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HOMME ET FEMME EN GENÈSE

Des différences fondatrices ?

André Wénin

S.E.R. | « Études »

2014/7 juillet-août | pages 63 à 72


ISSN 0014-1941
DOI 10.3917/etu.4207.0063
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religion et s p i r i t ua l i t é

Homme et femme
en genèse
Des dif férences fondatrices ? *
André Wénin

Les récits qui ouvrent le livre de la Genèse sont souvent pris


comme référence d’une anthropologie chrétienne. Il importe de
les relire avec attention pour prendre conscience des représen-
tations que l’on tend à projeter sur le texte. Une lecture précise
fait ressortir des aspects généralement ignorés mais riches
d’enseignements.

L es différences entre l’humanité et la nature, et entre l’homme et


la femme ont souvent été considérées dans l’Occident chrétien
comme fondatrices, radicalement indépassables. Ne sont-elles pas
fondées sur la révélation du début de la Genèse, où l’humanité se ca-
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ractérise dès la création par sa distinction avec l’animalité ainsi que
par la différence sexuelle qui la traverse ? Que les deux premiers cha-
pitres de la Genèse soient à ce propos une référence théologique obli-
gée, il suffit pour s’en convaincre de lire certaines pages sur « l’homme
à l’image de Dieu », la centralité de l’être humain ou la complémenta-
rité entre homme et femme.
L’actuelle mise en question des évidences à ce propos invite
cependant le théologien à interroger à nouveau ces sources. Il n’est
pas impossible en effet que cer-
Bibliste. Professeur à la Faculté taines positions qui se pensent
de théologie de l’Université inattaquables reposent sur une
catholique de Louvain-la-Neuve.
occultation du texte lui-même
* Ce texte synthétise un article paru en 2013 dans Recherches de Science Religieuse (n° 101/3),
p. 401-420, sous le titre : « Humain et nature, femme et homme : différences fondatrices ou initiales ?
Réflexions à partir des récits de création en Genèse 1–3 ». Certaines phrases sont reprises telles
quelles dans cet article.

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par des interprétations qui n’honorent que partiellement son sens
(c’est le lot de toute interprétation). Il n’est donc pas à exclure qu’une
fois les textes interrogés à partir de questionnements différents, regar-
dés au prisme d’autres cultures ou lus à l’aide de nouvelles méthodes,
apparaissent des aspects ignorés de leur inépuisable richesse anthro-
pologique et théologique.
En outre, voir dans les premiers chapitres de la Genèse un texte
théologique à l’état pur, comme on le fait souvent, c’est oublier que
si le mythe a la prétention d’encoder dans son récit les invariants
humains, il relève toujours d’une vision historiquement et culturelle-
ment située. C’est négliger le fait que ces pages sont des récits et que,
comme tout récit, leur sens ne peut être cadenassé. C’est ignorer que
ces textes s’inscrivent dans un continuum qui n’est pas exempt de ten-
sions, et qu’ils ne prétendent nullement synthétiser ce que la Bible dit
de la création et de l’humain. Autant de raisons de les réinterroger et
d’examiner ce qu’ils disent, d’observer leurs nuances et leurs tensions
qui mettent à mal l’idée qu’il s’agirait de textes dogmatiques.

L’humain et la nature

«  Faisons [un] humain en notre image, comme notre


ressemblance ; qu’ils dominent » les animaux et la terre (Gn 1,26).
C’est en ces termes que le créateur (« élohîm ») pense l’humanité. Il
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la situe à mi-chemin entre lui, dont elle sera l’image, et les animaux,
qu’elle dominera. Puis le récit relate ce qu’il fait : «  Et élohîm créa
l’humain en son image, en image d’élohîm il le créa, mâle et femelle
il les créa » (v. 27). On note qu’il ne fait pas tout à fait ce qu’il a dit.
« Faisons » est remplacé par « il créa », l’expression « en l’image de »
est répétée et la « ressemblance » disparaît ; d’abord singulier, l’hu-
main est ensuite pluriel, en lien avec le curieux « mâle et femelle »,
ce qui l’apparente aux animaux que, sur ordre divin (v. 28), il devra
dominer en soumettant la terre.
Selon P. Beauchamp1, ce texte ne définit pas l’humanité. Il en
évoque le programme. Située entre élohîm et les animaux, l’huma-

1. Voir P. Beauchamp, « Au commencement, Dieu crée ou les sept jours de la création », dans
Testament biblique, Bayard, 2001, p. 15-32 ; Parler d’Écritures saintes, Seuil, 1987, p. 75-82 ;
« Création et fondation de la loi en Gn 1,1–2,4a », dans Pages exégétiques, Cerf, 2005, p. 105-144.
Voir aussi A. Wénin, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Cerf, 2007 (surtout les chap.
1 et 2).

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nité est une à l’image du premier (« il le créa ») et plurielle comme les
seconds (« il les créa »). Ainsi « créée en l’image » d’élohîm, mais man-
quant de la «  ressemblance  » car proche des bêtes (mâle et femelle,
comme elles), l’humanité devra, par un «  faire  » prolongeant l’agir
« créateur », devenir ressemblante à l’image qu’elle porte en elle. Selon
le dessein divin (v. 26b et 28), elle réalisera cela en dominant la terre et
en particulier l’animalité, à l’instar du créateur dont la maîtrise sou-
veraine éclate dans cette première page du Livre.
Si l’humain a quelque chose de spécifique, c’est qu’il est inache-
vé, son devenir étant lié à une tâche à accomplir : maîtriser la nature.
Ce devoir est cependant qua-
lifié par ce qui suit (v. 29-30)  :
la dernière et la plus longue Si l’humain a quelque chose
parole divine ponctuant le don de spécifique, c’est qu’il est inachevé
d’une nourriture végétale. C’est
une invitation à exercer sans
violence la domination sur l’animal, que l’on n’a pas besoin de tuer
pour manger. Pour Beauchamp, il s’agit là d’un « appel à une société
pacifique »2 qui fera l’humanité à l’image d’élohîm. Car si ce dernier
impose sa maîtrise à l’univers, c’est la douceur qui préside au déploie-
ment de sa puissance, comme le souligne son retrait au septième
jour, quand, limitant le déploiement de sa force, il se montre plus fort
qu’elle. En ce sens, tout humain et aussi l’humanité ont à s’accomplir
à la ressemblance de celui dont ils portent l’image, ce qui implique
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l’indispensable maîtrise de l’animalité présente en chacun et au sein
de l’humanité.
Dans ce texte, on le voit, la différence entre humain et animal
tient moins à une possible nature de l’humain qui lui donnerait
un statut supérieur, qu’à la tâche dont dépend l’accomplissement
de son humanité à l’image d’élohîm. En effet, si Gn 1 dessine un
donné de départ, c’est surtout un horizon qu’il trace, un projet dont
Isaïe évoquera l’accomplissement en chantant ce temps où une
paix universelle sera instaurée par un fils de Jessé qui, plein de
l’esprit du Seigneur et de sa crainte, fera régner justice et fidélité
(Is 11,5-9).
Cela étant, le récit de Gn 1 ne dit pas tout de la différence entre
l’humain et la nature. Il laisse par exemple de côté la question de la
2. P. Beauchamp, « Création et fondation de la Loi », p. 107. Voir aussi Le récit, la lettre et le corps,
Cerf, 1992, p. 263-264.

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domination de la terre, à laquelle il ne fait que deux allusions. La
page suivante y revient, toujours dans le langage du mythe. « Ado-
naï3 élohîm modela l’humain (ha’adam) poussière à partir de l’hu-
mus (ha’adamah) et il souffla dans ses narines une haleine de vie »
(Gn 2,7). Lié au monde minéral (l’humus) mais tenant sa respiration
d’élohîm, l’humain est à nouveau dans un entre-deux. La suite du
texte souligne son appartenance à la nature ; comme lui en effet, les
végétaux poussent « à partir de l’humus » (v. 9), les animaux étant
«  modelés à partir de l’humus  » (v. 19). Toutefois le don de l’ha-
leine divine (que ne recevront pas les bêtes) amorce pour l’humain
une position singulière qui se concrétisera dans la tâche qu’il reçoit
d’élohîm au jardin d’Éden (v. 8 et 15).
Sans cesser d’appartenir à la nature, l’humain s’y voit assigner une
fonction (2,15) : d’abord travailler le jardin, le cultiver, l’aménager, et
donc aussi y exercer une certaine maîtrise. Mais celle-ci est tempérée
par le sens le plus commun de ce verbe qui signifie aussi servir, une
nuance soulignée par le second verbe, garder le jardin, veiller sur lui,
et donc en prendre soin. Aussi, quand Adonaï donne à l’humain de
manger de tous les arbres (v. 16-17), il instaure une sorte d’échange.
L’humain travaille le jardin qui le nourrit de ses fruits ; il garde cet
enclos qui le protège aussi –  le mot «  jardin  » vient en hébreu d’un
verbe signifiant « protéger ». On est là devant une forme de récipro-
cité ou d’alliance, dont l’humain a la responsabilité puisque c’est à lui
qu’incombe la tâche de cultiver et garder.
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Quant au rapport avec les animaux, l’haleine reçue du créateur
permet à l’humain de les nommer, à l’image de l’élohîm nommant les
parties du monde en Gn 1, v. 5, 8 et 10. C’est là une première concré-
tisation de la maîtrise sans violence. Quant à la suite du récit, en pro-
fonde continuité avec le chapitre 1, elle illustre le danger qu’il y a à
se soumettre à l’animal(ité) plutôt que de lui commander. Lorsque la
femme et l’homme préfèrent obéir au serpent qu’à Adonaï élohîm,
un chemin de mort s’ouvre devant eux – non la disparition physique
que figure le retour à la poussière, mais la mort en l’humain de ce
qui lui permet d’épanouir son humanité (3,1-19). Ici, la figure ani-
male évoque des réalités humaines comme la convoitise ou l’envie,
ces forces présentes en l’humain et qui, si elles ne sont maîtrisées,
l’amènent à se réaliser non à l’image d’élohîm, mais de l’inhumain.
3. Ce mot hébreu est la manière de dire le nom divin imprononçable, YHWH. Il est souvent traduit
en français par « Seigneur ».

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Car, comme l’écrit P. Beauchamp, il ne peut « rejoindre Dieu s’il n’est


le pasteur […] de sa propre animalité4 ».
Les deux premiers chapitres de Gn développent donc un discours
assez cohérent, insistant en particulier sur la position particulière
de l’humain dans le monde, liée à une tâche plus qu’à une nature
spécifique. Pour qui se méprendrait sur ce texte et voudrait y voir un
discours dogmatique, d’autres pages bibliques sécrètent des antidotes.
Je ne puis m’y attarder. Mais qu’on lise le Psaume 104 : dans la création
où se manifestent la sagesse et la générosité divines (v. 24) puisque,
à sa place, chaque chose contribue à l’harmonie du tout, l’humain
apparaît comme un être parmi
d’autres. Aucune place parti-
culière pour lui. Comme tant La visée de ces textes n’est pas
d’êtres, il vit sur la terre à sa fa- d’exposer l’essence de l’humanité
çon, avec le travail que la nature
généreuse rend possible ou la
navigation qui le fait témoin de l’étendue des mers. Rien qui évoque
une quelconque centralité ou domination. Quant aux discours divins
à la fin du livre de Job (Jb 38-41), ils mettent en évidence les limites des
humains. Leur maîtrise sur le monde est tout à fait relative par rap-
port aux forces qui en assurent l’équilibre et qui relèvent d’un pouvoir
radicalement hors de leur prise. Et s’ils ont tendance à ne prendre en
considération que ce qui est à la mesure de leur pouvoir, ces pages leur
rappellent que leurs limites sont aussi profondes que structurelles.
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Y a-t-il de bonnes raisons pour accorder davantage de poids à
Genèse 1-2 qu’au Psaume 104 ou aux discours divins en Job ? Si la
tradition chrétienne a privilégié le début de la Bible et en a fait le fon-
dement d’une anthropologie de la spécificité de l’humain, de son pou-
voir sur le monde et de sa destinée unique, elle l’a fait en oubliant que
la visée de ces textes n’est pas d’exposer l’essence de l’humanité – la
séquence narrative, en effet, ne culmine pas sur sa création, mais sur
une parole qui l’éveille à la responsabilité éthique inhérente au pou-
voir qu’elle reçoit au sein d’un monde confié à ses soins. Elle l’a fait
aussi en occultant la tension que créent, au sein de la Bible elle-même,
d’autres pages où est relativisée toute idée de centralité de l’humanité
dans la création et où est rappelé le caractère limité d’une maîtrise
dont Gn 1-2 s’efforce déjà de prévenir les possibles dérives.

4. Le récit, la lettre et le corps, op. cit. p. 268.

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L’humain, homme et femme

Dès les écrits du Nouveau Testament, la « création de la femme »


en Gn 2,18-24 a été lue comme fondant à la fois le mariage et la supé-
riorité de l’homme (1 Co 11,8-10 ; Ep 5,21-33 ; Mc 10,6-9). Cette lec-
ture a profondément marqué la tradition de lecture chrétienne de
cette scène ainsi que l’anthropologie et l’éthique qu’on en a tirées :
clivage « naturel » entre homme et femme et supériorité indiscutable
du premier ; dévalorisation de la sexualité même dans le mariage et
survalorisation de la maternité ; sacralisation de la famille classique.
Tout ce que contestent le féminisme, la « théorie du genre » ou encore
le « mariage pour tous ». Dans un tel contexte, le vieil apologue my-
thique de Gn 2 n’a-t-il rien d’autre à dire, qui pourrait donner davan-
tage à penser et moins à adhérer ?
Dans la lecture courante de Gn 2,18-23, l’humain façonné de
glaise par le créateur est l’homme masculin auquel est ôtée une côte à
partir de laquelle une femme est bâtie. Or, rien n’impose cette inter-
prétation. En effet, le premier humain est nommé ha’adam. Le terme
désignant l’être humain en général5, la tradition juive ancienne6 y
voit un humain générique, ni homme ni femme ou les deux à la fois.
Quant au mot hébreu tséla‘, il n’a jamais le sens de « côte » dans la
Bible hébraïque, où il désigne toujours un « côté ». Ce qui est décrit en
2,21-22 est dès lors la division d’un être générique en deux côtés. En
« construisant » ensuite un côté « en femme », Adonaï la différencie
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avant de la « présenter » à l’homme, ce verbe visant aussi un « pré-
sent », un don.
S’il en est ainsi, lorsque le créateur constate qu’il n’est pas bien que
l’humain soit « à son isolement » et décide d’y remédier en « faisant
pour lui un secours comme son vis-à-vis » (v. 18), il s’agit pour lui de
faire de l’humain un être de relation dans laquelle chacun sera pour
l’autre un secours face au danger mortel de l’isolement. La locution
« comme son vis-à-vis » évoque la relation dont il s’agit. C’est un face à
face qui n’exclut pas la confrontation, voire l’affrontement, un possible
jeu de mots avec un verbe signifiant «  raconter, relater  » induisant
l’idée de paroles échangées entre l’un et l’autre. Quant à la préposi-
tion d’approximation « comme », elle donne à penser qu’il ne sera pas

5. Le terme ’adam (sans article) peut être lu comme nom propre (Adam) seulement à partir de 4,25.
6. Voir J. Eisenberg, A. Abécassis, Et Dieu créa Ève. À Bible ouverte II, Albin Michel, 1979, p. 143-
146.

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possible de définir l’un à partir de l’autre – idée reprise ensuite dans le


récit de la construction d’un côté, et donc de sa différenciation (2,22).
L’anesthésie où est plongé l’être indifférencié au moment de la sépara-
tion et de la transformation d’un côté évoque le fait que l’origine de soi
et de l’autre échappe radicalement, que nul n’a accès à ce qui fonde son
identité propre et celle de l’autre et donc aussi leur différence. Enfin, si
l’autre est un don, la relation avec lui suppose que l’on renonce au tout,
que l’on assume une limite radicale.
Cette lecture présente l’avantage de tenir compte des éléments du
récit et de prendre au sérieux ses mots et ses métaphores pour dégager
un sens des images faussement naïves. Mais elle questionne aussi des
soi-disant évidences : que le «  bien  » d’un être humain serait d’être
parfait, sans manque – dans le récit, c’est le manque qui ouvre au bien ;
que l’homme (masculin) aurait la priorité, qu’il serait avant la femme
et que celle-ci existerait pour lui – dans le récit, nul n’est sans l’autre
ou avant lui ; que la femme serait définie par sa fonction d’auxiliaire
de l’homme ou, pour le dire plus positivement, qu’elle lui serait com-
plémentaire – dans le récit, chacun constitue pour l’autre un secours
face à l’isolement mortel, si du moins il assume le « comme son vis-à-
vis », ce qui est bien différent d’une complémentarité. Mais reprenons.
Après que la femme lui a été présentée, l’homme s’exclame :
« Celle-ci, cette fois, est os de mes os, chair de ma chair ; celle-ci sera
appelée femme (’ishâ) parce que d’homme (’îsh), a été prise celle-ci »
(2,23). L’homme se positionne ici face à la femme et à sa différence
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en interprétant la situation nouvelle : la cicatrice dans la chair, le fait
qu’ils sont deux, la différence indéniable qui les sépare. Son cri est
celui d’un ravissement. Mais celui-ci s’exprime dans des mots où il est
question de la femme et de son rapport à l’homme. Comment donc
voit-il la femme devant laquelle il s’émerveille, quelle lecture fait-il de
leur différence ?
Première constatation : l’homme parle de la femme, il ne lui parle
pas. Loin de faire d’elle une interlocutrice, il la prend comme objet de
son monologue. Ne chercherait-il pas à éviter le vis-à-vis avec celle
qu’il rapproche de lui par un triple «  celle-ci  » ? Sa parole montre
en tout cas qu’il la comprend à partir de lui-même puisqu’il affirme
qu’elle est os pris de ses os, chair prise de sa chair. Dans le même sens,
le nom qu’il lui donne en miroir de celui qu’il s’attribue, souligne da-
vantage ce qui les unit que ce qui les différencie. Et quand il prétend
qu’elle a été prise de lui, on comprend qu’il la voit comme une partie

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de lui. En cela, il se trompe lourdement, le récit racontant comment la
femme et lui sont pris de « l’humain » dont chacun n’est qu’un côté.
Enfin, alors qu’Adonaï vient de lui faire don de la femme, l’homme
réduit son intervention à un « prendre » anonyme, soulignant ainsi le
manque qui l’affecte et derrière lequel don et donateur disparaissent
à ses yeux. Bref, quand l’homme prononce ces paroles, il s’exprime
comme si rien ne lui échappait de ce qui a eu lieu pendant le sommeil,
et apparaît la façon dont il comprend ce qu’il voit au réveil. Se pla-
çant au centre, il pense que la femme dépend de lui puisqu’elle est une
partie de lui, et il en prend le contrôle par son discours. À ses yeux, la
différence de la femme est secondaire. C’est ainsi que, sans lui donner
voix au chapitre, il se sent parfaitement capable de dire ce qu’elle est.
Cela dit, en faisant voir que la réaction de l’homme repose sur une
erreur de jugement, le récit invite le lecteur au recul critique. Ce que
l’homme dit reflète ce qu’il
pense. Ce n’est pas la vérité
Qui croit pouvoir cerner l’autre
du récit, mais celle du per-
n’embrasse que lui-même sonnage dont l’émerveille-
ment, pour sincère qu’il soit,
n’en procède pas moins d’un réel aveuglement. Car le récit lui-même
ne qualifie nulle part lui-même la différence entre homme et femme,
la laissant sans objet, pour ainsi dire. Il ne dit rien de la nature de
l’un et l’autre, se bornant à raconter qu’ils sont chacun une partie de
l’humain, qu’ils sont différents quoi qu’ils fassent, et que ce qui fonde
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cette différence échappe aussi bien à leur pouvoir qu’à leur savoir7.
Aussi, si le lecteur tient pour vraie la vision biaisée de l’homme du
récit, il tombe comme lui dans l’erreur qui consiste à dénier la radica-
lité de l’étrangeté de l’autre, à croire qu’il est possible d’appréhender
sa différence à partir de soi. Illusion ! Qui croit pouvoir cerner l’autre
n’embrasse que lui-même.
Cette scène narre donc la différence irréductible entre homme et
femme, la façon dont le premier la vit (mal !), mais aussi comment la
seconde se laisse dire sans se poser en vis-à-vis. C’est alors que – phé-
nomène très rare dans la Bible – le narrateur se permet un commen-
taire qui a quelque chose d’incongru puisqu’il parle d’abandonner
père et mère à propos de personnages sans parents ! «  Sur quoi un
homme abandonnera son père et sa mère et s’attachera à sa femme

7. L’idée est de A. Soupa, Dieu aime-t-il les femmes ?, Médiaspaul, 2012, p. 27-28.

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et ils deviendront une chair unique  » (2,24). En général, la phrase


est entendue comme parlant de mariage, sans doute parce que les
évangélistes Marc et Matthieu la citent en ce sens. Pourtant, aucune
des expressions visant l’union conjugale n’est utilisée dans l’hébreu.
Quant à la phrase « ils deviendront une chair unique », elle ne désigne
pas non plus l’union charnelle ni la communion des êtres. Dans l’an-
thropologie biblique, le mot « chair » désigne un être vivant dont est
souligné en particulier l’aspect fragile, vulnérable. Il s’agirait dès lors
pour l’homme et la femme de devenir (chacun) une personne unique,
singulière, dans le cadre d’une relation où l’homme ne s’attache pas
sa femme (comme il le fait au v. 23), mais s’attache à elle. C’est pour
cela qu’il doit abandonner père et mère, s’en distancier pour assumer
son propre chemin, comme Abram quittant la « maison de son père »
à l’invitation d’Adonaï (Gn 12,1-4).
Gn 2,24 implique donc que la différence entre homme et femme
ne se décline concrètement qu’en lien avec une autre relation impli-
quant d’autres différences : le rapport entre générations où le rapport
homme femme prend les formes à la fois du lien entre conjoints et des
relations entre père ou mère et fils ou fille. La complexité résultant
de ces relations croisées sera superbement illustrée dans le récit de la
saga familiale qui commence en Gn 11,27. On y voit que d’autres dif-
férences (frères, sœurs ; autochtones, étrangers) influent sur la façon
de décliner le rapport homme femme. Ainsi, la Genèse manifeste que
la différence initiale de Gn 2,21-23 se vit toujours dans des contextes
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particuliers par des êtres humains singuliers marqués par leur his-
toire personnelle et collective. Donc, non seulement elle n’a pas de
contenu propre, mais elle ne se coule pas non plus dans un modèle
unique, car les formes qu’elle assume sont nécessairement tributaires
de contextes déterminés.

L’examen de pages bibliques auxquelles recourt souvent l’anthro-


pologie chrétienne montre que celle-ci sous-exploite la complexité du
texte dont elle retient ce qui est susceptible de conforter une position
que ne vient plus questionner le texte lui-même. C’est que l’on a ten-
dance à confondre récit et théologie. Isoler un élément de récit pour
le monter en épingle en faisant fi de sa fonction narrative et du point
de vue selon lequel il est raconté, n’est-ce pas faire violence au texte ?
Honorer la forme narrative de ces pages, c’est au contraire accepter
de reconsidérer les éléments que la théologie privilégie et donc d’en

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relativiser la portée. Une fois en contexte, en effet, ces éléments ne
peuvent plus être pris comme des affirmations théologiques sur l’être
humain, mais deviennent des traits caractérisant les personnages
d’un récit à interpréter comme tel avant de se prononcer sur l’anthro-
pologie qu’il reflète.
Alors, fondatrices et indépassables, les différences entre humain
et animal, entre homme et femme ? Si l’on pense trouver la base d’une
telle anthropologie dans la Bible, force est de constater en tout cas que
la question de ces différences n’est pas la pointe des récits de la Genèse.
Au contraire, elles y sont relativisées car mises en perspective d’un
devenir qui requiert des humains une prise de responsabilité existen-
tielle et éthique vis-à-vis d’eux-mêmes et d’autrui, vis-à-vis des autres
vivants et de la création confiée à leurs soins.

André Wénin

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