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Interfaces

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44 | 2020
Les manières de faire vernaculaires
Vernacular Ways

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/interfaces/1437
DOI : 10.4000/interfaces.1437
ISSN : 2647-6754

Éditeur :
Université de Bourgogne, Université de Paris, College of the Holy Cross

Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2020
ISSN : 1164-6225
 

Référence électronique
Interfaces, 44 | 2020, « Les manières de faire vernaculaires » [En ligne], mis en ligne le 15 décembre
2020, consulté le 21 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/interfaces/1437 ; DOI :
https://doi.org/10.4000/interfaces.1437

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Commons Attribution 4.0 International.
INTERFACES IMAGE TEXTE LANGUAGE
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SOMMAIRE/CONTENTS
Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT LES MANIÈRES DE FAIRE VERNACULAIRES
Avant-propos VERNACULAR WAYS
Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT

VOL 44 - INTERFACES - 2020


Manières de faire vernaculaires. Une introduction
Carolin GÖRGEN
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of
1906
Élène LEVASSEUR
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney
Danièle MÉAUX
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires
Lucas LEI
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire
Gala HERNÁNDEZ LÓPEZ
Du vernaculaire comme genre cinématographique
Jerome KRASE, Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase

ENTRETIEN / INTERVIEW
Donald FRIEDMAN
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist

CHRONIQUE / CHRONICLE
Gabrielle THIERRY
Le bestiaire d’Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet

Notes on Contributors
44
Instances éditoriales / Editorial Board

Revue éditée par / Journal published by :


College of the Holy Cross (Worcester, Mass., USA) ; Université de Paris ; Université de Bourgogne-Franche-Comté.
Fondateur / Founding editor : Michel Baridon (Université de Bourgogne-Franche- Comté)
Rédaction / Editors : Sophie Aymes (UB) ; Daniel Battesti (CNRS) ; Marie-Odile Bernez (UB) ; Clémence Folléa (Université de Paris) ; Maurice
A. Géracht (Holy Cross) ; Arianne Hudelet (Université de Paris) ; Eliane de Larminat (Université de Paris) ; Fiona McMahon (Université Paul
Valéry-Montpellier 3) ; Christelle Serée-Chaussinand (UB) ; Brittain Smith (Holy Cross).

Couverture / Cover design : Margaret Nelson and Sharon Matys (College of the Holy Cross)
Crédits de l’illustration de couverture / Illustration cover credit : Gone Dookit in Fielden Place, Glasgow, 2019. © Camille Fallet. L’élevage
de pigeons est une activité extrêmement populaire dans la culture ouvrière glaswégienne. On peut apercevoir ces pigeonniers un peu partout
dans les faubourgs et les interstices de la ville. J’ai photographié celui-ci la veille de sa destruction avant que des promoteurs immobiliers
engagent un chantier. Il est exemplaire de ce type de construction vernaculaire, faite de tôles et de bois, le plus souvent peinte en vert ou en noir.

Book Review Editor : Fiona McMahon (Université Paul Valéry-Montpellier 3)

Comité scientifique / Advisory editors :


Elza Adamovicz (Queen Mary University of London, Royaume-Uni) ; Marcia Arbex (Universidade Federal de Minas Gerais, Brésil) ; Stephen
Bann (University of Bristol, Royaume-Uni) ; Laurent Baridon (Université Lyon 2, France) ; Hélène Campaignolle-Catel (Université Paris 3
Sorbonne Nouvelle, France) ; John Dixon Hunt (University of Pennsylvania, États-Unis) ; Liliane Louvel (Université de Poitiers, France) ;
Simon Morley (Dankook University, Corée du Sud) ; Frédéric Ogée (Université de Paris, France) ; Véronique Plesch (Colby College, États-
Unis) ; Jean-Michel Rabaté (University of Pennsylvania, États-Unis) ; Gabriele Rippl (Université de Bern, Suisse) ; Shannon Wells-Lassagne
(Université de Bourgogne, France).

Comité de lecture / Reading committee : Emmanuel Alloa (Université de Fribourg, Suisse) ; Catherine Bernard (Université de Paris, France) ;
Pascale Borrel (Université Rennes 2, France) ; Catherine du Toit (Stellenbosch University, Afrique du Sud) ; Johanna Drucker (UCLA,
University of California, Los Angeles, États-Unis) ; Xavier Giudicelli (Université de Reims Champagne-Ardennes, France) ; Julie Grossman
(Le Moyne College, Etats-Unis) ; Madigan Haley (College of the Holy Cross, États-Unis) ; Philippe Kaenel (Université de Lausanne, Suisse) ;
Marie Laniel (Université de Picardie-Jules Verne, France) ; Benoit Mitaine (Université Paul Valéry-Montpellier 3, France) ; Armelle Parey
(Université de Caen Normandie, France) ; Frances Robertson (Glasgow School of Art, Royaume-Uni) ; Julien Schuh (Université Paris Nanterre,
France) ; Monique Tschofen (Ryerson University, Canada) ; Norbert Verdier (Université Paris-Saclay, France)

Correspondance éditoriale et diffusion / Editorial correspondence and ordering information

Maurice A. Géracht Sophie Aymes et Marie-Odile Bernez


College of the Holy Cross UFR Langues et Communication
01610 Worcester, Mass Université de Bourgogne Franche-Comté
USA 2 boulevard Gabriel
mgeracht@holycross.edu 21000 Dijon
sophieaymes@hotmail.com
Marie-Odile.Bernez@u-bourgogne.fr
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N°44
LES MANIÈRES DE FAIRE VERNACULAIRES
VERNACULAR WAYS

Edited by
Jordi Ballesta and Éliane de Larminat

College of the Holy Cross, Mass.


Université de Paris
Université de Bourgogne

Revue publiée avec le soutien de l’InSHS


LES MANIÈRES DE FAIRE VERNACULAIRES
VERNACULAR WAYS

TABLE DES MATIÈRES / TABLE OF CONTENTS

Jordi Ballesta et Eliane de Larminat


Avant-propos................................................................................................................................. 7
Jordi Ballesta et Eliane de Larminat
Manières de faire vernaculaires. Une introduction........................................................................ 9
Carolin Görgen
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album
of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906...................................................................... 29
Élène Levasseur
De l’Américanité à la Montréalité :
Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney................................................53
Danièle Méaux
La photographie : medium d’une exploration du logement,
espaces de syntaxes domestiques provisoires..................................................................................................................79
Lucas Lei
Agnès Varda à Los Angeles
et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire................................................. 97
Gala Hernández López
Du vernaculaire comme genre cinématographique................................................................... 125
Jerome Krase, Jordi Ballesta et Eliane de Larminat
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape:
An Interview with Jerome Krase...........................................................................................................................................145

ENTRETIEN / INTERVIEW
Donald Friedman
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist................................................................................ 171

CHRONIQUE / CHRONICLE
Gabrielle Thierry
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet.............................................. 179

Notes on Contributors................................................................................................................ 191


I. Les manières de faire vernaculaires /
Vernacular Ways
Avant-propos 7

AVANT-PROPOS

Jordi Ballesta
Université Jean Monnet, CIEREC

Eliane de Larminat
Université de Paris, LARCA

Le dossier « Les manières de faire vernaculaires / Vernacular Ways » émane du colloque


éponyme, qui s’est tenu à l’Université de Paris et à l’INHA du 22 au 24 janvier 2020. François Brunet
fut à l’initiative de ce colloque, qu’il co-organisait avec Jordi Ballesta au moment de sa disparition
en décembre 2018. Avec le soutien du LARCA-UMR 8225, Jordi Ballesta et Eliane de Larminat ont
choisi de maintenir son organisation et qu’hommage lui soit rendu à cette occasion.
Le colloque « Les manières de faire vernaculaires/ Vernacular Ways » a été pensé au croisement
de champs de recherche que François Brunet affectionnait : les études visuelles, leur histoire, mais aussi
la géographie. Les éditeurs ont également souhaité que les textes du présent dossier cultivent son goût
pour les décloisonnements disciplinaires, l’hétérogénéité des objets, les explorations conceptuelles et
les dialogues transatlantiques.
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 9

MANIÈRES DE FAIRE VERNACULAIRES. UNE INTRODUCTION

Jordi Ballesta
Université Jean Monnet, CIEREC

Eliane de Larminat
Université de Paris, LARCA

Le mot vernaculaire n’est présent dans aucun des dictionnaires de l’Académie française,
depuis sa première édition de 1694. Il l’est depuis 1994 dans le TLFI (Trésor de la Langue Française
informatisé) où il est rattaché aux domaines de la didactique, de la linguistique et des sciences naturelles,
présenté comme un synonyme d’« autochtone, domestique, indigène » et, enfin, défini comme ce qui est
« propre à un pays, à des habitants », comme « la langue communément parlée dans les limites d’une
communauté » – « par opposition à la langue véhiculaire » – et comme un « nom vulgaire d’animal ou
de végétal, par opposition aux noms qui suivent les règles de la nomenclature scientifique » 1. Ainsi, le
vernaculaire ne répond pas aux conventions officielles, tant il lie domesticité et expression populaire.
Absent des dictionnaires de l’Académie, le mot vernaculaire l’est aussi du Littré, quand bien même
ce terme possède une étymologie ancienne. Le TLFI indique qu’il est un dérivé du latin vernaculus
« (propr. ‘relatif aux esclaves nés dans la maison’) ‘du pays, indigène, national [vernacula vocabula]’ »
et constate l’emploi de vernacule (« langue maternelle ») dans Pantagruel de Rabelais. Pour autant,
il semble improbable que son utilisation actuelle, croissante dans les champs de l’architecture, du
paysage, du design et de la photographie, procède de la réactivation d’un sens endogène. Elle dérive
plus certainement de la traduction du mot anglais vernacular.
Consulter les dictionnaires contemporains de langue anglaise laisse d’ailleurs apparaître des
définitions à la fois plus précises et plus amples : « the language or dialect spoken by the ordinary
people in a particular country or region [;] occurring in the everyday language of a place and regarded
as native or natural to it [;] the term is used contrastively to compare the mainly or only oral expression
of a people, a rural or urban community, or a lower social class […] with languages and styles that are
classical, literary, liturgical, or more socially and linguistically cultivated and prestigious [;] relating


1.
https://www.cnrtl.fr/definition/vernaculaire (page consultée le 29 novembre 2020).
10 Interfaces 44 (2020)

to the plain standard style or variety of a language as opposed to more ornate, pedantic, classical, or
complex styles and varieties […] » 2. Aux significations qui ont cours en français, sont ajoutées celles
qui informent une appartenance de classe, inférieure, une inscription dans le commun – de l’« ordinaire »
et du « quotidien » – et une simplicité des formes. À l’emploi spécifique aux sciences naturelles se
substituent plusieurs références à l’architecture, domaine qui, aux États-Unis et en Angleterre, s’avère
un des plus fructueux dans la théorisation du vernaculaire.
Dans ce dossier, la notion de vernaculaire sera principalement étudiée à partir de démarches
croisées, visant à interroger ses teneurs sémantiques et à questionner les manières de faire qu’elle
permet d’identifier. Plus que l’architecture, ce seront des modes d’habitation et des pratiques d’origine
domestique qui seront investis dans cette introduction et les articles suivants. Ce sont aussi les façons
d’en rendre compte, et parmi elles de les documenter, qui seront explorées, avec une attention plus
grande à la photographie. Nous supposons en effet que photographie et vernaculaire sont intimement
liés, en raison de leur ouverture aux pratiques populaires, aux savoir-faire non conventionnels et au
monde domestique 3. Enfin, ce dossier, « Les manières de faire vernaculaires / Vernacular Ways »,
entend contribuer à un effort théorique renouvelé qui s’accompagne régulièrement d’une généalogie
de la notion 4. Dans le monde académique, le vernaculaire reste en effet une terre exotique, même
si en tant que notion il relève du vocabulaire savant et si une partie, ou du moins un fragment de la
recherche – principalement anglophone – en a fait son objet.
Dans cette introduction, nous commencerons par sonder sa définition progressive dans les
études architecturales, les sciences sociales et l’histoire de la photographie.
***


2.
Citations issues des définitions données par The Oxford Pocket Dictionary of Current English et Concise Oxford
Companion to the English Language via la page web : https://www.encyclopedia.com/literature-and-arts/language-
linguistics-and-literary-terms/language-and-linguistics/vernacular (page consultée le 29 novembre 2020).

3.
Outre les pratiques photographiques amateures, nous pensons, parmi une multitude d’exemples potentiels, aux photo-
graphies de William Fox Talbot, The Open Door et The Haystack, à la documentation de logis ouvriers par Jacob Riis,
à une partie majeure de l’œuvre d’Eugène Atget et de Walker Evans, à An American Exodus de Dorothea Lange et
Paul Taylor, à certains travaux de la mouvance « New Topographics » et à la photographie paysagère contemporaine,
dès lors qu’elle s’intéresse aux espaces qui échappent à l’urbanisme et à l’aménagement du territoire.

4.
Nous pensons notamment à l’ouvrage Learning from Vernacular de Pierre Frey (2010), à la thèse de doctorat d’Edith
Hallauer, Du vernaculaire à la déprise d’œuvre. Urbanisme, architecture, design (2017), aux travaux à paraître de
Jérôme Meizoz. La généalogie que nous dressons dans cette introduction est évidemment parcellaire, tant elle deman-
derait de plus amples développements, en incluant notamment les travaux de Lewis Mumford et ceux de Henry-Russell
Hitchcock, commissaire en 1932 de l’exposition « The Urban Vernacular of the Forties, Fifties and Fifties: American
Cities before the Civil War » (Mileaf 1993) structurée autour de photographies de Berenice Abbott.
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 11

En 1981, Dell Upton, jeune historien de l’architecture et des cultures matérielles américaines,
publie « Ordinary Buildings: A Bibliographical Essay on American Vernacular Architecture » (Upton).
Il y répertorie plus de cent-cinquante livres, articles et revues parus depuis 1895. Thématique centenaire,
le vernaculaire en architecture est toutefois l’objet d’investigations théoriques longtemps restées à
l’état liminaire. Upton en donne une idée en avançant une définition succincte qui, écrit-il, dominait
quelques années avant qu’il ne publie son essai. Il l’explicite, non pas en décrivant des manières de
bâtir, mais en indiquant le premier élément d’une typologie architecturale qu’il amplifiera dès la phrase
suivante. Jusqu’au milieu des années 1970, « un bâtiment traditionnel, rural, domestique et agricole » 5
était considéré comme l’archétype de l’architecture vernaculaire (57). Quand Upton écrit « Ordinary
Buildings », la notion d’architecture vernaculaire sert selon lui à qualifier des fermes construites avant
la révolution industrielle, des granges, des stands de hamburger, des maisons préfabriquées et montées
sur place (tract houses). Elle embrasse aussi des paysages, qu’ils soient historiques comme ceux de
Williamsburg et Lowell, qu’ils émanent d’une forme métropolitaine, celle de Los Angeles notamment,
ou qu’ils s’étendent à l’échelle des aires suburbaines. Upton cite les lotissements de Levittown et les
strips – avenues où s’accumulent les enseignes et où les consommateurs sont d’abord des automobilistes
qui observent les commerces depuis leur véhicule en mouvement, avant de se garer sur un parking et
descendre s’acheter des services et des biens.
En ce début des années 1980 pointent deux versants sémantiques. L’un fait côtoyer vernaculaire,
ruralité pré-industrielle et autosubsistance (agricole) ; l’autre lie vernaculaire, fabrication industrielle
et société de consommation. L’un invite à constater l’existence d’un patrimoine marginalisé par des
productions architecturales et paysagères fondées sur la systématisation des procédés de construction et
la généralisation de l’économie marchande. L’autre part au contraire de l’hypothèse que le vernaculaire
occupe une place centrale dans les cultures contemporaine et populaire, que celles-ci soient strictement
matérielles ou déterminent plus largement nos façons d’habiter.
Pour Upton, les « vernacular architecture studies » sont à la convergence de plusieurs disciplines.
Il y reconnaît les travaux d’universitaires (scholars) mais aussi d’auteurs qui ont fait de la recherche
sans en faire leur profession, parmi lesquels des historiens, des anthropologues, des archéologues, des
folkloristes, des géographes, des américanistes, des acteurs du patrimoine, et bien sûr des architectes.
Ces chercheurs, statutaires ou non, sont, selon lui, animés par une pensée égalitariste qui provient d’une
considération commune pour « les cultures populaires » et repose sur un goût partagé pour « l’architecture
non académique », « la vie quotidienne et les valeurs culturelles d’une vaste majorité d’Américains qui
n’ont pas créé ou ne créent pas de grands monuments, ou ne laissent pas de longues analyses écrites


5.
L’ensemble des citations provenant de textes non publiés en français ont été traduites par les auteurs.
12 Interfaces 44 (2020)

sur leurs pensées et leurs actions » (57-58). Avec ces termes émerge une première définition, davantage
ontologique que typologique, qui n’a plus comme modèle la ruralité traditionnelle et rejoint nombre des
acceptions qui font aujourd’hui autorité, jusqu’à avoir été intégrées dans les dictionnaires anglophones :
le vernaculaire embrasse des manières de faire qui ne sont pas élitistes, savantes, institutionnelles, qui
génèrent peu de documents et participent de l’ordinaire – d’un ordinaire aussi bien matériel que symbolique
(ce qui ne relève pas du grand et du monumental), aussi bien spatial que temporel (qui appartient à la vie
quotidienne). En avançant vers cette définition, Upton met également de côté les réticences idéologiques
qu’inspirent les cultures populaires au sein des études culturelles et patrimoniales américaines. Il en
fera cas à plusieurs reprises, en citant notamment un de leurs principaux animateurs, Henry Glassie.
En 1968, Glassie publie Pattern in the Material Folk Culture of the Eastern United States et
emploie le mot vernaculaire (vernacular) aux ultimes pages de son ouvrage, dans une note en bas de
page. S’il trouve la notion fascinante, il refuse d’y voir un synonyme de folklorique (folk) – notion qu’il
privilégie – et l’associe au mot populaire (Glassie 1971, 240). En cela, il se détourne de la proximité
sémantique du vernaculaire et du folklorique que John A. Kouwenhoven avait instaurée en 1948, dans
Made in America: The Arts in Modern Civilization – livre qui s’avère essentiel pour comprendre la portée,
les orientations et l’actualité sémantiques du mot vernaculaire (Kouwenhoven 1948). A partir du chapitre
« What is Vernacular? », Kouwenhoven avance l’existence d’un « art folklorique » (15) – traduction ici
littérale de « folk art » – mais qui relève plutôt d’un art populaire, actuel et en l’occurrence proprement
américain – autant de qualités incluses dans son acception du vernaculaire. Nationalisant cette notion, il
la conçoit aussi comme un antonyme d’« européen ». Il l’utilise comme le vecteur d’une opposition entre
les valeurs esthétiques d’une société dont les raffinements littéraires et artistiques assoient son caractère
élitiste et les valeurs pratiques d’un régime démocratique, reposant sur des savoir-faire pragmatiques,
un esprit industrieux et porté vers le fonctionnalisme. Or, pour Glassie, si le vernaculaire épouse les
normes d’une société américaine désormais pourvoyeuse de biens industriels et de culture populaire, il
diverge alors du folklorique. « Normative », « de masse », définie par « l’élite » et pleinement acquise au
consumérisme, la culture populaire se situe, pour lui, aux antipodes des cultures folkloriques. Celles-ci
participent de « ce qui est inférieur à la norme [substandard] » (Glassie 1971, 28) ; elles sont produites
par des communautés homogènes, autonomes et isolées qui se maintiennent à distance d’une « société
dominée par une culture populaire approuvée politiquement et économiquement » (4) 6.
***


6.
Notons que Glassie gommera ses préventions contre la notion de vernaculaire deux décennies plus tard. En 2000,
il publiera Vernacular Architecture, ouvrage dans lequel, comme son titre l’indique, il s’approprie pleinement cette
notion (Glassie 2000).
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 13

Reconnaître ou exclure l’existence des cultures vernaculaires au sein des sociétés contem-
poraines, consuméristes et industrielles implique, de fait, de se positionner face à un schisme qui a
probablement émergé durant la période de l’après-guerre, pris forme à partir des années 1960 et s’est
cristallisé dans les années 1980, sans toutefois avoir donné lieu à de nombreuses confrontations directes,
tant le vernaculaire était l’objet d’investigations théoriques isolées.
Bien qu’il ne se soit pas placé explicitement dans le sillage de Kouwenhoven, John Brinc-
kerhoff Jackson pourrait avoir hérité de ses propositions théoriques 7. En lançant en 1951 le magazine
Landscape, il accorde une place croissante aux paysages routiers, qu’il voit comme l’émanation d’une
culture proprement américaine, à la fois automobile, commerciale, graphique et consumériste. Si la
notion de vernaculaire ne semble guère y être utilisée, Landscape ouvre la voie à des études de terrain,
écrites et visuelles, et des propos théoriques sur ce qui fait l’ordinaire géographique mais échappe aux
conceptions savantes et notamment esthétiques des architectes et urbanistes 8. Son essai « Other-directed
Houses » (Jackson 1957) annonce la publication quinze ans plus tard de Learning from Las Vegas,
ouvrage qui consacre le strip comme une figure emblématique du vernaculaire américain (Venturi,
Scott Brown et Izenour).
Pour autant, en 1957, la même année que cet essai, Sybil Moholy-Nagy avance de son côté
une interprétation tout autre du vernaculaire. Elle publie Native Genius in Anonymous Architecture,
dans lequel elle fait cohabiter vernaculaire, indigénat et primitivité. Loin de l’extraversion graphique
et commerciale des strips, elle étudie et valorise des manières de bâtir fondées sur « l’usage exclusif
de matériaux et de compétences de construction d’origine locales », sur « la planification comme
résultat de conditions locales et d’exigences fonctionnelles impossibles à reproduire » et sur « l’absence
d’ornements ne faisant pas partie de la structure » (Moholy-Nagy 44-5). D’un ton critique, Hilde
Heynen écrira à propos de cet ouvrage qu’il est une manifestation limpide de « la fascination de
nombreux architectes modernes et critiques pour les bâtiments exotiques, anonymes, autochtones ou
vernaculaires qui résultent d’une supposée interaction non médiatisée et directe entre l’homme et son
environnement » (Heyden 469).
Cette fascination et exotisation se retrouve chez Bernard Rudofksy qui, en 1964, présente
au MoMA l’exposition « Architecture Without Architects: An Introduction to Non-Pedigreed Archi-


7.
Jackson, au vu de ses archives, et notamment des ouvrages qu’il avait conservés avant son décès, n’entretenait pas de
liens scientifiques importants avec Kouwenhoven. Les témoignages collectés auprès de ses proches collègues tendent à
le confirmer. Au stade actuel de nos recherches, seule une recension de The Beer Can by the Highway (Kouwenhoven
1961), publiée dans le magazine Landscape, laisse à penser que Jackson connaissait les travaux de Kouwenhoven.

8.
Voir à ce sujet Notteboom (2018).
14 Interfaces 44 (2020)

tecture ». Dans le catalogue qu’il publie parallèlement, Rudofsky indique s’être tourné vers « une
architecture informelle [non-formal], inclassée [non-classified] » et s’être ouvert à un « monde non
familier » (Rudofsky n.p.). L’« architecture sans architectes » qu’il examine est aussi « vernaculaire,
anonyme, spontanée, indigène, rurale » ou encore « exotique » – mot qu’il emploie « dans son sens
original, étranger [alien] ». Cette architecture, il la trouve quasi exclusivement dans des contextes
pré-industriels, médiévaux ou localisés dans des « pays prétendument non développés ».
Cinq après, Paul Oliver, spécialiste du blues devenu également historien de l’architecture,
édite et introduit l’ouvrage collectif Shelter and Society, dans lequel il remet en cause, mot par mot, le
caractère spontané, anonyme, indigène et rural du vernaculaire, jusqu’à affirmer que l’interprétation
rudofskienne est moraliste et puritaine (Oliver 21). Dans la continuité, Oliver définit le vernaculaire
comme une qualité architecturale et plus largement un phénomène culturel qui n’est pas cantonné aux
contrées exotiques, mais qui est aussi endogène aux sociétés industrielles et associé aux modes de vie
consuméristes. À l’instar des publications articulant vernaculaire, autochtonie, tradition et folklore,
Shelter and Society porte sur les maisons en bois laftehus en Norvège, les fermes bernoises en Suisse,
les « maisons orientales » d’Irak, les villages Hopi en Arizona, et ceux de la Volta noire au Ghana, tout
en ayant pour objet les manières de construire dans les bidonvilles péruviens, les quartiers populaires qui
émergent dans les périphéries athéniennes et les dômes géodésiques de la communauté hippie de Drop
City. Il qualifie d’ailleurs de « vernaculaire moderne véritable » (32) ces trois derniers exemples fondés
sur l’auto-construction graduelle, quand les ressources le permettent, sur une part notable d’illégalité,
au Pérou et à Athènes, et sur l’utilisation de matériaux industriels neufs ou récupérés, parmi lesquels
la brique, le béton armé, et des pare-brise pour les habitants de Drop City. Trois décennies plus tard,
Lindsay Asquith et Marcel Vellinga, héritiers d’Oliver à Oxford Brookes University, considéreront
que les habitations vernaculaires « constituent environ 90% du stock mondial de logements » (Asquith
et Vellinga 1) – une telle statistique invitant à penser que le vernaculaire n’a pas été marginalisé à
mesure que l’industrialisation, les pratiques de consommation et l’urbanisation se généralisaient. Cette
assertion tend à confirmer que vernaculaire et ordinaire sont liés par une part majeure de synonymie.
À partir des années 1980, deux auteurs vont s’emparer de la notion de vernaculaire. Ils lui
donneront une épaisseur sémantique et une portée sociologique qu’elle n’avait pas atteint depuis les
deux livres de Kouwenhoven, Made in America (1948) puis The Beer Can by the Highway (1961).
Il s’agit d’Ivan Illich et à nouveau de John Brinckerhoff Jackson, deux incarnations d’une recherche,
l’une davantage philosophique, l’autre davantage géographique, qui, plus que d’établir une définition
du vernaculaire, vont en donner une acception rhizomatique, s’amplifiant au fil de leurs argumentations.
D’un côté, Illich publie en 1981 Shadow Work et sa traduction Le Travail fantôme, puis en
1983 Le Genre vernaculaire, traduction de Gender paru un an plus tôt outre-Atlantique (Illich 1981 et
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 15

1983). Dans le premier ouvrage, le vernaculaire est défini comme un domaine indépendant de l’économie
industrielle et marchande, et de ce qu’elle implique comme corvées non monétarisées mais nécessaires
à la production, l’acquisition, la consommation de biens et services standardisés. Exemple typique de ce
travail fantôme : prendre la voiture, remplir son réservoir d’essence, se garer au parking pour se rendre
au supermarché, mettre dans un chariot des plats préparés dont il faudra scanner soi-même le code-barre
pour les acheter. À ce travail qui a perdu en domesticité, en étant réduit à des tâches ménagères et en
reposant sur la consommation de produits extérieurs, Illich oppose le vernaculaire, qu’il conçoit comme
le domaine où l’homo habilis assure sa subsistance, en mobilisant ses compétences généralistes et en
menant une pluralité d’activités quotidiennes qui ne sont pas planifiées, hiérarchisées et contrôlées par
un organe institutionnel (Illich 1981). Pour Illich, le vernaculaire disparaît en même temps que l’homo
industrialis intègre à son mode de vie la standardisation et la division des tâches, notamment à travers
ces deux déclinaisons : « vir laborans, le travailleur, et femina domestica, la femme au foyer » (23).
De l’autre, Jackson s’approprie la notion de vernaculaire à partir de la conférence « Houses and
Trailers » qu’il prononce à Harvard en 1979 (Jackson 2016a). Cette notion deviendra le fil conducteur de
la plupart de ses recherches ultérieures. Après Kouwenhoven, il l’américanisera en écrivant de nombreux
essais et interventions publiques, parmi lesquels « Vernacular Space », « Vernacular Gardens », « The
Vernacular City », « Urban Circumstances », « The Popular Yard », « Working at Home », « The Mobile
Home and the Range » et son livre le plus influent, Discovering the Vernacular Landscape, paru en
1984 et traduit en français dix-neuf ans après (Jackson 2003). Mais plus qu’une américanisation supplé-
mentaire du vernaculaire, Jackson en propose une analyse croisant géographie, approches historiques,
études culturelles et architecturales. En 1986, il s’identifie à un dénommé « Kevin », figure archétypique
du manœuvre sans patrimoine ni contrat de travail stable, auto-construisant sa maison en acquérant et
récupérant des matériaux industriels, ne pouvant se tenir à des plans établis mais saisissant toutes les
opportunités passagères pour aboutir, in fine, à des conditions raisonnables d’habitation (Jackson 2016b).
Le vernaculaire selon Jackson et selon Illich voisine avec la notion de domestique. Il qualifie un domaine
qui échappe aux règles édictées par la sphère politique, aux normes créées et validées par ses institutions,
de même qu’aux savoir-faire des professionnels. En revanche, chez l’auteur de « Houses and Trailers », le
vernaculaire ne s’efface pas à mesure que l’industrialisation progresse et que les activités de subsistance
laissent place à l’achat de marchandises. Il se greffe sur la société de consommation, réinterprète ses
principes, y insère des manières de faire de type dialectal 9, en somme il ouvre des espaces d’appropriation
à même d’accroître temporairement ou à la marge le capital limité des classes populaires. En cela, il se


9.
Si Bruno Zevi n’a pas fait du vernaculaire une notion centrale de sa théorie architecturale, il a écrit sur des manières
de faire similaires, notamment dans Dialectes architecturaux (Zevi).
16 Interfaces 44 (2020)

rapproche des arts de faire, activités de braconnage et ruses de consommateurs décrits par Michel de
Certeau (1990) ; il loge une part de communs entre les domaines public et privé – communs qui servent
de ressources complémentaires aux besoins d’habitation et qui, occasionnant un débordement de la sphère
domestique, réduisent conséquemment la sphère de pouvoir des institutions politiques.
Au vernaculaire selon Jackson et selon Illich peuvent être articulées des pensées plus récentes,
qui s’appuient ou non sur la notion et comportent des dimensions plutôt sociologiques, géographiques,
écologiques, etc., mais toujours politiques. Pensons à La Ville vue d’en bas où le collectif Rosa Bonheur
analyse la production des centralités populaires et ce qu’elles embrassent comme formations sur le tas,
auto-constructions, stockages et activités économiques à la fois non déclarées et développées au sein
de l’espace public. Pensons à la multitude de réflexions pratiques et théoriques sur les communs ou à la
manière dont la notion de tiers-paysage de Gilles Clément peut être conjuguée avec celle de vernaculaire.
Envisager que ce « fragment indécidé du jardin planétaire » ne soit pas délaissé par l’homme permet ainsi
de concevoir l’existence d’un paysage tiers et vernaculaire, « n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission
au pouvoir » (Clément 1), qu’il soit politique ou institutionnel. Pensons également aux thèses libertaires
et décentralisatrices de James C. Scott qui voit « dans les trois derniers siècles le triomphe des paysages
de contrôle standardisés et officiels et leur mainmise sur l’ordre vernaculaire » et qui oppose, d’un côté,
la disposition des lieux dans une franchise McDonald’s « calculée jusque dans ses moindres détails, de
manière à maximiser le contrôle du matériel et des méthodes de travail depuis le centre » (Scott 2019, 78),
et de l’autre, la fertilité des imbrications spatiales et interrelations botaniques développées « en dépit, ou
plutôt en raison de ce que la vision occidentale du jardinage perçoit comme un désordre visuel » (98) 10.
La « vision occidentale » de Scott, nous pourrions ici l’interpréter en tant qu’une modernité planificatrice,
dans ce qu’elle engendre d’établissements, d’ordonnancements et de programmations, et en ce qu’elle
s’oppose aux agencements complexes et domestiques que génère le vernaculaire.
Scott a insisté sur l’opacité du vernaculaire face à la volonté de connaissance et à la rationa-
lisation scientifiques et étatiques, opacité qui est aussi souvent une résistance à l’écriture (Scott 2002).
Justement, alors que l’étude des paysages et constructions vernaculaires s’est largement appuyée sur
la photographie (Ballesta et Fallet ; Stierli ; Esperdy), cette notion de résistance à l’écriture invite
à considérer dans quelle mesure des pratiques visuelles d’enregistrement ont participé (et peuvent
participer) de sa connaissance. Articuler une histoire visuelle au vernaculaire selon Jackson et selon
Illich implique de considérer les images à la fois comme le lieu d’une pratique vernaculaire, et comme
vecteur d’accès au vernaculaire, de sa reconnaissance voire de sa patrimonialisation sans dénaturation.


10.
James C. Scott s’appuie ici sur les travaux menés au Guatemala par Edgar Anderson, botaniste qui fut, par ailleurs, un
des collaborateurs les plus réguliers de la revue Landscape.
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 17

Cela impose une double focale, comme celle adoptée par Jackson dans le seul texte publié que
ce chercheur, qui pratiquait lui-même la photographie régulièrement en amateur à des fins de connais-
sance géographique, a consacré à la photographie. Dans son avant-propos au livre de photographies
Joe Deal: Southern California Photographs, Jackson présentait, d’une part, une vision populaire de la
photographie comme médium permettant, depuis l’origine, des pratiques non spécialistes et relevant
d’utilisateurs (users) plutôt que de producteurs (producers), et, d’autre part, la capacité d’auteurs non
anonymes et formés dans un cadre académique (Joe Deal était passé d’une formation universitaire à
l’enseignement universitaire de la photographie) à donner à voir des réalités sociales et paysagères
non standardisées (Jackson 1981). En l’occurrence, il s’agissait, dans de nouveaux lotissements, d’une
appropriation « ouvrière » du paysage, par l’habitat et par la superposition de l’auto-construction au
préfabriqué. Fidèle à son intérêt pour les « utilisateurs », Jackson achevait son essai sur l’espoir que
la photographie d’un Joe Deal enrichirait le répertoire thématique de la photographie ordinaire. Un
tel texte appelle en tout cas à penser les rapports entre photographie vernaculaire et photographie du
vernaculaire, qui correspondent aux deux manières dont la notion de vernaculaire est prise en charge
dans le champ des études visuelles.
***
Depuis une vingtaine d’années, les références muséales et universitaires à des images dites
« vernaculaires » (familiales, commerciales, amateures, etc.) relèvent avant tout de réflexions d’ordre
pratique et théorique sur l’extension des corpus exposés, conservés et étudiés, face aux opportunités mais
aussi aux défis relatifs à l’intégration de nouvelles masses d’images. Si les pratiques d’exposition ont
pu impliquer des mécanismes de sélection de « certaines images remarquables » en consonance avec les
préoccupations d’une photographie artistique ou une vision préétablie et esthétisante de la photographie
amateur 11, l’ouverture programmatique des corpus dans les disciplines qui prennent la photographie
pour objet – en histoire de l’art, études visuelles, anthropologie ou études matérielles – fait écho à
l’ouverture du champ considéré par les études sur l’architecture dès lors qu’une définition renouvelée
du vernaculaire s’y est établie. La thèse selon laquelle la quasi-totalité du bâti est vernaculaire trouve
un équivalent dans l’idée que la quasi-totalité des images photographiques (cartes postales, albums
familiaux ou snapshots) n’est pas produite par des artistes ou spécialistes formés dans un cadre aca-
démique. Alors que l’idée d’un vernaculaire contemporain a conduit les architectes à porter attention
à des modes de construction d’un faible niveau technique et employant des matériaux industriels, le
vernaculaire en photographie invite à embrasser la totalité des images issues d’une pratique populaire


11.
Sur ce point, et sur le fait que le renouvellement des objets demande aussi un renouvellement des méthodes, voir
l’article de Carolin Görgen dans ce dossier.
18 Interfaces 44 (2020)

fondée sur l’appropriation d’un procédé mécanique qui, à compter du développement de la photographie
instantanée dans les années 1880, ne requiert plus de compétences professionnelles.
En 2000, l’historien de la photographie Geoffrey Batchen lance un appel à étudier la photo-
graphie vernaculaire dans un essai dont le titre, « Vernacular Photographies », associe durablement les
deux termes (Batchen). Il souligne la forme particulièrement aiguë qu’a prise la dichotomie art contre
vernaculaire dans les études photographiques, compte tenu de puissantes logiques de légitimation
muséale pour ce médium ; il suggère que les images vernaculaires sont traitées comme un parergon
– « cette chose qui détermine ce que la bonne photographie [proper photography] n’est pas » (59) et
appelle à une remise en cause de cette opposition en histoire et critique de la photographie, que ce soit
en pensant une vernacularité de l’art ou en accordant aux images vernaculaires le sérieux et l’attention
qui est accordé à l’art dans les humanités (76). Il y a pourtant débat sur la centralité de l’art pour la
notion de photographie vernaculaire ; Clément Chéroux, qui définira premièrement le vernaculaire
comme « utilitaire, domestique et hétérotopique », écrira en 2013 que « la photographie n’est verna-
culaire que quand elle tend un miroir à l’art » (Chéroux 2013, 10 et 14). Sa définition du vernaculaire
évoluera néanmoins, puisque Chéroux proposera en 2017 que le vernaculaire est « utile, domestique
et populaire » (Chéroux 2017, 10), substituant à l’idée d’une extériorité à l’art (le vernaculaire comme
« hétérotopique ») une caractéristique sociale et endogène (le vernaculaire comme « populaire »).
En fait, plutôt que d’un tournant vernaculaire, on peut parler d’une histoire des pratiques
du médium qui est restée marginale par rapport aux histoires centrées sur une définition esthétique
du médium – ces histoires que François Brunet a qualifiées d’« internalistes » 12 (Brunet 2017a). Aux
États-Unis, un auteur comme Robert Taft – chimiste et producteur d’une histoire « externaliste » et non
institutionnelle de la photographie abordée sous un double angle technique et social, à qui Brunet a
consacré des recherches pionnières dans Photographie. Histoire et contre-histoire, pense dès les années
1930 la masse des usages photographiques comme relevant du régime technologique-démocratique
que Kouwenhoven qualifiera de vernaculaire en 1948. Ce dernier a d’ailleurs prononcé en 1972 et
1973 une conférence sur l’esthétique de la photographie instantanée, intitulée « Living in a Snapshot
World », dont le texte sera publié dans le recueil Half a Truth Is Better Than None (Kouwenhoven 1982,
147-81). Il n’utilise pas dans cet essai le mot « vernaculaire », mais le texte s’ouvre sur la description
illustrée d’un album photo (149-57), objet qui sera au cœur de travaux qui donneront à l’étude de la


12.
François Brunet oppose une perspective « internaliste » centrée sur la photographie conçue comme un des beaux-arts,
qui est celle d’un Beaumont Newhall dans les années 1930, à une approche « externaliste » qui relie les photographies
à l’histoire événementielle et sociale, qu’il associe à Walter Benjamin mais aussi à Robert Taft (Brunet 2017a).
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 19

photographie vernaculaire le statut d’un champ académique interdisciplinaire au tournant des années
2000 (voir Batchen ; voir aussi Edwards ; Langford) 13.
Une autre manière d’introduire du jeu dans l’opposition entre art et vernaculaire consiste à
considérer principalement la photographie comme un médium d’enregistrement, une fonction élémen-
taire que l’on trouve dans les pratiques populaires et appliquées, mais aussi dans beaucoup de pratiques
photographiques relevant du champ artistique. L’intérêt que des auteurs, artistes ou chercheurs, portent
à des cultures matérielles, des architectures et des paysages vernaculaires permet de faire entrer ces
derniers au musée, dans des galeries, des livres, des archives, etc. (Chéroux 2017 ; Ballesta et Fallet).
Il est d’ailleurs significatif que deux des premières associations, sinon les deux premières associations,
des mots photographie et vernaculaire concernent les sujets documentés par deux artistes photographes :
Berenice Abbott et Walker Evans.
En 1934, Abbott expose cinquante photographies, qu’elle a produites en collaboration avec
l’historien de l’architecture Henry-Russell Hitchcock, dans le cadre de l’exposition « The Urban Ver-
nacular of the Thirties, Forties and Fifties ». Hitchcock, qui a publié deux ans plus tôt The International
Style: Architecture since 1922 avec Philip Johnson (Hitchcock et Johnson) et qui s’affirme comme
une figure majeure dans la théorisation du Mouvement moderne, introduit l’objet de l’exposition en
décrivant un bâti urbain ordinaire construit avant la guerre de sécession, le plus souvent anonyme et
aux datations incertaines (Mileaf 62).
Evans a aussi photographié des architectures domestiques de la période victorienne en 1933
pour une exposition d’architecture ; mais surtout, comme l’a établi Anne Bertrand, le terme « ver-
naculaire » apparaît dans ses écrits peu avant sa rencontre avec Kouwenhoven au début des années
1960. Il s’en sert alors pour décrire les formes d’architecture qu’il photographie (il évoque aussi une
décoration intérieure « ni professionnelle, ni consciente »), et ensuite seulement, en 1964, pour qualifier
des images anonymes qui l’inspirent (en l’occurrence les cartes postales) (Bertrand 40-41). Pour sa
part, Kouwenhoven écrit en 1961 à propos des sujets d’Evans qu’ils relèvent d’un « design naturel »
que lui-même tient à appeler « vernaculaire », autrement dit des agencements spatiaux « populaire[s] »
et « improvisé[s] » (41). En 1971, Evans déclarera à l’éditeur Leslie Katz : « Je m’intéresse à ce qu’on
appelle le vernaculaire » (Evans 35). À partir de son répertoire de sujets photographiques, des arran-
gements domestiques aux enseignes commerciales, on peut établir avec Evans que le vernaculaire
moderne est une culture matérielle qui est aussi, consubstantiellement, une culture visuelle.

13.
Les articles d’Elizabeth Edwards et de Geoffrey Batchen et l’ouvrage de Martha Langford sont publiés respectivement
en 1999, 2000 et 2001. Les albums photos sont l’objet de nombreuses études depuis deux décennies ; voir l’article de
Carolin Görgen dans ce dossier.
20 Interfaces 44 (2020)

Ces termes, « architecture » et « décoration intérieure », « populaire » et « improvisé », nous convient


à revenir à l’immersion documentaire de Walker Evans et de l’écrivain James Agee chez des métayers
du Hale County (Alabama) en 1936, bien avant cette conceptualisation naissante, dans les années 1960 et
1970, d’une photographie tournée vers le vernaculaire. Le reportage d’Evans et Agee en pleine crise des
années 1930 devient un livre en 1941, avec Let Us Now Praise Famous Men: Three Tenant Families (Agee
et Evans) – titre paradoxal qui amplifie par avance le thème de la célébration du commun dans l’intérêt
porté aux phénomènes vernaculaires dans la deuxième moitié du XXè siècle (Wright). Cette œuvre nous
intéresse ici parce qu’elle dégage de façon à la fois précoce et radicale une veine vernaculaire liée à la
précarité plus qu’à l’ordinaire. En photographiant des familles aux conditions de vie misérables dans leurs
habitations de bois brut, Evans enregistre la forme éminemment visible que prend le métayage comme
système d’exploitation agricole et sociale. Dans l’édition de 1960 14, le portfolio d’images qui précède
le texte d’Agee inclut la photographie d’une tombe d’enfant réduite à un maigre monticule, l’inverse
d’un monument, figurant un passage sur terre qui ne laisse pas de trace durable – la « terre » étant ici très
concrètement celle de la culture du coton et de la propriété agricole dont les métayers sont de simples
occupants temporaires (n.p.). Par ailleurs, alors que l’espace domestique des trois familles de métayers est
marqué par la fragilité des constructions et par une esthétique de l’ascétisme, qui a le manque pour principe
directeur, Evans collecte photographiquement quelques objets décoratifs sur des cheminées environnées
d’images punaisées au mur, inscription momentanée d’une mémoire familiale et d’aspirations sociales.
L’association de photographies de famille et d’images commerciales (calendriers publicitaires illustrés
ou ornements promotionnels comme des silhouettes d’animaux en fer blanc), dans ces zones de l’habi-
tation qui sont faites pour être vues, témoigne aussi de la pénétration de ces logis de peu par une culture
populaire « de masse ». Enfin, dans un célèbre passage du livre, Agee place la photographie au-dessus du
texte, comme forme de documentation la plus proche des matières périssables et presque informes dont
est fait le quotidien : « Si je le pouvais, à ce point je n’écrirais rien du tout. Il y aurait des photographies ;
pour le reste, des morceaux d’étoffe, des déchets de coton, des grumelons de terre, des paroles rapportées,
des bouts de bois, des pièces de fer, des fioles d’odeurs, des assiettées de nourriture et d’excrément » (30).
Le Hale County, transformé en monument documentaire par Agee et Evans, est resté un
territoire vernaculaire durablement arpenté depuis 1936 – que ce soit par des photographes faisant
œuvre documentaire, comme William Christenberry à partir des années 1960 (Southall), ou par des
architectes travaillant en marge de l’institution académique, comme le Rural Studio qui depuis 1993
produit des logements pour et avec une population pauvre à partir de la récupération des rebuts de la


14.
Une deuxième édition du livre est publiée en 1960. En plus d’une préface d’Evans, elle inclut une version révisée et
augmentée du portfolio photographique.
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 21

société industrielle (Oppenheimer ; Goodman). Au-delà d’un territoire géographique spécifique, il existe
un « domaine du vernaculaire » illustré par le Hale County, qui correspond à un paysage ré-organisé,
ré-agencé de façon plus ou moins momentanée autour d’existences individuelles et familiales, et qui
se prête à des entreprises d’enregistrement photographique attentives aux configurations spatiales et
aux traces laissées par l’activité quotidienne des groupes sociaux les plus précaires.
À partir de son souvenir d’un quartier populaire d’une petite ville du Kentucky, bell hooks publie
en 1994 un texte intitulé « In Our Glory: Photography and Black Life » (hooks 1994). Elle y lance un
appel à une histoire des pratiques photographiques africaines-américaines, qu’elle ancre dans la tradition
des « murs d’images » qui rassemblaient des portraits photographiques (snapshots ou portraits de studios
commerciaux) dans les maisons noires du Sud ségrégué des États-Unis. Elle évoque en particulier la pro-
lifération de portraits exposés chez sa propre grand-mère comme exemple de pratiques photographiques
(voire curatoriales) contre-hégémoniques, à l’envers de l’institution raciste. Hooks n’emploie pas dans
ce texte précis le terme « vernaculaire » ; son essai semble pourtant anticiper, depuis une position radical
black feminist et dans le cadre d’une histoire « faite maison », l’appel lancé six ans plus tard par Geoffrey
Batchen en faveur d’une histoire qui se fonde sur l’affect, les pratiques mémorielles, la matérialité des
images au sein de l’environnement domestique conçu comme espace extra-institutionnel de la photographie
(Batchen). En 1995, hooks inclut « In Our Glory » dans le recueil d’essais Art on My Mind, qui porte sur
une « politique de la race » également entendue comme une « politique de la culture », et en particulier
d’une culture vernaculaire noire « working-class » contre la « haute culture » (hooks 1995, 89) – lecture de
classe qui fait écho à la définition d’un vernaculaire ouvrier (« blue collar ») par Jackson (Ballesta 2016).
Un autre essai de hooks intitulé « Black Vernacular: Architecture as Cultural Practice » évoque dans ce
même recueil, et à nouveau à partir de souvenirs des maisons de ses grands-parents dans le Sud ségrégué,
un rapport vernaculaire à l’habitation (hooks 1995). Hooks décrit des « shacks », logis en bois surpeuplés
et fragiles, dont les habitants ne sont souvent pas propriétaires, mais qui sont décorés, organisés, modifiés,
étendus par l’occupation d’espaces liminaux, l’aménagement du backyard ou du porch, etc. Ces pratiques
spatiales provisoires mais créatives relèvent selon l’auteure d’une esthétique noire vernaculaire ; parlant
en tant qu’intellectuelle africaine-américaine, elle appelle à « la documentation de notre rapport historique
et contemporain à l’espace et à l’esthétique » (151). Si dans ces deux essais c’est le texte qui se prête à
l’évocation de souvenirs et de logements disparus (ici ceux des grands-parents), la sphère domestique et le
vernaculaire sont conjointement associés aux manifestations visibles (et documentables) d’une agentivité
– avec des configurations matérielles même peu marquées, qui sont à la fois le lieu et le produit d’une
pratique et qui se voient : « the planting of flowers, the positioning of a porch or a rope-hung swing » (149).
Ces détours par des modes d’habitation prolétaires dans le Sud des États-Unis, en introduction
d’un dossier qui accordera une part importante au domestique et au voisinage (traduction littérale de
22 Interfaces 44 (2020)

l’anglais « neighborhood »), permettent de dégager non seulement une coïncidence matérielle mais
aussi une proximité d’intérêts documentaires (à la fois artistiques et intellectuels) entre, d’une part,
des pratiques visuelles ordinaires, familiales, situées (dans des cultures plus ou moins locales et dans
des lieux concrets), et, d’autre part, des manières d’habiter quotidiennement – ces dernières donnant
lieu à des matérialisations, à un marquage géographique plus ou moins conscient et durable, et plus
ou moins visuel et visible.
Bien sûr, si le mot « vernaculaire » est étymologiquement lié à « l’esclave né à la maison », les
environnements qu’il décrit ne se réduisent ni au lumpenproletariat contemporain (« l’esclave »), ni au
domestique comme sphère distincte et bien circonscrite (« à la maison »). Le « fait maison » n’est pas
forcément voué à rester dans la maison, ni le local à rester en place, ainsi que le suggère d’ailleurs le
lien, aux États-Unis, entre l’histoire des cultures matérielles vernaculaires et les transferts et adapta-
tions liés à l’immigration (Upton 65-7). Néanmoins, si l’on considère que le logis est l’un des espaces
où se joue la singularité au sein même d’une culture massifiée, en suivant par exemple l’hypothèse
des « arts de faire » de Michel de Certeau (1980) (c’est-à-dire l’idée que les pratiques quotidiennes
individuelles, et en particulier les manières d’employer les produits industriels consommés, permettent
une dé-standardisation), alors l’attention pour cet environnement participe d’un intérêt plus large pour
les interventions individuelles (ou émanant de groupes spécifiques) qui prennent place dans l’espace
commun et modifient l’espace public. Ces modifications fragmentaires, qui ne sont pas concertées
politiquement ni régies par des conventions ayant valeur de règlement, peuvent inclure tout aussi
bien la prolifération des enseignes commerciales selon des initiatives privées discontinues et hors de
toute planification urbanistique, qui fut un des sujets étudiés par Jackson (aussi en les photographiant)
comme le furent également les modes d’habitation en mobile homes. C’est en effet en s’attachant,
au sens large, « aux habitats et aux habitants, des formes bâties aux symboles qui les environnent et
les caractérisent » (Brunet 2017b), entre régularités et occurrences singulières, que des entreprises de
documentation visuelle (qu’elles soient le fait d’artistes ou de chercheurs) participent à rendre compte
des pratiques vernaculaires. Une histoire visuelle, et notamment photographique, se grefferait ainsi
au vernaculaire selon Jackson et selon Illich. Elle commencerait là où les administrations tendent à
ne plus produire de documentation écrite sur les réalités sociales et géographiques ; là où le monde
académique choisit d’enregistrer par l’image parce qu’il ne parvient pas à décrire précisément par le
texte ; quand les archives et collections muséales intègrent des productions conçues comme amateurs
ou domestiques, ou conservent visuellement des constructions et objets fabriqués qui ne donnent pas
lieu à la constitution d’un patrimoine matériel.
***
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 23

Le dossier « Les manières de faire vernaculaires / Vernacular Ways », qui comprend cinq
articles et un entretien en plus de la présente introduction et de la photographie de couverture par
Camille Fallet (une image qui documente une construction on ne peut plus vernaculaire), propose
certains éléments d’une telle histoire visuelle. Il considère à la fois des images vernaculaires et des
images du vernaculaire, des œuvres d’artistes et des pratiques de chercheurs, des habitats et des habitants.
Dans son article « Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San
Francisco Earthquake and Fire of 1906 », Carolin Görgen prend pour objet un album photographique
anonyme, constitué juste après la catastrophe de 1906 à partir d’images prises au milieu des ruines, et
déposé peu de temps après à la California Historical Society. Elle montre comment, de la prise de vue
au séquençage et au légendage des images dans l’album, un photographe-habitant inscrit une mémoire
civique et familiale, mémoire à inflexion distinctement anti-élitaire, dans un paysage urbain dévasté
puis dans le patrimoine de la ville. En l’occurrence, la destruction du paysage politique se prête à une
prise de contrôle momentanée et mineure de l’espace physique et symbolique, qui trouve une forme
de pérennisation dans une archive locale – à la condition que soit aujourd’hui pris au sérieux l’ancrage
socio-politique de ce type de collection photographique.
En analysant la production photographique de l’architecte montréalais Melvin Charney dans
son article « De l’Américanité à la Montréalité », Elène Levasseur fait ressortir bien plus qu’une pratique
amateure, développée en parallèle d’une activité professionnelle prépondérante. À partir de l’étude
de ses archives, elle montre comment Charney a fait de la photographie une écriture documentaire
lui permettant de penser la contemporanéité de l’architecture québécoise et des formes urbaines de sa
ville. Elle reconstitue les liens que Charney a tissés avec les œuvres photographiques de l’architecte
Erich Mendelsohn et de l’artiste conceptuel Edward Ruscha, tout en nous informant de ses échanges
avec Walker Evans dans le cadre du séminaire que celui-ci dirigeait à l’université de Yale. Par ailleurs,
son article donne à voir près de dix images de Charney, uniquement visibles dans le fichier pdf 15,
représentatives d’une articulation étroite entre style documentaire et documentation du vernaculaire.
Dans son article « La photographie : médium d’une exploration du logement, espace de syntaxes
domestiques et provisoires », Danièle Méaux examine parallèlement trois ouvrages photographiques
intitulés Intérieurs, qui sont unis par des formes comparables d’enquête et une même problématique :
comment des habitants disposent leur mobilier, décorent leur logis, inscrivent leur vie quotidienne et
organisent des « syntaxes privées ». À partir de ces trois livres de François Hers, Jean-Marc Tingaud
et Hortense Soichet, qui couvrent trois décennies de photographies, elle met en tension habitation et


15.
À la demande des ayants droit.
24 Interfaces 44 (2020)

agencements précaires, aliénation consumériste et arts de faire, en envisageant la part de vernaculaire


que comportent les mondes domestiques ordinaires.
Quittant l’image fixe pour l’image animée, toutes deux enregistrées, ce dossier s’oriente vers
des pratiques cinématographiques et vidéographiques qui donnent une large place au vernaculaire comme
caractéristique paysagère et comme mode de représentation. Dans son article « Agnès Varda à Los
Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire », Lucas Lei interroge d’abord
la manière dont la théorie cinématographique s’est appropriée la notion de vernaculaire et comment
la pensée paysagère caractérise les cadres de vie urbains des Américains ordinaires. Il analyse ensuite
deux films, le documentaire Murs murs et la fiction empreinte de réalisme Documenteur, qu’Agnès
Varda a tournés à Los Angeles, dans des quartiers situés en contre-bas des studios hollywoodiens. Il
y décèle une réflexivité entre le vernaculaire de la forme cinématographique et celui du paysage filmé
– domestique dans Documenteur, jalonné de fresques murales et urbaines dans Murs murs.
Dans son article « Du vernaculaire comme genre cinématographique », Gala Hernández López
avance une généalogie de la notion de vernaculaire à partir des études visuelles, de la philosophie et au
sein de la littérature vidéographique, afin d’interroger les vidéos créées par des « produsers », à la fois
producteur et consommateurs-utilisateurs non-professionnels, qui sont diffusées sur les plateformes
d’hébergement dédiées, de YouTube à Periscope. Elle questionne la position de ces vidéos dans
l’économie visuelle de masse actuelle, leur circulation au regard du régime d’autorialité qui leur est
conféré, puis leur appropriation par des artistes faisant avec des matériaux qu’ils insèrent dans leurs
œuvres. Ainsi, Gala Hernández López avance l’hypothèse d’un double mouvement de vernacularisation
des formes vidéographiques puis de leur artialisation, aboutissant à un stade paradoxal de canonisation
par les institutions muséales.
En conclusion de ce dossier, nous avons souhaité donner la parole au sociologue et photo-
graphe Jerome Krase qui, depuis plusieurs décennies, utilise l’observation flottante afin d’analyser
les évolutions paysagères causées par l’immigration, la mondialisation et la gentrification au sein de
quartiers populaires, notamment à Brooklyn et dans des villes polonaises et italiennes. Attentif aux
déploiements graphiques et matériels qui ont cours à l’interface des espaces public et privé, il a créé
une vaste archive visuelle témoignant d’un art de la notation des moins normés et des plus directs, qui,
dans le même temps, documente une multitude d’activités immobilières, d’agencements mobiliers, de
publicités commerciales et de pratiques jardinières qu’il qualifie de vernaculaire. Enfin, revenant sur
l’usage académique de cette notion et les manières de faire qu’elle sous-tend, Jerome Krase invite à
l’investir dans le cadre des sciences sociales.
Manières de faire vernaculaires. Une introduction 25

Ouvrages cités

AGEE, James et Walker EVANS. Louons maintenant les grands hommes. 1960. Trad. de l’anglais par Jean
Queval. Paris : Plon, 1972.
ASQUITH Lindsay et Marcel Vellinga, dir. Vernacular Architecture in the 21st Century: Theory, Education
and Practice. Abindgon-on-Thames: Taylor & Francis, 2005.
BALLESTA, Jordi. « Le vernaculaire selon John : Quatre étapes dans la définition d’une notion centrale dans
l’œuvre de J. B. Jackson ». Carnets du paysage 30 (« John Brinckerhoff Jackson » 2016) : 31-45.
BALLESTA, Jordi et Camille FALLET. Notes sur l’asphalte : Une Amérique mobile et précaire, 1950-1990.
Vanves : Hazan, 2017.
BATCHEN, Geoffrey. « Vernacular Photographies ». Each Wild Idea: Writing Photography History. Cambridge,
Massachusetts: MIT Press, 2000. 56-80.
BERTRAND, Anne. « ‘I’m a writer too.’ Les textes de Walker Evans ». Walker Evans. Dir. Clément Chéroux.
Catalogue d’exposition. Paris : Centre Pompidou, 2017. 39-44.
BRUNET, François. La Photographie. Histoire et contre-histoire. Paris : Presses universitaires de France, 2017a.
BRUNET, François. « Walker Evans, photographe vernaculaire ? ». Métropolitiques (19 octobre 2017b).
URL: https://www.metropolitiques.eu/Walker-Evans-photographe-vernaculaire.html (page consultée le
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Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 29

EVERYDAY PHOTOGRAPHY?
POLITICIZING A ‘VERNACULAR’ PHOTO ALBUM
OF THE SAN FRANCISCO EARTHQUAKE AND FIRE OF 1906

Carolin Görgen
Sorbonne Université, HDEA
Abstract: The San Francisco earthquake and fire of 1906, defined as the most-photographed event of the early
twentieth century, overlaps with the beginnings of vernacular photography. Drawing on the vast output of the
disaster, this article politicizes the notion of the vernacular. As art institutions have championed an aestheticized
vernacular, many anonymous photographs have been stripped off their sociopolitical context. A host of related
practices, such as amateur or club photography, have thus become marginalized. This perspective has reinforced
a narrative of American photography ca. 1900 as either “vernacular” or “high art.” The heterogeneity of sources
produced in San Francisco runs counter to this binary reading. They require a historiographical revision and a
politicization of photo-collections. Exploring a personal photo album, this article retraces the visual, discursive,
and material uses of “everyday” photography in extraordinary conditions. It points out how photo-practices were
marked by extreme seismic events and domestic politics. The aim is two-fold: drawing attention to the complexity
of archival materials and proposing a counter-narrative to the aestheticized vernacular.
Keywords: San Francisco earthquake and fire, photography in San Francisco, disaster photography, amateur
photography, photo albums, history of California, California Historical Society, photographic archives, photo-
graphic materiality
Résumé : Le tremblement de terre et l’incendie de San Francisco en 1906, défini comme l’évènement le plus
photographié du début du XXe siècle, coïncide avec les débuts de la photographie vernaculaire. En se basant
sur la production engendrée par le désastre, cet article vise à politiser la notion du vernaculaire. Avec la mise
en avant d’une esthétique vernaculaire, de nombreuses photographies anonymes ont été isolées du contexte
sociopolitique. Tout un ensemble de pratiques, comme la photographie amateur ou collective, a ainsi été
marginalisé. Cette perspective a renforcé une conceptualisation de la photographie américaine autour de
1900 comme étant soit « vernaculaire » soit « beaux-arts ». Le caractère hétérogène des sources produites à
San Francisco contredit cette lecture binaire. Elles exigent une relecture historiographique et une politisation
des collections photographiques. À partir d’un album photographique personnel, cet article retrace les usages
visuels, discursifs et matériels de la photographie dite « de tous les jours » dans des conditions extraordinaires.
Il montre comment les pratiques photographiques sont marquées par des séismes extrêmes et la politique locale.
L’objectif sera à la fois d’attirer l’attention sur la complexité des matériaux dans les archives et de proposer
une lecture qui évite l’esthétisation du vernaculaire.
Mots-clefs : tremblement de terre et incendie de San Francisco, photographie à San Francisco, photographie
de catastrophe, photographie amateur, albums photo, histoire de la Californie, California Historical Society,
archives photographiques, matérialité photographique
30 Interfaces 44 (2020)

In the early morning hours of April 18, 1906, the earth shook for about one minute in San
Francisco. 1 The earthquake, whose magnitude was later estimated at 7.9 on the Richter scale, caused
numerous gas pipe leaks, so that by 5:30 a.m., more than fifty fires were reported. In the three days that
followed, raging fires destroyed more than 75% of the city. While citizens had experienced numerous
fires and earthquakes during San Francisco’s brief existence as an American city – leading them to
adopt a seal with a Phoenix rising from the ashes – the intense tremor and firestorms of April 1906 left
more than half of the population, that is, some 250,000 people, homeless (Fradkin 8-12, 52-55, 179).
San Francisco, which by 1906 had become the nation’s eighth largest city, boasted a thriving
photographer scene at the time. Personal accounts suggest that a considerable amount of their work was
destroyed as the city burned to the ground. A well-known practitioner such as Chinatown photographer
Arnold Genthe watched his studio go up in flames (Genthe 87-97). The city’s most prominent portrait
photographer, Isaiah W. Taber, saw eighty tons of negatives disappear in the flames (Bonnet 142). Landscape

Figure 1. [unknown photographer], Carleton E. Watkins [with cane, during aftermath of earthquake],
April 18, 1906, photographic print.
© The Bancroft Library Portrait Collection. The Bancroft Library, University of California, Berkeley.


1.
This article is a revised and expanded version of a chapter from my dissertation (Görgen 2018).
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 31

photographer Carleton Watkins, by then 76 years old and frail (Fig. 1), had to leave behind a collection of
daguerreotypes and negatives which had been planned to be transferred to a new storage location a few
days later (Palmquist 82-83). Editors at the San Francisco Call reported the losses of “priceless” material,
stating that “[i]n all San Francisco there remain but a few hundred photographic negatives of the countless
thousands taken of persons prominent here […] for the past half-century” (“Priceless Negatives”).
Despite these immense losses, the earthquake and fire gave way to an unprecedented image
production. In 1905, the Eastman Kodak company had sold more than 1.2 million cameras (West
41). Given the company’s large-scale production since the 1880s, historian Nick Yablon accordingly
estimated that about one-third of the U.S. population could have owned a hand-held camera by the
time of the disaster (214). Observations from a reporter of the Los Angeles Herald in San Francisco
in May 1906 seem to corroborate this phenomenon:

The streets of the burned districts were thronged today with sightseers. Every train from neighboring
towns on the peninsula and every ferryboat from the bay counties was packed with people eager to get
their first glimpse of the city’s devastation, and almost every third person carried a camera or a [K]
odak. (“Dynamite Used”)

This heightened demand on the supply market was echoed by the editors of Camera Craft,
the city’s photography magazine and mouthpiece of the local California Camera Club. Member Louis
Stellmann reported that any photographic equipment “in Oakland, Berkeley and Alameda is sold or
rented”(6), while his colleague Edgar Cohen summed up the situation as follows:

The probabilities are that never since cameras were first invented has there been such a large number
in use at any one place as there has been in San Francisco since the 18th of last April. Everyone who
either possessed, could buy or borrow one, and was then fortunate enough to secure supplies for it,
made more or less good use of his knowledge of photography. (183)

Today, the mass of this output can be consulted online thanks to the San Francisco Earth-
quake and Fire Project, launched on the centennial in 2006. It includes digitized photographs, albums,
postcards, correspondence, and eyewitness accounts from six Californian institutions, including the
Bancroft Library and the California Historical Society. Some 14,000 photographs – some authored,
many anonymous – illustrate both the appeal of the destroyed city and reconstruction efforts. 2

2.
The 1906 San Francisco Earthquake and Fire Digital Archives Project, URL: https://bancroft.berkeley.edu/collections/
earthquakeandfire/index2.html (page accessed October 27, 2020)
32 Interfaces 44 (2020)

Facing this massive amount of material, the question of how to approach, contextualize, and
analyze these sources imposes itself on photo-historical research. The sheer number of photographs
seems to qualify this output as part of early twentieth-century “vernacular” photography, which was
generated by the availability of Kodaks and increased free time. However, the San Francisco disaster
photographs are anything but “snapshots capturing everyday life,” as this genre is generally defined
(“Vernacular Photography”). They were produced in a specific spatial, societal, and political context,
and oftentimes used on carefully selected material supports. Research on early twentieth-century
American photography has given little thought to these productions, as the canon is still mainly defined
by an either-or approach – channeling archival sources either through the lens of fine-art photogra-
phy, embodied by Alfred Stieglitz and the Photo-Secession, or as playful vernacular production. A
cherrypicked selection of the latter has been on display in museums in recent decades. This binary
approach has left little room for a thorough contextual reading of the archival bulk.
Against the background of the earthquake and fire, I will closely analyze an anonymous pho-
tograph album held at the California Historical Society – one of the oldest collecting institutions in San
Francisco. Rather than producing spontaneous playful images, the maker of this album curated their own
experience in an elaborate narrative sequence. This purposefully shaped photo-object therefore cannot
be reduced to its formal or aesthetic qualities. Instead, its intimate testimony discloses the anxieties,
questions, and material ways of dealing with the experience, which many official publication channels
obfuscated. Focusing on this “anecdotal, individualistic” documentation will allow us to extract a local
perspective of an uprooting event (Button 146-47). Photo albums are a decisive material support in
the context of 1906 as they created a coherent narrative which could be recounted and inscribed into
a larger communal context. As curator Mattie Boom rightly remarked, what historians have labeled
“the iconography of everyday’” is “not recorded” in photo albums (124, 126). Instead, what we see
are exceptional moments – or in this case: disaster, dislocation, and death.
Through an outlook on the existing historiography and a close analysis of the album, the
following article provides a critical methodological approach to anonymous photography sources
of the 1900s and advocates in favor of a contextual understanding of these materials, beyond their
tempting qualification as anonymous “vernacular.” By exploring both the composition of the album
and the tone that emerges from it, the aim is to uncover individual responses – visual and material – to
the anything-but “everyday” circumstances of April 1906.
***
American photo-historical scholarship on the decades around 1900 is marked by two deve-
lopments: on the one hand, researchers have cultivated an almost exclusive focus on Alfred Stieglitz
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 33

and the New York Photo-Secession, whose broader circle has dominated literature since the 1970s and
generates new scholarship up to this day. This selective interest in an avant-garde circle has turned
Stieglitz into a “bibliographical monument,” as François Brunet put it (264). While arguably necessary
to the institutionalization of a photographic history, this approach has marginalized the more than ninety
other American camera clubs which were active in the same period and whose productions reside in
local archives across the U.S. – one major example being the California Camera Club which represented
the largest organization in the U.S. with more than 400 members in 1900 (Görgen).
On the other hand, the mass of unknown photographs, produced through a Kodak leisure
practice, has led to the rise of a selective snapshot aesthetic, which, similar to research on Stieglitz,
is centered around formal aspects. This branch of vernacular photography, depicting the everyday in
an aesthetically appealing way, has occupied an important place in photographic literature over the
past thirty years (Levine and Snyder; Greenough et al.). As former SFMOMA curator Sandra Phillips
explained regarding the mass of vernacular images:

I actually think that it’s not going to be museums that will be savior of this stuff, it will be libraries that
are interested in popular culture that will preserve this. The museum or gallery will just pick out what
is intriguing artistically, but it won’t save the whole thing (“Interview”).

Yet, this exclusive interest in the “artistically intriguing” has come at the expense of a broader
cultural-historical inquiry into the productions of this period – notably the ones which reside in libra-
ries. Curator Mattie Boom recently voiced strong criticism of this conceptual reading. Noting that art
history seems “at a loss as to what to do with amateur photography,” she observed a disproportionate
enthusiasm for the anonymous snapshot. As she put it: “it would seem, the more anonymous, the better”
(15, 18). While many such images by unidentified authors appeal to the imagination of collectors and
artists, she argues that one should instead conduct in-depth research on the production context, and if
possible, the makers. A similar case is made for photo albums whose functions should be considered,
instead of their formal characteristics (28).
As products of a new photography market in the early twentieth century, albums and their
intimate depictions of family life have been re-appreciated by fine art institutions. Over the past twenty
years, the album’s material hybridity and its acts of spontaneous creation have been conceptualized
as “a new genus of American folk artist[s]” (Snyder 25) – an approach inspired by the 1944 MoMA
exhibition “The American Snapshot: An Exhibition of the Folk Art of the Camera” (Berger 38-40).
Through its varied assemblage and formal coincidence, the snapshot family album came to be considered
a precursor to avant-garde aesthetics. It was situated in a tradition of modern art “as [an] [object] of
34 Interfaces 44 (2020)

significant artistic merit” (25-27). While such framings recognized the materiality of the album, the
source’s historical depth and anchorage in a specific sociocultural context were oftentimes discarded.
The 2007 exhibition “The Art of the American Snapshot” at the National Gallery of Art has
noted this inflation of the Kodak capture in twentieth-century modern art. In addition, the deliberate
removal of the personal photograph from its original context facilitated its use as an individual specimen
of a snapshot aesthetic. As “immensely satisfying visual objects,” family photographs and their “acci-
dental quality” became depersonalized items (Greenough et al., 2-5). Yet, as noted earlier by Sandra
Philipps, since libraries and historical societies have large collections of such photographs, new research
may be envisioned on the objects themselves, removed from the dominant art-historical narrative.
In the following analysis, I wish to rely on exactly this notion of the personal album as a
social object. Mixing memories in images, texts, and other materials, albums are necessarily hybrid
and therefore hardly fit into a generalized archival classification system, as Geoffrey Batchen remarked
(81). If we focus on the interplay of diverse materials and uses in albums, as demonstrated by Elizabeth
Siegel, Verna Curtis, and Martha Langford, they emerge as shapers of a collective imagination, and
reveal their appeal, versatility, and function within a specific historical context.
In the months following the 1906 disaster, many albums combined commercially produced
views and private photographs in a broader narrative sequence. This combination of public imagery
and personal voice shows how the history of the event was negotiated in the pages of the album. The
source thus turns from a standardized commodity into an individualized resource. These “album rituals,”
as Siegel called them, imply a collective, ceremonial dimension: they link the micro experiences of
citizens to a larger community (116, 153).
What made the album attractive and useful in the wake of April 18, 1906 was its formal purity
and originality. The tabula rasa of the album, “the whiteness of the sheet,” invited the construction
of narratives that filled the void of the pages (Langford 23). This aspect is even more tangible when
applied to the destroyed city space, whose emptiness demanded to be filled. After the disaster, the
album’s blank spaces came to embody the city’s devastated areas. The album fulfilled the double
function of photographically reconstructing the event and representing a new material possession of
one’s own – after everything had been lost.
Individual disaster albums are an extremely valuable source as they run counter a victorious
narrative which was rapidly disseminated in the summer of 1906 and would remain official history until
the mid-twentieth century: as earthquakes were unpredictable, invisible events, many a politician, investor,
and insurance company in California framed the event as another “great fire,” which the city and the
country had seen on numerous occasions, most notably in Chicago in 1871. Boosters of the American
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 35

West, i.e. companies and individuals promoting the Western U.S. as a desirable place of settlement,
would soon circulate “before and after” images of the city under construction and downplay the impact
of the event on the Bay Area so as to incite investment. As Susanne Leikam put it, they created “an
upbeat narrative of San Francisco’s imminent cultural, economic, and political rise” (Leikam 2015, 244).
Professional photographers and camera club members collaborating with city officials added to this local-
patriotic depiction of a resilient pioneer city. They disseminated illustrated publications that documented
the reconstruction effort, at times also in the shape of albums (Görgen 427-39). These sources were to
predict the establishment of a new city in the making, for example in wide-angle shots of refugee camps
in which cottages, infrastructure, and surrounding cityscape appeared orderly and intact (Fig. 2). Personal
photo albums tell a different story – removed from flag-waving imagery and well-regulated rebuilding.
***

Figure 2. Charles Weidner, Camp 29, Mission Park, 1906, photographic print. BANC PIC 1994.022--ALB v.3:14.
© The Bancroft Library, University of California, Berkeley.
36 Interfaces 44 (2020)

Hybrid material sources, the personal albums of the 1906 disaster provide an ambiguous
perception of the event – one in which feelings of loss, criticism of local politics, and reluctant parti-
cipation in the booster narrative are combined all at once. One remarkable document in the collection
of the California Historical Society (CHS), entitled Photograph Album No. 11, was donated in 1906.
It was assembled by an unknown individual from San Francisco, one month after the disaster, and
features twenty-five recto-verso pages with some fifty photographs, all of which are personal prints.
The CHS holds a noteworthy collection of more than 200 albums, some ten of which cover the 1906
earthquake and fire. The given album was chosen as it is the only item that comprises a lengthy
sequence of images by an anonymous photographer without additions of commercial images and was
donated the same year as the disaster. While recent research on the event has paid attention to similar
anonymous prints (Leikam 2015; Yablon), the album as historical source is mentioned only in passing.
In the absence of a comprehensive inquiry into existing album collections, CHS’s photograph album
no. 11 provides a fruitful starting point for understanding the social function of these ordinary objects
in extraordinary circumstances.
Starting with a short documentation of life in refugee camps, the album mainly consists
of a walking tour through burned districts, documenting the damage of specific sites, including the
neighborhood of the maker and public venues. The captions, short but effective, enrich the narrative
sequence with nostalgic, at times political, but also outright sarcastic commentary.
The third photograph in the album is the first to depict people (Fig. 3). A family – father,
mother, and daughter, alongside two women and a dog – are posing in front of a wooden shelter. While
the family are seated for the photograph, the two women are standing at the entrance of the makeshift
home, and seem engaged in some activity which they briefly interrupt for the time of the exposure.
The family are rather well dressed – in striking contrast to the working attire of the two remaining
women standing next to the erring dog. While the scene does not explicitly depict misery, it does
suggest the hardships of daily life through the messy exterior. The division in two panels is underlined
by the American flag, waving in the air behind the shelter. The experience of the portrayed people is
connected to this national symbol in the caption, reading “The spirit of patriotism helps them to bear
up happily after the great calamity.” Through the wording, the viewer’s gaze is directed toward the
flag which stands as a reminder of durability.
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 37

Figure 3. “The spirit of patriotism helps them to bear up happily after the great calamity.” Visit to San Francisco
a month after the earthquake and fire of April 18, 1906, photograph album.
© PC-PA: 011; California Historical Society.

The notion of national pride with which the image is instilled through the caption is reminiscent
of the “official” portrayal of camp life. In publications from city officials, illustrated by professional
photographers, citizens could be seen quietly enduring their new living conditions in a seemingly
efficiently managed camp environment (Leikam 2015, 272-73; Görgen 428-34). While it can only be
speculated to what extent the abstract principle of belief in the nation provided emotional relief, it did
appear important for the maker of album no. 11 to align the people presented in the album as affiliates
to this often-advertised “spirit” of the city, with which national values were closely entwined. It is a
desired representation of the past as seen from a specific moment in the present – when the maker had
found the time to engage materially with the experience by assembling the album. If we were to assume
the maker to be the father or mother of the exposed family, the self-ascribed role as local patriots would
constitute an important addition to the family narrative of the event. It allowed the compiler to shape
an interpretation of the image which put its subject in the desired light. As Celia Lury has argued with
regard to photographs in family albums:
38 Interfaces 44 (2020)

The photograph’s freeze-framing creates a loop in time from which a newly self-possessed individual
may emerge. In this loop, the future perfect of the photographic image – this will have been – may be
suspended, manipulated and reworked to become a past perfected (85).

In this specific case, the polishing of the past by purposefully situating oneself within a well-
known event was extended by the positioning of the family photograph in the album. In the sequence,
it is preceded by an image of “one of the well regulated streets in camp town,” showing an orderly
arrangement of white tents on an expansive field. Even though, visibly, the family’s shelter was not
located on this street, no comment is made about their own living conditions apart from patriotic
references. The family portrait is followed by “some of the scenes of refugee life,” depicting several
men and a young girl (perhaps the daughter) engaged in discharging material from a trailer. Through
this sequential depiction, the family’s activities during the relief period are presented as contributions
to reconstruction – by actively engaging in the daily work of the camp and keeping up the “spirit.” In
this context, the microscopic experience of one family, traumatic as it may have been, was adapted to
a more broadly promoted, national optimism. At the outset of the album, these images seem to set the
tone for its historical interpretation.
Yet, when leafing halfway through the pages, amid the walking tour of the urban ruins, the
viewer is confronted with a more personal expression of the disaster experience. The return to once-
familiar sites was an important, yet painful endeavor. A photograph captioned “Many times have
we trodden this street” shows a cable car track leading up a hill, with bricks to one side and desolate
façades to the other (Fig. 4). The only continuity that can be established with the past lies in the maker
who, once again, treads the street – or what remains of it. The photographic tour continues in the
same district, from a more distanced perspective, so as to depict the expanse of damage (Fig. 5). The
earthquake and fire having razed to the ground practically all buildings, the map of the city lay bare
and brought unexpected vistas to the fore, as confirmed by the caption: “It was very startling to see
Russian Hill from Powell and Washington.” In this confusing setup of a once well-known location, the
photographer tries to make out specific points of reference like street names, repeated in the captions,
in order to relocate themselves and the viewer of the album in the city space.
To affirm personal presence and to regain possession of the unfamiliar location, the compiler
drew on a common motif of disaster albums, that is, portraits taken amid the rubble. This becomes
tangible in a photograph captioned “Dear old 926,” showing a woman standing next to what must be
a completely torn down house (Fig. 6). While the debris occupies almost the entire foreground, the
woman is depicted in a mourning posture with her head slightly bent and a book in her hand. Reminiscent
of a funeral ceremony, the photograph positions her in front of the house as if she were standing at a
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 39

Figure 4. “Many times have we trod-


den this street.” Visit to San Fran-
cisco a month after the earthquake
and fire of April 18, 1906, photograph
album.
© PC-PA: 011; California Historical
Society.

Figure 5. “It was very startling to see


Russian Hill from Powell and Wash-
ington.” Visit to San Francisco a
month after the earthquake and fire of
April 18, 1906, photograph album.
© PC-PA: 011; California Historical
Society.
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grave, paying her last respects to the dead. The caption, formulated like a personal address to a loved
one, reinforces the impression of deep-felt loss.

Figure 6. “Dear Old 926.” Visit to San Francisco a month after the earthquake and fire of April 18, 1906, photo-
graph album.
© PC-PA: 011; California Historical Society.

This explicit representation of grief is a hallmark of the personal album – as opposed to official
illustrated publications. While some of the latter would allude to losses through ruined buildings, they
were mostly devoid of people. As surviving inhabitants of the erased city, their presence in photogra-
phs disclosed misery and pain instead of resilience and optimism. However, the expression of grief
was accepted within the viewing circle of an album who considered such personal documentation a
necessity. To related viewers, the former no. 926 constituted a reference familiar to the point that it
did not require an additional street name. The experienced loss could hence be more easily grasped
when shared within this group.
Be it former homes or public buildings, situating a person within the unfamiliar space was a
powerful tool to re-inscribe one’s presence in the city. It can be understood as a photographic way of
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 41

dealing with the situation by deliberately positioning one’s body in relation to the city. In ascribing
specific locations and dates to the scenes, “the continuity of time and place” was upheld, as Susanne
Leikam has suggested, “despite the disruption of familiar structures and processes.” It was the very
format of the photographs which circulated from one hand to the next that helped in this process.
Through a condensation of monumental damage, the destroyed scenery was “convert[ed] […] into
small, portable inanimate objects [through which] the sense of control over the events was established”
(Leikam 2009). The narrative sequence of the album yet again contributed to this re-establishment of
a coherent understanding of the event.
Another way of reaffirming a personal connection with the destroyed city setting was the
use of political commentary. As San Francisco was well-known for its corrupt administration, the
politicization of disaster imagery was not uncommon. Private photo albums which documented the
damaged City Hall oftentimes alluded to the controversies related to its construction. As one caption
from a photograph in the digital earthquake collection reads: “Ruins of San Francisco’s twenty million
dollar City Hall after the earthquake April 18, 1906. Twenty
million dollar cost. Twenty years to build. Twenty seconds to
destroy” (Calisphere). Construction on the edifice had started
as early as 1870, and by the time of its completion in 1899, it
had come to represent an inefficient, ostentatious urban elite,
including mayor Eugene Schmitz who was in office during the
earthquake and fire. In the wake of the disaster, some artistically
inclined photographers aimed to “reclaim the civic authority”
of the building, notably by zooming in on the building’s Corin-
thian pillars – still standing amid the rubble (Yablon 231-34).
Beyond such symbols reminiscent of ancient civilizations of the
Mediterranean, many also desired to create an aesthetic urban
vision. Amateur photographer and camera club member Edward
N. Sewell, for example, depicted the two pillars of the entrance
in soft hues, as though taking the viewer on a grand tour through
a “fallen” city (Fig. 7).
While uninterested in the aesthetics of City Hall, the
maker of album no. 11 did evoke the instructive value of the
destroyed edifice. Yet, instead of seeking out picturesque ruins
Figure 7. E.N. Sewell, City Hall,
for future improvement, the photographer included what appears
1906, photographic print.
to be a quick snap of the scene from a distance, showing the © California Historical Society.
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destroyed dome amid a veritable urban wasteland. The view “City Hall taken from Market Street” is
captioned “A great example of corrupt ways” (Fig. 8). The image is not particularly well composed
with its slightly slanted horizon and bulky pile of rubble in the foreground that obstructs a coherent
view of the structure. As the only photograph of City Hall in the album, the compiler did not make
any attempt to ennoble the building or to develop a fable of patriotism from its remnants, as official
publications would do. Rather, through a brief glimpse at the site from a distance, City Hall was rapidly
dismissed as an embodiment of fraud deserving rapid eradication.

Figure 8. “City Hall from Market St. A great example of corrupt ways.” Visit to San Francisco a month after the
earthquake and fire of April 18, 1906, photograph album.
© PC-PA: 011; California Historical Society.

As the walking tour continues through the wealthy quarters on Nob Hill, more explicit political
comment is made. Given the impact of business elites on urban decision-making, public aversions
had been widespread since the 1870s, not least since the mismanagement of City Hall. Oftentimes,
this criticism was leveled at the wealthy neighborhood of Nob Hill, where the mansions of railroad
magnates like Leland Stanford and Henry E. Huntington were located. On April 18, large portions of this
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 43

district were destroyed (Fradkin 305-38). Official publications and many a camera club photographer,
benefiting from the railroad and other local companies, then sought to frame the ruins as nostalgic sites
of California’s pioneering entrepreneurs. One such residency’s ruin was renamed The Portals of the
Past (Fig. 9). Built by Southern Pacific Railroad manager Alban N. Towne, the mansion had become
well-known for its portico made of white marble. Unoccupied after Towne’s death in 1896, the house
continued to represent the style of “high art villas,” much desired by the urban elite keen to stress San
Francisco’s cultural refinement (O’Brien). The architectural ruin of the Towne mansion consisted of
ancient building and sculpture material instead of modern-day rubble. Its Greek design, which had
endured seismic shock and firestorms, could be used to attest to this form of resilience. The fact that
it had been inhabited by an early Californian entrepreneur added a layer of meaning to the optimistic
account of an “American Mediterranean” (Starr 365) reconstructed after a catastrophe.

Figure 9. E.N. Sewell, Towne House, 1906, photographic print.


© California Historical Society.
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Situated at the other hand of this representational spectrum, the maker of album no. 11 did
not indulge in such transfigurations. A comprehensive view of Rudolph Spreckels’s villa shows its
neo-Gothic outer walls with hollow window frames, evidence of intense burning (Fig. 10). The son
of Claus Spreckels and co-owner of his father’s sugar refineries in California and Hawai’i, Rudolph
Spreckels had speculated in real estate and belonged to the city’s richest businessmen. The caption to
the photograph of his Nob Hill home reads like a call for just treatment under disaster law, conveying a
sense of satisfaction: “One time when money did not count. The offer of a million dollars by Spreckels
to the firemen had no effect to save his mansion.” With rumors of all kinds running high, Spreckels’s
apparent search for advantageous treatment to save his burning home provided a welcome anecdote
to be added to the photograph.

Figure 10. “One time when money did not count. The offer of a million dollars by Spreckels to the firemen had
no effect to save his mansion.” Visit to San Francisco a month after the earthquake and fire of April 18, 1906,
photograph album.
© PC-PA: 011; California Historical Society.
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The mockery of business ventures becomes more tangible in the Nob Hill sequence of the
album. An image of blatant destruction with two-thirds occupied by debris and garbage, and one-
third in the background showing a decrepit structure, was captioned “Real estate is booming on Van
Ness” (Fig. 11). A signpost lurking amid the rubble visually underlines the caption, suggesting that
the destroyed terrain could be easily advertised for sale. Connecting debris with real estate, the album
compiler sarcastically adopted the post-disaster booster rhetoric which jumped on seemingly vacant
lots for promotion. In taking on this cartoonish tone, the voice grows increasingly political. The author
draws attention to common practices of the time which allowed the rapid seizure of land by investors
through facilitated building permits, although the sites had not been cleared and the risks not properly
investigated (Davies 117). The album compiler thus also demonstrates a familiarity with comic images
that were disseminated after the disaster in the shape of postcards and articles. These mocked the newly
entrepreneurial “spirit” of San Francisco. Although the profession of the compiler is unknown, he or
she must have felt the imminent threat to residential housing in the city, especially for working classes.

Figure 11. “Real estate is booming on Van Ness Ave.” Visit to San Francisco a month after the earthquake and
fire of April 18, 1906, photograph album.
© PC-PA: 011; California Historical Society.
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Many business and civic leaders, including aforementioned Spreckels and former mayor
James Phelan, prioritized the removal of working-class neighborhoods, citing health risks. It has been
shown, however, that these efforts on the part of the urban business and cultural elite served to boost
investment in rebuilding, not to improve residential living conditions (Bolton and Unger). Inextricably
tied to such efforts was the strategy of the city’s board of real estate to downplay the earthquake and
frame the catastrophe as a fire with minor consequences (Leikam 2015, 243-48). Again, professional
photographers contributed to this effort by creating series of images that allowed readers of interna-
tionally circulating magazines like Sunset to retrace the reconstruction of dense neighborhoods like
the Financial District and the waterfront (Fig. 12).

Figure 12. Howard C. Tibbitts, “San Francisco two years after. A series of pictures that tell the story of the city's
marvelous renascence.” Sunset 20:6 (April 1908).
© California Historical Society.

In speaking against the officialized optimism – be it through emotion or through mockery


– the compiler of album no. 11 relied on their own voice as a local resident. The use of sarcasm and
dark humor, especially when addressing housing problems, created an emotional detachment from
the desolate scene. It was an explicit pointing of fingers at the wrongdoings of an ostentatious local
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administration. Through this politicization of space, the experience of destruction was re-channeled
and allowed the maker to put personal losses into correlation with others.
The walking tour amid the ruins and refugee camps in this anonymous photo album documents
the unstable social and political climate of San Francisco in 1906. Far from beautifying urban space,
it clearly expresses the widely felt distrust in city officials dominated by corruption and speculation.
In their blunt documentation of the destruction and the emotions attached to the losses, the narrator
directly contradicts the jubilatory accounts which would be illustrated by professional and camera club
photographers. Although the album does express a sense of local patriotism, notably at the beginning,
it does not serve the common urban myth embodied by San Francisco’s phoenix rising from the ashes.
Neither aesthetic nor particularly playful, the album likewise counters the binary framing of turn-of-
the-century vernacular photography and shifts our attention toward local politics and living conditions.
***
With numerous albums in Californian collections revealing similar personal experiences in
more or less elaborate ways (Görgen 403-38), the aim of this discussion was to underline the complexity
of “vernacular” materials in photo archives of the 1900s and to attribute new agency to their compilers,
albeit anonymous. Far from “everyday photography,” these albums depict extraordinary moments in
personal, communal, and national life. They are complex objects whose trajectories cross the private
and the public realm. In their ambiguous narrative form, they provide a meaningful counterweight to
the mass of photographs that tends to be sweepingly summarized as romantic ruin imagery, spectacular
fire documentation, playful refugee-camp life, and optimistic rebuilding. As such, albums allow for
an in-depth reflection on how citizens, who had just become accustomed to “everyday” photography
in the shape of Kodak cameras, documented their lives amid the not-so-everyday circumstances they
had to face in the spring of 1906.
In her extensive analysis of photographic albums, Martha Langford refers to Pierre Bour-
dieu’s influential study Photography: A Middle-Brow Art (1965), in which he argues that many of
these items did not “revolutionize society.” Instead, they “reinforced and confirmed the middle class
in its traditional values,” and remained within a closed exchange circle of shared values and practices
(25-27). This and many other anonymous albums treating the San Francisco earthquake and fire shed
a more ambiguous light on Bourdieu’s notion of conformity. On the one hand, as the compiler of
album no. 11 amply demonstrated, they did not want to comply with the widely repeated chorus of a
new San Francisco – hence also the absence of additional commercial images. Instead, the voice that
emerges is marked by dislocation and loss, distrust and mockery, despite the hesitant optimism at the
beginning. By disclosing the voice of the people, the album counters the standardized narrative and
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attributes historical importance to citizens – those living in refugee camps and returning to the ruins of
their homes – as the donation of the album to the CHS in 1906 illustrates. On the other hand, despite its
harsh criticism of the urban administration, the album cannot completely reverse the disaster narrative,
as it was made within a specific context of white San Francisco (as the portrait in the camp shows)
with rapid access to commodities like cameras and albums. In addition, none of the many disaster
collections reveal how San Francisco’s large Chinese community, whose entire neighborhood burned
to the ground, experienced the aftermath with its intense racism and reinforced segregation. The same
can be said of the city’s small but existing African-American community which found shelter in other­
wise all-white camps (Davies 194). These experiences are hidden, not only in official publications and
personal albums, but also in the entire archival landscape (Leikam 2015, 305, 311-12).
As the rupture of life in the modern city came to coalesce with popular uses of the camera,
photo albums assisted in reconstructing a bygone past, criticizing local officials, and envisioning a
possible future for the community. In its pages, the popular understandings, convictions, and expec-
tations of photographic materiality and representation are expressed (Edwards 222). These became
all the more manifest in the face of immense material losses. When confronted with the photographic
bulk of the 1906 catastrophe – despite its substantial number of prints, postcards, albums, and other
material supports – it is not enough to simply engage with formal qualities and contents. Both the
objects themselves, and the archival collections in which they are inserted, demand contextualization.
Their makers may have been “everyday” practitioners. Yet they came to rely on their cameras in the
extraordinary context of an urban, social, and political disaster, which had a tangible impact on their
uses and thus shifts the common understanding of what ‘vernacular’ photography ca. 1900 entails.
Future research should address the voices that emerge from the many neglected libraries where photo
albums await recognition – some of them since 1906.
*This research was supported by the Terra Foundation for American Art and the Peter E.
Palmquist Memorial Fund for Historical Photographic Research. The author thanks Frances Kaplan
and Debra Kaufman at the California Historical Society for their invaluable assistance as well as two
anonymous reviewers for their insightful comments.
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of 1906 49

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De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 53

DE L’AMÉRICANITÉ À LA MONTRÉALITÉ :
CONTOURS D’EXPÉRIENCES PHOTOGRAPHIQUES FORMATRICES
DE MELVIN CHARNEY*

Élène Levasseur
Université de Montréal, medialabAU

Résumé : Architecte, artiste et théoricien montréalais, Melvin Charney (1935-2012) a utilisé la photographie
comme un outil pour produire des savoirs sur l’urbain et pour révéler ceux qui sont inscrits dans la matière du
bâti vernaculaire. Si ces faits sont déjà bien documentés, les origines de son usage de la photographie comme
moyen d’apprendre et de penser l’architecture sont restées durablement méconnues. Le dépouillement de ses
archives personnelles et l’analyse de documents qu’il a produits avant et pendant ses études en architecture ont
récemment permis de mieux les connaître. En particulier, les recherches entreprises ont permis de découvrir le
rôle déterminant des œuvres photographiques d’Erich Mendelsohn, de Walker Evans et d’Edward Ruscha dans
la formation de sa pensée. Outre le fait d’offrir un éclairage nouveau sur la généalogie de l’œuvre de Charney,
cet article vise à réfléchir à la portée cognitive de la photographie et, plus largement, de l’expérience visuelle
comme outil pour penser l’architecture.
Mots-clefs : photographie, architecture vernaculaire, environnement bâti, Charney (Melvin), Mendelsohn
(Erich), Evans (Walker), Ruscha (Edward), ordinaire

Abstract: Photography was for Melvin Charney a tool for deepening his approach to the urban environment.
This fact is already well documented. However, the origins of his photographic experiences as a tool for learning
and thinking architecture remain unknown. The exploration of Charney’s personal archives and the analysis of
documents produced before and during his studies in architecture have recently led to a better understanding
of how photography played a part in his training and his vision as an architect, in particular the role played
by the photographic output of Erich Mendelsohn and Walker Evans. In addition to shedding new light on the
genealogy of Charney’s work, including, for example, his references to the work of Edward Ruscha, this article
contributes to thinking about the cognitive scope of photography in architecture.
Keywords:photography, vernacular architecture, built environment, Charney (Melvin), Mendelsohn (Erich),
Evans (Walker), Ruscha (Edward), ordinary

*
Cet article comporte des images non libres de droit et pour lesquelles nous n’avons pas obtenu d’autorisation de publi-
cation en ligne. Seuls les titres et légendes sont indiquées pour le format électronique. Les illustrations sont présentes
dans le format pdf.
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God, so to speak, is to be found in a knowledge of humanity embo-


died in material traces [...]. Melvin Charney, 1996 1

Les expériences photographiques de l’architecte, artiste et théoricien montréalais Melvin


Charney (1935-2012) pendant ses années de formation ont teinté de manière significative sa pensée
et son œuvre. Dans le sillage des photographies de l’architecte allemand Erich Mendelsohn (1887-
1953) et des photographes étasuniens Walker Evans (1903-1975) et Edward Ruscha (1937-), qui, par
leurs investigations de terrain, ont donné à voir certains des traits emblématiques de l’Américanité,
Charney a documenté une « architecture authentique » 2 et a eu pour objectif de réévaluer et réinventer
les conventions qui régissent le bâti québécois, jusqu’à définir la Montréalité. Ses écrits, œuvres et
expositions des années 1970 sont d’ailleurs d’excellents porte-étendards de cette approche visuelle
de l’architecture. La photographie du bâti vernaculaire a été pour lui un moyen de mettre au jour un
savoir-faire architectural, d’identifier les formes d’une architecture qu’il a qualifiée d’authentique et,
plus largement, ce que nous appellerons des bases honnêtes pour l’histoire de l’architecture contem-
poraine nord-américaine – honnêtes dans la mesure où elles correspondent à une réalité observable
et par opposition aux énoncés dogmatiques de l’architecture moderne 3. Les images photographiques
qu’il a produites et récoltées ont également été sources de réflexion, outils d’analyse architecturale et
matériaux de nombreux écrits et productions artistiques où il « met en jeu » 4 l’architecture.
Les écrits et les œuvres de Charney ont déjà été l’objet d’un grand nombre de publications 5,
notamment de la part de l’historien de la photographie David Harris qui s’est intéressé à l’ensemble

1.
Phrase tirée d’une transcription d’un discours prononcé en février 1996 : CCA / Oxford-Cambridge Lecture. Fonds
Melvin Charney, Centre Canadien d’Architecture (CCA), n° de dossier : DR2012:0012:103:023.
2.
Terme utilisé par Charney (1971 13) pour qualifier une architecture « née dans les choses concrètes et enracinée dans
la vie des gens », en opposition avec « l’architecture comme système institutionnalisé ».
3.
L’honnêteté est le qualificatif employé par Rodtchenko au sujet de l’approche photographique que Mendelsohn a
développée aux États-Unis en 1924 (Cohen 234). Il le fut également par l’architecte John M. Johansen dans une lettre
de recommandation, datée du 4 mai 1960 et destiné à l’Institut royal d’architecture du Canada (IRAC), au sujet de
l’approche architecturale que Charney avait adoptée alors qu’il était encore étudiant. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de
dossier : DR2012:0012:008:022. Cet écho nous semble important en raison d’une proximité et d’un rapport d’influence
(que nous détaillerons plus loin) entre la pratique photographique de Mendelsohn en 1924 et celle de Charney dans les
années 1950, participant d’un rapport attentif et anti-institutionnel au bâti existant.
4.
Termes utilisés par Charney (1991 26) pour définir sa pratique.
5.
Dans l’ouvrage publié par le Musée d’Art Contemporain de Montréal et dirigé par Landry en 2002, figure une sélection
de plus de cent publications (livres, monographies, article et catalogues d’exposition) et de plus de soixante écrits de
Charney publiés entre 1962 et 2001 en Amérique du Nord, en Europe et en Asie.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 55

de ses usages photographiques. Selon Harris, Charney utilise la photographie comme un médium aux
fonctions plurielles, intégré au processus conceptuel ; elle est « un outil flexible de documentation,
d’investigation et d’analyse » (Harris 20). Charney ne mobilise pas la capacité de ce médium à décrire,
mais « à révéler comment, dans l’activité de perception, la description est guidée par l’intellect et lui
est soumise » (17). Pour autant, et malgré les analyses déjà produites, la généalogie des manières de
créer et de penser l’architecture que Charney a développées par la photographie est, jusqu’à récemment,
restée méconnue.
Pour les éclairer, nous avons effectué des recherches dans le Fonds Melvin Charney du Centre
Canadien d’Architecture (CCA) à Montréal, afin d’examiner, en particulier, les documents produits
avant et pendant ses études : c’est à cette époque que Charney amasse les matériaux nécessaires pour
forger sa pensée. Une attention particulière a été portée aux scrapbooks de son enfance, aux carnets de
notes et de dessins, aux travaux académiques, aux correspondances personnelles et professionnelles et
aux matériaux photographiques (diapositives, épreuves, négatifs). Nous avons réexaminé à la lumière
de ces documents les écrits publiés par Charney au début des années 1960 (alors qu’il est nouvelle-
ment diplômé du Master of Architecture de l’Université Yale), et nous avons réalisé des recherches
complémentaires dans les archives de Walker Evans au Metropolitan Museum of Art de New York.

Entre collection et production d’images de la ville

Charney a lui-même abondamment parlé du rôle essentiel de ses expériences photographiques. Plusieurs
de ses notes et commentaires à ce sujet sont rassemblés dans le livre Melvin Charney publié par le
Musée d’art contemporain de Montréal sous la direction du conservateur Pierre Landry en 2002, dans
le cadre d’une exposition éponyme présentant une importante sélection de ses œuvres photographiques
(Landry). Un commentaire de Charney révèle que c’est vers l’âge de dix ans qu’il réalise et développe
ses premières prises de vue dans les rues de Montréal, et que cette pratique photographique représente
alors pour lui une « manière d’assimiler le monde urbain et industriel en pleine expansion » (23). Il
errait alors, précisera-t-il par la suite lors d’une conversation avec la commissaire Yasmeen Siddiqui,
comme s’il était en mission d’exploration (Charney 2009, 22).
Charney ne se limite pas à l’observation directe de la ville et de ses matériaux. Il s’intéresse
aussi aux collections d’images et à tout ce qu’elles donnent à voir. La consultation de ses archives
personnelles permet de constater qu’à l’âge de douze ans, le jeune Melvin amasse des coupures de
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presse, et notamment des articles couvrant des faits à caractère scientifique. Dans ses scrapbooks 6
se côtoient des articles, des photographies et des illustrations – soigneusement découpés entre 1947
et 1949, parfois pliés, puis collés – concernant l’énergie atomique, le nickel dans les téléviseurs, des
découvertes sur les bactéries, les recherches sur le cancer, les oiseaux migrateurs, les nouveaux pro-
cédés photographiques, la résistance des matériaux, les parasites, les comètes, une machine faisant
fonction de cerveau synthétique capable de penser comme un humain, un laboratoire développant
des couleurs de rouges à lèvres, etc. Ses albums contiennent aussi des articles traitant de structures
naturelles et primitives, dont des fossiles, des empreintes datant de l’âge de pierre, des micrographies
de cellules humaines et de leurs noyaux, soixante-quinze formes de coquillage, etc. S’y ajoutent des
images et des textes traitant du thème de la science mise au service de la vie quotidienne : que dire
des photographies promotionnelles où est vantée la chaleur radiante d’un plateau en verre capable de
faire frire les œufs, griller le pain et réchauffer le café, le tout sans brûler les doigts des ménagères, ou
encore d’un nouvel amidon plastique pouvant faire doubler la durée de vie des vêtements féminins ?
Le contenu des albums fait apparaître les familles d’intérêts que Charney ne cessera d’explorer dans
le cadre de sa pratique architecturale et son attachement pour l’origine des formes bâties et naturelles,
ainsi que pour les technologies et avancées scientifiques mises au service des gens ordinaires. D’autres
éléments témoignent également de sa curiosité intellectuelle, de son esprit critique et de son attention
aux productions culturelles populaires. De plus, ces albums sont à l’origine d’une importante méthode
de travail de Charney : la collection et la classification de coupures de journaux. Il exploitera par
ailleurs ce minutieux procédé dans la réalisation d’« Un Dictionnaire... » dans lequel il rassemble plus
de mille quatre cent coupures de journaux avec des photographies où l’on peut voir des bâtiments ou
environnements construits comme sujet principal ou en arrière-plan. Dans cette œuvre débutée à l’aube
des années 1970 et qui comptera en 2000 deux cent trente-deux planches regroupées en neuf séries,
les formes du bâti ordinaire sont pensées par Charney comme les véritables monuments nationaux
(Charney 2000) 7.


6.
Newspaper scrapbooks, 1947 et 1949. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:001 ;
DR2012:0011:012.

7.
L’œuvre « Un Dictionnaire... » a été présentée sous la forme d’une installation, entre autres lieux, à la 7e Exposition
internationale d’architecture de la Biennale de Venise, en 2000, et à l’Université Harvard, en 1977, sous le titre « Learning
from the Wire Services », faisant ainsi référence au livre Learning from Las Vegas de Venturi, Scott Brown et Izenour,
paru en 1972.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 57

La découverte de pratiques visuelles en architecture

Charney étudie l’architecture à l’Université McGill de 1954 à 1958. Dans un essai de 1956 intitulé
« Erich Mendelsohn » 8, il manifeste son intérêt pour les travaux de cet architecte allemand connu pour
ses bâtiments expressionnistes et pour ses photographies de la ville américaine, prises en 1924 et
publiées en 1926 dans Amerika 9. L’attention qu’il porte à l’œuvre de Mendelsohn n’est probablement
pas étrangère aux enseignements de son tuteur Stuart A. Wilson (1912-1991), un jeune architecte
montréalais, qui l’ont grandement inspiré. Wilson, qui l’encourage à cultiver son appétit pour l’art,
s’occupe par ailleurs de la Sketching School de l’école d’architecture, un atelier dont l’approche est
fondée sur l’enregistrement de ce qu’on observe autour de soi (Charney 1999). Wilson accordait
ainsi une grande importance aux pratiques visuelles en architecture. Pour sa part, dans son essai sur
Mendelsohn, Charney relate que l’architecte allemand avait anticipé l’esthétique industrielle de l’archi-
tecture moderne en photographiant les silos et les façades arrière des bâtiments. Ce n’est pas dans les
« verticales vertigineuses » des façades des récents gratte-ciels incapables d’« habiller le manque de
culture » (Mendelsohn 6) qu’il trouva en Amérique la modernité architecturale qu’il souhaitait observer,
mais dans les espaces de servitude, les façades côté ruelle, les ossatures des bâtiments en construction,
les installations agricoles, etc. Mendelsohn avait livré, avec son ouvrage Amerika, le portrait photogra-
phique d’un itinéraire personnel dans les villes – et les périphéries – de New York, Chicago et Détroit,
et ce, en donnant à voir les formes d’une architecture qu’il croyait forte, authentique et résolument
fonctionnelle. Comme l’a d’ailleurs souligné Alexandre Rodtchenko en 1928, Mendelsohn avait su
photographier « honnêtement » la ville en adoptant la posture de l’homme qui marche dans la rue 10.
Toujours est-il que, lors de son voyage en Amérique, l’architecte allemand se fait très critique envers
la façon dont la ville qui « vit du moteur » (Mendelsohn 54) a été pensée. Aussi, il analyse les façades
avant comme des représentations grotesques de signes culturels allogènes exploités à tort. Par exemple,
des façades d’institutions financières prennent, selon lui, des allures de temples antiques ; elles sont
à la fois des représentations insouciantes d’un des symboles du pouvoir et les manifestations d’une
pauvreté spirituelle. Mendelsohn qualifie aussi d’inhumaine l’échelle des colonnes « décorant » ces
institutions tels des silos à argent (92).


8.
Essai écrit par Charney. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:005.

9.
Ouvrage traduit en France en 1992, avec une postface de l’historien de l’architecture Jean-Louis Cohen.
10.
Propos cités par Jean-Louis Cohen (234), tirés de l’article d’Alexandre Rodtchenko. « Pouti sovremennoï fotografii »,
Novy Lef 9 (1928) : 34.
58 Interfaces 44 (2020)

Par l’examen d’Amerika, livre où l’auteur commente abondamment ses photographies et


documente ses perceptions, Charney découvre l’efficacité des images – de scènes urbaines a priori
banales – comme outil de provocation. Dans son essai, il souligne qu’Amerika avait, à sa parution,
déstabilisé l’élite architecturale locale :

The complacent downtown architects of New York were shocked out of their seats by this German
picture book. It showed only the backsides of the city’s most honoured building; it declared that the
fire escape, water towers, and blank walls facing the elevated had more architecture in them than the
splendid Gothic or Renaissance facade out front. 11

Après sa découverte d’Amerika, Charney réalise à Montréal, en 1956 et 1957, une grande
quantité de clichés qui, pour reprendre ses propres mots plusieurs décennies plus tard, « soulignent les
rues et les espaces entre les bâtiments » (Charney 2002, 26). Nombreuses sont les similitudes entre les
scènes captées par Charney et celles de Mendelsohn. Les deux hommes orientent leur regard vers la rue
et photographient depuis la rue, là où les gens circulent ; ils révèlent l’arrière des bâtiments comme lieu
véritable de socialisation. Ils photographient les escaliers et les enseignes, objets de la vie quotidienne
qui ponctuent le paysage urbain. Toutefois, à la différence de Mendelsohn qui était venu aux États-
Unis en pensant découvrir la ville moderne, Charney ne s’intéresse pas à la modernité architecturale
montréalaise. Il la critique et souhaite comprendre la ville différemment de la lecture que propose son
institution académique, alors dirigée par John Bland, professeur en histoire de l’architecture. Notons
à ce sujet qu’il est hétérodoxe, dans les années 1950 au sein de McGill, de lier approches artistiques et
conception architecturale ; depuis 1941, un nouveau curriculum moderniste avait été adopté par Bland
en remplacement d’un ancien programme basé sur les principes du mouvement Arts and Crafts 12.
Les initiatives artistiques de Charney sont parfois comprises comme des actes provocateurs, comme
le démontrent certains commentaires laissés par les évaluateurs de ses travaux 13. D’après ses témoi-
gnages de l’époque, il n’est pas en mesure de discuter franchement avec Bland ni du romantisme en
architecture, ni même de l’expressionnisme de Mies Van der Rohe dans les années 1920 ; en revanche,


11.
Essai écrit par Charney. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:005, p. 29.

12.
Voir « Highlights of the School’s history ». URL : https://www.mcgill.ca/architecture/about/featured (page consultée
le 5 novembre 2020).

13.
Travaux scolaires. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:004 à 014.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 59

avec Wilson, Charney peut ouvertement partager ses idées personnelles, souvent critiques, quant à la
conception architecturale 14.

Figure 1. Melvin Charney, Photographie sans titre, ca. 1956-1957.


© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier : DR2012:0015:023:004. Photo © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.

Charney cultive de manière de plus en plus marquée le sentiment que les modes de production
urbaine développés par ses prédécesseurs, les architectes modernes, sont désuets, et il poursuit ses
recherches sur les approches visuelles de l’environnement bâti. Parce que les significations sociales et

14.
Idées verbalisées par Charney dans un cahier à reliure noire conservé au CCA où il relate une discussion un 21 octobre.
Quelqu’un aurait proposé qu’une forme puisse être conçue avec un certain romantisme. Charney écrit: « There is a
complete reaction to this idea. Bland: there is still a potential for fancy in architecture which has its use ». Fonds Melvin
Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:133:005.
60 Interfaces 44 (2020)

la mémoire collective sont évacuées de cette manière de penser la ville, il se désintéresse du discours
architectural dominant qui lui est enseigné. Il se tourne au contraire vers les formes bâties ordinaires et
leur capacité à renseigner les dynamiques sociales sous-jacentes à la constitution et aux modifications
des formes urbaines.
À la suite de son travail sur Mendelsohn, Charney rédige en 1956 un essai intitulé « Of City
and Man » 15, où il présente les prémisses d’une approche sensible et poétique de la ville basée sur
l’observation attentive de l’espace urbain tel qu’il est perçu par l’homme qui s’y déplace. Il insiste
notamment sur l’importance d’observer les dimensions sociales des formes urbaines et sur le rôle
de l’œil dans l’analyse savante de ces formes. Ce travail est le fruit d’une réelle volonté du jeune
architecte de s’informer, de défier les idées préconçues et de trouver des appuis théoriques, en rupture
avec les dogmes du mouvement moderne en architecture et en promouvant une pensée architecturale
concernée par l’homme et l’espace public de la ville. La bibliographie de ce travail en témoigne. S’y
trouvent, entre autres écrits, l’article « Townscape Casebook » de Gordon Cullen, publié en 1949 dans
Architectural Review, et plusieurs livres, dont The Things We See d’Alan Jarvis et Vision in Motion de
László Moholy-Nagy, tous les deux publiés en 1947, The Culture of the City et The Human Prospect
de Lewis Mumford respectivement publiés en 1938 et 1955, ainsi que The Heart of the City: Towards
the Humanisation of Urban Life de Jaqueline Tyrwhitt, Josep Lluís Sert et Ernesto N. Rogers, publié
en 1952 à l’issue du VIIIe Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM 8) qui s’est tenu à
Hoddesdon en 1951. Charney illustre aussi son essai avec ses photographies. On constate une familiarité
certaine entre son travail photographique et celui de Mendelsohn, en particulier dans le choix des sujets,
dans les angles des prises de vue, et dans le style littéraire des légendes. Il écrit en légende d’une de
ses photographies : « ... from light to dark ... the pressure of enclosed space », tandis que Mendelsohn,
traduit de l’allemand par Marianne Brausch, écrivait : « De la lumière à l’ombre, des ténèbres à la
lumière – changement continuel, magie de la concurrence » (Mendelsohn 96). Charney écrit encore :
« uncontrolled and vulgar and garish public advertising, a scheme for deriving profit from a bare brick
wall ». De son côté, Mendelsohn soulignait une « confusion grotesque d’architecture construite et
plaquée. Des panneaux-réclames hauts comme des maisons sautent dans les espaces résiduels [...] »
(Mendelsohn 158).
Par ailleurs, Charney présente d’autres photographies de fragments du paysage urbain, tels
des escaliers et un trottoir pavé (Fig. 2). Par ses compositions, il souligne les jeux d’ombres et de
lumière et il expérimente des cadrages inhabituels, en recherchant notamment une ligne de fuite, des

15.
Essai déposé en septembre 1956 et évalué en avril 1957. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:009.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 61

diagonales, etc. Il s’inspire visiblement d’expériences photographiques exposées par Moholy-Nagy


dans son ouvrage Vision in Motion (1947).

Figure 2. Page 15 de l’essai « Of City and Man », 1956, Melvin Charney. Légendes de Charney: « Walk about –
see – look up – the twisting of iron to escape an anticipated fire » ; « The rhythm of pavement pattern – the area is
separated from the sidewalk by this change in pattern ».
© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier : DR2012:0012:088:009. © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.
62 Interfaces 44 (2020)

À cette période, par ses travaux et ses lectures, guidé et encouragé par Wilson 16, Charney
expérimente donc par mimétisme diverses approches photographiques et identifie des références
conceptuelles solides sur lesquelles s’appuyer pour développer une pensée originale de l’architecture
entendue comme une discipline indissociable des arts visuels.

La découverte des bases honnêtes de l’architecture

Après son baccalauréat (équivalent de la licence) en architecture à McGill, Charney débute le Master
of Architecture à l’Université Yale, à New Haven dans le Connecticut, durant l’été 1958. Il obtient
son diplôme en juin 1959 17. Tel qu’en témoignent les brouillons d’une lettre de candidature, rédigée
au printemps 1960 dans le cadre d’une demande de bourse d’études à l’Institut royal d’architec-
ture du Canada (IRAC), Charney est alors influencé par les enseignements de Vincent Scully en histoire
de l’architecture et par l’enseignement critique du projet architectural dispensé par Louis Kahn. Ce
dernier, qui réévalue ouvertement les dogmes de l’architecture moderne et qui est convaincu de l’impor-
tance de comprendre les sources historiques des formes architecturales, accompagne Charney dans la
construction de sa pensée critique, particulièrement au sujet des aspects culturels et politiques du bâti.
Sur les conseils de Kahn – qu’il considère comme son mentor (Martin 442) – et grâce à l’obtention du
financement de l’IRAC, Charney part étudier de visu les constructions antiques et moyenâgeuses toujours
existantes en Grèce, en Turquie, en Italie et en France. Dans sa lettre de candidature, il soutient que
les observations faites sur le terrain peuvent contribuer à sa future pratique de l’architecture. Selon lui,
l’étude de l’histoire sert à découvrir et résoudre des problèmes qui ont toujours existé – par exemple, en
identifiant une gamme de réponses formelles à travers l’expression d’éléments architecturaux basiques,
dont les colonnes : « Observe at Paestum how a series of stone elements become a column. How does
concrete become a column? What form does a concrete column assume? ».
Dans une lettre datée du 2 août 1960 adressée à ses parents 18, Charney mentionne le fait qu’il
étudie des photographies d’architectures anciennes pour préparer son voyage. Il réalise plusieurs dessins

16.
Charney a mentionné lors d’un entretien à McGill en 1999 que c’est dans cette université qu’il a forgé ses idées, en
grande partie grâce aux enseignements précieux de Wilson (Charney 1999).
17.
Information mentionnée par Charney dans un brouillon de sa lettre de candidature pour la bourse du Royal Architectural
Institute of Canada, au printemps 1960. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:022. Les
informations présentées dans ce paragraphe proviennent de ce brouillon.
18.
Lettre de Charney à ses parents le 2 août 1960. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:088:018.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 63

de détails architecturaux dans des carnets 19, note les matériaux utilisés et la fonction de différentes
composantes architecturales qu’il observe dans ces images photographiques, dont certaines ont été
publiées dans des brochures touristiques. La collecte de documents ayant trait à l’ordinaire est restée
chez Charney une manière d’accéder à un savoir, et ce depuis l’enfance, alors qu’il confectionnait des
scrapbooks. Il utilise notamment une photographie trouvée pour faire l’esquisse d’une maison typique
des villages à l’est de Konya, en Turquie. Ses murs porteurs ont été construits en adobe et sont parfois
recouverts d’un stuc blanc, tandis que des troncs d’arbres servent de linteaux. Quelques mois plus
tard, lors d’un séjour sur place, en 1961, il repère sur la route entre Konya et Aksaray cette maison
qu’il avait dessinée. Il la photographie frontalement, de manière à mettre en évidence les éléments
architecturaux préalablement identifiés.

Figure 3. Melvin Charney, House, road between Konya and Aksaray, Turkey,1961.
© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de référence : PH2002:0021, dossier DR2012:0012:081:005.


19.
Carnet numéroté. Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0011:010
64 Interfaces 44 (2020)

Figure 4. Page d’un carnet de notes de Charney, 1960.


© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier: DR2012:0011:010. Photo © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.

Une grande quantité de photographies, diapositives et planches-contacts conservées au CCA 20


donne à voir des architectures religieuses et, surtout, des architectures vernaculaires. Charney, dans
un commentaire publié dans la monographie que lui a consacrée le Musée d’art contemporain de
Montréal, dit avoir eu tendance à éviter les monuments célèbres à l’exception de quelques temples
de la Grèce antique, et avoir été davantage attiré « par des lieux qui demeurent hors du temps et de

20.
Une trentaine de photographies, toutes prises en 1961, est également reproduite dans le livre consacré à ses expériences
photographiques qui est publié par le Musée d’art contemporain de Montréal (Landry).
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 65

l’histoire » (Charney 2002, 37). À ce sujet, dès son retour, Charney publie plusieurs articles portant
sur ses observations et apprentissages réalisés au cours de son voyage dans le bassin méditerranéen,
dont « A Journal of Istanbul: Notes on Islamic Architecture » paru en juin 1962 dans le Journal of the
Royal Architectural Institute of Canada (l’IRAC). Charney y écrit en introduction : « Buildings and
cities, ancient architectures, pleasing handcrafted work, sheds and cathedrals are all part of another
world – a huge anonymous collection which one can still visit to find origins and motives of architec-
ture, and delight in its forms » (Charney 1962, 60). Il relate avoir observé des formes architecturales,
leurs articulations, leurs répétitions et leurs interrelations. Il considère que l’arrangement spatial
d’une construction génère une image mentale dans l’esprit de celui qui la visite ; il parle en termes
« de post-image, montage d’impressions visuelles » (Charney 1962, 64). Dès lors, Charney constate
que le vocabulaire architectural rend des types de bâtiments, dont les lieux de culte, reconnaissables
par les membres de communautés données. Ainsi, des éléments architecturaux devenus familiers sont
réutilisés depuis des siècles. Les pratiques de répétition d’éléments architecturaux reconnaissables de
tous ont été enseignées à Yale, entre autres par James Stirling 21, architecte britannique que Charney
a identifié comme une des personnes l’ayant influencé lors de son master. Stirling développait alors
l’idée d’un vernaculaire régional, et la photographie du bâti était pour lui un moyen de découvrir la
grammaire qui dicte la conception de détails architecturaux signifiants. D’une certaine manière, les
formes et structures vernaculaires étaient pour lui des instruments méthodologiques qui lui permet-
taient, explique-t-il en 1987, de mieux comprendre ce qui importe aux gens qui les habitent et ce qui
convient au site où elles sont érigées (Maxwell 229). En 1960, Stirling a d’ailleurs mis en évidence,
dans son article « The Functional Tradition and Expression » publié dans le journal Perspecta: The
Yale Architectural Journal, que la recherche sur les formes vernaculaires avait eu des conséquences
sur l’architecture moderne. Notamment, il y analyse, en images, la chapelle de Ronchamp, icône du
style tardif de Le Corbusier. Il fait correspondre une de ses propres photographies de Ronchamp et
une photographie anonyme d’une habitation médiévale, en soulignant l’évidente parenté entre les
formes de ces architectures (Stirling, 1960, 88-89). Il souligne ainsi, par l’association d’images, la
ressemblance entre des détails conçus par Le Corbusier et une construction populaire observée dans
un village. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Le Corbusier délaissait progressivement l’esthétique
de l’ère des machines et s’intéressait davantage à la réalité quotidienne de l’homme, aux formes de
l’imaginaire et au volumes significatifs et symboliques (Le Corbusier).

21.
L’examen de notes utilisées par Stirling lors de ses enseignements à Yale, où certains passages sont soulignés et d’autres
écrits en lettres majuscules ou en couleur, permet d’identifier les notions sur lesquelles il insistait. Fonds James Stirling/
Michael Wilford, CCA, n° de référence : AP140.S2.SS4.D7.P5.2 ; AP140.S2.SS4.D7.P5.7.
66 Interfaces 44 (2020)

Toujours dans la continuité de son voyage dans le bassin méditerranéen, Charney publie deux
articles dans Landscape, le périodique fondé en 1951 par John Brinckerhoff Jackson (1909-1996),
pionnier de l’étude du paysage – concept qu’il définit dans son versant politique comme produit concret
du pouvoir établi et dans son versant vernaculaire comme espace aménagé par et pour les hommes
ordinaires. L’article « Troglai : Rock-Cut Architecture » paraît en 1963 et le second, « The Trulli of
Southern Italy », en 1965 (Charney 1963 et 1965b). Si dans son premier texte Charney demeure très
descriptif, dans celui de 1965, il critique ouvertement les principes modernistes alors en vigueur. Ce
dernier texte, par ailleurs traduit et publié en 1965 dans la revue Vie des arts sous le titre « Architecture
sans architectes : les trulli de l’Apulie » (Charney 1965a), paraît alors qu’est montrée au Musée d’art
moderne de New York (MoMA) de novembre 1964 à février 1965 l’exposition conçue par l’archi-
tecte Bernard Rudofsky, Architecture Without Architects : A Short Introduction to Non-Pedigreed
Architecture. L’exposition présente quelque deux cents images d’habitations traditionnelles de plus
de soixante pays. Comme il s’était intéressé à Amerika de Mendelsohn, Charney s’enthousiasme pour
cette entrée des images de l’architecture de l’ordinaire dans un lieu prestigieux. Il ne manque pas de
souligner dans son article de 1965 que les images photographiques présentées ont été tirées de livres
illustrés et d’albums souvenirs de photographes amateurs. Il met également en évidence le potentiel
des faits architecturaux présentés comme objets de savoir. Selon lui, ce qui est le plus intéressant dans
l’observation de formes architecturales vernaculaires, « ce sont les valeurs humaines qui ont persisté
ici en dépit des changements et qui gardent toute leur force en un temps où l’humanité se détache de
plus en plus de son milieu naturel » (Charney 1965a, 57). Dans une version préliminaire de ses articles
de 1965 22, il mentionne l’opportunité, en particulier pour les architectes, de découvrir des systèmes
environnementaux forts et clairs permettant des variations fonctionnelles, et ce, au sein même d’une
méthode de construction standard. C’est un aspect que Charney avait abordé en 1962 dans « A Jour-
nal of Istanbul: Notes on Islamic Architecture », mais grâce à « Architecture Without Architects »,
il a maintenant l’occasion de valider ses analyses et d’étayer ses propos. Non seulement Rudofsky
institutionnalise l’architecture primitive, mais il élève également la photographie du bâti ordinaire au
statut de pratique savante permettant d’étudier et de découvrir les bases honnêtes de l’architecture.


22.
Ses articles publiés en 1965 avaient été abrégés. L’article, dans sa forme originale, a été mis au jour en 2013 dans
l’anthologie des écrits de Charney éditée par Louis Martin (115).
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 67

La photographie de l’ordinaire comme objet du savoir

Dans le sillage de l’exposition conçue par Rudofsky, Charney continue à se passionner pour la photo-
graphie comme outil de la production de connaissance architecturale. Il poursuit, comme il le faisait
à McGill, ses recherches sur les modes opératoires photographiques qui sont institutionnellement
reconnus et sur lesquels il peut s’appuyer. Dans sa quête, il sollicite les conseils de Walker Evans – fait
qui était resté inconnu par ses proches collaborateurs lorsque nous les avons rencontrés entre 2013 et
2018 à l’Université de Montréal. Les recherches dans le fonds de Charney, pourtant très bien garni,
ne permettent pas d’en apprendre davantage au sujet de leur relation. Par contre, lors d’allocutions
prononcées en 1996 et 1999 23, Charney mentionne le nom d’Evans parmi ceux qu’il a côtoyés et qui
l’ont influencé à Yale. Nous avons entrepris des recherches dans les archives d’Evans au Metropolitan
Museum of Art pour éclaircir ce point. Si tous ses agendas et cahiers de notes de 1959 (année de
l’arrivée de Charney à Yale) à 1964 (année où Evans a commencé à enseigner à Yale) ont été consultés
en vain, l’examen des cahiers issus des enseignements d’Evans a toutefois mené à la découverte de
documents de travail portant traces de leurs échanges entre l’automne 1965 et l’hiver 1966. Quelques
notes d’Evans dans un petit carnet bleu et une feuille de papier pliée qui y est insérée 24 attestent de la
présence de Charney au séminaire d’Evans à l’automne 1965. Comme en témoignent les notes d’Evans,
il a été question, dans un projet photographique proposé par Charney, d’« anonymous graphies » et
de « hand signs Montreal » 25. Charney pourrait avoir présenté des photographies semblables à celle
qu’il a prise en 1964 d’une façade de la rue Marie-Anne à Montréal, présentant un bâtiment placardé
d’enseignes publicitaires peintes à la main. Ayant une bonne culture artistique, il est probable qu’il
connaissait déjà la passion d’Evans pour les panneaux et affiches dans lesquelles un savoir-faire manuel
et populaire est consigné.


23.
Charney nomme Evans dans un discours prononcé en février 1996, CCA / Oxford-Cambridge Lecture (transcription
repérée dans le Fonds Melvin Charney, CCA, n° de dossier : DR2012:0012:103:023), et dans un entretien avec Jim
Donaldson trois ans plus tard (Charney 1999).

24.
Archives de Walker Evans, Metropolitan Museum of Art, n° de référence : 1994.250.144.

25.
Ces appellations apparaissent respectivement le 10 et le 22 janvier 1966 dans le carnet bleu, Metropolitan Museum of
Art, n° de référence : 1994.250.144.
68 Interfaces 44 (2020)

Figure 5. Melvin Charney, Sans titre,1964.


© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier : DR2012:0015:023:004. Photo © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.

L’article « Experimental Strategies: Note for Environmental Design » publié en 1969 dans
Perspecta: The Yale Architectural Journal, atteste des analyses que développe Charney, à l’aube des
années 1970, afin de faire participer la photographie à la construction et à la diffusion de discours
architecturaux. Charney y mentionne l’étude récemment entreprise à Las Vegas par Robert Venturi et
Denise Scott Brown (il ne signale pas la participation de Steven Izenour), dans le cadre de laquelle la
photographie était utilisée comme un instrument de recherche sur la morphologie de la rue commerciale.
Charney reprend d’ailleurs dans son texte la première phrase de l’article « A Significance for A&P
Parking Lots or Learning from Las Vegas » que Venturi et Scott Brown publient en 1968 et qui sera
précurseur de Learning from Las Vegas, paru en 1972 : « Learning from the existing landscape is a way
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 69

of being revolutionary for an architect » (Venturi et Scott Brown 1968, 37). Les deux auteurs précisent
toutefois dans leur article qu’il ne s’agit pas d’être révolutionnaire au sens de Le Corbusier proposant
de raser Paris et de tout recommencer, mais d’être révolutionnaire d’une manière plus tolérante par
rapport à l’existant. Cette manière de faire s’est traduite par l’analyse de la rue comme un document
de la vie quotidienne informant sur l’esthétique de la société de consommation. Charney trouve cette
approche du Strip des plus inventives (Charney 1969, 25). Outre la posture de Venturi et Scott Brown,
il présente dans son article la photographie « 6565 Fountain Ave. » que l’artiste conceptuel Edward
Ruscha a publiée en 1965 dans Some Los Angeles Apartments. S’appuyant sur cette photographie,
il insiste sur l’absurde maniérisme de l’« Architecture », avec un grand A, des façades des rues com-
merciales qu’il analyse comme l’emballage d’un fait urbain consommable (27). Plus avant, l’article
« Experimental Strategies » témoigne de l’intérêt de Charney pour le travail de Ruscha. Cet intérêt est
tel que l’architecte montréalais se procure au moins quatre de ses livres d’artiste : Twenty-Six Gasoline
Stations, 1967 (la première édition datait de 1963) ; Some Los Angeles Apartments, 1965 ; Thirty-Four
Parking Lots in Los Angeles, 1967 ; et Nine Swimming Pools and a Broken Glass, 1968 26. Dans ces
quatre ouvrages, Ruscha présente trivialement et sans artifice la banalité du cadre bâti étatsunien ; il
laisse la scène parler d’elle-même. Ses photographies sont des documents d’un avoir-été présentant
des constructions faites de matériaux standardisés et qui portent les signes d’une société contrôlée par
les technologies. Sous d’autres rapports, tout comme Charney d’ailleurs, Ruscha a été profondément
bouleversé par la photographie d’Evans à la fin des années 1950 (Ruscha 205).
Toujours en lien avec l’intérêt de Charney pour l’œuvre photographique de Ruscha, soulignons
que dans le cadre de l’exposition « Montréal, plus ou moins ? » qui s’est tenue au Musée des Beaux-arts
de Montréal en 1972, Charney présente l’œuvre « The Main… », un panorama composé de vingt-sept
photographies coupées et ajustées du boulevard Saint-Laurent. Le montage photographique de Charney
reprend à la lettre la grammaire de « Every Building on the Sunset Strip », que Ruscha produit en 1966
et dont Charney présente un segment dans son article « Experimental Strategies » trois ans plus tard.
Rappelons aussi que Venturi, Scott Brown et Izenour, ainsi que leurs étudiants de l’atelier Learning
from Las Vegas organisé à l’automne 1968 dans le cadre de l’École d’art et d’architecture de Yale,
sont eux aussi influencés par les dispositifs photographiques de Ruscha. L’un des étudiants, Douglas
Southworth, qui a personnellement rencontré Ruscha dans son studio de Los Angeles (Salomon et
Kroeter), produit un panorama à la manière de « Every Building on the Sunset Strip ». Prises depuis le
centre de la rue, les images photographiques révèlent certains aspects de la ville qui n’avaient auparavant
presque jamais suscité de débats dans le milieu architectural. Elles montrent notamment les relations


26.
Livres conservés au CCA depuis le décès de Melvin Charney en 2012.
70 Interfaces 44 (2020)

souvent chaotiques entre les multiples éléments qui se juxtaposent dans le paysage urbain. Enfin, pour
Charney, comme pour Ruscha, Venturi et Scott Brown, la rue commerciale et son architecture sont des
expressions de la société de consommation et la photographie contribue à leur étude.
Il faut mentionner que les thèmes abordés par Charney s’inscrivent dans un plus vaste courant.
Dans les années 1960 et 1970, des photographes créent de nouveaux rapports artistiques au réel : ils
mettent au jour des lotissements populaires, des quartiers en ruine ou réhabilités, des bâtiments d’usine,
des installations nucléaires, des cultures extensives, de grandes artères urbaines, des motels, des parkings,
etc 27. En revanche, selon Charney, l’architecture
évolue toujours dans une atmosphère dominée par
une idée de la modernité d’origine européenne et
où l’histoire de l’architecture populaire n’est guère
valorisée par les institutions académiques et poli-
tiques. Lors d’une allocution aux Conférences J.A.
de Sèves qui se sont tenues à Montréal en 1971,
Charney dénonce l’institutionnalisation des réfé-
rences et plus largement des signes architecturaux
qui rendent l’architecture inaccessible aux gens du
peuple. Il est temps, selon lui, « que l’on essaie
de faire le point sur l’architecture québécoise »
(Charney 1971, 11).
Ainsi, Charney se dote publiquement
d’une mission : apprendre du paysage construit
et des relations subjectives entre l’homme et son
environnement tels qu’ils sont rendus perceptibles
par une lecture attentive de ce qui est déjà là. Dès
lors, Charney produit lui-même un imposant cor-
pus de photographies d’humbles constructions
qu’il a identifiées dans le vaste territoire canadien
Figure 6. Melvin Charney, Maison, Rivière-des- s’étendant au-delà des zones densément peuplées.
Prairies, Québec, 1975. Il se passionne pour les traces des transformations
© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020).
Fonds Melvin Charney, Collection Centre Cana-
dien d’Architecture, Montréal. N° de dossier :
27.
Voir notamment l’exposition « New Topographics »
DR2012:0015:023:004. Photo © Élène Levasseur/avec à la George Eastman House à Rochester dans l’État de New
l’autorisation du CCA. York en 1975-1976.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 71

physiques du bâti, dont les vestiges d’anciennes ouvertures, et les étudie pour mieux comprendre, entre
autres sujets, les changements d’usages des bâtiments. De son travail résulte une imagerie savamment
composée – l’architecte semble avoir intégré des manières de faire d’Evans et de Ruscha. Manifestement,
il s’intéresse en priorité à l’histoire des marges, de l’ordinaire, du populaire, du quotidien. Quelques
décennies plus tard, il suggèrera d’ailleurs dans un commentaire sur ses propres photographies « que
les rudes conditions de vie en marge exposent les “véritables” forces et mutations qui résident dans
des rapports bien camouflés » (Charney 2002, 54).

Figure 7. Melvin Charney, Garage, Lennoxville, Québec, 1977.


© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier : DR2012:0015:023:004. Photo © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.
72 Interfaces 44 (2020)

Figure 8. Melvin Charney, Garage, Saskatoon, Canada, 1988.


© Succession Melvin Charney / SOCAN (2020). Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architec-
ture, Montréal. N° de dossier : DR2012:0015:023:004. Photo © Élène Levasseur/avec l’autorisation du CCA.

En parallèle, Charney continue d’amasser des cartes postales et d’autres images d’architectures
anonymes et populaires datant de la première période d’industrialisation du Québec (années 1870 à
1920), tirées de livres de photographies et de brochures touristiques et gouvernementales, pour ne
citer que ces seules sources. Comme Clément Chéroux le suggère à propos d’Evans (Chéroux 9), le
vernaculaire est pour Charney à la fois un sujet dans l’espace bâti et une méthode visuelle fonction-
nant par appropriation de formats non artistiques. À la manière d’Evans collectionnant des panneaux,
l’architecte collecte également quelques fragments de matière provenant de la démolition de bâtiments
(Charney 1977). Charney rassemble plusieurs éléments sur le mur de son atelier, dont des photographies
de modestes maisons, de temples grecs et d’églises, ainsi que le livre American Photographs d’Evans,
ouvert aux pages 134-135 ; on y voit la photographie « Country Store and Gas Station, Alabama, 1936 »,
qui représente une station-service munie d’un fronton ornemental. Charney a en quelque sorte créé un
dictionnaire visuel, voire une matériauthèque vernaculaire de ce qui informe l’architecture québécoise
et canadienne – une figuration nouvelle de la maison, des ruines, des signes et des formes de la hutte
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 73

primitive (Charney 1982). Qui plus est, ce mur peut être entendu comme une cartographie de ses
relations visuelles et historiques à l’architecture, et de la manière dont il les a progressivement définies.

Figure 9. Yvan Boulerice, Documentation, Melvin Charney, studio wall, 1974-75, during work on Une histoire...,
1975.
© Fonds Melvin Charney, Collection Centre Canadien d’Architecture, Montréal. N° de dossier :
DR2012:0012:083:001. Photo © Élène Levasseur / avec l’autorisation d’Yvan Boulerice et du CCA.

La démarche visuelle et historique que Charney a développée ne peut pas être dissociée de
son désormais célèbre article publié pour la première fois en 1980, « Montrealness of Montreal » 28


28.
Article initialement publié en 1980 dans The Architectural Review 999 (mai 1980) : 299-302. La version consultée
est une traduction de Charney parue en 1992 sous le titre de « Montréal : Formes et figures en architecture urbaine »
(Charney 1992).
74 Interfaces 44 (2020)

– titre qui pourrait être traduit par « la Montréalité de Montréal ». Dans cet article, Charney s’intéresse
à l’image et à la spécificité des formes urbaines montréalaises. Il les décompose et commente leurs
systèmes de références sociales et historiques, pour comprendre leur genèse. Charney décrit dans son
texte les différentes couches de mémoire qui constituent la ville, elle-même document du métissage
des cultures française et britannique et « des courants architecturaux communs à tous les empires
européens » (Charney 1992, 18). Puis, avec les « Colonnes allégoriques » qu’il conçoit et réalise de
1987 à 1990 pour le jardin du CCA, Charney figure les composantes essentielles du site, enclavé entre
le boulevard René-Lévesque et l’autoroute Ville-Marie, qu’il compare à celui des Buttes-Chaumont,
puisqu’il a été anciennement occupé par une carrière, un abattoir et des voies ferrées (Charney 1998,
121). Il puise en quelque sorte au sein du site des images enfouies dans ses différentes couches de
mémoire. Entre autres éléments, sont figurés dans ces colonnes les églises à deux clochers et les
structures des aciéries des quartiers adjacents ; les maisons québécoises et les logements ouvriers qu’il
a par ailleurs abondamment photographiés ; les silos à grains symbolisant à la fois le port de Montréal
et le mouvement moderne (et élitiste) en architecture ; un « temple-silo » qui rappelle par ailleurs les
commentaires cinglants de Mendelsohn sur les banques américaines aux allures de temples grecs et
sur leurs colonnes qu’il dépeint comme des silos à argent (Mendelsohn 92). Charney articule ainsi
les lexiques de deux discours architecturaux distincts : l’un est dérivé de la théorie et des formes de
l’architecture moderne, tandis que l’autre provient de sa lecture sensible de la ville comme produit et
canevas de la vie des gens ordinaires.

La photographie du vernaculaire comme levier de la pensée critique

L’examen des travaux académiques de Charney et de certaines de ses œuvres démontre que la pho-
tographie comme pratique et document ayant trait à l’architecture vernaculaire a été pour lui un outil
d’articulation et d’affirmation d’une pensée architecturale critique forgée en rupture avec celle des
architectes modernes. L’imagerie architecturale qu’il a produite est, à plusieurs égards, comparable à
celle du bâti vernaculaire étatsunien développée par Evans dans les années 1930, et à celle de Ruscha,
qui était son contemporain. Elle représente une architecture du quotidien qui, bien que banale, appa-
rait fondamentale, voire monumentale, pour les gens ordinaires. Parallèlement, grâce à ses analyses
photographiques et documentaires, Charney a su identifier les traits caractéristiques, et parfois même
génériques, de constructions relevant de l’ordre du banal et de l’ordinaire. Puis, en les mettant en
lumière et en les faisant entrer dans les institutions, il a élevé les manières de faire vernaculaire au
rang d’objets de connaissance. En cela, Charney s’est intéressé, au tournant des années 1970, « à la
notion de la figuration comme une dimension du savoir et de la mémoire collective qui imprègne
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 75

l’acte de bâtir » (Charney et Lambert 27). Il a cherché à définir les caractéristiques constitutives réelles
des monuments, à mieux cerner l’identité de l’architecture québécoise et à mieux comprendre ce qui
structure l’environnement bâti – physiquement, humainement, culturellement, institutionnellement et
politiquement parlant. En ce sens, le jardin du CCA pourrait être considéré comme la consécration
de sa démarche : les colonnes et les autres objets qu’il a mis en relation sur le site, dont un verger et
des répliques d’éléments architecturaux de la Maison Shaughnessy (une résidence de style Second
Empire intégrée au CCA) constituent des figurations nouvelles d’une mémoire collective tournée vers
les formes bâties propres au lieu. Le jardin est allégorique : il révèle et institutionnalise, comme le
mentionne Charney, « les thèmes primaires d’une iconographie contemporaine » (Charney 2002, 86).
Finalement, au-delà de l’éclairage nouveau apporté sur la généalogie de l’œuvre de Charney
et du potentiel de la photographie du vernaculaire comme mode d’accès à un savoir architectural, il
importe de retenir qu’une expérience photographique menée en toute liberté intellectuelle est le levier
d’une pensée originale et critique. Pour penser et inventer ce qui reste à construire, il faut commencer
par apprendre à regarder et comprendre honnêtement ce qui est déjà là.

Ouvrages cités

CHARNEY, Melvin. « A Journal of Istanbul: Notes on Islamic Architecture ». Journal of the Royal Architecture
Institute of Canada 39.6 (1962) : 60-64.
CHARNEY, Melvin. « Troglai: Rock-Cut Architecture ». Landscape 12.3 (printemps 1963) : 6-12.
CHARNEY, Melvin. « Troglai : Architecture troglodyte en Cappadoce ». Vie des arts 34 (1964) : 46-52.
CHARNEY, Melvin. « Architecture sans architectes : les trulli de l’Apulie ». Vie des arts 38 (1965a) : 54-58.
CHARNEY, Melvin. « The Trulli of Southern Italy ». Landscape 15.1 (1965b) : 32-33.
CHARNEY, Melvin. « Experimental Strategies: Notes for Environmental Design ». Perspecta: The Yale
Architectural Journal 12 (1969) : 21-29.
CHARNEY, Melvin. « Pour une définition de l’architecture au Québec ». Architecture et urbanisme au Québec.
Dir. Melvin Charney et Marcel Bélanger. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1971. 9-42.
CHARNEY, Melvin. « Other Monuments : Four Works, 1970-1976 ». Vanguard 6.2 (mars 1977) : 3-8.
CHARNEY, Melvin. Melvin Charney : Œuvres, 1970-1979. Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal,
1979.
CHARNEY, Melvin. « Montrealness of Montreal ». The Architectural Review 999 (mai 1980) : 299-302.
76 Interfaces 44 (2020)

CHARNEY, Melvin. « À qui de droit : au sujet de l’architecture contemporaine au Québec ». ARQ Architecture-
Québec 5 (janvier-février 1982) : 12-23.
CHARNEY, Melvin. Paraboles et autres allégories : l’œuvre de Melvin Charney, 1975-1990. Montréal : Centre
canadien d’architecture, 1991.
CHARNEY, Melvin. « Montréal : Formes et figures en architecture urbaine ». 1980. Ville Métaphore Projet -
Architecture urbaine à Montréal : 1980-1990. Dir. Irena Latek. Montréal : Éditions du Méridien, 1992. 17-30.
CHARNEY, Melvin. « La cité incontournable ». Melvin Charney : Parcours de la réinvention. Dir. Jean-Fran-
çois Chevrier, Johanne Lamoureux et Jun Teshigawara. Caen : FRAC Basse-Normandie, 1998. 118-161.
CHARNEY, Melvin. « Melvin Charney ». Entretien avec Jim Donaldson. Alumni Interviews. Montréal : Uni-
versité McGill, 1999. URL : https://www.mcgill.ca/architecture/alumni/aluminterviews/charney (page
consultée le 2 novembre 2020).
CHARNEY, Melvin. Tracking Images : Melvin Charney, Un Dictionnaire... Montréal : Centre canadien
d’architecture, 2000.
CHARNEY, Melvin. « Melvin Charney : Œuvres et commentaires ». Melvin Charney. Dir. Pierre Landry.
Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 2002. 23-135.
CHARNEY, Melvin et Phyllis LAMBERT. « Une entrevue avec Melvin Charney ». In Melvin Charney, Paraboles
et autres allégories : l’œuvre de Melvin Charney, 1975-1990. Montréal : Centre canadien d’architecture,
1991. 25-34.
CHARNEY, Melvin et Yasmeen SIDDIQUI. « In Conversation, Yasmeen Siddiqui with Melvin Charney,
Montréal, January 4 and 5, 2008 ». Between Observation and Intervention: The Painted Photographs of
Melvin Charney. Dir. Gabriela Rangel et Gwendolyn Owens. New York : Americas Society ; Québec :
Musée national des beaux-arts du Québec, 2009. 20-41.
CHÉROUX, Clément, dir. Walker Evans. Paris : Centre Pompidou, 2017.
COHEN, Jean-Louis. « Postface ». In Erich Mendelsohn. Amerika. Livre d’images d’un architecte. 1926. Paris :
Les Éditions du Demi-Cercle, 1992. 225-241.
HARRIS, David. « La photographie et la fabrication d’images ». Melvin Charney. Dir. Pierre Landry. Montréal :
Musée d’art contemporain de Montréal, 2002. 13-20.
LANDRY, Pierre, dir. Melvin Charney. Montréal : Musée d’art contemporain de Montréal, 2002.
LE CORBUSIER. « L’espace indicible ». L’Architecture d’aujourd’hui (numéro hors-série, 1946) : 9-17.
LEVASSEUR, Élène. Les expériences photographiques formatrices de Melvin Charney : Contours et contri-
butions d’un outil de la pensée en architecture. Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2019.
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney* 77

MARTIN, Louis. « Melvin Charney: A Short Bibliography ». On Architecture: Melvin Charney, a Critical
Anthology. Dir. Louis Martin. Montréal : McGill-Queen’s University Press, 2013. 441-447.
MARTIN, Louis. On Architecture: Melvin Charney, a Critical Anthology. Montréal : McGill-Queen’s University
Press (McGill-Queen’s/Beaverbrook Canadian Foundation Studies in Art History), 2013.
MAXWELL, Robert, dir. Stirling: Writing on Architecture. 1998. Milan : Skira, 2013.
MENDELSOHN, Erich. Amerika. Livre d’images d’un architecte. 1926. Paris : Les Éditions du Demi-Cercle,
1992.
MOHOLY-NAGY, László. Vision in Motion. Chicago : Paul Theobald, 1947.
RUSCHA, Edward. Huit textes, vingt-trois entretiens : 1965-2009. Zurich : JRP Ringier, 2010.
SALOMON, Stephanie et Steve KROETER. « The 1968 Learning from Las Vegas Studio Revisited ». Designers
& Books (19 décembre 2013). URL : http://www.designersandbooks.com/blog/1968-learning-las-vegas-
studio-revisited (page consultée le 2 novembre 2020).
STIRLING, James. « The Functional Tradition and Expression ». Perspecta: The Yale Architectural Journal
6 (1960) : 88-97.
VENTURI, Robert et Denise SCOTT BROWN. « A Significance for A&P Parking Lots or Learning from Las
Vegas ». Architectural Forum 128 (mars 1968) : 37-43.
VENTURI, Robert, Denise SCOTT BROWN et Steven IZENOUR. Learning from Las Vegas. Cambridge,
Massachusetts: The MIT Press, 1972.
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 79

LA PHOTOGRAPHIE :
MEDIUM D’UNE EXPLORATION DU LOGEMENT,
ESPACES DE SYNTAXES DOMESTIQUES PROVISOIRES

Danièle Méaux
Université Jean Monnet, CIEREC

Résumé : Le logement est le lieu par excellence d’une appropriation domestique de l’espace s’accompagnant
d’agencements précaires, liés à l’existence quotidienne et à des idiosyncrasies personnelles. Des photographes
ont choisi d’enquêter sur ces environnements instables et familiers. C’est en particulier le cas de François
Hers (Intérieurs, 1981), Jean-Marc Tingaud (Intérieurs, 1991) ou Hortense Soichet (Intérieurs. Logements à
la Goutte d’Or, 2011). Le premier réalise des vues en plan moyen aux tonalités criardes. Le second recourt au
plan rapproché pour retenir des agencements précaires d’envergure limitée. Enfin, la dernière combine les vues
des appartements à des paroles d’habitants qui livrent les bribes de récits de vie. Les procédures employées par
ces photographes s’avèrent capables d’engager une réflexion approfondie sur les agencements vernaculaires
de ces espaces intérieurs où les objets, le plus souvent fabriqués en série et peu onéreux, s’organisent en une
syntaxe individuelle et changeante, liée aux « arts de faire » de leurs habitants.
Mots-clefs : photographie, art, vernaculaire, sociologie, espace, habiter, quotidien, enquête, couleur, intérieur

Abstract: The home is the ideal place for a domestic appropriation of space accompanied by delicately arranged
layouts linked to daily existence and personal idiosyncrasies. Photographers have chosen to investigate these
unstable and familiar environments. This is especially the case for François Hers (Intérieurs, 1981), Jean-
Marc Tingaud (Intérieurs, 1991) or Hortense Soichet (Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or, 2011). The first
photographer takes middle distance shots with garish tones. The second uses close-ups to capture small-scale
frail arrangements. The third associates shots of apartments with words from the inhabitants giving snippets
of their life stories. The processes used by these photographers succeed in provoking a profound reflection
on the vernacular arrangements of these interior spaces, where often inexpensive mass-produced objects are
organised in an individual and changing syntax, linked to the “arts of making” of their inhabitants.
Keywords:photography, art, vernacular, sociology, space, dwelling, everyday life, inquiry, color, interior
80 Interfaces 44 (2020)

Pour Jean-Marc Besse, « [l]es humains […] existent en habitant l’espace, tout l’espace, du plus
proche au plus lointain, en le sillonnant de toutes parts, en le transformant, en l’orientant et en l’orga-
nisant, en s’y installant de diverses manières […] » (7). C’est à différentes échelles que l’homme – cet
être spatial (Lussault) – investit le monde, mais la sphère du logement possède pour chaque individu
une importance singulière : elle constitue un abri, une sorte de bulle protectrice (Moles, Psychologie
de l’espace). Pour ceux qui y vivent (même temporairement), elle compose une zone de stabilité, à
partir de laquelle il leur est possible d’exister (au sens étymologique de ek-sistere : « se tenir à partir
de »). Le logement est également le réceptacle d’objets avec lesquels l’habitant entretient des rapports
physiques et quotidiens. Il est l’espace d’une syntaxe privée qui s’est façonnée à partir d’acquisitions
diverses, opérées au gré des opportunités ou des besoins éprouvés.
Cette aire privée est souvent partagée par plusieurs personnes ; elle résulte alors d’ajustements
et de négociations implicites permettant que les meilleurs agencements soient trouvés. Cumulatif et
sédimentaire, l’espace du logement comprend des objets utiles, comme des éléments destinés à la
décoration ou au souvenir. L’intérieur se présente donc comme un « monde » élaboré à partir d’habitudes
quotidiennes et riche de dépôts liés aux itinéraires biographiques de ses occupants. Loin de se résumer à
une disposition architecturale, il est matérialisation de modes d’existence et d’appartenances culturelles.
Intimement lié à des manières d’être au monde (Illich 66), il est l’espace privilégié d’arrangements à
destination personnelle et fonctionnelle, parfois élaborés avec des moyens restreints – souvent qualifiés
par le vocable « vernaculaire ».
Dans les quarante dernières années se sont développées dans le champ de l’art des pratiques
photographiques constituant de véritables enquêtes, problématisées et établies dans la durée (Méaux).
Ces travaux manifestent le regain d’intérêt des artistes pour le réel (Foster) et le croisement de leurs
préoccupations avec celles des chercheurs en sciences humaines et sociales : anthropologues, sociologues,
géographes notamment (Caillet). Il s’agira ici d’examiner les façons dont la photographie peut contribuer
à l’exploration des manières d’habiter et d’aménager l’espace domestique. À cette fin, trois séries seront
mises en perspective : la première réalisée par François Hers en 1981, la seconde par Jean-Marc Tingaud
en 1991 et la dernière par Hortense Soichet en 2011. Si ces trois œuvres entrent en résonnance du fait
d’un titre commun ‒ Intérieurs ‒, leur proximité ne s’arrête pas là : montrant des logements vides de leurs
habitants, François Hers, Jean-Marc Tingaud et Hortense Soichet proposent tous trois une investigation
minutieuse et acérée de la manière dont ces espaces sont organisés. L’absence même des occupants amène
en effet l’observateur à ressentir avec force combien les lieux représentés ne se présentent pas comme
des étendues uniformes et homogènes, mais se trouvent orientés à partir de personnes vivantes dont le
défaut fait précisément ressortir qu’ils sont à la source de l’organisation des espaces domestiques figurés.
L’attention se porte dès lors sur la singularité de chaque aménagement, lié à des manières d’habiter. À
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 81

chaque fois, l’organisation des photographies en série incline le spectateur à l’exercice de la comparaison et
au prélèvement des indices signifiants. Ces travaux ont été publiés et l’espace du livre se montre propice au
décryptage des photographies et à l’articulation des observations effectuées à partir de chacune d’entre elles.
Échelonnées sur une quarantaine d’années, les séries de François Hers, Jean-Marc Tingaud et
Hortense Soichet amènent à balayer une évolution des modes et des goûts en matière d’ameublement,
à prendre en compte des disparités découlant de différences de milieux, comme d’aires géographiques
et culturelles. La confrontation de ces trois séries renvoie aussi à une histoire de la photographie en
couleur. Mais, surtout, les points de vue adoptés sur les logements et les agencements domestiques
diffèrent nettement, de sorte que ces trois séries travaillent à penser de façon dialogique ces syntaxes
privées, et à appréhender le « vernaculaire » avec nuance. Loin d’illustrer un concept établi a priori, ces
trois photographes travaillent à le comprendre et à le définir, dans sa complexité et ses contradictions.

Intérieurs, 1981

L’ouvrage que le photographe François Hers réalise en collaboration avec Sophie Ristelhueber découle
d’une commande des services officiels du logement social dans la partie wallonne de la Belgique, qui
était en premier lieu destinée à des chercheurs en sociologie. S’écartant du cahier des charges initialement
imparti qui se focalisait sur l’architecture (Bonhomme 91), François Hers se concentre sur l’intérieur
des logements. Il en visite un grand nombre qu’il photographie en couleur, de façon systématique, en
employant toujours la même optique et un éclairage au flash direct « pour que tous les éléments aient
la même valeur et qu’aucune ambiance particulière ne soit privilégiée » (Hers Intérieurs, troisième de
couverture) ; les volumes se trouvent ainsi écrasés au sein des vues. François Hers invite également
Sophie Ristelhueber à participer à l’entreprise en s’attachant aux relations des personnes avec leurs
espaces de vie. La photographe – qui n’en est alors qu’à ses débuts – commence par rencontrer les
habitants afin de se familiariser avec eux ; puis elle réalise des vues en noir et blanc et en plan moyen,
où les personnes prennent la pose dans leur intérieur. Ses images témoignent du désarroi de visages
fatigués et de corps abîmés au sein de leur cadre de vie. La présence des habitants dans les photogra-
phies en noir et blanc fait ressortir leur absence dans les vues de François Hers. À la fin du livre, figure
également un texte du sociologue René Schoonbrodt qui alimente l’interprétation de la première série.
Équilibrant la part du document, du médium et de l’auteur, François Hers note :

Nous nous sommes sentis libres de nos choix dans ce qui nous avait été demandé : rendre compte d’une
réalité sociale et des programmes de construction qui y sont liés.
82 Interfaces 44 (2020)

Mais ces choix, nous les avons faits en fonction de la nature même de la photographie. Si celle-ci
informe – puisque l’on peut toujours reconnaître ce qu’elle imprime avec réalisme – elle est avant tout
une affirmation, une émotion qui existe. (Troisième de couverture)

Artiste conceptuel avant de devenir photographe, François Hers a participé à la création en


1972 de l’agence VIVA dont les membres souhaitaient tourner le dos aux normes du photojournalisme
pour traiter en profondeur des sujets concernant la vie quotidienne dans ses dimensions politiques 1.
François Hers a été l’instigateur du reportage collectif « Familles de France » (1973) qui reflétait les
bouleversements de la société française ; il a aussi participé à l’enquête réalisée sur « Les Français en
vacances » 2 (1976). Pour François Hers, l’art et la photographie se doivent de répondre à une demande
sociale. Ces convictions, il les réaffirmera à maintes reprises au fil de son itinéraire : au travers de la
Mission photographique de la DATAR (1983-1989), puis de l’aventure des Nouveaux Commanditaires 3
au sein de la Fondation de France, à partir de 1991.
Dans Intérieurs, les photographies proposées par François Hers sont des plans moyens (rela-
tivement serrés cependant) aux couleurs denses voire criardes, effectués sous une lumière homogène
et brutale. Ses vues retiennent les tonalités crues des rideaux, des abat-jours, des nappes imprimées,
de posters à l’évidente banalité. Si les motifs floraux des papiers peints et des tissus viennent s’entre-
choquer dans le champ, d’une vue à l’autre frappe la conformité d’un ameublement qui révèle tout à la
fois une absence de réelle pauvreté et l’assujettissement à la consommation d’une gamme de produits
standardisés, fabriqués en série au moindre coût. Les objets et les éléments de mobilier s’avèrent très
kitsch (Adorno) ; ils renvoient aussi aux goûts d’une époque. L’ensemble signe une volonté d’approcher
l’endotique, le quotidien dont Henri Lefebvre contribua à démontrer l’importance avec Critique de la
vie quotidienne dès 1947. Les gestes de tous les jours qui façonnent les consciences (Lefebvre 157)
s’accrochent en effet à des objets et à des espaces domestiques.


1.
Alain Dagbert, Martine Franck, Hervé Cloaguen, Claude Raymond-Dityvon, Richard Kalvar, Jean Lattès et Guy Le
Querrec travaillent ensemble au sein de cette agence jusqu’en 1978.

2.
Ces bourses sont accordées par la Fondation nationale de la photographie à l’occasion du quarantième anniversaire
des congés payés.

3.
URL : http://www.nouveauxcommanditaires.eu/fr/home/accueil (page consultée le 30 octobre 2020).
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 83

Figure 1. Intérieurs (1981 n.p.).


© François Hers.

La frontalité des images donne le sentiment d’une relative absence de sophistication. François
Hers confie son intérêt pour l’œuvre du photographe américain Weegee (Hers Intérieurs, 13). Il a éga-
lement étudié les méthodes d’identification mises au point par Alphonse Bertillon pour la photographie
judiciaire à la fin du XIXe siècle. Il apprécie en effet le caractère direct et antiartistique de vues faites
pour la presse ou pour la police, qui se présentent comme de simples constats ; il se montre aussi attiré
par la sérialité à même de permettre la constitution d’une archive exploitable. François Hers développe
d’ailleurs un parallèle entre l’enquête telle qu’elle est menée en milieu policier et la pratique du reportage :
il s’agit pour lui d’un « même goût pour la recherche, l’enquête, le désir de comprendre ce qui se passe
vraiment. Sans bien savoir ce qui vous pousse et où cela peut aboutir. Que fait la police ? Elle attend.
Les photographes aussi » (Hers Intérieurs 13). Il confie ailleurs : « J'ai pratiqué les techniques de base
du travail de la police : regarder sans en avoir l'air, garder son sang-froid, quand l’on vous regarde à
votre tour, analyser un comportement, attendre et interroger la réalité » (Hers 1982, 31).
Dans des ouvrages récents, Dominique Kalifa et Luc Boltanski ont rapproché la démarche
du sociologue de celle du détective (Kalifa ; Boltanski). Le contexte même de la commande comme la
présence du texte de René Schoonbrodt signent la proximité du travail photographique et de la socio-
84 Interfaces 44 (2020)

logie. Le chercheur retrace succinctement les modalités de l’expansion de l’habitat social en réponse
aux besoins en logement générés par l’industrialisation galopante du XIXe siècle. Il pèse les apports
et les limites des options urbanistiques retenues, à la périphérie des villes, quand il aurait mieux valu
selon lui placer les travailleurs « au cœur même de l’espace politique » (Schoonbrodt 122). Il souligne
aussi l’utilité, pour le sociologue, des photographies de François Hers et Sophie Ristelhueber, qui
« livrent des renseignements qui échappent aux capacités habituelles des techniques d’enquête ». C’est
ainsi que leurs travaux « appuient les recherches en sociologie du quotidien en leur donnant une clarté
quelque peu effrayante non par la révélation de la persistance de la pauvreté, mais par celle tout aussi
angoissante, de l’insertion des habitants des logements sociaux à une place précise de la structure
sociale et culturelle. »

Figure 2. Intérieurs (1981 n.p.).


© François Hers.

De fait, les logements représentés sont bien tenus et témoignent d’une satisfaction relative
des besoins quotidiens. Les éléments d’ameublement ne portent pas traces d’usure ou de détérioration.
Ce que les photographies signalent en revanche, c’est que les classes populaires achètent des produits
fabriqués par l’industrie pour la grande consommation – les mêmes choix, les mêmes modes d’orga-
nisation se trouvant pour ainsi dire répétés d’une image à l’autre. Les vues apportent somme toute un
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 85

diagnostic de société, en révélant l’aliénation des classes sociales peu favorisées, telles qu’elles se
manifestent au travers de leurs goûts. En sus de la surcharge de couleurs et de motifs, le cadrage serré
des photographies contribue à créer un sentiment de relatif étouffement. Les images de François Hers,
se rapprochant de constats cliniques, témoignent d’une volonté de ne pas enjoliver les choses, loin de
toute forme d’empathie, afin de privilégier une approche politique.

Figure 3. Intérieurs (1981 n.p.).


© François Hers.

Dans le même temps, les grands tirages qu’il expose au Centre Pompidou en 1981 monu-
mentalisent les intérieurs. Les vues structurées en aplats colorés possèdent une richesse formelle :
leur manque de profondeur, leur planéité, l’entrechoquement des motifs imprimés des tissus et des
papiers peints peuvent faire lointainement penser aux toiles de Vuillard ou encore à celles de Matisse.
Difficilement affiliable à un mouvement spécifique, François Hers initie donc, dès le début des années
80, une posture hybride et féconde, entre art et sciences sociales. Ses images révèlent des options
d’ameublement, liées à des manières de vivre qui relèvent d’une appartenance de classe.
86 Interfaces 44 (2020)

Intérieurs, 1991

Si Jean-Marc Tingaud appartient à la même génération que François Hers, son itinéraire est tout autre.
Autodidacte, originaire du Morvan, il a beaucoup voyagé, même si une bonne part de son travail est
ancrée dans un terroir et tournée vers la mémoire 4. Les vues d’intérieurs populaires rassemblées dans
l’ouvrage qu’il publie en 1991 aux éditions Contrejour ont été réalisées à Paris, Naples, Zagreb ou
Portland… Ce sont des plans serrés sur des coins de fenêtre, des fragments de mur ou de plafond peuplés
d’objets variés qui se présentent comme autant de miettes de vie accumulées. Les vues minutieusement
réalisées à la chambre livrent toute une stratification d’objets quotidiens ou de reliques intimes. Elles
se caractérisent par une rigoureuse fidélité chromatique, un savant respect des contrastes qu’autorise
la technique de tirage du « dye transfer ». 5
Au côté d’objets utilitaires tels que balais,
téléphones ou postes de radio, figurent des cartes
postales, des portraits photographiques et des bibe-
lots liés au souvenir. À chaque relique, des récits
individuels paraissent potentiellement attachés.
Pour les habitants de ces logements, bon nombre
d’objets sont sans doute supports de mémoire,
convoquant le souvenir, comme étaient suscep-
tibles de le faire certains lieux matériels pour les
orateurs de l’antiquité (Yates). La persistance des
choses autour des personnes incarne pour ainsi dire
leur capacité à rester les mêmes malgré la fuite du
temps. La sociologue Véronique Dassié remarque
notamment que « [q]uand le parcours biographique
prend une nouvelle orientation, les objets prennent
sens dans leur aptitude à matérialiser les satisfac-
tions et les heurts des bifurcations d’une destinée »

4.
Ce tropisme est perceptible dans Gens du Morvan en 1978,
Mémoires en 1986 ou Intérieurs en 1991.
5.
Procédé de tirage en couleur à partir d’une diapositive, qui
Figure 4. Intérieurs (1991 n.p.). permet au photographe d’ajuster séparément chaque couleur
© Jean-Marc Tingaud. en vue d’un contrôle très précis du résultat final.
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 87

(Dassié 342) ; ils prennent une importance parti-


culière quand les vies ont été chahutées.
Les vues aux tonalités subtiles de Jean-
Marc Tingaud sont de format portrait – ce qui ne
peut que favoriser le rapprochement des espaces
considérés avec une (ou des) présence(s) humaine(s)
évoquée(s) en creux. Leur composition, extrême-
ment concertée, ne se trouve pas centrée sur telle
ou telle chose. Les photographies sectionnent au
contraire certains objets pour mettre en évidence
des espacements ou des proximités entre les choses.
Elles rendent ainsi palpable l’organisation des objets
et des reliques au sein du logis. Les décadrages
et les décentrements, qui n’ont rien d’aléatoire,
désignent des voisinages et isolent des fragments de
syntagmes dans leurs articulations précises. L’atten-
tion se porte ainsi sur les jointures – les respirations
d’une syntaxe vernaculaire.
Par leur composition calculée et leur
traitement chromatique respectueux des nuances,
les photographies de Jean-Marc Tingaud signent Figure 5. Intérieurs (1991 n.p.).
l’importance d’une « culture matérielle » telle que © Jean-Marc Tingaud.
définie par les fondateurs de l’anthropologie. La
valeur des objets dans leur relation avec les corps a été soulignée par Marcel Mauss (1926), leur
prise en compte donnant accès à une compréhension des cultures et des sociétés. Pour l’archéologue,
l’ethnologue ou l’anthropologue, les objets sont des sources directes d’interprétation et de compréhen-
sion : selon un fonctionnement proche de la synecdoque, ils permettent de remonter vers des modes
de vie. Utilitaires, les artefacts matériels sont habités de scenarii d’usage ; plus gratuits, ils reflètent
des trajectoires individuelles, des origines ou des compositions familiales. Les objets qui émaillent
les photographies de Jean-Marc Tingaud sont de peu de valeur financière, mais ils paraissent gorgés
d’affects. L’enchaînement des images au fil des pages de l’ouvrage donne à voir tout un bric-à-brac
d’objets accumulés, offerts à une ethnographie du « minuscule » (Dassié). Il n’est pas indifférent que les
images de Jean-Marc Tingaud soient réalisées en des aires géographiques très variées : c’est à chaque
fois une culture, des traditions, des goûts différents qui se trouvent conviés.
88 Interfaces 44 (2020)

Les choix opérés en matière de cadrage


inclinent le spectateur à porter son attention sur
des modalités d’association idiosyncrasique : les
agencements particuliers que retiennent les vues
de Jean-Marc Tingaud traduisent des manières
singulières de faire avec les choses ‒ qui relèvent
du vernaculaire. En effet, les sujets s’approprient
des héritages culturels en même temps qu’ils pro-
duisent des cultures particulières. Si les objets
ont été fabriqués par d’autres, les syntaxes qui
les organisent dans les intérieurs découlent de
pratiques créatives de la vie ordinaire. Ces agen-
cements sont le fruit de lents ajustements, de choix
restreints et d’habitudes consenties. Ils témoignent
de façons personnelles de « braconner » avec les
objets, de « tactiques » banales mais inventives
pour reprendre les termes utilisés par Michel de
Certeau (1980). Les habitants opèrent de fait des
détournements, des articulations, des espacements ;
ils organisent des échos dans des espaces localisés
et personnels.
Figure 6. Intérieurs (1991 n.p.). Les objets portent, pour certains, des traces
© Jean-Marc Tingaud.
d’usure ; les murs sont craquelés, les photographies
jaunies, les livres abîmés… Les choses révèlent les
marques d’un corps à corps prolongé avec leurs propriétaires ; de la sorte, elles paraissent presque faire
partie intégrante des êtres qui les possèdent ; absents des photographies, ces derniers semblent néanmoins
très présents en leur sein, tant les choses s’avèrent empreintes d’usages et d’affects matérialisés. Les images
de Jean-Marc Tingaud laissent supposer combien les objets – et ce qu’ils portent en eux – participent d’une
construction du sujet. Organisés en phrases, ces derniers se donnent comme matrices de subjectivation.
Davantage que dans les photographies de François Hers, l’accent se trouve ici porté sur l’intime
et l’affectif. Le format portrait et la douceur des coloris s’y montrent propices, tout comme le cadrage
sensiblement plus serré. Pourtant, la capacité à organiser les choses à sa façon dans un espace privé
revient d’une image à l’autre, d’un pays à l’autre, signant somme toute une aptitude partagée des êtres
humains à investir l’espace du logement en y articulant des objets selon des grammaires vernaculaires,
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 89

des bricolages syntaxiques singuliers. L’individuel s’articule ainsi au collectif, au sein d’un travail
dont le lyrisme n’est pas absent (Vadé 11-37).

Intérieurs, 2011

Plus récente, l’activité photographique d’Hortense Soichet porte de façon privilégiée sur les modes
d’habitation, sa pratique artistique confinant à la sociologie ou à l’anthropologie ; le plus souvent, elle
combine prises de vue et entretiens libres, dont elle extrait des témoignages qui se trouvent ensuite
présentés au côté de ses images ; si la jeune femme expose, le livre se présente néanmoins comme son
support de prédilection (Soichet 2015). Entre 2009 et 2010, elle réalise un travail d’enquête au sujet
des logements de la Zone Urbaine Sensible de la Goutte d’Or à Paris – qui a été exposé sous diverses
formes, et a abouti à l’ouvrage intitulé Intérieurs aux éditions Créaphis en 2011. Si d’autres travaux
à certains égards comparables ont été réalisés depuis par Hortense Soichet, il sera principalement ici
question de ce premier ouvrage.
Revendiquant l’héritage d’Eugène Atget 6 et de François Hers, Hortense Soichet s’attache prio-
ritairement à l’appréhension d’une réalité sociale, celle du logement dans une Zone Urbaine Sensible 7
qui n’est pas dans une situation périphérique, mais localisée dans un quartier de Paris bien desservi par
les transports en commun. Le secteur est en mutation, les classes sociales les moins favorisées laissant
peu à peu la place à des personnes au revenu plus confortable (Soichet 2015, 114). Il s’agissait pour
la photographe de rendre compte de cette diversité des modes d’habiter, quand la gentrification des
espaces publics du quartier n’était pas vraiment encore évidente (Fijalkow) et le changement plutôt
discernable au sein des intérieurs.


6.
En 1910, ce dernier réalise une série de photographies d’intérieurs parisiens.

7.
Une zone urbaine sensible est un territoire infra-urbain défini en France par les pouvoirs publics pour être la cible
prioritaire de la politique de la ville entre 1996 et 2014.
90 Interfaces 44 (2020)

Figure 7. Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or. « Rue de Suez, 1 habitant, 2 pièces, 42 m2, 1994 » (2011 47).
© Hortense Soichet.

Pour Hortense Soichet, la première difficulté est d’entrer en contact avec les habitants. C’est
grâce au bouche-à-oreille, par le biais d’associations ou encore par le truchement de la presse locale
qu’elle tâche de parvenir à un corpus représentatif. Chaque visite obéit à un même protocole : les
habitants sont interrogés, plus ou moins longuement, sur leur relation au quartier et à leur logement.
Une photographie est faite (avec le plus de recul possible) de l’espace à vivre principal ; puis plusieurs
images dont le cadrage est plus serré sont prises des autres pièces (ou de zones restreintes de la même
pièce quand le logement se réduit à cela). Le processus suppose la mise en confiance et la collaboration
des habitants, les photographies réalisées étant systématiquement transmises aux occupants des lieux,
qui peuvent éventuellement suggérer certaines modifications.
La suite des images en couleur et des textes inclus dans l’ouvrage se présente donc comme le
fruit d’un patient travail de terrain. Les photographies de la pièce principale, de « format paysage » et
cernées de blanc, sont proposées en belle page, tandis qu’en face figurent des informations factuelles – rue
où se situe le logement, nombre d’habitants, nombre de pièces, superficie, date d’emménagement – ainsi
qu’une ou deux phrases sélectionnées par Hortense Soichet au sein des propos recueillis sur place. Sur
la double-page suivante, six photographies de format carré et de plus petite taille viennent épeler des
détails du logement. Cette disposition restitue la durée d’une investigation des lieux.
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 91

Figure 8. Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or. « Rue Saint-Mathieu, 1 habitant, 1 pièce, 8 m2, 2004 » (2011
163).
© Hortense Soichet.

Les vues de la pièce principale sont faites sous un éclairage naturel, au grand angle mais sans
déformation, selon un point de vue diagonal le plus souvent, axial parfois. Elles sont nettes et leurs
tonalités claires se montrent favorables à une relative mise en valeur du logement – qui se présente
avant tout comme un espace de vie. Les habitants sont absents, mais les intérieurs représentés renvoient
à des gestes vécus, des habitudes quotidiennes, des goûts et des activités. Parfois les fauteuils livrent
l’empreinte des corps qui s’y sont assis ; des tasses ou des cahiers ouverts renvoient à des actions
entamées ; chaque objet, si rudimentaire soit-il, semble avoir été choisi en fonction d’envies ou de
besoins précis (Moles Théorie des objets, 33) et les agencements résulter d’une succession d’ajustements
étroitement déterminés par les manières de vivre. Ces intérieurs se donnent comme les enveloppes de
corps dont la présence est presque palpable, dans leur absence même. La relation aux choses repose
en effet sur un accommodement routinier, de sorte qu’elles se trouvent pour ainsi dire « incorporées »
par les êtres (Mauss 1934, 383-86) et occupent une place fondamentale dans la vie quotidienne. Leur
agencement restitue ce qui est de l’ordre du faire, les corps se trouvant pour ainsi dire élargis aux
objets, selon des conduites motrices, des contraintes d’accessibilité et des routines établies. Les vues
d’Hortense Soichet suggèrent cette connexion physique des êtres à des supports matériels dans l’espace.
92 Interfaces 44 (2020)

À l’instar d’un certain nombre d’artistes contemporains (Caillet), Hortense Soichet emprunte
une part de ses méthodes aux sciences humaines et sociales : sa démarche relève de l’enquête. À la
manière d’un chercheur, elle sonde les façons diversifiées d’habiter la Goutte d’Or. Son travail se situe
ainsi à la croisée de l’art et de la sociologie (ou de l’anthropologie), bousculant les cloisonnements
établis et participant au renouvellement des méthodes utilisées en sciences humaines et sociales où
l’approche globale se trouve délaissée au profit du parcellaire et de l’individuel (Méaux). Le regard
permet de mesurer et de comprendre combien habiter, c’est investir de soi dans un espace qui devient
abri personnel.

Figure 9. Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or. « Rue Doudeauville, 2 habitants, 3 pièces, 65 m2, 2002 » (2011 83).
© Hortense Soichet.

L’ouvrage conjuguant informations verbales, paroles d’habitants et photographies de différents


formats permet au lecteur de suivre le cheminement de l’enquête. C’est avec curiosité qu’il pénètre les
lieux, qu’il compare les habitats, des plus cossus au plus déshérités, des plus rudimentaires aux plus
sophistiqués. Il se surprend à être absorbé dans l’exploration de ces idiosyncrasies matérielles. Grâce
à la confrontation des photographies et des propos rapportés, le spectateur a le sentiment de pouvoir
se projeter dans l’action d’habiter ces logements. Le dispositif livresque l’amène à se couler dans des
aménagements vernaculaires, des logements spacieux ou exigus, désordonnés ou bien rangés, un peu
comme y invitent les magazines de décoration illustrés de clichés qui donnent envie de vivre dans les
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 93

pièces qu’ils figurent, sauf que les intérieurs photographiés par Hortense Soichet se présentent bien
loin du luxe et des dernières tendances du design ou du high-tech.
Un tel dispositif travaille à rendre sensible la démarche poursuivie par la photographe et à
soumettre à l’examen un positionnement qui enjambe les champs de l’art et de la sociologie (ou de
l’anthropologie). Il ouvre l’œuvre à une réception consciente des procédures adoptées ‒ dont l’influence
du mouvement conceptuel n’est pas absente. Il participe aussi à une forme d’ouverture démocratique
du processus de l’enquête ‒ que John Dewey appelait de ses vœux (Dewey). En effet, les spectateurs
se trouvent conviés à participer d’une volonté de comprendre les manières d’habiter.

Syntaxes domestiques

Échelonnées sur quatre décennies et renvoyant à différents moments de l’histoire récente du médium,
de ses évolutions techniques en matière de traitement des couleurs et de ses usages artistiques, ces
trois séries se font écho : la photographie s’y présente en effet, à chaque fois, comme une modalité
privilégiée d’approche de la culture matérielle, donnant à voir des intérieurs populaires vides de leurs
occupants, mais dont les organisations singulières permettent d’inférer des modes de vie. Quand
le travail de François Hers tend à proposer le constat assez cru d’un aménagement des logements
déterminé par une appartenance de classe, les photographies de Jean-Marc Tingaud, plus esthétisantes
voire lyriques, signent le rapport de la stratification des objets accumulés à la mémoire. Quant au
travail plus récent d’Hortense Soichet, il relève explicitement de l’enquête. Néanmoins, dans les trois
séries, les espaces domestiques se trouvent livrés à une auscultation minutieuse. Les intérieurs sont
enregistrés par la photographie qui rabat l’organisation des objets dans l’espace tridimensionnel à la
surface de la représentation, faisant ainsi ressortir l’accumulation des artefacts et leurs dispositions
singulières dans le champ. Manifestement, pour ces trois photographes, les modalités d’agencement
des logements s’avèrent dignes d’être explorées dans toute leur complexité, des pratiques ordinaires
se trouvant ainsi reconsidérées.
Chacune à leur manière, les trois séries travaillent à documenter la culture matérielle domes-
tique de milieux relativement populaires. Les artefacts figurant dans les intérieurs mis en image sont
généralement de peu de valeur ; de fabrication industrielle, ils ressortissent souvent au kitsch ; ils
traduisent des niveaux de vie variés, mais rarement très aisés. Les objets accumulés semblent répondre
à des besoins quotidiens et sont en rapport avec des usages concrets, les acquisitions étant déterminées
par le coût et l’accessibilité des produits. Les agencements sont également pour partie dictés par des
patrons comportementaux. Selon des degrés divers, François Hers, Jean-Marc Tingaud et Hortense
94 Interfaces 44 (2020)

Soichet rendent sensibles ces déterminations ; les séries photographiques font ressortir que les manières
d’habiter se trouvent conditionnées par des modes, des contraintes économiques et des normes sociales
(Certeau xxxv).
Mais, dans le même temps, comme l’écrit Michel de Certeau, « les usagers ‟bricolent” avec
et dans l’économie culturelle dominante les innombrables et infinitésimales métamorphoses de sa loi
en celle de leurs intérêts et de leurs règles propres » (xxxix) : au travers de « tactiques » diversifiées,
ils composent des syntaxes singulières afin de « faire avec » les espaces et les objets. Les trois séries
photographiques ici prises en considération font ressortir que les combinatoires complexes réalisées par
les occupants des lieux transcrivent, au travers des objets, des parcours biographiques singuliers. Elles
mettent aussi en évidence combien, à partir d’acquisitions obéissant à des déterminations économiques
et sociales, les habitants développent des modalités actives d’appropriation et d’organisation des choses
qui témoignent d’une réelle inventivité.
Au sein des images, les aménagements intérieurs se présentent dans un inachèvement perma-
nent : intimement liés à des manières de faire privées, ils manifestent des formes continues d’adaptation
aux besoins, de bricolage à des fins utilitaires ou d’ingéniosité décorative ‒ auxquelles les vues rendent
diversement hommage. Mais, par leurs différences d’approche mêmes, les séries photographiques
de François Hers, Jean-Marc Tingaud et Hortense Soichet conduisent également à penser, de façon
dialogique et articulée, toute la complexité du « vernaculaire », tel qu’il se trouve pris entre kitsch (lié
à l’emploi d’objets découlant d’une production de masse) et vitalité d’une inventivité ordinaire.
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires 95

Ouvrages cités

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YATES Frances. L’Art de la mémoire. 1966. Paris : Gallimard (NRF), 1987.
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 97

AGNÈS VARDA À LOS ANGELES


ET L’HYPOTHÈSE D’UNE FORME CINÉMATOGRAPHIQUE DU
VERNACULAIRE

Lucas Lei
Université Paris Nanterre, H.A.R.

Résumé : Cet article s'attache à formuler l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire. Inspirée
de la conception paysagère du vernaculaire de John Brinckerhoff Jackson, cette hypothèse repose sur l’analyse
de Mur murs et Documenteur. Tous deux réalisés par Agnès Varda à Los Angeles en 1980-1981, ces films
délaissent le mythe hollywoodien en faveur du vernaculaire américain : documentaire consacré aux murals,
Mur murs, dévoile un visage authentique et méconnu de la capitale mondiale du cinéma, tandis que Docu-
menteur, une fiction, se caractérise par sa représentation singulière du quotidien. Mais Varda ne se contente
pas de représenter une réalité ordinaire spécifiquement américaine de façon transparente : sa mise en scène se
distingue au contraire par une réflexivité qui instaure un lien de réciprocité entre le paysage filmé et l’image
filmique. Ainsi, selon mon hypothèse, Varda élaborerait un paysage de cinéma singulier ou, pour ainsi dire,
mieux qu’une simple représentation, une forme cinématographique du vernaculaire.
Mots-clefs :cinéma, Varda (Agnès), paysage, vernaculaire, Jackson (John Brinckerhoff), Los Angeles, docu-
mentaire, fiction, réflexivité, intermédialité

Abstract: T his article aims to address the hypothesis of a filmic form of the vernacular. Originating in John
Brinckerhoff Jackson’s ideas on the vernacular landscape, such a hypothesis is based on an analysis of Agnès
Varda’s Mur murs and Documenteur. Both shot in Los Angeles in 1980-1981, these two movies disregard the
Hollywood myth in favor of the American vernacular: a documentary devoted to murals, Mur murs unveils
an authentic and unknown aspect of the world capital of cinema, whereas Documenteur (a fiction) proposes
a peculiar rendering of everyday life. Nevertheless, Varda does not simply strive to transparently depict a
specifically American ordinary reality. Quite the contrary, her mise en scène is characterized by a reflexivity
establishing a mutual interaction between the landscape shot and the filmic image. So, according to my
hypothesis, Varda created an original kind of filmic landscape that may be a filmic form of the vernacular
rather than a mere depiction.
Keywords: cinema, Varda (Agnès), landscape, vernacular, Jackson (John Brinckerhoff), Los Angeles, docu-
mentary, fiction, reflexivity, intermediality
98 Interfaces 44 (2020)

Des spectacles minimaux de la vie des autres. […] Un geste aperçu


par hasard. Le mouvement répétitif d’une machine à laver qui
tourne et d’un ouvrier qui refait dix fois de suite le même mouve-
ment. L’émotion subite par un regard entrevu ou un geste déplacé.
Le presque pas vu, le non-dit.
Agnès Varda, Libération, 18 août 2006. (Mauffrey 2017, 409)

Le vernaculaire : de la notion au paysage de cinéma…

Dans la langue française, l’adjectif « vernaculaire », régulièrement substantivé, est un terme savant
qui désigne des phénomènes socio-culturels définis par leur caractère à la fois local, spontané et
populaire – une acception générale qui provient de la linguistique et de l’architecture pour lesquelles
le vernaculaire est une question classique. Au sein des études cinématographiques, même s’il n’est
utilisé que de façon marginale, on peut distinguer trois usages du terme que je vais brièvement présen-
ter. Chacun de ces usages est tributaire de plusieurs généalogies disciplinaires et influencé, non sans
analogie ni remodelage, par l’acception du mot anglais vernacular, plus répandu que dans la sphère
francophone et dont la portée sémantique a été jusqu’à présent plus particulièrement étudiée dans la
littérature scientifique américaine.
À la veille des années 2000, Miriam Hansen a forgé le concept de vernacular modernism
(Hansen). Avec ce concept, elle propose de redéfinir le classicisme hollywoodien des années 1930 et
de concevoir son imagerie aussi bien que son système de production comme une sorte de plateforme
redistributrice de cultures populaires provenant du monde entier. Hollywood aurait ainsi distillé dans ses
productions une quantité non négligeable de thèmes et de motifs populaires importés par les membres
des studios qui étaient issus de l’immigration (scénaristes, décorateurs, techniciens…). Ceux-ci auraient
alors fait entrer leurs propres cultures vernaculaires dans la modernité industrielle, économique et
artistique du xxe siècle en les transposant dans le cinéma avec un succès spectaculaire (c’est l’âge d’or
d’Hollywood). Pour autant, ce succès aurait reposé sur une refonte substantielle de ces imageries afin
de les conformer à un nouveau régime de visualité (celui de l’image en mouvement) tout comme aux
normes de la production en série, des genres hollywoodiens et de la diffusion mondiale des films réali-
sés – d’où le concept (insécable) de vernacular modernism. Depuis lors, le terme vernacular bénéficie
d’une fortune significative dans l’étude des genres cinématographiques qui puisent leur inspiration et
leurs origines dans un imaginaire local, par exemple marqué par la littérature populaire, comme c’est
le cas du giallo italien (Koven). Cette acception s’inscrit par ailleurs dans le champ élargi des cultural
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 99

studies, associe le vernaculaire au « folklore » et en évalue les implications industrielles, artistiques,


publiques et critiques (Sherman et Koven).
Depuis les années 2010, suite à la banalisation des caméras numériques, des ordinateurs
portables et téléphones mobiles avec caméra intégrée, un tout autre champ des études cinématogra-
phiques s’approprie l’adjectif vernacular pour désigner des films et des vidéos habituellement qualifiés
d’« amateur » 1. Reflétant un usage massif et individuel de la vidéo et des médias en général (réseaux
sociaux inclus), cette acception semble prendre acte de l’introduction de l’image enregistrée/télédiffusée
dans la sphère du quotidien avec une visée communicationnelle qui ne correspond guère à la notion
d’amateur 2. Le terme vernaculaire prend ici une deuxième signification : il désigne une appropriation
sociale et matérielle des appareils de captation et des médias de diffusion en soulignant leur immixtion
dans la vie quotidienne.
Une troisième acception spécifiquement américaine concerne l’étude du paysage. Elle est
plus rare et s’inspire des essais de John B. Jackson, en retenant de sa vision de l’Ouest-américain un
répertoire de formes paysagères plus que sa conception théorique du vernacular landscape. Henrik
Gustafsson mentionne Jackson à deux reprises (84, 103) pour expliquer en quoi les paysages des road
movies des années 1970 se distinguent de ceux mis en image par les westerns de la période classique.
De même, Scott MacDonald cite Jackson à propos de films des années 1980-1990 consacrés aux
ouragans du Midwest : il y voit un effacement de l’esthétique du sublime à la faveur d’une esthétique
qu’il qualifie de vernaculaire, car marquée par l’ordinaire des lieux filmés et l’essor de la vidéo et de
la télévision (MacDonald).
Avec ces trois acceptions, il apparaît que le terme vernaculaire est utilisé de façon polysé-
mique dans les études cinématographiques, sans toutefois donner lieu à des contradictions sémantiques
à l’intérieur de la discipline : par exemple, Gustafsson et MacDonald intègrent des considérations
culturelles (acception 1) et médiatiques (acception 2) à leur approche paysagère (acception 3). En dépit
de cet emprunt hétérogène du terme pour parler du cinéma, son acception paysagère permettrait-elle
d’envisager in fine une appréciation du vernaculaire qui pourrait prendre une forme cinématographique
en tant que telle, et selon quelles modalités de mise en scène ?


1.
Sur la « vidéo vernaculaire », voir l’article de Gala Hernandez dans ce même numéro.

2.
Exaltée ou dénigrée, la figure de l’amateur apparaît dès la naissance du cinéma et se démultiplie avec l’essor des
caméras de format « substandard » (Odin 1995). « Le sens du mot amateur fuit de tous côtés. […] [il] renvoie aussi
bien au passionné […] qu’au dilettante qui fait quelque chose “en amateur” » (Odin 1999, 47).
100 Interfaces 44 (2020)

… et le vernaculaire de John B. Jackson à Agnès Varda

Chez Jackson, la théorisation du vernaculaire se précise durant près de deux décennies d’observations
des modes d’habitation de la classe ouvrière, des « blue collars », en particulier dans l’Ouest américain
(Ballesta 2016). Le vernaculaire jacksonien se traduit par des manifestations architecturales 3, urbaines 4
et paysagères 5, à la fois populaires et non-institutionnelles 6, fondées sur des pratiques quotidiennes,
non-planifiées voire amateures et répondant aux besoins de la vie courante (Jackson 2003). Il incarne
par ailleurs des formes de marginalité économique, de dénuement et de précarité que Jackson identifie
jusque dans la rusticité du cottage anglais médiéval (Jackson 1979, 136-40) et qu’il observe dans
l’Ouest-américain au travers de la figure emblématique du mobile-home (Jackson «The Mobile-Home
on the Range »).
Mais la fortune scientifique de Jackson (Davis, Groth et Wilson) n’est pas seulement due à la
mise en lumière de cet ensemble de caractéristiques du vernaculaire qui seraient autant de topoï pour
le cinéma : ses essais ont aussi montré l’intérêt épistémologique d’une appréciation individuelle des
lieux et des paysages, fondée sur une pratique amateure de la photographie, du dessin et une liberté
d’écriture assumée (Ballesta 2006 ; Ballesta et Fallet ; Mendelsohn et Wilson). Ainsi, en s’inscrivant
dans le sillage de la géographie humaine (Besse 2006) et en se situant à la marge du milieu universitaire,
Jackson n’a pas assujetti ses textes à ses recherches bibliographiques ni à la rhétorique académique de
l’argumentation ; il a largement exploité la description, la narration 7 voire la fiction 8 et leur capacité
à mettre au jour l’existence géographique, historique et culturelle du vernaculaire (Ballesta 2006).

3.
La maison, son agencement intérieur et extérieur (Jackson « Pueblo Dwellings and Our Own »).
4.
Le Stranger Path, cette rue mal famée qui fait office de voie d’entrée dans la ville (Jackson 1957).
5.
La route structure le paysage chez Jackson, fondateur de l’hodologie, l’étude des routes conçues comme un environ-
nement en soi, à la fois un aménagement, une représentation et une expérience paysagère (Tiberghien). « The new
landscape can be called the “auto-vernacular-landscape” » soutient Jackson (1997, 152).
6.
L’opposition du vernaculaire au paysage « politique » structure À la découverte du paysage vernaculaire (Jackson 2003).
Comme le résume François Brunet : « John B. Jackson définira le paysage vernaculaire – paysage gouverné non par un
plan mais par l’histoire “organique”, ou nécessaire, des usages humains locaux – par opposition au “paysage politique”,
incarné par les routes et les organisations macro-territoriales ; les deux catégories se rejoignant et se distinguant dans
cette zone seuil qu’est le bord de route » (Brunet).
7.
À la première personne avec interpellation du lecteur et de son propre vécu (Jackson 1985).
8.
« The Almost Perfect Town » décrit Optimo City dont l’existence n’est que textuelle (Jackson 1952). De même pour
Choctaw City dans Habiter l’Ouest. « The Westward-moving House » suit une famille fictive, l’évolution de son mode
de vie et de son habitat sur trois générations (Jackson 1953).
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 101

Eu égard à ce positionnement épistémologique et institutionnel de John B. Jackson, et sans


étroitement explorer la proximité entre géographie jacksonienne et cinéma, mon interrogation porte
sur la possibilité d’une appréciation cinématographique du vernaculaire, fondée sur l’aptitude d’un
film à mettre en scène le caractère vernaculaire d’un paysage, voire à le révéler en établissant un lien
réflexif entre film et paysage. Cette interrogation suppose un double déplacement : à l’endroit même
du vernaculaire auquel il faut pouvoir associer les problématiques de l’imagerie, de la technique et du
paysage telles qu’elles ont été identifiées par les études cinématographiques ; et, en retour, à l’endroit
de l’esthétique du cinéma qui reste à enrichir d’une acception du vernaculaire moins morcelée, intrin-
sèquement ouverte et pluridisciplinaire (Wright).
Je procéderai à ce double déplacement à partir de Mur murs et de Documenteur, deux films
d’Agnès Varda qui datent de son second séjour à Los Angeles à l’aube des années 1980 9. Le premier,
Mur murs (81 min), est un documentaire sur les murals de la ville. Le second, Documenteur (63 min),
est une fiction conçue à la suite et en contrepoint du premier, si bien qu’ils ont été distribués en salle
le 20 janvier 1982 sous la forme d’un diptyque (même si les équipes techniques, les financements et
les tournages diffèrent). Bien que tous deux explorent des parties topographiquement, urbanistique-
ment et socialement très contrastées de la ville (Venice, Santa Monica, Compton, East-L.A, etc.), je
m’attarderai moins sur l’urbanité notoirement singulière de L.A. (Banham) que sur l’aptitude de Varda
à mettre en scène les qualités vernaculaires des murals dans Mur murs et de deux emblèmes de l’habitat
américain (le motel et le lotissement) dans Documenteur. Je pourrai de la sorte analyser ces films à
l’aune du paysage et envisager sur cette base l’hypothèse d’un rapport spécifique entre un paysage
filmé (le paysage in situ parcouru par la cinéaste et capté par la caméra) et sa forme cinématographique
(le paysage projeté sur l’écran ayant fait l’objet d’un montage visuel et sonore).
Attentive aux usages et aux lieux de vie tantôt d’une population marginale tantôt d’habitants
ordinaires, Varda continue de développer à Los Angeles sa manière de faire du cinéma, fondée sur un
tournage en extérieur, au milieu de la vie quotidienne, avec des interlocuteurs ou des acteurs parfois
non-professionnels et filmés dans leur environnement familier. De ce fait, au cœur de la capitale mon-
diale du cinéma, Mur murs et Documenteur se détournent ostensiblement de Hollywood – le quartier
et l’histoire du cinéma qu’il incarne 10 – et ont pour ambition de montrer une réalité urbaine et sociale


9.
Les deux séjours de Varda en Californie ont été des occasions de se heurter au système hollywoodien (Varda 121-22).
Grâce à sa société fondée en 1954 à Paris (Tamaris Films puis Ciné-Tamaris depuis 1975), elle y réalise deux courts
puis trois longs métrages : Uncle Yanco (1967), Black Panthers (1968), puis Lions Love (and Lies…) en 1969, Mur
murs et Documenteur en 1980‑81.
10.
Agnès Varda avait déjà adopté cette posture dans Lions Love avec le personnage d’une réalisatrice qui refuse toute
concession aux producteurs et qui, de plus, est joué par Shirley Clarke, cinéaste de l’avant-garde est-américaine (de
102 Interfaces 44 (2020)

située en contre-bas des studios, au bord de l’Océan Pacifique ou dans les parties défavorisées de la
ville. En conjuguant de la sorte déplacement urbain, social et cinématographique, Varda ne filme pas
une ville de cinéma (Higuinen et Joyard ; Shiel) mais prétend plutôt dévoiler sa réalité, aux antipodes
de l’imagerie véhiculée par les studios.
Les modalités de ce déplacement urbain, social et cinématographique occuperont le début de
mon propos. J’analyserai ensuite comment Mur murs fait dialoguer le caractère vernaculaire des murals
avec le principe de la prise de vue urbaine, avant d’analyser enfin comment Documenteur prolonge
cette réflexivité entre le paysage filmé et sa forme cinématographique en faisant du vernaculaire le
support d’une forme originale du cinéma de fiction.

De Hollywood à « Los Angel’est » : Varda fait découvrir le vernaculaire américain

La séquence qui ouvre Mur murs (0’-5’50) invite le spectateur à faire abstraction des images attendues
de Los Angeles et à découvrir l’univers des murals. Dès le premier plan, une voix off malicieuse,
Varda elle-même, tourne en dérision quelques stéréotypes angelenos alors que la caméra longe un
mur couvert de graffitis :

En Californie, on peut venir voir des amis et fumer des herbes très raffinées.
À Los Angeles, on peut venir voir des anges marcher sur les eaux du Pacifique ; en fait, ce sont des
blonds sur des planches.
On peut visiter les studios majeurs d’Hollywood, et voir, pour de vrai, les stars de cinéma.
Moi, à Los Angeles, j’ai surtout vu des murs. Tout d’abord des graffitis, beaux comme des peintures,
signés par des dizaines d’anonymes sur des murs longs comme des serpents mythiques. (1’10-1’35)

En cinq phrases, le commentaire se détourne des images préconçues de la ville – le beachboy
californien et la star hollywoodienne – à la faveur d’une réalité dont Varda présuppose, peut-être de façon
rhétorique, qu’elle est méconnue de son spectateur. Pour ce faire, les trois premières phrases établissent
une disjonction ironique entre le texte prononcé et le mur filmé (entre son et image) jusqu’à ce que la
quatrième affirme le point de vue de la réalisatrice et se réfère enfin à l’image : « Moi, à Los Angeles,
j’ai surtout vu des murs ». La mention de Hollywood, juste avant ce renversement, inscrit d’emblée

même, Viva, « superstar » de Warhol, tient un des trois rôles-titres). De façon générale, les films californiens de Varda,
Mur murs et Documenteur inclus, s’inscrivent, même indirectement, dans les courants d’avant-gardes angelenos,
nombreux dès le début du xxe siècle (James).
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 103

le film dans un discours sur le cinéma et plus largement sur l’imagerie populaire. Sur ce modèle, la
suite de la séquence d’ouverture oppose le billboard et le « mural » 11 : le billboard, « grand panneau
de réclame […] bien placé, […] efficace, […] souriant [et] maquillé », laisse place au « mural », une
image « non-commerciale », « souvent mal placée, pas maquillée, pas souriante », pendant que les
cris de guitare électrique laissent place à une mélodie jouée à l’acoustique et que The Freeway Lady
de Kent Twitchell remplit l’écran (2’-2’30). Appuyé par le fond musical, ce glissement du billboard
au « mural » est réitéré plus loin, quand la caméra effectue un panoramique allant d’un billboard vers
Read Between the Lines de Botello situé en contre-bas d’une autoroute, dans un quartier mexicain
(4’30). En délaissant le billboard, cet emblème de la vie moderne américaine, la caméra se consacre à
une réalité moins exposée dans le cinéma, celle des « habitants des murs de Los Angeles », et oppose
deux visages de la ville : celui inondé de soleil des quartiers balnéaires et celui, bruyant et rageur, des
quartiers pauvres de East L.A. La séquence d’ouverture se termine par l’évocation de cette partie de la
ville et de ses « murales » 12 que Varda ne manque pas d’inscrire dans la tradition muraliste mexicaine
(en scandant les noms de José Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros et Diego Rivera) ainsi que dans
l’histoire socio-culturelle récente de la Californie (en faisant allusion à 1968, au mouvement hippie…).
En pastichant l’exotisme de la capitale mondiale du cinéma pour mieux évoquer le phéno-
mène des murals avec emphase, la séquence d’ouverture passe astucieusement d’une fiction paysagère
(l’imagerie conventionnelle de Los Angeles) à un paysage documentaire auquel les habitants s’identi-
fient volontiers : en effet, tout au long du film, les entretiens avec des personnes issues des minorités
– asiatiques, noires et surtout hispaniques – sont pour elles l’occasion de (se) raconter une autre histoire,
la leur, celle de leur communauté. Non moins imaginaire que celle dont le film se détourne au début,
cette autre histoire collective repose sur des récits parfois fantaisistes et sur une imagerie souvent
fantasmagorique qui confère une dimension onirique au film 13.
Puis, comme annoncé, le film alterne entre East L.A. et les quartiers situés près de l’océan.
D’une séquence à l’autre, se dessine une géographie de lieux ordinaires – du moins jusqu’à l’inter-
vention des muralistes – constituée de parkings (Schoonhoven, St. Charles Painting) de backyards

11.
Varda prononce le mot anglais mural [ˈmjʊərəl] à la française [myʀal] (« on dit murals en Américain, moi je les appelle
murals »).
12.
Quelques « chicanos » interrogés par Varda utilisent le terme espagnol.
13.
Lorsqu’elle présente son Great Wall of Los Angeles, Judy Baca explique le portrait de « Tomas » Alva Edison, pionnier
du cinéma, en prétendant que celui-ci serait d’origine mexicaine (24’45-25’15). Néanmoins, cette supposée origine
est loin d’être avérée. Quant à la dimension fantasmagorique et onirique des murals, elle se manifeste, par exemple,
au travers de la représentation de la mort (chez Willie Herrón), de la mythologie amérindienne (chez Judy Baca), ou
encore des visions apocalyptiques de Terry Schoonhoven.
104 Interfaces 44 (2020)

(Herrón, The Wall that Cracked), de frontyards (Mortimer, Lynn Carey), de commerces – un vendeur
de glaces (Rimassa), une boulangerie (Herrón, La Doliente de Hidalgo), un couturier (Twitchell, The
Bride and Groom) –, d’une usine (Grimes et Jordan, Hog Heaven), d’un lycée (Golden, John Muir
Woods), d’une école (Wyatt, The Willowbrook Project), d’un centre culturel (Baca et atelier, Medusa
Head) et de lotissements situés à East L.A. comme Estrada Courts et ses cinquante murals 14.
Outre l’exaltation d’un rapport direct à la création artistique en milieu urbain, cette accumula-
tion de murals rend compte de la variété de leur emplacement et surtout des initiatives individuelles et
associatives qui sont à leur origine. Ceux qui ont été filmés par Varda ne relèvent pas tous de la politique
culturelle engagée par les pouvoirs publics 15. Si la plupart d’entre eux sont des œuvres d’artistes ayant
reçu une formation 16, nombre de leurs financeurs, parfois peu argentés, sont de simples amateurs – au
sens premier du terme – ayant souhaité embellir leur environnement quotidien : leur habitation, leur
commerce, leur quartier, ou l’établissement culturel ou scolaire dont ils ont la charge. Si bien qu’en plus
d’alterner entre est et ouest, le film oscille sans cesse entre parole d’artiste et parole d’habitant, entre les
revendications artistiques et sociales des peintres (tous critiques à l’égard du marché de l’art, ils lui tournent
le dos en peignant sur les murs de la ville), et les revendications politiques des minorités confrontées à
la pauvreté et au banditisme. Deux types de prise de parole au rythme desquelles le film s’engage pour
la reconnaissance pleine et entière des artistes muralistes et des minorités (Mauffrey 2019, 131-33).
La dimension vernaculaire des peintures qui jalonnent Murs murs réside d’abord dans les
lieux qui sont investis : souvent liés à la route, au commerce et à l’habitat, les « murals ont fleuri un peu
partout » (05’25) sur des façades souvent aveugles. Ils relèvent d’une pratique paysagère qui s’immisce
dans les quelques espaces angelenos qui échappent à la publicité politique ou mercantile, ainsi qu’à
la planification urbaine, et dont s’emparent conjointement un financeur amateur et un artiste. Ensuite,
d’un entretien et d’un commentaire à l’autre, le film met en avant la façon dont les murals instituent
un mode de sociabilité et créent un espace commun – paysager, imaginaire, voire identitaire – qui fait

14.
Ces murals, tout comme ceux de Ramona Gardens, ont été peints par de jeunes résidents qui au lieu d’être recrutés par
des gangs, l’ont été par des peintres comme Charles « Gato » Felix (Barnett 166-69).
15.
L’iconographie à la fin de cet article permet de le constater. À part le programme issu du New Deal qui ne concernait
que les bâtiments publics et qui prit fin en 1943 (Dunitz 6-10), les structures qui assurent le financement, la réalisation
et l’entretien des murals se sont développées à partir du milieu des années 1970 (14-16). Le Los Angeles Parks and
Recreation Department avec son Citywide Mural Project, lancé dès 1974 par Judy Baca, est pionnier en la matière.
Il a été suivi par le Social and Public Art Resource Center (SPARC), association à but non-lucratif fondée en 1976.
Chaque strate administrative ayant la politique culturelle à sa charge, du niveau communal jusqu’au California Arts
Council, a pu également soutenir ce phénomène (surtout pour les Jeux Olympiques de 1984).
16.
Une voix off masculine mentionne l’auteur des murals filmés comme une sorte de cartel sonore.
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 105

office de repère visuel et culturel pour les habitants des environs. D’ailleurs, si certains artistes comme
Jane Goldon insistent sur la nécessité de l’Art en milieu urbain (« People, here, need beauty […] The
city is starved for good art, quality art », 35’30-35’50) (Fig. 1), d’autres insistent sur ses vertus sociales
et politiques, comme Judy Baca qui réinvestit l’iconographie hispano-indienne des « Tres Grandes »,
à savoir Orozco, Siqueiros et Rivera (Latorre 52-54), l’implante fièrement dans le paysage urbain et
explique comment elle fait appel à la participation de jeunes issus de tous horizons – repris de justice
inclus (192) – pour faire de son art un mode d’émancipation commun et pas seulement un cri de
dénonciation (21’52-23’05) 17. Quant aux petits commerçants, ils apprécient leur pouvoir distinctif,
comme le souligne Carlos Ortiz (48’30-48’50). Enfin, quelques murals disparus font l’objet d’une
évocation teintée de nostalgie à la fin du film : souvent issus d’initiatives individuelles déconnectées
des politiques urbanistiques, les murals ne sont jamais à l’abri de la dégradation, de la destruction ou
d’une construction nouvelle voisine susceptible de les cacher… si bien que leur présence paraît être
irrémédiablement provisoire pour certains et menacée par la spéculation immobilière pour beaucoup.

Figure 1. VARDA Agnès, Mur murs (35’30).


Jane Golden parle de son œuvre située en arrière-plan (John Muir Woods).
© 1980 ciné-tamaris


17.
Ce qu’étayent par ailleurs les historiens de l’art (Barnet-Sanchez et Drescher 40)
106 Interfaces 44 (2020)

Vers une réflexivité cinématographique du vernaculaire

En dernière instance, c’est Varda qui, éprise des murals, semble leur reconnaître les qualités verna-
culaires qui viennent d’être évoquées et se mesurer à celles-ci en adoptant une mise en scène fondée
sur la prise de vue urbaine. D’abord, sa curiosité pour le vernaculaire prend forme avec sa manière
de présenter les lieux, toujours décrits en fonction du mode de vie de leurs habitants. Tous les murals
sont introduits par une description de leur quartier, une anecdote, une fête, une cérémonie ou le portrait
d’une personne, avant d’être commentés par un artiste, un financeur ou un passant. Par ce dialogue entre
paroles et images, la mise en scène fait interagir constamment les fonds picturaux, leur voisinage et les
visages qui les commentent devant la caméra. L’interprétation des murals, effectuée par les artistes ou
les habitants interrogés, voire leur façon de s’y identifier, justifie souvent le cadrage (comme lorsque
Willie Herrón s’adosse à son Wall that Cracked au milieu de la fissure peinte, entre ombre et lumière,
et qu’une cravate jaune scindant sa chemise noire évoque le traumatisme causé par le meurtre de son
frère) si bien que, parfois, l’on ne sait plus très bien si le mural est le portrait (fidèle ou allégorique)
de la personne qui nous parle ou celle-ci l’émanation filmique du portrait peint (notamment avec les
murals d’Arthur Mortimer qui jouent avec la porosité entre réalité et représentation) (Fig. 2).

Figure 2. VARDA Agnès, Mur murs (34’03).


Arthur Mortimer « passe un savon à sa femme », Lynn Carrey, représentée sur la façade de sa maison.
© 1980 ciné-tamaris
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 107

Figure 3. VARDA Agnès, Mur murs (51’37).


Vue urbaine avec Our People de John Valadez, Glenna Boltuch Avila et Carlos Callejo.
© 1980 ciné-tamaris

La mise en scène des lieux et des entretiens repose ainsi sur une spatialité à la fois frontale,
redondante et ouverte. Frontale car, souvent, le mural fait office de frons scenae (Fig. 1), redondante
entre arrière-plan et avant-plan car l’interlocuteur est parfois intimement lié au mural qui représente sa
vie ou son portrait (Fig. 2.) et ouverte parce que cette configuration à trois entités (fond, interlocuteur
et caméra) est sans cesse traversée par les véhicules ou les passants (Fig. 3). Ces multiples niveaux
d’interactions sont induits par le cadrage : certains murals envahissent tout le cadre (Fig. 4), d’autres
laissent une petite échappée (Fig. 5), d’autres encore sont filmés de loin (Fig. 6) ou dans un panoramique
les faisant contraster avec le paysage alentour 18 (Fig. 7). Chaque fois, ils sont animés par les passants
et les voitures qui traversent le champ de sorte que, dans ce film, le mural se prête à une recherche
esthétique en termes de cadrage et des liens qu’il peut suggérer entre cinéma et peinture, image fixe
et mouvement. En l’espèce, cette recherche se nourrit de la vie ordinaire qui entre immanquablement
dans le champ dès qu’une ouverture interstitielle est laissée entre le mural, les interlocuteurs et la


18.
Celui effectué sur St. Charles Painting (3’35-3’55) est remarquable car, inspiré par la Renaissance et le vedutisme
italiens, ce mural a déjà la représentation de la ville pour sujet.
108 Interfaces 44 (2020)

caméra (Fig. 3). Avec une telle mise en scène, le caractère vernaculaire des murals (figuré par leurs
interférences avec le voisinage immédiat) offre l’opportunité, saisie par Varda, de proposer une forme
originale, sophistiquée et réflexive de la prise de vue urbaine, exercice cinématographique archétypique
depuis les vues Lumière où l’interaction entre fond urbain et habitants est déjà palpable (Bertozzi).

Figure 4. VARDA Agnès, Mur murs


(36’30).
Enfants adossés à Ocean Park Pier de Jane
Golden.
© 1980 ciné-tamaris

Figure 5. VARDA Agnès, Mur murs


(38’12).
Un patineur devant le mural de Cristiano
Rimassa.
© 1980 ciné-tamaris
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 109

De plus, cette mise en scène, avec sa réflexivité cinématographique subreptice, bénéficie ponc-
tuellement d’un lien thématique offert par les figures emblématiques du cinéma qui sont représentées
sur certains murals (Thomas Edison, Charlie Chaplin, Steve MacQueen). Kent Twitchell, quant à lui,
a peint d’anciennes vedettes de télévision pour incarner sa vision personnelle de la Trinité chrétienne
dans The Holy Trinity with Virgin (26’50-29-35) (Fig. 6) : Jan Clayton, « the mother-without-a-husband
of a dog, Lassie », prête son visage à Marie, Clayton Moore, « The Lone Ranger known as the mask
man », prête son regard démasqué à Dieu le Père ; et Billy Gray, fils idéal de la série Father Knows
Best, est le Christ. Tous trois incarnent un Hollywood qui apparaît comme le véhicule d’une imagerie
populaire remobilisée par l’industrie télévisuelle, tout en faisant écho à la notion de vernacular moder-
nism développée par Miriam Hansen. S’appuyant sur l’intégration de vedettes américaines secondaires
au sein de ce mural, Varda explore ici le caractère vernaculaire des séries télévisées (populaires, elles
sont largement exportées mais ont une résonance particulière au sein de la culture américaine) auquel
s’ajoutent d’autres emblèmes que le Christ arbore :

his hands are the hands of an American motocycle racer. […] Blue-jeans, the American uniform […]
perhaps when Christ would come back in America, he would wear blue jeans. […] My army shirt [and]
my Air-Force tie that I used to wear. 28’20-29’10.

Figure 6. VARDA Agnès, Mur murs (26’52).


Plan d’ensemble avec The Holy Trinity with the Virgin de Kent Twtichell.
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Alors qu’ils sont religieusement énumérés par Twitchell, ces attributs du Christ semblent
être, pour Varda, une nouvelle occasion de pasticher le mythe américain (la séquence suivante oppose
le mural de Twitchell à ceux peints par « les chicanos [où] le Christ est encore traditionnel [et où] la
Vierge est toujours de la Guadalupe »). C’est ainsi qu’avec cette Holy Trinity with Virgin, les murals
apparaissent un peu plus comme un exemple à part entière de la singularité culturelle des États-Unis,
d’autant qu’ils tendent à devenir un art officiellement soutenu : ce mural est une œuvre de fin d’études
qui a permis à Twitchell d’être diplômé par la prestigieuse Otis School of Art and Design – cela est
significatif d’une reconnaissance académique et muséale en germe, prônée par Josine Ianco-Starrels,
directrice de la Municipal Art Gallery de Los Angeles lors de son entretien (38’19‑39’49).
Pour toutes ces raisons, les murals sont l’occasion pour Varda de prolonger leur caractère
vernaculaire (à la fois social, urbain et représentationnel) sous une forme proprement cinématographique.
Ils sont également l’occasion de s’identifier à des artistes parfois marginaux, eux aussi sensibles à ce
type d’image : tous reconnaissent dans les murals une opportunité à la fois esthétique, sociale et anti-
mercantile, fondée sur leur localisation comme sur leur vulnérabilité, très appréciée voire convoitée
par certains muralistes. « It was more important to produce a vital work of art in a functioning envi-
ronment » (1’14’50) conclut Schoonhoven dont les murals sont confrontés aux mutations du paysage
angeleno : la fin du film relate la disparition de Venice in the Snow et de Brooks Street Painting
derrière de nouvelles constructions avant d’évoquer les menaces qui planent sur St. Charles Painting
(aujourd’hui disparu) (Fig. 7).

Figure 7. VARDA Agnès, Mur murs (3’35-3’55).


Panoramique-droit sur St. Charles Painting de Terry Schoonhoven.
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À deux reprises, le film imite ce parti pris des muralistes en mettant en scène la fragilité de
son propre mode de production. Peu financé, le tournage est doté d’un matériel rudimentaire que Varda
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montre une première fois quand Twitchell commente Six L.A. Artists (9’45-11’50). Millimétrée, cette
séquence confronte six artistes-modèles à leurs figures peintes en jouant sur la profondeur de champ
et les effets de trompe-l’œil, de sorte que les figures humaines filmées au-devant se confondent in
fine avec leur image, de sept mètres de haut, située sur le mural (Quéméner 114). Mais la précision
de ce dispositif visuel est soudainement brisée quand le matériel d’éclairage apparaît en amorce d’un
panoramique quelque peu hésitant, devant visiblement s’adapter à l’intrusion inopinée d’un défilé
militaire sur le lieu de tournage (11’25) (Fig. 8). « Nous n’avions pas prévu les flonflons d’une fanfare
locale » explique la voix off. Laissé au montage, ce clin d’œil au sujet du matériel et le commentaire
off de Varda mettent en récit la perméabilité du film à l’imprévu, voire la précarité recherchée d’une
mise en scène dont deux des principes sont de prendre acte des aléas du tournage et d’utiliser un
matériel léger. Le matériel apparaît une seconde fois pendant que Varda interroge Orlando Pelligrini,
vendeur de glaces sur Ocean Front Walk (36’40-37’55). Assis sur un tabouret devant son mural peint
par Cristiano Rimassa, son entretien débute par un clap (accessoire canonique de la mise en abyme
du tournage) et se termine avec l’apparition d’un réflecteur qui crée un petit espace scénique digne de
la comedia dell’arte (Fig. 9). La modestie du matériel balancé par le vent se fait encore remarquer :
cet effet de rime peut être considéré comme une revendication esthétique car plus tard, dans la minute
consacrée à la détérioration des murals, ce même mural apparaîtra tagué, autre signe de la vulnérabilité
de ces peintures qui serait à mettre en parallèle avec la fragilité des films, enregistrés par une équipe
de tournage itinérante, éphémère, utilisant un matériau périssable, la pellicule 19. Mur murs précède
ainsi de quelques années la formulation par Varda de la notion de « cinécriture », dont « la dimension
réflexive du visuel associé au verbal » suppose une poétique où « les arts plastiques […] offrent la fixité
de leurs œuvres au mouvement du film qui se sert de leur cadre ou de leur support pour s’y réfléchir en
les habitant » (Mauffrey 2017, 536 ; 533). Une poétique qui se traduit aussi par une manière de faire
du cinéma placée « sous le signe du hasard [,] par le jeu spontané des associations d’images […] et
par le tropisme des rencontres » (536).
En somme, si l’identification entre Varda et les muralistes peut être si franche, c’est parce
que la réflexivité de Mur murs s’appuie sur les qualités vernaculaires que Varda reconnaît aux murals
et qu’elle reconduit au travers de sa mise en scène. Néanmoins, cette proposition serait incomplète si
elle ne concernait que le versant documentaire du diptyque que Mur murs forme avec Documenteur. Il
convient maintenant d’estimer les qualités vernaculaires de ce second volet qui est un film de fiction.

19.
Ces thèmes sont récurrents chez Varda : on l’observe dans d’autres films californiens, comme Lions Love lorsque Shirley
Clarke tient une caméra en carton, ou Uncle Yanco lorsque des filtres de couleurs découpés illustrent la rencontre entre
Varda et son oncle. Plus récemment, Les Glaneurs et la glaneuse (2000) développe ces thèmes en faisant un parallèle
avec le vieillissement de la cinéaste.
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Figure 8. VARDA Agnès, Mur murs


(11’25).
Entrée en scène de la cavalerie derrière un
réflecteur.
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Figure 9. VARDA Agnès, Mur murs


(36’27).
La scène de tournage comme petit théâtre
autour d’Orlando Pelligrini.
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Vers une forme figurative du vernaculaire dans le cinéma de fiction

Comme Murs Murs, Documenteur est marqué par l’intention de représenter le véritable visage de Los
Angeles et de ses habitants. Mais filmé dans des teintes grises, bleues et glauques, il en est la face
cachée et mélancolique. La voix de Varda qui accompagne malicieusement le premier volet glisse
dans le second en interprétant un prologue lugubre, aux ambitions littéraires affirmées et dont le thème
est la douleur. De la même façon, le mural de Schoonhoven, Isle of California, qui remplissait les
derniers plans de Mur murs (et devant lequel apparaissaient déjà Émilie et Martin, les personnages de
la fiction à venir (Fig. 10)), s’impose dans le plan inaugural de Documenteur avec son pont brisé dont
la puissance suggestive installe aussitôt la tonalité du film (Fig. 11). Sur le modèle de cette transition,
la portée réflexive de Mur murs, qui reposait sur un dialogue entre image de cinéma et image urbaine,
se prolonge dans Documenteur, en s’appuyant sur la construction du personnage principal féminin,
Émilie Cooper, qui apparaît à l’écran à la fois comme une habitante ordinaire et comme un regard
posé sur la ville. À partir du générique et d’une séquence où le matériel de cinéma est de nouveau
mis en abyme, l’analyse tentera d’estimer en quoi la construction de ce personnage génère une forme
cinématographique originale, fondée à la fois sur les qualités vernaculaires des lieux filmés et sur les
enjeux fictionnels du film. Pour ce faire, il s’agira de saisir comment la mise en scène, tout en figurant
le récit, restitue visuellement la singularité architecturale, sociologique, culturelle et paysagère de deux
emblèmes de l’habitat américain (le motel et le lotissement).

Figure 10. VARDA Agnès, Mur murs


(1’16’56).
Émilie (Sabine Mamou) et Martin
(Mathieu Demy) devant Isle of California
de Schoonhoven dans le plan servant de
fond au générique de fin.
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Figure 11. VARDA Agnès, Documenteur


(00’48).
Plan inaugural du film avec Isle of Califor-
nia de Schoonhoven comme toile de fond.
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Documenteur développe d’emblée une réflexion sur le cinéma avec deux sous-titres : « dodo-
cucu-maman-vas-tu-te-taire » et « an emotion picture » (le premier détourne le terme documentaire, le
second une des expressions anglaises qui désigne un film de fiction : motion picture). Ils l’inscrivent
dans une double histoire, bilingue et transatlantique, entre fiction et documentaire, et résument le projet
du film qui se formule de façon chiasmatique : documenter l’état affectif de Varda lors de son second
séjour en Californie par le détour d’un film de fiction dont la portée émotionnelle fictive se nourrit de
plans documentaires filmés à la dérobée (Delvaux 3, 58). Dans le film dialoguent deux types d’images :
celles qui affichent les ambitions symboliques et institutionnelles de Varda vis-à-vis de Hollywood,
avec des compositions géométriques raffinées, des mouvements de caméra complexes qui nécessitent
une machinerie lourde montée sur rail (et digne des motion pictures mentionnées au générique) ; celles
qui affirment sa sensibilité esthétique et sociale, qui se basent sur des prises de vue captées sur le vif,
effectuées grâce à un appareillage léger, et qui montrent des situations ordinaires parmi lesquelles
nombre de scènes marquées par la présence de personnes sans domicile, de marginaux, etc. Par ailleurs,
la majorité des personnages est incarnée par des acteurs non-professionnels comme Sabine Mamou,
monteuse attitrée des deux films, qui joue le rôle d’Émilie Cooper : une française, séparée de son
compagnon américain, qui cherche un logement pour elle et Martin, son fils, joué par Mathieu Demy 20,
et dont la « douleur » encore vive est traduite par des monologues intérieurs, des passages musicaux,
et par les fameux plans filmés à la dérobée. À ce titre, le personnage d’Émilie structure visuellement
la mise en scène car elle en est aussi bien le sujet filmé privilégié (une femme ordinaire cheminant


20.
Fils d’Agnès Varda et de Jacques Demy. Tom Taplin (cameraman pour Mur murs) est issu de l’équipe technique et
incarne Tom Cooper. Lisa Blok qui s’est occupée des repérages et de la logistique incarne un petit rôle.
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dans la ville) que l’énonciateur principal (en sus des monologues, les raccords-regard teintent les plans
documentaires d’une dimension affective comme si on voyait la ville à travers son regard).
Or, en miroir de Mur murs, le matériel de tournage est une fois de plus montré au spectateur et
met en récit le statut d’actrice non-professionnelle de Sabine Mamou : au milieu du film (33’6-35’50),
des preneurs de son munis de leur appareil portatif viennent enregistrer un texte devant être lu par la
patronne d’Émilie, une scénariste dont elle est la secrétaire et à laquelle Delphine Seyrig prête sa voix.
La patronne d’Émilie étant toujours en déplacement, Seyrig n’apparaît jamais à l’écran : le timbre
de sa voix – reconnaissable entre mille et sur lequel repose sa persona – crée une confusion entre ce
personnage sonore et l’actrice elle-même, utilisée comme un être imaginaire de cinéma. En l’absence
de la patronne d’Émilie donc, les preneurs de son doivent trouver une solution d’urgence. Émilie la
remplace et le texte lu correspond au commentaire de Mur murs. L’intention réflexive est évidente : une
voix « amateure » remplace au débotté celle d’une star (avec application et avec talent : les preneurs
de son félicitent chaleureusement Émilie). Lors de la vérification de la bande, Émilie ne reconnaît
pas sa voix – « on ne reconnaît jamais sa propre voix » lui répond-on (le spectateur entend celle de
Seyrig au lieu de celle de Mamou). À cet instant, la mise en abyme du matériel d’enregistrement, filmé
en gros plan, fait entendre comment celui-ci peut métamorphoser, comme par magie, une personne
ordinaire (à la fois Sabine Mamou et son personnage, Émilie) en un être de cinéma (un être d’images
et de sons, figuré par la voix d’une star). Elle peut alors être comprise comme l’exposé d’une vision
du cinéma selon laquelle un film peut se construire au gré des circonstances et des rencontres, avec
des interlocuteurs non-professionnels qui constituent en eux-mêmes une matière filmique vernaculaire.
Cette anecdote prolonge beaucoup plus implicitement la réflexivité de Mur murs qui faisait dialoguer
image de cinéma et image urbaine, et qui se trouve, dans cette séquence de l’enregistrement vocal,
transmuée en une mise en abyme de l’acteur au cours de laquelle la figure de la star est remplacée par
son contraire : une femme ordinaire trouvée pour ainsi dire sur place 21. Enfin, cette séquence montre
comment se déroule la construction concomitante et réciproque du personnage et de son interprète
(Émilie enregistrée devient une voix comme Mamou filmée devient un personnage, Émilie). Dans
d’autres séquences, la construction du personnage s’effectue plus visuellement dans la façon dont
Émilie-Mamou s’inscrit dans l’espace de la ville (qui, sur l’écran, est aussi l’espace figuratif du film),
ce qui m’amène à nouveau vers des considérations paysagères.


21.
Dans une autre séquence, Sabine Mamou est confrontée à Charles Southwood qui incarne le dragueur au waterbed.
Né à Los Angeles, il a eu peu de succès malgré la conformité de son physique aux normes hollywoodiennes. En tant
qu’acteur américain, il complète la typologie d’acteur qui sert de contraste à Sabine Mamou.
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La séquence où Émilie se met à la recherche d’un endroit où habiter avec son fils Martin (8’30-
9’45) est l’occasion privilégiée de filmer Sabine Mamou dans un environnement urbain vernaculaire.
Cette séquence, comme la plupart, conjugue des effets de mise en scène opulents avec une humble
immersion du cinéma de fiction dans la réalité, capable d’inclure des scènes quotidiennes glanées
lors du tournage. Elle débute par un travelling latéral qui suit Émilie en train de faire du porte-à-porte
dans un lotissement composé d’habitations sommaires et manifestement construites en série (Fig. 12).
Pendant ce temps, Émilie décline une vision laconique de l’habitat (un homme – qu’elle n’a plus –,
« un cube, une porte, deux fenêtres ») et les contraintes inhérentes à la recherche d’un logement (« il
faut que je trouve pas trop cher, pas trop moche, pas trop loin de la mer, et qu’ils ne me disent pas “pas
d’animaux, pas d’enfants” ») avant qu’un air de piano ne couvre sa voix et n’accompagne le rythme
de ses pas. La modestie itérative des maisons (le motif vernaculaire du travelling) se présente sur
l’écran en un espace figuratif singulier méticuleusement composé par le mouvement du plan (à la fois
visuel, musical, textuel et chorégraphique). Si l’on spécule à nouveau sur le positionnement que Varda
adopte vis-à-vis de Hollywood, on constate qu’il repose moins sur l’imagerie qui était mobilisée dans
Mur murs que sur les procédés ambivalents mis en œuvre dans Documenteur (si, techniquement, le
travelling de cette séquence relève des motion pictures, figurativement, il se conforme à l’architecture
sérielle du lotissement et au mouvement du personnage).

Figure 12. VARDA Agnès, Documenteur (8’30-9’30).


Travelling suivant Émilie (Sabine Mamou).
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À la fin de la séquence musicale survient un événement situé dans le parking d’un motel
(autre motif emblématique de l’habitat américain, 9’45-11’50). Émilie est dans une cabine télépho-
nique et voit un couple se disputer violemment à propos de charges impayées (Fig. 13a). La dispute
est réelle, elle est survenue à proximité du tournage et a dû être filmée à l’improviste par Nurith Aviv,
chef-opératrice du film (Varda, Les Plages d’Agnès 1’16’20-1’17’20). Sans raccord spatial, la scène
conjugale est d’abord filmée de loin : l’homme, torse nu, cheveux longs, dentition abîmée, reste dans
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 117

l’encadrement de la porte et ne s’avance vers l’extérieur que pour bousculer la jeune femme dont le
pull rose fait écho à une serviette rouge située à l’intérieur et qui contraste avec le mur écaillé, blanc et
gris. À gauche, une moustiquaire laisse entrevoir le logement mitoyen, et même l’ombre du voisin en
train de vaquer à ses occupations. Ce plan rapproché-cuisse et zoomé dévoile simplement la condition
sociale du couple, visiblement pauvre, et un mode d’habitat précaire, marqué par son exiguïté et sa
promiscuité avec le parking et les autres logements. Les deux plans suivants raccordent soudainement
la scène à l’espace diégétique : la caméra se positionne tout près du couple et effectue un contrechamp
quand Émilie passe entre eux et reprend sa voiture (Fig. 13 b et c).

Figure 13a, b et c. VARDA Agnès, Documenteur (10’12-11’50).


Scène conjugale filmée à la dérobée (13a) puis mise en scène (13b, 13c).
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En trois plans, le montage effectue une fictionnalisation progressive de l’événement et trans-


forme deux personnes en personnages. Cet épisode (un événement de tournage « fictionnalisé ») participe
de l’établissement d’une forme cinématographique où l’événement filmé se conjugue aux effets esthé-
tiques de la mise en scène. Car malgré la violence et la détresse sociale qu’elle documente, la dispute
(qui pourtant ne repose pas sur un texte joué) participe de façon cohérente au projet esthétique du film
et à sa « cinécriture » : les gestes agressifs et les insultes répétées par le couple « riment » et font écho
aux airs de piano tout comme au texte d’Émilie. De même, l’architecture sommaire du motel répond
aux cadrages géométriques et frontaux de l’ensemble du film (le cadre est géométriquement centré sur
la porte où se tient la dispute, avec la moustiquaire du voisin à gauche et une fenêtre à droite). Les deux
plans suivants poursuivent d’ailleurs cette composition : fixes, ils montrent Émilie de dos, figée devant
des façades modestes rayées par leur placage en bois (11’50-12’05) (Fig. 14). La séquence se clôture
enfin par deux travellings : comme celui évoqué précédemment, ils longent un second lotissement,
situé au 694 S. Venice Blvd, où Émilie et Martin vont s’installer (12’15-13’12) (Fig. 15).
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Figure 14. VARDA Agnès, Documenteur (12’00).


Émilie (Sabine Mamou) devant un logement mis en location.
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Figure 15. VARDA Agnès, Documenteur (12’15-13’12).


Dernier travelling de la séquence suivant Émilie (Sabine Mamou) et Martin (Mathieu Demy) qui viennent de
trouver le lieu où ils vont habiter.
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L’ensemble de cette séquence (l’épisode de la dispute tel qu’il est encadré par les deux
travellings) figure le récit à partir des lieux où il se déroule, qui participent tous du vernaculaire
américain. Autrement dit, il prend forme, d’une part, visuellement, au travers de l’architecture sérielle
du lotissement ou rudimentaire du motel, et d’autre part, narrativement, à partir d’un mode de vie (le
règlement strict des rapports de voisinage avec le « pas d’animaux, pas d’enfants » que redoute Émilie
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 119

ou une intimité rendue impossible à cause de l’aménagement du motel). La dimension vernaculaire


de cette séquence résiderait donc autant dans l’ordinaire des lieux et des situations filmés que dans la
dépendance, à la fois figurative et narrative, de la mise en scène à son environnement immédiat, liée au
mécanisme d’enregistrement de la caméra et, plus encore, aux procédés cinématographiques engagés
(travellings, cadrage, montage ou prise de vue effectuée au débotté).
C’est sur la base de cette analyse que je tire l’hypothèse la plus spéculative de mon propos : dans
Documenteur, les manifestations du vernaculaire que rencontre la caméra président à la mise en scène
et surtout créent à l’écran une forme figurative originale. Ainsi, à la lisière de la composition spatiale
et de la narration, l’image n’est pas seulement assujettie au vernaculaire (comme motif architectural
et thème social) mais prend forme avec lui : en suivant les déambulations de Sabine Mamou tout au
long du film, la mise en scène offre la possibilité de se détourner d’une vision de l’acteur professionnel
(héritée des arts dramatiques et du Star system) autant que de restituer cinématographiquement les
caractéristiques de deux emblèmes de l’habitat américain (la sérialité monotone du lotissement, la
promiscuité du motel). En bref, en combinant des ambitions formelles, une intention documentaire
ainsi que le positionnement institutionnel, symbolique et esthétique de Varda vis-à-vis de Hollywood,
la mise en scène restitue un paysage urbain, des modes de vie et de sociabilité. Elle fait de sa proximité
avec la réalité filmée non seulement une marque documentaire mais aussi une forme figurative extraite
du vernaculaire américain, grâce à la composition visuelle et sonore des plans et des séquences.

Le vernaculaire, du paysage filmé à sa forme cinématographique

Au terme de ce parcours à l’intérieur du diptyque formé par Mur murs et Documenteur, le vernaculaire
apparaît comme une notion encore complexe, dont la manifestation dans chacun de ces deux films
pourrait être un cas isolé. Introduit dans le champ du cinéma par l’entremise d’une réalité locale et
humaine, temporairement côtoyé par Agnès Varda durant ses quelques années passées à Los Angeles,
le vernaculaire apparaît dans ces deux films au prisme de la culture américaine et en contraste avec
l’hégémonie mondiale de sa production cinématographique. La mise en scène y établit un principe de
réciprocité entre le paysage filmé et sa forme cinématographique qui repose sur la composition visuelle
et sonore du film plus que sur un répertoire de topoï et d’effets de style constitutifs d’un corpus plus
large. C’est que la mise en scène de Mur murs et de Documenteur est assez singulière pour être unique
et surtout fondée sur l’unicité de l’habitat et du paysage parcouru, en amatrice, par Varda. Au point
de rencontre du paysage, des imageries populaires et des formes cinématographiques, formuler cette
hypothèse suppose de ne pas réduire l’inscription locale d’un film à ses dimensions géographiques ou
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esthétiques, à l’exhumation d’un folklore ou à la seule exaltation d’une poétique du paysage vécu, ni
de se restreindre à l’étude des conventions relatives au pittoresque, mais d’ouvrir l’analyse à l’horizon
interdisciplinaire que réclame la notion de vernaculaire, au fait même d’habiter un territoire, de se
l’approprier tant par les usages quotidiens que par l’imaginaire le plus prosaïque ou le plus fantasque
qu’il inspire – imaginaire qui concerne directement l’esthétique du paysage au cinéma.

Ouvrages cités

Ouvrages cités
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Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire 123

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Du vernaculaire comme genre cinématographique 125

DU VERNACULAIRE COMME GENRE CINÉMATOGRAPHIQUE

Gala Hernández López


Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, ESTCA

Résumé : Le présent article propose une (re)définition du qualificatif « vernaculaire » appliqué à la vidéo. En
premier lieu, nous dessinons une brève généalogie de l’utilisation de l’expression « vidéo vernaculaire » dans
la littérature scientifique anglophone et francophone. Ensuite, nous tentons d’énumérer les caractéristiques
essentielles de la vidéo vernaculaire tout en constatant la « vernacularisation » subie par le media vidéographique
dans la première décennie de notre siècle. Par la suite, nous lançons l’hypothèse d’un progressif processus
d’institutionnalisation ou canonisation de la vidéo vernaculaire, qui aurait eu lieu depuis les années 2010. Fina-
lement, nous exposons trois exemples de réemploi cinématographique de vidéos vernaculaires qui montrent la
réappropriation du vernaculaire par l’autorité artistique et nous en révélons les enjeux politiques et esth-éthiques.
Mots-clefs : vidéo vernaculaire, YouTube, web participatif, réseaux sociaux, médias sociaux, Contenus Générés
par les Utilisateurs, vernacularisation, appropriation

Abstract: T  his article proposes a (re)definition of the qualifier “vernacular” applied to video. First, we draw a
brief genealogy of the use of the term “vernacular video” in English and French academic literature. Next, we
try to list the essential characteristics of the vernacular video while noting the “vernacularization” undergone
by the videographic media in the first decade of our century. Then, we hypothesize a progressive process of
artistic institutionalization of the vernacular video which may have taken place since the 2010s. Finally, we
present three examples of cinematographic appropriation of vernacular videos, showing the appropriation of
vernacular videos by the artistic authority, and we reveal the political and aesth-ethical stakes of these practises.
Keywords: vernacular video, YouTube, participative web, social networks, social media, User-Generated
Content, vernacularisation, appropriation
126 Interfaces 44 (2020)

Le 6 octobre 1960, le cinéaste expérimental Jonas Mekas écrivait ces mots dans son journal :

Les films seront bientôt aussi faciles à réaliser que les poèmes écrits et presque aussi bon marché. Ils
seront réalisés partout et par tout le monde. Les empires du professionnalisme et des gros budgets
s’effritent. […] C'est la meilleure chose qui soit arrivée au cinéma depuis que Griffith tourna son
premier gros plan. (Mekas 26)

Ces mots prophétiques de Mekas s’inscrivent sous le titre « On film troubadours », « À propos
des troubadours cinématographiques ». Les troubadours étaient ceux qui savaient trouver « les bons
mots et les belles musiques » (« bos motz e gai sons ») (Marrou 79). L’étymologie occitane du mot,
trobador, veut dire précisément trouveur. La référence du cinéaste lituanien est spécialement pertinente
car, à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, les œuvres littéraires, circulant oralement, étaient en
général anonymes et, lorsqu’il y avait textes et qu’ils étaient signés, on ne savait pas si c’était « par
l’auteur, le récitant ou encore le copiste » (Neeman 10). Il s’agit-là d’une comparaison fort heureuse de
la part de Mekas, qui ne pouvait savoir en 1960 que le coût de production des images en mouvement
diminuerait drastiquement avec le numérique, transformant tout un chacun en filmeur du réel, mais
aussi que les futurs troubadours cinématographiques seraient des trouveurs numériques, ces copistes
anonymes que nous sommes tous devenus, désormais spectateurs et passeurs, jongleurs d’un monde-
image fragmenté sur nos écrans. En effet, à l’ère post-internet 1, l’auctorialité est, tout comme du XIIe
au XIVe siècle, « plurielle, collective » (Neeman 10). L’originalité ou l’authenticité des contenus ne
sont que des critères dilués parmi d’autres pour en évaluer l’intérêt. La propriété intellectuelle est, dans
les deux époques, remise en question, ou même directement ignorée. On en trouvera une illustration
frappante dans le phénomène des mèmes, par lequel des images, dont l’identité de l’auteur est inconnue,
ou du moins clairement accessoire, sont reprises et déclinées en masse sur l’internet : ce qui compte,
ce n’est pas tant d’avoir créé, produit l’image, mais de l’avoir trouvée et de la faire circuler. Si, du fait
de l’emprise de la tradition, « la réécriture (remaniement, combinaison de plusieurs textes ou encore
continuation d’un texte antérieur) est le fondement de la création littéraire au Moyen Âge » (Neeman


1.
Nous utilisons le terme « post-internet » d’après la définition de l’artiste-chercheur Grégory Chatonsky, pour qui le
préfixe « post » n’a pas une connotation chronologique, mais plutôt une dimension réflexive et critique, de la même
manière que la postmodernité signifiait une réaction à l’échec du projet de modernité. Ce n’est pas que nous vivons
« après » internet, bien au contraire. C’est que nous vivons tellement dans l’internet, c’est que les réseaux déterminent
notre existence à tel point que l’art et la théorie de notre époque se voient à présent forcés de jeter sur internet un regard
distant, hors ligne, qui vacille entre suspicion, fétichisation et ironie, capable de réfléchir sur les conditions de possibilité
des réseaux, sur les architectures internes et externes d’internet – et de ses diverses ramifications existentielles – qui,
en s’infiltrant dans nos vies à tant de niveaux, devient presque « invisible » (Chatonsky 2015).
Du vernaculaire comme genre cinématographique 127

10), aujourd’hui ce sont la circulation, la viralité, le remixage et l’utilisation des contenus qui leur
donnent un sens, une valeur et une forme. Un mème est coréalisé partout et par tout le monde : « chacun,
anonymement, laisserait sa trace dans des nappes de discours sans auteur », a écrit l’historien Roger
Chartier à propos du texte électronique (Chartier). Or ce cinéma démocratisé et bon marché auguré
par Mekas est-il de nos jours un fait accompli ? En 2017, 400 heures de vidéo furent téléchargées par
minute sur YouTube : ces millions d’heures de contenus vidéo sont-elles du cinéma ou autre chose ?
Quels liens entretiennent-elles avec le médium cinématographique – médium qui, jusqu’à la moitié
du XXe siècle, dominait la production d’images en mouvement ?
Les problématiques qui vont être ici développées sont animées par cette nouvelle catégorie
d’images en mouvement nommée « vidéo vernaculaire ». Dans un premier temps, nous tenterons de
définir, ou du moins de contextualiser l’apparition et la popularisation du concept de vidéo vernaculaire
dans la littérature scientifique anglophone et francophone. Il s’agira ensuite d’essayer d’en dresser les
traits caractéristiques et de nous demander si, comme la vidéo, le cinéma peut être vernaculaire 2, et, si
c’est le cas, quelles sont les conditions de son existence. Dans quelle mesure le vernaculaire pourrait-il
constituer un genre cinématographique ? En quoi le régime visuel du vernaculaire renouvelle-t-il les
régimes d’expression du cinéma ? Quels risques, quelles limites, quelles contradictions en découlent ?
Afin de répondre à ces questions, nous exposerons et analyserons des œuvres filmiques qui nous aide-
ront à méditer la possibilité d’une artialisation contemporaine du vernaculaire. Ces œuvres, résultat du
réemploi cinématographique de vidéos vernaculaires, témoignent d’actes d’appropriation réalisés par des
porteurs d’autorité artistique et dont nous relèverons, pour finir, les enjeux politiques et esth-éthiques.

Le sort du concept en contexte académique

Depuis quelques années déjà, le qualificatif de vernaculaire appliqué aux vidéos amateurs et domes-
tiques qui prolifèrent sur le web est employé dans la recherche universitaire, où l’intérêt pour les

2.
Bien que son approche soit éloignée de la nôtre, il faut ici mentionner l’un des rares textes qui utilisent le terme « verna-
culaire » appliqué au cinéma, l’article de Miriam Bratu Hansen « The Mass Production of the Senses: Classical Cinema
as Vernacular Modernism » (1999). L’autrice y propose d’étendre l’étude de l’esthétique moderniste aux pratiques
culturelles qui ont à la fois articulé et médiatisé l’expérience de la modernité, tels que les phénomènes produits et
consommés en masse que sont la mode, le design, la publicité, l’architecture, la photographie et le cinéma. Elle qualifie
ce type de modernisme de « vernaculaire » parce que « le terme vernaculaire combine la dimension de l’usage quotidien,
avec les connotations du discours, de l’idiome et du dialecte, avec la circulation, la promiscuité et la traductibilité ».
Selon Hansen, le cinéma classique d’Hollywood pourrait être imaginé comme un modernisme vernaculaire produit
industriellement, en masse.
128 Interfaces 44 (2020)

formes audiovisuelles créées par les utilisateurs non-professionnels d’internet est croissant. Ces formes
audiovisuelles se sont propagées et démultipliées surtout depuis l’apparition de YouTube en 2005. La
vidéo vernaculaire est désormais accessible en ligne, sur des plateformes d’hébergement vidéo, ou sur
des applications de téléphone mobile et de live-streaming comme TikTok, Twitch ou Snapchat. Elle
redéfinit les notions de domesticité ou d’intimité en effaçant les frontières entre le public et le privé,
l’extime et l’intime. Elle rend également poreuses celles qui différencient l’artiste, le professionnel
et l’amateur. En 2006, une année après la naissance de YouTube, le magazine américain Time choisit
« You » comme la personnalité de l’année. Par ce geste audacieux, le magazine faisait référence à You-
Tube, mais aussi à Wikipedia, Myspace, Facebook, et globalement, à l’éclosion du web participatif ou
web 2.0. L’individu lambda, ordinaire, le produser ou prosumer 3 – néologismes qui combinent le rôle
de producteur et celui de consommateur-utilisateur – et son User-Generated Content s’étaient placés
au centre névralgique de la culture planétaire 4. La vidéo serait dorénavant le « médium du peuple […]
la forme vernaculaire de cette ère » (Sherman 161).
Tout d’abord, dressons un historique sommaire des usages de l’adjectif « vernaculaire », tel
qu’il est associé à la vidéo. C’est avec la naissance et l’essor de YouTube qu’a lieu la popularisation
du concept. C’est probablement en 1995 que l’expression vernacular video apparaît pour la première
fois, dans « Vernacular Video: For the Growing Genre of Camcorder Journalism, Nothing Is Too
Personal », article de la professeure de communication Patricia Aufderheide. L’autrice, en conversation
avec Ed Fouhy, directeur du Pew Center for Civic Journalism, y examinait la manière dont le tournant
numérique et ce qu’elle nomme « journalisme de caméscope » affaiblissaient le rôle traditionnel du
journaliste comme intermédiaire ayant accès à l’information et la traitant à destination de la population.
Une décennie plus tard, en 2006, Judi Hetrick, professeure de journalisme, publie l’article « Amateur
Video Must Not Be Overlooked ». Elle y recommande de préciser les modalités de catégorisation des
vidéos amateurs et propose la création d’un nouveau genre constitué de « vidéos communautaires
vernaculaires » dont elle préconise l’archivage. Hetrick défend dans ce texte la valeur de la vidéo
vernaculaire comme source précieuse de documentation sociale. Il apparaît donc que, dans un premier
temps, le terme « vernaculaire » est associé à des problématiques propres au champ du journalisme.


3.
Le néologisme « prosumer » fut inventé en 1980 par le futuriste américain Alvin Toffler (1980). Il fut ensuite repris,
entre autres, par George Ritzer et Nathan Jurgenson (2010). Axel Bruns proposa les termes « produser » et « produsage »
(Bruns 2008). 

4.
Le sous-titre utilisé par la revue fut « You control the Information Age. Welcome to your world », et la couverture
incluait un écran d’iMac dont la matière réfléchissante faisait apparaître sur l’écran de l’ordinateur le visage de tous
ceux qui prenaient le magazine entre leurs mains.
Du vernaculaire comme genre cinématographique 129

Or, à la même période, les travaux issus de la discipline naissante des YouTube Studies
achèvent de consolider l’expression « vidéo vernaculaire » dans le cadre d’analyses plus précises
croisant les études culturelles, visuelles et des media. La thèse de Jean Burgess soutenue en 2007 et
portant sur ce qu’elle nomme la « créativité vernaculaire » puis son livre co-écrit avec Joshua Green
et publié deux ans plus tard, Youtube, Online Video and Participatory Culture, furent pionniers dans
cette consolidation. Suivront « Vernacular Video », article de Tom Sherman et publié en 2008 dans
l’anthologie fondatrice Video Vortex Reader: Responses to YouTube ; puis, en 2009, l’ouvrage collectif
The YouTube Reader, où l’emploi du qualificatif reste tout de même assez marginal (Snickars et Von-
dereau). Il sera pareillement employé par Robert Glenn Howard pour étudier le « web vernaculaire »
dans son article « The Vernacular Web of Participatory Media » – néanmoins, l’auteur y fait référence
à des formes principalement textuelles du web participatif (blogs, forums, commentaires) à la lumière
de l’analyse du discours et de la critique rhétorique, et non pas à des formes vidéographiques. De 2005
à 2010, le concept de vidéo vernaculaire est ainsi de plus en plus utilisé sans qu’il y ait cependant un
recours systématique à ce qualificatif et qu’une théorisation organisée et approfondie soit engagée pour
définir ce qu’il signifie en vidéo. Burgess utilise le concept de créativité vernaculaire afin d’étudier
des pratiques créatives quotidiennes et ordinaires qui voient le jour indépendamment des valeurs légi-
times, hégémoniques, de la haute culture et en dehors des limites symboliques des mondes artistiques
institutionnalisés. Les exemples qu’elle donne relèvent de la photographie et du film de famille, du
scrapbooking, de la tenue d'un journal intime ou du vidéo-blog, etc 5. Ce sont des pratiques populaires
qui restent liées à la culture hégémonique : selon Burgess, la créativité vernaculaire fonctionne souvent
en référence aux valeurs, à l’esthétique et aux techniques des professions créatives et des mondes
artistiques établis. Elle pourrait être apparentée à un pastiche reposant sur l’absorption d’éléments de
la culture populaire et de la culture savante sous le mode du synchronisme culturel 6. Cette créativité
vernaculaire préexiste bien entendu à l’ère numérique, mais elle a été bouleversée par l’irruption de
nouveaux médias et, en leur sein, de nouvelles configurations de production culturelle. Même si chaque
exemple de créativité vernaculaire participe d’une mise en commun, il « est une représentation d'une vie
spécifique, d’un temps spécifique et d’un lieu spécifique » (Jenkins 2007), sa remédiation numérique


5.
En France, dans la même lignée que Burgess, nous pouvons citer les travaux de Laurence Allard, qui parle d’« indivi-
duation expressive », « vidéoludisme » et « créativité ordinaire » pour qualifier nos usages du téléphone mobile connecté,
dispositif qu’elle considère, reprenant les termes de Foucault, comme une « technologie du soi/pour soi ». (Allard 2014a
; Allard 2017).

6.
À cet égard, Richard Hoggart a forgé la notion d’attention oblique pour décrire la modalité d’attention sélective,
d’appropriation et de réception réticente des classes populaires ou populations démunies des instruments culturels
hégémoniques. Cette attention est faite d’un mélange de distance et de méfiance vis-à-vis de la culture dominante,
c’est-à-dire, des contenus produits par les médias de masse (Hoggart).
130 Interfaces 44 (2020)

permettant l’obtention d’une « citoyenneté culturelle » (Burgess 248), celle-ci étant comprise comme
une « pratique de participation active à la sphère publique culturelle » (250).
L’article du vidéaste Tom Sherman, « Vernacular Video », constitue un autre texte clé pour
comprendre les rapports complexes entre art et vernaculaire. Selon Sherman, afin de se distinguer
de la prolifération de la vidéo vernaculaire, l’art vidéo institutionnalisé s’est davantage rattaché à
l’histoire des arts visuels et du cinéma, en tournant le dos à « ses potentialités en tant que médium
de communication » (162). L’art vidéo est durement critiqué par Sherman, qui le considère comme
conservateur et barricadé dans le confort de l’espace muséal. En tant qu’« édition limitée » ou objet
physique unique et fétichisé, il serait anachronique, car il ne lancerait aucun défi aux raisons d’être
de l’institution muséale, ne ferait qu’imiter les formes d’art précédentes comme la peinture ou la
sculpture, et contribuerait à renforcer la valeur auratique, l’authenticité, l’ici et le maintenant, dirait
Walter Benjamin, de la collection de l’institution.
En 2013, le chercheur et réalisateur Peter Snowdon fait un apport théorique crucial. Dans
« The Revolution Will Be Uploaded: Vernacular Video and the Arab Spring », il analyse les vidéos
du printemps arabe qu’il qualifie d’« anarchive vernaculaire », donnant à la catégorie du vernaculaire,
jusque-là uniquement descriptive, une nouvelle nuance plus politique, basée sur l’utilisation du terme
proposée par Ivan Illich au début des années 1980. Illich, dans Le Genre vernaculaire et Le Travail
fantôme, identifia les pratiques vernaculaires comme des activités centrales dans la vie communautaire,
qui contribuent à la rendre autonome à la fois du marché et de l’État, entendus comme des instances
de pouvoir. Le vernaculaire entraîne la réduction des transactions monétaires et favorise l’expansion
de formes de subsistance extérieure à l’économie capitaliste. De même, il est pour Illich incompatible
avec une vision possessive du monde. La pensée scientifique occidentale, selon Illich, nie les registres
d’expérience vernaculaires en les reléguant au domaine du privé ou du subjectif. La disparition du
genre vernaculaire serait ainsi « la condition déterminante de l’essor du capitalisme » (Illich 2005, 251).
Le vernaculaire est donc avant tout le premier domaine de résistance des peuples à la colonisation de
leurs formes de vie quotidiennes par l’État ou le marché capitaliste.
Pour Snowdon, le vernaculaire étant « la mise en commun de ce qu’il y a d’unique et fragile
en chacun de nous », celle-ci « rend possible l’invention de nouvelles formes » (422). En revanche, la
plupart des utilisations individualistes occidentales de la vidéo en ligne, que le monde académique
qualifie de vidéos vernaculaires, doivent être appréhendées, selon le réalisateur, comme du travail
fantôme, une « forme de servitude non rétribuée [qui] ne contribue nullement à la subsistance » (Illich
2005, 202), du « travail non payé dont l’accomplissement permet précisément que des salaires soient
payés » (202). La plus grande partie de ces pratiques vidéo contribuent peu ou pas au renforcement
des formes d’autonomie et de subsistance collectives de nature communautaire mais permettent aux
Du vernaculaire comme genre cinématographique 131

plateformes d’obtenir des profits. Développons à présent cette piste afin de considérer dans quelle
mesure les vidéos vernaculaires sont des modalités de travail numérique, immatériel, du digital
labor 7, effectué par les utilisateurs au bénéfice des plateformes de partage et sur la base d’une forme
d’exploitation capitaliste acceptée en échange d’un supplément de visibilité. De la même manière,
lorsque des artistes et des cinéastes s’approprient ces contenus audiovisuels pour créer des œuvres d’art,
ne mettent-ils pas en place également des modes d’exploitation au sein du binôme artiste – produser,
au détriment de l’utilisateur ?
Selon Snowdon, les vidéos du Printemps arabe, par leur nature à la fois anonyme et collective,
constituent un bien commun et apparaissent comme « un premier pas vers l'invention de la vidéo en
ligne comme une pratique véritablement vernaculaire » (Snowdon 411). Pour lui, le fait que le nom
et l’identité des vidéastes soient très souvent négligeables ou que ceux-ci adoptent des pseudonymes
apparente ces vidéos aux mots d’une langue vernaculaire plutôt qu’à des énoncés d’auteurs spécifiques
prononcés ou écrits dans la langue véhiculaire. Le vernaculaire en vidéo est donc bien le propre des
copistes et des troubadours.
Sur la base de ces travaux liminaires, il apparaît que la notion de vidéo vernaculaire est
désormais opératoire, en particulier dans le monde académique anglophone, et malgré l’hétérogénéité
de ses usages. En France, les quelques chercheurs qui s’en servent empruntent la voie politique de
Snowdon et l’adoptent dans des analyses de vidéos de mobilisations, soulèvements et révolutions,
notamment celles du Printemps arabe. Il s’agit essentiellement de Dork Zabunyan, de Cécile Boëx et
d’Ulrike Lune Riboni. L’adjectif est aussi très succinctement mobilisé par Giuseppina Sapio et Beatriz
Rodovalho pour décrire l’esthétique des films de famille, cette fois-ci dans le sens plus dépolitisé de
l’amateurisme et du domestique comme dans les études sur le web participatif et consacrées à YouTube.

Vidéo vernaculaire : identification d’une catégorie visuelle

De quoi la vidéo vernaculaire est-elle le nom ? En raison de son incommensurabilité, elle est difficile-
ment gérable, classifiable, analysable d’un point de vue esthétique, social ou culturel, notamment par
les théoriciens des images ou des medias 8, ou encore transformable en archive historique du contem-
porain. La masse, l’hétérogénéité, l’aspect parfois éphémère – les vidéos en ligne peuvent disparaître


7.
Pour une étude et théorisation du digital labor, voir Casilli (2019).

8.
Nous ne voulons aucunement dire par là que cette masse audiovisuelle ne soit pas classée et ordonnée dans l’espace
virtuel : les algorithmes remplacent le « principe archontique » ordonnant et propre à toute archive (Derrida 1995) dans
132 Interfaces 44 (2020)

si leurs auteurs ou la plateforme le désirent –, non-standardisé, circonstanciel et fragile de ces images


compliquent leur analyse et les tentatives d’en établir une définition, de dresser des tendances, des sous-
genres, et d’en cerner les enjeux politiques et socioculturels. Jusqu’à présent, l’essai de Snowdon a été
le seul à proposer la construction d’une définition précise, à travers son exercice de resémantisation du
concept. Du reste, il semblerait que l’expression soit devenue une étiquette englobant un ensemble de
pratiques et de formes vidéo très hétéroclite et dont l’ampleur ou l’inexactitude pourrait porter atteinte
à la valeur d’usage du concept.
Orientons-nous vers un media proche de la vidéo pour y voir plus clair théoriquement. Clément
Chéroux est l’un des principaux penseurs contemporains de la photographie vernaculaire, qu’il définit
essentiellement par trois traits : utilitaire, domestique et hétérotopique (2013). De plus, le vernaculaire
n’est pas destiné à la commercialisation mais à la consommation personnelle, c’est « l’envers de la
marchandise industrielle » (10). À ce propos, il cite Pierre Frey, qui affirme que le vernaculaire est
« tout ce qui demeure périphérique ou extérieur aux flux mondiaux du capital » (10). Cette définition
fait écho à celles de Snowdon et d’Illich opposant le vernaculaire à la marchandise, au capitalisme, et
écarte immédiatement YouTube ou les salles de cinéma des espaces du vernaculaire. Il est intéressant
que Chéroux oppose également le vernaculaire à l’art, ce qui semble situer l’art et la marchandise du
même côté. La photographie vernaculaire n’est pas artistique : elle est « l’Autre de l’art » (13), occupant
une position d’altérité, de « miroir de l’art » (14), permettant ainsi « de le redéfinir » (19). Contrairement
à l’art, la photographie vernaculaire est considérée comme « sans qualité et sans rareté » (13) – produite
« sans vouloir artistique » (13) mais évidemment pas dénuée de qualités esthétiques. Finalement, une
image vernaculaire, si un jour elle fut utilitaire, « ne sert plus ce pourquoi elle avait été originalement
produite » (13) : cette perte de la valeur d’usage montre à quel point pour Chéroux le rôle des artistes-
collectionneurs du vernaculaire est primordial. En effet, sans les découvertes réalisées par ces artistes,
la force poétique de la photographie vernaculaire serait restée dans l’ombre des coffres et des caves.
La réappropriation de ces images les soustrairait à leur valeur d’usage – « une photographie utilitaire
ne devient réellement vernaculaire qu’à partir du moment où elle perd sa valeur d’usage initial » (13).
Les artistes dévoilent ainsi la puissance critique, anthropologique et plastique de la photographie ver-
naculaire : « véritables découvreurs du vernaculaire, les artistes en sont aussi les grands promoteurs »
(17). Toutefois, l’analyse de Chéroux semble ici paradoxale, puisqu’il semblerait que c’est l’artiste qui
produit le vernaculaire en s’en emparant, alors même que le vernaculaire est l’Autre de l’art.

la tâche d’identifier, classifier et déterminer la visibilité des contenus des bases de données du net. Voir aussi Rouvroy
et Berns.
Du vernaculaire comme genre cinématographique 133

Examinons alors si la vidéo vernaculaire est bien utile, domestique et hétérotopique. L’appa-
rition de la notion en même temps que des plateformes d’hébergement en ligne laisse supposer une
corrélation entre la vidéo vernaculaire et l’essor du web 2.0, avec ce qu’il implique de mise en ligne,
de partage et de circulation. Si, bien avant l’essor du web participatif, ce type de vidéo existait déjà, il
était qualifié de « vidéo amateur », et était ainsi inscrit dans la continuité du cinéma domestique, dont
le rôle premier est celui des images-souvenirs. À l’inverse, la vidéo vernaculaire est majoritairement
produite à des fins communicationnelles et elle n’assure pas comme le film de famille la fonction
d’« instrument de mémoire » (Odin 51). L’utilité de la vidéo vernaculaire résiderait dans sa nature
relationnelle, « conversationnelle » (Gunthert), Laurence Allard allant jusqu’à parler du « tournant
conversationnel » de la vidéo sur Facebook (Allard 2014b). La vidéo vernaculaire sert à transmettre aux
autres un message, une information, une expérience, une émotion, et par ce biais à tisser des relations
avec d’autres membres d’une communauté (virtuelle), à déloger le solipsisme. Parallèlement, Allard
souligne les phénomènes de « narration de soi » et d’« individuation » qui traversent cette vidéo conçue
comme une « technologie du soi ». Or cette expressivité du soi n’est pas égocentrée mais intersubjec-
tive, et ne saurait se passer de l’Autre, et si la « voix intérieure » s’exprime, c’est toujours – admettant
l’insuffisance ontologique de la condition humaine – en attente d’une voix d’autrui qui donne la réplique
et d’un regard qui reconnaisse et retrouve le nôtre. La vidéo vernaculaire n’est jamais une île, mais
un mot énoncé en attente d’une réponse, une bouteille lancée avec espoir à une eau virtuelle peuplée,
un nœud d’interaction sociale.
Par ailleurs, considérer la définition de Chéroux, au même titre que d’autres auteurs et au
regard d’autres disciplines, incite à penser que le vernaculaire s’affirme en négatif de l’institutionnel,
de l’officiel, du savant, de l’élitiste. Le vernaculaire n’émerge que de manière dialectique ; contre ou
face à un contraire, il s’appuie sur l'existence d'institutions dont il faut le distinguer pour montrer sa
nature autre. Le vernaculaire se convoque par rapport à un centre, en fonction duquel il est nécessai-
rement décentré. Spécifiquement, la vidéo vernaculaire s’oppose au cinéma et à la télévision, en tant
que deux continents visuels, deux syntaxes canoniques et deux instances de pouvoir industrialisées,
commerciales, artistiques ou professionnelles. « Broadcast yourself », le slogan initial de YouTube
faisait directement référence à la télévision : à la centralité de ce media emblématique du support vidéo
s’est opposée inévitablement la décentralisation rhizomatique que promettait internet, très vite devenu
l’écosystème par excellence de la vidéo vernaculaire 9. Le bouleversement discursif, qui correspond à
la prise de parole d’un public préalablement silencieux, a contribué au fait qu’internet soit devenu un


9.
La télévision fonctionne sur le principe d’une offre de contenus limitée du haut vers le bas, d’experts-auteurs pour
une multiplicité de spectateurs, alors qu’internet est basé sur une énonciation horizontale, une auctorialité partagée et
atomisée et des destinataires indéterminés, ce « public invisible » de danah boyd (2008).
134 Interfaces 44 (2020)

espace privilégié d’expression pour les voix subalternes et dissidentes. Par la suite, ce bouleversement
l’a conduit à incarner l’élément majeur d’érosion de valeurs éthiques et politiques telles que l’objectivité
ou la vérité – la post-vérité (McIntyre), intrinsèquement liée à la montée en puissance du cyberespace.
Par ailleurs, s’il a rendu possible de nouveaux modes d’organisation, de création, de production ou
de coopération au sein de la société civile, l’espace d'internet ne constitue pas une terre rhizomatique
déterritorialisée et décentralisée : « la plupart des infrastructures médiatiques que nous utilisons sont
entre les mains de quelques entreprises, ce qui rétablit l'ancien modèle de domination des médias de
masse » et « la décentralisation des moyens de production s'est accompagnée d’une centralisation des
relations de production » (Apprich 136).
La domesticité évoquée par Chéroux pose problème. Henry Jenkins, dans son ouvrage Conver-
gence culture sur la culture participative, préfère au terme vernaculaire celui de « grassroots creati-
vity », la créativité de la base, expression qui, comme le mot vernaculaire, fait référence à un ancrage
de terrain (Jenkins 2006), ce qui n’empêche pas que, avec le tournant numérique, le vernaculaire se
soit émancipé de la terre pour s’envoler dans les nuages, le cloud, à travers une connectivité globale.
Si le milieu d’existence contemporain de la vidéo vernaculaire est le web, avec ce qu’il comporte
d’équipements tout à fait matériels – câbles transnationaux, serveurs, etc. –, force est donc de constater
que celle-ci déborde depuis longtemps l’espace domestique, en s’ouvrant à une circulation et à une
visibilité de niveau planétaire. Si à l’origine, la plupart des vlogs étaient enregistrés à la maison grâce
à une webcam et si l’espace originaire du YouTubeur était la chambre, les caméras se sont depuis
émancipées de l’ordinateur de bureau. Aujourd’hui, la vidéo vernaculaire est produite partout et par
tout le monde, Mekas dixit, et l’ère des home movies projetés exclusivement en contexte familial ou
en cercles restreints d’amis est terminée 10. Alors que le vernaculaire définit traditionnellement ce qui
provenait de la maison, c’est la globalisation, l’hyper-connectivité et la circulation délocalisée qui ont
fait exploser la production et la diffusion de la vidéo vernaculaire. Cet écart sémantique est déjà contenu
dans la définition de la « vidéosphère » que propose Régis Debray en 1992, la vidéosphère étant l’ère
médiatique dominée par le visuel. En opérant une distinction entre l’idole, propre à la période antérieure
à l’invention de l’imprimerie, l’art, emblème du monde post-imprimerie, et le visuel, né avec la vidéo,


10.
Nous ne voudrions pas laisser entendre par-là que de nos jours tout individu produit des images en mouvement, il va
de soi qu’une grande partie des utilisateurs d’internet n’envoie et ne publie pas de vidéos en ligne mais se contente
de les consommer. Par ailleurs, Ulrike Lune Riboni (2019) insiste sur l’idée qu’image anonyme n’est pas synonyme
d’image privée. Aujourd’hui, les albums de famille sont publics et partagés, mais ces stratégies de partage sont diverses
et représentent différentes strates de « publicité ». Les dimensions familiale et sociale dans lesquelles les conditions de
visibilité sont restreintes au cercle d’amis, famille et amoureux coexistent avec celle de la construction individuelle de
l’identité sociale, du récit de soi et des pratiques expressivistes qui peuvent avoir des dimensions totalement publiques.
Du vernaculaire comme genre cinématographique 135

Debray écrit : « L’idole est autochtone, lourdement vernaculaire, enracinée dans un sol ethnique. [...]
Le visuel est mondial (mondiovision), conçu dès sa fabrication pour une diffusion planétaire » (289).
Il existe au sein de la vidéo vernaculaire une forte tension entre, d’une part, des modes de vie coutu-
miers et idiomes communautaires et, d’autre part, des pratiques médiatiques qui les déterminent, les
multiplient et les diffusent, étendant ainsi leur résonance au-delà de leur actualité et localité d’origine.
Une des conséquences de cette extension porteuse d’uniformisation culturelle croissante à l’échelle
mondiale pose dès lors question : dans quelle mesure le « village global » (McLuhan 31) du web 2.0 et
les architectures des applications et plateformes provoquent-ils la désagrégation et l’effacement des
différences, des singularités et des particularités propres au vernaculaire 11 ?

De la vernacularisation à l’artialisation : transformations du vernaculaire

À l’instar de la pellicule argentique lorsque le Super 8 s’est démocratisé dans les années 1960 en
tant que format domestique par excellence, le médium vidéo a lui aussi connu un processus de ver-
nacularisation, radicalement accéléré avec le passage au numérique 12. Après ce premier processus de
vernacularisation, un phénomène d’artialisation de la vidéo vernaculaire se développe à partir des
années 2010. La vidéo vernaculaire, comme jadis le film de famille amateur, s’installe au sein de
l’espace muséal et de la programmation des plus grands festivals de cinéma en étant intégrée dans des
œuvres d’art reconnues, médiatrices, prescriptrices. Avec ces films d’une nature hybride, utilisant le
vernaculaire pour en faire de l’art, s’affirme le paradoxe qui anime le titre oxymorique de cet article :
le vernaculaire comme genre cinématographique. Mentionnons quelques exemples d’œuvres, qui
réemploient et s’approprient des vidéos vernaculaires trouvées en ligne : le film Roman National (2018)
de Grégoire Beil, réalisé à partir de vidéos de jeunes Français trouvées sur l’application Périscope, a
été montré pour la première fois au festival Cinéma du Réel où il reçut la Mention Spéciale du Jury,


11.
À propos de cette problématique, nous nous permettons de renvoyer à notre chapitre « Contes d’été virtuels. Le sur-
cyclage de la vidéosphère dans Roman National (2018) de Grégoire Beil » (Hernández López).

12.
Notons encore une fois que cette production pré-internet était souvent désignée par le terme « amateur ». Le fait de
préférer ce mot à celui de « vernaculaire » s’explique probablement par le fait que dans le domaine du vernaculaire les
liens de parenté doivent être évacués. Comme le pointe Chéroux, on ne dit pas « mon album de photos vernaculaires »
car le vernaculaire est le royaume des inconnus. Ce sont « seulement les enfants […] des autres qui nous apparaissent »
comme vernaculaires (Chéroux 14). En outre, le terme « amateur » a une certaine connotation négative que nous trou-
vons problématique, car situé en dessous du professionnel, avec un manque de qualité, de ressources, d’exigence ou
de productivité par rapport à celui-là. L’amateur est socialement stigmatisé et surdéterminé, mais pas le vernaculaire,
notion encore trop peu répandue pour être connotée.
136 Interfaces 44 (2020)

avant d’être diffusé au Palais de Tokyo lors de l’exposition L’Ennemi de mon ennemi de l’artiste et
producteur du film Neïl Beloufa. Le documentaire Present. Perfect. de Shengze Zhu (2019), composé
de vidéos de plateformes chinoises de streaming en direct, a gagné le premier prix au festival de
cinéma de Rotterdam. Going South de Dominic Gagnon (2018), réalisé avec des vidéos YouTube, eut
sa première dans le festival suisse Visions du Réel. Les films cités forment un cinéma vernaculaire
en ce qu’ils font collection du vernaculaire. Comme si on était passé de l’âge des chasseurs d’images
à celle des collecteurs (Fontcuberta 178), ces œuvres font archive du vernaculaire, dans un travail de
documentation qui permet son analyse critique et le dévoilement de ses puissances affectives, culturelles
et politiques. Si en raison de leur nature, les plateformes majoritaires contredisent a priori le potentiel
de résistance ou de transgression que comporte une partie de la vidéo vernaculaire – tout en participant
de sa diffusion –, l’art peut trouver, précisément dans cette faille, un point d’intervention. Tout comme
le montre Chéroux dans le domaine de la photographie, ces réalisateurs jouent un rôle fondamental
en pointant du doigt, retrouvant, sélectionnant, exhumant, réactivant cette (an)archive, cette mémoire
audiovisuelle vernaculaire, à laquelle ils donnent une nouvelle visibilité. Ils détournent, déjouent et
subvertissent ainsi les stratégies d’éditorialisation, de suggestion, de modération, de hiérarchisation des
contenus des réseaux sociaux et des plateformes. Ces cinéastes sont, en fait et surtout, les spectateurs
de ces images, puis des prescripteurs de sens, qui révèlent des valeurs jusque-là cachées, sublimant
les vidéos vernaculaires pour leur faire dire leurs secrets, merveilleux et atroces, et actualisant leurs
virtualités. En les adoptant, ils enrayent le flot visuel massif et continu du cyberespace, et ils célèbrent
l’esprit et la singularité, plutôt que la maîtrise et la compétence technique. En les nouant par des liens
inédits et dialectiques, ils instaurent de nouvelles constellations et mettent en marche ces processus de
singularisation des images, qui deviennent, une fois resémantisées, à nouveau et autrement significatives.
Trailer de Present. Perfect.
https://vimeo.com/309692589. ZHU, Shengze, réal. Present. Perfect. Burn the Film, 2019.

Quelles sont donc les conséquences de cette appropriation par les circuits de l’art de la création
vernaculaire reconnue par les instances de légitimation épistémologique et socio-culturelle que sont les
musées, festivals de cinéma, etc. ? D’abord, les institutions qui programment, diffusent, soutiennent et
récompensent ces œuvres ajoutent du crédit symbolique et culturel à cette esthétique de la vie ordinaire
et aux artistes qui y prêtent attention, souvent avec un regard qui oscille entre fascination et critique.
Les vidéos remontées, qui ne sont modifiées en profondeur ni dans leur forme ni dans leur contenu,
mais le sont notamment dans leurs significations, leurs affects et leur durée, sont la matière première du
travail de recyclage des réalisateurs et deviennent partie intégrante d’œuvres artistiques qui génèrent un
bénéfice économique et symbolique. Il est indéniable que ces auteurs profitent de ces représentations
Du vernaculaire comme genre cinématographique 137

vernaculaires pour se faire une place dans le monde de l’art – ce qui n’empêche pas qu’ils aient un
vrai intérêt pour ces images et qu’ils s’en emparent pour construire une représentation subjective des
réalités contemporaines. Si le vernaculaire n’est ni art ni marchandise, ces vidéos ont-elles cessé de
l’être au moment de leur projection publique, alors que les producteurs et artistes qui les ont intégrées
à leur film ont été potentiellement rétribués sur la base de droits de diffusion, et qu’elles sont devenues
par-là simultanément art et marchandise ? Or, selon Chéroux, le vernaculaire doit perdre sa fonction
originelle et apparaît quand l’objet est déplacé ailleurs, décontextualisé.
In fine, il n’est plus possible de penser le vernaculaire sans réfléchir à des notions comme celles
d’artiste, de propriété intellectuelle ou de droit d’auteur. Le vernaculaire, s’il s’extrait des logiques et
des injonctions du marché capitaliste, doit aussi fuir celles qui sont liées à la propriété productive, à
la valeur iconomique (Szendy) des œuvres. Comment parvient-on à intégrer cet aspect dans la défi-
nition du vernaculaire tout en respectant les droits légitimes des artistes et cinéastes ? Il s’agit là d’un
débat complexe qui engage à questionner les relations de subordination et de domination qu’inclut le
concept de vernaculaire, plus encore quand il qualifie un objet approprié : une question de proximité
et de distance géographiques, sociales, culturelles, économiques, idéologiques, intellectuelles, etc.,
entre l’artiste et les auteurs des images-sources ; une question de transparence et d’opacité, c’est-à-
dire de modalités esthétiques et discursives dans lesquelles les voix et les significations présentes au
sein de l’œuvre d'art sont entrelacées, réduites au silence, modifiées ou amplifiées, ces deux dernières
actions étant appréhendées différemment dans chacune des œuvres d’art mentionnées. En ce sens, le
photographe Joan Fontcuberta propose de substituer au terme d’appropriation celui d’adoption : si le
premier fait référence à un geste privé, le second est une déclaration publique, équivalant à « reconnaître
de manière publique une valeur symbolique, faire profession d’une attitude envers le prochain » (60).
Il n’y a pas de dépossession dans l’adoption, mais uniquement une élection, une sélection : « on ne
réclame pas la paternité des images, uniquement leur tutelle idéologique » (60). Le caractère commun
du vernaculaire refait surface : est commun ce qui est inappropriable, mais aussi adoptable – ce qui
suppose d’octroyer « un caractère officiel et visible à la lecture que quelqu’un fait » d’une image (60).
Dans les pratiques d’adoption des images considérées comme biens communs, la propriété ne relève
pas d’une appropriation ou d’une privatisation, mais de l’usage que chacun fait de l’image : « la qualité
artistique ne réside plus dans l’acte de la production mais dans l’acte intellectuel de prescription des
valeurs que les images peuvent accueillir ou contenir : des valeurs sous-jacentes ou qui leur ont été
injectées » (54). En partant du concept d’adoption de Fontcuberta, nous en venons donc à considérer
que le vernaculaire n’est pas incompatible avec des pratiques d’adoption artistique intégrées au marché
de l’art et à l’industrie du cinéma, à condition que le geste d’adoption respecte le caractère commun
et inappropriable du vernaculaire, c’est-à-dire, que les vidéos, une fois insérées dans l’œuvre d’art,
138 Interfaces 44 (2020)

soient restituées, partagées avec les vidéastes qui les ont créées. Ceci peut se faire tantôt en rendant
accessible l’œuvre de l’artiste sur les plateformes numériques où les vidéos-source ont été trouvées,
tantôt en donnant aux vidéastes l’accès à l’œuvre produite – ce que les réalisateurs ne font pas systé-
matiquement, par exemple Grégoire Beil ou Dominic Gagnon 13.
En effet, il nous semble dangereux d’affirmer, comme le fait Fontcuberta, que ces images
sont anonymes, « muettes » et « orphelines » (152) 14. Les vidéos vernaculaires ont été filmées par des
individus qui s’y expriment. Ce que fait l’artiste-recycleur, c’est d’abord d’accorder à ces vidéos une
attention soutenue, patiente et fascinée, celle du spectateur de cinéma, alors que l’économie atten-
tionnelle de la vidéosphère se caractérise par un regard distrait. Son travail plastique et discursif fait
parler ces vidéos autrement – vidéos qui, parfois, deviennent la matière première de leur propre travail
critique. De leur côté, les circuits institutionnels de l’art et des festivals de cinéma permettent de donner
un autre espace de visibilité à ces objets visuels et ces voix ; ils travaillent avec les artistes contre
les moteurs de recherche et les algorithmes des réseaux socio-numériques qui rendent invisibles ces
contenus. Or, le terme d’anonyme reste problématique en ce qu’il efface l’individu à l’origine de ces
contenus. En considérant ces vidéos comme anonymes, on les rend plus appropriables, comme si elles
nécessitaient une signature, une subjectivité d’artiste pour leur conférer une voix. Si nous défendons le
droit au détournement, à la copie et au copyleft, nous ne pouvons ignorer les rapports de pouvoir qui
s’installent entre le sujet-vidéaste et le sujet-copiste dans le cas des projets photographiques étudiés
par Fontcuberta – sous le nom de post-photographie – ainsi que dans les films mentionnés ci-dessus.
La référence concrète à la voix et aux espaces discursifs est ici essentielle et concerne ces
pratiques artistiques directement. Comme le souligne Gayatri Chakravorty Spivak dans « Can the
Subaltern Speak ?», la portée des mots est surdéterminée par la position dans l’échelle économico-
sociale. Une partie des vidéos adoptées/appropriées dans ces œuvres est réalisée par des sujets poli-
tiques subalternes. Ces films articulent-ils les voix des autres notamment d’individus appartenant à
des minorités ? Permettent-ils aux personnes qui se filment de développer un espace discursif en tant
que sujets politiques ? En augmentant la visibilité de ces images, augmentent-ils les échos et les réper-
cussions de leurs mots, fonctionnant telle une caisse de résonance, ou, au contraire, font-ils entendre
uniquement la voix des cinéastes ?

13.
Même s’ils mentionnent dans le générique de fin les comptes en ligne des vidéastes (Beil) ou le nom de la vidéo dans
la plateforme d’hébergement (Gagnon), ces réalisateurs n’ont pas directement rentré en contact avec les personnes qui
ont filmé les images de leurs films, ni rendu leurs films disponibles en ligne.
14.
André Gunthert a examiné la pénétration des contenus anonymes dans l’espace médiatique traditionnel (Gunthert 2018).
Lui aussi qualifie la masse d’images de la conversation numérique de vernaculaires, conversationnelles, « autoproduites »
et « anonymes ».
Du vernaculaire comme genre cinématographique 139

Bande-annonce de Going South.


https://www.youtube.com/watch?v=p9LL-fhSVKU. GAGNON, Dominic, réal. Going South. Dominic Gagnon, 2018.

Les « voix vernaculaires » (Hauser) et le « discours vernaculaire » (Ono et Sloop) peuvent être
identifiés aux voix effacées, déplacées dans les marges, ces contre-discours marginalisés face aux voix
hégémoniques. Bien qu’elles reposent sur une signature et l’identification d’un auteur, ces pratiques
d’appropriation, ou, dans le meilleur des cas, d’adoption peuvent s’insérer dans la longue histoire
des pratiques artistiques de collaboration, qui sont en totale harmonie avec le zeitgeist contemporain
qui s’exprime à travers les notions de détournement, de mort de l’auteur, de Creative Commons et
de culture du remix à l’ère post-internet dans laquelle tout un chacun est simultanément spectateur
et créateur. Pour ce faire, et être complètement en accord avec cette position fortement politique, le
cinéma vernaculaire doit négocier les modalités d’adoption des contenus avec la communauté qui
les a produits, afin que l’adoption ne se transforme pas en oppression et domination socioculturelle.
D’un autre côté, contrairement à Tom Sherman qui soutient que la vidéo vernaculaire se
caractérise par une « anesthétique », une « absence de conscience esthétique » (163), nous croyons
qu’il existe une multiplicité d’esthétiques de la vidéo vernaculaire. L’esthétique la plus courante se
caractériserait par une caméra portée, une basse définition (quoique de moins en moins), la naturalité
de la mise en scène, des moyens de productions parfois rudimentaires, l’improvisation et une faible
post-production. Obéissant à des contraintes pragmatiques, celle-ci est depuis codifiée selon les sys-
tèmes de croyances propres à l’art et au cinéma contemporains – devenant une forme de plus en plus
mobilisée, presque à la mode. Il y aurait une fétichisation de la forme vidéo vernaculaire qui devient une
esthétique reconnaissable une fois qu’elle est adoptée et détournée parfois de manière critique par les
artistes ou les cinéastes, qu’elle est arrachée à son espace d’origine et montrée dans d’autres espaces et
contextes socioculturels. Ce style vernaculaire est désormais imité par des acteurs de la culture la plus
hégémonique, tel le clip musical de Beyoncé 7/11, qui, simulant un tournage domestique réalisé à la
Go-Pro dans une chambre d’hôtel, emprunte à la vidéo vernaculaire son imagerie, y ajoute une stratégie
visuelle basée sur un effet d’authenticité et naturalité, une forme décontractée et apparemment sans
prétentions artistiques 15. Publié le 21 novembre 2014, le clip compte aujourd’hui plus de 500 millions


15.
Le clip est disponible ici: https://www.youtube.com/watch?v=k4YRWT_Aldo. De nombreux articles de presse l’ont
qualifié de “fait maison”, “naturel”, “simple”. Par exemple, un article de L’Express publié lors de la sortie du clip,
affirme : « Les images, simples également, sembleraient presque tournées à l’aide d’un smartphone par Jay-Z! » (https://
www.lexpress.fr/culture/musique/video-beyonce-se-la-joue-etonnamment-simple-dans-son-nouveau-clip-7-11_1624904.
html) ; un autre texte, sur le media ChérieFM parlait d’une “parenthèse intimiste” (https://www.cheriefm.fr/artistes/
beyonce/actus/7-11-quand-beyonce-s-offrait-une-parenthese-intimiste-71421104). Un autre exemple plus récent est
140 Interfaces 44 (2020)

de vues sur YouTube. Ce clip, ainsi que d’autres exemples professionnels et commerciaux provenant
des industries culturelles, permettent de valider les manières de faire de la vidéo vernaculaire auprès
de ces créateurs, les vidéastes qui se trouvent notamment sur les plateformes d’hébergement vidéo.
Un dernier point reste à aborder. Il concerne la manière avec laquelle le cinéma peut potentiel-
lement subvertir plutôt que réaffirmer l’hégémonie de la culture capitaliste, surtout quand les créateurs
de ces images, ainsi que les cinéastes-troubadours, l’ont intégrée. Premièrement, ni YouTube, ni la
plupart des réseaux sociaux numériques et des plateformes d’hébergement mainstream, entendus comme
étant des instances de pouvoir dominantes sur le plan socio-économique, ne peuvent être pleinement
considérés comme des bases de données, des (an)archives du vernaculaire audiovisuel 16. YouTube
n’est pas un espace neutre et démocratique, mais une entreprise capitaliste, appartenant à Google, qui
obtient le contrôle, les bénéfices économiques, les droits et la propriété intellectuelle des contenus qui
y sont publiés et hébergés. Plus encore, YouTube fonctionne sur le principe d’une gouvernementalité
algorithmique qui met en place des hiérarchisations opaques des contenus modulant l’écologie de
l’attention de ses utilisateurs. De ce fait, si le vernaculaire et le non-vernaculaire coexistent sur cette
plateforme, les vidéos vernaculaires y sont les moins vues : le populaire, ce qui est fait par le peuple,
fait partie des contenus les moins populaires, souvent marginalisés par l’intelligence artificielle de la
plateforme. Ainsi, depuis quelques années, les plateformes d’hébergement vidéo sont en train de se
professionnaliser et de s’institutionnaliser et le poids de la publicité diffusée y augmente (Kim). Il
s’est produit une récente migration de la vidéo vernaculaire vers d’autres espaces, tels que TikTok, des
sites pornographiques ou des plateformes de live streaming. Du reste, le paradoxe de la rentabilisation
des contenus vernaculaires sur les plateformes – le cas extrême étant celui des YouTubeurs à grand
succès (Holland) – confirme que si l’on adopte les critères économiques prônés par Illich (1983) pour
délimiter ce qui relève du domaine vernaculaire, tous ces contenus dépendent des instances de pouvoir
socio-économiques et n’ont aucune autonomie par rapport au marché capitaliste. Comment développer
de véritables territoires de la vidéo vernaculaire reste une question ouverte, même si on peut d’ores et
déjà affirmer que cela passerait par la création et la démocratisation de plateformes gérées selon les
principes de la culture et du logiciel libres.
Bande-annonce de Roman National.
https://vimeo.com/264321378. BEIL, Grégoire, réal. Roman National. Bad Manners, 2018.

le clip du chanteur espagnol C Tangana « Nunca estoy », qui a cumulé en dix jours presque trois millions de vues sur
YouTube.

16.
À propos des tensions entre vernaculaire et institutionnel sur YouTube, voir, par exemple, Edgar (2013).
Du vernaculaire comme genre cinématographique 141

Œuvres citées

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Œuvres filmiques citées


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ZHU, Shengze, réal. Present. Perfect. Burn the Film, 2019.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 145

VISUAL SOCIOLOGY OF THE VERNACULAR URBAN LANDSCAPE:


AN INTERVIEW WITH JEROME KRASE

Jerome Krase
Brooklyn College of The City University of New York

Jordi Ballesta
Université Jean Monnet, CIEREC

Eliane de Larminat
Université de Paris, LARCA

Abstract: V  isual sociologist Jerome Krase looks at how cities change with immigration, globalization, and gentrifi-
cation, with a focus on Brooklyn as well as comparative work in cities around the world. He focuses on what can be
learned through direct observation of the vernacular landscapes of neighborhoods where the interface between the
public and private domains is individually and communally appropriated. He has argued consistently that ordinary
residents have the power to change the meaning of a place by changing how it looks. His sociological practice has
involved photography for decades, and he has developed a large visual archive of urban neighborhoods around
the world. This illustrated interview focuses on the articulation of domestic, commercial, and real-estate practices,
especially in Brooklyn, New York, and on the displacements, exchanges, and adaptations that characterize both
vernacular agency and the academic use of the concept of “vernacular” across the social sciences.
Keywords: vernacular, visual sociology, photography, immigration, Brooklyn, rephotography, commercial
strips, Italian-American neighborhoods, Jackson (John Brinckerhoff)
Résumé : Le sociologue visuel Jerome Krase regarde comment les villes changent sous l’effet de l’immigration,
de la mondialisation et de la gentrification, en se concentrant surtout sur Brooklyn, mais également à partir d’un
travail comparatif mené dans de nombreuses villes du monde. Il s’intéresse à ce que l’observation directe des
paysages vernaculaires peut apprendre, en particulier dans des quartiers où les activités sociales se déploient à
l'interface des espaces public et privé. Dans l’ensemble de son travail, il montre comment des résidents ordinaires
ont le pouvoir de changer le sens d’un espace en changeant son aspect. Depuis des décennies, sa sociologie est
fondée sur une pratique photographique, grâce à laquelle il a constitué une vaste archive visuelle. Cet entretien
illustré se concentre sur l’articulation des pratiques domestiques, commerciales et immobilières (en particulier à
Brooklyn), et sur les déplacements, échanges et adaptations qui sous-tendent à la fois les manières de faire ver-
naculaires et l’usage académique de la notion de “vernaculaire” dans plusieurs disciplines des sciences sociales.
Mots-clefs :vernaculaire, sociologie visuelle, photographie, immigration, Brooklyn, rephotographie, commercial
strips, quartiers italo-américains, Jackson (John Brinckerhoff)
146 Interfaces 44 (2020)

Figure 1. Italian American Social Club, Las Vegas, Nevada, 2001.


While at an American Italian Historical Association Conference in Las Vegas, Nevada I photographed as I
walked several miles down The Strip and came upon a very Las Vegas-like proliferation of signs at an intersec-
tion; with these framing “the Italian American Social Club.”
© Jerry Krase.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 147

Figure 2. 3 D’s West Indian Restaurant & Bakery, Caribbean American Enclave, Crown Heights, Brooklyn, New
York, 2001.
One of the most powerful ways that ethnic groups signal their dominance of a neighborhood is through the
signage and other visual elements of the commercial vernacular landscapes they create. In this snapshot taken
from a slowly passing car in which I was a passenger, there are many visual clues such as the obvious name. Less
obvious, perhaps to those uninformed about West Indian cuisine, is the “Jerk Chicken” sign.
© Jerry Krase.
148 Interfaces 44 (2020)

1. The vernacular in the urban landscape

Jordi Ballesta and Eliane de Larminat: Among the authors that you use as references to explain
your acceptation of “the vernacular,” John Brinckerhoff Jackson has pride of place. Could you tell us
in what ways his own conception of the vernacular has influenced – and still influences – your work?
Jerome Krase: My discovery of “the vernacular,” and Jackson’s work, was serendipitous, as
I was looking for a concept that would allow me to translate my visual sociological studies of
ethnic neighborhoods, in the first case, Italian ones, for the readers of Places – which is a jour-
nal on architecture, landscape, and urbanism and whose audience includes designers, artists, and
photographers. Jackson provided me with a vivid description of the American vernacular dwel-
ling that I could use to compare to that of non-Americans (Jackson 86-87; see also Scully).
More broadly, he enticed me to critically examine what “lies underneath below the symbols of permanent
power expressed in the ‘Political Landscape’” (Jackson 6). As opposed to the insight provided by merely
examining the role of “polite” architecture in social history, he clearly understood that what ordinary people
do in particular physical territories and how they use objects therein are critical for understanding the space.
Jackson’s work fits neatly into the long tradition of ethnographic methods used in the study of urban
neighborhoods, which however paid almost all attention to aural data, such as interviews, rather than
visual appearances. I argued that the overlooked, sometimes subtle, visual appearances of neighbor­
hoods were also important for understanding both the local situation and their national and trans-
national context. Furthermore, these appearances were also important for how the neighborhood,
and its inhabitants, were treated by outsiders such as mortgage lenders and municipal authorities.
Another unexpected outcome of that article was correspondence with noted cultural geographer Wilbur
Zelinsky. At first he disagreed with my view on the relative power of ethnic vernacular landscapes, as
he offered that there are no meaningful ethnic landscapes. Indeed, he had earlier written that “‘ethnic
markers,’ such as distinctive shop signs, exotic religious objects in yards or on porches, ephemeral
festival decorations […], or startling new color patterns for houses” were “merely cosmetic” (Zelinsky
1973, 8). This apparent dismissal was really a caution expressed by Zelinsky, as by others, that excessive
attention devoted to these signs could lead to an overestimation of the power of relatively powerless urban
dwellers. But he eventually referenced my work on Italian and Polish American vernacular landscapes
in his own exploration of landscapes of cultural and social geography (Zelinsky 2000, 72-74; 102-3).
JB/EL: In the study of architecture and of material cultures, the notion of vernacular often interacts
with those of ordinary, indigenous, domestic, even pioneer. It is sometimes associated with the notions
of precarious, informal, and spontaneous. These last three words suggest that the vernacular tends to
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 149

operate outside the control of political decisions and to produce unstable forms. How do you position
yourself in relation to those different notions, and why do you favor the notion of “vernacular”?

Figure 3. Colonnade, American Venice, Italian American Enclave, Copiague, Long Island, 2015.
On a trip to document “American Venice,” a residential development created in the 1920s in Copiague, New
York, I found these winged lions atop a colonnade near the entrance to the community. They are symbols of Saint
Mark, the patron saint of Venice, and a replication of the column in Venice’s Piazza San Marco.
© Jerry Krase.
150 Interfaces 44 (2020)

JK: Although many of the urban scenes which I have studied might be described as precarious, informal,
and spontaneous, those terms, as they are interpreted by social scientists like myself, are not precise
enough for analysis, except for “informal”. For example, the precarity of the vernacular landscapes of
poverty is significantly different from that of immigrants whose class position has a great range in the USA.
One major problem of doing trans- and interdisciplinary scholarship is that the data collection
methods and findings may not be as easily transferrable from one research context to another as some
researchers may think, especially where different countries and cultures are concerned. As noted by
pioneering visual sociologist Howard S. Becker, the differences between “Visual Sociology, Docu-
mentary Photography, and Photojournalism [Are] Almost All a Matter of Context” (Becker 1995;
see also Becker 1974). For my visual studies of urban neighborhoods, the context is urban sociology.
As to your correct observation that I favor the notion of “vernacular,” it is indeed because it operates
“outside the control of political decisions and produces unstable forms.” The main thrust of my visual
studies is demonstrating how ordinary people change the meaning of spaces and places by changing
what those spaces and places look like, both to themselves and especially to outside observers. I
should note that in my work, I include people and their social activities in the visual frame as part of
the vernacular landscape. I am interested in how the way a space is being used, that is, what is visibly
going on in the space, changes its meaning – for example, how a homeless person creates a home in
a doorway, or the presence of people, especially women, wearing traditional or religious clothing.

Figure 4. Homeless, Prospect Park


West, Brooklyn, New York, 2016.
I often come across the homeless in
cities around the world. Sometimes
in public parks, but most visible are
those on the street. In this scene, a
person has created a place to sleep
on a park bench in the very fashio-
nable neighborhood of Park Slope,
Brooklyn, New York.
© Jerry Krase.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 151

Since it fell outside the normal scope of sociology, I borrowed liberally from a wide range of scholars to
support my work that showed how cultural traits are visually available as social performances in vernacular
architecture. For example, Mike Davis showed how Latinos practicing Latinidad “reinvented” Los Angeles,
and called for the exploration of the role of ethnicity in space and place (Davis). For Anthony Giddens it
is “Human Agency” which transforms that representation into practice though continuous social action
within the constraints of structure (Giddens). His idea tracks closely to “notions of precarious, informal,
and spontaneous.” Erving Goffman might also argue that the way that all ethnics present themselves
on the street can be viewed as practice as well as representation (Goffman 1959). It is their own agency
which transforms mere representation into practice. My own and these as well as many other insights
blend easily with Pierre Bourdieu’s notion of “habitus” and of “taste” which are visible in the vernacular
landscape, as for me the landscape includes people and social activities (Bourdieu 1984 and 1977). In this
regard, Mark Gottdiener wrote of the spatial semiotics of the settlement spaces “built by people who have
followed some meaningful plan for the purposes of containing economic, political, and cultural activities,
in which people […] organize their daily actions according to meaningful aspects of the constructed space”
(Gottdiener 15-16; see also Lofland 1985 and 1998). More recently, I have learned to appreciate parallels
in the works of those beyond my own discipline of sociology, such as the geographer F. Pierce Lewis’
“Axioms for Reading the Landscape” – for instance The Axiom of Common Things, which has been
obvious in my work: “Common landscapes – however important they may be – are by their nature hard
to study by conventional academic means. The reason is negligence, combined with snobbery” (Lewis 8).
JB/EL: Several of your publications and many of your photographs show how ways of dwelling and
commercial patterns imported from foreign cultural areas get acclimatized to the New York City context.
Do you think that this type of convergence between the local and the extraneous is a fertile ground
for the emergence of vernacular practices, in opposition to the idea that the vernacular is generated by
isolated communities using local resources?
JK: As I have consistently argued, immigrants express their own agency, via visible spatial practices, to
change the meanings of the spaces and places they occupy and use. And, though not the most powerful
local agents in our “glocalized” world, they nevertheless sometimes successfully compete with others
to visually define their localities. As suggested by Jackson, I have paid special attention to commercial
vernacular landscapes such as markets and other shopping areas because they most often serve in urban
areas as “markers” of changes due to migration. It might also be useful for us to think with David
G. Gutiérrez of immigrant neighborhoods as “Third Spaces” or interstitial places where things such
as ethnic identity are created and then negotiated, demonstrating in this way the agency of ordinary
people (Gutiérrez). I have tried to demonstrate this in many places starting with my first article, on
the traces I found of Italian vernacular landscapes in Italian American neighborhoods (Krase 1993).
152 Interfaces 44 (2020)

What I found was that groups like southern Italian peasants have created distinct landscapes and places
that suited them even when the environments in which they settled were previously established. The
resulting designs of their neighborhoods are rich enough for many subgroups to claim a territory. If we
look carefully at these communities, we can see that the way space is used is at least as important as how
it was originally constructed or subsequently altered. As immigrants assimilate, they adopt the environ-
mental values of the dominant society. Therefore, only limited “traces” or mere “architectural vestiges”
of the original home territorial values can be found in the resulting landscapes and places. Some of the
most important visible elements of Italian and Italian American neighborhood culture I discovered were
small-scale and arranged so as to facilitate intrafamily relations, and the supremacy of private over public
values in regard to territory and activities in local spaces. A common expression of this is the appropriation
of public spaces such as sidewalks or streets for private uses, as seen in figures 5 and 6 below.

Figure 5. Carroll Street, Italian American Enclave, Carroll Street, Brooklyn, New York, 2015.
Although the Italian American population of Brooklyn has been in decline for several decades, remnants of its
once large neighborhoods remain, such as this portion of Carroll Street, in which upscaling, or gentrification, can
be seen. I have found in my visual studies of Italian and Italian-American residential communities, that a common
characteristic is the appropriation of public space for personal use. Here we see, for example, private benches, a
table, a shrine and a bird bath encroaching on the narrow pedestrian sidewalk.
© Jerry Krase.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 153

Figure 6. Quartiere Spagnolo, Naples, Italy, 2015.


I have conducted many visual studies in Italy to compare with Italian American enclaves, such as that on Carroll
Street. In this photo, a clothes-drying rack placed in the street is an obvious example of spatial appropriation that
is common in Italy’s densely settled neighborhoods; typically with narrow streets, and little in the way of pedes-
trian walkways.
© Jerry Krase.
154 Interfaces 44 (2020)

JB/EL: After studies carried out before World War II, such as Margaret Bourke-White’s photographs
of signs and billboards, the unplanned landscapes of commercial strips have been presented as the most
emblematic articulation of the “new vernacular.” This contemporary, commercial vernacular is very
salient in Jackson’s work, in Robert Venturi, Denise Scott Brown and Stephen Izenour’s Learning from
Las Vegas (1972), or in Stephen Shore’s images. It is also the basis of stringent criticism of the aesthetic
degradation of the American landscape for instance in the work of the architect Peter Blake (God’s
Own Junkyard, 1964) and of F. Pierce Lewis (Visual Blight in America, 1973). By contrast, this kind
of vernacular has been much less studied – and photographed – in multifunctional neighborhoods that
mix housing and commercial activities. What do you learn when you photograph shops and their signs?
JK: You are correct in asserting that much can be learned by the study of commercial strips and I
have published quite a bit on commercial strips in many contexts such as gentrification as well as
ethnic enclaves. Also, although I have spent a considerable amount of time photographing what some
regard as kitsch, vulgarity, and otherwise aesthetic blight found in the work of those you cite above,
and can relate to their sensibilities, my role as a social scientist is not to judge these landscapes but to
try to understand how they come into being. I recall reading Pierre Bourdieu for example and feeling
quite unhappy (insulted perhaps as an aspirant to middle-class status) with his unkind commentary on
middle-brow tastes (Bourdieu 1984, 16, 58). Also, as I don’t consider myself a photographer I don’t
feel I have earned the position to judge aesthetic “degradation.” In this regard I would refer back to
my earlier reference to Becker and the social science rather than art context of my image-making.
I must say that I have photographed extensively in and around Las Vegas and other “simulated” places,
especially on The Strip, where attempts have been made to create Italian themes such as the Bellagio,
the Venetian, and Caesar’s Palace. At the same time, as to more common vernacular landscapes, I
have looked as well at the advertising of sex work and the neighborhoods of workers in Las Vegas.
As to billboards, junkyards, and other visual “blight,” I have photographed them, but mainly as they
are connected to specific locations or social processes in which I have been interested. For the most
part, commercial streets in residential urban neighborhoods are the result of both local and extra-local
forces. My work is not a commentary on the aesthetics of what can be seen on these streets, if you will,
but of how and why local residents and merchants create them; the sights they create come from their
social and cultural stores of knowledge. However, one can find in these neighborhoods, and on the
major pathways to them, the intrusion of sights such as corporate or more local business billboards – for
example, along the interstate highways in Brooklyn that often border working-class neighborhoods.
It is more interesting to note that corporate signage, such as for telephone or other services, tries to be
ethnically sensitive to its local audiences by, for example, being expressed in dominant non-English
languages and symbolism.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 155

Figure 7. Visual Signs of NYC


Financial Crisis, Brooklyn, New
York, 2010.
A faded sign on a newly stuccoed
building wall signals that busi-
ness still goes on, even in distressed
neighborhoods.
© Jerry Krase and Timothy Shortell.

Figure 8. Visual Signs of NYC


Financial Crisis, Brooklyn, New
York, 2010.
A “Building For Sale” sign com-
petes with high and low-end product
billboards for attention.
© Jerry Krase and Timothy Shortell.
156 Interfaces 44 (2020)

JB/EL: Another central focus of your research is gentrification and how it materializes in the urban
landscape. Do you think that gentrification leads to a retraction of the vernacular, or is the vernacular
“digested” by a gentrification process that turns it into an aesthetic object?
JK: I have a large collection of photographs of neighborhoods defined in various ways, such as demo-
graphically, by social science literature, popular media, or by the real estate industry, as gentrified
or gentrifying. In “Poland and Polonia: Gentrification as Ethnic Aesthetic Practice and Migratory
Process” (Krase 2005), I attempted to show some of the visual similarities in commercial vernacular
landscapes of gentrified places by holding constant the ethnic dimension and describing them as a
matter of Bourdieu’s Tastes of Luxury or Necessity – a Distinction that helps us understand how spaces
become more attractive to more privileged consumers of housing, goods, and services (Bourdieu 1984,
174-75). This also involved looking for symbolic expressions of class position, aesthetic tropes, or
specific types of commercial establishments typical of gentrification that are indicators or semiotics
of upscaling such as coffee shops serving cappuccino (Atkinson; Zukin). I think of gentrification as
a shift in semiotics or the meaning of the space/place as opposed to merely the physical alteration in
the space/place. It is a movement from a taste of necessity to a taste of luxury. It should be noted that
in some cases the vernacular of ethnic or immigrant or working-class neighborhoods, the patina, or
ambiance if you will, is commodified but at the same time tamed or domesticated, i.e. “themed,” for
the enjoyment or entertainment of tourists (Krase 2005, 187-8; see also Krase 2019).
JB/EL: In 2011, you photographed the effects of the financial crisis on Brooklyn’s landscape, defined
both as real-estate and as a social scene, while paying special attention to provisional and makeshift
spatial arrangements. You published in 2013 with Timothy Shortell a photographically-illustrated text
entitled “Seeing New York City’s Financial Crisis in the Vernacular Landscape” (Krase and Shortell
2013). Would you say that a precarious real-estate and economic situation has spawned an extension
of the vernacular domain?
JK: Although the article was “illustrated,” more importantly for our social scientific peers, we first
researched the zones we subsequently visually surveyed that were identified by municipal and other
data as distressed. Then we drove several miles up and down all the streets in the district. Although
not a statistical selection from a large random sample, the examples for the published article were
chosen for their visual “power.” The real estate for sale, the easy mortgage signs, and the boarded up
buildings are direct signs of the distress, but the economic downturn also provided the opportunity for
artists and landlords to repurpose empty shop windows in abandoned stores for sidewalk art galleries.
The article also highlighted how the creations of ordinary people could become more apparent as,
for example, the way locals appropriated vacant lots and built gardens on them. The financial crisis
also increased the number of derelict buildings whose exterior walls were canvases for graffiti artists.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 157

Figure 9. Visual Signs of NYC Financial Crisis, Brooklyn, New York, 2010.
A vacant lot has been taken over by local residents and turned into a community garden.
© Jerry Krase and Timothy Shortell.

JB/EL: In your work, you have linked the notion of the vernacular to stigmatized people and places.
According to Jackson, the vernacular is created by “proletarians” or “unskilled wage earners.” Would
you say that vernacular productions, both as material forms and forms of social occupation of the urban
space, are part of what produces stigmatization? Are the streets, signs, and domestic arrangements that
you photograph expressions of a “proletarian” culture?
JK: For me, and I believe also for Jackson, vernacular landscapes are not limited to “proletarians.” In
some cases, middle and even high classes have the capacity to produce their own vernaculars that reflect
their cultural backgrounds and interests. Also, it must be remembered that in most cases, the stigma is
applied by the viewer, not by the inhabitants who can see their own neighborhoods, and especially the
vernacular landscapes they have produced within them, in a positive light. I have written quite a bit
on the notion of stigma which I have adopted from Erving Goffman (1963) to apply in analyses and
practical work on African American neighborhoods for example, beginning with my 1973 doctoral
dissertation “The Presentation of Community in Urban Society”. Since that time, I have continued
to help mediate between local organizations and government agencies on such issues as immigration
158 Interfaces 44 (2020)

and displacement, where an understanding of local vernacular landscapes, and their meaning to local
residents, is invaluable.

Figure 10. Visual Signs of NYC Financial Crisis, Brooklyn, New York, 2010.
There are many vacant lots, buildings for sale or rent in the neighborhood.
© Jerry Krase and Timothy Shortell.

JB/EL: In many of your photographs of Brooklyn – for instance those shot in Carroll Gardens and
Greenpoint – you focus on domestic appropriations of public space that amount to the closing off of
part of the sidewalk and eventually to its privatization. Would you say that the interface between public
and private space is a key area for the materialization of the vernacular in urban contexts?
JK: For me, the interface between public and private spaces is central, because I limit my work to
that interstitial zone. The ethics of my profession require that, for example, I only use photographs of
people who are in publicly accessible spaces. I don’t usually photograph over fences or through peep
holes, and if I did I wouldn’t share those images. However, with permission, I have shot such private
and interior spaces not easily available to public view. I am currently working on a project showing
how some of these spaces have been repurposed because of the restrictions on public space imposed
by the COVID 19 pandemic (2020). As to domestication, homeowners and renters have taken over the
sidewalks in front of their residences, by placing chairs and tables and in one case working there on their
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 159

computer. In a sense this is an extension of the interior domestic space which is now in public view. In
a related vein, in New York City, restaurants have been given permission to construct outdoor eating
areas in the streets near their establishments, changing both the use and appearance of the public space.

Figure 11. Country House, Polish


American Enclave, Greenpoint,
Brooklyn, New York, 1994.
While documenting this Polish
American enclave, I was attracted
to the symmetry and decoration of
this front space. Although similar in
some ways to the Italian American
house fronts on Carroll Street (Fig.
5), this seemed more of a display for
the passers-by than for the personal
use of the occupants. (I discussed
these similarities and differences in
Krase 1997.)
© Jerry Krase.

Figure 12. Country House, Krakow,


Poland, 1997.
In 1997, I received a grant to
“Explore Polish Vernacular Archi-
tecture.” Since I had already
conducted research on Polish Ame-
rican vernacular landscapes, I
also looked for visual similarities.
Although not a replica of the image
of the “Country House” in Green-
point, I recognize some strong simi-
larities in the visual elements of this
front garden display, as well as the
lace-curtained front windows.
© Jerry Krase.
160 Interfaces 44 (2020)

2. Photography and fieldwork

JB/EL: As evidenced in your work, photography allows for the documenting of precarious arrange-
ments and limited agency – including in contexts where it is not feasible to “establish” things. But do
more established and less visible social structures evade the photographic, exterior gaze? In your own
practice, is visual documentation connected to other forms of qualitative research, like interviews or
informal conversations, that could then influence your photographic practices and produce other layers
of photographs of the same reality?
JK: Depending on the project, I use many different types of data to inform my descriptions and analyses
of what you refer to as “reality.” For example, in studying the vernacular landscapes of Chinatowns,
I incorporate many types of information such as demographic and historical data to first identify the
place and its parameters. I would have to admit that other, non-visual sources of information on a
subject such as gentrification or particular neighborhoods can influence the decisions I make as to
how to proceed. For example, my choices of the Chinatowns that I have researched and photographed
have often come from academic colleagues with familial connections to them. These conversations
have sometimes led me to look for things that I would not have been aware of as important to, at least
their memories of, the places. This is especially important in the case where my language competence
is limited. In other cases, community organization contacts have been very valuable to locate less
obvious places of interest.
JB/EL: A significant part of your work centers on Brooklyn, where you live. To what extent does your
practice of visual sociology rely on everyday observation – with the naked eye, or with a camera? To
what extent is the camera, as an autonomous piece of equipment or as cell phone, part of everyday
life for you?
JK: Modern technology has made it possible to carry a camera almost everywhere I go and I am always
on the lookout for scenes that interest me, for example the presence of homeless people colonizing
urban spaces which I have captured in major cities around the world. In a way, photographic research
has become a part of my everyday life. Even when I neglect to take my cell phone with me, I may see
something for which to return to at a later date and photograph. As to more formal documentation or
study, if I have the time and opportunity, I first do a walk through and take photographs that are more
of a survey, and then back track to focus in on a particular aspect of the scenes. When I teach my visual
research methods, I encourage my students to look first with their eyes before raising the camera, as
I believe the camera limits our vision and much can be lost in the process if the scene is only viewed
through even the widest angle lens. Even when examining my own photos, I discover things that I did
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 161

not see at first glance – although having a camera set to infinity focus is helpful in this regard. Current
technologies make it possible to digitally change the focus, etc., after taking the shot.

Figure 13. Visual Signs of NYC Financial Crisis, Brooklyn, New York, 2010.
An abandoned building slated for renovation sits among other well-tended, occupied homes.
© Jerry Krase and Timothy Shortell.

JB/EL: You also photograph foreign cities, where you spend much less time. Do you have different
modes of observation and documentation when you do not have an intimate knowledge of the envi-
ronment?
JK: Although you might say that Brooklyn and New York City are my “beat,” I have spent a great deal
of time in foreign cities, and conducted repeat photography in many of them. The number of photographs
in my research archive outside of the USA is actually far greater than those within it. In most cases,
my visual research is not done on the blind. However, there are many cases, such as the walk we took
together in Paris, when I take as many photographs as possible, with or without instruction, and later
look at other data to provide context for them. I might say that having walked through so many cities,
there is little that I see which is not immediately or retroactively “recognizable.”
162 Interfaces 44 (2020)

JB/EL: Is the way you photograph part of a spe-


cific methodology (or several methodologies), or
does it amount to one? Would it be wrong to say
that you use photography primarily to take notes
and produce visual data?
JK: It would not be wrong to say that my photo-
graphs serve as notes and visual data to be used
for descriptions and analyses. For example, I take
photos of street signs to relate to maps of the area.
This is especially helpful when I was not adequa-
tely prepared for the shoot. Most often however,
the photographs were taken for a very specific
geographic project or they are taken for an ongoing
project such as gentrification or migration. In all
cases, they are combined with other types of data
and references that include newspapers and other
media. Although not nearly as striking as the work
of Camilo Jose Vergara (1995; 2013), for example,
I used repeat photography to capture social change
in a recent study about a Scandinavian commer-
cial strip in Brooklyn that became a Chinese one
(Krase and Shortell 2020). In deference to Vergara,
I should also note that I have been photographing
the changes on 116th Street in New York City’s
Spanish Harlem for several decades. But although I
take a lot of pictures, I am not a photographer – my
Figure 14. Fruit & Vegetable Store, Italian American
repeat photographs, for example, are sometimes
Enclave, Belmont, The Bronx, New York, 1998.
taken many years apart with different instruments
In 1997, as part of a larger project to document New
York City’s waning Italian American enclaves, I took and under very different circumstances.
this photo of a rather ordinary-looking retail store and JB/EL: In early 2020, we walked for a few hours
its rather dog-eared “Amalfi Fruits & Vegetables” around the Porte Saint-Denis in Paris. This walk
store sign.
might have become what you call a “photo-walk,”
© Jerry Krase.
as you took many pictures in what looked like a
form of visual note-taking. Can you explain to us
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 163

how you store – or archive – your photographs,


how you organize them, in order to then select
some of them and use them in your research and
teaching?
JK: Whenever I take such a walk I think of
Michel de Certeau creating the city in the course
of movement through it (Certeau 129). I men-
tion “movement” because there are other modes
I have used to survey scenes, doing my shooting
out of car windows, on bicycles, and on public
transport. In Berlin, for example, I did a city
circuit on outdoor public transport (buses and
elevated UBahn) (Krase 2011). As the result of
your tour, I have been able to compare my images
with other more or less similar migrant spaces,
ordinary commercial districts, and expressions of
gentrification. I saw some good examples of South
Asian and African commercial establishments that
I can compare to other cities. Also, the photos I
took on our walk through the [Passage Brady]
arcade will be added to my own “Arcades Pro-
ject,” with apologies to Walter Benjamin (1999),
that I have written about (Krase 2012). Seren- Figure 15. Fruit & Vegetable Store, Italian American
dipity is not a methodology, but the subsequent Enclave, Belmont, The Bronx, New York, 2004.
examination of the images as data, for example In 2004, I returned to Belmont to rephotograph its
as a comparison, or addition to a collection, is. commercial streets and discovered that the rundown
“Amalfi Fruits & Vegetables” store had been brightly
I am now in the process of organizing all my
renovated and its ethnic motif dominated by the Trico-
images which I have been more or less systema- lore of the Italian flag.
tically collecting since the mid-1960s. The ear- © Jerry Krase.
liest, as you might expect, are prints, negatives,
and slides which I have placed in archival pages.
Since 2007, my cameras have been exclusively digital. Although it is easier to conduct research with
digital cameras, one tends to take many more photographs than in the past with film both because it
is less expensive but also because of the ease of shooting. The result has been a mass of thousands
164 Interfaces 44 (2020)

of images to add to my previous, more discriminating, collection to read and analyze at a later date.
For several years now, I have been slowly digitizing the earlier images by scanning them. All of the
digitized photographs, and scans, are stored on my computers, external hard drives, and several on-
line storage sites. Currently the crude organization for both tangible and digital images is first by date
and then by location. Within those parameters I am organizing them by sociological processes such
as gentrification and immigration, and by themes such as Ethnic Enclaves, including Little Italies and
Chinatowns. It is possible to add data, or tags, to digital collections, which would make it much easier
to do cross-referencing. That would also facilitate locating images and doing repeat photography for
longitudinal studies, or cross-national comparative study. For example, I recently conducted a visual
sociology workshop in Krakow, Poland, on Upscaling and Gentrification between 1997 and 2017.
There, Jagiellonian University doctoral students were provided with my 1997 photos and were asked
to select them to reshoot and discuss the changes in appearances and, more importantly, what might
account for the changes such as gentrification of the areas.
JB/EL: The examination of the archives of other researchers who have worked on the vernacular, such
as John Brinckerhoff Jackson, Richard Longstreth, and Chester Liebs, has revealed that they would
often give or exchange their own slides without indicating who had produced them. Neither personal
documents nor finalized work, their photographs are closer to raw material. Is it significant to you that
you are the author of your photographs, or can they be circulated without being specifically traced to
the person who took them?
JK: As a social scientist, I am sure that knowing not only who took the picture, but also their biography,
training, and reputation, makes a difference. Many progressive social science journals now require
reflexive statements so that readers can impute their biases. In the example you give, I would assume
that this was a feature of their social and not merely professional relationships. Although this is not
in your question, I must note that using the work of others without their knowledge and permission
is a major violation of my professional ethics, although I do understand the sentiment. Between
my colleague Timothy Shortell and I, sometimes it is hard to remember which photo is whose. For
example, for the financial crisis article, I drove and we passed my camera back and forth to shoot
out of different sides of the car. Sometimes we use our own cameras and when we collaborate on an
article the photos chosen are properly credited. We also maintain different archives for our individual
photo and other visual work.
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase 165

Figure 16. Visual Signs of NYC Financial Crisis, Brooklyn, New York, 2010.
This distressed residential building is slated for extensive renovation.
© Jerry Krase.
166 Interfaces 44 (2020)

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II. Entretien /
Interview
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist 171

AMIRI BARAKA – MILITANT WRITER AND ARTIST

Donald Friedman

Donald Friedman interviewed Amiri Baraka (1934-2014) in 2003. An edited excerpt of that
interview may be viewed at https://donaldfriedman.com/2019/06/25/amiri-baraka-politics-exists-for-
truth-and-beauty/
Below are an introduction to the interview and a full transcript of the excerpt.

Introduction

A political figure whose words were angry, often incendiary, occasionally homophobic, misogynistic
and anti-Semitic, Amiri Baraka used his writing first and foremost as agitprop, as a means to change.
As he said in this interview, for him the value of art lay in its content.

But it’s always like that with us, art, politics, you know, in our family. I guess we see them holding
hands. You have to strive to be politically revolutionary or progressive, but also artistically powerful…
The question is, finally, ‘What is it saying?’ Because content is more important to me than form.

Yet at some point Auden’s admonitory “poetry makes nothing happen” must have registered
with Baraka and his words were augmented by his becoming politically active, organizing to replace
corrupt officials and establishing community-based social projects in his hometown of Newark, New
Jersey. When we met in 2003 I expected hostility—at least emotional chilliness—and was quite
unprepared for the warm, open, joyful man I encountered. Baraka was full of laughter and humble
enough to direct a lot of it at himself.
I did, however, get a taste of his anger after he read his entry in my book The Writer’s Brush:
Paintings, Drawings, and Sculpture by Writers and challenged my having joined the large chorus
that condemned his 2002 poem “Somebody Blew Up America” as anti-Semitic and which ultimately
caused him to lose his position as Poet Laureate of New Jersey. Baraka at that point had a history of
anti-Semitic writing going back 50 years. In an early essay he wrote “I got the extermination blues,
172 Interfaces 44 (2020)

jewboys. I got the hitler syndrome figured ... So come for the rent, jewboys ... one day, jewboys, we
all, even my wig wearing mother gonna put it on you all at once.”
Baraka denied being an anti-Semite, or a homophobe. A statement like his “Most American
white men are trained to be fags,” or his declaration in “Black People” that Blacks cannot succeed
“unless the white man is dead,” and his call to Black people “to get together and kill him,” he justified
as merely vernacular expression, a way to give voice to Black oppression. (Beginning with his 1963
essay “Expressive Language,” Baraka insisted that an artist must create with the language specific to
her culture.)
The goal of his political efforts, he declared at the start of our conversation, was “to make
room for art, to finally, you know, to make room for things that are beautiful and true…. That’s what
politics finally is, to do--it’s to protect truth and beauty. There’s no other reason.” Whether one can
find such a connection in his ugly polemics I leave to the viewer.
Amiri Baraka had painted and drawn since childhood, when his mother, anxious to encourage
her children in any of the arts, sent him for lessons. His paintings, often of jazz musicians—Baraka
was a prominent and polemical jazz critic—were exhibited frequently, most notably at the Aljira
Gallery in Newark.
Among the hundreds of writer-artists featured in The Writer’s Brush, there are those who
draw a sharp line between the visual and literary (“Paintings shouldn’t even have titles—the title of
a painting should be another painting,” insisted Eugene Ionesco), those like Dante Rosetti who wrote
poems to accompany their paintings, and those who, like Baraka, incorporate words into the image.
His paintings interweave text, often verses or verse fragments, but always vernacular.
In this interview Baraka shows how he adds words to image or builds an image around words
already on the page. He likes the random juxtaposition, the effect of chance. His art eschews the tightly
controlled and polished in favor of the looser and more passionate—the Impressionists rather than
Vermeer, T. Monk rather than J.S. Bach. As Victor Hugo began a work by pouring the dregs of his
morning coffee and some fireplace ash on the page, or Strindberg, seeking to make “natural art,” said
he attempted to paint “in the same capricious way as nature, without a goal,” Baraka applied paint to
a list of errands, to surround a FedEx number, or to any random paper at hand. Like the Dadaists, he
created by consciously imposing his skills and imagination on that chance writing. He said:

I didn’t decide what any of this stuff was going to look like. A lot of things happen that you had no way
of predicting, you know what I mean, things—they can be 1,000 miles apart, you don’t mean like that,
the Titanic and that glacier, you know what I mean, but I mean…you know, nobody is saying ‘God is
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist 173

doing this,’ but they were on the same path. You know, Monk sums it up best. Monk says : ‘There’s
two kinds of mistakes, the regular ones and the ones that sound bad.’ You can always make a mistake,
I mean, Jesus, it’s nothing perfect, you’re always to [sic] ‘Oh boy, that sound great, we’ll do that again.

A poet, playwright, novelist, essayist, music critic, actor, political activist, and the leading
figure of the Black Arts movement in the United States, Baraka was born in 1934 and known until
1968 as LeRoi Jones. Baraka’s father was a postman, his mother a social worker, and he was raised
with middle-class values, although, as one of only a few Black students in a White high school, with
a strong sense of personal alienation. After a stint in the air force as a gunner on a B-36, and a dis-
honorable discharge for communist sympathies, Baraka moved to Greenwich Village and, with the
support of Allen Ginsberg, immersed himself in the Beat scene. In 1958 he married Hettie Cohen and
with her founded and edited the avant-garde literary magazine Yugen and Totem Press, a small press
publishing Ginsberg, William Burroughs, Jack Kerouac, Philip Whalen, and others.
In 1965 he left his wife and children (“How could someone be married to the enemy?”), and
relocated to Harlem where he founded the Black Arts Repertory Theatre/School, which for a short
time produced plays for Black audiences. He soon moved back to Newark and in 1967 married Sylvia
Robinson, now known as Amina Baraka, and died there in 2014.
Baraka published some thirteen volumes of poetry, two novels, nine non-fiction works,
including Blues People: Negro Music in White America (1963). Among his awards and honors are
the Longview Award for Cuba Libre, the Obie Award for his play Dutchman (1964), a Guggenheim
Fellowship (1965-66), Doctorate of Humane Letters, Malcolm X College, Chicago (1977), and election
to the American Academy of Arts and Letters (2000).

Interview transcript

https://donaldfriedman.com/2019/06/25/amiri-baraka-politics-exists-for-truth-and-beauty/

Politics is to Protect Truth and Beauty

Why we are involved in politics – to make room for art, to finally, you know, to make room for things
that are beautiful and true. Because otherwise there are forces that would destroy it all the time, you
see. That’s what politics finally is to do--it’s to protect truth and beauty. There’s no other reason.
174 Interfaces 44 (2020)

Painting Expands Consciousness

My mother sent me to art school when I was about 12, 13. Painting is something that expands my own
consciousness of the world. It makes me more conscious of things other than words. That’s what I do
in my spare time—I doodle. The only thing I’m doing different is I have colors. I’ve done this all my
life. Although I must say that I’ve gotten much better at it, since I’m concerned about it. Because I
can see, you know, I can look and see that it actually takes…what it takes is time to do it. You have
to do things over and over again, you know, you have to do them over and over again. And then you
become informed about that, you know, that means…informed, that is you don’t have to go through
a lot of changes in…It’s formed in your head, you know, in your whatever system it is that reacts to
make things.

Content Over Form

But it’s always like that with us, art, politics, you know, in our family. I guess we see them holding
hands. You have to strive to be politically revolutionary or progressive, but also artistically powerful.
Everybody can paint pretty, or paint interesting, or paint complexly, or paint ugly, or whatever you want
to say. The question is, finally, “what is it saying?” Because content is more important to me than form.

Words vs Paint

I can think of words that make me happy or make me cry or make me long for things, you know what
I mean. It’s not that easy with painting, ’cause I don’t know the materials as well. Language I know.
So I know what I can do with that a little quicker. You plod on you know, you plod on until it looks
like something you want. If you don’t like it, you tear it up. Same thing with poetry.

Words Become Image

The only reason I would put text on it is because it seems like it wants it, you know. Maybe there’s
an empty space or maybe I wrote something on it beforehand that looks good like that. Look , this
was…that’s a real phone number, it’s also nice up there, you know, because it adds something that’s
totally, you know, out of the question. FedEx I mean, who gives a damn about FedEx, you know what
I mean. But in that context, Famous Nobodies, well, one of them is FedEx.
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist 175

Chance in Creation

I didn’t decide what any of this stuff was going to look like. A lot of things happen that you had no
way of predicting, you know what I mean, things – they can be 1,000 miles apart, you don’t mean like
that, the Titanic and that glacier, you know what I mean, but I mean…you know, nobody is saying
“God is doing this”, but they were on the same path. You know, Monk sums it up best. Monk says
: “There’s two kinds of mistakes, the regular ones and the ones that sound bad” [laughs]. You can
always make a mistake, I mean, Jesus, it’s nothing perfect, you’re always to “oh boy, that sound great,
we’ll do that again.”
III. Compte rendu /
Review
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 179

LE BESTIAIRE D'ALEXIS FRAIKIN À LA GALERIE LAURENT DE


PUYBAUDET

Gabrielle Thierry

« Tout parle en mon ouvrage, même les poissons : ce qu'ils disent


s'adresse à tous tant que nous sommes. Je me sers d'animaux pour
instruire les hommes », Jean de La Fontaine  1

À Paris, dans le cœur historique, la galerie Laurent de Puybaudet a une place singulière, elle
est située à un carrefour fort étroit et mérite par son apparence le nom de proue. Cette proue est celle
du bateau qui transporte les animaux rares et en voie d’extinction de l'artiste Alexis Fraikin. Il avance
dans cette rue à évocation fluviale, la rue de Seine. C'est ici que je rencontre Laurent de Puybaudet
et Alexis Fraikin pour une immersion dans ce monde sillonné de bêtes colorées. Je réaliserai vite
qu'il s'agit là pour l'artiste de faire bouger les lignes et de nous révéler - à pas feutrés - la tyrannie des
hommes sur le monde animal, notre environnement, nos écosystèmes.

La Galerie

Laurent de Puybaudet a ouvert cette galerie par passion il y a 20 ans. Il y expose et défend les artistes
du XXe siècle dont l'art singulier, l'art brut et l'art populaire s'expriment sous toutes leurs formes : bois,
fer, céramique et particulièrement les œuvres sur papier, poétiques et rêveuses.
Les trois vitrines qui composent la coque de cette arche de Noé, présentent dans de petits
cadres bruns les dessins travaillés d'Alexis Fraikin. Je découvre pour la première fois les œuvres de
l'artiste, en laissant vivre en moi l'émotion colorée et graphique. Une tortue, une poule, une hirondelle,
un lièvre, une grenouille, se côtoient sous le chêne et le roseau. Certaines de ces images m'évoquent
immédiatement quelques vers de La Fontaine.


1.
Issue de la dédicace adressée à Louis de France, fils du roi Louis XIV. Le Dauphin est âgé de sept ans lorsque La
Fontaine lui dédie son recueil de fables.
180 Interfaces 44 (2020)

Figure 1. Galerie Laurent de Puybaudet. Figure 2. Laurent de Puybaudet et Alexis Fraikin.


© Gabrielle Thierry, 2020. © Gabrielle Thierry, 2020.

L'artiste

Alexis Fraikin est un autodidacte et peint la nature entre figuration et abstraction. Il privilégie le dessin
depuis dix ans. Son support est le papier, le stylo, l'encre et l'aquarelle. L'exposition présente une série
de dessins originaux destinés à l'édition de l'ouvrage La Fontaine et l'étang moderne, titre jouant sur
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 181

les mots des « temps modernes ». De très courts textes, écrits par la journaliste Elsa Launay, dénoncent
le drame des disparitions silencieuses des espèces et l'effondrement en cours du monde du vivant. Je
parcours le livre.

L'exposition-livre

Les dessins originaux exposés au mur dans leur cadre sont soudainement indissociables du livre.
L'ouvrage au format carré (21x21cm) a été édité par la maison d'édition le Ravin Bleu en 2019. Chaque
double page est composée du texte à gauche et de son illustration à droite, soit 30 doubles pages pour
30 dessins.

Figure 3. La Fontaine et l'étang moderne A.Fraikin et E.Launay, Ed. RavinBleu, 2019.


© Alexis Fraikin 2020.
182 Interfaces 44 (2020)

Figure 4. « Les poissons et le cormoran », double page de l'ouvrage La Fontaine et l'étang moderne.
© Alexis Fraikin 2020.

A gauche, le titre de la Fable de la Fontaine est accompagné de sa référence au livre original.


Suit le texte critique remplaçant celui de la fable de la Fontaine, à l'origine du choix iconographique
de l'artiste. Ici, pas de vers, pas de rime, pas de poésie, mais les chiffres crus d'un constat écologique
de l'état actuel de notre environnement.
« Le cheval et l'âne » permet de faire constat des tueries de chevaux en France et du massacre
des ânes au Kenya pour leur peau et leurs vertus médicinales.
Dans « Le chêne et le roseau », l'artiste veut dénoncer les déforestations.
Tandis que dans « Les poissons et le cormoran » l'artiste nous rappelle en quelques chiffres
l'état de nos océans pollués ; les poissons pourraient avoir disparu d'ici 2050. La multiplication exces-
sive des cormorans est une fausse bonne nouvelle ; du fait qu’ils sont très gourmands en êtres vivants
aquatiques, leur surpopulation met en péril tout un écosystème.
À droite, l'illustration est imprimée sur toute la surface de la page, sans marge.
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 183

Figure 5. « Le chêne et le roseau », 30x30cm, stylo-


Figure 6. « Le cheval et l’âne », 30x30cm, stylo-bille
bille et encres sur papier, 2019.
et encres sur papier, 2019.
© Alexis Fraikin 2020.
© Alexis Fraikin 2020.

En ouvrant le livre, en lisant le texte, je décrypte différemment le dessin en regard.


Alexis Fraikin se sert du bestiaire de La Fontaine comme point de départ graphique. Il s'inté-
resse à la mise en situation des animaux du poète pour dessiner son propos et lancer ses alertes. Les
fables sont donc sélectionnées en fonction des espèces mentionnées et en privilégiant celles dont
l'extinction est imminente.
L'artiste, très concerné par ce sujet, rappelle la situation dramatique de notre écosystème. Il
veut éviter de reprendre les discours « classiques » sur la sixième extinction de masse à venir et le
réchauffement climatique. Son expression se veut plus poétique.
184 Interfaces 44 (2020)

L'œuvre

Au premier coup d'œil, se révèlent les dessins enchanteurs, gravés dans des atmosphères aux couleurs
sombres, majorées de verts des sous-bois. Je m'attends à voir ou lire les fables connues de tous alors
que les titres agissent en trompe l'œil.
Découpé au format toujours carré pour l'harmonie, le format parfait selon l'artiste, le papier
est peint à l'encre aquarelle. Dans cette première étape, la surface est recouverte aléatoirement de cou-
leurs : les bleus-verts apparaissent intuitivement, quelques rouges rosés illuminent ces fonds ondoyants
et vaporeux. Après le séchage, les couleurs sont parfois retravaillées, ajoutant de la profondeur à ce
décor sombre. Sur ces espaces, l'artiste vient dessiner ses scènes au stylo. Le dessin est ample, les
formes sûres et le stylo passe et repasse dans son premier sillon. Après plusieurs passages, le noir de
l'encre prend une apparence cuivrée et le dessin ressemble à une gravure. Les couleurs sont grattées,
maltraitant par endroit le papier épais, sec et grammé. Ces nouveaux espaces blancs et feutrés sont
retouchés pour atténuer les contrastes. Des formes sans signification particulière renforcent l'équilibre
de la composition.

Figure 7. « L'hirondelle et les petits oiseaux », 30x30cm, stylo-bille et encres sur papier, 2019.
© Alexis Fraikin 2020.
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 185

Le temps n'est pas compté dans la réalisation de ces œuvres de petits formats (entre 20 et 40
cm). Le dessin occupe tout l'espace de la feuille, aucune marge n'est présente. Le dessinateur étend
son motif jusqu’aux limites de la feuille.
Le dessin est figuratif, les animaux, sans aucune transformation, sont reconnaissables. Il n'y
a pas d'allégorie, de dieu, ni de monstre, qui appartiennent plutôt au monde de l'art brut.
Pour la réalisation du dessin de « L'hirondelle et les petits oiseaux », lorsque l'artiste perçoit
un champ dans l'impression des mouvements des fonds encrés, il décide d'y faire voler l'hirondelle,
ses ailes sont blanchies par grattage. Il trame le champ pour lui donner du corps. Au tout premier plan
sont positionnés sur une branche les oiseaux et leur nid. Dans l'espace libre, au-dessus, se dessine un
arbre de dentelle.
Sur ce paysage au fond émeraude et prune, les oiseaux chantent encore. Le texte associé
rappelle un constat accablant : « En 17 ans, 1/3 des oiseaux a disparu des campagnes françaises. Les
causes principales de ce déclin sont l'agriculture intensive et l'utilisation massive des pesticides. »

Les fables, l'illustration et l'emprunt

L'illustration des fables se pratique avec l'enluminure et les figures d‘animaux sous forme satirique
envahissent les marges des manuscrits dès le XIIIe siècle. L'exposition virtuelle sur le bestiaire médiéval
sur le site de la BnF est éclairant sur ce point 2.

Bestiaire du Moyen-Age, Bibliothèque nationale de France – BnF., URL : www.expositions.bnf.fr/bestiaire (page


2.

consultée le 18 novembre 2011).


186 Interfaces 44 (2020)

Figure 8. La figure des animaux dans les marges des manuscrits, cette pratique disparaît avec l’imprimerie.
Site de l’exposition sur le bestiaire au moyen âge http://expositions.bnf.fr/bestiaire/arret/1/index.htm

En 1668, la première édition des fables de La Fontaine est illustrée de petites gravures de
François Chauveau, graveur célèbre de son époque 3.
Grâce à l'illustration, le lecteur « voit » la fable avant de la lire. Il interprète l'image diffé-
remment après la lecture. Le texte peut aussi être compris, interprété d'une autre manière en fonction
de l'image. Cette interface enrichit le dialogue entre texte et image.


3.
Au fil des siècles, d'autres illustrateurs s'attaqueront à la mise en image des fables, citons les plus ambitieux : 275
dessins du peintre de natures mortes et de scènes de chasse Baptiste Oudry au XVIIIe siècle ; le caricaturiste Granville,
dont la satire excessive sera à la l'origine de la loi exigeant une autorisation préalable pour toute publication ; Gustave
Doré multipliant les points de vue graphiques avec une recherche d'efficacité sur l'image, au XIXe siècle. En 1905, c'est
au tour de Benjamin Rabier, et Calvet Rognat dont les illustrations sont entrées dans l'imagerie populaire tant elles ont
envahi les manuels scolaires.
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 187

Figure 9. Gravures de François Chauveau, édition des Fables de La Fontaine, 1668.


https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Illustrations_of_Jean_de_La_Fontaine%27s_fables_by_
Fran%C3%A7ois_Chauveau

Aujourd'hui il est dommage que certaines éditions contemporaines des fables de La Fontaine
ne comprennent pas d'illustration.
Dans sa poésie, le fabuliste crée des dialogues entre les êtres pour explorer les méandres de
la nature humaine. Il y a de la gaieté, de l'humour et parfois des drames. Les Fables divertissent. Les
protagonistes s'entendent rarement. Les désirs des hommes provoquent des tensions. Les bêtes se
jugent, se jaugent, se moquent.
Si Alexis Fraikin emprunte à Jean de La Fontaine ses titres, son bestiaire, il ne fait pas parler
les poissons, pas plus qu'il n'humanise la faune et la flore. L'animal reste animal et représente son
espèce. En guise de moralité, les deux auteurs nous révèlent les constats écologiques publiés sur les
autres médias.
La Fable est un genre qui se transforme au gré des époques. Jean de La Fontaine les a emprun-
tées au poète Esope. ll se les ait appropriées tout en les détournant pour mieux nous interpeller et nous
divertir. Il les a modernisées grâce à une immense connaissance de l'Antiquité et de la Renaissance. Il
a mis en scène de nouveaux animaux pour aller plus loin dans l'exploration de l'âme humaine.
188 Interfaces 44 (2020)

Figure 10. « Le torrent et la rivière », 30x30cm, stylo-bille et encres sur papier, 2019.
© Alexis Fraikin 2020.

A. Fraikin emprunte les animaux de La Fontaine. Il les déshabille de toute humanité, leur
retire la voix, les intentions. Les voilà muets, parés uniquement de leurs atours d'animaux.

L'intention

Dans le processus de création de ces images, de cet ouvrage, il y a une attention bien particulière et les
visiteurs de la galerie ne réagissent pas toujours de la même manière. Certains expriment leur déception
quant à l’éloignement du texte initial du fabuliste. D'autres, au contraire, se sentent concernés par la
démarche écologique et politique, et apprécient l'emprunt et le détournement opérés par l'artiste.
Le bestiaire d'Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet 189

Figure 11. Alexis Fraikin devant ses œuvres.


© Gabrielle Thierry, 2020.

Le stylo - non pour écrire mais pour décrire, dessiner - enchante étrangement ces images
muettes. Les illustrations racontent une autre histoire que celle des fables, celle de ces animaux bien
réels, devenus vulnérables dans un environnement de plus en plus hostile.
Alexis Fraikin fait partie de ces nouveaux artistes adhérant à l'écologie. ÀA la protestation,
il préfère la poétique du dessin, l'attrait des fables et une représentation de la faune et de la flore gra-
vées dans un monde au décor sombre. Les Fables de la Fontaine sont donc un prétexte à l'expression
artistique d'une angoisse, celle de l'artiste face à la perspective d'un désastre écologique.
190 Interfaces 44 (2020)

Références

BESTIAIRE DU MOYEN ÂGE, exposition à la Bibliothèque Nationale de France: URL : www.expositions.


bnf.fr/bestiaire (page consultée le 18 novembre 2011).
DANDREY, Patrick. La Fontaine ou les métamorphose d'Orphée (Gallimard Découvertes 1995, 2008), à
écouter dans l'émission intitulée « Le paradis perdu de Jean de La Fontaine » lors des Entretiens de Mat-
thieu Garrigou-Lagrange dans La compagnie des œuvres sur France Culture. https://www.franceculture.fr/
emissions/la-compagnie-des-auteurs/jean-de-la-fontaine-14-le-paradis-perdu-de-jean-de-la-fontaine (page
consultée le 18 novembre 2020)
LEPLÂTRE, Olivier. La Parole et le pouvoir dans les Fables de La Fontaine (PU de Lyon 2002), à écouter
dans l'émission « La pensée et la sagesse selon La Fontaine » lors des Entretiens de Matthieu Garrigou-
Lagrange dans La compagnie des œuvres sur France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/
la-compagnie-des-auteurs/jean-de-la-fontaine-34-la-pensee-et-la-sagesse-selon-la-fontaine (page consultée
le 18 novembre 2020)
SITE DE LA GALERIE LAURENT DE PUYBAUDET, www.galeriedepuybaudetblog.wordpress.com
Notes on Contributors 191

NOTES ON CONTRIBUTORS

Eliane de Larminat est docteure en études anglophones de l’Université Paris Diderot (main-
tenant Université de Paris). Ses recherches se situent à l’intersection des études urbaines et des études
visuelles, et s’intéressent à la visualité et la visibilité du logement. Sa thèse soutenue en 2019 portait
sur la participation des images photographiques à l’histoire du logement social à Chicago entre 1937
et 2000. Elle est également l’auteure de Houses & Homes. Photographier la maison aux États-Unis
(1930-1990) (Le Point du Jour, 2020). Elle enseigne actuellement au département d’anglais de l’uni-
versité Paris 13 et est membre associé du LARCA-UMR 8225 (Université de Paris).
Jordi Ballesta est chercheur en photographie et géographie, rattaché au CIEREC (Université
Jean Monnet). Il travaille sur les modes d’investigation documentaire, la notion de vernaculaire et les
paysages qu’elle est susceptible de qualifier. Entre autres travaux, il a été commissaire de l'exposition
Notes sur l’asphalte : une Amérique mobile et précaire 1950-1990, qui s’est tenue au Pavillon Popu-
laire de Montpellier en 2017. Il a publié de nombreux textes sur John Brinckerhoff Jackson et a édité
plusieurs de ses essais inédits dans la revue Les Carnets du paysage et dans Habiter l’Ouest. En 2019,
Il a codirigé l’ouvrage Photographier le chantier. Transformation, inachèvement, altération, désordre.
Il a créé le sentier métropolitain d’Athènes, Attiko monopati.
Carolin Görgen is Associate Professor of American Studies at Sorbonne Université. She
obtained her doctorate from the joint PhD program of the University Paris-Diderot and the École du
Louvre. Her research explores the history of photography in the American West with a special focus on
camera clubs. She has received support from the Terra Foundation for American Art, the Huntington
Library, the Beinecke Library at Yale, and the Amon Carter Museum. From 2016 to 2019, she co-
organized the seminar Camera Memoria (LARCA/Université de Paris).
Élène Levasseur, Ph. D. en aménagement, profil histoire et théorie de l'architecture de l’Uni-
versité de Montréal (UdeM), s’intéresse depuis une quinzaine d'années aux approches intellectuelles et
transdisciplinaires de l’analyse de l’environnement bâti et de la conception architecturale. Également
titulaire d’une maîtrise en sciences de l’environnement et d’un baccalauréat en design de l’environnement
de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), ses expériences professionnelles et de recherche se
situent à la lisière de plusieurs champs disciplinaires et combinent des expertises en environnement,
en design urbain, en architecture et en art visuel. Elle est présentement chargée de formation pratique à
la Faculté d’aménagement de l’UdeM et coordonnatrice de recherche chez Architecture sans frontière
Québec où ses travaux contribuent à l’amélioration de la capacité de résilience des communautés face
aux défis environnementaux et sociaux auxquels elles sont confrontées.
192 Interfaces 44 (2020)

Spécialiste de la photographie contemporaine, Danièle Méaux est professeur en esthétique


et sciences de l’art à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne. Elle y dirige le CIEREC - EA 3068.
Elle est l’auteur de La Photographie et le temps (PUP, 1997), Voyages de photographes (PUSE, 2009),
Géo-photographies. Une approche renouvelée du territoire (Filigranes, 2015) et Enquêtes. Nouvelles
formes de photographie documentaire (Filigranes, 2019). Elle a dirigé en 2019 le numéro 334 de la
Revue des Sciences Humaines consacré aux Formes de l’enquête. Elle a publié également Anatomie
d’une ville, avec le photographe Guillaume Bonnel en 2020. Elle est rédacteur en chef de la revue en
ligne Focales : www.focales.eu
Lucas Lei est doctorant en études cinématographiques à l’Université Paris Nanterre et, à ce
titre, membre de l’équipe de recherche H.A.R. (Histoire des Arts et des Représentations). Dans le cadre
de sa thèse, provisoirement intitulée Arcadies contemporaines dans les paysages d'Éric Rohmer et de
Robert Guédiguian, il consacre ses recherches à l’étude du paysage de cinéma. En outre, il a travaillé
sur la description cinématographique du paysage dans des films de Guiraudie et des Straub-Huillet,
ainsi que sur les rapports entre cinéma et peinture dans des films de Robbe-Grillet et d’Antonioni.
Gala Hernández est vidéaste et doctorante contractuelle à l'Université Paris 8, où elle réalise
une thèse de recherche-création sur l'écologie de la vidéo vernaculaire à l'ère post-internet. Elle a
cofondé l'association de recherche-création Après les Réseaux Sociaux (www.after-social-networks.
com) et enseigne à l'Université Paris 8.
Jerome Krase, Emeritus and Murray Koppelman Professor at Brooklyn College of The City
University of New York, is an activist-scholar working with public and private agencies regarding
urban community issues. His Bachelor’s Degree is from Indiana University and his PhD, New York
University. He researches, lectures, writes and photographs about urban life and culture globally. A
sample of his books include Self and Community in the City (1982), Ethnicity and Machine Politics
with Charles LaCerra (1992), Italian Americans in a Multicultural Society edited with Judith N. DeSena
(1994), Race and Ethnicity in New York City (2005) and Ethnic Landscapes in an Urban World (2006)
edited with Ray Hutchison, Seeing Cities Change: Local Culture and Class (2012), Race, Class, and
Gentrification in Brooklyn with Judith N. DeSena (2016), Diversity in Local Contexts edited with
Zdenek Uhurek (2017), and The Status of Interpretation in Italian American Studies: Gentrification
around the World, Volume 1: Gentrifiers and the Displaced, and Volume 2: Innovative Approaches,
edited with Judith N. DeSena (2020). He co-edits Urbanities and serves on the editorial boards of
Visual Studies and the Journal of Video Ethnography. Professor Krase is an officer of ProBonoDesign
Inc, and active in the American, European, and International Sociological Associations, Commission
on Urban Anthropology IUAES, International Urban Symposium, H-NET Humanities on Line, and
the International Visual Sociology Association.
Notes on Contributors 193

Donald Friedman, a novelist, essayist, sometime lawyer, but never a scholar, somehow
produced the internationally acclaimed The Writer’s Brush: Paintings, Drawings, and Sculpture by
Writers. That book brought together the visual art of more than 200 of the world’s great writers. To
celebrate its publication, he planned a modest exhibition of writer-art which, with the assistance of
John Wronoski, antiquarian bookseller and art dealer, was enlarged to include dozens of poets and
writers somehow omitted from the book, and became a museum-scale show (https://donaldfriedman.
com/​books/​the-writers-brush-the-exhibition/​). Along the way to the book and the exhibition, Fried-
man interviewed a number of writer-artists on camera. Excerpts of those interviews are being posted
on Interfaces’ website, accompanied by transcripts and introductions. For Interfaces contributors and
friends interested in acquiring copies of The Writer’s Brush direct from the author at a deep discount,
please contact him through his website : https://donaldfriedman.com/​books/​the-writers-brush/​
Gabrielle Thierry est artiste peintre. La musicalité des paysages et sa traduction picturale est
au cœur de son travail. Elle cherche à traduire les interactions entre couleurs/formes et notes/compo-
sition musicale. Ce travail de recomposition ou interprétation picturale de la composition musicale est
à la fois spontané et lié à des mécanismes cognitifs, à une logique intuitive. Le choix de la musique et
de la correspondance avec le paysage, ou encore la traduction picturale - synesthésie - de la musique
emprunte notamment aux œuvres de F. Schubert, J.-S. Bach, A. Bruckner ou G. Gershwin. Gabrielle
Thierry est également Présidente de l'Association Renefer qui fait redécouvrir l'œuvre de Raymond
Renefer (1879-1957) depuis 2004 et auteur du catalogue raisonné (en préparation). Elle organise des
expositions et écrit de nombreux articles sur la vie et l'œuvre de l'artiste. En 2020, à l'occasion de
l'exposition Renefer, Peintre de la Seine au Musée de la Batellerie de Conflans-Ste-Honorine, dont
elle est la commissaire scientifique, elle publie la première biographie de l'artiste aux éditions Les
Cahiers du Musée, n°84. En 2020, elle écrit « Renefer, l'illustrateur idéal de Mon Frère Yves » pour
l'édition du facsimile du roman de Pierre Loti de 1927, avec les 136 gravures sur bois de Renefer, une
édition Bleu Autour. Lors du confinement en mars 2020, Gabrielle Thierry lance le projet artistique et
participatif #dessinetafenêtre / #sketchyourwindow qui réunit 250 participants de 24 pays. Le Musée
des Beaux-Arts, La Cohue de Vannes organise l'exposition de ces dessins et peintures, témoignages
singuliers de la pandémie (2020/21). En tant que co-commissaire, elle sélectionne les œuvres en
provenance de 18 pays et rédige les textes.
INTERFACES IMAGE TEXTE LANGUAGE
INTERFACES
IMAGE TEXTE LANGUAGE
SOMMAIRE/CONTENTS
Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT LES MANIÈRES DE FAIRE VERNACULAIRES
Avant-propos VERNACULAR WAYS
Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT

VOL 44 - INTERFACES - 2020


Manières de faire vernaculaires. Une introduction
Carolin GÖRGEN
Everyday Photography? Politicizing a ‘vernacular’ photo album of the San Francisco Earthquake and Fire of
1906
Élène LEVASSEUR
De l’Américanité à la Montréalité : Contours d’expériences photographiques formatrices de Melvin Charney
Danièle MÉAUX
La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires
Lucas LEI
Agnès Varda à Los Angeles et l’hypothèse d’une forme cinématographique du vernaculaire
Gala HERNÁNDEZ LÓPEZ
Du vernaculaire comme genre cinématographique
Jerome KRASE, Jordi BALLESTA et Eliane DE LARMINAT
Visual Sociology of the Vernacular Urban Landscape: An Interview with Jerome Krase

ENTRETIEN / INTERVIEW
Donald FRIEDMAN
Amiri Baraka – Militant Writer and Artist

CHRONIQUE / CHRONICLE
Gabrielle THIERRY
Le bestiaire d’Alexis Fraikin à la Galerie Laurent de Puybaudet

Notes on Contributors
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