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Giacomo Todeschini
Les pauvres et l'indignitas dans la canonistique avant le XIIe siècle

(testo presentato nell’ambito del convegno Richesse, pauvreté et exclusion dans les
sociétés du haut Moyen Âge, Reims 2016, in corso di stampa)

Le lexique de la pauvreté entre neuvième et onzième siècle nous présente une


gamme terminologique variable, résumée en gros par le mots pauper/pauperes,
indigens/indigentes, egenus/egeni, inops/inopes1. Il faut quand même adjoindre à cette
gamme assez connue et très répandue d’Augustin jusqu’à la canonistique du douzième
siècle, quelque autre terme, vilis/viles, infamis/infames, ignotus/ignoti, indignus/indigni2
signifiant en soi la condition d’impotence sociale et de privation économique en tant
qu’indigne de confiance. Cette série de définitions de la pauvreté comme condition
suspecte est résumée par la périphrase dignam conversationem non habentes3 ou bien
non bonae conversationis4. Bien que les historiens très souvent apparaissent oublier cet
aspect du vocabulaire de la pauvreté qui souligne dans cette condition, en certains cas,
une indignité civique et morale en soi découlant en même temps de la bassesse des travaux
avec lesquels les pauvres organisent leur survie5, et de la manifeste ignorance des pauvres
au regard des règles de foi et sociabilité contrôlées par les seigneurs des jeux et des rituels
sociaux et politiques, il semble tout à fait difficile et contradictoire séparer nettement ces
deux types de définitions dans le contexte qui, jusqu’à Gratien, compose graduellement
ce qu’on désigne comme Droit canon.
Il faut se rappeler avant tout que l’archétype discursif augustinien avait transmis
au discours législatif produit par les églises d’Occident une notion de pauvreté

1
M. Mollat ed., Études sur l'histoire de la pauvreté, Paris, PUF, 1974 ; S. Todd Lowry, Barry Lewis John
Gordon edd., Ancient and Medieval Economic Ideas and Concepts of Social Justice, Leiden, Brill, 1998;
S. A. Farmer ed., Approaches to Poverty in Medieval Europe. Complexities, Contradictions,
Transformations, c. 1100–1500, Turnhout, Brepols, 2016.
2
G. Todeschini, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du
Moyen Âge à l’époque moderne, Paris, Verdier, 2015 (ed. italienne, Bologna, il Mulino, 2007).
3
Epistola Decretalis Stephani Papae Hilario Episcopo Directa, Quid sint infames: “Hi omnes nec ad
sacros gradus debent provehi, nec isti nec liberti neque suspecti nec rectam fidem vel dignam
conversationem non habentes summos sacerdotes possunt accusare”
(http://www.pseudoisidor.mgh.de/html/047.htm)
4
G. Martinez Die zed., La Colección canónica hispana. II.Colecciones derivadas, p. 120: “Qui non
bonae conversationis sunt clericos non accusent ...”; Collectio capitularium Ansegisi (MGH, Capitularia
regum Francorum, Nova series, Hannover 1996, p. 454): “XXXV. De his qui non sunt bonae
conversationis”.
5
G. Todeschini, Servitude et travail à la fin du Moyen Âge La dévalorisation des salariés et les pauvres «
peu méritants », « Annales HSS » janvier-mars 2015, n° 1, p. 81-89.
2

économique en soi ambiguë puisque radicalement connectée à la parallèle notion de


pauvreté de foi. Dans son commentaire au psaume 93, en faites, Augustin avait posé une
question cruciale : Qui sunt pauperes? Qui sunt inopes? Qui spem non habent nisi in illo
solo, in quo solo spes non fallitur. Adtendite fratres qui sunt pauperes et inopes. Non
omnino pauperes qui nihil habent, videntur dici ab Scriptura, quando laudantur
pauperes.6 L’idée d’une pauvreté, voire d’une impuissance déterminée par la misère
quotidienne, pouvait donc renvoyer au problème de l’attitude mentale et morale des
pauvres, mais surtout à leur capacité de croire, à leur foi, c’est-à-dire à leur réelle
appartenance à une paroisse voire à une église territoriale. De ce point de vue, le pauvre
méritant, et somme toute le vrai pauvre devenait ce qui, bien que miséreux, se
reconnaissait et en même temps était reconnaissable comme fidèle su Seigneur, brebis
protégé par un pasteur et à son tour, comme avait très clairement affirmé l’Évangile de
Jean, capable de le reconnaître comme pastor. Comme le dira la chronique de
Montecassino plusieurs siècles après Augustin, dans le climat post-grégorien qui
accompagne la fabrication du code canonique, il y a parmi les pauvres, des pauvres
substantia pauperes mais pauperiores fide.7
Si on a clairement devant les yeux cette distinction déjà patristique, mais en suite
développée dans une perspective juridictionnelle par les conciles visigothiques et
franques, et finalement réorganisée en termes spécifiquement juridiques par la doctrine
ecclésiologique des évêques carolingiens dans le contexte polémique qui aurait
caractérisé l’épiscopalisme des textes pseudo-isidoriens et d’Hincmar de Reims, on peut
bien comprendre que la double représentation des pauvres ainsi qu’on la retrouvera dans
les écrits de Rathier de Vérone et puis dans la canonistique du onzième siècle préliminaire
au Décret, plonge ses racines dans le discours canonique qui évolue surtout entre
neuvième et onzième siècle, concernant d’un côté la gestion du patrimoine sacré des
églises et de l’autre le droit des églises d’administrer le peuple des chrétiens soit d’un
point de vue fiscal soit d’un point de vue judiciaire.

6
Augustin d’Hippone, Enarrationes in Psalmos, 93, 7, 36 ss. dans Aurelii Augustini Opera Pars X, 2 ed.
Dekkers = CCsl XXXIX, Turnhout, Brepols, 1956, p. 1308. H. Rondet, Richesse et pauvreté dans la
prédication de Saint Augustin, "Revue d'Ascétique et de Mystique" 30 (1954), 193-231 ; P. Allen, B.
Neil, W. Mayer, Preaching Poverty in Late Antiquity: Perceptions and Realities, Leipzig, Evangelische
Verlagsanstalt, 2009 ; V. Toneatto, Les Banquiers du Seigneur. Évêques et moines face à la richesse (IVE-
début du IXE siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012 ; P. Brown, Through the Eye of a
Needle: Wealth, the Fall of Rome, and the Making of Christianity in the West, 350-550 AD, Princeton,
Univ. P., 2013.
7
Chronica monasterii casinensis III 57, MGH Scriptores XXXIV, Hannover 1980, p. 437.
3

On pourra donc détecter soit dans les additamenta aux lois de Louis le Pieux, soit
dans le texte des collections attribuées au Pseudo Isidore, une évidente préoccupation des
législateurs ecclésiastiques – qui arrivera jusqu’aux Décrets de Burchard de Worms et
d’Yves de Chartres – pour ce qui concerne la présence dans l’espace sacerdotal et
procédural des gens viles quaeque et servili condicione, des hommes ex suspicione
conversationis pravae et naturae8. Il ne faut pas, quand même, mésinterpréter le sens de
ces prohibitions faites aux pauvres en tant que inferiores de témoigner contre les
supérieurs ou d’entrer dans l’ordre clérical (ad presbyteratus ordinem). Si, en fait, à une
première lecture ces dispositions ont à faire uniquement avec l’illégitimité des personnes
abjectes en tant que asservies ou suspectes dans l’espace sacerdotal et seigneuriale et donc
avec l’impossibilité de les admettre dans le périmètre élitaire de la confiance, une analyse
plus attentive des textes révèle, dans le choix même du vocabulaire utilisé pour décrire
les relations entre sujets appartenant aux différentes couches sociales, un vocabulaire
caractérisé par des mots-clés comme vilis, servilis et pravus, la volonté des auteurs des
textes de rapprocher des catégories humaines très différentes, dans une condition
caractérisée simultanément par la pauvreté et l’infériorité: les gens d’origine et naissance
incertaine, les serfs, les criminels, les personnes exerçant un métier déshonorant. Le mot
indignitas semble, en cette lumière, le mot résumant, en force de son appartenance au
lexique ecclésiologique de l’admissibilité, la série hétérogène des situations de pauvreté
autrement non représentables par le vocabulaire désignant les pauvres an tant que sujets
dignes d’une tutelle, voire d’une protection par les églises, dignes donc d’être sustentés
en tant que mineurs en leur réservant une partie des substances sacrées. La proximité
souvent soulignée par les textes ecclésiastiques du neuvième siècle entre servitude et
vilitas, mais aussi, plus spécifiquement, entre naissance honteuse et illégitime (manzeres,

8
MGH, Capitularia regum francorum, I, 173, p. 436 : “Quapropter et nos ob amorem et honorem dei ac
domini nostri Jesu Christi et ob exaltationem sanctae matris nostrae catolicae ecclesiae, quae est corpus
ejus, in qua et nos membrum ipsius per bona opera effici cupimus, consuetudinem pravam et valde
reprehensibilem , qua usque in praesens viles quaeque et servili condicione obligatae personae ad
presbyteratus ordinem passim admittebantur, abolere cupientes, congregatis undique sanctarum
ecclesiarum rectoribus, episcopis videlicet et abbatibus, et adunato sollemniter populi nostri conventu,
conpertaque omnium super hujusce modi negotio voluntate, adnuente adque consentiente et quod his
majus est, etiam petente sacrosancti concilii devota atque concordi unanimitate, statuimus atque
decrevimus, ut abhinc in futurum nulla vilis et servili condicioni obnoxia persona ad gradum presbyterii
adspirare permittatur”; II (Capitula singillatim tradita et Hludovico Pio vel Hlotario adscripta), p. 334:
“De non accipiendis qualiscumque personibus in iuditio, in accusation et testimonio. Hoc sancimus ut in
palatiis nostris ad accusandum et iudicandum et testimonium faciendum non se exhibeant viles persones
et infames, histriones scilicet, nugatores, manzeres, scurrae, concubinarii, neque ex turpium feminarum
commixtione progenitii aut servi aut criminosi. Frequenter enim homines huiusmodi ex suspicione
conversationis pravae et naturae, ut inferiors non videantur, quod placet asserere nituntur contra
digniores”.
4

ex turpium feminarum commixtione progeniti), servitude et criminalité (infames,


criminosi) et métiers déshonorants récapitulés et emblématisés par l’art scénique
(histriones), révèle l’existence, dans le flux textuel qui forme graduellement l’arsenal des
définitions qui sera utilisé au douzième siècle par les codificateurs du Droit canon, d’une
représentation de la pauvreté comme infériorité et dépendance sociale douteuse et
potentiellement dangereuse en tant que telle justement en conséquence de la subalternité
qui la caractérise9.
En parallèle à ce discours sur la minorité menaçante des pauvres en tant
qu’inconnus et présences abusives dans les espaces définissant les procédures du
gouvernement, de la justice et de la sacralité, un autre discours canonique, mieux connu
et pratiqué par les historiens, regarde les pauvres en tant que sujets à protéger par les
églises10. La série de textes qui le contient entre neuvième et douzième siècle, il ne faut
pas l’oublier, fait partie, presque entièrement, de la normative ecclésiale concernant les
patrimoines sacrés. Les pauvres y apparaissent comme les destinataires d’une partie des
revenus des églises, donc d’un côté comme les propriétaires passifs et involontaires d’une
richesse gérée par les seigneurs consacrés, et de l’autre comme la justification
administrative et comptable d’une partie (la quatrième, en général) des biens qui forment
la sainte richesse des églises. L’équivalence entre res ecclesiarum et patrimonia
pauperum11 déjà définie par les pères de l’Église entre quatrième et huitième siècle,
devient à partir du neuvième, et de plus en plus entre dixième et onzième siècle, un
passage obligé de la canonistique en formation lorsqu’on s’occupe des revenus des
églises, de la répartition de ces revenus et spécialement de l’obligation de paiement des
dîmes et du crime commis par ceux qui refusent ou négligent de les payer. L’apparition
des pauvres dans le vocabulaire de la gestion des biens sacrés, depuis les textes cruciaux
d’Ambroise de Milan, d’Augustin et de Jérôme, et leur réélaboration conciliaire, parvient

9
J.-P. Devroey, Puissants et misérables. Système social et monde paysan dans l'Europe des Francs (VIe -
IXe siècles), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2006 ; J.-M. Laurence, C. Maneuvrier, Distinction
et supériorité sociale (Moyen Age et époque moderne), Caen, CRAHM, 2010, spécialement l’essai
d’Isabelle Rosé, Exprimer la distinction et la supériorité sociale au Xe siècle. Potentes et pauperes dans
les écrits d’Odon de Cluny (+942), pp. 7-24.
10
B. Tierney, Medieval Poor Law: A Sketch of Canonical Theory and Its Application in England,
Berkeley-Los Angeles, UCP, 1959; E. Magnani, Le don au Moyen Age : pratique sociale et
représentations. Perspectives de recherche, « Revue du M.A.U.S.S. », 19/1 (2002), pp. 309-322
(http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RDM&ID_NUMPUBLIE=RDM_019&ID_AR
TICLE=RDM_019_0309) ; Idem, Don aux églises et don d'églises dans le sud-est de la Gaule : du
testament d'Abbon (739) aux chartes du début du XIe siècle, dans Sauver son âme et se perpétuer.
Transmission du patrimoine et mémoire au Haut Moyen Âge, dir. F. Bougard, C. La Rocca et R. Le Jan,
Rome, École Française de Rome, 2005,p p. 379-400. (http://books.openedition.org/efr/2293).
11
U. Meyer, Soziales Handeln im Zeichen des Hauses: zur Ökonomik in der Spätantike und im frühen
Mittelalter, Göttingen, Vanndenhoeck & Ruprecht, 1998, pp. 144 ss.
5

au neuvième siècle à se définir comme le versant pénitentiaire et disciplinaire d’une


normative en général dédiée à la progressive systématisation d’une réflexion
ecclésiologique sur la gestion comptable des biens des diocèses et des paroisses et
spécifiquement regardant l’inaliénabilité de ces biens12. La représentation des patrimoines
des églises, et puis, depuis la moitié du onzième siècle, du patrimoine de l’Église, en
termes de monts de richesse indestructible, d’accumulation de biens mobiles et immobiles
en croissance perpétuelle, alimenté sans cesse par donations, héritages et paiements des
dîmes dérivés d’une gamme très variable de profits déterminés par formes de richesse
extrêmement différenciés (artificium, negotium, militia), réélabore les formules
traditionnelles déclarant le rapport entre pauvreté et richesse sacrée (res ecclesiarum
patrimonia pauperum, decimae tributa sunt egentium animarum, quicquid habent clerici
pauperum est)13 en les articulant dans la perspective pénale d’une justice qui voit dans le
refus de payer le dû aux églises un crime perpétré vers les pauvres en tant que destinataires
d’une partie de cette richesse. Le renforcement normatif de la doctrine de l’inaliénabilité14
des biens ecclésiastiques, visible surtout dans l’incorporation du texte pseudo-isidorien
dans les collections canoniques entre dixième et onzième siècle, de Burchard de Worms
à Yves de Chartres, et finalement codifié fermement par les compilateurs « bolonais » du
Décret entre 1120 et 1140, fait en même temps des pauvres en tant que réalités textuelles
silencieuses mais omniprésentes le point crucial de l’argumentation canonique, présentée
en forme passionnément rhétorique par le grands théoriques de la réforme romaine de
l’église au onzième siècle, de Pierre Damien à Humbert de Moyenmoutier, décrétant
l’inaliénabilités des bien des églises non plus simplement en termes d’analogie entre ces
biens et le biens publiques c’est-à-dire pertinents au pouvoir impérial (comme l’avait
établi le code de Justinien et certains capitulaires carolingiens), mais plutôt en termes de
justice ordinaire voire d’équité naturelle et générale en soi découlant soit de la loi

12
L’exégèse se révèle un aspect textuel important pour la définition du problème: E. Bain, Église,
richesse et pauvreté dans l'Occident médiéval. L'exégèse des Évangiles aux XIIe-XIIIe siècles, Turnhout,
Brepols, 2014.
13
Decretum Gratiani C. 16, q. 1, c. 66. F. Roumy, M. Schmoeckel, O.Condorelli, D. von Mayenburg
edd., Der Einfluss der Kanonistik auf die europäische Rechtskultur. 5: Das Recht der Wirtschaft, Köln-
Weimar, Böhlau, 2016, spécialement les essais de F. Demoulin-Auzary, Pro sustentandis Christi
pauperibus. La naissance d’un droit de l’aumône au XIIe et XIIIe siècle, pp. 73-100 ; S. Di Paolo, La
gestione economica degli enti di beneficenza e assistenza nel diritto canonico medievale, pp. 117-143; P.
Landau, Die Verurteilung kirchlicher Abgaben im klassischen kanonischen Recht , pp. 223-242 ; N.
Laurent-Bonne, La dîme des prostituées : Fondements canoniques d’un droit fiscal et amoral, pp. 243-
268.
14
A. Weiner, Inalienable Possessions. The Paradox of Keeping-While Giving, Berkeley-Los Angeles,
UCP, 1992.
6

naturelle soit du commandement divin de ne pas tuer15. Les pauvres, voire les socialement
impuissants, s’affirment dans cette évolution comme l’élément décisif d’une
transformation normative, d’un côté liée à la réorganisation fiscale et politique des églises
en train de s’accomplir au onzième siècle, et de l’autre à la redéfinition de la pauvreté
évangélique doctrinalement et chronologiquement coïncidente avec la réforme et son côté
monastique. Une plus ancienne habitude à représenter les pauvres avec le vocabulaire de
la tuitio donc comme sujets à protéger et contrôler par les seigneurs laïques et consacrés,
comme sujets déterminant la plénitude et l’efficacité d’une juridiction seigneuriale,
évolue entre dixième et onzième siècle en direction d’une représentation des pauvres
comme présence morale et administrative fondamentale pour la définition de l’Église en
tant que sujet et pouvoir garantissant le bien commun des territoires et des royaumes
chrétiens. En même temps, l’individuation théologique et ecclésiologique de la pauvreté
évangélique comme style de vie initiatique juridiquement réglé et caractéristique de la
perfection des clercs et des moines réformateurs s’opposant à l’avaritia ainsi que à la
simonie, commence à éloigner de plus en plus cette pauvreté choisie de la pauvreté
involontaire soit des pauvres en tant que sujets faibles protégés par les églises et les
monastères soit des pauvres en tant que sujets douteux et moralement à risque.
Un témoignage efficace de cette double attitude canonique envers les pauvres
représentés simultanément entre neuvième et douzième siècle dans la perspective
inquiétante de la contamination du sacré et dans la perspective apaisante de l’impuissance
à protéger, peut bien être retrouvé au dixième siècle dans les Praeloquia de Rathier,
évêque de Verone et résolu défenseur de l’idée episcopaliste, lorsqu’il se penche sur
l’attitude religieuse et sociale conseillable aux mediocres et aux mendici. De la hauteur
d’un état, l’épiscopat, qu’il définit comme sublime (Ubicunque Christus adoratur,
sacerdos post ipsum excolitur, imo in sacerdote Christus honoratur), Rathier, à la lumière
de sa culture canonique dépendant de l’élaboration textuelle produite par l’épiscopat

15
Humbertus de Silvacandida, Adversus simoniacos libri tres, II, 44 (MGH, Libelli de Lite, I, p. 192): “O
quot et quantorum fratricidarum et homicidarum, prae caeteris haereticis, Simoniaci habentur rei, qui,
excepta plebeia manu, tot catervas domesticorum Dei, scilicet clericorum, monachorum et
sanctimonialium quotidie occidunt cum sacrilegio immani! Quorum stipendia dum saecularibus vendendo
et donando alienant, et corpora eorum intolerabili inedia rerumque omnium penuria interficiunt, et animas
nihilominus ad peccata quibus moriuntur cogunt. Ubi enim caelibem et spiritualem vitam ducturi, nil sui
stipendii, qui subsistant, sibi relictum sentiunt, ad saecularium hominum suffragia coacti refugiunt;
quibus necesse est animas subiugare cogantur, dum corpora relevare conantur. O quot pauperes, viduas et
orphanos stipe ecclesiastica alendos, necaverunt! O quot pia loca destruxerunt, ubi debitam pauperibus et
ecclesiis portionem decimarum et oblationum perpetuo saecularibus vendiderunt, aut donarunt!”G.
Todeschini, La razionalità monetaria cristiana fra polemica antisimoniaca e polemica antiusuraria: XII-
XIV secolo, dans Moneda y monedas en la Europa medieval, siglos XII-XV. Actas de la XXVI Semana de
Estudios Medievales de Estella, Pamplona 2000, pp. 369-386.
7

carolingien, observe et corrige les postures sociales qui composent à ses yeux la société
chrétienne. Les pauvres lui apparaissent comme une foule mélangée et imprécise,
composée par des gens de petite ou moyenne fortune, des indigents théoriquement
respectables et des miséreux potentiellement suspects : tous ces sujets ont en commun le
fait d’être sans doute, à diffèrent titre, des subalternes dépendants pour leur survie du
pouvoir de leur patrons et seigneurs (de leurs domini) en tant que laboratores, clientes,
servi, commendati et plus en général mercenarii. Du point de vue de la textualité dont
Rathier est représentatif, les différences entre ces états sont moins relevantes que le
caractère qui les rapproche, c’est-à-dire la dépendance voire le manque d’un pouvoir
social et économique. Leur minorité en fait des pauperes dont il faut fixer les devoirs et
plus encore le périmètre d’action légitime, justement en conséquence de l’ambigüité qui
est le signe distinctif de ce peuple chrétien dont on suppose l’inadéquate christianisation,
l’indignité donc, comme directement proportionnelle à son éloignement du centre sacré
emblématisé par la figure de l’évêque. Au centre du discours, ou mieux de l’allocution,
on trouvera – ce n’est pas un cas fortuit – une réflexion très élaborée du point de vue
théorique et infarcie de citations patristiques regard à concernant l’avarice (avaritia)
interprétée par l’autorité épiscopale comme signe d’une incompétence morale et sociale
révélatrice dans le cas des hommes fortunae mediocris mais aussi des absolument
indigents, les mendici, d’une incompréhension des règles qui définissent l’identité
chrétienne et l’appartenance au groupe civique. Donner, partager, secourir, payer, prier
apparaissent dans ce contexte comme les gestes oblatives qui, niant l’avarice, c’est-à-dire
l’isolement à l’échelle de l’individu ou de la communauté fermée, révèlent la participation
des pauvres ou des moins riches et, en complexe général, de ceux qui n’appartiennent pas
aux élites seigneuriales, au Corps ecclésial pensé comme organisme complexe et
hiérarchisé. De manière caractéristique, dans ce texte qui, d’un certain point de vue, nous
montre la progressive transformation en cours et le lien compliqué existant entre les
canons et les capitulaires épiscopaux du neuvième siècle, et la canonistique du onzième,
la misère des plus nécessiteux en charge d’une famille trop nombreuse, attribuée par la
rationalité épiscopale dont Rathier est représentant, à un excès de bouches à nourrir,
renvoie à une incontinence des plus pauvres décrite en termes de manifestation misérable
soit d’une bestialité condamnable, soit d’un individualisme équivalent à l’avarice des
pauvres plus fortunés. Dans son ensemble, le texte de Rathier nous offre un exemple de
prolifération du discours canonique regardant concernant les pauvres, soulignant, dans
une période de transition normative, le caractère socialement et moralement ambigu d’une
8

condition, la paupertas, que la chaîne canonique et conciliaire d’abord et la canonistique


ensuite avait et aurait systématisé de plus en plus comme équivoque et contradictoire.
Avant de se pencher sur le développement au onzième siècle du discours
canonique en matière de pauvreté et de confiance et surtout sur sa récapitulation par le
Decretum d’Yves de Chartres, en tant que bloc textuel préliminaire à la formation du
Décret de Gratien, il faut se rappeler que, dans le climat dans lequel cette civilisation
canonique se détermina, la redéfinition radicale du rôle des clercs légitimement consacrés
selon la perspective romaine, et donc la mutation de leur signification politique et social,
produisit des effets absolument notables au niveau des représentations de la pauvreté,
refaçonnant l’image des pauvres entendus soit comme intitulés voués ? à la fruition des
biens des églises soit comme présences équivoques. En effet, la maturation
ecclésiologique de l’épiscopalisme surtout après l’année 1059 et la réforme des critères
d’élection de l’évêque romain pendant le pontificat de Nicolas II, donc sa transformation
en système textuel fonctionnel à la définition ponctuelle de la supériorité des consacrés
sur les laïcs, dans une perspective pyramidale au sommet de laquelle s’installait la figure
du pape, détermina assez rapidement dans le feu de la polémique autour de la présence
réelle du Christ dans l’eucharistie, du célibat et du style de vie économique des clercs,
voire de la simonie, une image de plus en plus claire et circonstanciée de la
exceptionnalité surhumaine des prêtres en tant que sujets vénérables justement en
conséquence soit de leur pouvoir sacramentel, soit de leur choix de vie nettement et
visiblement divergent respect par rapport aux habitudes sociales, économiques et
quotidiennes des seigneurs séculiers et plus encore, évidemment, du peuple dit commun.
L’éloignement de la caste sacerdotale du monde laïc qui se réalisa surtout pendant le
pontificat de Grégoire VII, donc après le 1073, eut pourtant l’un de ses points cruciaux
dans la question dite simoniaque et, par conséquent, dans la minutieuse analyse et
précision avec laquelle on commença à codifier, dans les milieux qui engendraient le flux
normatif caractéristique de cette phase, ce qu’on devait entendre comme utilité
économique ecclésiale et gestion productive des biens sacrés. D’un côté les collections
canoniques, celle de Deusdedit, les Diversorum patrum sententiae ou collection « en
soixante-quatorze titres », le Décret d’Anselme de Lucque, jusqu’au Décret d’Yves de
Chartres, organisaient de plus en plus les fragments textuels provenant des sources
canoniques précédentes dans le but de souligner l’importance théologique et la
productivité économique d’une gestion des biens des églises qui distinguait
soigneusement entre les biens épiscopaux et les biens des églises en tant que sujets
9

abstraits, de l’autre côté ces mêmes sources insistaient non seulement sur l’inaliénabilité
de ces biens mais aussi sur l’inviolabilité du périmètre sacré à l’intérieur duquel le clergé
se situait. À ce stade, le discours concernant les « pauvres » se croisait de plus en plus
directement avec le problème de la gestion économique des biens ecclésiastiques, dans
un climat qui séparait désormais nettement les patrimoines institutionnels des églises et
les critères fiscaux qui les déterminaient, prévus comme publics et sacrés, des logiques
de formation des patrimoines privés. Ce mécanisme qui aurait produit du côté des
pouvoirs laïques entre douzième et treizième siècle un effort mimétique de
sacralisation/institutionnalisation des biens pertinents aux souverains et seigneurs
territoriaux, assignait finalement aux travailleurs et aux salariés (mercenarii) comme aux
pauvres économiques, les indigentes dans le sens spécifique du terme, la qualification de
pauperes dans le double sens de gens à protéger et à contrôler, vue leur condition de sujets
plus ou moins proches à une condition de servitude, voire leur manque de pouvoir au
niveau public et leur invisibilité du point de vue de la confiance procédurale. Cet
arrangement et spécification de la notion de paupertas, conséquente à la profondeur des
transformations politiques et économiques qui, dans une phase de croissance économique
et de la richesse des classes dominantes, avaient accompagnés la réforme dite grégorienne
pendant l’onzième siècle, retombe entre 1060 et 1080 sur le plan juridique constitué par
les collections canoniques qui auraient composé la base de départ du Decretum Gratiani,
à Bologne, immédiatement après le Concordat de Worms.
Parmi ces collections, le Decretum d’Yves de Chartres, avec les autres recueils
canoniques du même auteur, offre un dossier exemplaire et fondamentale illustrant avec
une certaine clarté la place occupée par les pauvres dans la canonistique préliminaire à la
codification qui caractérisera au douzième siècle la formation de la théocratie pontificale.
Dans le recueil canonique attribué à Yves de Chartres on a à faire avec les pauvres sous
la double perspective dont on a parlé jusqu’ici ; on peut quand même constater que, dans
cette phase avancée de codification du Droit canon, le repêchage et l’assemblage des
fragments textuels, lettres pontificales, canons conciliaires, passages patristiques, est
réorganisé en proposant plusieurs fois, en différentes sections de l’œuvre, les problèmes
le plus notables, dans la perspective d’éclaircir leurs significations en les examinant sous
différentes perspectives doctrinales et juridiques. Si donc les pauperes apparaissent dans
les titres dédiés au revenus fiscaux des églises et à l’aumône, on le retrouvera aussi au
centre des discours plus spécifiquement procéduraux lorsque le Decretum s’interroge à
propos du droit de témoigner, ou lorsque il s’applique à considérer certains métiers
10

déshonorants, ou encore lorsque au centre de l’attention codificatrice il y a le problème


de la mobilité des pauvres d’un territoire à l’autre et des sauf-conduits qui doivent les
accompagner. Si on regarde de près ces points de l’argumentation canonique en faisant
attention à l’organisation du texte et donc non pas seulement à la signification explicite
des fragments qui le composent mais plutôt au sens découlant de la logique de
l’assemblage textuel, on pourra bien voir que les pauvres, en tant que gens communs sans
pouvoir social, sont devenus dans le discours apparemment traditionnel d’Yves de
Chartres une présence enregistrable et structurelle, bien plus normale que dans les siècles
précédents, à partir des multiples mais compatibles significations attribuables à leur
collocation dans le système ritualisé et concentrique de la societas christiana post-
grégorienne. On peut donc voir, dans les livre cinquième et seizième du Decretum d’Yves
de Chartres, une émergence des pauperes vus comme personnes viles et indignae du
moment qu’on ne connait pas leurs habitudes de vie et leur place dans la hiérarchie qui
va de la servitude à la liberté. Ces gens qui dans le livre cinquième sont – sur la base d’un
texte pseudo-isidorien – à considérer des témoins indésirables du point de vue des
enquêtes regardant les clercs, donc lorsqu’on raisonne sur les tribunaux ecclésiastiques,
réapparaissent dans le seizième livre – à partir d’un texte conciliaire carolingien – comme
témoins à exclure dans les tribunaux gérés par les pouvoir laïcs. Si dans le premier cas,
leur exclusion dépend du fait que les viles et indigni dont on ne connaît pas la vie et le
rang social, sont en même temps regardés comme suspects quant à leur foi (in recta fide
suspecti), dans le deuxième cas l’exclusion dérive du présupposé qui fait des indigents
autant de sujets corruptibles, prêts, note le texte, à parjurer en échange d’une rémunération
minime, le salaire d’un jour ou moins encore (pro unius diei satietate aut pro quolibet
parvo pretio). Dans ces deux cas exemplaires, l’émergence des pauvres dans deux
sections très différentes du texte, celle dédiée à la vie ecclésiastique d’un point de vue
légale et politique, et celle dédiée à la justice administrée par les laïcs, détermine une
représentation complexe des pauvres en tant que sujets indignes en les connotant soit par
l’équation entre basse condition et incertitude dans la foi (il y a ici la reprise d’une longue
tradition remontant aux conciles visigothique qui avait affirmé l’équivalence entre
manque de fiabilité judiciaire et infidélité religieuse), soit par la correspondance qu’on
juge typique entre corruptibilité et indigence.
Cette représentation problématique des pauvres apparaît dans le texte d’Yves de
Chartres, dans les livres troisième, cinquième, sixième et dixième, parallèlement à une
description plus rassurante des pauperes en tant que destinataires d’une partie des revenus
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des églises, ou comme objet d’une miséricorde capable de racheter différents crimes et
pêchés. Dans le treizième livre, par exemple, les pauperes indiqués aussi comme debiles
et peregrini, réapparaissent sous l’aspect des commensaux nourris par les tables
cléricales, justifiant avec leur présence les moderate epulae des clercs, à leur tour décrits
comme les protagonistes et les gérants d’une largesse contrôlée et décente.
Si, pourtant, on se penche sur quelque passage des livres sixième et dixième
du Decretum, on retrouvera les pauvres représentés en tant que sujets itinérants à contrôler
(un thème déjà présent dans les capitulaires carolingiens du début du neuvième siècle),
mais aussi la pauvreté (paupertatis inopia) comme condition contraignante poussant au
crime et par suite suspecte en soi. Le texte soulignera donc, en reprenant un ancien canon
du Concile de Calcédoine, que les pauvres et les indigents qui voyagent doivent être
munis de lettres de recommandation (litterae pacificae), mais qu’il ne faut pas confondre
ces sauf-conduits avec des lettres de présentation (litterae commendatitiae) du moment
que ce type de document peut concerner uniquement les nobles en tant que sujets dignes
et honorables (honoratiores). Le canon, inséré dans une section du texte dédiée au
vagabondage et aux situations de déplacement irrégulier, signale une fois de plus le
caractère ambigu de la présence des pauvres sur les territoires composant les domaines
des seigneurs laïcs et consacrés ; l’éventuelle mobilité des pauvres fait de leur manque
intrinsèque de fiabilité un danger encore plus évident, qu’il faut gérer sans perdre de vue
la différence abyssale qui sépare la recommandation qui garantit l’inoffensivité du
pauvre, du document de présentation qui accompagne un appartenant à l’élite en voyage
attestant sa qualité et son niveau sociale.

Après ce parcours qui – entre neuvième et onzième siècle – détermine


graduellement une image canonique des pauvres de plus en plus contradictoire et donc de
plus en plus inquiétante, soit que les pauperes soient perçus comme groupe d’indigents à
protéger soit qu’ils soient vus comme individus d’autant plus menaçants qu’ils sont sans
pouvoir, on découvrira sans trop de surprise que la codification de cette matière dans le
Décret attribué à Gratien, en perfectionnant cette image double des pauvres, nous présente
finalement un portrait des pauvres qui, si d’un côté les rapproche de la gestion rationnelle
des substances sacrées en tant que destinataires de l’obligation d’aumône, donc en tant
que groupe symbolique emblème du devoir du don, de l’autre lie définitivement leur
image de sujets peu fiables à celle des infidèles dont on ne peut pas, comme l’avait déjà
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souligné le Concile de Tolède au septième siècle, reconnaitre la bonne foi du moment


qu’on ne reconnait pas leur façon de croire.

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