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LE MONDE/MERCREDI 23 JUIN 2004/29

CULTURE
cinéma

Memories of Murder, de Bong Joon-ho b Sur la piste d’un serial killer, des policiers lourdauds tabassent à tout va. S’inspirant d’un fait divers
de la fin des années 1980, le cinéaste joue avec les codes du polar et réussit à inventer un récit étonnant qui mélange l’atroce et le burlesque

Meurtres sans coupable dans


la verte Corée
UN VISAGE d’enfant, opaque, times. Obsédés par la quête du cou- Scène de
buté. C’est la première image de pable, les policiers locaux en char- chasse au
Memories of Murder, une image ge de l’affaire, le détective Park et tueur en série :
énigmatique, obtuse, à l’unisson de le sergent Koo, un duo de pieds nic- sous les
la recherche des protagonistes d’un kelés visiblement assez bas de pla- regards des
récit cruel. Et cette cruauté ne relè- fond, tabassent le premier suspect badauds, une
ve pas seulement des horreurs qui venu, un simple d’esprit connu reconstitution
y sont contées mais aussi de la pour sa propension à importuner mouvementée
façon dont les événements progres- les jeunes femmes, afin de lui faire tourne à la
sent, mettant régulièrement à bas avouer sa culpabilité, après avoir confusion
espoirs et spéculations d’un specta- pris soin de fabriquer des preuves de la police.
teur qui penserait que les détermi- pour asseoir leur conviction. C’est
nations du genre (en l’occurrence un limier venu de la ville qui démon-
le polar) seraient les plus fortes. tera l’absurdité de l’accusation…
Le film de Bong Joon-ho relate trop tard pour éviter le limogeage
une enquête policière ouverte du commissaire de police responsa-
après la découverte d’une série de ble et la déconfiture des deux las-
meurtres, commis selon les mêmes cars dont il se voit désormais flan-
modalités, vraisemblablement par
le même assassin. Tout spectateur
normalement constitué, à la lecture
d’un tel résumé, se dira : encore un Le détective Park
tueur en série ! Car Memories of
et le sergent Koo
..

Murder semble, en effet, reprendre


une figure aujourd’hui usée jusqu’à
la corde, épuisée par tant de attrapent le premier flics bornés, du cafouillage générali- contestation étudiante et ouvrière que, une approche apparemment insensible de la Corée elle-même
thrillers douteux et de suspenses sé qui suit chaque découverte des et de sa répression permanente. La plus humaniste et plus respectueu- vers un idéal démocratique, une rai-
mécaniques. Et puis, on soupire de suspect venu, non corps, de la maladresse et de la brutalité était une pratique policiè- se des individus. Au fil des pistes son qui rendrait caduque une vio-
soulagement. Car, dès les premiè- série de confusions comiques qui re habituelle. Cette situation histori- infructueuses et des suspects, on lence primitive et improductive.
res images, on est frappé par la pré- sans avoir fabriqué s’enchaînent. Et c’est surtout de ce que est ici présente en filigrane, aura eu le loisir de découvrir une L’optimisme apparent d’une telle
cision du décor, le sens du détail, plan, montrant, entre deux séries sans ostentation, sans volonté communauté, comme un échan- évolution est ici complexifié par
l’ironie de la peinture d’un univers des preuves pour de coups de pied et autres brutali- démonstratrice. Elle se déduit du tillon de la Corée rurale, ses pay- l’évolution des événements, par la
à la fois familier (décor de commis- tés, les policiers et le suspect regar- type de relations qui s’établissent sans, ses commerçants, ses naïves manière dont le spectateur, évidem-
sariat de police et campagne ver- asseoir leur conviction dant ensemble un feuilleton télévi- entre les personnages et de leur lycéennes, ses flics patauds, soit ment attaché à la résolution de
doyante) et loin des clichés, et sur- sé en mangeant des nouilles, avant comportement. Sans doute parce une suite de caractères à la fois l’énigme policière, se voit mené de
tout par l’attention portée aux per- de reprendre une séance de passa- que les exigences du genre ne sont essentiels pour la conduite du récit désillusion en désillusion, enfin par
sonnages. qué pour poursuivre l’enquête. ge à tabac. Comme si la violence jamais méprisées, même si elles policier et en même temps jamais la contamination du « bon » flic
Le corps d’une jeune femme, A ce point du récit, il est possible policière était ici une sorte d’habitu- font l’objet d’un subtil dépasse- véritablement instrumentalisés par que l’impuissance fait soudain bas-
savamment ligotée et violée avant d’activer ses souvenirs cinéphili- de, de réflexe inné, de comporte- ment et que les déterminations celui-ci, restitués dans toute leur culer dans la violence. C’est que, à
d’être tuée, vient d’être découvert ques et de se demander où on a pu ment normal et intégré par tous. Et socio-historiques attendues sont épaisseur humaine. Le cinéaste bien y regarder, la brutalité des poli-
dans une région rurale près de voir l’atroce et le burlesque faire on ne sait plus si on doit vraiment plus complexes que prévu. réussit même un véritable tour de ciers est guidée par la recherche du
Séoul. Les policiers chargés de l’en- aussi bon ménage au cinéma. en rire. L’arrivée du policier de Séoul et force, celui d’humaniser, jusqu’à rendement. La tendance primaire
quête tombent quelques jours plus L’atroce, c’est celui des meurtres et Memories of Murder s’inspire sa prise en charge des événements les rendre touchants, le tandem de et brutale qu’exprime leur violence
tard sur un autre cadavre de fem- de leur inexorable succession, c’est d’un fait divers réel, une série de vont insensiblement transformer la policiers locaux, instinctifs et bor- est peut-être aussi celle dont se
me, assassinée selon le même aussi celui de la violence des passa- meurtres commis entre 1985 et donne. A la fureur bornée des pan- nés. nourrit un modèle économique libé-
modus operandi. Le doute, dès lors, ges à tabac. Le burlesque, quant à 1991 aux derniers temps d’un régi- dores locaux vont dès lors s’oppo- Il serait certes aisé de compren- ral triomphant. Comme si l’évolu-
n’est plus permis : un fou homicide lui, irrésistible, naît de la descrip- me militaire autoritaire. La Corée ser une action plus rationnelle, un dre l’irruption du flic de la ville com- tion historique ne pouvait s’accom-
rôde et menace de faire d’autres vic- tion même de ces personnages de du Sud vivait au rythme de la mode de déduction plus scientifi- me la métaphore d’une transition plir que dans la fusion d’un archaïs-
me qui résisterait (une pulsion pri-
mitive d’accumulation) et d’un nou-
Bong Joon-Ho, réalisateur veau qui surgirait (la raison démo-
cratique).

« Les policiers aussi ont été les victimes de cette sombre époque » Débutant comme un polar carbu-
rant à l’humour noir, et au burles-
que barbare, Memories of Murder
s’achève par un saut dans le temps
Qu’est-ce qui vous a intéressé Le réalisateur de lui se révèle dans le film lui- la Corée elle-même et ses blessu- de plus de quinze ans. Les choses
dans cette histoire ? Bong Joon-ho : même. J’ai compris que les poli- res non cicatrisées. ont changé et, en même temps, se
Dès le départ, j’avais le projet « J’ai rencontré ciers aussi avaient été victimes de Quels sont vos projets immé- perçoit un étrange et bouleversant
de faire un film typiquement les commissaires cette affaire et de cette sombre diats ? sentiment de gâchis, de temps per-
coréen, essentiellement réaliste, et inspecteurs époque. J’écris un scénario depuis l’an du et de désenchantement. Comme
mais qui soit en même temps un de police qui ont Justement, comment avez- dernier. Mon prochain film parle- si les réflexes inhérents à la condui-
film policier. Il y avait dans ce fait travaillé sur vous voulu faire ressentir l’évo- ra d’une créature un peu bizarre te d’un récit policier pouvaient don-
divers tous les éléments nécessai- cette affaire. Cela lution historique de la Corée qui apparaît en plein milieu de la ner aussi le sentiment du tragique.
res à l’accomplissement de ce pro- m’a évidemment dans les années 1980 à travers ville. Mais ce ne sera pas un film
jet. Le fait qu’il s’agissait d’une beaucoup aidé. » cette histoire ? de science-fiction, ce sera un film Jean-François Rauger
affaire non résolue a été une sorte Ce n’était pas ma première pré- très réaliste.
de défi pour moi. On a tenté de occupation. Je n’ai pas voulu faire Film coréen avec Kan Ho-song, Sang
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me décourager de faire le film, au un film historique. J’ai simple- Propos recueillis par J.-F. R. Kyung-kim, Hee Bong-byun. (2 h 10.)
motif qu’un récit criminel à la fin ment voulu faire sentir un cadre
duquel on ne trouve pas le coupa- précis qui était celui de ce fait
ble n’allait pas intéresser le public. divers. Mais lorsque l’on s’interro-
Vous avez rencontré des ge sur les raisons de l’échec de l’en-
témoins de cette affaire ? quête policière, on peut sans dou-
Oui. J’ai rencontré les commis- te trouver une réponse dans la
saires et inspecteurs de police qui médiocrité et le manque de com-
ont travaillé sur cette affaire. Cela pétence des individus, mais aussi
m’a évidemment beaucoup aidé. dans la médiocrité de l’époque
Ces entretiens m’ont bien sûr elle-même.
apporté beaucoup d’informa- Aux policiers de la campagne
tions, mais cela m’a surtout rensei- qui pratiquent ce qui semble
D.R.

gné sur leurs propres sentiments être une violence d’un autre âge

SALLE GAVEAU
et la douleur qu’ils ressentaient de s’opposent ceux de la ville, plus
n’avoir pas pu attraper l’assassin. dré qu’un sentiment d’étroitesse res, mais, au fur et à mesure que rationnels.
Cela m’a aidé à construire les per- de vue pour le spectateur. le film avance, ils deviennent C’est une chose que l’on retrou-
sonnages de mon film. Certains Le fait qu’il s’agissait d’une his- attachants. ve dans beaucoup de films, notam-
policiers se sont mis à pleurer au toire vraie devait donner une Cela reflète mon point de vue ment américains, l’opposition 45, R U E L A B O É T I E , PA R I S 8 E

cours de nos entretiens, ce qui autre dimension au film. Il y avait durant l’écriture du scénario. Pen- entre un policier de la ville, logi- (MÉTRO MIROMESNIL)
m’a fait comprendre beaucoup de d’ailleurs dans l’affaire elle-même dant la préparation de celui-ci, je que et pragmatique, et un policier
choses. des éléments comiques. Lorsque considérais le policier de la campa- de la campagne au comportement

Le film est remarquable par je montre des policiers allant gne comme barbare et méprisa- archaïque. Mais j’ai voulu mon-
son mélange insolite de violen- trouver une chaman pour décou- ble, incapable et idiot. Et tout cela trer à la fin du film que ces deux
ce et d’humour. vrir le coupable, je ne fais que bien que ce soit mon personnage policiers au tempérament appa- DU MERCREDI 23 AU SAMEDI 26 JUIN 2004 INCLUS,
Il fallait que ces deux éléments reprendre quelque chose qui s’est principal. Puis, petit à petit, après remment différent sont au bout SE TIENDRONT LES VENTES EXCEPTIONNELLES DE SOLDES
coexistent dans le récit de l’enquê- réellement passé. Ce n’est pas le avoir rencontré le vrai policier qui du compte semblables. C’est la DE 9H00 À 18H00 SANS INTERRUPTION.
te mais aussi dans la peinture des mélange des genres qui m’intéres- s’est occupé de l’affaire, j’ai com- période elle-même qui était en
personnages eux-mêmes. Une sait mais le souci de retrouver une pris qu’il y avait chez lui une retard.
comédie n’aurait retenu que des variété d’émotions qui préexistait volonté intense, pure, de trouver L’échec final de la logique et
éléments comiques, un thriller au film. le coupable et une tristesse de ne de la raison confère au film une
n’aurait retenu que des effets de Les personnages de policiers, pas l’avoir découvert. Cette tristes- grande tristesse. Autorisation préfectorale n° 04/762 VDN établie le 23 juin 2004
suspense et d’action. Un pur film surtout ceux de la campagne, se m’a beaucoup touché. Mon Cela rappelle finalement les pour la période du 23 au 26 juin 2004. Hermès Sellier, RCS 696 520 410 Paris
de genre, en fait, n’aurait engen- sont souvent violents et barba- changement d’opinion vis-à-vis échecs successifs de l’histoire de

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