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Abû Ḥâmid Muḥammad al-Ghazâlî naquit à Ṭûs, ancienne ville du Khurâsân, non loin de ce
qui deviendra Machhad, en 450/1058 et y mourut en 505/1111.
1 Aḥmad al-Ghazâlî (m. 520/1126), mystique connu pour avoir exprimé dans ses œuvres le « pur amour » de Dieu.
2 Al-Munqid min adalâl, Erreur et délivrance, p. 10 du texte arabe (nous traduisons).
3 Notes sur des points particuliers de l’École (chaféite). Cet ouvrage est aujourd’hui perdu.
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2. L’enseignement à la Niẓâmiyya.
Le vizir Niẓâm al-Mulk, qui prit ses fonctions en1063, le nomma à la tête de cette « fondation
pieuse » (waqf). C’est dans un contexte d’agitation politique qu’al-Ghazâlî prit ses fonctions à la
Niẓâmiyya. Entre autres événements, un faux mahdî fit son apparition en juillet 1090. Ce dernier
réussit à rallier à sa cause un bon nombre de partisans en se présentant comme le Messie
attendu.
Ghazâlî dispensa son enseignement à la Niẓâmiyya pendant un peu plus de quatre ans : de1091
à 1095.
C’est ainsi qu’il devient un des plus éminents personnages de Bagdad. Durant ces années
d’enseignement, il adressait ses cours à des groupes dépassant souvent les trois cents étudiants.
Mais cette période fut aussi pour al-Ghazâlî une phase d’intense activité intellectuelle et
plusieurs de ses ouvrages les plus célèbres furent rédigés à Bagdad. C’est le cas des œuvres dans
lesquelles il expose puis réfute les thèses des philosophes hellénisants :
- Maqâṣid al-falâsifa (Les Intentions des philosophes).
- Tahâfut al-falâsifa (L’Autodestruction des philosophes).
3. La retraite spirituelle.
Comblé d’honneur par le succès grandissant de son enseignement, al-Ghazâlî décide
brusquement de se retirer du monde en 1095. Entre sa retraite spirituelle et son retour à
l’enseignement officiel, dix ans s’écouleront. On sait peu de choses sur cette période et sur les
raisons qui amenèrent al-Ghazâlî à partir et abandonner la vie qu’il avait menée jusqu’alors.
Avant d’analyser les causes de sa retraite, revenons à ce que nous dit al-Ghazâlî dans son
Munqidh de sa disposition intérieure concernant sa soif de vérité dès sa jeunesse :
« Je me dis à moi-même : Avant tout, je recherche la connaissance de la nature des choses (al-ʿilm bi-ḥaqâʾiq
al-umûr). Ainsi, il me faut auparavant rechercher ce qu’est la connaissance en soi (ḥaqîqatu l-ʿilm). Il
m’apparut alors que la connaissance certaine est celle où le connu se dévoile (yankashif5) entièrement de sorte
qu’aucun doute ne puisse l’entacher, qu’aucune erreur ou illusion ne puisse subsister et que le cœur ayant été gratifié
par un tel dévoilement ne puisse imaginer douter un instant de l’authenticité de la connaissance ainsi acquise. »6
Il nous semble que la prise de conscience de l’impossibilité d’aboutir à un tel degré de certitude
par l’acquisition du savoir livresque – conscience qui dut être de plus en plus aiguë au fil des
années – a fini par mettre al-Ghazâlî devant l’évidence : toutes ces années d’études et
d’enseignements, ainsi que cette célébrité et cette autorité largement reconnue, ne l’ont en rien
aidé à atteindre son but premier et à être fidèle à sa disposition intérieure qui, nous l’avons
souligné, était tendue dès sa jeunesse vers la recherche de la certitude totale.
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Nous avons vu que pour al-Ghazâlî, la connaissance, au sens le plus profond du terme, est de
l’ordre du dévoilement. Il faut maintenant préciser que celui-ci peut être décrit en termes imagés
comme une gustation, laissant dans le cœur un « goût » (dhawq) excluant le doute et
l’incertitude :
« J’avais acquis la certitude que les Soufis ne sont pas des gens de ‘‘discours’’ mais des êtres ayant atteint de hauts
degrés dans la réalisation spirituelle. Je possédais tout ce qui pouvait s’apprendre par l’étude. Le reste ne pouvait
s’acquérir par l’écoute ou l’étude mais seulement par le ‘‘goût’’ (dhawq) et le cheminement spirituel (sulûk). Je
voyais bien aussi que je ne pouvais prétendre au bonheur de l’Au-delà qu’en craignant Dieu et en purifiant mon
âme des passions. Tout cela n’était possible que par la rupture des liens qui enchaînent le cœur à ce bas monde. Il
me fallait m’éloigner de la Demeure de l’illusion (Dâr al-ghurûr) pour me tourner entièrement vers le Demeure
de l’éternité (Dâr al-khulûd) et tendre de toutes mes forces vers Dieu le Très-Haut.
Cela ne peut se réaliser qu’en s’éloignant des honneurs et de l’argent et en fuyant tout ce qui distrait et enchaîne
l’homme. »7
Ghazâlî réalisa donc avec une grande acuité qu’il n’y a pas de certitude sans pureté intérieure :
on ne peut atteindre la connaissance sans être vertueux. C’est, nous semble-t-il une des raisons
pour lesquelles l’œuvre subséquente d’al-Ghazâlî s’attachera autant à exposer ce qu’est la
connaissance véritable qu’à décrire les états intérieurs qui rendent possible son éclosion. Sur la
base des recommandations reçues d’un maître spirituel, al-Ghazâlî comprendra le chemin qui
devait être le sien :
« Au temps où le désir sincère de suivre cette voie s’empara de moi, je consultai un des principaux Soufi – un
homme dont la compétence était reconnue – sur la récitation continuelle du Coran. Il me donna un conseil contraire,
en disant : ‘‘La véritable voie (sabîl) consiste à couper tout lien avec le monde de sorte que ton cœur ne s’occupe ni
de famille, ni d’enfants, ni de patrie, ni de science, ni de gouvernement… l’existence ou l’absence de ces choses
doivent être pour toi de valeur égale. De plus, il te faut être seul dans une retraite pour n’accomplir, parmi les
devoirs cultuels, que les prières prescrites, celles qui les précèdent et celles qui les suivent. Puis, étant assis tu
tourneras entièrement ton cœur vers Dieu, en évitant toute dispersion intérieure. Tu accompliras cela d’abord en
prononçant le Nom de Dieu par la langue : tu répéteras sans cesse ‘‘Allâh’’, ‘‘Allâh’’… avec un cœur réceptif.
Cela te permettra d’atteindre un état où tu sentiras, sans effort de ta part, le Nom être prononcé par ta langue. Tu
continueras ainsi jusqu’à atteindre un état où ton âme et ton cœur pratiqueront cette invocation sans que la langue
n’ait à y participer. Par la suite, ton cœur ne sera plus habité que par la signification du Nom divin : tu n’auras
plus conscience des lettres constituant le Nom ou de sa forme verbale mais seulement de sa pure signification
continuellement présente en ton cœur. Ta volonté individuelle n’aura plus de rôle au-delà de ce degré, si ce n’est
dans l’effort de repousser les suggestions dispersantes. Alors, ta volonté individuelle n’aura plus part à ton
cheminement spirituel et il ne te restera plus qu’à être réceptif aux illuminations dont sont gratifiés les Saints,
lesquelles sont une partie de ce que reçoivent les Prophètes8. »
Avant sa retraite, al-Ghazâlî vécut une période de grande tension intérieure durant laquelle
s’opposaient en lui l’élan spirituel l’invitant à tout quitter pour recevoir l’illumination spirituelle
et l’attachement mondain aux choses éphémères :
« Alors que j’en avais encore le choix, je décidais de quitter Bagdad et de changer de vie un jour puis le lendemain
je changeais d’avis. Je faisais un pas en avant, puis un autre en arrière. Dès que l’élan spirituel se faisait jour, les
armées des désirs concupiscents avaient tôt fait de le réduire à néant. Les passions mondaines me retenaient sur
place par leur chaînes, tandis que l’élan de la foi me criait : ‘‘En route ! En route ! La vie est brève mais long est
le voyage ! Toute la science que tu possèdes n’est qu’ostentation et illusion ! Si tu n’es pas prêt aujourd’hui pour
l’Autre Vie, quand le seras-tu ? Si tu ne romps pas dès maintenant les liens qui t’entravent, quand le feras-tu ?’’
À ce moment, l’impulsion fut donnée et ma décision de partir fut prise9. »
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Il est évident que cette retraite fut d’un grand profit spirituel pour al-Ghazâlî :
« Je suis resté en retraite dix ans : j’eus, durant cette période, le dévoilement de choses innombrables. Il me suffira
de déclarer que les Soufis cheminent dans la seule Voie qui mène à Dieu le Très-Haut : leur chemin est le meilleur
des chemins et leur voie la meilleure des voies. Ils se comportent de la manière la plus pure...
Leurs actions comme leur repos, intérieurement comme extérieurement, sont tirés de la source de la Lumière
prophétique ; il n’y a point d’autre lumière à la surface de la terre pour s’éclairer11. »
4. Le retour à l’enseignement.
C’est encore dans le récit autobiographique du Munqidh que nous trouvons les raisons du retour
à l’enseignement et à la vie publique. La communauté musulmane souffrait alors de nombreux
maux : « mauvais savants » recherchant les honneurs et la gloire par une érudition vide de toute
spiritualité, philosophes et ismaéliens menaçant l’orthodoxie par leurs idées hérétiques et
charlatans se prétendant Soufis. Al-Ghazâlî se sent alors obligé de retourner à la vie publique :
« Je vis alors que la foi avait baissé pour tous ces motifs. Je me savais capable de dévoiler ces ambiguïtés :
démasquer ces gens-là m’était plus facile que boire de l’eau, tant j’avais approfondi ma connaissance de leurs
sciences et de leurs voies12… »
« Je demandai alors conseil à des hommes de contemplation et ayant la maîtrise des ‘‘réalités du cœur’’ (arbâb
al-qulûb). Ils furent tous d’accord pour m’indiquer de quitter la retraite et de sortir du cloître (zâwiya). De plus,
des hommes vertueux (ṣâliḥîn) me virent plusieurs fois en différents rêves qui leur indiquaient que le bien et la
guidée découleraient de mon retour. Telle fut la volonté de Dieu le Très-Haut au début de ce [sixième] siècle. Je
fus alors encouragé par ces belles prémonitions car Dieu a promis de revivifier Sa Religion au début de chaque
siècle13. »14
Finalement, loin de fuir le sectarisme et le fanatisme de ceux qui ne reculaient devant rien, pas
même l’assassinat, pour imposer leur vision de la religion, al-Ghazâlî apporte une réponse
magistrale à l’obscurantisme par son œuvre maîtresse qu’il a justement voulue être une
Revivification.
Peu de temps après son retour à l’enseignement public, Fakhr al-Mulk fut assassiné par un
bâṭinite en 1106 et l’on pense qu’al-Ghazâlî quitta alors Nîsâbûr pour poursuivre son
enseignement à Ṭûs « tout en dirigeant la vie spirituelle de ses disciples dans un ermitage (khânqâh) qu’il
avait fondé pour les former à la théorie et à la pratique du soufisme. C’est pour eux qu’il rédigea ce qui fut sans
doute sa dernière œuvre, l’Itinéraire des Adorateurs de Dieu (Minhâj al-ʿÂbidîn). »15
10 Idem, p. 38.
11 Idem, p. 39
12 Munqidh, p. 48 du texte arabe.
13 Allusion au célèbre hadith rapporté par Abû Hurayra : « Certes Dieu suscite pour cette communauté, au début de chaque
siècle, un homme chargé de rénover la religion. » (Cité par al-Ḥâkim. Hadith authentique)
14 Munqidh, p. 49 du texte arabe.
15 Tabernacle, p. 23.
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Après une vie de dévouement exemplaire au service de Dieu, c’est dans une entièrement
soumission qu’al-Ghazâlî accueille la mort, ayant eu le pressentiment que l’heure de quitter ce
monde définitivement était arrivée. Le récit de sa mort nous est rapporté par son frère Aḥmad :
« C’était un mardi matin. Mon frère venait de faire ses ablutions. Après avoir fini ses prières, il me demanda de
lui apporter son linceul. Quand je lui eus apporté, il le prit, l’embrassa, le porta à ses yeux et dit : “Ô mon Dieu,
je T’entends et je T’obéis ; je suis prêt à me mettre en Ta divine Présence.” Puis il s’allongea, étendit ses jambes
en direction de la Qibla et rendit son âme à Dieu. »
Al-Ghazâlî quitta ce monde le 14 Jumâdâ II 505 / 18 décembre 1111 laissant à la postérité non
seulement une œuvre d’une richesse remarquable mais aussi et surtout un modèle de
cheminement intérieur et d’exigence d’authenticité spirituelle.
Selon certains témoignages, al-Ghazâlî a écrit et glissé sous son oreiller, avant de mourir, le
poème suivant :
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II. Les principaux ouvrages écrits avant la retraite spirituelle : étude d’extraits
16 Cf. Martin Lings, Sufi Poems, éd. Islamic Texts Society, 2004, p. 57.
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négation, comme tu attribues l'éternité au monde par la négation. En disant ‘‘le monde n'est
pas éternel’’, tu attribues un caractère contingent au monde ; par l'affirmation, tu diras ‘‘le
monde est contingent.’’ »
(Maḥakk al-naẓar, éd. Dâr al-fikr al-lubnânî, 1994, p. 67)
III. Les principaux ouvrages écrits après la retraite spirituelle : étude d’extraits
- Al-Maqṣad al-asnâ
Traité sur les Noms divins.
Les plus Beaux Noms d’Allah, trad. fr. par Hassan Boutaleb, éd. AlBouraq, 2021.
- Bidâyat al-hidâya
Court traité sur les pratiques rituelles et les âdâb.
Les débuts de la guidance, trad. fr. par Mohamed al-Fatih, éd. L’Universel, 2005.
- Kîmiyâʾ al-saʿâda
Épître sur l'essence de la religion.
L'Alchimie du bonheur, trad. fr. par Tayeb Chouiref, éd. Tasnîm, 2016.
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Coran : 12, 31.
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- Ayyuhâ l-walad
Épître destinée aux novices souhaitant s'engager dans un cheminement spirituel.
Lettre au disciple, trad. fr. par Hassan Boutaleb, éd. AlBouraq, 2012.
- Mishkât al-anwâr
Traité sur le symbolisme et interprétation du verset de la lumière.
Le Tabernacle des lumières, , trad. fr. par Roger Deladrière, éd. du Seuil, 1981.
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« Maintenant je vais exposer pour toi ce dont a besoin l'itinérant qui chemine sur la voie de la
Vérité (sâlik sabîl al-Ḥaqq). Sache que l'itinérant a besoin d'un maître qui lui serve de guide
(murshid) et d'éducateur (murabbî) afin de chasser, au moyen de l'éducation spirituelle, les
mauvaises tendances pour les remplacer par de belles vertus.
En vérité, cette éducation est semblable au travail du laboureur qui déracine les épines et sarcle
le blé pour le faire pousser et parfaire sa maturité.
L'itinérant a absolument besoin du maître qui l’éduquera et le guidera sur la voie de Dieu, car
Dieu a envoyé un Messager aux hommes afin qu'il les guide vers Lui. Lorsque celui-ci mourut,
il laissa à sa place des lieutenants (khulafâʾ) dont la mission était de continuer à guider les hommes
vers Dieu. La condition pour que le maître spirituel soit un représentant du Messager de Dieu
(nâʾ ib li-Rasûli Llâh), sur lui la grâce et la paix, est qu’il soit savant ; toutefois, les savants ne sont
pas tous dignes de la fonction de lieutenant (khilâfa). »
(Lettre au disciple, p. 49 du texte arabe)