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Revue française de pédagogie

La physique du maître
Francis Halbwachs

Citer ce document / Cite this document :

Halbwachs Francis. La physique du maître. In: Revue française de pédagogie, volume 33, 1975. pp. 19-29;

doi : https://doi.org/10.3406/rfp.1975.1608

https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1975_num_33_1_1608

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Résumé
Analyse des tendances qui concourent à la rénovation des enseignements scientifiques. Le problème
du contenu et de la finalité de ces disciplines. Trois plans interfèrent dans la pratique et la théorie de
l'enseignement de la physique : celui de la physique apprise et pratiquée par le physicien professionnel
; celui de la finalité d'un enseignement destiné à de futurs adultes ; et celui du fonctionnement
génétique de l'intelligence dans la physique du maître qui est l'objet de la didactique scientifique.

Resumen
La física del profesor entre la física del físico y la fisica del alumno. —Análisis de las tendencias que
concurren a la renovación de las enseñanzas cientîficas. El problema del contenido y de la finalidad de
esas asignaturas. Tres planes interfieren en la práctica y la teoría de la enseñanza de la física : el de
la física aprendida y practicada por el físico profesional ; el de la finalida de una enseñanza destinada
a futuros adultos ; y el del funcionamiento genético de la inteligencia en la física del profesor que es el
objeto de la didáctica científica.

Abstract
The teacher's physics, the scientist's physics and the pupil's physics. — Analysis of the tendancies
towards the renewal of scientific teaching. The problem of these subjects' content and objectives.
Three levels interact in the theory and practice of physics teaching : that of physics learnt and used by
the scientist, that of the objective of teaching to adults to be ; and that of the genetic functioning of
intelligence in the teacher's physics which is the object of the scientific didactics.
de transformation des méthodes — des relations —
d'enseignement (il n'en sera pas question ici), accréditent
l'idée générale que l'intelligence de l'élève fonctionne
suivant des processus spécifiques, distincts de ceux du
maître, et qu'il est utile de connaître et de maîtriser cette
LA PHYSIQUE DU MAITRE spécificité, pour que l'enseignement dans son contenu et
dans son organisation, puisse épouser autant que
ENTRE possible les mécanismes spontanés de la pensée de l'élève.
LA PHYSIQUE DU PHYSICIEN Ce sont ces deux aspects que nous voudrions
aborder, dans le domaine de la physique, et avec l'idée, non
ET pas de présenter à cet égard un traité détaillé de
LA PHYSIQUE DE L'ELEVE didactique, mais seulement — et peut-être à titre préliminaire —
de tenter d'éclairer le double problème du contenu et de
la finalité de la discipline considérée.

I. — LA PHYSIQUE DU PHYSICIEN.
Il semble que le « corps de doctrine » auquel on se
réfère quand on parle de « la physique » soit aisé à définir
et à situer. Cependant il apparaît que les choses ne sont
pas si simples, et des difficultés font surface dès qu'on
cherche à définir précisément un programme
d'enseignement secondaire. Si la physique fait référence au stade
actuel d'avancement de la connaissance du monde
physique — à la physique « moderne » — on voit tout de suite
que dans la plupart des cas elle est impropre à alimenter
effectivement un enseignement au niveau du secondaire,
étant donné l'état d'abstraction extrême auquel on est
parvenu dans tous les domaines. D'autre part on répugne à
enseigner des théories plus aisément saisissables, mais
qui appartiennent à une étape dépassée, qui, depuis, ont
été reconnues comme « fausses ». Ceci se voit très bien
Depuis quelques années les enseignements par des scrupules et des hésitations qui se marquent dans
scientifiques dans le secondaire sont en pleine réfection, en pleine les manuels. Doit-on ou non faire reposer la Mécanique
« rénovation », comme on dit, et il nous paraît que c'est sur la notion de force, comme à l'époque de Newton, alors
le moment — le moment du dégel, avant que le système que la rigueur de cette notion a été contestée
ne se soit à nouveau figé en un nouveau stéréotype — victorieusement (?) par de nombreuses écoles de mécanique
de faire le point et d'analyser les diverses tractions qui théorique? A-t-on le droit de parler de rayon lumineux comme
sont actuellement à l'œuvre pour disloquer les concept constitutif de l'optique géométrique, ceci 150 ans
programmes — , avec peut-être l'ambition, même si elle paraît après Fresnel qui a remplacé le concept de rayon par
illusoire et démesurée, de peser quelque peu dans un celui d'onde? Est-il encore concevable qu'on décrive le
sens qui puisse sembler raisonnable. courant électrique comme un flux continu de « fluide
électrique » (pudiquement appelé charge ou quantité
A première vue on distingue deux grandes tendances d'électricité) ou doit-on tout de suite parler des électrons
à la base de la réforme. La première se rattache aux (ce qui implique une description statistique prenant en
progrès récents des sciences, et par conséquent à tout ce compte les absorptions et réémission des électrons par
qui, à l'esprit de tout enseignant jeune ou « recyclé », les atomes)? etc.
paraît vétusté et poussiéreux, dans les programmes
traditionnels. C'est évidemment cette tendance qui a présidé Ces incertitudes montrent qu'il n'est pas inutile de
à la réforme « bourbakiste » dans l'enseignement des préciser le « statut » des notions fondamentales sur
mathématiques, à l'introduction très précoce des lesquelles repose la physique du physicien. Nous proposons
considérations ensemblistes, à la proscription impitoyable du ci-dessous quelques principes qui en fait ne sont devenus
vieil Euclide. La seconde tendance tient à la vogue actuelle clairs qu'à une époque récente du développement de la
des analyses « pédagogiques » et plus encore physique.
psychopédagogiques qui, outre les tentatives qu'elles inspirent, La physique ne saurait se séparer en une partie théori-

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que et une partie qui ne l'est pas. Sous sa forme achevée tard nous trouvons des divergences, soit lorsqu'on atteint
la physique se présente toujours comme un système de un ordre de précision expérimentale plus élevé, soit
nature théorique. Plus précisément la physique est un lorsqu'on étend le champ de la situation à des phénomènes
système de pratique théorique, où l'on procède en nouveaux, connexes aux anciens et nécessairement liés
transformant des propositions (verbales ou mathématiques) en à eux.
d'autres propositions, conformément à des règles
rigoureusement déterminées. Nous ne savons opérer ces Lorsque de telles divergences apparaissent entre un
transformations de façon complète et rigoureuse qu'en opérant modèle et une situation, ainsi précisée et élargie, il devient
sur un système de notions (ou concepts) définis par une nécessaire de construire un nouveau modèle, qui devra,
axiomatique, notions qui sont déterminées par les comme première condition rendre compte du modèle
relations que nous introduisons entre elles sous forme précédent, lequel apparaîtra comme un cas particulier, ou
comme une première approximation du modèle nouveau.
d'axiomes constitutifs, et sans référence à aucune notion La théorie physique apparaît ainsi comme constituée de
extérieure (par exemple expérimentale) sinon à un autre
système de notions déjà axiomatisées (par exemple des modèles emboîtés. Du reste il est fréquent que le nouveau
notions mathématiques). modèle emboîte non pas un, mais plusieurs modèles.
Un tel système est ainsi de même nature qu'une Considérée dans ses grandes lignes, après
théorie mathématique. Il entraîne le même degré de certitude. décantation des conflits et des contradictions qui accompagnent
Il ne connaît que deux valeurs logiques, le vrai et le faux. les « révolutions scientifiques », l'histoire de la physique
Il est fermé, en ce sens qu'il ne contient rien d'autre que parcourt la succession des modèles emboîtés, décrivant
ce qui a été introduit dans les axiomes. S'il a été des théories de plus en plus puissantes qui englobent
construit de façon à satisfaire à des règles connues de un nombre de plus en plus grand de situations et de
cohérence et de complétude logique, il est en lui-même juste domaines.
et incontestable. En tant que système théorique rien ne Ces considérations amènent à poser un problème
peut le remettre en question (et surtout pas des faits important : lorsque, dans le cours du progrès scientifique, on
expérimentaux). Nous appelons un tel système dérivant a construit un nouveau modèle (modèle supérieur) qui
d'une axiomatique déterminée un modèle théorique. emboîte un ou plusieurs modèles anciens (modèles
Exemple : le modèle du gaz parfait. inférieurs), quel est désormais le statut de ces modèles
Un modèle théorique est construit de façon à pouvoir inférieurs? doit-on les considérer comme faux et ne plus en
être mis en correspondance avec une « situation » parler? La science doit-elle désormais se réduire à son
physique réelle, c'est-à-dire un certain nombre d'objets sur modèle supérieur et les divers cas particuliers ou
lesquels nous savons opérer « avec nos mains » des approchés doivent-ils être considérés comme dérivés du modèle
transformations déterminées, transformations qui constituent supérieur et désormais étudiés comme tels, sans
une pratique expérimentale. Dans la mesure où il existe conserver aucune autonomie?
un parallélisme (morphisme) entre le système des Il est clair que d'un point de vue didactique une telle
transformations théoriques du modèle et le système des option est intenable — même dans l'enseignement
transformations expérimentales de la situation, on peut dire supérieur. Elle imposerait un exposé de la physique qui
que le modèle représente la situation. Il nous fournit une commencerait par les notions les plus difficiles à saisir et à
suite d'opérations effectuées dans notre tête (ou sur le manier, et dans lequel les phénomènes les plus communs
papier), qui s'enchaîneront de la même façon que les et les plus apparents ne figureraient qu'en des annexes
transformations qui se produisent (ou que nous produisons) auxiliaires, alors que c'est à eux que se rattachent dans
dans le monde des objets. Le modèle nous permet ainsi l'intuition les notions les plus prégnantes. L'ouvrage
de manier et de modifier la situation conformément à une d'ensemble qui a poussé le plus loin cette option, le cours
finalité déterminée. de physique théorique de Landau et Lifschitz, n'a pas osé
Les situations physiques appartiennent à une réalité la pousser jusqu'au bout : il y a un exposé autonome
qui est toujours plus complexe et plus riche que nos de la Mécanique classique, laquelle devrait logiquement
modèles, qui est en fait inépuisable. De plus la transcription apparaître comme déduite, à titre de cas-limite, de la
mathématique (mesure) des transformations Mécanique quantique relativiste. De même le volume sur
expérimentales, et leurs lois de composition, ne nous sont accessibles la théorie des champs (électromagnétisme) prend pour
que de façon approximative (précision limitée de toute point de départ axiomatique le lagrangien relativiste du
mesure). C'est pourquoi, malgré le parallélisme défini plus champ électromagnétique, alors que le modèle «
haut entre modèle et situation, il existe entre ces deux supérieur », déjà intégralement constitué, est celui de l'électro-
systèmes des différences profondes. Ces différences font dynamique quantique. Il est clair que s'il allait jusqu'au
que jamais le modèle ne peut être considéré comme une bout de son pari, le manuel de Landau et Lifschitz
représentation exacte et complète de la situation. Tôt ou deviendrait presque illisible et impossibe à enseigner à quel-

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qu'un qui ne connaîtrait pas déjà l'ensemble des matières successifs à des domaines limités, et à une approxfmatforr
traitées. Il ne pourrait jouer le rôle que d'une synthèse déterminée, du réel expérimental. Un modèle doit donc
a posteriori (rôle qui est déjà en partie le sien dans sa être rigoureusement correct, du point de vue de sa cohé^
forme actuelle). rence interne; mais en face de la réalité physique, il ne
Ajoutons que les progrès constants de la théorie peut jamais être que d'une vérité relative, et la recherche1
physique feraient alors qu'à chaque découverte théorique du modèle vrai absolument est contraire à l'esprit même
importante, c'est un pan entier de la physique, peut-être de la science expérimentale. C'est en ce sens que doit
même la physique dans sa totalité, qui aurait à être être comprise la leçon épistémologique — et didactique —
entièrement reconstruite — et entièrement réapprise. de la physique. A cet égard, du point de vue de la
signification et de la valeur de la connaissance physique, c'est
Par ailleurs, si on admet la conception ci-dessus du très exactement l'emboîtement même des modèles, et sa
modèle théorique, elle implique que chaque modèle soit, relation aux niveaux successifs de l'expérience, qui
en tant que théorie, parfaitement cohérent et fermé, et fournit l'enseignement le plus profond et le plus complet de
constitue une construction qui reste complètement la physique, enseignement qui constitue une synthèse
justifiée en elle-même, indépendamment des limites de son dialectique de l'affirmation de la valeur de la science, et
accord avec le réel expérimental. La phase proprement de la nécessité de sa critique : « La connaissance a droit
théorique de l'édification d'un modèle n'est donc à la vérité absolue à travers une succession d'erreurs
aucunement caduque, et conserve intacte toute sa valeur relatives » (Engels).
didactique. Du reste l'accord avec l'expérience dans un domaine
spécifique et jusqu'à un certain degré de précision, accord La conclusion de cette analyse du point de vue de
qui a justifié historiquement l'adoption du modèle l'enseignement secondaire est claire : la modernisation
lorsqu'on n'était pas sorti de ce champ d'application, reste de l'enseignement de la physique ne doit pas être
acquis dans ce champ et continue a procurer au modèle confondue avec l'enseignement de la physique moderne. Les
la puissance et l'efficacité qu'il avait primitivement. Il « rénovateurs » de l'enseignement des mathématiques ont
continue à être employé thechnologiquement, ce qui en fait, au généralement considéré que le mouvement de recherche
moins sur le plan utilitaire, un objet d'étude et d'ensei- sur les fondements, à l'œuvre depuis une cinquantaine
gnsment. (On continuera toujours à enseigner les d'années, avait révélé, avec les conceptions ensembiistes
méthodes et les concepts de l'optique géométrique classique et topologiques, les vrais concepts qui sont — ontcîogi-
aux ingénieurs opticiens qui ont à l'utiliser tous les jours, quement parlant — à la base des mathématiques, et ils
et qui au contraire ne pourraient pas se servir des ont pensé alors qu'il était obligatoire, d'un point de vue
fonctions d'onde de l'optique de Fresnel, encore moins des quasi-éthique, de mettre aussi ces concepts à la base
champs vectoriels de l'optique électromagnétique de de l'enseignement des mathématiques. C'est une pétition
Maxwell.) de principe que nous n'avons pas à examiner ici. Nous
La phase proprement physique, celle du test voulons seulement dire que pour la physique une telle
expérimental du parallélisme modèle-situation, et de son obligation est en tout cas hors de question.
utilisation technologique, reste donc elle aussi entièrement On a le droit de parler d'un liquide et d'un gaz
valable pour un modèle désormais « dépassé », à comme d'un « milieu matériel continu » caractérisé par
condition qu'on sache se débarrasser clairement de l'idée naïve, des paramètres hydrodynamiques, et, en plus, par une
que sous-entendent la plupart des physiciens : savoir que certaine distribution de température, et on n'a aucun
le modèle est la réalité et que par conséquent la scrupule à ressentir parce qu'on sait qu'on a affaire « en
découverte d'une divergence entre un modèle et le réel réalité » à des systèmes statistiques de corpuscules en
expérimental, nous révèle que nous nous sommes trompés en mouvement désordonné. La réalité n'a rien à voir là-
croyant à la réalité de ce modèle, que cette croyance est dedans; il existe un modèle continu qui est un objet
fausse et doit être remplacée par la croyance en la réalité d'étude indiscutable, et qui rend compte d'un certain
d'un autre modèle, qui, cette fois sera le vrai modèle. domaine — très considérable — de faits, notamment dans
Processus qui se poursuivra nécessairement jusqu'à la vie quotidienne; et il existe un modèle moléculaire, qui
l'infini, et dont la répétition ne tarde pas à engendrer un « emboite » le modèle précédent, et qui rend compte d'un
scepticisme global sur la valeur même de la science, ensemble plus large de faits — et qui est emboité à son
scepticisme qui conduit à oublier les succès extraordinaires tour par un modèle encore plus puissant tenant compte
qu'ont accumulés en leur temps les modèles successifs de la complexité interne des molécules et de leurs
de la physique, succès qui restent intégralement acquis, possibilités de transformations et de réactions. Aucun de ces
et utilisables aujourd'hui et demain, tant qu'on reste dans modèles n'est vrai absolument. Ils sont adéquats chacun
leur domaine de validité. à un certain domaine, plus ou moins large, de la réalité.
Le point de vue du physicien doit être très Ils ont en fait un usage différent, le modèle continu ne
explicitement celui d'une adéquation (morphisme) des modèles pouvant pas rendre compte du mouvement brownien, ni

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des phénomènes de « fluctuations » qui expliquent par seignement secondaire qui, en physique comme dans les
exemple la couleur bleue du ciel; mais le modèle autres disciplines, sont construits en fonction des
moléculaire n'est d'aucun usage dans le traitement des moteurs programmes de l'enseignement supérieur et des Grandes
à gaz, ou en météorologie. Le choix des modèles à Écoles, auxquels ils sont très étroitement raccordés — et
présenter et à traiter dans tel cycle d'enseignement ne peut ceci sans considération du fait évident que la majorité
reposer sur une « éthique de la vérité », et il nous faut, des élèves du second degré n'entreront ni à l'Université
pour serrer de plus près le problème du contenu, nous ni dans les Grandes Écoles, et que seule une très faible
référer à des problèmes de finalité extérieurs à la physique proportion deviendront des physiciens.
prise comme valeur autonome. Il nous semble que l'option majeure de la pédagogie
et de la didactique modernes : partir des enseignés tels
il. — LA PHYSIQUE DE L'ÉLÈVE. qu'ils sont et tels qu'ils deviendront, doit introduire un
point de vue exactement opposé : l'enseignant de physique
Comme dans tout problème d'objectifs, il est en effet qui se trouve devant une classe a pour devoir de prendre
nécessaire de distinguer soigneusement la finalité de la en compte l'ensemble de la classe, et d'éviter de se
physique — de la « physique du physicien » — qu'il n'y centrer sur les quelques élèves qui manifestent pour la
a pas lieu de préciser ici, et la finalité de l'enseignement physique un goût, voire une vocation, qui les désigne d'ores
de la physique. Celle-ci doit bien entendu se référer avant et déjà comme les futurs physiciens. Mais alors au nom
tout au « sujet » de l'enseignement, à l'élève. de quoi prétendre qu'il est utile de faire assimiler un cours
L'enseignement de la physique n'est en aucune façon la célébration de physique à tous les élèves du secondaire?
d'un culte, il n'est pas une initiation des néophytes aux Du moment que ce n'est pas, pour la plupart, en vue
mystères de l'univers, il doit prendre sa finalité dans la d'une future profession, que les élèves « tout-venant » ont
réalité de l'élève tel qu'il est et tel qu'il se développe. à suivre un enseignement dans telle ou telle discipline,
C'est-à-dire que le problème se divise en deux parties : on ne peut que s'appuyer sur une autre option, que nous
celle des motivations psychologiques de l'élève, des pouvons appeler option « culturelle » : le savoir a
problèmes physiques qu'on peut l'amener à se poser dans le acquérir dans le secondaire est à considérer, non comme une
cadre de ses préoccupations d'enfant ou d'adolescent, première préparation à une profession — donc comme
celle d'autre part des objectifs d'un enseignement de la la constitution de futurs adultes en forces productives —
physique pour le futur adulte qu'il sera. Ce sont les deux mais comme un objet de consommation conditionnant les
volets de la « physique de l'élève ». aptitudes des futurs adultes à enrichir leur vie personnelle
Parlons d'abord du second aspect, celui qui nous et sociale; ceci par l'acquisition, au cours de leur scolarité,
amène à nous demander si et dans quel but on considère d'une « culture générale » qui soit centrée sur une prise
que tous les jeunes Français doivent avoir subi et de conscience — une « compréhension » — de leur
assimilé un enseignement de physique, et corrélativement, environnement matériel et social. Nous allons prendre pour
quelle physique répondra éventuellement à ce but. point de départ cette conception des finalités générales
Lorsqu'on creuse ce problème on s'aperçoit de l'enseignement secondaire, conception qui se rattache
rapidement qu'il pose dans le domaine de la physique une à des principes idéologiques évidents, et que nous
éviterons de justifier par un « discours » que chacun peut
question beaucoup plus générale, celle de la finalité de
J'enseignement secondaire dans son ensemble. Il est imaginer aisément.
clair — et la formation très étroitement unidisciplinaire D'abord qu'est-ce que « l'environnement »? — terme
des maîtres ne peut pas conduire à un autre résultat — à la mode et par conséquent d'un usage mal fixé et
que l'attitude spontanée des enseignants (et des recouvrant des réalités très diverses. Nous ne désignerons
inspecteurs généraux) de physique, est de transmettre aux élèves pas ainsi l'ensemble des objets, êtres et processus avec
tout ce qui peut « passer » du corps de doctrine qui lesquels le sujet se trouve directement en rapport et en
constitue la physique du physicien, corps de doctrine dont la contiguïté — ce qui sur le plan didactique aboutirait à
•communication ne remplit vraiment son but que lorsqu'il limiter le domaine de l'enseignement aux réalités de la
«'agit de former de futurs physiciens : enseignants, « vie quotidienne » — mais au contraire une organisation
chercheurs ou à la rigueur ingénieurs. C'est l'option « de tout l'Univers (dans le temps et dans l'espace) qui
sélection niste », qui implicitement considère les élèves « tout- parte du sujet, de sa situation concrète, et, si on veut, de
venant », qui ne seront pas plus tard concernés sa vie quotidienne, et qui procède à une exploration par
professionnellement par la pratique de la physique, comme un couches concentriques, dans laquelle les couches les
magma indifférencié, inintéressant et plutôt nuisible, noyant plus externes au sujet soient introduites comme des
et diluant les futurs physiciens et ingénieurs, lesquels explications successives des couches plus proches du sujet.
constituent la véritable finalité du système. Cette Cette conception se rattache, si l'on veut, à une vieille
conception est parfaitement lisible dans les programmes de tradition humaniste pour laquelle « l'homme est la mesure

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de toute chose », à condition de ne pas considérer niques particuliers d'où elles ont été tirées (et dont certains
« l'homme » comme une abstraction, mais comme un sujet pourront subsister à titre d'exemples typiques facilitant
concret « en situation » qui, sur le plan didactique, et concrétisant la compréhension). On verra alors que
s'identifiera en dernière analyse à l'élève lui-même dans toutes ces abstractions se groupent en deux systèmes principaux
les déterminations concrètes de sa vie, et bien entendu qui peuvent être constitués en deux disciplines
de sa future vie d'adulte. spécifiques :
C'est une telle conception générale qui conduit par 1) La technologie qui vise à expliciter et à
exemple en histoire, à préférer un enseignement partant schématiser tous les problèmes liés à la pratique (pratique sociale
des temps modernes, et en recherchant successivement éventuellement) des objets techniques, à l'organisation
les racines dans un passé de plus en plus lointain; ou finalisée de leurs fonctions d'utilisation, aux questions
encore dans les Sciences de la vie, à privilégier la générales posées par leur fabrication.
physiologie humaine et à l'éclairer progressivement par 2) La physique (plus précisément les sciences
l'exploration de domaines de plus en plus généraux de la physiques) qui atteint les propriétés générales des matériaux
biologie. et des formes diverses de l'énergie, propriétés qui sont
L'enseignement ne partira donc pas des gaulois (ou mises en œuvre dans la fabrication et l'utilisation des
de l'homme des cavernes) chers aux vieux livres de l'École objets techniques, et sans la connaissance desquelles ces
primaire, ni de la cellule vivante (ou, comme il en est objets seraient impossibles à construire et à faire
souvent question aujourd'hui, de l'ADN), mais il les fonctionner.
atteindra à la fin, au terme d'une chaîne d'interrogations posées Cette conception de la physique, comme une des
par ce que l'enfant observe et manipule — par ce qu'il dimensions de la compréhension de l'environnement
est au sens plein du mot. matériel — et non comme une présentation de la structure
Dans cette perspective, la raison d'être d'un de l'Univers matériel — est relativement triviale. Mais si
enseignement en sciences physiques, destiné à s'insérer dans elle est prise au sérieux didactiquement, c'est-à-dire si
la « culture » de l'ensemble des élèves du secondaire, ne les notions physiques sont toujours présentées à partir
peut pas être cherchée dans la « présentation » de leur utilisation dans la technique, et comme la base
d'ensemble de ce qu'on sait sur le monde physique — d'une compréhension de la technique, cette conception
présentation d'ensemble qui doit, comme nous l'avons dit, se permet de poser d'une façon relativement nouvelle les
subdiviser en niveaux successifs de la connaissance — problèmes de choix des domaines de la physique à
mais, dans les dimensions physiques de l'environnement prendre en compte dans l'enseignement secondaire, et des
matériel, dimensions qui, au-delà des faits les plus triviaux relations à privilégier, des enchaînements à préciser, entre
de la vie quotidienne, concernent avant tout ces divers domaines. Si on ne perd pas de vue la finalité
l'environnement technique le fait que l'enfant et l'adulte sont fondamentale, qui est de faire mieux comprendre à l'adulte
constamment en prise sur une civilisation artificielle, c'est-à- le fonctionnement des dispositifs techniques au milieu
dire un ensemble d'objets fabriqués par l'homme et qui desquels il est appelé à vivre — et également de tirer
l'environnent directement au point de vue « matériel », parti de l'intérêt spécial porté par l'enfant à cette
de la même façon que, par exemple, le paysage urbain compréhension du monde technique, on arrive à un schéma des
l'environne au point de vue géographique. contenus de l'enseignement de la physique qui évacue
beaucoup de faux problèmes.
Que sera alors de façon générale la «
compréhension » de cet univers des objets techniques? et que seront, A chaque mode d'utilisation technique de la lumière
sur le plan plus particulier de l'enseignement, les accès ou de l'électricité, par exemple, va correspondre un niveau
didactiques a cette compréhension? bien déterminé de modèle, pris parmi les modèles
emboîtés de la physique du physicien. Et c'est ainsi qu'à chaque
On se trouve en face d'un univers incroyablement niveau d'approfondissement de l'exploration du monde
divers, foisonnant et changeant, et il semble à première vue technique, correspondra un niveau de la connaissance
impossible d'initier l'élève aux modes de fonctionnement, théorique à introduire, sans qu'on ait jamais à se poser
d'usage et de fabrication des divers objets techniques, des questions sur la théorie « vraie » sous-jacente.
même en s'en tenant aux plus courants, aux plus
importants, aux plus caractéristiques. Mais on s'aperçoit très vite, La compréhension de la dynamo, de la distribution et
si on essaie d'analyser (en vue de la compréhension) une de l'utilisation de l'énergie électrique (en continu et en
multiplicité d'objets et de dispositifs techniques, qu'on alternatif) du téléphone, du moteur électrique, du circuit
retrouve partout un certain nombre de structures générales d'allumage d'un moteur à explosion, d'un micro ou d'un
et de problèmes généraux qui conduiront chaque fois à magnétophone, ne nécessite rien d'autre que le modèle
procéder à une abstraction spécifique, c'est-à-dire à étudier classique du courant ou du « fluide » continu — et
ces structures générales indépendamment des objets pourquoi pas sous-tendu par la vieille « analogie hydraulique »,

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si parlante pour l'imagination? — II est inutile, et donc des notions physiquement « élémentaires » aux notions
nuisible à la compréhension directe, d'introduire à ce composées, ou comme on dit, du simple au compliqué,
niveau, tant le « courant de déplacement » et la structure ces deux termes étant employés au point de vue des
d'analyse vectorielle de Maxwell que le concept d'électron notions et non au point de vue des relations et de leur
(qui du reste n'a pouvoir d'explication simple pour les maniement par l'intelligence. Ainsi il paraît évident que
phénomènes macroscopiques que lorsque ceux-ci ont lieu les notions mécaniques relatives aux systèmes en équilibre
dans le vide). sont plus primitives, plus « élémentaires » que celles
Par contre ces nouvelles notions — en fait un relatives aux systèmes en mouvement, le mouvement étant le
nouveau « modèle » de l'électromagnétisme — deviennent changement des entités qui doivent être préalablement
indispensables pour comprendre certains aspects « définies dans les conditions où elles ne changent pas;
marginaux » des dispositifs techniques précédents (par c'est pourquoi jusqu'à ces derniers temps il paraissait
exemple les « parasites » produits par les charbons d'un évident qu'il fallait étudier la statique (du point matériel, des
moteur à courant continu) — et surtout les domaines systèmes solides, des fluides) avant d'aborder la
nouveaux ouverts par les techniques « modernes », telles que dynamique du point ou des systèmes et l'hydrodynamique.
la production, la propagation et la réception des ondes Mais si on se place du point de vue du fonctionnement
radioélectriques, la cellule photoélectrique, l'ikonoscope, de l'intelligence du sujet, on voit tout de suite, en se
l'écran TV, le transistor, etc. référant aux recherches des psychologues, qu'il existe uns
Ainsi le choix des niveaux successifs auxquels on doit hiérarchie (et une succession temporelle dans l'histoiro
prendre les modèles de la physique à introduire dans du développement) entre les divers types de relalions,
l'enseignement, va être déterminé par les couches certaines d'entre elles étant maniées plus précocement et
successives du monde technique à explorer. L'introduction — et plus aisément que d'autres, et cette hiérarchie des ro!a-
l'époque de l'introduction dans l'enseignement — des tions, qui se réfère au sujet pensant, est tout à fait
techniques modernes va donc conditionner clairement différente de la hiérarchie des notions (simples ou
l'introduction des modèles modernes de la physique. composées) qui se réfère à l'objet lui-même.
Plus précisément, la capacité de former des modeies
III. — LA « STRUCTURE D'ACCUEIL » ET LA PHYSIQUE physiques et de manier les transformations des relations
DU MAITRE. dans le cadre de ces modèles — capacité qui peut être
prise comme finalité générale d'un enseignement do la
Cependant nous ne sommes pas au bout de nos physique — met en jeu ce que la principale école actuelle
peines. L'élève ne doit pas être considéré seulement en psychologie de l'intelligence, celle de Piaget, décrit
comme un « sujet social », en tant que futur adulte appelé comme des capacités opératoires. Ces capacités sont
à vivre dans un certain environnement technologique qui analysées par Piaget, et classées dans une échelle génétique
doit déterminer la culture scientifique à lui transmettre. de développement au moyen de la notion d'opérations :
Il est aussi — actuellement — un « sujet psychologique » Les opérations sont les transformations élémentaires
avec un niveau d'intelligence spécifique fonctionnant d'une susceptibles d'agir sur les modèles construits par
manière spécifique. Après avoir dégagé la « structure » l'intelligence. Les opérations sont génétiquement des actions
de la physique du physicien et ses rapports avec transposées dans la pensée, et devenues alors réversibles,
l'environnement, il faut aussi prendre en compte le côté composables, et organisées en systèmes opératoires
psychologique du rapport d'enseignement. globaux. En mettant en évidence, à partir de la coordination
Il est à peu près entendu que la physique, dans la concrète des actions, puis de leur systématisation et de
forme où on l'enseigne, ne se présente pas comme une leur insertion dans des systèmes complets et cohérents,
description mettant devant l'élève une accumulation de l'origine des opérations logicomathématiques chez
faits : ce qui doit prédominer, ce sont des relations, et l'enfant, Piaget a ouvert la voie vers une compréhension
même des relations de relations, constituant un modèle scientifique du développement génétique de l'activité
qui permet d'opérer intellectuellement des transformations opératoire, laquelle, à partir d'un niveau déterminé de
(par exemple mathématiques) qui « représentent » les l'évolution, aboutit à l'édification cohérente d'un modèle. Et
transformations des objets physiques, comme nous l'avons par là il a aussi ouvert la voie à l'apprentissage et à
dit en commençant. Conçu de cette façon l'enseignement l'éducation de l'activité scientifique centrale, consistant à
de la physique pose toute une série de problèmes de construire et à manier des modèles. Ses travaux fournissent
ainsi le fil conducteur qui conduit à la didactique
psychologie de l'intelligence. Ces problèmes sont d'autant
plus ardus qu'ils sont mal aperçus en général par les scientifique.
praticiens et les théoriciens de l'enseignement. En général La considération de cette dimension psychologiqua
l'ordre d'introduction des domaines d'enseignement, tel et génétique de la pensée physique, en tant qu'aptitude
qu'on le trouve dans les programmes et les manuels, va à assimiler et à manier des modèles opératoires, pose

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d'une façon tout à fait nouvelle le problème de la chez l'eieve la capacité à assimiler et à manier des
construction d'un « curriculum » pour l'enseignement de la modèles opératoires. Et d'autre part nous avons insisté sur le
physique dans le secondaire. La conception sous-jacente fait que, pour le physicien, un modèle reposait sur une
à la plupart des programmes d'enseignement est celle axiomatique de même nature que dans une théorie
de l'intelligence de l'élève considérée comme homogène mathématique, ce qu'il est convenu d'appeler une théorie
dans son fonctionnement à celle du maîlre, avec cette « abstraite ». Il s'agit de savoir quel est le rôle de ces
différence qu'il s'agit là d'un cadre garni par un contenu modèles abstraits dans la physique de l'élève, par quelle
— la connaissance de la physique — ici d'un cadre vide voie l'élève peut être amené à comprendre et manier
attendant d'être rempli par ce même contenu. Ce contenu « l'abstraction ».
sera alors introduit par couches succcscives, ce qui
signifie que le « donné préexistant » dans l'intelligence, disons Les études (récentes) faites par Piaget sur les
formes de l'abstraction chez l'enfant nous fournissent à cet
de l'élève de seconde, consiste dans l'ensemble des égard des renseignements précieux — bien qu'il ne puisse
connaissances qu'il a acquises depuis la maternelle être question de « plaquer » sur l'ensemble des élèves
jusqu'à la seconde, connaissances qu'il est aisé de prendre depuis la sixième jusqu'à la terminale des résultats acquis
en compte en ayant sous la main les livres de classe sur des enfants notablement plus jeunes. Piaget a montré
correspondants — notamment en mathématiques et en
l'existence de deux niveaux dans le processus
technologie, — puisque pour le moment on n'étudie pas psychologique d'abstraction; ces deux niveaux — l'abstraction
la physique avant ia seconde. « empirique » et l'abstraction « réfléchissante » — se
En réalité, et c'est surtout cette leçon qu'il faut tirer succédant dans chaque domaine particulier, mais pouvant se
des recherches des psychologues de l'intelligence, rencontrer à chacun des « stades » qui définissent les
l'intelligence d'un enfant n'est nullement une cire plastique structures générales successives de l'intelligence.
gardant les empreintes qu'on y a moulées, un système L'abstraction empirique forme des concepts abstraits
enregistrant successivement et conservant dans un ordre directement à partir des données observables, en comparant
linéaire une suite d'informations et d'algorithmes. C'est un certains observables semblables, et en « faisant
organisme actif et réactif qui, au contact de abstraction » de leurs différences, ce qui permet, à partir de leurs
l'enseignement, mais bien plus à travers toutes les expériences de traits communs, de former un concept appauvri (donc
la vie quotidienne, et avant tout à travers la coordination « abstrait ») susceptible d'entrer dans des relations
des actions de l'enfant lui-même, se munit à chaque stade relativement générales, dont certaines, caractérisant des
de son développement d'une structure bien déterminée interactions, continuent précisément les « opérations » au sens
dans laquelle sont insérées et organisées les précis qui a été rappelé plus haut. L'abstraction réfléchis-
connais ances assimilées. Cette « structure d'accueil » est pour cante d'autre part opère sur des opérations, c'est-à-dire
l'enseignant le « donné préexistant » primordial, avec cette sur des relations déjà abstraites. C'est une abstraction au
particularité que c'est un donné généralement inconnu, second degré qui, bien entendu (dans chaque domaine
car cette structure a en fait très peu de rapports avec la considéré à part), repose sur l'acquisition et le maniement
structure des disciplines scientifiques qu'on a essayé de préalable des opérations, c'est-à-dire présuppose la
faire pénétrer par l'enseignement antérieur. Pour donner formation des abstraits empiriques considérés.
un enseignement qui ait un minimum d'efficacité, il est
nécessaire d'explorer et de connaître cette structure Par exemple les notions générales de liquide, ou de
d'accueil telle qu'elle est, et non telle qu'on a prétendu solide, ou de vapeur (ou gaz), constituent des abstraits
l'édifier. empiriques comme résultant des propriétés observables
communes à divers liquides (ou solides, ou gaz) qui
diffèrent par ailleurs par leur couleur, leur poids, la
IV. — TROIS EXEMPLES. température a laquelle on les observe, etc. De même les concepts
de fusion (ou de solidification), de vaporisation (ou de
Nous allons essayer de préciser ces idées sur la place liquéfaction) sont formés en rapprochant les faits
spécifique de la « physique du maître » au point où se d'observation relatifs à des changements d'état particuliers. Par
rencontrent — et parfois entrent en conflit — la « contre l'affirmation générale que tout corps peut se
structure » de la physique du physicien (modèles emboîtés), et rencontrer sous les trois états solide, liquide ou gazeux, et
ce que nous avons appelé la « structure d'accueil » qui peut passer de l'un à l'autre de ces états, constitue une
caractérise sur le plan psychologique la physique de abstraction réfléchissante, qui pose une distinction
l'élève. Pour cela nous développerons quelque peu trois générale entre le type de substance (corps pur par exemple)
points importants : le rôle de l'abstraction, le rôle de la abstraction faite de l'état dans lequel il se trouve, et
causalité, le rôle de l'expérience. d'autre part l'état physique, abstraction faite de la substance.
1) L'abstraction. Nous avons vu que l'objectif essentiel C'est cette abstraction généralisée qui permet à l'enfant,
de l'enseignement de la physique consiste à développer lorsqu'il a été capable de l'assimiler, de parler de fer

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fondu, ou d'air liquide, sans en avoir jamais vu, et avec spontanée de l'intelligence, avec les résultats déplorables
l'idée anticipée de certaines propriétés de ces objets. que les physiciens peuvent constater tous les jours et qui
pèsent encore sur « la physique de l'étudiant », au moins
Du point de vue didactique il est très important à son entrée en Faculté.
d'analyser et de suivre le processus d'acquisition de ces deux
types d'abstraction, de savoir dans chaque domaine quand 2) La causalité. Les modèles modernes de la physique
l'élève est psychologiquement capable d'assimiler et de ont généralement expulsé la notion de « cause »
manier les deux types de concepts abstraits. Ceci avant considérée à juste titre comme un résidu anthropomorphique. Les
tout parce que les modèles opératoires ne peuvent être explications propres à ces modèles se réfèrent à des lois
réellement constitués qu'au niveau de l'abstraction de conservation ou d'évolution (thermodynamique), à des
réfléchissante, qui fournit l'outil précis de transformations principes d'optimisation (conditions d'intégrale
opérées par l'intelligence dans le cadre d'un tel modèle, outil stationnai re) à des relations d'interaction (électromagnétisme) ou
qui est généralement de nature mathématique. à des relations de structures de type encore plus abstrait
Par exemple le concept de force est d'abord atteint et reposant en définitive sur une axiomatique (relativité,
à partir de forces de « nature » particulière : force mécanique quantique). La confusion déjà signalée entre
musculaire, force de traction d'un véhicule, force transmise par modernisation de l'enseignement de la physique et
un fil, force magnétique, force de pesanteur (celle-là très enseignement de la physique moderne, amène une tendance
difficile à relier aux autres). Les propriétés communes à exorciser de même le rapport de causalité dans
de ces différentes forces (déformation des ressorts, mise l'enseignement. C'est certainement à une préoccupation de ce
en mouvement des corps massifs) permettent de former genre qu'obéissent les formes nouvelles proposées pour
un concept général, la force, définie par la capacité de la Mécanique dans l'enseignement secondaire, formes qui
produire des effets déterminés. C'est un abstrait empirique. reposent essentiellement sur les relations de conservation.
Il est important de savoir à quel âge l'enfant est opéra- Or les études des psychologues ont montré la « pré-
toirement capable de penser la force en oubliant les gnance » fondamentale de la relation de causalité dans
différences de nature physique et en ne gardant dans l'esprit les explications des enfants et des adolescents. La
que les effets communs à toutes les forces particulières. causalité, pour Piaget, consiste à projeter sur le monde des
Des expériences de l'école de Piaget ont montré — et objets (à attribuer aux objets) les structures d'opérations
nous avons pu le vérifier en situation scolaire — que cette que l'enfant a construites dans son esprit à partir des
capacité apparaît entre 12 et 14 ans, plus précocement coordinations de ses actions. Il est exact que cette
en ce qui concerne les effets dynamiques, plus projection est anthropomorphique. Cependant elle ne consiste
tardivement en ce qui concerne les effets statiques. pas à attribuer (magiquement) aux objets les capacités
Par contre la force en tant que vecteur, c'est-à-dire d'action propres au sujet, mais les structures opératoires
« schématisable » par une flèche, qu'on sait composer formées à partir de ces capacités d'action; et comme ces
avec d'autres, projeter, etc. est du domaine de structures opératoires sont d'autre part l'origine de toute
l'abstraction réfléchissante. Elle suppose la capacité de former des la pensée logico-mathématique, c'est génétiquement par
règles générales portant sur les opérations sur les forces. le biais de la causalité que la logique et les
Elle est indispensable pour constituer un modèle mathématiques sont mises en rapport avec la physique, c'est-à-dire
opératoire de la mécanique (tant en statique qu'en que le sujet devient capable de former en physique des
dynamique) qui permette de calculer et prévoir les effets modèles opératoires.
physiques qui résulteront de situations composées, c'est-à-dire Non seulement donc la pensée causale constitue une
de construire un système scientifique qui dépasse l'énoncé étape intermédiaire essentielle — on pourrait même dire
des lois élémentaires et triviales, système qui est indispensable — dans la construction des modèles de la
effectivement le but d'un enseignement de la mécanique. Cette physique, mais on constate aussi que jusqu'à des étapes
abstraction réfléchissante est plus tardive que la avancées de l'adolescence, les explications causales sont
précédente. Elle est esquissée sous forme fruste et qualitative les explications par excellence, celles qui satisfont
vers 14 ans, mais uniquement pour prévoir un effet l'enfant à l'exclusion de toute autre. Quand on met l'enfant
dynamique; nettement plus tard s'il s'agit de composition de en face d'une affirmation « structurale » (par exemple :
forces en équilibre. En tout cas nous pouvons dire que la direction de la lumière se rapproche de la normale
la démarche aujourd'hui classique qui consiste à ne se quand la lumière pénètre de l'air dans l'eau) ou en face
croire autorisé à introduire la force dans l'enseignement d'une évidence expérimentale (par exemple : les corps
qu'après que le calcul vectoriel aura été enseigné par les plongés dans l'eau deviennent plus légers) ils ne sont
mathématiciens, sous la forme directement abstraite des satisfaits et capables d'assimiler et de manier
« espaces vectoriels », fait appel en premier au type le rigoureusement la relation introduite dans l'énoncé, que lorsqu'on
plus élevé d'abstraction, l'axiomatisation, appelée par a répondu au « pourquoi » qu'ils posent aussitôt (à
Piaget « abstraction réfléchie », et viole ainsi fa démarche condition bien entendu qu'ils soient mis dans des conditions

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où ils extériorisent effectivement leurs réactions partie du travail de recherche du physicien est un travail
spontanées). Or ce pourquoi signifie à peu près généralement : de laboratoire. Mais il nous a semblé — et la mécanique
par quelle cause? Si on leur répond que « c'est comme est évidemment un domaine où les choses apparaissent
ça », parce qu'ils peuvent le constater eux-mêmes en de façon particulièrement typique — qu'un enseignement
faisant et répétant des expériences, ils restent insatisfaits, élémentaire qui prendrait son point de départ dans une
la relation ne pénètre pas effectivement dans leur système analyse directe par l'élève des faits expérimentaux (soit
cognitif, n'est pas assimilée en tant qu'une composante à partir d'expériences faites devant eux par le maître, soit
nouvelle de leur connaissance. à partir de manipulations libres) prendrait les choses à
l'envers et contredirait aussi bien la démarche naturelle
Il semble qu'on doive se souvenir de ce fait de l'intelligence, que l'histoire du développement de la
psychologique général pour présenter les divers domaines de la
physique, même lorsque la physique du physicien s'est science.
débarrassé du « pourquoi » au profit du « comment », Ainsi tout dispositif dynamique usuel nous présente
c'est-à-dire a centré son intérêt sur la structure de la toujours le résultat complexe de plusieurs causes
relation et sa représentation abstraite dans le langage enchevêtrées, et tant l'observation que la manipulation directe
mathématique le plus congru. C'est ainsi qu'il nous semble du réel ne peut nous donner que des conclusions
que l'initiation à la dynamique — qu'on l'exprime au moyen obscures : dans la grande majorité des mouvements rencontrés
de l'accélération ou au moyen des variations de la dans la pratique, aux forces « motrices » viennent se
quantité de mouvement — doive rester centrée sur le concept superposer des phénomènes de frottement et de résistance,
de force, qui dans sa conception la plus générale est et cette pluralité des causes rend — et a rendu pendant
précisément la cause par excellence. deux mille ans — la mécanique inintelligible en faisant
De même il faudra bien réfléchir, dans l'introduction émerger irrésistiblement le scheme aristotélicien de
— élémentaire tout au moins — de l'électrocinétique, à causalité et de covariation entre force et vitesse (constante).
présenter soit comme des causes soit comme des effets Une expérience facile à comprendre doit être
des aspects du phénomène qui, pour le physicien, soigneusement « préparée » par des procédés permettant
apparaissent simplement comme reliés par des relations d'éliminer les facteurs non pertinents. Elle présuppose donc
bilatérales s'exprimant par des égalités. L'enfant ne comprendra que l'on sait déjà distinguer les divers facteurs et diriger
profondément ces relations que si elles sont « fléchées » : l'attention sur la relation à étudier isolément. En
une cause agissant sur un système, caractérisé par présentant aux élèves, comme on le fait ordinairement, une
certaines quantités, produit un certain effet conformément à expérience déjà purifiée, on leur épargne — on leur
une loi déterminée. Par exemple (nous ne faisons que dissimule — tout le travail intellectuel antérieur de définition
présenter une suggestion à discuter, ou mieux à tester par et de distinction des facteurs, travail qui est capital pour
une expérimentation didactique) : un générateur de force le développement de leur propre activité opératoire. Ainsi
électromotrice E va produire dans un circuit fermé de on utilise souvent aujourd'hui pour l'enseignement «
résistance R, un courant d'intensité I donné par I = E/R. expérimental » de la mécanique des procédés qui suppriment
E est la cause, R la caractéristique du système, I l'effet. le frottement, tels les « tables soufflantes », dont la
conception et la réalisation, visant à rendre le phénomène «
Ce rapport de causalité, psychologiquement simple », sont en fait très sophistiquées et, présentant aux
fondamental, devra bien entendu être plus tard critiqué et élèves un dispositif compliqué et mystérieux, où par
relativisé de façon à amener le sujet au niveau des ailleurs les mobiles présentent un comportement tout à fait
conceptions structurales modernes. Mais les études — très insolite, ne peuvent à notre avis les convaincre en aucune
fragmentaires encore — faites sur ce point nous font penser manière qu'ils sont en train d'étudier un aspect
que la causalité reste la source principale de la élémentaire de la réalité.
compréhension jusqu'à un stade intellectuel relativement avancé,
et qu'elle fournit encore une aide indispensable aux Notre méthode, pour introduire la distinction de la
étudiants des premières années de Faculté. force motrice (accélératrice) et des frottements, part de
la constatation (retrouvant un résultat de Piaget) qu'un
3) L'expérience (Cet aspect du problème didactique enfant de 13 ans mis en face (en réalité, mais aussi bien
est présenté ici à partir d'une recherche que nous en imagination) du cas d'un train lancé sur une voie
poursuivons sur l'initiation à la Dynamique en classe de horizontale et laissé à lui-même, s'interroge sur les causes
quatrième). qui ralentissent et finissent par arrêter le train. Il est alors
L'enseignement de la physique prend généralement capable d'imaginer la situation virtuelle où, tous les
pour point de départ la formule — incontestable — : « La facteurs de frottement ayant été réduits à zéro, le train
physique est une science expérimentale. » II est certain continuera à rouler indéfiniment, c'est-à-dire de
que même dans la construction théorique, le contact étroit découvrir — par la réflexion seule — le principe fondamental
avec l'expérience est indispensable et que la majeure de l'inertie. C'est du reste la ligne de pensée qui a conduit

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Galilée à l'énoncé de ce principe. Dès lors que l'enfant est due aux conditions électriques : croissance de la force
devient capable de supprimer les frottements par la contre-électromotrice avec la vitesse. Dans le cas du
pensée et de raisonner sur une situation idéale, il est inutile, train réel, la vitesse à ne pas dépasser est simplement
au point de vue pédagogique, de s'occuper à réaliser réglée par le conducteur qui réduit la force motrice de
effectivement cette siuation. L'essentiel est acquis, les façon à satisfaire aux normes de sécurité). Plus
frottements sont érigés en un concept distinct, jouant seulement généralement le scheme d'un train entraîné par une force de
le rôle d'un facteur perturbant qu'on peut écarter traction constante est loin de correspondre à la situation
virtuellement. réelle.
Le terrain est alors déblayé pour étudier la relation Pour nous le rôle de l'expérience — et des
élémentaire de causalité entre la force active et les manipulations qui interviennent dans les autres thèmes — n'est
variations du mouvement. Pour cela la première « expérience », pas d'apprendre à l'élève à lire les relations
celle du démarrage d'un train « sans frottements » sous mathématiques dans la situation réelle. Il est de l'aider à former
l'action d'une locomotive peut être avantageusement et à clarifier des concepts « concrets » c'est-à-dire
concrétisée par un film, ou même par référence à correspondant à des classes d'objets ou des phénomènes avec
l'expérience personnelle des élèves qui ont voyagé en chemin lesquels l'observation (surtout qualitative) et la pratique
de fer. Mais en tout cas le rôle de cette expérience manipulatoire le mettent directement en contact, et à
— réelle ou imaginaire — n'est pas d'établir ou de former dans son esprit les relations opératoires liant ces
vérifier la loi : force constante produit accélération constante. concepts, telles que les suggèrent les relations causales
Elle est de fournir à l'esprit de l'élève un support concret liant ces phénomènes.
à une relation opératoire fondamentale, de la lui faire Cette conception de l'expérimentation ayant pour rôle
comprendre, exprimer et manier. Cette compréhension de de fonder et construire sur le plan de la psychologie
la relation causale, non seulement est assez régulièrement cognitive les concepts et les relations de la physique,
acquise, mais il est arrivé même fréquemment qu'on fasse diffère très profondément de celle qui, par emprunt à la
découvrir aux élèves par anticipation les relations force- physique du physicien, est généralement introduite dans les
accélération et masse-accélération. Par contre les manuels d'enseignement : l'expérimentation a dans ces
tentatives que nous avons faites — à partir des graphiques manuels pour rôle.
procurés par la S.N.C.F. — pour suivre la « méthode
expérimentale » ordinaire, c'est-à-dire faire découvrir la loi par 1) De définir avec précision, sur le plan même de
analyse de l'expérience réelle, se sont soldées par des l'épistémologie physique, les notions et surtout les
échecs, car elles entraînaient les élèves dans grandeurs à prendre en considération : les quantités physiques
l'abstraction et la complication. ne peuvent être maniées et introduites dans les lois
qu'après qu'on a bien précisé comment on pouvait obtenir
Enfin — et c'est là que nous rejoignons l'expérience leurs valeurs, c'est-à-dire décrit et défini avec précision
réelle, non au début, mais à la fin — une fois la loi leurs procédés de mesure (mais en général le dispositif
élémentaire comprise dans les conditions d'un système idéal effectif de mesure d'une grandeur physique présuppose
(sans frottement), les élèves n'ont aucune peine à des connaissances nombreuses allant bien au-delà de la
combiner force motrice et frottement, et ainsi à rendre compte simple définition de la grandeur physique étudiée. Cette
de l'expérience réelle. définition d'une grandeur par sa mesure introduit donc un
Ainsi (en condition scolaire) les élèves savent cercle vicieux analogue à celui que nous venons de
expliquer le fonctionnement d'un petit train « Lego » à pile, signaler à propos de l'isolement expérimental des lois «
lequel prend presque immédiatement un mouvement élémentaires »).
uniforme, en disant que « le frottement empêche 2) De fonder une certitude spécifique, en ce qui
d'ac élérer ». De même (en condition clinique) des élèves nous concerne les lois physiques, sur leur accord avec un
ont expliqué qu'un train réel n'atteignait pas en réalité système d'expériences. (Mais la loi affirmée a toujours un
lea vitesses qu'impliquerait un mouvement uniformément énoncé exact, tandis que les expériences — surtout en
accéléré, en disant « ça accélère de moins en moins, condition scolaire — fournissent toujours des résultats
parce que l'air est de plus en plus fort quand ça va plus approchés. La certitude ainsi acquise est alors toujours
vite ». relativement floue, et l'impression est ainsi laissée aux
Nous ne craignons pas de dire que ce genre de élèves que la physique est une science très
réponse montre une assimilation entièrement satisfaisante approximative).
du rôle causal de la force, sans que le succès soit en Bien entendu les véritables caractéristiques de
aucune manière diminué par le fait que, en toute rigueur, l'expérimentation et de son rôle probatoire vis-à-vis de la théorie,
les deux explications sont fausses! devront être soigneusement détaillées — mais une fois la
(Dans le cas du train Lego, la vitesse limite uniforme théorie construite dans la pensée de l'élève — y compris

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par des travaux pratiques où pourront être étudiés les le secondaire. Elles visent seulement à désembrouiller ces
problèmes d'incertitudes, de calcul d'erreur, etc. Mais ceci problèmes en tentant de distinguer trois plans qui
ne sera possible que si la base théorique ne découle généralement interfèrent dans la pratique et la théorie de cet
pas de l'expérience, mais au contraire la précède pour enseignement : le plan de la physique telle que le
permettre de la comprendre, comme du reste cela a été physicien de profession l'a apprise et pratiquée, le plan de la
le cas tout au long de l'histoire des découvertes finalité d'un enseignement de la physique, prenant en
scientifiques. considération les adultes que deviendront les élèves du
secondaire, enfin le plan du fonctionnement génétique de
l'intelligence tel qu'il est à l'œuvre dans la pratique même
CONCLUSION. de l'enseignement, ce que nous avons appelé « la
physique du maître », et qui est l'objet même de la didactique
Ces quelques remarques n'ont aucunement la scientifique.
prétention d'épuiser — encore moins de résoudre — les divers Francis HALWACHS.
problèmes posés par l'enseignement de la physique dans Université de Provence.

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