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A L’ATTENTION DE MADAME SOPHIE JOISSAINS,

MAIRE D’AIX-EN-PROVENCE
Aix, le 26 janvier 2022

Madame Le Maire et Chère Amie,


Retraité comme lui, je n’ai plus mon journal la Provence Libérée pour publier des points de vue à
l’intention des élus surchargés, comme je le fis lors des mandats de vos parents, l’un comme l’autre
maire d’Aix avant vous. Je prends donc la liberté de vous adresser directement ci-joint le texte de l’article
que j’aurais consacré à la rue Chastel, oubliée lors du chantier des Trois places et que vous n’avez pas non
plus citée avec celles que vous comptez requalifier, dans votre interview à La Provence du 25 janvier.
En espérant vous intéresser au sort de la rue Chastel, je vous souhaite à mon tour une bonne année 2022.
Max Juvénal

SUPPLIQUE POUR UNE RUE OUBLIÉE

Après de longs travaux, les trois places centrales d’Aix-en-Provence (Verdun, Prêcheurs et Madeleine) sont
désormais réunies. Elles forment une vaste esplanade en pente de pavés grisâtres, qui gonfle par endroits
comme la mer. Le kiosque à journaux et celui du marchand de bonbons, modernisés, ont ressurgi
légèrement décalés, une fois la tempête passée.
Les marches rattrapant l’inclinaison du terrain sont si sournoises que les piétons hésitent à les
emprunter, tandis que les véhicules égarés y raclent leur dessous de caisse. En bas de la pente, l’eau
ruisselle sur le dernier palier et s’écoule dans une fente, sans produire trop d’éclaboussures par temps
calme. Mais il sera prudent de faire un détour en cas de mistral, et de marcher à l’indienne pour rejoindre
le passage Agard, au prochain gel.
Pendant que les opérations de requalification se poursuivaient, on a rénové les rues voisines dans le même
style que la place. Pavés tristes, rebords casse-gueule. La rue améliorée sur le plus long parcours et
piétonnisée de surcroit fut la rue Mignet. On ne connait pas (mais non…) les raisons de ce traitement, mais
en le comparant au hasard à celui réservé à la rue Chastel, qui longe pourtant de plus près le tracé Est de
l’esplanade, on constate une énorme différence.
Dans la rue Chastel, on a d’abord entassé les pavés qui allaient recouvrir l’étendue traitée et son voisinage.
Les riverains en éprouvèrent une satisfaction bêtasse qui petit à petit faiblit puis disparut quand ils
constatèrent qu’il n’y avait pas de pavés pour eux ! Ils connurent la même attente déçue quand des sondeurs
mystérieux vinrent soudain creuser puis vite reboucher sans explication la
chaussée. L’odeur appelée à Aix le fumet du Quartier Mazarin flottant ensuite permit malgré tout de
comprendre quel tuyau souterrain explosé venait d’être rafistolé.
Le trottoir d’angle du carrefour Chastel-Manuel disparut, sous des couches inégales de raccord
poussiéreux. Pendant ce temps, les véhicules refoulés des passages habituels que le chantier interdisait, se
mirent à circuler dans les deux sens sur cette voie étroite, qui continua imperturbablement à réserver sa
bordure pour les vélos. Les motards préféraient rouler sur les trottoirs bosselés pareils à un circuit
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d’enduro… Fourgons de livraison et véhicules de particuliers se livrèrent logiquement bataille pour se garer
où ils pouvaient, dans ces lieux peu touchés par les PV. En somme, tous les inconvénients qu’une opération
urbanistique d’envergure impose à son environnement furent supportés par la rue Chastel, victime de sa
discrétion.
Le sculpteur éponyme Jean Pancrace Chastel (1736-1793) fut lui aussi marqué par l’ostracisme. Il est mort
dans la misère, laissant pourtant à tous les Aixois de nombreux témoignages de son talent, et justement la
fontaine des Prêcheurs, celle qui rafraichit les Trois places avec la surprenante mini cascade.
Déjà avant la requalification des places, la rue Chastel n’était pas le premier des soucis des services
municipaux, mais elle était tranquille. Très tranquille. Les voitures ne l’empruntaient pas souvent, car elle
n’était qu’une liaison entre deux artères menant au même accès sur le boulevard extérieur. Le
promeneur y jouissait d’un silence étonnant. En poursuivant un peu sa marche, il pouvait se croire en train de
traverser un village assoupi. Ajoutant au charme des lieux, les commerces des deux cents mètres dont nous
parlons sont en général tenus par de jeunes femmes. Resto familier, salon de coiffure, boutique de mode ou
de design, ont toujours une patronne. Fanny, Lulu, Nat, Fred et la dernière arrivée, installée dans un angle du
carrefour foireux. A travers ses vitrines, elle voit un spectacle pouvant lui rappeler Naples bien qu’elle soit
originaire de Turin.
Car la rue tranquille ne l’est plus. Les touristes ont du mal à parvenir et à se tenir devant l’Hôtel de
Lacépède-Simiane, couleur de miel, entièrement restauré par ses propriétaires privés, pour découvrir
comme leur guide le recommande un portail d’entrée doublement fameux. C’est d’abord un portail en
bossages taillés en pointe de diamant caractéristique du 17ème siècle. Très chic. Comme il n’est pas bêcheur,
il abrite tous les jours des lycéens cassant la graine sur ses marches et des amoureux les
soirs d’été, s’ils s’astreignent à ne chanter La vie en rose qu’en sourdine. En outre, c’est un rare portail
d’entrée s’ouvrant dans le dos de l’immeuble qu’il dessert, pour des raisons que nous nous contenterons
de qualifier d’amusantes. Ce portail classé et un côté de l’Hôtel longent un trottoir semé de tant
d’embûches qu’il pourrait aussi (en se glissant entre les motos) servir de parcours du combattant pour
l’entrainement du parachutiste avant mission spéciale.
On attendait pleins d’espoir que les travaux des Trois places s’achèvent pour que les responsables s’occupent
un peu de la rue, disent les riverains. Mais rien. Personne. Pas un signe, malgré certaines promesses. Le
dédain. Si vous n’avez besoin de rien, venez nous voir !
On s’est dit : est-ce que par hasard un Marseillais n’habiterait pas rue Chastel afin de surveiller la nouvelle
maire d’Aix pour le compte des tenants de la métropole, qu’elle a bousculés. Lui aurait-on, à cet espion
dormant, fait le coup (1) de prétendus travaux d’embellissement qui rendent fou, faute de pouvoir utiliser à
son encontre la vieille blague de la pissotière mobile (2) dont la ville est fatalement dépourvue, n’offrant
même plus, sauf erreur, d’installation fixe prête à l’emploi ?
Mais après enquête, affirment-ils, nous pouvons rassurer nos élus : ils n’ont pas pour le moment
d’adversaire masqué (ni déclaré) rue Chastel, rue abandonnée, mais rue bientôt restaurée, veulent- ils
croire. C’est-à-dire, qui soit enfin rénovée comme ses voisines et que la circulation automobile y soit
régulée ou partiellement interdite. Faute de quoi, ils descendront dans l’arène comme des gladiateurs (3)
allant livrer le combat appelé Pancrace, avant que le mot ne serve de prénom à ce malheureux Chastel.

Max Juvénal, ancien directeur de La Provence Libérée.

1-Le coup dit l’accolade du boa comprend une grande variété de possibilités et fut perfectionné durant le mandat
d’un ancien maire d’Aix, assez proche des deux dernières.
2-Que l’on installe pendant la nuit devant la porte d’un adversaire politique.
3-Des pugilistes, dans ce cas.

2/2

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