Vous êtes sur la page 1sur 17

PenséeEgocentrique

et Pensée Sodocentrique
PAR JEAN PIAGET

L'intérêt que peuvent présenterpour la sociologie


les études sur le développementmentalde l'enfantne
provientpas seulementde cette circonstanceque ce
développementest - à tous les niveaux - une socia-
lisation de l'individu autant qu'une adaptation de
celui-ci au monde physique. Il tient surtout au fait
qu'une telle socialisation ne constitue nullement le
résultat d'une causalité unique, telle que la pression
du groupesocial adulte sur l'enfantpar le moyen de
l'éducationfamilialepuis de l'éducationscolaire,mais
que l'analyse met en évidence l'interventiond'une
multiplicitéd'interactionsde typesdifférents et d'effets
parfoisopposés. Contrairement à la sociologieun peu
académique de l'école de Durkheim, qui ramène la
société à un tout unique,la « consciencecollective», et
son action à un processusunique de « contrainte» phy-
sique ou spirituelle,la sociologieconcrète,que le déve-
loppementindividuelet social de l'enfantnous oblige
de construire, se doit de se méfierdestotalitésglobales
pour ne connaîtreque des systèmesde relations ou
d'interdépendances.

I
En ce qui concernele développementde l'intelligence
et de la pensée (seul domaine que nous envisagerons
ici, pour simplifier),il est essentiel de se rappeler,
- car un tel fait dominetoute discussionsur la socia-
lisation de ces fonctions,- que nous sommesen pré-
34

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentriqtie
sence de troiset non pas seulementde deux systèmes
distinctsdans les mécanismescognitifsde l'enfant.Il
n'y a pas simplement,d'un côté, les processussensori-
moteursdont le développementseraitdéterminéavant
tout par les facteursnerveuxet mentauxet, d'un autre
côté, la pensée verbale et conceptuellequi, à un cer-
tain niveau de maturation,serait meublée par les
apports extérieursdus à la vie sociale. Il convientde
distinguerau contraire:
1. Les fonctionssensori-motrices (perceptionet acti-
vités perceptives multiples, apprentissages sensori-
moteurs,intelligencesensori-motrice et pratique),dont
la constitutionprécède l'apparitiondu langage, mais
dont l'action demeureessentielle,au cours de tout le
développement,à titrede substructuresou de racines
des actions.
2. Les opérationsde l'intelligenceau sens limitéet
strict d'actions intériorisées,réversibles,coordonnées
en structuresbien définiestels que les groupements de
la logique concrète(classes, relationset nombrespor-
tant, dès 7-8 ans, sur des objets manipulables)ou les
réseaux et groupesde la logique formelle(opérations
à la seconde puissance portant,dès 11-12 ans, sur les
opérationsconcrètesinitiales).
3. La pensée simplementreprésentative consistantà
évoquer des tableaux ou à faire des récits par le
moyende symboles(représentations imagées,symboles
ludiques, etc.) ou de signes (langage), mais sans que
cette évocation ou représentationconceptualiséesup-
pose l'intervention nécessairede transformations opé-
ratoires.
Cettepenséereprésentative apparaîtavec la fonction
symboliquevers 1 1/2 à 2 ans et fonctionneà l'état
cepréopératoire » jusque vers 7-8 ans, tout en subsis-
tant en margedes opérationsmais avec une subordi-
nation graduelle vis-à-vis d'elles à partir de 7-8 et
surtoutde 11-12ans.
Or, la meilleurepreuve que nous sommes bien en
présencede trois et non pas seulementde deux sys-
tèmes distincts,est que le systèmedes opérations,qui
se constitueen troisièmelieu, est à certains égards
35

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
plusprochedu système sensori-moteur (le premier) que
du systèmereprésentatif (le second),tout en suppo-
santl'intervention de ce dernier à titred'intermédiaire
entredeux.En effet, uneopération estune actionpro-
prementdite,et la coordination des opérationspro-
longepar conséquent surplusieurs pointsles coordina-
tionsesquisséesau niveausensori-moteur : c'est ainsi
que les diversesformesopératoiresde conservation
sont préparéesdès le niveau sensori-moteur par la
conservation de l'objet permanent et que les coordi-
nationsopératoiresde la géométrieeuclidiennese
greffent sur la coordination sensori-motrice des dépla-
cements(le « groupe» empiriquedes déplacements
acquisdès la secondeannée,préfigure déjà,si l'on peut
dire, la des
réversibilité opérations géométriques ulté-
rieures).
D'un tel pointde vue,la penséereprésentative cons-
titue tour à tour une préparationnécessaireet un
obstacleà l'égardde la formation des opérations. Une
préparation nécessaire parce que, pour passer de
l'actioneffective ou sensori-motrice à l'actionintério-
riséeou simplement mentale, il faut bienque s'inter-
un de
pose système symboles ou de signes.Il convient
d'ailleursde ne pas exagérerle rôledes signespropre-
mentverbaux: des recherches en courssurles sourds-
muetssemblentindiquerque les opérationsconcrètes
de sériation, de classification,etc.,s'élaborentnorma-
lementchezles individusdontla fonction symbolique
est intacte1 (par oppositionaux cas d'aphasie), et
malgrél'absencedu langageproprement dit. Mais la
pensée représentative devientun obstacle dans la
mesureoù, se centrantsur les situations(statiques)
plus que surles transformations, doncsurles configu-
rationsplusque surle passagede l'uned'entreellesà
une autre,elle empêchela penséed'atteindre la mobi-
litéet la réversibilité la
(ou réciprocité) indispensables
à son fonctionnement, au profitde représentations
privilégiéesqui deviennent déformantes dansla mesure

1. Imitationreprésentative,
langage par gestes,images mentales,jeu
symbolique,etc.

36

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique

précisémentoù elles sont privilégiées: tels sont les


faux-absolusauxquels s'accrochetôt ou tard la repré-
sentation,par oppositionà la relativitécaractéristique
des opérations.C'est ainsi que le grand et le petit,le
lourdet le léger,la gaucheet la droite,etc., acquièrent
une significationillégitime dans la mesure où les
notions donnentlieu à des représentationspréopéra-
toires,et ne deviennentdes instruments adéquats de la
pensée qu'à partir du moment où se constituent les
relationslogiques,en fonctionde structuresd'ensemble
de sériations,de correspondancesou réciprocités,etc.

II

Cela dit, l'intérêtsociologiquedes trois paliers que


nous venonsde distinguerest qu'ils donnentlieu tous
les trois à des processusde socialisation,mais à des
processusbien distinctsles uns des autres.
Insistonsd'abord sur le fait que tous les trois sont
l'occasion d'une socialisationde l'intelligenceou de la
pensée, car l'intelligencehumainesubit l'action de la
vie sociale à tous les'niveaux de développement,du
premierau dernierjour de la vie. Qu'on nous permette
en outrede préciser,dès maintenant,que nous n'avons
jamais pensé le contraire,et qu'en nousaccusantd'indi-
vidualisme, comme le fait par exemple M. Wallon,
sous le prétexteque nous attribuonsun rôle à l'égo-
centrismede la pensée et mêmeà 1' « autisme» (selon
des significationsqui seront précisées plus bas), on
nous prête une opinion exactement contraire à la
nôtre. Seulement,nous nous refusonsà croireque 1&
« société» ou la « vie sociale », sont des conceptssuffi-
samment précis pour être employés en psychologie.
Soutenirque la vie sociale exerceune actionà tous les
niveaux du développement,c'est dire quelque chose
d'aussi évident,mais de tout aussi vague, quede prêter
une action permanenteau milieu physique extérieur.
En effet,de même que le milieu physique agit d'une
façon toute différente sur le nouveau-né,sur l'enfant
de 2 à 5 ans, sur l'adolescent ou sur l'adulte adonne
37

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
à l'expérience scientifique, de mêmela « vie sociale»
exercedes influences toutesdifférentes à ces mêmes
niveaux,et, si la psychologie génétiquepeut rendre
quelque serviceà la sociologie,c'est précisément en
l'aidantà différencier les typesd'interactions sociales
agissantsurl'individu, cettedifférenciation étantfaci-
litéepar l'analysedes processusde socialisation et par
l'examende l'ordred'apparitionde chaque type en
fonction mêmed'un tel développement.
A cet égard,l'intelligence sensori-motrice, tout au
moinsdurantla périodeoù elle est seuleà l'œuvreet
où elleprécèdel'apparition du langageet de la pensée
conceptuelle, correspond un type élémentairede
à
socialisationreposanttout.entier surl'interdépendance
des actions.Il ne s'agitpointencored'unesocialisation
de la pensée(puisquela penséen'est pas dégagéede
l'actionet n'existedonctoujourspas à titrede pensée)
et les adultesentourant le bébé ne peuventêtresans
douteconçusque commedes corpsspécialement actifs,
sourcesde plaisirset de peinesspécialement intenses,
et surtoutcommedes corpsdont les manifestations
correspondent de façonremarquable à cellesdu corps
propre. L'instrument principal de cette socialisation
croissante seradoncl'imitation, dontBaldwina montré
avec profondeur le rôle qu'elle jouait simultanément
dans la conquêted'aiitruiet dans la découvertedu
corpspropreainsique du moiqui y est attaché.
A l'autreextrême, c'est-à-dire au niveaude la pen-
sée opératoire, concrèteet surtoutformelle, la sociali-
sationde la penséereposeessentiellement surl'échange
et la coopération,c'est-à-diresur des instruments
impliquantla réciprocité et l'égalitédespartenaires.
Tout argument d'autoritéest,en effet, contradictoire
avec la penséerationnelle, et là où interviennent des
contraintes distinctes de la nécessitélogique,la pensée
cesse d'êtreproprement opératoirepour dévierdans
des directions qui s'avéreront tôt ou tard de nature
sociocentrique ( et sur lesquellesnousreviendrons plus
loin).
Mais,entredeux,la penséesimplement représenta-
tivedonnelieu à des processusde socialisation autre-
38

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique
ment plus complexes.Avec la fonctionsymboliquese
constitue,en effet,toute une gamme de signifiants
oscillant entre le symboleindividuel (tel le symbole
ludique à ses débuts,ou geste à significationintermé-
diaire entrel'exerciceet la fiction;telle l'image men-
tale ou imitationintérioriséedes formes,etc.) et le
signe collectif(langage). Il en résulteque la pensée à
ses débuts se trouve dans un état intermédiaireentre
la représentation individuelle(représentations imagées,
pensées symboliques2 etc.) et les représentationscol-
lectives (concepts,etc.). De plus, comme aucune coo-
pérationopératoiren'est encorepossible et commeles
seuls instrumentsde socialisationdemeurentl'imita-
tion des procheset la contrainteéducativede l'adulte,
cet état intermédiairene peut encore atteindre le
niveau de socialisation caractéristiquede la pensée
logique, c'est-à-direimpliquantsimultanémentl'auto-
nomie propreà la pensée opératoireet la coopération
propreaux échangesportantsur les opérations.
Nous avons proposé de désignercet état intermé-
diaire du termed'égocentrisme, faute d'un mot meil-
leur, mais en cherchant à remédier aux inconvénients
de ce vocable équivoque par une définitionlimitative:
l'égocentrismeenfantinest la confusioninconsciente
du point de vue propreavec ceux d'autrui. En effet,
subissantencoreles influences sociales extérieuressans
être capable de les assimilerpar le moyend'un méca-
nismeopératoiremaîtrede lui-même,l'enfantentre2
et 7-8 ans ne parvientencore ni à l'autonomiede la
personneni à la réciprocitépropreaux échangesentre
personnalitésautonomes: il assimileainsi simplement
à son activitépropre,ce qu'il acquiertdu dehors,sans
parvenirà discerneren chacune de ses pensées ce qui
provientde lui et ce qui émane d'autrui. En sa forme
la plusindividualisée,la penséeégocentriquese confond
avec le jeu symbolique,ou jeu d'imagination,qui est
en faitune transpositiondu réel en fonctiondes désirs
et des intérêtspropres.En sa formela plus socialisée,

2. Au sens étroitdu mot, c'est-à-direen maintenantla distinctiondu


symbolemotivéet du signe arbitraireou conventionnel.

39

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
la penséeégocentriqueest une sortede copie de la pen-
sée adulte,mais une copie qui, elle aussi, est une trans-
position,faute d'égalité entreles modèlesacceptés et
la structureintellectuellelimitéede celui qui les assi-
mileà elle.
En bref,la socialisationde la pensée ne s'effectue
que par étapes. Elle s'achève au niveau où les opéra-
tions de l'intelligenceindividuellese constituenten
fonction d'une coopération interindividuelleet où,
réciproquement,la coopérationapparaît comme une
simple correspondanceentre les opérationseffectuées
par les individus: à ce palierde socialisation,il devient
impossiblede dissocierle social et l'individuelau sein
de la pensée,non pas parce qu'ils sont confonduspar
l'individu lui-même,mais parce qu'ils constituentles
deux aspects indissociables d'un même instrument
individuel et interindividuelde coordination.Mais,
avant de parvenirà cet état d'équilibreopératoire,la
penséeest dominéepar des tendancescontrairesdues à
l'activité propreet aux contraintesdu groupe (fami-
lial, scolaire, etc.), sa socialisation prenant alors la
formed'un compromisdont les apparences sont celles
d'une soumissionà ces contraintes, mais dont la réalité
demeure déterminéepar l'égocentrismeintellectuel
inconscient,lequel caractérisetoute productionrepré-
sentativede niveau préopératoire: le social et l'indi-
viduel sont alors, non pas indissociables,mais simple-
ment indifférenciés dans la conscience de l'individu
qui les confond.

III
Un tel schémapourraitparaîtrecompliqué et fragile
s'il était condamnéà ne pouvoirexpliquerque la seule
pensée de l'enfant en voie de socialisation. Mais la
garantiede son objectiviténous paraît tenirencoreà
ce faitfondamentalque l'étude des diversesformesde
pensée collective au sein des sociétés en évolution
obligeà réintroduire un schématripartitelà où le sens
communsociologique,si l'on peut dire,n'envisageque
40

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique
les conflitsde 1' « individu» et de la « société» ou de la
conscienceindividuelleet de la consciencecollective.
A considérer,en effet,les principalesmanifestations
de la pensée collective,on se trouve en présence de
troisformesà la foisirréductiblesles unes aux autres
et témoignantde processus hétérogènesde socialisa-
tion, c'est-à-direde rapportsdifférents entrel'activité
des individuset la coordinationdu groupe : les tech-
niques, la pensée scientifiqueet les idéologies socio-
centriques.
Les techniques ne peuvent pas être réduites à la
penséescientifique,puisqu'ellessont de formationhis-
torique et préhistoriquetrès primitive,tandis que la
pensée scientifiqueest d'apparitiontardive. L'emploi
d'instrumentsélémentairesest même accessible aux
anthropoïdes,qui ignorentla pensée et ne connaissent
pas d'autre socialisation intellectuelleque celle du
niveau sensori-moteur.
Toutes les sociétés humainesque nous connaissons
ont, d'autre part, élaboré des formesmultiplesd'idéo-
logies : religieuses,cosmogoniques,politiques,etc. Or,
toutes les idéologiessont sociocentriquesà des degrés
divers.Au contraire,le proprede la penséescientifique
est de viser à une libérationeu égard à ce sociocen-
trisme,et de poursuivrecette libérationpar le moyen
d'une coordinationopératoiregaranted'objectivitéet
rejoignant l'action sur le réel déjà assurée par les
techniques.
On voit ainsi la tripleanalogie entreces troisformes
d'intelligenceou de penséesocialiséeset les troisstruc-
turesdécritesà proposde la socialisationde l'individu.
En premierlieu, les idéologiesviennents'insérerentre
les techniqueset la pensée scientifique,commela pen-
sée représentativeentre l'intelligencesensori-motrice
ou pratiqueet la pensée opératoire.En second lieu, la
pensée scientifiquerejointles techniques,après sa for-
mation,commela pensée opératoireplonge,après sa
constitution, certainesde ses racinesjusque dans l'in-
telligence sensori-motrice. En troisièmelieu, les idéolo-
gies, comme la pensée représentative à l'égard de la
pensée opératoire, remplissent un double rôle, de pré-
41

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
parationmais aussi d'obstacle,par rapportà la pensée
scientifique: d'une part, elles en annoncentà certains
égards la formation,en ce sens que la pensée idéolo-
gique conduità l'élaborationde notionsgénérales(eau
salite, légalité,substance,etc.) qui serontreprisessous
d'autres formes par la pensée scientifique; mais,
d'autre part, la pensée idéologique est sociocentrique
commela pensée représentativepréopératoireest égo-
centrique, et cette centration déformantetient en
échec la penséescientifique, appelée à en surmonterles
effets, comme l'égocentrismefait obstacle à la consti-
tutiondes opérationsqui l'élimineront peu à peu grâce
à leursmécanismesde réciprocitésou de décentrations.
Au point de vue de la théorie des représentations
collectives, c'est cette troisièmeanalogie, d'ailleurs
éclairée par les deux premières,qui est sans doute la
plus importante,car, outre son intérêtgénétique,elle
permetde dissocierce qui estfacteurde véritéobjective
et ce qui est facteurde subjectivitécollectivedans la
pensée communeou socialisée.
Que toute idéologieseit sociocentrique,c'est ce que
l'école de Durkheima entrevuà propos des représen-
tations collectives primitives,en mettant en évi-
dence leur caractère« sociomorphique». Mais le désir
qu'éprouvait Durkheimde sauvegarderl'unité de la
consciencecollectiveet de fairedériverla penséescien-
tifique de la pensée religieuse,l'a empêchéde recon-
naître la dualité fondamentaleexistant entre ces
formes« sociomorphiques» de la pensée sociale et les
formesobjectivesou scientifiquesde pensée commune,
et surtoutl'a empêchéd'apercevéirque cette dualité
se retrouvejusque dans la consciencecollective des
sociétésles plus évoluéeset les plus civilisées.C'est que,
chez Duxkheimcommechez Comte,il y avait, à côté
du sociologuehommede science,une sortede théolo-
gienidéalistede la consciencecollective,qui lui cachait
les oppositionset les luttesau profitd'une unitévoulue
par le systèmeplus que par les faits. Chez Marx, au
contraire,un vif sentimentdes luttes et des conflit«
conduit à ne pas voiler les oppositions,et cette leçon
reste instructiveindépendammentde toute opinion
42

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique
que l'on peut se fairedes idées politiquesde cet auteur.
Entrelestechniques,ou actionsproductivesde l'homme
sur la nature,et les sciences,ou systèmesde relations
intellectuellespermettantde comprendreobjective-
ment l'hommeet la nature ainsi que de renforcerles
techniques, s'insèrent les idéologies qui constituent
essentiellementalors le reflet,non plus de la société
dans son ensemble- car celle-ci,à partir du stade
des premièresdifférenciations sociales, est divisée en
classes inégales et hostiles- mais des sous-groupes
particuliersavec leurs intérêts,leurs conflitset leurs
aspirations. Les néo-marxistescontemporainsont,
notamment,fait apercevoircombien les littératures,
les métaphysiqueset même le halo philosophiquequi
entoureplus ou moinsintimementles sciencesen leur
formation,témoignentinconsciemment de préoccupa-
tions sociales ou plus précisémentsociocentriques.
L'idéologieest ainsi à la société ce que la pensée sym-
bolique est à l'individu: plus exactementelle est une
pensée symbolique mais plus conceptualiséeque la
pensée mythiquepropreau sociomorphismeprimitif.
Il est doncpermisde conjure que, mutatismutandis,
certainesstructuresgénéralesse retrouventaussi bien
dans les processus de Pidéation collectiveà l'échelle
historiqueque dans les processus de socialisation à
l'échelle psychogénétique.Toujours et partout, les
formes élémentairesde l'intelligenceprocèdent de
l'action, action sensori-motrice puis intelligencepra-
tique et technique,tandis que les formessupérieures
de la pensée retrouventcette nature active dans la
constitutiond'opérationsformantentreelles des struc-
tures efficaceset objectives. Mais toujours et partout,
également,entrel'acte et l'opérationréelle s'insère le
verbe,sourcede représentation libre,d'une part, mais
source également de déviations dans le sens d'une
subordinationau sujet pensant : de l'égocentrismedu
petit enfant,imaginantles choses du point de vue de
ses intérêtsmomentanéssans comprendrela récipro-
cité des points de vue possible, au sociomorphisme
tribal ou au sociocentrismeraffinépropre aux cons-
ciences de classes, aux consciencesnationales,etc., il
43

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
existe, certes,de grandes différences d'échelles et de
contenu,mais on retrouveaussi, eu égard aux normes
logiquesde la raison,un mêmefacteurde déformation
qui est la centrationde la penséesur le sujet individuel
ou collectif,par oppositionà la décentrationcaracté-
risantla pensée objective ou opératoire.

IV

Après avoir dégagé les grandes lignes d'un essai


d'interprétation que nous avons exposé plus en détail
ailleurs3, cherchonsmaintenantà examinerl'une ou
l'autre des critiquesdont il a été l'objet, ainsi que le
bien-fondéde certaines des conceptionsqu'on lui a
opposées.Et pourne pas sortirdu cadre de cetteRevue,
partonsde l'examen critiquedéveloppé ici même par
M. H. Wallon,ainsi que des thèsesintroduitespar cet
auteur en contradictionavec les nôtres4.
L'éminentcontradicteur auquel nous allons chercher
a répondreprésente d'ailleurs une particularitéqui
aurait pu nous pousser à un choix différent : comme
nous l'avons remarquédéjà en d'autresoccasions,nous
n'avons jamais, à lire ses critiquesamicales, l'impres-
sion d'avoirété biencomprisde lui,à tel pointque nous
sommestrès souvent en accord avec certainesde ses
thèses (rôle de la maturationnerveuse,etc.) sans arri-
ver à saisir pourquoiil accuse une divergence.Mais si
M. Wallon,qui est un grandpsychologuede Penfance?
ne paraît pas me comprendreentièrement,cela doit
sans doute tenirà des causes profondes,et c'est ce qui
me pousse à m'expliqueravec quelques précisionsen
plus.
La contradictionessentielle que Wallon aperçoit
entrelui et moi dans l'articlecité tient,si je le saisis
bien, à ce que, selon lui, l'enfantpartiraitdu social
entrele groupeet le moi)
(au sens de l'indifférenciation
3. Voir notre Epistemologie génétique (Presses Universitaires de France,
1949), notamment le tome III, chapitre XII, «La Pensée sociologique »,
4. H. Wallon, « L'Etude psychologique et sociologique de 1 entant »,
Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. III (1947), p. 3-23.

44

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique

pour s'individualiserprogressivement, tandis que selon


moi (c'est-à-direselon Piaget interprétépar Wallon,
sous les réservesque nous venons de faire), l'enfant
partiraitdu moi pour se socialiserpeu à peu (c'est ce
que Wallon appelle 1' « individualismede Piaget »).
Divergencegrave, assurément,si l'on ne pèse pas
avec soin le sens des motsemployés.Mais la gravitéde
cette petite discussionme paraît tenirprécisément,et
peut-êtreuniquement,au fait qu'en plein milieu du
xxe siècle,deux psychologueséprisde réalitéconcrète
n'arriventpas à employerles mêmes mots selon les
mêmessignifications, ni même à adopter,pour un ins-
tant, en vue de rendreobjectifet efficacel'échangedes
pointsde vue, les significations attribuéespar le contra-
dicteuraux mots incriminés.
Essayons quand même de comprendre.M. Wallon
considèreque l'enfantdébute par le social, en ce sens
qu'il ne parvientpas à différencier son moi des actions
exercéessur lui par l'entourage: il procèdeainsi d'une
sortede « confusionnisme » (p. 22). Je pensede moncôté
que la pensée commence par un état d'égocentrisme,
mais en définissantexpressémentce terme par une
indifférenciation du pointde vue propreet du pointde
vue d'autrui, autrementdit par l'absence de toute
conscienceclaire du moi. Le « confusionnisme » social
de Wallon est-ilvraimentsi contradictoire avec l'égo-
centrismede Piaget? En second lieu, Wallon montre
commentl'enfants'individualisepar « différenciation »
progressive : cette différenciation, d'abord affective,
« se poursuit durant plusieurs années. Tout progrès
dans la consciencedu moi entraîneun progrèsconco-
mitantdans l'aptitude à imaginerla société» (p. 22).
Pour ce qui est de l'intelligence(où la différenciation
^st évidemmentplus tardive), j'ai cherché de mon
côté à montrerque la conquêtede l'autonomieperson-
nelle est fonctionde la réciprocité,laquelle implique
simultanément la différenciationet la coordinationdes
points de vue. Le moi conquis par différenciation chez
Wallon est-il vraimentcontradictoireavec la person-
nalité et la réciprocitéde Piaget? Je ne voudrais pas
être juge et partie.
45

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
Par contre,il est deux pointssur lesquels M. Wallon
me paraîts'abuser. Se refusantà adopterma définition
de l'égocentrisme, pour n'y trouverque de 1' « indivi-
dualisme», Wallon reprend le rapprochementque
j'avais tenté entre la pensée initiale de l'enfant et
P « autisme» de Bleuler.Considérantl'autismecomme
un état spécifiquede la pathologiedes schizophrènes,
il rejette un peu péremptoirement cette comparaison
comme« inadmissible» (p. 16)- Mais si, de Wallon, on
remonteà Bleuler lui-même,qui est le créateur de
cettenotiond'autisme(et dontj'ai été l'élève à Zürich),
on s'aperçoit que Bleuler englobait dans l'autisme la
pensée symboliquede Freud; il y ajoutait seulement
ce complémentfondamentalque, si la pensée symbo-
lique obéit au Lustprinzip c'est précisémentparce
qu'elle ignoreles règlesdu réel et de la vie sociale,donc
parce qu'elle est «autiste». Dans la perspectivede
Bleuler,il n'y avait donc riend'inadmissibleà considé-
rer le jeu symboliquedu petit enfantcommeapparte-
nant à cette catégoriede pensée qu'il appelait « non
dirigéeet autiste». Pour évitertoute équivoque, j'ai
depuis lors,renoncéau termed'autisme pour ne plus
parler que de pensée symbolique.Mais, quel que soit
le termeemployé,cela me paraîtà nouveau le contraire
de I' « individualisme» que de considérer, la pensée
et
ludique symbolique comme inapte à toute logique,
faute précisémentd'une socialisation adéquate (par
coopérationet réciprocité,donc par différenciation et
coordinationdes pointsde vue).
Enfin,le point crucialsur lequel insiste M. Wallon
(après y avoir déjà fait allusion dans Les Originesdu
Caractère): le passage de l'égocentrismeà la coopéra-
tion, ce seraitla répliquede l'individualismede Rous-
seau, de VEmile au Contratsocial! Un anti-rousseauiste
qui s'y connaissait,Ernest Seillères,avait écrit, lors
de la parutionde mon premierlivre,tout un article
pour montrercommentcet individualismede Rousseau
étaitcontreditde fonden comblepar les travauxactuels
de P « InstitutJ.-J. Rousseau ». M. Wallon,au contraire,
retrouveRousseau dans Piaget et voit dans une telle
rencontre« la forced'attitudesidéologiquesaussi persis-
46

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égocentrique
tantes » (p. 19). On comprendramon embarras.Comme
je pense, avec Marx, que les idéologiesentraînentune
déviation inconscientede la pensée des individus,je
n'oseraisaffirmer que je ne suis pas dévié, ni que, tout
en me croyantaux antipodesde la sociologiede Rous-
seau, je n'en demeurepas un adepte malgrémoi. Mais
l'argument idéologique est réversible. On pourrait
aussi se demandersous l'influencede quelles idéologies
M. Wallon tient à identifiermes vues avec celles de
Rousseau. Et quand on constate avec quelle facilité
certainesrevuespolonaisesadoptentla mêmeinterpré-
tation,on,en vient à craindreque la solutiondu pro-
blème tarde encorelongtemps.
Mais revenonsdes oppositionsimaginairesaux oppo-
sitionsréelles.Les vraiesdivergencesqui existententre
M. Wallon et moi - car il en existe aussi de vraies -
tiennent aux rapports entre l'intelligence sensori-
motrice et la pensée opératoire. Selon M. Wallon,
l'intelligencesensori-motrice, qu'il appelle intelligence
des situations,n'a pas de rapportdirectavec la pensée
elle-même.Celle-ci apparaît avec la représentation,
c'est-à-direavec l'imitation(mais sans relation entre
celle-ciet l'imitationsensori-motrice, que Wallon consi-
dère commeune pseudo-imitation) et surtoutapparaît
avec le langage. La pensée, qui débute alors par une
phase de syncrétisme(encoreune parentéavec ce que
nous appelons égocentrismeet syncrétismeégocen-
trique!) ne s'articule que peu à peu (par « couples »,
« molécules», etc.) et s'organise finalementen opéra-
tions.Ce dernierpointest sans doute le seul sur lequel
M. Wallon se déclareexplicitement d'accord avec moi.
Nous sommes donc en présence,non pas de trois
mais de deux systèmes sans rapports entre eux :
F « intelligencedes situations» et la pensée. Par consé-
quent, faute d'une reconnaissancede l'égocentrisme,
la pensée opératoiredérive tout entière de la pensée
représentative,et faute d'une liaison entre les fonc-
tionssensori-motrices et la pensée,l'opérationse cons-
titue sans recoursà la motricitéou à l'action propre-
mentdite.
Or, deux difficultésnous retiennenten présence
47

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Jean Piaget
d'une tellethèse.Nous n'insisterons pas surla première,
car elle n'intéressequ'indirectementla sociologie :
commentexpliquerles opérationsqui sont (insistons-y
une foisde plus) des actionsintériorisées et non pas des
représentations, sans faireappel à la motricitésous une
formeou sous une autre? Il n'y a donc pas continuité
entrela penséeverbaleet les opérations,mais nécessité
d'une réorganisationessentielle,qui plongeses racines
jusque dans les mécanismessensori-moteurs. La seconde
difficulté, par contre, nous paraît plus importanteau
point de vue de la sociologiede la pensée.
Persuadé des originesverbalesde la pensée,M. Wal-
lon a écrittout un bel ouvrage,Les Originesde la pen-
sée chez Fenfant,sans remonterau-delà de 4 ans, en
se contentantde faits extraitsde pures conversations
verbaleset sans recourirà des dispositifsmatérielssur
lesquels l'action des sujets pourrait s'exercer avant
qu'on les interroge.De quelle pensée s'agit-ilalors, et
commentexpliquer,sans artificede système,le passage
de ce verbalismed'abord incohérentaux opérations
logiques structurées?
C'est ici que l'absence d'un tertium qui seraitla pen-
sée égocentrique(compromisentre la contraintever-
bale de l'entourageet l'assimilationà l'activitépropre)
se fait sentirde la façon la plus claire et n'est pas
compenséepar l'appel à l'un seul des produitsde cet
égocentrisme: le syncrétismedu raisonnementprélo-
gique. On en vientà se demandersi M. Wallon n'a pas
été sur ce point quelque peu victimede la sociologie
durkheimienne, qui considèrela vie sociale commeun
bloc unique expliquantindifféremment la constitution
de la logique et les formesde penséesociomorphiques
ou sociocentriques.Si, au contraire,en s'inspirantdes
distinctionsmarxistesentreles techniques,les idéolo-
gies et la science, on rattache la pensée concrèteà
l'action (ce qui revientà direles opérationsrationnelles
à la motricité),alors la pensée verbale ou simplement
représentative ne sauraitjouer le rôle fondamentalque
semble lui attribuerM. Wallon. Insérée entrel'action
sensori-motrice et l'actionopératoire,la penséeverbale
prépare bien en partie cette dernière,mais en partie
48

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Égoceñtrique
seulement;par ailleurselle lui faitobstacle en déviant
la penséedansla directionde l'imaginaireet de l'optatif,
en un mot du subjectifpar oppositionà l'objectivité
active : c'est précisémenten cela que la penséesimple-
ment verbale ou représentativeest égoceñtrique,en
analogieavec ce que sont les idéologiessociocentriques
eu égardà la pensée collectivescientifique.
de Genève.
Université

49
4

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions
Pensée Egocentrique et Pensée Sociocentrique
Author(s): JEAN PIAGET
Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 10 (1951), pp. 34-49
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688750 .
Accessed: 15/06/2014 23:29

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .
http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp

.
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of
content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms
of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to
Cahiers Internationaux de Sociologie.

http://www.jstor.org

This content downloaded from 185.2.32.134 on Sun, 15 Jun 2014 23:29:27 PM


All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Vous aimerez peut-être aussi