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ALEX DESCHENES

Viendra le printemps
suivi de
La poésie mystique : entre parole et silence
essai d'après l'œuvre de Jean de la Croix

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l'Université Laval
dans le cadre du programme maîtrise en études littéraires
pour l'obtention du grade de Maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT DES LITTERATURES


FACULTÉ DES LETTRES
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2013

©Alex Deschênes, 2013


Résumé

Jean de la Croix occupe une place unique dans l'histoire de l'Occident, à la fois un
saint et un mystique, reconnu comme tel par la tradition chrétienne, et un poète célébré par
toute la littérature espagnole. À ce titre, l'exemple de Jean de la Croix peut apporter un
éclairage précieux à l'étude de la poésie mystique et l'art mystique en général. Tandis que
depuis le romantisme, la poésie côtoie la mystique et en revendique le nom, l'œuvre et
l'itinéraire de Jean de la Croix nous permettent de mieux saisir les liens qui unissent ces
expériences, tout en les distinguant.

Le même problème est abordé en première partie à travers un recueil original,


« Viendra le printemps ». Ce que les concepts n'arrivent pas à dire, la poésie le suggère à
travers les images et les silences qui la constituent.
À ceux qui m'aiment et qui ont cru en moi.
Table des matières

Résumé II

Viendra le printemps 5
encore l'été 7
fin d'octobre 18
le silence sous la neige 29

La poésie mystique : entre parole et silence


essai d'après l'œuvre de Jean de la Croix 42
Notes sur les références à Jean de la Croix 44
Introduction 45
Définition de la mystique 47
La poésie mystique 50
Chapitre I : Caractéristiques formelles de la poésie sanjuanniste 52
L'échec de la parole 52
Le silence à l'œuvre 56
Symbolismes de la poésie mystique 65
Chapitre II : Motifs et sources de la poésie sanjuanniste 68
Expérience poétique et expérience mystique 72
La glorification du monde 78
Conclusion 83
Char, Jaccottet, Beckett 84
Ressemblances et divergences 91
Bibliographie 97
Liste des tableaux 101
Viendra le printemps
Après le feu, la voix d'un silence subtil.

- 1 Rois 19, 12

Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles


dont la voix puisse s'entendre.

-Psaume 19,4
encore l'été

une onde de lumière


courant sur les eaux bues
par les longs bras des saules
amis des solitaires

bleu l'eau le ciel


mariés
sur le ciel en bas
un frisson d'eau

les mots se sont enfuis


en même temps que la lumière
sur la paupière de l'eau

dans mes livres


et sur mes vêtements
des feuilles de saule se sont glissées
cadeaux du soleil et du vent
toute fleur est un baiser

je le sais
quand avant l'aube
j'ai laissé les miens
pour écouter le chant de la terre
et que la paruline égarée
pose son vol
dans le tilleul enflammes

et tout ce qui pousse


et chante
et tourne
loin ici
est entêté d'amour
10

en toi j'ai déposé mon cœur


et il ne cesse de tomber
sans trouver de fond
ô heureux vertige
qu 'on ne goûte qu 'en dehors de soi

doux entrelacements
qui s'achèvent en commencements
11

ce qui dans le paysage


échappe au regard
a des profondeurs
qui font trembler d'amour l'univers

amours
vous faîtes bruire la lumière en moi

beauté et vérité
se marient dans l'amour
12

des messagers de lumière


m'apportent un baiser
d'avant le monde
refont à chaque instant
le chemin
entre l'éternité et moi

j'appartiens au soleil
à une éternité sans couchant
mon pays est un battement de cœur
un cœur d'étoile
.

haut et au-dedans
cet invisible feu

le monde est un rosier ardent


13

infinies roses
du ciel et du regard

la beauté est la fleur de l'invisible

comment nommer
ce ruissellement d'ombres sur le papier
cette danse secrète de la lumière
qu'aucun ne connaît
14

l'éternité est là tout près


derrière ce rideau d'arbres et d'étoiles

plus près
elle danse
sur toutes les lignes de ma main

plus près encore


elle bat
tout intérieure
comme le centre inconnu
et toujours recherché
de ma propre vie
15

il me faudrait aller bien loin


marcher d'incalculables distances
au-delà de moi
pour me trouver

mais plus on va
vers cet intérieur lointain
moins nos pas
appartiennent à la terre
mais bientôt
nous courons sur le vent

l'amour est la plus joyeuse blessure


16

tu descends des montagnes


en des vallées insondables

et de mes forêts
la nuit
remonte un chant inexplicable

j'aspire à la joie qui incendie tout


au plongeon éternel dans la lumière
à l'aube qui sans fin se lève

et je t'attends
ma chair

je m'attends
17

j'aimerais me glisser la nuit dans un boisé


entendre les bruits qu'on n'entend pas
et m'étendre dans un ruisseau
pour voir l'arrière-visage des choses
surprendre ce qui se dit entre les arbres

je marcherais
par les bois et les plaines
j'escaladerais une à une les lumières
qui traînent sur les montagnes
et des neiges qu 'on n 'a pas vu tomber


je m'assoirais parmi les étoiles
enfin seul
je fermerais les yeux
et tu me parlerais de toi
18

fin d'octobre

instant fugace
où la beauté rougeoyante de l'automne
appuie légèrement sur le bleu tendu du ciel
déjà evanescent...

***

petite pluie s'ensuit


dans un vent de lumière

***

combien d'anges passent en ce moment


dans la cime auréolée des arbres ?
19

un feu comme une eau


glisse dans le boisé
épouse de son corps de clarté
le corps rugueux des arbres

minutes irrépétables
en un mot déjà
en allées

des ondes de lumière


dans les feuilles d'octobre
dans les ramures enflammées
de l'été indien
tôt s'enfuiront
et me laisseront
avec leur souvenir d'eau brouillée

20

une clarté toute froide


glisse dans le pré
un bruit de soie frottée

octobre
un miroitement d'ailes
traverse le ciel
comme une eau

une lumière bat sans bruit


on n 'en perçoit que l'onde
faisant reculer l'ombre
21

ici des sables


vieux passés d'eau
vieilles histoires de pluie
d'un pays
qui n 'a plus de poète
pourparler

la terre se conte à elle-même


des histoires d'eau
de flammes et de vent
des histoires pleines de refrains
pour faire passer la lenteur des nuits

un murmure d'eau
au fond d'un bois
ce pourrait être le commencement
comme la fin
22

il me faut puiser
là où j'aurais abandonné
dans des douleurs
que m'offre une présence fuyante

parler bientôt est un regard


que les mots ne connaissent pas
et qu 'il nous suffit d'habiter

les mots ne servent qu'à l'amour


et sont toujours de trop entre nous
23

ce qui me tourmente
au cœur du vent
est ce qui y brûle
de son absence

ami
tu as mis en moi des abîmes
qui ni le ciel ni la terre ne peuvent combler
24

à quoi ressembles-tu ?
à la rougeur d'un chant d'oiseau
à la mouvante dureté de l'eau
à la nudité des lys

tu es tout cela
et rien de cela

tu as toutes les couleurs


et d'autres qu'on ne connaît pas encore

les mots les plus beaux ne s'écrivent pas


les mots les plus beaux ne sont pas des mots

mais des lumières entendues


au fond de l'âme

comme un baiser fugace


un parfum evanescent
dans le noir
un regard deviné
25

les flammes qu 'on tente d'écrire


brûlent jusqu 'à nos pages
et il ne reste jamais
que des étincelles
dont vous avez peine à entendre
le crépitement

si écrire lumière pouvait illuminer


si des lettres longtemps prononcées
pouvaient t'embrasser
si l'on pouvait
dans l'encre des mots
entendre nos cœurs battre
26

entre nous un souffle


comme un baiser qui court sur l'air
et lui donne sa raison d'être

au fond des yeux des mots


qui n 'ont pas de langue pour se dire
des feux qui brûlent sans bruit
et s'entendent sans bruit
dans les battements de cœur de la lumière

sans t'entendre
je t'emends
cœur brûlant
battant
au cœur de la lumière
et du vent
27

la nuit parle
cette langue secrète
que seuls connaissent les amants

les raisonnements fanent sitôt éclos


l'amour palpite et brûle éternellement
28

un grand conseil d'oiseaux


se tient dans les buissons
encore verts
on y discute de la saison à venir
et de possibles noces

novembre rougit encore


en attendant la mariée de neige
29

le silence sous la neige

voilà décembre
et tout endormi
tant d'espoirs
couvent sous la neige

et partout
un blanc silence

demain
tout renaîtra
aux branches
les enfants de mystérieuses jouissances
30

bientôt
plus de paroles
mais de longs silences de neige
illuminant la nuit

les mots ne sont pas venus


comme on s'y attendait
mais vêtus
de leur longue robe blanche
de silence
31

j'aurais voulu t'offrir


la neige qui tombe des arbres
dans un grand silence

des arbres devenus lumière


depuis que le soleil
a épousé leur ramure givrée

parfois
comme une brise indicible
éclaire le fond d'un boisé
et l'âme emportée
va légère parmi les rides
sur la neige
32

silence me dit la neige


lampe endormie
et la nuit
chuchote des mots
d'outre-lumière

il n'y a plus de paroles


plus de bruits
rien du tout sur la neige
et dans la nuit
ton visage ne vient pas
33

au bruit de l'ombre dans la nuit


succède une voix d'aube tranquille

je t'aime
chuchote l'air apaisé
je t'aime
entend l'herbe
et quelque chose au fond des âges
se met à danser

je t'aime
chante l'aurore d'un visage
entre mes mains
soudain la fleur paraît possible
les galaxies ne tournent plus pour rien
34

ce qu 'il me faut apprendre


est toujours un peu plus
d'attention dans le silence
et la patience devant l'aube
toujours hésitante de ton visage

le silence a des mots d'enfant


qu'on ne comprend pas

le silence est un rire


ah ! si vous l'entendiez
35

une éternité se pose tranquille


tout près dans la chambre
et ne dit rien
hormis sa clarté

tu viens
auréolé de silence
(toute la chambre t'attendait)

je sais seulement
quand tu pars
que je te possédais

seul un murmure
entre nous
qui rend parfait
le silence
36

silence
qui obscur rayonne

silence
de tant de voix traversé

silence
cœur qui bat

silence
notre maison
37

ouvre la porte
je t'en prie
ne parlons pas

laissons le silence
nous faire un drap

et de nos regards seuls


vêtus
aimons-nous
sans mots
sans nombre
38

te parler
rêve de lumière

ton regard plongeant éternellement dans le mien


temps retrouvé
39

mourir en toi n'est pas mourir


mais écarter un voile

l'éternité
un si lent déshabillement

nous marcherons sur les étoiles


nos corps pétris de lumière
40

un jour je n'aurai plus de mots mais tous les mots pour t'aimer

toi et moi resteront


tien et mien disparaîtront

il y a si intime entre nous


que personne ne connaîtra jamais
41

viens comme la rosée


que nous trouvions au matin
ton visage
dans toutes les corolles des fleurs
42

La poésie mystique : entre parole et silence


essai d'après l'œuvre de Jean de la Croix
43

Comment nous vivons dépends de notre relation avec la mort;


comment nous faisons de la musique dépends de notre relation avec le silence.

- Paul Hillier, Arvo Part


44

Note sur les références à Jean de la Croix

Les citations de saint Jean de la Croix sont de la traduction des Œuvres spirituelles
du père Grégoire de Saint Joseph1, sauf indication contraire. Les extraits de poèmes sont de
la traduction de Jacques Ancet .

Trois des quatre grands traités de Jean de la Croix portent le même titre que le
poème dont ils s'inspirent, le poème « Nuit obscure » servant de base également à La
Montée du Carmel. Lorsque mentionnés dans le texte ou en note de bas de page, les titres
des poèmes seront entre guillemets tandis que les titres des traités seront en italiques. Pour
les titres en français, nous avons pris pour les poèmes ceux que donne Jacques Ancet et
pour les traités, ceux de Grégoire de Saint Joseph.

1
Jean de la Croix, Œuvres spirituelles, Paris, Seuil, 1951, 1305 p.
2
Jean de la Croix, Nuit obscure, Cantique spirituel et autres poèmes, Paris, Gallimard (Poésie), 2009, 230 p.
45

Introduction

Jean de la Croix occupe une place unique dans l'histoire littéraire et dans l'histoire
religieuse, à la fois un grand saint, reconnu pour sa vie et ses écrits théologiques, et un
immense poète célébré par toute la tradition espagnole. « Dans l'histoire de la mystique
chrétienne Jean de la Croix est, à cet égard, d'un type unique. Non seulement poète mais,
selon le témoignage de ceux qui connaissent du dedans la musique des vers espagnols, l'un
des plus grands, sinon le plus grand, des poètes castillans.3 » Les éloges ne manquent pas à
son égard et reconnaissent en son œuvre un sommet de la littérature mondiale autant que de
la mystique chrétienne :
Essentiellement "expérimentale", porteuse d'expériences radicales, la parole du mystique et la
parole du poète s'unifient au plus haut point dans l'œuvre de Jean de la Croix. C'est pourquoi
ce dernier est la plus grande figure de la tradition d'Occident et le centre, le pivot, le point
culminant absolu de la tradition poétique de langue espagnole.4

Ces jugements sont d'autant plus fascinants que Jean de la Croix n'a jamais recherché la
gloire littéraire.
Au plus haut sommet de la poésie espagnole ce n'est pas un artiste essentiellement artiste qui
accède, mais un saint, et par le plus rigoureux chemin de sa perfection : la Nuit obscure, le
Cantique spirituel et la Flamme d'amour vive nous les devons à qui jamais n'écrit le mot
"poésie".5

Plus étonnante peut-être encore est la brièveté de son œuvre en comparaison de son
rayonnement : sept poèmes dont on s'accorde à reconnaître l'authenticité6, au plus environ
neuf cent cinquante vers7. Ce qui fait dire au poète Jorge Guillén : « Saint Jean de la Croix
est le grand poète le plus bref de la langue espagnole, peut-être de la littérature
universelle.8 »

Cette contradiction illustre bien l'œuvre du mystique espagnol. Toute la poésie de


Jean de la Croix est tissée de ces paradoxes : « lumière obscure », « mélodie silencieuse »,
3
Jean B ARUZI, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, 1931, p. XVII.
4
José Ângel VALENTE, « Présence de Jean de la Croix », Préface de Jean de la Croix, Nuit obscure.... Op.
cit., p. 11.
5
Jorge GUHXÉN, « Langage insuffisant : Saint Jean de la Croix ou l'ineffable mystique », dans Jean de la
Croix, Poésies complètes, 1983, p. 100.
6
Ibid, p. 99.
7
Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, « Introduction aux poèmes », dans Jean de la Croix, Œuvres complètes,
2007, tome 2, p. 877.
8
Jorge GUILLEN, Art. cit., p. 99.
46

« plaie délicieuse ». Chez ce poète et mystique, l'acte créateur même apparaît paradoxal.
Comment cet homme qui n'a cessé de dire l'impossibilité de parler arrive-t-il pourtant à
transcrire son expérience par des poèmes ? Plus étonnant encore est le simple fait que cet
ascète, prônant le détachement de toute créature et le renoncement à toute volonté propre,
se soit adonné à l'écriture de poèmes. Ce constat chez Jean de la Croix nous emmène à une
réflexion plus large sur la nature de la poésie mystique. Qu'est-ce que l'œuvre mystique ?
Quelles sont ses caractéristiques formelles, quels sont ses motifs et quelle signification vêt-
elle pour l'auteur ?

Notre approche sera essentiellement littéraire, mais un tel problème ne peut être
analysé sans une compréhension sérieuse de ce qu'est la mystique comme expérience et
comme voie. Le danger serait d'approcher cette poésie avec désengagement et en parfait
étranger de la mystique. « [Ojn ne peut voir un Mystique qu'en voyant avec lui » nous dit
Jean Baruzi9. Pour lire et analyser la poésie de Jean de la Croix, il apparaît nécessaire de
comprendre celui-ci de l'intérieur, à partir de sa vie et de sa doctrine. En d'autres mots, il
est essentiel de comprendre la poésie mystique à partir de la compréhension qu'elle a
d'elle-même. Quelques textes de Maurice Zundel nous seront particulièrement utiles ici. Si
Jean de la Croix est un mystique qui a écrit de la poésie, Zundel en est un qui a théorisé sur
l'art. La conception que Zundel a de l'art s'accorde parfaitement avec celle qui ressort de la
poésie de Jean de la Croix et nous permet d'éviter une lecture simplificatrice.

Pour aborder notre objet, il paraît nécessaire en premier lieu de définir brièvement
ce qu'est la mystique et comment nous l'entendrons dans cette étude. Nous entreprendrons
ensuite l'analyse des caractéristiques formelles de la poésie mystique, qui constitue le
premier aspect important de notre question. L'analyse des motifs et des sources fera l'objet
du chapitre suivant. En quelque sorte, le premier aspect concerne Yobjet littéraire et le
second le sujet qui écrit. Les résultats de cette double analyse nous aideront ensuite à
distinguer la poésie d'inspiration mystique, comme celle de Jean de la Croix, de celle des
poètes que l'on nomme « mystiques athées ».

9
Op. cit., p. VI.
47

Par sa place unique dans l'histoire littéraire et religieuse, l'exemple de Jean de la


Croix apporte l'éclairage le plus sûr au problème de l'art mystique en général. Le seul à nos
yeux dont la réputation, tant au plan artistique que religieux, approche celle de Jean serait le
peintre Fra Angelico. Nous n'avons de lui comme témoignage que son œuvre picturale, et
nous comptons y recourir par moments afin d'éclairer et d'appuyer notre propos. Tout au
cours de cette étude sur la poésie sanjuanniste, nous garderons à l'esprit l'ensemble du
problème de la poésie mystique et plus largement de l'art mystique. Les concordances
nombreuses qui existent entre la poésie de Jean de la Croix et certaines grandes œuvres
religieuses nous permettent de croire que les conclusions tirées ici valent aussi pour l'art
mystique en général.

Définition de la mystique

Avant d'entamer l'étude de la poésie mystique et de celle de Jean de la Croix, il


nous faut d'abord définir brièvement ce qu'est la mystique. Or, une telle définition s'avère
rapidement difficile et sujette à de nombreuses polémiques. Le mot « mystique » est, parmi
de nombreux mots aujourd'hui galvaudés, l'un de ceux dont le sens reste le plus nébuleux.
La mystique, qui a eu ses heures de gloire dans l'Allemagne du Moyen-Âge, au Siècle d'or
espagnol et dans la France du XVIIe siècle, fascine toujours. Alors qu'elle aurait dû
disparaître avec les Lumières, celle-ci a connu un intérêt renouvelé au début du vingtième
siècle dans des débats impliquant médecins, sociologues, historien et philosophes, parmi
lesquels Freud, Lévy-Bruhl, Henri Bergson, Alfred Loisy, Henri Bremond. C'est toutefois
dans le champ littéraire que la mystique, depuis le romantisme, suscite le plus
d'engouement. Le mot a quitté du coup la sphère chrétienne où il avait fleuri pour être
assimilé à diverses expériences spirituelles ou psychologiques.

Psychiatres, ethnologues, sociologues se sont penchés à diverses reprises sur la


mystique, la reléguant souvent au rang des pathologies ou des expériences primitives. Or,
on reconnaît rapidement la parfaite maîtrise de soi et l'extraordinaire intelligence de
personnes comme Jean de la Croix et Thérèse d'Avila. La mystique semble en fait échapper
48

au discours étranger qui tente de la saisir. Si l'objet de la mystique, Dieu lui-même, peut
être approché par la philosophie, sa manière de le saisir diffère cependant de l'analyse
philosophique et même théologique, comme de toute autre science. Jusqu'à un certain
point, elle se rapproche davantage de la sensibilité artistique, sans cependant s'identifier
avec elle. Et c'est peut-être ce qui rend la mystique si suspecte et en même temps si
fascinante, et ce qui la caractérise proprement. La mystique, sans s'opposer aux autres
savoirs, se propose elle-même comme un autre mode de connaissance et d'expérience.

Malgré la divergence d'opinions sur une définition de la mystique, on s'accorde


généralement pour en reconnaître, au-delà des appartenances religieuses, ses principaux
témoins : Plotin, al-Hallaj, Eckhart, Catherine de Sienne, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix.
Ces mystiques, saints ou philosophes, témoignent tous d'une expérience similaire, celle
d'une union amoureuse avec Dieu ou l'Un. Ce qui distingue toutefois la mystique
philosophique ou métaphysique de Plotin, de la mystique chrétienne à laquelle appartient
Jean de la Croix, est dans la manière de parvenir à cette union. Tandis que chez Plotin,
l'union avec l'Un arrive au terme d'un long travail intellectuel, l'union entre l'homme et
Dieu, pour les mystiques chrétiens, dépend d'abord d'un acte gratuit de Dieu. L'effort de
l'homme consistera à se disposer à cette union en cultivant en lui le désir de Dieu et en se
détachant de tout ce qui n'est pas lui, afin de créer en soi un « espace » sans cesse plus
grand où Dieu puisse « descendre ». Ainsi résonne la parole que Dieu adresse à Catherine
de Sienne : « Fais-toi capacité ; je me ferai torrent. » Cette distinction nous rapproche déjà
d'une définition de la mystique et nous fait entrevoir ce que, dans son sens chrétien du
moins, elle propose d'inusité.

Jean de la Croix et Thérèse d'Avila sont peut-être ceux qui ont le mieux décrit cette
union, appelée « mariage spirituel » chez elle, « union transformante » chez lui. La
mystique s'identifie-t-elle donc à ces états d'union ? L'union parfaite avec Dieu est le but
désiré des mystiques, mais comme toute union amoureuse, elle s'insère d'abord dans une
relation. La mystique, à l'instar d'une relation amoureuse, ne s'achève pas non plus dans ce
qu'elle promet, mais elle est un processus dynamique. Elle est un chemin, avec ses hauts et
ses bas, ses moments d'union et de séparation, d'infidélité et de réconciliation. Ainsi en est-
49

il des amants du Cantique des cantiques, texte privilégié des mystiques chrétiens et juifs.
La mystique comporte tout ce que comporte l'amour : don, charité, érotisme, dialogue,
pardon. La mystique, si on lit Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, Catherine de Sienne, est en
quelque sorte une voie d'union grandissante.

Les mystiques l'appellent encore « science d'amour ». Elle est à la fois


connaissance et union : connaissance amoureuse. On pourrait résumer la mystique à une foi
amoureuse. La mystique a donc un aspect cognitif. Elle est en effet intimement liée à la
contemplation. Les Salmanticicences, commentateurs carmes de Thomas d'Aquin,
définissent la contemplation comme un « regard simple sur la vérité, sous l'influence de
l'amour10 ». À leur suite, le père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus, dans Je veux voir Dieu,
en décrit quatre formes11. La première, la contemplation esthétique, est celle que produit sur
nous la vue d'un paysage, d'un visage, d'une œuvre. La seconde, la contemplation
intellectuelle ou philosophique, est celle que nous ressentons devant une loi, un principe,
soudain évident et qui éclaire tout le reste. La contemplation théologique, proche de la
contemplation philosophique, est celle qu'expérimente le croyant devant une vérité révélée.
La dernière, la contemplation surnaturelle, se démarque des trois autres formes de
contemplation par son caractère et son objet. « La vérité que cette contemplation atteint
n'est pas la formule dogmatique sur laquelle s'applique la contemplation théologique, mais
la Vérité divine elle-même.12 » Elle est d'ailleurs la seule à laquelle Thérèse d'Avila et Jean
de la Croix réservent le nom de contemplation. C'est aussi à cet acte de contemplation
surnaturelle que renvoie chez eux le mot mystique. Elle est une connaissance de l'être
même de Dieu, produite par son intervention personnelle. Dieu lui-même prend l'initiative
de cette communication. Dans la contemplation surnaturelle, selon le témoignage des
mystiques, Dieu lui-même se communique à l'âme ; il se donne à elle et lui communique sa
lumière.

10
P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Je veux voir Dieu, 1973, p. 405.
11
Ibid., p. 403-418.
12
Ibid., p. 409.
50

La mystique, et c'est ce qui la rend radicalement différente, se propose comme une


voie de connaissance infuse13. Mais connaissance non au sens d'un savoir, d'un ensemble
d'idées, mais d'une expérience intuitive. « Dans la contemplation surnaturelle, c'est par
amour que l'âme connaît et non dans la clarté de la lumière.14 » « Ces hautes connaissances
- dit Jean de la Croix - [ . . . ] sont l'union même.15 »

Deux aspects rassortent de ce survol : connaissance et amour. L'un et l'autre se


nourrissent mutuellement ; l'amour produit la connaissance, et la connaissance fait grandir
l'amour. Ils sont pour ainsi dire une seule et même chose. La mystique est connaissance au
sens d'une relation, qui influence toute la vie et qui la transforme, qui définit le sujet. Ce
n'est pas une science qu'on possède, c'est l'être même qui est mystique. Cette « science
d'amour » comme le disent les mystiques, est une science pratique. Une science incarnée et
transformante.

Ainsi, nous proposons comme définition de la mystique celle d'un contact vivant
avec Dieu16. Le mot « contact » semble celui qui le mieux fait entendre les deux
dimensions de connaissance et d'amour, tandis que le mot « vivant » souligne l'aspect
dynamique et vital de la mystique.

La poésie mystique

La mystique se confond souvent avec son langage. Ainsi a-t-on pu même définir la
mystique comme « le secret engendrement de la parole libre17 ». Bien que lu dans son sens

13
Nous n'entrerons pas dans la question des liens entre connaissance infuse et connaissance acquise,
comment celle-ci prépare celle-là et comment celle-là éclaire et parachève celle-ci. Sur ces questions voir
Maurice BLONDEL, « Le problème de la mystique », dans Cahiers de la nouvelle journée, n°3,1925 p. 2-63 et
Emmanuel TOURPE, « La mystique chez Maurice Blondel : Le débat sur "expérience mystique et philosophie"
autour du "Saint Jean de la Croix" de Baruzi. », dans Philippe CAPPELLE [éd.]. Expérience philosophique et
expérience mystique, 2005, p. 269-283.
14
P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Op. cit., p. 405.
15
Montée du Carmel, Livre II, ch. xxvi, trad, du P. Cyprien, Œuvres complètes, 2007, tome 1, p. 227.
16
Cette définition rejoint celle du père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus : « toute vie sous l'action des dons du
Saint-Esprit ». - Op. cit., p. 314, note
17
Henri LAUX, « Qu'est-ce que la mystique ? », dans Philippe CAPPELLE, Op. cit., p. 80.
51

littéral, cet énoncé nous paraisse réduire la mystique à une démarche poétique ou
philosophique - nombreux mystiques ne se sont sûrement jamais prêté à récriture -, il met
cependant en lumière le rapport unique de la mystique avec la parole. La mystique se
reconnaît facilement à son langage.
On remarque qu'une forme d'éloquence lui est propre. [...] Mais les tournures qui la
caractérisent ne fondent ni ne constituent un genre littéraire. Au contraire, la mystique se glisse
dans beaucoup de formes de son époque. Plus qu'en inventer de nouvelles, elle s'empare de
celles qu'elle trouve et, pour ainsi dire, les parasite.18

Il n'existe pas de courant mystique en poésie dans lequel, par exemple, se reconnaîtraient
tel ou tel auteur. Nous aurions du mal à dénombrer les hommes et les femmes qui furent à
la fois de grands poètes et de grands mystiques. Les quelques œuvres représentatives, celles
de Jean de la Croix, de Thérèse d'Avila, d'Àngelus Silesius ou de Ruysbroeck, s'ignorent
la plupart et appartiennent à des registres somme toute très différents. Notre but n'est donc
pas d'en arriver à une définition, ni même une description, de la poésie mystique, en en
traçant plus ou moins les limites, en établissant des critères auxquels on reconnaîtrait le
genre, mais de voir comment le mystique utilise le langage poétique pour s'exprimer.
Encore là, il s'agit moins d'arriver à des vérités toutes claires, qui n'existent peut-être pas
en ce domaine, que de rendre compte de diverses observations concordantes et selon nous
significatives, faites lors de nos lectures autant que dans notre propre expérience d'écriture.

18
Joseph BEAUDE, La Mystique, 1990, p. 14.
52

Chapitre I
Caractéristiques formelles de la poésie sanjuanniste

L'échec de la parole

Le premier problème posé par l'œuvre mystique est le caractère proprement


ineffable de ce qu'elle tente d'exprimer. Jean de la Croix affirme clairement et à plusieurs
reprises l'impossibilité d'exprimer quoi que ce soit de l'expérience mystique. « [P]our
autant que c'est une pure contemplation, l'âme voit clairement qu'on ne saurait exprimer
par paroles aucune chose de cela, si ce n'est par quelques termes généraux.19 » « [I]l est
clair que tout sentiment est incapable de l'expliquer et l'on n'a donc qu'à garder le
silence.20 » Pourtant, Jean de la Croix demeure l'un des poètes les plus célébrés de la
tradition chrétienne et de la littérature espagnole. Comment le mystique espagnol a-t-il
trouvé un langage pour exprimer ce qui, selon lui-même, échappe aux sens et à
l'intelligence ?

Nous pouvons, pour commencer, retracer divers procédés utilisés par le poète
espagnol. Certains ont été mis en lumière par le théologien littéraire Jean-Pierre Jossua,
dans ses travaux sur le langage mystique en poésie21. Jossua décrit trois procédés de ce
qu'il nomme une « poétique du "transcender" » : la négation dans la métaphore,
l'oxymoron et les images liminaires.

Le premier procédé consiste en des métaphores négatives (nuit, absence, silence) ou


en la négation explicite d'une métaphore positive, par exemple, l'image du « feu sans
foyer » de Catherine Pozzi22, rappelant celle du buisson ardent dans l'Exode23. La négation
dans la métaphore apparaît comme l'application ou l'équivalent en poésie de la théologie

19
La Montée du Carmel, Livre II, ch XXVI, trad, du P. Cyprien, tome 1, p. 226.
20
Le Cantique spirituel, ch. XXIX, p. 853
21
Chronologiquement : Pour une histoire religieuse de l'expérience littéraire, 1985-1998, tome 4, ch. I,
p. 11-25 ; « Formes de langage de la mystique en poésie », dans Poésie et mystique, 1995, p. 15-34 ; La
littérature de l'inquiétude et de l'absolu, 2000, ch. IV, p. 57-73.
22
Catherine POZZL Poèmes, 1987, p. 15.
23
Exode 3,2.
53

de la négation. Celle-ci abonde dans toute la théologie mystique, du Pseudo-Denys à Jean


de la Croix, et trouve ses sources dans l'imaginaire biblique - par exemple la nuée d'où
l'on entend la voix de Dieu et qui guide les hébreux dans le désert.

L'oxymore, figure privilégiée des poètes modernes, unit deux termes contraires pour
créer une image inusitée. Claude Hopil, un poète mystique français récemment redécouvert,
y recourt souvent comme dans cette image : « un tonnerre bruit doucement24 ». On retrouve
là aussi, des exemples d'oxymores dans la Bible, le plus connu étant « une voix de fin
silence25 » dans laquelle le prophète Élie reconnaît la présence de Dieu.

Les images liminaires, quant à elles, peuplent l'imaginaire biblique, celui des
psaumes notamment. Ce sont des images de veilleurs, de guetteurs, postés à la frontière de
la nuit, au seuil d'une rencontre.
Mon âme attend le Seigneur
plus que les veilleurs l'aurore.26

Chacun de ces procédés est en effet utilisé de manière récurrente dans la poésie
sanjuaniste. Tout le poème « Nuit obscure » est construit sur une métaphore négative.
D'autres exemples de négation dans la métaphore traversent sa poésie : « sans lumière »,
« plus rien ne savait », « le feu qui brûle et ne fait point de peine ». Les oxymores
également sont omniprésents chez lui, et peut-être plus que toute autre figure, ont frappé
depuis plus de quatre siècles ceux qui ont lu ses vers. L'oxymore chez Jean de la Croix
forme souvent la trame entière du poème, comme dans cette glose :
Vivo sin vivir en nu Je suis vivant sans vivre en moi
y de tal manera espero et si puissant est mon désir
que muero porque no muero que je meurs de ne pas mourir27

Enfin, tout le poème du « Cantique spirituel » semble utiliser le procédé de l'image


liminaire, sa protagoniste s'en allant, mourante, à la recherche de celui qui l'a blessée. Chez
le poète castillan, les images liminaires sont particulièrement chargées d'intensité, le sujet

24
Claude HOPIL, Les divins élancements d'amour, cant. 92,1999, p. 316.
25
IRois 19,12.
26
Psaume 130,6.
27
« Couplets de l'âme qui souffre pour Dieu », p. 106-107.
54

étant souvent à la frontière de la mort, dans l'attente que se rompe « la toile de cette douce
28
rencontre ».

Qu'ont en commun ces trois procédés linguistiques et pourquoi le langage mystique


les privilégie-t-il ? Remarquons tout de suite que chacun de ces procédés fonctionne en fait
de manière négative. Ceci est évident en ce qui concerne la négation dans la métaphore.
Plutôt que de nous dire par analogie ce qu'elle tente d'exprimer, elle dit ce que ce n'est pas.
On le devine également en ce qui concerne les images liminaires. Celles-ci, au fond,
« n'évoquent qu'en creux ce vers quoi elles tendent29 ». Or, cela est vrai aussi pour
l'oxymore. Michel de Certeau, dans La Fable mystique, analyse ainsi l'oxymore :
L'oxymoron appartient à la catégorie des "métasémèmes" qui renvoient à un au-delà du
langage, comme le fait le démonstratif. C'est un déictique : il montre ce qu'il ne dit pas. La
combinaison des deux termes se substitue à l'existence d'un troisième et le pose comme absent.
Elle crée un trou dans le langage. Elle y taille la place d'un indicible. C'est du langage qui vise
un non-langage.30

Zundel, à propos de roxymore, fait une observation semblable : « Le contraste se résout, en


effet, dans un dépassement. L'intervalle qui sépare les deux termes devient l'espace illimité
suscité par l'étincelle dont ils sont les pôles. Aussi bien, ils s'unissent en s'effaçant.31 »
L'oxymore, en alliant deux termes contradictoires, constitue aussi une forme de négation, et
tente d'exprimer ainsi ce qui est autrement indicible. L'utilisation de l'oxymore chez Jean
de la Croix n'a d'ailleurs rien d'anodin, lui dont l'un des motifs récurrents est que « deux
contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet ».

Jossua évoque encore un quatrième procédé, qu'il semble distinguer des autres,
peut-être à cause de sa valeur plus positive. Ce sont des images en elles-mêmes
épiphaniques, chargées d'un sens mystérieux, numineux, et dont il trouve des exemples
chez Jaccottet, Rilke et Gustave Roud. Ce genre d'images foisonne dans l'œuvre du poète
chrétien, Christian Bobin. Ce sont en outre des instants fugaces, en apparence simples, mais
qui prennent soudain valeur d'éternité. Ce procédé est déjà à l'œuvre chez Jean de la Croix,

28
« la tela de esta dulce encuentro », dans « Flamme d'amour vive », traduction personnelle.
29
Jean-Pierre JOSSUA, Op. cit., 2000, p. 64.
30
Michel de CERTEAU, La Fable mystique, 1982, p. 198-199.
31
Maurice ZUNDEL, Hymne à la joie, 1965, p. 76.
32
La Montée du Carmel, Livre I, chap. VI, p. 49.
55

mais chez lui l'image épiphanique a une valeur, là encore, surtout négative. C'est le cas par
exemple dans ce fameux passage du « Cantique spirituel » :
Mil gracias derramando Milles grâces versant
pasâ por estos sotos con presura en hâte par ces bois il est passé
e yéndolos mirando et en les regardant
con sola su figura son visage a jeté
vestidos los dejô de hermosura. sur eux le vêtement de la beauté33

Les forêts, les taillis et les prairies, auxquels la protagoniste s'adressait juste avant, lui
renvoient l'image de son bien-aimé et lui rappellent douloureusement son absence. On
trouve aussi dans le « Cantique spirituel » cette beauté numineuse, sacrée, qui émane des
montagnes des « vallons ombragés », des « bruissantes rivières », mais celle-ci ne parle, en
« balbutiant », que du Dieu caché et aimé. Chez Jean de la Croix, le sentiment de la beauté
s'accompagne presque invariablement d'un sentiment de manque.
Ce n'est pas pour y découvrir la présence d'un Dieu immanent que le poète mystique y scrute
avec anxiété tout ce déploiement de formes, de couleurs et d'harmonies dont la nature est
revêtue comme d'un manteau, mais bien pour rendre plus évidente et plus douloureuse
l'absence d'un Dieu transcendant.

De tous les poèmes de Jean de la Croix, le « Cantique spirituel » est celui qui contient le
plus d'images liées à la nature. Mais cette abondance ne fait, jusqu'à un certain point,
qu'accentuer le drame, en avivant la douleur et en marquant plus encore la distance entre la
beauté de la nature et la Beauté du Bien-Aimé. Aussi la nature se fait plus réconfortante à la
perspective de l'union (à partir de la 13e strophe) et ne semble enfin apaisée que lorsque
l'union est consommée (à partir de la 33e strophe).

L'application de ces procédés apparaît chez Jean de la Croix moins intentionnelle


que nécessaire. Certes, Jean de la Croix est un maître du vers espagnol et il connaît les
figures de style pour les avoir rencontrées chez Garcilaso, Boscân et Luis de Léon35. Ce
n'est pas non plus sans en être conscient qu'il les utilise, mais il ne saurait simplement
parler autrement. Jean de la Croix, plus que tout autre, est conscient de l'infinie distance qui
sépare Dieu de ce qu'on peut dire sur lui. En tant que poète, il n'a pas non plus cet orgueil
de pouvoir nommer Dieu. Sa poésie sur ce point demeure extrêmement humble. Et son
langage, plutôt que de nous donner à entendre, nous offre un silence. Une chose que dit

33
« Cantique spirituel », str. 5, p. 58-59.
34
Max MILNER, Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix, 2010, p. 104.
35
Sur les influences possibles de la poésie de Jean de la Croix, voir Ibid., p. 61-93 et Dâmaso ALONSO, La
poesia de San Juan de San Juan de la Crut, 1958, 230 p.
56

implicitement Jean de la Croix à chaque vers est précisément cette impossibilité de nommer
Dieu. L'usage de métaphores négatives, d'oxymores ou d'images liminaires n'a alors rien
d'arbitraire. Ces procédés constituent en quelque sorte un langage de la limite. Plutôt que
de nous donner Dieu en termes saisissables, ils nous en font sentir l'infinie transcendance.
Jean de la Croix, par ses nombreuses images contraires, ne cesse de montrer Dieu comme le
« Tout-Autre ».
Quand on cherche à situer l'ultime par rapport au conventionnel, on a recours d'emblée au
vocabulaire de la limite. Là où le langage et le concept font défaut, défaillent, éprouvent leur
manque, le réel peut surgir - ou du moins être postulé - comme cela même qu'ils ratent.36

L'expérience de Dieu, ce contact vivant avec Dieu, ne peut être réduite à des mots et la
parole du mystique est inexorablement vouée à l'échec.
La malédiction de toute poésie est qu'elle semble vouée à exprimer l'ineffable. [...] Mais
lorsque le poète se double d'un mystique, c'est-à-dire d'un homme qui vit en Dieu, et lorsqu'il
prétend employer le langage de tous les jours pour nous faire entendre "des paroles ineffables
qu'il n'est pas permis à un homme de révéler", on ne comprend pas comment il pourrait ne pas
échouer.37

Or, comme le fait entendre l'avant-dernière citation, c'est précisément là où la parole


échoue que le mystère apparaît, comme ce qui ne peut être nommé.

Convenons donc avec notre poète que les mots même les plus sublimes et les
figures les plus recherchées ne peuvent exprimer ce qu'il a connu et que la distance entre la
parole et son objet reste ici la plus grande. Or, se pourrait-il qu'il y ait autre chose que les
mots, quelque chose qui se trouverait, en quelque sorte, « entre » les mots ou « au-delà »
d'eux?

Le silence à l'œuvre

« Ces "paroles" ou cette "langue" - et c'est en cela que réside leur radicalité - visent
à faire entendre le silence d'où elles jaillissent et où elles reconduisent.38 » Voilà les mots
d'admiration par lesquels Jacques Ancet, traducteur des poésies du mystique espagnol,

Joseph S. O'LEARY, « La percée mystique en philosophie : Plotin, Augustin », dans Philippe CAPPELLE,
Op. cit., p. 133-145.
37
Max MiLNER, Op. cit., p. 61.
38
Jacques ANCET, « Celui qui parle » dans Jean de la Croix, Nuit obscure.... Op. cit., p. 29.
57

décrit celles-ci. L'œuvre poétique de Jean de la Croix est en effet des plus silencieuses. Ses
poèmes, le plus souvent, taisent ce dont ils parlent. Pas une fois, par exemple, dans la
« Nuit obscure », le « Cantique spirituel » ou la « Flamme d'amour vive », n'apparaît le
mot « Dieu » et chacun de ces textes pourrait être lu simplement comme un chant
d'amour humain, n'eussent été leur titre et le commentaire qui les accompagne. L'œuvre
entière, comme nous l'avons dit en introduction, reste très brève, moins de mille vers au
total. Même le « Cantique spirituel », avec ses trente-neuf strophes, pourrait être en fait une
série de brefs poèmes, d'après son titre original : « Chansons entre l'âme et l'époux ».

Jacques Ancet montre aussi la primauté, dans la poésie de Jean de la Croix, de la


musicalité sur le sens des mots, et le rapport organique de cette musique avec le silence.
« À la fois imperceptible et sensible, il nous fait entendre quelque chose qui n'est de l'ordre
ni du sens, ni de la musique à proprement parler. Quelque chose que Jean de la Croix
caractérise lui-même comme un dire de l'indicible.40 » Ancet l'entend par exemple dans les
nombreux « a » qui parcourent comme des soupirs les premières strophes de la « Nuit
obscure » :
En una noche oscura
con ansias en amores inflamada
oh dichosa ventura
sali sin ser notada
estando ya mi casa sosegada

A escuras y segura
por la sécréta escala disfrazada
oh dichosa ventura
a oscuras y en celada
estando ya mi casa sosegada.

« Murmure inaudible41 » qu'il associe à cette citation de La Nuit Obscure : « Dieu lui ayant
parlé, il ne sut que dire sinon : A, A, A.4 » Le silence dans cette poésie reste difficile à
saisir, mais on le sent présent entre les mots ; dans leur rythme, dans leur sonorité, comme
dans ce qu'ils refusent de dire.

39
De même, le Cantique des cantiques, texte préféré des mystiques, est le seul texte de la Bible dans lequel
Dieu n'est pas nommé. Cf. Biaise ARMINJON, La cantate de l'Amour, Bruges, Desclée de Brouwer, 1988,
p. 32.
Jacques ANCET, Art. cit., p. 30.
41
/don., p. 31.
42
La Nuit Obscure, II, ch. 17, trad, du P. Cyprien, tome I, p. 470.
58

On sait la grande importance que Jean de la Croix attachait au silence. Le démontre


une de ses plus célèbres maximes : « Le Père céleste a dit une seule parole : c'est son Fils.
D la dit éternellement et dans un éternel silence. C'est dans le silence de l'âme qu'elle se
fait entendre.43 » Pour le mystique, le silence naît d'abord d'une exigence intérieure. Il est
le lieu privilégié de la rencontre : « c'est dans le silence que l'on entend les paroles de la
Sagesse infinie44 ». Cette primauté du silence dans la vie du mystique ne peut, il nous
semble, que se répercuter dans récriture, surtout si l'écrivain veut précisément
communiquer ce qu'il a vécu. Le silence dans la poésie mystique résulte également, comme
nous l'avons vu, d'une exigence de la parole ou, plus exactement, de son insuffisance à
exprimer le divin.

À la déficience de la parole et à l'exigence intérieure peut s'ajouter une autre cause,


cette fois du côté du lecteur. La parole du poète, serait-elle la plus sublime, court toujours le
risque d'être incomprise. Jean de la Croix dit des angoisses d'amour exprimées dans ses
poèmes que « celui-là seul qui passe par cette voie pourra les connaître mais il sera
impuissant à les exprimer45 ». Le mystique est donc condamné à un double silence.
Sûrement le poète sent-il, lorsqu'il parle, qu'il balbutie. Sa parole elle-même est
silencieuse. Sa poésie se tait alors même qu'elle parle. Mais l'inverse est aussi vrai, elle
parle alors qu'elle se tait. Et c'est là le paradoxe et peut-être la prouesse : en taisant ce
qu'elle dit, elle le dit admirablement.

Au Musée de la Sainte-Croix de Tolède, à côté des tableaux du Greco, nous


trouvons ce portrait anonyme de Jean de la Croix :

43
Avis et maximes, XIII, 307, p. 1226.
44
La Vive Flamme d'Amour, str. III, XVI, p. 1023.
45
La Montée du Carmel, Prologue, p. 19.
59

Fig 1 : Portrait de saint Jean de la Croix, Musée de la Sainte-Croix (détail)

Le saint pose un regard intense dans l'obscurité qui l'entoure. Tandis qu'on a l'habitude de
représenter celui-ci touché par un trait de lumière divin, l'absence ici de toute lumière
autour du carme nous rend l'objet de sa contemplation incomparablement plus présent.
Dans Cantus in memoriam Benjamin Britten du compositeur orthodoxe Arvo Part, une
cloche résonne à intervalles réguliers et continue à résonner « intérieurement » même
quand on ne l'entend plus. De même, dans la poésie sanjuaniste, ce sont moins les mots qui
parlent que son silence. Sa parole est une parole silencieuse. « La phrase mystique - nous
dit Michel de Certeau - est un artefact du silence. Elle produit du silence dans la rumeur
des mots46 ». C'est aussi par le silence que la poésie mystique tente de communiquer cette
« science mystique ». « Par impossible il faudrait inventer une langue réduite à un point
silencieux pour la dire [cette science] telle qu'elle est.47 »

Le silence dans la poésie de Jean de la Croix, n'est qu'un exemple de ce que nous
pourrions appeler, dans l'art mystique, une « poétique du vide ». Nous en voyons un
exemple frappant dans Y Annonciation de Fra Angelico qui se trouve dans l'une des cellules
du couvent de San Marco.

46
Michel DE CERTEAU, Op. cit., p. 208.
47
Ibid,p. 113.
60

Fig 2 : Fra ANGELICO, /. 'Annonciation. Cellule n° 3. Musée San Marco

On est étonné d'abord par la simplicité des traits de l'ange et de Marie. Un regard plus
attentif nous fait découvrir un trait encore plus remarquable. Ici, « PAngelico introduit, à
titre de réel protagoniste de la scène, un espace vide, un volume délimité par les murs, et où
la lumière se répand.48 » Cette lumière, à peine visible, qui semble s'étendre en direction de
la Vierge, est la seule trace suggérée d'un Dieu invisible. Par le vide l'œuvre mystique
évoque la présence qui ne peut être représentée. C'est ainsi aussi que Dominique de
Courcelles analyse la peinture du Greco : « L'art pictural du Greco est un art du vide,
consistant à épaissir la lumière en matière de peinture et l'essence en existence de peinture
pour donner à voir en creux, en profondeur.49 » Le vide, la nuit ou le silence ne signifient
pas ici l'absence de Dieu, mais sont le lieu de sa présence voilée.

Par le silence ou le vide, l'œuvre mystique nous montre la présence de Dieu comme
un mystère, comme cela même qui ne peut être représenté. Elle tend également à créer un
espace de silence, d'intériorité chez celui qui la reçoit. C'est dans le dépouillement et le
48
Paolo MORACHIELLO, Fra Angelica : Les fresques de San Marco, 1996, p. 68.
49
Dominique de COURCELLES, « La chair transpercée d'un Dieu » dans Les enjeux philosophiques de la
mystique, 2007, p. 69.
61

silence que le mystique renoue le contact avec Dieu, et c'est là précisément qu'en tant que
poète il veut nous emmener. « Ces "paroles" ou cette "langue" [...] visent à faire entendre
le silence d'où elles jaillissent et où elles reconduisent.50 » Dans la fameuse Annonciation
de Fra Angelico, qui emplit le corridor nord du couvent de San Marco, le tableau lui-même
appelle le spectateur au silence, par le silence qui semble voyager entre Marie et l'ange, en
ce simple échange de regard, et par leurs attitudes. On sent qu'il se passe un dialogue muet
entre les deux, mais rien n'est entendu ni perçu par les yeux.

Fig. 3 : Fra ANGELICO, L'Annonciation, Couloir nord, mur sud, Musée San Marco (détail).

Les mots eux-mêmes ne sauraient « donner » Dieu au lecteur. Seulement s'il sait arrêter sa
lecture pour se poser lui-même dans la nudité du silence, la rencontre désirée par le poète
sera possible.

La poésie de Jean de la Croix, à l'instar des peintures du Fra Angelico, est


étonnamment sobre. Elle utilise le langage de tous les jours, la forme et les mots des
chansons populaires de l'époque. Max Milner souligne « la pureté et la sobriété du "style"
sanjuaniste51 », comparé au baroque si caractéristique du génie espagnol. « Ses plus belles
réussites semblent faites de presque rien52 ». « Pas de mots rares ou d'épithètes à effet. Un
dépouillement voulu qui contribue à la qualité artistique des poèmes.53 » Par un tel
dépouillement, le poète cherche à s'effacer lui-même pour laisser seule la présence de Dieu,

Jacques ANCET, Art. cit., p. 29. Nous soulignons.


51
Max Milner, Op. cit., p. 53.
52
Ibid,p. 62.
53
Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 878.
62

et afin que cette présence parle d'elle-même. Ainsi s'exprime le poète Rabindranath
Tagore : « Mon chant a dépouillé ses parures. Je n'y mets plus d'orgueil. Les ornements
gêneraient notre union; ils s'interposeraient entre nous, et le bruit de leur froissement
viendrait à couvrir tes murmures.54 » Ce désir d'effacement de l'auteur est particulièrement
vrai chez Jean de la Croix qui dans ses poèmes majeurs prête sa voix à un je férninin. C'est
ce qu'exprime en ses mots Maurice Zundel :
l'œuvre d'art peut être primitive, techniquement gauche, maladroite, mais cela peut être une
œuvre d'art suprême, dans la mesure où l'artiste a obéi, s'est effacé totalement devant la Beauté
et a su la faire passer dans cette matière de telle façon que, quand nous rencontrons cette
matière, nous sommes conduits infailliblement à ce même instant de communion avec la Beauté
qui a donné naissance à l'œuvre.55

Nous ne saurions adhérer complètement aux propos de Zundel. Il ne suffit pas d'être
mystique pour produire une œuvre, la sainteté ne saurait suppléer au travail et au talent. Ce
que nous retenons cependant de cette citation, c'est le souci pour le poète mystique de
s'effacer de son texte pour laisser la seule présence de Dieu s'exprimer. La sobriété, le
dépouillement, le silence sont une invitation, pour celui qui la reçoit, à dépasser l'œuvre
pour se tenir en la présence de Dieu dont l'œuvre n'est que le signe.
Qu'est-ce que c'est finalement, que contempler une œuvre d'art et entrer dans son rythme,
sinon rejoindre la source de l'Étemelle Beauté et dépasser toutes les formes et, à travers une
réalisation particulière, mais qui porte le sceau de l'universel, dépassant cette réalisation, même
si elle constitue le plus grand chef-d'œuvre, à travers ce chef-d'œuvre même, comme à travers
un sacrement, retrouver cette Beauté qui n'a plus de limites.56

Aussi pour Jean de la Croix, le danger est de « s'attach[er] plus à la beauté de l'image qu'à
ce qu'elle représente57 » et de transformer ainsi l'image en idole.

On pourrait regretter que Jean de la Croix n'ait pas écrit davantage, mais c'est peut-
être ce qui fait la valeur et la puissance de sa poésie. Tous les silences dans son œuvre ont
peut-être au fond plus de valeur que ce qui est dit et plus que les mots rendent compte de la
splendeur de ce qu'il a contemplé.

L'ultime acte poétique, pour le mystique, ne consisterait-il pas alors à se taire ? Or,
il semble que Jean de la Croix ressente ce besoin de communiquer, que pour lui « [pjarler -

54
Rabindranath TAGORE, L'Offrande lyrique, 2011, p. 35.
55
Maurice ZUNDEL, L'humble Présence, 2008, p. 88.
56
/W.i,p.86.
57
La Montée du Carmel, Livre II, ch. XXXTV, p. 431.
63

se taire » soit « un même meurtre58 ». Le pari de l'œuvre mystique en fait est de créer le
silence par les mots, les images, les sons. Plusieurs compositions d'Arvo Part, dont les deux
parties de Tabula rasa, « Ludus » et « Silentium », utilisent le silence et arrivent, par la
musique, à y conduire leur auditeur. De même, Jacques Ancet entend dans les vers de Jean
de la Croix, «[u]n silence que seuls les mots peuvent évoquer et qui, pourtant, n'est pas en
eux mais entre ou sous eux, comme leur condition d'existence même. Un silence qui n'est
pas suspension de la parole mais silence du sens.59 » Le silence se trouvera entre les mots,
entre les notes, délimité de chaque côté, comme un espace inviolable et infini en
profondeur, ou bien la parole peu à peu s'amenuisera jusqu'à disparaître, le silence
prolongeant indéfiniment l'œuvre60. Ou comme le dit Jacques Ancet, il se trouve comme
sous les mots, et comme en relation constante avec eux. Joseph Beaude dit de la parole
mystique qu'elle bégaie. Aussi, « c'est par son bégaiement même qu'elle essaie de parler,
non par les mots qu'elle bégaie61 ». Ni par les mots, ni tout à fait par le silence, mais par
son bégaiement. C'est par la rencontre de la lumière et de l'obscur, plus exactement par la
« lumière obscure », par la rencontre entre la parole et le silence, par la « musique
silencieuse », par ce qu'elle pointe d'impossible, ou plutôt d'indicible, que le poète - le
peintre, le musicien - mystique tente de parler. N'est-ce pas toute poésie, et tout art, qui
s'exprime ainsi, dans la mesure aussi où toute œuvre exprime l'ineffable et se veut une
rencontre de l'esprit avec la matière ? Or, dans l'art mystique, ces contraires sont exacerbés
et la distance entre la parole et son objet ne saurait être plus grande.

Tout procédé dès lors - négation dans la métaphore, oxymore, image liminaire,
image épiphanique - contribue à créer ce silence du sens. Ce qui ressemble à un oxymore
apparaît dans le portrait de Jean de la Croix illustré plus haut. Malgré l'obscurité entourant
le carme, son front, son visage, reflètent eux-mêmes une vive lumière. D'où provient cette

58
Jean-Claude RENARD, La lumière du silence, 1978, p. 60.
59
Jacques ANCET, Art. cit., p. 29.
60
C'est d'ailleurs la lecture que propose l'édition des poèmes de Jean de la Croix parue chez Librio : « le
chemin de perfection est marqué par des vers qui se resserrent [...] jusqu'à la dépossession radicale et
l'absence de toute forme syntaxique. Il n'y a plus qu'un seul mot [...] nada, rien [...] L'expression poétique
de la vie mystique débouche sur un vide langagier, sur un silence irréductible ». - Dans une nuit obscure :
poésie mystique complète, trad, de François BONFILS, Paris, Librio, 2001,157 p.
61
Joseph BEAUDE, Op. cit., p. 114.
64

lumière ? Émane-t-elle de lui comme un feu intérieur6 , où rayonne-t-elle de l'obscurité


même63 ? Ainsi, le vide suscite l'interrogation ; il suscite également l'inquiétude, le désir.
C'est au spectateur de donner lui-même sens à ce qu'il voit, de remplir le vide créé par
l'œuvre. La Trinité d'Andreï Roublev, assurément l'une des plus grandes œuvres
mystiques, étonne par son extraordinaire simplicité.

Fig. 4 : Andreï Roublev, L'Icône de la Trinité ou Les trois anges à Kiambrè.

Trois personnages, sobrement détaillés, se regardent mutuellement, dans une mise en scène
des plus dépouillées. Tout est dit cependant dans ce croisement de regards. Le silence laissé
par l'œuvre force celui qui la contemple à emplir lui-même le sens. La plupart attribueront
à cette circulation de regards le mot « amour », en dépit du fait que l'œuvre ne concorde
pas avec les représentations humaines qu'on a habituellement de l'amour. L'icône rend
tellement évident ce qu'elle montre - un Amour subsistant en lui-même -, qu'elle en
proclame avec une autorité désarmante l'existence. Jamais peut-être, dans tout l'art
chrétien, aura-t-on représenté Dieu avec autant d'efficacité. Ainsi, la poésie de Jean de la

62
« L'âme se voit toute embrasée d'amour par cette union divine où elle est parvenue. [...] Cette flamme
d'amour est l'esprit de son Époux [...] Elle le sent en elle-même comme un feu. » - La Vive Flamme
d'Amour, str. I, p. 914.
63
« [L]a foi est une nuit obscure pour l'âme, est c'est ainsi qu'elle l'éclairé, et plus elle la plonge dans les
ténèbres, plus elle lui donne sa lumière. » - La Montée du Carmel, Livre II, chap, n, p. 100.
65

Croix reste-t-elle le plus souvent muette, et cependant, personne ne doute de ce que cachent
ces vers :
Vivo sin vivir en mi Je suis vivant sans vivre en moi
y de tal manera espero et si puissant est mon désir
que muero porque no muero que je meurs de ne pas mourir64

L'œuvre mystique vient d'une certaine manière éclairer chez le lecteur ou le spectateur une
vérité inscrite déjà en lui et en affirmer l'existence. Elle vient réveiller dans le spectateur
une vérité dont il reconnaît, tacitement ou inconsciemment, l'évidence.

Symbotismes de la poésie mystique

Si d'après notre lecture, le silence semble le plus propre à évoquer ce qui est
indicible, certaines images semblent tout de même plus propices que d'autres à décrire
l'union mystique. Deux symbolismes habitent principalement la poésie de Jean de la Croix,
celui de la nuptialité et celui de la nuit. Tous deux sont intimement liés et se compénètrent.
Ceux-ci parcourent également toute la mystique chrétienne. La nuit prend chez certains
auteurs différentes formes : « nuage d'inconnaissance » chez Thomas Keating, « docte
ignorance » chez Nicolas de Cuse. Tout le dialogue des amants du Cantique des cantiques
semble se dérouler de la tombée de la nuit aux premiers signes de l'aurore. Ces deux
symboles, nuptialité et nuit, expriment la double expérience de tout mystique : une union
intime avec Dieu vécue cependant dans la douleur et l'obscurité de la foi. Nous pourrions
parler d'un double caractère à cette union, qui d'une part pour l'intelligence est une
connaissance obscure, vécue dans la privation des sens et de l'intelligence, mais qui dans la
volonté produit une effusion expérimentée de l'amour, un accroissement d'amour, un
élargissement du cœur. Le priant se trouve privé de toute sensation, de toute perception
cognitive, alors que Dieu se donne de la manière la plus intime. Son amour s'en trouve
cependant grandi, seule marque perceptible, et la plus sûre, du passage de Dieu.
L'expérience est d'autant plus douloureuse que l'amour grandit sans donner à sentir l'objet
désiré.

64
« Couplets de l'âme qui souffre pour Dieu », trad. Jacques ANCET, p. 107.
66

Un troisième symbolisme, celui de la plaie ou de la brûlure, exprime autrement cette


même expérience : blessure douloureuse, puisque le désir reste en cette vie toujours
inassouvi, et cependant blessure d'amour, désirée même dans ce qu'elle a de douloureux.
Le symbolisme du feu, constituant le poème « Flamme d'amour vive », mais qu'on
retrouve également dans la « Nuit obscure » et la glose « Sans appui et avec appui », se
rapproche et s'identifie par moments avec celui de la plaie. Le feu, symbole de la présence
de Dieu en l'âme65, est à la fois un feu purificateur qui brûle et qui détruit, et un feu
d'amour, qui éclaire et qui réchauffe.

Chez Jean de la Croix d'ailleurs, tous ces symboles s'unissent et se fondent les uns
dans les autres, de manière rare, pour décrire une même réalité ineffable : la nuit est une
nuit amoureuse, les flammes sont des obombrations66, la blessure est une brûlure et une
plaie d'amour67, la nuit est une lumière aveuglante, blessante68, le feu est encore « un feu
plein d'amour ténébreux69 ».

De toutes ces analogies, celle de la nuptialité est certainement la plus présente et la


plus intéressante. Cette image, plus qu'aucune autre, a la capacité d'agir directement sur le
lecteur. La théologie catholique voit d'ailleurs dans l'amour humain la meilleure image
pour parler du mystère de Dieu70. Plus qu'une image, l'amour est une expérience même de
l'être de Dieu, une participation à son essence. Si la poésie de Jean de la Croix peut
communiquer quelque chose de l'expérience mystique, c'est dans la mesure où précisément
elle suscite chez le lecteur l'amour. Jean de la Croix voyait dans les images un moyen de
« mouvoir la volonté71 ». Aussi, son désir fut-il sûrement que sa poésie puisse avoir le
même effet chez quiconque l'entendrait. En vérité, Jean de la Croix cherche moins à
communiquer un contenu, qu'à susciter un mouvement d'amour chez le lecteur ; « car la

La Vive Flamme d'Amour, str. I, p. 914.


66
/Wmf.,str.III,p.983.
67
Le Cantique Spirituel, str. VII, p. 720 ; La Nuit Obscure, II, ch. M, p. 593.
68
La Nuit Obscure, II, ch. xvi, p. 621.
69
Ibid, II, ch. xn,p.598.
70
JEAN-PAUL II, Homme et femme il les créa, 2007, 694 p. - On sait d'ailleurs que la théologie du corps de
Jean-Paul n fut grandement influencée par la mystique de Jean de la Croix, cf. Michael WALDSTEIN,
« Introduction », dans JOHN PAUL II, Man and Woman He Created Them : A Theology of the Body, Boston,
Pauline, 2006, p. 23-34.
71
La Montée du Carmel, Livre II, ch. XXXTV, p. 430.
67

sagesse mystique dont il est question dans ces strophes est un produit de l'amour ; et il n'est
pas nécessaire de la comprendre distinctement pour qu'elle produise dans l'âme les effets et
les affections de l'amour72 ».

Il faudrait ressortir un dernier procédé, certainement celui qui fascine le plus les
lecteurs hispaniques de Jean de la Croix, et que Bernard Sesé appelle « symbolisme
phonique73 ». Nous avons donné déjà l'exemple, rapporté par Jacques Ancet, de ces soupirs
qui résonnent dans les premières strophes de la « Nuit obscure ». C'est non seulement une
musicalité de la poésie sanjuanniste, mais une réelle fusion de la forme et du sens. Le plus
bel exemple en est peut-être ce vers, aussi de la « Nuit obscure » :
amada en el amado transformada l'aimée en l'ami même transformée74

Ici, les mots « amada » et « amado » se trouvent littéralement unis et transformés dans ce
troisième « transformada », qui comprend toutes les lettres des deux premiers mots. Ce
vers n'est pas sans rappeler cet autre vers sublime du Cantique des cantiques :
ani ledodi vedodi U je suis à mon bien aimé, et mon bien-aimé est à
moi75

Un autre excellent exemple de symbolisme phonique chez Jean de la Croix est ce


bégaiement que reproduisent les trois que de :
un no se que que quedan balbuciendo je ne sais quoi qu' ils vont balbutiant76

Jean de la Croix semble être arrivé, dans ses plus beaux poèmes, à une unité quasi parfaite
du sens et de la forme, unité que recherche tout poète. C'est pour cette raison assurément
que Jean de la Croix, selon l'avis même des poètes et des littéraires hispanophones, trône
au sommet de toute la poésie espagnole.

72
Le Cantique spirituel, Prologue, p. 674-675.
73
Bernard SESÉ, « Visage et destinée de saint Jean de la Croix », Introduction à Jean de la Croix, Poésies,
1993, p. 30.
74
« Nuit obscure », p. 107.
75
Cantique des cantiques 6, 3.
76
« Cantique spirituel », str. 7, p. 58-59.
68

Chapitre II
Motifs et sources de la poésie sanjuanniste

Un autre paradoxe, plus déconcertant encore, ressort de la poésie sanjuanniste et en


ébranle le fondement même. D'où vient que cet homme, abandonné à la seule
contemplation de Dieu, prônant pour lui-même et pour les autres une doctrine de
détachement absolu de tout et de toute volonté propre pour se mouvoir dans la seule
volonté de Dieu, s'arrête à écrire des poèmes, seraient-ils parmi les plus beaux de la
littérature espagnole ? Au reste, comment ce mystique, qui plus qu'aucun autre a montré la
nécessité de dépasser toutes les sensations et les figures de ce monde pour arriver à la
connaissance de Dieu, a-t-il pu écrire un poème comme « Le cantique spirituel », chargé
d'images sensibles et sensuelles ? Ces questions sont loin d'être banales chez un homme tel
que Jean de la Croix dont la vie et la doctrine, des plus audacieuses, sont aussi des plus
radicales. D'autres avant nous ont souligné ce paradoxe dans la poésie du saint espagnol :
[CJomment le renoncement le plus radical au monde, le dépouillement systématique de toute
forme et de toute figure créée jusque dans les replis les plus profonds du cœur et de ses
affections, vers le bas ; jusqu'aux visions et aux inspirations les plus élevées, vers le haut, peut
bien se concilier avec une piété qu'il faut vraiment appeler esthétique et pour laquelle
hermosura est ce qu'on peut dire de plus fort sur Dieu [...]

Hans Urs von Balthasar, l'auteur cité ici, nous assure aussi que la solution à ce paradoxe
doit apporter à toute l'œuvre de Jean de la Croix sa plus grande lumière et qu'il faut la
trouver dans la vie et la pensée de Jean de la Croix lui-même.

Un coup d'œil du côté de la biographie du saint espagnol nous donnera un premier


élément de réponse. Jeune, Jean de la Croix montre des aptitudes pour la sculpture, la
peinture et la musique, sans toutefois exceller dans aucun de ces domaines. On sait qu'il
aime particulièrement la musique. On raconte qu'il chantait presque toujours lors des longs
voyages qui le menaient d'un monastère à un autre78. Tôt, il fait le sacrifice de son travail et
de ses études comme peintre et sculpteur pour des études de théologie et afin de se
consacrer plus entièrement à Dieu. Il ne cesse pas pour autant de pratiquer le dessin, la
sculpture et l'écriture. Outre les poèmes, on connaît par des témoignages d'autres œuvres

77
Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, 1972, tome 2-2, p. 50.
78
Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 873.
69

de lui, des statuettes et des crucifix sculptés dans le bois ainsi que des dessins. Il ne nous
reste de ces œuvres artistiques qu'un croquis que le saint traça suite à une vision et dont les
qualités démontrent une réelle maîtrise du dessin79. «Jean de la Croix n'avait pas
seulement l'âme et la sensibilité d'un artiste ; il possédait aussi la technique d'un maître
r -.80
[••] »

Jean a-t-il senti le besoin à un moment de son cheminement d'abandonner la


poésie ? Avait-il renoncé à elle lorsqu'elle l'a trouvé ? Plusieurs auteurs le laissent
entendre : « lorsqu'il abandonna pour l'amour de Dieu les valeurs de l'art, il choisit la voie
plus difficile, et peut-être pour lui la plus difficile81 » ; « [e]n renonçant à l'art, saint Jean de
la Croix a obtenu, par surcroît, la plus profonde connaissance expressive de l'art »82. Ce que
Jean de la Croix a sacrifié certainement, c'est le métier d'artiste, et notre assurance est qu'il
n'a jamais recherché la gloire littéraire. Ainsi, « la poésie ne fut jamais pour lui la tâche
pré-éminente mais quelque chose de surabondant83 ».

Est-ce en effet, en ne cherchant pas l'art pour lui-même, que Jean de la Croix a
atteint le plus haut sommet de l'art ? L'histoire de l'art montre d'autres cas d'artistes qui
ayant sacrifié l'art ont plus tard créé une œuvre alliant à la fois les qualités esthétiques et
spirituelles les plus hautes. Pour entrer chez les dominicains, Fra Angelico renonça à la
peinture qu'il ne pratiqua plus pendant trois ans, après quoi ses supérieurs lui enjoignirent
de peindre à nouveau. En faisant vœu de pauvreté, il avait renoncé cependant
définitivement aux revenus qui lui rapportaient ses travaux84. Parmi les commandes qu'il
exécuta par la suite, ce sont les fresques du couvent de San Marco, peintes pour la seule
dévotion des frères et cachées pour la plupart des yeux du public, qui nous livrent son
témoignage le plus saisissant. Arvo Part quitta la scène de la musique contemporaine et ne

79
Michel FLORISOONE, Esthétique et mystique, 1956, p. 104.
80
Hans Urs vonBALTHASAR, Op. cit., p. 52.
81
Ibid., p. 52.
82
Michel FLORISOONE, Op. cit., p. 104.
83
Jorge GUILLEN, Art. cit., p. 100.
84
Guido CORNINI, Fra Angelico, 2001, p. 13.
70

composa presque plus pendant près de huit ans avant de découvrir le style tintinnabuli qui
le rendit célèbre85.

Se pourrait-il en effet que l'art, n'étant plus recherché pour lui-même, débarrassé
des intentions égoïstes, découvre alors à l'artiste toute sa splendeur ? L'exemple saisissant
de Jean de la Croix ou de Fra Angelico nous pousse à le croire. Il ne s'agirait pas
nécessairement de le rejeter activement, ce que Jean de la Croix lui-même ne semble pas
avoir fait - il conserva l'habitude d'écrire et de sculpter jusque dans ses dernières années86
- mais d'y renoncer intérieurement et d'être prêt à en faire le sacrifice si une valeur plus
haute l'exigeait. Tout l'enseignement de Jean de la Croix sur le détachement doit être
compris aussi dans le sens non pas d'une privation absolue et de toute façon impossible de
tous les biens, mais d'un détachement intérieur par rapport à ceux-ci : « les biens de ce
monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas [...] ce qui lui est nuisible, c'est
l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a87 ». Or, pour arriver à ce détachement, il
faut bien souvent vivre cette privation, au moins un moment. L'art, suivant la doctrine du
saint, n'échappe pas non plus à cette exigence très haute qui veut laisser le cœur « libre et
vide88 » pour Dieu.

Or, il nous paraît impossible de penser, en sens inverse, que la poésie pour Jean de
la Croix fut une activité accessoire et dénuée d'une profonde signification. La qualité de ses
poèmes majeurs prouve qu'il a écrit beaucoup89. Il faut rejeter le mythe du saint Jean de la
Croix illuminé, recevant du ciel une poésie toute parfaite. « Rien de plus éloigné de Saint
Jean de la Croix, nous dit Jorge Guillén, que n'importe quelle forme d'écriture
automatique.90 » À une religieuse qui lui demandait si son inspiration lui venait directement
de Dieu, Jean répond : « Ma fille, tantôt c'est Dieu qui m'inspirait des mots, tantôt c'est

85
Paul HILLIER, Arvo Part, 1997, p. 74-75.
86
Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 52.
87
La Montée du Carmel, I, ch. m, p. 35.
88
Idem
89
« [I]l dut écrire davantage que ce que nous connaissons. Il n'est pas possible que la Nuit obscure, le
Cantique spirituel figurent parmi les prémisses d'un débutant. » - Jorge GuiLLÉN, Art. cit., p. 100.
90
Ibid., p. 116.
71

moi qui les cherchais.. .91 » Chez lui, comme chez tout vrai poète, le travail acharné s'allie à
l'inspiration en ce que le poète espagnol Jorge Guillén appelle P« inspiration laborieuse ».
Saint Jean de la Croix a su réaliser l'équilibre suprême entre poésie inspirée et poésie
construite, à l'opposé de tant de modernes pour qui la poésie et l'art présentent une
contradiction irréductible. [...] Le poème s'érige comme la plus subtile architecture, où chaque
pièce a été travaillée par l'ouvrier le plus soucieux de s'approprier de la perfection ; et la
perfection artistique s'allie à la perfection spirituelle.92

Jean de la Croix est donc un orfèvre qui accorde du temps à son art. La question est
d'autant plus pertinente de savoir comment les dons poétiques s'allient aux dons spirituels,
chez un homme dont toute l'activité est subordonnée à la quête de l'Absolu. Il serait inutile
de chercher à opposer chez lui l'influence profane et l'inspiration religieuse. Les formes et
les images qu'il utilise prouvent qu'il a subi l'influence des poètes lyriques avant lui et de
la chanson populaire. Le génie de Jean de la Croix est précisément d'avoir su allier les
meilleures qualités poétiques aux plus hautes intuitions spirituelles et d'être parvenu à cette
« étonnante synthèse d'éléments sacrés et profanes, savants et populaires93 ». « Pourquoi
toutes les puissances de l'enthousiasme artistique et de l'invention créatrice ne seraient-
elles pas suscitées aussi par l'in-spiration du Saint-Esprit, là où ces puissances existent ?94 »
Si les dons de l'Esprit et les dons artistiques se combinent de manière heureuse chez Jean
de la Croix, il nous faut approfondir et nous demander comment interagissent chez lui
expérience poétique et expérience mystique. Quel rôle joue la poésie dans l'expérience
mystique du saint? Quelle fut pour lui la valeur de l'art dans ce chemin qui lui fait tout
dépasser pour l'unique but qu'est l'union à Dieu?

La question peut se résoudre de deux manières. En identifiant dans quelles limites la


poésie peut servir de moyen pour aller à Dieu, et deuxièmement, dans quelles limites
permet-elle au mystique de traduire son expérience, nous pourrons déterminer la valeur
véritable de la poésie pour la mystique.

91
Benard SESÉ, Petite vie de Jean de la Croix, 1992, p. 101.
92
Jorge GUILLÉN, An. cit., p. 105-106.
93
Max MILNER, Op. cit., p. 129.
94
Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 25.
72

Expérience poétique et expérience mystique

Quant à la première question, Jean de la Croix ne saurait être plus radical : aucun
sentiment, aucune pensée, ni rien de créé, ne peut servir de moyen direct pour s'unir à
Dieu. Dans la contemplation surnaturelle où Jean veut conduire l'âme, « tous ces moyens et
tous ces exercices sensibles des puissances doivent être abandonnés et mis dans le silence,
afin que Dieu opère par lui-même dans l'âme l'union avec lui95 ». « La poésie, parfaitement
légitime [...] ne peut, pas plus qu'aucune chose créée, nous servir de moyen pour atteindre
Dieu.96 »

Maurice Zundel, à première vue, semble moins radical que le carme. Pour lui,
l'œuvre d'art, dans sa vocation ultime, est « sacrement », soit « la communication d'une
personne97 ». L'œuvre d'art doit permettre de rencontrer, par la beauté, la Beauté-personne.
C'est d'ailleurs pour Zundel un critère de la qualité d'une œuvre : « Le critère de la beauté,
c'est cette rencontre avec la Beauté qui est quelqu'un.98 » Zundel exprime toutefois la
nécessité de dépasser l'œuvre pour atteindre cette Beauté qu'est Dieu :
Qu'est-ce que c'est finalement, que contempler une œuvre d'art et entrer dans son rythme,
sinon rejoindre la source de l'Étemelle Beauté et dépasser toutes les formes et, à travers une
réalisation particulière, mais qui porte le sceau de l'universel, dépassant cette réalisation, même
si elle constitue le plus grand chef-d'œuvre, à travers ce chef-d'œuvre même, comme à travers
un sacrement, retrouver cette Beauté qui n'a plus de limites.99

« Dieu est la Beauté... Toutes les œuvres d'art ne sont qu'un coup d'aile vers la Beauté,
elles ne sont qu'un lieu de passage et elles ne deviennent parfaites que lorsqu'elles nous
font les dépasser elles-mêmes.100 » L'œuvre remplit sa fonction de sacrement précisément
lorsqu'elle nous fait la dépasser. Ni Zundel, ni Jean de la Croix ne sont partisans de l'art
pour l'art. Mais c'est dire aussi que l'œuvre a un but, un but qui la dépasse mais qui lui
donne aussi sa valeur et sa raison d'être. Zundel peut sembler plus modéré sur la question,
il nous semble en fait que lui et Jean de la Croix partagent sensiblement une même vision et

95
La Montée du Carmel, III, ch. I, p. 305.
96
Max MILNER, Op. cit., p. 123.
" Maurice ZUNDEL, Op. cit., 1965, p. 81.
" Maurice ZUNDEL, Op. cit., 2008, p. 88.
99
Ibid., p. 86.
100
Ibid., p. 89-90.
73

que seul l'angle de vue diffère. Si Zundel insiste surtout sur la valeur de l'art et Jean de la
Croix sur ses limites, leurs points de vue concordent pour nous en donner une vision juste.

Jean de la Croix parle bien sûr de la nécessité de dépasser toute chose sensible pour
contempler Dieu qui en lui-même échappe aux sens et à toute idée qu'on peut s'en faire. Il
voit en même temps dans la création, dans la beauté de la nature, comme un « vestige » de
la Beauté de Dieu, qui lui permet de s'élever (ou de s'intérioriser) vers Dieu vivant au
centre de l'âme101. Or, ce que donne en quelque sorte la beauté, contemplée dans la nature
ou dans l'œuvre d'art, c'est un mouvement qui s'il est suivi nous oblige précisément à
dépasser et même oublier ce qui l'a initié. C'est ainsi, il nous semble, que Zundel conçoit
également l'œuvre d'art lorsqu'il parle d'elle comme d'un sacrement102. L'œuvre d'art en
elle-même n'actualise pas l'union, mais sert de tremplin vers cette union qui, requérant
toutes les puissances de l'être, veut qu'on oublie tout. Le père Lucien-Marie de Saint-
Joseph, éditeur des œuvres de Jean de la Croix, raconte l'effet que ses poésies avaient sur
les carmélites de Béas à qui il les avait confiées :
Il y avait là pour lui un moyen de direction. Et les poèmes, à cet égard, rivalisaient, s'ils ne
l'emportaient sur eux, avec les billets qui furent à l'origine du recueil des Maximes. [...] Il
apparaît donc, à la lumière des documents historiques, que les poésies servaient d'intermédiaire
entre la vie intérieure du saint, qu'elles traduisaient, et celle de ses disciples, qu'elles
guidaient.103

Jean de la Croix voyait donc lui-même, dans sa poésie, un moyen du moins de conduire la
personne sur le chemin spirituel et de communiquer sa propre expérience. Pour Zundel,
l'œuvre doit permettre de retrouver cette expérience qui l'a vu naître : « quand nous
rencontrons cette matière, nous sommes conduits infailliblement à ce même instant de
communion avec la Beauté qui a donné naissance à l'œuvre104 ».

Nous voilà reconduits à notre second point : dans quelles limites le poète peut-il, par
l'intermédiaire de l'œuvre, communiquer une expérience mystique? Là encore, certains
aiment imaginer Jean de la Croix cherchant l'extase à travers l'inspiration poétique ou,
101
Sur la pensée de Jean de la Croix quant à la connaturalité entre Dieu et les créatures : Le Cantique
Spirituel, str. 4 et 5, p. 709-715 et La Montée du Carmel, U, ch. vii, p. 126-131.
Zundel utilise le mot sacrement au sens large et plus ancien où Jean-Paul II emploie aussi ce terme pour
parler de la création et du corps dans sa théologie du corps, soit un signe qui manifeste et réalise dans
l'homme le mystère de Dieu (JEAN-PAUL II, Op. cit., 8 septembre 1982, §5 et note, p. 510-513).
103
Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 875-876.
104
Maurice ZUNDEL, Op. cit., 2008, p. 88.
74

inversement, cherchant le poème pendant l'union à Dieu. Jean de la Croix, insiste trop, dans
les deux sens, sur la nécessité d'abandonner toute activité des facultés pour s'unir à Dieu et
une fois en cette union, de ne pas la troubler par nos indiscrétions :
durant le temps de cette communication intime avec Dieu, il convient que tous les sens, tant
intérieurs qu'extérieurs, soient dans le repos et interrompent leurs opérations personnelles, car
plus elles agissent à ce moment-là, plus ils portent le trouble. [...] Aussi ce qu'elle fait alors
avec le Bien-Aimé, c'est de rester dans cet exercice plein de suavité auquel elle est élevée, et de
continuer à aimer et aimer encore pour continuer cette union.105

Jean de la Croix compare l'union à Dieu à celle des époux. Toute sa pensée s'éclaire aussi
lorsque nous la lisons avec cette analogie. Si des mots d'amour et même bien composés
peuvent provoquer l'amour de l'être aimé, s'ils peuvent même disposer les époux à l'union,
au-delà d'un certain point, ceux-ci doivent nécessairement être abandonnés. Ce n'est
d'ailleurs pas tant la qualité esthétique du poème que la passion qui l'a inspiré qui a le plus
de chance de toucher l'autre. De même, pour Jean, certaines images, paroles ou lectures
peuvent servir à susciter le désir et préparer l'oraison, mais doivent rapidement être
abandonnées pour concentrer et reposer ses facultés dans le seul exercice d'amour. Au
moment le plus fort de l'union, les longues paroles sont impossibles et ne peuvent que
troubler l'union. «C'est par la suite que l'âme se souvient et qu'elle est capable de
représentations distinctes. [...] Alors, mais alors seulement, il devient possible de fixer des
moments inoubliables et de leur donner forme.106 » L'analogie sponsale, parce qu'elle reste
une analogie, a cependant ses limites. L'union à Dieu échappe, comme nous l'avons déjà
dit aux « critères psychologiques naturels de l'expérience107 », mais plus elle est parfaite,
moins elle produit d'impressions dans les sens et l'intelligence. Jean de la Croix n'est pas
de ceux qui cherchent les extases et les visions, mais, au contraire, il s'en méfie et conseille
même à ceux qui en sont favorisés de s'en détacher et de les rejeter10 .

Cette nécessité de reposer entièrement les facultés pour permettre l'union à Dieu
nous rend encore plus attentifs à la distinction nécessaire à faire entre poésie et mystique. Il
semble y avoir un danger à confondre, comme le font certains modernes, l'inspiration
105
Le Cantique Spirituel, str. 25, p. 828.
106
Max MILNER, Op. cit., p. 108-109.
107
Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 65.
108
« Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions
imaginaires, formes, représentations ou connaissances particulières ; car elles ne peuvent lui servir de moyen
proportionné et prochain pour atteindre un tel but ; elles y seraient plutôt un obstacle ; voilà pourquoi l'âme
doit s'en détacher et s'appliquer à les fuir. » La Montée du Carmel, II, ch. XTV, p. 178.
75

poétique et l'union mystique, et à «mettre des mystiques qui ont ignoré la poésie en
parallèle avec des poètes qui n'ont connu qu'elle109 ». Il apparaît nécessaire de distinguer,
dans la théorie comme dans la pratique, l'expérience mystique de l'expérience poétique ; la
poésie reste une tâche demandant toutes nos énergies créatrices et la contemplation en tant
qu'exercice d'amour requiert également toute notre volonté. Il y aurait pour tout poète un
réel danger de tomber dans une attente paresseuse d'une inspiration qui ne viendrait pas et
pour le croyant d'attendre de la prière des paroles ou des impressions fortes et de
transformer la quête spirituelle en quête esthétique. Refuser cette distinction entre poésie et
contemplation, c'est perdre du coup les deux.

Cela signifie-t-il qu'il faille absolument séparer chez Jean de la Croix l'expérience
spirituelle de l'expérience poétique ? Ce serait méconnaître la vie et la personne du saint
espagnol chez qui tout est uni au plus haut point. D est évident que chez lui, la poésie fut
nourrie par une intense vie spirituelle, et qu'inversement, la poésie a imprégné sa dévotion
mais aussi sa croissance spirituelle. Si l'on replace d'ailleurs ses poèmes dans son
cheminement spirituel, ils acquièrent non seulement une nouvelle lumière, mais leur
puissance poétique même en paraît décuplée. Le 3 décembre 1577, Jean de la Croix fut
enlevé puis enfermé dans un cachot du couvent de Tolède par les carmes mitigés qui
s'opposaient à la réforme entamée par Thérèse d'Avila et lui. C'est dans ce cachot que
furent composées plusieurs de ses poésies que le carme mémorisait. Rejeté par les hommes,
se sentant même abandonné de Dieu, se vit alors une purification libératrice dont ses
poèmes sont l'expression :
Et il peut s'écrier en toute vérité, quoique muré de partout,

"Dans une nuit obscure... je suis sortie..."


... "Ô nuit qui conduisis,
nuit plus aimable que l'aurore,
ô nuit qui réunis
l'Aimé avec l'Aimée,
l'Aimée en l'Aimé transformé."

Et malgré les murs épais les images du monde sensible affluent, mais épurées, rajeunies, toutes
"revêtues du regard de Dieu".

"Mon aimé les montagnes,


les vallons solitaires, ombreux,

109
Max MILNER, Op. cit., p. 121.
76

les îles lointaines,


les fleuves tumultueux,
le sifflement des vents amoureux."

C'est dans le dénuement et le silence que sont nés ses plus beaux poèmes. Toute la
symbolique de la nuit, du feu, de la blessure, ainsi que toutes les autres images qu'il
emploie, sont intimement liées à son expérience spirituelle.
En réalité, en sa réalité la plus profonde, le mystique déjà poète [...] a vécu sa nuit obscure et sa
flamme d'amour. "Il y a eu sans doute - dit Jean Bamzi - une fusion si intime de l'image et de
l'expérience que nous ne pouvons plus parler d'un effort pour figurer plastiquement un drame
intérieur [ . . . ] " I n

Son œuvre poétique est un chant et un témoignage très intime et l'art n'a peut-être jamais
été un but recherché. Chez lui, la poésie est un élan vital, nécessaire - aussi nécessaire que
l'exigeait Rilke -, et qui fait que, même s'il y a effectivement renoncé, celle-ci s'est
imposée à lui. Rilke ne demande-t-il pas d'ailleurs ce même renoncement qui prouve et
donne sa valeur à ce qui ne pourrait être chez plusieurs qu'un loisir ou la passion d'un
moment112 ?

Où donc se situe l'acte poétique si ce n'est pas au cœur de l'union mystique ? À son
seuil ou, plus vraisemblablement, dans sa continuité. Si dans cette relation qui l'unit à Dieu,
le mystique (ou Dieu lui-même) se réserve des moments privilégiés d'union silencieuse, il
n'y a pas non plus de rupture évidente entre ces moments et tous les autres. Comme nous
l'avons fait remarquer déjà, c'est toute la vie du mystique qui tend à être vécue dans la
présence de Dieu, sous la forme d'un dialogue d'amour, et à devenir une union continue.
L'amour seul motive chez Jean de la Croix toute son action. Dès lors, un acte aussi
significatif pour lui que la poésie ne peut trouver sa justification que dans l'amour. Aussi,
pour Jean de la Croix - et c'est bien ce que laisse transparaître cette poésie tendue entre les
appels de la bien-aimée et la face toujours fuyante de son amant - l'œuvre n'est pas tant un
moyen d'expression personnelle que l'espace d'un dialogue. Son œuvre poétique s'inscrit
toute entière dans un mouvement d'amour. Elle est englobée et comme saisie par cette
relation qui englobe et saisit toute sa vie. Elle émerge de cette liberté nécessaire à l'amour

110
Ibid., p. 32-33.
111
Jorge GUILLÉN, Art. cit., p. 120.
112
« Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ? Ceci surtout : demandez-
vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : "Suis-je vraiment contraint d'écrire ?" » - Lettres à un jeune
poète, 1975, p. 18.
77

et que l'amour seul permet113. « De l'origine mystique - nous dit Guillén - proviennent
l'élan, la passion, une sublime qualité d'âme.114 » C'est là le plus près que la poésie peut
approcher de l'acte mystique. Cette poésie, nous dit Lucien-Marie de Saint-Joseph, « est
comme l'écho d'une mélodie intérieure, qu'on peut bien savourer mais non redire, ou
comme les ondulations de l'eau qui à la surface du lac immobile, répètent de proche en
proche le choc qui eut lieu là-bas, en un point précis que l'on devine115 ». Il n'y a donc pas,
à proprement parler, de poésie mystique, au sens où celle-ci nous livrerait un contenu
mystique. « Quand ils nous transportent avec leurs accents d'oraison, ces poèmes peuvent
bien, en effet, être appelés mystiques. En toute rigueur, au strict sens théorique, ils ne sont
pas de poèmes mystiques et ne peuvent pas l'être.116 » L'œuvre poétique ou artistique est
toujours en décalage par rapport à l'expérience mystique et elle ne peut également nous y
reconduire que par un mouvement qui nous oblige à la dépasser. « [L]'impossible
révélation ne se transvase qu'indirectement au poème. Si indirectement qu'il ne lui octroie
que les sentiments et ses modulations, non point son sujet même.117 »

Aussi, notre question de départ - lorsque nous demandions comment le poète


arrivait à exprimer ce qui par essence est indicible - apparaît partiellement erronée. Ce ne
sont pas des connaissances que la poésie, celle de Jean de la Croix mais également toute
poésie, communique, « le poète ne traduit pas un donné préexistant à son poème : il
exprime dans un certain langage, mêlé comme tout langage d'objectivité et de subjectivité,
son rapport avec le monde118 ». Jean dans sa poésie, et même dans ses traités, ne nous
transmet pas tant une vérité objective que sa propre expérience subjective de la Vérité. Ce
qu'il nous communique, c'est un mouvement, un élan vital qui est celui de l'amour. Et sa
poésie le fait en nous livrant son intériorité, en nous permettant d'entrer dans cette intimité
qu'il partage avec son Bien-Aimé, d'en approcher au plus près qu'il est possible d'aller,

113
Au sommet de son ascension, le carme écrit : « Il n'y a point de chemin par ici, parce qu'il n'y a point de
loi par le juste. » - Maxime inscrite sur le dessin de La Montée du Carmel, p. 4.
114
Jorge GUILLÉN, Art. cit., p. 118.
115
Lucien-Marie de SAINT-JOSEPH, Art. cit., p. 887. - Balthasar fait une observation très semblable : «Le
cœur de l'acte mystique est au-delà du cœur de l'acte poétique ; le cœur du second se trouve à la périphérie du
premier, bien que l'acte de conception du poème provienne de la conception plus secrète de l'expérience
mystique, soit son écho et, en l'attestant et la désignant, tende à retourner vers elle. » Op. cit., p. 25.
Jorge GUILLÉN, Art. cit., p. 131.
117
Ibid., p. 118.
118
Max MILNER, Op. cit., p. 111.
78

sans violer l'amour. Pour le reste, « son désir est que ce soit très caché, très profond et très
éloigné de toute communication extérieure119 ».

Sa parole, toute silencieuse qu'elle est, est une parole performative. Elle produit une
tension, tension paisible que l'on retrouve chez plusieurs poètes mystiques, par exemple
dans ce poème du mystique français, Jean-Joseph Surin :
Je veux aller courir parmi le monde,
Où je vivrai comme un enfant perdu,
J'ai pris l'humeur d'une âme vagabonde,
Après avoir tout mon bien dépendu.
Ce m'est tout un, que je vive ou je meure,
Il me suffit que l'Amour me demeure.120

Or, pour suggérer ce vers quoi tout son être tend, et qui ne peut être dit, le poète, le
musicien ou le peintre n'a pratiquement d'autre choix à un moment de se taire, de
reconnaître les limites de son langage et de laisser dans son œuvre ces trous de silence.
C'est le silence précisément qui provoque cette tension et empêche que l'amour soit apaisé.
D'où la nécessité de dépasser l'œuvre.

L'œuvre rencontre ici, nécessairement, les limites que lui accordera le lecteur.
L'élan que l'artiste veut susciter peut n'être pas reçu. Le poème agira selon les dispositions
du lecteur envers lui. Le poème produira lui-même ces dispositions, de plus en plus à
chaque lecture. N'est-ce pas également ainsi, selon les théologiens, qu'agit la Parole de
Dieu, dont la poésie de Jean de la Croix s'inspire et s'est approchée plus qu'aucune autre
poésie ?

La glorification du monde

Nous soulevions au début de ce chapitre une autre question, celle de la place


inusitée, à première vue, qu'occupent les images de la nature dans la poésie sanjuanniste,
considérant sa doctrine sur le détachement. Là encore, Jean de la Croix apparaît des plus
intransigeants : « la distance qu'il y a entre Dieu et [les créatures] est infinie ; voilà

119
Le Cantique Spirituel, str. XXxn, p. 860.
120
Jean-Joseph SURIN, « Cantique V », dans Cantiques spirituels de l'amour divin, 1996, p. 65.
79

pourquoi l'entendement ne peut s'unir parfaitement à Dieu par le moyen des créatures, tant
du ciel et de la terre, parce qu'il n'y a pas une ressemblance suffisante121 ». Jean de la Croix
reconnaît dans la beauté des créatures un certain vestige de la Beauté de Dieu qui permet,
par elles, de s'élever à la connaissance de Dieu122. Mais, « [lj'obscur pressentiment de
Dieu, que l'intelligence naturelle peut acquérir par elle-même, n'intéresse pas Jean ; il veut
Dieu, tel qu'il est en lui-même, et ce Dieu ne peut être connu que par Dieu123 ». Si les
créatures peuvent nous donner quelque connaissance intuitive de Dieu, elles ne sauraient
permettre de s'unir à lui et doivent même, pour cela, être oubliées.

On sait cependant, d'après ses biographes, que le saint aimait conduire ses frères
dans la nature pour y faire oraison124. Juan de Yepes était d'ailleurs très sensible à la beauté
des paysages espagnols et « [c']est au milieu de cette nature qu'il a prié, souffert, qu'il a
achevé, poli et commenté ses poèmes125 ». N'y a-t-il pas là contradiction avec son propre
enseignement ? Reprenons l'analogie sponsale afin de résoudre cette contradiction
apparente.

Pour Jean, toute la création est un don que Dieu fait à l'homme, comparable au
cadeau qu'un homme ferait à son épouse. Or, le don premier que l'époux veut faire à son
épouse en lui offrant un présent est le don de son amour et de lui-même. Celle-ci serait
aveugle si elle en venait à s'attacher à l'objet offert plus qu'à l'amour qu'il représente, ou
même seulement si elle devait aimer son époux à cause des cadeaux qu'il lui fait et non
pour lui-même. Or, Jean fait ce terrible constat qui avait saisi également François d'Assise :
« l'Amour n'est pas aimé » et l'homme s'attache aux créatures mais en oublie le Créateur.
Aussi, Jean de la Croix ne condamne pas la création en elle-même, qui demeure bonne,
mais l'attachement qu'on en a, et il invite à voir à travers elle le Créateur et à se détacher
d'elle pour s'unir à lui. Le carme étend cette règle non seulement aux biens naturels, mais
aussi aux biens surnaturels, aux manifestations sensibles de Dieu. L'homme, ainsi purifié
de toutes ses attaches, découvre alors les êtres dans toute leur splendeur :

121
La Montée du Carmel, II, ch. vu, p. 127.
122
Le Cantique Spirituel, str. iv, p. 709.
123
Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 9-10.
124
Michel FLORISOONE, Op. cit., p. 25-29 et Bernard SESÉ, Op. cit., p. 92-93.
125
Max MILNER, Op. cit., p. 38.
80

C'est dans le détachement des biens terrestres que l'on s'en forme une connaissance vraie et
que l'on comprend bien les vérités qui les concernent au point de vue naturel et au point de vue
surnaturel. [...] Celui qui ne met plus aucune complaisance dans les créatures et dont le cœur en
est désapproprié, jouit de toutes comme s'il les possédait toutes [...] les possède toutes d'une
manière très libre [...]126

Il en acquiert une nouvelle connaissance et une plus grande jouissance :


[L'âme] comprend si bien que par son être infini Dieu est éminemment toutes ces choses,
qu'elle les connaît mieux en lui qu'en elles-mêmes ; et c'est là une jouissance inexprimable qui
provient de ce réveil de Dieu dont nous parlons ; l'âme connaît les créatures par Dieu, et non
pas Dieu par les créatures [...]127

Pris en eux-mêmes, les éléments de la nature ne sont qu'une esquisse imparfaite et ne font
que bégayer :
un no se que que quedan balbuciendo je ne sais quoi qu'ils vont balbutiant128

Contemplés en Dieu, ceux-ci prennent soudain sens, les sons deviennent concert. C'est
toute la création à ce moment qui est invitée à chanter avec le poète. « C'est alors que la
création tout entière, saisie directement dans un contact personnel, ou retrouvée à travers
les poètes, les musiciens, les livres sacrés, sera appelée à jouer son rôle de témoin.129 » Le
mystique, dont le regard a été purifié et transformé, voit dès lors toute la création sous le
seul signe de l'amour. Dans L'Amoureuse Initiation, racontant une expérience mystique
qui devait changer sa vie, Oscar Milosz écrit : « Le ciel n'est point le rêve d'un fiévreux ;
les chemins qui y mènent sont de sable et de roc, de sable et de roc pénétrés d'amour,
gorgés d'amour à en pleurer. » Ce sont toutes choses, des plus simples éléments jusqu'à
l'homme, en passant par les minéraux et les grands corps célestes qui sont saisis sous un
nouveau regard :
l'amour est la loi de toute vie, de tout être. Dieu a mis cette loi en toute créature [...] L'astre
gravite dans l'espace en obéissant à cette loi de la gravitation universelle et de l'attraction
mutuelle des corps qui est la loi d'amour de la matière. L'instinct est une autre forme de la
même loi d'amour [...J1

C'est aussi après avoir quitté parents et amis pour chercher dans la pauvreté une vie
identique à celle du Christ, que François d'Assise, vers la fin de sa vie, compose Le
cantique des créatures dans lequel tout l'univers se trouve unifié dans l'Amour dont il
émane et chante la louange. Comme pour Jean, c'est à travers la purification de la nuit et

126
La Montée du Carmel, III, ch. xrx, p. 374-375
127
La Vive Flamme d'Amour, IV, p. 1038
128
« Cantique spirituel », str. 7, trad. Jacques ANCET, p. 58-59.
129
Max MILNER, Op. cit., p. 109.
130
Oscar V. de L. MlLOSZ, L'Amoureuse Initiation, 2004, p. 148.
131
P. Marie-Eugène de L'ENFANT-JÉSUS, Op. cit., p. 236.
81

dans la privation que jaillit le plus beau chant de François ; ce « chef d'œuvre de simplicité
et de clarté, c'est à travers la nuit épuisante de la fin de ta vie, alors que tes yeux malades ne
supportent plus l'éclat du soleil, ni la lueur du feu, que tu vas le composer et le chanter132 ».
Cette unité que l'on retrouve dans le chant de François, le « Cantique spirituel » de Jean le
réalise de manière encore plus suggestive :
Mi amado la montahas Mon ami les montagnes
los voiles solitarios nemorosos les vallons ombragés solitaires
las insulas extradas les îles incroyables
los rios sonorosos les bruissantes rivières
el silbo de los aires amorosos. les sifflements si pleins d'amour de l'air

La noche sosegada Le calme de la nuit


en par de los levantes de la aurora toute proche du lever de l'aurore
la miisica callada musique sans un bruit
la soledad sonora solitude sonore
la cena que recréa y enamora. repos amour le souper qui restaure1

Il ne s'agit plus pour le saint, à partir de la création, de s'élever à Dieu, « il ne s'agit même
pas de l'habituelle contemplation anagogique du monde, mais que dans la nature Jean
contemple réellement et directement son Dieu [...]134 ». La nature est devenue un voile
transparent que le poète dans la « Flamme d'amour vive » demande qu'on déchire :
O llama de amor viva Oh flamme d'amour vive
[■■J [...]
acaba si quieres si m le veux bien laisse
rompe la tela de este dulce encuentro de ce doux rencontre brise la trame135

Voilà toute la nature mise à contribution dans cette fête des mots, dans ce dialogue
d'amour, de même qu'elle est appelée à chanter la beauté de la bien-aimée dans Le
Cantique des cantiques. Il semble qu'on puisse dès lors distinguer deux mouvements dans
la poésie du mystique espagnol. Un premier, comme nous l'avons dit, marqué par le silence
et caractérisant, parmi d'autres, le poème « Nuit obscure ». Un second mouvement, plus
fécond, caractérisant cette fois le « Cantique spirituel » et la « Flamme d'amour vive ». Ces
deux mouvements ne sont en fait qu'un seul, dont la nuit, le chant et la flamme décrivent
différentes phases. Ces trois poèmes retracent d'ailleurs l'essentiel du cheminement
spirituel de Jean de la Croix. C'est aussi en ces poèmes que se condense toute sa doctrine,

32
Roger BRIEN, Poète de l'amour, 1957, p. 167.
33
« Cantique spirituel », str. 13-14, trad. Jacques ANCET, p. 62-63.
134
Hans Urs von BALTHAS AR, Op. cit., p. 51.
135
« Flamme d'amour vive », trad. Jacques ANCET, p. 94-95.
82

ses quatre grands traités n'étant, selon son propre aveu, qu'un commentaire « défaillant et
caduc1 6 » des poèmes. « S'il y a quelque part une confidence qui se voile - nous dit Jean
Baruzi - c'est ici qu'il faut la surprendre. » Jean de la Croix le confie lui-même :
Ce serait une erreur de croire que les paroles d'amour concernant les connaissances mystiques,
comme sont celles des présentes strophes, puissent bien se traduire dans le langage. [...] C'est
pourquoi [les âmes qui sont l'objet de telles faveurs] se servent de figures, de comparaisons et
de symboles pour traduire quelques-uns de leurs sentiments et révéler quelques-uns des
nombreux mystères dont elles ont le secret, au lieu d'en donner la raison.138

Ainsi pour Jean de la Croix, la poésie, mieux que tout autre langage, est capable d'exprimer
ces « mystères ». Pour cette raison peut-être, les mystiques chrétiens depuis les Pères de
l'Église se sont attachés au Cantique des cantiques plus qu'à aucun autre texte de la Bible.
En fait, la poésie, par son caractère suggestif, par ce qu'elle laisse d'indéterminé et
d'inépuisable dans le sens, peut arriver à dire quelque chose de l'infini de Dieu sans
entièrement le trahir. Par le silence qu'elle laisse et par l'amour qu'elle suscite, la poésie
« de Jean de la Croix ouvre ainsi un espace infini qu'on n'en finit pas d'explorer139 ». Dès
lors, pour Dâmaso Alonso, « les véritables cimes mystiques de saint Jean de la Croix ne se
trouvent pas dans ses commentaires, mais dans ses poèmes1 ». Ceux-ci constituent non
seulement le sommet de son œuvre, mais un sommet de toute la littérature mystique, et
figurent certainement, avec le Cantique des cantiques, parmi les plus beaux poèmes du
genre.

136
Hans Urs von BALTHASAR, Op. cit., p. 68.
137
Jean BARUZI, Op. cit., p. 298-299.
138
Le Cantique spirituel. Prologue, p. 673-674.
139
Bernard SESÉ, Art. cit., p. 21.
140
Dâmaso ALONSO, Op. cit., p. 164.
83

Conclusion

En guise de conclusion, nous nous proposons d'étudier brièvement le cas des


« mystiques » athées. Nous sommes sûrs ici d'ouvrir un débat que nous ne pourrons fermer.
Un tel sujet mériterait autant de pages que l'a exigé l'étude de Jean de la Croix, du moins
certainement plus que le chapitre que nous lui accorderons. Nous croyons cependant que
l'exemple de Jean de la Croix nous permettra d'éclairer celui de ces poètes que l'on appelle
« mystiques sans Dieu141 ».

C'est avec les romantiques, mais surtout Baudelaire et Rimbaud, que la poésie
s'interrogeant de plus en plus sur elle-même commence à côtoyer la mystique et même à la
revendiquer. Aussi, les épithètes ne manquent pas pour qualifier ces nouveaux chercheurs
d'absolu142 : « mystique de l'amour » (Baudelaire), « mystique contrarié » et « mystique à
l'état sauvage » (Rimbaud), « mystique orgueilleux » (Ségalen), « mystique irréalisé » et
« mystique moderne » (Michaux), « mystique athée » et « mystique de la finitude » (Char),
« mystique sans dogme » (Jaccottet), « mystique sans Dieu » (Valéry, Rimbaud, Jaccottet),
pratiquant « une mystique du langage » (Saint-John Perse). D'où vient que le poète a pris la
place du mystique ou se confonde avec lui, au point où le poète Serge Pey dit : « Un poète
est un mystique athée143 » ?

Nous avons choisi de nous attarder à l'œuvre de trois auteurs, deux poètes, reconnus
surtout comme tels, René Char et Philippe Jaccottet, et un troisième qui, s'il fut poète, fut
surtout reconnu comme romancier et dramaturge, Samuel Beckett. Leurs exemples, à la
lumière des conclusions déjà tirées jusqu'ici, nous semblent particulièrement éclairants
quant au problème de la « mystique » athée. Il est particulièrement intéressant de voir ce
qui les rapproche d'un poète comme Jean de la Croix et ce qui les en distingue de manière
irréductible.

141
Épithète donnée en premier à Paul Valéry (Jacques de BOURBON BUSSET, Paul Valéry : ou le mystique
sans Dieu, Paris, Pion, 1964, 189 p. ; Edmundo MORIM DE CARVALHO, Le statut du paradoxe chez Paul
Valéry, Paris, l'Harmattan, 2005, p. 209-213.)
142
Nous n'en dénombrons que quelques unes et sans en donner les références trop nombreuses.
143
Collectif d'auteurs, Entretiens avec Rodica Draghincescu, 2004, p. 106.
84

Char, Jaccottet, Beckett

Paul Veyne, auteur d'un des essais les plus intéressants sur René Char, dit de lui
qu'il est un « mystique athée144 ». Expression en elle-même contradictoire et qui cependant
révèle quelque chose de l'œuvre de cet immense poète. De nombreuses qualités de la
poésie de René Char ont pu permettre son rapprochement avec la poésie des mystiques
comme celle de Thérèse d'Avila dont Char était lui-même un admirateur145. Contrairement
cependant à un Jean de la Croix qui ressent l'impuissance des mots, René Char semble
avoir une confiance absolue en la puissance créatrice de la parole. Ce qui surtout peut faire
dire à Paul Veyne que Char est un mystique est toute cette part de mystère qui déroute les
lecteurs et auquel seul le poète semble avoir accès. Or, tandis que les mystiques tentent
d'atteindre une réalité ineffable et sont condamnés pour cela à l'obscurité, René Char crée
un imaginaire paradoxal, mystérieux, crée lui-même l'obscurité baignant son œuvre.
Quand on entendait René parler, faire oralement des brouillons, on était frappé de l'entendre
reprendre bien vite sa première formule pour la rendre plus énigmatique [...] Il est donc
croyable qu'à ses yeux l'obscurité ait été génératrice de poésie ; trop de clarté messied : la
bienséance exige une certaine pénombre, qu'il appelle lui-même "l'élégance de l'ombre".146

Est-ce à dire que sa poésie est pure imagination, sans contact avec les réalités que la lecture
nous laisse entrevoir ? Nous n'oserions affirmer cela. Mais il est surprenant de voir, à la
lecture de Veyne, comment notre poète, partant d'un événement ordinaire en arrivait à créer
une parole éblouissante, mais dont l'éblouissement justement rendait inaccessible pour le
lecteur le sens premier, au propre désespoir du poète147. Ce qui fait la puissance évocatrice
de René Char n'est pas tant la profondeur du mystère qu'elle révélerait, que le vertige
qu'elle donne en faisant éclater les frontières du langage et du réel à la manière de
Nietzsche qui, selon les propres mots de Char, «détruit avant forme la galère
cosmique148 ». Aussi, nous dit Jean-Pierre Jossua en parlant de René Char, « la vision du
poète ne débouche pas sur l'infini mais sur le vide, c'est pourquoi elle est féconde149 ».
L'œuvre de René Char n'est pas sans profondeur métaphysique, loin de là, mais bien loin
144
Paul VEYNE, René Char en ses poèmes, 1995, p. 35; 223.
145
René CHAR, Recherche de la base et du sommet, 1971, p. 36 ; 105. - Char éprouvait aussi une « chaude
sympathie » pour Jean de la Croix, cf. Paul VEYNE, Op. cit., p. 228.
146
Paul VEYNE, Op. cit., p. 183.
147
« René tenait énormément à être compris. » - Ibid, p. 12; « Ses poèmes étaient ses filles et il adorait ses
filles. Il souffrait le martyre lorsqu'il les voyait incomprises. » - p. 32.
148
René CHAR, « Page d'ascendants pour l'an 1964 », dans Op. cit., p. 106.
149
Jean-Pierre JOSSUA, Op. cit., 1985-1998, tome III, p. 199
85

d'une métaphysique personnaliste comme celle de Jean de la Croix, rinfini sur lequel la
poésie de Char s'ouvre est un infini sans visage, morcelé, néantisé.

Qu'ont en commun alors le mystique carme et le poète élève de Nietzsche ?


Certaines ressemblances au plan formel les rapprochent. Tout comme le poète castillan,
René Char était passé maître dans l'emploi de l'oxymore. Nous en citons quelques-uns des
plus beaux : « Le cœur d'eau noire du soleil150 », « éclair [...] cœur de l'éternel151 », « Tu
es lampe, tu es nuit152 ». On pourrait aisément faire ressortir la dimension du silence chez
René Char. Sa poésie, dans son vacarme d'images, reste en même temps silencieuse. Elle
ne se livre que par fragments - René Char emploie abondamment l'aphorisme, à la manière
d'un autre poète mystique, Angélus Silesius - et comme nous l'avons dit de Jean de la
Croix, elle crée dans la parole même des trous de silences. Un silence, encore une fois,
« qui n'est pas suspension de la parole mais silence du sens », et Char à ce titre est peut-
être le poète dont la parole est à la plus abondante en mots et en images et la plus
silencieuse dans le sens, celui chez qui l'écart entre ces deux extrêmes est le plus grand. Or,
un point unit Jean de la Croix et Char plus que tous les autres : tous deux ont fait de la
Beauté l'unique objet de leur amour comme de leur poésie. Nous n'avons peut-être pas
insisté assez sur ce point chez Jean de la Croix, certaines pages cependant du Cantique
spirituel154 nous convainquent que « Beauté » est le mot le plus approprié et le seul
vraiment qu'utilisait Jean pour parler de Dieu, celui qui explique aussi la valeur esthétique
de son œuvre. Chez René Char toutefois, la Beauté, qu'il écrit aussi avec un grand « B »,
n'a de qualité que son éphémérité et n'a pas le poids d'éternité, encore moins le visage
intime et personnel, que lui donne Jean de la Croix. Il est surprenant de constater aussi
comment les symboliques propres à Jean de la Croix, la nuit, le feu, la blessure, l'amour,
sont également très présentes dans la poésie charienne. Si la poésie de ce dernier est
nettement plus riche en images - plus riche peut-être qu'aucune autre poésie tant elle
déborde -, ce sont cependant ces mêmes symboles élémentaires, auxquels il faudrait ajouter

150
René CHAR, « Force clémente », dans Fureur et mystère, 2008, p. 36.
151
René CHAR, « À la santé du serpent », dans Ibid, p. 190.
152
René CHAR, « La vérité vous rendra libres », dans Les Matinaux, 1996, p. 49.
153
Jacques ANCET, Art. cit., p. 29.
154
Le Cantique spirituel, str. 35, p. 874 ; str. 5, p. 714-715 ; trad, du P. Cyprien, str. 11, p. 571.
86

peut-être l'éclair155, qui ressortent le plus vivement de la lecture de René Char et continuent
ensuite à nous habiter. Leurs langues, jusqu'à un certain point, se côtoient. Tous deux
semblent pratiquement puiser à la même expérience, lorsque nous entendons par exemple le
poète français décrire ses extases à Paul Veyne156. Or, on est bien ici en terre nihiliste.
Char, sans être philosophe, est peut-être ce qu'aurait été Nietzsche s'il avait été pleinement
poète. « Ainsi peut-on dire que la parole de Char prolonge celle de Zarathoustra.157 » C'est
comme si Nietzsche, à travers René Char, utilisait les mots de Jean de la Croix et les
renversait pour leur faire dire, avec une sublime élégance, le contraire de ce qu'ils
signifiaient chez le carme : la nuit est finalement vide, la blessure inguérissable, et surtout
l'amour dont le poète se targue se retrouve entièrement érotisé et tourné vers soi158, à
l'opposé tout à fait de Jean de la Croix qui rêve d'aimer Dieu « pour lui-même »159.

« Mystique sans Dieu », selon l'éditeur d'Éléments d'un songe, pour Jérôme Garcin,
« Philippe Jaccottet est un mystique sans dogme et son œuvre, une prière dont il ignore
toujours et le destinataire et son identité160 ». Que lui vaut cette surprenante épithète ?
Certes, un attrait pour ce qu'il appelle « l'Illimité », « l'Insaisissable », « l'Inconnu »,
« l'Insoutenable », « l'Impossible ». Jaccottet semble tendu vers une transcendance, un
absolu qui reste toujours son nom. Or, c'est justement cette impossibilité de connaître qui
l'éloigné de toute démarche religieuse. La rencontre chez Jaccottet ne semble jamais
aboutir, et ce qui s'est vécu dans les moments particuliers de « grâces », si cela a permis au
poète d'avancer, ne vainc jamais son incertitude. « Rien n'est jamais résolu. Nulle foi.
Seulement la porte ouverte; un refus de dire non, qui s'oriente parfois vers un oui

Quoique la foudre soit analogue au feu et appartienne chez Char au domaine de la nuit.
156
Paul VEYNE, Op. cit., p. 223-244.
157
Paulène ASPEL, « René Char et Nietzsche », dans Liberté, vol. 10, n°4,1968, p. 182.
158
« Char dédouble l'écriture en vie mystique et remplace l'amour par le plaisir. [...] Le plaisir est le signe
qu'un individu a atteint sa seule destination, lui-même. », Paul VEYNE, Op. cit., p. 421. - Remarquons ici à
quel point René Char est loin de Jean de la Croix pour qui l'amour est un exode de soi, un appel constant à
sortir de soi afin de se donner et d'aimer l'autre pour lui-même. Dans ce don de soi, l'homme se trouve lui-
même et découvre Dieu.
159
D ne faut voir dans nos propos, ni dans la pensée de Jean de la Croix, une condamnation de l'éros. Chez
Jean de la Croix, l'éros est bien une force positive qui pousse l'homme vers Dieu et incline même le cœur de
Dieu vers l'homme.
160
Jérôme GARCIN, « Le poète de Grignan », dans L'Express, 4 avril 1996. Aussi, « Testament », dans Le
Nouvel Observateur, 13 mars 2008.
87

conditionnel [ . . . ] ' » Très loin des mystiques qui cherchent la relation avec la Vérité
étemelle, dans la poésie de Jaccottet semble n'exister aucune certitude hormis le doute.
Jaccottet apparaît comme une sorte de Descartes poète, tourné vers les sens cependant
plutôt que vers l'esprit, qui met sa foi non dans la pensée, mais dans la valeur d'un instant,
d'une vision ou d'une sensation. Il a la sensibilité d'un Pascal ou d'un Camus et les yeux
émerveillés de Rilke. On le voit parfois jeter un regard vers le ciel, avouer ses doutes
comme pour les taire définitivement : « La plus haute espérance, ce serait que tout le ciel
fût vraiment un regard.1 » « Nos anges à nous ne sont peut-être que ces nuages dont le
corps rosit dans le jaune des ciels d'hiver.163 » La confrontation avec la mort surtout
provoque ces doutes :
Si c'était le "voile du Temps" qui se déchire,
la "cage du corps" qui se brise,
si c'était l'"autre naissance" ?

On passerait par le chas de la plaie,


on entrerait vivant dans l'étemel...

Accoucheuses si calmes, si sévères,


avez-vous entendu le cri
d'une nouvelle vie ?

Moi je n'ai vu que cire qui perdait sa flamme


et pas la place entre ces lèvres sèches
pour l'envol d'un oiseau.154

Dans cette poésie abondent les images épiphaniques, qui en sont comme l'essence
même, mais également les images liminaires : des portes et des fenêtres, à la frontière
même de la terre, par lesquelles est entrevu « un autre monde165 » et paraissent même
voyager certains êtres. Là encore, c'est au plan formel que le poète de Grignan se rapproche
le plus des mystiques. Jaccottet et Jean de la Croix partagent la même méfiance face à la
parole, pour ne pas dire une même désillusion. Rien de la confiance de Char ici ; il y a
encore quelque chose de charien parfois dans le verbe, dans la richesse de certaines images,
mais Jaccottet, disciple de Bonnefoy ne se laisse pas berner par l'illusion des mots et a

161
Jean ONIMUS, Philippe Jaccottet : Une poétique de l'insaisissable, 1982, p. 162.
162
Philippe JACCOTTET, Paysages avec figures absentes, 2009, p. 182.
163
Philippe JACCOTTET, Cahier de verdure, 2010, p. 58.
164
Philippe JACCOTTET, « Leçons » dans Poésies : 1946-1967,2009, p. 173.
165
Philippe JACCOTTET, Op. cit., 2010, p. 15.
88

depuis longtemps découvert « [lj'amande de l'absence dans la parole166 ». Sa parole est une
parole qui doute et qui doute d'abord d'elle-même. Au maître du soupçon qu'est Char
restait encore la parole pour créer. Ici, on sent la voix fragile, tâtonnante. Chez lui aussi, la
justesse prévaut sur la beauté des mots et sa poésie, qui demeure toutefois belle, est sans
artifices. Contrairement à René Char, elle livre presque immédiatement son secret, quoique
reste toujours la part d'ombre sans quoi la poésie peut-être disparaîtrait. Sa parole est
simple, dans le recueil Airs elle atteint presque au silence. C'est là qu'elle est à notre avis la
plus sublime.

Jaccottet, comme Bonnefoy, a recours par moments à l'imagerie et au vocabulaire


chrétiens ou bibliques. Un épisode, au début de Cahier de verdure, autour d'un cerisier
appelant le poète et brûlant comme « [u]ne grappe de feu apprivoisé167 » entre deux
mondes, rappelle aisément celui du buisson ardent, que Jaccottet nomme lui-même. Il
semble y avoir pour lui dans le monde des lieux propices au sentiment religieux, comme
des échelles de Jacob où deux mondes semblent soudain communiquer. Jaccottet n'a rien
cependant du mystique qui partant des beautés terrestres, cherche l'union à Dieu. Jaccottet
semble bien résolu au contraire à ne chanter que les choses d'en bas. L'emploi de termes ou
d'images religieuses a plutôt pour effet de ramener le religieux au naturel : « Notre église,
c'est peut-être cet enclos aux murs démantelés où poussent silencieusement des chênes, que
traversent parfois un lapin, une perdrix168 ».

Voilà un dernier cas, des plus exigeants, celui qu'on a pu appeler un « mystique
169
raté ». On dit souvent de Samuel Beckett qu'il est un nihiliste. Nihiliste, il l'est certes,
or à trop vite le catégoriser on risquerait de ne pas voir la particularité de son œuvre et
d'ignorer les données du problème tel qu'il est posé chez lui. H ne serait pas tout à fait juste
de dire que chez Beckett Dieu est inexistant. Tout se passe en effet chez lui comme s'il
n'existait pas, il n'y a plus que l'homme, laissé à lui-même, à sa propre déchéance. Avec

166
Yves BONNEFOY, Ce qui fut sans lumière, 2010, p. 42.
167
Philippe JACCOTTET, Op. cit., 2010, p. 16.
168
Philippe JACCOTTET, La Semaison : carnets 1954-1979,1989, p. 102.
169
Josephine SUTTON MILLER, Samuel Beckett : Mystique Raté, University of South Florida, 1998, 340 p. -
L'expression vient de Belacqua, personage du roman de Beckett Dream of Fair to Middling Women, 1992,
p. 186.
89

Dieu disparaissent aussi tout sens, toute morale, toute dignité humaine. Or, l'absence de
Dieu semble peser infiniment plus que sa présence. Et c'est bien là, paradoxalement, le
grand péché de Dieu ! Beckett tout en niant l'existence de Dieu s'emporte contre lui. « Le
salaud ! Il n'existe pas !170 » s'écrie Clov dans Fin de partie. Abandonné, déshérité,
l'homme « meurt lentement, agonisante victime d'un Dieu à la fois nécessaire et
absent171 ». L'existence de Dieu est encore ressentie de manière lointaine, comme une
question qui reste posée ; son image pèse toujours sur l'homme, celle d'un Dieu impuissant,
ignorant et cruel. Son existence réduite au minimum, ce Dieu hypothétique est « le tout-
impuissant, le tout-ignorant172 », à la fois victime et coupable de ce qu'il n'est pas. Est-ce
Beckett qui est un mystique raté ou son dieu qui est un dieu raté ? Un étrange sentiment
religieux habite les personnages de Beckett, or la tragédie est que ce besoin d'une rencontre
ne pourra jamais être assouvi. À l'image du Dieu dont ils sont les victimes, les personnages
de Beckett sont eux-mêmes impotents, ignorants et cruels. « Les relations des consciences
ne peuvent être que celles de victime à bourreau.173 » Si l'on avait pu construire une vision
« religieuse » à l'extrême opposé du christianisme, ce serait celle de Beckett. L'homme est
la « créature victime d'un Être qui est lui-même victime de l'existence et qui répand son
malheur afin de n'être pas seul à en souffrir174 », soit l'exact opposé de raffirmation
catholique : « Dieu, infiniment Parfait et Bienheureux en Lui-même, dans un dessein de
pure bonté, a librement créé l'homme pour le faire participer à sa vie bienheureuse.175 » Au
lieu de cet appel universel à la communion et à l'amour, « [à] son image nous sommes faits
pour souffrir, faire souffrir et offrir à l'Inconnu le spectacle d'une douleur sans fin176 ». Les
transcendantaux - le vrai, le bien, le beau, ... - semblent inversés et l'existence entière
condamnée, étant fausse, mauvaise et laide. « Beckett est vraiment un chercheur d'absolu ;
mais sa singularité - bien moderne - est de le chercher dans la plus opaque ténèbre [...]
sans espérance et sans charité.177 »

170
Samuel BECKETT, Fin départie, 1967, p. 76.
171
Jean ONIMUS, Beckett, 1968, p. 116.
172
Samuel BECKETT, L'Innommable, 1969, p. 121.
173
Jean ONIMUS, Op. cit., 1968, p. 102.
™ Ibid., p. 100.
175
Catéchisme de l'Église Catholique, n°l.
176
Jean ONIMUS, Op. cit., 1968, p. 102.
177
Ibid., p. 65.
90

Plus qu'aucune autre œuvre moderne, l'œuvre de Beckett tend vers le silence et son
propre effacement. La progression chez lui est bien marquée, de la logorrhée des premiers
romans au minimalisme des actes ultimes. Beckett n'atteint jamais tout à fait ce silence et
l'auteur comme ses personnages ne peuvent jamais se taire. Les mots sont l'ultime rempart
qui empêche de s'abîmer tout à fait dans l'inexistence, et l'homme ne peut s'empêcher de
vouloir exister. C'est là son châtiment. Dans ses pièces de théâtre particulièrement,
lorsqu'il n'y a plus que les gestes, Beckett arrive à rendre sensible le silence. Un silence
douloureux, angoissant, métaphysique. Dans ces moments de silence, plus qu'ailleurs, se
ressent le poids de l'existence et le vertige du néant. Là particulièrement, dans le silence
même, s'entend l'ultime question. Chez Beckett comme chez Jean de la Croix, Dieu est
ressenti comme l'absent, « il se manifeste de l'intérieur comme un manque 178 ». Or
contrairement à Jean de la Croix, ce vide ne donne aucune présence ; ici l'absence est
complète et la blessure à jamais inguérissable. Beckett n'ignore pas la littérature
mystique 179, et il n'est sûrement pas insensible à la douleur de Jean de la Croix, mais il ne
saurait partager aucun des élans amoureux de celui-ci. Si Dieu existe, puisque chez Beckett
plane toujours un doute, Beckett s'assure de le faire pleurer, de s'en prendre à tout ce qui
est susceptible de luiressembler,y compris soi, et il se rassure en rendant son existence et
son intervention improbable et inutile. Beckett a tout du désespéré que décrit Kierkegaard
dans son Traité du désespoir :
Par sa révolte même contre l'existence, le désespéré se flatte d'avoir en main une preuve contre
elle et contre sa bonté. D croit l'être lui-même cette preuve, et, comme il la veut être, il veut
donc être lui-même, oui, avec son tourment ! pour, par ce tourment même, protester contre toute
la vie.180

« Cette sorte de désespoir ne court pas les rues, des héros de son genre ne se rencontrent au
fond que chez les poètes, chez les plus grands d'entre eux [...] » Peut-être Dieu
finalement n'est-il ni impuissant, ni sourd, et c'est alors par un élan d'amour que l'homme
peut venir à le rencontrer. Or, s'il y a bien une chose dont les personnages de Beckett
semblent incapables, c'est d'aimer. « Chez Beckett ce qui pourrait venir du cœur semble
avoir été définitivement inhibé par la colère de l'intelligence. »

178
Jean ONTMUS, Op. cit., 1968, p. 65.
179
Charles JULIET, Rencontre avec Samuel Beckett, p. 38 ; 51.
180
S0ren KIERKEGAARD, Traité du désespoir. Livre III, ch.2,1965, p. 152.
181
Ibid., p. 150.
182
Jean ONIMUS, Op. cit., 1968, p. 140.
91

U faudrait ajouter, à ces considérations, l'omniprésence de la nuit chez Beckett, qui


joue bien sûr un rôle tout à fait différent que chez Jean de la Croix. Tandis que la grande
majorité du drame sanjuanniste se déroule la nuit, dans l'attente de l'aurore, chez Beckett,
nombre de pièces et de récits semblent se dérouler à une heure imprécise, heure grise, entre
la nuit et le jour, qui est indifféremment la nuit et le jour, le « noir clair183 » dirait Clov.
Non pas « nuit lumineuse », mais le « gris ». Crépuscule ou aurore ? Alors que chez le
carme l'aurore annonce l'accomplissement de l'union, chez Beckett il offre le même
tourment qu'à l'insomniaque qui toute la nuit a cherché le sommeil en vain. Et c'est le
crépuscule qu'espère l'écrivain, heure « où la conscience se sent plus proche d'elle-même
que du monde184 », prélude à la nuit qui ne lui donnera pas Dieu, mais la solitude et le
silence absolu et peut-être un sommeil sans fin.

Ressemblances et divergences

Cet examen rapide de trois auteurs parfois qualifiés de mystiques, nous permet de
constater une similitude d'abord formelle avec les mystiques comme Jean de la Croix :
utilisation de l'oxymore chez René Char, d'images liminaires et d'images épiphaniques
chez Jaccottet, parenté dans le symbolisme chez Char et Beckett, mais surtout, chez les
trois, un même attrait pour le silence. Le silence est inhérent bien sûr à toute œuvre d'art,
sûrement à tout langage. Mais certaines œuvres sont plus silencieuses que d'autres, laissent
volontairement des trous dans le signe ou dans le sens, posent des questions qui demeurent
sans réponse. Chez Jaccottet, Beckett et Char, chaque silence semble significatif, et cela
vient peut-être d'une conscience aiguë des limites de la parole - qui n'est peut-être pas
incompatible avec une confiance en la parole. Le vide et le silence, dans ces œuvres,
laissent de la place pour le mystère, l'insaisissable, l'innommable.

183
Samuel BECKETT, 1967, p. 48.
184
Jean ONIMUS, 1965, p. 53.
92

Ce qui rapproche de manière plus évidente ces auteurs, pourtant très différents les
uns des autres, des mystiques est une soif d'absolu ou une angoisse métaphysique qui
habite et conditionne toute leur œuvre. C'est là en même temps où ils divergent le plus et
qu'il est possible pour nous de poser un jugement critique.

Beaucoup ont fait remarquer les similitudes et les rapports entre l'expérience
mystique et l'expérience poétique : Henri Bremond (Prière et poésie), André Rolland de
Renéville (L'expérience poétique), Albert Béguin (Poésie et mystique), Jacques et Raïssa
Maritain (Situation de la poésie)XS5. Il n'est pas lieu ici de retracer toute cette discussion,
tentons seulement d'en ressortir les conclusions qui s'imposent pour nous. L'expérience
poétique, telle que la décrivent les poètes qui ont tenté d'en saisir le mouvement et
l'essence, est familière à ce que nous avons déjà dit de l'expérience mystique. Cette
expérience n'est pas celle d'un moment - même si elle connaît ses « extases » -, elle est un
état que vit et poursuit le poète, celle d'une connaissance obscure du monde, d'un contact
intuitif, unitif avec lui. Or, celui qui s'exprime à travers cette expérience est le sujet
créateur. Même si les mots semblent toujours plus incapables de communiquer
l'expérience, c'est toujours eux que recherche le poète.
[TJant d'accords et de rencontres doivent céder à la différence unique, mais fondamentale qui
sépare l'expérience poétique de l'expérience mystique : alors que le poète s'achemine à la
Parole, le mystique tend au Silence. Le poète s'identifie avec les forces de l'univers manifesté,
cependant que le mystique les traverse, et tente de rejoindre derrière elles la puissance immobile
et sans limite de l'absolu.186

Nous ne sommes pas sûrs que cette différence soit la seule, mais elle est en effet
fondamentale. Il y a une différence essentielle entre l'expérience poétique qui se vit à
travers le langage et les sensations du monde, et l'expérience mystique qui, au-delà du
langage et des sensations, dans le silence de toutes les puissances, unit avec un Dieu
personnel. Toutes deux semblent découler, de manière plus ou moins lointaine, de la même
source, du Dieu créateur et présent en toute chose. Or, la différence irréductible entre le
poète et le mystique réside précisément là. L'expérience d'une union confuse avec l'univers
n'est pas ce que recherche le mystique, ni l'union à un Dieu personnel, celle que connaît le
poète. On ne trouve rien chez Char, Jaccottet ou Beckett de ce « contact vivant avec Dieu »

185
L'étude du couple Maritain, quoique par moments réductrice, jugeront certains, nous paraît la plus fine et
répond en partie aux études de Bremond, Béguin et Renéville.
1
André Rolland de RENÉVILLE, L'expérience poétique : ou le feu secret du langage, 2004, p. 113.
93

par lequel nous avons défini la mystique au début de cette étude. Tandis que le mystique se
satisfait de cette union.
C'est pour le poète la plénitude de la joie que de réaliser l'inspiration dans la création d'une
forme nouvelle. Mais pour celui qui du fond de l'union mystique remonte à la surface de la vie,
c'est une désolation de retrouver les images et les formes distinctes. Le sentiment de plénitude
pour les mystiques est dans le repos de l'union, de l'adhésion à Dieu [...] Tandis que le poète
trouverait la joie parfaite dans l'adéquation de la forme créée et de l'inspiration créatrice.

Comment accuser les poètes de confondre leur expérience avec l'expérience mystique, dès
lors que celle-ci est la plus haute qu'ils aient connue? On pourrait conclure que ces
écrivains n'ont pas dépassé l'expérience poétique, qu'ils se sont arrêtés en chemin. Ce
serait supposer que la poésie mène toujours à la mystique, ce que nous ne croyons pas. Si
l'exemple de Jean de la Croix et celui des poètes modernes nous ont montré que ces
expériences étaient voisines, il reste entre les deux une frontière irréductible que seules
peuvent franchir la foi, l'espérance et la charité. Qu'arrive-t-il cependant lorsque, comme
chez Jean de la Croix, le mystique est en même temps poète ? Ces dons bénéficient
certainement l'un de l'autre, dans la mesure cependant où le mystique sait abandonner les
mots et les formes qui se présentent à lui et les dépasser pour se tenir en la Présence
désirée.
À vrai dire, quand le poète passe du recueillement poétique, source des images et des formes, au
sommeil mystique, images et formes se perdent, elles sont bues par le silence de l'âme comme
la pluie par la mer. Le poète a peut-être perdu son poème, mais dans l'absolu des valeurs c'est
là un gain inestimable.1

Nous aimerions pour terminer méditer sur une parole de Jean de la Croix, déjà citée
dans ce travail : « Le Père céleste a dit une seule parole : c'est son Fils. Il la dit
éternellement et dans un étemel silence. C'est dans le silence de l'âme qu'elle se fait
entendre.189 » Pour le mystique et poète que fut Jean de la Croix, cette pensée devait avoir
un sens non seulement spirituel, mais aussi poétique. En cette parole divine et unique, Jean
de la Croix contemple le sommet inaccessible de la parole poétique. Comme tout poète,

187
Raïssa MARITAIN, « Sens et non-sens en poésie », dans Jacques et Raïssa MARITAIN, Situation de la
poésie, 1964, p. 35.
188
lbid., p. 37.
189
Avis et maximes, XIII, 307, p. 1226. La citation réelle chez le P. Grégoire se lit ainsi : « Le Père céleste a
dit une seule parole : c'est son Fils. U l'a dit éternellement et dans un éternel silence. [...]» La phrase
suivante ainsi que la traduction du P. Cyprien (tome 2, p. 989) confirment ici une erreur que nous avons
corrigée afin de ne pas nuire à la compréhension.
94

Jean rêve de cette « adéquation de la forme créée et de l'inspiration créatrice190 ». C'est à


cette parole que tend aussi la poésie de Jean de la Croix. Une parole qui engendre vraiment
ce qu'elle dit, qui soit ce qu'elle dit. Ici, parole et silence s'identifient ; et dans ce silence
semblent réconciliées mystique et poésie.

190
Raïssa MARITAIN, Art. cit., p. 37.
95

Annexe

Pourquoi ais-je décidé d'étudier Jean de la Croix et pourquoi ais-je choisi un sujet
aussi difficile que la poésie mystique ? Je ne sais pas exactement ce qui m'a poussé vers
l'étude des poèmes de Jean de la Croix, certainement que se mêlent à cette décision des
préoccupations tant spirituelles que poétiques. En choisissant d'analyser chez Jean de la
Croix les rapports entre poésie et mystique, je choisissais certainement un sujet difficile,
d'autant plus que Jean de la Croix ne parle pas, ou pratiquement pas, de ses poèmes, et
encore moins de la poésie en général.

Je devrais à ce moment-ci parler de ma propre expérience d'écriture, ou pour m'en


tenir à mon sujet, comment selon mon expérience s'allient récriture poétique et la
mystique. Or, ce que j'en sais d'expérience est déjà présent, de manière diffuse, dans les
pages qui précèdent, à un point où je ne sais pas distinguer moi-même ce qui vient de
l'expérience et de l'étude. J'aurais d'ailleurs bien des difficultés à communiquer mon
expérience sur le sujet et peut-être l'étude de Jean de la Croix était une manière de mettre
en mots ce que j'expérimentais confusément. Tout ce qui a été dit sur le silence, la beauté,
l'amour, trouve profondément écho en moi. Certains de mes poèmes pourraient sembler un
écho des idées avancées ici. Il ne faut pas voir dans ceux-ci une formulation poétique de ces
thèses, mais bien le contraire, voir dans cette étude une mise en lumière de ces poèmes. La
naissance de ces poèmes fut, pour la grande majorité, antérieure à la rédaction de cette
étude, et comme chez Jean de la Croix, l'étude présente n'épuise pas le sens des poèmes qui
se suffisent en eux-mêmes. Cette étude, bien qu'imparfaite et inachevée, m'aura apporté
beaucoup. Toutefois, les poèmes, bien que tout aussi imparfaits, restent premiers et c'est
vers eux que je souhaite ramener aussi mon lecteur.

Plutôt que de parler de mon expérience d'écriture, je souhaiterais parler de mon


expérience des poèmes de Jean de la Croix. Je me questionne encore sur les raisons qui
m'ont emmené à choisir la poésie de Jean de la Croix comme sujet pour mon mémoire. Sa
poésie, quoiqu'elle rejoignît plusieurs aspirations intérieures, ne m'avait pas attiré au
premier abord. À l'époque où je prenais connaissance de celle-ci, j'étais un lecteur avide de
96

René Char dont la langue et le mystère me fascinaient. Or, les vers du carme me laissèrent
la plupart indifférent. Le « Cantique spirituel » surtout m'ennuyait par sa longueur. Je ne
saisissais pas le sens des images ni les accents d'amour de la « Nuit obscure », du
« Cantique spirituel » ou de la « Rarnme d'amour vivre ». Les « Couplets de l'âme qui
soiiffre pour voir Dieu », avec leur invincible paradoxe :
Vivo sin vivir en mi Je suis vivant sans vivre en moi
y de tal manera espero et si puissant est mon désir
que muero porque no muero que je meurs de ne pas mourir191

sont peut-être ceux qui eurent le plus d'effet sur moi alors. Si au plan esthétique, ces
poèmes ne m'avaient pas laissé une forte impression, je me souviens très bien cependant
que, dès la première lecture, ils avaient suscité cependant un élan d'amour qui me poussa à
mon tour à écrire. Au moment où je choisissais mon sujet de mémoire, je n'avais pas plus
un grand attrait pour les poèmes du mystique espagnol, quoique j'eusse déjà approfondi ses
autres écrits. Je venais de découvrir Philippe Jaccottet et l'effet que me faisait sa poésie
était égal à celui qu'avait encore sur moi René Char. Or, plus je découvrais Jean de la
Croix, plus je vivais une joie inexplicable à le relire, joie que m'apportait surtout la lecture
du texte espagnol. J'aime retourner aujourd'hui vers Jean de la Croix et cet attrait semble
sans cesse grandissant, tandis que des poètes qui m'avaient tant fasciné à la première
lecture, Char, Jaccottet, Éluard, Brault, perdent de leur intérêt. La poésie de Jean de la
Croix compte parmi les rares œuvres, avec le Cantique des cantiques et la peinture de Fra
Angelico, qui, m'ayant laissé d'abord indifférent, continuent maintenant à me fasciner et à
découvrir constamment de nouvelles richesses. Je reconnais là une grandeur unique à ces
œuvres qui se cache dans la sobriété, la simplicité et le silence.

191
« Couplets de l'âme qui souffre pour Dieu », p. 106-107.
97

Bibliographie

Éditions des œuvres et poèmes de Jean de la Croix

Nuit obscure, Cantique spirituel et autre poèmes, trad. Jacques ANCET, Paris, Gallimard
(Poésie), 2009,230 p.

Œuvres complètes, trad. P. Cyprien de la NATIVITÉ DE LA VIERGE, Paris, Desclée de


Brouwer, 2007,2 tomes, 1236 p.

Œuvres spirituelles, trad. R. P. Grégoire de SAINT JOSEPH, Paris, Seuil, 1951, 1305 p.

Ouvrages et articles sur Jean de la Croix

ALONSO, Dâmaso, La poesia de San Juan de San Juan de la Cruz (desde este ladera),
Madrid, Aguilar, 1958, 230 p.

ANCET, Jacques, « Celui qui parle » dans Jean de la Croix, Nuit obscure, Cantique spirituel
et autres poèmes, Paris, Gallimard (Poésie), p. 21-47.

BALTHASAR, Hans Urs von, « Jean de la Croix », dans La Gloire et la Croix : Les aspects
esthétiques de la révélation, t. 2-2, Styles : De Jean de la Croix à Péguy, Paris,
Aubier, 1972, p. 7-68.

BARUZI, Jean, Saint Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, Félix
Alcan, 1931,740 p.

FLORISOONE, Michel, Esthétique et mystique : d'après Sainte Thérèse d'Avila et Saint Jean
de la Croix, Paris, Seuil, 1956, 203 p.

GUILLÉN, Jorge, « Langage insuffisant : Saint Jean de la Croix ou l'ineffable mystique »,


dans Jean de la Croix, Poésies complètes, Paris, Obsidiane, 1983, p. 99-133.

SAINT-JOSEPH, Lucien-Marie de, « Introduction aux poèmes », dans Jean de la Croix,


Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, 2007, tome 2, p. 877.

SESÉ, Bernard, Petite vie de Jean de la Croix, Paris, Desclée de Brouwer, 1992,159 p.

SESÉ, Bernard, « Visage et destinée de saint Jean de la Croix », Introduction à Jean de la


Croix, Poésies, Paris, Flammarion, 1993, p. 9-57.

VALENTE, José Ângel, « Présence de Jean de la Croix », préface de Jean de la Croix, Nuit
obscure, Cantique spirituel et autres poèmes, Paris, Gallimard (Poésie), p. 7-19.
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241 p.

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BECKETT, Samuel, L'Innommable, Paris, Minuit, 1969,262 p.

BONNEFOY, Yves, Ce qui fut sans lumière suivi de Début et fin de la neige, Paris,
Gallimard (Poésie), 2010,171 p.

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HOPIL, Claude, Les divins élancements d'amour, Paris, Honoré Champion / Genève,
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Gallimard (Poésie), 2010, 198 p.

JACCOTTET, Philippe, La Semaison : carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, 1989, 280 p.

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Liste des tableaux

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ANGELICO, Fra, L'Annonciation, Couloir nord, mur sud, Musée San Marco, Florence, 1442-
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ROUBLEV, Andreï, L'Icône de la Trinité ou Les trois anges à Mambré, Galerie Tretiakov,
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