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À la recherche du parler juif de Debdou, Simon Lévy in memoriam

Dominique Caubet, Professeure des universités émérite, Arabe magrébin, LACNAD-INALCO,


Université Sorbonne Paris-Cité, Paris.
J’ai entendu parler de l’existence de la ville de Debdou en 1990 quand, ayant soutenu ma thèse
d’état en 1989, j’ai été amenée à faire partie du jury de la thèse d’état de Simon Lévy en 1990
à Paris VIII. Cette thèse était un monument de 1800 pages et 6 tomes sous le titre Parlers arabes
des Juifs du Maroc : particularités et emprunts - Histoire, sociolinguistique et géographie
dialectale. Simon Lévy avait mené ses enquêtes de terrain en 1972-73, juste avant la guerre
d’octobre 1973, alors qu’il restait encore des juifs dans tout le pays.
Parmi les parlers étudiés, outre les grandes villes comme Fès, Rabat-Salé, Meknès, Marrakech,
ou les parlers du Sud (Tafilalet, Dra), il y avait un nom encore inconnu pour moi, « Debdou ».
J’ai été intriguée par la position très particulière de ce qui est aujourd’hui une bourgade, mais
qui avait été dans l’histoire une « cité » florissante, un nœud de communication. Elle avait
également cette particularité d’avoir été habitée massivement à la fin du 19ème et au 20ème siècle
par des familles juives.
Si j’emploie le mot « cité », c’est en référence aux vieux parlers citadins que l’on associe aux
premiers stades de l’arabisation du pays, plusieurs siècles avant l’arrivée des tribus bédouines
entre le 12ème et le 16ème siècle – d’où l’appellation de parlers « préhilaliens ». A ces parlers
citadins doivent être associés d’autres vieux parlers sédentaires, ceux des paysans arabisés
autour de ces centres, appelés parlers « villageois » ou « montagnards » (Jbala) en dialectologie
du Maghreb. Outre les vieilles cités du Nord que sont Fès, Rabat-Salé, Taza ou Tlemcen,
certaines ont perdu ce statut : Nakour, Badis, Ksar El Kébir, Ouezzane ou… Debdou. Elles
avaient toutes un lien avec Al-Andalous et des familles réfugiées, musulmanes et juives s’y sont
installées.
Une position clef pour les pistes reliant Fès à Tlemcen
Sur un axe Ouest-Est, elle est le premier poste au-delà de la trouée de Taza. Simon Lévy (2009 :
295-6) ajoute que « cette position explique également le ‘rayonnement’ de la communauté juive
de Debdou, les influences qu’elle a subies –Fès, Tafilalet et Tlemcen- et pourquoi on y trouve
après 1391 les premiers réfugiés d’Espagne, ‘Sévillans’ du Geroš Šbilia. ». Il poursuit en se
demandant s’ils sont arrivés directement ou s’ils ont fait des séjours en Oranie avant.
Séville – Šbilia
Simon Lévy (2009 : 296) rappelle : « les deux clans dominants, les Kohen Sqalli et les Ulad
Morsiano rattachent leur origine à Séville (…) Ils avaient baptisé la source principale de la
bourgade du nom significatif de ɛin Sbilia. » Les liens avec L’Andalousie étaient très forts,
même si les rivalités de ces deux clans rythment l’histoire de la ville.
Du Sahara à la Méditerranée et l’Algérie
L’autre axe déterminant est Nord-Sud, avec le parcours historique des caravanes reliant le
Sahara à la Méditerranée, en passant par le Tafilalet (Sijilmassa). Cet axe « nord-sud, qui,
depuis Melilla, traverse le Rif et le Moyen-Atlas par la vallée de la Moulouya, pour joindre la
Méditerranée au Tafilalet et à l’Afrique saharienne » a été sous-estimé comme l’écrit Frédéric
Abécassis (2009). El Briga (1995) souligne le rôle des tribus Maâqil au 14ème, 15ème siècle qui
« ne cessent, en descendant le cours de la Moulouya, d’étendre vers le nord leur terrains de
parcours ; se mettant au service des Abdelwadides, ils contrôlent les pistes caravanières.
J’ai voulu voir Debdou…
Intriguée par le récit fait par Simon Lévy dans sa thèse, j’ai voulu profiter d’une de mes
nombreuses missions à Fès pour visiter Debdou. J’ai pu le faire, grâce à des collègues de
l’université de Fès, et en particulier mon ami, Driss Mansouri du département de philosophie1.
Ça devait être vers 1996 et nous avons trouvé à ce moment-là qu’il ne restait qu’un couple âgé,
celui de Meyer dont j’ai brièvement rencontré la femme, Messaouda, avec qui j’ai échangé
quelques phrases -que je n’ai pas pu enregistrer- dont l’une est restée gravée dans ma mémoire.
De son fils, elle m’a dit : čan hna o msa « il était là, mais il est reparti (en France) ». On voit
déjà que le k de kan est prononcé [č] et que le š de mša est prononcé [s]. Ce type de parler est
appelé « hedra sġira »2 et se rencontre dans les parlers juifs de tout l’Est du pays jusqu’au
Tafilalet, mais aussi chez des musulmans en Algérie, comme à Jijel par exemple. Le « qaf » est
réalisé [k], entrainant en cascade un glissement, avec le « kaf » qui passe à [č] ou [k].
Debdou, l’insaisissable
Simon Lévy a souligné sa difficulté à relever des corpus à Debdou où vivaient sept familles lors
de son passage en 1973. Son chapitre VII s’intitule d’ailleurs « Debdou et sa diaspora » (Lévy
2009). Il n’avait pu recueillir que quelques notes sur place et avait été contraint de se contenter
d’un texte enregistré à Midelt en 1972 auprès d’une dame âgée qui avait quitté Debdou en 1949,
d’entretiens avec un rabbin établi à Fès et de reprendre un texte relevé en 1939 à Missour par
Charles Pellat (1952)
Parlers préhilaliens
Ces parlers préhilaliens sont à la fois très innovants, avec des bouleversements importants du
système phonologique, mais comportent aussi des traits conservateurs. Il est important de
souligner qu’il concerne aussi bien des parlers juifs que musulmans, dont ceux de Jijel ou de
Nedroma et des Trara en Algérie, l’ancien parler fassi ou les parlers Jbala actuels u Maroc.
Quelques traits de Debdou
Malgré les difficultés à recueillir des textes et les différences entre le texte de l’homme de
Missour par Pelat et celui de la femme âgée de Midelt par S. Lévy, on peut donner les traits
suivants :3
L-hedra sġira
Comme on l’a vu plus haut, on a le passage de q à [k] et de k à [č, k], comme à Jijel :
. kan ṣoltan ɛḍem u kwi C’était un roi grand et puissant (Pellat 1952 : 123)
. faţeţ ţlaţ šhor u kbert kerš-ha Au bout de trois mois, son ventre grossit
Le zézaiement
Il s’agit de la confusion des sifflantes (s, z) et des chuintantes (š, ž). On notera que je l’ai
remarqué en 1996 chez Messaouda, par contre, dans le texte de Pellat et dans les entretiens de
S. Lévy, il n’existe pas. La seule exception est un autre parler féminin, celui de la femme âgée
de Midelt, où le š est réalisé [s] :
. el-ɛroṣa ġer bent ɛšeṛ snin, o ma iɛaṛf-ha-s el-ɛṛoṣ (Lévy 2009 : 308)
La mariée n’est qu’une fille de dix ans et la marié ne la connaît pas.

1
Driss Mansouri est décédé en 2012, RIP l’ami ! Merci pour ce voyage inoubliable qui avait beaucoup intéressé
Simon Lévy.
2
Par opposition à hedra b-el-qala (où qaf est prononcé ‘af), comme à Fès (Lévy 2013 : 46).
3
En gras, les traits particuliers du parler.
. imse ixdem ɛla ras-o. (Lévy 2009 : 308)
Il part travailler
Le relatif et la préposition possessive
Comme dans le parler de Jijel ou certains parlers Jbala, le relatif est (d)di (au lieu de lli) et la
préposition est également (d)di (au lieu de dyal). Exemples et traductions sont tirés de Pellat
(1952 :124-129) :
Relatif :
. wuh di uleţţ-ek fi had el-wokt hada di s-soltan Nemrod ktel…
Quel malheur que je t’aie mis au monde à un moment où le roi Nemrod a tué
Préposition (il y a également des emplois de dyal dans le texte) :
. l-mešyan di arbɛin yom, mšit-o yana f-saɛa waḥda (Pellat 1952: 126)
La distance de quarante jours je l’ai accomplie en une heure
. n-nar di Nemrod, l-ma itfi-ha (Pellat 1952: 129)
Le feu de Nemrod, l’eau peut l’éteindre
La conjugaison de l’accompli (l-madi)
La 1ère et la 3ème personne du féminin sont confondues : on dit kbert pour ‘j’ai grandi’ et ‘elle
a grandi’ (Pellat 1952 : 123), alors qu’en darija on opposerait kbert à kebret.
Le pronom personnel de 2ème personne
A la deuxième personne du singulier les genres sont confondus et il n’y a qu’un seul pronom,
nţi (masc.et fém.)
. … llah di xlek ed-denya kamla u-xelk-ek nţi (Pellat 1952 : 126)
.. Dieu qui a créé le monde entier et ta créé toi-même
. nţi seḥḥar ! Tu es un sorcier ! (Pellat 1952 : 129)
Simon Lévy : faire de l’histoire « tout court »
Simon Lévy explique dans son article posthume, paru en 2013, que s’il a entrepris ce travail de
recueil des parlers juifs, c’est parce que « c’était un patrimoine en perdition : nos parlers, nos
langues affectives – et en définitive l’expression de notre identité » (Lévy 2013 : 42) pour être
remplacée par le français dans les établissements de l’Alliance israélite universelle. Plus loin il
dit : « À remplacer une langue par l’autre, nous avons gagné modernité et efficacité… au prix
d’une part de nous-mêmes. » (2013 :51). Quant à sa vision de l’histoire, il écrit que l’on doit
consentir « à abandonner la vision manichéiste de l’histoire juive pour faire de l’histoire tout
court… » (2013 :46)
Références
El Briga, C. 1995. Debdou (Dubdu). In Encyclopédie berbère, 15. p. 2254-2255
https://doi.org/10.4000/encyclopedieberbere.2230
Lévy, Simon. 1990. Parlers arabes des Juifs du Maroc : particularités et emprunts - Histoire,
sociolinguistique et géographie dialectale, Thèse d’état en Études hébraïques, Paris
VIII.
Abécassis, Frédéric. 2009. La conversion, un signe à la croisée des “politiques de la valeur” :
Réflexions à propos d’un texte rédigé par Abner Darmon en 1921 : Petite étude sur les
Juifs de Debdou à l’époque de la Première Guerre mondiale. Communication au
colloque Judaïsme, école et mission en Méditerranée à l’époque coloniale, Mars 2009,
Tours, France. <halshs-00375328v2>
Lévy, Simon. 2009. Parlers arabes des Juifs du Maroc. Histoire, sociolinguistique et
géographie dialectale. Zaragoza. Instituto de Estudios Islámicos y del Oriente Proximo.
Lévy, Simon. 2013. Les parlers arabes de juifs du Maroc. In Langage et Sociéte n° 143/1.
Dynamique langagière au Maroc. 41-51. https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2013-
1.htm
Pellat, Charles. 1952. Nemrod et Abraham dans le parler arabe des juifs de Debdou. In Hespéris
XXXIX. Paris, Larose. p. 121-145.

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