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La souffrance des enseignants

Une sociologie pragmatique


du travail enseignant
Éducation et société
Collection dirigée
par Agnès van Zanten

« Éducation et société » est une collection consacrée à la publication d’en-


quêtes et de travaux de synthèse qui abordent les enjeux sociaux, écono-
miques et politiques de l’éducation scolaire et universitaire. Elle s’adresse à
tous ceux, chercheurs, formateurs, étudiants, acteurs du système d’enseigne-
ment, qu’intéressent les implications sociales de l’action éducative.
FRANÇOISE LANTHEAUME
CHRISTOPHE HÉLOU

LA SOUFFRANCE
DES ENSEIGNANTS

Une sociologie pragmatique


du travail enseignant

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 978-2-13-056705-9
Dépôt légal — 1re édition : 2008, septembre
© Presses Universitaires de France, 2008
6, avenue Reille, 75014 Paris
REMERCIEMENTS

Aux enseignants et formateurs associés à l’Institut national de


recherche pédagogique, qui ont participé à la recherche : Jean-
Pierre Auvray, Marc Bailleul, Claire Grandin, Louis Moinon,
Jean-François Thémines et Dominique Youf (académie de
Caen) ; Laurent Liechstenstein et Samuel Zaoui (académie de
Créteil) ; Françoise Bessette-Holland, Marie-Claude Carrel,
Sabine Coste, Françoise Faye et Sylvie Floc’hlay (académie de
Grenoble) ; Dominique Comelli et Béatrix Guillet (académie
de Nantes) ; Philippe Mary (académie de Toulouse).
À l’Institut national de recherche pédagogique, qui œuvre à la
recherche publique en éducation et a rendu possible cette
recherche ; à la direction de l’unité mixte de recherche Éduca-
tion & politiques (Université de Lyon 2 - INRP) qui a accompa-
gné ce projet et à la Fondation MGEN pour la santé publique qui
l’a soutenu et y a contribué.
Aux enseignants des établissements dans lesquels nous avons
enquêté, qui ont accepté de parler sans fard de leur travail, aux
chefs d’établissement qui ont soutenu cette démarche et aux
personnels des rectorats et inspections académiques qui ont bien
voulu nous faire part de leur expérience.
À Vincent Charbonnier, pour ses relectures.
Sommaire

I NTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
Un « malaise enseignant » plus médiatisé qu’étudié, 3
Une sociologie pragmatique du travail enseignant, 6
L’établissement comme lieu des épreuves où s’effectue, s’imagine, se régule le
travail, 9
Une enquête auprès des experts de la difficulté enseignante puis des ensei-
gnants, 12

PREMIÈRE PARTIE

CONSTRUCTION ET TRAITEMENT DES ENSEIGNANTS


DITS « EN DIFFICULTÉ »

1. L A CONSTRUCTION DE L’ENSEIGNANT « EN DIFFICULTÉ »......... 19


Difficultés professionnelles et souffrances, une question de personne . . . . . 22
Des épreuves et des situations engendrant difficultés et souffrances. . . . . . . 23
« La difficulté, c’est toujours un problème d’adaptation » . . . . . . . . . . . . . . 26

2. D ES ENSEIGNANTS « EN DIFFICULTÉ » PLUS NOMBREUX ET DES


TRAITEMENTS DIVERSIFIÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
La montée des exigences et ses conséquences . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Des personnels et des dispositifs plus nombreux et plus divers pour traiter
les enseignants « en difficulté » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

DEUXIÈME PARTIE

LES DIFFICULTÉS AU CŒUR DU TRAVAIL


DES ENSEIGNANTS

3. U SURE MORALE ET SENTIMENT D’ÉCHEC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49


Les tensions du métier : quand la critique s’en mêle . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
Une relation tendue aux parents, 51
Le besoin d’une institution plus solidaire, 58
VIII La souffrance des enseignants

Usure, fatigue et engagement de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61


Multiplication et diversification des tâches, 62
Sentiment de déqualification et usure, 64
Un travail « interminable » aux résultats improbables, 66

4. L’ EMPRISE DU TRAVAIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

La difficile gestion du temps et l’empiétement sur la vie privée . . . . . . . . . 73


Emprise, déprise, représentation de soi et « polyvigilance », 76

Tensions dans l’activité et dans l’organisation du travail . . . . . . . . . . . . . . . 83


Intensification du travail et relation de service à autrui, 83
Protection de soi, ennui et usure, 86
L’épuisement dans le travail, 88

5. L E BON TRAVAIL ET LE BEAU TRAVAIL : JUGEMENT PARTOUT ,


RECONNAISSANCE NULLE PART ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93

Multiplicité des jugements du travail, diversité des critères . . . . . . . . . . . . . 94


Pression et neutralisation des jugements sur le travail . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Les élèves, témoins de fait et juges de l’activité enseignante, 98
Les parents « ont l’impression qu’ils ont un droit de dire... », 100
Les jugements de la hiérarchie : soupçon d’incompétence et attente de reconnais-
sance, 100
Le jugement des proches : une méconnaissance du travail blessante, 102
L’auto-évaluation par défaut d’une évaluation qui fasse consensus, 103

Ceux qui ne sont pas du métier ne peuvent pas juger . . . . . . . . . . . . . . . . 105


Le jugement entre pairs pour situer son propre travail . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Une évaluation défaillante, une reconnaissance impossible ? . . . . . . . . . . . . 111

TROISIÈME PARTIE

DÉPASSEMENT ET CONTOURNEMENT
DES DIFFICULTÉS

6. L E PLAISIR DE PENSER ET LA CAPACITÉ D’AGIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

Du fréquent « agréable » au rare « état de grâce » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118


L’euphémisme est la règle, 118
Le lexique du plaisir au cœur du travail, 120
Le plaisir au travail est dans les « toutes petites choses » . . . . . . . . . . . . . . . 125
Sommaire IX

7. L ES ISSUES FACE AUX DIFFICULTÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135


Les issues dans le métier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136
S’engager, se désengager, 136
Changer de public, changer d’établissement, 139
Relativisation pédagogique et/ou sociale, 146
En parler et travailler en équipe, 149
Sortir du métier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
L’investissement extérieur, 154
Changer de métier, 155

C ONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161

B IBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
Introduction

Le thème de la « souffrance au travail » connaît une certaine popu-


larité témoignant de son actualité tant dans l’univers social que dans
celui de la recherche. Peu de travaux portent encore sur les ensei-
gnants. Mais faire l’inventaire des maux des enseignants n’a qu’un inté-
rêt limité – et déprimant – tant une liste longue semble avoir déjà été
établie. De plus, à la fois médiatisée et tue, la souffrance au travail des
enseignants n’est pas aisée à étudier et pose des questions d’ordre scien-
tifique et méthodologique, notamment pour une approche sociolo-
gique dont l’ambition est de contribuer à la compréhension du travail
enseignant et non de conforter un éventuel dolorisme professionnel.
Comment examiner les difficultés professionnelles des enseignants,
leurs conséquences, tant sur les personnes que sur le groupe profession-
nel, sans céder à une psychologisation du social (Fassin, 2004), voire à
sa médicalisation ou à la victimisation des acteurs (Fassin et Rech-
tmann, 2007) ?
Le projet de cet ouvrage est d’exposer comment les difficultés du
métier d’enseignant organisent aussi bien les douleurs et les souffrances
ordinaires que les plaisirs et la reconnaissance qu’il procure. Les diffi-
cultés y sont envisagées non pas comme un avatar ou une excroissance
du métier, mais comme une réalité dont la gestion est constitutive du
métier. Dans cette perspective, la difficulté n’est pas seulement ce qui
ne va pas mais ce qui permet de décrire le travail, l’organise, le révèle à
lui-même, et, au final, elle est normalisée dans le cadre professionnel.
Comme Durkheim affirmait : « Le crime était normal », nous pourrions
dire que la difficulté est normale. Pas de société sans crime, pas de
métier sans difficultés. Considérer les difficultés comme un analyseur et
2 La souffrance des enseignants

non comme un parasite du travail, les aborder en positif comme le


centre du travail, telle a été notre démarche pour en saisir les tensions
en prenant le parti de concevoir le travail comme irrégularité, aspérité.
Souvent, le néomanagement est pointé du doigt pour son utilisa-
tion des ressorts du « développement personnel » et l’usage de diverses
manipulations au service d’un meilleur rendement des salariés (Le Goff,
1995 ; Ariès, 2002). Ces pratiques sont désormais reconnues comme
sources de souffrance au travail. Qu’en est-il dans l’Éducation natio-
nale ? À l’image des entreprises privées, les modèles actuels de gestion
du personnel accordent de plus en plus de place à l’autonomie des per-
sonnes, à une réduction des lignes hiérarchiques, et font du projet un
moyen de mobilisation des personnels. Ce nouveau management a pris
le relais depuis une vingtaine d’années d’un modèle plus taylorien et
bureaucratique. L’épuisement du modèle salarial (Castel, 1995 ; Supiot,
1998 ; Pillon et Vatin, 2003) se traduit par un changement du modèle
de régulation dans lequel le projet tend à se substituer à la règle, les
missions successives à la carrière, le tout étant accompagné d’une
injonction à l’autodiscipline (Périlleux, 2001). Ce mouvement est per-
ceptible dans le secteur public, notamment dans l’éducation depuis sa
« déconcentralisation » (Dutercq et Lang, 2001) et l’institution d’une
politique de projet depuis la loi d’orientation sur l’éducation qui,
en 1989, en fait une exigence.
Cette évolution, analysée par Boltanski et Chiapello dans Le nouvel
esprit du capitalisme (1999), rime avec une organisation en réseau, une
initiative accrue des acteurs, une autonomie relative de leur travail, une
action orientée par la recherche de la performance, etc. Le coût en est
une sécurité matérielle et psychologique déstabilisée. Selon ces auteurs,
les transformations des organisations du travail correspondent à une
récupération, par le management, de la critique sociale dénonçant la
souffrance induite par le modèle taylorien. Une critique du modèle de
gestion du personnel produit par ce nouveau management est en cours
de construction. Mais tout cela a-t-il du sens pour un domaine d’acti-
vité, l’éducation, dans lequel les pratiques et discours managériaux ont
été introduits de façon plus « molle » et qui n’est pas gouverné par la
logique du profit ?
Par ailleurs, comment saisir un objet semblant, de prime abord,
échapper à l’enquête sociologique qui n’aurait pas à se préoccuper de
souffrances, celles-ci n’étant pas, selon une répartition académique
héritée, l’affaire du sociologue mais du psychologue ? Des précurseurs
ont cependant rendu compte des difficultés des enseignants confrontés
Introduction 3

à de nouvelles conditions de travail. Peter Woods, par exemple, mon-


trait dans les années 1970 combien, au Royaume-Uni, les « stratégies
de survie des enseignants » (Woods, 1977) étaient liées à une estime de
soi défaillante dans un univers professionnel transformé, perçu comme
insaisissable, suite à la mise en place de la comprehensive school, équivalent
du collège unique français, démocratisant l’enseignement au début des
années 1960. En France, la question a été peu abordée avant les
années 2000.
Selon François Dubet, la souffrance au travail se manifeste particu-
lièrement dans trois univers professionnels dans lesquels il diagnostique
un déclin de l’institution (Dubet, 2002) : l’éducation, la santé, le travail
social. Les deux derniers ont fait l’objet d’études montrant les difficultés
et souffrances des professionnels (travailleurs sociaux : Ion et Ravon,
2002 ; infirmières : Molinier, 1997, 1999 ; Loriol, 2003). Pour
F. Dubet, les souffrances de ces professionnels proviennent du fait qu’ils
« sont obligés d’avoir de plus en plus de vitalité » (Dubet, 2004, p. 5)
pour compenser le déclin institutionnel. À propos des enseignants, l’au-
teur affirme que c’est le délitement du modèle de l’école républicaine
– « La modernité le décompose elle-même, comme un virus dans un
programme » (ibid., p. 6) – qui expliquerait leur souffrance au travail.
Sans négliger ce point de vue qui prend en compte la tendance à la
dérégulation du système éducatif centralisé, le déclin de l’institution
scolaire nous semble cependant à relativiser. Car l’institution reste bien
vivace et c’est autant sa mise en défaut que ses pesanteurs qui sont à
l’origine de difficultés éprouvées par les enseignants, celles-ci
engendrant des souffrances diverses.

Un « malaise enseig nant » plus média tisé qu’étudié

Depuis la fin des années 1980, le thème d’une école qui va mal
imprègne le discours public, celui des responsables éducatifs, des
médias, et de la recherche en éducation (Estève et Fracchia, 1988).
Deux sous-thématiques lui sont généralement associées : les élèves et
leur malaise face à l’institution scolaire, les enseignants et leur malaise
devant les transformations du rapport au savoir et à l’autorité (Huber-
man, 1989). Ce deuxième questionnement est souvent l’occasion
d’une charge contre un monde enseignant présenté comme inadapté,
voire fautif. Les mouvements sociaux enseignants, nombreux et mas-
sifs depuis une dizaine d’années, attestent un climat protestataire et
4 La souffrance des enseignants

défensif. L’expression des revendications et mécontentements vise les


politiques éducatives décrites comme dépréciant le travail enseignant et
aggravant les conditions d’exercice. Le thème du « malaise enseignant »,
repris par les ministres successifs de l’Éducation nationale1, n’a cessé de
croître. L’abondance de livres-témoignages et d’essais plus ou moins
pamphlétaires en est l’illustration. Ils identifient et dénoncent des res-
ponsables de cette situation. Selon les auteurs, les politiques, les instituts
de formation des maîtres (IUFM), les chercheurs, les enseignants eux-
mêmes, les élèves, leurs parents, etc., sont accusés.
Paradoxalement, les travaux scientifiques sur le travail enseignant et
le supposé malaise des enseignants sont assez peu nombreux et récents.
Des enquêtes de la direction de l’évaluation et de la prospective du
ministère de l’Éducation nationale (France, 2002, 2003, 2005 ; Périer,
2003) en ont identifié certaines manifestations et causes. Du côté des
recherches en éducation, le caractère composite du métier a favorisé
leur morcellement. Les études portent soit sur les élèves, les pratiques
pédagogiques, le rapport famille-école, les politiques d’éducation, mais
peu sur le travail enseignant dans sa globalité, ses difficultés et souf-
frances. Quand ces dernières sont envisagées, c’est plutôt dans leur
dimension paroxystique et dans une visée de conseil et d’aide aux
enseignants comme dans La souffrance « extrême » de l’enseignant
(Camana, 2002). En outre, l’analyse est souvent circonscrite à l’activité
didactique, et l’approche psychanalytique domine (Cordié, 1998 ;
Blanchard-Laville, 2001).
L’image publique du métier et la force supposée du monde ensei-
gnant et de ses syndicats semblent rendre presque illégitime un regard
sur leurs difficultés. Le travail qui a été fait sur de nombreux métiers
(infirmières, travailleurs du bâtiment, du nucléaire, éducateurs, poli-
ciers) n’a pas son équivalent pour les enseignants en France, contraire-
ment au Canada (Carpentier-Roy, 1992 ; Tardif et Lessard, 1999). Les
productions scientifiques françaises se sont plutôt focalisées sur les carac-
téristiques sociologiques de la profession enseignante (Vincent, 1967 ;
Léger, 1983 ; Hirschhorn, 1993) et la question de la professionnalisation
(Chapoulie, 1987 ; Bourdoncle, 1993 ; Lang, 1999). Le travail au quoti-
dien dans ses diverses dimensions a été abordé tardivement, particulière-
ment pour le second degré (Dubet et Martucelli, 1996 ; Barrère, 2002 ;

1. Le dernier en date, Xavier Darcos, dressait, avant de devenir ministre de l’Éducation nationale,
un état des lieux alarmant dans son rapport au candidat Nicolas Sarkozy (La Lettre de l’éducation,
no 552, 19 mars 2007).
Introduction 5

Bru, 2002 ; Deauvieau, 2003 ; Marcel et al., 2002 ; Roger, 2007 ; Lan-
theaume et al., 2008) ; l’intérêt porté aux « pratiques » des enseignants
pour en faire la sociologie (Demailly, 1985) ou l’ « analyse » dans le
cadre de la formation des enseignants (Altet, 1988, 1994) s’est développé
notamment en relation avec la préoccupation de la professionnalisation
des enseignants puis de l’arrivée d’une nouvelle génération d’ensei-
gnants (Rayou et van Zanten, 2004 ; Gelin et al., 2007).
Malgré quelques travaux précurseurs (Isambert-Jamati, 1970), la
sociologie de l’éducation et les sciences de l’éducation ont longtemps
privilégié l’étude du système éducatif et de ses effets sur les positions
sociales (Lantheaume, 2008), puis se sont intéressées au travail ensei-
gnant essentiellement lorsqu’il sortait de l’ordinaire, innovant ou en
contexte difficile (Bautier, 1995 ; van Zanten, 2001, 2002). Ces enquê-
tes ont montré l’importance du contexte dans les dynamiques profes-
sionnelles et ses effets sur les attitudes des enseignants et leur carrière ;
une image plus complexe de l’activité des enseignants en ressort.
A contrario d’un discours dominant alarmiste, les enquêtes épidé-
miologiques sur la santé des enseignants montrent qu’ils n’ont pas plus
de problèmes de santé mentale que les autres personnels de l’Éducation
nationale, même si des variations existent selon les niveaux d’enseigne-
ment (Kovess-Maféty et al., 1997, 2006, 2007). En revanche, ils souf-
frent significativement plus de certaines affections liées à l’exercice de
leur métier (voies respiratoires, varices, cordes vocales, maladies de
peau). Dans ces enquêtes, les enseignants apparaissent aussi plus satisfaits
de leurs conditions de travail (congés, horaires, rémunération) que les
autres catégories interrogées, bien qu’ils expriment des motifs d’insatis-
faction concernant les conditions matérielles, les relations avec la hié-
rarchie, la fatigue, le sentiment d’impuissance, la responsabilité morale,
les conflits, les agressions. Et, selon une enquête de la MGEN, La santé et
les conditions de travail des enseignants en début de carrière, 46 % d’entre-eux
ont été en congé maladie et absents en 2005, en moyenne deux fois
dans l’année pour une durée de 11 jours (MGEN, 2006). Les raisons
invoquées sont la maladie, mais aussi, pour un tiers d’entre eux, la
fatigue et le stress. Les professeurs débutants exerçant dans les zones
d’éducation prioritaire et en collège manifestent un sentiment d’épuise-
ment principalement attribué à l’indiscipline des élèves. Du côté des
fins de carrière, une étude quantitative sur les enseignants belges
montre que les facteurs personnels, la dévalorisation de la profession et
de la tâche d’enseigner ainsi qu’un manque de reconnaissance sont les
causes des départs prématurés en retraite (Hansez et al., 2005). L’hypo-
6 La souffrance des enseignants

thèse que ces constats sont aussi valables pour les enseignants français
paraît étayée par l’usage important que ces derniers font de la cessation
progressive d’activité malgré la perte de salaire occasionnée.

U n e so c iolog ie pr a g m a tiq u e d u tr a v a il e n s e ig n a n t

Les difficultés au travail et leurs effets sur la santé des salariés ont été
abordés à partir de la notion de burn out syndrome, ou épuisement pro-
fessionnel, depuis les travaux anglo-saxons psychanalytiques et de psy-
chologie sociale dans les années 1970 (Freudenberger, 1974 ; Ginsberg,
1974 ; Maslach, 1976). Le syndrome de burn out se manifeste par des
troubles émotionnels et du comportement, associés à des conditions de
travail difficiles sur de longues périodes ; il provoque épuisement émo-
tionnel ou physique, réduction de la productivité au travail et senti-
ment de dépersonnalisation. L’analyse des interactions entre variables
contextuelles et variables individuelles fonde son identification. Des
instruments, d’orientation psychométrique, visant à mesurer les indica-
teurs du burn out ont été construits à cette fin1 puis ont été traduits et
testés dans des environnements francophones (Dion et Tessier, 1994) et
adaptés pour les enseignants (Chan et Hui, 1995). Les études portant
sur le burn out mettent en lumière la construction de stratégies adapta-
tives par les individus. De nombreuses enquêtes sur les professions de
service incluant une relation d’aide ont été conduites à l’aide de ces
outils. Leurs résultats ont donné lieu à une littérature scientifique et de
vulgarisation abondante ainsi qu’à des programmes de formation en
direction des professionnels de santé ou du travail social. Dans les
années 1980, des chercheurs jugent que la théorie du burn out fait trop
peu de cas du contexte macroscopique et sous-estime la question de la
pérennité des stratégies adaptatives ; sous l’étiquette burn out, des aspects
très divers leur semblent réunis de façon problématique (Bibeau, 1985).
Ces critiques ont été à l’origine de nouveaux développements large-
ment popularisés depuis (Truchot, 2004)2.

1. Le Maslach Burnout Inventory (MBI) mis au point par Christina Maslach et Susan Jackson en 1980
et, la même année, The Staff Burnout Scale for Health Professionals (SBS-HP) de John Jones.
2. En France, concernant les enseignants, la Fondation pour la santé publique de la MGEN met en
œuvre de telles enquêtes, aussi nous sommes-nous tournés vers elle pour un partenariat. La
recherche dont il est question dans cet ouvrage a été conduite dans le cadre d’une convention
entre la Fondation pour la santé publique de la MGEN et l’Institut national de recherche péda-
gogique (Lantheaume, Hélou, 2007).
Introduction 7

Depuis les années 1970, d’autres travaux sur la souffrance au travail


ont construit ce problème social en objet de recherche à partir d’une
approche clinique et dans la continuité de la psychopathologie et de
l’ergonomie de langue française. Des chercheurs, psychanalystes et psy-
chologues, ont souligné le lien entre souffrance au travail et organisa-
tions du travail posttayloriennes qui mobilisent la subjectivité tout en
affaiblissant les supports sociaux de l’activité (solidarités, coopération).
Ces travaux s’inscrivent dans une réflexion sur ce qu’est le travail dans
les sociétés postindustrielles, sur son évolution, sur le rôle du « facteur
humain » et sur la santé physique et psychique en milieu professionnel
(Dejours, 1993, 1995, 1998 ; Molinier, 2008 ; Clot, 1995, 2002). La
confrontation avec ce qui n’est pas prévu par la prescription est au cœur
de l’expérience du travail, mais c’est l’entrave à l’exercice de l’intelli-
gence créatrice, le déni de son usage, sa non-reconnaissance qui sont
pointés comme sources de souffrance au travail. La clinique du travail
soutient, quant à elle, que c’est l’ « activité empêchée » qui est à l’ori-
gine de la souffrance au travail, tout en mettant en valeur la capacité de
« riposte » de ceux qui travaillent (Clot 2001, 2004 ; Lhuilier, 2006).
Ces auteurs insistent sur la dimension sociale et culturelle de l’activité
et sur la faculté des groupes professionnels à actualiser les ressources de
leur métier afin de trouver des solutions aux difficultés du travail. Dans
cette perspective historico-culturelle, le développement psychologique
de l’individu au travail est lié à l’activité, elle-même inscrite dans
l’histoire du milieu de travail.
L’intérêt de la sociologie du travail longtemps focalisé sur les pro-
fessions (Dubar et Tripier, 2003) et l’identité au travail (Sainsaulieu,
1985) s’est lui-même déplacé vers l’activité, non sans relation avec les
travaux précédents. Après avoir enquêté sur le travail ouvrier et cons-
truit une critique du taylorisme (Friedmann, 1956), les sociologues ont
exploré d’autres métiers et d’autres objets d’étude (métiers de service et
ceux dans lesquels la relation d’aide est forte, stress relationnel). La
construction sociale et les usages sociaux du stress au travail donnent
lieu à des travaux stimulants dans la perspective de l’étude du travail
enseignant, métier de relation s’il en est (Weller, 1999, 2002 ; Loriol,
2003 ; Buscatto et al., 2008). La place des interactions pour construire
le service est présentée, dans une tradition interactionniste (Hughes,
1996), comme centrale ainsi que l’articulation entre organisation du
travail, activité, difficultés éprouvées et souffrances endurées.
Pour notre part, avec le même souci d’entrer dans le concret du tra-
vail et celui de comprendre ce qui est vécu par les enseignants, suivant
8 La souffrance des enseignants

une sociologie pragmatique (Nachi, 2006), nous avons pris comme objet
d’étude les épreuves rencontrées par les enseignants et la justification de
leur action dans ces situations (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Derouet,
1992). L’objectif était de présenter les ressources mobilisées par les ensei-
gnants pour faire tenir les situations à l’occasion d’épreuves identifiées
comme telles par eux-mêmes, et l’usage de ces ressources. La première
hypothèse retenue selon laquelle le nouveau management inspirant
diverses réformes, en déstabilisant les interactions et les ressources mobi-
lisables, expliquait pour partie les difficultés et souffrances des ensei-
gnants, a dû être révisée au cours de l’enquête. En effet, l’observation de
l’activité des enseignants et du sens qu’ils y mettent, l’analyse des discours
sur la difficulté au travail et la description des occasions de son émer-
gence, l’attention portée aux diverses facettes et temporalités du travail
enseignant ainsi qu’aux organisations locales du travail, nous ont
conduits à proposer une autre interprétation des difficultés rencontrées et
des souffrances éventuellement éprouvées. Les résultats de notre enquête
sur les épreuves actuelles du travail enseignant et leurs conséquences, sur
la façon dont les professeurs y font face et trouvent souvent du plaisir à
exercer leur métier, nous incitent en effet à privilégier la piste d’une crise
du métier dans laquelle les nouvelles formes de management jouent un
rôle relativement mineur, notamment parce que les chefs d’établisse-
ment n’endossent qu’avec prudence le rôle de manager (Barrère, 2006).
La définition selon laquelle le travail est « la mobilisation des hom-
mes et des femmes pour faire face à ce qui n’est pas prévu par la pres-
cription, à ce qui n’est pas donné par l’organisation du travail » (Dave-
zies, 1993, p. 37) et les « empêchements » à travailler comme sources de
souffrance nous ont servi de balises. Loin des difficultés extraordinaires
qui provoquent des souffrances elles aussi extraordinaires, nous avons
privilégié les souffrances au travail que nous avons qualifiées d’ « ordi-
naires », entrant dans le cadre de ce que l’on peut identifier comme la
généralisation d’une « mise en politique » de la subjectivité (Cantelli et
Genard, 2007). L’intérêt se porte alors sur la « connexion d’une réalité
psychologique, la souffrance, et d’un élément social » (Renault, 2008,
p. 40), ce qui caractérise la souffrance sociale. D’où le projet d’identi-
fier ce qui peut faire passer, dans la durée, un enseignant du côté de la
souffrance psychique et physique – souffrance entendue aussi comme
une manifestation de protestation contre la réalité, ici celle du travail
enseignant. Poser la question inverse : « Qu’est-ce qui évite la souf-
france au travail ? », c’est s’interroger sur ce qui fait tenir les situations
face aux multiples épreuves du travail, anciennes et nouvelles. En effet,
Introduction 9

le réel se donne à nous d’abord par des problèmes à résoudre, le langage


permettant de les décrire, d’en parler avec autrui. La confrontation à
des épreuves contraint à clarifier des situations qui, jusque-là, sem-
blaient aller de soi. Cependant, comme « la dissimulation et la protec-
tion du moi sont l’essence de toute relation sociale » (Hughes, 1996,
p. 76), l’accès à une expérience difficile à dire et à comprendre est déli-
cat. Le choix de l’échelle sur laquelle faire porter l’investigation a cons-
titué une orientation déterminante de l’enquête.

L’établissement comme lie u des épreuves


o ù s ’e ffe c tu e , s’ima g in e , se r é g u le le tr a v a il

Le rapport au travail, comme l’ensemble des rapports sociaux, se


crée dans l’environnement social des situations et des expériences socia-
les ordinaires des personnes. Nous concevons ces expériences comme
n’étant ni désincarnées socialement – ce serait le risque de l’essentia-
lisme –, ni soumises à des logiques sociales munies d’une force absolue
– ce serait le risque du déterminisme. Les personnes et les logiques
sociales se rencontrent dans les situations sociales ; elles se réalisent, se
constituent, s’incarnent lors et grâce à ces situations ou expériences
sociales du monde quotidien. Les personnes et les logiques sociales
préexistent aux situations en disponibilité, en potentialité, mais elles ne
deviennent réelles et agissantes que dans le cadre de ces situations. Il
importe donc d’y être attentif car elles engagent la réalisation des per-
sonnes et des logiques sociales. En fait, les situations ne créent rien
ex nihilo mais rien ne se crée hors de situations. Aussi, suivant une
méthodologie empruntée aux interactionnistes, les formes de l’action et
les formes sociales sont-elles deux dimensions investiguées pour rendre
compte des souffrances ordinaires des enseignants.
Dans ce cadre, s’interroger sur le travail enseignant en dehors des
établissements scolaires n’a pas plus de sens qu’étudier celui des pilotes
de ligne en dehors d’un avion ou celui des médecins de ville en dehors
de leur cabinet. L’établissement est le cadre du travail enseignant ; il
oriente le travail qui se conçoit et se fait ailleurs (à domicile, par
exemple). Il est aussi le cadre dans lequel il s’effectue, au sens de deve-
nir socialement tangible par le passage de la préparation de l’action
(imagination, anticipation, planification, souvent solitaires et hors de
l’établissement) à son effectuation, les deux participant de l’activité de
l’enseignant.
10 La souffrance des enseignants

C’est pour cela que nous avons enquêté dans sept établissements du
second degré très différents, munis d’une histoire, d’un public, d’un
contexte social, d’une configuration spatiale, d’une régulation interne
qui sont autant de cadres producteurs de situations sociales spécifiques.
Ainsi, le lycée Jaurès1, avec ses classes prépas, ses professeurs autrefois
très investis et aujourd’hui un peu épuisés, son vaste espace verdoyant,
ses classes moyennes et supérieures, offre un cadre produisant des situa-
tions sociales différentes de celles du collège Langevin, aux faibles
effectifs, connaissant des problèmes de discipline et de résultats, sa ZEP,
son équipe plutôt soudée. Ce sont donc les personnes telles qu’elles se
réalisent dans les situations sociales – ici, professionnelles – qui sont au
centre de l’enquête.
La notion de souffrance a semblé parfois incongrue pour désigner
le mal-être personnel, professionnel, social des enseignants. La charge
dramatique du mot entrave son usage ordinaire hors des situations
extrêmes et écarte l’expérience quotidienne et commune. Tenter de
rendre compte de la réalité d’une souffrance ordinaire dans le travail
nous a conduit à ne pas centrer l’enquête de terrain sur les cas médi-
caux ni sur l’étude des moments dans lesquels des enseignants sont dans
l’incapacité d’enseigner. D’autant plus qu’une enquête par question-
naire sur le burn out chez les enseignants travaillant dans les établis-
sements retenus pour notre enquête a montré qu’il n’y avait pas de
symptôme d’épuisement professionnel particulièrement élevé par com-
paraison avec d’autres études (Tatar et Yahav, 1999 ; Weisberg et
Sagie, 1999).
En effet, les résultats de cette enquête effectuée en partenariat avec
la Fondation MGEN pour la santé publique ont donné des indications
sur les facteurs de risque de stress indiquant des états de souffrance. Le
stress professionnel, approché par la notion d’épuisement professionnel,
affecte des sujets s’investissant profondément vis-à-vis d’autres per-
sonnes dans le cadre de leur profession. Trois types de symptômes sont
identifiés :
— l’épuisement émotionnel (le sujet ne peut plus rien donner de lui-
même) ;
— la « dépersonnalisation » (déshumanisation de la relation à l’autre et
cynisme) ;
— l’insatisfaction sur l’accomplissement personnel au travail.

1. Tous les noms propres des lieux et personnes ont été modifiés.
Introduction 11

La détresse professionnelle mesurée dans le cadre de cette enquête a


exploré les trois dimensions du burn out : celle de l’épuisement émo-
tionnel (EE), celle de la dépersonnalisation (DPN) et celle de l’accom-
plissement professionnel (PA). Les enseignants (deux sexes confondus)
en lycée apparaissent comme légèrement plus épuisés émotionnelle-
ment que ceux des collèges (différence de 1 point environ entre leurs
scores moyens respectifs). Ce sont les enseignantes en lycée qui ont le
plus tendance à déshumaniser la relation avec les élèves (2 à 3 points de
différence) ; en revanche, chez les hommes, ce sont ceux exerçant en
collège (1 point de différence). D’une façon générale, les enseignants
de collège semblent plus se dévaloriser en terme d’accomplissement
personnel au travail que les enseignants de lycée (différence de 2 à
3 points). Aucune différence n’est observée entre le groupe des ensei-
gnants en zone qualifiée de « difficile » et les enseignants en zone qua-
lifiée de « non difficile », que ce soit pour l’épuisement émotionnel ou
pour la déshumanisation de la relation avec les élèves. En revanche, les
enseignants des zones qualifiées de difficiles semblent plus se dévaloriser
en termes d’accomplissement personnel au travail (différence de 2,5 à
5 points). Chez les femmes ayant choisi l’enseignement par voca-
tion, on observe le moins d’épuisement émotionnel (différence de
2,5 points), de dépersonnalisation (différence de 1,5 point) et de déva-
lorisation de l’accomplissement personnel au travail (différence de
6,8 points), alors que, chez les hommes, l’épuisement émotionnel et
l’insatisfaction sur l’accomplissement de soi au travail sont plus forts
dans le groupe ayant choisi le métier d’enseignant par vocation (respec-
tivement 1,5 et 3 points de différence). La Fondation MGEN pour la
santé publique conclut son analyse en affirmant que « les scores moyens
obtenus par les enseignants ayant participé à cette enquête ne démon-
trent pas de phénomène majeur de stress professionnel auprès de ce
groupe de sujets » (Lantheaume et Hélou, 2007, p. 313).
Nous avons donc voulu saisir les difficultés au jour le jour avec les-
quelles les enseignants composent plus ou moins bien et qui occasion-
nent des souffrances souvent peu légitimes à exposer, tant seules les souf-
frances attestées médicalement le sont. C’est pourtant cette souffrance
ordinaire que l’on rencontre le plus massivement, souffrance sociale aux
implications psychiques et physiques évidentes. Sans pour autant surdé-
terminer le métier enseignant par cette confrontation à la souffrance
ordinaire, puisque nous nous sommes intéressés, en contrepoint, au plai-
sir d’exercer ce métier qui définit tout autant le travail enseignant et qui,
en creux, révèle ce qui fait défaut quand la souffrance s’installe.
12 La souffrance des enseignants

Une e nquête auprès des experts


de la diffic ulté e nse ig na nte puis de s e nse ig na nts

Afin d’approcher la réalité de la souffrance ordinaire dans le travail


enseignant, nous avons recherché une pluralité de points de vue ren-
dant compte d’une réalité sociale qu’ils contribuent à construire. C’est
pourquoi nous avons enquêté auprès de différentes institutions ou per-
sonnes qui rencontrent des enseignants aux prises avec des difficultés
professionnelles plus ou moins graves. Des entretiens non directifs ont
été conduits avec des chefs d’établissement qui, étant directement en
contact avec la difficulté enseignante, se sont révélés être des capteurs
d’un premier ordre, car le repérage, la définition et le traitement local
de la difficulté enseignante passent d’abord par eux. Leur intervention,
cruciale en matière de régulation interne, engage le climat profession-
nel. Il est d’ailleurs aisé de repérer des établissements anxiogènes dans
lesquels les chefs d’établissement ne sont pas étrangers à cette qualifica-
tion comme il existe des établissements à l’ambiance de travail plutôt
sereine du fait de leur action.
De même, les personnels des services rectoraux s’occupent, en der-
nière instance, des enseignants qui leur sont adressés ou font appel à
eux pour des problèmes sociaux et médicaux et des difficultés à ensei-
gner. Ce sont des directions des ressources humaines, des secrétariats
généraux de rectorat, des services de médecine du travail, de l’assistance
sociale et de l’aide à la reconversion, des médiateurs et des inspecteurs,
ainsi que divers dispositifs tels que les commissions d’aide au personnel.
C’est auprès de ces services et personnels que des signalements sont faits
par les établissements, voire les parents, et ce sont ces services qui
gèrent les situations de grande difficulté, ce qui les amène à disposer
d’une expertise sur la profession enseignante en général. Ils sont en
plein développement depuis une dizaine d’années sans que l’on sache,
comme souvent dans ces cas-là, si cela est dû à un accroissement objec-
tif et réel de la difficulté enseignante ou à une amélioration de la pré-
vention et un développement de la prise en charge de cette même dif-
ficulté. De fait, ces services, qui représentent l’institution, participent à
la construction sociale de la difficulté enseignante et des enseignants dits
« en difficulté », en les qualifiant selon des critères publics. Des disposi-
tifs complexes voient le jour (écoute, bilan de compétences, formation,
reconversion) pour répondre aux besoins des enseignants et à une
demande des usagers et de l’administration qui tolèrent de plus en plus
Introduction 13

mal les difficultés à enseigner. L’expérience de ces personnels a


également été recueillie lors d’entretiens semi-directifs enregistrés.
Enfin, d’autres personnes – syndicalistes, médecins de ville, kinési-
thérapeutes, etc. –, qui, par leur fonction ou leur métier, sont en rela-
tion avec des enseignants exprimant des difficultés ont été interviewées.
Elles jouent un rôle d’interface par rapport à l’institution et constituent
des référents sociaux contribuant à construire la difficulté enseignante
en la qualifiant, la délimitant, la reconnaissant et la faisant reconnaître.
Nous avons donc enquêté pendant une année scolaire auprès d’une
quarantaine de ces experts extérieurs au métier enseignant. L’histoire
des politiques académiques, des dispositifs institutionnels aussi bien que
la description et l’interprétation des difficultés professionnelles des
enseignants par les experts ont fait l’objet du questionnement. Les don-
nées ainsi recueillies ont été traitées par académie puis de façon trans-
versale aux quatre académies afin d’identifier des invariants et les éven-
tuelles spécificités en regard d’une politique nationale de traitement de
la difficulté qui a connu un nouveau développement à la fin des
années 1990 et dans les années 2000.
L’année suivante, de septembre 2002 à décembre 2003, l’enquête
s’est déployée dans sept établissements du second degré, avec des entre-
tiens complémentaires dans un huitième. Plus de 120 enseignants ont
participé à des entretiens et ont accepté des observations de classes ou
autres activités. D’autres observations ont porté sur des réunions insti-
tutionnelles (assemblées générales de rentrée ou de bilan, conseils de
classe, conseils de professeurs) ou ont eu lieu à la faveur de la participa-
tion à des temps informels (salle des professeurs, cantine, repas convi-
viaux). Une présence régulière des quatre équipes d’enquêteurs, plu-
sieurs fois par semaine, a été organisée pour partager le quotidien
professionnel des enseignants. Elle a facilité l’instauration d’une proxi-
mité et d’une distance toutes deux aussi nécessaires l’une que l’autre :
proximité à l’égard des conditions d’exercice et des épreuves rencon-
trées, distance par rapport aux témoignages en conduisant des investi-
gations complémentaires aux entretiens. Enfin, le fonctionnement de
chaque établissement a fait l’objet d’une étude à partir de documents et
d’entretiens avec différents personnels de l’établissement.
L’enquête ethnographique réalisée pendant une année scolaire afin
de décrire différents moments de l’activité professionnelle des ensei-
gnants, leurs difficultés et leurs effets, s’est déroulée avec un souci du
détail visant une compréhension fine de la réalité du travail enseignant
(Woods, 1990 ; Piette, 1996 ; Beaud et Weber, 1997 ; Becker, 2002).
14 La souffrance des enseignants

Cependant, l’étude exhaustive d’un établissement, sous la forme d’une


monographie, n’est pas apparue adéquate pour saisir la pluralité des
cadres du travail enseignant et les différences significatives de ces cadres.
Nous avons donc opté pour une approche comparée de plusieurs « cas »
(Ragin, 1987 ; Rihoux et al., 2004) à partir de sept établissements choisis
en fonction de leur diversité sociogéographique : quatre académies dif-
férenciées, quatre collèges et trois lycées (dont un lycée polyvalent
incluant un lycée professionnel), situés à la campagne et à la ville, dans
des banlieues populaires, dans des quartiers favorisés ou hétérogènes.
La présence des mêmes enquêteurs dans chaque établissement, sur
une longue durée, a favorisé la création d’une relation de confiance.
Cela s’est révélé déterminant pour éviter les effets de distance créés par
une enquête par questionnaire, et parce qu’il ne peut y avoir accès à
l’expression et à l’observation de difficultés professionnelles et des souf-
frances qu’elles engendrent sans un degré élevé de confiance et une
présence assez régulière. Présence diffuse et perspective compréhensive
ont favorisé l’étude d’éléments implicites décisifs pour saisir le sens des
interactions et la pluralité de l’activité enseignante. En assistant à des
séquences pédagogiques, des conseils de classe, des réunions de tous
ordres, les enquêteurs ont participé à des situations qui sont autant
d’occasions d’épreuves de réalité des discours et de mise en visibilité
d’éléments encastrés dans la routine, auxquels les discours ne donnent
pas toujours accès. Or la difficulté au travail est apparue elle-même en
partie enchâssée dans ces routines avec peu de visibilité publique, voire
de conscience personnelle.
Le protocole d’enquête a consisté en premier lieu en une rencontre
avec la direction afin d’avoir des informations générales sur l’établisse-
ment (caractéristiques, public, environnement, histoire) et sur les ensei-
gnants à partir de son point de vue, d’approcher le style de manage-
ment, de connaître les actions ou projets en cours et l’agenda des
diverses réunions institutionnelles de l’année. Ensuite, disposant d’une
carte blanche pour rencontrer les personnels de l’établissement, des
contacts avec les conseillers principaux d’éducation, des surveillants, les
assistantes sociales, les infirmières et des enseignants volontaires ont
débouché sur des entretiens individuels suivant un guide d’entretien
commun aux équipes d’enquêteurs et centré sur le concret de l’activité
et le récit d’épreuves liées au travail. Le cercle des professeurs intervie-
wés s’est progressivement élargi au cours de l’année. À la fin de chaque
entretien formel, l’interviewé était sollicité pour accueillir un enquê-
teur lors d’une séquence de cours ou d’une autre activité. Ces observa-
Introduction 15

tions étaient précédées et suivies d’un entretien. Lors du dernier mois


de l’enquête, des entretiens collectifs ont été organisés sur des thèmes
faisant débat dans l’établissement et qui, pour les enquêteurs, sem-
blaient potentiellement riches d’informations nouvelles et d’une com-
préhension améliorée de points obscurs. Le taux de participation
directe des enseignants à l’enquête (sous la forme d’entretiens ou d’ob-
servations de cours) a été à peu près de 20 % (allant de 12 à 35 % selon
les établissements, plus élevée en collège qu’en lycée), mais la diversité
des situations observées a permis d’élargir encore ce nombre à d’autres
participants de façon plus informelle.
Ce protocole d’enquête a construit une sorte de continuum entre les
moments d’observation flottante par immersion dans le cours de la vie
de l’établissement et des moments plus centrés sur des échanges ayant un
objet précis, cadrés par le chercheur. Les interactions entre les différents
acteurs de la recherche ont ainsi été progressivement plus denses car les
expériences communes se sont multipliées : entretiens, réunions, repas à
la cantine, présence en salle des professeurs, participation à des moments
institutionnels et de convivialité informelle ont tissé un réseau de rela-
tions sans lequel le projet de l’enquête n’aurait pu aboutir. Le travail col-
lectif des équipes d’enquêteurs mêlant enseignants du secondaire, asso-
ciés à l’Institut national de recherche pédagogique, et chercheurs, a joué
un rôle de régulation du déroulement de l’enquête et de construction
progressive d’hypothèses et d’interprétations nouvelles.
Les observations et entretiens ont été transcrits et analysés par
grands thèmes correspondant au guide d’entretien et en fonction des
catégories nouvelles apparues au cours de l’enquête selon une
démarche inspirée de la théorie enracinée (Strauss et Corbin, 2004).
Des lignes de force sont alors apparues qui ont servi de trames pour
l’analyse des entretiens en liant contextes de travail et approche trans-
versale et thématique. Cette démarche de traitement des données
(Huberman et Miles, 1991) a présidé au regroupement des extraits
signifiants autour de quelques points d’analyse : les façons de dire, la
description des difficultés, les explications données à ces difficultés, les
recours et issues face aux difficultés, le plaisir au travail, le poids de
l’établissement, la question de l’évaluation et du jugement sur le travail,
l’espace et la temporalité dans le travail. Autant d’éléments pour appré-
hender progressivement la difficulté au travail et les souffrances ordinai-
res en effectuant une montée en généralité par le passage de la situation
à l’établissement puis à l’étude transversale entre sites dans un va-et-
vient donnant sens à chaque dimension (contextuelle et générale).
16 La souffrance des enseignants

Une fois l’enquête ethnographique terminée, un questionnaire a


été envoyé à chaque enseignant des sept établissements. Construit en
partenariat avec la Fondation MGEN pour la santé publique, il abordait
différentes dimensions du métier et des thèmes liés à la santé. Renvoyé
par les enseignants de façon anonyme, son traitement a fourni des résul-
tats qui ont conforté ceux de l’enquête ethnographique tout en posant
de nouvelles questions.
Des résultats d’une enquête foisonnante (Lantheaume et Hélou,
2007), nous présentons quelques aspects essentiels dans les pages qui
suivent. La première partie est consacrée à l’étude de la construction de
l’enseignant en difficulté par les experts. Un glissement de l’enseignant
qui a des difficultés à l’enseignant qui est en difficulté est observé, souli-
gnant une tendance à une essentialisation du problème sous-estimant le
rôle du contexte de travail. Cela rencontre une montée de la critique et
des exigences à l’égard des enseignants manifestant des défaillances, qui
se traduit par un nombre croissant de dispositifs d’alerte, alors que les
moyens de l’aide aux enseignants sont faibles, imposant aux personnels
chargés du traitement des enseignants dits « en difficulté » des bricolages
parfois à la limite de la légalité. La dévolution du problème au local et
une combinaison de mesures autoritaires et humanistes caractérisent les
orientations actuelles de la politique institutionnelle de traitement des
enseignants repérés comme « en difficulté ».
La deuxième partie décrit et analyse les difficultés qui engendrent
usure morale et sentiment d’échec. L’emprise du travail sur les ensei-
gnants est particulièrement source de souffrance. L’articulation et la
porosité entre les différentes dimensions du travail et des tâches des
enseignants apparaissent d’autant plus problématiques quand l’ensei-
gnant est seul pour arbitrer entre elles. Il en résulte un doute sur la
question de savoir en quoi consiste désormais bien faire son travail pour
un enseignant, ce qui renvoie à la conception même du métier et à
l’évaluation.
La troisième partie aborde le dépassement et le contournement des
difficultés par les enseignants : plaisir au travail et issues aux difficultés
convoquent la définition même de l’activité et du métier, montrant la
capacité des professionnels que sont les enseignants à surmonter les
épreuves. La conclusion interroge la place des épreuves dans le travail
enseignant et la difficulté à faire en sorte que les solutions trouvées
localement se traduisent par une conception actualisée du métier,
ressource pour l’action et pour la santé physique et psychique des
enseignants.
PREMIÈRE PARTIE

CONSTRUCTION ET TRAITEMENT
D E S E N S E I G N A N T S DI T S
« E N DI F F I C U L T É »

Une première façon de décrire les souffrances liées au travail chez


les enseignants consiste à se centrer sur ceux qui, selon la terminologie
institutionnelle, sont désignés comme « en difficulté » et sur la façon
dont les professionnels au contact avec eux conçoivent, expliquent ces
difficultés et traitent les personnels concernés. Dans le passage de la dif-
ficulté « normalisée » à une stigmatisation de celui qui est étiqueté « en
difficulté », il existe deux mécanismes : celui propre à l’institution qui
opère un travail de dénomination, de classification et de sélection des
personnels, et celui qui conduit des enseignants à ne plus pouvoir
enseigner. La rencontre entre l’institution et les personnes se fait au tra-
vers de processus d’alerte et de dispositifs contribuant à la qualification
des enseignants « en difficulté ».
Dans l’établissement, l’action du chef d’établissement et des pairs
est centrale, mais c’est l’intervention des parents qui, le plus souvent,
rend visible le problème. Le repérage par les élèves et les familles est le
produit d’un jugement qui apparaît difficilement réversible au rectorat.
De leur côté, les DRH, cellules d’écoute et d’aide, assistantes sociales,
psychologues, médecins du travail, inspecteurs, médiateurs, traitent
cette information et tentent de trouver des réponses. Notre enquête sur
les politiques académiques et sur le travail des professionnels gérant la
difficulté enseignante a montré l’ampleur de la mobilisation au jour le
jour de ces personnels et la faiblesse des moyens dont ils disposent, ainsi
qu’un certain flou des politiques locales. Cela contraint les profession-
nels cités ci-dessus à des pratiques alliant astuces et solutions qui, de
l’avis de tous, ne sont guère satisfaisantes, notamment parce qu’elles
prennent peu en compte la diversité des cas. Ils sont des experts de la
18 La souffrance des enseignants

difficulté au travail des enseignants du fait de leur expérience en la


matière et, parfois, d’une fonction essentiellement vouée au traitement
de cette difficulté, ce qui donne une porté généralisante à leurs propos
une fois confrontés à une pluralité de points de vue et d’expériences.
De plus, ils sont les porteurs de cette difficulté dans l’institution en par-
ticipant à des entretiens, des commissions, des évaluations de dossier,
en produisant des dossiers médicaux et sociaux, en répondant à des
requêtes d’usagers ou d’un membre de l’institution.
Plus d’une trentaine d’entretiens formels, enregistrés, avec des
experts ont été analysés. La moitié des interviewés n’ont jamais été
enseignants, certains ne travaillent pas pour l’Éducation nationale, mais
tous sont régulièrement en contact avec des enseignants exprimant des
souffrances en lien avec leur travail (chef d’établissement, conseiller
principal d’éducation, inspecteur, conseiller d’orientation psychologue,
DRH, proviseur vie scolaire, médecin-conseil du rectorat, médiateur,
conseiller en formation, infirmière, assistante sociale de rectorat et de
l’inspection d’académie, syndicaliste, médecin de ville – généraliste
et spécialiste –, kinésithérapeute, musico-thérapeute, délégué de la
mutuelle L’Autonome de solidarité laïque). Plusieurs sont par ailleurs
parents d’élève et se sont parfois exprimés depuis cette position.
L’analyse de ces entretiens et d’un corpus de documents sur les dis-
positifs académiques de trois académies met au jour un processus insti-
tutionnel de qualification construisant l’enseignant « en difficulté » ;
c’est l’objet du premier chapitre. Le suivant est consacré à la montée de
la critique et des exigences à l’égard des enseignants et à ses effets sur
l’attitude des différents acteurs et sur les dispositifs d’alerte, d’aide et de
traitement. Une fois l’alerte donnée à propos d’un enseignant, une ten-
sion apparaît entre une volonté d’aide et une volonté d’ordre et de
sélection des personnels. Le fait que certaines personnes assument au
sein de l’institution les deux fonctions – aide et sanction – produit de la
confusion et accroît la tendance au silence. Les syndicats, quant à eux,
participent au traitement de la difficulté enseignante en contribuant aux
politiques académiques.
Les logiques d’alerte et de traitement sont assez différentes selon les
académies mais on observe une commune augmentation des dispositifs
et du nombre des personnels chargés du traitement des enseignants « en
difficulté » à partir du milieu des années 1990. Cela témoigne aussi bien
de la meilleure efficacité des dispositifs d’alerte que de l’augmentation
des cas d’enseignants « en difficulté » : trancher entre les deux interpré-
tations est difficile.
1
La construction de l’enseignant
« en difficulté »

Pour les experts, il existe des profils d’enseignants plus soumis au


risque de connaître des difficultés se traduisant par d’éventuelles souf-
frances. Les experts travaillant dans l’institution repèrent les « cas » les
plus lourds, ceux qui ont fait l’objet d’une requête ou d’une dénoncia-
tion publique par des parents ou des élèves, ou, plus rarement, d’un
signalement par un chef d’établissement ; ces cas réclament des déci-
sions institutionnelles. C’est au moment où une situation arrive dans
l’arène publique que l’enseignant est étiqueté comme enseignant « en
difficulté », mais il doit ensuite répondre à des critères précis pour pou-
voir bénéficier des dispositifs institutionnels nationaux. Une commis-
sion médicale statue pour cinq types d’affections (tuberculose, polio-
myélite, cancers, maladies mentales, déficit immunitaire grave et
acquis) qui donnent droit à congé selon des modalités variables. Les
autres, les plus nombreux, sont plus invisibles pour les experts institu-
tionnels, d’autant plus quand ceux-ci exercent loin de la classe. Cepen-
dant, certains de ces enseignants s’adressent d’eux-mêmes aux services
sociaux et de santé des rectorats ou des inspections d’académie en
arguant le plus souvent d’un problème médical pour obtenir un soutien
à une demande de mutation ou un congé.
Comme nombre d’enseignants n’entrent pas dans le cadre prévu
par les textes officiels, d’autres dispositifs ont localement été créés : cel-
lule d’écoute, groupe d’aide à distance, possibilités de bilans de compé-
tences, accès à des formations spécifiques, tutorat temporaire, voire dis-
positif de reconversion. La dénomination d’enseignant « en difficulté »
est alors mobilisée dans une acception plus large. Établir un décompte
des cas d’enseignants repérés par les experts institutionnels est impos-
20 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

sible dès qu’on s’éloigne du petit nombre d’emplois de réadaptation ou


des congés de longue durée débouchant parfois sur des invalidités tem-
poraires et des retraites pour invalidité. Eux seuls sont consignés par
l’administration et le nombre d’enseignants concernés ne peut que cor-
respondre aux moyens disponibles : le travail des experts consiste plutôt
à éliminer ceux qui ne correspondent pas aux critères institutionnels, à
éviter des procédures longues et coûteuses pour l’institution, non sans
risque pour les enseignants de perte de leur emploi ou d’enfermement
dans la médicalisation, que de répondre aux multiples maux dont les
services concernés sont le réceptacle.
En effet, l’enseignant qui éprouve des difficultés et peut être en
grande souffrance relève assez rarement des critères institutionnels, et la
disparité, selon les personnes, les services et les académies, des façons de
décrire, de compter et de qualifier ces enseignants de l’entre-deux – pas
malade au point d’intégrer un dispositif d’éloignement de la classe mais
assez mal pour être considérés comme des enseignants « en diffi-
culté » –, rend malaisé l’accès à des données quantitatives, sans parler de
la discrétion de rigueur sur le sujet comme dans toute institution ou
entreprise. D’où l’intérêt de centrer l’étude sur la façon dont est défini
l’enseignant « en difficulté » par les divers professionnels censés s’en
préoccuper. L’expérience et l’action des experts évoquées lors des
entretiens corroborent le corpus documentaire recueilli dans les acadé-
mies1 : le nombre de sollicitations augmente et les âges des enseignants
concernés ne correspondent plus seulement aux plus jeunes et aux plus
âgés, les premiers subissant, selon les experts, le choc du réel, les autres
l’usure de fin de carrière. Des « décrochages » ou « pétages de plombs »
se traduisant par un signalement, un appel à l’aide, une recherche de
solution institutionnelle, se manifestent désormais à tout âge avec des
manifestations d’épuisement plus tôt qu’auparavant de professeurs bien
notés et considérés comme des professionnels de qualité.
L’action des experts prend des formes différentes selon la fonction
occupée : soutien psychologique, conseil pédagogique, information,
contrôle, sanction, soins. Les procédures administratives impliquent des
personnels de santé, de gestion des ressources humaines, de la forma-

1. Ont particulièrement été étudiés les recours aux médiateurs, aux inspecteurs, à la DRH ; les cir-
culaires et documents d’information diffusés par les rectorat, et inspection, d’académie ; des
descriptions de cas (traités par les personnels de santé et par les dispositifs d’aide ou les commis-
sions d’examen des cas d’enseignants « en difficulté ») ; des documents ministériels ou rectoraux
concernant la formation.
La construction de l’enseignant « en difficulté » 21

tion pour, par exemple, bâtir un dossier médical, attribuer une muta-
tion, envisager une reconversion, accorder un congé. La diversité des
acteurs institutionnels caractérise le traitement des enseignants « en dif-
ficulté ». Des collaborations souvent informelles entre services et per-
sonnes travaillant à proximité et se connaissant bien favorisent l’élabo-
ration de solutions et la construction pragmatique d’une idée locale, à
peu près partagée, des critères acceptables de la difficulté éprouvée,
c’est-à-dire des critères que l’institution estime pouvoir prendre en
compte. Mais les procédures et formulaires administratifs stabilisant ces
qualifications n’existent pas pour les cas sortant des grilles habituelles du
traitement bureaucratique. Restent, à propos des enseignants dans
l’entre-deux évoqués plus haut, les plus nombreux, des recueils d’infor-
mations lors de leurs entretiens avec l’assistante sociale ou l’infirmière,
plus rarement avec un inspecteur, un chef d’établissement, un médecin
de ville. Les experts décrivent leur action comme fortement contrainte
et nécessitant beaucoup de « bricolages », selon l’expression souvent
entendue. Cela met en position délicate ceux dont la mission est de
venir en aide aux personnels, qui se sentent dans l’incapacité de le
faire : pas de procédures stabilisées, pas toujours de dispositifs prévus,
pas de moyens adaptés et donc l’obligation d’agir à la limite de la léga-
lité pour trouver des solutions avec des « bouts de ficelle ». Ces condi-
tions font que des experts manifestent eux-mêmes un sentiment d’em-
pêchement de bien travailler et expriment une certaine souffrance au
travail, même si, de façon paradoxale, la montée de la prise en charge
de la difficulté enseignante par l’institution a, de fait, octroyé une place
plus importante aux personnels de santé et d’aide sociale longtemps
marginalisés.
Les experts déploient une activité importante pour établir un dia-
gnostic de la situation d’un enseignant adressé par un tiers ou pas. C’est
à ce moment qu’ils doivent qualifier, créer des catégories ou faire
entrer dans des catégories existantes les personnes qu’ils rencontrent,
mais ce travail est aussi le fruit d’une négociation entre services, au
cours d’un processus qui peut être plus ou moins long. La variation des
définitions selon les types d’experts est significative et produit une
acception plus ou moins étendue de la catégorie « enseignant en diffi-
culté » dont la plupart se situent dans une sorte de zone grise et dont
l’institution semble ne pas savoir quoi faire tout en reconnaissant
qu’elle indique un profond mal-être des professionnels. Étudier com-
ment les experts définissent ce qu’est un enseignant « en difficulté »
permet de dresser un premier paysage de la souffrance des enseignants.
22 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

Difficultés professionnelles e t souffrances,


une question de personne

Le silence du professeur est fréquemment évoqué par les experts.


Comment l’aider, ou trouver une solution s’il ne parle pas de ses problè-
mes ? Des jugements sont alors posés : l’enseignant « en difficulté » se
caractériserait d’abord par une « négation des difficultés » ou éprouverait
une « difficulté à la reconnaître » ; ainsi un chef d’établissement raconte-
t-il qu’un professeur « se cachait, il a nié, il ne pouvait pas admettre ».
Certains parlent même d’omerta, du fait que parfois « ils n’en ont pas
conscience » ; « les profs ne parlent pas facilement », assurent les inspec-
teurs. Un syndicaliste et une conseillère en formation confirment : « Il
faut leur arracher les mots de la bouche », « Ils ne parlent pas de leurs dif-
ficultés, ils en ont honte ». Les experts insistent sur des manifestations
physiques et comportementales de ces difficultés : les symptômes de
peur (refus de rencontrer des parents, d’entrer dans la classe, etc.), le fait
de « raser les murs », l’absentéisme répété, des problèmes de « communi-
cation », des incompétences dans la réalisation de tâches nouvelles.
Après le silence et le déni, l’isolement de l’enseignant « en difficulté » est
aussi pointé comme significatif et un frein à la résolution du problème.
Selon les experts, les difficultés des enseignants sont dues à diverses
causes au nombre desquelles viendrait en premier l’immaturité des per-
sonnes (interprétation la plus partagée, à la fois par des thérapeutes, des
assistantes sociales et des administratifs). L’incapacité à s’adapter dont un
des symptômes serait le report de la responsabilité des difficultés sur d’au-
tres personnes, les élèves notamment, est également mise en avant. De
plus, un problème personnel ancien, profond, que des événements pro-
fessionnels réactiveraient est indiqué comme cause. Enfin, l’écart entre le
prescrit et la réalité (signalé particulièrement par les inspecteurs et les
chefs d’établissement) entraînerait le sentiment d’être démuni, dans
l’incapacité d’être un bon enseignant et « là c’est très douloureux ».
Pour les experts, c’est donc d’abord l’individu qui est en cause : ses
caractéristiques, psychologiques et physiologiques, expliquent ses diffi-
cultés professionnelles. L’impact sur le travail de problèmes personnels,
familiaux ou de santé, est souligné ainsi que l’inaptitude à faire face aux
évolutions de leurs missions et à surmonter les obstacles de la vie profes-
sionnelle, ce qui est avant tout rapporté à des caractéristiques psycho-
logiques : infantilisme et raideur psychologique (le qualificatif de
« psycho-rigide » revient chez plusieurs interviewés) sont les premières
La construction de l’enseignant « en difficulté » 23

sources de difficultés des enseignants. Ce diagnostic centré sur la per-


sonne conduit certains à imaginer qu’une meilleure sélection à l’entrée
du métier est une solution insuffisamment explorée, et à mettre en ques-
tion la formation qui laisserait se développer chez les enseignants une
vision trop idéale du métier, trop désincarnée car essentiellement préoc-
cupée des contenus d’enseignement. Pour la majorité des experts, la
souffrance des professeurs est provoquée par des difficultés personnelles
importées au travail qui en est le prolongement ou le révélateur ; aussi la
solution consiste-t-elle, selon eux, à agir sur la personne : la former, la
soigner, la muter, l’éloigner. D’une façon générale, le rôle du contexte
de travail est minimisé par les experts sans être complètement ignoré,
mais dans ce cas il joue un rôle de révélateur de fragilités antérieures. En
revanche, le rôle de la formation est valorisé comme solution préventive
ou curative. La santé mentale aussi bien que les capacités adaptatives sont
conçues comme des ressources dont les enseignants disposent avant
d’entrer dans le métier ou pas. Ces points de vue sont en contradiction
avec les résultats de l’enquête ethnographique et avec les acquis scientifi-
ques sur la question de la santé au travail (Molinier, 2008).
Deux bémols viennent cependant nuancer ces jugements majori-
taires. L’un provient de certains experts ; l’autre, de la description
même de cas concrets par tous les experts. Dans le premier cas, ce sont
les experts institutionnels les plus proches du travail des enseignants
(chefs d’établissement, inspecteurs) ou les premiers en ligne pour rece-
voir leurs demandes et l’expression de leur souffrance (assistantes socia-
les, infirmières, syndicalistes), qui citent plus volontiers des raisons liées
au travail lui-même et à l’environnement de travail du professeur. De
même, les experts non institutionnels, tout en faisant un tableau cli-
nique précis des maux pour lesquels des enseignants les consultent,
depuis les troubles du sommeil jusqu’à la dépression en passant par les
maux de dos, insistent sur le rôle des ambiances et conditions de travail
dans les pathologies observées. La seconde nuance émerge lors du récit,
par les experts, d’exemples concrets de situations sources de problèmes
pour les enseignants.

D e s é p r e u v e s e t d e s situa tio n s
e ng e ndra nt diffic ulté s e t souffra nc e s
Les experts estiment que les situations propices à la souffrance des
enseignants sont d’abord celles liées aux relations entre le professeur et
les élèves, et, à un moindre degré, à l’institution elle-même. Des situa-
24 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

tions problématiques en relation avec l’organisation du travail et les


rapports avec la direction de l’établissement sont aussi évoquées mais
moins régulièrement. Deux autres aspects sont cités de façon très
convergente mais moins fréquente : l’évaluation et les relations avec les
parents. D’une façon générale, les exemples précis de situations sont
plutôt donnés par les experts les plus proches du travail enseignant (CPE,
chefs d’établissement, inspecteurs, assistantes sociales) qui les connais-
sent le mieux. Selon eux, une caractéristique commune de ces situa-
tions est qu’elles sont durables et confrontent les enseignants à des
épreuves réitérées.
Les évolutions du métier sont souvent mentionnées mais avec un
certain niveau de généralité (les élèves « moins motivés » ou « moins
dociles », les changements de programmes, l’intégration des nouvelles
technologies). Les experts visent alors des « situations types » qu’ils dis-
tinguent des « épreuves », plus ponctuelles selon eux, auxquelles ils ont
accès de façon inégale. C’est quand une épreuve ponctuelle se répète,
s’installe, entre dans une chaîne (un « engrenage », dit un principal),
qu’elle devient une « situation » pérenne produisant une souffrance au
travail durable. Les relations entre enseignants ne sont pas abordées par
les experts de type DRH et peu par les autres. Certains affirment cepen-
dant que les relations entre collègues sont vécues comme persécutrices
par les enseignants « en difficulté », et qu’ils sont victimes du collectif.
Ainsi, une assistante sociale rapporte de ses visites des témoignages
convergents :
Certains profs nous disent, par exemple, qu’ils n’ont jamais les bonnes classes. Ou,
il y a deux, trois ans, j’avais été appelée en urgence dans un lycée professionnel.
Deux femmes, professeures de lettres, étaient les seules femmes avec enfants à tra-
vailler le mercredi. Il y a un système réel, c’est le bizutage. Quand vous arrivez
dans un établissement en dernier, vous avez l’emploi du temps et les classes dont
personne ne veut. C’est très massif.

Les chefs d’établissement évoquant des problèmes liés à la hié-


rarchie pour les enseignants ne parlent que de l’ « institution ». Se per-
cevant comme de simples maillons de la chaîne de responsabilité, ils ne
se considèrent pas, ni leurs pairs, comme pouvant être à l’origine de
difficultés des enseignants ou bien préfèrent ne pas en parler. Pourtant,
en 2006, le médiateur de l’Éducation nationale note, dans son rapport
annuel : « Le type de management adopté par certains chefs d’établisse-
ment et par certains gestionnaires, au nom de l’efficacité, peut être
source de conflits et de stress. La limite entre un management musclé et
le harcèlement moral devient floue et il peut arriver que l’on passe
La construction de l’enseignant « en difficulté » 25

insensiblement et inconsciemment de l’un à l’autre. » D’autres experts


mettent en avant le fait que les enseignants « en difficulté » souffrent
souvent de ne pas être « soutenus » par leurs chefs d’établissement, par-
ticulièrement en cas d’épreuve et de confrontation avec des élèves ou
des parents, ce qui a été confirmé par notre enquête par questionnaire.
Mais c’est la situation d’entretien individuel avec le chef d’établisse-
ment qui est citée comme particulièrement propice à la souffrance, sur-
tout quand l’enseignant éprouve des difficultés dont son supérieur
direct veut lui parler, même quand, éventuellement, le chef d’établisse-
ment veut en faire une occasion de manifester son soutien et de recher-
cher une solution. Ainsi, un principal fait un long récit des difficultés
prolongées d’un professeur. Suite à une pétition d’élèves, il lui transmet
un mot manuscrit :
Chère collègue, les élèves de votre classe de 4e souhaitent voir améliorer leur rela-
tion pédagogique avec vous ; même si leur demande est maladroitement for-
mulée, elle exige de notre part une écoute. Cela prouve au moins que la commu-
nication existe. Je vous fais totalement confiance pour placer vos élèves en
situation de progrès personnel tant sur le plan éducatif que disciplinaire. Je vous
remercie pour votre précieuse collaboration. Cordialement.

Ce message est suivi d’un entretien au cours duquel, selon le principal,


le professeur dit :
« J’en ai marre, je ne peux pas, je ne peux pas, je ne sais que faire. Je suis
coincée, je ne sais pas ce que vous attendez de moi, je ne sais pas ce que les
élèves veulent de moi, tout le monde me culpabilise »... [alors elle pleure, elle
pleure, elle pleure.]

L’entretien avec le chef d’établissement représente l’officialisation


de difficultés, mais il est aussi l’occasion pour le jugement hiérarchique
de s’exprimer en direct et non pas selon les formes codifiées et con-
traintes de la notation administrative. Lors de l’entretien, le professeur
se trouve de fait dans l’obligation de se justifier et ne peut qu’éprouver
de l’angoisse quant aux suites qui seront données. Dans tous les cas,
l’importance du rôle du chef d’établissement est reconnue surtout par
les personnels sociaux et de santé ainsi que par les inspecteurs, moins
diserts cependant. Selon une assistante sociale, il « est primordial de [car
il peut] contrer la souffrance ou au contraire l’aviver ». La contrer en
mettant en œuvre des dispositifs d’aide et de prise en charge des diffi-
cultés, en créant un climat de confiance au sein de l’établissement, en
étant à l’écoute des enseignants. Dans le cas contraire, comme le dit
une responsable de commission d’aide au personnel, « ce qui dépasse les
26 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

âges, ce sont les conflits avec l’administration. Une personne va installer


sa plainte, par exemple, sur le mode du harcèlement. Il y en a partout ».
La vulnérabilité sociale des enseignants apparaît ainsi plus forte que ne
le laissent penser des indices de force sociale, tel le poids syndical. Ses
manifestations ont, semble-t-il, augmenté depuis les propos négatifs du
ministre Allègre sur le monde enseignant dans une recherche de sou-
tien des parents pour réformer l’Éducation nationale ; c’est en tous les
cas un aspect repéré par des experts dont ce psychologue, spécialisé
dans la reconversion associant ministre et nouveau management :
C’est concomitant avec le passage d’Allègre, qui a été une autorisation donnée au
plus haut niveau à la population de stigmatiser les enseignants. S’y ajoute le déve-
loppement d’un management de directions qui se vivent comme des hiérarchies
fortes. Il y a une organisation du travail, avec de nouvelles relations au travail, un
peu perverses. Ce sont des rapports de chefs à agents. Ces souffrances sont le
symptôme de nouvelles relations au travail avec de nouvelles situations de déficit
de reconnaissance. La publicité donnée aux situations de harcèlement au travail
l’apprend, on est dans des situations de harcèlement, mais c’est un mot que les
collègues n’utilisent qu’avec réticence.

Mais les experts décrivent surtout l’aspect cumulatif et la conver-


gence de plusieurs facteurs pour expliquer pourquoi des enseignants
sont « en difficulté », et c’est la relation professeur-élèves qui est,
d’après eux, au cœur de ces difficultés ainsi que celle avec les parents.
Le refus des élèves d’entrer dans le travail scolaire apparaît la source
majeure de problèmes.

« L a diffic ulté , c ’e st toujours un problè me d’a da pta tion »

La question de l’hétérogénéité des élèves revient de façon répétée


dans le discours des experts et, plus encore que les « classes dures, catas-
trophiques » qui rendent la vie impossible à l’enseignant mais sont en
nombre limité, il y a un ensemble de nouveautés caractérisant et dégra-
dant les relations professeurs-élèves : l’exigence de certains élèves alors
que d’autres sont complètement « largués », leur tendance commune à
vouloir négocier ce que ces enseignants estiment non négociable et sur-
tout leur résistance quotidienne à la forme scolaire qui mine les efforts
de l’enseignant. Le refus de la forme scolaire ne touche pas seulement la
frange relativement déscolarisée, d’où le trouble ressenti comme l’indi-
quent divers experts selon qui il est difficile d’obtenir un travail person-
nel des élèves en dehors des cours – phénomène qui se combine à un
La construction de l’enseignant « en difficulté » 27

décalage générationnel et sociétal, d’une part, et à celui existant entre


l’institution scolaire et la famille, d’autre part. Ces extraits d’entretien
en témoignent :
La difficulté première, c’est de savoir comment faire pour [...] obtenir des élèves
un travail à la maison régulier.
La difficulté est là, le travail personnel est souvent bâclé, inexistant, on ne sait
pas trop comment agir là. Et ça c’est une difficulté exprimée.
Le travail à la maison est fait de façon parfois beaucoup trop sommaire, cela
apporte des difficultés dans la classe.
On est arrivé dans une génération dont le comportement surprend et nous
dépasse totalement [...]. On se désole justement de se rendre compte que le rap-
port de conflit existe avec tous les types d’élèves qui refusent le système scolaire
qui ne leur correspond plus par rapport à ce qu’ils vivent chez eux.

Mais l’ennui des plus grands n’est pas plus facile que le « bouillon-
nement des petits 6e » (principal) ou le non-respect des règles de fonc-
tionnement aboutissant à « semer la zizanie » (CPE), voire les insultes ou
l’agression physique (plus souvent redoutée qu’effective, selon les
experts) : « Il n’y a plus de consentement au travail », résume un inspec-
teur.
Cette situation peut être caractérisée comme une résistance des élè-
ves à l’emprise scolaire (Hélou, 2000) qui se généralise dans les établis-
sements. Les élèves se protègent en ne participant que peu aux activités
scolaires tout en ne remettant pas en cause de manière directe et fron-
tale la situation scolaire. Ni dans l’engagement ni dans la critique, les
élèves adoptent une posture consistant à faire échouer la situation sans
l’assumer, parfois même sans le vouloir car tout n’est pas stratégique
dans cette attitude. L’élève peut réellement s’évader mentalement,
notamment par la distraction ou en faisant autre chose, comme il peut
presque volontairement se protéger de l’évaluation scolaire et du juge-
ment professoral en freinant les activités, notamment par le silence ou
l’agitation. Ainsi peut se comprendre l’affirmation partagée par les
experts et les professeurs « en difficulté » selon laquelle les classes sont
plus dures à mener, du fait de ces résistances.
De plus, les situations d’enseignement où les relations avec les
élèves sont plus individualisées se multiplient, sur injonction institu-
tionnelle, entraînant des relations interindividuelles pouvant mettre en
difficulté un enseignant comme le précise un proviseur citant un pro-
fesseur : « On n’est pas capable d’assumer une pédagogie différenciée,
d’assumer un contact personnalisé avec les élèves. » Or l’individualisa-
tion de l’enseignement crée des situations d’interaction qui, si elles
28 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

peuvent améliorer l’engagement dans le travail, sont aussi sources de


tensions quand se révèlent, selon les experts, une difficulté à « passer des
compromis » avec les élèves du fait d’un « échange uniquement verti-
cal », comme le dit un proviseur, et « l’incapacité à assumer un contact
personnalisé » au profit d’un contact avec le seul groupe quand ce n’est
pas « la peur d’entrer en contact avec les élèves » qui peut aboutir à « ne
plus pouvoir se déplacer en classe » ou à être « paralysé », notamment
par la peur de l’agression, comme le précise un CPE. Les enseignants
« en difficulté » sont alors définis comme ceux qui ont un défaut d’au-
torité et qui « arrivent à ne plus pouvoir dominer la situation » ou qui
font cours « à vide » et chez qui c’est « le foutoir », selon des chefs
d’établissement. Mais il y a également chez certains enseignants travail-
lant en REP, la lassitude « d’être toujours avec des élèves difficiles » (un
inspecteur). Ces situations se traduisent chez les enseignants par de la
désorientation ( « il ne sait plus quoi faire » ), « de la honte » (un chef
d’établissement), du dénigrement systématique des élèves (« C’était
toujours les élèves qui étaient nuls, les élèves qui n’avaient pas une atti-
tude correcte, des élèves qui étaient responsables de tous les dysfonc-
tionnements », pour un syndicaliste), de la paralysie.
Avec des formulations différentes, un sentiment de décalage et d’in-
compréhension entre les professeurs « en difficulté » et leurs élèves est
mis en avant par tous les experts. Ce décalage est rapporté au manque
d’intérêt des élèves pour les disciplines enseignées, à leur démobilisation
envers l’école. Les situations ont ainsi du mal à se stabiliser car toujours
remises en question par un refus, un oubli du travail, une exigence nou-
velle, une négociation permanente portant sur la quantité de travail, la
date des devoirs à rendre, les notes, les règles à respecter, qui épuisent
l’enseignant. Selon les experts, dans ce contexte général, si l’enseignant
est « fragile » ou trop « rigide », il devient « en difficulté ».
Des similitudes sont observées par les experts entre élèves et parents
quant à leur rôle dans les difficultés des enseignants. Ceux-ci sont en
butte à des exigences de parents qu’ils estiment excessives, à leurs inter-
ventions intempestives ou agressives, « les parents qui tapent du poing
sur la table », et à une intrusion dans la sphère pédagogique, ce qui,
comme en témoigne une assistante sociale, « en fait des adversaires et
non des partenaires ». Les directeurs de ressources humaines, les chefs
de divisions des personnels ainsi que les médiateurs notent une inter-
vention croissante des parents auprès de leurs services. Les experts font
le constat d’une transformation de la demande sociale produisant plus
d’exigences de la part de parents d’élèves à la recherche d’une efficacité
La construction de l’enseignant « en difficulté » 29

optimale de l’école tout en revendiquant qu’elle soit aussi un lieu


d’épanouissement de leurs enfants dans un monde où elle n’est plus le
seul vecteur d’acquisition et de transmission des savoirs. L’attitude des
parents dévaloriserait ainsi le statut des enseignants qui en ressentiraient
un manque de reconnaissance.
Le constat d’un développement de la critique à l’égard des ensei-
gnants s’inscrit dans un phénomène plus vaste qui, comme l’a montré
Luc Boltanski (1990), existe depuis les années 1970 et est à mettre en
relation avec le fait qu’il n’y a plus de principe de justification unique
de l’activité sociale (l’égalité, par exemple) mais une multiplicité des
légitimités et des principes de justice (l’égalité, l’équité, l’efficacité,
l’épanouissement personnel) qui fait croître la critique, puisque chaque
principe peut être mobilisé pour critiquer l’autre. L’impact de cette
évolution est d’autant plus fort qu’elle concerne des activités auparavant
plus unifiées et homogènes tels l’enseignement, la médecine, le travail
social. Il y a une extension de la critique à des sphères de la société dans
lesquelles, auparavant, elle était contenue. Ainsi, dans une société de la
critique, le statut d’autorité ne suffit-il plus à éluder la justification de
son action. L’institution et ses agents, les enseignants, doivent donc
répondre à cette demande qui est souvent assimilée à une moindre
reconnaissance sociale et à une dégradation des conditions de travail de
l’enseignement alors que le développement de la critique est un phéno-
mène indépendant. Le travail de justification, comparable à celui qui
s’impose de manière tout aussi inédite dans certaines professions,
notamment de la santé, a pour conséquences des tensions nouvelles
que les enseignants « en difficulté » signalent fréquemment, comme
l’explique une assistante sociale de rectorat :
En général, ça se passe mal avec les élèves, les parents. Et ce qui était dur au départ
revient exactement de la même façon. « Je n’en peux plus d’être jugé en perma-
nence, je ne suis pas à la hauteur. » Je le rencontre souvent chez des enseignants
très animés par le respect des élèves ou des parents. Le déclic souvent, c’est une
interpellation de parents ou d’élèves vécue comme une agression. Ils sont persua-
dés que les inspecteurs veulent qu’ils mettent des notes plus fortes, que tous les
élèves passent en classe supérieure. Donc, il n’y a plus le soutien des élèves, des
parents comme de l’administration. Le mot qui ressort tout le temps, c’est la soli-
tude et l’hypocrisie des autres collègues qui mettent la moyenne à tout le monde
pour être bien vus [...]. Le métier est au cœur de grandes contradictions entre les
demandes des parents, des élèves, de l’institution.

Le développement de la critique est assimilé à une pression perma-


nente pour des enseignants naguère davantage protégés de parents et
30 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

d’élèves désormais demandeurs d’une relation plus contractuelle remet-


tant en cause l’idée même du mandat attribué aux enseignants par la
société : transmettre des connaissances, former des citoyens et de futurs
travailleurs. Les enseignants « en difficulté » jouent un rôle de loupe sur
une évolution du métier qui les met en crise. Chez ces enseignants, aux
dires des experts, cela introduit des comportements d’évitement des
conflits et de normalisation pédagogique assimilable à un contrôle du
travail par le bas, c’est-à-dire directement par les prestataires comme
dans les métiers de service. La difficulté viendrait alors de l’incapacité à
coconstruire le service (Weller, 1999) et de l’affaiblissement de l’insti-
tution comme médiateur des relations entre les parents, les élèves et les
professeurs.
La qualification d’enseignant « en difficulté », au-delà des critères
réglementaires, est donc étendue et varie parfois selon les types d’ex-
perts. Mais ils se retrouvent pour estimer que comme, malgré des
conditions de travail apparemment identiques, seul un petit nombre
d’enseignants se retrouvent dans leurs bureaux, c’est donc bien, finale-
ment, la personne qui est en cause. Ce sont les capacités intrinsèques
des enseignants qui sont mises à l’épreuve. Et même si des situations
plus propices que d’autres aux difficultés sont décrites, les caractéris-
tiques de la personne de l’enseignant « en difficulté » sont, in fine,
présentées comme défaillantes par la plupart des experts, comme
ce DRH :
On a des difficultés de gestion de classe mais on a aussi en grand nombre des diffi-
cultés de rigidité, d’enseignants qui ne s’adaptent pas à leurs élèves. Ils sont très
rigides, inadaptés. L’intéressé considère que son attitude est légitime et que nous
participons au laxisme ambiant qui s’impose à l’école vis-à-vis des élèves. Il y a
différents publics. Il y a le public des bons élèves avec les parents derrière qui trou-
vent l’enseignant rigoureux, sérieux, exigeant et c’est très bien comme cela, donc
ils vont le soutenir. Ceux qui sont cassés, démotivés parmi les élèves, qui voient le
psy du coin, leurs parents vont plus facilement mal vivre comme eux l’enseignant
trop rigide et rigoureux. Les enseignants aussi vont se positionner. Ce n’est pas
très simple.
Ressentez-vous des évolutions dans le métier enseignant qui expliqueraient l’accroisse-
ment de ces difficultés ?
Ils le disent, en tout cas. Que les élèves sont devenus plus difficiles. Même
l’inspection nous le dit que l’enseignant doit aujourd’hui faire un effort d’adapta-
tion à son public. Si cet effort n’est pas réalisé, on va au-devant de grandes diffi-
cultés. La difficulté, c’est toujours un problème d’adaptation. On a quelques cas de
personnes qui n’ont pas suivi l’évolution des jeunes. Souvent, des gens qui vivent
seuls et sans contact avec des jeunes. Ils sont dans un autre monde. Ils reproduisent
le modèle enseignant qu’ils ont connu eux-mêmes en disant que la société est
laxiste et qu’il ne faut pas compter sur eux pour cautionner ce laxisme.
La construction de l’enseignant « en difficulté » 31

Les élèves sont certes devenus plus difficiles, selon le DRH, mais il
insiste plutôt sur le manque d’adaptation des enseignants à leur public
et la rupture relationnelle avec les jeunes.
Au-delà de la variabilité entre experts de la catégorisation des diffi-
cultés, une autre variabilité, entre les académies, a été mise au jour. La
recherche d’homogénéisation sur le plan national n’empêche pas aux
logiques académiques d’exister avec cependant un certain nombre de
points communs.
2
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux
et des traitements diversifiés

Les académies prennent en charge les enseignants « en difficulté »


de façon à la fois commune, en fonction des textes officiels, et diverse.
Elles ont une autonomie plus grande pour faire de la prévention et se
soucier des enseignants ne correspondant pas au cadre restrictif prévu
par les textes. Notre enquête a permis de constater que, s’il existe des
politiques rectorales de prévention et de traitement volontaristes, elles
sont à la fois récentes, limitées, prudentes et caractérisées par la diversité
des dispositifs mis en place. Les moyens limités (peu de postes dits de
réadaptation), la mobilité entre fonctions et statuts fortement encadrée
sur le plan réglementaire réduisant les possibilités de solutions internes,
la diminution des actions de formation autre que disciplinaires1 ou
d’adaptation au poste, et l’intervention délicate et rare dans un établis-
sement où se manifestent des difficultés pour les enseignants, expli-
quent en bonne partie les limites des politiques rectorales. Cependant,
la préoccupation croissante du sort des enseignants « en difficulté » et
leur augmentation se traduisent par des personnels et des dispositifs plus
nombreux pour s’en occuper.
Le plus grand nombre d’enseignants « en difficulté » attesté par les
experts est en bonne partie dû au durcissement des conditions d’ensei-
gnement depuis le milieu des années 1980. L’intéressement et la mobi-
lisation des élèves sont plus difficiles et la gestion du groupe classe est
plus aléatoire. Et les relations avec les parents comme avec la hiérarchie
sont plus problématiques. Dans une conjoncture où la logique d’effica-

1. En cas de nouveaux programmes et/ou d’actualisation des connaissances.


34 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

cité est devenue dominante et exige des preuves publiques, visibles,


mesurées, une pression à faire du résultat chiffré est sensible, participant
de la montée des exigences à l’égard des enseignants.

L a m o n té e d e s e x ig e n c e s e t s e s c o n s é q u e n c e s

Lors d’une assemblée générale de rentrée, le chef d’établissement


égrène les résultats aux examens, les taux de passage et de redouble-
ments, les compare avec les moyennes académiques et nationales, et
indique que si l’on « ne redresse pas la barre » une fuite des élèves se
profile et les moyens reçus risquent d’être diminués. Il conclut en affir-
mant que « l’inspecteur d’académie attend de meilleurs résultats ». Ce
condensé de discours, entendu lors de l’enquête sous des formes plus
ou moins adoucies, rappelle aux enseignants que l’institution exige des
résultats en termes de flux d’élèves et de réussite aux examens.
Les exigences des parents ne sont pas moindres, même si elles sont
contradictoires : dans les établissements regroupant des élèves issus des
catégories sociales supérieures, une demande d’excellence ; dans des
quartiers populaires, celle d’une prise en charge des élèves au-delà des
missions habituelles des enseignants. Ceux-ci sont sous le regard et le
jugement public s’exprimant dans la vie sociale et lors de face-à-face
parents-enseignants. Que les parents soient tout aussi instruits qu’eux et
disposent de revenus bien supérieurs aux leurs ou que, a contrario, ils
répondent difficilement aux exigences scolaires du fait de leurs propres
difficultés économiques et sociales, tous discutent, négocient, deman-
dent des comptes, jugent. Confrontés à l’expression directe ou indi-
recte de jugements souvent peu amènes, les enseignants doivent justi-
fier leur action devant les élèves, les parents, leur hiérarchie. Cette
activité de justification fait désormais partie du métier. Elle est source
de tensions car les attentes de leurs interlocuteurs sont extrêmement
diverses et eux-mêmes sont porteurs de conceptions de l’enseignement
qui non seulement ne sont pas homogènes (Derouet, 1988, 2000), mais
ont de plus en plus de mal à se référer à une vision partagée du rôle de
l’institution et du métier. L’école idéale des uns ou des autres est
définie à partir d’une multiplicité de principes de référence qui non
seulement sont entrés dans les établissements, mais encore traversent les
acteurs eux-mêmes. La variabilité des argumentaires en témoigne dès
qu’on s’éloigne des propos convenus pour les rapporter au réel du tra-
vail. La pluralité des principes de justice au sein de l’école introduit un
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 35

doute sur les critères de jugement de la qualité du travail. Qu’est-ce qui


compte le plus : le nombre d’élèves réussissant aux examens, la part de
ceux qui ont été « récupérés », le pourcentage d’élèves épanouis, de
ceux qui trouvent un travail ? Quelle est la valeur de chaque objectif, la
pondération à lui attribuer dans des visées plus globales ? La montée des
exigences et ses formulations paradoxales engendrent un doute sur ce
qu’il faut faire pour bien travailler. Ce doute peut se transformer en
sentiment d’impuissance (comment tenir tous les objectifs à la fois,
répondre à toutes les exigences ?), en difficultés et souffrances diverses.
Les experts identifient ainsi deux éléments propices à la souffrance
au travail. Le fait de devoir faire face à une tâche plus infaisable qu’au-
paravant produisant, comme le dit un inspecteur, un « sentiment d’ina-
chevé » et l’impression que « jamais rien n’est fait à fond », selon un
kinésithérapeute. En résulte une impression de travail mal fait. Ensuite,
les « critères de qualité » utilisés pour juger leur travail ne sont plus les
leurs ; ils leur sont imposés non seulement par les prescriptions natio-
nales (relais des internationales) ou locales, mais aussi par des parents
d’élèves, voire des élèves. La mise en demeure des enseignants de satis-
faire les attentes des uns et des autres provoque des tensions rejaillissant
sur divers personnels, ce que souligne un syndicaliste :
Il y a mise en tension entre une injonction de faire réussir les élèves, tous les élè-
ves, et la réalité : plus personne n’a droit à l’échec, et cette tension, c’est le chef
d’établissement qui en est porteur. D’où une mise en culpabilité des collègues.

Les experts signalent plusieurs conséquences de la montée d’exi-


gences et de logiques contradictoires. Un sentiment de perte de pou-
voir (« le rapport de force qu’ils n’ont plus », dit un principal) dans la
mesure où les sources de leur légitimité (leurs connaissances et la recon-
naissance sociale et de leur hiérarchie) sont diminuées et où ils subis-
sent, selon l’expression d’un doyen des inspecteurs, « la solitude du
bout de la chaîne ». L’évolution de la prescription elle-même est por-
teuse de ces nouvelles exigences et semble infaisable. Ainsi, un kinési-
thérapeute constate, à propos de changements de programmes que
l’enseignant « a l’impression qu’on l’oblige à exercer une profession
qu’on ne peut pas exercer ». Le thème du « métier impossible » est mis
en avant par des experts en écho au constat formulé par les enseignants
qu’ils rencontrent. La peur face aux incertitudes accrues, aux évolutions
rapides et non consenties, est souvent invoquée. Au total, pris dans un
maelström de réformes successives et d’injonctions paradoxales, le senti-
ment de travailler dans un « cirque » (principal) ou un « bazar » (kinési-
36 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

thérapeute) submergerait certains enseignants ; l’ordre ancien a disparu


sans qu’un ordre nouveau ne puisse être stabilisé. Autre conséquence,
une dévalorisation de la profession par les enseignants eux-mêmes
frappe les experts ; elle s’exprime par un jugement négatif sur leurs pro-
pres compétences et une faible estime de soi. Le décalage renforcé
entre métier choisi et métier réel est particulièrement sensible chez des
enseignants plus âgés. Quant aux jeunes enseignants, ceux qui s’y sont
engagés « par défaut » ne s’y réalisent pas forcément, d’où des attitudes
de retrait et certains de ceux qui étaient plus motivés éprouvent sou-
vent un sentiment de déception et d’absence de maîtrise sur les évolu-
tions du métier, ce qui fait dire à un inspecteur : « Ils subissent. »
Les enseignants les plus en difficulté vivent, selon les experts,
comme du harcèlement la « sur-sollicitation » exercée par l’institution
car elle empêche de stabiliser des façons de faire satisfaisantes et révèle
le décalage entre les exigences croissantes et les moyens réels dont ils
disposent. Cela conduirait certains enseignants à un activisme buttant
sur l’absence de reconnaissance. Le respect de la prescription est à la fois
exigé avec plus d’intensité et semble plus difficile à satisfaire, ce qui est
source de désengagement (Huberman et Miles, 1984).
Les experts s’accordent sur le fait que des exigences accrues, un
sentiment d’incommensurabilité de la tâche, l’évolution du métier et
des conditions de son exercice contribuent à l’impression de faire du
« mauvais travail ». La dévaluation des critères professionnels habituels
concourt alors à la souffrance au travail des enseignants. Ses manifesta-
tions, plus nombreuses et visibles, contraignent l’institution à trouver
des solutions.

Des personnels et des dispositifs


plus nombreux e t plus divers
pour traiter les enseignants « en difficulté »

Les politiques rectorales visent à repérer, nommer, classer, régle-


menter, contenir, traiter les problèmes. Ces fonctions d’alerte et de
traitement nécessitent des personnels et des dispositifs avec lesquels les
enseignants entrent en contact. Les personnels, de spécialités et de sta-
tuts divers, ont un rôle de diagnostic, d’aiguilleurs entre diverses solu-
tions, instances ou ressources. Nombre d’entre eux ont été recrutés
depuis moins de dix ans en relation avec l’introduction dans l’Éduca-
tion nationale d’une préoccupation de gestion des ressources humaines,
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 37

d’une part, et avec une montée de l’intolérance face à la défaillance


professionnelle et d’un plus grand nombre de saisines des médiateurs,
d’autre part. Les médiateurs de l’Éducation nationale, créés en 1998,
sont des correspondants du médiateur de la République qui remet
chaque année au ministre un rapport public dans lequel il formule des
propositions pour améliorer le service public de l’Éducation nationale.
Les médiateurs académiques, anciens responsables de l’Éducation natio-
nale, à la retraite et bénévoles, reçoivent les réclamations. Ils sont indé-
pendants de la hiérarchie. Leur création correspond à la volonté poli-
tique de modernisation de l’État en le rapprochant des usagers et afin
d’éviter la multiplication des contentieux.
Les dispositifs et personnels compétents rendent visibles des pro-
blèmes professionnels jusque-là méconnus et leur évolution, comme
l’explique ce DRH :
Je pense qu’il y a plus de difficultés. Quand on a commencé le dispositif, on avait
cinquante cas puis très vite on est monté en charge avec cent puis aujourd’hui
quatre cents et une autre centaine que je suis de plus loin. On est aussi victime de
notre succès. Les chefs d’établissement se parlent entre eux.

Selon les académies, des psychologues du travail, des conseillers


d’orientation - psychologues, des psychothérapeutes, des conseillers en
formation sont recrutés. Ce DRH décrit la situation de son académie :
La psychologue du travail a été recrutée initialement avec la charge du conseil en
orientation professionnelle. On a dit aux personnels qu’il y avait quelqu’un de dis-
ponible et expert pour discuter autour d’un bilan de compétences de l’orientation
professionnelle. Ce n’est pas hiérarchique. Elle ne nous rend pas compte de ses
entretiens. En réalité, vous avez des enseignants en difficulté, de fait, qui vont
venir la voir sous couvert d’une évolution professionnelle tout simplement parce
qu’ils souffrent tellement que ce n’est plus tenable. Il y a des académies qui ont des
cellules d’écoute. Nous, non, mais la psychologue joue un peu ce rôle. Moi, je
n’en ai pas voulu, car, en discutant avec d’autres DRH, je me suis aperçu de la
dérive vers le non-professionnel mais il faut se centrer sur cette entrée en dehors
de tout autre problème d’ordre personnel.

Les stratégies sont donc diverses, elles se construisent en fonction


de choix locaux et au regard d’autres expériences ; les réseaux profes-
sionnels et les regroupements lors des actions de formation organisées
par le ministère sont autant d’occasions de prendre connaissance et
d’évaluer d’autres solutions. Certaines sont présentées de façon plus
masqué que d’autres. Ainsi, dans des académies, on affiche dans les
salles de professeurs une information sur la possibilité de faire un bilan
de compétences pensant que des enseignants « en difficulté » vont s’en
38 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

saisir et que cela permettra de les repérer et d’agir de façon préventive


dans la mesure où ils seront adressés aux services rectoraux ou départe-
mentaux : la frontière entre le contrôle et l’aide est parfois ténue. La
centration initiale sur le professionnel (bilan de compétences) ou le per-
sonnel (cellule d’écoute) peut varier mais il y a de nouvelles ressources
(dispositifs et personnes) mises à disposition des enseignants dans le but
d’agir en amont des procédures institutionnelles lourdes et coûteuses.
Dans tous les cas, cependant, c’est l’individu qui est traité suivant une
conception demeurant assez largement comportementaliste.
Le médecin-conseil de chaque rectorat travaille, quant à lui, auprès
du recteur pour la définition d’une politique académique en s’appuyant
sur l’expertise des services sociaux et de santé. Eux aussi notent une
montée en puissance de la prise en charge des enseignants « en diffi-
culté » qui serait due à un accroissement des besoins. Le médecin-
conseil collabore plus ou moins avec le DRH pour définir les solutions
et les dispositifs les plus adaptés. Parfois la collaboration est limitée et les
préoccupations ainsi que des règles de métier différentes engendrent un
peu de méfiance :
On est très cloisonnés dans l’académie : le médecin conseiller technique et moi,
nous travaillons à part. Si ce n’est pas du médical pur, je travaille avec la cellule
d’aide aux personnels, les COP [conseillers d’orientation psychologue] du travail. Mais
je suis très vigilante avant les démarches [institutionnelles]. Il faut que les personnes
soient bien en état de discuter avant d’entreprendre des démarches. Il faut absolu-
ment éviter les décisions en urgence. Après, je donne un avis au rectorat. Mais je
n’indique pas la pathologie du patient [du fait du secret professionnel], je préconise
simplement tel ou tel accompagnement, telle aide. [...] On travaille dans des com-
missions d’aide au personnel. J’indique simplement que la personne relève d’un
suivi médical, qu’elle accepte le suivi médical. S’il y a saisine du comité quand la
personne ne reconnaît pas ses problèmes, c’est long : je rédige un rapport confi-
dentiel médical au secrétaire du comité médical. L’administration n’a pas accès au
contenu de ce rapport. Le comité médical est une instance départementale qui
statue sur les congés longue maladie. Il est composé d’un médecin-inspecteur de
la santé, de médecins agréés par la préfecture, et statue sur les congés de tous les
fonctionnaires. Ensuite, le comité médical mandate un expert, qui fait son rapport
au secrétaire du comité médical. Le comité médical se réunit une fois par
mois. [...] Quand il y a congé d’office, on ne peut réintégrer sans avis favorable du
comité médical. C’est une mesure conservatoire du personnel : il y a risque dans
l’exercice des fonctions. Dans des conseils de discipline, on peut produire des
certificats médicaux : je fais le point du point de vue médical.

La spécificité de chaque intervention est précisée ainsi que les terri-


toires des uns et des autres dans le respect scrupuleux de règles déonto-
logiques tout au long de la procédure. Quand le traitement des difficul-
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 39

tés prend une dimension médicale, il sort de la responsabilité de la seule


Éducation nationale. Le souci de protéger la personne coexiste avec
celui du bon fonctionnement de l’institution, l’évaluation du « risque »
est l’affaire de professionnels liés à l’institution. Mais, si chacun est dans
son rôle, des règles communes sont parfois affichées comme dans cette
même académie, selon le médecin-conseil :
On travaille beaucoup là-dessus avec le DRH : on rappelle aux chefs d’établisse-
ment que s’ils ont un rapport à faire au recteur, les personnes concernées doivent
être averties. Parfois, elles n’apprennent que plusieurs mois après qu’il y a eu let-
tres de parents [...]. J’envoie un courrier à l’IA [inspecteur d’académie] ou au DRH
pour vérifier que la personne a lu le rapport. Moi, j’ai accès au dossier administra-
tif, donc, je connais le rapport. On a accès dans les établissements au dossier admi-
nistratif. Je téléphone sinon au rectorat ou à l’IA pour le dossier administratif. Je
me replace en tant que médecin du travail pour analyser les difficultés.

Le DRH impulse la mise en œuvre de la politique académique et


doit coordonner les divers services et experts, non sans difficulté
semble-t-il.
Une tendance actuelle consiste à créer des dispositifs déplaçant le
lieu de l’alerte du rectorat vers les établissements. Dans un but à la fois
économique (limiter la création des emplois de niveau rectoral) et de
prévention (plus tôt l’alerte est déclenchée plus faciles seraient les solu-
tions). Les projets sont plus ou moins avancés selon les académies mais
partout la tendance est la même. Ici, cela passe par un dispositif de
formation des cadres :
On veut former l’ensemble des chefs d’établissement et de l’encadrement pour
qu’ils soient en mesure de mener des entretiens professionnels avec leurs person-
nels. Cela paraît tout bête, mais on s’est aperçu avec ces dossiers que souvent un
échange objectif sur la situation de travail n’est pas possible ou n’a pas été fait. Au
début, ça devrait être un préalable. Ce ne serait pas ciblé sur les personnes en diffi-
culté mais va créer un environnement meilleur pour la prise en charge de ces dos-
siers. Ce ne sont pas du tout des entretiens d’évaluation. Ce sont des entretiens
qui s’appuient sur la psychologie du travail, considérant le décalage entre travail
prescrit et travail réel. Ce qui compte, ce n’est pas de travailler sur la prescription
mais sur ce décalage. Cela aide la professionnalisation de nos cadres. La difficulté
pour les chefs d’établissement, c’est d’arriver à écrire comme nous le demandons
pour nous donner les éléments. Souvent, c’est l’enfer. Ils regrettent déjà de nous
avoir appelés. Ils ne savent pas le faire. Et après porter à la connaissance de l’inté-
ressé. Là, le dossier peut s’arrêter là. Ils préfèrent vivre tous les jours avec le
dysfonctionnement que d’affronter un échange.

Ce cas de figure montre une mobilisation de savoirs savants issus de


l’ergonomie (distinction entre travail prescrit et travail réel, le rôle de
l’environnement de travail) et de la psychologie du travail dans une
40 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

perspective présentée comme non normative, mais il y a une certaine


contradiction avec les trois objectifs réellement visés : « créer un envi-
ronnement meilleur pour la prise en charge de ces dossiers », « la pro-
fessionnalisation de nos cadres » et « arriver à écrire comme nous le
demandons ». L’affirmation selon laquelle « ce ne sont pas du tout des
entretiens d’évaluation » est contredite par le fait que le chef d’établisse-
ment a un rôle de contrôle, de notation des professeurs, ce qui ne peut
qu’entraver l’expression de ces derniers sur le réel de leur travail, d’au-
tant plus s’il est rendu difficile du fait d’une organisation du travail dont
le chef d’établissement est responsable.
La volonté de transférer le rôle d’alerte vers le local fait que les
principaux et proviseurs sont en première ligne sans toujours être en
capacité de jouer ce rôle, d’autant plus que la recherche de la paix
sociale et des moindres complications les incite à y réfléchir à deux fois
avant de faire un signalement. Surtout quand il peut être interprété
comme un signe de défaillance du... chef d’établissement qui ne sait pas
« gérer » son personnel ni éviter la « mauvaise publicité », sans oublier
qu’il devra assumer la relation avec les syndicats défendant les droits des
personnels incriminés.
Les syndicalistes, eux, dénoncent un défaut de médiation de proxi-
mité, ce qui les contraint trop souvent à jouer un rôle qui n’est pas le
leur : alerte, médiation, résolution de conflits. D’autant plus que les
médiateurs du rectorat ne règlent pas les conflits entre chefs d’établisse-
ment et enseignants alors que ce seraient les principales situations géné-
ratrices de souffrance. Des inspecteurs « vie scolaire » interrogés mettent
en avant la lourdeur de leurs autres charges, la responsabilité des chefs
d’établissement, le fait qu’ils ne sont pas toujours informés des problè-
mes locaux, pour justifier le fait qu’ils n’interviennent que dans les cas
les plus graves (pétition de parents, grève d’enseignants, troubles
sérieux du fonctionnement de l’établissement). Le recours d’ensei-
gnants au syndicat (sur le plan local ou académique) à propos de com-
portements de chefs d’établissement est courant ; il organise alors des
délégations, envoie des courriers, mais il est surtout sollicité en cas de
procédure administrative plus affirmée, pour interpeller l’inspecteur
d’académie, par exemple, et quand il y a des entorses à la législation ou
des injonctions outrepassant les obligations de service qui peuvent
confiner au harcèlement. Les syndicalistes sont confrontés à la difficulté
à juger la situation qui leur est présentée par leurs collègues et regret-
tent qu’il n’y ait pas de service psychologique dans l’Éducation natio-
nale, ce qui leur éviterait de remplir ce rôle, disent-ils. Ils doivent trou-
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 41

ver la voie étroite entre défense du fonctionnaire et prise en compte de


situations personnelles, tout en observant que, « au syndicat, il n’y a pas
de formation là-dessus. Soit tu te fais embarquer par les collègues, soit
tu gardes la bonne distance, celle qui aide, sans te substituer aux gens,
ni se prendre pour Zorro », comme le confie un syndicaliste. La solida-
rité et le soutien aux personnels entrent parfois en tension avec le souci
du fonctionnement de l’institution et de l’image du métier. Ils notent
aussi un durcissement de l’institution quant aux mesures prises à l’en-
contre d’enseignants signalés par des parents et leur hiérarchie. Cette
tendance est confirmée par les DRH.
Les chefs d’établissement se sentent eux-mêmes seuls et vulnérables
dans de tels cas, d’où une première tendance consistant à essayer de
trouver des solutions locales : sous-service, changement de classe, tuto-
rat interne, incitation à prendre un congé, conseil pour demander une
formation, entretiens répétés, etc. Les arrangements sont d’ailleurs le
fait de tous les niveaux de l’institution. Les récits de solutions hors
normes sont légion. Ainsi, au moment de l’enquête, dans une aca-
démie, avec l’accord des syndicats, des postes destinés aux congés for-
mation sont utilisés pour les enseignants « en difficulté » comme
l’explique un responsable rectoral :
Il y a beaucoup de congés formation pris sur le quota général. Environ un tiers des
possibilités. Il est subtilisé au quota normal du congé-formation et donc se fait
hors barème. On a eu l’accord des organisations syndicales pour cela.

Ce dispositif vise à extraire des classes des enseignants « en diffi-


culté », suite à la saisine d’une « commission d’aide au personnel », pour
leur proposer un « stage d’accompagnement et de remédiation » en col-
laboration avec l’IUFM. Ce stage dure jusqu’à cinq mois et est suivi d’un
retour progressif au travail avec poursuite de l’accompagnement sous la
forme d’un tutorat. Cela n’empêche pas les échecs comme l’explique la
responsable de cette commission :
Il y a des cas désespérés. Quand on a tout épuisé et que le sentiment est qu’il est
inemployable et que toute évolution est impossible, c’est un échec car tout notre
métier est lié à la croyance dans la capacité de l’évolution personnelle. Force est de
constater que cela arrive.

À l’issue de la formation, les enseignants dits « inemployables »


peuvent être mis à la retraite d’office après une longue procédure, mais
la réaction administrative dépend en grande partie de l’âge. Si l’ensei-
gnant est en fin de carrière, diverses solutions bricolées sont utilisées
42 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

pour éviter le retour dans la classe. S’il est jeune, c’est le licenciement
pour insuffisance professionnelle qui est alors préféré, ce contre quoi
s’élèvent les syndicats. Comme le montre le DRH, un travail de catégo-
risation est à l’œuvre pour trier les enseignants :
Il faut faire la différence entre l’insuffisance et la faute, ce sont deux procédures
différentes. Professionnellement, ils ont des lacunes. Dans le premier cas, celui de
la faute, on considère que la personne pourrait s’amender mais ne le veut pas, il ne
veut pas changer ses pratiques alors qu’on l’estime capable de le faire. Dans l’insuf-
fisance, on pense qu’il ne le peut pas. Comment fait-on le diagnostic ? Si vous êtes
jeune et qu’on voit des difficultés criantes, que vous rentrez pendant un an dans le
dispositif IUFM, vous vous rendez compte, ça coûte ça !, et que quinze jours après
la remise en circulation ça recommence pareil, là, on va engager une procédure de
licenciement pour insuffisance professionnelle.
Cela se pratique davantage maintenant ?
On peut le faire. Il faut être en mesure de commencer la procédure très tôt.
On va travailler en même temps à des reclassements. Il y a dix, quinze ans, cela ne
se faisait pas. C’est marginal, trois ou quatre cas par an. Mais il faut que cela se
sache. On reprochait d’ailleurs au ministère de ne pas nous suivre, car ce n’est pas
une décision déconcentrée. Souvent, il nous disait que les dossiers étaient mal
montés. Or, depuis quelque temps, le ministère suit davantage. Pour les autres, le
licenciement comme la reconversion sont impossibles. Alors, ça va être la zone de
remplacement en l’utilisant pour des remplacements les plus courts possibles. Ils
sont payés pour rien. On en a une centaine comme cela.
Donc, c’est plutôt en fin de carrière ?
Oui et puis, il y a dix ans, c’est comme cela que l’institution gérait mais
maintenant, de moins en moins.

Pour les jeunes enseignants, la récidive est éliminatoire en quelque


sorte alors que pour les professeurs plus âgés les postes de remplaçants
sur zone sont privilégiés avec les missions les plus courtes possibles pour
éviter des conséquences trop néfastes pour les élèves. Au pire, « ils sont
payés à rien faire ». On voit là que l’institution, dans une volonté de
traiter des problèmes longtemps négligés, a été assez vite débordée,
aussi recourt-elle à des mesures plus dures car « il faut que cela se
sache », mesures d’intimidation risquant fort de brider l’expression des
difficultés et visant à faire passer un message aux enseignants selon
lequel ou ils s’adaptent ou ils s’en vont. Dans tous les cas, c’est la per-
sonne de l’enseignant, son incompétence ou sa mauvaise volonté
éventuelle, qui sont pointés.
Dans une seconde académie, pendant quatre ans un dispositif spéci-
fique associant une formation de vingt jours et un tutorat lourd a été
mis en place, puis, la troisième année, du fait d’une prise de distance de
la DRH qui ne l’a plus nourri, il s’est étiolé et il y a eu un changement
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 43

d’orientation. Un texte sur l’incapacité professionnelle est ressorti et,


comme l’ancien dispositif « coûte cher », un nouveau est organisé, pré-
voyant un remaniement de la formation destinée aux enseignants dits
en difficulté. Très cadré par un groupe de pilotage, il sera cependant
mis en place de façon très bancale du fait du non-respect du cahier des
charges par l’administration (décharges de service non attribuées) et des
chefs d’établissement (jour de formation hebdomadaire non libéré).
Le DRH, à partir d’une liste d’une centaine de personnes, fondée sur des
renseignements fournis par l’inspection et des chefs d’établissement,
écrivait un courrier très incitatif pour certains, une invitation pour
d’autres, à suivre la formation. Sur une centaine d’envois, une ving-
taine de personnes se sont déclarées « volontaires ». L’existence de cette
liste, même confidentielle, interroge quant aux critères retenus et aux
conséquences du fait d’y apparaître, d’où le peu de réponses obtenu.
Dans une autre académie, les experts présentent une situation
caractérisée par l’existence d’un réseau décentralisé offrant toute une
panoplie d’aides et organisé à partir des ressources existantes en vue de
traiter les problèmes médicaux, professionnels et administratifs de
l’adaptation à la reconversion. L’enseignant peut entrer en contact
indifféremment avec l’un ou l’autre des interlocuteurs de ces domaines,
il sera entendu et redirigé auprès de l’interlocuteur adéquat selon la
nature de ses difficultés. Un document distribué dans tous les établisse-
ments contient des renseignements sur le réseau et la marche à suivre
pour les personnels en difficulté ; une permanence téléphonique est
organisée dans le cadre d’une convention avec la MGEN afin de faciliter
aux enseignants la première prise de contact. Les résultats sont présentés
comme positifs par le médecin-conseil, puisque, en deux ans, « on est
passé de 100 personnes par an à 300 » avec un taux de reclassement
bien supérieur à ce qui existait auparavant, bilan confirmé par le DRH.
Ils estiment que les cas traités sont à 40 % des problèmes liés au métier
et à 60 % des problèmes de type médical. Tous les experts insistent sur
l’indispensable vision plurielle sur les difficultés, nécessitant la collabo-
ration entre plusieurs services. Cependant, lors de l’enquête ethnogra-
phique dans deux établissements de cette académie, aucune des person-
nes rencontrées ne connaissait le document d’information ni l’existence
de la permanence téléphonique. Le réseau apparaît plus comme un
maillage lâche, un système d’alerte diffus. Ce dispositif présenté comme
expérimental est censé se diversifier. Il est, par exemple, prévu que la
prévention se fasse à l’échelle de l’établissement, en temps réel, par des
responsables des ressources humaines, avec des indicateurs de premier
44 Construction et traitement des enseignants dits « en difficulté »

niveau (absences, par exemple). Mais, comme l’explique une assistante


sociale du rectorat :
Si l’administration estime réellement que c’est quelque chose qui peut être péren-
nisé et institutionnalisé, à ce moment-là il faut qu’ils le prennent en charge [...] sur
une ligne budgétaire pour nous permettre à notre tour de lancer autre chose.

Or, pour le moment, le dispositif relève « plus du droit coutumier


à l’anglo-saxonne que de l’institutionnel français » (médecin-conseil).
Un fonctionnement assurant souplesse et individualisation de l’ap-
proche mais nuisant à sa visibilité. Le maillage, assez informel, repose
beaucoup sur les relations interpersonnelles, ça le rend parfois plus effi-
cace, mais aussi plus fragile.
Les dispositifs observés, centrés sur la personne, tendent à assimiler
le fait d’avoir des difficultés au fait d’être en difficulté, glissant volon-
tiers vers une conception essentialiste. Les réponses de l’institution
apparaissent « bricolées » et oscillent entre traitement répressif et
approche humaniste des problèmes, déplaçant plus facilement les ensei-
gnants « en difficulté » qu’elle n’agit sur leur environnement de travail.
Si le souci de la prévention est plus important qu’auparavant, il corres-
pond aussi à la montée des exigences concernant le travail des ensei-
gnants dont la défaillance est plus vite dénoncée. La volonté d’amélio-
rer le recrutement relève de la même logique centrée sur la personne :
repérer des structures de personnalité qui rendraient impossible l’exer-
cice du métier d’enseignant, même avec une formation professionnelle.
Ces modes d’appréhension des personnels ayant des difficultés peuvent
aboutir à construire l’autre comme incompétent et radicalement diffé-
rent, un individu que l’on ne peut comprendre. Et il existe chez
nombre d’experts un déni des conséquences de l’organisation du travail
sur le rapport au travail des individus.
L’étude des dispositifs académiques montre aussi une tendance à la
psychologisation des relations professionnelles, déjà notée dans le rap-
port sur l’évaluation des enseignants (Monteil, 1999) qui critiquait les
« extrapolations abusives attachées à l’évaluation » et un penchant à
« inférer des caractéristiques morales (capable d’effort) ou intellectuelles
(inventif) [...] à travers l’emploi de traits de personnalité ». Il rappelait
que « ce phénomène de psychologisation ne recouvre aucune réalité
scientifique. Ces traits de personnalité ne rendent pratiquement jamais
compte d’une consistance effective des conduites ».
Le constat d’une grande diversité des configurations académiques
avec des logiques et des organisations passablement différentes (centrali-
Des enseignants « en difficulté » plus nombreux... 45

sées ou mises en réseau, par exemple) va de pair avec une place impor-
tante des DRH ainsi que la mobilisation de la formation et une orienta-
tion récente vers une certaine dévolution des problèmes au niveau
local. Les dispositifs de traitement des enseignants « en difficulté »
posent une question centrale : comment repérer et catégoriser des per-
sonnes enseignantes comme étant « en difficulté » ? Et comment éviter
que l’aide à la personne soit un élément de la pression hiérarchique et
disciplinaire visant à normaliser le personnel ? Les cas sont fréquents
d’interpénétration des deux perspectives. Repérer les défaillances d’un
enseignant, pour un chef d’établissement ou un inspecteur, interfère
avec les tâches usuelles de contrôle et de discipline. Dans tous les cas,
les experts s’accordent sur le fait que la situation d’enseignant « en diffi-
culté » dûment répertorié a des conséquences lourdes tant sur le plan de
la carrière que pour les effets stigmatisants et les conséquences psycho-
logiques et sociales d’un tel étiquetage dont la variabilité des critères
montre le peu de scientificité.
DEUXIÈME PARTIE

LES DIFFICULTÉS
AU CŒUR DU TRAVAIL
DES ENSEIGNANTS

Les résultats de l’enquête ethnographique nous entraînent au cœur


du travail enseignant et de ses difficultés. Les entretiens enregistrés aux-
quels se sont ajoutés d’autres, très nombreux, informels, plus une
dizaine d’entretiens collectifs sur des thèmes précis (travail du profes-
seur principal, soutien aux élèves en difficulté, répartition des salles de
classe, formation d’une équipe pédagogique, coordination au sein
d’une équipe, gestion des indisciplines), ainsi que des observations de
situations très diverses, constituent des données permettant d’approcher
ce que sont les épreuves et souffrances ordinaires vécues par les ensei-
gnants.
Il n’est pas aisé pour les enseignants de parler de souffrance tant
le terme contient une charge qualificative forte. Entre euphémisme,
sourires sous-entendus, silence, gêne marquée, émotion contenue, la
souffrance ne se dit pas facilement et la modération des façons de dire
l’emporte, même si elle est souvent contredite par la violence des méta-
phores. Autant la plainte est une forme collective d’expression partagée
pour dire la difficulté du travail, autant dire sa souffrance introduit le
risque de s’isoler et d’être isolé. D’autant plus que la souffrance
emporte avec elle, comme la violence, un jugement difficilement
réversible et incommensurable. La modération des propos a nécessité
une attention particulière aux marques tangibles de cette souffrance,
notamment à travers le langage non verbal ou des actes singuliers.
L’usure, la peur, la lassitude, le stress se révèlent par des marqueurs
corporels qui sont pour les acteurs des tentatives d’objectivation, donc
de légitimité de leur état.
48 La souffrance des enseignants

L’usure morale, le sentiment d’impuissance et d’échec bien souvent


exprimés mettent en cause un grand nombre d’éléments ; nous en
avons retenu ici trois, particulièrement structurants : la difficulté de
l’intéressement et de la mobilisation des élèves (chap. 3), les problèmes
de gestion du temps de travail et des multiples activités (chap. 4) et les
empêchements à identifier ce qu’est le « bon travail », ce qui interroge
son évaluation (chap. 5).
3
Usure morale et sentiment d’échec

La question de l’adéquation de l’activité d’enseignement au niveau


et à la réussite des élèves est récurrente dans le métier. L’intéressement
des élèves apparaît comme une véritable gageure, notamment lorsque la
distance culturelle et sociale des élèves à l’école est forte. Mais cette dif-
ficulté de l’intéressement peut aussi concerner les « bons » élèves des
classes préparatoires. La capacité d’intéressement est, pour les ensei-
gnants, une façon de mesurer la qualité de leur travail. Que l’heure se
passe bien, avec des élèves participatifs et intéressés, et le plaisir dans le
travail est là. Que l’heure se passe mal, avec des élèves indisciplinés ou
passifs et peu intéressés, et la remise en cause du sens du travail apparaît.
Car l’intéressement des élèves est, avec leurs résultats, l’étalon du travail
enseignant. La perception d’un désajustement de plus en plus grand
entre le niveau des élèves et l’ambition culturelle d’un enseignant
ajoute à sa difficulté, engendre un doute sur l’utilité sociale du travail
qui provoque une usure morale : l’impression que tout a été essayé sans
succès est vécue comme un échec personnel, même si la responsabilité
en est volontiers externalisée dans le cadre d’un discours défensif. L’im-
puissance à agir signe l’entrée dans un sentiment d’échec dont les élèves
sont désignés comme la cause. C’est cette impuissance à agir qui traduit
la césure entre la difficulté dans le travail qui mobilise de façon positive
et la souffrance plutôt paralysante et inhibante.

Les tensions du métier : quand la critique s’en mêle

Les causes de la difficulté dans le travail renvoient principalement


aux tensions du métier : entre volonté de faire réussir les élèves et leur
échec relatif, investissement dans le travail et difficulté de mesurer son
50 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

impact, restriction du travail sur la tâche d’enseignement et impossibi-


lité de ne pas agir globalement dans une tâche éducative, protection de
soi par une mise à distance et engagement de soi pour faire tenir les
situations, fierté du métier et manque de reconnaissance sociale, empê-
chement et nécessité du travail collectif.
Une des principales difficultés dans le travail des enseignants mise
au jour par l’enquête réside dans la montée de la critique. Dans une
société devenue critique, les modes d’autorité traditionnels reposant sur
l’injonction des manières de faire et de penser par une institution sacra-
lisée sont mis à mal par le développement d’une critique et donc d’une
désacralisation de ces institutions. Les remplacent des modes d’autorité
modernes fondés sur l’argumentation et la négociation dans le cadre
d’institutions plus ouvertes. Cette mutation, qui est une composante du
grand mouvement de la modernité d’après Ulrich Beck (2003), est par-
ticulièrement forte depuis une quarantaine d’années dans les pays occi-
dentaux. C’est ainsi que la famille, l’entreprise et l’État ont été affectés
par cette évolution qui ne signifie pas la disparition de l’autorité mais la
légitimité des nouveaux modes d’autorité. L. Boltanski (1990, 1991) y
voit l’avènement d’une société critique comme U. Beck y voit l’émer-
gence d’une modernité réflexive dans laquelle les instruments mêmes
de la modernité (l’école, les savoirs, la science, le progrès, la raison) sont
soumis à la critique. Une des manifestations de ce changement est que
les experts et les institutions sont particulièrement soumis à la critique à
travers l’exigence de justification et de résultats. La juridictionnalisation
de la vie sociale est une marque de cette évolution. Dans l’éducation,
cela signifie que l’exigence de qualité des parents et des élèves s’est ren-
forcée dans le même temps que le mode d’autorité traditionnel des ins-
titutions éducatives connaissait un relatif épuisement. La pluralité des
sources de légitimité définissant la bonne école a ouvert un espace
critique infini face auquel les enseignants éprouvent une difficulté.
La baisse de reconnaissance sociale, voire la perte de statut social,
perçue par les enseignants, ce qu’ils accusent être une immixtion des
parents dans la sphère pédagogique, un désintérêt pour les savoirs sco-
laires de la part des élèves ne sont que des manifestations visibles et
socialement objectivables de ce mouvement. Il leur faut maintenant
sans cesse se justifier dans leur travail, justifier les savoirs scolaires, justi-
fier les sanctions, parfois même les notes, et justifier de leur relation
avec les élèves. Cette exigence de justification est ressentie comme une
mise en cause perpétuelle et produit un certain épuisement. Si bien que
des tensions ordinaires et habituelles dans le métier apparaissent comme
Usure morale et sentiment d’échec 51

beaucoup plus difficiles à surmonter du fait du développement de la


critique. D’autant plus que les enseignants répondent souvent person-
nellement de normes dont ils sont redevables sans en être les produc-
teurs (les programmes, le règlement intérieur, l’orientation). Agents de
l’institution, ils doivent en être les défenseurs pour répondre à l’exi-
gence de qualité des familles.
On comprend mieux pourquoi un certain discours de l’ « âge
d’or » peut faire recette. Pour certains, ce mouvement critique, pour-
tant historiquement difficilement réversible, devrait être suspendu et
même renversé de façon à les restaurer dans leur statut. Mais le mouve-
ment critique est paradoxalement l’enfant de l’éducation et de la démo-
cratisation culturelle et scolaire à l’œuvre depuis cinquante ans dans
notre pays (Maurin, 2007). Il est politiquement difficile de le disquali-
fier mais il est sans doute aussi politiquement et socialement nécessaire
de produire de nouvelles protections dans ce cadre pour que les acteurs
sociaux ne se sentent pas menacés. La difficulté des enseignants face à la
critique se situe dans la relation aux parents et l’attitude de l’adminis-
tration à leur égard.

Une r elation t endue aux parents

L’analyse des entretiens avec les enseignants montre qu’ils ont


l’idée d’une relation idéale avec des parents qui seraient des relais au
service de l’instruction et de l’éducation de leurs enfants tels qu’ils sont
définis par l’école. Néanmoins, cet idéal se heurte :
— à la réalité d’un jugement scolaire qui est discuté ;
— à la diversité des parents, ceux qu’il faut enrôler et qui se dérobent,
ceux qui s’imposent et du jugement desquels il faut se défaire ;
— à la difficulté scolaire qui met en défaut l’expert ;
— à la mise en doute de l’expertise avec la discussion des choix du
professeur.

À la catégorisation de deux types d’élèves, les « charmants » (« ils


n’ont qu’à être ce qu’ils sont pour être ce qu’il faut être », comme
aurait pu le dire Pierre Bourdieu) et « les élèves qui ne se prennent pas
en charge » correspond de façon implicite celle en deux types des
parents, les initiés connaissant les règles du jeu qui s’occuperaient de
leurs enfants, et les autres, invalidés car ils n’ont pas accès à ces règles
implicites et sont supposés absents auprès de leurs enfants. Les uns, des
52 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

milieux sociaux aisés, sont trop visibles ; les autres, des milieux sociaux
défavorisés, sont trop absents.
Les élèves sont aussi la principale source de difficulté, parce que je crois que les
enfants ont de moins en moins de structure dans leur vie, de moins en moins de
repères ; enfin, il ne faut pas généraliser, on est confronté à deux types d’élèves,
des élèves charmants, les parents s’occupent d’eux, mais il y a de plus en plus d’é-
lèves qui ne se prennent pas en charge, qui oublient leurs affaires, qui ne travail-
lent pas, on demande la signature quand on est prof principal dans le carnet, ce
n’est pas fait, on perd un temps fou.

La relation entre les professeurs et les parents paraît marquée d’in-


compréhension. Selon les enseignants interviewés, les parents ne
mesurent pas les difficultés rencontrées par les enseignants et les efforts
qu’ils déploient. Les enseignants ont du mal à endurer les critiques des
parents et à accepter qu’ils défendent leur enfant contre le jugement
scolaire. La relation est entachée de méfiance, le partage éducatif est
délicat.
Les parents ont le point de vue de leur enfant, donc ils ont naturellement envie de
prendre sa position même si c’est vrai qu’il y en a qui sont très clairs mais moi je
trouve que ce n’est pas évident de leur expliquer ce qu’est le métier de prof.
Même si on n’est pas amené à le faire, on n’est pas là pour ça !

La crainte du jugement des parents sur le travail s’accompagne d’un


refus de se justifier, d’expliquer le travail. Comme cela a été constaté
dans les métiers de la santé, il existe une confusion entre l’expertise et le
fait de se situer en dehors du débat public où il faut argumenter et justi-
fier ses choix. Ce refus du débat public est conforté par la solidarité
avec des professeurs rencontrant des difficultés professionnelles.
Il y a toujours la rencontre avec les parents comme on peut le faire en sortant du
cours. Ça permet de connaître un peu la position des parents, de savoir ce qu’on
peut faire pour l’enfant. Mais c’est vrai que, quand on dit à un parent : « Il bouge
beaucoup, il bavarde... », on a l’impression que les parents pensent : « Faites
quelque chose, il ne devrait pas bavarder, ce n’est pas normal, chez nous il n’est
pas comme ça ! » Quand ils sont en conseil de classe et qu’ils balancent des remar-
ques, parce qu’ici ils ne se gênent pas, c’est toujours très difficile à entendre. Les
professeurs en difficulté, j’ai l’impression qu’ils les enfoncent un peu plus : « Pour-
quoi vous ne faites pas ceci, pourquoi vous ne faites pas cela ? » Il faudrait être à
notre place et, si on le leur propose, ils disent : « Surtout pas ! » On enfonce,
quoi... L’administration ne peut pas faire grand-chose visiblement pour ses profs
en difficulté et les parents en rajoutent une couche, les élèves le savent très bien et
voilà... On ne fait rien pour nous aider !

Les parents sont souvent vus comme une menace, soupçonnés de


n’être pas capables de comprendre que leur enfant ne se comporte pas
Usure morale et sentiment d’échec 53

en groupe-classe comme à la maison et d’être prêts à dénoncer


l’incompétence des enseignants. Le pouvoir des parents de se faire
entendre par l’administration locale ou rectorale renforce la crainte. La
situation paraît bloquée entre la réticence des professeurs à se justifier
sur la place publique et les démarches non transparentes des parents
pour se faire entendre auprès des décideurs.
À chaque demande de rendez-vous [d’un parent] je me demandais : « Qu’est-ce
qu’il va me reprocher ? »

Globalement les enseignants attendent des parents une coopération


sans faille pour la réussite scolaire des enfants. Le travail d’enrôlement
des parents comme auxiliaires du travail d’enseignement se heurte
cependant à de nombreux obstacles dont le premier est le manque de
temps. Le décalage entre les parents à fort capital culturel et les autres
amène les professeurs à un positionnement d’équilibriste : se protéger
de l’influence et du jugement des uns et trouver avec les autres la
confiance suffisante pour mettre en œuvre une sorte de « formation »
des parents à leur tâche de soutien aux enseignants.
Or la relation est difficile à construire, en particulier dans le cas des
élèves en difficulté scolaire. Le professeur se trouve dans un mauvais
rôle : transmettre aux parents une image négative de leur enfant et leur
dire que lui et ses collègues n’ont pas réussi à le faire progresser. Il s’en-
suit des relations d’agacement et de découragement, d’accusation et de
mauvaise conscience croisées. Certains enseignants disent appréhender
les rencontres parents/professeurs, tous les trouvent très fatigantes du
fait de leur durée (jusqu’à trois heures) et du sentiment de ne pouvoir
avoir qu’un faux dialogue, trop bref et souvent caricatural. Les tensions
résultant des rencontres avec les parents sont décrites par cette ensei-
gnante d’histoire et de géographie d’un « bon » collège, qui incite les
parents à coopérer. Consciente des implicites de l’école et de la diffi-
culté des parents à les décoder, elle aimerait persuader les parents que
l’échec scolaire n’est pas une fatalité ; elle doit cependant les informer
des mauvais résultats de leur enfant :
Il y a des mômes dont tu sens la potentialité, l’envie de travailler et puis tu sens
bien... quand tu vois leurs devoirs c’est tout brouillon, ce n’est pas... il n’y a jamais
personne qui se penche sur leurs cahiers pour le relire avec eux. Et je sais que moi,
en tant que parent, c’est quelque chose que je fais avec mon fiston ! Et tout en le
faisant je me dis : tu te rends compte, tu as tous les gosses qui n’ont pas... Et les
parents je pense qu’ils ont un complexe par rapport à ça de dire : je ne vais pas
savoir ou de faire ça avec mon gamin à un moment donné il va se rendre compte
que je ne sais pas ! Alors qu’en même temps je pense qu’il faut arriver à décom-
54 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

plexer les parents par rapport aux connaissances, par rapport à l’école, par rapport
aux cahiers. C’est faisable et je pense malheureusement que l’échec scolaire... Il
faut casser l’impression qu’ont les parents que c’est une fatalité ! Et pour le casser,
il faut qu’ils viennent ! Et ils ne viennent pas...

Les parents impuissants à aider leurs enfants en cas de difficulté ren-


contrent des problèmes de traduction des discours que les professeurs
leur adressent. En sentiment d’échec, le professeur se trouve dans un
rôle de conseiller des parents avec l’impression de ne pas pouvoir faire
ce qu’il faudrait faire.
Ça se passe souvent bien mais très souvent j’en ai une impression d’échec parce
qu’au bout du compte c’est moi qui ai parlé. Souvent... j’essaye de questionner les
parents : comment il travaille ? Comment vous pouvez l’aider ? Et souvent je me
vois dans le rôle de... Je prodigue des conseils et j’ai l’impression que ça tombe un
peu dans le vide. Et je pense parce que les parents, s’ils ont fait l’effort de venir et
qu’ils ont entendu tous les profs leur dire : ça ne se passe pas très bien... Je trouve
qu’il faut arriver à positiver le discours et ça c’est vachement dur.

La rencontre avec les parents est une épreuve où se joue la compé-


tence du professeur, sa capacité à enrôler les parents, la justification de
son jugement et de ses choix. L’impression laissée est souvent celle
d’un échec. Le manque de soutien aux études est en particulier imputé
aux parents des milieux dits défavorisés, parents d’ « élèves à problè-
mes », supposés démissionnaires. Ils peuvent être dépeints comme
impuissants face à leurs enfants ou fuyant leurs responsabilités, parfois
agressifs et le plus souvent impossibles à rencontrer comme l’expriment
ces enseignants :
Pour tous les élèves à problèmes, les parents fuient les responsabilités. Même au
téléphone on a de la peine à les avoir ! C’est aussi un problème mais on essaye de
faire abstraction de tout ça. On n’a des parents d’élèves que lorsqu’ils sont propo-
sés au redoublement. Alors là, comme par hasard, les parents viennent ou ils
téléphonent.
Je vois plutôt les parents des gamins à problèmes, genre fainéant indécrot-
table ou celui qui perturbe un peu le cours. En général, les parents disent à
l’élève : « Tu vois, M. X te dit de changer. » Moi je n’ai jamais rencontré de
parents remettant en cause mon enseignement.

De multiples références aux parents concernent aussi ceux de milieux


dits favorisés qui critiquent le travail des professeurs, sont très présents
dans l’établissement et essaient d’influer sur l’organisation du travail.
Ils sont toujours en train de couver leurs enfants, il ne faut pas que leurs enfants en
fassent trop. Je n’avais jamais rencontré ça dans le Nord, jamais, c’est vrai que les
parents dans le Nord, ça dépend de l’établissement, mais ils sont moins présents, ça
Usure morale et sentiment d’échec 55

c’est clair, là ils sont présents, ils sont très présents, majoritairement, un peu trop
parfois. C’est toujours la parole de l’enseignant contre celle de leur enfant, ce n’est
pas facile à vivre.

Ainsi une jeune enseignante se sent-elle illégitime quand elle ren-


contre des parents de milieux aisés mettant en doute ses compétences.
Elle aimerait ne pas être seule pour rencontrer les parents et être sou-
tenue par l’administration.
Je ne me sens pas légitime par rapport aux parents, aux parents de milieux aisés.
Les autres, on va plus discuter avec eux. Les gens aisés prennent ça comme un
déshonneur, et défendent l’élève inconditionnellement. Pour eux, l’école est un
dû. J’ai eu plusieurs fois peur, j’aurais voulu que l’administration vienne avec moi,
je me souviens d’un père d’élève survolté, un vendredi soir, il n’y avait plus per-
sonne dans le collège. Les parents jugent sur l’âge, ils m’ont demandé si j’avais les
diplômes nécessaires.

La critique des parents est vécue comme une remise en cause du


travail du professeur – méthodes pédagogiques critiquées, avancement
dans le programme sous surveillance –, des parents « initiés » intervien-
nent et jugent le travail de l’enseignant.
Les élèves sont excellents, enfin par rapport à ce que j’ai connu, c’est, j’aime beau-
coup les élèves d’ici, j’aime moins leurs parents, il y a une mentalité à Mermoz, ils
sont toujours en train de remettre en cause le travail, les méthodes du prof, enfin
pas tous, il ne faut pas généraliser abusivement, mais quand même, c’est pas
facile de...

Les enseignants se plaignent de parents qui exercent des pressions


dans l’établissement (hors instances). Par exemple, les parents cadres,
exerçant une pression sur le collège, avec une forme de chantage
(mettre son enfant dans le privé) et qui n’acceptent pas que leur enfant
soit en échec, même ponctuel. Ils influent sur la politique de l’établisse-
ment dans un sens dénoncé par certains comme élitiste.
Le fait d’être ici, il y a une pression des parents, du milieu social qui fait qu’il
faut qu’on s’occupe des bons vraiment. Sinon ils vont ailleurs. Il y a eu des
classes européennes au collège privé bien avant nous et il y a eu de la fuite par là.
Des enfants qui prenaient des leçons particulières d’anglais ou d’allemand pour
qu’ils aillent là. Et il y a une sorte de chantage : il faut absolument cibler les bons
élèves.

Il arrive que des parents d’élèves interviennent auprès du chef


d’établissement pour que leur enfant n’ait pas tel professeur. Des chefs
d’établissement témoignent du fait de subir la pression de parents. Ils y
cèdent parfois.
56 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Oui, il y a une pression des parents, il y a le bouche-à-oreille. Quand par exemple


on est dans une situation extrême par rapport à un collègue, il y a des parents qui
n’hésitent pas à dire : « Je souhaiterais que mon fils ne soit pas dans la classe de
M. Untel. » Ils n’hésitent pas !

C’est, au dire des interviewés, quel que soit leur statut ou leur éta-
blissement, depuis la « période Allègre » que les parents s’autorisent plus
à demander des comptes à tout propos et à mettre les professeurs en
accusation.
Il y a eu, c’était la période de Claude Allègre, la difficulté de la vision que les
parents avaient de l’école. On était soupçonné de tout. On était mis en cause sans
cesse. Le nombre de rendez-vous qu’il a fallu donner à des parents qui pensaient
qu’on martyrisait leurs enfants, que leur enfant était un bouc émissaire, qu’on
avait mal travaillé, que ce n’était pas comme ça qu’il fallait travailler. Il y a eu une
période qui a été difficile. C’est en train de retomber. Je me souviens d’une année
où j’avais fait presque la rentrée à reculons à cause de ça. J’ouvrais le poste de radio
dans la voiture en venant au collège et j’entendais aussitôt les enseignants mis en
cause. Et je n’avais plus envie de mettre les pieds dans l’établissement. Les parents
venaient sans arrêt demander des comptes sur la note de l’élève, pourquoi on avait
mis telle appréciation, pourquoi on ne corrigeait pas suffisamment leur enfant. Je
pense à un cas précis où j’avais été mis en cause là-dessus alors que c’était un
enfant que j’encourageais, que j’essayais de tirer vers le haut. Les parents avaient
une suspicion contre l’école, contre les enseignants. Si on mettait une note au-
dessous de la moyenne, il fallait justifier. C’était en permanence.

Les critiques des parents et de la société sur l’école sont interprétées


comme des dénonciations du travail de l’enseignant qui, « se sentant
soupçonné de tout », en vient à perdre l’envie de venir travailler. Mais
la « période Allègre » n’est-elle pas justement un des éléments d’une
montée de la critique bien plus ancienne et structurelle ?
Les enseignants souffrent, d’une part, de ne pas être reconnus par
les profanes que sont les parents, comme détenant une expertise légi-
time, et, d’autre part, de devoir faire aveu de leur difficulté de mettre
certains élèves au travail. En manque de reconnaissance de leur travail,
ils s’interrogent sur leur utilité sociale. Ils attendent le soutien des
parents mais un soutien inconditionnel, sans intervention sur leurs
manières de faire censées viser le bien des élèves. Cependant ils n’en-
visagent généralement pas l’enrôlement des parents comme une de
leurs tâches pour laquelle des démarches et des outils pourraient être
élaborés.
Plus nettement encore que pour les élèves, les enseignants différen-
cient leurs propos en fonction du milieu social des parents. Face aux
parents de milieu à faible capital culturel dont les enfants sont en diffi-
Usure morale et sentiment d’échec 57

culté scolaire, les professeurs éprouvent un malaise : ne pas réussir à


réparer une injustice sociale, voire la renforcer, entraîne une souffrance
qui peut être déniée et, dans certains cas, se retourner en hostilité
envers certains parents. Le basculement dont il a été question pour les
élèves peut aussi exister pour les parents qui sont alors construits
comme responsables des difficultés scolaires de leur enfant et des diffi-
cultés professionnelles de l’enseignant. Là encore, un clivage est sou-
vent opéré entre une perception de la réalité sociale avec ses inégalités,
ses phénomènes de domination, et une perception des parents, psycho-
logisante, qui les renvoie à des insuffisances personnelles.
Il n’est cependant pas aisé de maintenir le clivage en toute occa-
sion ; les moments où les deux perceptions se télescopent sont des
moments de souffrance, par exemple lors des rencontres individuelles
avec des parents. Le poids de leur responsabilité d’enseignant envers les
élèves de milieux défavorisés fait des rencontres et de l’absence de ren-
contre avec leurs parents des épreuves, car c’est une responsabilité sans
les moyens de l’exercer, ce qui provoque le sentiment de ne pas faire
du bon travail. Quand des parents interviennent sous un mode reven-
dicatif, plus ou moins agressif, ils rappellent par leur comportement
l’échec des professionnels face à certains élèves et le drame de la discri-
mination sociale à l’école. La confrontation à l’usager en colère,
comme dans les métiers du social, est source de peurs, de traumatismes
dont l’institution se préoccupe peu. La rencontre avec des parents pris
dans d’importantes difficultés personnelles ou sociales occasionne des
souffrances diverses associées au sentiment d’impuissance ; celle d’être
témoin de la souffrance de l’autre (syndrome vicariant), de rajouter aux
difficultés les mauvaises nouvelles scolaires de leur enfant ; de ne pas
savoir quoi faire dans cette situation, d’être seul, en première ligne, sans
capacité d’agir.
La souffrance due à des parents « initiés » est d’un autre ordre. Elle
vient du fait de se sentir pris au piège, car la réponse aux attentes des
parents à capital culturel élevé se fait au risque de délaisser les élèves
issus de milieux moins favorisés. Ces parents, plus présents, représen-
tent un vecteur important de la reconnaissance et un moyen d’acquérir
une « bonne réputation », un « bien » dont les enseignants ont besoin.
Le malaise dû au fait de se sentir compromis dans des logiques de travail
inégalitaires (logique de l’excellence et de la reproduction) est assez peu
évoqué (une exception : « Je suis complice d’une machine à reproduire
l’élite », dit un professeur). Plus volontiers énoncée est la souffrance liée
au risque de devenir « le serviteur des parents aisés ». Cela impose aux
58 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

enseignants de rappeler à ces parents que leur travail vise le bien com-
mun autant que la réussite de leur enfant. Cette posture défensive
devant la critique amène les enseignants à attendre une solidarité forte
de l’institution.

Le besoin d’une institution plus solidaire

Qu’elles soient proches (l’établissement ou l’inspecteur) ou plus


éloignées (le rectorat, le ministère), les institutions, par le biais des déci-
sions qu’elles prennent (ou ne prennent pas), interviennent dans les ten-
sions du métier et notamment dans la relation aux parents et aux élèves.
Devant la montée de la critique, une des attentes des enseignants est
d’être aidés localement par leur administration. Ils sont en demande
d’une solidarité plus grande, d’une confiance plus affirmée, nécessaires
pour accepter cette montée critique. Or les administrations locales, qui
ont à faire face au même mouvement critique, semblent se défausser sur
les enseignants, voire accompagnent la critique des parents.
Se trouver seul pour justifier son action, ses sanctions, sa pédagogie,
alors même que l’institution se devrait de répondre à la montée de la
critique en explicitant mieux ses activités et ses choix, est à l’origine
d’une difficulté maintes fois décrite. Être soumis à une critique plus
forte des usagers tout en étant contrôlés par une hiérarchie plus vigi-
lante mais moins solidaire résume en partie la souffrance des ensei-
gnants. Les deux domaines dans lesquels cela est visible sont principale-
ment la discipline et la relation aux parents. L’administration locale est
généralement considérée comme peu aidante ou, parfois, injuste. Dans
la politique de l’établissement, la question des sanctions est un point de
crispation. Ainsi quand une enseignante rédige des rapports sur l’atti-
tude très agressive d’élèves, sans que cela débouche sur une sanction.
J’ai fait deux rapports sur cette personne pour insultes et menaces. Elle n’a pas eu
d’heure de colle. Le lycée a pour principe de ne pas sanctionner : c’est la première
fois que je vois ça.

L’impact d’une disqualification – ou même, plus simplement,


d’une absence de soutien – est évidemment plus fort lorsque le désa-
veu, ou ce qui est perçu comme tel, émane d’une personne ayant un
pouvoir hiérarchique, comme dans ce cas :
J’ai viré un môme qui était avachi sur la table, ça me prend, je le vire. En fait, il
s’est senti agressé parce que là il ne faisait pas le con. Il s’est dit : « Pourquoi il me
met dehors ? » Donc il est allé voir l’adjointe et elle l’a ramené dans mon cours. Il
Usure morale et sentiment d’échec 59

avait un billet de retard et je lui ai dit : « Tu n’étais pas en retard, je t’ai exclu de
mon cours, donc tu t’en vas. » Il est retourné voir l’adjointe et l’adjointe me l’a
ramené en disant : « Vous le prenez ! » Et dans la façon dont le gamin était rentré
la première fois, il roulait les mécaniques. Il roulait des mécaniques avec son billet,
il me le jette sur le bureau et je lui ai dit : « Fous le camp, je t’ai foutu dehors ! »
Quand tu as du mal à gérer une classe et que tu as le dirlo qui vient en disant :
« Cet élève, vous n’avez pas le droit de le virer, vous le reprenez ! » Elle a eu la
présence d’esprit de dire : « On ne va pas s’engueuler devant les mômes, venez me
voir à la fin du cours et on en discute. » Mais moi, le môme, quoi qu’il arrive, je
ne le reprenais pas ! On arrivait à une situation où ça va, les couleuvres. Et puis, la
deuxième année, j’ai vraiment craqué.

Apparaît parfois le sentiment d’un traitement inéquitable entre les


collègues par la direction de l’établissement, ce qu’expriment ces
professeurs :
Et parallèlement il ne faut pas faire de vagues. C’est-à-dire qu’il ne faut pas que les
profs d’à côté viennent se plaindre et disent : « Dans votre classe il y a toujours du
bruit », ça remonte aux oreilles du proviseur et si on veut avoir du boulot après, si
on n’est pas titulaire, on a plutôt intérêt à ne pas faire de vagues. De même que le
proviseur n’a pas intérêt à faire des vagues vis-à-vis de l’inspecteur et l’inspecteur
au niveau du recteur.
L’institution est assez broyeuse pour ça : si tu as le bordel dans ta classe, c’est
que tu n’es pas un bon prof. Et c’est un vrai drame.

Le personnel d’encadrement n’est pas perçu par les enseignants


comme pouvant jouer un rôle d’étayage en cas de problème, ce qui a
été confirmé par l’enquête par questionnaire. D’un point de vue plus
global, l’institution leur apparaît incohérente, ce qui ne permet pas aux
enseignants d’avoir des points de repère, ce dont ils témoignent abon-
damment.
Ainsi, la succession des réformes engendre colère, révolte et désin-
vestissement. D’autant plus qu’elles apparaissent le plus souvent comme
imposées dans la précipitation, suivant un agenda politique, sans réelle
concertation, et la justification officielle selon des considérations pédago-
giques cache mal les raisons économiques et politiques. Les enseignants,
qui, comme les autres acteurs, savent manier la critique et montrer qu’ils
ne sont pas dupes, sont prolixes à ce sujet à l’image de ces professeurs :
On est assommé par les mesures qui descendent et la bonne parole du ministère.
On a gratté des heures dans toutes les disciplines et nous, en langues, on n’a
plus que deux heures.

Les enseignants de langues vivantes sont particulièrement remontés


ou désappointés. Une professeure d’anglais, par exemple, parle de
60 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

« colère » contre les réformes, du « désastre des réformes », et conclut


par : « Je suis un petit peu désabusée. » Un autre enseignant insiste sur la
surcharge de travail engendrée par les réformes et sur l’impossibilité de
faire son métier :
L’État prend les gens pour des cons. L’enseignement des langues est essentiel et
on a perdu plein d’heures de cours. J’y vois une hypocrisie. Beaucoup de sec-
tions ont perdu une heure. On regroupe les élèves, ce qui fait que, dans le
même cours, j’ai quatre sections et deux heures par semaine. Pendant ces deux
heures, je dois préparer deux sections à l’écrit et deux à l’oral. C’est quasiment
mission impossible.

L’institution est ressentie comme très exigeante, attendant beau-


coup... mais ne tolérant aucune défaillance :
L’institution exige la perfection ! On n’a pas le droit d’avoir un raté dans sa car-
rière. Et j’avoue que c’est ce qui me fait le plus peur dans le métier, je me sens
profondément enseignant et je me dis toujours qu’on n’a pas le droit au raté. Le
collègue qui a un coup de blues pour différentes raisons... Ça va du collègue qui
subit un problème de divorce qui se passe mal ou qui a eu un décès très proche,
on n’a pas le droit d’avoir la moindre faille !

Une discussion entre quatre professeurs dans la salle des professeurs


du lycée Réda porte sur l’audit réalisé dans l’établissement par quatre
inspecteurs trois semaines plus tôt. Les inspecteurs se sont entretenus
avec les enseignants, avec les élèves, et ont remis un rapport notant
points forts et points faibles de l’établissement. Le sentiment partagé des
professeurs est : « On nous dit que nous ne travaillons pas assez et pas
assez bien. Et on nous dit : voilà ce qu’il faut faire. » Cela leur paraît à la
fois injuste, déconnecté de la réalité et ne reconnaissant pas leurs com-
pétences pour savoir ce qu’il faut faire pour bien travailler. Le provi-
seur, quant à lui, explique, au mois de mars, la difficile mise en œuvre
du projet d’établissement et manifeste sa déception à l’égard de ce qu’il
qualifie de « faible mobilisation des professeurs ». Il l’explique par la
perte des moyens horaires subie par l’établissement. Selon lui, les pro-
fesseurs raisonnent ainsi : « On ne nous aide pas, donc on ne va pas se
mobiliser. » Sur le même sujet, trois mois plus tard, son point de vue
s’affûte :
Avec la suppression des classes, le demi-poste de documentaliste et le non-
remplacement partiel d’une professeure de lettres classiques en congé maternité,
les professeurs se sont dit : « À quoi sert le projet d’établissement ? » C’est vrai
qu’il y aura un document, mais pas un vrai projet. On a bien évoqué un stage pos-
sible sur l’établissement, mais qui va le faire ?
Usure morale et sentiment d’échec 61

Début juillet, le proviseur fait le point et prévoit :


Les enseignants avaient demandé une entrevue avec la rectrice à ce sujet. Elle n’a
pas donné suite. Moi-même je n’ai pas pu rencontrer d’interlocuteurs valables.
Trois interlocuteurs différents se sont renvoyé la balle. C’est la première fois que
cela m’arrive. Alors que, jusqu’à présent, les rencontres étaient possibles et ça per-
mettait après de désamorcer avec les professeurs.

Suite à cette expérience, il revoit en partie son interprétation sur les


difficultés des enseignants et tend à s’associer à leur sort :
Je pense que c’est le manque de reconnaissance de la société par rapport à leur métier.
Je trouve que, depuis plusieurs années, l’Éducation nationale manque d’un projet
qui ait du souffle et qui redonne envie aux enseignants de croire dans leur métier, de
s’investir davantage, parce que, depuis plusieurs années, il y a toujours des combats :
« moins d’effectifs par classe », « recrutons plus d’enseignants », mais il n’y a plus de
grands projets liés à l’Éducation nationale et porteurs au niveau de la société.

Globalement, l’institution Éducation nationale n’est pas perçue par


les enseignants comme une interface « suffisamment bonne » pour que
ces derniers puissent assumer le rôle que leur attribue la société par son
entremise. Cela est d’autant plus dommageable que le métier produit
des formes d’engagement de soi très importantes.

Usure, fa tig ue et engagement de soi

L’usure liée à l’exercice du métier d’enseignant donne lieu à une


abondante description dans les entretiens. Elle peut être évoquée à pro-
pos d’un sentiment du moment ou énoncée comme une des peurs du
métier. Comme impression du moment, elle recouvre différentes
manières d’être dans le rapport au travail : une fatigue, une lassitude
physique et morale extrême. Pas spécialement le fait de la fin de car-
rière, puisque des enseignants jeunes s’en émeuvent aussi, elle est plus
volontiers exprimée par les femmes (ce qui a été confirmé par l’enquête
par questionnaire). Cette lassitude est mise en relation par nombre
d’enseignants avec la complexité et l’empilement de leurs tâches, avec
une impression d’échec aggravée par la répétition accablante de situa-
tions les confrontant au sentiment d’impuissance. Les effets de l’usure
sur l’engagement dans le métier sont divers et parfois contradictoires,
du retrait à la fuite en avant dans l’activisme, mais signalent une souf-
france au travail qui se dit comme une dégradation de soi et une
altération de la perception des limites et des repères du métier.
62 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

M u l t i p l i c a t i o n e t di v e r s i f i c a t i o n de s t â c h e s

La multiplication et la diversification des tâches dévolues aux ensei-


gnants créent le sentiment d’ « être débordé(e) » ou de ne pouvoir
suivre le rythme. Ils décrivent des tâches multiformes et il s’agit de ne
montrer des défaillances sur aucun plan. C’est presque une énuméra-
tion à la Prévert qui en ressort : préparer des cours, faire les cours, réali-
ser un plan pédagogique, tenir la classe, avoir le matériel adéquat pour
la séquence (photocopies, documents, cartes, rétroprojecteur, cassettes
vidéo, ordinateurs) – matériel éventuellement transporté d’une salle à
l’autre –, tenir le compte des absences et en assurer l’information à la
Vie scolaire (selon des procédures locales diverses), assurer un suivi des
élèves à « problèmes » (absences fréquentes, litiges, conflits) en utilisant
les outils communs souvent construits localement, réserver des salles,
s’informer auprès des collègues et les informer des problèmes éventuels
de tel ou tel élève ou classe qu’ils ont en commun, préparer éventuelle-
ment des voyages, sorties à caractère pédagogique, prendre contact et
négocier avec des partenaires éventuels, informer l’administration et les
parents des projets dépassant les murs de la classe, demander les autori-
sations nécessaires, répondre aux différentes sollicitations institution-
nelles et des élèves, préparer et organiser des devoirs, corriger les
copies, saisir les notes sur ordinateur et renseigner les bulletins trimes-
triels, participer aux réunions prescrites (conseil de classe, d’enseigne-
ment, d’équipe de matière, rencontre parents-professeurs) ou non pres-
crites (réunion pour un projet, réunions syndicales, réunions de
commissions dans l’établissement), rédiger des dossiers pour bénéficier
d’aides financières institutionnelles ou des collectivités territoriales,
assurer la surveillance d’examens blancs ou terminaux, etc. La descrip-
tion, même très ramassée de ces tâches, donne le tournis. Le travail est
présenté comme un empilement de tâches situées dans plusieurs regis-
tres : pédagogique, administratif (et juridique), vie scolaire. Et elles
apparaissent comme non hiérarchisées à certains moments de l’année et
surtout non coordonnées. De plus, l’évaluation de la qualité du travail
fait dans un registre n’emporte pas l’évaluation dans un autre registre.
Cet enchevêtrement non coordonné de tâches dans différents
registres, dont certaines échappent à leur maîtrise tandis que d’autres
relèvent de leur initiative, correspond à l’expérience que les enseignants
ont de leur métier. Les compétences demandées sont des compétences
de gestion du multiple, de hiérarchisation, de synthèse, de diagnostic,
de négociation et de communication, qui prennent le pas sur les seules
Usure morale et sentiment d’échec 63

compétences de pédagogue. L’épreuve de la dispersion nourrit le doute


sur ce qui constitue le cœur du métier. L’usure vient aussi du constat
d’un relatif échec sur le plan pédagogique sans être performant dans les
autres registres objets d’injonctions répétées. Dans cet enchevêtrement,
la moindre modification des exigences et du temps accordé à tel ou tel
registre fait figure de problème potentiel. Ainsi l’ajout d’une réunion
ou l’exigence d’adoption d’une nouvelle procédure de contrôle des
élèves, par exemple, peut-il défaire un équilibre toujours précaire. La
période de la rentrée, celle des conseils de classe, des réunions parents-
professeurs, sont des moments particulièrement exigeants où l’équilibre
habituel est modifié.
L’usure produite par cet enchevêtrement de tâches et la conscience
d’une performance relative dans chacune d’elles leur donnent l’impres-
sion de mal travailler, de ne pas consacrer leur activité aux tâches pour
lesquelles ils s’estiment compétents. Comme si, au lieu de faire très bien
une tâche – enseigner –, ils étaient obligés de faire moyennement beau-
coup de tâches demandées par l’institution. Or le sentiment d’être
confronté à une situation où le « bon travail » est « empêché » par l’or-
ganisation du travail est une source de souffrance au travail déjà iden-
tifiée dans d’autres métiers. Comme l’écrit Yves Clot : « On reconnaî-
tra ici la distinction devenue classique en clinique de l’activité entre
activité réalisée et réel de l’activité, ce qui ne se fait pas, qu’on ne peut
pas faire, n’est pas aboli pour autant et ne disparaît pas de l’activité des
sujets. Il faut même consentir beaucoup d’efforts, souvent cause de
maladies, pour endurer ces “contrariétés” de l’action. L’activité ravalée
n’est pas sans restes. Ces résidus de l’activité contaminent le travail et
“empoisonnent la vie” » (2002, p. 6).
De plus, les tâches non directement d’ordre pédagogique au sein de
la classe sont aussi celles qui sont souvent disqualifiées. Les tâches dites
« administratives » (gérer les absences, les conflits, les réservations de
salles), les tâches périscolaires (suivi des élèves, orientation, gestion de
projets) et les tâches institutionnelles (réunions des instances, conseils de
classe) sont reléguées dans les tâches subalternes et empoisonnantes,
quasiment parasites de l’activité d’enseignement. Mais ces tâches parta-
gent aussi entre elles une autre différence avec l’enseignement dans la
classe : le niveau d’autonomie y paraît moins grand et le contrôle y est
direct et de proximité. Dans la classe, l’autonomie est bornée par les
programmes et un corps d’inspecteurs qui représentent un pouvoir fort
mais lointain. Elle est aussi bornée par les pratiques socialement admises
et historiquement construites dans le métier.
64 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Les autres tâches que l’enseignement dans la classe obligent à une


coordination et se situent sous un contrôle immédiat, représenté géné-
ralement par l’administration locale. Le travail d’équipe, indispensable
pour mener à bien ces tâches, se heurte à des inadaptations organisa-
tionnelles et des conceptions inadéquates du métier. Une difficulté
majeure du travail enseignant semble donc consister dans les allers-
retours incessants entre l’enseignement dans la classe, où l’enseignant se
pense seul maître de l’activité pédagogique et de la gestion de classe, et
la part non directement enseignante du travail, où l’enseignant se
trouve dans un travail de représentation de soi, d’ajustement avec d’au-
tres pairs et d’autres professionnels, de négociation avec les autorités.
Dans la classe, « les autres », physiquement absents, n’existent qu’à tra-
vers des objets (mobilier, matériel pédagogique et administratif) et le
professeur peut décrire son activité comme sans relation avec eux bien
que leur activité propre ne soit pas sans conséquences sur la sienne. Ail-
leurs que dans la classe, « les autres » sont plus souvent physiquement
présents et leur activité propre ne peut être « oubliée » même tempo-
rairement : la prendre en compte (comme obstacle ou point d’appui)
s’impose, exige une activité cognitive et relationnelle d’un autre type.
Et ils exercent une pression d’autant plus forte que la logique de l’effi-
cacité traverse tous les métiers de l’éducation. Le clivage opéré entre la
classe qui correspondrait au cœur du métier et les tâches exercées
à d’autres moments et ailleurs qui seraient sous l’emprise d’autres
contraintes peut correspondre à une défense soulignant une conception
et une expérience du travail comme « usage de soi par soi » (Schwartz,
1992) sans lien avec des tiers. La tentative pour maintenir cet état de
fait signale moins une frilosité des enseignants face aux évolutions de
leur métier que le fait que l’organisation actuelle du travail ne met pas à
la disposition des enseignants les ressources que nécessite la prise en
compte collective de la nouvelle donne, le métier non plus.

Sentiment de déqualification et usure

Dans ce travail de représentation de soi qui occupe de plus en plus


de temps dans le travail des enseignants, il existe surtout un travail de
justification de son action. Les conseils de classe, les rencontres parents-
professeurs, les conseils d’enseignement, les discussions avec le principal
ou le proviseur, la classe même... en sont autant d’occasions. Cette
obligation sociale oblige à anticiper la critique et surtout à ne produire
aucune défaillance pour ne pas laisser place à son développement. Les
Usure morale et sentiment d’échec 65

enseignants doivent manier avec habileté différents registres de justifi-


cation selon leurs interlocuteurs. Non pas que, tels des girouettes, ils
adapteraient leur discours au désir de leur interlocuteur, mais parce que
pour se faire comprendre ils doivent prendre en compte la logique de
leur(s) interlocuteur(s) et traduire la leur. Or le travail de mise en équi-
valence est difficile et demande des compétences rhétoriques et argu-
mentaires qui, quand elles ne peuvent prendre appui sur un construit
collectif, se révèlent fragiles. Dans le cas contraire, les enseignants sont
qualifiés de psycho-rigides, ce qui serait à l’origine de leurs difficultés.
La diversification de leurs tâches et rôles est citée comme un signe
de la dégradation du métier (« être enseignant, être assistante sociale,
être gendarme » est un autre leitmotiv). Le conflit des tâches est tel que
la tentation est forte de la spécialisation relative dans un seul registre ou
du maintien de la division du travail entre les différents métiers interve-
nant dans l’enseignement. Dans le schéma de la spécialisation relative,
l’enseignant assume ses préférences et ses compétences dans les tâches.
Il va alors dire que, par exemple, « il n’est pas doué pour l’administra-
tif ». Ou qu’ « il aime le contact avec les élèves plus que la pédagogie en
elle-même ». Dans le schéma de la division du travail, il réclame de
déléguer presque toutes les tâches qui ne relèvent pas de l’enseigne-
ment en classe, pour pouvoir s’y consacrer pleinement. Ainsi, dans le
respect d’une division du travail fondée sur des qualifications complé-
mentaires, les divers personnels spécialisés devraient-ils être en charge
des tâches non enseignantes : la discipline pour la vie scolaire et l’admi-
nistration, le suivi des élèves par les infirmières, assistantes sociales et
conseillers d’orientation psychologues, l’information aux parents et à
l’administration par le professeur principal. Le cœur du métier serait
ainsi retrouvé. Ce schéma est celui partiellement adopté par l’Éduca-
tion nationale, puisque ces métiers y existent, correspondent à des pro-
fessionnalités différentes au sens de l’organisation d’un groupe autour
de compétences, d’une expertise, d’une histoire socialement recon-
nues. A contrario, les enseignants, confrontés à l’exigence de ne pas se
centrer exclusivement sur l’enseignement en classe, se trouvent projetés
dans d’autres tâches pour lesquelles un professionnel existe toujours en
surplomb. Le sentiment de déqualification n’est jamais loin, qui
engendre la fatigue de celui qui, ne parvenant pas à être un « bon pro-
fessionnel » dans tous les domaines et trouvant difficilement le temps et
les voies de la coordination de l’action avec les autres professionnels, se
sent pris en défaut, s’épuise à faire ce qu’il ne sait pas bien faire, ce
pourquoi, in fine, il ne recevra aucune gratification au moment de
66 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

l’évaluation de son travail pas plus que dans un collectif de pairs auquel
il ne peut appartenir (il n’est ni psychologue ni administrateur). Cette
situation nourrit une acrimonie chez beaucoup d’enseignants à l’égard
des professions périscolaires.
L’usure vient aussi des heures de cours qui donnent toujours lieu à
un exercice de présentation de soi et de justification de son action dans
l’interaction avec des groupes à l’esprit critique aiguisé et peu prêts à
s’en laisser conter. L’engagement de soi demandé pour faire tenir les
situations conduit à un état de fatigue très prononcé. L’enseignante,
citée ci-dessous, souligne à quel point il faut aller chercher loin des res-
sources en soi pour pouvoir tenir dans un univers où les registres de
justification sont divers et parfois contradictoires. Cet exemple montre
que la justification ne passe pas toujours et seulement par des argumen-
taires discursifs hors situation, mais aussi par le corps et les paroles dans
le cours de l’action : ceux-ci sont alors les signes de la congruence entre
une conception du métier, un style personnel ajusté à la situation, et la
prescription définissant des objectifs valables dans toutes les situations.
Éviter des distorsions entre les différents éléments exige une mobilisa-
tion cognitive, subjective et physique, source d’une fatigue dont la
réitération aboutit au sentiment d’usure.
Il faut tellement d’énergie, heure après heure, face aux grands groupes qu’on nous
impose ; si on n’a pas la disponibilité de santé au niveau psychique, c’est épouvan-
table. Je crois que c’est plus facile d’être employé de bureau, on donne beaucoup
de soi, surtout en langue. On fait rebondir la balle dans tous les sens, je ne
m’assoie pas. Si je ne suis pas à l’affût, les élèves le sentent et tout le monde s’en-
dort. Le plus difficile, c’est cet état de fatigue. Et puis les copies aussi.

Un travail « interminable » aux résultats improbables

Le travail d’intéressement des élèves à l’École et aux savoirs est


d’autant plus important pour les enseignants que les élèves ont un rap-
port plus distancé à la culture scolaire. Quand faire cours ne va plus de
soi, enseigner n’est plus seulement maîtriser un savoir et produire les
meilleurs outils didactiques, mais exige de passer autant de temps et
d’énergie à intéresser les élèves, au sens de les enrôler dans l’action, faire
qu’elle devienne leur. Les enseignants notent souvent que ce travail-là
est de plus en plus coûteux, voire qu’il ne devrait pas leur incomber ou,
face à son échec, que ce sont les élèves qui « n’ont pas leur place ici ».
Cela est d’autant plus vrai chez des enseignants en fin de carrière, parti-
culièrement en lycée, qui ont connu des publics socialement et cultu-
Usure morale et sentiment d’échec 67

rellement plus homogènes en début de carrière, pour lesquels la ques-


tion de l’intéressement ne se posait pas dans les mêmes termes
– l’imposition du statut du maître et du savoir suffisant presque à cons-
truire la légitimité de l’enseignement. Le travail d’intéressement appa-
raît comme un travail supplémentaire et disqualifiant de leur fonction.
La critique se retourne alors contre les élèves qui « ne sont plus capables
de travailler en classe pendant plus d’un quart d’heure », voire « ne
savent plus travailler du tout ». L’indignité des élèves à être en cours,
que ce soit au collège mais plus encore au lycée, renvoie à une indi-
gnité pour le professeur à leur faire cours. C’est pourquoi les ensei-
gnants sont attachés à se trouver devant des élèves motivés, « naturelle-
ment » intéressés par les savoirs et disponibles pour travailler – en clair,
plutôt de bons élèves. L’immensité de la tâche d’intéressement, sem-
blant ne jamais pouvoir être terminée, d’élèves rétifs à l’ordre scolaire
et éloignés des modèles scolaires dominants conduit à un décou-
ragement exprimé par la majorité des enseignants des sept établisse-
ments étudiés, y compris les plus engagés dans leur métier :
Et puis, j’ai de temps en temps le sentiment que cela ne sert à rien [...]. J’ai le sen-
timent que cela ne sert à rien... [long silence].

L’usure peut aussi décrire une baisse d’investissement dans le tra-


vail, un désengagement de soi qui se produit d’autant plus en fin de
carrière, mais semble commencer plus tôt qu’auparavant. C’est davan-
tage l’usure de la routine qui est ici en jeu. Les épreuves du métier sont
connues mais, paradoxalement, l’expertise peut entraîner aussi un
désengagement. L’ennui résulte du sentiment que les épreuves sont
gérées, l’incertitude diminue. Il aboutit à une baisse du plaisir et de la
motivation comme l’explique ce professeur d’histoire :
C’est-à-dire qu’au bout de sept-huit ans dans le collège, s’est posée la question de
savoir comment relancer l’intérêt pour le métier. Je l’ai relancé en le fuyant en
réalité, en commençant à faire de la recherche
C’est-à-dire que le collège devenait insuffisant ?
Si vous voulez, je sentais bien qu’au bout de sept-huit ans les choses étaient
de moins en moins intéressantes sur le plan purement intellectuel, qu’il fallait
relancer mon intérêt d’une manière ou une autre. Ça a été la recherche, avec une
très longue recherche sur dix ans sur la guerre 14-18 dans la région, qui a débou-
ché sur mon premier livre.
C’était une recherche indépendante ou dans un laboratoire ?
Je le faisais en plus de mon service. Je passais mon temps aux archives dépar-
tementales. [...] J’ai eu beaucoup de mal quand je suis arrivé au lycée car j’ai eu
beaucoup plus de travail qu’au collège.
68 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Un paradoxe caractérise le métier d’enseignant, comme d’autres :


ne plus être soumis à des épreuves provoque un désengagement et
diminue la satisfaction au travail alors que la soumission continuelle à
des épreuves amène un excès d’engagement diminuant la satisfaction au
travail. Entre la routine et le stress, l’occasion de l’insatisfaction au tra-
vail est toujours présente. La plainte des enseignants s’en nourrit,
puisque les motifs d’insatisfaction demeurent dans la mesure où la solu-
tion à la routine semble être le stress et vice versa.
Les routines au sens du cadre permettant l’activité (ensemble de
gestes, postures, procédures, modalités de communication) n’existent
pas en soi mais demandent un travail de construction exigeant l’enga-
gement de soi. Le début de l’année est habituellement ce moment
d’engagement dans la construction des routines, alors que le reste de
l’année est vécu de manière plus distante pour cet aspect du travail, sauf
s’il n’a pas été possible d’inscrire ces routines dans la classe, ce qui peut
exister dans n’importe quelle classe mais plus fréquemment dans l’en-
seignement à des publics difficiles. Dans ce cas, le travail de création de
routines est d’autant plus engageant. Son insuccès est une épreuve
redoutée et un signe d’échec professionnel pour le professeur. Ainsi le
stress de la rentrée, assez habituel, est-il issu de ce renouvellement de
l’épreuve. Les enseignants savent l’avoir surmontée maintes fois mais
une incertitude subsiste due au fait que les conditions de l’épreuve ne
sont jamais identiques. L’année scolaire est elle-même organisée par
cette alternance de périodes plus stressantes et de périodes plus routi-
nières. Le changement d’élèves chaque année, voire de section, produit
une sorte d’incertitude de la routine. Face à cette épreuve, les ensei-
gnants sont ambivalents : les routines revendiquées pour se sécuriser,
pour travailler dans un cadre permettant d’économiser de l’énergie et
facilitant l’activité cognitive des élèves sont critiquées comme la part
morte du travail et ils espèrent aussi des changements qui les bouscule-
raient. Le changement dans la continuité est la forme de régulation de
l’activité enseignante. Mais le renouvellement annuel de cette épreuve
est source d’usure. Ne pas la dominer paraît terrible professionnelle-
ment et personnellement, mais la dominer apparaît normal, et trop bien
la dominer fait basculer dans l’ennui. C’est donc une sorte de jeu
auquel l’enseignant ne gagne jamais et auquel il ne peut qu’avoir peur
de perdre.
L’usure réside aussi dans la visibilité de la défaillance qui accroît le
stress, opposée à l’invisibilité (du moins, la visibilité moins forte) de la
réussite installée dans la routine. Si la panne est l’occasion de voir le tra-
Usure morale et sentiment d’échec 69

vail qui, sans elle, reste invisible, on pourrait dire que le travail ensei-
gnant donne lieu à de multiples « pannes », chaque jour, chaque année.
C’est cette forme « ratée » du travail que les enseignants identifient
prioritairement et qui, dans certaines circonstances, font basculer dans
la souffrance. Les « ratés » du travail font écran aux réussites quotidien-
nes oubliées, enfouies dans la routine, devenues invisibles, y compris
aux enseignants eux-mêmes. Avec l’âge, la possibilité de la défaillance
est plus réduite mais sa gravité est beaucoup plus forte quand elle rompt
des années de sentiment de maîtrise suffisante, sinon totale. La tension
ne disparaît donc pas avec l’expérience. Elle peut même augmenter
dans le temps avec la visibilité plus grande de la défaillance qu’organise
une société plus critique, dans laquelle les élèves comme les parents
sont plus prompts à demander des comptes.
Le métier est descriptible aussi bien en termes de routines qu’en
termes de stress continuel. La plupart du temps, ces deux dimensions se
retrouvent conjointement. Cette enseignante d’histoire, chevronnée,
décrit une remise en question permanente représentant l’insécurité du
travail mais qui force à construire des projets. Nous retrouvons l’ambi-
valence déjà notée :
Il est vrai qu’à partir d’un certain âge ça devient plus dur de faire ce métier effecti-
vement, on accepte moins certaines choses, que cela peut être fatigant parce que
cela demande de permanentes remises en question et puis il est vrai aussi que c’est
bien d’avoir d’autres projets, parce que, comme beaucoup de gens, on vit dans les
projets.
Quand vous dites que c’est une permanente remise en question, c’est au niveau des
élèves par exemple ?
Oui sans doute, mais aussi le contenu de son enseignement, les élèves, cela
est tout un ensemble.

Avec la durée, la tolérance et les capacités de négociation dans la


classe peuvent parfois diminuer aussi comme l’indique cet enseignant :
En vieillissant c’est plus dur ou pas ?
Ah on accepte moins de choses [rires]... Oui, ça commence à peser des fois,
hein.

Accepter moins de choses, c’est notamment accepter moins de


remises en question impliquant justifications et négociations. Ce que les
personnels s’occupant de la gestion des enseignants « en difficulté »
identifient comme de la rigidité peut être analysé comme une difficulté
à trouver les ressources adéquates (parfois parce qu’elles ne sont pas dis-
ponibles) pour ajuster des pratiques, modifier des routines caractérisées
par la stabilité, la légitimité et la validité d’ajustements anciens. Cliver
70 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

les routines d’un côté et les innovations de l’autre ne rend pas compte
de la situation, puisque toute routine est le produit d’un long travail
d’ajustement social qui lui a donné sa stabilité et sa légitimité. Il n’y a
pas, d’un côté, la statique de la routine et, de l’autre, la dynamique de
l’innovation, mais plutôt la stabilité de pratiques légitimées par l’expé-
rience sédimentée des acteurs, y compris collectifs, et l’instabilité de
pratiques qui cherchent encore leur légitimité dans l’expérience
collective et individuelle des enseignants.
Une autre composante de l’usure est la lassitude devant l’impuis-
sance à résoudre des problèmes récurrents : traiter les problèmes d’ap-
prentissage, gérer les classes, assurer l’autorité, l’orientation des élèves
sont les difficultés les plus mentionnées.
Il y a les nécessités du « politiquement correct », des choses que l’opinion publique
n’est pas prête à entendre, d’autres que l’institution n’est pas prête à laisser dire et
on s’y adapte. C’est la langue de bois. C’est « peut mieux faire » alors que c’est très
mauvais, c’est « devra progresser » alors qu’on a peu d’espoir qu’il y ait des pro-
grès. L’adaptation du discours est en partie nécessaire car c’est ce qui sauve les
élèves du désespoir et nous avec. C’est un mécanisme d’autodéfense.

Les jeunes enseignants sont souvent persuadés qu’ils ne pourront


mener leur carrière sans connaître cette usure. Cela explique leur façon
de parler des plus âgés : soit avec beaucoup de compassion et d’em-
pathie, soit avec un discours de dénonciation et une acrimonie à leur
égard. Dans tous les cas, c’est une perception du métier comme ne
pouvant pas se vivre dans la durée et menant nécessairement à un senti-
ment d’échec ou à une baisse du plaisir. La mobilité est alors évoquée
comme garde-fou et pour éviter un jeu de miroirs inquiétant avec des
collègues qui ont « renoncé », comme l’évoquent des enseignants.
Il n’y a que certains collègues qui aident, ceux qui ne sont pas dégoûtés par le
métier. Les autres finissent par faire ça pour le salaire. Souvent, ils bossent mal, ils
lâchent en cours de route. Il y a eu aussi des périodes où j’ai été très découragée.

Une des figures de la difficulté est la critique exacerbée des col-


lègues et de son propre milieu de travail, une façon de s’en extraire ou
de s’en sentir exclu. La dénonciation vise souvent les mêmes aspects :
désintérêt pour la personne des élèves, voire mauvais traitements,
désintérêt pour les connaissances, pour la pédagogie, les trois pouvant
se cumuler. La disqualification de l’argent comme motif du travail est
mobilisée. Mais les mêmes défauts d’intérêt deviennent des problèmes
quand ils se présentent en excès : excès d’intérêt pour les élèves, pour
les connaissances et la pédagogie. En fait, l’excès et le défaut, issues
Usure morale et sentiment d’échec 71

équivalentes à l’usure, facilitent la critique. Un niveau élevé de ces cri-


tiques associé à une disqualification sociale de son propre milieu profes-
sionnel constitue une aigreur, un ressentiment du fait d’une inscription
sociale impossible du sens de son activité (Clot, 1995). Leur identité se
produit en miroir négatif de la profession dont ils constituent des
symptômes.
L’usure produit une forme de désengagement qui est aussi une
issue aux difficultés comme cela est analysé dans le chapitre 7. De façon
paradoxale, l’expression de ce sentiment d’usure et les signes d’un cer-
tain désengagement sont toujours relatifs à un avant ou un ailleurs où
l’engagement était plus important. L’observation du travail en classe des
professeurs exprimant une attitude de désengagement montre cepen-
dant qu’il n’y a aucun désengagement en cours. Celui-ci va concerner
surtout les tâches perçues comme « périphériques » et celles qui ne sont
pas sous le regard direct des élèves, les collègues et la hiérarchie se
montrant malgré tout plus tolérants que les élèves à une telle dyna-
mique de retrait. Les professeurs connaissant les plus grandes difficultés
et souffrances sont dans le désengagement, y compris face aux élèves.
L’usure liée au sentiment d’éternel recommencement et de tâche
impossible peut évoquer la damnation de Sisyphe ; mais sans aller
jusque-là, l’expression massive de cette usure (ressentie ou anticipée)
constitue un élément important pour la compréhension de la souffrance
au travail ordinaire. À condition cependant d’en saisir la dimension
contextuelle et temporelle, et d’y voir aussi, à travers la plainte à
laquelle elle donne lieu, une forme de protestation contre l’impossibi-
lité de faire son métier dans des conditions contraignant à en rabattre
sur les visées et les règles du métier, empêchant d’y « croire » encore.
Pour pouvoir bien faire leur métier, les enseignants doivent accepter
des formes d’emprise du travail, elles-mêmes sources de problèmes.
4
L’emprise du travail

L a diffic ile g e stion du te mps


e t l’e mpié te me nt sur la v ie priv é e

La discussion sur la relation entre espace du métier et espace privé


ou domestique est toujours un point central chez les enseignants.
Métier d’engagement de soi, c’est un métier dans lequel existe une
forte emprise professionnelle. Le modèle de la vocation, en nette
décroissance, n’explique pas seul cette emprise. Elle est surtout le pro-
duit des conditions pratiques du métier. Pour l’essentiel, le travail des
enseignants est réparti en trois parts. La première se déroule devant les
élèves en classe, de 15 heures pour les agrégés à 18 heures pour les cer-
tifiés auxquelles il faut ajouter des heures supplémentaires (obligatoires
et/ou volontaires) dans un temps contraint « posté » (l’emploi du
temps) ; la seconde est dans l’établissement soit sur temps contraint
(réunions, conseils de classe, aide individualisée), soit sur son temps
« personnel » au sens de librement organisé (concertation avec les collè-
gues, travail administratif, préparation de dossiers) ; la troisième est à
domicile sur le temps « personnel » (formation, documentation, correc-
tion de copies, préparation de cours). La faiblesse du temps de travail
contraint accroît en fait paradoxalement les tensions sur le temps dit
libre. Mais ce temps « libre » n’est pas non plus un vrai temps libre car il
est en grande partie contraint dans son volume. Seule sa répartition est
l’objet d’une liberté. Disons qu’il existe dans ce temps « libre » un
temps « contraint libre » et un temps réellement libre. Ce dernier
représente le temps passé à peaufiner la préparation de séquences en
présence d’élèves, à se former, se documenter.
74 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Le travail contraint « posté » et le travail contraint « périphérique »


se déroulent dans l’établissement, alors que le travail « libre » s’effectue
plutôt hors de l’établissement. Le travail contraint libre peut aussi se
dérouler dans l’établissement de façon à se discipliner ou à instaurer un
cadre normatif pour ce temps toujours confus. Un certain nombre de
professeurs peuvent ainsi corriger des copies au lycée, voire, mais c’est
exceptionnel, passer l’essentiel de leur temps de travail au lycée ou au
collège.
Nous obtenons la répartition suivante des différents temps de
travail :

Travail dans l’établissement Travail hors établissement

Travail contrôlé Travail contraint posté (heures Travail contraint libre


et obligatoire de cours – le service –, (correction de copies,
réunions obligatoires) préparation de cours)
Travail non contrôlé Travail contraint périphérique Travail libre (formation
et non obligatoire (travail de concertation, travail personnelle, lectures,
logistique, travail administratif) approfondissement
du travail contraint libre)

L’importance de l’engagement demandé dans le travail contraint et


la part importante du travail libre, contraint ou pas, obligent à tenter de
créer par soi-même une césure entre le monde du travail et celui de la
vie extraprofessionnelle. Mais la nécessité de concilier les deux pro-
voque un sentiment de manque de temps et de pression représentant
une des difficultés du travail enseignant, ce qu’exprime ce professeur :
La difficulté aussi, c’est de concilier ma vie professionnelle avec ma vie familiale. Il
y a des choix de vie, j’aimerais bien avoir des journées de 48 heures ! La grosse
difficulté, c’est de ne pas avoir assez de temps.

Le manque de temps est très souvent mis en avant par les ensei-
gnants comme cause des difficultés, alors que l’image sociale du métier
est associée à un temps libre considérable. L’impression de courir en
permanence après le temps revient pourtant de façon lancinante dans
les entretiens et les discussions entre professeurs. La réalité profession-
nelle semble moins nette que cela et l’avantage devient vite contre-
productif et se mue en un inconvénient. Les enquêtes, du ministère ou
d’origine syndicale, convergent vers une estimation du temps de travail
hebdomadaire de 40 à 44 heures. La moyenne annuelle est beaucoup
L’emprise du travail 75

plus faible du fait des vacances scolaires (quatorze à seize semaines selon
la responsabilité en matière d’examen). Comme les deux sphères
domestique et professionnelle communiquent davantage que dans de
nombreux métiers, la moindre tension, le moindre moment de suracti-
vité dans une sphère a des effets immédiats sur l’autre. Le sentiment est
alors celui d’une accumulation augmentant la tension :
Le manque de temps que je peux avoir. Et puis il [le bébé] a été énormément
malade, moi j’étais fatiguée, du coup j’ai été très malade, j’ai fait cinq gastros
l’hiver dernier, parce que j’étais fatiguée à courir partout, entre le ménage, la
crèche, les cours, les corrections, les réunions.
L’accumulation de « petits » événements dans l’univers domestique
finit par déstabiliser la vie professionnelle en procurant à l’enseignante
un stress dans la gestion de tous les paramètres du travail enseignant.
D’une manière générale, la sphère domestique et privée se vit dans la
continuité de la sphère professionnelle. Les enseignants rentrent chez
eux avec leurs problèmes et cela produit des tensions familiales comme
le décrivent ces professeurs :
Oui, en ce moment. Je me suis forcé à ça [des activités extérieures]. Mais ça ne me
satisfait pas non plus. Mais je m’y suis forcé parce qu’il y a la pression familiale
[reproche d’être trop pris par le travail] et j’ai aussi l’impression que j’ai beaucoup
donné, j’estime ne pas avoir été vraiment payé de mes efforts et donc je ne vois
pas pourquoi en faire plus...
On se dit : « Est-ce que ça vient de moi ? Comment je peux faire ? » Donc
ça a été très, très désagréable pendant toute l’année. Je rentrais chez moi, j’étais
énervée, je dormais mal, ça m’a beaucoup stressée [...]. Et là, mal à la maison,
hein. Moi je peux vous dire qu’à la maison... [grand soupir].

Les effets de la tension du travail dans l’univers privé – agressivité,


insomnie, conflits, manque de disponibilité – sont d’autant plus pesants
quand « on estime ne pas être payé en retour ». Pour mieux gérer ces
tensions, un relatif désengagement dans la sphère professionnelle est
une solution. Car, quand le stress importé du travail est plus fort que le
stress pendant le travail « contraint posté » ou « périphérique », le prix à
payer est élevé, deux exemples l’illustrent :
J’ai plus de stress entre mes cours, que la fatigue que mes cours me causent dans la
semaine. La [normalité] serait de pouvoir laisser de côté le cartable quand on rentre
chez soi.
Au début je ne dormais pas parce que le matin déjà je me levais avec une
anxiété, il y avait des élèves qui étaient dangereux, dangereux je pense.

Comme tout métier de relation, engageant fortement la personne,


la vie privée est pensée comme régulatrice de la difficulté vécue au tra-
76 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

vail. L’équilibre tient à cette pluralité de moments et d’univers qui,


pour la personne, sont subjectivement liés. C’est en cela que la vie pro-
fessionnelle empiète sur la vie privée comme cette dernière empiète sur
la vie professionnelle.
Il n’y a qu’à regarder... y a qu’à regarder les gens... en fin de journée, les gens
racontent ce qui s’est passé, oui mais il y a une grande souffrance. Je pense qu’il y
a une grande souffrance. Alors les gens qui n’ont rien à l’extérieur pour s’équili-
brer, je pense que... en ZEP ou en REP il ne faut pas avoir de problèmes familiaux à
l’extérieur, faut pas avoir un surplus à l’extérieur parce qu’autrement... ça devient
très difficile. Faut avoir une stabilité. Je dirais familiale ou... Il faut avoir un équi-
libre à l’extérieur pour pouvoir assumer ici.

Cet empiétement et l’interrelation entre les différents univers de la


vie sont d’autant plus forts que les difficultés au travail sont importantes
et, là, le contexte fait des différences. Mais dans tous les cas la précarité
de l’équilibre domine du fait de l’engagement de soi qu’exige le métier
d’enseignant. Engagement revendiqué comme un des signes d’apparte-
nance au métier et source de difficulté.

Emprise, déprise, représentation de soi


et « pol yvi gi l ance »

La question de la frontière public/privé est liée à celle de la souf-


france au travail ; les personnes engagent de leur identité personnelle
dans leur identité professionnelle et inversement. Le métier enseignant
est, de ce point de vue, un métier engageant du fait de la relation de
face-à-face, de la confrontation avec des publics divers, du brouillage
des frontières entre vie professionnelle et espace professionnel, d’une
part, et vie domestique et espace domestique, d’autre part. Il est enga-
geant enfin car il est la rencontre entre une macrostructure, lourde
d’une histoire et d’un enjeu social fort, et une situation toujours locale
et particulière, la classe, l’établissement, dans laquelle l’enseignant est
l’agent de cette macrostructure.
Le rapport non homogène au temps de travail à travers des phéno-
mènes d’emprise et de déprise caractérise le travail enseignant. Le
thème de l’emprise du travail est récurrent dans les entretiens, les dis-
cussions informelles. L’emprise est cette capacité qu’a une activité à
enrôler, engager en termes de temps, d’activités impliquantes et d’in-
vestissement subjectif de la personne. L’emprise prend plusieurs formes.
L’une d’entre elles s’actualise en cours, avec les élèves ; elle exige une
implication sans relâche. Elle produit un sentiment de fatigue, voire
L’emprise du travail 77

d’épuisement à la fin de la journée de travail, l’impression d’ « être


vidé(e) » comme cela est souvent exprimé (les cours qui « pompent »).
Une autre forme de l’emprise est la difficulté, voire l’incapacité, à se
retirer du travail ; manifestation d’une porosité entre temps profession-
nel et temps personnel ou domestique (notamment pour les copies et le
travail à la maison). Une dernière forme est la porosité entre les deux
sphères du temps de travail contraint et du temps libre en matière de
disponibilité mentale. Ainsi, la lecture de romans chez un professeur de
français, un voyage estival en Angleterre pour un professeur d’anglais,
un film aux dimensions historiques pour un professeur d’histoire, etc.,
tout est rapporté à l’exercice professionnel : le loisir doit aussi être utile.
Cette porosité présentée comme une spécificité du métier contribue à
accroître le sentiment d’emprise du travail.
Chacun cherche des solutions pour le vivre au mieux, voire pour
se déprendre du travail. Le désengagement de tel ou tel enseignant est
bien souvent une tentative de réponse à cette emprise. C’est ainsi qu’on
peut interpréter l’existence de cycles professionnels passant de l’obser-
vation à l’engagement puis au questionnement, à la prise de distance, et
au désengagement. En dehors de ces cycles, des enseignants peuvent,
selon les cas, présenter un rapport d’emprise ou de déprise avec leur
métier. Le modèle de la vocation incite à privilégier l’emprise, mais le
pragmatisme, pour durer, incite à vivre le métier d’une manière plus
désengagée. L’emprise du métier varie selon les conditions d’enseigne-
ment et le public. Les établissements et les publics dits difficiles accrois-
sent cette emprise. Mais les changements dans la carrière, de lieu ou de
degré d’enseignement, ou l’enseignement à des élèves favorisés dans les
classes préparatoires ou les classes d’examen augmentent tout autant
cette emprise. La mobilité professionnelle est une manière d’établir un
cycle de l’emprise et de la déprise. Une autre manière consiste à avoir
des activités parallèles, voire alternatives, au métier (voir chap. 7). Ainsi
l’emprise du métier est-elle contenue par une autre emprise. Ce
modèle correspond aux enseignants très impliqués dans des activités
sociales, culturelles, sportives ou politiques.
Plusieurs positionnements sont donc observables. Engagement fort
dans la classe et relatif désengagement dans l’établissement pour d’an-
ciens « actifs » de l’établissement qui, à un moment, ont recentré leur
investissement quasi exclusivement dans le domaine pédagogique. Des
enseignants à statut précaire et les plus jeunes enseignants sont plus sou-
vent dans cette posture. Autre cas de figure, un relatif désengagement
dans la classe peut s’accompagner d’un engagement fort dans l’établisse-
78 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

ment pour des enseignants plutôt expérimentés, travaillant en équipe,


ou ayant beaucoup d’activités hors classe. Ce peut être aussi le cas de
certains militants syndicalistes. Certains concilient les deux engage-
ments. Cela correspond à la définition prescrite du « bon » professeur.
Rares sont les enseignants rencontrés qui tiennent une telle posture sur
le long terme. Enfin, il est possible d’être relativement désengagé de la
classe comme de l’établissement, venant « faire ses cours », remplissant
les autres obligations a minima.
Les configurations de l’engagement dans le métier, diverses, corres-
pondent aussi à des cycles, à des contextes de travail et à des concep-
tions personnelles du métier. Mais la mise en avant de la personne de
l’enseignant caractérise la description du métier par les enseignants quel
que soit l’état de leur engagement. Décrit comme « prenant », il exige
un engagement de soi dans la classe mais aussi, de façon plus notable car
plus nouveau dans l’évolution du métier, hors de la classe et hors de
l’établissement. La vie psychique est envahie par le travail dès qu’un
élément rompt l’équilibre entre les différentes sphères et temporalités
du travail. Le clivage protecteur ne peut alors plus agir, c’est le cas de
ces professeurs :
Je ne me sens pas entier chez moi, je n’ai pas l’impression de voir autre chose que
le collège. Et ça devient désagréable. Ce qui est aussi très désagréable c’est que j’ai
l’impression de passer beaucoup de temps dans le travail et que j’ai l’impression
que ça ne sert pas à grand chose...
La nuit je suis réveillé par ma fille, quand je me rendors c’est la 3e C en tête !
Et je ne peux rien y faire ! Parce que je pense être très pris par mon métier mais
par intérêt, envie de bien faire. Et voilà, ça revient tout le temps...

L’engagement de soi se traduit ici par la préoccupation du travail


en dehors du travail, comme pour beaucoup de salariés. L’esprit est
toujours occupé par les élèves, le travail et l’établissement. La conti-
nuité dans les activités est comparée avec la rupture imaginée chez les
« gens travaillant dans les bureaux ». Cette continuité est assurée
d’abord par le travail personnel de l’enseignant à domicile et par le lieu
dévolu à ce travail dans son domicile, le bureau. Elle est incarnée au
quotidien par les copies qui jouent un rôle de catalyseur de cette conti-
nuité. Ainsi, l’enseignant est en même temps une personne dans son
lieu de travail et un travailleur dans son lieu privé. Le clivage entre la
sphère publique, occupée entre autres par le rôle professionnel, et la
sphère privée, occupée par les rôles personnels et familiaux, est ici rien
moins qu’évident. La personne même de l’enseignant est éprouvée,
mobilisée, transformée en ressource pour ses activités professionnelles,
L’emprise du travail 79

tandis que l’espace privé est investi, mobilisé partiellement par les acti-
vités professionnelles. Si cette continuité est pour un certain nombre
d’enseignants constitutive de leur plaisir à enseigner, comme nous le
verrons, elle est pour la grande majorité d’entre eux l’occasion d’une
tension permanente, d’une absence de protection de soi face à l’emprise
du travail. Même les petites vacances ne suffisent pas pour un réel
décrochage que seules les grandes vacances d’été semblent capables de
réaliser.
Je pense que c’est un métier où on ne peut pas dire : à 5 heures j’ai fini. On a tou-
jours dans la tête... Il n’y a que pendant les grandes vacances où pratiquement on
peut dire : ça y est, c’est terminé ! Je pense que c’est ce qui fait la difficulté du
métier par rapport à d’autres métiers où quand on ferme son bureau, ça y est, ils
peuvent passer à autre chose ! Nous, pas vraiment... Si ça n’a pas été avec une
classe, ça va vous turlupiner, ça va vous empêcher de dormir... Le lendemain,
vous allez dire : comment ça va se passer aujourd’hui ? Si ça se passe bien, vous
dites : ouf, ça s’est bien passé. Si ça se passe mal, il y a une espèce d’appréhen-
sion... Ce n’est pas évident, quoi ! Je pense que c’est la difficulté du métier, on n’a
jamais la conscience complètement libre.

L’emprise du métier ne se compte pas seulement en heures de tra-


vail. Sur ce terrain, les enseignants savent que la légitimité de cette
emprise est difficile à démontrer et sa disqualification accroît son poids.
Ces extraits d’entretiens différents témoignent de l’emprise et de sa
faible reconnaissance sociale.
La correction, il faut y passer, mais bon, il y a des moments où... [geste de ras-le-
bol].
En fait, tous les soirs, je travaille pratiquement jusqu’à 11 heures. Le week-
end aussi je travaille, moins le vendredi soir, mais le samedi matin.
Vous avez l’impression que c’est un métier qui déborde sur la vie privée ?
Oui, moi je trouve. Je pense au lycée souvent quand je n’y suis pas.
Ce n’est pas très reconnu socialement : « Il y a pas beaucoup de boulot », disent cer-
tains.
Non, pas vraiment. Maintenant, ça me laisse un peu froid mais avant, quand
on me faisait la réflexion, ça me hérissait le poil.

C’est que l’emprise ne se mesure pas objectivement. Non seule-


ment le temps mais encore l’espace, les ressources personnelles, la dis-
ponibilité d’esprit sont mobilisés directement ou non par le travail.
C’est aussi le sentiment de ne pouvoir juger de ce qu’on fait et d’être
souvent plongé dans le doute et une réflexivité manquant de repères
collectifs. La personne est alors mise directement, et parfois brutale-
ment, à contribution pour la régulation même de l’activité profession-
nelle. L’idée de service à autrui (transitant particulièrement à travers
80 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

l’injonction à individualiser l’enseignement) empêche la personne


d’être extérieure à son travail en mobilisant continuellement ses émo-
tions, ses désirs, ses capacités de rétention des émotions, son intelli-
gence sociale. Pour cette raison, ces métiers sont obligés de construire
des mécanismes d’autodéfense pour pouvoir durer. Mais ces méca-
nismes protecteurs peuvent amener une altération dans la relation de
service à autrui (Weller, 2002). Le désengagement de soi ne peut être
total dans cette relation.
Actuellement, le travail des enseignants consistant à gérer cette ten-
sion entre l’engagement de soi nécessaire pour réaliser les objectifs pro-
fessionnels et la protection de soi tout aussi nécessaire pour préserver la
personne arrive au premier plan des difficultés perçues. Une grande
part de la souffrance sociale engendrée par le métier provient de cette
tension que les enseignants ne découvrent qu’avec l’expérience de l’en-
seignement, alors que les « ficelles du métier » (Becker, 2002) permet-
tant de composer avec cette caractéristique pourraient être abordées de
façon plus systématique dès la formation initiale.
Cette tension est d’autant plus forte aujourd’hui que les conditions
d’enseignement ont changé en même temps que la conception de la
personne dans notre société. Les premières ont amené à une mobilisa-
tion accrue de la personne de l’enseignant pour réguler son activité,
faire tenir les situations. Que ce soit par l’injonction à la mobilisation
pédagogique, par l’investissement dans l’effort d’éducation et de démo-
cratisation, par la gestion de plus en plus difficile en certains endroits
des classes en termes de discipline, ou encore par la fragilisation des
savoirs académiques, le métier enseignant exige davantage que l’ensei-
gnant se mette en avant, avec son énergie, ses ressources personnelles.
« Il faut désormais travailler avec ses tripes », comme disent des
professeurs.
Le système, de moins en moins régulé centralement et à distance,
doit produire de plus en plus localement des règles ne parvenant plus
à une hiérarchie qui légitimerait une règle unique (Derouet, 2000 ;
Dubet, 2002). Du coup, les acteurs locaux sont davantage mis à contri-
bution dans la régulation de leur propre activité. Mais ils doivent aussi
en répondre, construire la légitimité de leur action face à la critique,
banalisée dans une société démocratique dans laquelle on observe l’in-
troduction à marche forcée d’une logique comptable de l’efficacité
dont les exigences contradictoires pénètrent toutes les dimensions du
travail. Les enseignants reprochent souvent à l’institution de ne pas
assumer suffisamment son autorité et ses choix et de les laisser aller seuls
L’emprise du travail 81

à la confrontation tant sur la question de la discipline, des savoirs, des


relations en classe, que sur la gestion des flux d’élèves par l’orientation.
Moins l’institution définit des règles uniques à distance dont les person-
nes ne sont que des agents exécuteurs, plus ses agents doivent produire
localement, dans la classe, dans l’établissement, des règles souvent mul-
tiples, de proximité, dont ils doivent aussi assurer et assumer la légiti-
mité. Cette évolution historique marque un système où l’injonction
d’engagement de soi dans le travail s’est accrue, comparable à ce qui se
fait dans le cadre du nouveau management dans le secteur privé. Les
effets de cette situation sont résumés par le mot « stress » souvent utilisé
comme synonyme de « nervosité » par les enseignants, comme dans ces
extraits d’entretiens :
La nervosité permanente qui demeure.
C’est une tension permanente.
C’est aussi stressant, et puis on n’arrête pas de se remettre en question ; se
remettre en cause, c’est stressant. C’est stressant. Moi je sais que souvent je refais
les choses un petit peu à la maison, dans ma tête, des fois dans le lit la nuit.

D’un autre côté, l’identité des personnes est moins construite dans
des groupes ou des catégories stables, pérennes et totalisants, et davan-
tage par l’empilement des différentes attaches et des différentes activités.
La notion d’ « homme pluriel » (Lahire, 1998) correspond assez bien
à cette description. L’individu n’est pas uniquement confronté à sa
propre liberté, mais l’évolution touchant les liens entre les personnes,
les groupes et les activités concerne aussi le travail. Il est désormais
moins surdéfinissant de la personne qu’il ne l’a été, notamment parce
que le travail (et le non-travail) a changé et que d’autres activités sont
de plus en plus définissantes de soi, comme la relation amoureuse, les
pratiques de loisirs, les activités sociales, voire les relations familiales.
L’expérience du travail reste cependant déterminante dans la construc-
tion identitaire sociale. À ce titre, il est assez remarquable que, malgré
les plaintes et dénonciations des conditions de travail, les difficultés et
l’usure du travail, très rares sont les enseignants qui expriment le désir
d’arrêter de travailler ou proposent le non-travail comme horizon
désiré. « Au pire », ils évoquent un changement d’activité et, surtout,
son allégement et les modifications de son exercice.
Paradoxalement, alors que le travail, sous l’emprise des nouvelles
logiques managériales ou du développement des relations de service,
mobilise de plus en plus la personne et ses ressources propres, il occupe
une centralité moins forte dans la construction de l’identité des per-
82 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

sonnes qui cherchent à se protéger de son emprise. Le même paradoxe


est présent dans le métier enseignant. L’expression crue maintes fois
utilisée : « Je me faisais bouffer par mon travail... », illustre cette ten-
sion. La sensation de « ne jamais en sortir » revient comme un
leitmotiv, comme chez ces professeurs :
Et puis l’impression qu’on n’est jamais réellement sorti du travail [...] on rentre le
soir et ben ce n’est pas fini. Y a des choses à préparer, alors que dans d’autres pro-
fessions on aura... on fera sans doute plus facilement une coupure.
Mais si ça m’affecte autant que ça m’affecte maintenant, avec le moment où
je rentre à la maison, je suis fatiguée, je suis énervée, on ne peut rien me dire, je
suis très irritable, je ne dors pas très bien la nuit.

Comme dans d’autres métiers de la santé, du social ou de la culture,


c’est aussi à mettre en relation avec les nombreuses remises en cause, par-
fois profondes, qui rendent peu opérantes la coupure entre le profession-
nel et le personnel. Ces descriptions révèlent une angoisse partagée par
nombre d’enseignants de façon continue ou ponctuelle. De plus, une
forme de vigilance constante liée aux caractéristiques du métier
contribue à la souffrance ordinaire. Par exemple, être sous le regard
d’autrui, en situation d’évaluation de soi, est le quotidien du travail :
C’est que dans le métier, c’est qu’on est un peu... [...] y a quand même un côté,
en représentation, tout le temps qu’on a par rapport aux élèves, même vestimen-
taire, on est sans arrêt regardé, on est regardé, dans notre apparence, dans nos
gestes, on est susceptible d’être repris sur ce qu’on dit dans le contenu et dans la
forme, dans ce qu’on écrit, les 3e sont spécialistes pour ça, pour dire : « Je ne com-
prends pas », alors qu’ils comprennent très bien, voilà, et en même temps il faut
faire un boulot de gestion de la parole, puisque là, c’était à l’oral, une gestion de la
parole, on est nous-mêmes enseignants, on n’oublie jamais réellement, parce que
pendant qu’il y en a un qui parle, un qui dit des choses très intéressantes, il peut
très bien y en avoir un autre, un autre au bout de la salle qui dit : « T’as mis des
collants aujourd’hui ? »

La vigilance se présente ici sous deux formes : celle portant sur soi
dans ce processus de représentation où l’enseignant est en permanence
regardé, écouté, surveillé, et celle, dans la classe, sur la situation, pour
suivre les événements qui s’y déroulent. Cette vigilance exacerbée pro-
voquant fatigue et usure explique aussi l’organisation des services d’en-
seignement : il est difficile de faire quatre heures de cours à la suite, et
six-sept heures dans la journée sont épuisants. Les enseignants ont
besoin de souffler entre deux cours et, pour certains, « avoir des trous
dans l’emploi du temps » est plutôt salvateur. Même si des routines
s’installent, la vigilance prime, accrue par l’empilement des tâches et
L’emprise du travail 83

l’aspect polymorphe du métier qui la rendent plus difficile en l’orien-


tant tous azimuts. La diversité et la parcellisation des tâches pèsent plus
encore que leur quantité comme ces enseignants l’expliquent :
C’est toujours pareil, il y a plein de choses qui se font qui sont intéressantes. Mais
c’est l’accumulation qui finit par fatiguer. Mais on se rend compte que dans un
cadre administratif on nous demande aussi de diversifier de plus en plus... on nous
demande de plus en plus de choses... et on ne reçoit rien de plus en retour. On a
vu les 35 heures ailleurs, mais nous c’est plutôt dans l’autre sens... on ne voit pas la
couleur des cinq heures en moins ! [...] Ça, c’est gênant. La charge de travail, la
diversité des choses qui sont entreprises : la vie de classe par exemple parce que je
suis prof principal en troisième depuis pas mal d’années parce que ça se passe
bien... c’est pareil : quand ça se passe bien, les trucs, on n’hésite pas à demander au
même... enfin, bref.
Quand il y a des « portes ouvertes » dans les lycées, c’est vrai que c’est impor-
tant de guider les élèves et puis l’orientation est importante, je trouve ; bon, il y a
plein de choses comme ça... pour continuer sur l’orientation, le projet personnel
de l’élève, c’est quelque chose d’important au collège, c’est bien qu’on le fasse
pour l’élève maintenant, mais bon, c’est une charge supplémentaire.

La plupart des activités supplémentaires ne sont ni rémunérées ni


sources de reconnaissance symbolique :
C’est vrai que le principe, il est bien... ce qui est moins bien, c’est que ce n’est pas
payé.

La diversification des tâches impose la gestion d’activités souvent


perçues comme déconnectées mais qui, de fait, interagissent, bien
qu’assez rarement conçues et organisées comme telles. Aussi donnent-
elles le sentiment d’ « échapper » et de donner lieu à une activité désor-
donnée, qui tourne à vide, use. C’est plus l’organisation du travail qui
est ainsi productrice de stress et d’usure que la nature même des tâches.

Tensions dans l’activité


e t d a n s l’or g a n isa tion du tr a v a il

I n t e n s i f i c a t i o n du t r a v a i l
e t r e l a t i o n de se r v i c e à a u t r u i

Les enseignants disent facilement être débordés pour exprimer la


difficulté à gérer les tensions du travail en relation avec l’organisation
du travail. Le sentiment de ne plus pouvoir faire face au travail, aux
situations et aux responsabilités n’est pas sans relation avec l’engage-
ment demandé et l’usure du métier. C’est alors en termes de tâche
84 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

impossible que le métier se présente ; produisant en retour un senti-


ment de culpabilité, de découragement, voire de désespoir associé à
l’idée d’un relatif échec de soi. Des expressions de cette tension sont
repérables chez ces enseignants :
Être débordé, ne plus réussir à préparer, accumuler des retards dans les corrections
et ne pas entrevoir de changement possible.
Fatigue, ne plus trouver le temps de réfléchir, ne plus avoir de recul.
Se sentir avec trop de responsabilité, désespérer devant les résultats des élèves,
peur d’être cause de leur échec.
Perte de concentration, peur d’oublier les tâches administratives ( « il faut
que je pense à ça, j’ai oublié ça » ). On a des papiers partout.

Être débordé a donc plusieurs significations. Cela peut être d’avoir


des difficultés à suivre le rythme du travail (préparation de cours, cor-
rection de copies), avec l’angoisse de l’accumulation de tâches qui ne
sont plus « bordées » par un cadre stable. La pile de copies sur le coin
du bureau, dans laquelle l’enseignant a du mal à se plonger car elles
renvoient à la limite de l’impact de son travail, ou les cours qui ne sont
préparés que rapidement, donc avec un sentiment d’insatisfaction, sont
des révélateurs de cette situation. Être débordé, c’est aussi avoir le sen-
timent de sa responsabilité dans l’apprentissage et l’enseignement, et
devoir assumer des situations qui ne relèvent pas de son action propre.
Le désespoir devant les résultats des élèves ou leur faible progression
traduit ce sentiment de responsabilité qui assaille l’enseignant tout en
étant dénié ou relativisé parfois. Il faudrait tant faire et l’enseignant a
déjà l’impression de dépenser beaucoup d’énergie pour la réussite des
élèves, que la tâche semble infaisable. D’où les difficultés particulière-
ment aiguës éprouvées avec des publics socialement défavorisés mani-
festant une résistance à l’ordre scolaire autant qu’à l’activité cognitive
scolarisée, et la volonté de muter le plus vite possible vers des établisse-
ments recevant des publics montrant une plus grande « bonne volonté
culturelle » suivant l’expression de P. Bourdieu. Le fait que les profes-
seurs les plus expérimentés cherchent à enseigner dans des établisse-
ments réputés plus faciles apparaît comme une question de survie dans
le métier. Ni les leçons de morale ni les gratifications financières n’y
changeront quoi que ce soit ; une organisation du travail différente et
des possibilités de mobilité attractives, peut-être.
L’intensification du travail des enseignants (par la diversification des
tâches, la pression aux résultats, l’augmentation du nombre d’élèves
dont chaque enseignant est en charge du fait de la diminution des
L’emprise du travail 85

horaires d’enseignement dans certaines disciplines et d’une individuali-


sation de l’enseignement) et un certain effacement des règles qui régen-
taient le travail de tous aggravent le sentiment d’être débordé. Cela
produit des tensions dans les relations avec les élèves et entre
professeurs, générant nervosité et anxiété :
Maintenant je comprends qu’on en mette de temps en temps dehors plutôt que de
les lancer contre un mur. Quand on est à bout de nerfs, il y a des moments où on
a envie d’en attraper un [...] où j’ai des tensions qui remontent de temps en temps
et où je redeviens un peu nerveux, c’est dans certaines réunions genre conseil
d’enseignement [...]. Je n’ai plus confiance. Je suis toujours en train de me deman-
der ce qu’ils fomentent. J’essaie de faire abstraction de ça, mais j’ai encore du mal.

L’enseignant est confronté à des exigences contradictoires qu’il tente


de lier pour pouvoir travailler. La tension survient quand, pour réduire la
complexité du réel afin d’être en capacité d’agir et de faire des choix,
arbitrer est impératif mais se fait souvent seul. « Être à bout de nerfs »,
c’est ne pas parvenir à lier des exigences contradictoires : suivre son plan
de travail didactique dans le temps imparti, ne pas envenimer les situa-
tions, se contenir face aux élèves mais ne pas laisser entraver le cours,
intervenir fermement face aux perturbations, gérer sa propre émotion,
être dans des interactions parfois empreintes de méfiance, y compris avec
les collègues, gérer des injonctions contradictoires. La pluralité des exi-
gences, sa gestion individuelle sont causes de stress et de fatigue.
La relation de service à autrui fait aussi que l’enseignant doit non
seulement gérer un collectif (la classe), l’apprentissage, un projet, tout
en se préoccupant de l’institution (prescription, contraintes), mais aussi
prendre en compte les personnes (chaque élève, parent) dans leurs par-
ticularités. Le non-respect de cette dernière exigence annule la réussite
des précédentes, mais sa prise en charge excessive ne la rend pas pos-
sible non plus. Composer au quotidien entre ces exigences caractérise
la relation de service à autrui qui est le propre des métiers liés au chan-
gement d’état de la personne (travail social, santé, prisons, maisons de
retraite). Cette difficulté est présentée par cet enseignant :
Qu’on le veuille ou non, on est sous tension. On rentre dans un cours, on ne sait
pas ce qui va se passer. C’est impossible ! [...] Et donc on a un métier qui nous
met sous tension et on voit tous les problèmes imaginables dans la société. Et le
soir je dois évacuer cette tension quand je rentre chez moi.

Dans la relation de service, les interactions imposent rapidement


l’exigence de justification et des arbitrages toujours marqués du sceau de
l’imperfection, la tension entre efficacité et justice se situe au cœur de
86 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

l’activité. Cela impose une attitude de vigilance constante qui surcharge


le travail et use ( « être sur le qui-vive, être crispée, finir par détester des
élèves » ). Le qui-vive est cette vigilance empêchant d’avoir un rapport
naturel aux êtres et aux choses. La crispation devient progressivement
invivable et parvient à faire « détester des élèves », c’est-à-dire abandon-
ner un principe clé du métier, fondement de son éthique, celui de l’édu-
cabilité des êtres et de la sympathie à leur égard. « Détester des élèves »,
état ultime qui, selon une conception partagée du métier, ne devrait pas
arriver, se transforme en sentiment d’échec personnel. Quand l’organi-
sation du travail donne la sensation de ne plus pouvoir tenir tous les
bouts, de ne plus parvenir à lier les exigences, la santé peut être au prix
de lâcher sur des principes, ce qui en retour conduit à une perte de sens
du métier et à une usure rapide. Les jeunes enseignants affirmant ne pas
vouloir rester longtemps dans le métier prennent volontiers comme
antimodèles leurs collègues qui en viennent à « détester les élèves » :
quitter le métier avant de devenir comme eux.
Une des façons de prévenir les tensions qui ne manqueront pas
d’émerger dans l’activité est d’anticiper, d’arriver dans la situation de
travail avec des préparations très précises pour ne pas être mis en diffi-
culté. Car la moindre défaillance est sentie par les élèves :
Ça vous perturbe, ça vous énerve, les élèves sentent bien à nos gestes, à la voix, à
des choses comme ça qu’on n’est plus au maximum, qu’on n’est plus à son top.

Mais la planification la plus rigoureuse de l’action, hors situation,


est toujours vulnérable à l’imprévu qui fait irruption dans la situation.
Dans ce cas, la programmation très serrée peut aussi s’avérer une source
de difficulté. C’est plus souvent le cas pour les enseignants néophytes
qui se font « déborder ».

Protection de soi, ennui et usure

L’usure engendre un désengagement protecteur qui conduit l’en-


seignant à s’ennuyer dans son travail, à ne plus avoir envie de se lancer
dans des projets :
À un moment donné tu n’as plus envie de te lancer dans des projets, ça part dans
tous les sens ou ce n’est pas cadré ou les objectifs ne sont pas clairement dits. Tu
vas multiplier les réunions qui encore une fois n’aboutissent pas à quelque chose
de concret.

L’ennui dans la classe est une épreuve mettant en cause l’ensei-


gnant au-delà de son métier, lui faisant vivre une sorte de vide exis-
L’emprise du travail 87

tentiel. Se dessine alors un modèle de l’action comparable à celui que


Norbert Elias (1994) a décrit pour le sport. Ce dernier montre que le
sport doit tenir entre des exigences contradictoires : l’ennui et la vio-
lence. Ici, c’est entre l’ennui et l’engagement total que l’enseignant
doit tenir. Alors que l’engagement total est producteur d’une tension
forte et d’un stress, son absence est aussi intenable. Il faut donc,
comme dans le sport, créer de l’engagement mais pas trop, accepter
l’ennui mais pas trop. Cette combinaison s’avère difficile. Ainsi un
engagement trop fort dans l’action peut-il conduire à perdre des pro-
tections de sa propre personne. Les récits abondent de situations où
des enseignants pleurent, connaissent des dépressions ou « s’effon-
drent » sur le lieu de travail. Ces extraits d’entretiens soulignent
l’acuité des ressentis :
Elle a fait une dépression. Elle s’est arrêtée. Je l’ai vue peu de temps avant qu’elle
n’arrête complètement. Elle m’a dit : « J’ai fait le tour de mon métier, j’en ai
marre, je ne vois pas ce que je peux apporter de plus. »
Ça se voit de différentes façons en fonction de la réaction des gens. Il arrive
de temps en temps que des collègues arrivent en pleurs dans la salle des profs ; ça,
c’est plutôt le côté femme en général. Là, on voit bien qu’il y a eu un ras-le-bol
ou de la fatigue ou un chahut qu’ils n’arrivent pas à gérer.
L’an dernier, dans un conseil de classe d’une classe difficile, j’ai vu une col-
lègue demander un petit temps avant que les parents ne rentrent et s’effondrer en
disant qu’elle n’en pouvait plus. Il n’y avait pas eu de signe annonciateur. Elle
n’en avait parlé à personne d’autre, [elle était] isolée.

Le surgissement public de ces émotions confirme que les difficultés


rencontrées par chacun sont légitimes et objectives tout en inquiétant.
Leur caractère public rend compte du fait que les difficultés ne sont
plus supportables ou ne peuvent plus être gérées seul. La difficulté res-
sentie par chacun à un moment ou un autre est objectivée par cette
publicité qui se constitue en preuve de la difficulté. Sinon, cela n’est
que le sentiment de fatigue si souvent partagé par les enseignants :
Ce métier est fatiguant par le rythme de l’emploi du temps... et aussi dans la ges-
tion des conflits : si tu fais le double de parlote par rapport à ce qu’il faut faire, ça
crée une fatigue !

En même temps que la fatigue, un certain désespoir professionnel


est mis en avant par les enseignants. Comme la relation de service à
autrui suppose qu’autrui accepte la relation et coconstruise le service,
dans le cas des enseignants elle est en permanence confrontée à l’échec,
tout du moins à une évaluation en termes d’échec tant l’ambition, sou-
88 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

vent, est grande. Cependant la baisse des ambitions donne le sentiment


de renoncer à l’exigence d’un travail de qualité :
Il a fallu que je baisse mes exigences [...]. Et puis après tu finis par te dire : « Bah...
c’est pas grave, c’est mon métier, je fais avec », et ça c’est quelque chose qui me
gêne pour l’instant. Ça me gênera peut-être plus [rires] [inaudible] pour me mettre
complètement dans le moule, mais pour l’instant ça me gêne.

La tension se situe entre s’adapter au métier ou perdre son identité


professionnelle. Dans le découragement dû à l’incapacité à tenir l’ambi-
tion, l’enseignante vit cette adaptation au métier avec fatalisme et un
sentiment d’échec personnel. La souffrance ordinaire se situe en partie
dans la frustration vécue dans la tâche professionnelle par rapport à
l’idéalisation de cette tâche. L’adaptation, marque d’une intelligence
sociale, est vue ici négativement : elle est souvent interprétée par les
enseignants comme un renoncement à l’idéal et parfois au plaisir intel-
lectuel trouvé dans l’enseignement. Cette frustration est aussi due au
fait que les enseignants associent le public scolaire qu’ils ont en classe à
leur identité sociale, voire à leur utilité. La hiérarchie des niveaux d’en-
seignement (collège, 6e-3e, lycée, post-bac, « prépas », université) cor-
respond à une hiérarchie de prestige au sein du corps enseignant. Ils
évaluent leur qualité en miroir avec la place de leurs élèves dans le cur-
sus scolaire. Baisser les exigences revient alors à diminuer les ambitions
et son plaisir intellectuel, autant de variables clés de l’attachement au
métier. Dans ces conditions, les enseignants peuvent se sentir atteints
dans leur dignité sociale par les effets de la démocratisation scolaire :
élargissement des publics scolaires et nécessaire réduction pragmatique
des exigences (Duru-Bellat, 2006). Fatigue et désespoir mènent alors à
une certaine forme d’épuisement dans le travail.

L’épuisement dans le travail

L’enquête ethnographique donne des éléments de compréhension


des phénomènes d’épuisement, même si tous ne vont pas jusqu’au burn
out. Afin d’approcher cette dimension, nous pouvons suivre le cas d’un
conflit entre une enseignante et un élève. Après en avoir fait le récit,
elle évoque l’après-conflit :
Et là mon souci c’était : « Je gère comment maintenant ? », et : « Je fais quoi par rap-
port à la classe ? » [...] Et puis je me suis dit : « Mince, maintenant je fais quoi ? »
J’étais plus en mesure, j’étais tellement mais bouleversée, [passage inaudible] boule-
versée, énervée et bouleversée, je dis : « Je fais quoi par rapport, qu’est-ce que j’ai à
faire ? J’en suis où ? Je fais quoi ? Je suis comment ? Qu’est-ce qu’ils vont penser ? »
L’emprise du travail 89

Elle poursuit en soulignant les suites d’une situation de ce type :


Généralement ben ça crée heu, on rentre à la maison, là on est vraiment pas bien
hein. On est mal, mal, mal. En se disant : « Ben le gamin de toute façon il va fal-
loir que je le retrouve, je vais me comporter maintenant comment avec lui ? Je
fais quoi ? » [...] Ah, là, on est dans la souffrance. C’est clair ! Mais je crois que
les enseignants heu, on l’est tous à un moment donné, là c’est, le boulot est diffi-
cile aussi pour ça [...]. On a, on a des, on a tous eu, je pense, des moments de
souffrance.

Les repères habituels craquent, l’émotion négative l’emporte,


créant une sorte d’état de sidération. Un raccourci saisissant et un téles-
copage temporel s’ensuivent : l’événement, irruption de l’inédit rom-
pant la continuité de l’action, l’urgence de la réaction et le doute sur
celle qui serait la plus appropriée sont inséparables de la pensée conco-
mitante du cas particulier de l’élève et du groupe classe, de l’anticipa-
tion de l’après, et de la confusion établie entre le faire et l’être. L’action
est réorientée mais ce qui s’est passé se poursuit au-delà de l’événement
et tourmente la personne bien au-delà du temps de travail.
Il y a épuisement quand les personnes ne parviennent plus à assu-
mer leurs tâches dans des temps raisonnables ou quand la répétition des
situations finit par leur retirer l’envie d’aller au travail. L’épuisement et
la souffrance viennent ici d’un envahissement de la personne en cas de
litige professionnel. L’estimation éventuelle d’avoir mal agi et l’impuis-
sance en situation font qu’un problème moral et pratique se pose à l’en-
seignant : comment récupérer le coup et comment se revoir après
cela ? L’envahissement est d’autant plus fort qu’aucune solution ne se
présente spontanément comme bonne, il faut transiger entre des solu-
tions comportant, toutes, avantages et inconvénients. Ce travail de
recherche d’une solution de toute façon imparfaite est en soi épuisant
au sens physique comme moral d’autant plus quand il se mène dans la
solitude. La peur, dont parlent plus volontiers les professeures femmes,
risque alors de s’emparer du professionnel. Le passage à une plus grande
maîtrise professionnelle est décrit comme le fait de ne plus avoir peur
de l’incertitude caractéristique du métier.
Aucun enseignant, cela est répété à l’envi par tous les professeurs,
n’est à l’abri d’épreuves déroutantes, voire perturbantes, de difficultés ;
aussi le doute subsiste-t-il toujours sur la capacité à y faire face. Doute
contribuant au sentiment d’usure et pouvant se transformer en déses-
poir quand l’impression de ne pas arriver à faire face l’emporte. Et il ne
s’agit pas seulement du problème posé par des crises paroxystiques,
relativement peu fréquentes, mais de ces multiples remises en cause et
90 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

du constat quotidien d’une efficacité toute relative de l’activité pour


faire ce qui leur est enjoint de faire : transmettre des connaissances,
développer les capacités cognitives et le sens critique des élèves, les
aider à trouver une place dans le monde commun à travers la transmis-
sion de savoirs et de valeurs, la construction de compétences.
L’épuisement évoqué par les enseignants et encore plus souvent par
les enseignantes empêche physiquement et moralement de travailler
au-delà du travail contraint posté et du minimum du travail contraint
périphérique. Le travail contraint libre tend à diminuer, en réduisant le
nombre de copies à corriger par exemple, et le travail libre à disparaître.
La difficulté à maintenir son activité cognitive habituelle est un signe
important de cet état : se concentrer, se projeter, anticiper, évaluer...
tout rend le travail laborieux et lent, ce qui renforce son caractère épui-
sant. Mais c’est aussi avoir du mal à supporter les heures de cours avec
l’énergie nécessaire, c’est le cas de ces professeurs :
Je sors de là, de ces deux heures de cours, absolument épuisée.
On ne peut pas donner tout le temps.

Quand l’aspect répétitif intervient dans cet épuisement, le fatalisme


peut s’installer, consistant à penser l’agir comme vain et inutile. Le
désengagement maintes fois critiqué des enseignants est aussi lié à l’en-
grenage fatigue / sentiment de perte de prise sur le travail / d’incom-
mensurabilité de la tâche et de relative inefficacité de l’activité / épuise-
ment / désabusement. Ainsi, à quoi bon aller à une réunion. Ces trois
témoignages le soulignent :
Parce qu’après quand on a passé une journée où il a fallu dire dix fois la même
chose... on est usé. Si on a des réunions en plus le soir, ben les gens viennent à
reculons. Ils sont fatigués.
Non, non, au début c’était dur comme tout le monde, même maintenant, je
ne peux pas dire qu’il y a des facilités tout le temps, c’est pas tout le temps facile,
c’est une autre fatigue, c’est une fatigue plutôt morale, peut-être, pas, mais, je sais
pas comment dire.
Mais c’est vrai qu’à la fin on arrive, et c’est là qu’il y a une lassitude, toujours
se, toujours se battre.

La lassitude exprimée ici est une forme d’épuisement, notion diffi-


cile à accepter par les enseignants comme si se reconnaître épuisé du fait
du travail était se reconnaître incompétent. La lassitude, suivant un pro-
cessus moral, les conduit à ne plus croire à l’utilité de leur tâche. La
manière dont ils sont reconnus, soutenus, épaulés par leur institution,
qu’elle soit centrale ou locale, est alors déterminante pour réagir.
L’emprise du travail 91

Le désenchantement est, d’une certaine façon, nécessaire pour sup-


porter l’ambivalence professionnelle. Une vision enchantée du métier
ainsi que l’isolement fréquent dans lequel se trouvent les professionnels
pour arbitrer entre plusieurs choix, faire face aux épreuves du travail,
rendent difficile la réflexion collective des enseignants sur la difficulté
du travail et incitent à refuser l’ouverture d’un débat qui semble sans
fin. Il en résulte une insatisfaction chronique. Le sentiment d’usure qui
mine les enseignants peut être compris comme le signe d’un mouve-
ment de désenchantement plus général de la société, mais cela ne doit
pas occulter ce qu’il doit à la confrontation quotidienne avec des orga-
nisations du travail peu adaptées et des collectifs de travail trop faibles
pour aider à faire face aux épreuves rencontrées dans l’activité. Ce
désenchantement est d’autant plus grand qu’il se nourrit d’un doute sur
le « bon » travail.
5
Le bon travail et le beau travail :
jugement partout, reconnaissance nulle part ?

La question de la qualité du travail des enseignants est posée par la


société, par leur hiérarchie et par eux-mêmes. Selon les cas, le mot
« qualité » ne renvoie pas à la même réalité. Les critères de jugement
des uns et des autres ne sont pas toujours convergents. Quelle est la
place du jugement sur le travail des enseignants et sur leur rapport à
l’activité ? Si l’évaluation est potentiellement source de développement
« professionnel » (Jorro, 2007), l’expérience des enseignants est passa-
blement différente. La difficulté à construire un accord sur ce qu’est le
bon travail, celui qui serait reconnu efficace tout en respectant les règles
techniques et éthiques du métier, apparaît même structurante des diffi-
cultés professionnelles et des souffrances individuelles précédemment
décrites et analysées.
Le doute sur ce qu’est bien travailler modifie la perception des dif-
ficultés quotidiennes, les généralisant à l’ensemble de l’activité. Diffé-
rents éléments alimentent ce doute : politiques d’éducation dominées
par une accumulation de réformes parfois contradictoires, organisations
du travail bureaucratiques ou locales inadaptées aux injonctions natio-
nales et rendant improbable la réussite de l’activité, multiplication de
prescriptions d’origines diverses (locales, nationales) et de tâches décen-
trant les enseignants du cœur du métier tel qu’il s’est historiquement
construit, difficulté interne au groupe professionnel à avoir des débats
sur « comment faire », ce qui imposerait de rendre visible son travail et
de disposer de temps et de lieux pour le faire, etc. L’idée même du bon
travail ou de ce qu’est « bien travailler » contient la problématique de
l’évaluation qui sous-tend celle de sa reconnaissance et de la construc-
tion de règles de métier. Cette évaluation apparaît à la fois faible et
94 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

obsédante pour les enseignants. Assez faible institutionnellement mais


envahissante de façon informelle, elle provoque une attitude de qui-
vive chez eux et de justification permanente dans des logiques diffé-
rentes pour s’adapter aux interlocuteurs. Le travail incessant de pro-
duction d’argumentaires et la question de leur cohérence ajoutent aux
difficultés. L’hypervigilance observée en classe est doublée de celle
concernant les jugements de ceux que les enseignants estiment plus ou
moins légitimes à juger leur travail. L’attitude défensive signale une fai-
blesse du métier à faire valoir ses propres normes de jugement sur ce
qu’est bien travailler.

Multiplicité des jugements du travail,


div e r sité de s c ritè re s

Les multiples jugements sur le travail des enseignants prennent des


formes différentes. Évaluations institutionnelles ou simples apprécia-
tions d’usagers plus diffuses nourrissent l’impression d’être jugés en per-
manence par des gens méconnaissant la réalité de leur travail. Évalua-
tions vécues comme des épreuves professionnelles et subjectives dont
les enseignants parlent souvent avec beaucoup d’émotion, qu’elles aient
été positives ou négatives, qu’elles proviennent des élèves, de leurs col-
lègues, de parents, de leur hiérarchie, ou de la presse. L’exigence de
justification face à cette multiplicité de jugements portés sur leur action
peut entraîner le développement d’un sentiment de persécution au
moment où ils se perçoivent comme « au front » et non plus comme
« au charbon » (Ranjard, 1984) ; le déplacement de la métaphore de la
mine à la tranchée et à la position à tenir illustre la posture défensive
des enseignants. La situation actuelle est caractérisée par le paradoxe
d’une relative faiblesse de l’évaluation institutionnelle individuelle
associée à un accroissement de l’évaluation des performances du sys-
tème éducatif et des établissements, et une diffusion des jugements
sociaux « autorisés » sur le travail des enseignants et ses résultats par voie
de presse notamment (palmarès des établissements, comptes rendus de
rapports, enquêtes internationales, faits divers). La diversité des attentes
à l’égard des enseignants, celle des modalités et des objectifs des disposi-
tifs d’évaluation, d’une part (Bottani, 2006 ; Derouet, 2000, 2001 ;
Dutercq, 1996 ; Thélot, 2002 ; Paquay, 2004), l’instabilité de la défini-
tion du « bon travail » contenue implicitement dans les évaluations
diverses, d’autre part, contribuent à l’impression d’impuissance, source
Le bon travail et le beau travail 95

d’usure : comment satisfaire à toutes les exigences ? Ainsi, le métier


semble pris en défaut tant sur la dimension quantitative et objective de
l’évaluation, qui lui échappe, que sur des formes d’évaluation « qui
accordent une place à la délibération [...] et qui peuvent avoir des effets
structurants sur les efforts de justice dans le monde du travail »
(Dejours, 2003, p. 78) en définissant des accords normatifs : règles de
travail et de métier.
Dans les entretiens, la hiérarchie des jugements exposée par les
enseignants est claire : les élèves sont les plus fréquemment cités
comme juges pertinents de leur travail. Mais des observations de situa-
tions et des rencontres informelles ont nuancé ces propos : les collègues
formulent des jugements finalement plus redoutés que celui de la hié-
rarchie car plus proches et venant de connaisseurs du métier et de fai-
seurs locaux d’opinions (Barrère, 2002). Comme si le jugement d’uti-
lité (Dejours, 1995) et de conformité aux attentes institutionnelles
passait après celui des bénéficiaires de l’enseignement et des pairs. Celui
des « extérieurs » étant dénié pour son absence de pertinence mais
redouté pour son impact sur le prestige social et pour le sentiment
d’inutilité qu’il nourrit.
Enfin, l’auto-évaluation de leur travail représente une part impor-
tante de l’activité cognitive des enseignants. Elle consiste en fait à juger
leur propre travail plus à l’aune de l’idéal et d’une autoprescription plus
contraignante que des injonctions institutionnelles assez floues, relative-
ment peu connues et qui leur parviennent de façon diffuse, exigeant
d’eux un travail de traduction, de reformulation et d’interprétation
d’autant plus dense et long (Lantheaume et al., 2008). À travers le juge-
ment porté sur leur travail et la définition du « bon professeur », les
enseignants construisent leurs propres normes ; au-delà des variations
individuelles, des invariants et des régularités peuvent être repérés.
La multiplicité des jugements provient de la diversité des personnes
avec lesquelles les enseignants sont en contact et de la nature publique
de leur travail au sens où tout le monde, en tant qu’ancien élève, a vu
travailler des enseignants, et que l’enseignement (ses méthodes, ses
résultats, son coût) est l’objet de débats publics permanents. Élèves,
parents, chefs d’établissement, inspecteurs représentent le premier
cercle des « évaluateurs » cités, ce que décrit ce professeur :
Les élèves jugent pas mal, ils sont capables de dire si tu as travaillé ton cours, enfin
plus ou moins, mais ils s’en rendent compte quand même ; mais cela dépend des
établissements. Évidemment, lorsque ce sont des élèves qui ont l’intention de faire
une prépa, ils sont plus exigeants que les élèves qui viennent ici pour passer le
96 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

temps... Les parents jugent aussi, il y a des parents qui regardent ce qui a été noté,
les devoirs que tu donnes et puis aussi les inspecteurs quand ils viennent. Les pro-
viseurs, mais ils n’ont rien au niveau pédagogique, juste au niveau administratif.

En plus de ceux de la hiérarchie ou des bénéficiaires de leur travail,


d’autres jugements sont exprimés. Aussi, à la question : « Qui juge le
travail des enseignants ? », la réponse est-elle une longue liste mais le
doute sur sa validité et sur l’objet des évaluations est affirmé d’emblée
( « il est difficile d’imaginer une évaluation par rapport aux résultats » ).
La méfiance à l’égard d’évaluations portant sur les résultats vient du fait
que les enseignants ne s’en sentent pas comptables individuellement,
c’est l’ensemble du « système » qui est désigné comme responsable. La
méfiance devient défiance quand les évaluateurs sont institutionnels,
quand ce sont des organismes internationaux ou la presse. Les soupçons
de viser des économies budgétaires ou la normalisation des pratiques,
l’accusation de technocratisme et, surtout, d’incompétence sont massifs.
Tous les jugements n’ont pas le même poids. Certains sont sollici-
tés par les enseignants alors qu’ils en subissent d’autres. Avec l’expé-
rience, alors que les évaluations plus informelles des élèves conservent
leur impact ( « les élèves nous donnent un retour. Si on ne les a pas suf-
fisamment intéressés, s’ils n’ont pas compris quelque chose, on s’en
aperçoit assez vite » ), ils prennent du recul par rapport à des formes
administratives d’évaluation qu’ils estiment volontiers sans grande
signification... à condition qu’elle ne soit pas péjorative :
L’administration, il y a rien à prouver, c’est vrai que quand même quand vient la
notation administrative, je, moins maintenant, au début, si, je tenais compte des
termes, comment c’était formulé, si c’était positif, maintenant, ça ne signifie rien
pour moi, parce que j’ai remarqué que c’est la même appréciation remaniée d’une
année sur l’autre, finalement.

Les enseignants trouvent rarement une adéquation entre ce qu’ils


font et le retour qu’on leur fait : un sentiment de décalage entre l’enga-
gement de soi et l’évaluation de leur travail caractérise leur expérience.
Des « juges » leur semblent plus compétents que d’autres ; des avis
viennent au moment opportun, d’autres tombent mal, ou se font
attendre ; ils leur apparaissent justifiés ou pas, selon les cas. Les éléments
fondant le jugement sont de nature différente, « tenir sa classe », « inté-
resser les élèves » ou les résultats aux examens comme dans ce cas :
Dans mon lycée on a un proviseur qui regarde les résultats au bac et qui dit : « Ça
ne va pas. Si ça ne va pas, il y a quelque chose qui ne va pas. » Et son analyse : il
faut voir avec les profs. Moi je dis c’est culpabilisant !
Le bon travail et le beau travail 97

Les enjeux sont multiples et contradictoires. Les jugements sur le


travail, parfois culpabilisants, peuvent avoir aussi une fonction de
reconnaissance et renforcer l’estime de soi (« le fait d’être reconnu par
plusieurs instances... c’est quelque chose qui permet d’atteindre un cer-
tain équilibre », dit un professeur) ; ils constituent également une res-
source pour forger une réputation professionnelle (« les élèves en rede-
mandaient. Ah ! Avec Mme Machin, c’est super ! Elle nous écoute !
On travaille, mais elle nous écoute ! », assure un autre). De plus, les
jugements comparant sa propre activité à des moments différents et
le feed-back immédiat servent d’indicateurs, nourrissent la réflexivité
de l’enseignant et sont une aide pour l’activité, ce que montrent ces
exemples :
Même sans qu’il soit verbalisé, le fait d’avoir réussi à ne pas interrompre le cours
toutes les cinq minutes on dit : y a une progression ça va ! Et puis tu sens en fait la
façon dont ça répond, si les gosses adhèrent à ce que tu leur racontes ou pas !
Je demande souvent en fin d’année le jugement des élèves. Ce qui m’im-
porte, c’est de savoir ce qui n’a pas été. Exemple, en anglais renforcé, ils m’avaient
dit : « C’était intéressant au niveau des textes mais au niveau de l’évaluation ce
n’étaient que des examens oraux ». [...] Maintenant je fais des petits travaux écrits
pour pallier ça.

Outre les dimensions subjectives et pratiques, les évaluations ont


aussi des enjeux de carrière (salaire et avancement) qui occupent très
peu de place dans le discours des enseignants, malgré la reconnaissance
dont elles peuvent témoigner : cette rareté peut être mise en relation
avec celle des évaluations individuelles elles-mêmes, mais aussi avec le
fait que cet aspect est perçu comme la partie non noble du métier, rele-
vant de la machine bureaucratique. Le principal souci des enseignants
est de trouver la bonne distance face aux jugements des uns ou des
autres, à commencer par celui des élèves.
Oui, c’est aussi une difficulté de notre métier parce qu’on a quand même trente
personnes pour nous juger en permanence, donc faut accepter ou se démarquer
de ça.

Entre indifférence apparente et délégitimation, acceptation positive


pour ajuster ses pratiques et ressenti douloureux, les jugements mettent
à l’épreuve, comme certains professeurs le soulignent :
Après, le jugement des parents d’élèves je crois que je m’en fous un peu aussi !
Parce que les parents d’élèves, ils sont trop absents du lycée. Ils vont venir se
plaindre parce qu’il y a un truc qui les a choqués. Ou ils vont venir au conseil de
classe comme représentants de parents, mais ils ne sont représentants que d’eux-
mêmes.
98 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Je pense que les critiques, positives ou négatives, qui viennent des élèves me
touchent et ont plus de chances de me faire évoluer que des critiques des parents
par exemple ou des collègues.
Mais il y a une grande violence dans tout cela pour moi, dans ce métier. J’ai
appris à l’aimer, mais il y a une grande peur du jugement des autres, et moi, je ne
suis toujours pas à l’aise.

Le travail enseignant s’inscrit dans un système de normes assez peu


stables, où chaque groupe d’acteurs et chaque acteur peut ou doit
émettre un jugement sur la façon dont les enseignants travaillent. Face à
cette profusion, ils sélectionnent les jugements leur permettant de tra-
vailler au quotidien, mais l’aspect contradictoire des jugements émis
constitue une difficulté.

Pression et neutralisation des jugements


s u r le tr a v a il

La prolifération des évaluations, la plupart informelles, par des


canaux très divers et dans des temps différents accroît le sentiment
d’emprise du travail, ce dont témoigne la loquacité des enseignants sur
le sujet. Une mise en équivalence des jugements est parfois tentée dans
une sorte de relativisation protectrice, mais il y a surtout une sélection
de la valeur des jugements du plus proche au plus lointain, du plus
public au plus privé.

Les élèves, t émoins de fait et juges


de l’activité enseignante

Ainsi les jugements des élèves sont-ils de loin ceux auxquels ils
accordent le plus de poids, qui font le plus sens car ce sont eux qui ont
le plus d’impact sur le travail quotidien. Jugement surévalué parce que
les élèves le manifestent en direct, sur place et en face-à-face ( « ça se
sent tout de suite quand ça marche ou quand on est dans un cours où
l’on va s’ennuyer » ). On ne peut ignorer le jugement des élèves
( « parce que les élèves, c’est plus direct que le directeur ! » ). Et les élè-
ves sont jugés mieux à même d’apprécier la réalité du travail de l’ensei-
gnant, car ils sont constamment exposés à ses effets ( « ils rentrent dans
votre cours, ils savent qu’ils vont travailler ou non, ils savent ce qui les
attend. Ils [...] savent si le travail donné leur est profitable ou non » ).
Les élèves s’expriment sur la partie du métier considérée par les ensei-
gnants comme la plus noble, celle qui leur tient le plus à cœur, le travail
Le bon travail et le beau travail 99

ordinaire du huis clos de la classe avec les élèves pour seuls témoins
– témoins et juges en première instance. Le jugement des élèves est un
outil de régulation de l’activité mis en avant par ces enseignants :
Il y a quelque chose qui compte pour l’évaluation des enseignants, c’est le retour
de l’élève. C’est là que je trouve la véritable évaluation de mon travail.
C’est d’abord eux que j’ai devant, je les ai là tous les jours ; si je vois qu’ils
sont pas contents, c’est qu’il y a quelque chose qui va pas. Donc il faut que ça soit
d’abord eux [...]. Si les élèves disent qu’ils ne comprennent rien, il faut que je
m’inquiète [rires].
S’ils ont appris, c’est que l’enseignant a enseigné – sous-entendu : bien tra-
vaillé –, ils se rendent bien compte quand il y a quelqu’un qui arrive à faire passer
quelque chose.
Pour moi, le premier qui juge mon travail, ce sont les élèves qui sont là en
face de moi. Il n’y a pas d’évaluation chiffrée pour moi, il y a une forme de juge-
ment et pour moi elle est très, très, très importante et régulièrement je leur
demande d’évaluer le travail que l’on a fait ensemble et en général ils se prêtent
bien au jeu.

Le jugement est direct ou différé comme lorsqu’un élève revient


dans l’établissement ou rencontre un professeur plus tard, ailleurs, et
manifeste sa reconnaissance. Les jugements émis par les élèves sont pré-
sentés comme l’alpha et l’oméga de l’évaluation du travail enseignant. Il
faut une question sur leur validité pour que les professeurs s’étonnent
puis relativisent :
C’est sûr que dans certaines choses, pour certains points, ils ne peuvent pas tout
comprendre, qu’ils me trouvent trop sévère ou pas assez, oui évidemment ils peu-
vent pas tout comprendre, oui c’est vrai, oui je pensais pas à ça oui. Oui c’est vrai,
ils ont pas toutes les..., ils peuvent pas savoir si ce que je fais est bien ou pas bien,
ça dépend sur quoi.
On peut les mettre dans la position de juger les profs, mais pas du travail du
prof, ça, c’est pas pareil.

D’autant plus que certaines incohérences sont notées :


Et ils ne supportent pas du tout les profs qui se font chahuter, même si eux sont les
premiers à les chahuter. Ça a toujours été : qu’on le chahute et qu’on en profite,
on le méprise.

Le jugement des élèves est aussi un moyen de formation et un pis-


aller en l’absence de collectif de travail :
Parce que je me dis qu’il n’y a qu’avec eux que je peux progresser ! Dans la
mesure où il n’y a pas de mutualisation, il n’y a pas de temps d’échange ou très
peu dans notre métier. Qui va me faire progresser ? Avec qui je vais réguler ?
Avec les élèves, point barre. C’est donc le jugement des élèves le plus important.
100 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

À s’en tenir aux discours des enseignants, le jugement des élèves est
donc une référence légitime qui sert d’outil de pilotage de leur activité
et d’étalon de leur efficacité, voire d’élément de formation. Cependant,
les élèves ne sont pas tenus pour des juges compétents de leur profes-
sionnalisme. Cela explique l’apparente contradiction entre, d’une part,
la valorisation des élèves comme évaluateurs reconnus de leur activité,
et, d’autre part, le refus d’une institutionnalisation quelconque d’une
évaluation des professeurs par les élèves.

Les parents « ont l’impression


qu’ils ont un droit de dire... »

Les parents sont présentés de façon assez homogène par les ensei-
gnants pour ce qui est des jugements sur leur travail. Ils se référeraient
surtout à leur propre système normatif, à leur projet éducatif, et à leur
représentation du rôle de l’enseignant. Une méfiance à leur égard est
perceptible dans les entretiens, entre déni de leur droit à juger et vision
un peu caricaturale de leurs attentes. Ces deux extraits d’entretiens
l’illustrent :
Un bon prof c’est... Je parle des parents : pour certains parents vous êtes un bon
prof si vous savez tenir les gamins, leur donnez du travail régulièrement, parce
qu’on apprend bien et que vous avez une relation plutôt conviviale avec ces
jeunes. Avec ces trois points là, pour les parents, c’est bon.
C’est-à-dire qu’ils ne se rendent pas compte que notre métier a évolué, et
donc ils reportent tous les critères qui ont été les leurs quand ils ont été élèves, ils
les reportent sur nous et ils disent : ben vous travaillez pas comme ça, vous faites
pas, ils se permettent de nous dire comment on doit travailler heu... bon moi en
général je réponds vous êtes ingénieur moi je me permets pas d’aller vous dire ce
que vous devez faire [rires].

Plus exigeants, plus revendicatifs et moins respectueux de leur tra-


vail, tel est le portrait qui est fait d’eux dans des récits très convergents
dont le chapitre 3 a rendu compte.

Les jugements de la hiérarchie : soupçon d’incompétence


et attente de r econnaissance

Chefs d’établissement et inspecteurs ont à évaluer le travail des


enseignants ; leur jugement est présenté de façon très diverse en fonc-
tion des histoires personnelles et des relations des professeurs avec leur
hiérarchie. L’inspection est rarement banalisée. Sa rareté en fait un évé-
Le bon travail et le beau travail 101

nement aux conséquences importantes sur le plan de la reconnaissance


du travail et, parfois, de l’avenir professionnel de l’enseignant. Quand la
posture de l’inspecteur est celle d’un conseiller, son point de vue est
favorablement accueilli. Quand la dimension contrôle est la seule
perçue, l’accusation d’ignorance de la réalité du travail et de ses condi-
tions effectives apparaît. Les enseignants qui ont le plus d’ancienneté
manifestent parfois une certaine indifférence, comme dans ces extraits
d’entretien :
J’ai été inspectée pour la validation du CAPES, c’était très constructif, c’était M. X
qui nous a inspectés, avec qui on a causé de choses, c’était effectivement construc-
tif [...]. Les deux fois où j’ai été inspectée, ça était vraiment dans le sens de cons-
truire quelque chose, de donner des conseils, de voir dans quelles directions tra-
vailler, des lacunes, des trucs à combler.
Ça n’a pas d’importance parce que c’est une heure..., je peux aussi bien
être en forme ce jour-là ou ne pas l’être et ce n’est pas pour me vanter, mais je
ne le préparerai pas et ne ferai pas en sorte que ça se passe autrement que ça
devrait se passer. Donc c’est pour ça que ça n’a pas d’importance. Donc si
l’inspecteur vient, il vient, il est le bienvenu ; s’il ne vient pas, je n’irai pas le
chercher.

La durée de l’inspection, jugée trop brève par les enseignants, nuit à sa


légitimité :
C’est ce qu’on ressent, on est toujours, enfin moi, je suis toujours plus, enfin, je
me sens toujours très mal à l’aise quand quelqu’un vient une heure dans la classe,
en plus ça se passe pas forcément, moi je le vis mal. Ça ne se passe pas forcément
bien...

Le rapport d’inspection doit être communiqué sous une forme


acceptable pour qu’il soit légitime pour le professeur, et l’inspecteur
doit assumer ses responsabilités de gardien de la norme institution-
nelle. Aussi, lorsque l’un d’eux, par exemple, refuse de faire un rap-
port écrit justifiant sa décision de ne pas titulariser un enseignant sta-
giaire en disant : « Je ne mets rien par écrit », son attitude est-elle
perçue comme un mépris du travail de l’enseignant, et il le condamne
vivement. Même si l’intention pouvait être de préserver son avenir
dans l’institution, elle le prive aussi de tout recours. Le droit à juger ne
suffit pas à donner de la valeur à l’avis de l’inspecteur, seuls les argu-
ments pédagogiques le font. La légitimité est encore moindre quand
l’inspection est perçue comme une inspection-sanction. Ainsi, celle
subie par les professeurs d’anglais d’un collège, qui s’est tenue dans des
formes telles que toute l’équipe critique l’inspectrice : elle les aurait
102 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

« descendues » lors de sa visite bien que leur note ait finalement


été « montée » ! L’incompréhension et l’amertume de la non-
reconnaissance du travail sont fortes. De même, le décalage entre le
retour oral sur le travail juste après l’inspection et la note attribuée est
source de souffrance : le jugement n’est pas ce qu’il devrait être ; on
ne peut pas y croire... Ces récits d’expériences sont assez redondants,
toutes disciplines et académies confondues ; ils témoignent d’expérien-
ces d’évaluation concrètes par des enseignants. Le sentiment d’injustice
est aigu quand l’écart entre ce que l’enseignant juge comme un travail
correct étant donné les conditions dans lesquelles il exerce, et le juge-
ment de l’inspecteur qui semble les ignorer. Absence de reconnais-
sance du travail et sentiment d’injustice sont les ingrédients d’une
souffrance exprimée avec véhémence, tristesse ou ironie quand les
attentes à l’égard de l’évaluation faite par ceux dont l’expertise est
reconnue sont déçues.
Le jugement émis par les chefs d’établissement, souvent réduit à la
notation administrative, est présenté avec plus de distance, car il ne
concerne pas la dimension pédagogique ; mais, dans des situations pré-
cises, certains jugements des chefs d’établissement peuvent être assez
destructeurs. Les enseignants sont attachés à la séparation des rôles entre
inspecteurs et chefs d’établissement, l’éloignement des uns et la proxi-
mité des autres font qu’ils souhaitent ne pas voir le pouvoir des seconds
trop augmenter.
Je n’en ai pas besoin de la reconnaissance hiérarchique, je n’ai pas choisi le métier
pour faire carrière. Par contre, je serais embêtée mais c’est plutôt en négatif si,
puisqu’on est noté, si on me mettait que, je ne sais pas sous quelle formule, que
mon boulot n’est pas suffisant, je serais embêtée par contre, mais c’est dans ce
quelque chose de très formel.

Le jugement des proches :


une méconnaissance du t ravail blessante

Contre toute attente, ce sont les conjoints ou les proches vivant


avec les enseignants qui ont émergé comme étant plus concernés que
prévu par le jugement sur le travail. Ainsi, cette professeure décrit qui
évalue son travail de la façon suivante : « Mon IPR tous les dix ans ; le
proviseur, qui note “bon professeur” ; mon mari, car il sait des cho-
ses. » Sphère privée et sphère professionnelle, étroitement imbriquées,
comme le montre cet extrait de journal de terrain à propos d’une ensei-
gnante qui a parlé à son conjoint du temps qu’elle passe, avec plaisir, à
Le bon travail et le beau travail 103

améliorer ses cours d’une année sur l’autre et s’entend répondre :


« Bon, c’est peut-être pas la peine d’en faire autant [rires]. » Malgré
le rire de l’interviewée, ce jugement est douloureux par la non-
reconnaissance dont il témoigne de son travail. Des jugements des pro-
ches ne vivant pas avec l’enseignant soulignent aussi leur méconnais-
sance de la charge de travail qui est la leur : « Depuis pas mal d’années,
je fais pas mal d’associatif, les gens disent : “Il a du temps !” ; en fait,
tous les soirs, je travaille pratiquement jusqu’à 11 heures. » Le profes-
seur est toujours perçu comme celui qui a du temps, alors que, comme
cela a été analysé précédemment, ils vivent le contraire.

L’auto-évaluation par défaut d’une évaluation


qui fasse consensus

Lorsque l’enseignant lui-même est son propre juge, le verdict est


souvent très dur, mettant en relation plusieurs registres. Ne pas être un
« bon prof » ou être un « bon prof », telle est la référence mais, inter-
rogés sur le point de savoir en quoi ça consiste, les points de vue
varient. Cependant, un ensemble d’indicateurs partagés, dans des
domaines de compétence très différents, sert de points de repère régu-
lateurs sur ce qu’il convient de faire et dresse en creux le portrait du
professeur qui fait du bon travail. Cet enseignant exprime un point de
vue fréquent :
Moi je ne dis pas que je suis un bon prof ! J’espère être un bon professeur, je fais
du mieux que je peux. Après... comment on peut voir ça ? Par l’évolution des
notes de certains élèves mais en comparaison il faut faire des contrôles de même
niveau et échanger les contrôles avec des collègues. On peut voir ça aussi vis-à-vis
du contact avec les élèves. Je pense que c’est important et que c’est un reflet. Je
pense que s’il n’y a pas de communication entre un professeur et un élève il faut
que le prof commence à se poser des questions. Je ne dirai pas qu’il n’a pas com-
pris son métier mais il est face à des jeunes et ils ont tellement à dire ! Si on ne
parle pas à la fin de l’heure ou en cours, il y a des questions à se poser ! Et puis
après prendre un cahier au bout de trois mois, le regarder et puis dire : il a pris ça
de mon cours et là ce n’est pas ce que je voulais ! Ce ne sont pas des critères sûre-
ment qui permettent de dire qu’on est un bon professeur mais en tout cas ça per-
met de dire qu’on n’en est pas un mauvais ! On regarde ça et s’il n’y a pas cet
ensemble-là il faut tirer la sonnette d’alarme et se dire : il y a des choses qui ne
vont pas !

Mais, face à la variation des définitions, les enseignants, particuliè-


rement les plus jeunes dans le métier, sont tiraillés entre plusieurs
conceptions de ce qu’il convient de faire. Il leur reste à se forger eux-
104 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

mêmes une opinion. Cette activité repose essentiellement sur la réflexi-


vité, partie intégrante du travail enseignant, qui se montre aussi enva-
hissante que formatrice : retour immédiat sur le cours, validation ou pas
des microdécisions prises dans l’urgence et, à distance, stabilisation ou
reconsidération des façons de faire. Des professeurs évoquent cet
aspect :
Qu’est-ce qu’on a fait là, est-ce que c’était bien ? Y a quand même toujours ce
regard [silence] aussi, sur ce qu’on fait, [silence] est-ce que c’était bien d’avoir fait
ça ? Est-ce que finalement tu n’as pas été trop loin, est-ce que ça correspond à ce
que doit faire un prof, est-ce que tu t’es autorisé ?... Quelque part y a toujours
cette question à se faire.
C’est d’ailleurs un souci permanent j’ai tout le temps heu, c’est pour ça que
je refais mes cours tout le temps, j’ai l’impression toujours que ça ne va pas.
L’année d’après mon cours sera meilleur, il y aura encore des trucs nuls et je
vais m’en rendre compte peut-être pas la première année, je m’en rendrai compte
peut-être trois ans plus tard. On se dit : « Mais pourquoi j’ai fait ça comme ça ?
Mais oui, si je faisais ça ? »

Cette pratique réflexive est pour les enseignants un critère de pro-


fessionnalisme. Par exemple, lors d’un entretien collectif, la tutrice et sa
collègue évoquent une enseignante stagiaire :
Professeur no 1 : Elle faisait très attention, c’est-à-dire qu’elle prenait note, elle s’en
rendait compte et parfois, même après, quand on parlait toutes les deux, elle
disait : « Oui, j’aurais pas dû faire ça comme ça, et donc c’est ça qui est important
pour moi. »
Professeur no 2 : Oui qu’elle arrive à prendre du recul même sur son propre
cours.
Professeur no 1 : Voilà ! Exactement. Et le cours d’après, elle faisait bien atten-
tion à ne pas reproduire les mêmes choses.

Les critères personnels sont aussi collectifs et s’insèrent dans des


normes locales, non écrites, qui peuvent engendrer des conflits de cri-
tères. Par exemple, dans tel collège le comportement d’un professeur à
l’égard des élèves choque ; récemment arrivé, il est jugé comme d’une
excessive dureté et exprimant du mépris, là où il ne voit que rigueur,
celle qu’il était de bon ton de manifester ailleurs.
L’enquête a également montré que l’auto-évaluation de leur travail
par les enseignants n’est jamais référée aux enquêtes nationales ou inter-
nationales. Ce qui leur en parvient est filtré par le chef d’établissement
et par la presse. Les professeurs en parlent très peu, les estiment trop
éloignées de la réalité et ne les intègrent pas comme éléments de régu-
lation de leur activité.
Le bon travail et le beau travail 105

Ceux qui ne sont pas du métier ne peuvent pas juger

Les enseignants ne cessent d’administrer la preuve de l’impossibilité


d’un jugement valable sur leur travail par d’autres qu’eux, à quelques
exceptions près signalées comme telles, car ceux qui jugent leur travail
ne le connaissent pas, utilisent des références floues, voire fausses,
quand ils ne se contentent pas des seules apparences. Les griefs les plus
fréquemment adressés aux évaluateurs sont en fait les mêmes que ceux
que les élèves adressent aux professeurs dans un jeu de miroirs mani-
feste articulé autour de quelques arguments : les jugements sont subjec-
tifs, les critères d’évaluation ne sont pas connus, tout semble joué d’a-
vance, ils sont référés à des conceptions différentes ou contradictoires
du travail de l’enseignant, certains critères ne font pas partie du travail
(comme celui de « s’investir dans un projet », utilisé par un chef d’éta-
blissement). Tout critère d’évaluation éloigné du cœur du métier fait
violence aux professionnels, y compris chez la plupart de ceux qui
développent une activité importante dans l’établissement hors de la
classe. Ils se demandent alors ce qu’est leur métier et ce que bien le faire
veut dire. D’une façon générale, les critères utilisés par les évaluateurs
sont jugés sans rapport avec l’idéal du bon travail leur servant de repère,
et ignorant la part d’ingéniosité mise dans le travail. À l’exemple de ces
enseignants, ils réagissent avec colère, ironie, incompréhension au
décalage entre critères :
Moi ce qui me touche le plus, c’est le regard des parents [...]. Il y a dans ce que
disent les parents, il y a une forme de jugement, qui ne tient pas compte de l’envi-
ronnement, enfin moi, c’est ce qui me met le plus mal à l’aise. Ils ne jugent pas sur
la réalité, quoi !
Avant même de commencer, l’inspecteur m’a dit : « Mais ne vous inquiétez
pas, chaque année on fait redoubler une ou deux personnes » [...] mais qu’est-ce
qu’il me raconte ?! Mais qu’est-ce qu’il me dit ? C’était comme [si] d’avance...
Peu m’importait le jugement du proviseur précédent parce qu’il avait une
attitude très positive envers des gens qui ne faisaient pas leur travail, le fait qu’il
me faisait des compliments ne me touchait pas. Il avait envie que je reste et moi
j’avais envie de partir. Peu m’importait son jugement, ça ne me faisait aucun bien.
Je ferai une différence entre les deux collèges, le collège où j’étais où il faut
qu’il y ait un minimum de résultats compte tenu des capacités des gosses, que ce
ne sont pas des gosses qui ont des difficultés.

Certains critères sont estimés trop éloignés de leur domaine de


compétence professionnelle par les enseignants. D’autres sont illégi-
106 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

times ou dérisoires comme le souligne ce professeur qui se dit « en


difficulté » :
Je suis allée voir l’inspecteur en pensant avoir une aide et je me suis rendu compte
que ces gens-là étaient complètement déphasés déjà par rapport à nous, et il avait
téléphoné au directeur de l’établissement qui lui avait dit : « Ça se passe très bien,
ses élèves sont dans la classe. » [rires] Donc j’avais découvert que finalement j’étais
un bon prof parce que je gardais mes élèves dans la classe ! [rires].

Du coup, les enseignants ont tendance à se penser seuls juges com-


pétents du travail qu’ils font du fait de l’absence de normes irréfutables et
stables des qualités d’un « bon professeur ». Celles-ci sont présentées
comme personnelles, inaccessibles à ceux qui ne sont pas du métier.
Outre des qualités humaines et des valeurs, l’essentiel des qualités profes-
sionnelles revendiquées sont celles permettant de fabriquer de l’intéres-
sement (Hélou et Lantheaume, 2005). Le « bon professeur » doit donner
envie d’apprendre, intéresser et motiver les élèves ( « donner envie aux
élèves de venir en cours » ). Des qualités de maîtrise des contenus autant
que des interactions et d’adaptation pragmatique des connaissances disci-
plinaires sont également évoquées : proposer des contenus adaptés au
niveau des élèves plus que conformes aux prescriptions ou à l’état de la
science. Cette adaptation pragmatique est à la fois valorisée comme une
manifestation de professionnalisme et regrettée car elle implique d’en-
seigner en deçà de ses possibilités. Comme si être bon professeur était, à
un degré plus ou moins élevé selon les conditions de travail, savoir
oublier la somme de connaissances accumulées pour ajuster son action
en fonction des conditions concrètes de travail, ce qui entraîne le deuil
de certaines aspirations (Barrère, 2002). Travailler « en deçà » peut, à la
longue, aboutir à un sentiment de dévalorisation ou à la recherche de
compensations dans d’autres activités, comme cela est évoqué dans le
dernier chapitre. Et plus encore que la maîtrise des connaissances disci-
plinaires, le « bon professeur » doit se remettre en cause, « sentir » une
classe, réfléchir sur sa pratique. Certains appellent ça « jongler », « avoir
le feeling », « lever le pied » – en résumé, réfléchir et s’adapter en mobili-
sant expérience, sensibilité et intuition. La qualification de « bon profes-
seur » à la fois réfutée comme type et néanmoins décrite à travers une
catégorisation convergente, est un ensemble complexe à plusieurs
dimensions, une mise en abyme, rendant le jugement positif quasiment
impossible car indéfiniment reporté ; du coup, « c’est vertigineux » :
C’est vrai que c’est difficile. Il faut être perfectionniste mais il ne faut pas vou-
loir atteindre la perfection. Chaque porte ouverte en amène sur une autre. C’est
vertigineux.
Le bon travail et le beau travail 107

Comme le « bon professeur » générique n’existe pas, le jugement


oscille entre idéal et adaptation rapportée au contexte. Dans ce cas,
bien travailler est rapproché de la capacité à « tenir », dans diverses
circonstances, les élèves, les situations, les objets. La conscience aiguë
de cette complexité et de l’aspect situé de leur travail conduit à des
remarques parfois acerbes adressées à un évaluateur imaginaire :
Mais à l’heure actuelle moi je dirais qu’y a pas de bons profs parce qu’on a pas, on
est bon prof avec des bons élèves ça c’est facile, mais quand on se retrouve avec
des élèves difficiles et ben on est en difficulté et même le bon prof, alors moi tous
ces gens qui se permettent de nous donner des leçons dans les bureaux, je leur dis :
« Venez donc incognito, venez travailler avec des élèves et après on verra si vous
êtes CAPABLES de les tenir ! »

L’enseignant peut aussi s’estimer compétent à certains moments et


incompétent à d’autres. Cette instabilité dans la maîtrise professionnelle
est éprouvante ou stimulante, mais sème le trouble sur les critères de
jugement du bon travail, engendre de l’angoisse :
On n’est jamais stable. La difficulté, elle est là. On n’est sûr de rien. Mais bon,
d’un côté ça oblige à avancer. On ne sort pas tous les ans notre cours et tac [...].
Ça évolue du jour au lendemain. Mais c’est l’incertitude... Mais c’est tout le
temps on vit dans l’incertitude, dans la peur de... de pas y arriver... De pas y arri-
ver, de ne pas tenir tout...

La peur de ne pas arriver à « tenir tout » est d’autant plus grande


que le résultat de son travail n’est pas toujours visible ; donc, sur quoi
fonder le jugement ? Le travail enseignant est vécu comme une succes-
sion d’épreuves sans jamais de preuves suffisantes de son efficacité. Le
rapport entre travail fourni par l’enseignant et effet positif sur l’élève
semble aléatoire aux professeurs, alors la modestie est de mise ( « je dis
pas que je fais forcément bien, mais je fais le mieux possible. Et ça porte
pas forcément sur là où tu as porté le plus d’effort » ). D’autant plus que
la part visible du travail n’est que la partie émergée de l’iceberg. Le tra-
vail invisible (préparer, organiser, corriger, etc.) est renvoyé à la cons-
cience professionnelle ; cette part est très coûteuse en temps et en
énergie, et son invisibilité rend sa reconnaissance improbable, comme
le constate ce professeur : « Pour les gens, tu travailles seulement dix-
huit heures, tu rentres chez toi et tu poses ton cartable. » Ce qui est
source d’agacement chez d’autres :
Les gens, même dans mes amis, des gens qui ont des professions libérales et qui
sont un peu antifonctionnaires primaires, des gens à qui tu peux pas raconter ta
journée en disant qu’il y a deux mômes qui t’ont pourri ta journée sans qu’ils te
disent : « oui, mais t’as cinq mois de vacances. » Et ça me bouffe, ça m’énerve.
108 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

Selon les enseignants, les réels avantages du métier leur permettent


juste de « tenir » et compensent ses difficultés.
Il ne faut pas être trop vulnérable au jugement d’autrui. C’est une difficulté du
métier : il faut accepter de ne pas faire l’unanimité, se blinder, mais au départ c’est
dur.

Mais « se blinder » impose aussi de se couper de points de vue qui


pourraient être stimulants et cela indique un métier qui a du mal à
entrer en débat avec d’autres segments de la population en défendant
ses propres critères d’évaluation, quitte à les faire évoluer, et en présen-
tant une réalité du travail plus proche du réel de l’activité.
Finalement, l’afflux de jugements de tous devient jugement de per-
sonne, puisque les enseignants sont dans l’impossibilité de tous les
prendre en compte. L’accumulation d’évaluateurs réels ou supposés,
légitimes ou non, amène les enseignants à faire des choix personnels et
collectifs implicites. Ils valorisent les jugements leur permettant de faire
« tenir » la situation d’enseignement en classe, particulièrement ceux
des élèves. Ils construisent leurs propres normes, souvent locales, afin
de structurer leur activité professionnelle et de supporter l’épreuve d’un
jugement multiforme sur leur travail.

Le jugement e ntre pairs pour situer son propre travail


Les enseignants accèdent à une connaissance du travail de leurs col-
lègues plus souvent à travers ce qu’en racontent les élèves que par des
échanges entre eux. Bien que biaisé, c’est un miroir tendu depuis le
travail de l’autre qui contribue à donner des points de repère, à forger
le jugement sur son propre travail qui se construit entre références posi-
tives ou négatives à d’autres collègues, dans la dynamique d’une cons-
truction identitaire plus socialisée que les propos des enseignants pour-
raient le laisser entendre. Quand il y a des collectifs de travail, la
confrontation entre pairs sur le « comment faire », le plus souvent dans
des temps et lieux informels (salle des professeurs, cantine et, surtout,
« entre deux portes »), aboutit à des jugements concernant la meilleure
façon de procéder dans telle ou telle situation ; centrés sur l’activité, le
geste, ils ouvrent la voie à la définition collégiale de règles de travail,
laissant place à la singularité du style de chacun. Mais ces coopérations
ont du mal à se développer :
On essaie au maximum de travailler en équipe [...]. Il y a un jour dans la semaine,
le mardi, on est tous les trois là, sur l’établissement. Donc généralement on se voit
le mardi midi, puis on discute un peu. Alors on va s’échanger les documents, on
Le bon travail et le beau travail 109

va se dire où l’on est arrivé dans la progression, voir comment on ferait quelque
chose, etc., quand il y a en une qui a trouvé une expérience sympa à faire, elle la
donne aux autres. C’est un échange d’informations. Il y a eu un travail qui s’est
fait aussi l’année dernière, d’autres collègues avec qui j’avais les troisièmes, on
avait travaillé sur la façon dont on voyait le cours, sur les problèmes qu’on avait en
classe ; bon, tout ça. On essaye vraiment...

Les enseignants ont tendance à juger leurs collègues en reprodui-


sant un système d’évaluation à base de sanction des erreurs. D’où la
crainte qu’une discussion entre collègues sur les façons de s’y prendre
pour résoudre des problèmes professionnels devienne jugement norma-
tif. Cela conduit à penser qu’il est impossible de faire du travail un
objet de discussion : les élèves sont volontiers au centre des conversa-
tions ; le travail du professeur, beaucoup moins.
C’est difficile, parce qu’après tu dis à quelqu’un : « Fais comme ci, comme ça », et
y en a certains, tu sais, t’as peur de leur causer une grosse [ton ironique], une grosse
remise en cause personnelle [rires].

C’est d’autant plus difficile que le jugement est fondé sur une
connaissance indirecte ; sur la famæ : ce qu’on apprend par la rumeur.
Les mots utilisés pour décrire l’origine de ces jugements sont « échos »,
« bruits de couloir », « impressions » ou quelque chose qui est à « devi-
ner ». Faute d’occasions et de dispositifs pour parler « boulot », le juge-
ment dérive volontiers sur la personne plutôt que sur ce qu’elle fait ; le
travail du collègue est le plus souvent invisible, d’où moult hésitations
pour en parler :
Le problème, c’est que, comme on ne les voit pas en situation, on a des... des
impressions sur ce qu’on voit dans des... ce qu’on voit là, ce qu’on voit en... salle
des profs heu que... ce que eux disent de leur travail... là ou à la cantine hein, ce
n’est que... ce qu’ils disent de leur travail, ce que d’autres... vont en dire, donc on
n’a pas...

Les réputations se font par le bouche-à-oreille, selon un autre professeur :


Il y a des choses qui se disent dans la salle des profs [...]. Il y a des bruits de cou-
loir... J’ai entendu ces choses sur d’autres collègues... Les remarques que j’entends
ne sont pas sur le travail mais plus sur la façon d’être.

Les enseignants ne se sentent pas le droit d’exprimer un avis sur le


travail d’un collègue. Quand ils en jugent, c’est à travers le niveau des
élèves ou par les conséquences des pratiques ou d’éventuels problèmes
d’un collègue sur leur propre travail ; ainsi, selon l’un d’eux :
Lorsqu’on sait que les élèves viennent de chez tel ou tel collègue, on sait que c’est
bon, on sait que ça, ça a été fait. S’ils viennent de chez tel autre, on a des doutes,
110 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

on est très mal à l’aise, parce qu’aller dire au collègue qu’on attend quelque chose,
que cette chose n’est pas faite, aller lui dire qu’il y a un minimum quand
même [...]. Il y a une sorte d’évaluation.

Le refus de juger leurs collègues entraîne le silence ou des juge-


ments plutôt chuchotés ou exprimés avec de prudentes circonvolu-
tions. Oser une critique, c’est rompre une règle tacite : « Je ne te cri-
tique pas, tu ne me critiques pas » ; le coût en conflits éventuels,
justifications, paraît très élevé. Y compris pour les enseignants prati-
quant la coopération, ce que confirme cet extrait :
À partir du moment où quelqu’un regarde votre travail, il y a une remise en ques-
tion. C’est fatigant, la remise en question ! Mais c’est la meilleure solution pour
grandir.

Ce professeur principal, au risque de se faire une mauvaise réputa-


tion ou d’être isolé, réagit au fait d’exclure systématiquement les élèves
gêneurs, mais faute de débat c’est sous la forme presque du coup d’éclat
qu’il intervient :
Moi j’ai dit aux collègues que je n’étais pas d’accord et que ce n’était pas normal,
maintenant les collègues, ils font ce qu’ils veulent hein, je suis pas..., après, ce n’est
plus de mon ressort.

Mais se taire, c’est aussi pouvoir continuer à travailler pour d’autres :


Après sur les collègues avec lesquels je bosse sur la section professionnelle, je pré-
fère ne pas porter de jugement qualitatif parce qu’après on met une échelle de
valeurs et comme moi je bosse avec tous... Je ne veux surtout pas entrer dans ce
genre de considération, de présupposé que celui-ci fait mieux que celui-là.

Quand une critique est formulée, c’est sous couvert d’un collectif
et de critères partagés par le groupe comme dans ce cas :
J’en vois des collègues, là, qui vraiment [rires] quand on les voit arriver on fuit parce
que tous leurs sujets, c’est sans intérêt ou bien c’est pour heu... c’est toujours négatif,
ils ne s’intéressent à rien, les élèves ça les énerve, ils aiment pas leur boulot.

Les enseignants s’appuient sur leurs propres normes, construites


tout au long de leur expérience professionnelle et en partie variables
d’un établissement à l’autre, qui forgent une expérience commune de
variabilité à défaut de règles de métier actualisées et stabilisées. Quand
les points de vue entre enseignants sur le travail divergent, le jugement
est volontiers rabattu sur une question de « personnalité » :
On en discute et on en est arrivé à la conclusion que c’est un problème de person-
nalité et que ni l’une ni l’autre n’avons la bonne méthode. Ce qui est déjà pas mal
d’être conscient qu’on ne fait pas quelque chose d’idéal. Elle, elle s’accommode
Le bon travail et le beau travail 111

d’arrondir les angles, parce que du coup il n’y a pas de fight, donc c’est pas tendu,
donc c’est plus agréable. Cela dit, j’ai été observer un de ses cours, et elle a une
tolérance au bavardage que moi je ne peux pas avoir. On a nos exigences en fonc-
tion de notre personnalité. Ce qu’elle fait, je ne pourrais pas le supporter et elle,
elle trouve que je cherche trop la petite bête. En gros, il faudrait faire moitié-
moitié. Ça lui demanderait à elle d’être plus sévère qu’elle ne l’est intrinsèque-
ment et moi ça me demanderait de faire des efforts de personnalité.

L’incident est clos, ce qui garantit une marge de liberté à chacun :


le style prend alors le pas sur le genre professionnel faute de critères de
jugement collectifs. Ce qui peut apparaître confortable a cependant un
coût élevé car c’est une cause d’isolement angoissant, de perte de
repères sur ce qu’il est bon de faire, avec l’idéal professionnel comme
seul horizon... inatteignable.

Une évaluation défaillante,


une reconnaissance impossible ?

Au final, les règles du métier apparaissent peu stabilisées collective-


ment, ce qui les rend fragiles face à des jugements et des évaluations
mouvantes. Cette situation accroît les épreuves de justification de l’ac-
tion et entraîne un sentiment de dévalorisation du fait de l’impuissance
à satisfaire des attentes contradictoires. L’évaluation extérieure « indi-
recte » est souvent perçue comme une menace de perte d’autonomie
et, par voie de conséquence, de déqualification. En fait, les choix prag-
matiques et une relative instabilité des principes de référence mobilisés
pour les justifier l’emportent : ce qui compte, c’est que « ça marche ».
Mais la difficulté de justifier a posteriori des choix faits dans l’urgence de
la situation provoque des dilemmes et l’incertitude sur la pertinence de
la décision.
La question de la reconnaissance du travail ne peut être séparée de
la double évaluation, par la hiérarchie et par les pairs ; or, à suivre les
enseignants, elle paraît impossible. La première est dénoncée comme
inadéquate, la deuxième est volontiers déniée, au mépris de la réalité
des relations professionnelles. En effet, l’observation montre à quel
point le jugement des collègues importe aux enseignants et influe sur
leur activité. D’autant plus quand ils sont jeunes et nouveaux arrivants :
ils comprennent rapidement qu’il y a des façons de faire liées au métier
et à l’établissement qui sont admises ou pas et s’ils ne s’y conforment
pas, des moyens subtils de manifester un jugement négatif sur leur tra-
112 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

vail sont utilisés. La peur d’être un jour celui qui, ayant « des pro-
blèmes », est jugé de façon sévère par ses collègues hante les professeurs
et ils font tout pour ne pas être repérés comme un professeur qui « a des
problèmes », ce qui les contraint à une intégration de la norme impli-
cite, à un quant-à-soi solide ou à un travail de construction de l’opi-
nion. Seule l’existence d’un collectif d’enseignants assez fort pour s’em-
parer des difficultés comme d’un problème professionnel et non pas
d’une défaillance personnelle permet de faire du débat sur le travail
entre pairs une source de régulation et de reconnaissance, plutôt que de
stigmatisation.
La difficulté à débattre pour s’accorder sur des règles du « bien tra-
vailler » entrave la possibilité d’un jugement des pairs sur le travail.
L’évaluation par la hiérarchie selon des critères d’utilité et de confor-
mité ne peut satisfaire la demande de reconnaissance du travail réel. La
confusion entre débattre des manières de faire entre pairs et juger de
façon normative repose sur la pratique sommative habituelle des ensei-
gnants à l’égard du travail des élèves : un élément du travail du profes-
seur, la notation, interfère avec la coopération entre collègues, la rend
compliquée. D’autant plus, étant donné l’absence de temps disponible
pour la réflexion collective sur le travail au profit d’une grande dépense
d’énergie pour résoudre des problèmes pragmatiques, parer au plus
pressé, passer d’une activité à l’autre. Situation qui va à l’encontre de la
construction de règles de travail, sources d’une reconnaissance du tra-
vail entre pairs et de définition de règles du métier pouvant être
défendues devant d’autres.
La diversification des conditions de travail des enseignants, en lien
avec la décentralisation notamment, et une aspiration à une plus grande
individualisation de la reconnaissance du travail génèrent de nouvelles
contradictions dans les attentes en matière d’évaluation du travail et des
difficultés pour orienter leur action quand ajuster celle-ci au contexte
local est contradictoire avec certaines normes institutionnelles. L’éva-
luation du travail enseignant est prise dans cette tension entre le parti-
cularisme de la situation de travail et les normes locales, d’un côté, l’u-
niversalisme affiché des standards de qualité, d’un autre côté.
La proclamation quasi unanime selon laquelle les élèves seraient les
mieux placés pour juger le travail des enseignants conduit à s’interroger
sur son sens. Du point de vue des enseignants, l’enrôlement des élèves
dans la cause de l’école est le critère principal de leur réussite et la pro-
messe de futurs résultats satisfaisants. Or qui mieux que les élèves pour-
rait dire si cet enrôlement est réussi ou pas, même s’ils ne sont pas en
Le bon travail et le beau travail 113

mesure de juger correctement de tous les aspects d’un travail qui se fait
aussi contre la résistance des élèves. La question de l’évaluation du tra-
vail enseignant pose donc celle de la conception du métier : mandat ou
service, carrière ou mission ? Tous ces éléments étant présents en
même temps, juger du travail est indécidable et renvoie, faute de col-
lectif, chacun à ses propres critères et à un idéal démenti par le pragma-
tisme réel. Mais l’écart entre l’idéal du travail, sa planification et les
ajustements en situation est interprété comme un signe de défaillance
personnelle. Seul juge de la qualité de son travail, l’enseignant porte
alors tout le poids de l’échec éventuel de son action. Le sentiment
d’impuissance, de dévalorisation personnelle, peut conduire à un
hyperengagement dans le travail, source d’épuisement, ou à un isole-
ment, un désengagement. La santé est alors mise à l’épreuve. Privés du
jugement d’autrui, reconnu valable sur leur travail, les enseignants se
trouvent seuls à arbitrer entre les multiples critères d’évaluation. L’ajus-
tement au réel et l’action qui transforme l’environnement pour pouvoir
travailler sont plus souvent estimés par eux comme un raté d’une pro-
grammation faite hors situation d’enseignement, comme le fait d’en
rabattre indûment sur les ambitions initiales. Les preuves d’un « bon
travail » sont alors ténues et se limitent souvent à la manifestation de la
satisfaction des élèves qui « n’ont pas vu passer l’heure » ou à
l’impression d’avoir fait « à peu près ce qu’ils avaient prévu ».
La place accordée à l’auto-évaluation du travail est renforcée par la
difficulté à penser le travail comme une action coordonnée avec ceux
qui ne sont pas présents dans la classe. Les enseignants partagent globa-
lement l’idée d’un travail qui dépendrait de leur seule action dans la
classe. Ce qui se passe en dehors de la classe est éventuellement vu
comme une perturbation, mais plus souvent ignoré : la vision domi-
nante d’un travail solitaire défini par la seule unité de lieu et de temps
du cours est contredite par les faits et l’extension des tâches. Il y a
comme une restriction du champ du travail susceptible d’être évalué,
contredite par l’amplification de l’activité réelle, non reconnue comme
du « vrai » travail par ceux-là mêmes qui l’effectuent. Situation para-
doxale et ambivalence entre demande de reconnaissance et déni d’as-
pects du travail moins « nobles » bien que parfois considérés, dans l’acti-
vité concrète, comme déterminants pour faire tenir les situations
d’enseignement (par exemple, le rôle de professeur principal d’une
classe ou des activités interdisciplinaires ou en dehors de la classe).
Ainsi, jour après jour, les enseignants ne cessent-ils de faire l’expérience
douloureuse de l’impossible maîtrise individuelle d’une activité dont ils
114 Les difficultés au cœur du travail des enseignants

délimitent trop souvent seuls et de plus en plus mal les contours : le


cœur du métier se déplace, devient protéiforme, d’où une évaluation
inadaptée et une reconnaissance du travail impossible.
Le décalage entre les différentes normes d’évaluation est une réa-
lité. La résistance des enseignants au système actuel d’évaluation de leur
travail peut être comprise au regard de ce décalage plutôt qu’à celui de
la seule réticence corporatiste et de défense du privilège de celui qui
n’aurait de comptes à rendre à personne. Les enseignants ne cessent de
« rendre compte » de leur activité, à eux d’abord, et leur jugement
auto-évaluatif est le plus souvent sévère ; cela devient une évaluation
impossible quand ils essaient de satisfaire à des critères de jugement
contradictoires. Et toutes les dimensions du travail enseignant ne sont
pas justifiables dans le registre d’une efficacité dont rendraient compte
les statistiques. Les comportements défensifs des enseignants et la souf-
france au travail en relation avec les jugements du travail sont d’autant
plus importants que les règles de métier, points de repère pour
l’évaluation de ce qu’est « bien travailler », sont prises en défaut.
TROISIÈME PARTIE

D É P A S S E M E N T E T CO N T O U R N E M E N T
D E S DI F F I C U L T É S

Le travail des enseignants n’est pas prédéfini par la souffrance et la


plupart du temps les professeurs surmontent les épreuves rencontrées et
trouvent des gratifications dans leur activité. Le prochain chapitre exa-
mine ce qui est source de plaisir dans le travail des enseignants car son
absence signe l’entrée dans la difficulté et parfois la souffrance. Le plaisir
du travail enseignant est souvent lié à des éléments apparemment
minuscules mais qui, de fait, sont des analyseurs de l’organisation du
travail, de visées et de valeurs, du projet professionnel et de celui de la
société. C’est ce qui donne sens au métier. De même, face aux mul-
tiples épreuves, des solutions sont trouvées au quotidien. Faire une des-
cription de ces issues aux difficultés, en analyser le sens, est l’objet du
dernier chapitre. La façon dont les enseignants construisent des équi-
libres toujours fragiles entre différentes grandeurs, appartenances et
lieux interroge la capacité du métier à se concevoir comme créateur de
ressources pour le professionnel et la personne.
6
Le plaisir de penser
et la capacité d’agir

Il n’est pas plus facile d’accéder à l’expression du plaisir au travail


des enseignants qu’à celle des souffrances ordinaires ou extraordinaires.
Comme si, pris dans une dynamique de plainte et une présentation col-
lective du métier comme difficile, dire son plaisir au travail était trans-
gresser une règle non dite. Seule la durée de l’enquête et la proximité
avec les enseignants ont permis de dépasser la pudeur, l’interdit impli-
cite, le ressenti négatif du moment, et d’accéder à l’expression et à la
qualification du plaisir au travail. C’est dans le concret de l’activité que
le plaisir a pu se percevoir et c’est dans l’après-coup de l’action, lors de
son récit ou d’une réflexion plus distanciée sur un itinéraire profession-
nel, qu’il a pu se dire. L’enquête s’est attachée à identifier les dimen-
sions du plaisir au travail les plus structurantes et référées au métier. S’il
y a une façon singulière de vivre son métier et donc d’éprouver à la fois
souffrance et plaisir au travail, l’angle d’approche choisi a retenu le plai-
sir au travail qui fait aussi sens collectivement et peut nous apprendre
quelque chose sur le métier. Afin de ne pas en rester à la mesure de la
satisfaction au travail, dont l’enquête par questionnaire a montré par la
suite qu’elle est plutôt élevée, c’est l’étude du travail de catégorisation
des acteurs qui a été privilégiée. Une analyse lexicale a montré la proxi-
mité des registres d’énonciation pour dire souffrance et plaisir, et a mis
au jour diverses variations sur le thème du plaisir au travail. Dans un
second temps, l’analyse des données ethnographiques a porté sur les
situations en lien avec le plaisir au travail, sur les dynamiques le
suscitant, en recherchant ce qui se rapporte au métier. Un paysage du
plaisir au travail peut ainsi être esquissé.
118 Dépassement et contournement des difficultés

Selon Christian Baudelot et Michel Gollac (2001), chacun, au


cours de son expérience professionnelle, parcourt une « structure tri-
polaire » ( « bonheur », « retrait », « malheur » ), caractéristique des rap-
ports subjectifs au travail. À propos du « bonheur », ces auteurs identi-
fient plusieurs variables : la passion, le travail comme aventure,
l’investissement dans le travail, la rémunération, la reconnaissance, le
statut, le sentiment d’équité. Ch. Dejours insiste, quant à lui, sur le fait
que « la qualité du travail est une condition du plaisir au travail » et
qu’elle « passe par une construction collective de l’organisation du tra-
vail, elle dépend donc d’une coopération » (1993 b, p. 65). Qu’en est-il
pour les enseignants ?

Du fr équent « agréable »
a u r a r e « é t a t de g r â c e »

La centaine d’entretiens formels avec des enseignants donnent des


indications sur les mots utilisés, les tournures de phrases employées, les
expressions partagées, pour dire le plaisir de travailler. L’expression et la
qualification du plaisir au travail se font par un jeu d’oppositions et se
précisent par fines touches référées à l’expérience.

L’euphémisme est la règle

Les enseignants opposent d’abord ce qu’ils considèrent comme


agréable dans leur travail à ce qu’ils estiment être facile. Ainsi, pour l’un,
« il y a des choses faciles et il y a des choses agréables. À mon avis, c’est
pas pareil », tandis qu’un autre précise : « C’est agréable... et puis c’est
facile aussi de faire passer des mathématiques. » Mais la déclaration selon
laquelle « le plus facile dans mon travail, c’est de corriger les copies »
n’est pas associée à l’idée d’un plaisir quelconque. Cette facilité-là est
plutôt associée à l’ennui. À l’inverse, un professeur de technologie dit
apprécier la variété des domaines de sa discipline ; ce qui lui permet d’é-
viter l’ennui, « c’est la variété. C’est pas la routine, quoi ». Le plaisir est
donc différent du facile et de la routine qui conduit à l’ennui.
Le mot « plaisir » apparaît presque toujours accompagné d’un qua-
lificatif : « un vrai plaisir », « c’est le plus grand plaisir » ou même « vrai-
ment un vrai plaisir ». Il est plus rarement exprimé à la première per-
sonne du singulier, comme s’il y avait une difficulté à exprimer une
singularité du rapport au métier : le plaisir au travail est affaire de rôle
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 119

professionnel. Ce qui domine est la pudeur, une forme de prudence


face à ce qu’on sait éphémère, ou de résistance à parler des aspects
agréables du métier. Tout comme pour la souffrance, il y a abondance
et diversité de détours sémantiques. Les procédés sont nombreux, sou-
vent les mêmes que ceux utilisés pour parler des difficultés quand la
question n’est pas tout simplement éludée par une pirouette dubitative
( « le plus agréable... le plus agréable... moi je suis pragmatique » ), à
moins que la satisfaction procurée par le travail soit suggérée au détour
d’une expression... négative : « Je ne suis pas détonant dans ce métier »,
raccourci pour dire la satisfaction d’y avoir sa place.
Pour certains, ne plus avoir peur est un préalable ; pour autant, la
réussite ou le plaisir ne sont pas encore présents :
Et du coup je n’ai plus peur de l’incident. Il me semble qu’avant je me disais tout
le temps : « Hou là là là, ce coup-ci j’ai cette classe-là et puis il y a lui dedans ou
elle dedans, ça va mal se passer » [grande inspiration]. Donc y a des fois ça se passait
bien, des fois ça se passait pas bien, mais j’étais tout le temps dans cette crainte-là.
Maintenant j’ai plus peur de ça.

De même, il paraît plus aisé de dire qu’on ne s’ennuie pas plutôt


que d’avouer prendre plaisir à travailler et seuls des effets de rhétorique
accompagnés d’intonations particulières permettent de saisir la portée
positive du propos : « Alors là, c’est peut-être lié à ma discipline mais
j’arrive à la fin de ma carrière et je ne me suis jamais, jamais ennuyé au
lycée », ou : « Ça vraiment on ne s’ennuie pas ! » Cependant, plus sou-
vent encore, l’expression reste assez proche de l’état zéro des ressentis,
comme quand ce professeur se contente de dire : « La situation de
cours est relativement facile et l’autre aspect, qui aujourd’hui n’a pas de
prix, c’est que je n’ai pas de tension nerveuse pendant mon cours ! »
L’expression « qui n’a pas de prix » indique, en creux, que ne pas être
confronté à des conditions de travail pénibles est la condition du plaisir
au travail. De façon implicite, la comparaison est faite avec un avant ou
un ailleurs où ce n’était pas le cas. La satisfaction provient du sentiment
d’échapper au risque majeur du métier : la « tension nerveuse ». Ce
serait donc le moins (de peur, de danger) qui ouvre à la possibilité de la
satisfaction professionnelle.
Le plaisir au travail semble donc, en première approche, inavouable
comme si les enseignants avaient intériorisé la critique sociale selon
laquelle les enseignants seraient des nantis aux nombreux privilèges.
Alors oser affirmer éprouver du plaisir en plus ! Une certaine rétention
expressive pour ne pas « en rajouter » peut alors se comprendre. Beau-
120 Dépassement et contournement des difficultés

coup de phrases sont laissées en suspens à ce propos comme par peur de


trop en dire. Ces enseignants, par exemple, décrivent ainsi le sommet
du plaisir d’enseigner pour eux : « Éveiller, surtout. L’éveil de l’esprit
ça c’est... », ou : « Le contact avec les élèves. Y a pas de... C’est pour ça
que je fais ce métier. » La gêne de l’interviewé est même perceptible
quand, après le récit d’une expérience manifestement heureuse avec
une classe difficile, le chercheur en reformule la dimension positive.
L’enseignant hésite, formule un premier acquiescement un peu dubita-
tif puis confirme, dans une phrase allant crescendo : « Oui. Oui, oui.
Peut-être que, bon. Non mais c’est vrai », comme si exprimer le plaisir
d’avoir bien travaillé était impudique. Reconnaître éprouver du plaisir
au travail est donc à peine formulable, cela exige quelques précautions
oratoires et c’est parfois de l’ordre de l’aveu dont il convient de s’excu-
ser quand ce n’est pas formulé sous la forme d’une boutade : « Moi
j’avoue que c’est un métier qui me plaît », dit l’un. « C’est très bien. À
la limite, c’est presque trop bien, je dirais ! », affirme un autre. « On a
même de la chance d’être payé pour aller faire cours parce que j’y allais
vraiment pour le plaisir », renchérit un autre.
Il faut donc traquer le bonheur de travailler derrière les euphé-
mismes. La litote, qui permet d’en dire moins pour en faire entendre
plus, est également fréquemment mobilisée comme dans ces affirma-
tions de satisfaction : « Je crois que si on arrive à ça quand même, c’est
pas mal », ou : « Ça tournait plutôt pas mal. » Cette mesure et cette
modestie partagées, marques de fabrique d’un métier où il n’est pas de
bon ton de « se mettre en avant », indiquent aussi une part de mystère
du plaisir au travail. Il est même parfois présenté comme une surprise à
peine crédible. C’est le cas de ce professeur travaillant en ZEP dont les
silences soulignent la perplexité :
Et les élèves, oui, [silence] vraiment, [silence] et même ici parfois, je me surprends à
être contente de certains contacts que j’ai avec les élèves quoi, c’est toujours, y a
[elle tape sur la table pour accentuer son propos] toujours cette surprise-là.

Le lexique du plaisir a u c œur du t ravail

Le plaisir du travail est pourtant présent au cœur du récit sur l’acti-


vité. Et dans le fil de l’entretien il va être dit d’autant plus fortement
que, quand son expression est sollicitée, elle est bridée. C’est parfois
comme si l’évidence du plaisir surgissait malgré soi, dans le feu de la
parole, presque à l’insu de l’interviewé, y compris au détour d’un déve-
loppement peu positif sur le travail : « Je suis à l’aise, je suis même, je
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 121

suis même très heureuse. » Le plaisir ose se manifester quand il est


preuve de réussite d’un projet, comme le raconte un autre enseignant :
« On a une collègue qui a mis en place tout un projet avec la chambre
de commerce, ça a bien marché, elle a laissé éclater sa joie. »
Quand ils échappent au contrôle du locuteur, substantifs, adjectifs,
verbes donnent à voir l’intensité de ce plaisir. Les substantifs sont plutôt
hyperboliques, de l’ « harmonie » au « bonheur », voire mystiques
quand on atteint, assez rarement, l’ « état de grâce » toujours associé à
un niveau élevé de connivence avec les élèves et à ce qui fait le plus
sens dans le métier, « faire passer des savoirs » :
Quand on a une classe agréable, c’est vrai que ça crée une sorte d’état de grâce
quand on peut partager ça, puis quand on réalise qu’on est arrivé à faire passer
réellement des savoirs, quand on se rend compte qu’ils progressent.

Pour certains professeurs qui présentent l’enseignement comme


une « vocation », il n’y a pas d’hésitation : « C’est une vraie vocation. Je
n’ai jamais été déçue. » Mais ce cas de figure est rare et l’expression
dominante est plus neutre, le terme de « satisfaction » est plus volontiers
employé, toujours associé à des moments et faits précis, ponctuels :
« Une satisfaction, c’est, comme ce matin, d’avoir une classe complète
où les élèves sont heureux de venir en EPS. » C’est d’abord un acte
pédagogique réussi : « Le plaisir qu’on peut apporter à un enfant quand
il comprend. C’est une satisfaction ! »
Ce sont surtout les adjectifs qui trahissent le plaisir. Porteurs de sub-
jectivité, ils sont le vecteur privilégié de l’expression des sentiments pour
qualifier le travail lui-même ou l’épanouissement personnel de l’ensei-
gnant. Dans les entretiens, le nuancier est vaste pour qualifier le travail
comme source de plaisir, toute une gamme de qualificatifs est mobilisée.
Depuis l’ « agréable », parfois renforcé en « très agréable », « hyper-
agréable », et toutes formes de superlatifs, marques de l’intensité, à des
adjectifs encore plus hyperboliques, tels « extraordinaire », « passion-
nant », « magique », « génial », « fabuleux », « fantastique », comme dans
ces extraits d’entretiens marqués par ailleurs par la retenue déjà évoquée :
Quand on a une classe qui est en symbiose avec le professeur, si j’ose dire, c’est-à-
dire attentive, qui semble motivée par ce que le professeur présente, c’est vrai-
ment extraordinaire.
C’est passionnant la préparation de cours ou la formation personnelle, même
au-delà du cours lui-même, ça, c’est passionnant.
Oui, il y a vraiment des moments magiques ! Il y en a encore, heureusement.
Tirer les élèves de leur quartier [...] c’était... une chose fabuleuse.
122 Dépassement et contournement des difficultés

L’adjectif « vrai », souvent utilisé, doit être apprécié à sa juste


valeur : il sous-entend bien souvent la satisfaction de faire du « bon »
travail, dans de bonnes conditions, d’être un bon professionnel. Ainsi,
à propos des arts plastiques en lycée, en option facultative, un profes-
seur comparant son enseignement en collège et en lycée assure :
« Trois heures par semaine, c’est beaucoup, c’est bien, [silence]. LÀ,
c’est un vrai travail. » Tandis qu’un professeur d’allemand associe le
sentiment de privilège au fait d’avoir de « vrais » élèves : « Actuelle-
ment je n’ai que des élèves de prépas ; donc, du coup, je suis pour le
moment un prof privilégié, je suis enfin prof d’allemand et j’ai de
vrais élèves. » D’autres adjectifs précisant les sentiments positifs éprou-
vés à l’égard du travail renvoient à la notion d’épanouissement per-
sonnel : quand le travail rend « heureux », « content », « fier », son
résultat est alors parfois vécu comme une « récompense », comme
dans ces exemples :
Je savais pourquoi j’étais là, j’étais pas entré dans l’Éducation nationale par hasard.
Vraiment j’étais heureux d’être là.
Quand à la fin de l’heure ils disent, heu : « Déjà, c’est fini ? » [rires]. Là c’est
ma plus grande récompense.
Il y en a un, un élève, qui me dit : « Ben c’était bien. » « C’était bien
aujourd’hui. » [...] Ah ben alors là, heu... [...] Là, je suis content.

Dans la même perspective d’épanouissement personnel, l’expres-


sion « être bien » ou « ça me fait du bien » revient souvent dans les
entretiens : « J’ai jamais été aussi bien dans ma vie que depuis que je
suis enseignante. » Le bien-être dépasse le simple cadre professionnel, a
un effet sur l’ensemble de la vie ; dans ce cas, le travail c’est la santé.
Lien déjà démontré par la psychopathologie du travail. Mais le plaisir
est également exprimé par des verbes. Les occurrences repérées mettent
au jour l’intensité des sentiments. Ainsi, « aimer » (d’ « aimer bien » jus-
qu’à la passion) est fréquemment employé, et particulièrement pour
évoquer le plaisir d’être en contact avec les élèves :
Être en cours avec les élèves. J’aime bien ce contact, j’aime bien essayer de faire
passer des notions, de voir les élèves arriver à échanger en allemand, j’aime bien
cette situation de contact direct avec les élèves.
Je suis toujours prête à encadrer des jeunes, quels que soient le niveau,
l’âge, etc., donc J’AIME le contact [...]. J’ai besoin de ce contact, j’aime ce contact.
Pas forcément facile, mais j’aime ce contact.
Oui, j’aime mes élèves, sinon je ne pourrais pas leur faire cours. Ça me paraît
important qu’un professeur aime ses élèves, tous ses élèves, et que ses élèves aient
de l’estime pour lui aussi.
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 123

C’est aussi le métier que l’on aime : « Je l’aime bien, ce métier [rires].
Non, non, mais c’est vrai, j’aime bien le matin quand je viens ici », dit
l’un. Un degré au-dessus, les verbes « s’éclater » (dans le registre familier)
ou « se régaler » (métaphore gourmande) sont utilisés par d’autres : « Je
m’éclate en classe », « Je me plais beaucoup dans mon métier, je me
régale ». « Adorer » est banalisé dans les entretiens mais, même s’il a
perdu son sens religieux, il garde toute sa force d’évocation : depuis le
« J’adore mon métier » au « C’est un boulot que j’adore », en passant par
« J’adore travailler comme ça ». « Jubiler », dans le champ sémantique du
mysticisme, est rencontré aussi : « Le plus facile, c’est préparer des cours,
des séquences ; quand je fouille partout, je jubile, j’aime ça. »
Ainsi donc, malgré les garde-fous, le plaisir au travail s’exprime
mais de façon canalisée. La relativisation use de divers procédés parmi
lesquels métaphores, images ou autres comparaisons servent souvent de
paravent. On peut en dégager un florilège condensé autour de quel-
ques thèmes récurrents (la lumière, un monde féerique, etc.) :
Quand le contact passe bien, quand on sent qu’il y a des petites étoiles qui brillent
dans les yeux, que ce qu’on leur dit ça les intéresse vraiment, qu’on arrive à rire
ensemble, et on rit pas les uns des autres, on rit ensemble, et ça c’est très agréable.
C’est un peu oui de, qu’il y ait cette... étincelle, voilà.
Quand on arrive dans une classe et que l’on voit toutes les têtes qui nous
regardent et qui sourient. Ça, c’est déjà un vrai plaisir ! Il n’y a même pas à dire de
se taire, on démarre tout de suite avec ce qui était à faire pour le jour, c’est
magique.
D’autres images suggèrent l’énergie qui circule. Le cours « bouge
bien », « ça donne du punch », etc., dans différents entretiens :
C’est drôlement bien quand on sent qu’un cours tourne [...] que ça roule en
cours, alors ça c’est agréable.
Une classe qui bouge bien.
Ils sont en face de moi, je les vois en, en pleine santé, pleins d’énergie,
nature, enfin je sais pas, ils m’insufflent une énergie [...]. Ça me donne de
l’énergie, ça me donne du punch, j’aime bien.
Autour du thème du défi, le champ lexical du sport et de la compéti-
tion est également utilisé, et l’important, c’est la victoire :
Faire cours est un « défi » : tout début d’heure de cours est un défi et je prends
grand plaisir à ce défi.
J’ai beaucoup de plaisir à faire un cours, c’est pour moi un défi !
Je pense que, à partir du moment où je peux faire de la physique comme je
veux, je trouve que c’est gagné.
Si j’arrive à les maîtriser, c’est une victoire pour moi, quoi.
124 Dépassement et contournement des difficultés

Ou, à l’inverse, c’est la douceur qui est convoquée, le cocon, le rêve,


un monde de réussite, d’évidence et de liberté :
Ça a été très chouette, j’étais sur mon petit nuage après la lecture du texte.
En lettres anciennes, on fait ce qu’on veut. C’est le rêve !

Dans tous les cas, c’est la réussite de l’activité qui est source de plai-
sir. Plus surprenantes sont les évocations culinaires, du « dessert » à la
« tambouille » ; du raffiné au plus trivial, elles mettent en avant les
inventions professionnelles singulières et le caractère éphémère des réali-
sations associées au plaisir au travail : « Préparer les cours, j’adore, c’est
un loisir, un dessert », dit l’un ; « la mayonnaise monte », assure un autre
à propos d’un travail qui prend forme ; « j’étais content d’être là, et j’ai
commencé à faire ma tambouille », dit un troisième. Sans oublier la
métaphore maritime, décisive et réitérée : « Le côté très agréable aussi,
c’est d’être pratiquement le seul maître à bord. On a un programme mais
on le gère. » Le plaisir au travail, c’est d’abord l’autonomie.
La traque des occurrences, des formes rhétoriques, des outils lin-
guistiques mobilisés pour dire le bonheur lié au travail ne doit cepen-
dant pas faire illusion. Si le plaisir au travail est bien là, le plus remar-
quable dans son expression est sa modération et le fait qu’il faille le
dénicher dans des propos plus neutres, voire négatifs. Au final, c’est la
retenue qui l’emporte. Le recours à des figures de style privatives, ou
des modélisateurs de restriction (assez, presque, quand même, un peu)
est une façon de relativiser le plaisir, de le présenter comme fugace,
volatile, et surtout pas comme un état permanent ou une habitude :
« Pour l’instant, moi, je suis bien. » Cela rend compte du climat fluc-
tuant, de l’instabilité des relations et des situations comme l’exprime un
autre professeur : « Par rapport à deux ans, là, pour l’instant, je suis
contente, je viens ici maintenant presque avec bonheur parce que fina-
lement j’arrive à travailler avec les élèves. » Même les propos des plus
optimistes et des plus extravertis comme ce professeur de lycée profes-
sionnel qui dit être « vachement content d’être en LP » pour redonner
confiance aux « gamins bousillés par le système scolaire », et chez qui la
joie d’enseigner éclate de façon tonitruante jusque dans la salle des pro-
fesseurs ; le plaisir au travail est balisé, minimisé : tout n’est pas toujours
rose : « Moi, je prends plaisir à venir bosser, je viens vraiment de bonne
humeur en cours [...]. C’est donc plutôt agréable de venir en cours
même si tu sais qu’avec telle classe ça risque de péter. »
Ainsi, pour les enseignants rencontrés au cours de notre enquête,
dire le plaisir au travail n’est pas plus aisé que dire la souffrance, et
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 125

même certainement moins : le métier d’enseignant est perçu comme


une succession d’épreuves, où tout peut basculer à tout moment, alors,
dans ces conditions, comment afficher le bonheur du travail ? Celui-ci
existe pourtant, s’exprime comme par effraction et se manifeste plus
sous la forme du simple « agréable » que de l’ « état de grâce » qui, bien
que signalé comme exceptionnel, reste cependant le moteur de l’acti-
vité professionnelle. L’absence de grandes illusions qui transparaît dans
les entretiens protège des grandes déceptions et révèle un pragmatisme
certain. C’est un plaisir au travail mezzo voce qui domine, pourrait-on
dire, plus de l’ordre de l’irruption inattendue que d’une dimension du
travail régulièrement expérimentée. Le caractère labile des situations de
travail trouve un écho dans la volatilité de ce qui est éprouvé et dans la
prudence de l’expression. La modération relève à la fois de la « bonne
éducation » et d’une expérience professionnelle collective marquée par
le deuil d’un idéal impossible sans pour autant renoncer au beau travail.
Les rares professeurs qui outrepassent cette modération sont perçus
comme originaux, voire excessifs par leurs collègues. On peut aussi
rapporter la prudence observée à un certain manque d’assurance à pro-
pos du métier et de ses joies et à une image sociale décrite comme
dégradée malgré des résultats d’enquête indiquant le contraire. L’ex-
pression et la qualification du plaisir au travail ne sont pas seulement des
questions subjectives et personnelles. L’analyse du matériau ethnogra-
phique montre qu’il existe des formes discursives communes, un lien
étroit entre plaisir au travail, situations, activité, et que la dimension
collective est déterminante.

L e p la is ir a u tr a v a il
e st da ns le s « toute s pe tite s c hose s »

En effet, au-delà de l’expression, les liens entre situation de travail


et plaisir au travail sont nombreux, mais le « bonheur » exprimé réside
souvent dans des aspects du travail apparemment si limités que cela
peut sembler peu digne d’intérêt. Comme le dit ce professeur de
mathématiques proche de la retraite repensant à sa longue expérience
professionnelle : « Le bonheur que j’ai pu avoir, c’est dans des toutes
petites choses », témoignant par là d’une évaluation pragmatique et
d’un aspect énigmatique. Le plaisir d’avoir réussi, d’avoir fait du bon
travail se confond avec la réussite de l’élève, et le « dérisoire » peut être
qualifié de « grande réussite » comme l’explique cet enseignant d’EPS
126 Dépassement et contournement des difficultés

dans un collège de ZEP lors d’un entretien collectif à propos de l’aide


individualisée organisée dans l’établissement :
Moi je sais que j’étais heureux quand je voyais un gamin qui était triste, oui triste, un
gamin qui ne s’exprimait jamais, et que quand il était au tableau il arrivait à faire son
addition, sa soustraction, eh bien je disais : « Eh bien au moins dans sa journée il aura
été en réussite, il aura appris quelque chose qu’il aura compris et qu’il aura réussi. »
Ça peut paraître dérisoire, eh bien c’était pour moi une grande réussite.

L’opposition entre le jugement selon lequel « ça peut paraître déri-


soire » et l’affirmation que c’est « une grande réussite » est référée à lui-
même ( « pour moi » ), mais il s’adresse à ce moment-là à ses collègues et
aux enquêteurs, cherchant à vérifier si son point de vue est partagé par
les uns et compris par les autres. La réussite de l’élève est, comme le pré-
cise ensuite le professeur, le fait d’être parvenu à s’exprimer, à adopter
un comportement scolaire (tenue du corps et verbalisation au tableau),
et à avoir une activité cognitive réussie dont l’effet valorisant est souli-
gné. Le jugement, apparemment contradictoire, entre dérisoire et
grande réussite ne peut se comprendre qu’au regard de la situation de
départ de l’élève et de l’inventivité du professeur qui a mis en place un
dispositif pédagogique original dans le cadre des séquences de soutien en
mathématiques à des élèves en grande difficulté. L’expérience d’un
métier oscillant entre l’anodin et le sublime est commune aux ensei-
gnants dont le plaisir consiste justement à changer de grandeur en passant
de l’un à l’autre. Le plaisir au travail apparaît lié à des valeurs et des règles
partagées : ici, la modestie, l’inventivité, le pragmatisme, l’obstination,
la conviction de l’éducabilité, notamment, qui font acquérir une gran-
deur à la petitesse de la victoire emportée. Ce plaisir au travail trouve son
sens dans le mandat confié par la société aux enseignants.
Mais il y a aussi un effet de miroir entre réussite de l’élève et réus-
site du professeur ; là se trouve l’ingrédient le plus fréquent du plaisir au
travail des enseignants. On peut le rapprocher de la satisfaction née de
la transaction réussie et du service coconstruit, observée dans les métiers
de service, à La Poste (Weller, 1999) aussi bien que dans les transports
publics (Joseph, 2004). L’individualisation de la prestation (un soutien
aux élèves dans le cas évoqué), associée à un renforcement (assez faible
ici) des dispositifs de concertation et de discussions (plutôt informelles
dans ce cas), existe au collège où travaille ce professeur, et évoque les
évolutions du travail des conducteurs de la ligne parisienne de métro
étudiées par Isaac Joseph, ce qui incite à poser l’hypothèse que, l’ensei-
gnement évoluant en partie comme les métiers de service, les mêmes
satisfactions s’y retrouvent.
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 127

Des conditions de travail sont également sources de plaisir ; elles sont


évoquées avec une certaine redondance : lieu de travail, relations entre
collègues, rythmes et objets propres à l’école ( « mon métier, c’est une
passion, j’adore acheter des cahiers neufs, à la rentrée » ). Pour certains,
c’est déjà tout simplement d’être au travail et même de partir travailler
tous les matins et de rencontrer les collègues. Mais le plaisir à travailler est
aussi associé à des situations où l’enseignant a l’impression de ne pas tra-
vailler, quand prédomine un sentiment d’aisance, d’évidence, toutes
choses qui sont le propre des enseignants expérimentés prenant appui sur
de solides routines sans y être asservis. Dans ce cas, l’expertise diminue la
charge de travail particulièrement élevée en début de carrière et rend les
interactions plus fluides, d’où un plaisir au travail plus manifeste.
D’une façon générale, les enseignants valorisent leur activité dans la
mesure où elle nécessite disponibilité et mobilisation d’esprit ; l’activité
paraît alors vivante, ouverte, « stimulante » ; la pensée est agissante, le
plaisir de penser, de « cogiter un peu » s’exprime, comme l’expliquent
ces professeurs :
Tu peux toujours continuer de travailler, un cours n’est jamais parfait. On n’a
jamais fini, ça dépend peut-être des gens [...]. D’un autre côté, c’est aussi ce qui
est stimulant.
Imaginer des trucs nouveaux, faire des trucs comme ça, j’aime bien
[rires] [...]. C’est des moments où j’ai l’impression de cogiter un peu [rires], ça me
fait du bien.

L’obligation de garder l’esprit en éveil est vécue comme « un enri-


chissement culturel » pour ce professeur d’histoire :
Je pense qu’il y a un enrichissement culturel [...] mais inévitablement on est obligé
de se tenir, enfin sur l’histoire, à jour de certaines choses, ce qu’on n’est pas obligé
de faire ailleurs.

Cette jouissance à rester en éveil, à continuer à s’autoformer est


soulignée par ces professeurs :
Il y a un aspect extrêmement intéressant, que j’ai trouvé dès que je suis arrivée ;
moi, j’avais fait des études de lettres principalement, c’était mon choix. J’avais fait
des études de droit par nécessité. Mon métier m’intéressait à la préfecture mais ça
n’avait rien à voir avec ce que j’avais fait en lettres. Là, j’ai retrouvé la nécessité et
le goût de lire, de travailler, de me former, de retrouver finalement tout cet aspect
littéraire. C’est passionnant la préparation de cours ou la formation personnelle
même au-delà du cours lui-même, ça, c’est passionnant.
Moi, c’est super. Là je travaille sur l’Afrique du Sud, et quand j’étais à la fac
j’avais jamais pris d’option « Histoire de l’Afrique du Sud ». Et pour bosser ça, je
me suis documentée, j’ai fait des recherches en bibliothèque, nettement plus loin
128 Dépassement et contournement des difficultés

de ce dont j’avais besoin pour faire mon cours. Et ça me fait du bien. Ça me


manque, la recherche, comme à la fac.
J’ai une mission qui est de préparer des étudiants à des concours. C’est un
exercice très exigeant qui ne supporte pas de défaillances ; d’ailleurs, si je n’avais
pas la santé que j’ai, j’aurais demandé à être déchargé de ces classes-là. C’est très
prenant. C’est passionnant si vous restez disponible avec cette sorte de regard tou-
jours étudiant. Il faut suivre l’actualité, la littérature. C’est le côté agréable de ce
métier, on est dans son fauteuil, on est en train de lire et on travaille en même
temps. Je suis en recherche permanente.

La mobilisation de l’esprit est d’autant plus jubilatoire que le métier


d’enseignant permet d’éviter la routine de différentes façons. Du fait de
la discipline enseignée ou du fait d’être face aux élèves, véritable « bain
de jouvence », renouvelé chaque année, disent des professeurs :
J’aime être dans une école, le fait d’évoluer au contact d’enfants pas trop dyna-
miques, mais qui croient encore que tout est possible. Le milieu de l’Éducation
nationale est un vrai bain de jouvence. Ce que j’aime dans ce métier : ça bouge
tout le temps, il n’existe pas de routine, il faut s’adapter tous les jours.
Tous les ans on râle après les élèves, mais tous les ans il y a du sang neuf qui
arrive. S’il y en a trois ou quatre par classe qui sont plus ouverts, plus sympas que
les autres, on est motivé. Ce n’est pas comme le mec qui est dans son bureau
devant son ordinateur.

Contre la routine qui engourdit, le travail redevient plaisant quand


il permet de laisser libre cours à sa créativité associée à l’usage de son
autonomie dans la conception, la planification, la mise en œuvre, alors
« c’est le rêve ! ». Les témoignages sont significativement plus nom-
breux sur cette dimension du plaisir au travail. Les enseignants sont
intarissables sur les bricolages ingénieux, le fignolage, l’invention de
trucs qui « marchent ». Quelques exemples en témoignent :
Vendredi dernier j’ai passé ma journée à peaufiner, à changer une question, à
reprendre mon truc et j’aime bien quoi, j’ai vraiment du plaisir à préparer mes
cours. Des fois je me dis que je passe du temps pour rien parce que je pourrais
reprendre mon cours, mais bon c’est un plaisir.
Parce que la préparation, en soi, c’est créatif : on cherche des idées, ça ne
marche pas toujours, on corrige : c’est un travail intéressant.
Par exemple, au niveau des textes, d’une année à l’autre je ne reprends jamais
les mêmes textes.
Et puis on est obligé d’innover. On ne peut pas ronronner, on ne peut pas...
si on veut faire passer..., il faut inventer, il faut trouver autre chose, il faut une
autre façon d’enseigner. Bon c’est ça qui m’intéresse moi.
Puis j’aime bien inventer quelque chose de nouveau pour voir si ça va mar-
cher. Cette année j’ai inventé le contrat de classe que je leur ai fait coller dans le
cahier.
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 129

Pour faire ce qui est « important », « on se débrouille » donc, mais


ici cela renvoie plus à l’ingéniosité qu’à la précarité. Dans ce cas, le sen-
timent dominant, outre celui d’un pouvoir de penser et d’agir source
de plaisir, c’est qu’être enseignant, c’est un métier où on se sent libre
malgré les diverses contraintes :
J’ai pas la contrainte d’un bureau où c’est heures fixes et il y a quand même [...] la
liberté des professeurs ; il y a des programmes à suivre, bien sûr, mais enfin il y a
une certaine liberté qui nous est offerte et qui est énorme, qui est énorme.

Le plaisir au travail, c’est aussi la diversité des rythmes et des inten-


sités au cours de l’année scolaire qui se déroule entre sprint et mara-
thon. Cela peut épuiser ou stimuler, cela exige une mobilisation totale
dans le temps court de l’interaction avec les élèves qui coexiste avec
une mobilisation flottante dans le temps plus long de la préparation, de
la planification d’un travail à venir, d’autres tâches plus techniques en
dehors de la classe : c’est souvent un travail rêvé avant d’être acté, puis
ressassé après le face-à-face pour l’évaluer, imaginer la suite. La liberté
de l’usage du temps est un critère essentiel :
Ce qui est agréable dans le boulot, c’est une question de temps aussi, quand on
sent qu’on a rapidement fait quelque chose, qu’on peut passer trois heures à pré-
parer une heure de cours parce que, au début, c’est très, très, très fréquent, ça
m’arrive encore mais bon, ça peut être par plaisir aussi, passer trois heures sur un
film alors qu’on va passer une heure à analyser une séquence, mais moi je vais pas-
ser beaucoup de temps, je ne regarde pas ma montre sans arrêt sur la préparation,
je vais me laisser aller une soirée à le faire et... voilà, et heureusement que ça existe
encore, donc ça c’est assez agréable dans le métier de ne pas regarder l’heure pour
les préparations [...]. C’est quand même bien de sentir qu’on n’est pas toujours en
train de se chronométrer et qu’on travaille encore par plaisir.

D’autres récits mettent en valeur une autre source de plaisir au tra-


vail, quand une épreuve est surmontée et que le professeur a le senti-
ment d’avoir fait une prouesse particulière. Une situation qui aurait pu
échapper est « rattrapée » du fait du savoir-faire de l’enseignant qui a su
créer des prises dans des situations inédites ou problématiques et ainsi
transformer son environnement, ce qui engendre un sentiment de faire
du bon travail. Parmi les nombreux récits recueillis, celui d’une ensei-
gnante de lettres d’un collège urbain au public hétérogène. Alors
qu’elle aurait pu bénéficier d’une retraite anticipée comme mère de
trois enfants, elle continue à travailler ( « je le fais vraiment par plai-
sir » ). Reconnue localement pour ses qualités professionnelles, très
engagée dans la vie du collège, elle travaille à mi-temps, avec un
emploi du temps fractionné et exclusivement avec des classes de 6e.
130 Dépassement et contournement des difficultés

Très présente en salle des professeurs, elle discute souvent avec d’autres
professeurs. De formation atypique, elle ne peut se défaire d’un doute
sur ses compétences et d’une appréhension de ne pas être à la hauteur
des prescriptions. Elle fait le récit détaillé d’une séquence difficile pour
elle, l’enseignement de la ponctuation qu’elle dit mal maîtriser et mal
savoir enseigner.
J’ai fait un travail sur la ponctuation. Et la ponctuation c’est très difficile à ensei-
gner parce qu’il faut que l’élève sente le besoin de couper, de segmenter sa phrase.
Et je ne sais pas comment le faire. Donc, un jour j’ai, ça m’est venu en plein
cours, comme ça, j’ai fait semblant, j’ai dit : « Voilà, je suis la secrétaire, il faut que
je prenne en notes ce qui est dit, il faut vraiment prendre en notes tout ce qui se
passe. » À partir d’un texte, une situation qu’ils avaient improvisée à l’oral, qu’on
avait écrite ensuite. J’avais écrit au kilomètre et phonétiquement. Alors j’ai dit :
« Et ben voilà ! », puis j’ai pris un air andouille, j’ai dit : « Voilà, on m’a engagée
parce que j’avais de jolies jambes, et puis je vais me faire engueuler, puis je vais me
faire virer », puis je me suis mise presque à pleurer. Et les élèves se sont tous mis :
« Alors voilà, tu vas faire ça », ils me tutoyaient à ce moment-là.
Et c’est là, un des élèves le plus en difficulté qui ne savait pas mettre les
points, qui, « Bon alors calme-toi, alors voilà, tu vas mettre un point là », alors je
faisais exprès de faire l’imbécile, je mettais des points partout, à tous les mots,
« Mais non, mais non » puis ils essayaient de me, de définir comme ça. C’était
vraiment... [...] Ce n’est pas en début d’année. Là, c’était le deuxième mois. Bon
je joue toujours un petit peu avec ça [...]. Moi je conçois que c’est du théâtre.

En fait d’improvisation, un professionnalisme exigeant, un lourd


travail en amont et un cadrage de la situation par un dispositif qui n’ar-
rive pas à n’importe quel moment, sont mobilisés. Finalement, elle sur-
monte une épreuve (une compétence prise en défaut) par une autre
épreuve, maîtrisée elle, épreuve au cours de laquelle elle met à
l’épreuve son savoir-faire et se met à l’épreuve elle-même. L’improvi-
sation évoquée est la marque de la prouesse, le moment et la forme de
la manifestation de la ruse qui s’affranchit des règles pour mieux
atteindre son but : faire semblant ( « j’ai pris un air andouille », « faire
l’imbécile » ), tricher avec les règles du métier par une inversion des
rôles ( « ils me tutoyaient » ), etc., le tout pour enseigner la ponctua-
tion, objectif jamais perdu de vue : « Ils ne débordent pas quand même,
hein », précise-t-elle, de même que, elle, ne « déborde pas » de ses
objectifs professionnels.
La mobilisation de l’intelligence rusée « fondamentalement enra-
cinée dans le corps » (Dejours, 1993 b, p. 50) et qui accorde « plus
d’importance aux résultats de l’action qu’aux chemins empruntés pour
atteindre les objectifs » (ibid., p. 53) peut être ici observée. Le sentiment
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 131

d’avoir surmonté l’épreuve avec succès est source de plaisir au travail.


Les ressources mobilisées dans ce cas appartiennent aussi bien à une
inventivité relevant du style personnel (pratique de jeu théâtral
assumée) que du genre professionnel (dispositif pédagogique pensé,
cadrage de l’action, mise en place d’une situation d’apprentissage, défi-
nition d’objectifs pédagogiques, responsabilité du professeur). La ruse,
improvisée, est une solution originale, non prévue par l’organisation du
travail, à un problème inédit. Elle permet de faire tenir la situation,
rend possible l’activité du professeur et doit être justifiable à l’aune des
principes et des règles du métier. Ainsi, elle s’autorise ces pratiques, car,
à d’autres moments, elle en a parlé à ses collègues, les a testées, et fait
valider : une façon de faire personnelle – l’utilisation d’un jeu de rôle et
une mise en scène théâtralisée de son enseignement – est devenue une
façon de faire partagée avec « chacun son style ». Le collectif joue un
rôle essentiel pour transformer l’épreuve en réussite et non en senti-
ment de faire du n’importe quoi renvoyant à celui de mal travailler qui
engendre de la souffrance au travail. C’est le « métier », souvent invo-
qué par les professeurs, qui sert de boussole, y compris quand la
prouesse semble être le fait d’un professionnel en pilotage automatique.
La ruse n’est pas la routine de l’expert, elle est création. L’incertitude
même de la situation représente une des conditions d’émergence de la
ruse qui constitue un moyen pour la réduire, pour reprendre la main et
créer des prises sur le réel (Bessy et Chateauraynaud, 1993), pour
retourner la situation au profit de son activité et du métier. Dans ce cas,
le sentiment d’avoir inventé une nouvelle situation est source de plaisir
au travail ; d’autant plus que la ruse révèle un ethos de la virtuosité, une
ingéniosité appartenant en propre à l’individu, lui permettant à la fois
de faire ce qu’il doit faire et de le faire à nul autre pareil (Dodier,
1995).
D’autres exemples encore révèlent le plaisir qu’il peut y avoir à
retourner une situation professionnelle potentiellement difficile en
situation heureuse. Ainsi, quand la menace d’emprise excessive du tra-
vail est transformée en ressource, l’enseignant construit sa relation au
travail sur le mode du continuum : tout devient une ressource poten-
tielle, il n’y a plus ni clivage ni envahissement, mais une porosité maî-
trisée entre travail et non-travail :
Ça fait trente années que j’enseigne et que je suis toujours en continuité partout
avec le travail. Je ne me sens véritablement en vacances que pendant les grandes
vacances. Le travail est combiné de telle sorte que les petites vacances ne sont pas
de vraies ruptures. Je pars avec des copies, des cours à préparer.
132 Dépassement et contournement des difficultés

Et ce n’est pas difficile d’être toujours dedans ?


Oui, je travaille le week-end, je corrige tard le soir et ce n’est pas toujours
sympa pour l’entourage mais quand on a cet esprit-là, ça ne pèse pas.

L’absence de cloison étanche entre le temps du travail et le temps


personnel peut donc aussi être vécue avec plaisir, comme du travail
choisi, quand bien même il empiète sur la vie privée. Il pèse moins
lourd en tensions que les heures à assurer en classe face aux élèves ou à
d’autres tâches « périphériques », dans un temps contraint. C’est une
des raisons pour lesquelles, on peut en faire l’hypothèse, les enseignants
renâclent à tout alourdissement de la durée du temps de travail con-
traint en établissement, alors qu’ils ne comptent pas les heures faites à
l’extérieur dans ce temps « libre ». Accroître le temps contraint menace
le temps consacré au travail dans le temps « libre », risque de réduire
une source de plaisir et d’efficacité.
L’étude du plaisir au travail des enseignants a confirmé un ethos de
la modération déjà repéré concernant l’expression de la souffrance au
travail. C’est à l’occasion du récit d’une anecdote, de la description
d’une situation, que le plaisir de travailler s’exprime. Il est bien dans
les « petites choses » et dans le hic et nunc de l’activité, mais des petites
choses qui mettent en jeu de « grandes choses » : l’idée que les profes-
seurs se font du bon travail, de son efficacité, de la justice, du respect
des règles du métier. Et quand les collectifs de travail sont des ressour-
ces et des caisses de résonance de ce qui est expérimenté dans les situa-
tions de travail, le plaisir, délivré du soupçon d’illégitimité, prend tout
son sens car il participe du métier, il agit sur le contexte.
Il n’y a pas d’enseignants qui seraient uniment du côté du bonheur
au travail, tandis que d’autres en subiraient éternellement le joug. Le
suivi des enseignants pendant une année scolaire, leur itinéraire profes-
sionnel montrent que tous ont connu ou connaissent les diverses nuan-
ces du plaisir et des difficultés au travail avec des degrés d’intensité dif-
férents selon les contextes de travail et les aléas de la vie professionnelle.
Les variables du « bonheur » au travail identifiées par Ch. Baudelot et
M. Gollac sont présentes chez les enseignants : la passion, la conception
du travail comme une aventure, l’investissement dans le travail, la
reconnaissance, le statut, le sentiment d’équité ; en revanche, la rému-
nération n’est jamais mise en avant, par réalisme ou par pudeur dans un
milieu où ce n’est pas l’avoir qui est valorisé et où l’échelle des salaires
n’est pas très étendue. Et surtout car le travail n’est pas réductible au
salaire, ce que les enseignants rappellent ainsi. La dimension relation-
Le plaisir de penser et la capacité d’agir 133

nelle avec les élèves, plus rarement avec les collègues, la préparation des
cours et la transmission des savoirs, le progrès des élèves, sont les princi-
paux motifs du plaisir des enseignants à faire leur travail, ce qui
explique la souffrance ressentie quand ces éléments clés du métier sont
atteints. À travers la description des « petites choses » sources de plaisir
au travail, ce qui en constitue le cœur apparaît : l’autonomie dans le
travail, la faculté de penser, le sentiment de maîtrise, la complicité et la
connivence avec les élèves, la preuve du travail bien fait et l’assurance
de son utilité pour les élèves, la collégialité qui inscrit dans une histoire
locale, dans celle du métier et évite la solitude. L’autonomie dans le tra-
vail – qui n’est pas à assimiler à une conception libérale du métier –,
particulièrement mise en avant, est source de plaisir, d’efficacité et de
reconnaissance sociale ; elle est, avec la responsabilité, au centre de la
construction identitaire des enseignants – elle construit leur grandeur
symbolique et leur plaisir réel.
Quand le plaisir au travail renvoie à une situation où l’enseignant
n’a pas l’impression de travailler, c’est que routines efficaces, ruses ingé-
nieuses et connivence avec les élèves donnent l’impression que « ça va
tout seul » et font oublier ce que le professeur a mis de lui pour arriver
à une telle situation, dans un cadre normatif qui est à la fois une con-
trainte et une ressource. En effet, les enseignants rapportent volontiers
leur réussite au hasard ou à un charisme chanceux. La ruse et la
prouesse face à l’épreuve, à l’origine d’un intense plaisir au travail,
révèlent le sentiment du travail bien fait malgré les obstacles rencontrés
(Lantheaume, 2007). Le plaisir au travail pour les enseignants, c’est
d’abord le plaisir d’avoir une pensée active, de surmonter les épreuves
rencontrées au quotidien et de bénéficier d’un meilleur développement
personnel. Il apparaît très indexé sur le jugement des élèves et leurs
progrès. Et, de façon beaucoup moins avouée mais tout aussi pré-
gnante, sur le jugement des collègues. La reconnaissance du travail,
source de plaisir, est recherchée du côté des élèves notamment du fait
de l’expérience d’une défaillance de la reconnaissance institutionnelle
et d’une impression de dévalorisation sociale. Aussi la recherche de
cette reconnaissance du côté des élèves ou... ailleurs constitue-t-elle
une des issues à la souffrance au travail.
7
Les issues face aux difficultés

Les issues sont les moyens imaginés et mobilisés par les enseignants
pour contourner, gérer, supporter ou supprimer les difficultés du travail.
Dans la perspective d’un acteur agissant dans un cadre de contraintes
mais doté d’une capacité de maîtrise relative sur la situation, s’intéresser à
ces issues, c’est décrire comment les enseignants s’y prennent pour ne
pas se confronter à la souffrance dans le travail. Ces issues gagnent à être
connues par l’institution pour ce qu’elles signifient du rapport au travail.
De fait, si les enseignants continuent d’enseigner, c’est que des procé-
dures rendent le travail possible. Trois sortes d’issues sont apparues. Cel-
les internes au métier, celles externes au métier bien que rejaillissant sur
celui-ci, ou enfin celles s’inscrivant dans les dispositifs institutionnels
existants. Les issues internes sont les plus usitées et sont partie prenante
de l’identité professionnelle. Les issues externes sont nombreuses mais
avec des degrés d’extériorité différents. Les dispositifs institutionnels
sont, eux, assez méconnus et ont mauvaise presse, ils ont été évoqués
dans le chapitre 2. La prise en charge des personnels « en difficulté »,
limitée aux cas estimés « graves » par les experts, fait que les dispositifs
sont interprétés comme des instances hiérarchiques dans lesquelles la
dimension d’accompagnement n’a pas une grande lisibilité. Pour les
enseignants, ils constituent davantage une réponse quasi disciplinaire de
la part de l’employeur. Les enseignants « en difficulté » étiquetés comme
tels par l’administration rectorale ont tous à voir avec la souffrance dans
l’exercice de leur métier, mais tous les enseignants ont à gérer la souf-
france ordinaire sans pour autant entrer dans la catégorie institutionnelle.
Et tous doivent trouver des issues aux situations sources de difficultés
professionnelles, voire à leur souffrance le plus souvent ordinaire.
136 Dépassement et contournement des difficultés

L e s issue s da ns le mé tie r

La pédagogie, la formation, le renouvellement des routines, le


travail collectif, les projets, le temps partiel, la cessation progressive
d’activité, le syndicalisme, le choix des classes, le statut de professeur
principal, la relativisation (par rapport à d’autres personnes, d’autres
établissements ou moments de la carrière) ou le déni des difficultés,
l’investissement dans une tâche (théâtre, informatique) ou dans des acti-
vités extérieures, etc., sont autant d’issues aux difficultés dans le travail.
Les solutions pour atténuer, relativiser, faire avec ces difficultés sont
consubstantielles au métier. Une grande partie des tâches et des façons
d’y procéder intègrent cet objectif dans leur planification et leur dérou-
lement. Que ce soit la correction des copies, la répartition des classes et
des services, la conception des contenus d’enseignement et des disposi-
tifs pédagogiques, la relation aux élèves et aux adultes pairs, le travail
personnel, les charges de travail acceptées ou non, tout passe au prisme
de la gestion des difficultés ordinaires du métier.
Cependant, les façons de faire sont rarement justifiées de cette
façon parce que l’argument n’apparaît pas totalement légitime, si ce
n’est parfois entre pairs. L’utiliser engage à faire état de difficultés ou de
souffrance et cela n’est pas facile. La négociation avec les tâches et les
difficultés, constitutive du métier et même, vraisemblablement, pre-
mière s’observe à travers diverses façons de s’engager dans le travail.

S’engager, se désengager

Une des solutions offertes par le métier est de s’y engager forte-
ment. Cela peut paraître paradoxal de dire que l’engagement est une
solution pour faire face aux souffrances du métier. Mais l’investissement
pédagogique, l’engagement dans la vie de l’établissement, dans celle de
la discipline, dans le syndicalisme sont autant de manières de suspendre
nombre de difficultés en élargissant les tâches afférentes au métier. Ce
trop-plein d’engagement peut être une réponse à la difficulté d’évaluer
son travail. Puisque le métier n’est tenu par aucune limite en dehors de
celles que chaque enseignant veut bien poser, travailler énormément et
s’engager totalement dans le travail est une manière de le légitimer.
L’engagement dénote alors une inquiétude créée par l’infinitude du
questionnement sur le « bon » travail. Un moyen pour tenter de clore
ce questionnement est de travailler le plus possible pour que l’ensei-
Les issues face aux difficultés 137

gnant et ses efforts ne soient pas mis en cause dans les défaillances
éventuelles.
Pour faire face, je travaille beaucoup, je me cache un peu derrière le travail en me
disant : moi j’ai fait ce que j’ai pu ! Et à partir de là je ne me reproche pas grand-
chose, enfin moins que si je ne faisais pas un maximum de travail où je me dirais :
je n’en fous pas lourd, c’est normal que ça m’arrive et je me dirais peut-être que je
suis mauvais, que je ne devrais pas faire ça... Non, je me réfugie derrière mon tra-
vail et je me dis : de toute façon, je fais mon boulot. Après...

C’est comme s’il fallait satisfaire à une obligation de moyens,


puisque l’obligation de résultats est plus aléatoire. Les enseignants sont
certainement proches du modèle de travail des professions libérales sous
cet angle-là. Dans l’obligation de moyens, la personne doit pouvoir
montrer qu’elle a bien utilisé tous les moyens dont elle disposait pour
parvenir au meilleur résultat, tandis que l’obligation de résultats s’ap-
précie davantage objectivement par les résultats obtenus. Si cette der-
nière évaluation correspond bien au travail industriel, la première est
plus utilisée dans les services et spécialement dans les relations de ser-
vice à autrui comme le sont les professions de l’enseignement, de la
santé, du travail social, du droit, du conseil. Ce n’est donc qu’en justi-
fiant des moyens qu’on a mis pour atteindre des résultats qu’on peut
évaluer un « bon » travail. Mais l’appréciation en question étant relati-
vement subjective, il n’y a plus de limites objectives en dehors du
temps consacré au travail. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’en-
seignants passent un temps énorme à la préparation des cours ou à la
correction des copies. Cela éclaire aussi la mention « hyperactivité »
dans une brochure académique qui récapitule les indicateurs incitant à
une vigilance ou une intervention des chefs d’établissement ou des ser-
vices compétents dans le traitement des enseignants « en difficulté ».
Cette forme de surinvestissement dans le travail dénote l’incapacité à le
circonscrire et une tentative de gestion des difficultés du travail par des
efforts démultipliés, épuisants.
L’implication dans un projet (de classe, d’établissement) apparaît
également comme une solution pour compenser la difficulté à atteindre
les objectifs du travail, qui est alors subsumée pour devenir l’intérêt du
travail. Quand les élèves posent problème, il faut trouver des solutions
pour leur faire atteindre les objectifs. La multiplication des projets en
fait partie. Les établissements difficiles laissent voir cet investissement
spécifique. Le sens du métier peut alors être renouvelé et fortifié par les
difficultés des élèves, ce qui constitue des points d’appui pour l’identité
professionnelle et l’intérêt du métier. Ces établissements sont aussi ceux
138 Dépassement et contournement des difficultés

où les équipes font preuve d’un sens collectif et d’une solidarité plus
forte, même si c’est sous l’emprise de la nécessité, ceux où les ensei-
gnants grandissent leur tâche d’une dimension d’utilité sociale du travail
scolaire qui fait parfois défaut ailleurs. Ils laissent d’ailleurs des traces
importantes dans les carrières et les trajectoires professionnelles. Des
enseignants d’un collège situé dans un réseau d’éducation prioritaire
évoquent ainsi tous les efforts et la créativité dont ils doivent faire
preuve dans l’acte d’apprentissage et dans la gestion des groupes.
Avoir chaque année un projet avec les élèves. Par exemple, réécrire « La chèvre
de M. Seguin » l’année du bicentenaire de la mort de Daudet pour réussir à inté-
grer cinq élèves avec des vécus abominables dans une classe. On a pris comme
héros de notre histoire un gamin comme eux, et ces cinq mômes qui étaient le
boulet de la classe sont devenus le moteur.

À l’autre bout de la structure scolaire, dans les classes préparatoires


d’un lycée, le même engagement hors du commun peut être observé,
comme moteur du plaisir d’enseigner. La difficulté du travail en classe
préparatoire, du fait de contenus exigeants et d’une mobilisation
importante en vue des concours, est aussi constitutive d’un plaisir d’être
complètement engagé dans la tâche, même pendant les vacances.
Mais par une ambivalence assez habituelle, les mêmes causes peu-
vent créer des effets contraires. Ainsi le désengagement peut-il aussi
être une réponse aux difficultés du métier. L’impuissance à agir sur les
difficultés engendre une forme de désengagement partiel consistant à se
centrer sur le noyau du métier, voire à se désinvestir du travail. Il s’agit
alors d’éviter, par exemple, de prendre des classes à examen ou de
changer de niveau pour pouvoir « souffler » :
Pourquoi on continue de demander des terminales, alors ?
Non, ce n’est pas spécialement demandé. On est trois. J’ai un collègue cette
année qui voulait souffler car il y a un changement de programme en plus.
Un changement de programme, c’est beaucoup de boulot ?
Ah, oui !
Vous en avez tous les combien ?
Tous les six ans à peu près. Et ça change avec une année de décalage, donc
c’était en seconde il y a deux ans, en première l’an dernier et en terminale cette
année. Donc, en fait, on a trois années de changement de programme et trois
années sans.

Des enseignants peuvent très bien être alternativement dans les


deux modèles de l’engagement ou du désengagement. Les « désenga-
gés » sont souvent les anciens « engagés ». La dynamique de l’engage-
ment doit s’apprécier en termes de processus. Les récits d’itinéraires
Les issues face aux difficultés 139

professionnels montrent qu’il peut y avoir un désengagement progressif


lié au découragement, à l’usure, à l’insatisfaction d’un engagement pré-
cédent. Mais il peut être stoppé par une rupture, un changement de
niveau ou d’établissement. De même, un engagement progressif est
observé du fait d’une dynamique locale, de l’expérience, d’une sortie
des routines entraînée par cette expérience. Le désinvestissement d’un
enseignant peut être mal perçu quand il se traduit par un recentrage sur
le noyau du métier (la classe, sa discipline) ou qu’il est affirmé comme
une stratégie individuelle de contournement des difficultés. Ses collè-
gues le ressentent comme une désolidarisation. Se désinvestir des pro-
jets autres que ceux liés à son propre enseignement et ne faire que ce
qui correspond à ses obligations de service traduit ou est interprété
comme l’absence d’une mobilisation dans l’intérêt des élèves, décon-
nectée du salaire. Or travailler pour de l’argent ou, du moins, ne tra-
vailler que pour l’argent sans l’investissement au service des élèves qui
fait que les professeurs ne comptent pas leurs heures, paraît indigne. Au
cours de la carrière, cet investissement est cependant souvent amené à
baisser comme dans le cas de ces enseignants :
Les premières années d’enseignement, je pensais davantage à me soucier de mes
élèves qu’au reste de ma vie ; et actuellement, je pousse à ce que ce soit l’inverse,
et j’essaye de me détacher de tout ça.
C’est vrai que j’ai toujours fait beaucoup de choses extrascolaires avec les élè-
ves, enfin bon, et... là, depuis que je suis ici je fais plus rien.

Le désengagement est généralement lié à des formes anciennes de


l’engagement. C’est par réaction à un surengagement que le désengage-
ment est devenu une nécessité ou s’est imposé, « quasi naturellement ».
Le cycle de vie professionnelle a été étudié à l’échelle de la carrière
(Huberman, 1989) mais, d’après notre enquête, il existe des cycles
plus courts et se reproduisant à plusieurs reprises dans la carrière avec
quelques variantes. Dans les temps de désengagement, une des solutions
les plus usitées face aux difficultés est de chercher à l’extérieur des aides
et des solutions que les enseignants ne parviennent pas à construire.

Changer de public, c hanger d’établissement

Une des façons ordinaires de trouver une issue à l’usure, à l’ennui


ou à la fatigue du métier est de provoquer des changements afin d’in-
troduire une variabilité, en changeant d’établissement ou de classe.
Généralement, cela permet d’accéder à un public scolaire plus motivé
pour lequel l’enseignant peut faire un enseignement plus exigeant, plus
140 Dépassement et contournement des difficultés

proche de son plaisir intellectuel, et plus décentré de la gestion discipli-


naire de la classe. Le changement se fait souvent du collège vers le
lycée, des établissements difficiles vers les établissements à public plus
favorisé socialement, des classes ordinaires vers les classes d’examen ou
encore du second degré vers les filières sélectives postbaccalauréat.
Mais d’autres paramètres sont cités par les enseignants pour définir
les conditions de travail prisées en cas de changement : l’équipe péda-
gogique, la proximité de l’établissement par rapport à son domicile, la
qualité de vie et de travail dans l’établissement, un attachement cultu-
rel, voire la réputation de l’équipe de direction. D’une manière géné-
rale, les changements récurrents de programme comme des services
(tous les ans) ou encore des enseignements (liés aux réformes de struc-
tures dans l’Éducation nationale) sont l’objet de renégociations impor-
tantes de l’intérêt dans le travail pour l’enseignant. Ainsi les conseils
d’enseignement qui réunissent en fin d’année les enseignants d’une dis-
cipline pour répartir les enseignements sont-ils souvent tendus car le
choix des enseignements n’est pas neutre : les classes comme les ensei-
gnements ne sont pas homogènes du point de vue intellectuel et social.
Le changement d’établissement peut être une solution pour conti-
nuer le métier. L’enseignant fait alors l’analyse que ce sont les condi-
tions locales d’enseignement qui sont préjudiciables à son intérêt pour
le métier. Il peut évidemment y avoir de l’illusion dans cette analyse
qui revient souvent à considérer que les élèves ne sont pas adaptés à
l’idée de l’enseignement que le professeur se fait. Mais des enseignants
témoignent avoir retrouvé le goût du travail ailleurs alors qu’ils se sen-
taient soit en difficulté, soit lassés dans leur précédent établissement. La
rotation du personnel enseignant est un indice de l’ajustement entre le
public scolaire et les conditions de possibilité du métier enseignant dans
chaque établissement. C’est pourquoi les établissements dotés d’un
public scolaire plus favorisé connaissent des taux de rotation moins
importants et une moyenne d’âge des enseignants supérieure aux
autres. Partir d’un établissement qu’on ne supporte plus est la situation
de cette enseignante qui se décrit comme toujours engagée dans des
projets mais souhaitant muter :
Ça vide au bout d’un moment de lancer des projets ?...
Ouh là ! C’est pour ça que j’ai peut-être envie de demander ma mutation,
vous savez.

La demande de mutation intervient comme solution en cas de


situation très engageante, depuis longtemps, dans un collège « diffi-
Les issues face aux difficultés 141

cile ». Demander un poste plus « tranquille » par la suite est vu comme


la possibilité de préserver l’attrait du métier. La mobilité est même une
bouée de sauvetage pour ce jeune professeur en situation précaire :
En fait, je raisonne aussi comme ça, je pense, et c’est même certain, parce que je
sais que je ne suis pas là pour longtemps.
Le fait de savoir que ça va s’arrêter un jour, dans pas trop longtemps, c’est quelque
chose qui vous permet de tenir ?
Hum. Ah ouais, c’est essentiel [...]. Parce que je pense que j’aurais été
nommée en poste fixe ici... j’aurais fait une drôle de tête quoi. Les collègues qui
sont là depuis quelques années, souvent ils essayent de partir.

Les enseignants ne se voient pas faire leur carrière dans les établisse-
ments où les conditions d’exercice sont les plus difficiles : la mutation
est l’horizon qui permet de tenir. La période en établissement « diffi-
cile » est vécue comme un sacrifice, un prix à payer pour pouvoir aller
dans un établissement où l’enseignant espère pouvoir travailler sans
pour autant s’épuiser.
Il y a donc un modèle de la fuite dans ces changements. Fuite
externe quand l’enseignant quitte un établissement pour aller dans un
autre, plus favorisé ou d’un niveau d’enseignement plus élevé. Fuite
interne quand il négocie les meilleures classes et enseignements dans
son établissement. Les modèles de l’engagement et du désengagement
sont en fait souvent successivement expérimentés et complémentaires.
Cela illustre et dépasse les formes de l’action face à un mécontente-
ment, proposée par Albert Hirschman : exit, voice et loyalty. Exit, c’est
emprunter une solution de sortie de l’action, qui peut consister pour
des enseignants en un exit interne, changer d’établissement ou de fonc-
tion, ou un exit externe, changer de métier. Loyalty, c’est l’engagement
dans l’action et le loyalisme au sens où la personne cherche à atteindre
les objectifs quel que soit le contexte. Le modèle en est le militant
pédagogique qui met tout son investissement personnel dans la ques-
tion éducative ou dans la réussite aux examens. Voice, c’est quand les
acteurs expriment leurs désaccords sur la situation avec l’espoir de la
changer. Le milieu enseignant est connu pour avoir une forte capacité
de voice grâce à ses organisations syndicales et ses fréquentes mobilisa-
tions. Mais la voice n’est pas un modèle d’action alternatif, puisque cha-
cun doit de toute façon produire une pratique de classe. Enfin, une
posture souvent moins visible, moins légitime mais d’autant plus pré-
gnante dans la pratique du métier est la quatrième option entrevue par
Hirschman, l’apathie (apathy), mais tournée ici positivement, comme
une forme d’adaptation (Bajoit, 1988). En effet, une des issues princi-
142 Dépassement et contournement des difficultés

pales trouvées par les enseignants est d’adapter la règle, de la tourner, de


la relativiser, d’en produire une alternative, c’est-à-dire négocier les
situations et les normes dans une visée pragmatique, pour durer dans le
métier en ménageant son plaisir et l’intérêt de ce dernier.
Cette dernière option peut se manifester dans tous les registres du
métier : à propos des savoirs, interpréter et négocier le programme en y
sélectionnant les points les plus intéressants intellectuellement ou péda-
gogiquement ; sur le plan pédagogique, négocier les situations ou les
enseignements ; dans le domaine relationnel, négocier l’ordre scolaire et
construire une discipline pragmatique qui ne soit pas trop coûteuse, etc.
L’essentiel de l’issue dans le métier est là, sans être parlé ni décidé collec-
tivement mais géré par chacun, individuellement. La transgression est
alors érigée en norme tout en étant invalidée en tant que telle dans le
discours collectif. Comme les ethno-méthodes, tout le monde les pra-
tique mais personne n’en parle et peut encore moins les expliquer. Les
issues se trouvent dans cette posture qui a peu à voir avec l’apathie au
sens propre, car elle demande au contraire un travail actif de construc-
tion, mais encore moins avec la loyalty ou l’exit. C’est une posture de
résistance, quand les acteurs ni ne s’engagent dans la situation, sans pour
autant en sortir, ni ne se dotent de la critique pour la changer, ou n’y
réussissent pas, mais la transforment de manière pratique en la renégo-
ciant sans cesse dans la réalité (Hélou, 2000). Ils parviennent alors à pro-
duire une réalité alternative ou quasi alternative à celle qui est construite
dans les discours de justification, y compris les leurs.
La stratégie de mutation fait partie de cette posture de résistance et
révèle les hiérarchies entre divers choix effectués par les enseignants.
Un exemple de hiérarchie est celui de ce professeur d’arts plastiques qui
aimerait se rapprocher de la grande ville de l’académie mais sans aller
dans un lycée.
J’aimerais repartir à zéro, dans la couronne de Mergaux. Je ne me sens pas d’at-
taque pour le lycée, le travail en amont est trop lourd. Je me suis orientée vers la
musique, mais pas en classe, pas en professionnelle. Je fais des PAE théâtre, avec
75 élèves sur scène, chacun devant se représenter dans le domaine où il excellait.
Il y avait une pièce de théâtre écrite par les élèves, de la jonglerie, la logistique
était assurée par les élèves. [...] Ça a marché, j’étais émue, mais par les élèves, pas
par moi...

Son souhait est de recommencer comme si elle commençait. Il lui


importe de rompre avec une expérience précédente (et actuelle) pour-
tant décrite positivement, et de favoriser une mise à l’épreuve dans un
nouvel établissement comme moyen de lutter contre la routine et
Les issues face aux difficultés 143

l’épuisement dans l’engagement. Pour trouver une nouvelle dyna-


mique d’engagement dans le travail, la solution est ici de changer d’éta-
blissement. Mais la nouvelle mise à l’épreuve est hiérarchisée et la prise
de risque balisée (de « ne pas aller en lycée »). Cet exemple aide à com-
prendre une des contradictions de l’engagement dans le travail : dépas-
ser les routines et se mettre à l’épreuve quand la dynamique de l’enga-
gement commence à s’épuiser est une issue, mais une mise à l’épreuve
trop grande est impossible, car, du fait de cet épuisement, le doute s’est
installé sur la capacité à la vivre. « Repartir de zéro » dans un nouvel
établissement est une fuite provisoire devant une baisse de l’engage-
ment dans le travail. Par ailleurs, la hiérarchie instaurée par l’ensei-
gnante, renonçant au lycée qui ne lui laisserait pas assez de temps dit
libre ou de temps pour ses autres activités (domestiques ou autres), est
significative du rapport spécifique qu’entretiennent nombre de femmes
enseignantes avec le travail et l’investissement dans le travail enseignant.
Cela explique en partie, au-delà et conformément au fait que les agré-
gés sont surtout en lycée, la part moins importante des femmes dans le
personnel enseignant en lycée par rapport au collège.
Une autre manière de rompre la routine et chasser l’ennui consiste
à changer de niveau de classe, d’enseignement, ou à faire en sorte de
varier les combinaisons du service d’enseignement. Ce professeur de
lettres chevronné, à un an de la retraite, explique sa stratégie qui n’est
pas sans incidence sur les contenus d’enseignement :
En ce moment je suis professeur en seconde et première, j’avais encore des termi-
nales jusqu’à l’année dernière mais il n’y a plus qu’une terminale, donc je l’ai
donnée à un collègue. J’ai pour principe de m’adapter à ce que j’ai à enseigner.
C’est-à-dire enseigner le latin, par exemple, ce n’est pas une matière fondamen-
tale donc il faut que ça reste, j’allais pas dire ludique mais toujours marginal, que le
rapport si vous voulez qualité/prix/effort/résultat soit mesuré. Si je suis en pre-
mière j’ai le bac, si je suis en seconde j’ai un rôle généraliste bien adapté, comme
ça on ne s’ennuie jamais.

Le mode d’engagement dans le travail n’est pas le même dans


toutes les classes. Les petites différenciations, comme dans tout système
relativement homogénéisant, font autant sens que les grandes diffé-
rences. Ainsi enseigner en classe de seconde ou en classe d’examen ou
en postbac n’est-il pas la même chose. Le niveau d’exigence, la péda-
gogie et plus généralement l’implication sont différents. Dans une ter-
minale ou une classe préparatoire, l’examen ou le concours augmente
le niveau d’exigence des élèves vis-à-vis de l’enseignant. Une simple
différence de coefficient au baccalauréat peut marquer de façon signifi-
144 Dépassement et contournement des difficultés

cative le rapport à la tâche entretenu par l’enseignant en terminale et


accroître sa responsabilité. De même, la charge de professeur principal
accentue la responsabilité et l’implication dans le travail, modifie le rap-
port de l’enseignant aux élèves, aux collègues, à la direction. Certains
enseignants optent pour la variété des implications afin d’atteindre un
certain équilibre. D’autres privilégient les classes d’examen :
Qu’est-ce qui fait le côté agréable de la terminale ?
Ce sont des élèves en fin de cycle, plus motivés et c’est un âge agréable [...]
et ils ont plus d’intérêt.

Avoir des terminales, c’est accéder à un public scolaire plus motivé,


avec lequel il y a moins de discipline à faire et qui rend moins lourd le
travail d’intéressement. C’est là un élément souvent noté pour les clas-
ses d’examen, la discipline représentant le côté noir du métier. Le plai-
sir d’enseigner dans de grandes classes est mis en relation avec le plaisir
intellectuel de l’enseignant qui trouve là un ajustement plus facile entre
ses propres savoirs et intérêts intellectuels et les exigences programma-
tiques des classes. Cela est apprécié, même si les exigences sont plus
fortes pour les préparations et les corrections. C’est une différence
notable entre professeurs de collège et de lycée. Des professeurs de col-
lège avouent parfois s’ennuyer ou devenir des « chèvres » mais disent
leur appréhension d’un lycée qui les exposerait à des élèves et à des col-
lègues plus exigeants, tout en enviant les professeurs de lycée qui ont
moins de discipline à faire, qui travaillent dans des situations leur parais-
sant plus stables. C’est une ambivalence récurrente. Inversement, très
rares sont les enseignants de lycée qui envisagent de revenir en collège,
là où une majorité d’entre eux a commencé. Ils préfèrent les exigences
supplémentaires plutôt que d’enseigner en collège qu’ils perçoivent
comme un lieu de travail exténuant du fait de l’agitation et de la faible
motivation des élèves. Ainsi cette enseignante de lettres qui, après une
dizaine d’années en collège, a demandé à muter en lycée et se plaint de
la lourdeur du travail. Pourquoi ne va-t-elle pas travailler en collège ?
Parce que le travail en collège ne me plaît pas. Je préfère avoir plus de travail et
puis nerveusement ça ne m’irait pas. Puis parce que le travail m’intéresse aussi et je
préfère m’investir plus en lycée, même si j’ai moins de temps libre mais cela per-
met de faire plus de recherche aussi parce que pour faire un cours de 6e il y a pas
besoin de faire de recherche. Si je veux faire un cours sur un auteur contempo-
rain, il faut que je fasse des recherches.

Deux arguments sont mis en avant : la discipline moindre ( « ner-


veusement, ça n’irait pas » ) et l’intérêt, donc le plaisir, plus important
Les issues face aux difficultés 145

en lycée. L’intérêt est lié à la nécessité de faire des recherches, donc


d’avoir un temps de recherche sur son temps libre pour pouvoir avoir
le plaisir intellectuel qui rapproche de la condition étudiante ou uni-
versitaire. Les professeurs plus diplômés, plus axés sur leur plaisir intel-
lectuel, plus inquiets de l’effort à fournir pour intéresser et assurer la
discipline, moins centrés sur l’aspect éducatif ou relationnel du métier,
privilégient généralement le travail en lycée. Ainsi, les hiérarchies dans
les choix des conditions d’exercice ne sont pas seulement dues à des
préférences subjectives ni à l’environnement professionnel ; elles sont
une manière de s’inscrire dans l’identité professionnelle enseignante.
Et elles expriment des appréciations sur soi, sur le public scolaire, sur
les avantages et les souffrances spécifiques liés à chaque degré
d’enseignement.
Mais, à l’intérieur de chaque degré d’enseignement, le nuancier des
choix se retrouve entre le cycle 6e-5e et le cycle 4e-3e pour le collège
tandis que pour le lycée c’est entre la seconde et le cycle terminal (pre-
mière et terminale). Ainsi, des équilibres se construisent dans la carrière
et dans les manières de gérer le travail qui sont autant d’issues aux diffi-
cultés rencontrées. Un premier équilibre passe par la centration sur les
savoirs ou sur la relation pédagogique avec tous les mixtes que cet équi-
libre offre. Un deuxième porte sur l’alternative entre un travail plus
important hors de la classe mais intéressant, avec un public moins fati-
gant en classe sur le plan disciplinaire ; ou un travail moindre et moins
stimulant intellectuellement hors du service d’enseignement, mais avec
des classes plus sollicitantes.
Les issues sont en fait des manières d’aménager les avantages et les
risques de chaque option. De fait, la situation idéale correspondant à un
travail aussi riche intellectuellement que sur le plan relationnel, dégagé
de la pression de l’examen mais avec des élèves motivés tout en ayant
peu de discipline à fournir, semble introuvable. Alors les enseignants
sont confrontés à des arbitrages entre ces équilibres. Changer d’établis-
sement ou de classe apparaît comme un moyen de réguler et de recom-
poser éventuellement un nouvel équilibre quand l’ancien devient insa-
tisfaisant. En cela, les changements professionnels choisis sont des
tentatives d’issues à des difficultés rencontrées dans le métier qui ne se
cristallisent en souffrance que si l’enseignant est impuissant à pouvoir
changer de situation. Mais tout choix est en même temps un renonce-
ment à d’autres avantages, ce que les enseignants expriment en étant
souvent dans la plainte. Une autre façon de dépasser les difficultés est de
procéder à un exercice de relativisation pédagogique et/ou sociale.
146 Dépassement et contournement des difficultés

R e l a t i v i s a t i o n pé d a g o g i q u e e t / o u so c i a l e

La relativisation est une forme argumentative dans laquelle les per-


sonnes disent percevoir les limites de leur action mais s’en satisfaire.
Dans le cas des enseignants, elle peut être d’ordre pédagogique ou
d’ordre social. Dans le premier cas, la difficulté ou le niveau de départ
des élèves est mis en avant pour minimiser les échecs de l’activité. Dans
le deuxième cas, ce sont les conditions sociales des publics scolaires ou
la comparaison avec d’autres types de métiers qui fait accepter les insa-
tisfactions professionnelles. La relativisation est un travail critique dans
lequel l’évaluation change l’ordre de mesure de la situation. Elle
consiste à faire entrer dans une situation des éléments qui n’y étaient
pas spontanément, à établir des équivalences entre des éléments précé-
demment qualifiés par des grandeurs différentes. Par exemple, le milieu
social des élèves ou leurs difficultés de vie sont des éléments extérieurs
au registre de l’évaluation scolaire qui se constitue par une standardisa-
tion et une dépersonnalisation des acteurs. Prendre en compte les
conditions de vie des élèves peut apparaître comme une tentative de
personnalisation et de sortie de la standardisation. Dans ce cas, la ren-
contre entre le registre du collectif et un registre plus individualisant
produit la relativisation.
La justification par le fait de « faire son maximum », mettant l’ac-
cent sur une définition du métier par des obligations de moyens plus
que de résultats, est d’autant plus fréquente avec les élèves présentant
des difficultés importantes dans l’apprentissage. Si les obligations de
résultats sont relativement couplées aux obligations de moyens dans les
établissements plutôt favorisés, il existe une certaine déconnexion pour
les élèves les plus en difficulté. La relativisation pédagogique concerne
le double registre d’évaluation du travail enseignant : moyens et résul-
tats. Penser qu’ « on ne peut tous les sauver », c’est tenter de mieux
vivre l’échec et l’impuissance professionnelle par une inversion du
schéma de responsabilité entre l’enseignant et l’élève, son milieu, la
société. Le problème de la responsabilité dans l’échec de l’apprentissage
engage l’estime de soi et les gratifications nécessaires à la construction
d’une identité professionnelle positive. Cette enseignante, par exemple,
évoquant les raisons de sa dépression et l’évolution de son attitude, en
témoigne :
Je ne pense pas à mon boulot quand je suis chez moi. Je distancie. Avant, avant de
me faire soigner pour dépression, j’angoissais sur ma réussite, mon ego. Quand on
accepte de se tromper, de ne pas être le prof parfait, fiable, supérieur, les élèves
Les issues face aux difficultés 147

sont sensibles à cela. Avant, ça m’arrivait de m’emporter, parce que j’étais tenue
en échec. Quand un élève était indiscipliné, je le mettais sous ma responsabilité,
j’avais échoué, alors qu’on n’est pas des dieux. Avant, j’étais trop ambitieuse sur
les contenus. L’expérience permet de mettre des limites, d’apprendre l’humilité,
de faire abstraction de son savoir.

Elle relie sa dépression à une impossibilité d’accepter ses défail-


lances et à sa volonté d’exigence forte vis-à-vis des élèves. Une fois
qu’elle a accepté, dit-elle, de limiter sa responsabilité dans les situa-
tions ( « on n’est pas des dieux » ), elle a retrouvé une certaine sérénité
dans le travail. Le sentiment d’échec connecté à l’idéal du « bon tra-
vail » comme point de repère essentiel du travail est un puissant des-
tructeur d’identité professionnelle et, au-delà, de la personne. Accep-
ter d’échouer avec des élèves sans pour autant avoir un sentiment
d’échec fait partie du métier. Mais la répétition des échecs produit un
sentiment de faillite. Or cette répétition est plus fréquente dans les
établissements difficiles, d’où leur évitement de la part des enseignants.
D’autant plus que la protection de soi demande une moindre capacité
à se remettre en cause. La capacité (auto)critique tend donc à dimi-
nuer au bénéfice d’une relativisation et d’une responsabilisation plus
grande d’instances extérieures à soi, les élèves, l’administration, la
société. Dans cette perspective, des enseignants plus expérimentés
peuvent interroger leurs pratiques de façon moindre comparativement
à des novices plus enclins, du fait d’un rapport plus fort à l’idéal du
métier et d’un manque d’assurance en soi, à se remettre en cause. Le
processus de relativisation met au jour la tension entre la nécessité
professionnelle du doute, la capacité critique et la sécurité psychique
nécessaire pour agir. Aussi, pour se rassurer sur le sens et l’intérêt
social de son travail, lutter contre le sentiment d’inutilité sociale et
d’impuissance pédagogique ressenti par un grand nombre d’ensei-
gnants, particulièrement ceux exposés aux élèves des milieux popu-
laires, la relativisation pédagogique peut-elle être salvatrice, comme
dans le cas de cette enseignante :
J’ai eu de la chance parce que j’ai une ancienne élève qui m’a beaucoup aidée, il
faut le reconnaître. Elle a été prise en section européenne, elle a tenu le coup et
elle est venue me voir souvent et elle s’est accrochée. Et, là encore maintenant,
elle a eu son bac avec 17 en anglais, elle était toute heureuse, elle est venue et ça
m’a beaucoup aidée parce que je me suis dit : ce que je fais, c’est peut-être pas
complètement nul puisque elle, elle a quand même réussi avec ce que je lui ai
enseigné. La reconnaissance d’élèves, ça fait du bien. Moi, simplement ce que je
voudrais, c’est ne pas être considérée comme de la merde, c’est différent.
148 Dépassement et contournement des difficultés

La déconsidération dans laquelle elle tient son travail ( « ce que je


fais n’est pas complètement nul » ) montre la difficulté à ne pas lier la
valeur de son travail avec celle des résultats objectifs obtenus, mais les
difficultés des élèves obligent à cette relativisation qui est une issue
pour gérer la difficulté professionnelle. En complément, prendre appui
sur le « succès » de certains élèves est une façon très répandue de relati-
visation des difficultés du métier : il y a toujours un élève qui vient
dire, plus tard, qu’il était content, qu’il a réussi un peu grâce au profes-
seur. L’incompréhension des mécanismes de la réussite de l’action
pédagogique amène une interrogation sur le rapport entre les moyens
déployés et la réussite. L’imprévisibilité des résultats de l’action sert
d’argument pour relativiser l’impact du travail enseignant. Dans la
déconnexion entre le travail et ses effets réside le « mystère » ou la
« magie » des situations et la question de l’évaluation.
La relativisation peut aussi provenir d’un jugement contrasté sur les
situations de travail. La multiplicité des classes dans un service d’ensei-
gnant, de deux à neuf classes selon les disciplines, complexifie l’analyse
de sa relation aux élèves et dilue les responsabilités. Avoir des pro-
blèmes de discipline dans une classe n’est pas la même chose que
d’avoir des problèmes de discipline dans six classes. La remise en cause
est profonde dans le second cas, alors qu’il y a une stigmatisation de la
« classe à problème » dans le premier cas. Par un effet de défense de soi,
la plupart des enseignants ont une classe qualifiée de difficile, en termes
d’apprentissage ou de discipline, et rarement plus. Cela permet, sans
que ce soit une stratégie pensée comme telle, de sauver sa propre iden-
tité professionnelle et présente l’avantage de pouvoir parler avec les
collègues de « la classe à problèmes ».
Une autre façon de relativiser est d’étendre le jugement à l’en-
semble des collègues. Le fait de ne pas être le seul à ressentir des diffi-
cultés contribue à les banaliser et à les intégrer dans une pratique nor-
male et ordinaire du métier. Ainsi cette enseignante est-elle rassurée
quand elle apprend que ses collègues ont aussi des difficultés avec une
classe commune :
J’avais énormément de mal à m’en sortir avec cette classe de 4e. Je n’étais pas celle
qui avait le plus de problèmes par contre, mais ça ne résout pas tout.

Le fait que les problèmes soient communs protège sa propre iden-


tité professionnelle et la valeur attribuée à son travail. En effet, l’inver-
sion de responsabilité dans la situation opère : c’est la classe et les élèves
qui sont difficiles et pas l’enseignant qui n’a pas les capacités profession-
Les issues face aux difficultés 149

nelles pour exercer. Dans un métier soumis au doute, il est nécessaire


de protéger ses qualités professionnelles. La relativisation à l’œuvre dans
la comparaison avec les collègues, comme celle mettant en avant des
caractéristiques sociales ou individuelles des élèves, aide à supporter
défaillances et échecs. L’impossibilité d’atteindre l’idéal du métier est
toujours ressentie négativement par les enseignants ; s’apercevoir que
les autres non plus ne l’ont pas atteint, voire en sont encore plus loin,
conduit à réévaluer la valeur de son propre travail.

En par l er et t ravai l l er en éq u i p e

En cas de difficulté, les enseignants affirment se tourner prioritai-


rement vers des collègues mais disent aussi, cependant, avoir peu de
possibilité d’intervention pour aider un collègue qui a des difficultés.
Il y a un rapport de similitude et de proximité entre collègues, et en
même temps un rapport d’évaluation ; les autres renvoient une image
de soi et de la norme enseignante. Les incertitudes de leur métier font
que les enseignants ont besoin d’être dans des rapports de confiance,
d’autosatisfaction, de réassurance et de soutien dans lesquels les autres
collègues jouent un rôle clé, même s’il est rarement reconnu comme
tel. Dans le même temps, la gestion individualisée de la classe et du
travail produit un effet de distance avec les collègues. Le métier se vit
surtout comme une activité individuelle s’insérant dans un collectif
qui ne le détermine pas. Situation dénoncée parfois par des cher-
cheurs en sciences de l’éducation ou des formateurs, et régulièrement
par les responsables politiques. Le côté « individualiste » des ensei-
gnants est fustigé comme l’une des tares de l’Éducation nationale. Ce
que les enseignants dénoncent eux-mêmes, ce qui rend absurdes les
réquisitoires rituels à ce propos. Mais alors, quelle place occupe l’indi-
vidualisme dans la construction et la pérennité de l’identité profes-
sionnelle ? Le paradoxe est le suivant : les enseignants disent souffrir
de l’individualisation du métier et en appellent souvent eux-mêmes à
l’équipe tout en se satisfaisant pratiquement de cette gestion indivi-
duelle du métier qui a longtemps été protectrice et dans laquelle, de
surcroît, la dimension collective est loin d’être absente sous la forme
des coopérations informelles, de solidarités, notamment lors de
difficultés.
Mais la gestion individuelle du métier est devenue moins protec-
trice qu’elle ne l’a été. Ainsi le décret statutaire de 1950 dote-t-il les
enseignants d’une grande force sociale et professionnelle en minimisant
150 Dépassement et contournement des difficultés

les contrôles de leur activité. Dirigés formellement par une autorité


administrative de proximité mais de peu de poids – les chefs d’établisse-
ment – et par une autorité pédagogique à distance mais forte qu’ils ne
voient que rarement – l’inspection –, les enseignants ont plutôt vu leur
travail cadré de l’intérieur, par une conscience professionnelle partagée,
que de l’extérieur par une autorité contraignante. Cette liberté pédago-
gique et sociale est le garant de l’autorité intellectuelle et sociale de
l’enseignant. Maître dans sa classe, à condition qu’il respecte les pro-
grammes et ne transgresse pas la loi, l’enseignant se trouve essentielle-
ment face à sa conscience professionnelle, intégrant de façon opaque
des règles de métier, pour déterminer le bon travail. C’est pour cette
raison que la formation continue est facultative, que le chef d’établisse-
ment ne peut pas rester dans la classe d’un enseignant sans son accord et
que la liberté pédagogique représente un principe intangible contre
toutes les influences. Produit aussi de la laïcité, cette liberté pédago-
gique prémunit l’enseignant d’un contrôle exagéré de quelque tutelle
que ce soit. Dans ce cadre, les collègues représentent à la fois une res-
source et une tutelle potentielle à laquelle on doit se soustraire. Dans ce
modèle, débattre du travail est difficile et l’équipe est plutôt vue
comme une menace. Les enseignants parlent beaucoup dans la salle des
professeurs, autour de la machine à café ou du photocopieur, tout en
restant sur leur quant-à-soi et en évitant d’institutionnaliser des lieux de
parole collective et publique qui pourraient devenir normatifs et mettre
en cause une autonomie qui donne sens au métier.
Ce modèle du statut protecteur reste l’architecture centrale de la
pratique professionnelle, mais il connaît un certain épuisement. La dif-
ficulté accrue à enseigner, à produire la discipline, la relativisation des
savoirs, la perte de centralité des normes sont autant d’évolutions qui
font que la gestion individuelle du métier est devenue moins effi-
ciente, plus problématique et, pour tout dire, plus dangereuse. La
nécessité de produire localement les normes de comportement, d’ap-
prentissage, de savoir mobilise de plus en plus la personne même de
l’enseignant. Ce qu’expriment les enseignants en disant, unanimes,
que le métier est devenu « plus dur ». Dans cette situation, l’issue est le
collectif de travail plus que l’équipe instituée, pour pouvoir gérer col-
lectivement et localement les difficultés nouvelles de la profession.
Dans la conjoncture actuelle, le débat sur comment faire et la gestion
collective deviennent des issues après avoir été des menaces. Les
témoignages abondent de cette évolution comme dans le cas de cet
enseignant :
Les issues face aux difficultés 151

Je pense que j’étais tellement, ah j’ai eu besoin d’en parler quand même aux collè-
gues, je sais plus trop à quelle heure, donc le gamin je sais plus maintenant si je l’ai
pris l’heure d’après ou deux heures après, mais en tout cas, très peu de temps après.
Donc vous avez rencontré des collègues ?
Et puis je crois, ça s’est passé en salle des profs en disant : « Ah tu sais pas ce
qui m’est arrivé avec lui ? » ; donc tout le monde s’en plaignait, c’était pas propre
à moi.
Mais c’est sous l’emprise de la nécessité d’une situation douloureuse
que s’ouvre le débat. En dehors de ça, c’est une gestion individuelle,
même si le « secret » pratiqué par les enseignants in fine ne les protège
pas. Au contraire, la publicité faite autour d’une situation ouvre la possi-
bilité d’une mutualisation de la responsabilité comme l’a montré Everett
C. Hughes dans le cas des infirmières. Le fait de rendre public un litige
fonctionne comme une assurance professionnelle : le litige, mutualisé,
devient un litige collectif protecteur pour la personne. Rendre public,
c’est « se débarrasser » d’un problème et le transmettre à d’autres, une
collectivisation par une sortie du particulier et une montée en généralité.
En son absence, le problème reste local et individuel, la responsabilité
aussi. L’information publique protège la personne de l’enseignant. Mais
alors, pourquoi cette pratique ne se généralise-t-elle pas ? C’est qu’elle
suppose de pouvoir se présenter en quasi-victime ou, en tout cas, légi-
time à se plaindre d’une situation. La publicité dépend donc de la nature
du problème rencontré et de la position de l’enseignant. Ainsi, plus le
doute sur ce qu’il est bon de faire dans la pratique professionnelle est
important, plus la légitimité de l’action est difficile à établir, moins la
publicité sera recherchée. La crainte que les pairs ne soient pas solidaires
rend difficile la publicité, alors que, si elle est assurée ou que la confiance
dans sa propre légitimité professionnelle est forte, la publicité des diffi-
cultés peut se faire. Ce processus éclaire le silence d’enseignants qui ren-
contrent des difficultés.
Parmi les établissements étudiés, il en est où peu d’informations
circulent, et d’autres, très ouverts, où « tout se dit » sur les problèmes
professionnels. Mais les fonctionnements solidaires ne signifient pas
pour autant une réalité de travail d’équipe, c’est davantage un système
de protection de soi. Il peut y avoir loin de la parole publique à la mise
en place d’opérations collectives de confrontations, de décisions, d’ac-
tions, de régulations qui caractérisent ce qui pourrait être appelé une
équipe. Cet enseignant de collège en témoigne :
Enfin tout le monde avait des problèmes avec ces deux classes. Et ça a duré jusqu’à
l’année dernière pour les 4e qui sont arrivés l’année dernière en 3e. [...] C’est vrai
qu’on en discutait avec les collègues puisque tout le monde était dans le même
152 Dépassement et contournement des difficultés

cas. [...] Mais j’aurais voulu le savoir avant. Enfin, le savoir au bout de quelques
mois, ça m’aurait aidée en me disant : « Non c’est pas toi qui est nulle, c’est quand
même que c’est difficile. »

Le doute sur la valeur du travail traverse la profession et la rend vul-


nérable à la critique, y compris celle des collègues ; aussi la généralisation
d’un problème de discipline permet-elle une inversion de responsabilité
soulageant l’enseignant mais ne résolvant pas le problème. Cette inver-
sion permet de saisir pourquoi un certain nombre d’enseignants « char-
gent » facilement les élèves pour mieux gérer leur propre doute profes-
sionnel. Les collègues servent ainsi à construire des stratégies collectives
défensives dans lesquelles les élèves sont accusés de tous les maux. Cet
exercice, qui parfois peut s’assimiler à du défoulement, se déroule sou-
vent dans des moments et des lieux informels dont le rôle peut être assi-
milé à celui de la salle de repos des infirmières (Molinier, 1999 b), là où
elles peuvent se plaindre, rire et se moquer du pire dans un oubli autorisé
et ponctuel du discours professionnel et de l’attitude qui va avec. Reste
que, chez les enseignants, le travail est vécu comme individuel car
l’épreuve de la classe n’est pas facilement partageable tant elle est enga-
geante de soi. L’enquête a montré que le travail collectif, quand il se fait,
s’opère rarement sur cette épreuve de la classe mais plutôt sur les prépara-
tions de cours, les évaluations ou des projets communs. Même les ensei-
gnants pratiquant des méthodes de travail collectives ne vont pas avec un
autre enseignant dans sa classe, pendant un cours, pour en discuter après.
Cette démarche est extrêmement rare (à l’exception de dispositifs pluri-
disciplinaires qui ont une place marginale) ; cette rareté engendre sa dra-
matisation, notamment lors de l’inspection ou de la formation comme
enseignant stagiaire. Un enseignant chevronné d’histoire et géographie
expose la façon dont il vit ce paradoxe à propos du travail collectif :
Il ne se fait pas. Ici, moi le premier, les gens travaillent de leur côté individuelle-
ment. Je vois bien certains de mes collègues travaillant ensemble. Mais ce n’est
jamais qu’une doublette. On en a parlé à maintes reprises mais ça ne se fait jamais
car la pesanteur fait que c’est très difficile d’aller contre cette dimension. C’est
bien que dans les IUFM on essaie de donner d’autres habitudes mais je vois bien
que ces habitudes s’atténuent très vite dans le quotidien du métier et les jeunes
finissent par fonctionner comme nous [...]. En même temps, elle [la dimension indi-
viduelle protectrice] expose car les gens font face aux difficultés seuls. Donc, c’est les
deux. Personnellement, j’ai eu la chance de ne pas en avoir souffert. C’est une
question de tempérament et de conditions.

La coopération est en effet le plus souvent réduite à une « dou-


blette ». Le caractère affinitaire du travail collectif enseignant compense
Les issues face aux difficultés 153

aussi une organisation du travail rendant difficile la construction d’une


coopération professionnelle : le temps et les occasions manquent ; les
affinités professionnelles, voire amicales sont le moyen d’aller vite car la
confiance est déjà là, à confirmer mais non à construire à partir de rien.
Le travail individuel domine donc, et ce, malgré la politique volonta-
riste affichée dans les IUFM auprès des jeunes enseignants. Les pratiques
professionnelles ne se décrétant pas, ce qui est qualifié de « pesanteur »,
et fait que les jeunes enseignants se comportent vite comme les autres,
n’est autre que la norme professionnelle et l’ensemble des routines qui
ne se modifient que lentement. L’ambivalence du travail individuel qui
protège mais expose est source de tensions. C’est finalement bien le
principe de nécessité qui, le plus souvent, justifie le collectif ; aussi se
manifeste-t-il surtout quand les difficultés dues au public des élèves
sont graves.
Un autre obstacle au travail d’équipe est que l’individualisation du
travail amène une perception de compétition généralisée bien qu’im-
plicite avec les collègues. Le rapport de travail devient un rapport de
concurrence ou, plus souvent, de comparaison larvée des performances
respectives gênant une élaboration collective plus approfondie. Cette
dernière demande en effet une mise en visibilité du travail et une
réflexivité difficiles à atteindre dans ces conditions. Le contenu des
cours, en dehors de leur prescription par le programme, les relations
avec les élèves, les démarches pédagogiques sont des objets identifiants
de l’enseignant, de sa culture, de sa trajectoire, de ses valeurs ; ils sont
vécus comme relevant de son style personnel et non du genre profes-
sionnel historiquement construit, du métier avec ses règles et son
éthique. Sans débattre du travail, la mutualisation échoue, mais comme
c’est du genre qu’il est possible de débattre, la confusion entre style et
genre rend difficile le travail collectif.

S ortir du mé tie r
Pour gérer les tensions du métier, ses frustrations et ses souffrances,
une autre issue consiste à se décentrer par rapport au métier, ce qui est
une forme de relativisation, par des activités extraprofessionnelles plus
ou moins importantes. Peuvent être distinguées des activités extérieures
à l’Éducation nationale, soit en continuité avec le métier ou sans lien,
et des activités extérieures à l’enseignement mais dans l’Éducation
nationale. L’issue ultime étant le changement de métier et la sortie de
l’Éducation nationale.
154 Dépassement et contournement des difficultés

L’investissement extérieur

L’investissement extérieur comme modalité de gestion des difficul-


tés du métier décentre du métier, ce qui en relativise les insatisfactions
ou les difficultés, rompt les effets de routine et d’usure, et enrichit,
voire ré-enchante la pratique du métier. Ce professeur, par exemple,
anime un atelier de reliure avec des adultes. Cette activité, selon lui,
l’aide à tenir, à échapper au risque d’enfermement en donnant la possi-
bilité d’échanger sur autre chose que les problèmes scolaires.
Oui, je m’occupe un peu de reliure à titre bénévole dans une association. C’est
une autre forme d’enseignement mais ça n’a rien à voir puisque ça s’adresse à des
adultes. Les gens viennent par goût, donc il n’y a pas à faire preuve d’autorité ou
quoi que ce soit. C’est vrai que c’est quand même lié à l’enseignement parce que
c’est aussi transmettre quelque chose mais ça n’a rien à voir. Oui c’est important et
c’est un peu aussi une soupape. Les relations avec « les élèves » sont tout à fait dif-
férentes et j’y vais avec plaisir, bien que ça se passe un jour où j’ai beaucoup
d’heures de cours.

Le plaisir de ne pas avoir à user d’autorité et une motivation des


stagiaires qui rend inutile le travail d’enrôlement dans l’activité d’ap-
prentissage. A contrario, il révèle ce qui pèse dans l’activité enseignante.
Le double travail disciplinaire et d’intéressement dans un contexte
d’obligation scolaire ou de prolongement de la scolarité, où l’apprentis-
sage apparaît surtout comme une contrainte pour les élèves, produit de
l’insatisfaction que l’activité extérieure permet de mieux supporter.
Certains ont des fonctions supplémentaires dans l’Éducation nationale
comme cet enseignant qui travaille au rectorat sur une mission.
Prendre un peu de distance... pourquoi pas ? Là par exemple se pose un problème
très concret. Ça fait deux ans que je suis au rectorat sur la base d’heures sup. Je
m’interroge et je me dis : est-ce que je continue l’année prochaine ? Et par
moments je me dis que non et donc je n’aurais plus cet espace-là. Et ça m’inter-
roge et je me dis : comment je vais compenser ? Parce que je crois que j’ai besoin
de compenser, j’en suis même certain. Est-ce que c’est le temps libre où je ferai
des activités sportives ou autres qui me fera compenser ? Compensation je ne sais
pas, mais équilibre.

Ses fonctions rectorales assurant une régulation de son activité


enseignante, son souci est donc de pérenniser cette activité ou de com-
penser sa disparition par une autre. La notion d’équilibre indique bien
l’état de nécessité. De même, pour cet enseignant à la veille de la
retraite, le métier ne peut se concevoir sans une activité sociale
extérieure :
Les issues face aux difficultés 155

Moi j’ai toujours voulu avoir une activité pour sortir un peu de cette bulle, donc
j’ai enseigné en prison, c’est certainement les cours les plus difficiles que j’ai
faits [...] j’enseignais tout le samedi matin en prison, j’arrivais le samedi matin, je
ne savais pas ce que j’allais faire, c’est vrai que j’étais préparé à ça [...]. C’était
quand même une expérience de se dire, d’un seul coup : mais qu’est-ce que c’est
d’enseigner, à partir de mes connaissances du français, la littérature en prison ?

L’engagement des enseignants dans les activités autres a toujours


existé. Il a même été plus grand concernant les activités péri-éducatives
et associatives créées à partir de l’Éducation nationale. Des possibilités
de mise à disposition vers les organismes en question, dans le secteur de
l’animation, de la formation ou des loisirs (pour la jeunesse notam-
ment), en témoignent. C’est souvent vu comme une continuité de
l’engagement dans le métier enseignant. Notre enquête montre plutôt
des enseignants qui entretiennent un rapport de nécessité avec ces acti-
vités qui sont des moyens de pouvoir continuer d’exercer leur activité
principale d’enseignant. Le choix des activités extérieures est déterminé
par l’engagement citoyen mais pas le fait d’en avoir. D’autres activités
se situent davantage en rupture avec ce schéma. C’est le cas des activités
physiques comme pour ces professeurs.
Je pense que ce qui m’aide beaucoup pour mon métier, c’est le fait que j’ai prati-
qué pendant six ans un art martial..., qui est un tir à l’arc japonais, où on travaille
beaucoup sur la maîtrise de soi.
Et je pense que je vais essayer de me trouver un exutoire cette année, un
petit peu de sport, j’en ai besoin.

L’activité physique n’est pas en stricte rupture avec le travail car


elle est souvent vécue comme une nécessité liée au travail. Trouver un
exutoire (au stress du travail), s’entraîner à la maîtrise de soi (dans un
métier qui en demande beaucoup) sont des motivations liées au métier.
Ce n’est donc pas simplement du fait d’une certaine disponibilité de
temps que les enseignants font du sport mais aussi pour mieux assumer
les tensions du métier. Quant au changement de métier, ultime solu-
tion, il est souvent l’impensé des enseignants.

Changer de métier

Changer de métier apparaît aux enseignants comme une solution


difficile bien qu’ils évoquent volontiers cette possibilité pour sortir d’un
métier décrit comme « enfermant ». Beaucoup énoncent un désir plus
ou moins explicite de changer de métier ou, du moins, disent être usés
ou en avoir « fait le tour ». Changer de métier se présente le plus sou-
156 Dépassement et contournement des difficultés

vent sous le mode de l’envisagé ou du possible, rarement comme une


réelle alternative, comme dans le cas de ces enseignants :
Et pourquoi pas en allant voir ailleurs... on s’en sort mais difficilement. Ça dépend
de la personnalité de chacun. C’est très lié. On ne doit pas rester fermé à l’institu-
tion même, on doit aller voir ce qui se passe ailleurs dans d’autres institutions.
J’ai envisagé de changer de métier ! J’ai été vraiment tenté et je le suis
encore. Mon épouse, qui n’est pas enseignante, va certainement changer de bou-
lot et on va être amené à changer de département. Je me dis : ce serait peut-être
l’occasion de changer ! Faire autre chose ! Mais on a un métier qui nous plaît, ça
se réfléchit et on a une situation aussi... un salaire qui tombe chaque mois, un sta-
tut qui fait qu’on est couvert ! Dans le privé...

Des formulations de l’ordre de l’éventualité ( « pourquoi pas ? »,


« envisagé » ) foisonnent mais l’éventualité n’est pas réellement tra-
vaillée. L’intérêt du métier et de la situation sociale fait que cela en
reste là. D’autant plus qu’il y a deux mouvements à amorcer : le chan-
gement d’activité et de statut. Le premier semble délicat car les ensei-
gnants ont le sentiment d’être démunis en termes de compétences pro-
fessionnelles. Celles développées dans leur activité d’enseignement ne
leur paraissent pas aisément transposables et exploitables dans un autre
contexte. Aussi est-il plus courant de prévoir le nouveau métier en lien
avec l’enseignement. La formation aux adultes, l’aide scolaire aux
enfants ou encore le fait d’écrire comme pour ce professeur de lettres :
L’année dernière, je suis passée par une épreuve de remise en question, je me suis
posé la question de la reconversion, toujours rester dans la partie, mais donner des
cours pour adultes, faire du bénévolat pour des enfants en difficulté. C’est vrai
que, l’année dernière, je me suis vraiment posé la question à un moment donné
de sacrifier le gagne-pain, enfin façon de parler, mais faire autre chose.
Est-ce que vous savez qu’il y a quelqu’un au rectorat qui travaille justement sur la
reconversion ?
Non et puis je ne me suis pas renseignée, et puis des fois j’ai envie d’écrire,
donc vous voyez il y a rien de précis, c’est des envies comme ça qui viennent
comme beaucoup de profs de français et j’ai plein de choses comme ça en tête.

L’idée de changer de métier correspond à une remise en cause.


Non pas que le travail ne soit plus intéressant, mais il y a la recherche
d’autres publics (adultes, enfants en difficulté dans d’autres structures)
afin de le renouveler. Le projet n’est pas fixé et le dispositif rectoral
d’aide pour faire le point sur ce type de projet est inconnu. Le change-
ment est ici, comme souvent, plus idéalisé que pensé. C’est peut-être
un mode d’inscription dans le réel que de penser en permanence un
changement possible sans y avoir recours, une façon de mettre à dis-
tance le métier, de relativiser l’engagement qu’il nécessite et de suppor-
Les issues face aux difficultés 157

ter l’angoisse de l’usure dans le métier. Par exemple, une enseignante


expose l’angoisse qu’elle a eue cette année-là du fait qu’elle venait
d’obtenir un poste fixe alors qu’elle était remplaçante depuis de nom-
breuses années. Se sentir attachée plus qu’avant à un endroit mais aussi
à un métier jusqu’à la retraite avait ravivé un projet de changer de tra-
vail. Le désir de changement tend donc à s’apparenter à une quasi-fuite
virtuelle du réel professionnel, qui aide à accepter le réel. L’équilibre
dans le métier est pour certains professeurs à ce prix. Mais là où le
changement de métier est le plus pensé, c’est généralement au moment
d’une crise professionnelle, d’un doute sur ses capacités ou quand « on
ne tient plus ». Ainsi ce professeur ayant une difficulté à parler en
public a-t-il songé à changer de métier :
Il y a eu un moment où j’ai eu envie de changer, peut-être plus par rapport aux
difficultés que j’évoquais tout à l’heure. J’ai pensé à la recherche, des fois, je
regrette de ne pas m’être lancé dans la recherche. Mais j’avais 45 ans. C’était
compliqué.
Le regret, c’est le CAPES après la maîtrise ?
Voilà. C’est un peu pour ça que j’ai bifurqué sur l’agrégation interne. Main-
tenant, ça va. Je ne m’ennuie pas. C’est vrai que je trouve que c’est dur, qu’on a
beaucoup de boulot.

Pour résoudre ses difficultés, il a pensé à la recherche, vue comme


une activité en continuation avec son métier de professeur de sciences
et vie de la terre. Mais l’âge est intervenu comme un frein dans cette
évolution. En revanche, l’agrégation interne lui a fourni l’occasion
d’un changement de statut et d’établissement, au même âge. Cela a
relancé son intérêt pour le métier. La conviction d’une incapacité à
faire autre chose est cependant ce qui domine nombre d’entretiens :
Vous avez eu un jour envie de changer de métier ?
Oh oui. Oui, mais... là, le problème c’est que... je me dis, je change de
métier, oui, mais alors là je me jette à l’eau, je vais aller vider les poubelles, mais
moi j’ai le sentiment, moi ce qui m’aurait intéressé, tiens, c’était... quand j’étais
lycéen ça, ou aller vers la, la cartographie. J’aimais bien ça. Et je m’étais renseigné
mais il fallait avoir un niveau de maths que je n’avais pas. Ben, à un moment
donné si j’avais pu... faire autre chose que la relation avec des enfants, faire du tra-
vail de cartographie ça m’aurait plu par exemple.

L’idée de changer de métier est surtout traitée au passé sous la


forme d’un regret de ne pas l’avoir fait. La tendance à dénier ses com-
pétences ( « aller vider les poubelles » ), signe d’une disqualification des
compétences sociales et professionnelles contenues dans le métier
enseignant, est largement partagée. Le climat de disqualification sociale
158 Dépassement et contournement des difficultés

de l’enseignement et des métiers de l’enseignement depuis la fin des


années 1990 n’y est pas forcément étranger. Des annonces et discours
gouvernementaux, relayés par une campagne du patronat et divers
médias sur l’archaïsme des enseignants, ont contribué à dégrader le sen-
timent de fierté professionnelle des enseignants qui, plus qu’auparavant,
se vivent comme en lutte pour préserver une reconnaissance sociale.
De plus, changer de métier signifie aussi, bien souvent, changer de sta-
tut, une aventure que les enseignants, comme beaucoup de salariés, ne
sont pas nombreux à vouloir tenter.
Est-ce que j’aurai l’énergie et le courage de couper mon confort de routine, pas
de routine, mais d’expérience, bien en place, bien confortable, mon salaire qui
tombe tous les mois, ma sécurité de l’emploi ? [...] Une fois que tu es bien ins-
tallée, que c’est bien confortable et puis que tu as une charge familiale, c’est pas
évident de tout remettre en cause.

La rupture avec « le confort et la routine » et la sécurité de l’em-


ploi, dans un contexte de chômage de masse, rend le changement plus
risqué. Étant donné le statut attractif de la Fonction publique dans une
période de tension renforcée sur le marché du travail, seule une très
grande insatisfaction professionnelle peut décider à sauter le pas. Mais
quand la situation est vraiment intenable, c’est un choix contraint.
D’autres cas de figure existent, même s’ils semblent très rares. Ils corres-
pondent à des enseignants qui ont repris un projet, délaissé un temps
pour l’enseignement, et disposant d’un capital de relations suffisant.
Enfin, il y a ceux qui tentent une sortie de l’enseignement, n’y parvien-
nent pas, et reviennent déçus comme cette enseignante d’arts plastiques
qui a espéré se faire embaucher dans une structure socioculturelle et a
compensé sa déception en se chargeant d’une option en lycée.
Une « dernière » façon de trouver à l’extérieur une activité de
compensation et de diversification de l’enseignement est de reprendre
des études ou une formation initiale. Un certain nombre d’enseignants,
à un moment de leur carrière, se replongent dans le monde universi-
taire, pour faire le point ou entamer des études non effectuées pendant
la période étudiante, dans la discipline enseignée ou dans des disciplines
en lien avec le champ de l’éducation (sciences de l’éducation, psycho-
logie, communication). C’est aussi une façon de reprendre le goût des
études et des connaissances pour des enseignants intellectuellement
frustrés par l’enseignement ou doutant de leur propre maîtrise des
savoirs. Ils en sont généralement satisfaits, même s’ils soulignent la diffi-
culté pour mener de front les études et leur travail. Leur satisfaction
Les issues face aux difficultés 159

intellectuelle – et celle d’accéder à de nouvelles ressources – se traduit


par un dynamisme nouveau ou, parfois, par le projet de demander une
mutation, de diversifier leur travail.
Le plaisir du travail, y compris celui de surmonter ses difficultés, et
les issues sans cesse négociées dans le travail protègent de la souffrance
au travail et permettent de vivre une activité professionnelle impli-
quante mais maîtrisée. Cette adaptation n’est pas spontanée et les col-
lectifs de travail comme l’administration locale aident plus ou moins à
emprunter ces chemins qui non seulement contribuent à ne pas trans-
former la difficulté en souffrance, mais peuvent encore être sources de
développement professionnel. Il est des environnements où des issues
aux difficultés professionnelles et aux souffrances qu’elles engendrent
peuvent plus facilement être construites par les enseignants.
Conclusion

Au début de cette enquête, nous avions deux hypothèses : la pre-


mière, selon laquelle l’origine de la « souffrance ordinaire » des ensei-
gnants, ainsi qu’on l’a qualifiée loin des catégories institutionnelles cons-
truites à propos des enseignants « en difficulté », était à mettre en relation
avec l’impact des nouveaux modes de management mis en œuvre dans
l’éducation au moment où les politiques d’éducation ont donné beau-
coup plus de poids à la dimension locale et une plus grande autonomie
aux établissements dans le cadre de la décentralisation, en vue d’une
meilleure efficacité du système scolaire ; notre deuxième hypothèse était
que le contexte de l’établissement avait un poids important dans les
conditions de travail, dans l’activité des enseignants, dans leurs difficul-
tés, et l’idée d’une différenciation forte du métier selon le type d’établis-
sement d’exercice semblait heuristique. Mais, en avançant dans notre
travail, d’autres hypothèses ont émergé et ont été validées, celles selon
lesquelles l’existence de difficultés et de souffrance au travail chez les
enseignants serait liée à un doute sur les finalités et le contenu du travail
enseignant au moment où une redéfinition du métier est à l’œuvre, qui
provoque des conflits de définition. Cette hypothèse invalide la thèse
d’une crise au sens ordinaire ou d’un « malaise » de type régressif, elle
prend mieux en compte le constat auquel notre enquête donne quelque
chair, selon lequel les acteurs produisent leur environnement autant
qu’ils le subissent comme une contrainte. Dès lors, nous nous situons
plus près d’une définition de la crise comme l’ont esquissée des socio-
logues comme Simmel (1896-1897) ou des économistes comme
Schumpeter (1961), c’est-à-dire une période de redéfinition des repères
et d’adaptation à des univers sociaux en perpétuel changement.
162 La souffrance des enseignants

Cette enquête dans sept établissements scolaires a montré un


monde enseignant traversé par une certaine amertume qui, en fait, ne
tient pas tant aux difficultés inhérentes du travail, même si elles ont pu
croître, qu’au sentiment d’un manque de solidarité de l’institution, des
parents et de la société en général doublé d’une difficulté à penser et
agir collectivement face aux problèmes rencontrés dans l’exercice du
métier. Si la difficulté peut être à la source du travail et de la gratifica-
tion, ce qui en fait une difficulté ordinaire de laquelle la souffrance est
assez éloignée, les sentiments d’impuissance à agir et d’un manque de
solidarité des acteurs sociaux peuvent transformer la difficulté en
souffrance.
Des difficultés des élèves difficilement réversibles, une institution
qui entend peu ses personnels sur les solutions à proposer, l’incapacité à
enrôler les élèves dans le projet d’apprentissage sont autant de domaines
de cette impuissance à agir. Si on y ajoute l’expérience d’un manque de
solidarité de l’institution à l’égard des enseignants qui peut prendre la
forme d’une suspicion tant dans le domaine de leur capacité pédago-
gique et relationnelle que dans celui de la discipline, le sentiment d’im-
puissance peut vite se muer en souffrance professionnelle, voire en
remise en cause de l’identité professionnelle. Dans un contexte de dur-
cissement des conditions d’enseignement, l’institution centrale comme,
souvent, locale apparaît de moins en moins protectrice. Cela conduit
un certain nombre d’enseignants à douter des projets de l’institution
(réussite de tous les élèves et démocratisation scolaire) et à en appeler à
un retour de l’autorité face au laxisme supposé de l’institution.
Pour contourner cette souffrance ordinaire, le monde enseignant a
d’une part besoin d’un renforcement du poids des collectifs de travail et
de la professionnalité et, d’autre part, de la solidarité de l’institution
pour pouvoir affronter les évolutions d’une société critique. La montée
de la critique implique en effet un changement de mode de protection
du métier.
Les enseignants vivent désormais leur métier comme un métier
dévalorisé et à risque. La plainte qui domine les salles des professeurs ne
renvoie pas seulement à ce qu’Alain Léger (1983, 1985) identifiait
comme une distance plus grande aux classes populaires, ni à ce que
Hervé Hamon et Patrick Rotman (1984) assuraient être un défaut
d’autonomie des établissements et d’auto-évaluation collective des
enseignants. Un demi-siècle plus tard, le constat de Guy Vincent
(1967) sur le sentiment de déconsidération éprouvé par les enseignants
est toujours d’actualité, mais deux dimensions nouvelles apparaissent.
Conclusion 163

La première est le sentiment que le métier échappe aux enseignants


alors même que la responsabilité qui leur est attribuée dans les résultats
scolaires est socialement et institutionnellement plus forte. Le déclin de
l’institution est donc relatif et paradoxal. La « déprofessionnalisation »
observée à l’échelle européenne (Maroy, 2006), les mutations interna-
tionales de la profession enseignante (Lessard et Tardif, 2005) et l’évolu-
tion des politiques d’éducation (van Zanten, 2004) ont une part notable
dans cette expérience. Le métier échappe aussi car il est pris entre une
certaine déresponsabilisation des enseignants auxquels des organismes
internationaux prescrivent de « bonnes pratiques » ignorant les contextes
de travail, tout en étant « hyperresponsabilisés » sur les seuls résultats
mesurables, à partir de standards internationaux. Les politiques de
contournement des enseignants pour imposer des réformes contri-
buent au sentiment qu’ils éprouvent d’être dépossédés de leur métier
(Goodson, 2003), aggravant ainsi leur difficulté à produire des ressources
pertinentes pour leur action tant sur le plan individuel que sur le plan
collectif. Les enseignants s’épuisent à produire de telles ressources dans le
cadre d’organisations du travail qui, trop souvent, génèrent le sentiment
d’un travail « empêché ». La « plasticité » (Debono, 2005) locale ne
trouve pas d’écho suffisant dans le métier et l’activité n’est pas assez
« situante » (Astier, 2003) au sens où l’enracinement dans l’histoire du
métier et la singularité de chaque situation sont peu articulés, ce qui pro-
duit un défaut de régulation. La question des conditions et potentialités
du métier à se régénérer pour accroître le « pouvoir d’agir » des profes-
sionnels (Roger, 2006 ; Clot, 2008) est désormais centrale.
La deuxième dimension est une difficulté collective aux multiples
répercussions individuelles à défendre le métier tout en le faisant évo-
luer (ses ressources, ses règles, son cadre éthique). Non pas de façon
défensive au nom d’une définition du métier devenue partiellement
inadéquate, mais de façon offensive en affirmant l’expertise profession-
nelle collective, le défendre pour sa contribution au développement de
la collectivité aussi bien qu’au développement professionnel des ensei-
gnants. La construction locale de ressources, à grands frais d’énergie,
provoque un sentiment d’usure et ne trouve pas de mise en forme et de
validation collectives sur le plan du métier, qui constitueraient de nou-
veaux repères pour agir. Ils permettraient pourtant aux enseignants de
se sentir moins seuls lors de difficultés qui sont perçues comme des
anomalies, des formes monstrueuses d’un travail « normal » idéalisé, et
sont vécues comme des échecs individuels engendrant souffrances
psychiques et physiques.
164 La souffrance des enseignants

Un des enjeux de la situation actuelle est donc celui de la capacité


des enseignants à définir des règles du métier leur assurant d’être des
interlocuteurs contributifs et offensifs dans les débats et controverses à
propos des transformations de leur travail impulsées par le haut (sphère
politique) autant que par le bas (usagers et bénéficiaires). Capacité à
parler au nom d’un métier « qui se défend », non pas au sens d’un cor-
poratisme replié sur lui-même, mais au sens de « qui a de la valeur » et
une utilité par sa contribution sociale et humaine. Cette capacité de
réflexion et d’intervention collective constitue une ressource pour faire
valoir le point de vue du métier face à des changements donnés pour
bons a priori, plutôt que d’être tirés à hue et à dia selon les modes, les
lobbies, les injonctions contradictoires, sources de nombre de difficul-
tés. L’État et le niveau national ne jouant plus de la même façon leur
rôle de stabilisateurs dans un contexte mondialisé et de politiques éco-
nomiques libérales, le métier est en première ligne, et en cas de défail-
lance de ce dernier ce sont les personnes ; d’où cette expression si sou-
vent entendue chez les enseignants se décrivant comme « au front » face
aux effets des déstructurations sociales sur la jeunesse.
L’individualisme défensif, qui ne se confond pas avec l’autonomie
indispensable, accroît les difficultés en renvoyant les multiples arbitrages
à effectuer à l’individu. Le mode de régulation de la profession ensei-
gnante depuis les décrets de 1950 (des statuts forts gérant la protection
du métier, sans obligation à travailler dans un autre registre que celui
prévu dans la classe) produit désormais de la difficulté. Ainsi peut-on
mieux comprendre nos conclusions, corroborées par des enquêtes statis-
tiques, selon lesquelles il n’y a pas fondamentalement plus de difficultés
dans le travail enseignant ou des difficultés qui seraient de nature radica-
lement différente selon le type d’établissement, même si leur intensité
peut varier. Il n’y a pas toujours des difficultés moins grandes dans un
établissement dit « favorisé » du fait justement de cet individualisme
défensif souvent plus important dans cet environnement. Il existe des
difficultés communes, sorte de noyau dur de ce qui peut être source de
souffrance pour les enseignants qui ne peut se comprendre sous le seul
angle des modifications de l’environnement ou des effets de rupture
dans la transaction (Foucart, 2003) pas plus que de l’inadaptabilité d’in-
dividus aux caractéristiques particulières. Tous les enseignants rencon-
trés affirment avoir connu à un moment ou l’autre des difficultés, en
connaître encore parfois, en éprouver une souffrance qui n’ose se dire.
Dans le contexte actuel d’intensification du travail et de redéfini-
tion effective du métier, prenant actuellement la forme d’un projet
Conclusion 165

politique d’institutionnalisation de ces changements (Darcos, 2007 ;


Pochard, 2008), la reconstitution de la faculté du métier à se faire
entendre est plus que jamais nécessaire, la capacité collective à penser
un métier dans sa dynamique en est une condition. La qualité du travail
en dépend ainsi que la santé des professionnels. Loin d’un modèle de la
domination subie et unilatérale, les acteurs résistent en situation et ré-
agencent le réel. Les situations de travail ne peuvent être pensées sans
l’apport de ceux qui les vivent et font face à des épreuves mettant en
cause leur identité professionnelle autant que personnelle (Martucelli,
2007), les réformes ne peuvent pas plus faire l’économie du savoir-faire
et des réflexions des enseignants.
Dans ce sens, il faut interroger la contribution des organisations de
travail à rendre possibles la coopération entre pairs et la coordination du
travail qui ne se confondent pas avec le travail en équipe institué, et à
permettre ainsi la construction d’une définition partagée des situations
et de ce qu’il faut faire, de ce qu’est le « bon travail », afin de faciliter les
arbitrages en situation, d’avoir des points de repère pour agir et être
protégé contre un isolement dangereux. Cela implique un jugement
sur le travail de l’autre, des débats, dans un cadre sûr, ce qui ne saurait
être identifié à l’évaluation institutionnelle des résultats, répondant à
d’autres nécessités et d’autres logiques.
Par ailleurs, la solidarité de l’institution à l’égard de ses personnels
doit aujourd’hui être repensée en rapport à la montée de la critique.
D’autant plus au niveau local où la critique des élèves ou des parents ne
peut être seulement accompagnée, voire encadrée par les chefs d’éta-
blissement qui, pris eux-mêmes dans des contraintes et des injonctions
paradoxales, peuvent préférer transférer la responsabilité des situations
aux enseignants. Les conforter dans leur statut pour affronter plus faci-
lement la critique au lieu d’en avoir peur devrait être le ressort de la
solidarité des directions. Car la peur de la critique conduit les ensei-
gnants à la disqualifier, voire la refuser, ce qui les fragilise encore plus.
Au contraire, cette montée de la critique pourrait être abordée positi-
vement comme une contrainte nouvelle d’exigence de justification et
de professionnalité dans un monde devenu plus intolérant à la
défaillance, comme une façon de grandir le métier.
Mais les enseignants ne peuvent être laissés seuls pour affronter
cette critique légitime. L’institution est partie prenante et ne peut se
défausser. La présomption de solidarité, qui existe dans nombre d’éta-
blissements, vise à (re)construire une confiance nécessaire entre les
enseignants et avec les directions, comme avec la vie scolaire. Le droit à
166 La souffrance des enseignants

la critique ne peut en effet pas se traduire par une symétrisation de la


situation entre l’enseignant et l’élève dans une conception juridiction-
nelle de plus en plus présente. Des institutions solides dans un monde
critique peuvent aider les personnels à s’y confronter de façon positive
plutôt que de le percevoir comme agressif. La reconnaissance défail-
lante dont parlent beaucoup les enseignants dans les entretiens nourrit
ce rapport à la critique. Si les luttes pour la reconnaissance sont un
moteur central de la conflictualité (Honneth, 2006), c’est que le déni
de reconnaissance est souvent à l’origine de souffrances sociales fortes.
Dès lors, le mépris social ressenti devient un frein à l’action. Si la quête
de reconnaissance est devenue si prégnante (Caillé, 2007), c’est que
l’estime de soi et la défense de soi sont des points d’appui importants
dans la construction d’une identité sociale et professionnelle. Chez les
enseignants, l’expérience décrite est celle d’une institution participant
elle-même aux différentes formes de mépris social au lieu de jouer un
rôle protecteur, que ce soit pour la discipline où l’enseignant se sent
régulièrement mis en accusation ou pour les savoirs à propos desquels
le ministère lointain semble aussi afficher cette posture. L’action des
experts de la difficulté enseignante est entravée notamment par l’inter-
férence, plus ou moins explicite, entre aide et procédure disciplinaire.
À cette occasion, l’enseignant « en difficulté » fait l’expérience du
mépris de l’institution à son égard malgré les efforts de l’administration,
elle-même soumise à la montée de la critique, pour développer aide et
conseil.
La résolution de la crise de transition du métier dépend des profes-
sionnels que sont les enseignants mais aussi des politiques d’éducation
qui, considérant encore volontiers le travail des enseignants comme un
obstacle à la réforme, ne cessent de vouloir l’imposer et opposer usagers
et professionnels. Les enseignants présentés, depuis longtemps, tour à
tour comme des héros innovants ou comme des résistants au change-
ment, inefficaces, ont à faire valoir leur expertise issue de leur expé-
rience. Au final, reconstruire une fierté dans le métier enseignant à par-
tir d’une professionnalité nourrie de l’expérience collective et de
délibérations entre pairs, se confrontant de façon dynamique au cadre
normatif imposé et au débat public, serait prometteur de développe-
ment personnel autant que de réussite professionnelle, de plaisir au
travail pour les professeurs et leurs élèves.
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É d u c a t i o n e t so c i é t é

COLLECTION DIRIGÉE
PAR AGNÈS VAN ZANTEN

ANNE BARRÈRE Sociologie des chefs d’établissement. Les managers de la


République
FRANÇOISE LANTHEAUME, La souffrance des enseignants. Une sociologie pragma-
CHRISTOPHE HÉLOU tique du travail enseignant
ÉRIC MANGEZ Réformer les contenus d’enseignement. Une sociologie
du curriculum
CHRISTIAN MAUROY École, régulation et marché. Une comparaison de six
espaces scolaires locaux en Europe
PIERRE MERLE Les notes. Secrets de fabrication
DENIS MEURET Gouverner l’école. Une comparaison France/États-Unis
NATHALIE MONS Les nouvelles politiques éducatives. La France fait-elle les
bons choix ?
MAROUSSIA RAVEAUD De l’enfant au citoyen. La construction de la citoyenneté
à l’école en France et en Angleterre
Imprimé en France
par MD Impressions
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Septembre 2008 — No 54 678

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