler d’ailleurs, dans l’expérience que procure


la visite à un centre commercial, quelque chose qui ressortit
à une attitude touristiqueÞ: on y va pour s’y divertir et décou-
vrir des nouveautés sans risque. Le lieu est conçu pour celaÞ:
offrir un spectacle, une parade ludique, propre à occuper le
temps. Il y a certainement une dimension plus chic et distin-
guée dans l’expérience que procure la visite d’un grand
magasinÞ: il apporte le lustre du théâtre, le spectacle du luxe,
la magie d’une fête consumériste moins populaire. Son esthéti-
que est euphorique, procurant l’émerveillement, la fièvre,
l’étourdissement, toutes sensations si justement décrites par
Zola. Celle du centre commercial est plus froide, anonyme,
impersonnelle, n’offrant en guise de décoration qu’une
forme de simulacre. Ce décor ouvert à tous, socialement indé-
terminé, offre une expérience particulière du temps qui lui
est propreÞ: un temps achronique, sans horloge (il n’y en a
pas en général dans les malls), un temps suspendu, où on
tue le temps, comme dans un aéroport, avant de revenir au
temps réel, celui de l’embarquement dans l’avion, ou celui
de la sortie sur le boulevard où l’on se retrouve happé par la
foule et les bruits de la ville. Le centre commercial apparaît
comme une bulle, comme un hyperespace qui se conjugue à
un non-temps, pour créer un univers cotonneux et flottant.
Quelque chose qui, après la fièvre du grand magasin, pour-
rait représenter une étape intermédiaire, comme en apesan-
teur, vers le stade ultérieur, celui qu’offre la phase présente
et à venir du capitalisme hypermoderneÞ: le commerce vir-
tuel, sur le Web, où ce sont désormais les sites numérisés qui
sont esthétisés et où la déambulation et le lèche-vitrine font
place à la «ÞnavigationÞ» électronique.
200 L’esthétisation du monde

CINÉMA ET MUSIQUEÞ:
LA NAISSANCE DES ARTS
DE CONSOMMATION DE MASSE

L’industrie du cinéma

Parmi les divers dispositifs tournés vers la consommation


esthétique-émotionnelle que met en place l’âge industriel, le
cinéma apparaît comme une autre figure exemplaire. Seul
de toutes les formes d’expression artistique, il exprime sa
nature proprement esthétique dans un système de produc-
tion industrielle et de distribution commercialeÞ: son histoire
épouse celle-là même du système économique dans lequel il
voit le jour. Sa naissance coïncide en effet avec l’avènement
de l’âge industriel. Art technique, il ne procède que par des
inventions technologiques, des dépôts de brevets, et des
structures industrielles, financières et commerciales permet-
tant de les exploiter. Charles Pathé et Léon Gaumont, à la
fois opérateurs, commerçants, industriels, développent leurs
entreprises non seulement en diffusant les films qu’ils pro-
duisent mais en vendant les appareils qui les projettent par-
tout dans le monde. À la veille de la guerre de 14, Pathé
équipe 90Þ% des salles en Belgique, 60Þ% en Russie, 50Þ% en
Allemagne, et exporte ses films en Amérique, même si le
cinéma s’y constitue très vite en industrie propre, afin d’ali-
menter un marché particulièrement vaste. On compte alors
plusieurs centaines de salles dans l’Hexagone et plus de dix
mille outre-Atlantique.
Aux États-Unis, une fois réglée la guerre des brevets, qui
voit le procédé Edison prendre le pas sur celui des frères
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 201

Lumière, des entrepreneurs avisés en quête de territoire éco-


nomique nouveau fondent des compagnies appelées à pren-
dre une extension fulguranteÞ: Zukor crée la Paramount, Fox
la Fox-Film, Læmmle Universal. Et l’installation en Califor-
nie, où Vitagraph se fixe à Santa Monica dès 1911, avant
qu’un hameau indien, Hollywood, n’accueille Paramount en
1913, puis la Fox en 1917, va permettre le développement de
multiples compagnies et studios, dont certains s’imposent
vite comme des «ÞmajorsÞ». En 1920, près de 750 longs
métrages sont produits dans le pays, dont la grande majorité
à Hollywood. Six sociétés produisent à elles seules la moitié
de ces films. Des regroupements, selon la logique capitalisti-
que, renforcent encore certaines d’entre ellesÞ: ainsi la
Metro-Goldwyn-Mayer, qui naît de la fusion de la Goldwyn et
de la Metro en 1924, ou la Fox qui fusionne avec la Twentieth
Century Films en 1935.
Ces structures industrielles et commerciales mises en place
dans le Hollywood des années 1920-1930 vont rester prati-
quement les mêmes jusqu’à l’avènement, dans les années
1970, de ce que l’on appellera «Þle nouvel HollywoodÞ» et
plus encore jusqu’aux nouvelles reconfigurations et restruc-
turations financières qui marqueront dans les décennies sui-
vantes l’hypercinéma, tel que la phaseÞIII du capitalisme
artiste le dessine aujourd’hui. De fait, le développement du
cinéma se fait de façon régulière tout au long des deux pre-
mières phases, les changements qui infléchissent son histoire
étant essentiellement d’ordre techniqueÞ: le passage au par-
lant avec les annéesÞ1930, la généralisation de la couleur à
partir des années 1935-1940, l’invention du Cinemascope au
début des annéesÞ1950.
Le système de production-distribution qui se traduit, dans
la continuité du système édifié au cours de la période du
muet, par le pouvoir des grands studios hollywoodiens, reste
largement dominant. C’est le moment où les «ÞBig FiveÞ» —
La Metro-Goldwyn-Mayer, la Paramount, la Twentieth Cen-
202 L’esthétisation du monde

tury Fox, la Warner Bros et R.K.O. — imposent leur loi, ne


laissant aux autres compagnies — les «ÞLittle ThreeÞ», Uni-
versal, Columbia et United Artists, mais aussi les nombreuses
petites sociétés indépendantes — qu’une production margi-
nale. Les majors plient la création à un système de fabrica-
tion en série, qui dans les annéesÞ1930 leur permet de sortir
en moyenne un film par jour. Entre 1930 et 1950, Hollywood
produit entre 400 et 500Þfilms par an, ce qui est certes en
retrait par rapport aux 900 ou 1Þ000 films annuels produits à
l’époque du muet. Mais les temps ont changé avec l’avène-
ment du parlant, lequel coïncide avec la crise de 1929. En
1929 Wall Street avait investi 200Þmillions de dollars dans
les films d’HollywoodÞ: en 1933, l’investissement tombe à
120Þmillions.
Pour réagir, les grandes compagnies développent la pro-
duction de films dits «Þde série BÞ», au budget réduit et au
tournage rapide. Et elles inaugurent la formule de commer-
cialisation du block-booking, imposant à leurs clients, notam-
ment étrangers, une sorte de panier, où un grand film est
accompagné de plusieurs filmsÞB qui font obligatoirement
partie du lot. De même, pour lutter contre le problème de la
langue, qui n’existait pas à l’époque du muet, et pour con-
trecarrer les velléités des cinémas nationaux qui s’engouf-
frent dans la brèche, les studios commencent à réaliser des
versions en langue étrangère des films originaux produits
à Hollywood, dans la même mise en scène et les mêmes
décors, avec simplement un changement de distribution,
avant que la technique du doublage ne vienne faciliter à
nouveau les exportations.
Les conséquences de la crise financière ont surtout pour
effet de voir les grandes compagnies devoir faire appel à la
haute finance, notamment aux grandes puissances de Wall
StreetÞ: Rockefeller, Morgan, DuPont de Nemours, General
Motors…, qui deviennent parties prenantes de l’empire hol-
lywoodien. La production passe de plus en plus sous le con-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 203

trôle des financiers, qui accentuent le pouvoir des majorsÞ:


vers le milieu des annéesÞ30, les «ÞBig FiveÞ» totalisent 88Þ%
du chiffre d’affaires (dont 65Þ% pour les trois studios domi-
nants, Paramount, Warner et MGM). Avec leurs 4Þ000 salles,
elles dominent l’exploitation, monopolisant avec les «ÞLittle
ThreeÞ» 95Þ% de la distribution. Les huit compagnies sont
regroupées dans la Motion Picture Producers of America,
contrôlée largement par Wall Street. Ce pouvoir apparaît si
puissant que la Cour Suprême l’attaque, en l’accusant
d’infraction aux lois anti-monopolesÞ: un procès anti-trust est
intenté à la Paramount, qui aboutit en 1948 à la demande
faite aux cinq majors de renoncer à leurs circuits d’exploita-
tion.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la phaseÞII
traduit un ébranlement du système, qui va en quelques
années devoir se réadapter à des conditions nouvelles mar-
quées par l’arrivée, dans les annéesÞ1950, de la télévision,
laquelle apparaît très vite comme un concurrent redoutable
pour le grand écran. À Hollywood, la production se met cor-
rélativement à baisser, passant de 300 à 400 films au début
des annéesÞ1950, pour arriver, à la fin de la décennie, à 156
en 1960, son étiage le plus bas. Le nombre de spectateurs
suit, lui aussi, à la baisseÞ: alors qu’on en comptait 325Þmil-
lions par mois en 1945 (année record), on n’en compte plus
que 200Þmillions en 1955, 120 en 1960, 80 en 1965.
Au même moment, au tournant des annéesÞ1950-1960,
une nouvelle génération de cinéastes vient contester un peu
partout dans le monde le système lui-mêmeÞ: free cinema en
Angleterre, cinema novo au Brésil, cinéma contestataire en
Europe de l’Est, Nouvelle Vague en France, laquelle apparaît
particulièrement emblématique de cette volonté de créer en
dehors des standards de production, pour inventer un
cinéma plus libre, reposant sur des structures moins lourdes,
et donnant la priorité à l’«ÞauteurÞ» et à son travail de créa-
tion sur la logique économique du producteur. Une moder-
204 L’esthétisation du monde

nité moderniste et émancipatrice64 vient progressivement


redessiner l’édifice. Et l’arrivée des «Þnéo-hollywoodiensÞ» des
annéesÞ1970 va traduire ces changements dans le paysage
hollywoodien lui-même.
Pour autant, et tout au long de cette phaseÞII, le cinéma
reste profondément ce qu’il est depuis les annéesÞ1930Þ: un
art de masse, porté par de grands cinémas nationaux — fran-
çais, allemand, italien, anglais, russe, indien — mais qui reste
dominé par la production américaine, laquelle est conçue
industriellement pour faire rêver le monde entier. Et si la
machine hollywoodienne éprouve quelques difficultés à
affronter les conditions nouvelles, elle sait trouver des para-
desÞ: le Cinémascope, le 70Þmm et son grand format, ou
encore la runaway production, qui amène à délocaliser les pro-
ductions et les tournages dans les grands studios étrangers,
européens notamment65.

Le septième art

Industrie, le cinéma n’en est pas moins, très tôt, ressenti


comme un art et pratiqué comme tel66. Alors même que
l’invention nouvelle se donne à voir au départ dans des bara-
ques foraines et des brasseries populaires, où on la considère
comme un spectacle de foire au même titre que la lanterne
magique ou le numéro de cirque, nombreux sont très vite
ceux, intellectuels, artistes, gens de culture, qui y voient une
invention majeure, susceptible d’être, pour le siècle qui com-
mence, ce qu’avait pu être l’imprimerie pour la Renaissance.
Dès 1907, un mouvement s’amorce qui fait appel aux grands
noms de la scène et de la littérature pour développer le poten-
tiel artistique dont le cinématographe est porteur. Ainsi naît
le «ÞFilm d’ArtÞ» des frères Lafitte, maison de production où
se retrouvent, de Victorien Sardou à Camille Saint-Saëns,
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 205

de Jules Lemaître à Sarah Bernhardt, écrivains, musiciens,


grands comédiens de théâtre. C’est sous ce label qu’est pro-
duit et réalisé en 1908 le premier film français se présentant
ouvertement comme «ÞartistiqueÞ», L’Assassinat du duc de Guise.
Un même mouvement vers l’art gagne l’Italie, où les premiè-
res maisons de production créées à Turin et à Rome lancent
des Macbeth, des Garibaldi, des Don Carlos, des Othello, des Gali-
lée, des Néron, et où naît le culte de la «ÞdivaÞ», préfiguration
de la star. À Hollywood, David Wark Griffith apporte à une
industrie encore cahotante l’ampleur artistique de grands
films épiquesÞ: Naissance d’une nation (1915) et Intolérance
(1916) disent que le cinéma peut aborder de grands sujets et
susciter des émotions esthétiques, avec un langage neuf qui
lui est propre, comme les autres arts l’ont fait à travers les
siècles.
Cette affirmation du cinéma comme «Þseptième artÞ», ainsi
que le qualifie le critique italien Ricciotto Canudo dès les
années 1910, l’histoire même ne va pas manquer de la con-
firmer tout au long du siècle. Le fait que le cinéma s’adresse
à un large public n’empêche en effet nullement qu’il
déploie des ambitions esthétiquesÞ: du futurisme à l’expres-
sionnisme, du réalisme au surréalisme, des avant-gardes aux
formes issues de la contre-culture, il n’est pas un grand cou-
rant artistique qui n’ait trouvé sa traduction dans des films.
S’imposant comme le principal divertissement populaire
dans les annéesÞ1930, il manifeste en permanence des visées
artistiques qui vont s’accroissant à mesure qu’il se constitue
une histoire, que des créateurs puissants — Chaplin, Renoir,
Welles, Godard — contribuent à enrichir son langage,
qu’une effervescence créative, particulièrement sensible dans
les années 1950-1970, voit l’émergence d’univers aussi diver-
sifiés et riches que ceux d’Antonioni, de Losey, de Buñuel,
de Truffaut, de Visconti, de Fassbinder…
Sa puissance de récit, sa façon de s’emparer des mythes
pour leur donner une expression en phase avec l’époque67,
206 L’esthétisation du monde

et cette magie qu’il fait naître et qu’a su traduire Céline, lors-


que le héros du Voyage au bout de la nuit la découvre, émer-
veillé, dans une salle de Broadway68Þ: le cinéma, à l’évidence,
s’est imposé comme art à part entière. Et si l’on voulait dres-
ser un panthéon des artistes du XXeÞsiècle, comment n’y pas
faire figurer Eisenstein, Lang, Bergman, Fellini, Kurosawa,
Kubrick, et tant d’autres cinéastes majeurs, créateurs de for-
mes et porteurs d’imaginaireÞ?
La dimension esthétique du 7eÞart a, toutefois, ceci de par-
ticulier qu’elle ne se réduit pas à un cinéma d’auteurs, créa-
teurs élitistes dont l’œuvre serait réservée à un public
restreint capable d’y avoir seul intellectuellement et culturel-
lement accès. Le cinéma se présente d’emblée comme un art
de masse, appelé à s’adresser au plus grand nombreÞ: un art
pour tous, et où chacun peut trouver un bonheur d’évasion.
Et c’est sans doute là la spécificité de ce nouvel art que
d’offrir à un public de plus en plus large, de tous âges, pays,
classes sociales, un ensemble de films qui, à côté des chefs-
d’œuvre incontestables, forcément limités, et du tout-venant
de la production en série, à dessein ouvertement commer-
cial, présentent une qualité artistique de bonne tenue. En
quelques décennies se constitue une filmothèque imaginaire,
capable de rivaliser avec le temple séculaire de la culture lit-
téraire qu’est la bibliothèque. L’honnête homme du XXeÞsiè-
cle forme sa culture et sa sensibilité non seulement au
contact des œuvres maîtresses des cinéastes majeurs mais encore
à la vision sans cesse enrichie de ces films «ÞmoyensÞ» qui racon-
tent la vie, l’amour, la mort, la guerre, le bonheur, qui font
pleurer avec Frank Borzage, danser avec Busby Berkeley, fré-
mir avec Michael Curtiz, s’émerveiller avec Vincente Min-
nelli, frissonner avec Georges Franju, s’indigner avec André
Cayatte, rire avec TotòÞ: tous ces innombrables films, dont les
plus aboutis figurent dans l’ombre des chefs-d’œuvre et dont
la grande masse appartient au «Þsecond rayonÞ», comme on
le dit des livres, rayon nullement négligeable en termes d’art
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 207

et qui, comme les livres qui s’y trouvent et qui forment en


fait l’immense majorité de la production littéraire de qualité,
constitue le fonds même d’une culture. Et la popularité et la
diffusion du 7eÞart en viennent, de fait, au fil du siècle à con-
tribuer, tout autant ou plus encore que la littérature, à déve-
lopper le regard esthétique du plus grand nombre.

Standard et singularité

Cet esprit même d’un art qui s’adresse à tous apparaît avec
la volonté qu’affichent les producteurs et les metteurs en
scène de proposer des films aisément repérables par un public
qui ne sait trop encore ce qu’est ce nouveau moyen d’expres-
sion. D’où l’idée de recourir aux formes canoniques qui régis-
sent le récit littéraire et l’action théâtraleÞ: les genres.
D’emblée, le cinéma s’accroche aux grands modèles narratifs
et aux grandes formes dramaturgiquesÞ: l’épopée, le récit his-
torique, le vaudeville. Le cinéma américain, tout particu-
lièrement, donne aux genres une importance primordiale,
permettant au grand public de reconnaître et d’identifier faci-
lement ce qui lui est proposé. La codification des genres
intervient dès les annéesÞ1920 et détermine les stratégies de pro-
ductionÞ: la comédie sentimentale, le mélodrame, le film de
guerre, le film d’horreur, le film historique, le péplum, le film
de gangsters, et ce genre qui transforme en légende l’histoire
même du pays, le western. Les genres s’enrichissent encore
avec le parlant puis avec la couleur, mais aussi avec le contexte
social et politiqueÞ: apparaissent ainsi avant et après la
Seconde Guerre mondiale la comédie musicale, le film noir,
le film d’aventures… Les studios s’attachent les réalisateurs
capables de passer d’un genre à un autre, comme Howard
Hawks ou Raoul Walsh, ou en spécialisent certains au vu de
leur maîtrise particulière, comme John Ford dans le western
208 L’esthétisation du monde

ou Cecil B.ÞDeMille dans le film historique à grand spectacle.


Et l’histoire même des majors est largement liée à la notoriété
que chacune acquiert dans tel genre dont elle se fait une spé-
cialitéÞ: ainsi la MGM et ses grandes comédies musicales, ou
les films noirs de la RKO.
Pour mettre en œuvre ce cinéma structuré par des genres
codés, Hollywood attire quantité d’écrivains européens et
américains qui doivent travailler dans des limites strictes de
temps et céder par contrat leurs droits d’auteur. Dans le
cadre du studio system qui se développe dans l’entre-deux-
guerres, s’exerce une spécialisation intense des tâches de
même qu’une fabrication en série des films qui n’est pas sans
analogie structurelle avec l’organisation taylorienne indus-
trielle typique de la phaseÞI etÞII. Le temps d’écriture des films
comme celui de leur réalisation (quelques semaines) est fixé
d’avanceÞ; les auteurs restent anonymesÞ; l’écriture du film
s’effectue dans le cadre d’une stricte division du travail entre
scénaristes, dialoguistes, adaptateursÞ; le film doit durer envi-
ron une heure trenteÞ; les récits doivent être simples et
immédiatement compréhensibles par tousÞ; les personnages
sont fortement stéréotypésÞ; une fois terminés, les films sont
testés dans des séances d’avant-première afin de mesurer les
réactions du public et de retravailler les montages. Le cinéma
s’impose à cet égard comme un art commercial qui, fondé
sur un travail de série, fabrique des films pour ainsi dire à la
chaîneÞ: entre 1934 et 1941, chaque grand studio produit
chaque année une centaine de films.
Pour autant, ce processus de standardisation industrielle a
trouvé d’emblée ses limites en ce qu’il n’a jamais cessé de se
marier avec une logique d’innovation et de création de pro-
duits personnalisés ou singuliers. Contrairement à ce qu’affir-
ment Adorno et l’École de Francfort, le cinéma ne peut être
réduit à la seule réalité du business «Þfourniss[a]nt en tous
lieux des biens standardisésÞ» où tous «Þles détails deviennent
interchangeablesÞ» et où «Þle résultat est la reproduction cons-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 209

tante de copies conformesÞ»69. À la différence des objets sériels


fabriqués en usine, les scénarios des films sont chaque fois uni-
quesÞ; ils sont des prototypes, des produits incomparables.
Chaque film apparaît comme un mixte de standard et d’ori-
ginalité, de convention et de singularité, de stéréotype et de
nouveautéÞ: par où s’affirme la dimension artiste du capita-
lisme culturel. En créant pareils produits hybrides, le capita-
lisme artiste a inventé l’industrie moderne de l’entertainment
fonctionnant de fait comme la mode, avec ses modèles sans
cesse changeants, présentant de petites ou grandes différen-
ces. Le modèle du cinéma n’est pas l’usine, mais la mode
moderne. On peut certes dire qu’avec le cinéma, la culture est
devenue industrielle, mais cette industrie, via la multiplicité et
le renouvellement permanent de ses prototypes, a été post-
fordienne avant la lettre. Si bien que la production culturelle
dans le capitalisme artiste n’a jamais, de fait, été analogue à
celle des produits manufacturés70. Et à l’heure du capitalisme
artiste hypermoderne, c’est la production matérielle qui s’orga-
nise de plus en plus comme la production culturelle dont le
cinéma a été la forme prototypique.

Star system

À la typologie des genres s’ajoute une autre logique qui a


contribué à construire l’art commercial du cinémaÞ: le star sys-
tem. La star est une invention de studio, entièrement conçue
et fabriquée par cette «Þusine à rêvesÞ»71 qu’est Hollywood. De
fait, c’est autour de 1910 que se met en place le star system.
Jusqu’alors, les films étaient projetés sans mention du nom des
interprètes ni de celui des metteurs en scène, les producteurs
craignant que les vedettes mettent en avant leur popularité et
exigent des cachets mirobolants. Mais, très vite, l’industrie du
cinéma a vu dans la célébrité des acteurs la clé indispensable à
210 L’esthétisation du monde

la réussite commerciale des films. «ÞNous avons construit


l’industrie moderne du cinéma sur le star systemÞ» déclare
Adolph Zukor, le fondateur de la Paramount. Tout un travail
esthétique et publicitaire est systématiquement entrepris par
les studios pour produire et lancer des stars qui apparaissent
comme un investissement pouvant assurer d’immenses profits.
Le système culmine dans les années 1930 et 1940 au moment
où les stars, liées par contrat à long terme aux studios, sont
considérées comme la propriété commerciale de ceux-ciÞ: en
1939, Fortune avançait le chiffre de 26Þstars MGM au moment
où chaque studio faisait briller ses propres étoiles tenues sous
contrat. Dans ce cadre, sauf exception, les stars n’ont pas le
droit de tourner pour d’autres studios ni même celui de choi-
sir les films dans lesquels elles jouent.
La star s’impose comme un «ÞproduitÞ» esthétique totalÞ:
toute une armée de spécialistes — coiffeurs, maquilleurs,
habilleurs, esthéticiennes, nutritionnistes, photographes, éclai-
ragistes — sont convoqués pour transformer l’apparence phy-
sique de la star en image sublime. Création artificielle, les stars
féminines classiques sont toujours élégamment vêtues, coiffées
et maquillées de façon apprêtée, elles offrent une image
d’idéale perfection de la féminité associée au glamour, au
sexy, au luxe, à l’opulence. Comme le dit Dyer, «Þl’image
générale de la star peut être vue comme une version du rêve
américain, organisé autour des thèmes de la consommation,
du succès et de la banalitéÞ»72. On lui invente un nom, si le
sien ne convient pasÞ; on lui invente aussi une vie privée et
une existence romanesque propres à faire rêverÞ; on lui ôte
même sa voix en la faisant doubler, comme Rita Hayworth,
par exemple, dont Columbia trouve la voix «Þtrop suggestiveÞ».
Mais la construction proprement dite de la star se fait à par-
tir du moment où cette figure dépasse le rôle tenu dans le
film. C’est là que se met en place une stratégie de communica-
tion, relayée par une presse spécialisée en pleine expansion73
et par les billets des «Þcommères d’HollywoodÞ», Louella
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 211

Parsons, Hedda Hopper, qui colportent confidences, ragots,


rumeurs, scoops, faisant du gossip ce qu’était l’art de la conver-
sation à l’époque des salons. La star est cette figure moderne
dont la popularité est inséparable de l’«Þimage extracinémato-
graphiqueÞ»74 créée et véhiculée par les journalistes spécialisés
et les médias de masse. Idole de l’écran, véritable icône, la star
apparaît comme une réalité entre figure publique et figure
privée, entre image filmique et image personnelle.
La création de la star n’est pas sans lien avec l’âge industriel
fordiste et le marketing de masse. D’abord, chaque star est
construite comme une «ÞmarqueÞ» facilement reconnaissable
par des traits invariants, elle illustre un type d’emblée identi-
fiable, un archétype faisant rêver aussi bien les hommes que
les femmes. Ainsi triomphe la figure de la vamp avec Mae
West, celle de la jeune ingénue avec Mary Pickford, celle de
l’aventurier élégant avec Douglas Fairbanks, du vagabond avec
Charlot, du latin lover avec Rudolf Valentino, de la garçonne
avec Louise Brooks. La star est un modèle singulier qui,
dans des films différents, se manifeste identique à elle-même
comme un même «ÞproduitÞ». Ensuite, le star system s’est
engagé dans la voie proprement «ÞindustrielleÞ» de la série,
c’est-à-dire de la copie des grands modèles. Très vite à Hol-
lywood, les studios se sont employés à lancer des produits de
substitution des stars à succès afin de combler le vide que
serait leur éventuel déclin. Et dans les années 1950, c’est
par de nombreux exemplaires que ce processus de reproduc-
tion se réalise. Ainsi Marylin Monroe a entraîné toute cette
série de «ÞcopiesÞ» qu’ont illustrée les Mamie Van Doren,
Diana Dors, Sheree North, Anita Ekberg, Jayne Mansfield75.
Il n’en demeure pas moins que la création des stars s’est
accompagnée d’une telle ferveur que nombre d’auteurs ont
pu parler, à ce sujet, d’une nouvelle forme de religiosité ou de
substitut de la religion. Pourtant cette analogie est loin d’être
satisfaisante76. Au vrai, le cinéma n’a pas créé une forme moder-
nisée de religion, mais un culte d’un nouveau genreÞ: le culte
212 L’esthétisation du monde

transesthétique des célébrités77. D’un côté, il est impossible,


en effet, de séparer l’idolâtrie des stars de la beauté flam-
boyante qui est la leur, une beauté qui fascine et peut favoriser
l’amour, les conduites d’admiration et de vénérationÞ: comme
l’écrit Edgar Morin, «Þla beauté est très souvent un caractère,
non pas secondaire, mais essentiel de la star […] La beauté est
une des sources de la startitéÞ»78. Mais d’un autre côté, l’inté-
rêt envers les stars est de type extra-esthétique, parce qu’il
porte sur leur vie personnelle et intime. Le fan s’intéresse sans
doute moins aux films où joue la star qu’il adule qu’à tout ce
qui est en dehors de ceux-ci (ses goûts personnels, sa vie fami-
liale, ses liaisons…). L’attrait de la beauté, du glamour, de la
vie personnelle des vedettes, tout cela se mêle pour composer
le «ÞculteÞ» moderne des stars. C’est en ce sens qu’il faut par-
ler, avant même l’époque hypermoderne, d’un amour transes-
thétique de la star.

La star comme œuvre d’art

La star, production industrielleÞ? Il faut se garder d’aller


trop loin dans cette voie qui occulte ce qu’il faut bien appe-
ler la dimension artistique de la star. On a dit parfois que les
stars, au même titre que les produits du capitalisme axé sur
la production et consommation de masse, étaient des figures
standardisées, chaque époque créant des vedettes qui se res-
semblent par la forme de leur visage, de leur nez, de leur
chevelure, de leurs jambes. Dans les années 1950, nombreu-
ses sont les stars qui exhibent de longues jambes et des poi-
trines opulentesÞ: Jayne Mansfield a pu être qualifiée de
caricature de «Þblonde idioteÞ», sorte de «ÞMarilyn Monroe
des grandes surfacesÞ». Mais, notons-le, l’imitation n’est pas
synonyme d’anti-artÞ: la littérature, la musique, les arts plasti-
ques en font foi, où l’imitation des modèles peut régir le tra-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 213

vail artistique. Et le fait est que les stars se sont surtout


imposées comme des modèles, des prototypes, des singulari-
tésÞ: chacune brille de son propre éclat, traduisant chaque
fois une personnalité propre à rayonner et à conquérir le
public. Par où la figure de la star est bien une création artis-
tique, unique, quasi baudelairienne. Non pas une copie, une
reproduction — ce que le poète détestait précisément dans
la photographie —, mais une œuvre artificialiste de même
qu’une création de standard de beauté. Loin de ressembler
à des produits d’usine privés de style (Adorno), elles sont des
créations singulières, de stylisation extrême. En quoi se
révèle la nature hybride du star-system et du cinéma en géné-
ralÞ: économique et esthétique, commercial et artiste, il se
déploie selon la double logique de la standardisation et de la
singularisation.
S’il est vrai que la star est modelée de part en part, il est
tout aussi vrai de dire qu’elle modèle le comportement des
hommes et des femmes. De même que les héros romantiques
du théâtre ou du roman ont entraîné des enthousiasmes et
des révoltes juvéniles, suscité des comportements, fourni des
modèles d’amour et d’action, de même la star a engendré des
attitudes mimétiques ayant trait à la mode, à la coiffure, au
maquillage, aux manières de flirter, de se comporter. La star
s’impose comme modèle culturel et esthétiqueÞ: si elle a esthé-
tisé l’imaginaire, elle a aussi bien esthétisé les manières d’être
et de se conduire, de se voir et d’être vu. À nouveau se vérifie
la thèse d’Oscar WildeÞ: «ÞLa vie imite l’art, beaucoup plus que
l’art n’imite la vie.Þ» Sauf que cet art vivant, c’est le capitalisme
qui l’a rendu possible et développé.
Avec la star, le cinéma agence indéniablement un «Þpro-
duitÞ» destiné à être consommé, mais ce qu’il crée, c’est du
rêve, de la fascination, du désir, de la beauté, de l’émotion.
À travers elle, c’est le corps humain qu’il sublime, qu’il trans-
figure, qu’il «ÞsurnaturaliseÞ» (Baudelaire)Þ: une création
d’art, une stylisation sans limite, une artificialisation absolue
214 L’esthétisation du monde

de l’être humain au même titre que le mannequin et le


dandy79. La star et le mannequin sont les Galatée du capita-
lisme artisteÞ: ensemble ils sont l’œuvre d’un travail d’artiali-
sation totale. Mais si la beauté du mannequin est une beauté de
«Þmort-vivantÞ», de statue80 («ÞJe suis belle, ô mortelsÞ! comme
un rêve de pierreÞ»), d’être anonyme, désincarné, privé
même de regard personnel ou expressif, celle de la star est
«Þsur-personnaliséeÞ»81 et hyperérotisée. Une œuvre d’art, avec
un regard profond, une sensibilité expressive, une âme. Reste
que dans les deux cas, le capitalisme artiste est à l’origine
d’une création de beauté par excès, une esthétisation hyper-
bolique de l’apparence humaine.
Tout le processus qui produit la star vise en fait à créer une
beauté, la distinguant des autres figures stellaires mais aussi
des mortels pour lui donner une forme d’immortalité. Dans sa
forme la plus achevée, celle prise par les grandes stars du
muet et des annéesÞ1930, elle suscite une adulation qui se mue
en quasi-adoration. Élevées au rang d’idoles, elles voient leur
image se diffracter à l’infini, comme celle de Rita Hayworth
prise dans les reflets en abyme d’un labyrinthe de glaces et
implorant — phrase symbolique, qui lui assure l’immortalité
— «ÞI don’t want to dieÞ», au dernier plan de La Dame de Shan-
ghai, ou comme Louise Brooks mourant à la fin de Prix de
beauté, tandis qu’éternelle, son image d’ombre et de lumière
continue à vivre sur l’écran. En quoi, à nouveau, la star révèle
sa parenté avec l’œuvre d’art «ÞimpérissableÞ». Non pas une
représentation picturale, ni une sculpture, mais néanmoins
une œuvre d’art qui continue à vivre dans le cœur des hom-
mes bien après que son enveloppe terrestre a disparu. Le rêve,
avec Garbo, était de pellicule inflammableÞ: il n’en continue
pas moins de vivre. Non pas Norma Jean Baker, la femme de
chair et d’os que l’âge aurait inévitablement rattrapée pour la
réduire à la vieillesse commune, mais Marilyn, l’être de
lumière façonné par des créateurs de mythes, faisant à jamais
voler sa robe blanche sur une bouche de métro.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 215

Ruse de la raisonÞ: le capitalisme artiste qui ne cesse de fabri-


quer à grande échelle de l’écume médiatique, du divertisse-
ment passager, des images et des spectacles faits pour ne pas
durer, a créé néanmoins, via la star, de la permanence, une
beauté qui ne meurt pas, qui possède, pour reprendre l’expres-
sion de Hannah Arendt, «Þune immortalité potentielleÞ». Une
nouvelle iconicité a pris place dans le cortège légendaire des
figures mythiquesÞ: une authentique œuvre d’art.

La musique à l’ère de l’industrie de masse

Très comparable au développement du cinéma, et liée


d’ailleurs avec lui par des liens tout à la fois industriels et
artistiques, la musique enregistrée, autre forme d’art indus-
triel, change radicalement la donne du monde musical. Jus-
que-là limitée au seul instant de son interprétation, l’œuvre
se trouve soudain, par l’enregistrement, fixée sur un support
qui en permet l’écoute continue, répétitive, pratiquement
sans fin. Elle s’ouvre, du coup, à un public immensément
plus vaste que les seules personnes présentes au concert,
privé ou public, qui en étaient les auditeurs uniques.
Comme pour le cinéma, c’est une invention technique qui
est à l’origine de cette révolution radicale, laquelle touche ici
un art immémorial, qui se découvre soudain des possibilités
insoupçonnées. Lorsque Edison met au point son phonogra-
phe dans les années 1878-1880, il envisage pour principale
utilisation de son appareil l’enregistrement et la restitution
de la voix humaine, afin d’en conserver la trace sous forme
d’archives sonores. Mais les industriels qui s’emparent de
l’invention se rendent rapidement compte que cela ne suffit pas
à lui assurer un avenir commercial. L’idée de l’utiliser pour
enregistrer la musique s’impose très vite, d’autant que la
mise au point d’un appareil plus léger, qui vient remplacer
216 L’esthétisation du monde

les premiers appareils à usage public, transforme le phono-


graphe en bien d’équipement domestique, ouvrant ainsi un
marché immense.
Des États-Unis, la nouvelle industrie essaime partout dans
le monde, et notamment en France où des entrepreneurs
comme Charles Pathé en sentent vite toutes les potentialités
d’exploitation. De grandes firmes se constituent, exploitant
les deux systèmes d’écoute qui coexistent alors, le cylindre et
le disque 78 tours, avant que celui-ci n’impose son standard
au cours des années 1910. Le début du XXeÞsiècle voit ainsi la
domination de cinq grandes firmesÞ: Edison, Columbia et
Victor aux États-Unis, Pathé en France, et le groupe anglo-
allemand Gramophone Berliner. À la veille de la guerre de
14, celles-ci vendent 50Þmillions de cylindres ou de disques,
et ce dans le monde entier, à travers un réseau de succursa-
les qui essaime jusque dans les pays les plus lointains, com-
plété par des firmes indépendantes, comme la Nichibel et la
Tochiku au Japon.
Industrie véritablement planétaire, la musique enregistrée
constitue, pour la première fois dans l’histoire de l’huma-
nité, une gigantesque sonothèque, dont témoigne l’ampleur
des catalogues des grandes firmesÞ: en 1912, Pathé propose
20Þ000 titres à la vente. Cela profite non seulement à la mise
en valeur des œuvres du répertoire et à la diversité des musi-
ques (classique, opéra, jazz, variétés, folklore) mais s’accom-
pagne, selon un système comparable à celui du cinéma, du
lancement de véritables stars, assurant la notoriété de la mar-
queÞ: en 1904, Victor prend sous contrat le ténor italien
Enrico Caruso, qui va enregistrer près de 400 disques jusqu’à
sa mort en 1921 et devenir la première star mondiale de
l’histoire du disque.
L’amélioration des techniques, et notamment le passage
en 1924 à l’enregistrement électrique, qui révolutionne la
qualité sonore, font pénétrer la musique dans un nombre
croissant de foyers, y compris ouvriers82.ÞEn 1929, il se vend
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 217

150Þmillions de disques aux États-Unis, 30Þmillions en Angle-


terre et en Allemagne, 10Þmillions en France, mais aussi au
Japon, au Brésil, en Argentine, en Finlande (1Þmillion en
1929). Après le marasme des annéesÞ1930, la situation se réta-
blitÞ: en 1940, la production américaine, tombée à 15Þmil-
lions de disques vendus en 1932, remonte à 127Þmillions.
Les trois décennies qui suivent la fin de la Seconde Guerre
mondiale marquent une mutation dans la production, la diffu-
sion et l’appropriation des œuvres musicales. Se caractérisant
par une prospérité sans précédent pour l’industrie du disque,
elles constituent ce que Ludovic Tournès appelle «Þles Trente
Glorieuses du microsillonÞ»83. Elles correspondent très exacte-
ment à ce que nous appelons la phaseÞII du capitalisme
artiste, laquelle voit se développer, dans le domaine de la musi-
que enregistrée, un nouveau supportÞ: le microsillon qui, en 33
ou en 45Þtours, va trouver dans le nouveau public que consti-
tuent les jeunes un terrain d’implantation particulièrement fer-
tile. Jusqu’à la fin des annéesÞ1970, l’industrie mondiale du
disque connaît une croissance exceptionnelle de 10 à 20Þ% par
an. Aux États-Unis, des 250Þmillions d’unités produits en 1946
on passe à plus de 600Þmillions en 1973. En 1975, le marché
mondial est estimé à 1,5Þmilliard de microsillons vendus. De
nouvelles firmes importantes apparaissent (Philips, Barclay,
Vogue), accompagnées de centaines de petits labels qui servent
de laboratoire aux jeunes artistes ou aux musiques différentes.
Avec les Trente Glorieuses, la musique est devenue véritable-
ment un produit de consommation de masse.
En même temps, tandis qu’une large proportion de jeunes
est équipée d’un électrophone et peut écouter sur les
transistors qui se généralisent la musique de son choix,
l’écoute collective ou familiale recule au bénéfice d’une appro-
priation individuelle de la musique. À partir des annéesÞ1950 et
surtout 1960 s’est généralisé «Þl’individu-auditeurÞ»84Þ: avec la
formidable expansion du marché du disque, avec le transis-
tor et le tourne-disque, avec les émissions de radio ciblant le
218 L’esthétisation du monde

public jeune, la phaseÞII du capitalisme artiste a rendu possi-


ble l’augmentation du temps de musique disponible ainsi
qu’une individualisation des pratiques de consommation musi-
cale. Une individualisation qui ne se ramène pas à une priva-
tisation solipsiste, tant la musique devient un vecteur central
de la culture et de l’identité des jeunes. L’industrie musicale
a favorisé tout à la fois une dynamique d’individualisation et
de nouvelles formes d’identification et de socialisation juvé-
niles.
Mais c’est aussi bien le mode de perception de la musique
qui, dans ce cadre, change. Avec la démultiplication de
l’offre musicale et sa démocratisation, s’est développée une
expérience de type distraite, légère, indifférenteÞ: la musique
enregistrée tend à provoquer ce que Walter Benjamin nomme
«Þla réception dans la distractionÞ», dans le divertissement et
l’écoute flottante. Il en va ici comme du cinéma, l’expé-
rience auratique de l’authenticité cède le pas à un nouveau
régime d’expérience esthétique détraditionnalisée, mobile et
passagère, s’alignant sur la consommation ordinaire. Plus
tard Marcuse parlera de «Þdésublimation contrôléeÞ» des
œuvres d’art85.
Désacralisation, banalisation, déperdition de l’auraÞ? Pour-
tant ces processus ne sont pas seuls en jeu, tant à l’évidence la
musique s’accompagne de nouvelles formes de culte, de pas-
sion, d’effervescences collectives. Le capitalisme artiste, via les
techniques de reproduction musicale, a intensifié les goûts
musicaux et développé la sensibilité musicale d’un nombre
grandissant de personnes, il a engendré de véritables idolâ-
tries frôlant parfois l’hystérie chez les jeunes. Dans la société
de la rationalité technologique, du désenchantement de l’art
et de la musique commerciale, on continue à écouter «Þreli-
gieusementÞ» les nouvelles idoles. Armé de ses techniques de
reproduction (cinéma, disques), le capitalisme a moins provo-
qué le déclin de l’aura des œuvres que suscité de nouvelles
idoles, de nouvelles ambiances et figures magiques.
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 219

Contrairement à la thèse avancée par Benjamin, la multi-


plication à l’infini des reproductions techniques du son et de
l’image ne fait pas disparaître l’aura propre à l’original, elle
augmente la valeur d’authenticité de celui-ci en créant
d’exceptionnels effets de présence, une nouvelle densité du
monde de la musique et de l’image, un sentiment inédit
d’intimité avec les stars. Point d’idolâtrie des vedettes sans
les instruments matériels de reproduction et de diffusion du
son et de l’imageÞ: c’est l’enregistrement de la musique et la
répétition de sa consommation qui ont fourni les conditions
matérielles de l’avènement des idoles du show-business.
Comme le souligne Nathalie Heinich, les stars «Þne sont pas
reproduites parce qu’elles sont des stars, elles sont des stars
parce qu’elles sont reproduitesÞ»86.
Mais cet amour moderne des vedettes de la chanson ne
résulte pas seulement des innovations technologiques dans la
reproductibilité et la diffusion de la musiqueÞ: elle est liée à
un immense travail de management de l’image et d’opéra-
tions de promotion orchestrés par les professionnels du show-
business. Le cas d’Elvis Presley est, à cet égard, paradigmati-
queÞ: avec la création d’un fan-club de 200Þ000 membres, la
fabrication de produits dérivés, l’utilisation de son image
dans les publicités, ses apparitions à la télévision, ses grands
concerts, ses posters, photos et films, Elvis Presley est cons-
truit par «Þle colonelÞ» Parker comme une image de marque
commerciale, comme «Þun chef-d’œuvre de management, sans
cesse repensé, retravaillé, retouché, comme une sculpture,
une pièce de marbre jamais achevé et que son auteur remo-
del[ait] en permanence en fonction des modes artistiques et
de l’air du tempsÞ»87. C’est cette image fabriquée par le mar-
keting qui a rendu possible le rapport passionnel des fans à
leur idole.
Dans ce cadre la génération issue du baby-boom est deve-
nue une cible de clientèle prédominanteÞ: son pouvoir
d’achat est estimé en France à 5Þmilliards de francs en 1966.
220 L’esthétisation du monde

Ses goûts infléchissent directement la production. Les phé-


nomènes du rock américain, de la pop anglaise, mais aussi
des rythmes nouveaux venus de la Caraïbe, du Brésil, de
l’Inde, qui se croisent avec le jazz, marquent l’avènement
d’une world music, tout en générant des stars planétaires,
véritables idoles de la jeunesseÞ: Elvis Presley, les Beatles, les
Rolling Stones, Bob Marley.
Un nouveau langage, préparé par ces nouveaux créateurs
que sont les ingénieurs du son et les directeurs artistiques
des studios, et porté par des interprètes dont la radio, la télé-
vision, les magazines assurent une promotion en continu,
devient une langue quasi universelleÞ: le monde est devenu
un disque. Phénomène qui ne trompe pasÞ: la mort de John
Lennon en 1980 est ressentie comme un deuil planétaire.
Elle traduit symboliquement la fin de cette phase marquée
par une expansion continue et par une effervescence musi-
cale riche de toutes les créations. La phaseÞIII qui s’ouvre
en 1982 avec l’apparition du disque compact et se poursuit
avec la crise enclenchée par le développement du partage
de fichiers sur Internet, va connaître des bouleversements
de grande ampleur. Mais ceux-ci vont accentuer encore et
extrémiser l’ampleur prise par la musique dans la culture
collective, témoignant, au même titre que le cinéma, de
l’apport artistique et culturel majeur d’une production
industrielle générée par le capitalisme.

DE LA RÉCLAME À LA PUBLICITÉ

Un autre secteur, lié à l’émergence des premières formes


du capitalisme de consommation, ménage une place nou-
velle, essentielle, à l’imaginaire esthétique de l’univers du
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 221

marchéÞ: il s’agit de la publicité. En quelques décennies, la


publicité, par le truchement de l’affiche, est passée du
domaine de l’objet utilitaire à celui d’objet de collection de
qualité artistique. S’inspirant des grands courants artistiques
(Art Nouveau, futurisme, cubisme, constructivisme) et les
adaptant aux nouvelles exigences de la communication mar-
chande, la réclame a inventé «Þl’art publicitaireÞ».

Le premier âge de la publicité moderne

Avec l’avènement des grands marchés nationaux et des pro-


duits standardisés fabriqués en série, se sont multipliées les
marques de dimension nationale s’attachant à construire et
développer leur notoriété. Le moyen le plus efficace dont elles
disposent pour y parvenir est la réclame et en particulier l’affi-
che. Or, contrairement à la production, qui ne s’ouvre que
très lentement au design, l’élément esthétique apparaît aussi-
tôt comme un moyen majeur pour faire valoir produits et
marques. De la deuxième moitié du XIXeÞsiècle à la Première
Guerre mondiale, la production industrielle trouve dans l’affi-
che sa vitrine commerciale et fait appel pour cela aux plus
grands artistes. À la suite de Jules Chéret, le véritable inven-
teur de cet art nouveau, qui vante les mérites du savon Cosmy-
dor, des cycles Cleveland, des grands magasins du Louvre,
Manet, Bonnard, Vallotton, Toulouse-Lautrec, en attendant
Mucha et l’Art Nouveau puis Steinlen, Willette, Forain, les
grands maîtres de l’affiche concourent à donner d’emblée ses
lettres de noblesse artistique à un support à vocation exclusive-
ment commerciale. Le capitalisme n’a pas créé seulement de
la pacotille et des produits insipides, il a contribué à la créa-
tion de visuels dotés de qualités artistiques si évidentes que
nous continuons à les admirer plus de cent ans après.
À travers l’affiche, se déploie une nouvelle esthétique qui, à
222 L’esthétisation du monde

l’opposé du style surchargé de la production industrielle nais-


sante, exalte la pureté de la ligne et la simplicité du trait. À cet
égard publicité moderne et design fonctionnaliste participent
d’un même mouvement d’épuration, de dépouillement esthé-
tique. Dans ce qui n’est que la première phase du capitalisme
artiste, et pour en rester à ce qui concerne l’affiche, le gra-
phisme qui s’y déploie en vient à éliminer après 1900 le super-
flu, l’encombrant, et toutes les circonvolutions formelles qui
nuisent à la visibilité et à la reconnaissance immédiates. En rup-
ture avec la flamboyance byzantine d’un Mucha, Cappiello, au
tout début du XXeÞsiècle, invente l’affiche véritablement
moderne, où il déploie la primauté de la ligne afin de répon-
dre aux deux impératifs de l’efficacité commercialeÞ: la lisibi-
lité et la mémorisation de la marque. Soucieux davantage de
lisibilité immédiate que de détails décoratifs, il choisit des
fonds unis, recherche l’expression graphique, joue du con-
traste entre personnage clair (ou sombre) sur fond sombre
(ou clair), réduit le message à l’essentiel dans une typographie
simple et aérée, et fait avant tout ressortir la marque, qu’il
rend familière en l’associant, par la répétition systématique, à
un personnage (le pierrot cracheur de feu de la ouate Ther-
mogène) ou à un animal (le zèbre de Cinzano).
Ce graphisme qui vise à la simplification, réduit souvent à
des lignes et à des épures88, va donner à l’affiche une place de
choix dans l’histoire des arts décoratifs, en même temps qu’il
impose les images mêmes de la civilisation industrielleÞ: les
lignes de fuite des rails de l’Étoile du Nord, les stations therma-
les et les curiosités touristiques, les grands magasins et le
cinéma, les cigarettes et les agences de voyage, et l’étrave du
Normandie que Cassandre projette en gros plan et en contre-
plongée, fendant les flots de l’Atlantique. Mais aussi des logo-
types, des symboles graphiques, qui, identiques pendant des
dizaines d’années, créent des personnages familiers de tous,
des images de marques stylisées et massivement mémoriséesÞ:
le livreur des bouteilles de vin Nicolas, le Bibendum de Miche-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 223

lin, le Sénégalais Banania, le bébé rayonnant du savon Cadum,


la Vache qui rit, l’Antillaise du rhum Négrita.
Dans la foulée des principes de Cappiello, les graphistes
ont bouleversé la communication marchande en même temps
que le spectacle de la rueÞ: Blaise Cendrars qualifie Cassan-
dre de «Þmetteur en scène de la rueÞ». Un art publicitaire est
né dont le langage doit d’être efficace, changeant, parlant à
tous, sorte de «Þtélégramme adressé à l’œilÞ» (Paul Colin).
Dans l’entre-deux-guerres, Charles Loupot en formule l’espritÞ:
«ÞIl faut surprendre continuellement l’œil paresseux par un
graphisme simple et parfait.Þ» D’où de moins en moins de tex-
tes, des lignes qui attirent l’œil, et le graphisme de la marque
qui impose, plus encore que le produit, l’image du produit.
Quitte à ce que cette image soit plus belle que le produit lui-
même.
Ce n’est pas le moindre paradoxe en effet que, alors
même que la fabrication en série continue à proposer des
produits sans grâce, où triomphent des modes et des styles
surchargés — exotisme, orientalisme, coquilles rococo ou
volutes HenriÞII —, la représentation que la publicité en
offre en donne une impression tout opposéeÞ: ainsi de l’ins-
piration cubiste qui préside à l’affiche de Loupot, tout en
lignes anguleuses et en graphisme géométrique, présentant
les meubles des Galeries Barbès, qui ne relèvent pas, quant à
eux, de la même sobriété stylistique.
L’affiche a donné ses titres de noblesse artistique à la
publicité. Mais parallèlement au jeu des images, celle-ci a fait
usage de mots, de musiques, de rythmes chantés. De même
que les visuels se sont simplifiés, de même les messages, dans
l’entre-deux-guerres, ont pris la forme de slogans concis qui,
destinés à s’inscrire dans les mémoires, visaient un public de
masse indifférenciéÞ: «ÞY’a bon BananiaÞ», «ÞQui dit Radio dit
RadiolaÞ». À quoi se sont ajoutés des slogans chantés sur un
ton enjoué, des publicités refrain, largement diffusées sur les
ondes radiophoniques. Rimes, chiasmes, hyperboles, métapho-
224 L’esthétisation du monde

res, jeux de langage («ÞDubo, Dubon, DubonnetÞ»), allitéra-


tions («ÞAndré, le chausseur sachant chausserÞ»), répétitions
rythmiques («ÞDop, Dop, Dop, / Dop, Dop, Dop, / Tout le
monde adopte DopÞ»), euphonies, eurythmiesÞ: la réclame
met à contribution la «Þfonction poétique du langageÞ»89, ses
lois sont celles-là mêmes qui structurent la poésie90. Instru-
ment commercial destiné à faire vendre, la publicité mécani-
ciste qui repose sur des artifices mnémotechniques n’en est
pas moins une figure de l’art de masse utilisant de manière
simple les ressources du langage, de la poésie, de la musique,
de l’image, un art de masse qui, empruntant les voies de la
drôlerie, de la comptine, du calembour, du jeu esthétique
avec le langage, de la gaieté bon enfant, ne nécessite aucun
prérequis culturel.
À partir des années 1920, la publicité devient de plus en plus
visible et impressive, dépouillée mais aussi gigantesqueÞ: les affi-
ches sont placardées en grand sur les palissades des immeu-
bles, les transports en commun, les poteaux télégraphiques, les
vespasiennes, les arbres. Les annonces lumineuses frappent
l’œil et rythment la nuit des avenues urbaines. La taille des
panneaux s’agranditÞ: nombre d’affiches se présentent sous un
format de 3Þmètres sur Þ4Þ, certaines toiles peintes allant jusqu’à
650Þm2. En 1925, la Tour Eiffel est illuminée avec le nom de
Citroën, chaque lettre du constructeur automobile atteignant
une hauteur de 30Þmètres de haut. La publicité, dans la phaseÞI
du capitalisme, s’impose comme une nouvelle forme esthéti-
que du paysage urbain, un spectacle choc, un des éléments de
décoration et d’animation de la ville moderne.
On a parfois voulu rattacher la naissance de la rhétorique
des marques et de la réclame au «Þdéficit d’imaginaireÞ» des
sociétés modernes de même qu’à la perte de l’aura des
objets fabriqués en série91. La mise en spectacle de la mar-
chandise est alors interprétée comme compensation à la fai-
blesse des mythes modernes92 et manière de «Þrétablir l’auraÞ»
des objets détruite par la société machinique. Pareille inter-
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 225

prétation ne nous paraît pas juste. D’abord, la modernité


contemporaine de l’industrialisation est tout sauf pauvre en
imaginaire socialÞ: elle est, bien au contraire, une époque de
hautes eaux mythologiques, ce dont témoignent les grandes
utopies sociales, l’idéologie du progrès, les idéologies du
communisme, de la Révolution, de la Nation. Ensuite, la publi-
cité ne s’est nullement développée afin de reconstituer
l’aura prétendument perdue des objets utilitairesÞ: rappelons
qu’autrefois vendus en vrac, ces produits étaient dotés d’un
imaginaire des plus réduits. Au demeurant, même les mar-
ques de produits non sériels (films, music-hall, lieux touristi-
ques, paquebots) ont fait de la publicité.
Au vrai, la réclame n’est venue compenser aucune perte,
ni combler aucun manque imaginaireÞ: elle a commencé à
artialiser, à poétiser les biens de consommation de masse.
Loin de s’enraciner dans un déficit culturel quelconque, la
rhétorique publicitaire est bien davantage l’effet d’une offre
marchande qui, du fait de l’industrie, s’est montrée capable
de proposer des produits en très grande quantité et à un
public de masse. Sans doute les slogans ne se caractérisaient-
ils pas par une grande richesse de contenu, mais ils ont pu
être compensés par des images belles, créatives, poétiques. À
cet égard, l’essor de la publicité moderne ne traduit nulle-
ment un appauvrissement de l’imaginaire mais l’avènement
de marchandises davantage chargées de dimensions symboli-
ques, de significations imaginaires démultipliéesÞ; elle est
moins signe de déficit de sens que commencement de la
ludicisation et de l’esthétisation du discours commercial.

Une poésie de la rue

Apparaissant ainsi comme une figure essentielle de la vie


quotidienne moderne, la publicité ne manque pas de susci-
226 L’esthétisation du monde

ter l’intérêt des esprits les plus aiguisés qui en perçoivent


aussitôt le caractère esthétique. La réclame est exaltée par le
futurisme qui en fait, à côté de la machine et de la vitesse,
l’emblème du monde nouveau. Et les poètes de la modernité
lui donnent valeur d’étendard face au monde ancien dont ils
se montrent lasÞ: «ÞTu lis les prospectus les catalogues les affi-
ches qui chantent tout hautÞ/ Voilà la poésie ce matin…Þ»,
relève Apollinaire («ÞZoneÞ», Alcools, 1912)Þ; et Cendrars le
formule de façon expliciteÞ: «ÞLa publicité est la fleur de la
vie contemporaine, elle touche à la poésieÞ» (Aujourd’hui,
1927). Une poétique de la ville nouvelle se nourrit désormais
du spectacle de la foule attirée par les vitrines, par les ensei-
gnes lumineuses qui transforment la nuit blafarde des
anciens réverbères en spectacle étincelant, que Céline
découvre au cœur de New York, en allant regarder «Þfrétiller
au creux de [s]a main [s]es dollars à la lueur des annonces
de Times Square, cette petite place étonnante où la publicité
gicle par-dessus la foule occupée à se choisir un cinémaÞ»93.
Le cinéma, justement, répercute cette poésie dans l’atmos-
phère d’ombre et de lumière que les films donnent au décor
urbain94Þ: voici venu le temps des «Þlumières de la villeÞ».
Les débats que suscite cette poésie du contemporain, tout
particulièrement liée à la publicité, disent bien l’enjeu esthéti-
que de celle-ci. Valéry la condamne sans appelÞ: «ÞLa publicité,
un des plus grands maux de ce temps, écrit-il, insulte nos
regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, cor-
rompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc,
le monument et confond sur les pages que vomissent les
machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour
et l’enfant martyr.Þ»95 Fernand Léger, à l’inverse, se moquant
des esprits frileux qui la rejettent, se réjouit que, grâce à elle,
«Þl’art moderne descend[e] dans la rueÞ»Þ: «ÞCette affiche
jaune ou rouge, dit-il, hurlant dans ce timide paysage, est la
plus belle des raisons picturales qui soientÞ; elle flanque par
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 227

terre tout le concept sentimental et littéraire et elle annonce


l’avènement du contraste plastique.Þ»96 Et les surréalistes trou-
vent dans les associations fortuites qu’apporte le spectacle des
vitrines ou des affiches publicitaires le territoire de ce qu’Ara-
gon appelle «Þune mythologie moderneÞ»97. Plus encore que la
question morale de la manipulation, c’est bien l’angle esthéti-
que qui nourrit chez les uns la condamnation de la publicité,
des panneaux d’affichages, des enseignes agressives, accusés
de défigurer le paysage urbain, chez les autres au contraire
l’adhésion enthousiaste à ce qu’ils considèrent comme une
féerie de lumières, un spectacle inventif et sans cesse renou-
velé, propre à susciter des émotions artistiques inédites.

Un nouvel esprit publicitaire

Avec le développement de la phaseÞII du capitalisme de


consommation, s’invente un nouveau style en matière publi-
citaire. À partir des annéesÞ1960 les agences de publicité com-
mencent à s’engager dans des campagnes marquées par
l’esprit de créativité et d’anti-conformisme. Les principes clés
deviennent l’originalité, l’innovation, l’imprévu (l’homme avec
un bandeau noir sur l’œil pour les chemises Hathaway,
«Þl’homme enceintÞ» pour la promotion des contraceptifs, le
troupeau de moutons qui recompose le logo de la marque
Woolmark), parfois l’impertinence et la provocation («ÞBuvez
et pissezÞ» de Vittel, «ÞL’anti tape-culÞ» de la G.S. Citroën) ou
bien le contre-pied («ÞThink smallÞ» pour la Coccinelle, en
opposition avec les rêves de grandeur et de puissance véhicu-
lés par les voitures américaines). Les campagnes se multiplient
qui ont recours à la parodie, à l’humour («ÞAide-toi, Contrex
t’aideraÞ»Þ; «ÞYou don’t have to be Jewish to love Levy’sÞ»),
aux pastiches (Don Patillo, le curé amateur des pâtes Pan-
zani), à l’ironie, au second degréÞ: les cigares Hamlet lancent
228 L’esthétisation du monde

des spots loufoques et décalés et le chameau Camel s’affiche


cigarette au bec.
Jeu avec l’Éros également. Après les pin-up des années
1940 et 1950, l’érotisme s’affiche de manière de plus en plus
suggestiveÞ: les publicités sont pimentées plus que jamais
d’images et de poses érotiques, de lèvres entrouvertes, de
corps dénudés, d’allusions aux gestes et plaisirs sexuels98.
L’Éros s’affiche non seulement comme signe de jouissance
mais également d’émancipation et d’anti-bourgeoisisme. Cette
sexualisation de la publicité et du corps féminin traduit une
plus grande agressivité de la communication du capitalisme
artiste en même temps qu’une culture marquée par l’assou-
plissement des conventions et normes morales.
La réclame au stadeÞI du capitalisme artiste faisait appel à la
mémoire et au jeu des réflexes, via l’automatisme du slogan et
des artifices mnémotechniques. La phaseÞII, elle, au cours des
années 1960-1970, commence à produire des publicités qui
reposent sur d’autres mécanismesÞ: l’argumentation, la sugges-
tion, l’humour, l’identification, l’implication, la connivence.
Un nouvel esprit publicitaire se fait jour qui prône l’idée créa-
tive contre la répétition mécaniciste de la réclame, la partici-
pation affective du consommateur et non plus la réception
passive de slogans s’imposant du dehors. D’un côté se déve-
loppent des campagnes qui donnent des arguments rationnels
et des raisons de croire dans les messagesÞ: «ÞQuand vous êtes
second, vous vous efforcez d’en faire plusÞ» (Avis). De l’autre,
des publicités évocatrices ou émotionnelles créent une
ambiance, une complicité, de l’identification, un imaginaire
mythologique autour du produitÞ: le cow-boy Marlboro, arché-
type de l’homme viril, la femme libérée de Dim, le petit gar-
çon Lotus, les campagnes Renault R20, R18, R 9, avec leurs
images suggestives sans discours ni argumentation. À la
réclame behavioriste succèdent les registres de la réflexion, de
l’émotion, de la complicité, de l’humour, de la provocation,
du mythe, du rêve99. Le cycle de la créativité publicitaire a
Les figures inaugurales du capitalisme artiste 229

commencé une nouvelle carrière qui s’emploie à apporter


une plus-value d’ironie et de liberté, de rêve et d’imagi-
naire aux marques. Consécration symbolique de cette dimen-
sion imaginative de la publicitéÞ: en 1979, la Régie française de
Publicité réunit un jury de professionnels qui décerne des
«ÞMinerves d’OrÞ» aux meilleurs spots télévisés. Et au Festival
du film publicitaire de Cannes, un Grand Prix récompense le
meilleur film de l’année.
Pareils bouleversements ne peuvent être détachés de
l’essor d’une production standardisée où les produits se res-
semblent et, du coup, de l’exigence accrue de les personna-
liser, de les différencier par l’imaginaire, l’idée originale, le
divertissement. Par ailleurs, cette démultiplication des res-
sorts publicitaires est à relier au développement des politi-
ques de segmentation du marché, à la prise en compte de
catégories spécifiques de consommateurs, à la nouvelle impor-
tance accordée en particulier aux jeunes, qui deviennent en
phaseÞII une classe de consommateurs qui, dotée de pouvoir
d’achat croissant, affirme une nouvelle identité en rupture
avec celle des «ÞcroulantsÞ». Les registres de la provocation,
de l’érotisme, de l’anticonformisme sont venus en réponse
au profil du consommateur qui accompagne l’essor de la cul-
ture juvénile et de la contre-culture.
Enfin, plus généralement, la nouvelle scène publicitaire
est inséparable de la large diffusion de la nouvelle culture
individualiste (hédonisme, contre-culture, néoféminisme,
liberté sexuelle, autonomie des sujets) qui a travaillé à privi-
légier l’originalité, le divertissement, l’humour, mais aussi les
atmosphères émotionnelles donnant le sentiment aux spec-
tateurs de ne pas être commandés du dehors, d’être capables
de décrypter les codes, de comprendre suggestions et clins
d’œil, d’être libres et adultes. Moins de «ÞleçonsÞ» assénées,
plus d’invitations au voyage et au ressentiÞ: ce mouvement est
porté par la poussée de l’individualisation des comporte-
ments et de la culture. Si la réclame correspondait au moment
230 L’esthétisation du monde

de l’individualisme autoritaire-disciplinaire-rigoriste, la publicité


dite créative est en phase avec la «Þseconde révolution indivi-
dualisteÞ» hédoniste, psychologique et subjectiviste, sous-tendue
par le boom de l’économie-mode.
Ce sont ces bouleversements impulsés par la phaseÞII qui
sont à l’origine du processus de consécration culturelle et
artistique de la «ÞpubÞ», qui va marquer le début de la phaseÞIII.
Le musée de la publicité ouvre ses portes en France en 1978
et le Centre national des archives publicitaires en 1980. Des
émissions régulières («ÞCulture PubÞ») à la télévision présen-
tent les dernières trouvailles publicitaires et les sagas des
grandes marques. En 1985, le Musée d’Art Moderne de New
York organise une rétrospective des films publicitaires fran-
çais. Le Musée Cantini à Marseille consacre, en 1988, une
exposition à Jean-Paul Goude, qui passe ainsi du statut de
créatif à celui de créateur. L’heure est à la reconnaissance de
la dimension artistique publicitaireÞ: Jacques Séguéla parle
de «Þstar stratégieÞ» et Étienne Chatiliez, lui-même formé
dans la publicité avant de devenir réalisateur de films de fic-
tion, déclareÞ: «ÞLa publicité est le domaine le plus créatif, le
plus osé. Ouvrez le poste. En trois secondes vous savez où
vous êtes. […] La pubÞ? Le règne de l’ellipse, du télescopage.
La recherche à l’état pur.Þ»100 Cette dynamique de légitima-
tion, qui sort la publicité de son strict ghetto commercial, s’est
certes accomplie sur fond de réhabilitation de l’entreprise,
mais elle n’a pu voir le jour que préparée par les transforma-
tions de la rhétorique et de l’esthétique publicitaires des
années 1970.
ChapitreÞIII

UN MONDE DESIGN

La phaseÞII du capitalisme artiste s’achève vers la fin des


années 1970. Si nous avançons l’idée d’une troisième phase
se mettant en place à partir des années 1980, cela tient à la
conjonction de tout un ensemble de phénomènes technolo-
giques, politiques, économiques et esthétiques.
C’est au cours des années 1980-1990 que les micro-ordina-
teurs commencent à se répandre, mettant à la portée d’un
plus large public la puissance des gros systèmes informati-
ques. Les logiciels se multiplient qui permettent de transpo-
ser une idée d’objet en modèle virtuel en trois dimensions
apparaissant sur écran, de modifier facilement ses caractéris-
tiques, de prévoir ses réactions avant même sa fabrication
industrielle. Avènement de la simulation virtuelle qui se dou-
ble d’une automatisation flexible. Avec l’essor des systèmes
informatisés, de la conception et de la fabrication assistées
par ordinateur, de la robotique, c’est une troisième révolu-
tion industrielle qui voit le jour et qui bouleverse radicale-
ment les méthodes de conception et de production des
objets industriels mais aussi des industries culturelles. À cette
troisième révolution industrielle correspond le troisième âge
du capitalisme artiste.
Sur un tout autre plan, les années 1980 et les décennies
qui suivent sont dominées par les politiques ultralibérales de
232 L’esthétisation du monde

privatisation, de dérégulation économico-financière, de déve-


loppement du libre-échange, de même que par un boulever-
sement géopolitique majeur (l’effondrement du mur de Berlin
et de l’empire soviétique). Ces phénomènes qui s’accompa-
gnent de délocalisations des activités de production ont con-
duit à la planétarisation de l’économie de marché. À cet
égard, la phaseÞIII désigne l’émergence d’un capitalisme
hypermarchand pour la première fois globalisé, dans lequel
le travail de stylisation de l’économie n’est plus monopolisé
par l’Occident. À présent, de plus en plus de nations font
leur entrée dans l’arène des industries de la consommation
et du divertissement. Design, luxe, mode, art, cinéma, séries
télé, pop music, jeux vidéo, spectacles sportifsÞ: autant de
productions qui visent de plus en plus un marché mondial,
autant de territoires qui sont maintenant investis par de nom-
breux pays, au premier rang desquels se trouvent les nou-
veaux géants de l’économie mondiale.
Bien sûr, les États-Unis dominent encore très largement
les marchés de l’entertainment médiatiqueÞ: ils réalisent à
eux seuls 50Þ% des exportations mondiales. Cela étant, dans
l’époque du capitalisme hypermoderne, s’affirme une nou-
velle géopolitique de l’art commercial de masse où de nou-
veaux acteurs non occidentaux prennent à leur tour le train
du capitalisme artiste et visent à construire des marques mon-
diales et des industries créatives de taille internationale. Une
nouvelle bataille mondiale a commencé qui porte sur la cul-
ture de masse mondialisée, qu’il s’agisse des produits maté-
riels ou de l’entertainment.
À quoi s’ajoute le fait que des phénomènes qui existaient
précédemment (la marque, le marketing, la communication,
la mode, le renouvellement des produits) prennent une
ampleur et une signification nouvelles dans les sphères de la
vie économique tournées vers la consommation. L’intensifi-
cation de la concurrence et les nouvelles attentes des con-
sommateurs ont conduit à l’avènement d’une économie
Un monde design 233

postfordienne marquée par l’impératif d’innovation et d’hyper-


diversification des produits. Parallèlement à l’unification
mondiale des marchés et à l’essor des marques présentes sur
tout le globe, se déploie une diversification sans précédent
de l’offre et ce, dans tous les domainesÞ: objets, magasins, sty-
les, musique, cinéma, séries télé.
C’est dans ce contexte que les anciennes limites qui pou-
vaient freiner, dans certains secteurs, l’escalade de la logique
marchande sont tombées au profit d’une hyperéconomie géné-
ralisée touchant l’art, les musées, le luxe, la mode, les biens
culturels. Mais une logique excroissante qui se doit d’inté-
grer de plus en plus la dimension éthique du respect de
l’environnementÞ: et ce paramètre est nouveau. Après l’âge
de la créativité insouciante, typique de la phaseÞII, s’impose
ou s’imposera celui de la créativité éco-responsable.
Enfin, les années 1980 voient la culture avant-gardiste subir
les critiques des courants dits «ÞpostmodernesÞ» qui entendent
revisiter librement l’histoire et les esthétiques du passé au
lieu de les éradiquer. Le décoratif et le subjectivisme expres-
sif ne sont plus excommuniésÞ: partout, dans la décoration,
l’architecture, le design, la mode, la cuisine, l’art, la musi-
que, s’affirment les réutilisations des codes du passé ainsi
que le mélange des genres. Il en résulte un nouvel univers
éclectique et décoordonné, qui voit cohabiter le kitsch et le
high-tech, le rétro et les lignes futuristes, l’ironique et le lisse,
les formes émotionnelles et l’anonymat fonctionnel. Recul du
«Þtotal lookÞ» et montée d’une culture d’hybridation mêlant
des territoires et des esthétiques antinomiquesÞ: le capita-
lisme artiste terminal s’affiche sous le signe du pluralisme
transesthétique et de la dérégulation généralisée, comme le
montre l’évolution du design par lequel nous commençons
l’examen du nouveau visage du capitalisme créatif.
234 L’esthétisation du monde

DESIGN ET ÉCONOMIE DE LA VARIÉTÉ

La phaseÞII s’est construite en mariant les logiques contrai-


res du fordisme technicien et du système de la mode. Mais
dans ce complexe, le premier dispositif avait la priorité sur le
second, tant la production des séries répétitives dominait les
politiques de diversification et de différenciation des gam-
mes de produits. La massification homogène l’emportait sur
la variété et l’innovation. La phaseÞIII renverse cette organi-
sationÞ: remettant en cause les principes fordiens de la pro-
duction, elle se constitue comme une économie de la variété,
de la personnalisation des produits, des séries courtes, de la
création et du renouvellement hyperaccéléré. À l’heure de la
conception et de la fabrication assistées par ordinateur se
développe une dynamique d’individualisation des produits à
partir de modules standard préfabriqués. Aujourd’hui, il est
possible de fabriquer des produits sur mesure à un coût qui
n’est pas très éloigné de celui des produits standardisés.
Nous sommes au moment où la diversification a pris le pas
sur la répétition, l’innovation sur la production, l’immatériel
sur le matériel1. Dans ses campagnes de publicité, Renault,
symbole hier de la société industrielle, se présente
aujourd’hui comme «ÞconcepteurÞ» d’automobiles.
La phaseÞIII apparaît au moment où la production for-
dienne de masse ne correspond plus aux exigences de con-
sommateurs largement équipés en biens durables, mais aussi
aux nouveaux impératifs de communication et de commer-
cialisation des produits. Afin de faire face à l’intensification
de la concurrence, enrayer le recul de la consommation lié à
la saturation des marchés domestiques, mieux répondre aux
besoins de différences des acheteurs, se généralisent ces nou-
veaux modes de stimulation de la demande que sont la seg-
Un monde design 235

mentation des marchés, la prolifération des références, la


déclinaison de variantes de produits à partir de composants
identiques, l’accélération des rythmes de lancement des pro-
duits nouveaux. L’heure est à la segmentation extrême des
marchés (clients et produits), visant des tranches d’âges et
des catégories sociales de plus en plus subdivisées, offrant
des produits de plus en plus ciblés, exploitant des micromar-
chés et des besoins de plus en plus différenciés. Avec l’hyper-
segmentation des marchés et la puissance démultipliée du
marketing, la logique-mode qui a pris son envol dans la
phaseÞII monte encore d’un cran.
Ce qui gouverne la marche du capitalisme d’hyperconsom-
mation, c’est le renouvellement perpétuel de l’offre, la proli-
fération de la variété2, l’exacerbation de la différenciation
marginale des produits. Les constructeurs d’automobiles élar-
gissent sans cesse la gamme des choix et des variantes, ils
démultiplient les nouveautés, les gammes, versions et options.
Selon le cabinet Mercer Management Consulting, les cons-
tructeurs ont augmenté de 30 à 70Þ% le nombre de silhouet-
tes par modèle entre 1990 et 2004Þ: au cours de cette période,
PSA est passé de 20 à 29 silhouettes par série. En 2008, Ikea
proposait 9Þ500 références de meubles et accessoires de la
maison. Certains éditeurs de papiers peints peuvent afficher
des collections riches de 5Þ000 à 10Þ000 références. Toujours
plus de choix et de nouveautés accélérées, de variations et de
déclinaisons de produitsÞ: cela traduit l’avènement d’un
design de plus en plus sous l’influence du marché, le poids
qu’exerce la sphère commerciale sur la création industrielle,
un capitalisme esthétique où triomphe un marché de
demande tiré par le client en lieu et place du marché de
l’offre, qui dominait antérieurement, où les producteurs pro-
posaient leurs produits à des consommateurs qui avaient peu
de choix.
C’est dans ce cadre que le rythme accéléré de l’innovation
s’infiltre partout, s’intensifie, monte aux extrêmes. Dans les
236 L’esthétisation du monde

années 1990, Seiko proposait chaque mois soixante nou-


veaux modèles de montre et Sony parfois jusqu’à 5Þ000 nou-
veaux produits par an. À présent Samsung crée cinquante
modèles de téléphone portable chaque année. Plus de 60Þ%
de l’offre de jouets est renouvelée tous les ans. Les géants du
prêt-à-porter renouvellent leurs modèles toutes les deux
semaines. Swatch lance deux collections de montres par an
en jouant sur l’emploi des couleurs, des plastiques et du
design graphique. Ikea renouvelle un tiers de ses modèles au
rythme de quatre collections annuelles, soit près de 3Þ000
référencesÞ: il s’agit de plus en plus pour l’enseigne de lan-
cer des collections de décoration et de mobilier courtes
comme dans la mode. Une manière de désacraliser le rap-
port à l’ameublement, de mettre en avant des collections à
forte rotation faisant accéder le mobilier au statut véritable
de biens de consommation.
À l’heure de la «Þproduction sur mesure de masseÞ», les
industriels de l’automobile proposent à leurs clients, sur
Internet, de définir et de personnaliser leur voiture en choi-
sissant, selon leurs goûts, la motorisation, la couleur, les
options. Chez Nike, le client peut choisir la matière, les cou-
leurs, les lacets des chaussures et jusqu’au message inscrit sur
l’empeigne. La marque Repetto offre la possibilité de per-
sonnaliser ses ballerines en choisissant parmi 250 teintes de
cuir et nombre de couleurs de bordures et de lacets. Chaus-
sures, sacs, lunettes, timbres-poste, bouteilles de vinÞ: un
nombre croissant de produits entre dans l’ère de la customi-
sation de masse, de l’esthétique à la carte commandée par
les goûts personnels du consommateur. À présent, l’esthéti-
que est chose trop importante pour être laissée aux mains
des seuls professionnels.
Il n’est pas un seul objet, un seul accessoire qui ne soit
pensé, conçu, imaginé selon les lois de la «Þcréation styleÞ» et
de la mode. La recherche de la nouveauté et du look a
gagné tous les secteurs d’activitésÞ: les équipements de la cui-
Un monde design 237

sine ou de la salle de bains sont présentés dans des catalo-


gues qui mettent en avant les tendances, les lignes, les
matériaux à la modeÞ; les jardineries exposent les nouveaux
modèles de vases, de salons de jardin, de plants et de massifs,
comme dans un show-room. Les montres ou les lunettes
deviennent accessoires et parures avec des couleurs et des
formes qui changent à chaque collection. Certaines marques
de baskets commercialisent des collections de chaussures qui
reprennent des motifs d’artistesÞ: Damien Hirst (Converse),
Jean-Michel Basquiat (Reebok). Même dans les pharmacies,
les brosses à dents sont vendues avec des formes originales,
une allure graphique, des mélanges de couleurs composant
une ambiance pop et tendance. De surcroît, les marques de
mode accroissent leur emprise sur l’univers de la décorationÞ:
après Zara et Armani, Kenzo et Chantal Thomass lancent
leurs collections de mobilier.
Ce qui était réservé jusque-là aux produits «ÞlourdsÞ» —
voitures, mobilier — est désormais le lot commun. Rasoirs,
chaussures, stylos, papeterie, téléphones portables, casques
de cyclistes, aspirateurs, paillassons, cheminées, pylônes élec-
triques, containers à déchets, signalisation routière, équipe-
ments collectifs, brosses à dents dessinées par Starck, bouteille
Ricard conçue par Garouste et Bonetti, mobilier urbain con-
fié à Norman Foster, Martin Szekely et Patrick JouinÞ: plus
rien n’échappe à l’impératif du style et du renouvellement
incessant. La phaseÞIII apparaît ainsi tout à la fois comme
l’exacerbation du «Þcomplot de la modeÞ» de la phaseÞII et
comme le renversement de sa logique organisationnelle for-
dienne. Le curseur du système s’est déplacéÞ: ce qui était
limité est devenu «ÞhyperÞ», ouvrant un nouvel horizon à
l’aventure artiste du capitalisme.
Le design conçu comme élément déterminant de la fiche
identitaire du produit et de la marque participe plus que
jamais de la logique de la mode et des stratégies marketing.
C’est aujourd’hui le design lui-même qui, par ses tendances,
238 L’esthétisation du monde

contribue à faire la mode et qui, parfois, est la mode recher-


chée par les «ÞcoolhuntersÞ». Point de rupture, sur ce point,
avec ce qu’avaient inauguré les courants du Streamline et du
Pop, mais plutôt son exacerbation et sa généralisation con-
substantielles à l’époque hyperconsumériste. Phénomène de
mode, le design s’impose chaque jour davantage, sur des
marchés hypersegmentés, comme instrument marketing, vec-
teur d’image, outil stratégique pour valoriser la marque.
L’impératif s’intensifie de stimuler les ventes par le look des
objets3, séduire des consommateurs «ÞblasésÞ» et segmentés,
créer une identité de marque voire un «Þunivers de vieÞ», se
différencier sur le marché en jouant la carte de l’originalité,
de la fantaisie, du plaisir des formes et des couleurs. C’est
dans une perspective de consommation exacerbée que se
déploie le design hypermoderne.
Les marques l’ont bien compris, qui attachent leur nom,
leur univers, leur logo au design. Le design par lequel la
marque s’identifie est partoutÞ: dans la forme du produit,
mais aussi dans le graphisme, le packaging, le merchandi-
sing, le display, le son, l’odeur et le toucher des produits,
l’aménagement et l’éclairage des magasins, la conception
des sites web. Plus de marque sans création designÞ: c’est par
lui qu’elle s’identifie, par lui qu’elle se distingue de ses con-
currents. Il est devenu le prérequis de la performance com-
merciale de tout nouveau lancement. Dans un temps où les
produits sont de plus en plus à égalité technique, il faut trou-
ver le moyen de sortir du lot, attirer l’œil par le «Þquelque
chose en plusÞ» qui permet de les différencier. La réussite
d’Apple tient largement dans cette distinction que le design,
sur lequel la firme a toujours misé prioritairement, lui
assureÞ: les ordinateurs eux-mêmes et leurs logiciels sont, à
quelque chose près, les mêmes que les PCÞ; pourtant, la
firme a su concevoir un monde Apple4, où l’ordinateur, par
ses lignes, son système de navigation, son graphisme, définit
un style de vie et induit l’appartenance à un groupe qui en
Un monde design 239

partage les valeursÞ: les industriels, les banquiers, les com-


merciaux sont PCÞ; les éditeurs, les publicistes, les intellec-
tuels, les jeunes, les gens branchés sont Apple.

SUR TOUS LES CONTINENTS

S’il faut avancer l’idée d’une nouvelle phase du capita-


lisme artiste, cela ne tient pas seulement à l’avènement d’une
économie postfordienne, mais aussi au processus de mondia-
lisation des économies créatives. Pendant les deux premières
phases, le design industriel de même que les industries cultu-
relles se sont déployés pour l’essentiel dans les économies
occidentales développées. Ce cycle est révolu. Un nouvel épi-
sode a commencéÞ: c’est toute la planète qui, fût-ce de
manière encore très inégale, a partie liée avec le capitalisme
créatif. Dès la fin des années 1970, le Japon s’impose dans
l’univers du design. Le baladeur Sony à cassettes, lancé en
1979, connaît un succès mondialÞ; tandis que Honda devient
dans les années 1980 premier constructeur mondial dans le
domaine des deux roues, la marque Yashica lance une
caméra à l’allure de jouet. Les créateurs de mode proposent
maintenant leurs lignes de vêtements partout dans le monde
comme en témoigne l’explosion des fashion weeks. Le Brésil
est devenu un véritable acteur sur la scène du design et de la
mode. Dans les économies émergentes se multiplient les
agences de publicité, les bureaux de design et d’architecture,
les écoles de mode et de design, les revues de décorationÞ: au
cours des années 1990, le nombre de magazines d’interior
design est passé, en Turquie, de un à cinquante. Séoul a été
élue, en 2010, capitale mondiale du design. La première
école chinoise de design ouvre ses portes dans les années
240 L’esthétisation du monde

1980Þ: il en existe maintenant plus de 400 et des centaines de


milliers d’étudiants sont inscrits en première année. À pré-
sent, le pays envoie ses étudiants dans les meilleures écoles
de design du monde entier ou signe des partenariats avec
celles-ci pour les accueillir sur son propre territoire. Le Bré-
sil compte 150 écoles de mode et plus d’une centaine de
design. Il y a à Séoul 11Þ000 étudiants en design. Les écoles
indiennes telles que le National Institute of Design ou le
DSK à Pune, plus spécialisé dans le design d’animation, ont
gagné une réputation internationale.
Les biennales internationales du design accueillent de nos
jours plusieurs dizaines de pays répartis sur les cinq conti-
nents. Et l’on compte une quarantaine de Design Weeks
dans le monde. Chaque année des concours internationaux
récompensent les produits les plus innovants en provenance
d’un grand nombre de pays. Le concours international de
design Jump the Gap a enregistré, en 2004, 3Þ000 candidatu-
res issues de 92 pays. En 2011, plus de 1Þ100 participants ori-
ginaires de 43 pays ont concouru dans le cadre du célèbre
International Forum Design. L’époque n’est plus où design
rimait avec Occident.
Dès la phaseÞII, le design est entré dans une dynamique
d’internationalisation. Aux États-Unis, deux éditeurs, Knoll et
Hermann Miller, s’attachent les services de designers étran-
gersÞ; en Italie, l’éditeur Cassina réédite des œuvres de
l’Américain Franck Lloyd Wright, du Hollandais Rietveld, de
Le Corbusier. Mais, fût-ce dans les limites de l’Occident, le
design se présentait sous le signe de styles nationaux recon-
naissables. Il n’en va plus ainsi. La phaseÞIII coïncide avec
l’effacement des traits nationaux du design (design italien,
allemand, américain, scandinave) qui ont marqué le moment
antérieur. Il est dorénavant de moins en moins pertinent de
parler de design nationalÞ: le style Ikea n’est pas plus suédois
que celui de Zara n’est espagnol. D’abord les produits d’une
firme peuvent être conçus et fabriqués dans divers pays. Le
Un monde design 241

groupe coréen Samsung a installé un studio de recherche


design et tendance à LondresÞ; Renault a mis en place des
plateformes design à Bucarest, Sao Paulo et Bombay. Ensuite,
les équipes de design intégrées aux grandes entreprises pré-
sentent de plus en plus une physionomie multinationaleÞ: le
département design de Nokia comprend 300Þpersonnes de
plus de 30 nationalités. Cette même dynamique intercultu-
relle est largement à l’œuvre dans le secteur du design auto-
mobile. Enfin, les entreprises peuvent confier leur travail de
design à des bureaux étrangersÞ: l’indien Tata Motors a fait
réaliser le design de la Nano à un bureau italien, l’Institute
of Development in Automotive Engineering, et la Tata Prima
a été conçue par le studio Pininfarina. Le même Tata Motors
a pris des participations dans le capital des bureaux italiens
Pinanfarina et Trilix Srl. Le design a cessé d’être une affaire
proprement occidentale. Le gouvernement indien a lancé un
programme national, la National Design Policy, destinée à
favoriser le «ÞMade in IndiaÞ». LG Electronics a mis en place
des centres de recherche sur le design en Italie, en Chine, aux
États-Unis, au Japon, qui travaillent en collaboration avec les
centres de gestion du design basés en CoréeÞ: 540 designers
de 12 pays différents travaillent pour la compagnie. Le géant
électroménager chinois Haier possède des centres de design
en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne.
Pour le moment le design chinois ne jouit certes pas d’un
très haut prestige ni d’une image de haute créativité. Les
spécialistes déclarent que, sur ce plan, le pays est ce qu’était
le Japon il y a trente-cinq ans. Mais d’ores et déjà certaines
marques sont parvenues à s’imposer à l’échelle internatio-
nale. La marque chinoise de produits de beauté Herborist
a réussi sa percée en France et poursuit son implantation
en Europe. Shanghai Tang a ouvert des boutiques à Paris,
Madrid, New York, Londres. En 2004, les réfrigérateurs Haier
ont gagné le prix allemand iF Design parmi plus de 2Þ000
autres produits issus de 35 paysÞ; en 2005, le même prix a été
242 L’esthétisation du monde

obtenu pour les climatiseurs réversibles. C’est une nouvelle géo-


graphie du design et une nouvelle géostratégie du capita-
lisme artiste qui est en train de se construire sur le globe.
À l’heure du capitalisme globalisé, les designers ou archi-
tectes renommés vendent leur service sur toute la planète.
Philippe Starck a réalisé le Teatron à Mexico, le restaurant
Le Lan à Pékin, le club Volar à Hong Kong, l’hôtel Faena à
Buenos Aires. Toutes les économies émergentes s’ouvrent
aux plus innovantes créations architecturalesÞ: à Pékin, la
tour de la CCTV a été dessinée par Rem Koolhaas et le ter-
minalÞ3 de l’aéroport par le cabinet du Britannique Norman
Foster. L’Opéra de Pékin est issu des plans du Français Paul
Andreu et Jean Nouvel construit aussi bien à Tokyo (le Dentsu
Building), à Minneapolis (le Guthrie Theater) qu’au Qatar (la
tour Doha). Les tours Jinmao et World Financial Center de
Shanghai ont été respectivement conçues par les cabinets
américains Skidmore, Owings et Merrill et Kohn Pedersen
Fox. Mais si le stade olympique de Pékin — le «ÞNid
d’OiseauÞ» — est le fruit du travail du cabinet suisse Herzog
& de Meuron, l’architecte qui l’a conçu, Ai Wei Wei, est chi-
nois. Dans les économies émergentes, les designers dessinent
des identités visuelles, des logos, des lignes d’avion, de mobi-
lier et de téléphone, des accessoires de décoration, des auto-
mobilesÞ: après les Coréens Kia, Daewoo et Hyundai, c’est le
constructeur automobile indien Tata Motors qui est entré
dans la compétition mondiale et qui annonce déjà le lance-
ment d’une version plus luxueuse de son célèbre modèle
Nano, avec un intérieur plus «ÞdesignÞ».
Dire qu’il n’y a plus de styles nationaux reconnaissables en
Europe ne signifie pas disparition de toutes les formes de dif-
férence, imposition du même style international sur toute la
planète, en tout lieu et toute circonstance. Ainsi voit-on le
succès par exemple du Feng Shui, de la décoration «Þjaponi-
santeÞ» ou asiatique pour les papiers peints, les jardins, les
arts de la table. C’est si vrai que des fabricants de parquet, de
Un monde design 243

cloisons, de salle de bains en Europe proposent maintenant


dans leurs collections des ambiances japonaises avec cloisons
coulissantes, lignes épurées et minimalistes. Dans les grandes
métropoles se multiplient les restaurants exotiques avec leur
décoration typique, pakistanaise, japonaise, indienne, chi-
noise, cubaineÞ: plus de la moitié des restaurants recensés à
Paris sont consacrés aux cuisines du monde.
En même temps, s’il est indéniable que les mêmes grandes
marques s’achètent aux quatre coins de la planète, l’époque
est témoin d’un important processus de croisement et
d’hybridation des styles et des marques. Des hôtels, des villas,
des ensembles d’habitation mêlent architecture contempo-
raine et style local, confort ultramoderne et bâtiment vernacu-
laire. Tel designer croise ou juxtapose codes japonais et codes
africains en proposant une collection de kimonos taillés dans
des imprimés de cotons africains. Des stylistes orientaux
fusionnent Orient et Occident, héritage du passé et liberté
créative du présent. Hermès s’est associé à Jiang Qiong Er
pour lancer la marque de luxe Shang Xia qui revisite la tra-
dition artisanale chinoise dans la ligne de la marque fran-
çaise. La marque de haute joaillerie Queelin a pour ambition
«Þto bring chinese aesthetics and culture to the worldÞ».
Shanghai Tang développe un nouveau concept de luxe en
mêlant l’esprit des années 1920-1930 ou le design contempo-
rain avec des éléments inspirés de la Chine classique.
La phaseÞIII coïncide avec la fin de l’hégémonie occiden-
tale sur les apparences, la réaffirmation des origines culturel-
les les plus diverses, le développement des styles nationaux et
ethniques croisés avec les lignes du design moderne. Dès les
années 1980, les créateurs japonais (Miyake, Yamamoto,
Kawakubo) s’imposent sur la scène internationale de la
mode en proposant des coupes inspirées du Japon tradition-
nel mais totalement revisitées et déconstruites dans un esprit
avant-gardiste. À présent, nombre de jeunes créateurs et de
nouvelles marques réinterprètent les modèles hérités du
244 L’esthétisation du monde

passé national, leur insufflant une nouvelle vie «ÞmoderneÞ»


sur les marchés d’exportation. Cette dynamique s’observe
sur tous les continentsÞ: ainsi ce sont maintenant les Brési-
liens (Alexandre Herchcovitch, Isabela Capeto, Anunciaçao,
Coopa Roca), les Chinois (Shirley Cheung Laam), les Turcs
(Chalayan, Rifat Ozbek), les Grecs (Sophia Kokosalaki), les
Russes (Denis Simachev, Alena Akhmadullina), les Indiens
(Ritu Kumar, Satya Paul), les Pakistanais (Deepak Perwani),
les Coréens (Lie Sang Bong), les Sud-Africains (Sun God-
dess) qui, ambitionnant de redécouvrir l’élégance des ori-
gines, réconcilient passé «ÞauthentiqueÞ» et modernité des
formes5. Une nouvelle étape de la mondialisation est en
coursÞ: après le cycle séculaire qui a vu Paris dicter la même
esthétique à toute la planète féminine, voici venu le stade
décentré et multiculturel des élégances. La phaseÞIII fonc-
tionne selon deux logiquesÞ: la première est celle des gran-
des marques diffusant un design international délesté de
traits particularistesÞ; la seconde voit se multiplier un design
à base d’interaction du global et du local, du moderne et de
l’ethnique, de l’avant-gardisme occidental et des cultures du
monde.

ART, DESIGN ET STAR SYSTEM

Le nouveau stade du capitalisme artiste se signale encore


par le rôle nouveau que joue la communication dans l’uni-
vers du design. Sans doute le phénomène n’est-il pas absolu-
ment nouveau. Déjà Raymond Loewy, pour ne citer qu’un
seul nom, avait été porté aux nues par la presse grand public
américaine dès le début de la phaseÞII. Mais ce type d’opéra-
tion médiatique était rare et limité, l’accent étant mis sur les
Un monde design 245

mérites du designer capable de doper les ventes commercia-


les. Il n’en va plus ainsi.
À partir des années 1980, non seulement la presse grand
public traite de plus en plus fréquemment de l’actualité du
design, mais surtout s’opère un véritable processus de starifica-
tion d’un petit nombre de designers. Dans la presse non spé-
cialisée se multiplient les interviews et portraits de certains
designers. Philippe Starck devient une célébrité internationale
en aménageant des night-clubs parisiens, le café Costes, des
endroits branchés, les appartements du président de la Répu-
blique François MitterrandÞ: il s’impose comme la star du
design français. Time Magazine fait figurer Marc Newson parmi
les 100Þpersonnes les plus influentes de la planèteÞ: il est dési-
gné «Þmeilleur designer de l’annéeÞ» par le jury du Miami
Design District. Les frères Campana sont consacrés comme
«Þles stars brésiliennes de la récupération des matériauxÞ». Les
éditeurs lancent des collections de monographies et d’auto-
biographies de designers qui les portent quasiment aux cimai-
sesÞ: le livre sur Starck publié chez Taschen est composé de 93
portraits photographiques du designer lui-même. Ce qui est à
l’œuvre n’est rien d’autre que l’extension de la logique du
star system au monde du design, de la décoration, de l’archi-
tecture. Quand triomphe la puissance médiatico-publicitaire,
le design se combine avec la promotion de superstars interna-
tionales. Par ce travail médiatique de personnalisation, le desi-
gner apparaît comme un «ÞcréateurÞ», à la manière d’un
artiste, et comme une icône, à la manière d’une star. Alors
que dans la phaseÞI, le design s’est affirmé dans la négation de
la quête d’originalité artistique et la célébration d’un design
social, dans la phaseÞIII, l’image artiste refait surface sous le
signe médiatique du créateur starifié.
Cette starification contribue à creuser l’univers du design
entre un marché fait de produits bon marché et un marché
nettement plus sélectif. Mais simultanément, le capitalisme
artiste ne cesse de déstabiliser les oppositions tranchées en
246 L’esthétisation du monde

associant notamment les célébrités du design à la production


et distribution de grande série. En 1998, Starck a conçu un
catalogue pour le distributeur par correspondance La
Redoute, où étaient proposés plus de 200 articles bon mar-
ché. Le collectif Front Design a signé, pour la collection «ÞPSÞ»
Ikea, des déclinaisons de lampes de table, de lampadaires, de
chaises accessibles à tous. Le star system est au service de
l’image des designers mais aussi de l’image des firmes, de leur
notoriété, de leur développement commercialÞ: Roche Bobois
a fait appel, à l’occasion des 50Þans de la marque, à Jean Paul
Gaultier pour concevoir une collection de meubles contempo-
rains qui est restée fidèle au style du couturier (rayures mari-
nes, pompons rouges, dentelle, tatouage). Viktor & Rolf ont
relooké le packaging du champagne «ÞRosé SauvageÞ» de
Piper Heidsiek. Madonna a signé avec Dolce & Gabbana une
nouvelle ligne de lunettes de soleil. C’est aussi de l’image
artiste et de la mode que vend maintenant le design industriel
de masse ou de luxe.
L’artialisation contemporaine des designers stars s’exprime
encore au travers des multiples expositions qui leur sont con-
sacrées dans les galeries, dans les foires d’art internationales,
les fondations et les musées les plus prestigieux du monde. Le
Groninger Museum en Hollande a organisé une rétrospective
de Marc Newson, le MoMA a consacré une exposition aux frè-
res Campana, le Centre Georges Pompidou a exposé Ron
Arad. Les plus grands musées disposent maintenant d’une col-
lection de design. L’exposition «ÞNo DisciplineÞ» dédiée à Ron
Arad est conçue comme une œuvre à part entière dont la scé-
nographie est signée par lui-même. Un certain nombre de piè-
ces design s’inscrivent maintenant délibérément dans le sillon
d’écoles artistiques, ce qui entretient le flou entre design et
arts plastiquesÞ: la Rover Chair de Ron Arad s’affirme sous le
signe du ready made.
Les niveaux de prix qu’atteignent certaines pièces de design
dans les ventes aux enchères illustrent l’entrée de celui-ci dans
Un monde design 247

le monde du marché de l’art. Des chaises signées Jean


Prouvé qui ne valaient, dans les années 1980, que quelques
dizaines de francs, sont vendues maintenant à plusieurs mil-
liers d’eurosÞ; son fauteuil Grand Repos au cuir patiné créé
en 1930 a atteint 471Þ000Þeuros dans une vente aux enchères
organisée par Artcurial à Paris. Le record d’enchère de Zaha
Hadid s’élève à 372Þ000ÞeurosÞ; l’exemplaire de la Lockeed
Lounge signée Marc Newson qui apparaît dans le clip Rain
de Madonna a été vendu aux enchères en 2009 un million
d’euros, ce qui constitue le record absolu en matière de prix
payé pour une pièce de design. Même sans atteindre ces
sommets, depuis les années 1980, se développent les pièces
uniques, les éditions limitées, signées et numérotées qui,
recréant de la rareté, placent le design sur le même terrain
que celui de l’art et du luxe. Avec, pour conséquence,
l’emballement des cotes, l’explosion des prix qui marquent
le marché de l’art contemporain. À présent, le design a incor-
poré les caractéristiques de l’œuvre d’art (rareté, distribution
en galeries, travail systématique de communication-promo-
tion), si bien qu’il apparaît, à l’instar du marché de l’art,
comme une sphère hétérogène entre, d’un côté, des pro-
duits issus de la grande série et proposés en salles pour quel-
ques centaines d’euros et, de l’autre, des pièces rares de
quelques centaines de milliers d’euros. Le design, en
phaseÞIII, se déploie sur tous les créneaux de marchéÞ: du
luxe au low cost.

LE TEMPS DES HYBRIDES

Plus largement, on ne compte plus les galeries Art et


design qui s’installent dans les quartiers branchés des gran-
248 L’esthétisation du monde

des métropoles et qui éditent des catalogues en l’honneur


des designers exposés. C’est dans ce contexte que le design
est devenu «ÞtendanceÞ»6, phénomène de mode mais aussi
objet de collection au même titre que la peinture et la sculp-
ture. La boutique Colette expose sous vitrine les derniers
objets déco, du high-tech, des gadgets, des bijoux en même
temps que les vêtements les plus in et, même, le dernier cri
en matière d’automobile électrique. Le salon Maison &
Objet et le Salon du meuble de Paris jouent la carte d’une
transversalité qui associe mobilier, textile et objets. L’épo-
queÞIII du capitalisme artiste est celle du brouillage des caté-
gories, du rapprochement du design et de l’art, comme elle
est celle de la célébration artistique de la mode, de la promo-
tion artistique de la photographie et de la publicité. Partout
s’estompent les frontières et la hiérarchie entre les beaux-
arts et les arts «ÞmineursÞ», les arts nobles et la modeÞ: avec le
capitalisme artiste terminal, le monde des arts a basculé dans
l’ère de la dérégulation généralisée des repères culturels.
À quoi tient ce nouveau paysage où se brouillent les terri-
toires, où s’estompent les frontières entre art et design, mais
aussi entre art et publicité, art et modeÞ? Nul doute que ne
soit à l’œuvre ici le noyau de sens primordial de l’âge démo-
cratique, la signification sociale moderne que Tocqueville
appelle «Þl’égalité imaginaireÞ», laquelle tend à dissoudre toutes
les formes de la dissemblance sociale, toutes les différences
de substance ou d’essence. Avec l’imaginaire de l’égalité
démocratique, toute altérité sociale radicale est frappée
d’illégitimitéÞ: à plus ou moins long terme, les figures socia-
les qui s’affirment dans une hétérogénéité et une hiérarchie
de «ÞnatureÞ» perdent leur légitimité. Il ne saurait y avoir sous le
règne de l’égalité de disjonction hiérarchique rédhibitoire,
de supériorité ou d’infériorité intrinsèque, d’exclusions et de
classifications a priori. Ceci vaut pour le rapport social entre
les hommes comme pour le rapport symbolique entre les
Un monde design 249

artsÞ: partout l’imaginaire égalitaire mine les hiérarchies éta-


blies, les distinctions sociales d’essence.
L’imaginaire de l’égalité a ainsi détraditionnalisé les disposi-
tifs ancestraux de la hiérarchieÞ: en ce qui concerne les rap-
ports entre les hommes, l’âge démocratique ne reconnaît que
l’égalité et le principe méritocratique. Il en va d’une certaine
façon de même avec les œuvres de la culture qui doivent
s’accompagner de classifications seulement fondées sur des
arguments de raison. C’est ainsi qu’inévitablement s’éclipsent
les hiérarchies de genres et de sujets, les oppositions entre high
et low, arts majeurs et arts mineurs, grand art et arts déco-
ratifs. À coup sûr, les hiérarchies en art demeurent, comme en
témoignent les différences de réputation, de lieux d’expo-
sition, de succès, de prix, mais celles-ci requièrent des justifi-
cations, une argumentation particulière. Désormais toute
hiérarchisation doit se «ÞprouverÞ»Þ: d’où des classifications non
plus d’essence entre les genres, mais au cas par cas, selon les
œuvres et leur «ÞmériteÞ». Ce qui provoque inévitablement un
état de désorientation dans les classifications et de dissensus de
fond sur les évaluations esthétiques accusées d’être infondées,
arbitraires, sous la coupe de la mode, des jeux de pouvoir, des
réseaux et autres influences plus ou moins cyniques.
L’égalité démocratique n’est pas la seule force en jeu. En
parallèle, le capitalisme et sa culture du calcul économique
ont travaillé dans le même sens. L’ordre économique moderne,
en effet, ne connaît que le calcul des intérêts, les logiques
comptables et quantitatives. Le système de la valeur d’échange
ignore toute discontinuité, toute distinction radicale d’essence
entre des ordres hiérarchisésÞ: seulement des investissements
chiffrés, le calcul des coûts et des bénéfices, des objectifs de
rentabilité. Point de hiérarchie symbolique, mais des évalua-
tions quantitatives. Qu’importe aux capitaux et aux investis-
seurs les hiérarchies de genre et les distinctions du haut et
du bas, seules comptent les logiques du plus ou moins se rap-
portant aux performances, aux opportunités de marché, à la
250 L’esthétisation du monde

course aux profits. Conjointement avec la culture égalitaire


démocratique, la logique marchande du capitalisme a été le
tombeau des hiérarchies établies en art.
Tandis que s’évaporent les anciennes frontières, s’affirme
un nouveau type de design fait de chevauchements, d’inter-
pénétrations, de transversalités. À présent, design, sculpture,
mode, décoration, luxe, tout peut se mélanger et se confon-
dreÞ: le design n’a plus un statut clairement différencié. Il est
devenu un univers indéterminé, ouvert, multidimensionnel,
pouvant être tout à la fois objet utilitaire, décor, mode, art,
et même pièce de luxe par le prix prohibitif qui est parfois le
sien. Tel est le stade hybride, transesthétique, du design
caractéristique du dernier cycle du capitalisme artiste. Après
le grand moment avant-gardiste de la purification fonctionna-
liste des formes, nous voici dans le temps hyperconsumériste
de l’hybridation des territoires et des formes. Dorénavant, les
objets design flirtent avec la mode, ils mêlent fonctionnalité
et «ÞtendanceÞ», confort et ludisme, présent et passé, techno-
logie et poésie, ils allient intuition et savoir-faire, mélangent
les styles, croisent l’utile et le symbolique, marient matériaux
naturels et industriels, couleurs et fonctionsÞ: le canapé Seat
600 du studio Bel & Bel est fabriqué à partir de la carrosserie
avant de la Seat classique, il intègre un mini-bar, des haut-
parleurs, des phares et des clignotants.
On ne compte plus les objets qui, de nos jours, se présen-
tent comme des hybrides. Dans le domaine de la mode, Karl
Lagerfeld crée une collection pour H&M. Dans celui du luxe,
Cartier lance une montre avec un bracelet en plastiqueÞ; Vuit-
ton demande à la star du hip-hop Pharrell Williams de compo-
ser des lignes de lunettes et de joaillerie. Dans la galaxie des
nouvelles technologies, les baladeurs mixent mobilité et
écoute musicaleÞ; les smartphones mêlent téléphone, ordina-
teur, GPS, calculatrice, agenda, lampe, console de jeux, musi-
que, caméra, photos. Les casques moto associent protection et
glamour, devenant de véritables accessoires de mode. On voit
Un monde design 251

des bancs qui font office de jardinières et des fauteuils qui ser-
vent de lampes. Avec le design de Xavier Moulin et Aldo
Cibic, meubles de maison et appareils sportifs peuvent
s’échangerÞ: les étagères dotées de crampons permettent de
faire de l’escalade et un canapé des exercices de gymnastique.
Même le secteur automobile n’échappe plus à cette logiqueÞ:
la Smart présente un look de BD, elle est une voiture-jouet,
tout à la fois pratique, ludique et écologique. Peugeot a lancé
différents petits modèles de concept cars, les City Toyz, qui
mélangent sportivité et fun. Essor des hybridations qui témoi-
gne de l’affaiblissement des frontières culturelles mais surtout
de la puissance du commercial dans l’univers du design. Car
au principe des nouvelles hybridations se trouvent avant tout
la volonté et l’exigence de surprendre le consommateur
«ÞblaséÞ». Pour cela, il faut de plus en plus exploiter la voie
transesthétique de l’association des univers les plus hétérogè-
nes.
Cette dynamique n’est pas propre au design. Partout
s’affirment les esthétiques de l’hybridation, le mixage des
catégories et des genres, des pratiques, des matières et des
cultures. Sur les podiums de la mode, tout se brouille et
s’interpénètre avec le mélange de l’Orient et de l’Occident,
du sportif et du sophistiqué, du folklorique et du classique,
des dessous et des dessus, du noble et du vulgaire, du rock et
du chic, des jupons en tulle et des vestes cuir (Jean Paul
Gaultier), de la veste en fil d’or et des jeans troués, des
tenues de combat et des vêtements fétichistes, des références
historiques et du trash (Vivienne Westwood). Les installa-
tions et performances mêlent sculptures, musiques, vidéo,
pratiques corporelles. Les métissages musicaux prolifèrentÞ;
la cuisine fusion mixe tous les aliments et toutes les saveurs.
Les architectures de Franck Gehry ressemblent à de fantasti-
ques sculptures poétiques. Les croisements entre le théâtre
et la danse (Pina Bausch), théâtre, peinture et cinéma (Bob
Wilson) s’intensifient. Les émissions à la télévision se mul-
252 L’esthétisation du monde

tiplient qui mélangent les genres, qui mêlent culture et


divertissement, politique et mode, écrivains et top models,
philosophes et chanteurs de variété, sérieux et trivialité,
haute culture et culture populaire. L’âge hypermoderne est
contemporain du développement des créations croisées,
répondant au vœu de John Cage d’«Þune interpénétration
sans obstructionÞ». Comme l’a dit Andrea Branzi, l’hybrida-
tion est le maître mot de notre seconde modernité.

MÉMOIRE, DESIGN ET VINTAGE

La phaseÞIII s’impose encore par une caractéristique qui


tient à l’évolution de l’objet industriel lui-même se déga-
geant, à partir de la fin des années 1970, de l’emprise du
style moderniste-fonctionnaliste. En rupture avec le primat
ancien de l’ordre décoratif, le modernisme orthodoxe se
voulait international et anonyme, délesté de significations
expressives, sans racines, sans mémoire, sans histoire. À par-
tir des années 1980, un certain nombre de designers et
d’architectes ont remis en cause ce langage de l’objet pur
considéré comme ennuyeux et moribond. Dans la foulée de
Robert Venturi qui propose de remplacer «Þless is moreÞ» par
«Þless is boreÞ», des écrits de Charles Jencks, mais aussi des
groupes Alchimia et Memphis, le décoratif et l’éclectique se
trouvent réhabilités, enclenchant ce qu’on a appelé l’esthéti-
que postmoderne. Les années 1980-1990 voient l’avènement
de nouveaux designers, qui entendent retrouver les racines
perdues, revisiter la mémoire et les mythes culturels, rendre
à l’Histoire sa place. Du passé, on ne fait plus table rase, le
voici revalorisé et recyclé dans des architectures qui intè-
grent les styles historiques, dans des lignes d’objets, de vête-
Un monde design 253

ments, d’accessoires, de meubles qui jouent avec les


produits et créations du passé. Remettant à l’honneur le
temps comme dimension sensible, le produit raconte une
histoire, suscite des émotions, ravive les couleurs de la
mémoire. Nous avons cessé de déclarer la guerre à l’ancien
proche et moins procheÞ: le voici qui s’infiltre dans la logi-
que du présent, devenant à son tour objet d’engouement et
de mode.
C’est dans ce contexte que se déploient le revival, le néo-
rétro, le recyclage des modèles anciens, les nombreuses réé-
ditions d’objets cultes. La marque Fermob réinterprète la
vieille chaise du jardin du Luxembourg (1923) déclinée
maintenant en 24 colorisÞ; et le flacon du NuméroÞ5 de Cha-
nel (1921) sert de modèle d’inspiration pour une bouteille
d’huile d’olive de luxe. Les industries alimentaires surfent
également sur cette vague avec des packagings rappelant par
exemple les confitures d’autrefois, «Þfaites maisonÞ» (Bonne
Maman). Chrysler trouve une nouvelle jeunesse en imagi-
nant un modèle compact qui renvoie aux conduites intérieu-
res des annéesÞ40 et, faisant du neuf avec de l’ancien,
Volkswagen redessine la Coccinelle et Cooper la Mini. Doré-
navant la mémoire n’est plus étrangère au designÞ: on
réédite les sièges de Mies van der Rohe et de Le Corbusier,
les classiques de l’art Déco, les lunettes, lampes et tables des
années d’avant-guerre et des annéesÞ50. Anglepoise réédite
la première lampe-architecte conçue en 1934 et Cassina les
tabourets de Charlotte PerriandÞ; Alessi ses services à thé, ses
ustensiles de cuisine et de bar des annéesÞ20, 30 et 407. Ezio
Manzini parle à ce sujet d’«Þobjets de mémoireÞ» lesquels,
«Þdans ce monde de choses ayant peu d’histoire et peu de
mémoireÞ», répondent «Þau plan culturel, à cette demande
de durée que les individus persistent […] à exprimerÞ»8.
Mais il y a plus. Au plus profond, le plébiscite contempo-
rain du passé a partie liée avec notre nouveau rapport au
temps historique qui, en Occident, est marqué par la crise de
254 L’esthétisation du monde

l’avenir, l’effacement de la foi dans le progrès et dans un


devenir nécessairement meilleur. Nul doute que cette éro-
sion de l’optimisme historiciste n’ait joué un rôle dans le
«ÞretourÞ» du passé. L’avènement d’une perception du futur
délesté de grands rêves a ouvert la voie aux réminiscences, à
la nostalgie du passé, à une culture en quête de repères, de
racines, de réassurance.
Le phénomène est tout aussi inséparable d’un nouvel
ordre culturel dominé par l’épuisement des avant-gardes et
le développement de nouvelles formes de consommation de
mode et de culture. L’époque contemporaine est celle où les
créations d’avant-garde apparaissent plus répétitives que
révolutionnairesÞ: le ressassement, la monotonie des décons-
tructions, les surenchères pour rien ont pris la relève des
grandes ruptures et inventions modernistes. Hormis un petit
milieu, ce type d’art associé au «Þn’importe quoiÞ» suscite très
fréquemment incompréhension, désorientation, irritation,
répulsion ou indifférence, en particulier parce qu’il remet
en cause la notion d’art elle-même en abolissant les frontières
qui séparent l’art du non-art et de la banalité quotidienne.
Le nouvel attrait pour le passé vient en réponse à cette
«Þmort de l’artÞ», avec le sentiment qu’«Þau moins ce sont des
œuvres d’artÞ». La fin de la culture avant-gardiste a été le
tremplin du retour de l’ancien et de la mode vintage. Tandis
que l’idée de révolution politique et artistique est vidée de
substance, le rapport au passé change de sensÞ: il n’est plus
excommunié, il est à redécouvrir, à remettre en valeur, à
revisiter. Mort de la culture avant-gardiste et séduction d’hier
forment système.
Simultanément, il s’est produit un bouleversement majeur
dans le rapport social et individuel à la consommation et à la
mode. Sous la poussée de l’escalade de l’offre marchande et
des exigences d’autonomie individuelle, la directivité tradi-
tionnelle des modèles a cédé le pas à une mode plurielle et au
choix ainsi qu’à une consommation affranchie des cultures de
Un monde design 255

classe. Tandis qu’avec la phaseÞIII, l’opposition à la modeÞ/


démodé est moins structurante, la consommation s’affirme
moins comme un phénomène orchestré par des obligations
de représentation sociale que par la quête d’émotions et de
plaisirs renouvelés. Désormais les modes ont un moindre pou-
voir d’imposition et les inclinations personnelles, avec leur
éclectisme, leur hétérogénéité, leur dissonance, peuvent
s’exprimer plus librement. Le culte du vintage est l’une des
traductions de cette poussée de l’autonomie et d’un néocon-
sommateur qui veut faire son marché partout, qui mélange les
styles et les achats, qui veut pouvoir choisir ce qui lui convient,
ce qu’il aime, dans tous les horizons et dans tous les espaces
de temps, aussi bien dans le présent que dans le passé. Parado-
xalement c’est la culture présentéiste de la consommation qui
a favorisé la réhabilitation hypermoderne du passé.
Tout ce courant correspond ainsi à la spirale de l’individua-
lisation en ce que les objets chargés de mémoire introduisent
de l’écart, de la différence et même de la «ÞnouveautéÞ» par
rapport à la mode et aux styles contemporains. La résurgence
de l’ancien fait neuf. Du coup, ils permettent de créer des
environnements, des décors plus singuliers, moins standar-
disés. Si ce phénomène est par un côté «ÞpostmoderneÞ»,
puisqu’il repose sur la revalorisation du passé, d’un autre côté
il est «ÞhyperÞ», parce qu’il pousse d’un cran le fonctionne-
ment de l’économie de la variété et du choix. On peut choisir
du contemporain ou du passéÞ: l’éventail de choix de l’hyper-
consommateur s’est encore accru. Désormais le passé du
design est une stratégie du présent.
En même temps, le vintage permet de procurer le doux
plaisir de la nostalgie, de ressentir les frissons du souvenir, le
bonheur d’être replongé dans le «Þbon vieux tempsÞ», de revi-
vre des mythes et des légendes. Par où la consommation dite
nostalgique apparaît comme l’une des figures de la consom-
mation émotionnelle ou expérientielle typique de la phaseÞIII.
Dorénavant, de la consommation on attend des plaisirs et des
256 L’esthétisation du monde

expériences émotives dont la nostalgie fait partie. En ce sens,


le marketing de la mémoire est moins le signe d’un essouffle-
ment de la création design que l’exploitation marchande des
attentes de plaisirs, d’expériences et d’émotions renouvelées
de l’hyperconsommateur individualiste. Le design des pro-
duits «Þà mémoireÞ» vient en réponse non tant à un besoin
d’ancrage dans le passé collectif qu’au désir de revivre des ins-
tants personnels, ressentir des affects, s’éprouver soi-même au
travers de souvenirs sélectifs et personnels.
D’autant plus que cette façon d’investir le passé en prenant
avec lui la distance amusée de la citation est en pleine concor-
dance avec l’âge hédoniste de l’hyperconsommation, plus
émotionnelle que statutaire. Le design austère, orthodoxe, ne
correspond plus à une culture exaltant les valeurs de jouis-
sance. La phaseÞIII a corrigé cette contradiction entre culture
hédoniste et style fonctionnaliste sévère. Il en résulte un
design voulant susciter le plaisir du consommateur et dont la
jubilation du second degré constitue l’une des dimensions. Le
design qui joue avec les styles et les époques, c’est l’assurance
pour le consommateur d’un objet qui lui apporte avant tout
des émotions et du plaisir, c’est l’immersion jubilatoire et dis-
tanciée dans l’univers des signes contemporains.

UN DESIGN ÉMOTIONNEL

Parallèlement au retour de la dimension historique, ce qui


se trouve célébré n’est rien d’autre que l’ordre de la subjec-
tivité elle-même — celle du designer et du consommateur —
avec ses rêves, son affectivité, ses plaisirs, son imaginaire,
autrement dit tout ce que le strict fonctionnalisme avait
voulu mettre entre parenthèses au nom d’une rationalité
Un monde design 257

esthétique stricte et doctrinaireÞ: c’est le retour en grâce


d’homo sentiens. Ainsi voit-on se réaffirmer le baroque et
l’extravagance (les frères Campana), la fantaisie (Andrea
Branzi), les formes expressives, l’humour (la bouilloire au
sifflet de Michael Graves pour Alessi), les facéties décoratives
(le fauteuil de Proust de Mendini), le «Þnéo-primitifÞ» (Andrea
Branzi), le «ÞbarbareÞ» (Garouste et Bonetti), le kitsch (le
canapé Ali Baba d’Oscar Tusquets). Mais aussi, contre le dik-
tat du monochrome et de l’unité moderniste, le mélange des
couleurs et des matériauxÞ: après l’esthétique puriste et mini-
maliste des modernes, l’expressionnisme, le métissage,
l’hétérogénéité hypermodernes.
Toute une catégorie de design se sépare ainsi de son
ancien positionnement assez proche de l’activité d’ingénieur
et proclame son nouveau statut narratif. Le design ne cher-
che plus à traduire la seule fonction objective et neutre des
objets mais, au travers de ceux-ci, un univers de sens qui
nous parle et nous émeut. Les objets créés peuvent dès lors
être inspirés par mille thématiquesÞ: la végétation, les contes
de fées, la mort, les récits mythiques, les styles historiques
classiques, l’humour, l’exotisme. «ÞMon travail n’est pas très
loin de celui d’un romancier ou d’un cinéaste. Je raconte
des histoires, non pas avec des images ou des mots mais avec
des meubles, des objetsÞ» (Christophe Pillet).
En revalorisant l’ornementation, le symbolisme suggestif,
l’ironie, le design hypermoderne propose des formes aux
qualités sensibles, centrées sur l’imaginaire du concepteur et
les émotions du consommateur. Non plus un design univer-
sel commandé par la logique fonctionnelle de l’objet, mais
des styles tournés vers les résonances imaginaires et poéti-
ques, distractives et sensitives qu’ils peuvent éveiller chez le
consommateurÞ: «ÞOn n’achète pas une chaise, mais l’odeur
du café au lait et la maman en primeÞ», déclare Philippe
Starck au sujet de sa chaise de cuisine Miss Trip. Avec la
phase III se développe un design affectuel se rapprochant du
258 L’esthétisation du monde

consommateur et de son ressenti, de ses goûts variés, de ses


fantasmes, de son imaginaire. Au design dirigiste, anonyme
et fonctionnaliste des origines a succédé un design émotionnel
et consumériste s’ouvrant à la diversité des esthétiques et inté-
grant l’imaginaire du concepteur, le pouvoir d’évocation
sentimentale des objets, la dimension du plaisir sensoriel du
consommateurÞ: comme l’écrit Harmut Esslinger, «Þform fol-
lows emotionÞ» a supplanté «Þform follows functionÞ»9.
Le design émotionnel ou sensible se traduit également
au travers du succès des formes ovoïdes, des lignes douces,
de l’utilisation de matériaux souples et sensuels qui susci-
tent un univers maternel, chaleureux, accueillant. Automo-
bile, lampes, fauteuil, sofas, objets décoratifsÞ: tout un
design renoue avec les formes galbées, les couleurs chau-
des, la fantaisie, à contre-pied du fonctionnalisme froid
cher au Bauhaus. Si le design de la première modernité
était constructiviste, austère et aseptisé, celui de la seconde
modernité s’affirme amical, féminin, sensible, en réponse
au besoin de mieux-être personnel, d’environnement rassu-
rant, de fonctionnalité conviviale. L’important n’est plus de
s’arracher triomphalement à un monde ancien honni via
une rationalité orthogonale, unidirectionnelle et domina-
trice, mais de donner à sentir, stimuler les imaginaires, les
sensations visuelles et tactiles.
Même la manière d’exposer le design dans les salons et
galeries, boutiques et grands magasins, illustre la montée de la
logique hédoniste-sensible-émotionnelle. Pendant les Desi-
gner’s Days à Paris, les créations apparaissent de façon festive
et poétique grâce à des jeux de miroir, des ambiances théâtra-
les, des parcours multi-sensoriels, différentes scénographies
permettant de montrer les créations sous un jour sensible,
chaleureux, ludique. Les stands et expositions réalisés par
Borek Šípek se présentent comme de véritables performances,
des happenings, des mises en scène particulièrement specta-
culairesÞ: en 1992, le Salon du Meuble est transformé en arène
Un monde design 259

de gladiateurs. En 1984, une exposition d’Achille Castiglioni


s’inspire du monde du cirque10. Le design qui s’est construit
dans la guerre contre les excès du «ÞdécoratifÞ» s’est réconcilié
de manière spectaculaire avec son ennemi de cent ans dans
une optique sensible, émotionaliste.
La nouvelle approche du design ne se nourrit pas seule-
ment des critiques esthétiques dirigées contre l’ennui du
style international et de la consécration sociale de la culture
hédoniste. Sa diffusion est inséparable de la montée en puis-
sance du marketing et des impératifs de communication des
marques qui voient dans l’émotion, le sensitif, le plaisir, le
ludique, des moyens permettant de débanaliser les produits
ainsi que de formidables instruments de séduction et de sti-
mulation des achats. C’est pourquoi il s’agit de plus en plus
sur les lieux de vente comme avec les objets d’apporter de
l’imaginaire, personnaliser les objets, créer de l’émotion.
Parce qu’une grande part des décisions d’achat, aujourd’hui,
repose sur des éléments émotionnels, le design doit commu-
niquer, raconter une histoire pour séduire, faire rêver, don-
ner du plaisir. Design sensible et société-marketing vont
ensemble, ils signent le nouveau visage du capitalisme artiste
qui partout, pour mieux vendre et s’adapter au consomma-
teur émotionnel et hédoniste, cherche à faire «ÞvibrerÞ», à
procurer le plaisir des associations imaginaires.

LE DESIGN DANS TOUS LES SENS

En même temps, la pratique du design ne cesse de se spé-


cialiser et de gagner de nouvelles sphères. À côté des domai-
nes classiques du design produit et graphique, les agences se
multiplient qui s’affichent spécialistes en design d’environne-
260 L’esthétisation du monde

ment, design paysagiste, design d’ambiance lumineuse, design


multimédia, motion design, game design, webdesign, design
sensoriel. Jusqu’alors le design était centré principalement
sur le visuelÞ; nous sommes maintenant au moment où il
explore les dimensions sensibles des objets à travers le design
olfactif, le design sonore, le design tactile et même le design
gustatif. En phaseÞIII, le design investit les cinq sens afin de
permettre des expériences de consommation nouvelles, favori-
ser une expérience sensitive et émotionnelle, apporter de la
différenciation aux marques et aux enseignes. Il s’agit d’assu-
rer une fonction tout en augmentant les qualités perçues ou
le contact sensible du produit. L’objectif est tout à la fois
d’améliorer le confort des sensations perçues par le consom-
mateur, de créer une signature sensorielle du produit, de
renforcer l’impression de qualité de la marque.
Déjà des spécialistes en design sensoriel travaillent dans les
grands groupes de l’industrie automobile, aéronautique, cos-
métique, agroalimentaire, sur les bruits, les couleurs, le poids,
la texture, la température, la souplesse, la luminosité des pro-
duits. On mesure la perception de l’accélération des voitures, le
bruit des portes à la fermeture, les préférences d’odeur dans
l’habitacleÞ; on teste aussi le «ÞclicÞ» des tubes de rouge à
lèvres et des boîtiers de maquillage. Depuis 2000, Airbus mène
des recherches sur les qualités sensorielles des matériaux
(harmonie des couleurs, texture des tissus) qui composent la
cabine afin de renforcer le sentiment de bien-être vécu et de
sécurité des voyageurs. En intégrant la question des sensa-
tions ressenties et de la subjectivité du consommateur, le
design passe d’une approche machinique et technocentrée à
une problématique holistique et anthropocentrée11. L’idéal
du design n’est plus la rationalité fonctionnelle ou objective,
mais l’expérience sensorielle, l’aménité des objets et de l’envi-
ronnement, l’amélioration du bien-être et des qualités per-
çues.
Un monde design 261

D’un côté, ces nouvelles activités représentent une rupture


par rapport aux problématiques rationalistes et mécaniques
classiques des produitsÞ: il ne s’agit plus en effet de concevoir
un objet rationnel et fonctionnel en soi, mais d’éveiller les
sens, susciter des expériences et des émotions. De l’autre, ce
«Þdesign vivantÞ» ne fait qu’étendre l’entreprise de rationali-
sation esthétique à toute chose, à toute expérienceÞ: c’est
toute notre pratique de consommation qui est à présent ana-
lysée, calculée, mesurée, évaluée, testée en fonction d’une
volonté d’efficacité, de rentabilité, de performance senso-
rielle des produits, de maximisation des résultats. Le design
polysensoriel n’est rien d’autre, en ce sens, qu’une stratégie
supplémentaire dans l’entreprise moderne de maîtrise et
d’esthétisation opérationnelle du monde. Après le calcul
rationnel des signes et des formes, l’ingénierie des sens, le
management des émotions. Par-delà l’orientation émotion-
nelle du design et la discontinuité qu’il affiche par rapport
au passé, c’est encore la raison instrumentale et performative
qui triomphe et investit de nouveaux champs, à savoir l’éva-
luation sensorielle des produits, leur qualité perçue. À cet
égard, il y moins là rupture avec le projet de rationalisation
du Bauhaus que son aboutissement terminal. Ce que l’on
présente comme instrument de réenchantement esthétique
de l’expérience apparaît surtout comme un dispositif exacer-
bant l’œuvre de rationalisation du monde.

LE DESIGN, EXPRESSION
ET VECTEUR D’INDIVIDUALISATION

Le design moderne s’est construit sur la critique de la


société industrielle, du capitalisme et de ses effets dévasta-
262 L’esthétisation du monde

teurs. Investi d’une mission sociale ambitieuse, le design a


puisé son énergie dans la volonté utopique de construire un
monde meilleur, de réconcilier l’artiste et l’artisan, l’art et
l’industrie, l’art et la vie, avec la foi dans le pouvoir des
objets à améliorer le monde et les conditions de vie de tous.
Au cours du cycleÞII, cette rhétorique critique s’est indénia-
blement perpétuéeÞ: reste que, de fait, ces idéaux collectifs
ont été très largement subordonnés à des valeurs adverses de
nature individualiste, marchande et consumériste. Ce n’est
pas au service de la transformation révolutionnaire de la
société qu’a œuvré le design, mais à celui des entreprises et
du bien-être privé des individus.
Parallèlement à la publicité, aux vitrines, au crédit, aux
médias, le design a stimulé les rêves de consommation,
l’hédonisme de masse, les plaisirs immédiatsÞ: le fétichisme
des objets et les jouissances individuelles ont étouffé le désir
de révolution sociale. Individualisation du monde social très
fortement activée, dans les consciences comme dans les com-
portements, par le nouveau monde des objets phares de la
consommation et de leurs transformations incessantes. Auto-
mobile, télévision, transistor, électrophoneÞ: autant de pro-
duits de cette phase qui ont privatisé les existences, exacerbé
les désirs de bien-être, individualisé et esthétisé les pratiques
de consommation. Via le renouvellement perpétuel des pro-
duits et des signes, le design a détraditionnalisé et développé
le regard esthétique du consommateurÞ: il a contribué à l’avè-
nement du consommateur hypermoderne obsédé de nou-
veautés et de bien-être, séduit par les modes et l’apparence
des objets. Le design moderne est autant un instrument de
marketing qu’un agent de transformation des modes de vie,
du rapport des individus à la consommation, au temps et à
l’esthétique quotidienne.
La phaseÞIII, à partir des années 1980, a considérablement
accentué cette dynamique individualiste. Tout un ensemble
d’objets nouveaux voient le jourÞ: objets de communication
Un monde design 263

(téléphone mobile, micro-ordinateur, smartphone, tablette),


objets musicaux (baladeur, iPod), objets sportifs (skate-
board, roller, planche à voile, deltaplane, snowboard). Ces
objets mobiles et nomades qui équipent les individus et non
plus les ménages permettent des usages personnalisés, désyn-
chronisés, délinéarisés de l’espace et du temps. Ils ont égale-
ment rendu possible de nouveaux usages du temps libre et
une transformation de l’investissement sportif au travers de
nouvelles figures gestuelles, de plaisirs liés au vertige et à la
glisse, une esthétisation des pratiques, une recherche de style
et d’émotions.
L’industrie du meuble s’inscrit dans cette dynamique
d’individualisation des comportements et des esthétiques.
Avec des géants tels que Ikea, présent dans 25Þpays, le design
a fait un bond démocratique remarquable12, le mobilier con-
temporain devenant un produit bon marché et qui plus est
sans cesse renouvelé. Des milliers de références relatives au
salon, à la chambre à coucher, à la cuisine, donnent de nou-
velles idées, permettent aux ménages d’agencer selon leurs
goûts leur intérieur d’habitation, de personnaliser et de
changer la décoration de leur home.
Le design n’a certes pas accompli son rêve inaugural de
révolution sociale, mais il a contribué à transformer les plai-
sirs, les goûts et les modes de vie dans la voie d’une indivi-
dualisation hyperbolique. C’est une vue trop réductrice que
de ramener le design à un vecteur distinctif mobilisé dans les
affrontements symboliques de classeÞ: beaucoup plus profon-
dément, il faut y reconnaître une force créatrice de nouvelles
pratiques individuelles et sociales, de nouvelles esthétiques
du corps, de nouvelles sensations et perceptions, de nouvel-
les aspirations relatives au cadre de vie domestique.
En même temps, le design s’emploie à traduire dans les
objets les nouvelles aspirations individualistes à l’indépen-
dance et au bien-être. Dans le métro parisien, le siège coque
individuel de Joseph-André Motte remplace les bancs et ban-
264 L’esthétisation du monde

quettes. Dans les trains, les compartiments à huit places sont


remplacés par des sièges sans vis-à-vis. Les nouvelles pousset-
tes sont conçues pour que l’enfant regarde vers l’avant et
non plus vers sa maman, cela dans le souci de promouvoir le
plus tôt possible l’éveil et l’autonomie du petit être. Dans le
domaine des industries alimentaires, le design d’emballage
lance des mini-portions, des sachets et paquets individuels en
phase avec l’essor des personnes qui vivent seules et l’indivi-
dualisation des comportements alimentaires dans les familles.
Les produits balnéo et détente, les transats, les lits ergonomi-
ques se multiplient qui répondent aux désirs croissants de
mieux-être individuel. Dans le secteur automobile, «ÞHyp-
nosÞ» de Citroën est équipé d’un système de chromothérapie
faisant varier les teintes de l’habitacle tandis qu’une fra-
grance au choix accompagne chaque changement de cou-
leurÞ; avec «ÞZoéÞ», Renault propose, en 2012, une climatisation
hydratante, un diffuseur de senteurs actives dynamisantes ou
apaisantes, une ambiance lumineuse au choix. En phaseÞIII,
le design n’exprime plus une rationalité technicienne
d’ingénieur et ne se pose plus comme une création souve-
raine commandée par les seules considérations fonctionnel-
les et l’exigence de changer la réalité sociale. Il cherche à
concrétiser en produits les nouvelles quêtes sensitives de
bien-être, les attentes liées à l’essor de l’individualisation et
des modes de vie à la carte. Et, ce faisant, il ne cesse d’en
accentuer les caractères.

PLURALISME ET ÉCLECTISME

Le design de la phaseÞIII n’est pas seulement en correspon-


dance avec la culture hédoniste et émotionnelle de l’hyper-
Un monde design 265

consommation, il l’est aussi avec la poussée des valeurs


individualistes et l’avènement de la nouvelle économie de la
variété typique du capitalisme postfordien. Avec la seule oppo-
sition du style géométrique et du style organique, le fonc-
tionnalisme qui dominait la phase précédente encadrait
fortement les innovations stylistiques et l’expression des esthé-
tiques personnelles. En légitimant le recours au décoratif et
l’inspiration puisant dans tous les imaginaires, tous les styles
de toutes les époques et de tous les continents, le design s’est
émancipé d’un cadre «ÞdisciplinaireÞ» et dirigiste à présent
incompatible avec la poussée d’individualisation. L’opposition
rigoriste de l’art d’avant-garde et du kitsch commercial, telle
que l’exposait Clement Greenberg13, n’est plus en concor-
dance avec le nouveau palier d’individualisation à l’affût de
surprises, de feeling, d’options démultipliées. Dans ces condi-
tions, toutes les options deviennent légitimes, ouvrant la voie à
une large pluralisation et subjectivisation des styles, à une
esthétique de la diversité et de l’expression personnelle. Tan-
dis que le fonctionnalisme le plus épuré peut côtoyer le baro-
que et le kitsch, le consommateur évolue dans un univers qui
est celui du supermarché des styles. Du fait de l’inflation des
tendances, de la variété par excès, de l’ouverture de la gamme
des choix esthétiques et de la liberté créatrice, le néodesign
apparaît moins postmoderne qu’hypermoderne14.
Tel est l’âge hypermoderne du design, qui se caractérise
par l’éclatement et la cohabitation de tous les styles, de tou-
tes les tendances, de toutes les écoles. Plus d’interdit, de
limite, d’exclusive. Le «Þlow designÞ», adepte d’une écono-
mie de moyens et de formes, y fait bon ménage avec les
audaces les plus délirantes et les manipulations les plus ludi-
ques. D’un côté, les formes «ÞessentiellesÞ» de Martin Szekely,
le design dépouillé d’Alfredo Häberli, la simplicité des créa-
tions de Jasper MorrisonÞ; de l’autre, les objets du quotidien
revisités par l’humour des Radi Designers ou les machines
défiant temps et espace de l’Australien Marc Newson, comme
266 L’esthétisation du monde

son Kelvin 40, exposé en 2004 à la Fondation Cartier, avion


biplace aux ailes de carbone et au fuselage d’aluminium.
Philippe Starck peut dessiner une chaise-table (Lola Mundo)
qui mélange des fonctions, des matériaux, des styles diffé-
rents. Il réalise aussi bien des espèces d’archétypes intempo-
rels de la lampe de chevet (Miss Sissi), de la chaise de
cuisine, des couverts de table, que des objets théâtraux et
excentriques15.
Et qui veut dresser un tableau du design des trois derniè-
res décennies16 ne peut que multiplier les rubriques et distin-
guer une multitude de courants, incarnés chaque fois par
quelques designers phares, qui d’ailleurs peuvent illustrer
plusieurs tendances à la foisÞ: design décoratif (Starck,
Gagnère, Perkal, Pakhalé), design expressif (Arad, Hadid,
Lane), design minimal géométrique (Flindt, Morrison, Van
Severen), design biomorphique (Newson, Arad, Mulder),
design néopop (Seymour, Dixon, Pillet), design conceptuel
(Bey, Remy, Somers, Wanders), design néo-Dada/surréaliste
(Starck, Baas, Mir, De Rudder), design néodécoratif (Bey,
Starck, Wanders, Laviani). Il n’y a plus d’école dominanteÞ:
l’époque est à la prolifération, à la dérégulation, au métis-
sage des styles et des goûts. Le style n’est plus tant
aujourd’hui celui d’une époque, laquelle brasse tous les sty-
les, que celui des designers eux-mêmes.

LE DESIGN DURABLE

Un autre phénomène de fond signale la rupture constitu-


tive de la phaseÞIII du capitalisme artisteÞ: il s’agit de l’impé-
ratif écologique apparu dès les années 1970-1980 dans le
sillage des crises pétrolières et des dénonciations des
Un monde design 267

«ÞdégâtsÞ» du progrès, mais devenue, depuis les années 2000,


la grande affaire du monde contemporain. Face à cette ques-
tion, le design n’est nullement à l’écart, tant il est accusé de
contribuer au gaspillage généralisé générant une «Þcivilisa-
tion de la poubelleÞ». Au moment où le monde a pris cons-
cience de l’épuisement des ressources naturelles et des
risques majeurs entraînés par la pollution industrielle, la
défense de la planète devient un nouveau catéchisme qui
heurte de front la logique artiste du capitalisme telle qu’elle
s’est déployée jusqu’alors. Dans ce nouveau contexte mon-
tent de nouveaux problèmes inconnus au cours des deux
phases précédentesÞ: il ne s’agit plus seulement d’esthétiser
la production marchande et d’unifier art et industrie, beauté
et utilité, il s’agit d’inventer une nouvelle synthèse entre
industrie et écologie, économie de marché et développe-
ment durable. Le design y tient déjà une place notable17.
L’époque voit ainsi se développer un «Þdesign durableÞ»
ayant charge de créer un monde industriel nouveau. Voitu-
res propres, matériaux naturels, éco-objets, produits durables
et recyclablesÞ: nous sommes à l’heure du bio-design, du sus-
tainable design, qui ne pose plus seulement la question de la
conception des objets en termes d’esthétique et de fonction-
nalité mais aussi en termes d’impact sur l’environnement.
Non plus seulement développer des arts industriels de
qualité destinés au plus grand nombre, mais concevoir des
produits porteurs de valeurs qui les transcendentÞ: respect de
la biosphère, impératif du collectif, éco-citoyenneté respon-
sable.
La question des matériaux utilisés est bien sûr centrale. Si
le fer et le verre, produits dans les usines des grands pays
industrialisés, avaient marqué la naissance du capitalisme
industriel, voici venu le temps de matériaux nouveaux, issus
de la terre entière, et ouvrant des possibilités aussi multiples
qu’inédites à l’imagination des concepteurs soucieux de déve-
loppement durable18Þ: dalles et panneaux décoratifs constitués
268 L’esthétisation du monde

d’écorce de castanha d’AmazonieÞ; lampe Spring Rain du


Japonais Nosigner, réalisée en vermicelles de rizÞ; vaisselle
Ekobo en bambou laquéÞ; paille compressée pour une ligne
de récipients AlessiÞ; structure en fibres de papier pour la
chaise Paperstone d’Eco Supply Center, et même papier
mâché pour le cercueil Arka Ecopod, répondant à la lettre à
l’idée que, contenant ou contenu, tout est périssable.
Le croisement de ces matériaux divers et de la haute tech-
nologie engendre des recherches elles-mêmes axées sur les
économies d’énergie qu’il permet de réaliser et sur le carac-
tère éco-responsable de son utilisationÞ: lampes diodes élec-
troluminescentes appelées à remplacer les traditionnelles
ampoules à incandescenceÞ; tissus «ÞintelligentsÞ» régulateurs
de température et conducteurs de lumièreÞ; emballages
«ÞactifsÞ» issus de ressources renouvelables. Insensiblement,
le cadre de la vie quotidienne se trouve remodelé par l’appli-
cation de ces technologies avancées.
Force est d’en convenirÞ: avec la montée en puissance du
référentiel écologique, c’est bien un nouvel âge du capita-
lisme artiste qui est en cours. D’un côté, l’heure est à l’infla-
tion des nouveautés, à l’exacerbation du caractère éphémère
des produits, au court-termisme de l’économieÞ; de l’autre,
ne cessent de monter de fortes contestations relatives au pro-
ductivisme destructeur de la biosphère et d’un design jugé
irresponsable quant à l’avenir de notre planète. Finie l’épo-
que euphorique, glorieuse et optimisteÞ: confronté aux défis
de l’environnement, le capitalisme esthétique s’engage dans
des voies compatibles avec le souci éthique de l’avenir. Il ne
se veut plus seulement artiste mais vertueux, conscient de ses
responsabilités envers les générations futures. Il n’est plus de
grande firme, que ce soit sur les marchés de masse ou dans
le luxe, les transports ou la mode, qui ne déclare son attache-
ment à la protection de la nature et son engagement dans la
lutte contre les menaces pesant sur l’environnement. Fidèle à
son essence transesthétique, le capitalisme d’aujourd’hui cher-
Un monde design 269

che de nouvelles alliances entre futilité consumériste et respon-


sabilité planétaire. Plus le capitalisme approfondit sa logique
artiste et plus il se revendique et se revendiquera citoyen,
éthique et «ÞvertÞ».
ChapitreÞIV

L’EMPIRE DU SPECTACLE
ET DU DIVERTISSEMENT

Si tout un continent du capitalisme artiste implique la pro-


duction et la distribution de biens matériels, un autre con-
tinent, immense et d’une importance croissante, concerne
le domaine de la culture, des spectacles et des loisirsÞ: il
s’agit des «Þindustries culturellesÞ», comme les appelait
l’École de Francfort, ou, comme on les désigne plus volon-
tiers aujourd’hui, les industries créatives, autrement dit ces
industries qui se situent à la croisée des chemins entre les
arts, la culture, la technologie et le business.
On ne s’attachera pas, ici, à l’examen critique du concept
d’industrie créative1, mais à la manière dont certains de ses
secteurs transforment le monde des images, du divertisse-
ment et de la vie quotidienne. Avec le développement du capi-
talisme artiste les frontières traditionnelles qui séparaient
culture et économie, art et industrie, se sont estompéesÞ: la
culture devient une industrie mondiale et l’industrie se
mixte avec le culturel. De plus en plus l’économie est dans la
culture et celle-ci dans l’économieÞ: à l’économisation crois-
sante de la culture répond la culturalisation de la marchan-
dise. Ce ne sont plus seulement les arts, traditionnels ou
nouveaux, qui constituent la culture, mais tout notre envi-
ronnement commercial d’images et de loisirs, de spectacles
et de communication. C’est une hyperculture médiatico-
L’empire du spectacle et du divertissement 271

marchande, qui se construit non seulement avec les indus-


tries du cinéma, de la musique ou de la télévision, mais aussi
avec la publicité, la mode, l’architecture, le tourisme. Une
culture qui a ceci de caractéristique qu’elle s’agence sous le
signe hyperbolique de la séduction, du spectacle, de l’amuse-
ment de masse.

L’ÂGE DE L’HYPERSPECTACLE

Émissions de télévision, architecture muséale, spots publi-


citaires, mode, sport, parcs de loisirsÞ: il n’est plus de
domaine qui échappe aux logiques poussées à l’extrême du
spectacle et du divertissement, de la théâtralisation et du
show-business. La publicité se pique de style et de créativité.
Les défilés de mode se présentent comme de véritables
shows ou performances artistiques, les photos de mode créent
des univers insolites et les parcs de loisir, des univers féeri-
ques donnant une réalité tangible aux fictions et légendes.
L’industrie du cinéma multiplie les productions et superpro-
ductions à effets spéciaux. Les séries télé ne cessent de se
rapprocher des films de cinéma à grand spectacle2, d’inven-
ter des scénarios sur de nouveaux sujets, d’imaginer des per-
sonnages plus complexes et improbables. Le porno et ses
outrances se banalisent. La téléréalité crée une forme hybride,
où la fiction remodèle la réalité et où la réalité se trouve
mise en spectacle dans une fiction qui prend l’apparence de
la réalité. Et même le sport, retransmis sur des millions
d’écrans à travers le monde, devient, par la façon dont il est
mis en images et dramatisé, méga-spectacle à dimension pla-
nétaire.
Partout, le capitalisme de consommation se fait entrepre-
272 L’esthétisation du monde

neur d’art, imprésario d’une innovation culturelle destinée à


la distraction du plus grand nombre. Art, animation, loisir,
ambiance, marketing, tout se mêle et s’interpénètre en per-
manence, donnant à la notion même de culture et d’art une
extension et une définition nouvellesÞ: non plus le territoire
patrimonial de la haute culture classique, mais une hypercul-
ture à visée marchande reposant sur les ressorts du spectacle
et du divertissement généralisés. Le capitalisme artiste est ce
système qui a réussi à créer un régime d’art inédit, un
empire esthétique chaque jour grandissantÞ: celui du specta-
cle et de l’entertainment se donnant à voir comme art de
masse et se faisant véhicule d’une consommation transesthé-
tique distractive.
On a beaucoup dit que la «Þsociété du spectacleÞ» était
dépassée dans un monde dominé par les réseaux interactifs et
le virtuel, par les référentiels de l’authenticité et de la trans-
parence3. Ce diagnostic est manifestement inexact. De fait,
jamais la dimension spectaculaire n’a eu autant de relief dans
autant de domaines de l’offre marchande, culturelle et esthé-
tique. Force est d’en convenirÞ: c’est bien toujours la logique
spectaculaire qui gouverne tout un ensemble de productions
marchandes. À ceci près que les maîtres mots qui en donnent
les clés ne sont plus ceux qu’affectionnait Debord — aliénation,
passivité, séparation, falsification, appauvrissement, déposses-
sion —, mais excès, surenchère, créativité, diversité, mélange
des genres, second degré, réflexivité. Le capitalisme créatif
transesthétique a fait naître la société de l’hyperspectacle4 qui est
en même temps celle de l’entertainment sans frontières.
Le concept de société d’hyperspectacle peut être appré-
hendé à partir de huit axes majeurs constitutifs de la nou-
velle société.
Premièrement, la société du spectacle analysée par les
situationnistes coïncidait avec la naissance et l’essor de la
télévision, alors même qu’elle était marquée par une relative
pénurie spectaculaireÞ: jusqu’aux années 1980, il n’y avait en
L’empire du spectacle et du divertissement 273

France que trois chaînes de télévision. La société de l’hyper-


spectacle désigne, elle, la société du tout-écran, où un nom-
bre toujours croissant de chaînes, de canaux, de plateformes
s’accompagne d’une profusion d’images (informations,
films, séries, publicités, variétés, vidéos…) pouvant être vues
sur différents écrans en toute dimension, en tout lieu et à
tout moment. Tandis que triomphe l’écran global, multi-
forme et multimédiatique, s’impose l’âge de l’abondance
spectaculaire. En 1974 la télévision offrait 7Þ400Þheures de
programmes, mais déjà 35Þ000Þheures en 1993. Lorsqu’il n’y
avait qu’une seule chaîne de télévision, celle-ci diffusait une
centaine de films par anÞ; aujourd’hui, avec la multiplication
des chaînes et l’accroissement du temps d’antenne de cha-
cune d’entre elles, les téléspectateurs se voient proposer
entre 5Þ000 et 12Þ000 films par an. Et ce sont des milliers
d’épisodes de centaines de séries TV qu’offrent maintenant
diverses plateformes en ligne. Avec Internet et la VOD, avec
les lecteurs DVD, avec le câble, la TNT et la multiplication
des chaînes hyperspécialisées, on a basculé dans l’ère de la
surabondance médiatique, de l’hyperspectacle omniprésent
et proliférant.
Et avec l’arrivée de la «Þsmart TVÞ», la télévision, qui était
l’objet passif par excellence de la société du spectacle, devient
un centre multimédia de loisirs interactifs capable de fournir
une multitude de services. À l’heure de la convergence entre
la télévision et le Web, le téléspectateur s’impose comme un
hypertéléspectateur, interactif et connecté en permanence,
ayant accès aux programmes déjà diffusés sur les chaînes de
télé, aux réseaux sociaux, vidéos à la demande, jeux vidéos,
photos et vidéos familiales, journaux, cours de remise en
forme… Une TV hyperspectaculaire ouvrant un monde illi-
mité d’images et de programmes.
Deuxièmement, l’explosion des écrans et de l’offre cultu-
relle ne va pas sans de profonds bouleversements des modes
de consommation. À une consommation massivement stan-
274 L’esthétisation du monde

dardisée, structurée autour du prime time, a succédé une con-


sommation décoordonnée, dérégulée, désynchronisée, où
chacun visionne ce qu’il veut, à la carte. L’accès aux program-
mes de divertissement s’est largement dégagé des anciennes
contraintes d’espace, de programmation et de tempsÞ: on peut
tout regarder n’importe où, à n’importe quel moment du jour
et de la nuit, en direct ou en différé. La pratique «ÞritualiséeÞ»
ou collective de cinéma ou de télévision a cédé le pas à une
consommation individualisée, désunifiée, en libre-service.
L’âge de l’hyperspectacle n’est pas seulement celui du specta-
cle omniprésent, mais aussi celui du spectacle à la demande,
où le consommateur devient un programmateur autonome et
personnalisé. Parce qu’on regarde les films et la télévision à la
carte, comme l’on veut, où l’on veut, l’hyperspectacle produit
de moins en moins de «Þl’être ensembleÞ»Þ: il signifie éclipse
de la dimension cérémonielle ou «ÞliturgiqueÞ» que compor-
tait encore le spectacle des temps héroïques de la société de
consommation.
Troisièmement, selon Debord, «Þla séparation est l’alpha et
l’oméga du spectacleÞ»5. Mais précisément, le capitalisme
artiste contemporain ne cesse de mélanger, d’entremêler les
domaines économiques et culturels, de croiser les sphères du
commerce, de la mode, du star system, de l’art, du divertisse-
ment, du show-business. À un ordre de «Þséparation générali-
séeÞ» succède un ordre de transversalité, de dé-différentiation,
d’hybridation, s’accompagnant de ce fait d’innombrables effets
hyperspectaculaires valant comme autant de «ÞmutationsÞ».
L’hypermodernité spectaculaire est d’essence transesthétique.
Quatrièmement, de plus en plus, le public se veut et se
pense acteur, adopte des attitudes destinées aux médias qui le
filment. Désormais les individus se pensent en termes d’ima-
ges, et se mettent eux-mêmes en scène sur les réseaux sociaux
ou face aux caméras. Les champions sportifs ne sont plus seu-
lement filmés sur les stadesÞ: ils changent leur manière d’être
en fonction de la caméra qui les filme. Les candidats aux jeux
L’empire du spectacle et du divertissement 275

de téléréalité ont de moins en moins des attitudes «Þnaturel-


lesÞ»Þ: même s’ils sont managés pour faire de l’audience, ils
n’en sont pas moins des acteurs animés de stratégies pour
l’emporter sur les adversaires, gagner de l’argent, devenir une
«ÞcélébritéÞ». Ce qui remet quelque peu en cause la probléma-
tique classique développée par l’École de Francfort et Debord,
selon laquelle la toute-puissance médiatique fait des individus
des êtres passifs, dépossédés et manipulés6. Au vrai, à l’ère du
capitalisme artiste hypermoderne, il y a bel et bien instrumen-
talisation par les individus du monde écranique spectaculaire.
On est dans l’hyperspectacle lorsque, au lieu de «ÞsubirÞ» pas-
sivement les programmes médiatiques, les individus fabri-
quent et diffusent en masse des images, pensent en fonction
de l’image, s’expriment et portent un regard réflexif sur le
monde des images, agissent et se montrent en fonction de
l’image qu’ils veulent voir projetée d’eux.
Cinquièmement, l’univers du spectacle était analysé comme
étant celui de l’illusion, de la tromperie, du «Þpseudo-événe-
mentÞ»7, s’attachant à représenter, à donner en image et
spectacle ce que les hommes ne vivent pas dans leur quoti-
dienÞ: le spectacle coïncide avec «Þla représentation illusoire
du non-vécuÞ»8. Avec la société d’hyperspectacle, une autre
logique s’agence qui s’emploie, précisément, à générer en
permanence de l’expérience vécueÞ: à travers le fun shopping,
les films en 3D, les voyages et week-ends insolites, les hôtels
d’exception, les concerts monstres, les parcs de loisir, les
architectures spectacle, le capitalisme artiste crée des stimu-
lations en chaîne, afin de faire éprouver des sensations décu-
plées, extraordinaires, hyperboliques, et ambitionne de faire
vivre aux consommateurs des expériences sensorielles et ima-
ginaires, des «ÞaventuresÞ» sensitives et émotionnelles. Non
plus «Þla survie augmentéeÞ»9, mais la réalité augmentée, hyper-
sensationnaliste, qu’offrent maintenant le virtuel et la 3D et
ce, jusque dans les magasins. Par où l’hyperspectacle est
276 L’esthétisation du monde

l’une des pièces majeures de la nouvelle «Þéconomie de


l’expérienceÞ»10.
Sixièmement, il y a hyperspectacle en ce que le capitalisme
artiste est à l’origine d’une avalanche d’images (films, séries,
publicités, magazines), de structures marchandes et culturel-
les géantes (centres commerciaux, flagships stores, resorts,
mégacomplexes de loisir) qui, mobilisant des budgets astro-
nomiques, ont charge de faire image, de créer de l’épous-
touflant, de provoquer des émotions et des stimulations
immédiates. Afin de capter le désir des consommateurs et de
s’imposer sur les marchés, les entreprises jouent la carte de
la fuite en avant, de la course au gigantisme (tours, malls,
hypermarchés, stades, shows, salles de concert, paquebots de
croisière…), des mises en scène à grand spectacle, des block-
busters, des effets spéciaux, des scénographies kitsch, de la
provocationÞ: c’est une logique hypertrophique de surenchère,
de «Þtoujours plusÞ» qui constitue l’hyperspectacle.
Dans ce système où les signes ne renvoient qu’à eux-
mêmes sans autre finalité que l’impact spectaculaire, média-
tique et marchand, nous sommes témoins d’une orgie d’arti-
fices, de paillettes et d’effets publicitaires, d’événements
surmédiatisés et émotionnels, d’extravagances et d’images
extrêmes. Chaque jour, chacun est assailli d’images trash et
pornos, de programmes choc, de sujets racoleurs dans les
émissions de télévision. La société de l’hyperspectacle voit
déferler les filmsÞX, les programmes people, les faits divers
émouvants ou horribles, les talk-shows plus ou moins crous-
tillants et «ÞtransgressifsÞ». L’information télévisée se cons-
truit de plus en plus sur un registre de type compassionnel
centré sur les victimes en tout genre, susceptible d’avoir un
impact émotionnel immédiat sur le public. La communica-
tion des leaders politiques s’organise dans le but de montrer
qu’ils sont sensibles à l’«ÞhumainÞ», à la souffrance des
citoyens ordinaires. L’important est de trouver des phrases
choc, de construire des événements susceptibles de mobi-
L’empire du spectacle et du divertissement 277

liser les médias et de «Þfaire imageÞ». Le monde qui vient


s’annonce comme une accumulation de spectacles fonction-
nant au sensationnalisme, à l’intimisation et à l’émotionali-
sation des écrans, de l’information et de la politique.
Hyperspectaculaire est la société où le show brille de tous ses
feux, où prolifèrent les programmes et les images repoussant
toujours plus loin les limites, où les récits et les éléments
visuels sont focalisés sur les affectsÞ: une logique hyperlative,
globale et intégrée qui s’impose comme une pièce constitu-
tive de la société transesthétique.
Septièmement, la société du spectacle était centrée sur les
stars mythiques du cinéma et de la chansonÞ; celle de
l’hyperspectacle est contemporaine d’une espèce de starisa-
tion généralisée s’appliquant à toutes les activités. Les hom-
mes politiques, le pape, les businessmen, les princesses, les
artistes et designers, les gens de la mode, les présentateurs
de télévision, les romanciers, les philosophes, les sportifs, les
chefs cuisiniersÞ: plus rien aujourd’hui n’échappe au star sys-
tem. Désormais tous les domaines de la culture fonctionnent
à la starisation, avec ses icônes plus ou moins mondialisées,
ses hit-parades, ses best-sellers, ses prix et ses palmarès, ses
records de vente. L’âge de l’hyperspectacle est celui de l’uni-
versalisation de l’économie du vedettariat, des marchés du
nom et de la renommée11.
Huitièmement, il ne manque certes pas, dans le passé
même le plus éloigné, de manifestations de «ÞgrandsÞ» spec-
tacles, de cérémonies et de festivités grandioses et éblouis-
santes. Le château, l’Église, la ville ont toujours été des
espaces aménageant de grandes mises en scènes. Mais celles-
ci étaient organisées en fonction de hauts référentiels de
sens, religieux ou politiques, puisqu’elles avaient charge
d’honorer les dieux ou de grandir l’image des monarques et
des familles nobles. Tout autre est l’hyperspectacle, lequel a
pour seul référentiel le divertissement «ÞtouristiqueÞ», le
rêve, le plaisir immédiat des consommateurs. Dans la société
278 L’esthétisation du monde

de l’hyperspectacle, l’excroissance des moyens ne construit


plus une société du religieux ou de la hiérarchie ostenta-
toire, mais une société marchande de réjouissance de masse.
Plus de sens lourd ni de mission transcendanteÞ: seulement
une finalité économique qui pousse toujours plus loin la
recherche des effets pour séduire et amuser un nombre
croissant de consommateurs. La société de l’hyperspectacle
scelle l’union de l’économique, du divertissement et de la
séductionÞ: elle est celle qui traite tous les sujets sous forme
de divertissement, qui transforme toute chose, la culture,
l’information, la politique, en spectacle de show-business, en
vue de plaisirs et d’émotions à renouveler sans cesse12. Le
capitalisme artiste contemporain s’annonce sous le signe du
triomphe de l’entertainment généraliséÞ: la magie enchantée
qu’il crée et diffuse n’en est pas moins l’expression du
désenchantement du monde.

LE SPECTACLE PAR EXCÈS

À l’âge du capitalisme artiste, hyperspectacle, consomma-


tion et divertissement forment système. Le divertissement
n’est plus un domaine marginal et séparé, il est devenu un
secteur économique majeur, une industrie transesthétique
qui grandit chaque jour13, colonisant de plus en plus d’ima-
ges, de produits et d’activités. À présent, l’univers du divertis-
sement s’étend bien au-delà du cinéma, de la télévision ou
de la musique, il englobe les objets, les jeux, l’information,
la communication, les villes, les espaces commerciaux, les
musées, le patrimoine et jusqu’aux commémorations natio-
nales. Le divertissement ne s’oppose plus ni à l’économie ni
à la vie quotidienneÞ: au royaume du capitalisme créatif, il
L’empire du spectacle et du divertissement 279

s’infiltre dans tous les espaces de la vie et fusionne avec le


marché. On est à l’heure du divertissement intégré et géné-
ralisé, marqué par l’hybridation de la marchandise, de
l’émotion et de la distraction de masse.
Le capitalisme transesthétique se lance chaque jour un
peu plus dans des opérations qui démultiplient les ambian-
ces de loisirs, les espaces, objets et activités de divertissement.
Gadgets, lecteurs, baladeurs numériques, malls, multiplexes,
parcs de loisir, croisières, circuits touristiquesÞ: il est doréna-
vant impossible de faire l’inventaire des «ÞproduitsÞ» de diver-
tissement, tant ils prolifèrent à l’infini. Les moyens de
transports collectifs et individuels sont équipés de technolo-
gies permettant de faire en sorte que les voyages deviennent
des moments de distraction. Et les rues, les magasins comme
les magazines sont stylisés en vue d’une ambiance de plaisir.
La société transesthétique apparaît comme une chaîne inin-
terrompue de spectacles et de produits sous les auspices du
fun, du ludique, du délassement marchandisé. Le divertisse-
ment est devenu la rhétorique même du consumérisme, son
style, son esprit dominantÞ: il est l’aura dont s’entoure le
monde de la consommation esthétisée. Ambiance générali-
sée de loisir qui, diffusant une atmosphère de légèreté et de
bonheur, construit l’image d’une espèce de rêve éveillé per-
manent, de paradis de la consommation.

Gigantisme

Si la société d’hyperspectacle est celle du fun, elle est tout


autant celle de l’hypertrophie, de l’excès, du gigantisme, des
records en tout genre. En témoignent des tours dont la hau-
teur défie le ciel et qui se défient les unes les autres (aux
828Þmètres de Burj Khalifa à Dubaï l’Arabie saoudite projette
de répondre par les 1Þ600Þmètres de la Kingdom Tower)Þ; des
280 L’esthétisation du monde

édifices qui atteignent des proportions inouïes (Chengdu, en


Chine, a mis en chantier le «ÞGlobal CenterÞ», dont les 1,7 mil-
lions de m2, sous forme d’un parallélépipède de 100 mètres de
haut, pour un côté de 500 par 400 mètres, abriteront bureaux,
complexe universitaire, boutiques, hôtels cinq étoiles, cinéma,
patinoire, plage artificielle…)Þ; des parcs de loisirs immenses14
et des lieux culturels aux dimensions titanesques (350Þ000Þm2
en Espagne pour la Cité des Arts et des Sciences de Valence)Þ;
des architectures qui se donnent à voir comme un film à grand
spectacle ou comme une attraction géanteÞ; des paquebots de
croisière qui repoussent en permanence les limites (361 mètres
de long, pouvant accueillir 6Þ300 passagers, en 2010, pour
l’Allure of the Seas, qui dépasse largement les 345 mètres et les
3Þ000 passagers du Queen Maryþ2, lancé en 2004)Þ; des extrava-
gances touristiques qui font surgir des pistes de ski dans le
désert et des îles artificielles en forme de palmier géantÞ; des
villes-concepts (Dubaï) qui semblent naître de «Þla rencontre
d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rives de l’ArabieÞ»15.
Où qu’on jette les yeux, c’est toujours plus de spectacles hyper-
boliques, de shows, de dispositifs délirants, voire mégaloma-
niaques.
Les complexes commerciaux tentaculaires qui fleurissent
depuis les années 1980 illustrent la même dynamique. Le
West Edmonton Mall qui s’étend sur près de 50 hectares
comprend, outre ses 800 magasins, ses 20 salles de cinéma et
sa centaine de restaurants, un parc d’attractions couvert de
40Þ000Þm2, un ensemble hôtelier de 400 chambres, un par-
cours de golf miniature ainsi que la plus grande piscine à
vagues du mondeÞ: 40Þ% de sa surface sont consacrés au
divertissement. Ce mall, comme tant d’autres16, concrétise ce
qu’on appelle, dans la littérature spécialisée, le «Þmarketing
expérientielÞ», visant à transformer les lieux d’achat et de
vente en espaces de rêve, de loisirs, de plaisir. Le megamall
n’est pas emblématique du capitalisme artiste uniquement
par ses aménagements décoratifs qui l’assimilent à un «Þthéâ-
L’empire du spectacle et du divertissement 281

tre de venteÞ», mais aussi parce qu’il se veut lieu de sensa-


tions «ÞextraordinairesÞ» et d’expériences de loisir au service
de la consommation17. Nous voici à l’heure des complexes de
commerces et de loisirs intégrés, des mégacentres multifonc-
tionnels offrant l’environnement euphorique d’un bonheur
complet et perpétuel.
L’univers hôtelier également est emporté dans l’escalade
du spectacle et du gigantisme. Les complexes hôteliers Disney
se composent d’architectures intégrant d’immenses objets
(walkman, Rubik’s Cube, quilles de bowling…) ou des per-
sonnages de films animés aux couleurs vives et criardesÞ: des
hôtels à impact visuel immédiat et à grande mise en scène
pop qui, empruntant leur esthétique à l’univers du cinéma,
des cartoons, de la publicité, créent un espace-temps imagi-
naire et déréalisé. S’élèvent en même temps, d’immenses
resorts de plusieurs centaines d’hectares bâtis comme des vil-
lages et offrant lagons aménagés, spas, golf, casino, boutiques,
plages, piscines et restaurants. À l’âge hypermoderne, l’accueil
touristique a basculé dans le régime hyper de l’image et du
divertissement.
Le gigantisme tend même à devenir la norme des sculptu-
res et installations de l’art contemporain. Michael Heizer a
déplacé quelque 240 tonnes de rocher sur une longueur de
450 mètres dans le désert du Nevada. Une pièce de Robert
Morris qui a été exposée au Whitney Museum mesure 29Þx
3,65Þx 2,15Þmètres. Anish Kapoor subjugue le spectateur par
des œuvres mesurant plusieurs dizaines de mètres et pesant
des centaines de tonnes. La sculpture de Richard Serra inti-
tulé 7 et installée à Doha mesure 24 mètres de haut. Forme
minimale, taille «ÞmaximaleÞ»Þ: l’art contemporain, au même
titre que les centres commerciaux, les hôtels et autres parcs
de loisir, participe de la même logique spectaculaire de
l’hyper. L’hyperspectacle et ses surenchères sont désormais à
l’œuvre dans toutes les sphères, que ce soit dans la high ou
dans la low culture.
282 L’esthétisation du monde

Choc visuel

On assiste depuis les années 1980-1990 à une explosion


d’édifices architecturaux qui, loin des constructions fonc-
tionnalistes, relèvent d’une esthétique de l’image et du choc
visuel. Du Guggenheim de Bilbao (Frank Gehry) au Seoul
National University Museum of Art (Rem Koolhaas), du
World Financial Center de Shanghai (Kohn Pedersen Fox) à
la Cité des Arts et des Sciences de Valence (Santiago Cala-
trava), du Denver Art Museum (Daniel Libeskind) au Centre
Pompidou de Metz (Shigeru Ban), de l’Opéra de Pékin (Paul
Andreu) au Marina Bay Sands Hotel (Moshe Safdie)Þ: par-
tout dans le monde, de grandes architectures fleurissent
dans une surenchère d’images à effets sidérants. Choc visuel
qui transforme le bâtiment lui-même en objet de la curio-
sitéÞ: l’intérêt se concentre sur ses formes, sur ce qu’il donne
à voir, plus que sur sa fonction. L’exemple extrême en est
donné avec les nouveaux musées construits depuis une ving-
taine d’années. C’est eux que l’on vient voir, plus que les col-
lections qu’ils abritent, et dont souvent on ne sait rien.
Ce n’est évidemment pas la première fois que sont érigés
des édifices à dimension colossale et théâtrale. Les châteaux
et églises baroques notamment, avec leur façade de théâtre,
leurs fresques, leur faste d’apparat, leur ornementation à
outrance, constituaient de grandes architectures spectacles.
Mais à la différence de celles-ci, les constructions hypermo-
dernes sont marquées par des référentiels faibles, délestés de
grandeur et de transcendanceÞ: non plus la célébration du
divin et le règne triomphal du monarque, mais la recherche
pure de l’originalité et de la singularité, l’affirmation d’une
image de marque dans la concurrence entre les villes. À
l’hypertrophie de la forme ou du volume répond le minima-
L’empire du spectacle et du divertissement 283

lisme du contenu et des messages véhiculésÞ: excroissance de


l’image, rétraction du sens. Si l’on considère les grands pro-
jets de l’ère Mitterrand (Arche de la Défense, Pyramide du
Louvre, Opéra-Bastille, Très Grande Bibliothèque), on est
frappé par l’usage de formes pures, lisses et géométriques,
«Þqui ne se nourrissent que d’elles-mêmes et s’épuisent dans
l’instant, sans intention d’inspirer une émotion ou une
inquiétude qui habiterait le spectateur pendant longtempsÞ»18.
C’est dire que s’impose une esthétique abstraite consistant à
faire image et choc, une esthétique médiatique de l’instant
immédiat sans prolongement émotionnel, adaptée aux désirs
de jouissance directe et rapide du néoconsommateur.
Il ne s’agit plus d’émerveiller et de subjuguer le public par
l’expression de la grandeur des finalités, il s’agit d’impres-
sionner à la manière d’une icône publicitaire, de créer une
espèce de logo ou d’enseigne de luxe destinée à animer la
ville et les touristes assoiffés d’images de divertissement.
Depuis les années 1970-1980 — le Centre Pompidou est
inauguré en 1977 —, on ne construit plus guère de musées
dont le modèle est le temple grec ou la villa Renaissance et
dont la fonction est de conférer une élévation spirituelle aux
œuvres, d’exprimer la quasi-divinité des Beaux-Arts. Non
plus des temples qui visent à créer de l’aura, mais des musées
aux formes spectaculaires célébrant davantage l’univers du
loisir et du divertissement que la «ÞsacralitéÞ» de l’art à
l’ancienne. À l’architecture de l’initiation spirituelle s’est
substituée une architecture tournée vers une consommation
touristique d’événements distractifs. Même lorsque certains
édifices investissent avec un indéniable succès la dimension
poétique et imaginaire, comme c’est le cas du musée Gug-
genheim de Frank Gehry, l’ensemble n’échappe pas au regis-
tre ludico-spectaculaire. C’est lorsque la forme architecturale
s’agence en vue de l’effet spectaculaire et de lui seul qu’elle
devient hyperspectacle.
284 L’esthétisation du monde

Provocation

L’hyperspectacle a pris également un relief tout particulier


via les stratégies de transgression mises en œuvre par le monde
publicitaire. Dans un marché se caractérisant par l’absence
de grandes différences entre les produits, les marques
s’emploient à trouver sans cesse de nouveaux moyens de sin-
gularisation, des techniques de communication inédites afin
de ne pas passer inaperçues, rajeunir leur image, paraître créa-
tif et «ÞsubversifÞ». L’une des voies pour y parvenir est la provo-
cation, l’implication émotionnelle du destinataire par la
mise en scène de thématiques «ÞsensiblesÞ». Se distinguer
de la concurrence, faire parler de soiÞ: autant de buts qui
ont conduit la publicité à outrepasser les tabous, à «Þdéran-
gerÞ», à jouer avec les extrêmes en investissant le registre de
l’hyperspectaculaire
Le porno-chic en est l’illustration la plus répandue. Mais
dès les années 1980-1990, le jeu avec les tabous monte d’un
cran avec Oliviero Toscani orchestrant des campagnes fon-
dées sur la provocation et engageant des questions de société.
S’agence un type de publicité qui, délesté du registre de la
séduction, joue la carte de l’impact émotionnel et du sensa-
tionnalisme. Une problématique de refus du spectacle de la
séduction qui n’a donné lieu qu’à un spectaculaire au carréÞ:
celui de la dramatisation des idées et des débats de société
brouillant les frontières entre information et critique sociale,
art et marketing. De fait la problématique du sens n’a servi
qu’à propulser une escalade dans la logique spectaculaire où
se mélangent art, publicité, reportage, idéal humanitaire. Par
l’iconoclasme et l’hyperspectacle du shockvertising qu’elles
déploient, les publicités Benetton de l’époque illustrent
l’une des faces du capitalisme artiste ayant réussi à incorpo-
L’empire du spectacle et du divertissement 285

rer la dimension critique, rebelle, iconoclaste propre à l’art


moderne19.

Surenchère dans la violence

Hyperspectacle encore dont témoignent les images du


cinéma contemporain. Violence et sexe, au cinéma, obéis-
sent désormais au même destin extrême. Tout comme celui-
ci se donne à voir dans une spirale d’excès hard, celle-là se
déploie de façon hyperbolique. Nous sommes à l’heure d’une
fuite en avant systématique, d’un cinéma de l’excès, cher-
chant à aller toujours plus loinÞ: Fast and Furious entraîne
Fast and FuriousÞ2, puis 3, puis 4, puis 5, chaque nouvel épi-
sode se caractérisant par une surenchère par rapport au précé-
dent. Toujours plus de porno, de violence, de catastrophes,
d’horreur, de sensations fortesÞ: l’hypercinéma est celui de
l’image-excès.
Non que le cinéma n’ait découvert la violence très tôt.
Mais la Graine de violence des annéesÞ1950 n’a plus grand-chose
à voir avec l’exacerbation d’aujourd’hui. Longtemps, en
effet, la violence a été traitée comme un thème s’intégrant
dans un ensemble plus signifiantÞ: adolescents en révolte,
gangsters et mafia, conflits sociaux, jungle urbaine. Il n’en va
plus ainsi, au moment où la violence est filmée pour elle-
même, à la manière par exemple de Coppola qui, dans Apo-
calypse Now (1979), fait de la guerre du Vietnam une sorte
d’opéra, un hyperspectacle chorégraphique au son des
Walkyries wagnériennes. Tout un cinéma se déploie qui se
caractérise par l’excroissance de la violence, sa spirale sensa-
tionnaliste, sa dimension extrême, insupportableÞ: c’est La
Passion du Christ de Mel Gibson, I Spit on your Grave de Ste-
venÞR. Monroe, The Necro FilesÞ2 de Ron Carlo, ou la série des
Saw, surenchérissant d’un film à l’autre dans le raffinement
286 L’esthétisation du monde

des pires supplices. Dans la société d’hyperspectacle, la vio-


lence n’est plus tant un thème qu’une sorte de style et
d’«ÞesthétiqueÞ» pure du film. Elle joue comme un spectacle
valant pour lui-mêmeÞ: elle fait partie non pas tant du récit
que de l’essence du film lui-même.

Célébrités

Les grandes mises en scène, l’humour, la parodie consti-


tuent les grands vecteurs de l’hyperspectacle publicitaire. Mais
il en est un autre qui fonctionne, lui, à la personnification ou
personnalisation «ÞréelleÞ» de l’imaginaire, via les célébrités
médiatiques. De même que certaines marques recherchent la
collaboration des artistes, de même la publicité mobilise les
artistes du spectacle par excellence que sont les stars et plus
largement les icônes de la célébrité que le capitalisme esthéti-
que transforme parfois en artistesÞ: Zidane est présenté comme
«Þartiste, maestro du ballon rondÞ». Afin de créer une forte
visibilité, accroître la notoriété, «ÞtoucherÞ» différentes catégo-
ries d’âge, les publicités se multiplient qui construisent leur
spectacle à partir d’un processus d’hybridation de la marque,
de l’émotionnel et du star system.
L’alliance des marques et des célébrités n’est pas un phéno-
mène récentÞ: dès les années 1930, Lux construit ses campa-
gnes de publicité autour des starsÞ: «ÞNeuf stars sur dix
utilisent LuxÞ». Et à partir des annéesÞ1950 et 1960, nombreu-
ses, aux États-Unis, sont les célébrités qui deviennent ambassa-
drices de marquesÞ: pour ne prendre qu’un exemple, Elvis
Presley a prêté son image à Volvo, Bud Dry Beer, Domino’s
Pizza… Tout indique néanmoins qu’une nouvelle étape a été
franchie tant le phénomène s’est emballéÞ: des observateurs
estiment que près d’un tiers des publicités télévisées font
maintenant intervenir une personne célèbre. Et on ne compte
L’empire du spectacle et du divertissement 287

plus les campagnes qui ont recours à des porte-parole célè-


bres. Selon les moments, les investissements en celebrity marke-
ting peuvent varier, mais la tendance à la surenchère de stars
est manifeste, et ce même si l’efficacité du processus fait
débat.
Nous ne consommons plus seulement des produits, des
films, des lieux touristiques, de la musique, nous consommons
le spectacle des célébrités comme manière d’enchanter, de
singulariser-personnaliser-affectiviser le monde technico-mar-
chand impersonnel. Moins les cultures de classe structurent
les comportements et moins les produits se montrent capables
par eux seuls de stimuler la consommationÞ: il faut, dans ce
contexte, de l’image spectaculaire, de la séduction, des figures
capable d’«ÞhumaniserÞ» l’univers marchand. L’hyperconsom-
mateur est à la recherche de nouveautés continuelles, mais il
désire également du reconnaissable, des points d’ancrage, des
liens sentimentaux.ÞSi la starmania ne peut être séparée des
désirs d’évasion et de rêve, elle doit également être rattachée
au besoin de retrouver des figures connues et aimées dans un
monde de changement perpétuel et accéléré. Les nouvelles
égéries ont pour fonction d’apporter du rêve, du charme et
de la personnalisation dans un univers d’anonymat technolo-
gisé. Le spectacle des «ÞpipoleÞ» est ce qui vient remplir le vide
qui accompagne l’individualisation extrême de nos sociétés, la
balkanisation des repères collectifs et l’impersonnalité du
monde technique. Il est peu probable que les nouveaux cou-
rants qui valorisent, contre l’hyperconsommation, le modeste,
le discret, la simplicité puissent remettre en cause fondamen-
talement le plaisir qui accompagne les images connues,
aimées, spectaculaires du star system.
288 L’esthétisation du monde

Spectacle dans le spectacle

Dernier en date des manifestations de l’hypercinémaÞ: le


déferlement des films biographiques ou biopics. S’il est vrai
que le genre existe depuis le début du cinéma, il n’en est pas
moins entré dans un nouvel âge marqué en particulier par
deux traits typiques de l’époque hyper. D’abord, la fuite en
avant, l’escalade du nombreÞ: plus de 90 biopics étaient en pré-
production pour la seule année 2012. Ensuite, des films qui
puisent de plus en plus dans l’histoire récente au point de
mettre en scène l’existence d’individus toujours en vie. Non
plus seulement des Cléopâtre ou des Napoléon, mais des
existences modernes et contemporainesÞ: Margaret That-
cher, Nelson Mandela, Nicolas Sarkozy, Mark Zuckerberg,
Mesrine. Et non plus des figures héroïques de la grande His-
toire, mais des stars, des célébrités du music-hall, de la mode,
de la pop, du sportÞ: Marilyn, Piaf, Mohammed Ali, Claude
François, Gainsbourg, Chanel et bientôt Janis Joplin, Michael
Jordan… La société du spectacle a créé les célébrités moder-
nes tout à la fascination de ses propres idolesÞ; la société de
l’hyperspectacle, elle, les recycle continûment, les scénarise
doublement, les donne à consommer au carré sur le mode
nostalgique. Se rejouant en permanence, se contemplant en
abîme, elle met en spectacle le spectacle lui-même.
Et, partant, elle met en spectacle le cinéma lui-même. Le
cinéma n’en finit pas de se raconter sa propre histoire. Là
non plus la chose n’est pas nouvelleÞ: Singing in the Rain, en
1952, racontait déjà la fin du muet et les débuts du parlant
sous forme de comédie musicale. Mais le phénomène s’accé-
lère, se multiplie, se radicaliseÞ: The Artist reconstruit de tou-
tes pièces sur le même sujet un film muet et en fait un
spectacle radicalement nouveau, Hugo Cabret part à la
recherche de Georges Méliès dans un film ressuscitant le
L’empire du spectacle et du divertissement 289

pionnier artisanal des effets spéciaux à grands coups d’effets


numériques et d’images 3D. Le second degré, la relecture, la
référence citationnelle — le cinéma distance20 — apparais-
sent comme une composante désormais essentielle, une mise
en abyme qui ajoute une strate supplémentaire au spectacle,
qui font du spectacle lui-même le sujet du spectacle.
Et cette mise en abyme des spectacles se traduit aussi par
l’utilisation que l’un fait de l’autre, dans une ronde qui en
exploite toutes les expressions artistiques possibles, en en
développant chaque fois l’aspect spectaculaireÞ: l’attraction
d’un parc de loisirs — les pirates de Disneyland — se trans-
forme en blockbuster hollywoodien, qui engendre ses propres
suites — Pirates des CaraïbesÞ1, 2, 3 —Þ; la bande dessinée, le
roman graphique, le manga, le jeu vidéo — Tintin, Persepolis,
Dragon Ball, Lara Croft — font naître le film qui les projette de
la petite vignette de la page ou de la console à l’immensité du
grand écranÞ; le film d’animation — Le Roi Lion — se trans-
forme en spectacle vivant et devient comédie musicale, avant
de revenir sur grand écran réanimé en profondeur par la 3DÞ;
les chansons d’un groupe, Abba, donnent naissance à une
comédie musicale, Mamma Mia, laquelle donne naissance à un
film. Le spectacle engendre le spectacle, qui nourrit le specta-
cle. The show, plus que jamais, must go on.

Le sensationnel et l’abject

L’art contemporain s’inscrit lui aussi dans cette dynami-


que de surenchère spectaculaire au travers de ce que Paul
Ardenne appelle les «Þesthétiques de la limite dépasséeÞ»21.
Dans la vaste entreprise de rupture et de déconstruction qui
est celle de l’art contemporain depuis les années 1960, où ce
sont les frontières et les principes de l’art lui-même qui sont
systématiquement mis à l’épreuve et déstructurés, l’escalade
290 L’esthétisation du monde

spectaculaire trouve à s’exprimer de la façon la plus extrême


dans ces figures que sont le scandaleux et le sensationnel.
Ainsi Serge III Oldenbourg a risqué sa vie en jouant à la
roulette russe sur scène (Solo pour la mort) pendant un con-
cert FluxusÞ; et Chris Burden, lors d’une autre performance,
s’est fait tirer une balle dans le bras avec une carabine 22
Long Rifle (Shoot) afin de «Þconnaître la sensation extrême
de l’instantÞ». La logique de l’hyperspectacle a dépassé les
limites de la représentationÞ: elle a investi jusqu’à l’expé-
rience extrême du risque et de son propre corps.
Hyperspectacle encore qu’illustrent les nouveaux jeux
de l’art avec l’abject et le repoussant. En 1993 le Whitney
Museum de New York organise une exposition sous le titre
explicite d’Abject ArtÞ: Repulsion and Desire in American Art. En
1997, Charles Saatchi organise à la Royal Academy of Arts de
Londres une exposition intitulée Sensation qui lance comme
une marque les Young British Artists et leurs œuvres provo-
catricesÞ: mouches qui mangent une tête de bœuf enfermée
dans une grande boîte vitrée (Damien Hirst), mannequins
d’enfants au nez en forme de sexe en érection et à bouche
en forme d’anus (Jake et Dinos Chapman), Vierge Marie réa-
lisée avec des excréments d’éléphant (Chris Ofili). Depuis, la
surenchère en la matière n’a jamais cesséÞ: l’utilisation du
sexe, de l’urine, des excréments, des cadavres, de la viande,
du sang pousse toujours plus loin la provocation.
Cela fascine, choque, fait débat ou scandaleÞ: tel est bien,
en fait, le but recherché, et telle est la machine infernale de
la fuite en avant hypermoderne, entraînant l’art contempo-
rain dans le toujours plus de l’hyperspectacle, lequel devient
un véhicule de différenciation «ÞpublicitaireÞ» des artistes.
Avec des œuvres à message simple, il s’agit de produire un
effet choc immédiat, de faire image et de construire une
image artiste facilement médiatisable. Via le «ÞscandaleuxÞ»,
l’œuvre hyperspectaculaire, efficace et directe, tend à res-
sembler à une opération de communication publicitaire au
L’empire du spectacle et du divertissement 291

service d’une marque, la marque même de l’artiste. Plus sont


à l’œuvre l’escalade dans les effets et l’esthétique du choc et
de l’extrême, et plus l’art s’impose comme une sphère domi-
née par les mécanismes de promotion et de marketing.
L’art moderne s’est affirmé comme un art distancié, intransi-
geant, «ÞintellectualiséÞ», s’opposant au kitsch, à la séduction
des images, au théâtre de la représentation. L’art contempo-
rain, lui, se veut «ÞexpérientielÞ»22, procurant des sensations
fortes, un choc visuel par le spectacle du démesuré, du trop,
du sordide, de l’immonde, de la violence hyperbolique23.
Non plus «Þchanger la vieÞ», mais créer du jamais-vu, du spec-
taculaire, de l’inattendu. Il ne s’agit ni de faire rêver ni
même d’émouvoir, mais de susciter des réactions «Þpremiè-
resÞ»Þ: être sidéré, impressionné, dégoûté, choqué. Par-delà
tout ce qui oppose l’art de consommation de masse à l’art
contemporain, il faut voir dans celui-ci un art en phase avec
le néoconsommateur qui cherche à «Þs’éclaterÞ», à goûter
sans cesse de nouvelles épices, à éprouver l’«ÞivresseÞ» de
s’arracher à la banalité des jours. Non plus se former, édu-
quer son goût et s’élever, mais être excité par le spectacle du
jamais-vu. L’important n’est plus le sens, mais l’expérience
«ÞdivertissanteÞ» du «ÞdifférentÞ»Þ: juste voir, sentir dans l’ins-
tant et passer à autre chose. Même s’il dénonce la culture du
divertissement, l’art contemporain en constitue une des figu-
res paradoxales. Avec l’hyperspectacle se déploie le régime
proprement consommatif de l’art contemporain.
Les paradoxes ne s’arrêtent pas là. Ne perdons pas de vue
que, quel que soit le défi lancé par l’art contemporain
«ÞdésesthétiséÞ»24, le processus d’esthétisation généralisé du
monde se poursuit notamment en ré-esthétisant jusqu’à la
dimension du repoussant. Même en prenant pour objet
l’abject et en refusant toute visée esthétique, on reste dans la
dimension esthétique, l’œuvre étant présentée dans un lieu
éminemment esthétique, musée ou exposition. Et le «ÞretraitÞ»
esthétique revendiqué par les artistes contemporains n’en est
292 L’esthétisation du monde

pas moins un geste artistique, quel que soit le contenu de


l’œuvre. À cet égard, il est trop simple de monter en épingle
l’opposition radicale du nouveau régime d’art «Þdés-œuvréÞ»
au monde extérieur à l’art, dominé, lui, par l’empire de
l’esthétiqueÞ: de fait, c’est partout que progresse l’avancée
triomphale du processus d’esthétisation ou plus exactement
de transesthétisation du monde.

EXTENSIONS DE L’HYPERSPECTACLE

Tels sont donc les mécanismes qui génèrent la société


d’hyperspectacle. Leur force est telle que cette dynamique
de spectacularisation a gagné tout un ensemble de domaines
et d’activités où la notion même de spectaculaire était
jusqu’alors seconde par rapport à d’autres finalités. Ainsi se
développe un monde où non seulement l’hyperspectacle
devient dominant mais où il annexe des secteurs de la vie
sociale de plus en plus larges.

La réalité «ÞshowÞ»

Si les séries télé concurrencent aujourd’hui les films de


cinéma, celles-ci sont elles-mêmes concurrencées par de nou-
veaux types de programmes qui depuis 2001 rencontrent un
succès fulgurant à l’échelle planétaireÞ: il s’agit des émissions
de téléréalité dont l’archétype du genre, Big Brother (Loft
Story en France), a été vendu dans plusieurs dizaines de pays.
On pourra exprimer un certain étonnement à voir traiter
ce genre télévisuel dans une section consacrée à l’hyperspec-
tacle alors qu’il est généralement assimilé à une production
L’empire du spectacle et du divertissement 293

à bon marché, avec mise en scène minimaliste, sans ambition


artistique et sans acteurs rémunérés. L’hyper y trouve pour-
tant une place notable, notamment dans ce que d’aucuns
ont dénoncé comme surenchère dans la médiocrité et la vul-
garité de programmes allant toujours plus loin, et plus bas,
dans l’exploitation obscène du privé et de la nullité. Ce qui
a alors très vite donné aux traditionnelles critiques d’abaisse-
ment culturel et moral adressées à la télévision une virulence
accrueÞ: en investissant les territoires du quotidien et de
l’intime, la téléréalité se retrouvait définitivement cataloguée
comme manipulatrice, voyeuriste et exhibitionniste.
Mais la téléréalité a également suscité des considérations
nettement plus favorables. Ainsi, en 2001, les Cahiers du
Cinéma ont pu classer Loft Story dans les dix meilleurs films
de l’année. Enthousiaste, le cinéaste Jean-Jacques Beineix a
exprimé son admiration pour la qualité artistique de ce pro-
gramme. Et un fin analyste comme François Jost n’a pas hésité
à y reconnaître un prolongement des avant-gardes artistiques
qui, dans leur volonté révolutionnaire de détruire la défini-
tion classique de l’art, se sont attachées à dignifier la banalité
du quotidien. «ÞSi l’on considère l’art du XXeÞsiècle comme
une tentative de transfiguration du banal en œuvre, comme
nous y invite le philosophe américain Arthur Danto, il n’est
pas absurde de se demander si la téléréalité ne fait pas par-
tie, à sa manière, de cet art d’accommoder les restes qu’est
l’art contemporain.Þ»25
La télé-poubelle est-elle donc l’enfant de Duchamp,
Léger26, WarholÞ? Est-elle un avatar tardif des déconstruc-
tions modernistesÞ? Si l’on identifie la téléréalité au sacre du
banal et de l’infra-ordinaire, cette filiation est indéniable-
ment fondée. Mais n’est-elle que celaÞ? Est-elle même princi-
palement celaÞ? On peut en douter.
Ainsi, les participants, pour être des gens ordinaires, n’en
sont pas moins sélectionnés lors de séances de casting où il
s’agit très précisément de distribuer des rôlesÞ: les 12 céliba-
294 L’esthétisation du monde

taires choisis pour le premier Loft Story, en 2001, étaient issus


d’un casting opéré à partir de 38Þ000 candidats. Le pro-
gramme, qui filme en apparence le déroulement de la vie,
répond en fait à une scénarisation de celle-ci, mettant l’accent
sur les temps forts, notamment lors de résumés soigneuse-
ment montés qui dramatisent certains moments clés des
24Þheures filmées en continu. Le fait même d’enfermer des
célibataires dans un lieu clos ou de mettre des couples dans
la promiscuité d’une bien nommée «Þîle de la tentationÞ»
crée une situation totalement artificielle, fictionnalisant
d’emblée la réalité à travers un dispositif scénique qui entre-
mêle le vrai et le faux et joue sur l’illusion de l’un à travers
les techniques de l’autre27. Le réel n’a nullement chassé la
fictionÞ: c’est le réel lui-même qui se fictionnalise, bien
qu’incorporant les gens ordinaires28.
Et ce n’est pas la banalité du réel qui est donné à voir,
mais un réel devenu spectacle, ressemblant à un film, avec
ses larmes et ses rires, ses drames et son happy end, et filmé
comme tel, avec gros plans, flash-back, découpage précis,
arrière-plan musical. Et dans ces programmes ce n’est pas le
banal qui fascine mais les réactions individuelles, les amours,
les passions et les rivalitésÞ: autant de phénomènes subjectifs
qui, pour être vécus par des individus quelconques, ne relè-
vent jamais tout à fait du banal. C’est la subjectivité, l’émo-
tionnel, l’excès des situations et des réactions qui captivent
les téléspectateurs et nullement le spectacle de l’insigni-
fiance et de la platitude.
Quant au candidat, au départ anonyme, il se retrouve, à
mesure que les lumières le font sortir de l’ombre, propre-
ment starisé, y compris lorsque le retour à la réalité prend la
relève de la téléréalitéÞ: Loana, devenue célébrité nationale,
écrit un livre, lance une marque, vit des amours tumultueu-
ses à la une des magazines, et plonge dans la déchéance
médiatiséeÞ: après A Star is Born, Plus dure sera la chuteÞ; mais
le spectacle et le show-business continuent.
L’empire du spectacle et du divertissement 295

Le spectacle de la téléréalité joue en permanence sur le


ressort de la surprise et de l’émotion. Au contraire du Pop
art sans affect, art froid et revendiqué comme tel — «ÞJe veux
être une machineÞ», disait Warhol —, le ressort de ces émis-
sions est l’émotionnel. Le casting subtil des candidats, le
déroulement dramatisé du programme, le jeu à suspense de
la compétition, l’exclusion sèche des perdants, le triomphe
surdimensionné du vainqueurÞ: tout est fait pour captiver,
passionner, provoquer même le spectateur. Les ressorts sont
simples, le divertissement accessible à tous, la décoration et
les effets volontiers kitsch. On est loin des formes d’art cano-
niques, des œuvres avant-gardistesÞ: il s’agit d’émouvoir, de
susciter des identifications et des projections à la manière du
cinéma. On est comme au cinéma, la téléréalité poursuivant
l’ambition du 7eÞart d’offrir un spectacle émotionnel qui tient
en haleine et touche directement le public.
Là sans doute est l’essentiel. L’élément générateur de la
téléréalité est moins à chercher dans les audaces intellectua-
listes des avant-gardes que dans le «Þgrand spectacleÞ» et la
fiction cinématographique. Même s’il s’agit de «Þvraies gensÞ»
avec leurs conversations ordinaires, le spectacle de la téléréa-
lité ne cesse pas de faire clin d’œil aux films du cinéma. Avec
la téléréalité, la télévision transforme en film des jeux de
rôles joués par des gens quelconques. Elle recrée de l’extra-
ordinaire et impulse du rêve, faisant ressembler le réel à un
film hollywoodien. Mieux qu’une Pop story, c’est une nou-
velle espèce d’Hollywood story qui est donné à voir sur le
petit écran. Koh Lanta a quelque chose d’Indiana JonesÞ: point
de star mais un scénario d’aventurier dans des paysages exo-
tiques. Et Star Academy se termine comme un film par un
happy end au terme de différents suspenses. Comme le note
Gabriel Segré, le moment final de Loft Story, n’est pas sans
rappeler la montée des marches au festival de Cannes, avec
«Þle public maintenu derrière des barrières, les flashes des
296 L’esthétisation du monde

photographes, les cris et la ferveur, les saluts à la foule par la


«ÞstarÞ», la protection et l’encadrement des officielsÞ»29.
À cet égard, il est difficile de souscrire à l’idée selon
laquelle la téléréalité serait comme la «Þdernière œuvre de
WarholÞ»30Þ: il faut y reconnaître avant tout le prolongement
télévisuel de Hollywood, de sa puissance spectaculaire, de sa
fabrique de fictions et de rêves. Paradoxalement, la téléréa-
lité n’échappe pas vraiment à l’univers du cinémaÞ: elle veut
faire du spectacle avec du banal, du cinéma avec ce qui n’est
pas du cinéma et avec des héros qui ne sont pas des stars. Il
y a, dans ce degré ultime de la télévision-spectacle, beaucoup
plus extension du domaine de l’art de masse du cinéma que
poursuite de l’art désenchanté avant-gardiste.

Expositions-spectacles

Il n’est plus de ville grande et moyenne qui ne se conçoive


sans un musée pouvant contribuer à son rayonnement et à
son développement touristique. Et de fait, il apparaît que le
musée fonctionne de plus en plus comme une entreprise qui
se gère comme telle, une organisation aux prises avec le mar-
ché et où sont intégrés boutiques de produits dérivés, librai-
ries d’art, auditoriums, salles de cafés et de restaurants. L’art
qui y est exposé se trouve au cœur d’un ensemble dévolu à
l’entertainment, où l’on vient pour se distraire et faire du
shopping31.
La même logique spectaculaire commande un nombre
croissant d’expositions, les musées organisant maintenant
des sortes de blockbusters qui, sources d’événements médiati-
ques, sont destinées à augmenter les recettes commerciales
et le nombre de visiteurs. Le fondement artistique de pareilles
expositions ne saute pas toujours aux yeux. Le Musée des
beaux-arts de Boston a présenté en 2000 une exposition sur
L’empire du spectacle et du divertissement 297

les guitares des années 1600 à nos joursÞ; le Metropolitan


Museum of Art de New York a consacré une exposition à Jac-
queline Kennedy. Les «Þexpositions-spectaclesÞ» se multiplient,
qui se caractérisent par des mises en scène spectaculaires, des
dioramas illusionnistes, des reconstitutions, des casques
infrarouges, d’immenses écrans de cinéma. À l’âge du capita-
lisme créatif, même les musées ont intégré dans leur fonc-
tionnement les logiques du spectaculaire, du sensationnel,
du cinéma, des parcs à thème.
La scénographie des expositions tend à prendre le dessus
sur les œuvres présentéesÞ: en témoignent de récentes expos-
tions, comme «ÞBohèmesÞ» au Grand-Palais, avec ses tables
de bistrot, ses moquettes tachées d’empreintes de pas, son
atelier d’artiste avec tuyau de poêle, tout un «ÞBohèmelandÞ»
qui fonctionne comme divertissement, simulacre d’épo-
que, attraction ludiqueÞ; ou encore «ÞL’Impressionnisme et la
modeÞ» au Musée d’Orsay, avec fausse pelouse, gazouillis
d’oiseaux, boutique de modiste, rangées de chaises rouges et
dorées pour reproduire un podium de mode. Les deux
expositions bénéficient d’ailleurs du même scénographe,
Robert Carsen, spécialiste de mises en scène d’opéra. Il s’agit
de créer un spectacle à ce point prégnant qu’il en vient à
capter l’attention plus que les œuvres réelles elles-mêmes,
dans des visites qui, ajoutant du spectacle au spectacle, pro-
posent proprement un hyperspectacle. L’expression symboli-
que de l’art et son aura ne sont plus suffisantsÞ: il faut
élaborer une «ÞambianceÞ» de séduction, un environnement
distrayant, un spectacle complet, théâtralisé par excès. Nous
voici à l’heure de l’hybridation du système muséal et du sys-
tème entrepreneurial, mais aussi de l’art et de la consomma-
tion, du patrimoine et du show, de l’éducation et de la
distractionÞ: le capitalisme transesthétique a fait naître le sec-
teur hybride de l’edutainment où se brouillent les frontières
traditionnelles entre culture savante et distraction, art et loi-
sir, éducation et tourisme32.
298 L’esthétisation du monde

La muséographie elle-même, à travers l’accrochage et la


présentation des expositions, donne une place désormais
prépondérante au spectacle, en faisant souvent appel pour
cela à des architectes, designers, scénographes prestigieux,
susceptibles d’attirer le public par leur nom tout autant que
par les œuvres des grands maîtres de l’art qu’ils sont chargés
de présenter. Au Rijksmuseum d’Amsterdam, c’est Jean-
Michel Wilmotte qui, après avoir restructuré le musée lui-
même en 2004, règle en 2006 la scénographie de l’exposi-
tion Rembrandt-Caravage. Ce qui s’expose là, ce sont certes
les deux peintres célèbres, mais c’est aussi la vision artiste du
scénographe qui les met en quelque sorte en scène.
Un degré supérieur dans la surenchère spectaculaire est
atteint avec les nouvelles stratégies réunissant des univers
artistiques dont les styles sont aux antipodes les uns des
autresÞ: le fait de les combiner ajoute du spectacle au specta-
cle et crée, par cette confrontation même, un hyperspectacle
inédit. On le voit lorsque Versailles, avec ses décors somp-
tueux, ses galeries majestueuses, ses plafonds peints, son
mobilier fastueux, son iconographie mythologique, est choisi
pour y installer les fantaisies pop kitsch d’un Jeff Koons, les
bimbeloteries mangas multicolores d’un Murakami ou les
sculptures proliférantes d’une Joana VasconcelosÞ: le château
le plus spectaculaire de la monarchie, haut lieu d’un art de
cour triomphant, chef-d’œuvre baroque classicisé à la fran-
çaise par le génie louis-quatorzien, devient le cadre d’un jeu
de miroirs iconoclaste avec des univers ultracontemporains,
venus d’ailleurs, et porteurs d’un imaginaire à des siècles-
lumière de celui du Roi Soleil. C’est l’esthétique du choc qui
triomphe, et les polémiques que cela ne manque pas de sus-
citer vont dans le sens recherchéÞ: elles participent elles-
mêmes à l’amplification du spectacle.
L’exemple versaillais traduit bien la pointe extrême d’un
système auquel plus rien ne semble devoir échapper. Le lieu
est en effet lui-même une pièce maîtresse du patrimoine
L’empire du spectacle et du divertissement 299

national, c’est-à-dire porteur de valeurs exprimant le génie


d’un peuple et la transmission d’un bien identitaireÞ: tout
sauf un lieu quelconque se prêtant au divertissement de
caractère ludico-médiatique. Pourtant tout se passe comme si
le fun ou le loufoque avait réussi, via la petite fantaisie sur-
réaliste de «Þla rencontre fortuite sur une table de dissection
d’une machine à coudre et d’un parapluieÞ» (Lautréamont),
à devenir politique officielle et institutionnelle des musées.
La logique de l’hyperspectacle a pris une telle importance,
une telle force qu’elle impose dorénavant sa stratégie non
seulement au champ commercial, mais au champ patrimo-
nial, dans un établissement public placé sous tutelle ministé-
rielle. C’est la foire du trône qui investit le grand théâtre
symbolique de la royautéÞ!

Le sport comme grand spectacle

Il est un autre domaine que la télévision a contribué à


transformer en hyperspectacleÞ: le sport. Ce qui a changé la
donne, c’est la façon même dont, via la télévision, le sport
est devenu non seulement spectacle sportif, ce qu’il a tou-
jours été pour les amateurs assistant à une rencontre spor-
tive, mais grand spectacle tout court, relevant du show
médiatique, du storytelling et de l’entertainment, et s’adressant
à tout le monde, et plus seulement aux passionnés de sport,
sans distinction d’âge, de sexe, de pays, de milieu social.
Dès les débuts de la télévision, la volonté de spectaculariser
l’événement sportif était patente, mais restait fortement limi-
tée par la pauvreté des moyens techniques et par une écriture
télévisuelle encore balbutiante. Il n’en va plus de même à pré-
sent. La retransmission d’auparavant a fait place à une vérita-
ble mise en images et mise en récit, afin d’en exploiter à fond
tout le potentiel spectaculaire. Tout un prologue dramatique
300 L’esthétisation du monde

est mis en place, qui organise des débats d’avant match, pro-
pose des séquences filmées sur les compétiteurs, multiplie les
interviews, prend le pouls des supporters en direct, retrace
l’historique des grands faits sportifs afférents à la rencontre
qui va avoir lieu. Lors de la compétition, ce n’est plus une uni-
que caméra frontale, comme cela se faisait au temps des bal-
butiements télévisuels, qui l’enregistre, mais toute une batterie
de caméras permettant vision de loin, de près, d’en haut, de
dedans même (avec, par exemple, les caméras embarquées
dans le cockpit des pilotes de FormuleÞ1 ou sur le casque des
skieurs de descente). Chaque temps mort est supprimé par le
recours à des images permettant de revoir l’action au ralenti,
en gros plans, répétée en boucle. Chaque exploit marquant
d’un joueur est accompagné d’incrustations donnant des ren-
seignements sur ses performances, ses réussites, ses échecs,
son influence dans le jeu. Sont longuement filmés les embras-
sades, les cris, les manifestations de joie et de triomphe des
uns, l’abattement et les larmes des autresÞ: une esthétique
nouvelle de la retransmission s’est mise en place, fondée sur
les logiques exacerbées de la narration et de la dramatisation.
À présent, les Jeux Olympiques ou la Coupe du Monde de
football ne se conçoivent pas sans cérémonies d’ouverture et
de clôture, où la présentation des athlètes s’insère dans un
spectacle qui égale en moyens et en féerie les grands specta-
cles hollywoodiens. Ces cérémonies sont d’ailleurs confiées à
des scénographes, des metteurs en scène, des chorégraphes,
comme Philippe Decouflé aux Jeux Olympiques d’hiver
d’Albertville en 1992 puis à la Coupe du Monde de rugby en
2007Þ; il y propose un spectacle qui se veut total, mêlant danse,
funambulisme, voltiges, jeux de lumières, débauche de costu-
mes, effets chromatiques. Aux Jeux Olympiques de Pékin, en
2008, le gouvernement fait appel à un réalisateur phare du
cinéma chinois, Zhang Yimou, qui met en scène une immense
saga historico-chorégraphique mobilisant plus de 600 tech-
niciens et des milliers de figurants pour trois heures d’un
L’empire du spectacle et du divertissement 301

spectacle grandiose, avec faisceaux de lumière et effets pyro-


techniques. Le budget, véritablement hollywoodien, est à la
(dé)mesure du spectacleÞ: 100Þmillions de dollars.
Un tel spectacle rejoint, voire surpasse, les plus grandes
réussites hollywoodiennes, tout en marquant d’une certaine
manière le triomphe de l’esprit cinéma. Le show sportif
fonctionne dorénavant comme le cinéma sur la spectaculari-
sation des images et la starisation de ses champions. On
construit l’image de ceux-ci selon les moyens mis en œuvre à
Hollywood depuis les originesÞ: photos où ils apparaissent
maquillés, habillés, éclairés, voire dénudés, par les meilleurs
spécialistesÞ; liens avec des marques de prestige dont ils assu-
rent la promotion dans des publicités qui jouent sur leur
plastique et les transforment en objets de désirÞ; créations de
leurs propres marquesÞ; ouvrages et films qui leur sont consa-
crés. Mégashow, le sport emprunte au 7eÞart ses techniques
de starisation, son esthétique choc et émotionnelle, son
savoir-faire de scénarisation et de dramatisation.

L’hypershow des podiums

La mode a elle aussi toujours entretenu des relations privi-


légiées avec le spectaculaire. Mise en scène de soi et des
autres, remodelage ostentatoire du corps, scène flamboyante
du luxe, théâtre de la vie mondaine, la mode est inséparable
de l’excès vestimentaire, de la poétisation de l’apparence
du corps, d’une débauche d’artificialités, d’extravagances et
d’excentricités. Mais si la mode est consubstantiellement
spectaculaire, celle du capitalisme artiste hypermoderne l’est
au carré, tant elle a basculé dans le régime du spectacle à
outrance, de l’hyperspectacle.
D’abord par ses moyens de médiatisationÞ: mannequins et
surtout défilés. Ces derniers ont toujours été des spectacles,
302 L’esthétisation du monde

mais qui étaient organisés en vue d’une fonction commerciale


directeÞ: vendre aux clientes et aux acheteurs professionnels.
Dans ce cadre, le spectacle était second par rapport à l’impé-
ratif de mettre en valeur les créations de la saison. Ce schéma
commence à se lézarder dans les années 1960-1970 où les défi-
lés investissent des lieux inattendus et cherchent à créer
l’étonnement, avec musique et mise en scène fantaisiste. Une
logique qui va monter aux extrêmes à partir des annéesÞ1980Þ:
dès lors, la logique traditionnelle s’inverse, le défilé s’impo-
sant comme une finalité en soi, un spectacle valant pour lui-
même. De présentation commerciale d’une collection qu’il
était, le défilé s’affirme comme le moyen de faire parler de soi
dans les médias, communiquer l’univers d’un créateur, cons-
truire une image spectaculaire de la griffe.
Nous sommes passés à l’heure des shows créatifs qui ne
sont plus organisés pour les acheteurs mais pour la presse et
les retombées médiatiques33. Les défilés de mode sont entrés
de plain-pied dans le règne médiatico-arty qui caractérise
l’essor du luxe et de la mode marketing. D’où des défilés
qui, se construisant sous le signe de thématiques variables,
sont marqués par l’excès, la démesure, des dramaturgies et
des scénarios où peuvent s’exhiber des obèses, des nains et
des géants (Galliano), des «ÞclochardsÞ», des corps déformés
(Comme des Garçons), des mannequins nus portant le voile
(Hussein Chalayan) ou habillés avec des vêtements déchirés
et des jambes artificielles (Alexander McQueen). Le défilé
Chanel hiver 2010-2011 s’est déroulé sous la verrière du
Grand Palais en intégrant un lion monumental couleur or
de 12 mètres de haut, 20 mètres de long et pesant 7 tonnes.
Au stade actuel du capitalisme artiste, le défilé de mode
apparaît comme un hyperspectacle34, une superproduction,
une œuvre en soi mobilisant directeur artistique, metteur en
scène, accessoiriste, décorateur, architecte sonore. Dégagé
de l’impératif de vendre les modèles présentés, le défilé est
conçu comme une performance artistique, un opéra, une
L’empire du spectacle et du divertissement 303

histoire qu’on raconte, un concept qu’on théâtralise35Þ: un


mixte de marketing et d’art, de divertissement et de tableau
vivant, de show-business et d’installation, de mode et d’œuvre
d’art cinétique. «ÞNous concevons nos défilés comme des ins-
tallations d’art contemporain ou des chorégraphies. Pour les
défilés, les artistes c’est nousÞ», déclarent Viktor & Rolf (Vik-
tor Horsting et Rolf Snoeren).

Le video-clip, ou l’hyperstimulation visuelle

La frénésie ludique et spectaculaire se retrouve tout autant


dans l’univers du show-business au travers du vidéo-clip qui,
avant la crise du disque, apparaissait comme la voie obligée du
lancement des albums, l’instrument privilégié de la promotion
des musiques de variété. Essor du vidéo-clip qui illustre la
montée en puissance de la logique marketing dans l’industrie
du disque, à l’âge du capitalisme d’hyperconsommation.
Il ne suffit plus ici, comme dans le passé, de filmer une
vedette en train de chanterÞ: la musique doit donner lieu à
une création visuelle empreinte d’esprit de mode, d’esthé-
tisme et de ludisme intégral. De là, des créations visuelles fai-
tes de décors improbables et de mélanges de style, de
chorégraphies et d’excentricités destinées à diffuser une
espèce d’«Þimage de marqueÞ» en vue d’un public jeune à
l’affût de sensations, de looks et d’originalité. De même que
la mode ou la publicité ne se contentent plus d’afficher au
premier degré leurs produits, de même la publicité musicale
s’emploie à imposer un style créatif «ÞtendanceÞ». L’image en
mouvement n’a plus pour seule fonction de donner une visi-
bilité à un chanteur, elle se doit d’être originale en elle-
même afin de construire une image de personnalité, une
figure de mode singulièreÞ: désormais, on n’aime plus seule-
ment la voix d’un chanteur, mais sa manière d’être et d’appa-
raître, son look, son univers esthétique global.
304 L’esthétisation du monde

Avec le vidéo-clip, triomphent l’hétérogénéité esthétique


tous azimuts, les jeux du décalé et du disparate délivrés de
l’impératif de cohérence dans l’enchaînement des plans.
Toutes les catégories d’image, tous les styles cohabitent sans
ordre ni hiérarchie, les images se succèdent sans organisa-
tion linéaire et sans liaison évidente avec les paroles de la
chanson, les montages sont hachés, les mises en scène rivali-
sent de déchaînement loufoque, «ÞdéjantéÞ» et ironique en
exploitant les fragmentations, les démultiplications et juxta-
positions des figures de même que la vitesse extrême du
déroulement des imagesÞ: pour un clip de 3Þminutes, on
compte quelque 50Þplans, soit 3 à 4 secondes par plan. En ce
sens, le style clip apparaît comme une expression brève mais
exemplaire de l’image-mode, de l’image-excès, de l’image-
vitesse. Un clip, c’est un film mode dont l’objet n’est pas la
mode mais qui en emprunte l’esthétique, c’est le superficiel
de la mode s’inscrivant dans l’espace-temps de la musique.
Bombardement sonore et visuel, mosaïque d’images-flashes,
déconstruction de l’ordre classiqueÞ: le produit commer-
cial musical a importé les principes avant-gardistes de l’art
moderne. Une même culture hyper marque le cinéma, le
défilé de mode, le clip.

FIN DE LA SURENCHÈRE
S P E C T A C U L A I R E Þ?

Chez les penseurs du social, la catégorie de spectacle n’a


pas bonne presse, assimilée qu’elle est au faux, à la mystifica-
tion, à l’insignifiance. Mais aujourd’hui, ces critiques se dou-
blent de discours qui annoncent la fin prochaine du temps
de l’outrance spectaculaire, condamnée par une époque à
L’empire du spectacle et du divertissement 305

l’affût d’économie, de modération, de protection de l’envi-


ronnement. Tant dans le domaine de l’architecture que de
la publicité, il ne manque pas de voix qui pronostiquent
l’inévitable enterrement de l’hyperspectacle.
La place prise par les édifices spectaculaires est telle, et la
surenchère entre elles si forte, qu’ils suscitent débat, certains,
face à cette «Þarchitecture d’exploit et de modeÞ»36, prônant
le retour à des formes plus modestes qui seraient davantage
en phase avec les enjeux sociaux et environnementaux d’une
période de crise37. Des directeurs de musée, des architectes
annoncent maintenant la fin de l’époque des architectures
grandiloquentes, toujours plus technologiques et narcissiquesÞ:
«ÞPour moi, le spectaculaire obéit à un modèle du passé. Bil-
bao en est le point d’orgue et la fondation Louis Vuitton à
Paris en sera la réplique, comme on parle d’une réplique de
tremblement de terreÞ», déclare Christian Bernard, directeur
du musée d’art contemporain de Genève38. On peut pourtant
se montrer sceptique quant à pareil pronostic.
Si la crise économique et les exigences écologiques pous-
sent à créer des architectures plus modestes, d’autres fac-
teurs de fond — compétition entre villes et musées, économie
du tourisme, culture du star system généralisé — devraient
continuer longtemps encore à privilégier les totems de type
extraordinaires. Il est douteux que la nécessité de réduire
l’empreinte écologique parvienne à faire reculer le besoin
d’images, «Þd’attractions architecturalesÞ», de communica-
tion et de célébrité médiatique. C’est tout le monde de la
concurrence libérale généralisée et du marché du tourisme
culturel qui favorise les surenchères en scénographies épous-
touflantes, les effets de surprise, les images superlatives. Avec
l’effacement des régulations nationales, chaque ville mainte-
nant est engagée dans un système de compétition nationale
et internationale et confrontée à l’exigence de manager son
«Þimage de marqueÞ», de se livrer à la course aux équipe-
ments de prestige afin d’accroître son attractivité, attirer les
306 L’esthétisation du monde

touristes, les sociétés et leurs cadres. Pareil «Þmarketing terri-


torialÞ» stimule fortement les architectures-design, les formes
géantes qui impressionnent et frappent les publics, les pro-
jets high-tech ostentatoires et médiatiques. Le star system ne
disparaît pas, il se généralise, s’étendant à tous les domaines
de la création. Et la mondialisation des marques, l’unifor-
mité des architectures d’habitation, la surenchère à laquelle
se livrent les pays émergents pour traduire leur puissance
nouvelle en produisant des architectures susceptibles de riva-
liser avec, voire de dépasser, les modèles occidentaux, appel-
lent plus que jamais des emblèmes forts, des signes de
différenciation ostensibles capables de renforcer l’identité
des villes et des lieux culturels. Il est peu probable, dans ces
conditions, qu’on soit à la veille du déclin de l’architecture
flashy et de ses stars, de l’obsession de l’hypervisibilité esthé-
tico-ludique.

Requiem pour la pub spectacleÞ?

Le même type de débat se retrouve dans la réflexion des


publicitaires et les professionnels du marketing qui rejettent
les excès de spectaculaire des années 1980 illustrés notam-
ment par les campagnes de «Þstar strategyÞ», chères à Jacques
Séguéla, où l’on pouvait voir une GTI Citroën décoller d’un
porte-avions ou Grace Jones cracher une Citroën CX. De
nombreuses voix s’élèvent contre les dérives d’une commu-
nication-paillettes qui, devenant à elle-même sa propre fin,
flatte le narcissisme des publicitaires mais nuit sur le long
terme à la solidité et à la crédibilité des marques39. Et dans
une époque marquée par la conscience écologique et les exi-
gences de proximité, l’ère de la publicité spectacle, dit-on,
est dépasséeÞ: même ses plus anciens et ardents zélateurs
décrètent maintenant son acte de décès. Ce diagnostic
L’empire du spectacle et du divertissement 307

s’impose-t-il avec évidenceÞ? Là aussi, n’est-ce pas jeter un


peu vite le bébé avec l’eau du bainÞ?
Si, depuis les années 1990, s’affirme régulièrement l’exi-
gence de réduire l’hypertrophie du spectaculaire au béné-
fice d’une communication recentrée sur la proximité, les
contenus et le sens, force est d’observer que cela ne fait nul-
lement dérailler la spirale du show. PourquoiÞ? Longtemps
l’objectif de la publicité était de mettre en valeur les mérites
objectifs et psychologiques des produits. Rejetant ce primat
de l’objet, une nouvelle publicité s’est affirmée qui vise à
amuser, surprendre, séduire, faire rêver, émouvoir, créer
une mythologieÞ: la publicité se veut innovante à la manière
de l’art, branchée comme la mode, distractive comme une fête,
onirique comme le cinéma. Détachée du registre de faire-
valoir des produits, la publicité tend ainsi à devenir un spec-
tacle et un divertissement en soi. Dans ce cadre, la rhétori-
que publicitaire joue sur une multitude de nouveaux registresÞ:
les modes du moment, le pastiche, l’autodérision, l’humour
décalé, le second degré, le détournement, le kitsch40, autant
de styles et tonalités qui construisent ce que les Anglo-Saxons
appellent l’advertainment. La séduction, l’ironie, le spectacle
ont pris le relais des stratégies proctériennes de la «Þdémons-
trationÞ» et de la répétition behavioriste. Toutes ces problé-
matiques et exigences se poursuivent, elles n’ont rien perdu
de leur vigueur, même si l’on appelle à dépasser l’empire du
vide et du futile.
La vérité est qu’il ne manque pas de publicités contempo-
raines, des marques de voitures (le robot qui danse ou fait
du patin à glace pour la C4 Citroën) aux téléviseurs (Sony a
mis en scène 200 lapins dans les rues de New York dont l’un
de 10 mètres de haut en plein cœur de Manhattan) et aux
marques de luxe (Chanel, Dior), qui apparaissent comme
d’impressionnantes superproductions hollywoodiennes. Quand
Pepsi fait réaliser un péplum avec pour casting Britney
Spears, Beyoncé et Pink, qu’est-ce sinon de la pub spectacleÞ?
308 L’esthétisation du monde

Dans une époque marquée par la concurrence extrême des


marques, l’hyperspectacle est une des manières de cons-
truire de la différence et de la notoriété. On se trompe en
disant que son règne est révolu. C’est si vrai que jamais les
budgets des spots n’ont atteint des sommets aussi farami-
neux tant pour leur réalisation que pour leur casting.
Une logique qui se prolonge avec la «Þcommunication évé-
nementielleÞ» ayant pour objectif la création d’événements
dont le caractère singulier, exceptionnel, spectaculaire, per-
met d’attirer l’attention et marquer les esprits. Tropicana a
installé dans le ciel un immense ballon de 11 mètres de haut
qui, en projetant de la lumière, donnait l’impression qu’il
faisait jour dans une petite ville de l’Arctique canadien plon-
gée dans la nuit 24Þheures sur 24. Pour une publicité des
téléviseurs Bravia, Sony a lâché pas moins de 250Þ000 balles
de toutes les couleurs, rebondissant dans les rues de San
Francisco. L’heure est à l’hyperspectacle, au show événemen-
tiel où se mélangent le réel, le street marketing, le clip vidéo
et même l’artistique. On est bien dans l’hyperspectaculaire
publicitaire, lequel veut «ÞréenchanterÞ» le monde en mêlant
l’événementiel de rue et la performance, l’environnement quo-
tidien et la création artistique.
Il n’est pas jusqu’à la communication interne des entrepri-
ses qui ne fasse désormais appel à cette dimension d’enchan-
tement collectif et rassembleur qu’apporte l’hyperspectacle.
Aujourd’hui, nombre de congrès, destinés aux cadres et au
personnel même des entreprises, sont organisés comme de
véritables showsÞ: musiciens jouant en live, sono assourdis-
sante, jeux de lumière, écrans géants où sont projetés des
clips publicitaires vantant la stratégie et les modèles de la
marque, feux d’artifice, attractions diverses, le tout souvent
dans des lieux prestigieux, eux-mêmes porteurs de specta-
clesÞ: parcs, châteaux, centres d’art contemporain.
Nous ne sommes nullement au bout de cette escalade du
spectacle. Sans cesse de nouvelles stratégies superlatives sont
L’empire du spectacle et du divertissement 309

mises en place. Désormais l’ouverture des magasins donne


lieu à des projections sur des immeubles entiers transformés
en écran, où effets spéciaux, jeux de lumière, animations,
formes aériennes, apparitions magiques se déploient dans
une espèce de feu d’artifices féerique et musicalÞ: un luxueux
spectacle de «Þmapping 3DÞ», que des marques et enseignes
comme H&M, Samsung, Ralph Lauren, Saks, utilisent pour
leur communication, allant jusqu’à transformer en écran magi-
que les façades de pierre de leurs magasins.
Même pendant les travaux de ravalement des boutiques et
des musées, la communication bat son plein et se décline en
grandÞ: tout est devenu occasion de surexposer les marques.
On ne compte plus celles qui transforment les anciennes palis-
sades disgracieuses en panneaux spectacle de taille gigantes-
que, en décors de plusieurs centaines de mètres carrés. Dans
la société d’hyperspectacle, tout est matière à occultation du
«ÞréelÞ», à mise en scène, à lifting esthétique, afin d’atteindre
une hypervisibilité promotionnelle. Même les musées les
plus prestigieux se prêtent à l’hyperspectacle publicitaireÞ:
Kate Moss a vanté un parfum d’Yves Saint Laurent sur une
bâche de 270Þm2 couvrant la façade du Musée d’Orsay.

Le bel avenir de l’hyperspectacle communicationnel

Il y a certes toujours eu, même à l’âge de la réclame, une


dimension spectaculaire dans la publicité. Mais le spectacu-
laire était subordonné au principe de la mise en valeur de la
supériorité du produitÞ: il s’organisait en vue de cette fin. Ce
schéma s’est inversé, la dimension spectaculaire s’imposant de
plus en plus comme principe premier, pour ne pas dire exclu-
sif. C’est en ce sens que la publicité contemporaine, dans ses
tendances avancées, a basculé dans un fonctionnement de
type proprement esthétique. Non tant parce que les visuels
310 L’esthétisation du monde

font l’objet de plus en plus d’un travail esthétique de qualité,


mais parce que la nouvelle publicité s’adresse aux émotions et
aux affects. S’il faut parler d’un ordre esthétique de la publi-
cité hypermoderne, c’est d’abord en ce que le destinataire visé
n’est autre qu’homo ludens en quête de divertissement et
d’émotions esthétiques. Ensuite en ce que le but recherché est
de créer des connexions émotionnelles, un lien de conni-
vence et de complicité avec les consommateursÞ: une «Þlove-
markÞ»41, une marque branchée, une marque-culte.
L’objectif n’est plus d’adresser des messages unidirection-
nels à un consommateur assimilé à un objet passif, mais d’inter-
peller le public, lui faire partager un système de valeurs,
créer une proximité émotionnelle ou un lien de complicité.
À présent, la publicité joue avec elle-même comme elle joue
avec la marque et avec un consommateur connaissant les
codes de la publicité, de la mode et des médias. Une évolu-
tion vers l’advertainment commandée par l’impératif de
créer l’attention et la sympathie, de débanaliser la marque
lorsque tous les produits se ressemblent et lorsque les con-
sommateurs hédonistes, éduqués dans la culture médiatique,
s’amusent à en jouer au second degré et sont demandeurs
de plus de qualité créative et esthétique. Le stade «ÞdirectifÞ»
de la publicité est à bout de souffleÞ: nous assistons à l’essor
de son moment ironique et réflexif, émotionnel et hyper-
spectaculaire.
C’est dans ce cadre qu’on assiste à une cinématographisa-
tion du film publicitaire, qui en vient même à se présenter
ostensiblement comme un vrai film. À bien des égards, la
publicité a pris Hollywood comme modèle, ses réalisations se
trouvant remodelées par «Þl’esprit cinémaÞ» lui-même et les
trois opérations qui le constituentÞ: starification, spectaculari-
sation, entertainment. Ce sont à présent ces mêmes logiques
que l’on voit à l’œuvre dans les créations publicitaires «Þten-
danceÞ».
L’empire du spectacle et du divertissement 311

Évoluant comme le cinéma lui-même, la publicité en est


venue à développer une logique de surenchère, qui s’exprime
tout autant dans le tempo que dans la syntaxe des spotsÞ:
déluge d’images, rythme de plus en plus rapide, montage
serré, effets spéciaux. Le culte de la forme atteint un degré de
sophistication qui génère parfois une forme de maniérisme où
l’élégance, le raffinement, la recherche sont la loiÞ: virtuosité
des cadrages, recherches graphiques, jeux d’éclairage, effets
chromatiques. Les modes narratifs se diversifient, les procédés
techniques deviennent de plus en plus complexes, les images
de synthèse créent un univers virtuelÞ: une logique de la mul-
tiplexité a envahi l’univers publicitaire, sans commune mesure
avec le côté «ÞélémentaireÞ» des premiers films et slogans, et
l’ironie, le clin d’œil, l’humour décalé président à la montée
de publicités «ÞdécaléesÞ», qui se moquent d’elles-mêmes et
donnent au public le sentiment qu’il n’est pas dupe de ce
qu’on lui offre en spectacle.
Dynamique de l’hyperpublicité à rattacher à la poussée
des valeurs hédonistes et ludiques propre à la société consu-
mériste. Le second degré publicitaire procure en effet le
plaisir du jeu avec le déjà-vu, celui de la nouveauté, de la dis-
tance ironique, de la «ÞtrouvailleÞ» fun. Et aussi celui d’en
parler et d’en rire avec les autres. Pareille publicité spectacle
s’est développée en phase avec l’essor d’un public qui, mas-
sivement socialisé par la culture des médias et de la consom-
mation, pratique le zapping accéléré face au toujours pareil
et à tout ce qui l’ennuie. Autant de dimensions de fond qui
rendent peu probable le déclin des liens de la communica-
tion marchande et de l’hyperspectacle.
312 L’esthétisation du monde

UN MONDE KITSCH

Un autre phénomène, où joue pareillement la logique de


la surenchère et de l’excès, contribue à l’expansion de la
société de l’hyperspectacleÞ: ce n’est autre que l’impression-
nante poussée de l’esthétique kitsch. Depuis le milieu du
XIXeÞsiècle, l’une des accusations esthétiques les plus sévères
dont le capitalisme a été l’objet porte sur le fait que ses créa-
tions sont marquées au sceau de l’inauthentique, de la miè-
vrerie du style, du frelaté, du stéréotype, de la copie, du
mauvais goût, bref du kitsch. «ÞLe kitsch, c’est le mal dans le
système des valeurs de l’artÞ», disait Hermann Broch, ajou-
tant qu’il est «Þencore loin d’avoir terminé sa course victo-
rieuseÞ»42. Dans le même esprit, Greenberg soulignait que le
kitsch, c’est-à-dire l’art commercial destiné au divertissement
de masse, «Þest en passe de devenir la culture universelleÞ»43.
Force, à cet égard, est de lui donner raison tant le kitsch con-
naît, depuis quelques décennies, un formidable essor, un
succès chaque jour grandissant. Il était déprécié, jugé comme le
comble du mauvais goût, il est devenu, depuis peu, «Þten-
danceÞ», style valorisé, célébré dans les médias, les galeries
d’art et jusque dans les musées. Nous sommes au moment où
le kitsch s’est infiltré dans tous les pans de la création et de
la décoration, du spectacle et des loisirs de masse. Alors
même que prolifèrent les objets high-tech, nous sommes
témoins de la kitschisation des mentalités, des comporte-
ments et des signes du quotidienÞ: la civilisation du digital est
aussi bien une civilisation kitsch.
L’empire du spectacle et du divertissement 313

Kitsch, le monde est kitsch

Dans à peu près tous les domaines, le kitsch gagne du ter-


rain, impose son esthétique surchargée et éclectique, en
même temps qu’il bénéficie d’un large courant de réha-
bilitation44. Le voici qui envahit et redessine le mobilier, les
jeux vidéo, les jouets (poupée Barbie), la mode, la cuisine,
les décorations et illuminations de Noël, l’architecture post-
moderne, le cinéma (Almodóvar, Sofia Coppola, Baz Luhr-
mann), le théâtre, les émissions de variétés, les mariages
princiers, les clips vidéo, la publicité, les salles de casinos, les
parcs de loisir. Nombre de créateurs de mode mélangent les
styles et les époques (Galliano, Jean Paul Gaultier)Þ; l’exubé-
rance des couleurs est de retour avec Christian Lacroix ou la
marque Desigual. Les baskets fluo multicolores, les tee-shirts
aux motifs «ÞmarrantsÞ» et au graphisme «Þice creamÞ» proli-
fèrent à tous les coins de rue. On peut voir des scooters
peints en rose, des casques moto et des planches de windsurf
aux motifs ultrakitsch. Philippe Starck a dessiné des tabou-
rets Gnome en PVC polychrome. Les couvertures et les figu-
rines manga exhibent leur design criard et appuyé. Même le
sexe n’échappe plus au kitsch avec les films pornos «Þama-
teursÞ» qui, imitant laborieusement les «ÞhardersÞ» profession-
nels, donnent au genre une dimension de série B malhabile,
vaguement ridicule.
Dans l’univers des accessoires, on voit un déferlement
d’articles baroques, brillants, ostentatoires. Les logos s’affichent
orgueilleusement sur les sacs, les casquettes et les bagagesÞ;
les bijoux, les montres et les iPhone tout en strass font florès,
de même que les chronomètres géants, les colliers aux
maillons lourds, les bracelets longs, les escarpins or et vinyle,
les baskets scintillantes, les chaussures violettes. Tel est le
«Þbling-blingÞ», expression devenue à la mode et lancée au
314 L’esthétisation du monde

cours des années 1980 dans le monde du rap américain. Un


bling-bling qui s’illustre encore dans les montres et boucles
d’oreilles avec brillants, dans les pendentifs en or et dia-
mants, et jusqu’aux boucliers dentaires incrustés de pierres
précieuses ou en faux diamants. En 2007, le Musée du dia-
mant d’Anvers a organisé, dans l’esprit précisément du tape-
à-l’œil, une exposition intitulée «ÞLes joyaux de la couronne
du hip-hopÞ». Si toute une tendance esthétique est à la dis-
crétion et à l’euphémisation du style, une autre existe qui est
marquée par le culte des «ÞpaillettesÞ», par le goût de tout ce
qui brille, du show off, nouvelle figure de l’excès kitsch.
Autre manifestation de ce kitsch galopantÞ: dans toutes les
grandes villes fleurissent les restaurants italiens, chinois, tex
mex, indiens, et leur décor cliché ultrakitschÞ; la fusion food,
qui mêle les plats et saveurs du monde entier, est à la mode.
Les centres commerciaux affichent à l’envi leur décoration
clinquante, leurs fausses places et fausses fontaines ruisselant
de couleurs et de lumière. Il existe des blogs kitsch, un gala
des ringards, des cérémonies des Gérard couronnant les plus
mauvais films et acteurs, des soirées et des guides touristi-
ques du kitsch. On fait la fête en se déguisant en Casimir ou
en s’habillant en Claudettes. Le kitsch, à l’âge moderne, était
stigmatisé comme une corruption de l’art et du goûtÞ; il
devient, avec l’hypermodernité, une esthétique et un état
d’esprit aussi légitimes que largement répandus.
Formidable succès commercial du kitsch observable encore
dans l’explosion des boutiques de «ÞsouvenirsÞ» sur tous les
lieux touristiques de la planète, avec leur lot inévitable de
bibelots, verroterie, cartes postales, produits dérivés et artisa-
nats divers. Les boules de neige qui abritent la Tour Eiffel ou
la cathédrale de Lisieux s’arrachent. On ne compte plus
dans les centres ville les boutiques de posters kitsch, de gad-
gets aux couleurs sucrées, de bijoux de pacotille, de babioles
plus ou moins inutiles, extravagantes, dérisoires45. Et partout
une avalanche de cartes postales avec leurs clichés kitsch à
L’empire du spectacle et du divertissement 315

souhaitÞ: couchers de soleil édéniques, paysages idéalisés et


sentimentaux, bords de mer romantiques, décors colorés,
pin-up rayonnantes de bonheur. Le moins que l’on puisse
dire est que le rigorisme moderniste et sa condamnation de
l’ornement n’ont nullement réussi à ruiner le goût kitschÞ:
jamais il n’a touché un public aussi vaste.
Le monde de l’art lui-même participe de plain-pied au
devenir triomphal du kitsch. Les objets surchargés d’orne-
ments du XIXeÞsiècle, les sièges en forme de coquillage sont
adjugés en salles des ventes à plusieurs milliers d’euros. Le
film de James Bidgood, Pink Narcissus, est devenu un film
culte. Les peintres pompiers, longtemps objet de déprécia-
tion et de mépris, sont accrochés en majesté au musée
d’Orsay. La sculpture de Damien Hirst, For the love of God,
composée d’un crâne serti de 8Þ601 diamants et vendue
100Þmillions de dollars, est l’œuvre la plus chère du marché
de l’art contemporain. Avec son Puppy recouvert de plantes
fleuries, ses sculptures de Michael Jackson et de la Panthère
Rose, Jeff Koons est devenu l’un des artistes les plus célèbres
et les plus chers de notre époque. On voit de plus en plus
d’artistes plasticiens inspirés par le kitsch qu’ils encensent,
dénoncent ou parodient. Les expositions de Pierre et Gilles,
David LaChapelle, Wim Delvoye, Sylvie Fleury, Martin
Honert, Vladimir Dubossarsky et Alexander Vinogradov se
multiplient dans le mondeÞ: «ÞLe kitsch, c’est chicÞ», titre un
article que Le Monde consacre à Francesco Vezzoli46. Et, à
l’autre bout de la chaîne de l’art, les artistes de rue qui tra-
vaillent à la bombe aérosol ne cessent de composer des casca-
des, des couchers de soleil sur la mer et autres paysages plus
ou moins grandiloquents aux couleurs brillantes et laquées.
Les spectacles du show-business voient également le triom-
phe de l’esthétique kitsch. Dès les années 1970, Diana Ross
et Gloria Gaynor affichent des tenues et des coiffures extra-
vagantes. Dans la décennie suivante, Grace Jones s’habille en
Mad Max. Cyndi Lauper marie ses robes flamboyantes à ses
316 L’esthétisation du monde

cheveux rouges, saumon ou multicolores. Enfermée dans


une capsule, Mylène Farmer évolue sur une scène où se
déploie une araignée géante en métal, articulée et suspen-
due. Avec Mylène Farmer, Madonna et maintenant Lady
Gaga, les décors sont de plus en plus spectaculaires, les vête-
ments de plus en plus incongrusÞ: soutien-gorge profilé en
obus, robe faite de morceaux de viande crue. Partout, les
concerts donnent dans la démesure avec cascades de lumiè-
res, bombes de fumée, fontaines de feux, écrans géants, vol-
tiges aériennes, machines volantes. Céline Dion anime
l’immense Cæsars Palace de Las Vegas avec un show carré-
ment hollywoodien et Johnny Halliday débarque sur scène
en moto, dans un ascenseur géant, voire en hélicoptèreÞ!
Kitsch, de la même manière, les émissions de variétés, avec
leurs décors chantilly, leurs lumières aveuglantes, leurs cou-
leurs agressives, leurs plumes et leurs paillettes, leurs déferle-
ments de strass et de décibels. Kitsch, les revues de music-
hall et les tournées affriolantes avec strass, plumes et paillet-
tes. Kitsch, les comédies musicales mettant Notre-Dame de
Paris en rengaines populaires, les Dix commandements en
saynètes chantantes et Mozart en pop-rock. Kitsch, ces innom-
brables spectacles qui subjuguent les centaines de millions
de gens qui y trouvent du plaisir, de l’émotion, de l’enchan-
tement.
Kitsch encore, les parcs de loisir, qui ne cessent de se mul-
tiplier. L’Europe compte quelque 300 parcs d’attractions et
parcs à thème attirant plus de 150Þmillions de visiteurs cha-
que année. Un parc Disney est installé à Hong Kong et un
autre s’ouvrira à Shanghai en 2015. Disneyland-Paris, visité
depuis son ouverture en 1992 par plus de 200Þmillions de
personnes, est devenu la première destination touristique
européenne. Avec son château de la Belle au bois dormant,
son temple d’Indiana Jones, son Île au Trésor, son auberge
de Cendrillon, sa Parade où se croisent Mickey, Bambi, le
Roi Lion, le Prince charmant, Zorro, Peter Pan, cow-boys et
L’empire du spectacle et du divertissement 317

Indiens, dragons et chars en forme de citrouille, Disneyland


offre l’apothéose du spectacle et du divertissement kitsch.
Dans ce jardin enchanté aux couleurs sucrées, où cohabitent
les héros et les figures de conte de fées les plus disparates, les
styles architecturaux et les personnages de toute origine et
de toutes les époques se mélangent de manière bon enfant,
composant une ambiance féérique et ce syncrétisme si typi-
que du kitsch. Ici c’est le mélange et l’incohérence stylisti-
que, la promiscuité hétéroclite, la profusion décorative et
sentimentaliste qui se donnent à voir dans l’émerveillement
du kitsch contemporain47.
Le kitsch à l’âge moderne s’affirmait comme une esthéti-
que à visée ornementale pour les classes moyennes et popu-
laires. Il n’en va plus toujours ainsi de nos jours, le kitsch
hypermoderne visant davantage à solliciter les sens, à créer
une expérience synesthésique à travers un réel déréalisé, per-
mettant une participation intense. Bâtir un monde comme
Disneyland, c’est faire vivre une fiction, une expérience par
la musique, les couleurs, les spectacles, la rencontre physique
avec les héros de contes et légendes. Est offerte ici l’expé-
rience fugitive du Paradis, d’un univers sans conflit, sans
souffrance, sans haine ni tragique. On est dans un néokitsch
expérientiel qui se présente comme une réalité irréelle, un
faux vrai, une transréalité.
Ce kitsch émotionnel n’est évidemment pas l’exclusivité de
Disneyland. Il s’exprime dans un grand nombre de parcs de
loisir et de spectacles son et lumière qui reconstituent des
villes antiques, des réserves d’Indiens, des animaux disparus,
des moments de notre histoire (le Parc Astérix, Le Puy du
Fou). D’autres parcs à thème recréent indoor des paysages
fantastiques, des climats, des forêts tropicales, des pistes de
ski dans le désert, des tempêtes de neige, des tremblements
de terre, des vagues et des plages tropicales, et même, kitsch
du kitsch, reconstruisent la nature et la campagne dans des
sortes d’immenses serres artificielles installées… en pleine
318 L’esthétisation du monde

nature et en pleine campagneÞ! Par où s’exprime cette ère


du faux chère à Umberto Eco48.
Kitsch, donc, tous ces décors, ces machines, ces faux châ-
teaux, ces cascades, ces feux d’artifice, cette fausse nature,
mais pas plus à vrai dire que les décors de Torelli faisant
voler en 1650 un cheval sur scène dans les décors à transfor-
mation de l’Andromède de Corneille. Pas plus kitsch que les
Plaisirs de l’île enchantée donnés à Versailles en maiÞ1664Þ: six
jours de décors baroques signés Carlo Vigarani, de ballets
costumés ordonnés par Saint-Aignan, de feux d’artifice ahu-
rissants, de masques délirants, d’animaux exotiques, de balei-
nes flottantes, de bergers à dentelles et de faunes à petites
culottes, de courses de bague et de spectacles mêlés auxquels
Molière lui-même n’est pas le dernier à apporter son écot.
Le thème romanesque retenu, celui de la magicienne Alcine,
autorise toutes les illusions, et le mélange des arts, théâtre,
opéra, danse, musique, pyrotechnie, gastronomie même, offre
bien, de fait, ce côté pièce montée, patchwork bariolé, mille-
feuilles crémeux, qu’on retrouve tout au long de l’histoire
des grands spectacles, des drames romantiques aux opéras
verdiens, des éléphants de carton-pâte d’Intolérance à la mer
Rouge se fendant en deux des Dix Commandements. La seule
différence est que ce kitsch historique se prenait au sérieux
et qu’il proposait, avec son esthétique de somptuosité déco-
rative et pâtissière, une réponse aux tendances strictes, rigou-
reuses, affirmant l’harmonie et l’équilibre jusqu’à la sévérité
et au dépouillement, de l’esthétique classique. Aujourd’hui,
le kitsch se donne à voir à la fois au premier degré, avec son
faste décoratif, sa vitalité colorée, sa liberté imaginative, mais
aussi au second, avec ce sentiment qu’il offre de jouer avec
le mauvais goût et d’en assumer en toute conscience le côté
outrancierÞ: un kitsch affirmé haut et fort, mais jamais totale-
ment dupe de ce qu’il est.
L’empire du spectacle et du divertissement 319

Du kitsch aux kitsch(s)

Pourquoi, alors, pareille vogue du kitschÞ? Comment en


rendre compteÞ? Dans les sociétés hyperconsuméristes domi-
nent les valeurs hédonistes et individualistesÞ: la poussée
du kitsch en est l’expression directe. Jusqu’à une période
récente, la consommation relevait davantage d’une logique
d’exhibition sociale et de compétition statutaire que d’une
logique de plaisirÞ: les objets avaient charge de signifier un
rang social, un niveau de richesse. Exposant social, la con-
sommation était empreinte de gravité, de sérieux, de rivalité
symbolique. Au travers de l’achat des objets et de la décora-
tion, il s’agissait non tant de s’amuser que de s’affirmer
socialement. Avec l’escalade individualiste et hédoniste, ce
modèle est en voie de régression. En s’émancipant des nor-
mes et culture de classe, l’ordre de la consommation s’est
largement hédonisé et intimiséÞ; désormais, ce qui est acheté,
c’est du plaisir, des émotions, du délassementÞ: il s’agit moins
de parader que de «Þs’éclaterÞ». C’est ce que permet le
kitschÞ: objet sans prétention, sa seule finalité n’est plus que
de faire «ÞrigolerÞ», «ÞdélirerÞ», sans se prendre au sérieux,
sans ambition culturelle. Le retour en grâce du kitsch va de
pair avec la poussée d’une culture hédoniste où tout plaisir
est bon à prendre, tout de suite, sans «Þse prendre la têteÞ».
Un néokitsch juste pour le fun, pour un plaisir sans but
culturel. Dans une culture marquée par l’effondrement des
traditions de classe, l’épuisement de l’idéal avant-gardiste, la
dérégulation des hiérarchies culturelles, l’érosion de la diffé-
rence entre high et low art, toutes les esthétiques gagnent
droit de cité, tout devient possible et légitime. Si bien que les
individus exercent de plus en plus leur choix sans ressentir
de honte culturelle, sans craindre le regard désapprobateur
et les jugements négatifs des autres.
320 L’esthétisation du monde

On le voit bien avec le développement du tatouage, qui est


devenu un large phénomène de mode. Voilà un kitsch qui
s’exhibe à travers une façon de jouer de son corps, de le
mettre en scène, de ne pas craindre de l’exhiber surchargé
de motifs, de couleurs, de figuresÞ: un formidable catalogue
de l’hétéroclite, de l’étrange, du délirant, comme un ex-voto
vivant, une peau devenue décor, un kitsch animé. Un kitsch
postconformiste, branché, expressif de la singularité de soi.
Avec l’individualisation extrême des styles de vie, recule
l’imposition de «Þtotal lookÞ» sous-tendu par les conformismes
de classeÞ: les latitudes dont disposent les individus se sont
fortement accrues, de même que leur propension à faire de
la consommation un instrument de divertissement ouvert à
la drôlerie, au défoulement, au patchwork des styles les plus
disparates. En même temps, dans un système dominé par
une individualisation débridée, ce qui échappe au standard,
ce qui est moins commun, est davantage doté de valeur, en
tant que marque de goût personnel. C’est ainsi que mettre
en avant, dans son environnement, des objets, des tatouages
ou des signes de mauvais goût peut représenter une
manière de ne pas être prisonnier de la norme sociale, de
plus grande liberté de goût et de choix. Introduire un nain
de jardin dans son intérieur apparaît comme un clin d’œil
audacieux faisant figure d’irrespect ludique, d’autonomie
subjective. Le goût néokitsch ne doit pas être interprété
comme un divertissement ou une esthétique de classeÞ:
s’infiltrant dans toutes les couches sociales, il est l’expression
de l’âge démocratique hyperindividualiste, désaligné et post-
conformiste.
Est-ce simple plaisir de la facilité, du délassement, de la
consommation immédiateÞ? Sans doute. Mais il y a plusÞ:
dans toute cette chantilly pâtissière et ces sucreries colorées
passe quelque chose comme une part de nostalgie, de plaisir
de l’enfance, de cocon douillet et de jubilation à retrouver
des images enchantées. Il n’y a pas que les enfants qui ado-
L’empire du spectacle et du divertissement 321

rentÞ: les adultes aussi, qui y trouvent comme un univers


enchanté qui se prolonge, un Noël d’autrefois qui se perpé-
tue. D’où la stigmatisation immédiateÞ: régression infantile et
superficialité abêtissante. Serait-ce donc là la façon dont «Þle
capitalisme nous infantiliseÞ»49, à travers des spectacles rele-
vant d’un système qui privilégie le simple par rapport au
complexe, le facile par rapport au difficile, le rapide par rap-
port au lent, la mousse crémeuse par rapport au noyau durÞ?
Question qui mérite qu’on s’y arrête. Car de quelle imma-
turité parle-t-onÞ? Au vrai, le succès du kitsch est à rattacher
à l’hyperindividualisation des conditions de vie s’accompa-
gnant de toujours plus de responsabilités individuelles por-
tant sur la totalité des aspects de l’existence. Avec la
dissolution des encadrements collectifs, toute l’organisation
de la vie repose de plus en plus sur soiÞ: c’est à chacun de se
construire et de s’inventer en permanence. D’où un stress de
plus en plus lourd, une pression de plus en plus forte, ren-
forcés encore par la dissolution des repères traditionnels,
par la crainte d’un avenir incertain, par la complexité d’un
monde dont on sent bien qu’il est de plus en plus difficile à
maîtriser. Dans un tel contexte, l’univers chamallow du
kitsch apporte la détente du moment gourmandÞ; il soulage,
comme une soupapeÞ; il a la légèreté du futile, la saveur du
plaisir, le goût de la douceur face aux lourdeurs et aux amer-
tumes du quotidien. Il fait appel pour cela à des formes
esthétiquesÞ: celles du conte de fées et du dessin naïf, du
bariolage et du technicolor, des effets du baroque et des pro-
liférations du rococo. Il se goûte au premier degré, dans un
abandon voluptueux et émerveillé qui nous repose du poids
de notre liberté subjective.
Mais il y a aussi une tout autre forme de plaisirÞ: celui du
second degré, de la distance amusée qu’il y a à chanter une
rengaine de Dalida devant un écran de karaoké ou à chaus-
ser Marie-Antoinette de Converse dans un Versailles «ÞtropÞ»
à la Sofia Coppola, en se disant au fond de soi cette formule
322 L’esthétisation du monde

d’un dandy XIXeÞ: «ÞMon dieuÞ! que je suis malin de me per-


mettre d’être aussi bêteÞ». C’est sur ce ressort que s’appuient
des publicités telles que celles de Diesel, de Volkswagen, de
Free Telecom, qui adoptent un ton décalé, en jouant délibé-
rément avec les stéréotypes et les clichés, le démodé et le
mauvais goût, les ambiances les plus ringardes possibles.
C’est sur ce principe que reposent les films décalés, les
séquences parodiques, les citations détournées. Le mauvais
goût surexposé est devenu cool et le jeu avec ce qui est rin-
gard, furieusement tendance. Le goût pour le mauvais goût,
le dérisoire, le vulgaire est devenu chic. C’est ainsi une
forme revendiquée de kitsch qui se développe, celui que
Susan Sontag appelait le camp, l’expression signifiant quel-
que chose «Þd’outrageant, d’inapproprié ou de tellement
mauvais goût que ça en devient amusantÞ». Avec l’hyperindi-
vidualisme, plus c’est théâtral, outrancier, raté, plus il devient
possible de s’en délecter et d’en rire («Þsi mauvais que c’est
bonÞ»)Þ: un kitsch intentionnel, une attitude esthétique dont
l’idéal n’est pas le beau, mais l’artifice et le second degré.
En ce sens, on ne peut plus, à la manière de Broch, assimi-
ler purement et simplement le kitsch à une esthétique et une
attitude de vie «ÞnévrotiqueÞ» dominée par l’hypocrisie, le
sentimentalisme, les conventions, le bel effet mensonger. C’est
un homo æstheticus d’un nouveau genre qui se déploie. Non
plus une névrose romantique, mais un jeu ironique avec les
images et les clichésÞ; non plus l’esthétisme grandiloquent et
académique mais la distanciation coolÞ; non plus le confor-
misme des apparences mais une liberté des plaisirs goûtant
la fantaisie extravagante pour elle-mêmeÞ; non plus la sou-
mission du goût à des normes et contraintes sociales mais le
plaisir à la fois attendri et souriant à assumer ses désirs qua-
siment enfantins de monde merveilleux, de château enchanté,
de corps magique.
Dans ces conditions, il est possible de proposer un modèle
d’évolution du kitsch, fondé sur trois grands moments histo-
L’empire du spectacle et du divertissement 323

riques qui correspondent, au demeurant, à ceux du capita-


lisme artiste.
Abraham Moles distinguait deux types de kitsch comme
«Þart du bonheurÞ» et mode de relation aux chosesÞ: un pre-
mier kitsch rattaché au style de vie bourgeois avec son culte
de l’entassement, de la possession, du confort, de l’emphase
décorative, du néo-ancienÞ: le style du grand magasin en
constitue le modèle. Puis un deuxième kitsch qui accompa-
gne la société de consommation, reposant sur une mentalité
ou un système de valeurs tout à fait différentsÞ: son moteur
n’est autre que l’éthique consommatoire, le plaisir d’acheter
et de renouveler sans cesse les objets, la péremption systéma-
tique des choses qui fonctionnent comme des gadgets ludi-
ques. Le style du supermarché représente ce néokitsch50.
Tout indique qu’un nouvel âge du kitsch s’est constitué
qui accompagne le capitalisme créatif et la société d’hyper-
consommation. Après le kitsch du grand magasin et du
supermarché — tous deux orientés vers l’objet —, nous
voyons se développer un kitsch de divertissement centré sur
l’image et le spectacle (publicité, clip, mode, parc de loisir,
tourisme, show-business). Ce n’est plus tant la relation aux
choses qui prédomine qu’une quête d’expériences variées et
distrayantes, la consommation fonctionnant comme vecteur
d’animation et de renouvellement des moments vécus. Au
demeurant, Abraham Moles en indiquait déjà une des orien-
tations en affirmant que le kitsch «Þn’est ni le Beau platoni-
cien ni le Laid, c’est l’immédiatÞ»51. Non plus un «Þart du
bonheurÞ» axé sur le confort, mais plutôt une esthétique du
spectacle et du délassementÞ; moins une forme pathologique
de l’art qu’un art ironique tourné vers l’immédiateté du
plaisir52.
Certaines œuvres d’art illustrent également ce nouvel âge
du kitsch. Kundera écritÞ: «ÞLe kitsch exclut de son champ de
vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement
inacceptable.Þ»53 Ce n’est plus tout à fait exactÞ: il existe
324 L’esthétisation du monde

maintenant un kitsch qui n’est pas unidimensionnel et ne se


réduit pas au spectacle du Pays des Merveilles ou à «Þl’accord
catégorique avec l’êtreÞ»54. Les œuvres sucrées et enchantées
de Pierre et Gilles n’éliminent ni la dimension de la mort ni
celle de la violence et de «Þl’étrangeté de la vieÞ», pour
reprendre leurs propres mots. Dans celles de David LaCha-
pelle, derrière le «Þmonde parfaitÞ» du chatoyant, du gla-
mour, des paillettes du showbiz, surgit la mort, la misère
individuelle et sociale, le dérisoire, les séismes, la déréliction,
la critique sociale de l’Occident consumériste. Le rose bon-
bon idyllique peut apparaître sur fond de chaos, de désastre,
de dévastation. L’art lisse, lénifiant, du bonheur et des beaux
sentiments cohabite avec le spectacle de l’horreur et de la
détresse. Le kitsch souriant et harmonieux se marie avec son
contraireÞ: le négatif, le tragique de la vie.
Et le kitsch qui avait partie liée, dans les images chromos,
avec le naïf se croise maintenant avec l’humour, la distance,
l’ironie. Parfaite union du sublime et du dérisoire, du sérieux
et de l’ironique, Joana Vasconcelos fait briller la figure stel-
laire de Marilyn en construisant une luxueuse chaussure géante
tout entière composée de triviales casseroles rappelant la
condition ménagère de la femme. De même compose-t-elle
un immense lustre d’une blancheur virginale fait de tampons
hygiéniques, ainsi qu’un Cœur rouge, synonyme de passion,
avec un appareillage de 4Þ000 cuillères et fourchettes en plas-
tique. La douleur et les ombres de la vie se diluent dans une
fantaisie amusée et ironique, comme l’illustre ce sommet du
kitsch qu’est l’univers de Pedro Almodóvar, sorte de patch-
work défiant les bons goûts, de mélange constant de tous les
genres — mélo et comédie, masculin et féminin —, de cita-
tions détournées, de plaisirs enfantins, de rococo sulpicien,
de décors bariolés, de sentimentalisme fleur bleue et de
sexualité provocante. C’est un kitsch du troisième type qui
voit le jour, ironique, problématique, critique. Désormais le
kitsch peut se décliner au pluriel.
ChapitreÞV

LE STADE ESTHÉTIQUE
DE LA CONSOMMATION

Le capitalisme artiste désigne le système économique qui


travaille à esthétiser tous les éléments composant et organi-
sant la vie quotidienneÞ: objets, médias, culture, alimenta-
tion, apparence individuelle, mais aussi magasins et centres
commerciaux, hôtels et restaurants, centres urbains, berges,
docks et friches industrielles. Il coïncide avec la généralisa-
tion des stratégies de séduction esthétique, avec l’essor de la
mise en scène de la ville et des environnements commer-
ciaux. Et tandis que l’univers commercial et urbain est de
plus en plus stylisé par des architectes et des designers, se
déploie un consommateur lui-même esthétisé dans ses goûts
et ses comportements. À cet égard, c’est tout le monde maté-
riel et humain, imaginaire et psychologique de la consomma-
tion qui a basculé dans l’ordre transesthétique. Nous voici au
stade esthétique de la consommation.
326 L’esthétisation du monde

LA VILLE À CONSOMMER

L’homme du XXIeÞsiècle est un homme des villes. Et des vil-


les qui, partout dans le monde, apparaissent de plus en plus
sous un jour chaotique, inhospitalier, «ÞmonstrueuxÞ». Mais
en même temps, la ville industrielle du capitalisme de pro-
duction tend à céder le pas à la ville-loisir, la ville-shopping
dont les passages et les grands magasins, au XIXeÞsiècle, ont
fourni le modèle inaugural. Depuis lors, la logique exponen-
tielle du spectacle, du divertissement et de la consommation
commerciale ne cesse de gagner du terrain, des bars bran-
chés aux flagship stores, des restaurants aux concept stores,
des galeries commerciales aux magasins de luxe, des strips
aux malls, des centres de loisirs aux parcs à thèmes, des bou-
tiques-hôtel aux quartiers entièrement réaménagés pour atti-
rer le chaland. Le monde hypermoderne, plus que jamais,
est celui de l’esthétique marchande et du commerce consu-
mériste envahissant et restructurant l’espace urbain et archi-
tectural.

Architectures commerciales et paysages urbains

À l’heure du capitalisme artiste de la dernière période, les


zones commerciales ont acquis une importance et une sur-
face sociale aussi nouvelles qu’exceptionnelles. Ce sont elles
maintenant qui remodèlent les centres1 et les entrées de
ville, réorganisent les paysages périurbains, remanient l’orga-
nisation des gares de chemin de fer, des aéroports ou des
musées. Désormais, les lieux de vente irriguent et quadrillent
la quasi-totalité des territoires urbains avec leurs vitrines,
leurs logos, leurs enseignes. Voici que prolifère la «Þville fran-
Le stade esthétique de la consommation 327

chiséeÞ»2 porteuse d’une saturation du monde par les lieux


commerciaux et créant un univers urbain et architectural
sous l’influence du marché3. Avec leurs enseignes phares, de
plus en plus de rues piétonnes ressemblent à des galeries
marchandes, cependant que celles-ci s’emploient à recréer
l’ambiance de la ville. Partout, les franchises commerciales
envahissent les centres-villes et les périphéries, leurs bâti-
ments-enseignes déployant leur identité visuelle sur tout le
territoire. Même les architectures de prestige portent la mar-
que de la culture publicitaire et spectaculaire. Les architectes
peuvent mépriser l’esprit du commerceÞ: cela ne les empê-
che pas d’utiliser les dispositifs du shopping pour concevoir
les musées et les aéroports, les universités et les hôpitauxÞ:
«ÞDu déconstructivisme au minimalisme, en passant par le
postmodernisme, tous ces courants d’architectures sont envi-
sageables comme du shopping sans les logos. L’architecture
d’avant-garde la plus expérimentale peut, aujourd’hui, sim-
plement imiter les paradigmes ambigus et non dits du shop-
pingÞ: aspect lisse, complexité, indécisionÞ»4.
Tandis que les lieux du shopping remodèlent le paysage
urbain5, les magasins, les centres commerciaux, les bars,
hôtels et restaurants sont, chaque jour davantage, l’objet d’un
travail de mise en valeur esthétique. Conçu comme un média,
le magasin doit transmettre un message cohérent, immédiate-
ment lisible, de la vitrine à la signalétique, de la façade aux
décors, du mobilier à l’aménagement de l’espace, le tout réa-
ménagé en permanence à un rythme qui s’accélèreÞ: «ÞAvant,
il fallait refaire un magasin tous les sept ans. En pratique, il
durait dix ans… Aujourd’hui au bout de quatre ans, il faut
envisager de le rénoverÞ», déclare l’architecte Constantin
Costoulas6. Une accélération qui concerne aussi bien le
rythme de la mise en place des nouvelles vitrines et le mobi-
lier modulaireÞ: voilà l’univers décoratif des magasins gagné
à son tour par la temporalité précipitée de la mode. Dans
quasiment tous les secteurs sont investies les dimensions qua-
328 L’esthétisation du monde

litatives et esthétiques de la distributionÞ: le capitalisme


artiste voit s’affirmer le rôle grandissant des architectes
d’intérieurs et des designers — qualifiés parfois de nouveaux
«Þmagiciens du réelÞ» — dans la stratégie des marques et des
enseignes commerciales. Telle est l’architecture commer-
ciale dont l’objectif est de stimuler l’achat par un travail de
stylisation, de scénographisation, de décoration intérieure en
vue de la concrétisation d’un concept de magasin. Architec-
ture commerciale qui participe de plain-pied au formidable
développement de notre cosmos transesthétique.
Le commerce ne remodèle pas seulement les architectu-
res, il revitalise les centres-villes et d’anciens quartiers popu-
laires. À présent les grandes enseignes internationales (les
McDonald’s, Starbucks, Nike, Zara, Virgin, H&M) sont
moins ce qui fait dépérir les villes que ce qui dynamise les
quartiers les plus divers. Et la gentrification contemporaine
des centres-villes ne signifie pas seulement un processus de
réhabilitation de logements et de quartiers populaires ainsi
que «Þl’embourgeoisementÞ» de ceux-ci, mais aussi de nou-
veaux paysages urbains où fleurissent bars, restaurants, gale-
ries d’art, boutiques de mode, discothèques, créant de
nouvelles images de quartiers, de nouvelles pratiques, de
nouvelles populations qui viennent consommer dans une
ambiance attractive et branchée. Le commerce apparaît
comme l’un des leviers de la gentrification hypermoderne, l’un
des ressorts ayant conduit à l’essor de nouveaux quartiers
centraux esthétisés, réinvestis par des catégories souvent qua-
lifiées de «Þbourgeois-bohèmesÞ», des groupes gays, des popu-
lations plus jeunes et plus diplômées, plus aisées, plus cool.
La gentrification de la ville ne peut être séparée de la gentri-
fication commerciale transesthétique.
Plus largement, on assiste à un large travail de requalifica-
tion et d’esthétisation des centres urbains dont témoigne la
place de plus en plus grande faite à la «Þvisual delectationÞ»7,
au design des espaces publics et du mobilier urbain, au faça-
Le stade esthétique de la consommation 329

disme architectural, à la revalorisation du patrimoine, à la


démultiplication des musées, à l’édification de bâtiments
époustouflants réalisés par des architectes stars. Dans le con-
texte hypermoderne où existe une forte concurrence entre
villes pour l’emporter en attractivité, la dimension esthétique
est devenue un facteur clé destiné à stimuler le tourisme,
attirer les investisseurs, les organisateurs de congrès, la nou-
velle classe des «Þmanipulateurs de symboleÞ». L’époque voit
se développer la mise en scène de la ville et le city marketing,
les villes s’engageant dans un travail d’identité visuelle,
d’image et de communication pour gagner des «Þparts de
marchéÞ», au même titre que les marques commerciales.
L’impact des espaces commerciaux sur l’urbanité ne s’arrête
pas là, étant à l’origine de nouvelles centralités périphéri-
ques. L’époque hypermoderne voit apparaître, du fait des
aéroports, des centres commerciaux, des multiplexes, des
parcs de loisirs et autres mégacomplexes, une multitude de
centralités où se croisent toutes sortes de populations qui,
attirées par les équipements de consommation et de loisir,
y viennent faire leurs achats, flâner, se divertir. Un
polycentrisme8 se développe dans la périurbanité dont les
activités commerciales constituent le grand vecteur. Tandis
que les aires commerciales périphériques contribuent à
l’émergence de nouvelles formes de centralité, celles-ci appa-
raissent comme une juxtaposition de ces éléments standardi-
sés que sont l’hypermarché, le centre commercial, les fast-
foods, les parkings gigantesques, les grandes surfaces spécia-
lisées en électroménager, bricolage ou sport, les grandes
enseignes internationales. Autant de symboles de la ville dif-
fuse et éclatée, du «Þpost-urbainÞ» qui, uniformisant les paysa-
ges, sont devenus maintenant communs à toute la planèteÞ:
partout, au Nord comme au Sud, se répand l’urbanisme
commercial monotone des nouvelles centralités de périphé-
rie, procurant un large sentiment de déjà-vu. D’un côté, le
capitalisme artiste crée en grand nombre des points de vente
330 L’esthétisation du monde

innovants et esthétiquesÞ; de l’autre, il produit à vaste échelle


de la disgrâce architecturale et du néant urbain, des archi-
tectures commerciales pauvres, uniformes, totalement soumi-
ses aux exigences des distributeurs.

Les plaisirs de la ville shopping

La logique esthético-spectaculaire a non seulement remo-


delé les centres commerciaux, les boutiques, les bars, elle
étend désormais son domaine jusqu’à l’espace même de la
ville. L’impératif du divertissement consumériste en a trans-
formé radicalement le statut et la fonction, en faisant une
ville faite pour le plaisir, l’entertainment, le fun. La poétique
de la ville, telle que l’évoquait Pierre Sansot9, a changé de
natureÞ: la ville des annéesÞ1960, celle des cafés, des squares,
des petites gens et des petits métiers, où le sociologue laissait
flâner son imaginaire, a disparu. Une autre ville a surgi, por-
teuse d’autres valeurs, dont Guy Burgel, évoquant une nou-
velle «Þculture-villeÞ», relevait les prémices dès le début des
annéesÞ1990Þ: «ÞToute la civilisation urbaine est engagée
dans un élan culturel, qui la porte vers la consommation et
la récréation. […] Partout dans le monde, la ville festive est
en train de précéder la ville activeÞ»10.
Nombreux sont les éléments de la vie urbaine qui offrent
aujourd’hui une manifestation sensible de cette métamor-
phose. En font foi les transformations qu’entraînent la
requalification des centres-villes et le réaménagement touris-
tique des quartiers anciens. Aujourd’hui, la ville est devenue
lieu d’activités «Þnon productivesÞ», relevant pour l’essentiel
de l’immatériel, du ludique et du culturelÞ: la multiplication
des restaurants, bars à la mode, multiplexes, musées, salles
de spectacles, galeries, concept stores, lieux patrimoniaux
restaurés, mais aussi espaces commerciaux festifs, illustre
Le stade esthétique de la consommation 331

tout à la fois le nouvel ordre transesthétique et l’importance


croissante des loisirs marchands dans la vie urbaine et la cul-
ture contemporaines.
Des friches sont réinvesties, qui accueillent activités cultu-
relles et marchandesÞ; des espaces anciens liés aux activités
disparues sont requalifiés, des monastères sont réaménagés
en hôtels ou centres culturelsÞ; des quartiers entiers se réno-
vent, consacrés au shopping de plaisir avec restaurants, cafés,
boutiques de mode, galeries, salles de cinéma.
Les urbanistes et architectes qui conçoivent ces nouveaux
espaces urbains apparaissent parfois comme des sortes de
décorateurs de ville qui cherchent à la mettre en scène, à
faire de celle-ci un spectacle en soi. Et pour que la fête soit
complète, ils créent des espaces entièrement dévolus à la
détente, des «Þterrains de jeu urbainÞ», des mini-parcs de loi-
sir de ville, comme la Navy Pier de Chicago, longue jetée
d’un kilomètre, reconfigurée en lieu de loisir avec grande
roue, manèges, musée des enfants, jardin d’hiver, salle Imax,
dancings, restaurants, food-courts et enseignes diverses. La
notion de parc de loisir est d’ailleurs parfois clairement affi-
chéeÞ: à Baltimore, la compagnie Disney transforme l’ancien
marché à poisson de la ville en Port Discovery, village cartoo-
nesque sur le modèle de Disneyland.
On retrouve là, appliquée à l’urbanisation, cette idée que
le marketing sensoriel et le retailtainment ont développée au
sein des lieux de vente eux-mêmesÞ: l’idée d’un «Þréenchan-
tement du mondeÞ», qui amène à vivre la ville, espace mi-
commercial mi-ludique, comme une fête, qu’on consomme
avec la passion et le plaisir qui vont avec. En se théâtralisant,
se thématisant, se spectacularisant, la ville génère des expé-
riences, suscite des émotions, crée des sensationsÞ: on y
cherche une atmosphère. Elle répond à une «Þdemande
d’ambianceÞ»11.
Dans cette optique se multiplient les fêtes et les animations
programmées, celles-ci devenant une composante essentielle
332 L’esthétisation du monde

des politiques urbaines. L’organisation de fêtes, comme celle


de la musique, qui fait descendre dans la rue un public de
masse, régit désormais les grands moments de la cité,
renouant souvent avec des fêtes anciennes qui bénéficient de
ce renouveau les remettant au goût du jourÞ: défilés de car-
navals, marchés de Noël, fêtes liées aux spécialités locales, de
la raviole au beaujolais nouveau, mais aussi fêtes nouvelles,
traduisant une évolution des mœurs, un besoin de live, de
grands rassemblements collectifs. L’énorme succès remporté
partout par les Nuits blanches, où l’illumination des bâti-
ments s’accompagne de spectacles surprises, de musique, de
vidéos et d’installations, de virées nocturnes dans des lieux
inhabituels, en est un exemple, comme La Ruée vers l’art
qui ouvre toutes grandes les portes des musées à tous les
publics. Désormais, la ville s’affirme comme lieu d’attraction,
de sortie, de shopping, de cultureÞ: un espace transesthé-
tique.
C’est dans ce contexte que l’on voit fleurir les installations
d’œuvres d’art contemporain en plein air. Un peu partout,
les quartiers rénovés, les nouvelles villes, les campus universi-
taires, les espaces verts, et même les espaces patrimoniaux se
trouvent «ÞornésÞ» par des œuvres commandées par les pou-
voirs publics. Sans doute, depuis des siècles et des millénai-
res, nombreuses sont les œuvres qui s’élèvent dans les lieux
publics. Mais ce que nous observons aujourd’hui n’a plus
rien à voir avec les phénomènes du passé, et notamment
avec la fonction politique qu’avaient les monuments et sta-
tues dans les époques glorieuses des Princes, des Rois et de
la République. Il ne s’agit plus de créer un sentiment d’unité
du corps politique, de sacraliser des héros ou de symboliser
la grandeur des souverains. Désormais l’art dans la rue n’a
d’autre but que d’esthétiser ou de festiviser l’espace urbain,
humaniser des ensembles froids, personnaliser et animer des
lieux neutres ou désaffectés, «Þégayer le regard dans des
espaces ennuyeuxÞ»12. Aux politiques à visée d’éducation du
Le stade esthétique de la consommation 333

citoyen, se sont substituées des politiques de séduction esthé-


tique pure. On peut certes rattacher cette métamorphose à
l’éclipse des mégadiscours idéologiques13, mais le phéno-
mène fonctionne également comme compensation face à la
montée de la ville-shopping. Lorsque tout dans la ville se
monnaie, l’art public apparaît comme un loisir gratuit, une
beauté non marchande, un espace de respiration, un plaisir
esthétique donnant au spectateur une liberté critique qui
contraste avec la passivité accompagnant le divertissement
purement commercial et formaté.
C’est ainsi que l’esthétique et le ludique, le festif et la con-
sommation hédoniste sont devenus les vecteurs d’agence-
ment d’un nouveau cadre urbain. Désormais, la ville elle-
même s’emploie à se construire comme cité du loisir, de la
consommation et du divertissement et ce, par un travail de
réhabilitation et d’esthétisation du paysage urbain, par des
opérations de piétonisation des centres et de réaménagement
des berges fluviales, par des activités d’animation diverses, de
mises en image et mises en lumière destinées à créer un
environnement plus attractif et plus beau pour une clientèle
de touristes et de consommateurs de loisirs14.

Le management patrimonial

Dans ces nouvelles politiques de rénovation urbaine, la


sauvegarde du patrimoine bâti n’a cessé de gagner en
importance depuis les années 1970-1980. On ne rase plus
les bâtiments et les quartiers anciens auxquels on attribue
de plus en plus une valeur tant mémorielle qu’esthétiqueÞ:
on les restaure, on les réaménage. Et les réhabilitations
portent de plus en plus sur des édifices de moindre statut
historique ainsi que sur des sites patrimoniaux plus
récents. À côté des églises, palais, châteaux, des lieux plus
334 L’esthétisation du monde

communs sont désormais l’objet de conservation et de


reconversionÞ: friches industrielles, docks, hangars, caser-
nes. On les investit d’une nouvelle fonction, liée à la cul-
ture, au spectacle, aux loisirs. À Londres, Herzog et de
Meuron font d’une ancienne usine électrique à charbon,
dont ils conservent la cheminée comme une trace d’ori-
gine, la Tate Modern, un des musées d’art moderne les
plus prestigieux du monde.
L’époque est à la mise en valeur du patrimoine historique.
Ce travail de conservation historique comporte indéniable-
ment une valeur de mémoire et est souvent présenté comme
un moyen de sauvegarder les particularismes ethniques et
locaux face à l’uniformisation planétaire. Il n’en demeure
pas moins que cette valorisation du passé architectural et
urbain, quelle qu’en soit la résonance nostalgique, est por-
teuse des principes mêmes de l’hypermodernité marchande,
esthétique et médiatique. Avec ces politiques de reconver-
sion, le passé conservé apparaît souvent comme une coquille
vide, un décor de théâtre, une simple façade extérieure vidée
de la valeur première des bâtiments. Les quartiers et édifices
historiques sont réaménagés en lieux d’animation destinés
à stimuler le commerce, la consommation esthétique et
touristique. Sous le culte de la mémoire se déploient les
objectifs économiques de développement urbain, de même
que les passions présentistes et individualistes du consumé-
risme expérientiel et de la qualité de vie. La vérité est que
ce «ÞretourÞ» du passé est moins postmoderne qu’hyper-
moderne, tant il coïncide avec l’expansion des logiques mar-
chandes du loisir, des impératifs de la communication et du
tourisme.
Tandis que se déploient les politiques de conservation des
bâtiments et quartiers anciens, l’époque accorde une impor-
tance nouvelle, exceptionnelle aux musées. Un peu partout,
les villes sont témoins d’une explosion du nombre de musées
en tout genre, de monuments historiques à visiter, ainsi que
Le stade esthétique de la consommation 335

de visiteurs, tout particulièrement étrangers. Et la moindre


ville, aujourd’hui, ne se conçoit pas sans un ou plusieurs
musées pouvant contribuer à son rayonnement et à son déve-
loppement touristique. Le musée, désormais pièce maîtresse
dans la politique d’investissement culturel des cités, devient
pôle d’attraction pour lui-même, tout autant sinon plus que
pour les collections qu’il renfermeÞ: on se rend plus au Gug-
genheim de Bilbao pour admirer le bâtiment de Frank
Gehry que les œuvres qui y sont exposées. Devenue une figure
iconique de la reconversion urbaine, ce musée a réussi
l’exploit de transformer l’image même de la ville. Ce cas a
fait école. On ne compte plus les élus municipaux qui cher-
chent à copier ce modèle pour favoriser le développement
local. Et en raison de l’attraction architecturale que peut
constituer tout musée, nombreuses sont les villes qui mainte-
nant font appel aux «ÞstarchitectesÞ» avec en vue des objectifs
économiques et touristiquesÞ: cela s’appelle le «Þtourisme
architecturalÞ». Le star system inventé par le capitalisme artiste
a gagné maintenant le domaine des musées conçus comme
facteurs d’attractivité des villes dans la compétition interna-
tionale, comme vecteurs de qualité de vie et de revalorisation
de l’image urbaine.
Mais la ville-musée n’est pas seulement celle qui abrite un
grand nombre de musées, elle est celle où de plus en plus
d’activités sont tournées vers la consommation touristique
des œuvres du passé, du patrimoine culturel et historique.
Ce qui ne va pas sans transformation majeure de la ville, de
sa composition, de son organisation. Avec la dérive vers la
ville-musée, les classes populaires et moyennes sont rejetées
vers la périphérie en raison des prix de l’immobilier, de
plus en plus d’appartements sont achetés par des étrangers
comme pied-à-terre occupés quelques semaines par an, les
commerces de proximité sont reconvertis en galeries d’art,
boutiques de souvenir et restaurants, les rues sont envahies
par les touristes. Les activités traditionnelles tout autant que
336 L’esthétisation du monde

la flânerie sont remplacées par des commerces liés au temps


de loisir et des parcours touristiques organisés par les tour
operators. Esthétisation muséale de la ville signifie, en ce
sens, désintégration totale de la vie de quartiers autrefois
riches et vivants, relégation des couches populaires dans le
périurbain. Avec la muséification de la ville, c’est un simula-
cre de ville qui se dessine, où s’effacent les éléments ordinai-
res du vivre ensemble urbain.
Peu à peu, c’est tout le cœur des villes historiques qui se
transforme en une sorte de musée, en pur décor15, en vitrine
destinée au tourisme culturel de masse, à la consommation
nostalgique du passé. De plus en plus, les centres des villes
anciennes sont traités à la manière de toiles peintes, éclairés
par des jeux de projecteurs, façonnés par des urbanistes-scé-
nographes, mis en scène selon une dramaturgie à visée tou-
ristique. On visite le centre de Prague, avec ses maisons
repeintes aux couleurs du cinéma, comme on visiterait le stu-
dio où a été tourné Amadeus. Ce n’est plus tant la réalité
authentique de l’Histoire qui compte, avec les scories néces-
sairement liées à la patine du temps, qu’une sorte de recons-
titution d’apparence plus nette, plus lisse, plus parfaite. Pour
cela, le patrimoine est relooké, rhabillé, et lorsqu’il ne suffit
pas à satisfaire les exigences de l’apparence, on n’hésite pas
à construire du faux ancien. La ville-musée est une ville net-
toyée, maquillée, sanctuarisée, offerte aux jouissances esthé-
tiques des foules touristiquesÞ: elle constitue l’apothéose
urbaine du processus d’esthétisation hypermoderne du
monde.
Dans le Paris muséifié, où «Þle commerce des morts rem-
place peu à peu les boutiques des vivantsÞ», Françoise Cachin
voyait à l’œuvre un processus mortifère16Þ: une esthétisation,
mais d’une beauté dévitalisée. Ville-musée veut-il donc dire
ville morteÞ? L’esthétique de la disparition, chère à Paul Viri-
lio, n’aurait-elle engendré que la disparition de l’esthétique
par excès de visées esthétiques marchandesÞ?
Le stade esthétique de la consommation 337

Certains le pensent, qui passent toutefois un peu vite par


pertes et profits les apports considérables que le réaménage-
ment des villes a générésÞ: il suffit de regarder des photos du
Paris non ravalé d’avant André Malraux pour se rendre
compte de ce que la ville a gagné à une vision patrimoniale
qui lui a redonné tout son éclat. De fait, on peut raisonna-
blement considérer que l’embaumement muséal et l’exploi-
tation touristique ne sont que l’excès, la dérive néfaste d’un
processus en soi positif, en ce que non seulement il préserve
la ville, mais cherche à la valoriser. La muséification de la ville,
dans la mesure où elle tend à céder à l’unique logique tou-
ristique, a tendance à évacuer la vraie vie, avec ses aspérités,
pour promouvoir une ville cliché. Mais cela est vrai surtout
de quelques villes emblématiques comme Venise, transfor-
mées en étapes obligatoires dans les catalogues de voyages
organisés. Forts justement de cette expérience, les urbanistes
et les paysagistes d’aujourd’hui cherchent précisément à pré-
server la vie, en l’intégrant, comme un paramètre essentiel,
aux réaménagements opérés. Sans que le résultat final soit
pour autant assuré.

LE CONSOMMATEUR TRANSESTHÉTIQUE

Si l’esthétisation de la consommation s’applique aux objets,


aux magasins, aux lieux urbains, elle concerne aussi bien le
consommateur lui-même dans ses goûts, ses aspirations, son
mode de vie. À cet égard, la dynamique transesthétique dont
on s’emploie à brosser le tableau est un processus global tou-
chant aussi bien l’univers de l’offre marchande que celui de
la demande.
Dans les nations où domine le capitalisme artiste, ce sont
338 L’esthétisation du monde

des pans entiers de l’univers consumériste qui mobilisent un


consommateur transesthétique tant s’y déploient des motiva-
tions hédonistes et ludiques, émotionnelles et sensitives et
ce, dans des couches de plus en plus larges de la société. Pas-
sion des voyages et du tourisme, amour du patrimoine et des
paysages, goût de la décoration du chez-soi, usage généralisé
des produits de soin et de maquillage, obsession de la min-
ceur, tatouages et piercings, écoute musicale en tout lieu et
toute circonstance, karaoké, consommation croissante de films,
téléfilms et séries télé, pratiques également à la hausse de la
photo, de la vidéo, de la musiqueÞ: autant de phénomènes
qui sont le signe de la formidable expansion sociale des
attentes et des pratiques esthétiques, des désirs de beauté, de
musique et de spectacles. Nous vivons le temps de l’explo-
sion démocratique des aspirations, des passions et des com-
portements esthétiques. En agençant une économie dans
laquelle la logique esthétique joue un rôle majeur, le capita-
lisme artiste avancé a produit dans le même temps un con-
sommateur esthétique de masse.
Ce consommateur esthétique est l’enfant du capitalisme
artiste. Et cet enfant, au cours du siècle dernier, n’a cessé de
«ÞgrandirÞ». Dès le commencement de son aventure histori-
que, le capitalisme artiste s’est construit en stimulant les goûts
esthétiques du grand nombre, via les grands magasins, le
cinéma, la radio, le music-hall, les photos de mode, le packa-
ging, les produits cosmétiques. Mais si la consommation esthéti-
que dans les couches populaires progresse, il n’en demeure
pas moins que pour la masse des individus, la consommation
porte, pour l’essentiel, sur les biens de nécessité répondant
aux besoins de baseÞ: jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,
les consommateurs dans leur immense majorité ne dispo-
saient que de bien peu d’argent au-delà de ce qu’il leur fal-
lait pour parer aux nécessités de la vie.
C’est au cours de ce que nous appelons la phaseÞII du
capitalisme moderne que se met en place le processus
Le stade esthétique de la consommation 339

d’esthétisation de masse de la consommation, celle-ci gagnant


de très larges couches sociales. La forte augmentation du
revenu familial moyen, rendue possible par l’économie for-
dienne, a contribué à faire apparaître un pouvoir d’achat dis-
crétionnaire parmi les masses. Dès lors, ce qui autrefois
relevait de la consommation de luxe (biens d’équipement
durables, renouvellement des objets, mode, cosmétiques,
voyages, loisirs, distractions) n’est plus réservé à une petite
minoritéÞ: le plus grand nombre commence à pouvoir parti-
ciper à un mode de consommation esthétique jadis limité à
quelques-uns et à pouvoir consacrer une partie de son salaire
à acheter ce qui lui plaît, et pas seulement ce dont il a
besoin. La rupture est majeure, elle accompagne l’essor de la
société de consommation de masse.
En même temps, le capitalisme de consommation se déploie
sous le signe des valeurs hédonistes et distractives, jeunes et
érotiques. Le capitalisme a ainsi disqualifié les morales ascé-
tiques au profit d’une fun morality, d’une économie centrée
sur les nouveautés perpétuelles du bien-être, de la mode, des
loisirs, du divertissement. En ayant rendu possible un pou-
voir d’achat discrétionnaire dans des couches sociales de
plus en plus larges, le capitalisme a permis à celles-ci de se
dégager de l’urgence du besoin strict. Le superflu, le gadget,
le distractif s’imposent comme des catégories majeures du
nouveau monde consommatoire. Moins assujettie au règne
de la nécessité, toute une partie de la consommation tend à
apparaître comme un domaine esthétique voué aux plaisirs
et à la frivolité, aux sensations et au divertissement. Pour la
première fois les masses accèdent à un type de consomma-
tion plus ludique et plus individualisée, à un mode de vie
plus esthétique (mode, gadgets, loisirs, jeux, musiques enre-
gistrées, télévision, vacances) autrefois privilège des élites
sociales. La dernière phase pousse encore d’un cran cette
logique consumériste-esthétique qui était entravée par la per-
sistance des cultures de classe. Non toutefois sans que de
340 L’esthétisation du monde

nouvelles attitudes, valeurs et aspirations ne viennent colorer


de manière inédite l’homo æstheticus des temps de l’hypercon-
sommation.

L’expansion sociale de la consommation esthétisée

Avec la phaseÞIII, fût-ce à un rythme ralenti, la croissance du


revenu des ménages s’est poursuivieÞ: en France, le pouvoir
d’achat double entre 1973 et 2009. Cet «ÞenrichissementÞ»
accroît encore les marges de manœuvre des consommateurs
en ce qui concerne leurs choix et leurs arbitragesÞ: il n’est pas
étonnant, dans ce contexte, que les facteurs affectifs, imaginai-
res, esthétiques de la consommation jouent un rôle chaque
jour plus important. Une fois les besoins de base couverts et le
confort matériel acquis, la consommation est de plus en plus
commandée par la quête d’émotions, par l’exigence de se
payer de «Þpetits plaisirsÞ», par le désir de vivre des expérien-
ces agréables, de jouir de biens de qualité sensitive, symboli-
que et esthétiqueÞ: six Français sur dix déclarent économiser
de plus en plus sur leurs dépenses quotidiennes pour s’offrir
des loisirs17Þ; et les dépenses liées à ceux-ci n’ont pas diminué
en dépit des inquiétudes croissantes portant sur l’avenir. La
large satisfaction des besoins élémentaires, l’élévation du
niveau de vie, l’hédonisme culturel ont mis sur rail un type de
consommation qui privilégie de plus en plus la valeur psycho-
logique, symbolique et esthétique des biens marchands, une
consommation moins tournée vers l’avoir que vers le plaisir, le
bien-être et l’épanouissement personnel. En dépit de la crise
économique que nous traversons, les arbitrages des consom-
mateurs continuent de s’effectuer au détriment des besoins de
base et au profit de la «Þréalisation de soiÞ»Þ: à présent, les
dépenses liées à celle-ci pourraient représenter près du tiers
de la consommation totale des ménages18.
Le stade esthétique de la consommation 341

On est au moment où le registre fonctionnel de la con-


sommation recule au bénéfice des valeurs hédonistes, émo-
tionnelles et esthétiques. Ce qui n’empêche nullement le
succès du hard discount et du low cost, l’attrait des produits
bio, le recours croissant aux marchés de l’occasion, le déclin
de la valeur ostentatoire de la voiture, une plus grande sensi-
bilité au prix et le poids plus grand de «Þl’achat malinÞ»Þ:
autant d’indices qui signalent la montée de l’aspiration à
«Þconsommer mieuxÞ». Ce qui ne signifie ni «Þconsommer
moinsÞ» ni rejet rédhibitoire des marques, mais un désir de
consommer selon le meilleur rapport qualité-prix19. Si les
consommateurs privilégient la valeur fonctionnelle de l’offre
low cost, ce n’est nullement là un signe de désinvestissement
du registre hédoniste de la consommation, mais une manière
de pouvoir continuer à s’offrir, dans d’autres domaines, ce
qui fait plaisir, à jouir des agréments de la consommation
esthétisée. Lorsque le pouvoir d’achat est limité et empêche
de s’acheter partout ce que l’on préfère, des arbitrages fonc-
tionnels ou raisonnables s’imposent, non au nom d’un idéal
d’austérité, mais au contraire pour avoir accès aux autres for-
mes de la consommation expérientielle ou transesthétique.
En parallèle, à mesure que les biens de consommation se
diffusent dans tout le corps social, les objets tendent à per-
dre leur ancien statut de marqueur du milieu social. Ils sont
moins recherchés en vue de la considération sociale qu’en
vue de satisfactions hédonistiques, ludiques, expérientielles,
autrement dit esthétiques au sens premier et étymologique
du terme. Nous voici dans un nouvel âge de consommation
où celle-ci fonctionne sur un registre plus émotionnel que
compétitif, plus expérientiel qu’honorifique, plus ludique
que prestigieux. Moins de course au standing, mais plus de
visées sensitives, distractives ou émotionnellesÞ: c’est ainsi que
le capitalisme artiste voit le triomphe d’une esthétique de la
consommation. Comme le disait déjà Toffler, nous sommes
dans un âge où l’acheteur est devenu un «Þcollectionneur
342 L’esthétisation du monde

d’expériencesÞ»20, cherchant sans cesse des sensations et des


émotivités nouvelles. Primauté des expériences senties et
vécuesÞ: le néoconsommateur se caractérise par cette relation
esthétique aux produits marchands. Largement délivré de
l’obsession d’exhiber un rang social, il est celui qui veut sans
cesse «ÞrajeunirÞ» son vécu, qui combat fiévreusement les
temps morts, qui veut sans cesse connaître, via les nouveau-
tés marchandes, de nouvelles émotions et ce, afin de faire
obstacle à la fossilisation du quotidien, jouir de l’impression
de vivre une vie plus intense, toujours nouvelle21.
S’il faut parler d’esthétisation de la consommation, c’est
également en ce que celle-ci devient chaque jour un peu
plus une affaire de goûts individuels. En lieu et place de ce
qui relevait de la routine, de prescriptions traditionnelles ou
d’impératifs de classe, s’affirme une esthétique consomma-
toire centrée sur la subjectivité des goûts et des sensations de
plaisir. À mesure que reculent le «Þrègne de la nécessitéÞ», les
inhibitions et habitus de classe, les choix des individus se
font davantage en fonction de leurs goûts personnels et de
l’émotion esthétique suscitée par les produits (design, style,
look des objets, tendances et modes). À présent, l’hypercon-
sommateur, qui dispose d’une large panoplie de choix et
n’est plus encadré par des normes impératives de classe,
achète ce qui répond à ses goûts propres, ce qu’il aime, ce
qui lui plaît, ce qu’il trouve beau ou plaisant22. Individualisa-
tion, dissolution des cultures de classe et esthétisation de la
consommation marchent de concert.
Dans la société industrielle, les consommations étaient
structurées par des habitus de classes profondément clivées
ainsi que par l’opposition entre les «Þgoûts de luxeÞ» et les
«Þgoûts de nécessitéÞ». En ce qui concerne le rapport à la
maison, les classes populaires privilégiaient le propre et le
net, le fonctionnel, ce qui est pratique, solide, facile à entre-
tenir. Dans le domaine de l’alimentation et des repas, préva-
laient la quantité, le lourd, le gras, le nourrissant, le rejet des
Le stade esthétique de la consommation 343

manières et autres cérémonies bourgeoises. Et dans


l’habillement, des vêtements «ÞsimplesÞ», passe-partout, bon
marché et durable, à l’écart des «ÞfoliesÞ» de mode. Les con-
sommations des classes populaires se construisaient dans
l’exclusion de la gratuité des formes et des «ÞchichisÞ», aux
antipodes d’un style de vie fondé sur le primat du paraître et
du raffinement esthétique23. Mais que devient cette dichoto-
mie de normes lorsque se propagent partout le culte de la
minceur, la démocratisation des cosmétiques, la passion
généralisée du tourisme et de la mode, le goût des marques
de luxe, des appareils high-tech, des derniers smartphones et
des nouvelles musiquesÞ? Les jeunes des quartiers défavorisés
ne veulent plus des chaussures pour marcherÞ: ils veulent des
Nike, des Puma, des Reebok. Les analyses du maître de la
sociologie de la distinction ne permettent plus, sur ce point,
d’appréhender ce qui se joue dans les sociétés où la consom-
mation est dominée, précisément, par le refus des «Þgoûts de
nécessitéÞ» et l’exigence des plaisirs esthétiques de changer,
voyager, jouer, exhiber un look, écouter les derniers hits
musicaux sur un baladeur. Si ce n’est évidemment plus de
stylisation de la vie à la mode aristocratique ou bourgeoise
qu’il s’agit, ce n’en est pas moins une dynamique généralisée
d’esthétisation de la consommation d’un genre inédit qui est
à l’œuvre.

Esthétisation ou appauvrissement du consommateurÞ?

Depuis l’avènement de la société de consommation de


masse, les théoriciens sont légion qui soulignent la dégrada-
tion, la dégénérescence de l’expérience esthétique des indi-
vidus. Les objets de série se signalent par le «Þdéficit de styleÞ»
et la réduction des qualités sensibles24. Sur les écrans petits et
grands, prolifèrent la violence, le sexe, la vulgarité, l’insigni-
344 L’esthétisation du monde

fiance des images qui, loin d’être appréciées pour elles-mêmes,


sont consommées et zappées à seule fin de tuer le temps et
chasser l’ennui25. Bombardés de sollicitations, «ÞblasésÞ», les
consommateurs réagissent par l’apathie et l’insensibilité, ce
qui conduit les acteurs du marché à pousser toujours plus
loin la logique du spectaculaire et de la violenceÞ: un proces-
sus hyperbolique qui ne fait qu’aggraver encore la proléta-
risation de la sensibilité contemporaine. Tout dans le
capitalisme de consommation travaillerait ainsi à appauvrir la
vie des sens et la qualité des expériences esthétiques.
Et le processus ne cesse de s’amplifier avec les nouvelles
technologies digitales et la société de l’hypervitesse. Nous
vivons, dit-on, dans un monde qui est la négation de la vie
esthétique et sensuelle, le numérique engendrant une exis-
tence abstraite, décorporéisée, «ÞspectraleÞ»26, sorte de cau-
chemar sans liens charnels et sensualistes. Nous mangeons
de plus en plus vite des plats standardisés, nous régressons
dans les manières de table, nous visitons à pas de course les
musées, nous ne prenons plus le temps de rien et passons
plus de temps devant les écrans qu’en rencontres réelles avec
les autresÞ: de plus en plus le règne des grandes vitesses
appauvrit les sens, ruine le temps voluptueux et les jouissan-
ces vagabondes. C’est ainsi que l’univers consumériste et per-
formantiel apparaît, aux yeux de ses contempteurs, comme
une machine de guerre tournée contre la sensorialité des
jouissances esthétiques.
Nous nous inscrivons en faux contre cette vision catastro-
phiste. En dépit des lamentations convenues, la «Þmal bouffeÞ»,
la «Þtélé-poubelleÞ», les musiques assourdissantes, le kitsch
touristique, les lotissements standardisés ne sont pas les
signes d’un naufrage esthétique généralisé. Car ils ne sont
pas le tout de notre univers culturelÞ: d’autres phénomènes
existent qui conduisent à un diagnostic nettement plus
nuancé. Ainsi, la sensibilité paysagère, le culte du patrimoine,
la valorisation des produits de terroirs, la fréquentation de
Le stade esthétique de la consommation 345

masse des musées et des expositions, le tourisme culturel, le


goût pour la décoration des intérieurs, la passion pour la
musique et maintenant pour la photo, le succès réservé aux
livres d’art et aux albums de luxe, l’intérêt porté à la gastro-
nomie et aux raffinements culinaires, sont autant de phéno-
mènes qui illustrent la place grandissante des appétits
esthétiques dans les sociétés hyperconsuméristes. Nous assis-
tons non point au dépérissement de masse de la sensibilité
au beau, mais à la démocratisation des aspirations et des
expériences esthétiques. Chaque année les journées euro-
péennes du patrimoine accueillent plus de 10Þmillions de
visiteurs et les Nuits blanches organisées dans un grand nom-
bre de villes mobilisent un public considérable27Þ; les «Þbeaux
livresÞ» de photos, comme La Terre vue du ciel de Yann
Arthus-Bertrand, se vendent à des millions d’exemplaires et
font des best-sellers internationauxÞ; les grandes expositions
déplacent les foules et les retransmissions télévisées de la sai-
son du Metropolitan Opera de New York remplissent les sal-
les des multiplexesÞ; la musique est écoutée chaque jour par
des dizaines de millions de personnes dans le métro, en mar-
chant, chez soiÞ; le tourisme est devenu une pratique de
masse. Contrairement aux thèses affirmant l’infantilisation du
goût ou la «Þprolétarisation du consommateurÞ»28, la vérité
est que le capitalisme artiste a enrichi les attentes esthétiques
des individus, la sensibilité au beau, l’appétit des sensations
et expériences nouvelles.
Notre époque est contemporaine d’une demande accrue
d’art et de beauté, de styles et d’expériences «ÞgratuitesÞ»
dans un nombre croissant de domainesÞ: mode, décoration
des intérieurs, jardins, cinéma, musique, photographie, voya-
ges. Plus la techno-science gouverne le monde, plus l’offre
commerciale est artialisée et plus la demande se trouve mar-
quée par les désirs de goûter aux joies des «Þimpressions inu-
tilesÞ» qui caractérisent l’expérience esthétique. Avec l’âge
émotionnel de la consommation monte inévitablement une
346 L’esthétisation du monde

recherche incessante d’expériences hédonistes et sensibles,


renouvelées et «ÞsurprenantesÞ», autrement dit esthétiques.
L’esthétisation de la consommation s’exprime à grande
échelle à travers l’écoute musicale, le cinéma, les images, le
design, la mode, les articles de luxe. Le tourisme également.
On assimile souvent celui-ci à des comportements stéréoty-
pés et moutonniers obéissant à des parcours fléchés. Au vrai,
il est surtout, et de plus en plus, une expérience esthétisée
tant il apparaît comme «Þun grand voyage-spectacle au sein
d’un univers de paysages, monuments, muséesÞ»29. Voyage
détaché de toute visée utilitaire, orienté vers les seuls plaisirs
de la découverte, de la beauté, du dépaysement et des sensa-
tions, le tourisme est un type de consommation esthétisée.
Avec le tourisme, les lieux, qu’ils soient naturels ou culturels,
se transforment en spectacles et paysages mis en valeur en
vue de perceptions ou d’émotions esthétiques. Armé de son
appareil photo, le touriste est à l’affût perpétuel d’images,
de lieux pittoresques, de visions panoramiques, de sites typi-
quesÞ; il regarde les nouveaux lieux pour eux-mêmes, pour le
seul plaisir, avec un regard «ÞgratuitÞ» et «ÞdétachéÞ», un peu
comme un spectateur au cinéma. C’est l’ensemble de son
vécu qui relève d’un mode hédoniste-esthétique où se mêlent
plaisirs de l’évasion, plaisirs contemplatifs, plaisirs folklori-
ques, plaisirs de la nouveauté. Le touriste ressemble de plus
en plus à un hyperconsommateur recherchant et accumu-
lant des perceptions et des sensations esthétiques toujours
renouvelées.
On objectera à cette lecture l’inculture du touriste, sa
vulgarité, son débraillé, et jusqu’aux papiers gras qu’il
abandonne négligemment sur les sites classés. Et puis aussi
l’absence de raffinement de l’amateur de rap, le voyeu-
risme du spectateur de filmÞX, le mauvais goût de l’ache-
teur de souvenirs kitsch. Des raisons esthétiques peuvent à
coup sûr être avancées pour nier ou discréditer le profil
esthétique du consommateur contemporain, souligner sa
Le stade esthétique de la consommation 347

«ÞgrossièretéÞ» et son indigence culturelle. Reste malgré


tout le fait majeur que l’attente et la disponibilité envers les
expériences esthétiques loin de toute utilité sont devenues
des phénomènes de masse consubstantiels à la consomma-
tion. Ajoutons que dans une époque dominée par la disso-
nance des goûts intra-individuels, rien n’empêche les
amateurs de porno ou de rap de se montrer curieux de
spectacles plus raffinés et de musiques autres. Et le confor-
misme touristique n’empêche pas l’essor de vacanciers
amoureux de voyages «ÞdifférentsÞ», moins balisés par les
guides et tour operators, moins stéréotypés, plus «Þauthenti-
quesÞ»Þ: c’est ainsi que l’époque est témoin de l’avènement
du «Þpost-touristeÞ» libre et indépendant dans ses apprécia-
tions et marqué par la réflexivité esthétique30. Singulière-
ment fragiles apparaissent à cet égard les thèses de la
paupérisation esthétique du consommateur.
En transformant la sphère des objets, de la communica-
tion et de la culture, le capitalisme artiste a façonné un homo
æstheticus d’un genre nouveau, consumériste et individua-
liste, ludique et insatiable, à l’affût perpétuel de sensations
nouvelles mais aussi de mise en scène de soi, de design du
corps, de qualité et de style de vie. Sur la scène du capita-
lisme artiste contemporain, c’est une nouvelle figure para-
doxale, hypermoderne d’homo æstheticus qui s’affirme. La visée
d’une vie esthétique était une passion élitiste, aristocratique
et bourgeoise associée au luxe, elle est devenue une passion
consumériste et démocratique de masse.
Il y a eu déjà, certes, dans l’histoire, certaines formes de
société esthétique. La société de Cour, décrite par Norbert
Elias31, en est un exemple fameux, par l’importance donnée
à l’art de vivre, à la politesse, aux manières, au langage, à la
conversationÞ; par le goût développé pour le spectacle, le jeu,
la fêteÞ; par le souci de l’apparence, de la mode, du décor.
Des règles de civilité édictées par Érasme pour l’éducation
des enfants au code subtil des convenances auquel est sou-
348 L’esthétisation du monde

mis l’homme de Cour32, des fêtes de Vaux-le-Vicomte à celles


de Versailles, de Madame de Sévigné à Madame de Lambert,
des académies aux salons, un art de vivre d’un raffinement
extrême a existé, dans cette époque qu’on appelle
aujourd’hui classique et sur laquelle s’est largement cons-
truite la culture du même nom. Mais, dans cette société,
l’ordre esthétique reposait sur les logiques de distinction
pour le prestige et le rang socialÞ: un «Þpetit mondeÞ», éli-
taire, limité, fondé sur les distinctions hiérarchiques et statu-
taires.
Tout autre est la société transesthétique contemporaine
modelée par la puissance du marché, et dans laquelle l’esthé-
tisation s’impose comme un processus démocratique qui,
annexant tous les aspects de la vie quotidienne de tous les
groupes sociaux, se déploie sous le signe de l’émotion directe
et de la «ÞdéformalisationÞ»33 culturelle. Tandis que dans la
société de Cour, la culture esthétique était fondée sur des
normes sociales strictes — la galanterie, l’étiquette, la mode,
la politesse, les bonnes manières, le faste — donnant une
place centrale à la convention, à la théâtralité, au décor, au
paraître social, aujourd’hui l’esthétisation repose sur le vécu
expérientiel et les émotions personnelles. Non plus une logi-
que de représentation sociale, mais une quête d’expériences
centrées sur le plaisir des sens, sur les jouissances des nou-
veautés, du corps, des paysages, de la mode, délestées des
formes cérémonielles et des rituels sociaux formalistes.
Le stade esthétique de la consommation 349

LE CADRE DE VIE
ET SES AMBIVALENCES ESTHÉTIQUES

Dans les sociétés marquées par la généralisation de l’équi-


pement de base des ménages, par l’individualisation des
modes de vie et la multiplication des protestations contre les
ravages du progrès, de nouvelles exigences esthétiques voient
le jour, en particulier dans l’important domaine que consti-
tue le cadre de vie, qu’il soit public ou privé. Nous sommes à
l’heure où monte en puissance le paradigme de la qualité de
vie, autrement dit de nouvelles priorités moins technocrati-
ques qui, au nom de la qualité du vécu et de l’environne-
ment, doivent contribuer au développement d’un type de
bien-être et d’habitat convivial, esthétique et écologique.
On ne compte plus les voix qui s’élèvent contre les paysa-
ges défigurés par le bétonnage du littoralÞ; les associations se
multiplient qui dénoncent les nuisances des éoliennes indus-
trielles accusées de détruire la qualité et l’identité des paysa-
ges. Chaque jour se renforce l’impératif de préserver côtes et
forêts, bocages et autres paysages typiques faisant l’identité
des régions et ressentis comme composante essentielle de la
qualité de vie. Les individus ne luttent plus seulement pour
l’augmentation de leur pouvoir d’achat, mais aussi pour
l’amélioration des éléments constitutifs d’un cadre de vie
harmonieux et agréable. Si ces nouvelles exigences compor-
tent une dimension écologique et identitaire, elles témoi-
gnent aussi de la nouvelle vigueur des désirs de qualité de
vie, d’un bien-être chargé de valeurs sensorielles et esthétiques.
La nouvelle sensibilité paysagère n’est pas séparable des aspi-
rations d’homo æstheticus.
350 L’esthétisation du monde

Vers une ville sensible

Le rapport à la ville obéit à la même tendance. La boutade


d’Alphonse Allais, qui proposait de mettre les villes à la cam-
pagne, se réalise, inverséeÞ: la campagne entre dans la ville,
soumise à l’art jardinier des paysagistes qui aménagent parcs
et allées, arborent et fleurissent places et rues, intègrent des
zones vertes au sein des quartiers, font reverdir les centres
transformés en zones piétonnes ou cyclables. Des jardins sur-
gissent dans les lieux les plus inattendus, comme à Saint-
Nazaire, où Gilles Clément aménage sur le toit de la base
sous-marine un jardin en triptyque34, Le Tiers Paysage, où
chaque élément de l’architecture en place permet de déve-
lopper un jardin différent.
Des aménagements paysagers de plus en plus sensibles à la
décoration florale, à l’intégration du mobilier urbain, au dia-
logue entre le végétal et le minéral, tendent à faire reverdir
la ville, à la rendre plus vivable, plus amène. Il est question
aujourd’hui de ville verte, de ville durable, de ville paysage,
de ville fertile, voire, inspirée par le mouvement «ÞslowfoodÞ»,
de ville lente35. Les principes désormais valorisés sont ceux du
développement durable et de l’urbanisme écologique, axés
sur des modes d’activité et de transports sobres, sur une
architecture et des aménagements intérieurs répondant aux
nouvelles normes d’économie d’énergie, sur la priorité don-
née à la qualité environnementale. Des éco-villes ou des éco-
quartiers sont ainsi labélisés, soumis à des classements natio-
naux ou internationaux, présentés et analysés dans des expo-
sitions.
Le sens de la ville change. Loin de la cité fonctionnaliste
imaginée par Le Corbusier, de la ville travailleuse et affairée
de l’industrialisation, la ville cherche à redevenir «Þhabita-
bleÞ», à exorciser ses symptômes de pollution et de béton-
Le stade esthétique de la consommation 351

nage intensif, afin d’aménager des espaces sensibles, des


«ÞambiancesÞ» où le plaisir des sens trouve pleinement sa
place. Contre la ville uniformisée et déshumanisée dominée
par l’idéologie machinique, commence à s’affirmer l’exigence
d’une «Þarchitecture sensuelleÞ» et d’un «Þurbanisme sensorielÞ»
qui, magnifiant les sensations, les couleurs, les sinuosités, la
nature, les surprises, se mettent au «Þdiapason des cinq sens
des humainsÞ»36. Nous sommes au moment où l’esthétique de
l’hyperspectacle, visant à capturer le regard et créer des ima-
ges hypnotisantes, se trouve concurrencée par une «Þesthéti-
que environnementaleÞ»37 qui, douce et centrée sur les
expériences sensorielles, s’attache à améliorer le bien-être en
ville.
Ce n’est pas un des moindres paradoxes du capitalisme,
largement responsable de l’horreur des villes, que cette
façon de repenser une ville nouvelle. Loin de la Metropolis
infernale attendue, l’âge hypermoderne rêve de façonner
une Ludopolis qui soit aussi une Ecopolis, où il ferait bon
vivre.

Misère du paysage urbain

Le rêve, pour autant, n’engendre pas que la cité radieuse


escomptée. Si le cœur des villes est le principal bénéficiaire
de ces aménagements qui l’esthétisent, les quartiers périphé-
riques, les banlieues, les entrées de ville restent largement
tributaires d’un urbanisme qui, pour répondre à l’afflux
croissant de population puis au développement intensif des
zones commerciales, s’est moins préoccupé de style, de forme,
de cadre de vie, que d’efficacité. L’urbanisme fonctionnaliste
des grands ensembles qui a été la loi pendant des décennies,
a engendré une laideur dont la trace est loin d’être effacée.
Et si l’on construit aujourd’hui mieux et moins sinistre que
352 L’esthétisation du monde

ces cités dortoirs et si des programmes de réaménagement


suppriment les anciennes barres d’immeubles, pour les rem-
placer par des éco-quartiers plus avenants et conviviaux, ni
l’architecture ni l’urbanisme n’ont encore réussi à donner
une âme à ce qui reste le grand échec d’un système qui a
engendré des ensembles aussi inhospitaliers.
Cette horreur urbanistique, les zones commerciales en sont,
à l’entrée et à la périphérie des villes, une marque criante.
Affichage tapageur, enseignes agressives, étalage des marques,
shopping centers sans grâceÞ: l’espace urbain est dévoré
par cette prolifération, contemporaine de la frénésie de la
consommation38 et caractéristique des entrées de ville améri-
caines. De la même façon, et répondant à la même logique
de la consommation appliquée aux loisirs, les villes balnéai-
res ont vu, dans les années de développement du tourisme
de masse, un développement anarchique des constructionsÞ:
littoral bétonné, barres d’immeubles en bord de mer, com-
mercialisation agressive. Et même lorsque les constructions
font preuve d’un peu d’originalité, voire d’un luxe sensible,
le sentiment n’est guère celui d’une expérience esthétique
devant ces fronts de mer qui déploient en continu sur des
kilomètres des hôtels dont les halls eux-mêmes sont transfor-
més en galeries commercialesÞ: l’impression est moins à la
laideur qu’à la répétition, à la monotonie formatée, léchée
et internationale.
Pour échapper à l’effet d’anonymat, une réponse se des-
sine qui tend, depuis quelques décennies, à remplacer les
architectures verticales — buildings, grands immeubles,
tours — par les architectures horizontales — maisons indivi-
duelles, petites copropriétés. Le développement considéra-
ble des lotissements, dès les années 1970, est ainsi apparu
comme une réponse au rejet des grands ensembles. L’évolu-
tion même de ces lotissements, notamment de ceux qui se
veulent de standing, traduit un désir de cadre agréable, per-
ceptible dans les décorations florales et végétales, la présence
Le stade esthétique de la consommation 353

d’allées arborées, le souci de propreté collective. Certains


possèdent des piscines, courts de tennis, aires de jeux,
ouverts aux seuls résidents. L’ensemble est tracé au cordeau,
chaque maison a sa pelouse bien verte donnant sur la rue,
tout respire la beauté bien ordonnée, mais sans âme, répéti-
tive, privée de repèresÞ: quelque chose comme le rêve améri-
cain, reproduit quasiment à l’identique dans ces aires
pavillonnaires périurbaines où l’on vient, une fois le travail
terminé, se reposer du stress de la ville et aussi, de plus en
plus, pour se mettre à l’abri des menaces et des désordres
urbains.
Cette logique trouve son expression parfaite dans les
«Þgated communitiesÞ», ces villes closes, nées aux États-Unis39
et qui commencent à se répandre un peu partout dans le
monde, au Brésil, au Maroc, en Europe. Des villes propres,
avec règlement interne, protection, surveillance, où n’entre
pas qui veutÞ: des enclaves sécurisées de classe, où l’on vit
entre soi, à l’écart des autres, jugés suspects ou dangereux.
Des villes idéales pour retraités ayant les moyens, des cités
artificielles, sans enfants, ni animaux, ni mendiants, dérou-
lant leurs chaussées impeccables et leurs aménagements bien
tenus, alors que, parfois non loin de là, dans des zones moins
favorisées, on trouve des rues défoncées, des immeubles dégra-
dés, des graffitis aux murs et des cages d’escaliers squattées
par les dealers.
Dans ces cités protégées, toute laideur se veut exclueÞ;
mais c’est une beauté léchée, fade, désubstantialisée, une
esthétique du propret, du confort, de la tranquillité, dans un
espace privatisé et lyophiliséÞ: une «Þprivatopia en marcheÞ»40.
Mais à rebours de ce qu’est une ville. Le paradoxe ultime du
capitalisme en matière d’urbanisme n’est-il pas d’engendrer
à la fois des villes tentaculaires qui, par leur démesure
même, échappent au contrôle et déversent leurs horreurs,
mais où la vie grouille, et des cités artificielles, répondant au
354 L’esthétisation du monde

désir de beauté et de plaisir, mais figée dans leur esthétique


de confection et où la vie est absenteÞ?

Le home personnalisé

À l’instar de l’espace urbain, le rapport au chez-soi est


transformé par la sensibilité esthétique hypermoderne. Nous
sommes au moment où le confort domestique défini par les
seuls critères fonctionnels et techniques ne suffit plusÞ: ce
qui est recherché est un confort d’agrément, un confort res-
senti, procurant des sensations agréables. Il ne s’agit plus
seulement de bénéficier du «Þtout confortÞ», mais de jouir de
plaisirs sensitifs et émotionnels, se sentir bien ou mieux chez
soi. On est à l’heure où toutes les pièces de la maison font
l’objet d’une recherche décorative «Þpour le plaisirÞ», moins
conformiste que personnalisée. Mobilier, éclairage, plantes
vertes, ce qui est visé est un espace de bien-être sensitif, de
plaisirs esthétiques et sensoriels, de convivialité et de person-
nalité.
Autant les grands ensembles urbains se ressemblent,
autant les intérieurs révèlent de nos jours des goûts esthéti-
ques subjectifs. Le capitalisme artiste et la dynamique d’indi-
vidualisation se sont conjugués pour rendre possible une
plus grande subjectivisation du rapport au chez-soi, une
démocratisation des tendances à l’esthétisation du home, des
démarches décoratives plus personnalisées, moins standardi-
sées. De plus en plus, les consommateurs aiment chiner dans
les foires de brocante, trouver des gadgets dans les magasins
de décoration, acquérir des objets singuliers permettant de
donner une âme au chez-soi41Þ; de même, ils fréquentent en
masse les surfaces spécialisées dans le bricolage, où ils trou-
vent des idées pour aménager eux-mêmes et selon leurs
goûts le décor de leur intérieur, pour lequel ils cherchent
Le stade esthétique de la consommation 355

des idées dans les nombreux livres et magazines spécialisés.


L’amour de la décoration est devenu une passion individua-
liste de masse. L’aménagement du jardin et l’embellissement
de la maison s’imposent comme un hobby socialement
répandu et mobilisant temps et argent, un loisir créatif fina-
lisé non seulement par le besoin de faire des économies mais
aussi par le plaisir d’avoir conçu et réalisé soi-même son
cadre de vie.
Pour un nombre croissant de personnes, il ne s’agit plus
de «Þfaire impressionÞ» ou «Þfaire richeÞ» mais de donner du
cachet et du caractère à son lieu de vie. L’important n’est
pas tant d’afficher un standing supérieur que de se faire plai-
sir, agencer un environnement créatif et imaginatif, donner
un visage singulier à sa maison où l’on veut se sentir bien.
Dans ce contexte, la valeur patrimoniale du meuble décline
au profit de la valeur esthétique et du plaisir de changer fré-
quemment d’ambiance. Si aujourd’hui, la part du mobilier
contemporain l’emporte sur celle du «ÞstyleÞ», c’est notam-
ment en raison du goût croissant pour les ambiances créati-
ves, les nouveautés et le plaisir qu’il y a à renouveler son
environnement en fonction de ses désirs. La valeur esthéti-
que a pris le pas sur la valeur statutaire traditionnelleÞ: au
conformisme bourgeois succède un individualisme décoratif
marqué par l’affirmation des goûts subjectifs, la pluralité et
l’éclectisme esthétiques. Désacralisation du meuble, délégiti-
mation de l’impersonnalité des décors, recherche d’ambiance,
habillage personnel des lieux de vie, primat du plaisir et de
la singularité décorativeÞ: nous sommes à l’heure de la psy-
chologisation, de l’affectivisation de la relation esthétique à
la maison.
356 L’esthétisation du monde

LES RAFFINEMENTS DE BOUCHE

La logique esthétique de la consommation a également


gagné les sphères du boire et du manger. Les indices sont
multiples qui attestent de l’importance nouvelle, propre-
ment esthétique, dévolue à la cuisine dans la société hyper-
moderne. Le mangeur — et le buveur, car l’un va plus que
jamais avec l’autre dans la façon de pratiquer les arts de bou-
che — n’est plus l’affamé, ni le soiffardÞ; il n’est pas non plus
le mangeur traditionnel et rituel qu’il a été pendant des mil-
lénaires. Manger devient une activité centrée sur la dégusta-
tion, l’information, les choix et les goûts individuelsÞ: le
mangeur est sans cesse en quête de nouvelles cuisines, il
recherche des produits de qualité et aime savourer des plats
originaux, il décide ce qu’il va manger et mange ce dont il a
envie, et non conformément à un cadre routinier hérité des
traditions locales et religieuses42.
Une dérégulation à l’œuvre également dans la consomma-
tion du vinÞ: il n’y a plus qu’un Français sur quatre qui boit
quotidiennement du vinÞ; plus de quatre Français sur dix
sont des consommateurs occasionnels, le vin devenant une
boisson d’agrément, marqueur de repas convivial, festif et de
qualité. Et on ne boit plus du «Þgros rougeÞ» anonymeÞ: on
choisit les appellations, les châteaux, les cuvées, les millési-
mes que l’on apprécie particulièrement, on constitue sa cave
en fonction des informations recueillies dans les «ÞSpécial
vinsÞ» et autres guides des vins qui fleurissent. Fin de la consom-
mation traditionnelle, montée des goûts et choix individuels,
culturalisation réflexive des plaisirs de la boucheÞ: la nourri-
ture et la boisson participent pleinement de l’esthétisation
hypermoderne des modes de vie et de la consommation indi-
vidualisés.
Le stade esthétique de la consommation 357

En témoignent encore le succès des livres et cours de cui-


sine, l’essor des réunions œnologiques, commerces-ateliers
proposant d’apprendre à préparer sur place des plats qu’on
emporte ensuite chez soi, boutiques offrant thés divers ou
bières multiples avec initiation à la clef, visites guidées de
domaines viticoles et dégustation commentée. En 2010, les
sites de production vinicole en France ont reçu 20Þmillions
de visiteurs dont 6Þmillions d’étrangersÞ; on compte plus de
10Þ000 caves touristiques qui ont reçu 12Þmillions de visitesÞ;
un Français sur cinq choisit son lieu de vacances parce
qu’elle est vinicole et 29Þ% des visiteurs étrangers ne vien-
nent en France que pour le vin et la gastronomie43.
La rubrique culinaire occupe de plus en plus de place
dans les journaux généralistes, tandis que les magazines spé-
cialisés se multiplient, comme les sites proposant sur Inter-
net recettes, conseils et produits. La télévision, surfant sur
cette vague culinaire, enchaîne les émissions autour de la
cuisine, et les programmes de téléréalité qui la prennent
comme sujet — Top Chef, Masterchef — voient les audiences
exploser. De plus en plus le boire et le manger se pensent,
s’affichent, se mettent en scène dans les médiasÞ: ils sont
devenus objets médiatiques en même temps qu’objets d’inté-
rêt sanitaire, culturel et de curiosité esthétique.
Le visage même de la rue et de la ville traduit cette mon-
tée du rapport esthétique au manger. Les commerces de
bouche se sont totalement transformésÞ: le temps des épice-
ries sombres et des étals lugubres est terminé. L’épicerie fine
Fauchon s’est donné un nouveau look ultracontemporain
avec une décoration rose magenta et des produits présentés
comme des stars. Les grands magasins eux-mêmes offrent
des rayons «ÞgourmetÞ» de luxeÞ; les boulangeries, fromage-
ries, poissonneries, traiteurs rivalisent de lumières, de
décors, de mise en valeur des produitsÞ; les bars à vins, deve-
nus lieux à la mode de rencontre et de convivialité, n’ont
plus rien à voir avec les zincs des cafés à l’ancienneÞ; les bou-
358 L’esthétisation du monde

tiques d’aliments exotiques se multiplient. Autant de signes


d’une culture plus esthétique et qualitative.
L’idéal du bien-manger et du savoir-boire s’illustre encore
dans la façon dont la cuisine est devenue un lien collectif, un
marqueur social, en même temps qu’un domaine propre à
favoriser les goûts individuels et l’affirmation de soi. On
invite ses amis autour d’un repas qu’on a soi-même conçu,
en leur proposant des plats inédits qui valorisent la qualité
de celle (ou de celui, car les hommes investissent de plus en
plus cet espace traditionnellement réservé aux femmes) qui
les a préparés. On choisit comme sortie privilégiée de se
retrouver dans des restaurants qui offrent une ambiance,
une décoration, une originalité de carte. On s’ouvre aux cui-
sines du monde, et l’on multiplie les découvertes, en allant
manger thaïlandais, mexicain, indien, japonais. On se pro-
pose comme but de voyage des circuits culinaires, des séjours
dans des auberges restaurants de charme, qu’on offre volon-
tiers sous forme de chèque cadeau à ceux qu’on aime pour
Noël. Délaissant l’église romane voisine ou le musée local,
on visite en priorité les caves des grands domaines sous la
conduite de guides qui expliquent le terroir, les cépages, les
procédés de vinification, les conditions de vieillissement. Et
l’on s’offre le plaisir suprême d’un restaurant étoilé. C’est
non une logique de distinction sociale qui est à l’œuvre mais
une logique esthétique d’affirmation individuelle et de
dégustation de plaisirs.
Plaisirs largement esthétiques, au vu de ce que sont deve-
nues ces tablesÞ: non plus des lieux réservés, gardiens d’une
tradition bourgeoise figée, tant dans la cuisine — du canard
au sang de La Tour d’argent à la cassolette de filets de sole
de Lasserre — que dans le décor cossu et surchargé de
salons empesés, mais des établissements qui s’ouvrent à une
nouvelle clientèle, plus large, transgénérationnelle, désireuse
d’«ÞexpérienceÞ», et qui se retrouve dans des décors design,
au luxe savamment maîtrisé, conçus par les grandes signatu-
Le stade esthétique de la consommation 359

res de l’architecture d’intérieur. Le cérémonial, tout en gar-


dant sa tenue, n’a plus rien d’un rituel compasséÞ: les mets y
sont décrits, expliqués, comme les vins que propose le som-
melierÞ; et chaque plat se présente comme une fête visuelle,
une architecture de formes, une palette de couleurs, un con-
centré de raffinementÞ: une émotion esthétique.
Ce rapport nouveau à la cuisine est emblématique de ce
qu’est la consommation hypermoderne telle que la modèle
la dynamique d’individualisation des goûts et des comporte-
ments. Dégagé des règles imposées par les traditions séculai-
res, sollicité par toutes les cuisines du monde, aimanté par
l’idéal de qualité de vie, s’employant à devenir un «Þconnais-
seurÞ» informé des références et diversités présentes sur les
marchés, le mangeur tend à devenir un consommateur esthé-
tique et réflexif, autrement dit qui s’appuie sur toujours plus
de savoirs et d’informations, qui ne cesse de réfléchir et
d’arbitrer entre des finalités diverses avant de passer à table.
Processus d’esthétisation bien réel mais qui n’en est pas
moins contrarié par des tendances adverses tout aussi réelles
et qu’illustre d’abord le mangeur pressé de sandwichs, piz-
zas, burgers ou kebabsÞ: le temps moyen d’un repas de midi
en France est passé de 1ÞhÞ30 en 1975 à 31Þminutes de nos
jours. À l’âge hypermoderne la cuisine bénéficie d’une recon-
naissance culturelle sans précédentÞ: en 2010, le repas gastro-
nomique français a été inscrit au patrimoine immatériel de
l’humanité, en même temps que l’opéra de Pékin, la soierie
japonaise et le flamenco espagnol. L’art au temps de la cul-
ture-monde. Ce qui n’empêche pas le formidable essor du
snacking, des sandwicheries, du street fooding, de la restau-
ration rapide. L’homme hypermoderne est à la croisée de
ces deux tendances lourdesÞ: il peut tout à la fois manger
dans un fast-food qui lui propose son pain caoutchouc et son
hamburger éponge, et nourrir une passion pour la cuisine
créative qu’il cultive comme un art de vivre raffiné lui per-
mettant d’affirmer son individualité esthétique et de tisser
360 L’esthétisation du monde

du lien social. L’homme pressé des plats cuisinés industriels


cohabite avec le gourmet esthète du slow-food. D’un côté,
nous nous rapprochons de l’idéal du mangeur transesthéti-
queÞ; de l’autre nous nous en éloignons.
Les contradictions ne s’arrêtent pas là. Le néomangeur
dénonce la malbouffe, il privilégie la qualité et le «ÞbioÞ», cher-
che à équilibrer ses repas, se montre obsédé par les questions
de poids, de santé et d’hygiène de vie. Pourtant, à l’heure de
l’inactivité physique, de la «Þjunk foodÞ» et des désordres nutri-
tionnels, l’obésité devient un fléau mondialÞ: deux Américains
adultes sur trois souffrent de surpoids et 32Þ% sont considérés
comme obèses44. Une très grande majorité de Français consi-
dèrent que manger entre les repas n’est pas une bonne chose,
mais seulement un peu plus d’une personne sur cinq se con-
forme au principe strict des trois repas par jour. L’époque du
mangeur esthético-réflexif, qui exerce son autonomie en pre-
nant de plus en plus de décisions, est aussi bien celle qui voit
se démultiplier les impulsions, les boulimies et les impuissan-
ces à se contrôler, celle de l’homme qui mange trop et mal,
celle de la «Þgastro-anomieÞ»45.

L’EMBELLISSEMENT DE SOI

Plus encore que la relation à la cuisine, et non sans para-


doxe en un temps où s’affiche un goût généralisé pour les
plaisirs de bouche et où, dans la spirale de la malbouffe,
s’accroît le nombre des obèses, le rapport à la beauté du
corps et du visage illustre la poussée sociale et individuelle
des désirs et des comportements esthétiques.
Pendant des millénaires, les soins cosmétiques n’ont guère
dépassé les limites du monde de l’élite sociale. Ce n’est qu’au
Le stade esthétique de la consommation 361

XXeÞsiècle que s’est développée une industrialisation de masse


des produits de beauté ayant permis la diffusion sociale des
pratiques d’embellissement. En même temps, le cinéma, la
presse féminine, la publicité, la mode, la photographie ont
propagé à très grande échelle les canons modernes de la
beauté, les conseils mais aussi les rêves de beauté dans tous les
groupes sociaux. En faisant tomber tous les obstacles tradition-
nels à l’embellissement de soi (classe sociale, âge, produits,
techniques utilisées, imaginaire de la femme), nos sociétés ont
ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de la beauté fémi-
nineÞ: le stade hypermoderne de la beauté, celui où plus rien
ne s’oppose à son optimisation, où la demande d’embellisse-
ment ne cesse de croître, où les moyens esthétiques consti-
tuent un marché en expansion continue.
À présent, c’est dans toutes les couches sociales46 et à tout
âge47 que se déploient les pratiques cosmétiques, la lutte con-
tre le poids et les rides, la chirurgie esthétique, les régimes
pour mincir. Le marché de la beauté connaît un essor consi-
dérable avec des produits cosmétiques toujours plus nom-
breux, une chirurgie esthétique qui se démocratise, des offres
de thalassothérapie qui deviennent plus accessibles, des spas
et des instituts de beauté qui se multiplient48. Parfums en sur-
nombre, produits de maquillage dans toutes les gammes de
prix, boom des produits de soinsÞ: on est à l’heure de la sur-
production et de la surconsommation esthétique, des déclinai-
sons à l’infini des moyens destinés à rehausser la beauté des
visages et des corps, des jeunes et des moins jeunes. La beauté
est devenue un nouvel Eldorado du capitalisme en même
temps qu’une obsession et une pratique narcissique de masse.
Cette surconsommation esthétique se rattache manifeste-
ment à la nouvelle culture individualiste centrée sur l’hédo-
nisme, le mieux-être, la personnalisation de soi. Les marques
de cosmétiques vantent leur efficacité sous le signe du plaisir.
Le dicton «ÞIl faut souffrir pour être belleÞ» n’est plus en
odeur de sainteté, faisant place à l’exaltation de la qualité des
362 L’esthétisation du monde

sensations, de la volupté de s’occuper de soi-même. Il n’est


plus question que d’aimer son corps, «Þrenouer avec sa senso-
rialitéÞ» en adoptant les produits et les techniques qui convien-
nent à sa personnalité. Les soins esthétiques sont présentés
comme un plaisir et le bien-être subjectif comme un moyen
d’embellissement. En même temps, la profusion des produits
et des marques, des régimes et activités d’entretien et de
forme permettent toujours plus de choix, de décisions indivi-
duelles, de programmes à la carte. L’hypermodernité esthéti-
que coïncide avec la prolifération de l’offre marchande, le
supermarché des produits et des «ÞrecettesÞ» de la beauté en
concordance avec la poussée des exigences d’individualité et
de personnalisation de l’image de soi. Chaque femme est
appelée à mettre en valeur sa beauté singulière, à utiliser les
produits «Þqui lui ressemblentÞ», à adopter le régime ou les
activités correspondant à son style de vie et à sa morphologieÞ:
le modèle de la beauté directive, imposé du dehors, est sup-
planté par un idéal pluriel, expressif, subjectivisé49. La beauté
consommée est entrée de plain-pied dans l’âge démocratique-
individualiste du surchoix et de la personnalisation.

Dictature de la beauté

Est-ce donc le signe du déclin des normes esthétiques col-


lectives et de la traditionnelle «ÞdictatureÞ» de la beautéÞ? On
en est loin. Au vrai, plus l’autonomie des individus est reven-
diquée, plus s’intensifient les servitudes de l’apparence cor-
porelle, les «ÞtyranniesÞ» de la beauté à tout âge, l’exigence
de conformité au modèle social du corps jeune, svelte et
ferme. Plus les exigences hédonistes sont légitimes, plus
s’affirme un même idéal de beauté, et plus les individus sont
demandeurs d’interventions technologiques et de perfor-
mances en matière d’apparence. Ainsi voit-on la chirurgie
Le stade esthétique de la consommation 363

esthétique connaître un spectaculaire développement. Afin


de construire une image de soi jeune, musclée et svelte, les
salles de forme se multiplient, les hommes et surtout les fem-
mes font des régimes, deviennent des consommateurs bouli-
miques de soins du corps, de crèmes restructurantes, de
produits allégés et biologiques. Surconsommation de produits
esthétiques qui a pour contrepartie un culte inquiet, obsé-
dant, toujours insatisfait du corps, marqué par le désir anti-
âge, anti-poids, anti-ride, par un travail interminable de sur-
veillance, de prévention, de correction de soi-même.
Et demainÞ? D’aucuns annoncent le recul ou la disparition
prochaine de ce modèle despotique de beauté antinomique
avec la valorisation de la différence, du pluralisme et de la sin-
gularité individuelle. Tandis que les critiques se multiplient
contre «Þle devoir de beautéÞ», la marque Dove a réalisé des
campagnes publicitaires présentant des corps moins parfaits,
plus ronds, dans le but de promouvoir une définition plus
large de la beauté et de rehausser l’estime de soi des femmes.
Certains couturiers font défiler de «Þvraies femmesÞ», moins
parfaitesÞ; en 1999, est apparu le «Þmannequin handicapéÞ»
Aimee Mullins lors d’un défilé d’Alexander McQueen. La
même Aimee Mullins, amputée des jambes, est devenue l’égé-
rie de L’Oréal. D’autres publicités présentent des femmes
d’âge plus mûr. Le magazine allemand Brigitte a décidé en
2010 de ne plus passer de photos de mannequins profession-
nels et de ne recourir qu’à des mannequins amateurs «Þde 7
semaines à 81ÞansÞ». Faut-il donc parler du collapse des stéréo-
types de la beauté idéale, de la fin du jeunisme et du volonta-
risme esthétiqueÞ? Rien n’est moins sûr.
Est-il besoin de rappeler que cette exigence de tolérance est
relativement ancienneÞ: le slogan «ÞFat is beautifulÞ» s’est
affirmé dès les années 1970, mais son succès symbolique ne
s’est guère traduit dans les faits. Un demi-siècle après, c’est
plus que jamais la minceur qui, de fait, s’impose comme idéal
esthétique sur tout le globe. La faute aux médiasÞ? Oui, mais
364 L’esthétisation du monde

en partie seulement. L’esthétique de la minceur n’est pas un


culte absolument arbitraire impulsé par les seules images
publicitairesÞ: des raisons de fond, tenant à l’individualisme
moderne, à la culture de la maîtrise technicienne, à la valori-
sation du principe de contrôle de soi, à l’idéologie de la santé,
sous-tendent la promotion de cette norme esthétique. Au
cœur de notre culture esthétique, c’est la raison promé-
théenne moderne qui est à l’œuvre, animée qu’elle est par le
refus du destin et son procès d’optimisation sans fin du reçu
et de l’existant. Le culte contemporain de la beauté se déploie
sous le signe de la non-acceptation de la fatalité, du refus du
donné porté par les valeurs d’appropriation technicienne du
monde et du corps. L’un des effets majeurs de la culture
moderne est ainsi la disqualification de l’esprit de résignation,
du laisser-faire et laisser-aller, tandis que se trouvent légitimés
la volonté de maîtrise de soi et les défis lancés au temps et au
corps. C’est pourquoi le corps esthétique tend à être pensé
comme un objet qui se mérite par un travail permanent de soi
sur soi et que l’on peut embellir par différents types d’inter-
ventions techniciennes. Zsa Zsa Gabor le disait déjà à sa
manièreÞ: «ÞIl n’y a pas de femmes laides, seulement des fem-
mes paresseusesÞ»50.
Sans doute nombreuses sont les voix qui, appelant au plu-
ralisme esthétique, protestent contre les chemins balisés de
la beauté féminine tracés par les médias. Mais leur force est
faible comparée à celle du démiurgisme moderne promet-
tant une beauté indéfiniment perfectible. Qui peut douter
que demain les femmes mais aussi les hommes voudront
encore et toujours paraître plus beaux et plus jeunes que
leur âgeÞ? Il est probable que rien n’arrêtera la fuite en avant
activisteÞ: des moyens toujours plus nombreux, toujours plus
high-tech seront utilisés pour corriger les disgrâces du corps,
embellir le visage, lutter contre le poids et les rides51. Un
jour, peut-être proche, celles-ci apparaîtront comme quelque
chose d’inconvenant, voire d’obscène.
Le stade esthétique de la consommation 365

Dès aujourd’hui, on ne compte plus les vedettes du show-


business, les hommes et les femmes, qui se sont fait rajeunir
le visage. Et les progrès de la médecine et de la chirurgie
esthétique ouvrent des horizons multiples, peut-être illimités
en vue de la transformation de nos corps selon nos désirs
esthétiques. Il est possible, à présent, de changer la forme de
son nez, se faire réimplanter des cheveux et réduire les fes-
ses, les cuisses ou le ventre, grossir les lèvres, obtenir des
seins plus gros ou plus petits. Même si pour l’instant, les
résultats ne sont pas toujours concluants, il n’en reste pas
moins que c’est le corps entier qui peut être «ÞdesignéÞ»,
retouché, remodelé à la manière d’une œuvre d’art. La cul-
ture de la beauté-destin (la beauté comme «Þdon divinÞ» ou
grâce de la nature) a été remplacée par le règne de la beauté
volontariste, par une culture activiste et performative de la
beauté, expression esthétique du principe moderne de maî-
trise illimitée du monde et de libre possession de soi.
Au demeurant, la culture technicienne n’est pas seule à
sous-tendre l’activisme esthétique. Celui-ci est également
favorisé par notre culture individualiste-consumériste-narcis-
sique, où se plaire et plaire aux autres, s’améliorer physique-
ment sont devenues des attitudes et des aspirations légitimes.
Désormais, les nouvelles normes du corps exacerbent les pas-
sions narcissiques d’autosurveillance, d’entretien de soi,
d’optimisation de l’apparence. Et les valeurs individualis-
tes et consommatives conduisent à vouloir ce qu’il y a de
meilleur pour soi, à moins accepter le reçu, à refuser les dis-
grâces physiques et les flétrissures de l’âge52. C’est partout
l’idéal du contrôle de soi et de la possession de soi qui triom-
phe, quel que soit par ailleurs le nombre croissant de per-
sonnes obèses.
À coup sûr, les femmes aujourd’hui dénoncent la dictature
des médias et les stéréotypes du beau sexe, mais il est douteux
qu’elles soient réellement relativistes en matière de beauté et
qu’elles adhèrent à l’avenir à l’idée d’un laisser-aller relatif au
366 L’esthétisation du monde

corps et d’une égale beauté de tous les corps et visages. Les


femmes rejettent la beauté irréelle exaltée par les images
médiatiques mais, secrètement, comment ne pas en rêverÞ?
Tout laisse à penser que la pression des stéréotypes et la
norme d’une beauté idéale ne disparaîtront pas, même si,
dans les sondages et la vie quotidienne, les femmes fustigent
les images inaccessibles de la beauté. On ne connaît pas de
société sans modèle idéal de beauté, sans valorisation et dési-
rabilité du beau. On pourra voir se multiplier à l’avenir des
médias affichant des femmes plus réelles d’une beauté moins
standardiséeÞ: cela ne fera pas pour autant disparaître la quête
perfectionniste de la beauté, le désir d’améliorer son appa-
rence et ce, nécessairement, en rapport avec les modèles idéaux
socialement reconnus. Les femmes vouent aux gémonies les
modèles «ÞpublicitairesÞ» de la beauté, mais en même temps le
prométhéisme esthétique ne cesse de poursuivre sa course. Le
relativisme tolérant a le vent en poupe dans les discours pro-
testataires, mais c’est un activisme volontariste et technicien
qui est mobilisé pour tenter de ne pas trop mal vieillir. N’en
doutons pasÞ: la «Þdictature de la beautéÞ» et l’obsession de
l’apparence sont très loin de constituer un chapitre clos de
notre aventure esthétique53.

Des hommes et des femmes

La société esthétique hypermoderne se signale encore par


le nouveau rapport que les hommes entretiennent avec la
beauté. À partir du XIXeÞsiècle, les pratiques masculines
d’embellissement ont été systématiquement discréditéesÞ:
l’homme n’a pas vocation à être beau, mais à travailler,
gagner de l’argent, être citoyen. Ce n’est qu’avec les années
1960 que s’enclenche une dynamique de réhabilitation et de
célébration de la beauté masculineÞ: presse et ouvrages com-
Le stade esthétique de la consommation 367

mencent à donner des conseils esthétiques aux hommes, la


beauté de la gent masculine étant présentée comme un ins-
trument pouvant favoriser le succès et la réussite sociale54.
Dans cette foulée, la consommation cosmétique des hommes
va connaître une progression significativeÞ: entre 1965 et
1995, la part des hommes dans le chiffre d’affaires total des
produits cosmétiques a quasiment doublé, passant de 5,7Þ% à
10Þ%. Simultanément, le regard des femmes sur les hommes a
notablement changé, celles-ci reconnaissant, plus que dans le
passé, accorder du prix au sex-appeal masculin.
Désormais, les hommes consacrent plus de temps, d’atten-
tion et d’argent à leur apparence55Þ: les voici qui prennent
soin de leur peau et font des régimes pour rester minces, cer-
tains procèdent à des injections de Botox et se font faire des
liftingsÞ; d’autres luttent contre la calvitie en ayant recours aux
implants capillaires. La culture gay a également contribué à
redonner une légitimité au souci masculin des apparences, à
l’investissement de soi dans son image personnelle, à l’idéal
de beauté masculine. C’est dans ce contexte que s’est popula-
risée la notion de «ÞmétrosexuelÞ» désignant le nouvel homme
à la mode, néodandy épris de produits cosmétiques, attachant
une grande importance à son paraître, adoptant les techni-
ques d’épilation, prenant soin de son alimentation et de son
corps. Une rupture culturelle si manifeste qu’elle conduit
nombre d’observateurs à affirmer l’idée d’une dissolution de
la différence entre les pratiques esthétiques des hommes et
des femmes, à soutenir que notre époque est marquée par un
mouvement d’égalisation démocratique des genres vis-à-vis de
la beauté et de l’apparence de soi56.
Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Ce dont nous
sommes témoins n’est nullement synonyme de confluence des
genres, mais de pluralisation et de dérégulation des pratiques
esthétiques masculines. Dorénavant, différentes attitudes
masculines vis-à-vis de la beauté sont devenues socialement
légitimes, en lieu et place du strict refoulement masculin du
368 L’esthétisation du monde

paraître. Cela étant, si importante soit-elle, la dynamique de


réhabilitation de la beauté masculine n’a nullement réussi à
ruiner la dissymétrie des rôles et positions esthétiques des
deux sexes. Il s’est enclenché, certes, un processus de légiti-
mation du soin de soi, mais celui-ci ne signifie en aucun cas
une reconnaissance de même type pour les deux sexes. Il
suffit d’observer comment est évalué un homme occupé à se
«ÞmaquillerÞ» en public dans le train ou dans l’avion pour
réaliser combien nous sommes loin d’une culture égalitaire
de la beauté.
En même temps, s’il est indéniable que les hommes mani-
festent plus qu’autrefois le souci de leur apparence, les fem-
mes dans le même temps ont redoublé d’effortsÞ: les dépenses
féminines en produits de beauté et de soins, les régimes
pour mincir, les recours à la chirurgie esthétique témoignent
de la persistance de la culture inégalitaire de la beauté mar-
quée par la forte primauté du féminin. En dépit des rituelles
déclarations sur l’explosion de la consommation cosmétique
masculine, celle-ci ne dépasse guère 10Þ% du chiffre d’affai-
res du secteur, ce pourcentage n’ayant guère varié depuis les
années 1980. L’écho que rencontrent les concours de beauté
féminins, la prééminence des top models féminins, la prati-
que presque exclusivement féminine du maquillage, les
pages «ÞbeautéÞ» des magazines féminins, le rayonnement des
défilés de mode, ainsi que la survalorisation de la beauté
féminine dans les discours quotidiens et les images médiati-
ques vont dans le même sensÞ: ils expriment la reconduction
de la dissemblance des rôles esthétiques des deux sexes au
bénéfice du féminin.
Que la société affiche des ambitions égalitaires n’élimine
pas le besoin de coder, de signifier d’une manière ou d’une
autre, les identités sexuelles. Aucune société ne peut échap-
per à l’exigence de symboliser et de mettre en scène la diffé-
rence des genres. C’est parce que les normes égalitaires
entre les sexes progressent que, paradoxalement, l’idéal iné-
Le stade esthétique de la consommation 369

galitaire de la beauté féminine se prolonge, et ce, en tant


qu’instrument d’inscription sociale de l’identité et de la dif-
férence sexuelles. À mesure que les femmes peuvent remplir
des rôles sociaux «ÞlourdsÞ», traditionnellement dévolus aux
hommes, se recompose la dissimilarité des rôles «ÞlégersÞ» ou
esthétiques.ÞLes femmes veulent pouvoir jouir des mêmes
droits que les hommes, elles ne veulent pas pour autant leur
ressembler. Loin d’être une survivance ou un archaïsme en
voie de disparition, ce processus est en phase avec les nou-
veaux besoins identitaires, avec le besoin de contrebalancer
la dérégulation hypermoderne des rôles sexuels. Nous voici
au moment où l’exigence d’égalité se réconcilie avec la réaf-
firmation de la différence esthétiqueÞ: à présent les femmes
s’engagent dans l’activité professionnelle ou politique sans
que décline d’aucune manière leur souci traditionnel de
beauté, de mode et de séduction. De fait, la vie active est
devenue un facteur conduisant les femmes à investir la
dimension de l’apparence. À quoi s’ajoutent la puissance de
stimulation des industries de la beauté, ainsi que la poussée
des normes narcissiques légitimant la mise en valeur esthéti-
que de soi. Dans ces conditions, tout laisse à penser que la
dynamique de survalorisation de la beauté féminine va se
poursuivreÞ: le monde du capitalisme artiste et de l’égalité
démocratique ne fait pas disparaître la prééminence esthéti-
que du «Þdeuxième sexeÞ»57. L’indifférenciation des genres
sur ce plan est un mythe.

Beauté et mondialisation

Si le corps mince et ferme apparaît socialement comme la


norme unique et hégémonique de la beauté, il n’en va pas de
même des autres aspects de la beauté marqués par un certain
pluralisme. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne le
370 L’esthétisation du monde

visage dans un temps où l’on reconnaît les beautés noires,


asiatiques ou métisses au cinéma, dans la publicité et sur les
podiums de la mode. Beautés diverses et vernaculaires qui
sont, pour être tout à fait exact, des beautés «ÞglocaliséesÞ» tant
elles apparaissent comme des mixtes de cosmopolitisme trans-
national et de beauté «ÞethniqueÞ»58. Les jeunes Jamaïcains qui
ont recours à la dépigmentation volontaire pour éclaircir la
teinte de leur peau «Þne veulent pas être blancs, ils veulent
être “brown”, bruns, métisÞ»59. Avec le capitalisme artiste mon-
dialisé triomphe le modèle «Þethno-chicÞ», l’hybridation esthé-
tique du standard moderne et de l’ethnicité.
Par-delà les hymnes à la différence, c’est de fait un même
modèle de beauté féminine que diffusent, sur tout le globe, la
publicité, la mode, les mannequins, les marques de cosméti-
ques. La norme traditionnelle de la beauté paysanne faite de
robustesse et de rondeur a fait place à une séduction sexy et
longiligne exigeant régime diététique, exercices physiques,
mais aussi maquillage, produits de soin, chirurgie esthétique.
Inexorablement, un modèle esthétique international triom-
phe, qui exalte la femme svelte, le sex-appeal, le glamour res-
plendissant, les soins consuméristes du corps. C’est ce modèle
de beauté cosmopolite exigeant une consommation incessante
que consacrent les concours de beauté nationaux et interna-
tionaux dont les images sont maintenant retransmises par les
médias à l’échelle planétaire.
En Inde, les salons de beauté et les cliniques de chirurgie
esthétique prolifèrent en même temps que les produits cos-
métiques, les coupe-faim, les salles de fitnessÞ; l’obsession de
la couleur de la peau s’accompagne d’une forte consomma-
tion de crèmes industrielles éclaircissantes. La Chine connaît
également une explosion de la consommation des produits
cosmétiques, des soins du corps (massages, vernissages et
allongement des ongles) et de la chirurgie esthétique (en
particulier débrider les yeux et allonger le nez)Þ: on y trouve
même un concours Miss Chirurgie esthétique. En Afrique se
Le stade esthétique de la consommation 371

propage l’engouement pour les produits qui blanchissent la


peau et en Jamaïque existe le concours de la plus jolie fille
qui se blanchit la peau, «Þthe finest bleacherÞ». Cette dynami-
que connaît de moins en moins d’exception. Ainsi les fem-
mes iraniennes ne doivent pas se maquiller, elles portent le
voile et des vêtements peu ajustésÞ: en revanche, les opéra-
tions esthétiques (en particulier la rhinoplastie), les instituts
de beauté et centres de bronzage prolifèrent. Partout, c’est
le même modèle consumériste et activiste de la beauté (con-
sommation cosmétique, exercices physiques, chirurgie esthé-
tique) qui se répand sur la planète.
Dans ces conditions, la «ÞglocalisationÞ» de la beauté ne doit
pas faire perdre de vue la domination croissante et planétaire
des standards esthétiques occidentaux relatifs tant au visage
(grands yeux, nez «ÞcaucasienÞ»), qu’au corps (sveltesse gal-
bée, érotisme des formes). En glorifiant un même idéal de
beauté, le cinéma, les séries, la publicité ont réussi à créer
chez les femmes, un peu partout, le désir de ressembler aux
icônes mises en valeur par les mass media occidentaux. C’est
lorsque l’Occident cesse d’être le centre hégémonique de
l’économie-monde que s’imposent, aux quatre coins du
monde, ses canons et ses pratiques esthétiques illimitées. Et
c’est au moment où sont glorifiés les particularismes, les «Þraci-
nesÞ» culturelles, les ethnicités, que triomphe sur tout le globe
le même standard individualiste-techniciste-consumériste de la
beauté. Avec le capitalisme artiste mondialisé, uniformisation
planétaire, personnalisation et célébration des différences cul-
turelles marchent de concert.

Progrès dans la beautéÞ?

Jamais les femmes n’ont disposé d’autant de produits de


beauté et de techniques de soinsÞ; jamais elles n’ont pu fré-
372 L’esthétisation du monde

quenter autant de lieux contribuant à rehausser ou conser-


ver la beauté (instituts de beauté, spas, salles de mise en
forme). Pour quel résultatÞ? Le capitalisme et le système
techno-scientifique sont-ils à l’origine d’un progrès objectif
de la beauté physique des individusÞ?
À considérer le temps long, il est impossible de sous-esti-
mer tout ce qu’ont apporté la science, l’industrie, la méde-
cine, l’hygiène en matière d’amélioration de l’apparence
physique. Mieux nourris, mieux soignés, les êtres n’offrent
plus le spectacle qui était celui des êtres édentés, difformes,
infirmes, peints par Jérôme Bosch. Dans les campagnes, puis
plus tard dans les ateliers industriels ou dans les mines, les
êtres étaient brisés, flétris, ravagés, vieux avant l’âge. À coup
sûr, les progrès techno-scientifiques ne créent pas «ÞplusÞ» de
beauté physique, mais à tout le moins des corps moins dévas-
tés par le labeur, la misère et la maladie, et surtout pouvant
conserver plus longtemps leur séduction et leur jeunesse. Si
le progrès ne donne pas la beauté, il permet néanmoins de
la prolonger et de réduire le spectacle des plus grandes
hideurs. C’est ce qui conduit Virginia Postrel à affirmer que
les peuples des nations industrialisées sont ceux qui présen-
tent la meilleure apparence de toute l’histoire humaine60.
Pareil optimisme esthétique appelle un certain nombre de
réserves. En dépit du recul des disgrâces extrêmes liées aux
conditions de vie misérables, force est d’observer que nous
n’avons nullement le sentiment de vivre entouré de plus en
plus de beautés. Dans le spectacle qu’offre la rue, la beauté
reste plus rare que son contraireÞ: nous rencontrons de plus
en plus de monde, mais nous n’avons pas le sentiment que
les beautés sont en surnombre. Moins d’extrêmes laideurs
n’est pas synonyme de perfection croissante de la beauté.
Comment soutenir, à ce sujet, la thèse du progrès du genre
humain sur le plan esthétique, au vu, en particulier, de la
progression de l’obésité laquelle, pour nous, apparaît incom-
patible avec la beautéÞ? Dans nos sociétés, la beauté physique
Le stade esthétique de la consommation 373

est associée au corps mince, mais il y a de plus en plus de


«ÞgrosÞ». Les êtres sont mieux habillés, en meilleure santéÞ:
ils ne sont pas plus beaux. Nous avons de plus en plus de
moyens capables d’améliorer l’apparence physique des êtresÞ:
néanmoins, la beauté reste un bien rare, toujours très inéga-
lement réparti. Il n’y a pas plus de progrès historique de la
beauté que de progrès dans le bonheur.
La même conclusion s’impose si l’on considère la manière
dont les individus s’apprécient. Certes, selon un sondage Ipsos
de 2011, 6Þfemmes sur 10 déclarent se trouver plutôt jolies con-
tre un tiers d’avis contraires. Entre 20 et 24Þans, 79Þ% des fem-
mes se jugent belles. Elles sont encore 70Þ% entre 25 et 44Þans
à partager ce sentiment. À partir de 45Þans, elles ne sont plus
que 56Þ% à se trouver belles et 49Þ% au-delà de 60Þans. Est-ce là
le signe d’une marche triomphale de la beautéÞ? Assurément
non, car plus les femmes apprécient leur apparence, plus leurs
imperfections les obsèdent. Ce paradoxe s’exprime tout parti-
culièrement chez les jeunes femmesÞ: 79Þ% des femmes de 20 à
24Þans se sentent belles, mais 71Þ% sont complexées par une
partie de leur corps et 60Þ% aimeraient pouvoir changer quel-
que chose de leur apparence. Près d’une femme sur deux sou-
haiterait changer quelque chose à son physique si elle le
pouvaitÞ: une femme sur deux se trouve trop grosse. Même
minces, les femmes se trouvent encore trop en chairÞ: une
femme sur trois de poids normal se trouve trop grosse et deux
sur trois aimeraient maigrir. La norme de la minceur et l’infla-
tion des images superlatives de la beauté conduisent les fem-
mes à prendre soin d’elles-mêmes, elles leur permettent de
rester séduisantes un plus long laps de tempsÞ: autant d’aspects
qui ont pour revers le fait que la non beauté apparaît de moins
en moins supportable. Plus resplendit l’idéal de beauté, plus
son déficit est vécu comme un drame personnel. Plus il y a de
moyens esthétiques à notre disposition et plus s’aiguise la cons-
cience de nos «ÞimperfectionsÞ».
374 L’esthétisation du monde

MODES ET LOOKS

Le consommateur hypermoderne est un consommateur


esthétique qui se nourrit de musiques, de spectacles, de voya-
ges, de sorties culturelles, de marques, de modes. Élément
essentiel d’esthétisation de soi, la mode se charge aujour-
d’hui de nouvelles tendances qui mettent en valeur la
dimension hyperindividualiste faisant le fond de la société
hypermoderne et de la vie transesthétique.
Jusqu’à une période récente, la mode imposait une ten-
dance homogène selon des principes et une temporalité
stricts. En même temps, la parure avait charge de classer les
groupes sociaux, d’exprimer la hiérarchie sociale. Il n’en va
plus ainsiÞ: nous voici dans un temps de mode polycentrée et
balkanisée où les valeurs d’autonomie et la profusion des sty-
les ont permis l’émancipation des sujets vis-à-vis des anciennes
contraintes d’appartenance de classe. Chacun peut composer
son style d’apparence à loisir. C’est un individualisme déré-
gulé et optionnel qui accompagne le système contemporain
de la mode. Dans ce cadre, il ne s’agit plus tant d’être
reconnu comme membre de la classe supérieure que d’expri-
mer sa personnalité singulière et ses goûts individuels. Au tra-
vers du vêtement de mode, hommes et femmes s’emploient
moins à être socialement conformes qu’à éprouver des émo-
tions esthétiques, être en accord avec l’image personnelle
qu’ils ont d’eux-mêmes et veulent afficher en public. Le rap-
port de soi à l’autre est toujours fondamental et structurant,
mais le vêtement est davantage au service de la promotion de
l’image personnelle que d’une image ou position de classe.
Pendant des siècles, pour être à la mode, il fallait impéra-
tivement adopter le plus vite possible les derniers modèles,
Le stade esthétique de la consommation 375

copier aussitôt la tendance unitaire du moment. Tel n’est


plus le cas dans une époque où la mode est plurielle, dé-
coordonnée, désunifiée et incapable comme telle de s’impo-
ser uniformément aux individus. Les femmes suivent tou-
jours les tendances, mais elles portent davantage ce qu’elles
aiment, ce qui leur «ÞvaÞ», et non la mode pour la mode,
comme cela a toujours été le cas dans le passé. Le confor-
misme dans la mode n’est pas mort mais il recule sous la
poussée des valeurs d’autonomie et d’expression individuel-
les. La consommation de mode contemporaine est devenue
de type émotionnel, psychologisé et esthétiqueÞ: la primauté
de la conformité sociale-esthétique a fait place au look
optionnel ou à la carte, au style «Þqui nous ressembleÞ»61.
L’individualisation dans la mode hypermoderne signifie
non pas originalité du paraître — de fait très peu répandue —,
mais choix de son apparence en fonction de l’image person-
nelle que l’on veut donner de soi-même, expression esthéti-
que de soi que l’on compose en copiant ceci et non cela,
comme l’on veut, quand on veut, en fonction des goûts sub-
jectifs, des moments et des humeurs. Tandis que le régime de
la mode se dégage des impératifs esthétiques de classe, se
constitue un nouveau système des apparences fonctionnant
dans un registre plus subjectif, plus dissonant, plus affectuel.
Régime subjectif de la mode qui n’en est pas moins para-
doxal tant il s’accompagne de la fascination grandissante
envers les marques ainsi que de la multiplication des person-
nal shoppers, des stylistes personnels, des conseillers en image,
des guides et séminaires de relooking. Moins la mode
impose ses oukases et plus les consommateurs sont perdus,
déboussolés, du fait du surchoix de l’offre et de l’absence de
tradition de classe qui autrefois dotait les individus de repè-
res esthétiques. À présent, le consommateur de mode et de
produits de beauté est un consommateur libre de ses choix,
mais ne sachant plus toujours comment s’orienter et se diri-
ger lui-même. Les dynamiques de l’individualisation et du
376 L’esthétisation du monde

capitalisme artiste ont travaillé main dans la main pour créer


un consommateur d’autant plus désorienté qu’il est auto-
nome, d’autant plus dépossédé de principes esthétiques qu’il
est reconnu maître de lui-même en matière d’apparence.

Jeunisme, androgynie et individualisme

Gardons-nous d’assimiler l’hyperindividualisme dans la


mode à une frénésie d’originalité et une liberté sans normesÞ:
individualisme et conformisme vont toujours ensemble. Dans
le monde du travail, les tenues vestimentaires sont réglées par
des codes plus ou moins obligatoires. En dehors de l’entre-
prise, triomphe une esthétique déformalisée et décontractée,
fluide et sport, le casual, qui a ceci de caractéristique qu’il est
porté par tous, par les enfants, les ados, les parents et grands-
parents, et cela dans tous les groupes sociaux. En matière de
tenues de loisir, les hommes et les femmes, les jeunes et les
personnes du troisième âge portent maintenant les mêmes
jeans, T-shirts et sweet-shirts, blousons, anoraks de ville, shorts,
bottes, baskets, les mêmes couleurs vives, les mêmes logos, les
mêmes graphismes et inscriptions amusantesÞ: Anne Hollan-
der note que ce spectacle d’adultes ainsi vêtus évoque l’image
d’une cour d’école62. Le look jeune ou ado est devenu le réfé-
rentiel dominant des vêtements des adultesÞ: il fallait autrefois
exhiber les signes honorifiques de la richesse, il faut mainte-
nant paraître jeune, éternellement jeune. Le conformisme
jeuniste a pris le relais du conformisme aristocratique ou
bourgeois. La mode servait à différencier les classesÞ: elle vise
maintenant à dédifférencier les classes d’âge en célébrant le
paraître jeune à tout âge.
Mais s’il est indéniable que le look jeune a supplanté le
look riche, cela ne veut pas dire que les différences généra-
tionnelles dans la mode aient été éliminées. Vu de haut, jeu-
Le stade esthétique de la consommation 377

nes et adultes s’habillent de la même manière avec les


mêmes vêtements sport, décontractés, «ÞsympaÞ». Vu de près,
il n’en va pas ainsi. Même si les pièces des vêtements peuvent
être semblables, la manière de les assembler et de les porter
révèle de fortes différences liées à l’âge. On ne compte plus
ainsi les modes spécifiquement ados et jeunesÞ: piercing,
coupe rasta, casquette portée à l’envers, baskets non lacés, jeans
déchiquetés, pantalons qui tombent sur les fesses, autant de
tendances qui sont l’apanage des jeunes. Sur fond de jeu-
nisme général du paraître se recomposent des écarts, des
looks, des esthétiques qui ne sont pas semblables selon les
âges. Non pas l’indifférenciation des âges, mais la pluralisa-
tion, la fragmentation de la culture jeuniste elle-même.
Ce jeunisme a été interprété comme une forme de régres-
sion infantilisante63 transformant notre monde-mode en nur-
sery, en «Þbabyland généraliséÞ». Cependant, à bien des égards,
c’est un processus inverse qui se déploie. À la gravité des ques-
tions du paraître ont succédé la distance, le ludique, l’ironie ou
l’indifférence. Quand la mode ne marche plus à la directivité
impérative des modèles, on peut la prendre «Þà la légèreÞ» et
s’en amuser plus qu’en être obsédé. D’où l’erreur d’évoquer
un puérilisme généralisé. Porter un tee-shirt décoré d’un des-
sin de Mickey ne signifie pas qu’on retombe en enfance mais
que l’on joue avec la mode, qu’elle ne signifie rien de crucial
dans la vieÞ: c’est «ÞmarrantÞ» et c’est tout. Le plus grand nom-
bre s’habille «ÞjeuneÞ», mais la relation à la mode est devenue,
de fait, plus adulte, plus «ÞsageÞ», en ce qu’elle est reconnue
davantage pour ce qu’elle estÞ: un jeu frivole, une esthétique
des apparences sans grande importance. Ce n’est pas l’infanti-
lisation qui gagne, mais au contraire un consommateur plus
distancié, plus réflexif, plus adulte, capable de «Þremettre la
mode à sa placeÞ», considérant que la mode n’est que la mode
et non une question mettant en jeu la vie de soi en société.
De même qu’il n’y a pas puérilisation de la relation à la
mode, de même n’y a-t-il nulle «Þindifférenciation transexua-
378 L’esthétisation du monde

listeÞ» faisant triompher le style androgyne et le look unisexe.


Il est vrai, certes, que de nos jours, dans leurs tenues de tous
les jours, hommes et femmes peuvent porter plus ou moins
les mêmes pantalons, shorts, vestes zippées, chandails, tee-
shirts, baskets, vêtements de sport. Un mouvement croissant
vers l’unisexe qui traduit, selon Anne Hollander, notre valo-
risation de la jeunesse, de l’enfance et de son androgynie
supposée64.
Pourtant, hommes et femmes sont loin d’avoir renoncé
partout aux modèles de mode propres à leur sexe et à la
volonté d’afficher leur différenceÞ: nombre de tabous liés à
l’apparence des sexes n’ont pas bougé d’un iota. «ÞL’inter-
ditÞ» relatif au port des robes et jupes pour les hommes persiste
de fait avec force, malgré les propositions avant-gardistes
d’un Jean Paul Gaultier. Et il en va de même du maquillage.
Les hommes n’utilisent pas de rouge à lèvres et ne s’épilent
pas les sourcilsÞ: mais ils se rasent le crâne ou portent la
barbe de trois jours, précisément pour paraître plus viril. Les
tenues de soirée comme les vêtements de plage sont toujours
marquées par une forte différenciation sexuelle. Avec l’essor
des vêtements près du corps, des costumes moins rigides,
plus fluides pouvant révéler la sensualité du corps, il y a bien
une certaine féminisation de l’apparence masculine. Mais
celle-ci n’élimine nullement la reconduction de la différence
sexuelle, un codage de l’apparence proprement masculin. La
«ÞsensualisationÞ» du paraître masculin et l’adoption par les
femmes de certains emblèmes typiques du masculin ne veu-
lent pas dire mouvement androgynique de la mode.
Les femmes ont certes une liberté vestimentaire beaucoup
plus grande mais qui ne signifie en rien uniformisation uni-
sexeÞ: les coupes de vêtements, les couleurs, les accessoires,
les coiffures sont marqués par le code social de la différen-
ciation des sexes, les produits de maquillage sont presque
exclusivement utilisés par les femmes. Les hommes veulent
ressembler à des hommes, les femmes à des femmesÞ: la
Le stade esthétique de la consommation 379

mode reste pour l’essentiel structurée par le partage social


des apparences de genre. Même si l’interdit moderne pesant
sur les signes séducteurs du masculin est tombé, la mode en
hypermodernité ne signifie ni indétermination des codes ni
éradication des différences, mais émiettement des repères et
reconduction de la division sexuelle des apparences. L’hype-
rindividualisme ne se manifeste que dans les limites des
codes socialement légitimes du paraître des deux sexes.

Le look et le corps

Le rapport hypermoderne à la mode se présente sous un


jour contrasté. D’un côté, l’époque voit se multiplier les maga-
zines, les sites web et les informations de mode. L’intérêt pour
les looks, les marques et la mode s’exprime dans tous les
milieux sociaux et touche toutes les classes d’âgeÞ: c’est dans
les cours d’école que naissent maintenant les fashionistas. Et
ce sont les enfants eux-mêmes que les parents veulent voir
habillés à la mode. La peur de passer à côté de la tendance du
moment n’est plus seulement féminineÞ: les jeunes hommes
tendent aussi à grossir les rangs des fashion victims. Le goût
pour la mode n’a plus de limite sociale ou générationnelle, il
ne cesse de concerner de nouveaux publics.
D’un autre côté, la mode a perdu la centralité, la préémi-
nence qui était la sienne dans les milieux aristocratiques et
bourgeois. On le sait, la part des dépenses d’habillement dans
les budgets familiaux est en baisse depuis plus de quarante
ans, elle est tombée, en France, de 11,6Þ% en 1959 à 6Þ% en
1987 et à 4,7Þ% en 2006. Dans l’Europe des 25, cette part est
passée de 6,8Þ% en 1995 à 5,8Þ% en 2005. Bien sûr, il y a de
nettes différences dans la consommation vestimentaire des dif-
férents groupes socio-professionnels. N’empêche que des
changements très importants se sont opérés, y compris dans
380 L’esthétisation du monde

les classes supérieures et moyennesÞ: tendanciellement les


dépenses sont dirigées davantage vers les loisirs, les voyages, la
santé, le corps que vers l’habillement. Tout se passe comme si
celui-ci n’était plus un vecteur majeur d’affirmation sociale et
individuelle. Il ne cristallise plus autant qu’autrefois les désirs
d’estime et de reconnaissance sociale. Dans un temps où les
femmes ont de plus en plus une ambition et une activité pro-
fessionnelles, où elles ont des goûts intellectuels, politiques,
culturels, sportifs, qui se rapprochent peu ou prou de ceux
des hommes, l’intérêt pour la mode est à coup sûr plus géné-
ral, mais moins intense, moins crucial que dans les époques
antérieures où la parure était un impératif catégorique de
classe. Désormais le vêtement est concurrencé par d’autres
vecteurs d’affirmation individuelle. C’est l’une des raisons qui
explique le très net fléchissement des dépenses d’habille-
mentÞ: on cherche davantage à accomplir ses désirs intimes, à
garder la forme, à ne pas vieillir, à surveiller son alimentation
et sa ligne qu’à suivre la dernière tendance.
Fin de la «ÞdictatureÞ» de la modeÞ? La réalité est autrement
plus complexe. À mesure que les diktats du vêtir s’affaiblis-
sent, se renforce la puissance des normes du corps esthétique,
mince et jeune. Le fait est à soulignerÞ: moins la mode vesti-
mentaire est homogène et plus la minceur s’impose comme
une norme consensuelle appelant des pratiques et des con-
sommations difficiles (régimes, cures d’amaigrissement, chi-
rurgie esthétique). Jamais nos choix en matière d’apparence
personnelle n’ont été aussi grands, jamais le corps n’a été
autant soumis à une norme homogène et injonctive à tous les
moments de la vie. L’époque de la mode contemporaine n’est
plus celle de la sophistication du paraître mais celle des con-
traintes nutritionnelles, des activités de «ÞformeÞ» et d’entretien.
Dans un système marqué par le pluralisme des apparences,
chacun en principe est son propre stylisteÞ: en réalité nous
sommes bien davantage poussés à devenir le sculpteur perma-
Le stade esthétique de la consommation 381

nent de notre apparence corporelle guidé par un seul et


même modèle esthétique.
Le despotisme de la mode n’a fait que changer de visage
et de territoire. Il était centré sur la parure, il annexe le
corps. La mode était capricieuse, elle ordonne la régularité
des soins du corps. Elle était théâtrale, elle devient «Þscienti-
fiqueÞ» et performative. Elle voulait le changement perpétuel,
nous voulons une jeunesse éternelle. Elle s’accompagnait de
rivalités statutaires, de jalousies et de prétentions de classe,
elle génère l’anxiété de l’individu narcissique hypermo-
derne.

Tatouage et piercing

Mais l’individualisme dans les stratégies de l’apparence


individuelle se signale avec beaucoup plus de visibilité hyper-
bolique dans les pratiques contemporaines du tatouage et du
piercing. Depuis la nuit des temps, le corps humain a été
tatoué, orné, scarifié selon des pratiques magiques et reli-
gieuses inscrivant l’appartenance sociale et marquant l’entrée
des jeunes gens dans l’âge adulte. Le tatouage a également
fonctionné comme marque d’infamie stigmatisant les exclus
de la société (criminels, esclaves, forçats, prostituées), et aussi
comme signe d’appartenance ou d’affiliation à un corps de
métier (marins, soldats) créant le sentiment d’un même des-
tin viril et agressif65. À l’exception des cas où le tatouage était
un signe de marginalisation volontaire, une forme de résis-
tance, une manière de disposer de sa peau lorsque tout autre
possibilité d’expression personnelle s’avérait impossible (les
prisonniers, par exemple), c’est l’ordre communautaire qui
primait, les individus ayant à se plier à des rituels d’initiation
imposées par la société, à des codes d’écriture stéréotypée, à
des règles collectives reçues permettant l’intégration ou
382 L’esthétisation du monde

signifiant l’exclusion sociale. Là est le grand changementÞ: ce


qui relevait de logiques holistes, tribales ou communautaires
a été pris dans un processus d’expression, d’affirmation et de
théâtralisation de type radicalement individualiste.
Ce n’est pas ici le lieu d’analyser les diverses motivations
personnelles qui sont au principe du tatouage et du pier-
cing. Soulignons seulement quelques grands facteurs sociaux
qui ont permis récemment l’essor et la dignification sociale
de ces pratiques.ÞParmi ceux-ci, aucun n’a joué un rôle aussi
crucial que la formidable dynamique d’individualisation qui,
ici, s’est appliquée à la mise en scène spectaculaire du corps.
Là où autrefois la tradition fixait impérativement la manière
dont le corps devait être marqué, c’est maintenant l’individu
qui choisit de décorer sa peau en fonction de ses goûts, de
ses envies, de ses rêves propres. Le tatouage avait un sens col-
lectif d’initiation, il n’est plus qu’un théâtre individuel des-
tiné à attirer le regard, se doter d’une parure esthétique
originale, exposer la mémoire d’un événement personnel, sa
personnalité, sa différence. Non plus le signe du pouvoir de
la société sur ses membres, mais celui des individus libres
d’artialiser à leur convenance ce qu’ils ont reçu de la nature.
Avec le tatouage hypermoderne, ce n’est plus la société qui
dicte sa loi aux hommes dans l’intensité de la souffrance,
afin qu’ils deviennent des membres à part entière de la com-
munauté, c’est le moi qui devient le maître de son corps-
spectacle et selon son bon plaisir. Les marques inscrites sur
le corps disaient la subordination des êtres au tout social et
constituaient des formes de dissolution des différences indi-
viduellesÞ: elles sont maintenant, au contraire, subjectivisan-
tes, traduisant une libre appropriation de son corps ainsi
qu’une volonté de singularisation.
En même temps que le tatouage et le piercing se trouvent
annexés par la logique de l’individu, ils deviennent des phé-
nomènes de mode, des pratiques dont on célèbre la valeur
artistique et qui donnent lieu à des expositions dans les gale-
Le stade esthétique de la consommation 383

ries branchées du monde entier. On s’éloigne des figures sté-


réotypées du cœur percé, des sirènes, ancres, bateaux et
autres crucifixÞ; à présent la décoration du corps se veut de
plus en plus sur mesure, création originale et unique à la
manière d’une œuvre d’art et réalisée par un artiste tatoueur
spécialisé. Partout se multiplient les studios, les artistes profes-
sionnels, les catalogues de motifs disponibles sur Internet ou
dans les boutiques spécialisées. Et l’on ne compte plus les stars
du cinéma, de la mode et du show-business qui exhibent leur
épiderme tatoué de motifs ou d’inscriptions personnelles.
Si le tatouage et le piercing symbolisaient il y a peu encore
une certaine dissidence ou marginalité de groupe (les
punks), ils tendent maintenant à devenir des accessoires
esthétiques, un spectacle de la personne où le corps est mis
en scène à la manière d’un théâtre de séduction. Quelles
que soient les raisons sentimentales et autres qui poussent
les individus à orner leur corps, le tatouage et le piercing
apparaissent maintenant comme des éléments décoratifs choi-
sis, des formes d’artialisation ou de stylisation de soi qui
visent à embellir l’apparence du corps, à se donner un look
délesté de toute obligation et de toute écriture collective. De
rituel social qu’il était, le tatouage devient un signe esthéti-
que, une manière de faire de son corps une œuvre d’art à
des fins strictement personnelles. Faire-valoir de l’individua-
lité, le tatouage exprime un désir de mise en scène person-
nalisée de soi, une volonté de stylisation de l’image de soi et
de son corps afin de ne pas passer inaperçu et de construire
une identité visible singulière. Comme tel, il participe pleine-
ment du processus d’esthétisation du monde.
Si la raison de fond de la promotion sociale du tatouage
tient à la poussée de l’individualisme libéral, d’autres fac-
teurs se rattachant à la mode méritent d’être soulignés. Le
tatouage désormais apparaît sous un jour paradoxal. D’un
côté, il s’apparente à un phénomène de mode impliquant le
corps. Mais d’un autre côté, il s’inscrit parfois aux antipodes
384 L’esthétisation du monde

de la mode du fait de son caractère indélébile, permanent,


«Þpour la vieÞ». Tandis que dans la société-mode produite par
le capitalisme artiste, tout change sans cesse, monte le besoin
de signes intangibles qui échappent à l’obsolescence de
toute chose et permettant d’afficher ostensiblement la singu-
larité du sujet. En choisissant d’orner mon corps de tel ou tel
motif indélébile, j’affirme une «ÞvraieÞ» singularité, une diffé-
rence plus marquée, plus «ÞauthentiqueÞ», plus «ÞengagéeÞ»
que celle que permet le vêtement de mode.
En ne jouant pas le jeu de la versatilité de la mode mais au
contraire celui de la durée «Þpour toujoursÞ», le tatouage
devient l’instrument de la singularisation personnelle, de
l’extrême personnalisation de l’apparence individuelle. Cela,
sur fond de surinvestissement du corps prenant la relève du
fétichisme de la mode vestimentaire. À mesure que la mode
perd de son ancienne centralité distinctive, s’impose le corps
comme théâtre primordial, moyen d’affirmer son identité en
s’affichant unique. C’est lorsque tous les styles de mode sont
légitimes et ouverts à tous que s’affirme l’exigence de marques
invariantes et inéchangeables, de marques de soi définitives
permettant de se montrer à nul autre pareil. Et c’est lorsque la
mode éphémère n’apparaît plus suffisamment individuali-
sante que peut triompher le tatouage comme stratégie utilisant
la durabilité comme moyen d’hyperdifférenciation et d’hyper-
personnalisation. Au culte des marques commerciales s’ajoute
dorénavant le branding de soi à même la peau.
Reste que la tendance la plus forte est au tatouage au
henné, temporaire, qui se pratique aux yeux de tous, dans la
rue, au bord de la mer, comme un pur produit de consom-
mationÞ: à présent les jeunes choisissent un tattoo pour l’été
comme un tee-shirt ou un sac de plage. Le tattoo qui inscri-
vait de la durée pour un tout petit nombre de personnes,
tend à devenir une pratique de masse66 en même temps qu’un
dessin éphémère à seule fin décorative et séductrice. Ici
Le stade esthétique de la consommation 385

encore, esthétisation hypermoderne signifie triomphe de la


logique-mode, ludique, versatile, personnalisée.

L’INTERNAUTE TRANSESTHÉTIQUE

La phaseÞII du capitalisme a été celle du triomphe du con-


sommateur passif hypnotisé par la marchandiseÞ: ce que Guy
Debord appelait «Þla société du spectacleÞ». Avec la société
d’hyperconsommation on est témoin, au contraire, du recul
de ce modèle face au formidable développement des possibili-
tés de choix et d’un consommateur-acteur devant effectuer
tout un ensemble de tâches réalisées autrefois par un vendeur,
un guichetier, un conseiller, un technicien, un réparateur.
L’hyperconsommateur, de plus en plus, est ainsi celui qui doit
«ÞtravaillerÞ» pour pouvoir consommerÞ: il tend à devenir
«ÞprosumerÞ», le co-producteur de ce qu’il consomme67.
Le phénomène a commencé avec le libre-service dans la
grande distribution puis avec le «Þdo-it-yourselfÞ». Il se prolonge
de nos jours avec les nouvelles technologies de l’information
et de la communication. Désormais, c’est le consommateur
lui-même qui installe ses logiciels sur son ordinateur, qui réa-
lise, en cas de panne, les tâches de réparation en ligne au tra-
vers des services d’assistance, qui fait sur Internet ses propres
recherches d’information en matière d’horaires de transport,
de prix et de réservation d’hôtel.
Les réseaux sociaux qui sont nés avec Internet ont égale-
ment développé le brouillage des rôles tenus par les inter-
nautes, ceux-ci étant en effet tout à la fois producteurs et
consommateurs, utilisateurs et metteurs en scène, auteurs et
public des contenus qui s’échangent en ligne. Sur les plate-
formes virtuelles, chacun est consommateur des données
386 L’esthétisation du monde

livrées par les autres en même temps que producteur de son


«ÞprofilÞ». Avec le cyberespace s’accomplit une hybridation des
rôles entre offre et demande, entre production, consomma-
tion et distribution de données.
Si d’aucuns utilisent ces réseaux à des fins professionnel-
les, le plus grand nombre se connecte pour le plaisir
d’échanger des contenus, converser avec des amis, faire des
rencontres, échanger des images et des liens musicaux. C’est
ainsi que se développe un vaste usage esthétique du virtuel
numérique. Car c’est bien une consommation de type émo-
tionnel et esthétique qui s’y déploie, les interactions s’effec-
tuant pour se divertir et passer le temps, exprimer ses goûts,
se mettre en scène, produire une image de soi.
À l’âge de l’individualisme hypermoderne, le moi n’est
plus haïssable, tant il est vrai qu’on assiste à une formidable
expansion sociale des pratiques d’exposition de soi. Un nou-
veau type d’autoportrait se développe, de type hypermoderne
et démocratique. D’abord en ce qu’il n’est plus élitaire et
limité à telle ou telle catégorie d’âgeÞ: désormais jeunes, vieux,
hommes, femmes, chômeurs, businessmen, partout dans
le monde, se donnent à voir sur Internet, à travers blogs
et réseaux sociaux, images de webcam ou de téléphone por-
table.
Ensuite, présenter le Soi en ligne, ce n’est plus s’engager
dans une recherche patiente, volontaire, méthodique de soi,
mais s’exposer dans l’immédiateté de son expérience en train
de se vivre, sans recul, sans secret, sans pudeur. Non plus le
journal intime, caché, mais la monstration en continuÞ: voici le
temps de la transparence de Soi, livré au mur de Facebook.
Un individualisme qui, au contraire d’une construction à
l’ancienne s’employant à se dégager des conventions, des nor-
mes sociales et religieuses, s’élabore dans une recherche
obsessive et ludique de communication, de partage, de lien.
Une représentation de soi qui ne cherche plus ce qui en fai-
sait, autrefois, le but affirmé — l’authenticité, la vérité pro-
Le stade esthétique de la consommation 387

fonde du sujet — mais qui valorise l’expression directe,


transitoire et fugitive des émotionsÞ: non une plongée analyti-
que et labyrinthique à l’intérieur de soi, mais l’exposition
immédiate de ses expériences, de ses goûts, de ses impressions
changeantes. C’est ainsi que sur les réseaux sociaux, on ne
cesse de «ÞréactualiserÞ» son «ÞprofilÞ», celui-ci ayant une vali-
dité de plus en plus éphémère. Un autoportrait «ÞliveÞ» en
révision perpétuelle, tracé dans la simultanéité de l’instantÞ:
informationnel plus qu’introspectif, illustrant la figure du
nouvel individu en temps réel. «ÞCélibataire depuis 11Þheu-
resÞ», peut-on lire par exemple sur Facebook. Pas besoin d’en
dire plusÞ: les faits au présent, pas leur auscultation, et les faits
entassés dans leur succession et leur discontinuité.
Enfin, une autre caractéristique de l’univers Facebook
réside dans la place majeure qu’occupe la logique affectuelle
s’effectuant, en particulier, par le bouton «Þj’aimeÞ». L’impor-
tant n’est plus l’idéologique ou la position dans l’échelle
sociale, mais le réactif, l’appréciatif et l’esthétique apparais-
sant comme les pôles privilégiés de l’expression de l’identité
hyperindividualiste. Ainsi face à un message, une opinion,
une photo, un morceau musical, l’utilisateur de Facebook
active le bouton «Þj’aimeÞ». Il n’est pas nécessaire de dire
pourquoi «Þj’aimeÞ»Þ; ce qui compte est de dire j’aime ou je
n’aime pas. Dans l’état actuel, c’est par mes goûts, mes réac-
tions émotionnelles, mes jugements appréciatifs que j’exprime
le mieux mon identité singulière, c’est cela qui me posi-
tionne auprès des autresÞ: je suis celui qui aime ça, n’aime
pas ça, n’aime plus ça. Non plus «Þje pense donc je suisÞ»,
mais je suis ce que j’aime, ce qui me plaît ici et maintenant.
C’est une identité de type esthétique, émotionnelle et passa-
gère, qui triomphe sur Facebook.
D’aucuns interprètent cette efflorescence d’autoreprésen-
tations comme le signe du dépassement de l’individualisme,
faisant valoir que l’individu n’existe plus que dans le regard
des autres, qu’il recherche pour exister et sans lequel il n’est
388 L’esthétisation du monde

plus rien. L’erreur de perspective est complète. C’est très


exactement l’une des figures de l’individu hypermoderne,
désencadré et volatile, qui se déploie, et qui n’est lui-même
qu’en se communiquant tous azimuts sur le plan des émo-
tions, des appréciations et des inclinations personnelles. Nous
sommes au moment où les repères objectifs (profession, âge,
lieu de résidence, religion, orientation politique) paraissent
trop généraux, trop impersonnels, trop rigides, incapables
qu’ils sont d’être à la hauteur de l’exigence hypermoderne
de personnalité et de mobilité. Dire quel métier j’exerce,
quelle est ma situation familiale, quelle est ma religion, cela
n’est plus suffisant pour satisfaire nos désirs de subjectivité et
d’expressivité. Ce sont les goûts personnels et immédiats, les
réactions et les émotions susceptibles de révision qui susci-
tent les intérêts, et ce sont ces mêmes goûts que nous aimons
partager avec nos «ÞamisÞ».
C’est ainsi un moi expressif ou transesthétique qui domine,
exposant les détails les plus ténus, parfois les plus dérisoires de
son vécu et de ses goûts subjectifs. Un besoin de dire qui l’on
est d’autant plus impérieux que les référentiels collectifs dura-
bles (la nation, la classe sociale, la religion, la politique) ont
perdu une grande part de leur ancienne puissance régula-
trice. D’où cette spirale de révélations et d’expressions écla-
téesÞ: je suis celui qui aime ou qui n’aime pas tel film ou tel
concert, qui est fan de X ou de Y, celui qui a choisi ou réalisé
ces photos… Telle est ma singularité, sans loi synthétique,
sans recherche ni visée de cohérence, mais dans les multiples
facettes d’un moi diffracté, qu’un seul clic suffit à mettre en
relief. Ce que nous aimons mettre en relief, ce n’est plus tant
notre position sociale et nos convictions stables et durables,
mais notre identité mobile et flexible, les impressions ressenties
à un moment donné et qui peuvent se transformer de situa-
tion en situation, autrement dit un moi désinstitutionnalisé et
fluide, décentré et ponctuel. Là où l’identité dans la pre-
mière modernité apparaissait comme une identité stable et
Le stade esthétique de la consommation 389

cohérente, résultant d’un choix individuel rarement remis en


cause, l’identité hypermoderne, elle, se donne comme transi-
toire, expérimentale, ouverte à des révisions permanentes.
Pour parler de soi, l’accent est mis non sur ce qui est durable,
mais sur ce qui prend sens maintenant, de manière instanta-
née, sans projet identitaire visant la durée ou le long terme. Et
dans ce cadre, les éléments périphériques de l’existence (mar-
ques commerciales, groupes musicaux, magasins, photos…)
sont traités avec la même importance narrative (ou le même
détachement ironique) que les dimensions les plus centrales.
L’autoportrait de l’individu hypermoderne ne se construit
plus via une introspection exceptionnelle et de longue
haleine. Il s’affirme comme mode de vie de plus en plus bana-
lisé, comme compulsion de communication et de «Þbran-
chementÞ», mais aussi comme marketing de soi, chacun
cherchant à gagner de nouveaux «ÞamisÞ», à mettre en valeur
son «ÞprofilÞ» et trouvant une gratification dans l’approba-
tion de lui-même par les autres. Il traduit une sorte d’esthé-
tique de soi qui est tantôt un néodonjuanisme virtuel, tantôt
un nouveau Narcisse au miroir de l’écran global.

CONSOMMATION CULTURELLEÞ:
D’HOMO FESTIVUS À HOMO ÆSTHETICUS

L’avènement d’homo consumans comme homo æstheticus tient


également au formidable développement, dans nos écono-
mies, des productions culturelles et esthétiquesÞ: films, séries
télé, musiques, concerts, variétés télévisuelles, tourisme cul-
turel, fêtes en tout genre, musées et expositions. Au stade
actuel, le consommateur est devenu un hyperconsommateur
disposant d’une offre pléthorique, sans cesse croissante, de
390 L’esthétisation du monde

produits culturels et consacrant plus de temps aux consom-


mations audiovisuelles à la maison qu’au travailÞ: 43Þheures
par semaine en moyenne pour les personnes exerçant une
activité professionnelle. En 2001, chaque téléspectateur fran-
çais a regardé 74Þheures de films de cinéma et 262Þheures de
fiction télévisuelle. Les Français ont, en 2009, écouté en
moyenne 1Þheure 10 de musique par jour et consacré quel-
que 24Þheures par semaine à la télévision. Grâce aux nouvel-
les technologies, l’expérience esthétique tend à s’infiltrer
dans tous les moments de la vie quotidienneÞ: on écoute de
la musique en tout lieu et en toute situation, et l’on peut
regarder des films un peu partout, dans le train, dans l’avion,
en voiture. Jamais les publics n’ont eu accès à autant de sty-
les musicaux, à autant d’images, de spectacles et de musiques.
À l’heure d’Internet, des DVD, de la musique numérisée, la
consommation culturelle s’est affranchie de ses anciens
rituels sociaux, des formes de programmation collective et
même de toute limite spatio-temporelleÞ: elle se déploie à la
demande, dans un supermarché culturel proliférant, hyper-
trophique, quasi illimité.
Simultanément, on l’a vu, l’époque voit se multiplier
comme jamais le nombre de musées et les centres d’art, les
galeries, biennales et expositions. Les châteaux et les cathé-
drales, les chefs-d’œuvre de l’architecture mondiale sont visi-
tés par des millions de touristesÞ; les grandes expositions de
prestige à Paris déplacent des centaines de milliers de visi-
teursÞ: avec quelque 900Þ000 visiteurs, la rétrospective Monet
au Grand Palais a connu un tel succès qu’elle est restée
ouverte au public 24Þh/24 non-stop pendant les quatre der-
niers jours. Chaque jour s’affirme la place grandissante des
appétits esthétiques touchant un très vaste public.
Le stade esthétique de la consommation 391

La dissonance des préférences individuelles

Toujours plus d’offre musicale, de livres, de spectacles, de


concerts, de films, cela n’est pas, on le sait, synonyme de
réduction des inégalités sociales devant la haute culture (litté-
raire, théâtrale, musicale, ou picturale). En dépit de la profu-
sion de l’offre et des actions de politique culturelle, c’est
toujours le capital culturel qui détermine les pratiques et pré-
férences esthétiques des consommateurs. Au demeurant, le
capitalisme artiste ne réussit pas plus à démocratiser la culture
«ÞnobleÞ» qu’à homogénéiser les goûts du public de masse et
même ceux des membres d’une même classe. Quel que soit
l’attrait des best-sellers, des hits musicaux ou du box-office,
irrésistiblement les pratiques et les goûts des individus se parti-
cularisent, se diversifient, se différencient. Non seulement les
différences entre les individus sautent aux yeux, mais il en va
de même des différences internes à chaque personne, si l’on
considère les pratiques culturelles sous l’angle de leur degré
de légitimité. Ce qui domine n’est nullement l’homogénéité,
mais la non-cohérence des goûts culturels, l’hétérogénéité des
préférences et des pratiques culturelles individuelles, les «Þpro-
fils dissonantsÞ» se composant d’éléments hauts et bas, dignes
et «ÞgrossiersÞ», nobles et commerciaux68. Partout, dans toutes
les classes sociales, se donnent à voir en majorité des consom-
mateurs qui associent les choix culturels les plus légitimes et les
moins légitimes, l’Opéra et Madonna, Shakespeare et les séries
américaines, Citizen Kane et Les Visiteurs, Braque et la Star Ac.
Pour expliquer pareil phénomène de dissonance cultu-
relle, Bernard Lahire met en avant le caractère hautement
différencié de nos sociétés, ainsi que la concurrence s’exer-
çant entre les normes des instances de socialisation (famille,
école, groupe de pairs, médias) et qui rend peu probable
l’avènement de consommateurs acquis à un seul registre de
392 L’esthétisation du monde

culture. Mais en même temps, il conteste l’idée selon laquelle


l’éclectisme culturel se serait accru depuis les années 1960 et
même depuis le début du XXeÞsiècle69. Or on a tout lieu de
penser le contraire.
La privatisation des pratiques culturelles intensifiée par les
mass media a transformé en profondeur la relation à l’offre
en banalisant la consommation «Þjuste pour voirÞ» qui permet
à chacun de regarder, par exemple, un film qu’il n’aurait
jamais eu l’idée de choisir s’il avait dû se déplacer et payer sa
place au cinéma. La possibilité d’avoir accès facilement, gra-
tuitement et hors du regard d’autrui, grâce à la télévision, aux
disques et à la radio, aux biens culturels, fait reculer les degrés
de honte culturelle, démultiplie quasi «ÞmécaniquementÞ» les
occasions de mixité culturelle, les pratiques et les préférences
hétérogènes70. Et ce, d’autant plus que s’éclipsent les socialisa-
tions, encadrements et ethos de classe. À quoi s’ajoute encore
la diversification de l’offre culturelle, laquelle travaille mani-
festement dans le sens de l’hétérogénéisation des goûts intra-
individuels. Ce ne sont pas seulement les conflits existant entre
les instances socialisatrices qui rendent raison de l’accroisse-
ment des dissonances culturelles, mais également la dynami-
que d’individualisation et celle du marché, des techniques,
des médias, avec la profusion de l’offre qui les accompagne.
À présent, la grande majorité des individus, attirés par des
biens culturels de tout genre, alterne les consommations
«ÞnoblesÞ» et les consommations «ÞvulgairesÞ». Et il est indénia-
ble que nombre de consommateurs ne manquent pas de juger
l’offre culturelle selon les oppositions du légitime et de l’illé-
gitime, du «ÞsupérieurÞ» et de l’«ÞinférieurÞ», même s’ils recon-
naissent succomber régulièrement aux tentations de la facilité
et du divertissement médiatique. C’est particulièrement le cas
avec la télévision, où les individus regardent des programmes
qu’ils dénoncent en même temps comme nuls, affligeants,
abêtissants. À l’époque du capitalisme artiste avancé, les indivi-
dus, y compris ceux qui font partie des classes supérieures,
Le stade esthétique de la consommation 393

consomment régulièrement et à haute dose des biens culturels


qu’ils jugent régressifs et affligeants. Désormais, ce que nous
regardons le plus n’est pas toujours ce qui nous inspire le plus
de respect. L’explication du phénomène est donnée par les
consommateurs eux-mêmes qui, au sujet de ces programmes,
déclarent les choisir afin de décompresser, se défouler, faire le
vide après des journées de travail stressantes et exténuantes.
Le divertissement, la détente, le délassement purs sont deve-
nus les grands ressorts de la consommation culturelleÞ: le suc-
cès des comédies, sous leur forme la plus œcuméniquement
populaire, comme Bienvenue chez les Ch’tis ou Intouchables, vus
en salles par un Français sur trois, en fait foi. La culture classi-
que avait l’ambition de former, éduquer, élever l’hommeÞ: nous
demandons maintenant à la culture, tout à l’inverse, qu’elle
«Þnous vide la têteÞ».
Il est indéniable qu’en dépit de la vague d’individualisation
extrême, la logique hiérarchique des légitimités culturelles ne
s’est nullement évanouie, certains genres étant toujours classés
«ÞsupérieursÞ» et dotés d’une plus haute dignité en fonction
des canons culturels hérités. Cependant les effets de la pous-
sée individualiste se lisent au travers de nouvelles formes
d’évaluation et de consécration fondées sur le seul plaisir des
consommateurs. En matière de musique de variété par exem-
ple, les jugements s’articulent moins sur l’opposition hautÞ/
bas que sur la différence subjectiveÞ: j’aimeÞ/ je n’aime pas.
L’important n’est plus de classer les œuvres et les genres sur
un axe vertical mais seulement d’exprimer une pleine subjec-
tivité esthétique, par-delà les degrés officiels de prestige et les
grilles opposant le noble et le vulgaire. L’appréciation person-
nelle, et elle seule, compte au point de pouvoir méconnaître
l’ordre dominant des légitimités culturelles et attribuer la plus
haute valeur ou dignité à ce que la Grande Culture disqualifie
ou dévalueÞ: Johnny Hallyday vaut mieux que Mozart. Le prin-
cipe de la singularité et du feeling triomphe, mais il n’éli-
mine pas pour autant mépris, détestations et autres
394 L’esthétisation du monde

excommunicationsÞ: les fans de reggae peuvent détester le rap


ou la house. Lorsqu’il n’y a plus de classement symbolique ins-
titutionnel unanimiste, les individus détestent les choix et pré-
férences de ceux qui leur sont, de fait, très proches et ne
comprennent plus les goûts des autres.

Ennui et déception

Les innombrables satisfactions d’homo æstheticus rendues


possibles par une offre proliférante ne doivent pas cacher
l’autre face du phénomène, tant sont fréquents les moments
d’ennui à la télévision, au cinéma, au théâtre. La télévision
nous déçoit fréquemment, mais, en même temps, on ne peut
s’empêcher de la regarderÞ: on allume systématiquement le
poste en rentrant chez soi et ce, quel que soit le programme,
qu’au demeurant on ne connaît pas nécessairement. Les
consommateurs des sociétés développées consacrent en
moyenne de 40 à 50Þ% de leur temps libre — soit 3Þh par
jour en Europe — à la télévision, alors même qu’ils en tirent,
selon leurs propres dires, des satisfactions parfois moindres
que de leur activité professionnelle. On le sait, l’écoute de la
télévision est flottante et distraite, elle s’accompagne de
changements fréquents de chaîne et, qui plus est, procure
un sentiment de «Þperte de tempsÞ» et de vacuité. Les con-
sommateurs zappent, dénoncent la nullité, la stupidité des
programmes, mais seuls 23Þ% des Français déclarent que la
télévision ne leur manquerait pas du tout s’ils en étaient pri-
vés. Nous sommes ainsi dans une société où les consomma-
teurs consacrent principalement leur temps libre à des
activités qu’ils considèrent comme ayant très peu de valeur
et dont ils ne tirent pas toujours une grande satisfaction.
D’où la situation inédite qui est la nôtre. Dans les sociétés
traditionnelles, la vie culturelle était répétitive, marquée par
Le stade esthétique de la consommation 395

des goûts et des pratiques uniformesÞ; cependant, elle allait


de soi et les individus, adaptés à celle-ci, ne s’en plaignaient
pas, ne la vivant ni dans la monotonie, ni dans l’ennui. Au
contraire dans nos sociétés, l’offre culturelle est immense et
variée, les goûts se diversifient et se singularisentÞ: c’est pour-
quoi les insatisfactions culturelles sont devenues aussi nom-
breuses qu’inévitables. La culture apparaît comme un
secteur non seulement de dissensus mais aussi fréquemment
générateur d’irritation, d’ennui et de déception.
Ceci est vrai pour la télévision et plus encore pour l’art con-
temporain, le plus grand nombre considérant que c’est
incompréhensible, «Þn’importe quoiÞ», une vaste imposture.
Depuis le fond des âges, les œuvres d’art ont suscité l’admira-
tion du publicÞ: nous avons maintenant l’ennui, le rejet, le sen-
timent d’un éternel ressassement face aux déconstructions,
aux happenings et autres installations. Dans les sociétés tradi-
tionnelles, le système culturel profondément légitime, incor-
poré et intériorisé, était source de satisfactions, alors que la vie
matérielle était loin de permettre toujours celle des besoins
élémentaires. Dorénavant, c’est le contraireÞ: les insatisfactions
culturelles prolifèrent dans la même proportion que les satis-
factions matérielles se démultiplient71.

Le rapport touristique à l’Art

Les transformations de la consommation culturelle se


lisent aussi bien dans le rapport à l’art des musées et des
expositions. Car l’esthétique consommatoire qui domine notre
culture n’a plus rien à voir avec l’esthétisme cultivé classique
visant l’élévation de l’âme et s’accomplissant dans la contem-
plation et la vénération silencieuses des œuvres. Aux antipodes
de cet ascétisme culturel, le consommateur hypermoderne
est hédoniste, décontracté et pressé, ne s’arrêtant que quel-
396 L’esthétisation du monde

ques secondes devant les chefs-d’œuvre de l’art accrochés


aux murs des muséesÞ: moins amateur d’art que zappeur
boulimique d’images à la manière d’un touriste curieux de
tout et de rien, en attente perpétuelle d’émotions toujours
nouvelles. On glisse désormais sur les œuvres d’art comme on
glisse en rollers sur les trottoirs et comme on surfe à grande
vitesse sur le Web.
Cela signifie-t-il déclin d’homo æstheticusÞ? C’est tout l’inverse.
Car dans l’état actuel, même ce qui, dans les civilisations
anciennes, n’était pas «Þœuvre d’artÞ» mais objets magiques,
masques rituels, fétiches sacrés ou masques guerriers, appa-
raît comme art pur admiré pour ses seules qualités formelles.
L’hyperconsommateur est celui qui ne regarde les choses du
passé qu’en fonction de ses goûts subjectifs et les juge selon
des critères purement esthétiques. Depuis le fond des âges,
les objets et édifices étaient entourés de sens social, mythique
ou magique, et leurs charges d’émotions religieuses faisaient
obstacle à une perception purement visuelle. Un renverse-
ment complet s’est produitÞ: nous ne voyons plus de cet
ancien univers que la forme pour la forme, la seule dimen-
sion artistique destinée à satisfaire les nouveaux consom-
mateurs esthétiques épris d’exotisme et de délassement
touristique. Voici le temps de l’annexion de toutes les
œuvres du passé par le pur regard et le pur intérêt esthéti-
quesÞ: avec le capitalisme artiste, «Þtout est artÞ», vu et appré-
cié comme art, accomplissant à sa manière l’utopie des
avant-gardes modernistes.
Cela étant, plus les hauts lieux culturels, les cathédrales et
les musées sont visités par les masses esthétiques, plus cette
consommation est déculturée, les individus des sociétés
hypermodernes n’ayant plus à leur disposition les codes cul-
turels nécessaires à la pleine compréhension des œuvres.
Même les éléments de la culture chrétienne leur font défaut.
Qu’est-ce que l’hyperconsommateur admire et comprend
dans la chapelle Sixtine, dans une nativité du Quattrocento,
Le stade esthétique de la consommation 397

dans un tableau représentant tel épisode de l’Ancien Testa-


ment ou de la vie d’un saintÞ? Que voit-il si ce n’est d’admi-
rables compositions colorées. De fait, la «ÞdémocratisationÞ»
esthétique de l’accès aux grandes œuvres du passé ne se
déploie que sur fond de dépossession des cadres culturels
permettant l’intelligibilité de celles-ci.
Face à pareil devenir de la relation à l’art, comment s’empê-
cher d’y reconnaître une ultime illustration de la formule
fameuseÞ: «ÞL’art reste pour nous, quant à sa destination
suprême, une chose du passéÞ». La thèse hégélienne ne signi-
fie évidemment pas disparition des œuvres ou des amateurs
d’art mais la nouvelle place de celui-ci devenant un type de
consommation frivole, un simple accessoire divertissant de la
vie. Ce n’est pas que l’art ait cessé de passionner le public —
c’est tout le contraire, jamais autant de beautés artistiques ne
sont goûtées par autant d’individus —, mais il ne le touche
plus que de manière épidermique comme un objet de con-
sommation ou un spectacle d’animation du quotidien. Plus
de mystère, plus de puissance magique, plus de craintes et
tremblements, «Þl’art a cessé de satisfaire le besoin le plus
élevé de l’esprit […], l’admiration que nous éprouvons à la
vue de ces statues et images est impuissante à nous faire plier
les genouxÞ»72. Délesté de toute «Þnécessité objectiveÞ», de
tout rapport à l’absolu et aux puissances sacrées, la relation
à l’art en vient à ressembler à un jeu certes agréable, sensi-
ble, «ÞintéressantÞ», mais désubstantialisé, marginal, sans enjeu
réel. À l’âge hypermoderne, nous sommes de plus en plus
ouverts à l’art, mais celui-ci est de moins en moins capable
de nous toucher en profondeur et de créer une «Þparticipa-
tion vitaleÞ»73. N’étant plus rattaché à ses anciennes fonctions
religieuses et sociales, l’art perd «Þson intérêt direct pour
notre existenceÞ: il devient splendide superflu. Un art ainsi
détaché des réalités de la vie ne cesse pas d’être largement et
intensément appréciéÞ»74. Ainsi va l’esthétisation hypermo-
derne du monde.
398 L’esthétisation du monde

Homo festivus comme homo æstheticus

Au-delà de la consommation culturelle au sens strict, homo


æstheticus a même gagné l’univers de la fête. À l’heure du
capitalisme artiste, les consommateurs se montrent de plus
en plus friands de live, de festivals, de fêtes qui attirent un
public toujours plus large. La fête de la musique est célébrée
dans une centaine de pays sur les cinq continents avec des
dizaines de milliers de concerts. Tout est devenu occasion
pour organiser des fêtesÞ: les jardins et les fleurs, les fruits, la
mer, la neige, les lumières, le foot, le patrimoine, les gays et
lesbiennes, la Techno, l’an 2000… autant de néofêtes qui,
n’ayant plus rien de traditionnel, illustrent la poussée hyper-
moderne d’une consommation transesthétique de type indi-
vidualiste.
Philippe Muray a décrit dans un style inoubliable cette fes-
tivisation galopante de la société ainsi que l’homo festivus de
troisième type qui s’y déploie75. Mais comment penser homo
festivus lorsque la fête n’a plus charge de régénérer l’ordre
social ou cosmique, lorsque les formes de celle-ci, se déga-
geant des encadrements de la tradition, n’a plus de sens col-
lectif lourdÞ? Philippe Muray a bien vu qu’il n’était plus
possible de penser la fête à la manière d’un Georges Bataille
qui opposait le monde de la dilapidation festive à celui du
travail et de l’utilité. La fête désormais n’a plus rien à voir
avec la transgression rituelle des interdits tant elle se trouve
imbriquée dans l’ordre économico-culturel, tant également
elle fusionne avec les logiques qui sous-tendent l’univers
ordinaire de la consommationÞ: hédonisme individualiste,
self-service, éclectisme, mobilité, fluidité, hygiène, sécurité,
risque zéro, recherche d’ambiances, d’émotions esthétiques,
de nouveautés permanentes. Homo festivus ne viole plus les
Le stade esthétique de la consommation 399

normes sociales, il glisse dans l’espace-temps de la fête, il


surfe, il circule comme dans un parc d’attractions, téléphone
mobile dans une main, sandwich dans l’autre. Les néofêtes
ne renversent plus rien, elles ne sont plus que l’une des for-
mes de l’animation récréative propre aux sociétés de réjouis-
sance illimitée.
N’en concluons pas toutefois, à la manière de Philippe
Muray, qu’homo festivus signale l’avènement de la société et
de l’homme «Þpost-historiquesÞ» ayant éliminé toutes les con-
tradictions et oppositions, quand il ne s’agit que de l’esthéti-
sation progressive de nos sociétés sous-tendues par le
capitalisme artiste et l’hyperindividualisme consumériste. Tou-
tes les formes de dérèglement qui marquaient la fête tradi-
tionnelle (festins, ivresse, violences, insultes, plaisanteries
scatologiques) n’ont plus droit de cité. La fête n’est plus «Þle
monde à l’enversÞ»Þ: voici venu le temps de la fête light, lisse,
«ÞsympaÞ», structurée par les principes mêmes de l’ordre
consommationiste76. Après l’incandescence de la transgres-
sion, le processus de californisation de la fête où art et culture
marchande, tourisme et folklore, commerce et animation
vacancière, s’entremêlent de plus en plus. De fait, homo festi-
vus n’est rien d’autre que le touriste ou le consommateur
individualiste des temps hypermodernes en attente de sensa-
tions, d’expériences, de divertissements qui n’ébranlent pas
le cours normal de la vie. Il faut penser homo festivus comme
une déclinaison ou une extension d’homo consumans, comme
l’une des figures d’homo æstheticus à l’époque hyperconsumé-
riste.
ChapitreÞVI

LA SOCIÉTÉ TRANSESTHÉTIQUEÞ:
JUSQU’OÙÞ?

La société esthétique hypermoderne ne se réduit pas à un


système dominé par une production massive de biens char-
gés de valeur stylistique et émotionnelle ainsi que par une
consommation hédoniste de produits culturels. Elle se carac-
térise, aussi bien, par la promotion d’une culture, d’un idéal
de vie, d’une éthique spécifique. Celle-ci, fondée sur les
jouissances du présent, le renouvellement des expériences
vécues, le divertissement perpétuel, constitue à proprement
parler une éthique esthétisée de la vie. Si le capitalisme
artiste a inventé et développé les arts de consommation de
masse, il a contribué, dans le même temps, à promouvoir un
mode de vie esthétique de masse. Esthétisation de l’écono-
mie et esthétisation de l’éthique marchent de concert. La
société esthétique hypermoderne désigne cet état social qui
célèbre au quotidien et diffuse à l’échelle des masses un
idéal de vie esthétique (au sens étymologique de aisthésis,
c’est-à-dire de sensation et de perception)Þ: une esth-éthique.
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 401

UNE ÉTHIQUE ESTHÉTIQUE DE MASSE

Idéal esthétique en ce que ce modèle s’identifie à une vie


tournée vers le plaisir des sens et des images, les jouissances
de la musique et de la nature, les sensations du corps, le jeu
des apparences, la frivolité de la mode, les voyages et les
jeux, la multiplication des expériences sensitives. La société
transesthétique coïncide avec la disqualification des morales
ascétiques au bénéfice d’un modèle esthétique de l’existence
centré sur les satisfactions sensibles, immédiates et renouve-
léesÞ: bref, une éthique hédoniste de la réalisation de soi. Le
salut ne réside plus ni dans la morale religieuse, ni dans
l’Histoire, ni dans la politique, il se trouve dans l’épanouisse-
ment personnel et le mieux-vivre expérientiel. C’est doréna-
vant pareille éthique esthétique de la vie1 qui nous régit. Elle
fait corps avec l’essor de l’individualisme hypermoderne.
L’éthique esthétisée qui s’est propagée au cours de la
deuxième moitié du siècle dernier doit beaucoup aux com-
bats menés par la contre-culture romantique des annéesÞ1960
dénonçant l’aliénation, le conformisme de la vie bourgeoise
ainsi que les obligations traditionnelles de la moralité. Au
nom de la libération individuelle et collective, les référentiels
du désir, de la spontanéité, de la jouissance sexuelle se sont
substitués aux commandements rigoristes de la morale.
Toute une époque et une génération se sont dressées contre
les morales bourgeoises et familialistes, sexistes et vertuistes,
assimilées à l’anti-liberté et l’anti-vie. Rien n’est plus impor-
tant alors que de briser les barreaux de la cage morale afin
de «Þvivre sans temps mortsÞ» et «Þjouir sans entravesÞ». Mou-
vement anti-moraliste qui s’est doublé de violentes critiques
dirigées contre la société de consommation accusée de chlo-
roformer les existences. C’est en brandissant la flamme de la
402 L’esthétisation du monde

liberté absolue ainsi que la valeur du rêve, du plaisir, de la


vie créative que s’est construite l’utopie contestataire et trans-
politique dans laquelle l’idéologique et le poétique, le politique
et l’existentiel, le collectif et l’individuel, la lutte collective et la
jouissance se sont trouvés intimement mêlés. En lieu et place
des prescriptions intransigeantes de la moralité et des reli-
gions politiques, s’est déployé un idéal de vie proprement
esthétique, autrement dit fondé sur le culte de l’expérience,
du plaisir, de la réalisation individuelle. «ÞChanger la vieÞ» de
Rimbaud est devenu «ÞBe yourselfÞ».
Mais l’esthétisation hypermoderne de la culture quotidienne
n’a pas pour seule origine les critiques émanant de la rébellion
contre-culturelle. C’est également le matérialisme consumériste
du capitalisme artiste qui a permis la légitimation sociale des
valeurs romantiques de l’accomplissement personnel et des sen-
sations surmultipliées. Car qu’est-ce que l’idéal de vie encensé
par le capitalisme artiste, si ce n’est une vie sans temps mort,
perpétuellement enrichie de sensations diverses, de voyages, de
nouveautés, de spectacles, de décibelsÞ? Soit une vie esthétique.
Au culte des saints et des héros a succédé le sacre du plaisir et
des sensations excitantes. «ÞVivre plusÞ», «Þsentir plusÞ», «Þs’écla-
terÞ»Þ: nous sommes dans une culture qui exhibe sans répit la
jouissance et promet à tous une satisfaction parfaite et immé-
diate, «Þune société hyperfestiveÞ» glorifiant à tous les coins de
rue les principes consubstantiels au «Þstade esthétique de l’exis-
tenceÞ» (Kierkegaard) marqué par la recherche des plaisirs de
l’instant, le goût des expériences éphémères et sensitives, la
découverte des climats grisants.
Par-delà les conformismes qu’a entraînés la consommation
de masse, celle-ci a généré dans le même temps une nouvelle
valorisation de l’axe présentiste de la vie et du bonheur privé.
C’est à partir de cette toile de fond détraditionnalisée et indi-
vidualiste qu’ont pu «ÞprendreÞ» les hymnes en l’honneur de
la vie «ÞartisteÞ» où l’expérience est posée comme valeur
suprême, d’un style d’existence libéré des conventions et des
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 403

différentes obligations traditionalistes. À cet égard, le capita-


lisme de consommation est bien à l’origine d’une profonde
révolution culturelle, qui n’est autre que la délégitimation des
morales autoritaires au bénéfice des idéaux de l’accomplisse-
ment de soi, de la liberté privée, de la jouissance. En diffusant
à grande échelle pareil système de normes, le capitalisme
artiste a réussi à imposer socialement les principes de la cul-
ture artiste moderne, le style «ÞlibéréÞ» (anti-traditionalisme,
anti-conventionalisme, anti-bourgeoisisme, anti-puritanisme)
dont le dandysme, l’esthétisme, les petits cénacles de la bohème
ont été, dès le XIXeÞsiècle, les premiers chaînons.
Ce n’est pas en effet la première fois que la vie esthétique
(plaisirs, beauté, authenticité, sensations) est posée en but
même de l’existence. Les courants dits de l’esthétisme au
e
XIXe et au début du XX Þsiècle ont affirmé que la vie bonne
ne consistait ni dans l’obéissance aux commandements de la
religion et de la morale ni même dans les combats pour
perfectionner la société, mais dans une démarche visant à
s’auto-accomplir, à accumuler le maximum de plaisirs, à ren-
dre un culte à la Beauté érigée en nouvel absolu se substi-
tuant à la religion. La vie belle se confond dès lors avec le
rejet des conventions sociales faisant obstacle à l’existence
authentique, avec la pleine affirmation de son être profond
dans la coïncidence parfaite de soi avec soi. «ÞJe veux faire de
ma vie même une œuvre d’artÞ», disait Oscar Wilde, une vie
aussi parfaite, aussi autonome et indépendante de fins trans-
cendantes qu’une œuvre d’art n’obéissant qu’à elle-même2.
À l’évidence, nous n’en sommes plus là. Tout autre est
l’éthique esthétique hypermoderne, laquelle ne se construit
plus dans l’opposition aux normes de la morale traditionnelle
et ne se déploie plus au nom de la vérité ou de l’authenticité
du moi. C’est le spontanéisme et l’immédiateté des désirs qui
l’emportent, beaucoup plus que le «ÞconstructivismeÞ» indivi-
dualiste de la première modernité. Il n’y a plus de grands
combats, plus d’ennemis à abattre, plus d’objectifs d’émanci-
404 L’esthétisation du monde

pation à l’égard des anciennes contraintes moralesÞ: seulement


l’«ÞidéalÞ» d’une satisfaction diversifiée, «Þtoujours recommen-
céeÞ». Cela étant, ces différences ne doivent pas empêcher de
reconnaître le point où se rencontrent l’idéal esthétique de la
modernité héroïque et celui de nos jours, à savoir la célébra-
tion d’un même modèle individualiste invitant à jouir des
sens, à saisir les plaisirs de l’instant, à multiplier les expérien-
ces sensitives, à s’autoréaliser en tournant le dos aux morales
ascétiques. Le capitalisme artiste, en ce sens, poursuit l’œuvre
moderne de la valorisation de l’individu et de l’expérience
comme valeur suprême. Il s’y emploie non plus à travers la
négation transgressive des normes collectives morales et reli-
gieuses, mais dans l’invitation à «Þprofiter de la vieÞ» en choi-
sissant soi-même son propre style d’existence dans l’offre
proliférante des biens de consommation.

UNE HYPERMODERNITÉ DÉSUNIFIÉE

Nombre d’analystes ont insisté sur la rupture culturelle


majeure que constitue l’avènement de pareille éthique esthé-
tisée de masse accompagnant la société de consommation. En
exaltant l’hédonisme et la vie sans contraintes, une nouvelle
logique culturelle s’est imposée, détruisant la conception puri-
taine du monde et s’opposant aux règles conventionnelles de
la vie bourgeoise. Les conséquences n’en sont pas mincesÞ: il
en résulte des formations sociales qui se caractérisent non seu-
lement par l’absence de justifications transcendantes, mais
aussi par la destruction du tout unifié de la société et la discor-
dance entre les grandes sphères de la vie sociale. C’est dans
ces conditions que s’impose, aux yeux de Daniel Bell notam-
ment, un néocapitalisme régi par des principes antinomiques,
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 405

par de nouvelles contradictions, et plus précisément par les


disjonctions entre les normes exigées dans l’économie (disci-
pline, effort, efficacité, rentabilité), dans le domaine politique
(l’égalité) et dans la culture (hédonisme, épanouissement per-
sonnel)3. Logique économique, logique politique et logique
culturelle ne constituent plus un univers cohérentÞ: elles sont
devenues antagonistes. De ces tensions structurelles résultent
les diverses contradictions de nos sociétés.
Des corrections peuvent et doivent être apportées à ce
modèle. S’il est indéniable que les normes de l’éthique esthéti-
que de la réalisation de soi s’opposent à celles qu’exige l’entre-
prise performante, il n’en reste pas moins qu’il est impossible
de poser une opposition absolue entre culture et économie
hypermoderne. Car, on le sait, dorénavant, c’est la consomma-
tion des ménages qui tire la croissance des nations dévelop-
péesÞ: point de développement économique sans hédonisme
consommatoire. À l’heure du capitalisme créatif, l’éthique
esthétique n’est pas structurellement antinomique avec la vie
économiqueÞ: elle en est en grande partie le résultat en même
temps que la condition de développement. Sans doute, à partir
d’un certain moment, le processus peut-il dérailler et provo-
quer des séismes comme on l’a vu récemment avec la crise des
subprimes de 2008. Simplement, il ne s’agit plus de «Þcontra-
dictions culturelles du capitalismeÞ» mais de conséquences liées
aux excès d’un système financier dérégulé, à l’excroissance du
crédit immobilier, à la déréglementation du système bancaire
ignorant le respect des règles prudentielles.
Par ailleurs, s’il est vrai que, d’un côté, l’idéal de vie esthé-
tique heurte les principes organisateurs de la sphère écono-
mique, il n’en reste pas moins que, d’un autre côté, il a
contribué à étendre la logique libérale-individualiste à l’ordre
des mœurs. Dans la foulée de la contre-culture, il s’est constitué
une civilisation libérale générale, le libéralisme politique et
économique se trouvant complété par un libéralisme cultu-
rel fondé sur l’hédonisme individualiste, l’anti-traditiona-
406 L’esthétisation du monde

lisme, l’anti-autoritarisme. De même que le politique s’est


émancipé du religieux et l’économique du politique, le cul-
turel (les modes de vie) s’est affranchi des coutumes et tradi-
tions au nom du principe de liberté individuelle. Par-delà la
nouvelle disjonction des ordres s’est ainsi agencée une
sphère culturelle libérale-individualiste en concordance de
principe avec ce qui fonde le système économique du mar-
ché libre.
Il n’en demeure pas moins que l’idée de «Þculture antino-
mienneÞ» liée à la nouvelle éthique esthétisée constitue un
modèle théorique essentiel pour analyser ce qui se joue de
complexe dans les sociétés contemporaines. Nous devons
seulement en élargir le sens en ne la limitant pas aux seules
contradictions existant entre l’économique et le culturel. Ce
n’est plus, en effet, seulement les normes de la vie économi-
que qui sont en contradiction avec la culture, c’est celle-ci
dans son ordre propre qui s’agence selon des normes antino-
miennes. L’hédonisme n’est pas le tout de la culture hyper-
moderne, laquelle fait droit à d’autres systèmes de valeurÞ: le
travail, l’efficacité, les valeurs humanistes, l’environnement,
la santé, l’éducation. Autant de référentiels qui non seule-
ment ne se ramènent pas à un idéal esthétique, mais qui
heurtent souvent frontalement les exigences de satisfactions
immédiates des individus.
Il y a eu, certes, dans le passé, différents types d’antagonis-
mes culturels. Mais ceux-ci opposaient soit des religions entre
elles (conflits interreligieux), soit plus tard les principes moder-
nes à l’ordre traditionnel persistant (la laïcité contre l’emprise
institutionnelle de la religion, la liberté individualiste des
modernes contre les impositions collectives traditionnelles, les
mouvements progressistes contre les adversaires de la moder-
nisation, l’art moderne contre l’académisme). Il n’en va plus
ainsi de nos jours, même si toutes les formes de conflits com-
munautaires et interreligieux sont loin d’avoir disparu. Nom-
bre d’antagonismes culturels dont nous sommes témoins ne
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 407

mettent plus aux prises des valeurs héritées de systèmes radica-


lement antinomiques (modernité contre tradition)Þ: ils sont
au contraire foncièrement intramodernes. Il ne s’agit plus de la
première modernité dans son combat prométhéen contre
l’ordre traditionaliste, mais de l’hypermodernité où les systè-
mes de valeur qui se heurtent sont pareillement d’essence
moderne. L’hypermodernité, ce n’est pas seulement le
moment historique où la modernité devient réflexive ou
autoréférentielle4, c’est aussi celui où les normes constitutives
de la modernité culturelle nous orientent dans des directions
diamétralement opposées. Avec l’approfondissement de la
sécularisation et la disparition de l’ordre traditionaliste, ce
n’est pas une culture unifiée, en pleine coïncidence avec elle-
même, qui s’agence, mais, tout à l’inverse, un pluralisme nor-
matif fait de contradictions intraculturelles
Et dans le même temps, ce ne sont plus les conflits généra-
teurs de culpabilité morale qu’analysait Freud qui dominent,
mais des antagonismes engendrant de nouveaux types de
malaises et de drames dans la vie des individusÞ: l’anxiété, le
sentiment de vide, la dépression, l’addiction, la perte de con-
fiance en soi, la dépréciation de soi. Si l’éthique esthétisée se
construit au nom du bonheur et de la libre possession de soi,
force est d’observer qu’elle ne se déploie qu’accompagnée
de nouvelles formes de dépossession subjective.

LES CONTRADICTIONS
DE LA CULTURE HYPERMODERNE

L’éthique esthétique hypermoderne se confond avec l’idéal


hédoniste et ludique donnant au présent vécu des individus
et à la quête des plaisirs une légitimité de masse. Mais cet
408 L’esthétisation du monde

hédonisme culturel, si fondamental soit-il, n’est pas seul en


liceÞ: d’autres types de normes s’affirment qui viennent heur-
ter de front les idéaux de jouissance et d’accomplissement
immédiat de soi. Parmi celles-ci, la santé, mais aussi l’écolo-
gie, l’éducation, le travail, la performance occupent une
place cruciale. Valeurs hédonistes contre injonctions sanitai-
res, écologiques, éducatives et performativesÞ: ces tensions
sont au cœur de la culture antinomienne hypermoderne.
Nous ne cessons pas d’en vivre les effets au quotidien.

Valeurs hédonistes et médicalisation de la vie

Notre époque ne peut plus se penser en dehors du culte


rendu à la santé, ce dont témoignent ostensiblement
l’expansion des dépenses médicales, la multiplication des
consultations, des examens et des analyses. De plus en plus,
le référentiel de la santé s’associe à de multiples sphères de
l’offre marchandeÞ: l’habitat, le logement, les loisirs, le sport,
la cosmétique, l’alimentationÞ: tous ces domaines sont peu
ou prou redéfinis par des promesses sanitaires. Il ne suffit
plus d’être en bonne santé, il s’agit d’identifier les facteurs
de risques, se soumettre à des visites de dépistage, changer
nos modes de vie au profit de modèles sains et hygiéniques.
L’époque est aux mesures de prévention via tout un ensem-
ble de pratiques sportives, alimentaires, hygiéniques (éviter
l’alimentation grasse, manger des fruits et légumes, faire des
exercices physiques, ne pas fumer). Tandis que les médias
alertent en permanence les populations des risques qu’ils
encourent et dispensent une foultitude de conseils médi-
caux, les conversations quotidiennes sont envahies par la thé-
matique de la santé, de l’alimentation saine, de la forme.
À l’hédonisme libérationniste a succédé un hédonisme
hygiénique, anxieux et médicalisé sous l’égide du souci gran-
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 409

dissant de la santé. Si nos valeurs sont hédonistes, on ne cesse


de fait de s’éloigner des délices du carpe diem, tant s’accroît
l’anxiété sanitaire doublée d’un travail interminable d’infor-
mation, de précaution et de contrôle. homo æstheticus glisse de
plus en plus vers homo medicus se surveillant et transformant
ses «ÞmauvaisesÞ» habitudes de vie. Jouissance, santéÞ: nous
sommes manifestement au moment où le modèle esthétique
de l’existence fondé sur le primat des jouissances du moment
recule devant la montée en puissance d’un modèle préventif
et sanitaire gouverné par la peur.
À cette contradiction de principe s’en ajoutent d’autres,
en particulier dans le domaine de l’alimentation. Quoi man-
ger est devenu une question de plus en plus complexe, le
consommateur étant pris entre les stimulations gourmandes
et la peur d’absorber trop de sucres, trop de graisses, trop de
colorants5. Peur aussi de prendre du poids dans une société
qui érige la minceur en modèle. À quoi s’ajoute la peur des
dangers éventuels liés à la consommation des produits géné-
tiquement modifiés. La prolifération d’injonctions contradic-
toires (hygiénistes, hédonistes, identitaires, esthétiques), les
pressions publicitaires, les flots d’informations médicales dif-
fusées au quotidien ont créé un nouvel état d’insécurité du
mangeur6. Voici venu le temps du consommateur tout à la
fois hédoniste et anxieux, fort éloigné de la délectation
insouciante des plaisirsÞ: bien qu’esthétique, notre éthique se
déleste de plus en plus de l’esprit du carpe diem7.
C’est dans ce contexte que certains observateurs ont pu
parler d’un «Þconsommateur entrepreneurÞ» ou d’un con-
sommateur «ÞexpertÞ»8. Mais ce n’est que moitié de vérité.
Car simultanément, l’heure est au dérèglement des condui-
tes alimentaires, à la cacophonie des repères et critères, à
l’avènement d’une véritable «Þgastro-anomieÞ»9. Tandis que
s’amplifie l’attention à la santé et à la qualité de vie, se mul-
tiplient les consommations anomiques marquées par les
achats compulsifs, les toxicomanies et pratiques addictives en
410 L’esthétisation du monde

tout genre. D’un côté, l’obsession de l’hygiène et de la min-


ceur avec des individus qui s’informent et ont de plus en
plus des comportements de préventionÞ; de l’autre, l’anar-
chie des comportements alimentaires, les boulimies et obési-
tés qui se multiplient partout dans le monde. C’est autant un
consommateur déstructuré ou anomique qu’un consomma-
teur prudent et expert qui progresse.
Le surchoix en matière d’offre alimentaire, la culture
hédoniste, l’érosion des impositions de groupe ont favorisé
l’essor d’un type de personnalité détraditionnalisée présen-
tant des difficultés accrues à résister aux séductions du mar-
ché ainsi qu’aux désirs impulsifs. D’où tout un ensemble de
comportements d’excès, de consommations compulsives, de
dérégulations pathologiques. Parallèlement à l’individu auto-
contrôlé, privilégiant la qualité et la santé, progresse un
individu chaotique exprimant le dérèglement de soi et
l’impuissance subjective10. Telle est la face négative de l’éthi-
que esthétique qui, loin de créer un art de vivre harmo-
nieux, engendre de nouvelles pathologies de l’existence.

Valeurs écologiques contre éthique esthétiqueÞ?

La santé et la beauté du corps ne sont pas seules à lancer


un défi à l’idéal présentéiste de la vie esthétique. Il en va de
même des valeurs écologiques qui, au nom de la protection
de la Terre menacée par la folie techno-marchande, appel-
lent à freiner la fête consumériste irresponsable. Face aux
périls et catastrophes qui s’annoncent, monte une éthique
d’avenir affirmant l’obligation de ne pas compromettre les
conditions de vie des générations futures. C’est ainsi que la
primauté des jouissances consuméristes du présent se trouve
stigmatisée au nom d’une éthique de la responsabilité à long
terme11. Contre le gaspillage orchestré par le capitalisme de
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 411

consommation, il s’agit d’économiser les énergies fossiles,


décarboniser l’économie, développer les énergies durables,
réduire l’empreinte écologique. Et dans la même foulée, res-
ponsabiliser les consommateurs dans leur manière de se
nourrir, d’habiter, de se chauffer, de se déplacer, d’acheter,
de jeter. C’est dans ce cadre que les plus radicaux vont
jusqu’à prôner la décroissance, le postdéveloppement, la «Þsim-
plicité volontaireÞ», considérant que le développement dura-
ble est une impasse, incapable qu’il est de résoudre les
problèmes posés par l’inadéquation absolue entre une Terre
aux ressources finies et un développement infini.
La culture écologique et la crise économique que nous tra-
versons ont conduit un grand nombre d’observateurs à soute-
nir l’idée que l’hyperconsommation, l’insouciance et la frivolité
propres à l’éthique esthétique sont inévitablement vouées à
disparaître prochainement. Est-ce vraiment aussi inéluctable
que ne le laissent entendre toutes ces voixÞ? À l’évidence, non.
Plus exactement, nous commençons à assister à la fin de l’âge
de l’hyperconsommation dévoratrice d’énergie non renouve-
lable et polluante, non de l’hédonisme consumériste. De fait,
les inévitables transformations qui s’annoncent (moins de gas-
pillage, réduction des émissions de CO2, énergies propres,
écoconsommation) ne signifient nullement l’avènement d’une
culture postconsumériste. Les comportements évoluent certes,
qui intègrent les exigences écologiques. Cependant, ne nous y
trompons pas, cela ne fera pas naître une culture d’absti-
nence, mais plutôt une hyperconsommation soutenable. Va-t-
on cesser de désirer des nouveautés, stocker des musiques,
voyager, aller au concert, fréquenter les parcs de loisir, atten-
dre les derniers films et les nouveaux jeux vidéoÞ? Rien de cela
n’aura lieu.ÞNous aurons moins de produits gourmands en
énergie mais plus de consommation de services et de produits
culturels fondés sur l’immatériel.
Rien n’arrêtera notre néophilie frénétique et ce, parce
qu’elle s’enracine dans ces phénomènes de fond que sont la
412 L’esthétisation du monde

détraditionnalisation des cultures et l’avènement d’écono-


mies fondées sur l’innovation perpétuelle. Ces structures
nous «ÞcondamnentÞ» à vivre dans des cultures dominées par
«Þl’amour du mouvement pour lui-mêmeÞ». Ce n’est pas là
une contingence, c’est une structure mentale consubstan-
tielle aux sociétés de mobilité détraditionnalisée. Que voit-
onÞ? Le goût des voyages, des jeux vidéo, des marques de
luxe n’est nullement en recul, bien au contraire. De plus,
dans un univers de désorientation généralisée où s’accen-
tuent l’isolement des êtres et le mal-être, la consommation
est ce qui vient compenser les sentiments d’incomplétudeÞ;
elle est aussi ce qui permet de combattre une certaine fossi-
lisation du quotidien au travers des petites excitations et
mini-fêtes de l’achat. Dans la société esthétique dominée par
le capitalisme artiste, il est devenu insupportable de ne pas
«Þse faire plaisirÞ». L’hyperconsommateur est celui qui lutte
contre les temps morts de la vie, il cherche à «ÞrajeunirÞ» son
expérience du temps, la revivifier par des nouveautés qui lui
apportent, sans risques, le parfum de l’aventure. Dans ces
conditions, l’avènement d’une nouvelle culture de frugalité
et la fin de la fièvre acheteuse relèvent du mythe. L’appétit
des jouissances et des nouveautés consubstantiel à l’éthique
esthétique est très loin d’être achevé. Et par-là, la discor-
dance existant entre normes hédonistes et injonctions écolo-
giques n’est pas prête de s’évanouir.

L’éducation contre la permissivité

Un autre système de normes s’inscrit à contre-courant de


la culture des plaisirs immédiatsÞ: il s’agit de l’éducation.
Jusqu’aux années 1960, le fonctionnement social de l’éduca-
tion reposait sur des valeurs traditionnelles et autoritairesÞ:
élever les enfants «Þà la dureÞ» bénéficiait d’une forte légiti-
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 413

mité, étant considéré comme le meilleur moyen de préparer


à la dure réalité de la vie. Ce type de valeurs a subi différen-
tes critiques à partir du début du XXeÞsiècle de la part des
courants réformateurs, mais ce n’est que dans la foulée des
années 1960 que le type d’éducation compréhensive, psycho-
logique, parfois permissive, s’est véritablement diffusé dans
le corps social. C’est ainsi que les valeurs éducatives se sont
alignées sur la culture individualiste-hédoniste stimulée par
l’ère du consommationnisme.
Ce bouleversement présente indéniablement de bons
côtés mais, poussé à l’extrême, ses effets se montrent désas-
treux. Côté parents, on voit un certain nombre d’entre eux
complètement démunis, incapables de dire non aux enfants
parce qu’effrayés à l’idée de perdre leur amour et culpabili-
sés de ne pas leur accorder suffisamment de temps. Côté
enfants, l’éducation sans contraintes favorise le développe-
ment d’êtres agités, hyperactifs, anxieux, fragiles parce
qu’élevés sans règles ni limites, autrement dit dans la toute-
puissance et la toute-jouissance. En témoigne la forte aug-
mentation des enfants suivis par les psychologues et les servi-
ces de psychiatrie publique. Cette manière d’éduquer prive
les enfants et plus tard les adultes des ressources psychiques
nécessaires pour soutenir la confrontation avec le réel, sup-
porter le principe de réalité, l’échec et l’adversité.
Cela étant, la culture hédoniste-permissive n’occupe pas tout
le terrain. Fort heureusement, elle n’a pas détruit l’idée
qu’éduquer implique de faire preuve d’autorité en fixant des
limites aux désirs. Point d’éducation digne de ce nom sans
encadrement, sans imposition de normes et de règles, sans
frustration, seule manière d’apprendre à différer la satisfaction
et s’approprier les différentes contraintes du monde. D’où la
multitude de conseils, de livres, d’articles et même d’émissions
de télévision mettant en garde contre les dérives du laxisme
éducatif. Nombre de parents résistent aux sirènes du tout-
hédonisme et contraignent les enfants à suivre des cours parti-
414 L’esthétisation du monde

culiers et à s’initier à des pratiques diverses impliquant l’acqui-


sition d’une discipline. Et les enseignants sont trop souvent
confrontés aux difficultés croissantes de leur métier pour ne
pas appeler de leurs vœux de nouvelles orientations.
À l’évidence, des tensions, des contradictions existentÞ:
tout n’est pas joué. Face aux impasses et aux dégâts psycho-
logiques créés par l’éthique esthétisée radicale, se dresse un
autre type d’exigences nécessaires pour être à la hauteur de
la formation d’êtres capables de se cultiver, de s’autocontrô-
ler, de s’organiser, de s’adapter à un monde mobile et chan-
geant.

Hédonisme et performance

Le constat est peu contestableÞ: nous sommes témoins dans


un nombre croissant de secteurs d’une poussée des principes
de compétition et de performance qui lancent un terrible défi
à l’éthique esthétique dans sa recherche de la vie belle. Et cela
dans à peu près tous les domaines. Dans l’entreprise d’abord,
laquelle, prise dans l’étau de l’intensification de la concur-
rence, des exigences de gains de productivité, des résultats à
court terme, réduit ses effectifs, flexibilise les emplois, intro-
duit les pratiques d’évaluation individualisée des performan-
ces et fixe des objectifs toujours plus hauts. Le stress lié au
travail prend partout de l’ampleur, n’épargnant plus aucun
secteur ni aucune catégorie sociale. Du fait des nouvelles tech-
nologies de l’information et de la mondialisation, le fossé ne
cesse de se creuser avec la culture esthétique de l’existenceÞ:
c’est un climat de peur et d’urgence engendré par une cul-
ture de compétition effrénée qui se répand.
Se recycler, mettre à jour continûment ses compétences,
faire toujours plus dans un temps toujours plus court et avec
toujours moins de personnelÞ: l’entreprise hypermoderne fait
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 415

vivre sous pression permanente, obligeant les acteurs à agir


sans délai, à être mobiles, à apporter des réponses instanta-
nées, hyperréactives12. Ces nouvelles méthodes de gestion met-
tent à mal le bien-être au travail et la qualité de vie dans
l’entreprise, elles rendent de plus en plus difficile la concilia-
tion entre vie familiale et vie professionnelle13 et provoquent
des pathologies de surcharge (burn-out), la peur de ne pas
atteindre ses objectifs, l’autodépréciation, des dépressions,
parfois le suicide. C’est dans ce contexte ultraperformatif que
se diffusent «Þla souffrance au travailÞ», le sentiment d’être mal
traité, «ÞharceléÞ», mal considéré dans son travail.
Le sport constitue une autre sphère particulièrement signifi-
cative de l’univers concurrentiel hypermoderne où il faut
être au top en optimisant ses performancesÞ: en témoigne
exemplairement l’essor du dopage non seulement chez les
professionnels mais aussi chez les plus jeunes et à tous les
niveaux de pratiques sportives. Tandis que se brouillent les
frontières de la santé et de l’alimentation, de la médecine et
du dopage, le marché enregistre le succès des produits toni-
fiants et stimulants, des produits enrichis en vitamines et
minéraux et autres «Þpilules de la performanceÞ»Þ: non plus
un salut assuré par la vie esthétique mais par la consomma-
tion pharmacologique et les «Þpilules chimiques du bon-
heurÞ» pour être à la hauteur des impératifs de performance.
Même logique performantielle dans le domaine de l’appa-
rence physique à l’heure de la «ÞtyrannieÞ» de la minceur, de
la jeunesse et des mensurations parfaites. L’époque voit se
développer une beauté activiste ou prométhéenne qui exige
toujours plus d’efforts (activités physiques), toujours plus de
restrictions (régimes diététiques) et d’entretien (alimenta-
tion saine), toujours plus de corrections (chirurgie esthéti-
que) et de prévention (hydratation et régénération de la
peau). Non plus la primauté de l’esthétique du présent et
des plaisirs gourmands, mais un ordre marqué par les régi-
mes alimentaires, les impératifs du contrôle de soi, l’observa-
416 L’esthétisation du monde

tion continuelle de son corps. L’esthétique normative de


l’optimisation de l’apparence fonctionne en opposition sou-
vent frontale avec l’éthique esthétique de l’existence.

LES PARADOXES
DE LA SOCIÉTÉ TRANSESTHÉTIQUE

Face au devenir du monde techno-marchand, la tendance


est forte de proposer une lecture de type apocalyptique. On
en connaît les termes. La technique déchaînée fait peser des
menaces effrayantes sur l’écosphère. Le néolibéralisme engen-
dre des crises financières et économiques à répétition en
même temps que l’insécurité permanente, le stress, l’anxiété
et la dépression d’un grand nombre de salariés. Les méga-
lopoles deviennent invivables, irrespirables, ingérables. Le
numérique engendre une existence abstraite, décorporéisée,
sans lien tactile avec autrui. Autant d’aspects qui ont conduit
un certain nombre de théoriciens à soutenir l’idée que notre
époque travaille au plus profond à annihiler l’ethos esthétique
et l’art de vivre au bénéfice d’une nouvelle barbarie, celle de
la vitesse et de la suractivité. En lieu et place des délices sen-
sualistes d’homo æstheticus, montent la déréalisation du monde,
les anxiétés et maladies de l’«Þhomme presséÞ».
Le jugement est sans ambiguïtéÞ: au point de rencontre des
univers de la rationalité instrumentale, de l’hypervitesse et de
la rentabilité économique, ce qui s’agence tient plus à un
monde frénétique et dopant qu’à une vie ressemblant à une
œuvre d’art. Ce n’est pas seulement l’expérience vécue qui
heurte la vie esthétisée, mais les référentiels qui nous gouver-
nentÞ: la compétitivité, la vitesse, l’efficacité, la virtualité. Dans
ce monde s’évanouissent à grande vitesse les qualités et les dis-
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 417

positions esthétiques, les voluptés charnelles, le temps savouré


pour lui-même. Ce qui domine n’est rien d’autre que l’acti-
visme forcené, la puissance pour la puissance, la course à la
réussite et à l’argent. Que reste-t-il de la dimension charnelle
de l’existence et de la «Þsaveur du mondeÞ»Þ? Nous sommes au
moment où l’agir pour l’agir remplace les voluptés sensoriel-
les, la vitesse la rêverie, le virtuel le sensible, le dopage les acti-
vités nonchalantes. D’aucuns le proclamentÞ: les dilettantismes
du plaisir sont derrière nous et l’hédonisme ne relève plus
que d’une «Þanthropologie désormais dépasséeÞ»14. La civilisa-
tion qui vient est celle de la désincarnation des plaisirs, de
l’affairement, de l’exploitation maximale des potentiels aux
antipodes du sensualisme esthétique. Tout cela compose un
requiem pour homo æstheticus.
Ces analyses comportent des aspects indéniablement justes.
Ils ne suffisent pas, néanmoins, à accréditer l’idée d’une vic-
toire de l’homme hyperactif sur homo aestheticus. Insuffisam-
ment attentives à la culture antinomienne de notre époque,
ces interprétations pèchent par un radicalisme systématique
souvent aux confins de la caricature. Nous proposons ici une
autre lecture d’ensembleÞ: une lecture en termes de tensions
paradoxales, non en termes nostalgiques et catastrophiques.

Qualité de vie et activisme

L’époque hypermoderne est indéniablement témoin de


l’expansion sociale de la norme de l’efficience maximale. Mais
elle est contemporaine, parallèlement, de l’extraordinaire
dilatation d’une exigence porteuse d’idéal d’harmonie et de
vie belleÞ: il s’agit de la qualité de vie. Cet idéal s’immisce doré-
navant dans tous les secteurs, non seulement dans le domaine
de l’environnement, mais dans ceux aussi de l’habitat, du
transport, du travail, de l’alimentation, du corps, des loisirs,
418 L’esthétisation du monde

des rythmes de vie et même de l’hôpital. C’est par là que se


recompose l’éthique esthétique de notre époque et du même
coup la dimension paradoxale de celle-ci.
Jusqu’au milieu des annéesÞ1970, le confort se concrétisait
pour l’essentiel dans l’équipement de base des ménagesÞ: la
voiture, le réfrigérateur, la télévision, la salle de bains, la
machine à laver, le transistor… C’est un confort technicien,
de type quantitatif, fonctionnel et hygiéniste, qui est au cœur
de la société de consommation de masse naissante. Ceci a
changé. Dans la nouvelle culture du mieux-vivre, les indivi-
dus ne recherchent plus seulement un minimum conforta-
ble, ils veulent un environnement naturel de qualité, des
espaces de bien-être senti et esthétisé, des paysages respectés,
des villes agréables à vivre qui mettent en valeur le patri-
moine historique. Tout se passe comme si l’équipement de
base du confort matériel ne suffisait plus. Les gens ne veu-
lent plus seulement une maison pour être à l’abriÞ; ils veu-
lent se sentir bien chez eux. L’âge hypermoderne de la
qualité de vie coïncide avec une demande sensitive, cultu-
relle, de mieux-vivre, d’environnement naturel, de patri-
moineÞ: tout sauf la disparition des univers hédonistes,
esthétiques et sensualistes. Un nouvel âge du bien-être
s’impose, marqué par une demande qualitative, culturelle et
naturelle, d’un environnement sensible et harmonieux.
L’attente de la qualité de vie ne se limite pas à la nature, à
l’habitat et au patrimoine. Elle a gagné le rapport au corps.
En témoigne d’abord la multiplication des activités de
forme, d’entretien de soi, les gymnastiques douces et aquati-
ques, mais aussi l’essor des thalassothérapies, des spas, des
massages, saunas, hammams, bains californiens, qui visent à
nous sentir mieux, à éprouver des sensations intimes, le
mieux-être du corps. La société contemporaine voit égale-
ment le succès du zen, du yoga, des techniques de médita-
tion, tout un ensemble de techniques de recentrement sur
soi et d’écoute de soi. Cependant que se diffuse l’univers de
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 419

l’efficience et de la suractivité, se déploie la valorisation de la


qualité de vie, qui signifie psychologisation et sensualisation
du bien-être, expériences sensitives et émotionnelles. Une
esthétique des qualités sensibles à contre-pied de la tendance
à la dématérialisation et décorporéisation du monde.
Recherche de la qualité de vie qui s’exprime jusque dans
la sphère du travail15 et de ses liens avec le temps libre. De
fait, les hymnes à la performance n’ont réussi à transformer
en gagneurs frénétiques qu’une minorité de salariés. Le plus
grand nombre, et les femmes tout particulièrement, aspire à
trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie familiale.
C’est plus un désir de conciliation ou d’harmonie entre vie
dans l’entreprise et vie privée que la religion des records qui
marque les individus au travail. Témoigne également de
cette recherche de la qualité de vie l’importance nouvelle
accordée au bon climat dans l’entreprise, ce qu’on appelle
l’ambiance au travail, celle-ci figurant parmi les premières
aspirations des salariés. L’individu hypermoderne souhaite
maintenant «Þse sentir bienÞ» non seulement chez soi mais
aussi dans son univers professionnel, travailler dans un cadre
«ÞsympaÞ». La qualité de vie a considérablement élargi son
périmètreÞ: elle englobe désormais le rapport de soi à
l’autre, la valorisation et la reconnaissance de soi au travail.
L’exigence de qualité de vie constitue une figure de l’éthi-
que esthétique au cœur de l’univers de l’efficacité et du
court termeÞ: à l’évidence, Homo æstheticus n’a pas été broyé
dans les mâchoires du monde de l’activisme déchaîné.

Le virtuel et le sensuel

Les analyses ne manquent pas qui ont montré de quelle


manière le monde virtuel des grandes vitesses représentait un
bain acide pour la vie esthétique. Dans la société des réseaux
420 L’esthétisation du monde

informatiques, les individus passent leur temps devant les


écrans au lieu de se rencontrer et de vivre ensemble. On com-
munique en numérique au lieu de se parler directement. Avec
le cybersex, les gens ne font plus l’amour, le partenaire «Þfaisant
ce que je veuxÞ» dans une sorte d’onanisation de la sexualité.
En un mot, nous vivons de plus en plus une existence abstraite,
digitalisée, sans lien tactileÞ: c’est ainsi que le monde sensible et
interhumain serait en voie de déréalisation avancée. Tandis que
le corps cesse d’être l’ancrage réel de la vie, nous irions vers un
univers décorporisé, véritable cauchemar, qui n’est pas celui
d’Orwell mais celui d’un monde faisant disparaître l’univers
charnel, hédoniste et sensualisteÞ: c’est l’«Þesthétique de la dis-
paritionÞ» dont parle Paul Virilio.
Est-ce vraiment pareille logique abstraite et désincarnée
qui nous régitÞ? Au vrai, à mesure que tout s’accélère et
qu’une part notable de nos vies se passe devant les écrans,
on voit monter de nouvelles valorisations de la dimension
sensorielle ou sensible. Ainsi, le design contemporain, expressif
et émotionnel, favorise les impressions sensibles, le polysenso-
riel, aux antipodes du design fonctionnaliste froid et abstrait.
On observe également le goût croissant pour les plaisirs sen-
sitifs de la glisse, la décoration, les jardins, la nature, mais
aussi pour le luxe, la gastronomie, les produits et vins de
qualité. Et aussi les passions touristiques, le désir de voir,
découvrir, sentir les beautés du monde. À quoi s’ajoute l’éro-
tisation de la vie sexuelle. Point d’adieu au corps, point de
disparition tragique des référentiels tactiles, esthétiques et
sensualistes, tant le monde du virtuel engendre un fort
besoin de contrepoids, qui soit véhicule de tactilité et de sen-
sorialité. Telle est l’ironie de l’époqueÞ: plus notre monde
devient immatériel et virtuel et plus on assiste à la montée
d’une culture qui valorise la sensualisation, l’érotisation, l’hédo-
nisation de l’existence16.
On a souvent interprété l’univers consumériste comme un
agent de fragmentation de la société qui engendre le narcis-
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 421

sisme, qui coupe les individus les uns des autres. Et Internet
aujourd’hui ne ferait qu’amplifier ce processus. Mais c’est un
narcissisme paradoxal qui se déploie, tant celui-ci se montre
dépendant de la relation aux autres. Cependant que se déve-
loppent les jeux vidéos et les communications virtuelles, les
individus ont de plus en plus le goût de sortir le soir, ils se ren-
dent chez leurs amis, vont au restaurant, participent à des fes-
tivals et à des fêtes. L’individu hypermoderne ne veut pas
seulement du virtuel, il plébiscite le «ÞliveÞ». Il est inexact
d’assimiler la vie hyperindividualisée au cocooning, à la ferme-
ture sur soi. Finalement, plus il y a d’outils de communication
virtuelle, d’écrans high-tech, et plus les individus cherchent à
se rencontrer, à voir du monde, à sentir une ambiance17.

Le faux et l’authentique

Tandis que triomphent le culte du nouveau et la logique


généralisée de la mode (image, spectacle, séduction médiati-
que, jeux et loisirs), se développe, à rebours de cette espèce
de frivolité structurelle, tout un imaginaire social de «Þl’authen-
tiqueÞ». Notamment au travers de la quête des «ÞracinesÞ», de
la célébration des terroirs, de la prolifération des musées et
écomusées. C’est le culte du patrimoine, avec ses quartiers
réhabilités, ses immeubles ravalés, ses hangars reconvertis.
C’est, aussi, la mode du vintage. La logique de l’authentique
innerve de nombreux secteurs, y compris alimentaires, avec
les fameuses appellations d’origine contrôlée et protégée qui
assurent le consommateur de l’authenticité des produits.
La poussée de cet imaginaire est à rattacher à l’anxiété
liée à la modernisation effrénée de nos sociétés, à l’escalade
technico-scientifique, aux nouveaux périls pesant sur la pla-
nète. Elle traduit la nostalgie d’un passé qu’on idéalise, d’un
temps qui ne se dévorait pas lui-même et où, pense-t-on, les
422 L’esthétisation du monde

individus savaient mieux vivre. Une illusion, sans doute, qui


s’accompagne d’un regard critique sur notre univers insi-
pide, stéréotypé, où est malmenée la sociabilité et où règne
la dictature du marché et des marques. L’authentique com-
pense, par sa chaleur, ce défaut de racines et d’impersonna-
lité. C’est un imaginaire protecteur qui évoque un monde à
l’abri de ces désastres. L’authentique n’est pas l’autre de
l’hypermodernitéÞ: il n’est que l’une de ses faces, une des
manifestations du nouveau visage du bien-être, le bien-être
émotionnel chargé d’attentes sensitives, de résonances cultu-
relles et psychologiques.
Pour autant, ce goût du vrai, cette recherche à la fois nostal-
gique et hédoniste de l’authentique se double, paradoxale-
ment, d’un empire croissant du faux et de l’inauthentique. La
société hypermoderne est aussi celle de l’artificialité, de la con-
trefaçon, du faux luxe et de la vraie pacotille, du faux vrai et du
vrai virtuel. On se plaît, et pas seulement par souci d’économie,
à porter de faux bijoux, à arborer un faux sac Vuitton, à chaus-
ser de fausses Ray BanÞ: une esthétique «ÞCanada DryÞ», qui a
l’odeur, la couleur, la griffe même du produit originel, mais qui
n’est pas le produit originel. Jouissance trouble du mensonge et
de l’interditÞ? Jeu social avec les signes de la distinction et de
l’éléganceÞ? Liberté d’un bien-être qui fait passer son plaisir
avant tout, sans souci des normes morales traditionnellesÞ? Il y a
tout cela à la fois dans cette façon qu’on a, alors même qu’on
recherche l’authenticité des produits, de trouver aussi sa satis-
faction dans le frelaté, l’artificiel, le contrefait.
Il y a plus encoreÞ: le délice est aussi celui du double, de la
copie, à travers lesquels on vit une vie elle-même comme
dédoublée. Révélateur à cet égard est la force prise par l’uni-
vers du virtuel, qui donne l’impression de la vérité de la vie
alors même qu’il n’en est qu’une projection sans réalité con-
crète. L’avatar de Second Life devient comme un autre soi,
qu’on charge de ses rêves, de ses fantasmes, de ses désirs, et
qui les réalise virtuellement, faisant éprouver les sensations
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 423

et les sentiments qu’on aurait eus à les réaliser dans la vraie


vieÞ: une satisfaction par procuration, un transfert sur un
autre virtuel de la réalité de son moi propre. C’est le même
plaisir qui est pris aux jeux vidéo, qui installe celui qui s’y
adonne dans un monde inventé où il se projette. Une projec-
tion imaginaire qui n’est pas ressentie comme une moindre
vie, une restriction, une amputation, mais plus comme une
exaltation, une façon de se propulser au-delà de soi dans un
univers dont la fausseté ajoute de la beauté à la réalité. «ÞÔÞ!
tromperie aimable, ôÞ! jeu de la natureÞ!Þ/ Est-ce une véritéÞ?
n’est-ce qu’une peintureÞ?Þ»18, se plaisait déjà à dire le poète
Desmarets de Saint-Sorlin devant le reflet immatériel du châ-
teau de Richelieu se projetant doublement dans son ombre
et dans l’eau d’un canal. Dans les vertiges troublants de l’illu-
sion et de l’inauthentique, le moi hypermoderne, porté par
la quête de l’authentique, se plaît de la même manière à
jouer avec l’illusion du réel et du vrai.

Tous créatifs

Pareil paradoxe se fait jour dans la façon dont, tout entiers


à une vie affairée où il s’agit avant tout d’être performant, un
nombre croissant d’individus témoignent, à l’inverse, d’un
goût gratuit pour la création ou l’expression esthétique. Loin
de la vision traditionnelle du consommateur passif, chacun de
plus en plus se veut créateur, joue de la musique, fait de la
photo, pratique la danse, s’adonne à la peinture, participe à
une chorale, suit des cours de théâtre, s’exerce à la gastrono-
mie, écrit ses souvenirs, tient un blog19.
Le développement de la Toile et des équipements high-tech
a constitué un formidable accélérateur de cette tendance à
l’exercice artistique, en offrant un outil inédit et «ÞsimpleÞ» au
désir d’expression individuelle. Désormais, les individus pho-
424 L’esthétisation du monde

tographient et filment à tout va, grâce à leur téléphone mobile,


à leur iPhone, à leur caméra, les lieux qu’ils visitent, mais aussi
les rencontres sportives, les expositions, les publicités, les scè-
nes de rue, les événements insolitesÞ: on filme tout, tout le
temps. Ces images sont chargées et échangées sur le Net, via
les réseaux sociaux. YouTube et Facebook deviennent une
médiathèque planétaire en perpétuel mouvement et gonfle-
ment, où des centaines de milliers de films et de clips sont
visionnés chaque jour. Tout se passe comme si en chacun
sommeillait un désir artiste, une passion pour mettre le
monde et soi en musique, en image et en scène.
Où l’on voit que l’hédonisme individualiste n’est pas syno-
nyme de consumérismeÞ: il coïncide aussi bien avec la volonté
de réaliser quelque chose de personnel, d’entièrement choisi,
un monde qui me ressemble répondant à ma subjectivité
propre. Non pas pour acquérir ce quart d’heure de célébrité
et de reconnaissance annoncé par Warhol, mais plus profon-
dément pour être soi-même sans contraintes imposées du
dehors. On ne cherche plus tant, par ce biais, à gagner de
l’argent qu’à réaliser quelque chose d’enrichissant, d’amu-
sant, d’original et que l’on aime. Un désir qui se trouve
encouragé et exacerbé par la fréquentation des œuvres d’art,
des sites, des grandes expositions. Également par un plus
haut degré de formation scolaire. Le goût de s’exprimer s’est
démocratisé sous l’impulsion de la culture individualiste-
hédoniste-psychologiqueÞ: elle pousse les individus à réaliser
des activités plus riches permettant de manifester un Soi sin-
gulierÞ: façon de s’épanouir, de se réaliser, d’être soi. Il y a là
un besoin de dire et de s’exprimer d’autant plus fort que les
grands combats collectifs ont cessé de donner un sens lourd
à l’existence. L’activité expressive est ce champ libre et
ouvert, qui permet de se retrouver, d’échapper à la routine
des jours et du travail, de construire une singularité sous le
signe de la créativité personnelle. Si le capitalisme artiste
produit une consommation culturelle de masse, il favorise
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 425

également la poussée des ambitions expressives individuelles.


L’artiste, désormais, ce n’est plus l’autreÞ: dans mes rêves et
un peu au quotidien, c’est moi.

Aménité et violence

Les paradoxes ne s’arrêtent pas là. Nous vivons dans un


temps marqué par la légèreté heureuse des signes de la con-
sommation, de la publicité et des loisirs, de même que par le
psychologisme et l’idéologie de la communication. Un climat
culturel amène qui néanmoins va de pair avec la violence
redoublée des images. On consomme en effet de plus en plus
de violences, à travers les images télévisées des conflits armés,
des affrontements sociaux, du terrorisme, de la criminalité.
Sur grand écran, les films de guerre ne sont pas les seuls à dif-
fuser des images sanglantesÞ: les films d’arts martiaux, les films
d’épouvante, le gore, les thrillers d’action, les films de science-
fiction érigent la violence en un spectacle que les effets spé-
ciaux transforment en hyperspectacle. Le sang coule à flots sur
les écrans, comme il coule dans toute une partie de l’art con-
temporain qui se plaît à exhiber les corps mutilés et démem-
brés, les scènes d’horreur inspirant le dégoût.
Cette prolifération de la violence, dont le côté exacerbé et
répétitif fait que le spectateur s’y habitue et que, d’une cer-
taine manière, il y voit plus une sorte de style esthétique qu’un
reflet naturaliste de la réalité, se détache paradoxalement sur
fond d’affaiblissement de la violence collective dans des socié-
tés qui ne font plus l’expérience de la guerre et où les affron-
tements sociaux ne font plus de victimes sanglantes. Il est vrai
que dans le même temps, les massacres et les guerres sur le
globe ne manquent pas, pas plus que les violences des indivi-
dus et des gangs, des intégrismes, des mafias internationales.
Cela étant, la surenchère des images extrêmes exprime moins
426 L’esthétisation du monde

la violence du réel social que la logique de l’économie cultu-


relle poussant les créatifs à aller toujours plus loin, toujours
plus fort, pour s’imposer sur le marché, captiver un public
d’hyperconsommateurs «ÞblasésÞ», qui ont «Þtout vuÞ», et à la
recherche de sensations et d’émotions fortes. C’est plus la
dynamique du capitalisme artiste qui est à la base de l’exacer-
bation des images extrêmes de la violence que les guerres et
meurtres de sang dont nous sommes témoins.

VIE ESTHÉTIQUE ET VALEURS MORALES

Le capitalisme artiste et l’individualisme ont érigé l’éthique


esthétique en idéal de vie dominant. Mais cela ne signifie pas
idéal hégémonique. Une catégorie de valeurs fondamentales
empêche l’avènement du tout esthétisme dans la vie sociale et
individuelleÞ: il s’agit des valeurs supérieures constitutives de la
vie morale et de l’ordre démocratique. Il faut en effet le souli-
gner, l’érosion des grandes obligations morales s’accompagne
d’un large consensus portant sur les principes éthiques et poli-
tiques de la modernité libérale. Les protestations et les enga-
gements éthiques se multiplient, les élans de solidarité et les
dons en faveur des victimes n’ont jamais été aussi élevésÞ; les
droits de l’homme bénéficient d’une adhésion généralisée. Le
phénomène est d’autant plus remarquable qu’il se développe
dans une époque où les valeurs de jouissance individuelle pré-
dominent. Force est d’observer que le culte hédoniste qui se
déploie n’empêche nullement l’indignation devant les misères
et les injustices ni l’intérêt porté aux ravages de la faim dans le
monde, aux enfants victimes de violences, à la défense de
l’égalité des droits entre hommes et femmes, à l’exigence de
justice et de partage, aux grands combats écologiques, au souci
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 427

de préserver un avenir aux générations futures. Se multiplient


ainsi les associations, les mouvements humanitaires, les ONG
transnationales (on en compte 40Þ000 aujourd’hui), le béné-
volatÞ: celui-ci, dans divers pays, n’a jamais mobilisé autant de
personnes (12Þmillions en France) et reste très dynamique aux
États-Unis (93Þmillions de personnes) même s’il a décliné
légèrement ces dernières années. À l’évidence, l’éthique esthé-
tique individualiste ne se déploie pas sur un désert de valeurs.
Les valeurs primordiales de l’humanisme moral, les référen-
tiels de sens (la justice, l’amour, l’amitié), se sont-ils volatilisésÞ?
N’avons-nous plus aucune boussole, plus aucun sens moralÞ? À
la vérité n’ont disparu ni les idéaux de la solidarité et de
l’entraide20, ni l’altruisme, ni l’indignation, ni la valeur de
l’amour21. On ne peut assimiler purement et simplement la
société transesthétique au règne du marché et des jouissances
égocentriques tant elle est inséparable du renforcement du
tronc commun des valeurs humanistes démocratiques. L’uni-
versalisme n’est pas seulement celui du marchéÞ: il est aussi
celui des droits de l’individu qui bénéficient d’un exception-
nel consensus. Tout n’a pas été phagocyté par la valeur
d’échange et le règne hypertrophié de la consommation esthé-
tisée. L’individualisme qui triomphe n’est ni le degré zéro des
valeurs ni la négation de la valeur du rapport affectif à l’autre.
La nouvelle culture esthétique n’enferme pas les individus sur
eux-mêmes et ne nous condamne pas à un nihilisme exponen-
tiel. En dépit des innombrables injustices du monde présent et
de l’hyperindividualisme parfois cupide, les principes moraux
supérieurs ne sont nullement caducs. Nous n’avons pas perdu
notre âmeÞ: le décadentisme moral est un mythe.
Nous ne sommes pas plus voués au nihilisme qu’à un rela-
tivisme absolu affirmant que tout se vaut. Allan Bloom écri-
vait qu’«Þon n’est plus capable de parler avec la moindre
conviction du bien et du malÞ»22. Le diagnostic est aussi cari-
catural qu’inexact. La conscience morale se montre toujours
vigilante, qui condamne sans partage les pratiques discrimi-
428 L’esthétisation du monde

natoires, les diverses formes d’esclavage, les atteintes à la


dignité des enfants, les violences faites aux femmes, les atten-
tats terroristes. Sommes-nous «ÞouvertsÞ» à toutes les différen-
ces culturellesÞ? Le multiculturalisme est dénoncé et souvent
présenté comme un échec, comme un instrument d’enfer-
mement des individus dans leur communauté d’origine.
On ne compte plus les questions morales qui suscitent des
débats passionnés. La ligne de partage entre le bien et le mal
n’est plus tant fixée par l’Église qu’elle n’est débattue dans les
médias et au sein d’instances civiles, de comités d’éthique, de
commissions de déontologie. Les controverses ne cessent de se
multiplierÞ: mariage gay, droit d’adoption par les homosexuels,
mères porteuses, libéralisation de la drogue, manipulations
génétiques, castration chimique pour délinquants sexuels. De
tous côtés, notre époque est témoin d’affrontements entre sys-
tèmes de valeurs dont l’intensité exprime non un déclin mais
une dynamique de pluralisation et de démocratisation du
domaine éthique, la loi morale n’étant plus dictée de l’exté-
rieur aux individus. Ce que nous pensons être une décadence
des valeurs est avant tout le signe de l’avancée de la détradi-
tionnalisation et de la sécularisation de la sphère morale.
Tandis que s’affirme l’éthique esthétique, les anciennes
régulations familiales et religieuses se délitent, favorisant
l’affaiblissement des obligations consubstantielles à la vie
morale. Et, dans un univers de compétition, où l’argent est
roi, l’égocentrisme individualiste pousse à se préoccuper
plus de ses intérêts privés que de l’observation de principes
supérieurs. Pour autant, ce n’est là que l’une des faces de
l’individualisme que l’on peut nommer extrême ou irrespon-
sable, parce que tourné exclusivement vers l’Ego. Il en est un
autre qui, moins autocentré, responsable, traduit le souci
d’autrui et le respect du droitÞ: ce qui empêche d’assimiler la
société transesthétique à un état de barbarie morale23.
Et il ne faut pas assimiler cette conscience morale à une sur-
vivance en voie de disparition, un «ÞrésiduÞ» venant d’un autre
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 429

âge. C’est de la dynamique même de l’individualisation et de la


société transesthétique que se recompose en partie la valeur de
la vie morale. Le vide créé par le désinvestissement des projets
de transformation révolutionnaire a été rempli par l’engage-
ment, plus immédiat et plus direct, en faveur de la protection
de la vie humaine et de sa dignité. De là s’est imposée la prio-
rité de l’entraide urgentiste, du caritatisme et de l’intervention
humanitaire.
D’autre part, il faut souligner ce que peut avoir de positif le
développement de l’hyperindividualisme contemporain pour
autant que celui-ci travaille à renforcer la tendance à l’identi-
fication à l’autre. Dans de belles pages, Tocqueville a souligné
comment la «Þcompassion générale pour tous les membres de
l’espèce humaineÞ» est entraînée par la culture individualiste
démocratique, laquelle a pour effet de créer une participa-
tion imaginaire aux malheurs de l’autre24. Ceci se poursuit.
En un temps où les images médiatiques diffusent aux quatre
coins du monde le spectacle des misères humaines, une large
empathie pour ceux qui souffrent se crée au sein même d’un
univers marqué par un individualisme hypertrophié. L’émo-
tion est fortement ressentie par chacun devant les horreurs
qui surviennent à l’autre bout de la planète et dont les ima-
ges sont reçues en temps réel. Les frontières entre l’ici et le
lointain sont comme abolies, les barrières entre le nous et les
autres s’érodentÞ: l’égalité des conditions, la spirale d’indivi-
dualisation et la puissance des médias fonctionnent comme
des agents de sensibilisation à la souffrance de ceux qui nous
sont inconnus. Bien que fugaces et épidermiques, pareilles
émotions révèlent une indéniable ouverture aux détresses
d’autruiÞ: l’individu hypermoderne n’est pas clos sur lui-
même. Comment ne pas reconnaître dans cette sentimentali-
sation du rapport aux valeurs morales et des comportements
solidaires, favorisée par la société transesthétique, une nou-
velle inscription sociale de la vie éthiqueÞ?
430 L’esthétisation du monde

SOCIÉTÉ D’ACCÉLÉRATION
ET ESTHÉTIQUE DE LA VIE

Si le capitalisme est dénoncé comme machine destructrice


des valeurs, il l’est également, de plus en plus, on l’a vu, en
tant que système d’accélération annihilant les formes de la
qualité de vie. Le fast-food, les SMS, le zapping, les télépho-
nes mobiles, les jeux vidéo, le speed dating, les messages
électroniques sont quelques-unes des illustrations de cette
culture où tout doit aller toujours plus vite, où de plus en
plus de moments sont vécus dans un régime d’urgence. Que
devient le style de vie proprement esthétique lorsque la
vitesse et l’urgence commandent le rythme du quotidien,
lorsque les visiteurs des musées restent moins de dix secon-
des en moyenne devant un tableau, lorsque tout doit être dit
en 140 signes maximum (Twitter), lorsque le téléphone por-
table, branché en permanence, vient interrompre les plaisirs
sensibles du face-à-face ou du paysageÞ? Et plus largement,
où se trouve l’existence esthétique lorsque s’intensifient tou-
jours plus l’exigence de gagner du temps, les sentiments
d’urgence et de stress ainsi que l’impression de ne plus avoir
une minute à soi, de manquer de temps25. L’homme pressé,
cher à Paul Morand, qui pouvait représenter dans l’euphorie
de la découverte de la vitesse une forme de romantisme de
la modernité, ne traduit plus, dans un monde de l’accélé-
ration continue, que l’image d’un individu à la poursuite
impossible de lui-même, s’épuisant dans la course sans fin
que lui impose la mécanique emballée du système.
D’où le succès des célébrations de la lenteur en opposition
aux formes et diktats de la société hyperaccélérée. Un peu
partout s’exprime la nécessité de crans d’arrêt qualitatifs,
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 431

d’une «ÞrespirationÞ» pour que l’idéal de vie esthétique ne


soit pas une caricature d’elle-même. Car si les plaisirs liés à la
vitesse sont bien réels, celle-ci porte également en elle la
négation même de la vie esthétique au bénéfice de la course
obsessive aux résultats, de l’accélération pour l’accéléra-
tion, d’un zapping permanent élargi à toute activité. Face à
l’esthétique de la vitesse et de l’immédiateté s’enracinant
dans l’univers du marché, s’affirme l’exigence de pouvoir
goûter d’autres beautés, d’autres expériences, d’autres tem-
poralités. Non pas esthétique contre politique mais esthéti-
que contre esthétique, esthétique d’une existence qualitative
et riche contre esthétique compulsive de la consommation,
afin que l’existence ne se ramène pas à une course à l’achat,
à une fièvre consumériste inconsistante. Tandis que s’ampli-
fie le tourbillon du quantitatif, du temps minuté, du change-
ment à tout prix, monte le souci d’une esthétique de la
qualité de vie redécouvrant les jouissances d’une pleine sen-
sorialité, d’un nouvel équilibre entre vitesse et lenteur.
Depuis le mouvement Slow Food lancé en 1986, le label
Slow a fait florès au travers de divers best-sellers et de tout un
ensemble de courants et associations qui appellent, dans une
multitude de secteurs, à ralentir son rythme de vie et à
«Þprendre son tempsÞ» pour savourer les moments vécusÞ:
slow money, slow management, slow city, slow sex, slow tou-
rism, un peu partout se diffuse le désir de goûter la saveur
de la vie et des choses grâce à une esthétique du ralentisse-
ment. Plus s’accélèrent les rythmes de vie et plus l’idéal de
qualité de vie se marie avec une décélération choisie. Plus
l’hypermodernité impose les pressions de la vitesse, et plus
s’exprime le besoin de ralentir le tempo de la vie afin de sen-
sualiser les expériences vécues et mieux goûter les plaisirs de
l’existence. «ÞPrendre son tempsÞ» pour «Þhabiter le tempsÞ»Þ:
l’esthétique de la lenteur est devenue une exigence pour
rééquilibrer les modes d’existence, avancer dans la voie
d’une plus grande qualité de vie.
432 L’esthétisation du monde

Slow life, soit. Mais jusqu’oùÞ? Et cette aspiration peut-elle


être considérée comme le point de départ d’un nouvel art
de vivre de portée généraleÞ? On a tout lieu d’en douter,
cette aspiration à la lenteur s’accompagnant le plus souvent
d’aspirations contraires. On proteste contre la frénésie du
rythme de travail, mais on ne supporte pas l’attente aux cais-
ses des supermarchés ou les lenteurs de l’ordinateur. On
aime marcher ou rouler à vélo, mais qui est prêt à renoncer
à l’avion pour découvrir le mondeÞ? Qui est prêt à renoncer
à l’immédiateté des emailsÞ? Comme on manque toujours
plus de temps, le besoin de gagner du temps et d’aller plus
vite va se poursuivre cependant que se construiront des «Þîlots
de décélérationÞ» comme autant de moments de bonheur
pour savourer l’instant mais aussi «Þrecharger ses batteriesÞ»,
et donc être plus efficace et réactif26. Portant sur des élé-
ments isolés de la vie, le modèle de décélération ne constitue
pas un contremodèle à la société de l’hypervitesse. Il faut y
voir un moyen permettant d’ouvrir davantage la panoplie de
la vie à la carte, de diversifier les rythmes et modes de vie, de
gagner des moments de qualité de vie.
La décélération généralisée a aussi peu de chance de voir
le jour que la décroissance et la simplicité volontaire. Car
c’est toute la modernité qui est vitesse, accélération, gain de
productivité et même les expressions culturelles voient leur
rythme s’accélérer (cinéma, spots publicitaires, créations musi-
cales). Dans le monde qui vient, il y aura poursuite générale
de l’accélération et, ponctuellement, des processus de ralen-
tissement en réponse aux besoins d’expériences de qualité,
de contemplation, de tranquillité, de silence, de plaisirs
esthétiques plus raffinés. Ce qui se joue est la diversification-
dualisation de l’éthique esthétique hypermoderne elle-même.
On peut ainsi distinguer deux formes de l’éthique esthéti-
que contemporaine. L’une renvoie à la fun morality du divertis-
sement et de la consommation de masse, aux activités
ludiques sans mémoire qui, occupant le temps, sont tendues
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 433

vers la nouveauté pour la nouveauté. Une éthique esthéti-


que kitsch en ce que l’art du bonheur27 exalté au quotidien
apparaît sous les traits de la facilité et de l’immédiateté, de
l’hétérogénéité et de la fragmentation consommative. L’autre
correspond aux expériences de plaisirs plus maîtrisés et sélec-
tifs, plus raffinés et rares, aux recherches hédonistes de qualité
sensitive et émotionnelle. L’une ne chassera pas l’autreÞ: les
deux sont appelées à se développer simultanément.
Dans cette optique, toutefois, le règne de la vitesse n’est pas
à mettre au pilori en tant que tel. Marinetti n’y voyait-il pas la
nouvelle forme moderne de la vie esthétiqueÞ? Mais surtout,
c’est par l’accroissement de la vitesse (la productivité) que
nous améliorerons les conditions de vie du plus grand nom-
bre, que nous vivrons plus longtemps en meilleure santé, qu’il
se dégagera du temps libre à occuper éventuellement à mieux
vivre. Le monde de la techno-science crée du stress, mais il est
aussi la condition matérielle pour améliorer la qualité de vie
(santé, environnement, habitat). À l’avenir nous aurons plus
de stress dans nos vies (professionnelles en particulier), mais
aussi plus de poches de qualité de vie.
Le capitalisme artiste trouve sa légitimité dans la réalisa-
tion d’une vie belle, synonyme de vie libre sous le signe
d’une éthique de l’épanouissement de soi. L’ambiguïté vient
de ce que la vie esthétique, telle que le capitalisme artiste l’a
développée, rattache intimement cet idéal d’existence à la
culture consumériste. Mais c’est avoir une vision particulière-
ment pauvre de la vie esthétique que d’enfermer celle-ci
dans les limites des satisfactions procurées par l’offre du
marchéÞ: la vie belle et bonne appelle d’autres valeurs,
d’autres buts que la seule consommation marchande. L’idéal
à poursuivre ne peut se ramener à accroître indéfiniment les
achats, à maximiser la consommationÞ: pareille culture réduit
abusivement l’homme à homo consumericus. Dans ce modèle, la
vie esthétique n’est plus tant une création de soi qu’une exis-
tence hétéronome vouée à l’insignifiance. Si la vie esthétique
434 L’esthétisation du monde

implique la création de soi, elle doit se trouver dans un style


de vie non limité aux idéaux portés par le marchéÞ; elle doit
viser à se construire certes au travers des plaisirs distractifs,
sensitifs et corporels, mais aussi et surtout au travers des pro-
cessus qui ouvrent aux diverses satisfactions de l’amélioration
de la pensée et de l’harmonie de l’existence, du perfectionne-
ment et de l’enrichissement de soi.
Il ne s’agit pas de sataniser le capitalisme artiste et le
monde de la consommationÞ: en tant que système générateur
d’émancipation individuelle et pourvoyeur de plaisirs sans cesse
divers et nouveaux, ses mérites esthétiques sont tout sauf
secondaires. Et quel autre système est capable d’assurer le
bien-être aux milliards d’individus sur la planèteÞ? La vie
esthétisée à construire ne peut consister dans une sortie uto-
pique du système consuméristeÞ: une telle perspective radi-
cale n’est ni crédible ni souhaitable. Un autre but est à
poursuivre qui, pour n’être pas proprement révolutionnaire,
n’en constitue pas moins une tâche quasi herculéenne si l’on
prend acte de la puissance hyperbolique du processus de
marchandisation des modes de vieÞ: à savoir, alléger le poids
de la consommation dans les existences, la décentrer, offrir
de nouvelles perspectives de vie plus qualitative. La consom-
mation est bonne comme moyen, détestable comme fin. En
ce sens, le souhaitable tient dans l’invention ou le renforce-
ment de tous les dispositifs qui peuvent permettre aux hom-
mes de goûter davantage les plaisirs non marchands et
surtout, sans pour autant faire le deuil des satisfactions de la
civilisation du bien-être, de vivre pour autre chose que les
achats et les logos.
Si l’on veut favoriser un modèle d’existence esthétique
autre que celui proposé par le marché, l’École, la formation,
la culture humaniste classique gardent toute leur impor-
tance, pour peu qu’on ne les oppose pas au monde tel qu’il
est aujourd’hui et tel qu’il vient, mais qu’au contraire on
s’essaie à les y accorder. Mais bien qu’éminemment souhaita-
La société transesthétiqueÞ: jusqu’oùÞ? 435

ble, initier aux arts est notoirement insuffisant. Comment


partager encore la foi de Schiller qui faisait reposer le pro-
grès de l’homme, de la moralité et de la société sur l’éduca-
tion esthétiqueÞ? Le Beau n’est pas le Bien et l’art n’est la
condition ni de la moralité ni de la liberté politique, ni de la
qualité de vie. Il y a beaucoup d’illusion à croire que la for-
mation esthétique puisse être, la voie moderne du salut.
N’attendons pas de l’éducation culturelle et esthétique un
bouleversement du monde et encore moins une quelconque
régénération de l’homme.
On l’a vu, l’esthétisation du monde impulsée par le capita-
lisme artiste n’est, malgré ses lacunes et ses menaces, ni une
impasse ni une parenthèse anecdotique. Elle s’inscrit dans
l’aventure même de l’humanité qui n’a jamais cessé de créer
des styles et des récits, puis de chercher à rendre la vie plus
belle. Les lois du marché et du profit n’ont nullement aboli
cette dimension. Mais dans le cours de l’histoire de l’art et
des formes sensibles, l’âge moderne a apporté une dimen-
sion nouvelle, en particulier en propulsant l’esthétisation de
l’économie, en créant des arts de masse, en faisant de la vie
esthétique et de ses plaisirs un idéal pour tous. C’est ainsi
que le capitalisme artiste n’a pas seulement créé une écono-
mie esthétique, il a mis sur rail une société, une culture, un
individu esthétique d’un genre inédit. L’esthétique est deve-
nue un objet de consommation de masse en même temps
qu’un mode de vie démocratique. Ceci pour le meilleur et
pour le pire. Le meilleur tient dans un univers quotidien de
plus en plus remodelé par l’opérativité de l’art, l’ouverture à
tous des plaisirs du beau et des narrations émotionnellesÞ; le
pire, une culture dégradée en show commercial sans consis-
tance, une vie phagocytée par un consumérisme hypertro-
phié.
C’est pourquoi, la société transesthétique n’est ni à encen-
ser, ni à diaboliserÞ: il faut la faire évoluer dans le sens du
haut et du mieux pour faire barrage à la fièvre du «Þtoujours
436 L’esthétisation du monde

plusÞ». L’hybridation hypermoderne de l’économie et de


l’art conduit à ne plus tout miser sur la «Þhaute cultureÞ» qui,
longtemps est apparue comme le viatique suprême. C’est
une exigence transversale qu’appelle notre époque, et qui
n’est autre que l’impératif de qualité appliquée aux arts de
masse, à la vie quotidienne et pas seulement à la «ÞgrandeÞ»
culture. Partout monte l’exigence de qualité et c’est elle
qu’il faut promouvoir tant dans ce qui relève du commercial
que de la vie. La modernité a gagné le défi de la quantité,
l’hypermodernité doit relever celui de la qualité dans le rap-
port aux choses, à la culture, au temps vécu. La tâche est
immense. Elle n’est pas impossible.
APPENDICES
Notes

INTRODUCTION

1.þBertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux-vivre [1968],


Paris, Gallimard, coll. Tel, 2002, p.Þ149-151.
2.þSelon l’expression de Patrick Le Lay (alors P.-D.G. de TF1) qui
avait fait polémique en 2004. Cet entretien se trouve dans Executive
Interim Management, Les Dirigeants face au changement. Baromètre 2004,
Paris, Éditions du Huitième Jour, 2004.
3.þJean-Paul Dollé, L’inhabitable capital. Crise mondiale et expropriation,
Fécamp, Lignes, 2010, p.Þ99.
4.þTel est le titre français d’un des livres de Mike DavisÞ: Le pire des
mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, trad. fr. Jacques
Mailhos, Paris, La Découverte, 2006.
5.þMartin Heidegger, Essais et conférences [1954], trad. fr. André
Préau, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p.Þ109.
6.þUlrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité,
trad. fr. Laure Bernardi, Paris, Aubier, 2001.
7.þKarl Marx, Manuscrits de 1844, économie politique et philosophie
[Œuvres complètes, t.ÞVII], trad. fr. Émile Bottigelli, Paris, Éditions socia-
les, 1962, p.Þ64.
8.þCe concept est emprunté à Charles Lalo, Introduction à l’Esthétique,
Paris, A.ÞColin, 1912. Sur ce point, également, Alain Roger, Nus et pay-
sages. Essai sur la fonction de l’art [1978], Paris, Aubier, 2001.
9.þMarcel Mauss, «ÞEsthétiqueÞ», in Manuel d’ethnographie [1947],
Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 1970, p.Þ88.
10.þIbid., p.Þ87.
11.þCe n’est pas le lieu ici de développer ce qu’il en est de l’Antiquité
440 L’esthétisation du monde

grecque dans ses rapports avec l’art. Soulignons seulement l’exception-


nelle importance de ce moment dans l’histoire de l’art, ses œuvres
ayant constitué un modèle de perfection esthétique de la Renaissance
jusqu’à nos joursÞ: ce que Renan appelait «Þle miracle grecÞ». Se sont
imposés les principes d’harmonie, d’équilibre des proportions, de
symétrie, de juste mesure. Le processus d’esthétisation ne se détache
plus du projet de purification des formes, de la visée d’une beauté
idéalisée et équilibrée, synonyme d’élégance et de grâce. L’art n’imite
pas la nature, il doit la sublimer, la transfigurer en exprimant la beauté
idéale, la perfection harmonieuse qui est celle-là même du Cosmos.
12.þVoir Louis Dumont, Homo æqualis. Genèse et épanouissement de
l’idéologie économique [1977], Paris, Gallimard, coll. Tel, 2008, p.Þ13.
13.þC’est le titre français de l’ouvrage fondateur de Norbert EliasÞ: La
Civilisation des mœurs [1939], trad. fr. Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-
Lévy, coll. Archives des sciences sociales, 1973.
14.þMme de Lafayette, La Princesse de Clèves [1678], Paris, Gallimard,
coll. Folio Classique, 2000, p.Þ37.
15.þPour Victor Hugo, il est le mage, le voyantÞ: «ÞPeuplesÞ! écoutez le
poèteÞ!Þ/ Écoutez le rêveur sacréÞ!Þ[…] Lui seul a le front éclairé. […]
Il rayonneÞ! il jette sa flammeÞ/ Sur l’éternelle véritéÞ», «ÞFonction du
PoèteÞ», in Les Rayons et les Ombres [1840], v.Þ277-280 et 297-298.
16.þIl faut ajouter, cependant, que la sacralisation de l’art réalisée
par le romantisme et le symbolisme a été par la suite farouchement
combattue par divers mouvements avant-gardistes, tels le constructi-
visme, le dadaïsme et le surréalisme.
17.þSacralisation du musée qui en même temps a déchaîné les foudres
des courants d’avant-garde dénonçant l’institution symbolique par excel-
lence de l’art ancien à détruireÞ: «ÞNous voulons démolir les musées, les
bibliothèques […] Musées, cimetièresÞ!…Þ» (Filippo Tommaso Marinetti,
«ÞManifeste du FuturismeÞ», in Le Figaro, 20Þfévrier 1909).
18.þTzvetan Todorov, Les Aventuriers de l’absolu, Paris, Robert Laffont,
2005.
19.þUne dé-définition de l’art qui néanmoins implique une forme
inédite d’expérience esthétique.
20.þGilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, coll.
Nouveau collège de philosophie, 2004, rééd. LGF, coll. Le Livre de
pocheÞ/ Biblio Essais, 2006Þ; et Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société
d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, rééd. coll
Folio Essais, 2009.
21.þDavid Le Breton, Marcher. Éloge des chemins et de la lenteur, Paris,
Métailié, coll. Suites, 2012, p.Þ153.
Notes des pages 18 à 50 441

22.þSi la visée de cet ouvrage est théorique, il fait néanmoins une


large place à l’approche empirique des faits esthétiques liés au marché.
Plutôt que de nous arrêter à une lecture purement conceptuelle ou
théoriciste, nous nous sommes délibérément employés à étayer les thè-
ses avancées au travers d’analyses «ÞdescriptivesÞ» des multiples domai-
nes de l’esthétique hypermoderne. Dans la mesure où l’ordre du
capitalisme artiste s’infiltre dans tous les secteurs relatifs au monde
consumériste, il importait de montrer la cohérence d’ensemble du sys-
tème et de son fonctionnement en s’attachant au plus près à la
diversité des réalités créatives et imaginaires, organisationnelles et indi-
viduelles. D’où les croisements entre le macroscopique et le microsco-
pique, l’«ÞabstraitÞ» et le «ÞconcretÞ», le théorique et le descriptif, mais
aussi entre la longue durée et le contemporain.

LE CAPITALISME ARTISTE

1.þÀ l’exception notable du domaine circonscrit du marché de l’art


contemporain dont on a vu que la bulle spéculative qui l’accompagne
pouvait exploser à différents moments.
2.þDaniel Cohen, La Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’éco-
nomie, Paris, Albin Michel, 2009, chap.ÞXVÞ; également Philippe Moati, La
nouvelle révolution commerciale, Paris, Odile Jacob, 2011, p.Þ39-41.
3.þOlivier Bomsel, L’Économie immatérielle. Industries et marchés d’expé-
riences, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2010, p.Þ25.
4.þAndré Gorz, L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Gali-
lée, coll. Débats, 2003.
5.þAlexandre Bohas, Disney. Un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Har-
mattan, coll. Chaos international, 2010, p.Þ152-156.
6.þSteven Watts, The Magic Kingdom. Walt Disney and the American Way
of Life, Boston, Houghton Mifflin, 1997, p.Þ183.
7.þPierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ litté-
raire [1992], Paris, Éditions du Seuil, coll.ÞPoints, 1998, p.Þ234.
8.þOn voit notamment les enseignes lumineuses des pharmacies com-
poser maintenant des décors diversifiés, cinétiques et créatifs.
9.þÀ cet égard, Virginia Postrel évoque à juste titre un «Þnouvel âge
esthétiqueÞ» où le design est partout et où tout est «ÞdesignéÞ»Þ: The
Substance of Style. How the Rise of Aesthetic Value is Remaking Commerce,
Culture, and Consciousness, New York, HarperCollins, 2003, p.Þ1-33.
442 L’esthétisation du monde

10.þMike Featherstone, Consumer CultureÞ&ÞPostmodernism, LondresÞ/


Newbury Park, SAGE Publications, 1991, p.Þ71.
11.þFilippo Tommaso Marinetti, op.Þcit.
12.þArthur Danto, Après la fin de l’art, trad. fr. Claude Hary-Schaeffer,
Paris, Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1996.
13.þYves Michaud, L’Artiste et les commissaires. Quatre essais non pas sur
l’art contemporain mais sur ceux qui s’en occupent, Nîmes, Jacqueline
Chambon, coll. Rayon art, 1989, p.Þ77-78.
14.þHartmut Rosa parle d’«Þhyperaccélération de la modernité avan-
céeÞ», de «Þsociété de l’accélération poussée à la limiteÞ»Þ: Accélération.
Une critique sociale du temps, trad. fr. Didier Renault, Paris, La Décou-
verte, coll. Théorie critique, 2010, p.Þ290 et 296.
15.þPascal Nègre, Sans contrefaçon, Paris, Fayard, 2010, p.Þ229.
16.þLa France compte trente-huit mille monuments historiques et
cinq cents villages pittoresques.
17.þDominique Poulot, «ÞL’Avenir du passéÞ: les musées en mouve-
mentÞ», Le Débat, n°Þ12, maiÞ1981, p.Þ105-115.
18.þEn 1988, le nombre de galeries en France s’élevait à 848. Ray-
monde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché [1992], Paris, Flamma-
rion, coll. Champs, 1997, p.Þ185.
19.þFrançoise Benhamou, Nathalie Moureau, Dominique Sagot-
Duvauroux, Les Galeries d’art contemporain en France. Portrait et enjeux
dans un marché mondialisé, Paris, La Documentation française, coll.
Questions de culture, 2001, p.Þ37.
20.þL’Asie y participe maintenant de plain-piedÞ: la foire Art Stage
Singapor a réuni en 2012 140Þgaleries, et Hongkong HKÞArt le double.
21.þEn 2010 le tableau du peintre chinois Zhang Xiaogang, Naissance
de la république populaire de Chine, a été adjugé 4,7Þmillions d’euros,
alors que Bestiaire et musique de Marc Chagall a été vendu, la même
année, pour moins de 3Þmillions d’euros.
22.þLa fortune de Damien Hirst a été évaluée dernièrement par le
Sunday Times à 338Þmillions de dollars.
23.þFlorence de Changy, «ÞLe marché international de l’art s’installe
à HongkongÞ», Le Monde, 15Þoctobre 2010.
24.þCe duopole a réalisé en 2011 47Þ% du produit des ventes mondiales
aux enchères. Une part en régression, celle-ci étant de 73Þ% il y a dix ans.
25.þRaymonde Moulin, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles
technologies, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Flammarion,
coll. Champs, 2003, p.Þ88-97.
26.þLe profil de cet hyperconsommateur est analysé dans le chapitreÞV.
27.þ8,8Þmillions pour le Louvre, 6,5Þmillions pour le Château de Ver-
Notes des pages 50 à 70 443

sailles, 3,6Þmillions pour le Centre Pompidou, en 2011. On a compté,


en 2008, plus de 70Þmillions d’entrées dans les cinquante principaux
sites culturels parisiens. Il est à noter cependant que cette profusion
n’est nullement synonyme de démocratisation de la culture.
28.þPaul Valéry, «ÞNotion générale de l’artÞ», in Œuvres, t.ÞI, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p.Þ1404-1412.
29.þAlexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel [1947], Paris,
Gallimard, coll. Tel, 1980, p.Þ436-437 («ÞNote de la seconde éditionÞ»).
30.þLuc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme,
Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1999Þ; rééd. coll. Tel, 2011.
31.þPar exemple José Frèches (dir.), Art & cie. L’art est indispensable à
l’entreprise, Paris, Dunod, 2005.
32.þPierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamor-
phoses du capitalisme, Paris, Éditions du Seuil, coll. La République des
idées, 2002.
33.þB. Joseph PineÞII et James H.ÞGilmore, The Experience Economy. Work
is Theatre and Every Business a Stage, Boston, Harvard Business School
Press, 1999.
34.þJeremy Rifkin, L’Âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie,
trad. fr. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres,
2000, p.Þ212.
35.þHoward S.ÞBecker, Les Mondes de l’art, trad. fr. Jeanne Bouniort,
Paris, Flammarion, coll. Art, histoire, société, 1988, p.Þ91-96.
36.þManuel Castells, La Société en réseaux. L’ère de l’information, trad. fr.
Philippe Delamare, Paris, Fayard, 1998, p.Þ42.
37.þSur ce type de marché, Lucien Karpik, L’Économie des singularités,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 2007.
38.þMilad Doueihi, «ÞL’esthète du numériqueÞ», Le Monde, 8Þoctobre
2011.
39.þC’est bel et bien à un maître de sagesse, leur ayant rendu la vie
plus belle, que s’adressaient les auteurs des millions de messages qui,
via Internet, ont déferlé le 5Þoctobre 2011 sur les réseaux sociaux à
l’annonce de sa mort. L’expression qui y revenait le plus souvent était,
avec «ÞThank youÞ»Þ: «ÞHe changed the worldÞ».
40.þCertaines peuvent l’être d’ailleurs de manières successives, en fonc-
tion de la stratégie de l’entrepriseÞ: le cas de Disney en est un exemple qui,
ayant un temps délaissé la dimension créative en raison d’une bureaucra-
tisation excessive, est revenue, par son alliance avec Pixar, à privilégier
de nouveau le pôle artistique et la recherche innovante.
41.þPaul Valéry, «ÞLa conquête de l’ubiquitéÞ», in Œuvres, t.ÞII, Paris,
Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p.Þ1284.
444 L’esthétisation du monde

42.þRoger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai


d’ontologie de l’art de masse, Bruxelles, La Lettre volée, coll. Essais, 2003.
Également Noël Carroll, A Philosophy of Mass Art, New York, Oxford
University Press, 1998.
43.þ«ÞDans l’art de masse, l’œuvre est ontologiquement déterminée par
la diffusion de masse. Elle n’existe même que par et dans sa diffusionÞ»,
précise Roger Pouivet, ibid., p.Þ23.
44.þCe point est bien souligné par Roger Pouivet, ibid., p.Þ101-103.
45.þSur les citations ci-dessus, Alexandre Bohas, Disney, op.Þcit., p.Þ38-39.
46.þ«ÞGame-story. Une histoire du jeu vidéoÞ», Grand Palais, novem-
breÞ2011Þ-ÞjanvierÞ2012.
47.þCharles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne [1863], in Critique
d’art suivi de Critique musicale, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1992,
p.Þ374-378. Baudelaire soutient que le maquillage «Þrapproche immédiate-
ment l’être humain de la statue, c’est-à-dire d’un être divin et supé-
rieurÞ» (p.Þ377).
48.þPendant des millénaires les «Þœuvres d’artÞ» ont obéi à des règles
esthétiques conventionnelles strictement codées.
49.þRichard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragmatiste et
l’esthétique populaire, trad. fr. Christine Noille, Paris, Éditions de Minuit,
coll. Le sens commun, 1991, p.Þ183-232.
50.þ«ÞLa série télé, à la différence du cinéma, n’est pas un art visuel
[…] La série télé est un art verbal, le plus verbal des arts audiovisuelsÞ»,
souligne Vincent Colonna, L’Art des séries télé, Paris, Payot, 2010, p.Þ26.
51.þGilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Écran global. Culture-médias et
cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Éditions du Seuil, coll. La couleur des
idées, 2007, p.Þ106-112.
52.þ«ÞIl avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes
sérieusesÞ», relève Jean-Paul Sartre, Les Mots [1964], Paris, Gallimard,
coll. Folio, 1972, p.Þ110.
53.þHarold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, trad. fr. Christian Bou-
nay, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
54.þYves Michaud, L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthéti-
que, Paris, Stock, coll. Les Essais, 2003Þ; rééd. Hachette Littérature, coll.
Pluriel, 2004. Le diagnostic général du livre est justeÞ; cependant, ne
sont analysés ni la montée progressive de l’art commercial et industriel
dans le fonctionnement du capitalisme moderne, ni les multiples dis-
positifs par lesquels se concrétise le «Þtriomphe de l’esthétiqueÞ».
55.þJill Gasparina, L’Art contemporain et la mode, Paris, Cercle d’art,
coll. Imaginaire, mode d’emploi, 2006.
56.þGilles Lipovetsky, «ÞArt and Aesthetics in the Fashion SocietyÞ», in
Notes des pages 70 à 89 445

Jan Brand, José Teunissen et Anne Van Der Zwaag (dir.), The Power of
Fashion. About Design and Meaning, Arnhem, ArtEZ Press, 2006.
57.þGilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans
les sociétés modernes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences
humaines, 1987Þ; rééd. coll. Folio Essais, 1991.
58.þIl n’est pas toujours facile de faire la différence entre les œuvres
d’art de Murakami et ses produits dérivésÞ: «ÞJ’ai compris que le marché
de l’art peut être comparé à celui de la mode, il est variable, change tous
les six mois. Je suis réactif et je réponds à ce marchéÞ», cité dans Le
Monde, «ÞMurakami, un cas sur le marché de l’artÞ», 22-23Þoctobre 2006.
59.þCe qui entraîne une certaine confusion dans le publicÞ: «ÞÇa roule
vraiment, ou c’est un objet d’artÞ?Þ» se demande un visiteur (Le Monde,
9Þdécembre 2011).
60.þ«ÞEn 1999, on recensait 1Þ043 marques Picasso déposées dans le
monde, dont 700 illégales, 300 déposées par Paloma, 11 dépôts faits
par l’indivision.Þ» (Le Monde, 4Þjanvier 1999).
61.þEngagement dans des opérations artistiques qui mobilise désormais
jusqu’aux marques et enseignes de grande consommation (Disneyland
Paris, JC Decaux, Ariel, Nivea, Unilever, Electrolux…).
62.þLes retombées presse font de la fondation Cartier une source de
visibilité importanteÞ: elle représente 25Þ% de toute la presse Cartier
dans le monde.
63.þSelon l’Admical, de 2008 à 2010, le mécénat de la culture en France
est passé de 975 à 380Þmillions d’euros, accusant ainsi une perte de 63Þ%.
La culture ne représente plus que 19Þ% du budget global du mécénat.
Dans ce contexte, les opérations de prestige demeurentÞ: en témoigne,
pour ne prendre que cet exemple, le financement par Ferragamo de la
spectaculaire restauration du chef-d’œuvre de Léonard de Vinci, La
Vierge à l’enfant avec sainte Anne, qui donne lieu en avrilÞ2012 à une grande
exposition au Louvre, lequel ouvre en contrepartie pour la première fois
les parties historiques intérieures du musée pour un défilé, dans l’aile
Denon, de la collection du chausseur de luxe.
64.þNathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le Marché de
l’art contemporain, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2006, p.Þ104-106.
65.þPour l’analyse détaillée de ces courants artistiques, Paul Ardenne,
Un art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation, d’interven-
tion, de participation, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2004, p.Þ213-229.
Également, Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contem-
porain au documentaire, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2006, p.Þ85-97.
66.þCité par Irving Sandler, Le Triomphe de l’art américain, t.ÞII, Les
Années soixante, trad. fr. Frank Straschitz, Paris, Carré, 1990, p.Þ106.
446 L’esthétisation du monde

67.þFlorence Müller, «ÞArt et mode, fascination réciproqueÞ», in Repè-


res Mode 2003. Visages d’un secteur, Paris, Institut français de la modeÞ-
ÞÉditions du Regard, 2002, p.Þ364-377.
68.þLa formule est de Jack Tworkov, cité par Irving Sandler, Le Triom-
phe de l’art américain, op.Þcit., p.Þ112.
69.þPascale Weil, À quoi rêvent les années 90. Les nouveaux imaginaires,
consommation et communication, Paris, Éditions du Seuil, 1993.
70.þSur cette question, Georges Roque (dir.), Majeur ou mineurÞ? Les
hiérarchies en art, Nîmes, Jacqueline Chambon, coll. Rayon art, 2000.
71.þLe cinéma indien, avec ses prolongements télévisés, a généré en
2009 des recettes de 7,7Þmilliards de dollars.
72.þSi l’on ajoute les achats réalisés par les touristes chinois dans le
monde entier, la Chine est déjà le premier acheteur mondial du luxe
avec 25Þ% des parts de marché. Et selon le cabinet McKinsey, la Chine
pourrait devenir le premier marché mondial du luxe en 2015.
73.þAinsi Eurocom et RSCG ont fusionné dans EuroRSCGÞ; Publicis a
racheté SaatchiÞ& SaatchiÞ; Omnicom regroupe les réseaux TBWA, DDB,
BBDOÞ; le britannique WPP, leader mondial, regroupe les agences Grey
Global Group, Wunderman, OgilvyÞ& Mater, YoungÞ& Rubicam.
74.þCelui-ci connaît, en France notamment, une forte croissance avec
60Þ% d’augmentation de billetterie entre 2005 et 2009.
75.þEn France, les ventes de musique enregistrée ont été divisées par
deux entre 2002 et 2010. La consommation de musique a représenté en
2010 une dépense totale (CD, concerts…) de près de 1,5Þmilliard d’euros.
76.þDaniel Zajdenweber, Économie des extrêmes, Paris, Flammarion, coll.
Nouvelle bibliothèque scientifique, 2000Þ; rééd. coll. Champs, 2009.
77.þFrançoise Benhamou, L’Économie de la culture, 3eÞéd., Paris, La
Découverte, 2001, p.Þ67.
78.þMais sur les 1Þ214 musées de France, un sur deux réalise moins
de 10Þ000 entrées par an.
79.þLe phénomène ne concerne pas exclusivement les industries cul-
turelles. Pour ne prendre qu’un exemple, l’enseigne Ikea réalise 80Þ%
de son chiffre d’affaires avec 20Þ% des produits exposés.
80.þSelon une étude britannique, sur 13Þmillions de titres musicaux
disponibles en téléchargement, 10Þmillions ne réalisent aucune vente
mais 3Þ% des titres vendus réalisent 80Þ% du chiffre d’affaires global.
81.þPierre-Jean Benghozi, Françoise Benhamou, «ÞLongue traîneÞ:
levier numérique de la diversité culturelleÞ?Þ», in Philippe Chantepie
(dir.), Culture Prospective. Production, diffusion et marchés, Paris, Ministère
de la Culture et de la Communication, 2007.
82.þSerge R.ÞDenisoff, Tarnished Gold. The Record Industry Revisited,
Notes des pages 89 à 116 447

New Brunswick, Transaction Books, 1986. Également Harold L.ÞVogel,


Entertainment Industry Economics. A Guide for Financial Analysis, 5eÞéd.,
CambridgeÞ/ New York, Cambridge University Press, 2001.
83.þNicole Vulser, «ÞLa grande majorité des films français sont défici-
tairesÞ», Le Monde, 6Þoctobre 2008.
84.þRichard E.ÞCaves, Creative Industries. Contracts Between Art and Com-
merce, CambridgeÞ/ Londres, Harvard University Press, 2000.
85.þDonald S.ÞPassman, All You Need to Know about the Music Business,
4eÞéd., Londres, Penguin Books, 2004.
86.þPaule Gonzales, «ÞHollywood fascine les fonds d’investissementÞ»,
Le Figaro, 18Þmai 2007. En France, Europacorp, qui produit des films
internationaux, est une société cotée en Bourse depuis 2007.
87.þEdward N.ÞLuttwak, Le Turbo-capitalisme. Les gagnants et les per-
dants de l’économie globale, trad. fr. Michel Bessières et Patrice Jorland,
Paris, Odile Jacob, 1999.
88.þVoir sur ces questions, Pascal Nègre, Sans contrefaçon, op.Þcit.
89.þAndré Gorz, L’Immatériel, op.Þcit., p.Þ63.
90.þSur ce point, voir le chapitreÞIV.
91.þNaomi Klein, No logo. La tyrannie des marques, MontréalÞ/ Arles,
LeméacÞ-ÞActes Sud, 2001Þ; rééd. Paris, Flammarion, coll. J’ai Lu, 2004,
chap.ÞII.
92.þEn Allemagne, plus d’un tiers des revenus des artistes visuels pro-
vient d’activités d’enseignement et plus d’un quart d’activités non artis-
tiques. Voir Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le Marché
de l’art contemporain, op.Þcit., p.Þ33.
93.þPierre-Michel Menger, Les Intermittents du spectacle. Sociologie d’une
exception, Éditions de l’EHESS, coll. Cas de figure, 2005, p.Þ35.
94.þCette hybridation entre l’amateur et le professionnel est analysée par
Patrice Flichy dans Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère
numérique, Paris, Éditions du Seuil, coll. La République des idées, 2010.
95.þSelon une étude de 2008, il existe en France 450 conservatoires,
2Þ500 écoles de musique, 10Þ000 chœurs, et 18Þ% des Français de
15Þans et plus pratiquent la musique en amateurs.
96.þCes points sont développés par Nathalie Heinich, L’Élite artiste.
Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. Biblio-
thèque des Sciences humaines, 2005, p.Þ219-275.
97.þJean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie
de l’art du XVIIIeÞsiècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1992.
98.þCité par Jean-Marie Schaeffer, ibid., p.Þ109.
99.þGilles Lipovetsky, «ÞArt and Aesthetics in the Fashion SocietyÞ»,
art. cit.
448 L’esthétisation du monde

100.þRichard L.ÞFlorida, The Rise of the Creative Class. And How It’s
Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York,
Basic Books, 2004Þ; et Robert B.ÞReich, Futur parfait. Progrès techniques,
défis sociaux, trad. fr. Agnès Prigent, Paris, Village Mondial, 2001.
101.þRichard E.ÞCaves, Creative Industries, op.Þcit.
102.þEn 2001, on comptait en France quelque 13Þ000 designers. Au
début des années 1970, l’American Institute of Graphic Arts comptait
1Þ700 membresÞ; trente ans plus tard, l’association pouvait déclarer
150Þ000 graphistes designers.
103.þHoward S.ÞBecker, Les Mondes de l’art, op.Þcit.
104.þEmmanuel Levy, «ÞThe Democratic EliteÞ: America’s movie
starsÞ», Qualitive Sociology, vol.Þ12, n°Þ1, printemps 1989, p.Þ31.
105.þPierre-Michel Menger, La Profession de comédien. Formations, acti-
vités et carrières dans la démultiplication de soi, Paris, Ministère de la Cul-
ture et de la Communication, 1997.
106.þFrançoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, La Décou-
verte, 2002, p.Þ131-152.
107.þIbid., p.Þ85
108.þC’est dans l’univers du sport et de l’art contemporain —Þparce
qu’accusé de «ÞnullitéÞ» et d’«ÞimpostureÞ» — que la hauteur des reve-
nus fait le plus «ÞscandaleÞ». Le contraste est saisissant avec le cinéma et
le showbiz.
109.þLuc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme,
Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1999Þ; rééd. coll. Tel, 2011.
110.þIbid., p.Þ529-546 (coll. Tel, p.Þ587-606).
111.þAlfred D.ÞChandler, La Main visible des managers. Une analyse his-
torique, trad. fr. Frédéric Langer, Paris, Economica, 1988.
112.þSur ces points, Stuart Ewen, All Consuming Images. The Politics of
Style in Contemporary Culture, New York, Basic Books, 1988, p.Þ41-47.
113.þMax Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1964],
trad. fr. Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2004.
114.þMarshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison cul-
turelle, trad. fr. Sylvie Fainzang, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des
Sciences humaines, 1980, p.Þ262.
115.þJean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structu-
res [1970], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1986, p.Þ312.
116.þLuc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme,
op.Þcit., p.Þ585 (coll. Tel, p.Þ650).
Notes des pages 117 à 140 449

II

LES FIGURES INAUGURALES


DU CAPITALISME ARTISTE

1.þKarl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et éco-


nomiques de notre temps, trad. fr. Maurice Angeno et Catherine Malamoud,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1983Þ; rééd.
coll. Tel, 2009.
2.þQuant au domaine artistique proprement dit, il dépendait, du
Moyen Âge au XVIIIeÞsiècle, non des lois du marché, du système imper-
sonnel de l’offre et de la demande, mais de l’aristocratie et de l’Église
au travers du système du mécénat.
3.þAlfred D.ÞChandler, La Main visible des managers. Une analyse histo-
rique, trad. fr. Frédéric Langer, Paris, Economica, 1988.
4.þWalter Benjamin, Paris, capitale du XIXeÞsiècle. Le Livre des Passages,
Éditions du Cerf, 1989, p.Þ408.
5.þFranck Cochoy, «ÞTasting, testing, teasing. L’emballage ou com-
ment (faire) goûter avec les yeuxÞ», in Olivier Assouly (dir.), Goûts à
vendre. Essais sur la captation esthétique, Paris, Institut français de la
modeÞ-ÞÉditions du Regard, 2007, p.Þ151-158.
6.þGilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyper-
consommation, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, p.Þ24-34Þ; rééd.
coll. Folio Essais, 2009, p.Þ27-39.
7.þCelui-ci n’a été précédé que par les fameux «ÞpassagesÞ» apparus
dans les années 1820 et présentés par Walter Benjamin comme étant
«Þles précurseurs des grands magasinsÞ». En dépit de la nouveauté de
leur forme architecturale et des «ÞfantasmagoriesÞ» qu’ils ont générées,
les passages n’ont eu ni l’éclat monumental, ni la dimension révolution-
naireÞmarchande, ni l’importance commerciale et imaginaire des grands
magasins.
8.þÉmile Zola, Pot-Bouille [1882], Paris, Gallimard, coll. Folio Classique,
1982, p.Þ254.
9.þAinsi le Vieil Elbeuf, qui n’a «Þque trois fenêtres de façadeÞ», pré-
sente une «Þboutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond, surmontée
d’un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-luneÞ» avec «Þdeux
vitrines profondes, noires, poussiéreusesÞ», tandis que «Þla porte, ouverte,
sembl[e] donner sur les ténèbres humides d’une cave.Þ» Émile Zola, Au
Bonheur des Dames [1883], Paris, Gallimard, coll. Folio Classique, 1999,
p.Þ34.
450 L’esthétisation du monde

10.þLa célèbre coupole à vitraux des Galeries Lafayette, qui inonde


de lumière le grand hall, a 33Þmètres de haut. De style néobyzantin,
elle date de 1912.
11.þIl suffit, pour se rendre compte de la révolution que ce type de
façade et d’entrée représente, de les comparer à la boutique du mar-
chand drapier de La Maison du Chat-qui-pelote que décrit Balzac en 1829.
«ÞIl eût été difficile à plus d’un passant de deviner le genre de com-
merce de Monsieur Guillaume. À travers les gros barreaux de fer qui
protégeaient extérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des
paquets enveloppés de toile brune aussi nombreux que des harengs
quand ils traversent l’océan.Þ» Honoré de Balzac, La Maison du Chat-
qui-pelote [1829], in La Comédie humaine, t.ÞI, Paris, Gallimard, coll.
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p.Þ44.
12.þMichael B.ÞMiller, Au Bon Marché, 1869-1920. Le consommateur
apprivoisé, trad. fr. Jacques Chabert, Paris, Armand Colin, 1987, p.Þ156.
13.þDéjà, avec les passages parisiens qui précèdent de quelques décen-
nies les grands magasins, la vitrine apparaît comme espace de désirs et
de rêves, paysage poétique et artistique. Voir Walter Benjamin, Paris,
capitale du XIXeÞsiècle, op.Þcit.
14.þWilliam Leach la définit comme telleÞ: «Þthe stage upon which
the play is enactedÞ» [«Þla scène sur laquelle la pièce est jouéeÞ» (nous
traduisons)]. William R.ÞLeach, Land of Desire. Merchants, Power, and the
Rise of a New American Culture, New York, Vintage Books, 1994, p.Þ75.
15.þLes vitrines ont également exercé une fascination sur un peintre
expressionniste comme August Macke, de même que sur Léger et
Delaunay.
16.þWilliam R.ÞLeach, Land of Desire, op.Þcit., p.Þ76.
17.þLes expositions, et notamment les expositions universelles, desti-
nées à montrer la force économique des grands pays, sont l’occasion
de construire des bâtiments utilisant eux-mêmes les nouveaux matériaux
et techniques, et rivalisant d’audaces architecturales et décoratives. Le
même souci esthétique s’y manifeste, avec la même volonté d’impres-
sionner les visiteursÞ: la Tour Eiffel, construite en 1887-1889 pour
l’Exposition universelle de Paris, en est l’exemple le plus fameux.
18.þSur ces points, William R.ÞLeach, Land of Desire, op.Þcit., p.Þ91-111.
19.þCité par Michael B.ÞMiller, Au Bon Marché, 1869-1920, op.Þcit.,
p.Þ162.
20.þÉmile Zola, Au Bonheur des Dames, op.Þcit., p.Þ111.
21.þPaul Dubuisson, Les Voleuses de grands magasins, Paris, A.ÞStorck,
1902.
22.þGilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans
Notes des pages 140 à 159 451

les sociétés modernes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences


humaines, 1987Þ; rééd. coll. Folio Essais, 1991, p.Þ80-124.
23.þCité par Didier Grumbach, Histoires de la mode, Paris, Éditions du
Seuil, 1993, p.Þ19.
24.þSur ces points, Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, op.Þcit.
25.þLa hiérarchisation au sein des équipes est d’ailleurs liée non à la
logique de l’autorité administrative mais à celle de la maîtrise et du
talentÞ: la première d’atelier est la meilleure couturière. De la même
façon, dans les usines fabriquant des chaussures ou des sacs de luxe, le
chef coupeur est celui qui connaît le mieux le travail de la peausserie.
26.þCatherine Omnès, «ÞL’âge d’or éphémère des ouvrières de la Haute
Couture pendant les années 1920Þ», in Jacques Marseille (dir.), Le Luxe
en France du siècle des Lumières à nos jours, Paris, ADHE, coll. Histoire
économique, 1999, p.Þ166-167.
27.þElyette Roux et Jean-Marie Floch, «ÞGérer l’ingérableÞ: la contra-
diction interne de toute maison de luxeÞ», Décisions Marketing, n°Þ9, sep-
tembre-décembre 1996.
28.þRobert Ricci s’insurgeait qu’on puisse «Þlancer un parfum comme
une lessive… Le parfum n’est pas une marchandise, sa création est un
acte d’amourÞ», cité par Marie-France Pochna, Nina Ricci, Paris, Éditions
du Regard, 1992, p.Þ212. L’importance de cet état d’esprit est soulignée
par Christian Blanckaert, Luxe, Paris, Le Cherche Midi, 2007.
29.þLe lien entre Haute Couture et automobile qu’affichent, de
Deauville à Monaco, ces prestigieux concours d’élégance est sensible
dans les années 1920-1930, sous le signe commun de l’art précisément.
Nombre de couturiers (Worth, Poiret, Lanvin) ont le même regard sur
la pureté des lignes de leurs créations que les carrossiers sur les lignes
de leurs voitures. En 1924, Sonia Delaunay peint une BugattiÞ35 aux
mêmes lignes et couleurs que la robe jumelle portée par la conduc-
trice. Et en 1926 Coco Chanel, qui est la première à créer des modèles
que la femme élégante puisse revêtir seule (les systèmes de fermeture
se trouvant à portée de main), invente son intemporelle petite robe
noire, que ses détracteurs baptisent ironiquement FordÞT.
30.þLibération, 28Þjanvier 2005.
31.þLe Monde, 25Þjanvier 2008.
32.þBaudelaire dénonce l’industrie comme «Þla plus mortelle ennemie
[de l’art]Þ». Charles Baudelaire, «ÞLe public moderne et la photogra-
phieÞ», Salon de 1859, in Critique d’art suivi de Critique musicale, Paris,
Gallimard, coll. Folio Essais, 1992, p.Þ278.
33.þVoir Ludwig von Mises, The Anti-Capitalistic Mentality, Londres,
Macmillan, 1956. L’auteur souligne particulièrement le rôle de John
452 L’esthétisation du monde

Ruskin, «Þgrand détracteur de l’économie de marché et apologiste


romantique des guildes […] Ce furent [s]es écrits qui popularisèrent
le préjugé selon lequel le capitalisme, en plus d’être un mauvais sys-
tème économique, aurait remplacé la beauté par la laideur, la grandeur
par l’insignifiance, l’art par l’ordureÞ» (in chap.ÞIV, «ÞThe noneconomic
objections to capitalismÞ», 2.ÞMaterialismÞ; trad. fr. Hervé de Quengo).
34.þSigfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, t.ÞII, Technique et envi-
ronnement humain, trad. fr. Paule Guivarch, Paris, DenoëlÞ-ÞGonthier, 1983,
p.Þ87.
35.þIbid., p.Þ132.
36.þRichard S.ÞTedlow, L’Audace et le Marché. L’invention du marketing
aux États-Unis, trad. fr. J.-M.ÞHallagues, Paris, Odile Jacob, coll. Histoi-
res, hommes, entreprises, 1997, p.Þ191.
37.þIbid., p.Þ156.
38.þHenry Cole, Fifty Years of Public Work, cité par Sigfried Giedion,
La Mécanisation au pouvoir, op.Þcit., p.Þ89.
39.þÉvoquant les effets de sa «Þloi du RipolinÞ», Le Corbusier écritÞ:
«ÞOn fait propre chez soi… tout se montre comme ça est… Le blanc de
chaux est extrêmement moralÞ», Le Corbusier, L’Art décoratif d’aujourd’hui
[1925], Paris, Arthaud, 1980, p.Þ191 et 193.
40.þEntre 1930 et 1934, on compte plus de mille objets transformés
par les designers pour l’industrie. Voir Denis Huisman et Georges
Patrix, L’Esthétique industrielle, Paris, PUF, coll. Que sais-jeÞ?, 1961, p.Þ28.
41.þCe que Raymond Loewy développera vingt ans plus tard, en
1951, dans son célèbre ouvrage La Laideur se vend mal, trad. fr. Miriam
Cendrars, Paris, Gallimard, 1953Þ; rééd. coll. Tel, 1990.
42.þStéphane Laurent, Chronologie du design, Paris, Flammarion, coll.
Tout l’art, 1999, p.Þ125.
43.þPenny Sparke, Consultant Design. The History and Practice of the
Designer in Industry, Londres, Pembridge Press, 1983, p.Þ23.
44.þChristopher Lorenz, La Dimension design. Atout concurrentiel décisif,
trad. fr. Liliane Charrier, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1990.
45.þSur ces citations, Peter Dormer, Le Design depuis 1945, trad. fr.
Michèle Hechter, Paris, ThamesÞ& Hudson, coll. L’Univers de l’art,
1993, chap.ÞI et III.
46.þVance Packard, L’Art du gaspillage [1960], trad. fr. Roland Mehl,
Paris, Calmann-Lévy, 1962.
47.þVictor J.ÞPapanek, Design pour un monde réel. Écologie humaine et
changement social, trad. fr. Robert Louit et Nelly Josset, Paris, Mercure
de France, coll. Environnement et société, 1974.
48.þSur la mode comme nouvelle forme structurante de l’économie
Notes des pages 160 à 195 453

et de la société de consommation, Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphé-


mère, op.Þcit.
49.þGilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contempo-
rain, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1983Þ; rééd. coll. Folio Essais,
1989.
50.þGilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, op.Þcit., p.Þ198.
51.þFrançoise Vincent-Ricard, Raison et Passion. Langages de sociétéÞ: la
mode 1940-1990, Colombes, Textile/Art/Langage, 1983, p.Þ90.
52.þEn 1984, les vêtements faits sur mesure ne représentaient plus
que 1Þ% des dépenses d’habillement par personne.
53.þUne enquête réalisée par Elle en septembreÞ1982 fait apparaître
que, pour la grande majorité des femmes interrogées, celles-ci ne font
pas de distinction entre les griffes des couturiers et celles du prêt-à-por-
terÞ: Saint Laurent ou Kenzo sont cités indifféremment avec Karting,
Cacharel ou Sonia Rykiel.
54.þCité par Anne Bony, Le Design. Histoire, principaux courants, gran-
des figures, Paris, Larousse, coll. Comprendre, reconnaître, 2004, p.Þ130.
55.þRené Péron, Les Boîtes. Les grandes surfaces dans la ville, Nantes,
L’Atalante, coll. Comme un accordéon, 2004, p.Þ122-123.
56.þChristine Rheys, «ÞLieux d’écriture. Le passage couvert comme
motif littéraireÞ», in Le Nouveau Recueil, n°Þ40, septembre-novembre
1996. De la Galerie du Palais-Royal de Balzac, dans les Illusions perdues,
et du Passage du Pont-Neuf de Zola, dans Thérèse Raquin, au Passage de
l’Opéra cher à Aragon, qui sert de révélateur à Walter Benjamin et qui
engage celui-ci dans les recherches qui déboucheront sur le maître livre
consacré au sujet, le passage joue à la fois comme «Þmaison de rêve du
collectifÞ», lieu de mémoire de la capitale et «Þtemple du capital mar-
chandÞ» (Paris, capitale du XIXeÞsiècle. Le Livre des Passages, op.Þcit., p.Þ68).
57.þWalter Benjamin, ibid., p.Þ581.
58.þWilliam Severini Kowinski, The Malling of America. An Inside Look
at the Great Consumer Paradise, New York, W.ÞMorrow, 1985, p.Þ119.
59.þIl n’en demeure pas moins que le centre commercial apparaît à
l’origine comme une expression emblématique du rationalisme moder-
niste. Fondé sur la rationalisation de l’espace et la séparation des fonctions
(le zonage célébré par la Charte d’Athènes), le centre commercial est
à rattacher aux principes de l’urbanisme fonctionnaliste-lecorbusien.
60.þ«ÞLe centre commercial (mall) est le premier format de distribu-
tion à exister à cause de l’air conditionné. Le centre commercial fermé
(enclosed mall) aurait été physiquement impossible sans l’air condi-
tionné.Þ» Sze Tsun Leong et Srdjan Jovanovic Weiss, «ÞAir ConditioningÞ»,
in Chuihua Judy Chung et al. (dir.), The Harvard Design School Guide to
454 L’esthétisation du monde

Shopping (Project on the City, 2), Cologne, Taschen, 2001, p.Þ116 (cité et
traduit par Catherine Grandclément, «ÞClimatiser le marché. Les con-
tributions des marketings de l’ambiance et de l’atmosphèreÞ», ethnogra-
phiques.org, n°Þ6, novembreÞ2004). La première climatisation d’un lieu
de shopping est réalisée en 1919 dans le grand magasin AbrahamÞ& Strauss
Department Store à New York. Elle sera suivie très vite par Macy’s, ibid.,
p.Þ109.
61.þJean Baudrillard, La Société de consommation. Ses mythes, ses structu-
res [1970], Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1986, p.Þ25.
62.þWilliam Severini Kowinski, The Malling of America, op.Þcit., p.Þ61.
63.þJeremy Rifkin, L’Âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie,
trad. fr. Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres,
2000, p.Þ201.
64.þC’est ainsi que nous désignons la période de l’histoire du cinéma
qui recouvre les décennies 1950 à 1970, dans L’Écran global. Culture-
médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Éditions du Seuil, coll. La
couleur des idées, 2007, p.Þ19.
65.þEn 1961, un tiers des films produits par Hollywood sont réalisés à
l’étranger.
66.þPlus longtemps que le cinéma, la photographie a été exclue du
domaine de l’art. Identifiée au milieu du XIXeÞsiècle à une simple copie
du réel, à un enregistrement automatique privé du travail de la main et
de toute dimension spirituelle, la photographie, chez Baudelaire ou
chez Delacroix, est incompatible avec l’art. Le slogan «ÞPressez sur le
bouton, nous faisons le resteÞ», lancé par Kodak en 1888, renforce ce
type d’interprétation.
67.þ«ÞLes masses aiment le mythe, et le cinéma s’adresse aux mas-
sesÞ», note Jean-Luc Godard, in Histoire(s) du cinéma, t.ÞI, «ÞToutes les his-
toiresÞ», «ÞUne histoire seuleÞ», Paris, Gallimard, 1998, p.Þ96.
68.þ«ÞAlors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au
mirage de la lumière qui bouge.Þ», Louis-Ferdinand Céline, Voyage au
bout de la nuit [1932], Paris, Gallimard, coll. Folio, 1972, p.Þ201.
69.þMax Horkheimer et Theodor W.ÞAdorno, La Dialectique de la rai-
son. Fragments philosophiques, trad. fr. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard,
coll. Bibliothèque des Idées, 1974Þ; rééd. coll. Tel, 1983, p.Þ130, 134, 143.
70.þScott Lash et John Urry, Economies of Signs and Space, LondresÞ/
Thousand Oaks, SAGE Publications, 1994, p.Þ123.
71.þL’expression est popularisée par le livre qu’Ilya Ehrenbourg con-
sacre à Hollywood dans les années 1930Þ: Usine de rêves, trad. fr. Made-
leine Étard, Paris, Gallimard, 1936. Elle dit bien la double nature —
industrielle et artistiqueÞ— du cinéma.
Notes des pages 196 à 216 455

72.þRichard Dyer, Stars, Londres, British Film Institute Publications,


1979, p.Þ39.
73.þLe premier magazine dédié au cinéma, le Motion Picture Story
Magazine, est lancé en 1911. En 1918, les six principaux magazines de
cinéma américains atteignent déjà 800Þ000 exemplaires. Dans les
années 1930, cette presse a pu toucher quelque 75Þmillions de lecteurs,
soit la moitié de la population américaineÞ: voir Jib Fowles, Starstruck.
Celebrity Performers and the Americain Public, Washington, Smithsonian
Institution Press, 1992, p.Þ121.
74.þSur ce point, Vinzenz Hediger, «ÞCe qui fait la starÞ: des difficul-
tés d’appréhension théorique du phénomène de la starÞ», in Gian Luca
Farinelli et Jean-Loup Passek (dir.), Stars au féminin. Naissance, apogée et
décadence du star system, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompidou,
2000, p.Þ25.
75.þStephen Gundle, «ÞLes déesses-marchandises du star system amé-
ricain dans les années quarante et cinquanteÞ», in ibid., p.Þ165.
76.þSur les critiques de ce genre de problématique, Nathalie Heinich,
De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Galli-
mard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 2012, p.Þ407-417Þ; Gilles
Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, op.Þcit., p.Þ258-259.
77.þIl s’exprime par excellence dans le phénomène des fans qui, dans
les années 1930, se comptent par millionsÞ; au cours de ces mêmes
années, on comptait soixante-dix fan-clubs de Clark Gable, une cinquan-
taine célébraient Joan Crawford et autant Jean Harlow. Voir Alexander
Walker, Stardom. The Hollywood Phenomenon, Londres, Michael Joseph,
1970.
78.þEdgar Morin, Les Stars [1957], Paris, Éditions du Seuil, coll. Points,
1972, p.Þ40.
79.þAlain Roger, Nus et paysages. Essai sur la fonction de l’art [1978],
Paris, Aubier, 2001, p.Þ80-90.
80.þ«ÞLe mannequin se fait statue, ayant perdu jusqu’à son identité et
son nom propreÞ», écrit Geneviève Olivier, «ÞAteliers de coutureÞ», in
La Mode, Traverses, n°Þ3, févrierÞ1976, p.Þ85.
81.þEdgar Morin, Les Stars, op.Þcit., p.Þ43-47.
82.þComme le remarque André Philip, un juriste français réalisant
une étude sur la classe ouvrière américaine en 1925, l’ouvrier qualifié
américain «Þpossède en général sa petite maison et son jardinet, sa
femme porte un manteau de fourrure et il peut partager ses loisirs entre
la TSF, le phonographe et son automobileÞ», cité par Ludovic Tournès,
Du phonographe au MP3. Une histoire de la musique enregistrée, XIX e-XXI eÞsiè-
cle, Paris, Éditions Autrement, coll. Mémoires, 2008, p.Þ53.
456 L’esthétisation du monde

83.þIbid., p.Þ71.
84.þLudovic Tournès, «ÞReproduire l’œuvre, la nouvelle économie
musicaleÞ», in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La Cul-
ture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui, Fayard, 2002,
p.Þ253-255.
85.þHerbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de
la société industrielle avancée, trad. fr. Monique Wittig et Herbert Mar-
cuse, Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1968.
86.þNathalie Heinich, De la visibilité, op.Þcit., p.Þ21.
87.þGabriel Segré, Le Culte Presley, Paris, PUF, coll. Sociologie
d’aujourd’hui, 2003, p.Þ38-39.
88.þLes mêmes impératifs esthétiques se manifestent dans cet autre
dispositif consubstantiel au système de la production et consommation
de masseÞ: le packaging. Là aussi on fait appel à des artistes, peintres,
dessinateurs, graphistes, chargés de décorer les boîtes, rendre attractifs
les emballages, donner par le contenant l’envie du contenu. Dès 1898,
Van de Velde propose pour Tropon, une société alimentaire de Colo-
gne, à la place de la représentation réaliste attendue du produit, une
ligne graphique stylisant à l’extrême les trois moineaux emblème de la
firme, qui s’exprime à travers l’affiche, mais aussi l’emballage et même
le papier à lettres de l’entreprise.
89.þRoman Jakobson, Essais de linguistique générale, trad. fr. Nicolas
Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, coll. Arguments, 1963, p.Þ218-220.
90.þOlivier Reboul, «ÞSlogan et poésieÞ», in Art et publicité. 1890-1990,
un siècle de création, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1990, p.Þ88-
97.
91.þBruno Remaury, Marques et récits. La marque face à l’imaginaire cultu-
rel contemporain, Paris, Institut français de la modeÞ-ÞÉditions du Regard,
2004, p.Þ108 et p.Þ16.
92.þIbid., p.Þ108.
93.þLouis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit [1932], éd.Þcit.,
p.Þ206.
94.þ«ÞLes metteurs en scène n’aiment rien autant que de faire figurer
sur l’écran les appels nocturnes de nos modernes capitales, New York,
Paris, Berlin, où triomphent ces mille et un jeux de lumière que la publi-
cité, magnifique et infatigable magicienne, a suscitésÞ», relève G.ÞRenon
dans Le Figaro en 1931.
95.þPaul Valéry, Regards sur le monde actuel [1931], Paris, Gallimard,
coll. Folio Essais, 1988, p.Þ75.
96.þFernand Léger, Fonctions de la peinture [1965], Paris, Gallimard,
coll. Folio Essais, 1997, p.Þ42.
Notes des pages 217 à 244 457

97.þLouis Aragon, Le Paysan de Paris [1926], in Œuvres poétiques com-


plètes, t.ÞI, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p.Þ145.
98.þViolette Morin, étudiant le sens de cette prolifération, relève un
«Þflux érotiqueÞ» dans deux tiers des 300 placards publicitaires qu’elle
retient pour son enquêteÞ: «ÞÉrotisme et publicitéÞ: un mécanisme
d’autocensureÞ», Communications, vol.Þ9, n°Þ1, 1967, p.Þ105.
99.þPour la radiographie de cette mutation, Jean-Marie Dru, Le Saut
créatif. Ces idées publicitaires qui valent des milliards, Paris, Jean-Claude
Lattès, 1984.
100.þÉtienne Chatiliez, «ÞLes dessous de la pub à la TVÞ», Le Nouvel
Observateur, 15Þjuillet 1983.

III

UN MONDE DESIGN

1.þEn moyenne, le travail de fabrication d’un vêtement griffé ne


représente pas plus de 5Þ% de son prix de vente.
2.þChaque année ce sont quelque 20Þ000 nouveaux produits grande
consommation qui sont proposés aux Européens. Dans ce contexte,
«Þpas moins de 30Þ% des innovations sont en échec avant la fin de leur
première année, et la moitié ne passe pas le cap des deux ansÞ». Yves
Puget, LSA, 5Þfévrier 2009.
3.þMême les articles discount des grandes enseignes de la distribu-
tion apparaissent maintenant comme des produits élégants et de qua-
lité (le petit électroménager, par exemple) qui, au demeurant, sont
testés sur des panels de consommateurs avant d’être mis sur le marché.
4.þDès 1982 (la firme a été fondée en 1975), Steve Jobs recherche
dans le monde entier une équipe de designers chargée de l’esthétique
et du programme créatif d’Apple. Parmi 80 candidats européens, c’est
l’allemand Frogdesign d’Hartmut Esslinger qui est choisi. C’est lui qui des-
sine en 1984 la fameuse souris, aux formes plus géométriques qu’ergo-
nomiques, et qui conçoit en 1987 l’Apple SE, dont la couleur, beige, et
la forme, petite et profilée, fixent pour plus d’une décennie la ligne
standard des mini-ordinateurs, qu’en 1998 le iMac dessiné par Jona-
than Ive, petit «Þœuf bleuÞ» transparent, vient à nouveau transformer.
5.þPour un parcours dans la création de mode à l’ère de la mondiali-
sation, Laura Eceiza Nebreda, Fashion Design. L’Atlas des stylistes de mode,
trad. fr. Cécile Carrion, Barcelone, Maomao Publications, 2008.
458 L’esthétisation du monde

6.þL’exposition «ÞDesign contre designÞ» a attiré, en 2007, près de


170Þ000 visiteurs au Grand Palais.
7.þL’éditeur de mobilier Vitra réalise 30Þ% de son chiffre d’affaires
avec les rééditions de pièces emblématiques.
8.þEzio Manzini, Artefacts. Vers une nouvelle écologie de l’environnement
artificiel, trad. fr. Adriana Pilia, Paris, Éditions du Centre Georges-Pompi-
dou, 1991.
9.þHarmut Esslinger, «ÞForm Follows EmotionÞ», Forbes ASAP, 29Þnovem-
bre 1999, p.Þ237-238.
10.þChristine Colin, Question(s) design, Paris, Flammarion, 2010, p.Þ256-
262.
11.þFrédérique Houssard-Andrieux et Céline Caumon, «ÞDu techno-
centré à l’anthropocentré dans le designÞ», in Les Ateliers de la Recherche
en DesignÞ3, Bordeaux, 11 et 12Þdécembre 2007. Article disponible sur
le site de l’Université de Nîmes (www.unimes.fr).
12.þPlus de 600Þmillions de personnes fréquentent chaque année un
magasin Ikea. Entre 1980 et 2008, le tirage du catalogue est passé de 45
à 198Þmillions d’exemplaires.
13.þClement Greenberg, «ÞAvant-garde et kitschÞ» [1939], in Art et cul-
ture. Essais critiques, trad. fr. Ann Hindry, Paris, Macula, coll. Vues, 1988.
14.þLe pluralisme hypermoderne n’est évidemment pas le propre du
seul design. Il se manifeste avec une égale intensité dans la mode, la
publicité, la décoration, l’architecture, le cinéma et, last but not least, l’art
contemporain. Dans tous les domaines, c’est l’hétérogénéité des critères,
la prolifération des courants, la cacophonie des repères qui s’imposent,
tout ou presque étant possible et cohabitant au même moment.
15.þCela étant, les objets-archétypes sont, au même titre que les formes
les plus baroques, des expressions du design émotionnel. En dépit de
leur simplicité, Starck parle «Þd’objets poétiquesÞ», «Þd’archétypes senti-
mentaux […] plus discrets à la vue, mais plus riches au ressentiÞ» en ce
qu’ils reposent sur «Þun fond commun de mémoire, d’enfance assuré-
ment, mythique, sur lequel on peut construire comme un jeu mentalÞ»,
cité in Christine Colin, Question(s) design, op.Þcit., p.Þ355 et 236.
16.þAinsi R. Craig Miller, Penny Sparke et Catherine McDermott, Le
Design européen depuis 1985. Quelles formes pour le XXIeÞsiècleÞ?, trad. fr.
Géraldine Bretault, Valérie Feugeas et Christian Vair, Paris, Citadelles
et Mazenod, 2009, dont nous reprenons ici la classification.
17.þSur la prise de conscience de la nécessaire dimension écologique
du designÞ: Victor J. Papanek, The Green Imperative. Ecology and Ethics in
Design and Architecture, Londres, Thames &ÞHudson, 1995.
18.þOn en trouve un large panel dans l’ouvrage de Vanessa Causse,
Notes des pages 248 à 278 459

Design responsable. Guide et inspirations pour un nouvel art de vivre, Paris,


La Martinière, 2010, auquel nous empruntons les exemples cités.

IV

L’EMPIRE DU SPECTACLE ET DU DIVERTISSEMENT

1.þLe design, traité dans les deux chapitres précédents, est aussi un
des territoires constitutifs de cette économie créative.
2.þEn 2010, les dix épisodes de The Pacific, produit par Steven Spiel-
berg et Tom Hanks, ont dépassé les 200Þmillions de dollars, soit le coût
d’un blockbuster hollywoodien.
3.þPar exemple, Jean BaudrillardÞ: «ÞNous assistons à la fin de l’espace
perspectif et panoptique, et donc à l’abolition même du spectaculaireÞ»,
Simulacres et simulation, Paris, Galilée, coll. Débats, 1981, p.Þ51-52.
4.þL’hyperspectacle constitue l’une des dimensions de la nouvelle étape
de la modernité ou hypermodernité dans laquelle nous sommes mainte-
nant engagés. Sur cette question, Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermoder-
nes, Paris, Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004Þ; rééd. LGF,
coll Le Livre de pocheÞ/ Biblio Essais, 2006. Également, du même auteur,
Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Galli-
mard, coll. NRF Essais, 2006Þ; rééd. coll Folio Essais, 2009.
5.þGuy Debord, La Société du spectacle [1967], Paris, Gallimard, coll.
Folio, 1996, p.Þ27.
6.þLe spectacle «Þest le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de
la passivité moderneÞ», ibid., p.Þ21.
7.þDaniel Joseph Boorstin, L’Image, trad. fr. Marie-Jo Milcent, Paris,
UGE, coll. 10/18, 1971.
8.þGuy Debord, La Société du spectacle, op.Þcit., p.Þ181.
9.þIbid., p.Þ38.
10.þB. Joseph PineÞII et James H. Gilmore, The Experience Economy. Work
is Theatre and Every Business a Stage, Boston, Harvard Business School
Press, 1999Þ; Michael J. Wolf, The Entertainment Economy. How Mega-Media
Forces Are Transforming Our Lives, New York, Time Books, 1999Þ; Jeremy
Rifkin, L’Âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, trad. fr. Marc
Saint-Upéry, Paris, La Découverte, coll. Cahiers libres, 2000.
11.þFrançoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, La Décou-
verte, 2002.
12.þNeil Postman, Se distraire à en mourir, trad. fr. Thérésa de Chérisey,
Paris, Flammarion, 1986Þ; rééd. Hachette Littérature, coll. Pluriel, 2011.
460 L’esthétisation du monde

13.þSelon certaines estimations, les biens hollywoodiens pourraient


recouvrir «Þdes marchés d’environ 968Þmilliards de dollars, soit plus de
la moitié de la sphère des loisirs et des médiasÞ», Alexandre Bohas,
Disney. Un capitalisme mondial du rêve, Paris, L’Harmattan, coll. Chaos inter-
national, 2010, p.Þ129.
14.þDisneyland Paris couvre une superficie de 22Þkm2Þ; il accueille
chaque année 13Þmillions de visiteurs et emploie plus de 12Þ000Þper-
sonnes. Lors de son lancement, Dubaïland devrait occuper une super-
ficie de 185Þkm2.
15.þMike Davis, Le Stade Dubaï du capitalisme, trad. fr. Hugues Jallon
et Marc Saint-Upéry, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. PenserÞ/ Croiser,
2007, p.Þ42.
16.þLes méga-centres vont de record en recordÞ: le Golden Resources
Center (Pékin), le South China Mall, le Dubaï Mall affichent respecti-
vement, 560Þ000, 660Þ000, 1,1Þmillion de mètres carrés de surface.
17.þB. Joseph PineÞII et James H. Gilmore, The Experience Economy,
op.Þcit. Également Patrick Hetzel, Planète conso. Marketing expérientiel et
nouveaux univers de consommation, Paris, Les Éditions d’Organisation, 2002.
18.þPhilippe Genestier, «ÞGrands projets ou médiocres desseinsÞ?Þ»,
Le Débat, n°Þ70, mai-août 1992, p.Þ87Þ; également Françoise Choay, Pour
une anthropologie de l’espace, Paris, Éditions du Seuil, coll. La couleur des
idées, 2006, p.Þ58-59, 152-153.
19.þÀ l’âge moderne, c’étaient les contempteurs du capitalisme (dadaï-
stes, surréalistes, anarchistes) qui lançaient des défis provocateurs à la
société bourgeoise. À l’âge hypermoderne, ce sont les entreprises du
capitalisme artiste elles-mêmes qui peuvent exploiter les ressorts de la
provocation en vue de la notoriété de leurs marques.
20.þTroisième figure du cinéma hyper, tel que nous le définissons dans
L’Écran global. Culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Éditions
du Seuil, coll. La couleur des idées, 2007Þ; rééd. coll. Points Essais, 2011.
21.þPaul Ardenne, Extrême. Esthétiques de la limite dépassée, Paris, Flam-
marion, 2006.
22.þ«ÞLe contenu de l’œuvre n’est pas l’œuvre. Le sens de l’œuvre, c’est
l’expérience que vous vivez quand vous y entrezÞ», déclare Richard Serra.
23.þNotons que, nombre de fois, cette production dite «Þd’expé-
rienceÞ» s’accompagne davantage de surprise que d’émotion.
24.þHarold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, trad. fr. Christian Bou-
nay, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p.Þ27-37.
25.þFrançois Jost, Le Culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, Paris,
CNRS Éditions, 2007, p.Þ6. L’ouvrage d’Arthur Danto auquel il est fait
Notes des pages 278 à 303 461

allusion est La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, Paris,


Éditions du Seuil, coll. Poétique, 1989.
26.þFrançois Jost rapproche de façon judicieuse Loft Story de l’idée lan-
cée par Fernand Léger, en 1931, dans un article «ÞÀ propos du cinémaÞ»,
d’une représentation cinématographique du banal, à partir d’un scéna-
rio qui mettrait en scène «Þ24Þheures de la vie d’un couple quelconque
au métier quelconque… Des appareils mystérieux et nouveaux permet-
tent de les prendre “sans qu’ils le sachent”, avec une inquisition visuelle
aiguë pendant les 24Þheures sans rien laisser échapperÞ: leur travail, leur
silence, leur vie d’intimité et d’amourÞ» (ibid., p.Þ27).
27.þJean-Louis Missika parle à juste titre d’un «Þréel de laboratoireÞ»
qui «ÞparodieÞ» la vie. Voir La Fin de la télévision, Paris, Éditions du
Seuil, coll. La République des idées, 2006, p.Þ34.
28.þPhénomène hybride, transgenre, la téléréalité ne brouille pas
seulement les frontières entre réalité et fiction, mais aussi celles entre
vie publique et intimité, acteurs et gens ordinaires, jeu et activité con-
tractuelle, performance et feuilleton.
29.þGabriel Segré, «ÞLa fabrication télévisuelle de la starÞ», Réseaux,
vol.ÞXXIV, n°Þ137, 2006, p.Þ207-240.
30.þFrançois Jost, Le Culte du banal, op.Þcit., p.Þ91.
31.þJean Clair évoque «Þle côté BarnumÞ» des musées américains, in
Malaise dans les musées, Paris, Flammarion, coll. Café Voltaire, 2007, p.Þ69.
Sur le rôle moteur des musées américains dans cette évolution, voir
Gérard Selbach, Les Musées d’art américains, une industrie culturelle, ParisÞ/
Montréal, L’Harmattan, coll. Esthétiques, 2000.
32.þSur ces points, Jean-Michel Tobelem, Le Nouvel âge des musées. Les
institutions culturelles au défi de la gestion, Paris, Armand Colin, coll.
Sociétales, 2005Þ; nouvelle édition revue et augmentée, 2010.
33.þOn peut relever que les défilés sont désormais filmés et exploités
comme un spectacle, dans les boutiques de mode, les grands magasins,
les restaurants même, qui les projettent sur écran, mais aussi à la télévi-
sion. Une chaîne comme FashionÞTV en passe en permanence les images.
34.þLa logique hypertrophique n’épargne pas les coûts. Le défilé
Armani Haute Couture de 2008 a coûté 3Þmillions d’euros. Ceux de
Dior et Chanel ont pu atteindre 5Þmillions d’euros. En 2007, Fendi a
fait défiler 88 mannequins sur un podium de 90Þmètres dressé sur la
grande muraille de ChineÞ: le budget de ce show pharaonique imaginé
par Karl Lagerfeld s’est élevé à 10Þmillions d’euros.
35.þGinger Gregg Duggan, «ÞThe Greatest Show on EarthÞ», in Jan
Brand, José Teunissen et Anne Van Der Zwaag (dir.), The Power of Fashion.
About Design and Meaning, Arnhem, ArtEZ Press, 2006, p.Þ222-243. Égale-
462 L’esthétisation du monde

ment Lydia Kamitsis, «ÞUne histoire impressionniste du défilé depuis les


années 1960Þ», in Showtime, le défilé de mode. Exposition, Paris, Musée Galliera,
3ÞmarsÞ- 30Þjuillet 2006, Paris, Paris-Musées, 2006, p.Þ166-171.
36.þClaude Franck, «ÞUn monde d’objetsÞ», Le Débat, n°Þ155, mai-août
2009, p.Þ157. Cet article s’insère dans un ensemble intitulé «ÞDe l’archi-
tecture spectacle à l’architecture de criseÞ?Þ».
37.þSur cette question de la modestie, voir Guy Desgrandchamps,
«ÞL’architecture et la question de la modestieÞ», ibid.
38.þBeaux Arts magazine, janvierÞ2007.
39.þRécemment, Laurent Habib, La Communication transformative. Pour
en finir avec les idées vaines, Paris, PUF, 2010.
40.þNicolas Riou, Pub Fiction. Société postmoderne et nouvelles tendances
publicitaires, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1999.
41.þKevin Roberts, Lovemarks. Le nouveau souffle des marques, trad. fr.
Fabienne Malfait-Duvillier, Paris, Les Éditions d’Organisation, 2004.
42.þHermann Broch, Quelques remarques à propos du kitsch [1955],
trad. fr. Albert Kohn, Paris, Allia, 2001.
43.þClement Greenberg, «ÞAvant-garde et kitschÞ» [1939], in Art et
culture. Essais critiques, trad. fr. Ann Hindry, Paris, Macula, coll. Vues,
1989, p.Þ18.
44.þ«ÞJe préfère le mauvais goût à l’absence totale de goûtÞ», déclare
John Galliano.
45.þAu demeurant, les touristes eux-mêmes offrent fréquemment le
spectacle du mauvais goût kitschÞ: trop de monde, trop de bruit, trop
de couleurs voyantes, trop de pizzas.
46.þM, le magazine du Monde, 21Þjanvier 2012.
47.þValérie Arrault, L’Empire du kitsch, Paris, Klincksieck, coll. Collec-
tion d’esthétique, 2010.
48.þUmberto Eco, La Guerre du faux [1973], trad. fr. Myriam Tanant,
Paris, Grasset, 1985. Voir également Pascale Froment et Brice Matthieus-
sent (dir.), L’Ère du faux. Art, sexe, politique, Paris, Autrement, 1986.
49.þPour reprendre le titre français de l’essai de Benjamin Barber,
Comment le capitalisme nous infantilise, trad. fr. Lise et Paul Chemla, Paris,
Fayard, 2007.
50.þAbraham Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur, Paris, DenoëlÞ-
ÞGonthier, coll. Bibliothèque Médiations, 1976.
51.þIbid., p.Þ21.
52.þReste que le kitsch «ÞclassiqueÞ» de l’objet, comme on l’a vu, ne
disparaît nullement. Si bien que dans la période hypermoderne coha-
bitent un kitsch du premier degré et un kitsch du deuxième degré, le
«Þbling blingÞ» et sa parodie, la sensiblerie et sa dérision.
Notes des pages 305 à 329 463

53.þMilan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être [1984], Paris, Galli-


mard, coll. Folio, 1990, p.Þ357.
54.þIbid., p.Þ356.

LE STADE ESTHÉTIQUE DE LA CONSOMMATION

1.þAu vrai, ce processus est en marche depuis l’avènement des grands


magasins au XIXeÞsiècle, lesquels ont considérablement accru l’influence du
commerce sur l’organisation des centres-villes, notamment en décloi-
sonnant différents quartiers et en exigeant des vois d’accès plus largesÞ:
voir sur ce point Jeanne Gaillard, Paris, la ville. 1852-1870, Paris, Honoré
Champion, 1977.
2.þDavid Mangin, La Ville franchisée. Formes et structures de la ville con-
temporaine, Paris, Éditions de la Villette, coll. SC, 2004.
3.þDès 1971, Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour
publient Learning from Las Vegas (L’Enseignement de Las Vegas ou le Sym-
bolisme oublié de la forme architecturale, Bruxelles, Éditions Mardaga,
1978), dans lequel est rejeté le modernisme élitiste au profit d’une
architecture inspirée de l’univers du kitsch marchand et de l’architec-
ture commerciale plus symbolique que plastique. Et ce qu’on a appelé
le postmodernisme s’est imposé comme une architecture éclectique
d’image et de communication empruntant son langage à l’univers com-
mercial, spectaculaire et publicitaire.
4.þRem Koolhaas, «ÞShopping, Harvard Project on the CityÞ», in Muta-
tions, BordeauxÞ/ Barcelone, Arc en rêve centre d’architectureÞ-ÞActar,
2005, p.Þ164.
5.þÀ présent, le parc commercial français dépasse les 52Þmillions de
m2. En 2011, la France comptait 912 centres commerciaux représentant
19Þmillions de m2 et abritant 34Þ000 boutiquesÞ: 25Þ% se trouvent en
centres urbains et 75Þ% en périphérie.
6.þIn LSA, 5Þavril 2001.
7.þSharon Zukin, The Culture of Cities, CambridgeÞ/ Oxford, Blackwell
Publishers, 1995.
8.þYves Chalas, «ÞQuelle ville pour demainÞ?Þ», in Jean-Yves Chapuis,
Évelyne Hardy et Julien Giusti (coord.), Villes en évolution, Paris, La Docu-
mentation française, coll. Villes et sociétés, 2005, p.Þ23-25Þ; François
Ascher, L’Âge des métapoles, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, coll.
Monde en cours, 2009, p.Þ229-230.
464 L’esthétisation du monde

9.þPierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Klincksieck, coll. Collection


d’esthétique, 1971Þ; rééd. Payot &ÞRivages, coll. Petite bibliothèque Payot,
2004.
10.þGuy Burgel, La Ville aujourd’hui, Paris, Hachette Littérature, coll.
Pluriel, 1993, p.Þ121-122.
11.þAlain Bourdin, La Métropole des individus, La Tour-d’Aigues, Édi-
tions de l’Aube, coll. Monde en cours, 2005, p.Þ72.
12.þChristian Ruby, «ÞArt en public ou art publicÞ», Le Débat, n°Þ98,
janvier-février 1998, p.Þ56.
13.þIbid., p.Þ58.
14.þSur la nouvelle organisation de l’espace social urbainÞ: Maria
Gravari-Barbas, «ÞLes nouveaux loisirs créent-ils un nouvel urba-
nismeÞ?Þ», in Actes du Festival International de Géographie 2001. Géo-
graphie de l’innovation, Saint-Dié-des-Vosges (http://archives-fig-st-
die.cndp.fr/actes/actes_2001/barbas/article.htm).
15.þNombreux également sont les villages «ÞtypiquesÞ» qui sont trans-
formés en décor d’opérette pour vacanciers.
16.þ«ÞIl est étrange de voir, en un quart de siècle à peine, un centre-
ville rejeter vers l’extérieur beaucoup de ses activités pour devenir si
vite un lieu neutre, un centre sacré, voué au passé, au souvenir, au tou-
risme. Devenir quelque chose qui ne vit plus qu’à travers ce qui est
mort.Þ», Françoise Cachin, «ÞParis muséifiéÞ», Le Débat, n°Þ80, mai-août
1994, p.Þ302 et 303.
17.þEnquête Ifop-Le Journal du dimanche, févrierÞ2009.
18.þPascale Hébel, Nicolas Siounandan et Franck Lehuede, Le con-
sommateur va-t-il changer durablement de comportement avec la criseÞ?, Cré-
doc, «ÞCahier de rechercheÞ», n°Þ268, décembreÞ2009.
19.þSur ces points, Philippe Moati, La Nouvelle révolution commerciale,
Paris, Odile Jacob, 2011, p.Þ146-156.
20.þAlvin Toffler, Le Choc du futur, trad. fr. Sylvie Laroche et Solange
Metzger, Paris, Denoël, coll. Défi, 1971Þ; rééd. Gallimard, coll. Folio
Essais, 1987, p.Þ258.
21.þSur la nouvelle dimension émotionnelle et esthétique de la con-
sommation, Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société
d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006Þ; rééd. coll
Folio Essais, 2009. Également Gilles Lipovetsky et Elyette Roux, Le Luxe
éternel. De l’âge du sacré au temps des marques, Paris, Gallimard, coll. Le
Débat, 2003.
22.þCela n’empêche pas que les goûts se construisent de plus en plus
au travers des informations diffusées par les médiasÞ: l’époque voit ainsi se
multiplier les magazines de décoration des maisons et d’aménagement
Notes des pages 330 à 351 465

des jardins, mais aussi les magazines de mode, les guides touristiques, les
revues et rubriques culinaires, les livres de recettes et d’œnologie.
23.þPierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris,
Éditions de Minuit, coll. Le Sens commun, 1979.
24.þJean Baudrillard, Le Système des objets [1968], Paris, Gallimard, coll.
Tel, 1978, p.Þ205-208.
25.þMichel Henry, La Barbarie, Paris, Grasset, 1987Þ; rééd. LGF, coll.
Le Livre de pocheÞ/ Biblio Essais, 1988, p.Þ161.
26.þPaul Virilio, Cybermonde, la politique du pire. Entretien mené par Phi-
lippe Petit, Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, 1996.
27.þLa 10eÞédition de la Nuit Blanche à Paris, qui s’est tenue en 2011,
a connu un record d’affluence avec quelque 2,5Þmillions de visiteurs.
28.þBernard Stiegler, Mécréance et discrédit, Paris, Galilée, coll. Débats,
2004.
29.þEdgar Morin, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris,
Grasset, coll. La Galerie, 1962, p.Þ97.
30.þJohn Urry, The Tourist Gaze. Leisure and Travel in Contemporary Socie-
ties, LondresÞ/ Newbury Park, SAGE Publications, 1990Þ; Yves Michaud,
L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, coll.
Les Essais, 2003Þ; rééd. Hachette Littérature, coll. Pluriel, 2004, p.Þ190.
31.þNorbert Elias, La Civilisation des mœurs [1939], trad. fr. Pierre
Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, coll. Archives des sciences sociales,
1973Þ; La Société de cour [1969], trad. fr. Pierre Kamnitzer, Paris, Cal-
mann-Lévy, coll. Archives des sciences sociales, 1974.
32.þSur la vision du Grand Siècle par la littératureÞ: Patrick Dandrey,
Quand Versailles était conté. La cour de LouisÞXIV par les écrivains de son
temps, Paris, Les Belles Lettres, 2009. Sur la machine curialeÞ: Jacques
Revel, «ÞLa CourÞ», in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris,
Gallimard, coll. Quarto, 1997, t.ÞIII, p.Þ3141-3197.
33.þNorbert Elias, «ÞLa solitude du mourant dans la société moderneÞ»,
Le Débat, n°Þ12, maiÞ1981, p.Þ93-94.
34.þOn prévoit qu’en 2020, les toits de Paris devraient héberger, au nom
du développement durable, quelque 11Þhectares de verdure et de jardins.
35.þCréé en 1999, le mouvement Cittaslow promeut une gestion munici-
pale centrée sur la qualité de vie, le respect des paysages, l’économie de
proximité. En 2011, il réunit près de 150Þvilles, de petite ou moyenne
importance, dans 21Þpays.
36.þThierry Paquot, L’urbanisme c’est notre affaireÞ!, Nantes, L’Atalante,
coll. Comme un accordéon, 2010, p.Þ79-104.
37.þSur cette problématique, Nathalie Blanc, Les Nouvelles esthétiques
urbaines, Paris, Armand Colin, coll. Émergences, 2012.
466 L’esthétisation du monde

38.þD’où de nouveaux programmes urbainsÞ: c’est au nom de la lutte


contre la «Þpollution visuelleÞ» que la municipalité de Sao Paulo a inter-
dit, depuis 2007, tout affichage publicitaire dans l’espace public.
39.þEn 2001, plus de 7Þmillions de foyers américains, soit 10Þmillions
de personnes et 3,5Þ% de la population, vivaient dans une communauté
privatisée et clôturée.
40.þDavid Mangin, La Ville franchisée, op.Þcit., p.Þ236.
41.þSe rendre dans une brocante ou un vide-grenier (plus de 50Þ000
manifestations de ce type sont organisées chaque année) est mainte-
nant l’une des sorties préférées des Français le week-end.
42.þFrançois Ascher, Le mangeur hypermoderne. Une figure de l’individu
éclectique, Paris, Odile Jacob, 2005, p.Þ210-215.
43.þJean-Claude Ribaut, «ÞŒnotourisme gourmand en BourgogneÞ»,
Le Monde, 15Þseptembre 2011.
44.þCe taux a triplé en un demi siècle et même les enfants ne sont
pas épargnésÞ: un sur trois est désormais en surpoids ou obèse.
45.þClaude Fischler, L’Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris,
Odile Jacob, 1990Þ; rééd. Éditions du Seuil, coll.ÞPoints, 1993, p.Þ212-
216. Jean-Pierre Poulain note au sujet de la cacophonie hypermoderne
alimentaire qu’elle ne renvoie pas seulement à une absence de règles
sociales, mais aussi «Þà l’inflation d’injonctions contradictoiresÞ: hygié-
nistes, identitaires, hédonistes, esthétiques…Þ». Jean-Pierre Poulain, Socio-
logies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire, Paris, PUF,
coll. Sciences sociales et sociétés, 2002, p.Þ53.
46.þ95Þ% des Françaises achètent des produits de beauté.
47.þ31Þ% des jeunes filles de 13 à 15Þans se servent du crayon pour les yeux
au moins une fois par semaineÞ; 16Þ% des filles de 8 à 12Þans utilisent une
crème de soins tous les jours, 11Þ% du vernis à ongles, 9Þ% du mascara
(étude Consojunior réalisée par Kantar Media en 2010). Wall Mart a lancé
en 2011 une ligne de cosmétiques pour les petites filles âgées de 8 à 12Þans.
48.þEn France, la chirurgie esthétique concerne environ 120Þ000Þper-
sonnes par anÞ; le nombre d’instituts de beauté est passé, entre 1970 et
2006, de 2Þ300 à 15Þ300Þ; le chiffre d’affaires des cosmétiques a doublé
entre 1990 et 2000.
49.þGeorges Vigarello, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de
la Renaissance à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, coll. L’Univers histo-
rique, 2004, p.Þ240-249.
50.þGilles Lipovetsky, La Troisième femme. Permanence et révolution du
féminin, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1997, p.Þ140-144Þ; rééd. coll.
Folio Essais, 2006, p.Þ172-177.
51.þLe marché des injections anti-rides progresse. En France, quel-
Notes des pages 352 à 384 467

que 3Þmillions de seringues de produits de comblement des rides ont


été vendus entre 2003 et 2008.
52.þAu demeurant, toutes les interventions esthétiques ne sont pas
réalisées afin de se faire admirer pour une beauté parfaite. C’est par-
fois, au contraire, pour passer inaperçu, qu’un certain nombre de femmes
ont recours à la chirurgie esthétique dont elles attendent l’élimination
des imperfections trop manifestes, sources de complexes.
53.þGilles Lipovetsky, «ÞDemain, le beau sexeÞ», in Élisabeth Azoulay
(dir.), 100Þ000Þans de beauté, t.ÞV, FuturÞ: projections, Paris, Gallimard, 2009,
p.Þ132-135.
54.þArthur Marwick, Beauty in History. Society, Politics, and Personal
Appearance, Londres, Thames &ÞHudson, 1988, chap.ÞVIII.
55.þEn 2009, le budget moyen annuel textile des hommes s’élevait à
298Þeuros contre 343Þeuros pour les femmesÞ: en 10Þans l’écart des bud-
gets des deux sexes est passé de 20Þ% à 13Þ%. Et chez les 15-24Þans, il
n’est plus que de 6Þ%.
56.þSusan Bordo, «ÞRéinventer la beauté masculineÞ», in Élisabeth Azou-
lay (dir.), 100Þ000Þans de beauté, t.ÞV, FuturÞ: projections, op.Þcit., p.Þ122-123.
57.þGilles Lipovetsky, La Troisième femme, op.Þcit., p.Þ188-200Þ; coll. Folio
Essais, p.Þ231-246.
58.þJackie Assayag, La Mondialisation vue d’ailleurs. L’Inde désorientée,
Paris, Éditions du Seuil, coll. La couleur des idées, 2005, p.Þ103-126.
59.þCarolyn Cooper, «ÞLe clown blanc de KingstonÞ», Le Monde,
28Þjanvier 2012.
60.þVirginia Postrel, The Substance of Style. How the Rise of Aesthetic Value
is Remaking Commerce, Culture, and Consciousness, New York, Harper-
Collins, 2003, p.Þ26.
61.þGilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les
sociétés modernes, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humai-
nes, 1987Þ; rééd. coll. Folio Essais, 1991, première partie, chap.ÞIII.
62.þAnne Hollander, Sex and Suits, Londres, Claridge Press, 1994,
p.Þ167.
63.þEric de Kuyper, «ÞIf everything’s fashion, what’s happening to
FashionÞ», in Jan Brand, José Teunissen et Anne Van Der Zwaag (dir.),
The Power of Fashion. About Design and Meaning, Arnhem, ArtEZ Press,
2006, p.Þ121.
64.þAnne Hollander, Sex and Suits, op.Þcit., p.Þ167-177.
65.þDavid Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres mar-
ques corporelles, Paris, Métailié, coll. Traversées, 2002.
66.þSelon une enquête de l’Université Northwestern publiée dans le
Journal of the American Academy of Dermatology en 2006, aux États-Unis,
468 L’esthétisation du monde

près du quart des hommes et des femmes entre 18 et 50Þans portent au


moins un tatouage.
67.þMarie-Anne Dujarier, Le Travail du consommateur. De McDo à eBayÞ:
comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, coll.
Cahiers libres, 2008.
68.þBernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et
distinction de soi, Paris, La Découverte, coll. Textes à l’appui, 2004.
69.þIbid., p.Þ258.
70.þIbid., p.Þ624-636. Ces points sont bien analysés par Bernard
Lahire, mais il n’en tire pas les conclusions qui s’imposent en matière
d’intensification historique des dissonances individuelles culturelles.
71.þGilles Lipovetsky, La Société de déception. Entretien mené par Ber-
trand Richard, Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, p.Þ47-48.
72.þGeorg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique [1818-1830], t.ÞI, trad.
fr. Samuel Jankélévitch, Flammarion, coll. Champs, 2009, p.Þ153.
73.þEdgar Wind, Art et anarchie, trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat,
Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1988, p.Þ46.
74.þIbid., p.Þ39.
75.þPhilippe Muray, Après l’Histoire, Paris, Les Belles Lettres, t.ÞI, 1999,
t.ÞII, 2000Þ; rééd. Gallimard, coll. Tel, 2007.
76.þGilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op.Þcit., p.Þ233-236Þ; coll.
Folio Essais, p.Þ290-293.

VI

L A S O C I É T É T R A N S E S T H É T I Q U E Þ: J U S Q U ’ O Ù Þ?

1.þSur l’approche philosophique de l’esthétisation contemporaine de


l’éthique, voir Richard Shusterman, L’Art à l’état vif. La pensée pragma-
tiste et l’esthétique populaire, trad. fr. Christine Noille, Paris, Éditions de
Minuit, coll. Le sens commun, 1991, p.Þ233-268.
2.þCes points sont développés par Tzvetan Todorov, Les Aventuriers de
l’absolu, Paris, Robert Laffont, 2005.
3.þDaniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, trad. fr.
Marie Matignon, Paris, PUF, coll. Sociologies, 1979.
4.þUlrich Beck, La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité,
trad. fr. Laure Bernardi, Paris, Aubier, 2001.
5.þCe que traduit le packaging des produits alimentairesÞ: d’un côté
couleurs, formes, typographie alléchantes, incitant au plaisir de con-
sommerÞ; de l’autres nomenclature des composantes du produit, des
Notes des pages 385 à 423 469

colorants, des excipients, et tableau des apports en lipides, glucides,


sels, sucres, incitant à la veille hygiéniste et sanitaire.
6.þJean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace
social alimentaire, Paris, PUF, coll. Sciences sociales et sociétés, 2002, p.Þ53.
7.þGilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyper-
consommation, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 2006, p.Þ216-220Þ; rééd.
coll Folio Essais, 2009, p.Þ268-273.
8.þRobert Rochefort, Le Consommateur entrepreneur. Les nouveaux
modes de vie, Paris, Odile Jacob, 1997.
9.þClaude Fischler, L’Homnivore. Le goût, la cuisine et le corps, Paris, Odile
Jacob, 1990Þ; rééd. Éditions du Seuil, coll.ÞPoints, 1993.
10.þSur ces points, Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op.Þcit.
11.þSi les valeurs écologiques peuvent s’opposer à l’éthique esthéti-
que, la réciproque est également vraie. On voit ainsi des associations se
constituer contre les projets de construction de parcs d’éoliennes au
nom précisément de la défense de l’esthétique des paysages.
12.þNicole Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps,
Paris, Flammarion, 2003Þ; rééd. coll. Champs, 2004.
13.þL’ordinateur portable et les smartphones jouent un grand rôle
dans cette détérioration et ce, parce qu’ils créent les conditions d’une
disponibilité à n’importe quel moment entraînant un empiètement
croissant du travail sur la vie privéeÞ: un quart des salariés affirme que
l’équilibre entre leur vie familiale et leur vie professionnelle n’est pas
satisfaisant (Le Monde, 7Þavril 2012).
14.þAnne Godignon et Jean-Louis Thiriet, «ÞDe la servitude volontaire.
Réflexions sur l’agir moderneÞ», Le Débat, n°Þ59, mars-avril 1990, p.Þ150.
15.þPour améliorer le bien-être des salariés, des entreprises installent
maintenant des salles de forme, développent des activités sportives et
culturelles sur le lieu même du travail. C’est au nom de cet idéal que
sont aménagés les horaires flexibles et, trop rarement, des garderies
d’enfants.
16.þGilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op.Þcit., p.Þ197-212Þ; coll.
Folio Essais, p.Þ244-263.
17.þFrançois Ascher, Métapolis ou l’avenir des villes, Paris, Odile Jacob,
1995, p.Þ138-140.
18.þJean Desmarets de Saint-Sorlin, Promenades de Richelieu ou Les ver-
tus chrestiennes dédiées à Madame la duchesse de Richelieu, Paris, H. Le
Gras, 1653.
19.þÀ présent, trois Français sur dix ont une activité artistique contre
1,5 dans les années 1970. La pratique en amateur d’un instrument et
celle du théâtre a doubléÞ; celle de la danse a triplé.
470 L’esthétisation du monde

20.þLe Net illustre à sa manière la persistance de l’idéal d’entraide au


travers des forums, des journaux, des wikis (dont Wikipedia) réalisés
par des contributeurs bénévoles et anonymes qui n’attendent en retour
ni rémunération, ni gratification particulière.
21.þC’est pourquoi, il faut récuser les lectures qui, sans aucun souci
des tensions contradictoires à l’œuvre dans la culture hypermoderne,
en viennent à affirmer, carrément, qu’il faut substituer «ÞégoïsmeÞ» à un
«ÞindividualismeÞ» prétendu introuvableÞ: «Þexit l’individualisme et bon-
jour l’égoïsmeÞ». Sous couvert de hauteur philosophique, ce n’est rien
d’autre que l’acception la plus triviale du phénomène véhiculée par la
doxa qui refait surfaceÞ: voir Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La
révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, coll. Bibliothèque Médiations,
2008Þ; rééd. Gallimard, coll. Folio Essais, 2012, p.Þ29 pour la citation.
22.þAllan David Bloom, L’Âme désarmée, trad. fr. Paul Alexandre, Paris,
Julliard, 1987, p.Þ159.
23.þSur ces deux figures de l’individualisme, Gilles Lipovetsky, Le Cré-
puscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques,
Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1992Þ; rééd. coll. Folio Essais, 2000.
24.þAlexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique [1835], t.ÞII,
Paris, Gallimard, coll. Folio Histoire, p.Þ234.
25.þLothar Baier, Pas le tempsÞ! Traité sur l’accélération, trad. fr. Marie-
Hélène Desort et Peter Krauss, Arles, Actes Sud, coll. Lettres alleman-
des, 2002.
26.þHartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, trad. fr.
Didier Renault, Paris, La Découverte, coll. Théorie critique, 2010, p.Þ113-
114.
27.þSur le kitsch comme «Þart du bonheurÞ», état d’esprit et manière
de vivre, Abraham Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur, Paris,
DenoëlÞ-ÞGonthier, coll. Bibliothèque Médiations, 1976.
Index

A DORNO, Theodor Wiesengrundþ: 208, 213, 454.


A I W EI W EIþ: 242.
A KHMADULLINA, Alenaþ: 244.
A LAÏA, Azzedineþ: 188.
A LBERTI, Leon Battistaþ: 17.
A LI, Cassius Clay, devenu Mohammedþ: 288.
A LLAIS, Alphonseþ: 350.
A LMODÓVAR, Pedroþ: 83, 313, 324.
A NDERSON, Chrisþ: 103.
A NDREU, Paulþ: 242, 282.
A NTONIONI, Michelangeloþ: 205.
A POLLINAIRE, Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, dit Guillaumeþ: 22,
226.
A RAD, Ronþ: 246, 266.
A RAGON, Louisþ: 227, 453, 457.
A RDENNE, Paulþ: 289, 445, 460.
A RENDT, Hannahþ: 215.
A RENS, Egmontþ: 126.
A RMANI, Giorgioþ: 89, 188.
A RP, Jean ou Hansþ: 115.
A RRAULT, Valérieþ: 462.
A RTAUD, Antoine Marie-Joseph Artaud, dit Antoninþ: 88.
A RTHUS -B ERTRAND, Yannþ: 345.
A SCHER, Françoisþ: 463, 466, 469.
A SSAYAG, Jackieþ: 467.
A SSOULY, Olivierþ: 449.
A UBERT, Nicoleþ: 469.
472 L’esthétisation du monde

A ULENTI, Gaetana Aulenti, dite Gaeþ: 184.


A ZOULAY, Élisabethþ: 467.
B.
B AAS, Maartenþ: 266.
B AIER, Lotharþ: 470.
B ALZAC, Honoré deþ: 450, 453.
B AQUÉ, Dominiqueþ: 445.
B ARBER, Benjaminþ: 462.
B ASQUIAT, Jean-Michelþ: 237.
B ATAILLE, Georgesþ: 57, 398.
B AUDELAIRE, Charlesþ: 73-74, 213-214, 444, 451, 454.
B AUDRILLARD, Jeanþ: 128, 196, 448, 454, 459, 465.
B AUM, Lyman Frankþ: 143, 145.
B AUSCH, Philippina Bausch, dite Pinaþ: 251.
B ECK, Ulrichþ: 439, 468.
B ECKER, Howard S.þ: 65, 118, 443, 448.
B EETHOVEN, Ludwig vanþ: 74.
B EHRENS, Peterþ: 125, 170-171.
B EINEIX, Jean-Jacquesþ: 293.
B ELL, Danielþ: 404, 468.
B ELLINI, Marioþ: 178.
B ELTRAMI, Giovanniþ: 24.
B ENGHOZI, Pierre-Jeanþ: 446.
B ENHAMOU, Françoiseþ: 120, 442, 446, 448, 459.
B ENJAMIN, Walterþ: 134, 151, 218-219, 449-450, 453.
B ERGMAN, Ingmarþ: 206.
B ERKELEY, William Berkeley Enos, dit Busbyþ: 206.
B ERNARD, Christianþ: 305.
B ERNHARDT, Rosine Bernard, dite Sarahþ: 205.
B ERTOIA, Arieto Bertoia, dit Harryþ: 178.
B EY, Jurgenþ: 266.
B EYONCÉ, Beyoncé Giselle Knowles, diteþ: 307.
B ICH, Marcelþ: 183.
B IDGOOD, Jamesþ: 315.
B ILL, Maxþ: 176, 178.
B LANC, Nathalieþ: 465.
B LANCHARD, Gillesþ: 315, 324.
B LANCKAERT, Christianþ: 451.
B LOOM, Allan Davidþ: 427, 470.
B OHAS, Alexandreþ: 441, 444, 460.
B OILEAU, Louis-Charlesþ: 140.
B OLTANSKI, Lucþ: 63, 122, 127, 129, 443, 448.
B OMSEL, Olivierþ: 441.
Index 473

B ONETTI, Mattiaþ: 237, 257.


B ONNARD, Pierreþ: 221.
B ONY, Anneþ: 453.
B OORSTIN, Daniel Josephþ: 275, 459.
B ORDO, Susanþ: 467.
B ORROMINI, Francesco Castelli, dit Francescoþ: 140.
B ORZAGE, Frankþ: 206.
B OSCH, Hieronymus Van Aken, dit Jérômeþ: 372.
B OUCICAUT, Aristideþ: 125, 136, 140, 151.
B OURDIEU, Pierreþ: 441, 465.
B OURDIN, Alainþ: 464.
B RAND, Janþ: 445, 461, 467.
B RANDT, Marianneþ: 168.
B RANZI, Andreaþ: 252, 257.
B RAQUE, Georgesþ: 154, 391.
B REDENDIEK, Hinþ: 168.
B RETON, Andréþ: 22.
B REUER, Marcel Lajosþ: 168.
B ROCH, Hermannþ: 312, 322, 462.
B ROOKS, Louiseþ: 211, 214.
B ROWN, Denise Scottþ: 463.
B UÑUEL, Luisþ: 205.
B URDEN, Chrisþ: 290.
B URGEL, Guyþ: 330, 464.
B URNHAM, Daniel H.þ: 126.
C.
C ACHIN, Françoiseþ: 336, 464.
C AGE, Johnþ: 252.
C ALATRAVA, Santiagoþ: 282.
C ALKINS, Elmoþ: 126.
C AMERON, James Francisþ: 104.
C AMPANA, Fernandoþ: 245-246, 257.
C AMPANA, Humbertoþ: 245-246, 257.
C ANUDO, Ricciottoþ: 205.
C APETO, Isabelaþ: 244.
C APPIELLO, Leonettoþ: 222-223.
C ARAVAGE, Michelangelo Merisi, dit leþ: 76.
C ARLO, Ronþ: 285.
C ARROLL, Noëlþ: 444.
C ARSEN, Robertþ: 297.
C ARUSO, Errico Caruso, dit Enricoþ: 216.
C ASSANDRE, Adolphe Mouron, ditþ: 222-223.
C ASTELBAJAC, Jean-Charles deþ: 81.
474 L’esthétisation du monde

C ASTELLI, Leo Krauss, dit Leoþ: 89.


C ASTELLS, Manuelþ: 443.
C ASTIGLIONI, Achilleþ: 259.
C ASTORIADIS, Corneliusþ: 129.
C AUMON, Célineþ: 458.
C AUSSE, Vanessaþ: 458.
C AVES, Richard E.þ: 117, 447-448.
C AYATTE, Andréþ: 206.
C ÉLINE, Louis-Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinandþ: 206, 226,
454, 456.
C ENDRARS, Frédéric Sauser, dit Blaiseþ: 223, 226.
C HAGALL, Moïshe Zakharovitch Chagalov, dit Marcþ: 442.
C HALAS, Yvesþ: 463.
C HALAYAN, Husseinþ: 82, 90, 244, 302.
C HAMBON, Michaelþ: 75.
C HANDLER, Alfred D.þ: 124, 448-449.
C HANEL, Gabrielle Chasnel, dite Cocoþ: 155, 288, 451.
C HANGY, Florence deþ: 442.
C HANTEPIE, Philippeþ: 446.
C HAPLIN, Charles Spencer, dit Charlieþ: 205, 211.
C HAPMAN, Dinosþ: 290.
C HAPMAN, Jakeþ: 290.
C HAPUIS, Jean-Yvesþ: 463.
C HATILIEZ, Étienneþ: 230, 457.
C HÉRET, Julesþ: 221.
C HESKIN, Louisþ: 181.
C HEUNG L AAM, Shirleyþ: 244.
C HIAPELLO, Èveþ: 63, 122, 127, 129, 443, 448.
C HOAY, Françoiseþ: 460.
C HOO, Zhou Yangjié, dit Jimmyþ: 81.
C HUNG, Chuihua Judyþ: 453.
C IBIC, Aldoþ: 251.
C LAIR, Jeanþ: 461.
C LÉMENT, Gillesþ: 350.
C LÉOPÂTRE VIIþ: 288.
C OCHOY, Franckþ: 449.
C OCTEAU, Jeanþ: 156.
C OHEN, Danielþ: 441.
C OLE, Henryþ: 166-167, 452.
C OLIN, Christineþ: 458.
C OLIN, Paulþ: 223.
C OLOMBO, Cesare Joeþ: 184.
C OLONNA, Vincentþ: 444.
Index 475

C OMMOY, Pierreþ: 315, 324.


C OOPER, Carolynþ: 467.
C OPPOLA, Francis Fordþ: 285.
C OPPOLA, Sofia Carminaþ: 313, 321.
C ORDES, August Wilhelmþ: 141.
C ORNEILLE, Pierreþ: 117, 318.
C OSTOULAS, Constantinþ: 327.
C RAWFORD, Lucille Fay LeSueur, dite Joanþ: 455.
C URTIZ, Manó Kertész Kaminer, dit Michaelþ: 206.
D.
D ALÍ, Salvadorþ: 84.
D ALIDA, Iolanda Cristina Gigliotti, diteþ: 321.
D ANDREY, Patrickþ: 465.
D ANTO, Arthurþ: 293, 442, 460.
D AVIS, Mikeþ: 439, 460.
D EBORD, Guyþ: 272, 274-275, 385, 459.
D ECOUFLÉ, Philippeþ: 300.
D EITCH, Jeffreyþ: 86.
D EJANOV, Plamenþ: 87.
D ELACROIX, Eugèneþ: 454.
D ELAUNAY, Robertþ: 450.
D ELAUNAY, Soniaþ: 451.
D E L EMOS, Theodore Wilhelm Emileþ: 141.
D ELVOYE, Wimþ: 315.
D E M ILLE, Cecil B.þ: 208.
D ENISOFF, Serge R.þ: 446.
D E R UDDER, Noraþ: 266.
D ESGRANDCHAMPS, Guyþ: 462.
D ESMARETS DE S AINT -S ORLIN, Jeanþ: 423, 469.
D ION, Célineþ: 316.
D IOR, Christianþ: 157.
D ISNEY, Walter Elias Disney, dit Waltþ: 72, 280.
D IXON, Tomþ: 266.
D OLLÉ, Jean-Paulþ: 439.
D ORMER, Peterþ: 452.
D ORS, Diana Mary Fluck, dite Dianaþ: 211.
D OS P ASSOS, John Rodrigoþ: 143.
D OUEIHI, Miladþ: 443.
D REYFUSS, Henryþ: 172.
D ROCCO, Guidoþ: 184.
D RU, Jean-Marieþ: 457.
D UBOSSARSKY, Vladimirþ: 315.
D UBUISSON, Paulþ: 450.
476 L’esthétisation du monde

D UCHAMP, Marcelþ: 293.


D UFOUR, Dany-Robertþ: 470.
D UFY, Raoulþ: 156.
D UGGAN, Ginger Greggþ: 461.
D UJARIER, Marie-Anneþ: 468.
D UMAS, Alexandre Dumas Davy de La Pailleterie, dit Alexandreþ: 76.
D UMONT, Louisþ: 440.
D URANT, William Crapoþ: 163.
D YER, Richardþ: 210, 455.
E.
E ARL, Harley J.þ: 182.
E CEIZA N EBREDA, Lauraþ: 457.
E CO, Umbertoþ: 318, 462.
E DISON, Thomas Alvaþ: 215.
E HRENBOURG, Ilyaþ: 454.
E IFFEL, Gustaveþ: 140.
E ISENSTEIN, Sergueï Mikhaïlovitch Aïzenchtain, dit Sergeþ: 206.
E KBERG, Anitaþ: 211.
E LIAS, Norbertþ: 347, 440, 465.
E NGELS, Peterþ: 87.
É RASME, Didierþ: 347.
E SSLINGER, Hartmutþ: 258, 457-458.
E WEN, Stuartþ: 448.
F.
F AIRBANKS, Douglas Elton Ulman, dit Douglasþ: 211.
F ARINELLI, Gian Lucaþ: 455.
F ARMER, Mylène Gautier, dite Mylèneþ: 316.
F ASSBINDER, Rainer Wernerþ: 205.
F AUSTINO, Didierþ: 85.
F AYOLLE, Deniseþ: 187.
F EATHERSTONE, Mikeþ: 442.
F ELLINI, Federicoþ: 206.
F ISCHLER, Claudeþ: 466, 469.
F LEURY, Sylvieþ: 315.
F LICHY, Patriceþ: 447.
F LINDT, Christianþ: 266.
F LOCH, Jean-Marieþ: 451.
F LORIDA, Richard L.þ: 448.
F ORAIN, Jean-Louisþ: 221.
F ORD, Henryþ: 12, 24, 40, 42, 162-164, 175, 192, 211, 237.
F ORD, Sean Aloysius O’Fearna, dit Johnþ: 207.
F ORD, Thomas Carlyle Ford, dit Tomþ: 82.
F OSTER, Normanþ: 237, 242.
Index 477

F OWLES, Jibþ: 455.


F RANCIS, Samuel Lewis Francis, dit Samþ: 83.
F RANCK, Claudeþ: 462.
F RANÇOIS, Claudeþ: 288.
F RANJU, Georgesþ: 206.
F RASER, Arthurþ: 143.
F RÈCHES, Joséþ: 443.
F REUD, Sigmundþ: 407.
F ROMENT, Pascaleþ: 462.
G.
G ABLE, Clarkþ: 455.
G ABOR, Sári Gábor, dite Zsa Zsaþ: 364.
G AGNÈRE, Olivierþ: 266.
G AILLARD, Jeanneþ: 463.
G AINSBOURG, Lucien Ginsburg, dit Sergeþ: 288.
G ALBRAITH, John Kennethþ: 184.
G ALLIANO, Juan Carlos Antonio Galliano Guillén, dit Johnþ: 90, 302,
313, 462.
G ARBO, Greta Lovisa Gustafsson, dite Gretaþ: 214.
G ARNIER, Charlesþ: 144.
G AROUSTE, Élisabethþ: 237, 257.
G ASPARINA, Jillþ: 444.
G AULTIER, Jean Paulþ: 83, 89, 246, 251, 313, 378.
G AUMONT, Léonþ: 200.
G AYNOR, Gloria Fowles, dite Gloriaþ: 315.
G EHRY, Frank Owen Goldberg, dit Frankþ: 28, 251, 282-283, 335.
G ENESTIER, Philippeþ: 460.
G IBSON, Melþ: 285.
G IEDION, Siegfriedþ: 160-161, 452.
G ILMORE, James H.þ: 65, 276, 443, 459-460.
G IUSTI, Julienþ: 463.
G ODARD, Jean-Lucþ: 205, 454.
G ODIGNON, Anneþ: 469.
G ONZALES, Pauleþ: 447.
G ORZ, Andréþ: 43, 110, 441, 447.
G OUDE, Jean-Paulþ: 230.
G RAVARI -B ARBAS, Mariaþ: 464.
G RAVES, Michaelþ: 257.
G REENBERG, Clementþ: 265, 312, 458, 462.
G RIFFITH, David Warkþ: 205.
G ROPIUS, Walterþ: 167-169.
G RUEN, Viktor David Grünbaum, dit Victorþ: 195.
G RUMBACH, Didierþ: 158, 451.
478 L’esthétisation du monde

G UARINI, Camillo-Guarinoþ: 140.


G UNDLE, Stephenþ: 455.
G URSKY, Andreasþ: 58.
H.
H ÄBERLI, Alfredoþ: 265.
H ABIB, Laurentþ: 462.
H ADID, Zahaþ: 85, 247, 266.
H ALLIDAY, Jean-Philippe Smet, dit Johnnyþ: 117, 316, 393.
H ANKS, Thomas Jeffrey Hanks, dit Tomþ: 459.
H ARDY, Évelyneþ: 463.
H ARDY, Pierreþ: 81.
H ARLOW, Harlean Harlow Carpenter, dite Jeanþ: 455.
H ARRING, Keithþ: 83.
H AWKS, Howardþ: 207.
H AYWORTH, Margarita Carmen Cansino, dite Ritaþ: 210, 214.
H ÉBEL, Pascaleþ: 464.
H ECHTER, Danielþ: 188.
H EDIGER, Vinzenzþ: 455.
H EGEL, Georg Wilhelm Friedrichþ: 115, 397, 468.
H EGER, Swetlanaþ: 87.
H EIDEGGER, Martinþ: 13, 439.
H EINICH, Nathalieþ: 219, 447, 455-456.
H EIZER, Michaelþ: 281.
H ENRY, Michelþ: 465.
H ERCHCOVITCH, Alexandreþ: 244.
H ERZOG, Jacquesþ: 334.
H ETZEL, Patrickþ: 460.
H ICHENS, Robert Smytheþ: 147.
H IRST, Damienþ: 58, 84, 122, 237, 290, 315, 442.
H OLLANDER, Anneþ: 376, 378, 467.
H ONERT, Martinþ: 315.
H OPPER, Elda, dite Hedda (née Furry)þ: 211.
H ORKHEIMER, Maxþ: 454.
H ORSTING, Viktorþ: 246, 303.
H OUSSARD -A NDRIEUX, Frédériqueþ: 458.
H UGO, Victorþ: 440.
H UISMAN, Denisþ: 452.
H YBER, Fabrice Hybert, dit Fabriceþ: 87.
I.
I VE, Jonathanþ: 67, 457.
I ZENOUR, Stevenþ: 463.
J.
Index 479

J ACOBS, Marcþ: 82-83.


J AKOBSON, Romanþ: 224, 456.
J AMES, Henryþ: 143.
J EANNE D ’A RC (sainte)þ: 143.
J ENCKS, Charlesþ: 252.
J OBS, Steven Paul Jobs, dit Steveþ: 28, 67-68, 443, 457.
J ONES, Graceþ: 306, 315.
J OPLIN, Janisþ: 288.
J ORDAN, Michaelþ: 288.
J OSÉPHINE (Marie-Josèphe Rose Tascher de La Pagerie)þ: 147.
J OSSE, Christopheþ: 89.
J OST, Françoisþ: 293, 460-461.
J OUIN, Patrickþ: 237.
J OUVENEL, Bertrand deþ: 10, 439.
K.
K AMITSIS, Lydiaþ: 462.
K AMPRAD, Ingvar Feodorþ: 178.
K ANDINSKY, Wassilyþ: 115.
K ANT, Emmanuelþ: 20.
K APOOR, Anishþ: 281.
K ARPIK, Lucienþ: 443.
K ATZENBERG, Jeffreyþ: 72.
K AWAKUBO, Reiþ: 243.
K ENNEDY, Jacqueline Lee, dite Jackie (née Bouvier)þ: 89, 297.
K HAZEM, Jean-Pierreþ: 90.
K IDMAN, Nicoleþ: 109.
K IERKEGAARD, Søren Aabyeþ: 402.
K IKI P ICASSO, Christian Chapiron, ditþ: 83.
K ING, Stephenþ: 75.
K LEIN, Naomiþ: 447.
K OJÈVE, Alexandre (Aleksandr Vladimirovitch Kojevnikov)þ: 62, 443.
K OKOSALAKI, Sophiaþ: 244.
K OOLHAAS, Remment Lucas Koolhaas, dit Remþ: 85, 242, 282, 463.
K OONS, Jeffþ: 58, 84, 86-87, 119, 298, 315.
K OWINSKI, William Severiniþ: 197, 453-454.
K UBRICK, Stanleyþ: 206.
K UMAR, Rituþ: 244.
K UNDERA, Milanþ: 323, 463.
K UROSAWA, Akiraþ: 206.
K UYPER, Eric deþ: 467.
L.
L A C HAPELLE, Davidþ: 315, 324.
L ACROIX, Christianþ: 81, 313.
480 L’esthétisation du monde

L ADY G AGA, Stefani Germanotta, diteþ: 316.


L AFAYETTE, Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, comtesse deþ: 19,
440.
L AFITTE, Léonþ: 204.
L AFITTE, Paulþ: 204.
L AGERFELD, Karl Otto Lagerfeldt, dit Karlþ: 81, 250, 461.
L AHIRE, Bernardþ: 391, 468.
L ALO, Charlesþ: 14, 439.
L AMBERT, Anne Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise deþ:
348.
L ANE, Dannyþ: 266.
L ANG, Fritzþ: 206.
L ANVIN, Jeanneþ: 451.
L ASH, Scottþ: 454.
L A T OUR, Georges deþ: 76.
L AUPER, Cynthia Ann Stephanie Lauper, dite Cyndiþ: 315.
L AUREN, Ralph Lifschitz, dit Ralphþ: 188.
L AURENT, Stéphaneþ: 452.
L AUTRÉAMONT, Isidore Ducasse, dit le comte deþ: 299.
L AVIANI, Ferruccioþ: 266.
L EACH, William R.þ: 450.
L E B RETON, Davidþ: 36, 440, 467.
L E C ORBUSIER, Charles-Édouard Jeanneret, ditþ: 23, 240, 253, 350, 452-
453.
L ÉGER, Fernandþ: 226, 293, 450, 456, 461.
L EHUEDE, Franckþ: 464.
L E L AY, Patrickþ: 10, 439.
L EMAÎTRE, Julesþ: 205.
L ENNON, John Winstonþ: 220.
L ÉONARD DE V INCIþ: 445.
L EONG, Sze Tsunþ: 453.
L EVY, Emmanuelþ: 448.
L IBESKIND, Danielþ: 282.
L IE S ANG B ONGþ: 244.
L IESHOUT, Joep vanþ: 87.
L IPOVETSKY, Gillesþ: 440, 444-445, 447, 449-451, 453-455, 459-460, 464,
466-470.
L ISSITZKY, Eliezer ou Lazar Markovitch, dit Elþ: 115.
L IU X IAODONGþ: 58.
L OANA, Loana Petrucciani, diteþ: 294.
L OEWY, Raymondþ: 126, 172, 178, 244, 452.
L OOS, Adolfþ: 168, 182.
L ORENZ, Christopherþ: 452.
Index 481

L OSEY, Josephþ: 205.


L OUIS XIVþ: 298.
L OUPOT, Charlesþ: 223.
L UHRMANN, Mark Anthony, dit Bazþ: 313.
L UTTWAK, Edward N.þ: 107, 447.
L YNCH, Davidþ: 83.
M.
M ABILLE, Alexisþ: 89.
M C C ARTNEY, Stellaþ: 81-82.
M C D ERMOTT, Catherineþ: 458.
M ACKE, Augustþ: 450.
M C Q UEEN, Alexanderþ: 82, 302, 363.
M ADONNA, Madonna Louise Ciccone, diteþ: 81, 105, 118, 246-247, 316,
391.
M ALEVITCH, Kazimir Severinovitchþ: 115.
M ALRAUX, Andréþ: 337.
M ANDELA, Nelsonþ: 288.
M ANET, Édouardþ: 221.
M ANGIN, Davidþ: 463, 466.
M ANSFIELD, Vera Jane Palmer, dite Jayneþ: 211-212.
M ANZINI, Ezioþ: 253, 458.
M ARCUSE, Herbertþ: 218, 456.
M ARGIELA, Martinþ: 83, 90.
M ARI, Enzoþ: 190.
M ARINETTI, Filippo Tommasoþ: 22, 50, 433, 440, 442.
M ARLEY, Robert Nesta Marley, dit Bobþ: 220.
M ARSEILLE, Jacquesþ: 451.
M ARTINI, Francesco di Giorgioþ: 17.
M ARWICK, Arthurþ: 467.
M ARX, Karlþ: 13-14, 92, 439.
M ATTHIEUSSENT, Briceþ: 462.
M AUSS, Marcelþ: 14, 16, 439.
M ÉLIÈS, Georgesþ: 288.
M ELLO, Francoþ: 184.
M ENDINI, Alessandroþ: 257.
M ENGER, Pierre-Michelþ: 64, 443, 447-448.
M ENNOUR, Kamelþ: 90.
M ESRINE, Jacquesþ: 288.
M EURON, Pierre deþ: 334.
M EYER, Hannesþ: 169, 178.
M ICHAUD, Yvesþ: 76-77, 442, 444, 465.
M IES VAN DER R OHE, Ludwig Mies, dit Ludwigþ: 168, 178, 182, 253.
M ILLER, Michael B.þ: 450.
482 L’esthétisation du monde

M ILLER, R. Craigþ: 458.


M INNELLI, Lester Anthony Minnelli, dit Vincenteþ: 206.
M IR, Anaþ: 266.
M IRÓ, Joanþ: 58.
M ISES, Ludwig vonþ: 451.
M ISSIKA, Jean-Louisþ: 461.
M ITTAL, Meghaþ: 106.
M ITTERRAND, Françoisþ: 245, 283.
M IYAKE, Isseyþ: 243.
M OATI, Philippeþ: 441, 464.
M OLES, Abrahamþ: 323, 462, 470.
M OLIÈRE, Jean-Baptiste Poquelin, ditþ: 318.
M ONDRIAN, Pieter Cornelis Mondriaan, dit Pietþ: 115.
M ONET, Claudeþ: 390.
M ONROE, Norma Jean Baker, dite Marilynþ: 88, 211-212, 214, 288, 324.
M ONROE, Steven R.þ: 285.
M ONTANA, Claudeþ: 188.
M ORAND, Paulþ: 162, 430.
M ORIN, Edgar Nahoum, dit Edgarþ: 212, 214, 455, 465.
M ORIN, Violetteþ: 457.
M ORRIS, Robertþ: 281.
M ORRIS, Williamþ: 23, 124, 165-167, 170.
M ORRISON, Jasperþ: 265-266.
M OSS, Kateþ: 309.
M OTTE, Joseph-Andréþ: 263.
M OULIN, Raymondeþ: 442.
M OULIN, Xavierþ: 251.
M OUREAU, Nathalieþ: 442, 445, 447.
M OURGUE, Olivierþ: 184.
M OZART, Wolfgang Amadeusþ: 393.
M UCHA, Alfonsþ: 221-222.
M UGLER, Thierryþ: 188.
M ULDER, Monikaþ: 266.
M ÜLLER, Florenceþ: 446.
M ULLER, Michael B.þ: 141.
M ULLINS, Aimeeþ: 363.
M UNKÁCSY, Mihály Lieb, dit Mihályþ: 146.
M URAKAMI, Takashiþ: 83-84, 87, 119, 298, 445.
M URAY, Philippeþ: 398-399, 468.
M URDOCH, Peterþ: 183-184.
M UTHESIUS, Hermannþ: 170.
N.
Index 483

N APOLÉON Ier (Napoléon Bonaparte)þ: 147, 288.


N ÈGRE, Pascalþ: 442, 447.
N EWSON, Marcþ: 245-247, 265-266.
N ORA, Pierreþ: 465.
N ORTH, Dawn Shirley Crang Bethel, dite Shereeþ: 211.
N OUVEL, Jeanþ: 242.
N OVALIS, Friedrich, baron von Hardenberg, ditþ: 115-116.
O.
O FILI, Christopherþ: 290.
O LIVIER, Genevièveþ: 455.
O MNÈS, Catherineþ: 451.
O RWELL, Eric Arthur Blair, dit Georgeþ: 420.
O ZBEK, Rifatþ: 244.
P.
P ACKARD, Vanceþ: 181, 184, 452.
P AKHALÉ, Satyendraþ: 266.
P ANTON, Vernerþ: 184, 190.
P APANEK, Victor J.þ: 184, 452, 458.
P AQUIN, Jeanneþ: 147.
P AQUOT, Thierryþ: 465.
P ARKER, Thomas Andrew Parker, dit Tom (né Andreas Cornelis van
Kuijk)þ: 219.
P ARSONS, Louella Rose (née Oettinger)þ: 210.
P ASSEK, Jean-Loupþ: 455.
P ASSMAN, Donald S.þ: 447.
P ATHÉ, Charlesþ: 200, 216.
P ATOU, Jeanþ: 154, 157.
P ATRIX, Georgesþ: 452.
P AUL, Satyaþ: 244.
P EREC, Georgesþ: 174.
P ERKAL, Nestorþ: 266.
P ÉRON, Renéþ: 453.
P ERRIAND, Charlotteþ: 253.
P ERWANI, Deepakþ: 244.
P ESCE, Gaetanoþ: 184.
P HILIP, Andréþ: 455.
P IAF, Édith Giovanna Gassion, dite Édithþ: 288.
P ICASSO, Pablo Ruiz y Picasso, dit Pabloþ: 76, 84, 154.
P ICASSO, Palomaþ: 445.
P ICKFORD, Gladys Louise Smith, dite Maryþ: 211.
P ILLET, Christopheþ: 257, 266.
P INAULT, Françoisþ: 86.
P INE II, B. Josephþ: 65, 276, 443, 459-460.
484 L’esthétisation du monde

P INK, Alecia Beth Moore, diteþ: 307.


P OCHNA, Marie-Franceþ: 451.
P OIRET, Paulþ: 147, 156-157, 451.
P OLANYI, Karlþ: 449.
P ONTI, Gioþ: 178, 190.
P OSTMAN, Neilþ: 459.
P OSTREL, Virginiaþ: 372, 441, 467.
P OUIVET, Rogerþ: 70, 444.
P OULAIN, Jean-Pierreþ: 466, 469.
P OULOT, Dominiqueþ: 442.
P OUSSIN, Nicolasþ: 76.
P RESLEY, Elvis Aaronþ: 88, 219-220, 286.
P RINCE, Richardþ: 59.
P ROUVÉ, Jeanþ: 247.
P UGET, Yvesþ: 457.
R.
R ATHENAU, Waltherþ: 125, 170.
R EBOUL, Olivierþ: 456.
R EICH, Robert B.þ: 448.
R EMAURY, Brunoþ: 456.
R EMY, Téjoþ: 266.
R ENAN, Ernestþ: 440.
R ENOIR, Jeanþ: 205.
R ENON, G.þ: 456.
R EVEL, Jacquesþ: 465.
R HEYS, Christineþ: 194, 453.
R IBAUT, Jean-Claudeþ: 466.
R ICCI, Robertþ: 451.
R IETVELD, Gerrit Thomasþ: 240.
R IFKIN, Jeremyþ: 197, 443, 454, 459.
R IMBAUD, Arthurþ: 402.
R IOU, Nicolasþ: 462.
R IOUX, Jean-Pierreþ: 456.
R OBERTS, Kevinþ: 462.
R OBINSON, Boardmanþ: 146.
R OCHEFORT, Robertþ: 469.
R OGER, Alainþ: 439, 455.
R OQUE, Georgesþ: 446.
R OSA, Hartmutþ: 442, 470.
R OSENBERG, Haroldþ: 77, 444, 460.
R OSS, Dianaþ: 315.
R OUX, Elyetteþ: 451, 464.
R UBY, Christianþ: 464.
Index 485

R USHDIE, Salmanþ: 75.


R USKIN, Johnþ: 23, 124, 165-166, 451.
R YKIEL, Soniaþ: 188.
S.
S AARINEN, Eeroþ: 178-179.
S AATCHI, Charlesþ: 86, 290.
S AFDIE, Mosheþ: 282.
S AGOT -D UVAUROUX, Dominiqueþ: 442, 445, 447.
S AHLINS, Marshallþ: 128, 448.
S AINT -A IGNAN, François Honorat de Beauvilliers, comte deþ: 318.
S AINT -S AËNS, Camilleþ: 204.
S ANDER, Heidemarie Jiline Sander, dite Jilþ: 82.
S ANDLER, Irvingþ: 445-446.
S ANS, Jérômeþ: 90.
S ANSOT, Pierreþ: 330, 464.
S ARDOU, Victorienþ: 204.
S ARKOZY, Nicolasþ: 288.
S ARTRE, Jean-Paulþ: 444.
S CHAEFFER, Jean-Marieþ: 447.
S CHIAPARELLI, Elsaþ: 154, 156.
S CHILLER, Friedrich vonþ: 20, 435.
S EGRÉ, Gabrielþ: 219, 295, 456, 461.
S ÉGUÉLA, Jacquesþ: 230, 306.
S ELBACH, Gérardþ: 461.
S ERGE III, Serge Oldenbourg, ditþ: 290.
S ERRA, Richardþ: 281, 460.
S ERROY, Jeanþ: 444, 460.
S ÉVIGNÉ, Marie de Rabutin-Chantal, marquise deþ: 348.
S EYMOUR, Jerszyþ: 266.
S HAKESPEARE, Williamþ: 391.
S HAW -L AN W ANGþ: 106.
S HELDON, Royþ: 126.
S HEPPARD, Eugeniaþ: 89.
S HERMAN, Cindyþ: 59.
S HIGERU B ANþ: 282.
S HUSTERMAN, Richardþ: 444, 468.
S IEGEL, Henryþ: 141.
S IMACHEV, Denisþ: 244.
S IMON, Davidþ: 75.
S IOUNANDAN, Nicolasþ: 464.
Š ÍPEK, Borekþ: 258.
S IRINELLI, Jean-Françoisþ: 456.
S LOAN, Alfred Pritchardþ: 164.
486 L’esthétisation du monde

S NOEREN, Rolfþ: 246, 303.


S OMERS, Gregoryþ: 266.
S ONTAG, Susanþ: 322.
S PARKE, Pennyþ: 452, 458.
S PEARS, Britneyþ: 307.
S PEER, Albertþ: 280.
S PIELBERG, Stevenþ: 72, 459.
S PROUSE, Stephenþ: 83.
S TARCK, Philippeþ: 237, 242, 245-246, 257, 266, 313, 458.
S TEINLEN, Théophile Alexandreþ: 221.
S TEWART, Alexander Turneyþ: 141.
S TIEGLER, Bernardþ: 465.
S ULLIVAN, Louis Henryþ: 168.
S ZEKELY, Martinþ: 237, 265.
T.
T ATLINE, Vladimirþ: 22.
T AYLOR, Elizabethþ: 88.
T AYLOR, Frederick Winslowþ: 24, 175.
T EAGUE, Walter Dorwinþ: 172.
T EDLOW, Richard S.þ: 452.
T EUNISSEN, Joséþ: 445, 461, 467.
T HATCHER, Margaretþ: 288.
T HIRIET, Jean-Louisþ: 469.
T HOMASS, Chantal Genty, dite Chantalþ: 188.
T OBELEM, Jean-Michelþ: 461.
T OCQUEVILLE, Charles Alexis Clérel deþ: 248, 429, 470.
T ODOROV, Tzvetanþ: 440, 468.
T OFFLER, Alvinþ: 341, 464.
T ORELLI, Giacomoþ: 318.
T OSCANI, Olivieroþ: 284.
T OTÒ, Antonio Focas Flavio Angelo Ducas Comneno De Curtis di
Bisanzio Gagliardi, ditþ: 206.
T OULOUSE -L AUTREC, Henri deþ: 221.
T OURNÈS, Ludovicþ: 217, 455-456.
T RUFFAUT, Françoisþ: 205.
T USQUETS, Oscarþ: 257.
T WORKOV, Jackþ: 90, 446.
U.
U RRY, Johnþ: 454, 465.
V.
V ALENTINO, Rodolfo Alfonso Raffaello Piero Filiberto Guglielmi di
Valentina d’Antoguolla, dit Rudolfþ: 211.
V ALENTINO, Valentino Clemente Ludovico Garavani, ditþ: 158.
Index 487

V ALÉRY, Paulþ: 61, 70, 226, 443, 456.


V ALLOTTON, Félixþ: 221.
V AN D ER Z WAAG, Anneþ: 445, 461, 467.
V AN DE V ELDE, Henry Clemensþ: 23, 168, 170, 456.
V AN D OREN, Joan Lucille Olander, dite Mamieþ: 211.
V AN L AER, Pieter (dit il Bamboccio)þ: 76.
V AN S EVEREN, Maartenþ: 266.
V ASARELY, Gyózó Vásárhelyi, dit Victorþ: 83.
V ASCONCELOS, Joannaþ: 298, 324.
V ENTURI, Robertþ: 252, 463.
V ERDI, Giuseppeþ: 318.
V EZZOLI, Francescoþ: 315.
V IENNOT, Jacquesþ: 176.
V IGARANI, Carloþ: 318.
V IGARELLO, Georgesþ: 466.
V INCENT -R ICARD, Françoiseþ: 453.
V INOGRADOV, Alexanderþ: 315.
V IONNET, Madeleineþ: 155.
V IRILIO, Paulþ: 336, 420, 465.
V ISCONTI, Luchinoþ: 205.
V OGEL, Harold L.þ: 447.
V ULSER, Nicoleþ: 447.
W.
W AGENER, Gordenþ: 84.
W ALKER, Alexanderþ: 455.
W ALSH, Raoulþ: 207.
W ANAMAKER, Johnþ: 141, 144-146.
W ANAMAKER, Lewis Rodmanþ: 146.
W ANDERS, Marcelþ: 266.
W ARHOL, Andrew Warhola, dit Andyþ: 38, 84, 87-88, 91, 184, 293, 295-
296, 424.
W ATTS, Stevenþ: 441.
W EBER, Maxþ: 42, 127, 448.
W EIL, Benjaminþ: 85.
W EIL, Pascaleþ: 91, 446.
W EISS, Srdjan Jovanovicþ: 453.
W ELLES, Orsonþ: 205.
W EST, Mary Jane West, dite Maeþ: 211.
W ESTWOOD, Vivienneþ: 251.
W ILDE, Oscarþ: 213, 403.
W ILLETTE, Adolpheþ: 221.
W ILLIAMS, Pharrellþ: 250.
W ILLIS, Bruceþ: 120.
488 L’esthétisation du monde

W ILMOTTE, Jean-Michelþ: 298.


W ILSON, Robert, dit Bobþ: 90, 251.
W IND, Edgarþ: 468.
W OLF, Michael J.þ: 459.
W ORTH, Charles Frédéricþ: 147, 152-155, 157.
W RIGHT, Frank Lloydþ: 240.
Y.
Y AMAMOTO, Yohjiþ: 89, 243.
Y RAN, Knut Ottoþ: 179.
Z.
Z AJDENWEBER, Danielþ: 102, 446.
Z HANG X IAOGANGþ: 442.
Z HANG Y IMOUþ: 300.
Z IDANE, Zinédineþ: 118, 286.
Z OLA, Émileþ: 76, 139, 149, 199, 449-450, 453.
Z UCKERBERG, Markþ: 288.
Z UKIN, Sharonþ: 463.
Z UKOR, Adolphþ: 201, 210.
Introduction 9
Les quatre âges de l’esthétisation du monde 14
L’artialisation rituelle 15
L’esthétisation aristocratique 16
L’esthétisation moderne du monde 19
L’âge transesthétique 25
La beauté peut-elle sauver le mondeÞ? 31
Vivre avec le capitalisme artisteÞ: esthétique contre esthétique 34

CHAPITRE Þ I . LE CAPITALISME ARTISTE 37


Le complexe économico-esthétique 39
L’inflation du domaine esthétique 48
Le style comme nouvel impératif économique 48
Une diversification proliférante 51
L’escalade de l’éphémère 53
L’explosion des lieux de l’art 55
La flambée des prix dans l’art moderne et contemporain 57
Une hyperconsommation esthétisée 60
Les quatre cercles du capitalisme artiste 63
Arts de consommation de masse et capitalisme artiste 69
Grand Art et art commercial 73
Art, mode et industrieÞ: le temps des hybridations artistes 78
Le système hypermode 78
Style, hybridation et co-branding 80
Mixage des genres 82
490 L’esthétisation du monde

Quand l’art et la mode se marient 88


L’hybridation hypermoderne 91
L’expansion économique des mondes transesthétiques 94
Course à la concentrationÞ: les multinationales du capitalisme
artiste 96
Une économie des extrêmes 102
Investissements financiers et capitalisme artiste 105
L’emballement de la communicationÞ: la machine promotionnelle 108
L’art comme profession 111
Banalisation et rêve de l’identité artiste 112
Professionnalisation et spécialisation des activités artistiques 117
Éclat des stars et travailleurs de l’ombre 119
L’esprit du capitalisme artisteÞ: force de la critique ou puissance du
marchéÞ? 122
Capitalisme artiste et critique artiste 122
Capitalisme artiste et mythologie du bonheur 127
Le capitalisme artiste au défi de l’exigence écologique 130

CHAPITRE Þ II . LES FIGURES INAUGURALES DU CAPITALISME


ARTISTE 132
Les trois phases du capitalisme artiste 137
L’invention du grand magasinÞ: les palais du désir 138
ArchitectureÞ: le commerce en spectacle pharaonique 139
Vitrines magiques 142
Décors et mises en scèneÞ: le grand spectacle 144
Les cathédrales de la consommation 148
Le règne de la Haute Couture 152
Une institution mi-artistique, mi-industrielle 155
Production de masse et goûts esthétiquesÞ: de Ford à Sloan 158
Le modèle et la copie 159
Série industrielle et caprice esthétique 161
Design, premier acteÞ: fonctionnalisme et marché 165
Art, artisanat et industrie 165
L’esthétique industrielle au service du marché 170
Le deuxième âge du design 174
Les Trente Glorieuses du design 176
«ÞLe complot de la modeÞ» 181
Stylistes et créateurs 187
Table des matières 491

Le léger, le décontracté et le juvénile 189


Des grands magasins aux centres commerciaux
L’esthétique pauvre des grandes surfaces 192
La poésie des passages 194
L’invention du centre commercial 195
Espace kitsch, shopping lisse 196
Le temps suspendu 199
Cinéma et musiqueÞ: la naissance des arts de consommation de masse 200
L’industrie du cinéma 200
Le septième art 204
Standard et singularité 207
Star system 209
La star comme œuvre d’art 212
La musique à l’ère de l’industrie de masse 215
De la réclame à la publicité 220
Le premier âge de la publicité moderne 221
Une poésie de la rue 225
Un nouvel esprit publicitaire 227

CHAPITRE Þ III . UN MONDE DESIGN 231


Design et économie de la variété 234
Sur tous les continents 239
Art, design et star system 244
Le temps des hybrides 247
Mémoire, design et vintage 252
Un design émotionnel 256
Le design dans tous les sens 259
Le design, expression et vecteur d’individualisation 261
Pluralisme et éclectisme 264
Le design durable 266

CHAPITRE Þ IV . L ’ EMPIRE DU SPECTACLE


ET DU DIVERTISSEMENT 270
L’âge de l’hyperspectacle 271
Le spectacle par excès 278
Gigantisme 279
Choc visuel 282
492 L’esthétisation du monde

Provocation 284
Surenchère dans la violence 285
Célébrités 286
Spectacle dans le spectacle 288
Le sensationnel et l’abject 289
Extensions de l’hyperspectacle 292
La réalité «ÞshowÞ» 292
Expositions-spectacles 296
Le sport comme grand spectacle 299
L’hypershow des podiums 301
Le video-clip, ou l’hyperstimulation visuelle 303
Fin de la surenchère spectaculaireÞ? 304
Requiem pour la pub spectacleÞ? 306
Le bel avenir de l’hyperspectacle communicationnel 309
Un monde kitsch 312
Kitsch, le monde est kitsch 313
Du kitsch aux kitsch(s) 319

CHAPITRE Þ V . LE STADE ESTHÉTIQUE DE LA CONSOMMATION 325


La ville à consommer 326
Architectures commerciales et paysages urbains 326
Les plaisirs de la ville shopping 330
Le management patrimonial 333
Le consommateur transesthétique 337
L’expansion sociale de la consommation esthétisée 340
Esthétisation ou appauvrissement du consommateurÞ? 343
Le cadre de vie et ses ambivalences esthétiques 349
Vers une ville sensible 350
Misère du paysage urbain 351
Le home personnalisé 354
Les raffinements de bouche 356
L’embellissement de soi 360
Dictature de la beauté 362
Des hommes et des femmes 366
Beauté et mondialisation 369
Progrès dans la beautéÞ? 371
Modes et looks 374
Jeunisme, androgynie et individualisme 376
Table des matières 493

Le look et le corps 379


Tatouage et piercing 381
L’internaute transesthétique 385
Consommation culturelleÞ: d’homo festivus à homo æstheticus 389
La dissonance des préférences individuelles 391
Ennui et déception 394
Le rapport touristique à l’Art 395
Homo festivus comme homo æstheticus 398

CHAPITRE Þ VI . LA SOCIÉTÉ TRANSESTHÉTIQUE Þ: JUSQU ’ OÙ Þ? 400


Une éthique esthétique de masse 401
Une hypermodernité désunifiée 404
Les contradictions de la culture hypermoderne 407
Valeurs hédonistes et médicalisation de la vie 408
Valeurs écologiques contre éthique esthétiqueÞ? 410
L’éducation contre la permissivité 412
Hédonisme et performance 414
Les paradoxes de la société transesthétique 416
Qualité de vie et activisme 417
Le virtuel et le sensuel 419
Le faux et l’authentique 421
Tous créatifs 423
Aménité et violence 425
Vie esthétique et valeurs morales 426
Société d’accélération et esthétique de la vie 430

APPENDICES

Notes 439
Index 471
Œuvres de Jean Serroy

ROMAN ET RÉALITÉ. Les Histoires comiques au XVIIeÞsiècle, Minard, 1981.


LA COMÉDIE À L’ÂGE CLASSIQUE (avec Michel Gilot), Belin, 1997.
P OÈ T E S F R A N Ç A I S D E L ’ Â G E B AR O Q U E. Anthologie (1571-1677), Impri-
merie nationale, coll. La Salamandre, 1999.
L A D RÔM E, 1900-1930. Mémoire d’hier, De Borée, 2001.
ENTRE DEUX SIÈCLES. 20Þans de cinéma contemporain, La Martinière, 2006.
L E S F R O M A GE S D U F R OM A G E R (avec Bernard Mure-Ravaud), Glénat, coll.
Le verre et l’assiette, 2009Þ; nouvelle édition 2011.
L ES VINS D U RHÔNE. Côtes et vallée, Glénat, 2013.
S’HABILLER COMME AU CINÉMA , La Martinière, 2013.
L’esthétisation
du monde.
Vivre à l'âge
du capitalisme artiste
Gilles Lipovetsky
et Jean Serroy

Cette édition électronique du livre


L’esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste
de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy
a été réalisée le 30 mai 2013
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070140794 - Numéro d’édition : 251014).
Code Sodis : N55119 - ISBN : 9782072487101
Numéro d’édition : 251017.

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