LA PSYCHANALYSE À L'INDEX ?

Sigmund Freud aux prises avec le Vatican (1921-1934)

Agnès Desmazières

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2009/2 n° 102 | pages 79 à 91

ISSN 0294-1759
ISBN 9782824631333
Article disponible en ligne à l'adresse :
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 La psychanalyse à l’Index ?
Sigmund Freud aux prises avec le Vatican
(1921-1934)
Agnès Desmazières
La psychanalyse freudienne a-t-elle subi
les foudres du Vatican dans l’entre-deux-
guerres ? En réexaminant cette question
classique, Agnès Desmazières montre la
richesse des débats induits par la première
diffusion des théories psychanalytiques, qu’ils
soient scientifiques ou religieux. Au sein de
l’Église, les positions apparaissent variées,
les discussions subtiles. Elles sont, ce faisant,
caractéristiques d’une institution tiraillée,
depuis les découvertes scientifiques du 19e
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siècle, entre des postures traditionnalistes,
progressistes, et la prudence.
Vienne, septembre 1934. Sigmund Freud
renonce à faire paraître son livre Moïse et le mono-
théisme 1. Très marqué par la prohibition récente
de la Rivista italiana di psicoanalisi, il craint que
son nouvel ouvrage ne prête le flanc à des atta-
ques vaticanes, visant à faire interdire la psycha-
nalyse en Autriche :
« Nous vivons ici dans une atmosphère de stricte
orthodoxie catholique. On dit que la politique de
notre pays est dirigée par un certain père Sch-
midt qui vit à Saint-Gabriel près de Mödling ; c’est
l’homme de confiance du pape. Par malheur, il est
lui-même ethnographe et historien des religions et
ne fait pas mystère dans ses livres de son horreur de
la psychanalyse et en particulier de ma théorie du
totem. À Rome, mon Edoardo Weiss a fondé un
(1) L’ouvrage paraîtra finalement en 1939, une fois Freud et
sa famille en sécurité en Angleterre.
VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 102, AVRIL-JUIN 2009, p. 79-91
groupe psychanalytique et publié plusieurs numé-
ros d’une Rivista italiana di psicoanalisi. Brusque-
ment, on lui a interdit cette publication et, bien
que Weiss ait ses entrées chez Mussolini et qu’il ait
obtenu de lui une promesse favorable, l’interdiction
n’a pas été levée. On dit que celle-ci vient direc-
tement du Vatican et que le père Schmidt en est
responsable. On peut bien s’attendre à ce qu’une
publication venant de moi fasse quelque sensation
et n’échappe pas à l’attention de ce père hostile. On
courrait ainsi le risque de voir la psychanalyse inter-
dite à Vienne, et tous nos travaux suspendus 2. »
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Freud attribue à Wilhelm Schmidt, un reli-
gieux d’origine allemande, influent au Vati-
can où il a résidé pendant plusieurs années, la
source des difficultés rencontrées par la psy-
chanalyse en Autriche et en Italie. Cette thèse
est reprise par son biographe, Ernest Jones, qui
déclare s’appuyer sur le témoignage d’Edoardo
Weiss, directeur de la Rivista italiana di psicoana-
lisi 3. Pourtant, Weiss, dans l’édition critique de
sa correspondance avec Freud, ne fait aucune
allusion à Schmidt 4. Ce décalage entre la ver-
(2) Lettre de Sigmund Freud à Arnold Zweig du 30 septem-
bre 1934 (Sigmund Freud, Briefe 1873-1939, Francfort-sur-le-
Main, Fischer, 1960 ; trad. fr., id., Correspondance 1873-1939,
trad. de l’all. par Anne Berman avec la coll. de Jean-Pierre
Grossein, Paris, Gallimard, 1re éd. 1966, 2e éd. 1979, p. 459).
(3) Ernest Jones, Sigmund Freud : Life and Work, Londres,
Hogarth Press, vol. 3, 1957, p. 205 ; trad. fr., id., La Vie et l’œu-
vre de Sigmund Freud, t. III : Les dernières années, 1919-1939,
trad. de l’angl. par Liliane Flournoy, Paris, PUF, 1969.
(4) Il se contente d’indiquer : « L’éditeur de la Rivista ita-
liana di psicoanalisi m’a informé que des cercles ecclésiastiques
essayaient de suspendre la publication de la revue. J’ai écrit à
79
 AGNÈS DESMAZIÈRES
sion Freud-Jones et celle de Weiss a incité plu-
sieurs historiens de la psychanalyse à examiner
de plus près la question de ces pressions catholi-
ques. Anna Maria Accerboni, se fondant sur une
lettre de Weiss à Jones du 30 juin 1956, impute
l’échec de la médiation du psychanalyste italien
à l’action du recteur de l’université catholique
de Milan, Agostino Gemelli 1. Paul Roazen se
montre plus dubitatif, notant que « Weiss n’est
pas resté aussi convaincu que Jones de la res-
ponsabilité du père Gemelli dans la suppres-
sion » de la revue 2. Daria Colombo, elle, met en
lumière la sympathie à l’égard de la psychana-
lyse dont témoignent certains écrits du recteur
de l’Université catholique à cette époque 3.
Ces différentes explications de l’interdiction
par le régime fasciste de la revue ont pour princi-
pal défaut de ne reposer que sur des rumeurs qui
ont circulé au sein de la communauté psychana-
lytique, sans qu’aucun document authentifiant
ces dires n’ait été cité à l’appui 4. Le travail de
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Daria Colombo, qui propose une relecture d’ar-
ticles catholiques contemporains, paraît ouvrir
une voie peut-être plus modeste, mais certaine-
ment plus prometteuse. La découverte, dans les
archives de la Congrégation pour la doctrine du
Saint-Office, d’un dossier consacré à un projet
de mise à l’Index, en 1933-1934, de l’ouvrage du
Freud à ce sujet depuis Viareggio où je passais mes vacances
d’été » (Edoardo Weiss, Sigmund Freud as a Consultant : Recol-
lections of a Pioneer in Psychoanalysis, New Brunswick, Transac-
tion Publishers, 1991, p. 79).
(1) Anna Maria Accerboni, « Psychanalyse et fascisme : deux
approches incompatibles. Le rôle difficile d’Edoardo Weiss »,
Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, 1, 1988, p. 225-
243.
(2) Paul Roazen, Edouardo Weiss : The House that Freud Built,
New Brunswick, Transactions Publishers, 2005, p. 35.
(3) Daria Colombo, « Psychoanalysis and the Catho-
lic Church in Italy : The Role of Father Agostino Gemelli,
1925-1953 », Journal of the History of the Behavioral Sciences, 4,
automne 2003, p. 333-348.
(4) Paul Roazen évoque ce problème dans un article de
1992, où il soutenait alors la thèse de la responsabilité de
Gemelli (Paul Roazen, « Questions d’éthique psychanalyti-
que : Edoardo Weiss, Freud et Mussolini », Revue internatio-
nale d’histoire de la psychanalyse, 5, 1992, p. 151-164).
80
psychanalyste italien Edoardo Weiss, Elementi
di psicoanalisi, ouvre de nouvelles perspectives,
en mettant au jour le rôle joué par les jésui-
tes, jusque-là négligés, et incite à revenir sur la
question de la réception de la psychanalyse au
Vatican dans l’entre-deux-guerres 5. Sans vou-
loir me limiter à la seule étude des circonstan-
ces de l’interdiction de la Rivista italiana di psi-
coanalisi ou de l’intervention du Saint-Office, il
me paraît utile d’examiner les différentes inter-
ventions romaines qui jalonnent cette période
afin de dégager les motifs du procès catholique
de la psychanalyse.
Une première réponse officieuse,
la campagne de la Civiltà cattolica
(1921-1925)
La première mention de la psychanalyse dans
la Civiltà cattolica est précoce puisqu’elle date
du 16 avril 1921. Elle est également isolée :
nulle autre référence à la psychanalyse entre
1921 et 1924. Une série de six articles est alors
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publiée entre le 20 décembre 1924 et le 1er août
1925, formant une somme de soixante-quinze
pages, contribution alors la plus importante de
la revue à un examen catholique de la pensée de
Freud. La revue jésuite Civiltà cattolica repré-
sente traditionnellement la voix officieuse du
Saint-Siège ; ses articles sont soumis au Vatican
avant publication. Ils sont rédigés de manière
anonyme par un rédacteur spécialiste, ici le
jésuite Francesco Gaetani (1889-1957) 6. Celui-
ci est arrivé à la Civiltà cattolica en 1924. La for-
(5) Je profite de l’occasion pour remercier Mgr Alejandro
Cifres, directeur des archives de la Congrégation pour la doc-
trine de la foi (désormais signalées par le sigle ACDF), ainsi
que son adjoint, Daniel Ponziani, pour leur accueil et leur dis-
ponibilité. Je voudrais également exprimer ma reconnaissance
pour l’aide reçue de Patrizia Cerini et Valentina Oppici, de
l’Archivio storico dell’Università cattolica (ASUC) de Milan,
où j’ai consulté les papiers d’Agostino Gemelli.
(6) Tous les articles de 1924-1925 sont rassemblés dans une
brochure publiée sous le nom de leur auteur : Francesco Gae-
tani, La Psicanalisi, Rome, La Civiltà cattolica, 1930. Un doute
subsiste quant à l’attribution de l’article de 1921, qui est anté-
rieur à la prise de fonction de Gaetani à la Civiltà cattolica.

mation en psychologie, qu’il a reçue auprès du
père Jules de la Vaissière, au Collège jésuite
de philosophie de Jersey, paraît tout naturelle-
ment le destiner à s’occuper des questions psy-
chologiques 1. Est-ce d’ailleurs là le motif de
son recrutement à la Civiltà cattolica ? Le lan-
cement de la campagne contre la psychanalyse,
immédiatement après son assignation à la revue
jésuite, le suggère. Au journalisme, il adjoindra,
à partir de 1926, des activités d’enseignement,
donnant des cours de psychologie rationnelle
et expérimentale à la Grégorienne, l’université
des jésuites à Rome.
Les jésuites prêtent très tôt un intérêt non
dénué de critiques pour la psychanalyse. Un
premier motif de cette attention tient aux appli-
cations pédagogiques de la nouvelle discipline.
L’ouvrage du pasteur suisse Oskar Pfister, Die
psychanalytische Methode (1913), lance le débat.
Pfister, qui est un proche de Freud, se fait le
chantre de la « pédanalyse », méthode éduca-
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tive d’inspiration analytique. La conjoncture est
favorable à une montée en puissance des atta-
ques contre la psychanalyse : le développement
du mouvement psychanalytique suscite alors
une inquiétude croissante et la scission de Carl
Jung, qui fait suite à celle d’un autre disciple,
Alfred Adler, met le projecteur sur la concep-
tion freudienne de la sexualité, en particulier
infantile, exposée pour la première fois dans
ses Trois Essais sur la théorie sexuelle (1905) 2. La
revue des jésuites de Fribourg-en-Brisgau, Stim-
men der Zeit, publie ainsi en 1916 une réfutation
du livre, qui inaugure une série d’interventions
sur la psychanalyse 3. La même année, dans sa
Psychologie pédagogique, Jules de la Vaissière s’in-
(1) Domenico Mondrone, « Un modello di apostolato intel-
lettuale. P. Francesco M. Gaetani S.I. », Civiltà cattolica, 108/4
(2578), 9 novembre 1957, p. 390.
(2) Cf. la notice « Trois Essais sur la théorie sexuelle », in Michel
Plon et Élisabeth Roudinesco, Dictionnaire de la psychanalyse,
Paris, Fayard, 1997, p. 1076-1079, p. 1077.
(3) Johannes Lindworsky, « Der Psychoanalyse eine neue
Erziehungsmethode ? », Stimmen der Zeit, 90, 1916, p. 269-287.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
terroge sur l’utilité pédagogique de la méthode
freudienne. Pfister, en mettant en avant l’apport
de la méthode freudienne à la cure d’âme, a éga-
lement contribué à encourager une assimilation
de la psychanalyse au sacrement de pénitence,
unanimement réprouvée du côté catholique.
L’alliance entre psychanalyse et protestan-
tisme libéral, promue par Pfister et encouragée
par Freud dans le but d’élargir son audience 4,
constitue un second motif d’inquiétudes qui
s’expriment en particulier à propos de la dif-
fusion d’interprétations psychanalytiques de
l’Évangile parmi les protestants libéraux suis-
ses. Dans le contexte d’une tension accrue entre
protestants et catholiques, la controverse prend
de l’ampleur à Genève où un jeune théologien,
ami de Jacques Maritain, Charles Journet, joute
avec le pasteur Georges Berguer, auteur d’une
Vie de Jésus au point de vue psychologique et psycha-
nalytique (1920) 5. En France, où la psychanalyse
commence à pénétrer, des revues catholiques se
font l’écho de ces discussions 6. S’y exprime la
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crainte d’une résurgence de la psychologie reli-
gieuse. Cette nouvelle application de la psy-
chologie, forgée par Granville Stanley Hall et
William James à la fin du 19e siècle, menace,
par son agnosticisme, de remettre en cause le
caractère surnaturel du phénomène religieux.
Sous l’influence de la psychanalyse, elle ne s’at-
taque désormais plus seulement, comme par le
passé, à la vie des saints, mais vise désormais la
personne même de Jésus.
Le problème posé par l’émergence d’une
psychologie religieuse d’inspiration psychana-
(4) Peter Gay, A Godless Jew : Freud, Atheism, and the Making
of Psychoanalysis, New Haven, Yale University Press, 1987,
p. 77-78 ; trad. fr., id., Un juif sans Dieu : Freud, l’athéisme et la
naissance de la psychanalyse, trad. de l’angl. par Kim Tran, Paris,
PUF, 1989.
(5) Cf. Jacques Rime, « Autour de “La vie de Jésus” du pasteur
Berguer », Nova et vetera, 81 (2), avril-juin 2006, p. 37-45.
(6) Charles Journet, « Les voies nouvelles en psychologie reli-
gieuse », Revue des jeunes, 25 (2), 1920, p. 125-154 ; Marie-Anne
Cochet, « Psychanalyse et mysticisme », Revue de philosophie, 27,
1920, p. 539-562.
81
 AGNÈS DESMAZIÈRES
lytique motive les prises de position successives
de la Civiltà cattolica. La revue jésuite se mon-
tre préoccupée par les travaux menés par Sante
De Sanctis, psychologue romain de renom, qui
contribue à faire sortir la psychanalyse italienne
de la confidentialité. La première intervention
de la revue, en 1921, fait suite à une conférence
de De Sanctis sur la psychologie de la conver-
sion 1. La campagne de 1924-1925 est consé-
cutive à la parution de son livre La Conversione
religiosa (1924). Un article entier de la série est
d’ailleurs consacré à la recension de l’ouvrage 2.
Gaetani reproche à De Sanctis de considérer la
conversion religieuse comme le produit d’un
processus de sublimation des instincts. D’une
part, cette interprétation élude toute causalité
surnaturelle. D’autre part, elle exclut toute par-
ticipation volontaire du sujet dans sa conver-
sion. La première critique, traditionnelle,
n’apparaît pas centrale. À la faveur du récent
investissement de théologiens catholiques, tel le
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jésuite belge Joseph Maréchal, en psychologie
religieuse, une approche scientifique du phé-
nomène religieux, toute problématique quelle
soit, est toutefois admise. Le second reproche
devient le fer de lance de la réponse de la Civiltà
cattolica à la psychanalyse.
Contrairement à l’intervention de 1921, qui
se contente de reprendre l’argumentation déve-
loppée dans les récentes publications catholi-
ques sur la psychanalyse, la seconde réplique
de 1924-1925, fondée sur une lecture directe
de Freud, suggère un nouvel angle d’attaque.
Gaetani conteste le primat accordé aux ins-
tincts dans la vie psychique 3. En se fondant sur
(1) « Intorno alla conversione religiosa in una conferenza
del Prof. Sante De Sanctis », Civiltà cattolica, 72/2 (1700), 7
avril 1921, p. 112-123.
(2) « La psicanalisi. 5. La sublimazione », Civiltà cattolica,
76/2 (1799), 6 juin 1925, p. 395-408.
(3) « La psicanalisi 3. Le pregiudiziali contro la nuova teo-
ria », Civiltà cattolica, 76/1 (1791), 7 février 1925, p. 205-218.
Cette critique a déjà été suggérée par Charles Journet (op. cit.,
p. 136) et Linus Bopp dans Moderne Psychoanalyse, Katholische
Beichte und Pädagogik (1923) (cf. Benjamin Ziemann, Katholis-
82
l’examen de cas pathologiques pour déduire
des conclusions concernant la psychologie de
l’homme normal, le père de la psychanalyse
a confondu indûment vie psychique normale
et vie psychique anormale. La première, au
contraire de la seconde, n’est pas dominée par
les instincts. Le sujet normal est un être libre,
conscient et mû par volonté. Cette critique des
instincts devient particulièrement vigoureuse à
propos de la libido infantile et rejoint les pré-
cédentes attaques catholiques contre la péda-
gogie analytique. Gaetani est encore conforté
dans ses positions par les objections exprimées
par les dissidents Alfred Adler et Carl Jung,
ainsi que par l’école française de psychologie.
La « nouvelle psychologie » française, menée
par Pierre Janet et Charles Blondel 4, influence
de manière déterminante le jésuite et l’incite à
modérer ses critiques. Gaetani fait en particulier
sienne la distinction entre « doctrine de la psy-
chanalyse » et « méthode psychanalytique 5 »,
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qui avait été originellement proposée par les
psychanalystes français dans le but de faciliter
la réception de leur discipline par les psycho-
logues. Cependant, si les psychanalystes fran-
çais mettaient l’accent sur la valeur positive de
la méthode, en excluant les excès de la doctrine,
Gaetani s’efforce au contraire de plomber la
méthode psychanalytique en raison même des
errances de la doctrine sous-jacente. Le jésuite
consacre d’ailleurs la majeure partie de son
exposé à une dénonciation de la doctrine freu-
dienne (quatre articles). L’examen de la méthode
che Kirche und Sozialwissenschaften, 1945-1975, Göttingen, Van-
denhoek & Ruprecht, « Kritische Studien zur Geschichtswis-
senschaft », 2007, p. 267).
(4) Pierre Janet (1859-1947), professeur de psychologie
au Collège de France, apparaissait dans l’entre-deux-guerres
comme le principal compétiteur de Freud. Il s’était illustré
en 1913, à l’occasion du Congrès international de médecine
réuni à Londres, par une vibrante attaque contre la psychana-
lyse. Charles Blondel (1876-1939), professeur de psychologie à
l’université de Strasbourg, est quant à lui l’auteur d’un virulent
pamphlet contre le freudisme : La Psychanalyse (1924).
(5) « La psicanalisi. 1. L’invasione psicanalitica », Civiltà cat-
tolica, 75/4 (1788), 11 décembre 1924, p. 498-507, p. 499.

psychanalytique ne fait en revanche l’objet que
d’un seul article, le dernier de la série.
La distinction entre doctrine et méthode,
de même que le recentrage sur la question des
instincts, ouvrent toutefois la voie à une réin-
terprétation catholique de certaines intui-
tions freudiennes. Un rapprochement est en
particulier proposé entre instincts freudiens
et passions thomasiennes. La nouvelle disci-
pline, par sa réhabilitation des forces instinc-
tives, vient épauler une contestation qui se fait
jour, chez certains théologiens catholiques, de
la théologie morale posttridentine. La Contre-
Réforme, en promouvant la formation doc-
trinale des prêtres dans les séminaires, avait
indirectement encouragé une approche casuis-
tique de la théologie morale, le lieu par excel-
lence de son exercice étant le confessionnal. La
conscience jouait le rôle d’arbitre entre la loi
morale et la liberté 1. Les passions ou « inclina-
tions naturelles » étaient considérées comme
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des « obstacles à l’acte libre », volontaire 2. Le
renouveau thomiste, encouragé par le pape
Léon XIII, favorise une redécouverte de l’œu-
vre éthique de Thomas d’Aquin, centrée non
plus sur l’obligation, mais la finalité bienheu-
reuse de l’homme, et attentive aux forces obs-
cures qui le meuvent. D’où un intérêt mar-
qué des thomistes, en particulier du « milieu
Maritain » en France, pour l’étude psychana-
lytique tant des instincts que de l’inconscient.
La Civiltà cattolica, expression d’une politique
pontificale pro-thomiste, participe de cette
remise en valeur des instincts, mais se montre
plus réservée à l’égard de l’inconscient freu-
dien, lui préférant le subconscient janétien, qui
est en fait une « sous-conscience 3 ».
(1) Servais Pinckaers, Les Sources de la morale chrétienne : sa
méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Éditions universitai-
res, « Études d’éthique chrétienne », 1985, p. 274.
(2) Ibid., p. 272.
(3) Élisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France,
t. I : 1885-1939, Paris, Seuil, 1986, p. 247.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
En concentrant son attention sur la psycho-
logie religieuse, la Civiltà cattolica s’écarte d’une
controverse portant sur les effets, en particulier
pédagogiques, de la psychanalyse, pour s’orien-
ter vers un examen des fondements mêmes de
la pensée freudienne et leur compatibilité avec
la morale catholique. Un tel déplacement de la
problématique, de même que le choix délibéré
d’éviter tout langage polémique, doivent beau-
coup à l’apport de la réflexion du psychologue
italien Agostino Gemelli.
Agostino Gemelli et Wilhelm Schmidt
ou la science « catholique » face à la
psychanalyse (1925-1929)
Edoardo Gemelli (1878-1959), en religion
frère Agostino, est issu d’une famille anticléri-
cale 4. Pendant ses études de médecine, il s’en-
gage dans le mouvement socialiste, avant de se
convertir au catholicisme et d’entrer chez les
franciscains. Sous l’influence du cardinal Mer-
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cier, il devient un ardent promoteur de la néo-
scolastique dans laquelle il voit un instrument
intellectuel particulièrement propice au dia-
logue entre foi et raison. Dans cet esprit de
renouveau intellectuel et scientifique catho-
lique, le franciscain fonde, en 1921, l’univer-
sité du Sacré-Cœur de Milan. La pratique de
la médecine lui étant interdite à la suite de son
ordination sacerdotale, il s’oriente dans un pre-
mier temps vers la physiologie. Des recherches
sur les émotions le conduisent à prendre ses
distances avec une approche purement biolo-
gique du vivant et à se rapprocher de la psycho-
(4) Maria Bocci, Agostino Gemelli rettore e francescano : Chiesa,
regime, democrazia, Brescia, Morcelliana, « Biblioteca di storia
contemporanea », 2003 ; Giorgio Cosmacini, Gemelli : Il Machia-
velli di Dio, Milan, Rizzoli, « Biografie », 1985 ; Nicola Raponi,
« Gemelli, Agostino », in Dizionario biografico degli italiani,
Catanzaro, Istituto della Enciclopedia italiana, 1999, vol. 53,
p. 26-36 ; Gustavo Bontadini, « Gemelli, Agostino », in Fran-
cesco Traniello et Giorgio Campanini (dir.), Dizionario storico
del movimento cattolico in Italia, 1860-1980, Casale Monferrato,
Marietti, 1982, vol. 2, p. 225-230.
83
 AGNÈS DESMAZIÈRES
logie expérimentale 1. À cette fin, il se forme à
Würzburg auprès d’Oswald Külpe qui s’est lui-
même écarté de la démarche physiologique de
son ancien maître Wilhelm Wundt. Sous son
influence, Gemelli développe une conception
originale de la psychologie qui emprunte certes
à la biologie sa méthode d’investigation, mais
interprète les données recueillies de manière
indépendante 2. Ainsi, se trouvent garantis tant
le statut scientifique de la psychologie que son
autonomie.
L’irruption de la psychanalyse en Italie frappe
d’abord Gemelli dans ses convictions religieu-
ses. La Conversione religiosa de De Sanctis le
touche dans sa propre expérience de converti.
L’ouvrage du psychologue romain motive sa
première intervention, en 1924, dans Vita e Pen-
siero, revue culturelle catholique qu’il a fondée
dix ans plus tôt 3. Le franciscain ne peut man-
quer de réagir défavorablement à la réduction,
réalisée par le psychologue romain sous l’in-
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fluence de Freud, de la conversion à une subli-
mation d’instincts. Gemelli reproche égale-
ment au père de la psychanalyse sa perspective
trop sexuelle. Le religieux reconnaît toutefois
à De Sanctis le mérite d’avoir renoncé à l’in-
terprétation organique, pathologique du phé-
nomène religieux, tant prisée des psychologues
du religieux. Il admet ainsi implicitement que la
psychanalyse a contribué à cette inflexion posi-
tive de la psychologie religieuse.
(1) Leonardo Ancona, « Lo psicologo », in Agostino Gemelli
francescano, Milan, Vita e pensiero, 1959, p. 89-104, p. 91.
(2) Ibid., p. 92.
(3) Agostino Gemelli, « La psicologia della conversione »,
Vita e pensiero, 9, septembre 1924, p. 513-528. Gemelli a toute-
fois très vraisemblablement eu une connaissance au moins indi-
recte des travaux du psychanalyste viennois dès avant 1924, par
la lecture des travaux du père de la Vaissière, qu’il recense dans
la Rivista di filosofia neo-scolastica. Par ailleurs, il a eu, à une date
inconnue, une correspondance avec Freud (détruite dans l’in-
cendie de l’Université catholique) qui aurait concerné « des pro-
blèmes particuliers c.-à.-d. [sic] des malades particuliers, com-
ment ils devaient être soignés et les difficultés rencontrées dans
leur traitement » (copie de la lettre d’Agostino Gemelli à Kurt
R. Eissler du 18 février 1957, ASUC-FC, 312, 493, 3443).
84
Le recteur de l’université catholique de
Milan, se posant cette fois en psychologue, pré-
sente plus ouvertement son point de vue scienti-
fique dans un article publié l’année suivante à la
fois dans la Rivista di filosofia neo-scolastica et dans
la Rivista di psicologia. S’adressant non plus au
grand public mais à des scientifiques, il se mon-
tre plus élogieux. Nulle trace ici de critiques
visant la théorie sexuelle freudienne. Contre
une psychologie d’inspiration wundtienne, qui
se concentre sur une étude figée des structures
psychiques, il appelle à une étude dynamique des
fonctions psychiques et cite en exemple les nou-
veaux courants de la psychologie : behaviorisme,
Gestalttheorie et aussi psychanalyse. Cette der-
nière contribue à la mise en valeur des fonctions
psychiques non seulement en analysant les ins-
tincts en eux-mêmes, mais encore en mettant en
lumière leur influence sur leurs facultés supé-
rieures, volonté et raison 4.
À l’occasion de la Semaine d’ethnologie reli-
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gieuse qui se tient du 17 au 25 septembre 1925
dans son fief, l’université catholique de Milan,
Gemelli prononce une conférence importante
sur le thème de « La religion des primitifs dans
les doctrines psychanalytiques de Freud ». Les
Semaines d’ethnologie religieuse, fondées en
1912, représentent une tentative « progres-
siste 5 » de promotion d’une apologétique scien-
tifique catholique 6. Sous l’influence de la crise
moderniste, elles ont subi un encadrement de
plus en plus strict de la part de Rome.
(4) Agostino Gemelli, « Funzioni e strutture psichiche »,
Rivista di filosofia neo-scolastica, 17 (1-2), 1925, p. 40-68, p. 67.
(5) Luc Courtois, « La première Semaine d’ethnologie reli-
gieuse à Louvain en 1912 : les débuts difficiles d’une démarche
progressiste sur fond de crise moderniste », in Olivier Servais
et Gérard Van’t Spijker (dir.), Anthropologie et mission 19e-20e
siècles : entre connivence et réalité, Paris, Karthala, « Mémoire
d’églises », 2004, p. 95-118, p. 100.
(6) Roger Aubert, « Aux origines des Semaines d’ethnologie
religieuse : le cardinal Mercier et la curie romaine », in Jean-
Pierre Hendrickx, Jean Pirotte et Luc Courtois (dir.), Le Car-
dinal Mercier (1851-1926) : un prélat d’avant-garde. Hommage
au professeur Roger Aubert, Louvain, Academia/Presses univer-
sitaires de Louvain, 1994, p. 141-166, p. 142.

La communication du franciscain n’est
étrangement pas publiée dans les actes des
Semaines 1. Le compte rendu de la Semaine
paru dans l’Osservatore romano fait allusion à
mots couverts à un affrontement entre Gemelli
et Schmidt 2. À l’issue de la conférence du fran-
ciscain, Schmidt annonce qu’il prononcera lui-
même le lendemain une conférence improvi-
sée sur le même thème. Le résumé aseptisé des
communications des deux ténors de la science
« catholique » laisse supposer que Schmidt
avait peu apprécié que Gemelli se soit limité à
un examen psychologique de la psychanalyse,
évitant de s’engager sur le terrain de l’ethnolo-
gie, qui lui est moins familier, et de s’attaquer à
la critique freudienne de la religion. D’origine
allemande, Schmidt (1868-1954) a, contraire-
ment à Gemelli, un parcours religieux classi-
que 3. Après des études au petit séminaire de
la Société du Verbe divin, il entre au noviciat
de cette congrégation religieuse missionnaire.
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Il est ordonné prêtre en 1892. L’année sui-
vante, prend corps sa carrière universitaire : il
part étudier la philosophie et les langues sémi-
tiques à l’université de Berlin. Schmidt ensei-
gne ensuite la missiologie au séminaire Saint-
Gabriel, à Mödling (Autriche), où il poursuit
ses recherches, se spécialisant en ethnologie
(1) L’absence de la contribution est ainsi justifiée : « Le Rec-
teur magnifique de la grande Université Catholique Milanaise,
en raison d’extrêmes préoccupations, n’a pu trouver le temps
de rédiger un texte qui rende compte à la fois de l’ampleur
de son exposé oral et de la rigueur scientifique pour lesquel-
les sont appréciées ses publications. » (Settimana di etnologia
religiosa. Semaine internationale d’ethnologie religieuse. Interna-
tionale Woche für Religions-Ethnologie. IV e sessione – IV e session –
IV Tagung Milan 17-25 sept. 1925, Paris, Paul Geuthner, 1926,
p. 75-76)
(2) « La settimana di etnologia religiosa », Osservatore roma-
no, 21-22 septembre 1925, p. 2.
(3) Fritz Bornemann, P. Wilhelm Schmidt S.V.D. 1868-1954,
Rome, Apud Collegium Verbi Divini, 1982 ; Ernest Bran-
dewie, When Giants Walked the Earth : The Life and Times of
Wilhelm Schmidt SVD, Fribourg, Fribourg University Press,
« Studia Instituti Anthropos », 1990 ; Joseph Henninger, « P.
Wilhelm Schmidt S.V.D. (1868-1954) : eine biographische
Skizze », Anthropos, 51, 1956, p. 19-60.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
et histoire comparée des religions. Animateur
remarqué, il fonde en 1906 la revue Anthropos.
En 1921, il est nommé Privatdozent à l’univer-
sité de Vienne. L’organisation de l’exposition
missionnaire de 1924 et la fondation du Musée
missionnaire en 1926 le rendent célèbre et font
de lui un personnage influent au Vatican.
Si son intervention à la Semaine d’ethnologie
religieuse de 1925 n’a pas laissé de traces, une
conférence prononcée le 28 novembre 1928, à
l’université de Vienne, le fait connaître comme
un adversaire redoutable de la psychanalyse.
Schmidt encourage d’ailleurs la publicité faite
autour de l’événement en diffusant le texte de
sa communication, qui est reproduit, intégrale-
ment ou en partie, dans trois revues germani-
ques 4. L’Osservatore romano se fait également le
relais auprès des catholiques du monde entier
des thèses du religieux 5. Son exposé est enfin
condensé dans son manuel Origine et évolution
de la religion (1930), qui connaît une large diffu-
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sion grâce à des traductions en français, anglais
et italien.
Sa prise de position fait suite à la récente
publication de L’Avenir d’une illusion (1927) où
Freud ne considère plus seulement la religion
en terme de sublimation mais comme une illu-
sion reposant sur un désir infantile de protec-
tion à l’égard des forces de la nature, désir qui
s’était exprimé aux origines dans le totémisme.
(4) « Univ-Prof. Dr. P. Wilh. Schmidt, S.V.D. : eine wis-
senschaftliche Abrechnung mit der Psychoanalyse », Das neue
Reich, 11 (15), 12 janvier 1929, p. 266-267; Wilhelm Schmidt,
« Prof. Dr. Freuds psychoanalytische Theorie zum Ursprung
der Familie und der Religion : eine kritische Prüfung ihrer
ethnologischen Grundlagen », Schönere Zukunft, 4/1 (13), 23
décembre 1928, p. 263-265 ; 4/1 (14), 6 janvier 1929, p. 287-
289 ; 4/1 (15), 13 janvier 1929, p. 308-310 ; id., « Der Ödipus-
Komplex der Freudschen Psychoanalyse und die Ehegestaltung
des Bolschewismus : eine kritische Prüfung ihrer ethnologi-
schen Grundlagen », Nationalwirtschaft, 2, 1929, p. 401-436 (je
n’ai pas pu consulter ce dernier article).
(5) G.B., « Ipotesi assurde e realtà storica sulle origine della
famiglia e della religione : psicoanalisi ed etnologia », Osserva-
tore romano, 9 janvier 1929, p. 2-3.
85
 AGNÈS DESMAZIÈRES
La religion y est encore envisagée comme le
produit d’un sentiment de culpabilité, lié au
meurtre originel du père et enraciné dans le
complexe d’Œdipe. L’ouvrage suscite une vive
émotion, en particulier aux États-Unis et en
Allemagne 1. L’affirmation publique, exprimée
par le père de la psychanalyse, de son athéisme
pousse Schmidt à sortir de la réserve qu’il avait
jusqu’alors adoptée à l’égard de la nouvelle
discipline – à l’exception de son intervention
improvisée de 1925. N’ayant pu méconnaître
l’œuvre de Freud, il avait jusque-là sans doute
préféré la traiter par le mépris.
Schmidt, en tant que chef de file de l’école
viennoise d’ethnologie et collègue de Freud à
l’université de Vienne, se trouve particulière-
ment bien placé pour fournir une réplique scien-
tifique. Il a d’ailleurs publié, en 1910, un livre
sur L’Origine de l’idée de Dieu. Le religieux s’ap-
puie également sur nombre d’autorités scienti-
fiques : William H. Rivers, Franz Boas, Alfred
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R. Kroeber, Bronislaw Malinowski et surtout
Carl Clemen, professeur d’histoire et de phi-
losophie des religions à l’université de Bonn,
auteur d’une récente étude antifreudienne 2.
Plutôt que de s’attaquer à la critique freudienne
de la religion, exprimée sur un mode polémi-
que dans L’Avenir d’une illusion, Schmidt cen-
tre sa riposte sur les fondements ethnologiques
de cette position antireligieuse, qui ont été pré-
sentés dans Totem et tabou (1913). Le religieux, à
la suite d’autres ethnologues, reproche à Freud
de se fonder sur des théories datées et inspirées
de l’évolutionnisme, l’induisant à affirmer, de
manière erronée, l’universalité du totémisme.
Se penchant sur l’origine de la famille, Sch-
midt plaide avec vigueur, contre le psychana-
(1) Peter Gay, Freud : A Life for our Time, New York, W.W.
Norton, 1988 ; trad. fr., id., Freud, une vie, trad. de l’angl. par
Tina Jolas, Paris, Hachette, 1991, p. 617-619.
(2) Carl Clemen, « Die Anwendung der Psychoanalyse auf
Mythologie und Religionsgeschichte », Archiv für die gesamte
Psychologie, 1-2, janvier 1928, p. 1-128.
86
lyste viennois, pour une exogamie originelle et
conteste la réalité du complexe d’Œdipe 3.
Par un autre biais, l’ethnologue rejoint les
critiques d’autres catholiques contre les applica-
tions pédagogiques de la pensée freudienne. Pre-
nant acte de l’appel lancé par Freud, dans L’Ave-
nir d’une illusion, à forger un nouvel homme par
une éducation psychanalytique, il s’attaque à sa
première réalisation concrète à grande échelle.
En Russie soviétique, se développe, en marge de
la psychanalyse orthodoxe qui est sur le déclin,
un important mouvement de pédologie d’inspi-
ration analytique, soutenu par le pouvoir poli-
tique 4. La pédanalyse participe de la construc-
tion d’un nouvel homo sovieticus. Pour Schmidt,
la récupération communiste de l’analyse freu-
dienne est un nouveau signe du désordre moral
qui règne en Russie et le renforce encore en
encourageant la liberté sexuelle et l’éducation
collective et non plus familiale.
Les reproches faits à la psychanalyse débor-
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dent ici le cadre scientifique et s’inspirent d’un
schéma de pensée intransigeant, influencé par
la lutte antimoderniste. Dans cette perspec-
tive, le freudisme conjugue toutes les tares du
modernisme : judaïsme, évolutionnisme et bol-
chevisme. L’Osservatore romano l’exprime de
manière particulièrement nette. Dans le compte
rendu de la Semaine d’ethnologie religieuse de
1925 – qui a peut-être été rédigé par Schmidt
lui-même –, le quotidien, alliant antifreudisme
et antisémitisme, relève que Freud est « vigou-
reusement soutenu par une grande partie de la
(3) Il revient sur ces questions dans une intervention à la
Semaine d’ethnologie religieuse de 1929 (Wilhelm Schmidt,
« Ursprung und Arten der Exogamie und der Heiratsverbote »,
in Internationale Woche für Religions-Ethnologie. Semaine interna-
tionale d’ethnologie religieuse. Settimana Internazionale di Etnolo-
gia Religiosa. V. Tagung - V e Session - V a Sessione. Luxembourg,
16-22 Sept. 1929, Paris, Librairie orientaliste Paul Gueuthner,
1931, p. 327-343).
(4) Alexander Etkind, Histoire de la psychanalyse en Russie,
Paris, PUF, « Histoire de la psychanalyse », 1993, p. 347-375.

presse israélite 1 ». L’association, faite par Sch-
midt, entre freudisme et communisme vient
prêter renfort à la campagne que l’organe offi-
ciel du Vatican mène à la même époque contre
l’amoralisme soviétique 2. Cette interprétation
antimoderniste a été alimentée largement par la
déclaration d’athéisme professée par Freud dans
L’Avenir d’une illusion. La vigueur de la réponse
catholique, orchestrée par Schmidt, cause une
première alarme parmi les psychanalystes 3.
Les Elementi di Psicoanalisi d’Edoardo
Weiss déférés au Saint-Office (1933-1934)
La réédition, en 1933, d’un livre à succès, les
Elementi di Psicoanalisi, œuvre d’Edoardo Weiss,
premier analyste « orthodoxe » italien 4, pousse
le Saint-Office à se pencher sur la psychana-
lyse. Né à Trieste en 1889, Weiss rencontre
Freud, alors qu’il étudie la médecine à Vienne,
et se fait analyser par Paul Federn. De retour
dans sa ville natale en 1919, Weiss obtient un
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poste à l’hôpital psychiatrique provincial, dont
il est chassé par les fascistes en 1931. Sante De
Sanctis, avec qui il entretient une correspon-
dance, l’appelle à Rome. Le psychanalyste de
Trieste y fait la connaissance de Nicola Per-
rotti et Emilio Servadio, qu’il prend en ana-
lyse didactique. L’installation de Weiss à Rome
contribue à étendre la pratique de la psycha-
nalyse, jusque-là principalement cantonnée au
(1) « La settimana di etnologia religiosa », Osservatore
romano, 21-22 septembre 1925, p. 2. Schmidt est coutumier
de ces attaques contre l’emprise des juifs sur les médias (Udo
Mischek, « Antisemitismus und Antijudaismus in den Werken
und Arbeiten Pater Wilhelm Schmidts S.V.D. (1868-1954) »,
in Horst Junginger (dir.), The Study of Religion under the Impact
of Fascism, Leyde, Brill, « Studies in the History of Religions »,
2008, p. 467-488, p. 485).
(2) Un article sur le sujet est d’ailleurs publié à la une du
numéro où figure le compte rendu de la conférence de Sch-
midt : « L’abbrutimento di un grande popolo : Nella Russia dei
sovieti », Osservatore romano, 9 janvier 1929, p. 1.
(3) Ernest Jones, op. cit., p. 356.
(4) Michel David, « La psychanalyse en Italie », in Roland
Jaccard (dir.), Histoire de la psychanalyse, Paris, Hachette, 1982,
p. 297-358, p. 309.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
Trentin et à la Vénétie, à la capitale italienne.
Dans son ouvrage Elementi di psicoanalisi (1931),
qui reprend le texte de conférences données à
l’Associazione medica triestina, le psychana-
lyste fait œuvre de vulgarisation scientifique.
La préface de Freud atteste de l’orthodoxie de
la théorie psychanalytique présentée.
Le livre est dénoncé par Mgr Giuseppe
Latini qui exerce au Saint-Office la fonction de
promoteur de justice chargé du rôle de minis-
tère public 5. L’ouvrage, exposé dans la vitrine
d’un libraire, a attiré son attention 6. Il est loi-
sible de se demander si le livre de Weiss n’a
pas servi de prétexte à un examen de la pen-
sée freudienne, alors que la psychanalyse com-
mence à se répandre en Italie. En février 1933,
la Sacrée congrégation charge en effet le père
Gaetani de rédiger un votum non seulement
sur les Elementi di psicoanalisi mais encore sur la
psychanalyse en général 7. Le général des jésui-
tes, Wladimir Ledochowski, se montre favo-
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rable à une condamnation de la psychanalyse
et juge nécessaire, devant l’étendue et la por-
tée d’une telle tâche, de demander au père Josef
Donat, professeur à l’université jésuite d’Inns-
bruck, de revoir le texte de Gaetani. Le jésuite
autrichien avait publié l’année précédente une
réfutation de la psychanalyse, où il ne se limitait
pas à une critique psychologique mais opposait
également culture chrétienne et culture psy-
chanalytique 8. Tout comme Schmidt, il faisait
reposer ses reproches vis-à-vis de la pédagogie
freudienne sur les expériences éducatives sovié-
tiques 9.
(5) Victor Martin, Les Congrégations romaines, Paris, Bloud
et Gay, 1930, p. 63.
(6) « Per la consulta del 9 aprile 1934 Sul Voto del P. Gae-
tani S.J. intorno alla psicanalisi freudiana e agli Elementi di
psicanalisi di Edoardo Weiss. Appunti del promotore di giusti-
zia », ACDF, SO, CL 248 1933, 6B.
(7) Lettre de Wladimir Ledochowski à Nicola Canali du
1er mai 1933, ACDF, SO, CL 248 1933, 3.
(8) Josef Donat, Über Psychoanalyse und Individualpsychologie,
Innsbruck, Drug und Verlag von Fel. Rauch, 1932, p. 165.
(9) Ibid., p. 157.
87
 AGNÈS DESMAZIÈRES
Trois mois plus tard, en juin 1933, le père
Gaetani remet un votum de vingt pages, où il
étudie la psychanalyse sous un double point
de vue, psychologique et « éthico-religieux 1 ».
Sous l’influence du père de la Vaissière, le
jésuite italien reconnaît au freudisme le sta-
tut de « théorie psychologique 2 ». Son exa-
men psychologique reprend substantiellement
l’argumentation développée dans la Civiltà cat-
tolica. L’adoption d’un point de vue « éthico-
religieux » est, en revanche, particulièrement
novatrice et s’explique tant par la controverse
suscitée par L’Avenir d’une illusion que par la
relecture de Donat. L’analyse de la critique freu-
dienne de la religion proposée ici ne concerne
plus seulement la question de la sublimation,
mais encore celle de l’origine de la religion. En
outre, l’accusation d’érotisme portée à l’encon-
tre de la pratique analytique rejoint une criti-
que soulevée par le jésuite autrichien dans son
livre 3. Enfin, l’éducation psychanalytique est
condamnée avec fermeté.
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La montée en puissance d’un mouvement
théologique novateur, appelé après-guerre
« nouvelle théologie », suscite également à
Rome la crainte d’une résurgence du moder-
nisme dont on trouve trace dans le votum. Gae-
tani s’en prend avec vigueur au « matérialisme
évolutionniste 4 » freudien alors même que le
dernier ouvrage du paléontologue français
Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin, est
examiné par le Saint-Office. Dans cette pers-
pective, l’évolutionnisme freudien n’est plus
critiqué sous un angle scientifique, comme dans
l’intervention de Schmidt, mais sous un prisme
avant tout religieux.
(1) « Intorno alla psicanalisi freudiana ed al libro di Edoardo
Weiss “Elementi di psicoanalisi”. Voto del Rev. P. Gaetani, S.I.
(Per incarico speciale) », ACDF, SO, CL 248 1933, 5.
(2) « La psicanalisi considerata come “teoria psicologica” »,
Civiltà cattolica, 82/1 (1935), 29 janvier 1931, p. 245-254.
(3) Josef Donat, op. cit., p. 131.
(4) « Intorno alla psicanalisi freudiana ed al libro di Edoardo
Weiss “Elementi di psicoanalisi”. Voto del Rev. P. Gaetani, S.I.
(Per incarico speciale) », ACDF, SO, CL 248 1933, 5.
88
En dépit d’un crescendo dans les critiques,
la position de Gaetani reste nuancée, comparée
à celle de Schmidt et surtout de Donat. L’in-
fluence du contexte italien n’y est pas étrangère.
Le jésuite invite à épargner la minorité de psy-
chanalystes « honnêtes » qui, à l’image de De
Sanctis, « distinguant à leur façon science et reli-
gion, croient pouvoir admettre et défendre les
théories freudiennes, sans nier tout fondement
à la morale et à la vraie religion 5 ». La distinc-
tion entre doctrine et méthode n’est pas com-
plètement caduque après L’Avenir d’une illusion.
Une condamnation du seul livre de Weiss lui
semble peu utile, une multitude d’écrits psycha-
nalytiques beaucoup plus périlleux étant dans le
commerce. Il se montre, en revanche, favorable
à une condamnation de la psychanalyse en géné-
ral. Le jésuite insiste toutefois sur la nécessité de
préserver la part de vérité présente dans la pen-
sée freudienne, faisant à nouveau allusion à la
réhabilitation des instincts qu’elle a permise.
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Ce n’est qu’un an plus tard, le 9 avril 1934,
que le votum est examiné par le Saint-Office.
Les consulteurs, suivant les recommandations
du jésuite, se déclarent en faveur d’une condam-
nation partielle de la psychanalyse freudienne,
circonscrite à ses applications pédagogiques. Le
travail du jésuite n’est cependant pas considéré
comme suffisant. Pie XI demande que la rédac-
tion de la nouvelle étude soit confiée à Agostino
Gemelli dont l’expertise psychologique et médi-
cale est reconnue dans les milieux scientifiques
et avec qui il entretient des liens de plus en plus
étroits au fil de son pontificat 6. Le franciscain
requiert des directives précises et propose, à cette
fin, de rencontrer l’assesseur, Nicola Canali 7.
Cet entretien, dont aucune trace n’a été conser-
(5) Ibid.
(6) « Feria II, die 9a aprilis 1934 », ACDF, SO, CL 248
1933, 6.
(7) Copie de la lettre d’Agostino Gemelli à Nicola Canali du
7 mai 1934 (ASUC-FC, 50, 71, 678).

vée, semble avoir été déterminant puisque Canali
décide que l’affaire soit « renvoyée 1 ». Gemelli
a vraisemblablement plaidé la cause de la psy-
chanalyse. Dans deux articles quasi contempo-
rains, le religieux porte un jugement nuancé sur
l’œuvre de Freud 2. S’il déplore ses écrits anti-
religieux, il rend hommage à sa découverte de
l’inconscient. Le franciscain considère en outre
la psychanalyse, et les psychanalystes italiens en
particulier, comme des alliés dans sa lutte contre
l’idéalisme de Benedetto Croce et de Giovanni
Gentile, dont les œuvres seront mises à l’Index
en juillet 1934.
Au vu du dossier du Saint-Office, les craintes
exprimées par Freud à la veille de publier son
Moïse n’étaient pas dépourvues de tout fonde-
ment. La menace était sérieuse. Vu d’Autriche,
Schmidt apparaissait tout naturellement comme
le principal instigateur de cette campagne. Le
religieux s’était fait à nouveau remarquer, début
1934, en prononçant un discours polémique
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sur la question juive lors d’une rencontre de
l’Action catholique à Vienne. Sa dénonciation
de l’antisémitisme nazi y était particulièrement
ambiguë ; s’y mêlaient antijudaïsme religieux
et antisémitisme racial 3. Freud a sans doute
vu dans ces propos le présage d’une nouvelle
attaque contre la psychanalyse, sur fond d’an-
tisémitisme. Ses inquiétudes étaient de deux
ordres. Elles concernaient d’abord sa sécurité
personnelle, comme il l’exprime dans le second
avant-propos au Moïse, rédigé à Londres en juin
1938 : « À l’époque de mon premier avant-pro-
(1) Feuillet non daté et non numéroté qui vient clore le dos-
sier du Saint-Office (ACDF, SO, CL 248 1933).
(2) Agostino Gemelli, « Il punto di vista della neoscolastica
di fronte alla moderna psicologia », in Indirizzi e conquiste della
filosofia neo-scolastica in Italia. Pubblicazione a cura della Univer-
sità cattolica del Sacro Cuore nel venticinquesimo della fondazione
della « Rivista di filosofia neoscolastica » (1909-1934), Rivista di
filosofia neo-scolastica, supplément spécial au volume 26 (5-6),
août 1934, p. 217-239 ; « La misura in psicologia : relazione
al nono congresso nazionale di filosofia (Padova – settembre
1934) », Rivista di filosofia neo-scolastica, 5-6, 1934, p. 522-540.
(3) Cf. Udo Mischek, op. cit., p. 477-478.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
pos [antérieur à son départ de Vienne], je vivais
sous la protection de l’Église et redoutais, en
publiant mon ouvrage, de perdre cette sauve-
garde 4. » Le psychanalyste craignait également
que Schmidt ne fît pression sur le gouverne-
ment chrétien-social, au sein duquel il disposait
d’importants soutiens, pour interdire l’exercice
de la psychanalyse en Autriche. Il s’en expli-
que dans une lettre à Lou-Andreas Salomé :
« Ce qui rend la religion forte, ce n’est pas sa
vérité réelle, mais bien l’historique. Et voyez-
vous, Lou, cette formule, qui m’a totalement
fasciné, on ne peut plus, de nos jours, l’énoncer
en Autriche, sous peine d’encourir du gouver-
nement à prépondérance catholique qui nous
dirige une condamnation publique de la psy-
chanalyse. Et c’est uniquement ce catholicisme
qui nous défend contre le nazisme 5. »
Les pressions de Schmidt à Rome n’ont tou-
tefois pas laissé de trace. Le seul indice, bien
mince, en faveur de cette thèse est un article
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de la revue Studium, organe du Movimento dei
laureati cattolici, qui se fait l’écho en mars 1934
d’une controverse entre Guido Lami, un de ses
collaborateurs médecins, et un certain « N.P »
(sans doute le psychanalyste Nicola Perrotti) 6.
Lami s’attaque à la fois au livre de Weiss et à la
Rivista italiana di psicoanalisi, reprochant à l’un et
à l’autre de ne pas limiter leur diffusion aux cer-
cles scientifiques mais de viser un large public
cultivé. Or, le médecin italien trouve une confir-
mation de ses objections scientifiques dans la
récente traduction italienne du livre de Schmidt,
(4) Sigmund Freud, Der Mann Moses und die monotheische
Religion : drei Abhandlungen, Amsterdam, De Lange, 1939 ;
trad. fr., id., Moïse et le monothéisme, trad. de l’all. par Anne
Berman, Paris, Gallimard, « Les essais », 1948, p. 87.
(5) Sigmund Freud et Lou-Andreas Salomé, Briefwechsel,
Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1966 ; trad. fr., id., Correspondance
avec Sigmund Freud suivie du Journal d’une année (1912-1913),
trad. de l’all. par Lily Jumel, Paris, Gallimard, 1970, « Connais-
sance de l’inconscient », p. 253-254.
(6) Guido Lami, « Polemichetta psicanalitica », Studium,
30 (3), mars 1934, p. 198-203.
89
 AGNÈS DESMAZIÈRES
Origine et évolution de la religion 1. Cette polémi-
que atteste d’une opposition organisée contre
la psychanalyse émanant des Laureati cattolici,
qui ne s’est peut-être pas simplement cantonnée
à une campagne de presse. L’influence de Sch-
midt sur ce mouvement s’est-elle limitée à ses
écrits ou le religieux aurait-il pu s’être impliqué
personnellement dans cette affaire italienne ?
L’implication de Gemelli dans la condamna-
tion de la Rivista italiana di psicoanalisi n’est pas
non plus démontrée. Ses écrits scientifiques
plaident clairement pour le contraire. Mais il
convient toutefois de noter que, chez le rec-
teur de l’Université catholique de Milan, bien
souvent, jugement scientifique et positionne-
ment religieux sont distincts, comme en témoi-
gne la différence d’accent entre ses contribu-
tions de la Rivista di filosofia neo-scolastica et son
intervention dans Vita e pensiero. La perspective
d’une prohibition de la Rivista italiana di psi-
coanalisi a-t-elle pu peser dans la non-condam-
nation de la psychanalyse par le Saint-Office ?
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Peut-être. La Sacrée congrégation se montre
particulièrement préoccupée par la diffusion
de la psychanalyse en Italie. Or, la revue inter-
dite, toute nouvelle entreprise éditoriale éma-
nant des psychanalystes italiens semblait vouée
à l’échec. D’autres raisons semblent toutefois
pouvoir être invoquées pour expliquer que l’af-
faire ait été renvoyée. Les articles de la Civiltà
cattolica et de l’Osservatore romano, ainsi que le
dossier du Saint-Office, mettent en lumière
une oscillation entre deux lectures catholiques,
sinon antagonistes, du moins contradictoires, de
la psychanalyse : l’une, intransigeante, qui assi-
mile la pensée freudienne à une nouvelle forme
de modernisme, qu’il convient de pourfendre ;
l’autre, progressiste, qui la perçoit comme une
discipline scientifique dont il convient de juger
la vérité des principes non seulement sous la
(1) Wilhelm Schmidt, Manuale di storia comparata delle reli-
gioni : ad uso degli insegnanti di università, seminari e per lo studio
privato, Brescia, Morcelliana, 1934.
90
lumière de la seule foi mais encore et surtout
sous celle de la raison. La seconde approche
est, depuis le 19e siècle, généralement privilé-
giée par le Saint-Office qui, après la révision du
procès Galilée dans les années 1820, se montre
très prudent dans ses jugements à l’égard des
découvertes scientifiques, préférant s’abstenir
plutôt que de condamner à tort 2. Pour cette
raison, la pratique de l’hypnose avait, quelques
décennies plus tôt, également échappé aux
sanctions romaines 3.
Dans la ligne de Michel David et de Ben-
jamin Ziemann 4, je distinguerais trois motifs
du procès catholique contre la psychana-
lyse – « déterminisme », « pansexualisme » et
athéisme –, dont il convient de préciser le sens
et la portée qu’ils ont revêtu aux yeux du Saint-
Siège. Si, dans le contexte germanique, les posi-
tions antireligieuses de Freud ont pu constituer,
comme dans le cas de Schmidt, le principal
motif d’accusation 5, elles ne semblent pas avoir
pris une telle importance au Vatican, favorisant
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seulement une résurgence fugitive de théma-
tiques antimodernistes. De même, le détermi-
nisme freudien, c’est-à-dire la prépondérance
des instincts dans la vie psychique, a suscité peu
de réactions, hormis celles de Gaetani, surtout,
et de Gemelli, sur un mode mineur 6. Le jésuite
ne considère d’ailleurs pas le déterminisme de
manière exclusivement négative ; il distingue,
à la suite de son maître, le père de la Vaissière,
(2) Cf. Emmanuel Betta, Animare la vita : disciplina della nas-
cita tra medicina e morale nell’Ottocento, Bologne, Il Mulino,
« Ricerca », 2006, p. 267.
(3) Hervé Guillemain, Diriger les consciences, guérir les âmes :
une histoire comparée des pratiques thérapeutiques et religieuses
(1830-1939), Paris, La Découverte, « L’espace de l’histoire »,
2006, p. 178-182.
(4) Michel David¸ La psicoanalisi nella cultura italiana, Turin,
Boringhieri, « Saggi », p. 92-94 ; Benjamin Ziemann, op. cit.,
p. 266-269.
(5) Benjamin Ziemann, « The Gospel of Psychology : The-
rapeutic Concepts and the Scientification of Pastoral Care
in the West German Catholic Church, 1950-1980 », Central
European History, 39 (1), 2006, p. 81.
(6) Agostino Gemelli, « La misura in psicologia », Rivista di
filosofia neo-scolastica, 26 (5-6), 1934, p. 531.

le déterminisme « psychologique », scientifi-
quement prouvé, de ses conséquences morales,
à savoir la négation de la liberté, contestables 1.
La réhabilitation des instincts réalisée par la
psychanalyse, qui vient conforter un renouveau
de la morale en germe, a contribué à relativi-
ser l’importance de son pendant, la dévalorisa-
tion de la volonté.
Le Saint-Siège craint avant tout la promo-
tion de la sexualité infantile freudienne, souvent
désignée par les opposants à la psychanalyse sous
le terme « pansexualisme ». Les catholiques
évitent toutefois d’utiliser ce vocable péjoratif.
Les critiques les plus vives concernent moins
la théorie freudienne de la sexualité infantile
que ses applications pédagogiques. L’éducation
constitue une préoccupation majeure du ponti-
ficat de Pie XI. Le pape a consacré à ce thème
une encyclique, Rappresentanti in terra (1929),
où il s’oppose à une naturalisation de l’édu-
cation. Dans cet esprit, deux ans plus tard, le
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Saint-Office condamne formellement l’éduca-
tion sexuelle. La pédanalyse, pour nombre de
catholiques, est assimilable à une forme d’édu-
cation sexuelle, qu’il convient de répudier dans
le but de protéger l’innocence de l’enfant et
d’éviter de le pousser à la faute sexuelle.
(1) « La psicanalisi considerata come “teoria psicologica” »,
Civiltà cattolica, 82/1 (1935), 29 janvier 1931, p. 233.
LA PSYCHANALYSE À L’INDEX
Le renvoi du procès de la psychanalyse par le
Saint-Office en 1934 n’est que temporaire. Sous
l’effet d’un déplacement du débat après-guerre,
du problème pédagogique vers les questions
morales, l’accusation est reprise sous un nouveau
chef : le déterminisme freudien. Elle contribuera,
sinon à la condamnation des écrits de Freud lui-
même, du moins à celle de certains disciples, tel
le psychanalyste français Angelo Hesnard. De
plus, les différentes mesures prises par la Sacrée
congrégation dans les années 1950-1960, visant
une pratique cléricale de la psychanalyse, attes-
tent d’une diffusion élargie de la nouvelle disci-
pline dans les milieux ecclésiaux.
Agnès Desmazières,
Institut universitaire européen, 50014,
San Domenico di Fiesole, Italie.
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Doctorante à l’Institut universitaire européen de Florence,
Agnès Desmazières achève une thèse de doctorat sur la
réception catholique de la psychanalyse. Elle a publié plusieurs
articles sur ce sujet ainsi que sur la controverse de la « nou-
velle théologie ». (agnes.desmazieres@eui.eu)
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