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Sanford A.

Schane

L'élision et la liaison en français


In: Langages, 2e année, n°8, 1967. pp. 37-59.

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Schane Sanford A. L'élision et la liaison en français. In: Langages, 2e année, n°8, 1967. pp. 37-59.

doi : 10.3406/lgge.1967.2891

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1967_num_2_8_2891
SANFORD A. SGHANE
Université de Californie, San Diego

L'ÉLISION ET LA LIAISON EN FRANÇAIS*

1. Truncation.
1.1. Truncation entre mots.
On appelle élision et liaison les ajustements phonologiques faits entre
un mot et celui qui le suit. Dans la plupart des grammaires et des manuels
qui traitent de la prononciation française on les a, en général, étudiées
comme deux phénomènes distincts 1. L'élision est définie comme la sup
pression ou l'effacement de la voyelle finale d'un mot devant un autre
mot commençant aussi par un son vocalique :
le ami /lami/
mais
le camarade /lekamarad/
La liaison, par contre, a été définie comme l'attachement de la
consonne finale d'un mot à un mot commençant par un son vocalique,
la consonne étant, sinon, muette ou amuie :

les amis /lezami/


mais
les camarades /lekamarad/
Une telle façon de considérer ce phénomène admet implicitement que la
forme de base de ces mots qui subissent la liaison doit se terminer, dans

* Cet article est une adaptation du chapitre I de French Phonology and Mor
phology (à paraître).
1. Grevisse donne les définitions suivantes de l'élision et de la liaison : «L'élision
est l'amuissement d'une des voyelles finales a, e, i, devant une initiale vocalique. L'éli
sion n'est pas toujours marquée dans l'écriture; quand elle l'est, la voyelle qui s'élide
est remplacée par une apostrophe » (p. 60). « Une consonne finale, muette dans un
mot isolé, se prononce dans certains cas, devant la voyelle ou l'A muet initial du mot
suivant et s'appuie même si intimement sur ce mot que, pour la division en syllabes,
elle lui appartient : c'est ce qui s'appelle faire une liaison. » (Grevisse, Le bon usage,
p. 56.)
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tous les cas, par une consonne et que cette consonne s'efface chaque fois
qu'il y a absence de liaison : par exemple, en position finale d'énoncé ou
devant un mot commençant par un son consonantique 2. Supposons que
ce point de vue concernant les formes de base et la nature de la liaison
soit correct. On peut alors considérer comme un même processus l'élision
des voyelles et l'absence de liaison des consonnes : ce ne serait en somme
que l'amuïssement d'un segment occupant une position finale dans le
mot; c'est-à-dire qu'une voyelle finale sera omise ou tronquée devant un
autre mot commençant par une voyelle, alors qu'une consonne finale est
omise devant un autre mot commençant par une consonne. De manière
à adopter une position neutre entre les deux termes, élision et absence de
liaison, nous donnerons le plus souvent à ces deux processus apparentés
le nom de troncation 3.
Un mot peut commencer, en dehors d'une voyelle ou d'une consonne,
par une liquide, ou par ce que l'on appelle souvent une semi-voyelle (en
anglais glide). Les effets de la troncation sur ces deux dernières classes
de sons ont été généralement ignorés, dans la mesure où on admettait
que les liquides ne sont qu'un type de consonne et les glides qu'une sous-
classe des voyelles. Ce point de vue n'est pas entièrement incorrect mais
il est cependant nécessaire de traiter les liquides et les glides séparément
puisqu'en position finale, comme nous le montrerons, les liquides ne se
conduisent pas comme des consonnes ni les glides comme des voyelles.
Étant donné qu'un mot peut se terminer par une consonne, par une
voyelle, par une liquide ou par une glide, et que le mot suivant peut aussi
commencer par l'une de ces quatre classes de sons, il s'offre donc à
nous un total de seize possibilités. Ces seize combinaisons, avec des
exemples appropriés, sont exposées dans le tableau suivant. (# indique
la limite du mot et C, V, L, G signalent consonne, voyelle, liquide et
glide respectivement. Les colonnes verticales représentent la position
initiale du mot et les horizontales la position finale.) La troncation a été
indiquée par une ligne oblique en travers de la lettre appropriée 4.

2. « La liaison consiste par conséquent à prononcer devant un mot commençant


par une voyelle une consonne finale, muette en dehors de cette condition » [italiques de
SAS] (Fouché, Traité de prononciation française, p. 434.)
3. Meigret (xvie siècle) avait reconnu la similarité qui existe entre élision et
liaison : « Si une voyelle se retranche devant une autre voyelle, une consonne qui
ne se prononce pas devra se supprimer devant une autre consonne. » (Livret, La
grammaire française et les grammairiens du XVIe siècle, p. 62.) La remarque de Meigret
a trait à la réforme orthographique qu'il proposait.
4. Des formes telles que petit ami /patit ami/, petit oiseau /patit wazo/ établissent
l'obligation qu'il y a à représenter le morphème petit avec une consonne radicale
finale (i. e. |petit|). Cependant, cette consonne est supprimée chaque fois que le mot
suivant commence par une consonne ou une liquide : petit camarade /pati kamarad/,
petit rabbin /pati rabë/. D'un autre côté, la voyelle finale de mot est supprimée non pas
quand le mot suivant commence par une consonne ou une liquide mais quand il com
mence par une voyelle ou une glide : admirable camarade /admirabla kamarad/, admi
rable rabbin /admirabla rabi/, admirable ami /admirabl ami/, admirable oiseau /admirabl
wazo/. Cependant les liquides et les « glides » en finale de mot ne se suppriment pas :
cher camarade /ser kamarad/, cher rabbin jler rabë/, cher ami /ssr ami/, cher oiseau
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# C # L # G

C # petit camarade petit ami peti; rabbin petit oiseau

V # admirable camarade admirabl6 ami admirable rabbin admirabl6 oiseau

L # cher camarade cher ami cher rabbin cher oiseau

G # pareil camarade pareil ami pareil rabbin pareil oiseau

D'après les données ci-dessus nous pouvons formuler les règles sui
vantes :

1) En position finale :
a) Les consonnes sont tronquées devant les consonnes et les liquides.
b) Les voyelles sont tronquées devant les voyelles et les glides.
c) Les liquides et les glides ne sont jamais tronquées.
En termes de traits distinctifs, les quatre classes de segments ment
ionnés ci-dessus peuvent être différenciés les uns des autres en tirant
parti au maximum de seulement deux traits : consonantique et vocalique;
chaque trait ayant la valeur + ou — 5.

Consonne Liquide Voyelle Glide

+ cons -f- cons — cons — cons


— voc -f- voc + voc — voc

De l'examen de la distribution des traits ci-dessus, il apparaît que


les consonnes et les liquides ont en commun le trait [+ cons], alors que
les voyelles et les glides, elles, se partagent le trait [ — cons].
En nous servant des traits distinctifs, la règle énoncée ci-dessus peut
s'écrire de la façon suivante :

2) En position finale :
a) Les consonnes sont tronquées devant les segments [-f- cons].
b) Les voyelles sont tronquées devant les segments [ — cons].
c) Les liquides et les glides ne sont jamais tronquées.

/ssr wazo/, pareil camarade /parej kamarad/, pareil rabbin /parej rabs/, pareil ami
/parej ami/, pareil oiseau /parej wazo/. Le t renversé et le e renversé à droite
équivalent a t et e barrés.
5. Cf. Jakobson, Fant, Halle, Preliminaries to Speech Analysis, pp. 18-20.
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Les segments tronqués peuvent se représenter également dans la


notation des traits distinctifs :

En position finale :

+ cons
a) Les segments sont tronqués devant les segments [-j- cons],
— voc
— cons
b) Les segments sont tronqués devant les segments [ — cons].
+ voc

En utilisant les traits, il n'est pas nécessaire de commenter le fait que les
liquides et les glides ne se tronquent pas; car le troisième énoncé de la
règle 2 se déduit automatiquement de la règle 3. Des règles telles que la
règle 3 — à la différence des énoncés tels que 1 — traduisent des général
isations importantes existant dans une langue. Ainsi la règle 3 énonce
explicitement de quelle manière consonnes et liquides s'apparentent et
comment elles définissent une classe de segments qui tronquent une
consonne précédente; autrement dit les consonnes et les liquides à l'ini
tiale du mot sont apparentées d'une tout autre façon que les consonnes
et les liquides en finale du mot ne le sont. On peut faire une remarque
semblable au sujet des voyelles et des glides.
Les deux parties de la règle 3 sont très similaires et on est donc amené
à se demander si la règle ne pourrait pas être simplifiée encore davantage
et conduire à une généralisation importante. Nous pouvons observer que
partout où nous avons un + dans la partie (a) de la règle nous avons un
— dans la partie (b) et vice versa; autrement dit, (a) et (b) ne diffèrent
que par la valeur assignée à chaque trait mais non par les traits eux-
mêmes. C'est sur cette complète symétrie des deux règles que nous voulons
baser notre généralisation. En conséquence, nous remplacerons la valeur
(c'est-à-dire le signe du trait) par une variable (la lettre grecque a), la
convention étant que si on assigne à a la valeur + dans une partie de
la règle, a doit en conséquence conserver cette valeur + où qu'elle appar
aisse dans la règle; de même, si la valeur initiale d'à est — , elle doit
rester telle partout 6. Dans une règle en alpha, il peut arriver que l'on

6. La règle alpha peut peut-être le mieux s'illustrer en considérant un cas d'ass


imilation simple. En anglais, le morphophonème S du « pluriel » ne se voise pas après
un segment non-voisé et se voise après un segment voisé : backs /baeks/, bags /bsegz/.
Une série possible de règles (très simplifiée) serait la suivante :
Le morphophonème S devient :
a) [ + voisé] après un segment [+ voisé].
b ) [ — voisé] après un segment [ — voisé].
Plutôt que d'énoncer des règles différentes on préférerait dire que S se voise de la
même manière que le segment qui le précède; c'est-à-dire énoncer ce fait par une
seule règle. Puisque les deux règles énoncées ci-dessus sont très similaires et diffèrent
entre elles seulement par la valeur des signes, elles peuvent être fondues en une règle
unique, si l'on remplace les valeurs particulières par une variable.
Le morphophonème S devient :
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veuille assigner à a une valeur opposée à celle qu'on lui avait assignée
initialement. On peut le faire en utilisant — a.
Par l'utilisation de la notation en alpha les deux sous-règles de 3)
sont exprimées comme suit :

4) Règle de truncation :
En position finale :

Les segments sont tronqués devant les segments [a cons].


j — OC VOC I
La partie gauche de la règle affirme que si a est -f il en résulte que — a
est — (autrement dit les consonnes); d'un autre côté, si a est — , donc
— a est + (autrement dit les voyelles); en d'autres mots la partie gauche
de la règle comprend la classe de segments ayant des valeurs opposées
pour les traits consonantique et vocalique (autrement dit les consonnes
et les voyelles). Les liquides et les glides sont exclues puisqu'elles devraient
être alpha, alpha. (Les liquides sont + +; les glides sont .) De
même, si a est + dans la partie gauche de la règle il doit être en consé
quence + dans la partie droite (classe des consonnes et des liquides) et
si a est — dans la partie gauche il doit être — dans la droite (classe des
voyelles et des glides).
Il est certain que la règle 4 est plus concise que les deux règles de 3
puisque moins de traits y entrent en jeu. Éviter d'utiliser quelques traits
ne présente pas beaucoup d'intérêt en soi. Nous voulons plutôt insister
sur le fait que, des règles telles que la règle 4 permettent d'arriver à
d'importantes généralisations sur le langage, qui ne peuvent être expri
mées autrement. La règle 4 affirme qu'en français, les voyelles et les
consonnes forment une classe de segments qui peuvent être tronqués
chaque fois que le segment suivant s'accorde en consonantalité et que
cette classe s'oppose à la classe des liquides et des glides qui, elles, ne se
tronquent pas. Sans la notation alpha il serait impossible de caractériser
les vraies voyelles et les vraies consonnes comme une classe naturelle
opposée à la classe des liquides et des glides et au lieu d'une seule règle
générale de troncation, nous aurions à postuler deux règles distinctes —
l'une pour la suppression des voyelles et l'autre pour celle des consonnes.
On pourrait s'attendre à avoir recours à deux règles distinctes de suppres
sion si la troncation des voyelles et celle des consonnes étaient deux phé
nomènes ne présentant aucun rapport entre eux. Or, nous avons remarqué
que ce n'était certainement pas le cas en français. En fait, il suffit d'écrire
deux règles séparées pour en remarquer immédiatement la symétrie :

[a voisé] après un segment [a voisé]


où a est ou + ou —, en se conformant à la convention que, si la valeur + est donnée
à a d'un côté de la règle, elle doit rester + aussi de l'autre côté; de même pour — .
Pour l'utilisation de la notation alpha dans les énoncés phonologiques, voir
Halle, « A Descriptive Convention for Treating Assimilation and Dissimilation ».
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autrement dit les règles sont totalement identiques si ce n'est pour la


valeur (+ ou —) assignée à leurs traits. La notation alpha procure le
moyen formel de capter de tels rapports de symétrie 7.

1.2. Troncation entre morphèmes.

Le groupe « adjectif plus nom » offre les formes suivantes au masc


ulin, selon la nature du segment initial du nom et selon le nombre du
nom :
a) petit camarade /pgti kamarad/
b) petit ami /p9tit ami/
c) petits camarades /pgti kamarad/
d) petits amis /pgtiz ami/
Ces formes offriraient les représentations de base suivantes 8 :

a) | pgtit # kamaradg # |
pgtit # ami #
p9tit
pgtit # ami
+ S ##kamaradg
, + S #
c)
d) pgtit + S # ami + S # |
Nous avons montré que la troncation affecte le segment qui précède
immédiatement la frontière du mot, de telle sorte que pour les formes

7. S'il arrivait que les deux règles suivantes apparaissent dans une langue :
a) Les segments _ I sont tronqués devant les segments [+ nasal].
b) Les segments + 1 sont tronqués devant les segments [+ voc].
^
1

en
elles
Quand
français
neonseraient
contraste
: quecedeux
cas hypothétique
cas de troncation
avec ne
la situation
présentantque
aucun
l'on trouve
rapportactuellement
entre elles.

cons
a) Les segments | ^_ voc sont tronqués devant les segments [-f cons],
— w"'
cons
b) Les segments II +. voc sont tronqués devant les segments [ — cons].
le rapport de symétrie qui existe entre les deux dernières règles de troncation se
fait jour. C'est une symétrie de cet ordre que nous voudrions voir refléter par les
règles de grammaire.
8. Dans les formes de base + indique une frontière de morphème et # une
frontière de mot. Nous représentons le morphème du pluriel par S (un archiphonème
dont le voisement n'est pas spécifié) puisque dans la liaison le voisement peut se
prédire.
Règle du voisement dans la liaison.
Le morphophonème S devient [+ voisé] devant les segments [— cons]. Dans
certains styles toutes les constrictives de liaison sont voisées alors que les occlusives
(« non-constrictives ») ne le sont pas : par exemple : neuf heures /nœv œr/, grand ami
/grât ami/, long été /lok ete/. On rendrait compte de ces cas par une règle alpha •
En position finale de mot :

r+
— voc
cons ~| deviennent [a voisé] devant les segments [— consl.
a constrj
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du singulier le / final est supprimé seulement lorsque le mot suivant


commence par un segment consonantique. Si nous admettons que la
règle de troncation puisse s'appliquer non seulement entre mots mais aussi
entre morphèmes (rendant ainsi cette règle plus générale) nous pouvons
aussi expliquer les formes du pluriel. De plus la règle doit s'appliquer à
tous les segments qui remplissent les conditions requises à l'application
de la règle. Ceci signifie qu'au sein d'une construction, deux segments, ou
plus, peuvent être simultanément supprimés. Ainsi, dans petits cama
rades le / final et le pluriel S seront tous deux tronqués, puisque dans la
forme de base chacun d'entre eux précède une juncture qui est à son tour
suivie d'une consonne. Dans petits amis seul le t final remplit la condition
requise : juncture suivie de segment consonantique.
Une représentation de base présente des régularités de structure qui
ne sont pas nécessairement apparentes dans les formes phonétiques déri
vées. Ainsi, dans les formes ci-dessus le morphème | patit | a la même
représentation de base partout où il apparaît. De même le morphème
du pluriel fait partie de la représentation de base pour toutes les formes
du pluriel, bien qu'il ne se manifeste pas toujours phonétiquement 9.
Au féminin le / final n'est pas omis.

a) petite camarade /patit kamarad/


b) petite amie /patit ami/
c) petites camarades /patit kamarad/
d) petites amies /patitz ami/
Puisque le / apparaît partout dans le paradigme du féminin, ce segment
doit être suivi d'une voyelle qui le protège de la troncation. La voyelle
dans la représentation de base est le morphème qui indique le genre fémi
nindes adjectifs et de certains noms. Les adjectifs cités ci-dessus auraient
les représentations de base suivantes :

a) | patit + 3 # kamarada # |
b) | patit + a # ami + a # |
c) j patit + a + S # kamarada + S # |
d) j patit + a + S#ami + a + S#|
La règle de troncation supprimera la consonne finale de petites dans c)
puisqu'elle est suivie d'un segment consonantique. Le « e muet » féminin
de petite(s) sera supprimé seulement dans b) où il est suivi d'une autre
voyelle. Il sera retenu dans les autres formes puisqu'il est alors suivi
d'une consonne. Cela signifie qu'en conséquence de nos règles, des formes

9. Une représentation phonologique de base unique pour chaque morphème


évite la nécessité de classifier les allomorphes. Les variantes rencontrées résultent des
règles phonologiques. De plus, il n'existe pas nécessairement de correspondance
d'unité à unité entre morphophonèmes et segments phonétiques. En fait, comme nos
exemples le montrent, les premiers peuvent ne présenter aucune manifestation phoné
tique puisqu'elles peuvent être omises dans certains environnements.
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telles que /patita kamarada/, qui renferme un « e muet », se font jour.


La prononciation des « e muets », particulièrement à la finale de mot,
n'est bien entendu pas très courante, mais est plutôt spéciale au parler
ralenti, aux styles formels tels que le style oratoire et de déclamation,
le chant et la versification, aussi bien qu'à certains genres dialectaux du
Sud de la France. Nous dériverions les styles plus courants au moyen d'une
série de règles spéciales qui stipuleraient les conditions dans lesquelles les
« e muets » sont amuis facultativement ou obligatoirement. (Voir de
Félice, Delattre, Fouché, Grammont et Pulgram au sujet des règles de
l'amuissement du « e muet ».) Postuler un « e muet » final remplit un
double but : 1) ils sont structuralement nécessaires si l'on veut que la
règle de truncation s'applique de la façon la plus simple; 2) nous pouvons
expliquer l'apparition du « e muet » dans les dialectes, les styles plus for
mels, les chants et la poésie. Évidemment, de telles formes avec «e muets»
phonétiques sont directement apparentées aux formes courantes corre
spondantes sans « e muets ». Dans le cas de la poésie, les « e muets » de
base ont une importance conceptuelle dans la détermination du mètre,
car les « e muets » dans certaines positions comptent comme syllabes 10.

1. 3. Suppression de la consonne finale d'énoncé


En position finale de mot les consonnes sont supprimées chaque fois
que le mot suivant commence par une consonne ou une liquide. Pourtant,
les consonnes finales sont aussi supprimées chaque fois que le mot se
trouve isolé ou chaque fois qu'il s'agit du mot final d'énoncé ou de syn-
tagme. Puisque ce phénomène n'est pas un cas de truncation entre mots
nous aurons besoin d'une règle qui supprime les consonnes à la finale
d'énoncé (ou de syntagme).

Règle de suppression de la consonne finale.


Supprimer la consonne finale du mot à la finale d'énoncé.
La règle de truncation doit s'appliquer avant la règle de suppression

10. « Ce qui oppose aujourd'hui la langue de la poésie française à celle de la prose,


c'est beaucoup moins le recours à un vocabulaire spécial que le maintien d'un phoné-
tisme archaïque. » (Bourciez, Précis de phonétique française, p. 26.)
Dans notre analyse, la forme de base d'un adjectif tel que petit se termine par une
consonne, par exemple |patit|. Que la consonne soit retenue ou non, dépend de la
nature du segment qui la suit. Ainsi donc, la forme de base ne donne priorité ni au
masculin ni au féminin; cela revient à dire que nous ne dérivons pas un genre de
l'autre. (Le féminin est dérivé du masculin en grammaire traditionnelle, le mascul
in du féminin en linguistique bloomfieldienne.) Ainsi Bloomfield dit « ...if we take the
feminine form as our basis, [i. e. the feminine as it is phonemically e. g., /patit/, SAS]
we can describe [the formation of the masculine] by the simple statement that the
masculine form is derived from the feminine by means of a minus feature, namely,
loss of the final consonant... » (Bloomfield, Language, p. 217.) Harris remarque :
« The interchange may be between any phoneme in a given position and zero in that
position; i. e. it may consist of omitting a phoneme. » (Harris, Structural Linguistics,
p. 168.) Cependant Harris fait remarquer les difficultés que l'on rencontre dans ce
genre de description avec le français : « This analysis ceases to be applicable if we take
45

de la consonne finale u. Cet ordre peut être déterminé en écrivant la


dérivation de ils sont petits.
a) forme de base il -f- S # sot # p9tit -f- S #
troncation il # so # pati + S #
finale d'énoncé il # so # p9ti #
b) forme de base il + S # sot # patit + S #
finale d'énoncé il + S # sot # patit #
troncation *il # so # patit #
Si on applique d'abord la règle de suppression de la consonne finale (b),
nous obtenons un résultat faux. Le S final de | petit -f S| est supprimé
et cependant la règle de troncation ne supprimera pas le second t de petit
puisqu'il ne serait plus suivi d'un segment consonantique.

2. Restrictions phonologiques et morphologiques sur la troncation.


2.1. « if aspiré. »
II existe une classe de mots qui présentent une voyelle comme segment
initial dans leur forme phonétique mais ne permettant pas à un mot précédent
d'entrer en liaison ou en élision avec elle. Ce sont les mots qui commencent
par ce que l'on appelle « h aspiré » 12.

le héros /la ero/


les héros /la ero/
une honte /yna ot/
Dans les exemples ci-dessus, la voyelle de le ou de une ne se tronque pas,
contrairement à la consonne finale de « les ». Les noms appartenant à ces
exemples se conduisent exactement comme des mots commençant par
un segment consonantique. Ce fait suggère que dans sa forme de base le
nom doit en fait commencer par une consonne, même si la consonne n'a
pas de valeur phonétique dans sa forme dérivée. La consonne s'annulle
seulement après que la règle de troncation ait été appliquée.

into consideration forms in which the 'mute e' is pronounced, as in poetry; if we


consider forms in which the final consonant is pronounced, as in liaison, it is the
masculine pre-consonantal form which is derived from the masculine pre-vocalic
form... » (p. 168, note 28). En utilisant des représentations de base abstraites nous ne
rencontrons pas ces difficultés.
11. D'un point de vue historique, la troncation entre mots et la suppression de la
consonne finale d'énoncé correspondent à deux développements différents, la suppres
sion de la consonne finale de syntagme survenant plus tard. Il semble qu'au xvie siècle,
les consonnes finales de syntagme se prononçaient. « [Dubois] ajoute cette double règle :
,A la fin des mots, on ne prononce aucune consonne, à moins qu'une voyelle ne suive,
ou que la phrase ne soit terminée. ' ...la dernière partie de la règle posée par Dubois...
peut se formuler ainsi : les consonnes finales se prononcent à la fin des phrases : Dans
le (s) femme (s) son(t) bones, la consonne finale se prononce seulement dans bones. »
(Livet, La grammaire française et les grammairiens du XVIe siècle, pp. 8-9.)
12. Fouché cite environ 700 mots qui commencent par un «h aspiré ». Cette liste
n'inclut pas les noms propres ou les emprunts étrangers.
46

L'orthographe nous conduirait bien sûr à postuler que le segment


initial devrait être un h. Bien que l'orthographe puisse fournir des aperçus
justes sur la langue, de telles informations ont peu de valeur dans la
description linguistique, à moins de pouvoir en offrir une preuve synchro-
nique. Le h offre-t-il un intérêt autre qu'un intérêt orthographique ou
historique?
Dans l'Est de la France, de même que dans certains genres de « pro
nonciation théâtrale », on entend réellement un h phonétique dans le
segment initial de ces mots 13; d'autres locuteurs emploieront un coup de
glotte dans cette position. Cette preuve phonétique dialectale ou idio-
lectale associée à la tension structurale observée précédemment pour un
segment consonantique (impossibilité pour ces mots de subir liaison et
élision) confirme donc que dans leur forme de base ces mots possèdent
bien, en fait, un segment initial non-vocalique.
Une autre des propriétés spéciales des mots en « h aspiré » est qu'un
« e muet » les précédant est souvent prononcé; ainsi dans une honte
/yns Ôt/. Cela revient à dire que les règles de l'amuissement du « e muet »
en position finale ne s'appliquent pas chaque fois qu'il se trouve un
« e muet » immédiatement avant l'un des mots de cette classe spéciale 14.
Il doit donc exister de toute évidence quelque segment initial unique si
l'on veut expliquer ce phénomène.

2.2. Consonnes finales prononcées.

Dans certains mots la consonne finale se prononce à la fois devant


un segment consonantique suivant et en position finale.

13. « Ce n'est que dans le français régional (en Gascogne, en Saintonge, en Bre
tagne et surtout en Lorraine et dans la Wallonie orientale) que Y h aspiré se prononce
avec un souffle, comme Y h allemand ou anglais par exemple. Exceptionnellement,
même en français correct, l'h aspiré se prononce avec un souffle dans le cas d'exclamat
ions poussées avec force (cf. han! hola! hep! hop! hue! halte!, etc.), dans le cas de sen
timents violents (cf. je te hais, c'est une honte, etc.) et, comme moyen expressif, lorsqu'on
veut donner de l'accent à tel ou tel mot, par exemple dans le cas des verbes halter, se
hisser, hurler, etc. » (Fouché, Traité de prononciation française, p. 252.) Voir aussi
Martinet, La prononciation du français contemporain, pp. 185-187.
14. « ...[l'h aspiré] ne permet pas, comme le fait n'importe quelle consonne simple,
la chute d'un e final devant lui : tandis que l'on dit ' un(e) tache ' sans e, on prononce
Ye de une dans 'une hache '. » (Grammont, Traité pratique de prononciation française,
p. 124.) Cette observation concernant le « e muet » devant l'« h aspiré » fournit aussi
une autre justification à avoir des « e muets » dans la représentation de base (particu
lièrement en position finale où ils sont pratiquement toujours supprimés). Des formes
telles que le onze, le yacht, etc., pourraient être considérées comme des mots commençant
par l'«t h aspiré ». Cependant la dernière de ces formes pourrait mieux être considérée
comme un emprunt. Les mots étrangers, les noms propres, les emprunts dialectaux,
devront être classés comme tels dans le lexique, puisque ces formes n'obéissent pas
toujours aux mêmes contraintes phonologiques que l'ensemble des mots qui forment
la souche indigène. Ceci signifie que les morphèmes doivent être groupés en différentes
classes, puisque des règles phonologiques spéciales ne seront pas nécessairement appli
cables à tout morphème au sein du langage mais seulement à une catégorie d'entre eux.
Ceci est similaire à la situation où, en morphologie, les racines des verbes, par exemple,
sont assignées à des classes différentes pour permettre de les conjuguer.
47

avec vous /avek/


sept camarades /set/
sens /sas/
chef /fef/
sec Isskl

Ainsi, de tels mots devront être catalogués dans le lexique comme des
exceptions aux règles de suppression 15. Il n'est cependant pas nécessaire
de désigner tous ces mots comme des exceptions à la fois à la règle de
troncation et à celle de suppression des consonnes finales, mais plutôt
de les classifier comme étant des exceptions seulement à l'une des deux
règles. C'est en comparant le comportement des numéraux « 3 », « 6 », et
« 7 » à la fois devant un segment vocalique, devant un segment consonan-
tique et isolément, que l'on peut le mieux illustrer ce phénomène :

trois amis /trwaz/ trois camarades /trwa/ trois /trwa/


six amis /siz/ six camarades /si/ six /sis/
sept amis /set/ sept camarades /set/ sept /set/
« Trois » ne fait exception à aucune des deux règles : le segment final est
supprimé, et devant un segment consonantique, et en position finale. « Six »,
au contraire, est tronqué devant un segment consonantique mais non en
position finale; il est donc une exception à la règle de la suppression de
la consonne finale. On ne supprime jamais la consonne finale de « sept »
et de ce fait il est une exception aux deux règles à la fois. Cependant tout
morphème qui ne subit pas la troncation (comme « sept ») ne subit pas
non plus la suppression de la consonne finale; si nous savons donc qu'une
forme est une exception à la règle de troncation, nous pouvons prédire
qu'elle sera aussi une exception à la règle de suppression de la consonne
finale. L'inverse n'est naturellement pas vrai, comme nous l'avons montré
dans le cas de « six ». Ainsi donc, dans le lexique, « six » sera désigné comme
une exception à la règle de suppression de la consonne finale, alors que
« sept » sera désigné comme une exception à la règle de troncation. Le
fait que « sept » est aussi une exception à l'autre règle de suppression sera
prédit par la règle de redondance suivante 16 :

15. Dire qu'un mot fait exception à une règle, implique qu'il n'y a pas de raison
structurale à son comportement irrégulier; ou plutôt que le fait qu'il ne puisse suivre
une règle est un caractère idiosyncrasique de ce mot et que cette observation doit être
notée dans le lexique. Que des mots à consonne finale prononcée soient vraiment
des exceptions aux règles d'omission plutôt que des cas de certaines règles non-découv
ertes, peut être constaté en examinant des mots à formes variables, c'est-à-dire
dans lesquels la consonne finale peut être ou ne pas être prononcée. Grammont cite :
sens, donc, soit!, granit, but, fat, fait, accessit, vivat, aconit, exact, porc, cerf, mœurs, ours.
Il indique aussi un grand nombre de mots où la façon de prononcer la consonne finale
par des locuteurs du Sud diffère de la norme courante. (Grammont, Traité pratique de
prononciation française, pp. 93-95.) Ainsi, différents locuteurs auront différentes séries
de mots qui sont des exceptions aux règles d'omission, de telle sorte que ce qui est une
exception pour un locuteur ne l'est pas obligatoirement pour un autre.
16. De la même façon, des formes qui font exception à la règle de troncation le
48

Règle qui premet de prédire les exceptions à la suppression des consonnes


finales.
Un morphème qui est une exception à la règle de truncation est aussi
une exception à la règle de suppression des consonnes finales.
Les exemples ci-dessus nous incitent à énoncer deux règles de sup
pression indépendantes l'une de l'autre. Si nous ne le faisions pas, des
formes telles que « six » et « sept » seraient traitées d'une manière iden
tique et on ne pourrait rendre compte des différences observées 17.
Ces mots qui retiennent leur consonne finale sont en grande majorité
des noms, de telle sorte que la plupart des formes qui sont des exceptions
à la règle de truncation peuvent être caractérisées morphologiquement.
Si cette observation est correcte, nous avons là un exemple intéressant
delà pertinence de l'information morphologique (dans le cas présent, savoir
si oui ou non une forme est un nom) dans le fonctionnement des processus
phonologiques. Le nombre des noms qui gardent une consonne finale n'est
pas du tout à négliger. Plutôt que de classer toutes ces formes comme des
exceptions à la règle de troncation, il serait plus réaliste peut-être de clas
sifier toutes les racines des noms en deux classes phonologiques selon que
l'on peut, ou non, appliquer la règle de troncation : d'une part les racines
qui subissent la troncation et d'autre part celles qui ne la subissent pas 18.

font aussi à la règle qui rend voisées les sifflantes finales de mot devant une voyelle.
Ainsi sens /sâs/, sens unique /sâs ynik/; comparez cette dernière avec une forme qui
subit la troncation : sans /sa/, sans amour /sâz amur/.
17. Les règles de suppression nous permettent d'expliquer les quelques noms
« irréguliers » dans lesquels la consonne radicale finale se prononce au singulier mais
non au pluriel.
boeuf /bœf/ boeufs /ba/
oeuf jcetf oeufs /a/
nerf /nerf/ nerfs /ner/
os /os/ os /o/
Ces morphèmes sont des exceptions à la règle de troncation chaque fois qu'ils ne
sont pas combinés avec des morphèmes qui les suivent : (par exemple, la désinence
du pluriel). Ainsi, au singulier, où la consonne finale de la racine du nom est en posi
tion finale de mot, la consonne n'est pas supprimée. Au pluriel, la consonne finale de
la racine n'occupe plus la position finale de mot. Ainsi, puisque dans cet environnement
ces formes ne sont pas des exceptions à la règle de troncation, la consonne radicale
sera supprimée; le S est alors supprimé puisque ce morphème est en position finale et
est toujours supprimé dans cet environnement. De même, dans des noms composés du
type : boeuf gras /ba gra/, cerf -volant /ssr vola/, la consonne radicale finale du premier
mot du composé se tronque; ici, comme au pluriel, les formes en question sont combi
néesavec un morphème qui les suit.
18. Outre les solutions qui reviennent à classifier ces formes comme des excep
tions à la règle de troncation ou à les assigner à diverses classes phonologiques, il
existe une autre alternative pour traiter ces formes à consonne finale pro
noncée. Dans leurs représentations de base, ces formes pourraient se terminer par
un segment vocalique arbitraire (par exemple une voyelle que l'on ne rencontre
pas ailleurs phonétiquement en position finale). La présence d'une voyelle finale
empêcherait alors la consonne précédente d'être supprimée, puisque cette consonne
ne serait plus, ni immédiatement suivie d'un segment consonantique, ni en position
finale. Une autre règle (après que les règles de suppression ont été appliquées) serait
requise pour supprimer cette voyelle abstraite puisqu'elle ne possède aucune manifes
tationphonétique. Le postulat d'une voyelle de base en position finale est parallèle
49

Ce procédé est similaire à celui adopté dans le classement de tous les noms
en deux genres dans des buts de morphologie et de syntaxe. Il n'est pas
plus anormal qu'il existe des classes phonologiques que des classes mor
phologiques (voir note 14).

2.3. Voyelles qui se tronquent et voyelles qui ne se tronquent pas.

Nous avons montré que certains mots possèdent des consonnes finales
qui font exceptions soit à la règle de truncation, soit à la règle de suppres
sion de la consonne finale, soit finalement aux deux. De la même façon, il
existe des voyelles finales qui ne subissent pas la truncation. Dans une
forme telle que : joli ami /îcoliami/ la voyelle finale de joli ne s'élide pas
devant le segment vocalique suivant. Si nous admettons que chaque mot
français possède une voyelle accentuée, nous pouvons alors expliquer les
cas réguliers d' élision en imposant comme condition que seules les voyelles
non-accentuées peuvent se tronquer 19.
L'accent d'intensité au niveau du mot est prévisible et la règle de
son attribution est bien connue : la voyelle finale porte l'accent d'intensité
à moins que cette voyelle ne soit un « e muet », auquel cas Vaccent d'intensité
tombe sur la pénultième. Lorsque l'on applique la règle de l'accent d'intens
ité à l'exemple cité ci-dessus, le mot joli recevra un accent sur la voyelle
finale; puisque cette voyelle est accentuée elle ne subira pas d'élision.
La règle d'attribution de l'accent d'intensité et celle de truncation doivent
s'appliquer dans cet ordre — s'il en était autrement le /i/ final de joli
s'éliderait.
Dès que nous révisons la règle de troncation de façon à élider seul
ement les segments non-accentués, des formes telles que joli cessent d'être
des exceptions à cette règle. Le coût de l'élimination de ces pseudo-

à la situation de l'« h aspiré », où il était nécessaire de postuler un segment consonan-


tique initial de façon à empêcher la voyelle précédente d'être tronquée. Cependant
nous devons faire remarquer que ni les formes singulier-pluriel des noms cités dans la
note 17 ni les trois variantes phonologiques de certains numéraux ne peuvent s'expli
quer par l'existence d'une voyelle finale dans la représentation de base. Bien entendu,
ces exemples particuliers sont tout à fait marginaux. Il n'en reste pas moins vrai que
nous préférons une des solutions discutées dans le texte, car elles rendent compte en
fait de toutes les données. De toute façon, quelque solution que l'on choisisse, on doit
classifier les formes qui ne subissent pas la troncation, ou bien au moyen d'une voyelle
dans la représentation phonologique, ou bien indirectement en indiquant dans le lexique
si la forme est une exception à une règle, ou bien en spécifiant la classe phonologique
à laquelle elle est assignée.
19. « ...la première condition pour qu'une voyelle puisse être élidée est d'être
inaccentuée... » (Grammont, Petit traité de versification française, p. 25.) Par consé
quent, des formes telles que je, me, te, se, le, la, ne, que, de doivent demeurer atones
puisque les voyelles de ces formes s'élident. Ainsi la règle portant sur l'accentuation
du mot doit être limitée de façon qu'elle ne s'applique pas à ces entités. Excepté que
et de, ces formes sont soit des articles, soit des éléments du groupe verbal (i. e. les pro
noms personnels et ne), de sorte qu'il est en général possible de caractériser morphologique
ment les formes auxquelles la règle de l'accent d'intensité ne s'applique pas. Pour une
discussion détaillée des processus phonologiques du groupe verbal, ainsi qu'une analyse
de que et de, voir Schane, « La phonologie du groupe verbal français ».
50

irrégularités est minime : simplement imposer une autre restriction à la


règle de truncation. La légère augmentation de complexité dans cette
dernière est insignifiante si l'on considère le nombre de formes nouvelles
que l'on peut alors expliquer par cette règle 20.

Règle de truncation (révisée).


A une joncture :
a cons
les segments — a voc sont tronqués devant un segment [a consj.
— accent

2.4. Liquides et glides pouvant être supprimées.

La règle de troncation énonce qu'à la frontière d'un morphème ou


d'un mot une consonne ou une voyelle qui précède est supprimée
chaque fois que le segment qui suit s'accorde en consonantalité.
Mais les liquides et les glides ne subissent pas la troncation. Cepen
dant, des formes telles que gentil /zâti/, soûl /su/, étranger /etrâze/,etc,
ne se terminent pas phonétiquement par une liquide ou une glide et
semblent être des exceptions à l'énoncé que liquides et glides ne sont pas
tronquées. Le fait que ces formes offrent en fait une liquide ou une glide
dans leur représentation de base est démontré par leurs féminins respect
ifs où la racine présente une liquide finale ou une glide finale devant le
«e muet» du féminin; ainsi : gentille /zâtij(9)/, soûle /sul(a) /, étrangère
/etrâzsr(3)/, etc.
Des formes telles que celles-ci, qui semblent être des exceptions à
l'énoncé que liquides et glides ne subissent pas de suppression, peuvent

20. La condition établissant qu'un segment doit être non-accentué afin d'être
tronqué s'appliquerait sans raison aux consonnes, puisque celles-ci sont par nature
non-accentuées. On doit remarquer qu'au niveau du mot, l'accent d'intensité n'est
pas seulement postulé comme un moyen d'empêcher la troncation de la voyelle;
l'accent d'intensité peut aussi conditionner le choix d'alternances morphématiques
(par exemple : devons, doivent; voulons, veulent) où la voyelle radicale présente des
variantes accentuées et inaccentuées. Ainsi, bien que l'accent d'intensité soit un env
ironnement conditionnant l'élision des voyelles, sa présence n'est pas uniquement associée
à ce seul phénomène. Donc, au niveau du mot, l'accent d'intensité remplit deux impor
tantes fonctions : 1) il empêche la troncation des voyelles et 2) il conditionne certains
changements de voyelles. On a cependant fait remarquer qu'en français, au niveau de
la proposition, les mots isolés ne sont pas nécessairement accentués, que tous les mots
ont en général le même degré d'accentuation si ce n'est le dernier dont la voyelle finale
ou pénultième se parle avec une intensité légèrement plus grande. « Toute suite de
mots qui exprime une idée simple et unique constitue un seul élément rythmique et
n'a d'accent que sur sa dernière syllabe... L'accent n'appartient donc pas au mot, mais
au groupe, et un mot donné le porte ou ne le porte pas, selon la place qu'il occupe
dans le groupe et le rôle qu'il y joue. » (Grammont, Traité pratique de prononciation
française, pp. 105-106.) Quoique l'accent soit significatif au niveau du mot, où on en
a besoin pour rendre compte de l'élision et de l'alternance vocalique, il ne joue pas
un rôle pertinent dans la phonétique d'unités syntactiques plus grandes. (Nous ne
considérons pas ici l'accent d'intensité de contraste ou « accent d'insistance ».) Nous
aurons donc besoin d'une règle qui, à l'intérieur de la proposition, supprime tout
accent de mot si ce n'est l'accent d'intensité portant sur le mot final.
51

être, fait assez intéressant, caractérisées phonologiquement. Dans tous


les cas la liquide ou la glide est supprimée en position finale de proposition
ou encore devant un morphème commençant par un segment consonan-
tique, mais seulement à la condition qu'une voyelle spéciale précède la
liquide ou la glide. Ainsi, |j| est supprimé après la voyelle antérieure
fermée et non-arrondie |i|, |1| après la voyelle postérieure fermée et
arrondie |u|, et |r| après la voyelle antérieure ouverte et non-arrondie
|e|, le |e| passant alors à /e/ 21. Après toute voyelle autre que celle indiquée
pour chaque liquide ou glide, la suppression ne se produit pas.

pareil /parej/
travail /travaj /
fenouil /f enuj /
œil Ml
vil /vil/
sel /ssl/
bal /bal/
bol /bol/
nul /nyl/
seul /sœl/
finir /finir/
car /kar/
pour /pur/
cor /kor/
sur /syr/
fleur /flœr/

Les exemples ci-dessus confirment l'une des hypothèses premières


concernant la truncation : à savoir que les liquides et les glides ne se
suppriment pas en position finale. Dans les cas où une liquide ou bien
une glide finale est tronquée ou manque après les formes en question oa

21. L'observation que /j/ ne se produit pas après /i/, ni /l/ après /u/, ni /r/ après
/s/ se vérifie à quelques exceptions près. Des mots tels que drill /drij /, mandrill /mâdrij /,
sont évidemment des emprunts; capitoul /kapitul/ est dialectal; tamoul /tamul/ est un
emprunt; maboul /mabul/ est argotique, alors que redoul /redul/ possède aussi une
forme régulière sans l : redou. Une exception d'un genre différent est cul /ky/ (voir
culotte /kylot(a)/); ici le /!/ a été supprimé après /y/, un environnement dans lequel il
aurait dû être gardé. De même le pronom il (s) /i/ dans la langue populaire peut pré
senter une liquide supprimée. Les exceptions intéressantes sont celles en /er/ : air /er/,
ber /ber/, fer /fer/, enfer /âfsr/, hier /jer/, cuiller /kyijer/ (mais aussi cuillère), clair /kler/,
mer /mer/, amer /amer/, pair /per/, chair /ser/, cher /êer/, ter /ter/, vair /ver/, hiver
/iver/. Beaucoup d'entre elles sont des monosyllabes. Dans ces cas-ci le |r| final peut
être expliqué, attendu qu'un |er| monosyllabique ne devient pas /e/. Ainsi le vrai
nombre des exceptions est en fait très minime. Des formes telles que frater /frater/,
poker /poker/ sont bien entendu des emprunts. Le changement |er| -*■ je/ est pro
ductif et rend compte des infinitifs de la première conjugaison du type parler
/parle/. Le fait que les verbes de la première conjugaison offrent un |r| comme
marque de l'infinitif dans la représentation de base peut se reconnaître en considé
rant les autres groupes de verbe où l'infinitif |r| est toujours présent, ainsi : finir
/finir/, vouloir /vulwar/, vendre /vâdr/.
52

remarque que les formes ne sont pas seulement des exceptions inexpli
cables à une tendance plus ou moins générale. Dans presque tous les cas
la suppression de la liquide ou de la glide est attribuable au caractère
phonétique de la voyelle précédente. Ainsi, il n'est pas nécessaire d'ajouter
à la règle de troncation des restrictions supplémentaires, mais de requérir
seulement une série de règles spéciales qui convertissent |ij| en /i/, |ul|
en /u/, et |sr| en /e/.

3. Restrictions syntaxiques sur la troncation.

La liaison ne se produit pas toujours entre deux mots contigus. Il


existe des restrictions qui sont déterminées syntaxiquement 22. Par
exemple, la liaison se fait entre un adjectif et le nom qui le suit, mais non
entre un nom singulier et l'adjectif qui le suit, de telle sorte que l'on peut
rencontrer des paires minimales telle que 23 :

Un savant-anglais /œ savât agis/ (Un Anglais qui est savant)


Un savant /anglais /œ savâ agis/ (Un savant qui est anglais)

En grammaire generative, la « forme de sortie » de la composante syn


taxique devient la « forme d'entrée » de la composante phonologique;
l'information syntaxique est donc disponible au niveau phonologique 24.
Ceci revient à dire que l'information concernant l'appartenance des mots
à telle partie du discours et la structure grammaticale des entités de
niveau plus élevé (syntagmes, propositions, phrases) peut être utilisée —
et en fait doit l'être — dans la détermination des processus phonologiques.
La présence ou l'absence d'une consonne de liaison dans la paire minimale
citée ci-dessus peut être facilement expliquée, une fois que l'on a reconnu

22. « Words which have preserved a liaison form are generally words which occur
in close grammatical relationship with the following word, or words for which liaison
performs a special function, e. g. indicates the plural, expresses a change of meaning.
Thus it is not surprising to find that many of them are adjectives which can precede
nouns, pronouns, adverbs of degree, prepositions, verbs of very common use, plural
nouns. » (Armstrong, The Phonetics of French, p. 161.)
23. « La liaison ne se fait jamais après la consonne finale d'un nom au singul
ier... » (Grevisse, Le bon usage, p. 60.) « Des expressions comme ' le sang-humain, le
respec(t)-humain ' sont livresques. » (Grammont, Traité pratique de prononciation
française, p. 132.) Des formes telles que Champs-Elysées, accent-aigu sont probablement
mieux envisagées comme mots composés similaires à pied-à-terre, cerf-volant, etc.
(voir note 17).
24. La linguistique américaine post-bloomfieldienne — avec son insistance sur
la séparation stricte des niveaux — ne permettait pas de recourir à des informations
d'ordre syntactique sur le plan phonologique. Les grammairiens traditionnels, d'un autre
côté, se sont appuyés sur des informations d'ordre syntactique pour décrire les proces
sus phonologiques (par exemple, le traitement de la liaison en français). En fait, le sys
tème complexe de l'élision et de la liaison est sans doute un des exemples les plus clairs
de la nécessité de tenir compte de l'analyse syntactique des constituants en jeu pour
décrire d'une façon simple certains phénomènes phonologiques. Sur la relation entre
les composantes syntactique et phonologique d'une grammaire generative, voir
Chomsky, « Current Issues in Linguistic Theory » et Aspects of the Theory of Syntax, et
Postal, Aspects of Phonological Theory.
53

que ces deux syntagmes nominaux ont des analyses syntaxiques diff
érentes :

Syntagme nominal Syntagme nominal

Article Adjectif Nom Article Nom Adjectif


! I . I . I I I
Un savant Anglais Un savant anglais

Ce qui est ici important phonologiquement, c'est que, lorsque savant est
un nom, sa consonne finale est supprimée, quoique le mot suivant com
mence par une voyelle.
Jusqu'ici nous avons proposé deux règles de suppression — la règle
de truncation et celle de suppression de la consonne finale. Est-ce que l'une
de ces deux règles pourrait justifier l'absence de la consonne finale dans
le cas où savant est un nom? La règle de truncation ne pourrait pas rendre
compte de la suppression de t dans savant /anglais puisque cette règle
énonce qu'une consonne peut être supprimée lorsque le segment suivant
est soit une consonne, soit une liquide. Puisque anglais commence par une
voyelle la condition d'environnement requise n'est tout simplement pas
remplie. La règle de suppression d'une consonne finale fait qu'une consonne
est supprimée chaque fois qu'elle se trouve en position finale de syntagme
ou en position finale d'énoncé. Cette suppression ne dépend pas de la
nature phonologique d'un quelconque des segments suivants. Si nous
étendons l'application de cette règle de façon à l'appliquer à tous les noms
singuliers aussi bien qu'aux mots qui viennent en position finale de syn
tagme, et si nous la limitons de façon à ne pas l'appliquer aux adjectifs,
nous pouvons alors rendre compte des formes indiquées ci-dessus. Ainsi,
lorsque savant anglais possède la structure nom-adjectif, la consonne finale
de savant sera supprimée. D'un autre côté, quand cette locution offre la
structure adjectif-nom, la consonne finale de savant ne sera pas supprimée.
Cependant, quelle que soit la structure de constituants, la consonne
finale d'anglais sera supprimée, que le mot soit un adjectif ou un nom,
puisque dans les deux cas elle se rencontre en position finale de syntagme,
et que, dans cet environnement, toutes les consonnes finales sont sup
primées 25.
Dans certaines constructions syntaxiques, la liaison est facultative,
sa présence ou son absence étant généralement un facteur de style 26. Par

25. Toutes les consonnes sont supprimées en position finale de syntagme à moins
que la forme n'ait été indiquée comme une exception à la règle de suppression de la
consonne finale (voir note 18). Que le mot anglais doive en fait se terminer par une
consonne dans sa représentation de base peut être constaté en considérant la forme
féminine, anglaise /âglez/.
26. Il existe des environnements grammaticaux dans lesquels la liaison est obli
gatoire, d'autres où elle est interdite, et d'autres encore où elle est facultative. La
liaison facultative est souvent une question de style. « La liaison dépend du style.

t
54

exemple, la liaison se fait ou ne se fait pas entre un nom pluriel et un


adjectif qui le suit :
des camarades anglais /de kamaradazâgle/
/de kamarad agis/
Alors que la suppression d'une consonne finale de mot est obligatoire
pour un nom singulier, elle est facultative pour un nom pluriel.

Règle pour la suppression de la consonne finale (révisée) 27.


Supprimer une consonne finale de mot :
a ) obligatoirement :
1) en position finale de syntagme;
2) dans un nom singulier;
b) facultativement, dans un nom pluriel.
Nous illustrerons les règles en dérivant les deux variantes de : des
camarades anglais. Nous dériverons d'abord la variante avec liaison, ce
qui signifie que nous choisissons de ne pas appliquer la règle de suppres
sion de la consonne finale au nom pluriel, bien qu'elle s'appliquera encore
de toute façon en position finale de syntagme où elle est obligatoire.
représentation de base deS # kamarada -f- S # âgkz + S #
truncation de # kamarada -j- S # agis + S #
suppression de la consonne finale de # kamarada + S # agis #
Cependant, si nous essayons de dériver la variante sans liaison (en choi
sissant d'appliquer la règle pour la suppression de la consonne finale au
nom pluriel), quand les règles sont appliquées dans l'ordre qui avait été

Elle se fait d'autant moins que le style est plus familier. On peut distinguer au moins
quatre styles :
1. la conversation familière,
2. la conversation soignée,
3. la conférence,
4. la récitation des vers.
Dans la conversation familière, on ne fait pas ou presque pas de liaisons facultatives :
Des-hommes/i lustres /ont /attendu. Dans la conversation soignée, on en fait une petite
proportion : Des-hommes /illustres /ont-attendu. Dans la conférence, on en fait la
majorité : Des-hommes-illustres /ont-attendu. Dans la récitation des vers, on les fait
toutes : Des-hommes-illustres-ont-attendu. » (Delattre, Principes de phonétique fran
çaise, pp. 26-27.)
27. La règle de suppression de la consonne finale doit être bien sûr développée
davantage pour rendre compte de tous les autres cas où, dans des environnements syn-
tactiques spéciaux, la liaison est soit interdite soit facultative. Puisque ce n'est pas le
but de cette étude d'examiner à fond les cas de liaison obligatoires, facultatifs, ou
interdits, nos exemples servent plutôt à illustrer la façon dont les contraintes syntac-
tiques imposées à la liaison seraient traitées en phonologie generative. Le problème des
conditions syntactiques de la liaison n'est en aucune façon un problème simple. Il
nous suffit de consulter des ouvrages tels que ceux de Fouché ou de Grammont pour
nous rendre compte de la complexité de la situation. De plus, la quantité de données
présentées n'est pas toujours uniforme d'un auteur à un autre. Non seulement il existe
une multitude compliquée de facteurs phonologiques, morphologiques et syntactiques
entrant en jeu, mais le problème est compliqué encore davantage par des considérations
de style, de dialecte et d'euphonie.
55

établi précédemment — c'est-à-dire d'abord troncation et ensuite suppres


sion de la consonne finale — nous obtenons un résultat faux :

représentation de base deS # kamaradg + S # âgkz + S #


troncature de # kamarada + S # agis + S #
suppression de la consonne finale *de # kamarada # agis #
Le nom camarades conserve encore son « e muet » final. Cependant, dans
les styles où les « e muets » se prononcent, ceux-ci doivent ou bien être
suivis d'une consonne ou apparaître en position finale d'énoncé mais, dans
aucun cas, on ne rencontre le « e muet » prononcé si le segment suivant
est une voyelle. Cette difficulté, d'un ordre spécial, peut être rectifiée si
nous changeons l'ordre de nos deux règles, permettant à la règle de sup
pression de la consonne finale d'être d'abord appliquée :

représentation de base deS # kamarada + S # âgkz + S #


suppression de la consonne finale deS # kamarada # âgkz #
troncation *de # kamarad # âgkz #
Le s final et le « e muet » de camarades sont alors supprimés comme il se
doit. Cependant, en résolvant ce problème nous en avons créé un nouveau,
car maintenant le mot anglais est traité incorrectement : la consonne
radicale finale se voit retenue alors qu'elle ne devrait pas l'être.
La difficulté réside bien entendu dans le fait que pour certaines
formes nous demandons que les règles soient appliquées dans l'ordre a, b;
alors que pour d'autres formes nous avons besoin de l'ordre b, a. Pour
être plus spécifique, comme nos exemples le montrent, la troncation entre
morphèmes doit précéder la suppression de la consonne finale. D'un autre
côté, la suppression de la consonne finale doit précéder la troncation entre
mots. Cela revient à dire qu'il nous faut adopter l'ordre suivant : troncation
entre morphèmes, suppression de la consonne finale, troncation entre
mots. Par ailleurs, nous préférons ne pas avoir à établir trois règles diffé
rentes, car alors la première et la troisième règles seraient identiques si
ce n'est pour la joncture et, en conséquence, nous détruirions la général
isation que nous avions établie auparavant.
Nous nous trouvons donc confrontés à deux problèmes : 1) trouver
un moyen qui permette d'appliquer la règle de troncation plus d'une fois;
2) appliquer la règle de troncation aux morphèmes avant de l'appliquer
aux mots. Il nous sera possible de résoudre ces problèmes si nous profi
tons davantage de la structure de constituants fournie par la composante
syntaxique de la grammaire. Nous avons dit que la syntaxe nous permet
une analyse grammaticale de chaque phrase en ses divers constituants
(morphèmes, mots, syntagmes, etc.), ces constituants étant catégorisés et
dénommés comme il convient. Nous avons déjà montré l'intérêt de la
classification des parties du discours en ce qui concerne la liaison. Les dif
ficultés indiquées ci-dessus peuvent être résolues si nous faisons entrer en
ligne de compte les unités syntaxiques de niveau plus élevé.
56

Le syntagme nominal des camarades anglais n'est pas syntaxiquement


ambigu. En conséquence, il offre une seule structure de constituants, que
nous indiquons ci-dessous : a) et b) sont seulement des façons différentes
de représenter la même structure, a) étant un arbre à branches étiquetées,
alors que b) est une parenthétisation étiquetée.

a) Syntagme nominal

Article Nom Adjectif

dès # kamarad9 -f S # âgkz + S #

b) ((deS #) Art (kamarada + S #) N (âgkz + S #) Adj) SN

Dans l'application des règles phonologiques on a adopté la conven


tion suivante : tout d'abord, les règles sont appliquées aux constituants
de la phrase qui se trouvent entre les parenthèses les plus intérieures (les
plus petits constituants), c'est-à-dire les mots constitués de morphèmes.
Ensuite les mêmes règles sont réappliquées au constituant immédiatement
supérieur, par exemple au syntagme nominal, des camarades anglais. C'est
ce que nous entendons par cycle, puisque la série de règles est appliquée
plus d'une fois, des unités les plus petites vers les plus grandes, et le
domaine de l'application est déterminé par la structure de constituants 28.
Le cycle complet est illustré ci-dessous. Les crochets ont été utilisés
pour délimiter les divers constituants. Après chaque application de la
série complète des règles, les parenthèses le plus à l'intérieur et leurs déno
minations syntaxiques sont effacées. Les mêmes règles sont alors réappli
quéesaux constituants à l'intérieur de la série suivante de parenthèses.
Le cycle est terminé après que toutes les parenthèses ont été effacées.
Utilisant le concept de cycle, nous montrons ci-dessous comment est
dérivée la forme sans liaison (sans « e muet » ni S) de des camarades
anglais.

1. ((deS #)Art (kamarada + S #)n (âglez -f S #)Adj)sN forme de base


2. ((deS #)Art (kamamda + S #)N (agis + S #)Adj)sN troncation
3. ((deS #)Art (kamarada #)n (agis + S #)Adj)sN suppression de la
consonne finale
4. ( de S # kamarada # âgle + S # )SN effacement des paren
thèses intérieures
5. (de # kamarad # âgle + S # )sn troncation
6. (de # kamarad # agis # )SN suppression de la
consonne finale
7. de # kamarad agis # effacement des paren
thèses intérieures

28. Pour les règles cycliques en phonologie, voir Chomsky, The Logical Basis of
Linguistic Theory; Chomsky et Miller, « Introduction to the Formal Analysis of
Natural Languages »; Chomsky et Halle, Sound Patterns of English.
57

La ligne 1) fournit la représentation de base de des camarades anglais


avec les crochets et les dénominations syntaxiques appropriés. Notons
que le morphophonème du pluriel S se rencontre dans tous les consti
tuants. Les règles sont appliquées aux constituants qui se trouvent entre
les parenthèses les plus intérieures, c'est-à-dire aux mots individuels. La
règle de truncation (ligne 2) s'applique seulement au |z| final de racine
d'anglais puisque c'est le seul mot qui présente un segment suivi d'une
joncture +> qui à son tour est suivie d'un segment en accord de conso-
nantalité. La suppression de la consonne finale (ligne 3) supprime le S
final de camarades. La règle peut s'appliquer à un nom pluriel; cependant
les articles et les adjectifs ne sont pas touchés par cette règle. Dans la
ligne 4) les parenthèses intérieures (niveau du mot) et leurs dénominat
ions ont été effacées et la série de règles sera réappliquée au syntagme
nominal tout entier. La règle de truncation (ligne 5) supprime le S final
du des puisque ce segment est suivi d'une frontière de mot qui à son tour
est suivie d'un segment consonantique. La même règle supprime aussi le
« e muet » final de camarades puisque cette voyelle est suivie par une
frontière de mot et une voyelle. La suppression de la consonne finale
(ligne 6) supprime le S pluriel d'anglais; ce segment est maintenant en
position finale de syntagme (c'est le segment final d'un syntagme nominal).
Dans la ligne 7) les parenthèses et les dénominations ont été effacées.

4. Conclusion.
Des suites d'éléments groupés d'une manière adéquate et séparés
par des junctures, constituent la « forme d'entrée » de la composante
phonologique de la grammaire. Ces suites sont alors soumises à des séries
de règles, dont certaines sont appliquées plus d'une fois. La réapplication
cyclique d'un petit nombre de règles simplifie considérablement la des
cription des processus phonologiques. En adoptant cette technique, nous
avons montré que le système complexe de l' élision et de la liaison, qui
existe entre les mots du français parlé, peut être caractérisé d'une manière
concise. La règle de troncation et celle de suppression de la consonne finale,
qui fonctionnent toutes deux à l'intérieur du cycle et suppriment les
segments dans certains environnements phonologiques et syntaxiques
déterminables d'une manière simple, rendent compte de l'interaction
compliquée de l' élision et de la liaison. La règle de troncation explique
aussi certains des processus morphophonologiques qui prennent place à
l'intérieur du mot.
Nous avons représenté un morphème donné par une seule représen
tation phonologique de façon que partout dans le paradigme le même
morphème présente toujours la même forme phonologique. Les variantes
de morphème sont dérivées de la représentation de base au moyen d'une
série ordonnée de règles phonologiques. De cette façon, la représentation
de base met à jour une régularité de structure qui n'est pas toujours
58

évidente à partir de la forme phonétique, alors que les règles servent à


expliquer la forme phonétique spéciale (variante) qui se rencontre.
Il est intéressant de remarquer que nos représentations de base sont
assez proches de l'orthographe officielle, particulièrement en ce qui
concerne les consonnes finales latentes et les occurrences du « e muet ».
Ceci signifie que l'orthographe française est dans une large mesure mor-
phophonologique. Pour arriver à cette conclusion, il nous suffit seulement
de considérer le paradigme de l'adjectif (petit, petite, petits, petites), dans
lequel la racine, la désinence du féminin et celle du pluriel sont toutes
représentées. Le même phénomène peut se produire dans les verbes —
par exemple : vends, vendons. Cependant, l'orthographe officielle ne reflète
pas toujours, bien entendu, complètement la morphophonologie. Alors
que petite amie reflète la représentation phonologique de base, Vamie
ne le fait pas. De la même manière, vis contrairement à vends n'expose
pas la représentation morphophonologique de la racine (cf. vivons). Et,
cependant, la forme orthographique vis n'est pas non plus une ortho
graphe phonématique ou phonétique, puisque la désinence de personnes
a été retenue. Cette forme représente plutôt un stade intermédiaire de la
dérivation entre le niveau morphophologique et les niveaux phonémati
que et phonétique. Dans notre série de règles, la forme orthographique vis
caractérise le point auquel a été appliquée la règle de truncation (viv +
s -» vis) et non celle de suppression de la consonne finale. De toute
façon, en dehors d'archaïsmes flagrants, l'orthographe française est en
général tout à fait satisfaisante pour le langage contemporain. L'ortho
graphe indique souvent dans les morphèmes ces régularités de structure
qui ne sont pas nécessairement apparentes phonétiquement. Elle montre
clairement quelles relations existent entre les formes du paradigme,
relations qui ne sont pas du tout insignifiantes pour le locuteur français.
Ceux qui prônent « l'orthographe phonétique » ne se rendent peut-être
pas compte qu'un système orthographique basé entièrement sur des
principes phonématiques ferait disparaître complètement les relations
morphologiques et la structure phonologique qui se peuvent discerner
actuellement dans l'orthographe officielle du français.
Traduit par Odette Filloux.

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une autre version « Current Issues in Linguistic Theory » est parue
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59

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