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L'ESPACE INTÉRIEUR

ÉRIC GEOFFROY
INITIATION
AU SOUFISM

FAYARD
L'ESPACE INTÉRIEUR
Documents spirituels

Pne : ns j Abü-Alà AI-Ma'arri


Rets d’éternité
Pin de l'arabe par Adonis
_ et Anne Wade Minkowski
Far doddîn Atrir
livre de l’Épreuve
_” Le persan par Isabelle de Gastines
-Sri Aurobindo

4 ea et son ange
uns Liran et laphilosophie
: Abin Daniélou
: Shiva et Dionysos
Va Le
LA
FRE secrète de la déesse Tripurà
1 réduit du sanskrit parMichel Hulin
| … L'Edda poétique
textesradin
: des langues scandinaves
He du Régis Boyer
a Re _ Julius Evola
A . ©Leyoga tantrique
PER ER Haïku
anthologie réunie et adaptée en français
1067 pur Roger Munier
| préfæede Yves Bonnefoy
Hatha-Yoga-Pradip ikâ
| mduit” sanskrit par TireMichaël

bio Tzutsu
Le kôan Zen
Christian Jamber
L'acte d’être
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in 2023 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lesoufismevoiein0000geof
INTTIATION AU SOUFISME
DU MÊME AUTEUR

Le Soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les pre-


miers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas-
Paris, Publications de l’Institut français de Damas, 1995.
La Sagesse des maîtres soufis, Paris, Grasset, 1998.
Le Livre des prénoms arabes (en collaboration avec Néfissa Geoffroy),
nouv. éd. augmentée, Paris, Al-Bouraq, 2000.
L'Instant soufi, Arles, Actes Sud, collection «Le souffle de
l'esprit », 2000.
Jihâd et Contemplation. Vie et enseignement d'un soufi au temps des croi-
sades, Paris, Al-Bouraq, 2003 (rééd.).
Éric Geoffroy

Initiation au soufisme

Fayard
Système de translittération des caractères arabes

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Article al- et l- (même devant les lettres solaires)


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© Librairie Arthème Fayard, 2003.


AVANT-PROPOS

Souvent présenté comme la mystique de l'islam, le sou-


fisme propose à l’initié de se livrer au grand #44, c’est-à-dire
de lutter contre les diverses passions et illusions assaillant
l’homme afin qu’il puisse trouver un espace intérieur et
contempler les réalités de l'Esprit. Il repose sur une initiation
qui transmet de maître à disciple l’influx spirituel émanant du
Prophète.
Le véritable maître soufi se rattache en effet à un lignage
spirituel qui remonte jusqu’à Muhammad. À partir du xIr° siè-
cle, plusieurs grands saints musulmans ont créé des voies
(zariga) qui ont assuré la transmission de la discipline initia-
tique que doit suivre tout aspirant. Ces voies ont proposé des
méthodes différentes pour arriver à la connaissance divine, car,
disent les soufis, « il existe autant de voies menant à Dieu que
de fils d'Adam ». Avec le temps, elles se sont institutionnali-
sées et sont devenues des confréries; les siècles passant, cer-
taines ont décliné, d’autres se sont remises en cause et se sont
renouvelées.
Le soufisme dépasse cependant largement le cadre des
confréries. Prenant sa source dans le Coran, il s'appuie sur
l'exemple du Prophète. Il ne rejette donc nullement ni la loi
ni les rites de l'islam. Bien au contraire, il les éclaire de l’inté-
rieur, renouvelant sans cesse leur sens pour le fidèle. Loin
d’être un phénomène marginal ou déviant, le soufisme est
donc au cœur de la culture islamique. Au cours des siècles, des

7
AVANT-PROPOS

millions de musulmans ont suivi cette voie, qui apparaît


aujourd’hui comme un antidote aux divers intégrismes
se développant ici et là.
Cet ouvrage se fonde sur la conviction que l'islam et le
soufisme sont intrinsèquement liés. Il repose sur un
pari : celui que l’approche intérieure du soufisme n’est
pas incompatible avec une analyse critique. Les soufis
ont eux-mêmes défini leur discipline comme une
«science spirituelle » : c’est cette perspective que nous
avons privilégiée en replaçant les doctrines et les pra-
tiques dans leur contexte.
Nous adressant à des lecteurs francophones, nous
n’avons cité qu’un petit nombre d’ouvrages ou d’articles
en langues étrangères. Par souci d’allégement, nous
n’indiquons les références des citations que lorsque cela
nous paraît important. Nous avons indiqué entre paren-
thèses, chaque fois que cela était possible, les rappor-
teurs des Hadfîths (paroles du Prophète). Un glossaire, en
fin de volume, explicite les principales notions soufies.
CHAPITRE PREMIER

APPROCHES

DÉFINITIONS ET BUTS

«Le soufisme n'est qu'idolätrie, car il


consiste à préserver son cœur de tout ce qui
n'est pas Dieu; or 1l n’y a pas d'autre que
Dieu. »
SHIBLÎ
« Le soufisme est une réalité sans forme. »
IBN AL-JALÀ’
« Celui qui s'exprime sur le soufisme n'est
pas un soufi; celui qui témoigne du soufisme
n'est pas un soufi. Vivre le soufisme, c'est en
être absent. »
IBN BÂKHILÀ

Il existe, dit-on, mille définitions du soufisme. T'en-


tons une première approche. En islam, la tension entre
les polarités exotérique et ésotérique est très accentuée.
Dans le Coran, Dieu Se présente à la fois comme l’Exté-
rieur (a/-zéhin) et l'Intérieur (4/-bârin)\, sous des Noms

1MCOr 5763;
APPROCHES

en apparence opposés que le soufi devra unifier au cours


de sa quête spirituelle. Pour les soufis, l'extérieur pro-
cède de l’intérieur, comme l’écorce d’un fruit enveloppe
le noyau. En ce sens, le soufisme représente le cœur
vivant de l'islam, la dimension intérieure de la Révéla-
tion muhammadienne et non une forme quelconque
d’occultisme.
Le soufisme peut encore être défini comme un aspect
de la Sagesse éternelle. En plusieurs occurrences, le
Coran évoque la « Religion immuable » (a/-dîn al-
gayyim), cette religion primordiale, sans nom, dont toutes
les religions historiques sont issues. L’islam, dernier
message révélé, est venu rappeler l’Unicité divine dont
Adam fut le premier héraut. L'Esprit l’a investi comme il
a investi d’autres formes religieuses auparavant. Pour
désigner les spiritualités du christianisme et du
judaïsme, certains musulmans parlent ainsi de «sou-
fisme chrétien » ou de «soufisme juif». Le soufisme
authentique se joue dans cette harmonie que l’initié doit
sans cesse restaurer entre le corps et l’esprit, entre la reli-
gion établie sur terre et sa réalité intérieure.

Une mystique?

Le soufisme est communément présenté comme la


« mystique musulmane ». Cette expression a une cer-
taine pertinence si on la comprend comme la connais-
sance des « mystères », comme une communion avec le
divin par le biais de l'intuition et de la contemplation.
Le Coran, qui distingue le « monde du Témoignage »
(‘âlam al-shahäda), c’est-à-dire le monde sensible, du
«monde du Mystère » (‘Z/am al-ghayb), demande aux
fidèles de croire en ce Mystère, le g#ayb, littéralement
«ce qui est absent de la vue ». L’un des buts du sou-
fisme est précisément de percer l’opacité de ce monde,
afin de contempler les réalités spirituelles dans un au-
delà de la simple foi.

10
APPROCHES

En terre chrétienne, le terme «mystique» a été


étendu à des manifestations empreintes de subjectivité
individuelle. Pour René Guénon, le mystique est passif,
alors que le soufi prend l'initiative de se plier à un « tra-
vail », pour se réaliser spirituellement. Le soufisme est
donc, par essence, une voie initiatique, dans laquelle la
relation de maître à disciple permet la transmission régu-
lière de l’influx spirituel (baraka). Muni de cette protec-
tion, l’aspirant peut cheminer sur la voie afin de dépasser
les limites de l’individualité, virtuellement ou effective-
ment, et d’atteindre la délivrance. « Le soufisme est un
état dans lequel toute trace humaine a disparu!.» « Le
soufisme, c’est la liberté‘. »
Le soufi ne cherche pas à se retirer du monde. Son
destin est de se réaliser ici et maintenant, si possible
même «au milieu de la foule ». « Fils de l'instant », il
doit développer ses qualités spirituelles dans les cir-
constances où Dieu l’a placé. Pour autant, l’expérience
soufie présente des traits proprement « mystiques ».
Tout d’abord, les soufis considèrent que c’est Dieu qui
prend l'initiative de les faire cheminer vers Lui, et que
leur progrès repose sur Sa grâce. L’aspirant (#wrfd, celui
qui veut Dieu) ne se meut que parce que Dieu l’a préa-
lablement « désiré » (muräd). C’est l’idée qu’exprime ce
hadith quasi * : « S'il [Phomme] se rapproche de Moi d’un
empan, Je Me rapproche de lui d’une coudée. S'il se rap-
proche de Moi d’une coudée, Je Me rapproche de lui
d’une brasse, et s’il vient à Moi en marchant, Je vais à lui
en M’empressant*. »

1. Qushayrf, Risâla, Beyrouth, 1986, p. 283.


2. Hujwiri, Kashf al-mahj4b, Beyrouth, 1980 (trad. en arabe),
p2239,
3. Parole divine rapportée par le Prophète, dans laquelle Dieu
parle à la première personne.
4. Ibn ‘Arabi, La Niche des Lumières, ad. de M. Väâlsan, Paris,
1983, p. 56.
11
APPROCHES

Le soufisme repose sur une subtile dialectique entre


activité et passivité, dans la mesure où il distingue les
« états » spirituels, octroyés par Dieu, et les « stations »
initiatiques. Les premiers revêtent clairement un carac-
tère passif, comme le « ravissement » (4dhb), par lequel
Dieu « arrache » le soufi à ce monde en lui retirant ses
facultés mentales.

Connaissance et amour

Les soufis lisent dans le désir de Dieu de Se faire


connaître les raisons de la création du monde. « J'étais
un trésor caché, et J'ai aimé être connu; aussi J’ai créé
les créatures afin d’être connu », dit un #adîfh qudsi. Le
soufisme se place en effet dans la double perspective de
la « connaissance » (ma'’rifa) et de |” « amour » (#4habba).
Pour les soufis, ces deux modes d’approche du divin sont
intimement complémentaires et se vivifient mutuelle-
ment. « L’amour est annihilation de l'être individuel
dans la jouissance spirituelle, et la connaissance est
contemplation dans la perplexité suprême [du mystère
de l’Unicité divine] », dit un maître !. La voie de l’amour
est « mystique » dans le désir d’union qui anime le soufi.
Mais cette attitude n’est pas simplement dévotionnelle,
elle repose aussi sur la contemplation.
Les soufis expérimentent amour et connaissance tan-
tôt alternativement, tantôt simultanément. Beaucoup
s'accordent pour dire que l’un et l’autre sont identiques.
Car comment aimer Dieu sans Le connaître, et comment
espérer Le connaître sans L’aimer? « La vie spirituelle
n’est pas un choix entre lumière et chaleur’. » Les
grands maîtres du soufisme ont prôné des voies dif-
férentes : Junayd et Ibn ‘Arabî se sont tournés plutôt

1. Qushayrf, Risdla, p. 327.


2. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, 1986, p. 63.

12
APPROCHES

vers la connaissance métaphysique, Hallâj et Rûmfi vers


l’ivresse de l’amour. Toutefois, dans l’histoire du sou-
fisme, un certain équilibre a été préservé entre ces deux
voies, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collec-
tive. La voie de la connaissance peut être placée sous la
bannière de la « Majesté » divine (74/41), et la voie de
l’amour sous celle de la « Beauté » (jzm@). Or, selon la
tradition islamique, l’une et l’autre se résorbent dans la
« Perfection » divine (#am@)).

Qui est le sûfi?

Apparu au xix° siècle, « soufisme » traduit le mot arabe


tasawawuf, lequel désigne l’action d’être s#fi, ou plutôt d’y
tendre. Selon la plupart des auteurs spirituels, le terme
sûft est d’essence trop subtile pour avoir une étymologie
établie et univoque. Parmi les significations qu’ils pro-
posent, deux sont plausibles sur le plan linguistique.
Elles sont d’ailleurs complémentaires.
La première, immatérielle, et la plus prisée, fait déri-
ver le terme du verbe arabe s#frya, «1l a été purifié ».
« Celui que l’amour a purifié est simplement “pur”
[sf], mais celui que le Bien-Aimé a purifié est s4fi!. »
Qushavyri, l’un des grands auteurs du soufisme, donne à
cette quête de la pureté (s4/4’) un fondement scriptu-
raire : « Il n’y a plus de pureté en ce monde, a dit le Pro-
phète; il n’en reste que la souillure. La mort est désor-
mais devenue un cadeau pour le musulman”. » Le but
majeur du soufisme est de reconduire l’homme à la
pureté originelle, dans cet état où il n’était pas encore
différencié du monde spirituel.
Le s4fi est donc l’initié parfait, le yogf de la tradition
hindoue, l’être qui a réussi à remonter l’arc de la mani-

1. Hujwiri, Kashf al-mahjab, p. 230.


2. Ristlas pers.

15
APPROCHES

festation divine et est « parvenu à Dieu » (w4sz/). Selon


une image de Rûmi), il a transformé le cuivre dont est fait
l’homme en or. Il fait figure de « héros spirituel » ({zr4),
car peu de personnes affiliées au soufisme réalisent cet
état supra-individuel. On distingue ainsi le sf, l'homme
« réalisé », du wurasawwif, V'aspirant qui traverse encore
les tribulations de la Voie et s’efforce, par la discipline
spirituelle, de parvenir à l’état de s#f. Au cours des pre-
miers siècles de l’islam, les cheikhs se qualifiaient eux-
mêmes rarement de s4ff, tant ce mot supposait de quali-
tés. Le maître iranien Kharaqânf (m. 1033) « se trouvait
un jour dans l’hospice avec quarante derviches. Ils
n'avaient plus rien à manger depuis une semaine. Un
inconnu frappa à la porte. Il apportait un sac de farine et
un mouton. “J'ai apporté ça pour les soufis!” cria
l’homme. Ayant entendu la nouvelle, le cheikh déclara:
“Que celui qui se prétend soufi accepte ! Quant à moi Je
n’ai pas l’audace de me moquer du soufisme.” Les
bouches restèrent closes et l’homme repartit avec sa
farine et son mouton! ».
Selon la seconde étymologie, le mot s/f dérive du mot
sf, la laine. Le Prophète aurait recommandé à ses dis-
ciples de porter une bure de laine rapiécée, en signe de
pauvreté spirituelle (fzgr). « Revêtez la laine, lui prête-
t-on. Vous ressentirez dans votre cœur la douceur de la
foi » (Hâkim). Cette vertu du /agr s'appuie sur un verset
coranique: « O vous les hommes, vous êtes les indigents
à l'égard de Dieu, alors qu'Il Se suffit, Lui, le Louangé »
(Cor. 35 : 15); elle consiste à « se dispenser de tout sauf
de Dieu‘ ». Jusqu'à nos jours, les adeptes d’une voie ini-
tiatique sont souvent appelés /gar4’, les « pauvres en

1. Kharaqânf, Paroles d'un soufi, présenté et traduit du persan par


C. Tortel, Paris, 1998, p. 91.
2. Selon Shibl, cité dans les ‘Awônif al-ma‘ârif de Suhrawardfî,
Beyrouth, 1983, p. 53.

14
APPROCHES

Dieu ». À l'instar des prophètes qui l’ont précédé,


Muhammad portait des vêtements de laine! et ses Com-
pagnons l’auraient imité dans un même souci d’humilité.
Les premiers ascètes de l'Irak portaient également des
vêtements de laine, ce qu’on leur reprocha, en même
temps que leur penchant à la mortification, sous prétexte
que c'était là la coutume des moines chrétiens. Il est pos-
sible que le terme s4f ait été utilisé en Arabie avant
même l'avènement de l'islam”. Le calife omeyyade
Mu‘âwiya (m.680) l’aurait employé pour qualifier un
ascète contemporain”, mais il est attesté à l’époque de
Hasan Basrî (m. 728). En tout cas, dès les origines de
l'islam, la laine symbolise la pureté: Mâlik Ibn Dînâr
(m. 744), disciple de Basri, affirme qu'il n’est pas digne de
porter un vêtement de laine, car il n’a pas encore atteint
l’état de pureté intérieure. De Kûfa et de Basra (Bassora)
où vécurent les premiers soufis irakiens, le terme 54/7 est
passé à Bagdad, la capitale abbasside où, au 1x° siècle, une
école de spiritualité est appelée zsawmuf, « le fait de se
vêtir de laine ». Résumant le lien intime unissant les
deux sens évoqués, un maître de cette école définit le 54/7
comme « celui qui a revêtu de laine sa pureté“ ».

Une réalité sans nom

Beaucoup de musulmans tiennent en suspicion le sou-


fisme pour la seule raison que les termes s#f7 et fasawaæuf
ne sont pas coraniques et n’existaient peut-être pas du
vivant du Prophète: à leurs yeux, il s’agirait d’une
«innovation blâmable ». Ibn Khaldûn, qui lui-même
n’était pas soufi, répond qu’à l’époque du Prophète il

1. D’après son serviteur Anas Ibn Mâlik.


2. Cf. par exemple Sarrâj, Luma', Leyde, 1914, p. 22.
3. M. Z. Ibrâhîm, Us#/ al-wusûl, Le Caire, 1995, p. 321.
4, Kalâbâdhi, Traité de soufisme, Paris, 1981, p. 29.

15
APPROCHES

à la
n’était pas nécessaire de donner un nom particulier
alors
voie intérieure de l'islam. La nouvelle religion était
vécue dans sa plénitude, exotérique comme ésotérique,
car les Compagnons de Muhammad voyaient dans le
Prophète le modèle de l'homme « réalisé ». Le compa-
gnonnage (s#4ba) résumait à lui seul tout le bénéfice spi-
rituel que l’entourage du Prophète retirait de lui. Dans
cette proximité de la source lumineuse prophétique, ter-
minologie et doctrine n'avaient pas lieu d’être. Un
cheikh du x‘ siècle affirmait : « Le soufisme était aupara-
vant [à l’époque du Prophète] une réalité sans nom; il
est maintenant un nom sans réalité’. » Pour Shibli, l’un
des grands maîtres de Bagdad, qui affectionnait le para-
doxe, le fait que les soufis aient reçu un nom provient
des résidus de leur ego. S'ils avaient été réellement
transparents, dénués d’attributs propres, aucun nom
n'aurait pu leur être attribué.
. La doctrine et la terminologie du tasawwuf prennent
forme pour l'essentiel au 1x° siècle, époque de la « col-
lecte » ou «codification » (/zdæwfîn) de la doctrine :isla-
mique, qui dès lors se constitue en différentes sciences :
les « fondements du droit », les « fondements de la reli-
gion», le «droit comparé», la «terminologie du
hadîth », le « commentaire coranique » n’existaient pas
plus du temps du Prophète que le « soufisme ». Le
terme sa/afi, qui désigne les musulmans modernes se
réclamant des premiers croyants (s4/af) et rejetant tous
les apports doctrinaux, notamment mystiques, apparus
au cours des siècles, n’a pas davantage d’appui scriptu-
raire*.C’est donc un devoir de mémoire pour les musul-
mans contemporains de porter au soufisme un égard

1. Hujwiri, Kashf al-mahjäb, p. 239.


2. Cette remarque émane de cheikhs soufis, mais également de
savants musulmans contemporains (cf. l'ouvrage de M.S.R. Bûti, 4/-
Salafiyya, Damas, 1988).

16
APPROCHES

semblable à celui qu’ils montrent pour les autres disci-


plines de l'islam.

La science des états spirituels

Si le soufisme a bien sa place dans le domaine des


sciences islamiques, il n’en a pas moins une teneur spé-
cifique. D’essence subtile, il est appelé dès ses débuts la
«science des cœurs » ou la «science des états spiri-
tuels », par opposition aux disciplines formelles telles
que le droit. « Science de l’intérieur » (‘4m al-bârin), par
opposition à la science exotérique (‘7/m al-zähir), 11 pro-
pose une explication au second degré, paradoxale, du
monde, qui est le plus souvent incompréhensible pour
les exotéristes. Le prophète Moïse, représentant de la
Loi, en fait l’expérience à ses dépens lorsqu'il rencontre
Khadir, ce personnage énigmatique qui apparaît à cer-
tains saints pour les initier. À son exemple, les soufis se
contentent de faire « allusion » (754@ra) aux réalités spiri-
tuelles auxquelles ils ont accès.
Le soufisme se distingue encore par son caractère
supra-rationnel — non irrationnel — là où la théologie et le
droit s’appuient sur la raison discursive et la pensée dia-
lectique. Les soufis ne rejettent pas les autres disciplines
de l'islam, mais ils s’en servent comme d’un tremplin, en
expliquant que le mot ‘zg/, qui signifie la « raison » ou le
mental, veut dire aussi « entrave ». Le monde spirituel
n’obéissant pas aux lois de la dualité, c’est par l’union des
contraires en effet que le soufi réalise l’Unicité divine.
La science soufie repose sur l’inspiration et le « dévoi-
lement» spirituels. L’œuvre d’Ibn ‘Arabî comme les
oraisons et poèmes de nombreux maîtres sont donnés
comme inspirés directement par Dieu ou, indirectement,

1. Voir le Coran, 18 : 65-82.

17
APPROCHES

par le Prophète. Il faut ici distinguer l'inspiration (7/}4m)


de la révélation (way) que seuls reçoivent les prophètes,
même si les soufis présentent la première comme l’héri-
tière de la seconde. Quant au « dévoilement » (#as4f), il
constitue pour les soufis la principale modalité d'accès au
monde suprasensible. Fruit d’une discipline exigeante, il
permet de soulever les voiles que le monde sensible
(mulk) jette sur l’homme et ainsi d'accéder au monde
spirituel (alakär), voire au monde divin (7abarf).
Souvent décrit comme un éclair qui illumine la
conscience et s’impose par sa fulgurance et sa limpidité,
il aboutit à la vision certaine (yagfr), à la perception
directe (‘yän) des réalités spirituelles, et dissipe le doute
associé aux sciences spéculatives. Il a notamment pour
assise le verset coranique 50 : 22 : « Tu étais inconscient
de cela, puis Vous avons dévoilé ce qui te recouvrait;
aujourd’hui ta vue est perçante! » Ghazälf (m. 1111) est
le premier à insister sur le « dévoilement », en tant que
méthode cognitive, mais celle-ci revient si fréquemment
dans le /asawwuf qu’on a pu parler à son égard d’« épisté-
mologie soufie' ».
La science octroyée par grâce divine (a/-‘/m al-wahbî)
échappe aux canaux habituels de la raison. Elle se dis-
tingue de la science acquise par l'effort individuel (a/-
‘lm al-kasbi), et peut de ce fait échoir à un illettré,
simple paysan ou artisan parce que celui-ci ignore les
prétentions et les ratiocinations propres à beaucoup
d’humains. Dans le soufisme, ces illettrés figurent parmi
les plus grands saints. Le zasawwuf a également été
défini, notamment par Ibn Khaldûün, comme « la science
provenant directement de Dieu » (a/-‘/m al-laduni), en
référence au verset 18 : 65 : « Nous lui avons enseigné [à
Khadir] une science [émanant] de chez Nous. »

1. A. Knysh, Zs/amic Mysticism, Leyde, 2000, p. 311.

18
APPROCHES

Même dans sa dimension la plus spéculative, le sou-


fisme ne se réduit pas à une philosophie théorique. D’évi-
dence, l’aspirant peut tirer plus de bénéfice de la pré-
sence de son maître que de la lecture d’un traité
mystique. Le soufisme est avant tout affaire de « goût »
(dhawg). Comme un de ses disciples l’informait que cer-
tains critiquaient le soufisme car celui-ci ne s’appuyait pas
sur l’argumentation, Ibn ‘Arabî lui fit cette réponse: «Si
l’on te somme de prouver l'existence de la “science des
secrets divins”, demande-leur à ton tour de prouver la
suavité du miel. On te répondra qu'il s’agit là d’une
science gustative. Rétorque-leur alors qu’il en va de
même pour le soufisme'.» C’est en ce sens qu’il faut
comprendre cet adage soufi: « Seul celui qui a goûté
connaît ». Le soufisme est une voie d'éveil, destinée à
développer les états de conscience supérieurs de l'être, à
partir de la vie quotidienne, du monde des formes et des
rites.

La Voie initiatique

Pour intuitive qu’elle soit, l'expérience soufie repose


sur des règles et des méthodes éprouvées. Loin de res-
sortir à quelque « mystique naturelle », elle s’appuie sur
une initiation. Sous la direction d’un maître, l’aspirant
suit un périple intérieur qui doit l’amener à gravir
l’échelle de la hiérarchie universelle de l’être, de même
que le Prophète fut porté, lors de son Ascension noc-
turne (#71‘râj), jusqu’à la Présence divine.
Ce parcours initiatique procède du Coran, qui se défi-
nit lui-même comme une « guidance » (4#wdä). Dès la
première sourate, la Férha, le fidèle demande à Dieu de
le guider sur la « voie droite » (a/-sirât al-mustagîm). Mais
les soufis invoquent fréquemment ce verset : « Ceux qui

1. Ibn ‘Arabi, a/-Tadbtrât al-ilahiyya, Leyde, 1917, p. 114-115.

19
APPROCHES

Nous les
auront lutté [spirituellement] en Nous, certes
sur Nos chemins. Dieu est avec ceux qui
dirigerons
définir la
recherchent l’excellence » (Cor. 29: 69). Pour
é-
Voie initiatique, les maîtres utilisent le symbole géom
sente la Loi divin e
tique du cercle. Le cercle repré
(Shart‘a). La plupart des hommes resten t toute leur vie
-
sur cette limite, c’est-à-dire se contentent d’une obser
vance extérieure de la religion. Seuls certains entre-
prennent le voyage initiatique qui les conduira jusqu’au
centre, là où ils ont accès à la Réalité intérieure (Hagîqa)
du message divin et, au-delà, de toute chose manifestée.

« Autant de voies (arfga) que de fils d’Adam » :


on peut cheminer vers le Réel (a/-Hagg), Dieu,
à partir de toute tradition spirituelle authentique

Sharî'a
Loi cosmique et humaine
Norme extérieure de toute religion
Voie large, commune

Tariqa
Voie étroite,
reliant l'extérieur à l'intérieur
l'apparence à l'essence
l'écorce au noyau

Haqîqa
Réalité intérieure de
tout ce qui est crée, de toute
Loi, de toute religion.
Dieu sous son Nom
al-haga, le Réel

20
APPROCHES

Etymologiquement, les termes Skarf'a et Tariga signi-


fient l’un et l’autre « voie ». La Skarf‘a est la voie large,
balisée par les prophètes, que tous les musulmans
doivent suivre — étant entendu que, pour l'islam, chaque
règne, chaque communauté suit ici-bas sa propre Skart'a.
La Tarîga désigne la « voie étroite » à laquelle seuls sont
appelés ceux qui ont quelque prédisposition. C’est la
voie des soufis et c’est pour cette raison qu'ils se per-
çoivent comme l'élite spirituelle (4/-khssa). En ce sens,
ils se différencient du commun des croyants (2/-‘ämma)
qui ne connaîtront Dieu que dans l’Au-delà, après leur
mort. Mus par l’Amour, les soufis cherchent à connaître
Dieu dans ce monde : par la « mort initiatique », ils anti-
cipent la rencontre.
La Réalité est immuable, mais il est évident que
l’homme ne peut y accéder qu’en suivant la S#arf'a : en
islam comme dans tout autre tradition, il ne saurait y
avoir d’ésotérisme authentique sans exotérisme. Le sym-
bole du cercle met en évidence non seulement l’ortho-
doxie intrinsèque du soufisme par rapport à la religion
qui en est le support, mais il explique aussi pourquoi les
maîtres voient dans le soufisme le cœur, le « noyau » de
l'islam.
Le soufi progresse sur la Voie en gravissant une
double échelle, celle des «stations initiatiques »
(maqgâm; pl. magâmär) et celle des «états spirituels »
(4âl; pl. ahwäl). Les premières, fruits d’une discipline
spirituelle (#w74hada), restent acquises pour celui qui les
a atteintes; les seconds sont des faveurs divines, qui sur-
viennent chez le mystique sans qu’il les ait suscitées, et
revêtent donc un caractère fluctuant et fugitif. Par le tra-
vail spirituel, l’initié peut « maîtriser » cet état éphémère
et le transformer en « station », le but étant de dominer
son 44/ et non l'inverse. Les soufis assignent au terme
magâm cette origine scripturaire: «Il n’y a personne

21
APPROCHES

désignée »
parmi nous qui n’ait une station (#”agâm)
(Cor. 37 : 164). Le premier à avoir évoqué une gradation
plus
initiatique en dix étapes serait l’imam ‘A, mais
en
généralement on attribue la formulation de la Voie
stations et états à Dhû I-Nûn Misrf (m. 859).
repen-
Parmi les stations figurent, entre autres, le «
»,
tir », le « renoncement », le « dénuement face à Dieu
l’« endurance », le « contentement ». Parmi les états: te
la
« désir de Dieu », l’«amour », la « contemplation »,
« proximité de Dieu », l’« intimité ». Au regard du carac-
tère ambivalent de la conscience humaine, certains états
ou stations sont présentés par couples, ceux-ci étant à la
fois opposés et complémentaires : la « crainte de Dieu »
fait face à l’« espoir » placé en Lui, le « resserrement » à
la « dilatation », etc. Ces classifications restent « schéma-
tiques », comme le rappelle René Guénon*, car le
nombre et l'ordonnance des stations et états varient
considérablement d’un auteur à l’autre. Certains soufis
laissent entrevoir « mille stations» ou «des stations
innombrables ». La Voie initiatique, en effet, n’est pas
exempte d'illusions d'optique: « Chaque fois que je
croyais être parvenu au terme de la Voie, confesse Abû
Yazîid Bistâmf, on me signifiait que c’en était le début”. »
De la même façon, ce qu’un soufi définit comme une
«station » peut être qualifié d’« état» par un autre. Il
faut donc nuancer l’opposition entre ces deux formes, car
l’une et l’autre sont interdépendantes. Ansârî Harawî ras-
semble les deux sous le nom de « demeures » (”anûâail).
À un certain degré d'initiation, le soufi est libéré de la
dualité; pour lui, «il n’y a plus ni état ni station* ». Ibn

1. Sarrâ], Lema;,:p. 130.


2. Initiation et réalisation spirituelle, Paris, 1980, p. 195.
3. Sulami, Zïs'a kutub, Beyrouth, 1993, p. 381.
4. Ibn ‘Abbâd, a/-Rasâ'il al-kubrâ, Fès, 1902, lettre n° 14.

22
APPROCHES

‘Arabf parle à ce sujet de «non-station » (22 magâm),


domaine exclusif de la grâce divine!.
De façon plus immédiate, tous les maîtres mettent
l'accent sur la sincérité et la pureté d'intention (sd q,
1#hlâs) requises de l’aspirant. Celui-ci devra traquer dans
les recoins de son âme toute trace de complaisance pour
lui-même et pour les œuvres pieuses qu’il accomplit. La
difficulté réside dans le fait que, tant qu'il n’a pas atteint
un certain niveau de contemplation, il se perçoit comme
adorant Dieu, comme étant sincère, etc. Pour sortir de ce
labyrinthe, il doit s’efforcer de pacifier l’âme-conscience
de soi.
À cette fin, l’aspirant devra d’abord pratiquer « l’aban-
don confiant en Dieu » (/zwakkul), station majeure et
vertu cardinale. Il percevra ainsi que c’est Dieu qui
« veut » (#wrfd) que Son serviteur se rapproche de Lui.
Quelle que soit l’ascèse à laquelle il se livre, quel que
soit son degré d’aspiration spirituelle, le disciple ne doit
jamais oublier qu'il est préalablement « désiré » par
Dieu (muräd), et que l’amour seul constitue son éner-
gie”. Sous ce rapport, il existe deux voies complémen-
taires : le «cheminant» (s4/#) progresse de façon
consciente, tandis que le «ravi en Dieu » (#ajdhäb),
aspiré par Lui, la franchit de façon fulgurante, et comme
absent à lui-même. Le second est généralement consi-
déré comme inférieur au premier, car il a rarement la
capacité d’aider autrui à accomplir ce voyage; or le rôle
du guide spirituel est de faire participer le novice à son
expérience.

1. Furthât makkiyya, citées par D. Gril, Les Voies d'Allah, Paris,


1996, p. 100. , V |
2. Cheikh Khaled Bentounès, Le Soufisme, cœur de l'islam, Paris,
1996, p. 72.
23
APPROCHES

Des objectifs à portée variable

Au gré de leurs diverses expériences spirituelles, les


-
soufis assignent plusieurs buts à leur discipline. Fonda
mentalement, le soufi veut réagir contre la dégén éres-
cence spirituelle qui a affecté l'humanité, et donc lui-
même, depuis la création du monde. En suivant la Voie
initiatique, il retrouve l’état d’« union » qui était le sien
dans le monde spirituel, et renouvelle à chaque instant le
Pacte (mf#hàâg) scellé entre Dieu et les hommes avant
l’incarnation sur terre!. Plus conscient que d’autres de
cet engagement, le soufi tente de recouvrer sa pureté
initiale en luttant contre les attaches corporelles et
mondaines.
À cet effet, le Coran et le Prophète mettent fréquem-
ment en garde le croyant contre les pièges que lui tend
son âme charnelle (74/5). En écho à cette parole du Pro-
phète : « Le plus farouche ennemi de l’homme est l'âme
charnelle qu'il recèle », un des premiers maîtres définira
le soufisme comme une discipline « ne laissant aucune
part à l’ego ». Tels sont les fondements de la « grande
guerre sainte » (4/-yihâd al-akbar), prônée par le Pro-
phète, et des différentes formes de lutte contre les pas-
sions de l’âme auxquelles se sont astreints les soufis au
cours des siècles.

— Purifier l'âme. Les soufis se sont retrouvés sur la


nécessité de s’adonner à la purification de l’âme (zaz#iyat
al-nafs), seule voie capable de favoriser chez l'être
humain l'émergence d’un noble caractère (#/4u/ug), d’une
juste attitude intérieure et extérieure (adab). Ce faisant,
ils ont en vue l’imitation du Prophète : « Tu es certes
doté d’un caractère (#/w/ug) sublime », dit le Coran à

LAC COnREL TR

24
APPROCHES

l’adresse du Prophète (68 : 4). Les nobles vertus (akhl&g ;


pl. de #/ulug) que les soufis s'efforcent d’acquérir sont
donc celles de l’islam, auxquelles ils donnent une den-
sité particulière en les vivifiant intérieurement, ces ver-
tus se transmuant de la sorte en stations initiatiques. Ce
type de soufisme, il va sans dire, a été accepté par
l’ensemble des ulémas. Dans cette optique, il représente
une des trois parties de la religion, avec le dogme
(‘agida) et la Loi (Skarf'a). Celui qui chemine sur la Voie
ne chercherait donc pas à expérimenter quelque phéno-
mène surnaturel, mais à constater la véracité de la Loi et
à parachever sa soumission à Dieu.

— Connaître Dieu. D’autres soufis, allant plus loin, ont


considéré que la purification était un moyen, et non une
fin en soi, son but étant d’arriver à la connaissance de
Dieu, afin de mieux L’adorer. « [ls n’ont pas apprécié
Dieu à Sa véritable mesure » (Cor. 6: 91). Selon Qu-
shayri, ce verset signifie : « Ils n’ont pas connu Dieu à Sa
véritable mesure.» Les germes doctrinaux de la
« connaissance », de la gnose (#a‘r1fa) sont présents chez
les premiers maîtres, et peut-être faut-il y voir le début
d’une influence néo-platonicienne qui fournira plus tard
au soufisme des outils de conceptualisation. Selon
Ma‘rûf Karkhî (m. 815), considéré comme le fondateur
de l’école soufie de Bagdad, le soufisme consiste à « sai-
sir les réalités divines (44g4‘ig) et à délaisser tout ce qui
provient des créatures (#4a4/4'iq) ». À la même époque,
Bistâmfî affirme que le «connaissant », le gnostique
«vole vers Dieu, tandis que l’ascète ne fait que mar-
cher », et Ruwaym que «l'hypocrisie des gnostiques
vaut mieux que la sincérité des aspirants [à la seule puri-
fication]'». La connaissance est un miroir, ajoute le

1. Qushayri, Risäla, p. 315-316.

25
APPROCHES

Se
même Ruwaym, dans lequel le gnostique voit Dieu
e de
révéler. Dhû I-Nûn insiste sur cette saisie direct
Dieu: « Comment as-tu connu ton Seigneur? », lui
demanda-t-on. «J'ai connu mon Seigneur par Lui-
même!. »
Inspiration et dévoilement sont indispensables pour
celui qui veut se frayer un chemin vers ce Dieu qui Se
présente comme « la Lumière des cieux et de la terre »
(Cor. 24 : 35). C’est pour cette raison que tous les soufis
ont cherché à accueillir en eux l’« irradiation » (tajalfi) de
cette lumière. Dégageant la nature humaine de son opa-
cité, de la même façon que le soleil chasse l’obscurité?,
cette théophanie révèle Dieu au cœur de l’homme. Le
simple croyant, observe Sarrâj, voit par la lumière de
Dieu, tandis que le gnostique voit par Dieu Lui-même É
Plus tard, Ibn ‘Arabî expliquera comment la multiplicité
se déploie à partir de l’Unicité, par une succession inin-
terrompue de théophanies prenant des formes innom-
brables. Le soufi voit donc Dieu en tout être, en toute
chose manifestée. À la différence de l’ascète, il ne rejette
pas le monde puisque celui-ci est pour lui illuminé par la
Présence divine. « Les êtres n’ont pas été créés pour que
tu les voies, mais pour que tu voies leur Maître en eux »,
dit Ibn ‘Atâ Allâh*. Le Coran incite l’homme à maintes
reprises à décrypter les « signes » (4y4/), à contempler
Dieu en contemplant Sa Manifestation. « Nous leur
montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes
jusqu’à ce qu'ils voient que c’est le Réel [Dieu] »
(Cor. 41:53).

12 /403,D.23185.
PC COOP Nr
3. Luma', p. 41.
4. La Sagesse des maîtres soufis, traduit de l’arabe par É. Geoffroy,
Paris, 41996/p:51E

26
APPROCHES

— S’unir à Dieu, ou « s'éteindre » en Lui ? Le but ultime de


la vie mystique n’est peut-être pas de connaître Dieu,
mais d’être uni à Lui. On ne peut cependant parler en
islam de wa unitiva dans le sens de la théologie chré-
tienne. Au regard du dogme central du #4whfd, qui se
focalise sur le seule « Unicité divine », la notion même
d’« union » à Dieu est éminemment paradoxale. Une
union, en effet, suppose la rencontre de deux entités, de
deux substances. Or la profession de foi (skahâda) de
l'islam affirme: « [1 n’y a de dieu que Dieu. » Pour le
soufi, cette affirmation négative signifie en réalité : «Il
n’y a que Dieu qui soit », puisque le créé, le contingent
s’efface devant l’Absolu.
Le soufi ne vit donc pas un état d’union à proprement
parler, puisqu'il n’y a pas en islam de continuité substan-
tielle entre Dieu et la création. Son but est « l’extinction
en Dieu » (fz747). Soustrait aux diverses sollicitations du
monde, l’initié connaît alors l’ivresse de l’immersion dans
la Présence divine. S’oubliant totalement en tant que
sujet-conscience, 1l devient un miroir dans lequel Dieu Se
contemple Lui-même. On peut illustrer cet état, qui
s’accompagne d’un retrait temporaire du monde sensible,
par un exemple. « Un jour où Junayd était chez lui avec
son épouse, Shiblf entra. Son épouse voulut alors se revoi-
ler, mais Junayd lui dit : “Il ne se rend pas compte de ta
présence, reste comme tu es.” Junayd parla un moment
avec Shibli, et celui-ci se mit à pleurer. Junayd dit alors à
son épouse : “Voile-toi maintenant, car Shiblî vient de
sortir de son état d’absence”.» Cet état ouvre para-
doxalement l'horizon de la Connaissance car l’homme
ne peut avoir accès aux réalités divines que lorsque son
ego ne s’interpose plus dans la contemplation, c’est-
à-dire lorsque l’Être divin transparaît en lui’.

1. Junayd, Enseignement spirituel, waduit par R. Deladrière, Paris,


1983, p. 197. | |
2. Cf. par exemple Ansârf, Chemin de Dieu, traduit par S. de Lau-
gier de Beaurecueil, Paris, 1985, p.120; Ibn ‘Arabi, Le Livre de

27
APPROCHES

Cette expérience de l'extinction en Dieu, paradigme


de la vie mystique en islam, transmue le
essentiel
«témoignage » (shahâda) exotérique de l'islam en
contemplation (#shähada). Elle a été validée par les
savants exotéristes, qui ont vu en elle la réalisation inté-
rieure du dogme fondamental de l’Unicité divine.
Cependant, le fan4’ a été interprété par les soufis de dif-
férentes manières. Certains, cultivant le paradoxe, ont
laissé croire au sortir de leur extase qu’ils expérimen-
taient réellement l’union avec Dieu (7#rihâd) ou, pis aux
yeux de l'islam, l’incarnation de Dieu en eux {4u/41). Ce
n’est pourtant pas ce qu’ils professaient sur le plan dog-
matique dans leurs moments de lucidité. Les juristes de
l'islam, évidemment, ne sont pas entrés dans ces
nuances.

— Mourir à soi-même, et revivre par Lui. Pour réagir contre


la pente glissante empruntée par les mystiques « ivres »,
d’autres soufis, dits « sobres », ont souligné que, dans
l’état extatique du fan4â’, l’homme devait toujours
conserver une lueur de lucidité, et surtout que cet état,
paroxystique mais transitoire, n’était que le prélude à
une expérience plus accomplie, celle du #ag4”: ayant
consumé ses attributs individuels, l’initié « subsiste »
désormais en et par Dieu, ce sont les Attributs divins
qui agissent en lui. Selon un #adirh qudsf fréquemment
cité par les soufis, Dieu est devenu « l’ouïe par laquelle
il entend, la vue par laquelle il regarde, la main avec
laquelle il saisit et le pied avec lequel il marche ». Dans
la première phase, celle du f4r4”, l'homme ne voit rien
en dehors de Dieu; dans la seconde, celle du #agä, il Le
voit en tout. À l’ivresse de l’immersion en Dieu succède
la sobriété qui permet à l’initié d’être à la fois

l'extinction dans la contemplation, traduit par M. Vâlsan, Paris, 1984,


p. 48-49.

28
APPROCHES

avec Dieu et avec le monde. Laissant Dieu disposer de


lui comme Il veut, il réalise sa servitude ontologique
(‘ubâdiyya) en même temps qu'il se met au service des
hommes.
Cette double expérience du fan&’/bagä’ est si essen-
tielle dans le soufisme que Junayd considère qu’elle le
définit à elle seule. « Le Zasawwuf, dit-il, se résume en ce
que le Réel [Dieu] te fasse mourir à toi-même, et te
fasse revivre par Lui'. » Ce thème est la transposition sur
un plan mystique du verset coranique : « Tout ce qui se
trouve sur terre est évanescent (/7#”). Seule subsiste
(yabgä) la face de ton Seigneur, pleine de majesté et de
munificence » (Cor. 55 : 26-27). La mort initiatique, telle
que l’implique l’expérience du fan@’Ibagä’, répond à
l’injonction du Prophète : « Mourez avant de mourir! »
Précisément, elle s’inscrit dans l’exemple de Muham-
mad, qui a été « renvoyé » parmi les hommes pour les
guider.
Prolongeant le dogme de l’Unicité divine et de la
« gustation » spirituelle du fand’, certains soufis ont
expliqué que Dieu est Un au sens où Lui seul possède
l'Être : en manifestant les créatures, Il les a dotées d’une
existence émanant de son Etre, mais celle-ci n’a qu’une
teneur ontologique relative, voire nulle. Beaucoup de
savants exotéristes ont combattu cette formulation méta-
physique, connue sous le nom d’« unicité de l’Etre »
(wahdat al-wujñd), car elle leur semblait nier la transcen-
dance divine.
Pour tous ceux qui cheminent sur la voie du soufisme,
la purification est donc un passage obligé : l’initié consi-
dère que les miasmes de son ego sont autant de ténèbres
qui l’'empêchent de recevoir la lumière de la gnose ou de
S’unir au divin. De la même façon, les hommes et les

1. Qushayrf, Risäla, p. 280.

29
APPROCHES

plei-
femmes se réclamant du fasawwuf aspirent à vivre
et non pas
nement l'islam, dans toutes ses dimensions
seulement en adhérant au dogme ou à la loi. En aucun
que
cas, le soufisme ne saurait être assimilé à une mysti
ou à un ésotérisme parallèle ou contraire à l'isla m. Si cer-
tains soufis, en réaction au formalisme autori taire des
juristes, ont adopté des attitudes antinomiques et provo-
»
catrices, ils sont toujours restés — sauf « déviations
caractérisées — dans la sphèr e de l’isla m.

Bibliographie :
Maintes définitions du soufisme sont données dans les
manuels de soufisme que nous citons de l’arabe. Deux manuels
seulement ont été traduits en français:
Kalâbâdhi, Traité de soufisme, wad. par Roger Deladrière, Paris,
1981.
Hujwiri, Somme spirituelle, trad. par Djamshid Mortazavi,
Paris, 1988.
Voir par ailleurs :
Titus Burckhardt, {ntroduction aux doctrines ésotériques de
l'islam, Alger-Lyon, 1955 (rééd. récemment).
René Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme islamique et le taoïsme,
Paris, 1973:

SOUFISMES

Une riche palette de types spirituels

« La couleur de l’eau vient de la couleur de son réci-


pient !»: par cette parole très allusive, Junayd, le grand
soufi de Bagdad, voulait notamment montrer que les
voies pour accéder au soufisme sont multiples. Selon un

1. Jbid., p. 316.
30
APPROCHES

adage soufi, en effet, « il existe autant de voies menant à


Dieu que de fils d'Adam ». Chacun progresse donc sur la
Tarîiga selon ses prédispositions. Au x°siècle, Sarrâ]
explique cette diversité en appliquant la parole du Pro-
phète « Les divergences des savants [musulmans] sont
une source de miséricorde » aux «savants de l’inté-
rieur », les soufis. Mais si chaque soufi parle selon le
degré spirituel qu'il a atteint, selon son expérience de
l'instant, tous retirent profit de cet échange”. Cet appel
au pluralisme participe du principe islamique de la
« divergence » (##1/4f), observé surtout dans le droit
musulman. Loin d’estomper les différences, les premiers
auteurs de manuels de soufisme (x°-xI° s.) les mettent
volontiers relief, car elles illustrent pour eux la
en
richesse et la subtilité de l’expérience des soufis.
Ceux-ci ne s'entendent donc pas toujours sur la termino-
logie de leur doctrine ou sont même en désaccord sur
des points théologiques”.
Très rapidement, ces auteurs posent quelques arché-
types de la vie spirituelle, le plus souvent sous forme de
couples antithétiques : ivresse/sobriété; renoncer au
monde/l’épouser pour mieux le transcender; mystique
«savant »/mystique «illettré»; etc. Certains en
viennent ainsi à distinguer le «renonçant» ou ascète
(zâhid), le «pauvre en Dieu» (fagir), «homme du
blâme » (#alâmari) et le sûfi proprement dit. Au xr siècle,
Hujwirî affine cette classification et dénombre douze
écoles soufies selon la qualité spirituelle propre à leur
maître, ou selon la doctrine qui leur est attachée: Bis-
tâmi illustre l'ivresse spirituelle, Junayd la lucidité,
Mubhäsibi l'agrément du destin, Hakîm Tirmidhf la sain-
ini-
teté, Kharrâz le fan@’/ bagä’, etc.°. Les futures voies

1. Luma”, p. 107. |
p. 38-46.
2. Ibid., p. 212; Kalâbâdhi, Traité de soufisme,
3. Kashf al-mahjäb, p. 403-508.

31
APPROCHES

à un
tiatiques, ou « confréries », répondront elles aussi
autre. Les manue ls
tempérament spirituel plutôt qu'à un
et le
distinguent également le « cheminant» (s4/k)
s vu,
«ravi en Dieu » (#ajdhñb). Le premier, nous l’avon
parcourt la Voie entraîné par sa propre volonté, ou du
moins croit qu'il en est ainsi: selon l'expression d’un
maître persan, il est « volontaire de la Volonté divine ».
Quant au second, Dieu l’a attiré à Lui par Sa volonté.
Par ailleurs, les maîtres soufis définissent plusieurs
degrés dans l’échelle de la sainteté. Pour les soufis, en
effet, le monde est régi par les saints (2æ/iy4’), chacun
occupant, selon un schéma hiérarchique, des fonctions
correspondant à son degré spirituel : le Pôle des saints
(gurb) est entouré de deux assesseurs (74m); en dessous
se trouvent les quatre piliers (zæ/äd), puis les sept — ou
quarante, suivant les auteurs —, substituts (zbda)), etc. Il
y aurait ainsi cent vingt-quatre mille saints, soit autant
que le nombre de prophètes qu’a connus l'humanité.
Lorsque l’un d’entre eux meurt, il est aussitôt remplacé
par un autre saint de la catégorie inférieure.
Dans cette hiérarchie, seul le Pôle a une connaissance
intime de toutes les demeures spirituelles. Un simple
initié ne reconnaît donc pas obligatoirement l'autorité de
celui qui lui est supérieur et qui a atteint un niveau de
« réalisation » auquel il ne peut accéder. Des soufis
s’imaginent ainsi avoir atteint le summum de la sainteté,
car ils minimisent ou ignorent les progrès spirituels
accomplis par d’autres initiés : « Si Abû Yazîd [Bistâmiî]
se trouvait parmi nous, lance Shiblf un siècle après la
mort du saint, il apprendrait son islam de l’un ou l’autre
de nos novices! ! » Bien des déclarations de ce genre
égrènent l’histoire du soufisme.

12 Lima, p.897.

32
APPROCHES

La variété des comportements spirituels s’explique


également par des points fondamentaux de la doctrine
soufie. Selon la doctrine de l’héritage prophétique (æzr4-
tha), qui affleure chez les premiers auteurs soufis et
trouve sa formulation chez Ibn‘Arabî, les saints musul-
mans reçoivent l'héritage spirituel des prophètes du
passé à partir de la personne du prophète Muhammad,
qui récapitule et synthétise tous les types prophétiques
antérieurs. Tel saint sera ainsi, à un moment de sa vie ou
plus durablement, « noétique », « abrahamique », « moï-
siaque », ou « christique ». Cet héritage agit comme une
sorte de « patrimoine génétique » qui « marque de carac-
tères précis et repérables le comportement, les vertus
caractéristiques et les charismes du wa/f (« saint »)! ». Le
degré de sainteté de l’« héritier » sera à la mesure du
rang du prophète dont il hérite: simple « prophète »
(rabf), ou « envoyé » (rasäl) avec une nouvelle loi ou à
toute l'humanité. Le soufisme a ainsi connu des saints
moïsiaques qui, à l'instar du prophète Moïse descendant
du mont Sinaï, se voilaient le visage afin que la lumière
intense qui en émanait n’aveugle ou ne tue pas leurs
interlocuteurs?. Il a connu également des saints « chris-
tiques », qui auraient eu la faculté de ressusciter les
morts, comme le fit Jésus.
La doctrine de la «théophanie des Noms divins »
(tajalli al-asmä”) et de leur manifestation dans les créa-
tures, développée par Ibn ‘Arabf et d’autres maîtres
médiévaux, fournit une autre explication de la diversité
des tempéraments spirituels. On sait que, en islam, Dieu
Se fait connaître des hommes par Ses Noms, dont le
nombre canonique est 99. Ceux-ci sont en réalité infinis
puisque les créatures sont multiples, mais ils sont tous
contenus dans le Nom de l’Essence, A//G/. Ils ont une
fonction d’«isthme», c’est-à-dire de lieu d’échange

1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, P. 96-97.


2. Ibid., p. 95-96, 106.

33
APPROCHES

entre le Nommé et l’homme, chaque Nom étant pour


l'être humain un « seigneur particulier » qui lui permet
d'accéder à la divinité. Par exemple, la personne chez
laquelle Dieu Se manifeste comme l’« Apparent » (a/-
Zähir) n'aura pas le même comportement que celle
investie par le Nom l’« Intérieur » (a/-Bâtin).

Des littératures soufies

La diversité du soufisme vient encore du contraste


entre un soufisme d'ordre éthique (« acquérir les nobles
vertus coraniques et prophétiques ») et un soufisme
d’ordre théosophique ou métaphysique, lequel s'appuie
sur les sources scripturaires, mais aussi sur les doctrines
néo-platoniciennes et gnostiques. Entre ces deux
niveaux bien caractérisés, il y a place pour toute une
palette de registres intermédiaires.
Cette gradation se repère aisément dans la littérature
soufie. Des auteurs comme ‘Abd al-Qâdir Jilânt et ‘Umar
Suhrawardf se refusent à évoquer toute dimension méta-
physique dans leur œuvre, pour se concentrer sur les
aspects pratiques de la Voie. À leurs yeux, l’enseigne-
ment ésotérique ne peut se faire qu'oralement, car il est
destiné à un cercle restreint de disciples. Ils s'appuient
sur des hadîths (paroles du Prophète) pour mettre en
garde contre un ésotérisme gratuit : « Parlez aux hommes
selon leur degré de connaissance. Voudriez-vous que
Dieu et Son Prophète soient démentis ? » (Bukhäâri).
Par prudence peut-être, ou tout simplement par
conformisme, certains auteurs ont cédé au moralisme et
au piétisme sentimentaliste. C’est cette production que
visait le métaphysicien Frithjof Schuon (m. 1998)
lorsqu'il parlait de « soufisme moyen » ou d’« ésotérisme
mitigé »'. Les concessions à l’exotérisme y sont trop

1. Le Soufisme, voile et quintessence, Paris, 1980, p. 110.

34
APPROCHES

importantes pour que l’on puisse ici employer le terme


tasawwuf. Certains, trop soucieux de « légaliser » le sou-
fisme, banalisent la terminologie en la spoliant de tout
contenu ésotérique ou initiatique. Le courant du 2#%4
« renoncement au monde », « ascèse »), qui a précédé
historiquement le soufisme, s’est en fait maintenu à tra-
vers une religiosité teintée de vertus spirituelles, coexis-
tant avec les explorations de nature théosophique.
Davantage que les soufis s#ricto sensu, cette religiosité
touche le public des mosquées, celui que les sermon-
naires cherchent à toucher, à édifier. À l’opposé, des mé-
taphysiciens comme Yahyâ Suhrawardf et Ibn Sab'în ont
toujours été marginalisés au sein du soufisme. Le cas
d’Ibn ‘Arabî est différent. Puisant pleinement dans le
patrimoine soufi, son œuvre en approfondit la doctrine, et
redistribue à son tour cet enseignement dans le soufisme
ultérieur en lui donnant une veine ésotérique.
L'expression médiane du soufisme se trouve sans
doute dans les manuels de soufisme des x° et xI° siècles
qui, après l’aventure de Hallâj, mettent en « confor-
mité » la doctrine des premiers maîtres avec l’orthodoxie
sunnite. Ces manuels ne suppriment pas pour autant les
dimensions allusive, illuministe, voire paradoxale de
l'expérience soufie, mais ils tendent à la codifier. On voit
alors se multiplier les traités de « règles de conduite »,
destinés à ceux, de plus en plus nombreux, qui se
sentent appelés par la pratique du tasawwuf. Cette
expression médiane est enrichie par l'œuvre de Ghazâlf
(m. 1111), qui concilie le piétisme sunnite avec la méta-
physique néo-platonicienne. Puis, à partir du xur° siècle,
elle est relayée par la littérature des grandes voies initia-
tiques — en particulier la Kubrawiyya, la Shâdhiliyya, la
Khalwatiyya ou la Naqshbandiyya — qui propose un
enseignement à degrés variables. Destinée avant tout
aux disciples de la voie, elle a une visée essentiellement
initiatique, opérative, mais peut manier des registres

35
APPROCHES

divers; la doctrine ésotérique y est prudemment distil-


lée, afin de ne pas heurter le tout-venant qui, parfois,
écoute les leçons du cheikh, et afin de ne pas attirer
l’opprobre des censeurs.
L'âge d’or de la littérature soufie se situe au XIII siè-
cle. C’est alors que sont rédigées les grandes œuvres
doctrinales en prose, mais aussi poésies mystiques, petits
traités initiatiques, manuels concernant les règles de vie,
recueils d’aphorismes, textes dévotionnels, dictionnaires
historiques incluant la vie mystique, récits hagiogra-
phiques. Beaucoup de maîtres, toutefois, n’ont pas
rédigé le moindre texte sur le soufisme — certains étaient
d’ailleurs illettrés —, soit parce qu’ils n’avaient pas reçu le
« dévoilement de l’expression » (#asäf al-‘ibâra), soit tout
simplement parce que, à leurs yeux, la formulation écrite
de la doctrine peut être un obstacle à la saisie immédiate
des réalités spirituelles.
Les multiples genres de la littérature soufie illustrent
la diversité de l'expérience mystique en islam. Il s’en
dégage également une tendance à élaborer des modèles
— Junayd incarne par exemple la « sobriété » et Hallâj
l’« ivresse », bien que ces états soient souvent vécus en
alternance par une même personne — et donc à produire
non pas une norme, mais plusieurs normes. Si celles-ci
ne sont pas vivifiées de l’intérieur, elle dégénèrent en
stéréotypes; cela est vrai en particulier dans le domaine
spirituel, où la routine a un effet corrosif.

L'’alchimie intérieure

Quels rapports le soufisme entretient-il avec les


sciences occultes, celles-ci englobant des disciplines très
différentes (astrologie, alchimie, talismans, science des
lettres, ainsi qu’une infinité de procédés divinatoires) ?
Les maîtres soufis admettent la validité de certaines
d’entre elles, mais craignent leur dévoiement à des fins
magiques. S'agissant de sciences telles que l’alchimie ou

36
APPROCHES

la science ésotérique des lettres (‘7/» al-hurñf), il peut en


effet y avoir confusion dans le but poursuivi et dans le
niveau de pratique : celui-ci reste psychique si le disciple
évolue dans la pensée magique, il devient spirituel si le
dessein est initiatique. C’est pourquoi les maîtres
insistent sur l’alchimie intérieure qui « transmute » le
cœur et non la matière; Ibn ‘Arabf fit ainsi le serment de
ne jamais employer le pouvoir des lettres dans une pers-
pective divinatoire!.
Au cours de l’histoire, les soufis se sont souvent adon-
nés à de telles activités, surtout dans le monde turco-
persan ou au Maroc. Aujourd’hui, dans le monde musul-
man périphérique, notamment dans les régions où les
substrats animistes sont vivants, la pensée magique et
ses applications (possession, divination, géomancie, pro-
tection par les talismans...) restent très présents, ce que
réprouve en principe tout soufi, puisque celui-ci consi-
dère que Dieu est le seul Agent réel en ce monde. Le
chamanisme, par exemple, est loin d’avoir disparu chez
les populations turques, des steppes du Turkestan
jusqu’au plateau anatolien, et l’on a pu parler à leur sujet
de « chamanisme soufisé? ». On est ici à mille lieues,
évidemment, de la mystique policée des villes du monde
arabe en particulier. Par ailleurs, en Afrique noire, l'islam
confrérique continue à jouer un rôle de médiation essen-
tiel entre les coutumes locales et l’islam arabe.
Le pluralisme du soufisme s'illustre également dans
les différents rapports à la Loi qu’entretiennent les sou-
fis: certains ont une démarche qui paraît sur ce point

1. En ce qui concerne la science des lettres chez Ibn ‘Arab, cf. le


chapitre de D. Gril dans Les [/uminations de La Mecque, Paris, 1988,
p. 385-487.
2. T. Zarcone, « Le brame du saint. De la prouesse du chamane
au miracle du soufi », dans Miracle et karâma. Hagiographies médiévales
comparées, Paris, 2000, p. 416.

87
APPROCHES

aussi
déconcertante, mais qui peut se révéler tout
les nomb reux
authentique. Il s'illustre encore dans
des
débats qui ont cours dans le monde soufi à propos
prati quer
techniques initiatiques (faut-il, par exemple,
? Est-il
l’invocation (4ikr) à voie haute ou à voix basse
profitable sur le plan spirituel de s’adonner à l'audition
î et
de chant et de musique?), de l’orthodoxie d’Ibn‘Arab
l’Etre », des relati ons
de la doctrine de «l’unicité de
avec les autres religions (de la totale ouver ture méta-
physique à l’enfermement confessionnel), etc. Si
aujourd’hui le soufisme est pour une bonne part l’héri-
tier de l’humanisme spirituel et de l’universalisme de
l'islam, il existe par ailleurs un soufisme « intégriste »,
qui se pose comme une réaction au matérialisme venu
d'Occident. Qu’y a t-il, encore, de commun entre la rete-
nue d’un mystique goûtant la doctrine de l'élite et les
agapes pratiquées dans certaines confréries populaires,
entre un savant soufi au sunnisme strict et policé et un
derviche de quartier, grisé par l’ivresse mystique. et
peut-être par un peu d’herbe?
En définitive, si le soufisme offre des voies multiples,
c’est parce qu’il émane de l'islam, lui-même très pluriel.
Pas plus qu’il n’y a en islam de magistère suprême, équi-
valent de la papauté, il n'existe dans le soufisme une
autorité spirituelle unique: Ibn ‘Arabî n’a été appelé le
« Grand Maître » (4/-Shaykh al-Akbar) que par certains
soufis, et son œuvre demeure controversée. Jalâl al-Dîn
Rûmf est considéré comme un autre pôle de la spiritua-
lité islamique, ce qui a bien souvent été vécu par leurs
disciples respectifs en termes de rivalité. D'où, sans
doute, cette parole de Ruwaym, reprise au fil des siècles
par plusieurs maîtres : « Les soufis ne cesseront de bien
se porter tant qu'ils auront des positions divergentes”. »

1. Qushayri, Ris@/a, p. 282.

38
APPROCHES

Bibliographie :
Frithjof Schuon, Le Soufisme voile et quintessence, Paris, 1980
(concernant les différents niveaux de la littérature soufie).

SOUFISME ET CHIISME

Des affinités doctrinales

Le soufisme ne résume pas à lui seul toute la spiritua-


lité ou l’ésotérisme de l'islam. Le chiisme, le « parti de
‘A », auquel adhèrent aujourd’hui environ dix pour cent
des musulmans, se présenta dès les origines comme un
mouvement où revendication politique et doctrine ésoté-
rique s’appuyaient mutuellement. Cette alliance s’est
effritée lorsque des pouvoirs chiites institués, tels que
les Safavides, ont vu le jour. Dès lors, le clergé chute
exotériste s’est montré aussi intolérant envers les mys-
tiques que les « juristes » sunnites.
On ne saurait donc assimiler le chiisme dans ses divers
courants spatio-temporels à une pure gnose, comme le
suggérait Henry Corbin. Comme toute religion, le
chiisme a ses intransigeances dogmatiques, sa hiérarchie
cléricale imposant ses normes, ses pratiques religieuses
populaires et, bien sûr, son ésotérisme. Bien que large-
ment minoritaire au sein de l'islam, il est beaucoup plus
divisé que le sunnisme puisque de nombreux groupes
qualifiés d’« hétérodoxes » par les chites eux-mêmes gra-
vitent autour de l’imamisme duodécimain, devenu reli-
gion d’État en Iran au début du xvi‘ siècle. L’imam ‘Af a
dû ainsi écarter des disciples trop zélés qui le divinisaient,
et cette tendance à la divinisation d’un être humain,
proscrite en islam, a été récurrente chez certains chiites
dits «extrémistes » (gulär). Il y a par ailleurs dans Île
chiisme commun un goût de la « passion » et un dolo-

39
APPROCHES

s
risme morbide, qui sont l’un et l’autre peu compatible
plutôt le
avec l’idée de gnose; dans le vécu sunnite, c’est
juridisme régnant et le poids des coutumes qui font obs-
tacle à la connaissance.
Sur le fond, soufisme et chiisme partagent un même
héritage muhammadien, qui se transmet par un ensei-
gnement ésotérique. La plupart des chaînes initiatiques
(silsila) des ordres soufis passent par ‘Ali, et les sunnites
font également leur cette parole du Prophète : « Je suis
la cité de la connaissance, et ‘Alf en est la porte » (Taba-
rânî). Il n’est donc pas étonnant qu’au fil des siècles les
Imams Ja‘far Sâdiq, Müsà Kâzim et ‘Alf Ridâ, descen-
dants de ‘Al, aient exercé une maîtrise spirituelle sur
des soufis tels que Bishr Hâfi, Bistâmi et Ma‘rûf Karkhi,
et qu'ils figurent à leur tour dans la chaîne initiatique des
ordres soufis. Ja‘far Sâdiq, en particulier, était reconnu
par tous comme une autorité spirituelle, notamment
dans le domaine de l'interprétation ésotérique du Coran.
Les affinités doctrinales et initiatiques entre les deux
voies sont indéniables, en particulier l’idée que le cycle
de la « sainteté initiatique » (wa/äâya) succède à celui de
la prophétie (ubuwwa), ce qui garantit la présence tou-
jours vivante d’une voie ésotérique en islam.
Les chiites décèlent dans ces affinités une influence
de leur propre doctrine sur le soufisme, influence que les
soufis nient le plus souvent. Ils invoquent à cet effet la
précocité de leur ésotérisme et de leur attachement ini-
tiatique à la famille du Prophète. L’investiture du
« manteau » (#/irga), qui s’est longtemps pratiquée dans
le soufisme, a bel et bien pour source le geste du Pro-
phète recouvrant de son manteau ‘Alf, Fâtima et leurs
enfants Hasan et Husayn. Mais le Prophète n’était pas
plus « chiite » que « sunnite », et les chiites ne sont pas
les seuls à vénérer la famille du Prophète (44/7 al-bayr)".

1. Les sunnites, soufis ou non, portent le plus souvent un juge-


ment sévère sur Mu‘âwiya, qui a usurpé le pouvoir à ‘Ali, et sur ses

40
APPROCHES

Des ulémas et des penseurs sunnites ont détecté à leur


tour dans le soufisme des éléments crypto-chiites. Ainsi,
pour Ibn Khaldün, la #/irga serait un emprunt à la tradi-
tion chiite; le «Pôle spirituel» (gwrb) du soufisme
devrait également beaucoup à l’Imam, guide intérieur du
fidèle chiite et lui-même pôle de l’univers. Selon Ibn
Khaldûn toujours, la propension de quelques soufis à se
proclamer Mañdi (le « Bien-Guidé », personnage descen-
dant du Prophète, qui doit venir à la fin des temps pour
lutter contre l’Antéchrist et ainsi préparer le retour du
Christ sur terre) serait une résurgence chiite.
En fait, le chiisme primitif et le soufisme ont puisé à la
même source et ont donc été influencés par des expé-
riences parallèles. L’Andalou Ibn ‘Arab a ainsi très net-
tement imprégné la gnose chiite, contribuant, par
exemple, à façonner la doctrine chiite de la wa/äya.
L’imam Khomeyni lui-même revendiquera cette
influence. Le personnage essentiel dans la diffusion
d’Ibn ‘Arabî en milieu chiite est Sadr al-Dîn Qûnawi
(m. 1273), son beau-fils et disciple, qui était lié notam-
ment au philosophe iranien Nâsir al-Dîn Tûsf. Une cer-
taine osmose entre soufisme et gnose chiite s’est déve-
loppée dans ce sillage. Ainsi, pour Haydar Amoli,
spirituel duodécimain qui vécut à Bagdad à la fin du
xIv® siècle, tout véritable soufi est un chiite, et tout véri-
table chiite est un soufi; il exhorte en ce sens l’un et
l’autre groupes à se reconnaître”.
À la même époque se développent en Iran des voies
initiatiques soufies (/4rfga) qui devaient glisser vers le

successeurs omeyyades, qui ont persécuté les imams; ils n’en restent
pas moins « sunnites » puisque leur doctrine se réfère à la personne
du Prophète.
1. C. Bonaud, L'Imam Khomeyni, un gnostique méconnu du XX siècle,
Paris, 1997.
2. H. Corbin, En islam iranien, Paris, 1972, t. IL, p. 149-213.

41
APPROCHES

D’une façon générale, le soufisme iranien


chiisme.
car les identités
oscille alors entre sunnisme et chiisme,
définies.
des uns et des autres ne sont pas toujours bien
cette bran che chiit e qui se
Les ismaéliens par exemple,
à un certain
caractérise par un ésotérisme prononcé, sont
Certains
moment pourchassés par les autorités sunnites;
rejoi gnent des
passent alors dans la clandestinité et
quan t à eux,
tariga soufies. Les Bektachis de Turquie,
ent
dont les dogmes sont très fluctuants, ont le plus souv
été jugés hétérodoxes par les soufis.

Deux ésotérismes rivaux

En dépit de leurs affinités doctrinales, soufisme et


chiisme ésotérique ont eu au fil des siècles des rapports
qui sont loin d’avoir été idylliques. Le plus souvent, il y
a eu incompatibilité entre ces deux formes d’ésotérisme,
du fait précisément qu'ils étaient proches l’un de l’autre.
Les maîtres fondateurs d’ordres soufis sont fréquem-
ment eux-mêmes des descendants du Prophète, et pos-
séder une généalogie alide n’est pas l'apanage des
chiites. La différence de perspective réside avant tout
dans les modèles respectifs : les soufis vénèrent ‘Alf et
les Imams chiites en tant que membres de la famille du
Prophète et en tant que grands spirituels, mais leur réfé-
rence ultime est Muhammad. Au x°siècle, Hallâj lui-
même, dont les fréquentations paraissent assez troubles
à beaucoup de sunnites, ne laisse aucune équivoque sur
ce point : le Prophète est Æ guide. Plus tard, Ghazäâfi,
écrivant contre les ismaéliens, martellera cet axiome.
Quant à Ibn ‘Arabfî, que Henry Corbin supputait en son
temps avoir été nourri par la gnose iranienne, il tient

1. H. Corbin, En islam iranien, p.156. Henry Corbin perçoit


comme un « déséquilibre » le fait que les soufis aient réservé à la
seule personne du Prophète le « charisme » que les chiites donnent
en partage à celui-ci et à l’Imam (La Mérhode spirituelle d'un maître du

42
APPROCHES

des propos assez durs sur les chiites et montre à plusieurs


reprises son attachement au sunnisme'. Ses disciples
chiites confessent d’ailleurs des divergences doctrinales
irréductibles, entre eux et lui, qui paraissent somme
toute logiques.
Plus généralement, les soufis, qui appartiennent
souvent au milieu des ulémas sunnites, manifestent de
l’animosité à l’égard des chiites et approuvent l’exé-
cution d’«extrémistes » chiites dont l’hétérodoxie
défraie ici ou là la chronique. Depuis le xr° siècle envi-
ron, c’est-à-dire depuis que le chiisme représente un
danger politique pour le sunnisme, la plupart des ordres
soufis ont aidé les régimes sunnites à lutter contre les
chiites. Au xu° siècle, plusieurs groupes chiites ont ainsi
pactisé avec les Mongols, lorsque ceux-ci ont déferlé sur
tout l'Orient musulman. Seuls quelques ordres persans
ou turcs se sont tenus à l'écart de l’antichiisme. Celui-ci
culmine au sein de la Naqshbandiyya. Cette voie, sur-
tout répandue dans les territoires orientaux de l'islam,
est en contact géographique avec les différentes formes
de chiisme. ,
Les chiites, de leur côté, ne sont pas en reste. À leurs
yeux, la seule source d’autorité est lImam, qui seul
détient le pouvoir d’interpréter les textes et d’intercéder
pour les fidèles. Toute autre source d'autorité, telle que
celle du maître soufi, est donc perçue comme une usur-
pation. C’est pour cette raison que le clergé chiite,
contrairement à une idée reçue, a le plus souvent
condamné non seulement le soufisme, mais aussi la phi-
losophie. Les ulémas sunnites, de leur côté, la réprou-
vaient en raison du relativisme qu’elle leur semblait

soufisme iranien, Nur Ali-Shah, par M. de Miras, Paris, 1973, préface,


p. 9-10).
1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p.191; CI. Addas, Ibn
‘Arab ou La quête du soufre rouge, Paris, 1989, p. Z81.

43
APPROCHES

introduire dans la Révélation. D’une manière générale,


les communautés chiites répugnaient à côtoyer les soufis.
Au x1r' siècle, sous les Ayyoubides, lorsque des établisse-
ments pour soufis furent créés à Alep, les chiites
s’inquiétèrent : ils virent les soufis comme des « gens
oisifs » et les dénoncèrent comme des « espions »”.
Partout où le chiisme s’est assis politiquement, le sou-
fisme a fini par être soit étouffé, soit pourchassé. Ce fut
le cas dans l'Égypte fatimide, et plus encore dans l'Iran
des Safavides. Le fondateur de cette dynastie, Shâh
Ismâ‘il (xvi° s.), bannit le terme /asawæuf au profit de
irfân («gnose ») et, dans le prolongement, traque les
soufis tout en détruisant les mausolées de plusieurs de
leurs saints. Ses successeurs continuent la même poli-
tique, obligeant les ordres soufis iraniens à s’expatrier.
Les attaques contre le soufisme émanent également de
théosophes chiites persans tels que Mollâ Sadrâ qui, au
xvir° siècle, reprend la doctrine d’Ibn ‘Arabî mais rejette
tout autre forme de soufisme. Les derviches iraniens de
cette époque étaient souvent laxistes et fantaisistes, et
donnaient une image très dévoyée du asawæuf. En stig-
matisant les « soufis », les théosophes cherchaient égale-
ment à éviter les attaques du clergé chiite exotériste.
Aujourd’hui encore, certains chiites iraniens tiennent
pour suspect le terme /asawæuf, et la République isla-
mique d’Iran a manifesté plus que de la réticence à
l'égard des soufis. Certains d’entre eux, tel S.H. Nasr et
D. Nûrbakhsh, ont ainsi pris le chemin de l’exil. L’inté-
rêt, en Iran actuel, pour des maîtres comme Ibn ‘Arabf et
Rûmiî s'affirme cependant.
Les différences de sensibilité religieuse, les écarts
dogmatiques et les intérêts politiques — pensons à l’anta-
gonisme séculaire entre les Ottomans, fervents défen-

a M. Eddé, La Principauté ayyoubide d'Alep, Stuttgart, 1999,


p. 426.

44
APPROCHES

seurs du soufisme, et les Safavides — étaient trop impor-


tants de part et d’autre pour que les deux formes
d’ésotérisme fusionnent. La méfiance traditionnelle qui
caractérisait les rapports entre soufis et chiites a actuelle-
ment tendance à s’estomper dans le cadre d’un œcumé-
nisme; il n’en reste pas moins que le soufisme doit être
défini, dans le principe comme dans l’histoire, comme la
dimension mystique ou ésotérique de l'islam sunnite.

Bibliographie :
Mohammad Ali Amir-Moezzi, Le Guide divin dans le shf'isme
originel, Lagrasse, 1992.
Henry Corbin, En islam iranien, t. WI, Paris, 1972.
Préface à La Méthode spirituelle d’un maître du soufisme iranien,
Nur Ali-Shah, par M. de Miras, Paris, 1973.
Seyyed Hossein Nasr, « Chiisme et soufisme », dans Essais
sur le soufisme, Paris, 1980, p. 145-169.
Thierry Zarcone, « L’Iran », dans A. Popovic et G. Veinstein,
Les Voies d'Allah, p. 314-321.

LA PART FÉMININE DU SOUFISME

L'islam originel accordait à la femme une position


incontestablement plus enviable que celle qui lui était
dévolue dans les autres religions ou sociétés de l’époque.
On se contentera de rappeler ici que le Coran distingue
souvent les « musulmanes » des « musulmans », les
« croyantes » des « croyants », afin de souligner l'identité
religieuse des femmes, et leur autonomie dans le rapport
et
au divin. Le Prophète vécut entouré de femmes,
l'amour qu’il portait à la gent féminine doit être inter-
que
prété avant tout Sur un plan métaphysique, ainsi
l’expliciteront les soufis.
45
APPROCHES

Les vieux réflexes misogynes, cependant, reprirent


rapidement le dessus, et les juristes « hommes » eurent
tôt fait de restreindre la perspective ouverte par le Pro-
phète. Un certain nombre de femmes eurent toutefois
leur place dans la société, en particulier dans la transmis-
sion des sciences islamiques : elles furent nombreuses à
fonder des mosquées ou des wadrasa, et à enseigner aux
hommes le Hadîth ou le droit; plus rarement, elles diri-
geaient la prière et prononçaient le prône du vendredi.
Certaines jouissaient d’une aura de sainteté, comme al-
Sayyida Nafîsa (m. 824), descendante du Prophète,
encore très vénérée au Caire. Experte en droit et grande
contemplative, elle fut surnommée la « patronne de ceux
qui donnent des fatwâ et sont gratifiés de pouvoirs sur-
naturels », en raison de sa complétude dans les sciences
exotérique et ésotérique. Elle impressionna fortement
l’imam Shâfi'i, et Ibn Hajar lui attribue cent cinquante
miracles.

L'éternel féminin en mystique musulmane

Au cours des siècles, les femmes se sont souvent por-


tées vers la mystique, où elles pouvaient trouver plus
facilement un espace de liberté, que vers les sciences
exotériques. La spiritualité, sous ses diverses formes, ne
relève-t-elle pas de l'intuition dite « féminine », par
contraste avec les sciences religieuses rationnelles, qui
conviendraient plutôt à l’homme? Certains font ainsi
valoir que le soufisme correspondrait au cerveau gauche
de l’être humain, siège de l’intuition, et l’islam exoté-
rique au cerveau droit, où prévaut le mental.
Les premiers ascètes et soufis ont reconnu la sainteté
des femmes. Voici Ibn Hanbal et Bishr Hâff demandant
à Amina Ramliyya d’intercéder pour eux, et Dhû I-Nûn
Misrî considérant Fâtima de Nishapour comme son
maître. Mais c’est surtout Râbi‘a ‘Adawiyya (m. 801),
ayant vécu à Basra en Irak, qui a marqué les esprits, ce
«témoin de l’amour de Dieu » dont la légende dorée

46
APPROCHES

parviendra jusqu’à Saint Louis et à son chroniqueur Join-


ville!. Dans l'Iran du xr° siècle, les femmes recevaient
l'initiation au même titre que les hommes. Certaines
exerçaient la fonction de maître spirituel; l’une d’elles,
dit-on, a eu cinq cents disciples, hommes et femmes. À
partir du xr siècle, des 7041 (lieux dédiés à la vie
contemplative) réservés aux femmes apparaissent dans
plusieurs métropoles islamiques.
Des poètes mystiques se montrent alors très sensibles
à l’élément féminin de la divinité. Dans la littérature
arabe, Laylâ incarne l’Amante, qui initie à un amour
supérieur, transcendé. Chez Ibn al-Fârid, elle désigne
Dieu, qui Se voile et Se dévoile à la fois au regard des
hommes. Mais il y a aussi Salmâ et bien d’autres. Rûmî
voit dans la femme « un rayon de la lumière divine » et
la perçoit comme « créatrice bien plutôt que créature ».
Ibn ‘Arabf, en « héritier muhammadien », a souligné la
stature spirituelle de la femme et son rôle dans la vie
contemplative des hommes mystiques. Selon sa doctrine,
Dieu, en tant que conjonction des contraires, contient les
principes mâle et femelle, principes qui participent à
part égale à l’union cosmique réalisée dans tout accou-
plement, végétal, animal, humain ou autre. Ibn ‘Arabî
donne même la précellence à l’élément féminin, qui cor-
respond à la «Nature primordiale» d’où sont ISSUES
toutes les formes existantes. À ses yeux, la contempla-
tion de Dieu dans la femme est plus accomplie que dans
tout autre support de la Manifestation divine, et l’amour
de la femme fait partie intégrante de l’exemple muham-
madien. Râbi‘a était considérée comme le « diadème des
hommes de Dieu », et Ibn ‘Arabf vient confirmer que la
« virilité » spirituelle (r/#/iyya) n’est pas liée à la condi-
tion humaine biologique : les femmes ont accès à la per-

1. Sur Râbi‘a, voir énfra p. 108-109.

47
APPROCHES

fection spirituelle, et donc à tous les degrés de la sain-


teté, y compris celui de Pôle. C’est pourquoi elles
peuvent, selon Ibn ‘Arabî, diriger la prière. Marie
(Maryam) est leur modèle, et certains savants ou soufis
lui décernent la fonction prophétique (zwbuwwa). Le
Shaykh al-Akbar comptait deux femmes parmi ses maîtres
andalous. Il investit du manteau initiatique (#/1rga) qua-
torze femmes sur quinze de ses disciples, et voyait en
Nizâm, la jeune Persane qui lui inspira un recueil de
poèmes, une théophanie accomplie.

Les effets du machisme ambiant

Une telle ouverture à l’élément féminin n’est pas


l'apanage de tous les soufis. Le soufisme moyen s’est
souvent accommodé de l’ostracisme à l’égard de la
femme qui s’imposera au fil des siècles dans la culture
islamique. Les saintes seront ainsi généralement margi-
nalisées, voire absentes des recueils hagiographiques, et
les femmes seront parfois exclues de certaines confréries,
dites « orthodoxes », ce qui les amènera à se réfugier
dans un soufisme populaire plus tolérant et dans le culte
des saints. De nos jours, bien des barrières tombent, et
un nombre croissant de femmes tiennent un rôle initia-
tique majeur et exercent la maîtrise spirituelle sur des
hommes et des femmes, que ce soit à Tunis, à Beyrouth,
à Istanbul ou à Dehli.

Bibliographie :
Nelly et Laroussi Amri, Les Femmes soufies ou la passion de
Dieu, Saint-Jean-de-Braye, 1992.
Michel Chodkiewicz, « La sainteté féminine dans l’hagio-
graphie islamique », dans Saints orientaux, Paris, 1995, p. 99-115.
Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de
l'Islam, Paris, 1996, p. 518-531.

1. Voir #nfra, p. 142.

48
APPROCHES

—, Mon âme est une femme. La femme dans la pensée islamique,


Paris, 1998.

DE QUELQUES PRÉJUGÉS CONCERNANT LE SOUFISME...

Les préjugés à l'égard du soufisme tiennent le plus


souvent à l'ignorance, mais ils confinent parfois à la mal-
honnêteté intellectuelle. Deux d’entre eux semblent
particulièrement coriaces :

Le soufisme = quiétisme,
et recherche égoïste du salut individuel

Depuis un siècle environ, c’est le grief le plus


fréquent sous la plume de certains réformistes musul-
mans qui oublient que les grands penseurs réformistes
ont bu à la source du soufisme et ne l’ont jamais renié.
Face à la réalité historique, cette accusation ne tient pas.
Si les spirituels, toutes religions confondues, se sont reti-
rés du monde plus ou moins longtemps, le soufi a voca-
tion à revenir parmi les hommes pour se mettre au ser-
vice de l’humanité. Il suit ici, comme dans les autres
aspects de sa vie, le modèle muhammadien du contem-
platif engagé dans le monde. Les premiers soufis se sont
précisément démarqués des « ascètes » musulmans qui
refusaient le monde.
Depuis des siècles, les voies initiatiques soufies sont
très présentes dans les sociétés musulmanes. Elles tra-
versent les différentes classes sociales : on y trouve aussi
le
bien le ministre ou le président — autrefois l’émir ou
sultan — que le simple artisan ou paysan, en passant par
les classes moyennes et le milieu des ulémas. Le sou-
isla-
fisme a été et reste une réalité centrale de la culture
quelqu es indices . Par
mique. Donnons-en dès à présent

49
APPROCHES

l'islam,
sa souplesse, il a largement contribué à répandre
comm e les Bal-
notamment dans les zones périphériques
noire ou
kans, les steppes d’Asie centrale, l'Afrique
nt
l'Asie du Sud-Est. Dans bien des cas, les soufis étaie
ment
des commerçants ou l'inverse. Ils assumèrent égale
la défense des territ oires de l’isla m en prati quant le
«jihäd mineur», qu'ils ne disso ciaie nt pas du «/hâ d
majeur », ou lutte contre l’ego'. Certa ins group es soufis
sont devenus célèbres pour s’être opposés au colonia-
lisme européen ou à l’impérialisme soviétique, voire
chinois.
Au sein des sociétés musulmanes, l'influence des
maîtres soufis s’exerçait à plusieurs niveaux. Ainsi, les
miracles qu’on leur attribuait étaient presque toujours
tournés vers la communauté (guérison, multiplication de
la nourriture, faire apparaître de l’argent pour le don-
ner...). Très sollicités par la population, les maîtres
étaient les intercesseurs privilégiés du peuple auprès des
dirigeants — parfois à leur détriment; ils arbitraient les
conflits (entre musulmans et chrétiens, par exemple),
avaient vocation à accueillir et héberger tous les passants
dans leur xéwiya (établissement pour soufis), à intégrer
les marginaux et les exclus; ils avaient aussi souvent une
fonction de thérapeute (ils prenaient les maladies sur
eux, guérissaient de la folie, de la possession...), etc.
Cette fonction d’«homme-charnière*», de médiateur
entre les hommes et Dieu, entre les hommes et le pou-
voir temporel, ne signifie pas que les cheikhs inter-
féraient dans la relation directe que le fidèle musulman
entretient avec le divin, ou pis qu'ils cherchaient à

1. Voir par exemple notre J#4d et Contemplation. Vie et enseignement


d'un soufi au temps des croisades, Paris, 2002 (rééd.).
2. D'après une formule de Peter Brown, que l'historien appliquait
à l'Antiquité tardive (Le Culte des saints, Paris, 1987, traduction de
l’anglais).

50
APPROCHES

« s’associer à Dieu » : elle consistait à canaliser l’énergie


spirituelle des uns et des autres et, lorsqu'il le fallait, la
ferveur populaire.
Des groupes ont sans doute pratiqué ces formes de
charité communautaire à des fins de propagande, ou
pour s’assurer une forme de clientélisme. Il est vrai éga-
lement que certains se conduisaient en parasites et profi-
taient de la crédulité du peuple, notamment en zone
rurale. Mais les grandes voies initiatiques ont toujours
mis l’accent sur les vertus du travail: l’aspirant doit
gagner sa vie par des moyens ordinaires. La mendicité
était jadis un exercice spirituel visant au dépouillement
et à la remise confiante en Dieu; toutefois, elle ne devait
durer qu’un temps et certains maîtres s’y sont toujours
Opposés.
Les soufis ont bâti et bâtissent encore nombre de mos-
quées, d’hôpitaux et hospices et, de nos jours, des
centres de formation professionnelle. Dans les siècles
passés, ils concouraient à créer une cohésion sociale en
vivifiant certaines célébrations religieuses, et les diverses
fêtes de saints qui animent jusqu’à présent la plupart des
pays musulmans favorisent sans conteste cette sociabi-
lité. Les soufis prennent souvent aujourd’hui l'initiative
de projets culturels, artistiques, éditoriaux, et sont actifs
dans le dialogue interreligieux. Ces quelques exemples
prouvent que les soufis sont des hommes proches des
réalités quotidiennes, soucieux des problèmes des
autres, et non des « mystiques » retranchés et s’adonnant
à un nombrilisme spirituel’.

Le soufisme = religion populaire,


née en réaction au légalisme de l'islam < orthodoxe »

Dès les débuts, les soufis se sont perçus comme l'élite


spirituelle (a/-khässa) et comme les héritiers des pro-

1. On trouvera des exemples précis concernant le Proche-Orient

JL
APPROCHES

phètes : l'inspiration et les dévoilements dont ils étaient


gratifiés succédaient à la Révélation, close avec Muham-
mad. En dépit de réticences initiales, beaucoup de ulé-
mas, qui luttaient contre la pénétration du rationalisme
hellénistique en islam, ont reconnu au soufisme ce
lignage prophétique, et donc son orthodoxie. À partir du
xur' siècle, le soufisme a été promu « cœur de l'islam », et
est devenu la voie de réalisation au sein de cette religion.
Mais son succès aboutit à un paradoxe : ce n'étaient pas
seulement les clercs qui adhéraient au soufisme, mais
aussi des couches plus larges de la population. La « voie
étroite », réservée aux héros de l’aventure spirituelle, se
vulgarisait. La reconnaissance du soufisme permettait de
spiritualiser la doctrine et la pratique communes de
l'islam, mais un certain /asawwuf évoluait vers des mani-
festations piétistes; il suscitait et encadrait désormais
une religiosité de plus en plus populaire, avec tous les
débordements que cela peut comporter. Le prestige des
cheikhs était grand, et il était tentant pour des pseudo-
soufis d’en profiter. À partir du xv° siècle environ, plu-
sieurs régions du monde musulman virent leur niveau
culturel baisser, et le soufisme perdit de sa valeur
comme d’autres secteurs de la vie islamique.
Pour autant, certaines voies initiatiques ont maintenu
le cap d’une spiritualité exigeante. Des maîtres ont
assuré la relève des « anciens » dont ils se réclamaient, et
déplorent la dégénérescence qui affecte le soufisme.
Celui-ci conserve cependant souvent sa teneur initia-
tique et, dans le sillage de l’école d’Ibn ‘Arabf, la plus
haute métaphysique continue d’être distillée par l’écrit
ou par l'oral. Mais ce soufisme est plus discret, et les
observateurs extérieurs se sont donc davantage arrêtés
aux démonstrations spectaculaires des uns qu’aux expé-

médiéval dans notre Soufisme en Égypte et en Syrie sous les derniers


Mamelouks et les premiers Ottomans, Damas, 1995, p. 109-119.

52
APPROCHES
\
riences intérieures des autres. Les Occidentaux ont ainsi
désigné sous le terme « maraboutisme » le charisme mi-
magique, mi-spirituel de cheikhs maghrébins ou afri-
cains. Or la doctrine soufie insiste sur le nécessaire déta-
chement par rapport à l’initiation : celle-ci ne doit assou-
vir aucun appétit mondain, même d'ordre subtil, et ne
saurait servir à délivrer des « recettes ».
Depuis la fin du xix° siècle, le soufisme a été bousculé
par la pensée réformiste puis par les rapides mutations
sociales qu’a connues le monde musulman. Il en ressort
aujourd’hui épuré, et les fidèles s’y engagent désormais
par conviction, et non par tradition. L’élite des ulémas y
reste souvent attachée. Il est donc erroné de présenter le
soufisme comme un espace de liberté qui ferait contre-
poids à la sècheresse de la religion islamique. Dans la
doctrine comme dans l’histoire, soufisme et islam ne se
sont opposés que lorsqu'ils se sont mal compris, ou en
cas de conflit d’autorité, lorsque l’un critiquait l’autre
pour garder ses ouailles sous sa coupe.
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CHAPITRE II

SOUFISME ET ISLAM

DEUX NOMS POUR UNE MÊME RÉALITÉ

Le caractère foncièrement coranique du soufisme

Le soufisme, porté par l'islam, a donné toute sa


dimension à la large perspective ouverte par la prophéto-
logie islamique. La nouvelle religion s’est immédiate-
ment incarnée dans l’histoire, au sens où elle s’est
implantée sur des terres où prévalaient d’autres substrats
religieux ou philosophiques. Pendant plusieurs siècles,
et parfois jusqu’à nos jours, ces différents substrats se
sont maintenus et ont coexisté avec l'islam, qu’il s'agisse
du mazdéisme iranien, du néo-platonisme alexandrin ou
du christianisme oriental. À la lisière orientale de son
domaine, l'islam était désormais en contact avec l’hin-
douisme et le bouddhisme. Par son extension d’est en
ouest à partir de l’Arabie, il se trouvait au centre de
l'Ancien Monde et côtoyait les climats spirituels les plus
divers. C’est l’un des sens invoqués par ce verset:
« Nous avons fait de vous une communauté du milieu »
(Cor. 2 : 143).
Des influences extérieures sont ainsi intervenues dans
l'élaboration de la nouvelle religion. Certains orienta-

55
SOUFISME ET ISLAM

listes en ont trop hâtivement déduit que le soufisme


ent une
était d’origine étrangère, non islamique. Comm
it-elle
spiritualité aussi riche, aussi universaliste pouva
orien talis tes
émaner de « la religion de Mahomet » ? Les
, qui
rivalisèrent pour trouver, qui une source chrétienne
à la
une source hindoue, qui une source hellénistique
Mass igno n (m. 1962) , dans
mystique musulmane. Louis
a
une étude déjà ancienne qui reste une référence,
réfuté une à une ces allégations, metta nt en évide nce le
caractère foncièrement coranique du soufisme. « C’est
du Coran, constamment récité, médité, pratiqué, décla-
rait-il, que procède le mysticisme islamique, dans son
origine et son développement!. » Dans sa célèbre thèse,
La Passion de Halläj, i reconnaissait qu’«il y a dans le
Coran les germes réels d’une mystique, germes suscep-
tibles d’un développement autonome, sans fécondation
étrangère * ».
Par la suite, les islamologues ont exploré un grand
nombre de textes inédits de la littérature soufie et appro-
fondi leur connaissance de l’œuvre des maîtres : leurs
travaux confirment les intuitions de Massignon et éta-
blissent, d’une manière ou d’une autre, que le soufisme
est l’un des axes de l'islam”. Un des élèves de Mas-
signon, Paul Nwyia, qui a jeté des bases solides pour
l'étude de l’herméneutique islamique, a cherché à
«montrer, par l'étude des premières vocations musul-
manes à la mystique, comment s’est opérée cette intério-
risation du vocabulaire coranique et comment, progres-
sivement, s’est formé le lexique technique du

1. Cf. son Essai sur les origines du lexique technique de la mystique


musulmane, 1° éd. en 1922, 2° en 1954, 3° en 1999, Paris, p. 104.
2. Passion, Paris, 1975 (nouvelle éd.), IT, 21.
3. Cf. par exemple M. Molé, Les Mystiques musulmans, Paris, 1965,
p.24; S. Trimingham, 74e Sufi Orders, Oxford, 1971, p.2; A.
Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de l'islam, Paris, 1996
(paru à l’origine en anglais, en 1975), p. 25.

56
SOUFISME ET ISLAM

soufisme!.» Plus récemment, Michel Chodkiewicz a


traité du rapport essentiel qu’entretient la doctrine d’Ibn
“‘Arabf (m. 1240) avec le Coran. Dans Ur océan sans rivage,
il dresse un constat minutieux, montrant que le Coran
structure l’œuvre du maître andalou dans ses fonde-
ments et en constitue la trame”. On pourrait donc croire
le débat clos, d’autant plus que les polémiques
récurrentes qu'il soulève ont quelque chose d” «irri-
tant », comme le remarquait Paul Nwyia. Mais quelques
islamologues continuent à soutenir que le soufisme a
reçu de multiples influences étrangères, de sorte qu'il ne
lui resterait plus rien d’islamique en propre”.
Que la philosophie de Philon d'Alexandrie (is. apr.
J.-C.) ou encore le néo-platonisme de Plotin (1° s. apr.
J.-C.) aient nourri indirectement la métaphysique et la
cosmologie soufies, qu’un comportement de type ascé-
tique ait été stimulé par l'exemple des ermites chrétiens,
que certaines méthodes initiatiques du soufisme oriental
se soient développées au contact des yogis indiens ou
des moines bouddhistes, c’est fort probable et même
logique“. Ce patrimoine, il va de soi, devait être assimilé
sans être revendiqué. Au x‘ siècle, Yahyâ Suhrawardi,
par exemple, fut condamné par les autorités sunnites,
notamment pour avoir puisé explicitement dans le fonds
iranien pré-islamique.
En retour, le soufisme a lui aussi fécondé d’autres
mystiques. Pour nous limiter au monde hispanique, la
pénétration des textes et des méthodes du soufisme chez

1. Exégèse coranique et langage mystique. Nouvel essai sur le lexique tech-


nique des mysfiques musulmans, Beyrouth, 1970 (rééd. en 1991),'p. 13.
2. Un océan sans rivage : Ibn ‘Arab, le Livre et la Loi, Paris, 1992.
3. Cf. J. Baldick, Mystical Islam, Londres-New York, 1989.
4, En revanche, l'impact présumé de la philosophie védantique
sur Abû Yazid Bistâmf, avancé il y a quelques décennies, est mainte-
nant largement remis en cause.

57
SOUFISME ET ISLAM

e. Sans
les spirituels juifs andalous médiévaux est avéré
ques juifs, saint
doute par l'intermédiaire de ces mysti
par la spiri tua-
Jean de la Croix aurait pu être influencé
se serait
lité shâdhilie maghrébine, et Ignace de Loloya
es sou-
peut-être lui aussi inspiré de disciplines initiatiqu
fies dans ses Exercices spirit uels.
On pourrait multiplier les exemples dans un sens ou
dans l’autre’. La théorie des emprunts n’apporte cepen-
dant pas grand-chose sur le fond, d'autant plus que ces
emprunts sont souvent tardifs. En réalité, les analogies
entre les doctrines et les pratiques de traditions dif-
férentes sont dues bien plutôt aux invariants de l’expé-
rience psychologique et spirituelle de l'être humain.
Ainsi, les « affinités surprenantes » existant entre l’hin-
douisme et l'islam tiendraient au fait que « les deux reli-
gions dans leur ensemble ont une vision analogue des
thèmes majeurs de la métaphysique” ». Les influences
réciproques survenues au cours des siècles entre ces
deux spiritualités n’expliquent en rien leur proximité
quant au principe. L'expérience de l'extinction du
« moi » dans le « Soi » divin, par exemple, représente un
passage obligé dans le processus initiatique menant
l’adepte à la délivrance, c’est-à-dire lui permettant de
dépasser la conscience de l’ego. Les soufis l’ont expri-
mée en termes de f4r4’, les hindous de wirvâna, et les
mystiques chrétiens parlent d’ «anéantissement de
l’âme en Dieu ». Chaque spirituel vit son expérience
dans le moule de sa propre tradition, qui lui donne une

1. Cf. O. et D. Maïmonide, Deux Traités de mystique juive, traduits


par P. Fenton, Lagrasse, 1987.
2. Voir l'étude récente du même P. Fenton, « Les traces d’Al-
Hallâj, martyr mystique de l'islam, dans la tradition juive », Annales
islamologiques 35, IFAO, Le Caire, 2001, p. 101-127, qui montre bien
l'empreinte du soufi de Bagdad sur la mystique juive.
3. D. Shayegan, Hindouisme et soufisme. Une lecture du « Confluent
des Deux Océans », Paris, 1997, p. 20.

58
SOUFISME ET ISLAM

orientation et un goût particuliers, mais 1l le fait en fonc-


tion d’archétypes que portent en eux tous les « fils
d'Adam ».

LE MODÈLE CORANIQUE

« Mêler sa chair et son sang au Coran »

Junayd, le maître de Bagdad (m.911), affirmait:


« Notre science [le soufisme] est intimement liée au
Coran et au modèle muhammadien (Swnna)". » Il ne faut
pas voir là une pétition de principe ou une ruse destinée
à détourner l’animosité des « juristes », mais une réalité
qu'’illustre l’abondante littérature mystique de l'islam.
C’est une évidence de dire que les traités doctrinaux des
maîtres soufis, tout comme les leçons spirituelles qu’ils
donnent dans les mosquées ou en d’autres lieux, se nour-
rissent du Coran et du Hadîth. Sulamf rappelle que la
connaissance mystique ne peut trouver de fondement
valable que dans les sources scripturaires de l'islam, car
celles-ci ne sont pas sujettes aux déficiences humaines.
Le légalisme imputé à l’islam ne vient pas du texte
coranique, mais bien plutôt du développement d’une
casuistique juridique, peut-être héritière de la mentalité
sémitique : à mesure que l’on s’éloignait de la lumière
de la Révélation coranique, le message avant tout spiri-
tuel de l'islam se figeait en discours normatif. Pourtant,
les versets proprement juridiques sont peu nombreux
dans le Coran (environ 6 %).

1. Qushayri, Risäla, p.431.

59
SOUFISME ET ISLAM

Le Coran est émaillé de versets qui ont une dimen-


sion spirituelle ou ésotérique évidente. « Il [Dieu] est
avec vous où que vous soyiez » (2: 115); « Nous [Dieu]
sommes plus près de lui [l’homme] que sa veine Jugu-
laire » (50 : 16); « Sur la terre il y a des signes pour ceux
qui ont la vision certaine. Et en vous-mêmes, ne voyez-
vous pas? » (51: 20). Dans la sourate « La Caverne », la
supériorité de la science mystique, « émanant directe-
ment de Dieu » (a/-‘ilm al-ladunî) n'est-elle pas affirmée
par rapport à la réflexion humaine'? Le Coran propose
également de nombreuses paraboles. Parfois, le sens en
est à dessein énigmatique, et il faut recourir à l’exégèse.
Ainsi, le célèbre « verset de la Lumière » (24: 35) a fait
l’objet de multiples interprétations, de la plus méta-
physique (La Niche des Lumières de Ghazäâli”) à la plus
scientiste (des modernes y ont lu le principe de l’électri-
cité). Tous ces versets ont nourri les méditations des
mystiques musulmans, comme des simples fidèles. Pour
eux, le Coran tout entier, dans la moindre de ses lettres,
est Esprit, puisqu'il émane directement de Dieu. Qu'il y
soit question d'histoires des prophètes, de préceptes
moraux, d’avertissements eschatologiques ou même de
prescriptions juridiques, chaque verset contient un
« secret » (sirr) divin. Le croyant perçoit intuitivement,
même s’il n’y a pas accès, que sa signification dépasse
infiniment le sens obvie.
C’est donc toute la texture du Coran qui structure la
Voie initiatique dans le soufisme. « L’aspirant [soufi],
avançait ADû Tâlib Makkf au x° siècle, ne mérite ce nom
que s’il trouve dans le Coran le but de son aspiration, en
déduit sa propre déficience et son unique recours en
Dieu”. » Tous les soufis, certes, ne réalisent pas cette

1. Cf. snfra, p. %.
2. Traduction de la Mishkât al-anwär, par R. Deladrière, Paris,
1981.
3. Qût al-qulib, Le Caire, 1961, t. I, p. 119.

60
SOUFISME ET ISLAM

exigence, mais ils tendent à « mêler leur chair et leur


sang au Coran », selon la formule de Dhâû I-Nûn Misri.
Ainsi de l’émir Abd el-Kader, dont les 372 « haltes » spi-
rituelles de son Kir@b al-Mawägif se nourrissent du Livre
et s'appuient sur un verset cité en exergue.

Le soufi chemine dans le Livre

La Tariga, on l’a vu, est jalonnée de «stations »


(magâmär) et d’ « états » (zhwä)). Or dans ses Luma’, un
manuel majeur du soufisme, Sarrâj (x°s.) établit très
explicitement que les unes et les autres trouvent leur
fondement dans le Coran. Du début jusqu’à la fin de son
parcours initiatique, le soufi chemine donc dans le Livre.
À titre d'exemple, la station de l” « abandon confiant en
Dieu » (zawakkul) se fonde notamment sur « Confiez-
vous à Dieu, si vous êtes croyants! » (Cor. 5: 23) 41État
de «proximité» (gwrb) sur « Quand Mes serviteurs
v'interrogent à Mon sujet, [dis-leur quel] Je suis proche »
(2: 186), celui encore de |” «amour» (mahabba) sur
« Dieu fera bientôt venir des hommes qu’Il aimera et qui
L’aimeront » (5: 54). Les termes coraniques qualifiant
«stations» et «états» vont rapidement devenir des
archétypes de la Voie, matrices dans lesquelles va évo-
luer l'expérience mystique en islam et se former la ter-
minologie soufie.
e
Une racine coranique fondamentale, puisqu'ell
revient deux-cent vingt-sept fois dans le Coran, a connu
me,
une grande fortune non seulement dans le soufis
vale,
mais aussi dans toute la culture islamique médié
celle de WLY". De cette racine ,
imprégnée de mystique :
les terme s génér iques
aux multiples sens, viennent
», « proche de
waläya (« sainteté ») et æali («ami de Dieu

34-39.
1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p.

61
SOUFISME ET ISLAM

Dieu » : le saint). A/Wa/f est un nom divin qui instaure


une relation de partage avec tous les êtres, relation dont
seuls les saints sont conscients. Seuls les saints en effet
reflètent la ww/âya divine, « prise en charge » par Dieu
de Sa création, d’où découle la « proximité » de Dieu et
de l’homme. Le saint est toujours un « rapproché », en
ce sens qu’il a été admis dans l'intimité divine. La
compétition supposée, aux yeux des exotéristes, des
« saints » et des prophètes de l'islam a jeté au départ une
ombre sur la doctrine de la walâya, mais celle-ci s’est
rapidement imposée dans les sociétés musulmanes.
Au cours des siècles, le sens de certains termes cora-
niques s’est ainsi enrichi d’une grande densité doctrinale
au fur et à mesure que des maîtres, des courants mys-
tiques leur donnaient une saveur et un contenu parti-
culiers. Au xI° siècle, Hujwirî caractérise chacune des
douze écoles de son époque par un trait doctrinal, puisé
le plus souvent dans la terminologie coranique : il associe
ainsi l’école de Tirmidhf à la wa/âya ou « proximité-
sainteté », celle de Muhäsibf au 7744 ou « contente-
ment », celle de Sahl Tustarî à la lutte contre les pas-
sions de l’ego, etc.'.
On peut suivre le cheminement d’un terme coranique
à travers le temps et l’espace du soufisme. Dans la pers-
pective coranique, le /zwakku/, où « abandon confiant à
Dieu », par exemple, est sans conteste une vertu cardi-
nale. Or les soufis l’investissent d’un sens ultime: il
s’agit pour l’aspirant vers Dieu d'abandonner sa gou-
verne individuelle au profit de la Volonté divine (ssqâf al-
tadbfr). Ce thème, déjà présent chez les premiers maîtres
(Dhû I-Nûn, Tirmidhf), devient, au xur° siècle, un élé-
ment majeur de la doctrine shâdhilie”. La wwrâgaba ou

1. Hujwir, Kashf al-mahjàb, p. 403 et sq.


2. Un des maîtres shâdhilis, Ibn ‘At’ Allâh (m. 1309), lui consacre
même un ouvrage : A/-Tanwiîr fi isqât al-tadbir, traduit par A. Penot
sous le titre De l'abandon de la volonté propre, Lyon, 1997.

62
SOUFISME ET ISLAM

« vigilance constante », exercée, selon le Coran, par Dieu


à l’égard de Ses créatures, trouve elle aussi un large écho
chez les soufis « sobres », qui s’emploient à pratiquer
cette vigilance dans leur rapport à Dieu. On pourrait
multiplier les exemples, montrant que le Coran a irrigué
l'expérience soufie et façonné son expression.

Une profusion de sens : l’exégèse soufre

Les soufis n’ont pas seulement puisé leur terminolo-


gie dans le Coran; ils ont développé une herméneutique
spécifique, qui prend place parmi les disciplines de
l’exégèse coranique. Dans les langues de la Révélation
(le sanskrit, l’hébreu, l'arabe), certains termes ont la
faculté de renvoyer à des réalités de plus en plus éle-
vées, allant du concret à l’universel, car le processus de la
Révélation retrace celui de la Manifestation, laquelle
implique également une multiplicité de degrés. La
structure des langues sacrées, « tissée de symbolisme, est
capable de transmettre, par une série de résonnances,
des significations qui s'étendent du monde de l’homme
à celui des esprits et des idées éternelles !». Sous ce rap-
port, la polysémie de la langue arabe ancienne, les liens
sous-jacents que les racines tissent entre elles, et jusqu’à
de certaines de ces racines, tout cela
l’ambivalence
plaide d'emblée en faveur d’une lecture plurielle du
Rien d’étonnant, donc, à ce que chaque ten-
Coran.
dance, chaque sensibilité au sein de l'islam, chaque épo-
Il
que aient proposé des lectures différentes du Livre.
faut ici convoquer l'autorité du Prophète :
du
_ «Personne ne parvient à une intelligence vraie
(ww7Âh »
)
Coran s’il n’y découvre de nombreux “aspects”
(rapporté par Suyûti).

et son Mi'rä].
1. J.-L. Michon, Le Soufi marocain Ahmad Ibn ‘Ajfba
la mystiq ue musulm ane, Paris, 1975, p. 143.
Glossaire de

63
SOUFISME ET ISLAM

_ «Le Coran possède de multiples “aspects”; lisez-le


donc dans le meilleur d’entre eux » (Ibn ‘Abbâs).
— « Chaque verset possède un sens extérieur et un sens
intérieur; toute lettre a une limite et toute limite a un
point d’ascension » (al-Hasan).
Face à cette profusion de sens suggérée par le Pro-
phète, la maïeutique soufie vise à déconcerter la raison
humaine et à lui rappeler son indigence: «Si, pour
chaque lettre du Coran, disait Sahl Tustarî (m. 896),
l’homme recevait mille degrés de compréhension, ceci
n’épuiserait pas tous les sens que contient un seul ver-
set. » La parole de Dieu, explique t-il, est à l’image de
Dieu Lui-même: infinie et incréée; comment donc
pourrait-elle être saisie pleinement par l’homme, créa-
ture éphémère|?
Le Coran lui-même avertit que « nul autre que Dieu
ne connaît son interprétation » (Cor. 3 : 7). Il en découle
que l’homme ne peut accéder à celle-ci que par inspira-
tion divine, et non par le raisonnement. C’est pourquoi
le Coran montre le chemin, invitant l’homme à une
compréhension graduelle de son langage et de sa termi-
nologie. La «certitude» (ou «vision certaine », 4/-
yagin), par exemple, y trouve sa réalisation en trois
étapes progressives : d’une « science » encore extérieure
(ilm al-yagin) Vinitié passera à l’« œil de la certitude »
(‘ayn al-yagin), mais seule la « réalité de la certitude »
(4agq al-yaqîn) lui permettra d’accéder à la connaissance
certaine. Dans le contexte coranique, ces expressions
n’ont pas un sens expressément spirituel, mais elles
l’induisent. Pour les milieux mystiques, le yagfn cora-
nique signifie le dépassement, ou plutôt l’épanouisse-
ment de la foi. À l’issue d’un long travail intérieur, l’ini-
tié a accès aux réalités spirituelles, grâce à la levée
progressive des voiles qui les masquaient: la « vision

1. Luma', p.74.

64
SOUFISME ET ISLAM

certaine » est le fruit de ce processus, qui abolit toute


dualité entre le contemplant et le Contemplé.
Le Coran détermine donc une superposition de sens
pour un seul terme, à laquelle correspond une hiérarchie
des niveaux de conscience. Ces différents sens, il va sans
dire, ne s’opposent ni ne se détruisent; ils s’harmonisent
et se complètent dans une connaissance intégrale. Par-
fois, un même thème reçoit plusieurs dénominations qui
appellent un approfondissement graduel du sens. Ainsi
en va-t-il du Cœur, centre spirituel de l’homme: par
ordre d’intériorité croissante, le ga/b, organe encore phy-
sique, se transmue en /#'4d, puis en /ubb. La progression,
on le remarque, est généralement tripartite, qu’il s'agisse
du Coran, de la tradition prophétique ou de la littérature
soufie. Le chiffre trois est le premier à exprimer la multi-
plicité sous sa forme impaire, celle-ci étant toujours pri-
vilégiée en islam. Cette triple hiérarchisation émane
d’universaux de la métaphysique, tels les trois degrés de
la nature humaine (corps, âme, esprit), ou encore ceux
de la manifestation universelle (le monde sensible, le
monde intermédiaire des esprits, le monde de la Souve-
raineté divine).
Ja‘far Sâdiq (m. 765), grand spirituel et sixième Imam
chiite, est l’un des premiers à structurer l’exégèse ésoté-
rique du Coran et à appliquer cette hiérarchisation du
sens au degré d’entendement qu’a l’homme de la Révé-
lation. S'appuyant sur le verset 35 : 32, où trois catégories
de croyants sont évoquées, les soufis distingueront entre
le commun des fidèles (4/-‘ämma), l'élite spirituelle (z/-
khässa) et l'élite de l'élite (#/ssar al-khâssa). Seule cette
dernière accède à une compréhension plénière du Coran,
et réalise l’acmé de chaque station initiatique. « Ton
degré de compréhension du Coran, prévenait Abû Saïd
Kharrâz (m. 899), dépend de ton degré de proximité de
Dieu.»

1. Jbid., p. 89.
65
SOUFISME ET ISLAM

L'’herméneutique soufie du Coran ne fait donc que


prolonger sa polysémie, en vertu de laquelle les struc-
tures de sens s’emboîtent les unes dans les autres. Elle
suit plusieurs procédés. L’zs#nbâr, tout d’abord, qui est
un terme coranique (4 : 83), signifie en langage ordinaire
«le fait de puiser de l’eau à un puits»; les soufis y
voient la nécessité d'amener à la surface le sens caché
d’un verset. Toutefois, précise Sarrâj, les mystiques
n’ont pas le privilège de l’éstinbât :en raison de la plura-
lité des « aspects » contenus dans le texte coranique, les
juristes comme les théologiens « puisent » des sens
conformes à leur propre lecture’.
L'ishâra, « allusion » ou « indication allusive », joue un
rôle fondamental dans la perspective soufie, car elle tra-
duit toute la subtilité, la finesse de perception requises
dans cette discipline intérieure. Elle a usuellement pour
antonyme la ‘éra, ou « discours explicite ». Les plus
grands maîtres n’ont jamais prétendu proposer une expli-
cation globale, enfermant en quelque sorte toutes les
dimensions du Coran. Ils ont proposé à la conscience des
«allusions ésotériques », qui n’abrogent pas la lecture
littérale du Livre, laquelle s'impose à eux comme au
commun des croyants. Ils ne transgressent pas le sens
extérieur, mais invitent à découvrir les autres sens que le
verset recèle”. L’s#44ra se contente de suggérer des
significations, de susciter des résonnances aux niveaux
subtils de l'être.
L’exégèse spirituelle du Coran est plus généralement
connue sous le nom de 7a’wf/ (« interprétation »), par
opposition au fafsfr, « explication » littérale, grammati-
cale, historique ou théologique du Livre. Le terme z7'wf/
signifie «reconduire [le verset] à son sens premier »,

1. Jbid., p. 106.
2. Comme en convient un spécialiste de l’exégèse réformiste
moderne (A. Mérad, L'’Exégèse coranique, Paris, 1998, p. 71).

66
SOUFISME ET ISLAM

c’est-à-dire à son origine, soit de la forme à l’essence. Il


va bientôt désigner tout commentaire «intérieur »
(bâtin) du Coran ayant une valeur symbolique, mystique
ou proprement ésotérique. En milieu chiite, l'emploi du
ta’wfl constitue dès le début un principe scripturaire fon-
damental.
Donnons un exemple d'interprétation ésotérique,
attribuée tantôt à Ja‘far Sâdiq, tantôt à Abû Yazîd Bis-
tâmf, et validée par les soufis ultérieurs. « Quand les rois
pénètrent dans une cité, ils la corrompent, et font de ses
plus nobles habitants des misérables » (Cor. 27 : 34). Au
sens évident de ce verset se superpose pour les spirituels
musulmans celui-ci: « Quand la gnose (4/-ma‘rifa)
pénètre dans le cœur de l’homme, elle expulse ou brûle
tout ce qui s’y trouve [c’est-à-dire les passions et les illu-
sions qu’entretient l’ego]'. » Certains docteurs de la Loi,
tel Ibn al-Jawzi, n’ont pas manqué de dénoncer ces inter-
prétations comme arbitraires; elles produisent, selon
eux, des allégories que la lettre du Coran ne justifie pas É
En tout état de cause, Ibn ‘Arabî témoigne dans son
exégèse de la plus scrupuleuse attention à la lettre, à la
forme même du discours divin. Contrairement à certains
de ses disciples — souvent indirects — il part du sens pre-
mier, de l’étymologie des termes coraniques, et récuse
les lectures symbolistes*. D’une façon générale, les sou-
fis mettent en garde contre les dérives d’une exégèse
spiritualiste effrénée, et stipulent que la lecture propo-
sée ne doit pas être en désaccord avec le sens obvie du
texte. Ils ont toujours craint d’être assimilés aux bâtiniyya
(les ismaéliens, mais aussi d’autres courants ésotéristes
généralement issus du chiisme) qui privilégient le sens

1. Luma, p. 92.
.
2. Ibn al-Jawzi, Talbis Iblis, Le Caire, s.d., p. 319-325
3. M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p. 177.

67
SOUFISME ET ISLAM

Livre au détriment du sens littéral; ces


caché du
que
groupes, en effet, se saisissent de leur herméneuti
utilisa toute sa
pour abroger la Loi extérieure. Ghazâli
te de
caution de savant pour démarquer le soufisme sunni
tels courants, et Ibn ‘Arabî stigmatisa les /@#inyya plus
d’une fois dans son œuvre’.
La recherche d'équilibre entre exotérisme et ésoté-
risme dont les soufis témoignent dans leur exégèse peut
se résumer en cette parole d’Alûsf (m. 1853), savant et
soufi irakien, auteur d’un commentaire coranique très
complet : « Celui qui prétend connaître les secrets du
Coran avant de maîtriser le commentaire exotérique du
Livre est comparable à celui qui prétend parvenir au
cœur d’une maison sans en avoir franchi la porte”. »

Le hadîth qudsf, o4 « propos divin »

Il existe en islam une catégorie scripturaire inter-


médiaire entre le Coran et le Hadîth. Il s’agit des
« paroles saintes » (4adîth qudsi) d’origine divine; rappor-
tées par le Prophète, elles n’appartiennent pas au corpus
de la Révélation coranique. Le style du discours se
détache d’ailleurs de celui qui prédomine dans le Coran.
Sur le ton de la confidence, Dieu S'y adresse — à la pre-
mière personne, le plus souvent — tantôt à l’homme en
général, tantôt à Son serviteur croyant, tantôt encore à
Ses élus.
Certains /adîth quasi développent en effet une péda-
gogie de la mystique, où Dieu prend l'initiative de faire
pénétrer le fidèle dans Son intimité et Sa proximité. Ils
énoncent «des vérités qui n'étaient pas destinées à
toute la communauté religieuse, mais aux seuls contem-

1. C. Addas, Zbn ‘Arabf et le voyage sans retour, Paris, 1996, p. 123.


2. AI-Alûsî, Zafsfr rh al-ma'äni, Beyrouth, 1987, t. I, p. 7.

68
SOUFISME ET ISLAM

platifs !». Ils ont donc été médités au long des siècles par
les soufis, et figurent parmi les textes scripturaires les
plus cités. Celui qu’affectionnent tout particulièrement
les spirituels musulmans est celui-ci : « Quiconque mani-
feste de l’hostilité envers un de Mes “élus” [les saints],
Je lui déclare la guerre. Mon serviteur ne cesse de se rap-
procher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce
que Je l’aime. Et quand Je l’aime, Je suis son ouïe par
laquelle il entend, sa vue par laquelle il regarde, sa main
avec laquelle il saisit et son pied avec lequel il marche »
(Bukhäâri). Ce Aadith quasi est souvent invoqué pour
rendre compte d’un état spirituel avancé chez le soufi,
état de transparence à l’Étre divin, d’effacement total du
moi individuel qui a conscience, dès lors, de n'être plus
que l'instrument de la force divine’.

Bibliographie :
Titus Burckhardt, {ntroduction aux doctrines ésotériques de
l'islam, Alger-Lyon, 1955.
Henry Corbin, L'Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn
‘Arabf, Paris, 1958.
Denis Gril, art. « Coran », Dictionnaire crifique de l’ésotérisme,
Paris, 1998, p. 338-340.
Pierre Lory, Les Commentaires ésotériques du Coran, Paris, 1980.

de l'islam,
1. T. Burckhardt, Zntroduction aux doctrines ésotériques
| '
p. 43.
se reporte r à la traduct ion françai se de 101 4adifh
2. On pourra
ad. par M. Vâl-
quasi choisis par Ibn ‘Arabf: La Niche des Lumières,
san, Paris, 1983.

69
SOUFISME ET ISLAM

LE MODÈLE MUHAMMADIEN

« Les soufis sont ceux qui suivent les pas de


J'Envoyé de Dieu et tendent à acquérir ses
nobles vertus". »

Le message de l'islam a été révélé pour être suivi par


les hommes. Or le Coran, texte synthétique et bien
souvent allusif, ne constitue pas un guide assez explicite
pour tous les aspects de la vie du fidèle. Le Prophète,
dont «la nature était celle même du Coran » — d’après
son épouse Aïcha — était d’évidence l'être le plus apte à
incarner ce message, et par conséquent le meilleur
modèle pour les musulmans. Les Compagnons et les
premières générations qui ont suivi se sont donc pré-
occupés de consigner soigneusement ses actes et ses
paroles (4adirh), ses qualités, sa manière de vivre, ses
goûts personnels, mais aussi ses approbations tacites de
pratiques ou d’usages, ses réticences et ses silences. La
«voie» tracée par le Prophète constitue ainsi la
deuxième source de l'islam: c’est la Sy»na, qui tire son
autorité du Coran lui-même : « Obéissez à Dieu et à Son
Envoyé » (3 : 132).
« Vous avez dans l'Envoyé de Dieu un beau modèle »
(Cor. 33 : 21). Ce modèle se réduit-il à une conformité
extérieure à l’enseignement du Prophète, à une règle de
conduite, une hygiène de vie, ou bien comporte-t-il aussi
une dimension intérieure? La Synna n’est pas seulement
une référence juridique majeure, comme on l’entend
souvent; elle façonne également la vision du monde et la
personnalité spirituelle des musulmans. Ceux-ci
s'accordent sur la valeur éthique de l’enseignement du

1. Suhrawardi, ‘Awärif, p. 229.

70
SOUFISME ET ISLAM

Prophète, venu, selon ses propres termes, « parfaire les


nobles caractères ». En plusieurs occurrences, le Coran
présente Muhammad comme envoyé pour purifier les
hommes !. Mais, au-delà, quelle est la véritable nature du
Prophète, que le Coran qualifie de « sublime » (68: 4)?
Muhammad y a fait allusion dans ce propos notamment :
« J'étais déjà prophète alors qu’Adam était entre l'esprit
et le corps” » (Tirmidhf). À partir de telles données
scripturaires, les soufis, et les spirituels musulmans en
général, ont élaboré une doctrine de la primauté, de la
précellence du Prophète par rapport à l’ensemble de la
création.

Le Prophète comme Lumière primordiale

De la Lumière muhammadienne (a/-nûr al-muham-


madi), réfraction de la Lumière divine, émane le cosmos.
Cette lumière aurait cheminé de prophète en prophète
jusqu’à son «incarnation » ultime dans le Muhammad
historique, dont on rapporte ce propos : « Je suis le pre-
mier des hommes à avoir été créé, et le dernier à avoir
été envoyé [comme prophète]. » Le temps métaphy-
sique («le premier des hommes ») se présente donc
selon une perspective inversée par rapport au temps
physique (« le dernier à avoir été envoyé »). Cette inver-
sion apparaît clairement dans le verset suivant : « Lors
Nous conclûmes une alliance avec les prophètes, avec
toi, avec Noé, Abraham, Moïse et Jésus, fils de Marie.
Alliance solennelle! » (Cor. 33 : 7).
Les spirituels musulmans ont interprété plusieurs ver-
sets comme autant d’allusions à la Lumière muhamma-
dienne : « Une /umière et un Livre clair vous sont venus

2509 1120: #155:8:164. |


14Couo2e
prophè te alors qu’Ad am était entre l’eau et
2. Ou: « J'étais déjà
», mais cette version n’est pas reconn ue par tous les savants.
l'argile

71
SOUFISME ET ISLAM

s
détDieus (Mie Ô toi le Prophète, Nous t’avon
bonnes nou-
envoyé comme témoin, annonciateur de

velles, avertisseur, comme celui qui appelle à Dieu
avec Sa permission — et comme ## flambeau qui illumine »
(33 : 45-46). Toutes les créatures doivent leur existence
au nr muhammadi, de même que tous les prophètes de
l'humanité y puisent leur propre lumière. Dans une
prière célèbre, Muhammad demande à Dieu de l’enve-
lopper de toutes parts de lumière”.
Ce thème n’est pas sans rappeler celui du Logos chré-
tien ou de l’avatara hindou. Mais, ici encore, la théorie
des emprunts se révèle insatisfaisante”. Il ne s’agit pas
d’une doctrine qui serait le fruit de « déviations » surve-
nues dans le soufisme, car elle apparaît déjà chez un dis-
ciple de Hasan Basrî (m. 728), et est implicite chez un
des premiers exégètes du Coran, Muqâtil (m. 767). Selon
Sahl Tustarî (m. 896), qui l’a explicitée, le #ûr muham-
madi a une dimension cosmique mais aussi mystique,
puisque cette « lumière » établit un lien entre Dieu et
l’homme: «Le Muhammad primordial représente le
cristal qui attire sur lui la Lumière divine, l’absorbe en
son cœur, la projette à toute l’humanité dans le Coran, et
illumine l’âme du mystique”. » De fait, les soufis qui
s’adonnent à la retraite spirituelle (#/a/wa) peuvent
expérimenter la vision intérieure du #ûr muhammadï sous
une forme ou une autre.

1. É. de Vitray-Meyerovitch, Anthologie du soufisme, Paris, 1978,


pulsl
2. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p.84. Dans le chapitre 1v
de cet ouvrage, le lecteur trouvera un traitement complet de la
question.
3. G. Büwering, The Mystical Vision of Existence in Classical Islam,
Berlin-New York, 1980, p. 264.

72
SOUFISME ET ISLAM

La Réalité muhammadienne,
médiatrice entre les plans divin et humain

Le thème de la « Lumière muhammadienne » a été


rapidement intégré dans la doctrine plus ample de la
« Réalité muhammadienne » (4/-hagiga al-muhamma-
diyya), dont Muhammad est l’ultime et parfaite manifes-
tation dans l’histoire. « Les prophètes envoyés tour à
tour aux hommes sont autant de manifestations spora-
diques et fragmentaires de la “Réalité muhamma-
dienne”, qui ne se déploie intégralement que dans la
personne de Muhammad, dont la Révélation embrasse et
parfait celles qui l’ont précédée’. » Les premiers maîtres
ont fait allusion à cette dimension ésotérique du Pro-
phète, qui échappe à l’entendement du commun. « Ce
que les créatures peuvent saisir de la réalité du Prophète,
affirmait déjà Abû Yazid Bistâmi, est comparable aux
gouttes d’eau qui suintent d’une outre remplie », c’est-à-
dire très peu de chose’. Pour Hallâj, seul Abû Bakr al-
Siddîq, proche du Prophète et premier calife de l'islam, a
perçu cette réalité”. La doctrine de la Réalité muhamma-
dienne s’est diffusée dans la littérature mystique de
l'islam à partir du xu1° siècle. Elle trouve sa formulation
chez Ibn ‘Arabî (m. 1240) et les représentants successifs
de son école.
Principe métaphysique essentiel dans la médiation
entre les plans divin et humain, la Réalité muhamma-
dienne prend dès lors des formes multiples; elle est
notamment identifiée à « l'Homme universel » (4/-insûn
al-kämil), c’est-à-dire le Prophète envisagé non dans son
individualité humaine, mais comme «image de Dieu »
(auskhat al-Hagg) dans la création. « Qui me voit voit

1. C. Addas, Zbn ‘Arabt et le voyage sans retour, p. 26.


2. AI-Kalâbâdhi, 4/-Ta‘arruf, Damas, 1986, p. 70.
3. Cf. son Kir@b al-Tawäsin, Paris, s.d., p. 3.

73
SOUFISME ET ISLAM

Pour le
Dieu », rapporte-t-on du Prophète (Muslim).
al-Akbar
courant akbarien, c’est-à-dire attaché au Shaykh
donc le miroir
Ibn ‘Arabf, la Réalité muhammadienne est
ède des attributs
de Dieu; en ce sens, Muhammad poss
et le
divins tels que le Premier et le Dernier, l’Apparent
nd cette
Caché... Au xv° siècle, ‘Abd al-Karîm al-Jili repre
plus
affirmation à plusieurs reprises dans son œuvre et,
près de nous, l’'émir Abd el-Kader (m. 1883), qui s’est
fait enterrer auprès d’Ibn ‘Arabî à Damas, se montre très
-
audacieux sur ce point. Dans sa somme spirituelle intitu
lée Le Liore des Haltes (kitâb al-mawägif ), il ident ifie qua-
siment 4/-Hagg (Dieu) et la Zagîga muhammadiyya”. Sem-
blable doctrine, toutefois, a inquiété les docteurs de
l’islam, pour lequel le fait d’ « associer » quelqu'un ou
quelque chose à Dieu (s4ir£) constitue le plus grave
péché.
Il faut donc distinguer entre le thème initial de la
« Lumière » du Prophète, qui a de solides appuis serip-
turaires (Coran et surtout hadîths), et son extension
métaphysique en tant que « Réalité », moins préhen-
sible par le commun. Ainsi, à une époque où les ismaé-
liens plaçaient la source de lumière en priorité chez
l’Imam chiite, et les philosophes dans l’Intellect pre-
mier, Ghazâli (xI° siècle) se fondait sur le #àr muhammadi
pour créditer la prééminence cosmique du Prophète :
dans son Tabernacle des Lumières (Mishkât al-anwâr)*, 1
convoqua cette doctrine pour renforcer le sunnisme —
c’est-à-dire la fidélité à la Swrna —, inquiété par diverses
dissidences. Le rûr muhammadï sert la cause sunnite
aux yeux d'Ibn Taymiyya également, lequel valide la

1. Le Livre des Haltes, traduction de M. Lagarde, Leyde, 2000, t. I,


notamment p. 241-256, 290-294.
2. Traduit par R. Deladrière, Paris, 1981. Voir également le
« Livre des nobles caractères de la prophétie » dévolu au Prophète,
dans l’/4y4’ ‘ulüm al-dîn du même Ghazâli.

74
SOUFISME ET ISLAM

préexistence de Muhammad; il stipule toutefois que le


Prophète a été créé d’argile et non de lumière".
Plus l’on progresse dans la période médiévale, plus la
dimension ésotérique du Prophète affleure dans les
ouvrages généraux, lus par un public assez large.
L’Egyptien Suyûtf (m. 1505), qui fait figure d’autorité
dès son vivant dans diverses sciences islamiques, aborde
maintes: fois dans son œuvre’ cette réalité, et'cite ce
hadith quasi :« N’eût-ce été toi [Muhammad], Je n'aurais
pas créé le cosmos”! » Cette parole est souvent jugée
apocryphe, mais plusieurs savants retiennent que son
sens est authentique.

La Sunna intérieure

Selon Suyûti, la nature profonde du Prophète transpa-


raissait dans maints aspects de sa vie quotidienne.
Muhammad, assure-t-il, déterminait ses jugements en
fonction de la Loi exotérique, mais aussi de la Réalité
ésotérique. Par exemple, il considérait les gens non pas
selon leur apparence, mais selon leur devenir, qu’il
connaissait par dévoilement spirituel”. Pour les musul-
mans les plus exigeants, la Swwma ne saurait se limiter à
une imitation formelle du Prophète; elle consiste bien
plutôt à vivre, dans la mesure du possible, ses états inté-
rieurs. Muhammad, en tant qu’envoyé divin, devait
s'adresser à tous les hommes, mais la sainteté dont il
était investi — et qui a la précellence sur sa fonetion de
prophète — n’apparaissait qu’à certains. Si donc le Pro-

1. Ibn Taymiyya, Figh al-tasawwuf, Beyrouth, 1993, p. 62-65;


M.al-Tablâwi, A/Tasawwuf fi turâth Ibn Taymiyya, Le Caire, 1984,
. 218-220.
: 2. Suyûti, Ta’yfd al-hagtga al-‘aliyya wa tashyid al-tariga al-shâdhi-
| |
liya, Le Caire, 1934, p. 102.
3. Suyûti, 4/-Béhir fi hukm al-nabf bi bârtin wa l-zâhir, Le Caire,
1987.

15
SOUFISME ET ISLAM

phète est «le modèle insurpassable de toute sainteté »,


il existe une Sunna intérieure à laquelle est conviée
l'élite spirituelle. Les théologiens et les juristes,
explique Sarrâj, ont essentiellement tiré des arguments
EUX,
et des statuts de l’exemple du Prophète; les soufis,
s’attachent à s’imprégner de ses « nobles vertus » ë, ‘En
ce sens, Suhrawardî de Bagdad pouvait déclarer que les
soufis sont les véritables sunnites.
C’est à ce titre que les soufis revendiquent la fonction
d’héritiers muhammadiens. « Les savants sont les héri-
tiers des prophètes » : cette parole du Prophète a divisé
exotéristes et ésotéristes. Quel type de science
détiennent ces « héritiers » de Muhammad et des pro-
phètes antérieurs? S'agit-il de la science religieuse qui
explicite la Loi, ou de la science spirituelle qui dévoile
les réalités divines? Les deux sont évidemment indisso-
ciables mais, selon les maîtres, les soufis participent à
l’une et à l’autre, tandis que les « hommes de la lettre »
n’ont accès qu’à la première. De l’aveu même de grands
ulémas tels que Ghazâlf et Suyûri, l'héritier est celui qui
acquiert /’éfat intérieur de la personne dont il hérite.
Pour autant, les soufis n’ont jamais prétendu atteindre
le niveau spirituel des prophètes. Les « dits » attribués à
certains d’entre eux étaient, il est vrai, suspicieux aux
yeux des docteurs de la Loi et, au x° siècle, Hakîm Tir-
midhî a entretenu une certaine confusion quant aux
rapports entre prophétie et sainteté. Les soufis posté-
rieurs se sont donc efforcés d’éclaicir leur position sur
ce point: le saint {wa/i) non prophète ne pourra jamais
égaler un prophète (af); il en est ainsi de tous les
saints musulmans puisque Muhammad a clos le cycle
de la prophétie. En revanche, le ab?, considéré en tant
que wali, est supérieur au »abf entrevu sous le seul
angle de la prophétie.

1. P. Nwya, op. cit., p. 183.


2. Lama’, p.95.

76
SOUFISME ET ISLAM

La « Sunna intérieure » part d’abord d’une observance


extérieure, souvent méticuleuse, de l’exemple muham-
madien. Les plus grands y voient un support de bénédic-
tion et de réalisation spirituelle. Shiblf agonisant, alors
qu’il accomplit ses dernières ablutions, demande à un
proche de passer ses doigts mouillés dans sa barbe car
telle était la coutume du Prophète. Loin de baigner
dans un mysticisme vaporeux, cette approche de la
Sunna se nourrit des moindres détails de la vie du Pro-
phète. Chez Jîff, par exemple, certains événements
majeurs vécus par Muhammad déterminent des stations
initiatiques de la Voie, des références que l’adepte va
intérioriser selon ses propres capacités. Ainsi l’Ascension
céleste du Prophète (le Mi‘r4j) représente-t-elle l’arché-
type de toute expérience spirituelle, de tout voyage ini-
tiatique en islam. Rappelons que dans cet épisode, évo-
qué dans la sourate de L’Éroile (al-Najm), le Prophète,
après avoir été transporté de nuit de La Mecque à Jéru-
saliem, est élevé jusqu’au Trône divin. Son guide,
l’archange Gabriel, s’arrête, tandis que Muhammad est
admis dans la proximité de Dieu, « à la distance de deux
arcs ou plus près » (Cor. 52: 9). Les saints « muhamma-
diens » ont cette faculté d’effectuer une ascension mys-
tique. Toutefois, les maîtres distinguent entre le #71‘râj
du Prophète et celui des saints : le premier a accompli
son ascension à la fois corporellement et spirituellement,
tandis que les seconds ne l’effectuent qu'en esprit. Le
premier spirituel musulman à qui l’on attribue un #14]
est Abû Yazid Bistâmf. Par la suite, ce thème devient
presque un lieu commun de la littérature soufie, mais il
faut noter l'originalité de Niffarî (m. vers 977), ce vision-
naire marginal qui, au terme de son itinéraire initiatique,
devient le « confident de Dieu ».

1. Jbid., p. 104.
jo
SOUFISME ET ISLAM

Soufisme et Tradition prophétique (Hadith)

L’attachement des soufis aux aspects tant exotérique


par
qu’ésotérique du modèle muhammadien se traduit
.
l'intérêt qu’ils ont toujours porté à la science du Hadîth
Cet intérêt se conçoit fort bien: pour mieux aimer et
imiter le Prophète, il faut connaître ses paroles, ses faits
et gestes. Des grandes figures du soufisme primitif (Ibn
Mubärâk, Dârânî, Ahmad Nûri, Ma’rûf Karkhf, Hakîm
Tirmidhi.….) furent donc également des « tradition-
nistes » (74haddith), c’est-à-dire des savants en Tradition
prophétique. Dans ses Luma', Sarrâj fonde toute la mys-
tique islamique sur cinq paroles du Prophète, et expose
le sens spirituel donné par les premiers soufis à certains
hadîths!. Au xrsiècle, Sulami, autant w#whaddifh que
soufi, rédige un recueil de Quarante hadîths sur le soufisme.
Ses disciples Abû Nu’aym Isfahânf et Qushayrî sont éga-
lement reconnus dans ce domaine, et la célèbre
« Épître » (Risâla) sur le soufisme de ce dernier est net-
tement influencée par la science du Hadîth. Cette
science est alors une discipline centrale dans l’enseigne-
ment des »adrasa d'Iran, puis d’Irak. Ghazâlf émaille ses
écrits mystiques de hadîths, et Ibn ‘Arabî poursuit
l'étude de la Tradition prophétique jusqu’à la fin de sa
vie. L’imbrication entre soufisme et discipline du Hadîth
ira en s’amplifiant avec le temps chez les soufis, vérifiant
l’assertion de Junayd : « Notre science [le soufisme] est
étroitement liée à la Tradition prophétique ».
Une telle osmose n’est pas étonnante, dans la mesure
où les «chaînes de garants» des soufis (15244, silsila)
représentent le pendant ésotérique de celles des tradi-
tionnistes. Dans la science du Hadîth, une parole ou un
acte du Prophète est rapporté par différents transmet-

1. Jbid., p. 103, 116-118.

78
SOUFISME ET ISLAM

teurs se succédant dans le temps; on peut ainsi remonter


jusqu’à leur source, en général un Compagnon ou une
épouse du Prophète. Dans le soufisme également,
l’influx spirituel du Prophète (/araka), transmis le plus
souvent par ‘Alf, mais aussi par AD Bakr, puis de maître
à maître, puis de maître à disciple, au fil des générations.
Les chaînes du Hadîth et du soufisme ont donc en la
personne du Prophète leur ultime référence. Dans l’une
et l’autre disciplines, les rites de transmission, tels que la
« poignée de main» (#musâfaha), sont analogues: ils
scellent un pacte, tantôt exotérique, tantôt ésotérique,
entre celui qui transmet et celui qui reçoit. Précisons que
dans la culture arabe la généalogie a toujours tenu un
rôle primordial.
Certains soufis ont sans doute forgé des hadîths spiri-
tualistes pour servir leur cause, et l’on n’a pas manqué de
les critiquer sur ce point, mais les divers courants de
l'islam ont tous eu recours peu ou prou à ces « pieux
mensonges ». De même, les censeurs ont reproché aux
soufis d’utiliser des traditions dont la chaîne de transmis-
sion est considérée comme « faible »: selon l’avis qui
prédomine, de tels hadîths ne peuvent servir de base
juridique, mais ils gardent néanmoins toute leur valeur
spirituelle. Les soufis inquiétaient également les exoté-
ristes quand ils affirmaient recevoir parfois du Prophète,
lors d’une vision onirique, confirmation ou infirmation
de l’authenticité de ses paroles. La perception du Hadîth
par le biais du « dévoilement spirituel » (#ashf) a cepen-
dant été créditée par des savants reconnus, notamment
par des cheikhs de l’université al-Azhar'.
Le Maître des maîtres

La relation initiatique de maître à disciple joue un rôle


fondamental dans le soufisme. Or les différents cheikhs,

1. Cf. notre Soufisme en Égypte et en Syrie, p. 100-101.

79
SOUFISME ET ISLAM

tous
qu’ils appartiennent ou non à une confrérie, ont
le
conscience de puiser leur influx spirituel (baraka) chez
ils ne font que le représenter dans cette
Prophète;
humanité post-prophétique. Un auteur mystique a
comparé les maîtres soufis à autant de lunes, qui réflé-
chissent sur terre la lumière du soleil qu’est le Prophète.
Les plus « réalisés » d’entre eux entretiennent un lien
subtil avec Muhammad, le « Sceau des prophètes », et
reçoivent de lui à la fois des enseignements spirituels et
des indications quant à leur conduite en ce monde. Dans
les voies initiatiques, nous l’avons vu, la chaîne (si/sila)
est le garant, de génération en génération, de la transmis-
sion régulière de l’influx divin, puis muhammadien.
Dépositaire de cette araka, le cheikh la fait rayonner sur
ses disciples et au-delà. Lorsque le disciple prend le
pacte avec un maître, il répète celui que les Compagnons
ont conclu avec le Prophète à Hudaybiyya!.
De son vivant, le Prophète a dispensé à certains de ses
Compagnons un enseignement ésotérique. Ce qu'il
disait au premier Bédouin venu l’interroger sur l'islam
n'avait aucune commune mesure avec les paroles qu'il
tenait à Abû Bakr, par exemple, auquel il était lié par
une relation d'intimité. Il échangeait avec lui des propos
allusifs qui restaient incompréhensibles pour les autres
Compagnons. Les «Gens de la Banquette» (447 al-
suffa), au nombre de trois cents environ, qui vivaient
dans la mosquée du Prophète et se consacraient aux
dévotions, ont également bénéficié d’un enseignement
particulier. Le Prophète répétait souvent qu'il faut adap-
ter son discours à son interlocuteur, et que toute vérité
n’est pas bonne à dire : « Si vous saviez ce que je sais,
vous ririez peu, et pleureriez beaucoup... » (Bukhäâri). Il
répondait différemment à des questions identiques, en

ki China Det

80
SOUFISME ET ISLAM

fonction de son interlocuteur. Le Compagnon Abû


Hurayra fit cet aveu : « J’ai retenu de l'Envoyé de Dieu
deux vases de science. J'ai diffusé l’un; si j’en avais fait
autant du second, on m'aurait coupé la gorge » (Bu-
khâri). Il faut donc distinguer entre la face exotérique du
Prophète, « envoyé » à l’ensemble des créatures et ayant
pris une apparence humaine abordable par tous, et sa
face ésotérique, tournée vers Dieu, toute de sainteté.
On a souvent reproché aux soufis de vénérer leur
maître, mais il ne font là qu’imiter les Compagnons dans
leur relation au Prophète : ceux-ci restaient immobiles
devant lui «comme si des oiseaux se tenaient sur leur
tête » (Bukhârî) et, pour certains d’entre eux, allaient
jusqu’à boire son urine. Du terme « Compagnon » (séhib;
pl. ashâb ou sahäba) est dérivé le «compagnonnage »
(suhba), c’est-à-dire la relation initiatique unissant maître
et disciple ou, plus largement, deux êtres cheminant sur
la Voie. De ce fait, les proches Compagnons du Prophète
incarnent autant de modèles de sainteté, et sont considé-
rés comme les « imams de la Voie soufie l»: Abû Bakr,
modèle de l’homme « véridique », ‘Umar « inspiré » par
Dieu et sujet à maints dévoilements, ‘Al, à propos
duquel le Prophète disait :« Je suis la cité de la science,
et ‘Ali en est la porte», mais aussi Abû Dharr Ghifârîi
qui, le premier, aurait parlé de la future doctrine soufie
de l'extinction de l’ego en Dieu (far4”), et d’autres.
Le Prophète apparaît donc dans les écrits du soufisme
primitif (dès le Ix° 8.) comme le guide unique à qui l’ini-
le
tié voue un amour exclusif”. Il devient rapidement
r
modèle sur lequel les aspirants soufis doivent calque
elle à la
toutes leurs règles de vie (âdäb), de la plus matéri
plus spirituelle. Junayd ne disait-il pas que «les portes

4
1. Hujwiri, Kashf al-mahjàb, p. MS EUE al-
g de Kharrâ z, et le Kräb
2. Voir par exemple le Kiräb al-Sid
Tawäsin de Hallâj.

81
SOUFISME ET ISLAM

hommes,
[de la réalisation spirituelle] sont fermées aux
»?
sauf à ceux qui suivent les traces de l’'Envoyé de Dieu
nom par la suite la
Voici déjà énoncé ce qui aura pour
hamma diyya ) :
«Voie muhammadienne » (4/-fariq al-mu
au-delà des particularismes liés à telle famille spirit uelle,
à telle « confrérie », les soufis ont conscience jusqu’à nos
jours d’appartenir à une même Voie initiée par le Pro-
phète puis par ses « substituts », les maîtres du /asawwuf.
Sous ce rapport, la personnalité du cheikh terrestre
compte peu pour le disciple, puisque le maître réel est le
Prophète. Ainsi Shiblf fit-il attester un jour à son disciple
qu’il était Muhammad, l'Envoyé de Dieu. Semblable
attitude paraît scandaleuse aux yeux de celui qui ne peut
concevoir l'identification essentielle du maître au Pro-
phète. Maints soufis témoignent avoir fait l'expérience
de ce qu’on appelle à partir du xvur° siècle « l'extinction
dans l'Envoyé » (a/-fan4’fi I-rasûl), cet état dans lequel
l’individualité s’estompe, car elle est investie par l’entité
spirituelle (r#hâniyya) du Prophète. Cette extinction
peut survenir lors d’une visite à la mosquée du Prophète
à Médine — ce fut le cas de l’émir Abd el-Kader — mais
également en toute autre circonstance. Avant d’abîmer
son ego en Dieu (a/-fan4 fi Lläh), l'initié s’annihile
d’abord dans l'Envoyé, présence médiatrice, « isthme »
entre les réalités divine et humaine. Toute forme de
sainteté en islam, ou de maîtrise spirituelle, n’a donc de
sens que vivifiée par le lien subtil qui rattache l’initié à
l'entité spirituelle du Prophète. C’est en ce sens qu'il
faut comprendre cette parole d’un maître : « Si la vision
de l’'Envoyé de Dieu m'était retirée un seul instant, Je
ne me compterais plus parmi les musulmans. »
La vision (74'y4) constitue en effet le mode d’accès au
monde spirituel. Il arrive que les initiés « voient » des
maîtres du passé, des anges, des prophètes antérieurs à
Muhammad. Pour autant, la vision du Prophète joue un
rôle éminent dans la vie spirituelle des musulmans, et

82
SOUFISME ET ISLAM

pas seulement dans celle des soufis. « Celui qui me voit,


a averti le Prophète, me voit réellement, car Satan ne
peut prendre mon apparence » (Bukhârî). Un saint maro-
cain du xvu' siècle, ‘Abd al-‘Azîz Dabbâgh, explique
que le Prophète peut prendre jusqu’à deux cent qua-
rante huit mille formes, et qu’il se manifeste fréquem-
ment aux disciples sous l’apparence de leur maître”. Si la
vision du Prophète durant le sommeil (#474m) revêt un
caractère presque ordinaire aux yeux des soufis (diverses
formules existent pour favoriser sa survenue), seuls cer-
tains peuvent recevoir des visions à l’état de veille
(yagaza). Ce ne sont pas, à priori, des «illuminés » ou
autres extatiques, mais des saints qui reçoivent parfois
l’ordre de fonder une voie initiatique, ou encore des
savants faisant autorité : Suyûtf déclare avoir vu le Pro-
phète à l’état de veille plus de soixante-dix fois *.
Grâce à l’un ou l’autre mode de vision, nombre de
spirituels affirment n’avoir eu pour maître que le Pro-
phète. Bien que rattachés à un cheikh vivant, ils sont
véritablement initiés par le Prophète. Cette modalité
privilégiée, appelée en propre «la Voie muhamma-
dienne », relève de l'initiation de type uwaysf, SUr
laquelle nous reviendrons.
L'initiation directe par le Prophète est souvent le fruit
d’une pratique intense de la prière sur le Prophète (a/-
salôt ‘alà l-nabñ). H ne s’agit pas d’une prière canonique,
mais d’une formule de la dimension d’une phrase que
l’on répète en la dénombrant généralement sur un cha-
le Coran (33: 56), Dieu — ainsi que Ses
pelet. Selon
anges — accomplit l’action de grâces sur le Prophète et
enjoint aux croyants de s’y adonner. Muhammad lui-
même en décrivit les vertus, faisant ainsi allusion à la
Réalité qui l’habitait. Prenant des formes diverses pour

t. I, p. 280-281.
1. Ibn al-Mubârak, Kit4b al-lbriz, Damas, 1984,
p. 29.
2. Sha‘râni, 4/-Tabaqât al-sughrâ, Le Caire, 1970,

83
SOUFISME ET ISLAM

solliciter les différents visages de la Réalité muhamma-


dienne!, cette prière est recommandée à qui n’a pas ou
n’a plus de maître terrestre; pour certains, elle le rem-
place. La plupart des saints fondateurs d’ordres soufis
disent avoir reçu du Prophète les litanies ou oraisons par-
ticulières qui seront récitées ensuite par leurs disciples.

La dévotion au Prophète

À partir du x1r° siècle, se fait jour en pays d'’islam un


large mouvement de dévotion au Prophète, dont les sou-
fis sont souvent les instigateurs. La pratique de la prière
sur le Prophète, à laquelle s’attachent les cercles mys-
tiques lors de veillées collectives, dépasse rapidement
les seuls milieux du /asawæuf, et les ulémas la recom-
mande dans des petits traités : elle aide à être exaucé de
Dieu, à se protéger de la peste, à faire cesser les que-
relles, etc. Cette forme de prière, qui appartient depuis
lors au langage quotidien dans certaines régions du
monde musulman, inspire une littérature dévotionnelle
abondante. La Burda, poème d’éloges au Prophète où
transparaît la Lumière muhammadienne, et les Da/41/
al-khayrât, ensemble de formules visant à démultiplier la
bénédiction attachée à la prière sur le Prophète, sont
l’œuvre de soufis, Busîri (xuI° s.) et Jazûlf (xv° s.), tandis
que le $/1/4, un modèle du genre, émane d’un savant
andalou du x1r° siècle, le cadi ‘Iyyâd. Jusqu’à nos jours, la
Burda et les Dal&'il sont fréquemment récités dans les
mosquées et autres lieux publics de l'islam.
Foujours à partir du xn° siècle, la célébration de l’anni-
versaire du Prophète (”aw/id; mouloud en dialecte ma-

1. Il peut s'agir de formules courtes, comme la «Prière de


l’'Ouverture » (sz/@t al-fârih) de Mustafâ Bakri, ou de formules plus
longues comme la Prière d’Ibn Mashîsh ou encore la « Perle de la
perfection » (yawharat al-kamäl) d'Ahmad Tijânî.

84
SOUFISME ET ISLAM

ghrébin), vivifiée à l’origine tant par les pouvoirs (chiite


comme sunnite) que par les soufis, devient rapidement
une fête instituée. Cette célébration constitue certes une
«innovation » (#d'a) dans la vie islamique, mais les
savants l’ont qualifiée de « louable » (toute innovation
n’est pas « blâmable »..) et y ont eux-mêmes participé.
La dévotion au Prophète se présente de manière plus
manifeste entre le x1r° et le xv° siècle, mais les fonde-
ments sur laquelle elle repose sont posés depuis long-
temps. C’est l’un des apports du soufisme au vécu isla-
mique que d’avoir maintenu vivante la présence du
Prophète dans le monde, d’avoir fait rayonner la doctrine
de la Lumière muhammadienne ou celle de l'Homme
universel, dans la vie des musulmans. Chacun, bien sûr,
y puise selon son niveau d’entendement, et la piété
populaire n’ambitionne pas d’accéder à la gnose. Cepen-
dant, pour les soufis, même la forme la plus naïve de
l'amour porté au Prophète porte en elle une prise de
conscience de la véritable nature de l’Envoyé. Dans les
premiers siècles de l'islam, on se préoccupait essentielle-
ment de la relation directe de l’homme avec Dieu; par la
suite, cette même relation est vécue en aspirant au
modèle muhammadien de la perfection.

Bibliographie :
Muhammad Ali Amir-Moezzi (sous la direction de), Le Voyage
initiatique en terre d’islam, Louvain-Paris, 1996.
Michel Chodkiewicz, « Le modèle prophétique de la sainteté
en islam », dans Sociétés et cultures musulmanes — Les chantiers de la
recherche. Lettre d'information de l'AFEMAM n° 10, 1996, p. 505-
alé.
Denis Gril, article « Muhammad », dans Dictionnaire critique de
l'ésotérisme, Paris, 1998, p. 869-871.
‘Abd al-Karîm al-Jfli, —- L'Homme universel, Paris, 1986.
ALKamälôt al-iléhiyya fi !-sifêt al-muhammadiyya, Le Caire,
1997.
Nikos Kaptein, Muhammad's Birthday Festival, Leyde, 1993.

85
SOUFISME ET ISLAM

es de
Annemarie Schimmel, Le Soufisme ou les dimensions mystiqu
l'islam, Paris, 1996, p. 268-284.

L'ISLAM DE L’« EXCELLENCE »

Islâm, îmân, 1hsân

Si le terme /asaæmwuf(« soufisme ») n’avait pas cours à


l’époque du Prophète, les soufis rappellent que Muham-
mad a employé un terme ayant la même portée pour
évoquer la quête spirituelle en islam. Le célèbre
« hadîth de Gabriel » qu'ils citent à cet effet cautionne à
leurs yeux leur discipline. Un homme tout de blanc vêtu
apparut un jour au Prophète entouré de ses Compa-
gnons. Il lui demanda en premier lieu ce qu'était l’is/âm
(« soumission »), ce que le Prophète définit par les cinq
piliers : la double attestation (« Il n’y a de dieu que Dieu
et Muhammad est Son envoyé»), la prière (sa/är),
l’aumône purificatrice (xakàr), le jeûne du mois de
Ramadäân et le pèlerinage (4ajn). Puis l’homme interrogea
le Prophète sur l’ên (la foi). Elle consiste, répondit le
Prophète, à croire en Dieu, en Ses anges, Ses livres révé-
lés, Ses envoyés, au Jour dernier ainsi qu’à la prédestina-
tion. L'homme s’enquit enfin de l’##s@n (l'excellence, la
recherche de la perfection). « C’est que tu adores Dieu
comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas certes Lui
te voit », lui fut-il répondu. Après avoir posé d’autres
questions sur la fin des temps, l’homme s’en alla, et le
Prophète informa ses Compagnons étonnés : « C'était
l'ange Gabriel, venu vous enseigner votre religion. »
Ce hadîth est l’une des sources scripturaires les plus
autorisées du soufisme, car il donne d’emblée plusieurs
dimensions à ce que recouvre communément le mot
«islam ». Ce terme doit ainsi être entendu selon une

80
SOUFISME ET ISLAM

multiplicité de sens superposés, qui se déploie en procé-


dant du plus formel au plus intérieur. Les trois degrés
dégagés ici (15/4m, fmân, ihsân) engendrent en fait de
nombreuses sous-divisions, ce qui nous rappelle la hié-
rarchisation des niveaux d’entendement du Coran.
Le premier degré, l’is/âm, correspond à la pratique
extérieure, physique de la religion, incluant les œuvres
d’adoration (‘b4där) et les relations humaines (#4%'@ma-
Jâf). 11 demande avant tout une « soumission » aux pres-
criptions coraniqués et prophétiques, une obéissance au
Lépgislateur. Il ne s’accompagne pas obligatoirement de
la foi: «Les bédouins disent: “Nous croyons!” Dis:
“vous ne croyez pas, mais dites plutôt : nous nous sou-
mettons. La foi n’est pas entrée dans votre cœur!” »
(Cor. 49: 14). L’is/4m est régulé par la jurisprudence
musulmane (#9).
L’#mân, la foi, a son siège dans le cœur, mais à ce stade
le fidèle se réfère encore à des convictions puisées dans
le dogme. La foi est donc orientée et structurée par la
théologie dogmatique, qui prend plusieurs noms en
arabe. Elle n’est plus, en tout cas, du ressort du
« juriste ».
C'est à l’Asên que les spirituels musulmans ont expli-
citement identifié le soufisme, à telle enseigne que des
soufis « réformistes » du xx° siècle ont proposé de dési-
gner leur discipline par ce terme et non plus par celui de
tasawwuf. L'insän énonce l'exigence « d’adorer Dieu
comme si tu Le voyais ». En découle la thématique, cen-
trale en soufisme, de la perception directe des réalités
divines par le dévoilement et la contemplation. Ayant
développé « l’œil du cœur », l’initié est alors doté de la
«vision certaine » (yagfn), dépassement ou plutôt
à
accomplissement de la foi. La réalisation spirituelle

1. Cf. infra p. 211.

87
SOUFISME ET ISLAM

laquelle mène l’Asân est généralement le fruit d’un long


travail, et implique la pratique d’exercices spirituels et
de méthodes initiatiques.
« C’est que tu adores Dieu comme si tu Le voyais » :
relevant ce «comme si», les soufis rappellent que
l’homme peut contempler au plus les attributs divins, mais
jamais l’Éssence. À quoi leur sert dès lors leur clair-
voyance intérieure? Elle leur permet de saisir les secrets
(asrâr) cachés dans la lettre du Coran ou derrière les rites
prescrits par l'islam.

Le soufisme éclaire les cinq piliers

Le premier pilier requiert l'adhésion à l’Unicité


divine : «Il n’y a de dieu que Dieu.» C’est le #2w/fd,
principe essentiel dans le dogme de l'islam. Si l’on s’en
tient de fait au niveau de l’is/ôm, le tawhid consiste en
une attestation, une affirmation toute extérieure. Les
philosophes et les théologiens cernent le zaæid au
moyen de l’argumentation rationnelle (4w4fd al-burhân).
Les soufis ne négligent pas cette dimension, mais en
appellent au awhfd de la vision directe, intuitive (z42w/4fd
al-‘iyän). Ws passent ainsi d’une connaissance encore
duelle (le zzæw/hfd et moi), telle que la proposent les exo-
téristes, à la connaissance transformante, unitive, vécue
lors de l’extinction de l’ego : Dieu seul est, et Lui seul
peut témoigner réellement de Son unicité. Dieu seul est,
et cette existence que nous Lui empruntons crée un lien
intime avec Lui. Des maîtres ont fait comprendre aux
croyants que, paradoxalement, ils ne pouvaient s’appro-
prier le zaæhfd tant qu'ils demeuraient prisonniers de
leur individualité. On ne peut « témoigner » que de ce
que l’on a vu, et l’on ne peut « voir » les réalités divines
que si l’on est mort à la conscience humaine.
L'école de Bagdad, notamment Junayd et Shibli, a
beaucoup travaillé sur la dimension ésotérique du z4w/fd.
D'une façon générale, les maîtres distinguent trois

88
SOUFISME ET ISLAM

degrés d’expérience du /4w/fd, selon le processus d’inté-


riorisation que nous avons décrit. Toutefois, Ghazâlf
évoque un quatrième et ultime stade, celui de « l’extinc-
tion de l’ego dans l’Unicité » (a/-fan@’fi l-1awhid), qu'il
reprend pour l'essentiel de Junayd. Cette expérience
porte aussi en elle l’accomplissement ésotérique d’un
autre précepte de l'islam. En effet, selon le Coran (51:
56), l’homme a été créé pour servir et adorer Dieu, ce à
quoi répondent les rites énoncés dans les cinq piliers.
Pour le soufi, il s’agit de passer de la simple observance
des œuvres d’adoration (‘#4da) à une conscience de la
servitude absolue, ontologique de l’homme face à Dieu
(‘ubâdiyya).
L'école d’Ibn ‘Arabî donne une formulation méta-
physique du #whid en le définissant comme l'unicité de
l’'Étre (wahdat al-wujhd). Cette définition a suscité beau-
coup de réprobations chez les exotéristes, et même dans
certains milieux soufis. Elle est pourtant issue de l’expé-
rience du fzr4 et se situe dans le prolongement de
l’enseignement de Junayd, selon lequel «il n’y a dans
l'être que Dieu », ainsi que d’Ansâri et de Ghazälf. Tous
les docteurs de la Loi ont admis la possibilité de l’extinc-
tion de l’ego en Dieu, que l’on appela assez tardivement
« unicité du témoignage » (wahdat al-shuhñd), mais beau-
coup ont rejeté la doctrine de l’unicité de l’Etre car, pour
eux, elle théoriserait sur un mode philosophique ce qui
devrait demeurer de l’ordre de l’expérience intime. Or,
rappelons-le, les «gardiens » de l'islam ont toujours
craint que les élaborations philosophiques n’entament la
pureté de la foi et relativisent la seule référence à la
Révélation.
Les autres piliers — principalement la prière, le jeûne
et le pèlerinage — mettent en œuvre le corps du fidèle.
Bien qu’une tendance moderne mette laccentesti
l'aspect hygiénique de la pratique, celle-ci est animée
avant tout chez le fidèle par la foi et l’orientation vers

89
SOUFISME ET ISLAM

Dieu. Pour autant, la lettre a fini par prédominer sur


l'esprit, et des observateurs n'ont vu parfois dans ces
œuvres que ritualisme et formalisme gestuel. Mais pour
qui perçoit le sens intérieur des rites de l’islam, ceux-ci
sont avant tout des montures vers les réalités spirituelles.
Comme aiment à le rappeler les maîtres, les rites, qui
sont des « symboles mis en action! », trouvent leur pre-
mière justification dans le souvenir de Dieu (4%:Fr) qu'ils
induisent.
Selon des modalités et sous des intitulés parfois diffé-
rents, beaucoup d'auteurs soufis consacrent une grande
partie de leurs traités à « dévoiler » la portée symbolique
des rites”. « Chaque acte cultuel comporte un aspect
apparent et un autre occulte, une écorce et une pulpe »,
affirme Ghazâli. Cette notion de secret exprime moins
une visée ésotérique qu’une invitation à mieux
comprendre la portée du dogme, à délaisser l'approche
superficielle. Les textes spirituels suivent souvent le
cadre formel des ouvrages de droit, car à la norme exoté-
rique correspond celle du fasawwuf qui vise à intérioriser
la pratique des devoirs religieux. Les auteurs soufis
traitent donc en premier lieu de la pureté (z4hâra), qui
doit s'accompagner de l'intention du cœur, et qui condi-
tionne des œuvres telles que la prière. La pureté, obte-
nue matériellement par les ablutions, n’est pas que
« rituelle » ou « légale » — comme on le traduit souvent -,
elle a une évidente dimension intérieure. Ghazâlf, qui
observe quatre niveaux d’introspection dans les ensei-
gnements de l'islam, passe ainsi de la purification du

1. R. Guénon, Aperçus sur l'initiation, p. 119.


2. Parmi les plus connus, citons Sarrâj et ses Luma‘; ADû Tâlib
Makkf, Oùr al-qulb; Hujwir, Somme spirituelle, p. 323 et 5q.; Ghazâlfi,
dans une grande partie du premier tome de l’/4y4‘; ‘Abd al-Qâdir
Jilâni, Sir al-asrâr; Suhrawardi, ‘Awérif al-ma‘ärif...

90
SOUFISME ET ISLAM

corps à celle du caractère, puis du cœur et enfin de


« l’intime », laquelle consiste à se purifier de tout ce qui
n’est pas Dieu.
Puis les auteurs abordent successivement la prière,
« ascension spirituelle du croyant » selon les termes du
Prophète, la zz#ér, aumône « purificatrice » d’après l’éty-
mologie, le jeûne, qui soustrait l’esprit à la matière, et
enfin le pèlerinage, dont les différentes phases ont une
teneur ésotérique très prononcée. Dans Les [{luminafions
de La Mecque (Futähât makkiyya) d’Ibn ‘Arabf, les titres de
certains chapitres pourraient laisser penser qu’il s’agit
d’un livre très circonstancié de jurisprudence islamique,
tant le maître examine les moindres détails touchant à
l’accomplissement de ces rites”. Dans ses Révélations de
Mossoul (al-Tanazzulât al-mawsiliyya), 1 se livre à une lec-
ture à la fois mystique et méticuleuse de l’ablution et de
la prière. Le cheikh algérien Ahmad ‘Alawi (m. 1934)
suit le même sillage dans ses Minah quddäsiyya (Les très
saintes grâces). Dans ce commentaire ésotérique d’un bré-
viaire de dogmatique et de droit musulmans datant du
xvir' siècle, il identifie expressément son interprétation
spiritualiste des piliers de l'islam au degré de l’'Asân.
Dans ce texte, comme dans ceux cités précédemment, la
lettre ou la forme n’est jamais estompée; elle constitue
un support de réalisation”.

Le soufisme, ou l'islam plénier

Pour les auteurs spirituels, en effet, le soufi n’est autre


que le véritable musulman, c’est-à-dire celui qui a réalisé
les trois niveaux contenus implicitement dans l’#s/4m. Et

|
1. Voir les chapitres 68 à 72.
es extraits des Minah sont traduits dans le livre de
2. Quelqu
vingtiè me siècle. Le cheikh Ahmad al-
M. Lings, Un saint musulman du
Alawf, Paris, 1982, p. 219 et sg.

91
SOUFISME ET ISLAM

inté-
le soufisme n’est rien d’autre que l'islam, à la fois
quelque
rieur et extérieur, esprit et lettre. Il donne en
ce
sorte du relief aux normes édictées par l'islam. En
é qu'il fallait avoir une orient a-
sens, certains ont avanc
ent
tion soufie pour comprendre et pratiquer véritablem
l'islam: comment intégrer les symbo les utilis és par
l’islam, comment travailler avec les Noms divins….?
Beaucoup de savants ont cherché, à une étape ou à une
autre de leur vie, à spiritualiser leur vécu de l'islam. Pour
autant, on ne saurait réduire la dimension spirituelle de
l'islam au seul sasaææuf. « Nous avons assez insisté
sur les valeurs spirituelles de l'Islam comme tel,
remarquaient Mohamed Arkoun et Louis Garde t, pour
nous demander s’il n’est pas quelque peu abusif de
réserver l'appellation “mystique” au seul tasawvuf.
Comme si l'islam officiel était tout de rigueur et de
précisions juridiques, et que les Sûfis seuls aient eu
soif de la présence de Dieu. Bien des courants, bien
des œuvres qui ne relèvent pas du sûfisme sont pré-
gnants d’intériorisation!.»
La réalisation spirituelle (#74gîg) ne consiste pas en
une augmentation des pratiques des piliers, mais en un
éveil intérieur qui les illumine et éclaire leur sens. « Abû
Bakr, disait le Prophète à ses Compagnons, ne vous
devance pas par un surcroît de prière ou de jeûne, mais
par quelque chose qui s’est déposé en son cœur » (Tir-
midhfî). Pour le soufi, la « soumission » à laquelle invite
l'islam sera, par exemple, de vivre pleinement l'instant
présent, sans projection dans le passé ou le futur, tel que
Dieu le veut. Cet exercice a valu au soufi d’être appelé
« le fils de l'instant ».

1. L'Islam, hier-demain, Paris, 1978, p. 65.

92
SOUFISME ET ISLAM

LA Lor (SHARî‘A), LA VOIE (TARfOA)


ET LA RÉALITÉ (HAQfîoA)

Aux yeux de l’initié, la Loi (S%arf'a) et la Réalité


ultime (Hagîga) sont aussi indissociables que l’is/êm et
l’zAsän. Nous sommes ici en présence d’un autre mode
d’appréhension, essentiel également, de l’expérience
vécue dans le soufisme. Nous avons vu que la Loi se
situait, comme l’zs/4m qu’elle régule, à la périphérie; elle
énonce des statuts généraux, et donc obligatoirement
« extérieurs », car elle s’adresse à chacun, simple croyant
ou initié. Conçue comme un cadre de protection, elle
s'inscrit dans la grande Loi cosmique qui régit l’univers,
et ne devrait pas être vécue comme une liste fastidieuse
de prescriptions ou d’interdits. Il ne faut pas réduire la
Sharf'a, d’origine divine pour les musulmans, à la juris-
prudence islamique (/g4), qui en est une application
humaine, conditionnée par tel ou tel contexte temporel.
En s’attachant au seul légalisme de la Sarf'a, les
« juristes » en ont estompé les aspects éthique, psycho-
logique, cosmique, écologique, etc., aspects en définitive
beaucoup plus essentiels.
Dans ses principes comme dans son histoire, le sou-
fisme se démarque donc clairement des courants ésoté-
ristes qui ont abrogé la Loi et fait fi de la forme reli-
gieuse de l’islam. Pour des maîtres comme ‘Abd al-Qâdir
Jilânf ou Ahmad Zarrûq, la Loi est le fondement indis-
pensable, car elle seule garantit de l'erreur. Si islam
prône l'équilibre entre la matière et l'esprit, entre la vie
d’ici-bas et la vie future, le soufisme, quant à lui, plaide
pour que l'islam soit reconnu dans ses dimensions à la
fois exotérique et ésotérique. La création est à l’image
de Dieu, qui se présente dans le Coran comme «le Pre-
mier et le Dernier, /'Apparent et le Caché » (57 : 3).
Tout ce qui relève du monde de la Manifestation
contient une réalité intérieure, subtile. Lorsque le Pro-

93
SOUFISME ET ISLAM

ha sur son
phète interrogea un matin le Compagnon Hârit
nu véritable-
état, celui-ci lui répondit qu'il était deve
Le Prophète lui dit alors: « À
ment (4agg") croyant.
é essentielle
chaque vérité (444q) correspond une réalit
le monde
(kagiga). » La Shari‘a, qui est concernée par
sous-
sensible, renvoie donc à la Hagiga qui lui est
e de l'Espr it. Appré -
jacente, et qui correspond au mond
hender la Hagîga, c’est servir le seul Réel. A/-Ha gg, c’est
par ce nom que les « hommes de l'Intérieur » aiment à
évoquer Dieu. La Skari'a a évolué et évolue en fonction
des époques, voire des lieux; elle connaîtra une fin à
l'instar de tout ce qui est créé. Elle n’a de vie que nour-
rie par la Hagîga. Les maîtres utilisent souvent cette
image : la Réalité est occultée dans la Loi comme le
beurre est caché dans le lait; c’est en battant le lait que
le beurre apparaît : il n’y a pas de beurre sans lait.
Dans notre monde de l’incarnation, Shari'a et Hagîga
sont indissociables. « Leur relation mutuelle, commente
Hujwiri, est comparable à celle du corps et de l'esprit :
quand l'esprit quitte le corps, le corps vivant devient un
cadavre, et l'esprit disparaît comme le vent”. » Pour Ibn
‘Arabf, ce n’est qu’en se soumettant aux injonctions de la
Loi que l’homme peut restaurer sa nature divine ori-
ginelle, et connaître la sainteté/proximité de Dieu. Il
opère une identification complète entre S#arfa et
Hagîga, car l’une et l’autre partagent une même
essence”. « La Loi n’est pas le vêtement ou le symbole
de la Aagîga, d’une vérité cachée qu’on ne pourrait
atteindre que par la transgression. Elle es7 la hagiqa*. »
Mais cette équation ne vaut que pour le gnostique
accompli. Pour la plupart des musulmans en quête spiri-

1. Rapporté par Ibn Mâjah.


2. Somme spirituelle, p.434.
3. Futñhât makkiyya, t. \X, p. 563.
4. M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p. 80.

94
SOUFISME ET ISLAM

tuelle, une telle transparence de la SZarf'a à la Hagiga ne


va pas de soi; elle est le fruit de la Zarfga, ce chemine-
ment initiatique consistant à parcourir la Voie reliant la
SAart'a à la Hagiqa.
Sharî'a, Tariqga, Hagiga : autre expression ternaire de la
hiérarchie du sens en islam, bien souvent assimilée à
islâm, îmân, 1hsâän. Les soufis invoquent cette parole du
Prophète, dont l’authenticité n’est pas assurée formelle-
ment: « La Loi est ma parole, la Voie mes actes et la
Réalité mon état intérieur.» Voici, à titre d’exemple,
comment les soufis appliquent ces trois niveaux à un
point de droit précis : les causes de la rupture du jeûne.
Celui-ci est interrompu selon la Loi si la personne qui
jeûne ingère quelque nourriture, selon la Vore si elle
médit sur autrui, et se/on la Réalité si elle pense à autre
que Dieu.

Une Loi propre aux soufis?

Est-ce à dire que les soufis suivent une Loi spéciale,


qui les détacherait de la communauté des croyants?
Assurément non, répond Ibn Khaldûn dans son S/1/4° al-
s4‘il, ouvrage consacré au soufisme. « L’océan sans fin de
leur goût spirituel, écrit-il, s’insère dans les cinq piliers,
de la même façon que le particulier s'inscrit dans le
général !. » Il est vrai que les cheikhs donnent parfois des
prescriptions spéciales à leurs disciples concernant la vie
quotidienne, leur interdisant par exemple ce qui est
licite pour le commun des musulmans, ou leur deman-
dant de s’adonner à des rites devant être effectués à une
heure précise, au dhikr plutôt qu’aux prières suréroga-
toires, etc. Dans son Livre des haltes (Kirâ0 al-mavwäqif), où
il a transcrit ses dialogues visionnaires, Niffarf fait dire

1. S#ifa al-sâ'il, Tunis, 1991, p. 237:

2)
SOUFISME ET ISLAM

onnes
à Dieu : « Ma connaissance n’exige pas que tu aband
proph étiqu e
Ma loi, mais que tu suives une pratique
p-
(sunna) plutôt qu'une autre. » Comme l'explique l'Egy
tien Sha‘râni, ces cheikhs envisagent les rites de l'islam
selon leur dimension ésotérique et ne sauraient être jugés
par ceux qui n’ont accès qu'à l'écorce de la Loi.
Ils invoquent sur ce point la supériorité de Khadir (ou
Khidr), telle que suggérée dans le Coran, sur Moïse, le
prophète de la Loi hébraïque. Dans la sourate 18 (v. 65-82),
Khadir, personnage énigmatique, initiateur des pro-
phètes et des saints, met à l'épreuve Moïse par trois fois,
en accomplissant des actes qui contreviennent en appa-
rence à la Loi : il coule un bateau, tue un jeune homme,
reconstruit un mur contre toute logique. Moïse, qui s’en
tient aux normes extérieures de la Loi, se montre impa-
tient et révolté. Khadir, quant à lui, perçoit la réalité pro-
fonde des choses et juge selon la Hagfga : il explique à
Moïse le bien-fondé de ses actes, puis le laisse là.
Le grief de « laxisme » imputé parfois par les juristes
aux soufis ne s'applique généralement qu'aux pseudo-
mystiques, ou à ceux qui se situent délibérément dans
l'hétérodoxie du /asawwuf et qui sont stigmatisés par les
maîtres eux-mêmes. Pour l'essentiel, les véritables sou-
fis, en quête de l’excellence ou #4sên, s'imposent souvent
plus de charges, dans la pratique des œuvres, que ne le
font les autres musulmans. Témoin l’anecdote suivante,
dans laquelle un « juriste » vient éprouver Shiblf sur sa
connaissance de la SZarf'a:
— Quel est le montant de l’aumône légale (xz£4?) que
l’on doit verser si l’on possède cinq chameaux ?
— Du point de vue de la Loi, répond Shibff, il s'élève
à une brebis, mais pour des gens comme nous [les sou-
fis], c’est la totalité de ce que l’on possède qui doit être
versée.

96
SOUFISME ET ISLAM

— Quel imam suis-tu en cela?


— Abû Bakr al-Siddîq, qui a offert l’ensemble de ses
biens [pour la cause de l’islam naissant]; lorsque le Pro-
phète lui demanda ce qu'il avait laissé à sa famille, il
répondit « Dieu et Son prophète’! »
Pour les autres musulmans, Ibn ‘Arabî cherchait tou-
jours les solutions les plus accommodantes; il validait à
cet effet les diverses opinions des fondateurs d’écoles
juridiques, de façon à élargir les possibilités. À lui-même,
en revanche, il s’imposait les prescriptions de la Sarf'a
sous leur versant le plus rigoureux”.

La science du « dévoilement »,
science de la Sharî'a

Ibn Khaldüûn est clair sur ce point : si l’on ne peut voir


dans le soufisme une « seconde Loi », parallèle, étran-
gère à la Skarf‘a, c’est précisément parce que celui-ci en
fait partie intégrante”. La discipline du /zsawmwuf s’est
élaborée à partir du 1x° siècle, en même temps que les
autres sciences islamiques. Appelée dans ses prémisses
«science des cœurs », elle devient vers le x° siècle « la
science des états spirituels » (‘/» al-ahwäl). Les soufis
revendiquent des règles et des méthodes particulières,
comme l’ont fait les spécialistes du Hadîth, du droit et
de la théologie“. À l'instar de toute science, le soufisme
possède sa propre terminologie. De siècle en siècle nles

1. A. Mahmüd, Ab% Bar al-Shibli, Beyrouth, s.d., p. 13.


2. M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, p.79.
3. Mugaddima, traduite par V. Monteil sous le titre Discours sur
l'Histoire universelle, Beyrouth, 1968, t. IIT, p. 1004.
4, Cf. par exemple Sarrâj, Luma', p.378; Kalâbâdhf, traduit par
R. Deladrière, Traité de soufisme, p. 91.

97
SOUFISME ET ISLAM

exotéristes
spirituels musulmans ont ainsi reproché aux
s avoir été initiés ni à
de vouloir juger leur art sans jamai
l’ada ge, « qui
son langage ni à son contenu. Or, selon
ignore une chose s’en fait l'ennemi ».
Aux veux des soufis, les exotéristes ont amputé la S#%a-
solli-
ri‘a de sa dimension essentielle : le fait que Moïse
e que la quête
cite d’être guidé par Khadir est la preuv
la
initiatique incombe autant aux fidèles que celle de
ment
science eXOtÉriIque, Sur laquelle est mis habituelle
l'accent. Si la Loi est une réalité qui s’impose à l'homme,
souligne Qushayri, la Réalité à son tour est une loi, car la
connaissance de Dieu, la gnose, s’impose également à
l’homme. Abû I-Hasan Shâdhilf allait jusqu’à dire que
«la personne qui ne s’est pas imprégnée de la science
des soufis durant sa vie est comparable à celle qui meurt
sans s'être repentie de ses péchés majeurs ».
Sur le plan expérimental, la science des soufis est le
plus souvent présentée comme le fruit du « dévoile-
ment » (#as4f). Quel est le rapport du « dévoilement » —
auquel on adjoint fréquemment « l'inspiration » (1/hâm) —
à la Loi? Les soufis divergent quelque peu à ce sujet.
Certes, ils sont unanimes à affirmer qu'il faut mesurer
l'expérience mystique à l’aune de la Loi et écarter tout
ce qui contreviendrait à celle-ci. Ce conseil d’Abû
I-Hasan Shâdhili résume leur position : « Si ton dévoile-
ment contredit le Livre et la Swrna, laisse le premier et
agis en conformité avec les seconds; dis-toi que Dieu te
garantit l’infaillibilité de ces deux sources, et non celle
de ton dévoilement ou de ton inspiration. »
Ahmad Sirhindî (m. 1624), réformateur indien du sou-
fisme, se montre très sourcilleux sur ce point: tout ce
qui déborde du cadre admis par les docteurs de la Loi

1. Risâla, p. 83.
2. Ibn al-Sabbâgh, Durrar al-asrâr, Qéna (Ég.), 1993..n..i 17:

98
SOUFISME ET ISLAM

ressort à l'ivresse spirituelle, à l’extase, et doit systéma-


tiquement être rejeté. L’expérience mystique ne fait
que mettre au Jour les réalités contenues dans la Skarf'a;
elle n’ajoute ou ne retranche rien à celle-ci. L’objet du
cheminement initiatique est uniquement de procurer à
l’adepte une conviction intérieure quant au bien-fondé
de la Loi qui anéantisse les doutes subsistant parfois
lorsqu'on s’en tient à la seule foi.
La plupart des maîtres vont cependant plus loin:
l'expérience du #ashf ne saurait se solder par quelque
déviation, si elle résulte d’une discipline spirituelle
menée selon les règles du soufisme. Bien au contraire,
elle conduit l’homme à la « source de la Loi primordiale,
d’où sont issues toutes les opinions des savants exoté-
riques !». Voilà posé l’enjeu majeur de la «science du
dévoilement ». Bien que certains maîtres soufis mettent
en garde contre une importance trop grande accordée au
kashf dans la vie spirituelle (‘Abd al-Qâdir al-Jflânf et
Suhrawardî notamment), beaucoup aboutissent à cet
apparent paradoxe : la science du dévoilement, confortée
par la « certitude » (yagin), est plus sûre que les sciences
fondées sur les seules conjectures mentales; elle a donc
une valeur juridique plus affirmée. À leurs yeux, le
dévoilement et l'inspiration qui traversent les spirituels
musulmans sont les héritiers de la révélation (wahyi)
accordée aux prophètes, et sont donc éminemment
fiables.
Des savants faisant autorité dans les sciences isla-
miques, tels Ghazâlf ou Ibn Khaldûn, adoptent la
même position. Pour ce dernier, prophètes et saints ont
en commun la faculté de connaître le monde spirituel
par le « dévoilement », même si la perception qu’en ont
les premiers est beaucoup plus étendue que Celles

1. Sha‘râni, 4/-Mizôn al-Hhadiriyya, Le Caire, 1989, p. 10.

99
SOUFISME ET ISLAM

accorder à
seconds!. Un autre savant, Suyûti, va jusqu’à
dont
la science des soufis un statut quasiment infaillible,
il prône la reconnaissance dans les milie ux exotér istes .

Une Loi vivante

Pour les soufis, la Loi n’est pas figée dans un passé


révolu. Elle n’est pas une lettre morte dont il faudrait,
artificiellement, se rappeler les prescriptions. Bien plu-
tôt, elle se révèle à chaque instant à l'intimité du
croyant. « Vous prenez votre science de savants mortels
qui se succèdent les uns aux autres, tandis que nous
recevons la nôtre du Vivant qui ne meurt pas! », expli-
quait Abû Yazid Bistâmi aux « juristes » de son temps”.
De ce fait, les grands maîtres ont toujours privilégié
l’« effort d'interprétation de la Loi » (hd) face à l'imi-
tation de tel imam en matière de jurisprudence : le gnos-
tique détenant la certitude intérieure boit directement à
la source de la Loi. Pour comprendre ou interpréter
celle-ci, il n’a pas à s'appuyer sur l’argumentation
rationnelle des exotéristes, mais sur ses dévoilements.
Parvenu à ce degré de réalisation, écrit Suyüûtf, 1l peut
même contredire ceux qui lui ont transmis la science
exotérique*.
En d’autres termes, le mystique ne saurait aller à
l'encontre de la Loi elle-même, car il en réalise inté-
rieurement la pertinence, mais il peut récuser la main-
mise qu’exercent les « docteurs de la Loi » sur l’inter-
prétation et la gestion de celle-ci. C’est là encore un des
apports du soufisme que d’avoir contribué à distinguer la
Loi divine de son appropriation par un groupe humain

1. La Voie et la Loi, p. 176.


2. A/-Hävi Hil-farâwf, Beyrouth, s.d., t. I, p. 342.
3. Ce défi est souvent cité dans les ouvrages de soufisme.
4. Ta'’yid al-hagiga al-‘aliyya, p. 26.

100
SOUFISME ET ISLAM

ou l’autre. On devine les tensions qui ont existé et


existent encore entre les spirituels musulmans et les exo-
téristes, dues à des approches différentes de la science et
de la Loi, dues aussi à des conflits d’autorité et de tutelle
sur la masse des croyants. Pourtant, au fil des siècles, la
Tarîga va de plus en plus transparaître derrière la S#arf'a,
et les ulémas de plus en plus respirer le parfum du sou-
fisme. Pourquoi et en quels termes s’est dessinée cette
évolution?

Bibliographie :
Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage, Paris, 1992.
Ibn Khaldûn, La Voie et la Loi, aduit par R. Pérez, Paris,
1991.
Suyûti, A/-Hâvf lil-farävwf, Beyrouth, s.d.
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CHAPITRE III

LE SOUFISME
DANS LA CULTURE ISLAMIQUE :
APERÇU HISTORIQUE

LES EXPÉRIENCES PIONNIÈRES

Pour les musulmans, le prophète Muhammad embras-


sait tous les aspects de la vie dans la complétude et l’har-
monie. Chaque croyant peut ainsi trouver réponse à ses
aspirations propres dans l’exemple de l’Envoyé. À cela
s’ajoute pour les soufis que Muhammad a une dimension
ésotérique qui seule permet de comprendre la véritable
fonction du Prophète en ce monde.
Les Compagnons tendaient vers cette conscience uni-
fiante : des proches du Prophète, tel Abû Bakr, ‘Umar et
‘Alf dirigeaient les affaires de leur communauté, ce qui
ne les empêchait pas d’être de grands spirituels. Cepen-
dant, les Compagnons, selon leur tempérament, prirent
des orientations diverses. Certains se tournèrent vers la
vie contemplative, délaissant la jouissance immédiate de
ce monde au profit de la perspective coranique de lAu-
delà. Par la suite, les soufis invoqueront comme modèles
de « pauvres en Dieu » des Compagnons tels que Abû
Dharr Ghifârt et Salmân Fârisî, qui auraient eux-mêmes
porté la bure de laine grossière, signe distinctif des
ascètes des premiers siècles.

103
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Une attitude fondatrice : le renoncement ascétique au monde

Jusqu'au 1x° siècle, la spiritualité islamique s’inscrit


presque exclusivement dans le cadre du 244, mot que
l’on peut traduire par « détachement » ou « rénonce-
ment ». Cette attitude intérieure, qui consiste à envisa-
ger ce bas-monde avec une certaine distance, trouve son
archétype chez le Prophète. Les nombreux traités CONSa-
crés au +v4d et les recueils de hadîths composés à cette
époque prônent une éthique de la vie quotidienne, faite
d’intégrité et de pondération, nourrie par l'exemple des
prophètes ou des Compagnons.
Ce mouvement ascétique est en grande partie une
réaction au caractère mondain de la dynastie omeyyade,
qui gouverne la communauté musulmane de 661 à 2500et
aux nombreuses injustices que l’histoire lui impute, puis-
que Mu’awiva, premier calife omeyyade, a usurpé le pou-
voir au détriment de Hasan, fils de l’imam ‘Alf. Ce glisse-
ment irrémédiable d’une autorité spirituelle légitime vers
la royauté héréditaire suscite chez certains un désir de se
retirer des affaires temporelles. Ils estiment que les biens
matériels acquis rapidement lors des conquêtes sont de
nature à détourner les croyants de la mission qui leur
incombe ici-bas. Abû Dharr Ghifârî reproche ouverte-
ment aux princes omeyyades de mener une vie luxueuse
et n'hésite pas à critiquer leurs méthodes de gouverne-
ment peu conformes à l’idéal islamique.
Au-delà du contexte politique, le #44 trouve son
ancrage dans les sources scripturaires. En témoigne
Hasan Basrî (m. 728), sermonnaire réputé de Basra (Bas-
sorah), au sud de l'Irak, où s’épanouit l’une des princi-
pales écoles du 4/4. Par son exemple, il illustre les ver-
tus cardinales que de nombreux spirituels tenteront de
vivifier dans les siècles suivants: la peur de Dieu et du
Jugement, l’examen de conscience permanent et l’atta-
chement scrupuleux à la Loi, l’altruisme et le devoir de

104
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

conseiller les frères. Il préconise une ascèse tempérée


et participe, par ailleurs, à l’élaboration de la pensée
islamique. Les ulémas ultérieurs l’incluent donc parmi
les « pieux devanciers » (a/-salaf al-säâlih) tandis que les
soufis voient en lui l’un des fondateurs de leur disci-
pline, et l’un des héritiers, par l’intermédiaire de ‘Afñ,
du Prophète.
Très tôt, cependant, un certain nombre de spirituels
s’écartent de l’éthique médiane du zw/4d, et se détachent
radicalement du monde. Ils quittent ville, travail, épouse
et enfants pour se livrer à une ascèse corporelle extrême.
À leurs yeux, le célibat est un état nécessaire, car 1Is7se
défient de la femme qu’ils comparent à l’âme charnelle
qui incite au mal. Pour ces hommes, toujours plongés
dans l’affliction, la vie de ce monde est un mal en soi et
elle ne leur inspire que dégoût et aversion,; il convient
donc d’y adhérer le moins possible. Ce constat amer sur
la bassesse de leur âme et de la société humaine les
conduit à pleurer, ce qui leur a valu le surnom de « pleu-
reurs sempiternels » (a/-bakkä’än). Certes, le Prophète
incitait à pleurer — mais d'émotion spirituelle plus que
de tristesse — et à juguler l’âme charnelle. Pour autant, il
prônait l’équilibre dans la vie religieuse et donnait au
corps tous ses droits; à ce titre, il dut parfois freiner le
zèle ascétique de l’un ou l’autre Compagnon. On sait
qu’il vécut entouré de femmes, et qu'il était proche de
ses enfants et petits-enfants. Le célibat, d’une manière
générale, est mal perçu en islam, et les soufis non mariés
sont une exception. Au x1r° siècle, Ibn al-Jawzf ne se pri-
vera pas de fustiger les excès auxquels se livrent les
ascètes, qui constituent pour lui autant de déviations par
rapport à la Swrna. Par la suite, les spirituels musulmans
se verront souvent reprocher leur quiétisme. Ce grief
s'explique par les excès initiaux, qui seront dénoncés au
sein même du soufisme.

105
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Les premiers ascètes ne se désintéressent pourtant pas


du devenir de la communauté musulmane. Ils pratiquent
et
le à, sur les marches arabo-byzantines notamment,
l’enn emi extéri eur, mènen t un
tout en luttant contre
combat intérieur contre leur ego. Ils se retirent à cet
effet dans des ribär, bâtiments à vocation militaire, situés
loin des villes et donc propices à la méditation. Citons
Ibrâähîm Ibn Adham (m. 778), un prince iranien qui, par
aversion pour le monde, s'établit dans un rbât en Syrie,
au terme de nombreuses pérégrinations. Peu à peu, les
ribât perdent leur fonction défensive pour devenir des
sortes de couvents abritant ascètes et contemplatifs. Il en
va ainsi de celui d’Abadan, dans le sud de l'Irak, dans
lequel séjournent les premiers sÂfis.
Dans la seconde moitié du 1x° siècle, en Iran, les Kar-
râmis, suivent la voie ascétique — macération affichée,
insistance sur la remise confiante en Dieu, mendicité,
prêche populaire. Ce mouvement, auquel certains ulé-
mas reprochent en particulier de professer la supériorité
des saints sur les prophètes, s’est très vite structuré : les
groupes karrâmis se rattachent à des #/@ngäh, établisse-
ments consacrés à la dévotion ainsi qu’à l’accueil des
passants. Suivant leur exemple, les soufis se retireront à
leur tour dans les #/änqâl.

La « voie du blâme » (malâma) :


de l’occultation à la provocation

Au même moment, mais adoptant un comportement


opposé à celui des Karrâmis, les Malâmatis apparaissent
à Nichapour, capitale du Khorassan (Iran du Nord-Est et
Ouzbékistan). Ils préconisent la «voie du blâme »
(malâma), dont l’un des fondements scripturaires est ce
verset du Coran: «Ils combattront dans le chemin de
Dieu; ils ne craindront le blâme de quiconque » (5 : 54).
À l'instar des groupes ascétiques, ils tiennent la rafs,
l’âme charnelle, pour leur plus redoutable ennemi, sui-
vant en cela plusieurs traditions du Prophète. Mais leur

106
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

stratégie va beaucoup plus loin, car elle est toute d’inté-


riorité. Au lieu de se livrer en public aux mortifications
corporelles, ils cherchent à dissimuler leur état spirituel
sous le voile de l’anonymat. Se défiant des miracles
autant que des états mystiques (44w4/), qui sont à leurs
veux des illusions, ils refusent de se laisser dominer par
l'ivresse spirituelle et veulent préserver l'intimité qu'ils
entretiennent avec leur Seigneur : pour ne pas attirer les
regards, ils se font transparents dans la société, évitent
toute fonction publique qui les mettraient en vue et ne
se distinguent par aucune marque vestimentaire.
L'’attitude des Malâmatis, bien qu’elle aille à
l'encontre d’une certaine prétention spirituelle affichée
par les soufis de Bagdad, trouve rapidement des affinités
avec celle de Junayd, notamment. Se défiant du courant
«ivre » de la mystique, certains mystiques irakiens s’ins-
pirent de la spiritualité w#alämarñ, et le soufisme absor-
bera bientôt l'esprit de la malâma; par ses exigences, il
fascine des maîtres comme Ibn ‘Arab.
La malâma ne suscite aucune hostilité chez les ulémas
dans la mesure où, dépouillant l’homme de toute fatuité,
elle le ramène à l’observance de la Loi. Le soufisme, dit
l’un d’eux au x1r° siècle, consiste uniquement dans « les
cinq prières [par jour] et l'attente de la mort ». Plusieurs
spirituels ont ainsi occulté leur sainteté derrière leur sta-
tut social de savant exotérique, de grand cadi'. Mais la
malôma a un autre visage, qui consiste à s’attirer le
« blâme » de son entourage, et cette modalité a soulevé
beaucoup de réprobation de la part des docteurs de la
Loi comme de la société. C’était précisément le but que
recherchaient les Malâmatis pour qui «le meilleur
moyen de cacher leur vie intérieure était d’avoir mau-

vie du
1. Cf. É. Geoffroy, « Le voile des apparences, ou la double
asiatique,
grand cadi Zakariyyâ al-Ansarî (m 926/1520) », Journal
n° CCLXXXII, 1994, 2, p. 271-280 .

107
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

vaise réputation !». Ils y parvenaient en simulant le vol,


l’outrage aux bonnes mœurs, le laxisme dans l’applica-
tion de la Loi, etc. C’est de leurs rangs que sont issus les
Qalandars, qui voulaient détruire les convenances, de
manière à choquer la bonne conscience de la SOCIÉTÉ
musulmane. Cette éthique périlleuse a engendré bien
des abus et des contrefaçons. Ainsi les pseudo-Qalandars
_ Jes Kalandars des Mille et Une Nuirs — transgressaient la
Loi, inversant l'idéal des Malâmatis.

De l'ascèse à la mystique

Toujours au ix° siècle, un certain nombre de soufis ira-


kiens mettent en cause la pertinence de la démarche
ascétique, n’y voyant en définitive qu’une réalité 1illu-
soire qu’il faut dépasser. Se préoccupant moins des
« miasmes » de leur âme, ils veulent aimer Dieu et Le
connaître. Ils délaissent le 2744— dont ils gardent toute-
fois des vertus comme la « pauvreté », la crainte de Dieu
ou le scrupule pieux — pour se tourner vers le zasawwuf,
quête mystique devant conduire à l'intimité avec Dieu.
La Voie soufie se construit dès lors sur l’amour
(mahabba) et la connaissance de Dieu (#a‘rifa)”. Les
mystiques ultérieurs restent bien souvent des « ascètes »
par leur discipline quotidienne — « Nous n'avons pas
reçu le soufisme par le bavardage, mais par la faim,
le détachement et le rejet du conformisme », lance
Junayd —, mais certains ont une visée supérieure et
cherchent à étendre leurs états de conscience.
Râbi'‘a ‘Adawiyya (m. 801), de Basra, invite, avant les
autres, à un amour désintéressé, exclusif de Dieu. Cette

1. R. Deladrière, dans son introduction à La Lucidité implacable, de


Sulamî, Paris, 1999, p. 19.
2. Cf. supra, p. 12.

108
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

mystique qui ne transige pas avec le monde créé, pas


même avec la Kaaba, qu’elle qualifie d’« idole adorée sur
terre », pourfend l’ascèse qui préconise un rejet du
monde ayant pour corollaire un désir quasi sensuel du
paradis. Pour elle, le paradis et l’enfer, que l’ascète craint
tant, ne sont que des voiles dans la quête de Dieu.
Râbi‘a rejette toute instance spirituelle autre que Dieu.
Yahyâ Ibn Mu‘âdh Räzî (m. 872) illustre bien les cli-
vages d’attitudes spirituelles. Bien qu’issu du milieu kar-
râmi, il est résolument optimiste, privilégie l’espoir et
non la crainte de Dieu, la richesse qui rend grâce et non
la pauvreté amère, la connaissance de Dieu et non
l’ascèse. Ces options deviendront communes chez
maints soufis.

Bistâmi, paradigme de P« ivresse »

Abû Yazîd Bistâmf (ou Bastâmî, m. 875) pulvérise le


cadre conventionnel du zwkd par son expérience mys-
tique fulgurante, déroutante pour lui-même. De sa bour-
gade de Bastâm, en Iran oriental, il ne bouge guère. Qua-
siment illettré, il ne fait aucune concession à la société
qui l’entoure et livre brutes des vérités propres à déstabi-
liser l'auditeur. Au prix d’une ascèse forcenée, il entame
un voyage initiatique, comportant maintes tribulations,
qui l’amène à l’union divine : « Je me suis desquamé de
mon moi, comme un serpent dépouille sa peau; puis j'ai
considéré mon essence: et j'étais, moi, Lui!! » Bistâmi
voit son être dialoguer avec Dieu, se refléter en Lui, à tel
point qu'il y a substitution des deux personnes. La Pré-
sence divine investit son être jusqu’à le déposséder de sa
conscience, provoquant en lui un « débordement », qui
se manifeste notamment dans la parole : c’est le skafh,

1. Cité par L. Massignon, Essai, p. 276.

109
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

profère
propos extatique, paradoxal puisque la créature
grande est
le discours divin : « Gloire à Moi! Combien
de la
Ma puissance! », s’exclame Bistâmf sous l’emprise
seule fois
Présence. « Mieux vaut pour toi me voir une
que voir ton Seigneur mille fois! » dit-il à un disciple.
Après le muezzin qui témoigne que Dieu est très grand,
il enchérit : « Je suis encore plus grand ! »
Bistâmi tient ces propos en état d'ivresse spirituelle,
-
cette ivresse qui rompt l’univocité de la Loi pour remon
ter à l’équivocité première du langage et de l’expérience
mystique. Il veut saisir les vérités spirituelles dans leur
intégralité, et donc avec leur contraire. Ses exigences à
l'égard de lui-même ruinent tout conformisme : prati-
quant scrupuleux, Bistâmf affirme que la Loi peut être
un voile; mystique, il met en garde contre les leurres qui
parsèment la Voie. Ses paradoxes font dire à certains de
ses contemporains, même dans les milieux spirituels,
qu’il est plus mécréant que Pharaon, qui prétendait à la
divinité. La postérité va cependant l’absoudre.

L'école de soufisme de Bagdad (IX-X s.)

Une célèbre école de soufisme se développe à Bag-


dad, à la charnière du 1x° et du x° siècle. Son plus illustre
représentant, Hallâj, est l’un des soufis les plus contro-
versés. L’issue dramatique de son aventure terrestre — il
fut exécuté — détermine un changement radical dans
l’histoire du soufisme. Hallâj, comme d’autres « amou-
reux » qui sont parfois ses compagnons, nourrit un désir
ardent (%s4g) de Dieu. Plutôt que la mahabba (« amour »
entre Dieu et l’homme) coranique, il privilégie le ‘54,
qui induit une réciprocité plus dynamique, mais que
d’autres mystiques perçoivent comme une prétention à
hisser l’amour profane au niveau divin.
Son cri « je suis le Réel [Dieu]! (474 a/-Hagq) » va au-
delà des exubérances de Bistâmfî.

110
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Je suis devenu Celui que j'aime,


Et Gelui que j'aime est devenu mot!
Nous sommes deux esprits, infondus en un seul corps!
Aussi, me voir, c'est Le voir, et Le voir, c’est nous voir.

Les soufis qui vénèrent Hallâj voient dans son expé-


rience un vibrant témoignage d’humilité. « On accuse le
mystique de prétendre à la condition seigneuriale alors
même que dans le paradoxe, il est totalement soumis à
une parole qui lui est étrangère et le fait passer pour un
possédé, et au sens propre un aliéné”.» Au cours de
l'union mystique, telle que Hallâj la décrit, la dualité
homme-Dieu disparaît, au profit de la seule personne
divine: l’âme humaine s’efface, absorbée dans l’Unique.
Mais pour les docteurs de la Loi, revendiquer une
telle union avec Dieu revient à injurier le dogme de la
transcendance divine. Peut-être l’expérience de Hallâ
est-elle une réaction à cette distance extrême que la
théologie islamique instaure entre le Créateur et la créa-
ture??Les juristes lancent contre Hallâj les mêmes chefs
d’accusation que ceux qu’ils retiennent contre les chiites
extrémistes, perçus au long des siècles comme les héré-
tiques de la Communauté : l’incarnation (4w/4/) de Dieu
en l’homme, cette croyance tant reprochée aux chré-
tiens; la primauté donnée au sens ésotérique des rites
sur leur observance extérieure, laquelle peut conduire à
l'abolition de la Loi et de l’autorité prophétique (le pèle-
rinage à la « Kaaba du cœur », par exemple, dispense le
fidèle de se rendre physiquement à La Mecque).

1. Hallâj, Diwén, présenté et traduit par L. Massignon, Paris,


1981, p. 117.
e et
2. P. Ballanfat, « Ivresse de la mort dans le discours mystiqu
XLIX, 1997,
fondements du paradoxe », Bulletin d'études orientales, n°
IFEAD, Damas, p. 46.
3. À. Badawi, Sharahat al-sâfiyya, Koweit, 1978, p. 18-19.

111
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

es chiites
Hallâj est suspecté de collusion avec des group
esclaves
qui menacent le pouvoir abbasside : les Zanj,
qui se
noirs transplantés dans la basse Mésopotamie,
branche ismaé-
révoltent de 868 à 883, et les Qarmates,
à prêcher
lienne alors en insurrection. Mais il continue
feu. Il est
ses thèses hétérodoxes, jetant de l'huile sur le
a donc
arrêté et jugé coupable. Son exécution, en 922,
égal emen t polit iques,
des motivations religieuses, mais
éloig née, ne
voire sécuritaires. Bistâmî, dans sa province
représentait pas le même danger que Hall].
Il y a sans doute une part de provocation dans le
comportement de Hallâj, car celui-ci semble bien n’avoir
jamais quitté le giron du sunnisme. Il aurait même dirigé
des groupes se réclamant du calife Abüû Bakr al-Siddîq et
luttant contre le chiisme d’État des Bouyides. Toute sa
vie, Hallâj a entretenu l’ambiguïté. Sa personnalité réelle
nous échappe; il est sûr, cependant, qu'il a cherché le
martyre. Il a d’ailleurs avoué avoir voulu anticiper sa
mort physique, par désir de l'union.
Tuez-moi, Ô mes amis ! Car c’est dans la mort que se trouve
ma vie, et c'est dans la vie qu'est ma mort!
Plus tard, des maîtres interpréteront cet aveu comme
une déficience spirituelle. Selon Ghazâli, Hallâj fut vic-
time d’une illusion. Les soufis de son époque l’ont perçu
ainsi. Peu l’ont défendu lors de l’inquisition menée à
Bagdad par Ghulâm Khalil, un prêcheur « ascète »
opposé aux partisans de l’amour divin. Ils lui repro-
chaient de divulguer le «secret» et d’exhiber des
miracles au milieu de la foule. Par la suite, les ulémas
affirmeront que l’homme peut expérimenter tous les
états spirituels imaginables, pourvu qu'il les garde en son
intimité. Il peut évoluer librement dans sa vie intérieure
tant qu’il n’ébranle pas le credo du simple croyant.
Junayd, un des maîtres de Hallâj, l’a bien compris, qui
adopte la discipline de l’arcane : on ne peut évoquer les

112
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

secrets de la Voie que devant un public apte à assimiler


cet enseignement.
Si la quête de Dieu de Hallâj est paroxystique et
paraît outrancière à la société musulmane, Junayd appa-
raît comme le modèle de la « sobriété ». Il estime que les
propos extatiques de Bistâmî sont exempts de tout arti-
fice; en dehors de ses moments d'ivresse, ce dernier
montre un réel attachement à la Loi. Les propos exta-
tiques de Bistâmî, explique-t-il, sont le fruit de l’immer-
sion du contemplatif en Dieu. La conscience indivi-
duelle, sortant des limites de sa condition ordinaire,
connaît l'ivresse (swkr). Le «je» créaturel pulvérisé,
anéanti, ne se pose plus comme un sujet face à Dieu;
seul subsiste le «Je» divin, dans toute sa majesté.
Junayd est le premier à affirmer que les propos para-
doxaux sont excusables lorsqu'ils sont prononcés sous
l'emprise de l'ivresse; durant ces instants, le mystique
n’est donc plus considéré comme responsable face à la
Loi. Cette position sera adoptée par la plupart des
savants jusqu’à nos jours. « [ls sont abîmés dans la pure
unicité, écrit Ghazâlf à propos de ces soufis, l’esprit
comme frappé de stupeur, incapables de se souvenir
d’un autre que Dieu et incapables de se souvenir d’eux-
mêmes. » En revanche, selon un avis unanime, si le mys-
tique profère de tels propos alors qu’il est lucide, ou s’il
les divulgue intentionnellement, il tombe dans la
mécréance (#ufr).
Pour autant, Junayd, qui représente dans l’histoire du
soufisme le modèle du spirituel sobre, maîtrisant son
extase, note l’immaturité de Bistâmf. Il considère qu'il
faut dépasser l'étape du fard”, « extinction » du soi dans
le Soi où le mystique perd pied, pour revenir parmi les
hommes, lucide mais désormais investi de la présence
pérenne de Dieu : c’est le #ag4”. Par la suite, les maîtres
affirmeront souvent que la recherche de lextase ne
convient qu'aux débutants, et que la pure contemplation
ne saurait être troublée par quelque état d'ivresse.

115
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Junayd n’est pas le premier à formuler la doctrine du


fan4'lbagä’, qui devient rapidement une modalité
majeure de l'expérience soufie, mais il l’incarne pour la
postérité. Il est surnommé « le seigneur de l'Ordre [des
soufis] (sayyid al-tâ'ifa)» car on lui attribue d’avoir
accompli l'équilibre idéal entre l’ésotérique et l’exoté-
rique en islam. Son expérience intérieure sonde le mys-
tère de l’Unicité divine et mène à une perplexité supé-
rieure. Schématiquement, le fan4’ de Bistâmî passe par
l'union entre l’homme et Dieu (#rihäd), celui de Hallâ
par l’infusion de Dieu en l’homme (4/41), toutes deux
récusées par le dogme de l’islam. Seule l’« extinction de
l’ego dans l’Unicité divine» de Junayd (al-fanâ’ fi
ltawhid) satisfait à la fois l'exigence initiatique et l’ortho-
doxie religieuse. Cette expérience sera approfondie par
maints courants soufis, et acceptée par les ulémas. D’une
certaine manière, l’enseignement de Junayd préfigure la
métaphysique de l’Etre développée par Ibn ‘Arabf et son
école, même si beaucoup, en pays musulman, rejettent
l'hypothèse de telles affinités.

Hakîm Tirmidhi, entre prophétie et sainteté

Hakîm Tirmidhf (m. 930), le « Sage de Tirmidh »


(Termez, en Ouzbékistan), est à l’origine des premières
élaborations doctrinales sur la sainteté (wa/âya), les-
quelles seront amplifiées et explicitées par Ibn ‘Arabf en
particulier. On l’a accusé de professer la supériorité de la
sainteté sur la prophétie, ce qui contredit évidemment le
dogme de l'islam. L’ambiguïté qu'il laisse de fait planer
sur les rapports entre prophétie et sainteté explique que
les auteurs soufis des premiers siècles ne le mentionnent
guère.
On lui doit en particulier la doctrine du « sceau des
saints », figure parachevée de la sainteté en islam, et
pendant ésotérique du «sceau des prophètes » que fut
Muhammad. Ce thème suscitera beaucoup d’interroga-

114
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

tions dans les milieux mystiques mêmes, et de réproba-


tion chez les exotéristes'. Ibn ‘Arabf s’identifiera au
« sceau des saints » avec plus de succès que d’autres sou-
fis qui revendiqueront également cette fonction. Il
lèvera aussi la confusion entretenue par le Sage de Tir-
midh sur les rapports entre prophétie et sainteté, en
montrant que le soufisme est en parfaite adéquation avec
l’enseignement de l’islam”. Tirmidhf a également déve-
loppé une cosmologie et une anthropologie spirituelles
très élaborées, dans lesquelles il consacre la prééminence
de l’amour divin. Bien qu’il apparaisse à première vue
comme un marginal, sa doctrine recevra de multiples
échos dans le soufisme*.

Les persécutions

Les expériences des premiers mystiques explorent


tous les horizons, et prennent un caractère volontiers
frondeur. Si des soufis tels que Junayd se montrent pru-
dents, c’est que l’inquisition gronde. Quelles en sont les
raisons ? Dans les immenses territoires de l’islam récem-
ment conquis, des séditions, des mouvements schisma-
tiques surgissent çà et là, mettant en péril l’unité de la
Communauté. Or les docteurs de la Loi estiment que les
prétentions spirituelles de quelques individus ne sau-
raient remettre en cause la norme politico-religieuse
qu’ils s’emploient à mettre en place. S’ensuit une vague
de persécutions dont les soufis ultérieurs se sont fait
l'écho, comme s'ils voulaient prendre l'humanité à
témoin : Abû Sulaymân Dârânf et Sahl Tustari sont chas-
sés — l’un de Damas et l’autre de Tustar (Iran) — pour

IX.
1. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, chap. VIII et
2. Cf. supra, p. 76.
G. Gobillot, et
3. Sur Tirmidhî, on se reportera aux travaux de
1996.
notamment au Livre de la profondeur des choses, Lille,

115
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

avoir dit qu’ils conversaient avec les anges; Bistâmî doit


quitter sa ville pour avoir fait état de son « ascension
céleste »; Abû Hamza est banni de Tarse (sud de la Tur-
quie actuelle) pour avoir reconnu la voix de Dieu dans le
meuglement d’une vache; Abû Sa‘îd Kharrâz est chassé
de Fustât pour avoir décrit son expérience mystique,
puis de La Mecque pour avoir dénigré le commun des
croyants; Tirmidhf est sommé de s’expliquer devant un
tribunal quant à la précellence qu'il accorde à la sainteté
sur la prophétie.
Cette vague de persécutions ne touche pas seulement
les mystiques. Au 1x° siècle, les querelles théologiques
créent une fracture profonde entre le courant rationaliste
des mu’tazilites et le courant traditionaliste, entraînant
leur propre lot de répressions. Le soufi égyptien Dhû
I-Nûn Misri, par exemple, est emmené enchaîné à Bag-
dad pour s'expliquer sur ses positions théologiques, et
non sur sa doctrine spirituelle.
Hallâj est loin d’être le seul à avoir été condamné lors
de l’inquisition menée par Ghulâm Khalil; avec lui,
soixante-quinze « amoureux de Dieu » sont inquiétés. Si
l’on aime Dieu, c’est donc qu’on ne Le craint plus... Abû
I-Hasan Nûrî, en particulier, exaspère ses censeurs par
ses propos extravagants, mais il échappe à la peine de
mort en s’exilant. Ibn ‘At’, exégète spiritualiste du
Coran, soutient Hallâj face à ses juges : il est battu à mort
par les gardes du calife, tandis que Shiblf, un autre
proche de Hallâj, se tire d’affaire en feignant la folie.
Junayd ne figure pas parmi les prévenus, car il s’est fait
passer pour un « Juriste ».

Postérités de Junayd et de Hallâj

Junayd, premier apologiste du soufisme, a su adapter


son langage à son auditoire. Mort environ onze ans avant
Hallâj, il a sans doute pressenti la déchirure que devait
susciter l'exécution de son ex-disciple. Il a attiré théolo-

116
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

giens et officiels du pouvoir, mais n’a livré son enseigne-


ment ésotérique que devant quelques disciples, ouvrant
ainsi la possibilité de réconcilier l’esprit et la lettre en
islam. Dans son sillage, les mystiques « sobres »
s’emploieront à justifier les diverses expressions de la
mystique «ivre ». Alors qu'après la mort de Hallâj, ses
disciples se cachent ou fuient vers les territoires orien-
taux, l’école de Junayd reçoit l’appui des ulémas tant
hanbalites que chaféites', et recouvre en partie les autres
courants spirituels. Jusqu’à nos jours, les chaînes initia-
tiques de la plupart des ordres soufis passent par lui, et
certains persisteront à s'appeler simplement «voie de
Junayd ».
Le soufisme «ivre », qui a pour initiateurs aussi bien
Bistâmi que Hallâj, est vivifié par des grandes figures ira-
niennes comme Kharaqânî (m. 1033) et Abû Sa‘îd Ibn
Abî 1-Khayr (m. 1049): la mémoire de Hallâj a toujours
été en effet beaucoup plus honorée dans le soufisme
turco-persan et extrême-oriental. En terre arabe, l’agita-
teur de Bagdad ne laissait pas indifférent, et certains lui
ont porté une vénération très particulière. Toutefois, il
ne pouvait servir de modèle à la communauté des spiri-
tuels musulmans, car les multiples clivages séparant exo-
téristes et ésotéristes auraient sans doute pris l’allure
d’un véritable schisme. Ceux qui ont réhabilité Hallâj
l'ont fait à titre individuel. Par son tempérament spiri-
tuel, c’est un saint musulman «christique », ce qui
explique qu’il ait tant attiré le chrétien Louis Massignon.
À cet égard, le « martyre » de Hallâj a sans doute eu une
DS

vertu sacrificielle pour l’avenir du soufisme. Quoi qu'il


en soit, il sonne le glas d’une période d'exploration
débridée. Sans clore le développement de lexpérience
mystique en islam, il oblige à une plus grande discrétion.

sont le hana-
1. Les quatre écoles juridiques de l'islam sunnite
isme.
fisme, le chaféisme, le malékisme et le hanbal

117
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Les propos extatiques de Shibli, par exemple, sont plus


contenus. Le skath n’en disparaît pas pour autant, mais il
perd de sa spontanéité, de sa fulgurance. Le soufisme
entre maintenant dans une période de maturation,
durant laquelle il s’impose en tant que norme spirituelle
et devient l’une des disciplines islamiques.

Les quatre fondateurs d'école juridique et le soufisme

Quelle est l'attitude des quatre fondateurs d’école


juridique sunnite, qui ont vécu aux vin et IX° siècles, à
l'égard du soufisme? Leur jugement, pour autant qu'on
puisse l’authentifier, est important aux yeux des musul-
mans pour qui ils représentent une caution morale et
scientifique. Il n’est pas indifférent que les soufis tardifs,
ainsi que les ulémas affiliés au sasawwuf invoquent leur
autorité. Ils les considèrent comme des saints ou, à tout
le moins, comme les modèles des « savants soufis », ceux
qui ont su, avant d’autres, unir en eux l’éextérieurret
l’intérieur du message islamique.
Le premier imam, Abû Hanîfa (m. 767), voyait fré-
quemment le Prophète en rêve et avait recours au
« dévoilement » dans sa démarche juridique. Selon Huj-
wirt (XI s.), il aurait été un parfait sf, qui portait un
vêtement de laine et aimait la retraite. Abû Hanîfa
aurait été le maître à la fois exotérique et ésotérique de
Dâ’ûd T4”, et aurait fait partie d’une chaîne initiatique
majeure où l’on retrouve, un siècle plus tard, les soufis
de Bagdad”. Son contemporain, Ja’far Sâdiq (m. 765),
sixième Imam du chiisme duodécimain, est à l’origine
du rite juridique chiite ja’farite. Réputé pour sa science
et sa sagesse, 1l exerçait une véritable maîtrise spirituelle
sur plusieurs soufis « sunnites » et figure dans plusieurs
chaînes initiatiques du soufisme primitif.

1. Somme spirituelle, p. 122.


2. Cf. la Häshiya d’Ibn ‘Abidîn, Boulaq, 1905, t. I, p. 43.

118
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Du deuxième imam, Mâlik (m. 795), nous possédons


un aphorisme précieux, très souvent cité dans la littéra-
ture soufie: « Celui qui s’adonne au soufisme sans
connaître le droit musulman tombe dans l’hérésie; celui
qui étudie le droit en négligeant le soufisme finit par cor-
rompre son âme; seul celui qui pratique les deux
sciences parvient à la réalisation spirituelle. » Mâlik
aurait eu une conception spiritualiste de la science reli-
gieuse (‘%/m) car, selon lui, celle-ci ne saurait s’évaluer à
la quantité de l’enseignement transmis: s'inspirant de
plusieurs traditions prophétiques, il présentait la science
religieuse comme une lumière que Dieu dépose dans le
cœur du savant.
Quant au troisième imam, Shâfi'î (m. 820), 1l se montra
d’abord hostile aux soufis qu’il aurait traités de « gros
mangeurs, ignares, intrus..* ». Mais ce jugement porte
peut-être sur les faux ascètes que les maîtres vilipen-
daient. Peut-être aussi témoigne-t-il d’une rivalité nais-
sante entre les « juristes » et les soufis. Puis, à la suite
d’une rencontre avec un soufi, Shâfi’î discerna entre le
bon grain et l’ivraie dans les premiers milieux du /454&-
œufs. Dès lors, il changea radicalement de ton: « Jai
retiré de la compagnie des soufis deux choses : “le temps
est comme l'épée; si tu ne la casses pas, c’est elle qui te
casse” et “si tu n’occupes pas ton âme charnelle par la
vérité, c’est elle qui t’emploie à la futilité”*. » Il fait cet
aveu : « J'aime trois choses en ce monde: l'absence de
maniérisme, fréquenter les humains dans une atmo-
sphère paisible, et suivre la voie des soufis”. » On nous

1. GhazAli, Mizôn al-i‘ridal, Le Caire, s.d., p. 192.


2. J. Udfuwi, 4/-Mäfi, Koweït, 1988, p. 49.
3. Hujwiri, Somme spirituelle, p. 147.
soufis »
4, Ces paroles sont fréquemment citées par des « savants
tels que Nawawî et Suyûti.
5. ‘Ajlûni, Kashf al-khafa”, Le Caire, 1932,st1;:p. 341.

119
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

le dépeint encore, en compagnie d’Ibn Hanbal, s’en


remettant à l'intuition d’un spirituel pour résoudre des
problèmes rationnellement insolubles. La postérité l’a
considéré comme un saint et, plus particulièrement,
comme un « savant mettant en pratique son savoir » (a/-
‘âlim al-‘ämil). Pour beaucoup, Shâfi’î aurait occupé un
rang élevé dans la hiérarchie ésotérique des saints et,
selon Ibn Hajar Haytami (xvr s.), il serait devenu le Pôle
de cette hiérarchie peu avant sa mort. De nos jours
encore, de nombreux Égyptiens lui adressent, à son tom-
beau au Caire, des demandes d’intercession par voie
épistolaire.
Ahmad Ibn Hanbal (m. 855), fondateur du rite hanba-
lite, est aussi à l’origine d’un mouvement de piété stric-
tement fidèle aux sources scripturaires. D’après de nom-
breuses sources, il fit l'éloge de soufis comme Ma‘rûf
Karkhf et Abû Hamza, qu'il consultait sur des questions
difficiles. Il s’opposait à Hârith Muhäâsibf (m. 857), le
jugeant trop enclin à l’introspection psychologique et à
l’usage du raisonnement dialectique, mais il écoutait en
cachette le même Muhäsibf, puis le remerciait pour ses
paroles. Il enjoignait autrui à « prendre la science par le
haut », accordait un grand crédit aux visions spirituelles,
aux miracles ainsi qu’à la hiérarchie ésotérique des saints
(il a évoqué à plusieurs reprises les 44447). On lui prête
cette recommandation à son fils: « Cherche la compa-
gnie des soufis, car ils nous dépassent quant à la science,
le contrôle de soi et l'énergie spirituelle. »
Ces quatre imams vivaient il y a plus de dix siècles, et
la distorsion due au temps fait que leurs points de vue
nous paraissent parfois contradictoires. Ibn Hanbal, par
exemple, semble tantôt favorable aux séances collectives

UE al-hadithiyya (recueil de fatwas), Beyrouth, s.d.


p. 324.
2. À. al-Kurdi, Tanwfr al-quiûb, Le Caire, 1939, p. 405.

120
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

de dhikr, tantôt hostile. En tout état de cause, ces imams


n’ont pas dénoncé le soufisme, alors qu’ils ont critiqué la
théologie rationnelle (#z/êm) par exemple. S'ils se sont
montrés ouverts à l’égard de la mystique naissante, pour-
quoi n’ont-ils rien écrit sur la vie spirituelle? Sha‘rânî
(XvI‘ s.) répond que les musulmans des premiers siècles,
par leur proximité de l’époque prophétique, n'avaient
pas encore besoin de tels écrits. Le cheikh Ahmad
‘Alawî (xx° s.) note de son côté que les imams ne pou-
vaient dévoiler le versant ésotérique de leur personnalité
scientifique’.

Bibliographie :
Jacqueline Chabbi, « Remarques sur le développement histo-
rique des mouvements ascétiques et mystiques au Khurasan »,
Studia Islamica, n° XLVI, 1977, p. 5-72.
Louis Massignon, La Passion de Halläj, Paris, 1975 (rééd.).
Abdelwahhab Meddeb, Les Difs de Bistâmf, Paris, 1989.
Sulami, La Lucidité implacable. Épître des Hommes du Blâme,
traduit par R. Deladrière, Paris, 1999.

LES SIÈCLES DE MATURATION (xX°-xII° S.)

Juristes, traditionnistes, soufis : affirmation des identités

À partir du 1x° siècle, les hommes de religion se répar-


tissent en trois groupes : les juristes (/gah4”) et les spé-
cialistes de la Tradition prophétique (ashäb al-hadith) du
côté exotérique, les spirituels musulmans — que l’on
appelle de plus en plus soufis — du côté ésotérique. Tous

1. Risélat al-Nâsir Ma‘ràf, qui constitue une défense en règle du


soufisme, Mostaganem, 1990, p. 42.

121
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

revendiquent être ces « savants » que le Prophète pré-


sentait comme les héritiers des prophètes. Ils n'appar-
tiennent pas à des sphères distinctes l’une de l’autre, car
la plupart des soufis, même Hallâj, ont une solide forma-
tion en sciences religieuses. Mais une certaine distance
s’instaure entre eux: les spécialistes du Hadîth
reprochent à beaucoup de spirituels leur incompétence
dans cette discipline et de la détourner à leur profit; les
juristes ne comprennent pas toujours une démarche qui
sort de leur horizon; quant aux soufis, nombre d’entre
eux se détachent des milieux de ulémas dont ils sont
issus. Au x‘ siècle, Shibli, par exemple, a suivi une for-
mation en Hadîth et en droit. Devenu gouverneur d’une
ville iranienne, il se convertit à la mystique à la suite
d’une rencontre, et rejoint Junayd. Au xiv° siècle, l’histo-
rien Ibn Khaldûn, qui a été cadi au Caire et regrette
cette scission entre la lettre et l'esprit, en rejettera la
faute sur les « juristes » qui ne s'intéressent qu'à l’aspect
formel de la religion, rappelant que le Prophète incarnait
à la fois les versants exotérique et ésotérique de l'islam”.
Shibli se heurte donc à un mur lorsqu'il s’enquiert chez
ses professeurs de la science des relations intimes entre
Dieu et l’homme (#9 A//4h). Aujourd’hui encore, les
soufis déplorent cette réduction, qui leur apparaît
comme une trahison.
Les soufis accusent les juristes d’avoir restreint le
terme //g# au sens de « droit » ou de « jurisprudence ».
Dans le Coran, ce terme désigne la « compréhension »
des choses ordinaires et, au-delà, des réalités spirituelles.
Il englobe bientôt tout ce qui relève de la vie religieuse
(dogme, éthique, droit.….). Selon Abû Hanffa, le fonda-
teur de la première école juridique, le fgh est «la
connaissance de l’âme humaine, de ses droits et de ses

1. Cf. son S41/4’ al-s@'il, traduit par KR. Pérez sous le titre La Voie et
la Lot, Paris "1991, p.111:

188
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

devoirs! ». Mais rapidement le terme ne s’applique plus


qu’à la science argumMentaire des statuts légaux, emploi
qui s’est maintenu jusqu'à nos jours. Les soufis ne
tardent pas à accuser les juristes de méconnaître la disci-
pline du zasawaæuf, alors qu’eux-mêmes sont tous formés
peu ou prou en /7gh. « Tout soufi est juriste [f7gf##], mais
l'inverse n’est pas vrai », disent-ils volontiers, bien que la
réalité infirme parfois cet axiome. Le profil du soufi
juriste s’affirme au cours des siècles suivants, mais 1l
existe déjà chez Dhû I-Nûn Misri, qui a étudié avec
limam Mâlik, chez Junayd bien sûr, et d’autres moins
connus. En définitive, les rapports souvent conflictuels
entre soufis et « juristes» permettent de susciter des
défis et des remises en question de part et d’autre. Mais
ces tensions rémanentes n'engagent que les hommes qui
portent la doctrine, et non la doctrine en soi.

Rayonnement du Khorassan (X-xf 5.)

Après la mort de Hallâj, le Khorassan devient le foyer


principal de la vie mystique. Le soufisme irakien y sup-
plante les autres courants au xf° siècle. Le pouvoir tem-
porel peut traiter plus facilement avec des hommes éta-
blis dans les villes, et dorénavant soucieux de
promouvoir une image rassurante du soufisme, qu'avec
les Karrâmis locaux, ascètes marginaux, ou les Malâmatis
qui cultivent le secret. Les nouvelles orientations du
soufisme se manifestent alors à la fois dans l’architecture
et dans l'écriture.

— Soufisme et chaféisme. Les soufis reprennent à leur


compte l'institution karrâmi de la khängäh, Leu où se
mettent en place les modalités des futures confréries

1. À. Zaydân, A/-Madkhal l-dirâsat al-shart'a al-islamiyya, Bey-


routh, 1995, p. 54.

123
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

soufies: vie communautaire des disciples autour du


maître, pratiques initiatiques telles que la prise du pacte,
transmission de méthodes de dhikr, retraite (#a/wa),
investiture du « manteau » (»uwragqa'a, khirga). La rela-
tion de maître à disciple devient plus personnelle, exi-
geante, tout en se formalisant. Le « maître qui
enseigne » (s#aykh al-ta‘lim) se transforme en « maître
qui éduque » (s4ay#h al-tarbiya) : on passe d’un soufisme
éthique à un soufisme initiatique. Une discipline de plus
en plus codifiée est instaurée dans les #éngâh. Abû Saïd
Ibn Abî I-Khayr (m. 1049), par exemple, établit dix
règles pour les adeptes vivant dans les #/ängäh qu'il a
fondées.
Le soufisme s'inscrit peu à peu dans la culture sunnite
grâce aux liens qui se tissent entre les milieux mystiques
et ceux des madrasa. Ces collèges d'enseignement supé-
rieur, nés vraisemblablement dans le Khorassan, à
Nichapour, visent à promouvoir la théologie acharite
associée au rite chaféite, réputés plus ouverts à la mys-
tique. Dans les régions orientales, cette école juridique
est en compétition avec le rite hanafite, lequel a des affi-
nités avec la théologie mu’tazilite rationaliste et semble
moins favorable à la mystique que son fondateur. De
fait, les ulémas hanafites sont réfractaires au soufisme et
nient les miracles des saints. Ce n’est que plus tard qu'ils
seront gagnés au soufisme'. « Si les soufis adoptent la
doctrine de Shâfi'î, explique un spirituel du xn° siècle,
c’est parce que cette doctrine impose plus de restrictions
[que celle d’ADû Hanîfa] et exige plus de rigueur dans la
pratique des devoirs religieux?. »

1. On dira par exemple que les traités de sciences de Hadîth du


savant hanafite Zayla‘f (m. 1360) sont excellents parce qu’ils reflètent
la personnalité soufie de leur auteur.
2. M. Ebn E. Monawwar, Les Erapes mystiques du shaykh Abu Sa‘id,
traduit par M. Achena, Paris, 1974, p. 38-39,

124
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Les ulémas chaféites du Khorassan introduisent la dis-


cipline du soufisme parmi les matières étudiées dans les
madrasa, et des maîtres soufis fondent eux-mêmes des
madrasa. Les relations se développent entre ulémas et
soufis, donnant naissance à de réelles affinités. Ainsi la
chaîne intiatique (s/s1/a) et l'investiture du « manteau »
(khirga) servent les mêmes buts chez les soufis que la
chaîne de transmetteurs (45144) et l'autorisation d’ensei-
gner (74za) chez les ulémas : elles attestent que tel soufi
a suivi une discipline spirituelle sous la direction d’un
maître autorisé, dont l’ascendance initiatique remonte au
Prophète.
À partir du xi° siècle, les #adrasa s’implantent en Irak,
où elles forment les cadres religieux de l'État seld-
joukide. Ce système d’enseignement «officiel », dont
les programmes sont désormais homogènes, a pour voca-
tion d’imposer le sunnisme face à d’autres courants idéo-
logiques rivaux. Le danger vient en particulier du
chiisme, celui des Bouyides, qui tiennent les rênes du
pouvoir jusqu’en 1055, et surtout celui des ismaéliens.
Cette branche du chiisme professe un radicalisme ésoté-
rique aussi bien que politique, et pratique une active
propagande. Ses groupes missionnaires, basés dans le
nord de l'Iran et de la Syrie, ainsi que l’État fatimide
d'Égypte, acquis à l’ismaélisme, visent à déstabiliser le
califat abbasside et ses protecteurs turcs. Le soufisme est
dès lors convoqué par les autorités politiques pour soute-
nir le califat qui est le garant symbolique du sunnisme,
et les pouvoirs temporels (seldjoukide, ayyoubide,
mamelouk, etc.) qui en sont les bras armés. Le grand
vizir seldjoukide Nizâm al-Mulk, lui-même Khorassa-
sou-
nien acharite et chaféite, est le premier à vénérer les
fis, leur demandant en échange un soutien actif à la
sunnite: en 1092, il tombe sous les coups des
cause
« Assassins», ces ismaéliens d’Alamut que les soufis
considèrent eux aussi comme « hérétiques ».

125
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

_ Les manuels de soufisme. La volonté d’intégrer le sou-


fisme dans la culture islamique se manifeste également
dans les manuels rédigés aux x° et xI°siècles. Ces
manuels répondent à plusieurs exigences : agencer le
patrimoine spirituel légué par les premiers maîtres, for-
muler pour les soufis eux-mêmes leur propre doctrine,
ériger le soufisme en discipline au moyen d’une apologé-
tique très construite. Les soufis expliquent qu'ils par-
tagent le même credo que les autres musulmans, qu'ils
adhèrent aux options théologiques qui prévalent désor-
mais et, surtout, que leurs expériences ne portent pas
atteinte aux sources scripturaires puisqu'elles s’en nour-
rissent. Ces manuels contribuent également à donner
droit de cité à la sainteté (wa/âya), héritière de la prophé-
tie, et à établir une équivalence, parfois implicite, entre
sainteté et soufisme. Enfin, ils nous ont légué un patri-
moine spirituel qui sans eux aurait disparu en grande
partie.
La plupart des auteurs de manuels vivent dans le Kho-
rassan et en Âsie centrale, et séjournent dans les #/@ngâl.
Appartenant évidemment au courant sobre du soufisme,
presque tous suivent la voie initiatique de Junayd. Ils
portent des jugements minimalistes sur les déborde-
ments des mystiques « ivres », oscillant entre le silence
et la justification, critiquant aussi parfois l’attitude de
certains cheikhs pour mieux renforcer l’orthodoxie du
soufisme. C’est le cas de Sarrâj (m. 988), auteur du KX7/4b
al-Luma” qui montre que le soufisme prend ses racines
dans le Coran et la Syrna. À ses yeux, les soufis sont les
véritables héritiers du Prophète. Ils sont les seuls à être à
la hauteur du message de l’islam et représentent l'élite
spirituelle (#%4ssa) de la communauté. Le Kirâb al-
ta‘arruf, œuvre du hanafite Kalâbâdhî (m. 995), renom-
mée pour sa briéveté et la clarté de l’exposé, fait la part
belle au soufisme irakien, et témoigne que celui-ci s’est

126
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

rapidement diffusé en Asie centrale'. Dans son ouvrage


La Nourriture des cœurs (Qût al-qu/&b), Abû Tâlib Makkî
(m. 996) dispense l’enseignement éthique des Sâlimiyya,
mouvance issue de Sahl Tustarî (m. 896). Ce manuel est
destiné avant tout aux novices auxquels 1l propose une
liturgie du quotidien.
Dans le Khorassan, Sulamî (m. 1021) forme à lui seul
une école. Il opère en effet une remarquable synthèse
entre les divers courants de la spiritualité, particulière-
ment entre la voie de la malâma d'Asie centrale, dont il
explicite la doctrine — mise en accusation de l’âme char-
nelle, nécessité d’occulter grâces et états mystiques et
d'effacer toute trace des œuvres pieuses” -, et celle du
soufisme irakien. C’est grâce à lui que celui-ci est péné-
tré par l'esprit malâmati et que le terme /asawmæuf
s'impose pour désigner la démarche spirituelle en islam.
Son ouvrage, Les Générations des soufis (Tabagât al-sàfryya)
englobent de nombreux Khorassaniens étrangers au
tasawwuf. Le genre littéraire des Tabagât — recueils bio-
graphiques consacrés aux différents spécialistes d’un
domaine du savoir (juristes, philologues, « tradition-
nistes ») — concerne maintenant les soufis, preuve que
leur discipline est reconnue. En témoigne également le
fait que Sulamf soit invité à enseigner dans les mosquées
de Bagdad son commentaire spiritualiste du Coran, Réa-
lités intérieures du commentaire coranique (Hagqâ'iq al-tafsir).
L’un de ses élèves, lui aussi attaché à la science du
Hadith, Abû Nu’aym Isfahânf (m. 1038), propose dans sa
Parure des saints (Hilyat al-awliyä”) un tableau édifiant de
la piété et de la sainteté en islam, qui trouvent leur
source chez les Compagnons et les « califes bien diri-
gés ». Chaque propos des saints qu'il cite est précédé de
la chaîne de ceux qui l’ont transmis (zs74d).

sou-
1. Traduit en français par R. Deladrière sous le titre Traité de
fisme, Paris, 1981.
2. Cf. La Lucidité implacable, op. ait.

127
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Davantage structurée, l'Épître (Risâla) de Qushayri


le manuel de soufisme le plus étudié.
(m. 1072) reste
aphiques
Après une partie CONSacrée aux notices biogr
coup au recue il de Sulam f, Qu-
des soufis, qui doit beau
du tasaw wuf qui dérou te
shayrf aborde la terminologie
pédag ogue, il clarif ie
tant les exotéristes. Puis, en bon
la sain-
des thèmes essentiels du soufisme : les miracles,
Dans le
teté, les visions, la relation de maître à disciple...
sillage de Sulamÿ, dont il fut le disciple, il assied l’ortho-
doxie du soufisme en stigmatisant les usurpateurs,
thème qui deviendra un leitmotiv chez les maîtres ulté-
rieurs. Il personnifie l’alliance, pleine d’avenir, entre le
tasawwuf, la théologie acharite et le rite chaféite. Son
commentaire soufi du Coran, Les Al/usions subtiles (Lar&’if
al-ishârât), très influencé également par celui de Sulamiî,
fait la synthèse de l’exégèse spirituelle de la première
époque. Sa Gradation du cheminement initiatique (Tartib al-
sulû&), parfois attribuée à l’un de ses disciples, serait le
premier traité expliquant les règles et les effets de la pra-
tique du #ikr, laquelle se généralise à la même époque
dans les #/@ngâl.
Le premier manuel écrit en persan, Le Dévoilement
(Kashf al-mahjäb), a pour auteur Hujwirf (m. entre 1073
et 1077). Originaire de l’actuel Afghanistan, il dut s’ins-
taller à Lahore (actuel Pakistan) où son tombeau fait
encore l’objet d’un grand pèlerinage. Plus subjectif que
l'Épître de Qushavyri, ce livre vaut surtout par l’expé-
rience de l’auteur et les témoignages sur la vie des mys-
tiques de son temps. À l’égal des manuels précédents, 1l
enracine le soufisme dans la plus pure tradition isla-
mique, présentant chacun des quatre « califes bien diri-
gés » comme un aspect particulier de la Voie.
Figure originale par ses choix théologiques et mys-
tiques, Ansârî Harawî (m. 1089) est également originaire
de l'actuel Afghanistan. Jeune étudiant, il adhère à
l’école hanbalite parce que celle-ci refuse de soumettre

128
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

le Coran et la Swrna à la raison humaine. Ce fidéisme


rigoureux ne l’empêche pas d’être embrasé par Khara-
qâni, ce « génial analphabète » qui se distinguait par
« l’intempérance et l’incontinence de son verbe». Il ne
l'empêche pas non plus de reconnaître l’authenticité de
l'expérience de Hallâj, ni d'approcher l’Unicité divine en
termes monistes : son célèbre traité des Étapes des itiné-
rants vers Dieu (Manâzil al-s4’irin)* se clôt par l’ultime
étape du /awhid, aveuglant, déroutant pour l’homme,
puisque seul Dieu en définitive peut témoigner réelle-
ment de Son unicité. Ailleurs, Ansârf confesse que
l’homme n’a d’existence qu’en Dieu, par Lui et pour
Lui. On comprend qu’Ibn Khaldûn ait vu en lui un pré-
curseur de l’école de « l’unicité absolue de l’Être » (a/-
wahda al-mutlaga), plus audacieuse encore que celle
d’Ibn ‘Arabî*. Son exemple bat en brèche le préjugé
d’un hanbalisme hostile à la dimension mystique de
l'islam.
Ansârf traversa des épreuves et fut un temps exilé,
mais pour des motifs théologiques et non mystiques, car
il combattait trop ouvertement les « innovateurs », théo-
logiens acharites ou mu‘tazilites. Il finit cependant ses
jours entouré de disciples dans sa célèbre #kängäh de
Hérat, enfin reconnu par les dirigeants seldjoukides et le
calife abbasside.

Ghazäl : la suprématie de l'intuition spirituelle sur la raison

La maturation des x° et xI° siècles trouve son abou-


tissement chez Abû Hâmid Ghazâlf (m. 1111). L'histoire

1. Cf. la couverture de Paroles d'un soufi, propos de Kharaqânf pré-


sentés et traduits par C. Tortel, Paris, 1998.
2. Ce traité et deux autres ont été traduits en français par S. de
Beaurecueil sous le titre Chemin de Dieu, Paris, 1985.
3. Mugaddima, waduction de V. Monteil, Discours sur l'Histoire uni-
verselle, Beyrouth, 1968, p. 1024-1025.

129
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

l'identité
lui attribue la réconciliation du sunnisme, dont
est désormais bien dégagée, avec le soufisme. Son œuvre
majeure, Revivification des sciences de la religion ([hy4’
droit et
‘ulèm al-din), opère une fusion entre théologie,
mystique et, à vrai dire, doit beaucoup aux manuels que
nous avons évoqués, notamment à La Nourriture des cœurs
de Makkî. Mais, à leur différence, elle ne mesure pas le
soufisme à l’aune de l’orthodoxie : elle éclaire l'islam à la
lumière du soufisme.
Ghazâli, comme beaucoup de soufis que nous venons
d'évoquer, est khorassanien, acharite et chaféite. Doté
d’une intelligence hors du commun, il est aussi très
cultivé. À ce titre, il reçoit les faveurs du pouvoir seld-
joukide et devient le fer de lance de la politique pro-
sunnite du grand vizir Nizâm al-Mulk. Faisant figure de
« penseur officiel! », il accompagne le mouvement seld-
joukide d’est en ouest, de Nichapour à Bagdad, selon
l'itinéraire de la conquête turque. Ses œuvres succes-
sives font penser à des opérations militaires contre les
adversaires doctrinaux du pouvoir. Enseignant dans la
fameuse »”adrasa Nizâmiyya de Bagdad, il acquiert rapi-
dement une grande notoriété, puis traverse une grave
crise intérieure qui se traduit par une maladie nerveuse.
Il quitte alors toutes ses fonctions, et mène une vie de
pérégrination et de retraite spirituelle durant onze ans.
Parmi les motifs que l’on a invoqués pour expliquer
cette crise, il faut retenir sa propre remise en cause de
son savoir d’intellectuel, son rejet de l’approche légaliste
de la religion, et son besoin d’expérience personnelle du
divin. Sans doute aussi Ghazâlf a-t-il conscience d’être
instrumentalisé par un pouvoir dont les options se
détachent de plus en plus des siennes.

1. M. Hogga, Orrhodoxie, subversion et réforme en islam : Ghazäfi et les


Seljügides, Paris, 1993, p. 41.

130
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

C’est là toute l’exemplarité du parcours de Ghazäf,


l’un des savants les plus éminents de son temps, sur-
nommé post mortem «la preuve de l'islam ». Maîtrisant
les doctrines les plus diverses pour les avoir pratiquées
(la théologie scolastique) ou réfutées (la philosophie hel-
lénistique, l’ésotérisme ismaélien), il déclare que le sou-
fisme est la voie suprême menant à Dieu, et que les sou-
fis seuls peuvent être considérés comme les héritiers des
prophètes’. Mais s’il identifie l’islam dans ce qu’il a
d’essentiel au soufisme, il ne ménage pas ses critiques à
l'égard de ceux qu’il considère comme des « pseudo-
soufis ».
Ghazâli instaure la suprématie du dévoilement spiri-
tuel (£ashf) et de l'inspiration (7/44m) sur la raison. On ne
parvient à Dieu, dit-il, que par la connaissance gustative
(dhawg), fruit de la discipline spirituelle accomplie sous
la direction d’un maître. On ne peut arriver à la vision
certaine (yzgfn) des réalités divines que par la contempla-
tion, en dépassant les ratiocinations des théologiens.
Ghazâli légitime également l’amour passion pour Dieu,
tant suspecté jusqu'alors. L’adepte chemine vers Dieu,
qui est pure Lumière, en déchirant les voiles de
ténèbres. La métaphysique de la lumière, qu’il énonce
dans Le Tabernacle des Lumières (Mishkât al-anwär)”, a une
veine nettement néo-platonicienne et gnostique, mais
elle recentre la communauté, tentée par diverses dévia-
tions, sur la personne du Prophète, car tous les êtres
puisent leur lumière de la Lumière muhammadienne
(nûr muhammadi). La vie mystique peut, et doit, être

1. Gf. son autobiographie A/-Munqidh min al-dalàl, traduit en fran-


çais sous le titre Ærreur et délivrance par F. Jabre, Beyrouth, 1969,
p. 100-101. À la fin de sa vie, note G. Makdisi, Ghazâlf ne se compte
plus parmi les théologiens acharites :à ses yeux, la théologie scolas-
tique n’est qu’une science instrumentale qui n’aboutit nullement à la
connaissance de Dieu.
2. Le Tabernacle des Lumières, présenté et traduit en français par
R. Deladrière, Paris, 1981.

131
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

confor-
vécue au sein du sunnisme, car lui seul garantit la
mité de l'expérience au message de la Révélation.
il
Ghazäli finit sa vie en soufi, à Tûs, sa ville natale, où
a fondé une #h@ng@h. Sa Revivification des sciences de la reli-
gion se diffuse rapidement dans le monde musulman, car
il est conçu comme un guide complet de la vie reli-
gieuse, associant la piété sunnite traditionnelle et la dis-
cipline introspective du soufisme. Sous sa bannière se
place le courant de plus en plus large des « savants sou-
fis » — généralement acharites, mais débordant le rite
juridique chaféite — et également de nombreux maîtres
du soufisme « sobre ». Toutefois, certains spirituels iront
moins loin que lui dans le rejet de la raison dialectique et
la prééminence de la gnose.
La pensée mystique de Ghazâlf est plus complexe
qu’il n’y paraît à première vue. D'un côté, en effet, Gha-
zâlt désarme les « juristes » en expliquant que le désir
des soufis de s’unir au divin ne signifie aucunement la
prétention à une union de substance (ittihâd), mais qu'il
tend simplement à effacer la créature contingente
devant l’Absolu, ce que Junayd avait auparavant formulé
en «extinction de l’ego dans l’Unicité divine » (fan@”fi
Ltavwhid). Voilà bien la réalisation ultime de la servitude,
de l’is/âm, et du dogme de l’Unicité divine, sur laquelle
il n’y a rien à redire. Mais, parallèlement, dans la Revrui-
Jfication (Jhy4”), Ghazäff disulle des éléments de la future
doctrine de l’unicité de l’Etre (wahdat al-wujñd), tels que
«ll n’yfasriensdansil'existencetsitcetn'esmDieuahAl
L'existence n'appartient qu’au seul Réel, l’'Unique! ».
Quelques passages du Zabernacle des Lumières préfigurent
de façon plus nette cette doctrine, mais ils ont échappé
le plus souvent à la censure des exotéristes.

1. Zhy@’, t. IV, p. 230.


152
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Persistance de la mystique « ivre »

Le courant puissamment régulateur, conciliateur repré-


senté par les auteurs de manuels puis par Ghazâlf
n’estompe pas une autre face du soufisme, tout aussi
authentique mais volontiers frondeuse, voire facétieuse.
D’évidence, il y a une part de jeu dans la mystique
«ivre » qui, par là même, est susceptible de nombreuses
contrefaçons. Hallâj a souvent été perçu comme un pres-
tidigitateur, un charlatan. Précisément, tous les soufis
évoqués ici sont marqués par le martyr de Bagdad, dont
ils vénèrent la mémoire et auquel certains ont tendance à
s'identifier. Le cheikh Abû Saïd Ibn Abî I-Khayr, par
exemple, ose prôner en chaire la dispense du pèlerinage à
La Mecque au bénéfice du « pèlerinage du cœur ». Ce
mystique extatique, au malamatisme provocateur, s’attire
d’abord la réprobation de Qushayrî, de la même façon
que Hallâj fut critiqué par Junayd, mais son charisme par-
ticulier et ses dons de visionnaire forcent bientôt l’admi-
ration de son censeur. Qushayriî semble finalement
admettre qu’Abû Saïd adhère à la Skarf'a en partant de la
Hagîga, et non des codes humains ordinaires.
La personnalité d’Ahmad Ghazâlf (m. 1126) est très
complémentaire de celle de son frère Abû Häâmid,
l’auteur de l’Z4y4’. Le premier, initié très jeune au sou-
fisme, a peut-être eu une influence dans la « conver-
sion» du second. Fervent disciple de Hallâj, Ahmad
évoque avec élégance toutes les subtilités de la relation
amoureuse entre Dieu et l’homme. Il apparaît donc
comme un pionnier de la mystique d’amour dans le sou-
fisme iranien. Ibn al-Jawzî lui attribue, sans doute légè-
rement, un goût immodéré pour la « contemplation de
l’éphèbe »; cette pratique — le shâhid-bâzi en persan — est
déjà ancienne : un beau visage d’adolescent, tenant de
surcroît une rose rouge devant lui, symbolise double-
ment la beauté du Bien-Aimé, et peut conduire à la

133
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

fusion amoureuse. Rappelons que dans une société où la


séparation des sexes est assez stricte, la femme peut rare-
ment être support de contemplation. L’ambiguïté entre
amour spirituel, chaste, et amour profane, charnel, n’en
reste pas moins totale. La plupart des maîtres stigma-
tisent la contemplation de l’adolescent imberbe, et la
présence de ces beaux jeunes hommes dans les réunions
spirituelles tombe donc progressivement en désuétude.
À l'encontre d’Ahmad Ghazâli, qui enseignait le droit à
la madrasa Nizâmiyya de Bagdad, l’accusation d’homo-
sexualité était d’autant plus facile à manier qu’on lui
connaissait un penchant pour l’amour mystique.
Le disciple préféré d’Ahmad, ‘Ayn al-Qudât Hama-
dânî (m.1131), est victime de l’incompréhension des
exotéristes. Martyr à la fois christique et hallâjien, il est
exécuté à l’âge de trente-trois ans, après un procès esca-
moté. À l'instar de Hallâj, il réhabilite Iblfs, Satan, l’ange
déchu. Il professe pourtant un dogme orthodoxe, mais le
formule de façon très équivoque. Toujours dans la veine
de Hallâj, il met en exergue le sens anagogique, pure-
ment spiritualiste des prescriptions de l'islam, ce que les
docteurs de la Loi ne peuvent admettre. ‘Ayn al-Qudit,
dont le nom signifie « la quintessence des juges, le juge
des juges », fut, comble du paradoxe, cadi dès l’âge de
treize ans. Ses Préludes (Tamhidäf) seront méditées et
commentées par les soufis de l’Inde, là où précisément
l'héritage de Hallâj reste le plus vivace!.
Rûzbehân Baqlf (m. 1209), de Chiraz, abroge la dis-
tance entre amour humain et amour divin: l’initié,
immergé dans le mystère de l’Unicité, perd en quelque
sorte son identité; il ne passe pas d’une conception pro-
fane à une conception sacrée de l’amour, il est d'emblée
métamorphosé, transfiguré en pur amour. C’est la voie des
« Fidèles d'amour », religion de la beauté qui se distingue

. 1. Les Tamhfdär ont été traduites en français par C. Tortel sous le


titre Les Tentations méraphysiques, Paris, 1992.

134
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

de celle, dualiste, des ascètes!. Fait rare dans la littéra-


ture soufie, cet extatique relate ses visions prolifiques de
Dieu, d’archanges, de prophètes, de formes célestes dans
un journal intitulé Le Dévoilement des secrets”. Mais Rûz-
behân a un repère :Muhammad, prophète de la beauté,
lumière cosmique, intercesseur de l’humanité. Ayant
assimilé le patrimoine soufi, dans sa dimension « sobre »
et «ivre », il propose une vision ordonnée de la sainteté,
étroitement liée à la prophétie”. Ses expériences théo-
phaniques nourrissent harmonieusement son enseigne-
ment doctrinal.

Bibliographie : -
Denis Gril, « Spiritualités », dans Évats, sociétés et cultures du
monde musulman médiéval - X-xN° siècle, Paris, 2000, t. IL, p. 421-
452.
Margaret Malamud, « Sufi Organizations and Structures of
Authority in Medieval Nishapur », International Journal of
Middle East Studies, Cambridge, 1994, n° 3, vol. 26, p. 427-442.

POÉSIE ET MÉTAPHYSIQUE

La poésie mystique iranienne (XIf-xV 5.) :


‘Artâr, Râmi et les autres

À partir du xu° siècle, la mystique iranienne prend


corps dans la poésie de langue persane; dans un essor

1. Voir Le Jasmin des fidèles d'amour, traduit en français par H. Cor-


des compa-
bin, Paris, 1991 (rééd.). Les « Fidèles d'amour » étaient
gnons de Dante. | |
2. Kashf al-asrâr , présent é et traduit en français par P. Ballanfat,
k | ; 4
Paris, 1991.
présenté
3. Cf. L'Ennuagement du cœur, autre traité de Rûzbehân
et traduit par P. Ballanfat, Paris, 1998.

145
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

conjugué leur destin est lié. L'expression poétique par-


tage avec la mystique une même essence ineffable, un
même recours aux symboles et à l’ambiguïté originelle
du langage. La raison discursive est une « jambe de
bois », disait Rûmi. La prose, qui en est le véhicule natu-
rel, ne peut rendre compte du vécu intérieur, alors que la
poésie permet de suggérer des vérités spirituelles que
l’on ne peut ou ne veut expliciter formellement.
La littérature persane, dont les figures de proue sont
‘Attâr (m. 1190), Rûmî (m. 1273), ‘Irâqî (m. 1289), Sha-
bestarî (m.1320) et Jâmî (m. 1492), n'aurait jamais
atteint un si haut degré de raffinement si elle n’avait été
pénétrée par le souffle du soufisme. Loin d’être un bril-
lant exercice de style, la poésie devient alors suprême-
ment didactique, illuministe. L’inspirateur de cette sym-
biose serait Abû Saïd Ibn Abî I-Khayr, qui préférait
déclamer en chaire des vers plutôt que des versets cora-
niques, et qui plaçait le Coran et la poésie au même
niveau’. Sans aller aussi loin, des soufis comme Junayd
et Ghazâli expliquent que l’homme éprouve plus d’émo-
tion en écoutant des poèmes que des versets. Il y a trop
de disproportion, disent-ils, entre la parole divine éter-
nelle et son auditeur pour que naisse l'émotion. À la fin
des années 1950, Henry Corbin affirmait que le Diwän
de Hâfiz était « encore pratiqué comme une Bible par les
soufis iraniens? ».
Souvent considéré comme le plus grand poète mys-
tique iranien après Rûmî, ‘Attâr est un conteur né. Il
compose surtout des couplets rimés (#afhnawif), genre
poétique dans laquelle Rûmfî s’illustrera. Apothicaire et
parfumeur — ce qu’indique son surnom ‘arfâr —, il n’a pas

E M. Ebn E. Monawwar, Les Étapes mystiques du shaykh Abu Sa‘a,


D, Lo:
2. L’Imagination créatrice dans le soufisme d'Ibn ‘Arabf, Paris, 1958,
Dao

136
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

de maître connu, mais a toujours voué une grande admi-


ration aux soufis. On a longtemps pensé que ‘Attâr avait
été tué par les Mongols en 1230, en sa ville de Nicha-
pour (il aurait été alors âgé de 114 ans), mais il est pro-
bablement mort en 1190'. Le message qui transparaît
dans Le Langage des oiseaux (Mantig al-tayr) Z son célèbre
poème épique, est que la clef des mystères de Dieu et
de l’univers se trouve dans la connaissance de soi. ‘Attâr
a également composé un recueil biographique très vivant
sur les premiers mystiques, Le Mémorial des saints (Tadh-
kirat al-awliy4’), qui fait la part belle au merveilleux et
glorifie Hallâj*.

Râmi : la musique et la danse

Surnommé par ses disciples Mawlanäâ (« notre


maître », Mevlana en turc), Jalâl al-Dîn Rûmi (m. 1273)
reste à ce jour le mystique musulman le plus connu en
Occident. Il personnifie la voie de l’amour et de l'ivresse
dans le soufisme, tandis qu’Ibn ‘Arabî représente la voie
de la gnose, de l’intellectualité métaphysique. Cette dis-
tinction, rappelons-le, n’a qu’une valeur toute relative:
le maître andalou « aussi, ou, mieux, est d’abord un spiri-
tuel éperdu d’amour* ».
Le jeune Jalâl al-Dîn quitte sa Tranxosiane natale
(nord-est du Khorassan) avec sa famille, chassé par
l'invasion mongole. Peut-être croise-t-1l ‘Attâr sur la

1. A. Knysh, /s/amic Mysticism, p. 152.


1996 (rééd.).
2. Traduit au xix° siècle par Garcin de Tassy, Paris,
rence des
Mantig al-rayr est aussi parfois traduit par la «Confé
L'expre ssion Mantiq al-tayr est tirée du Coran (27 : 16).
oiseaux ».
s par A. Pavet de Cour-
3. Le Mémorial des saints, traduit en françai
de ‘Attâr traduits en
teille, Paris, 1976. Parmi les autres ouvrages
s : Le Livre de l'épreuv e, Paris, 1981 (I. de Gastine s); Le Livre des
françai
Secrets, Paris, 1985 (C. Tortel) .
106.
4. C. Addas, Zbn ‘Arabf et le voyage sans retour, P.

137
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

route de son exil. En tout cas, il reconnaîtra toujours sa


dette à son égard. Sa famille s'établit en terrain sûr, à
Konya (Anatolie), alors siège du sultanat seldjoukide de
Rûm. Devenu un digne savant religieux, Rûmî rencontre
son maître, en la personne de Shams de Tabrîz, le
«soleil» (s*ams) de Rûmî. Derviche errant, Shams est
loin d’être illettré, comme on l’affirme souvent. Il attend
seize ans avant de parler à Rûmî. Transmutation:
« J'étais cru, j'ai été cuit, puis calciné », dira Rûmf après
cette expérience. Plus qu’une relation initiatique, les
deux hommes vivent une passion extatique, qui les
transforme l’un et l’autre.
Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas Rûmî qui
a instauré la fameuse danse giratoire caractéristique de
son ordre. Celle-ci se pratiquait déjà au cours de séances
de musique spirituelle (sz»4*), parmi d’autres mouve-
ments spontanés. Au cours de ces séances, on écoute des
poèmes mystiques déclamés avec ou sans instruments,
qui transportent d’extase l’assistance. Plusieurs sources
décrivent Rûmî en train de tournoyer sur lui-même
jusque dans la rue. Par la suite, lorsque les Mevlevis, nos
« derviches tourneurs », mettent en place son rituel, ils
ne retiendront que la danse circulaire '. Rûmf inaugure sa
madrasa par une mémorable séance de samä', en pré-
sence de tous les officiels : il bénéficiera toujours d’un
soutien indéfectible des autorités politiques, et son ordre
sera très influent auprès des sultans ottomans. Des
scènes telles que Rûmî dansant enlacé avec un disciple
ne sont certes pas du goût de certains ulémas, mais le
maître, lui-même savant en sciences religieuses, sait leur
répondre, voire les « convertir », et sa popularité parmi

1. J. During, Musique et extase. L'audition mystique dans la tradition


soufie, Paris, 1988, p. 172. Voir E. de Vitray-Mevyerovitch, Konya ou la
danse mystique, Paris, 1989, p. 137-139, pour une description de cette
cérémonie, et M. Lings, Qu'est-ce que le soufisme?, p. 111-112, pour
une interprétation.

138
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

les habitants de Konya — y compris chez les juifs et chez


les chrétiens — le prémunit contre toute censure.
La célèbre somme poétique de Rûmi, le Marhnawi,
s’ouvre sur la plainte du roseau — la flûte — arraché à sa
terre natale, le monde divin, et aspirant à y retourner.
Rûmî perçoit ce bas-monde comme une prison — ce qui
est conforme à une parole du Prophète” — et comprend
donc Hallâj qui cherchait à anticiper sa mort. Il professe
à sa manière, extatique, l’unicité de l'Être (œahdat al-
œujñd) : « Dieu et le monde, les créatures et le Créateur
ne font qu’un. Croire à un Dieu séparé du monde n’est
qu’un dualisme, opposé au #awhid (Unicité divine). La
multiplicité n’est qu’une apparence, une illusion. Le
monde, le macrocosme, est semblable à l’être humain
(microcosme), l’esprit universel est son âme et le monde
matériel est son corps”. » D'où l’universalisme de Rûmf,
et son ouverture à toutes les formes d’adoration de
l'Unique.
Le Mathnawf de Rûmî, surnommé « le Coran persan »,
acquiert dans les aires turque, iranienne et indienne le
statut d’un texte sacré. À la différence d’Ibn ‘Arabi,
Rûmî manie une langue simple, dont les images sont
compréhensibles par tous. Sa poésie sied à des popula-
tions qui n’ont pas toujours accès aux Sources scriptu-
raires et aux ouvrages de sciences islamiques rédigées en
arabe. Elle contribue fortement au développement de la
poésie mystique d’expression persane ou ourdoue. Son
rayonnement est repérable jusqu’au ++ siècle, chez le
penseur Muhammad Iqbal (m. 1938) par exemple, père
spirituel du Pakistan. Dans son œuvre poétique, Iqbal
tire du Mafhnawf une force d’éveil et de liberté*.

1. Traduit par É. de Vitray-Meyerovitch et D. Mortazavi, Monaco,


1990.
Hanbal).
2. « Ce bas-monde est la prison du croyant [...] » (bn
3. Introduction d’Éva de Vitray, p. 16.
Le
4, Voir par exemple, écrits en ourdou et traduits en français,

139
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Dans le monde arabe, en revanche, l'influence de


Rüûmî traverse difficilement la barrière linguistique et
symbolique, car beaucoup de métaphores employées par
les poètes persans ne sont pas familières du public. En
outre, l'expression arabe donne la priorité à l’exposé doc-
trinal, tantôt analytique tantôt allusif, mais essentielle-
ment sous forme de prose. Les auteurs arabes affec-
tionnent en effet la prose rimée, genre médian qui
donne naissance à plusieurs recueils de Sertences, dont les
Hikam d’Ibn ‘Atâ Allâh. En Iran mongol sunnite, puis
safavide chiite, les tensions sont vives entre mystiques et
juristes, mais le contrôle exercé par les exotéristes est
plus évident dans le monde arabe et suscite davantage
de littérature polémique ou apologétique.
Amoureux consumé, Fakhr al-Dîn ‘Irâqf vit d’abord en
Inde puis, sous la poussée mongole, se rend en Anatolie
où il rencontre Rûmî et Qûnâwi, le disciple d’Ibn ‘Arabf.
Ses Flamboiements (Lama'âf), qui se situent précisément
à la confluence de l’auteur du Marhnawf et du maître
andalou, inspirent plusieurs générations de poètes per-
sans et indiens. Premier poète persan influencé par Ibn
‘Arab, il se fait enterrer auprès de lui à Damas.
Shabestarî, originaire d'Azerbaïdjan, est connu pour sa
Roseraie du Mystère’, poème aux allusions quasiment
indéchiffrables qui a fait l’objet de nombreux commen-
taires et servi de vade-mecum aux soufis iraniens. Dans
une veine assez proche de Rûmî, Shabestarî proclame le
désir d’union à Dieu et l’unité absolue de tout ce qui
existe. Il reprend également des thèmes métaphysiques
issus de l’enseignement d’Ibn ‘Arabfî.

Livre de l'Éternité (Dyavid-Nama) et L’Aïle de Gabriel (Bâl-é-Dyibril),


Paris, 1977.
1. Golshan-e Razx, traduit en français par É. de Vitray-Meverovitch
et D. Mortazavi, Paris, 1991.

140
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Jâmi, originaire de l’actuel Afghanistan, est considéré


comme le dernier grand poète persan. Il commente par
ailleurs Ibn ‘Arabf en prose, pratique, en bon naqsh-
bandî, un sunnisme militant opposé aux diverses formes
de chiisme, et laisse un-riche recueil biographique sur les
soufis, Les Effluves de l'intimité divine (Nafahât al-uns), qui
est bien sûr redevable des précédents ouvrages du
genre.
La poésie mystique turque : Yünus Emre

Durant toute la période médiévale, le persan est la


langue des lettrés de l'Orient non arabe; elle se cultive
surtout en milieu urbain. Parallèlement apparaissent
d’autres modes d’expression issus de la culture popu-
laire, bien qu’imprégnés de ce modèle « savant ». Yûnus
Emre (m. 1321) illustre bien ce croisement d’influences.
Né en Anatolie, mais issu des tribus turkmènes d’Asie
centrale, il est l’héritier d’Ahmad Yasawi (m. 1167), saint
encore vénéré de nos jours dans cette région, qui COompo-
sait une poésie populaire, transmise oralement, et non
exempte de l’influence du chamanisme ambiant dans un
Turkestan encore peu islamisé. Yûnus adopte le rythme
des chansons populaires turques et leur style simple,
mais sa doctrine rejoint à bien des égards celle des mys-
tiques persans : en des termes parfois proches de ceux de
Rûmi, il chante le désir de Dieu, l'éveil d’une cons-
cience cosmique qui prend sa référence dans la Réalité
muhammadienne : le Prophète, but de la création, est
l’intercesseur suprême. Les poètes bektachis feront de
Yûnus le premier des leurs; ils s’inspirent de son huma-
nisme et de son esprit de tolérance, mais s’en dis-
tinguent par leur syncrétisme.

vertu ou les
1. Traduit en français sous le titre Les Voies de la
haleines de la familiarité, Paris, 1999.

141
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

La poésie mystique d'expression arabe :


Ibn ‘Arabi, Ibn al-Fäârid

Les Arabes ont cultivé l’art de la poésie au plus haut


point. Durant la période préislamique, le poète, « ins-
piré », exerçait un véritable envoñtement sur la société.
L'islam s’est défié de cette inspiration, mais non de
l’activité poétique en soi. Comme la poésie persane, la
poésie mystique d'expression arabe a favorisé la saisie
intuitive des réalités supérieures, là où l’exposé doctrinal
en prose se révèle impuissant. Cette poésie sert des des-
seins variables. À l'exemple de la célèbre Burda de
Büsfri!, elle est parfois largement diffusée mais, par son
caractère volontiers sibyllin, elle s’adresse à un public
déjà initié.
Ibn ‘Arabf, surtout connu pour ses ouvrages doctrinaux
en prose, a laissé une vaste œuvre poétique. Un recueil
aura une destinée particulière: L’Interprète des désirs
ardents (Turjumân al-ashwäg). Devant la Kaaba, à La
Mecque, Ibn ‘Arabî rencontre Nizâm, une jeune Persane
dont la finesse d’esprit et la beauté le transportent, et lui
inspirent ce recueil. L'auteur y utilise le symbolisme de
l'amour courtois tout en visant l’amour divin. « L’expé-
rience humaine de l’amour a fondamentalement partie
liée à l’élan mystique”. » Mais cet emploi de l’allégorie,
très commun chez les mystiques et validé par Ghazäfi,
n'entre pas dans les catégories des juristes d’Alep, qui
accusent Ibn ‘Arabî d’avoir produit, « sous le couvert de
poèmes mystiques, une œuvre érotique” ». Le maître
andalou se voit alors contraint de rédiger un commen-
taire dévoilant la dimension spirituelle du Tur;umân.

1. Cf. supra, p. 84.


2. P. Lory, Avant-propos à L'Inrerprète des désirs, présentation et
traduction du Turjumän al-ashwäg par M. Gloton, Paris, 1996, p. 11.
3. CI. Addas, Zôn ‘Arabf ou La Quête du soufre rouge, p. 251.

142
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Ibn al-Fârid (m. 1235), surnommé «le prince des


amoureux », a mené au Caire une vie discrète et soli-
taire, mais ses vers continuent d’enflammer les séances
de samä'. C’est l’un des plus grands poètes de langue
arabe. Nous n’avons de lui qu’un Dfwän, dont les pas-
sages les plus célèbres sont le Poème du vin (Khamriyya”)
et la T4’iyya kubrâ (poème dont la rime se fait toujours
avec la lettre 4’). Dans une poésie ciselée, Ibn al-Fârid
chante l’union universelle, fruit de son immersion dans
la Réalité muhammadienne précréaturelle. L'ouverture
de la Kzamriyya y fait allusion :

Nous avons bu à la mémoire du Bien-Aimé un vin


Qui nous a enivrés avant la création de la vigne.

Cette approche gustative du modèle prophétique, qui


s'exprime dans une langue énigmatique, ne pouvait être
comprise des exotéristes : au xv° siècle, les juristes égyp-
tiens font un procès posthume au poète, lui reprochant
également son recours au thème du vin et son appel à
l'union mystique (##hâd). En réponse, plusieurs auteurs,
soufis ou savants proches du soufisme, avancent qu'Ibn
al-Fârid est au-dessus de tout soupçon puisqu'il avait été
aussi cadi, et qu’il ne faut pas prendre les paroles des
soufis au pied de la lettre.

De la nécessité d'interpréter la poésie mystique

À l'exemple des sources scripturaires, le discours des


mystiques doit faire l’objet d’une interprétation (74'@f)).
Les réalités spirituelles, de nature subtile, ne peuvent
des
être évoquées que par un langage concret, ou par

par E. Der-
1. Traduction du texte et d’un de ses commentaires
menghem, sous le titre L'Éloge du vin, Paris, 1980.
1987.
2. La Grande Taiyya, waduction par C. Chonez, Paris,

143
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

personnages appartenant à un patrimoine commun.


t
Ainsi, les soufis s’identifient souvent à Majnûn, l’aman
fou, perdu dans la contemplation de Laylâ; l’aspiration
vers Laylâ n’a pas de fin, tout comme la quête de Dieu.
La rhétorique bachique, qui suscite lire des censeurs,
autant que celle de l’amour, doivent donc recevoir une
interprétation. Chez les soufis authentiques, ce type
d’allégorie a une valeur purement mystique : le Vin
(khamr) désigne tantôt l’Essence divine, qui enivre le
cœur de l’homme lorsqu'elle irradie, tantôt l'ivresse qui
en découle. « Leur vin [matériel] n’a pas l’excellence du
mien; mon Vin est éternel », proclame Shushtari, autre
chantre de l’amour divin, à la manière rude, populaire, et
dont les vers sont encore célébrés dans les cercles soufis
d'Orient et d'Occident.
Les poètes persans, de leur côté, reprennent la forme
classique du ghazal, court poème d’amour profane, d’ori-
gine arabe pré-islamique, pour la transmuer en prière.
Toutefois, ici encore, ils entretiennent volontairement
l'ambiguïté : dans quel registre de l’amour se situent-ils?
Le va-et-vient incessant entre les niveaux de sens ali-
mente une tension, propre à l’art poétique, qui ne se
résoud jamais. C’est ainsi qu’on peut faire une lecture à
la fois érotique et spiritualiste des vers de Hâfiz
(m. 1389). Une troisième lecture est même possible: on
a vu dans la poésie bachique de ‘Umar Khayyâm et de
HÂfiz une ivresse de l’intellect, un éloge de l’irrationnel,
registre qu'il faudrait donc distinguer et du vin profane
et du vin mystique!.

La terminologie soufie

Les débats que suscite la poésie mystique, en milieu


sunnite comme chiite, soulèvent des questions de termi-

1. A.J. Arberry, Le Soufisme, Paris, 1988, p. 129.

144
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

nologie. Chaque science, remarquent les avocats du sou-


fisme, possède son propre lexique (75/44). Pourquoi en
irait-il autrement de la mystique qui, par sa nature
même, manie une langue délicate? Dès la période des
« manuels » (x°s.), les-auteurs s’essaient à définir les
principaux termes arabes de l’expérience mystique. Puis
des textes y sont entièrement consacrés, dont la formula-
tion, restant parfois allusive, s’adresse aux seuls adeptes
de la Voie'. Dans le même temps, des poètes persans
comme Shabestarî se voient obligés d’expliquer au pro-
fane le symbolisme du vocabulaire physiologique,
bachique et amoureux qu'ils utilisent.
Bientôt, cette terminologie figure en bonne place dans
les encyclopédies qui résument le savoir de leur temps.
Un des meilleurs exemples est sans doute Le Livre des
définitions (Kit4b al-1a'rifär) de l’Iranien Jurjanf (m. 1413).
Ce dictionnaire linguistique, philosophique et religieux,
propose une approche pertinente des termes de l’ésoté-
risme islamique?, et témoigne que le soufisme fait partie
de la culture islamique de l’époque. Forts de ces acquis,
des ulémas soufis tels que le Damascène Nâbulusi
(m. 1731) vont valider le lexique mystique dans le cadre
de leurs commentaires d'œuvres de maîtres anciens. Des
spirituels iraniens feront de même pour mieux disculper
la poésie persane, face aux attaques du clergé chiite*.

Ion ‘Arabf et la métaphysique de 1’£tre

Muhyf al-Dîn Ibn ‘Arabf est le « Grand Maître » (a/-


Shaykh al-Akbar) de la spiritualité islamique. Il est connu

al-
1. Voir par exemple Les Termes techniques des soufis (stilähât
sâfiyya) de Qâshânf, auteur de l’école d’Ibn ‘Arabî.
,
2, L'ouvrage a été traduit en français par M. Gloton, Téhéran
1994.
3. A. J. Arberry, Le Soufisme, p. 126-128.

145
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

métaphysique de l’Etre — ou plutôt


par sa doctrine
Juste
méconnu, car cette doctrine reçoit rarement une
pas indif féren t: elle
compréhension. Son œuvre ne laisse
tisme , elle
peut exaspérer par Sa prolixité et son hermé
te.
peut fasciner par l’universalité de la gnose qui l’habi
Les détracteurs et les partisans d’Ibn ‘Arabî n’ont de cesse,
au cours des siècles, de se livrer à d’âpres joutes, qui
trouvent leur raison d’être dans cette tension, jamais réso-
lue en islam, entre l’exotérique et l’ésotérique. De sur-
croît, Ibn ‘Arabî déroute parfois ceux-là mêmes qui se
réclament du soufisme. Qu'on le considère on non comme
le « sceau de la sainteté muhammadienne » — c’est-à-dire
comme l'être qui parachève la sainteté issue de l'héritage
muhammadien —, nul ne peut contester son influence
déterminante sur le soufisme ultérieur. En témoigne par
exemple le fait que ses propres adversaires n’hésitent pas à
lui emprunter à l’occasion sa terminologie.
L'un des paradoxes d’Ibn ‘Arabî — car tout grand spiri-
tuel se nourrit du paradoxe — est qu’il professe que sa
parole doit atteindre tous les musulmans, alors que la
plupart de ses ouvrages sont d’évidence réservés à des
lecteurs en nombre restreint. Beaucoup de maîtres soufis
— sans parler des ulémas — ont ainsi mis en garde contre
une lecture inconsidérée de son œuvre. Certains, tout en
vénérant le Skaykh al-Akbar, ont même interdit à leurs
disciples d’en ouvrir les pages. L'intérêt qu'il suscite
aujourd’hui en Occident, grâce aux nombreuses traduc-
tions de ses œuvres, laisse dubitatifs beaucoup de
cheikhs orientaux.
Ibn ‘Arabf est né en 1165 à Murcie, en Espagne
musulmane (Ardalus). Etabli avec sa famille à Séville, il
est destiné à une carrière militaire, mais, vers l’âge de
quinze ans, il renonce au monde et s’engage sur la Voie.
Il se livre à l’ascèse et à la retraite, côtoie maints soufis
andalous, et obtient rapidement l’«illumination >» —

146
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

même Averroès entend parler de son charisme. Sa mis-


sion spirituelle ici-bas lui est dévoilée lors de plusieurs
visions à Cordoue, Tunis, Fès... : après avoir sillonné le
Maghreb, il émigre à l’âge de trente-six ans au Proche-
Orient, dans cette terre centrale de l'islam où il pourra
transmettre la science sacrée dont il se dit le dépositaire.
Bien accueilli par les dirigeants temporels, il vit d’abord
en Anatolie, où il conseille le prince seldjoukide, puis
s’installe définitivement à Damas, où il s’éteint en 1240.
En Orient, il est entouré de proches disciples, qui vont
diffuser son enseignement.
On attribue à Ibn ‘Arabf plus de quatre cents ouvrages,
sans compter les recueils apocryphes. Ses deux œuvres
majeures, rédigées en Orient, restent Les [/uminations de
La Mecque (al-Futñhât al-makkiyya) et Les Chatons de la
sagesse (Fusàs al-hikam). Ces textes en particulier,
précise-t-il, lui ont été dictés par la Présence divine; il
n’y opère aucun choix, d’où l’aspect désordonné de leur
contenu. Somme mettant à contribution ésotérisme,
théologie, jurisprudence et bien d’autres disciplines isla-
miques, les {//uminations composent une magistrale syn-
thèse du patrimoine soufi, tout en étant animées par une
pensée très indépendante’. Les Chatons de la sagesse
contiennent, dans un style extrêmement dense et ellip-
tique, la quintessence de la métaphysique et de l’hagio-
logie (« science de la sainteté ») d’Ibn ‘Arabî. Les exoté-
ristes de l'islam ne s’y sont pas trompés, car leurs
attaques ont principalement porté sur ce texte. Ibn Tay-
miyya lui-même avoue avoir savouré Les Lluminations,
avant d’être arrivé aux Ghatons de la sagesse.
L'œuvre d’Ibn ‘Arabî repose sur une doctrine sous-
jacente, l’unité essentielle de l'Etre (wahdat al-wujñd) :

fran-
1. Il existe une anthologie des Furñhâr, extraits traduits en
[/lumina tions de La Mecque, sous la directio n de
çais et en anglais : Les
M. Chodkiewicz, Paris, 1988 (rééd. en poche).

147
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

leur exis-
Dieu seul est, et les créatures Lui empruntent
dans
tence grâce à Sa théophanie sans cesse renouvelée
autant:
le monde. Mais les choses ne sont pas Dieu pour
. » Le
« Le Réel est le Réel, le créaturel est le créaturel'
fois
cheikh affirme finalement que le monde est à la
dépas ser l'opp ositi on
«Lui et non Lui». L’initié doit
entre immanence (#ashbfh) et transcendance (tanzfh); de
façon générale, il doit réaliser l'union des contraires s’il
veut saisir les réalités divines.
Bien d’autres thèmes métaphysiques et cosmolo-
giques trouvent leur maturation dans les ouvrages d’Ibn
“Arabi :la Réalité muhammadienne et l'Homme univer-
sel, la création perpétuelle, l'héritage prophétique, le
monde imaginal, la prédominance de la miséricorde
divine sur la colère. Certains ont déjà germé chez des
auteurs précédents, d’autres apparaissent pour la pre-
mière fois sous sa plume; ensemble, 1ls constituent un
« dépôt sacré » que le Shaykh al-Akbar, pressé par l'inspi-
ration, ne fait que transmettre.
Loin d’être un système clos, l'œuvre d’Ibn ‘Arabf a
avant tout une portée initiatique; elle n’est jamais
exempte d’opérativité. Cependant, dans le siècle qui suit
sa mort, les disciples du maître figent son enseignement
en lui donnant un tour philosophique. Dès le xiv° siècle,
des censeurs stigmatisent ce qu'ils appellent le « sou-
fisme philosophique » (a/-trasawwuf al-falsafr) des
Modernes, qui trahirait la Révélation pour s'appuyer sur
la spéculation humaine. Ils visent ici l’école d’Ibn ‘Arab,
et davantage encore la pensée d’Ibn Sab'’în. Par opposi-
tion, ces censeurs louent le « soufisme des vertus spiri-
tuelles » (4/-tasawwuf al-akhläqi) des Anciens, soit celui
des mystiques antérieurs au xur° siècle, dont l’expérience
serait modelée sur les seules sources scripturaires. Or

1. Furñhät, Beyrouth, s.d., t. Il, p. 371.

148
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

d’une part la doctrine de l’unicité de l’Être a de nom-


breuseés prémices avant sa formulation par Ibn ‘Arabf,
d’autre part le cheikh a toujours été fidèle à la lettre du
Coran et du Hadfth. En fait, les jugements hâtifs proférés
contre Ibn ‘Arabf traduisent le fait que beaucoup refusent
l’évolution du soufisme, ascétique et éthique au départ,
vers une dimension initiatique et métaphysique.
L’ « école d’Ibn ‘Arabf » naît avec Sadr al-Dîn Qûünawî
(m. 1273), beau-fils et plus proche disciple du maître.
Rompu à la philosophie, Qûnawî donne à l’héritage du
Saykh al-Akbar un accent nettement spéculatif; par les
relations qu’il entretient avec des philosophes imamites
comme Nâsir al-Dîn Tûsf, il permet à la doctrine d’Ibn
‘Arabî de nourrir abondamment la gnose chiite iranienne
(irfân), ainsi que le soufisme indien. ‘Abd al-Razzâq
Qâshânf (m. 1329), en Iran, Dâwûd Qaysarf (m. 1359), en
Anatolie, et ‘Abd al-Karîm Jîlî (m. 1402), en Irak, sont
autant d’éminents représentants de cette école.
L'ouvrage a/-Insân al-kâmil de Jili systématise l’ensei-
gnement d’Ibn ‘Arabf sur « l'Homme universel! ». Au fil
des siècles, de grands maîtres se réclameront eux aussi
du maître andalou, commentant et explicitant son
œuvre.

Ibn Sab‘în, ou l'Unicité sans concession

Autre natif de Murcie, Ibn Sab‘în clame l’Unicité


absolue (z/-wahda al-mutlaga) de Dieu: puisque Dieu
seul est, le monde relève de la pure illusion et n’a
aucune consistance. La propension d’Ibn Sab‘în à la phi-
losophie se révèle dans son lignage initiatique où
figurent Hermès, Platon et Aristote, ce qui choqua ses
contemporains. Réputé pour sa liberté doctrinale, 1l

1. Extraits traduits par T. Burckhardt sous le titre De l'Homme uni-


versel, Paris, 1986 (rééd.).

149
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Hohens-
reçoit de la part de l'empereur Frédéric II de
-islamique, des
taufen, très attiré par la civilisation arabo
métaphysiques, appelées « questions siCi-
questions
chez Suh-
liennes », auxquelles 1l va répondre. Comme
sophie
rawardî d'Alep, en lui convergent soufisme, philo
cen-
et hermétisme. L’amalgame effectué par maints
et celle
seurs, entre la doctrine de l’'Unicité d’Ibn ‘Arab
d’Ibn Sab’în, est dénué de fondement. En témoigne la
postérité très contrastée de leurs œuvres respectives : par
sa métaphysique intransigeante, [bn Sab‘în sera toujours
un marginal, traqué par les exotéristes (de Ceuta à Bou-
gie, puis à La Mecque), et gênant les soufis qui préfèrent
se taire à son sujet. Selon une rumeur infondée, il se
serait suicidé en s’ouvrant les veines à La Mecque.

Bibliographie :
— sur la terminologie soufie:
Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la
mystique musulmane; Paris, 1999 (rééd.).
Jean-Louis Michon, Le Soufi marocain Ahmad Ibn ‘Ajfba et son
Mi'räj. Glossaire de la mystique musulmane, Paris, 1973.
Paul Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique. Nouvel essai
sur le lexique technique des mystiques musulmans, Beyrouth, 1991
(rééd.)

— sur Ibn ‘Arabî:


Pour un exposé précis et synthétique de la vie et de l’œuvre
du cheikh, se reporter au livre de C. Addas, Zn ‘Arabf et le
voyage sans retour, Paris, 1996. Du même auteur, une biographie
spirituelle plus exhaustive, Zbn ‘Arabf ou la quête du soufre rouge,
Paris, 1989. Sur la doctrine à proprement parler, deux ouvrages
de M. Chodkiewicz : Le Sceau des saints, Paris, 1986 et Un océan
sans rivage — Ibn ‘Arabi, le Livre et la Loi, Paris, 1992. Il existe de
nombreuses traductions en langue française. Parmi elles, Le
Livre de l'extinction dans la contemplation, par M. Vâlsan, Paris,

1. Lire, avec quelque recul, l’avant-propos de Henry Corbin à


Re du texte arabe, dans Correspondance philosophique, Paris,
941.

150
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

1984; Traité de l'amour, Paris, 1986, par M. Gloton; Le Dévoile-


ment des effets du voyage, Combas, 1994, par D. Gril; Le Livre des
Chatons des sagesses, Paris, 1997-1998, par C.A. Gilis; Le Livre des
théophanies d'Ibn ‘Arabf, Paris, 2000, par S. Ruspoli.

LA STRUCTURATION MATÉRIELLE DU SOUFISME


(XII -XV° 5.)

C’est aux xr° et xII° siècles, période au. cours de laquelle


naissent la plupart des ordres monastiques chrétiens, que
des familles spirituelles apparaissent au sein du soufisme;
elles prennent alors une autre dimension que les pre-
mières fraternités. Les nostalgiques des débuts du sou-
fisme voient facilement dans l'émergence de ces voies ini-
tiatiques (arfga) un signe de déclin du soufisme. Mais
l'essor des confréries n’étouffe ni l'inspiration mystique ni
la relation de maître à disciple; il n’entame pas non plus
l'authenticité des démarches individuelles. Il y a place
désormais pour différentes formes d'initiation et d’affilia-
tion. Au même moment, Ibn ‘Arabf et d’autres auteurs
achèvent d’énoncer la doctrine du soufisme. Mais il ne
faut pas opposer enseignement théosophique et diffusion
dans la société, car l’une et l’autre ont une même visée
initiatique. La dévotion à l’égard du Prophète, par
exemple, qui se traduit notamment par la célébration du
mavlid, est contemporaine de la mise en valeur de la
« Réalité muhammadienne » par Ibn ‘Arabf.
Pour les soufis, le rôle de plus en plus prépondérant
des cheikhs et la formation des voies initiatiques
répondent au besoin de compenser la perte de spiritua-
lité survenue avec le temps. La lumière de la prophétie
s'étant progressivement estompée, il revenait aux saints
et aux cheikhs de prendre en charge l'éducation des
fidèles. Pour compenser cette déperdition, un encadre-
ment spécifique, une voie jalonnée de « stations » et des

151
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

méthodes initiatiques appropriées se mettent en place.


Les voies soufies apparaissent précisément pour
répondre à un besoin de structuration à la fois spirituelle
et sociale, besoin auquel les ulémas sont désormais inca-
pables de répondre. Les « juristes » s’enferment alors
dans un rôle de gardiens ou de gestionnaires de la Loi, et
n’ont plus guère d'influence sur les croyants; l'étude et
la transmission des sciences religieuses sont elles-mêmes
en cours de sclérose. Quant aux théologiens, leurs dis-
cours ne sauraient constituer une thérapie pour l’âme.
Les cheikhs soufis ont donc d’abord pour mission de
permettre aux hommes d'instaurer une relation plus
intime, plus personnelle avec Dieu et avec le Prophète.
Dans le monde islamique, le x1r° siècle est une époque
troublée. À l’ouest, les Seldjoukides affrontent les croi-
sés, avec lesquels les chiites fatimides finissent par
s’allier. À l’est, la menace mongole se précise, tandis
qu’en Espagne la Reconguista catholique gagne du ter-
rain, charriant son flux d’émigrés. Les dirigeants musul-
mans voient dans l’ésotérisme ismaélien un péril majeur
et lui opposent la mystique sunnite, spiritualité muham-
madienne qui constitue, à leurs yeux, la seule alterna-
tive. Peut-on parler d’« instrumentalisation » du sou-
fisme par le pouvoir? Au Proche-Orient, Zenguides,
Ayyoubides et Mamelouks mettent en œuvre une réac-
tion sunnite qui s'appuie sur le charisme des cheikhs,
plus rassembleurs désormais que la plupart des ulémas.
Nûr al-Dîn Zengui, par exemple, premier artisan du
Jthâd contre les croisés en Syrie, vénère celui qui devien-
dra le saint patron de Damas, cheikh Arslân (m. vers
1160)°. Son successeur, Saladin l’Ayyoubide, promeut

1. C’est par exemple le jugement du cheikh marocain ‘Abd al-


‘Azîz Dabbâgh; cf. a/-lbriz, t. IT, p. 52.
2. E. Geoffroy, Jih4d et Contemplation. Vie et enseignement d'un soufi
au temps des croisades, Paris, 2002 (rééd.).

198
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

lui aussi le soufisme, se défiant de toute spiritualité exo-


gène qu'il juge pernicieuse. Les juristes d'Alep l’incitent
à condamner Suhrawardî Maqtüûl (« l’Assassiné ») en
1191, ce jeune Iranien venu vivre en Syrie, dont la doc-
trine combine en effet le néoplatonisme, la tradition
mazdéenne et l’illuminationnisme (s#r@g) du « philo-
sophe » Avicenne.
Les soufis apportent également leur appui au califat
abbasside, institution qui garantit à leurs yeux l'héritage
du Prophète. À Bagdad, un autre Suhrawardi, ‘Umar Shi-
hâb al-Dîn (m. 1234), prête ainsi main-forte à al-Nâsir.
Durant son long règne (1180-1225), ce calife tente de
lutter contre la désagrégation du califat, menacé à la fois
par des ennemis extérieurs et par des idéologies inté-
rieures. Profitant de l’effondrement du pouvoir turc seld-
joukide, il cherche à faire reconnaître son autorité dans le
monde musulman en s’appuyant sur la fufuwwa. Celle-ci,
qui tient à la fois de la chevalerie et du compagnonnage
de notre Occident médiéval, a beaucoup d’affinités his-
toriques avec le soufisme. AI-Nâsir lui donne un carac-
tère officiel et aristocratique. Cherchant à gagner l’adhé-
sion des dynastes musulmans voisins, il nomme
Suhrawardî «grand maître des soufis» et l’envoie
comme ambassadeur. Son entreprise sera sans lende-
main, car au début du x‘ siècle les Mongols déferlent
sur les territoires orientaux.
La chute de Bagdad, en 1258, met un terme à
l’Empire abbasside. C’est la fin d’un univers sunnite
relativement homogène et puissant, au sein duquel les
musulmans vivaient en sécurité. Mais l'effondrement
des structures religieuses traditionnelles va renforcer
l'autorité des cheikhs. Les familles spirituelles qui
naissent alors proposent des espaces de solidarité et une
vision du monde qui transcende les aléas de l’histoire.
Après la chute du califat, seuls les réseaux soufis peuvent
maintenir une sorte d’unité dans les territoires orientaux

153
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

de l'islam, et si le monde persan survit à l’holocauste


mongol, c’est grâce à la culture spirituelle qui l’habite.
Plusieurs princes mongols, qui règnent désormais sur le
Moyen-Orient et l’Asie centrale, se sont d’ailleurs
convertis à l'islam sous l’égide de cheikhs soufis’.

La formation des « voies initiatiques » (fariga)

Durant les premiers siècles de l’islam, le mot /z7fga


désignait la méthode spirituelle suivie par tel ou tel mys-
tique”. La « voie », ou méthode, édictée par Junayd au
x° siècle est restée célèbre. Selon le maître de Bagdad,
l’aspirant doit rester en état de pureté légale; il doit jeû-
ner, observer le silence, faire retraite, répéter la formule
La 1läha 1118 LI&h, être relié intérieurement à son cheikh,
rejeter les pensées adventices, etc. À partir du xir° siècle,
le mot Zarfga désigne également une « voie initiatique
particulière ». À cette époque, des maîtres commencent
à attirer des disciples pour une longue durée et à consti-
tuer des réseaux de transmission initiatique. Plusieurs
familles spirituelles se constituent, proposant chacune
des itinéraires spécifiques vers Dieu. Peu à peu, la
« méthode » initiatique, individuelle cède ainsi la place à
une communauté spirituelle. Mais jusqu’au xv° siècle, et
même souvent jusqu’au xix° siècle, celle-ci n’est pas un
ordre structuré. De nos jours encore, une zarfga s’appa-
rente plus à une nébuleuse au rayonnement diffus qu’à
un ordre religieux institutionnalisé.
Les saints éponymes des voies naissantes sont avant
tout les dépositaires d’un héritage initiatique qu'ils
imprègnent de leur personnalité. S'ils ont ainsi façonné

1. The Legacy of Medieval Persian Sufism, éd. par L. Lewishon,


Londres-New York, 1992, p. 34.
Z. Celle du calife ‘Umar, par exemple, évoquée par Hujwiri (Kashf
al-mahjäb, p. 270).

154
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

des écoles de spiritualité, la plupart n’avaient pas l’inten-


tion de fonder un ordre mystique. À l’instar des premiers
maîtres, ils ont formé des novices, formulé un enseigne-
ment et parfois des règles de vie. Ce sont leurs princi-
paux disciples qui vont fixer et faire fructifier leur legs
spirituel en les érigeant en modèles. Ce faisant, ils ont
assuré la transmission de l'initiation à l’intérieur des dif-
férentes zzrfga. La littérature hagiographique devait éga-
lement contribuer à développer un esprit de corps au
sein de chaque voie.
Les « confréries » ne résument pas tout le soufisme,
mais elles ont largement façonné le paysage initiatique
du monde musulman, et ce jusqu’à nos jours’. La plu-
part des grandes familles initiatiques nées entre les x
et xIv° siècles se sont divisées en branches qui ont acquis
par la suite une autonomie plus ou moins grande.
Chaque branche porte le nom de son fondateur, auquel
elle ajoute parfois celui de la «voie-mère ». Dans la
Tunisie actuelle, la Madaniyya peut ainsi revendiquer
l'héritage successif de la Shâdhiliyya (u s.), de la Dar-
qâwiyya (xvi° s.), de la ‘Alawiyya (début xx‘ s.), ou tout
simplement se présenter comme la Madaniyya, née all
xx° siècle. En raison des problèmes de succession de la
fonction de maître spirituel, très fréquents dans le
monde des farîga, des rameaux naissent, se prévalant
chacun d’un disciple majeur du cheikh défunt. Ainsi la
Madaniyya tunisienne s’est scindée en plusieurs groupes
bien distincts.
Parmi les voies initiatiques, certaines ont disparu, ou
se sont fondues dans d’autres, chacune évoluant au fil
des siècles et adoptant des formes différentes. Nous pré-
senterons ici les farîga mères et leurs principales ramifi-
cations.

a
1. Pour un tableau exhaustif des voies initiatiques, on se reporter
dans le monde
à l'ouvrage collectif Les Voies d'Allah. Les ordres mystiques
musulman des origines à aujourd'hui, Paris, 1996.

155
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

— Jrak. Jusqu’à la conquête mongole (1258), Bagdad reste


l’un des foyers majeurs de la vie islamique et continue à
attirer nombre de soufis iraniens. Les Zarfga qui y voient
le jour puisent dans le patrimoine spirituel dont s’est
enrichie la ville depuis l’époque de Junayd.
La OQéädiriyya a été fondée par ‘Abd al-Qâdir Jilânî
(m. 1166), originaire du Jflân, au nord-ouest de l'Iran.
Venu à Bagdad étudier le droit hanbalite et le Hadfth, il
y est initié au soufisme. Après s'être retiré une vingtaine
d’années pendant lesquelles il mène une vie d’ascèse,
‘Abd al-Qâdir revient parmi les hommes, dans la capitale
abbasside où ses sermons attirent de nombreux audi-
teurs. À la fois savant et homme de réalisation, il
enseigne dans sa wadrasa les sciences exotériques tout
en suivant de près le progrès spirituel de ses disciples”. Il
est aussi l’auteur d’un manuel, Le Viarique suffisant pour
les aspirants à la Voie (al-ghunya li-1@li0f tariqg al-hagq), qui
propose une règle à l’ensemble des novices. L’éthique
très sobre qu'il prône lui vaut un large succès dans les
milieux hanbalites, soufis ou non, ce qui ne l’empêche
pas d’être considéré par des maîtres comme Ibn ‘Arabf
comme le pôle spirituel de son temps. Ses descendants,
charnels ou spirituels, sont à l’origine de l’extraordinaire
diffusion de la Qâdiriyya à partir du xv° siècle. Sa réputa-
tion de saint thaumaturge et d’intercesseur s’étend alors
à tout le monde musulman. Beaucoup de groupes se
réclamant de lui vont introduire des pratiques specta-
culaires : danses accompagnées de musique, séances au
cours desquelles les adeptes se transpercent le corps,
avalent du verre, etc.
Comme la Qâdiriyya, la Sw#rawardiyya a des origines
iraniennes. Abû Najfb Suhrawardf (m. 1168) a lui aussi
étudié les sciences islamiques à Bagdad. Tout en ensei-

1. À. Demeerseman, Nouveau Regard sur la voie spirituelle d'‘Abd


al-Qâdir al-Jilänt et sa tradition, Paris, 1988, puis

156
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

gnant le droit à la madrasa Nizâmiyya, il forme ses dis-


ciples dans un r#4r, et cherche à réaliser l’osmose entre
la Loi et la Voie. Il est connu pour son manuel Règles que
doivent observer les disciples (Adäb al-muridin). Dans ce re-
cueil de préceptes à l’usage des novices, 1l évoque en
particulier les dispenses (r##4sa) accordées à ceux qui ne
peuvent suivre la stricte discipline des initiés engagés
sur la Voie : son souci des simples affiliés témoigne de
l’audience croissante des congrégations soufies dans la
société.
C’est son neveu Shihâb al-Dîn ‘Umar Suhrawardî
(m. 1234) qui fonde la Suhrawardiyya. Sa stature et son
rayonnement en font l’une des grandes figures de l'islam
à cette époque. Disciple de Jflâni, il rejette à la fois la
théologie spéculative et la philosophie. Se réclamant de
la spiritualité des premiers musulmans, il s'oppose un
temps aux développements métaphysiques que propose
son contemporain Ibn ‘Arabî. Prônant une mystique pon-
dérée, il jouit d’une large audience au Moyen-Orient,
même dans des milieux non spécifiquement soufis: le
poète persan Sa‘dî puis, au xIv° siècle, le voyageur Ibn
Battuta sont initiés à sa voie. Son ouvrage Les Dons de la
Connaissance (‘Awârif al-ma‘ärif) se distingue des
manuels anciens: il ne se contente pas de collecter les
dits des premiers maîtres, mais les ordonne pour pro-
poser une réflexion sur le soufisme et expliquer les
rites initiatiques à la lumière du Coran et du Hadîth.
Son exposé des règles concernant le noviciat contribue
largement à l’organisation des confréries; son manuel
est d’ailleurs rapidement traduit en différentes langues
islamiques”.
La fonction d’« ambassadeur » auprès des pouvoirs
musulmans voisins que Suhrawardî se voit attribuer

Les Voies
1. On en trouvera des extraits, traduits par D. Gril, dans
d'Allah, p. 547-568.

157
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

son
n’entament en rien l'authenticité du personnage ni
ascendant sur les soufis. Son influe nce initia tique gagne
l'Asie centrale et l’Inde aussi bien que le Proche-Orient,
où elle se distingue par la sobriété, la référence à la
Sunna et au patrimoine soufi classique. En Egypte par
exemple, elle se présente simplement sous le nom de
«voie de Junayd » : pour cette /zrfqa en particulier, le
contenu importe plus que la forme.
Parmi les voies qui naissent au x1° siècle, la R1f4’1yya
est sans conteste celle qui se met le plus rapidement en
place. En réalité, Ahmad Rifâ‘î (m. 1182), hérite d’une
communauté déjà constituée. Après avoir été initié par
son oncle, il forme des disciples dans un grand
«couvent» (rw4g, sorte de xéwiya) situé dans une
région isolée du sud de l'Irak, où il attire des milliers
d’adeptes. Son enseignement s'étend au Moyen-Orient,
où il délègue son autorité à de nombreux représentants
(#hulafa”). Rifaî prône un strict respect de la Swrna et
recommande l'humilité et la compassion. Par l’amour
qu’il porte à toutes les créatures, en particulier aux ani-
maux, il est parfois comparé à saint François d’Assise. À
partir du xu° siècle, ses disciples vont introduire des pra-
tiques peu conformes à son enseignement : ils marchent
sur des tisons, avalent des serpents, se transpercent le
corps. Ces exercices, expliquent-ils, sont inoffensifs en
vertu du pouvoir initiatique du saint et de la protection
qui en découle,

— Asie centrale, Iran. Si la plupart des lignages initiatiques


du monde musulman revendiquent l’héritage spirituel
de Junayd, ceux d’Asie centrale s'appuient généralement

1. Les circonstances de leur introduction dans l’ordre rif4’i sont


encore controversées. On invoque la survivance de rites païens dans
le Bas-Irak; l'influence invoquée d’un chamanisme apporté par les
Mongols est maintenant écartée.

158
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

sur l’héritage d‘Abû Yazîd Bistâmf. Dans la province du


Khorassan, au nord-est de l’Iran, terre de pionniers dans
tous les domaines de la culture islamique, des commu-
nautés spirituelles se sont formées, on l’a vu, dès la fin
du x‘ siècle. Plus à l’est, en Transoxiane (actuel Turk-
menistan), Yûüsuf Hamadäânî (m. 1140) est à l’origine de
plusieurs voies, notamment la Yasawiyya et plus tard la
Naqshbandiyya; l’une évoluera en milieu turc, l’autre en
milieu iranien. Ce savant hanafite, qui se rattache au
courant de Kharaqânf et de Bistâmf, revivifie la spiritua-
lité malâmarf, toute d’exigence et d’intériorité, et joue un
grand rôle dans l’islamisation des Turcs du Khwarezm,
au sud de la mer d’Aral. Son disciple Ahmad Yasawi
(Yesevi, selon la prononciation turque; m. 1166) contri-
bue lui aussi à convertir des nomades turcs, mais les 404
errants qui se réclament de lui restent imprégnés de cha-
manisme et leur pratique islamique est des plus souples.
Ils partagent le destin du peuple turc, qui émigre vers
l’Anatolie durant les xI° et xl‘ siècles. Yasawf n’a pas
véritablement fondé un ordre initiatique, mais plutôt
une large mouvance de derviches liés par leurs origines
turques.
Les derviches OQalandars, issus d’Asie centrale, for-
ment un courant disparate et pratiquent le syncrétisme
religieux. Certains s’établissent en Inde où ils entrent en
contact avec l’ascétisme hindo-bouddhiste. Sous l'égide
du Persan Jamâl al-Dîn Sâwi (m. vers 1232), les Qalan-
dars se déplacent peu à peu vers l’ouest, en Anatolie et
au Proche-Orient, où ils sont détestés car ils ne res-
pectent pas les prescriptions coraniques ; ils consomment
du haschisch et leur apparence physique est insolite : ils
se rasent le crâne, la barbe, la moustache et les sourcils,
portent des anneaux de fer aux mains, aux oreilles, et au
sexe pour préserver leur chasteté...
La Kubrawiyya présente un profil très différent. Le
origi-
maître éponyme, Najm al-Dîn Kubrâ (m. 1221), est

159
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

à
naire du Khwarezm. Son surnom « Kubrâ », qui renvoie
l'expression coranique a/-1âmma al-kubrä, « le cataclysme
majeur »', lui viendrait de son grand talent à convaincre
ses adversaires lors de controverses. Parti étudier les
sciences islamiques au Proche-Orient, Najm al-Diîn y est
initié par plusieurs cheikhs, dont deux disciples d‘Abû
Najib Suhrawardî. De retour dans son pays natal, il
construit une ##éngâh où, s'inspirant de la règle de
Junayd, il forme une pépinière de disciples, ce qui lui
vaut d’être surnommé «le modeleur de saints ». Bien
que rattaché à la tradition irakienne, il fonde une école
initiatique originale : sa méthode repose sur la percep-
tion des centres subtils du corps humain (/4r4'if) et vise à
l’illumination progressive de l'être intérieur. Il professe
un sunnisme sans équivoque, mais plusieurs de ses héri-
tiers spirituels vont s'orienter vers le chiisme. Il meurt en
martyr lors de l'invasion mongole. Il a laissé plusieurs
petits traités en arabe, portant essentiellement sur ses
expériences visionnaires, en particulier Les Éclosions de la
beauté (Fawä'ih al-jamäl).
‘Al al-Dawla Simnânî (m. 1336) est l’une des grandes
figures de la Kubrawiyya. Issu d’une famille de grands
administrateurs du Khorassan travaillant pour les IIKk-
hanides mongols, il entre très jeune à leur service. À
vingt-quatre ans, il abandonne le monde à la suite d’une
crise intérieure et se consacre à la vie spirituelle. Initié
dans la voie de Kubrâ, il fonde bientôt sa #/@ngäh et
reste attaché au soufisme sunnite tout en entretenant
des relations avec les représentants d’autres religions —
notamment les moines bouddhistes voisins. Il est
influencé par Ibn ‘Arabi, bien qu'il réfute certaines for-

l'Coran 994
2. Les Éclosions de la beauté et les parfums de la mayesté, Nîmes,
2001. La traduction de P. Ballanfat est précédée d’une riche intro-
duction (p. 8-127).

160
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

mulations en usage dans l’école du maître andalou. Dans


plusieurs ouvrages, il développe la doctrine de Kubrâ sur
les « centres intérieurs » de l’homme. Par son envergure
intellectuelle et spirituelle, Simnânî apparaît davantage
comme un grand maître du soufisme d’Asie centrale que
comme un fondateur de voie particulière, même si une
tariga se réclame de lui.
En Iran, les voies initiatiques, sunnites à l’origine,
s’infléchissent progressivement vers le chiisme. Le
chiisme ne s’impose véritablement qu’au début du
xvI‘ siècle, mais il imprègne cette terre depuis des siè-
cles. Au xv° siècle, un rameau chiite de la Kubrawiyya, la
Nârbakhshiyya, est ainsi tenté par un messianisme poli-
tique: elle proclame Muhammad Nüûrbakhsh (m. 1464)
Mahdi (personnage qui doit venir à la fin des temps pour
lutter contre l’Antéchrist), et le promeut imam de la
communauté islamique. Mais le mouvement est sévère-
ment réprimé par les Timourides, successeurs de
Tamerlan. Il existe toujours à Chiraz une branche
schismatique de la Nûrbakhchiyya, la Dhahabiyya, ainsi
nommée parce que ses adeptes, rejetant leurs préten-
tions mahdistes, ont quitté les Nûrbakhchis (en arabe,
dhahaba signifie partir).
On observe le même glissement progressif du sun-
nisme vers le chiisme dans la N'matullähiyya. Né à Alep,
Shâh Nimatullâäh Wali (m. 1431) étudie les sciences isla-
miques à Chiraz, alors bastion du sunnisme iranien, puis,
lors d’un pèlerinage à La Mecque, devient le disciple du
savant et soufi yéménite ‘Abd Allâh Yafii (m. 1367)".
Nimatullâh quitte son maître pour se rendre en Tran-
soxiane, près de Samarcande, où il attire de nombreux
disciples grâce à son prestige spirituel. Mais des soufis

1. Auteur prolifique, « historien » du soufisme, Yâfi'f a largement


‘iyya
contribué à diffuser la doctrine d’Ibn ‘Arabî. Une branche Yâfi
se réclame encore de lui au Yémen.

161
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

prennent ombrage de son succès et le calomnient auprès


de Tamerlan. Le cheikh se fixe alors près de Kerman, en
Perse, où le centre de l’ordre se trouve encore
aujourd’hui. Au début du xvI° siècle, certains adeptes de
la Nimatullâhiyya sont persécutés par les Safavides et
fuient l'Iran, mais la plupart deviennent chiites. Cette
voie est aujourd’hui très vivante en Iran et dans la dias-
pora iranienne.
Revenons en Asie centrale où la Nagshbandiyya reste
foncièrement sunnite, et même hostile au chiisme. Héri-
tière directe de la spiritualité du Khorassan et de l’école
malâämatf qui lui est attachée, elle privilégie comme
celle-ci la sobriété et l’intériorité. La voie s’est consti-
tuée en ordre sous l’égide de Bah’ al-Dîn Naqshband
(m. 1389), mais les Naqchbandis considèrent ‘Abd al-
Khâliq Ghujduwânî comme son véritable initiateur. Ce
dernier introduit la pratique assidue du d#ikr intérieur ou
« dhikr du cœur », issue d‘Abû Bakr, le proche Compa-
gnon du Prophète, et qui deviendra caractéristique de
l’ordre. Cette voie, qui est la version persane de l’héri-
tage de Yûsuf Hamadäâniî, a reçu le nom de farfqat al-
khawäâdiagân, «a voie des maîtres ». Selon la tradition
nagshbandie, BahÂ’ al-Dîn Nagshband aurait été initié et
inspiré directement par « l’entité spirituelle » (7#4@niyya)
de Ghujduwânî, décédé depuis 1220.
Les Naqshbandis ont érigé en principes des pratiques
que l’on retrouve parfois dans le soufisme, comme la
« surveillance des pas », la « conscience de la respira-
tion », « l'examen permanent de ses actes », la « retraite
au milieu de la foule », le « voyage vers la patrie spiri-
tuelle », etc.'. Plusieurs méthodes initiatiques, en parti-
culier « l’orientation du maître vers le disciple » (24waj-

1. On en trouvera une présentation pour le moins adaptée aux


RARES chez O. Ali-Shah, Un apprentissage du soufisme, Paris,

162
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

juh) et «/l’attache au maître » (rébitat al-shaykh), sont


attestées dès l’époque de Bah’ al-Dfîn, mais elles pren-
dront des acceptions différentes au fil du temps. L'ordre,
qui a pour principe immuable d’harmoniser la Loi et la
Voie, parviendra à maintenir l’orthodoxie sunnite parmi
les populations d’Asie centrale.
La Naqshbandiyya s’étend d’abord en Transoxiane, la
patrie de BahÂ’ al-Dfîn. Au xv° siècle, elle l'emporte sur
les autres voies initiatiques de la région grâce à l’ascen-
dant de Khwâdja Ahrâr (m. 1490). Considérant que
l’homme spirituel doit s’immiscer dans les affaires tem-
porelles pour mieux servir les créatures, ce cheikh invite
les Timourides à respecter davantage les prescriptions
de l’islam. Dans le même temps, il crée un vaste réseau
économique qui permet de protéger les paysans des
exactions fiscales des Mongols. La Naqshbandiyya
atteint le Caucase, le Kurdistan et l’Anatolie, où son
orthodoxie lui vaut les faveurs des Ottomans. Elle se
développe ensuite au Proche-Orient arabe comme en
Inde, où Ahmad Sirhindî (m. 1624) sera considéré
comme le «rénovateur de l'islam (wwjaddid) pour le
deuxième millénaire de l’Hégire ». Dans ses Lettres
(Maktñbâr), très méditées jusqu’à ce jour chez les Naqsh-
bandis, ce maître se réfère davantage encore que ses pré-
décesseurs à la Loi et au modèle prophétique. Il enjoint
également les Moghols d’appliquer plus fermement la
Sharf'a. Comme beaucoup, il se démarque de la doctrine
de « l’unicité de l’Etre » d’Ibn ‘Arabî, tout en subissant
son influence. À partir du xvir' siècle, la branche Muyad-
didiyya, issue de Sirhindî, se répand de la Chine à l’Ara-
bie, et de là en Indonésie. La Naqshbandiyya est actuel-
lement la voie majeure du soufisme d’Asie (Proche et
Moyen-Orient).

_ Inde. Le rayonnement du soufisme en Inde se mesure


à l’extension qu’a pris dans ce pays le terme arabe fagir
(« pauvre en Dieu »), lequel désigne tous ceux qui ont

163
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

en donne
renoncé au monde. Le mot français « fakir»
un lointain écho. Les soufis sont arrivé s dans le sous-
continent dès le xr° siècle (Hall âj y séjou rne vers
les conqu é-
l'an 900), accompagnant les marchands puis
de nombreux der-
rants. Au contact des yogis hindous,
viches de la mouvance des Qalandars ont adopté un
mode de vie errant et ascétique, pratiquant le célibat et
le végétarisme. Dans un style très différent, sous les
Ghaznévides, au xr siècle, une mystique de langue per-
sane illustrée par Hujwiri, saint patron de Lahore, fleurit
au Penjab. Les premières grandes voies initiatiques
venues du Moyen-Orient suivent la fondation du sulta-
nat de Dehli, nous sommes au xui° siècle. C’est l’époque
où la Suhrawardiyya s'implante en Inde, tandis que
l'ouvrage de ‘Umar Suhrawardi, Les Dons de la Connais-
sance (‘Avwârif al-ma‘ärif), sert de référence aux autres
voies naissantes, notamment à la Shishtiyya.
Mu’în al-Dîn Shishtf (m. 1236) appartient à un courant
de derviches issus d’Asie centrale. Comme Kubrâ, il
voyage en Irak, puis s'établit à Ajmer (Rajastan). La
SAishtiyya s'organise et s'étend dans toute l'Inde musul-
mane sous l'égide du troisième successeur de Shishti,
Nizâm al-Dîn Awliyâ’ (m. 1325), qui a pour disciple le
grand poète Amîr Khrusraw. Les deux hommes sont à
l’origine d’une culture soufie indo-persane, qui se carac-
térise par son ouverture sur l’hindouisme. Ce sont les
Shishtis qui ont mis au goût du jour les »a/fñxâr, ces
recueils de sentences ou de « dits » des maîtres, compi-
lés par des disciples; ce genre littéraire n’est pas nou-
veau dans le soufisme, mais prend un tour particulier en
Inde.
Aux xiv° et xv° siècles apparaissent de grandes ramifi-
cations des premières voies, telles que la Sxarräriyya.
Issue de la Suhrawardiyya, elle se considère comme
indépendante et supérieure aux autres voies. De fait,
elle adopte des positions peu conformes à celles de la

164
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

voie-mère : ‘Abdallâh Shattârf (m. 1485) se déplaçait


accompagné de disciples portant un habit militaire noir
et battant tambour.

— Espagne musulmane-Maghreb. Dans l’espace ma-


ghrébo-andalou, le soufisme se structure plus tardive-
ment qu’en Orient, en raison de l’hostilité conjuguée des
clercs malékites et des sultans almoravides. Les juristes,
voulant éviter l’éveil inéluctable de la mystique, vont
jusqu’à brûler la Revivification des sciences de la religion
(Zhy4 ‘uläm al-din) de Ghazâli à Cordoue. En Andalou-
sie, le parcours de la Voie reste une démarche indivi-
duelle et peu formalisée sur le plan initiatique. Pourtant,
l'Epître sur l'esprit de sainteté (Risälat rûh al-quds) d’Ibn
‘Arab, recueil de notices biographiques sur ses maîtres
occidentaux, témoigne de la richesse du paysage spiri-
tuel andalou au xu siècle.
L'école d’Almeria, imprégnée de néoplatonisme,
annonce la doctrine d’Ibn ‘Arabf. Elle a pour figure de
proue Ibn al-‘Arîf (m. 1141), dont les Beautés des séances
spirituelles (Mahäsin al-majälis) sont nettement influen-
cées par le soufisme oriental et dont l’enseignement, par
un mouvement de reflux, se répand jusqu’au Proche-
Orient. Ibn Barrajân (m. 1141), quant à lui, opère une
lecture métaphysique audacieuse du Coran. Juristes et
sultans almoravides prennent ombrage de l’ascendant de
ces cheikhs, et les éliminent bientôt. Ibn Qasf (m. 1151)
connaît le même sort après avoir mené une rébellion
armée contre les Almohades dans l’Algarve, au sud du
Portugal.
L’Andalou Abû Madyan Shu’ayb (m. 1198) est formé
par plusieurs cheikhs marocains. Abû Ya’zâ, surnommé
Yalannûr, «le possesseur de lumière », est un Berbère

1. Traduit en français sous le titre Les Soufis d'Andalousie, Paris,


1995 (rééd.).

165
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

les bêtes
illettré, strictement végétarien, qui vit parmi
sauvages; il enseigne dans une langu e simpl e ce que les
façon sophi stiqu ée.
mystiques orientaux expriment de
Maroc
Quant à Ibn Hirzihim (vénéré de nos jours au
e de
sous le nom de Sîdî Harazem), il adhère à la pensé
GhazAli, qu’il fait connaître à Abû Madyan. Après un
voyage initiatique en Orient et au terme d'années de
retraite, Abû Madyan se fixe à Bougie (Bijâya, en Algé-
rie), une des étapes de la route reliant l'Espagne à
l'Orient. Il y exerce un rayonnement sans précédent au
Maghreb. Certains disciples restent en Occident musul-
man, fondant des groupes autonomes; d’autres
répandent la voie au Proche-Orient. Convoqué au Maroc
par le sultan almohade Ya‘qûb al-Mansûr, Abû Madyan
meurt en route et est enterré près de Tlemcen.
La censure qu’exerce l’école juridique malékite
explique le caractère piétiste de l’enseignement d’Abû
Madvyan, qui ne s’aventure guère dans les développe-
ments métaphysiques plus en cours en Orient!. Par le
brassage d'hommes et de doctrines qu’il suscite, Abû
Madyan opère une synthèse entre les soufismes maro-
cain, andalou et oriental. Ibn ‘Arabî n’a jamais rencontré
le saint de Bougie, mais il le cite plus que tout autre
maître dans son œuvre. Abû Madyan est une source ini-
tiatique majeure du soufisme maghrébin. S'il n'a pas
fondé d’ordre, il est comparable à un arbre dont les rami-
fications couvrent le Maghreb et une partie du Proche-
Orient; certaines s'appellent Madyaniyya, comme en
Ifrigiya (actuelle Tunisie) et en Égypte, mais la plupart
prennent d’autres noms.
À partir du xiv° siècle, le soufisme maghrébo-andalou
revêt d’abord un aspect communautaire. Implantées sur-
tout au Maroc et issues pour la plupart de l’école d’Abû

1. V. J. Cornell, The Way of Ab Madyan, Cambridge, 1996.

166
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Madyan, de grandes x@wiya (établissement pour soufis)


vivent de façon autarcique et jouent un rôle politique et
social considérable. Des tribus et des villages entiers
prêtent allégeance à leurs cheikhs. Au xv° siècle, le pou-
voir mérinide est défaillant, et ces cheikhs mènent par
leur propre initiative le 7/44 contre les Portugais qui s’en
prennent aux côtes marocaines.
Le soufisme maghrébo-andalou se caractérise aussi par
une démarche individuelle, essentiellement urbaine.
L'Espagne musulmane est familière de cette modalité
qui privilégie la spéculation et non la structuration
sociale de la mystique. Personnalité intellectuelle très
éclectique, Ibn al-Khatib (m. 1375) écrit un traité de
mystique empreint de la doctrine de l’« Unicité abso-
lue» d’Ibn Sab‘în, qui semble affranchir la distance
entre Dieu et l’homme; ceux qui intriguent contre ce
grand vizir des Nasrides de Grenade profitent de son
audace pour le traiter d’hérétique et le faire condamner à
mort. Au Maghreb, le soufisme urbain prend la forme
d’une école qui répugne à se doter d’un nom, mais que
l’on peut appeler le shâdhilisme. Ce terme provient de la
voie Shâdhiliyya qui, nous allons le voir, se répand en
Égypte à partir du milieu du x1° siècle. C’est l’Andalou
Ibn ‘Abbâd (m. 1390) qui fait connaître au Maghreb les
écrits des maîtres shâdhilis égyptiens comme Ibn ‘At4
Allâh. Après avoir étudié les sciences exotériques, il se
tourne vers la vie spirituelle tout en assurant la fonction
d’imam et de prédicateur dans la fameuse mosquée-
université Qarawiyyin de Fès. Théoricien et commen-
tateur de la doctrine shâdhili, il préconise une éducation
spirituelle exigeante et s'adresse à des disciples en
nombre nécessairement restreint: lui-même ne dirige
que quelques personnes.
Au xv° siècle, une vaste quête de bénédiction (#araka)
conduite tant par les cheikhs que par les descendants du
Prophète, les s/orfa, anime toute la société marocaine.

167
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Jazûli (m. entre 1465 et 1470) réunit en lui le double cha-


risme de l’homme spirituel et du sharff. Ce Shâdhilf est à
l’origine d’un mouvement de dévotion au Prophète qui
vise à répandre la grâce muhammadienne sur le plus
grand nombre de personnes. Cette transmission de la
baraka à grande échelle fait évidemment l’économie de
la relation étroite de maître à disciple, prônée par Ibn
‘Abbâd. On doit à Jazûli un recueil de prières sur le Pro-
phète, très célèbre dans le monde musulman, le Guide
des œuvres de bien (Dalä'il al-khayräf). Par la dimension
cosmique qu’il accorde au Prophète, il reflète la doctrine
de «l'Homme universel » (a/-insân al-kâmil). Le pres-
tige spirituel de Jazûlf suscite l'inquiétude des Méri-
nides et la rancœur des autres cheikhs, moins sollicités :
le cheikh périt, semble-t-il, empoisonné dans sa 24w1ya
de Marrakech.
Ahmad Zarrûq (m. 1494), originaire de Fès, est une
autre grande figure de la zarÿga Shâdhiliyya, dont il
accentue l'exigence d’intériorité et de sobriété. Sur-
nommé « le censeur des soufis », il se situe au point de
jonction entre le droit et la mystique. L’empreinte de la
discipline juridique se devine dans ses Règles du soufisme
(Qawä'id al-tasawwuf). Après de nombreux séjours en
Egvpte, il enracine au Maroc l’arbre initiatique de la
Shâdhiliyya. Il se fixe et meurt dans une région inter-
médiaire, en Tripolitaine (Libye actuelle), mais c’est
depuis Fès que sa voie rénovée, la Zarrñgiyya, va ali-
menter la Shâdhiliyya maghrébine jusqu’à nos jours.

— Égypte-Syrie. Jusqu'au milieu du xm° siècle, l’impul-


sion initiatique au Proche-Orient vient pour l'essentiel
de l'Occident musulman. De nombreux musulmans
occidentaux se fixent en Egypte notamment, après avoir
accompli le pèlerinage à La Mecque. À ce facteur tradi-
tionnel s'ajoute désormais la Reconguista catholique qui
chasse les musulmans d'Espagne. Le bon accueil réservé
par les Ayyoubides aux ulémas et soufis étrangers favo-

168
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

rise également l’émergence d’une culture islamique très


riche en Égypte et en Syrie. La tête de pont des soufis
occidentaux en Orient est Alexandrie. De là, ‘Abd al-
Razzâq Jazûlf (m. 1198), disciple d’Abû Madyan, diffuse
la voie le long de la vallée du Nil, sur la route du Pèleri-
nage. Deux de ses successeurs y sont encore vénérés
comme saints patrons, le Marocain ‘Abd al-Rahîm
(m. 1196) à Qéna, et l’Égyptien Abû 1-Hajjâj (m. 1244) à
Louxor.
Ibn ‘Arabf lui-même s'inscrit dans ce flux d’Occiden-
taux émigrés en Orient. S’il ne fonde aucune voie parti-
culière, il transmet une influence initiatique, liée à son
œuvre, qui traverse les siècles. Parallèlement, la doctrine
d’Ibn ‘Arabf pénètre en profondeur la plupart des ordres
à partir de la fin du xu° siècle, mais pas toujours de
manière explicite. Autre Andalou dont l'itinéraire spiri-
tuel s’accomplit au Proche-Orient, Ibn Sab’în n’est pas
uniquement ce métaphysicien incompris évoqué plus
haut. Il fonde une voie dont la règle prône le détache-
ment et la vie errante. Successeur d’Ibn Sab’în en
Égypte, mais aussi affilié à la Shâdhiliyya, l'Andalou
Shushtarî (m. 1269), est surtout connu pour ses poèmes
mystiques.
Prenant sa source au Maroc, la SAâdhiliyya s’enracine
profondément en Égypte avant de se répandre dans une
grande partie du monde musulman. Elle reste à ce jour,
dans ses différentes ramifications, l’une des grandes
voies du soufisme. Après avoir été chercher le Pôle spiri-
tuel de son temps en Orient, Abû I-Hasan Shâdhilf
(m. 1258) le trouve près de chez lui, dans le Rif maro-
cain, en la personne de ‘Abd al-Salâm Ibn Mashîsh
(m. 1228). Cet ermite, dont le sanctuaire au sommet
d’une montagne est toujours un lieu de pèlerinage, s’ins-
crit dans la lignée d’Abû Madyan. Certains le consi-
dèrent d’ailleurs comme le véritable initiateur de la Shâ-
dhiliyya, laquelle prend rapidement la relève de la
Madyaniyya en Egypte et au Maghreb.

169
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Ibn Mashîsh prédit à son disciple une grande destinée


en Orient. La première étape est l'Ifriqiya (Tunisie
actuelle) : Abû 1-Hasan pratique la retraite dans les mon-
tagnes situées entre Tunis et Cairouan, près de Shâdhila.
Le nom de Shâdhilf viendrait de ce village, mais le saint
lui donnait cette signification spirituelle: «celui qui
s’est détourné du monde (s4@dhdh) pour se consacrer à
Moi (/) ». La popularité d’Abû I-Hasan à Tunis lui attire
la vindicte des juristes. Laissant en cette ville un foyer
spirituel toujours actif, 1l va s'établir à Alexandrie en
1244. Se rendant presque chaque année dans les lieux
saints de l'islam, il descend toute l'Egypte puis traverse
la mer Rouge. Il suscite ainsi nombre de disciples et
irrigue spirituellement la vallée du Nil. Il meurt lors de
l’un de ces voyages, dans le désert qui borde la mer
Rouge.
Shâdhilf enseigne le dépouillement intérieur et la
concentration sur Dieu seul par la vertu du @i#r.
Réprouvant toute attitude ostentatoire (dans l’habit, les
états spirituels, les miracles...) il demande au disciple de
se fondre dans la société. L’adhésion à la Loi et à la
Sunna est pour lui une condition préalable au chemine-
ment initiatique. Ces traits »walâmarf expliquent les affi-
nités qui unissent la Shâdhiliyya et la Nagqshbandiyya,
ainsi que leur ancrage dans le milieu des ulémas. Sou-
cieux d’aller à l'essentiel, Shâdhilf conceptualise peu son
expérience de la sainteté, mais l'influence de la doctrine
d’Ibn ‘Arab ira grandissante dans sa voie.
Ni lui ni son successeur, l’Andalou Abû 1-‘Abbâs
Mursî (m. 1287) n’ont laissé d'ouvrages, mais l’efficience
spirituelle de leurs oraisons (41xb; pl. a4x4b) est reconnue
au sein de la voie. Le troisième maître, l'Égyptien Ibn
‘Atâ” Alâh (m. 1309), transmet et développe leur ensei-
gnement dans une œuvre qui se diffuse dans tout le
monde musulman. Ses Sagesses (Hikam) proposent sous
forme de sentences lapidaires une pédagogie initiatique

170
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

s’adressant directement à l’âme-conscience du disciple,


ce qui explique les nombreux commentaires dont elles
ont fait l’objet'. Les Touches subtiles de la grâce (Latä'if al-
minan), quant à elles, représentent le testament spirituel
d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, et le texte doctrinal de référence de la
Shâdhiliyya‘.
Deux branches jumelles de la Shâdhiliyya, la Hana-
fiyya et la Wafä’iyya, se partagent une grande influence
en Egypte jusqu’à l’époque ottomane, mais la présence
de la voie s’étend bien au-delà, dans le vaste milieu des
ulémas. Après être revenue au Maroc au xiv° siècle, la
Shâdhiliyya connaît au Maghreb plusieurs grands rénova-
teurs à partir du xvin‘ siècle. De nos jours, elle a des
ramifications jusqu’en Chine ou en Indonésie. Elle a
joué un rôle pionnier dans la diffusion de la doctrine sou-
fie en Occident, par le biais d’intellectuels convertis
comme René Guénon, Frithjof Schuon, Titus Burck-
hardt, Martin Lings, etc.
L’Ahmadiyya, voie typiquement égyptienne, se
réclame d’Ahmad Badawî (m.1276). Depuis son
enfance, le saint, né au Maroc, voile par deux pièces
d’étoffe « l’éclat trop aveuglant dont la lumière divine a
irradié sa face ». En 1237, il se fixe à Tanta, dans le
delta du Nil, et s’installe sur une terrasse jusqu’à la fin
de ses jours. Ses disciples seront appelés «les Compa-
gnons de la Terrasse » (a/-surñhiyyän). L'élection d’un tel
lieu de vie reflète le caractère extatique du personnage :

1. P. Nwvyia, Zôn ‘Ar@’ AIlGh et la naissance de la confrérie shädhilite,


Beyrouth, 1990 (rééd.); A. Buret, Hibam. Paroles de sagesse, Milan,
1999. Autres ouvrages d’Ibn ‘At4 Allâh traduits en français: Traité
sur le nom ALLÂH, par M. Gloton, Paris, 1981; De l'abandon de la
volonté propre, par À. Penot, Lyon, 1997.
2. Ouvrage traduit par É. Geoffroy, sous le titre La Sagesse des
maîtres soufis, Paris, 1998.
3. C. Mayeur-Jaouen, A/-Sayyid al-Badawi, un grand saint de l'islam
égyptien, Le Caire, IFAO, 1994, p. 192.

171
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Badawi est un «ravi en Dieu » (majdhäb) qui se soucie


peu des codes humains. Son apparence mystérieuse et
les contours flous de sa vie expliquent qu’une légende
dorée, assez tardive, l’ait érigé en saint patron de
l'Égypte. À la différence de la Shâdhiliyya, voie citadine,
l’Ahmadiyya touche davantage les milieux ruraux et les
couches populaires.
Égyptien de souche, Burhân al-Dîn Disûqî (m. 1288)
s’affilie à plusieurs voies, puis reçoit la permission de fon-
der sa propre farîga. On sait peu de choses sur sa vie,
mais il laisse, à la différence de Badawi, un enseignement
écrit. Vers le xv° siècle, il se trouve intégré aux « quatre
Pôles » spirituels que la tradition égyptienne assigne à ce
bas-monde : il figure à côté des Irakiens Jilânf et Rifâ” et
de l'Égyptien Badawî. Sa voie, la Burhäniyya, est aujour-
d’hui florissante en Égypte et au Soudan.
Aux x1° et x siècles, la Syrie est essentiellement
sous influence irakienne. Plusieurs descendants de ‘Abd
al-Qâdir Jflânf émigrent dans ce pays, et sa voie se dif-
fuse largement parmi les ulémas hanbalites. Damas a
toujours été un bastion du sunnisme face aux différentes
communautés chiites présentes en Syrie : duodécimains,
ismaéliens, druzes et nusayris'. C’est donc un soufisme
assez sobre, car sous contrôle des ulémas, qui prédomine
dans la région. À partir du xv° siècle, le soufisme syrien
sera vitalisé tant par le Maghreb (Madyaniyya, Shâdhi-
liyya) que par le Caucase et l’Asie centrale. D’implanta-
tion tardive, la Naqshbandiyya est aujourd’hui la voie la
plus répandue en Syrie.

— Anatolie. L’universalisme et le message d’amour que


porte Rûmî débordent largement tout projet « confré-

1. Ces derniers ont été appelés alaouites (« partisans de ‘AÏf ») par


les Français à l’époque de leur mandat en Syrie (1922-1945).

172
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

rique ». C’est son fils Sultan Walad (m. 1312) qui fonde
l’ordre mevlevi (la Maw/awiyya en arabe) et codifie la
célèbre danse giratoire. La Pirkhâne de Konya, où les cel-
lules des adeptes sont disposées autour du mausolée de
Mevlâna, devient le centre de l’ordre. À partir du xv° siè-
cle, les Ottomans triomphants prennent en faveur les
Mevlevis, ces soufis orthodoxes qui leur servent de rem-
part contre les derviches frondeurs des campagnes anato-
liennes. La Mawlâwiyya suit les traces des conquérants
ottomans dans les Balkans et en pays arabe.
Comme Rûmî, Hajji Bektâsh (m. 1337) a été poussé
par l'invasion mongole vers l’Anatolie. Au confluent du
courant turc d’Ahmad Yasawi et des Qalandars iraniens,
le saint devient une figure emblématique pour les der-
viches et, plus largement, pour les tribus turkmènes éta-
blies en Anatolie. Le syncrétisme que vont pratiquer les
Bektashis est déjà, semble-t-il, en germe chez lui. Le
christianisme anatolien, en particulier, a une influence
évidente sur les rituels qu’il met en place, même si
celle-ci a été parfois exagérée par les détracteurs de
l’ordre. Quoi qu’il en soit, le formalisme religieux n’est
pas de mise dans cette région où, selon la formule bek-
tashie, « un saint est pour tout le monde ». La souplesse
dogmatique des Bektashis leur a paradoxalement permis
d’être des agents actifs de l’islamisation de l'Asie
Mineure et des Balkans. Vers 1500, Balim Sultan apporte
des innovations dans l’ordre — il encourage par exemple
le célibat des derviches — et lui donne sa règle définitive.
Au début du xv°siècle, un mouvement issu du
chiisme extrémiste enseigne un système cabalistique
reposant sur la valeur numérique des lettres, d’où le nom
de la secte, al-Hurafiyya (hurâf signifie «lettres» en
arabe). Le fondateur Fadlullâh, qui prône le supra-
confessionnalisme et revendique pour lui-même la divi-
nité, est exécuté pour hérésie par les Timourides en
1394. Le hurûfisme a contaminé les Bektashis, dont les
chefs tentent cependant de minimiser l'influence.

173
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Sur les plateaux d’Asie, subsistent d’anciens sédi-


ments religieux qui seront islamisés partiellement. Peut-
être faut-il parler, à propos des Bektashis, non de « sou-
fisme » mais de spiritualités inspirées en partie par
l'islam. D’évidence, il existe un clivage entre mystique
urbaine et mystique rurale. On peut ainsi mesurer la dis-
tance séparant la nébuleuse des derviches turco-persans,
au syncrétisme débonnaire, et l’antinomisme déclaré,
d’un Rûmî par exemple. Celui-ci s’est fait l’apôtre de
l’extase, de l’ouverture aux autres religions, et des rémi-
niscences de l'Iran ancien affleurent dans son œuvre,
mais tout cela s'intègre dans une perspective propre-
ment islamique.

— Caucase. Dernière des grandes voies apparues à l’épo-


que médiévale, la KAa/watiyya tire son nom du terme
arabe #halwa, la « retraite spirituelle » dont la pratique
caractérise l’ordre. Le maître éponyme, ‘Umar Khalwati
(m. 1397), aurait été appelé ainsi car il aimait à se retirer
dans un arbre au tronc creux. Les Khalwatis garderont
d’ailleurs un goût pour l’ascèse. Ce cheikh n’est pas un
organisateur, et c’est à Yahyâ Shirwânt (m. vers 1463),
originaire du Caucase, qu'il revient de constituer l’ordre.
Entre l’initiateur d’une voie et celui qui lui donne réelle-
ment l’impulsion, on l’a vu, 1l peut s’écouler un laps de
temps assez long. Etabli à Bakou, sur la Caspienne, Shir-
wânî dote la Khalwatiyya d’une structure hiérarchique.
Le grand nombre d’adeptes l’oblige en effet à envoyer
des représentants dans diverses régions du Caucase. Il
aurait été le premier cheikh à adopter cette délégation
pyramidale de l’autorité. Après avoir pénétré en Anatolie
à la fin du xv° siècle, la Khalwatiyya obtient le crédit des
souverains Ottomans, puis essaime dans tous les terri-
toires sous domination ottomane, particulièrement en
Egypte. Voie citadine et clairement sunnite, elle partage
avec les Ottomans une même vénération pour Ibn ‘Arab,
et le sultan Mehmet, qui conquiert Constantinople en

174
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

1453, prend pour guide spirituel un cheikh khalwatf. La


voie enseigne une initiation progressive par l’invocation
de sept Noms divins. Par le passé, les Khalwatis prati-
quaient volontiers les sciences occultes (divination,
alchimie, interprétation des rêves).
La destinée de certaines voies ne manque pas de sur-
prendre. En Azerbaïdjan naît au xiv° siècle la Szfawæ1yya,
qui a des origines géographiques et initiatiques com-
munes avec la Khalwatiyya. Initiée par Safi al-Dîn Arda-
bîlî (m. 1334) à Erdebil, entre Tabriz et la mer Cas-
pienne, elle présente à l’origine un profil sunnite. À la
fin du xv° siècle, ses maîtres l’orientent vers le chiisme
et, pour les besoins de la cause, se proclament descen-
dants de ‘Ali. Leur successeur, Shah Ismâ’îl (m. 1524),
fonde alors la dynastie des Séfévides, imposant le
chiisme duodécimain dans un Iran qui professait ce
dogme de façon minoritaire. Des partisans incondition-
nels, les Qizilbashes («têtes rouges »), l’aident dans
cette tâche et vont jusqu’à le diviniser'. Shah Ismâ’il et
les dynastes séfévides qui suivent vont alors chasser les
soufis sunnites d’Iran.

Bibliographie :
Sur les voies initiatiques, « ordres » ou « confréries », se réfé-
rer à l’ouvrage collectif: Les Voies d'Allah. Les ordres mystiques
dans le monde musulman des origines à aujourd'hui, dirigé par
Alexandre Popovic et Gilles Veinstein, Paris, 1996.

1. Les Oizilbashes sont appelés ainsi en raison de leur couvre-


chef de couleur rouge, dont les douze plis symbolisent les douze
Imams du chiisme duodécimain.

175
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

INTÉGRATION ET RAYONNEMENT :
« LE SOUFISME, CŒUR DE L'ISLAM »

Au plus fort des bouleversements géopolitiques et des


transformations qu’ils engendrent, le soufisme s’épa-
nouit dans ses diverses dimensions. Au xuI° siècle, alors
que la littérature soufie connaît son apogée, il devient le
courant dominant de la culture islamique et dynamise à
lui seul la vie intellectuelle. Attirant des fidèles de plus
en plus nombreux, il réoriente la piété et la vie religieuse
qui en est l’expression. Son omniprésence sur la scène
islamique se révèle dans maints aspects; nous nous arrê-
terons aux plus significatifs.

La reconnaissance du soufisme par les ulémas

Le soufisme a très tôt imprégné le milieu des lettrés et


des ulémas. Dès le xi° siècle à Bagdad, sciences exoté-
riques et soufisme tissent des relations intimes. De pieux
savants mènent une vie de saint, et n'hésitent pas à se
faire appeler « soufis »; les madrasa accueillent autant les
cheikhs que les juristes, et les maîtres du soufisme
occupent dans la cité une place croissante’. L'alliance
scellée par Qushavyrf et Ghazâli, nous l’avons vu, entre la
discipline du soufisme, la théologie acharite et le rite juri-
dique chaféite se confirme à partir du xnr° siècle; elle
détermine une lignée de savants soufis d’une remar-
quable continuité. Parmi les docteurs chaféites renom-
més qui vénèrent les soufis, citons le « sultan des ulé-
mas », ‘IZZ al-Dîn Ibn ‘Abd al-Salâm (m. 1261), auquel
on doit cet aveu: «Je n’ai connu le véritable islam
qu'après ma rencontre avec le cheikh Abû I-Hasan Shâ-
dhilf. » Ces savants prennent souvent un maître spirituel

1. D. Ephrat, À Learned Society in a Period of Transition. The Sunni


‘Ulama” of Eleventh-Century Baghdad, New York, 2000.

176
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

et s’affilient à une #zrfga. L’imam Nawawî (m. 1277) par


exemple, auteur des Jardins réservés aux hommes pieux
(Riyâd al-sâlihîn), est connu comme spécialiste du
Hadfîth. On sait moins qu'il était engagé dans la mys-
tique et prit la plume-pour défendre la terminologie sou-
fie; la postérité lui attribue d’ailleurs maints dévoile-
ments spirituels et miracles.
Dans l'Égypte mamelouke, la Shâdhiliyya a tissé sa
toile dans l’élite des ulémas. Le grand cadi Ibn Daqîq
al-‘Îd (m.1351), pressenti comme le «rénovateur de
l'islam pour le septième siècle de l’Hégire », prête allé-
geance à Ibn ‘Atâ’ Allâh, l’auteur des Hikam, et se fait
enterrer auprès de lui. Ses biographes lui attribuent
diverses faveurs spirituelles. Tâj al-Dîn Subkf (m. 1370),
autre savant chaféite de renommée, considère quant à lui
les soufis comme les « élus »". À la même époque, en
Andalousie, le juriste malékite Abû Ishâq Shâtibf
(m. 1388) prône un soufisme fidèle à la Loi, tandis qu’au
Maghreb son contemporain Ibn Qunfudh, juriste et cadi
de Constantine, se fait le chantre de «la gloire des
saints” ».
Ici et là, théologiens et juristes reconnaissent que la
science innée, octroyée par grâce divine (4/-‘/m al-wahbi)
est supérieure à la science spéculative qu’eux-mêmes
pratiquent. En diverses occasions, ils attestent que cette
science spirituelle est le vrai fondement de la prophétie.
Dès le xr° siècle, à Nichapour, le philosophe Avicenne
déclarait déjà à ses élèves à l’issue de sa rencontre avec
le cheikh Ibn Abî 1-Khayr: « Tout ce que je sais, il le
,
voit?! » Au siècle suivant, le vieil Averroës, à Cordoue

1. Cf. son Mu‘fd al-ni‘am, Beyrouth, 1986, p. 94.


r, temps de
2. N. Amri, « La gloire des saints. Temps du repenti
Szudia Islamic a 93, 2001,
l'espérance au Maghreb “médiéval” », dans
, 6
p- 133-147. Sa‘id,
es du shaykh Abu
3. M. Ebn E. Monawwar, Les Étapes mystiqu
p. 200.
F7
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

reçoit une leçon du jeune Ibn ‘Arabî : « Qu’avez-vous


trouvé par le dévoilement et l'inspiration divine?
s'inquiète le premier. Est-ce identique à ce que nous
donne la réflexion spéculative ? — Oui et non, répond le
second, entre le oui et le non les esprits prennent leur
envol, et les nuques se détachent'! »
Le théologien iranien Fakhr al-Dîn Râzî (m. 1209),
imbu de lui-même, était d’abord hostile au soufisme; à la
fin de sa vie, il vint à résipiscence et reconnut que « les
soufis sont les meilleurs des hommes ». Il tente alors de
se plier à la discipline spirituelle d’un maître, qui lui
demande de se retirer dans une cellule et entreprend de
le dépouiller, grâce à ses pouvoirs psychiques, de toutes
ses connaissances livresques. Mais Râzî, bientôt gagné
par la panique, quitte sa retraite”. De nombreux juristes
regrettent d’avoir découvert le soufisme trop tardive-
ment, à l'instar de ce grand cadi hanbalite du Caire pour
qui «ce qui touche le cœur » ne se trouve pas dans la
science exotérique, mais dans l’invocation de Dieu
(dhikr)*.
Bien qu'il n’ait pas été lui-même initié, le penseur et
historien Ibn Khaldûn (m. 1406) a une connaissance
assez fine du soufisme. Il lui consacre un traité ainsi que
le sixième chapitre de ses Prolégomènes (Muqgaddima)°.

1. GC. Addas, Zbn ‘Arabt et le voyage sans retour, p. 20. Selon le


cheikh ‘Alawî, Averroës aurait affirmé que «la Loi révélée incite à
suivre la voie des soufis » (Risä/ar al-Nâsir Ma'ràf, p. 62).
2. Cf. son ouvrage l’rigâdât firag al-muslimin wa l-mushrikin, Le
Caire, 1937, p. 72-73.
3. L'épisode est cité par M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage,
p. 52-53. Voir également l'introduction de P. Ballanfat à l'ouvrage de
Najm al-Dîn Kubrâ, Les Eclosions de la beauté et les parfums de la
majesté, p. 44-47.
4. Sha‘rânî, a/-Tabagât al-sughrâ, Le Caire, 1970, p. 80.
5. Le traité a été traduit par KR. Pérez (La Voie et la Loi) et la
Mugaddima par V.Monteil (Discours sur l'Histoire universelle, Bey-
routh, 1968; voir p. 1004 et sg.).

178
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Par leur discipline ascétique, dit-il en substance, les sou-


fis parviennent à un dévoilement des réalités spirituelles
auquel autrui n’a pas accès. À l’exemple d’autres savants,
il vénère les premiers soufis et rejette les adeptes du
«soufisme philosophique », c’est-à-dire Ibn Sab’în et,
dans une moindre mesure, Ibn ‘Arabî.
Aux xv° et xvi‘ siècles, d’illustres ulémas achèvent de
donner au soufisme ses lettres de noblesse. Affiliés le
plus souvent eux-mêmes, ils considèrent la science des
soufis comme infaillible. Zakariyyâ Ansârî (m. 1520) joue
ainsi un rôle essentiel dans la transmission des voies ini-
tiatiques présentes en Égypte. Ce grand cadi, à qui l’on
décernera, malgré lui, le titre honorifique de skay#h al-
islâm, enseigne conjointement le droit chaféite et le sou-
fisme, et forme sur son modèle plusieurs générations de
ulémas soufis. Plus important pour la postérité, Suyûti
(m. 1505) met à profit sa notoriété dans le monde musul-
man pour mener une apologie perspicace du soufisme. Il
est le premier à inclure le sasawwuf dans un recueil de
fatwas!. Il voit dans le ir la plus haute forme d’adora-
tion, avant même la prière, montre qu’il faut interpréter
les paroles des soufis et non s’arrêter à leur apparence,
soutient que les saints ont le don d’ubiquité, replace la
hiérarchie ésotérique des saints dans une perspective
sunnite, défend l’orthodoxie d’Ibn al-Fârid et d’Ibn
‘Arabî, affirme que les gnostiques sont supérieurs aux
juristes, etc. Il a lui-même choisi la voie shâdhilf, à
laquelle il consacre un ouvrage. Suyûti, à qui l’on prête la
rédaction d’un millier d’ouvrages dans les différents
domaines du savoir, reste un des auteurs les plus lus
dans le monde musulman. Dans son sillage, Ibn Hajar
la
Haytamî (m. 1566) accentue la place du soufisme dans

le pou-
1. La fatwa est un avis donné par un savant consulté par
e usuelle ment un point juridiq ue
voir ou par un privé. Elle concern
touchant à la vie cultuell e ou aux relation s humaine s.

179
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

fatwa!. L'histoire lui confère une singulière importance :


déjà à l'honneur de son vivant sous les Ottomans, il a
représenté jusqu’au xx° siècle une référence essentielle
pour les adversaires du wahhabisme.
À la même époque, Sha‘rânî (m. 1565) laisse entrevoir la
frontière ténue séparant le maître soufi et le savant-juriste.
Héritier de Suyûti, il affirme la nécessité d’un 7#hâd
(effort d'interprétation de la Loi) soufi, fruit de l'intuition
spirituelle. Transcendant les divisions entre les représen-
tants des différentes écoles théologiques ou juridiques, il
estime que seule une démarche intérieure permet de se
retrouver à la source de la Loi. À ses veux, le soufisme doit
régner sur les disciplines fondées sur la déduction ration-
nelle. Figure de proue dans la conquête de la pensée mys-
tique, il aura exercé une grande influence sur les soufis
réformistes des xvinI° et xIx° siècles.
Par son écriture hagiographique haute en couleur, par
sa position initiatique à la croisée de plusieurs voies, par
les règles précises qu’il assigne aux novices, en tant que
cheikh de zéwiya, Sha‘rânî est à la fois un acteur et un
témoin privilégié de l’expérience soufie. Son attrait pour
les mystiques illettrés et les « ravis en Dieu » (#7ajdhäb)
et, dans le même temps, sa condamnation d’un certain
soufisme populaire mettent en relief le paradoxe d’une
culture soufie dominante, mais qui suscite aisément les
contrefaçons et devient victime de son propre succès.

Le soufisme s'impose comme la spiritualité de l'islam sunnite

Tous les savants que nous venons de citer œuvrent à


présenter le soufisme comme le cœur de la religion isla-
mique. Le /asawwuf sunnite nie désormais toute affinité
avec l’ésotérisme chiite, quand il refuse de se soumettre

1. Cf. ses Farâwê hadiîthiyya, « Fatwas portant sur le hadfîth ».

180
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

aux normes de la Loi; il récuse également la philosophie


hellénistique (fz/safa), car elle fait concurrence à la Révéla-
tion, et donc à l'inspiration, héritière de celle-ci, qui échoit
aux saints et aux soufis. La philosophie antique, au-delà de
ses aspects spéculatifs, avait en effet une portée initiatique
méconnue en Occident, et les rapports supposés d’Avi-
cenne avec les soufis laissent apparaître une certaine riva-
lité entre philosophes et mystiques. Depuis le xr° siècle,
les cheikhs ont mis en garde contre cette influence, cher-
chant à marginaliser ceux qu’ils percevaient comme des
«soufis philosophes ». Aujourd’hui encore, le caractère
philosophique imputé à une partie de l’œuvre d’Ibn ‘Arab
continue à nourrir les polémiques.
À la fin de la période médiévale, le soufisme n’a plus à
se faire accepter par l’orthodoxie, car il en est lui-même
la source vive. Il est désormais agrégé au corps des
sciences enseignées dans les lieux de la vie islamique.
Les manuels des x° et xI° siècles ainsi que les textes spi-
rituels de Ghazâli et de Suhrawardf sont lus et commen-
tés au même titre que les traités de Hadîth ou de droit.
La mystique figure en bonne place dans les ouvrages
encyclopédiques, genre qu’affectionne l’époque. Les
thèmes centraux de la doctrine soufie, telle la « Réalité
muhammadienne », ont pénétré les esprits et appa-
raissent dans des livres n’ayant pas de rapport direct avec
le soufisme. De même, lettrés et ulémas font référence à
la hiérarchie ésotérique des saints, évoquant son « pôle »
(gurb), ses « piliers » (awtâd), ses « substituts » (444@)),
etc:
Prendre le pacte initiatique (‘z#d) avec un maître ne
pose aucun problème aux ulémas, eux qui maîtrisent
l’art du «contrat» (‘zgd), principe récurrent du droit
rusulman : le premier représente le versant ésotérique
du second. Le plus souvent, ces savants sont affiliés à
plusieurs voies, ce qui favorise l’infiltration du soufisme

181
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

que ne
dans la société. Pour autant, la dimension mysti
les « petits
pénètre pas tout le milieu des clercs:
nture
juristes », en particulier, restent étrangers à l'ave
spirituelle que proposent les soufis.

Hanbalisme et soufisme

On a souvent reproché à l’école théologique et juri-


dique fondée par Ibn Hanbal son fidéisme littéraliste
étroit. À tort, car cette école n’attaque pas plus qu'une
autre le soufisme en soi et se montre même, en défini-
tive, largement perméable à cette dimension de l'islam.
Durant les premiers siècles, des soufis majeurs, on l’a vu,
sont d’obédience hanbalite (Ibn ‘Atâ’, Hallâj, Ansârî
Harawi) et, dès le xI° siècle, Bagdad compte beaucoup de
hanbalites à la fois juristes et soufis. La »adrasa du han-
balite ‘Abd al-Qâdir Jîlânf cherche ainsi à harmoniser Fe
droit et la spiritualité. De nombreux savants et soufis
hanbalites défendent plus ou moins ouvertement la
mémoire du controversé Hallâj. Dans son ouvrage La
Confusion d'Iblis (Talbis Ibis), le hanbalite Ibn al-Jawzî
(m. 1200) dénonce certes les excès auxquels se livrent, à
ses yeux, les soufis, mais son réquisitoire n’épargne per-
sonne (philosophes, théologiens, sermonnaires). Cédant
à la tradition hagiographique désormais établie, il
compose également des vies de saints.
Le polémiste Ibn Taymiyya (m. 1328), en revanche,
est souvent présenté comme le plus farouche adversaire
des soufis. Ce savant syrien, promoteur du « néo-hanba-
lisme », combat tout ce qui lui semble contrevenir aux
sources scripturaires et à l'exemple des premiers musul-
mans (sa/af). Dans le domaine de la mystique, il
condamne le culte des saints et la demande d’inter-
cession (il agrée l’intercession du Prophète pour les
fidèles au Jour du Jugement, mais non en ce monde), et
stigmatise le « monisme » métaphysique d’Ibn ‘Arabi,
d’Ibn Sab‘în et de leur école respective. Encore a-t-il le

182
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

mérite d’avoir lu les textes de ces auteurs, et d’opérer


une distinction entre Ibn ‘Arabf et ceux qui se réclament
de lui. Cela ne sera pas le cas de ses épigones, les wah-
habites saoudiens et ceux qui leur sont inféodés, les-
quels ont tronqué la pensée d’Ibn Taymiyya.
Ibn Taymiyya reprend une grande partie des thèmes
et de la terminologie soufies, mais en les vidant de toute
teneur ésotérique : il valide les «stations » et les
«États» spirituels qui jalonnent la Voie, tel l’amour
entre Dieu et l’homme; il crédite les miracles des saints,
excuse l'ivresse du mystique extatique, reconnaît le rôle
de l’« inspiration » et du « dévoilement » tant qu'ils ne
contredisent pas le Coran et la Swrna, etc. Il loue les pre-
miers maîtres comme Junayd ou Tustari et tient Bistâmî
pour un spirituel « authentique ». Ayant reçu l'initiation
de la Qâdiriyya, il précise qu’il n’y a entre ‘Abd al-Qâdir
Jilânt et lui que deux intermédiaires. Enfin, il a à Damas
le rôle d’un véritable maître spirituel”. Mais son refus
d’un soufisme autre qu’éthique et son rejet de toute
médiation ésotérique entre Dieu et l’homme lui vau-
dront une réputation d’hostilité envers le soufisme. Ses
séjours en prison, notons-le, sont dus davantage à ses
positions théologiques, qui s’insurgent contre l’acha-
risme dominant, qu’à ses conflits endémiques avec tel
courant mystique.
Son principal disciple, Ibn Qayyim al-Jawziyya
(m. 1350), élargit l'ouverture des hanbalites au soufisme.
Initié par son maître dans la Qâdiriyya, il laisse parmi ses
œuvres maîtresses un commentaire des Ærapes des ifiné-
rants vers Dieu d'Ansârî?, dans lequel il écrit que «les

1. E. Geoffroy, « Le traité de soufisme d’un disciple d’Ibn Tay-


Isla-
miyya :Ahmad ’Imâd al-dîn al-Wâsiti (m. 711 / 1311) », Srudia
, rf |
mica. n° 82, 1995, p. 83-101.
2. Traduit en partie sous le titre Les Sentiers des itinérants, Paris,
1999:

183
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

nu la
plus éminents juristes et théologiens ont recon
influencé
supériorité des soufis ». Ibn Taymiyya a aussi
ites. Parmi eux, Ibn Kathîr
plusieurs savants chafé
connu pour son commentaire du Coran,
(m.1373),
rique
reconnaît dans d’autres ouvrages la hiérarchie ésoté
des saints et emploie la terminologie soufie . Quant à Ibn
Hajar ‘Asqalânî (m. 1449), spécialiste du Hadfîth et grand
cadi, il justifie le langage allusif des soufis et commente
les vers mystiques d’Ibn al-Fârid. Par la suite, les hanba-
lites continueront à s’ouvrir à la dimension intérieure de
l’islam, et certains se montreront perméables aux doc-
trines d’Ibn ‘Arab.

Les lieux de la sociabilité soufre

À partir du xrn° siècle, les établissements consacrés à la


vie mystique fleurissent sur tous les territoires de l'islam.
Le ribât, on l’a vu, était à l’origine situé sur les marches
frontières du domaine islamique, face aux non-musul-
mans. Peu à peu, il perd son rôle militaire et ne se main-
tient qu’en territoire arabe; il n’accueille alors que les
soldats du //44d intérieur, les soufis : au xn° siècle, Bag-
dad compte plusieurs ribâr, et le « grand cheikh » (say##
al-shuyakh) des soufis, investi par le calife, est à la tête de
l'un d'entrée enx.
Présente en Iran depuis le x°siècle, la #/@nqgâh
accueille les affiliés de la congrégation dont elle dépend,
mais également tous les passants et les visiteurs. Elle se
révèle un grand foyer d'intégration sociale. Saladin
l’importe au Proche-Orient, et la première #kängäh qu’il
construit héberge trois cents soufis orientaux. La #/@nqâh
devient alors un établissement public, c’est-à-dire
financé par les régimes ayyoubide puis mamelouk, qui
peuvent de la sorte exercer un contrôle. Les résidents
des #hänqgäh sont si prospères que le voyageur Ibn
Jubayr, visitant Damas au x siècle, voit en eux «les

184
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

rois de ce pays ». Beaucoup de maîtres se montrent réti-


cents face à cette institutionnalisation du soufisme. Elle
leur semble paradoxale puisque les occupants des ##äân-
gâäh perçoivent une sorte de salaire, alors que les
« pauvres en Dieu », les soufis, sont censés s’en remettre
à la providence divine, ou encore gagner leur vie. Un
grand nombre de ulémas prodiguent dans les #4@ngäh un
enseignement en sciences religieuses, ce qui contribue à
intégrer le soufisme dans la vie islamique.
Contrairement à la #k@ngäh, qui disparaîtra lorsque les
deniers publics ne pourront plus la financer, la xéw1ya est
le lieu de l’intiative privée, spontanée, d’où vient
l'impulsion spirituelle. Connue uniquement dans le
monde arabe (son équivalent dans le monde turc est le
tekke, et en Inde la rakya), la xéwiya est le « coin » où l’on
se retire pour pratiquer la vie intérieure. À l’origine, la
demeure ou la boutique d’un cheikh peut faire office de
zâviya; mais vers le x‘ siècle celle-ci prend une grande
extension, et conforte la vocation d’hospitalité des sou-
fis: qu’ils soient de grands ulémas, des émirs ou de
petites gens, les disciples font rayonner la personnalité
de leur cheikh dans la société. Au Maghreb, de grandes
zâviya s’implantent alors en zone rurale. Fonctionnant le
plus souvent en autarcie, elles donnent un enseignement
en sciences islamiques et contribuent largement à la
cohésion sociale.
La diffusion du soufisme dépasse rapidement ces
lieux spécifiques. Depuis le xi° siècle, rappelons-le, les
madrasa d'Irak accueillent cette discipline. Vers le
x siècle, le fait se généralise en Égypte par exemple,
où les madrasa et les institutions réservées à la science
du Hadîth (44r al-hadith) incluent le soufisme dans leurs
programmes. À l’université al-Azhar du Caire, Ibn ‘At4’
Allâh enseigne conjointement le droit et le soufisme, et
cette tradition ne s’interrompra pas. Dans le même
temps, les soufis investissent les mosquées, où ils
tiennent des cercles d’enseignement et d’invocation

185
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

s salât
(dhikn). Les séances de prière sur le Prophète (wajli
ète, appa-
’alà l-nabi), nuits d’oraison dévolues au Proph
la mos-
raissent à al-Azhar à la fin du xv° siècle, puis à
dent
quée des Omeyyades de Damas; elles se répan
bientôt dans d’autres région s du mond e musul man.
Ribât, khângâh et zâwiya constituent parfois des
complexes monumentaux. Une grande z4wiya comprend
en général une mosquée, une ”74drasa, une hôtellerie et
des parties privatives. Les ensembles les plus importants
sont concentrés autour du tombeau (”4z4r, magâm) du
saint fondateur ou d’un de ses successeurs. Ce sanctuaire
sert de lieu de rassemblement aux soufis et draine des
foules de plus en plus nombreuses.

Le « culte des sainfs »

Prenant son essor dès l’époque fatimide, le culte des


saints a pour signe tangible la « visite » (ziy4ra) à leur
sanctuaire. S'il oriente la piété populaire à partir du
x‘ siècle, il se nourrit de l’enseignement « savant » des
maîtres et de leur doctrine de la sainteté. Du dergah de
Shishti à Ajmer, en Inde, au mausolée de Jflânf à Bag-
dad, en passant par Humaytharâ, en Egypte, où la pré-
sence de Shâdhilf a donné vie au désert, les lieux où ont
vécu et où sont morts les saints sont réputés chargés de
baraka et exercent toujours leur prodigieuse faculté
d’attrait'. Chacun vient y chercher ce qui répond à son

1. À titre d'exemple, le tombeau de Shâdhilf « était encore au


début du xx° siècle un modeste bâtiment cubique de pierres sèches,
simple étape sur les routes du #gj/; c’est aujourd’hui, depuis que la
route bitumée le dessert, une ville en formation, avec des hospices
pour les pèlerins, des mosquées, des parkings où les cars affluent lors
du pèlerinage annuel à la tombe du saint»; cf. C. Mayeur-Jaouen,
« Tombeau, mosquée et zâwiva: la polarité des lieux saints musul-
mans », dans Lieux sacrés, lieux de culte, sanctuaires, École française de
Rome, 2000, p. 139.

186
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

attente : les soufis y sollicitent l’«illumination » de


l’âme, tandis que le commun des croyants a des requêtes
plus matérielles, liées au mariage, à la stérilité, aux exa-
mens, etc. Dans les deux cas, c’est l’intercession du saint
qui est visée. En dépit de l’opposition d’Ibn Taymiyya à
ce type de pratique, des savants achèvent d’en valider
l’orthodoxie. Pour les fidèles démunis, la visite au sanc-
tuaire du saint tient souvent lieu de pèlerinage à La
Mecque.
En Égypte, les fêtes anniversaires de saints (#4w/d),
prennent de l’ampleur à partir du xv° siècle. Par mimé-
tisme avec le m#aw/id du Prophète, ces fêtes, dédiées aux
multiples saints du pays, ponctuent à la fois l’année et
l’espace égyptien. Le wmaw/id le plus important reste
celui d’Ahmad Badawi, à T'anta, qui prend des allures de
kermesse folle. Par les différents aspects de la dévotion
qu’ils manifestent au Prophète comme par la vénération
qu’eux-mêmes suscitent après leur mort, les maîtres sou-
fis contribuent à enrichir le calendrier des fêtes musul-
manes, ce que certains considéreront bientôt comme des
«innovations blâmables » (#1d'a).

Le gouvernement ésotérique du monde

De nombreux versets coraniques rappellent que le


pouvoir n'appartient qu’à Dieu. Dès lors, qui sont les
réels représentants (#4a/ffa) de Dieu sur terre : ceux qui
détiennent la royauté temporelle, ou les prophètes et
leurs héritiers, c’est-à-dire les ulémas et les saints? La
société islamique médiévale tranche nettement en
faveur des seconds. Nous avons souligné la fidélité des
musulmans sunnites au califat, institution héritée du
Prophète qui représentait à leurs yeux un rempart contre
toute tentative d’usurpation. Pourtant, à l’exception
notable d’al-Nâsir, les califes sont devenus des jouets
entre les mains des émirs qui ont exercé le pouvoir de
fait. Que les voies initiatiques se soient développées en

187
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

réseaux structurés au moment où le califat abbasside


s’est effondré n’est pas un hasard : c’est à cette époque
que l’on commence à désigner le successeur ou le repré-
sentant d’un maître par le terme #kalifa (d’où vient éga-
lement le mot «calife»). Le maître délègue à autrui
l’autorité dont il est investi par Dieu, et celle-ci fait de
plus en plus concurrence au pouvoir temporel: voici
venu le temps du « califat des saints »’.
L'idée que « l’État ésotérique des saints » (daxwla bâti-
niyya) se superpose au gouvernement d’ici-bas a sans
doute des appuis scripturaires. Dans une longue fatwa,
Suyûti fait l'inventaire des Hadîths évoquant le rôle cos-
mique que diverses catégories de saints (qutb, awtäd,
abdäl.…) sont censés jouer dans l’économie du monde.
Pour la plupart des auteurs, chaque époque compte cent
vingt-quatre mille saints, soit le nombre des prophètes
qu’a connus l'humanité. La doctrine selon laquelle ce
sont les saints qui régissent le monde, chacun dans une
juridiction territoriale déterminée, s’est répandue dans la
société vers le xuI° siècle. Elle a été formulée par Ibn
‘Arabf, mais apparaît également chez d’autres auteurs
soufis. Elle se traduit dans le vécu social par les titres
que reçoivent certains saints, lesquels sont d'ordinaire
réservés aux détenteurs du pouvoir temporel. Au Caire,
par exemple, le cheikh Muhammad Hanafi (m. 1443) est
appelé « le sultan » ou «le roi ».
Dans bien des cas, sultans et émirs semblent donner
du crédit à ce gouvernement invisible. Ils y ont de toute
façon intérêt, car les cheikhs ont un tel ascendant sur la
société qu’il leur est difficile de s’opposer à eux. Le cha-
risme d’un saint ou l'influence d’une /arîga fortement
implantée constitue une menace potentielle pour les
pouvoirs temporels. En général, les dirigeants écoutent

1. Cf. D. Gril dans Évafs, sociétés et cultures du monde musulman


médiéval, p.444.

188
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

les conseils ou les reproches que leur adressent les


cheikhs. On rapporte que le calife Hârûn al-Rashîd
(m. 809) aurait pleuré de remords après avoir été admo-
nesté par un saint. Les soufis sont ainsi parvenus à inter-
céder pour le peuple, voire à infléchir la politique des
princes. Au xvi‘ siècle, Ahmad Sirhindf aurait convaincu
les souverains moghols d'abandonner la religion syncré-
tique adoptée auparavant par l’empereur Akbar. Ce soufi
était affilié à la Naqshbandiyya, voie qui a toujours prôné
à ses adeptes d’intervenir auprès des princes. D’autres
soufis, au contraire, refusaient tout contact avec les diri-
geants, considérés comme impurs.
Sultans et émirs cherchent à se ménager le pouvoir
surnaturel des saints, car il pourrait se retourner contre
eux. D’évidence, leur seul souci est parfois de légitimer
leur pouvoir, dans une société qui a soif de sainteté. Cer-
tains, toutefois, sollicitent réellement l'assistance spiri-
tuelle des cheikhs et, tel le sultan mamelouk Baybars,
font allégeance à un maître spirituel. Les Mamelouks,
anciens esclaves turcs ou tcherkesses, ont accueilli le
calife abbasside au Caire, après le sac de Bagdad en
1258, afin qu’il serve de caution morale à leur pouvoir.
S'ils contrôlent la mystique des #hängäh, 11s fréquentent
à titre individuel les zéæiya et défendent les soufis
contre les juristes. Le mariage entre dynastie temporelle
et soufisme est consommé avec les sultans ottomans, qui
imposent les thèses d’Ibn ‘Arabîf comme doctrine d'Etat,
et sont tous affiliés à une ou plusieurs /arîga.

Bibliographie : !
Éric Geoffroy, Le Soufism e en Egypte et en Syrie sous les derniers
Mamelouks et les premier s Ottoman s : orientat ions spirituelles et enjeux
culturels, IFEAD, Damas, 1995.
Ibn Khaldûn, La Voie et la Loi, présenté et traduit par
R. Pérez, Paris, 1991.
saint
Catherine Mayeur-Jaouen, A/-Sayyid al-Badawf, un grand
de l'islam égyptien, Le Caire, IFAO, 1994.

189
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

/ l
SOUFISME ET RÉFORMISME (XVIII‘-XX° S.)

Un déclin du soufisme?

Les siècles ottomans sont souvent perçus comme une


époque où la culture islamique se serait sclérosée. Les
savants musulmans se contenteraient de commenter ou
de résumer les ouvrages des anciens, et le contrôle
exercé par l’État ottoman sur la hiérarchie religicuse
entraverait le dynamisme de la pensée. Le soufisme lui-
même dégénérerait en une religion populaire où super-
stition et charlatanisme feraient bon ménage, et les
pseudo-mystiques, abusant de la crédulité publique,
seraient alors florissants. Le premier santon venu serait
consacré « pôle des saints », et le «fou de Dieu» au
comportement extravagant attirerait davantage que le
soufi de bonne tenue. Depuis le xv° siècle, il est vrai, le
soufisme et la culture islamique en général connaissent
un tassement, et des maîtres sont dès lors poussés par un
vent de réforme. Le cheikh ‘Al Ibn Maymûn Fâsî
(m.1511), par exemple, se définit comme un strict
muhammadien, et vitupère contre la corruption des ulé-
mas et la dégénérescence du soufisme. Mais force est de
constater que ce type de réquisitoire est brandi depuis
des siècles par les maîtres, dans le but sans doute de
revigorer l’aspiration des novices.
La période ottomane compte en effet des aspects posi-
tifs. Ulémas et soufis vivent de plus en plus en osmose,

1. Nous avons relativement développé les chapitres portant sur le


soufisme tardif. De la sorte nous voulons réagir contre une vision,
désormais surannée, d’un soufisme « classique », apogée de la mys-
tique musulmane, qui s’arrêtait pour certains au x° siècle et irait au
plus jusqu’au xni° siècle; cet âge d’or serait alors suivi d’une longue
période de déclin. Cette vision, pensons-nous, est trop tributaire du
découpage historiographique occidental.

190
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

et la pensée mystique fait désormais partie de la culture


islamique. La figure de ‘Abd al-Ghanf Nâbulusî
(m.1731) en témoigne. Esprit indépendant bien qu'il
soit rattaché à deux voies initiatiques, il écrit dans les
différentes branches du savoir islamique, et se distingue
dans la poésie, la relation de voyage et le soufisme, où il
apparaît comme un interprète autorisé d’Ibn ‘Arabî.

La quête de la pureté originelle (xvuf-xIx 5.) :


soufisme et wahhabisme

Au tournant des xvur et xIx° siècles, le monde du sou-


fisme connaît une effervescence comparable à celle des
xrrf et x‘ siècles. Ce « renouveau », qui accompagne un
réveil de l'islam et la troisième vague de son expansion,
est avant tout une réaction. L’affaiblissement des grands
empires musulmans (ottoman, séfévide, moghol), la
domination toujours plus affirmée de l’Europe, l'usure
des sociétés musulmanes et les déviations qui les enta-
cheraient : nombreux sont les chefs musulmans à impu-
ter ces fléaux au déclin de la pureté religieuse.
Depuis le désert d'Arabie, le mouvement wahhabite,
fondé par Ibn ‘Abd al-Wahhâb (m. 1792), impose le
retour à un islam supposé originel, délivré des innova-
tions et des superstitions. Le soufisme réformiste qui
voit le jour au même moment participe à ses débuts du
même élan d'épuration. L’un et l’autre demandent que
les sociétés musulmanes reviennent au modèle de la pre-
mière communauté de Médine afin qu’elles vivent en
conformité avec les principes de l'islam et la Skarfa. Ils
se montrent intransigeants dans la pratique de la religion
sou-
et se réclament d’Ibn Taymiyya, qui restreignait le
fisme à sa dimension éthique. Ils proscriv ent égaleme nt
limitation servile en matière juridique (/4g/id) et récla-
ment la réouverture des « portes de l’y#hâd », censées
avoir été fermées vers le x°siècle. Comme les wah-

191
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

habites, les soufis réformistes condamnent vigoureuse-


ment certaines pratiques confrériques spectaculaires et la
religion populaire qui a éclos autour des tombes des
saints: ils veulent également réagir contre le relâche-
ment de la discipline initiatique.
La comparaison, cependant, s'arrête là, car les affinités
entre wahhabisme et soufisme ne peuvent être que
contingentes. Sur le fond, les deux mouvements
s'opposent totalement, et leurs divergences vont s’accen-
tuer avec le temps. On s’en rend mieux compte
aujourd’hui: l'islam sec et fruste prêché par les wah-
habites a pour ennemi naturel le soufisme, et l'Etat saou-
dien n’a pas hésité à soutenir ou à promouvoir la lutte
armée contre les milieux mystiques. Les wahhabites sont
réfractaires à toute dimension intérieure de l'islam, à
toute valeur symbolique des rites. Refusant d'admettre
que les maîtres soufis puissent exercer une direction spi-
rituelle sur les fidèles, ils ont toujours blâmé la vénéra-
tion que les disciples ont pour leur cheikh. À leurs yeux,
la place très particulière que tient le Prophète chez les
soufis relève du s4irk, du fait d’« associer » dans l’adora-
tion d’autres que Dieu.

La Voie muhammadienne

Dans leur quête du retour aux sources, les soufis réfor-


mistes se réfèrent plus que jamais au Prophète. Ils redé-
couvrent la discipline du Hadfîth et prônent une « Voie
muhammadienne » (arîga muhammadiyya) transcendant
les différentes voies initiatiques. Cette expression, impli-
cite dans le soufisme antérieur, apparaît vers le xvI‘ siè-
cle et devient récurrente dans le soufisme réformé. Se
présentant volontiers comme muhammadiens plutôt que
comme qâdirî ou naqshbandf, et bien qu’ils restent affi-
liés à une ou plusieurs voies initiatiques, les soufis réfor-
mistes se rattachent directement à l’entité spirituelle du
Prophète, au point que certains affirment le rencontrer

192
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

«en chair et en os ». Selon Muhammad Sanûsf, l’adepte


de la Voie muhammadienne doit penser à tout moment
au Prophète, il doit l’imiter en toute chose, prononcer
constamment des formules de bénédiction sur lui; son
cœur, en s'étant absorbé dans la contemplation de
l’« essence muhammadienne », pourra voir le Prophète
dans son apparence physique. Cette relation directe au
Prophète a fait frémir maints « juristes », car elle place le
mystique à la source de la Loi, en amont des écoles de
jurisprudence (#adhähib), de leurs querelles et de leurs
mesquineries. Elle a pour fruit l’##4d soufi, auquel invi-
taient Suyûti et Sha‘rânf, et qui fait l’économie des inter-
médiaires qui entraveraient la relation du croyant au
Prophète.

Voies rénovées, voies nouvelles

Les signes du renouveau soufi sont quasiment iden-


tiques de l’Inde au Maghreb : ils se caractérisent par une
épuration de la vie mystique fondée sur la SAari'a et le
modèle muhammadien, par un réformisme socio-poli-
tique militant, en réponse à la pénétration occidentale,
par une expansion numérique des /4rfga et une organisa-
tion relativement centralisée. Il ne s’agit nullement d’un
mouvement panislamique concerté: les réponses
divergent selon les individus et au gré des cir-
constances!. Ce mouvement a été qualifié, il y a quel-
ques décennies, de néo-soufisme, ce qui laisse supposer
une rupture par rapport à l’enseignement des maîtres
« médiévaux » (jusqu’au xv°s.). Il n’en est rien car les
soufis réformistes puisent chez Ibn ‘Arabî la doctrine
intérieure et chez Ibn Taymiyya la rigueur extérieure.
des
Shâh Wal Allâh, par exemple (m. 1762), précurseur
comme Ibn Tay-
réformistes indiens musulmans, recourt

1. M. Gaborieau et N. Grandin, « Le renouveau confrérique »,


dans Les Voies d'Allah, p. 83.

193
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

miyya à l’rinad et rejette le culte des saints; il continue


pourtant de vénérer Ibn ‘Arabi, appelant à une inter-
prétation plus exacte de la doctrine de l’«unicité de
l’Être ». Même Sayyid Ahmad Barelwî (m. 1831), qui
mène dans le nord de l'Inde une action missionnaire
d'envergure et cherche à libérer le pays des Britanniques
en fondant un semblant d’État islamique, n’en reste pas
moins un cheikh naqshbandfî traditionnel.
Pour bien des maîtres soufis, la réforme est avant tout
intérieure. Elle vise à recentrer les aspirants sur les prin-
cipes essentiels de la Voie, en dépouillant leur pratique
de ses scories. Le cheikh marocain ‘Arabî Darqâwi
(m. 1823), par exemple, met l’accent sur le travail spiri-
tuel et non sur la théorie du soufisme. Son enseignement
rappelle celui des maîtres du passé : en ce domaine, l’ori-
ginalité n’a aucun sens car les plus grands saints ont pour
seule mission de vivifier la tradition spirituelle dans
laquelle ils s'inscrivent’. De tempérament extatique,
Darqâwî prône la voie du détachement, et ses disciples,
les Darqâwa, mènent souvent une vie errante, portant un
bâton à la main et un gros chapelet autour du cou. Nom-
breux au Maroc et dans l’ouest algérien, ils ont résisté à
la présence française jusqu’au début du xx° siècle. Mais
au-delà, Darqâwî a donné une nouvelle impulsion à la
Shâdhiliyya, et les différentes branches qui en sont
issues (Darqâwiyya, Madaniyya, Yashrûtiyya, ‘Ala-
wiyya...), très vivantes aujourd’hui encore, ont essaimé
jusqu’en Indonésie.
Un cheikh syrien, Mustafà Bakrî (m. 1749), est à l’ori-
gine d’une ample réforme au sein de la Khalwatiyya; il
en résulte un mouvement d’expansion de la voie, qui
connaît elle aussi des prolongements initiatiques
jusqu’en Asie du Sud-Est. Les disciples directs de Bakrî

1. Darqâmwi, Lettres d’un maître soufi, présentées et traduites par


T. Burckhardt, Milan, 1978.

194
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

en Égypte, les cheikhs Hifnî et Dardîr (seconde moitié


du xvuI° s.), sont des ulémas réputés d’al-Azhar; ils s’en
prennent aux pratiques confrériques et interviennent
directement dans la vie politique et sociale. Cet esprit de
réforme anime toujours les représentants actuels de la
Khalwatiyya.
Chez les Naqshbandis, le renouveau vient de Maw-
nâ Khâlid (m. 1827). Formé dans les sciences exoté-
riques, ce cheikh kurde s’établit à Damas où il adopte la
ligne réformiste d’un autre grand naqshbandf, Sirhindf. Il
enrichit la farîga de nouvelles méthodes initiatiques; il
exige par exemple des disciples qu’ils s’orientent inté-
rieurement vers sa personne, et non Vers ses représen-
tants dans les provinces. Comme Sirhindf, il fait pression
sur les dirigeants afin qu’ils ramènent les musulmans à
une observance plus stricte de la Skarf'a, seul moyen à
ses yeux de renforcer l'islam face aux puissances chré-
tiennes montantes. Il rallie à sa cause les ulémas de
Syrie, qui le pressentent comme le « rénovateur du
xrnr' siècle de l'Hégire ». Un de ses disciples, le grand
savant hanafite Ibn ‘Âbidîn (m. 1836) valide, à l'encontre
du wahhabisme naissant, les visites aux tombes des
cheikhs et la hiérarchie ésotérique des saints. La Naqsh-
bandiyya-Khäâlidiyya pénètre rapidement dans le Cau-
lutte
case (Daghestan, Tchétchénie), où elle structure la
Imâm Shâmil (m. 1859), l’un
contre l’envahisseur russe.
des principaux opposants à cette occupation, reste fidèle
aux grandes options de cheikh Khâlid. En concurrence
de
avec la Qâdiriyya, la Khâlidiyya a permis au soufisme
du
jouer un rôle majeur dans la région à partir du milieu
21 CLR.
La figure majeure du renouveau soufi est sans
étudié
conteste Ahmad Ibn Idris (m. 1837). Après avoir

te au xx siècle,
1. R. Chih, Le Soufisme au quotidien. Confréries d'Égyp
Paris, 2000.

195
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

urs
les sciences islamiques à Fès, celui-ci s’affilie à plusie
de la Shâdhiliyya, bien ancrée dans cette
branches
métropole de l'islam. Puis il s'établit à La Mecque qui
est alors, avec Médine, la plaque tournante des soufis
réformistes. Il prône l’affiliation directe au Prophète et la
pratique de l’y#hâd spirituel. Pour lui, le fidèle n’a pas
besoin d’intermédiaires pour avoir accès au Coran et à la
Sunna. Son rejet des quatre écoles juridiques du sun-
nisme lui vaut l’ire des juristes mecquois, ce qui l’oblige
à s’exiler dans la région de ‘Asîr, au Yémen. L'impor-
tance d’Ibn Idrîs ne réside pas tant dans son œuvre,
modeste, que dans le rayonnement énigmatique de sa
personnalité. Par son érudition et son souci de réforme
intérieure, il tient en respect les wahhabites auxquels 1l
est confronté. Le panislamisme dont il se réclame sera
utilisé comme une dernière arme politique par le sultan
ottoman ‘Abd al-Hamîd (m. 1909). Il annonce l’appel
pressant des ulémas réformistes à dépasser les divisions
entre musulmans.
Plusieurs disciples d’Ibn Idrîs créent des arfga, qui
devaient transformer le paysage initiatique d’une partie
du monde musulman, du Maghreb jusqu’à l’Asie du
Sud-Est. Le plus proche d’Ibn Idrîs est sans doute
Muhammad Sanûsf (m. 1859). Né en Algérie, il acquiert
lui aussi à Fès sa formation dans les sciences islamiques
puis, en Arabie, prend Ibn Idrîs pour maître. À la mort de
ce dernier, il implante la Sanûsiyya en Libye et dans les
zones sahariennes voisines, où il s'emploie à « réislami-
ser pacifiquement, hors de toute visée politique, les
populations déshéritées de la région’ ». La doctrine de
Sanûsf est centrée sur la Réalité muhammadienne. Au
début du xx° siècle, les Sanûsis mènent le 7144 armé
contre l’envahisseur italien en Libye, anglais en Égypte,

1. J.-L. Triaud, « La Libye », dans Les Voies d'Allah, p. 411.

196
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

et français en Algérie et au Niger, d’où la « légende


noire » dont les créditent les puissances coloniales". La
Sanûsiyya s'éteint progressivement en tant que voie ini-
tiatique et ne garde qu’un rôle institutionnel : en 1950,
un cheikh de cette confrérie est promu roi de Libye; il
sera renversé par Kadhafi en 1969.
Plutôt qu’à former une petite élite, les nouvelles voies
soufies cherchent à spiritualiser la pratique de l’islam sur
une large échelle. Le prosélytisme de la Tijâniyya en est
la meilleure illustration. Originaire de la région de Tlem-
cen, Ahmad Tijânf (m. 1815) étudie comme tant d’autres
les sciences religieuses à Fès. Initié dans plusieurs voies,
il voit en 1782 le Prophète à l’état de veille, qui lui
enjoint de fonder sa propre #arîga. Revendiquant la fonc-
tion de « sceau des saints » (#4atm al-awliyä”), 11 présente
la Tijâniyya comme l’accomplissement des voies initia-
tiques antérieures”. Il impose aux adeptes de renoncer à
tout autre affiliation et prétend que les disciples qui se
démettent de leur engagement encourent une punition
du ciel pouvant les mener à la mort. De telles exigences
soulèvent les critiques de nombreux soufis, et bien sûr
des savants exotéristes.
Depuis Fès où il est protégé par le monarque chéri-
fien, Ahmad Tijânî parvient à implanter sa voie dans tout
le Maghreb en créant un vaste réseau de délégués
(mugaddam). À l'exemple des maîtres shâdhilis, il ne
recommande pas de renoncer aux biens de ce monde
(zuhd), mais de pratiquer l’action de grâces (s#ukr); lui-
même vit dans l’aisance. Après sa mort, la Tijâniyya se

confrérie
1. J.-L. Triaud, La Légende noire de la Sanàûsiyya. Une
musulmane saharienne sous le regard français , Paris, 1995.
le rôle
2. Selon A. Hampaté Bâ, cette voie « joue, dans lislâm,
», c’est-à- dire qu’elle synthét ise
que l’islâm joue parmi les religions
voies initiati ques antérie ures (Vie ef enseigne ment de
et parachève les
1980, p. 230).
Tierno Bokar, le Sage de Bandiagara, Paris,

197
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

propage en Afrique de l’Ouest (Sénégal, Guinée, Mali)


par l'intermédiaire d’adeptes tels que Hajj ‘Umar Tal
(m. 1864). Le mouvement d’adhésion à la tariga Y eSt Si
massif que Tal fonde un Etat islamique d’obédience
tijâni, qui sera démantelé par les Français en 1893. Une
branche dissidente, le hamallisme, née en Mauritanie,
doit sa notoriété à certains de ses représentants: le
cheikh Hamallah (m. 1943), qui se distingua de la voie
mère par des pratiques particulières, puis subit les persé-
cutions des Français, Tierno Bokar (m. 1940), « le sage
de Bandiagara », au Mali, et son disciple Amadou Ham-
paté Bâ (m. 1991), mieux connu en France. La Tijâniyya
reste à ce jour la voie initiatique majeure de l'Afrique
subsaharienne.

Jihâd mineur, jihâd majeur

Au retour d’une expédition militaire, le Prophète avait


dit à ses Compagnons: « Nous voici revenus du 7/44
mineur pour nous livrer au //44d majeur ». À ceux qui lui
demandaient ce qu'est le 7/44 majeur, il répondit:
« Celui du cœur! » ou, selon une variante, « La lutte de
l’être humain contre ses passions » (Bayhaqfî). Pour les
soufis, ce hadîth instaure la supériorité de la lutte inté-
rieure, spirituelle, sur le combat extérieur. En effet, si
l’armée adverse n’attaque que de façon sporadique,
lego, quant à lui, harcèle sans cesse l’être humain.
Au xix° siècle, la présence des puissances coloniales
suscite parmi les soufis maintes vocations à la résistance
armée, car les projets de réforme et de réislamisation se

1. On pourra se reporter à l’ouvrage collectif (J.-L. Triaud et


D. Robinson éds) La Tijäniyya, une confrérie musulmane à la conquête de
l'Afrique, Paris, 2000.
2. Cf. E. Geoffroy, Jihäd et Contemplation. Vie et enseignement d'un
soufi au temps des croisades, Paris, 2002 (rééd.).

198
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

heurtent à la volonté d’hégémonie des Européens. Dans


la pratique, les positions divergent souvent au sein d’une
même confrérie sur la conduite à adopter face aux Occi-
dentaux. Si certains groupes tijânis ou qâdiris entre-
tiennent de bonnes relations avec les Français, d’autres
leur sont foncièrement hostiles. Nous évoquerons deux
attitudes différentes dans la pratique du 7444, celle du
Mahdfî soudanais, et celle de l’émir Abd el-Kader.

— Le Mahdi soudanais. Né près de Khartoum, le jeune


Muhammad Ahmad s’affilie en 1861 à une branche de la
Khalwatiyya. Sa réputation de piété grandit rapidement
et fait naître la jalousie de ses confrères, ce qui l’amène à
rompre avec eux. Conquis en 1821 par Muhammad ’Afñ,
gouverneur d'Égypte, le Soudan subit alors une oppres-
sion économique et fiscale qui suscite un vaste mouve-
ment de révolte, amplifié par le fait que Le Caire
nomme au Soudan des hauts fonctionnaires chrétiens
venant d'Europe ou d'Amérique. C’est dans ce contexte
que Muhammad Ahmad traverse en 1881 une crise spiri-
tuelle à l'issue de laquelle il se proclame le Mañdi
attendu, fonction eschatologique qu’avaient déjà reven-
diquée plusieurs spirituels’. Muhammad al-Mahdî
demande à ses adeptes de ressusciter l’idéal de la pre-
mière communauté de Médine et de respecter scrupu-
leusement le Coran et la Swnna. Se présentant comme le
« successeur de l’Envoyé de Dieu », il fonde un Etat et
déclare le ji#äd contre les Anglais, qui occupent l'Egypte
et le Soudan à partir de 1882. Après leur avoir pris Khar-
toum, il meurt en 1885, mais ses disciples poursuivent
son œuvre. Comme cela se produira souvent avec les
mouvements soufis réformistes, cette œuvre sera récupé-
rée par les nationalistes du xx° siècle.

1. Cf. supra, p. 41.

199
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

el-Kader
_ L'émir Abd el-Kader. La vie de l’émir Abd
in inverse
(m. 1883) emprunte en quelque sorte un chem
revendi-
à celui du Mahdfî soudanais. Chez l’émir, nulle
titure
cation, ni spirituelle ni temporelle, mais une inves
e les
qu’il reçoit malgré lui. Défendant son pays contr
il a su arrête r le //4d mineu r
Français entre 1832 et 1847,
pour le transmuer en 7/44 majeu r, en conq uête mys-
tique, car il voyait dans l’un comme dans l’autre un effet
de la Volonté divine qu’il convient d’apprécier en toute
circonstance. Ses ennemis ne s’y sont pas trompés : der-
rière le « sabreur magnanime » Bugeaud avait discerné
« une espèce de prophète! ». Au cours de sa captivité en
France, qui se prolongea jusqu’en 1852, l’'émir a pris
conscience qu’il était chargé d’une mission, celle de
« féconder la France de sa spiritualité pour que la France
féconde l'Orient de sa technicité” ». Cela explique la
grande curiosité de l'émir à l'égard du progrès tech-
nologique, mais aussi l'intérêt qu’il a suscité jusqu’à nos
jours en France, qui était appelée à devenir une « puis-
sance musulmane ».
En 1853, Abd el-Kader émigre en Orient puis s’ins-
talle en 1855 à Damas, où repose Ibn ‘Arabî. En effet,
bien que rattaché à plusieurs voies initiatiques, il est
d’abord le disciple, par-delà les siècles, du S%aykh al-
Akbar avec lequel il communique, dit-on, dans le monde
spirituel. L’émir connaît de fréquents états de « ravisse-
ment » (/adhb), observés par plusieurs témoins. Inter-
prète autorisé d’Ibn ‘Arabî dans son Livre des Haltes (kirâb
al-mawäqif), 1 adapte la doctrine du maître au nouveau
contexte. Pourfendant l’imitation en matière juridique
(taglid), le fin théologien qu'il est redéfinit les rapports
entre rationalisme et mystique en islam. Il exerce une

1. M. Chodkiewicz, introduction aux Écrits spirituels de l’émir,


Paris, 1982, p. 15-16.
2. B. Étienne, Abdelkader, Paris, 1994, couverture.

200
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

grande influence chez les ulémas réformistes de Damas,


mais il s’adresse avant tout à des élites futures, capables
de restaurer l’islam dans sa dimension universaliste.

Le réformisme soufi au début du xx siècle :


Amadou Bamba et le cheikh “Alawi

La vague du soufisme réformiste ou réformé continue


de s'étendre au début du xx‘ siècle. La Murïdiyya, dont
les adeptes sont connus en France sous le nom de Mou-
rides, est très caractéristique de l’islam sénégalais. Dans le
sillage des soufis réformistes précédents, le fondateur,
Amadou Bamba (m. 1927), prend le titre de « serviteur de
l’'Envoyé de Dieu », et exalte le Prophète auquel ses dis-
ciples l’identifieront quasiment après sa mort. Il se refuse à
toute résistance armée contre la France — ce qui ne
l'empêche pas d’être exilé par l'occupant durant une quin-
zaine d’années — et positive la situation en prêchant la
devise «travailler c’est prier»: forte de ses nombreux
adhérents, la confrérie met en valeur des milliers d’hec-
tares de plantations, organise la culture de l’arachide au
Sénégal et contrôle diverses industries, d’où elle tire une
grande puissance foncière. Cet engagement dans le monde
at-il été préjudiciable au contenu initiatique de la voie
d’'Amadou Bamba? Les Mourides sont estimés à l’heure
actuelle à plus de deux millions. Ceux qui ont émigré en
Occident sont souvent des vendeurs ambulants.
Il est à première vue surprenant que le cheikh Ahmad
‘Alawî (m. 1934) figure parmi les « soufis réformistes »,
lui que ses disciples occidentaux comparaient à un
«saint du Moyen Âge» ou à un «patriarche sémi-

1. Ce qu’un disciple français a appelé le «Jihâd vert»;


Beyrouth,
D. Hamoneau, Vie et enseignement du cheikh Ahmadou Bamba,
1998, p. 296.

201
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

tique! ». S'il fut bien un homme de la Tradition, ceux


mystique
qui l’ont côtoyé ont vu également en lui un «
modernisteZ.» Reconnu par beau coup comm e le
du xiv°siècle de l’Hégire», ce cheikh
«rénovateur
algérien né à Mostaganem réforme d’abord le soufisme
ques
de son époque, en condamnant certaines prati
re
confrériques et en recentrant sur l'essentiel, c’est-à-di
sur-
le dhikr, invocation du Nom de Dieu dont le cheikh
t sur ses discip les, lors de
veille personnellement l'effe
retraites périodiques. Son charisme personnel et ses
choix initiatiques l’amènent à se détacher, vers 1915, de
la Shâdhiliyya-Darqâwiyya pour fonder sa propre
branche, la ‘Alawiyya.
Pour réformer l'islam algérien, affaibli par le colonia-
lisme français et les missionnaires chrétiens, le cheikh
‘Alawi édite à partir de 1923 une revue hebdomadaire
visant à redonner vigueur à la culture islamique de la
région. Il fonde ensuite la première « association des ulé-
mas algériens » avec des réformistes salafis tels qu'Ibn
Bâdîs. Mais ceux-ci font rapidement sécession, créent
leur propre association et leur propre journal, où ils
attaquent le « maraboutisme » qu'ils ne savent — ou ne
veulent — pas distinguer du véritable soufisme. Face à
eux, le cheikh ‘Alawî défend une vision spirituelle et
ouverte de l'islam. Ibn Bâdîs changera d’ailleurs d’atti-
tude à l'égard du soufisme avant de mourir. La spiritua-
lité doit rayonner dans la société et, sous l’égide du
cheikh, de nombreuses structures éducatives et carita-
tives voient le jour.
À l'instar de l’émir Abd el-Kader avec lequel il a de
nombreux points communs, le cheikh témoigne d’une
grande ouverture à l’égard des autres religions et de

1. J. Cartigny, Cheikh A7 Alawi. Documents et témoignages, Paris,


1984, p. 51.
2. À. Berque, « La Revue africaine », Alger, 1936, p. 691-776.

202
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

l'Occident. Il s'oppose pourtant à la naturalisation propo-


sée par la France et milite pour un enseignement ren-
forcé de la langue arabe. Comme chez l’émir, la doctrine
de l’« unicité de l’Etre » d’Ibn ‘Arab a fortement contri-
bué à façonner l’universalisme du cheikh. Son influence
initiatique s’est exercée dans plusieurs pays du Moyen-
Orient, mais elle a surtout fécondé l'Occident à partir
des années 1920.
Bien d’autres figures, moins connues ou plus loin-
taines, pourraient être évoquées pour montrer que les
soufis ne vivent pas dans un quiétisme douillet, ce dont
pourraient témoigner les ulémas réformistes qui, dans
leur majorité, ont su reconnaître leur dette à l’égard du
soufisme.

Le terreau soufi du réformisme « salaft »

Les musulmans « réformistes » contemporains qui


conspuent le soufisme ont la mémoire courte. Leurs
maîtres à penser sont tous issus de l’école du soufisme,
qu’ils ont critiqué sur tel ou tel point, mais auquel ils
n’ont cessé, pour la plupart, d’adhérer. Ibn ‘Abd al-
Wahhäb, le fondateur du wahhabisme, a été l’un des
seuls à rejeter cet héritage, et sa famille l’a désavoué
publiquement lorsqu'il a appelé ses adeptes à profaner
les tombes des Compagnons et des saints enterrés en
Arabie. Sa doctrine, au demeurant, ne constitue pas une
« réforme » de l'islam; dictée par la mentalité fruste du
Bédouin du Najd (Arabie centrale), elle représente au
mieux une vision littéraliste de cette religion.
En Égypte apparaît vers 1890 le courant de l’rs/4h, la
« réforme ». Les ulémas partisans de cette réforme sont
aussi appelés sz/afi car ils veulent revenir à l'islam pur
des «pieux devanciers » (al-salaf al-sâlih), c’est-à-dire
des premières générations de musulmans, pour régéné-
rer la religion et l’adapter à l'éthique du siècle Or,ten
entre
cette fin du xix° siècle, il est difficile de distinguer

203
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

le milieu des ulémas et celui des soufis, ou encore entre


islam «savant» et islam «populaire». Le soufisme
istes
constitue bien, en effet, « l’humus » d’où les réform
réform e cherch ent à
sont issus'!, et ces tenants de la
débarrasser le rasawmwuf des coutumes et des supersti-
tions qui, à leurs yeux, l’asphyxient.
L’initiateur du réformisme sa/afi au Proche-Orient,
Jamâl al-Dîn Afghânî (m. 1897), a un fort penchant pour
le soufisme. Sa volonté de régénérer l'islam est grande-
ment inspirée par les textes spirituels des maîtres, qu'il
commente durant ses cours. Son disciple Muhammad
‘Abduh (m. 1905) est séduit, lors de leur première ren-
contre, par la lecture spiritualiste qu’Afghânt fait du
Coran. ‘Abduh s’est rattaché auparavant à la zarfga Shä-
dhiliyya, où son grand-oncle exerce la fonction de
cheikh. Il se plie à la discipline initiatique, et rédige en
1874 l’Épître sur les inspirations mystiques (Risâlat al-wâri-
dât) dans laquelle il reprend les thèses d’Ibn ‘Arabf sur
l’unicité de l’Étre. Ce texte embarrassera les salafis ulté-
rieurs, au point que le principal élève de ‘Abduh, Rashîd
Ridâ, ne l’inclura pas dans l’édition posthume des
œuvres du maître! Interpellé par la réalité politique et
sociale de l'Égypte, ‘Abduh se montre par la suite plus
combatif que contemplatif, mais s’il critique certains
aspects de la pratique soufie, il a toujours refusé d’impu-
ter le déclin des pays musulmans à l'influence du /4saw-
œuf, contrairement à beaucoup de ses épigones.
Son successeur à la tête du mouvement, Rashîd Ridäâ
(m. 1935), subit l'influence de la doctrine wahhabite et
se montre moins ouvert à la spiritualité. Il fait toutefois
l'éloge du soufisme strictement sunnite, voie d’éduca-
tion et de purification de l’âme, et reprend à son compte
cette parole d’un cheikh du x° siècle: « Le soufisme

1. G. Delanoue, Moralistes et politiques musulmans dans l'Égypte du


xix" siècle, IFAO, Le Caire, 1982, t. I, p. 243.

204
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

consiste à réaliser en toi les nobles mœurs (2#4/4q); plus


tu les acquiers, plus tu progresses dans le soufisme'. »
Quant à Hasan al-Bannâ’ (m. 1949), le fondateur des
Frères Musulmans, il a été un membre très actif, dans sa
jeunesse, de la confrérie Husâfiyya, d’obédience shä-
dhifi. Le cheikh de cette voie, au sunnisme pointilleux, a
imprimé chez le jeune homme le souci d’une complé-
mentarité entre spiritualité et action’. La charte de
l'association des Frères Musulmans, née en 1928, stipule
que le nouveau mouvement salafi a pour fondement
«une réalité soufie ». À l’origine, le mouvement présen-
tait en effet beaucoup d’analogies avec une ariga: les
Frères prêtaient allégeance par un pacte (#ay'a) à son
chef, appelé le « guide général » (a/-murshid al-‘ämm); en
outre, ils récitaient une sorte d’oraison quotidienne
(wazifa) composée par Bannâ’.
Le mouvement s’est rapidement politisé, et a adopté
une position globalement hostile aux confréries. Ses
attaques sont en grande partie imputables à la rivalité
qui existait désormais entre les groupes salafis et les sou-
fis. Les Frères Musulmans servent bientôt de modèle à
la quasi-totalité des groupes islamistes, mais tous n’ont
pas condamné le soufisme. Ainsi Sa‘îd Hawwâ (m. 1989),
Frère partisan de la lutte armée contre le régime de
Hafez al-Asad, n’en était pas moins un soufi. Après de
longues années passées en prison ou en exil, il continue
à prôner un « soufisme salaff ». Il est l’auteur de plu-
sieurs ouvrages destinés à promouvoir une mystique
bien tempérée parmi les salafis pro-wahhabites, auxquels
il reprochait leur fermeture à la dimension spirituelle de
l'islam.

92.
1. Cité par le cheikh ‘Alawf, dans sa Risälat al-Nâsir Ma’räf, p.
1998,
2. T. Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, Paris,
p. 182.
205
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

La pensée de l’Indien Muhammad Iqbal (m. 1938), le


père du Pakistan, qui se considérait comme le disciple
de Rûmi, est à l'évidence plus universaliste. Iqbal a pour
idéal spirituel « l’homme universel » (al-insân al-Râämil),
représentant de Dieu sur terre, doctrine dont il trouve la
substance chez ‘Abd al-Karîm Jîli (xv° s.). Ayant étudié
en Europe, il reçoit également l'influence de la philo-
sophie supra-rationnelle de Schopenhauer, de Nietzsche
(le « surhomme ») et de Bergson. Critiquant lui aussi les
déviations du soufisme populaire, 1l ne cesse sa vie
durant d’adhérer à la Qâdiriyya’.
Le théologien indien Abû 1-‘Alà Mawdüûdi (m. 1979),
l’un des maîtres à penser de l'islam fondamentaliste au
xx° siècle, a étudié la mystique chez les soufis réfor-
mistes et il s’est même intéressé au théosophe chute
Molla Sadrâ (m. 1641). Pour lui, le soufisme fait partie de
la Sharf‘a: il est indissociable du droit musulman dont il
représente la dimension intérieure”. S'il reconnaît la spi-
ritualité de l'islam, il veut en éradiquer tout ésotérisme.
Après avoir travaillé à la Constitution islamique du nou-
vel État pakistanais, il revient à la fin de sa vie à ses
attaches premières dans la zarfga Shistiyya, où il initie
des adeptes”.
On pourrait citer bien d’autres réformateurs au xx° siè-
cle qui tantôt font fructifier leur héritage initiatique, tan-
tôt développent un soufisme parallèle, au sein de leur
groupe d’allégeance. Sa‘îd Nursf (m. 1960), par exemple,
Turc d’origine kurde, appelle ses partisans du mouve-
ment Nurdju, proches des Naqshbandis, à la pratique du
dhikr, tandis que le contemporain ‘Abd al-Salâm Yâsfn,
islamiste marocain issu de la Bushîshiyya, continue à se
réclamer de la spiritualité du soufisme. Peut-on encore

1. E. Sirriyeh, Swfis and Anti-Sufis, Leeds, 1999, p. 133.


Ru ‘Abd al-Qâdir ‘Isâ, Hagä'ig ‘an al-tasawwuf, Alep, 1970, p. 607-

3. E. Sirriyeh, op. cir., p. 164.

206
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

parler ici de sasawæuf? Il existe des critères objectifs tels


que l’affiliation régulière à une lignée authentique, la
pratique du dhikr et d’oraisons, etc. Mais la doctrine et
les comportements varient considérablement au sein du
soufisme, et la récupération d’un groupe mystique par
une idéologie politique ou messianique est toujours pos-
sible. Elle y trouve même un terrain favorable dans la
mesure où une mouvance spirituelle, si elle ne respecte
pas une sorte de déontologie de la Voie, a tendance à se
dessécher ou à se radicaliser.
Quoi qu’il en soit, soufis réformistes et réformistes
salafis s'accordent généralement sur plusieurs points : ils
condamnent l’occidentalisation des esprits mais ne
rejettent pas la technologie; ils refusent d’être prison-
niers des écoles juridiques; ils en appellent, enfin, à dif-
fuser le message de l’islam à travers le monde, ce qui
entraîne un certain activisme sociopolitique. Sur ce
point, il va sans dire, leurs stratégies varient considé-
rablement d’un bord à l’autre.

Soufisme et islamisme au xX° siècle : la politisation

Les nationalistes du xx° siècle — arabes, turcs ou autres


— autant que les réformistes salafis ont souvent considéré
le soufisme dans sa forme confrérique comme le symbole
de la décadence. La plupart des nouveaux Etats qui sont
apparus dans le monde musulman jugeaient la « menta-
lité de zéwiya » archaïque, tout en redoutant l'impact des
confréries dans la société. À bien des égards, ils ont pris
ou la
le relais des puissances coloniales dans le mépris
Peu
crainte que celles-ci avaient pour les milieux soufis.
de
à peu, les confréries se sont ainsi délitées sous l’effet
une
la sécularisation de la société, parfois appuyée par
pouvoir . L'exem ple extrêm e est
hostilité déclarée du
l'interdiction officielle des confrér ies turques par Atatürk
ou de
en 1925, mais on pourrait citer l'URSS de Staline
Bouméd iène ou la Tunisi e
Khrouchtchev, l'Algérie de
207
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

de Bourguiba. Si d’autres États plus réalistes ont tenté


de réglementer la vie soufie pour mieux la contrôler,
l'Égypte est à ce jour le seul pays à être doté d’un
«Conseil suprême des ordres soufis » regroupant les
tariga reconnues par l'État. On a certes le droit de penser
que la mystique s’accommode mal de la bureaucratie.
De leur côté, les soufis ont parfois réagi aussi violem-
ment à la laïcisation accélérée du pouvoir qu’à l’impéria-
lisme étranger. Dans la Syrie des années 1970 et 1980, ils
ont résisté, côte à côte avec les Frères Musulmans, au
« régime impie » de Hafez al-Asad.
À partir des années 1980, la politisation de la scène 1isla-
mique ne pouvait qu'impliquer les milieux soufis. Face à
la montée de l’islamisme, certains Etats comprennent
qu’ils ont tout intérêt à s'appuyer sur les milieux soufis.
C’est la ligne adoptée en Égypte par Sadate puis par Mou-
barak, et même par Kadhafi qui cherche à se rapprocher
des cheikhs de confréries; l'Algérie de Chadli s’en est avi-
sée trop tard. Les confréries qui avaient été contraintes à la
clandestinité refont surface sous une forme ou une autre.
L’islam de paix et d'ouverture que prônent la plupart des
cheikhs est sans doute le meilleur antidote aux concep-
tions étriquées que véhicule l’islamisme. Mais si ici et là le
pouvoir apporte son soutien aux confréries, cela ne va pas
sans contreparties néfastes, telle l’inféodation de la spiri-
tualité à la politique.
Dans la lutte d'influence qu'ils doivent mener contre
les courants islamistes, les soufis créent fondations,
écoles, holdings, journaux, chaînes télévisées, etc. Ils
suscitent leurs propres groupes de pression, par le biais
d’« associations islamiques » ou d’« associations de ulé-
mas » par exemple, négocient leurs soutiens électoraux
et investissent les partis politiques. Il en est ainsi notam-
ment en Indonésie, au Pakistan et au Soudan. En Tur-
quie, le parti Refah d’Erbakan, qui a été au pouvoir dans
les années 1990, était sous l'influence de la Nagsh-

208
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

bandiyya, et l’ex-président de la République, Turgut


Ozal (m. 1993), était affilié à cette voie. Des chefs d'État
voilent à peine leur appartenance au courant soufi, tel
Abdurrahman Wahid, ex-président de l’Indonésie, ou
encore Hassan IL, qui était affilié à la Tijâniyya. Sincérité
de la quête et opportunisme politique ne se contredisent
pas obligatoirement. À la fin des années 1990, les indé-
pendantistes tchétchènes, majoritairement nagshbandis,
cherchaient à se doter d’une « Constitution soufie » en
vue de la création d’un État, mais le pourrissement de la
situation aura permis aux pro-wahhabites de s'imposer.
Soufis et islamistes sont parfois à couteaux tirés. En
Afghanistan par exemple, l’« Association islamique » de
l’ex-président Rabbani et de feu le commandant Mas-
soud, ancrée dans la Naqshbandiyya, a été le principal
obstacle à l’expansion des taliban. Certains groupes sou-
fis cependant s’alignent insensiblement sur le discours
islamiste ou adoptent des comportements similaires. Le
Refah était présenté, en Turquie comme en Occident,
comme un parti de l’islamisme modéré. Au Liban, les
Ahbäsh, disciples du cheikh Abdallah Habashi, luttent
contre les islamistes tout en leur empruntant un acti-
visme effréné et un entrisme politique avoué, auxquels
s'ajoute un sectarisme tranché’. Au Sénégal, le Tijâni
Mustafa Sy a créé dans les années 1980 un mouvement
islamique très engagé dans les sphères sociale et éduca-
tive. Dans les années 1990, il a mené une fronde san-
pré-
glante contre le pouvoir en place, avant de s’allier au
sident Abdoulaye Wade. Parfois aussi, fondamentalistes
et soufis se rapprochent pour lutter contre l'impérialisme
c’est le cas dans le Caucase, confronté aux
étranger;
appétits russes.

duel à mort », dans


1. M. Yared, « Habachi et les islamistes : le
Les Cahiers de l'Orien t, n° 50, 1998, p. 83-97.

209
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

Au cours du xx‘°siècle, les confréries, autrefois relé-


guées dans la ruralité, ont su s'adapter au monde des
villes où elles ont créé de nouveaux réseaux de solida-
rité. Elles ont également profité des différents mouve-
ments d’émigration vers l'Occident ou entre pays musul-
mans pour essaimer. Les unes ont disparu, les autres ont
puisé une nouvelle vigueur dans les défis que leur lan-
çaient les idéologies en vogue. Leur implication accrue
dans la vie sociale et politique était sans doute un pas-
sage obligé, qui n’hypothèque pas obligatoirement leur
devenir. Si certaines descendent dans l'arène pour
prendre position face à d’autres courants de l'islam, voire
cèdent à l’activisme, des cheikhs savent encore conju-
guer l’intériorité que suppose la vie spirituelle et la pré-
sence dans le monde. Sauf dans des cas dûment identi-
fiés, il est hasardeux de décréter que tel cheikh ou que
telle confrérie a versé dans l’exotérique en se vidant de
toute substance initiatique.

Les « savants soufis » à l’époque contemporaine

Pas plus qu’à l’époque médiévale on ne saurait oppo-


ser un islam savant, « orthodoxe », à un islam soufi. Les
savants soufis n’ont pas disparu, en particulier dans deux
foyers anciens et centraux de l'islam, l'Égypte et la
Syrie. L'université al-Azhar du Caire est restée large-
ment ouverte au soufisme et, au cours du xx‘ siècle, plu-
sieurs supérieurs de cette institution (appelés s4aykh al-
Axhar) furent également des soufis. Le plus connu, le
shâdhilf ‘Abd al-Halfm Mahmûd (m. 1978), qui étudia en
France et connut René Guénon au Caire, a écrit des
ouvrages où 1l se livre à une « défense et illustration » du
soufisme, tout en pourfendant les relâchements confré-
riques. Le skaykh al-Azhar actuel s’inscrit également dans
la mouvance soufie, de même que le grand mufti
d'Egypte, fils d’un saint khalwatf de Haute-Égypte et
dont le frère dirige à présent la zerfga.

210
LE SOUFISME DANS LA CULTURE ISLAMIQUE

À Damas, le grand mufti de la République syrienne,


Ahmad Kuftârû, est aussi un cheikh naqshbandî notoire.
Partisan d’un soufisme coranique, engagé dans le social
et servant la cause de l'islam, il propose de remplacer le
terme fasawwuf par celui d’#hsân, c’est-à-dire « l’excel-
lence » ou « la recherche de la perfection »'. Quant au
cheikh al-Bûti, il est l’un des ulémas les plus écoutés
dans le monde musulman. Cet universitaire, qui observe
les diverses tendances de l'islam, reproche aux salafis
leur intolérance à l’égard des autres musulmans et leur
lecture tronquée d’Ibn Taymiyya. Il milite également
pour un effort d'interprétation (7//44d) des textes soufis À.
Initié par son père, Bûti illustre parfaitement le modèle
du savant imprégné des valeurs du soufisme.

Bibliographie :
Les Cahiers de l'Orient, n° 50, «Les soufis à l’assaut de
l'islam », Paris, 1998.
Johan Cartigny, Cheikh AT Alawi. Documents et témoignages,
Paris, 1984. ‘
Émir Abd el-Kader, Écrits spirituels, présentés et traduits par
M. Chodkiewicz, Paris, 1982.
Bruno Étienne, Abdelkader, Paris, 1994.
Marc Gaborieau et Nicole Grandin, « Le renouveau confré-
rique », dans Les Voies d'Allah, Paris, 1996, p. 68-83.
Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, Paris,
1998.

1. E. Geoffroy, « Soufisme, réformisme et pouvoir en Syrie


J. Le Caire) n° 29,
contemporaine », revue Égypre[Monde arabe (CEDE
1997, p. 14.
2. Al-Salafiyya, Damas, 1988.
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CHAPITRE IV

LE SOUFISME
TEL QU'IL SE VIT

MAÎTRE ET DISCIPLE

Une relation exigeante

« C’est par Dieu qu’on connaît les maîtres et non par


les maîtres qu’on connaît Dieu», cette affirmation
d’Ibn ‘Arabf ne dispense pas le novice de se mettre en
quête d’un maître. Le parcours de la Voie, c’est-à-dire le
périple intérieur conduisant l’homme prisonnier de son
ego à l’état potentiel de l’« Homme universel »,
comporte en effet trop de tribulations et de périls pour
être accompli seul. Très tôt, les cheikhs ont recommandé
aux aspirants de se placer sous l’obédience d’un guide
spirituel (murshid)=. Bistâmi disait en ce sens : « Qui n’a
pas de guide a Satan pour guide. » « Sans éducateur, je
n’aurais pas connu mon Seigneur », affirme un célèbre
adage (/aw là al-murabbi ma ‘araftu rabbit). Le maître
extérieur n’est que le w#roir du « maître intérieur », du
Soi vers lequel doit évoluer le soi, et le disciple éclairé

1. Ibn ‘Arabi, Furñhât makkiyya, 1. XI, p. 366.


2. Le maître soufi est en général appelé skaykh; en Iran et dans le
sous-continent indien il porte le titre de wwrshid ou de pir.

22%
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

peut trouver matière à enseignement dans toute la créa-


tion. Il ne peut pour autant se passer d’un cheikh.
Celui-ci s’impose par la situation d’exil dans laquelle se
trouve l’homme ici-bas. Dans l’histoire du soufisme,
même les saints «inspirés » ou extatiques ont eu un
guide terrestre. Le novice qui prétend suivre la Voie sans
maître est comme le malade qui veut se soigner sans
médecin. Le cheikh est à la fois médecin des âmes,
médiateur entre Dieu et l’homme, support de contem-
plation pour son disciple.
« Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien »;
«il faut chercher seul et en soi-même » : ces formules
abruptes de Bah4’ al-Dîn Naqshband ne doivent pas
tromper, car elles ne visaient qu’à ébranler le confor-
misme qui sévissait dans le soufisme de son époque”. Et
si des disciples d’Ibn ‘Arabî ont vu dans la seule lecture
de ses œuvres un support de réalisation suffisant, le
Shaykh al-Akbar revient à plusieurs reprises sur la néces-
sité, pour le commun des aspirants, de prendre maître.
Durant les premiers siècles de l'islam, remarque un
cheikh, la fonction de maître éducateur ne s’imposait pas
car les musulmans étaient encore immergés dans la pré-
sence prophétique. Par la suite, ce sacerdoce est devenu
nécessaire ”.
Le Coran lui-même invite le fidèle à interroger ceux
qui sont « experts » en Dieu (25 : 59), et plus précisé-
ment les « gens du #1kr » (16 : 43). Les soufis invoquent
souvent ce verset: « Voilà ceux que Dieu a dirigés.
Conforme-toi donc à leur guidance » (6 : 90). « Le shaykh
a le même rang parmi les siens que le prophète dans sa
communauté » affirmait le Prophète (Ibn al-Najjâr). Le
terme s/aykh signifie également ici «chef», « ancien »,
mais un sens n'exclut pas l’autre. Les cheikhs assument

1. Kharaqânî, Paroles d’un soufi, p. 65.


2. Ibn al-Mubârak, K7@b al-lbri, t. I, p. 52.

214
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

donc la direction spirituelle qu’exerçaient les prophètes


dans leur communauté, mais ils ne sont que les substi-
tuts du Prophète, qui est lui-même le Maître des
maîtres. Comme l’énoncent notamment Ghazâlf et Suh-
rawardî, la relation qui unit le cheikh et son disciple est à
l’image de celle qu’entretenait le Prophète avec ses
Compagnons. Le spirituel musulman ne peut espérer
médiateur plus accompli que le Prophète, qui affirmait:
« C’est mon Seigneur qui m'a éduqué, et Il a parfait mon
éducation » (Ibn Sam'ânî).
La relation de maître à disciple trouve un autre arché-
type dans la rencontre de Moïse avec Khadir. Dans le
récit qu’en fait le Coran, Moïse montre tant d’impa-
tience à saisir le sens du comportement de Khadir que
celui-ci décide de prendre congé de lui'. Ce message
doit servir de leçon à tout novice : la relation initiatique
est fondée sur la soumission totale du disciple au
maître 2. Le but n’est pas d’asservir le disciple, mais de le
rendre « transparent », afin qu'il puisse être investi par
l’état spirituel de son maître. L’ego du novice, en effet,
s’érigeant en perpétuel interrogateur — pourquoi ceci,
comment cela? —, fait obstacle à la lumière et à l'amour
divins qui effusent de son maître. « L’aspirant doit être
entre les mains de son cheikh comme le cadavre entre
à
les mains du laveur de morts » : cette formule attribuée
Sahl Tustari se retrouve dans tous les livres de soufisme.
Ghazäli emploie une autre image : le disciple doit s’atta-
bord
cher à son maître « comme l’aveugle qui marche au
d’un fleuve” ».

1. Cf. supra, p. 96.


ir Jazâ’ii, Le Livre des
2. Suhrawardî, ‘Awärif, p. 409; ‘Abd al-Qâd
haltes, ad. M. Lagarde, t. I, p. 562-565.
3. 1hy@’ ‘ulèm al-din, 1. III, p. 65.

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LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Une vénération excessive?

Pour que cette soumission au cheikh soit efficiente, le


disciple doit être convaincu que son maître est parvenu à
la perfection spirituelle. Il doit le considérer comme un
pôle, un aimant autour duquel il est comme en orbite.
C’est en ce sens que de nombreux cheikhs laissent
entendre que le maître est la véritable gibla (direction de
La Mecque). Certaines voies ont d’ailleurs mis au point
des techniques d’«orientation» du disciple vers son
cheikh. Chez les Nagqshbandis, la rébita établit un
« lien » d'amour, qui crée une sorte de communication
«télépathique » entre l’un et l’autre: le disciple se
concentre mentalement sur l’image de son cheikh pour
arriver à un état de ravissement extatique (7z44ba) qui
l’arrache à ce monde. Les exotéristes, et même certains
soufis, reprochent à cette méthode de confiner à l’idolâ-
trie, car lorsque le disciple se figure intérieurement son
cheikh tout en invoquant Dieu, est-ce qu’il n’« associe »
pas (s#irk) un être humain à la divinité? Les défenseurs
de la rébira invoquent des versets coraniques : « O vous
qui croyez! Craignez Dieu et recherchez les moyens
d'aller vers Lui! » (Cor. 5 : 35) ou « O vous qui croyez!
Craignez Dieu et soyez avec les êtres véridiques! »
(Cor. 9 : 119). Ils s'appuient encore sur ce hadfîth : « Les
meilleurs d’entre vous sont ceux qu’on ne peut voir sans
se souvenir immédiatement de Dieu » (Tirmidhfî).
La vénération du soufi pour son cheikh n’est qu’un
support, qui témoigne de celle qu’il porte au Prophète,
et de l’adoration qu'il voue à Dieu. Pour autant, les cri-
tiques des exotéristes se conçoivent aisément
lorsqu'elles visent des disciples se prosternant devant
leur cheikh, ce qui s’est produit. Les maîtres authen-
tiques condamnent également ce type de comporte-
ment, même s'ils peuvent en justifier la symbolique; ils
rappellent que le guide spirituel n’est que « prémuni »
(mahfñz) contre les péchés tandis que le Prophète jouit

216
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de l’impeccabilité (‘sma). Les exotéristes ont critiqué


une autre attitude qui prête à équivoque, et qui n’est
apparue que vers le xvir‘ siècle, « l’extinction du disciple
dans le maître » (4/-fan&’fi l-shaykh). Les soufis y voient
un prélude à l’extinction de l’être humain dans le Pro-
phète (a/-fan&’ fi l-ras4l) et, au-delà, en Dieu (4/-fan4’ fi
Lil@h). Par l’amour qu’il lui porte, le disciple en arrive à
s’annihiler en son maître. Tel est le but de la relation ini-
tiatique, qui doit permettre l’osmose entre maître et dis-
ciple, ke transfert de l’état spirituel dù premier sur le
second. « Je t’ai pris pour disciple uniquement afin que
tu sois moi, et moi toi! ». Cela explique que, selon un
apparent paradoxe, le « serviteur » (#44dim) d’un cheikh
devienne parfois son successeur. Dans la pratique, le
maître est au service de ses disciples. On le considère
comme un être « sacrifié », car sa fonction spirituelle est
lourde et réclame qu’il soit toujours disponible.

Un code de conduite réciproque

L’aspirant doit observer un code de politesse spiri-


tuelle (zdab) envers son maître, sur lequel insistent tous
les traités de soufisme. Cet zdab est d’abord d’ordre inté-
rieur. Le disciple, par exemple, ne doit pas se rattacher à
la légère à un maître éducateur, car il risquerait par la
suite d’être amené à le dénigrer; il ne doit rien lui
cacher; il ne doit pas scruter son état spirituel ou se poser
des questions indiscrètes sur lui ou sa famille. L’adab
implique aussi un comportement extérieur, qui reprend
les règles que le Coran avait prescrites aux Compa-
gnons : « Ô vous qui croyez! N’anticipez pas sur l’ins-
tance de Dieu et de Son Envoyé! » (49: 1); « O vous qui
croyez! N’élevez pas la voix au-dessus de celle du Pro-

1. Ibn ’Atâ’ Allâh, La Sagesse des maîtres soufis, p. 113.

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LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

3). Parmi ces convenances extérieures,


phètel » (49:
relevons que le disciple ne doit pas tourner le dos à son
cheikh, ni le regarder avec insistance : certains disciples,
dit-on, n’ont jamais vu le visage de leur maître. Le dis-
ciple évitera aussi de parler à voix forte en présence de
ques
son cheikh, de rire avec excès, de lui faire des remar
,
et a fortiori de le contredire, sauf si celui-ci l’y invite
etc.!.
Le maître, en contrepartie, suit également un code de
déontologie dans sa relation au disciple. Ce code est
moins formel, moins explicite que celui qui oblige le dis-
ciple, et les traités de soufisme ne le mentionnent que
rarement. Ainsi le cheikh ne doit pas chercher à multi-
plier autour de lui les novices, par l’ascendant et la
séduction qu’il peut exercer sur les hommes; il évitera
donc d'attirer délibérément à lui les disciples d’un autre
cheikh, sous prétexte que celui-ci a un rang spirituel
inférieur au sien. Le disciple n’est pas sa possession,
mais un « dépôt » que Dieu place entre ses mains. Il doit
garder secret ce qu'il perçoit de son disciple, ainsi que
les confidences qu’il en reçoit. Enfin, sa charge l’engage
face à Dieu et doit susciter en lui une grande humilité.
« Rapprochez-vous des maîtres qui disent : “Je sais que
je ne sais pas” », confie le cheikh Bentounès À
Le véritable éducateur connaît les aptitudes de cha-
cun de ses disciples et le traite donc de façon appro-
priée. Il doit se mettre à son niveau et, à l’exemple du
Prophète, lui parler selon son degré de compréhension.
Pour cette raison, il est déconseillé au novice de suivre
un «ravi en Dieu » (»ajdh4b), aussi manifeste soit sa
sainteté.

1. On trouvera un EXPOSÉ des principales convenances à respecter


sur ce point dans Les Voies d'Allah, p. 548-557 (traduction des ‘Awärif
de Suhrawardî par D. Gril); Le Soufisme au quotidien, de KR. Chih,
p. 231-233.
2. Le Soufisme cœur de l'islam, p. 223.

218
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

En principe, le cheikh ne reçoit aucune rétribution


matémelle scarésaltfionctionméstunsservice "une
« aumône », comme le suggèrent plusieurs versets cora-
niques. Aujourd’hui, un maître ayant charge d’âmes n’a
généralement pas le temps de travailler; ce sont alors ses
disciples qui subviennent à ses besoins.

Un seul maître

Le disciple peut côtoyer plusieurs maîtres avant de


s'attacher à l’un d’entre eux. Des affinités d’ordre très
subtil semblent déterminer son choix, bien qu’en réalité
l’aspirant ne choisisse rien: « Je t’attendais depuis dix
ans », dit un maître à un novice qui se présentait à lui
pour la première fois. Un malade suivant les traitements
de plusieurs médecins a peu de chance de guérir. De
même, le disciple animé d’une véritable aspiration spiri-
tuelle (4imma) fera obédience à un seul maître. A l'instar
de la paternité charnelle, la paternité spirituelle est
exclusive. « Le disciple qui a deux maîtres est compa-
rable à une femme qui est entre deux hommes » affirme
un adage. Un cheikh osait cette comparaison: « De
même que Dieu ne pardonne pas qu’on adore autre que
Lui, l’amour que l’on porte à son maître ne permet pas
qu’on associe à celui-ci un autre maître 2,» Un soufi peut
être affilié à plusieurs confréries, mais il n’aura de véri-
table lien initiatique qu'avec un seul maître.
Pour certains, il ne convient pas à un disciple de se
rendre chez d’autres maîtres que le sien sans sa permis-
sion; d’autres au contraire encouragent leurs disciples à
rencontrer tel ou tel cheikh. La règle, à cet égard, varie
en fonction des époques et des milieux soufis. Parfois
aussi un maître envoie un de ses disciples chez un autre

1. Cf. notamment Coran 57 : 36-37, et 76: 9.


2. Sha‘rânî, Anwôr qudsiyya, v. I, p. 187.

219
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

progresser.
cheikh, car il juge celui-ci plus apte à le faire
ait atteint la
Si le cheikh meurt avant que son disciple
doit prendre un
«réalisation » spirituelle, ce dernier
ent 1rrem-
autre guide. Mais le premier maître reste souv
e » (r#/4-
plaçable et, après sa mort, son « entité spirituell
é.
niyya) peut continuer à instruire un disciple avanc

Une seconde naissance

Comme dans toute initiation, l’adepte passe par le


double processus de la mort et de la renaissance. Ce pro-
tocole ne peut être observé que sous la conduite d’un
cheikh qui «éduque» le disciple du début à la fin.
Après l’« enfance » du disciple viendra sa maturité, la
« virilité » spirituelle (r4ju/iyya) : les femmes ont bien sûr
accès à ce degré de réalisation. Tous les novices, cepen-
dant, n’arrivent pas au bout de l'initiation. Avant même
d'accepter de diriger une personne, le cheikh évalue
donc si celle-ci présente les prédispositions nécessaires
et si elle est prête à payer le prix de l'initiation. Selon
Sha‘rânî, c’est là une condition nécessaire : il ne faut pas
brader la Voie, dans l'intérêt même du disciple. Certains
cheikhs éconduisent des aspirants, ou les font attendre.
Par le passé, une période probatoire s’imposait, allant de
quarante jours à trois ans, mais le maître était seul juge.
Après avoir accepté le novice, le cheikh met sa sincé-
rité et sa volonté à l'épreuve. Shiblf, dont le père était
chambellan du calife, se vit imposer par Junayd d’aller
mendier pendant une année au bazar. Plus près de nous,
le jeune ‘Arabî Darqâwi, également issu d’une famille
noble, dut traverser la ville de Fès chargé de paniers de
pruneaux. Pour des lettrés aussi distingués, la tâche était

1. Ibn ‘Atâ Alâh, La Sagesse des maîtres soufis, p. 294-295.

220
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

humiliante'. De la même façon, les maîtres exigeaient


souvent que les novices abandonnent leurs livres, car
tous ces acquis risquaient d’obstruer leur contact direct
avec le monde spirituel. Il ne s’agissait nullement de
renier la science exotérique, mais de l’illuminer par la
science intérieure.
Pour ceux qui s’engagent réellement sur la Voie, la pé-
riode de noviciat peut être longue. Chez les Mevlevis, le
nouveau venu devait passer mille et un jours au service
de la communauté, pendant lesquels il se livrait à toutes
sortes de tâches (nettoyage des lieux d’habitation, cui-
sine..). Certains maîtres sont les premiers à s’y plier. De
nombreux textes soufis relatent que des aspirants ont
pour la première fois vu le cheikh alors qu'il était en
train de balayer les communs ou de laver les latrines de
la xéwiya. Ghazâli lui-même, la « preuve de l'islam »,
aurait effectué ces humbles besognes*.
Dans le passé, l'éducation (7rb1ya) était parfois rigou-
reuse. On rapporte que tel maître frappait ses disciples
avec un bâton, au point de leur rompre les os, ou les
assoiffait jusqu’à ce qu'ils obtiennent l’« illumination »
(fath). Tel autre envoyait son jeune disciple chez un
cheikh lointain qui lui donnait une gifle salvatrice. Ces
épreuves ne sont qu’un moyen, puisque l'éducation spi-
rituelle n’a pas pour but d’épuiser le disciple, mais de le
conduire à Dieu. C’est l’amour qui détermine la relation
initiatique; «le disciple doit pouvoir jouir des paroles
que lui adresse son cheikh autant qu'il jouit pendant
l'acte sexuel” ».
Père spirituel de son disciple, le cheikh demande par-
fois à celui-ci de considérer qu’il n’a plus de père biolo-

1. Hujwirÿ, Somme spirituelle, p. 408; Sheikh ‘Arabî Darqâwi,


Lettres d'un maître soufi, Milan, 1978, p. 19.
2. Sha‘rânî, Arwër, t. II, p. 160.
5 ATEN D T7

221
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

gique. Il est fréquent qu’un disciple avancé ressemble


physiquement à son maître. Mais les images employées
par les cheikhs évoquent plutôt la maternité, Et Ceux-Ci
manifestent à l'égard de leur entourage une miséricorde
et une mansuétude proprement maternelles. Abû
l-Hasan Shâdhili se comparait à la tortue, qui élève ses
petits par le regard. Le terme Zarbiya (« éducation »)
signifie « nourrir un enfant ». Le maître est souvent pré-
senté comme une « mère nourricière » qui donne le sein,
et le disciple accompli est décrit comme « sevré »', Un
cheikh du xx° siècle donnait littéralement la bouchée à
ses disciples. D’une manière générale, le maître
« couve » ses disciples; il se soucie souvent même des
détails pratiques de leur vie.
L'éducation spirituelle emprunte divers canaux. Seuls
certains cheikhs délivrent un enseignement doctrinal
explicite, car l’état spirituel du maître a plus d’efficience
que sa parole ou sa plume. L’initiation se fait parfois à
l'insu du disciple, par la vertu du silence, car « celui qui
ne tire pas profit du silence des maîtres ne peut tirer pro-
fit de leurs paroles ». Le regard du maître prolonge en
quelque sorte celui du Prophète sur ses Compagnons,
qui a pour source le regard de Dieu sur Sa création:
« Heureux ceux qui m'ont vu, et heureux ceux qui ont
vu ceux qui m'ont vu » (Tabarânî). Les grands saints du
passé, dit-on, pouvaient par leur simple regard amener
tel ou tel à la sainteté: « Par Dieu, dit Abû l-’Abbâs
Murs, il me suffit de diriger une seule fois mon regard
sur un être pour lui accorder la plénitude spirituelle ?. » À
la différence d’un simple « directeur de conscience », le
cheikh transmet à ses disciples et, par leur intermédiaire,
à toute la création le fluide spirituel (#araka) dont il est
le dépositaire.

1. Voir par exemple M. Chodkiewicz, « Les maîtres spirituels en


Islam », dans Connaissance des religions, n° 53-54, 1998, p. 39-41.
2. La Sagesse des maîtres soufis, p. 113.

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LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Si le maître soufi n’a pas vocation à enseigner la Loi


exotérique, il s’y prête souvent car, dans bien des cas, il
appartient au monde des ulémas. Un cheikh du xvr° siè-
cle affirmait que le guide spirituel doit connaître tous les
statuts de la Loi islamique, mais il entendait sans doute
par là qu’il devait les connaître par « dévoilement » spiri-
tuel'. Selon les règles communes, le maître peut très
bien n’avoir que des connaissances rudimentaires en
matière de S#arf'a; sa qualification est d’un autre ordre.

La psychologie soufie, ou de la « science de l'âme »

La relation initiatique suppose deux principes : grâce à


l’influx divin (baraka) dont il bénéficie, le cheikh
apporte son «soutien spirituel » (#adad) au disciple;
d’autre part, grâce à la connaissance de l’âme humaine
qu’il a acquise par sa propre expérience, il peut appré-
hender chaque disciple de façon personnalisée. Les sou-
fis ont élaboré une science de l’âme (xafs) et ont mis en
œuvre cette connaissance à la fois inspirée et empirique
dans une pédagogie initiatique. Alors que les juristes
fixaient des lois et les théologiens des dogmes, les
maîtres soufis mettaient au point une méthode visant à
effectuer un « travail » spirituel sur l’ego. Cette connais-
sance a été transmise le plus souvent oralement, mais
nous en avons la trace dans des textes qui, dès le 1x° siè-
cle, traitent des « maladies de l’âme et de leurs
remèdes? ».
Le soufisme, comme toute mystique, tend à purifier
l’âÂme humaine. Ce processus de purification suppose
passe
une transformation de l’âme qui, selon le Coran,
par trois degrés. « L'âme qui incite au mal », c’est-à-dire
aux instincts inférieurs et aux passions doit progressive-
son
ment faire place à « l’âme qui ne cesse de blâmer »

p. 94.
1. Sha‘rânî, Durar al-ghawwäs, Le Caire, 1985,
Sulamf , traduit par À. Zein, Milan, 1990.
2. Titre d’un ouvrage de

223
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

propriétaire pour ces penchants et aspire à la lumière. À


l'issue de ce combat intérieur, elle deviendra « l’âme
apaisée », épurée, transparente, ne se posant plus en obs-
tacle à la Présence. C’est l’un des buts assignés par la
sagesse suivante, parfois attribuée au Prophète : « Celui
qui se connaît [ou connaît son âme] connaît son Sei-
gneur. » Cette parole a été interprétée différemment par
les uns et les autres, en fonction de leur degré spirituel.
Les plus sévères à l’égard de l’âme humaine furent les
Malâmatis, pour lesquels il faut lutter sans défaillir
contre l’âme obscure, pratiquer le 7444 contre celle qui
«prend sa passion pour une divinité » (Cor. 25: 43).
D'autres soufis ont considéré qu'il ne fallait pas mettre à
mort l’âme, mais plutôt la dompter ou l’apprivoiser, car
chaque homme, qu’il le veuille ou non, est un mélange
d'états supérieurs et d'états inférieurs. Certains, enfin,
virent dans l’âme un effet de l'illusion, sur lequel il ne
faut pas s’attarder puisque seule la vafs divine, le Soi, est
véritablement. Dans la lutte contre les vices de l’âme, les
prescriptions varient grandement d’un maître à l’autre.
Ceux qui avaient une tendance ascétique préconisaient
d’affamer l’âme charnelle afin qu’elle lâche prise, mais
en général les soufis ont insisté sur les vertus de l’invoca-
tion (Azkr).
L’ambivalence qui caractérise l’âme est voulue par
Dieu puisque, selon l'islam, Il est à l’origine du bien
comme du mal. Les soufis ont ainsi soulevé la délicate
question du rôle de Satan — ou Iblîs — dans la conscience
humaine. Le Coran relate comment les anges, d’abord
surpris par cet effet de la volonté divine, acceptèrent de
se prosterner devant Adam, cet homme qui allait
« répandre le mal et verser le sang ». Iblîs, qui n’adorait
que Dieu et connaissait le devenir de l’humanité, refusa

1. Les références coraniques concernant ces trois degrés de l’âme


sont respectivement : 12: 53; 75 : 2 et 89 : 27-30.

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LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de se prosterner'. Déchu par Dieu pour son insoumis-


sion, il fut dès lors voué à tenter l’homme. Voyant en lui
un ange gnostique, certains soufis s’apitoient sur son
destin tragique et font de lui, avec le Prophète, le plus
parfait des monothéistes, instrument de la colère divine
dans l'humanité, tandis que le Prophète est l’instrument
de la Miséricorde.
Pour la plupart des maîtres, cependant, cette réhabili-
tation d’un Satan promu martyr n’est accessible qu’à
ceux qui ont dépassé la dualité du bien et du mal, et ont
compris l’essence des contraires. Elle est périlleuse pour
le commun des spirituels, et 4 fortiori des fidèles, car
Satan est l’ennemi de l’homme, comme le rappelle
souvent le Coran. Son orgueil aveugle — « Je suis meil-
leur que lui [l’homme] » (Cor. 7 : 12) — va à l'encontre de
la soumission demandée au croyant, mais aussi de
l’«extinction» du mystique en Dieu. Si la wa/äâya
(« sainteté ») est proximité de Dieu, le terme arabe s4ay-
rân (Satan) porte en lui l’idée de séparation et d’éloigne-
ment. «Ni Ma terre ni Mon ciel ne Me contiennent;
seul Me contient le cœur de Mon serviteur croyant » : ce
seul Aadith quasi suffit à démentir le mépris qu'Iblis a
pour l’homme.
Bien que Dieu n’ait accordé aucun pouvoir réel à Iblîs
bien
(Cor. 15 : 42 et 17: 65), le cœur de l’homme est
l'arène où se déroule un combat permanent entre Dieu,
le.
assisté par l’ange, et Iblfs, assisté par l’âme charnel
et d’autre sont les pensée s
Les armes employées de part
On assigne
adventices (#hawätir) qui assaillent l’homme.
usuellement à celles-ci quatre origines: divine, angé-
e n’a
lique, égotique ou satanique. En général, le discipl
la source.
pas assez de discernement pour en entrevoir
tions proven ant de Satan sont
Et si les mauvaises sugges

1. Cor. 2 : 30-34.

225
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

légion pour ce qui touche la vie temporelle, elles


revêtent un caractère plus pervers dans la vie spirituelle.
« Évidente et claire est la satisfaction de l’ego dans la
désobéissance, dit Ibn ‘Atâ’ Allâh, mais elle est cachée et
sournoise dans l’obéissance [c’est-à-dire les œuvres
d’adoration]. Or la guérison de ce qui est caché est diffi-
cile'. » Iblîs, dit-on, peut se manifester en pieux fidèle,
en mystique averti, en cheikh séduisant... C’est pour
cette raison que, dans certaines voies, il était demandé
au disciple de livrer à son maître toutes ses pensées et
visions. À l'inverse de la plupart des thérapies actuelles,
cette « analyse », qui visait à structurer vers le haut la
personnalité du disciple, reposait sur une alchimie spiri-
tuelle entre maître et disciple.
Le Coran évoque à plusieurs reprises l’importance des
rêves (manâm) et des visions (r#’y4). Le Prophète lui-
même leur accordait une attention particulière et inter-
prétait les rêves de ses Compagnons. La vision de son
corps spirituel, durant le sommeil ou à l’état de veille, est
toujours pour l’initié un signe majeur. Rêves et visions
représentent pour les soufis un mode de participation à
la prophétie puisque, selon un hadîth, la vision est la
quarante-sixième partie de la prophétie (Bukhäâri). Ils se
produisent dans le « monde imaginal » (‘&/am al-khayä),
appelé encore « monde des symboles » (‘&/am al-mifhâ),
intermédiaire entre notre monde sensible et celui des
réalités divines. Ils permettent aux initiés d’avoir accès
au monde invisible, d’être instruits par les prophètes, par
Khadir, par les saints du passé ou contemporains. Avant
de s’engager à l’initier, le cheikh analyse parfois les rêves
de la personne qui désire se rattacher. Chez les Khal-
watis, les disciples sont initiés aux sept Noms divins en
fonction de leur expérience onirique. Qu'il s'agisse des

1. Hikam, Sagesse n° 151.

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LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

pensées adventices ou des rêves, l’analyse a toujours


pour but de libérer l'esprit de l’aspirant, afin que celui-ci
procède, par une maïeutique éprouvée, à son propre
« accouchement ».

Succession et délégation de l'autorité

Le Prophète, à l'heure de sa mort, ne plaça AG Bakr à


la tête de la communauté que de façon très allusive. II
est rare qu’un cheikh désigne expressément son succes-
seur, comme s’il préférait laisser le ciel décider : la Voie
n’est pas sa possession; elle vient de Dieu et retourne à
Lui. L'absence de désignation peut signifier aussi que le
maître n’a pas trouvé parmi ses disciples quelqu'un qui
soit apte à lui succéder, ou que celui sur lequel son choix
s’est porté ne serait pas accepté par les autres disciples
après sa mort. Grande est la stupeur des disciples
lorsqu'il arrive que le cheikh investisse un nouveau
venu, un disciple très effacé, un serviteur. Celui-ci
s'impose alors difficilement, et parfois est purement et
simplement écarté. Si le cheikh défunt n’a désigné per-
sonne, soit personne ne revendique la succession et la
voie s'éteint ou sommeille, pour resurgir éventuellement
par la suite; soit, le plus souvent, se présentent plusieurs
candidats, qui étaient des proches disciples ou des repré-
car
sentants du maître. La compétition peut être rude,
de paroles ou de gestes du
chaque prétendant allègue
et reven-
cheikh défunt qui trancheraient en sa faveur,
goûte
dique l'exclusivité de son héritage. « Tout homme
la jalousie », dit à ce propos Sha‘rânfî.
son suc-
Même lorsque le cheikh a stipulé le nom de
devant ses
cesseur dans un document écrit, ou oralement
pour contes-
disciples, il se trouve souvent des dissidents
Ces confli ts d’auto rité, qui
ter ce choix et faire scission.
res branc hes de la
provoquent parfois la créauon d’aut
une diver sific a-
voie initiatique, permettent cependant
207
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

tion des tempéraments et des modalités au sein de la


Voie.
La dévolution héréditaire de la fonction de cheikh a
très tôt coexisté avec la succession purement spirituelle,
notamment afin d'empêcher la compétition entre dis-
ciples. Dès le xI° siècle, il arrivait qu’un maître désigne
son fils ou son neveu: ce fut le cas d’Ibn Abf I-Khayr,
puis de Jflânf, de Rifâf, de Ni‘matullâh… De véritables
dynasties familiales sont ainsi apparues, perdurant par-
fois pendant des siècles. Ce fut le cas, par exemple, des
Jilâni à Bagdad, des Wafà ou des Bakrî au Caire. En
effet, il est généralement admis que la transmission
héréditaire véhicule la baraka muhammadienne, et les
saints fondateurs des ordres soufis sont souvent des des-
cendants du Prophète. Ce principe permet de limiter les
querelles de succession et d’éviter la dispersion du patri-
moine foncier acquis par la confrérie. En contrepartie, il
présente le danger d'installer la routine et d’affaiblir la
teneur initiatique. Il constitue toujours un défi pour le
successeur d’un maître au charisme affirmé. Dans
d’autres confréries, les cheikhs sont élus par une sorte de
« conseil des sages », formé des disciples les plus avan-
cés ou les plus anciens : leur choix sera déterminé par ce
que chacun aura reçu du monde onirique. Les disciples
du cheikh défunt devront alors renouveler leur pacte
d’allégeance.
Parmi les voies initiatiques nées aux xn° et xur° siècles,
certaines se sont rapidement développées et leur exten-
sion a nécessité une délégation de l’autorité spirituelle.
Celle-ci fut d’abord informelle : un maître envoyait quel-
ques proches disciples dans des régions qui lui sem-
blaient propices à l'épanouissement de la voie; d’autres
fois, sa renommée attirait des disciples de différentes
contrées qui, après avoir séjourné un temps auprès de
lui, repartaient dans leur pays d’origine où elles dispen-
saient l’enseignement du cheikh et, éventuellement, ini-

228
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

tiaient des novices. Le procédé s’est institutionnalisé à


partir du xv° siècle, lorsque le soufisme est devenu un
« phénomène de masse ». Les maîtres ont alors nommé
des représentants (#ka/ifa, mugaddam au Maghreb) soit
auprès d’eux pour les seconder si les disciples étaient
nombreux, soit dans les différentes provinces où la voie
s'était implantée. Ils rendaient visite régulièrement aux
communautés disséminées ici et là. De nos jours, il n’est
pas rare qu’un cheikh ait des disciples sur plusieurs
continents. Si le maître juge un représentant assez mûr
pour initier et éduquer autrui, il lui donne une auto-
risation (444n), qui prend parfois la forme d’un
« diplôme » d’investiture. Il arrive qu’un maître rende
indépendants certains de ses représentants, qui accèdent
ainsi à la fonction de cheikh.

Bibliographie :
Paul Ballanfat, « De l’aspiration à l’amour, l’éducation soufie
chez ‘Umar Suhrawardî et ‘Izz al-Din Kashanî », Journal asia-
rique 285.2 (1997), p. 325-361.
Cheikh Khaled Bentounès, Le Soufisme cœur de l'islam, Paris,
1996.
Rachida Chih, Le Soufisme au quotidien. Confréries d'Égypte au
xx siècle, Paris, 2000.
Michel Chodkiewicz, « Les maîtres spirituels en Islam »,
dans Connaissance des religions, n° 53-54, 1998, p. 33-48.

MODALITÉS ET RITES DE RATTACHEMENT

René Guénon assigne à l'initiation trois conditions:


tout d’abord la « qualification » de l'individu, c’est-à-dire
ses prédispositions à suivre la Voie; ensuite la transmis-
sion ininterrompue d’une influence spirituelle, par Le
biais du rattachement à une organisation initiatique;
s

229
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

enfin le travail intérieur. Parmi ces conditions, la


deuxième est la moins compressible ”.Le soufisme, on
l’a vu, se caractérise par la transmission de l’influx spiri-
tuel muhammadien (#araka), qui vient de Dieu par
l'intermédiaire de l’archange Gabriel. Les différents
lignages initiatiques qui sillonnent le temps et l”espace
n’ont d’autre fonction que de valider cette transmission
dont tout cheikh vivant est le récipiendaire. Le maître
soufi est donc avant tout un « héritier » qui fait fructifier,
selon ses propres qualités, le patrimoine spirituel qu'il a
reçu, au profit de ses disciples mais aussi de toute
l'humanité.

Les rites inifiafiques

_ « L'investiture du manteau » (#hirga). Lors de ce rite ini-


tiatique, qui était surtout pratiqué au Moyen-Orient et
n’a maintenant plus cours, le maître revêtait le disciple
d’un « manteau » (#4irga) ou d’une autre pièce de tissu,
transférant sur lui sa propre réalisation spirituelle. Au-
delà du lien unissant l’un et l’autre, l’initié était ainsi rat-
taché à un lignage (si/s1/a) remontant au Prophète. Plu-
sieurs cheikhs ou ulémas ont donné à ce rite le statut
d’une Swnna car le Prophète aurait revêtu d’une étoffe
une femme nommée Umm Khâlid, lui disant:
« Revêts-la et acquiers une noble conduite”. »
En recevant la ##irga, V'initié se plaçait sous l’autorité
du maître : c’est la #/irgat al-irâda, au terme de laquelle
l’aspirant (#wrfd) acceptait la discipline spirituelle qui lui
était imposée. L'autre mode d'initiation, la ##zrgaf al-
tabarruk, transmettait une simple « bénédiction », un
influx spirituel protecteur. Ce rite, moins exigeant, a
prévalu durant l’époque médiévale, mais il a perdu

1. Aperçus sur l'initiation, Paris, 1983, p. 34-35.


2. Voir par exemple Suhrawardi, ‘Awérif, p. 97.

230
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

graduellement de son authenticité et a contribué au for-


malisme vestimentaire de certains « soufis », qui s’affu-
blaient de tapis, manteaux, cannes et autres coiffes. Les
premiers maîtres avaient déjà reproché à certains der-
viches d’abriter le charlatanisme sous leur bure rapiécée
(muragqa'a).

— La « prise du pacte » (‘ahd, bay‘a). Ce rite, qui bénéficie


d’appuis scripturaires incontestables, est aujourd’hui la
forme la plus commune de rattachement à un maître et à
sa voie. Il réactualise le pacte passé à l’origine des temps
entre Dieu et l'humanité (Cor. 7: 172). De façon plus
tangible, ce rite renoue l’engagement contracté par les
Compagnons avec le Prophète à Hudaybiyya : « Ceux
qui font le pacte avec toi [Muhammad] le font avec
Dieu : la main de Dieu est sur leurs mains. Celui qui le
rompt est parjure à son propre détriment. Dieu accordera
une récompense sans limites à celui qui est fidèle à son
engagement » (Cor. 48: 10). « Dieu était satisfait des
croyants lorsqu'ils te prêtaient serment sous l'arbre »
(Cor. 48 : 18).
Comme le précise le premier verset, le pacte est scellé
par la «poignée de main» (musâfaha). Le rituel se
déroule de la façon suivante. Maître et disciple sont en
état de pureté rituelle, le second ayant accompli une
prière de repentir. Puis l’aspirant place sa main droite
sous celle du cheikh; de la sorte, c’est Dieu Lui-même
qui, au-delà du Prophète, pose Sa « main » sur celle du
novice. Cette conversion, ou « retour à Dieu » ({awba)
est considérée comme la première étape de la Voie.
à
Après avoir saisi la main du disciple, le maître récite
voix basse plusieurs formules — dont les versets précités —
affirme qu’il prend le disciple comme « fils » ou comme
« frère », et qu’il accepte de le guider sur la Voie. L’aspi-
rant promet de respecter le pacte, d’obéir à son cheikh
Par-
et, à travers lui, à Dieu. Parfois, l'accord est tacite.
disciples présents imposent leur
fois aussi les autres

491
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

main sur celles du maître et de l’aspirant. Le maître ou


l’un de ses proches disciples enseigne alors au novice les
oraisons qu’il aura à réciter. L’initiation n’est à cet Ins-
tant que virtuelle. Pour qu’elle soit effective, 1l appar-
n,
tient au novice, relié désormais à l’influx muhammadie
d'accomplir un travail spirituel.
L'engagement constitue un acte d’allégeance solennel
au cheikh. En principe, le pacte initiatique ne peut être
rompu, même si l'individu n’a plus de relation apparente
avec son organisation. « Rompre le pacte revient à apos-
tasier », affirme Sha‘rânî!, mais le maître égyptien fait ici
allusion au pacte passé avec Dieu pour suivre la Voie,
non à un engagement avec un maître précis. S'il s'avère
que le cheikh n’est pas rattaché à un lignage authentique
ou qu’il contrevient notoirement à la Loi, le disciple est
en droit de le quitter. Il se peut aussi qu’un cheikh se
révèle « stérile » sur le plan initiatique et ne puisse faire
progresser son disciple. Si le cheikh refuse de laisser par-
tir son disciple, celui-ci peut passer outre, selon l’avis le
plus répandu. Lorsque le disciple n’a plus confiance en
son maître, il lui est conseillé de changer de guide, car
son compagnonnage perd dès lors toute efficience.

— « L'enseignement secret de formules d’invocation » (tal-


qîn). Cette pratique, qui tend aujourd’hui à disparaître,
découle d’un usage prophétique. On rapporte qu'après
s'être assuré qu’il n’y avait aucun non-musulman dans sa
maison, le Prophète s’y serait enfermé avec des Compa-
gnons et leur aurait fait répéter la formule L& 1/aha 11l@
Liläh («il n’y a de divinité que Dieu») en leur expli-
quant le bénéfice spirituel qu'ils retireraient de cette
répétition (Ibn Hanbal). Il aurait également enseigné à
‘Alf l’invocation de Dieu, en lui faisant fermer les yeux
et prononcer trois fois L@ 1/aha 11l& Lläh.

1. Anwôr qudsiyya, t. X, p. 80.

AT
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

« Celui qui ne possède pas d’ascendance spirituelle,


dit un adage soufi, est tel l’enfant bâtard. » Le #7/gîn a
précisément pour vertu de relier l’initié à sa lignée spiri-
tuelle, et ainsi d’en faire un maillon de la chaîne initia-
tique. Les soufis ont comparé le /z/gîn à une semence
plantée en terre : pour que cet enseignement porte ses
fruits, il faut l’« arroser » par une pratique régulière du
dhikr. Ce rite, qui a souvent perdu sa teneur initiatique,
pouvait se révéler si puissant que l’initié, selon Sha’rânî,
percevait le langage de toutes les créatures, y compris
celui des objets inanimés.

Du véritable aspirant au simple affilié

La véritable relation initiatique exige que le maître


suive l’évolution du disciple afin de parfaire son éduca-
tion, mais il existe parallèlement des formes de rattache-
ment plus souples que résume le terme tabarruk. Par ce
mode d’affiliation, l’initié cherche simplement à bénéfi-
cier de la protection du maître et de sa voie, sans toute-
fois s'engager comme un vrai disciple; il pratiquera donc
plus ou moins les rites. Il existe ainsi autour d’un maître
plusieurs ondes concentriques, partant du cercle rappro-
ché des disciples les plus fidèles jusqu'aux cercles exté-
rieurs des sympathisants qui représentent, par comparai-
son avec le monde chrétien, une sorte de « tiers-ordre ».
D'évidence, au sein des ordres soufis il y a beaucoup
d’appelés mais peu d’élus, et les maîtres, souvent sollici-
tés pour des affaires temporelles, se plaignent que les
candidats à la réalisation spirituelle soient rares.

Un monde fluide : la multiple affiliation

Celui qui se rattache à telle ou telle voie simplement


-
pour bénéficier de la baraka peut multiplier les affilia
ction, puisq ue
tions et ainsi les voies d’accès à la bénédi
nne
toutes les /zriga trouvent leur origine dans la perso
239
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

a
du Prophète. Fait peu connu, la multiple affiliation
été largement observée au cours des siècles . Dans le
soufisme primitif, les aspirants sur la Voie se dépla-
çaient beaucoup, côtoyant plusieurs maîtres à la fois,
cherchant «la source la plus fraîche », selon l’expres-
sion de Shâdhili.
Les procédures de l’affiliation se sont formalisées avec
l'apparition des différentes familles spirituelles. Pour
autant, le soufisme est resté un monde fluide, où les
diverses influences initiatiques se sont interpénétrées et
enrichies mutuellement. Doctrines et rituels présentent
souvent des similitudes, et un membre d’une /arîga peut
généralement participer aux séances de dhkr d’autres
ordres, ou chercher l’intercession de saints défunts issus
d’une famille spirituelle autre que la sienne. La plupart
des soufis ont conscience de suivre la même Voie
muhammadienne, ce qui doit relativiser l'appartenance à
telle ou telle voie particulière. Les initiés passent ainsi
d’une farfga à une autre ou, comme le préconise Ibn
‘Arab lui-même, multiplient les rattachements. Sha‘rânî
évoque ses vingt-six affiliations, tandis qu’un autre dit
avoir pris le pacte avec soixante cheikhs!
Il reste qu’un soufi ne peut prêter allégeance qu’à un
seul maître à la fois et, pour certains, seul le premier
pacte est valide. Dans les faits, les deux modes d’affilia-
tion coexistent car ils sont complémentaires : le disciple
a un maître attitré, mais côtoie d’autres cheikhs qui sont
autant de relais initiatiques. La quasi-règle de la multi-
ple affiliation contraste avec ce qui se pratique dans les
mondes chrétien, hindou et bouddhiste'. Elle a permis
une large couverture initiatique du monde musulman, et
une diffusion de la culture soufie dans toute la société.

1. M. Gaborieau, dans Les Voies d'Allah, p. 211.

234
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT
AE À
L'initiation uwaysf

Les soufis ont pris soin d’entourer la transmission du


« secret» muhammadien de garanties; la chaîne initia-
tique doit ainsi remonter de façon ininterrompue
jusqu’au Prophète. Ces généalogies spirituelles avaient
pour but premier d’assurer la régularité et donc l’effica-
cité de l'initiation, mais aussi de parer aux critiques des
exotéristes. Face à ces critiques, des savants renommés
ont dû authentifier la chaîne initiatique principale du
soufisme, transmise par ‘AIî à Hasan Basrî. La règle com-
mune veut que le novice ou le candidat à l’initiation soit
en contact physique avec le maître; il doit pouvoir
côtoyer le cheikh un minimum pour s’imprégner de son
modèle. Pour le disciple avancé, en revanche, le maître
est toujours présent, même s’il se trouve à des milliers
de kilomètres.
Il existe parallèlement une initiation en mode subtil
qui n’est pas astreinte aux conditions spatio-temporelles
ordinaires : il s’agit de l'initiation #waysf, par laquelle un
spirituel est instruit soit par un maître contemporain,
mais qu’il n’a jamais vu, soit, plus souvent, par un maître
décédé depuis longtemps. Seuls des soufis confirmés
peuvent recevoir ce type d'initiation. Le terme ways
vient d’'Uways Qaranî, yéménite dont le parfum de sain-
teté était parvenu jusqu’au Prophète. Bien que contem-
porains, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés
physiquement, mais le Prophète recommanda à ‘Umar et
à ‘Alf d’aller à sa recherche. La mystérieuse relation qui
unit Uways au Prophète est à l’origine de l'initiation en
esprit qu'ont reçue certains spirituels. L’initiateur peut
être un prophète, l’énigmatique Khadir, le Mahdi, ou
plus simplement un saint défunt. La Khadiriyya,
par exemple, fondée par ‘Abd al-‘Azîz Dabbâgh, doit

295
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

r
son nom au fait que le saint a été instruit par Khadi
directement.
Parmi les væwaysf les plus reconnus, citons Abû Yazîd
Bistâmi (m. 875), instruit en esprit par l’Imam Ja’far
Sâdiq (m. 765), et Kharaqânî (m. 1029) initié à son tour
par Bistâmf. Ce mode d'initiation a eu cours en parti-
culier au sein de la Naqshbandiyya, qui inclut ces
maîtres dans son lignage. Ainsi le maître éponyme de la
voie, Bah’ al-Dîn Naqshband (m. 1389), était en contact
avec le cheikh Ghujduwânf (m.1220). Les disciples
communiquent avec leur initiateur par l'intermédiaire de
son «entité spirituelle » (r#44niyya), qui peut prendre la
forme d’un corps subtil. Ce mode d’initiation est souvent
associé à un rattachement à un maître vivant, Ce qui per-
met de préserver une initiation formelle.

Bibliographie :
Éric Geoffroy, Le Soufisme en Égypte et en Syrie, Damas,
IFEAD, 1995, p.194-203.
Michel Chodkiewicz, « Note complémentaire sur les rites
d'initiation dans les turuq », dans ‘Ay» a/-hayât — Quaderno di
Studi della Tariga nagshbandiyya, n° 5, 1999, p. 45-64.

RÈGLES DE VIE

Une juste attitude intérieure

Dans le soufisme traditionnel, l’aspirant doit observer


un code de conduite qui donne à sa vie une cohésion spi-
rituelle. ‘Toutes ses pensées, tous ses gestes tendent
ainsi vers Dieu, et sa vie devient un acte d’adoration sans

1. Kirâb al-Ibrix, t. 1, p. 51-52.

236
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

cessemrenouvelémsilnréalisesencluit lUnicitésdivine
(awhid), au lieu de simplement l’affirmer. La prise en
charge de tous les aspects de la vie quotidienne est très
caractéristique de l'islam, qui n’opère pas de divorce
entre la matière et l’esprit. Pour les maîtres, le respect de
ces convenances a une telle importance qu’il résume à
lui seul le contenu du soufisme!.
Dès le x° siècle, des maîtres ont rédigé des traités de
«règles de conduite » (444b) à l’usage des novices. Ces
règles tendent à façonner la juste attitude intérieure que
doivent acquérir les aspirants. Le comportement exté-
rieur, disent les maîtres, révèle ce que vit le disciple
intérieurement, et chaque action doit être considérée
comme un pas sur la Voie. Voyant un homme accomplir
la prière rituelle tout en montrant des signes de distrac-
tion, le Prophète fit cette remarque : « Si son cœur était
plongé dans le recueillement, cela se traduirait dans ses
membres » (Suyûti). Les règles concernant la vie spiri-
tuelle sont dites « intérieures » et celles touchant à la vie
sociale « extérieures », mais il n’y a pas de scission entre
telle ou telle attitude. Pour les soufis, le modèle en ce
domaine est le Prophète, qui incarne toutes les vertus,
intérieures comme extérieures.
À chacun des cinq sens (ouïe, vue, odorat, toucher,
goût) correspondent des règles de conduite particulières.
En toute circonstance, le disciple ne doit activer ses sens
qu’en recherchant l'agrément divin. Les règles le plus
souvent mentionnées dans les manuels ont trait à l’ali-
mentation, à l’habillement, au sommeil, au voyage et,
plus généralement, à l’«étiquette spirituelle » qu'il
convient d'observer en société. Elles définissent un idéal
vers lequel l’aspirant doit tendre sans cesse. Donnons-en
quelques exemples :

1. Cf. par exemple Suhrawardi, ‘Awénif, p. 54.

231
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

que pos-
_ Alimentation. L’aspirant doit limiter autant
Il se nourrit
sible l'absorption d’aliments et de boissons.
mais pour prendre
non pour assouvir son désir charnel,
on avait eu
des forces en vue de l’adoration. « Si Phara
Sei-
faim, note Bistâmÿ, il n’aurait pas dit “Je suis votre
-
gneur suprême !”!'» Après s'être lavé les mains, l’aspi
rant commence son repas par « Au nom de Dieu », prend
un peu de sel, et ne met dans son bol que le nécessaire.
Il n’avale que des petites bouchées, qu'il mâche soi-
gneusement. Il ne parle pas et ne regarde pas ce que
mangent les autres. Il termine son repas en disant « Dieu
soit loué», prend un peu de sel, puis va se laver les
mains et se rincer la bouche.

_ Habillement. Le novice ne doit prêter qu’une attention


minimale à son allure extérieure. Sa bure ou sa djellaba
ne doit pas descendre au-dessous de la cheville; elle doit
être propre, et d’une seule couleur. Il ne se vêtira de
blanc que le vendredi, car cette couleur nécessite plus
d'entretien.

_ Sommeil. Il est recommandé de se coucher en état de


pureté rituelle. L’aspirant ne doit dormir que s'il est
vaincu par le sommeil. La nuit étant réputée plus pro-
pice que le jour à l’adoration, certains soufis ont pris
l'habitude, à partir du xv° siècle, de consommer du café
afin de se maintenir éveillés. Mais le sommeil est aussi
béni car c’est alors que surviennent les visions, les-
quelles sont des dons de Dieu. Ces visions permettent à
l’homme de prendre conscience de sa dépendance phy-
siologique, et de la soumission qui doit en découler.

1. CCor 795174:

2338
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

— Voyage. L’aspirant ne part en pérégrination ou en


voyage qu'après avoir obtenu l’agrément de ses parents
et/ou de son maître. Il effectue chaque pas en gardant
conscience de Dieu: « Et les serviteurs du Miséricor-
dieux, ceux qui marchent humblement sur la terre... »
(Cor. 25 : 63). Il doit emporter avec lui un petit récipient
pour faire ses ablutions. Lorsqu'il arrive dans une localité
où il y a une zéw1ya, il doit rendre visite à son cheikh. En
entrant, il ôte d’abord sa chaussure droite (lorsqu'il sor-
tira, il mettra d’abord la gauche), se lave les pieds, et
accomplit une prière de salutation.

Au sein de l’établissement où vivent les « pauvres en


Dieu », l’aspirant observe autant que possible le silence,
et en aucun cas il n’élève la voix. Lorsqu'il étudie ou
médite, il doit être assis en tailleur, si possible en se
tournant vers La Mecque, et sa bure ou djellaba doit
recouvrir ses jambes. Il doit demeurer immobile autant
qu’il le peut, sans étendre la jambe (surtout s'il est
devant un frère, ou devant la g#b/a). Certaines de ces
règles sont communes à tous les musulmans un peu édu-
qués, car elles s’enracinent dans le modèle muhamma-
dien, mais il en est d’autres particulières aux soufis, telle
que la poignée de main’.
Le domaine sur lequel s'étendent les règles de vie des
soufis est si vaste qu’il englobe les rites prescrits dans les
cinq piliers de l'islam. Là où les juristes énoncent dés
statuts juridiques (a#k£äm), à propos de l’ablution, de la
prière ou du jeûne, les soufis parlent d’4d@/, ajoutant au
cadre strictement normatif une exigence morale et spiri-
tuelle, un effort d’intériorisation”. C’est grâce à ce sens

1. Pour une description des règles destinées aux aspirants, cf.


Hujwiri, Somme spirituelle, p. 382-410; Sha‘rânî, 4/-Anwär al-qudsiyya
(« Les saintes lumières concernant la connaissance des règles du sou-
fisme»), en arabe; Les Voies d'Allah, p. 145-148 et en d’autres
occurrences.
2. Cf, par exemple Sarrâj, Luma', p.141 et sg.; toute la partie de

259
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

,
des «convenances spirituelles » que les vrais soufis
entre
affirme Suhrawardî, peuvent respecter l'équilibre
cir-
exotérique et ésotérique, en toute chose et en toute
la
constance. Lorsque le soufisme s’est enraciné dans
culture islamique, ces codes spirit uels ont été adopt és en
partie par les croyants.

Entre frères

La politesse spirituelle qui prévaut dans la relation de


maître à disciple s'applique également aux rapports
qu’entretiennent entre eux les disciples: pour polir
lego, rien de tel que de se frotter aux « frères » sur la
Voie. Les maîtres n'étant pas toujours disponibles pour
chacun de leurs disciples, il revient à leurs représentants
ou à des disciples confirmés d’encadrer les novices.
Comme dans toute relation initiatique, l’adepte doit
tendre vers la sincérité, de sorte que ses frères soient
pour lui un miroir”, et lui révèlent l’image exacte de son
état spirituel.
Les disciples doivent faire preuve de mansuétude, de
dévouement et d’altruisme. Lorsqu'un d’entre eux voit
un défaut chez un autre, il doit le cacher et non l’expo-
ser; s’il n’apprécie pas tel ou tel de ses frères, 1l doit se
remettre en cause, et trouver en lui-même la source de
cette disharmonie. Certes il peut éprouver des affinités
pour l’un plutôt que pour l’autre, mais il veillera à ce que
cette préférence ne soit pas trop manifeste. L’entraide
est de mise dans tous les domaines de la vie : le disciple
averti conseille le novice et se montre indulgent à son

l’Zhya’ de Ghazâlf portant sur les piliers; Suhrawardf, ‘Awärif, p. 275


et sg.
1. ‘Awënif, p. 275.
2. Comme le suggère ce hadîth : « Le croyant est le miroir du
croyant » (Tirmidhî).

240
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

égard. En échange, celui-ci est prompt à servir la com-


munauté, car cela fait partie de son initiation.
Il n’y a pas de place pour l’individualisme au sein de la
communauté. « Nous ne prenions pas pour compagnon
celui qui disait “Ma sandale” », se souvient un maître.
Le soufi « ne prête ni n’emprunte* » : il ne possède plus
rien en propre. Cherchant à se départir des attributs de
l’ego, comment s’attacherait-il à des effets personnels?
Un membre d’une confrérie algérienne nous confiait
que les frères prenaient dans la zéw/ya la veste qui leur
tombait sous la main, utilisaient l’argent qu'il y avait
dans les poches, puis reposaient la veste là où ils
l’avaient trouvée. Une telle symbiose ne se réalise pas
toujours aisément au sein d’une collectivité, et l’indivi-
dualisme aujourd’hui n’épargne pas les milieux soufis,
pas plus que la jalousie et les mesquineries. Une zariga
ne réunit pas que des saints; elle accueille les individus
tels qu’ils sont. Les voies initiatiques seraient inutiles si
elles n’acceptaient que les êtres accomplis sur le plan
spirituel.

Un règlement pour la vie communautaire

Dès lors qu’une vie communautaire s’instaure autour


d’un maître, des règlements s'imposent. Un des pre-
miers cheikhs à avoir énoncé une règle pour ses disciples
a été Abû Sa‘îd Ibn Abî 1-Khayr (xI° s.). Les préceptes
édictés par ce cheikh s’appuient tous sur un passage
coranique. La plupart des ordres soufis les reprendont :
1. Les disciples doivent garder leurs vêtements
propres (Cor. 74: 4) et rester en état de pureté rituelle
(Cor. 9 : 109).
2. Ils ne doivent pas bavarder dans les lieux de prière
(Cor. 24 : 36).

1. Abû Najîb Suhrawardî, Âdôb al-muridin, Le Caire, s.d., p. 76.


2. Ibid.

241
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

3. Ils accomplissent la prière rituelle en commun


(Cor 2329)
4, Il leur est recommandé de prier la nuit (Cor. 17:
81).
5. À l’aube, ils invoquent Dieu par la demande de par-
don (ss#ighfâr; Cor. 51 : 18).
6. Puis ils lisent le Coran jusqu’au lever du soleil
(Gorul760)
7. Entre la prière du soir et celle de la nuit, ils
invoquent Dieu (4iFr) et récitent des litanies (Cor:52%
49).
8. Ils font bon accueil aux pauvres et à tous ceux qui
demandent asile (Cor. 6 : 52).
9. Ils ne mangent jamais en solitaires (Cor. 2 : 172).
10. Ils ne s’absentent pas sans prendre l’autorisation
l’un de l’autre (Cor. 24 : 62)!.
Ces règlements, qui se sont transmis le plus souvent
de façon orale, exprimaient la méthode spirituelle du
saint fondateur. Ils ont eu cours tant que se maintenaient
la société islamique traditionnelle et les établissements
destinés aux soufis (#4ängâh, xâwiya, tekke..).
À bien des égards, des parallèles s'imposent avec les
règles régissant la vie des moines chrétiens. Selon les
termes d’un hadîth dont l’authenticité n’est pas assurée,
«il n’y a pas de monachisme en islam ». Nombre de sou-
fis n’en ont pas moins vécu pendant des siècles dans des
conditions proches de celles des moines. S'ils ne fai-
saient pas vœu de célibat et pouvaient sortir plus facile-
ment que ceux-ci de leur lieu de retraite, ils y résidaient
parfois définitivement, cherchant la réalisation spirituelle
sur place. D’autres choisirent la vie itinérante et prati-
quèrent la mendicité, comme les frères des ordres men-
diants de l'Occident médiéval. Les « pauvres en Dieu »,

1. Pour plus de détails, voir M. Monawwar, Les Étapes mystiques du


shaykh Abu Sa'id, p. 324-325.

242
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

notamment lors de leur noviciat, considéraient la « péré-


grination » (s/y4ha) comme une méthode spirituelle à
part entière. La sy4ha était en quelque sorte une retraite
ambulante, un pèlerinage sans fin, projection terrestre de
la Voie initiatique.

LES MÉTHODES INITIATIQUES

L'invocation (dhikr)

Multipliez l'invocation du nom de Dieu au


point que l’on dise de vous : « Ils sont fous! »
hadîth (Bayhaqî)

— La plus haute forme d'adoration. Le terme arabe dir


signifie à la fois « souvenir », « rappel » et « invocation »,
« mention ». Appliqué au domaine religieux, il résume
tout le propos de la pratique spirituelle en islam. Seul le
dhikr en effet permet de lutter contre l’amnésie qui
atteint l’homme, oublieux de ses origines divines et du
Pacte (wffhàâg) scellé avec Dieu dans la pré-éternité,
oublieux encore des leçons répétées que lui donne l’his-
toire de l’humanité. Le Coran ne cesse de mettre en
garde contre cette amnésie: « [nvoque ton Seigneur
lorsque tu auras oublié » (18 : 24); « Souvenez-vous de
Moi, et Je Me souviendrai de vous » (2: 152), etc. Dans
la sourate La Lune, une question revient sur un rythme
lancinant : « Oui, Nous avons facilité la compréhension
du Coran en vue du Rappel. Mais y a-t-il seulement
quelqu'un pour s’en souvenir? » Les avertissements ne
servent à rien et seul l’amour, but ultime de la création,
peut pousser l’homme à invoquer Dieu.

243
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

En de nombreuses occurrences coraniques, le terme


dhikr signifie le souvenir ou l’invocation de Dieu, et le
Coran lui-même est appelé dikr (Cor. 15 : 9). Ce terme
générique détermine chez l’être humain tout mode de
présence à Dieu, quelles que soient la situation ou l’acti-
vité : « ….Ceux qui invoquent Dieu debout, assis OU COU-
chés sur le côté » (Cor. 3 : 191). La pratique du #iFr est
donc supérieure à toute autre forme d’adoration : comme
le soulignent les soufis, seul le 4hikr est prescrit à tout
moment, alors que les rites tels que la prière ou le jeûne
ont des temps déterminés et peuvent être l’objet de dis-
penses. Le Coran est explicite sur ce point : « L’invoca-
tion de Dieu est ce qu’il y a de plus grand! » (29: 45);
« Ô vous qui croyez! Invoquez souvent Dieu! » (33 : 41).
La pratique du dhikr est la clé de la paix intérieure:
« Les cœurs ne s’apaisent-ils pas au souvenir de Dieu? »
(13: 28), et de l'épanouissement en ce monde : « Qui-
conque se détourne de Mon invocation mènera une vie
misérable » (20 : 124).
Sur le ton de la confidence, le 4adîfh qudsf évoque la
proximité de Dieu à laquelle mène le kr: « Je suis
l’Intime de celui qui M’invoque » (Daylamfî); « Je suis
auprès de l’idée que Mon serviteur se fait de Moi, et Je
suis avec lui lorsqu'il M’invoque; s’il M’invoque en lui-
même, Je le mentionne en Moi-même... » (Bukhârfi). Le
Prophète lui-même reconnaît l'excellence du &ikr par
rapport aux rituels des cinq piliers (Ibn Hanbal). Il incite
les croyants à s’adonner au dhikr : « Les cœurs rouillent
comme rouille le fer», dit-il à ses Compagnons. « Et
qu'est-ce qui les fait briller? », demanda l’un d’eux.
« L'invocation de Dieu et la lecture du Coran », répon-
dit-il. Il dit ailleurs : « Celui qui invoque son Seigneur et
celui qui ne le fait pas sont comparables l’un à un vivant,
l’autre à un mort » (Bukhäârî), et encore : « Ce bas-monde
est maudit, ainsi que tout ce qui s’y trouve, à l'exception
de l’invocation de Dieu et de ce qui l’accompagne... »
(Nawawi).

244
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Si les sources scripturaires de l’islam se montrent si


prolixes sur les bienfaits du dir, c’est que la répétition
de formules de prières courtes, incantatoires, a valeur
universelle. À l’exemple du æikr, les méthodes de
l’hésychasme, chez les moines du Sinaï et du mont
Athos, ou de la «prière de Jésus» dans les Églises
russes, du zembutsu japonais ou du y4pa-yoga hindou
concourrent au même but: produisant des vibrations
rythmiques qui se répercutent dans les différents
niveaux de l'être, elles amènent l’homme à s’absorber
dans le nommé, qu’il s’appelle Dieu, Jésus, Brahman ou
Bouddha. Dans le soufisme, la concentration spirituelle
se partage entre l’invocation (dikr) et la méditation
(fikr). « L’invocation est une lumière, dit un maître, et la
méditation en est le rayon. » En islam, on ne médite pas
sur l’'Essence divine, mais sur les Noms, les Attributs, sur
les « signes » (4yér) de l’univers, présence tangible de
Dieu en Sa création.
Le Prophète, on l’a vu, a initié ses Compagnons à
l’invocation de Lé il@ha ill@ Lläh («il n’y a de dieu que
Dieu »), formule du témoignage de foi de l'islam. À par-
tir des Compagnons, la méthode du dhikr s’est transmise
de génération en génération, de maître à disciple. Les
premiers soufis la considéraient comme le pilier principal
de la Voie et le prélude à la sainteté, car elle a pour vertu
de chasser l’état de distraction propre à la conscience
et
humaine ordinaire. Si la Skarf'a vise à purifier le corps
Le
l’âme charnelle, seul le dhir peut purifier le cœur.
au dhikr est que celui qui s’y
but ultime parfois assigné
ent du Nommé au point de
livre s’imprègne totalem
s’annihiler en Lui (a/-fan@’ fi - madhkär ). La créature
Dieu
réintègre alors l’état d’indifférenciation avec
spiritue l. Mus par le
qu’elle avait connu dans le monde
e, des soufis de la pre-
goût de l’hyperbole et du paradox

me, p.116; Qushayri,


1. Cf. par exemple Kaläbâädhi, Traité de soufis
Risäla, p. 224.

245
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

mière époque ont cependant dénoncé le dhikr comme un


voile cachant la divinité. Dès le xr° siècle, nombreux
furent les maîtres à traiter dans le détail des modalités du
dhikr, de ses effets, de ses dangers, et du nécessaire
contrôle d’un maître.
Pour favoriser l’efficacité du dhikr, le disciple doit être
en état de pureté rituelle et porter des vêtements
propres, invoquer de nuit où dans un endroit sombre
(le Prophète, dit-on, pratiquait l’invocation entre l’aube
et le lever du soleil). Ce lieu sera parfumé. Gardant
les yeux fermés ou mi-clos, tourné vers la gibla, le dis-
ciple est assis en tailleur, les bras posés sur les cuisses;
dans le soufisme tardif, il lui sera parfois demandé de se
représenter son cheikh mentalement. Avant de commen-
cer, il oriente son cœur vers Dieu, demande pardon pour
son état de distraction et tente de chasser ses pensées
adventices.

— Les formules de l’invocation. Le dhikr fait l’objet de pro-


tocoles précis dans les traités de soufisme, mais ces indi-
cations varient beaucoup avec le temps et le lieu. Les
formules majeures sont L@ iläha ill& Ll&h («il n’y a de
divinité que Dieu >») et A//4h (« Dieu »). L’une et l’autre
furent utilisées en concurrence au cours des siècles. La
première comporte d’abord la négation de tout ce qui
n’est pas Dieu (/4 1/äha : « pas de divinité »), puis l’affir-
mation absolue de Dieu (77/4 Lläh : « si ce n’est Dieu »).
Elle convient aux novices et à tous ceux qui restent pri-
sonniers de la dualité, car le « Nom de Majesté » A//Gh
ne peut en principe être invoqué que par la personne
immergée dans l’Unicité. Ibn ‘Arabf pratiqua longtemps
l’invocation de A//4% avant de privilégier définitivement
La iläha ill& Lläh .

1. C. Addas, JZôn ‘Arabf ou la quête du soufre rouge, p. 200-201.

246
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Les traités s’attardent surtout sur les modalités de


l’invocation de Lä iläha illà Ll&h. Le disciple doit accen-
tuer le contraste entre la régarion initiale et l'affirmation
résolutive, en renforçant l’attaque phonétique au début
de chaque membre de phrase : L@ 1l@ha. IG LIGh. Par-
fois, il prononce Là iläha en se déplaçant intérieurement
du nombril vers l’épaule droite, puis 27/4 L/&h en descen-
dant vers le cœur, centre du «secret» spirituel. Le
souffle décrit ainsi un cercle. La tête accompagne ce
mouvement ou reste immobile; elle peut encore se
balancer de droite et de gauche. En prononçant La 1läha
(il n’y a pas de divinité), le disciple évacue les pensées
basses, le monde phénoménal et la conscience de SOI,
afin qu’il ne reste plus que Dieu quand on en vient à #4
Liéh (si ce n’est Dieu). « L’invocation [...], écrit Najm al-
Dîn Kubrà, est une vérité qui dissipe les désirs illusoires
et établit les vraies réalités". » Les rythmes diffèrent au
sein d’une même école. Les Kubrâwîs, par exemple, pra-
tiquent le dir selon des mesures à deux, trois ou quatre
temps’. Le Nom 4/44 est souvent invoqué en visuali-
sant le graphisme lumineux de chacune de ses lettres. Là
aussi, la façon de prononcer ce Nom aura des incidences.
Avec le temps, les méthodes d’invocation sont deve-
nues de plus en plus sophistiquées. C’est à partir du
xur' siècle que les voies initiatiques les ont consignées
avec force détails. Dans le soufisme d’Asie centrale et
d'Inde, sans doute sous l'influence de techniques hindo-
bouddhistes, la prononciation des formules de dhikr
s'accompagne d’un contrôle accru de la respiration. La
du souffle» (%abs-i dam, en persan), qui
«rétention
consiste à bloquer sa respiration sous le nombril, a pour

1957, p.5 du
1. Fawä'ih al-jamäl, éd. par F. Meier, Wiesbaden,
-
texte arabe. par
, présent é et traduit
2. N. Isfarayini, Le Révélateur des mystères
H. Landolt, Lagrasse, 1986, p. 47-48.

247
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

but de purifier le mental; elle se systématise chez les


Nagqshbandis. Signalons aussi le « dhikr de la scie », ainsi
appelé car un son rauque et puissant accompagne chaque
inspiration et chaque expiration. Introduit par Ahmad
Yasawi en Asie centrale, ce dhikr s’est répandu jusqu’au
Maghreb.
L’invocation par le souffle a pour origine l'émission de
la lettre arabe # @), que l’on prononce à partir du bas-
ventre pour remonter vers la bouche et être libérée à
l'air. Cette lettre arabe, dont la forme circulaire est une
allusion au cœur du mystique, a des fonctions précises
dans l’invocation de LA iläha 1llà Lléh et de Aläh. Les
soufis invoquent souvent Dieu par des Noms plus ellip-
tiques tels que Huwa (« Lui »), H#; le souffle émis par la
lettre # y est déterminant. Ils L’invoquent encore sous la
forme du souffle pur A#, quintessence du Nom A/4/
puisqu'il se compose de la première et de la dernière
lettre de ce Nom. Se fondant sur une tradition prophé-
tique, ils considèrent ce souffle comme un Nom divin!.
Le son 47 lui aussi s’exhale sur différents rythmes, qu’on
le répète de façon individuelle ou collective. Certains
juristes n’ont admis que l’invocation de L@ 1/4ha 111& LIGh,
mais cela n’a pas empêché de grands ulémas de s’adon-
ner à toutes formes de ir lors de séances collectives.

— Du dhikr de la «langue» à celui de la «conscience


intime ». Dans le soufisme, l'expérience spirituelle part
toujours du monde phénoménal pour s’intérioriser de
façon graduelle. L’invocation comporte le plus souvent
trois niveaux d’approfondissement:
L'invocation de la langue (dhikr al-lisän), où l’on pro-
nonce vocalement la formule, correspond à la dimension
corporelle. Il ne faut pas négliger cette invocation, car

1. Najm al-Dîn Kubrâ, Les Éclosions de la beauté, p. 194-198;


E. Geoffroy, dans Les Voies d'Allah, p. S15.

248
LE SOUFISME TEL QUIL SE VIT

elle produit une chaleur physiologique, même lorsque


l’on reste immobile, de nature à transmuer l’âme (#afs)
en «esprit » (724). Le soufi doit préserver cette chaleur,
et donc ne pas boire d’eau fraîche pendant ou après le
dhikr. Celui-ci doit être vigoureux, afin que son effet
pénètre tous les membres du corps, « jusqu’aux veines et
aux artères ». Le dikr de la langue doit s’accompagner
d’une attention du cœur, sans quoi il est vain. Pour les
maîtres, il correspond au niveau des débutants et leur
sert d’« épée» pour libérer le cœur de l’emprise de
l’âme charnelle. L’aspirant doit se montrer résolument
combatif, car la lutte est âpre. Même s’il ne parvient pas
à se concentrer, il lui faut continuer l’invocation. « Ne
connaîtra l'intimité procurée par l’invocation que celui
qui a goûté la souffrance de la distraction », dit Sha‘rânî'.
L'invocation du cœur (dhikr al-qalb) a pour siège le cœur
physique, symbole du cœur spirituel. Elle est silen-
cieuse, car elle doit à présent s'intégrer aux battements
du cœur et suivre la pulsation du sang dans le corps.
L’être humain peut alors éprouver une sorte de libéra-
tion, une expansion de conscience qui s'accompagne
souvent de visions et d’auditions surnaturelles*, les phé-
nomènes lumineux étant les plus marquants. Par la
catharsis qu’il suscite, le hier est un « feu » qui brûle les
ténèbres de la conscience superficielle et la transforme
en lumière. Le disciple ne doit pas s'arrêter aux manifes-
tations visuelles subalternes, mais rechercher la lumière
principielle évoquée dans ce verset: « Dieu est la
lumière des cieux et de la terre» (Cor. 24: 253,51
l'attention se relâche au cours du dhikr silencieux, il faut
revenir à l’invocation de la langue. En réalité, les deux

4 |
1. Anvër, t. I, p. 43.
et
2. Cf. par exemple N. Kubrâ, Eclosions, p. 73-76; G. Anawati
L. Gardet, Mystiqu e musulma ne, Paris, 1961, p. 223-226 .

249
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

t
niveaux sont étroitement liés; l’un et l’autre peuven
être pratiqués de concert, ou alternativem ent.
L'invocation de la conscience intime (dhikr al-sirr) peut
être mise en relation avec l’ésén, l’« excellence » qui
coiffe la « soumission » (is/4m) et la « foi » (mn). À ce
niveau, toute trace de dualité disparaît, le disciple étant
annihilé dans l’Invoqué.
Ces trois degrés restent très schématiques, et les
maîtres distinguent parfois cinq à huit étapes. Chez cer-
tains Nagshbandis, la progression dans le #kr s'effectue
en corrélation avec les centres subtils (/ar4'1f) de
l’homme: ceux-ci sont généralement au nombre de cinq,
une position dans le corps et une couleur particulière
correspondant à chacun d’entre eux.

— À voix haute, ou en silence ? Les Naqshbandis sont au


cœur d’un débat qui a pris une grande ampleur : faut-il
pratiquer l’invocation à voix haute ou en secret? Derrière
cette question affleure le problème de la sincérité, car le
disciple peut se laisser prendre au piège de l’extériorisa-
tion du souvenir intime de Dieu. L'une et l’autre formes
d’invocation ont en fait un fondement muhammadien,
puisque le Prophète aurait initié ADû Bakr à l’invocation
« secrète » et donc silencieuse (dir khafi), et ‘AN à
l’invocation sonore (dhikr jahrf). Les Naqshbandis, dont
la chaîne initiatique passe par Abû Bakr, ont générale-
ment opté pour l’invocation silencieuse, encore appelée
«invocation du cœur » (41kr qalbi).
Les détracteurs de l’invocation à haute voix s'appuient
sur des versets tels que : « Invoque ton Seigneur en toi-
même, avec crainte et humilité, et sans élever la voix »
(Cor. 7 : 205). Les partisans de ce type d’invocation leur
répondent que ce verset ne concerne que le Prophète,

2 Cf. par exemple Éva de Vitray, Anthologie du soufisme, p. 177-

250
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

qui était déjà réalisé spirituellement, ou qu’il s’explique


par les persécutions des premiers musulmans à La
Mecque. La plupart des maîtres estiment aujourd’hui
que les novices doivent invoquer Dieu à voix haute, pour
repousser l’assaut du mental et renforcer la concentra-
tion. Cette pratique leur permet également de canaliser
l'énergie spirituelle qui brûle en eux. On rapporte qu’au
cours d’une séance collective des aspirants périrent après
avoir effectué un dikr silencieux; leur foie, dit-on, aurait
grillé comme s’il avait été exposé à la braise. Le d£r
silencieux demande un contrôle étroit de la part du
maître initiateur et, bien qu'il soit considéré en théorie
comme supérieur, la plupart des ordres s’adonnent au
dhikr vocal. Certains groupes pratiquent le 4/kr avec une
grande intensité sonore. Ainsi des Rifâ‘is, qui furent
appelés « derviches hurleurs» en raison des sons
rauques qu’ils émettent au cours de leur rituel.
Les soufis invoquent les Noms divins dans un but ini-
tiatique. Chaque Nom produit un effet sur les créatures
qui peuvent, en l’invoquant, s'approprier la qualité de ce
Nom: celui-ci représente une forme tangible de la divi-
nité et aussi un remède approprié pour chaque individu.
Le maître initie ses disciples à l’un ou l’autre Nom, en
fonction de leur personnalité, de leur évolution, des cir-
constances, etc. Le disciple répète alors ce Nom un
nombre de fois déterminé, de manière à le « réaliser »
intérieurement. Les Khalwatis pratiquent de leur côté
l'initiation aux «sept Noms», qui correspondent à
autant d’étapes de la Voie, soit L@ ilâha illà Liläh, AUGÀ,
Huwa, al-Hagq («le Réel»), a/-Hayy («le Vivant »), a/-
Qayyum («le Subsistant par Soi ») et al-Qahhär («le Vic-
torieux »). Ce processus initiatique peut durer plusieurs
années.
Les Noms invoqués sont précédés soit de la particule
Yä, soit de l’attaque vocalique À. Ainsi l’invocation Y4
Lafif (Ô Doux, Bienveillant) a pour but d’éloigner les

251
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

épreuves. La subtilité du dir a conduit certains maîtres


à introduire des types d’invocation particuliers. Ibn
Sab‘în, par exemple, faisait répéter à ses disciples cette
formule abrupte, condensé métaphysique de la profes-
sion de foi, Laysa illà Lläh, « il n’est que Dieu ».

_ Les séances collectives de dhikr. Les soufis s'accordent à


privilégier l’invocation en groupe, car elle développe une
énergie beaucoup plus forte, de nature à « faire fondre les
cœurs », à « soulever les voiles » qui nous séparent du
monde spirituel. Les séances collectives, dont l'habitude
s’est répandue après l'apparition des voies initiatiques,
sont rapidement devenues le temps fort de la vie d’une
tartga. Ces séances ont pour noms wajlis al-dhikr
(« séances d’invocation »), #adra (« présence » du Pro-
phète et non spécifiquement de Dieu, car Dieu est omni-
présent), ‘mâra («se remplir» de Dieu). Elles se
déroulent une à deux fois par semaine, dans une mos-
quée ou dans la zéwiya de l’ordre, le plus souvent le jeudi
soir!,et le vendredi après la prière de /umu'a. Une séance
de dhikr rassemble parfois jusqu’à plusieurs milliers de
personnes; lors des grands rassemblements, les frères
s'organisent pour regrouper les moyens de locomotion.
Le déroulement d’une séance varie évidemment
d’une farîga à l’autre, mais on y observe toujours une
progression dans l’intensité. Au début de la séance, en
position assise, les participants commencent par réciter
l’oraison quotidienne (wzr4) propre à la voie, des sou-
rates, des formules de prière sur le Prophète ou des
poèmes à son éloge, ou encore des poèmes mystiques
composés par un des maîtres de la voie. Cette phase pré-
paratoire dure souvent plus d’une heure. La tension spi-

1. En islam, la journée commence la veille au coucher du soleil.


Le jeudi soir précède donc le vendredi, jour de la prière collective.

252
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

rituelle monte, et le désir de s’adonner au dir s’exas-


père. Soudain, sur un signe du cheikh ou de son
représentant, tout le monde se lève: la position debout
traduit le besoin d’élévation spirituelle. Les participants
se placent en cercles ou en rangs, et se donnent la main
en entrecroisant leurs doigts, ce qui permet au flux de
l'énergie spirituelle de circuler sans interruption. Les
lumières tantôt restent allumées, tantôt sont diminuées.
Le dhikr commence souvent par le Nom A//&#, pour
évoluer vers Huwa, HA ou encore Hayy (il s’agit de
l’autre lettre que connaît la langue arabe : ©; ce son est
plus guttural que le @). Presque toujours, les participants
en viennent ensuite à l’invocation par le souffle 4%, le
« dhikr de la scie », sur un rythme de plus en plus pro-
fond et saccadé. Le dhikr comprend plusieurs séquences,
chaque point culminant étant suivi d’une accalmie, et
ainsi de suite jusqu’au paroxysme final.
L’invocation s’acompagne de mouvements du corps
qui sont l'expression de ceux de l’âme aspirant à retrou-
ver sa patrie spirituelle. Bien qu’à peu près unifiés au
sein d’une même assemblée, ces mouvements n’ont rien
d’artificiel: certains bougent beaucoup, d’autres à
peine. Le cheikh reste souvent immobile parce qu’il
domine son état spirituel, et parce qu'il est l’axe autour
duquel les âmes se meuvent. Junayd restait impassible
durant les séances et expliquait son attitude en citant ce
verset : « Tu vois les montagnes; tu les crois figées, alors
qu’elles passent à la vitesse des nuages » (Cor322488),
L'’extase des spirituels accomplis n’a pas besoin de se
manifester : c’est l’« enstase ». Parfois, cependant, c’est
le cheikh, jeune ou âgé, qui donne l’impulsion physique
à l'assemblée.
Les mouvements varient en fonction des cadences,
mais aussi des groupes. Tantôt les participants sautillent
sur place, fléchissant les genoux, balançant le torse

253
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

d’avant en arrière, jusqu’à plier parfois le bassin en deux.


comme
Ils finissent alors en sautant, la tête relevée et
aspirant à l’air libre, car l’âme-esprit cherche à décoller, à
échapper au monde de la matière. Tantôt ils tournent le
torse de la gauche vers la droite, puis l'inverse, dans un
mouvement de balancier de plus en plus rapide; les bras
restent libres, et suivent naturellement l’oscillation.
Dans le même temps, des récitants-chanteurs déclament
des poèmes mystiques, invoquent le Prophète ou les
grands saints; leur voix se détache du souffle collectif en
dessinant des sortes d’entrelacs. Le sens des paroles et
les intonations stimulent le transport de l’âme. Des per-
sonnes désignées se trouvent au milieu du cercle pour
observer l’évolution de chacun. Leur rôle est de veiller à
ce que chacun soit en harmonie rythmique avec les
autres et de limiter les inévitables débordements.
Signalons ici que les « transes » recherchées par cer-
tains groupes, lesquelles se situent uniquement au
niveau psychique, n’ont pas grand-chose à voir avec
l'émotion spirituelle que suscite le #ikr. Ces groupes
combinent parfois les deux registres en s'appuyant,
consciemment ou non, sur des substrats chamaniques ou
animistes. C’est pour cette raison que les Naqshbandis
sont si attachés au kr silencieux, qu’ils pratiquent
aussi En groupes.
L’invocation debout aura duré entre une vingtaine de
minutes et plusieurs heures. À la fin du dhikr les partici-
pants se rassoient en silence, et l’un d’entre eux récite
des versets du Coran. Peut suivre une parole ou une
leçon du cheikh, ou bien l’on sert le thé ou un repas, et
les discussions s'engagent entre frères. Les personnes
non affiliées à la voie peuvent souvent participer aux
séances, et les non-musulmans sont parfois acceptés en
tant que spectateurs. Lors des séances, les enfants évo-
luent librement dans les rangs ou au centre du cercle,
mais certains cheikhs refusent leur présence afin d’opti-

254
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

miser la concentration des participants. Les séances de


dhikr sont généralement mixtes, mais les femmes for-
ment un cercle à part (la séparation peut n'être que sym-
bolique); elles sont dirigées par l'épouse du cheikh ou
de l’un de ses représentants. Les femmes tiennent par-
fois des séances particulières, de préférence dans un lieu
privé.

POÉSIE ET MUSIQUE SPIRITUELLES : LE SAMÀ‘

L'écho de la parole divine

Le sam‘ poursuit le même but que le kr, car


l'écoute de la musique ou du chant a pour effet de réac-
tualiser chez l'être humain le Pacte originel, de faire
résonner en lui la parole primordiale « Ne suis-Je pas
votre Seigneur? » (Cor. 7: 172). Pour le mystique, la
musique qu’il entend ici-bas est comme un écho du
Verbe divin et de la musique céleste. Selon certaines tra-
ditions, les anges parvinrent à enfermer l’âme d’Adam
dans un corps après l’avoir charmée par la musique. La
démarche de l’initié va donc consister à remonter l’axe
de la Manifestation en libérant son âme par la musique.
Par son origine cosmique, celle-ci est un moyen privilé-
gié d'éveil spirituel. L’extase dans laquelle est alors
plongé le mystique se dit en effet wajd en arabe, ce qui
signifie que celui-ci a « trouvé » (wajada) Dieu. Le samâ'
est l’une de ces méthodes par lesquelles on « tente
d'atteindre l’extase», ce que les soufis nomment le
fawäjud, issu de la même racine que DA.
Pour l'être « réalisé », tous les sons, naturels ou artifi-
:
ciels, évoquent Dieu car, en réalité, ils L’invoquent
« Les sept cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve Le glo-
rifient. Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges, mais

265
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

soufi n’est
vous ne les saisissez pas » (Cor. 17: 44). Le
l se
donc pas seulement ce visionnaire devant leque
t égale ment
lèvent les voiles du monde sensible; il perçoi
du
les sons terrestres comme autant de réminiscences
monde spirituel, ce qui peut faire naître chez lui une
grande nostalgie. Ce fut en particulier la voie de Rûmi:

Écoute la flûte de roseau Ve ney], comme elle chante la


séparafion :
On m'a coupé de la jonchaïe, et dès lors ma lamenfation fait
gémir l’homme et la femme.
J'appelle un cœur que déchire la séparati on pour lui révéler la
douleur du désir.
Tout être qui demeure loin de sa source aspire au temps où 1/
lui sera uni’.

— Subtilité et ambiguité du samâ'. À la différence du dhikr,


le samä* repose sur une ambiguïté profonde. Toute
musique, en effet, n’est pas bonne à entendre, on s’en
rend compte chaque jour davantage. Au lieu d'élever
l’âme, certaines peuvent la dévoyer, la perdre dans le
« divertissement », la distraction mondaine tant stigmati-
sée par le Coran. La difficulté est de comprendre que
c’est l’« écoute » (sam4', au sens propre) qui est spiri-
tuelle et non la musique ou le poème qui lui servent de
support, car ceux-ci n’ont pas obligatoirement un carac-
tère sacré. De la même façon, pour celui qui a obtenu
l’« ouverture spirituelle », ce n’est pas le monde qui
change, mais la perception qu’il en a. Les premiers sou-
fis qui se sont adonnés à l’audition spirituelle se sont
empressés de distinguer leur art, qu'ils nommèrent
samä', de la musique profane, ou gAinà.

1. É. de Vitray, Anthologie du soufisme, p. 183.

256
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Malgré ces précautions, la question du samä* a


entraîné des débats séculaires entre soufis et juristes, et
plus encore entre les diverses tendances de la mystique
musulmane. On vit même des juristes autoriser les
séances de szmd4', et des maîtres soufis les proscrire tota-
lement à leurs disciples. Ceux qui s’opposaient au samà"
mettaient en garde contre l'effet que produit la musique
sur l’âme; ils incriminaient aussi parfois l'influence pré-
sumée des philosophes grecs (en particulier Pythagore et
Platon) sur la théorie du szm4', ou encore celle de l’éso-
térisme ismaélien des « Frères de la pureté » (/#kwûn al-
safà). Les maîtres du versant « sobre » du soufisme (Ibn
‘Arabî, les cheikhs shâdhilis et naqgshbandis...) se refu-
saient à écouter la parole humaine, préférant le silence
de l’Absolu, éloquent pour eux. Mais de non moins
grands saints, tels que Rûzbehân Baqlf et Rûmf, ont fait
du samä* leur véhicule spirituel.
La plupart des maîtres s’accordent à réserver la pra-
tique du sam4‘ à une élite. Le semd', en effet, agit
comme un révélateur. Reflétant l’état intime de l’audi-
teur, il accentue à la fois la grossièreté du profane et la
subtilité du mystique. Ainsi est-il #ferdit au novice, qui
écoute encore avec son âme charnelle, permis à ceux qui,
délivrés des passions, s’arrêtent cependant à l'aspect
esthétique, et recommandé aux initiés, qui seuls sont
aptes à pratiquer l’alchimie spirituelle du verbe et du
son. Les soufis reprennent ici trois grandes catégories du
droit musulman. Ils adoptent d’ailleurs un principe
essentiel de l'islam pour juger de la licéité du sama” :
seule l’intention (#1yya) de l’auditeur constitue un critère
pertinent. Ainsi pour Ghazäfi, la musique et les séances
de sam@ ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi; c’est la
disposition intérieure et le niveau d'écoute de l’auditeur
qui font qu’elles vont dans un sens ou dans un autre. Les
poèmes chantés, on s’en souvient, emploient souvent la
terminologie érotique de la poésie courtoise, et les assis-
tants sont censés la transmuer sur un plan spirituel.

297
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Toute l’ambiguïté du szmä* est résumée dans cette parole


est en appar. ence une source de
de Shibli: « Le semd4‘ e 1
&
nt spiritu el . »
trouble, mais il recèle un grand enseigneme

Une pratique conviviale, largement répandue. Les



diverses réticences exprimées plus haut cèdent devant la
réalité : d’évidence, les séances collectives d’« audition »
ont été largement pratiquées durant la période médié-
vale. Celles-ci sont attestées à Bagdad dès le 1x° siècle,
pour se répandre ensuite en Iran, puis dans d’autres
régions du monde musulman. Signe de l’importance qu'a
prise le phénomène au cours des siècles, la plupart des
auteurs soufis consacrent un chapitre ou un livre à la
question du samä".
Les participants se réunissaient dans une mosquée,
une xéwiya où dans une demeure privée. Les chanteurs
ou récitants déclamaient leurs poèmes en faisant souvent
usage d'instruments de musique. Sont surtout à l'hon-
neur le tambour de basque et la flûte; les instruments à
cordes sont plus controversés. Lorsque l’émotion
déborde et que l’extase envahit le cœur, le corps lui
aussi se met en mouvement, mais de manière moins
ritualisée que dans le dikr: on bat des pieds et des
mains, on pousse des cris et l’on se met à « danser », à
jeter son turban, à lancer son manteau vers le récitant ou
à le déchirer. On peut s’évanouir d’extase et parfois,
dit-on, en mourir.
Les séances se terminaient souvent par un dîner, voire
par un banquet. Certaines d’entre elles ont manifeste-
ment dévié de leur vocation spirituelle pour dégénérer
en effusions de tout genre, attirant l’opprobe des
juristes comme des maîtres soufis. Cependant, selon des

1. Cité par Sha’rânî, Anwër, t. Il, p. 180.

258
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

témoignages, de grands savants tels que le théologien


Bâqillânf et le «sultan des ulémas » ‘Izz Ibn ’Abd al-
Salâm participaient à des concerts de szmd* et se lais-
saient aller à la « danse » (r4gs). À en croire les sources,
les grandes séances rassemblaient tout ce que des métro-
poles islamiques telles que Bagdad ou Damas
comptaient comme savants et muftis. La position des
ulémas sur le samä est donc moins frileuse qu’on pour-
rait le croire. En témoigne encore l’éloge de la musique,
d’une tonalité très mystique, fait par le grand mufti
actuel d’Alep, en Syrie.
Le samä s’est ritualisé à partir du xiv° siècle, notam-
ment dans les ordres qui l’ont adopté comme méthode
spirituelle. L'exemple le plus célèbre reste celui des
Mevlevis, où musique et danse concourent à former une
véritable liturgie. Mais rapidement la pratique du samä
en vient à se confondre avec celle du #ikr; ce dernier
terme tend bientôt à effacer le premier, sans doute parce
qu’il bénéficie d’appuis scripturaires plus évidents. En
tant que concert ouvert généralement au public et désor-
mais aux touristes, le szm4‘ se maintient toutefois dans
des formes telles que le gawwäli indo-pakistanais. Cer-
taines confréries, comme la ‘Alawiyya, ont conservé le
terme szm4 pour désigner l’incantation 4 capella effec-
tuée sur des poèmes mystiques, laquelle précède et clôt
la séance de dhikr.
Les propriétés thérapeutiques de la musique étaient
déjà connues dans les hôpitaux (bimäristân) de l’âge clas-
sique de l’islam. Il n’est donc pas étonnant que ses ver-
tus pédagogiques et spirituelles aient été de même large-
ue,
ment admises. En ce qui concerne la poésie mystiq
er
certains savants ont expliqué qu’on pouvait éprouv
dour) à
plus d'émotion (tarab, d’où vient notre mot trouba

e des Der-
1. En ouverture d’un double CD consacré à la musiqu
Paris, 1999.
oiches tourneurs de Damas, Le Chant du monde,

259
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

son écoute qu’à l'audition de versets coraniques, car la


disproportion entre la parole divine éternelle et son audi-
teur éphémère est si grande qu’elle empêche cette émo-
tion. L’écoute du Coran comme de tout texte révélé sus-
cite plutôt le recueillement et la crainte révérentielle.
Selon les auteurs, elle constitue la nourriture exclusive
des prophètes et des élus. Le commun des croyants et
des « soufis » n’entrent donc pas dans ces deux catégo-
ries et ont besoin, parallèlement à la lecture et à l'écoute
du Coran, de supports tels que la poésie et la musique.

Bibliographie :
Georges Anawati et Louis Gardet, Mystique musulmane, Paris,
1961, p. 187-234 (développements profonds sur le dhikr, ouverts
au comparatisme interreligieux, mais parfois confus).
Rachida Chih, Le Soufisme au guofidien, p. 250-263.
Éric Geoffroy, Le Soufisme en Égypte et en Syrie, p. 407-422 (sur
les débats soulevés par le #zkr et le samä”).
Ibn ’Atà’ Allâh, Zraité sur le nom ALLAH, introduction et tra-
duction par M. Gloton, Paris, 1981.
Najm al-Dîn Kubrâ, Les Éclosions de la beauté et les parfums de
la majesté, présenté et traduit par P. Ballanfat, Nîmes, 2001.
Les Voies d'Allah, p. 150-155; 157-172; 515 notamment.

Litanies et oraisons"

Pour fortifier son attachement à la Zarfga et resserrer le


lien qui l’unit à son cheikh, le membre d’un ordre soufi
doit réciter, généralement matin et soir, un ensemble de
formules de prière appelé ærr4 (pl. awräd), ce qui lui per-
met de «se ressourcer» au quotidien. Ce sont les
maîtres fondateurs des /arfga ou leurs successeurs, qui
ont composé ces litanies; certains affirmaient les avoir
reçues de Dieu ou du Prophète. La plupart des voies ont

, 1. Par commodité, nous rendons par ces mots à connotation chré-


tienne les termes awräd et ahzäb.

260
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

adopté des formules de wird qui s’ordonnent selon une


gradation tripartite :
1. La demande de pardon (istighfän). Le disciple part de
la nature humaine, qu’il cherche à purifier en se retirant
intérieurement du monde.
2. La prière de bénédiction sur le Prophète (al-salât ‘alà
1-nabÿ). 1] en existe de nombreuses formes. Par identifica-
tion avec le Prophète, le disciple quitte son ego pour être
absorbé dans la Réalité muhammadienne; il accomplit
alors son statut de « représentant de Dieu sur terre » et
réalise potentiellement l’état d’« Homme parfait ».
3. L'affirmation de l'Unicité divine (trahi). Le disciple
répète la formule Là i/@ha ill& Lläh («il n’y a de dieu que
Dieu »), seule ou suivie d’une formule complémentaire.
À ce stade, le Prophète lui-même est absorbé dans la
Réalité divine, car Dieu seul est et, en définitive, Il
S’invoque Lui-même. Après être passé par les degrés de
la purification et de la perfection humaine, le fidèle par-
vient à celui de l’union.
Les maîtres présentent parfois cette échelle spirituelle
ainsi: la première formule évoque le symbolisme du
miroir couvert de rouille — le cœur non purifié — qui ne
peut refléter le soleil divin. La deuxième est celle du
miroir nettoyé — le cœur purifié — devenu apte à recevoir
le soleil. La troisième correspond au soleil sans le miroir,
c’est-à-dire Dieu envisagé en Soi, car la réalité divine est
au-delà de la conscience humaine.
Dans certaines voies, la lecture d’une sourate, ou plu-
sieurs, précède la répétition des trois formules, les-
quelles sont introduites par un verset coranique. Le wird
se clôt souvent par la triple répétition de la sourate 112
dite de «l’Unicité» ou du «Culte pur». Selon un
réciter
hadîth, en effet, réciter cette sourate équivaut à
un tiers du Coran. Le rituel du ærd est donc totalement
par
intégré à la texture coranique. Il se termine parfois
une formule de prière sur le Prophè te, signe du retour
du degré divin au degré humain.
261
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Le disciple doit réciter chaque formule cent fois, en


comptant avec les phalanges de la main ou en s’aidant
d’un chapelet. Il accomplit le wird matin et soir afin
d’effacer ses péchés et de se protéger pour les heures à
venir. Il s’en acquitte soit seul en silence, soit à VOIX
haute avec d’autres personnes (au sein de la famille, avec
des frères...). Certaines formules sont répétées un
nombre de fois très précis, et les conséquences peuvent
être graves si l’on transgresse la règle’. Les séances col-
lectives de dir commencent en général par la récitation
du wird et de formules apparentées. Lors de son rat-
tachement, le novice est initié à la « litanie commune »
(al-wird al-‘âmm) à chaque membre de l’ordre. Lorsqu'il
a progressé, ou si le cheikh ou son représentant le
décide, on lui communiquera la «litanie particulière »
(al-wird al-khâss) qu'il devra réciter en plus de la pre-
mière. Ce wird ne souffre aucune négligence.
La récitation de différentes oraisons (4x; pl. a#x4b)
accompagne souvent celle du æir4. Composées égale-
ment par les fondateurs des confréries ou leurs héritiers,
ces prières incluent des versets coraniques ainsi que
diverses invocations et suppliques adressées à Dieu.
Elles sont réputées avoir de grandes vertus. L'une des
plus célèbres, «l’Oraison de la Mer» (%ixb al-bahr),
aurait été inspirée par le Prophète à Abû I-Hasan Shä-
dhilf. Elle contient le « Nom suprême de Dieu », selon
le cheikh qui affirme que si les habitants de Bagdad
l’avaient connue, leur ville n'aurait pas été pillée par les
Mongols*.

1. Voir à ce sujet la scission qui eut lieu chez les Tijânis, entre les
adeptes de la pratique des « onze grains » et ceux qui introduisirent
les « douze grains »: À. Hampaté Bâ, Vie ef enseignement de Tierno
Bokar, p. 57 et sq.
2. En 1258. Cf. La Sagesse des maîtres soufis, p. 277-283, où l’on
trouvera une présentation et une traduction du Æixb.

262
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

L'efficacité de ces oraisons et litanies serait telle,


selon certains maîtres, que le simple fait de les réciter
introduit le fidèle dans leur famille spirituelle.
Aujourd’hui encore, l’expression « prendre le ærrd > est
souvent employée pour désigner le rattachement initia-
tique. L'ensemble des prières à réciter quotidiennement
(awrâd, ahzäb.…..) s'appelle dans certains ordres la wazifa
(« office »). Les Naqshbandis se distinguent par ce qu'ils
appellent le #hafm al-khwâdjegän, où «invocation des
maîtres » de la voie; on y mentionne les noms des
cheikhs de la chaîne naqshbandfi, et l’on récite dans un
ordre déterminé la Férha, la prière sur le Prophète, et
des sourates.
La concurrence entre les confréries aidant, certaines
trouvaient inopérantes la lecture répétée des litanies et
oraisons que d’autres pratiquaient. D’évidence, pour que
ces récitations quotidiennes soient efficaces, 1l faut que
le secret initiatique du cheikh, mort ou vivant, soit
présent. Malgré le risque de routine, les maîtres insistent
sur la nécessité de s’y tenir. Ils notent l’interaction exis-
tant entre les termes wird et wérid («inspiration mys-
tique »), issus de la même racine arabe: l'inspiration
nourrit la pratique du ær4, et celle-ci à son tour rend
propice la survenue de l'inspiration. « Pas d’état spirituel
(441) sans inspiration, et pas d’inspiration sans récita-
tion », écrit un maître marocain du Xx° siècle. Laissons
conclure Junayd. Quelqu’un le voyant un jour un chape-
let à la main s’en étonna, eu égard à son rang spirituel.
« Nous ne lâcherons jamais le fil qui nous a conduit là où
nous sommes à présent », lui répondit Junayd.

La retraite (khalwa)

Si la « pérégrination » (siyha) constitue une sorte de


retraite ambulante, la « retraite », à l'inverse, peut être

219.
1. J. L. Michon, Le Soufi marocain Ahmad Ibn ’Ajfba, p.

263
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

considérée comme un voyage immobile. Ce voyage ini-


tiatique, qui s'effectue de façon condensée par rapport
aux conditions de vie ordinaires, doit ouvrir l’être à une
expansion de conscience. Dans toutes les traditions spiri-
tuelles, le retrait ou l’isolement favorise la concentration
sur Dieu. La vie des prophètes en fournit l’archétype.
Dieu impose à Moïse une retraite de quarante nuits
avant de lui parler au Sinaï (Cor. 7: 142), et Jonas
comprend le véritable sens de sa mission dans le ventre
de la baleine (Cor. 21 : 87). Plus directement, la #/a/wa
trouve son fondement dans les retraites fréquentes
qu’effectua Muhammad dans la grotte Hir4’, avant de
recevoir la prophétie. À l’exemple du Prophète qui pré-
conisait ce retour sur soi-même, les croyants pratiquent
le retrait de la société (‘vx/4, 1‘Hk4f) pour un temps
donné, dans une mosquée ou chez soi, en particulier
durant les dix derniers jours du mois de Ramadän.
Les premiers ascètes et les soufis qui leur succèdent
se retirent dans les déserts et les montagnes, et les « vies
de saints» nous les montrent côtoyant les bêtes sau-
vages. Ils aiment méditer dans les ruines et dans les
cimetières, qui leur rappellent la vanité de ce monde et
les recentrent sur l’essentiel. Toutefois, les soufis se dis-
tinguent des ascètes par l'importance qu'ils accordent à
la vie communautaire et la conscience de leur rôle social.
Les premiers manuels de soufisme stipulent d’ailleurs
que seuls les disciples avancés peuvent s’adonner à
l'isolement.
Ceux qui répondent à ces exigences, dont les fonda-
teurs des voies intiatiques, commencent toujours leur
carrière spirituelle par une stricte retraite, car elle est
nécessaire à la purification de l’âme. Ils restent souvent
plusieurs années au désert — ‘Abd al-Qâdir Jflânt y
demeure vingt-cinq ans — avant de retourner parmi les
hommes. Dans leur solitude, ils affrontent toutes les
épreuves et les tentations que l’on nous relate à propos

264
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

des ermites chrétiens. De ces rudes « combats contre


lego » (yâd al-nafs) et contre les forces ténébreuses,
nous ne connaissons que les vainqueurs...

— Règles de la retraite. Ghazâlf (m. 1111) pratiquait la


retraite dans un minaret de la Mosquée des Omeyyades,
à Damas, ou dans la Coupole du Rocher, à Jérusalem.
Ce n’est que vers le xur° siècle, lorsque apparaissent les
voies initiatiques, que la #4a/wa commence à faire l’objet
de prescriptions précises. Elle s’effectue désormais dans
des cellules affectées à cet effet, au sein des établisse-
ments dédiés aux soufis (#4@ngäh, zâwiya..). Le manuel
de Suhrawardiî, Les Dons de la Connaissance (‘Avârif al-
ma‘àrif), marque cette mutation : il expose les bienfaits
et les périls de la #ha/wa, et en dessine les modalités.
La règle cardinale que le soufi doit observer est la sin-
cérité (z#hlàs), car il se plie à la retraite pour se rappro-
cher de Dieu, non pour obtenir quelque pouvoir surnatu-
rel ou jouir d’une aura parmi les hommes. On n'entre.en
retraite qu'avec la permission du cheikh et sous son
contrôle, en raison des risques encourus pour le corps et
surtout le psychisme. Une #ha/wa mal conduite ou faite
sans la protection d’un maître peut mener à la folie,
comme en témoignent de nombreuses anecdotes. Dans
certains cas, le reclus doit d’ailleurs visualiser l’image de
son cheikh. Lorsque celui-ci vient le voir, il lui confie ses
rêves ou visions. Les règles pratiques rappellent celles
que nous avons mentionnées à propos du dhikr: assis
de
dans un endroit sombre, le reclus doit rester en état
pureté rituelle et, tourné vers la gibla, invoquer Dieu
constamment par les formules Lé #läha 111@ Liläh où Al}.
Après les prières rituelles, il doit réciter des formules
particulières ou se livrer à des exercices de visualisation.

s.
1. A/-Mungidh min al-daläl, p.99-100 du texte françai

265
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

La Æhalwa se faisait toujours en état de jeûne, parfois


continu sur plusieurs jours, mais une telle rigueur n'est
plus recommandée de nos jours, sauf si la retraite a lieu
pendant le mois de Ramadân. Dans tous les cas, le reclus
mangera peu (Suhrawardf limitait la nourriture au pain et
au sel) et évitera de consommer de la chair animale. Il
dormira peu, et veillera autant que possible car la nuit
est propice à l’«illumination ». Il évitera de parler, si la
khalwa s'effectue à plusieurs. Il effectuera les prières
rituelles avec d’autres reclus quand il le peut, notam-
ment la prière du vendredi si la #4a/wa a lieu dans une
mosquée.
La retraite durait en principe quarante jours. Ce
nombre a une valeur ésotérique reconnue dans toutes les
traditions spirituelles. Les soufis se fondent en parti-
culier sur les quarante nuits pendant lesquelles Moïse se
prépara à la Révélation et sur ce hadîth : « Celui qui se
voue totalement à Dieu durant quarante jours verra la
sagesse jaillir de son cœur sur sa langue”. » La durée de
la #halwa fluctue considérablement en fonction des
maîtres, des voies, et des retraitants bien sûr. Tel dis-
ciple obtient les résultats escomptés en quelques heures;
un autre sera placé à nouveau en retraite après y avoir
passé quarante jours. Certains ne connaîtront jamais
l’« illumination ». De nos jours, les confréries qui pra-
tiquent la #/a/wa préconisent une durée de trois jours et
trois nuits, Où parfois moins. Jadis il était demandé au
reclus de ne pas penser au temps qu’il passait en ##a/wa
ni au délai de sa sortie. Il devait considérer sa cellule
comme étant sa tombe jusqu’au jour de la résurrection.
Les descriptions que donnent les auteurs de la cellule
(elle doit être sombre, étroite et hors d’atteinte des
bruits environnants) suggèrent en effet que l’entrée en

1. Cité par Suhrawardî, ‘Awérif, p. 207.

266
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

khalwa équivaut à une entrée au tombeau. Contraire-


ment à ce qui se passe dans la vie ordinaire, le physique
et le mental doivent se taire, les sens extérieurs doivent
être oblitérés afin de développer les sens intérieurs. Les
premiers soufis creusaient leur tombe de leur vivant pour
s’y adonner aux actes cultuels ou s’y allonger; ils se fami-
liarisaient ainsi avec la terre où ils allaient reposer'. À
Satan qui demandait à l’un d’entre eux ce qu’il man-
geait, ce qu’il portait comme vêtement et où il habitait,
celui-ci répondit: « Je me nourris de mort, je m’habille
de linceul et j'habite la tombe. » Shiblf recommandait
déjà la #4alwa en ces termes: « Cherche la solitude,
efface ton nom de la mémoire des hommes, et fais face
au mur jusqu’à ta mort. » Dans leur zéw1ya, les cheikhs
avaient souvent une trappe, sorte de cellule souterraine,
où ils se retiraient pour des périodes plus ou moins
longues?. Les Naqshbandis, pour leur part, pratiquent la
« méditation de la mort », exercice qui consiste à s’ima-
giner mort, enterré et en état de décomposition avancée.
La £halwa est donc ce laboratoire où la mort initiatique
se transmue en renaissance spirituelle.

— Ne pas s'arrêter aux phénomènes surnaturels. Éereclus


ne doit donc pas penser aux modalités de sa retraite,
mais à Dieu uniquement. Il pourra ainsi chasser les mau-
vaises suggestions qui ne manqueront pas de l’assaillir,
tout comme les perceptions surnaturelles qui s'offrent à
lui. Le maître est ici nécessaire car il sait distinguer un
authentique phénomène spirituel d’une simple halluci-
nation. Les auteurs soufis évoquent les « dévoilements »

des
1. É. Geoffroy, « La mort du saint en islam », Revue de l'histoire
|
religions, n° 215, 1998, p. 17-34,
f, dans
2. On peut encore visiter celle d’Abû I-Hasan Shâdhil
rs enchâs sé dans un grand
son sanctuaire de Tunis qui est d’ailleu
cimetière.

267
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

successifs qui conduisent le reclus à un élargissement


parfois prodigieux de la conscience, et qui attestent la
réalité de son «illumination » (fwfh). L’initié verra par
exemple ce que font les gens dans leur maison ; 1l perce-
vra la vérité intrinsèque des lois révélées ou le degré
d'authenticité des paroles du Prophète, connaîtra les
diverses langues de l’humanité et comprendra le langage
des règnes minéral, végétal et animal, etc.'. À l’issue
d’une retraite de sept ans, Muhammad Hanafñï, maître
shâdhili du xv° siècle, découvrit qu’il avait la faculté de
lire dans les âmes : il voyait les uns avec un visage lumi-
neux, les autres avec une face de porc ou de singe. Il
retourna alors dans sa cellule pour demander à Dieu
d’être délivré de cette vision.
Le retraitant, en effet, ne saurait se complaire dans ces
dévoilements: il ne doit pas s’arrêter aux réalités inter-
médiaires, certes séduisantes sur le plan spirituel, mais
qui peuvent être l’effet de la ruse divine. Le monde isla-
mique médiéval, comme toute civilisation traditionnelle,
était sans doute plus réceptif aux phénomènes supra-
sensibles que le monde occidental moderne. Pour
autant, de tels charismes devaient rester exceptionnels
par le passé. Si le reclus ne perçoit aucun de ces signes
durant la retraite, assurent certains maîtres, mieux vaut
qu'il la quitte pour s’adonner à la science religieuse exo-
térique ou à une activité mondaine.
Il semble pourtant que, dans la pratique, l’on ait pris
fréquemment les moyens pour la fin. La #/a/wa s’est sys-
tématisée à partir du xiv° siècle. Prescrite aux novices, la
retraite cellulaire est censée garantir un minimum
d’« illumination » à tout aspirant et attirer la survenue
d'états spirituels (4/w4/) auxquels ils n’auraient pas accès
en temps normal. La Khalwatiyya a même pris son nom

1. Sha‘râni, Anwër, t. Il, p. 105-117.

268
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

de la #kalwa, qu’elle a érigée en pilier de sa méthode.


Cette vulgarisation a suscité les critiques de Sha‘rânî,
pour qui les visions obtenues par le commun des dis-
ciples relèvent du délire.
Pour les maîtres du soufime tardif, la #/a/wa reste un
support privilégié. Au début du xix° siècle, le cheikh
Khâlid introduit la retraite de quarante jours dans la voie
nagshbandfi, car il considère qu’elle est plus propice à
l'initiation que le compagnonnage traditionnel entre
maître et disciple (s#4ba). Au début du xx sieclemnle
cheikh algérien Ahmad ‘Alawî apporte également cette
innovation dans la voie shâdhili-darqâwî. Sous son
contrôle, le reclus invoque le nom 4/44 plusieurs jours,
ou même, s’il le faut, plusieurs mois. Les visions lumi-
neuses et d’autres phénomènes tels que la lévitation
étaient, paraît-il, fréquents, mais on ne s’y arrêtait pas’.

_ La «retraite au milieu de la foule ». La retraite cellulaire


ne peut être que passagère, car la vocation du spirituel
musulman est d’être parmi les hommes. Cette présence
au monde, souligne Ibn ‘Arabi, est plus bénéfique au
spirituel que son isolement. Il en va de même, à fortiori,
de
pour un dirigeant temporel : à l'issue de la prise
ns en 1455, le cheikh de
Constantinople par les Ottoma
faire entrer celui-ci en
Mehmed le Conquérant refuse de
-
khalwa, car le plaisir qu’en éprouverait le sultan l’amène
dans la
rait à abandonner le pouvoir”. L'idéal réside donc
au milieu de
retraite intérieure, perpétuelle, la « retraite
que
la foule » (a/-khalwa fi l-jalwa), principe nashbandî
manière . « Le gnos-
d’autres ordres ont pratiqué à leur
tout en étant
tique, notait déjà Qushayri, est celui qui,
».
proche des hommes, est loin d’eux par son secret

témoignages, p.76,
1. J. Cartigny, Cheikh AI Alawi. Documents et
86-87. £
Syrie, p. 129.
2. É. Geoffroy, Le Soufisme en Egypte et en

269
LE SOUFISME TEL QU'IL SE VIT

Rares, en effet, sont les saints musulmans qui restent


reclus toute leur vie et auxquels on ne peut pas rendre
visite. La grande majorité retourne dans le monde. Après
avoir connu le f#r4’, l'extinction en Dieu, ils expéri-
mentent dès lors le #zg4’, « subsistant » en et par Dieu,
sans que cela se traduise nécessairement dans leur appa-
rence. Pour les êtres moins réalisés, la «retraite au
milieu de la foule » est un défi permanent, tant les solli-
citations extérieures sont grandes. Mais d’évidence ce
type de retraite convient mieux à la vie moderne que la
retraite cellulaire.
Ne faut-il pas comprendre en définitive la #/a/wa
comme l’a fait Ibn ‘Arab, soit comme un retour au vide
originel (#/a/4”), une réalisation de notre « vacuité »
ontologique que seule la présence divine peut emplir?
De toute façon, écrit encore Ibn ‘Arabf, «il n’y a pas
réellement de retraite en ce monde, car le lieu même où
tu te trouves t’observe' »

Bibliographie :
Michel Chodkiewicz, « Les quatre morts du soufi », Revue de
l’histoire des religions, Paris, janvier-mars 1998, t. 215, p. 35-57.

1. Futñhât makkiyya, 1. IX, p. 523; t. IV, p. 340.


CHAPITRE V

LE SOUFISME
ET L'OUVERTURE
INTER-RELIGIEUSE

«< Nous considérons les voix des divers


croyants qui s'élèvent de tous les points de la
lerre Comme une symphonie de louanges à
l'adresse de Dieu qui ne peut être qu'Unique. »
Tierno BOKkAR
«Ne prends pas en aversion le juif ou le
chrétien, mais ton ego. »
Adage soufi

Le pluralisme religieux en islam

Selon la conception cyclique que se fait l'islam de la


Révélation, chaque nouveau message prophétique puise
dans le patrimoine spirituel de l'humanité. L’islam est
particulièrement conscient de cet héritage puisqu'il se
présente comme l’ultime expression de la Volonté divine
révélée aux hommes depuis Adam, comme la confirma-
tion et l’achèvement des révélations qui l’ont précédé. A
ce titre, il reconnaît et reprend les messages des pro-
phètes antérieurs à Muhammad. Le Coran est explicite
sur cet héritage : « Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce

271
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

aux tribus;
qui a été révélé à Abraham, à Isaac, à Jacob et
a été
à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus; à ce qui
donné aux prophètes, de la part de leur Seign eur. Nous
nous
n'avons de préférence pour aucun d’entre eux;
soumis à Dieu” » (Cor. 2 : 136). Muhammad est
sommes
le «sceau» — c’est-à-dire le dernier — des prophètes,
dont le nombre s’est élevé selon lui à 124000. Or le
Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, préci-
sant que « pour toute communauté il y a un envoyé »
(Cor. 10 : 47). Il faut donc rechercher les autres à une
échelle très large dans l’histoire de l’humanité. Les
savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers en
Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton des prophètes.
Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha,
et certains d’entre eux ont vu dans les « avatars », ou
incarnations divines du bouddhisme, l’équivalent des
prophètes de l’islam. De la même façon, des ulémas
indiens ont considéré les Védas, textes sacrés de l’hin-
douisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les
hindous parmi les « Gens du Livre », c’est-à-dire les
peuples ayant reçu une écriture révélée.
Le Coran évoque à plusieurs reprises la « Religion pri-
mordiale » ou « immuable » (4/-dîn al-gayyim). Toutes les
religions historiques seraient issues de cette religion sans
nom*°, et auraient donc une généalogie commune.
L'’islam considère cependant la diversité des peuples et
des religions comme une expression de la Sagesse
divine”. Il existe ainsi une théologie du pluralisme reli-
gieux en islam, même dans son versant le plus exoté-
rique. « À chacun de vous, Nous avons donné une voie
et une règle » (Coran 5 : 48): ce verset justifie la diver-
sité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent
unies, de façon sous-jacente, par l’axe de l’Unicité divine

1. Cor. 21 : 85, et la sourate 95 intitulée Le Figuier.


2. Voir par exemple Cor. 30 : 30.
3000 A BOL OA

272
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

(awhid). Chaque croyant sera rétribué pour sa foi et son


observance de sa propre religion: « Ceux qui croient,
ceux qui pratiquent le judaïsme, ceux qui sont chrétiens
ou sabéens, ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier,
ceux qui font le bien: voilà ceux qui trouveront une
récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront
alors plus aucune crainte, et ne seront pas affligés » (Cor.
21462):
L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le
Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils
d’une même famille; notre religion est unique » (Bu-
khâri). À une époque où l’intransigeance religieuse était
de mise, la reconnaissance du pluralisme religieux devait
se traduire par le respect foncier des autres croyants:
« Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera
mon ennemi le jour du Jugement. » Par la suite, les
enjeux politiques, les intérêts économiques mais aussi
les croisades ont souvent mis à mal les idéaux islamiques
en la matière, et les savants exotéristes ont restreint cette
large perspective : puisque la loi islamique abrogeait les
lois révélées antérieurement, les religions qui en éma-
naient étaient caduques. D'’interminables polémiques
dogmatiques virent alors le jour, notamment entre chré-
tiens et musulmans. Mais même parmi les théologiens et
les juristes il y a toujours eu des esprits porteurs d’une
conscience universelle. Écoutons Ibn Hazm (xrs.):
«Place ta confiance en l’homme pieux, même s’il ne
partage pas ta religion, et défie-toi de l'impie, même s’il
appartient à ta religion », ou encore ce cadi du xv° siècle
qui affirmait: « Tout homme peut être sauvé par sa
propre foi, celle dans laquelle il est né, pourvu qu'il la
conserve fidèlement. »

L'unité transcendante des religions

Ce sont incontestablement les soufis qui ont donné


toute sa dimension au thème coranique de la « Religion

218
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

com-
primordiale ». Ils éprouvent plus que d’autres cette
l’hum anité au-del à
munauté d’adoration que constitue
de la diversité des croyances. Leur ouver ture aux autres
confessions découle d’une évidence métaphysique : « la
doctrine de l’Unicité divine ne peut être qu’une » (af
tawhid wâhid).
Les premiers ascètes ont probablement été influencés
par les moines et les ermites chrétiens du Proche-Orient.
Il semble même que leur modèle ait été davantage
Jésus, par sa vie ascétique et errante, que Muhammad.
Par la suite, des maîtres orthodoxes ont avoué leur véné-
ration pour Jésus. La littérature soufie cite abondam-
ment les propos du Christ, Ghazâlf en particulier, mais il
n’est pas le seul. Les moines chrétiens ont été respectés
au long de l’histoire de l’islam, si l’on excepte bien sûr le
terrorisme récent. Les soufis voient en eux des spirituels
suivant la voie du Christ, et certains cheikhs présentent à
leurs disciples la conduite des moines comme un idéal à
atteindre.
Hallâj professe évidemment l’universalisme de la
« Religion primordiale ». Après avoir tancé un musulman
qui s’en prenait à un juif sur le marché de Bagdad, il a
ces mots: « J'ai réfléchi sur les dénominations confes-
sionnelles, faisant effort pour les comprendre, et je les
considère comme un Principe unique à ramifications
nombreuses!.» Dans la même veine, le maître iranien
Ibn Abî I-Khayr affirme que « toutes les religions et tous
les hommes sensés reconnaissent que Celui qui est una-
nimement adoré et But suprême est un seul et même
Etre. Il est Un de tous les points de vue et la dualité est
impossible en Lui” ». Par leurs propos ou leurs attitudes,
Ahmad Rifâ‘f ou ‘Abd al-Qâdir Jîlânf témoignent d’une

1. Diwän, traduit par L. Massignon, Paris, 1981, p. 108.


2. M. Ebn E. Monawwar, Les Etapes mystiques, p. 65.

274
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

semblable compréhension du pluralisme religieux et de


l’universalité de l’adoration divine.
C’est encore Ibn ‘Arabî qui a fourni un cadre doctrinal
au thème dex l’unité transcendante des religions » (@a/-
dat al-adyän), bien que l'expression ne soit pas de lui. À
ses yeux, toutes les croyances, et donc toutes les reli-
gions sont vraies, car chacune répond à la manifestation
d’un Nom divin; or toutes ces théophanies particulières
ont leur source en Dieu, le « Réel », le « Vrai». Il y a
ainsi une unité fondamentale de toutes les lois sacrées,
et chacune détient une part de vérité. La diversité des
religions est due à la multiplicité des manifestations
divines, « qui ne se répètent jamais ». S'appuyant sur le
hadith quasi « Je suis conforme à l’opinion que Mon servi-
teur se fait de Moi », Ibn ‘Arabî conclut d’abord que les
croyances sont conditionnées par les différentes théo-
phanies reçues par les êtres et par la conception néces-
sairement fragmentaire que chacun se fait de Dieu;
ensuite que Dieu accepte toutes les croyances — pas au
même degré bien sûr — car les conceptions humaines ne
sauraient limiter l’Étre divin. Chaque religion, dit-il, ne
dévoile en réalité qu’un aspect de la divinité. Citant
Junayd, il ajoute que les croyances sont comparables à
des récipients de différentes couleurs : dans tous les cas,
l’eau est à l’origine incolore, mais elle prend la couleur
de chaque récipient.
Celui qui se limite au stade de ce que Ibn ‘Arabî
appelle le «dieu créé dans les croyances » réjéttonle
credo de l’autre, car il n’a pas accès à l’être divin d’où
émanent toutes les théophanies. Le gnostique, quant à
lui, reconnaît Dieu en toute forme car « Où que vous
vous tourniez, là est la face de Dieu » (Cor. 2: MÉS)MDbn
“Arabî donne donc ce conseil : « Prends garde à ne pas te
lier à un credo particulier en reniant tout le reste. [...]
Que ton âme soit la substance de toutes les croyances,
car Allâh le Très Haut est trop vaste et trop immense

275
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

pour être enfermé dans un credo à l'exclusion des


autres. »
Ibn ‘Arabt en arrive à une autre conclusion : quel que
soit le destinataire du culte que voue l’homme (Dieu
dans ses diverses nominations, mais aussi la nature ou
même les idoles), c’est toujours Dieu qu’il adore, même
s’il n’en est pas conscient. Tel est le sens de ce fameux
poème :

Mon cœur est devenu capable de toutes les formes


Une prairie pour les gaxelles, un couvent pour les moines
Un temple pour les idoles, une Ka’ba pour le pèlerin,
Les Tables de la Thora, le Livre du Coran.
Je professe la religion de l'Amour, et quelque direction
Que prenne sa monture, l'Amour est ma religion ef ma foi És

Il ne faut pas voir dans ce poème un « gélatineux syn-


crétisme* », mais bien plutôt l’expression d’une réalisa-
tion spirituelle accomplie au sein d’une tradition donnée,
en l’occurrence l'islam. Le fidèle qui a une approche
superficielle de sa religion reste sur la circonférence, au
niveau de la norme extérieure; il n’appréhende pas les
autres croyances et cherche donc à imposer la sienne.
Mais celui qui se réalise dans sa propre tradition parvient
à la Réalité universelle (Æagiga), qui transcende toutes
les croyances et confessions".
Pratiquer la religion de l'Amour, c’est reconnaître que
« Dieu a décrété que vous [les créatures] n’adoriez que
Lut»«(Gor:17225)eteque: homme: n'asététertéique

1. Fusûs al-hikam, traduction de C.A. Gilis sous le titre Le Livre des


chatons des sagesses, Paris, 1997, t. I, p. 278.
2. Traduction de H. Corbin, L’/magination créatrice dans le soufisme
d'Ibn ‘Arabf, Paris, 1958, p. 109.
3. C. Addas, Jôn ‘Arabf et le voyage sans retour, p. 101.
4. Cf. le schéma swpra, p. 20.

276
LE SOUFISME ET L’OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

pour l’adoration (Cor. 51 : 56). Plusieurs courants du sou-


fisme postérieur à Ibn ‘Arabf prônent ouvertement cette
religion de l’Amour, même s'ils ne citent pas nommé-
ment le Skaykh al-Akbar. Ahmad Tijânî, par exemple,
n’hésita pas à soutenir lors d’une séance publique que
« Dieu aime l’infidèle », ce qui choqua une grande partie
de l’auditoire. Le cheikh tijânî Tierno Bokar, surnommé
par Théodore Monod «le saint François d’Assise de
Bandiagara », enseignait en plein Sahel africain qu’il n’y
a qu’une Religion primordiale, « comparable à un tronc
dont les religions historiques connues seraient sorties
comme les branches d’un arbre. C’est cette Religion
éternelle, poursuivait-il, qui a été enseignée par tous les
grands envoyés de Dieu et modulée en fonction des
nécessités de chaque époque’ ». Dans la logique d’Ibn
‘Arabf, Tierno en conclut que « croire que sa race, ou sa
religion, est seule détentrice de la vérité est une erreur.
[...] La foi est d’une nature comparable à celle de l'air.
Comme l’air, elle est indispensable à la vie humaine et
l’on ne saurait trouver un seul homme qui ne croie véri-
tablement et sincèrement en rien” ». L'un de ses dis-
ciples, Amadou Hampaté Bâ, manifesta pour sa part la
vénération qu’un musulman peut avoir pour Jésus, et fut
l’un des artisans du dialogue islamo-chrétien.
Au cours des siècles, l’école d’Ibn ‘Arabf et, au-delà,
tous ceux qui reconnaissent leur dette envers le maître
andalou ont repris et adapté sa doctrine aux différents
contextes historiques. ‘Abd al-Karîm Jilf explora la rela-
tion entre le prophète Ibrâhîm (Abraham) et les ard-
hima, les « brahmanes » ou prêtres de l’hindouisme: à
ses yeux, cette proximité consonantique n’est pas for-
tuite car, selon lui, les hindous affirment descendre
d'Abraham et appartenir à sa religion.

1. AH. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar, p. 144, 153.


2. Ibid., p. 149.

277
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

L'émir Abd el-Kader fut aussi un digne émule d’Ibn


‘Arabî dans ce domaine. Refusant l’absolutisme de la
croyance individuelle, il met l’accent sur l’Unicité divine
sous-jacente aux différents credos'. Malgré ses déboires
avec l’impérialisme français, il prône le rapprochement
avec le christianisme : « Si les musulmans et les chré-
tiens m’écoutaient, s’écrie-t-il, je ferais cesser leur anta-
gonisme et ils deviendraient frères à l’extérieur et à
l’intérieur”. » Lorsqu’à Damas, en 1860, il sauve la vie de
onze mille chrétiens menacés par des émeutiers, il ne
fait que mettre en application la doctrine qu'il professe*.
Animé par le même humanisme spirituel, le cheikh
Ahmad ‘Alawî nourrit une immense curiosité à l’égard de
toutes les religions. Connaissant la tradition chrétienne —
il apprécie en particulier l'Évangile de Jean — il a prêché
toute sa vie l’entente entre musulmans et chrétiens. « Si
je trouvais un groupe qui soit mon interprète auprès du
monde de l’Europe, on serait étonné de voir que rien ne
divise l'Occident de l’Islam », écrit-1l en pleine période
coloniale. L’esprit christique qui l’anime, et qui trouvera
son explication un peu plus loin, est partagé par ses suc-
cesseurs. Le cheikh ‘Adda Bentounès (m. 1952) s’écrie :
« Si les chrétiens connaissaient l’amour pour Jésus qui,
en mon cœur, brûle d’un feu ardent, ils viendraient
embrasser mon haleine !*», et son fils, le cheikh Mahdf,
prescrit à un disciple des «formules de prière
christiques » (wrrd ‘fsawf). Des membres algériens de la
‘Alawiyya rencontraient régulièrement les moines de

1. M. Chodkiewiez, introduction aux Écrits spirituels, p.35; ‘Abd


al-Qâdir al-Jaz’irf, Le Livre des haltes, aduction de M. Lagarde, Lei-
den, 2001, t. IL, p. 114, 372-375.
2. B. Etienne, Alde/fader, p. 250.
3. Ibid., p. 298.
4. Le Chœur des prophètes. Enseignements soufis du cheikh ‘Adda Ben-
tounès, Paris, 1999, p. 181.

278
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

Tibhérine qui ont été assassinés par le suite; ils les


avaient d’ailleurs prévenus du danger qu’ils encouraient
face au GTA.
René Guénon (m. 1951) s’est lui aussi efforcé de rap-
peler l’unité et l'identité fondamentales de toutes les tra-
ditions spirituelles. C’est pour cette raison précisément
que son œuvre traite davantage des doctrines hindoues,
par exemple, que du soufisme auquel il était affilié. Les
affinités métaphysiques de Guénon avec Ibn ‘Arabî sont
évidentes puisqu'il développe la doctrine de l’« unicité
de l’Etre ne:
Frithjof Schuon, issu de la ‘Alawiyya, fut proche égale-
ment de Guénon. Il a signé un ouvrage au titre expli-
cite : De l'unité transcendante des religions. y expose en
langage occidental les idées qu’Ibn ‘Arabf avait évoquées
de façon souvent allusive. Si l’on s’en tient aux seuls
dogmes, explique-t-il, les différentes croyances
paraissent antagonistes, et tout texte sacré semble porter
en lui des contradictions internes. En réalité, les dif-
férences de forme entre les religions «ne portent pas
atteinte à la Vérité une et universelle » puisqu'elles sont
l'expression de la volonté divine’. Schuon, qui a pris le
nom de «cheikh ‘Isâ (Jésus) », a exercé une grande
influence sur certains milieux chrétiens. La vénération
qu’il portait à Marie (Maryam) l’a amené à nommer sa
voie initiatique la Maryamiyya. « Marie personnifie
l’'Essence informelle de tous les Messages, écrit-il, elle
est par conséquent la “Mère de tous les Prophètes” ; elle
s’identifie ainsi à la Sagesse primordiale et universelle, la
Religio Perennis*.» Avant Schuon, d’autres soufis ont

1. M. Vâlsan, L'Islam et la fonction de René Guénon, Paris, 1984,


p. 28-32.
2. De l'unité transcendante des religions, Paris, 1979; voir en parti-
|
culier le premier chapitre.
Marie et le mystère marial, numér o spécial
3. « Hagia Sophia », dans
de Connaissance des religions, n° 47-48, 19%, p. 1-2.

219
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

médité sur le personnage coranique de Marie, et ont


affirmé être en contact subtil avec la Vierge.

Le pluralisme prophétique en héritage

Cette proximité entre les saints musulmans et les


prophètes et certaines figures antérieures à l'islam
historique doit être placée dans la perspective de
l’« héritage prophétique » dont sont investis les saints
musulmans'. Cet héritage explique en effet pour une
bonne part la conscience universaliste qui caractérise
les soufis. Tous les Occidentaux qui ont approché le
cheikh ‘Alawî ont été frappés par son apparence chris-
tique, et l’un d’eux parle d’une « belle tête de Christ
douloureux et tendre ». Cette ressemblance était l’'éma-
nation d’une «station » spirituelle propre au cheikh,
qui explique son rayonnement en Occident chrétien.
Pour autant qu’on puisse en juger, le type christique est
l’un des plus répandus chez les saints musulmans, ce
qui n’est guère surprenant puisque l'islam reconnaît à
Jésus un statut particulier et un rôle eschatologique
majeur. Les soufis, quant à eux, voient en lui le « sceau
universel de la sainteté ».
Louis Massignon a certainement trop « christianisé »
la figure de Hallâj, mais il est vrai qu’Ibn ‘Arabfî le consi-
dérait comme un héritier de Jésus, à l’intérieur de la
sphère muhammadienne bien sûr’. Un autre saint chris-
tique moins célèbre, mais tout aussi marquant, est ‘Ayn
al-Qudât Hamadäânf (m. 1131), qui connut la « passion »
puisqu'il fut mis en croix à l’âge de trente-trois ans*.
Dans la Turquie ottomane, où l'influence d’Ibn ‘Arabî
s’étendit rapidement, plusieurs cheikhs se distinguaient

1. CE Cypra D: a.
2. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 103.
3. Les Tentations métaphysiques, introduction de Ch. Tortel, p. 27.

280
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

également par leur aspect christique; à l'instar de ‘Ayn


al-Qudît, certains passent pour avoir eu le pouvoir de
ressusciter les morts, ce qui est en islam un signe du
tempérament christique’'. Ils ont été soupçonnés de
s'être convertis en secret au christianisme. Ibn ‘Arabî
avait pourtant précisé que si un soufi invoquait Jésus,
même sur son lit de mort, cela n’impliquait pas qu’il soit
devenu chrétien”. Mais dans une région où le syncré-
tisme était florissant, les autorités exotériques avaient
des raisons de se méfier.
D'une façon plus générale, les sources mentionnent
un grand nombre de saints qui auraient été en contact
avec l’un ou l’autre prophète par l’intermédiaire de son
«entité spirituelle ». Les visions du prophète [brâhîm
(Abraham) semblent particulièrement fréquentes.

L’« idolâtrie cachée » du commun des croyants

De nombreux mystiques persans (Ibn Abî I-Khavyr,


‘Ayn al-Qudât, Rûmi, Shabestarî..) considéraient que la
croyance du simple fidèle ou encore du théologien exo-
tériste n’est qu’ « idolâtrie cachée ». L'homme non réa-
lisé spirituellement ne peut qu'être idolâtre, voire « infi-
dèle », car il n’adore pas Dieu en vérité; il n’adore que
ce qu’il conçoit être Dieu. Nous retrouvons là l’enseigne-
ment d’Ibn ‘Arabf, mais les soufis persans se montrent
plus radicaux dans leur critique du fidèle « bien-pen-
sant ». Ils manient volontiers le paradoxe pour éveiller
les consciences: la foi et l’infidélité, le bien et le mal
sont des théophanies différenciées de l’Etre divin;
puisqu'elles ont une même source, leur opposition doit
être relativisée. Le juge ‘Ayn al-Qudât déclarait en ce
sens :

imCfrGGr. Sartl0:
2. Le Sceau des saints, p. 103.

281
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

Las, las ! Cette Loi est la religion de la bêtise,


Notre religion est l'impiété et la religion des chrétiens PUTA
Us : 1
L'impiété et la foi, sur notre vie sont une seule chose

Et Sanâ” :

L'infidélité et la foi courent sur Sa VOIE,


Unies dans leur louange
« Il est Un sans ressemblance ».

Il faut dépasser les barrières dogmatiques, afin de


mieux réaliser l’essence universaliste du message isla-
mique et atteindre la Religion primordiale. « Je ne suis
ni chrétien, ni juif, ni zoroastrien, ni musulman », affirme
Rûmî dans un poème où il nie toute multiplicité, toute
dualité pour se résorber en Dieu seul*. Très ouvert aux
autres confessions, Rûmî comparait les voies menant à
Dieu aux chemins qui convergent tous vers La Mecque,
et lançait cet appel : « Viens, viens, qui que tu sois, infi-
dèle, religieux ou païen, peu importe! » Lors de ses
funérailles, «tous les habitants étaient là, les musul-
mans, mais aussi les chrétiens et les juifs car tous se
reconnaissaient en lui [..] Les juifs avançaient dans le
cortège en chantant des psaumes, les chrétiens en pro-
clamant l'Évangile et nul ne songeait à les écarter ». Le
sultan fit venir les responsables des communautés juive
et chrétienne, et leur demanda pourquoi ils honoraient
ainsi un musulman : « En le voyant, nous avons compris
la vraie nature de Jésus, de Moïse et de tous les
prophètes”. »

1. Les Tentations métaphysiques, p. 280.


2. E. de Vitray-Meyerovitch, Arthologie du soufisme, p. 262.
. à de Vitray-Meyerovitch, /s/4m, l'autre visage, Paris, 1995,
p. 97-98.

282
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

Dans sa Roseraie du mystère, Shabestarî fait fructifier la


doctrine d’Ibn ‘Arabf en milieu persan. En se fondant
comme lui sur ce verset: « Les sept cieux, la terre et
tout ce qui s’y trouve célèbrent Ses louanges. Il n’y a
rien qui par la louange ne Le glorifie — mais vous ne
comprenez pas leur glorification » (Cor. 17: 44), il
affirme avec résolution l'unité des religions découlant de
l’« unicité de l’Étre », et l’unité des divers adorateurs et
chercheurs de Dieu.

La tentation du syncrétisme

La frontière entre l’ouverture interreligieuse et le syn-


crétisme est parfois ténue. Ce dernier peut se limiter à la
pure dimension doctrinale, comme chez Suhrawardî
Maqtûl qui professe une théosophie où se fondent plu-
sieurs apports, ou chez Ibn Sab‘în qui se nourrit aussi
bien d’Hermès et de Platon que des maîtres du asaw-
œuf. Ibn Hüd (m. 1300), disciple d’Ibn Sab'in à Damas,
était appelé le «cheikh des juifs » en raison de l’ascen-
dant qu'il exerçait sur certains représentants de cette
communauté. Par ailleurs, il « accueillait le soleil à son
lever en faisant le signe de la croix », et proposait à ceux
qui désirent se placer sous son obédience de choisir
et
entre trois voies initiatiques : celles de Moïse, de Jésus
comme syncrétis te par les
de Muhammad. Il a été perçu
exotéristes, mais aussi par la majorité des soufis. Certains
la
compagnons de Sadr al-Dîn Qûnawî auraient confessé
divinité de Jésus, ce qui indignait Rûmî lui-même.
n
Peut-être faut-il voir en Ibn Hüûd un saint musulma
du monothé isme.
« abrahamique », puisant à la source
que mal
Dans ce Proche-Orient où coexistent tant bien

p. 164-165.
1. Rûmî, Le Livre du Dedans, Paris, 1982,

283
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

judaïsme, christianisme et islam, la figure du Patriarche


peut évidemment jouer un rôle salutaire. N’y a-t-il pas
de nos jours en Israël-Palestine une « voie initiatique
abrahamique » (tariga ibrähîmiyya) vivifiée par des soufis
palestiniens et des spirituels juifs?
Le soufisme turco-persan se caractérise par une plus
grande tolérance que le soufisme d'expression arabe. Si
certains auteurs persans prônent un s#praconfessionna-
lisme de nature métaphysique, les derviches anatoliens
pratiquent volontiers une mystique transconfessionnelle.
Le bektachisme est ainsi un véritable creuset
d’influences diverses où se côtoient chamanisme, chris-
tianisme, chiisme hétérodoxe. À la fin de l’époque
médiévale, les Bektachis étaient si proches des moines
grecs que l’on a parfois du mal à distinguer les uns des
autres. En Anatolie, l’affranchissement des barrières
confessionnelles était chose partagée, et on disait com-
munément qu’ «un saint est pour tout le monde ». Des
groupes soufis ont parfois été taxés d’hétérodoxie en rai-
son de leur souplesse dogmatique, mais il n'empêche
que celle-ci a été un facteur incontestable d’islamisation.
Ibn Hûd a ainsi fait entrer des juifs de Damas en islam,
et les Bektachis ont largement contribué à convertir les
populations des Balkans.
Le syncrétisme religieux a parfois pris une dimension
directement politique. L'exemple le plus célèbre est le
rêve de l’empereur moghol Akbar (m. 1605), qui voulait
libérer hindous et musulmans de tout préjugé confes-
sionnel et tenta de promouvoir une religion universelle
(dîn-e ilahi). X fonda à cet effet une école de traducteurs,
afin de mettre en regard le soufisme et le Vedânta hin-
dou. Son arrière petit-fils, le prince Dârâ Shaküûh, fin
connaisseur de l’un comme de l’autre, traduisit lui-même
des textes majeurs de l’hindouisme. Dans son Confluent
des deux océans (Majma‘ al-bahrayn), À tenta de prouver
l'unité principielle des métaphysiques islamique et

284
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

hindoue. S’il fit œuvre de pionnier en matière de mys-


tique comparée, il ne se soucia guère de politique et,
accusé d’hérésie par ses propres frères, fut exécuté en
1659. Sauf dans quelques cercles soufis, son exemple n’a
guère été retenu en Inde par la postérité.

Les pressions de l’exotérisme et de l'histoire

L'ouverture interreligieuse qui caractérise le soufisme


a cependant ses limites. Tout d’abord, l’ensemble des
soufis n’adhèrent pas à la doctrine de l’unicité de l’Être,
qui fonde en quelque sorte celle de l’unité transcen-
dante des religions. Ceux qui professent cette doctrine
sont minoritaires et souvent considérés, au sein même
du soufisme, comme des marginaux. Un musulman ou
un soufi peut dialoguer avec des représentants d’autres
religions ou mystiques sans être convaincu d’une quel-
conque «unité transcendante des religions ». Par ail-
leurs, le principe coranique de la « Religion immuable »
s’assortit d’une critique, de la part des musulmans, des
« déviations» que les religions antérieures à l'islam
auraient fait subir aux messages divins. L’islam stig-
matise en particulier dans le christianisme les dogmes de
l’Incarnation et la Trinité. Les livres révélés et les pro-
phètes ayant précédé Muhammad font l’objet d’une
reconnaissance qui n’a d’égal que le désaveu des dérives
:
dogmatiques survenues dans l’une ou l’autre religion
des soufis s’aligne sur la
sur ce point, l'immense majorité
position islamique officielle.
entre
Par le passé, avant que des contacts prolongés
ou
civilisations aient été établis, chaque civilisation
même, tourn ée vers
chaque religion était centrée sur elle-
autres
son propre «soleil ». Même si les uns et les
es, ils les
avaient connaissance d’autres systèmes solair
religion
percevaient comme s’opposant au leur. Chaque
285
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

avait sa cohérence interne, et il n’était pas nécessaire


d’adhérer à toute la vérité, mais à 54 vérité.
Cet exclusivisme se justifiait d'autant plus que les
relations qu’entretenaient les différentes civilisations
étaient souvent belliqueuses. Un grand mystique chré-
tien, saint Bernard, appela lui-même à la guerre sainte
contre les «infidèles ». Si les croisades ont permis des
contacts entre musulmans et chrétiens, elles ont aussi
contribué à la détérioration des rapports entre les uns et
les autres. Si Ibn ‘Arabî recommande au prince sel-
joukide Kaykâ’ûs de faire preuve de fermeté vis-à-vis
des chrétiens anatoliens, c’est en partie en raison des
progrès de la Reconquista en Espagne et de la présence
des croisés en Orient. Au demeurant, cette attitude ne
peut surprendre chez un cheikh qui portait toute son
attention au respect de la Loi. En outre, si des soufis
comme Ibn ‘Arabî étaient animés par quelque
consci ence universelle, ils ne pouvaient s’en ouvrir à
leurs contemporains. Ils se devaient d’être solidaires du
corps exotérique auquel ils appartenaient, et ne pou-
vaient donc évoquer l’unité fondamentale des formes
religieuses qu’en termes allusifs.
Même les soufis considérant que l'islam n’a pas abrogé
les religions antérieures restent persuadés de la supério-
rité de leur religion. Pour Ibn ‘Arabi, l'islam est compa-
rable au soleil, et les autres religions aux étoiles:
celles-ci ne disparaissent pas avec le lever du soleil, mais
leur lumière est absorbée par celle de l’astre. L’un de ses
disciples, ‘Abd al-Razzâq Qâshânt (xiv° s.), auteur d’un
commentaire ésotérique du Coran, concède que juifs et
chrétiens obtiendront le même degré spirituel et la
même rétribution que les musulmans exotéristes, ce qui
constitue déjà une ouverture considérable dans le
contexte de l’époque. Mais selon lui la connaissance de
l'Unité, de l’Essence. divine, est-réservée. à l'élite. des
musulmans, c’est-à-dire aux soufis. Les limitations inhé-

286
LE SOUFISME ET L’OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

rentes au judaïsme et au christianisme, explique Qâs-


hânî, sont résolues par l’islam qui opère la synthèse entre
leur tendance respective : l’extérieur (zéhir) pour le
judaïsme, et l’intérieur (27) pour le christianisme.
L'islam représente donc « le sommet absolu et demeure
qualitativement supérieur aux autres formes religieuses.
Déclarer que toutes les religions “se valent” du fait
qu’elles mènent à une Réalité unique n’est exact que
jusqu’à un certain degré de réalisation spirituelle. Au-
delà il n’y a d’autres voies d’accès à la réalisation spiri-
tuelle complète que l’Islam, c’est-à-dire la pratique du
soufisme à ses degrés les plus élevés” ».
Si certains soufis ont admis que toutes les formes reli-
gieuses étaient encore valables après l'apparition de
l’islam, la grande majorité s’est alignée sur la position
dominante en islam, à savoir que chaque religion a eu sa
raison d’être en son temps. Or l’islam est la dernière reli-
gion révélée. Ainsi, les soufis indiens postérieurs à Dârâ
Shakûh (xvir° s.) admettent la vérité des doctrines
védiques et emploient à l’occasion des termes et des
symboles hindous. La plupart, cependant, se montrent
sceptiques quant aux possibilités de réalisation spiri-
tuelle au sein de l’hindouisme à leur époque.
Depuis le xx° siècle, les frontières qui séparaient les
ne
civilisations et les religions se sont effondrées. Nul
peut plus ignorer les autres « soleils ». Tout croyan t est
aissant
sommé d’être fidèle à sa tradition, tout en reconn
il
comme valables les autres formes religieuses, sans quoi
en sa propre religio n ?.
pourrait être amené à perdre la foi
au siècle dernier, des auteurs comme
C’est pourquoi,
Coo-
René Guénon, Frithjof Schuon mais aussi Ananda
ment
maraswamy et Aldous Huxley ont pu énoncer claire

p. 135.
1. P. Lory, Les Commentaires ésotériques du Goran,
Essais sur le soufism e, Paris, 1980, p. 176.
2. SH. Nasr,

287
LE SOUFISME ET L'OUVERTURE INTER-RELIGIEUSE

la doctrine de la Sagesse universelle dans ses différents


modes d'expression, quelle que soit la tradition à
laquelle eux-mêmes aient appartenu. Les divers inté-
grismes posent le problème des rapports entre l'extérieur
et l’intérieur de chaque message révélé, car une même
religion peut engendrer aussi bien un dogmatisme
aveugle qu’une spiritualité éclairante. La vocation du
soufisme a été précisément de résorber la multiplicité
dans l’unité, de dépasser le particulier pour accéder à
l’'universel.

Bibliographie :
Michel Balivet, « Derviches, papadhes et villageois : note sur
la pérennité des contacts islamo-chrétiens en Anatolie cen-
trale », Journal asiatique, 1987, pp. 253-263.
—, « Chrétiens secrets et martyrs christiques en [slam turc »,
Islamochristiana 16, Rome, 1990, pp. 91-114.
SR Gilis, L'Esprit universel de l'islam, Beyrouth,
1998.
Leonard Lewisohn (dir.), The Legacy of Mediaeval Persian
Sufism, Londres, 1992.
Seyyed Hossein Nasr, Essais sur le soufisme, Paris, 1980.
CONCLUSION

SOUFISME D'HIER,
SOUFISME D’AUJOURD'HUI

La « dégénérescence du temps »

« Les vrais soufis s’en sont allés


Et le soufisme n'est plus que désert.
L] se résume désormais en cris, claquements de mains,
recherche forcenée de l’extase….
Les sciences spirituelles, elles aussi, s’en sont allées.
Plus de science de nos jours, plus de cœur illuminé". »

Ces lignes sans appel n’émanent pas d’un observateur


moderne, mais d’un cheikh du x°siècle. Le zasawæuf
vient alors de se constituer en discipline islamique et en
école initiatique. Au siècle suivant, à écouter Qushayri,
la Voie est déjà fermée, les guides authentiques et les
vrais disciples ont disparu. Les adeptes ne font plus cas
de la Loi, et la cupidité a remplacé la sincérité”. C’est à
cette époque que Bûshanÿjf constate : « Le soufisme était
auparavant une réalité sans nom); il est maintenant un
nom sans réalité ». Dans les siècles suivants, de telles
déclarations se multiplient sous la plume des maîtres,
détaillant le diagnostic, développant le réquisitoire.

1. Sarrâj, Luma”, p. 27.


2. Risäla, p. 37.

289
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOURD'HUI

général de
Il faut replacer ces jugements dans le cadre
ue siècle est
la tradition islamique, selon laquelle chaq
s'élo igne de la période
pire que le précédent : plus l’on
osé se dégrader.
prophétique plus le monde est supp
ue à tous les
Cette dégénérescence du temps s'appliq
s n'y
domaines de la culture islamique et les soufi
s des
échappent pas. Au fil des siècles, les constats amer
épo-
cheikhs sur la qualité du soufisme pratiqué à leur
parti e d’un e «rhé tori que
que relèvent donc en
flam me intér ieure des
pieuse!», destinée à raviver la
qu'à toute s
aspirants. Leur récurrence témoigne en outre
la dévia -
ses époques l'islam a paru entaché des maux de
tifs
tion et de la décadence. Néanmoins, des signes objec
de dégénérescence ont bien affecté le soufisme au cours
des âges, comme on l’a vu dans la troisième partie de cet
ouvrage.

La maladie du < confrérisme »

L'apparition des voies initiatiques à partir des ALUCE


xur° siècles, pour providentielle qu'elle ait été, a eu
certes des effets négatifs. Si les premières familles spiri-
tuelles ont apporté une réelle présence initiatique, avec
le temps l'initiative individuelle s’est atrophiée dans une
conscience de groupe. La quête de l’éveil, avec l’audace
spirituelle qu’elle suppose, semble s’être transférée de
plus en plus sur la personne du cheikh, comme si
celui-ci, qui a pour fonction d’amener ses disciples à la
sainteté, était désormais le seul « héros » apte à vivre
l'aventure spirituelle.
L'institutionnalisation des voies initiatiques aurait-elle
entraîné la démission des affiliés? De fait, au fur et à
mesure que le soufisme se divulguait, les sympathisants

1. M. Chodkiewicz, dans Les Voies d'Allah, p. 539.

290
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

sollicitant la #azraka d’un cheikh étaient plus nombreux


que les réels aspirants au combat spirituel. Ce fut donc
toujours un noyau de disciples, en nombre restreint, qui
a vivifié et perpétué le secret initiatique de leur voie. À
partir du xv‘ siècle, les signes de sclérose sont patents. Ils
s’accompagnent d’une évidente déperdition initiatique:
recrutement massif d’adeptes; repli sur elles-mêmes de
certaines voies qui revendiquent leur supériorité;
cheikhs « gestionnaires du sacré», qui semblent peu
investis du secret initiatique; marabouts qui répondent
aux sollicitations de la foule et distribuent recettes et for-
mules magiques; rattachements routiniers, calqués sur
les modèles familiaux hérités, etc. Tous ces symptômes
relèvent de ce qu’on peut appeler la maladie du
« confrérisme », forme de dégénérescence héritée de
l’institutionnalisation du soufisme.
« L’islamisme est l’ennemi de l'islam», entend-on
fréquemment; de la même manière, le confrérisme
représente sans doute le plus grand péril pour le sou-
fisme. Les critiques les plus avisés du confrérisme ne
sont d’ailleurs pas les wahhabites ou les salafis, mais les
maîtres soufis eux-mêmes. Les principes du soufisme
sur ce point sont clairs. Le lien de maître à disciple doit
l'emporter sur le sentiment d'appartenance à telle ou
telle confrérie. Ce terme « confrérie », employé usuelle-
ment, est sujet à confusion, car il laisse penser qu'une
tarîga est une organisation Où association à caractère pro-
fane dans laquelle les disciples seraient liés par des rela-
tions horizontales, alors que les membres des /ariga
visent la sainteté, la « proximité de Dieu », et privilé-
gient donc le rapport vertical vers leur maître. Le terme
« ordre » est également impropre, car il suggère que les
tariga sont structurées à la manière des ordres monas-

1. Pour un exemple contemporain, cf. R. Chih, Le Soufisme au


quotidien, p. 176-177.

291
D'HUI
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOUR

ons ÉsOté-
tiques chrétiens ou de certaines organisati
le cas.
riques occidentales, ce qui est rarement
seulenét
Les soufis sont censés ne former qu'une
muham-
grande famille, puisqu'ils suivent la même Voie
Dès
madienne qui fédère toutes les voies particulières.
certaines confréries
lors, les rivalités qui existent entre
le
sont contraires à l'esprit de la Voie, si elles dépassent
spirit uelle. Le prosé -
cadre d’une simple incompatibilité
est donc la
lytisme qui sévit dans quelques confréries
négation même du tasawæwuf, lequel cherche la qualité et
non la quantité. L'extension trop grande d’une organisa-
tion initiatique « est, assez généralement, une des causes
premières d’une certaine dégénérescence ». Le sou-
fisme a compté de grands saints n’ayant eu qu'un petit
nombre de disciples, et en général plus un soufi est évo-
lué sur le plan intellectuel ou spirituel, moins il met en
avant son affiliation. Si le disciple doit considérer son
cheikh comme son «pôle», cela ne signifie pas que
celui-ci soit Æ Pôle. Il se doit donc d'inclure son cheikh
dans la communauté des saints muhammadiens et ne pas
manquer de politesse spirituelle (adab) à l'égard des
autres cheikhs. Lorsque ces codes de la Voie ne sont pas
respectés, on aboutit à des comportements de type sec-
taire qui sont à l'opposé de l’« ouverture » spirituelle et
humaine que le soufisme se donne pour but. Au nom
d’une doctrine élitiste mal comprise, cette discipline
d'éveil est alors instrumentalisée pour nourrir les pires
ostracismes.
Il ne faut pas non plus réduire le soufisme au phéno-
mène confrérique, qui n'apparaît de façon caractérisée
qu'entre le xvi et le xix°siècle. Le confrérisme a
coexisté jusqu’à nos jours avec un soufisme d’exigence,
mais qui ne se donne pas à voir. En outre, maître et

1. R. Guénon, Aperçus sur l'initiation, Paris, 1983, p. 74.

292
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

disciple ont toujours entretenu des relations informelles,


en dehors de toute zarîga. On pouvait être un grand spiri-
tuel, à l’exemple de Kharrâz, et ne pas être affilié à une
chaîne initiatique. Dans le domaine de l'initiation, la
prudence s’impose vis-à-vis de tout ce qui relève de la
génération spontanée, mais « l'Esprit souffle où il veut »
et seul compte en définitive le mandat du ciel. Enfin, le
soufisme a suscité toute une culture, en particulier dans
les domaines artistiques (musique, danse, architecture)
et littéraire. Son rayonnement dépasse donc largement le
milieu des organisations initiatiques.

S’adapter aux conditions cycliques

« On raconte que Shiblf chaque soir avait coutume de


placer en face de lui un bol d’eau salée et une aiguille
pour appliquer le kohol et, chaque fois qu'il était sur le
point de s’endormir, il trempait l’aiguille dans l’eau salée
et la passait le long de ses paupières !. » Les anciens sou-
fis menaient parfois une ascèse très rigoureuse. En Asie
centrale ou en Inde, certains pratiquaient la « prière ren-
versée » (a/-salût al-maglâba), qui consiste à se laisser
pendre par les pieds, dans un puits par exemple, et à
réciter des formules de prière. On raconte même qu’un
soufi égyptien séjournant à La Mecque ne mangeait
qu’un raisin sec par jour « de peur de déféquer dans les
lieux saints ».
De telles mortifications ne sont plus de mise
aujourd’hui, et celui qui s’y adonnerait perdrait rapide-
ment son équilibre physiologique et mental. La relation
entre maître et disciple a elle aussi beaucoup évolué. Les
cheikhs sont en général plus accessibles, et passent outre
les marques de déférence que leur devaient auparavant

1. Hujwirf, Somme spirituelle, p. 402.

293
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOURD'HUI

de
les disciples. Ils n’éprouvent plus le novice de peur
à en
le faire fuir. Si le vrai disciple a toujours été rare,
croire les maîtres, cela signifie qu’il est quasiment
inexistant de nos jours. « Désormais, entend-on fré-
quemment en milieu soufi, c’est le maître qui cherche
le disciple. » Les cheikhs ont toujours accueilli les aspi-
rants solides et motivés, mais aussi les âmes en détresse
ou en errance. Ils s’emploient maintenant avant tout à
contrecarrer la tentation matérialiste ainsi que l'emprise
du fondamentalisme, pour maintenir les fidèles dans un
islam spirituel.
Les disciples eux-mêmes perçoivent souvent qu’« ils
ne sont plus à la hauteur » des exigences de la Voie’. La
vie moderne, en Orient comme en Occident, est peu
propice à la contemplation, et la pression de la SOCIÉTÉ
pousse à l’activisme. La tradition islamique affirme
qu’en cette fin de cycle dont nous serions les témoins le
temps se contracte, ou plutôt que telle est notre percep-
tion. Les adeptes du soufisme ont dû s'adapter à ces
contraintes. Les pratiques ont été simplifiées. Ainsi, les
éléments de prière qui composent le wird, par exemple,
sont souvent répétés trente-trois fois et non plus cent.
De même, les retraites spirituelles (#/a/wa) se font plus
rares ou plus courtes et, au xx° siècle, les adversaires du
soufisme accusaient ceux qui s’y adonnaient de « quié-
tisme ». Sa pratique a parfois été abandonnée, et certains
ordres la réservent aux disciples avancés.
Ces changements, toutefois, ne devraient pas entamer
l'essence du soufisme. «Le soufi est le fils de son
temps », dit l’adage, et il peut plus que d’autres entre-
voir l’effet de la Sagesse divine dans n'importe quel
contexte. Il doit abandonner les formes archaïques qui
avaient une valeur par le passé, mais qui entravent main-

1. R. Chih, Le Soufisme au quotidien, p. 243.

294
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

tenant la véritable initiation. « L’effort d'interprétation »


(ÿrihâd) est requis pour ce qui relève de la Loi exté-
rieure, mais il s'impose également en matière de spiri-
tualité. De nombreux maîtres ont d’ailleurs pratiqué ces
deux modes d’rfihàâd, afin de maintenir la vitalité de la
Loi et de la Voie, même s’il leur était difficile de lutter
contre la pesanteur et le formalisme croissants’. Au
début du III° millénaire, ceux qui se réclament du sou-
fisme doivent se concentrer sur l’essentiel, le d#zkr par
exemple, et sur certaines méthodes anciennes telles que
la « vigilance permanente » (wwräqaba) ou le principe
nagshbandî de « la retraite au milieu de la foule », qui
n’ont pas perdu leur pertinence.

Vers un redéploiement des rôles du soufisme

Comme par le passé, mais de manière plus explicite,


le soufisme s’assigne à lui-même des rôles à portée
variable. Sa fonction purement initiatique devrait se per-
pétuer, tout en continuant à se restreindre. Certains
cheikhs considèrent que la Voie est close; d’autres, au
contraire, assurent qu’il n’en est rien: le parcours de la
Voie s’est adapté aux conditions cycliques et ne connaît
donc plus les aspérités d’antan. Plus largement, le sou-
fisme a pour vocation de spiritualiser la vie islamique.
Ghazâli s’y employa avec succès, tout comme les cheikhs
et les ulémas soufis qui jalonnent l’histoire de l'islam. À
l'heure où des défis majeurs se posent à l'humanité, où
le repliement confessionnel n’a plus lieu d’être, l'islam
va-t-il suivre ce lent mouvement de balancier qui va du
politique au mystique, comme le pressentait Malraux?
Loin d’être une mode passagère, la quête actuelle de
spiritualité correspond à un besoin d’une partie au moins

médiévale,
1. Pour des exemples concernant la fin de la période
Égypte et en Syrie... p. 390, 412, 487-489 .
voir notre Soufisme en

295
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOURD'HUI

à
de l'humanité. À cet égard, le soufisme contribue
ouvrir le champ de vision des musul mans, en favori sant
les échanges interreligieux et le brassage des cultures.
Les attaques virulentes dont le soufisme fut l’objet de
la part des salafis comme des « modernistes » avaient, en
apparence, fait tomber le soufisme en disgrâce, et jusque
dans les années 1970 des orientalistes prophétisaient sa
mort. Un renouveau s’est nettement dessiné dans les
années 1980 et surtout 1990, à la suite de l’échec des
diverses idéologies qu’a connues le monde arabo-musul-
man au xx siècle (nationalisme, marxisme, islamisme...),
et du désenchantement de ceux qui suivaient le modèle
occidental. Malgré la phase critique qu’il a traversée, le
soufisme a maintenu son ancrage dans la culture 1sla-
mique. En 1989, Sa‘îd Hawwâ pouvait déclarer que, au
cours des siècles, 90 % des musulmans avaient eu, d’une
manière ou d’une autre, un lien avec le soufisme!. 90 %
des Sénégalais seraient affiliés à une confrérie, et on
avance le chiffre de un tiers pour les Égyptiens et de
deux tiers pour les Pakistanais (mais est-ce encore vrai
après la pénétration du virus wahhabo-taliban ?).
Le soufisme connaît actuellement un regain de
vigueur en pays musulman, alors qu’il suscite un intérêt
grandissant en Occident. En terre musulmane, la situa-
tion est en fait assez contrastée. Dans la plupart des
pays, les jeunes adhèrent en grand nombre aux confré-
ries, alors qu'il y a encore vingt ans l’âge moyen des
membres était assez avancé. Dans d’autres, le soufisme
apparaît en repli relatif. D’évidence, les aspirations spiri-
tuelles passent à l’arrière-plan lorsque l’esprit est acca-
paré par les préoccupations matérielles et le souci de la
subsistance, lorsque le contexte international et les
médias favorisent l'émergence d’idéologies faciles à

1. Tarbiyatu-n@ al-rûhiyya (L'Éducation spirituelle que nous propo”


sons), Beyrouth, 1989, p. 12.

296
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

consommer, lorsque l’intégrisme sous quelque forme a


miné le terrain.
La forme confrérique, en revanche, ne montre pas
aujourd’hui des signes de bonne santé. Ainsi, lorsqu'un
cheikh meurt, dans bien des cas soit il n’est pas rem-
placé, soit sa succession, purement héréditaire, relève
davantage de l’administration de biens que de la direc-
tion spirituelle. Quelques arfga importantes sur le plan
numérique versent tantôt dans l'idéologie à caractère
islamiste, tantôt dans le sectarisme messianique. Il faut
donc actuellement plus que jamais distinguer entre sou-
fisme et confrérisme. Certains cheikhs en sont
conscients, qui veulent casser la pratique routinière des
zâvwiya pour encourager chez les disciples d’autres
formes de travail spirituel. Les divers désenchantements
évoqués plus haut poussent un certain nombre de fidèles
vers une (re)découverte de la spiritualité de l’islam, mais
dans un environnement souvent plus large que celui des
confréries. Cette démarche se rencontre dans des
milieux sociaux et intellectuels souvent plus évolués que
ce à quoi nous a habitués le soufisme « populaire ». S'il y
a eu un soufisme avant les confréries, il peut y en avoir
un après. L'avenir appartient-il aux « groupes res-
treints », au « soufisme anonyme '?» Il reste que les
hommes, dans le soufisme comme ailleurs, aiment être
pris en charge et encadrés par des structures qui les ras-
surent.

L'aventure messianique

Selon la plupart des ulémas, nous serions entrés dans


la « fin des temps », période que le Prophète avait ÉVO-
quée avec force détails. Cet avènement avait déjà été
annoncé à plusieurs reprises par le passé, mais actuelle-

dans Les Voies


1. M. Chodkiewicz, « Le soufisme au xxr° siècle »,
d'Allah, p. 543.

297
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

ment les allusions se font plus précises. Très schéma-


tiquement, le scénario serait le suivant: divers troubles
géologiques et humains annonceraient la sédition de
l’'Antéchrist (a/-Dajjâl), incarnation des forces du mal.
Aidé de justes parmi les musulmans, le Mahdî serait
alors suscité pour le combattre et préparer la descente de
Jésus sur terre. Il assisterait Jésus dans sa mission de tuer
l’Antéchrist, et « emplirait la terre d'équité et de jus-
tice» pendant sept ans, selon certaines sources, avant
que Jésus lui-même n’instaure un règne messianique
précédant la fin du monde et le Jugement dernier.
Certains cheikhs affirment que le Mahdî est déjà
parmi nous, et ils laissent entrevoir qu’ils sont au nombre
de ses « ministres », mentionnés par le Prophète. Or les
groupes soufis qui revendiquent ouvertement leur parti-
cipation aux événements messianiques qui seraient en
cours ou à venir adoptent parfois des comportements pro-
prement sectaires et appellent de leurs vœux un conflit
entre le monde musulman et l'Occident. Un cheikh en
particulier annonce régulièrement à ses disciples la Troi-
sième Guerre mondiale et la venue du Mahdfi, lesquelles
auraient dû survenir, selon lui, dès les années 80. Chaque
fois, les disciples réunissent des provisions pour les
quatre-vingt-dix jours que devrait durer la guerre. En sus-
citant une telle attente eschatologique, ce cheikh cherche
visiblement à attirer à lui nombre d’âmes désorientées. La
doctrine messianique de l'islam est donc susceptible de
nos jours d’être prise en otage et de donner lieu à de for-
midables manipulations idéologiques.

Le soufisme en Occident

A l'échelle de l’histoire, le soufisme a tantôt devancé,


tantôt accompagné l'islam dans son expansion. Son
caractère universaliste le portait à s'adapter à des nou-
veaux contextes et à rayonner hors des terres d’islam. Il a
certainement influencé les mystiques juive et chrétienne

298
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

à l’époque médiévale et peut-être des auteurs comme


Dante et le mystique catalan Ramén Laull. À l'honneur
dans l’orientalisme depuis le xix° siècle, il n’était pas
inconnu d’une certaine élite européenne, intellectuelle
ou artistique. D’autres facteurs l’ont amené à pénétrer
en Occident au xx° siècle. Le colonialisme a précipité la
rencontre entre l'islam et l'Occident, dans une atmo-
sphère oscillant entre la fascination et la répulsion. En
pleine période coloniale, des Occidentaux fuyant la CiVI-
lisation mécaniste et l’idéologie du progrès étaient déjà
gagnés par la «mystique du désert». Déplorant la
sécularisation du christianisme, et sa réduction à une
morale religieuse qui s’accommodait bien de l’impéria-
lisme européen, certains ont cherché dans le soufisme
une regénérescence métaphysique.
Après avoir fréquenté diverses chapelles ésotériques à
Paris, René Guénon fut initié à l'islam soufi en 1912.
Établi au Caire à partir de 1930, le «cheikh ‘Abd al-
Wähid Yahy » suivit la voie shâdhilf tout en poursuivant
la rédaction d’une œuvre dans laquelle il voulait mettre
en garde les Occidentaux contre l’« obscurantisme » de
la modernité et leur rappeler la doctrine universelle de la
« Tradition primordiale ». Il y est moins question de
l'islam que d’autres traditions, bien que Guénon le
considère comme la forme la plus opérante sur le plan
initiatique, puisque dernière religion révélée. Par cette
œuvre et par les conseils qu'il prodiguait inlassablement
dans sa correspondance, Guénon a provoqué un sursaut
de
de conscience chez des Occidentaux, qu’il s'agisse
fidèles des diverses religions ou d’adeptes d’organisa-
tions initiatiques telles que la maçonnerie, dont certains
» au
ont opté pour l'islam. Ayant achevé sa « vie simple
1951', Guénon continue d'exercer une
Caire en

Guénon, Paris, 1958.


1. Cf. P. Chacornac, La Vie simple de René

299
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

influence singulière en Occident et sur quelques milieux


en pays musulman.
De Guénon est issue la mouvance dite « traditiona-
liste » du soufisme occidental!, dont la principale figure
en est le Suisse Frithjof Schuon (m. 1998). Artiste et
poète, celui-ci a rédigé une œuvre doctrinale puissante.
La voie Maryamiyya qu’il a fondée a connu diverses scis-
sions, mais le rayonnement initiatique de Schuon reste
indéniable en Occident et dans quelques régions du
monde musulman. Plusieurs de ses disciples ou de ses
ex-disciples sont à l’origine d’un grand mouvement
d'étude et de traduction de textes soufis : Titus Burck-
hardt (m. 1984), Martin Lings, Seyyed Hossein Nasr ou
encore Michel Vâlsan (m. 1974), qui a déployé les études
sur Ibn ‘Arabf en Occident; à l’instigation de Guénon, il
a créé sa propre voie en France. De son côté, la “Ala-
wiyya, dont Schuon est issu, a essaimé en Europe dès les
années 1920, avant même la première vague d’émigra-
tion maghrébine.
À partir des années 1970, plusieurs groupes soufis
émanant des grandes voies — Shâdhiliyya, Tijâniyya, puis
Naqshbandiyya, Qâdiriyya, Burhâniyya, Ni‘matullahiyya
— ont vu le jour en Occident. Cette expansion n’est pas
une simple conséquence de l’émigration, car les cheikhs
« orientaux » considèrent depuis longtemps l'Occident
comme une terre providentielle. Constatant que la pres-
sion socio-politique qui pèse dans leurs pays peut entra-
ver le développement individuel, ils voient dans
l'Occident un espace de liberté et constatent une réelle
attente dans le domaine spirituel. Des musulmans de
souche, étudiants ou travailleurs, découvrent ainsi en
Occident un soufisme dans lequel ils ne voyaient que
superstition ou routine. Quelques maîtres « orientaux »

1. M. Sedgwick, Le Soufisme, Paris, 2001, p. 94-95.

300
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

s’y établissent bientôt, tandis qu’un petit nombre


d’'Occidentaux formés opèrent comme représentants
d’un maître étranger, ou accèdent au statut de cheikh.
Toute cette mouvance se prévaut d’un soufisme
orthodoxe, car les affiliés restent fidèles aux prescrip-
tions de l’islam et sont parfois versés dans les sciences
islamiques. La plupart des membres gardent un lien
avec l’un ou l’autre pays musulman. La question de
l'adaptation au contexte occidental n’est pas résolue
dans tous les cas : parmi ceux qui ont été initiés et for-
més en Orient, certains ont tendance à importer des cou-
tumes arabes, africaines ou autres. Le soufisme reste un
grand facteur d’entrée en islam, même si les profils des
Occidentaux embrassant cette religion sont maintenant
très diversifiés.
D’autres groupes se sont en revanche détachés de la
forme islamique pour mieux dégager, à leur yeux, l’uni-
versalisme de la sagesse soufie. Ouvrant la porte du syn-
crétisme, ces groupes appellent de leurs vœux une sorte
de « mondialisation » de l'Esprit. L’« Universel », issu
de la Shishtiyya indienne et dirigé par Pir Vilayat Khan,
s'inscrit dans ce sillage. De son côté, Idries Shah, d’ori-
gine afghane, enseignait une philosophie inspirée de sa
propre vision du soufisme, mais que d’aucuns qualifient
de charlatanisme. Les disciples de l’un et de l’autre
entrent rarement en islam. Les adeptes du soufisme
«islamique » condamnent évidemment ce syncrétisme.
Rappelant qu’il n’y a d'initiation qu’à l’intérieur d’une
forme religieuse définie, et qu’il est dangereux de diffu-
ser cette initiation tous azimuts, ils estiment que le res-
pect des traditions spirituelles de l'humanité impose de
n’observer qu’une tradition à la fois.
En Occident, le soufisme est désormais exposé au
mercantilisme: ici et là, certains prospectus promettent
la transe où même la « possession ». Le sufi-business se
porte bien. Si quelques individus présentent les garan-

301
HUI
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D'AUJOURD'

spiri-
ties de sérieux nécessaires dans toute démarche
former le
tuelle, il est probable que l'Occident va trans
fait
soufisme en objet de consommation comme il la
e
d’autres techniques orientales. L’« ésotourisme » touch
même le monde musulman. Au Maghreb par exemple,
les Aïssaouas (de la confrérie populaire ‘Isawiyya), connus
pour leurs rites de possession et d’automutilation, sont
exhibés très officiellement pour attirer le client, tandis
qu’à Istanbul des Occidentaux se font rapidement « ini-
tier» par les derviches tourneurs mevlevis'. Entre
l'extrême ouverture qui dilue les contours de l’apparte-
nance religieuse et le sectarisme qui prétend à l’exclusi-
vité du salut, le soufisme occidental a parfois du mal à
trouver son équilibre. Encore faut-il distinguer le sou-
fisme américain, parfois folklorique, du soufisme euro-
péen, réputé plus sobre et certainement plus islamisé *.
Dans nos sociétés passablement destructurées, où la
diversité des expériences individuelles peut donner le
vertige, le soufisme a plus que jamais un rôle thérapeu-
tique, qu'il partage bien sûr avec d’autres voies spiri-
tuelles. « La première étape de la voie consiste à apaiser,
puis à faire disparaître, les conflits psychiques, les
complexes et les frustrations ainsi que les tendances
négatives et destructrices chez le disciple, afin qu'il par-
vienne à un équilibre psychique, mental et affectif. Puis
lors de la deuxième étape, le disciple recouvre les attri-
buts divins », confie Djavad Nurbakhsh, maître de la
Ni‘matullâhiyya et psychiatre de son état*. Il y a tous

ce ; Voir le constat dressé par T. Zarcone (Les Voies d'Allah, p. 377-


8).
| 2. M. Hermansen, « Hybrid Identity Formations in Muslim Ame-
rica : The Case of American Sufi Movements », 74e Muslim World 90,
n° 1-2, 2000, p. 187.
3. Dans la taverne de la ruine. Manuel du soufisme traditionnel,
Cabrières d'Avignon, 1997, p. 21.

302
SOUFISME D'HIER, SOUFISME D’AUJOURD'HUI

ces grands blessés, issus des religions établies qu’ils ont


vécues comme des carcans; il y a aussi cet ego occidental
hypertrophié qui prétend avoir atteint les degrés ultimes
de la sainteté sans avoir intégré les règles élémentaires
de la politesse soufie.
Comme il l’a fait en pays musulman, le soufisme
d'Occident peut aussi contribuer à spiritualiser l'islam
quotidien, vécu maintenant par des millions d'individus,
et apporter une nourriture initiatique à quelques-uns; il
peut favoriser l'émergence d’un islam essentiel, délivré
des allégeances aux pays d’origine et des réflexes identi-
taires; il peut également proposer une autre vision de
l'islam, établir une sorte de pont entre Orient et
Occident
Si à l’époque actuelle il est permis à chacun de douter
de la présence de quelque forme de sainteté, on se rap-
pellera que, selon la doctrine soufie, les saints revêtent
les habits de leur temps et qu’ils s’occultent lorsque le
contexte l’impose. « Tous les temps sont le miroir de
Dieu’. » L’humanité achèvera son parcours lorsque le
cycle de la sainteté sera lui-même parvenu à son terme.

Bibliographie
Michel Chodkiewicz, « Le soufisme au xxI° siècle », dans Les
Voies d'Allah, Paris, 1996, p. 532-543.
Constant Hamès, « Situation présente et perspectives d’ave-
nir», dans Les Voies d'Allah, p. 521-531.
Faouzi Skali, Le Face à face des cœurs. Le soufisme aujourd ui,
Gordes, 1999.
Revue Soufisme d'Orient et d'Occident, éditée à Paris.

1. M. Lines, Qu'est-ce que le soufisme?, P. 27.


Ben-
2. Le Chœur des prophètes. Enseignements soufs du cheikh ‘Adda
gounès, Paris, 1999, p. 158.
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INDEX DES PRINCIPAUX NOMS
DE PERSONNES, GROUPES,
ETHNIES ET DYNASTIES

Les noms de personnes apparaissent selon leur nomination la plus connue.


Ne figurent pas les noms de lieu ni les noms à occurrences fréquentes comme
Coran, Muhammad, le Prophète, soufisme, tasawwuf, sûfi...

‘Abd al-Hamîd (sultan ottoman) : ‘Alawiyya : 155, 194, 202, 259, 278,
196 300
Abd el-Kader (émir), ‘Abd al- ‘AI (cousin et gendre du Pro-
Qâdir al-Jazâ’iri :61, 74, 82, 199, phète) : 39, 40, 42, 81, 103, 104,
200, 202, 278 105 175,232235250
‘Abd al-Rahîm de Qéna: 169 ‘Alf Ridâ (Imam) : 40
‘Abduh (Muhammad) : 204 Alûsf :68
Abraham : 71, 272, 277, 281 Amina Ramliyya : 46
Abû Bakr al-Siddîq : 73, 80, 81, 92, Amolî (Haydar) : 41
97, 103, 112, 162, 250 Ansârî Harawî: 22, 89, 128-129,
Abû Dharr Ghifârf (Compagnon) : 182, 183
81, 103, 104 Ansârî (Zakariyyà) : 179
Abû I-Hajjâj : 169 l‘Antéchrist (4/-Dajjäl) : 161, 298
Abû Hamza : 116, 120 Atatürk : 207
Abû Hanîfa : 118, 122, 124 Aristote : 149
Abû Hurayra (Compagnon) : 81 Arslân : 152
Abû Madyan Shu‘ayb: 165-166, “Actâr : 135-137
169 Averroës : 147, 177
Abû Ya‘zà : 165 Avicenne : 181
Adam : 7, 10, 31, 59, 71, 224, 271 Awliyä’ (Nizâm al-Dfîn) : 164
Afghânt (Jamäl al-Dîn) : Z04 ‘Ayn al-Qudât Hamadäânîi: 134,
Ahbâsh : 209 280-281
ahl al-suffa, «les Gens de la Ban Ayyoubides : 44, 125, 152, 168
quette » : 80 Bâ (Amadou Hampaté) : 198, 277
Ahmadiyya : 171-172 Badawî (Ahmad) : 171-172, 187
Aïssaouas : 302 Bakrî (Mustafà) : 84, 194
Akbar (empereur) : 189, 284 Bamba (Amadou) : 201
Akhenaton : 272 Bannâ’ (Hasan) : 205
‘Alawi (Ahmad) : 91, 121, 201-203, barähima, les brahmanes : 277
269, 278, 280 Basrî (Hasan) : 15, 72, 104, 235

307
ETHNIES...
INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES,

bâtiniyya, les Ismaéliens, mais 68, 74, 76, 78, 89, 90, 99, 112,
aussi d’autres courants ÉsOté- 113, 129-133, 136, 142, 165, 176,
ristes généralement issus de la 181, 215, 221, 257, 265, 274, 295
sphère du chiisme : 67, 68 Ghazäli (Ahmad) : 133-134
Baybars : 189 Ghaznévides : 164
Bentounès (‘Adda) : 278 Ghujduwânt (‘Abd al-Khâliq):
Bentounès (Khaled) : 218 162, 236
Bektashis : 42, 141, 173, 174, 284 Ghulâm Khalil («inquisiteur ») :
Bernard (saint) : 286 112, 116
Bistâmi (Abû Yazid): 22, 25, 31, Guénon (René): 11, 171, 210, 229,
32, 57, 67, 73, 77, 100, 109-110, 279, 287, 299
112 113 LIEMTIOUM LPS Habashî (‘Abdallah) : 209
2159230259 Häfi (Bishr) : 46
Bokar (Tierno) : 198, 271, 277 Häfiz : 136, 144
Bouddha : 245, 272 Hajjî Bektash : 173
Bouvyides : 125 Hallâj (Mansûr) : 13, 35, 36, 42, 73,
Burckhardt (Titus) : 171, 300 110-114, 116-117, 122, 123, 129,
Burhâniyya : 172, 300 133, 134, 137, 139, 164, 182,
Büûshanji: 289 274, 280
Bushîshiyya : 206 Hamadânî (Yûsuf) : 159, 162
Busîri : 84, 142 Hamallah : 198
Büûtf (Muhammad Saïd): 211 Hanaft (Muhammad) : 188, 268
Chodkiewicez (Michel) : 57 Hanafiyya : 171
Coomaraswamy : 287 Hârûn al-Rashîd : 189
Corbin (Henry) : 39, 42, 136 Hasan (petit-fils du Prophète) : 40,
Dabbâgh (‘Abd al-‘Azfz): 83, 235 104
Dante : 299 Hasan IT du Maroc : 209
Dârâ Shakûh : 284, 287 Haww (Sa‘td) : 205, 296
Dârânî (Abû Sulaymân) : 78, 115 Hermès : 149, 283
Dardîr : 195 Hifnf : 195
Darqâwi (al-‘Arabf) : 194, 220 Hujwiri : 62, 94, 128, 164
Darqâwiyya : 155, 194, 202 Hurûfiyya : 173
Dhahabis : 161 Husayn (petit-fils du Prophète):
Dhû I-Nûn Misri: 22, 26, 46, 61, 40
62, 116, 123 Huxley (Aldous) : 287
Disûqî (Burhân al-Dîn) : 172 Iblîs, nom coranique de Satan:
Emre (Yûnus) : 141 134, 224, 225, 226
Fâtima (fille du Prophète) : 40 Ibn ‘Abbâd : 167, 168
Fâtima de Nishapour : 46 Ibn ‘Abd al-Salâm (‘Izz al-Dîn):
Fatimides : 125, 152, 186 176, 259
François d'Assise (saint) : 158, 277 Ibn ‘Abd al-Wahhäb : 191, 203
Frédéric II de Hohenstaufen : 150 Ibn Abî I-Khayr (Abû Saïd): 117,
Frères Musulmans : 205, 208 124, 133, 136, 177, 228, 241,
«Gens du Livre » (a4/ al-kitäb): 274, 281
272 Ibn ‘Abidîn: 195
Ghazâli (Ab Hâmid) : 35, 42, 60, Ibn Adham (Ibrâhîm) : 106

308
INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES, ETHNIES...

Ibn ‘Arab, le S%aykh al-Akbar : 12, lkhwân al-safä, les « Frères de la


17419723; 2613393537; 38; 41, Pureté » : 257
42, 4447, 48" 52,574 67, 68, 13, Imâm Shâmil : 195
74, 78, 89, 91, 94, 97, 107, 114, Iqbal (Muhammad) : 139, 206
115, 129,°137; 139,140, 142, ‘Irâqî (Fakhr al-Dfn) : 136, 140
145-151 156, 157 160, 163#105; ‘Isawiyya : 302
1691700174" 178 "179;2182; Isfahânf (Abû Nu‘Aym) : 78, 127
183, 184, 188, 189, 191, 193, Ismaéliens : 67, 112, 125
194, 200, 203, 213, 214, 234, ‘Ivyâd (cadi) : 84
257, 269, 270, 275-281, 283, 286, Jâmî: 136, 141
300 Jazûlf Muhammad) : 84, 168
Ibn al-‘Arîf: 165 Jazûlf (‘Abd al-Razzâq) : 169
Ibn ‘AtÂ’ : 116, 182 Jean de la Croix (saint) : 58
Ibn ‘Atâ’ Allâh : 26, 140, 167, 170- Jésus 38/71, 2459272274 27,
171177165220 279, 280, 282, 283, 298
Ibn Bâdîs : 202 Jilânf (‘Abd al-Qâdir) : 34, 93, 99,
Ibn Bâkhilà : 9 156057 172/0162185 186
Ibn Barrajân: 165 228, 264, 274
Ibn Battüûta: 157 Jili (‘Abd al-Karîm): 74, 77, 149,
Ibn Daaîq al-‘[d : 177 206, 277
Ibn al-Fârid : 47, 142-143, 179, 184 Joinville : 47
Ibn Hajar ‘Asqalânî : 46, 184 Jonas : 264
Ibn Hajar Haytâmi: 120, 179 Junaÿd 12,27, 30,31, 36, 59,078,
Ibn Hanbal (Ahmad) : 46, 120, 182 81, 88, 89, 107, 113-116, 117,
Ibn Hazm : 273 122123212632 NISENPTE
Ibn Hirzihim : 166 156, 158, 183, 220, 253, 263
Ibn Hüûd: 283, 284 Jurjanî : 145
Ibn Idrîs (Ahmad) : 195-196 Kalâbâdhfi : 126
Ibn al-Jalâ’ : 9 Karrâmis : 106, 123
Ibn al-Jawzt : 67, 105, 133, 182 Karkhf (Ma‘rûf) : 25, 78, 120
Ibn Jubayr : 184 Khadir (Khidr): 18, 9%, 98, 215,
Ibn Khaldûn: 15, 18, 41, 95, 9%, 226, 235, 236
99, 122, 129, 178 Khadiriyya : 235
Ibn al-Khatib : 167 Khâlid (Mawlânû) : 195, 269
Ibn Kathîr : 184 Khälidiyya : 195
Ibn Mashîsh (‘Abd al-Salâm) : 84, Khalwatf (Umar) : 174
169-170 Khalwatis, Khalwatiyya : 35, 174-
Ibn Maymûn al-Fâsf : 190 175, 194, 195, 210, 226, 251, 268
Ibn Mubârak : 78 Kharaqânf : 14, 117, 129, 159, 236
Ibn Qasf: 165 Kharrâz : 31, 65, 116, 293
Ibn Qayyim al-Jawziyya : 183 Khayyâm (‘Umar) : 144
Ibn Qunfudh : 177 Khomeini : 41
Ibn Sab‘în : 35, 148, 149-150, 167, Khrusraw (Amîr) : 164
169, 179, 182, 252, 283 Khwâdja Ahrâr : 163
Ibn Taymiyya: 74, 147, 182-184, Kubrâ (Najm al-Dîn): 159-161,
187, 191,195, 211 164, 247

309
INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES, ETHNIES...

Kubrawiyya : 35, 159-160, 161, 247 43, 159, 162-163, 170, 172, 189,
Kuftârû (Ahmad) : 211 195, 208-209, 236, 248, 250, 254,
Lings (Martin) : 171, 300 257, 263-267, 300
Loloya (Ignace de): 58 al-Nâsir (calife) : 153, 187
Louis (Saint) : 47 Nasr (Seyyed Hossein) : 44, 300
Lull (Ramon) : 299 Nawawi : 177
Madaniyya : 155, 194 Niffart : 77, 95
Madyaniyya : 166, 169, 172 Ni‘matullâhiyya: 161-162, 300,
Mahdî (le): 41, 161, 235, 298 302
le Mahdî soudanais, Muhammad Nizâm al-Mulk : 125, 130
Ahmad : 199 Nûr al-Dîn Zengui : 152
Mahmäüd (‘Abd al-Halîm) : 210 Nâûrbakhsh (Djavad) : 44, 302
Majnûn et Laylâ : 144 Nûrbakhsh (Muhammad) : 161
Makkî (Abû Tâlib) : 60, 127, 130 Nûrbakhshiyya : 161
Malâmatis : 31, 106, 107, 108, 123, Nûrt (Ahmad) : 78, 116
159, 162, 170, 224 Nursî (Sa‘îd) : 206
Mâlik (imam) : 119, 123 Nwyia (Paul) : 52, 57
Mamelouks : 125, 152, 189 Ottomans : 44, 174, 180, 190, 191
Marie (Maryam), la Vierge: 48, Ozal (Turgur) : 209
279, 280 Philon : 57
Maryamiyya : 279, 300 Pir Vilayat Khan : 301
Massignon (Louis) : 56, 117, 280 Platon: 149, 257, 283
Massoud (commandant) : 209 Plotin : 57
Mawdûdfî (Abû al-‘Al4”) : 206 Pythagore : 257
Mawlawiyya : 173 Qâdiriyya : 156, 183, 195, 206, 300
Mehmet le Conquérant : 174, 269 galandaris, Qalandaris, Qalandars:
Mevlevis : 138, 173, 221, 259 108, 159, 164, 173
moines bouddhistes : 57, 160 Qâshänf : 149, 286
moines chrétiens : 15, 242, 274 Qaysart : 149
Moïse : 33, 71, 96, 98, 215, 264, Qizilbashes : 175
212282 Qûnawî (Sadr al-Dîn): 41, 140,
Mollâ Sadrâ : 44, 206 149, 283
Mongols : 43, 137, 153, 160, 163, Qushayri:.25,#78; 981126; 183,
262 176, 269, 289
Mu‘âwiya : 15, 104 Räâbi‘a ‘Adawiyya : 46, 108, 109
Muhäâsibf (Hârith) : 31, 62, 120 Râzî (Fakhr al-Dîn) : 178
Mujaddidiyya : 163 Râzî (Yahyâ) : 109
Mudgâtil : 72 Ridâ (Rashid) : 204
Murîdiyya, Mourides : 201 Rifâ'î (Ahmad) : 158, 172, 228, 274
Mursî (Abû 1-‘Abbâs) : 170, 222 Rifâ‘iyya, rifâ‘is : 158, 251
Mûsa Kâzim (Imam) : 40 Rûmf (Jalâl al-Dfîn) : 13, 14, 38, 44,
Nâbulusi (‘Abd al-Ghanfî): 145, 135-141, 172, 174, 206, 256, 257,
191 281, 282
Naqshband (Bah4’ al-Dîn): 162, Ruwaym : 25-26, 38
163, 214, 236 Rûzbehân Baqflf: 134-135, 257
Nagqshbandiyya, Nagshbandis : 35, Sad ls7

310
INDEX DES NOMS DE PERSONNES, GROUPES, ETHNIES...

al-Sâdiq (Ja‘far) : 40, 65, 67, 118, Simnânf (‘Al al-Dawla) : 160-161
236 Sirhindî (Ahmad): 98, 163, 189,
Safavides : 39, 44, 45, 162, 175, 195
191 Suhrawardî (Abû Najfb) : 156, 160
Safawiyya : 175 Suhrawardî (‘Umar): 34, 76, 99,
Saladin : 152, 184 153, 157,-164, 181, 215, 240,
Salmân Fârist (Compagnon) : 103 265, 266
San’: 282 Suhrawardî (Yahyâ, al-Maqtüûl) :
Sanûsf (Muhammad) : 193, 196 SAS TMD UMIS3N285
Sanûsiyya : 197 Suhrawardiyya : 156-157, 164
Sarrâj (al-Tûsî) : 26, 31, 61, 76, 78, Sulami : 59, 78, 127, 128
126 Sultân Walad : 173
Satan : 89, 134, 224-225, 267 Suyûti : 75, 76, 83, 100, 179, 180,
Sâwi (Jamâl al-Dfîn) : 159 188, 193
Sayyid Ahmad Barelwi : 194 Sy (Mustafà) : 209
Sayyida Nafïsa : 46 MA (Did) : 118
Schuon (Frithjof): 34, 171, 279, Tal (Hajj ‘Umar) : 198
287, 300 tarîga ibrähîmiyya : 284
Seldjoukides : 125, 130, 152 Tijânt (Ahmad) : 84, 197
Shabestart : 136, 140, 145, 281, 283 Tijâniyya : 197-198, 209, 277, 300
Shâdhilî (Abû I-Hasan) : 98, 169- Timourides : 163, 173
170, 176, 186, 222, 234, 262 Tirmidhi (Hakîm) : 31, 62, 76, 78,
Shâdhiliyya: 35, 155, 167-172, PENSE
177, 194, 196, 202, 204, 257, 300 Tustari (Sahl): 62, 64, 72, 115,
Shäfi‘î (imam) : 46, 119-120, 124 127418632415
Shah (Idries) : 301 Tûst (Nâsir al-Dfîn) : 41, 149
Shâh Ismâ‘il : 44, 175 ‘Umar Ibn al-Khattâb: 81, 103,
Shâäh Ni‘matullâäh Walt : 161, 228 235
Shâh Waff Allâh : 193 Uways Qaranî : 235
Shams de Tabrîz : 138 Vâlsan (Michel) : 300
Sha‘rânt (‘Abd al-Wahhäb): 96, Wafiiyya : 171, 228
180, 193, 220, 227, 232-234, 249, wahhabites : 183, 191-192, 291
269 Wahid (Abdurrahman) : 209
Shâtibî (Abû Ishâq) : 177 Yâfi‘t (‘Abd Alläh) : 161
Shattârî (‘Abdallâh) : 165 Ya‘qûb al-Mansûr : 166
Shattâriyya : 164 Yasawi (ou Yesevi, Ahmad) : 141,
Shibli: 9, 16, 27, 32, 77, 82, 88, %, 159, 173, 248
116, 118, 122, 220, 258, 267, 293 Yashrûtiyya : 194
Shirwânt (Yahyà) : 174 Yâsîn (‘Abd al-Salâm) : 206
Shishti (Mu‘in al-Dîn) : 164, 186 vogi(s) : 13
Zarrûq (Ahmad) : 93, 168
Shishtiyya : 164, 206, 301
Subkt (Täâj al-Dfîn) : 177 Zenguides : 152
Shushtart (Abû 1-Hasan) : 144, 169 Zoroastre : 272
INDEX DES PRINCIPAUX
TERMES TECHNIQUES
(islamiques et soufis)

abdäl, « substituts », catégorie de davla bâtiniyya, V'« État ésotérique


la hiérarchie ésotérique des des saints » : 188
saints: 92, 120, 181, 188 dhawg, « goût » spirituel, connais-
adab, code de politesse spirituelle sance gustative : 19, 131
régissant aussi bien l'attitude dhikr, souvenir, rappel, invocation
de Dieu : 38, 90, 95, 121, 124,
intérieure que le comportement
170, 178, 179, 186, 202, 207,
extérieur : 24, 217, 292
214, 224, 233, 243-255, 295
âdäb (pl. de adab), règles de dhikr jahri, invocation sonore, à
conduite dans la vie spirituelle : haute voix : 250-251
61,227299 dhikr khafi, invocation silencieuse,
‘ahd, pacte initiatique: 181, 231 encore appelée dhikr galbf, invo-
ahkâm, statuts juridiques : 239 cation du cœur: 162, 249, 250-
al-‘âmma, le commun des 251
croyants : 21, 65 al-dîin al-gayyim, «la Religion pri-
awtâd, « piliers », catégorie de la mordiale» ou «immuable » :
hiérarchie ésotérique des 10, 272
saints : 32, 181, 188 Jfagih (pl. fugahä”), juriste, spécia-
bagä’: après le fan4’, « subsis- liste du droit musulman: 121,
tance» de l’homme en Dieu: 123, 182
28,29, 31 113718 270 fagr, « pauvreté », conscience de
baraka, influx spirituel divin ou son indigence face à Dieu : 14
muhammadien; bénédiction, falsafa, philosophie hellénistique:
181
protection: 11, 79, 80, 167, 168,
Jan”, «extinction », annihilation
180222220228 2300253979! de la conscience individuelle
bâtin, «intérieur », ésotérique: 9, dans la Présence divine: a/-
34, 67, 287 Jan&’fi Lläh : 27, 28, 29, 31, 58,
bay'‘a, allégeance, pacte initia- 61#82,113,114 2175270
tiquet205 251 al-fan@ ft l-shaykh, «extinction
bid'a, innovation en matière reli- du disciple dans le maître »:
gieuse: 85, 187 212

312
INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

al-fanà’ ft l-rasûl, «extinction Glm al-ahwâl, la science des états


dans l’Envoyé » : 82, 217 spirituels : 97
al-fan@ ft l-tawhid, «extinction “Im al-bâtin, la «science inté-
de l’ego dans l’Unicité »: 89, rieure », ésotérique: 17
114, 132 ‘lm al-hurûf, la science ésotérique
fath, « ouverture » spirituelle, illu- et symbolique des lettres : 37
mination : 221, 268 al-‘ilm al-laduni, \a science éma-
fikr, méditation : 245 nant directement de Dieu : 18
figh, droit, jurisprudence de ‘ilm al-xâhir, la science exoté-
l'islam: 87, 93, 122-123 rique: 17
fugar4’, les « pauvres en Dieu », ‘al-‘ilm al-wahbi, la «science
les soufis : 14, 31; voir fagr
octroyée » par la grâce: 18, 177
‘imâra, «se remplir de Dieu »,
futuwwa, chevalerie spirituelle,
séance de dhikr : 252
compagnonnage : 153
al-insân al-kâmil, «YHomme uni-
ghazal, poème d’amour profane à
versel » : 73, 85, 149, 168, 206,
l’origine, transposé sur le plan
313
mystique : 144 Grfân, la gnose chiite iranienne:
habs-i dam, rétention du souffle:
149
247 ishâra, allusion, indication allu-
hadra, « présence » du Prophète, sive : 17, 66
séance collective de dhikr: 252 ishrâg, philosophie illuminative:
hâl (pl. ahwâl), « état » spirituel: 153
21, 61, 107, 263, 268 islâm, îmân, ihsân, les trois degrés
Hagiga, Réalité intérieure de tout de l'islam plénier: 86, 87, 88,
ce qui est créé, de toute Loi, de 91, 93, 95, %6, 211, 250
toute religion : 20, 93, 94, 95, %6, isqât al-tadbir, abandon de la gou-
133, 276 verne individuelle au profit de
al-hagiga al-muhammadiyya, Va la Volonté divine : 62
« Réalité muhammadienne » : Gsma, impeccabilité, infaillibilité:
73, 74 217
al-Hagq, le seul « Réel», Dieu: istinbât, « le fait de puiser de l’eau
20, 74, 94 à un puits », amener à la surface
himma, aspiration, énergie spiri- le sens caché d’un verset : 66
tuelle : 219 ittihäd, union entre de substance
huläl, infusion de Dieu en entre Dieu et l’homme: 28,
l’homme : 28, 111, 114 114, 132, 143
hixb (pl. ahxäb) : 262 ‘yân, perception directe des réali-
idhn, autorisation dans le domaine tés spirituelles: 18
initiatique: 229 jadhb, jadhba, ravissement exta-
ÿtihäd, effort d'interprétation de la tique: 12, 200, 216
Loi, exotérique ou ésotérique: Jaläl, la Majesté divine: 13
100, 180, 191, 193, 194, 1%, Jamäl, la Beauté divine: 13
2113295 jihâd, effort, lutte contre l’ego ou
ikhläs, sincérité dans la démarche contre un ennemi extérieur : 7,
spirituelle: 23, 265 24, 50, 106, 152, 167, 184, 196,
198, 199, 200, 224, 265
ilhâm, inspiration: 18, 98, 131

313
INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

kalâm, théologie rationnelle, sco- malâma, la « voie du blâme » : 106,


lastique: 121 107
Kamäl, la Perfection divine : 13 maqgäm (pl. magâmäf), «station »
kashf, dévoilement spirituel, intui- initiatique: 21, 22, 23, 61
ur18279798N09 181 magäâm (ou maxär), tombeau, sanc-
FHhâdim, serviteur d’un cheikh : 217 tuaire d’un saint : 186
#halifa (pl. khulafa”), représentant, ma‘rifa, connaissance de Dieu,
successeur d’un cheikh: 187- gnose : 12, 25, 67, 108
188, 229 mawlid (mouloud en dialecte mag-
khalwa, retraite spirituelle : 72, hrébin), célébration de l’anni-
124, 174, 263-270, 294 versaire du Prophète: 84, 151,
al-khalwa fi l-jalwa, la retraite au 187
milieu de la foule : 269 Miräj, Ascension céleste du Pro-
#hänqgäh, établissement pour sou- phète : 19, 77
fis : 106, 123, 124, 126, 129, 132, miîthäâg, Pacte scellé entre Dieu et
160, 184-185, 186, 189, 265 l'humanité dans le monde spiri-
al-khâssa, V'élite spirituelle : 21, 51, tuel, avant la création : 24, 243
65, 126 mujaddid, « rénovateur » de la reli-
kHhâssat al-khässa, Vélite de l'élite: gion islamique: 163
65 mugaddam, mogaddem, délégué,
khatm al-awliy4’, «sceau des représentant d’un cheikh : 197,
saints » : 114, 197 229
#hawâtir, pensées adventices : 225 murâd, celui qui est « désiré » par
khilâf, principe islamique de la Dieu : 1123
« divergence » : 31 murâgaba, vigilance permanente :
khirga, manteau initiatique: 40, 62, 295
41, 48, 124, 125, 230 muragqa‘a, bure rapiécée : 124,
khulug (pl. akhläg), noble carac- 231
tèrec224,29 205 murid, aspirant sur la Voie : 11, 23,
lat&’if, centres subtils du corps 230
humain : 160, 250 murshid, guide spirituel: 205, 213
madad, soutien spirituel émanant musâfaha, rite de la « poignée de
du Prophète ou du cheikh : 223 main » : 79, 231
madrasa, collège d’enseignement mushâhada, contemplation : 28
supérieur des sciences isla- nabf, prophète : 33, 76
miques : 46, 124-125, 138, 156- nafs, l'âme charnelle, l’ego, siège
157, 176, 182, 185 des passions: 24, 106, 223, 249
Omahabba, V'amour réciproque nubuwwa, prophétie : 40, 48
entre Dieu et l’homme : 12, 61, al-nûr al-muhammadï, la « Lumière
108, 110 muhammadienne » : 71, 72, 74,
majdhàb, «ravi en Dieu», exta- 131
tique: 28, 32, 172, 180, 218 gibla, orientation de la prière, de
majlis al-dhikr, séance collective La Mecque : 216, 239, 246, 265
d’invocation : 252 qurb, proximité de Dieu: 61
majlis salêt ‘al& I-nabf, séance de qutb, pôle spirituel; le « Pôle
prière sur le Prophète : 186 suprême » est au sommet de la

314
INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

hiérarchie ésotérique des sidgq, sincérité de la démarche spi-


saints : 32, 41, 181, 188, 292 rituelle : 23
râbitat al-shaykh, V'attache au silsila, chaîne initiatique: 40, 78,
maître : 163, 216 80, 124, 230
rags, « danse » spirituelle: 259 siyäha, pérégrination initiatique:
ribât, établissement pour soufis: 243, 263
47, 106, 184, 186 sÂf, la laine: 14
ridâ, contentement à l’égard de sûfiya, «il a été purifié » : 13
Dieu : 62 suhba, «compagnonnage », rela-
rûhâniyya, entité, forme spiri- tion initiatique de maître à dis-
tuelle : 82, 162, 220, 236 ciple: 16, 81, 269
rujuliyya, virilité spirituelle : 47, sukr, ivresse spirituelle : 113
220 Sunna, modèle muhammadien;
rukhsa, dispense dans l’application exemple du Prophète : 59, 70,
de la Loi : 156 74, 715:976,.17, 96,,98,,105, 126,
ruy@, vision, durant le sommeil ou 158, 230
à l’état de veille : 82, 226 tabarruk, affiliation à une voie ou à
al-salaf al-sâlih, les « pieux devan- un cheikh pour la simple
ciers » : 105, 182, 203 « bénédiction » (#araka) ou pro-
salafi, salafiyya, réformistes prô- tection : 230, 233
nant le retour à l’«islam origi- tahgîq, réalisation spirituelle : 9Z
nel », celui des « pieux devan- tajalli, théophanie, manifestation
ciers » : 16, 203, 204, 205, 296 de Dieu dans la création : 26, 33
al-salôt ‘alé l-nabi, la prière sur le talgin, enseignement secret de for-
Prophète : 83, 261 mules d’invocation : 232-233
sâlik, « cheminant » sur la Voie ini- tanzfh, transcendance divine: 148
tiatique: 23, 32 taglid, imitation en matière reli-
samä, audition spirituelle; séances
gieuse et juridique : 191, 200
collectives où l’on écoute de la tarab, émotion spirituelle: 259
musique et des chants mys- farbiya, éducation spirituelle :221,
tiques : 138, 143, 255-260 222
shahâda, «témoignage », profes- Tariga, la Voie initiatique, reliant
sion de foi de l'islam: 27, 28 la Skarf'a à la Hagiga : 20, 21,
shähid-bâzi, contemplation d’un 31, 601, 95, 101
éphèbe : 133 tarîiga, méthode spirituelle, voie
Shari‘a, Loi, la Voie large destinée initiatique particulière, « confré-
à tous les croyants: 20, 21, 25, rie » : passim
93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 101, al-tarig al-muhammadiyya, la « Voie
133, 103, 195, 206, 223, 245 muhammadienne » : 82, 192
sharîf (pl. shuraf4’, au Maroc al-tasawwuf al-akhläqgi, le « sou-
shorfa), descendant du Pro- fisme des vertus spirituelles »,
phète : 167-168 opposé par certains au tasawouf
shath (pl. shatahât), propos exta- falsafi, où « soufisme philoso-
tique, paradoxal : 109, 118
phique » : 148
shirk, le fait d’associer dans l’ado- tashbth, immanence divine: 148
ration d’autres que Dieu; poly- tawajjuh, orientation du maître
vers le disciple : 162
théisme: 74, 192, 216

515
INDEX DES PRINCIPAUX TERMES TECHNIQUES

tawäjud, tenter d’atteindre le wa, de l’homme par rapport à Dieu,


l’extase; faire comme si on « sainteté ».: 40, 61, 62, 114,
l'avait atteint : 255 126, 225
tawakkul, abandon confiant en walf, ami de Dieu, proche de
Dieu : 23, 61, 62 Dieu : le « saint » : 33, 61, 62, 76
tawhid, affirmation ou reconnais- wârid, inspiration mystique : 263
sance de l’Unicité divine, fon- wazffa, «office», ensemble de
dement du credo musulman; prières à réciter quotidienne-
réalisation intérieure de cette ment : 205, 263
doctrine chez les soufis : 27, 88, wird (pl. awräd), « se ressourcer au
89, 139, 237, 273, 274 quotidien »; formules de prières
ta mil, « reconduire [un verset] à
que l’on récite généralement
son sens premier », interpréta-
tion ésotérique: 66, 67, 143
deux fois par jour; litanie: 252,
tekke (mot turc), équivalent de la 260-262, 263, 294
zâwiya : 185 al-wird al-‘âmm, litanie commune :
‘ubâdiyya, servitude fondamentale 262
de l’homme face à Dieu : 29, 89 al-wird al-khâss, litanie parti-
uwaysf, mode particulier d’initia- culière : 262
tion: 83, 235 vagin, certitude, vision certaine:
wahdat al-adyân, Vunité transcen- 18, 64, 87, 99, 131
dante des religions : 275 zähid, celui qui s’adonne au 2444:
al-wahda al-mutlaga, Y'Unicité 31
absolue : 129, 149 zâhir, extérieur, ésotérique: 9, 34,
wahdat al-shuhñd, V'unicité du 287
«témoignage» ou de la zakât, aumône purificatrice : 91, 96
« contemplation » : 89
zâwiya, établissement pour soufis :
wahdat al-wujüd, V'unicité de
50, 158, 167, 180, 185-186, 189,
l’Étre : 29, 89, 132, 139, 147
æahy, la Révélation : 18, 99 207,2221m239 M2412520065
wajd, extase, où plutôt «ens- 201,297
tase » 5 259 xiyâra, visite au sanctuaire d’un
walâya, « prise en charge» par saint : 186
Dieu de Sa-création, d'oû guhd, détachement, renoncement
découle sa proximité de ascétique au monde: 35, 104,
l’homme; en retour, proximité 105, 108, 197
TABLE DES MATIÈRES

AVANT
UE OUS SU RER SE SRE Es ee ch os

CHAPITRE PREMIER
Approches

DÉFINITIONS ET BUTS #0 pe Aer Dies cote into ft


(RE MYSUQUES se ere cmmeRero r
au pique
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sons ue ?
CHANALSANCE CL AMOUÉS. . mmobnwes
DD ET IE UT ee nome -mnyecieh io tout
PCI SANS HOT eee co em en se saines rose à
La science des états spirituels ......... ......... .
PA Voie MtiAtique 2/07 . pe
nr re mersers.
Des objectifs à portée variable ......... ......... .
Purifier l'âme, 24. — Connaître Dieu, 25. — S’unir à
Dieu, ou « s’éteindre » en Lui? 27. — Mourir à sot-
même, et revivre par Lui, 28.

OUPISMESS Ne MN berne res vd ie NES Pere de


Une riche palette de types spiritue ls ...... ...... ..
Des littératures soufies ...... ...... ...... ...... ..
He
L'alchimie intérieure ............s.ssesessee

SOUFISME ET CHIISME esse din. col.e use. S5r :


she NS: .
Des affinités doctrinales ..........
sssse sssse ese
Deux ésotérismes rivauX .........s
TABLE DES MATIÈRES

; 45
LA PART FÉMININE DU SOUFISME ......s..-e.sssese
+. 46
L’éternel féminin en mystique musulmane ......
48
Les effets du machisme ambiant .................

DE QUELQUES PRÉJUGÉS CONCERNANT LE SOUFISME... .


49
Le soufisme —= quiétisme, et recherche époïste du
salutindividuel Sem Ar terrasses ose . 49
Le soufisme = religion populai re, née en réactio n au
légalisme de l'islam « orthodo xe » ...... ...... ... . 51

CHAPITRE II
Soufisme et islam

DEUX NOMS POUR UNE MÊME RÉALITÉ .............. ste


Le caractère foncièrement coranique du soufisme ... 55

LE MODELE CORANIQUES ner ss 17


« Mêler sa chair et son sang au Coran» ........... 59
lé soufichemine dans le Livres: 5522727 61
Une profusion de sens : l’exégèse soufie 63
Le Aadîth qudsi, où « propos divin » 63

LE MODÈLE MUHAMMADIEN ...:.. 70


Le Prophète comme Lumière primordiale 71
La Réalité muhammadienne, médiatrice entre les
plans divin et humain ...... LE
La Sunna intérieure 75
Soufisme et Tradition prophétique (Hadith) 78
Le Maître des maîtres 19
Ea dévorion an Prophète nine. 84

L'ISLAM DE L’« EXCELLENCE » ven ses do 'ennrerelenenerere


rule 86
ISÉMO NAN NAT ER tete SEE 86
Le soufismeéclairc:les.cinqgpiliers -.,. em Ta. 88
Le soufisme, où: l'islam. pléniers.,,, FRMRRROREur 91

318
TABLE DES MATIÈRES

La Lor (SHARî'A), LA VOIE (TARÎQA) ET LA RÉALITÉ


CHASIQA) ET AV let code <
LUiné:Lo1 propre auSOUMeR ne
he nr ae»
La science du « dévoilement », science de la Sharî'a
lines LOI VIVANT RE AE En des nt oops

CHAPITRE Il
Le soufisme dans la culture islamique:
aperçu historique

LES EXPÉRIENCES PIONNIÈRES PORT DR


MAR 103
Une attitude fondatrice : le renoncement ascétique au
CT
MONE Ne
T due eee 0e 104
La « voie du blâme » (malâma) : de l’occultation à la
DrOVOCAHONL. Pere pen ser
te nr den aree 106
De’l'asceselamrysnique ne "2 PE 108
Bistâmî, paradigme de l’« ivresse » ................ 109
L'école de soufisme de Bagdad (Ix°-x° 5.) .......... 110
Hakîm Tirmidhî, entre prophétie et sainteté ....... 114
Les persécutions: :::.. 2% .seteoseerrer-teesets (7
Postérités de Junayd et de Hallâj ................. 116
Les quatre fondateurs d’école juridique et le sou-
PE EP A ERP CO Er 118

LES SIÈCLES DE MATURATION (X°-XII° S.) ............. 121


Juristes, traditionnistes, soufis: affirmation des identi-
RE A OR 121
Rayonnement du Khorassan ba Dore PAT 123
Soufisme et chaféisme, 123. — Les manuels de sou-
fisme, 126.
Ghazäli : la suprématie de l’intuition spirituelle sur la
TACODSE cs Cid te ads ai Aile nie: dut de 129
«ivre» ...... ......... 155
Persistance de la mystique

Le «> 135
POÉSIE ET MÉTAPHYSIQUE ...... nn
La poésie mystique iranienne (xu°-xv ° 5.) : ‘Artôr, Râmi
tu UE E PT SES 135
CHIERAULTES Dnelnene
TABLE DES MATIÈRES

137
Rüûmfî : la musique et la danse ..................:
sai faste 141
La poésie mystique turque : Yûnus Bret
La poésie mystique d’expr ession arabe : Ibn ‘Arabî,
De AE ON CNE SP Ta ee se so 142
Ibn al: Farid
ité d'inte rpréte r la poésie mysti que ... 143
De la nécess
La termino logie soufie ....... ... RL . 144
Ibn ‘Arabî et la métaphysique de l’Etre ........... 145
Ibn Sab‘în, ou l’Unicité sans concession ........... 149

LA STRUCTURATION MATÉRIELLE DU SOUFISME (XII‘-


SN SN ne D de Dan dt De NO |
La formation des « voies initiatiqu es » (tarîqa) ...... 154
Irak, 156. — Asie centrale, Iran, 158. — Inde, 165. —
Espagne musulmane-Maghreb, 165. — Egypte-Syrie,
168. — Anatolie, 172. — Caucase, 174.

INTÉGRATION ET RAYONNEMENT : « LE SOUFISME, CŒUR


DIMÉRISLAM 0e de assoc sea meioni re Of 176
La reconnaissance du soufisme par les ulémas ...... 176
Le soufisme s’impose comme la spiritualité de l’islam
SUNITENE C EUS MAO DIR Se Sos > dessin 180
Hänbalisme.etsoufisme ere Sonate 182
Les lieux de la sociabilité soufie shoes cassation ne aise 184
Leséoulter des Sin RS re 186
Le gouvernement ésotérique du monde n'es an eee ina 137

SOUFISME ET RÉFORMISME (XVII‘-XX° $.) ana xt ain at. éte se 190


Un déclin du soufisme? 190
La quête de la pureté originelle (Kvin°-xIx" s.): sou-
FIG CCM ANA 191
La Voie muhammadienne 192
Voies rénovées, voies nouvelles alaue © je & on a annee ns à fa 193
HAT TNENL NII OMAN RES ee ce do 198
Le Mahdï soudanais, 199. — L'émir Abd el-Kader, 200.
Le réformisme soufi au début du xx° siècle :Amadou
Bamba et le cheikh ‘Alawî 201
Le terreau soufi du réformisme « salafi » 203
Soufisme et islamisme au xx° siècle : la politisation 207
Les « savants soufis » à l’époque contemporaine .... 210

320
TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE IV
Le soufisme tel qu'il se vit

NLATR SET DCI ER EE RD. CN ie: dE 21


LINE TOMAUOIN CRIS Ed Se Mie ce 219
LnevénénRtOn CXCESSINE LE 40 ae co dit 216
Hn-code dérconduite IÉCIDIOQUER 0... 217
SC TU Te er meer crc 219
ln seconde naissance sources 220
La psychologie soufie, ou de la « science de l’âme » 223
Succession et délégation de l'autorité ....:........ 1

MODALITÉS ET RITES DE RATTACHEMENT ............ 227


PESTE TITATQUES RE emo eee me cree 2 230
« L'investiture du manteau », 230. — La « prise du
pacte », 231. — « L'enseignement secret de formules
d'invocation », 232.
Du véritable aspirant au simple affilié ............. 233
Un monde fluide : la multiple affiliation ........... 239
LA IITATIORIUW ANS 2e rene recererereressee. LA)

REG ES DEN MR Re ea rs re mp reossesves 236


Une juste attitude intérieure ..................... 236
Alimentation, 238. — Habillement, 238. — Sommeil,
238. — Voyage, 239.
HAtre LOS ne de ET AS Re ete serre nepae 240
Un règlement pour la vie communautaire .......... 241

LES MÉTHODES INITIATIQUES .....sseesesossesenese 243


L'invotaton (dhikf) . sav
more
2:02 243
La plus haute forme d'adoration, 243. — Les formules
de l’invocation, 246. — Du dhikr de la < langue » à
celui de la « conscience intime », 248. — À voix haute,
ou en silence?, 250. — Les séances collectives de dhikr,
CAT

POÉSIE ET MUSIQUE SPIRITUELLES : LE SAMANMr A See 255


L’écho de la parole divine .......................
299
TABLE DES MATIÈRES

Subtilité et ambiguité du samä’, 256. — Une pratique


conviviale, largement répandue, 258.
Litaniés:et OTAISONSS ee vo a me deblas ses ee 260
l'a retraite halwa) OR RSS 263
Règles de la retraite, 265. — Ne pas s'arrêter aux phé-
nomènes surnaturels, 267. — La « retraite au milieu
de la foule », 269.

CHAPITRE V
Le soufisme et l’ouverture inter-religieuse

Le.pluralismereligieuxienuislanee. rene 271


L'unitéctranscendante des rehgions es. 2. Lee 273
Le pluralisme prophétique en héritage ............ 280
L’ «idolâtrie cachée » du commun des croyants .... 281
Lartentation AU SYRCTÉLSMERT". FU. PARU RE 283
Les pressions de l’exotérisme et de l’histoire ....... 285

CONCLUSION
Soufisme d'hier, soufisme d’aujourd’hui

LA « dérénéresencetdu temps. AT en 289


amande Qu re CONTEMSMERR Re 290
S'adapter aux conditions cYCliques.... 4... 293
Vers un redéploiement des rôles du soufisme ...... 295
L'AVENTURE Se 231
LES MÉeMECCITONt IR ao Dentee 298

CARTES RS RS ES MR NU A LE 304

Index des principaux noms de personnes, groupes,


ethnies CEMINOASTIOSS RS RS Te 307

Index des principaux termes techniques (islamiques et


SQUÉIS) ss RNA EP AE ER: 312
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shet ET -PUS PORN CIE CARRE PRET
Achevé d’imprimer en mars 2003
sur presse Cameron
dans les ateliers de
Bussière Camedan Imprimeries
à Saint-Amand-Montrond (Cher)
pour le compte de la librairie Arthème Fayard
75, rue des Saints-Pères - 75006 Paris

35-59-1103-7/01

ISBN 2-213-60903-9

Dépôt légal : mars 2003.


N° d’édition : 25628. — N° d’impression : 031144/4.

Imprimé en France
Nâsir-e Khosraw
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traduit duepersan par Isabelle # CHERE
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.
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Méditation et action

Giuseppe Tucci
Théorie et pratique du mandala

Upanisad du renoncement |
traduit du sanskrit par Alyette Dear ces
Heinrich Zimmer
Le roi et le cadavre
. Maya, ou le rêve cosmique
dans la mythologie hindoue
préface de Madeleine Biardeau
le soufisme est la dimension intérieure de l'islam sunnite.
Prenant sa source dans le Coran et dans la Tradition prophétique,
dont
| ;la souvent été défini comme la « science des états spirituels »
_ [àmaîtrise doit permettre à l'initié de dépasser son ego pour
parvenir à la connaissance et à la contemplation de Dieu.
- Fondamentalement, le soufi aspire à puiser dans l’influx spirituel
_ (baraka) du prophète Muhammad, transmis depuis des siècles de
. maîrre à disciple, grâce auquel il pourra lutter contre les passions et
les illusions qui l’assaillent.
Mettant en relief l'universalisme du soufisme, Éric Geoffroy
explique comment s'est formée certe « science de l'intérieur », et
comment, au fil des siècles, les grands maîtres ont adapté les
doctrines et les pratiques initiatiques aux transformations du
_monde musulman. Il montre aussi que le soufisme constitue
. aujourd'hui un véritable antidote contre les divers intégrismes et
qu'il est appelé à jouer un rôle croissant en Occident.

Érie Geoffroy, wniversitaire islamologue, est l'auteur de plusieurs


ouvrages sur le soufisme.

Doc de couverture :
Coupole du portail latéral de la mosquée
de Thatta, Pakistan © Gérard Degeorge.
Photogravure MCP,.

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