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Abdelmajid Baakrime

La relation perceptive selon Alhazen


et ses retombées philosophiques

1. Préambule épistémologique

Lorsqu’on parcourt l’histoire de la pensée théorique, qu’elle soit philosophique


ou scientifique, et les grandes dates qui l’ont ponctuée, on ne peut s’empêcher
de faire le constat suivant : derrière toute révolution philosophique, se trouve
une grande théorie scientifique. En effet, le propre d’une théorie scientifique
révolutionnaire c’est de bouleverser les cadres de la pensée elles-mêmes,
façonner une vision du monde autre et installer de nouvelles valeurs intel-
lectuelles. Ausi qualifie-t-on une telle théorie celle qui déborde sa propre
limite disciplinaire, impose son modèle aux autres composantes du système
théorique et, faisant office de paradigme, elle modifie toute la topologie du
système et invite à repenser la nature des problématiques, leur hiérarchie et
leur pertinence, jusqu’à l’appareil conceptuel et méthodologique, en passant
par les critères de vérité et de certitude. D’où l’émergence d’une nouvelle ra-
tionalité, qui se traduit par un chassé-croisé de nouveaux venus qui intègrent
le champ de l’intelligibilité et d’intrus qui la quittent, et qui sont autant de
problématiques dont la théoricité s’avère douteuse, totalement ou partielle-
ment, ou simplement frappées d’obsolescence. Ceci ne va pas sans provoquer
une crise interne au système, qui se traduit par l’enclenchement de contradic-
tions entre le nouveau et l’ancien, à l’intérieur d’une même discipline, mais
aussi entre les différentes disciplines, ce qui débouche à terme sur un nouvel
équilibre instable, en attendant que la nouvelle alchimie opère et secrète de
nouvelles problématiques et donc de nouvelles contradictions, et de là le dé-
part d’une nouvelle dynamique théorique et l’émergence de nouveaux agents
épistémologiques . Ce processus prend plus ou moins de temps, selon la na-
ture théorique de chaque composante du système et de sa vitesse propre. En
revanche, le temps d’équilibre du système lui-même a tendance à se réduire à
mesure que la pensée théorique progresse. Ainsi, l’évolution du tout théorique
se confond-t-elle avec le temps de résolution des contradictions générées par

Quaestio, 13 (2013), 149-164 • 10.1484/j.quaestio.1.103587


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l’élément majeur1 qui joue, pour ainsi dire, le rôle de moteur épistémologique
pour la totalité du système.
A présent, en quoi consiste une révolution scientifique dans son essence ?
Elle est d’abord une révolution conceptuelle. En effet, et à titre d’exemple, la
théorie copernicienne ne fût pas le fruit de nouvelles observations astrono-
miques, mais plutôt d’un changement d’angle de vision, qui se traduit par le
passage d’un observateur immobile à un observateur mobile2, tout en gardant
les mêmes anciennes données.
Pour le sujet qui nous occupe présentement, à savoir l’optique d’Alhazen et la
nouvelle relation perceptive que sa théorie de la vision a instituée, nous verrons,
ci-dessous, qu’elle répond totalement aux prérogatives sus-dites. En effet elle
fût, une fois intégrée en occident à l’augustinisme et à l’avicennisme régnants,
un élément majeur dans le processus d’implosion de la théorie aristotélicienne
de la connaissance.

2. La théorie de la vision d’Alhazen

Alhazen (Bassorah, 965 - Le Caire, 1039), de son nom arabe al-H.asan ibn al-
Hayt-am, est un mathématicien et astronome, connu surtout pour son traité d’op-
tique, Kitāb al-manāzir en 7 livres, traduit en latin sous le titre De aspectibus,
probablement à la fin du douzième siècle, par un inconnu mais appartenant vrai-
semblablement au cercle des traducteurs de Tolède sous la direction du célèbre
Gérard de Crémone. Ensuite il a été diffusé à grande échelle par le polonais
Vitellion, qui, dans son encyclopédie Perspectiva, le paraphrase sans pour autant
le nommer, avant d’être publié par Risner, sous le titre d’opticae thesaurus, en
1572, et traduit par la suite en Italien.
Ainsi, il a constitué la principale autorité en optique au moyen âge3, et pra-
tiquement jusqu’à 1604, date de la parution du ad vitellionem Paralipomena de

1 En dehors de la science, il n’y a que les religions révélées au moyen-àge qui ont joué ce rôle, en

imposant à la philosophie des problèmes nouveaux exigeant une refonte des notios de Dieu, du monde
et de l’âme.
2 Et c’est seulement parce qu’il s’agit de mouvement que cette révolution exigea que des éléments

théoriques nouveaux soient élaborés préalablement au XIVème (la théorie dite de l’impetus) pour rendre le
mouvement de la terre possible, et par conséquent les deux hypothèses rivales équivalentes.
3 Tout comme on se contentait au moyen àge de dire  le philosophe pour signifier Aristote, le commen-

tateur pour Averroès, il en allait de même pour Alhazen qui passait pour le perspectiviste, ou l’auteur des
perspectivae, comme il est signifié dans ce texte de Petrus Olivi, Quaestiones secundum librum Sententia-
rum, q. 26 [III, p. 446], cité par K.-H. Tachau, Vision and Certitude in the Age of Ockham, optics, episte-
mology and the foundations of semantics 1250-1345, Brill, Leiden-New York-København-Köln 1988, p.
48, note 66: « Circa quaestionem istam est quorundam perspectivorum opinio, ut auctoris Perspectivae,
quod agentia corporalia agunt impressiones suas in tempore, licet nobis imperceptibili [...] ». Ou encore
Petrus Aureoli, scriptum super primum Sententiarum, dist. 3, S. 14a.1 [II, 697], cité par Tachau, Vision
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Kepler, dans lequel celui-ci discute justement la théorie de la vision d’Alhazen,


la corrige et la dépasse.
Le De aspectibus va nous intéresser ici, non pas pour sa teneur scientifique
qui est indéniable, mais plus important à notre sens, pour son apport conceptuel
et philosophique. Au demeurant, le De aspectibus apporte une valeur intellec-
tuelle ajoutée pour l’histoire de la pensée théorique en Occident4, par son trai-
tement purement scientifique du problème de la vision, en utilisant un langage
qui n’emprunte quasiment rien à la phraséologie aristotélicienne en vigueur,
d’autant plus qu’il s’agit d’un phénomène commun, certes aux géomètres et aux
médecins mais aussi aux philosophes. Par ailleurs, de par sa nature de discipline
à la lisière des mathématiques et des sciences de la nature, l’optique a joui d’un
double privilège : celui de se développer librement, loin de la contrainte théo-
logique et de la censure religieuse en tant que science mathématique, et celui
d’échapper au carcan conceptuel de la philosophie aristotélicienne en tant que
discipline physique, tout en empiétant sur son champ et en reconsidérant ses
principaux philosophèmes. Si l’optique d’Alhazen a débordé son champ disci-
plinaire, c’est qu’elle est essentiellement conceptuelle, attendu qu’elle n’est pas
le fruit d’une accumulation de connaissances nouvelles, mais plutôt le résultat
du seul changement de perspective, à savoir, au lieu d’expliquer la vision par
l’émanation de rayons visuels qui vont ‘toucher’ l’objet, il en rend compte par
l’action les rayons lumineux provenant de l’objet et allant vers l’oeil. A part
cela, Alhazen garde toute l’armature mathématique de la théorie émissionniste.
Ce changement techniquement mineur aura un effet conceptuellement majeur
puisqu’il amenera les philosophes à revisiter leurs thématiques, en particulier
la théorie de la connaissance, en inscrivant l’intellectualité au cœur même de la
perception sensible et en décelant la temporalité dans les mécanismes d’appré-
hension du monde comme dimension mentale majeure. Autant d’apports essen-
tiels, suffisants pour imprimer une nouvelle chiquenaude au système théorique
et tracer la voie menant aux temps modernes.
La méthode poursuivie par Alhazen, celle de la division, n’est pas moins
originale, puisqu’elle consiste en la division de la difficulté et la séparation
des éléments du phénomène optique, ce qui s’est traduit par l’étude séparée
de la vision, ses caractéristiques et ses conditions physiques et physiologiques,
et des propriétés de la lumière, pour enfin les reconsidèrer ensemble dans un
troisième temps. Ce faisant, il a quasiment réduit les lois de la vision aux lois
de la lumière, ce qui est de la plus haute importance, puisque c’est là qu’on pui-

and Certitude in the Age of Ockham cit., p. 92, note 22: « Talis autem imago vel est spacies realis quae
intimatur subiective in speculo ; et hoc poni non potest ut demonstrat Perspectivus libro IV [...] ».
4 Ce qui atteste de l’existence d’une tradition scientifique en pays d’Islam où la science était cultivée

pour elle-même, sans rapport apparent avec la théologie ou même la philosophie.


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sera par la suite la légitimité du principe de traitement mathématique de la na-


ture, esquissé déjà par les philosophes d’Oxford du XIVème siècle (Swineshead,
Heytesbury, Dumbleton...), où Alhazen avait justement une grande vogue. Cette
légitimité sera finalisée au XVIIème siècle par Kepler, qui assimila l’œil à une
chambre noire et donc à un appareil optique, et inscrit ainsi la géométrie dans
la structure physiologique même de l’oeil et par conséquent de l’homme5. Ceci
acquis, Galilée peut mathématiser le mouvement.
Mais, d’abord un mot sur l’état des lieux de la question de la vision au temps
d’Alhazen. Depuis les grecs, on s’est demandé selon quelles règles saisit-on
gnoséologiquement les choses. On peut dire qu’en général, la notion de contact
direct a servi de paradigme de départ, aussi, le toucher l’était-il pour les autres
sens. Mais pour ce est de la question de la vision, elle était partagée entre les
philosophes, les mathématiciens et les médecins, et les uns et les autres soute-
naient des points de vue diamétralement opposés, même s’ils ne représentaient
pas des entités parfaitement homogènes.
D’abord, il y a eu la théorie d’Aristote selon laquelle l’objet de la vision était
la couleur, et la couleur requiert la lumière. L’essence de la couleur est d’être
capable de mouvoir le diaphane, qui affecte à son tour l’oeil. Sans cet intermé-
diaire, il ne peut y avoir ni lumière ni couleur et encore moins la vision. Et la
lumière n’est, en définitive, que l’acte du diaphane en tant que diaphane et donc
pas un corps mais juste un état du milieu diaphane actualisé, et la couleur qu’un
changement qualitatif de ce milieu actualisé par le corps coloré.
Cette théorie sera développée et affinée par les philosophes du moyen âge
en la chargeant d’espèces et autres formes substantielles, mais sans toutefois
en alterer la substance, le traitement étant resté qualitatif et sans la moindre
intervention des mathématiques.
Toujours dans le cadre du paradigme du toucher, s’inscrit l’autre théorie,
dite de l’émission ou théorie du rayon visuel qui stipule que si toutes les sen-
sations viennent directement ou indirectement toucher et mouvoir leur organe
correspondant, ceci ne s’applique pas à la vue. En effet, selon la théorie des
mathématiciens (pseudo-Euclide et Ptolémée), mais aussi Galien et les Stoïciens
et d’une certaine manière Platon), la vision se produit par le biais de rayons que
l’œil émet et vont sentir les choses et s’en imprégner à travers l’air, qui est en

5 C’est la relation au monde qui commence à changer. Ainsi si la théorie du rayon visuel a favorisé

la vision animiste du monde oǔ la nature était vue à travers le prisme de l’homme et le monde cosidéré
comme un grand être vivant, avec la théorie d’Alhazen c’est le processus inverse qui se trouve entamé. Au
lieu d’aller de l’homme et imposer son modèle à la nature, c’est du macrocosme qu’on ira au microcosme,
et approcher l’homme suivant le modèle géométrique de la nature. Du paradigme optique on passera
progressivement au paradigme mécaniste et de l’enchantement du monde à son désenchantement. Voir
C. Chevalley, Nature et loi dans la philosophie moderne, in D. Kambouchner (éd.), Notions de philosophie,
Gallimard, Paris 1995 (Folio essais, 277), pp. 127-230.
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quelque sorte une extension de l’oeil. Quant à la lumière, elle fonctionne comme
un facilitateur de l’action des rayons visuels. Ainsi, et c’est l’aspect mathéma-
tique de la théorie, la vision se réalise quand la base du cône visuel dont le
sommet se trouve dans l’œil s’applique à l’objet. La perception visuelle est, de
ce fait, une opération totalement sensorielle, et l’optique une science de la vision
et nullement de la lumière. Mais malgré son caractère paradoxal, la théorie du
rayon visuel a connu la plus grande diffusion et gagné le plus de suffrages dans
les deux rives de la Méditerranée, et ce, jusqu’au XVIIème siècle.
Il y a eu aussi, la théorie de Démocrite, pour laquelle la vision se fait par la
pénétration de la lumière dans l’oeil, et la lumière est elle-même la diffusion
d’écorces, des eidola, qui sont autant de copies de l’objet qui se contractent assez
pour pouvoir pénétrer la pupille tout en préservant la forme de l’objet et l’ordre
de ses parties. La théorie atomiste et celle du rayon visuel présentaient des
points forts qu’Alhazen réussira à combiner pour dépasser, et les difficultés de
l’une et les inconvénients de l’autre, issues en fait de leur méthode de traitement
intégral du phénomène, et ouvrira ainsi la voie à sa propre théorie intromission-
niste. La plus importante critique adressée classiquement à la théorie atomiste,
résidait dans la difficulté à expliquer comment des objets aussi gigantesques que
le firmament arrivent à passer à travers la pupille. Elle ne réussissait pas non
plus à expliquer les illusions d’optique.
S’agissant de la théorie des rayons visuels, et malgré sa fécondité mathé-
matique, elle butait elle aussi sur de sérieuses difficultés, à savoir comment
rendre compte du phénomène de la perception des distances d’ordre astrono-
mique, en parfaite disproportion avec les faibles capacités des rayons visuels.
Le premier déblocage de la situation viendra du philosophe arabe al-Kindı̄ (Xème
siècle), adepte justement de la théorie de l’émission, en changeant la méthode
d’approche du phénomène vers un traitement différentiel, et qui consiste en la
décomposition du cône visuel en un flôt de petits cônes qui partent non plus
de l’œil dans sa globalité, mais de chaque point de l’œil vers le point qui lui
correspond dans l’objet. Ce qui se révélera, du reste, extrêmement fécond dans
la grande synthèse qu’opérera Alhazen. La théorie d’al-Kindı̄, exposée dans son
De aspectibus, traduit en latin au XIIème siècle, et en particulier par son idée que
tous les points des corps envoient de la lumière dans tous les sens, alimentera la
métaphysique néoplatonnicienne des docteurs de l’université d’Oxford, dans la
mesure oǔ tous les phénomènes de la nature sont un ensemble de signes venant
de partout et allant dans toutes les directions.
Venons-en à la théorie d’Alhazen.
S’il est vrai que ce que l’on demande à toute nouvelle théorie candidate à
l’entrée dans le système théorique, c’est d’abord embrasser tous les éléments
qu’enveloppait l’ancienne théorie, résoudre les problèmes que celle-ci n’a pu
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dénouer, intégrer de nouveaux éléments, et le cas échéant, donner de nouvelles


solutions à d’anciens problèmes. C’est ce qu’a magistralement accompli l’op-
tique d’Alhazen. En effet, celle-ci a assimilé les points forts de la théorie des
rayons visuels, en l’occurrence son armature mathématique, ainsi que l’idée
d’al-Kindı̄, que chaque point de la source lumineuse ou de l’objet illuminé en-
voie des rayons dans tous les sens et en ligne droite, rayons qui s’enchevêtrent
sans se gêner. Idée à laquelle Alhazen ajoute que de chaque point de l’objet
envoyant une multitude de rayons, l’œil n’en sélectionne qu’un seul, celui qui
l’atteint perpendiculairement, et qui est cause de la clarté et la distinction de
l’image. Les autres rayons se réfractent et s’affaiblissent. Et c’est l’ensemble de
ces rayons perpendiculaires qui forment le cône optique. C’est ce qui permet à
Alhazen de remédier ipso facto aux inconvénients de la théorie atomiste, qu’il
adopte du reste, après avoir réduit les eidola à de simples points. Ainsi, il intégre
le cône visuel à sa théorie intromissionniste, explique la vision par les rayons de
lumière qui viennent frapper l’œil, et est par conséquent le premier à souligner
le caractère diaphane de celui-ci, ce qui l’amène à approcher la vision à travers
le phénomène physique de la réfraction de la lumière, au lieu de la réflexion,
comme c’était le cas chez ses prédécésseurs. Pour faire valoir la théorie de
l’intromission, Alhazen répond aux critiques adressées par les émissionnistes à
cette théorie, et ce faisant, il opèra un tournant dans l’histoire de la pensée, et
non seulement de l’optique, et sa réponse n’est rien de moins que révolution-
naire, car elle jette la lumière sur des dimensions de la perception jusqu’alors
insoupçonnées. Pour rappel, l’objection la plus importante des émissionnistes
contre l’intromissionisme porte sur le fait que, s’il est vrai que la vision se fait par
les rayons de lumière émanant de l’objet, comment alors expliquer la perception
de la distance, et autres grandeur, forme, dimensions..., si l’image se déssine à
l’intérieur de l’oeil ? Alhazen examine l’objection dans son principe même, et es-
time que c’est la considération purement sensitive de la perception visuelle, de
la part des partisans de la théorie émissionniste, qui a fait qu’ils n’ont pas saisi,

« que la vision6 ne se fait pas seulement par pure sensation, et qu’elle ne se fait que par
distinction et acqusition de la connaissance, et que sans la distinction et l’acqusition
de la connaissance, l’oeil ne peut rien voir des choses visibles, ni saisir la quiddité de
la chose visible quand il la voit. Par conséquent, si la vision était le fait seulement de
la pure sensation et si tout ce qu’on perçoit des intentions des choses visibles, on les
perçoit par simple sensation, on ne saisirait pas la chose visible à son endroit, à moins
que quelque chose aille la toucher et la sentir »7.

6 C’est nous qui traduisons à partir de l’original arabe.


7 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. A. Sabra, National Council for Culture, Arts and
Letters, Kuwait 1983, II, 3, 71, p. 244.
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C’est donc, à la suite de sa critique de la théorie de l’émission qu’Alhazen


se trouve amené à développer la dimension intellectualiste de la perception
sensitive. En effet, s’il n’y a plus de rayons visuels qui vont à la rencontre des
choses et appréhender leurs caractéristiques, et en particulier leur grandeur,
leur éloignement et autre localisation, il faut bien faire intervenir des facultés
non sensorielles. Et c’est là où la théorie aristotélicienne des sensibles communs
perd toute légitimité, puisque la moindre sensation est en fait imprégnée de
raisonnement logique ou de calcul mathématique.

3. La dimension intellectuelle de la perception visuelle 

Pour mieux apprécier l’apport d’Alhazen, rappelons succintement les princi-


pales caractéristiques de la théorie péripapéticienne de la connaissance, telle
qu’elle a été reçue dans les traditions Orientale et Occidentale :
– les sensations sont simplement la base de la connaissance ;
– la sensation se fait d’une manière globale et instantanée ;
– les espèces sensibles (propres ou communes) nous arrivent exclusivement
par les sens, et les espèces intelligibles (les essences) sont l’objet exclusif de
l’intellect.
Ce sont précisément ces éléments qui se verront remis en question par Al-
hazen, qui n’hésite pas à en tirer des conséquences de première importance,
dépassant de loin le domaine optique, puisque sa théorie de la vision agira de
manière souterraine et sourde sur l’espace théorique et provoquera, à terme, de
sérieuses fissures dans l’édifice aristotélicien.
Aussi, avec le nouveau schéma de la vision, la théorie de la connaissance
entamera-t- elle un nouveau cycle de vie, enclenchant le processus de transfert
des prérogatives des sens vers l’intellect. En effet, si la nouvelle théorie de la vi-
sion, à la différence de la théorie émissionniste, consacre la receptivité de l’oeil
vis-à-vis de la lumière, la part active assignée à l’intellect est sans précédent
dans l’histoire de la noétique, attendu que les rayons visuels ne sont plus là pour
s’imprégner de leurs propres dimensions, et déterminer les caractéristiques vi-
suelles de l’objet. Ce n’est donc qu’au prix d’une intervention de mécanismes ra-
tionnels d’une insoupçonnable complexité, allant du raisonnement logique aux
mesures mathématiques, que l’appréhension de l’objet visuel devient possible.
l’être humain est nativement raisonneur et calculateur selon Alhazen. Ainsi la
connaissance devient-elle dans une grande mesure une construction de l’intel-
lect, si bien que le monde apparent est en passe de devenir une entité mentale.
Tout cela ne manquera pas d’apporter de l’eau au moulin de la théologie,
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et par là même à la philosophie, et de contribuer à la résolution de certaines


problématiques théologiques liées à la théorie de l’âme et aux difficultés posées
par l’hylémorphisme aristotélicien.

3.1. La dimension logique

Selon Alhazen, deux choses seulement sont perçues par la seule et pure sensa-
tion – solo sensu –, la lumière en tant que telle, et la couleur en tant que telle,
tout le reste se fait par distinction et comparaison (per distinctionem et compara-
tionem), y compris la nature et l’intensité de la lumière et des couleurs, et ainsi
du reste des intentions, comme la distance, la figure, la position, la grandeur,
les différences, les similitudes... En tout vingt-deux caractéristiques, dont deux
seulement reviennent à la pure sensation, et les vingt autres restent essentielle-
ment l’apanage de la raison.

« Et donc, s’il en est ainsi, tout ce que le sens de la vision perçoit ne le perçoit pas
par simple sensation, mais nombre de choses – res visibilia – perçues, le sont par
distinction et inférence [...]. Et la vue n’est pas la faculté de distinction, mais c’est la
vertu distinctive qui discerne ces intentions »8.

Et pour mieux faire ressortir le naturel de ces opération intellectuelles, Al-


hazen isole son phénomène, et élimine toute intervention de l’apprentissage, en
prenant l’exemple de l’enfant. Ainsi, quand on présente une corbeille de fruits
à un enfant, il préfère toujours le fruit le plus mûr et le plus beau, sans aucun
effort, alors qu’il ne sait pas ce que c’est que raisonner ou comparer, et même si
on les lui expliquait il ne les comprendrait pas. Ainsi, il distingue le beau de ce
qui ne l’est pas, et choisit toujours le plus beau en partant sans le savoir de la
prémisse universelle que :

«  [...] le plus beau est meilleur, et que le choix du meilleur est le mieux indiqué. Il
[L’enfant] utilise cette prémisse sans s’en apercevoir. Et si l’on observe bien le compor-
tement des enfants, on y trouve nombre d’intentions qui ne se font que par distinction
et inférence »9.

Il en est ainsi pour toutes les visibilia, Et par conséquent derrière la moindre
perception visuelle, il ya des opérations intellectuelles, logiques et mathéma-
tique, qui se font dans un temps imperceptible, d’une manière inconsciente, et
qu’il faut délier pour les rendre présentes à l’esprit, ce qu’Alhazen fait :

8 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 16 et 17, p. 219.
9 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 38 et 39, p. 228.
La relation perceptive selon Alhazen et ses retombées philosophiques 157

« En outre, l’homme depuis son enfance et le début de son développement et à tra-
vers le temps, perçoit les choses visibles et de manière répétitive, si bien qu’il n’y a
pas une seule intention particulière que l’oeil perçoit qui n’ait été déjà vue plusieurs
fois, à tel enseignet que toutes les intentions particulières qu’on perçoit par inférence
deviennent comprises par la vertu distinctive et quiescentes dans l’âme. Ainsi, la
vertu distinctive devient âpte à percevoir toutes les intentions particulières qui se
répètent dans les choses visibles par connaissance et habitude, à tel point qu’elle n’a
plus besoin de reprendre le raisonnement pour pouvoir percevoir quoique ce soit des
intentions particulières qui se répètent dans les choses visibles »10.

Ainsi les conclusions des syllogismes à force de répétition s’installent dans


l’âme, deviennent des évidences et servent de prémisses à d’autre syllogismes,
et ainsi de suite. plus on accumule de connaissances, plus le temps de la com-
préhension devient rapide et ce qui était fruit de déduction se transforme en
intuition, pour le dire dans des termes cartésiens. L’homme, conclut-t-il, est
par nature raisonneur, natus est ad arguendum, voire une machine à raisonner.

3.2. La dimension calculatrice

Selon Alhazen, l’homme est aussi par nature calculateur, ceci transparaît à l’oc-
casion de la perception de diverses intentions, notamment la distance. La di-
mension calculatrice réside dans la mesure de la quantité de la distance et la
comparaison de notre éloignement du corps perçu avec celui d’un autre corps.
Opérations qui se compliquent avec la la nécessité de saisir, et la direction et la
position du corps, sachant que celles-ci requièrent d’autres intentions comme
la perception de la lumière du corps, sa couleur et bien d’autres intentions. Tout
cela se déroule en même temps et non successivement. C’est dire, la complexité
des opérations que l’intellect accomplit en un temps imperceptible et en notre
absence.
La vision est donc un phénomène qui repose sur des opérations enchevetrées,
qui font jouer diverses facultés et divers mécanismes relevant du syllogisme,
du calcul, de la connaissance et de l’habitude, ou par indices. En somme, toute
sensation est une interprétation.
La perception visuelle est de part en part régie par des lois scientifiques.
Celles de la gémétrie que sont les lois de la lumière qui concernent la partie phy-
sique, à savoir le du déplacement des rayons depuis la chose jusqu’ à l’oeil, et de
là jusqu’à l’ultime sentant. Puis celles du calcul, puisque l’intellect pratique des

10 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 41, p. 229.
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mesures de distances, de grandeurs, d’intensités... Et enfin celles de la logique,


car il raisonne et juge. Tout ceci requiert un certain temps quoique insensible.

4. La dimension temporelle de la perception visuelle 

C’est en raison de la grande vitesse avec laquelle les opérations mentales se


déroulent, qu’on ne soupçonne guère leur éxistence, et on croit que la perception
est une opération purement sensitive, et donc instantanée. Or elle requièrt un
temps, quoique imperceptible. En guise d’argument Alhazen, avance l’exemple
du cerceau, peint de différentes couleurs. Si on le fait rouler à une grande vi-
tesse, on ne verrait qu’une seule couleur, différente de toute les couleurs du
cerceau, comme s’il était en repos et composé de toutes ces couleurs. La raison
en est que chaque couleur ne demeure au même endroit qu’un temps très court,
et l’œil ne fixe cette couleur qu’un temps imperceptible, si bien que toutes les
couleurs paraissent en même temps tout le long du cerceau, mélangées et non
distinctes et donc d’une seule et même couleur. Par conséquent, si la vue com-
prenait la nature de chaque couleur en un instant, elle aurait saisi la nature de
toutes les couleurs pendant les instants du mouvement du cerceau, d’une ma-
nière distincte comme s’il était au repos, ce qui n’est pas le cas. Or l’observateur
saisit d’une manière distincte la nature des couleurs seulement en repos ou en se
mouvant un temps perceptible. Le temps est est requis pour toute vision claire
et distincte. D’où conclut Alhazen :

« [...] la compréhension de la quiddité des choses visibles ne se fait que pendant


un temps, car si la couleur qui se saisit par sensation pure, la vue ne comprend sa
quiddité que dans un temps, alors, toutes les autres formes et intentions visibles, qui
ne se comprennent que par la distinction et le raisonnement, nécessitent davantage
de temps »11.

En fait, il énumère trois sortes de temps, le temps physique, qui est celui du
mouvement de la lumière qui va de l’objet lumineux ou illuminé, jusqu’à l’oeil,
et le temps physiologique qui est celui des voies nerveuses par lesquels passe
la sensation jusqu’à l’ultime sentant (ultimum sentiens), qui se trouve à l’avant
du cerveau et enfin le temps mental, qui est celui du raisonnement et de la
compréhension.
Aussi, le clou du livre II, c’est cette phrase avec laquelle Alhazen conclut
ce sujet : 

11 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 59, p. 239.
La relation perceptive selon Alhazen et ses retombées philosophiques 159

« Il a été montré au livre II que la vue ne perçoit rien des choses visibles qu’en un
temps, et [donc] s’il en est ainsi, le temps est aussi l’une des intentions grâce aux-
quelles se fait la vision »12.

Ainsi le temps, comme dimension mentale, fait son entrée dans la noétique,
et l’on sait la place qui sera la sienne dans l’éclosion de la nouvelle rationalité à
l’époque moderne. En effet Alhazen, en ajoutant le temps comme intention sup-
plémentaire après avoir arrêté le nombre des visibilia à vingt-deux, prouve qu’il
le considère, bel et bien, comme une entité psychique propre au percevant13,
et s’il est vrai que l’intellect a son mot à dire dans vingt intentions, il s’agit
néanmoins de caractéristiques propres aux choses, mais le temps reste la seule
intention purement subjective.

5. Doutes sur les principes premiers de la connaissance 

C’est le fait d’avoir levé le voile sur le raisonnement non conscient accompa-
gnant la moindre perception visuelle, qui a amené Alhazen à conclure que les
évidences sont en fait des conclusions d’un syllogisme latent, oeuvre de la facul-
té estimative virtus aestimativa, et qui se déroule dans un temps imperceptible,
sauf qu’il se fait sans mots ni concepts et sans arrangement des propositions. En
réalité, c’est par la répétition et l’habitude que les conclusions de syllogismes
se transforment constamment en prémisses et donnent l’illusion d’être des évi-
dences et vérités natives. Ainsi, chaque fois que l’intellect se retrouve dans la
même situation, juge d’emblée de la véracité de la chose, et ce qui correspondait
à la conclusion d’un syllogisme, devient une prémisse et un principe premier
de la connaissance.

«  Et si ce genre de syllogisme [conscient] se répète et si la vérité de la conclusion


s’enracine dans l’âme, la conclusion fonctionne pour ainsi dire comme une prémisse
évidente, et la proposition mineure particulière – propositio minor particularis –
comme une proposition universelle – propositio universalis –, et la faculté distinctive,
chaque fois qu’il lui advient une proposition mineure, comprend la conclusion par
connaissance, sans avoir besoin de reprendre le premier syllogisme avec lequel elle
a saisi cette conclusion, et sans distinction de la manière dont s’est faite la compré-
hension »14.

12 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 2, p. 373.


13 L’espace cédera progressivement la place au temps comme vecteur d’intelligibilité, ceci s’accom-
plira à mesure que l’espace se géométrise et la physique se mathématise et le cosmos éclate, et avec lui
éclate la dualité : haut / bas et donc la causalité spatiale. Celle-ci sera supplantée par la dualité : avant /
après, et donc la causalité temporelle fondement du principe de déterminisme.
14 Al-Hasan ibn al-Haytam, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 35, p. 226.
. -
160 Abdelmajid Baakrime

Par contre, la faculté estimative, quand elle prend conscience que les prin-
cipes premiers ne sont pas vraiment premiers, elle reconstruit l’inférence impli-
cite, mais cette fois-ci avec des mots, avec plus de réflexion et dans un temps
sensible.

« car, il y a différents genres de compréhension, celle qui se fait selon l’intellect


naturel – per naturam intellectum –, celle qui se fait par la connaissance, et celle qui
demande plus de réflexion – per magnam intuitionem »15.

Ainsi, parmi les choses qui se comprennent par le sens de la vision, il y a ce


qui se comprend par pure sensation, puis ce qui se comprend par connaissance
préalable, et enfin ce qui se comprend par distinction et raisonnement, lequel
s’ajoute à la connaissance, et si la vision d’une chose quelconque se répète, elle
s’établit dans l’âme, et sa compréhension ne requiert plus, par la suite, que la
connaissance. Aussi, ce qui était une forme particulière se mue-t-il en forme
universelle et les principes premiers s’avèrent en définitive une illusion et un
leurre. C’est ce qu’en déduit Alhazen :

« Et nombre d’intentions qu’on croit principes premiers (propositiones primae) et com-


prises par l’intellect naturel (per naturam intellectum) et non par syllogisme, leur véri-
té n’est saisies que par inférence, par exemple ‘le tout est plus grand que la partie’ est
dit un principe premier, et on croit qu’on juge de sa vérité selon la nature de l’intellect,
et non par inférence, en raison de la promptitude avec laquelle l’entendement donne
son assentiment, et la faculté distinctive, à aucun moment, ne le remet en doute »16.

En fait, la faculté de discernement ne peut comprendre que ‘le tout est plus
grand que la partie’, qu’après avoir compris le sens des termes de ‘tout’, de ‘par-
tie’ et de ‘plus grand’, sinon elle ne comprendrait pas toute la phrase. Ainsi, ‘plus
grand’ renvoie à autre chose, il signifie qu’il lui est égal en tant que partie, et le
dépasse par le reste. Et d’après la coïncidence de l’intention de ‘plus grand’ en
ce qui excède, et du tout, on conclut que ‘le tout est plus grand que la partie’.
C’est à partir de la proposition universelle, qu’on a conclu ‘le tout est plus grand
que la partie’.

« ce syllogisme s’organise linguistiquement comme suit : le tout dépasse la partie, et


tout ce qui dépasse autre chose est plus grand que cette chose, donc le tout est plus
grand que la partie »17.

Ainsi, la saisie de la conclusion se fait ‘instantanément’, parce que la propo-

15 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 37, p. 227.
16 Al-H.asan ibn al-Hayt-am, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 32, p. 224.
17 Al-Hasan ibn al-Haytam, Kitāb al-manāzir, ed. Sabra, II, 3, 33, p. 225.
. -
La relation perceptive selon Alhazen et ses retombées philosophiques 161

sition universelle étant devenue manifeste par la connaissance et la répétition, et


étant établie dans la mémoire, la faculté de discernement donne son assentiment
sans réfléchir.
Ainsi, Alhazen limite le rôle des sens dans la perception jusqu’à l’étrique-
ment, et élargit l’activité de l’intellect jusqu’au-de là de la conscience. Ceci
est lourd de conséquences philosophiques, notamment quant au statut des évi-
dences et des premiers principes de la connaissance.
C’est là un problème grave que notre auteur pose, puisqu’il ouvre sur l’abîme
d’une régression à l’infini, la croix des philosophes, et met en doute les fonde-
ments mêmes de la science. Et c’est ce que les philosophes du XIVème siècle ont
compris, et notamment Duns Scot et Guillaume d’Ockham.
En effet, la remise en question des premiers principes par Alhazen, sera
au cœur du débat au sein des nominalistes en général. Par de-là leurs diver-
gences, Jean Duns Scot ou Ockham s’accordent sur l’impossibilité de remonter
à l’infini dans le processus de recherche de l’origine syllogistique des premiers
principes, et cantonnent leurs investigations à l’analyse sémantique de leurs
termes. Ockham, qui critique l’exemple d’Alhazen – un syllogisme ne peut
rendre compte de la façon par laquelle on donne son assentiment à des phrases
de ce genre –, trouve que la solution du problème consiste à sortir de l’abîme
logique, quitter les voies syllogistiques et chercher une issue dans la sémantique
et dans la théorie de la signification18.
Nous savons par le témoignage de Jean de Reading, de l’école de Duns Scot,
que l’origine des doutes sur les évidences, et en particulier le ‘tout est plus grand
que la partie’ soulevé par les francisquins d’Oxford est bien Alhazen :

« Item, haec propositio ‘omne totum est maius sua parte’ cognoscitur per rationes vel
per syllogismum vel scientiam et non per intellectum sive habitum, intellectus secun-
dum Alacem [Alhazen] secundo libro capitulo 3 ; sed talis propositio non cognoscitur
per discursum morosum ; ergo ad syllogismum vel ad scientiam non requiritur discur-
sus morusus »19.

Par ailleurs, le terme même d’intuition, même si on le trouve chez Saint


Augustin et chez d’autres philosophes médiévaux, ce n’est à notre avis, qu’à
l’occasion de la traduction du texte d’Alhazen qu’il allait être consacré concept
philosophique de premier ordre, surtout au sein de l’école nominaliste (Scot,

18 Pour plus de précisions sur le débat suscité par le problème posé par Alhazen, voir en particulier

l’ouvrage d’E. Perini-Santos, La théorie ockhamienne de la connaissance évidente, Vrin, Paris 2006.
19 Ioannes De Radingia, Scriptum in primum librum sententiarum, ed. F. Fiorentino, Vrin, Paris 2011,

p. 108. L’idée de rechercher dans cette voie l’origine alhazenienne du problème des principes premiers
de la connaissance débattu au sein du nominalisme, nous a été suggérée par l’ouvrage de Périni-Santos,
La théorie ockhamienne cit.
162 Abdelmajid Baakrime

d’Ockham, Auriol, Olivi...) et l’on doit dire que le traducteur n’y est pas tout-à
fait étranger. En effet celui-ci a rendu par le même verbe ‘intuere’,  différents
synonymes arabes utilisés par Alhazen, comme ‘‫‘ ’حدق‬haddaqa’, ‘‫‘ ’تأمل‬taamma-
la’, ‘‫ ‘ ’تفقد‬tafaqqada’, ‘‫‘ ’أمعن‬am’ana’, et qui ne veulent pas dire simplement
voir ‘‫ ‘ ’أبصر‬absara’ qu’il a traduit par ‘videre’, mais ‘voir avec perspicacité et
précision’, et donc percevoir avec certitude. Et c’est le sens qu’on retrouvera
d’abord chez Duns Scot en particulier, en réponse aux doutes soulevés par Henri
de Gand à propos de la possibilité d’une connaissance naturelle certaine chez
le viatior.
En effet la connaissance sensible est désormais, gràce à la théorie de la vision
d’Alhazen, une connaissance claire et certaine, et ceci par les deux termes de
la relation perceptive :
Du côté des choses, puisque parmi tous les rayons émanant de chaque point
de l’objet, seul celui qui touche l’oeil perpendiculairement produit une image
distincte, tandisque les autres, qui pourraient provoquer une image confuse,
sont réfractés et déviés.
Du côté psychique, la certitude provient aussi de l’intellect, puisque tous les
sensibles communs ont basculé dans sa zone d’influence, à part la lumière en
tant que telle et la couleur en tant que telle qui sont les seules sensibles, propres
à la pure sensation, mais toutes les autres catégories de l’objet sont l’oeuvre de
l’intellect, aussi. Si bien que l’erreur au niveau des sens est plutôt imputable
à ce dernier, soit par défaut de connaissance ou par défaillance de la mémoire
ou autre.
La théorie de la vision d’Alhazen élargit considérablement la topologie de
l’intelligibilité, jusqu’à integrer le contingent dans sa sphère. L’intellect est opé-
rant aussi bien quand les sens nous trasmettent fidèlement la réalité que quand
elles nous trompent, puisque dans l’un et l’autre cas, il construit et corrige à
la lumière de ses propres principes universelles latents. Ainsi la connaissance
naturelle est possible sans intervention surnaturelle quelconque.
La théorie de la connaissance issue de la tradition aristotélicienne s’est trou-
vée bouleversée, il n’y a plus cette distinction arrêtée et exclusive des sens et
de l’intellect, les prérogatives des sens et de l’intellect seront redistribuée en
faveur de ce dernier. La dichotomie n’est plus celle de la connaissance sensible
et la connaissance intelligible, mais celle de la connaissance intuitive d’un objet
existant et présent et la connaissance abstractive du même objet, inexistant ou
absent. Bien plus, l’objet n’est plus rattaché à la réalité, puisqu’il se définit,
dorénavant, chez Duns Scot en particulier, comme objet possible et donc se
détermine par sa seule non-contradiction formelle.
D’autres couples seront bousculés, comme celui du nécessaire et du con-
tingent qui ne s’applique plus aux choses, puisqu’il n’y a plus de contingence
La relation perceptive selon Alhazen et ses retombées philosophiques 163

dans la nature, mais uniquement du nécessaire. Seules les actions humaines


sont contingentes parce que libres20.
Le concept de vérité aussi subit des modifications majeures, le critère de
l’adéquation de la chose et de l’intellect commence à être supplantée par un
autre rapport, celui du signe et de l’idée dans l’intellect, ce qui ouvre la voie au
concept de vérité objective. Le signe renvoie à un concept, lequel ne renvoie pas
nécessairement à la réalité, mais à un possible réel ou logique, ce qui correspond
à un élargissement inédit de la rationalité, même si les impératifs sont plutôt
théologiques, ne sommes-nous pas dans le paradigme du créable, donc de l’illi-
mité et l’infinité ? C’est ce schéma explicatif, qui confère une réelle autonomie
aux intellections par rapport aux objets extra-mentaux, que Duns Scot applique
à l’analyse des premiers principes, en l’occurrence le tout est plus grand que
la partie21. En effet, pour éviter la regression à l’infini sur laquelle ouvrent les
doutes d’Alhazen, Scot s’arrête à la signification des mots et apporte une solution
sémantique à un problème logique.

Conclusion

Avec sa théorie de la vision et les opérations logiques et mathématiques qui les


sous-tendent, Alhazen a contribué à la solution de problèmes d’ordre noétique
relatifs à la science humaine, et d’ordre théologique relatifs à la science divine,
mais a soulevé en même temps d’autres problèmes inédits dans l’histoire de la
pensée théorique, consécutifs au processus mental causant l’assentiment im-
médiat aux premiers principes, et dont la solution requiert une réevaluation de
toute la théorie de la science.
Et, de par son caractère géométrique dans l’interprétation de la vision, la
théorie d’Alhazen et la nouvelle relation cognitive qu’elle a établi entre le sujet
et l’objet, dénuée de toute signification ontologique ou religieuse, a ébauché
l’image d’un nouveau monde encore balbutiant – puisque elle a rencontré beau-
coup de résistance dans les milieux philosophiques occidentaux, résistance qui
a en fait, déjà commencé dans le monde musulman, avec Averroès qui, en bon

20 Ioannes Duns Scotus, Ordinatio, d. 2, p. I, q. 1-2, n. 81 (Vat. II, 177), in D. Demange, Jean Duns

Scot. La théorie du savoir, Vrin, Paris 2007, p. 123 : « Nullum est principium contingenter operare nisi
voluntas vel aliquid concomitatem, quia quodlibet aliud agit ex necessitate naturae, et ita non contin-
genter ».
21 « On sait en particulier que le concept même d’objet tel qu’il s’impose progressivement dans la

philosophie au XIII siècle, résulte essentiellement d’une rencontre entre l’optique et la théorie de la
signification. Or Duns Scot est de toute évidence le premier à généraliser le principe de la connaissance
objective à toute connaissance en général, puisqu’il va jusqu’à traiter la question de la science divine,
c’est-à-dire de la connaissance que Dieu possède, en termes d’une connaissance d’objet » (Demange, Jean
Duns Scot. La théorie du savoir cit., pp. 18-19).
164 Abdelmajid Baakrime

aristotélicien, a récusé l’introduction des mathématiques dans l’approche de


la nature –, et qui ne commencera à prendre forme q’avec un Blaise de Parme
(XVème siècle) qui symbolisera l’acceptation, enfin, de la théorie de la lumière
et de la vision sensible débarrassée de l’enveloppe métaphysique néoplatoni-
cienne dont l’ont revêtue les premiers philosophes d’Oxford.
Ceci dit, Alhazen reste encore un célèbre inconnu.

Abstract : The present paper is concerned with Alhazen’s theory of vision and the new
relationship that it developed between the two poles of the perceptual process. As he was
actually understood by the oriental and occidental philosophers of the Medieval times,
Alhazen broke sharply with the Aristotelian model. Eventually, Alhazen’s theory had an
impact not only on the optics , which acquired a new impetus, but more importantly on
philosophy, especially on the theory of knowledge, since a considerable part of the pre-
rogatives of the sense faculty – common sensibles – would become, from there, those of
the intellect. This gave rise to eminent controversies in what regards pairs, like sensible-
intelligible and necessary-contingent, as well as it fed debate between Augustinian and
Aristotelian scholars. That altogether reveals the conceptual feature and, subsequently,
the revolutionary orientation of Alhazen’s theory of vision.
Key words: Vision; Perception; Intellect; Sense; Intuition; Primary Principles; Time;
Revolution

Abdelmajid Baakrime
• Université Moulay Ismail,
École Normale Supérieure
Meknès, Maroc
baak.majid@yahoo.fr

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