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Journal de thérapie comportementale et cognitive (2013) 23, 102—112

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

CAS CLINIQUE

Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo :


l’expérience de jeu contribue à la thérapie
A CBT intervention of a video game addiction: Gaming experience helps
the therapy

Pierre Taquet a,∗,b, Marc Hautekeete b

a
CSAPA, centre hospitalier de Carvin, 76, rue Salvador-Allende, 62220 Carvin, France
b
UdL3 PSITEC EA 4072, université Lille Nord de France, Pont-de-Bois, BP 60149, 59653 Villeneuve d’Ascq cedex, France

Reçu le 6 mai 2013 ; reçu sous la forme révisée le 30 mai 2013 ; accepté le 3 juin 2013
Disponible sur Internet le 17 juillet 2013

MOTS CLÉS Résumé Le concept d’addiction au jeu vidéo n’est pas reconnu de manière universelle
Addiction ; dans la littérature scientifique. Cependant, certains auteurs s’accordent à rapprocher les
Thérapies cognitives comportements excessifs de jeu vidéo avec les conduites d’addiction. Cet article présente
et en détails un cas d’addiction au jeu vidéo pris en charge par le biais d’une thérapie cognitive
comportementales ; et comportementale (TCC) dans une consultation spécialisée sur l’addiction aux jeux vidéo. Le
Jeu vidéo patient présente une problématique de jeu qui s’apparente clairement à une addiction. Une
comorbidité d’anxiété sociale sous-jacente apparaît en cours de thérapie. Les méthodes thé-
rapeutiques employées prennent source dans la description des TCC spécifiques à l’addiction
au jeu vidéo. Une bonne connaissance du thérapeute concernant les univers de jeux vidéo
nous semble améliorer l’alliance thérapeutique, centrale pour une prise en charge, dans le
traitement de l’addiction aux jeux vidéo. La prise en compte du vécu cognitif, émotionnel
et comportemental amené par le jeu vidéo s’est révélée être une méthode adaptée dans la
thérapie. Les caractéristiques propres aux jeux vidéo, les motivations à jouer et l’expérience
psychologique du joueur nous semblent être des variables essentielles à prendre en compte pour
potentialiser l’efficacité des TCC appliquées à l’addiction aux jeux vidéo. La prise en charge
de type TCC décrite dans ce suivi a été efficace pour atteindre un contrôle du comportement
d’utilisation du jeu vidéo.
© 2013 Association française de thérapie comportementale et cognitive. Publié par Elsevier
Masson SAS. Tous droits réservés.

Summary
KEYWORDS Introduction. — The concept of video game addiction is not universally accepted in scientific
Addiction; literature (Wood, 2008; Turner, 2008; Sim et al., 2012 [1—4]). However, some authors agree on
linking excessive video game behavior to the concept of addiction (Vaugeois, 2006; Griffiths

∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : lestatleceleste@hotmail.fr (P. Taquet).

1155-1704/$ – see front matter © 2013 Association française de thérapie comportementale et cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
http://dx.doi.org/10.1016/j.jtcc.2013.06.001
Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo 103

and Meredith, 2009; Porter et al., 2010; Romo et al., 2012 [5—8]). This article gives a detailed
Cognitive behavior presentation of a case of video game addiction treated by cognitive-behavioral therapy (CBT)
therapy; in practice specialized in video game addiction.
Video game Method. — The therapeutic methods used came from specialized CBT techniques for video game
addiction (Griffiths et Meredith, 2009; Romo et al., 2012; King et al., 2010 [6,8,11]). The
assessment of game behavior was partly based on protocol from previous research (Taquet
and Hautekeete, 2012 [12]). A semi-directive interview addressed the type of game and moda-
lities of the game (console, PC, online, offline). Average playing time per week was calculated
based on morning, afternoon and evening play for each day of the week. To assess the problem
a French version of problem video game playing (PVP) was used (Tejeiro Salguero and Bersabé
Morán, 2002; Bioulac et al., 2010 [13,14]). In addition to the PVP, we created a more exhaustive
questionnaire, which is currently being validated, on video game addiction (QAJV), based on
different contents related to addictions (Tejeiro Salguero and Bersabé Morán, 2002; Gooodman,
1990; American Psychiatric Association, 2003; Classification Internationale des troubles Mentaux
et du comportement (CIM-10), 1992; Grüsser and Thalemann, 2006 [13,15—18]). A questionnaire
of 140 items, currently in the process of validation, served to assess the cognitive-emotional
and behavior processes in video game use.
Treatment. — The case study spanned 11 months, which corresponded to 17 consultations. The
first four consultations (3 months of treatment) concerned analysis of game behavior, assessment
of change motivation, motivational work and elaboration of a functional analysis. The patient
aged 19 had been playing video games since the age of 9. The problem became apparent 3 years
earlier when he decided to drop out of school. He played many different types of video games,
both online and offline. The average playing time per week was 77 hours. The PVP was 7/9 and
the QAJV was 187/380. The excessive game behavior met the criteria of behavior addiction [15].
The 140-item questionnaire revealed certain expectations concerning the video game: pursuit
of positive emotions, relaxation, immersion and cognitive avoidance of the negative aspects of
daily life. Five consultations (3 months) were necessary for the treatment centered on the video
game behavior with auto-observation of game behavior and cognitive-emotional experience,
support in reducing playing time, control of the stimulus, setting up alternative activities and
work on the relationships. Six months into the treatment, satisfactory game control enabled
the subject to enter into a phase of maintenance and relapse prevention, which corresponded
to three consultations (2 months). The different situations presenting the risk of relapse were
worked on (release of new games, video game expansion packs, relief-oriented use of video
game, procrastination, online games, etc.). Ten months after the initial evaluation, the PVP
was 0/9, the QAJV 6/380 and playing time 14. A significant social anxiety, masked by excessive
game behavior and obsessions, appeared as a comorbidity during the therapy and was then
eliminated. This article, based on the treatment of excessive video game behavior, does not
deal in detail with the treatment of comorbidities.
Conclusion. — Good knowledge of the world of video games by the therapist seems to improve
the therapeutic alliance in the treatment of video game addiction. This case study shows the
reality of a video game player who has excessive game behavior, which resembles addiction.
Without treatment focusing on the video games, it would have been impossible to effectively
treat the social anxiety. The treatment of emotional and behavioral cognitive processes linked
to video games was shown to be an adapted therapeutic method. The characteristics specific to
video games (King et al., 2011 [25]), the motivations to play and the psychological experience
of the player (Taquet and Hautekeete, 2012; Yee, 2006; Przybylski et al., 2010 [12,26,27]) seem
to be essential variables to take into account to maximize the efficiency of CBT applied to video
game addiction. The CBT treatment described in the report was efficient in achieving control
of behavior in the video game use.
© 2013 Association française de thérapie comportementale et cognitive. Published by Elsevier
Masson SAS. All rights reserved.

Introduction du JV comme similaire aux comportements caractéristiques


de l’addiction [5—8]. De nombreux quasi-synonymes sont
Le concept d’addiction au jeu vidéo (JV) récemment avancé utilisés : addiction au jeu, utilisation ou usage probléma-
ne fait pas l’unanimité des chercheurs et des cliniciens tique du jeu, comportement problématique de jeu ou encore
[1—4]. D’autres auteurs considèrent l’utilisation excessive jeu (pour JV) pathologique [9].
104 P. Taquet, M. Hautekeete

L’avènement d’Internet a créé une communauté impor- score proche de 9 révèle une problématique liée au jeu. En
tante de joueurs en ligne surtout autour des MMORPG1 , plus du PVP, nous avons créé un questionnaire sur l’addiction
phénomène fortement médiatisé, souvent dans l’optique aux JV (QAJV), plus exhaustif, basé sur différents contenus
d’une addiction [1,4]. La littérature scientifique se foca- en référence aux addictions [13,15—18]. Ce questionnaire en
lise surtout sur l’addiction aux JV en ligne, particulièrement cours de validation comprend 38 items avec une échelle de
sur les MMORPG. Cependant, les JV hors-ligne autres que le cotation d’intensité en 11 points (note maximale 380). Plus
MMORPG peuvent avoir ces mêmes conséquences [5,10]. la note est élevée plus la problématique de jeu est intense.
Nous présentons un cas d’addiction au JV afin de préciser Un questionnaire de 140 items2 basés sur l’étude précitée
les spécificités de cette clinique. Connaître les mécanismes [12], sert à évaluer les processus cognitivo-émotionnels et
des JV et le fonctionnement psychologique des joueurs per- comportementaux de l’utilisation du JV. En cours de vali-
met d’enrichir et d’adapter les outils cliniques à cette dation, nous l’employons sur le plan clinique pour aborder
nouvelle problématique. facilement ces processus avec le patient.

Méthode Alliance thérapeutique

L’approche en thérapie cognitive et comportementale (TCC) En plus du modèle des quatre R (Recontextualiser le pro-
utilisée est proche de celles décrites par Romo et al. [8], blème, Reformuler, Résumer et Renforcer) [19], l’alliance
Griffith et Meredith [6] et King et al. [11]. Notre prise en thérapeutique peut être favorisée par une bonne connais-
charge de l’addiction au JV a impliqué : sance du thérapeute concernant les JV. Des connaissances
précises des JV et l’utilisation d’un vocabulaire spécifique
• l’évaluation du caractère additif du comportement de amènent rapidement une compréhension, un échange et une
jeu ; relation proche avec le patient. Cela permet de le mettre
• l’évaluation de la motivation au changement ; à l’aise et d’accéder à des contenus psychologiques riches
• les entretiens motivationnels ; concernant l’utilisation du JV.
• l’analyse fonctionnelle ;
• l’amélioration du rapport entourage-joueur concernant le Présentation de l’étude de cas
comportement de jeu ;
• l’examen des motivations à jouer ; M. V. (19 ans) a déjà fait l’objet de prises en charge (psycho-
• la gestion de stimuli (auto-observation et auto-contrôle logue et psychiatre) l’année précédente pour l’utilisation
du comportement de jeu) ; excessive du JV, suivis arrêtés en raison d’un manque de
• la planification de tâches pour gérer le temps autrement motivation, selon le patient. Son médecin traitant l’oriente
que par le jeu ; vers un centre de soins, d’accompagnement et de pré-
• le renforcement de chaque changement ; vention en addictologie (CSAPA) dans une consultation
• la prescription d’activités plaisantes ; spécialisée dans l’addiction au JV. Reçu en premier entre-
• le repérage des pensées automatiques négatives et tien avec sa mère (44 ans), il dit se lasser de jouer et de ne
restructuration cognitive ; rien faire d’autre, ajoutant avoir une envie de changement.
• la prévention de la rechute ; Cette étude de cas s’étale sur 11 mois, soit
• la réduction de la procrastination ; 17 consultations. Les quatre premières consultations
• l’augmentation du support social ; (trois mois) ont permis d’analyser le comportement de jeu,
• la prise en charge des comorbidités. d’évaluer la motivation au changement, de la renforcer et
d’élaborer une analyse fonctionnelle permettant la prise en
La spécificité de la prise en charge proposée est de charge. Le comportement excessif de jeu correspond aux
renforcer le travail thérapeutique en abordant les émo- critères d’addiction de Goodman [15]. Cinq consultations
tions, cognitions et comportements du joueur suscités par (trois mois) ont été nécessaires pour la prise en charge
l’expérience du jeu [12]. Pour révéler ces fonctionnements, centrée sur le comportement de JV, l’auto-observation
la technique de la flèche descendante est utilisée à partir du comportement de jeu, le vécu cognitivo-émotionnel,
de situations précises de JV. l’accompagnement de la réduction du temps de jeu, le
L’évaluation du comportement de jeu est en partie basée contrôle du stimulus, la mise en place d’activités alterna-
sur un protocole précédemment expérimenté [12]. Un entre- tives au jeu et le travail sur la relation entourage-joueur.
tien semi-directif permet d’identifier le type de jeu et les À six mois de suivi, un contrôle du jeu satisfaisant permet
modalités de jeu (console, PC, en ligne, hors-ligne) les plus d’entrer dans une phase de maintien et de prévention de la
utilisés. Un temps moyen de jeu par semaine (TJS) est cal- rechute correspondant à trois consultations (deux mois).
culé en fonction des matins, après-midis et soirs de chaque L’analyse fonctionnelle continue dévoile une anxiété
jour de la semaine. Pour évaluer le caractère probléma- sociale sévère. L’évitement est tel que le patient ne sort pas
tique du jeu, une version française du problem video game de chez lui et ne prend plus les transports en commun de
playing (PVP), à l’intérêt prouvé [13,14], est utilisée. Le peur de devoir demander des renseignements à un inconnu.
PVP comprend neuf items avec des réponses dichotomiques Au début du suivi, les préoccupations concernant le JV et sa
en oui-non. Il est adapté aux JV en ligne et hors-ligne. Un

2 Questionnaire sur les Émotions, les Cognitions et les


1 Jeu de rôle massivement multijoueurs en ligne. Comportements dans le Jeu Vidéo (QECCJV).
Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo 105

pratique excessive empêchent d’aborder correctement les


Tableau 1 Critères diagnostiques de l’addiction selon
comorbidités. Plus la présence du jeu diminue dans la vie
Goodman, 1990 [15].
du patient, plus les troubles sous-jacents apparaissent pré-
Diagnostic criteria of addiction according to Goodman, 1990
gnants en thérapie et plus le patient exprime ses ressentis.
[15].
D’autres thérapeutes ont observé cela [8]. Il fallut attendre
une diminution suffisante du temps de jeu et son maintien Échecs répétés à résister aux impulsions d’engager un
avant d’aborder les comorbidités (à huit mois de suivi). comportement spécifique
Nous avons préféré centrer cet article sur la prise en Sensation croissante de tension précédant immédiatement
charge du comportement excessif de JV, phase terminée. l’initiation du comportement
Nous ne pouvons pas aborder en détails la prise en charge Plaisir ou soulagement au moment d’engager le
des comorbidités qui relèvent de techniques déjà connues comportement
et largement documentées. Sensation de perte de contrôle durant le comportement
Au moins cinq des critères suivants
Préoccupations fréquentes concernant le comportement
Évaluation du comportement de jeu, de la ou concernant une activité qui est préparatoire au
motivation au changement et analyse comportement
fonctionnelle Engagement fréquent dans le comportement d’une
manière plus intense ou sur une durée plus longue que
prévu
Évaluation du comportement de jeu
Efforts répétés pour réduire, contrôler ou arrêter le
comportement
Le patient joue aux JV depuis l’âge de neuf ans. Il joue au
Beaucoup de temps consacré à des activités nécessaires
MMORPG Dofus sur PC depuis trois ans, lorsqu’il a décidé
pour le comportement, à réaliser le comportement ou à
d’arrêter sa scolarité, mais il pratique également d’autres
récupérer de ses effets
types de JV dans toutes leur modalités (RPG3 , simulation,
Engagement fréquent dans le comportement lorsqu’il est
combat, sur PC, sur différentes consoles, en ligne, hors-
prévu de remplir une obligation professionnelle, scolaire,
ligne, seul ou en multijoueurs, etc.). Il fait partie d’une
domestique ou sociale
guilde4 sur Dofus où il s’implique peu. Une augmentation
Les activités sociales, professionnelles ou de loisirs
du temps de jeu coïncide avec l’abandon d’un BEP vente,
importantes sont abandonnées ou réduites en raison du
ne se sentant pas en adéquation avec ce cursus. Sa mère
comportement
s’inquiète du repli sur soi et de l’avenir professionnel de
Poursuite du comportement malgré la conscience d’avoir
son fils, que n’attirent pas les propositions d’étude du centre
un problème social, financier, psychologique ou physique
d’information et d’orientation.
persistant ou récurent qui est causé ou aggravé par le
La problématique posée par le jeu, apparue depuis trois
comportement lui-même
ans, s’apparente à une addiction selon les critères de Good-
Tolérance : besoin d’augmenter l’intensité ou la
man [15] (Tableau 1). Il présente une envie irrépressible de
fréquence du comportement dans le but d’atteindre
jouer (craving). La perte de contrôle est sévère, jouant dans
l’effet désiré ou diminution de l’effet avec un
sa chambre quasiment de manière continue lorsqu’il est
comportement continu de même intensité
éveillé. L’attention et les préoccupations sont totalement
Agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de
centrées sur le JV amenant un soulagement de ses difficul-
s’engager dans le comportement
tés (ex. ruminations). Le jeu est clairement impliqué dans un
Certains symptômes du trouble ont persisté au moins
comportement de procrastination envers d’autres activités
pendant un mois ou sont apparus à plusieurs reprises sur
ou obligations. La pratique croissante du JV s’accompagne
une plus longue période de temps
d’un abandon de multiples aspects de sa vie (scolarité,
hygiène de vie, relations amicales et familiales, autres
loisirs). Il continue à jouer malgré sa connaissance des diffi-
cultés qui en résultent. Il n’observe pas d’état de manque, le Évaluation de la motivation au changement et
jeu étant continuellement présent. Le TJS est de 77 heures travail motivationnel
(cinq heures l’après-midi, six heures le soir). Le PVP est
à 7/9 et le QAJV à 187/380 (note située dans le quartile Cliniquement, l’ambivalence de considérer le JV comme un
supérieur de la distribution des notes de 124 participants). problème mais de ne pas changer de comportement reflète
L’entretien organisé à partir des 140 items du QECCJV un stade de contemplation. La pression de la mère à devoir
révèle certaines attentes : la recherche d’émotions positives consulter évoque une motivation extrinsèque.
par le jeu (fierté), de détente et d’immersion dans le jeu À la question « si dans dix ans vous jouez sans cesse aux JV
couplée à un évitement cognitif des aspects négatifs du quo- et restez à la maison, que se passera-t-il ? » le patient répond
tidien. L’aspect immersif du jeu et les satisfactions vécues qu’il sera mal et seul. Cette conclusion est reprise pour
dans le jeu expliquent la perte de la notion de temps en appuyer les changements à effectuer. Une balance décision-
jouant. nelle est construite (Tableau 2) révélant les motivations et
les freins au changement. Pensant jouer environ 45 heures
par semaine, il trouve son temps de jeu réel (77 heures)
3 Jeu de rôle (hors-ligne). conséquent. Nous pointons que ce temps représente plus
4 Communauté de joueurs regroupés au sein d’une même équipe. du double d’un travail à 35 heures par semaine, ne laissant
106 P. Taquet, M. Hautekeete

joueurs, de sauvegarder facilement dans le jeu ce qui per-


Tableau 2 Balance décisionnelle de M. V. entre les avan-
met d’arrêter la partie et de profiter des repas en famille. Ce
tages et les désavantages de jouer aux jeux vidéo.
changement améliore ses relations familiales. Cette modi-
Decisional balance of Mr. V. between the advantages and
fication est progressive sur 11 mois de suivi (Fig. 2), chaque
disadvantages of playing video games.
diminution du temps de jeu étant renforcée en thérapie
Jeu vidéo avec l’objectif de maintenir ces changements. Le patient
est invité, lorsqu’il se sent prêt, à diminuer de nouveau son
Avantages Désavantages temps de jeu. Jouant moins, il réorganise ses journées et
Pallier l’ennui Lassitude de toujours améliore son hygiène de vie (se coucher plus tôt, prendre le
Permet d’éviter de penser faire la même chose repas avec la famille, faire des activités sans jouer en même
Avoir des contacts donc renforce l’ennui temps, visiter l’entourage familial avec sa mère, etc.).
Détente Ne pas pouvoir travailler L’attention s’oriente progressivement vers l’extérieur du jeu
Amusement sur soi donc permettant la réalisation d’autres activités et une réflexion
renforcement de la sur soi. Ces changements sont encouragés par l’entourage
tristesse et de l’anxiété (mère, grand-mère, tante, cousins).
Ne plus être en contact La diminution du temps de jeu permet d’aborder d’autres
avec les autres donc problématiques (comorbidités), en particulier ce que le
renforcement de la peur patient évite par la fonction soulageante du JV. Des rumi-
de l’autre nations sont mises à jour (ne plus avoir d’amis, l’avenir
Ne plus sortir de la scolarité et du travail). Le JV renforce ses difficultés
Perte de la notion du (peur de l’autre, ruminations, tristesse, etc.) par un système
temps d’évitement ne laissant aucune place à la réflexion sur soi
(Fig. 3).
Le patient change de nombreuses fois de type de jeu
aucune place à la réflexion personnelle, à la compréhension au cours de la thérapie. Nous évaluons ensemble ces chan-
de ses difficultés ou à la mise en place d’autres activités. gements en termes d’émotions et d’attentes provoquées
Nous fixons un objectif de contrôle et non de suppres- par le jeu, de stratégies mises en place pour gagner et de
sion du comportement de jeu car les nouvelles technologies mécaniques de jeu rencontrées (augmentation des XP6 , pos-
étant fonctionnelles dans le monde actuel, il serait pénali- sibilités de multijoueurs et de communication avec d’autres
sant pour une personne de ne plus les utiliser [8,20]. joueurs, techniques pour vaincre un boss7 , etc.). L’objectif
est de mieux saisir les variables entretenant l’activité de
jeu.
Analyse fonctionnelle de M. V. Nous pointons avec la mère sa participation à la problé-
matique de son fils en donnant sans résistance de l’argent
Nous utilisons une grille SECCA pour modéliser l’analyse pour acheter des JV. L’arrêt de ce comportement amène le
fonctionnelle du patient (Fig. 1). Cette grille, construite patient à gérer son budget pour l’achat des jeux et à vendre
et discutée avec le patient, lui permet d’être plus auto- certains jeux pour en acheter d’autres.
nome dans la compréhension de ses difficultés et d’y trouver L’auto-observation centrée sur le JV permet au patient
plus facilement des solutions. Suite à cette analyse, il nous de révéler une lassitude face à certains mécanismes de jeu
semble indispensable de prendre en charge en priorité le comme l’aspect répétitif des actions pour gagner de l’XP.
comportement de jeu qui maintient d’autres probléma- Lors de ce constat, il arrête de jouer et fait autre chose.
tiques anxio-dépressives. Pour favoriser le regain de contrôle, des contraintes
internes (venant de lui) et externes (venant de l’entourage)
Prise en charge sont mises en place. Les contraintes externes correspon-
dant à des sorties proposées par l’entourage (courses,
Prise en charge centrée sur le jeu vidéo visites de l’entourage, fêtes, etc.) deviennent prioritaires
Après l’évaluation de la motivation, le patient s’engage dans par rapport au jeu. Redécouvrir l’extérieur se fait avec
une diminution de son temps de jeu (67 h 40 par semaine) plaisir, sans anxiété (la présence de la mère est contra-
montrant une entrée au stade d’action (troisième séance). phobique). Comme M. V. s’autorégule pour le JV, nulle autre
Ce gain de dix heures est renforcé par la fierté d’avoir contrainte externe n’est mise en place. Les contraintes
réussi un changement. Ayant exploré de nombreuses possi- internes concernent le fait de ne jouer qu’après une autre
bilités sur Dofus, il s’y ennuie et passe à des jeux hors-ligne activité (le jeu devenant une récompense après une obli-
sur émulateur5 . Comparativement au jeu en ligne, le mode gation), la définition à l’avance d’un temps de jeu et le
hors-ligne est analysé comme permettant de ne plus se sen- contrôle de ce dernier. Le patient définit son temps de jeu
tir obliger d’être présent dans le jeu en fonction d’autres « raisonnable » à deux heures par jour comme étant suffisant
pour atteindre une satisfaction de jeu.

5 Un émulateur de JV est un programme informatique qui


6 XP désigne les points d’expérience gagnés dans le jeu mais peut
reproduit le fonctionnement d’une console ou d’un ordinateur per-
mettant d’utiliser les JV propres à cette console ou ordinateur. Les s’utiliser comme un verbe signifiant gagner de l’expérience.
émulateurs sont souvent gratuits et proposent des JV qui ne sont 7 Rencontrés plus rarement dans le jeu, les boss sont des ennemis

plus vendus. plus puissants et plus difficiles à vaincre.


Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo 107

Anticipations
-Envie de rejoindre les autres membres de la guilde (notion d’obligation)
-Le jeu est une solution pour pallier l’ennui et les problèmes
-Il est plus facile d’avoir des contacts dans le jeu que dans la réalité

Situations
-Manque d’activités autres que le jeu
-Absence d’une scolarité
-Face aux obligations et aux activités autres que le jeu vidéo
-Être face à des inconnus

Émotions
-Tristesse et sentiment de solitude
-Ennui
-Peur d’être face à autrui (inconnu)

Comportements Cognitions
-Jouer à différents types de jeux vidéo -Envisage peu l’avenir
amenant une fierté de réussir quelque -« Le jeu est trop important dans ma vie »
chose (sentiment de bien gérer et de -« Je joue parce que je ne sais pas quoi faire »
maîtriser), une détente, un amusement, -« Le jeu permet d’éviter de penser » (avenir
de l’immersion (être dedans), un professionnel, scolarité, solitude, etc.)
évitement des aspects négatifs du -Envie de jouer
quotidien (ne plus penser à autre chose) -Sentiment d’être seul avec le constat qu’il n’a plus
et ne pas voir passer le temps d’amis
-Communication avec d’autres joueurs -Peur de ne pas se sentir à la hauteur dans les
en ligne mais uniquement sur la situations sociales (ex. bafouiller)
thématique de jeu
-Le comportement de jeu empêche la
mise en place d’autres activités, la
communication avec autrui en dehors du
jeu et la réflexion sur soi (depuis 3 ans)
-Continue à jouer alors qu’on l’appelle
pour manger (de même pour d’autres
activités)
-Le jeu amène une perte de la notion du
temps

Entourage
-Mère (44 ans) : inquiète pour l’avenir de son fils et son orientation professionnelle ; la mère a peu de connaissances
de l’univers des jeux vidéo ; fait l’intermédiaire entre le fils et le père ; M.V. parle uniquement avec sa mère pour
avoir de l’argent pour l’achat de jeux (sa mère dit toujours oui ce qui entretient le comportement de jeu)
-Père (49 ans) : M.V. évite son père et a peu de soutien de sa part
-Frère (17 ans) : M.V. découvre certains jeux par le biais de son frère ; parle essentiellement de jeu avec son frère ;
hypothèse de jeu excessif pour le frère (il arrête ses études une année et joue aux jeux vidéo constamment)
-Amis : Absence de relation amicale depuis le repli sur soi et le retrait social (renforcé par le jeu) il y a trois ans ;
contact avec quelques personnes uniquement dans le jeu ; il ne côtoie que les membres de sa famille
-Les compétences sociales ont peu été développées au sein de la famille dont les membres ne communiquent pas
beaucoup
-Absence de contraintes mises en place pour le jeu provenant de la famille

Figure 1 Schéma d’analyse fonctionnelle de M. V., inspiré de la grille SECCA synchronique.


Functional analysis schema of Mr. V., inspired by synchronic SECCA grid.
Cottraux et al., 1985 [21].

Le patient recherche des activités en dehors du jeu et ses passions (JV, manga) sont ensuite ajoutées. Chaque
amenant un ressenti proche de celui produit par le jeu8 proposition d’activité est discutée en thérapie. Le vision-
(fierté d’avoir réalisé quelque chose, détente, immersion nage d’astuces de jeu, favorisant trop directement l’envie
dans une activité ; Tableau 3). Dans un premier temps, de jouer, n’est pas retenu. Dessinateur régulier de manga,
peu d’activités collectives sont proposées en raison de son il avait abandonné cette activité à sa déscolarisation. La
anxiété sociale. Des activités impliquant le contact d’autrui conseillère d’orientation ne l’ayant pas soutenu dans le
désir de s’orienter vers une carrière de dessinateur, il s’est
retrouvé bloqué dans ses projets d’étude. Dans un pre-
8 Cette consigne est importante, le but est de pouvoir pallier le mier temps, le JV enraye la mise en place du dessin.
manque du jeu avec des satisfactions proches du vécu de jeu. Des stratégies adaptées à cette situation sont développées
108 P. Taquet, M. Hautekeete

Évolution du temps de jeu de M.V. au cours de la thérapie


77
80

Moyenne d'heures de jeu vidéo


67,67 65
70
57
60
47

par semaine
50
40
30
19 18,38
20 15,5 14 14 14
10
0
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11
Temps de la thérapie en mois correspondant à 11 mois et 17 consultations

Figure 2 Évolution du temps de jeu moyen par semaine de M. V. au cours de 11 mois de consultation.
Evolution of average weekly gaming time of Mr. V. during 11 months of consultation.

(Tableau 4). Un parallèle est fait entre le challenge face à la Quelques éléments de JV sont à connaître par l’entourage
difficulté d’un JV et le challenge de mise en place d’autres pour faciliter le dialogue avec le joueur et l’aider correcte-
activités. À six mois de suivi, en plus d’autres activités, le ment [8]. Le jeu correspond à un univers personnel du fils
dessin devient une alternative efficace au JV. Parfois prio- mais aussi à un « mur » entre le joueur et l’entourage. Le
ritaire, le dessin apporte un vécu proche de celui du JV joueur totalement focalisé sur le jeu ne peut pas commu-
(plaisir, bien-être, être dedans, détente, fierté de ses des- niquer avec l’entourage. Le JV, étant inconnu de la mère,
sins, ne pas voir passer le temps, sentiment d’efficacité). produit un blocage dans la communication avec son fils. Pour
Le plaisir d’effectuer d’autres activités en ayant réduit son briser ce « mur », des rencontres entre eux sont program-
temps de jeu est important. Ce challenge réussi lui prouve mées pour mieux comprendre l’intérêt que porte son fils au
qu’il peut regagner un contrôle et se sentir compétent JV. Ces discussions leur ont permis de renouer le dialogue
ailleurs que dans le JV. et de pouvoir ensuite aborder d’autres sujets s’éloignant
progressivement du JV.
Relation entourage-joueurs Le patient évite son père par crainte de ne pas être
Au début de la prise en charge, la communication avec écouté. Nous essayons plusieurs fois d’instaurer un dialogue
l’entourage proche (mère, père) est quasiment absente. entre le patient et son père (ex. demander à son père des
La mère participe, presque à chaque entretien, en pré- précisions sur son travail).
sence du patient, à une discussion concernant la fonction L’implication de la mère dans la thérapie, leur dia-
du JV, les évolutions du patient ou le rôle actif qu’elle peut logue autour du jeu et sur d’autres sujets améliorent
avoir dans la prise en charge. Elle est une personne res- la relation mère—fils qui se généralise progressivement à
source pour la thérapie mais le père ne sera pas rencontré l’entourage plus éloigné (ex. tante, cousins). La diminution
en raison d’une relation distante avec son fils. L’implication du temps de jeu permet de partager plus de moments avec
de la mère est temporaire car l’autonomisation du patient l’entourage qui le perçoit comme moins replié sur lui-même,
dans la compréhension et la résolution de ses difficultés est communiquant plus et donnant plus facilement son avis. Ces
un objectif central. changements sont pointés également en consultation où il

Tristesse Activité de jeu pour


Ruminations gérer les difficultés
Peur des autres
Peu de connaissances sur soi

Se détacher de la réalité Ne plus penser (soulagement)


Ne plus être au contact des autres Plaisir
Ne plus sortir Sentiment d’être efficace
Ne pas faire face à ses difficultés

Figure 3 Cercle vicieux montrant le renforcement des difficultés de M. V. par l’utilisation soulageante du jeu vidéo.
Vicious circle showing the difficulties reinforcement of Mr. V. by relief-oriented use of video game.
Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo 109

Tableau 3 Propositions de M. V. pour des activités alterna-


il apparaît aux autres joueurs comme un PNJ9 limitant les
tives au jeu vidéo.
interactions avec d’autres ;
Proposals of Mr. V. for alternative activities to video game.
• la prise en charge de l’anxiété sociale est indispen-
sable car celle-ci empêche toute rencontre « IRL »10 avec
Activités alternatives au jeu vidéo d’autres personnes, amenant un risque de retour au jeu
en ligne pour avoir des contacts.
Regarder des animea
Lecture de manga
Regarder des vidéos sur Youtube pour voir des astuces de La sortie commerciale de certains jeux attendus par le
jeu patient constitue un risque de rechute. Nous centrons nos
Promener le chien en changeant de chemin régulièrement efforts sur la sortie de One Piece sur PS3 tiré d’un manga
Dessiner des manga très prisé par M. V. Différentes stratégies sont employées
Jouer au foot dans le jardin pour éviter la rechute (Tableau 5). La revue des anticipa-
Faire le ménage, passer l’aspirateur, faire les poussières, tions de l’expérience de jeu en fonction des mécanismes
ranger la chambre de jeu qu’il va rencontrer permet de développer d’autres
Entretenir le jardin stratégies. Ce jeu se décompose en trois types de méca-
Faire la cuisine nismes : le beat-them-all11 , le RPG et la possibilité de jouer
Faire du vélo (pour se déplacer plus loin et par exemple en ligne. L’excitation physiologique apportée par l’aspect
rejoindre la gare des trains) beat-them-all peut être difficile à diminuer car amenant
Faire les magasins pour rechercher du matériel de dessin l’envie de jouer pour maintenir l’excitation avec la perte
Repeindre le garage de la notion de temps de jeu. Des techniques de gestion de
Rechercher un cours de dessin collectif (sur Internet ou en l’émotion sont utilisées pour diminuer l’excitation (respira-
mairies) tion ventrale, partage émotionnel avec l’entourage, détente
Faire partie d’une association de manga, de jeu vidéo ou avec d’autres activités). L’aspect RPG concerne l’envie de
d’autres types de jeu (ex. de société) gagner des points d’XP pour débloquer des nouvelles tech-
Se déplacer à des évènements (manga, jeu vidéo) niques de combat (=récompenses) amenant une diversité et
Se déplacer dans les magasins spécialisés (dessin, manga, l’envie de découvrir l’ensemble des contenus du jeu. Pas-
jeu vidéo) sant par un modèle de conditionnement, la stratégie est de
a
se satisfaire d’une récompense dans le jeu et de minimiser
Anime : dessins animés de manga.
la planification des récompenses à venir pour ne pas susciter
l’envie de jouer. La préférence du mode hors-ligne, même
si le mode en ligne peut être parfois utilisé, est appuyée. À
la sortie du jeu One Piece, les stratégies de prévention de la
s’exprime plus librement. Le rapport père—fils s’est amé- rechute sont utilisées et la frustration d’arrêter le jeu laisse
lioré avec le suivi mais les attitudes peu ouvertes du père rapidement place au plaisir de profiter du jeu étalé dans le
n’ont pas permis d’instaurer une communication suffisam- temps et de contrôler son comportement.
ment satisfaisante entre eux.

Réévaluation du comportement de jeu


La première réévaluation à cinq mois de consultation est
Prévention de la rechute qualitative. Le patient a le sentiment d’avoir beaucoup pro-
Différentes situations à risque de rechute sont examinées et gressé :
travaillées :

• diminution conséquente du temps de jeu au profit


• les sorties d’extensions de JV et les achats de contenus d’autres activités comme le dessin ;
de jeux en ligne peuvent augmenter l’envie de jouer et • disparition du prétexte des moments de flottement dans
amener une perte de contrôle ; le jeu (ex. attendre que des joueurs soient connectés)
• l’aspect soulageant du jeu (pallier l’ennui, diminuer la pour utiliser en attendant d’autres fonctionnalités du JV ;
déception passagère de moins gérer le dessin, etc.) pro- • développement d’un regard critique sur son comporte-
duit une augmentation du temps de jeu. Des pensées ment de jeu ;
alternatives (conserver les efforts fournis jusque-là, ne • attention moins uni-focalisée sur le jeu et plus orientée
pas retomber dedans, avoir le temps de penser à soi et vers d’autres centres d’intérêts ;
de mieux gérer son anxiété, le fait que le jeu amène un • meilleure hygiène de vie (sommeil, alimentation) ;
repli sur soi et un évitement du contact avec autrui, etc.) • absence de craving lorsqu’il ne joue pas.
aident facilement au retour du contrôle du jeu ;
• la procrastination risque d’augmenter l’ennui avec un
retour au jeu. Des activités variées permettent de mieux 9 Personnage non joueur dirigé par le programme du jeu.
gérer l’ennui ; 10 Terme utilisé par les joueurs signifiant in real life (dans la vie
• le mode « jeu en ligne » facilite la perte de contrôle par la réelle).
pression sociale à jouer avec d’autres. Le mode hors-ligne 11 Le beat-them-all (frappe les tous) est un type de JV où l’objectif
est préféré pour un meilleur contrôle. Par exemple, sur est de frapper et détruire le maximum d’ennemis arrivant par
Dofus, il joue un vendeur en mode déconnecté dans lequel vagues intermittentes.
110 P. Taquet, M. Hautekeete

Tableau 4 Analyse de la situation empêchant la mise en place du dessin chez M. V. avec une réflexion sur les stratégies à
employer.
Situation analysis preventing the establishment of the drawing with Mr. V. accompanied a reflection on the strategies to be
employed.

Situation Émotions Cognitions Comportements Stratégies

Après le repas, Culpabilité de Je me dis qu’il Je fais une partie Faire du dessin tout de suite après
j’ai envie de faire reporter son faut que je fasse et quand je suis manger lorsque l’envie d’en faire
du dessin activité de dessin du dessin dans le jeu le arrive
Les crayons sont temps passe vite Ne pas mettre le jeu avant le dessin
justes à côté de Je reporte au avec une alternative « si je joue, je
moi lendemain, à la ne ferais pas de dessin »
Lorsque je joue, prochaine fois Attention à l’envie de faire une
je suis satisfait par C’est comme ça petite partie avant de dessiner
le jeu donc je ne tous les jours La mise en place du dessin peut être
pense plus au un challenge dans la réalité comme
dessin un challenge dans le jeu
Mais c’est négatif Ne pas mettre le jeu en priorité par
car cela rapport à d’autres activités en
m’empêche de général
dessiner

La réévaluation finale, quantitative, se place à dix mois Comorbidités


après l’évaluation initiale. Le PVP passe de 7/9 à 0/9. Le Le patient présente depuis toujours une timidité. L’absence
QAJV passe de 187/380 à 6/380. Ces notes prouvent que de contacts pendant trois ans et l’utilisation excessive
le patient n’a plus aucun fonctionnement indiquant une du JV l’ont potentialisée vers une phobie sociale et une
addiction au JV. Il perçoit une diminution significative des symptomatologie dépressive. À huit mois de suivi, les
préoccupations concernant le JV en termes d’intensité et comorbidités s’évaluent, en partie, par la STAI trait-état
de fréquence. Les attentes soulageantes ne sont plus pré- (anxiété trait = 43 ; anxiété état = 40 ; absence d’anxiété
sentes laissant place à plus d’anticipations positives du jeu. trait-état) [22], l’échelle de phobie sociale de Liebowitz
Il évoque à quel point son comportement était excessif et (score total = 109/144 ; niveau très sévère de phobie sociale)
l’empêchait d’évoluer. [23] et la BDI-II à 20 (niveau modéré de dépression) [24].
Une procédure de désensibilisation systématique in vivo
couplée à la respiration ventrale est utilisée avec
l’élaboration d’une échelle des situations anxiogènes adap-
tée au patient (Fig. 4). Différentes modalités d’exposition
sont proposées : avec le thérapeute, avec la mère et seul.
Tableau 5 Stratégies comportementales et cognitives éla-
Des analogies entre le JV et la thérapie centrée sur
borées par M. V. pour éviter la rechute dans le jeu excessif.
l’anxiété sociale sont utilisées :
Behavioral and cognitive strategies elaborated by Mr. V. to
prevent relapse in excessive gaming.
• plus on se confronte à une situation anxiogène plus on
Stratégies pour ne pas rechuter gagne en compétence comme c’est le cas d’un personnage
de JV ;
Le temps de jeu initial (77 h par semaine) amènerait la
• l’ennemi virtuel à vaincre est comparable à son anxiété
complétion rapide du jeu qui n’aurait plus d’intérêt.
dans la vie réelle ;
Avec deux heures de jeu par jour, le plaisir de jouer est
• la progression en XP et en niveau peut s’apparenter à la
plus étalé dans le temps et permet de profiter plus
progression dans l’échelle des peurs ;
longtemps du jeu acheté
• un personnage de jeu ne peut pas progresser s’il reste à un
L’objectif de deux heures de jeu par jour doit être
même endroit mais uniquement s’il explore des situations
maintenu
inconnues.
Considérer le jeu comme une récompense à la suite d’un
autre comportement
Lors d’une envie de jouer se poser la question « qu’est-ce Le patient s’est confronté efficacement aux situations
que j’ai réalisé avant ? » anxiogènes, même en dehors des situations établies dans
Diversifier les comportements pour la gestion de l’humeur l’échelle des peurs, jusqu’à prendre le train seul, permet-
(ex. sorties, dessin, parler à l’entourage, relaxation, tant d’ouvrir de nombreuses possibilités de déplacements
etc.) vers d’autres villes. Ce regain d’autonomie permet de
Programmer le temps de jeu à l’avance en contrôlant le diminuer la symptomatologie dépressive. En comparaison
temps sur un minuteur à la fierté vécue dans le jeu, celle d’avoir vaincu ses
craintes dans la réalité lui semble plus intense. Six mois
Prise en charge TCC d’une addiction aux jeux vidéo 111

Intensité de l’anxiété

100 Aller faire les courses seuls

95 Prendre le train seul

90 Aller au cinéma seul

85 Aller à un festival de jeu ou de manga seul

80 Aller s’inscrire au permis (peur face à la personne)

75 Demander des renseignements dans un magasin de jeux

70 Aller à un concert seul

65 Prendre un rendez-vous à la mission locale

60

55 Aller à un concert avec mon frère

50 Faire partie d’une association pour une activité

45 Prendre le train avec quelqu’un

40 Commander une pizza au téléphone (avec quelqu’un ou seul)

35 Commander une pizza sur place

30 Aller se renseigner pour prendre des cours de dessin

25 Aller à un festival de jeu vidéo avec quelqu’un (peur de se perdre et de devoir demander son chemin)

20 Prendre le bus seul

15 Prendre le bus avec quelqu’un

10 Demander son chemin à quelqu’un

5 Aller chercher seul des timbres au bureau de tabac


Aller chercher seul du pain à la boulangerie
0

Figure 4 Échelle des situations anxiogènes de M. V. permettant la mise en place de la désensibilisation systématique in vivo de
la problématique de phobie sociale.
Anxiogenic situations scale of Mr. V. for the establishment of systematic desensitization in vivo concerning the social phobia
problem.

après l’évaluation quantitative des comorbidités anxio- semble essentiel pour le clinicien travaillant avec un public
dépressive, l’échelle de phobie sociale de Liebowitz est à de joueurs de JV de développer des connaissances spéci-
20/144 (absence de phobie sociale) et la BDI-II à 0 (absence fiques sur les mécanismes des JV et sur la psychologie des
de dépression). joueurs.
Ce suivi nous montre qu’il est important d’aborder la
problématique du JV comme une entité à part entière.
Conclusion Même si les connaissances que l’on a de l’utilisation patho-
logique d’Internet peuvent servir à mieux comprendre
Cette étude de cas révèle la réalité d’un joueur de JV ayant l’addiction au JV [9], d’autres variables spécifiques au JV
des comportements excessifs de jeu qui s’apparentent à sont essentielles à la compréhension de ce phénomène
une addiction. Les TCC ont permis au patient d’atteindre comme les caractéristiques internes des JV [25], les moti-
efficacement un contrôle du comportement de jeu. Sans la vations à jouer et l’expérience psychologique du joueur
prise en charge centrée sur le JV, il aurait été impossible [12,26,27]. Ces variables nous semblent centrales à prendre
d’aborder efficacement l’anxiété sociale pour une thérapie. en compte pour une TCC de l’addiction au JV. Elles per-
Le vécu cognitif, émotionnel et comportemental dans le JV a mettent d’améliorer la connaissance du fonctionnement du
été utilisé tout au long des séances comme levier thérapeu- patient vis-à-vis du jeu mais aussi de s’appuyer sur ces
tique. Une bonne connaissance de l’univers des JV permet fonctionnements pour adapter des outils thérapeutiques
au thérapeute de mieux aborder cette problématique [11]. Il efficaces.
112 P. Taquet, M. Hautekeete

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