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11 SEPTEMBRE.

GUERRE ET TÉLÉVISION AU XXIE SIÈCLE

Carol Gluck

Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales »

2003/1 58e année | pages 135 à 162


ISSN 0395-2649
ISBN 9782200909598
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11 Septembre
e
Guerre et télévision au XXI siècle
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Carol Gluck

Les historiens ont la tâche facile lorsqu’ils travaillent sur le passé car, en dépit du
caractère aléatoire des interprétations, le passé est révolu, même s’il est encore
vivant dans les mémoires. Il est plus difficile, en revanche, d’écrire l’histoire du
présent, au sens strict du terme, c’est-à-dire pendant que les événements se dérou-
lent. C’est ce que je me propose de faire ici. Un peu à la façon de Thucydide qui
entreprit de rapporter la guerre du Péloponnèse comme lui et d’autres l’avaient
« vue », mon analyse se présente sous la forme d’une histoire-témoignage de la
« guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis au début du XXIe siècle.
Alors que Thucydide s’appuyait sur sa propre perception et celle de ceux qui lui
communiquaient (oralement) ce qu’ils voyaient, je m’appuierai sur les médias
audio-visuels, c’est-à-dire sur les principaux agents de perception et de transmis-
sion orale de notre époque. Et, à l’instar des historiens grecs qui privilégiaient la
vue à l’ouïe, je porterai mon attention sur la télévision, qui est à la fois le moyen
de communication le plus répandu et le plus visuel aujourd’hui. Par le truche-
ment de l’œil télévisuel, nous sommes en effet des témoins oculaires. On nous
rapporte ce que d’autres ont vu à travers des reportages télévisés qui constituent
en eux-mêmes les premiers récits de la guerre. C’est là que le travail de l’historien
contemporain commence, déjà affecté par la pluralité de points de vue partiaux.

Ce texte, issu d’une communication au colloque « La guerre et les médias », tenu à la


Maison franco-japonaise de Tokyo les 25-27 mars 2002, est publié avec le soutien de
cette institution. 135

Annales HSS, janvier-février 2003, n°1, pp. 135-162.


CAROL GLUCK

À cette pluralité s’ajoute ma propre position. Tandis que je me lance dans


un essai d’ethnographie des médias pour analyser la construction des récits de la
guerre contre le terrorisme à la télévision, ma réflexion ne peut pas ne pas être
affectée par le fait que je réside à New York. Ce que d’autres ont seulement vu
sur des écrans, nous l’avons vécu de plein fouet : nous l’avons vu de nos yeux,
nous avons respiré l’air nocif, nous avons senti que c’était New York et non
l’Amérique qui avait été attaquée, ce sont les New-Yorkais et leur maire qui ont
fait face à la crise et pas les Américains et leur président. Le fait que tant de
commentaires qui ont suivi les attentats n’aient fait aucune distinction entre New
York et l’Amérique fut irritant, comme si nous nous étions tous transformés instan-
tanément en de stupides patriotes agitant leurs drapeaux. Thucydide écrivait pour
Athènes, il prenait fait et cause pour sa ville, c’est ce que j’ai fait pour la mienne.
Mais cela ne m’a pas empêchée d’être prisonnière de la télévision américaine,
puisque je n’ai été abreuvée que des médias nationaux. Exception faite des jour-
naux en ligne européens ou japonais, je n’ai jamais eu d’accès direct à une autre
couverture télévisée des événements, que ce soit celles de la BBC ou de Al-Jazira.
En cela, ma position d’ethnographe ne différait pas de celle de la plupart des
téléspectateurs, étant donné que les télévisions restent étroitement focalisées sur
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leur propre nation et qu’elles interprètent les informations à partir d’un cadre
vernaculaire. Comme le dirait n’importe quel critique de CNN à l’étranger, la
portée mondiale de la transmission par satellite ne réduit en rien l’angle farouche-
ment national qu’adoptent la plupart des journaux télévisés.
C’est donc à partir de ma propre position que j’analyserai d’abord « l’événe-
ment médiatique » du 11 Septembre, en portant une attention particulière à la
mise en récit instantanée de la « guerre » sur un mode qui nous est devenu familier
depuis le XXe siècle. Ensuite, j’aborderai le problème de la construction de la
« guerre contre le terrorisme », qui est le premier conflit que les États-Unis ont
connu au XXIe siècle dans lequel le récit héroïco-simpliste prévisible s’est accom-
pagné d’une disparition des images télévisées des combats. Je quitterai alors le
présent ethnographique pour le futur historique et envisagerai comment cette
« guerre contre le terrorisme » – que l’on raconte désormais invariablement comme
si elle faisait déjà partie de l’histoire – pourrait, dans les prochaines années, être
re-médiatisée dans notre mémoire. Je fonderai cette hypothèse sur le rôle que la
télévision a joué dans la guerre et dans la mémoire au XXe siècle. Pour finir, je
commenterai les problèmes qui apparaissent dans la relation entre guerre et médias.

Voir, c’est croire

Pendant les vingt-quatre heures qui ont suivi les attentats du 11 Septembre, la
télévision a été le média privilégié pour tout un chacun. À l’heure des flashs
spéciaux, alors que personne ne savait réellement ce qui s’était passé, des images et
des informations brutes emplissaient les écrans parce qu’il n’y avait pas encore de
136 « récit », pas plus que de contrôle des faits. Soudain, la télévision, dont l’accès ne
LE 11 SEPTEMBRE

comporte pas de limites, dominait internet, dont les sites étaient complètement
saturés. Google, le premier moteur de recherche, a reçu immédiatement six mille
appels par minute d’internautes qui voulaient se connecter à CNN et fut vite obligé
de leur conseiller d’allumer la télévision ou la radio « pour les informations les plus
récentes ». Seuls les médias télévisés pouvaient fournir des informations de dernière
minute en temps réel1. La télévision a été plébiscitée pour son « objectivité » et « son
sens des responsabilités » face aux événements durant les premiers jours de reportage
brut, ce qui laisse à penser que les attentes des téléspectateurs et des critiques étaient
curieusement surannées : « Simplement les faits et les images, c’est tout. »
Les icônes visuelles sont apparues en l’espace de quelques minutes : la
séquence dramatique de l’avion s’encastrant dans la seconde tour et l’effondrement
– « incroyable mais vrai » – des deux gratte-ciel dans un nuage noir de poussières
et de débris. Ces deux icônes ont commencé par être des formes graphiques, mais
elles sont vite devenues des formes rythmiques tant elles étaient répétées (jusqu’à
trente fois par heure), comme si elles étaient l’image de fond de la télévision,
l’équivalent d’un fond d’écran d’ordinateur dénué d’affect 2. Puis, au bout d’à peine
une heure, des formes de récits sont apparues. L’analogie avec Pearl Harbor fut
établie, comparaison spontanée qui a été formulée par de multiples sources :
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l’homme de la rue, des adolescents, des actrices, le présentateur de télé, Henry
Kissinger – et tout cela alors que George W. Bush parlait encore d’« apparents
attentats terroristes ». L’omniprésence spontanée de la référence à Pearl Harbor
n’avait absolument rien à voir avec le Japon ou même avec la Seconde Guerre
mondiale. Cette métaphore suggérait en fait que l’Amérique avait une nouvelle
fois « perdu son innocence », mais qu’elle réussirait encore à réagir et à triompher
dans une guerre du bien contre le mal.
Ce que j’appelle le « récit héroïque » était donc déjà en place à 10 h 35 du
matin, quelques minutes seulement après l’effondrement de la seconde tour. En
référence aux premiers récits de guerre à l’origine des images de la Seconde Guerre
mondiale forgées par la mémoire collective des différents pays, un récit héroïque
émerge soit pendant, soit immédiatement après un événement dramatique ou
traumatisant. Ce récit n’est héroïque que dans la mesure où l’événement a une
dimension ample, les agresseurs et les victimes étant clairement identifiables et
la trame narrative ne souffrant aucune ambiguïté ou ambivalence 3. À la télévision,
le récit a évolué en fonction des titres que l’on pouvait voir à l’écran sur chaque
chaîne. Les premiers « Attentats contre l’Amérique » et autres « Jour de terreur »
se sont vite mués en « Guerre contre l’Amérique », reprenant dans un premier

1 - RICHARD W. WIGGINS, « The Effects of September 11 on the Leading Search


Engine », First Monday, 7-10, octobre 2001 <www.firstmonday.org/issues/issue10/
wiggins/index.html>.
2 - Sur la forme graphique, rythmique, narrative, voir WILLIAM URICCIO, « Television
Conventions », Television Archive, 16 septembre 2001 <http://tvnews3.televisionarchive.
org/tvarchive/html/articlewu1.html>.
3 - L’expression est de Herbert Butterfield. Voir également CAROL GLUCK, Past Obses-
sions: War and Memory in the Twentieth Century, New York, Columbia University Press
(à paraître). 137
CAROL GLUCK

temps les gros titres des journaux étrangers ; puis ce sont les mots du président
Bush, le 14 septembre, qui ont été utilisés et, dès lors, on put lire sur CNN :
« La Nouvelle guerre de l’Amérique ». (Il y eut un moment pendant lequel des
personnalités officielles ont évoqué une attaque plus générale « contre la civilisa-
tion », mais les événements ont été à nouveau rapidement nationalisés pour per-
mettre aux États-Unis d’occuper seuls l’affiche.)
Le besoin de récit dans une telle situation se fait pressant et il n’est pas du
tout limité aux médias. « Qu’est ce qui s’est passé ? » : les gens veulent savoir, leur
besoin de codification narrative est lié non seulement à leur inquiétude, voire
leur anxiété, mais aussi à leur besoin d’action, de vengeance. Un tel récit est
toujours simple et persuasif, presque indéniable : c’est un récit héroïque. Dans ce
cas précis, l’histoire de l’Amérique en guerre contre le mal est étayée par des
preuves visuelles irréfutables, disponibles à travers le témoignage des médias.
Comme Thucydide aurait pu le dire, nous savions parce que nous avions vu.
Il y avait d’autres scénarios possibles et il est intéressant de remarquer les
conséquences de leur occultation. Les événements du 11 Septembre auraient pu
être considérés notamment comme un acte criminel, à l’image de certains actes
terroristes antérieurs, par exemple l’attentat à la bombe de 1993 contre le même
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World Trade Center ; certains des auteurs de cet attentat ont en effet été inculpés
par un tribunal fédéral américain à New York. Par ailleurs, parmi les accusés appelés
en 2001 à répondre des attentats de 1998 contre les ambassades américaines en
Afrique devant le même tribunal new-yorkais, on comptait un certain Oussama
Ben Laden qui, bien entendu, n’avait pas été arrêté. Les attaques du 11 Septembre
auraient aussi pu être définies comme des crimes contre l’humanité, compte tenu
du fait qu’il s’agissait de civils tués au hasard. Bien que cette hypothèse eût peu
de chance de se concrétiser au vu des réticences du gouvernement Bush à l’égard
du Tribunal international, la possibilité de traiter les attentats comme des crimes
violents qui devaient être jugés dans le cadre du système pénal américain n’aurait
pas été une première. Pourtant ce récit-là aussi n’avait aucune chance. À peine les
attentats étaient-ils devenus une « guerre » que toute idée de poursuite en justice
devenait caduque. La seule réponse appropriée était des représailles militaires. Et
tel fut le cas.
La télévision n’est pas responsable de ce résultat narratif, qui était surdéter-
miné. Mais elle a joué un rôle important dans la mesure où elle a assuré la transmis-
sion à la fois de la connaissance visuelle et du récit héroïque. De plus, elle a tenu
ce rôle en accord avec les principes de sa structure industrielle et des pratiques
sociales d’écoute. Pour les chercheurs qui étudient l’économie politique de la
télévision commerciale, la production d’images médiatiques et leur consommation
par des téléspectateurs requièrent chacune une attention spéciale 4. Au niveau de
la production, la télévision américaine est entièrement commerciale ; elle est une
industrie de la culture de masse dans une économie capitaliste. Il n’y a pas de

4 - PETER GOLDING et GRAHAM MURDOCK, « Culture, Communication and Political


Economy », in J. CURRAN et M. GUREVITCH (éds), Mass Media and Society, New York,
138 St Martin’s Press, 1996, pp. 15-32.
LE 11 SEPTEMBRE

chaînes d’État du type de la NHK au Japon, de la BBC en Angleterre ou de la


société de programmes France Télévision en France. Même les chaînes qui se
disent « publiques » ne sont pas immunisées contre les impératifs commerciaux.
Elles doivent livrer leurs produits – les téléspectateurs – à leurs clients, c’est-à-dire
les annonceurs ou les assureurs. D’où l’importance de la « fonction emphatique » de
la communication télévisuelle : ces présentateurs qui implorent le téléspectateur
de « rester avec nous » ! C’est l’audience et non la programmation qui compte pour
le résultat financier 5.
Face à la crise nationale, le petit écran a suspendu toute publicité durant les
deux premiers jours qui ont suivi l’événement, moyennant une perte de revenus
estimée à un milliard de dollars 6. Ce sacrifice financier n’a en rien diminué la
compétition pour gagner des téléspectateurs. Celle-ci est même plutôt devenue
plus féroce qu’avant, puisque toutes les chaînes rivalisaient pour retenir l’audience
en annonçant des « reportages exclusifs » de ce qui était, par essence, la même
séquence de la même histoire. Il reste à noter un phénomène digne d’intérêt, à
savoir la prépondérance (momentanée) des trois réseaux principaux de télévision,
qui représentait un retour aux années d’avant la prolifération des chaînes câblées
et des chaînes par satellites. 90 % des Américains se sont en effet tournés vers le
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petit écran pour obtenir des informations sur les attentats, et le câble est resté la
source d’information principale pour 45 % d’entre eux 7. Mais alors que la guerre
du Golfe avait été virtuellement accaparée par la chaîne câblée CNN, ce sont les
réseaux nationaux (les chaînes « gratuites ») qui, le 11 Septembre, ont attiré la
masse des téléspectateurs. Parmi ceux-ci, certains ont pu affirmer qu’ils avaient
voulu trouver les trois présentateurs traditionnels, Blancs, d’âge mûr, calmes et
rassurants face à la tragédie nationale. Cela suggère deux remarques quant au
rapport entre la télévision et la terreur. D’abord, de la même façon que le public
attendait des faits et de l’« objectivité » dans les flashs d’information, il cherchait
aussi à être réconforté par une figure en qui il avait « confiance » et qui avait à la
fois de l’autorité et, dans le langage des dirigeants de la télévision, de la « gravité ».
En un mot, il s’agissait de « l’effet Walter Cronkite », la figure rassurante du présen-
tateur du journal du soir sur CBS dans les années 1960 et 1970. Ensuite, les taux
d’audience ont entraîné une amplification du message puisque un très grand
nombre d’Américains se sont retrouvés dans la même sphère d’information et
d’émotion, comme il y a quelques dizaines d’années, avant que les téléspectateurs
ne s’éparpillent vers des centaines de chaînes et de sources d’information possibles.
En un mot, il s’agissait de l’effet « communautés imaginées », qui saturait les ondes
de patriotisme national. Étant donné que la télévision américaine est totalement
commerciale, chaque chaîne, câblée ou non, était en concurrence avec les autres

5 - PETER DAHLGREEN, Television and the Public Sphere: Citizenship, Democracy and the
Media, New York, Sage Publications, 1995, p. 29.
6 - GREG JOHNSON, « Coverage cost nears $1 billion », Los Angeles Times, 20 septembre 2001.
7 - En novembre, le câble était remonté à 53 % et les chaînes hertziennes avaient de
nouveau chuté (« Terror Coverage Boosts News Media’s Images But Military Censor-
ship Backed », The Pew Research Center for the People and the Press, 28 novembre 2001. 139
CAROL GLUCK

pour la plus grande part d’audience, mais ceci moins en cultivant la différence
qu’en recherchant une convergence de contenus. L’intégration verticale de la pro-
priété des chaînes (les empires médiatiques) y est pour quelque chose, puisque
les programmes sont annoncés sur les différentes chaînes possédées par le même
conglomérat. Mais c’est surtout cette atmosphère de crise nationale qui a produit
cette convergence, à tel point que les chaînes spécialisées dans le sport et même
la météo relataient également l’événement. Le caractère identique et répétitif des
contenus a conduit de nombreuses personnes à se tourner vers internet, qui a vite
retrouvé sa position de source privilégiée pour l’information 8.
Mais le phénomène le plus remarquable, en ce qui concerne l’économie
politique de la télévision dans les jours qui ont suivi le 11 Septembre, a été la
combinaison d’une diffusion compulsive par les directeurs de programme et d’une
consommation obsessionnelle d’images par les téléspectateurs. Certains ont
confessé être restés comme « scotchés devant leur poste », regardant en boucle les
mêmes images d’horreur, sans être vraiment conscients de ce qu’ils faisaient.
Jacques Derrida (qui était alors aux États-Unis) a reconnu qu’il n’arrivait pas à
éteindre son téléviseur, et cette expérience vécue à travers les médias a sans aucun
doute affecté sa réaction face aux événements, qui aurait pu être tout autre s’il
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s’était trouvé à Paris 9. Outre la fascination pour l’inimaginable image – et celle-ci
l’était bien –, voire le lien (malsain) entre terrorisme et sublime, peut-être l’atti-
rance pour l’épouvantable grandeur de l’événement est-elle un exemple de ce
que Mark Seltzer a appelé « la sphère publique pathologique », dans laquelle le
spectacle des catastrophes et de la mort non seulement nous attire mais nous
rapproche aussi les uns des autres, dans un acte social d’identification aux vic-
times 10. Rien de neuf dans tout cela, bien sûr, même si l’impact du traumatisme
télévisuel sur une nation fascinée par les images vidéo de mort violente en masse
donne à réfléchir.
La différence principale entre les images télévisuelles et les photographies
tout aussi graphiques parues dans la presse écrite réside dans le lien entre le
temps et le traumatisme. La plupart des commentateurs s’accordent à dire que la
télévision est le média du temps : « Les images télévisuelles ne représentent pas
les choses autant qu’elles consomment du temps », écrit Richard Dienst 11. La télé

8 - Le trafic hebdomadaire moyen des dix plus grands sites d’information sur internet
avait augmenté de près de 100 % le 25 octobre. Sur CNN.com, on comptait une moyenne
de cent millions de pages ouvertes par jour (RICHARD STENGEL, « The First Internet
War », Time.com, 25 octobre 2001).
9 - JACQUES DERRIDA, « The Work of Mourning », Conférence publique à l’université
de Columbia, 5 octobre 2001 ; voir aussi ID., « La langue de l’étranger », 22 septembre
2001, Le Monde diplomatique, janvier 2002, pp. 24-27.
10 - MARGARET WEIGEL, « Terrorism and the Sublime, or why we keep watching »,
Television Archive, 17 septembre 2001. http://tvnews3.televisionarchive.org/tvarchive/
html/article_mw1.html ; MARK SELTZER, Serial Killers: Death and Life in America’s Wound
Culture, Londres, Routledge, 1998.
11 - RICHARD DIENST, Still Life in Real Time: Theory after Television, Durham, Duke Uni-
140 versity Press, 1994, p. 64.
LE 11 SEPTEMBRE

achète, vend et tue le temps ; elle feint le temps « réel » et l’enregistre en « direct » ;
elle le découpe en instants et le dilue en longueurs avec de soi-disant descriptions
réalistes. Quant à eux, les téléspectateurs zappent, coupent et recoupent le temps
d’une façon qui ne peut être résumée par aucune théorie générale de la réception.
En se faisant l’écho du traumatisme des attentats, la télévision a combiné ce que
R. Dienst définit comme ses deux directions temporelles : « le temps figé » et « le
temps automatique » 12. Le premier est « une rafale d’instants », de temps coupé
en tranches et en fragments, comme le font les spots publicitaires et les clips vidéo.
Ici le temps est, pour un instant, un arrêt sur image ; il ne l’était pas seulement
avec les images iconiques des attentats mais également dans toutes les prises de
vues non digérées, décontextualisées, sans récit, de ces gens qui fuyaient dans les
rues, des secouristes qui couraient, de la fumée, des décombres, etc. Mais le temps
figé de la télévision n’est pas celui des photographies. Il « bouge », et son mouve-
ment est lié au déroulement des événements. Dans la temporalité télévisuelle du
« temps automatique », le traumatisme semble continu, comme si les téléspecta-
teurs regardaient en attendant que les événements se produisent sous leurs yeux
(télévisuels). C’est cette combinaison d’instants violents et de focalisation dilatée
sur une histoire sans structure narrative établie qui a rivé les téléspectateurs à leur
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poste et leur a donné l’impression qu’ils vivaient le traumatisme en temps réel,
impression que les journaux n’auraient pu donner.
Après deux jours de ce qu’un critique des médias a justement appelé « C’est
l’Apocalypse, tout le temps », la télévision est passée de l’urgence des informations
de dernière minute à un rôle pastoral, comme si elle cherchait à apaiser le public
au moyen d’un « patriotisme thérapeutique » 13. C’est alors que l’on a commencé
à se focaliser sur « l’aspect humain de la tragédie » avec de nouvelles histoires
emblématiques de victimes et de héros individuels : les occupants de l’appareil
qui s’écrasa en Pennsylvanie, le passager qui s’est battu dans le cockpit, les dizaines
de secouristes, tout particulièrement les pompiers et les policiers morts en essayant de
sauver des vies dans les tours jumelles. C’était « l’histoire du peuple » – non le récit
héroïque de l’Amérique en guerre contre le mal –, et cette insistance sur les victimes
individuelles est typique des premières histoires de guerre, comme l’est le récit
héroïque lui-même. En donnant une dimension humaine au traumatisme, en le rame-
nant à l’émotion et en créant ce que l’on pourrait appeler « une sphère publique
thérapeutique », la télévision a soudé les téléspectateurs par cette identification empa-
thique avec les victimes et leurs héros qui étaient des gens comme eux plutôt que
des figures publiques. En termes de temporalité télévisuelle, c’était « l’heure du feuille-
ton ». Si poignants que les portraits d’individus pussent être, ils avaient pour effet, à
l’instar de toute humanisation de ce type, de faire quasiment disparaître toute référence
globale : de celle à Al-Qaïda jusqu’à la dimension internationale de l’événement14.

12 - Ibid., pp. 159-165.


13 - PAT AUFDERHEIDE, « All-too-reality TV: Challenges for TV Journalists After Sep-
tember 11 », Journalism, 3-1, avril 2002, pp. 7-12.
14 - Sur les soap-opéras, dans un contexte différent, voir LEO BRAUDY, « Popular Culture
and Personal Time », Yale Review, 71, 1982, pp. 481-498. 141
CAROL GLUCK

La présentation par les médias de ces histoires de gens ordinaires obéissait


à ses propres normes et conventions, avec son orthodoxie et ses formes d’auto-
censure. Unir les Américains dans ce qu’ils avaient d’ordinaire revenait non seule-
ment à insister sur la sainteté de la famille, du travail et de la religion, mais permet-
tait aussi de mettre en lumière la diversité ethnique et sociale des victimes, de
présenter « un échantillon de l’Amérique ». On a beaucoup parlé alors de l’inno-
cence mythique de l’Amérique et de son sens moral, sous-entendant ainsi par
contraste que les terroristes n’en avaient pas. La télévision et la presse ont aussi
invoqué la morale lorsqu’elles ont décidé – après avoir été fortement critiquées –
de ne plus montrer les images des corps qui tombaient des tours jumelles. De
telles attentions médiatiques et les conventions concernant la couverture des évé-
nements ont permis de dresser un portrait collectif et national dans lequel les
Américains voulaient se reconnaître. Il est néanmoins peu probable que ce récit
héroïque ait été très différent si la télévision n’avait pas existé.

L’événement (médiatique)
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Le résultat le plus frappant du contenu des « textes médiatiques » télévisuels
eux-mêmes, c’est le triomphe du récit. Dans les « enquêtes de fond » sur les atten-
tats, la domination des mots sur les images, des histoires sur les photographies, a
montré combien le besoin de récit a été largement comblé par le discours et l’écrit
plutôt que par des éléments visuels. Plutôt que de télé-vision, il s’agissait de télé-
communication, tant les reporters, les témoins, les commentateurs et les présenta-
teurs monopolisaient le temps d’antenne par leur flot de paroles. À l’instar des
pages d’accueil des sites internet, à la mode depuis peu, les chaînes d’information
en continu offraient de leur côté un déluge de textes constamment modifiés,
notamment sous la forme de crawlers, ces messages incrustés qui défilent au bas
des écrans. Les propos ne correspondaient pas au texte, et on assistait donc à
une fragmentation accrue de l’information, étant donné que les téléspectateurs
« lisaient » tout autant qu’ils entendaient ou voyaient.
Alors que les programmes saturés d’informations en continu repassaient à un
mode ordinaire plus quotidien, les paroles se sont mises de nouveau à envahir la
scène, mais cette fois à travers les talk shows, les magazines télévisés et les émissions
« confessionnelles », comme celle d’Oprah Winfrey, qui ont lieu pendant la journée.
Les téléspectateurs ont pu entendre les voix des victimes et des sauveteurs qui
racontaient leur histoire et leur expérience avec leurs propres mots, et tout cela a
éclipsé les très populaires reality shows qui, d’un coup, manquaient singulièrement
de réalité... C’est ici que la télévision a peut-être joué un rôle particulier. À côté de
la radio et de la presse écrite, les supports visuels des guerres du milieu du XXe siècle
– reportages photographiques, actualités filmées – ont transmis à un large public
le récit héroïque national, mais ils n’étaient pas aussi bien équipés que la télévision
pour diffuser les histoires des gens ordinaires qui semblent si bien convenir à
142 l’intimité du petit écran : avec la mise en scène des pleurs et des embrassades.
LE 11 SEPTEMBRE

Ce sont pourtant des mots qui ont contribué à fixer le décor de la guerre.
Ces mots ne sont pas venus du président des États-Unis, qui n’a pris la parole que
le soir du 11 Septembre, c’est-à-dire après tant de commentateurs et de congres-
sistes. Tous avaient déjà énoncé ce qui est instantanément devenu le récit héroïque
de l’Amérique en guerre contre le mal. Les médias n’ont pas non plus créé les
leitmotivs sonores de la guerre. Non, l’histoire de la guerre – comme l’analogie
avec Pearl Harbor – est venue de plusieurs sources et a provoqué un effet politique
choc. Le traumatisme de l’attaque a par ailleurs gommé les clivages entre la droite
et la gauche, entre conservateurs et libéraux (au sens américain), entre Républi-
cains et Démocrates. Telle a été la puissance de l’événement.
Mais « l’événement médiatique » avait lui aussi ses conséquences. Qu’il ait
été défini comme « de l’histoire en direct » ou comme « un lieu de visibilité et de
turbulence maximum » dans une société, l’événement médiatique incluait non
seulement l’effondrement des tours jumelles, mais aussi tout ce qui a été diffusé
afin de communiquer, d’expliquer et de répondre aux événements. Un événement
médiatique interrompt la succession des jours, il marque le temps, et crée un
« monument électronique » qui devient le cadre de la mémoire 15. Il se déploie à
travers la société, il nationalise, socialise et, bien souvent (même si ce n’est pas
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systématique), unifie les téléspectateurs dans l’instant. Le 11 Septembre a consti-
tué un événement médiatique pour deux raisons. Aux côtés de l’assassinat du
président Kennedy ou de l’explosion en plein vol de la navette Challenger, les
attentats figurent au nombre de ces images que nul Américain ne peut oublier une
fois qu’il les a vues. On peut comparer leur impact à l’annonce radiodiffusée de la
reddition du Japon par l’empereur en août 1945, dans la mesure où chaque Japonais
se souvient de l’endroit où il se trouvait quand il l’a entendue, et a instinctivement
senti qu’il s’agissait d’un tournant de l’histoire. Mais le 11 Septembre constitue
aussi un événement médiatique dans la mesure où le choc provoqué par les atten-
tats était transformé en un consensus en faveur des représailles. Je me suis deman-
dée si, sans la télévision, George W. Bush aurait pu rassembler ce soutien quasi
unanime pour la guerre et j’ai pensé au fameux discours présidentiel : « Il n’y a
jamais eu – et il ne pourra jamais y avoir – de compromis réussi entre le bien et
le mal. Seule une victoire totale peut récompenser les champions de la tolérance
et de la morale, de la liberté et de la foi 16. » C’est ainsi qu’en décembre 1941,
Franklin Delano Roosevelt énonçait un récit héroïque du même type, sans l’aide
de la télévision.
Cependant, il semble clair que la disparition presque totale du reste de l’ac-
tualité durant la première semaine suivant le 11 Septembre – ce moment pendant
lequel les gens, traumatisés, étaient rivés à leur poste de télévision, à cette sphère

15 - DANIEL DAYAN et ELIHU KATZ, Media Events: The Live Broadcasting of History, Cam-
bridge, Harvard University Press, 1992, pp. 211-213 ; JOHN FISKE, Media Matters: Every-
day Culture and Political Change, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1992.
16 - GEOFF MAYER, « “A Stab in the Back on a Sunday Morning”: The Melodramatic
Imagination and Pearl Harbor », in T. BARTA (éd.), Screening the Past: Film and the Repre-
sentation of History, Westport, Praeger, 1998, pp. 83-92, ici p. 86. 143
CAROL GLUCK

publique, pathologique et thérapeutique – a créé un consensus politique qui faisait


apparaître les représailles comme aussi patriotiques qu’indispensables. Ce consen-
sus s’est traduit par l’apparition de drapeaux américains dont l’exhibition est deve-
nue bien vite obligatoire. Il a fallu aussi un certain temps avant que les médias ne
trouvent un nom à l’événement. On a d’abord parlé des « avions qui se sont écrasés
sur le World Trade Center, sur le Pentagone et en Pennsylvanie », puis seulement
de « l’attentat contre le World Trade Center » (ce qui minimisait le drame à
Washington), ensuite des « attentats », trop plat pour véhiculer la ferveur guerrière,
avant que ne s’impose « le 11 Septembre » qui (à l’égal de la comparaison avec
Pearl Harbor) comportait ce qu’il fallait d’ambiguïté symbolique et englobait tous
les Américains où qu’ils vivent. Alors que le symbolisme du 11 Septembre s’affir-
mait, on peut même se demander combien d’Américains savaient à quoi faisait à
l’origine référence l’expression « Ground Zero ».
Du choc au consensus, via la télévision. Même si, poussés par leur soif d’infor-
mations, les gens ont lu plus de journaux que d’habitude et se sont tournés vers
d’autres sources pour obtenir des nouvelles plus précises sur le contexte général
des événements, la plupart d’entre eux ont continué à regarder la télévision, qui
affichait un soutien plus marqué au gouvernement que certains journaux de la
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presse écrite. Conséquence de cet « événement réel et médiatique », s’est instaurée
une convergence de l’opinion politique qui avait des relents de fascisme avant
l’heure ; phénomène presque orwellien ou gramscien 17. Le consensus constituait
une réponse au traumatisme qui, même s’il n’avait pas été créé par les médias,
avait été, du début à la fin, transmis par eux.
Mais il faut revenir sur le rôle que les téléspectateurs eux-mêmes ont joué
dans le passage du choc au consensus. Parce qu’en dépit des pouvoirs hégémo-
niques que l’on reconnaît aux médias et à ceux qui contrôlent l’information, nul
n’est aussi passif que les théories de la communication veulent bien nous le faire
croire. Nous savons que la relation du public à la télévision ne se résume pas à
une simple réception ou consommation des textes et images télévisuelles. Les
téléspectateurs ne sont ni inertes ni indifférents ou indifférenciés face à l’écran.
Grâce aux Cultural studies, nous savons que le sujet réinterprète les images à sa
manière et que des significations contraires peuvent se glisser dans les failles du
discours dominant. Ce que nous connaissons moins, c’est ce que Ron Lembo
appelle « la socialisation de la culture des téléspectateurs » et la façon dont les
gens se « servent » véritablement de la télévision 18. Ce point est déterminant pour
comprendre la création d’un consensus apparemment universel au lendemain du
11 Septembre. Les téléspectateurs se sont d’abord senti concernés d’une manière
plus consciente et émotionnelle (pour reprendre la terminologie de R. Lembo)
qu’ils ne l’étaient normalement lorsque la télévision est allumée et que l’attention
est intermittente. Les images des avions qui s’écrasaient et de l’effondrement des
tours ont créé un « effet de choc » benjaminien en même temps qu’elles suscitaient

17 - Voir PIERRE BOURDIEU, Sur la télévision, Paris, Liber, « Raisons d’agir », 1996.
18 - RON LEMBO, Thinking Through Television, Cambridge, Cambridge University Press,
144 2000, pp. 100-103.
LE 11 SEPTEMBRE

de violentes émotions. La crise en cours, parce qu’elle n’était ni comprise ni racontée


dans son ensemble, a transformé les gens en téléspectateurs non seulement attentifs
mais aussi presque agressifs. Peu nombreux furent ceux qui ont éteint leur poste
(même si certains l’ont fait par dégoût ou par exaspération), et ceux qui changeaient
de chaîne ne pouvaient pas pour autant changer de message. Il est rare que la télévi-
sion contrôle un aussi grand nombre d’« utilisateurs » d’une manière collective.
Ensuite, les téléspectateurs qui ont partagé le choc émotionnel n’ont pas
tous « répondu » de la même manière au récit héroïque. Malgré les promptes décla-
rations du gouvernement et des présentateurs « fiables » selon lesquelles il ne
s’agissait pas d’une guerre contre l’Islam ou contre les musulmans, les Arabo-
Américains avaient des raisons évidentes d’être sceptiques. Ainsi les commenta-
teurs de la télévision et les Arabo-Américains ont-ils évoqué l’enfermement des
Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale de façon à mettre en garde contre
toute manifestation du racisme. De plus, les immigrants de nombreux pays musul-
mans, notamment du Moyen-Orient, se sont mis à craindre d’être pris au piège
d’un ressentiment irrationnel. Tous les téléspectateurs, qu’ils occupent une posi-
tion sociale puissante ou non, avaient aussi leur propre point de vue, depuis la
rhétorique de chasseur, virile et grossière, employée par Bush parlant « d’enfumer
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les terroristes jusqu’à ce qu’ils sortent de leur trou », jusqu’à la thématique de
la « nouvelle croisade » (à laquelle il dut bien vite renoncer devant les critiques
auxquelles elle donna lieu) 19.
Le problème est de savoir pourquoi il est devenu instantanément difficile
de faire entendre en public un point de vue critique. La socialisation, née de
l’identification à la nation et de la compassion pour les victimes, a peut-être favorisé
l’émergence d’une masse de téléspectateurs qui, pour l’heure, voulaient se penser
– ou se sentaient obligés de se penser – comme des « Américains » avant tout.
Tout autre discours était perçu comme indigne et déloyal, et ceci a contribué
à étouffer presque totalement dans la population les opinions critiques, jugées
subversives. Mettre cet effacement au compte du « pouvoir de la télévision » serait
par trop simpliste. C’est une sorte d’alchimie entre les morts violentes, la télévision
en état d’urgence et l’auto-mobilisation des téléspectateurs qui paraît avoir activé
« les aspirations fascistes dans nos rangs 20 » et étouffé le sens critique et les opinions
divergentes. L’expérience était effrayante, et elle m’a fait comprendre ce que cela
signifiait d’être pris sous l’avalanche d’un consensus général. Vu sous cet angle, le
11 Septembre et le récit héroïque auquel il a donné lieu sont des événements
médiatiques dans la droite ligne de ceux que nous n’avons que trop connus au
cours du XXe siècle.

19 - La dénomination elle-même de la guerre contre le terrorisme : « Opération justice


infinie », victime de semblables critiques, n’a tenu que vingt-quatre heures (entre les 19
et 20 septembre), remplacée dès le 25 par sa nouvelle appellation : « Liberté immuable »
(Enduring freedom), nom officiel de la campagne en Afghanistan.
20 - L’expression est de REY CHOW, « The Fascist Longings in Our Midst », in ID., Ethics
After Idealism: Theory, Culture, Ethnicity, Reading, Indianapolis, Indiana University Press,
1998, pp. 14-32, ici p. 14. 145
CAROL GLUCK

Construire la « guerre contre le terrorisme »


La « guerre contre le terrorisme » qui a suivi les attentats s’est pourtant construite
médiatiquement de manière quelque peu différente, comme si l’art de la guerre
et l’art des médias s’étaient mis à changer de conserve au début du XXIe siècle.
Même si les « événements médiatiques » du 11 Septembre ont été à l’origine du
récit héroïque de l’Amérique en guerre contre le mal, la production publique de
la guerre contre le terrorisme s’est étalée sur plusieurs semaines. Elle demande
donc à être analysée comme une phase distincte dans la télé-communication d’une
« nouvelle sorte de guerre ».
D’abord, le gouvernement était tenu de faire émerger « un nouveau type
d’ennemi ». Le terrorisme n’avait rien de particulièrement nouveau. Il continuait
à être déterritorialisé, transnational et mis en œuvre par des civils politiquement
et affectivement engagés. Mais lancer une « guerre totale » contre ce terrorisme
nécessitait de le représenter non comme un criminel, mais comme un ennemi. En
fait, le gouvernement s’en est vite donné un sur le modèle traditionnel, en faisant
de Ben Laden l’homme à abattre, comme cela avait été le cas pour Saddam Hussein
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pendant la guerre du Golfe, ennemi que George Bush père avait en son temps
comparé à Hitler. Désigner une cible humaine, y compris sous les traits d’un visage,
n’a fait que renforcer le consensus initial en faveur des représailles. De nombreux
commentateurs, tel Slavoj Žižek, ont souligné le fait que les attaques du type de
celle contre le World Trade Center avaient déjà été imaginées par Hollywood,
dans des films comme Escape from New York et Independence Day 21. Mais l’élément
cinématographique le plus frappant était le langage « à la John Wayne » que le
président a utilisé lorsqu’il a promis « d’attraper » Ben Laden, puis les membres
d’Al-Qaïda et le mollah Omar. Et comme aucun d’entre eux n’a été finalement
« attrapé », le qualificatif de terroriste a été étendu aux pays d’un « Axe du mal »
(Irak, Iran, Corée du Nord), ce qui lui permettait d’identifier de façon plus familière
l’ennemi à un État.
Si la télévision a continué à parler de Ben Laden et d’Al-Qaïda, elle a aussi
tenté de répondre à la question que les Américains se sont posée si souvent et de
manière si plaintive depuis le 11 Septembre : « Pourquoi nous haïssent-ils donc
tant ? ». Mais, vouloir répondre à cette question, c’était ignorer les conventions
déjà établies par le temps du récit et l’espace national. S’intéresser aux racines du
terrorisme imposait un retour en arrière, à l’avant 11 Septembre, c’est-à-dire en
amont du récit qui justifiait la guerre en la présentant comme des représailles aux
attentats. Cela demandait aussi de sortir des frontières nationales pour voir
comment les peuples du Moyen-Orient et d’ailleurs percevaient l’action des États-
Unis. Cela revenait aussi à risquer de priver les États-Unis de leur statut de victime
absolue en introduisant l’idée que la politique internationale et l’impérialisme

21 - SLAVOJ ŽIŽEK, « Welcome to the Desert of the Real », courriel envoyé immédiate-
ment après le 11 Septembre, longuement diffusé, puis révisé et enfin inclus dans l’ou-
146 vrage du même nom publié à Londres, Verso, 2002.
LE 11 SEPTEMBRE

américain étaient en partie responsables de cette haine et donc de ses consé-


quences. Une telle remise en cause était impensable. À la simple évocation d’une
possible culpabilité américaine, le public réagissait de manière virulente et savait
se faire entendre. L’animateur d’une émission de divertissement, diffusée à une
heure tardive, a perdu son emploi pour avoir osé faire un commentaire satirique.
Ainsi, tous les reportages qui violaient le récit héroïque, même avec les meilleures
intentions du monde, se trouvaient réduits au silence. Dans une atmosphère pas-
sionnelle où 95 % de la population soutenait la politique du président (les gens
répétaient constamment : « Nous ne pouvons pas rester sans rien faire après de
telles atrocités »), les moyens de communication de masse se sont inclinés devant
les masses, ils ont continué à raconter une histoire nationale dont l’intrigue res-
tait patriotique.
Les intérêts économiques de la télévision commerciale n’étaient certes pas
étrangers à cela. Il faut se souvenir que les budgets des journaux télévisés ont subi
des coupes claires et que la couverture de l’actualité internationale en a sérieuse-
ment pâti, puisqu’elle a été réduite de 70 à 80 % au cours des vingt dernières
années. Les correspondants à l’étranger coûtent cher et l’on prétendait que, de
toute façon, le public n’affichait pas un profond intérêt pour la politique étrangère.
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Alors que ABC, l’une des trois grandes chaînes de télévision américaine, avait
réduit le nombre de ses antennes à l’étranger de dix-sept à sept, Al-Jazira comptait
cinquante correspondants à l’étranger dans trente et un pays 22. Même CNN, reçu
dans cent quatre-vingt-treize pays, s’est dé-mondialisé, étant passé d’une informa-
tion de fond à une autre plus « légère » afin d’éviter la fuite des téléspectateurs
vers des chaînes d’information en continu plus récentes. Le développement des
chaînes d’information câblées signifiait aussi qu’il fallait remplir les ondes 24 heures
sur 24, 7 jours sur 7, ce qui a conduit les journalistes à travailler plus encore « le
nez sur l’information », perdant de vue l’analyse du contexte au profit de l’anec-
dote. Les journalistes eux-mêmes mettaient souvent leur incapacité à couvrir
correctement les événements sur le compte de ce déclin de l’information interna-
tionale et de cette demande d’informations en continu. Pour ce qui est de cette
guerre, l’explication paraît insuffisante. Car les rédacteurs avaient accès à quantité
de documents télévisés ou imprimés à l’étranger, qui auraient pu être utilisés pour
présenter un point de vue différent sur les racines du terrorisme, le recours améri-
cain à l’unilatéralisme et la légitimité de l’opération « Liberté immuable ». Ce ne
sont donc pas les coûts ou le manque d’informations sur l’actualité internationale
qui ont empêché de prendre plus de recul. Il reste cependant très probable que
les impératifs commerciaux, c’est-à-dire l’obligation de ne pas s’aliéner les télé-
spectateurs (principe fondamental de l’économie politique de la télévision) aient
retenu les journalistes de la presse audio-visuelle de se démarquer du soutien quasi

22 - DAVID SHAW, « Foreign News Shrinks in Era of Globalization », Los Angeles Times,
27 septembre 2001 ; STEPHEN HESS, International News and Foreign Correspondents,
Washington, Brokings Institution, 1996 ; MOHAMMED EL-NAWAWY et ADEL ISKANDAR,
Al-Jazeera: How the Free Arab News Network Scooped the World and Changed the Middle East,
Cambridge, Westview Press, 2002, p. 24. 147
CAROL GLUCK

unanime dont bénéficiait l’opération militaire américaine. Tout s’est passé comme
si la télévision grand public avait tout fait pour se prémunir des traditionnelles
accusations des conservateurs qui dénoncent son « libéralisme ». Les commenta-
teurs de la télévision ont donné des gages pour ne pas paraître décalés par rapport
au consensus, et, de ce fait, toute prise de position libérale a quasiment disparu
des plateaux. Des enquêtes ont montré que la chaîne Fox News, qui n’a de cesse
de vanter son patriotisme, présentait environ le même pourcentage de sujets en
faveur du régime (presque 80 %) que son concurrent supposé libéral CNN, et
ce pourcentage se retrouvait également à PBS News Hour, une chaîne publique
respectée et revendiquant pourtant son libéralisme 23.
La note de service écrite par Walter Isaacson est l’exemple le plus extrême
de ce respect des médias pour les règles du récit héroïque. Le nouveau prési-
dent de CNN y donnait l’ordre à tous ses reporters de contrebalancer toute allusion
aux Afghans tués par une référence aux victimes du 11 Septembre :

Nous recevons de bons reportages sur les territoires afghans contrôlés par les Talibans,
mais nous devons aussi redoubler d’efforts pour nous assurer que nous n’ayons pas l’air
de donner une version des faits qui leur soit favorable ou expose leur point de vue. Nous
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devons dire comment les Talibans utilisent des boucliers humains et comment ils ont
accueilli les auteurs des attentats qui ont causé la mort de cinq mille innocents 24.

D’aucuns seront tentés de mettre une déclaration aussi scandaleuse au


compte des nouveaux dirigeants de CNN et de leur volonté de regagner des parts
de marché. Et l’on pourrait dire des autres chaînes, dont la plupart respectaient
cette même règle de l’« équilibre », qu’elles cherchaient à gagner les faveurs des
téléspectateurs pour atteindre de meilleurs résultats financiers, tout comme elles
l’avaient fait pendant la guerre du Golfe. Pourtant l’enjeu n’était pas seulement
financier. L’apparition « spontanée » de petits drapeaux au revers des vestes des
journalistes, le soutien à la politique gouvernementale et l’autocensure suggèrent
que les responsables comme les reporters de la télévision ont fait bloc avec les
téléspectateurs et le gouvernement dans un étouffant consensus pour la guerre en
Afghanistan. Nombreux étaient ceux qui, à la télévision, partageaient le point de
vue de leurs compatriotes. Cela ne veut pas dire que tous les journalistes adhéraient
à ce récit héroïque simpliste ou qu’ils étaient, au moins pour un certain nombre
d’entre eux, entièrement d’accord avec l’opinion publique ou avec le gouverne-
ment. Mais ces derniers – comme d’autres – sentaient néanmoins qu’ils ne pou-
vaient pas le dire en public. Même les militants d’Amnesty International ont

23 - Les chaînes PBS et CNN ont atteint chacune des taux de 77 % de sujets « soutenant
les positions officielles sans équivoque », alors que ce pourcentage n’était que de 56 %
sur Fox News. « Return to Normalcy? How the Media Have Covered the War on Terro-
rism », The Project for Excellence in Journalism, 28 janvier 2002 <http://www.journalism.org/
publ_research.normalcyplain.html>.
24 - HOWARD KURTZ, « Reporters Are Told to Remind Viewers Why US is Bombing »,
148 The Washington Post, 31 octobre 2001.
LE 11 SEPTEMBRE

confessé que « le pays s’était uni dans un grand mouvement de solidarité avec les
victimes », et qu’il leur fallait donc être « extrêmement prudents » dans leur façon
de présenter à la population les problèmes de violation des droits de l’homme 25.
N’importe quel spécialiste des idéologies ou du fascisme pourrait identifier ici la
phase la plus dangereuse au niveau politique : le moment où les opposants n’osent
plus parler.

Les instruments de la guerre


Il en va de même pour la guerre. Dès le 7 octobre, jour où les bombardements
ont commencé en Afghanistan, moins d’un mois après les « attentats contre
l’Amérique », les médias étaient prêts, soumis à des contrôles et à une censure
familière en temps de guerre. L’autocensure jouait aussi son rôle. Non sans récrimi-
nations parfois, les rédacteurs des journaux télévisés ont accédé à la demande
présentée sans fard par le gouvernement d’appliquer le principe de retenue et de
ne pas rendre publique la deuxième cassette vidéo de Ben Laden, de peur
qu’elle ne contînt des messages codés pour ses hommes. Comme le dit le vieil
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adage, « la première victime de la guerre, c’est la vérité ». Et Orwell avait raison
lorsqu’il remarquait que la censure était plus sophistiquée dans une démocratie
que sous une dictature, parce que les dictateurs peuvent facilement contrôler l’in-
formation sans avoir à la travestir.
Le gouvernement américain doit toujours donner l’impression que les infor-
mations qu’il transmet sont complètes et véridiques, sauf si cela peut mettre en
danger la sécurité nationale ou militaire. En réalité, le contrôle officiel des informa-
tions sur la guerre en Afghanistan a été plus sévère que jamais, plus restrictif que
pendant la guerre du Viêt-nam ou même la guerre du Golfe, sans parler de la
Seconde Guerre mondiale. Le Pentagone a même acheté toutes les photographies
satellites disponibles sur le marché, pensant ainsi contrôler les informations concer-
nant les opérations aériennes et terrestres. Plus important encore, les journalistes
se sont plaints amèrement de n’avoir pas eu accès aux zones de combat pendant
la guerre au sol. Il avait été décidé que les reporters ne seraient pas autorisés à se
mêler aux troupes, comme cela avait été le cas au Viêt-nam (pendant la Seconde
Guerre mondiale, certains reporters portaient même des uniformes militaires). Au
début, ils n’ont même pas eu accès aux « pools » de journalistes accrédités, auxquels
ils étaient pourtant forts mécontents d’avoir été confinés lors de la guerre du Golfe.
Pendant très longtemps, le Pentagone a donc contrôlé quasiment toutes les infor-
mations sur la guerre, les administrant au compte-gouttes dans des conférences de
presse en présence de généraux et du secrétaire à la Défense. Et puisque les
canons du journalisme privilégient les sources officielles (surtout quand il n’y en
a pas vraiment d’autres), la version officielle de la guerre a circulé dans une sorte

25 - Alex Arriaga, dans « Dissent Against America’s war on Terrorism: Too Much or
Too Little Media Attention? », A Brookings/Harvard Forum, 27 février 2002 <http://
www.brook.edu/dybdocroot/gs/projects/press/022702.htm>. 149
CAROL GLUCK

de boucle médiatique sans fin. Les médias principaux sont donc devenus les
« complices » de l’État, comme le disait Douglas Kellner dans son analyse de la
construction médiatique de la guerre du Golfe 26.
Les téléspectateurs ont donc « entendu » parler de la guerre à travers les
mots des personnalités officielles et non par le truchement des journalistes. C’est
ainsi qu’un animateur de radio a remarqué que le Pentagone offrait « une première
version de l’histoire », tâche normalement dévolue aux journalistes. Lorsque ceux-
ci ont pu visiter les lieux mentionnés par l’état-major, ils sont enfin parvenus à
donner « une seconde version » 27. L’ampleur apparemment sans précédent de ce
contrôle provenait en partie du fait qu’il s’agissait d’un « nouveau type de guerre »,
dont les objectifs étaient ambigus (« attraper » Ben Laden, les membres d’Al-
Qaïda, renverser les Talibans, les gouvernements qui accueillent des terroristes)
et dont le succès était incertain. À la différence de ce que D. Kellner appelait « les
épisodes quotidiens de la série Coup de force dans le Golfe » (présentés à la télévision
avec la même structure dramatique qu’un film de guerre ou un événement sportif),
le conflit en Afghanistan n’avait au début aucune structure narrative précise ; et,
plus important encore, pratiquement aucune image n’était disponible : ni scènes
typiques de la guerre du Viêt-nam (hélicoptères qui atterrissent dans l’herbe, sol-
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dats qui courent, fumée épaisse d’une explosion à l’horizon 28) ni images high tech
de missiles Scud et de « bombes intelligentes », fournies par le Pentagone lors de
la guerre du Golfe. C’était une guerre télévisuelle que les téléspectateurs ne
pouvaient pas « voir ».
La censure n’en était pas la seule cause. Les images télévisées des guerres
du Viêt-nam et du Golfe étaient elles aussi contrôlées par les militaires qui, bien
sûr, les mettaient en scène pour obtenir un effet maximum. De plus, il est rare
que les horreurs de la guerre franchissent la barrière de la censure : aucune photo-
graphie de cadavres ou de corps mutilés de soldats américains n’a jamais été mon-
trée à l’écran ou dans la presse pendant la Seconde Guerre mondiale 29. Mais le
manque d’images sur l’Afghanistan provenait tout autant de la nature même des
combats aériens et terrestres que de la censure ou de ce fameux « brouillard de
guerre » qui voile la vérité. Des vols nocturnes de bombardiers furtifs, des drones,
des bombes invisibles (pas si) intelligentes, des cibles repérées grâce à des lunettes
à infrarouge : les bombardements n’ont pas produit beaucoup d’images. À terre,
les Forces spéciales opéraient en secret, sans aucun journaliste pour témoigner de
leur action ou prendre des photographies. La technologie tout comme la technique
de cette guerre étaient destinées à ne pas être vues, non seulement pour des raisons
militaires mais aussi à des fins de propagande. Une telle guerre devait servir à

26 - DOUGLAS KELLNER, « Reading the Gulf War: Production/text/reception », in Media


Culture: Cultural Studies, Identity and Politics between the Modern and the Post-modern,
Londres, Routledge, 1995, p. 201.
27 - Robert Siegel, dans « Dissent Against America’s War on Terrorim », op. cit.
28 - MICHAEL ARLEN, Living Room War, New York, Viking, 1969.
29 - PAUL FUSSEL, Wartime: Understanding and Behavior in the Second World War, New
150 York, Oxford University Press, 1989.
LE 11 SEPTEMBRE

persuader le public américain (qui s’était montré très hostile aux interventions
militaires des années 1990) que les guerres du XXIe siècle pouvaient être menées
sans sacrifier de vies américaines et avec un minimum de pertes civiles au front.
Pour reprendre les termes de Paul Virilio, il y avait là une « dématérialisation de
la guerre », mais, plus encore que sa dimension high tech ou virtuelle, il me semble
que la véritable particularité de celle-ci est qu’elle soit restée invisible 30.
On était loin de manquer d’images pourtant, car l’Afghanistan était soudain
devenu le point de mire de l’actualité. Et tandis que l’on voyait apparaître les
camps de réfugiés, les familles ruinées et les villages ravagés par les Talibans
(jamais par les Américains), le récit télévisé de la guerre prenait une autre dimen-
sion. Un autre sujet phare : « la libération de l’Afghanistan », venait s’ajouter au récit
héroïque initial de la lutte contre le mal, celle-là ne pouvant aboutir rapidement à
une conclusion satisfaisante. Alors que les Américains ne mentionnaient presque
jamais le rôle des États-Unis dans l’accession au pouvoir des Talibans, la guerre
s’est « terminée » par le renversement du régime en novembre 2001. Et le gouver-
nement américain a déclaré la victoire, alors même que les combats – high tech ou
non – se poursuivaient sans faiblir.
Tandis que la télévision adaptait la guerre à ce nouveau scénario de libéra-
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tion, les reportages tendaient à redevenir plus ordinaires, les sujets traditionnels
revenant au premier plan. Des visages arborant de larges sourires, des hommes
« libres » de se couper les cheveux, des femmes « libres » de retirer leur burkha, la
musique résonnant à nouveau dans les rues, le football de retour dans le stade
(« où autrefois les Talibans pendaient leurs victimes »), les jours fériés de nouveau
fêtés... C’était une guerre avec un happy end. Il y avait dans ce mode de traitement
télévisuel de l’actualité auquel les journaux s’étaient ainsi rangés une « re-féminisa-
tion » du récit tout à fait remarquable. La rhétorique présidentielle va-t-en-guerre
se diluait quelque peu derrière « l’Axe du mal » et « les armes de destruction
massive ». Désormais, le calvaire et la libération des Afghanes devenaient le sujet
principal, la préoccupation de tous, à droite comme à gauche, depuis le très républi-
cain First Lady jusqu’aux militants progressistes des Droits de l’homme, en passant
par les féministes. Les libérateurs américains continuaient bien sûr à affirmer sur
un mode colonial classique leurs métaphores viriles. Mais cette importance soudain
accordée au devenir de la société afghane et à celui des femmes en particulier
remettait la guerre en prime time tout en transformant le récit type « guerre de
vengeance » en un discours « triomphe de la liberté à l’américaine ». En résumé,
« nos gars » avaient gagné.
Une autre question se pose alors : qui regardait encore la télévision ? Du
côté des téléspectateurs aussi, les choses avaient changé. Ceux qui, après le
11 Septembre, étaient restés devant leur poste de manière obsessionnelle sont
revenus à leurs anciennes habitudes. Et la fascination pour l’actualité internationale
ou pour un sujet continuellement repris n’en faisait pas partie. On a ainsi rapporté
que l’animateur vedette d’une émission matinale se serait demandé si l’audience

30 - PAUL VIRILIO, Guerre et cinéma, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984. 151


CAROL GLUCK

n’avait pas chuté parce que l’émission avait « trop longtemps parlé de la guerre 31 ».
Chaque information a une durée de vie comparable à celle d’une série télévisée
et, aux États-Unis, qu’il s’agisse d’O. J. Simpson, de Monica Lewinsky ou de la
guerre contre le terrorisme, tout sujet a une durée de vie limitée 32. Même avec les
grands reportages d’information-spectacle, l’Afghanistan n’a jamais attiré autant de
téléspectateurs que le terrorisme, sauf de manière épisodique quand un Américain
était tué. Face à la guerre, les téléspectateurs étaient donc à la fois différents et
moins nombreux. De plus, ils n’étaient pas soudés par l’action de socialisation des
téléspectateurs dans leur réponse collective. La plupart des Américains, « d’un
coup de télécommande », pouvaient facilement fuir les informations et, ce faisant,
continuer à croire aux différents récits héroïques combinés, tandis que le consensus
général en faveur de la guerre contre le terrorisme restait apparemment entier
et incontesté.
Quand le public cesse de regarder la télévision, les impératifs économiques
se font pressants et la recherche de nouvelles informations devient extrêmement
urgente. Les professionnels de la télévision (les suits – ceux qui sont en costume –,
selon l’expression consacrée) et les rédacteurs savent qu’un sujet sur les pertes
civiles, les combats des alliés ou la corruption de la police pakistanaise peuvent
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faire remonter l’audience. Et les journalistes sont toujours à l’affût de bons sujets,
quelles que soient les circonstances. Pourquoi a-t-il donc fallu tant de temps pour
que, sur les chaînes principales, le silence qui entourait le nombre des civils tués
soit brisé ? La censure y était pour quelque chose. Il n’a jamais été question des
civils irakiens tués pendant la guerre du Golfe avant la fin de celle-ci, et encore
les chiffres étaient-ils inexacts. Mais c’est aussi parce que le consensus en faveur
de la guerre contre le terrorisme a étouffé toute voix dissonante. La presse interna-
tionale avait déjà chiffré depuis des mois le nombre des victimes civiles afghanes
et, à partir de ces chiffres, un professeur américain a donné une prudente estimation
de quatre mille morts du fait des raids américains, des missiles et des bombes à
fragmentation 33. Ce n’est finalement qu’à l’occasion d’un raid tardif en janvier 2002
(quand les reporters américains ont découvert que les combattants talibans tués
par les Forces spéciales américaines n’étaient en fait pas des Talibans) qu’on s’est
mis à évoquer des pertes civiles. Même si des organismes de contrôle des médias
ou certains groupes pacifistes avaient donné le nombre des victimes afghanes à
travers d’autres médias ou par internet, il en était encore bien peu question dans
les journaux télévisés. Les médias dominants restaient en fin de compte bien...
dominants.

31 - Katie Couric sur NBC dans « Today Show », cité dans « The CNN Effect: How 24
Hour News Coverage Affects Governement Decisions and Public Opinion », A Broo-
kings/Harvard Forum: Press Coverage and The War on Terrorism, 23 janvier 2002.
32 - Pour des statistiques montrant comment le temps alloué à chaque sujet a évolué
dans les trois journaux télévisés de nuit, voir « Tyndall report on Aftermath of Septem-
ber 11 », The Tyndall Report, 10 mai 2002 <www.tyndallreport.com>.
33 - MARC HEROLD, « A Dossier on Civilian Victims of United States’ Aerial Bombing
152 of Afghanistan: A Comprehensive Accounting (revised) », mars 2002 <www.cursor.org>.
LE 11 SEPTEMBRE

Le problème de l’expression des opinions divergentes dans les médias est


donc complexe. Les chercheurs s’accordent depuis longtemps à dire que les décla-
rations, très souvent citées, proférant que la guerre du Viêt-nam « s’est jouée sur
les écrans et non sur les champs de batailles » ne sont rien d’autre qu’un mythe 34.
Dans les premiers moments des guerres du Viêt-nam et du Golfe, les médias
soutenaient l’effort de guerre à l’image de l’opinion publique et produisaient des
reportages chauvins sur les opérations américaines. Il en a été de même pour le
conflit en Afghanistan. Lors de la guerre du Viêt-nam, c’est plus tard que le ton
et les images sont devenus critiques, après les échecs, le fléchissement du moral
des troupes engagées, les révélations sur les manœuvres politiques de Washington,
les mouvements de protestation et la désaffection du public – phénomènes qui
ont tous été retransmis par les médias. Cette prise de position était autant le fruit
de l’influence des médias sur le public que du public sur les médias. Le présenta-
teur Walter Cronkite s’en était fait l’écho sur CBS en 1968, quand il affirma que
la guerre était « ingagnable ». On a dit, par la suite, que c’était bien la première
fois qu’un « présentateur pouvait déclarer la fin de la guerre » En fait, ses propos
ne faisaient qu’entériner le retournement déjà sensible de l’opinion américaine 35.
L’exemple du Viêt-nam donne une idée à la fois du pouvoir d’un moyen de
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communication de masse et de ses limites à s’inscrire en faux contre les opinions
générales d’une époque, qu’elles soient sociales ou politiques. Si, comme certains
le prétendent, la télévision est « un des vecteurs fondamentaux de la connaissance
commune », alors il faut insister sur les deux derniers mots 36. « Commun » ne signi-
fie pas universel, car chaque spectateur interprète les contenus différemment ;
c’est un peu comme le sens commun qui se présente souvent comme objectif et
indiscutable pour les spectateurs qu’il cherche à attirer. Tant que le consensus en
faveur de la guerre contre le terrorisme semblait fort, il était peu probable que les
journalistes de la télévision s’aventurassent seuls sur les chemins « hors du
commun » de la critique. Des journalistes de la télévision américaine parlaient
de cette situation de manière hyperbolique : comment faire lorsque 98 % de la
population perçoit les choses d’une certaine manière et que seuls 2 % la perçoivent
autrement, comme c’était le cas en 2001 et au début de 2002 37 ? Même si les voix
de la contestation, à l’instar de Noam Chomsky par exemple, représentaient en
fait plus de 2 % de la population, elles étaient toujours plus entendues à l’étranger
qu’aux États-Unis, dans les médias de moindre ampleur ou, de plus en plus sou-
vent, sur internet. Cette guerre est « la première guerre par internet », a-t-on pu
dire, même si la tendance s’était amorcée avec le conflit en Bosnie et s’est depuis

34 - Robert Elegant, Marshall McLuhan et d’autres ont fait de telles déclarations. PETER
BRAESTRUP, Big Story: How the American Press and Television Reported and Interpreted the
Crisis of Tet 1968 in Vietnam and Washington, Boulder, Westview Press, 1977.
35 - « Vietnam on Television », Museum of Broadcast Communications, <www.museum.
tv>. La remarque à propos de Cronkite est de David Halberstam.
36 - JOSTEIN GRIPSRUD (éd.), Television and Common Knowledge, Londres, Routledge,
1999, p. 2.
37 - R. Siegel, dans « Dissent against America’s War on Terrorism », op. cit. 153
CAROL GLUCK

développée de manière rapide à travers le pays et au-delà des frontières nationales.


Si un nombre suffisant d’opinions contraires se fait entendre sur internet et dans
la rue, alors la télévision en rendra compte aussi, bien qu’elle ait jusqu’à présent
minimisé ou ignoré le rôle des manifestations pacifistes et les autres formes de
protestations émises par ces « 2 % ».
Des changements survenus dans le paysage médiatique mondial ont aussi
affecté la façon dont les médias fonctionnaient comme instrument de guerre. Si,
pendant la guerre du Golfe, CNN a constitué la principale source d’information
transnationale, désormais Al-Jazira atteignait par satellite l’ensemble du monde
musulman, les diffusions par micro-satellite visaient des communautés éparses
dans leur propre langue et il existait enfin toute une kyrielle de chaînes de télécom-
munications globales ou locales. On a certes vu apparaître, dans cette « guerre d’un
nouveau type », des changements au niveau militaire et médiatique qu’on peut
considérer comme un prolongement de ceux amorcés au XXe siècle. Mais il est aussi
possible que les récentes évolutions du paysage médiatique global introduisent une
différence substantielle dans la façon dont une superpuissance du XXe siècle
comme les États-Unis réussit ou échoue à mener à bien une guerre de ce genre
au XXIe siècle.
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La guerre et la mémoire à construire

Même si Thucydide est mort avant que la guerre du Peloponnèse ne soit passée
de l’histoire à la mémoire, il n’aurait pas reconnu cette distinction que nous opérons
aujourd’hui. C’est parce que le problème de la guerre et de la mémoire est, à l’heure
actuelle, d’une importance cruciale, que je me risque à m’éloigner maintenant de
l’histoire du temps présent et de l’ethnologie des médias pour essayer de spéculer
sur le futur du passé. Cette démarche est encore plus inconfortable pour un histo-
rien que celle qui consiste à témoigner du présent. Je voudrais ici m’interroger sur
la façon dont la guerre contre le terrorisme pourrait être re-racontée et re-transmise
dans la mémoire collective au cours des prochaines années. Étant donné qu’il n’y
a pas de réponse toute faite à ce genre de question, je ne peux faire mieux que
d’offrir quelques pistes à partir de ce que je connais de la guerre et de la mémoire
au XXe siècle et, en particulier, de la mémoire collective de la Seconde Guerre
mondiale ainsi que du rôle qu’ont joué les médias visuels pour la construire et la
transmettre.
La « guerre contre le terrorisme » est d’abord entrée dans l’histoire sous la
forme d’un récit héroïque qui, par définition, avait une intrigue extrêmement
simpliste, une « mono-intrigue historique ». Voici quelques exemples tirés de la
Seconde Guerre mondiale : les Japonais ont été entraînés dans une guerre catastro-
phique par leurs dirigeants, l’Autriche a été la première victime du nazisme, les
Américains ont mené une guerre juste, l’Indonésie a été libérée des colons hollan-
dais. Et ainsi de suite... Or ces intrigues manichéennes renvoyaient à la fois au
154 passé et au futur lorsque l’après-guerre les a confirmées (lorsque le Japon, par
LE 11 SEPTEMBRE

exemple, est devenu pacifiste et démocratique). Et les récits héroïques se sont


d’autant plus ancrés dans l’imaginaire collectif qu’ils confirmaient le statu quo. Cela
a contribué à leur donner cette stabilité extraordinaire qui a duré, dans la plupart
des cas, plusieurs décennies.
Le récit héroïque de l’Amérique partie en guerre contre le mal a commencé
avec le 11 Septembre, sur lequel s’est greffée l’intrigue secondaire de la libération
de l’Afghanistan. Certes, la guerre n’est pas finie et elle dépend des décisions
ultérieures des États-Unis. Dans le cas du Viêt-nam, l’histoire officielle a
commencé à perdre du terrain pendant le conflit, et sa remise en question sur le
sol américain a contribué à faire cesser les combats. Si les États-Unis étendent la
guerre à l’Irak et à d’autres pays encore, il est possible que le consensus populaire
créé par le choc du 11 Septembre se brise enfin. Mais, même dans ce cas, on
peut s’attendre à ce que la lutte contre le terrorisme maléfique, avec ses relents
d’absolutisme du temps de la guerre froide, reste longtemps dans la mémoire des
Américains. Les mises en garde répétées du gouvernement annonçant l’imminence
de nouvelles attaques terroristes ont d’ailleurs contribué à conforter le récit. Et, si
les soi-disant efforts de reconstruction nationale de l’Afghanistan échouent, l’in-
trigue secondaire pourrait bien disparaître. Mais, dans ce cas, ce sera l’Afghanistan
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et non les États-Unis que l’on tiendra pour responsable. L’histoire centrale survivra
néanmoins, principalement parce que le nationalisme qui engendre ces récits
héroïques ramène toujours l’intrigue principale à l’intérieur des frontières. Peu
importe que le conflit majeur du milieu du XXe siècle ait été une deuxième guerre
mondiale, il est, à ce jour, encore essentiellement présenté dans sa dimension natio-
nale dans chacun des pays concernés. « La guerre de l’Amérique contre le terro-
risme » se nourrit de la ferveur patriotique pour justifier ses opérations, qu’elles
soient unilatérales ou non, une ferveur alimentée par cette histoire très simple :
celle de la liberté qui se défend quand elle est attaquée.
Les récits héroïques de la Seconde Guerre mondiale se sont souvent focalisés
sur la notion de victime. Ainsi, les Allemands se sont vus comme une nation de
victimes aux mains de quelques malfaisants, tandis que les Japonais se sont dits
trompés par leurs leaders. La guerre américaine actuelle a elle aussi commencé
avec des victimes « américaines », celles du 11 Septembre, dont les souffrances
ont été au cœur d’une histoire du peuple. Ces dernières ont ramené l’expérience
nationale « à la maison », au sens littéral du terme, en établissant le lien entre les
victimes, les gens ordinaires et la vie quotidienne. Si l’on considère à l’aune du
passé cette importance accordée aux victimes dans les premiers moments de la
mémoire d’une guerre, deux points se dégagent. D’abord, une absence de lien
entre les histoires individuelles de la souffrance nationale et les causes plus géné-
rales de la guerre ou, ici, des attentats. L’insistance sur les souffrances occulte un
besoin d’explication analytique qui irait plus loin que le mono-scénario historique
du récit héroïque. L’enchaînement des événements antérieurs qui pourraient
expliquer les causes de la « catastrophe » est hors sujet du point de vue des victimes,
car elles n’étaient pas « responsables ». Pour dire les choses autrement, ces drames
humains contribuent à maintenir le souvenir, mais l’histoire en sort perdante. 155
CAROL GLUCK

Tandis que les victimes du 11 Septembre refusent, comme on peut le comprendre,


que le public se désintéresse de leur douleur, leur souffrance permet à d’autres
d’affirmer que la haine qui a motivé les attentats rend inutile l’analyse historique
des opérations américaines à l’étranger, des doléances des Arabes, du terrorisme
islamiste et de tous les autres éléments d’un passé plus complexe.
Une deuxième et évidente conséquence est que seules certaines victimes
sont incluses dans le média dominant de la mémoire collective. Après la Seconde
Guerre mondiale, une hiérarchisation des victimes s’est établie dans de nombreux
pays, mettant l’accent sur certaines d’entre elles et laissant les autres dans l’oubli.
De telles hiérarchies préférentielles se retrouvent partout. En France, en Belgique
et ailleurs, parmi ceux qui rentraient des camps de concentration, on s’intéressait
davantage aux prisonniers politiques qu’aux Juifs. En Allemagne, l’accent allait
plus sur le malheur des personnes déplacées des régions orientales que sur celui
des femmes violées par les soldats de l’Armée rouge à Berlin. Au Japon, on par-
lait des femmes et des enfants qui avaient souffert de la faim pendant la guerre
plus que des millions de rapatriés de l’empire. Et cela sans parler des victimes
ennemies, auxquelles il n’est presque jamais fait allusion. C’est pourquoi celles de
la guerre contre le terrorisme sont restées hors du cercle de la mémoire collective,
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qui s’est limité aux événements du 11 Septembre. Ces victimes, ce sont les Améri-
cains ayant souffert des préjugés et du non-respect de leurs droits civiques, les
étrangers emprisonnés de façon illégale et jugés à la va-vite, les Afghans pris au
piège de la violence et de la guerre, etc. Les exemples du passé nous montrent
qu’il faudra attendre des années et même des décennies avant qu’ils ne soient
publiquement pris en compte dans la mémoire collective, et cette prise en compte
peut même ne jamais se produire.
En dépit de la puissance et de la durée aussi bien du récit héroïque que des
histoires du peuple, le temps apporte cependant des changements. Il n’est pas inutile
d’examiner la façon dont ces changements sont induits – ne serait-ce que pour les
aider à se produire plus vite. Les médias, qui ont joué un rôle si important dans la
transmission au public des histoires de guerre, tiennent une place toute aussi majeure,
bien que différente, dans le processus de transformation de la mémoire collective de
la guerre. Une de ces différences tient évidemment au fait que les médias ne sont
plus soumis à une fièvre consommatrice (dont ils bénéficient aussi) ou au contrôle
politique en temps de guerre. Une autre différence tient au fait que le terrain de la
mémoire collective est contesté socialement alors que les récits de guerre, eux, ne le
sont pas. En effet, c’est précisément le caractère totalisant et exclusif du récit héroïque
qui provoque la contestation sociale, puisque d’autres groupes cherchent à faire recon-
naître leur propre expérience dans le cadre de la mémoire collective. De plus, les
mass media ne constituent qu’un des nombreux agents pour contester le paysage
mémoriel, et leur rôle doit être évalué en prenant en compte les discours de mémoire
émanant de l’État, des écoles, des organisations civiques, de la culture populaire et
des expressions individuelles d’un grand nombre d’histoires personnelles.
Les changements de la mémoire dépendent de tout un faisceau de facteurs,
156 rarement d’une source unique ou d’une seule forme de révélation. Avec le temps,
LE 11 SEPTEMBRE

de nouveaux faits « apparaissent » et menacent de compliquer le récit. Dans le cas


d’Hiroshima et de Nagasaki, par exemple, le mono-scénario historique initial, en
Amérique, stipulait que « les bombes atomiques avaient mis un terme à la guerre
et sauvé des vies américaines », un point, c’est tout. À mesure que les conséquences
des bombardements ont été révélées, l’histoire parut de moins en moins simple,
jusqu’à devenir vraiment complexe lors de la confrontation nucléaire pendant la
guerre froide. Une nouvelle conscience des dangers de l’atome a alimenté les
mouvements anti-nucléaires américains à partir de la fin des années 1950, puis à
nouveau dans les années 1970 et 1980, et c’est dans ce contexte que les enfants
apprennent à l’école : « Plus jamais Hiroshima ! ». Pourtant, la polémique qui a
suivi l’exposition sur l’Enola Gay au Smithsonian Institution, en 1995, a montré
qu’il ne suffit pas que le public sache pour que le récit héroïque soit remis en
cause 38. Presque cinquante ans après la guerre, l’ancien scénario historique à
intrigue unique apparaissait sur un timbre postal américain montrant le champi-
gnon atomique. On pouvait y lire : « Les bombes atomiques précipitent la fin de
la guerre, août 1945. » Il n’y avait pas de place sur un timbre pour la complexité
de l’ère nucléaire : pas de place, en somme, pour l’histoire 39.
La presse écrite et audio-visuelle avait joué un rôle central dans la transmis-
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sion des informations qui ont aidé les Américains à changer d’attitude face à la
bombe. D’ailleurs, elle a continué à jouer ce rôle en rendant compte des contro-
verses de 1995, en travaillant peut-être à empêcher de futures versions timbrées
de l’holocauste nucléaire. Mais le véritable travail a été fait par les scientifiques,
les militants anti-nucléaires, les réalisateurs de films et bien d’autres, y compris les
journalistes. En 1982, une manifestation massive contre les armements nucléaires
eut lieu à New York, réunissant sept cent mille personnes. En 1983, une des trois
grandes chaînes de télévision a diffusé The Day After, une fiction sur les séquelles
d’une attaque nucléaire contre les États-Unis, qui a attiré 38,5 millions de téléspec-
tateurs, c’est-à-dire la plus grosse part d’audience qu’un téléfilm ait jamais
recueilli 40. Ces deux événements n’étaient pas étrangers l’un à l’autre, puisque ce
sont les militants contre l’arme atomique qui ont persuadé les dirigeants de la
chaîne de télévision que le cauchemar nucléaire, version soap-opéra, passerait très
bien le dimanche soir en prime time (il semble pourtant qu’ils aient aussi insisté
pour que l’aspect visuel des horreurs contenues dans le script soit atténué). Ici on
pourrait dire que les médias étaient encore en phase avec le public mais, cette
fois-ci, dans la construction télévisuelle de la critique plutôt que dans celle du
consensus. Et, bien entendu, quand la question du nucléaire a déserté la rue

38 - L’exposition, longuement préparée, a déclenché une violente opposition politique


car elle montrait des victimes japonaises des bombardements nucléaires et évoquait la
course aux armements de l’après-guerre. La controverse a abouti à limiter l’exposition
au seul largage de la bombe et à ses conséquences sur la fin de la guerre.
39 - Voir MICHAEL J. HOGAN (éd.), Hiroshima in History and Memory, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996.
40 - DIANE WERTS, « From Class to Crass », Newsday (Long Island, New York),
17 novembre 1996 ; NEAL JUSTIN, « Peril vs Meryl », Star Tribune (Minneapolis),
16 février 1997. 157
CAROL GLUCK

pendant les années Reagan, elle a aussi disparu de la télévision. En 1993, un


historien pouvait déclarer : « Pour la plupart des gens, Hiroshima est une affaire
classée 41 », du moins jusqu’en 1995, quand la polémique autour de l’Enola Gay
éclata et conduisit les médias à s’intéresser de nouveau au problème.
On pourrait imaginer de nombreux nouveaux faits capables de bousculer – et
même de saborder – le récit héroïque de la guerre contre le terrorisme. Un compte
rendu honnête du nombre des civils afghans tués pourrait, par exemple, faire la
différence, parce que la mort d’innocents, qu’ils soient victimes de bombes, de
fusillades, de nettoyage ethnique, de massacres ou de génocides est devenue un
enjeu contemporain extrêmement important. Il semble désormais que la grande
nouveauté des combats du XXe siècle ne soit pas la technologie de la guerre mais
l’augmentation constante et alarmante du nombre des pertes civiles, depuis la
Première Guerre mondiale, où 9/10 des morts étaient des soldats, jusqu’aux conflits
des années 1990, où 9/10 des victimes étaient des civils 42. Et cela sans parler des
horreurs « plus traditionnelles » des génocides rwandais et cambodgiens et autres
guerres civiles (qui ont causé la mort de bien plus de personnes que ne l’ont
fait les guerres aériennes actuelles). De nos jours, faire connaître l’ampleur des
souffrances des civils permettrait au moins d’élargir le cercle des victimes, même
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si cela ne renverse pas la hiérarchie au sommet de laquelle se trouvent les victimes
nationales du 11 Septembre. De la même façon que la révélation du massacre de
My Lai au Viêt-nam ou celle des tueries de Srebrenica en Bosnie, cela pourrait
aussi éveiller la conscience de téléspectateurs.
Parlant de ce qu’il appelle « l’éthique de la télévision », Michael Ignatieff
écrivait que « la télévision était devenue le média privilégié par lequel, dans le
monde moderne, on établit des relations morales entre étrangers ». Et le fait de
« voir » les tragédies humaines causées par la famine, les génocides, ou la guerre
déclenche parfois la compassion et peut même pousser à réagir. C’est dans cette
mesure que la télévision peut apporter un témoignage moral à travers lequel les
téléspectateurs qui se trouvent dans des « zones de sécurité » deviennent les témoins
indirects des souffrances de ceux qui vivent dans des zones de misère. Mais
M. Ignatieff ajoute aussi :

Les images de la télévision n’affirment rien. Elles peuvent simplement illustrer quelque
chose. Les images de la souffrance humaine n’affirment pas leur propre signification : elles
peuvent seulement réveiller un impératif moral, si ceux qui regardent comprennent qu’ils
ont des obligations morales à l’égard de ceux qu’ils voient 43.

41 - Richard Minear, cité dans PAUL BOYER, « Exotic Resonances: Hiroshima in Ameri-
can Memory », in M. J. HOGAN (éd.), Hiroshima..., op. cit., p. 166.
42 - ROY GUTMAN et DAVID RIEFF (éds), Crimes of War: What the Public Should Know,
New York, W. W. Norton, 1998, p. 10.
43 - MICHAEL IGNATIEFF, The Warrior’s Honor: Ethnic War and the Modern Conscience, New
158 York, Henry Holt, 1998, pp. 10-13.
LE 11 SEPTEMBRE

Face à cette interaction entre la télévision et les téléspectateurs, on en revient


donc à la métaphore de la poule et de l’œuf. Les horreurs télévisées peuvent faire
réagir les téléspectateurs de manière positive, causer leur écœurement ou entraîner
une réaction de rejet. Ce que M. Ignatieff appelle « le pouvoir moral de la télévi-
sion » ne fonctionne que grâce à la socialisation de la culture des téléspectateurs. Il
ne peut se passer non plus d’un substrat de valeurs qui engage les téléspectateurs
à compatir aux misères de ceux qu’ils voient à la télévision. De la même façon que les
aspirations anti-nucléaires constituaient une réponse morale au phénomène nucléaire
et relevaient d’un sentiment de responsabilité face aux conséquences de l’utilisation
de l’arme atomique, la compréhension des conséquences humaines de la guerre contre
le terrorisme requiert à la fois une connaissance transmise par les mass media et
une propension sociale à se considérer comme personnellement responsable.
En résumé, les changements de la mémoire ne proviennent pas de la télévi-
sion, même s’ils sont illustrés par elle. Les variations de la mémoire de l’Holocauste
en Europe, par exemple, ont été le fruit des différentes forces qui ont travaillé à
ce changement tout comme de la télévision qui les a imprimées dans la conscience
collective. Les victimes juives du génocide nazi n’étaient pas placées bien haut
dans la hiérarchie des victimes pendant les premières années de l’après-guerre. Et
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cela pour deux raisons : l’antisémitisme persistant, et la difficulté des survivants à
parler de leur expérience de l’horreur. De plus, les Juifs ne figuraient pas vraiment
dans les deux récits héroïques allemands, à l’Ouest comme à l’Est. Cependant, à
partir des années 1990, l’Holocauste, victimes juives et non juives comprises, est
devenu un élément central de la mémoire allemande et de celle de nombreux
pays européens et des États-Unis. De nombreuses forces ont été à l’origine de
ce changement : la géopolitique européenne et les efforts de l’Allemagne pour
y retrouver une place, les relations germano-israéliennes, la politique intérieure
allemande et le changement de génération, le militantisme de la communauté juive
internationale, les changements sociaux et religieux aux États-Unis, la politique
américaine au Moyen-Orient, etc.
Presque dès le départ, ce sont les témoignages visuels qui ont favorisé l’émer-
gence d’une mémoire de l’Holocauste. Au cours des années 1940, la « vérité mons-
trueuse » des camps de concentration était révélée par des photographies dans les
journaux, par des séquences de films montrés dans les actualités et projetés au
procès de Nuremberg. Les films documentaires ont suivi et sont devenus un genre
de mémoire cinématographique d’importance. Le procès d’Eichmann, le premier
pour crimes de guerre télévisé de l’histoire, a été « joué » de manière tout à fait
consciente par les juges israéliens. « La télévision de l’Holocauste » a pris la forme
de séries dramatiques, apparues aux États-Unis dans les années 1950 et qui ont
proliféré par la suite. De manière générale, les drames – films ou téléfilms – furent
le genre qui eut le plus d’impact sur la perception de l’Holocauste par le public.
Le journal d’Anne Frank, par exemple, a été joué à travers le monde dès les années
1950. À la fin des années 1970, la série télévisée Holocauste a été vue par quelque
cent vingt millions de personnes, en ne comptant que les téléspectateurs améri-
cains, allemands et autrichiens. Et, dans les années 1990, La liste de Schindler a 159
CAROL GLUCK

permis à « l’histoire de l’Holocauste » d’être portée à l’attention d’un public parti-


culièrement large regroupant les générations et les pays les plus divers (comme
seul Hollywood sait le faire) 44.
L’influence des drames télévisés sur la mémoire de l’Holocauste a eu des
conséquences significatives. Nombre d’entre eux (mais pas tous) adoptaient le
point de vue des victimes et plaçaient les familles et les individus au cœur de
l’action. Il s’agissait d’histoires individuelles, plutôt des Juifs que des Français ou
des Allemands, mais l’accent était toujours porté sur la vie ordinaire dans une
époque qui sortait de l’ordinaire. Les fictions télévisées tiraient extrêmement bien
parti de l’intimité du petit écran en projetant le génocide « à la maison » et en
racontant les événements sur le mode du soap-opéra. De ce fait, les histoires
personnelles étaient coupées des processus plus généraux engageant les responsa-
bilités sociales et politiques. Une fois encore, la mémoire était privilégiée au détri-
ment de l’histoire. Et pourtant, c’était sans doute précisément cette représentation
au plus près des individus et de leurs émotions qui a fait réagir les téléspectateurs
et leur a permis de percevoir le lien moral qui les attachait aux victimes – si ce
n’est aux bourreaux – de l’Holocauste.
Si tel est le cas, les histoires de la guerre contre le terrorisme ont encore du
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chemin à parcourir. Le documentaire diffusé le 10 mars 2002 aux États-Unis, six
mois après la tragédie, a attiré quarante millions de téléspectateurs, ce qui repré-
sente un record d’audience pour « un événement non sportif en cette saison ».
Monté à partir d’un étonnant reportage tourné par deux caméramans français, les
frères Naudet, qui se trouvaient à proximité immédiate, le documentaire suivait
une équipe de pompiers qui s’étaient précipités dans les tours en feu et prêtes à
s’écrouler. Les journaux ont rapporté que le pays a regardé le film « cloué sur
place » par la bravoure des pompiers et par l’épreuve traversée par l’un d’entre
eux, une nouvelle recrue, dont l’histoire est devenue « notre histoire », tandis que
l’on nous rappelait que « notre pays est toujours un pays en guerre 45 ». Même s’il
s’agissait d’un documentaire, le film avait la structure d’une fiction prise dans un
« temps automatique » (comme si nous regardions les événements se dérouler sous
nos yeux) et se concentrait sur les gens ordinaires, sur fond de récit héroïque de
représailles – mais distancié. Il est bien sûr trop tôt dans l’histoire de la mémoire
de cette guerre pour que l’on puisse attendre autre chose de la part de la télévision.
La prise de conscience, en fin de compte, doit venir des téléspectateurs qui, pour
le moment, ont montré une très faible propension à considérer l’impact de « la
guerre contre le terrorisme » sur d’autres qu’eux-mêmes.

44 - JEFFREY SHANDLER, While America Watches: Televising the Holocaust, New York, Oxford
University Press, 1999.
45 - Voir « Timely Reminder that We’re at War », Chicago Sun-Times, 12 mars 2002 ; « Six
Months », Star Tribune (Minneapolis), 12 mars 2002 ; « 9/11 », Newsday (Long Island,
160 New York), 11 mars 2002.
LE 11 SEPTEMBRE

La culture des médias et nous


On a qualifié la culture des médias de « hiéroglyphes de la vie sociale contempo-
raine », ce qui suggère la nécessité de décrypter sa signification à l’intérieur d’un
système complexe, voire obscur, d’inscriptions culturelles 46. De nombreux théori-
ciens semblent avoir exagéré la puissance des médias, leur pouvoir de contrôle et
de manipulation ou, au contraire, leur capacité d’offrir une tribune aux contesta-
taires ou encore leur propension à tirer le voile virtuel du simulacre sur la réalité
sociale. Peut-être cela vient-il du fait que nous aspirons à découvrir un topos du
pouvoir qui nous permette de comprendre pourquoi les choses sont telles qu’elles
sont (ou pourquoi elles ont pris une aussi mauvaise tournure). Tout se passe comme
si, en cherchant le magicien d’Oz derrière le rideau, on trouvait les médias.
Je pense qu’il n’y a pas de magicien. Rien que nous et nous seuls. Mon essai
d’ethnographie suggère que les réseaux de sens véhiculés par les médias sont
coproduits dans une interaction – ou une collusion – particulièrement complexe
entre les producteurs capitalistes, les consommateurs, les acteurs politiques et éco-
nomiques, les élites pensantes et l’État, tous placés dans le contexte d’une époque
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spécifique. Le résultat est moins un ensemble obscur de hiéroglyphes qu’une
« connaissance commune » produite, contestée et révisée en permanence et dont
nous sommes tous en partie responsables. Accuser les médias, c’est adopter la
même attitude que lorsqu’on accusait l’Église il y a quelques siècles : les intellec-
tuels et les critiques choisissent une cible facile afin de situer le lieu du problème
hors de portée de leur action. Si la télévision construit le monde en se posant
comme témoin des événements, et si les téléspectateurs sont les témoins indirects
de cette construction, alors les critiques de télévision deviennent des méta-témoins
et la tâche qui leur incombe n’est pas seulement de critiquer mais aussi de contri-
buer à l’activation d’une conscience morale qui peut influer à la fois sur les médias
et sur la société.
De plus, il apparaît clairement que les structures des médias ont énormément
changé au cours du siècle dernier et qu’elles continuent encore à évoluer. La
télévision, qu’on peut considérer comme le moyen de communication par excel-
lence de ces cinquante dernières années, n’est plus seulement un média de masses,
mais aussi un média de minorités qui atteint un public de plus en plus segmenté.
Par delà les frontières nationales, le champ d’action du petit écran se trouve aujour-
d’hui tout à la fois réduit et élargi. Des genres qui avaient autrefois une influence
s’étiolent alors que d’autres prennent la relève. La fonction jouée par la télévision
(et les films) dans l’idéologie et la mémoire en temps de guerre, au XXe siècle par
exemple, n’est probablement qu’un artefact historique construit par ces médias,
dont l’heure de gloire est passée, tout comme cela a été le cas pour les pamphlets
dans la France d’avant la Révolution, ou pour la radio dans les années 1930-1940.
Cela ne veut pas dire que ces formes sont vouées à la disparition mais plutôt que

46 - D. KELLNER, « Reading the Gulf War... », art. cit., p. 1. 161


CAROL GLUCK

leur relation au pouvoir et à la connaissance est différente de ce qu’elle fut. De ce


point de vue, l’événement médiatique du 11 Septembre aux États-Unis marque
probablement un retour provisoire aux schémas anciens de la télévision de masse,
provoqué par le choc visuel des avions s’écrasant sur les tours et de leur effondre-
ment. Il se pourrait bien que les futures constructions médiatiques de la guerre
ou celles d’autres phénomènes rencontrent un écho socialement plus fragmenté,
soient moins facilement codifiables et plus difficiles à saisir – l’image serait non
tant celle d’un téléspectateur qui zappe d’une chaîne à une autre dans un bouquet
limité, que celle d’un internaute naviguant frénétiquement de lien en lien sur
l’immensité de la toile qui porte le nom étrange de World Wide Web.

Mis à part les médias, il reste la guerre. À la différence d’un Thucydide


certain de parler d’un conflit considéré comme la plus grande crise de l’histoire
des Grecs et dont les conséquences se faisaient sentir sur « l’humanité entière »,
la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis, tout en étant certes une
grande perturbation, ne constituera probablement pas une grande guerre dans
l’histoire contemporaine. Le récit héroïque qui la légitime est déficient sur le plan
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historique et souffre de myopie nationaliste. Comme tous les récits de ce type, il
manque cruellement de mise en contexte et de complexité. Puisque ces phéno-
mènes mettent du temps à mûrir, nous devons accélérer le processus de prise
de conscience du public et faire contrepoids au consensus général qui prévaut
aujourd’hui aux États-Unis. Mais tout effort en ce sens doit être réalisé au grand
jour, là où les gens peuvent le « voir », c’est-à-dire non pas bien à l’abri dans une
revue scientifique, mais, visible à l’extérieur, dans les médias de masse, puisque
c’est là que s’écrivent ces histoires, que la mémoire de la guerre peut être contestée
et que les responsables doivent rendre des comptes.

Carol Gluck
University of Columbia

Traduit par Émilie Souyri

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