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Présentation

Pendant au moins deux siècles, l’essentiel du conflit social dans les sociétés
modernes a porté sur les inégalités économiques. Depuis les deux ou trois
dernières décennies, au contraire, il s’organise au premier chef à partir de la
question dite de la reconnaissance. Qu’il s’agisse du genre, des minorités
ethniques, culturelles ou religieuses, de la sexualité, mais aussi des conflits
économiques, tout le monde veut d’abord voir reconnue et respectée son
identité, à la fois et indissociablement individuelle et collective. Sans cette
reconnaissance, qui fournit les bases de la dignité et de l’estime de soi, nous
ne saurions vivre. Mais identité, respect et reconnaissance peuvent-ils se
produire et se distribuer de la même manière que les biens économiques ?
Sont-ils même susceptibles de faire l’objet d’une distribution égale ?

Ces questions sont, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne,


au cœur des débats les plus aigus de la philosophie morale et politique
contemporaine – et aussi au cœur des luttes sociales bien concrètes pour la
reconnaissance, évidemment – auxquels ce numéro fournit une solide
introduction. Mais au-delà, sont esquissées ici des reformulations inédites,
qui proposent de lier étroitement – dans le sillage de Marcel Mauss –
l’interrogation sur la reconnaissance à la question du don agonistique. Le
don n’est-il pas en effet le moyen par lequel s’opère la reconnaissance de
l’autre à la fois dans son altérité et dans son identité ? La rivalité dans et par
le don – chacun voulant se montrer plus généreux que l’autre – est-elle
dissociable de la lutte pour la reconnaissance ? Et réciproquement.

Or à raisonner ainsi, ne devrait-on pas dire qu’être reconnu, c’est d’abord


être reconnu généreux et générateur, libre et créatif, et que c’est également à
ce titre qu’on est susceptible d’être estimé et de s’estimer soi-même ?

Mais en-deçà ou au-delà de toute rivalité et de toute lutte pour afficher une
supériorité quelconque – fût-elle celle de la générosité –, la reconnaissance
ne doit-elle pas être aussi pensée dans les termes d’un droit donné à tous, le
droit essentiel et premier des sociétés contemporaines, le droit à la
reconnaissance ? Reconnaissance reçue contre reconnaissance conquise, en
somme.

Qu’est-ce à dire ? Ces deux modalités de la reconnaissance ne tirent-elles


pas dans des directions diamétralement opposées ?
Marcel Mauss et les deux Hegel
Au plan proprement théorique, le fait surprenant est que ces deux
conceptions potentiellement contraires de la reconnaissance – appelons-les
la reconnaissance conquise et la reconnaissance due – trouvent toutes deux
leurs lettres de noblesse conceptuelle chez Hegel. On connaît bien en
France, depuis les cours sur la Phénoménologie de l’esprit de Hegel donnés
par AlexandreKojève avant la Seconde Guerre mondiale (de 1933 à 1939),
le thème de la lutte pour la reconnaissance, moteur de la fameuse
dialectique du maître et de l’esclave. Il est même possible d’affirmer que
via GeorgesBataille, auditeur fasciné de Kojève [1], et la psychanalyse
lacanienne d’une part, et via la tradition phénoménologique de l’autre, toute
la pensée de l’intelligentsia française, de l’après-guerre jusque vers les
annéesquatre-vingt (y compris le structuralisme qui lui semble si étranger à
d’autres égards) se structure à partir de la lecture kojévienne de Hegel [2].

Rappelons-en le point de départ : « L’homme, écrit Kojève commentant


Hegel, ne “s’avère” humain que s’il risque sa vie (animale) en fonction de
son désir humain [… ] c’est-à-dire son désir qui porte sur un autre désir. »

Dans cette lutte de mon désir avec le désir de l’autre, « je veux qu’il
“reconnaisse” ma valeur comme sa valeur [… ] Autrement dit, tout désir
humain [… ] est, en fin de compte, fonction du désir de la “reconnaissance”
[… ] Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu d’êtres
humains sur terre. En effet, l’être humain ne se constitue qu’en fonction
d’un désir portant sur un autre désir, c’est-à-dire – en fin de compte – d’un
désir de reconnaissance » [Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1947,
Gallimard, p. 14]. Mais, ajoute Kojève, « pour que la réalité humaine puisse
se constituer en tant que réalité “reconnue”, il faut que les deuxadversaires
restent en vie après la lutte » [p. 15] et, pour cela, l’un des deux
combattants, quoique n’y étant « aucunement prédestiné », « doit avoir peur
de l’autre, doit céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la
satisfaction de son désir de reconnaissance [… ] Il doit abandonner son
désir et satisfaire le désir de l’autre; il doit le “reconnaître” sans être
“reconnu” par lui.
Or, le reconnaître ainsi, c’est le “reconnaître” comme son maître et se
reconnaître et se faire reconnaître comme esclave du maître » [p. 15].

Il est à vrai dire difficile de ne pas mettre ces analyses en relation avec la
manière dont, dans l’Essai sur le don ( 1923-1924), Marcel Mauss décrit ce
qu’il appelle le don agonistique, particulièrement exacerbé et donc visible
dans le cas du potlatch des Indiens kwakiutl du nord-ouest américain.

Rappelons quelques phrases célèbres de l’Essai sur le don : « Nulle part le


prestige individuel d’un chef et le prestige de son clan ne sont plus liés à la
dépense, et à l’exactitude à rendre usurairement les dons acceptés de façon
à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés. La consommation et la
destruction y sont réellement sans bornes. Dans certains potlatch on doit
dépenser tout ce que l’on a et ne rien garder. C’est à qui sera le plus riche et
aussi le plus follement dépensier. Le principe de l’antagonisme et de la
rivalité fonde tout » [ Sociologie et anthropologie, 1966, p. 200]. Et plus
loin : « Dans un certain nombre de cas, il ne s’agit même pas de donner et
de rendre, mais de détruire [… ] on brûle les maisons et des milliers de
couvertures; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l’eau pour
écraser, pour “aplatir” son rival » [p. 202]. « Un chef, poursuit Mauss, ne
conserve son autorité [… ] que s’il prouve qu’il est hanté et favorisé des
esprits et de la fortune, qu’il est possédé par elle et qu’il la possède; et il ne
peut prouver cette fortune qu’en la dépensant, en la distribuant, en
humiliant les autres, en les mettant “à l’ombre de son nom” » [p. 206].

Symétriquement à l’obligation de rivaliser par le don, « l’obligation de


rendre dignement est impérative. On perd la “face” à jamais si on ne rend
pas, ou si on ne détruit pas les valeurs équivalentes. La sanction de
l’obligation de rendre est l’esclavage pour dette » [p. 212]. « On le voit,
conclut Mauss, la notion d’honneur qui agit violemment en Polynésie, qui
est toujours présente en Mélanésie, exerce ici de véritables ravages » [p.
203]. Et plus généralement : « Le motif de ces dons et de ces
consommations forcenées, de ces pertes et de ces destructions folles de
richesses n’est, à aucun degré, surtout dans les sociétés à potlatch,
désintéressé. Entre chefs et vassaux, entre vassaux et tenants, par ces dons
c’est la hiérarchie qui s’établit.
Donner c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister;
accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir
client et serviteur, devenir petit, choir plus bas ( minister ) [… ] Être le
premier, le plus beau, le plus chanceux, le plus fort et le plus riche, voilà ce
qu’on cherche et comment on l’obtient » [p. 270-271].

Il est clair que cette première conception de la reconnaissance est tout sauf
politiquement correcte. Et l’on a du mal à deviner tout d’abord comment, à
partir d’elle, Hegel pourra prétendre jeter les bases d’une théorie de l’État
rationnel et Mauss tenter de dégager « le roc de la morale éternelle » du
don. Quoi de commun entre la logique de la reconnaissance agonistique et
aristocratique, qui veut faire reconnaître à tout prix une supériorité, et la
logique contemporaine de la reconnaissance, démocratique, qui entend faire
reconnaître toutes les différences et toutes les identités dont elles procèdent
comme égales (Dumont), ou qui, à tout le moins, refuse de déclarer
inférieures certaines positions et entend faire échapper toutes les identités
au risque du mépris ? C’est à Axel Honneth qu’il revient d’avoir réintroduit
le débat sur la reconnaissance au sein des arènes philosophiques
contemporaines. Mais sur de tout autres bases que celles de Kojève [3]. Le
titre de son œuvre princeps, La lutte pour la reconnaissance, ne doit en
effet pas tromper : s’il vise bien à affirmer la nécessité de réintroduire, au
sein de l’éthique de la communication, la dimension du conflit et de
l’affirmation déniée par Habermas – dont AxelHonneth est le successeur
actuel à la tête de l’École de Francfort –, il ne s’agit nullement pour
Honneth de légitimer en quoi que ce soit la rivalité agonistique.

Procédant à une relecture des textes de Hegel antérieurs à la


Phénoménologie de l’esprit de 1807 – notamment le Système de la vie
éthique ( 1802-1803) – et à la Realphilosophie d’Iéna [4] ( 1803-1804) – et
croisant ces textes, qui dégagent le projet partiellement non abouti et non
repris de Hegel, avec les élaborations de G. H. Mead, A. Honneth distingue
trois sphères et trois formes de la constitution de l’identité personnelle et de
sa reconnaissance. La première relève de ce que Hegel analysait sous la
rubrique de l’amour (en y incluant les relations familiales et l’amitié, bref,
la sphère de la « socialité primaire » bien connue des lecteurs du MAUSS),
la deuxième du domaine du droit et la troisième de celui de la solidarité
déployée au sein de la communauté politique.
« Les différents modèles de reconnaissance distingués par Hegel, écrit
Honneth, peuvent être compris comme les conditions intersubjectives dans
lesquelles les sujets humains s’élèvent à de nouvelles formes d’une relation
positive à soi. Le lien entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude
du sujet envers lui-même résulte de la structure inter-subjective de l’identité
personnelle : les individus ne se constituent en personnes que lorsqu’ils
apprennent à s’envisager eux-mêmes, à partir du point de vue d’un “autrui”
approbateur ou encourageant, comme des êtres de qualités et de capacités
positives. L’étendue de telles qualités, et donc le degré de cette relation
positive à soi-même, s’accroît avec chaque nouvelle forme de
reconnaissance que l’individu peut s’appliquer à lui-même en tant que sujet.
L’expérience de l’amour donne ainsi accès à la confiance en soi,
l’expérience de la reconnaissance juridique au respect de soi et l’expérience
de la solidarité, enfin, à l’estime de soi » [Honneth, La lutte pour la
reconnaissance, 2000 ( 1992), Cerf, p. 208].

Et réciproquement, « un tel examen montre qu’à ces trois modes de


reconnaissance correspondent trois types de mépris, qui, par les réactions
qu’ils suscitent chez l’individu, peuvent jouer un rôle dans la naissance des
conflits sociaux » [ ibid., p. 9].

On voit le renversement. Ce n’est pas le désir d’affirmer la supériorité de


son désir de reconnaissance qui est à l’origine de la lutte des hommes, mais
le désir d’échapper au mépris, et précisément contre l’affirmation
inégalitaire d’une supériorité. Justes ou éthiquement recommandables sont
les sociétés qui permettent à leurs membres d’accéder à cette triple
reconnaissance et d’échapper ainsi aux trois formes du mépris [5].
Une première dialectisation
Il est toutefois impossible de s’en tenir à une opposition trop simple entre ce
qui serait l’ethos aristocratique de la reconnaissance agonistique, propre aux
sociétés archaïques, et l’ethos démocratique, égalitaire, de la société
moderne. Tout d’abord, en effet – et Mauss y insiste fortement –, les
prestations agonistiques archaïques ne sont compréhensibles que si l’on
montre comment elles se détachent sur le fond beaucoup plus général des
« prestations totales » à travers lesquelles l’ensemble des qualités désirables
circulent entre les groupes sur un mode non compétitif. De toute façon, si le
chef kwakiutl fait croître son nom personnel, c’est en se mettant au service
de son groupe. Et de surcroît, cette lutte de générosité menée pour afficher
sa générosité a pour résultat paradoxal de créer en définitive une parité et un
respect entre les groupes, la succession des supériorités et des infériorités
temporaires et cycliques s’équilibrant dans le long terme. À travers ces
pratiques, observe Mauss citant les Tlinkit et les Haïda eux-mêmes
(pratiquants du potlatch avec les Kwakiutl), « les deux phratries se
montrent respect » [p. 151]. Le système du don agonistique, qui pouvait
sembler aux antipodes du droit moderne, apparaît donc soudain comme son
équivalent et son tenant-lieu primitif, comme lui voué à affirmer les droits
et les devoirs au nom d’une norme de parité et de réciprocité.

De même, on le sait, l’insistance de Kojève-Hegel sur la lutte pour la


reconnaissance n’a nullement pour visée de faire l’apologie de
l’aristocratie, bien au contraire. « À l’encontre du maître, qui reste à jamais
figé dans son humanité de maître, l’esclave développe et parfait son
humanité, à l’origine servile. Il s’élève à la pensée discursive et élabore la
notion abstraite de liberté; et il se crée aussi en tant que citoyen libre, et
finalement pleinement satisfait, en transformant le monde donné par son
travail, qu’il effectue au service de la communauté. C’est donc lui et non le
maître, qui est l’Homme proprement dit, l’individu qui crée librement
l’Histoire » [Kojève, op. cit., p. 572]. De même l’expérience de la solidarité
qui donne accès à l’estime de soi selon Honneth est-elle en fait médiatisée
« par la mesure de la contribution que les individus semblent pouvoir
apporter à la réalisation des fins poursuivies par la société » [ op. cit.,
p. 148], et donc, en définitive – selon une approche empruntée à Mead mais
qui pourrait aussi bien l’être à Durkheim – en fonction de leurs
compétences, de leur participation au monde du travail et de leurs
réalisations. C’est en s’objectivant ainsi dans le registre du travail effectué
au profit de la communauté que la catégorie de l’honneur, de phénomène
social total qu’elle était, en vient en un premier temps à « se limiter au
cadre d’application de la sphère privée » pour, au terme du processus, se
transformer en « considération », « prestige » ou « estime sociale » [ ibid.,
p. 153].

Mais la dialectisation ainsi entamée entre reconnaissance agonistique


conquise et reconnaissance due n’abolit pas leur différence et laisse grandes
ouvertes au moins trois séries de questions principales. 1) D’abord, que
devons-nous entendre par l’idée même de reconnaissance ( Anerkennung) et
comment penser son rapport à celle de connaissance ? Comment la situer,
également, par rapport à l’estime, à l’admiration, à l’envie, à la gratitude,
etc. ? 2) À supposer acquise l’idée hégélienne qu’en tant que sujet
proprement humain (et non animal), l’homme est d’abord désir d’être
reconnu, que désire-t-il voir reconnu en lui : son désir même ? sa puissance
d’agir ? sa beauté ? sa grâce ? son efficacité ? son utilité ? sa générosité ? sa
violence ? sa douceur ? Etc. 3) Et par qui désire-t-il être reconnu, et selon
quelles proportions et quels enchaînements ? Par ses proches, dans le
registre de l’amour/amitié ? par le droit ? par la communauté sociale ? par
l’ensemble des humains ? Mais ces questions, en elles-mêmes légitimes, ne
sont guère susceptibles de trouver des réponses satisfaisantes si on les
formule en des termes purement abstraits et spéculatifs. Elles ne prennent
sens et ne se chargent de vie que si on les croise avec la question plus
générale et transversale – celle que nous venons d’esquisser – de savoir ce
qui peut et qui doit survivre des formes immémoriales de la reconnaissance
et du don agonistique au sein du système de la reconnaissance moderne.
Telles sont les questions autour desquelles gravite ce numéro de la Revue du
MAUSS.

Tentons tout d’abord d’en dégager la structure d’ensemble.


A. PREMIERS PAYSAGES DE LA
RECONNAISSANCE
Il est peu douteux que ce soit de tout temps que les sujets humains se sont
montrés soucieux de leur identité, et de la faire reconnaître. « Qui suis-je et
qui es-tu ?», telle a été leur question première. Mais on ne saurait
commencer une réflexion sur les idées de reconnaissance ou d’identité sans
observer qu’il n’y a que peu de temps qu’elles sont perçues comme faisant
problème. Là où elles constituaient une réponse – « je suis Untel et je veux
que tu me connaisses comme tel », « et je te reconnais comme ayant telle
identité » –, c’est la réponse qui apparaît désormais problématique [6]. De
même que l’oiseau de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la
nuit, de même l’interrogation de la reconnaissance ne surgit que lorsque
l’incertitude émerge sur ce qu’il y a lieu de reconnaître. Il convient donc de
distinguer radicalement entre le registre d’une reconnaissance que nous
qualifierons de traditionnelle et le régime de la reconnaissance moderne, qui
elle-même est en train de faire place à une reconnaissance qu’on pourrait
dire postmoderne.
Reconnaissance archaïque et traditionnelle
C’est sans doute, comme le montre la recherche de FrançoisFlahault, dans
les contes – et cela dans le monde entier – qu’on trouve le plus clairement
mise en scène la logique de la reconnaissance traditionnelle. Les sujets, les
héros y ont une identité parfaitement définie ou prédéfinie – ils sont fils ou
filles de roi, protégés des fées ou des dieux, etc. – mais obscurcie, voilée à
leurs propres yeux ou à ceux des autres. Il leur faut la faire reconnaître. Les
contes sont le récit des avatars et des mille et une péripéties de la
reconnaissance qui se joue à travers une épreuve dont le héros doit sortir
vainqueur pour reconquérir son identité déniée ou méconnue.

Dans le langage du don, on dira que l’identité du héros lui est conférée par
une donation première, un héritage, un don des fées, et qu’il doit la faire
reconnaître en montrant sa « valeur », qui n’est autre que sa générosité ou
sa « générativité », sa capacité à donner, qu’il s’agisse de la grâce et de la
gentillesse de Blanche-Neige ou des coups portés par Lancelot du Lac. Don
de vie ou don de mort. Le don agonistique confirme l’authenticité et le
bienfondé de la donation première. Une fois l’identité du héros reconnue,
tout rentre dans l’ordre.

Au moins dans les contes, car dans les mythologies, et dans la réalité, il en
va tout autrement. En effet, le héros n’a pu faire (re)connaître sa valeur (« À
quatre pas d’ici, je te la fais connaître ») qu’aux dépens d’un autre héros
vaincu. Et celui-ci aussi doit être homme de valeur, sans quoi sa défaite
serait dépourvue de signification. Mais étant lui-même valeureux, il n’aura
de trêve que de prendre sa revanche. Et si ce n’est lui, ce sera donc son
frère, son fils ou ses proches [7]. Mark R. Anspach, dans un article qui est
un parfait condensé de la logique du don agonistique et de la
reconnaissance dans le monde de Homère, montre admirablement comment
la mort de l’un appelle inexorablement la mort de celui qui l’a tué. Si
Diomède et Glaucos réussissent à substituer l’échange de présents à celui
des coups, c’est parce que – à la différence de Patrocle, Hector, Achille ou
Ajax –, et outre le fait qu’ils sont les héritiers d’une relation de réciprocité
positive déjà établie par leurs aïeux, « ils posent leurs lances et échangent
leurs dons avant de combattre ». En revanche, « une fois que les lances
volent, rien ne peut empêcher le conflit d’arriver à son terme fatal », conclut
M.Anspach.

On aura reconnu le modèle de la réciprocité négative qui structure le monde


social fondé sur la vengeance, si universellement présent encore et
notamment dans le monde méditerranéen. Sur cet univers, on ne peut que
renvoyer au superbe livre d’IsmaëlKadaré, Avril brisé, et à la somme
anthropologique coordonnée par RaymondVerdier. Mais on lira aussi, ici
même, le document à bien des égards exceptionnel que constitue la
retranscription en termes juridiques modernes, par le juriste Antonio
Pigliaru, du code sarde (région de Barbagia) de la vengeance (traduit et
présenté par MariaPiadiBella). Lisons l’article21 : « Dans la pratique de la
vengeance, et dans les limites d’une escalade progressive, aucune offense
n’exclut le recours au pire : le sang. » Et l’article 23 conclut : « L’action
offensante commise à titre de vengeance constitue à son tour un nouveau
motif de vengeance [… ] ».
Reconnaissance moderne et postmoderne
Comment sortir du cycle de la réciprocité négative et de la vengeance ? En
substituant à la valeur fondée sur l’origine et le don agonistique une valeur
nouvelle, définie par la soumission de tous à une commune source de valeur
en surplomb. Telle sera la réponse des grandes religions.

Tous fils de Dieu, tous soumis à Allah, tous frères en Jésus-Christ. La


rivalité dans l’observance du rituel et des commandements prend la place de
la rivalité par les armes. Ou, plutôt, elle s’y surajoute… Ce n’est plus du
rival que doit provenir désormais la reconnaissance, mais d’autres
instances, religieuses.

Si c’est avec Hegel que la question de la reconnaissance fait irruption sur la


scène philosophique, c’est parce qu’il est le premier à pleinement
comprendre que les sources traditionnelles de la valeur humaine et sociale
ne suffisent plus. Il ne suffit plus de se dire enfant de tel ou tel lignage,
croyant ou héros prêt à la lutte à mort de la reconnaissance. C’est à un autre
titre, plus subjectif et plus objectif à la fois, que le sujet moderne entend
être reconnu. Plus subjectif : dans la sphère de l’amour, c’est la valeur de
notre singularité que nous faisons reconnaître par d’autres singularités. Plus
objectif : par notre travail, c’est à l’édification objective d’un monde
proprement humain que nous concourons. Et dans le registre du droit, c’est
notre citoyenneté abstraite qui est prise en compte. Mais comment ces
régimes distincts de la reconnaissance coexistent-ils et s’articu-lent-ils ?
dans la réalité et dans les divers textes de Hegel, jeune, d’âge moyen ou
tardif ? Comment les différents courants de pensée philosophiques
contemporains qui se sont emparés du thème de la reconnaissance se
rapportent-ils à ces divers textes de Hegel et pour en faire quoi ? On
trouvera sur ces questions complexes un guide précieux dans l’article de
Stéphane Haber qui peut également faire office d’introduction générale à
une bonne partie des articles de ce numéro. De leur côté, Christian Lazzeri
et Alain Caillé proposent une sorte d’axiomatisation générale du débat
actuel, qui tente à la fois d’en signaler les obscurités et de suggérer
comment la question de la reconnaissance doit être formulée en relation
avec celle du don. Peut-on au moins faire l’hypothèse que dans la
reconnaissance moderne comme dans la reconnaissance traditionnelle, ce
que les sujets désirent faire reconnaître, la valeur à laquelle ils prétendent,
est constitué par leur rapport à l’univers du don, qu’il s’agisse de faire
reconnaître un don originel – le don de Zidane, de Picasso ou de Maurizio
Pollini, véritables équivalents du don des fées – ou une prestation faite à la
communauté humaine ? Ils veulent être ou apparaître comme des sujets qui
ont « donné quelque chose », valant autant ou plus que les autres au prorata
de l’égalité ou de la supériorité de leur(s) don(s).

Encore faut-il ici, sans doute, distinguer entre une reconnaissance moderne
et une reconnaissance postmoderne. Dans la reconnaissance moderne, la
valeur que le sujet désire voir reconnue est une valeur encore objective. Ou
objectivable. La prestation du serviteur hégélien – du travailleur – contribue
objectivement au bonheur de l’humanité. La même chose est vraie du
travailleur de Marx, du prolétaire, digne héritier de l’esclave hégélien. La
valeur qu’il produit est parfaitement mesurée par le temps de travail
socialement nécessaire dépensé. Après seulement se pose la question de
savoir si la marchandise produite trouvera preneur. Si, comme le dit Marx,
elle se « réalisera ». Ce qui rend les discussions actuelles sur la
reconnaissance parfois obscures, c’est qu’elles se réfèrent à Hegel pour
formuler des demandes de reconnaissance d’une tout autre nature que celles
qu’il avait en tête. C’est sans doute le livre de Niklas Luhmann, Amour
comme passion, qui permet le mieux de comprendre comment, au sein
précisément d’une des sphères de la reconnaissance distinguées par Hegel,
la sphère de l’amour, la nature de la reconnaissance recherchée a désormais
changé du tout au tout. Là où la passion amoureuse d’hier se portait sur des
qualités objectives – les faits d’armes du chevalier, la beauté laiteuse de la
peau de son aimée, la finesse de sa taille ou le bleu de ses yeux, la noblesse
du lignage de la promise ou la taille du portefeuille de ses parents,
l’humour, le sérieux, l’énergie, etc., du conjoint –, le sujet moderne veut
désormais être aimé pour lui-même, indépendamment de telle ou telle
qualité particulière. L’amour est devenu son propre référent, valeur
exclusivement fiduciaire. Non seulement il n’a plus besoin, idéalement,
d’être gagé sur telle ou telle qualité objective mais, à la limite, être aimé
justement pour ces qualités-là, pas encore assez singulières, ce serait n’être
pas aimé véritablement. « Je ne veux pas être aimé(e) pour ma beauté, ou
pour mon intelligence (et ne parlons pas de mon patrimoine), mais parce
que je suis moi. »

On voit comment le discours actuel de la reconnaissance se marie à la fois


bien et mal avec les revendications identitaires, avec ce que les Américains
appellent identity politics. Chaque identité particulière, qu’elle soit
individuelle ou politique, veut être reconnue non plus parce qu’elle serait
porteuse de telle ou telle valeur reconnaissable, mais en tant que telle [8].
Ce qui est reconnu, c’est le fait de demander une reconnaissance. De même
que le sujet individuel veut être aimé parce qu’il est lui et pour nulle autre
raison, les sujets collectifs veulent être reconnus en tant que
reconnaissables.

Admis au droit à la différence qui est le droit d’être tous identiques en tant
que tous différents [9]. Ainsi seulement – en vidant le droit à la
reconnaissance de tout contenu concret – est-il possible d’échapper au
paradoxe qui sauterait immédiatement aux yeux si en demandant à être
reconnu et en affirmant le droit de tous à la reconnaissance, on prétendait
voir reconnue une quelconque forme de supériorité qui serait également
attribuable à tout le monde…

Paroxysme et aboutissement de la démocratie que ce droit ainsi offert à tous


à la reconnaissance ? Il est difficile de le croire tant il apparaît qu’en se
désubstantialisant ainsi pour devenir purement autoréférentielle, la
reconnaissance tend à s’autodétruire pour s’inverser tendanciellement en
son contraire. Si tous sont reconnus, qui peut l’être encore ? On méditera,
en ce sens, les observations menées, dans une perspective mi-maussienne
mifoucaldienne, par Sandrine Aumercier sur le SAMU social, cette
expérience visant à reconnaître aux plus démunis le droit à une offre
urgente de soins. Qui n’a pour défaut, souligne-t-elle, que de méconnaître,
dans une sorte d’aseptisation intégratrice généralisée, « qu’on peut choisir
une mort visible plutôt qu’une survie invisible ». Car enfin, conclut-elle en
réfléchissant sur le sens des échecs de l’expérience, « qu’est-ce qu’une
communauté bâtie autour de la dénégation de “toute discrimination et de
toute souffrance”, si ce n’est une communauté de morts-vivants dont toute
vie pulsionnelle est niée par la généreuse abstraction universaliste qui les
embrasse une fois pour toutes ? Qui a dit que tous veulent de cette
reconnaissance-là ? ».

Et nous voilà à nouveau confrontés à la même question que tout à l’heure :

l’accès à la reconnaissance peut-il et doit-il – et jusqu’où ? – s’effectuer


dans l’oubli et le refoulement du don, agonistique et/ou coopératif, dans
lequel les humains ont si longtemps puisé le sens de leur propre valeur ?

Pour avancer dans ce questionnement, demandons-nous maintenant plus


précisément comment se présente le débat philosophique actuel sur la
reconnaissance.
B. PHILOSOPHIE DE LA RECONNAISSANCE
On trouvera dans cette partie, pour commencer, un texte de chacun des deux
principaux protagonistes actuels de ce débat, Axel Honneth et Nancy
Fraser. À notre demande, le premier a bien voulu tout d’abord résumer le
sens général de la démarche qu’il a suivie jusqu’à présent.

Dans son texte principal, il amorce une sorte d’épistémologie de la


reconnaissance en la faisant démarrer, de façon très parlante, par un rappel
du début du roman de Ralph Ellison, L’homme invisible. Comment se fait-
il, s’interroge le héros du livre, que personne ne semble me voir ? que je
sois comme transparent ? Les autres sont-ils donc tous affligés d’une sorte
de défaillance visuelle ? Au passage, nous apprenons que le héros est Noir.
La question, du coup, devient celle de savoir comment on passe de la
visibilité physique à la visibilité proprement sociale, de la connaissance et
de l’identification des qualités physiques à la reconnaissance proprement
dite.

L’originalité de la position développée par A. Honneth est que, s’appuyant


sur des recherches de psychologie infantile, il en vient à conclure que la
reconnaissance proprement sociale, autrement dit l’attribution d’une valeur
et d’une signification affectives à un autre, précède et englobe son
identification physique. Ou encore, que la reconnaissance d’une valeur est
première par rapport à la re-connaissance, i.e. à l’identification
physique [10]. Il nous faudra revenir sur ce point.

Quelle conclusion morale et politique doit-on toutefois tirer de ce type


d’analyse ? Nancy Fraser, pour sa part, met en scène de manière
particulièrement parlante l’opposition entre les deux paradigmes politiques
du conflit qui s’opposent désormais et qu’elle nomme respectivement le
paradigme de la redistribution, enraciné dans l’ordre économique, et le
paradigme de la reconnaissance, coextensif à la culture. À juste titre, elle
refuse de choisir entre les deux et se propose de développer une conception
bidimensionnelle de la justice qui fasse droit aux exigences propres à
chacun des deux paradigmes. À juste titre, également, elle observe qu’il n’y
a pas antithèse mais plutôt complémentarité entre eux. L’injustice
économique qui frappe certains groupe ethniques en est une parfaite
illustration. On est tenté également de la suivre lorsqu’elle affiche sa
méfiance vis-à-vis des théories psychologiques de la reconnaissance –
visant ainsi A. Honneth – ou vis-à-vis de celles qui s’inspirent d’une
« théorie forte du bien » (Ch. Taylor) en notant que pour une théorie de la
justice, tout ce dont nous avons besoin, c’est de la définition d’un statut qui
permette à chacun une égale participation à la vie sociale. On ne saurait
aller au-delà : « Supposer un droit à l’estime sociale égal pour tous [… ] est
intenable parce que [cette position] réduit à l’insignifiance l’idée même
d’estime. »

Mais comment avancer en direction de cette conception bidimensionnelle


de la justice ? « C’est aux individus et aux groupes, nous dit-elle, qu’il
revient de définir pour eux-mêmes ce qu’est une vie bonne », étant entendu
que doit être assurée à chacun une « parité de participation ». Celle-ci
présuppose deuxconditions. L’une, « objective, bannit les formes d’inégalité
matérielle », l’autre, « intersubjective », « exprime un égal respect pour tous
les participants et assure l’égalité des chances dans la recherche de l’estime
sociale ». Mais, peut-on se demander, est-ce si différent d’un droit égal à
l’estime sociale ? Surtout, le problème de cette position – qui se dit
pragmatique –, c’est qu’en ne permettant pas de différencier une demande
de reconnaissance légitime d’une demance illégitime, elle semble faire de la
seule demande de reconnaissance le critère de sa validité. « La forme de
reconnaissance que requiert la justice dépend des formes de déni de
reconnaissance qui doivent être combattues. [Si] c’est la commune
humanité de certains participants, le remède, c’est la reconnaissance
universaliste. Lorsque c’est la particularité de certains participants qui est
niée, le remède, c’est la reconnaissance de la différence. »

On le voit, la base du raisonnement est en dernière instance de type


individualiste et aboutit à la conclusion implicite que toute demande de
reconnaissance, aussitôt formulée, doit être satisfaite. Or n’y a-t-il pas là un
double glissement potentiel ? Après tout, pourquoi les anciens dominants
contre lesquels les reconnaissances nouvelles sont conquises (Blancs,
hétérosexuels, mâles, WASP, etc.) ne pourraient-ils pas, à leur tour,
demander à voir reconnaître le droit à leur différence ? Et si, assurément, on
ne saurait admettre que quiconque soit discriminé en raison de son genre, de
ses pratiques sexuelles, de sa couleur de peau ou de sa religion, on ne voit
pas, à l’inverse, pourquoi « ces caractères distinctifs » auraient a priori
droit à être reconnus et valorisés positivement en tant que tels. À partir du
point de départ revendiqué par l’auteur, le droit à la différence ne devrait-il
pas se limiter à un égal respect pour les individus et à un simple droit à
l’indifférence pour tout ce qui excède l’individualité stricte ? Pouvons-nous
vraiment être sûrs, par exemple, que le droit à l’homoparentalité, à la
consommation de cocaïne ou au port du voile islamique doit être reconnu
comme légitime du seul fait qu’il est demandé par des minorités qui
s’estiment méprisées ou lésées ? En tout état de cause, qui décide qu’une
minorité est opprimée ? Le problème central ici, on le sent bien, est que les
identités des uns et des autres comme leur reconnaissance sont
interdépendantes et qu’il est donc douteux qu’on puisse les distribuer ou les
redistribuer comme on redistribue les biens économiques.

N’y a-t-il pas dans le raisonnement de N. Fraser une sorte de contamination


latente du paradigme de la reconnaissance par celui de la redistribution ?
Qu’on le veuille ou non, la reconnaissance par exemple, de
l’homoparentalité influe sur l’identité des hétérosexuels et met en cause leur
représentation de la bonne parentalité. Que dira-t-on en termes
« pragmatiques » si à leur tour, ces derniers s’estiment lésés dans leur
estime d’eux-mêmes et demandent une reconnaissance renouvelée ? On le
voit, il n’est pas sûr que Nancy Fraser échappe à l’objection qu’elle adresse
à Honneth et à Taylor de présupposer que « tout le monde a toujours besoin
de voir sa particularité reconnue », ni qu’elle puisse faire l’économie d’une
définition du bien – autrement dit, des valeurs qu’il est légitime de
reconnaître. Et comment et pourquoi.

Ce qui est en débat derrière cette discussion, c’est en fait la question de


savoir si le libéralisme est le régime politique le mieux adapté à l’exigence
de la reconnaissance. La réponse implicite de N. Fraser est oui. Ou plutôt,
comme une bonne part des courants politiques radicaux contemporains, si
elle critique les inégalités économiques engendrées par le libéralisme
économique, elle accepte la justification du libéralisme politique élaborée
par JohnRawls parce que cette forme politique permettrait de faire
l’économie du débat sur le bien en définissant un espace public politique
dont seraient expulsés tous les affrontements sur ce qui est intrinsèquement
bien, bon et valorisable. Nous venons de suggérer que ce travail
d’aseptisation axiologique était sans doute plus délicat à mener qu’on ne le
croirait.

Mais il convient d’aller à la racine du problème et de se demander si John


Rawls a raison de poser que l’estime et le respect de soi, en tant qu’effets de
la reconnaissance politique et sociale, ont « une place centrale » et
constituent « un bien fondamental » – peut-être « le bien premier le plus
important » – et que le libéralisme politique est précisément le régime qui
fournit au mieux ce bien premier-là. C’est à un examen particulièrement
précis de cette question et de l’argumentaire de Rawls que procède
Christian Lazzeri. Qui conclut à l’échec de la démonstration rawlsienne tout
entière fondée sur le postulat implicite et intenable « que la distribution
d’une égale liberté équivaut à une égale valorisation implicite des
différentes conceptions du bien ». Mais comment tirer de la règle de
neutralité et du pluralisme « une reconnaissance publique de l’égale valeur
des projets et des facultés » de tous ? La seule conclusion possible est en
fait qu’aucune des conceptions du bien et de la valeur « ne possède plus
d’importance que les autres pour mériter un traitement particulier de la part
des institutions, et non pas qu’elles valent toutes quelque chose ». Ainsi,
estime Ch. Lazzeri, « le désir de reconnaissance ne saurait trouver sa place
dans le cadre des concepts fondamentaux du libéralisme », au moins dans sa
version rawlsienne. Sans doute parce que le présupposé central de ce
dernier est qu’aucune conception du bien et de la valeur n’est bonne ni
valorisable.

Sans doute aussi parce toute conception positive du bien est immédiatement
mise à mal par les fondements individualistes de la posture libérale.

Ce sont eux qui nous paraissaient en définitive faire problème chez


N.Fraser.

EmmanuelRenault quant à lui met en doute la capacité de la démarche


honnéthiennne à déboucher sur une théorie de l’injustice à partir de son
point de départ individualiste intersubjectiviste. C’est en raisonnant du
point de vue de l’institution et depuis elle qu’il faut identifier les effets de
reconnaissance ou de méconnaissance produits sur les individus, en
distinguant la reconnaissance dépréciative (qui peut prendre trois formes :
l’attribution d’un statut inférieur, la disqualification ou la stigmatisation), le
déni de reconnaissance (méconnaissance ou invisibilité) et la
reconnaissance fragmentée. « Prendre au sérieux la dimension
institutionnelle, conclut E. Renault, permet de passer d’une théorie des
institutions comme expression de la reconnaissance à une théorie des
institutions comme constitution des relations de reconnaissance. »

Ainsi conçue, la théorie de la reconnaissance devient directement politique.

Proche, en somme, du dernier Hegel, celui des Principes de la philosophie


du droit. Ce qui pose à nouveau la question de savoir comment lire Hegel et
quel est le degré d’unité des diverses périodes de sa pensée. Sans doute une
des pierres de touche de toutes les relectures de Hegel est-elle la question
du statut qu’occupe chez lui le travail. On pourra donc commencer ce
travail de relecture en s’inspirant de la mise au point proposée ici par
RichardSobel, qui fait bien ressortir à quel point A.Honneth s’est débarrassé
trop vite de cette question. Doit-on pour autant conclure que la fondation
hégélienne de l’éthique moderne sur le travail reste « l’horizon indépassable
de l’humanité »? Voilà qui mérite pour le moins discussion.
C. DON ET RECONNAISSANCE
Car, nous l’avons suggéré à plusieurs reprises, la question se pose de savoir
si la reconnaissance du travail et par le travail n’est pas un cas particulier –
aussi important soit-il – au sein d’une relation plus générale entre don et
reconnaissance. Ce qui est reconnu comme ayant de la valeur, n’est-ce pas,
de manière générale, un don, le travail et son produit ne constituant que des
formes de don particulières ? Et, réciproquement, n’est-ce pas par le don
que se manifeste la reconnaissance ? Telle est la question qu’amène
nécessairement à formuler la lecture du livre de notre ami
MarcelHénaff [11], Le prix de la vérité, qui a déjà donné lieu à de
nombreux commentaires, dans la revue Esprit et sous la plume de
PaulRicœur notamment. La thèse centrale de M. Hénaff, on le sait, est que
le don agonistique archaïque – qu’il qualifie de don cérémoniel – ne doit
pas être compris comme une forme première d’échange économique ou de
contrat, mais bien plutôt comme une forme et un moyen de la
reconnaissance publique de l’altérité.

C’est en mettant l’autre au défi de rendre qu’on le reconnaît comme


participant d’une commune humanité. Dans ce livre, très riche et
synthétique, M. Hénaff retrace les différentes étapes de la métamorphose du
don cérémoniel en don moral, pour conclure au nécessaire déclin actuel du
rôle du don puisque les fonctions de reconnaissance publique qu’il assumait
sont désormais prises en charge par le droit. Ou par la morale.

La publication de cet ouvrage, très applaudi par la revue Esprit, a laissé la


communauté informelle et astructurelle des MAUSSiens, auteurs et lecteurs
plus ou moins réguliers de la Revue du MAUSS sur des sentiments mitigés.
D’une part, tous se sont réjouis de voir synthétisés, d’une plume très sûre et
avec une évidente largeur et profondeur de vue, nombre des thèmes traités
dans la Revue du MAUSS depuis longtemps et qui, ainsi mis en perspective
systématique, prenaient un relief nouveau et puissant.

Mais de l’autre, le sentiment prédominant a été un étonnement attristé de


voir la revue si peu citée, même là où elle avait sérieusement œuvré, joint à
un léger agacement face à l’enthousiasme subit d’Esprit pour des
thématiques qui semblaient ne l’avoir jamais intéressée aussi longtemps
qu’elles n’étaient développées que dans la Revue du MAUSS. L’affirmation
par M. Hénaff, dans les colonnes d’Esprit, que ce qui le différenciait de
nous, c’est qu’il n’avait pas une vision économiciste du don et qu’il ne
croyait pas possible de remplacer le capitalisme par une économie du don
n’a évidemment pas atténué l’agacement puisque personne au MAUSS n’a
le sentiment d’avoir une conception économiciste du don ni d’avoir jamais
proposé de substituer une économie du don au capitalisme [12].

Quant au fond, mis à part les inévitables divergences de position sur tel ou
tel point particulier, largement ouvert à débat au sein du MAUSS – par
exemple, sur la relation entre don et sacrifice –, deux points principaux
méritent discussion. Le premier porte sur la question de savoir si, comme le
postule M. Hénaff, il faut voir une discontinuité radicale entre le don
cérémoniel et le don moral contemporain, ou bien si, par-delà les
différences évidentes, il n’y a pas néanmoins un noyau commun, ce noyau
qui formerait le roc que cherchait MarcelMauss. Le corrélat de cette
première question est de savoir s’il peut exister une chose telle que ce que
j’appelle pour ma part (A.C.) le paradigme du don, qui permet non
seulement d’analyser le fonctionnement des sociétés archaïques, mais aussi
de jeter un regard original et pertinent sur les sociétés contemporaines.
C’est sur ce premier point que porte l’article de Jacques T. Godbout [13],
qui reproche à M. Hénaff de trop vite croire à la disparition consommée du
don aujourd’hui et, du coup, de devoir opérer divers glissements puisqu’il
en appelle à une certaine morale du don contre le tout-marché tout en
affirmant par ailleurs qu’il n’y a de toute façon rien à faire en ce sens. Le
second point de débat porte sur la question de savoir si le couplage explicite
du don et de la reconnaissance opéré par M. Hénaff donne par lui-même
une vision totalement différente – ou au contraire très proche – de la
conception politique du don proposée par A.Caillé dans son Anthropologie
du don (Desclée de Brouwer, 2000). Dire que le don est le moyen par lequel
s’opère la reconnaissance publique entre les adversaires, est-ce
radicalement différent que d’affirmer que le don est l’opérateur qui forme
politiquement une société en transformant les ennemis en alliés ?

On le voit, le débat sur le fond est ici difficilement séparable non seulement
d’un débat sur la forme, mais d’une sorte de débat à la fois irritant et
amusant sur le statut du débat lui-même. N’est-il pas amusant, en effet, de
voir des auteurs qui écrivent sur le don et la reconnaissance se battre au
fond pour savoir qui a donné quoi – quel don vraiment nouveau –, qui a été
réellement généreux au sens de créatif d’une part, et de l’autre, qui a été
réellement généreux, reconnaissant, en accordant à l’autre la reconnaissance
méritée. Au fond, tous les thèmes de ce numéro du MAUSS sont présents
dans cette querelle, et c’est la raison pour laquelle, après quelques
hésitations, nous avons décidé, d’un commun accord, Marcel Hénaff,
JacquesGodbout et moi-même, de publier ici la correspondance que nous
avons échangée durant un an et demi, dans laquelle sont formulés les
reproches et critiques qu’on vient de voir et où M. Hénaff y répond. Elle
pourra intéresser le lecteur à la fois au plan théorique, puisque ces échanges
ont permis de clarifier un certain nombre de points importants, et aussi au
deuxième degré, en lui donnant matière à méditer sur l’inévitable
enchevêtrement du narcissisme, du point d’honneur, de la bataille de coqs
pour être reconnu, avec le don effectif, la générosité théorique et la
reconnaissance effective de l’autre. Exemples des questions ainsi
soulevées : qui donne quoi ? à qui ? Qui a raison de prétendre voir
reconnaître le don qu’il croit avoir fait ? Qui a tort de se croit plus original
qu’il ne l’est ? Qui en est juge ? Qui donne en définitive, qui est généreux :
celui qui donne ou celui qui reconnaît avoir reçu un don de l’autre ? Ne
voit-on pas ici à l’œuvre trois reconnaissances étroitement imbriquées mais
pourtant bien distinctes :

l’identification d’un don ou d’une originalité comme tels, la reconnaissance,


c’est-à-dire l’estime accordée à son auteur, et, enfin, la gratitude manifestée
envers ce don ?

Et finalement, y a-t-il un moyen de se sortir honorablement d’une lutte pour


la reconnaissance sans laisser sur le carreau un vainqueur (le maître
hégélien) et un vaincu (une manière de serviteur)? À lire ces échanges, il
semble que oui, et je ne peux donc que manifester ma gratitude à Marcel
Hénaff d’avoir joué le jeu jusqu’au bout et d’avoir accepté cette publication.

Une autre possibilité, dans ce type d’affaires, est celle qu’a choisie Jean-
Luc Boilleau, dont le livre Conflit et lien social (La Découverte/MAUSS,
1995) et les divers articles publiés dans la Revue du MAUSS peuvent être
lus comme l’ode la plus forte jamais écrite à la gloire du conflit, de l’agôn
et d’une lutte pour la reconnaissance qui serait à elle-même sa propre fin, et
devrait donc s’interdire de jamais déboucher sur la paix ou sur une
quelconque médiatisation transcendante par le travail ou par la
reconnaissance juridique. Un agôn voué à l’éternité de la vengeance [14].

Par trop d’enfermement dans l’ego ? C’est ici que se pose la question de
savoir quel type de don est lié à la reconnaissance et comment, dans le don,
souci de soi et ouverture à l’autre – égoïsme et altruisme si l’on veut– se
combinent. Ne quittons pas toutefois cette partie avant d’avoir lu le beau
texte de Louis Maitrier qui lui sert d’introduction (et qui a d’ailleurs failli
servir d’introduction générale à tout ce recueil), « Donner une épitaphe »,
réjouissante et nostalgique exploration historique de l’art de l’épitaphe.

Comment, pouvons-nous tous nous demander, serons-nous reconnus à


l’heure de notre mort ? Qui, parmi nos proches ou nos adversaires, nous
accordera une reconnaissance lapidaire – et laquelle –, résumant en
quelques mots ce qui de nos dons et de nos actions mérite reconnaissance ?
Rien, ou pis peut-être, comme ce malheureux Silvins du XIVe siècle : « Ici-
gît Silvins, auquel onc en sa vie/de rien donner gratis ne prit aucune
envie/et ores qu’il est mort et tout rongé de vers/il a encore dépit qu’on lit
gratis ces vers ».
D. QUEL DON ? ÉGOÏSME ET ALTRUISME.
CONDITIONNALITÉ ET
INCONDITIONNALITÉ
Si le don est toujours peu ou prou agonistique, pris dans la lutte pour être
reconnu comme celui qui donne plus que l’autre – aux multiples sens du
mot donner –, alors n’est-il pas, selon la formule de Jacques Derrida qui est
aujourd’hui celui qui exprime avec le plus de force ce soupçon
éternellement récurrent, la figure même de l’impossible ? « Si je donne,
alors je ne donne pas. » Toujours, immanquablement, implacablement, le
don serait reconduit à une motivation égoïste première qui, même si elle
n’est pas vulgairement une motivation économiciste à recevoir plus qu’on
ne donne, renverrait toujours in fine au désir égoïste d’être reconnu.

Réciproquement, le don ne saurait exister, nous laisse-t-on entendre, que


dans le registre d’un altruisme mettant le moi en péril, jusqu’à le sacrifier
au besoin. Sommes-nous donc condamnés, en effet, à errer ainsi
indéfiniment entre le morne enfermement dans les limites du moi et le
vertige du sacrifice ? Il n’en est heureusement rien !

On trouvera de sérieuses munitions pour dépasser l’opposition


dichotomique rituelle entre égoïsme et altruisme dans les textes de
BrunoViard et de MichelTerestchenko. En montrant l’analogie qui règne
entre la conception maussienne du don et la vision du sujet développée par
le psychanalyste PaulDiel, BrunoViard – dont les lecteurs du MAUSS
connaissent les thèses, mais qui n’avait jamais atteint à ce degré de clarté et
de concision – situe en somme le parfait point d’équilibre entre don,
reconnaissance de soi et reconnaissance d’autrui, toutes les pathologies
psychiques résultant du « carré de la fausse reconnaissance » dans lequel la
sous-estime de soi, l’autodévaluation, produit en bascule la surestime de soi
d’une part, et de l’autre et symétriquement, admiration ou mépris
hyperboliques des autres. Ou encore : on n’accède au don et à la
reconnaissance vrais que pour autant qu’on parvient à sortir du « cercle
carré, vanité/mépris, honte/envie », toute posture hyperbolique – soit du
côté de l’égoïsme, soit du côté de l’altruisme – entraînant en réaction un
basculement dans le pôle inverse, et cela sans fin. Le donateur maussien ne
peut donc être ni un égoïste (cela va de soi), mesquin, accapareur,
dominateur – ce que PaulDiel appelle un « banalisé » – ni à l’inverse, un
donneur par excès, un « nerveux » réclamant pour lui-même et pour les
autres tous les sacrifices.

Il faut donc conquérir la possibilité du don et d’une reconnaissance


intersubjective authentique contre deux adversaires théoriques secrètement
complices : celui qui ramène tout à l’intérêt égoïste plus ou moins calculé –
qui enferme dans le moi – et celui qui nous enjoint, sous peine de ne rien
valoir, de basculer dans l’altruisme radical et sacrificiel pour sortir
absolument de nous-mêmes. Le premier est sans doute le plus redoutable (et
sans lui, le second n’aurait d’ailleurs guère de consistance), car il peut
paraître logiquement irréfutable : quoi qu’on fasse, on pourra toujours être
censé le faire par intérêt personnel ! Et pour cause, puisque c’est bien nous
qui agissons… D’où l’importance de l’article de Michel Terestchenko
commentant Unto Others. The Evolution and Psychology of Unselfish
Behavior, le livre de deux auteurs américains, Elliot Sober et David Sloan
Wilson, qui opèrent une mise en contraste éclairante et, croyons-nous,
pertinente de la thèse de l’égoïsme et de la thèse altruiste. La véritable
opposition porte sur le fait que la thèse de l’égoïsme, moniste, ne veut pas
admettre d’autres motivations possibles que celle de l’égoïsme, alors que la
thèse altruiste, pluraliste, laisse ouverte la question de savoir ce qui, dans
telle conduite déterminée, relève du seul égoïsme ou bien fait part à des
doses variées d’ouverture et d’attention à l’autre, allant de ce que
M.Terestchenko appelle « l’altruisme faible » à « l’altruisme radical »
(sacrificiel) en passant par un « altruisme fort ».

L’examen des travaux de laboratoire menés par DanielBatson et son équipe


(et présentés dans The Altruism Question) ne permet pas de réfuter
l’hypothèse de l’égoïsme psychologique (et pour cause, elle est non
falsifiable… ); mais au moins, conclut M. Terestchenko, ils montrent que
c’est à elle qu’incombe désormais la charge de la preuve et non pas à
l’hypothèse de l’empathie-altruisme.

Venu d’un tout autre champ du savoir – de l’anthropologie – et à partir d’un


questionnement apparemment sans rapport, on trouvera matière à réflexion
congruente dans l’article d’André Iteanu qui reprend à nouveaux frais le
dossier déjà lourd des discussions sur le fameux hau maori– cet esprit
présent dans la chose donnée qui oblige à la rendre, expliquait M. Mauss –
et qui, heureuse surprise ! donne une réponse convaincante aux questions
soulevées en son temps par Marshall Sahlins. La relation entre le hau
présent dans la chose donnée et le hau de la forêt recoupe la différence et la
discontinuité partielle entre le moment du rituel – qui lie la communauté
des vivants à une catégorie supérieure – et celui de l’échange.

On pourrait dire que le rituel met en scène le moment de l’inconditionnalité,


fondateur de la relation entre les humains, tandis que l’échange se déploie
dans le registre d’une certaine conditionnalité, d’une réciprocité classique.
Chaque société océanienne combine différemment ces deux moments.
L’erreur ici serait de vouloir tout rabattre sur la seule logique de l’échange
ou bien sur celle du rituel. Pour sa part, Gérald Berthoud, qui accompagne
l’aventure du MAUSS depuis le début, rassemble et synthétise tout un
ensemble d’éléments du paradigme du don pour en dégager les points forts,
les acquis (ou presque) comme les incertitudes et les points aveugles. Et
dans un texte qui pourrait aussi bien servir d’introduction et de point de
nouveau départ de la discussion, Jean-PaulLambert rappelle la théorie de
l’identité élaborée par Jean-MarieGuyau juste avant sa mort : « Notre moi
n’est qu’une approximation, une sorte de suggestion permanente; il n’existe
pas, il se fait et il ne sera jamais achevé. Nous ne réussirons jamais à
ramener à une unité complète, à subordonner à une pensée ou une volonté
centrale tous les systèmes d’idées et de tendances qui luttent en nous pour
l’existence. » Peut-être est-ce par ce type de considérations qu’il aurait fallu
commencer…
Don, reconnaissance et démocratie. Premières
hypothèses générales
Que retenir d’ores et déjà des multiples pistes de réflexion présentées ici ?
Pouvons-nous tenter d’identifier quelques points fixes et de formuler des
hypothèses suffisamment solides ? Peut-être, dans une optique maussienne,
pourrait-on noter les points suivants qui permettent de repérer quelques-
unes des dimensions de la relation entre don et reconnaissance :

1. Apparaissant dans ce monde, venu de nulle part, destiné à n’aller nulle


part, l’être humain ne peut rien réaliser de plus grand que son propre mode
d’apparaître aux autres, la manifestation de soi ( Selbstdarstellung)
identique à son être même [15]. Apparaître, c’est entrer dans l’ordre du
récit, de la narrativité, passant ainsi de la simple identité physique (l’idem )
à l’identité narrative (l’ipséité [16]). Cette entrée dans l’ordre du récit, où
s’éprouve et se réalise la valeur du sujet, s’opère par le don. Le don au sens
de M.Mauss qui, en dernière instance (et sous réserve des précisions qui
vont suivre), se révèle converger avec l’action au sens de HannahArendt,
autrement dit avec la capacité à faire émerger du nouveau au-delà des
causalités instituées, à ouvrir une clairière au possible. La valeur du sujet
est proportionnelle à ce qu’il « donne [17] ». L’ordre du récit n’est autre que
l’univers symbolique, étant entendu que celui-ci à son tour se structure et
fait sens en mettant en scène des dons qui font passer de la guerre à la paix
et de la mort (ou de la stérilité) à la vie (à la fécondité). La grande erreur
des théories utilitaristes ( rational action theory, individualisme
méthodologique, etc.) est de croire que les sujets humains se soucient avant
tout de maximiser leurs avoirs – la question du calcul et de la maximisation
– alors que la question première pour eux est d’être, autrement dit
d’apparaître en accédant à l’existence symbolique – la question du sens.
Non que la question des possessions ne soit pas d’une importance cruciale.
Mais elle ne l’est qu’en subordination à la gestion de l’image de soi donnée
aux autres et par les autres. Quel(s) autre(s)? Quelle image ? C’est toute la
question.
2. Encore faut-il aussitôt ajouter que la manifestation de soi, l’apparaître, ne
prend sens que sur fond de retrait, de non-manifesté; que le don n’est tel
que si quelqu’un, véritable donateur à son tour et en retour, le reçoit comme
tel, le reconnaît en reconnaissant celui qui le fait, l’instituant ainsi donateur;
que le don, quant à lui, peut être aussi bien don de vie (de la mère ou du
créateur par exemple) que don de mort ou de coups (du guerrier ou du
sportif agonistique), don de bienfaits ou don de méfaits, désirable ou
redoutable, honorable ou détestable – et que c’est dans la transformation
incessante d’un pôle à l’autre et dans l’ambivalence de chacun que le sens
puise ses racines et son indétermination relative. À quoi il faut ajouter aussi
l’irréductibilité : 1°entre le don reçu sans mérite et sans effort par le sujet et
qu’il donne à son tour sans même s’en apercevoir, dans la gratuité de la
donation – comme la beauté ou l’inspiration, ou tout ce qui relève de la
grâce –, et le don qui coûte, qui demande un effort ou un sacrifice, du toil
and trouble – et dont le travail est la cristallisation par excellence; 2°entre le
don fait à l’autre et aux autres, dans l’amour, la charité ou la compassion, et
le don fait à l’inadvenu, à la création, le don de l’œuvre ou de l’action. Mais
le don fait à l’autre ne se révèle tel, in fine, que pour autant qu’il vaut, et il
ne vaut que pour autant qu’il comporte une part de nouveauté, de création
ou d’innovation (ou, au contraire, une dimension de « tra-dition », de don
transtemporel qui communique avce le passé), ce par quoi il entre en
consonance avec l’action au sens de H. Arendt.

3. De même que la reconnaissance physique, l’identification – le fait de


connaître à nouveau ce que l’on a déjà connu –, est subordonnée à la
reconnaissance valorisante, celle qui marque quelqu’un ou quelque chose
comme chargé de sens et éveillant des affects [18], de même, peut-on
penser, la reconnaissance valorisante se rapporte en définitive à la
reconnaissance au sens de la gratitude. Gratitude envers la donation de la
grâce, l’existant, le haut fait ou le cadeau inespéré.

4. Il ne peut pas y avoir d’égalité des dons et de leur reconnaissance.

Une égale reconnaissance pour tous serait une absurdité qui détruirait l’idée
même de don ou de reconnaissance. De même, puisque les sujets humains
ne peuvent pas réaliser quelque chose de plus grand que leur propre
apparaître, qu’ils entendent donc tous « donner » quelque chose et être
reconnus comme tels, il est vain de les exhorter à ne pas rivaliser pour
apparaître et « donner », et affirmer ainsi leur valeur. De cette vérité
d’évidence, il ne résulte pourtant nullement que le monde des hommes soit
ou doive être celui de la guerre de tous contre tous pour la reconnaissance.
En raison tout d’abord de l’ambivalence et de l’indétermination du don (qui
donne ? qui reçoit ? le bien ou le mal ?), de la multiplicité de ses champs
entre lesquels aucune hiérarchie assurée, naturelle et stable ne peut exister
(qui est le plus grand, de Rawls, de Zidane, de sa mère, de Bush ou de Ben
Laden ? et qui en juge ?), et du fait enfin que l’aimance, l’ouverture à autrui
et notre dépendance vis-à-vis de lui, est tout aussi réelle que la clôture
narcissique sur l’ego. Ces multiples indéterminations permettent aux
humains de reconnaître leur commune humanité. La lutte pour la
reconnaissance ne devient lutte à mort, délétère, que pour autant qu’elle ne
se subordonne pas, en amont, à une règle du jeu également connue et
partagée et qu’en aval, elle ne débouche pas sur une création commune par
les antagonistes (le beau travail collectif, le beau jeu, la cause commune,
etc.).

5. Les grandes religions, le christianisme en particulier, appellent à rivaliser


dans le dépassement de la rivalité. Sera le plus grand celui qui saura le
mieux dépasser ( aufheben) la lutte pour la grandeur, lutter contre elle; le
meilleur donateur, celui qui saura donner sans espoir de reconnaissance et
de gratitude. Mais cette lutte de la lutte contre elle-même, du don contre le
don, est menée au nom de Dieu (ou son équivalent), et le renoncement à la
perspective de la gratitude des hommes est plus que compensé par celle des
dons de Dieu à venir. La grandeur de l’homme des sociétés démocratiques
est de donner à l’esprit de la démocratie sans rien attendre d’autre que
l’avènement d’une société pluraliste, ouverte à la pluralité indéfinie des
excellences comme à l’acceptation du choix du retrait (peut-être plus
excellent que toutes les manifestations de soi intempestives). Il reconnaît
universellement les autres, dans leur commune humanité démocratique,
pour autant qu’ils effectuent le même choix, pourraient ou devraient le
faire.

6. Cette reconnaissance est indissociable d’un pari sur l’existence d’une


aspiration naturelle à la démocratie chez tous les êtres humains. C’est à ce
titre que toute forme de domination et de mépris lui est insupportable – en
tant qu’elle prétend sortir de l’indétermination et de l’ambivalence de la
valeur pour se les approprier – et qu’il fait inscrire ce principe de l’égale
reconnaissance en dignité de tous les êtres humains dans son droit. Le droit
de la communauté politique démocratique. Ce droit stipule nécessairement
que nul ne peut être inquiété, lésé ou discriminé en raison de ses croyances,
de ses opinions, de sa race, de son appartenance culturelle, de son genre ou
de ses pratiques sexuelles (si elles ne sont pas dolosives pour autrui).

La question de savoir lesquelles de ces caractéristiques particulières doivent


être reconnues comme ouvrant à des droits spécifiques n’est pas une
question en elle-même juridique. Elle ne relève pas d’une théorie juridique
de la justice. Profondément politique, elle renvoie à la question du degré de
diversité des valeurs et des reconnaissances qu’une communauté politique
est en mesure d’admettre en son sein sans se décomposer comme
communauté politique, sans cesser de se reconnaître comme telle.

7. La reconnaissance juridique consiste en l’attribution d’un droit.

Attribuer un droit à une catégorie sociale particulière, c’est la reconnaître


donataire légitime d’une prestation, d’un don, qui revêt un caractère
obligatoire pour une autre catégorie sociale et/ou pour la communauté
politico-juridique dans son ensemble, i.e. pour l’État qui est son
représentant. L’octroi d’un tel droit à recevoir un don n’est légitime que
pour autant qu’accroissant la capacité d’action – la capacité de « donner »,
les capabilitiesd’Amartya Sen – de la catégorie sociale qui en bénéficie, il
accroît le pouvoir d’agir, la puissance de vie de la communauté dans son
ensemble; illégitime si, enfermant les bénéficiaires dans l’incapacité de
rendre, il diminue la puissance de vivre collective. La tentation de toujours
transférer au système du droit la charge d’accorder la reconnaissance –
l’exacerbation du droit à avoir des droits – est à la fois compréhensible,
presque irrésistible, et dangereuse pour la démocratie puisqu’elle aboutit à
substituer à la lutte pour la reconnaissance concrète qui unit les sujets
humains concrets une distribution étatique, marchande ou juridique de la
reconnaissance.

Triomphe de la socialité et de la reconnaissance secondaires sur la


reconnaissance et la socialité primaires : c’est de plus en plus de l’État, du
marché et des médias que nous recevons tous les dons, d’eux que nous
attendons toute reconnaissance. Ce sont donc eux qui deviennent nos
maîtres effectifs. C’est avec eux, mais contre eux aussi sans doute, qu’il
faudra réinventer l’esprit de la démocratie et le sens de la commune
humanité véritable.

Décente. C’est en ce sens qu’il faut poursuivre et rouvrir la discussion sur


les perspectives d’un revenu de citoyenneté, évoquées et défendues par le
MAUSS [19] depuis longtempset sur lesquelles Paulo Henrique Martins
revient ici, dans un article qui clôt la partie thématique de ce numéro en
montrant, à partir du cas du Brésil, toutes les implications et toutes les
complexités d’un tel revenu. À partir de quand, et comment, un revenu
minimum devient-il un don de citoyenneté ? Comment un don devient-il
réellement don ? LIBRE REVUE

Quelques mots, pour finir, sur la partie dite libre de ce numéro. Peut-être
aurait-il fallu intégrer en fait l’impressionnant article de JocelynePorcher
dans la partie consacrée au don et à la reconnaissance. Ce récit pseudo-
autobiographique de la triste et courte vie d’un cochon d’élevage industriel
pose immédiatement la question de savoir si la reconnaissance doit s’arrêter
aux frontières de l’humanité et s’il n’y a pas, dans l’élevage industriel et à
la différence de l’élevage traditionnel qui restait pris dans une logique de
don/contre-don avec l’animal, un déni de la dignité animale proprement
insoutenable. Il faut en tout cas déconseiller la lecture de ce texte à qui veut
continuer à manger du porc, ou alors s’entraîner à la schizophrénie. Élevage
industriel, et bientôt production industrielle de l’humain avec les
nanotechnologies ? Jean-Pierre Dupuy nous livre ici toutes les informations
sur les perspectives proprement sidérantes qu’elles ouvrent.

Faut-il pour autant devenir technophobe ? Dans sa belle introduction à la


réédition que nous donnons ici d’un texte de Marcel Mauss sur la technique
– le dernier texte de lui publié de son vivant –, François Vatin montre bien
l’amour de Mauss pour la technique et en analyse avec une érudition
confondante et réjouissante les multiples dimensions. JoëlRoucloux, quant à
lui, termine ici son récit des aventures intellectuelles et politiques d’un
jeune Belge séduit puis désillusionné par les fastes et les mystères de
l’intelligentsia parisienne. Ce qui nous vaut, pour finir, une discussion
critique aiguë de l’œuvre de Louis Dumont et des séductions en définitive
trompeuses du holisme culturaliste radical auquel J. Roucloux oppose la
perspective d’un universalo-individualisme. Voilà qui recoupe en partie la
petite polémique qui oppose Serge Latouche et Alain Caillé, le premier
reprochant à l’autre d’être éclectique, de ménager la chèvre et le chou entre
universalisme et relativisme alors qu’il faudrait, selon lui, opter pour un
nominalisme et un relativisme absolument radicaux. Position autoréfutante
qui permet de dire n’importe quoi et son contraire, rétorque Alain Caillé qui
se défend d’être éclectique, mais affirme rechercher une voie du milieu,
bien différente. Éclectisme au carré, pourrait sans doute répondre S.
Latouche qui ne se reconnaît pas dans la lecture que Caillé donne de son
propos.

Enfin, on lira, de Gilles Séraphin, une petite contribution sur les


mouvements pentecôtistes à Nairobi (Kenya) qui n’avait pas trouvé place
dans le précédent numéro.

Problème de taille. Les lecteurs du MAUSS peuvent le constater. Les


numéros du MAUSS sont toujours plus gros, obèses et difficiles à lire pour
qui n’a pas tout son temps devant lui. Faut-il le regretter ? En partie, oui,
bien sûr. Ce n’est pas sans nostalgie qu’on feuillette les numéros de la
Revue du MAUSS trimestrielle qui pouvaient encore se lire en quelques
heures. Mais la taille impressionnante des numéros actuels est aussi la
preuve que sur chacun des thèmes de réflexion que nous lançons, nous
recevons directement ou indirectement de plus en plus d’articles de qualité,
venus d’auteurs et d’horizons de plus en plus nombreux et variés, qui
permettent à chaque fois non pas d’épuiser le sujet, mais en tout cas d’en
donner un aperçu suffisamment vaste et synthétique. C’est la preuve qu’on
nous fait confiance. Et les lecteurs aussi nous font confiance puisque les
ventes ne pâtissent généralement pas du gonflement de volume. Ce qui,
avec toujours autant de travail gratuit, nous permet de tenir malgré tout
contre vents et marées. Eh bien ! nous n’allons pas nous en plaindre !

Notes

[1]
Cf. sur ce point le beau et instructif livre de Jean-Michel Besnier, La
politique de l’impossible (La Découverte, 1988).

[2]

Curieusement, c’est ensuite, on le sait, FrancisFukuyama, le penseur du


dernier homme et de la fin de l’histoire, qui prendra le relais de la lecture
kojévienne de Hegel.

[3]

Qu’il mentionne à peine.

[4]

Traduit en français sous le titre de la Première Philosophie de l’Esprit


( 1969, PUF).

[5]

Le traducteur, Pierre Rusch, observe [p. 8, n. 1] que le terme de mépris ne


rend qu’imparfaitement le mot allemand Mißachtung, plus neutre, et qu’il
vaudrait peut-être mieux parler de « non-respect » ou de « non-
reconnaissance ». Il y a là en fait un enjeu théorique tout à fait important
dont on s’étonne qu’il ne soit pas abordé plus frontalement. L’opposé de la
reconnaissance (la non-reconnaissance) est en effet bien différent de son
contraire (le mépris).

[6]

Jean-Claude Kaufmann observe la même chose à propos de la notion


d’identité dans son dernier livre, L’Invention de soi (Nathan, 2004). Il
qualifie de manière amusante le concept d’identité de « concept barbe-à-
papa », chaque auteur intervenant dans le débat en rajoutant une nouvelle
couche au point de le rendre toujours plus obscur. Espérons que ce numéro
du MAUSS ne fera pas la même chose avec le concept de reconnaissance…

[7]
Le héros des contes peut se marier, vivre heureux et avoir beaucoup
d’enfants parce que, enfant de roi, il est au-dessus et à l’abri de la mêlée des
rivaux.

[8]

Alimentant ce qu’ÉricDupin appelle l’Hystérie identitaire (Cherche-Midi,


2004).

[9]

La question étant alors de savoir si, comme l’affirmait Louis Dumont,


« ceux qui demandent à la fois l’égalité et la différence, demandent
l’impossible ».

[10]

Paul Ricœur, dans son dernier livre ( Parcours de la reconnaissance, Seuil,


2004), procède à une interrogation comparable, mais il ne parvient pas à
une conclusion aussi nette.

[11]

Qui a publié des articles dans la Revue du MAUSS et notamment le


remarquable « L’éthique catholique et l’esprit du non-capitalisme » (n°
15,1er semestre 2000).

[12]

Nous reproduisons ce passage de l’entretien de M. Hénaff avec Esprit


consacré à la Revue du MAUSS en encadré au sein de la correspondance
entre M. Hénaff, J. Godbout et A. Caillé.

[13]

Dont Esprit, à qui il était destiné, n’avait en définitive publié qu’une moitié
et que nous reproduisons ici in extenso.

[14]
Cet agôn vindicatoire me paraît constituer une voie sans issue. Au bout du
compte, le moi ne trouve pas d’autre adversaire à sa mesure que lui-même.
Il lui faut donc soit se vaincre et s’anéantir, soit, au contraire, se dilater à
l’infini (A. C.).

[15]

On suit ici HannahArendt, et notamment La vie de l’esprit.

[16]

On suit ici Paul Ricœur, et notamment Soi-même comme un autre. Cf. aussi
A. MacIntyre, After Virtue.

[17]

Cf. David Graeber, Towards an Anthropological Theory of Value.

[18]

Cf. ici même l’article d’AxelHonneth.

[19]

Cf. notamment le Bulletin du MAUSS n° 23 (« Du revenu social : au-delà de


l’aide, la citoyenneté », sept. 1987), et le n°7 de la Revue du MAUSS
semestrielle (« Vers un revenu minimum inconditionnel », 1er semestre
1996).
Identité et reconnaissance dans les
contes
Le terme de « reconnaissance » est aujourd’hui largement utilisé, aussi bien
dans la vie courante (« le travail que je fais n’est pas assez reconnu », « je
me sens enfin reconnu », etc.) que dans des textes de sciences humaines ou
de philosophie [1]. Le terme de reconnaissance jouit de la même faveur que
celui d’identité; ce n’est pas un hasard : chacun aurait son identité –
singulière ou culturelle –, et les tensions relationnelles ou sociales
tourneraient autour du fait que cette identité est ou n’est pas reconnue par
les autres. Si l’on parle tant d’identité et de reconnaissance, est-ce parce que
la recherche a élevé ces deux notions au rang de concepts scientifiques ?

On peut en douter. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elles offrent, au
moins pour le moment, un compromis assez satisfaisant entre deux
exigences contraires.

D’une part, l’idée de soi qui domine plus que jamais la culture occidentale
et qui se traduit par l’omniprésente injonction d’« être soi-même ». Un mot
d’ordre qui présuppose que le « soi-même » est déjà là, à l’intérieur de
nous, qu’il suffit de le retrouver, de l’exprimer – une sorte de noyau extra
ou supra-social, le rôle de la société et des autres se limitant à en favoriser
ou à en réprimer l’épanouissement, à le méconnaître ou à le reconnaître. Ce
présupposé – on peut même dire cette croyance – constitue aujourd’hui l’un
des obstacles essentiels au progrès dans les sciences de l’homme et de la
société.

D’autre part, la diffusion d’un discours moral plus ou moins lénifiant (droits
de l’homme, « ouverture à l’autre », « un monde plus humain », tolérance,
respect, etc.). Le langage politique étant aujourd’hui fondé sur l’économie,
les uns, en recourant à ce genre d’humanisme verbal, voudraient rassurer
leurs électeurs, alors que les autres y cherchent un moyen de combattre la
domination des puissances d’argent. Par ailleurs, en philosophie, on se
déclare guéri du vertige solipsiste et on rappelle volontiers que le lien avec
les autres est fondamental. Toutefois, ce lien, même qualifié de social, reste
généralement pensé en termes moraux, comme s’il s’agissait d’un lien qui
dépend de notre bonne volonté.

En somme, reconnaître l’autre, reconnaître son identité serait un acte :

nécessaire (une obligation morale essentielle),

suffisant (la reconnaissance des identités serait la clé d’une coexistence


harmonieuse),

et possible dès lors que l’on est animé d’une volonté bonne.

Le fait que certaines idées accèdent au rang enviable de lieux communs


partagés par les gens éclairés ne prouve ni que ces idées sont fondées ni
qu’elles sont des préjugés. Comment savoir ? Nous utilisons d’autant plus
volontiers les mots de « reconnaissance » ou d’« identité » (et d’autres
encore, tels que « rationnel » ou « émotionnel ») qu’ils sont largement
utilisés autour de nous comme si leur signification allait de soi. La notion
de « reconnaissance » ou l’expression « être soi-même » ressemblent à un
sac fermé que nous tendons à notre interlocuteur : celui-ci, lisant l’étiquette
familière figurant sur le sac, opinerait (« je vois ce que tu veux dire »); mais
aucun de nous ne saurait au juste ce que le sac contient. Ouvrir le sac
revient à rompre l’entente tacite. Ne plus se fier à l’étiquette, ne plus se
contenter de ce qui va sans dire. Et se demander dans quelle mesure les
représentations partagées contenues dans le sac correspondent aux réalités
qu’elles sont censées désigner.
COMMENT ÉCHAPPER AUX IDÉES TOUTES
FAITES ? UN DÉTOUR PAR LES CONTES
Les réflexions qui suivent se fondent sur les travaux consacrés au
développement des nourrissons, sur la psychopathologie, l’anthropologie
sociale, la philosophie. Elles se fondent certainement aussi (pourquoi ne pas
le dire ?) sur ma propre expérience et sur la manière dont j’y ai réagi.
Pourtant, dans les pages qui suivent, ces connaissances et cette expérience
ne prendront guère la parole : se tenant dans les coulisses, elles laisseront la
vedette à une suite de contes qui occuperont le devant de la scène.

Pourquoi en passer par les contes ? Pourquoi ne pas donner directement la


parole à la philosophie et aux connaissances scientifiques ? Pourquoi ce
détour par un ensemble de récits qui, après tout, n’ont jamais eu d’autre
prétention que de divertir les illettrés et les enfants ?

Parce que – première raison – de nombreux contes tournent autour des


processus de constitution de soi, tout en associant cette question à des
enjeux de reconnaissance. Ces enjeux, ils les situent dans le contexte de
situations fondamentales de la condition humaine et dans un parcours de
vie.

Sur un mode qui n’est évidemment pas conceptualisé, mais qui n’est pas
pour autant sans rigueur, les contes articulent ces enjeux de reconnaissance,
les distinguent les uns des autres et les examinent sous plusieurs angles.

Les illustrations que les contes donnent de ces enjeux, si imaginaires et


invraisemblables qu’elles soient, n’en font pas moins écho à des difficultés
et à des désirs dont nous faisons tous l’expérience et qu’explorent aussi, à
leur manière, les sciences humaines et la philosophie.

Parce que – seconde raison qui justifie une immersion dans les contes–
ceux-ci n’appartiennent pas à la noblesse. Je veux dire que dans leurs veines
ne coule pas le sang bleu de la tradition écrite occidentale. Les contes sur
lesquels j’ai travaillé [2] ont beau, pour la plupart, avoir été recueillis en
Europe, le témoignage qu’ils apportent sur la condition humaine est
certainement plus proche des cultures non européennes que de la pensée
savante occidentale. Or le danger qui menace celle-ci (comme toutes les
noblesses), c’est une endogamie excessive. Il vient un moment où, pour
penser autrement – pour s’arracher à des partis pris qui ont fini par passer
pour des évidences –, il faut éviter de penser toujours entre gens du même
monde et se résoudre à quelques mésalliances : aller chercher un sang neuf
dans des productions de l’esprit humain que l’on avait jusqu’à présent
regardées comme des curiosités exotiques ou des formes inférieures de
pensée.

[… ]

Un double fil, donc, fait d’un enchaînement de récits et d’un enchaînement


de réflexions, le fil des pensées cherchant à rejoindre l’activité mentale
sous-jacente aux contes, à s’y joindre, à coïncider avec l’ordre qui est sous-
jacent au réseau d’affinités que les contes entretiennent les uns avec les
autres. Afin de permettre au lecteur de suivre plus aisément ce
cheminement, je commencerai par lui présenter les repères essentiels qui, à
la longue, ont fini par s’imposer à moi et qui jalonneront notre parcours.
Reconnaissance conditionnelle et reconnaissance
inconditionnelle
D’abord, la distinction entre deux grandes formes de reconnaissance :

reconnaissance acquise sans condition et reconnaissance à obtenir au prix


d’une condition à remplir. La reconnaissance gratuite et inconditionnelle,
reçue de ses parents par le personnage principal du conte, se traduit par un
don que lui fait son père ou sa mère. Ce don permet ultérieurement au héros
ou à l’héroïne de conquérir la reconnaissance à laquelle il ou elle aspire :
être un adulte, homme ou femme.

Alors que la première forme de reconnaissance implique un lien de sang, la


seconde sous-tend les relations d’alliance. Il ne s’agit donc pas de n’importe
quelle forme de reconnaissance conditionnelle. On peut en effet s’attirer
une certaine reconnaissance en exerçant telle profession, en sachant
conduire une voiture, en se montrant doué pour l’informatique, etc. Ces
formes de reconnaissance conditionnelle et mille autres en usage dans le
tissu de nos grandes sociétés sont relatives : tel critère, qui compte
beaucoup dans un certain cercle relationnel, est sans valeur dans un autre
groupe ou même chargé d’une valeur négative dans un autre cercle (sans
cette diversité des insignes de reconnaissance et ces variations de valeur,
nous vivrions dans un enfer totalitaire, c’est-à-dire dans un monde social où
ceux qui ne satisfont pas à l’unique critère de reconnaissance régnant en
maître n’ont pas le droit d’exister).

Les contes sont très sensibles aux rapports de force et de domination


(violence de la rivalité, lutte du faible contre le puissant, désir dévorant
d’être le seul à exister), mais ces thèmes récurrents apparaissent hors de tout
contexte politique. Les formes de lutte pour la reconnaissance
conditionnelle auxquelles s’intéressent surtout les contes sont celles qui
donnent accès à l’être-homme ou à l’être-femme, et par conséquent aux
relations d’alliance. Le désir de prendre la place d’une ou d’un rival(e) se
manifeste dans ce cadre. Pas d’homosexualité, tout au plus une héroïne qui
s’affirme sous les dehors d’un garçon [3].
Désirer accéder à l’âge adulte, c’est aspirer à la plénitude de son être.

Mais cet état enviable ne peut être atteint qu’au prix d’une division :
homme ou femme. Cet enjeu et ce paradoxe cruciaux, inhérents à la
condition humaine, sont au cœur d’un grand nombre de contes. Toutefois,
cet enjeu universel, il faut bien que les contes le mettent en images et en
intrigue, et il faut bien aussi que ces constellations d’images varient d’un
conte à l’autre. Celles-ci par conséquent ne présentent évidemment pas
l’universalité d’un concept scientifique : ici, le héros doit rassembler cent
lapins qui se sont égaillés dans la campagne; dans une autre série de contes,
il lui faut sortir d’un puits profond, dans une autre encore, trouver la
personne à qui appartient une chaussure, etc.

La reconnaissance inconditionnelle se traduit avant tout par ce qu’on


pourrait appeler le don de vie : la transmission, des parents à l’enfant, d’une
force de vie qui soutient l’être même de l’enfant, qui lui donne son être.
Cela revient-il à dire que les contes nous parlent de l’amour des parents
pour leurs enfants ? Oui et non. Les contes ne partagent pas l’exaltation
chrétienne et/ou romantique de l’amour comme valeur suprême et ils sont
loin d’en faire une panacée. Ils ne manquent pas une occasion de montrer
que l’amour d’un père ou d’une mère pour son enfant peut aussi bien se
fonder sur la méconnaissance de cet enfant que sur une véritable
reconnaissance de son altérité. Le père de Peau d’Âne, par exemple, ne
reconnaît pas sa fille – littéralement – puisqu’il la confond avec sa défunte
épouse. L’amour qu’il lui porte est donc aussi mortifère que, pour
Cendrillon, la haine de sa marâtre.

Si les contes n’idéalisent pas l’amour, ils ne font pas non plus du don de vie
un acte moral – du moins si l’on entend par moral un acte 1) inconditionnel,
2) méritant, 3) effectué délibérément. Ils en font un processus vital. Aussi la
force de vie, bien qu’elle n’ait de sens que dans une relation entre deux ou
plusieurs personnes, n’est-elle pas toujours altruiste.

Et de toute manière, même lorsqu’elle est donnée, transmise, elle


n’implique ni mérite ni action délibérée. La force de vie peut aussi bien se
traduire par une affirmation de soi dévorante, par un « ôte-toi de là que je
m’y mette », par un désir de vengeance ou au moins de revanche. Quant à la
reconnaissance conditionnelle, c’est-à-dire la question de ce qu’il faut avoir
pour être (notamment pour être homme ou femme) et du prix à payer pour
l’avoir, elle ne relève évidemment pas du domaine moral puisque la
reconnaissance de l’autre y est subordonnée à un critère de valeur que cet
autre doit remplir.
Reconnaissance de la valeur, reconnaissance de
l’identité
En même temps que la distinction entre reconnaissance conditionnelle et
inconditionnelle, les contes nous en proposent une autre qui porte elle aussi
sur la reconnaissance. En effet, reconnaître la valeur de l’autre et
reconnaître son identité, ce n’est pas la même chose. La première forme de
reconnaissance que les parents donnent à leur enfant consiste à le faire
inscrire sur les registres de l’état civil. Cette reconnaissance est
inconditionnelle précisément dans la mesure où elle n’anticipe pas sur la
valeur que l’enfant montrera, ne montrera pas ou devrait montrer pour
combler ses parents. Elle consiste simplement à lui donner place parmi les
humains, et une place qui lui est propre. L’air du temps nous conduit à
penser que « se faire reconnaître », c’est faire reconnaître sa valeur.
« Identité », dans ces conditions, ne s’oppose pas à « valeur » : les deux
termes deviennent pratiquement synonymes. Pourquoi voyons-nous les
choses ainsi ?

Parce que nous sommes portés à croire que le fait d’être une personne (un
« sujet », pour employer un terme philosophique) ne résulte pas d’un don
qui nous est fait par d’autres, mais que l’existence de notre « soi » est une
donnée première, un fait de nature. Cette fausse évidence s’imposant
spontanément à nous, il ne nous est pas facile d’entendre que les contes ne
la partagent pas. Pourtant, ils insistent : faire reconnaître sa valeur – sa
valeur d’homme pour une femme ou de femme pour un homme– ne
constitue qu’une part du processus de reconnaissance. L’autre part, c’est la
reconnaissance de l’identité, au sens que le mot présente dans l’expression
« carte d’identité » : c’est bien lui, c’est bien elle, voici la preuve de son
identité, voici la preuve du lien qui nous unit. Peau d’Âne continue de
mettre à l’épreuve un prince qui, pourtant, se meurt d’amour pour elle. Ce
n’est pas pour lui en demander encore plus, loin de là. C’est pour lui
demander autre chose : qu’il manifeste à son égard le discernement qui a
tellement fait défaut à son père. Elle a de bonnes raisons pour se méfier
d’un amour superlatif, aussi tient-elle à s’assurer que cet amour s’adresse à
elle et non à une autre, à sa personne singulière et pas seulement à l’éclat de
sa beauté.
Le don de la force de vie est sans mérite
J’ai déjà insisté sur le fait que le don de vie, bien qu’il constitue le bien le
plus précieux qu’un être puisse donner à un autre, ne présente pas pour
autant un caractère moral. C’est seulement, semble-t-il, lorsque ce don se
trouve ré-élaboré et transposé dans le cadre d’une doctrine religieuse
comme le christianisme que ce don apparaît comme un sacrifice, et ce
sacrifice comme l’acte moral le plus grand qui soit. Les contes – et en cela
ils tranchent fortement sur la tradition de pensée occidentale – ne font pas
du don de vie un acte méritoire. Ils ne l’attribuent pas non plus à la seule
bienveillance du donateur (le don de vie peut être ambigu ou même
empoisonné).

Et lorsqu’il est entièrement bénéfique, c’est que le donateur, outre les


marques de sa bienveillance propre, transmet en même temps quelque chose
qui ne vient pas de lui, un bien impersonnel, un bien culturel circulant de
personne en personne. On peut même dire que le donateur est bienveillant
précisément dans la mesure où, loin de chercher à être méritant, il s’efface
derrière ce qu’il donne, derrière la spontanéité avec laquelle il le donne.

C’est bien ce qui se passe lorsqu’un adulte dit un conte à ses auditeurs.

Les motifs des contes font écho à quelque chose en nous et, dans cette
mesure, ils nous fournissent des indices énigmatiques sur ce que nous
sommes. Mais ce n’est pas la seule source du plaisir et de l’intérêt que
l’auditoire éprouve : les contes plaisent également par eux-mêmes comme
le font des motifs musicaux – séquences de mots et d’images bien agencées
et qui ne renvoient à aucune signification, ne se veulent porteuses d’aucun
message, se laissent aller à la gratuité du jeu. Ces deux versants, l’un
significatif, l’autre musical et ludique, se mêlent au point que, pour certains
contes, on peut se demander si l’expérience qu’ils mettent en forme n’est
pas, justement, celle d’entendre la musique de la voix humaine. Un conte,
quel qu’il soit, a évidemment pour effet premier d’établir et de maintenir le
contact avec la voix qui le dit.
Contact, donc, avec une personne singulière; mais contact rendu possible
par la médiation d’un bien impersonnel, d’un bien commun. Ici, la gratuité
du jeu, la spontanéité avec laquelle il se déploie pour rien, sans se justifier,
sans revendiquer de valeur, d’importance ou de signification, cette gratuité
est précisément ce qui en fait un vecteur de reconnaissance
inconditionnelle.

Nous verrons au terme de ces pages que dans certains contes, il est
précisément question du contact avec une voix, des paroles et un chant, et
que celles-ci ont l’immense pouvoir de rendre un personnage à lui-même.
EN RABATTRE SUR LA PRÉTENTION
D’ÊTRE SOI PAR SOI
« On ne naît pas soi, on le devient » : cela pourrait être la devise des contes;
peut-être même faudrait-il ajouter : « Être soi, c’est le devenir », pour
mieux souligner le fait que les contes ont plus à dire sur le processus que
sur le résultat. Et le processus ne se réduit pas non plus à la réalisation d’un
hypothétique soi déjà présent au départ sous une forme encore virtuelle
(comme le suggère par exemple, la fameuse phrase de Nietzsche :
« Deviens ce que tu es »). Ce ne sera donc pas le résultat atteint à la fin du
conte qui m’intéressera ici. Ce résultat, ce happy end, est une image
stéréotypée du bonheur. Le happy end ne nous apprend rien sur nous que
nous ne sachions déjà : il est désirable d’avoir toutes les qualités, d’être
apprécié par son entourage, d’être riche et de connaître un amour sans
nuages. Aussi une analyse des contes qui ne voit dans les péripéties que des
épreuves à surmonter pour en arriver à l’accomplissement final – le bon
vieux « parcours initiatique » – n’est généralement guère féconde. Mieux
vaut s’intéresser aux péripéties, aux processus en eux-mêmes et pour eux-
mêmes; à la texture du récit, aux conditions souvent énigmatiques dans
lesquelles, malgré lesquelles ou grâce auxquelles le personnage fait son
chemin dans la vie. Je vais donc m’attacher à un certain nombre de motifs
et d’enchaînements de motifs qui tournent autour de la question : comment
devient-on soi-même ?

Je commencerai par évoquer un conte dans lequel il est manifestement


question de la réalisation de soi, mais qui, non moins clairement, porte la
marque non pas de la tradition orale, mais de la culture écrite. Il s’agit du
Vilain petit canard d’Andersen.

Si on ne retient que les traits les plus généraux du conte, on peut avoir
l’impression que le processus d’accomplissement du vilain petit canard
reste proche de celui qu’on trouve dans la tradition orale : il s’agit d’une
histoire de transfiguration, de révélation de l’éclatante valeur du personnage
(il se révèle être non pas un canard, mais un cygne). Autant ce personnage
paraît d’abord inférieur aux êtres qui l’entourent – de sorte qu’ils se
moquent de lui et le rejettent –, autant ensuite, une fois que s’est déployée
sa véritable nature, il les dépasse. À première vue, ce renversement est
analogue à ceux que nous trouvons dans nombre de contes de tradition
orale. Pensons par exemple, aux contes européens ou asiatiques dans
lesquels un personnage apparaît d’abord sous une forme animale qui le
disqualifie auprès des autres personnages (qui, eux, sont des humains), mais
où, finalement, il se défait de son enveloppe animale et se manifeste dans
l’éclat de sa beauté superlative.

Cependant, dès qu’on lit le conte de plus près, les différences apparaissent.
Le point essentiel, c’est que le vilain petit canard se métamorphose de lui-
même et non pas grâce aux liens qu’il aurait noués avec un autre
personnage. Le processus de sa métamorphose renvoie à deux grands
scénarios types qui se mêlent dans ce conte comme dans d’autres textes
d’Andersen et dans tant d’œuvres romantiques.

Le premier scénario correspond à la théorie du génie artistique tel qu’il se


développe en Europe à la fin du XVIIIe siècle, sur le fond d’une
contestation des préjugés et des barrières instituées qui séparent les classes
sociales. Le second est un scénario religieux d’inspiration platonicienne.
Comme l’albatros de Baudelaire, le vilain petit canard est une victime de
l’incompréhension qu’évoquait déjà Platon dans la République :

étant sorti de la caverne où il était prisonnier avec d’autres et s’étant élevé à


la connaissance de la vérité, le philosophe revient vers eux et les invite à se
détourner des ombres qu’ils prennent à tort pour la réalité; mais il est
aveuglé par l’obscurité à laquelle il n’est plus habitué, de sorte que les
autres se moquent de sa prétendue clairvoyance et le mettent à mort. Le
vilain petit canard aperçoit un jour, au début de l’hiver, de magnifiques
oiseaux qui s’envolent vers les pays chauds; et cette vision, comme la
réminiscence platonicienne, éveille en lui le sentiment d’une parenté
inexplicable avec ces êtres d’une beauté supérieure. Au printemps suivant,
ce qui n’était encore qu’une aspiration intérieure à un monde plus élevé se
réalise par la transfiguration du canard en cygne.

D’autres contes d’Andersen (dont le plus célèbre est certainement La petite


sirène) développent de manière explicite le versant religieux de cet
accomplissement de soi. On y voit toujours soulignée l’affinité entre
l’intériorité du personnage et le monde céleste. Dans une sorte de
néoplatonisme qui se mêle à la foi protestante, l’intériorité y apparaît
comme une semence tombée du ciel, comme le souvenir persistant de la
patrie véritable, comme un noyau – le noyau de soi – qui possède en lui les
germes de sa réalisation. Une source de vie, donc, une garantie d’intégrité
qui soutient le personnage principal du conte même (et surtout) si les
conditions extérieures lui sont hostiles, même si aucun autre personnage ne
lui vient en aide.

Les intrigues des contes de tradition orale contrastent singulièrement avec


la conception de l’individu à laquelle la culture écrite nous a habitués :

on n’y devient jamais soi par soi-même. À cet égard, les contes européens
sont en affinité avec des cultures extra-européennes. Nous, Occidentaux,
même lorsque nous nous montrons curieux de ces cultures, nous ne
résistons pas toujours au désir de nous donner à nous-mêmes un satisfecit
en laissant entendre que ces autres cultures n’ont « pas encore accédé aux
valeurs de l’individu » (les théories raciales ont beau avoir cédé le pas aux
« valeurs universelles », notre sentiment de supériorité n’a pas disparu pour
autant). Il est beaucoup plus rare de nous voir admettre que ces cultures
sont sensibles à des aspects de l’expérience humaine que notre tradition n’a
pas su penser.

On pourrait ici prendre l’exemple d’un autre conte, Les cygnes sauvages :
contrairement au Vilain petit canard qui est entièrement de l’invention
d’Andersen, la version que l’écrivain danois donne des Cygnes sauvages
suit fidèlement la tradition orale. Onzefrères sont métamorphosés en
oiseaux; ils retrouveront leur forme humaine grâce au dévouement et à la
patience de leur sœur (celle-ci, de son côté, se voit injustement condamnée
au bûcher; mais l’intervention de ses frères lui permettra d’échapper à la
mort). Ici, donc, contrairement à ce qui se passe dans Le vilain petit canard,
la réalisation de soi, l’avènement, pour les frères-oiseaux, de leur propre
intégrité humaine se fonde sur la force des liens qui les rattachent à leur
sœur.

On trouve parfois dans les contes des personnages qui meurent et


ressuscitent. Mais, précisément, ils ne reprennent pas vie par eux-mêmes, ce
ne sont pas des Phénix : ils reviennent à la vie grâce à un autre personnage
auquel ils sont liés.

Il existe un conte qui paraît faire exception à cette règle, mais nous allons
voir qu’en réalité, il la confirme. Il s’agit du conte des Deuxfrères [4], que
l’on connaît grâce à un papyrus égyptien du XIIIe siècle av. J.-C. Bata–
c’est le nom du héros – meurt et revit à plusieurs reprises. Sa femme le
trahit et se débarrasse de lui en obtenant du pharaon dont elle est devenue la
favorite qu’il abatte le pin parasol au sommet duquel Bata avait caché son
cœur. Mais le frère de Bata ranime son cœur. Bata se manifeste alors à sa
femme sous la forme d’un taureau – il est à nouveau sacrifié, car sa femme
demande au pharaon qu’il lui donne à manger le foie de l’animal. Bata
revient à la vie sous la forme d’un arbre – la femme fait abattre l’arbre.

Seulement, sans s’en apercevoir, elle avale un éclat de bois : la voici


enceinte.

L’enfant auquel elle donne naissance n’est autre que Bata lui-même.

On a donc affaire, dans ce récit, à un personnage qui perpétue sa vie une


première fois grâce à son frère, mais ensuite par lui-même : le personnage
féminin n’y est pas une partenaire, une alliée. Elle est au contraire un
obstacle, et à la fin du récit, un simple moyen. Seulement, le récit égyptien
ne présente pas le personnage de Bata comme étant un homme, mais un
dieu. Il n’est donc pas étonnant que Bata, contrairement aux humains,
recrée son propre être sans avoir besoin pour cela de s’inscrire dans des
liens de sang ou dans un réseau d’alliances.

Afin de préciser l’écart entre réalisation de soi par soi et réalisation de soi
grâce à un lien avec un autre, comparons l’un à l’autre deux autres contes :
La petite sirène et La Belle et la Bête. Les traits communs aux deux contes
n’en font que mieux ressortir leurs différences. Je me réfère à la version
originale de La Belle et la Bête, publiée par Mme deVilleneuve en 1740 [5]
(et non à la version courte écrite ultérieurement par Mme Leprince de
Beaumont). La Belle et la Bête est donc, comme La petite sirène, un conte
littéraire, mais qui reste cependant proche de la tradition orale et du conte
de La femme à la recherche de son époux disparu dont Mme deVilleneuve
s’est inspirée. La sirène aussi bien que la Bête se trouvent placées, au début
du récit, devant une difficulté analogue : elles ne deviendront des êtres
humains à part entière qu’à la condition de parvenir à se faire aimer.

La sirène voudrait se faire aimer d’un prince. Elle a vu le jeune homme à


bord de son vaisseau, elle lui a sauvé la vie lorsque le navire a fait naufrage.
Mais celui-ci, étant inanimé, ne connaît pas la bienfaitrice qui l’a déposé
sain et sauf sur le rivage. Ce n’est pas de la sirène que rêve le prince, mais
d’une jeune fille qui a pris soin de lui lorsqu’il a repris connaissance.

La petite sirène renonce à sa voix pour acquérir des jambes; recueillie au


château du prince, elle gagne son affection. Mais, étant muette, elle ne peut
dire au jeune homme que c’est à elle qu’il doit la vie et que c’est elle qui
mérite son amour. Ainsi, faute d’être reconnue par le jeune prince, elle
accepte de renoncer à la vie terrestre et de mourir; cependant, à ce prix, elle
accédera à l’immortalité.

Dans le conte écrit par Mme deVilleneuve près d’unsiècle auparavant, la


Bête retient la Belle dans le château où elle se morfond. Ce monstre
repoussant – mais la Belle l’ignore – est en réalité un jeune homme qu’une
fée d’un certain âge, mauvaise marraine, a métamorphosé pour le punir
d’avoir repoussé ses avances incestueuses.

La Belle, comme le prince dans le conte d’Andersen, voit en rêve l’image


d’un conjoint idéal dont elle ignore l’identité. La Bête se trouve donc dans
une situation comparable à celle de la petite sirène : elle cherche à se faire
aimer de quelqu’un qui méconnaît sa véritable identité et qui aime une autre
personne. Mais la Bête se comporte tout autrement que la sirène. La vraie
demeure de son âme n’est pas l’infini, mais – comme c’est le cas dans tous
les contes de tradition orale – le monde terrestre. Aussi renonce-t-elle, pour
vivre en ce monde, à ce à quoi la sirène, elle, ne renonce pas. La Bête a en
effet compris qu’exiger de se faire aimer d’amour, c’est trop demander.

Aussi n’exige-t-elle rien : elle cherche seulement à gagner l’affection de la


Belle, et pour cela, s’efforce d’être aimable. La Bête ne fait pas peser une
demande d’amour d’autant plus tyrannique que la Belle ne pourrait y
répondre. Mais elle ne cède pas non plus à la tentation romantique du
renoncement à se faire reconnaître et de la transformation de sa disgrâce en
un blason de sublimité tragique : la Bête essaie seulement, en faisant la
conversation à la Belle, de se montrer agréable.

La sirène, incapable de renoncer à son propre désir de complétude, a


commis l’erreur de placer la séduction au-dessus de la conversation (elle
perd sa langue pour gagner de belles jambes). La Bête, quant à elle, « fait
avec » son handicap et, modestement, met à profit la voie d’apprivoisement
qui lui reste disponible : la parole. La fascination qu’exerce le personnage
de la petite sirène tient à la jouissance d’immolation à laquelle elle
s’adonne : en manifestant la générosité sacrificielle d’une âme sublime, elle
affirme du même coup son être comme être-au-delà-de-la-relation. Ce qui
implique également d’être au-delà de la sexuation : devenir une femme, ce
serait passer sous les fourches caudines de la grande alternative, homme ou
femme. Renoncer à se faire reconnaître du jeune prince, c’est au contraire
sauvegarder sa propre infinitude. En ce sens, La petite sirène n’est qu’une
déclinaison parmi d’autres du vieux thème cher à la pensée occidentale :

le thème héroïque de l’individu affirmant sa complétude au prix de la non-


dépendance.

Au contraire, pour la Bête aussi bien que pour la Belle, tout se passe comme
si être, c’était être-dans-la-relation. Ni l’un ni l’autre ne se réalise en
s’évadant de ces liens, tous deux cherchent et trouvent leur
accomplissement en tirant parti des possibilités que recèle leur
interdépendance. Ainsi, la Bête atteint à la réalisation d’elle-même (c’est-à-
dire qu’elle reprend forme humaine) grâce aux liens d’affection qu’elle a
noués avec la Belle, et celle-ci reconnaît alors que la Bête et le jeune
homme de son rêve ne font qu’un. Ensuite seulement, l’attachement qui unit
la Belle à la Bête devient véritablement une relation amoureuse. Le lien qui
s’est noué entre eux ne se fonde pas sur un désir d’infini, de complétude; la
preuve, c’est que chacun d’eux accepte l’incomplétude qui s’attache à ce
lien : la Bête accepte que la jeune captive n’éprouve pas d’amour pour elle
et admet l’attachement persistant de la Belle pour ses consanguins (père,
frères et sœurs) au point de lui donner la liberté d’aller les retrouver; la
Belle se partage, comme c’est habituellement le cas dans les contes, entre
ses liens de sang et l’affection qu’elle éprouve pour la Bête, et lui donne
généreusement cette affection en dépit de son physique repoussant.
[… ]

De fait, les deux personnages se rapprochent l’un de l’autre. Ce


rapprochement est dû à leur générosité, et leur générosité n’est rien d’autre
que l’acceptation gracieuse, par chacun d’eux, de leur propre manque, si
violent que soit celui-ci. La Bête ne désire rien tant que de retrouver son
humanité, et pourtant elle ne fait pas peser ce désir sur la Belle. La Belle ne
désire rien tant que de rencontrer le jeune homme de ses rêves, et pourtant
elle ne méprise pas la Bête. C’est comme si chacun pensait : « Certes, je
manque terriblement de ce que je désire, et pourtant cela ne justifie pas que
je compte pour rien le peu que l’autre me donne. Ce peu est déjà beaucoup
puisque ce que l’autre me donne, il me le donne au prix de se détacher de ce
qu’il désire par-dessus tout. » C’est ainsi que les interactions de la Belle et
de la Bête nourrissent entre eux un cercle vertueux. Le cercle vertueux qui,
finalement, aura pour effet de les conduire à ce qu’ils désiraient.

Le conte de La Belle et la Bête présente, comme celui de La petite sirène,


un caractère très particulier du fait que, comme la sirène, la Bête attend un
don à la fois inconditionnel et conditionnel. Inconditionnel : le don de sa
propre humanité (un don que, normalement, l’enfant reçoit gratuitement de
ses parents en même temps qu’ils le reconnaissent pour leur enfant).

Conditionnel : ce don qu’est l’amour entre homme et femme, don qui est
suspendu à la condition de se faire reconnaître comme homme pour cette
femme, ou comme femme pour cet homme. Le mélange de ces deux sortes
de don a sa raison d’être : il touche le lecteur dans la mesure où celui-ci est
lui-même porté à les mêler (chose fréquente), c’est-à-dire à tout attendre de
l’amour, à attendre de l’amour d’une personne de sa génération ce que seul
pouvait lui donner l’amour des parents. Sur ce point, le contraste entre La
Belle et la Bête et La petite sirène est très instructif. Celle-ci, parce qu’elle
est suspendue à ce tout et n’en démord pas, échoue à se faire reconnaître
comme femme par un homme. La Bête, au contraire, bien que manquant
elle aussi de ce tout qu’est sa propre humanité, parvient pourtant à en
assumer le manque et par conséquent à donner quelque chose – l’amabilité
de sa conversation – à la Belle, de sorte qu’elle finit par se faire aimer
comme un homme par cette femme. De cette comparaison, on serait tenté
d’inférer que l’accès à une reconnaissance conditionnelle présuppose
l’assomption de son propre manque, l’intégration du manque comme
quelque chose de vivable et peut-être même, paradoxalement, de bénéfique.
Il semble – pour dire les choses autrement – que l’on n’obtienne la
reconnaissance à laquelle on aspire qu’à la condition de pouvoir s’en passer.
Mais ne brûlons pas les étapes; la suite de notre enquête nous permettra
d’éprouver cette hypothèse.
LE DON PREMIER DES PARENTS À
L’ENFANT
Poursuivons en nous aidant d’autres contes. Arrêtons-nous un instant sur
Cendrillon, un conte très répandu dont on trouve des variantes jusqu’en
Asie du Sud-Est. Dans ce type de conte, les deux formes de reconnaissance,
celle qui est donnée d’emblée et celle qu’il faut acquérir, sont clairement
distinguées. On a affaire à deux grands types de relations qui jouent un rôle
dans le processus de constitution de soi de l’héroïne : d’un côté, ses
relations avec un personnage de la génération qui la précède, personnage
maternel auquel la rattache donc un lien de sang; de l’autre, ses relations
avec un personnage de sa génération, personnage dont il s’agit que
l’héroïne se fasse reconnaître afin de nouer avec lui un lien d’alliance.

Il est clair que la possibilité pour Cendrillon de s’accomplir, de se réaliser


en tant que femme, se fonde sur l’aide que sa marraine lui apporte, le don
que celle-ci lui fait de la robe et des parures qui la mettent en valeur, du
carosse qui lui permet de se rendre au bal, c’est-à-dire là où se rencontrent
les jeunes gens des deux sexes. La bonne marraine, qui aide ainsi la jeune
fille à prendre son essor, contraste avec la mauvaise belle-mère de
Cendrillon, qui retient celle-ci au foyer (d’où les cendres auxquelles fait
allusion le nom de l’héroïne). Cependant, dès que l’on suit la piste du don
maternel à travers d’autres contes de la même famille, les choses, comme
on va le voir, se compliquent.

Commençons par souligner un point essentiel : le don maternel est souvent


proche de cette miraculeuse force de vie qui permettait au dieu égyptien
Bata de renaître après avoir été mis à mort.

Voici par exemple, une version du conte de L’orpheline et sa vache (un


conte qui mêle Cendrillon aux Fées, conte lui aussi bien connu grâce à la
version qu’en a donné Perrault). La version en question a été recueillie en
Géorgie [6]. Ici, comme souvent, c’est une vache qui joue un rôle maternel
à l’égard de l’héroïne. La marâtre, feignant d’être malade et même
mourante, demande à son mari qu’il tue cette vache afin qu’en mangeant de
sa viande, elle guérisse : on retrouve ici le motif déjà rencontré dans le
conte égyptien des Deux frères. L’héroïne, sur le conseil de la vache, enterre
sa peau et ses os. Ceux-ci se métamorphosent : à leur place, l’héroïne
trouvera la robe, les parures et les chaussures grâce auxquelles elle se
montrera sous son plus beau jour et éveillera l’intérêt d’un prince. Autre
exemple, dans une version de Cendrillon recueillie en Grèce (dans le
Péloponnèse) : la mère de Cendrillon s’est changée en vache. Le père se
remarie et finit par égorger la vache. Mais la jeune fille ramasse les os et les
enterre. Après une période de deuil, elle trouvera à leur place une belle
robe, des escarpins rouges et un cheval blanc [7].

Des restes de la mère provient la robe destinée à la fille : ce motif met en


relief l’idée que le pouvoir de devenir femme ne vient pas de soi, mais
qu’on le reçoit de la génération précédente. Le motif est très fréquent dans
un conte qui appartient à la même famille que Cendrillon : Unœil,
Deuxyeux, Troisyeux (la version la plus facilement accessible est celle qu’en
ont donnée les frèresGrimm). Avec cette différence qu’ici, c’est un arbre
aux fruits d’or qui pousse à partir des restes de la vache-mère, mais un arbre
qui lui aussi attire l’attention d’un jeune prince. L’héroïne, Deuxyeux, est la
seule à pouvoir cueillir pour le prince ces fruits appétissants : sa marâtre et
ses sœurs (respectivement nommées Unœil et Troisyeux) essaient de les
cueillir, mais en vain. De même, on s’en souvient, la pantoufle de verre
perdue par Cendrillon ne peut être chaussée que par elle, et les tentatives de
ses demi-sœurs restent vaines. Le motif de l’arbre né des restes de la mère
est également central dans le conte de La vache et les deux orphelins [8] (un
conte que l’on trouve notamment en Afrique du Nord et en Égypte), où la
mère défunte continue de nourrir ses enfants sous la forme d’une vache,
puis d’un arbre. La mère-vache, ici aussi, comme dans Unœil, Deuxyeux,
Troisyeux, est mise à mort à l’instigation de la marâtre qui se prétend
malade et demande le foie de la vache à titre de remède. Des os enterrés par
les enfants naîtra un arbre qui les nourrira (cette bienfaisance d’un arbre
maternel se retrouve en Afrique de l’Ouest [9]).

L’arbre de vie transmet aux vivants le don d’un mort. Ces contes
sacralisent, en quelque sorte, la bienfaisance maternelle en mettant en avant
le pathétique d’un don qui se transmet au-delà de la mort. Précisons. Les
métamorphoses de la mère qui permettent à la vie de se poursuivre sont
évidemment comparables à celles de Bata; avec toutefois une différence
essentielle : le pouvoir divin et infini de la vie, le dieu Bata ne le transmet
pas à un autre, il se le donne à lui-même. Ce qui, au contraire, fait la bonté
et la valeur du don maternel – le don fait à sa fille du pouvoir de devenir
femme –, c’est qu’il exige de la mère qu’elle accepte de passer le relais à sa
fille, donc de mourir : le don de vie, paradoxalement, se fonde sur
l’acceptation de la mort.

Le don de vie que le Christ fait aux fidèles passe par ce paradoxe, mais en
même temps, il en affranchit les humains : le prix du don, Jésus le paie une
fois pour toutes de sa propre mort; il en ôte donc le fardeau aux générations
humaines. Jésus, comme la vache-mère, est traîtreusement mis à mort, et de
sa mort, comme de la tombe de la vache, jaillit la vie qui, à travers
l’eucharistie, apportera aux humains la complète réalisation d’eux-mêmes.
Jésus est un dieu, comme Bata : il renaît de sa propre mort. Aussi la vie
qu’il apporte aux humains n’est-elle pas celle qui se perpétue de génération
en génération, nécessairement liée à la mort. C’est la vie éternelle, la vie
des dieux. L’existence humaine – en tout cas, celle des chrétiens – se
déroulera donc désormais sur deux plans : le plan de la succession des
générations, reproduction des corps mais non des âmes puisque celles-ci
sont directement données par Dieu sur l’autre plan, le plan supérieur où il
ne s’agit pas pour les humains de transmettre la vie, mais de sauver leur
âme.

Tournons-nous maintenant vers un autre conte, Ma mère m’a tué, mon père
m’a mangé (ici aussi, à défaut d’en avoir sous la main des versions orales,
le lecteur pourra se reporter à celle que donne Grimm). Dans ce type de
conte figure aussi le motif des os recueillis et enterrés desquels s’élève un
arbre. Les os sont ceux d’un garçon que sa mère a tué, que son père a
mangé sous la forme d’un plat préparé par la mère et que la sœur de la
victime a enterrés. Sur l’arbre est perché un oiseau qui chante : « Ma mère
m’a tué, mon père m’a mangé, ma petite sœur a ramassé mes os, etc. »
L’oiseau parle à la place du mort, il révèle à tous la vérité que la criminelle
dissimulait. Ici, les ossements enterrés ne transmettent pas une force de vie
à un autre personnage. Ils ne redonnent pas non plus la vie au garçon. Seul
son témoignage lui survit et se fait entendre publiquement. La force de vie
qui se transmet se présente donc ici comme la vérité sur le disparu et
comme le vecteur qui permet de communiquer cette vérité aux survivants.
À cet égard, le chant de l’oiseau perché sur l’arbre est comparable au rôle
des parures de Cendrillon : comme la robe éclatante, il attire l’attention, et
comme la chaussure perdue, il a pour fonction d’identifier le personnage
méconnu. Il le fait reconnaître, même si, contrairement à ce qui se passe
pour Cendrillon, il s’agit d’une reconnaissance post mortem.

[… ]

Dans le cas de l’enfant tué par sa mère, la force de vie, qui se manifeste en
dernier ressort par un chant autobiographique, permet à la victime de
redevenir lui-même. Non pas lui-même en chair et en os, mais lui-même
dans l’esprit des autres : le chant de l’oiseau rétablit chez ses proches le
souvenir véridique du disparu et redonne ainsi à chacun sa place véritable.

À ce processus de réparation à la fois légitime et symbolique (une


proclamation publique de la vérité), le conte oppose une autre forme de
retour à soi, transgressive celle-ci et nullement symbolique : cette forme de
retour à soi que les parents accomplissent en tuant et en mangeant la chair
de leur chair. Les deux cycles de retour à soi qui se succèdent dans le conte
de Ma mère m’a tué – le premier qui nie monstrueusement la transmission
de la vie, le second qui la rétablit symboliquement –, ces deux cycles qui
font écho l’un à l’autre tout en étant antithétiques confèrent à ce conte le
caractère troublant, énigmatique et violent qui frappe l’auditeur.
LA TRANSMISSION DE LA VIE, CYCLE
OUVERT : DU RETOUR À SOI À
L’ACCEPTATION DE L’IRRÉVERSIBLE
Ces deux formes, létale et vitale, de retour à soi invitent à suivre une piste
que les contes du type Cendrillon nous proposent : de nombreux contes, en
effet, mettent également en scène des personnages maternels (parfois aussi
paternels) d’une grande ambivalence. On a souvent, comme dans
Cendrillon, deux personnages maternels : la marâtre et la marraine. On est
tenté de penser, bien sûr, qu’ils répondent aux deux versants opposés de la
même force vitale, qui peut être destructrice ou bienfaisante selon la voie
dans laquelle elle s’engage. D’autres contes mettent en scène deux figures
maternelles qui toutes deux se montrent bienfaisantes; l’une, pourtant, a
partie liée avec des forces redoutables. C’est ainsi que dans un conte russe,
Vassilissa la très belle, l’héroïne reçoit une partie de ses dons de sa défunte
mère, l’autre de la terrible Baba-Yaga. De même, dans le conte géorgien
évoqué plus haut, l’héroïne a en quelque sorte deux marraines :

sa vache et la mère d’un géant démoniaque. La vache, que l’héroïne est


censée garder, s’échappe et va brouter sur le toit de la maison de ce
redoutable personnage. En venant rechercher sa vache, l’héroïne laisse
tomber sa quenouille. Or, si elle la perd, elle sera sévèrement punie par sa
marâtre.

L’héroïne prend donc son courage à deux mains et s’adresse à la mère du


diable : « Mère, au nom de la maternité, rends-moi, s’il te plaît, ma
quenouille. » La mère du diable la lui rendra et, en outre, l’invitera à
tremper ses cheveux dans une certaine source, de sorte que sa chevelure
prendra ainsi une belle couleur dorée. La marâtre garde la vie pour elle, elle
est donc source de mort. La mère du diable, bien que liée elle aussi à une
puissance qui pourrait être létale, use de son pouvoir au bénéfice de
l’héroïne; elle joue ainsi un rôle qui la rapproche de la bonne mère, la vache
(c’est la vache, d’ailleurs, qui a conduit l’héroïne chez la mère du diable).
Un exemple encore plus frappant nous est fourni par la vache-mère d’un
conte malgache. Celle-ci en effet réunit en un seul personnage les deux
versants de la force de vie, destructeur et bienfaisant [10]. La fille adoptive
de la vache-mère veut la quitter pour un jeune homme : « Chère maman, je
ne t’abandonne pas, mais se marier est bon. » La vache poursuit sa fille et,
la léchant de sa langue, lui arrache la peau et les yeux (c’est précisément ce
que fait la marâtre dans un conte européen très répandu, La fiancée sub-
stituée). Puis la vache suspend la peau et les yeux au-dessus du foyer.

Cependant, le désespoir de sa fille finit par la toucher : elle la lèche à


nouveau et celle-ci devient encore plus splendide qu’avant. La fille
triomphe ainsi de ses rivales qui s’étaient moquées d’elle. Mais celles-ci
feignent d’être malades et demandent que soit sacrifiée la vache. La Belle
rassemble les os et les enterre. Un arbre pousse sur la tombe. Il donne à
l’héroïne des fruits d’argent et des perles. Toujours ce motif, que nous
rencontrerons encore, de la traîtreuse mise à mort à laquelle répondent en
contrepoint les soins qui entourent les restes du personnage défunt, puis la
bienfaisance qui émane de sa tombe. Un motif qui, étant donné son
immense aire de diffusion, est vraisemblablement apparu au cours de la
préhistoire.

Ce conte malgache nous permet de mieux comprendre comment la force de


vie que détient la mère peut être aussi un pouvoir de mort. Cette force, on
l’a vu, tend à maintenir le même à travers l’autre. Pourquoi l’énergie
engagée à maintenir le même (ici, on n’est pas loin du conatus cher à
Spinoza) n’irait-elle pas jusqu’à refuser l’altérité ? N’y a-t-il pas là une
pente sur laquelle le désir humain n’est que trop tenté de s’engager ? Et
pourquoi les humains ne peuvent-ils s’empêcher d’imaginer des êtres
divins ?

L’être divin fait perpétuellement retour à lui-même, sans rien concéder de


son être à l’altérité; le Phénix renaît de ses cendres : en lui l’individu et
l’espèce se confondent puisque l’oiseau unique ne donne pas naissance à un
autre, mais à lui-même. Ainsi, lorsque la force de vie, chez la mère, se met
au service exclusif du retour à soi, elle empêche que la fille s’éloigne de la
mère et devienne elle-même, c’est-à-dire une autre; elle empêche la fille de
prendre sa place de femme dans la génération suivante et de devenir mère à
son tour.

Exprimons ces relations sous une forme plus générale. Le vouloir-vivre qui
anime chacun de nous peut être pour nos enfants un don premier aussi bien
qu’un poison : don inestimable dans la mesure où nous acceptons de le leur
transmettre (c’est-à-dire, à terme, de mourir); poison qui les empêche
d’exister dans la mesure où nous tendons à garder pour nous ce qui nous
fait être et désirons secrètement ne pas passer le relais.

En tant qu’enfants, nous ne sommes pas moins ambivalents que nos parents.
Notre légitime désir de nous réaliser peut accepter d’en passer par la
dépendance et les délais qu’implique toute transmission. Mais il peut aussi
bien nous pousser à détrôner nos parents pour nous approprier le plus-être
dont nous croyons qu’ils nous privent. Inutile d’ajouter que les faits
cliniques offrent en abondance des exemples qui illustrent les effets de cette
ambivalence, qu’il s’agisse de celle des parents ou de celle des enfants [11].

Une version de Cendrillon recueillie dans le Péloponnèse souligne bien


cette ambivalence. Une mère et ses trois filles filent (filer, pour une fille, est
une activité liée à la préparation du trousseau et par conséquent au
mariage). « La première qui casse son fil, disent-elles, nous la changerons
en vache. » Le fil de la mère casse, elle est changée en vache et on la mène
au pré. La plus jeune des sœurs reste auprès de la vache et pleure tout en la
caressant – jusqu’au jour où les deux aînées tuent, cuisent et mangent cette
dernière. La plus jeune refuse de se joindre au repas. Elle ramasse les os et
les enterre. Quarantejours plus tard, elle trouvera à leur place robe et
souliers. Ici, donc, ce n’est pas la mère qui apparaît divisée entre les deux
mouvements opposés de transmettre la force de vie ou de la garder pour
elle, ce sont les filles qui manifestent – comme le dit très justement Jean-
LouisSiran en commentant ce conte [12] – une « ambivalence qui va de la
tendresse filiale (la plus jeune) au désir de mort et de substitution par
incorporation (les deux aînées)».

On peut essayer de replacer cette ambivalence dans le cadre général de la


condition humaine. Celle-ci nous apparaîtrait alors comme résultant de la
conjugaison de quatreprocessus différents, chacun d’eux assurant la
production, la reproduction et la circulation d’un certain ensemble de biens
(en prenant le terme de biens dans son sens le plus large). Cette
conjugaison, on le devine, est aussi problématique qu’elle est nécessaire.

Le premier processus est celui par lequel se perpétue la vie biologique.

Il entraîne évidemment chaque individu dans un parcours irréversible :

l’aller sans retour qui le conduit de la naissance à la mort.

On peut placer en second le processus qui, des quatre, diffère le plus du


premier. Il s’agit de ce bien fondamental qu’est notre propre existence.

Un processus qui, comme celui de la respiration, ressemble à l’immobilité


et qui se vit comme une permanence du même : je me souviens de moi, je
m’endors chaque soir et je reviens à moi chaque matin. Pourquoi, encore
une fois, les humains ont-ils imaginé des immortels et des dieux qui
renaissent ? Parce qu’avoir conscience de soi, c’est être témoin de sa propre
permanence, c’est faire l’expérience d’être toujours avec soi comme en un
mouvement circulaire qui semble immobile – une expérience qui, comme
chacun sait, est en totale discordance avec celle que le cycle biologique de
la reproduction nous impose.

Le troisième processus est celui avec lequel les pages précédentes nous ont
familiarisés. Le processus de constitution de soi participe à la fois du retour
au même (le sentiment d’exister, la permanence d’être soi) et de l’altération
radicale qu’implique la vie biologique : de même que nous ne naissons pas
de nous mais de nos parents, nous ne nous donnons pas à nous-mêmes notre
propre existence psychique, elle nous est donnée par ceux qui nous ont
précédés. Le processus de constitution de soi fait donc médiation entre les
deux pôles, celui de la mêmeté de soi et celui de la succession biologique.
À ce titre, il est le fruit d’une transmission, culturelle celle-ci et non pas
seulement biologique; mais une transmission profondément ancrée dans la
réalité biologique et comme celle-ci, irréversible.

Une transmission sur laquelle, donc, se fonde la constitution de soi, mais


qui implique également la transmission de l’ensemble des autres biens
culturels : manières d’être, formes d’existence sociale, statuts, compétences,
institutions, arts, techniques, etc.
Le quatrièmeprocessus, ou quatrièmeforme de circulation, prend place entre
contemporains. Les relations entre contemporains, même si, en pratique,
elles comportent beaucoup de violence, de prédation et d’injustice, n’en
restent pas moins, en principe, soumises à une règle de réciprocité. Il ne
s’agit donc pas d’une circulation irréversible, mais au contraire d’aller et
retour : dons et contre-dons, échanges de toutes sortes (langagiers, ludiques,
sexuels, économiques, etc.). Les membres de deux générations qui se
suivent sont évidemment aussi, durant une partie de leur vie, des
contemporains. Les liens entre parents et enfants sont donc à la fois
irréversibles (quelque chose doit se transmettre des parents aux enfants sous
la forme d’un don sans retour) et réversibles (affection et devoirs mutuels,
réciprocité et relations d’échange).

Nous comprenons mieux maintenant l’ambivalence de la force de vie


puisque celle-ci n’est pas bienfaisante en elle-même et par elle-même
(comme on a tendance à le croire dans le cadre d’une pensée
substantialiste). Pour qu’elle soit bienfaisante, il faut qu’elle s’inscrive dans
un processus de transmission, il faut, autrement dit, que sa propension
spontanée à entretenir le cycle du retour au même soit contrebalancée par
l’acceptation de l’irréversible.

[… ]
LA SUBSTANCE DE SOI S’ÉLABORE SUR LA
BASE D’UN BIEN -ÊTRE VÉCU À PLUSIEURS
Revenons à ces formulettes chantées ou psalmodiées que l’on trouve dans
Ma mère m’a tué et dans tant d’autres contes. Ce sont elles aussi des
manifestations de la force de vie, elles constituent des moments cruciaux du
processus par lequel le personnage qui est en souffrance reprend vie et se
réalise.

Dès lors, en effet, que la formulette chantée est entendue par un autre
personnage du conte, elle rend à lui-même celui qui avait été métamorphosé
en animal. Ou encore, c’est la plainte solitaire d’une héroïne plongée dans
un état de relégation qui, entendue par un tiers et retransmise à son véritable
destinataire, permet à la jeune femme de devenir ce qu’elle est [13].

Ces motifs ont ceci de particulier que, tout en étant évoqués dans le contenu
du récit, ils sont en même temps actualisés par la parole du conteur.

Contrairement aux autres motifs que le conteur ne peut que donner à


imaginer à ses auditeurs, celui-ci, il le réalise par le seul pouvoir de sa
parole, il le fait vivre pour de bon dans la relation qu’il noue avec eux. Ce
que le conteur fait à ses auditeurs par le pouvoir de cette parole ressemble à
ce dont il est question dans le conte, et ce que dit le conteressemble à ce que
fait le conteur en le disant. Faire vibrer le lien entre deux personnages du
conte, avec ses enjeux d’être ou de ne pas être, permet de faire vibrer la
parole qui relie le conteur à ses auditeurs. Ces derniers font donc
l’expérience de la présence réelle de quelque chose qui ressemble à cette
force de vie, à ce trait d’union entre le même et l’autre par lequel une
personne fait à une autre le don vital par lequel celle-ci devient ou redevient
elle-même, jouit de sa propre existence. La formulette chantée ou
psalmodiée par le conteur (ou la conteuse) constitue évidemment un lien
entre lui (ou elle) et ses auditeurs. Mais ce motif vocal constitue en même
temps aussi, pour l’auditeur, un lien de soi-même à soi-même : plus tard en
effet, se souvenir de ce chant ou le réentendre sera pour lui une manière de
se souvenir de lui-même et de retrouver quelque chose de lui.
Se souvenir de soi, jouir du sentiment de sa propre « mêmeté » par la
continuité de la mémoire ne peut se faire qu’en se souvenant de quelque
chose. Comment pourrions-nous éprouver des impressions et des sentiments
que nous identifions à nous si rien, jamais, n’était venu susciter en nous ces
impressions et ces sentiments ? Et ceux-ci ne perdraient-ils pas tout leur
sens si nous étions incapables de les rattacher à ce qui les a provoqués ?
Comme Hume l’a justement souligné dans son Treatise of Human Nature,
nous avons beau chercher en nous-mêmes, nous ne trouvons pas de self –
du moins, nous ne le trouvons pas sous la forme d’un noyau spécifique dont
la réalité nous apparaîtrait immédiatement distincte de toutes les autres
choses dont nous nous souvenons.

En écrivant son De Trinitate, saintAugustin formula, pour la première fois


sans doute dans l’histoire de la pensée européenne, ce qui allait devenir la
conception moderne de la personne. Dieu, dit-il, réunit les trois traits
suivants qui font de lui une personne : il est, il s’aime et il se souvient de
lui-même. Pour se souvenir de soi, Dieu n’est évidemment pas obligé de
s’adosser au souvenir de quelque chose d’autre que soi, sans quoi il ne
serait plus le Dieu unique préexistant à toute chose. SaintAugustin ne
précise pas que, contrairement à son modèle divin, l’être humain ne se
souvient de soi qu’en se souvenant de quelque chose, mélange de traces
perceptives, d’impressions et de significations. Et comment une personne
humaine pourrait-elle s’aimer si la conscience qu’elle a d’elle-même ne
s’accompagne d’aucune saveur ? Mais comment une saveur pourrait-elle
venir à la conscience de soi et s’allier intimement à elle si nul contact entre
cette conscience et autre chose qu’elle-même ne vient la produire ?

Que le souvenir de quelque chose qui n’est pas nous soit doté du pouvoir
supérieur de nous rappeler à nous-mêmes n’est pas chose facile à
comprendre. Toutefois, les contes – surtout lorsqu’on les écoute en pensant
aux recherches effectuées ces dernières décennies sur la relation entre le
nourrisson et sa mère [14] – nous livrent tout de même de précieux indices.

Ils suggèrent que quelque chose dont on se souvient (par exemple, une suite
de mots liée à une séquence rythmique et mélodique) s’élève au rang de
souvenir de soi lorsque ce quelque chose constitue la forme sensible par la
médiation de laquelle passe le contact entre un adulte et l’enfant dont il
prend soin. Derrière les premières expériences de saveur, premiers
souvenirs de choses qui valent en même temps comme souvenir de soi,
peut-être y a-t-il toujours la trace d’une personne tutélaire. Maman derrière
la madeleine. Trace ou présence qui fait de ces souvenirs qui ont du goût,
qui ont une couleur et un parfum, la première demeure de soi, les premiers
ferments du sentiment d’exister, les racines du goût de vivre.

La formule chantée enchâssée dans un conte et qui se présente comme


l’appel d’un personnage en désêtre (par exemple, le chant de l’oiseau :
« Ma mère m’a tué, mon père m’a mangé… ») est un objet à deux faces :
d’un côté, à l’intérieur du conte, il constitue un ultime recours à la vie,
appel lancé par un personnage plongé dans la souffrance ou la mort. De
l’autre, dans la situation réellement vécue par les auditeurs du conte, la
formule chantée n’est pas un appel de détresse, mais au contraire un don
ludique que le conteur fait à ceux qui l’écoutent. Un petit rien délivré en
toute gratuité dans un espace de jeu, et qui pourtant contribue, pour chacun
des enfants qui l’écoutent, à lui faire vivre l’expérience de son être-soi dans
un être à plusieurs, expérience aussi précieuse que difficile à cerner (« une
bonne ambiance », « une atmosphère chaleureuse »). Autant, à l’intérieur
du conte, l’appel fait vibrer de la manière la plus dramatisée le caractère
vital d’un lien inter-humain, autant, dans la situation de contage, le refrain
en forme de comptine constitue un don apparemment sans valeur, un don
qui passe inaperçu car aussi bien présent dans l’échange de paroles le plus
banal. Mais tout échange, si modeste et quotidien soit-il, ne peut-il être
considéré, du moment qu’il produit un tant soit peu de ce bien-être, comme
la menue monnaie d’un don premier et vital ou comme son écho lointain ?

En somme, le don qui témoigne d’une reconnaissance inconditionnelle


présente deux faces : d’un côté, l’inconditionnel constitue un enjeu absolu,
un pôle de gravité dont la valeur est sacrée, de l’autre, il se manifeste à
travers le jeu, dans un motif insignifiant, dans un effet de hasard, dans la
gratuité d’un petit rien donné pour rien et accueilli pour rien.

La formulette chantée ou psalmodiée par le conteur constitue donc une


évocation du don premier. Peut-être même une célébration, bien que celle-
ci, loin d’être officielle comme l’est un rite religieux, soit informelle et
familière. Alors que sa voix fait revivre un motif sonore qui lui a été
transmis par ses aînés et qu’il transmet à son tour à d’autres, le rôle que
joue ce motif dans l’intrigue du conte parle à ses auditeurs d’un don vital
qui implique un lien entre deux êtres et dont dépend absolument l’accès à
soi.

Ce que dit le conte et ce que fait la voix du conteur renvoient donc l’un et
l’autre au contact bienfaisant du père ou de la mère qui prend soin de son
bébé, aux séquences de jeu, aux objets, aux motifs sonores que les adultes
font progressivement intervenir dans leurs interactions avec l’enfant.
Comme Winnicott l’a si bien montré (et comme le confirment notamment
les travaux que Trevarthen et plus récemment DanielStern ont consacrés
aux nourrissons), c’est ainsi que l’adulte contribue de manière déterminante
au processus par lequel s’élabore chez l’enfant une certaine consistance de
soi; c’est ainsi qu’il fournit des points d’appui au sentiment de sa
« mêmeté », au sentiment de demeurer identique à soi-même, d’exister et de
durer. C’est ainsi qu’en somme, l’adulte donne l’enfant à lui-même. Un don
que celui-ci s’appropriera progressivement de sorte qu’ensuite, il continuera
à en jouir en l’absence de ses parents et se sentira capable d’être seul.

La voix du conteur prolonge cette action bénéfique et, en même temps,


grâce au récit qu’il raconte et qui met en scène la valeur vitale de cette voix,
il situe ce qu’il est en train de faire dans un cadre qui en suggère le sens.

On a donc ici quelque chose qui ressemble à ce qu’est un rituel religieux


(dans la mesure où le rituel à la fois fait et dit ce qu’il fait), bien que la
parole du conteur reste profane et ne revendique aucune dignité sociale
particulière.
SENS DU NON -SENS ET PLAISIR DE VIVRE :
LORSQU ’UNE SAVEUR REFLÈTE LA
GRÂCE DU DON PREMIER
Voici un dernier conte. Un conte qui rassemble les principales figures de la
force de vie que nous avons rencontrées depuis l’histoire de Bata, le dieu
égyptien qui meurt et qui renaît, étendant ainsi à son corps la « mêmeté »
qui est le propre de toute conscience de soi. J’ai entendu ce conte au cours
d’un séjour au Viêt-nam : il m’avait frappé à cause de la formulette
psalmodiée qui s’y trouve répétée. Ce conte – connu, comme j’ai pu le
vérifier, de nombreux Vietnamiens – est une version de Cendrillon [15].

L’héroïne, Tâm (brisure de riz), a perdu sa mère et doit vivre avec sa


marâtre. Celle-ci, de son côté, a une fille, Cam (le son du riz), qui est aussi
vilaine que sa mère. Bien entendu, la marâtre maltraite Tâm, et la pauvre
fille ne porte que des vêtements sales et déchirés. Lorsque Tâm a un peu de
répit dans les travaux qui lui sont infligés, elle se rend au bord d’un puits et
appelle un poisson qui s’appelle Bông, c’est-à-dire gougeon. Ce poisson est
son unique compagnon, le substitut de sa bonne mère (comme la vache
dans le conte européen des Orphelins). Sa sœur, jalouse, l’épie. Un jour,
contrefaisant la voix de la gentilleTâm, elle appelle le gougeon, l’attrape, le
tue, le mange, puis enterre les arêtes. Mais un coq a vu la sœur jalouse
enterrer les restes du poisson. Il renseigne Tâm en lançant lui aussi une
petite ritournelle. Tâm recueille les arêtes dans un vase qu’elle caresse
lorsqu’elle est triste. Un jour, le prince annonce qu’il va se rendre au
village. La marâtre donne alors à Tâm une tâche impossible (trier tout un
tas de grains de riz) afin d’empêcher celle-ci de se rendre là où le prince
doit passer. Tâm est en pleurs. Mais Bouddha se manifeste, la console et
demande aux oiseaux de l’aider. Tâm pleure à nouveau, cette fois à cause
de ses vêtements. Bouddha revient et lui dit de regarder dans son vase : elle
y trouve de beaux vêtements. Tâm se rend donc à la fête. Elle perd sa
chaussure. Le prince la ramasse, la fait essayer à toutes les femmes du
village et, bien sûr, épouse Tâm.
Mais la marâtre ne s’avoue pas vaincue. Prétendant que le père de Tâm est
malade et que des noix d’arec le guériront, elle invite l’héroïne à grimper
dans un arbre pour y cueillir ces noix. La marâtre, alors, abat l’arbre;
l’héroïne tombe et meurt. On l’enterre. Chaque nuit, sa sœur prend sa place
auprès du prince. Mais Tâm s’est transformée en oiseau. L’oiseau chante
une petite chanson dans laquelle il rappelle les soins dont Tâm entourait les
vêtements de son mari. Celui-ci aime ce chant. Effrayée par les paroles
révélatrices de l’oiseau, la sœur le tue. Le prince est triste. Un arbre pousse
là où l’oiseau est enterré. Le prince y attache son hamac pour y faire la
sieste. La sœur jalouse coupe l’arbre et le jette. À l’endroit où elle l’a jeté
pousse un autre arbre, une sorte de figuier. Une vieille dame qui passe sous
l’arbre dit une petite formulette et un fruit tombe dans le sac qu’elle a
ouvert. En l’absence de la vieille, le fruit se transforme en Tâm. Celle-ci
s’occupe du ménage et devient la fille adoptive de la vieille dame. Un jour,
le prince va à la chasse. Il arrive devant la maison de la vieille, demande à
se reposer et à prendre une chique de bétel. Tâm la lui prépare. « Il n’y a
que ma femme, déclare le prince, qui savait me préparer ma chique de bétel
de cette manière. » Et c’est ainsi qu’il la retrouve.

Voici la formulette par laquelle Tâm appelle son poisson :

Bông Bông Bang Bang

Com vang com bac nha ta

Dang an com ham chao hoa nha nguoi

Bông Bông Bang Bang

Bông Bông Bang Bang

Les premiers et les derniers mots de la formulette associent le nom du


gougeon, Bông, avec un mot voisin, Bang, qui ne signifie rien et n’est donc
là que pour sa sonorité. Le reste signifie littéralement : « Riz argent, riz or
de chez nous. Il ne faut pas manger du mauvais riz de chez les autres. »

C’est-à-dire, en somme, « reste avec moi ». La formule est construite selon


les règles de la prosodie populaire vietnamienne, qui porte sur l’alternance
des tons (la langue vietnamienne comporte six tons). Le tout est chanté avec
une ligne mélodique caractéristique des comptines, qui s’appuie sur la
quarte et la quinte, do fa sol fa do (comme celles par exemple, que les
enfants vietnamiens utilisent avant de jouer à cache-cache [16]).

La formulette, comme c’est souvent le cas, mêle donc des éléments porteurs
de signification à d’autres qui en sont dépourvus et qui affichent ainsi
ouvertement la valeur de la saveur (celle-ci étant en l’occurrence sonore,
rythmique et musicale). En tant qu’elle a un sens, la formulette vise à
réactiver le lien qui rattache l’héroïne au poisson maternel. En tant qu’objet
sonore porté par la voix humaine, la formulette impose son existence
propre, indépendamment de son sens. Elle constitue précisément cette sorte
d’objet qui soutient le souvenir de soi tout en formant un lien entre soi et
une présence bienfaisante.

Un conte comme celui de Tâm et Cam et d’autres qui comportent également


une formulette d’appel, bien qu’ils soient de pures fictions, touchent, nous
l’avons vu, à un point fondamental de l’expérience humaine : le rôle vital
du lien entre soi et l’autre dans le sentiment d’être soi. J’aimerais, pour
aider le lecteur à toucher du doigt ce point, à en ressentir la portée, raconter
une scène à laquelle j’ai assisté. L’évocation de cette scène permettra aussi
au lecteur de sentir tout le prix qui s’attache à un simple objet sonore dès
lors que celui-ci vaut comme souvenir de soi. Même si – surtout si – cet
objet, bien que langagier, s’affiche ouvertement comme non-sens.

Je me trouve chez des amis un soir. Parmi eux, un homme d’une


quarantaine d’années, qui engage la conversation avec l’une des invitées. Ils
se sont trouvé un point commun : tous deux sont nés dans une île lointaine,
au milieu de l’océan Indien. Mais l’homme n’y a passé que les
quatrepremières années de sa vie. « Ma nounou me chantait une berceuse,
dit-il, mais je ne me souviens que des premiers mots : la rosée est tombée. »

Alors, la femme lui chante la suite :

La rosée tombée wéio, la rosée tombée wéio,

La rosée tombée, la rosée tombée wéio,


La rosée tombée wéio, tombée dessus mon tête.

Ah… mon rasoir l’a cassé,

Prête-moi cinqfrancs manman pou moi fai souder.

Ah… mon rasoir l’a cassé,

Prête-moi cinq francs manman pou moi fai souder.

La rosée tombée, la rosée tombée wéio,

Tombée dessus mon tête.

De saisissement, l’homme lâche son verre. Le vin se répand sur le parquet


tandis que, bouleversé, il retient difficilement ses larmes.

En faisant revivre, près de quaranteans plus tard, un objet sonore anonyme,


insignifiant, gratuit, mais qui se trouvait intimement associé au contact
entre l’homme et sa nourrice, cette femme lui avait du même coup redonné
une part de lui-même, elle avait renoué l’un des premiers liens qui le
rattachaient à lui-même.

Dans Facing the Darkness, William Styron livre le témoignage de la


terrible dépression qui faillit le conduire à la mort. L’épisode le plus
poignant a quelque chose de commun avec la scène que je viens d’évoquer :
l’association étroite entre un objet culturel porté par la voix humaine et le
don premier, force de vie transmise par la mère. Avec cette différence que
l’enjeu, cette fois, en est absolument vital. Alors que Styron en est venu au
point non seulement de penser à se tuer, mais de préparer son suicide, un
soir, ou plutôt une nuit, il se résout à regarder une cassette vidéo. À un
moment donné, les personnages du film traversent les couloirs d’un
conservatoire de musique, et l’on entend, porté par une voix de contralto, un
passage d’une rhapsodie de Brahms. « Cette mélodie, à laquelle comme à
toute forme de musique – en fait, comme à toute forme de plaisir – j’étais
resté insensible depuis des mois, me transperça le cœur comme une dague,
et dans un flot de souvenirs rapides, je repensai à toutes les joies qu’avait
connues la maison : les enfants qui jadis gambadaient à travers les pièces,
les fêtes, l’amour et le travail, le sommeil honnêtement gagné, les voix et le
brouhaha plein d’allégresse, l’éternelle tribu des chats, des chiens et des
oiseaux. » Quelques pages plus loin, il ajoute : « Le fait que je parvins à
échapper à la mort fut peut-être un hommage tardif que je rendis à ma mère.

Ce que je sais en tout cas, c’est que durant ces ultimes heures avant que
j’entreprenne mon sauvetage, tandis que j’écoutais les fragments de la
Rhapsodie pour contralto – que jadis elle avait chanté devant moi –, elle
n’avait cessé d’obséder mon esprit. »
Coda
Être soi-même, c’est faire l’expérience du plaisir de vivre. Non pas d’un
plaisir que l’on ne devrait qu’à soi, mais d’un plaisir vécu dans un état de
gratitude et par conséquent toujours déjà inscrit dans la coexistence, dans
une forme d’être à plusieurs. Autrement dit, un plaisir d’exister gardant le
souvenir lointain de sa source : l’autre qui m’a donné à moi, qui m’a donné
mon propre être.

Ce don n’est pas un sacrifice et il est essentiel qu’il ne le soit pas. Dans le
cas idéal où il ne renferme aucun poison, il est seulement transmission
spontanée d’une force de vie qui n’appartient pas exclusivement au (à la)
donateur(trice) puisque s’y mêle une substance venue d’autres personnes et
d’une culture environnante. Dans la composition du don premier entrent, en
plus de la personne même qui donne, des formes concrètes grâce auxquelles
s’établit le contact : séquences de jeu, motifs sonores ou visuels, autres
personnes, donc déjà un environnement perceptif où se mêlent des aspects
de la nature, des objets ou des rythmes culturels et une pluralité de
personnes. Par cela même, ce don évite de faire de l’enfant le débiteur
exclusif du donateur : il contient quelque chose du monde extérieur à la
dyade, quelque chose d’un espace tiers. Et c’est ainsi qu’il ouvre la porte,
pour l’enfant, à un investissement de plaisir dans son propre
environnement, lui permet d’y éprouver le plaisir d’exister. La conscience
de soi réduite à elle-même, nous l’avons vu, est conscience d’un vide de
mort; Styron en témoigne et, plus banalement, nos périodes d’insomnie
peuvent nous le faire pressentir. C’est toujours par l’entremise d’un lien
« naturel » avec l’environnement que s’éprouve l’être soi. Par « naturel », je
veux dire : qui s’est développé spontanément autour du don premier,
comme les anneaux concentriques autour d’un caillou tombé dans l’eau.

Ainsi, dans la mesure où la source du don premier fournit l’impulsion qui


permet au bénéficiaire de s’en éloigner, elle lui est bénéfique. Elle lui
permet de continuer à se sentir vivre en l’absence du donateur, avec d’autres
que sa mère ou en étant seul. Goûter le sentiment de soi dans la saveur de la
vie, ce n’est pas rester rivé à la source première de soi (celle-ci fût-elle
relayée par quelque madeleine de Proust qui en cristallise la valeur). C’est
entretenir un contact avec un environnement dont l’expérience renouvelée
nous plaît « pour rien », simplement parce qu’elle nous maintient en contact
avec nous-mêmes, un nous-mêmes qui sans cela se réduirait à rien. C’est
bien ainsi que le don de vie porté par la voix maternelle (et par la musique
de Brahms) s’élargit, comme le dit Styron, et gagne, par cercles
concentriques, la maison, les autres, les chiens et les oiseaux.

[… ]

NOTES

[1]

Voir notamment l’ouvrage d’AxelHonneth (un élève de Habermas), La


Lutte pour la reconnaissance, Éditions du Cerf, 2000.

[2]

J’ai exposé l’essentiel de mes recherches dans la Pensée des contes,


Anthropos (Economica), 2001.

[3]

Voir C. Velay-Vallantin, La Fille en garçon, Garae/Hésiode, Carcassonne,


1992.

[4]

« Le conte des deux frères », dans Romans et contes égyptiens traduits par
GustaveLefebvre, Maisonneuve, 1949.

[5]

Le Cabinet des fées, Slatkine reprints, Genève, 1978, t. XII.

[6]

Le Frère de Cendrillon. Contes populaires géorgiens traduits par G.


Bouatchidzé, Publications orientalistes de France, 1988.
[7]

Voir Jean-Louis Siran, « Pourquoi les filles mangent-elles leur mère ? »,


L’Homme, n°111-112, juillet-décembre 1989, à propos de l’ouvrage de
MargaritaXanthakou, Cendrillon et les sœurs cannibales, Éditions de
l’EHESS, 1988.

[8]

Voir E. Laoust, Contes berbères du Maroc, Larose, 1949, t. II, p. 144-145,


et Dulac, « Contes arabes en dialecte égyptien », Journal asiatique, janvier
1887.

[9]

Voir V.Gorog-Karady, « Parole sociale et parole imaginaire », dans Le


conte, tradition orale et identité culturelle, association Rhône-Alpes Conte,
Saint-Fons, 1988, p. 129, et G.Calame-Griaule (sous la dir. de), Le thème de
l’arbre dans les contes africains, Selaf, 1970.

[10]

Paul Ottino, L’Étrangère intime, Éditions des archives contemporaines,


1986, t. I, p. 91 sq.

[11]

Pour ce qui est du lien mère-fille, on peut se reporter à l’excellent article de


MoniqueBydlowski, « Les infertiles. Un enjeu de la filiation féminine »,
Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 45, « Les Mères », 1992.

[12]

« Pourquoi les filles mangent-elles leur mère ? », L’Homme, n° 111-112,


juilletdécembre 1989. Je profite de l’occasion pour remercier Jean-
LouisSiran de ses suggestions.

[13]
De nombreux contes présentent ce motif. J’en donne un certain nombre
d’exemples dans l’Interprétation des contes, Denoël, 1988, « La
communication décalée », p. 175 sq.

[14]

Je renvoie aux réflexions de D.Winnicott (notamment sur ce qu’il appelle le


holding), ainsi qu’aux travaux de ColwynTrevarthen et surtout à ceux, plus
récents, de DanielStern.

[15]

Merci à TônNu QuynhTrân de m’avoir fait connaître ce conte.

[16]

Je remercie TranVanKhê qui m’a aimablement apporté toutes ces


indications.
Violence et don. La preuve par
Troie
Ou la violence, ou le don… Dans le monde décrit par Marcel Mauss, ce
choix est inéluctable. « Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne
peuvent que : ou s’écarter – et, s’ils se marquent une méfiance ou se lancent
un défi, se battre – ou bien traiter. [… ] Pour commercer, il fallut d’abord
savoir poser les lances » [Mauss, 1983, p. 277-278]. Ainsi, comme
l’observe Alain Caillé [ 2000, p. 10], « rien n’est plus précieux que
l’alliance scellée par le don puisque c’est elle qui permet le passage,
toujours révocable, de la guerre à la paix et de la défiance à la confiance ».

Nous voulons réfléchir ici sur la nature précise de ce passage. Comment


passe-t-on de la violence au don ? Comment arrive-t-on à la décision de
poser les lances ?

On trouve un cas frappant du passage en question dans un épisode de


l’Iliade que cite Marcel Hénaff [ 2002, p. 195]. Avant d’affronter Glaucos
en combat singulier, Diomède lui demande : « Qui donc es-tu, noble héros,
parmi les mortels ?» En répondant, Glaucos révèle qu’il est le petit-fils de
Bellérophon. Alors Diomède pose sa lance et s’exclame joyeusement :

« Le divin Œnée reçut jadis en son manoir ce Bellérophon sans


reproche.

Il l’y retint vingt jours et ils se firent l’un à l’autre de magnifiques

présents. [… ] Ainsi, je suis ton hôte au cœur de l’Argolide et tu es le


mien

en Lycie, le jour où j’irai jusqu’en ce pays. Évitons dès lors tous les
deux
la javeline l’un de l’autre. [… ] Troquons plutôt nos armes afin que
tous

sachent ici que nous sommes des hôtes héréditaires » [ Iliade, VI, 215
sq.].

Aux temps homériques, rappelle Hénaff, la relation unissant des hôtes


héréditaires permet aux hommes « exposés au risque de l’inconnu » de
« mettre en place, dans les pays environnants, un réseau d’alliés fidèles,
d’obligés à long terme ». Les récits consacrés à Zeus Xénios, patron des
voyageurs, insistent sur la nécessité de bien accueillir tout étranger « pour
que cesse l’état permanent de lutte et de menace qui prévalait entre les
humains » [ ibid., p. 194-196].

L’hospitalité donnée par Œnée à Bellérophon, les cadeaux magnifiques


échangés ont scellé une alliance qui se perpétue d’une génération à l’autre.
Non seulement le troc proposé par Diomède renouvelle cette alliance, mais
il le fait d’une façon emblématique qui dévoile les mécanismes par lesquels
on passe de la défiance à la confiance et de la guerre au don.

« Troquons plutôt nos armes » : la formule se réfère non pas aux javelines,
mais aux armes défensives, à l’armure forgée de bronze ou d’or pour
affirmer la gloire du guerrier qui la porte [1]. Troquons nos armes, dit
Diomède, échangeons ces biens précieux plutôt que des blessures. Troquons
une forme de réciprocité pour une autre, trompons la violence en substituant
un échange paisible au combat. Offrons de bon gré, chacun à l’autre, les
mêmes biens qu’il aurait pu arracher de force comme trophées.

Ce dernier point mérite de retenir l’attention. Il nous semble impossible de


saisir pleinement le sens de l’échange qui déjoue le conflit dans cet épisode
de l’Iliade sans tenir compte du rôle des trophées dans l’action principale.
La trame de l’épopée se noue autour de deux conflits décisifs. Le premier,
interne au camp des Grecs, oppose Achille à leur chef, Agamemnon.

Celui-ci s’est approprié une captive qui revenait à Achille comme trophée.

Pour se venger, Achille boude les combats, privant les Grecs de leur
meilleur guerrier.
Lorsque les Troyens prennent le dessus, Agamemnon se repent d’avoir
offensé Achille et promet de lui donner de magnifiques présents s’il
retourne au secours des Grecs. Obstiné, Achille refuse, mais il accepte
d’envoyer à sa place son ami Patrocle et le revêt de ses propres armes.
Patrocle accomplit des exploits contre les Troyens, qui le prennent pour
celui dont il porte l’armure. Mais Hector parvient à le tuer, lui arrachant
comme trophée l’armure d’Achille pour l’endosser lui-même.

Et voilà que le désir de venger Patrocle incite Achille à enterrer sa querelle


avec Agamemnon. Le conflit au sein du camp grec s’apaise grâce au conflit
avec un ennemi extérieur. Sans même vouloir les cadeaux du roi, Achille se
réconcilie avec lui et part au combat. La seule chose qui lui importe
désormais, c’est de tuer celui qui a tué son ami. Lorsqu’il le fera, il ne
manquera pas d’ôter du corps de l’ennemi son armure.

Ainsi, les déplacements successifs de l’armure d’Achille marquent les


étapes du conflit qui l’oppose à Hector. Quand Hector tue Patrocle, il lui
enlève l’armure venue d’Achille, et quand Achille tue Hector, il lui enlève
l’armure venue de Patrocle. On dirait que chaque étape vise à annuler
l’étape précédente. La réciprocité négative de la vengeance est toujours
orientée vers le passé. Elle repose sur la règle : Tuer celui qui a tué. Mais
loin d’annuler ce qui s’est produit au passé, la vengeance est vouée à la
reproduction indéfinie de la même scène, chaque tueur étant destiné à être
tué à son tour. Avant de mourir, Patrocle annonce à Hector sa mort
prochaine, et Hector, avant de mourir, annonce la sienne à Achille.

Achille mourra sur le champ de bataille lorsqu’une flèche percera son talon.
Le talon d’Achille est célèbre, mais se souvient-on des talons d’Hector ?

Pour attacher les pieds du vaincu à son chariot, Achille perce ses talons.

Avec ce geste, il préfigure son propre sort. Dès l’instant où il met à mort
son rival, le vengeur est déjà talonné par sa propre mort. La vengeance fait
de chacun le double de l’autre [2].

Rien n’exprime mieux cette identité des rivaux que l’effet de miroir créé par
l’armure. La vengeance d’Achille frappe un adversaire qui porte ses propres
armes : en tuant Hector, Achille tue son propre double. Mais le jeu de
doubles ne s’arrête pas là, car Patrocle se présentait déjà comme un double
d’Achille quand Hector l’a tué. C’est donc toujours la même scène qui se
reproduit. En tuant Hector, son double, Achille ne fait que l’imiter :

Hector le premier a tué un double d’Achille.

L’intervention de Patrocle, véritable Achille avant la lettre, est une


formidable astuce narrative. Son meurtre par Hector permet un bouclage
parfait du cercle de la vengeance. Chacun à son tour tue l’autre et lui enlève
son armure. Chacun a sa revanche, mais au prix de sa propre vie. Comment
sortir d’un tel cercle vicieux ? La même astuce narrative peut nous mettre
sur la bonne voie. En effet, tout se passe comme si, avant de tuer Hector
pour lui arracher son armure, Achille lui avait donné sa revanche par avance
en lui envoyant sa propre armure sur le dos de son ami. Ne pourrait-on pas
imaginer un scénario où chacun offre son armure par avance, sans attendre
que l’autre la lui enlève ?

C’est ce scénario précis qu’imagine Diomède. « Troquons plutôt nos


armes… », dit-il à Glaucos. Offrons chacun son armure à l’autre par
avance, sans attendre de tuer ou d’être tué. Cédons chacun à l’autre un
trophée de guerre tout en faisant l’économie de la guerre, et chacun
conservera sa vie par-dessus le marché.

Deux échanges distincts se superposent ici : chacun donne ses armes à


l’autre, et chacun laisse à l’autre sa vie. Mais ce secondéchange repose sur
le fait que chacun reconnaît dans l’autre un partenaire potentiel d’échanges
futurs : « Je suis ton hôte au cœur de l’Argolide et tu es le mien en Lycie, le
jour où j’irai jusqu’en ce pays. Évitons dès lors tous les deux la javeline… »

Remarquons le sens très particulier qu’assume la formule « dès lors » dans


la bouche de Diomède : elle exprime un raisonnement qui procède d’un
temps futur, « le jour où j’irai en ce pays ». Diomède aboutit à une
proposition sur le présent en partant de l’événement futur envisagé, l’octroi
de l’hospitalité de la part de Glaucos. Mais la possibilité même de cet
événement futur dépend de la mise en œuvre de la proposition qui en
découle : « Évitons la javeline ». Si l’un des deux tue l’autre maintenant, la
transaction future ne pourra pas avoir lieu. En prenant pour repère fixe le
jour où il sera l’invité de Glaucos, Diomède se situe résolument dans ce que
Jean-PierreDupuy appelle « le temps du projet » [ cf. Dupuy, 2002, p. 191-
192].

Nous avons soutenu pour notre part que le passage de la violence au don
impliquait une inversion de l’orientation temporelle. Si la réciprocité
négative de la vengeance tente d’annuler un événement passé, la réciprocité
positive du don se tourne vers l’avenir qu’elle vise à engendrer. Au lieu de
tuer celui qui a tué, on donne à celui qui va donner [3]. Ainsi, Diomède
donne ses armes à celui qui lui donnera l’hospitalité en Lycie, et Glaucos
donne les siennes à celui qui sera son hôte au cœur de l’Argolide.

Mais il ne faut pas non plus oublier que l’échange entre Diomède et
Glaucos s’inscrit dans le cadre d’une relation de réciprocité positive établie
par leurs aïeux. Il s’agit de renouveler une alliance déjà existante et non de
créer une alliance nouvelle. La tâche est d’autant plus facile qu’aucun
conflit personnel n’oppose les deux guerriers. Aucun des deux n’a offensé
l’autre. Si le hasard les a placés dans des camps adverses, ils ne se
connaissent même pas au moment de se rencontrer. « Qui donc es-tu, noble
héros… ? » Ce sont deux étrangers qui peuvent choisir la confiance ou la
défiance. Ils optent pour la première et posent leurs lances avant même de
les engager au combat.

La réconciliation est infiniment plus difficile à effectuer une fois que le


conflit éclate. C’est pourquoi nous avons soutenu qu’il fallait compléter la
logique maussienne du don par la logique girardienne du sacrifice [ cf.
Anspach, 1995,2002]. Si Diomède et Glaucos évitent le combat grâce aux
magnifiques présents échangés par leurs aïeux, les magnifiques présents
offerts par Agamemnon sont impuissants à apaiser son conflit avec Achille.
Seule la mort de Patrocle les réconcilie. Or le fait que Patrocle trouve la
mort sous les apparences d’un autre le désigne comme une victime de
substitution. Sa mort est un sacrifice.

Ce qui nous manque encore, c’est un cas où le don met fin à un conflit déjà
en cours. Or l’Iliade semble fournir un tel cas au livre VII lorsque Hector
affronte Ajax. Cette fois, les lances volent et un combat acharné s’engage.
Après avoir échoué à tuer l’adversaire avec sa lance, chacun tente de
l’écraser avec une grosse pierre, et après avoir échoué avec la pierre,
chacun veut poursuivre le combat avec l’épée. Mais la nuit tombe comme
un rideau et des hérauts envoyés par Zeus et les hommes séparent les deux
guerriers en déclarant qu’il n’est plus l’heure de se battre. Hector invite
alors son rival à échanger des présents avec lui pour montrer qu’ils sont
amis au moment de se quitter.

Troquons plutôt… Au lieu de fondre sur Ajax l’épée à la main, Hector lui
offre une épée à la poignée ornée d’argent, et Ajax lui offre à son tour une
ceinture resplendissante de pourpre. Ces magnifiques présents consacrent le
passage de la violence à la paix. Il serait sans doute difficile de trouver un
exemple plus éclatant de la réconciliation par le don. Cependant, nos deux
guerriers ne se mettent pas spontanément à échanger des cadeaux plutôt que
des coups. Pour suspendre le combat, il faut non seulement l’arrivée
providentielle de la nuit, mais aussi l’arbitrage des hérauts de Zeus qui
interposent leurs bâtons entre les adversaires [4]. Sans cette double
intervention extérieure, la logique du don n’y aurait rien pu faire.

Et encore faut-il vérifier que le conflit soit vraiment éteint. On ne saurait


juger les dons échangés par Hector et Ajax sans connaître la suite de
l’histoire. Celle-ci ne se trouve pas dans l’Iliade mais dans l’Ajax de
Sophocle, drame qui nous ramène d’emblée sur la trace des armes
d’Achille. Après la mort de Patrocle et la perte des armes qu’il portait,
Achille a reçu de nouvelles armes forgées pour lui par Héphaïstos.
Maintenant Achille est mort.

Qui mérite d’hériter de l’armure du héros ? Ulysse obtient le trophée qui,


selon Ajax, lui revenait. Fou de colère, Ajax veut se venger des Grecs, mais
dans sa fureur, il massacre les animaux à la place des hommes.

Lorsqu’il se rend compte de son erreur, Ajax se souvient d’avoir reçu son
épée de Hector : cela confirme, dit-il, le caractère toujours funeste des dons
d’un ennemi [5]. Il enfonce la poignée de l’épée dans le sol et se jette sur sa
pointe. Quand son frère découvre son corps sans vie, il observe que Hector,
même mort, est parvenu à tuer Ajax grâce à son cadeau. Quant à la ceinture
donnée par Ajax à Hector, elle avait servi à Achille pour attacher ce dernier
aux roues de son chariot. Ainsi, les dons mêmes qui devaient réconcilier
Hector et Ajax ont seulement permis un bouclage parfait du cercle de la
vengeance. Chacun participe à la mort de l’autre. Chacun a sa revanche,
mais perd la vie.
En dernière analyse, donc, le destin de Hector et d’Ajax rejoint celui de
Hector et d’Achille. Si Diomède et Glaucos évitent un destin semblable,
c’est qu’ils posent leurs lances et échangent leurs dons avant de combattre.

Après, dans la version de Sophocle tout au moins, il est désormais trop tard.

Une fois que les lances volent, rien ne peut empêcher le conflit d’arriver à
son terme fatal.

BIBLIOGRAPHIE

ANSPACH Mark Rogin, 1995, « Le sacrifice qui engendre le don qui


l’englobe », La
Revue du MAUSS semestrielle n° 5,1er semestre, p. 224-247.
– 2002, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité,
Paris, Seuil.
CAILLÉ Alain, 2000, Anthropologie du don. Le tiers paradigme,
Paris, Desclée de
Brouwer.
DUPUY Jean-Pierre, 2002, Pour un catastrophisme éclairé. Quand
l’impossible est certain, Paris, Seuil.
GIRARD René, 2004, Oedipus Unbound. Selected Writings on Rivalry
and Desire, textes réunis et présentés par M. R. Anspach, Stanford,
Stanford University
Press.
HÉNAFF Marcel, 2002, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la
philosophie, Paris,
Seuil.
MAUSS Marcel, [ 1921] 1969, « Une forme ancienne de contrat chez
les Thraces », in Œuvres, t. 3, Éditions de Minuit, p. 35-43.
– [ 1923-24] 1983, « Essai sur le don », inSociologie et Anthropologie,
Paris, PUF, p. 143-279.
SCUBLA Lucien, 1995, « Vengeance et sacrifice : de l’opposition à la
réconciliation »,
La Revue du MAUSS semestrielle n° 5,1er semestre, p. 204-223.
SEPPILLI Anita, 1986, « “Donare” in Grecia », in Alla ricerca del
senso perduto,
Palerme, Sellerio, p. 13-54.

Notes

[1]

En l’occurrence, les armes de Diomède sont de bronze et celles de Glaucos


d’or. Le poète suggère que Zeus « enleva ses sens » à Glaucos, qui
échangea or contre bronze, « valeur de centbœufs contre valeur de neuf » [
Iliade, VI, 234-236]. Dans un article antérieur à l’Essai sur le don, Mauss
cite cet échange déséquilibré comme exemple de l’éthique du potlatch. Pour
Mauss, le commentaire du poète montre que les Grecs « ne comprenaient
déjà plus ces échanges usuraires, où une partie donne beaucoup plus »
[Mauss, 1969, p. 37-38]. Voir à ce propos Seppilli [ 1986, p. 15-17,48-49].

[2]

Nous entendons « double » ici dans le sens qu’attribue au terme René


Girard [ 2004, chapitre 4].

[3]

Sur cette inversion de l’orientation temporelle où l’on donne par avance,


voir Anspach [ 2002].

[4]

Bâtons qui incarnent vraisemblablement la « bonne violence » sacrificielle


des médiateurs rituels telle que l’analyse LucienScubla [ 1995, p. 213 sq. ].

[5]

Sur ce point, voir Seppilli [ 1986, p. 51-52].


Le code de la vengeance en
Barbagia (Sardaigne)
Antonio Pigliaru ( 1922-1969), professeur de droit constitutionnel à
l’université de Sassari, a été l’une des personnalités sardes les plus
marquantes de ces dernières décennies. Figure de proue, il a réussi à réunir
autour de lui et de sa revue Ichnusa ce que l’île comptait de mieux comme
intellectuels, à lancer des débats et à promouvoir toute une série de
programmes qui ont marqué la vie sociale et politique de cette région.

Dans l’œuvre considérable de cet éminent juriste, La vendetta barbaricina


come ordinamento giuridico (Milano, Giuffré, 1959) a une place à part.
S’intéressant de près à la pratique de la vengeance dans la région sarde
agro-pastorale de la Barbagia dont il était originaire, il s’appliqua à en
démontrer le caractère logique et social, soulignant le fait que la pratique de
la vengeance était un « code » appartenant à un système juridique
« traditionnel ». Il a par la suite traduit (en italien… ) et présenté ce code en
suivant « les schémas d’organisation des codes modernes et en utilisant de
plus le langage technique de la codification contemporaine » [Pigliaru,
1975, p. 104].

En faisant tomber la barrière qui séparait le système juridique traditionnel


du système juridique moderne, Pigliaru a fait œuvre pionnière, tout au
moins pour ce qui concerne la Sardaigne. Nous présentons ici une
traduction du « code de la vengeance » en question dont l’intérêt pour les
études comparatives du droit coutumier n’échappera à personne.

Nous avons utilisé pour notre traduction (et notre adaptation des notes) la
2e édition de l’ouvrage en question, publié sous le titre : Il banditismo in
Sardegna. La vendetta barbaricina come ordinamento giuridico, avec une
introduction de LuigiLombardiSatriani (Milan, Giuffré, 1975,491 p.).

Le texte ici présenté correspond aux pages 111 à 127 de cette édition.
Nous remercions vivement Mme Pigliaru ainsi que l’éditeur d’avoir
autorisé la reproduction de cette traduction dans le présent numéro de la
Revue du MAUSS.

M. P. diBella

* **
I. PRINCIPES GÉNÉRAUX
1. L’offense doit être vengée.

Celui qui se soustrait au devoir de la vengeance n’est pas un homme


d’honneur, sauf si, ayant donné tout au long de sa vie la preuve de sa
virilité [1], il y renonce pour un motif moral supérieur [2].

2. La loi de vengeance oblige tous ceux qui vivent et agissent dans la


communauté.

3. C’est au sujet offensé, en tant qu’individu ou en tant que groupe, que


revient le devoir de vengeance, selon que l’offense a été intentionnellement
faite à un individu particulier en tant que tel ou au groupe social dans son
ensemble organique, soit directement soit indirectement [3].

4. Nulle personne vivant et agissant dans le cadre de la communauté ne peut


être frappée par la vengeance pour un fait non prévu comme offensant.

Nul ne peut en outre être tenu pour responsable d’une offense s’il n’était
pas capable d’entendre et de vouloir au moment où il a agi, auquel cas c’est
à ceux qui en sont moralement responsables d’en répondre.

5. La responsabilité est soit individuelle soit collective, selon que l’action


offensante est le fait d’un individu particulier ou celui d’un groupe organisé
agissant en tant que tel.

Le groupe, organisé soit sur la base d’un lien naturel soit à la suite de
l’existence de rapports sociaux, doit répondre de l’offense quand celle-ci est
causée sur l’initiative individuelle d’un membre particulier du groupe, si le
groupe lui-même, placé devant les conséquences de l’action offensante,
exprime, de façon et dans des formes non équivoques, sa solidarité active
vis-à-vis du coupable en tant que tel.

6. La responsabilité de quiconque se trouve dans la condition d’hôte est


strictement personnelle et résulte de ses éventuelles actions ou omissions
par rapport aux devoirs particuliers de sa situation.
7. La vengeance doit être exécutée seulement lorsque l’on a acquis, au-delà
de tout doute possible, la certitude de la responsabilité dolosive de l’agent.

8. L’offense s’éteint :

1. quand le coupable admet loyalement sa propre responsabilité en


endossant la charge du dédommagement réclamé par l’offensé ou fixé
par sentence arbitrale;

2. quand le coupable a agi en état de nécessité ou bien par erreur ou


fortuitement, ou bien contraint par la force d’autrui et qu’il ne pouvait
s’y soustraire. Dans ce dernier cas, c’est celui qui a usé de la force qui
doit répondre de l’offense.

9. L’application de la loi de la vengeance est également suspendue à l’égard


de celui qui, même suspecté à raison, demande et obtient d’être soumis à
l’épreuve du serment afin d’être libéré.

Dans ce cas, le serment doit être prêté selon la formule suivante : « Je jure
de n’avoir rien fait, rien vu, rien conseillé, et de ne connaître personne qui
ait fait, vu ou conseillé. » L’omission de la seconde partie de la formule
peut toutefois être admise par accord préalable.

Le serment libératoire a une valeur identique, qu’il ait été effectué en


présence de l’offensé seul ou en présence de tiers convoqués en qualité de
témoins, ou bien encore de façon la plus solennelle, selon les coutumes
locales [4].

10. L’inaccomplissement frauduleux des charges dérivant de l’application


de ce qui est indiqué à l’alinéa a de l’article 8 ou bien la fausseté des
preuves alléguées par le coupable pour obtenir dans son propre intérêt
l’application des exemptions prévues par l’alinéa b du même article – que
cela résulte après l’obtention du pardon de la partie offensée ou bien après
le serment qui se révèle faux à la lumière de preuves ultérieures contribuant
à confirmer la responsabilité du coupable – constituent une circonstance
aggravante.
Dans le cas d’un faux serment, l’offense se trouve aggravée si le serment en
question a été fait de façon solennelle.
II. LES OFFENSES
11. Une action déterminée est offensante quand le fait dont dépend
l’existence de cette offense est prévu et voulu dans le but de porter atteinte à
l’honorabilité et à la dignité d’autrui.

12. Le dommage patrimonial en tant que tel ne constitue pas une offense ni
une raison suffisante de vengeance.

Le dommage patrimonial constitue une offense quand, indépendamment de


son importance, il est réalisé avec l’intention particulière d’offenser, ou bien
quand il est réalisé dans des circonstances telles qu’elles impliquent, par
elles-mêmes, des raisons suffisantes d’offense, ou bien encore quand
l’offense renferme la volonté explicite de produire un dommage effectif [5].

13. Les circonstances de l’offense sont objectives et subjectives.

Les circonstances objectives de l’offense concernent la nature, l’espèce, les


moyens, l’objet et le mode de l’action.

Les circonstances subjectives concernent l’intensité du dol ou les conditions


et la qualité du coupable ou bien les rapports existants ou qui ont existé
entre le coupable et l’offensé.

14. Le dommage patrimonial constitue par conséquent une offense dans les
cas suivants :

1. vol de bétail, quand celui-ci a été commis : par un ennemi; par celui
qui a été le compagnon de bergerie de l’offensé et connaît donc
l’organisation technique de la bergerie; par le titulaire de la bergerie
limitrophe;

ou bien si le vol a été rendu possible par leur complicité ou par leur
silence ( omertà);

2. vol de la chèvre à lait destinée à l’alimentation du groupe familial;


3. vol d’un porc destiné à être engraissé pour des raisons d’économie
familiale;

4. vol ou mutilation d’une vache destinée à être offerte au nouveau-né, à


la mariée, à l’orphelin;

5. vol ou mutilation d’un cheval ou d’une paire de bœufs destinés à la


pratique normale du travail;

6. vandalisme concernant le bétail;

7. incendie volontaire;

8. pâturage abusif à l’intérieur d’un terrain clos, effectué dans un but de


provocation ou bien par dépit;

9. division patrimoniale injuste entraînant un comportement déloyal


caractérisé par l’intention délibérée de causer un dommage effectif à
une personne qui n’est pas en mesure de faire valoir ses propres
raisons au moment approprié pour une quelconque circonstance de
fait.

10. exercice excessif de ses droits dans l’intention d’offenser.

15. Quand plusieurs personnes contribuent à l’exécution matérielle d’un fait


énuméré à l’article 14, n’a pas à en répondre celui qui :

ne se trouvait pas à titre personnel dans les conditions expressément


prévues à l’alinéa a;

b) n’était pas au courant de la nature particulière ou de la destination


de l’objet dans les cas prévus aux alinéas b, c, d, e;

c) avait agi par exécution d’un mandat reçu, sans autre participation
que de nature technique à la concrétisation du fait, dans les cas
énumérés aux alinéas f, g, h.

N’a pas non plus à répondre de l’offense celui qui, en ce qui concerne le cas
exposé à la lettre i), a agi de bonne foi, induit en erreur par des tiers.
16. Constitue en outre une offense :

1. le passage provocateur d’un ennemi à travers un terrain clos;

2. l’injure, quand l’offense à la dignité d’une personne ou d’un groupe est


causée par l’attribution d’un fait déterminé mais faux, au point de léser
l’honorabilité de la personne ou du groupe auquel le fait en question
est attribué;

3. la diffamation et la calomnie, quand concourent les mêmes


circonstances prévues pour l’injure;

4. la rupture d’une promesse de mariage. Dans ce cas, l’offense se trouve


aggravée quand le fait est en lui-même dépourvu de justification; ou
bien lorsque l’action a été effectuée dans des circonstances telles
qu’elles compromettent publiquement l’honneur de la fiancée et du
même coup la dignité et l’honneur de la famille à laquelle elle
appartient. La rupture de la promesse de mariage constitue en outre
une offense ultérieurement aggravée si le coupable a agi dans le but de
nuire à l’honneur de la fiancée ou bien dans celui d’offenser sa famille;

5. la rupture injustifiée ou le non-accomplissement d’un pacte établi en


bonnes et dues formes pour n’importe quel motif ou fin. L’offense est
aggravée si le sujet rétractant se sert de l’avantage qui lui revient en sa
qualité d’associé pour infliger, ou pour favoriser celui qui a l’intention
d’infliger, un dommage à l’autre côté. L’offense est ultérieurement
aggravée quand le retrait ou bien le non-accomplissement ont été
effectués dans le but d’infliger un dommage;

6. la délation, dans le cas où elle n’est pas effectuée par la partie lésée,
mais faite dans un but lucratif ou bien par dépit. L’offense est aggravée
quand la délation est rapportée de façon confidentielle auprès des
autorités policières plutôt qu’auprès des autorités judiciaires;

7. le faux témoignage fait par une personne non légitimée par la qualité
de partie lésée. Le faux témoignage n’offense pas quand il est fait par
celui qui exerce la profession de faux témoin ou bien par celui qui
déclare le faux en faveur de l’accusé indépendamment de la culpabilité
ou non de ce dernier;

8. toute action commise contre l’hôte. Dans ce cas, l’obligation de


vengeance revient à la personne ou au groupe qui reçoit;

9. l’offense du sang.

17. Toute action tendant à produire un fait de nature offensante constitue


une offense, même si l’acte n’est pas consommé, dans le cas où cela résulte
d’un changement de volonté de l’agent et que néanmoins les actes déjà
accomplis expriment de façon appropriée et non équivoque la volonté de
causer une offense.
III. LA MESURE DE LA VENGEANCE
18. La vengeance doit être proportionnée, prudente et progressive. On
entend par vengeance proportionnée une offense susceptible d’apporter un
dommage plus important mais analogue à celui qui a été subi; on entend par
vengeance prudente une action offensante exécutée après avoir acquis la
certitude de l’existence de la responsabilité dolosive de l’agent et après
avoir essayé vainement d’aboutir à un arrangement à l’amiable du différend
en question, là où les circonstances de l’offense originelle rendent cela
possible; on entend par vengeance progressive une action offensante
exécutée avec prudence, mais s’adaptant toutefois constamment, par
l’emploi de moyens plus graves ou moins graves, à l’aggravation où à
l’atténuation progressive de l’offense originelle, suite à la confirmation
éventuelle de nouvelles circonstances aggravant ou atténuant l’offense
originelle, ou bien suite à l’apparition progressive dans le temps de
nouvelles raisons d’offense.

19. Toutes les actions considérées comme offensantes sont des moyens
normaux de vengeance à condition qu’elles soient menées de façon à rendre
loyalement manifeste leur nature spécifique.

20. Le recours à l’autorité judiciaire constitue un instrument de vengeance


quand on a acquis, outre la certitude morale de la responsabilité dolosive de
l’agent, une certitude raisonnable sur la suffisance des preuves acquises au
procès et que le dommage dérivant de l’issue du procès peut être considéré
comme suffisamment proportionné à la nature de l’offense selon les
principes de la loi de vengeance en général.

21. Dans la pratique de la vengeance, et dans les limites d’une escalade


progressive, aucune offense n’exclut le recours au pire : le sang. De même,
aucune offense n’exclut la possibilité d’un arrangement à l’amiable, quand
cela est rendu possible par le comportement général du coupable.

Dans la pratique de la vengeance, la peine capitale est exécutée


normalement sur la prémisse de la responsabilité personnelle, dans le cas
d’offense de sang et dans tous les cas plus graves d’offense morale tels que
la rupture d’une promesse de mariage, la délation, le faux témoignage.

22. La vengeance doit être exercée dans des limites raisonnables de temps,
à l’exception de l’offense de sang qui ne tombe jamais en prescription [6].

23. L’action offensante commise à titre de vengeance constitue à son tour


un nouveau motif de vengeance de la part de celui qui en a été frappé,
surtout si celle-ci a été appliquée de façon disproportionnée, inadéquate ou
encore déloyale.

La vengeance de sang constitue une offense grave même quand elle a été
consommée dans le but de venger une précédente offense de sang.

Notes

[1]

Ce choix doit être apparent aux membres de la communauté et non être un


prétexte pour ne pas assumer sa responsabilité. Seul l’homme qui a fait
preuve de virilité tout au long de sa vie est en fait confronté à ce choix.
L’autre, l’homme faible, celui qui n’est pas valente, n’y est évidemment pas
confronté.

[2]

Il y a en principe un devoir, une obligation légitimée par une attente sociale;


de l’autre côté, il y a une exemption, une condition qui libère de ce devoir.
Cette condition peut être donnée par un statut social nouveau (devenir
instituteur, devenir prêtre, ou bien devenir membre d’une société qui a un
type de vie différent), mais elle peut aussi découler d’une détermination
strictement personnelle, c’est-à-dire du fait de croire à un principe éthique
différent.

[3]

Il faut insister sur l’intention comme élément constitutif de l’offense. En


fait, il y a offense seulement quand l’intention de l’action est d’offenser,
d’offenser moralement la dignité de l’autre. Dans ce code, il n’y a pas
offense quand il y a délit, mais délit quand il y a offense.

[4]

La forme la plus solennelle de serment est dite « serment de Pilate ». La


formule du serment reste identique, mais elle est prononcée avec la main
plongée dans une boîte contenant une image sainte. La légende dit que seul
le témoin sincère retirera intacte sa main de la boîte. Cette légende a perdu
de sa crédibilité, mais la solennité du serment n’en a pas été compromise.

[5]

Le vol de bétail peut être considéré comme un fait offensant dans le cas où
il est accompli pour causer un dommage à autrui et pas simplement pour
s’enrichir. Préalablement à la mise en marche du mécanisme de la
vengeance, la victime doit s’assurer de l’intention offensante du voleur. Elle
obtient souvent cette assurance quand, essayant de récupérer son troupeau
( chirca de sa robba), elle se rend compte que le prix demandé pour le
rachat est exagéré et tend à le torrare a nudda (faire retourner à néant).

[6]

Morte in chentu annos no si irmenticat mai (la mort ne s’oublie jamais,


même pas en centans), dit un proverbe de la Barbagia.
Hegel vu depuis la reconnaissance
Regardée de la stratosphère, la pensée de Hegel ne semble pas compter
parmi celles qui permettraient de contredire le cliché selon lequel la
philosophie moderne, dominée par le paradigme de la subjectivité, n’aurait
proposé qu’une sous-théorisation – ou, au mieux, une théorisation biaisée–
de l’intersubjectivité, bien au contraire. En effet, dans sa philosophie
première (la « logique »), Hegel affirme nettement que le concept de sujet
bien compris (un mouvement productif spontané plus fondamental que la
conscience, une façon de reconduire les particularités à un centre ou à une
vie unique qui les préserve en même temps qu’elle les intègre, bref
l’universel concret en acte) constitue le concept ultime de l’ontologie, celui
qui récapitule et enveloppe l’ensemble des catégories par lesquelles nous
exprimons l’être et l’étant, celui à partir duquel démarre aussi tout le
mouvement de pensée capable de produire une connaissance déterminée et
complète de la réalité naturelle et humaine [1]. Si le concept de sujet est le
concept par excellence chez Hegel – au point que les deux termes
apparaissent chez lui parfois comme quasi synonymes –, il n’y a rien
d’étonnant à ce qu’on ne trouve nulle part dans la Science de la logique de
fondation systématique d’une notion équivalente ou approchante à celle
d’intersubjectivité, qui ne pourrait que le concurrencer [ cf. Hösle, 1987].

Pourtant, qu’on l’en félicite [Taylor, 1998] ou qu’on le lui reproche [Popper,
1976], il est aussi d’usage de créditer Hegel d’une rupture avec l’atomisme
constructiviste de la philosophie politique et morale des Modernes.

N’est-ce pas à ce niveau plus concret, celui d’une pensée du sujet comme
individu pratique, que l’on pourrait repérer une percée intersubjectiviste ?

Non, car, à vrai dire, cette rupture se révèle trop ambiguë. D’un côté, Hegel
recourt nettement au vocabulaire des mœurs et des institutions communes
toujours déjà là à l’intérieur desquelles l’individu se forme et s’épanouit, et
ce faisant, déplace effectivement les coordonnées d’une pensée focalisée sur
le sujet pensant et voulant individuel; de l’autre côté, cette opération semble
souvent encadrée chez lui par la reconduction exacerbée de la sémantique
subjectiviste, et ce n’est pas entièrement à tort que l’on fait parfois de sa
conception de l’histoire et de la vie collective le prototype de la sociologie
métaphysique qui transforme « la société » en un grand tout autonome doué
d’une vie propre susceptible de se penser sur le modèle de celle d’une
grosse subjectivité (l’« esprit du peuple »… ). En même temps, la moindre
des charités interprétatives nous incite à croire qu’il n’y a pas qu’à nous que
l’alternative entre individualisme et communautarisme (ou, en termes
épistémologiques, entre atomisme et holisme) apparaît comme absurde et
totalement inféconde.

Elle incite aussi à supposer que notre préférence pour la voie moins étroite
d’une pensée des interactions socialisantes – capable de fonder une
philosophie sociale qui cherche à la fois à penser le présent en interprétant
ce que font les sciences sociales et à préserver la dimension normative de la
réflexion – a pu être anticipée par les auteurs du passé [2]. Il se pourrait
ainsi que la volonté de sortir des fausses alternatives serve de fil conducteur
utile pour relire Hegel de façon moins conventionnelle. En tout cas, ces
dernières décennies, il se trouve que les pensées sociales de
l’intersubjectivité réciproque, aujourd’hui notamment incarnées par les
théories de la reconnaissance, ont notablement contribué, en même temps
qu’elles revendiquaient l’héritage de la philosophie sociale ainsi comprise,
à renouveler notre vision de Hegel. En mobilisant avec insistance la
référence hégélienne, elles ont décisivement aiguisé la perception que nous
pouvons avoir de la manière dont l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit
a orchestré la thématique intersubjectiviste et de son degré de radicalité.
Mais en la mobilisant de façon chaque fois originale, les penseurs de la
reconnaissance ont également manifesté la diversité de leurs propres
positions : ce qui est mis en valeur dans le système hégélien et la façon dont
cela est mis en valeur révèlent quelles accentuations, largement dépendantes
du contexte historique, se développent dans chaque version de la
problématique de la reconnaissance. La référence à Hegel témoigne ainsi,
comme il fallait s’y attendre, du fait que les philosophies sociales et
politiques de la reconnaissance ne forment plus désormais un ensemble
parfaitement homogène.
HABERMAS : L’ÉLARGISSEMENT DU
MATÉRIALISME HISTORIQUE
Dans les années soixante, l’interprétation habermassienne de Hegel s’inscrit
en gros dans la tradition marxiste qui a l’habitude de faire de celui-ci à la
fois un précurseur et un obstacle. Certes, c’est avec le Hegel de la
Phénoménologiede l’esprit que commence, d’une certaine façon, la
modernité philosophique : l’auto-réflexion du sujet renvoie désormais à des
expériences subjectives et sociales complexes, c’est-à-dire à des processus
d’apprentissage historiques, et non à la solitude d’une pensée désengagée.

Mais c’est justement de ce point de vue qu’il y a une inconséquence


absolue, soutient Habermas [ 1978a, chap. 1], à résorber ces processus dans
une clôture systématique censément procurée par la figure du « savoir
absolu ».

Et c’est cette contradiction qui explique que, philosophe du présent


historique, Hegel se soit pourtant employé à désamorcer les crises et le
potentiel créateur inhérent à ce présent : beaucoup plus que Kant ou que
Fichte, il a été le penseur de la révolution, mais de la révolution comme fait
dépassé et impossible, comme révolution pensée et même achevée dans et
par la pensée spéculative [ cf. Habermas, 1975]. Dans son texte de 1967 [
1978b], « Travail et interaction. Remarques sur la Philosophie de l’esprit de
Hegel à Iéna », Habermas complète cependant cette conclusion par une
approche plus audacieuse de la pensée hégélienne, dans laquelle on peut
voir plus qu’une préfiguration des conceptions actuelles de la
reconnaissance. Il ne s’agit plus seulement ici de lire Hegel à partir de
Marx, mais de revenir à Hegel pour tenter de libérer le marxisme des
apories d’une vision plus centrée sur l’acte producteur que véritablement
matérialiste et qui, pour cette raison, n’est pas à la hauteur de la richesse de
son propre contenu empirique. Autrement dit, ce qui est désormais demandé
à l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit, c’est de contribuer à
l’élaboration d’une conception de l’activité humaine suffisamment riche et
souple pour que le travail (en y comprenant la soumission technique de la
nature), bien que toujours central, n’apparaisse plus comme le vecteur
unique du développement de l’espèce humaine et comme le centre de
gravité de la vie sociale.

Pour ce faire, Habermas, tournant le dos aux interprétations « holistes » de


l’hégélianisme, commence par mettre en valeur l’orientation
intersubjectiviste du texte de « la philosophie de l’esprit » : plutôt que de
l’existence d’une totalité éthique donnée, on y part du fait que la conscience
de soi, encore réalité originaire encore dans l’idéalisme antérieur, doit
désormais se penser comme le produit d’une relation intersubjective
symétrique [Habermas, 1978b, p. 168]. Il situe ensuite cette thèse dans un
cadre plus large : Hegel aurait constitué un schéma (non linéaire,
contrairement au système ultérieur) dans lequel le processus de formation
de l’esprit humain est référé en parallèle au développement de trois formes
de pratiques : le travail, le langage et l’interaction. Cette dernière est
ponctuée par des crises et des ruptures que, dans le texte hégélien, la notion
de « lutte pour la reconnaissance » permet de saisir [ cf. Hegel, 1969,
p. 107-114; 1982, p. 46-50].

Interaction et reconnaissance réciproque médiatisée par la lutte renvoient


donc nécessairement l’une à l’autre : loin de conduire en douceur et comme
naturellement à la réciprocité, l’interaction sociale constitue un medium
fragile qui demande à être régénéré en permanence et ne peut l’être que
dans le rapport de force, voire par la montée aux extrêmes (la lutte à mort,
selon l’imagerie hégélienne). Ainsi, poursuit Habermas, au-delà d’une thèse
intersubjectiviste ou interactionniste très générale, Hegel aurait saisi comme
constitutif de la vie humaine et fondateur pour le lien social le mouvement
par lequel j’accorde, au sein ou sur la base d’un conflit, une valeur au fait
d’avoir de la valeur pour autrui en même temps que, par un mouvement
symétrique, je me vois confirmé dans mon être et ma valeur par autrui. Par
là, la thématisation de l’acte producteur, initiée par ces mêmes textes, et que
reprendra Marx, se voyait décisivement complétée, rendant possibles une
anthropologie plus complexe ainsi qu’une théorie sociale plus
compréhensive : travailler et interagir apparaissaient comme les deux pôles
de l’activité humaine, comme les deux modèles d’action les plus englobants
et les plus riches, et donc comme les principes de fonctionnement des
sphères sociales les plus importantes.
Mais comment penser alors le sens de la reconnaissance ? Sans vouloir les
rabattre l’un sur l’autre, Habermas souligne très vite la parenté de
l’interaction et du langage, seulement entr’aperçue, selon lui, par Hegel : la
reconnaissance acquise au prix d’une lutte ne peut que signifier, écrit-il, que
« la reconstruction de la répression et du rétablissement de la situation de
dialogue comme répression et rétablissement de la relation éthique [3] » [
1978b, p. 173]. On voit ici que le philosophe, cherchant à clarifier et à
systématiser l’elliptique propos hégélien, est amené à supposer que la
situation de communication langagière réussie (et à plus forte raison le
dialogue par lequel les caractères de cette dernière sont conduits à
s’expliciter) constitue le paradigme de tout échange interhumain réciproque,
le modèle le plus net et la source primordiale de toutes ses déclinaisons
possibles. La reconnaissance, c’est d’abord ce qui passe au moment où
j’utilise le langage autrement que pour seulement exercer une emprise ou
une influence sur autrui : sans cette expérience de réciprocité par
excellence, aucune interaction porteuse de reconnaissance mutuelle ne
s’articulerait socialement ni ne s’inscrirait dans la vie. Une fois admis ces
points, la conclusion habermassienne coule de source : dans un
matérialisme historique conséquent, les relations entre travail et interaction
( i.e. l’activité orientée par ou en fonction de la reconnaissance) constituent
le foyer à partir duquel le mouvement historique en général pourrait être
pensé, mais aussi la seule façon conséquente de fonder le principe normatif
concret de la subordination des institutions socio-économiques à la
délibération démocratique. Écartant cette possibilité, le Hegel d’après la
« philosophie de l’esprit » n’aurait plus fait de la reconnaissance
interhumaine qu’un épisode ou un aspect subordonné de l’auto-
développement de l’esprit et se serait donc radicalement détourné de cette
tâche; quant à Marx, soumettant la logique de l’interaction à celle du
travail, il n’aurait opéré qu’un renversement abstrait de cette position.

Quoi qu’il en soit de cette conclusion, on peut dire qu’avec Habermas, la


référence à Hegel dans le cadre marxiste ne signifie plus que l’on cherche
chez lui une confirmation anticipée du bien-fondé de l’orthodoxie (Lénine,
le Lukacs du Jeune Hegel… ) ou bien une métaphysique de la subjectivité
historique capable de dépasser l’alliance peu engageante formée par
l’économisme dogmatique et le matérialisme dialectique (le Lukacs de
Histoire et conscience de classe). Installant la théorie de l’activité sociale
d’allure interactionniste au cœur d’une anthropologie, la lecture de Hegel
vise désormais à étayer une conception forte de l’intersubjectivité qui
trouve son centre de gravité dans la mise en valeur du motif de la
reconnaissance mutuelle et cherche à en déployer tous les aspects.
HONNETH : UNE ANTHROPOLOGIE À
PORTÉE NORMATIVE
Bien qu’elle puisse se comprendre comme une tentative de lecture plus
interne, plus fidèle, des propos hégéliens, la brillante analyse de « la
philosophie de l’esprit » qui ouvre la Lutte pour la reconnaissance [ 1992]
possède de nombreuses parentés avec l’approche habermassienne. Mais ce
qui frappe surtout, c’est que Honneth, retrouvant sans la chercher une veine
kojévienne, accorde une importance bien plus considérable au thème de la
lutte pour la reconnaissance lui-même. La reconnaissance mutuelle acquise
dans le rapport de force forme désormais le vrai centre du dispositif
intersubjectiviste, et le texte hégélien se voit tiré dans le sens d’une vision
agonistique du social pour laquelle la division et le rapport de force se
révèlent essentiellement féconds : loin d’être regardée comme la
conséquence indésirable d’une nature égoïste de l’homme, la lutte devient
constitutive de la vie historique et, à la limite, tendrait même chez Honneth
à être idéalisée, comme autrefois la Révolution chez d’autres auteurs, à titre
de vecteur d’une régénération possible du lien social.

En effet, contrairement à ce que pourrait suggérer une mise en vedette de la


problématique de la reconnaissance qui semble renouer avec
l’anthropologie égocentrée des passions dans le style de l’âge classique,
l’affirmation du primat de la lutte se trouve encadrée par une solide
conception intersubjectiviste. Chez Honneth, les individus doivent d’abord
être saisis à partir des interactions qui les relient et les constituent. Ces
interactions se définissent par un certain nombre de règles dont certaines
sont transhistoriques et traversent les différentes sphères de l’activité
sociale, de sorte qu’elles déterminent aussi le cadre normatif minimal de
l’expérience intersubjective et subjective en général. Ainsi, pour lui, on peut
affirmer que si je ne reconnaissais pas le partenaire d’un échange ou d’une
interaction comme un être d’un certain genre (par exemple, comme une
personne), je ne pourrais m’attendre à me voir reconnu à travers ses
réactions comme relevant moi aussi de ce genre : si cette situation devenait
durable ou générale en un sens quelconque, il s’ensuivrait une perturbation
structurelle de l’identité personnelle – Honneth ne parle pas d’aliénation,
même si ce concept pourrait retrouver une place dans ce contexte – qui
m’interdirait d’être vraiment un sujet ou une conscience de soi. Comme ce
raisonnement peut être appliqué à ce même partenaire, on peut conclure
qu’une tendance à la reconnaissanceréciproque habite l’interaction sociale :

autrui – au sens fort du co-sujet symétrique – n’est pas découvert dans le


monde ni constitué de façon transcendantale, il n’est pas non plus celui que
je me propose seulement d’assujettir à mes fins. Il est plutôt institué au sein
d’une activité qui me permet en retour d’exister comme sujet; il est donc
celui que je dois reconnaître comme un sujet (une personne, un individu, un
membre de la société) en même temps qu’il me reconnaît comme tel.

L’intuition que Honneth cherche à articuler à cet argument et qu’il explicite


en déployant certains thèmes hégéliens est que cette reconnaissance
intersubjective n’est jamais complètement acquise, qu’elle peut aussi être
mutilée et déformée en se réalisant au sein de rapports sociaux irrationnels,
et qu’elle exige donc par principe d’être relancée. La lutte pour la
reconnaissance apparaît comme le medium de cet élargissement nécessaire
des conditions d’une réciprocité intersubjective jamais entièrement donnée
ni certaine. Dans ce qu’elle a de fécond, la violence (ou même sa simple
possibilité) ne situe donc pas à l’origine du social comme dans le schéma
hobbésien, mais d’une part, constitue la sanction qui vient frapper des
formes d’interaction sociale trop pauvres à l’intérieur desquelles
l’épanouissement humain n’est pas possible, et d’autre part, s’avère
porteuse d’une promesse de refondation de ces mêmes formes. De ce point
de vue, l’intention profonde de Hegel aurait été de montrer que dans une
lutte apparemment gouvernée à l’origine par le seul intérêt unilatéral et la
concurrence se trouve aussi d’emblée impliquée une tendance distincte,
celle qui, rendue autonome, conduirait à un simple combat « pour
l’honneur », « pour le prestige », autrement dit pour le maintien de soi
comme un être dont l’existence fait sens pour l’autre, mérite d’être
considérée et qui, réciproquement, est capable d’attribuer une valeur à
l’autre. Ainsi, la « lutte pour la reconnaissance », dramatisée par le texte
hégélien sous la forme d’un combat à mort, constituerait le moment où
s’actualise et se densifie en même temps une exigence de reconnaissance de
toute manière enchâssée dans l’activité humaine mais qui, sans elle,
risquerait de rester lettre morte ou de s’enliser dans la facticité de rapports
sociaux forcément limitatifs. C’est donc elle qui fait l’histoire si l’on
comprend cette dernière comme la dimension dans laquelle les différents
aspects de l’individu – la personne juridique ou morale, le sujet pathique
des besoins et des affects, l’acteur social capable de contribuer par son
œuvre à la vie collective, le membre d’un groupe social déterminé porteur
de telle culture particulière, etc. – finissent, dans le rapport de force, par
s’imposer comme des objets dignes de reconnaissance intersubjective et
sociale.

Bref, la rupture avec Habermas consiste donc à refuser le recyclage du


thème de la « lutte pour la reconnaissance » – dans les deux cas interprétée
comme un moment de vérité pour le sujet et le rapport social en général –
au sein d’un intersubjectivisme langagier/dialogique. Chez Habermas, le
rapport de force, symptôme d’une crise et instrument de sa résorption – il
s’agissait de restaurer les conditions d’une intersubjectivité non mutilée–
n’était qu’une condition certes nécessaire mais encore extérieure à
l’avènementd’une vie éthique purifiée : elle était implicitement appelée non
pas certes à disparaître, mais à se sublimer en discussion – en tant que seule
cette dernière fait émerger des résultats de confrontations qui peuvent se
révéler universalisables –, et ce qui est le plus intéressant socialement
venait de toute façon après elle. Même s’il se gardait d’opposer de façon
idéaliste la lutte à la discussion comme la guerre, mauvaise et stérile, à la
paix comme bien en soi, Habermas acceptait donc implicitement de penser
à partir de la perspective utopique d’un monde où l’exercice de la force et
l’expression d’arguments recevables coïncideraient tendanciellement. Pour
Honneth à l’inverse, les luttes particulières, réellement existantes dans le
monde contemporain et qui le caractérisent d’ailleurs (luttes sociales, luttes
identitaires, etc.), peuvent être conçues, au moins en partie, à partir du
modèle hégélien et n’ont pas d’alternatives sociales et politiques pensables.
Loin de pouvoir être réduites à de simples épisodes ou stylisées en vagues
conditions de possibilité de la socialité en général, elles dessinent
effectivement notre horizon éthique et politique, de sorte que nous devons
tout de suite leur attribuer une valeur intrinsèque sans même attendre que
des résultats que nous pourrions comprendre par ailleurs comme
universalisables en soient sortis.
En même temps, Honneth ne se borne pas à tirer de Hegel une vision
agonistique du social ni à orchestrer une sorte de néovitalisme à coloration
révolutionnaire qui valoriserait dynamiquement soit l’affrontement en lui-
même soit la création de liens interhumains nouveaux sur la base de la
destruction des anciens. Son idée est que, toujours en partant de Hegel, il
est aussi possible de donner un contour à l’idée normative de « sphères de
reconnaissance » – presque sur le modèle des sphères de justice de Walzer :

il existe des univers sociaux dans lesquels des attentes de reconnaissance


typiques – celles qui doivent être remplies pour qu’une relation positive à
soi puisse s’établir et contribuer à la réalisation de soi – peuvent être
satisfaites; et ces univers, en philosophes, nous ne pouvons que les
approuver.

Critique à l’égard de la compréhension déontologique de la portée d’une


théorie de la justice (Rawls), le philosophe attend donc d’un
intersubjectivisme fondé sur la dynamique de la reconnaissance la
possibilité de dessiner les contours d’une « vie éthique post-traditionnelle ».

Ce mouvement de pensée – celui par lequel la philosophie pratique


s’achève dans la peinture d’une forme de vie plutôt que dans un catalogue
de normes abstraites – est bien présent dans la « philosophie de l’esprit »
d’Iéna : « Pour [… ] le jeune Hegel, l’avenir de la société moderne devait
produire un nouveau système de valeurs, un horizon ouvert dans lequel les
sujets apprendraient à s’estimer dans les fins qu’ils auraient librement
choisi de donner à leur propre existence » [Honneth, 2000, p. 213]. Il
n’empêche que le point d’arrivée de la démarche honnéthienne ressemble
davantage au propos des Principes de la philosophie du droit qu’aux textes
exploratoires du jeune Hegel. Dans sa synthèse de 1992, le philosophe
essaie de respecter un équilibre entre les deux éléments qu’il tire de Hegel –
la vision agonistique du social et l’idée normative d’une vie éthique fondée
sur la reconnaissance réussie – et adhère à la critique traditionnelle selon
laquelle Hegel aurait très rapidement abandonné le modèle de la « lutte
pour la reconnaissance » au profit d’un idéalisme conventionnel et d’une
conceptualisation de la vie sociale trop institutionnaliste, en tout cas
beaucoup moins marquée par l’orientation intersubjectiviste [ ibid., p. 80].
Mais dans un écrit récent [ 2001] consacré aux Principes de la philosophie
du droit, il va bien plus loin dans la mise en œuvre d’une heuristique
généreuse à l’égard du système hégélien de la maturité en y décelant une
« reconstruction normative », en gros satisfaisante, des composantes
essentielles de la société moderne, autrement dit une explicitation des
structures qui rendent possible la réalisation du soi de chacun dans le cadre
d’une société moderne.

L’hypothèse qui ferait démarrer l’argumentation hégélienne serait que cette


auto-réalisation ne peut avoir lieu qu’au sein de processus de
reconnaissance dans lesquels l’autonomie (la liberté, dit Hegel) se constitue
dans un pouvoir affirmatif dans lequel autrui se trouve directement
impliqué.

Les différentes sphères de l’esprit objectif devraient ainsi se comprendre


comme les espaces de jeu, hiérarchisés entre eux, à l’intérieur desquels le
désir de reconnaître et d’être reconnu est appelé à s’investir et à
s’accomplir. Selon cette lecture séduisante, il n’est plus question d’accuser
le Hegel de la maturité d’être revenu sur la position intersubjectiviste de
l’époque d’Iéna ni de regretter l’effacement apparent du thème de la
reconnaissance :

dans la Philosophie du droit, c’est en fait tout le champ de la pratique


sociale et de la volonté qui s’interprète, certes de façon discrète, en fonction
du schéma de la reconnaissance. La seule objection majeure que l’on puisse
maintenir est celle qui porte sur la « sur-institutionnalisation » de la vie
éthique : coiffant sa construction par l’affirmation d’une souveraineté
étatique à teneur pas vraiment démocratique, Hegel se serait fermé à la
créativité sociale inhérente aux conflits et aux besoins de reconnaissance
insatisfaits; de ce fait, la lutte se verrait non seulement marginalisée dans le
cadre d’une philosophie pratique (ce qui semble acceptable au point de vue
honnéthien), mais aussi écartée au profit d’une vision centrée sur l’État.

Quoi qu’il en soit, le fait que Honneth relativise désormais ouvertement son
ancienne focalisation sur les textes d’avant la Phénoménologie constitue
une ouverture importante dont les enjeux dépassent la seule histoire de la
philosophie. Le thème de la reconnaissance semble maintenant permettre
une interprétation d’ensemble, ni hiérarchisante ni mutilante, de la pensée
hégélienne du monde social; mais le risque est que cette évolution contribue
aussi à émousser une conception agonistique du social par laquelle Honneth
marquait justement sa différence avec Habermas.
PROLONGEMENTS FRANÇAIS
CONTEMPORAINS : LE RENOUVEAU DE LA
CRITIQUE
C’est de ce point de vue que l’on peut parler d’une singularité française
dans la réception de la thématique de la reconnaissance en philosophie
politique. Pour les penseurs nord-américains comme Taylor [ 1992] ou
Fraser [ 1997] qui la discutent, il est évident que la notion de
reconnaissance consonne avec le fait politique de l’existence de sociétés
multiculturelles dans lesquelles les différences ne peuvent plus être
négligées par le droit ou les pratiques sociales, et dans lesquelles donc les
minorités de toutes sortes ne peuvent plus être seulement sommées de se
ranger à la loi de la majorité. Ainsi, alors que dans la Lutte pour la
reconnaissance, Honneth cherchait à maintenir une sorte de neutralité
sociologique prudente quant aux types de lutte capables de répondre à ses
modèles théoriques (ils semblaient pouvoir englober aussi bien les
classiques conflits de classe que les mouvements sociaux anciens comme le
féminisme, mais aussi les divers mouvements plus contemporains
d’affirmation/émancipation initiés par les minorités), les auteurs américains
y trouvent plutôt un vocabulaire adéquat pour penser le défi de la perte
d’homogénéité culturelle de leurs sociétés – plus exactement de la
disparition des facteurs qui permettaient à cette homogénéité de passer pour
la norme et d’être imposée institutionnellement. L’introduction dans le
débat de la notion de « lutte pour la reconnaissance » signifie alors que l’on
défend une compréhension des conséquences de ce phénomène qui 1)
conserve un noyau universaliste (l’affirmation souveraine des différences
n’est pas une fin en soi, leur horizon consiste bien à s’intégrer à une
communauté), mais qui 2) n’est pas non plus libérale : les différences ne se
conçoivent pas comme des particularités sociologiques contingentes qui,
comme telles, n’auraient pas à pénétrer dans le champ du politique (Rawls),
mais au contraire comme des objets et des sujets désormais centraux de
pratiques, d’engagements et de décisions politiques (sous la forme de
mesures de protection, de revendications, etc.). Ce contexte explique
d’ailleurs en partie les différends théoriques auxquels la notion de
reconnaissance a donné lieu. Ainsi, c’est en grande partie parce qu’elle voit
en elle une sorte de légitimation philosophique précipitée, voire dangereuse,
d’une tendance actuellement caractéristique des États-Unis – la perte de
crédibilité et d’efficacité de l’action de l’État social
organisateur/redistributeur au profit de politiques identitaires jouant
essentiellement sur le registre de la culture et des représentations – que N.
Fraser [ 2003] s’est opposée à la conception honnéthienne.

Pour elle, notre volontarisme éthique et politique ne doit pas se détourner de


ses tâches principales (la promotion d’une société juste d’un point de vue
socio-économique, l’élargissement du champ de la démocratie) à cause
d’une attention portée aux faits d’identité qui risque de devenir aussi
unilatérale que contre-productive.

Cette dimension « identitaire » et « multiculturaliste » n’est pas absente des


discussions françaises autour de la reconnaissance, mais elle y a sûrement
joué un rôle moins déterminant qu’en Amérique du Nord. Le contexte de
réception français serait plutôt celui qui résulte de l’aggravation des crises
économiques et sociales de ces dernières décennies. Ce que l’on demande
désormais à la théorie de la reconnaissance, ce n’est plus tant de fournir les
bases générales d’une anthropologie à teneur normative que de participer
directement au renouveau de la pratique et de la pensée critiques, de fournir
des armes à la mise en cause des formes actuelles de l’injustice et de
l’aliénation. De façon novatrice par rapport à ce qui se passe chez Honneth,
on attend donc de la théorie de la reconnaissance qu’elle élabore une
grammaire qui permette d’interpréter philosophiquement ce qui s’exprime
chez les sociologues de la domination, chez les interprètes des effets
sociaux et psychiques de la désaffiliation et de la désocialisation, chez les
observateurs d’un monde du travail précarisé ou de l’évolution des groupes
sociaux marqués par le chômage et la violence structurelle.

Il en résulte une conception plus volontariste et plus engagée de la Théorie


critique, que l’on croit bien plus capable d’être directement en prise sur les
pathologies du présent que ne le suggérait Honneth : ce sont les figures
multiples du déni social de reconnaissance compris comme cause de
souffrance qui occupent désormais le centre de la discussion. Par ailleurs,
cette reformulation s’accompagne également d’un rapport nouveau à Hegel,
assez créatif d’un point de vue herméneutique, qui nous conduit au plus loin
de la partition traditionnelle entre le « jeune » et le « vieil » Hegel :

dans sa version « française », la théorie de la reconnaissance permet de lire


la pensée de l’auteur de la Phénoménologie d’une façon telle que les
arguments intersubjectivistes qu’elle contient n’apparaissent plus comme
des éléments isolés, mais comme révélant des orientations de fond qui
déterminent l’ensemble de la construction. Or, l’intéressant est que ces deux
innovations, la politisation et l’hégélianisation, soient paradoxalement liées.
Quatre thèmes typiques de ce courant « français » permettent d’illustrer
cette singulière association entre la radicalisation de la critique et la
réappropriation de Hegel.
Le rattachement à une théorie du travail et de la
domination
Dans son livre, Honneth semble parfois supposer qu’une interprétation de la
modernité comme époque de la différenciation des différentes sphères de la
reconnaissance suffit à fournir l’arrière-plan dont la théorie de la
reconnaissance a besoin en guise de théorie de la société. La focalisation sur
les conditions de manifestation et de résolution des conflits et des crises
pourrait finir par occulter le contenu même de ceux-ci, donnant
l’impression d’une vision plutôt optimiste, plutôt harmonieuse, de ce dont
les sociétés modernes sont capables. Chez les auteurs français, il en va bien
autrement. Ainsi, alors que Honneth attrape le thème du travail presque en
passant (la division du travail social comme milieu naturel d’une
reconnaissance qui prend en compte la dimension singulière de l’activité
sociale et des identités), F. Fischbach, d’une façon qui revendique
clairement l’héritage kojévien, redonne un sens à la connexion étroite qui
existe dans la Phénoménologie de l’esprit entre reconnaissance et
subordination de l’esclave : l’aspiration à la reconnaissance intervient
comme force motrice de la mise en place d’une relation sociale inégalitaire
(maître/esclave) et comme ce qui exige et promet son renversement. De
toute manière, le phénomène de reconnaissance se trouve immédiatement
lié ici à la lutte de classes : la société n’est pas d’abord un ensemble
d’espaces de reconnaissance possible (Honneth, tendanciellement), mais un
champ de forces polarisé du fait de la domination. Il y a donc un sens à
repasser par Hegel pour résister à la tentation honnéthienne d’insister sur la
fonction intégratrice du conflit au détriment de sa dimension
immédiatement agonistique : « La lutte pour la reconnaissance vise
l’affirmation d’une différence dans un espace social divisé, et non
l’intégration à un ordre social pacifié [4]. » La préférence « française »
accordée à la Phénoménologie plutôt qu’à la « philosophie de l’esprit »
n’est pas seulement satisfaisante pour l’historien de la philosophie, puisque,
après tout, c’est seulement dans l’ouvrage par lui publié que Hegel a
déployé dans toute son ampleur la thématique de la reconnaissance comme
constitutive de la conscience de soi tout en lui assignant une fonction bien
précise dans la formation générale de l’esprit.
Comme le montre le couplage entre le thème de la lutte et celui de la
soumission du travail, cette préférence s’avère, du point de vue de la
construction de la théorie sociale actuelle, riche de potentialités théoriques
que Honneth n’avait pas cru bon d’explorer.
La question de la morale
Du point de vue de la philosophie pratique, la position honnéthienne
comporte au moins un élément abstentionniste : le problème traditionnel du
« fondement de la morale » – la question de savoir si et comment peut être
rationnellement prouvée la robustesse de la conviction diffuse selon laquelle
l’agent qui agit selon des croyances et des motifs « moraux » agit d’une
façon qui est bienfondée – n’entre pas vraiment dans le champ d’analyse de
la Lutte pour la reconnaissance [5]. Certes, Honneth oppose parfois sa
démarche à celle de l’éthique de la discussion (pour laquelle, au contraire,
la question du fondement de la morale est pertinente), mais c’est en
déplaçant la problématique plutôt qu’en la reprenant pour proposer une
solution alternative : le projet d’une anthropologie à visée normative, jointe
à l’indication formelle des conditions d’une vie éthique réussie, permet de
se dispenser du propos classique de la théorie morale, qui perd alors son
autonomie. C’est d’ailleurs pourquoi un auteur comme Y. Cusset est fondé à
réinterpréter la théorie de la reconnaissance comme un complément possible
de l’éthique de la discussion : elle présenterait les conditions effectives
minimales qui doivent être remplies pour qu’une discussion digne de ce
nom commence, au sens radical du mot, et ait des chances d’aboutir au
résultat qu’un Habermas n’attribue, à cause du niveau d’abstraction très
élevé où il se place, qu’à la force des arguments partageables [ cf. Cusset,
2003]. En revanche, chez d’autres, comme Fischbach ou Renault,
l’opposition de la théorie de la reconnaissance à l’éthique de la discussion –
représentante des problématiques « classiques » de la philosophie morale –
est très nette, et celle-ci ne se voit pas tant reprocher son abstraction que
l’inconséquence de son traitement du thème de l’intersubjectivité pratique,
conçue de façon étroitement logocentrique.

On trouve ainsi chez E. Renault une tentative, qui n’est pas dans le ton du
livre de Honneth, d’élever l’obligation de reconnaissance jusqu’au niveau
de la norme générale fondatrice de la philosophie pratique. Or cette
stratégie se laisse aisément corroborer par des arguments venus de Hegel.

Renault lit ainsi dans les pages assez cryptiques qui terminent le chapitreVI
de la Phénoménologie de l’esprit comme une façon de radicaliser, dans le
sens d’une clarification, la thématique de la reconnaissance orchestrée,
aussi bien dans les textes d’Iéna que dans le chapitreIV du même ouvrage,
d’une façon encore partielle : Hegel y ferait de la reconnaissance réciproque
l’expérience morale la plus élevée, appelée à dépasser les apories d’une
conscience morale imparfaite [ cf. Renault, 2001, p. 186]. Le désir de
reconnaissance pourrait en ce sens être compris comme l’origine même des
exigences morales – une thèse radicale dont, encore une fois, la position
honnéthienne n’a pas besoin. Agir moralement, ce serait agir d’une façon
qui préserve et élargisse les conditions d’une reconnaissance réciproque
entre sujets – d’une reconnaissance capable de viser l’identité particulière
des individus autant que le genre universel dont ils relèvent. Interprétée
d’une façon radicalement intersubjectiviste, la morale constitue encore une
manifestation en moi d’une socialité structurée autour du déni et de
l’expression de la reconnaissance.

En même temps, si la question du fondement de la morale est bien traitée,


c’est dans une perspective qui demeure critique. Ainsi, dans Mépris social [
2000], Renault – d’une façon qui n’a guère d’équivalent chez Honneth–
reconduit la polémique hégélienne contre l’absolutisation de la morale qui
figure aussi bien dans la Phénoménologie que dans la Philosophie du droit :
non seulement le point de vue moral, replié sur des préceptes généraux et
abstraits, tenté de s’en tenir à la bonté de l’intention et au fantasme de la
pureté, n’implique pas les conditions de sa propre réalisation mondaine,
mais en plus, en raison de ces partialités mêmes, il peut être considéré sans
paradoxe comme l’origine du mal. Quasiment présocial, n’indiquant pas le
terrain de l’expérience de la reconnaissance dans le déploiement de toute sa
richesse et de ses puissances, le point de vue moral peut et doit être dépassé
– en l’occurrence, plus dans une politique qui fait de la non-reconnaissance
un motif d’engagement que dans une vie éthique supposée préserver la
possibilité de reconnaissance. De toute manière, on peut parler ici d’un
raidissement anti-morale qui marque une sorte de réhégélianisation de la
théorie. La fameuse critique hégélienne de la morale, fondée sur une vision
intersubjectiviste de la pratique, se voit ainsi lue autrement que comme le
simple corrélat d’une philosophie de l’histoire dogmatique ou d’un
conservatisme politique peu imaginatif. Elle débouche plutôt sur une forte
légitimation de la révolte.
L’identité
Honneth, on l’a rappelé, n’avait nullement centré son propos sur la question
culturelle des identités et des différences sociales que certains auteurs nord-
américains plaçaient à la même époque au cœur de leur théorie politique
sous le nom de multiculturalisme (Kymlicka) ou de politique de la
différence (I.M.Young). L’« identité » ne formait qu’un des enjeux et des
objets possibles de la reconnaissance. Pourtant, la possibilité de renforcer
cet aspect est offerte par la pensée hégélienne qui sert de point d’appui à
Honneth, en particulier ce qui, chez cet auteur, relève d’une pensée des
mœurs et des institutions déjà là qui méritent par principe d’être
réaffirmées. D’un point de vue contemporain, cela implique que dans les
discussions autour de l’alternative entre libéralisme et communautarisme,
Hegel se situerait certainement dans le second camp, celui qui part de
l’existence d’une vie sociale-historique et qui comprend les sujets comme
des membres d’une totalité éthique plutôt que comme des titulaires de droits
ou comme des personnes morales. Il y a un fait de l’identité dont il faut
partir. Simplement, à distance de tout conservatisme, l’effacement
contemporain de l’État national à peu près homogène d’un point de vue
ethnique et sociologique invite à opérer un rapprochement entre deux
moments séparés l’un de l’autre dans le système hégélien originel :
nommément, entre la conception qui fait de l’identité collective un élément
constitutif du sujet individuel et le thème de la lutte pour la reconnaissance
lui-même. Le résultat – qui, là encore, n’était pas anticipable au vu du texte
honnéthien – est que la lutte pour la reconnaissance d’identités socialement
opprimées et culturellement ignorées ou méprisées constitue aujourd’hui la
forme par excellence de l’activité politique capable de dynamiser nos
sociétés. Pournous, l’identité mise en mouvement politique serait ce qui se
joue d’essentiel dans la lutte pour la reconnaissance à valeur émancipatrice.

Un auteur comme E. Renault insiste sur le fait qu’une telle interprétation


n’implique pas, comme le craint Fraser, un désinvestissement du social au
profit des « représentations » : « La logique des luttes pour la
reconnaissance d’identités fragilisées n’est donc pas incompatible avec la
logique, propre aux mouvements sociaux, de la lutte politique pour la
reconnaissance de la dignité. Bien au contraire, il y a tout lieu de penser
qu’à l’époque de la fragilisation des identités, les luttes sociales combinent
nécessairement ces deux types de lutte pour la reconnaissance » [Renault,
2001, p. 97].

Ainsi, pour une conception inspirée par le modèle de la reconnaissance, les


mobilisations sociales telles que les grèves et les conflits du travail ne
s’expliquent plus seulement ni même primordialement par la défense
d’intérêts collectifs ou par la lutte contre l’exploitation. Ce qui leur confère
une dignité morale immédiate, c’est qu’ils incarnent, entre autres choses
mais de façon notable, la manifestation d’identités professionnelles qui
visent à se faire reconnaître dans l’espace public. On voit que, selon cette
conception, nous devrions donc recourir à des catégories sociologiques qui,
bien qu’ayant leur cœur de cible dans les phénomènes de défense et
d’affirmation d’identités collectives, soient capables de donner un sens
plein aux luttes sociales « classiques » inspirées par le modèle de la justice :
tel serait en tout cas un des résultats d’une exploitation plus systématique
que celle de Honneth (qui a partiellement manqué les ressources offertes
par la problématique contemporaine de l’identité) des possibilités inscrites
dans le système hégélien. La thèse du primat social des identités collectives
permet ainsi de recadrer la portée politique de la théorie de la
reconnaissance.
La politisation de la reconnaissance
Honneth écartait consciemment le pathos habermassien de la participation
politique et l’hypothèse de sa valeur éminente, à la fois intrinsèque et
instrumentale (par rapport à notre idée d’une vie sociale juste et désaliénée
en général). Chez lui, le politique n’a pas de spécificité ni, à vrai dire, de
place particulière; la justice ne se joue, pour ainsi dire, que dans
l’immanence de relations sociales réussies car psychologiquement
satisfaisantes; et même le droit (pour l’essentiel institutionnalisé
étatiquement dans nos sociétés, donc factuellement relié au politique) n’est
là que pour contribuer à sa manière à la dynamique de la réalisation de soi.
On comprend, dès lors, que la Lutte pour la reconnaissance s’achève par
une réaffirmation neutraliste en matière politique. Certes, pour Honneth,
une théorie de la reconnaissance ne peut que plaider en faveur d’une vie
sociale (une vie éthique, selon le terme hégélien) qui honore, autant que
faire se peut, les besoins de reconnaissance de ses membres en les assurant
de la possibilité de jouir de la confiance en soi, du respect de soi et de
l’estime de soi que rend possible l’existence de sphères de reconnaissance
bien faites. En ce sens, elle n’est pas abstentionniste politiquement. Mais
cette contrainte formelle peut donner lieu à des formes de vie collectives
extrêmement diverses sur lesquelles le théoricien n’a pas à prendre position
[Honneth, 2000, p. 214]. Dans le courant français, cet apolitisme
philosophique apparaît comme une inconséquence : par exemple, chez
Renault, on trouve l’idée que, dans la mesure où les rapports sociaux
capitalistes impliquent des inégalités extrêmes qui bloquent toute
reconnaissance réciproque possible, une éthique de la reconnaissance
s’oriente naturellement vers un projet socialiste de société [6]. L’idée d’une
forme de vie éthiquement légitime s’articule ici à un projet politique qui est
déjà déterminé.

Cette différence de style pourrait s’expliquer par le réinvestissement de la


figure de la pensée engagée et le refus de s’embarrasser d’une distinction
trop rigide entre ce que peuvent respectivement faire le philosophe et
l’intellectuel. Le théoricien de la lutte ne peut se concevoir de façon
cohérente comme un spectateur impartial; son modèle serait plutôt celui du
porte-parole. Mais sur le fond, cette différence s’explique, là encore, par
une réorientation qui emprunte des éléments à Hegel. E. Renault reconstitue
ainsi de façon séduisante l’infrastructure de l’étatisme hégélien : celui-ci
n’aurait rien à voir avec l’autoritarisme, mais consisterait plutôt en une
conception de la politique comme instance assurant en même temps
l’unification, la relativisation et la mise en mouvement des identités
sociales :

« Il ne peut y avoir de disposition d’esprit éthique ou politique que si les


effets subjectifs des institutions font système, que si les institutions ont
également pour effet l’unification des identités multiples. On sait que dans
les Principes [ de la philosophie du droit], c’est à l’État qu’incombe le rôle
unificateur » [Renault, 2001, p. 195; et 2000, p. 67 sq.]. Autrement dit, dans
la pensée de Hegel, le concept de reconnaissance se situerait
hiérarchiquement plus haut que celui de vie éthique et, à plus forte raison,
d’État.

Appartenir à un État ou relever de lui signifie d’abord que mes identités


ainsi que toutes les sphères institutionnelles dans lesquelles elles se
manifestent se trouvent reconnues et maintenues ensemble. Ce disant,
Hegel va beaucoup plus loin qu’une simple reprise de l’idée classique de la
tolérance religieuse et de la neutralité de l’État puisqu’il accorde, par
exemple, une épaisseur et une valeur intrinsèque aux organisations sociales
indépendantes comme les corporations (dans lesquelles il est permis de voir
désormais une anticipation de la prise en compte des identités
professionnelles). Parce que l’État, en même temps qu’il les organise,
apporte une légitimation a posteriori de ces identités et de ces sphères
(hégéliennement, en en faisant des incarnations hiérarchisées du rationnel),
je peux donc, en m’appuyant sur lui, apprendre à reconnaître et à
comprendre à la fois la complémentarité et la limitation réciproque des
identités qui me constituent ainsi que celles des autres, donc à les saisir
toutes ensemble dans leur pluralisme cohérent.

Cette argumentation peut prendre un nouveau sens dans le cadre d’une


Théorie critique qui part d’une société civile active : « La politique se
définit comme une demande de reconnaissance, une demande adressée à
l’ensemble des institutions » [Renault, 2000, p. 70]. Autrement dit,
l’activité politique – il ne s’agit certes plus aujourd’hui de faire de l’État
son bénéficiaire – génère un espace de jeu à l’intérieur duquel les
différentes identités apprennent à se médiatiser les unes avec les autres, se
soustraient au risque du repli régressif en inventant à plusieurs des langages
politiques associant critiques, revendications et propositions – ce qui
confère à la manifestation publique de ces identités un sens offensif, créatif
et non pas seulement défensif. Dans ces conditions, contrairement à ce que
supposait Honneth, la théorie de la démocratie ne reste pas que juxtaposée,
ou du moins associée par des liens assez lâches, à la théorie de la
reconnaissance :

la meilleure figuration contemporaine que nous pouvons donner de la


démocratie est celle d’une vie sociale marquée par la politisation des
identités en lutte pour la reconnaissance dans un monde qui les mine et les
menace, en tant que cette politisation garantit une sorte d’acculturation
dialogique [ ibid., p. 100]. C’est en ce sens historiquement déterminé que,
pour un auteur comme E. Renault, la vieille idée hégélienne selon laquelle
la philosophie de la vie éthique et sociale s’achève par une philosophie de
la volonté et de l’activité politiquesconserve toute sa portée et redessine
même les enjeux cruciaux d’une pensée de la reconnaissance.
EN RÉSUMÉ …
Habermas ne valorise que le jeune Hegel, Honneth défend de plus en plus
une vision plutôt continuiste du développement de l’auteur de la
Phénoménologie, les auteurs français actuels tendent plutôt à favoriser
l’œuvre systématique de la maturité. Pour eux, il ne s’agit donc plus,
comme les jeunes-hégéliens des années 1840, d’opposer le point de vue
critique au dogmatisme conservateur de Hegel, quitte, éventuellement, à
idéaliser l’œuvre de jeunesse, celle d’avant la sclérose supposée. Il ne s’agit
plus de regretter le déclin de l’intersubjectivisme hégélien sous le poids
d’un monologisme de l’auto-développement de l’Esprit : les choses sont
plus ambiguës, plus mélangées, et le fait que l’ontologie hégélienne reste
incontestablement couronnée par la catégorie de sujet ne suffit pas à clore le
débat. Si le thème de la reconnaissance indique la voie royale d’une pensée
de l’intersubjectivité, son orchestration hégélienne, qui parcourt l’œuvre,
indique clairement qu’avec elle, nous sortons de l’univers de la subjectivité
autarcique qui a marqué effectivement une partie de la philosophie
moderne. Par une sorte de ruse de la raison, le détour par les diverses sortes
de figure, de présupposition, de corrélat ou de conséquence de
l’intersubjectivisme de Hegel sert même à élargir la perspective d’une
théorie de la reconnaissance qui, chez Honneth, ne déploie qu’une partie de
ses possibles les plus prometteurs; il invite à opérer un « retour aux
sources » [ cf. Fischbach, 2003] de la Théorie critique elle-même : un retour
à l’idée d’un savoir philosophique et empirique directement engagé et
émancipateur, articulé à l’auto-critique politique du présent déjà existante.
Certes, à la suite d’auteurs comme Fraser, on pourrait légitimement
s’inquiéter des ambitions de plus en plus hautes que nourrissent les
conceptions inspirées par le modèle de la reconnaissance : le recours à
Hegel n’a-t-il pas accompagné la remontée en puissance du fantasme d’une
ontologie sociale fondée sur un principe unique, ou encore d’une théorie
morale et sociale parfaitement intégrée et intégratrice ? La problématique
de la reconnaissance n’est-elle pas en train de donner naissance à un
nouveau dogme qui, de façon peu crédible, se prétend capable à la fois de
recueillir à lui seul l’héritage de la Théorie critique et de fonder une pensée
normative cohérente dans le champ éthique et politique ? Il y a là sans
doute un problème.
Mais il est vrai aussi que dans le panorama théorique contemporain, les
théories de la reconnaissance, illustrant la vitalité de l’inspiration
hégélianomarxiste, sont parmi celles qui démontrent le mieux la fécondité
du cercle herméneutique par lequel l’interprétation du présent historique et
l’interprétation des auteurs classiques renvoient l’une à l’autre et se
renforcent l’une l’autre.

BIBLIOGRAPHIE

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– 1998, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf.

Notes

[1]

Cf. dans Hegel [ 1981], le texte introductif « Du concept en général » et le


chapitre final « L’idée absolue ».

[2]

Pour une définition de la philosophie sociale, voir Honneth [ 2000a].

[3]

Même trente ans après le texte sur Hegel et une longue période de sous-
exploitation de ce qui s’en dégageait, Habermas se montre si peu étranger
au thème de la lutte pour la reconnaissance que c’est spontanément à partir
de lui qu’il tente d’interpréter la problématique multiculturaliste actuelle et
sa contribution à la théorie démocratique [ cf. Habermas, 1998].

[4]

Fischbach [ 1999, p. 126]. Pour E. Renault, l’éthique de la reconnaissance


est l’éthique des révoltes des dominés et par conséquent l’éthique des
dominés tout court [voir Renault, 2000, p. 45].

[5]

Ainsi, pour Honneth, « la morale, comprise comme le point de vue du


respect universel, ne représente-t-elle que l’un des multiples dispositifs
servant à garantir la possibilité d’une vie bonne » [ 2000, p. 206].

[6]

Renault [ 2000, p. 51]; et aussi le texte à paraître de J.-Ph. Deranty et E.


Renault, « Politicising Honneth’s ethics of recognition ».
La reconnaissance aujourd'hui.
Enjeux théoriques, éthiques et
politiques du concept
On assiste aujourd’hui dans l’espace public des sociétés démocratiques à
une explosion des attentes et des demandes de reconnaissance. Ces
demandes concernent aussi bien des droits fondamentaux – les libertés
civiles et politiques par exemple – que des droits spécifiques que l’on
cherche à intégrer dans le groupe des droits fondamentaux : demande de
reconnaissance d’une spécificité culturelle, ethnique ou religieuse; demande
de reconnaissance de la légitimité des langues minoritaires; demande de
reconnaissance relevant du « genre »; demande de reconnaissance émanant
de victimes soumises à des processus d’oppression non ou insuffisamment
reconnus. À cela s’ajoutent des attentes de reconnaissance relatives à des
rapports sociaux informels tels que l’exercice du pouvoir dans les
organisations hiérarchiques, la consultation et la délibération aussi bien
dans les organisations que dans les associations multiples; la demande de
considération en matière de travaux pénibles. Il n’est pas jusqu’aux
négociations économiques entre les différents agents qui ne soient porteuses
d’attentes de reconnaissance, même lorsque l’on doit négocier sur de
simples questions de pouvoir d’achat. Enfin, l’ensemble des rapports
interpersonnels sont, eux aussi, traversé de demandes permanentes de
reconnaissance d’une singularité qui, même si elles ne sont pas toujours
codifiables, n’en demeurent pas moins intenses.

En un mot, alors que l’essentiel des conflits politiques et sociaux avait porté
depuis au moins deux siècles sur la question de la propriété et des revenus,
mettant au premier plan l’aspiration à une répartition plus égale des
richesses, dans le cadre de demandes de justice distributive, ils se
structurent et se formulent désormais aussi dans le langage du droit à une
égale reconnaissance [2].
La notion de reconnaissance semble ainsi traverser aussi bien les demandes
formulées au sein de l’espace public que celles qui relèvent de la sphère
privée. Il n’est pas certain que cet ensemble d’exigences – qui peut
s’exprimer aussi bien dans le langage du droit que dans celui de la morale,
voire dans le registre de la psychologie – possède toujours des objectifs
clairs.
Une définition liminaire
Tentons d’esquisser une définition liminaire du concept. En prenant pour
référence le dernier livre de P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance [
2004], on peut schématiquement délimiter au moins deux grandes
significations de cette notion. La première est de nature cognitive, la
seconde – dans ses différentes variantes – est de nature pratique, mais
toutes deux possèdent en commun une propriété transversale qui leur
permet d’être désignées par le même terme. Au plan cognitif, par
reconnaissance on peut entendre une compétence d’identification qui, sous
la forme d’un jugement, comme chez le Descartes de la 4e Méditation,
identifie comme étant désormais vrai ce dont on avait préalablement douté.
Ainsi, pour Descartes, reconnaître, c’est vraiment connaître ce que l’on
connaît, mais dont on doutait qu’il fût vraiment connu. Cependant, cette
reconnaissance peut aussi se rencontrer dans le cadre de la production d’un
concept comme chez Kant, dans l’analytique transcendantale de la Critique
de la raison pure (« déduction transcendantale des concepts purs de
l’entendement ») où la troisième synthèse, la synthèse de récognition dans
le concept, consiste, pour la conscience, à identifier sa propre unité
objectivée dans la production de l’unité d’un concept par synthèse du divers
des représentations. Dans les deux cas (Descartes et Kant), la « compétence
d’identification » du point de vue du jugement ou de la synthèse de
récognition possède le statut d’une confirmation : ce que l’on connaît ou
dont on anticipe la nature sur un mode non assuré, se trouve confirmé par
une opération de subsomption par laquelle on place la chose à connaître
sous la juridiction d’un concept : concept du vrai, ou concept de l’unité de
la conscience.

Cependant, cette compétence d’identification en matière cognitive fournit


du même coup le lien qui assure la transition vers l’aspect pratique de la
reconnaissance, et celui-ci se caractérise, lui aussi, par un acte
d’identification qui revêt la forme d’une attestation lorsqu’on a affaire à une
pratique d’imputabilité juridique ou morale. De façon courante, une
reconnaissance de responsabilité signifie que là où peuvent surgir une
question ou un doute sur l’identité de celui qui commet un délit ou une
faute, on a besoin d’une réponse sous la forme d’une ré-assertion qui
atteste du lien entre l’identité de l’individu et celle de l’auteur du délit
[Ricœur, p. 119 sq.]. Ici, on le voit, la reconnaissance, comme attestation de
responsabilité, conserve le trait de caractère cognitif du jugement de
confirmation. Cela posé, on peut considérer que ce jugement enveloppe du
même coup une autre attestation : si, en effet, cette confirmation rend
possible l’imputabilité juridique ou morale, elle indique, du même coup,
que l’on possédait les capacités de commettre l’acte reproché (rationalité,
capacités délibératives, capacités de décision, fermeté dans l’action, etc.), et
cette attestation unit de façon indissoluble l’identité de l’auteur du délit et la
possession des capacités de le commettre qui ont été utilisées dans l’acte en
question. Or, bien que l’on demeure toujours ici dans un cadre cognitif, la
transition avec la dimension pratique est quasi immédiate puisque
l’attestation qui permet l’imputabilité transfère sur l’individu et ses
capacités une évaluation négative (blâme) ¤ ¤ qui peut ou non envelopper la
sanction. Bref, se reconnaître l’auteur de l’action X, c’est aussi se
reconnaître l’objet d’une évaluation négative qui se distribue sur ces deux
instances. À partir de là, on peut faire état de l’acte inverse, c’est-à-dire de
celui d’une demande de confirmation de la valeur des actions et des
capacités de la part d’un individu (ou d’un groupe) lorsqu’il éprouve un
doute à ce sujet et qu’il s’adresse à son environnement social afin d’obtenir
cette confirmation. Ce qu’il revendique, à l’inverse du cas précédent, c’est
l’attestation de la valeur des capacités qu’il possède et l’attestation qu’il les
possède et en fait un usage acceptable. La demande de reconnaissance, pour
parler comme AxelHonneth, n’est rien d’autre ici qu’une attente de
confirmation de capacités et de valeur par les autres.

On doit ainsi formuler à l’égard de la reconnaissance la question que le


philosophe économiste A.Sen se pose à propos de l’égalité. Dans Éthique et
économie et Repenser l’inégalité [Sen, 1993,2000], Sen fait observer que la
question de l’égalité entre les hommes doit être rigoureusement construite
pour pouvoir être traitée, en raison de la multiplicité des variables de
comparaison concernant ce qui peut être déclaré égal entre eux. De façon
générale, on peut évaluer l’égalité entre des individus en comparant un
aspect de leur situation : il est possible de comparer les hommes du point de
vue de leur revenu, de leur fortune, de leur bonheur, de leur liberté, de leurs
droits, des chances qui leur sont offertes ainsi que du point de vue de la
satisfaction de leurs besoins. Il existe une multiplicité de comparaisons
possibles au moyen de ces variables. Cependant, il paraît intuitivement
évident au premier abord que l’on ne peut pas comparer les hommes sur
toutes ces variables à la fois : impossible de décider si X qui possède moins
de richesse que Y mais plus de droits civils que lui, qui est plus apte à
satisfaire ses besoins mais qui est moins heureux, est malgré tout égal à Y.
Il faut donc sélectionner les variables pour définir un « espace de
comparaison ». Chaque fois que l’on souhaite traiter de la question de
l’égalité entre les hommes, on doit inévitablement la faire précéder de la
question : « égalité de quoi ?» [Sen, 2000, I].

De ce point de vue, on pourrait paraphraser la question de Sen concernant le


sujet qui nous occupe et poser la question : « reconnaissance de quoi ? ».
Une telle question possède en fait deux versants : l’un objectif, qui concerne
les propriétés qui peuvent faire l’objet d’une reconnaissance et servir de
variables focales, l’autre subjectif, qui consiste à savoir ce que les hommes
désirent voir reconnu. Le traitement de la question serait optimal si le choix
des variables objectives, en nombre limité, coïncidait avec le désir des
hommes. Or la première difficulté que l’on rencontre vient de ce que son
versant subjectif semble immédiatement s’imposer et qu’il est gouverné par
un principe de dispersion extrême des préférences. On a donc affaire a
priori à une infinité de propriétés ou de capacités que les hommes désirent
faire reconnaître : une appartenance civique, culturelle ou religieuse, des
compétences dans toutes sortes d’activités qui prennent place dans les
projets de vie les plus divers, des particularités personnelles en nombre
infini.
LOGIQUES DE LA RECONNAISSANCE

Construire le concept de reconnaissance


Que peut-on avancer concernant la reconnaissance qui prenne en compte
cette pluralité des préférences sans se dissoudre pour autant dans leur
infinité ? Il est possible de soutenir, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse de
travail, qu’il existe trois formes fondamentales de reconnaissance,
lesquelles– sans prétendre épuiser la variété de tous les actes de
reconnaissance – définissent celles que les hommes considèrent comme les
plus importantes et qu’ils classeraient au sommet de la hiérarchie de leurs
préférences ordinales. Ces trois formes ont été énoncées par Hegel dès ses
travaux de jeunesse dans les deux Philosophies de l’esprit, de1804 et 1805.
Elles recouvrent trois types de rapports sociaux exprimant les aspects
essentiels de la vie humaine : les rapports sociaux liés à la distribution de
formes d’estime sociale aux individus (ce qu’esquisse seulement le Système
de la vie éthique – Honneth, 2000, p. 35 sq.), les rapports juridiques liés au
statut de la propriété et de la citoyenneté, et les rapports interpersonnels au
sein de la famille, que Hegel exprime au moyen de troiscatégories :
l’éthicité sociale, le droit et l’amour. Ces textes de jeunesse tentent de
construire une théorie de la reconnaissance à partir de ces trois types de
rapports sociaux. Cependant, le travail, qui apparaît comme l’une des trois
« puissances » dans la Philosophie de l’esprit de 1804, acquerra une place
centrale en tant que condition de la reconnaissance dans la Phénoménologie
de l’esprit.

C’est dans le sillage de cette tri ou quadripartition hégélienne que se sont


situées la plupart des théories de la reconnaissance, même si elles possèdent
d’autres fondements et si elles ont modifié ou élargi la portée des catégories
hégéliennes : celle du travail par exemple, a acquis une signification plus
large en désignant un ensemble de compétences exprimées dans des tâches
individuelles et sociales très variées, au point que cette catégorie peut être
tenue pour une forme particulière de distribution de l’estime sociale. Celle
de l’amour possède, elle aussi, une signification plus étendue et enveloppe
l’ensemble des relations amicales et, plus généralement, des relations
propres à la socialité primaire. Celle du droit, enfin, ne se réfère pas
simplement à la notion de droits individuels ou de groupe garantissant la
possession (comme le soutenait Hegel en 1804), mais s’étend aussi à la
notion de citoyenneté, tant nationale que supranationale.

Distinguons donc trois grands registres de la reconnaissance : celui de la


compétence, celui de l’appartenance et celui de l’amour.

Le statut de la compétence. – Commençons l’examen de ces catégories par


la première (à laquelle on conserve volontairement son degré d’abstraction
pour respecter la diversité des approches des différents auteurs), étudiée par
Mead dans l’Esprit, le soi et la société et développée – dans des voies
différentes – aussi bien par la Théorie de la justice de Rawls que par la
Lutte pour la reconnaissance de A. Honneth, les Sphères de justice de
Walzer, la théorie des cadres sociaux de la morale de Taylor [ 1994,1998],
le républicanisme défendu par Ph. Pettit [ 2004] ou I. Honohan [ 2002], la
théorie habermassienne de la communication [Habermas, 1986], ou encore
les travaux sur la conscience de soi de E. Tugendhat [ 1995]. En sociologie,
les travaux de Mauss ou ceux, plus récents, de R. Sennett [ 1992, 2003]
peuvent être aussi convoqués.

Pour aller à l’essentiel et éviter une longue discussion préliminaire sur les
variantes de cette catégorie, on évoquera, à titre d’exemple, l’analyse qu’en
fournit Rawls dans la troisième partie de Théorie de la justice. En référence
à la théorie de « l’accomplissement de soi » développée par Aristote dans
l’Éthique à Nicomaque, Rawls décrit ce qu’il appelle la mise en œuvre par
les hommes d’un « principe aristotélicien ». On peut définir ce principe de
la façon suivante : « Toutes choses égales par ailleurs, les êtres humains
aiment exercer leurs talents (qu’ils soient acquis ou innés) et plus ces talents
se développent, plus ils sont complexes, plus grande est la satisfaction
qu’ils procurent. L’idée intuitive ici est que les êtres humains prennent
d’autant plus de plaisir à une activité qu’ils y deviennent plus compétents
et, entre deux activités qu’ils exercent également bien, ils préfèrent celle qui
fait appel à une plus vaste gamme de talents plus complexes et plus
subtils » [Rawls, 1986, § 65]. Ce principe aristotélicien se caractérise non
seulement par son versant individuel, mais aussi par son versant social que
Rawls définit de la façon suivante : « En voyant chez les autres l’exercice
de compétences de haut niveau, nous y prenons du plaisir et le désir
s’éveille en nous de faire des choses semblables nous-mêmes. Nous voulons
ressembler à ces individus qui ont développé des compétences que nous
trouvons latentes dans notre nature » [ ibid.]. Le versant social de ce
développement rationnel des compétences entraîne une interaction sociale
qui mêle deux aspects indissociables : l’admiration et l’émulation,
l’approbation et le désir d’imitation. Du moins n’est-ce là que le premier
moment de cette interaction, car le résultat de cette admiration et de cette
émulation est que celui qui en est la cause est conduit à prendre sur lui-
même le point de vue des autres, comme l’avait déjà montré G. H. Mead [
1963]. Il se perçoit donc lui-même à travers la perception des autres et le
détour par cette approbation a pour conséquence qu’il s’approuve lui-même
à travers elle. Celle-ci se confond alors avec l’estime de soi qu’exprime la
valeur positive que l’agent attribue à ses capacités en conséquence de cette
interaction sociale réussie. On peut dire que cette estime s’identifie au sens
que l’agent possède de sa propre valeur à partir de ses compétences et de
leur développement et qu’elle engendre une certaine confiance en soi.

Ainsi, si la reconnaissance comporte simultanément une dimension


d’intégration et d’approbation sociales, on soutiendra que l’estime de soi
constitue la traduction subjective de l’acte de reconnaissance. On peut donc
compléter la proposition et dire que la reconnaissance que les autres
dispensent à l’agent contribue tout à la fois à la création de la valeur de ses
projets et à la constitution du sentiment de confiance dans ses capacités
pour les mener à bien.

On mesure immédiatement l’implication de cet acte de reconnaissance qui


ne peut manquer de retentir sur les prémisses de départ. Le point de départ
de la thèse de Rawls est que la mise en œuvre du principe aristotélicien en
tant que motivation fondamentale de la conduite est d’abord une motivation
individuelle : celle-ci rapporte, de façon purement interne, la satisfaction de
l’agent au degré de développement polyvalent de ses compétences. Or on
doit maintenant élargir ces prémisses puisque l’estime de soi n’est pas
seulement liée au développement des capacités, mais aussi au fait que
celles-ci enveloppent une satisfaction qui dépend de leur approbation
sociale. Il en découle que l’agent cherche aussi à développer ses capacités
en vue d’obtenir ce type d’approbation. Or on l’a vu, cette approbation
découle de ce que le développement de ses capacités fait naître une
émulation sociale pour développer les capacités des autres qui peuvent
obtenir eux-mêmes une forme d’approbation sociale. À partir de là, on
comprend que peu à peu puisse se généraliser une sorte d’attente sociale
concernant le développement des compétences et que celle-ci s’exprime
subjectivement sous la forme d’une synthèse d’approbation de la part de ce
que Mead appelle « l’autrui généralisé » dont chacun intériorise le jugement
supposé et les attentes. Au travers de la convocation de ce jugement social
mi-réel mi-imaginaire, chaque agent – selon différentes interprétations
possibles – tente d’évaluer sa place et sa fonction sociale. Tantôt – dans la
perspective utilitariste – il cherche à évaluer son utilité sociale, source de
son approbation, et se trouve satisfait s’il a des raisons de penser qu’elle
existe, même si elle ne correspond qu’à un accroissement marginal de
l’utilité sociale totale; tantôt il évalue – dans une perspective déontologique
– sa capacité à générer de l’émulation sociale et à révéler les capacités
latentes de ses partenaires qui visent le même objectif déterminant ainsi des
avantages croisés; tantôt – dans une perspective plus sociologique, à la
manière de Mauss [ 1978], Veblen [ 1970], Pareto [ 1968], Elias [ 1974] ou
Pitt-Rivers [ 1997], il cherche à définir sa position et son statut dans la
compétition sociale.

Une telle différence dans la manière d’évaluer la place et la position sociale


des agents donne lieu à des interprétations différentes de cette
reconnaissance sociale informelle. On peut soutenir, avec Sennett et Rawls,
que le processus de reconnaissance accroît la positivité des échanges
sociaux par le biais de reconnaissances croisées qui rendent les individus
complémentaires du point de vue de leurs talents et de leurs projets. Mais
on peut aussi soutenir, avec Veblen et Pareto, que la reconnaissance est
inscrite dans une compétition pour son monopole, ce qui la transforme en
ressource rare et génère ainsi une multiplicité de conflits sociaux.

Appartenance et citoyenneté. – Envisageons maintenant la transition vers


une deuxième forme de reconnaissance, celle qui caractérise la citoyenneté
ou l’appartenance civique. Cette transition, et cela constitue déjà une
difficulté à résoudre, peut être envisagée à partir de plusieurs perspectives
opposées.
Dans le cadre du libéralisme déontologique, représenté en particulier par
Rawls, on doit nécessairement partir des différents projets exprimant
diverses conceptions du bien. Pour que celles-ci soient garanties, les agents
doivent disposer de la liberté de réaliser n’importe laquelle d’entre elles si
elle est compatible avec la protection de celle de tous les autres. Cependant,
cette non-interférence se trouve positivement doublée par la mise en œuvre
des conditions d’une « amitié sociale » reposant sur le respect mutuel et
l’entraide des citoyens. La convergence de ces deux effets engendre, en
principe, une « stabilité sociale relative » telle que toute défection dans la
coopération (« ticket gratuit » ou envie) soit compensée par la tendance du
système social – incarné dans la structure des institutions et les dispositions
des citoyens – à retrouver son propre équilibre autour de l’application des
principes de justice [Rawls, 1986, § 69].

Le propre de la conception rawlsienne de la justice réside dans un effort


conceptuel d’abstraction et de systématisation qui a tendance à simplifier le
nombre des « biens premiers » (droits civils et politiques fondamentaux,
droits économiques et sociaux) distribués par des principes de justice en
ramenant la distribution des différents biens possibles à la distribution des
conditions de leur acquisition, qui constituent aussi des biens.

Il existe cependant un type de bien premier qui n’entre directement dans


aucune des deux catégories précédentes, mais qui découle de leurs effets
combinés : il est constitué par les bases sociales du respect de soi qui
permet aux citoyens de posséder un « sens réel de leur propre valeur », ce
qui leur donne la conviction profonde que leur conception du bien, leur
projet de vie valent la peine d’être réalisés et qui leur permet de faire
progresser leurs buts en ayant confiance dans leur capacité à les réaliser
[Rawls, 1986, § 17]. Sans ce respect de soi qui constitue la traduction
subjective d’un mécanisme de reconnaissance, il est impossible que les
agents désirent réaliser leur conception du bien, que celle-ci réside dans la
mise en œuvre des intérêts de premier ordre (les différentes conceptions du
bien) ou dans les intérêts d’ordre supérieur (l’exercice et le développement
de leurs facultés morales). Les bases sociales du respect de soi apparaissent
ainsi comme une sorte de méta-bien premier.
Les principes de justice, comme les biens premiers, jouent un rôle essentiel
dans la distribution et la reproduction de la reconnaissance et du respect. En
effet, pour que les agents continuent à désirer réaliser leurs intérêts de
premier ordre et d’ordre supérieur – et donc à désirer défendre les biens
premiers qu’ils ont demandés –, il faut évidemment qu’ils conservent le
respect d’eux-mêmes. Il faut donc que les principes de justice contribuent à
produire une forme de reconnaissance sociale qui s’avère, au regard de la
précédente, de nature publique. La réalisation informelle de la
reconnaissance sociale se trouve ainsi non pas abolie mais, en principe,
complétée et garantie par les institutions politiques, et il existe, par là
même, un lien de continuité entre la première et la seconde. Cependant, la
reconnaissance publique n’a rien d’un processus interpersonnel, elle ne peut
s’adresser aux citoyens en engendrant directement le respect de soi [Rawls,
2001, § 17]. Tout ce qu’il lui est possible de faire par la médiation de la
constitution, des institutions et des lois, c’est seulement de fournir les
« bases sociales du respect de soi » selon des modalités spécifiques.

Mais il y a d’autres perspectives théoriques qui visent, elles aussi, à rendre


compte de la construction de la notion de reconnaissance civique et qui
prennent le contre-pied de la position rawlsienne. Dans la problématique de
l’élaboration d’une éthique communicationnelle, Habermas soutient que le
meilleur moyen de fonder en raison la justesse des normes ne consiste pas à
partir de la situation fictive d’individus isolés qui auraient à choisir des
principes en vertu d’une décision rationnelle. Il existe, pour lui, un primat
de l’intersubjectivité fondée sur des processus de communication et
d’argumentation qui suffit à déterminer les formes du choix aussi bien
politique que social. D’autre part, les normes que les individus doivent
choisir ne peuvent se limiter à quelques grands principes constitutionnels de
nature politique, économique et sociale : il faut aussi coordonner les actions
quotidiennes des individus qui appartiennent à des groupements de toutes
tailles – associations, organisations intermédiaires ou États.

L’intersubjectivité et la coopération sont incontournables et on ne peut en


faire abstraction. Cependant, puisque les individus coopèrent dans l’action,
ils pourront aussi coopérer pour ce qui relève des règles mêmes de l’action.
C’est exactement ce qu’ils feront en argumentant et en délibérant
collectivement, c’est-à-dire en cherchant à se convaincre mutuellement. De
ce point de vue, la norme sera le résultat de ce processus
d’intercompréhension rationnelle des individus. De là se déduit un premier
principe concernant l’établissement rationnel d’une norme qui est le
principe d’universalisation que Habermas appelle aussi « principe moral » :
« Le principe moral est conçu de telle sorte que les normes qui ne
pourraient pas rencontrer l’adhésion qualifiée de toutes les personnes
concernées seront considérées comme non valides et dès lors exclues [… ]
Les normes qui seront acceptées comme valides sont celles, et seulement
celles, qui expriment une volonté générale, autrement dit, celles, comme
Kant n’a cessé de le dire, qui conviennent à la loi universelle » [Habermas,
1986].

Mais le kantisme subit ici un déplacement. À la maxime de la morale


kantienne qui dit « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse
devenir une loi universelle », Habermas en substitue une autre : « Au lieu
d’imposer à tous les autres une maxime dont je veux qu’elle soit une loi
universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner
par la discussion sa prétention à l’universalité » [ ibid.]. Les intérêts de
chacun doivent être accessibles à la discussion et à la critique des autres
pour être admis. Habermas déduira ainsi de la notion même de discussion
rationnelle les normes que chacun sera tenu de respecter – sous peine d’être
réduit au silence. Autrement dit, la procédure argumentative comporte en
elle-même des règles morales qu’on accepte nécessairement lorsqu’on
accepte d’entrer dans un espace de délibération. Tel est le fondement qui
conduit à établir la justesse des normes à partir de la procédure de la
discussion qui vise à trouver un accord. Mais on voit que l’accord n’existe
pas seulement au terme de la discussion lorsqu’elle s’avère convaincante :

il existe nécessairement en ce qui concerne les conditions de la discussion


elle-même. Pas de discussion sans reconnaissance de la légitimité des autres
discutants à y prendre part.

Sans doute est-il clair – et Habermas en convient le premier – que nombre


de discussions, et en particulier les délibérations politiques, sont en premier
lieu et presque toujours « stratégiques » et ne visent donc pas d’abord cette
intercompréhension ou cette pleine communication « transparente » entre
sujets. Mais dire que concrètement, on n’observe que des communications
« stratégiques » ne suffit pas, selon lui, à annuler la validité d’une éthique
de la communication, puisque le rôle de cette dernière consiste justement à
montrer que cette conduite est publiquement injustifiable car contradictoire.
Cette éthique de la communication a pour conséquence une reconnaissance
de l’égalité entre les locuteurs et, dans la mesure où la délibération
considérée a pour objet la genèse des normes publiques régissant la vie
d’une société, le type de reconnaissance qui naît de cette inter-
compréhension est une reconnaissance politique.

Une troisième approche se distingue tant de la problématique rawlsienne


que de la théorie de la communication habermassienne : c’est celle que
défend la théorie républicaine dont l’un des plus importants représentants
contemporains est Philip Pettit. Sa conception de la reconnaissance, en
particulier de la reconnaissance civique, trouve sa source dans une critique
du concept de « liberté négative » défendu par la tradition libérale, de
Constant à Berlin et de Berlin à Rawls. Cette critique de la liberté négative
a pour contrepartie la valorisation du concept de liberté comme « non-
domination ». C’est au croisement de la thèse critique et de la thèse positive
que se trouve esquissée la notion de reconnaissance publique. Dans la
mesure où la conservation de la liberté négative ne s’accompagne pas
nécessairement d’une option démocratique, ainsi que l’avait déjà reconnu
Berlin dans sa célèbre conférence sur « les deux concepts de liberté » [
1988, I], il est parfaitement possible qu’un pouvoir autoritaire s’accommode
de sphères de liberté négative dans lesquelles il n’interfère pas de manière
coercitive.

L’extension du domaine des opportunités privées de l’agent demeure


indemne de toute interférence effective, bien que le pouvoir en question
dispose toujours de la capacité (du pouvoir) d’interférer à volonté sur les
opportunités des sujets et qu’il puisse lui arriver de le faire.

Dans ces conditions, en remobilisant un concept clé de la pensée juridique


romaine, codifié dans le Digeste et qui distingue entre celui qui est sui juris
(relevant de son propre droit) et celui qui est alterius juris (relevant du droit
d’autrui), Pettit [ 2004] explique qu’il y a ici dépendance et domination,
même sans interférence. À l’inverse, il est possible que les individus
s’accordent pour limiter leurs propres opportunités sur la base de lois et
d’institutions qu’ils concourent à engendrer et dans ce cas, il peut bien y
avoir interférence et coercition, mais sans domination. On peut ainsi
distinguer une domination sans interférence, une interférence sans
domination, une domination avec interférence et, bien sûr, une non-
domination sans interférence.

Pour que la domination soit reconnue comme telle, il faut que l’interférence
potentielle du dominant soit comprise comme arbitraire et elle l’est si, et
seulement si, il est possible au dominant de choisir d’interférer ou non selon
son bon vouloir sans prendre en compte les préférences de ceux qui en sont
affectés, c’est-à-dire sans se préoccuper de l’importance, pour eux, de leurs
propres choix. Cela peut être illustré, entre autres, par le statut du rapport
salarial, dans lequel, selon Pettit, la rationalité économique peut conduire
l’employeur à ne pas interférer actuellement de façon coercitive dans la
sphère de liberté du salarié, mais où sa volonté peut empiéter sur les
opportunités d’action et les préférences de ce dernier par la maîtrise exercée
sur ses ressources, la rupture possible du contrat de travail, ou l’intervention
sur les conditions de travail. Ce qui a d’autant plus de chances de se
produire qu’il peut exiger une protection de la liberté négative par laquelle
il exerce précisément une maîtrise sur ses propres ressources sans que l’État
puisse intervenir sinon comme garant de l’exécution du contrat de travail
entre deux volontés « libres » [ ibid.]. Ce type de domination peut se
rencontrer sous d’autres formes : dans les questions du genre, dans les
relations entre culture dominante et culture dominée ou dans la manière de
porter atteinte à l’environnement.

Une telle formulation du concept de domination fait apparaître que le


concept de liberté négative pèche par défaut dans la mesure où, réduisant le
dommage subi par l’agent à la seule limitation de ses opportunités, il limite
paradoxalement sa liberté. Mais, d’un autre côté, elle fait apparaître que ce
même concept pèche par excès dans la mesure où il est abusif d’assimiler
toute protection contre la domination qui réduit certaines opportunités
d’action à une limitation de la liberté de l’agent. Et de fait, l’interférence
sans domination est possible dès lors qu’elle découle de dispositifs
institutionnels et légaux qui s’accordent avec les intérêts et les objectifs des
individus dominés, qui sont le produit de leur volonté et de leur
participation et qui les protègent de toute interférence arbitraire actuelle ou
possible sous les formes examinées. Cette protection, toutefois, n’est réelle
que pour autant qu’elle ne s’exerce pas de façon arbitraire et que les lois et
les institutions n’exercent pas de domination sur ceux qu’elles doivent
protéger.

On peut ainsi définir la non-domination à la manière de Rawls en disant


qu’elle constitue un bien primaire, c’est-à-dire quelque chose qu’un
individu a des raisons instrumentales de vouloir, quoi qu’il puisse vouloir
par ailleurs : quelque chose qui lui promet des résultats qu’il désire, quelles
que soient les choses auxquelles il attache de l’importance et qu’il désire.

Mais la non-domination est aussi un bien qui doit être considéré pour lui-
même et reconnu comme possédant une valeur per se à partir du moment où
la non-domination réduit toute stratégie de subordination, où elle définit
l’individu comme capable de jouir de sa propre estime, d’être pris en
compte dans ses propres choix et ne pouvant être écarté sans raison. Il s’agit
là, soutient Pettit, d’un « désir humain profond et universel » [ ibid.] : récu-
pérer ses propres capacités de choix sans que des interférences arbitraires
les réduisent, revient à éviter les comportements de déférence envers les
agents dominants et cela revient à « vivre avec honneur » [Pettit, 1997], ce
qui, selon Pettit, doit nécessairement commencer dans la sphère politique
afin de pouvoir être obtenu aussi dans la sphère sociale et dans la sphère
privée.

Amour et reconnaissance interpersonnelle. – On peut en venir maintenant à


la dernière forme de reconnaissance concernant les relations inter-
individuelles de type purement personnel. Il existe d’emblée, à son propos,
une différence avec les deux premières catégories. La reconnaissance
politique comme la reconnaissance sociale informelle reposaient sur la
valorisation de propriétés communes. Avec le type de reconnaissance qui
concerne l’amour et plus largement les relations amicales, on ne prend pas
en compte ce qui peut être mis en commun et qui crée une relation
d’appartenance à un groupe social quelconque. On s’intéresse à ce qui
existe de plus individuel dans la personne en question et qui prend place
dans un rapport inter-personnel. Qu’est-ce qui peut faire l’objet d’une
reconnaissance dans ce type de relation ? C’est, pour l’individuX, la valeur
et l’importance de son individualité par la singularité de l’individuY et c’est
pourY la même chose par la singularité deX. Ce qui caractérise ce type de
relation, c’est qu’elle est fondée sur des caractéristiques individuelles qui
conviennent entre elles et dont chacune a de la valeur pour l’autre par ce
qu’elle lui confère de valeur à lui. Pour le dire autrement, ce que X aime
chezY, ce n’est pas la propriété ou les capacités qu’il possède en commun
avec d’autres, mais c’est sa particularité (en tant queY) qui lui fait accepter
celle de X. X aime chezY l’aspect particulier par lequel il cherche et
approuve la particularité de X, ce qui fait que Y aime chezX la même
chose. On voit, dans ce cas, que X etY ont cela en commun que chacun
d’eux, par cette reconnaissance singulière, voit se dessiner son identité
singulière dans l’autre, de telle sorte qu’ils ont tendance – comme le
soutenait Spinoza – à ne former qu’un seul individu. Cet individu n’est en
fait rien d’autre qu’une communauté à deux (ou un petit nombre de
personnes).

Cette conception ne manque évidemment pas de prédécesseurs au sein de la


tradition philosophique et on la rencontre aussi bien chez le Descartes du
traité des Passions de l’âme que chez Spinoza dans les partiesIII etIV de
l’Éthique. Mais on la trouve aussi dans les écrits du jeuneHegel, notamment
dans la Philosophie de l’esprit de 1804. Au chapitre III, au moment où on
passe du travail au désir et du désir à l’amour, il fournit de ce dernier la
définition suivante : « Chacun existe lui-même dans l’être pour soi de
l’autre et chacun est conscient de soi et est pour soi dans la conscience de
l’autre, c’est-à-dire dans l’existence et l’être pour soi de l’autre » [Hegel,
1969]. Peut-être revient-il à Bourdieu, à la suite de Simmel et de Sartre,
d’avoir réactualisé cette définition dans la conclusion de son livre sur la
Domination masculine [Bourdieu, 2000] lorsqu’il montre que, malgré les
rapports de domination entre les sexes, il reste un espace pour cette relation
de « reconnaissance mutuelle ». Au plan anthropologique, explique-t-il,
cette relation est « fondée sur la mise en suspens de la lutte pour le pouvoir
symbolique que suscite la lutte pour la reconnaissance et la tentation
corrélative de dominer. La reconnaissance mutuelle par laquelle chacun se
reconnaît dans un autre qu’il reconnaît comme un autre lui-même et qui le
reconnaît aussi comme tel, peut conduire, dans sa parfaite réflexivité,
audelà de l’alternative de l’égoïsme et de l’altruisme et même de la
distinction du sujet et de l’objet jusqu’à l’état de fusion et de communion »
[ ibid.].

Il existe sans doute ici encore des discussions pour déterminer les
conditions de cette reconnaissance réciproque singulière : doit-on
considérer qu’elle n’est possible que dans la mesure où elle se détache sur
fond du service réciproque que se rendent les individus, de telle sorte
qu’elle n’apparaisse que comme le prolongement de rapports utilitaires ?
Ou faut-il considérer qu’elle en est complètement indépendante et que seul
le pur rapport interindividuel d’identité est en jeu ?

Quoi qu’il en soit, concernant les trois catégories de reconnaissance


considérées, une théorie de la reconnaissance devra développer ses
investigations au moins dans deux directions : 1) construire
philosophiquement et sociologiquement un concept de reconnaissance qui
permette de trancher entre les différentes conceptions qui viennent d’être
examinées; il s’agit là d’un enjeu très important pour les deux disciplines
dans la mesure où chacune des définitions adoptées enveloppe des
conséquences éthiques, politiques et sociales très différentes; 2) se
demander quels sont les rapports entre les trois catégories de
reconnaissance examinées. Doit-on considérer qu’il existe entre elles une
hiérarchie fondée sur des rapports de conditionnant à conditionné tels qu’il
devient nécessaire d’identifier ceux qui doivent être considérés comme
fondamentaux à l’égard des autres. On peut ainsi soutenir avec Honneth et
Taylor que les relations familiales – ou la socialité primaire (Cooley, Caillé)
– constituent le noyau initial de reconnaissance à partir duquel il devient
possible d’appréhender les autres formes de reconnaissance, voire d’exiger
qu’elles soient distribuées socialement et politiquement. Mais il est aussi
possible, avec Rawls, de considérer que le processus fondamental de la
reconnaissance passe d’abord par les institutions politiques pour descendre
jusqu’au noyau familial et permettre même à une « morale familiale » de
reconnaissance de se formuler [Rawls, 1986, § 70]. On peut aussi soutenir
avec Habermas [ 1996] que c’est d’abord la constitution de l’identité
civique qui permet aux deux autres formes de reconnaissance de trouver un
cadre à partir duquel non seulement elles sont possibles, mais aussi
deviennent significatives. Plus encore, selon le contexte historique et
culturel de référence, on peut poser que cette hiérarchie (quelle que soit la
reconnaissance considérée comme fondamentale) est susceptible d’exiger
dans certains cas le sacrifice des formes « subordonnées », ce qui permet de
relire dans une nouvelle perspective l’opposition des anciens et des
modernes concernant le primat de la sphère publique sur la sphère privée ou
inversement. On devra donc réfléchir avec précision sur les conditions
contextuelles possibles dans lesquelles interviennent ces différents types de
hiérarchie entre les trois formes de reconnaissance.
Reconnaissance et vie éthique
On soutiendra ici, à titre d’hypothèse, que la reconnaissance constitue un
élément de la « vie bonne », ou plus exactement une condition de la vie
bonne sans qu’elle en définisse elle-même le contenu. Pour les anciens, on
le sait, la vie heureuse n’est pas séparable de la vie éthique et lorsqu’ils
parlent de la vie bonne, ils désignent d’une même expression la vie éthique
et la vie heureuse. La reconnaissance constitue une condition de la vie
éthique puisqu’elle est une condition de la vie bonne, mais elle ne possède
par elle-même aucune valeur éthique : elle ne peut exister que dans la
mesure où ils admettent que telles qualités ou capacités de réalisation de soi
sont importantes pour mener tel type de vie et c’est parce qu’ils admettent
une telle importance qu’ils se reconnaissent réciproquement comme ceux
qui les possèdent et font ainsi partie de la même communauté. La
reconnaissance dépend ainsi d’une sorte de décision inaugurale susceptible
de définir ce qui doit être considéré comme important. C’est cette décision
qui confère à la reconnaissance sa valeur éthique et qui la transforme en
moyen éthique. Cependant, comme dans l’Antiquité ces qualités ne sont
possédées que par les maîtres, la reconnaissance trace alors une ligne de
démarcation entre la classe des maîtres et celle des esclaves. Ce qui vaut
pour le rapport des maîtres et des esclaves pourrait être transposé dans
d’autres catégories qui tracent elles aussi des lignes de partage et créent des
relations asymétriques fondamentales et non réversibles entre les hommes.

De ce point de vue, ce qui constitue la caractéristique fondamentale des


systèmes éthiques modernes ne réside pas tant dans l’invention de nouvelles
capacités ou de nouvelles qualités que dans la possibilité de percevoir que
les capacités jusque-là réservées à la classe des maîtres, celles qui assurent
l’auto-gouvernement, puissent en réalité s’étendre à l’ensemble des
hommes – ce qui définit justement leur égalité. Hobbes [ 1981, III, § 13] est
l’un des premiers à avoir formulé ce principe d’extension définissant le
statut de l’égalité des capacités. La reconnaissance peut alors s’étendre à
tous les hommes considérés comme égaux sous l’angle de la possibilité de
délibérer en vue de choisir les éléments fondamentaux de la vie bonne, d’en
garantir le choix aux autres et de participer à la communauté politique dans
laquelle se déploient ces délibérations. Il apparaît ainsi que la
reconnaissance est susceptible de servir des fins opposées et qu’on la
rencontre aussi bien au service d’un ethos aristocratique que d’un ethos
démocratique. Cela témoigne du fait qu’elle semble comporter une
dimension de neutralité éthique du fait de sa capacité à être subordonnée à
n’importe quelle fin possible. Il peut donc exister des conflits entre les
formes de reconnaissance parce qu’il existe un conflit d’interprétation
concernant la valeur et le partage des capacités humaines qui ont à être
reconnues. Le propre de la reconnaissance dans les sociétés anciennes et
dans la société médiévale est qu’elle aboutit à une forme d’exclusion de
ceux qui ne sont pas censés posséder les capacités requises pour être
vraiment considérés comme libres, alors que la reconnaissance dans les
sociétés modernes est, en principe, entièrement inclusive puisqu’elle revêt
une forme universelle sanctionnée par des principes constitutionnels.

Une première possibilité de penser la reconnaissance comme moyen


subordonné à l’égard de la vie bonne dans ce contexte démocratique
renvoie à la tentative même de Rawls. Selon lui, les individus possèdent des
talents ou des capacités qu’ils exercent, parmi lesquels les deux facultés du
raisonnable et du rationnel. Ces facultés sont des intérêts d’ordre supérieur
puisque la satisfaction qui découle de leur usage enveloppe aussi bien leur
fonction de réalisation d’une conception du bien que leur exercice en tant
que talents satisfaisants susceptibles de progression. Au-delà de la
satisfaction individuelle née de la fonction et de l’exercice de ces derniers,
les individus, on l’a vu, obtiennent une reconnaissance sociale informelle
[Rawls, 1986 § 65-66]. Celle-ci leur confère le sentiment de la valeur de
leurs talents et donc d’eux-mêmes ainsi qu’une confiance en eux pour
réaliser leurs projets. Sont inclus dans ces projets ceux qui consistent à
développer leurs facultés morales et qui font nécessairement partie de tout
projet de vie rationnel. Cela contribue aussi à définir leur priorité en tant
qu’intérêts supérieurs. Cela posé, la reconnaissance des talents, comme
celle des facultés, ne peut posséder par soi aucune valeur morale dans le
cadre d’une théorie procédurale pure de la justice.

Dans la perspective rawlsienne, la reconnaissance sociale et politique se


trouve placée sous la juridiction des deux principes de justice qui
définissent les valeurs morales et politiques. Ces valeurs au sens propre ne
créent pas la reconnaissance puisqu’il faut d’abord que les agents en fassent
l’expérience dans un cadre social informel afin de pouvoir désirer demander
les biens premiers nécessaires à sa conservation. Mais ils créent la garantie
publique de celle-ci. Ce qui vaut dans la perspective de Rawls pourrait être
identifié dans l’ensemble des philosophies normatives qui défendent, elles
aussi, la subordination de la reconnaissance à l’égard d’un ensemble de
normes morales. On a vu, par exemple, que dans le cadre de l’éthique
communicationnelle défendue par Habermas, les règles de la délibération
collective rationnelle définissent les conditions d’une éthique immanente à
la communication argumentative dans laquelle les interlocuteurs se
reconnaissent réciproquement comme des sujets de conviction acceptant le
risque de jouer celle-ci dans la discussion.

Aux yeux d’autres auteurs, cependant, une telle démarche fondatrice de


type normatif est jugée simplificatrice et ne rend compte qu’assez
grossièrement de la place et de la fonction de la reconnaissance. Elle part du
présupposé selon lequel les agents procèdent d’abord chacun à un choix
concernant les projets de vie qu’ils veulent conduire et les capacités
nécessaires à leur mise en œuvre, puis ils se reconnaissent avec ceux qui
disposent de ces mêmes capacités pour former avec eux une communauté.

Mais cela ne reflète aucun processus social et, selon certains auteurs, ne
peut en refléter aucun car ce n’est pas ainsi que les agents procèdent en
réalité. Lorsque ils jugent de la validité d’un mode de vie et des capacités
qui vont avec, ils ne le font pas indépendamment de ceux qui les mettent en
œuvre. Ces capacités sont valorisées à travers les hommes qui les portent,
mais elles ne le sont que dans la mesure où on prend appui sur des formes
de jugement collectif qui prédéterminent leur valeur et la valeur de ceux qui
en sont les porteurs.

Pour Ch. Taylor [ 1998] par exemple, cette reconnaissance de valeur doit
présupposer l’existence d’une même conception socialement partagée du
bien (ou de plusieurs conceptions en concurrence) qui définisse les
conditions de reconnaissance de l’importance des capacités en question et
de ceux qui les possèdent. Dans cette perspective, ce choix collectif de
valeurs ne peut être expliqué que par un contexte culturel chaque fois
particulier et historiquement variable à l’intérieur duquel prennent place les
différentes formes de reconnaissance. Cela ne signifie nullement que
l’éthique se trouve rejetée mais, plus fondamentalement, qu’elle est relative
aux contextes culturels et se définit par rapport à eux, et que la
reconnaissance exprime ce sentiment d’appartenance et cette pratique de
l’intégration sociale. Ce type de conceptualisation s’appuie sur la référence
à la notion de « cadre moral », compris comme un ensemble d’intuitions
fondamentales souvent implicites et informulées dans une culture donnée
qui permettent aux agents de pratiquer des distinctions qualitatives par
lesquelles ils définissent les choses et les actions à rechercher ainsi que
celles qu’il faut éviter, de différencier et de hiérarchiser les différentes
formes de biens (biens supérieurs et biens inférieurs), et de définir les types
d’obligation ou d’attraction qui leur correspondent. Ces différents cadres
moraux définissent les horizons à l’intérieur desquels les projets de vie des
différents agents prennent un sens en recherchant le bien que ces cadres
moraux déterminent, ce qui leur confère une identité par rapport à ces biens
et par rapport à ceux qui en partagent la recherche. Ainsi, quoi qu’on
prétende faire, il est impossible de faire abstraction de tels cadres moraux et
de définir selon ses propres préférences individuelles une morale ou une
contre-morale : même les critiques de la morale se réfèrent à des cadres
moraux – souvent d’ailleurs insoupçonnés.

On pourrait montrer que la théorie de la reconnaissance développée par M.


Walzer dans ses Sphères de justice [ 1997] et celle développée par M.
Sandel [ 1999] dans sa conception de la constitution communautaire de
l’identité individuelle s’orientent, malgré d’incontestables différences, dans
une direction voisine. Il reste cependant une troisième option possible
esquissée dans les philosophies de Spinoza et de Hegel et qui tend à
considérer la reconnaissance elle-même comme principe d’émergence de
comportements éthiques et de normes politiques. Elle constitue le processus
par lequel ces normes sont produites et jugées à l’aune de la possibilité de
favoriser la reconnaissance elle-même. Enfin, on peut mentionner
l’existence d’une possibilité intermédiaire entre la première et la troisième,
c’est celle qui consiste à penser la reconnaissance à l’intérieur d’un cadre
théorique qui unit indissolublement une dimension descriptive et une
dimension normative comme le fait A. Honneth [Honneth, 2003,2004].

On voit maintenant se dessiner la nature du problème posé par la relation


entre éthique et reconnaissance. Il existe en effet trois types de réponses
possibles (avec des variantes): la première place la reconnaissance sous la
subordination de valeurs éthiques qui la rendent possible et qui cherchent à
la garantir; la deuxième met l’éthique elle-même sous la subordination de
contextes culturels ou sociaux spécifiques, voire de structures sociales
particulières qui prédétermineraient l’une et l’autre; la troisième place la
reconnaissance en situation d’autonomie dans la mesure où elle contribue à
définir le statut des normes éthiques et politiques. Toute théorie de la
reconnaissance devra forcément se déterminer concernant le choix de l’une
ou l’autre de ces réponses. Mais la reconnaissance ne doit pas être pensée
seulement de façon positive.
La reconnaissance en négatif
À côté des formes de reconnaissance positive, il est en effet nécessaire de
s’intéresser à ce qu’on pourrait appeler les formes de reconnaissance
« négatives ». Dans le langage de E. Tugendhat [ 1998] ou d’A. Honneth [
2000] et E. Renault [ 2000], on dira que le propre de la reconnaissance
négative consiste à produire des « blessures morales ». Une blessure morale
n’est rien d’autre qu’une souffrance particulière qui manifeste la
vulnérabilité d’un individu (ou d’un groupe social) face à une série de
dépréciations dont il est l’objet, que celles-ci prennent la forme d’une
simple indifférence ou qu’elles revêtent celle du « mépris social ».
L’examen doit commencer par énoncer les conditions de possibilité de la
dépréciation, car celle-ci ne peut pas se produire n’importe comment : il lui
faut des conditions précises de production. Ces conditions – mais ce n’est
nullement limitatif– sont au nombre de trois, et la première comporte trois
variantes.

Première condition. – Elle stipule que, pour que la dépréciation puisse se


produire, il faut que le mécanisme de la reconnaissance ait déjà fonctionné
et qu’il ait pu produire des effets d’estime de soi, c’est-à-dire que celui qui
subit la dépréciation dispose déjà d’une représentation positive de soi et soit
doté à ses propres yeux d’une certaine valeur. Si ce mécanisme préalable
n’a pas fonctionné, la dépréciation ne peut produire aucun effet puisqu’elle
n’est précédée d’aucune appréciation préalable.

– La première variante décrit le cas de figure où une capacité possédée par


un agent et qui est par ailleurs reconnue dans d’autres circonstances ou dans
d’autres contextes, se trouve affectée d’une valeur négative. Ce qui est ici
en cause, ce n’est pas tant l’agent lui-même que la valeur des capacités
qu’il possède.

– Dans la deuxième variante, la dépréciation peut consister dans le fait de


ne pas admettre que l’agent possède une capacité qui fait l’objet d’une
reconnaissance. Ce qui est en cause ici, c’est moins la capacité que l’agent
lui-même qui, aux yeux des autres, ne la possède pas ou pas au niveau
requis.
– La troisième variante : en un sens plus faible que les deux premières, elle
peut simplement consister en une forme d’ignorance ou plus exactement
d’indifférence qui ne constitue pas une dénégation directe, mais qui
s’abstient d’attribuer quelque valeur que ce soit aux qualités ou capacités de
l’agent ou qui postule qu’il n’en possède pas. C’est une variante des deux
formes de dépréciation qui précèdent.

Deuxième condition. – Elle réside dans la modalité particulière qu’il faut


ajouter à la dépréciation et qui est celle du contexte culturel de la
reconnaissance, contexte qui possède une certaine importance pour
comprendre les actes de mépris social. Pour que ce mépris soit ressenti
comme tel, il faut que ceux qui en font l’objet comprennent la signification
sociale de la valeur négative affectant telle ou telle capacité ou affectant son
absence; sans cela, ils ne peuvent pas vraiment comprendre de quoi ils sont
exclus, pourquoi ils sont exclus ou à quoi ils sont assimilés.

Troisième condition. – Pour que le mépris existe, il faut que les agents en
question ne possèdent pas de communauté réelle ou idéelle de référence
dont la reconnaissance positive vienne compenser intégralement la
première, ou bien que la reconnaissance qu’elle leur fournit ne soit pas
assez intense (dans le cas d’une communauté idéelle, ils ne parviennent pas
à se l’imaginer assez fortement) pour contrebalancer efficacement la
première. Pour être précis, cette condition stipule simplement que la
résistance n’est pas assez forte pour assurer l’invulnérabilité.

Sans aller plus loin dans cette voie [3], on dira que si ces trois conditions
sont réunies, ou bien l’une ou l’autre d’entre elles, le processus de
dépréciation produira alors ses effets que l’on peut décrire sous la forme
d’un conflit des représentations de soi dont l’identité de l’agent sera le
résultat selon que l’une ou l’autre de ces deux représentations l’emportera.
Or le propre d’un tel conflit est que, dans ce premier temps, il est
producteur de doute : les individus ne savent pas laquelle de ces deux
représentations décrit exactement ce qu’ils sont et ils oscillent entre les
deux. Ils ne savent pas encore si leur identité est acceptable ou non, s’ils
sont intégrés ou exclus. Mais ils peuvent subsister longtemps dans cette
situation car, s’il y a conflit, c’est que les deux représentations sont
dynamiques et tendent chacune à s’imposer alors même qu’elles ne peuvent
le faire en même temps et sous le même rapport. Plus encore, cette situation
de doute est d’autant moins supportable qu’elle est paralysante : s’ils ne
sont pas sûrs de la valeur de leurs capacités et de leurs compétences et que –
comme on l’a vu – les projets qu’ils formulent dépendent de celles-ci, ils se
trouvent dans l’impossibilité de les poursuivre et la confiance qu’ils avaient
en eux-mêmes se trouve ajournée. Ils ont en même temps tendance à agir et
à ne pas agir.

On voit que la blessure morale se définit comme une sorte de violence par
le fait qu’elle introduit d’abord en eux la contradiction : comme le dirait
Spinoza, elle introduit en eux une sorte de « poison » qui décompose leur
rapport à eux-mêmes. Et on pourrait ajouter que ce qu’elle a
d’insupportable, c’est qu’elle n’existe que parce que celui qui la subit se
trouve dans la situation où il coopère à sa propre dépréciation. C’est ce qui
fait écrire à Sartre à propos des phénomènes de résistance au mépris social
de type colonial que « nous ne devenons ce que nous sommes que par la
négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous » [Sartre, 1954].

Cet effort pour éliminer toute forme de dépréciation et pour tenter de


restaurer la reconnaissance positive, peut revêtir deux modalités distinctes,
mais cependant complémentaires : la première consiste à exiger la
réparation par la discussion argumentative, la négociation, le recours à la
narration ou à d’autres ressources symboliques [Ferry, 1996]. Mais dans la
mesure où cette stratégie se heurte à un refus de réparation, on peut alors
entrer, c’est la seconde modalité, dans des conflits de reconnaissance
proprement dits aussi bien au niveau individuel que collectif. Cette entrée
dans le conflit, avec le type de mobilisation qu’elle comporte dans le cas de
conflits collectifs par exemple, ouvre à de nouvelles interrogations. Dans la
mesure où la reconnaissance exigée par un groupe social apparaît pour ce
groupe comme un « bien collectif », on peut alors se demander si la
décision d’engager de tels conflits – qui paraissaient inévitables aux
théoriciens de la reconnaissance – ne tombe pas sous les objections émises
par les théoriciens du choix rationnel concernant le problème de la
participation à des actions collectives et en particulier au paradoxe de cette
participation. Dans la lignée des travaux de M. Olson [ 1978], des
théoriciens comme G. Tullock [ 1973], G. Kavka [ 1982] ou P. Kuril-
Klitgaard [ 1997] ont pu faire valoir que toutes les formes de mobilisation
conflictuelles doivent satisfaire aux principes du choix rationnel de
l’engagement, alors que d’autres auteurs modèrent une telle exigence
[Lazzeri, 2001] ou la contestent [Hirschman, 1983; Bowles et Gintis, 1986].
Ici encore, une théorie de la reconnaissance devra départager ces
interprétations concurrentes de l’engagement conflictuel.
II. PARADIGME DE LA RECONNAISSANCE
ET PARADIGME DU DON

La théorie de l’action rationnelle et son « reste »


Au fil des pages précédentes, on a vu s’esquisser deux hypothèses qui
prennent tout leur poids dans l’articulation de la philosophie morale et
politique d’une part, et des sciences sociales de l’autre.

La première est que l’une des lignes de force qui structure nombre des
débats essentiels dans les deux champs est celle qui oppose les théories
inspirées par ce qu’on appelle communément la « théorie du choix
rationnel » ( rational action theory, RAT) ou le « modèle économique » de
l’action (Van Parijs), et un ensemble plus ou moins flou de théories qui s’en
détachent ou les contredisent et qui reste encore en manque d’appellation,
de clarification et de cohérence paradigmatiques.

La seconde est que le « paradigme de la reconnaissance » représente le


cœur de ces théories à la fois alternatives et complémentaires à la théorie de
l’action individuelle. Mais cette hypothèse en appelle aussitôt une troisième
qui justifie l’alliance de la philosophie politique et des sciences sociales que
nous appelons de nos vœux. Cette hypothèse-là est que le paradigme de la
reconnaissance n’est susceptible de prendre toute sa portée qu’interprété
dans les termes de ce qu’AlainCaillé, dans le sillage de Marcel Mauss et de
la Revue du MAUSS, a appelé le « paradigme du don », et que,
réciproquement, cet opérateur moral et politique par excellence qu’est le
don ne prend pleinement sens que compris comme moyen, performateur et
symbole de la reconnaissance publique et/ou privée. Prenons quelques
(trop) brefs repères pour situer l’enjeu de cette hypothèse.

L’opposition complémentaire de la théorie de l’action rationnelle et d’un


« reste » encore incertain recoupe largement celle de la science économique
et de la sociologie (doublée de l’anthropologie), même si, en la matière,
tous les renversements paradoxaux et les luttes à front renversé sont
évidemment possibles, concevables et souvent effectifs. La fragilité ou
l’indétermination paradigmatique et épistémologique de la sociologie face à
la science économique naissent de ce que n’étant jamais parvenue à donner
un statut conceptuel clair à ce « reste », elle s’est trop cantonnée dans un
anti-utilitarisme (ou un anti-économisme) simplement critique et négatif
[Laval, 2002], se bornant à reprocher aux économistes leur simplisme sans
parvenir à stabiliser des modèles d’explication ou d’interprétation
alternatifs qui fassent consensus entre sociologues (ou anthropologues).

Dans la tradition sociologique, c’est très certainement chez Durkheim et


dans l’école sociologique française que l’on peut trouver l’opposition la
plus résolue et déterminée à l’« utilitarisme » (celui de H. Spencer en
l’occurrence) et la tentative la plus ferme de bâtir un modèle d’intelligibilité
proprement sociologique irréductible au modèle de l’action individuelle
rationnelle – MaxWeber construisant pour sa part l’autre grande branche de
l’alternative sociologique, historisante et comparativiste plus que
systématique. Le célèbre Essai sur le don de Marcel Mauss peut être
considéré comme la pointe la plus avancée à la fois de la critique de
l’anthropologie spéculative des économistes et de l’élaboration d’un point
de vue sociologique et anthropologique alternatif. À cet égard, deux points
méritent tout particulièrement d’être aussitôt relevés ici.

– D’abord, en se centrant sur le don agonistique régi par la logique de


l’honneur et du point d’honneur (et non sur les « prestations totales » en
général), Mauss place immédiatement le don en relation étroite avec la
question de la reconnaissance, même s’il n’utilise pas le terme : il s’agit
dans le potlatch de « mettre l’autre à l’ombre de son nom », « au nord-ouest
américain, perdre le prestige, c’est bien perdre l’âme; c’est vraiment la
“face”, c’est le masque de danse, le droit d’incarner un esprit, de porter un
blason, un totem, c’est vraiment la persona qui sont ainsi mis en jeu, qu’on
perd au potlatch, au jeu des dons, comme on peut les perdre à la guerre ou
par une faute rituelle » [Mauss, 1966, p. 206]. C’est donc bien à juste titre
qu’on a pu interpréter le potlatch comme la forme anthropologique la plus
spectaculaire de la lutte à mort hégélienne pour la reconnaissance (Bataille,
Lefort). Ou encore, retraduisant Mauss dans le langage de J. Rawls, on dira
que c’est à travers la lutte de générosité que se bâtissent, se conquièrent,
s’acquièrent ou se perdent les bases sociales de l’« estime de soi ».
– Par ailleurs, si on sait – même si on n’en tire pas assez les conséquences –
qu’en cherchant du côté de la triple obligation de donner, recevoir et rendre
le « roc » de la morale éternelle, Mauss entendait proposer une réponse
sociologique aux questions clés de la philosophie morale, on ignore trop
que c’est le politique – « l’art suprême, la politique au sens socratique du
mot » : tels sont les derniers mots de l’Essai sur le don – qui constituait la
ligne de fuite de toutes ses analyses, comme en témoigne notamment sa
remarquable et prémonitoire « Analyse sociologique du bolchevisme ».
Retenons donc cette liaison étroite établie par Mauss entre science sociale et
philosophie morale et politique, et sa tentative de penser leur jointure à
l’articulation de la question du don et de la reconnaissance.

Il faut bien le dire : malgré la célébrité (relative) de ce texte, cet objectif


ambitieux n’a pas été bien compris et encore moins relayé. L’héritage
immédiat de l’Essai s’est en effet vite retrouvé éclaté entre deux lignées
principales qui, en accentuant chacune de manière unilatérale certains traits
au détriment des autres, ont vite fait perdre la compréhension de
l’ensemble.

La première, la lignée structuraliste (Lévi-Strauss, Lacan), constamment


menacée par le scientisme, en découplant le don de ce que Claude Lefort a
appelé la « lutte des hommes » (pour la reconnaissance), l’a peu à peu
réduit à l’échange, avant de réduire l’échange lui-même (aussi symbolique
qu’on le proclame par ailleurs) à sa seule structure formelle anhistorique et
apolitique. La seconde, via Bataille puis Blanchot, a au contraire insisté sur
la dimension individuelle et transgressive du don, sur sa dimension de
« hors-calcul », en cherchant en somme les voies d’une sainteté et d’un
salut laïques dans une esthétique de la pure dépense ou de l’expérience
intérieure. Exit, là encore, le politique.

Pendant une vingtaine d’années, du coup, c’est la thématique du don elle-


même qui a presque complètement disparu. Structuralisé par les uns,
stigmatisé comme masque de l’intérêt rationnel conscient (RAT) ou
inconscient (Bourdieu) par les autres, il semblait ne plus pouvoir concerner
qu’une poignée de vieux croyants attardés. Il n’en est que plus étonnant de
constater l’extraordinaire floraison d’ouvrages parus sur ce thème depuis
une dizaine d’années. Outre, bien sûr, le bloc des livres d’ethnologie et
d’anthropologie qui depuis près d’unsiècle traitent du thème à un titre ou à
un autre, il est possible de distinguer dans cette vaste littérature, là encore,
deux lignées de discussion principale.

– La première s’inscrit directement dans le sillage de G. Bataille et M.


Blanchot pour déboucher, par l’intermédiaire de Lévinas et de la
phénoménologie, sur une conception du don qu’on peut légitimement
qualifier, avec P. Ricœur, d’hyperbolique. C’est celle de J. Derrida ou de J.-
L. Marion (dans Étant donné, J.-L. Marion a depuis changé passablement
de conception), qu’il est possible de résumer en disant que pour elle, il ne
peut y avoir de don que s’il n’y en a pas, que s’il n’existe ni don, ni objet
donné, ni récepteur; en bref, il n’y a don que si le don, ainsi réduit à une
pure donation, est strictement dépourvu de toute intentionnalité.

– La seconde (portée notamment par la Revue du MAUSS) propose au


contraire de ne pas se polariser sur la dichotomie de l’intérêt et du
désintéressement, du calcul ou du hors-calcul, et d’assumer la thématique
maussienne de l’enchevêtrement, au cœur du don, de l’intérêt pour soi et de
l’intérêt pour autrui comme de l’obligation et de la liberté, afin de mieux
faire ressortir la dimension proprement sociale et politique du don. On ne
saurait ici citer tous les travaux qui vont dans cette direction (B. Karsenti,
C. Tarot, J. Godbout, M. Anspach et, dans une veine un peu différente,
J.Baudrillard ou J.-P.Dupuy). Notons seulement que dans son Anthropologie
du don, A. Caillé développe une conception politique du don qu’il estime
fidèle à celle de M. Mauss et tente d’en tirer tout un ensemble de
conséquences théoriques, tandis que M. Hénaff, dans le Prix de la vérité [
2001], présente le don archaïque comme l’opérateur de la reconnaissance
publique (ce pourquoi il doit être ostentatoire), appelé à devenir peu à peu
don moral, intériorisé, et à perdre de son importance au fur et à mesure que
les fonctions de reconnaissance publique des sujets sont prises en charge
par l’édiction des normes de justice centrales qui fondent une communauté
politique. Sont ainsi pour la première fois explicitement couplés le motif du
don et celui de la reconnaissance.

On voit ainsi comment, en rassemblant à nouveau les thématiques


maussiennes éparpillées par les premiers héritiers, on rencontre
immédiatement les questions posées ici autour des usages contemporains de
la notion de reconnaissance. Comment s’articulent reconnaissance privée et
reconnaissance publique, ou encore reconnaissance au sein de la socialité
primaire et reconnaissance sociale d’ensemble ? Est-on reconnu parce que
l’on donne réellement (c’est la question du travail, de l’excellence
aristotélicienne et de la compétence qui est ici posée) ou seulement parce
que l’on montre que l’on donne et que l’on est reconnu (et envié) comme tel
comme le craignent les pourfendeurs hyperboliques du don non sacrificiel ?

Et que faut-il donner ? De l’utilité ? la chose même qui est désirée ou


seulement son signe ? une conformité aux valeurs dominantes ? Mais ces
dernières sont-elles, et dans quelles proportions, des valeurs utilitaires ou
bien des valeurs identitaires, des valeurs de conservation de soi ou de
dépense ? Etc.

Notre pari théorique est donc qu’il y a tout intérêt scientifique et


philosophique à coupler explicitement et systématiquement paradigme du
don et paradigme de la reconnaissance, alors même qu’ils ne le sont encore
que dans le flou et dans l’implicite. À comprendre qu’ils ne sont que les
deux faces d’une même médaille conceptuelle et que chacune des faces est
indispensable à la pleine et saine compréhension de l’autre. Limiter les
études du don (même agonistique) à la seule face du don, c’est courir le
risque soit de multiplier sans principe des études ethnographiques –
éclairantes au cas par cas, mais qui ne font pas avancer d’un pouce
l’anthropologie générale dont la science sociale a si cruellement besoin –,
soit de concevoir le registre du don réciproque comme une simple modalité
coopérative de l’économique, au prix de la méconnaissance de sa fonction
proprement et irréductiblement politique. Comme Vincent Descombes l’a
parfaitement montré (après le De beneficiis de Sénèque et la sagesse
populaire… ), il n’est de don qu’aux termes d’une intentionnalité donatrice.

Mais l’intention qui fait le don, c’est la visée d’une reconnaissance


entrecroisée de soi et de l’autre. Réciproquement, s’en tenir au discours de
la reconnaissance sans entreprendre de le féconder par la découverte
maussienne, c’est courir le risque de se cantonner dans une éidétique
spéculative abstraite de la reconnaissance et de l’altérité – associée au
commentaire infini de quelques textes sacrés – et de méconnaître
complètement son historicité et sa densité proprement sociale.
Plus précisément, on ne peut pas s’en tenir à une conception purement
intersubjective de la reconnaissance et de la rivalité agonistique.

Toute la force de la découverte maussienne réside précisément dans la mise


en lumière du fait que la reconnaissance ne procède pas seulement de
l’affrontement de deuxlibertés individuelles inconditionnées, mais qu’elle
surgit sur fond d’une obligation sociale première par laquelle se manifestent
la présence et le poids du déjà-là, de l’institué et du passé. Le poids de tous
les autres « autres » en somme. Réciproquement, la reconnaissance ne
devient effective, au-delà de la parole et du regard premiers, que si elle se
cristallise en un ensemble de promesses, de dettes, d’engagements, de
symboles et de rituels qui structurent la circulation des dons et des contre-
dons. Circulation des dons qui n’est autre en définitive que la circulation
des signes de reconnaissance. Comme la monnaie et les choses, ils ont une
existence sociale propre et vivent leur propre vie, parfois oublieuse de
l’enjeu premier et sous-jacent de la reconnaissance. Jusqu’à ce que la crise
des identités, la discorde et le conflit viennent rappeler que c’est pourtant
bien de cela qu’il s’agit et que l’essence du don est donc bien proprement
politique comme l’affirmait M. Mauss à la dernière phrase de l’Essai sur le
don.
Don et reconnaissance. De quelques implications de
leur couplage
Il est impossible de lister l’ensemble des champs de débat ouverts par les
sciences sociales qui sont directement concernés par la perspective ainsi
ouverte puisque tous le sont. À chaque fois, il s’agit de rééquilibrer des
analyses menées en termes de choix rationnel par des approches qui mettent
l’accent sur la question de la reconnaissance et du don. Bornons-nous à
quelques exemples.

– Dans le champ de la science politique, nous l’avons déjà suggéré, on voit


bien comment toutes les théories de l’électeur rationnel, de l’action
collective, de la protestation ou de la mobilisation des ressources – qui
butent en permanence sur la circularité tautologique et les limites de la
rationalité instrumentale – débouchent nécessairement sur la question des
ressorts de la militance et de l’engagement partisan ou bénévole (pourquoi
donne-t-on de son temps et de sa personne ?). Or ceux-ci – en positif ou en
négatif : qu’on se mobilise pour ou contre quelque chose ou quelqu’un – se
trouvent à l’intersection de l’identité, de sa reconnaissance (ou de son déni),
du don (ou de son refus) et de la justice (ou de l’injustice).

– C’est dans le même espace problématique qu’il faut reformuler la


question étroitement liée des identités collectives et du multiculturalisme.

– Une des grandes alternatives actuelles à la RAT est l’ANT ( analysis


network theory), l’analyse des acteurs en réseaux impulsée aux États-Unis
par HarrisonWhite et qui inspire désormais aussi bien la « nouvelle socio-
logie économique » de Mark Granovetter et Richard Swedberg que la
sociologie ou l’anthropologie des sciences de MichelCallon et BrunoLatour.

Couplée à des affluents ethnométhodologiques, elle contribue également à


la sociologie conventionnaliste de la justification de Luc Boltanski ou
Laurent Thévenot. L’idée centrale de toutes ces approches est que pour
analyser l’action sociale, positivement et normativement, on ne doit partir
ni de l’individu de la RAT ni de « la société » des sociologues de tradition
durkheimienne ou parsonnienne, mais des alliances, des associations et des
réseaux formés par les acteurs humains (sociologie économique) et même
non humains (sociologie des sciences). Pourquoi pas – même si cette
forclusion du moment de la singularité individuelle comme de celui de la
totalité politique fait surgir autant de problèmes qu’elle en résout ?

Mais c’est à la condition de comprendre, ajouterons-nous, que les réseaux


ne peuvent se former et perdurer que pour autant qu’ils génèrent de la
confiance (maître mot de ces analyses) et que cette dernière présuppose
l’inter-reconnaissance des partenaires à travers l’établissement de relations
de don (et réciproquement).

– La même chose est vraie de toutes les théories du « capital social » qui, de
J. Coleman à R. Putnam, établissent que le principal facteur à la fois de la
croissance économique et de la démocratie est l’instauration de relations de
confiance généralisées entre les membres d’une même communauté
politique.

– De ce point de vue, ces théories peuvent être conçues comme la synthèse


entre les théories économiques du facteur résiduel et une généralisation de
l’interactionnisme symbolique américain tel qu’il trouve son couronnement
chez E. Goffman. Or l’analyse par ce dernier de l’ordre de l’interaction et
de la gestion sociale de la face et du moi peut difficilement être lue comme
autre chose qu’une microsociologie de la reconnaissance (et du défi
agonistique dans lequel la question posée est celle de savoir qui donne et
qui pardonne).

– Appliquée à la question proprement politique des fondements de la


démocratie et de ses contestations fascisantes, intégristes ou totalitaires, le
couplage de la question de la reconnaissance et de celle du don fait aussitôt
apparaître combien il est impossible de fonder théoriquement et
pratiquement l’ordre démocratique sur la seule perspective d’une jouissance
paisible des biens matériels produits et échangés sur le marché. À supposer
même qu’elle soit effectivement réalisable, encore faut-il que la
reconnaissance des sujets individuels et collectifs soit assurée.
Symétriquement, l’aspiration totalitaire se nourrit de la prétention à faire
naître des sujets à la fois mieux assurés de la reconnaissance de leur
identité, plus rationnels et plus généreux que le sujet démocratique.
Perspectives de travail
De manière transversale, deux perspectives de travail principales doivent
être privilégiées dans le sillage des questions formulées ici.

– Il conviendra tout d’abord et bien évidemment de dépasser le


schématisme dont on a dû se contenter ici et de procéder à un recensement
et à une première synthèse systématique d’une part, des différentes pensées
de la reconnaissance, et de l’autre, des analyses et des théories du don, et
d’amorcer leur mise en rapport raisonnée.

– Par ailleurs et symétriquement, il faudra amorcer une confrontation et un


débat systématique avec l’ensemble des écoles et approches en sciences
sociales qui entendent dépasser la théorie du choix rationnel. Cette
confrontation est déjà sérieusement entamée, quant au paradigme du don,
avec le versant institutionnaliste de la science économique – et notamment
avec l’école des conventions (O.Favereau, F.Eymard-Duvernay) –, avec
l’analyse des réseaux ou avec la nouvelle sociologie économique.

De cette confrontation, il est permis d’attendre une clarification importante


des deuxpoints centraux sur lesquels les sciences sociales continuent
d’achopper :

la dichotomie excessive des approches holiste et individualiste que tout


le monde déplore mais que personne n’a réellement surmontée a des
chances de pouvoir l’être enfin si l’on observe qu’à travers la
reconnaissance et ses symbolisations, c’est la synthèse du point de vue
de l’individu– le point de vue de l’intérieur – et de celui des autres et
pour finir du Grand Autre (Lacan) ou de l’autrui généralisé (Mead) –
le point de vue de l’extérieur – qui s’opère. Plus ou moins bien, il est
vrai;

l’efficacité opérationnelle de la théorie du choix rationnel lui vient de


sa simplicité; c’est elle qui fait à la fois sa force et sa limite. Mais elle
reste trop prise dans l’orbe de la rationalité instrumentale (même si un
R. Boudon par exemple, s’en détache de plus en plus). Tous les
développements qui précèdent l’ont suggéré : il n’est de progrès
décisifs concevables de la théorie de l’action individuelle ou collective
que ceux qui passeront par une prise en compte, au rang des buts de
l’acteur social, non seulement de ses finalités utilitaires mais aussi de
ses fins éthiques et identitaires. Autrement dit, par une théorie de la
reconnaissance.

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Notes

[1]

C. Lazzeri a rédigé la première partie et A. Caillé la seconde de ce texte qui


contracte un projet de recherche interdisciplinaire en philosophie et
sociologie politiques.

[2]

Cf. sur ce point, le débat entre A.Honneth et N.Fraser [Honneth, Fraser,


2003] concernant les questions de recouvrement entre justice distributive et
reconnaissance.

[3]

Bien qu’il soit possible d’évoquer des conditions supplémentaires à la


dépréciation, telle celle qui consiste à s’interroger sur son efficace dans une
perspective normative (a-t-on de « bonnes raisons » de s’estimer déprécié et
peut-on exiger des réparations en dehors de ces bonnes raisons ?) ou
causale (il suffit de se sentir déprécié pour que l’exigence de réparation se
produise). Concernant le premier cas, on peut se référer aux travaux de
A.Margalit [ 1999], et concernant le second, on s’orienterait plutôt vers une
analyse du type de celle de Durkheim à propos du châtiment [ cf. Durkheim,
1978].
Le SAMU social. De l'urgence à
l'inclusion globale
Michel Foucault [ Les anormaux, p. 41] voyait dans les techniques
occidentales de contrôle des individus deux grands modèles, dont l’un avait
été celui de l’exclusion des lépreux et l’autre celui de l’inclusion des
pestiférés. Il déduisait de ce second modèle l’avènement des technologies
positives d’un pouvoir non plus répressif, mais productif de normes, « qui
n’agit pas par exclusion, mais plutôt par inclusion serrée et analytique de
ses éléments » [ ibid., p. 45], à l’image du fin quadrillage du territoire
marqué par la peste, évaluant tout individu dans son rapport à une norme de
santé. Dans ce sillage, la création du Samu social de Paris, en 1993, est
historiquement solidaire de la fin du délit de mendicité [1], soit la
substitution du paradigme de la peste au paradigme de la lèpre, malgré la
régression de quelques municipalités qui ont eu recours aux décrets que l’on
sait pour restaurer l’ancien geste d’exclusion. La chasse au mendiant a fait
place à l’attitude compréhensive « d’apprivoisement », suivant une
terminologie nommément extraite d’un célèbre passage du Petit Prince [2]
de Saint-Exupéry, où l’analogie condescendante avec l’animal sauvage nous
renseigne assez sur un imaginaire lié à la domestication du marginal…
ENFERMER DEHORS [3]
Or cela ne tiendrait pas sans un observatoire dont la mission n’est rien
moins que d’« observer les phénomènes d’errance, établir une typologie des
publics, repérer leur trajectoire et analyser les besoins ainsi que les
indicateurs sociaux » ( sic), consacrant l’établissement d’une cartographie
de la marginalité qui n’a rien à envier ni au quadrillage des pestiférés ni à
l’inspection généralisée dont Bentham, l’inventeur du panoptique, faisait le
ressort d’un ordre social purifié. De fait, la prolifération des observatoires
nationaux ou internationaux témoigne du rêve scientiste de déchiffrement
social. Dans une logique d’expertise généralisée, l’observation est mise au
service de l’extension des appareils de gestion dépersonnalisés,
pragmatiques et systémiques, où l’individu humain est à la fois ce « grain
fin » [Foucault, ibid., p. 43] qui peut coincer la machine et ce point
numérique qui doit pouvoir se réduire à une information en traitement.
L’organisme se partage ici entre la main tendue et la main retenant le chiffre
qui va nourrir la statistique avide.

Comment ne pas voir que le souci d’une société évoluée d’assurer à chacun
de ses membres une reconnaissance de leurs droits s’est mué en fait
accompli de l’inclusion du sujet dans un réseau qui peut se définir de son
propre aveu, à l’instar du Samu social international, comme « un asile
immatériel – un asile “hors les murs”» (Charte), asile confondu ici avec
l’organisme tutélaire lui-même, tel un filet sans extériorité (en grande partie
financé par le mécénat de grandes entreprises, en forme de geste réparateur
d’un ordre libéral définitif du monde)? Xavier Emmanuelli [ 2002, p. 144]
s’en explique ainsi : « Nous possédons une carte des déplacements pour
chaque “pensionnaire”. De cette façon, malgré le changement des équipes,
la trace du malade peut être retrouvée, le lien est conservé. Ce système fait
du Samu social un asile sans murs qui procède chaque jour à une sorte de
“tournée des clients”. » Le respect par le Samu social du refus
d’hébergement se solde par un pistage de la population sans abri, qui se
trouve– de fait et sans avoir rien demandé – évoluer à l’ombre d’un « asile
immatériel » auquel il lui est impossible d’échapper. « Ces personnes
insaisissables, furtives, clandestines, qui survivent dans les failles et les
recoins de la cité, il faut aller les chercher pour essayer un tant soit peu de
les arracher du danger » [ ibid., p. 257]. Cette dématérialisation de l’asile
opère la synthèse de l’ancienne entreprise asilaire et de la célébration
moderne de la liberté individuelle, en inventant le concept d’un
enfermement qui se suffit désormais d’être mental, grâce à la cartographie
ubiquitaire de l’exclusion qu’établit l’Observatoire – quitte à ce que des
psychotiques errent dans la rue faute d’une structure matériellement
appropriée.

Le Samu social ne peut se comprendre sans le battage médiatique qui


mobilise sans-abri et particuliers autour du 115, le numéro gratuit de
régulation, alors même que se creuse le malentendu entre l’offre et la
demande sociales. Cette intense médiatisation a, de fait, principalement
pour effet de surcharger les lignes de téléphone auxquelles les « usagers »
restent parfois pendus vainement des heures durant pour finir par s’entendre
répondre qu’il n’y a plus aucun lit de disponible… Malheur à ceux qui
s’aviseraient pourtant de court-circuiter le 115 pour s’essayer à une solution
plus directe auprès des centres gérés par le Samu social : ils seront sur le
champ renvoyés à leur cabine téléphonique, devenue le passage obligé de
toute obtention d’hébergement. À moins que leur situation ne relève d’un
caractère d’urgence qui surpasse tous les autres, le Samu social faisant la
chasse au « plus urgent du plus urgent » – expression désormais consacrée
dans les couloirs de l’urgence. N’est-ce pas un comble d’obscénité que cette
offre adressée au spectre de l’homme mort, comme si la demande n’était
recevable qu’à l’aune du risque létal ? Au Samu social, c’est bien
l’engagement initial de répondre à une demande immédiate qui, dans une
logique humanitaire, réduit l’homme « à la définition pauvrissime d’animal
mortel » [Redeker, 1998, p. 64], XavierEmmanuelli s’étant d’ailleurs
explicitement inspiré de son expérience humanitaire. Qui accuserons-nous
de perversion ? Le sans-abri qui fait du chantage à sa mort prochaine ou
l’intervention sociale qui fait reposer sa légitimité sur cette mort virtuelle ?

Il n’est pas étonnant que la gravité de l’urgence finisse par apparaître un


sort plus enviable que l’urgence banale, et que certains sans-abri tendent à
vouloir se faire passer pour de tels cas prioritaires; mais gare à ces petits
malins que les travailleurs sociaux ont pris l’habitude de démasquer ! La
relation intersubjective qui se noue entre les travailleurs sociaux et les
« usagers » tend donc à devenir cette partie qui se joue au plus fin à travers
une médiation supplémentaire qui détourne la demande et vise indéfiniment
à « évaluer », selon sa grille de risque, celui qui s’adresse à elle.

Il est clair que l’intention officielle du dispositif de veille sociale – qui est
de pouvoir proposer des hébergements aux sans-abri – est le cache-misère
d’une autre raison sociale : le 115 est un lieu de transfert de la demande où
celle-ci peut être épongée par des permanenciers censés faire preuve
« d’écoute », ensuite de quoi elle sera traitée de façon statistique afin de
rendre son chiffre ultime. L’obligation quelque peu cynique pour
l’« usager » d’en passer par le sacerdoce du 115 engendre un détournement
de la fonction téléphonique en fonction occupationnelle, où la voix du
permanencier injoignable finit par occuper la place de l’objet du désir, faute
d’un hébergement improbable. Cela aussi, sans doute, s’appelle « créer du
lien »…
L’URGENCE TOUJOURS PLUS
ORDINAIRE….
La prestation se caractérise alors par son caractère doublement méritoire et
filtrant 1) eu égard à l’échelle des urgences, 2) eu égard à la persévérance
requise. Il est vrai que les familles, souvent primo-arrivantes, reçoivent un
hébergement d’urgence efficace et à peu près inconditionnel, notamment
grâce au réseau hôtelier, prestations au coût très élevé, mais grâce
auxquelles le Samu social peut se prévaloir d’avoir toujours une réponse [4]
dans une situation d’urgence éminente où sont impliqués des enfants – tout
en déplorant l’engorgement qui en résulte. L’hébergement hôtelier maintient
néanmoins les familles dans une précarité évidente. Il est vrai aussi que les
lits infirmiers offrent aux sans-abri les plus mal en point des soins médicaux
de première nécessité. C’est pourtant le contrôle social qui se trouve en être
la contrepartie, cherchant à essuyer une visibilité par trop scandaleuse en
jetant dessus les feux aveuglants de la médiatisation [5] par laquelle le
particulier est amené à apaiser sa conscience « citoyenne » en se référant au
115. Car le 115 crée une demande sociale qui, loin de se résorber, va en
s’amplifiant et qui, plus elle s’amplifie, plus elle sature les lignes
téléphoniques et plus elle expose par là même son public à un refus
d’hébergement, contredisant par là sa raison d’être – logique du cercle
vicieux. Et cela principalement parce que le 115 proclame une disponibilité
à la hauteur de laquelle il ne saurait parvenir et qui fonctionne en forme
d’appel d’offre, creusant le fossé entre une certaine capacité (en nombre de
permanenciers, de lits, etc.) et une demande exponentielle.

Une étude récente souligne que « la gestion de l’hébergement est


étroitement liée à l’afflux des demandeurs d’asile et à la saturation des
centres d’accueil spécialisés [6] ». Le constat que « les centres
d’hébergement d’urgence ne sont pas formatés pour répondre à cette
demande qui met ces nouveaux hébergés en compétition avec des personnes
sans domicile, dans la misère physique, psychique et économique »
[Emmanuelli, 2003] consacre de fait la distinction entre une misère de
« chez nous » et une misère immigrée dont la demande serait en
« compétition » déloyale avec la demande des nationaux. Ne nions pas que
ces misères ne relèvent pas des mêmes processus. Mais un tel raisonnement
éclaire la logique du fondateur du Samu social qui, depuis 1998, entend
exporter dans les grandes villes du monde son jeune concept d’abord créé à
Paris. Ce n’est pas à la misère de venir à nous, mais à nous d’aller à son
chevet; ce qui permet de prendre à la racine les velléités de ceux qui
viendraient chercher en Occident la réalisation effective de l’humanisme
universaliste.

Le Samu social attend de la réforme sur le droit d’asile un désengorgement


du dispositif : elle permettra des décisions plus rapides et, disonsle, plus
expéditives, sous la seule compétence de l’Ofpra. Refuser l’accès des
centres d’hébergement d’urgence aux demandeurs d’asile, voire aux
clandestins, contreviendrait au principe de non-discrimination des
établissements d’accueil fixé dans la loi de 2002 et dans son décret
d’application [7], quoique l’article stipulant le droit à un accompagnement
« individualisé et le plus adapté possible » permette une interprétation en
faveur des orientations vers un accueil spécialisé (Cada, par exemple). Mais
chacun sait que le Samu social bénéficie d’une réputation qui outrepasse les
frontières et dont les promesses attirent à lui le tout-venant. Comment
comprendre autrement que des arrivants de quelques jours sur le territoire
français connaissent déjà l’existence du 115 avant même que d’avoir la
moindre idée de ce qui les y attend ? Quel redoutable tri les écarterait d’un
dispositif qui se prévaut lui-même d’être inconditionnel ?
… QUI DÉMULTIPLIE LA DEMANDE
D’URGENCE
Le Samu social, loin d’ignorer ces contradictions, laisse espérer un progrès
dans la prise en charge par son acharnement à élargir les possibilités
d’accueil et de prestations. À cet égard, le Samu social fonctionnerait lui
aussi idéalement au principe du « SDF zéro [8] », fût-il décrié quand il
apparaît dans la formule d’un acteur politique. Pourtant, si l’errance et la
vie à la rue sont irréductibles, ce n’est pas simplement pour des raisons
d’insuffisance factuelle des dispositifs de prise en charge, mais pour des
raisons d’abord structurelles de la dialectique sociale de l’offre et de la
demande, qui tend à faire du Samu social un débiteur dont la dette s’accroît
sans cesse, un puits sans fond… Quand bien même il parviendrait
ponctuellement à héberger tous les demandeurs d’hébergement, la demande
ne serait que remise au lendemain, épousant l’inflexible révolution des
jours, des nuits et des saisons. Il s’avère à l’expérience que nombre
d’hébergés quittant un lieu– éventuellement parce qu’ils ont dépassé la
durée d’accueil – le quittent pour un autre lieu jusqu’à ce que le précédent
leur redevienne ouvert, et ainsi de suite… Cela est bien connu des
accueillants et des travailleurs sociaux, mais « résiste [9] » en effet à une
étude réelle, qui risquerait de découvrir l’effroyable circularité des
trajectoires et l’absurdité des conditions d’accueil à temps limité, qui
baladent les sans-abri d’un lieu à l’autre au gré de leur profil administratif
du moment. Même si ce phénomène est compensé par l’authentique
engagement de nombreux lieux d’accueil, dont les CHRS, à accompagner
les personnes et à ouvrir l’accès aux droits, il n’en reste pas moins que la
stricte acception de l’urgence telle qu’elle est comprise par le Samu social
n’aboutit finalement qu’à fidéliser un public déterminé. Aussi convient-il de
dire qu’à aucun moment, le Samu social ne peut rester neutre et fonctionnel
dans son rapport à la demande sociale. Au contraire, il est la ligne de front
de toutes ses institutions partenaires, à l’interface médiatique de la
population dite exclue et de la société comme telle. Le Samu social
cristallise le lieu d’adresse d’une demande sociale, au sens où toute société
requiert des instances à qui référer de son malaise et au besoin les crée.
Position difficilement soutenable, qui laisse l’espace d’une plainte lourde
d’ambiguïté se constituer : car s’il est convenu de reconnaître au sans-abri
le droit d’un abri, et si d’autre part, ce droit ne peut être satisfait,
l’organisme redouble le préjudice personnel du sans-abri d’un autre
préjudice.

« Les Samu sociaux sont le premier maillon d’une chaîne qui va de


l’urgence à l’insertion », dit la Charte. Il se trouve que l’insertion n’est un
projet que pour les acteurs sociaux et rarement pour les hébergés d’urgence,
si toute leur énergie doit se consacrer, chaque jour, à s’assurer d’une place
pour le soir même, au prix d’un véritable parcours du combattant et si,
d’autre part, comme l’a rappelé Patrick Declerck, l’insertion ne peut être
qu’un vœu pieux pour qui souffre de graves perturbations psychiques – et
cela quand bien même le dispositif social forcerait « l’usager » à traîner un
projet d’insertion fantôme. Il n’est du reste pas impossible que le
fonctionnement intrinsèque du Samu social attire à lui de tels « cas
sociaux », ce qui expliquerait à la fois une certaine permanence de son
public et le constat que le dispositif recueille bel et bien ce que la
psychiatrie ne prend plus en charge… Si, de fait, la fidélisation aux
dispositifs d’urgence est la réponse actuelle à certaines pathologies, des
sujets trouvent peut-être à se stabiliser d’une façon qui n’est pas peu
paradoxale…

Il est de la nature même de l’urgence, comprise dans sa plus étroite


acception, de porter en elle le principe de son entropie : elle ne sort jamais
de la demande réduite à sa plus simple expression, pauvre et répétée, d’une
survie de chaque jour, où il est entendu qu’on occulte tout ce qui excède son
petit cercle. Par quel « trou de souris », disait Lacan dans son Séminaire V
[p. 87], faut-il que passe une demande pour être entendue ? Il n’est que de
visiter les centres d’hébergement pour y constater le trou de souris par
lequel le sujet en est réduit à passer : outre les conditions exténuantes
d’obtention d’un hébergement, il faut accepter de dormir dans des lits
superposés, dans des dortoirs ou des box où sévissent les vols, les insultes,
les poux, les incontinences, les odeurs – la liste est très longue. À quoi il
faut ajouter une logique d’infantilisation censée faire comprendre à
l’hébergé que son accueil est subordonné à une complète acceptation de sa
part de sa situation de dépendance. Est-ce là toute la dignité à laquelle
aspire un être humain ?

À viser la maximalisation des possibilités d’hébergement, c’est cet idéal-là


que le système d’urgence se donne à lui-même et jette à ses « usagers », ce
qui est en somme le meilleur moyen de tenir en haleine des êtres inadaptés.
Accrochés au téléphone, ils ont désormais un but – quitte à ce qu’ils
prennent le permanencier pour réceptacle de leur haine. Or il s’agit de
comprendre que c’est la logique de l’urgence sociale qui conduit à ce
piétinement et qu’elle ne peut prétendre intrinsèquement à aucune véritable
amélioration. Fût-elle diligente et efficace, elle n’offre d’autre but à son
« usager » que de s’épuiser à survivre, comme il le faisait déjà sans elle. Un
tel hébergement d’urgence n’est pas une marche vers une plus haute dignité,
il ne fait que confirmer la blessure antérieure de la dignité. Il est donc
injuste de tenir rigueur au dispositif de ses insuffisantes capacités.
LE REFUS DE LA SOLLICITUDE
HYGIÉNIQUE
Mais, dira-t-on, le Samu social n’a-t-il pas pour « concept fondateur »
d’aller « au-devant de ceux qui ne demandent plus rien » (Dominique
Versini), et n’est-ce pas là l’une de ses plus belles idées ? (Ce qui dévoile en
creux le principe qui fait que la demande effective d’un sans-abri est reçue
comme le signe d’un bon état relatif, moins pressant au regard d’une
urgence mortelle.) Si l’on est bien forcé d’orienter la demande de « ceux qui
demandent encore » vers les canaux que nous venons de citer, « ceux qui ne
demandent plus rien » sont, eux, entourés de toutes les sollicitudes pour leur
faire accepter enfin un hébergement dont certains ne veulent pourtant pas.
D’où les apories éthiques qui en découlent, puisque selon le Samu social, il
ne s’agit pas de forcer mais « d’informer, d’encourager, de convaincre la
personne sans abri en détresse » (Charte), tandis que, selon une autre vision,
les mesures d’autorité pour mettre un sans-abri au chaud relèvent de la
protection fondamentale de la personne [10]. Car il se pourrait que le
scandale ne soit pas tant l’insuffisance du dispositif – d’ailleurs parfois
déclaré suffisant [11] – que le refus de ceux qui préfèrent mourir dehors, ou
l’échec répété de ceux qui, dans le temps même où ils prétendent œuvrer à
leur insertion, ratent leurs rendez-vous, perdent leurs papiers ou rechutent
dans quelque conduite toxique. À ce sujet, la position du Samu social est
exemplaire d’un indéniable progrès dans le respect de la personne.
S’opposant à NicolasSarkozy, XavierEmmanuelli en fait lui-même le
constat : « C’est toujours le rêve d’hygiène sociale. C’est-à-dire, dans le
fond, traiter les gens comme la voirie, c’est ramasser pour rendre
propre [12]. » Force est pourtant de constater qu’en cas de pénurie de
places, le signalement d’un particulier sera souvent privilégié au détriment
de l’appel d’un usager, en raison de l’attribution d’un contingent de places
aux « maraudes » et d’un autre contingent aux permanenciers, créant chez
ces derniers l’amertume de devoir assumer un refus à celui « qui demande »
tandis qu’on courra au chevet de celui « qui n’a pas demandé » et qui peut-
être enverra au diable ses sauveurs ! Par quel mystère en arrive-t-on à de
telles extrémités, créant de fait des choix draconiens dont la dimension
éthique n’est guère thématisée ?
Volant à leur secours, les organismes sanitaires déploient autour du sans-
abri un filet social clairement identifié par lui à un Autre mégalomaniaque,
et qui ne fait qu’entériner un peu plus par leur affairement ce fantasme qui
est pour tant « d’exclus » au fondement du refus d’en être. L’argument
sophistique qui consiste à mettre ce refus au compte d’une déception initiale
devant les carences des services sociaux persiste à ignorer que ce refus
signifie bien davantage – qu’on peut ne pas se reconnaître dans le discours
triomphaliste de l’urgence. Il signifie qu’on peut choisir une mort visible
plutôt qu’une survie invisible. Il signifie aussi que la pulsion de mort,
rageusement refoulée par l’ensemble des dispositifs qui s’acharnent à
mettre un clochard à l’abri le temps des grands froids – quitte à l’oublier le
reste de l’année –, n’entre pas dans l’économie comptable du sauvetage
d’urgence.

Elle réapparaît sous les auspices d’une protestation de l’homme qui se voit
dénier cet autre droit, fondamental, qu’est la reconnaissance de sa
singularité, le stigmate de la souffrance, et qui peut aller jusqu’à la mort
volontaire de ceux qui, grands seigneurs, dédaignent au plus fort de l’hiver
nos propositions d’hébergement. Les conduites compulsives de mise en
échec des projets d’insertion en sont un épiphénomène.

La multiplication des interventions d’urgence ne saurait être endiguée car


elle correspond au mouvement profond de la demande sociale. Mais il reste
à pointer l’insensible pervertissement qui, de l’idée samaritaine d’un
secours inconditionnel, transforme l’existence sociale en cour des miracles
où l’on distribue le panem à la misère physique et le circenses à la misère
psychique, sans espoir pour le sujet d’avoir la moindre vérité historique à
conquérir, assuré qu’il est d’être gratifié de petites compensations par
lesquelles le système se perpétue. Or ces compensations, certains les
rejettent avec un masochisme qui stupéfie l’ordre social. On est alors
contraint de s’expliquer leur refus par un constat tautologique : « Ils sont
trop désocialisés pour exprimer d’eux-mêmes leurs besoins » (Charte).
Cette « désocialisation » qui interroge la société est aussi la béance par où
s’engouffre l’offre sociale en lieu et place de… « ceux qui ne demandent
plus rien ».
Offre sociale qui institue à cette occasion le jeu d’une demande et d’une
réponse supposées et évite la mise en question de la structure fondamentale
du discours officiel.

Cela va de pair avec une victimisation du sujet humain qui, objet d’un
préjudice, devient l’objet d’un soin autour duquel peut se « constituer la
communauté symbolique de ceux qui trouvent une satisfaction narcissique à
partager la compassion » [Zizek, 1995, p. 240], et dont l’enjeu serait de
laisser les membres de la communauté prendre part à une jouissance
inavouable mais garantie par la loi symbolique. La « véritable
compassion », qui selon Xavier Emmanuelli relève de la grâce [13], est
d’ailleurs l’enjeu fondamental du dispositif, et si elle est assortie d’une prise
en filature des individus, c’est pour la bonne cause, à savoir la lutte contre
l’égoïsme moderne. C’est ainsi qu’on invoquera l’injustice dont souffrent
les victimes pour soutenir d’une publicité bruyante la jouissance du secours
apporté.

« Chaque hiver, des sans-abri sont victimes du froid », dit la campagne


publicitaire lancée en janvier 2003 par DominiqueVersini. Pour être
combattu, l’agent mortel doit être identifié : c’est ici le froid. Que se
passerait-il si l’agent mortel n’était pas identifiable ? Ce n’est rien moins
que la singularité du sujet, et de sa jouissance propre, même morbide, qui
s’en trouve niée.

« Fédérés au sein du Samu social international, les Samu sociaux sont des
dispositifs de sauvetage qui, dans les grandes villes du monde, ont pour
objet d’intervenir en urgence auprès des personnes en danger, trop faibles
ou trop désocialisées pour exprimer d’elles-mêmes leurs besoins, afin de
leur offrir aide-réconfort-assistance » (charte du Samu social international).

C’est ici toute une terminologie redondante de l’intervention qui vient


écraser la subjectivité, tenue par principe pour incapable « d’exprimer
d’elle-même » ses besoins; c’est pourquoi ses refus, ses demandes, ses
besoins ne seront entendus qu’à l’aune de ceux qui sont définis par le
dispositif lui-même, toujours « en quête d’une cause première » [Karsz,
2000, p. 137] (le froid, la société, l’égoïsme, l’incapacité des politiques, la
psychopathologie… ). Le refus n’est pas entendu comme une authentique et
pleine expression du sujet, mais comme le signe d’une distance à
« apprivoiser » entre le sujet et l’organisation.
UN « LIEN SOCIAL » ASEPTISÉ ET SANS
ALTÉRITÉ
La notion de lien social, héritée de la sociologie durkheimienne, nourrit
idéologiquement les avatars de la numérisation des individus, comme s’il ne
s’agissait, pour « créer du lien », que de l’opération électronique du même
nom, amalgame qu’autorisent certaines théories de l’organisation pour
lesquelles il n’y a pas de différence entre le système nerveux et un système
de communication planétaire [ cf. de Rosnay, 1995]. La notion de lien social
a aujourd’hui le sobre minimalisme du rapport horizontal à autrui qui
semble devoir devenir le lot du socius, libérant l’homme de la poisse de sa
dépendance à son semblable – degré zéro de socialité, oublieux de ce que
l’individu constitue son être social sur un registre symbolique dont
MarcelMauss a justement montré qu’il se caractérise par la permutabilité
incessante des droits et des obligations, suivant une inscription qui est
toujours à réécrire. À promouvoir un lien social qui se caractérise par la
seule visibilité du corps et par le seul geste unilatéral et médiatiquement
surexposé de l’organisme d’urgence, c’est toute la dimension de
l’inscription symbolique du sujet qui se trouve occultée. Le refus du sujet y
est destiné à ne rien signifier d’autre que les explications (circulaires, on l’a
vu) que la société se donne à elle-même. Si « un droit inconditionnel à
l’assistance se traduit par une sortie radicale de l’échange social » [Sassier,
2000, p. 71], c’est dans les seuls termes des échecs du sujet et du
harcèlement de l’organisme que s’installe un échange itératif. L’écrasante
intention de relier à tout prix le sujet à l’ordre social produit finalement son
contraire : l’enfermement du sujet dans son refus. Car le symbolique est ce
qui ne se force pas. Le symbolique s’oblige tout seul. Son mode de
contrainte est immanent aux structures sociales et ne peut s’en détacher
sous forme d’impératif.

Telle est désormais la perspective de l’être-au-monde globalisé : elle laisse


le réel en désespoir de s’éprouver; l’exclusion mise en scène dans un espace
transparent rapatrie l’exclu au moment même de sa désignation dans une
communauté « immatérielle ». Laquelle posture est entérinée par un
théoricien patenté du postmodernisme comme Habermas, qui nous aide
ainsi à la penser : « [La] communauté morale ne se constitue qu’au moyen
de l’idée négative qui consiste à supprimer toute discrimination et toute
souffrance, à inclure, dans une considération réciproque, à la fois les
marginaux et tout ce qui est marginalisé. [… ] Inclure ne signifie pas ici
enfermer dans une identité ou se refermer sur l’autre. “Inclure l’autre”
signifie plutôt que les frontières de la communauté sont ouvertes à tous, y
compris et précisément à ceux qui sont des étrangers les uns pour les autres
et souhaitent le rester » [Habermas, 1998, p. 6]. On l’aura compris, cette
inclusion infinie d’un autre qui, de fait, n’intéresse pas l’autochtone se fait à
l’ombre d’une communauté sans frontières aux identités évanescentes, liée
à l’émergence d’une démocratie post-nationale – un Autre résumé à une
enveloppe vide qu’il est ainsi devenu inoffensif d’accueillir. Ainsi donc, la
société cosmopolite a raison de l’altérité dérangeante de l’Autre par le
regard même qu’elle porte sur lui, un regard indifférent, voire indifférencié,
dont il est à prévoir que le sujet ne s’y laisse pourtant pas réduire, lui dont
les préjudices vécus restent un facteur tenace d’exception revendiquée
[Freud, 1985, p. 140-146].

Cette communauté négative se fonde chez Habermas sur la rationalité


propre à la procédure communicationnelle, dont l’autonomie se mesure au
degré d’évacuation de la subjectivité. Aussi devons-nous nous inquiéter de
ce que devient le sujet livré à cette « communication sans sujet »
[Habermas, 1998, p. 270-274], lorsqu’il est inclus dans un principe de
communauté élargi au point d’exclure justement la possibilité même de
l’exclusion – d’où la forme brutale que prend dans la clinique
contemporaine la haine adressée à l’espace social en tant qu’il est
impossible de s’en évader. L’Autre– qui est assurément aujourd’hui l’une
des catégories les plus commentées, tous champs disciplinaires confondus –
est inclus dans la sollicitude devançante d’un ordre anonyme qui se
l’approprie en termes de coordonnées socialement utilisables. L’Autre n’est
autre qu’en tant que son altérité, voire son exotisme, est chiffrable et que,
pour le reste, fût-il mon voisin, je peux tout ignorer de son être subjectif, car
nous ne sommes plus liés par aucun pacte social qui nous obligerait
réciproquement. C’est à présent aux seules vertus de la benevolentia qu’il
est fait appel, ce qui n’oblige personne et qui disjoint le sentiment d’un
destin politique à partager, le politique étant réduit à l’anecdotique effusion
des bons sentiments qui emplissent les appels publicitaires à la
« citoyenneté ».

Or c’est à l’appauvrissement du registre symbolique qu’un nombre


croissant d’individus répondent par un sacrifice qui reconstitue le
« phénomène social total » (Marcel Mauss), qui est au cœur de l’ordre
social, par l’offre somptuaire de leur propre déchétisation à une société qui
soit la dénie, soit la magnifie comme ultime forme esthétique où la
représentation écrase le réel. Ainsi le dernier des exclus est-il encore plus
inclus qu’on ne le prétend, ne serait-ce que par son spectacle qui hante le
cœur des métropoles, spectacle évidemment adressé à l’ensemble de la
communauté et dont plus personne ne sait à qui en imputer la
responsabilité. Leur supposée extranéité du champ social en fait les objets
d’un discours d’autant plus captieux qu’il entérine le « paradoxe constitutif
de l’exclusion » [Karsz, 2000, p. 122], à savoir l’inclusion de l’exclu. Mais
ces résidus sociaux, par un scandale que chaque hiver remet à l’ordre du
jour, nous interrogent sur ce qui du sujet ne saurait se laisser réduire à une
inclusion inconditionnelle et « immatérielle ».

Nous sommes pétris d’un hédonisme normatif qui scande jusqu’à la


perception qu’a chacun de sa propre réussite. Un tel échouerait-il à suivre
les recettes du bien-vivre, qu’il faut l’en convaincre avec – c’est entendu –
tout le respect qu’on lui doit. Le malaise que provoque en chacun de nous la
vision de clochards hirsutes ou de jeunes en errance ne semble pas aller
jusqu’à interroger la conception du confort ou de la « vie bonne » que nous
tenons pour acquise, et il ne reste qu’à tenter de réduire cette extravagance
qui jure avec nos valeurs les plus communément admises. Ce qui ne va pas
sans violence. C’est là ce qui inscrit, à leur corps défendant, les exclus dans
un ordre social dont ils ne sont, de fait, jamais exclus, ne seraitce qu’en tant
qu’objets imaginaires d’un discours social qui se les approprie. Il ne s’agit
pas là d’un relativisme consistant à penser que le clochard, au fond, vit son
bonheur comme il l’entend. Mais il se peut que l’urgence du bien-être soit
incommensurablement dérisoire en regard de celle de se faire reconnaître
comme auteur de son propre discours.
L’INCLUSION HUMANITAIRE FORCÉE
Aussi la catégorie d’« exclu » entoure-t-elle l’exclusion d’une chape
d’inclusion proprement asphyxiante, noyant « toute discrimination et toute
souffrance » dans une idéologie diffuse de leur effacement à laquelle nul
n’échappe, et qui ne contribue en rien à désaliéner l’individu puisqu’au
contraire, elle produit ce dont le travail social nous donne tous les jours la
preuve : le drapement du sujet dans son refus, dans son dédain, dans sa
belle marginalité, ou dans l’une des multiples identités nationales, ethniques
ou religieuses disponibles sur le marché, aussi empruntées que
défensivement exhibées. C’est ce refus qui est empêché par la forme
d’anticipation ubiquitaire que lui oppose l’universalisation du discours du
bien-être (désavouée à juste raison par Xavier Emmanuelli qui la détecte
dans la définition même de la santé par l’OMS [14]), produisant son retour
sur la scène sociale comme pure affirmation destructrice et sans objet. Car
enfin, qu’est-ce qu’une communauté bâtie autour de la dénégation de
« toute discrimination et de toute souffrance », si ce n’est une communauté
de morts-vivants dont toute vie pulsionnelle est niée par la généreuse
abstraction universaliste qui les embrasse une fois pour toutes ? Qui a dit
que tous veulent de cette reconnaissance-là ? Il n’est que trop évident que la
lutte pour la reconnaissance – que Hegel avait promue au rang de moteur de
l’Histoire – est tout simplement ignorée, puisque la reconnaissance est
accordée une fois pour toutes, par principe et si l’on peut dire sans un
regard pour celui à qui elle échoit, prédisposant toutes les figures de la
surdétermination particulariste ou communautariste, qui ne veulent au fond
pas autre chose qu’incarner son abstraction.

L’impératif humanitaire se couvre si bien du bon sens du droit qu’il oblige,


par anticipation, le sujet (ou le peuple) dans la forme même de respect qu’il
lui accorde. Les individus sont débiteurs de droits de l’homme avant même
d’en avoir pu vérifier le hiatus, et lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont été
floués, ils installent leur demande dans les termes de la pétition de principe
qui les y a conduits, bouclant la tautologie sur elle-même. Aussi verrons-
nous les « usagers » crier – en contrepartie des humiliations et de
l’inconfort des lieux d’hébergement – à la parcimonie et réclamer toujours
plus de petits bénéfices et de prestations supplémentaires, irritant les
travailleurs sociaux forcés de constater cette surenchère dans la demande.
Comment osent-ils réclamer un autre hébergement quand ils devraient
remercier pour celui qu’on leur a éventuellement proposé ?

s’indignent certains permanenciers. N’est-ce pas le comble de l’abus ?

C’est que les hébergés entendent se faire reconnaître autrement que suivant
le consensus de besoins à pourvoir auquel ils sont réduits : ne sont-ils pas,
avant tout, des êtres de désir ? Seraient-ils à ce point déchus qu’ils doivent
aussi renoncer à leurs habitudes, à leurs préférences, à des lieux qui leur
sont plus familiers que d’autres ? Les petites revendications ne sont-elles
pas la seule manière dont ils puissent exprimer leur demande de
reconnaissance, quitte à exaspérer chacun, suivant sa position respective,
dans sa conception figée de ce à quoi il est convenu « d’avoir droit »? Et
l’on verra à leur tour les différents intervenants sociaux surenchérir avec
leurs propres revendications – pas moins dérisoires souvent– auprès de leur
administration, captés eux-mêmes par le malaise de cette demande de
reconnaissance qui s’est perdue en cours de route. On n’est souvent pas loin
de leur faire valoir l’aubaine d’avoir un travail en regard de ceux qui n’en
ont pas !

Mais il est inévitable que l’aide sociale se solde au final par un retour
négatif sur la subjectivité des intervenants sociaux, si l’objet de la rencontre
se limite à pourvoir unilatéralement aux besoins d’une population
déficitaire. D’où une chaîne de revendications subjectives, prises comme
des mouches dans l’enchevêtrement institutionnel, qui viennent se
substituer au rapport de reconnaissance que réclame toute demande. Elle
relie finalement bénéficiaires et intervenants autour d’un même malaise
qu’ils n’ont peut-être pas conscience de partager, faute d’apercevoir que les
uns et les autres font tout de même partie du même monde. La notion
d’exclusion crée une catégorisation qui disjoint les préoccupations vitales
de chacun, comme si le souci de trouver du travail, le souci de garder celui
qu’on a, ou encore le souci de le supporter ne formaient pas une chaîne
quasiment continue d’un bout à l’autre de l’échiquier social, une inclusion
exorbitante qui a force de nécessité. L’exclusion, brandie partout telle une
épée de Damoclès, pousse aux petites chicaneries – réduit que vous êtes à
fantasmer le Château de ceux qui en sont tandis que vous n’en êtes pas.
La notion d’intégration souligne a minima un processus par lequel un sujet
extérieur à un corps social trouve ou déploie des modes d’assimilation à un
monde commun, s’approprie ou rejette des habitus sociaux, avec la tension
vivante d’une marge qui permet tous les paliers. L’inclusion sociale, elle,
substitue à la dialectique de l’intégration l’opposition dehors/dedans où le
système entend résorber tout ce qui n’entre pas dans son champ de
compétence en créant indéfiniment les nouvelles procédures convenant à
cette résorption. Or c’est ce schéma binaire qui dicte la politique du Samu
social – et semble aller de soi [15]. Ce que l’individu y gagne en liberté et
en égalité formelles, il le perd en consistance subjective, réduit à être un
point dans un système où il n’y a plus rien à subvertir. On peut donc à bon
droit parler d’un « totalitarisme » du système social, mais d’un genre
nouveau : « [… ] non pas comme une menace qui pèserait sur lui, à son
encontre ou à son insu, mais comme son mode propre et immanent
d’opération » [Freitag, 2002, p. 178].

La notion d’exclusion, qui était passée inaperçue dans les années soixante,
s’est banalisée avec le livre de RenéLenoir paru en 1974. Notion
consensuelle s’il en est, elle fait retour dans les années quatre-vingt-dix
après avoir été concurrencée par les notions de précarité, de « nouvelle
pauvreté », etc. Même si les études tentent de plus en plus de rendre compte
des fluctuations et de l’hétérogénéité des parcours individuels, on n’en
continue pas moins d’occulter la position identificatoire du sujet qui, elle,
détermine largement ses choix de vie. Certes, ce n’est pas à une politique de
lutte contre l’exclusion de s’occuper de cette part maudite; mais lorsqu’on
affirme aller à la rencontre des « blessés de la vie », de ces personnes « trop
déprimées, trop désocialisées, trop perdues [… ] qui ont souvent perdu toute
notion du danger [… ] et toute confiance dans les systèmes [16] », on ne
pratique rien de moins qu’un psychologisme rudimentaire qui postule des
attitudes et des sentiments chez celui qu’il ne comprend pas. Dès lors,
pourquoi ne pas faire de ce jouet des événements le jouet du système ?
Marginaux, pauvres, exclus, précaires, les désignations valsent au gré des
modes pour rassembler sous un même vocable cette population fuyante
dont le seul point commun est de mettre les politiques au défi de déterminer
une prise en charge idéalement adaptée à tous. Ce qui ne saurait être.
L’HUMANITARISATION DU MONDE
Or la catégorie antonyme d’inclusion fait peu à peu son apparition au
niveau des débats européens ou mondiaux. Au Conseil européen de
Lisbonne de mars 2000, l’Union européenne définissait son projet comme
suit :

« Devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus


dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable
accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et
d’une plus grande cohésion sociale. » Pour cela, chaque membre de l’Union
présentait en juillet 2003 son Plan national d’action pour l’inclusion sociale
(Pnai) aux instances européennes, prélude au Rapport conjoint sur
l’inclusion sociale qui sera soumis au Conseil européen du printemps 2004.

On y parle d’éradication de la pauvreté, de stratégie d’inclusion sociale,


voire d’e-inclusion, cela au moyen d’indicateurs de pauvreté établis par des
études très pointues [17], servant à l’établissement d’un consensus sur la
quantification du bien-être social. Or le Samu social situe aussi son action
dans le cadre plus large de ce Plan national [18]. Dira-t-on que le mot
inclusion nous vient de l’anglais ? C’est souvent aussi avec cette « vulgate
planétaire » [Bourdieu, 2000] que les plus progressistes entérinent ce qu’ils
croient combattre, utilisant les désignations les moins critiques pour décrire
des réalités dont n’apparaissent plus les conditions historiques d’émergence.

L’inclusion se proclame avec l’évidence acritique du positivisme des


institutions.

Elle est assurément le processus politique par lequel la souveraineté


moderne des États s’est constituée, et l’on ne peut, à ce titre, s’étonner
qu’elle apparaisse en tant que telle à titre supranational à l’heure de définir
une constitution européenne. Mais la question qui se pose aujourd’hui à
toute pensée critique consiste à se demander si l’on veut partager l’idéal
d’une société mondiale dont les individus auraient perdu de vue jusqu’à son
défaut constitutif – soit les prémisses inclusives de son discours posant « la
croissance économique » et « la cohésion sociale » ( sic) ou encore le
« complet bien-être » comme coordonnées du progrès humain et objets
désirables de sa volonté, autour d’une hypothétique pacification universelle
qui n’est que trop démentie par les faits. Aussi le slogan attribuant par
exemple, l’exclusion aux méfaits du libéralisme tombe-t-il dans l’escarcelle
de cela même qu’il entend dénoncer – attentif qu’est le marché à ménager
sa reproduction en se dotant des armes que lui procurent ceux qui lui
indiquent ses manques; et ainsi ses détracteurs participent-ils d’une logique
dont ils ne savent pas comment se dépêtrer. La singularité essuyée en un
compte rendu statistique du sans-abri parisien n’est que la face locale d’une
dissolution globale des rapports de subjectivité et de ce qu’ils recèlent
d’affects encombrants et de significations symboliques. Nous avons à
craindre que ce type de prise en charge délibérément techniciste n’absorbe à
lui seul l’ensemble du champ des politiques sanitaires et sociales. Et Xavier
Emmanuelli – qui ne cesse de rappeler la temporalité, la patience et
l’humanité de « l’apprivoisement » – n’en est pas à une contradiction près
lorsqu’il célèbre la création du Samu social comme l’enfant légitime du
Samu, jusqu’à travailler à la création d’un numéro d’appel unique15/115 [
cf. Emmanuelli, 2002, p. 269]. Cette disposition urgentiste est aussi mâtinée
d’une téléologie du salut [19] qui inscrit le dispositif dans une riche
tradition caritative, XavierEmmanuelli réprouvant l’État-providence. Quel
métissage idéologique !

Il n’est pas dit que sur le lieu du manque, les dispositifs qui se prévalent de
leur efficience réussissent à obturer ce vide auquel s’ordonne toute création
de symbole chez l’homme, et qui seule introduit les remaniements qui
fondent les révolutions de pensée. Il n’est pas dit que la contestation
sociale, au monde capitaliste adressée, n’ait pas d’abord à exhumer, de son
propre texte, celui de l’Autre qui façonne jusqu’aux tournures de sa
demande. C’est le même texte que nous retrouvons dans le western dream
post-colonial de ceux qui se pressent à nos portes et errent dans la noire
détresse des bas-fonds des grandes villes, sans-abri ou prostituées, mais que
l’Europe prévoit d’accueillir pour pallier sa dénatalité et la pénurie de
salariés non qualifiés, en raison de l’élévation du niveau de formation et
d’exigence des Européens natifs. Car ce que le capitalisme, une fois sa
main-d’œuvre urbaine exténuée, recrutait hier dans les campagnes [Marx,
1875, p. 263], il le recrute aujourd’hui dans les pays en développement.
C’est aussi cela que signifie la politique d’inclusion, qui ne rencontre ici de
limites naturelles que celles de la planète elle-même.

Si le Samu social réussit son internationalisation, il faut s’attendre à ce que


prolifèrent les malentendus déjà sensibles autour de son berceau parisien.
Cela laisse augurer de la standardisation d’une vision humanitaire du
monde, réglant au coup par coup les problèmes humains considérés comme
(dégâts ?) collatéraux, se substituant à des prises en charge publiques à long
terme déclarées trop coûteuses et vouées à disparaître, notamment en
psychiatrie [20]. Dans ces conditions, l’altermondialisme même n’est une
alternative qu’à oublier que sa fonction publicitaire le livre à la récupération
d’un processus qui fait feu de tout bois. L’idéologie d’une « mondialisation
solidaire » n’est pas seulement le souci d’une extrême gauche rebelle qui
voudrait en faire sa prérogative; elle est devenue un élément significatif du
discours de tout libéral soucieux de ce qu’on appelle en haut lieu le rating
de la société civile, à savoir la pression des opinions publiques de plus en
plus informées sur les problèmes environnementaux, sanitaires, humains,
etc. Le raisonnement médiéval, c’était : « Dieu aurait pu rendre tous les
hommes riches, mais il a voulu qu’il y ait des pauvres dans ce monde pour
que les riches puissent racheter leurs péchés » [Geremek, 1987, p. 29]. La
version utilitariste moderne en est que c’est au capitalisme d’acheter ses
indulgences, à travers notamment le mécénat d’entreprise qui soigne aussi
son image de marque. Si, d’après l’un des multiples scénarios de régulation
future, la prolifération des normes serait susceptible d’encadrer le
capitalisme sauvage et de rassurer les opinions publiques, il est évident que
cela passe aussi par la création de dispositifs de raccommodage tels que le
Samu social, à mesure que s’éloigne le rêve d’un « autre monde », à savoir
un monde qui ne serait pas sous le règne de l’économisme.

Il reste à dire que le progrès des normes, le respect du refus de l’autre, le


respect de la personne, le raffinement certain des différents dispositifs
sociaux vont de pair avec une occultation croissante de la pulsion de mort
qui meut la singularité individuelle et son mode de jouissance. C’est ce
hiatus que cristallise l’urgence sociale. Peut-il en être autrement ? Freud
disait que la progression de la conscience est solidaire d’un progrès du
refoulement [21], indiquant par là que la psychanalyse n’avait pas pour
objet de « rendre conscient ». Il est peut-être nécessaire d’entériner ce
constat, où achoppe toute certitude de bien faire. La conscience des maux
sociaux ne fonde pas la légitimité de l’action qui cherche à les éradiquer,
pas plus qu’elle ne doit s’ériger en dénégation des bénéfices de cette action.
Force est de reconnaître que nous ne pouvons mettre le Samu social en
position d’accusé sans convenir de l’extraordinaire « demande sociale » qui
le nourrit.

BIBLIOGRAPHIE

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Notes

[1]

Réforme du Code pénal de 1992.

[2]

Et partagée par le Samu social, Emmaüs et un certain nombre


d’intervenants sociaux. Cf. Emmaüs, La Lettre de la quinzaine, n° 315,15
juillet 1999.

[3]

Tous les sous-titres sont de la rédaction ( ndlr ).

[4]

Cf. Catherine Meyer [ 2001] : « Il se développe l’idée qu’à tout problème


correspond une solution immédiate. »

[5]

Cf. par exemple la campagne lancée en janvier 2003 par DominiqueVersini


(secrétaire d’État à la lutte contre la précarité et l’exclusion, ancienne
directrice du Samu social de Paris) avec Euro-RSCG Corporate pour
imposer le 115 comme « réflexe citoyen » (sources : Communication–CB
news, le 20/01/03).

[6]

Cf. « Un audit remis à Dominique Versini souligne les points noirs du


dispositif d’urgence », Actualités sociales hebdomadaires, 10 octobre 2003,
p. 33-34.

[7]
« Charte des droits et libertés de la personne accueillie », mise en annexe de
l’arrêté du 8 septembre 2003, Journal officiel du 9 octobre 2003.

[8]

Expression utilisée par LionelJospin le12 mars2002, reprise de TonyBlair


( homeless zéro); devant le tollé suscité auprès des associations et des
services sociaux, Lionel Jospin l’avait rectifiée le 15 mars 2002 au 19/20 de
France 3 et en avait fait un « objectif idéal ».

[9]

Cf. Declerck [ 2001, p. 340]. L’auteur souligne la « résistance


administrative » à des « études longitudinales sérieuses sur la carrière
institutionnelle des SDF ».

[10]

Libération, 11 janvier 2003, « Coucher dehors, un suicide inconscient ». Un


haut fonctionnaire de la préfecture de Paris, qui n’est pas nommé, y justifie
ainsi les interventions autoritaires : « Personne ne trouve choquant que l’on
empêche quelqu’un de se suicider en sautant d’un pont. Coucher dehors
avec une couverture ou un simple manteau par – 8°C, c’est un suicide
inconscient. C’est normal qu’on intervienne. »

[11]

Le Figaro, 14 décembre 2001, « Plan grand froid pour les SDF » : « De


l’avis même des associations, le dispositif d’urgence est actuellement
suffisant pour accueillir les sans-domicile parisiens qui “sont en état” de se
rendre dans un centre d’accueil. »

[12]

Le Monde, 30 novembre 2003, « Jacques Chirac insiste sur la lutte contre


l’exclusion à l’occasion du dixième anniversaire du SAMU social ».

[13]
Emmanuelli [ 2002, p. 18]: « C’est une attitude intime, immédiate, aux
ressorts très profonds, voire inconscients. Comme la grâce, touchant par
définition l’intériorité, elle est tout sauf collective. On l’a –
individuellement – ou on ne l’a pas, ce souci de l’autre. »

[14]

Ibid., p. 82 : « La santé est un état de complet bien-être, non seulement


physique et psychique, mais social, et ne consiste pas seulement en une
absence de lésion. »

[15]

XavierEmmanuelli oppose fréquemment les deux catégories d’inclus et


exclus sans en soupçonner le caractère problématique. Cf. par exemple,
Emmanuelli [ 2002, p. 127,147, 165,213].

[16]

Xavier Emannuelli, brochure du Samu social de Paris.

[17]

Cf. le Rapport conjoint sur l’inclusion sociale résumant les résultats de


l’examen des Plans d’action nationaux pour l’inclusion sociale ( 2003-
2005).

[18]

Cf. le discours de DominiqueVersini le 17 octobre 2002 au Trocadéro, à


l’occasion de la Journée mondiale du refus de la misère.

[19]

Emmanuelli [ 2002, p. 28] : « La mission a quelque chose de


transcendant », etc.

[20]
Nous ne prônons pas pour autant la psychiatrisation du public SDF, comme
le font Xavier Emmanuelli ou Patrick Declerck, qui constitue également un
arsenal catégoriel qui enferme le sujet dans une précompréhension de son
cas et des solutions à y apporter.

[21]

Les premiers psychanalystes, Minutes II, Gallimard, 1978, p. 173.


La théorie de la reconnaissance:
une esquisse
Jusqu’à présent, dans mes travaux, je me suis principalement attaché à la
portée descriptive de l’idée normative de reconnaissance. J’ai défendu la
thèse selon laquelle l’attente normative que les sujets adressent à la société
s’oriente en fonction de la visée de voir reconnaître leurs capacités par
l’autrui généralisé [1]. Les implications de cet état de fait – dont l’étude
relève de la sociologie morale – peuvent s’exprimer en suivant deux
directions :

celle qui se rapporte à la socialisation morale des sujets d’une part, et de


l’autre, celle qui concerne l’intégration morale de la société. Pour ce qui est
de la théorie du sujet, nous avons de bonnes raisons de penser que, de façon
générale, la formation de l’identité individuelle s’accomplit au rythme de
l’intériorisation des réactions adéquates, socialement standardisées, à
l’exigence de reconnaissance auxquelles le sujet est exposé : l’individu
apprend à s’appréhender lui-même à la fois comme possédant une valeur
propre et comme étant un membre particulier de la communauté sociale
dans la mesure où il s’assure progressivement des capacités et des besoins
spécifiques qui le constituent en tant que personne grâce aux réactions
positives que ceux-ci rencontrent chez le partenaire généralisé [2] de
l’interaction. Ainsi chaque sujet humain est-il fondamentalement dépendant
du contexte de l’échange social organisé selon les principes normatifs de la
reconnaissance réciproque. La disparition de ces relations de
reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui
ne peuvent être sans conséquences pour la formation de l’identité de
l’individu.

Du constat de cette connexion étroite entre reconnaissance et socialisation,


il résulte, dans la seconde direction signalée à l’instant – celle qui concerne
le concept adéquat que nous devons nous faire de la société –, que nous ne
pouvons nous représenter l’intégration sociale que comme un processus
d’inclusion qui se joue à travers des formes réglées de reconnaissance : aux
yeux de leurs membres, les sociétés sont constituées d’arrangements et
d’institutions qui ne sont légitimes que pour autant qu’ils sont en mesure de
garantir, sur différents plans, le maintien de rapports de reconnaissance
réciproque authentiques. Ainsi l’intégration normative des sociétés ne se
réalise-t-elle que dans le cadre de l’institutionnalisation des principes qui
organisent, d’une façon intelligible aux agents eux-mêmes, les formes de la
reconnaissance réciproque permettant à leurs membres d’être réellement
intégrés dans l’ensemble social.

Si l’on admet ces prémisses relevant de la théorie sociale, il s’ensuit, selon


moi, qu’une éthique politique ou une morale sociale doivent partir d’une
évaluation des relations de reconnaissance qui sont garanties socialement à
un moment donné. Ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se
mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance
réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle – et donc
à la réalisation de soi de l’individu – de s’accomplir de façon satisfaisante.

Naturellement, on ne saurait concevoir cet investissement du champ


normatif comme une façon de passer directement d’exigences
fonctionnelles objectives à la description d’un idéal de la vie sociale. Il faut
plutôt dire que les exigences de l’intégration sociale ne peuvent être tirées
du côté des principes normatifs d’une éthique politique que parce que et
dans la mesure où elles se reflètent dans le contenu des attentes sociales que
développent les sujets socialisés eux-mêmes.

Si cette supposition est correcte – ce qui, selon moi, est attesté en particulier
par ce que nous apprennent les études de Tzvetan Todorov, de Michael
Ignatieff, d’Avishai Margalit –, il est possible de poursuivre la réflexion de
la façon suivante : nous nous orientons dans le choix des principes
fondamentaux en fonction desquels nous voulons orienter notre éthique
politique non pas sur la simple base d’intérêts empiriquement donnés, mais
uniquement sur la base du contenu des attentes relativement stabilisées, que
nous pouvons comprendre comme le précipité subjectif des impératifs de
l’intégration sociale. Il n’est pas entièrement erroné de parler ici d’« intérêts
quasi transcendantaux » de l’espèce humaine. Et il serait même peut-être
justifié d’introduire à ce niveau la notion d’« intérêt à l’émancipation » –
celui qui viserait la destruction des asymétries et des exclusions sociales [3].
Mais ce qui m’est apparu depuis la Lutte pour la reconnaissance, c’est que
le contenu de ces attentes portant sur la reconnaissance sociale pouvait
changer avec les transformations structurelles que connaissent les sociétés.

C’est dans leur forme que ces attentes indiquent des invariants
anthropologiques, mais la direction et l’orientation qu’elles prennent
dépendent du type d’intégration sociale propre à une société. Il me faudrait
être plus long si je voulais défendre comme il convient la thèse selon
laquelle le changement structurel dans une société déterminée ne peut
s’expliquer que par l’impulsion donnée par telle ou telle lutte pour la
reconnaissance. En gros, mon idée est que, en ce qui concerne l’évolution
sociale, nous ne devrions parler d’un progrès moral – en tant que l’exigence
de reconnaissance sociale est toujours porteuse d’une prétention à la
validité qui va plus loin que ce qui existe dans les faits – que lorsque ce
progrès s’appuie sur la mobilisation de raisons et d’arguments qui sont
difficilement récusables et apporte donc, sur le long terme, une amélioration
qualitative de l’intégration sociale.

Comme je n’ai ici besoin que d’indiquer les premiers éléments de cette
thématique, seule m’est nécessaire l’affirmation selon laquelle l’intérêt
fondamental à la reconnaissance sociale est toujours formé, quant à son
contenu, par les principes normatifs qui, à l’intérieur d’une formation
sociale, établissent les structures élémentaires de la reconnaissance
réciproque. J’en tire la conclusion que nous devrions orienter aujourd’hui
une éthique politique ou une morale sociale en fonction des trois principes
de la reconnaissance qui indiquent, dans nos sociétés, quelles attentes
légitimes peuvent constituer l’exigence de reconnaissance de soi de la part
des autres membres de la société. Il s’agit selon moi des trois principes
institutionnalisés de l’amour, de l’égalité et du mérite qui, pris ensemble,
déterminent ce qu’aujourd’hui, nous devons comprendre sous le terme de
justice sociale [4].

(Traduit de l’allemand par Stéphane Haber)

Notes

[1]
Dans le vocabulaire de G. H. Mead, l’« autrui généralisé » désigne l’image
typique ou moyenne de l’alter ego qui, acquise sur la base de l’expérience
sociale concrète, est intériorisée par le sujet en tant que pôle de référence
constante de son action et de son rapport à soi ( cf. Mead, L’esprit, le soi, la
société, Paris, PUF, 1969) ( ndt).

[2]

J’ai approfondi récemment ce type d’analyse – que l’on trouve déjà dans la
Lutte pour la reconnaissance (édition originale, 1992; trad. franç., Paris,
Cerf, 2000, en particulier aux chapitres 4 et 5) – dans « Postmodern identity
and object-relations theory : on the supposed obsolence of psychoanalysis »
( Philosophical Explorations, vol. II, n°3/1999, p. 225-242).

[3]

Je me réfère bien entendu au concept d’« intérêt à l’émancipation » tel qu’il


a été développé par le « premier » Habermas ( Connaissance et intérêt,
édition originale 1968, Paris, Gallimard, 1976) et que je tiens pour valide,
moyennant quelques transformations.

[4]

Dans le chapitreV de la Lutte pour la reconnaissance, Honneth montrait


qu’il fallait distinguer trois modèles de la reconnaissance : la
reconnaissance inhérente aux différentes manifestations de l’amour et des
relations affectives; la reconnaissance présente dans les valeurs de liberté et
surtout d’égalité qui se trouvent au cœur de la morale et du droit modernes;
et enfin la reconnaissance propre à l’estime : celle qui advient dans une
société pluraliste marquée par une forte division du travail, mais où chacun
est disposé, dans l’esprit d’une coopération rationnelle, à accorder un prix et
une importance à la contribution des autres à l’ensemble social. Le présent
texte semble cependant infléchir cette analyse dans un sens plus relativiste :
la tripartition évoquée se voit bien ici liée à une expérience historique
particulière ( ndt).
Visibilité et invisibilité. Sur
l'épistémologie de la «
reconnaissance »
Dans le prologue de son célèbre roman, L’homme invisible, le narrateur à la
première personne, Ralph Ellison, parle de son « invisibilité » : ainsi que le
raconte ce « je » toujours anonyme, il est bel et bien un homme de « chair et
de sang », mais « on » ne souhaite tout simplement pas le voir ; « on »
regarde directement à travers lui; il est tout simplement « invisible » pour
tout le monde. Quant à la manière dont il en est venu à être invisible, le
narrateur répond que cela doit être dû à la « structure » de « l’œil intérieur »
de ceux qui regardent ainsi implacablement à travers lui sans le voir. Il
entend par là non pas leur « œil physique », non pas un type de déficience
visuelle réelle, mais plutôt une disposition intérieure qui ne leur permet pas
de voir sa vraie personne.
I
L’histoire culturelle offre de nombreux exemples de situations dans
lesquelles les dominants expriment leur supériorité sociale en ne percevant
pas ceux qu’ils dominent. La plus notoire est peut-être celle dans laquelle
les nobles s’autorisaient à se dévêtir devant leurs domestiques, parce qu’en
un certain sens, ceux-ci étaient tout simplement absents. Les
caractéristiques spécifiques de ces exemples d’invisibilité impliquant la
présence physique les distinguent de ceux dépeints par RalphEllison. Dans
ce dernier cas, les protagonistes, c’est-à-dire les maîtres blancs, cherchent
intentionnellement à faire clairement comprendre aux Noirs qui sont
physiquement présents qu’ils (les Noirs) leur sont invisibles. L’expression
familière pour de tels refus intentionnels de perception, c’est « regarder à
travers » quelqu’un [1]. Nous possédons la capacité d’afficher notre
indifférence aux personnes présentes en nous comportant envers elles
comme si elles n’étaient pas réellement là, dans le même espace. En ce
sens, « regarder à travers » quelqu’un a un aspect performatif parce que cela
exige des gestes ou des manières de se comporter qui témoignent clairement
de ce que l’autre n’est pas vu non pas simplement de façon accidentelle,
mais de façon intentionnelle. Il est probablement raisonnable de différencier
le degré de dommage subi en raison d’une telle invisibilité en fonction de la
manière dont le sujet percevant se conduit activement dans l’acte de non-
perception. Cela peut aller de la manifestation d’une inattention inoffensive
lorsqu’on oublie de saluer une connaissance lors d’une soirée à l’ignorance
distraite du maître de maison à l’égard de la femme de ménage qu’il néglige
en raison de son statut social insignifiant, tous comportements manifestes
de « regard à travers » que les personnes noires qui en sont victimes ne
peuvent interpréter que comme des signes d’humiliation.

Tous ces exemples sont des illustrations d’un cas simple parce qu’ils ont en
commun la propriété d’être des formes d’invisibilité en un sens figuratif et
métaphorique. Parce qu’il ne fait aucun doute que chacune des personnes
est bien visible. Qu’il s’agisse de « la connaissance », de la « femme de
ménage » ou de la personne noire humiliée, ils représentent tous des objets
distincts et facilement identifiables dans le champ visuel du sujet en
question; en conséquence l’« invisibilité » ici ne peut pas renvoyer à un fait
cognitif, mais doit bien plutôt signifier une situation sociale particulière.
Cependant, au regard d’une invisibilité de ce type, il semble erroné de
parler simplement d’une signification métaphorique comme je l’ai fait
jusqu’ici. Pour les personnes affectées en particulier, l’« invisibilité »
possède, dans chaque cas, une véritable propriété commune : elles se
sentent réellement non perçues. Cependant, il doit y avoir ici, dans la
« perception », quelque chose de plus que dans le concept de vue, c’est-à-
dire dans l’identification et la connaissance de quelque chose ou de
quelqu’un.

Il semble donc raisonnable, parvenu en ce point, de passer du concept


négatif d’« invisibilité » à celui, positif, de « visibilité » afin d’élaborer plus
clairement les distinctions précédemment mentionnées. Pris en positif, le
caractère perceptible d’un certain objet – ici un sujet humain – s’oppose à
l’invisibilité littérale résultant de désordres visuels ou de handicaps
optiques.

Les sujets humains sont visibles pour un autre sujet selon le degré auquel
celui-ci est capable de les identifier – selon la nature du rapport social
considéré – comme des personnes possédant des propriétés clairement
définies telles que par exemple, cette connaissance au rire exagéré, cette
femme de ménage d’ascendance portugaise qui nettoie régulièrement son
appartement le lundi, ou enfin le compagnon de voyage dans le
compartiment qui possède une couleur de peau différente. La visibilité, en
ce sens, désigne bien plus que la perceptibilité parce qu’elle amorce une
capacité d’identification individuelle élémentaire. La dissonance
conceptuelle manifeste entre l’invisibilité visuelle et la visibilité est due au
fait qu’avec le passage au concept positif, les conditions régissant son
applicabilité deviennent plus exigeantes : alors que l’invisibilité, au sens
visuel, signifie seulement qu’un objet n’est pas présent comme objet dans le
champ perceptif d’une autre personne, la visibilité physique exige que nous
le connaissions dans un cadre spatio-temporel comme un objet pourvu des
propriétés adéquates au regard de la situation. En conséquence, c’est avec
difficulté que nous disons de quelqu’un qui a été faussement identifié par le
sujet percevant – par exemple, comme un voisin plutôt que comme la
femme de ménage – qu’il n’était pas physiquement visible. D’un autre côté
pourtant, nous ne pouvons pas simplement affirmer de cette autre personne
qu’elle était visible pour le sujet percevant en question, puisqu’en fait, il n’a
pas reconnu cette personne à un niveau élémentaire. Je suggère donc que la
visibilité physique implique une forme élémentaire d’identifiabilité
individuelle et, en conséquence, représente une première forme primitive de
ce que nous appelons « connaître » ( Erkennen).

À partir de là, il n’est pas aisé de clarifier le concept censé représenter la


contrepartie positive de « l’invisibilité » au sens figuratif. Comme nous
l’avons vu, c’est sur une « visibilité » de ce type que le personnage
d’Ellison bute implicitement lorsqu’il décrit sa forme « d’invisibilité »
comme une forme subtile d’humiliation par des Blancs. Cependant, que
vise réellement le narrateur à la première personne lorsqu’il exige d’être
« visible » pour ses partenaires dans l’interaction ? Il ne veut certainement
pas parler du précédent type de visibilité, celui que j’ai décrit comme une
forme élémentaire d’identification individuelle. Car, à l’inverse, pour
s’éprouver lui-même comme « invisible » en un sens figuratif, le sujet doit
avoir déjà supposé qu’il a été reconnu en tant qu’individu dans l’ordre
spatio-temporel. Le sujet ne peut prétendre qu’une autre personne « regarde
à travers » lui, l’ignore ou le néglige, que si elle a déjà réalisé une
identification primaire du sujet. De ce point de vue, l’invisibilité au sens
figuratif présuppose la visibilité au sens littéral.

Peut-être pouvons-nous aborder la question plus facilement en nous


demandant de quelle manière le sujet affecté croit percevoir sa propre
invisibilité sociale. Le roman d’Ellison, véritable trésor pour une
phénoménologie de « l’invisibilité », offre encore une première réponse à
cette question. Dès la deuxième page du « prologue », le narrateur à la
première personne tente à plusieurs reprises de parer à sa propre invisibilité
en portant des « coups » qui visent à faire pression sur les autres pour qu’ils
le reconnaissent. Même lorsque cela est décrit dans le texte comme des
« coups de poing », il est très probable qu’on doit l’entendre en un sens
figuratif probablement supposé décrire l’essentiel des multiples efforts par
lesquels un sujet tente de se faire remarquer. Mais la métaphore permet de
comprendre que le sujet affecté tente, par ces contre-mesures, de provoquer
une réaction claire par laquelle l’autre personne montre qu’elle le perçoit.
Assurément, si le sujet ne peut assurer sa propre visibilité qu’en
contraignant ses homologues au moyen d’actions qui affirment sa propre
existence, cela signifie inversement qu’il trouve la preuve de son invisibilité
dans l’absence même de tels types de réactions : dans la perspective de
l’individu affecté, le critère par lequel il s’assure de sa visibilité en un sens
figuratif exprime une manière spécifique de réagir qui constitue un signe
positif – une expression – d’attention à l’égard de quelque chose ou de
quelqu’un. En conséquence, l’absence de telles formes d’expression renvoie
au fait qu’il n’est pas socialement visible pour ses homologues en ce sens
particulier.

Une alternative à cette description pourrait s’exprimer dans la thèse selon


laquelle même le fait de « regarder à travers » représente seulement une
forme particulière de perception : le sujet affecté est regardé par une autre
personne comme s’il n’était pas dans la pièce. Mais une caractéristique de
ce type, qui renvoie à une pluralité de significations du « voir comme »,
obscurcit le fait que « regarder à travers » désigne généralement un fait
public : non seulement le sujet affecté, mais aussi les autres personnes
présentes peuvent normalement confirmer que négliger ou ignorer est une
façon d’humilier. L’invisibilité sociale ne possède ce caractère public que
parce qu’elle est paradoxalement exprimée par l’absence des formes
positives d’expression emphatiques habituellement liées à l’acte de
l’identification individuelle. En conséquence, il me semble plus raisonnable
d’élucider le phénomène de « l’invisibilité » au sens figuratif en prenant en
compte la gamme des rapports complexes qui unissent les êtres humains
entre la perception et l’expression. « Rendre visible » une personne va
audelà de l’acte cognitif de l’identification individuelle en exprimant
publiquement, à l’aide d’actions appropriées, de gestes ou d’expressions du
visage, le fait que la personne est positivement remarquée de façon
appropriée selon le rapport social en question; c’est seulement parce que
nous possédons une connaissance commune de ces formes positives
d’expression dans le cadre de notre seconde nature que nous pouvons voir
dans leur absence une marque d’invisibilité et d’humiliation.

Si maintenant nous percevons une forme élémentaire de « reconnaissance »


dans le phénomène que j’ai décrit jusqu’ici comme un « devenir visible » au
deuxième sens – non visuel –, la différence entre « connaître » ( Erkennen)
et « reconnaître » ( Anerkennen) devient plus claire. Alors que par
« connaissance » d’une personne, nous entendons exprimer son
identification en tant qu’individu – identification qui peut être
graduellement améliorée –, par « reconnaissance », nous entendons un acte
expressif par lequel cette connaissance est conférée avec le sens positif
d’une affirmation. Contrairement à la connaissance qui est un acte cognitif
non public, la reconnaissance dépend de moyens de communication qui
expriment le fait que l’autre personne est censée posséder une « valeur »
sociale. Au niveau élémentaire auquel nous nous en sommes tenus jusqu’ici
concernant le phénomène de « l’invisibilité » sociale, de tels moyens
peuvent encore être considérés comme équivalant aux expressions fondées
sur des caractéristiques physiques. Cependant, tout cela n’explique toujours
pas vraiment ce qui est censé être exprimé au moyen des expressions
pertinentes d’un acte de reconnaissance.
II
À considérer ce qu’on vient de dire, il pourrait sembler que l’acte de
reconnaissance est dû à la combinaison de deux éléments : l’identification
cognitive et l’expression. Une certaine personne est avant tout connue en
tant qu’individu avec des caractéristiques particulières dans une situation
particulière, et dans une deuxième étape, cette connaissance reçoit une
expression publique en ce que l’existence de la personne perçue est
confirmée aux yeux des personnes présentes par des actions, des gestes ou
des expressions du visage. Cependant, la question est évidemment de savoir
si les actes expressifs représentent simplement une démonstration publique
de la connaissance d’une personne possédant des caractéristiques
particulières et qui se trouve dans un endroit particulier. Les expressions
dont l’absence engendre la récrimination de l’homme socialement invisible
ne renvoient-elles pas plutôt à quelque chose de différent des expressions
par lesquelles nous confirmons la perception de l’existence d’un individu ?

Car pour une confirmation de ce type, il serait en effet généralement


suffisant de pointer du doigt vers une personne particulière, d’incliner
nettement la tête dans sa direction, ou de confirmer explicitement son
existence par la parole. Mais tout cela ne semble pas suffisant pour
appréhender la signification des formes d’expression que nous attendons
réciproquement les uns des autres afin de devenir « visibles » les uns pour
les autres– c’est-à-dire pour recevoir une confirmation sociale en un sens
qui reste à clarifier. Il me semble que pour commencer à aller plus loin de
manière pertinente, il faut en revenir aux signes expressifs des gestes et du
visage grâce auxquels, de façon générale, un petit enfant, aidé par ses
parents, se socialise. On pourrait alors formuler une réponse générale à la
question de savoir ce que signifient ces expressions dont nous déplorons
l’absence lorsque nous nous découvrons invisibles au sens figuratif.

Les travaux empiriques de Daniel Stern nous ont récemment fourni une
meilleure compréhension des interactions complexes par lesquelles le petit
enfant développe son être social tout au long de sa communication avec ses
parents [ cf. Stern, 1977, p. 18 sq.]. Dans la ligne des travaux novateurs de
RenéSpitz, Stern a pu montrer que le développement socialisé de l’enfant
au cours de sa première année prend la forme d’un processus de régulation
réciproque des affects et de l’attention qui en vient à s’étendre à l’aide de la
communication gestuelle. Le parent dispose d’un large répertoire
d’expressions gestuelles et faciales censées fournir à l’enfant des signaux
hautement différenciés quant à sa rapidité à interagir. D’autre part, le petit
enfant peut se servir d’un large éventail d’actions quasi réflexes qui, en
réaction aux stimulations gestuelles parentales, peuvent se transformer en
premières formes de réponse sociale. Parmi les divers gestes, la classe des
expressions faciales joue un rôle spécial censé faire connaître à l’enfant
qu’il est le destinataire de l’amour, de la dévotion et de la sympathie. La
première place est ici dévolue au sourire qui fonctionne à la manière d’une
sorte d’action réflexe. À côté de cela, on trouve d’autres formes
d’expression faciale; en se prolongeant dans la durée ou par une exagération
physique, ces expressions faciales transmettent des signaux
particulièrement clairs d’encouragement et de disposition à aider [ ibid.].
Avec cette classe de gestes affirmatifs et d’expressions faciales, même
automatiquement dispensés, nous avons affaire à des formes particulières
d’expressions multiples au moyen desquelles même les adultes peuvent, de
manière informelle, se signifier l’un à l’autre qu’ils expriment de la
sympathie ou de l’attention. Stern lui-même a montré le rapport avec les
rituels de salutation des adultes qui font connaître, au moyen d’une gamme
subtile et nuancée d’expressions faciales variables, les relations sociales
particulières qu’ils entretiennent.

Les diverses formes positives de comportement par lesquelles les parents


réagissent au petit enfant plongent évidemment leurs racines dans des
dispositions intimement reliées à l’image du corps et aux mouvements
expressifs des petits enfants. Nous n’avons pas d’abord à acquérir une
connaissance qui nous permette de percevoir dans nos homologues des
petits enfants nécessitant de l’aide avant que nous ne recourions aux gestes
appropriés d’encouragement et de sympathie. Nous semblons plutôt, en
règle générale, réagir directement à la perception du petit enfant en
recourant à des expressions-réponses dans lesquelles nous exprimons une
attitude fondamentalement affirmative. La différence ici peut également être
formulée de la façon suivante : dans le premier cas, on exhibe seulement un
genre de conviction cognitive; dans le second cas, c’est une vivacité de la
motivation qui est directement signalée. En effet, il serait probablement plus
approprié ici de parler de gestes expressifs positifs (de sourire ou
d’encouragement) que de symboles d’une action, parce qu’ils remplacent
l’action « par une abréviation symbolique ». Cette formulation rend plus
claire la signification des réponses expressives au moyen desquelles le
parent réagit au petit enfant. Ces réponses expressives ne formulent pas une
connaissance de n’importe quel type, mais expriment plutôt de manière
abrégée la totalité des actions qui sont censées être attribuées au petit enfant
sur la base de sa situation. Dans cette mesure, la reconnaissance possède un
caractère performatif parce que les réponses expressives qui
l’accompagnent symbolisent des formes nécessaires de réaction « pour
rendre justice » à la personne reconnue. Selon l’excellente formulation
d’HelmutPlessner [ 1970, p. 72], on pourrait dire que l’expression de la
reconnaissance représente « l’allégorie » d’une action morale.

En réfléchissant ainsi, il faut reconnaître que nous avons abandonné


l’horizon de notre discussion précédente; car avec des termes tels que
« rendre justice à » et « en accord avec », on fait entrer en jeu un
vocabulaire qui possède des caractéristiques théoriques et morales. On a
recouru au détour par la recherche sur les jeunes enfants parce que les
expressions faciales des adultes au regard des enfants clarifient
particulièrement la nature des formes d’expression par lesquelles un être
humain devient « socialement » visible : le sourire et l’empathie constituent
les gestes prélinguistiques au moyen desquels les jeunes enfants apprennent
à apparaître socialement en signalant pour la première fois leur promptitude
à interagir avec ces sourires réactifs. En réponse à la question de savoir ce
que signifient ces actions expressives et affirmatives des adultes, on a vu
qu’elles expriment, en des abréviations symboliques, les actions censées
favoriser le bien-être de l’enfant en bas âge. Par leurs expressions faciales,
les parents signalent aux jeunes enfants qu’ils sont activement engagés dans
des pratiques d’aide et de protection; de cette manière, ils les aident à
développer leurs moyens de réaction révélant ainsi une forme sociale
d’ouverture au monde. Avant de poursuivre le traitement de la question de
ce à quoi ressemble le noyau moral de ces types d’expression, je voudrais
d’abord me demander si les rapports de reconnaissance entre adultes
mobilisent également ce genre d’expression.
Lors de notre détour par la recherche sur les enfants, nous avons brièvement
mentionné le fait que le changement d’expression faciale du sourire et de la
sympathie ne représente qu’une forme d’expression spécifique,
particulièrement plastique, des gestes expressifs qui tiennent une grande
place dans les rapports interactifs entre adultes. Même les personnes adultes
manifestent d’habitude clairement et réciproquement dans leur
communication, par une multitude de réponses expressives fines et
nuancées, que l’autre est bienvenu ou mérite une attention particulière : un
ami au cours d’une soirée mérite un sourire appuyé ou un geste
particulièrement explicite de bienvenue, la femme qui fait le ménage de
l’appartement se voit gratifiée d’un geste de remerciement qui va au-delà de
la salutation verbale, et la personne noire est saluée, comme toute autre
personne dans le compartiment de train, par un changement d’expression du
visage ou un signe rapide d’assentiment de la tête. Bien entendu, toutes ces
formes d’expression varient considérablement selon les cultures; leur
fonction structurante dans la communication interpersonnelle n’en demeure
pas moins constante. En remplaçant ou en mettant en valeur des actes de
langage, ou bien en existant indépendamment d’eux, ces réponses
expressives sont censées affirmer clairement et publiquement à la personne
en question qu’on lui a accordé une approbation sociale, ou qu’elle possède
une légitimité sociale, dans un rôle de type social spécifique (ami, femme
de ménage, autre voyageur). Il serait simple d’allonger cette liste des
formes positives d’expression établie jusqu’à présent en ajoutant une série
d’exemples destinés à montrer quelle importance fondamentale elle revêt
pour la coordination de l’action sociale. Cependant, rien n’illustre plus
clairement leur fonction essentielle que le fait que leur absence est
normalement considérée comme l’indication d’une pathologie sociale qui
peut entraîner une « invisibilité » de la personne concernée.

C’est pourquoi, si l’on voit dans les réponses expressives mentionnées le


mécanisme fondamental par lequel on devient visible socialement, et que
l’on voit en cela la forme élémentaire de toute reconnaissance sociale, les
implications en seront considérables. Car toute forme de reconnaissance
sociale d’une personne dépendra – de manière plus ou moins directe– d’une
relation symbolique aux gestes expressifs qui permettent à un être humain
d’arriver à la visibilité sociale dans une communication directe.
De la même manière que Niklas Luhmann [ 1975, chap. 4] parle d’une
relation symbiotique entre chaque forme de pouvoir, nous pouvons prendre
comme point de départ un fondement symbiotique de chaque forme de
reconnaissance, qu’elle soit ou non répandue : la reconnaissance d’une
personne se réalise seulement à l’aide de médias qui, en vertu de leur
structure symbiotique, ont pour modèles les gestes expressifs du corps au
moyen desquels les êtres humains se donnent les uns aux autres
confirmation de leur légitimité sociale. Le fait que la reconnaissance soit
tributaire de gestes expressifs vient du fait que seuls de tels gestes corporels
sont capables de signifier publiquement cette affirmation qui fait toute la
différence entre connaître et reconnaître. Seuls ceux qui sentent qu’ils ont
été l’objet de cette connaissance positive reflétée dans les modes de
comportement expressif d’autrui se savent reconnus socialement à un
niveau élémentaire. Mais il devient alors d’autant plus urgent d’aborder la
question de savoir en quoi consistent les réponses expressives d’affirmation
qu’avec Plessner, j’avais précédemment nommées « allégories » d’une
action morale.
III
Bien entendu, les gestes expressifs à travers lesquels les sujets humains se
manifestent une reconnaissance réciproque représentent déjà une certaine
forme de comportement : en souriant ou en adressant un geste de bienvenue
à une autre personne, nous prenons place dans son regard, et à ce titre, nous
accomplissons une action. D’un autre côté, cependant, ce type de
comportement expressif contient une référence à une multitude d’autres
actions, car il signale sous une forme symboliquement abrégée le type
d’action ultérieure dans lequel le sujet est prêt à s’engager. De même que,
dans le cas d’un très jeune enfant, le sourire de la personne qui en prend
soin est le symbole d’une attitude aimante, de même un geste de bienvenue
chez les adultes signifie que l’on peut raisonnablement s’attendre à des
actions bienveillantes. Les gestes expressifs sont, par conséquent, des
actions qui en elles-mêmes possèdent le caractère d’une méta-action, dans
la mesure où ils signalent symboliquement un type de comportement auquel
le partenaire peut logiquement s’attendre. De plus, et tout d’abord, si la
reconnaissance dans sa forme élémentaire représente un geste expressif
d’affirmation, il s’ensuit que celle-ci représente également une méta-action :

en accomplissant un geste de reconnaissance envers une autre personne,


nous lui faisons prendre conscience que nous nous sentons obligés d’agir
envers elle d’une façon qui soit bienveillante. C’est pourquoi le narrateur
qui s’exprime à la première personne dans le roman d’Ellison peut tirer de
sa condition d’invisibilité sociale la conclusion que ceux qui « regardent à
travers » lui n’ont aucunement l’intention de le traiter de façon respectueuse
ou bienveillante; tout au contraire, dans ce cas, l’absence de gestes de
reconnaissance est censée indiquer que la personne concernée doit
s’attendre à des actions hostiles.

L’idée que les actes expressifs de reconnaissance représentent des


métaactions peut aussi être comprise, dans des termes légèrement différents,
comme une référence au type de motivation qui est affiché. À travers son
geste d’affirmation, le sujet manifeste le fait qu’il possède une motivation
« de second degré » pour agir envers son partenaire à partir d’impulsions et
de motifs de nature bienveillante [2]. Ici, les nuances du geste particulier
qui est esquissé rendent tout à fait explicite le type d’action auquel on a
affaire : en souriant affectueusement, on manifeste sans ambiguïté sa
disposition à se comporter de manière affectueuse; en saluant avec respect,
on exprime plutôt sa ferme intention de s’abstenir de toute forme
d’interaction autre que celles qui sont absolument nécessaires. Nous
sommes maintenant en mesure de faire le lien avec le concept kantien de
« respect » ( Achtung), ce qui nous amènera au plus près de l’élément moral
présent au cœur de la « reconnaissance ».

Dans une phrase célèbre des Fondements à la métaphysique des mœurs,


Kant dit du « respect » qu’il est « la représentation d’une valeur qui
contrarie mon amour-propre [3] ». Pour commencer, je souhaite me
concentrer sur la seconde moitié de la phrase, et je reviendrai à la première
plus tard. La manière dont Kant, dans la proposition subordonnée, se réfère
à quelque chose qui contrarie l’« amour-propre » atteste clairement du fait
qu’ici, ce n’est pas le sujet lui-même qui s’impose une obligation; il semble
que ce soit plutôt l’acte de « respect » en tant que tel qui dispose du pouvoir
d’agir, ce qui implique que le refoulement de l’inclination égocentrique du
sujet se produit, pourrions-nous dire, nécessairement. Dans cette mesure, ce
serait également une erreur de parler d’une simple résolution à
s’autolimiter, parce que dans l’expression du respect, l’« amour-propre » se
trouve, de fait, contenu. De cette expression de respect envers la valeur
considérée, le sujet tire simultanément la motivation nécessaire pour
s’interdire toutes les actions qui seraient simplement le résultat
d’impulsions égocentriques.

C’est cette motivation de second degré qui permet de faire le lien avec
l’analyse de l’acte de reconnaissance que j’ai développée jusqu’à
maintenant : dans les gestes expressifs de reconnaissance qui, normalement,
indiquent une reconnaissance de premier degré, se manifeste exactement la
même volonté que celle que Kant décrit dans les termes d’un
« amourpropre contrarié ». La formulation kantienne exprime encore plus
clairement ce que recouvre l’aspect moral de la reconnaissance que j’ai
désigné jusqu’à présent par des expressions comme « confirmation »,
« affirmation » ou « accorder une légitimité sociale ». Dans l’acte de la
reconnaissance, un décentrement s’opère chez le sujet parce qu’il concède à
un autre sujet une « valeur » qui est la source d’exigences légitimes qui
contrarient son amour-propre. « Confirmation » ou « affirmation »
signifient alors que le partenaire dispose d’autant d’autorité morale sur ma
personne que j’ai conscience d’en avoir moi-même en ce que je suis obligé
d’accomplir ou de m’abstenir de certains types d’action. Bien entendu, une
telle formulation ne devrait pas conduire à occulter le fait qu’ici, « accepter
d’être mis dans l’obligation » représente une forme active de motivation :
en reconnaissant quelqu’un et en lui conférant une autorité morale sur moi
en ce sens, je me dispose en même temps à le traiter à l’avenir en fonction
de sa valeur.

Si cette caractérisation permet de rendre compte du code moral commun à


toutes les formes directes de reconnaissance, les différences qui existent
entre elles apparaissent déjà au travers de la multitude des gestes
susceptibles d’exprimer l’acte de reconnaissance. Que quelqu’un sourie
affectueusement ou salue simplement avec respect, qu’on tende la main
avec sympathie ou qu’on se contente de hocher la tête avec bienveillance,
dans chacun des cas, c’est un type différent de prédisposition à établir une
relation au niveau moral avec le partenaire qui est indiqué par un geste
expressif. À une multitude de gestes correspondent différentes appréciations
de la valeur que le sujet se trouve capable d’attacher à son partenaire à un
moment donné de l’interaction. Le partenaire peut être considéré comme
digne d’amour, de respect ou de solidarité. Mais ce ne sont guère là que
quelques-unes des possibilités existant au sein du large spectre ouvert par
les distinctions subtiles créées par les divers gestes expressifs de
reconnaissance.

De nouveau, nous devons, avec Kant, garder présent à l’esprit que toutes
ces appréciations de la valeur de l’autre ne sont en fait que l’évaluation des
aspects d’une qualité personnelle qu’il désigne comme « l’intelligibilité »
de la personne : quand nous considérons un autre être humain comme
aimable, digne de respect ou de solidarité, ce qui est exprimé dans chaque
cas par la « valeur » estimée n’est qu’une dimension supplémentaire de ce
que signifie, pour un être humain, conduire sa vie avec une
autodétermination rationnelle. Si à certaines occasions, cette
« représentation de la valeur » renvoie plutôt à la manière dont une vie est
vécue (amour) et, en d’autres occasions, davantage à un engagement
pratique (solidarité), dans le cas du respect, elle dépend du fait même que
les êtres humains n’ont d’autre alternative que d’être guidés par leurs
raisons sur un mode réflexif.

C’est dans cette mesure que la dernière des trois attitudes mentionnées n’est
pas susceptible de voir son intensité varier, tandis que celle des deux autres
formes de reconnaissance peut augmenter pour atteindre des degrés
différents [ cf. Darwall, 1977, p. 36 sq.].

À ce stade de la discussion, nous pouvons faire le point provisoirement et


répondre à la question de savoir ce que les expressions emphatiques de
reconnaissance mentionnées précédemment sont censées représenter. En ce
qui concerne les expressions du visage et celles à l’aide desquelles les êtres
humains manifestent, dans une situation de communication directe, qu’ils se
reconnaissent l’un l’autre, nous avons vu qu’elles ne peuvent pas
simplement servir à soutenir le processus d’identification de l’autre
personne :

le caractère de signal que possèdent de telles réponses expressives va bien


au-delà d’une simple attestation de reconnaissance de l’existence de l’autre
et de ses caractéristiques propres, car ces réponses manifestent une vive
intention de s’engager dans des actions de nature bienveillante à l’égard de
l’autre personne. C’est cette vivacité de la motivation qu’avec Kant, nous
pouvons maintenant considérer comme le résultat d’une appréciation de la
valeur qui est accordée à l’intelligibilité des êtres humains : ce qui est
démontré clairement par les gestes expressifs de reconnaissance, c’est le fait
qu’un sujet a déjà opéré une limitation de sa perspective égocentrique de
manière à rendre justice à la valeur de l’autre personne en tant qu’être
intelligible.

Dans cette perspective, on peut même dire qu’en un sens, la moralité


coïncide avec la reconnaissance, parce qu’il n’est possible d’adopter une
attitude morale que si l’on accorde à l’autre personne une valeur
inconditionnelle à l’aune de laquelle mon propre comportement doit être
évalué. Il est clair que la forme d’invisibilité sociale dont nous parle
RalphEllison représente une forme de non-respect moral, parce que
l’absence de gestes de reconnaissance est là pour démontrer que le narrateur
qui s’exprime à la première personne ne se voit pas reconnu, contrairement
à d’autres personnes, la valeur due à une personne « intelligible ».
Il est vrai que cette conclusion débouche sur un problème supplémentaire
qui nous renvoie à la distinction entre « l’acte de connaître » et « l’acte de
reconnaître » avec laquelle nous avons commencé notre discussion sur
« l’invisibilité ». Car même le texte de Kant n’explique pas clairement
comment nous devrions expliquer la « représentation » de la valeur d’une
personne qu’il considère comme un préalable à tout respect : une telle
représentation n’est-elle que le résultat d’une imputation, ou représente-t-
elle une forme de connaissance, et véritablement de perception ? Jusqu’à
présent, j’ai soutenu que la reconnaissance ne doit pas être comprise comme
la simple expression d’une connaissance parce qu’elle a plus de contenu
normatif que celui qui résiderait dans le simple renforcement de
l’identification d’un individu. Ce qui intervient dans la reconnaissance,
c’est plutôt la démonstration à travers des comportements (et donc
publiquement accessible) d’une attribution de la valeur qui revient à
l’intelligibilité des personnes. Cependant, s’il était possible de concevoir
cette attribution de valeur elle-même comme une forme particulière de
connaissance, même l’opposition entre connaissance et reconnaissance, qui
nous avait jusqu’à présent fourni notre fil rouge, devrait être modifiée.

Une fois encore, les modes de comportement expressif adoptés par une
personne qui s’occupe d’un petit enfant démunide tout nous indiquent la
réponse à cette question. Même aujourd’hui, on ne sait pas encore
déterminer tout à fait clairement dans quelle mesure le répertoire
comportemental des adultes est le fruit de notre histoire naturelle et dans
quelle mesure c’est un produit de la socialisation par la culture. Quoi qu’il
en soit, on admet généralement que le sourire adressé à un très jeune enfant
tient plus ou moins du réflexe, car il n’est pas le résultat d’une quelconque
décision consciente due à la nécessité de développer une interaction avec ce
partenaire que serait un très jeune et vulnérable enfant. Les adultes qui en
ont la charge n’attribuent pas à l’enfant une vulnérabilité spécifique et
n’agissent pas non plus sur la base d’une connaissance de sa condition; on
caractérisera mieux ce qu’ils font lorsqu’ils sourient en disant qu’ils
expriment directement une perception. Il n’est assurément guère simple de
décrire cette perception elle-même comme une forme d’attribution de
valeur, parce qu’il n’est pas entièrement certain qu’elle soit même le produit
d’une socialisation par la culture. Il reste que, dans la mesure où le sourire
s’éloigne de ses origines dans une histoire naturelle – et devient par
conséquent quelque chose que nous pouvons offrir plus librement –, il peut
sans doute être compris comme l’expression d’une perception du jeune
enfant comme créature aimable. La toute première forme de reconnaissance
d’un petit enfant, manifestée par les modes de comportement expressif des
personnes qui en ont la charge, est l’expression de la perception de
caractéristiques qui renvoient symboliquement à l’avenir d’une personne
intelligible; et le premier sourire par le biais duquel, quelques mois plus
tard, le petit enfant réagit à l’expression sur le visage de la personne qui
s’en occupe, marque le moment où cet univers de caractéristiques valorisées
lui est révélé pour la première fois [ cf. Spitz et Wolf, 1946].

À partir de recherches sur les jeunes enfants nous est apparue une forme de
perception fortement liée à un processus d’affectation de valeur qui est
autre que celle de l’identification d’un individu qui nous avait jusqu’à
présent servi comme paradigme de la perception. À voir la manière dont les
adultes perçoivent les enfants, il est manifeste que la perception humaine ne
peut pas être aussi neutre que l’implique le concept de connaissance d’un
individu : les caractéristiques perçues dans le contexte d’une
communication par gestes entre l’adulte et l’enfant ne constituent pas les
signes d’un acte d’identification, mais plutôt les représentations
symboliques d’une attribution de valeur qui renvoie à la liberté d’êtres
intelligibles.

Par conséquent, au moins dans ce cas, la relation entre connaître et


reconnaître doit être spécifiée un peu différemment que je ne l’ai fait
jusqu’à présent dans ma discussion de la « visibilité »; car bien qu’il soit
exact que la reconnaissance ne constitue pas l’expression visible d’une
identification cognitive, il reste qu’elle est bien l’expression d’une
perception évaluative dans laquelle la valeur de l’individu est
« directement » donnée.

Je ne vois maintenant aucune raison de ne pas appliquer nos conclusions


tirées du domaine particulier de la socialisation de la petite enfance à
l’ensemble du monde social et de ne pas affirmer également l’existence de
ce type de perception évaluative dans le cas de l’interaction entre adultes [
cf. Diamond, 1995]. À travers la différenciation de la perception au moyen
de laquelle, au départ, il voit dans l’expression du visage de l’adulte qui
s’occupe de lui un reflet de ses propres potentialités en tant qu’être
intelligible [Winnicott, 1982, p. 11-18], l’enfant qui grandit apprend au
cours des interactions avec ses partenaires à inférer différentes affectations
de valeur qui sont toujours des aspects de sa propre nature intelligible. Au
terme de ce processus, l’adulte disposera, dans le cadre du vocabulaire de
l’évaluation qui est celui de son monde social, d’un éventail de possibilités
lui permettant de percevoir la « valeur » d’une personne, valeur dont la
dimension première restera toujours le fait de l’intelligibilité inscrit sur le
visage humain.

Si ce que Kant a appelé la « représentation de la valeur » prend la forme


d’une perception évaluative, une capacité dont tout adulte correctement
socialisé dispose, cela entraîne des conséquences très importantes pour la
relation entre connaissance et reconnaissance. L’acte de reconnaissance est,
comme nous l’avons vu, l’expression visible d’un décentrement individuel
que nous opérons en réponse à la valeur d’une personne. Nous affirmons
publiquement, par des gestes appropriés et des expressions du visage, que
nous concédons à l’autre personne une autorité morale sur nous, sur la base
de sa valeur; ce qui impose des limites à la réalisation de nos envies
spontanées et de nos inclinations.

Cependant, dès que nous admettons qu’éprouver la valeur d’une personne


prend la forme d’une perception qui commence avec le sourire adressé au
petit enfant, la simple identification cognitive d’un être humain semble
perdre son apparente priorité naturelle sur la reconnaissance. La
reconnaissance précède la connaissance, au moins génétiquement, dans la
mesure où le très jeune enfant déduit à partir d’expressions du visage les
« valeurs » des personnes avant d’être capable de comprendre son
environnement de manière neutre. Et ce qui est valable pour le petit enfant
est également d’une importance fondamentale pour l’adulte : dans le cadre
de notre interaction sociale avec les autres, nous prenons normalement
conscience des propriétés valorisées d’une personne intelligible avant toute
autre chose, si bien que l’identification cognitive simple d’un être humain
représente plutôt une situation d’exception dans laquelle le processus initial
de reconnaissance a été neutralisé. À la priorité accordée à la
reconnaissance propre à la vie en société correspond le statut éminent des
gestes et des expressions du visage avec lesquels nous tendons à nous
manifester réciproquement une disposition à être guidés dans nos actions
par l’autorité morale de l’autre personne. Dans cette mesure, l’invisibilité
sociale dont souffre le protagoniste du roman de RalphEllison est le résultat
d’une déformation de la capacité de perception des êtres humains à laquelle
est liée la reconnaissance – ou, comme l’exprime l’auteur, à « un problème
qui a à voir avec la construction de leurs yeux intérieurs, ces yeux avec
lesquels ils regardent la réalité à travers leurs yeux physiques ».

(Traduit de l’anglais par Françoise Gollain et Christian Lazzeri)

BIBLIOGRAPHIE

DARWALL Stephen L., 1977, « Two Kinds of Respects », Ethics,


88.1.
DIAMOND Cora, 1995, « Eating Meat and Eating People », in The
Realistic Spirit :
Wittgenstein, Philosophy, and the Mind, Cambridge MA, MIT Press.
LUHMANN Niklas, 1975, Macht, Stuttgart, Enke.
PLESSNER Helmuth, 1970, « Lachen und Weinen », Philosophische
Anthropologie,
Francfort, Fischer, p. 11-172.
SPITZ René A., WOLF U. M., 1946, « The Smiling Response : A
Contribution to the
Ontogenesis of Social Relations », Genetic Psychology Monoprints 34,
p. 57-125.
STERN Daniel, 1977, The First Relationship : Infant and Mother,
Cambridge MA,
Harvard University Press.
WELLEMAN David, 1999, « Love as a Moral Emotion », Ethics, 109,
p. 338-374.
WINNICOTT Donald, 1982, « Mirror Role of Mother and Family », in
Playing and
Reality, Londres.

Notes

[1]
On dirait plutôt en français que les sujets regardés sont « transparents »
( ndt).

[2]

Ici, j’emprunte partiellement à J. David Welleman [ 1999].

[3]

« [… ] die Vorstellung von einem Werte [sei] der meiner Selbstliebe


Abbruch tut ». Cette expression « meiner Selbstliebe Abbruch tut » n’est
pas facile à traduire… Les traductions anglo-saxonnes de référence la
rendent par « demolishes my self-love » ou par « infringes upon my self-
love ». La traduction française de Victor Delbos (librairie Delagrave, 1960)
dit « porte préjudice à mon amour-propre » (p. 102, note de Kant). La
traduction la plus juste serait peut-être « congédie l’amour-propre ». Nous
avons finalement opté pour « contrarier », plus neutre, et qui incarne une
sorte de position moyenne entre ces diverses possibilités sémantiques ( ndt).
Justice sociale, redistribution et
reconnaissance
LES DILEMMES DE LA JUSTICE DANS UNE
ÈRE « POST-SOCIALISTE »
La « lutte pour la reconnaissance » est rapidement devenue la forme
paradigmatique du conflit politique à la fin du XXe siècle. Les
revendications de « reconnaissance de la différence » alimentent les luttes
de groupes mobilisés sous la bannière de la nationalité, de l’ethnicité, de la
« race », du genre ou de la sexualité. Dans ces conflits « post-socialistes »,
l’identité collective remplace les intérêts de classe comme lieu de la
mobilisation politique, et l’injustice fondamentale ressentie n’est plus
l’exploitation mais la domination culturelle. De plus, la reconnaissance
culturelle évince la redistribution économique comme remède à l’injustice
et comme objectif des luttes politiques [2].

Évidemment, cela ne représente qu’une facette de la réalité. Les luttes pour


la reconnaissance prennent place dans un monde où les inégalités
matérielles s’accentuent tant sur le plan des revenus et de la propriété que
sur celui de l’accès à l’emploi, à l’éducation, aux soins de santé ou aux
loisirs, ou encore, plus dramatiquement, dans l’apport calorique ou
l’exposition à la pollution environnementale, avec des conséquences sur
l’espérance de vie et sur le taux de morbidité ou de mortalité. Les inégalités
matérielles s’accroissent dans la plupart des pays, aux USA comme à Haïti,
en Suède comme en Inde, en Russie comme au Brésil. Elles s’accroissent
également à l’échelle mondiale, principalement entre pays du Nord et pays
du Sud.

Dans un tel contexte, comment analyser l’éclipse d’un imaginaire socialiste


ayant pour thématique l’« intérêt », l’« exploitation » et la
« redistribution »? Que faire du nouvel imaginaire politique articulé autour
de l’« identité », de la « différence », de la « domination culturelle » et de la
« reconnaissance »? Cette mutation relève-t-elle d’une « fausse
conscience » ou traduit-elle au contraire la volonté de corriger la cécité
culturelle d’un paradigme matérialiste à juste titre discrédité par la chute du
communisme de type soviétique ?

Selon moi, aucune de ces deux positions n’est exacte : elles sont toutes
deux caricaturales. Plutôt que d’accepter ou de refuser en bloc la politique
de l’identité, nous devons la prendre comme un défi intellectuel et pratique
qui nous oblige à développer une théorie critique de la reconnaissance, une
théorie ne se réclamant que des composantes de la politique de la différence
culturelle qui peuvent être combinées à une revendication sociale d’égalité.

En formulant ce projet, je tiens pour acquis que, de nos jours, la justice


implique à la fois la redistribution et la reconnaissance, et je me propose
d’en examiner l’articulation. Cela implique tout d’abord un effort de
conceptualisation de la reconnaissance culturelle et de l’égalité sociale dans
des termes où elles puissent se renforcer l’une l’autre plutôt que de
s’entraver mutuellement. Ensuite, il s’agit de voir de quelle manière
l’inégalité économique et l’absence de respect culturel s’enchevêtrent et
forment système [*].

[… ]
QUESTIONS DE THÉORIE MORALE [3]
Ma thèse générale est que la justice aujourd’hui requiert à la fois la
redistribution et la reconnaissance. Aucune des deux ne suffit à elle seule.

Pourtant, dès lors que l’on accepte cette thèse, la question de savoir
comment combiner les deux termes devient un problème énorme. Je
soutiens que les aspects émancipateurs des deux paradigmes doivent être
intégrés en un seul cadre général. En termes théoriques, le défi consiste dès
lors à formuler une conception « bidimensionnelle » de la justice sociale qui
maille les revendications fondées d’égalité sociale et les revendications
fondées de reconnaissance. En termes pratiques, il faut pouvoir se donner
une orientation programmatique qui combine le meilleur de la politique de
redistribution au meilleur de la politique de reconnaissance.
Redistribution ou reconnaissance ? Anatomie d’une
fausse antithèse
Définissons d’abord les termes. Le paradigme de la redistribution tel que je
le comprends ne repose pas seulement sur une problématique des rapports
entre des classes sociales telle qu’on peut la trouver dans le libéralisme du
New Deal, la social-démocratie ou le socialisme; il comprend aussi toutes
les formes de féminisme et d’anti-racisme qui cherchent, dans les
transformations ou les réformes socio-économiques, un remède aux
injustices relatives au genre, à l’ethnie ou à la « race ». Il est donc plus large
que la politique de classe conventionnelle. De même, le paradigme de la
reconnaissance ne s’applique pas uniquement aux mouvements cherchant à
réévaluer des identités injustement dépréciées et qui trouvent leur
expression dans le féminisme culturel, le nationalisme culturel noir ou le
mouvement identitaire gay; il recouvre aussi diverses tendances
déconstructivistes comme le mouvement queer, l’anti-racisme critique et le
féminisme déconstructiviste, qui s’inscrivent en faux contre l’essentialisme
de la politique traditionnelle de l’identité. En ce sens, il déborde les
frontières conventionnelles de la politique de l’identité.

J’entends m’opposer par ces définitions à un malentendu largement répandu


sur ces questions. On présume souvent que politique de redistribution
signifie politique de classe, tandis que la politique de reconnaissance
concerne la sexualité, le genre et la race. Cette perception est erronée.

D’abord, elle braque toute l’attention sur les courants du féminisme, de


l’anti-hétérosexisme et de l’anti-racisme tournés vers la reconnaissance,
rendant invisibles les courants qui se dédient à la lutte contre les formes
d’injustice économique propres au genre, à la race ou à la sexualité,
injustices que les mouvements sociaux traditionnels négligent. Ensuite, elle
évacue tout l’aspect des luttes de classes lié à la reconnaissance. Enfin, elle
réduit la pluralité des revendications de reconnaissance – qui incluent les
revendications universalistes et les revendications déconstructivistes – à la
seule affirmation de la différence.
Pour toutes ces raisons, les définitions des deuxparadigmes proposées plus
haut apparaissent préférables. Elles rendent compte de la complexité de la
dynamique politique contemporaine en abordant la redistribution et la
reconnaissance comme des dimensions de lajustice que l’on peut trouver
dans tous les mouvements sociaux.

Vus sous cet angle, les deux paradigmes se distinguent l’un de l’autre sous
quatre aspects clefs. D’abord, ils partent de conceptions différentes de
l’injustice. Le paradigme de la redistribution met l’accent sur les injustices
qu’il comprend comme socio-économiques et qu’il pense comme le produit
de l’économie : l’exploitation, l’exclusion économique et le dénuement. Le
paradigme de la reconnaissance, pour sa part, cible plutôt les injustices qu’il
comprend comme culturelles et qu’il pense comme le produit de modèles
sociaux de représentation, d’interprétation et de communication : la
domination culturelle, le déni de reconnaissance et le mépris.

Les deux paradigmes proposent des remèdes à l’injustice qui divergent


également considérablement. Pour le paradigme de la redistribution, il
s’agit de la restructuration économique. Cela peut impliquer la
redistribution des revenus, la réorganisation de la division du travail ou la
transformation des autres structures économiques fondamentales. (Bien que
ces remèdes soient très différents les uns des autres, je m’y référerai
globalement sous le terme général de redistribution.) Au sein du paradigme
de la reconnaissance en revanche, le remède à l’injustice, c’est le
changement symbolique ou culturel. Cela peut impliquer la revalorisation
des identités méprisées, la valorisation de la diversité culturelle, ou la
transformation complète des modèles sociétaux de représentation,
d’interprétation et de communication de telle manière que l’identité de tous
s’en trouve affectée. (Bien que ces remèdes soient eux aussi très différents
les uns des autres, je m’y référerai globalement sous le terme général de
reconnaissance. )

De plus, les deux paradigmes divergent dans leur représentation des


groupes victimes de l’injustice. Pour le paradigme de la redistribution, il
s’agira de classes sociales, ou de collectifs définis en termes d’abord
économiques selon leur rapport au marché ou aux moyens de production.
L’exemple type est l’idée marxiste classique de la classe ouvrière exploitée,
dont les membres sont obligés de vendre leur force de travail pour assurer
leur subsistance. Mais cette conception inclut également les groupes
d’immigrants ou les minorités ethniques racialisées qui peuvent être
caractérisés économiquement, que ce soit en tant qu’ensemble de
travailleurs cantonnés dans des emplois subalternes et mal rémunérés ou
comme underclass superflue, ne valant même pas la peine d’être exploitée,
largement exclue du marché du travail régulier. De même, lorsque la notion
d’économie est élargie de manière à intégrer le travail non rémunéré, il
devient évident que les femmes sont un sujet collectif de l’injustice
économique en tant que genre en charge de la plus grosse part du travail
non rémunéré au sein de la famille, désavantagé en conséquence par rapport
à l’emploi et se trouvant dans une situation asymétrique par rapport aux
hommes.

Enfin y sont inclus les groupements complexes qui apparaissent lorsque


l’on développe une théorie de l’économie en termes d’entrecroisement entre
la classe, la race et le genre.

Au sein du paradigme de la reconnaissance en revanche, les victimes de


l’injustice tiennent plus du groupe statutaire wébérien que de la classe
sociale marxiste. Elles sont définies non pas en termes de rapports de
production, mais en fonction de l’estime, de l’honneur et du prestige
moindres dont elles jouissent par rapport à d’autres groupes sociaux. Le cas
classique est celui du groupe ethnique de statut inférieur, que les modèles
dominants marquent comme différent et de moindre valeur. Mais les
exemples ne s’arrêtent pas là. Dans la constellation actuelle, cette
conception a été étendue aux homosexuel(le)s stigmatisé(e)s par les
pratiques institutionnelles dominantes, à tous les groupes racialisés, et bien
sûr aux femmes, rabaissées, transformées en objets sexuels et souffrant du
manque de respect sous de multiples formes. On pourrait encore ajouter les
groupements définis de manière complexe, qui apparaissent lorsque l’on
théorise les relations de reconnaissance simultanément en termes de race, de
genre et de sexualité, comme autant de codes culturels qui se chevauchent
partiellement.
Il s’ensuit, et c’est le quatrième point, que chaque paradigme repose sur une
compréhension propre des différences entre les groupes. Au sein du
paradigme de la redistribution, ce sont des différenciations injustes qui
doivent être abolies. Le paradigme de la reconnaissance voit au contraire
dans ces différences des variations culturelles qui devraient être célébrées,
ou des oppositions hiérarchiques construites discursivement qui devraient
être déconstruites.

Comme je l’ai relevé au début, redistribution et reconnaissance sont de plus


en plus posées comme des alternatives qui s’excluent mutuellement.

Certains défenseurs de la redistribution, comme Richard Rorty [ 1998] et


ToddGitlin [ 1995], insistent sur le fait que la politique de l’identité
constitue une diversion contre-productive vis-à-vis des problèmes véritables
– qui sont de nature économique –, diversion qui aboutit à une sorte de
balkanisation de la société et au rejet des normes morales universalistes. À
l’inverse, les tenants de la reconnaissance, parmi lesquels Charles Taylor [
1994], estiment qu’une politique redistributive aveugle à la différence peut
renforcer l’injustice en universalisant faussement les normes du groupe
dominant, en exigeant l’assimilation des groupes subordonnés et en déniant
toute reconnaissance à la différence de ces derniers. Pour eux, tout tient à la
culture.

Tout cela constitue néanmoins une fausse antithèse. Comme nous avons pu
le voir, dans la vie réelle, tous ces axes d’oppression sont de fait mixtes.

Ils impliquent tous, de fait, une distribution inique et un déni de


reconnaissance, sous des formes telles que chacune de ces injustices est une
réalité indépendante, quelles que soient ses origines profondes. Tous les
axes d’oppression ne sont évidemment pas mixtes de la même manière, ou
au même niveau. Néanmoins, vaincre l’injustice requiert dans chaque cas à
la fois la redistribution et la reconnaissance. Cette manière de voir les
choses s’impose à plus forte raison dès lors que l’on cesse de considérer les
axes de l’injustice sociale séparément et qu’on les examine au contraire
simultanément, comme des axes qui se chevauchent. Après tout, le genre, la
race, le sexe et la classe ne sont pas des éléments isolés les uns des autres,
et tous ces axes d’injustice se croisent d’une manière qui affecte les intérêts
et les identités de chacun. Qui est à la fois homosexuel et ouvrier a autant
besoin de redistribution que de reconnaissance.

Nous devons donc viser à développer une approche qui intègre


harmonieusement ces deux dimensions de la justice sociale.
Questions normatives et philosophiques
On voit bien d’entrée de jeu que pareil projet soulève des problèmes
complexes dans plusieurs champs intellectuels. En philosophie morale par
exemple, il s’agit de construire une conception générale de la justice qui
combine revendications justifiées d’égalité sociale et revendications
justifiées de reconnaissance. Du point de vue de la théorie de la société, il
s’agit plutôt de développer une conception de notre formation sociale
contemporaine qui rende compte autant de ce qui différencie les classes
sociales des groupes statutaires, ou l’économie de la culture, que de leur
imbrication. Dans le domaine de la théorie politique, l’attention se portera
surtout sur la recherche de dispositions institutionnelles et de politiques
publiques capables de remédier en même temps à la distribution inique et
au déni de reconnaissance, tout en minimisant les interférences susceptibles
de surgir lorsque les deux actions sont entreprises simultanément. En termes
purement politiques enfin, le défi consiste surtout à favoriser l’engagement
démocratique par-delà les divisions existantes, de manière à permettre le
développement d’une orientation programmatique large intégrant le
meilleur de la politique de redistribution au meilleur de la politique de
reconnaissance.

J’examinerai trois questions philosophiques normatives qui surgissent


lorsqu’il s’agit d’intégrer redistribution et reconnaissance dans une même
conception de la justice sociale. D’abord, la reconnaissance est-elle
vraiment une question de justice, et non une question de réalisation de soi ?

Ensuite, la justice distributive et la reconnaissance sont-elles des


paradigmes normatifs distincts, sui generis, ou bien l’un peut-il être
subsumé sous l’autre ? Enfin, la justice requiert-elle la reconnaissance de ce
qui distingue les individus et les groupes ou bien la reconnaissance de notre
commune humanité est-elle suffisante ?
Justice ou réalisation de soi ?
Deux philosophes de premier plan, Charles Taylor et Axel Honneth,
comprennent la reconnaissance comme étant une affaire de réalisation de
soi. À cette conception, j’oppose l’idée que la reconnaissance relève de la
justice. Ce qu’il y a de blâmable dans le déni de reconnaissance ne doit pas
découler, comme c’est le cas chez Taylor [ 1994], d’une théorie forte du
bien. De même, il ne faut pas suivre Honneth [ 1992] lorsqu’il en appelle à
une « conception formelle de la vie éthique » qui repose sur une théorie des
« conditions intersubjectives » d’une relation pratique non déformée à soi-
même. Il faut plutôt déclarer injuste le fait que des individus et des groupes
se voient déniés le statut de partenaires à part entière dans l’interaction
sociale en conséquence de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles
à la construction desquels ils n’ont pas participé sur un pied d’égalité et qui
déprécient leurs caractéristiques distinctives ou les caractéristiques
distinctives qui leur sont attribuées.

Mettre ainsi l’accent sur la problématique de la justice présente plusieurs


avantages. D’abord, cela permet de justifier le fait que des prétentions à la
reconnaissance puissent être moralement contraignantes dans les conditions
du pluralisme des valeurs où il n’est pas une conception du bien ou de la
réalisation de soi qui soit universellement partagée, où aucune ne s’impose
d’emblée. Il s’ensuit que toute tentative de justifier des prétentions à la
reconnaissance qui se réclame du bien ou de la réalisation de soi est
inévitablement sectaire. Aucune approche de cette sorte ne peut rendre ses
prétentions normativement contraignantes pour ceux qui ne partagent pas la
conception éthique du théoricien.

Je propose pour ma part une théorie déontologique et non sectaire.

Adoptant le point de vue moderne selon lequel il revient aux individus et


aux groupes de définir pour eux-mêmes ce qu’est une vie bonne, et de
décider des moyens de la poursuivre dans des limites qui garantissent la
liberté des autres, elle en appelle à une conception de la justice qui puisse
être acceptée par des personnes ayant des conceptions divergentes du bien.
Ce qui rend le déni de reconnaissance moralement condamnable, selon moi,
c’est le fait que certains individus et groupes se voient refuser la possibilité
de participer à l’interaction sociale sur un pied d’égalité avec les autres. La
norme de la parité de participation invoquée ici est non sectaire; elle peut
justifier le fait que des prétentions à la reconnaissance puissent être
moralement contraignantes pour tous ceux qui acceptent de se conformer
aux termes équitables de l’interaction dans les conditions du pluralisme des
valeurs.

Traiter de la reconnaissance comme d’une question de justice a un


deuxième avantage : cela fait du déni de reconnaissance un tort relevant de
l’ordre du statut, situé dans les relations sociales et non dans la psychologie.
De ce point de vue, se voir dénier la reconnaissance, ce n’est pas
simplement être victime des attitudes, des croyances et des représentations
méprisantes, dépréciatives ou hostiles des autres; c’est être empêché de
participer en tant que pair à la vie sociale, en conséquence de modèles
institutionnalisés de valeurs culturelles qui constituent certaines personnes
en êtres ne méritant pas, comparativement, le respect ou l’estime. Dans la
mesure où ces modèles de mépris et de mésestime sont institutionnalisés, ils
entravent la parité de participation tout aussi sûrement que les inégalités de
type distributif.

En posant la question en termes de justice, on évite de tomber dans le piège


de la psychologisation. Quand on identifie déni de reconnaissance et
déformation de la conscience de soi de l’opprimé, il ne manque qu’un pas
pour en arriver à blâmer la victime – et ajouter l’insulte à l’injure.
Inversement, lorsque le déni de reconnaissance est donné pour l’équivalent
d’un préjugé dans l’esprit des oppresseurs, la solution semble être de
policer leurs croyances, ce qui est une approche autoritaire. Dans ma
conception en revanche, le déni de reconnaissance réside dans l’existence
manifeste, publique et vérifiable d’obstacles à la jouissance du statut de
membres à part entière de la société pour certaines personnes, et ces
obstacles sont moralement indéfendables, qu’ils distordent ou non la
subjectivité.

Enfin, aborder le problème de la reconnaissance sous l’angle de la justice


évite de supposer un droit à l’estime sociale égal pour tous. Cette position
est intenable, parce qu’elle réduit à l’insignifiance l’idée même
d’estime [7].

La conception que je propose n’entraîne pas de reductio ad absurdum de


cette sorte; elle induit que chacun a un droit égal à rechercher l’estime
sociale dans des conditions équitables d’égalité des chances. Or ces
conditions ne sont pas remplies lorsque par exemple, les modèles
institutionnalisés d’interprétation déclassent la féminité, la « couleur »,
l’homosexualité et tout ce qui leur est culturellement associé. Lorsque c’est
le cas, les femmes et/ou les personnes de couleur et/ou les homosexuel(le)s
font face à des obstacles que ne rencontrent pas les autres dans la recherche
de l’estime.

Et tous, même les hommes blancs hétérosexuels, doivent faire face à des
obstacles supplémentaires s’ils décident de poursuivre des projets et de
cultiver des traits culturellement codés comme féminins, homosexuels ou
non blancs.

Pour toutes ces raisons, il vaut mieux concevoir la reconnaissance comme


relevant de la justice plutôt que de la réalisation de soi.
Deux paradigmes réellement distincts ?
S’ensuit-il, pour en revenir à la deuxièmequestion posée plus haut, que la
distribution et la reconnaissance constituent deux conceptions distinctes, sui
generis, de la justice ? Cette question de la réductibilité doit être examinée
sous deux perspectives différentes. D’un côté, le problème est de savoir si
les théories standard de la justice distributive peuvent subsumer de manière
adéquate les problèmes de reconnaissance. La réponse est non, selon moi.

Évidemment, de nombreux théoriciens de la redistribution perçoivent


l’importance du statut au regard de l’allocation des ressources et cherchent
à en rendre compte. On l’a amplement démontré, tout déni de
reconnaissance n’est pas l’effet d’une distribution inique, et pas davantage
l’effet du couplage de cette distribution inique avec une discrimination
légale :

à preuve, le cas du banquier afro-américain qui hèle un taxi sans succès sur
Wall Street. Pour rendre compte de pareilles situations, une théorie adéquate
de la justice doit porter le regard au-delà des questions de distribution des
droits et des biens, et examiner les modèles de valeurs culturelles. Elle doit
permettre d’évaluer dans quelle mesure les modèles institutionnalisés
d’interprétation et d’évaluation empêchent que s’instaure une participation
à la vie sociale à parité [8].

D’un autre côté, les théories de la reconnaissance existantes subsument-


elles de manière adéquate les problèmes de distribution ? Là aussi, ma
réponse est non.

Les tentatives en ce sens restent peu convaincantes [ cf. en particulier


Honneth, 1992]. Les théoriciens qui s’y risquent ont tendance à avoir de la
distribution une vision culturaliste réductrice. Partant généralement du
postulat selon lequel les inégalités économiques résultent de la tendance de
l’ordre culturel à privilégier certains types d’activité au détriment des
autres, elles présument qu’une transformation de l’ordre culturel suffirait à
résoudre les problèmes de redistribution. En réalité, on l’a vu, toute
distribution injuste n’est pas l’effet d’un déni de reconnaissance – à preuve,
le cas de l’homme blanc qui perd son emploi qualifié dans l’industrie à
cause de la fermeture de son usine suite à une fusion. Cette injustice
économique a très peu à voir avec le déni de reconnaissance. Elle est plutôt
la conséquence d’impératifs inhérents à un ordre de relations économiques
spécialisées dont la raison d’être est l’accumulation des profits. Pour rendre
compte de pareilles situations, une théorie de la justice doit porter le regard
au-delà des valeurs culturelles pour examiner la structure du capitalisme.
Elle doit s’attacher à analyser comment des mécanismes économiques
opérant de façon relativement indépendante des valeurs culturelles et de
manière relativement impersonnelle peuvent faire obstacle à la parité de
participation à la vie sociale.

Bref, ni les théoriciens de la justice distributive ni les théoriciens de la


reconnaissance n’ont réussi jusqu’à maintenant à subsumer adéquatement
les problématiques des autres [9]. Aussi, au lieu d’endosser l’un de ces
paradigmes au détriment de l’autre, je me propose de développer ce que
j’appelle une conception « bidimensionnelle » de la justice, qui traite de la
distribution et de la reconnaissance comme de perspectives distinctes sur la
justice et de dimensions distinctes de celle-ci.

La notion de parité departicipation, dont j’ai déjà fait usage à plusieurs


reprises, doit constituer le pivot normatif de ce nouveau cadre théorique.

Selon cette notion, la justice requiert des dispositions sociales telles que
chaque membre (adulte) de la société puisse interagir en tant que pair avec
les autres. Pour que la chose soit possible, il est nécessaire – mais pas
suffisant – que soient établies des normes formelles standard d’égalité
juridique.

Et il faut qu’au moins deux conditions additionnelles soient remplies [10]. Il


faut d’abord que les ressources matérielles soient distribuées de manière à
assurer aux participants l’indépendance et la possibilité de s’exprimer.

J’appelle cela la condition « objective » de la parité de participation, qui


bannit les formes d’inégalité matérielle et de dépendance économique qui
font obstacle à la parité de participation. Sont donc bannies les dispositions
sociales qui institutionnalisent le dénuement, l’exploitation et les fortes
disparités dans la fortune, le revenu et le temps de loisir, lesquelles dénient
à certains les moyens et les chances d’interagir en tant que pairs avec les
autres [11].

L’autre condition, que j’appelle « intersubjective », suppose que les


modèles institutionnalisés d’interprétation et d’évaluation expriment un égal
respect pour tous les participants et assurent l’égalité des chances dans la
recherche de l’estime sociale. Cette condition bannit les modèles culturels
qui déprécient systématiquement certaines catégories de personnes et les
qualités qui leur sont associées. Sont donc bannis les modèles
institutionnalisés de valeurs qui dénient à certaines personnes le statut de
partenaires à part entière dans l’interaction sociale, que ce soit en leur
attribuant une différence excessive par rapport aux autres ou en ne
reconnaissant pas leurs caractères distinctifs.

Ces deux conditions sont indispensables à la parité de participation.

Aucune ne suffit à elle seule. La condition objective insiste sur les


préoccupations généralement associées à la théorie de la justice distributive,
particulièrement en ce qui concerne la structure économique de la société et
les différences de classe. La condition intersubjective souligne les
préoccupations récemment mises en évidence dans le domaine de la
philosophie de la reconnaissance, notamment celles qui touchent à l’ordre
statutaire de la société et aux hiérarchies statutaires définies par la culture.
Ainsi une conception bidimensionnelle de la justice axée sur la norme de la
parité de participation englobe-t-elle à la fois la redistribution et la
reconnaissance sans les réduire l’une à l’autre.
Reconnaissance des distinctions ou reconnaissance
d’une commune humanité ?
Ce qui nous amène à la troisième question : la justice requiert-elle de placer
la reconnaissance des caractères distinctifs des individus et des groupes au-
dessus de la reconnaissance de leur commune humanité ? Il importe ici de
noter que la parité de participation est une norme universaliste en un double
sens. D’abord, elle embrasse tous les partenaires adultes de l’interaction.
Ensuite, elle présuppose l’égale valeur morale des êtres humains. Mais dans
les deux cas, l’universalisme moral laisse ouverte la question de savoir si la
justice exige la reconnaissance de la particularité de l’individu ou du groupe
en tant qu’élément de la condition intersubjective de la parité de
participation.

Il n’est pas possible de répondre à cette question par une analyse


conceptuelle abstraite; il faut au contraire l’aborder dans un esprit de
pragmatisme, à la lumière d’une théorie critique de la société. Dans cette
perspective, la reconnaissance est un remède à l’injustice, pas un besoin
humain en soi.

La forme de reconnaissance que requiert la justice dépend donc des formes


de déni de reconnaissance qui doivent être combattues. Dans le cas où ce
qui est nié, c’est la commune humanité de certains participants, le remède,
c’est la reconnaissance universaliste. Lorsque c’est la particularité de
certains participants qui est niée, le remède, c’est la reconnaissance de la
différence.

Dans chaque cas, le remède doit être adapté au tort subi.

Cette approche pragmatique évite les inconvénients de deux autres


perspectives symétriques et également décontextualisées. Elle évite d’abord
le travers de certains théoriciens de la distribution, pour qui la justice
requiert de limiter la reconnaissance publique aux seules capacités
partagées par tous les êtres humains, excluant dogmatiquement toute
reconnaissance de ce qui distingue les personnes les unes des autres, sans
chercher à savoir s’il n’existe pas des cas dans lesquels admettre la
spécificité constituerait une condition essentielle à la participation paritaire.
Elle évite également l’approche opposée, selon laquelle tout le monde a
toujours besoin de voir sa particularité reconnue [ cf. Taylor, 1998;
Honneth, 1992]. Chérie par les théoriciens de la reconnaissance, cette thèse
anthropologique ne peut expliquer pourquoi toutes les différences ne
génèrent pas des prétentions à la reconnaissance, et pourquoi une partie
seulement des prétentions ainsi générées sont moralement justifiées. Plus
spécifiquement, elle ne peut pas expliquer pourquoi certains groupes
dominants tels que les hommes hétérosexuels ne cherchent pas à être
reconnus dans leur spécificité, mais prétendent plutôt symboliser
l’universel. L’approche suggérée ici traite, de manière contextuelle et
pragmatique, les prétentions à la reconnaissance de la différence comme des
réponses spécifiques à des torts subis. En posant le problème en termes de
justice, il apparaît plus clairement que les besoins de reconnaissance des
groupes subordonnés diffèrent sensiblement de ceux des groupes
dominants; et que seules les revendications promouvant la parité de
participation sont moralement justifiées.

Pour le pragmatique, tout dépend de ce dont les personnes qui souffrent de


déni de reconnaissance ont besoin pour être en mesure de participer à la vie
sociale en tant que pairs. Il n’y a aucune raison de présumer que toutes aient
les mêmes besoins. Dans certains cas, elles peuvent avoir besoin d’être
délivrées du poids d’une différence attribuée ou construite avec excès; dans
d’autres, de voir une différence jusque-là mésestimée, prise en compte.

Dans d’autres cas encore, elles peuvent avoir besoin que l’attention se porte
sur les groupes dominants ou avantagés et révèle l’arbitraire de leur
spécificité, faussement exhibée comme universelle; ou bien elles peuvent
avoir besoin de déconstruire les termes mêmes dans lesquels les différences
attribuées à chacun sont actuellement conçues. Il n’est pas impossible non
plus qu’il y ait des cas qui nécessitent la combinaison de tous ces types
d’action, en conjonction avec des objectifs de redistribution. Bref, les
besoins de chacun en termes de reconnaissance dépendent de la nature des
obstacles à la parité de participation auxquels chacun doit faire face. La
solution ne peut être déterminée par le recours à des arguments
philosophiques abstraits; elle ne peut l’être qu’à l’aide d’une théorie
critique de la société, normativement orientée, empiriquement fondée et
guidée par l’intention pratique de vaincre l’injustice.

[… ]

Comment développer un cadre théorique qui allie ce qui reste de valable et


d’indépassable dans la vision socialiste et ce qui semble justifié et attrayant
dans la philosophie « post-socialiste » développée par le multiculturalisme ?

Si nous ne parvenons pas à apporter une réponse à cette question, si nous


nous laissons emporter par de fausses antithèses ou des dichotomies
erronées, nous laisserons passer la chance d’imaginer les dispositions
sociales qui puissent corriger les injustices tant économiques que
culturelles. Seules des approches unissant redistribution et reconnaissance
permettront de penser les conditions nécessaires à une justice véritable [*].

BIBLIOGRAPHIE

FRASER Nancy et HONNETH Axel, 2003, Redistribution or


Recognition ? A Political-
Philosophical Exchange, Londres, Verso.
GITLIN Todd, 1995, The Twilight of Common Dreams : Why
America is Wrecked by
Culture Wars, New York, Metropolitan Books.
GUINIER Lani, 1994, The Tyranny of the Majority, New York, Free
Press.
HONNETH Axel, [ 1992] 2000, La Lutte pour la reconnaissance,
Éditions du Cerf.
KYMLICKA Will, 1989, Liberalism, Community and Culture, Oxford,
Oxford University
Press.
RORTY Richard, 1998, Achieving Our Country : Leftist Thought in
Twentieth-Century
America, Cambridge, Harvard University Press.
TAYLOR Charles, 1994, « The Politics of Recognition », in
GUTMANN Amy (sous la dir. de), Multiculturalism : Examining the
Politics of Recognition, Princeton
University Press.

Notes

[1]

Ce texte rassemble les premières pages du chap. 1, intitulé « De la


redistribution à la reconnaissance ? Les dilemmes de la justice dans une ère
“post-socialiste” », et une grande partie du chap. 2, intitulé « Penser la
justice sociale : questions de théorie morale et questions de théorie de la
société », issus d’un ouvrage de NancyFraser, Repenser la justice sociale, à
paraître prochainement aux éditions LaDécouverte que nous remercions,
ainsi que l’auteur, pour leur aimable autorisation. Le titre et les sous-titres
ont été adaptés ( ndlr ).

[2]

La recherche, pour ce chapitre, a été soutenue par la Bohen Foundation,


l’Institut für die Wissenschaften vom Menschen de Vienne, le Humanities
Research Institute de l’Université de Californie à Irvine, le Center for
Urban Affairs and Policy University de la Northwestern University et le
doyen de la faculté des études supérieures de la New School for Social
Research. Je remercie Robin Blackburn, Judith Butler, Angela Harris,
Randall Kennedy, Ted Koditschek, Jane Mansbridge, Mika Manty, Linda
Nicholson, Eli Zaretsky et les membres du groupe de travail sur le
féminisme et les discours du pouvoir de l’Université de Californie à Irvine
pour leurs commentaires.

[*]

Cette partie a été traduite par DianeLamoureux et révisée par


EstelleFerrarese.

[3]

Certaines parties de ce chapitre reprennent et adaptent une série de


conférences que j’ai données à l’université Stanford entre le 30 avril et le 2
mai 1996 dans le cadre des colloques de la Tanner Foundation for Human
Values. L’intégrale des textes que j’y ai présentés paraîtra dans le volume
18 de The Tanner Lectures on Human Values (University of Utah Press). Je
tiens à remercier la Tanner Foundation for Human Value pour m’avoir
permis de réutiliser ici ces écrits. Mes plus sincères remerciements vont
aussi à Elizabeth Anderson et Axel Honneth pour leurs remarques
réfléchies sur mes conférences de la Tanner Foundation, de même qu’à
Rainer Forst, Theodore Koditschek, Eli Zaretsky et plus spécialement à
Erik Olin Wright pour leurs commentaires utiles sur des versions
antérieures de ce texte.

[4]

La partie de ce chapitre que nous avons reprise ici incluent les


deuxpremières étapes, mais non la troisième ( ndlr ).

[5]

C’est justement cette dernière “étape” qui n’a pas ici été reprise ( ndlr ).

[6]

Cf. note 5 ( ndlr ).

[7]

Dans la conception d’AxelHonneth [ 1992], l’estime sociale figure parmi


les conditions intersubjectives de la formation d’une identité non déformée,
que la moralité est censée protéger. Il s’ensuit que chacun a légitimement
droit à l’estime sociale.

[8]

WillKymlicka est peut-être le seul à avoir tenté de donner à la culture une


place véritable à l’intérieur d’un cadre distributif. Il propose de traiter la
possibilité d’accéder à une « structure culturelle intacte » comme un bien
essentiel devant être distribué équitablement. Son approche s’applique
surtout aux sociétés plurinationales comme le Canada. Elle pose problème
cependant là où les tenants de la reconnaissance ne se départagent pas en
groupes clairement distincts, attachés à des cultures spécifiques. Elle est
insatisfaisante aussi dans le cas où les revendications de reconnaissance ne
prennent pas la forme d’aspirations souverainistes ou autonomistes, mais
cherchent plutôt à obtenir la parité de participation à l’intérieur d’une
société marquée par des clivages multiples et différents [ cf. Kymlicka,
1989].

[9]

Rien n’exclut a priori que cela soit possible et que quelqu’un évoluant à
l’intérieur d’un corpus théorique parvienne à intégrer les préoccupations de
l’autre. Pour ce faire, cependant, plusieurs conditions doivent être
simultanément satisfaites : il faut d’abord éviter de sacraliser la culture et
les différences culturelles; il faut ensuite se conformer aux exigences du
pluralisme moderne et agréer le besoin de justifications morales
déontologiques non sectaires; il faut en outre admettre le caractère
différencié de la société capitaliste et que, de ce fait, la position de classe et
la position de statut peuvent ne pas correspondre; enfin, il faut éviter de trop
adhérer à ces visions unitaires ou durkheimiennes de l’intégration culturelle
qui rêvent d’une norme culturelle unique à laquelle tous se rallieraient
d’emblée. Pour une discussion de ces conditions, voir NancyFraser et
AxelHonneth [ 2003].

[10]

Il n’est pas exclu qu’il y en ait en fait plus de deux. On peut envisager, plus
spécifiquement, une troisième catégorie d’obstacles à la parité participative
qui pourrait être de nature « politique » plutôt qu’économique ou culturelle.
Que l’on pense, par exemple, aux procédures décisionnelles qui,
systématiquement, tiennent à la marge certaines groupes de personnes et ce,
même dans les meilleures conditions de redistribution et de reconnaissance.
C’est le cas des règles électorales fondées sur la majorité simple qui, dans
les faits, condamnent les minorités au silence [sur cette question, voir
LaniGuinier, 1994].

[11]
À certains égards, l’inégalité économique est inévitable. Mais il doit y avoir
un seuil limite à ne pas franchir idéalement, au-delà duquel la distance qui
sépare les nantis des démunis est telle qu’elle rend à toutes fins pratiques
impossible quelque parité que ce soit. Reste à déterminer quel doit être ce
seuil.

[*]

Cette partie a été traduite par DanielSalée et révisée par EstelleFerrarese.


Le problème de la reconnaissance
dans le libéralisme déontologique
de John Rawls
Dans sa conférence désormais célèbre de 1958 consacrée à la confrontation
de la liberté négative et de la liberté positive [1], Isaiah Berlin entendait
analyser minutieusement ces deux conceptions de la liberté représentant les
principales options des débats de la tradition philosophique autour du
concept de liberté politique. Schématiquement, Berlin opposait les deux
concepts en montrant que le premier répond à la question : « Quel est le
champ à l’intérieur duquel un sujet – individuel ou collectif – doit ou
devrait pouvoir faire ou être ce qu’il est capable de faire ou d’être, sans
l’ingérence d’autrui ?» [p. 171]. La liberté à laquelle se réfère ici Berlin
désigne l’ensemble des actions qu’un sujet individuel ou collectif peut
accomplir sans aucune interférence extérieure capable de l’en empêcher.
Définie principalement à partir du paramètre de la contrainte (obstruction
physique ou menace), la liberté négative varie donc de façon
proportionnellement directe à l’ouverture du champ des opportunités
d’action, indépendamment de ce que peuvent être les préférences d’un
agent et de la façon dont elles sont soumises ou non à un déterminisme.
Dans une telle conception, la loi et le pouvoir chargé de la faire appliquer,
bien que visant à protéger une telle liberté, sont toujours conçus comme
pratiquant une restriction du champ des opportunités. Sans compter que
l’instrument de garantie peut interférer dans cette sphère de liberté de telle
sorte qu’il faille aller jusqu’à se garantir contre l’instrument lui-même. Les
conséquences juridico-politiques d’un tel concept résident donc toujours
dans une stratégie de protection de cette liberté négative.

À l’opposé, le concept de liberté positive se définit par le désir de l’agent de


maîtriser, de façon exclusive, ses propres préférences et par la mise en
œuvre des capacités qui lui permettent de le faire sans que rien d’extérieur
ne puisse interférer pour le déposséder de cette maîtrise. L’une des variantes
de cette maîtrise débouche sur ce que Berlin appelle la stratégie « d’auto-
accomplissement » rationnelle de l’agent, par quoi il vise à maîtriser
rationnellement ses préférences [p. 189-201]. Cependant, dans la mesure où
cette fin peut devenir une fin publique, elle peut avoir pour effet de
retourner cette forme d’auto-accomplissement en stratégie d’oppression dès
lors que des gouvernants prétendraient l’imposer, interférant par là même
dans le champ des opportunités de tout agent qui refuserait de réaliser un tel
programme élevé au rang de bien commun. C’est ce qui le conduisait à
défendre le concept de liberté négative caractéristique du libéralisme
politique.

Cependant, au-delà de la confrontation de ces deux libertés, Berlin


poursuivait son étude par une interrogation sur la valeur du « désir de
reconnaissance ». Il commençait par observer que la constitution sociale de
l’identité au moyen de l’opérateur de la reconnaissance pouvait fournir un
résultat préférable à celui du bénéfice de la liberté négative, car disposer
d’une égale liberté de profiter d’opportunités multiples risque de
n’engendrer qu’une satisfaction limitée ou, plus encore, une satisfaction
incapable de compenser les dommages issus du mépris ou de l’indifférence
sociale.

De la même façon, l’effet de la reconnaissance peut être préféré à la mise en


œuvre de la liberté positive, car « ce que je suis est, pour une bonne part,
déterminé par ce que je pense et ressens; et ce que je pense et ressens est
déterminé par les sentiments et les pensées qui prévalent dans la société à
laquelle j’appartiens non pas, comme dirait Burke, à titre d’atome isolé
mais [… ] à titre d’élément d’une structure sociale » [p. 204].

Bref, là où la liberté positive apparaît comme l’exercice d’un pouvoir


individuel sur ses propres préférences, la reconnaissance relègue cet idéal
d’autonomie au second plan en insistant sur la nécessaire intervention
d’autrui dans la formation des préférences. Et si l’on juge que celles-ci ne
peuvent être adoptées qu’à partir de leur confirmation par les autres, il en
résulte le primat d’un rapport intersubjectif d’hétéronomie sur l’idéal
d’autonomie individuelle [p. 270, n. 27].

Il peut être tentant de désirer sacrifier aussi bien la liberté positive que la
liberté négative à la réalisation de ce rapport intersubjectif d’intégration
sociale qui porte avec lui une pratique de la « solidarité », de la
« compréhension mutuelle » dans le cadre d’une « communauté d’intérêts et
de sacrifices ». On pourrait même soutenir que ce sacrifice n’est
qu’apparent et qu’il n’entraînerait aucune contradiction entre le désir de
reconnaissance et la liberté si ce désir représentait de quelque manière une
liberté. Celle-ci serait comprise en un sens différent de celles auxquelles
elle devrait se substituer comme ont tendance à le croire ceux qui
revendiquent une telle substitution. Cependant, pour Berlin, elle ne saurait
être une liberté puisqu’elle s’oppose précisément à celles qui, seules,
peuvent représenter et épuiser la signification de cette notion [p. 206-208].
Il faut donc, d’un même mouvement, prendre acte de la contradiction entre
le désir de reconnaissance et les deux libertés, dont celle que défend le
libéralisme de Berlin, en même temps qu’il faut admettre que ce désir
inéliminable impose aux libéraux une attitude lucide face aux menaces qu’il
fait peser sur leur idéal de liberté. On peut donc conclure, selon Berlin, que
le désir de reconnaissance ne saurait trouver sa place dans le cadre des
concepts fondamentaux du libéralisme, même s’il faut le tolérer :
bénéficierait-on de la sphère de liberté négative jugée nécessaire pour
manifester ses exigences de reconnaissance qu’on ne saurait écarter la
possibilité qu’elles ne finissent par nier leurs conditions d’existence. Bref,
l’analyse de Berlin aboutissait à une sorte d’aporie, exprimée par une
tension permanente puisqu’on admettait d’un côté, l’inéliminabilité du désir
de reconnaissance et de l’autre, le danger que celui-ci fait peser sur le statut
de la liberté négative.

Ce n’est pas sans une certaine ironie qu’on peut observer qu’une dizaine
d’années plus tard, avec la publication de Théorie de la justice de
JohnRawls, les rapports du libéralisme politique et du désir de
reconnaissance allaient littéralement prendre à contre-pied la position de
Berlin, malgré la filiation partielle revendiquée par Rawls à l’égard de ce
dernier. Contrairement en effet à la thèse de Berlin, le libéralisme
déontologique de Rawls, quoique sur des bases voisines de celles de son
prédécesseur, mais avec des outils méthodologiques sans conteste plus
puissants, semble disposer d’une véritable théorie de la reconnaissance
publique aussi bien qu’interindividuelle. C’est ce qu’on souhaite examiner
maintenant pour en apprécier la portée et la cohérence.
Si l’on cherche un fil conducteur pour étudier la conception rawlsienne de
la reconnaissance, il ne fait aucun doute qu’on doive le trouver dans le
statut du respect ou de l’estime de soi en tant qu’effets de la reconnaissance
politique et sociale [2]. Cette notion de respect de soi occupe dans la
structure de Théorie de la justice une place fondamentale, aussi bien du
point de vue des conditions incontournables de la demande des biens
premiers par les partenaires du contrat que de celui des effets les plus
importants des principes de justice sur les citoyens, flanqués par les devoirs
personnels qui en découlent. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’analyse des
conditions formelles de construction des principes de justice qui ne lui
réserve une place spécifique, notamment à travers la « situation initiale […
] équitable » [Rawls, JT [3], § 3, p. 38] caractéristique de la position
originelle.

On sait que la théorie de la justice ne saurait être comprise sans prendre en


compte les analyses fondamentales de la troisième partie qui réservent une
large place à la question de l’estime et du respect de soi. Cela confère à ces
notions une importance toute particulière, et Rawls ne cesse d’ailleurs de
souligner que le « respect de soi-même, comme bien premier, a une place
centrale » [ cf. JT, § 11, p. 93; JD, p. 65,88,164,175], qu’il constitue « un
bien fondamental » [ cf. JT, § 17, p. 137; LP, VIII, § 6, p. 377],
« primordial », qu’il « est peut-être le bien premier le plus important » ou,
plus exactement d’ailleurs, que ce qui est le plus important en tant que bien
premier, ce sont les « bases sociales du respect de soi ». Le respect et
l’estime de soi figurent parmi les biens les plus importants parce qu’ils
constituent la condition fondamentale de construction de tous les projets
rationnels de vie des individus. Ceux-ci disposent en effet de talents qu’ils
exercent et qu’ils désirent constamment améliorer en vertu du « principe
aristotélicien » [JT, § 65, p. 466; § 63, p. 455]. Une telle pratique engendre
à la fois de « l’admiration » et de « l’émulation » chez les membres des
différentes communautés auxquelles peuvent appartenir les individus, car
cela révèle les qualités latentes de leur nature aussi bien que cela les engage
à tenter de les développer. C’est l’imitation de ce point de vue social sur
eux-mêmes qui leur confère le « sens de leur propre valeur » et qui se
transfère sur les différents projets de vie et les conceptions du bien qu’ils
portent, assurant par là que ces projets valent la peine d’être entrepris et
fournissant une « confiance en soi » suffisante pour le faire. Ces différentes
conceptions du bien prennent dans le vocabulaire de Rawls le nom
« d’intérêts de premier ordre ».

Cependant, au-delà des talents variables selon les individus, les deux
facultés morales du raisonnable et du rationnel forment les conditions les
plus générales de construction de tels projets à travers la conception
rationnelle du bien qu’elles consentent et la coopération avec autrui qui
permet de les mettre en œuvre. Or elles peuvent, elles aussi, être exercées,
améliorées et valoir ainsi à leur possesseur une reconnaissance analogue à
celle des talents, tout comme peuvent l’être les différentes vertus morales
avec le même résultat [ ibid., § 65, p. 483]. Comme dans le cas précédent,
cette reconnaissance de sa propre valeur découlant de ces différentes
« excellences » ( excellencies) se transmet aux différents projets de vie et
aux conceptions du bien avec les mêmes effets. Cependant, la valeur des
talents et des facultés n’est pas simplement d’ordre instrumental, au service
des intérêts de premier ordre. La satisfaction issue de l’exercice des talents
et des facultés ainsi que celle engendrée par la reconnaissance qu’ils
s’attirent leur confèrent une valeur par eux-mêmes, plus importante que
celle des intérêts de premier ordre parce qu’ils expriment en fait la
réalisation de la nature de chaque individu [ ibid., § 40, p. 287-293], raison
pour laquelle ils doivent être conçus comme des intérêts « d’ordre
supérieur » [ ibid., § 26, p. 183].

Cette intervention du « principe aristotélicien » assume une fonction


importante dans l’économie de la théorie de la justice.

1) Si la valeur des talents et des facultés ne se fondait que sur leur statut
fonctionnel dans le cadre de la coopération sociale, elle se réduirait à une
simple valeur instrumentale et ne pourrait produire de la reconnaissance et
donc de l’estime de soi. Le principe aristotélicien permet ainsi,
contrairement à bien des interprétations, de rendre compte de la constitution
de la valeur supérieure et non utilitaire de l’estime de soi.

2) Mais ce principe permet aussi d’expliquer que chacun a pu faire


l’expérience de cette reconnaissance dans des rapports sociaux informels et
d’en comprendre l’importance comme bien spécifique inhérent à toutes les
conceptions du bien.
En conséquence, on peut soutenir que « ce principe étant lié au respect de
soi-même qui est l’un des biens premiers, il s’avère qu’il a une position
centrale dans la psychologie morale à la base de la théorie de la justice
comme équité » [ ibid., § 66, p. 473 – je souligne]. Cependant, si l’on peut
admettre que le respect de soi constitue un bien premier important, il
n’apparaît pas encore clairement pourquoi il constitue le bien premier « le
plus important » au regard de tous les autres biens premiers. Il faut, pour
l’établir, relier celui-ci tout à la fois à la demande et à la fonction des biens
premiers.

Les partenaires du contrat destiné à s’accorder sur le choix des principes de


justice désirent, on le sait, obtenir des biens premiers tels que les deux
catégories fondamentales de droits : les droits politiques et les droits
économiques et sociaux. Ils désirent ces droits parce que ceux-ci constituent
les conditions de réalisation de leur conception du bien : la liberté politique
est nécessaire pour mettre en œuvre la conception du bien de chaque agent,
quelle qu’elle soit, dans les limites d’une coopération raisonnable et pour
reclasser ses préférences si cela s’avère nécessaire. Les droits économiques
et sociaux constituent les moyens polyvalents par lesquels ils peuvent
mettre en œuvre de tels biens. Mais ces deux catégories de droits
constituent aussi les conditions de réalisation des intérêts d’ordre supérieur
[ cf. JT, § 37, p. 270 et § 79, p. 571; LP, VIII, § 2, p. 354; JF, § 51, p. 169].
Chacun a besoin des libertés de base pour développer ses deux facultés et
ses différents talents, et a besoin de moyens pour les exercer non seulement
en tant qu’excellences, mais en tant que sources de reconnaissance. Si donc
les agents désirent obtenir des biens premiers de ce type, c’est pour réaliser
leurs intérêts de premier ordre et d’ordre supérieur incluant évidemment la
reconnaissance.

Sans reconnaissance sociale et sans respect de soi préalables, nul ne


pourrait jamais désirer mettre en œuvre ces deux catégories d’intérêts et
ainsi désirer développer les deux facultés morales et les talents en général.

Mais dans ces conditions – et c’est là un point décisif –, il n’existerait


aucune raison de demander des biens premiers pour garantir et aider à un tel
développement puisqu’il n’y aurait ni désir ni confiance pour le faire. C’est
pourquoi, selon Rawls, le respect de soi constitue le plus important de tous
les biens premiers, le premier bien de tous les biens premiers. Il est alors
rationnel pour les partenaires du contrat de demander des biens premiers. Il
est rationnel de vouloir réaliser des intérêts de premier ordre et d’ordre
supérieur. Il est alors tout aussi rationnel de vouloir obtenir la
reconnaissance qui constitue la condition première de tout cela et de vouloir
la garantir [ cf. JT, § 11, p. 93 et § 29, p. 209-210]. Cependant, il faut
nécessairement supposer que les partenaires savent ce qu’est la
reconnaissance et qu’ils en possèdent l’expérience pour pouvoir désirer
conclure un contrat qui a pour objet la distribution juste des biens premiers
prioritairement destinés à garantir le développement des facultés, des
talents, et l’obtention de la reconnaissance. Or c’est bien le cas, comme
l’admet Rawls, lorsqu’il présuppose qu’ils ont tous plus ou moins fait
l’expérience et l’apprentissage du respect de soi en participant à des
associations particulières [4]. Plus encore – et c’est là un point fondamental
–, il faut que cette expérience ait laissé perdurer une représentation positive
de la valeur des talents ou des facultés, c’est-à-dire qu’elle ait réussi, même
à des degrés variables : si elle a pleinement réussi, il ne s’agit que de
prolonger sa réussite; si celle-ci n’est que partielle, elle laisse néanmoins
des ressources suffisantes pour chercher à obtenir les conditions de la
réussite de l’expérience. En l’absence d’une telle présupposition
d’expérience et de réussite, même partielle, ce sont les conditions de base
de la théorie de la justice qui s’écroulent nécessairement puisque cela
reviendrait à soutenir qu’il est rationnel pour les partenaires de demander
des biens premiers sans avoir cependant à défendre des intérêts de premier
ordre ou d’ordre supérieur, ce qui est rigoureusement impossible sans
estime de soi.

Comme les principes de justice constituent l’opérateur de distribution des


biens premiers, ils sont voulus aux mêmes conditions que ces derniers.

Mais si la reconnaissance et le respect de soi constituent la condition de la


demande des biens premiers et des principes, ceux-ci, en retour, jouent un
rôle essentiel dans la reproduction de la reconnaissance et du respect. En
effet, pour que les agents continuent à désirer réaliser leurs intérêts de
premier ordre et d’ordre supérieur et donc à désirer défendre les biens
premiers qu’ils ont demandés, il faut évidemment qu’ils conservent le
respect d’eux-mêmes. Il faut donc que le processus de reconnaissance
sociale soit conservé, c’est-à-dire que rien ne vienne l’interrompre ou
l’affaiblir. D’où la nécessité de disposer de garanties politiques et sociales
pour assurer la stabilité de la société et des rapports sociaux de
reconnaissance [JT, § 81, p. 578-579]. Puisque le respect de soi constitue le
plus important d’entre les biens premiers, il sera distribué, lui aussi, par ces
principes, c’est-à-dire que ces derniers auront pour but de fixer les
conditions de reproduction de la reconnaissance sociale. Mais pour assurer
cette conservation, il faut recourir à une source de reconnaissance autonome
et plus stable que la première.

C’est ce qui explique que les principes de justice contribuent à produire une
forme de reconnaissance qui s’avère de nature publique à travers les
institutions politiques qui les appliquent. La réalisation informelle de la
reconnaissance se trouve ainsi non pas abolie mais, en principe, complétée
et garantie par les institutions politiques, et il existe ainsi un lien de
continuité entre la première et la seconde : parlant du citoyen, Rawls écrit
que « la conscience de sa propre valeur, qu’il a pu développer dans les
groupes plus petits de sa communauté, est confirmée dans la constitution de
la société dans son ensemble » [ cf. JT, § 37, p. 270 – je souligne – et § 79,
p. 571]. La première fournit l’expérience de base nécessaire de la
reconnaissance produisant l’estime de soi et conduit, selon sa réussite à des
degrés variables, à pouvoir formuler la demande de biens premiers
nécessaires à sa reproduction. Si aucun des partenaires du contrat ne
possédait une telle expérience réussie à des degrés variables, comment
pourrait-il seulement avoir l’idée et la motivation pour demander des biens
premiers destinés à garantir l’estime de soi ? La demande politique dépend
ainsi d’un processus social informel qu’il faut nécessairement présupposer
dans toute société où peut exister une demande de tels biens. En retour, dans
la mesure où la reconnaissance publique n’a rien d’un processus
interpersonnel, elle ne peut s’adresser aux citoyens en engendrant
individuellement le respect de soi [JF, § 17, p. 60]. Tout ce qu’il lui est
possible de faire par la médiation de la constitution, des institutions et des
lois, c’est seulement de fournir les « bases sociales du respect de soi » selon
des modalités spécifiques qu’il faudra étudier.

Condition de la demande des biens premiers et des principes et condition de


reproduction de la demande des biens premiers et des principes semblent
ainsi parfaitement articulées par les prémisses de la théorie rawlsienne.

Cependant, de même que les intérêts d’ordre supérieur possèdent une valeur
per se au regard des intérêts de premier ordre, de même la reconnaissance
publique n’est pas seulement finalisée par la garantie de la reconnaissance
informelle. Elle possède aussi une valeur par elle-même car en fournissant
les bases sociales du respect de soi, elle ne fournit pas seulement des
libertés pour obtenir de la reconnaissance. Elle reconnaît indirectement,
selon Rawls, la valeur des deux facultés susceptibles d’utiliser ces libertés
pour élaborer une conception des biens de premier ordre, coopérer avec les
autres et, si possible, se développer elles-mêmes comme biens d’ordre
supérieur.

La reconnaissance publique comporte donc deux dimensions dont la


seconde est au moins aussi importante que la première.

Cela posé, on rencontre immédiatement des difficultés : les structures


politiques déduites de deux principes doivent distribuer de la
reconnaissance publique. Mais si elles devaient le faire selon la logique du
principe aristotélicien concernant aussi bien les talents que les facultés
morales, on devrait affronter deux difficultés insurmontables : ou bien les
structures politiques, fondées sur une égalité politique exprimée au moyen
de règles impersonnelles, ne pourraient, par définition, reconnaître
l’excellence, la diversité des talents et les degrés variables de
développement des deux facultés comme le font, de manière informelle, les
multiples communautés d’appartenance des individus. Ou bien le
développement des talents et des facultés étant inégal selon les individus,
les institutions publiques pourraient être tentées de distribuer une
reconnaissance publique soit aux « excellences » dont les performances
sont les plus élevées dans différents domaines, soit à des catégories de
talents supposées accroître le prestige de la société qui les sélectionne. On
aurait affaire, dans le premier cas, à une impossible reconnaissance
publique et dans le second, à une sorte de « perfectionnisme » politique et
social [JT, § 50] consacrant une large fraction des ressources publiques
(juridiques et économiques) à la promotion d’élites monopolisant la
reconnaissance sociale. Dans le premier cas, on devrait admettre que les
structures politiques de la société juste ne contribuent en rien à assurer la
reproduction de la reconnaissance et cela serait connu des partenaires du
contrat dans la position originelle. Le second cas aurait pour conséquence
un effet de stigmatisation publique des citoyens non reconnus, ce qui
entraînerait chez eux une tendance à ne plus réaliser leur conception du
bien, à ne plus vouloir défendre les biens premiers, les principes de justice
et les institutions qui la leur garantissent, donc à refuser toute forme de
coopération sociale [ cf. JT, § 81, p. 577-578; § 82, p. 587] et à ne plus
garantir de stabilité politique à la société bien ordonnée. Ainsi aucun des
partenaires ne choisirait-il l’une ou l’autre de ces options.

Cependant, d’un autre côté, refuser les deux versants de ce perfectionnisme


dans la distribution de la reconnaissance publique risque de créer une
difficulté non moins importante : en effet, la seule définition que l’on
possède jusqu’ici de la reconnaissance est fournie par la mise en œuvre du
principe aristotélicien, et renoncer à ce que la reconnaissance publique
emprunte sa logique signifie que cette reconnaissance risque de disparaître.
Dans ces conditions, la seule stratégie possible de Rawls ne peut consister
qu’à élargir la définition du concept de reconnaissance ou à admettre qu’il
peut exister une autre source de reconnaissance à côté du principe
aristotélicien. De fait, Rawls choisit la première solution, qu’il met en
œuvre dès Théorie de la justice en l’affirmant plus clairement encore dans
les textes ultérieurs.

Les deux facultés morales, on l’a vu, possèdent la capacité d’exprimer la


nature de chaque agent. Mais de ce fait, elles contribuent à constituer l’unité
de son propre moi. Les facultés morales, à titre de conditions fondamentales
de formation et de promotion de chaque conception du bien, engendrent une
certaine cohérence entre leur activité et la conception du bien choisi qui
l’exprime [JT, § 85, p. 602]. Le moi de chaque individu trouve donc son
unité dans le fait qu’il se « retrouve » dans chacun des moments du choix et
de la mise en œuvre de sa propre conception du bien.

Cependant, ces mêmes facultés sont aussi constitutives du choix des


principes de justice et de leur application qui expriment aussi la nature de
l’individu et l’unité de son moi [ ibid., § 40, p. 289]. Ainsi, au-delà de la
réalisation des intérêts de premier ordre, l’unité du moi devient, à titre
d’intérêt le plus élevé, l’objectif le plus important que poursuivent les
individus et qu’ils cherchent à réaliser à travers leur projet rationnel de vie
et leur choix des principes de justice [§ 85, p. 602-604] : elle se trouve ainsi
incluse dans la catégorie des intérêts d’ordre le plus élevé. Or cet objectif
est inséparable du fait que ce double choix, privé et public, émane
d’individus capables d’ordonner leurs préférences et de les reclasser en
permanence en fonction de leurs informations. Ainsi ne sont-ils pas
seulement rationnels et aptes à coopérer socialement : ils sont aussi libres
en tant que source du choix. On peut donc soutenir que les deux facultés
manifestent une « performance » qui consiste tout à la fois à exprimer la
nature des individus en tant que libres et rationnels [§ 40, p. 288 sq.] et à
constituer, à titre d’objectif fondamental, l’unité de leur propre moi. C’est
cette performance non fonctionnelle qui engendre une satisfaction pour
chaque individu et reçoit une considération positive de la part des autres et
c’est ce qui engendre leur propre respect d’eux-mêmes en tant qu’individus
libres et rationnels.

Cependant, à la différence du principe aristotélicien qui peut révéler une


différence de talents, les deux facultés sont possédées à égalité par tous les
hommes et s’exercent a minima de façon semblable [§ 77, p. 544-547]
même si certains peuvent élever leurs performances au niveau de
l’excellence : c’est en principe ce qui rend non seulement possible mais
réelle la reconnaissance réciproque [ cf. § 51, p. 379; § 81, p. 578; § 85,
p. 627].

Il y aurait sans doute beaucoup à dire concernant cette conception élargie de


la reconnaissance, tant en ce qui concerne la demande des biens premiers
qu’elle est censée permettre qu’en matière de garantie qu’elle confère à
l’égalité des droits des partenaires dans la position originelle.

Cependant, ce n’est pas sur les problèmes qu’elle soulève qu’on souhaite
insister. Il suffit qu’on ait réussi à formuler cette conception de la
reconnaissance pour comprendre la manière dont elle peut être distribuée
publiquement par les deux principes de justice et les institutions qu’ils
commandent. Comment ceux-ci peuvent-ils produire cette reconnaissance
et la garantir ? Il faudrait évidemment examiner les deux principes de
justice et leurs applications concrètes. Faute de place, on se limitera à
« tester » la manière dont le premier principe remplit sa fonction de
distribution de la reconnaissance.

Le premier principe de justice, en distribuant une égale liberté en matière de


droits civils et de droits politiques fondamentaux, garantit tout à la fois la
compatibilité de la pluralité des conceptions du bien et la neutralité des
institutions, destinée à n’en aider et pénaliser aucune [ cf. JT, § 34, p. 247-
248; JF, § 47, p. 153; LP, V, p. 234].

En ce qui concerne la reconnaissance publique, ces mêmes institutions


garantissent d’abord les bases égales du respect de soi, non en
reconnaissant directement la valeur de la diversité des excellences, mais en
permettant à chacun de les exercer et de les développer librement sur la
base du principe aristotélicien. Mais elles garantissent aussi les bases d’un
égal respect de soi : par le biais de l’égalité des libertés de base, elles
reconnaissent la valeur égale des projets de chaque citoyen (dans les limites
de leur compatibilité avec les principes de justice); par le biais de l’égalité
de ces mêmes libertés, elles reconnaissent la valeur égale des deux facultés
de chaque citoyen dans leur capacité à leur faire choisir les biens qu’ils vont
mettre en œuvreet dans leur capacité à coopérer [ cf. JT, VIII, § 5, p. 372-
373; JT, § 38, p. 266]. C’est, selon Rawls, un effet inhérent au contenu du
premier principe : par son moyen, chacun interprète la liberté qu’il dispense
comme une reconnaissance d’égale valeur. Puisque, en effet, il distribue
une liberté égale aux citoyens, cela signifie qu’il admet implicitement leur
capacité à utiliser cette liberté pour se forger une conception rationnelle du
bien et pour mettre en œuvre leur sens de la justice dans la coopération
sociale . Ainsi, non seulement les citoyens disposent tous d’une égale
capacité à les formuler, mais cette capacité possède pour tous une égale
valeur dans la mesure où tous leurs projets (dans la limite des principes de
justice) sont publiquement acceptables aux yeux du premier principe et que
la liberté en est à l’origine. La conviction implicite de la capacité à réaliser
une conception du bien est corrélative de la reconnaissance implicite de la
valeur de cette capacité, et il n’est nullement besoin de le mentionner dans
l’énoncé du premier principe car cela constitue un effet nécessairement
induit.
Ainsi, chaque citoyen doit remonter de l’égale liberté pour réaliser sa
propre conception du bien à l’égale valeur de ses projets et de là à l’égale
valeur de ses facultés, qui les lui font concevoir et mettre en œuvre. Sans
que rien ne soit changé du point de vue de la liberté négative, on ne se
trouve plus seulement – comme dans la première interprétation – avec une
base égale pour obtenir le respect, mais avec la base d’un égal respect
publiquement dispensé par les institutions incarnant les principes. Il y a,
cette fois, à titre de conditions d’utilisation de la liberté par les facultés,
production

directe du respect de soi par les institutions via la valeur des facultés induite
de l’égale liberté garantie par les institutions. En second lieu, à côté du sens
de sa propre valeur intervient la confiance en soi : celle-ci découle de
l’exercice et du développement des deux facultés morales en tant que les
citoyens sont des membres pleinement coopératifs de la société et reconnus
comme tels. Mais c’est le sens de sa propre valeur dans la capacité à se
forger une conception du bien et à coopérer qui produit la confiance en soi.
Il restera alors à Rawls à définir les devoirs individuels de respect mutuel et
d’entraide découlant des principes pour achever sa conception de la
reconnaissance publique définissant le cadre de la reconnaissance
interpersonnelle [JT, § 51, p. 379-380].

Peut-on considérer que Rawls est parvenu, dans le cadre du premier


principe, à rendre compatibles le libéralisme déontologique qu’il défend
avec le désir de reconnaissance manifesté par chaque citoyen afin d’obtenir
et de garantir le respect de soi ? Ce n’est pas si sûr !

On peut formuler à l’égard de cette interprétation des effets de


reconnaissance du premier principe au moins trois objections.

1°) Le premier principe accorde une égale liberté concernant la mise en


œuvre des différents projets de vie; par cette liberté, il reconnaît l’égale
valeur de ces projets et donc l’égale valeur des « efforts de chacun » [JT, §
29, p. 209] pour les mettre en œuvre, donc l’égale valeur des facultés
morales au principe de cet effort. Il est cependant difficile d’accepter une
telle affirmation, sauf à accepter du même coup le postulat implicite qu’elle
contient, à savoir que la distribution d’une égale liberté équivaut à une
égale valorisation implicite des différentes conceptions du bien (dans les
limites des principes de justice) et donc des deux facultés qui les
engendrent. Il s’agit là d’une interprétation du premier principe qui lui fait
dire, en réalité, beaucoup plus qu’il ne dit, et on ne voit pas très bien ce qui
peut fonder cette interprétation de la part des citoyens : quel est le lien entre
égale liberté et valeur égale des projets de vie et des facultés morales ?
Rawls soutient que « l’établissement de la liberté égale et l’application du
principe de différence produisent nécessairement cet effet » [§ 29, p. 209 –
je souligne]; mais où se trouve le lien nécessaire entre le contenu explicite
du principe et le sens latent qu’il est supposé posséder (ou l’effet induit
qu’il est censé générer)? Seule une sur-interprétation du principe permet de
passer du premier sens au second, et on ne voit pas de quelle nature est
l’argument qui autorise cette déduction, sinon qu’elle apparaît évidente à
Rawls.

Admettre que l’octroi et la garantie d’un ensemble de libertés de base


présupposent la capacité de les utiliser à travers la formation de projets de
vie, revient simplement à formuler une thèse concernant la compatibilité
des libertés et des facultés. Or, s’il est certain que la reconnaissance de la
valeur des facultés présuppose nécessairement leur compatibilité avec les
libertés de base, l’inverse n’est pas vrai : il s’agit simplement d’un postulat
que personne n’est obligé d’accorder.

2°) Cette thèse, outre ce premier postulat, en comporte un second, tout aussi
infondé que le premier, mais bien plus coûteux : non seulement Rawls
suppose que l’on peut inférer de l’égale liberté l’égale valeur des projets et
des facultés, mais il présuppose qu’une telle interprétation « évidente » est
la seule possible, c’est-à-dire qu’elle n’entre en concurrence avec aucune
autre interprétation divergente. Or cela est inexact en raison même de l’idée
que se fait Rawls de ce que doit être un État libéral. Accorder la même
liberté à toutes les conceptions du bien doit être interprété comme le
libéralisme de Rawls veut qu’il le soit : cet État, on l’a vu, obéit à un
principe contraignant de neutralité qui lui fait structurellement opter pour
une indifférence de principe à l’égard de tous les projets dans le but de n’en
encourager et de n’en pénaliser aucun. À moins de cela, l’État apparaîtrait
comme le promoteur d’une ou de plusieurs conceptions particulières du
bien aux dépens des autres.
Ainsi l’égalité de la liberté exprime-t-elle une neutralité de principe ou une
indifférence institutionnelle aux multiples conceptions du bien. S’il fallait
comparer « l’évidence » respective des deux interprétations rawlsiennes, il
apparaîtrait clairement que la seconde s’impose nécessairement face à la
première, car la neutralité est analytiquement contenue dans la garantie de
l’égalité de la liberté, ce qui n’est pas le cas de la première.

Mais s’il en est ainsi, comment tirer de l’interprétation possible du premier


principe en tant que règle de neutralité et de pluralisme une reconnaissance
publique de l’égale valeur des projets et des facultés ? Et comment en tirer
une reconnaissance publique de leur simple valeur ? Dire, dans le cadre du
premier principe, que toutes les conceptions du bien possèdent une égale
valeur revient simplement à dire qu’aucune d’entre elles ne possède plus
d’importance que les autres pour mériter un traitement privilégié de la part
des institutions et non pas qu’elles valent toutes quelque chose, ni même
qu’elles valent également quelque chose et que les facultés morales qui les
engendrent valent également à leur tour quelque chose :

Rawls glisse en effet de la première signification de la valeur à la seconde


sans que rien ne l’y autorise. Ce glissement s’explique sans doute par
l’option fondamentale de la théorie de la justice en faveur (suivant Berlin)
de la liberté négative dont Rawls pense (contrairement à Berlin) qu’elle
suffit à induire la valeur des facultés par sa simple existence. Mais cela
revient à prêter à la liberté négative la capacité de produire un acte positif
dont on ne peut montrer, dans ce cas précis, qu’il existe et de quelle manière
il le peut.

On pourrait peut-être répondre que même si la seconde interprétation est


dominante, elle n’est pas forcément incompatible avec la première et
qu’elles peuvent toutes deux parfaitement coexister. Réponse impossible
car, comme le montre Rawls lui-même, l’indifférence est une forme de non-
reconnaissance [JT, § 51, p. 380] et ici de non-reconnaissance publique, qui
s’oppose à la reconnaissance de même type qu’il postule. Des deux
interprétations opposées, il faut alors choisir entre celle, évidente et
nécessaire, de la neutralité et celle, postulée et contingente, de la
reconnaissance de l’égale valeur des projets de vie et des facultés induite de
l’égale liberté.
De ce fait, le problème est maintenant qu’on ne voit plus très bien comment
les citoyens feraient pour ne pas interpréter le principe d’égale liberté
comme une simple attitude de neutralité libérale, et encore moins comment
ils tireraient d’une telle attitude un argument en faveur de la valeur de leurs
facultés. Il existe ainsi une « contrainte interprétative » dominante qui
s’oppose à l’interprétation de Rawls.

Peut-être pourrait-on faire valoir que, dans la mesure où les partenaires dans
la position originelle ont l’intention de garantir le respect de soi par la
reconnaissance publique, ils savent parfaitement que le premier principe
signifie une telle reconnaissance et ils n’ont donc pas besoin de le
surinterpréter pour retrouver la signification qu’ils entendaient lui donner au
départ. Mais si c’est le cas, il faudrait plutôt conclure – contrairement aux
hypothèses de Rawls – qu’ils ne sont pas vraiment rationnels pour n’avoir
pas perçu la difficulté d’interprétation signalée ci-dessus (objection n° 1)
ainsi que la contradiction entre les deux interprétations possibles (objection
n°2) du principe. Dès lors, de deux choses l’une : ou l’on accepte la double
interprétation contradictoire et les partenaires ne sont pas rationnels; ou ils
le sont, et il ne peut pas exister de double interprétation contradictoire. Mais
comme la théorie comporte nécessairement cette prémisse et cette
conséquence, la contradiction est inévitable.

En dernier lieu, on pourrait soutenir, en recourant à un argument négatif,


que si l’État n’accordait pas une égale liberté à tous les projets, on
interpréterait clairement cela comme une marque de mépris à l’égard des
projets disposant d’une moindre liberté, considérant ainsi explicitement que
les facultés de certains citoyens possèdent une moindre valeur [5].

Cela prouverait, a contrario, que l’affirmation de l’égale liberté par le


premier principe constitue bien la preuve qu’il dispense le respect de soi.

Cependant, l’argument n’a pas de valeur car, dans le cas de l’inégalité, les
citoyens lésés interpréteraient nécessairement cela comme une mesure de
mépris explicitement dirigée contre eux puisqu’ils seraient précisément
visés et stigmatisés en tant que tels. Pour autant, cela n’implique pas que la
thèse de l’égale liberté soit interprétable, par contrecoup, comme la
distribution d’un égal respect pour les capacités individuelles. Du premier
au second, la conséquence n’est pas bonne.
3°) La thèse de Rawls comporte une troisième difficulté qui présuppose
l’analyse des précédentes et les prolonge. Le premier principe part en effet
de l’égale liberté pour remonter vers l’égalité des facultés et de l’égale
valeur des libertés et des projets de vie vers l’égale valeur des facultés. Or
Rawls, en accord avec Stuart Mill sur ce point, est parfaitement averti du
fait que toutes les conceptions du bien ne découlent pas d’un simple choix
individuel solitaire et que nombre d’entre elles peuvent provenir de
traditions transmises par l’environnement social sans que les individus en
déterminent le contenu [LP, VIII, § 5, p. 372]. Cependant, il soutient que
l’important n’est pas la question de l’origine du contenu d’une telle
conception, mais la manière de se l’approprier individuellement par des
raisons et des délibérations qui en font « notre “propre” conception » du
bien [ ibid.] quelle que soit sa provenance. Que cette appropriation
rationnelle comporte une satisfaction peut-être plus importante que le
contenu du bien est possible, mais cela ne saurait valoir comme un
jugement de fait soutenant à bon droit que tous les individus se comportent
ainsi : il s’agirait là d’une assertion vraiment extravagante. Il faut donc
relativiser cette thèse et c’est exactement ce que s’empresse de faire Rawls
en remarquant que « de nombreuses personnes peuvent ne pas soumettre à
examen leurs croyances et leurs finalités, et les accepter par un acte de foi,
ou être satisfaites de savoir que ce sont des questions de coutume et de
tradition » [ ibid.]. Il existe donc de « nombreuses personnes » pour
lesquelles, d’une égale liberté et d’une égale reconnaissance de la valeur de
leur conception du bien (en admettant déjà que le premier principe produise
cet effet), on ne pourrait inférer une égale reconnaissance de la valeur de
leurs facultés. Le transfert de valeur des projets vers les facultés s’avère
ainsi conditionnel : il ne vaut pas pour tous les citoyens, mais uniquement
pour ceux qui sont susceptibles de s’approprier rationnellement leur
conception du bien. Les autres, nombreux cependant, n’ont donc pas de
raison de considérer que le sens de leur propre valeur se trouve
institutionnellement garanti en raison de leur liberté de choix, ce qui
diminue, cette fois, l’extension de la reconnaissance publique.

Il est possible de montrer qu’il existe des difficultés semblables concernant


l’interprétation du second principe. Mais en ce qui concerne au moins le
premier, il apparaît, à la suite de ces trois objections, que le libéralisme
déontologique de Rawls ne parvient pas à intégrer le statut politique de la
reconnaissance dans son schéma constitutionnel et institutionnel, alors
même que celle-ci est constitutive du plus important de tous les biens
premiers (le respect de soi) ainsi que de la demande et de la reproduction de
la demande des autres biens premiers. C’est ainsi l’allégeance des citoyens
à l’égard de la constitution et des institutions comme leur engagement
civique pour leur défense qui se trouvent privés de ressort et d’une stabilité
pourtant essentielle à l’équilibre du système institutionnel. La société bien
ordonnée ne parvient donc pas à reproduire ses propres bases, contrairement
à ce que prétend Théorie de la justice.

Peut-être alors faut-il prendre acte de ce que le libéralisme politique, dans


sa version rawlsienne, ne réussit pas mieux que celui de Berlin (mais pour
d’autres raisons) à rendre compatibles le désir de reconnaissance et les
structures politiques de l’État qu’il défend. Cela invite alors, peut-être, à se
tourner vers d’autres cadres théoriques pour résoudre cette question.

Notes

[1]

« Deux conceptions de la liberté », in Éloge de la liberté (Calmann-Lévy,


1988, p. 167-218).

[2]

On sait que Rawls ne distingue pas entre le respect de soi et l’estime de soi;
qu’il a regretté de ne l’avoir pas fait dans Théorie de la justice ( cf. « Une
théorie politique et non pas métaphysique », Justice et démocratie, Seuil,
1993, p. 240, n. 32), mais qu’il n’a cependant pas rectifié son point de vue
initial – en tout cas, pas de façon explicite.

[3]

On désignera par leurs initiales les textes de Rawls auxquels nous faisons
référence. Soit : Théorie de la justice, Seuil, 1986 (TJ); Justice et
démocratie, Seuil, 1993 (JD); Libéralisme politique, PUF, 1996 (LP);
Justice as Fairness. A Restatement, Belknap, 2000 (JF).
[4]

Cela est aussi évident du fait que « dans la position originelle, les
partenaires cherchent à éviter à tout prix les conditions sociales qui minent
le respect de soi » [TJ, § 76, p. 480] : ils savent donc ce qu’il est pour avoir
tous fait l’expérience de la satisfaction qui en découle, sinon la proposition
n’a aucun sens.

[5]

Cf. JT, § 82, p. 587 : « Cette place subordonnée dans la vie publique serait
effectivement humiliante et destructrice pour le respect de soi-même. »
Reconnaissance, institutions,
injustice
Telle qu’elle a été formulée par Axel Honneth, l’approche néohégélienne de
la reconnaissance a notamment pour intérêt de fournir un cadre théorique
susceptible d’élargir le concept de justice sociale. Elle permet de décrire
comme injustice un ensemble de phénomènes qui, bien qu’apparaissant
comme des expériences de l’injustice aux yeux de ceux qui les subissent,
sont rarement pris en compte dans les réflexions philosophiques et
politiques sur la justice. Du point de vue de la théorie de la reconnaissance,
il est possible en effet de montrer que les lésions des différentes strates de
l’identité collective, de même que les différents phénomènes désignés par
les concepts de souffrance sociale et de souffrance psychique [1],
appartiennent bel et bien au domaine de l’injuste, alors que la philosophie
politique conteste le plus souvent qu’ils disposent de la moindre teneur
normative. Il est possible ainsi de militer, par l’intermédiaire d’arguments
normatifs, pour la prise en compte de problèmes qui sont jugés cruciaux par
les dominés et les exclus, mais sont généralement passés sous silence dans
l’espace public politique.

Si la théorie de la reconnaissance peut contribuer à cet élargissement du


concept de justice et à la critique de la politique qu’elle rend possible, c’est
en ce qu’elle soutient que les différentes formes du déni de reconnaissance
permettent de représenter les différents aspects de l’injustice sociale [2]. Si
la non-satisfaction d’attentes de reconnaissance peut être considérée comme
une expérience de l’injustice, c’est parce que l’expérience de la
reconnaissance comporte elle-même une dimension sociale. Mais en quoi
consiste-t-elle au juste ? Qu’est-ce qui, inversement, donne au déni de
reconnaissance la forme d’un mépris social ? Ces questions sont à
l’intersection de deux débats de la philosophie sociale contemporaine. Elles
concernent d’abord le rapport de l’interaction et de l’institution :
l’interaction est-elle première ou seconde par rapport à l’institution ? Elles
concernent ensuite le rapport des normes et des institutions : les normes qui
permettent d’adopter un point de vue critique sur les institutions sont-elles
celles que les institutions produisent ou celles à partir desquelles les
individus les abordent ? De telles interrogations semblent étrangères à la
problématique de l’injustice, fait symptomatique de l’incapacité où se
trouve la philosophie sociale de fournir le cadre théorique permettant de
décrire comment l’injustice traverse les interactions et les institutions [3].
CONCEPT EXPRESSIF ET CONCEPT
CONSTITUTIF DE LA RECONNAISSANCE
Si la théorie de la reconnaissance veut produire une description de la justice
sociale, son objet doit lui-même être social. Or il est difficile de déterminer
en quoi les rapports de reconnaissance peuvent revêtir une dimension
sociale. Nous entendons par reconnaissance la confirmation intersubjective
d’un rapport positif à soi intersubjectivement constitué ; en d’autres termes,
la confirmation par autrui de la conviction acquise par un individu de sa
propre valeur, à l’issue de différents processus d’identification. La relation
de reconnaissance semble donc désigner un simple rapport du je et du tu, et
l’on voit mal au premier abord comment ce type de rapport pourrait être dit
social. Il n’est pas social si l’on entend le social au sens durkheimien des
faits généraux qui s’imposent à l’ensemble des individus vivant dans une
société déterminée [ cf. Règles de la méthode socio-logique, chap. 1]. En
effet, le rapport de reconnaissance relie deux individus particuliers et non
pas l’individu à la totalité sociale. Ce type de rapport n’est pas non plus
social si l’on entend social en se référant au concept wébérien de « relation
sociale », c’est-à-dire au sens de l’anticipation du comportement des
partenaires d’interaction [ cf. Économie et société, § 3]:

ici la relation des individus n’est pas conditionnée par l’anticipation d’une
régularité sociale, mais par l’attente d’une réponse singulière d’autrui.

La stratégie par laquelle Honneth tente de résoudre ce problème consiste à


interpréter les relations de reconnaissance dans le cadre d’une psychologie
morale dont dépendent les présuppositions normatives de la vie sociale.

Les relations de reconnaissance appartiennent à une psychologie morale


dans la mesure où elles définissent les conditions relationnelles qui rendent
possible une vie psychique non troublée. Mais elles constituent également
des présuppositions normatives de la vie sociale au sens où les attentes
concernant la confirmation du rapport positif à soi sont les conditions sine
qua non de la perpétuation d’un ordre social. Il ne s’agit donc pas
seulement pour Honneth d’affirmer que ces attentes normatives traversent
les relations sociales et qu’elles constituent des grandeurs qui, tout en étant
immanentes à la vie sociale, la transcendent et offrent un point d’appui à la
critique sociale. Il s’agit surtout pour lui de soutenir qu’aucun ordre social
ne peut subsister s’il ne satisfait pas d’une manière ou d’une autre les
relations de reconnaissance fondamentales, et que les sociétés sont prises
dans la dynamique d’une rationalisation morale consistant à offrir une
reconnaissance toujours plus complète à un nombre toujours plus grand
d’individus [ cf. Honneth, 2003, p. 217-224,280-285]. Honneth tente ainsi
de concilier un modèle herméneutique et un modèle rationaliste de critique
sociale dans le cadre d’une conception de la critique sociale qui peut être
dite utopiste (au sens de Bloch, mais aussi de Benjamin et d’Adorno)
puisqu’il s’agit de retrouver au sein même des sociétés existantes des
attentes insatisfaites qui sont autant de promesses d’un monde meilleur.

Cette stratégie théorique repose tout entière sur ce que nous appellerons un
concept expressif de la reconnaissance. Le rapport de reconnaissance est
considéré comme s’il relevait de rapports du je et du tu qui ne sont pas
sociaux par eux-mêmes, mais qui permettent d’évaluer les rapports sociaux
conditionnant les relations du je et du tu, selon qu’ils favorisent ou
empêchent la reconnaissance. En ce sens que les rapports sociaux et les
institutions expriment plus ou moins des rapports de reconnaissance. Cette
conception expressive de la reconnaissance est en parfaite concordance
avec la conception de l’institution qui vient d’être rappelée à l’instant. Le
monde social doit être considéré comme le résultat d’une lutte pour la
reconnaissance et il peut exprimer soit une résolution heureuse de cette
lutte, soit son enrayement. Exprimer signifie ici que les institutions ne
doivent pas être considérées comme des dispositifs produisant par eux-
mêmes la reconnaissance ou son déni, mais plutôt comme
l’institutionnalisation de rapports de reconnaissance qui relèvent comme
tels d’un niveau pré-institutionnel.

Les institutions ne produisent pas par elles-mêmes de la reconnaissance ou


du déni de reconnaissance, mais elles constituent les conditions permettant
soit de stabiliser les relations de reconnaissance entre individus, soit de
perpétuer les obstacles à leur développement.
Cette conception expressive a pour mérite de souligner que le contexte
institutionnel ne peut assurer par lui-même la satisfaction des attentes de
reconnaissance et qu’en matière de reconnaissance, les logiques
individuelles se superposent toujours aux logiques institutionnelles. Elle
peut néanmoins se voir adresser les objections classiques qui ont été
adressées aux entreprises visant à construire une théorie sociale à partir
d’une théorie de l’intersubjectivité présociale [4]. Tout d’abord, il est
permis de douter que le concept d’intersubjectivité présociale soit tenable et
que le monde social puisse être considéré comme la simple objectivation
d’une intersubjectivité constituée indépendamment de lui. Husserl fournit
l’exemple le plus caractéristique de la démarche consistant à placer au
fondement du social une intersubjectivité de ce type. Dans Sociologie et
théorie du langage, Habermas cherchait chez Wittgenstein une alternative à
ce genre de problématique, et différents auteurs tentent aujourd’hui, dans le
même esprit, d’élaborer une philosophie sociale à partir du concept
wittgensteinien de règle. De telles approches permettent de souligner que
l’interaction présuppose des règles qui s’imposent aux individus comme la
grammaire des jeux de langage, à savoir comme des contraintes préexistant
à l’usage qu’ils en font. Les significations elles-mêmes et l’ensemble de la
vie intentionnelle apparaissent comme dépendantes de l’effectivité sociale
des règles.

La subjectivité elle-même apparaît comme socialement instituée, de sorte


que toute tentative visant à dériver le social à partir d’une intersubjectivité
présociale est vaine.

On pourrait diriger ce type d’argument contre la théorie de la


reconnaissance, même si cette dernière s’est constituée dans le cadre d’une
critique interne de la théorie habermassienne de l’agir communicationnel.
De même que Habermas soutient que l’interaction sociale est portée par les
principes normatifs de l’entente langagière, de même Honneth soutient que
l’interaction sociale est portée par les principes normatifs d’une
communication non langagière qui se noue dans des rapports de
reconnaissance. Mais alors que les exigences normatives de l’entente ne
peuvent s’effectuer chez Habermas qu’à même les convictions d’arrière-
plan sédimentées dans le langage ordinaire, et qui constituent, d’après
Habermas lui-même, le moment de l’institution (au sens large des usages
sociaux), la critique de la théorie habermassienne des institutions conduit
Honneth à interpréter les conditions de reconnaissance comme des attentes
normatives qui structurent les institutions de l’extérieur. Selon nous, les
insuffisances du concept d’intersubjectivité présociale et la prise en compte
du fait que la subjectivité, et par là même l’intégralité de l’existence, est
instituée, devraient impliquer au contraire que les relations de
reconnaissance ne peuvent avoir lieu que dans des jeux sociaux soumis à
des principes institués, de même que les actes langagiers ne peuvent avoir
lieu que dans des jeux de langage structurés par des règles instituées. Deux
conséquences en dériveraient alors immédiatement : les relations de
reconnaissance ne devraient plus être conçues comme des présuppositions
normatives de la vie sociale; le concept de la reconnaissance ne devrait plus
être conçu comme un concept expressif. Deux conséquences qu’il nous faut
maintenant développer.

Si les demandes de reconnaissance n’ont pas d’existence hors des


paramètres sociaux définis par les règles de l’interaction sociale et par les
principes normatifs qui président aux différentes formes de justification
dans les institutions, elles ne peuvent pas être considérées comme des
présuppositions normatives de la vie sociale – au sens que Honneth donne à
cette notion. Le point fondamental ici est sans doute que les attentes de
reconnaissance n’existent jamais à l’état pur, qu’elles sont toujours
conditionnées par des formes sociales. L’idée qu’une société ne peut être
viable que si elle satisfait de telles attentes nous semble sous-estimer le fait
que les formes sociales dans lesquelles elles s’expriment peuvent faire
dévier ces attentes d’une infinité de manières, de sorte qu’elles n’exercent
aucune contrainte morale directe. Elles ne peuvent donc être considérées à
proprement parler ni comme des présuppositions de l’intégration sociale
(elles consistent en des attentes qui peuvent être satisfaites, y compris dans
des formes de société désintégrées) ni comme des contraintes imposant par
elles-mêmes une dynamique de rationalisation morale des sociétés (le
besoin de reconnaissance peut prendre des formes monstrueuses à l’échelle
sociale également).

Plastiques parce qu’elles sont par elles-mêmes relativement indéterminées


quant aux modalités de leur satisfaction, ces attentes normatives n’en sont
pas pour autant infiniment malléables, de sorte qu’elles peuvent néanmoins
constituer le point d’appui d’une critique de la société. Le point de vue
critique s’appuie alors sur les expériences négatives dans lesquelles
s’éprouve l’incompatibilité de principes normatifs et de dispositifs sociaux
institués avec ces attentes fondamentales. Une critique sociale de ce type ne
tente pas tant d’identifier les promesses d’un monde meilleur contenues
dans des attentes qui restent partiellement déçues que de trouver, dans le
besoin de reconnaissance, le pivot permettant de faire vaciller les
représentations normatives en vigueur et de rendre ainsi possibles des
progrès sociaux qui ne tiennent pas seulement à des changements
quantitatifs (amélioration) mais aussi à des changements qualitatifs
(transformation).

Si les rapports de reconnaissance relèvent du social au sens où ils dépendent


des règles qui structurent l’interaction sociale et des principes normatifs qui
régissent la vie interne des institutions, alors le concept de reconnaissance
n’est pas seulement un concept expressif, mais aussi un concept constitutif :
les institutions n’expriment pas seulement des rapports de reconnaissance,
elles les produisent. Le tort du concept expressif de la reconnaissance
sociale est de ne considérer que le problème des attentes normatives
dirigées vers les institutions, sans tenir compte du fait que c’est toujours
dans le cadre d’une prédétermination institutionnelle que les subjectivités
adressent des demandes de reconnaissance aux institutions.

Quels sont donc les effets des institutions sur les subjectivités ? Comment
s’articulent-ils à la demande de reconnaissance ? Pour répondre à cette
question, il convient tout d’abord de préciser le concept d’institution.
QU’EST-CE QU’UNE INSTITUTION ?
S’engager dans une réflexion sur le concept d’institution en philosophie
sociale, c’est immédiatement rencontrer le débat de l’individualisme et du
holisme. La position individualiste repose sur ces deux thèses : les
composantes ultimes de la vie sociale sont les comportements individuels,
tous les phénomènes sociaux peuvent être modifiés si les individus qu’ils
concernent le décident. Les phénomènes sociaux primitifs sont donc des
phénomènes individuels et les phénomènes collectifs sont des phénomènes
dérivés. La position holiste consiste au contraire à poser l’existence d’une
dimension irréductiblement collective de la vie sociale, dimension instituée
indépendamment des comportements individuels que l’on désigne parfois
par le terme d’institution, le terme étant alors entendu en un sens large.

Pour illustrer ce débat, référons-nous un instant à la définition que


MaxWeber donne de la dimension spécifiquement sociale des phénomènes
sociaux. Dans Économie et société, l’activité sociale est définie par « le
comportement propre qui s’oriente significativement d’après le
comportement d’autrui » [Weber, 1995, t. I, p. 52]. Weber soutient ainsi que
le monde social est constitué d’actions dotées d’un sens pour les agents et,
plus précisément, d’actions dont le sens dépend de la prise en compte de
l’action d’autrui. Cette définition n’est pas individualiste à proprement
parler puisque elle ne statue aucunement sur l’origine du sens donné par
l’individu à son action. Elle permet cependant de comprendre comment une
approche individualiste peut tenter de réduire le social aux modalités
suivant lesquelles les individus tentent de coordonner leurs actions en
fonction de la connaissance qu’ils ont de leur contexte d’action. Elle permet
en outre de comprendre comment les phénomènes collectifs peuvent être
conçus comme une simple agrégation de comportements individuels. La
définition wébérienne a également pour intérêt de mettre assez clairement
en lumière les limites du point de vue individualiste. Pour pouvoir
s’orienter significativement en fonction d’autrui, il faut en effet pouvoir
présupposer des règles d’action communes aux différents partenaires
d’interaction. Or, si ces règles permettent l’anticipation du comportement
d’autrui, c’est qu’elles s’imposent aux agents en tant que règles socialement
en vigueur, déjà instituées avant qu’ils ne les reconnaissent comme
valables. Cette conclusion peut être rendue plus évidente si on analyse plus
avant l’idée d’action sociale.

Si l’activité sociale suppose la coordination de mon action avec celle


d’autrui, elle suppose donc des formes d’accord avec autrui qui supposent
l’existence d’un langage commun au moyen duquel nous accordons des
significations communes aux règles qui gouvernent l’interaction et aux
objectifs spécifiques que nous poursuivons. L’activité sociale comporte en
ce sens une dimension communicationnelle, et il semble évident que la
communication n’est pensable que sous la condition préalable de
significations communes, de significations socialement instituées.

Il est tentant de développer cet argument holiste en s’inspirant de


Wittgenstein chez qui l’on trouve l’affirmation que « le parler du langage
fait partie d’une activité ou d’une forme de vie », ou que les significations
sont définies par « des habitudes (usages, institutions) » [ Recherches
philosophiques, § 23, p. 199]. Dans cette citation, le terme d’institution ne
désigne qu’un exemple d’habitude, mais il est possible de considérer qu’il
désigne un principe plus qu’un exemple; en d’autres termes, que toute
signification est instituée au sens où elle s’inscrit dans un contexte
institutionnel. C’est ce que fait par exemple, Vincent Descombes [ 1997,
p. 291-298] en soutenant que la question du sens renvoie à celle de
l’institution en entendant « institution » au sens durkheimien d’un
« ensemble d’actes ou d’idées tout institués que les individus trouvent
devant eux et qui s’imposent plus ou moins à eux » [Mauss, Fauconnet,
1968, p. 150]. Les significations communes s’imposeraient aux individus
parce qu’elles seraient immanentes aux modes d’action sociale à travers
lesquels les individus se socialisent et entrent en relation les uns avec les
autres. Il conviendrait précisément de nommer institutions ces modes
d’action sociale en soutenant, d’après Wittgenstein, que les actes de langage
présupposent des institutions et que les institutions doivent être comprises
sur le modèle de la règle grammaticale et des significations partagées.

Ce modèle wittgensteinien a le mérite de mettre en lumière que les


significations collectives incarnées dans les institutions ne peuvent pas être
conçues comme l’objectivation de significations constituées
indépendamment d’elles (dans une conscience transcendantale ou dans un
esprit du monde survolant les sociétés). Mais il conduit à un concept
d’institution qui nous semble trop indéterminé. Il ne permet de rendre
compte de l’institution qu’au sens le plus indéterminé du terme : l’institué
au sens de l’usage habituel plutôt qu’au sens des modes d’organisation
spécifiques de la vie sociale (école, marché, famille, entreprise, hopitaux,
etc.). Ces institutions se distinguent de simples usages habituels (des
« usages » au sens wébérien du terme – cf. Économie et société, § 4) en ce
qu’elles ne définissent pas seulement des façons d’être et de se comporter
par rapport à autrui (politesse, savoir-vivre, etc.) mais aussi des dispositifs
de coordination de l’action qui leur sont spécifiques (que cette coordination
soit organisée selon la logique décentrée du marché ou selon la logique
centralisée de l’organisation).

Entendu en ce sens plus étroit, le terme d’institution recouvre deux types


d’institutions qu’il convient encore de distinguer : les simples dispositifs de
coordination de l’action comme le marché (qui correspondent notamment
aux « ordres légitimes » au sens wébérien du terme – ibid., § 5) et les
dispositifs de coordination de l’action qui définissent également des espaces
sociaux spécifiques comme la famille, l’école, l’entreprise, la prison, la
caserne, etc. (selon la terminologie wébérienne : les « groupements » fondés
sur « l’entente » et les groupements fondés, organisés par règlement comme
les « associations » et les « institutions [5] »). Ce dernier type d’institution
suppose tout à la fois des techniques de mise en ordre de l’action, des règles
d’interaction, des principes de justification et des normes.

Si le modèle wittgensteinien peut prétendre à une pertinence, c’est


seulement lorsqu’il est question de l’institution au sens le plus indéterminé
du terme. Il est possible d’admettre en effet que les individus se soumettent
aux coutumes de la même manière qu’ils se soumettent aux règles du
langage : en interprétant des règles à la lumière des usages qui leur sont
associés. Il est possible d’admettre encore que toute institution suppose
l’existence de règles spécifiques de coordination de l’action et qu’en ce
sens, toute institution est un ensemble de pensées objectivées. Mais lorsque
les institutions ancrent les règles d’interaction dans les dispositifs
constitutifs des contextes d’action spécifiques, lorsqu’en outre, elles les
secondent par des principes normatifs accompagnés de formes de
contrainte, voire par des types d’identification spécifiques, l’objectivité des
règles de l’interaction ne peut plus être conçue suivant le seul modèle de
l’usage de la règle.

Pas plus les procédures de mise en ordre des conditions d’action (par
exemple, la mise en circulation des informations et des marchandises, les
dispositifs visant à mettre en contact l’offre et la demande sur le marché)
que les processus de mise en forme des attentes et de dressage des corps
agissants (par exemple, le dressage corporel de l’élève à son bureau et
l’orientation de ses intérêts vers des matières enseignées) ou que
l’identification aux normes au sein de ces espaces sociaux ne relèvent de la
simple application d’une règle selon l’usage.

Ce problème reconduit en fait à la question de la place que le pouvoir


occupe dans la vie sociale. Les institutions, au sens wébérien des ordres
légitimes et des groupements, reposent bien sur des dispositifs de mise en
ordre irréductibles à l’application de toute règle, comme le prouvent les
dynamiques fonctionnelles de la division du travail propres au marché et
aux administrations publiques par exemple, comme le prouve encore le fait
que les différentes institutions font elles-mêmes système et ainsi constituent
un soubassement matériel de l’action qui échappe au moins partiellement à
la perception que nous pouvons obtenir de notre contexte d’interaction. Les
institutions reposent sur des dispositifs de mise en ordre, comme Foucault
le soulignait à propos de la prison en soutenant que les règles juridiques et
administratives à partir desquelles elle se justifie ne sont que la partie
visible de l’institution et que les principes normatifs n’ont d’effectivité
sociale qu’en raison des rapports de pouvoir complexes qui les ancrent dans
les institutions : « L’institution prison, c’est pour beaucoup un iceberg. La
partie apparente, c’est la justification [… ]. La partie cachée, c’est le plus
important, le plus redoutable » [Foucault, 1994, t. 2, p. 179]. Cette mise en
ordre des actions en deçà des règles, c’est précisément ce qu’il convient en
effet de nommer pouvoir, en entendant par là des dispositifs d’agencement
qui, en répartissant, en sériant, en combinant, font que des actions
produisent des effets sur d’autres actions [6]. Concevoir l’institution à partir
de la règle et de la justification, c’est manquer tous les rapports de pouvoir
qui traversent les institutions, et c’est rater également les effets de
subjectivation spécifiques qu’ils produisent.
L’insuffisance descriptive du modèle wittgensteinien s’accompagne d’une
triple insuffisance politique. Premièrement, en concevant l’usage de
l’institution comme l’usage de la règle, ce modèle wittgensteinien fonde la
valeur des institutions sur « des pensées qui font autorité » plutôt que sur la
satisfaction d’attentes pratiques, et il tend donc à réduire la question du
fonctionnement valable d’une institution à la question de son
fonctionnement normal, induisant ainsi une image conservatrice du social.
Concevoir les institutions suivant le modèle des pensées partagées, revient
deuxièmement à passer sous silence qu’au sein des institutions entrent en
conflit des projets d’existence divergents, des modèles d’organisation de la
vie sociale contradictoires; silence d’autant plus dommageable que
l’organisation de la vie sociale n’est modifiable que dans la mesure où elle
est structurée par des institutions qui, par définition, sont transformables.
Concevoir l’institution suivant le modèle de l’inscription des règles dans la
positivité des usages, c’est troisièmement passer sous silence la possibilité
d’un désajustement des normes et des règles avec les usages qui leur
correspondent, c’est passer sous silence la possibilité d’usages
institutionnels dénués de sens à la lumière des normes et des règles qui leur
sont associées. En somme, ce modèle wittgensteinien ne peut rendre compte
des différentes formes de l’expérience de l’injustice dans les institutions.

Dans l’institution, l’expérience de l’injustice peut en effet prendre trois


formes : celle d’une violation de principes explicitement formulés, celle
d’une violation de principes de justice implicites, celle de situations
compatibles avec ces deux types de principes. Une première forme est donc
celle d’une incompatibilité des actions, ou des règles d’interaction, avec des
principes normatifs expressément formulés (sous une forme juridique ou
réglementaire), soit dans l’institution, soit en dehors d’elle. La violation de
droits fondamentaux par les pratiques de bizutage fournit un exemple
d’incompatibilité de règles d’interaction avec des principes normatifs
institués hors de l’institution. Les institutions, au sens d’espaces sociaux
spécifiques, sont également dotées de principes de justification propres qui
leur permettent de régler les litiges entre les individus. Ce genre de
principes normatifs institués en elles permet également d’identifier des
conduites injustes – les violations des principes de déontologie en
fournissent une illustration. Dans ces deux cas, l’injustice peut être décrite
comme l’inadéquation d’une situation à des principes; ceux-ci ne consistent
pas nécessairement en des règles, mais nous admettrons que l’application de
ces principes aux situations particulières relève encore de la logique de
l’application d’une règle, de sorte que le modèle wittgensteinien peut
trouver ici une forme de pertinence. Mais il est clair que l’expérience de
l’injustice peut relever d’autres cas de figure.

La nature du problème peut être précisée en évoquant la place du droit et de


la justification dans la critique sociale. L’une des spécificités du droit est de
contenir à la fois l’institutionnalisation de principes normatifs et des règles
qui permettent leur application, de sorte que ces principes se voient dotés
d’une interprétation; et il est bien des cas où les situations sociales peuvent
être subies comme une injustice extrême sans contrevenir explicitement au
droit. Les principes normatifs propres aux institutions, parce qu’ils sont en
prise sur les modalités déterminées de l’interaction, semblent susceptibles
de fournir une définition plus large de l’injustice. C’est pourquoi un auteur
comme Boltanski a soutenu que la critique sociale doit prendre la forme
d’une théorie de la justification [7]. Reprenant l’argumentation de Walzer en
faveur de la critique herméneutique, il soutient que la critique est à
comprendre comme une activité sociale et non comme l’apanage du savant.
Plutôt que de critiquer une institution de l’extérieur – à partir de principes
transcendants – ou de l’intérieur en optant pour l’un des partis en conflit, la
critique sociale se doit d’épouser la « montée en généralité » par laquelle les
agents se dessaisissent de leurs intérêts particuliers pour s’élever à
l’universel. Elle doit prendre appui sur les principes de justification qui
permettent de trancher leurs litiges.

Conçue comme compétence sociale, la critique est donc identifiable à la


capacité d’user adéquatement de la grammaire de justification implicite qui
est associée à chaque ordre institutionnel, et il revient au sociologue
d’expliciter cette grammaire en la détachant des discours de justification
particuliers dans lesquels elle se réalise. Pour qu’un tel modèle de la
critique sociale soit généralisable, il faudrait admettre que l’expérience de
l’injustice ne concerne que de simples litiges : des conflits s’inscrivant dans
le bon fonctionnement d’un ordre institutionnel et pouvant être réglés par la
simple application ordinaire des principes normatifs inscrits en lui.
Mais il est également des injustices qui prennent non pas la forme d’un
litige, mais celle d’un différend fondé sur un tort [8], c’est-à-dire des
situations qui ne peuvent pas être énoncées dans la grammaire normative
disponible parce que les principes de justification et les règles d’interaction
qu’ils chapeautent sont compatibles avec des formes d’existence
insupportables. Telles sont précisément les injustices les plus graves, celles
qui conduiront, si la crise qu’elles ouvrent est suivie d’une révolte
couronnée de succès, à la transformation d’un ordre institutionnel. Dans ce
cas, la « montée en généralité » vers les principes normatifs de l’ordre
injuste est un égarement politique, et il convient bien plutôt de prendre parti
pour les victimes de l’injustice en montrant que leurs attentes normatives
sont légitimes. La théorie de la reconnaissance permet de s’engager dans
cette démarche en mesurant la valeur des institutions à la lumière d’attentes
fondamentales qui se situent en deçà des règles de la vie sociale et des
principes de justification institués. Mais pour que cette théorie des attentes
fondamentales puisse conduire jusqu’à la critique des institutions, il
convient de repenser les attentes de reconnaissance à partir des effets de
reconnaissance produits par les institutions elles-mêmes.
LES EFFETS DE RECONNAISSANCE
L’institution produit manifestement trois types d’effet sur les individus.

Tout d’abord, elle influe sur les comportements en tant qu’instance de


coordination des actions par des règles. C’est sur ce premier type d’effet
que se concentre le modèle wittgensteinien de l’institution comme usage
d’une règle. Or, l’institution produit également deux autres types d’effet qui
sont relatifs non plus seulement à l’interaction mais aussi à la
subjectivation. En tant que dispositifs de mise en ordre des individus et des
choses, les institutions produisent en effet une configuration spécifique des
attentes des individus et des effets de mobilisation de la subjectivité qui
peut être décrite par le concept althussérien d’interpellation [ cf. Althusser,
1976, p. 79-138].

En tant qu’espaces sociaux spécifiques régis par des principes normatifs


particuliers, elles constituent également des lieux de socialisation et de
production de l’identité spécifiques. Trois types de reconnaissance
correspondent à ces trois types d’effet institutionnel que sont la
coordination, l’interpellation et la subjectivation identitaire.

Dans la mesure où les règles de l’interaction conditionnent la façon dont


autrui se comporte à mon égard, elles ont une influence directe sur la
manière dont il reconnaît ou non la valeur de mon existence. Contrairement
aux règles d’action techniques, les règles de l’interaction supposent une
qualification de l’agent, une qualification de l’action et un contexte d’action
dans lequel intervient autrui. Elles sont soumises à une logique que l’on
peut donc nommer « triadique [9] » et qui implique la possibilité d’une
qualification et d’une évaluation différenciée des partenaires de l’interaction
(que l’on pense par exemple, à la relation maître-élève-leçon dans les
institutions scolaires et universitaires). Ces qualifications de l’agent et de
ses partenaires d’action par les règles de l’interaction produisent des effets
de reconnaissance et de déni de reconnaissance. Le type de déni de
reconnaissance qui est spécifiquement lié à ce premier type d’effet
institutionnel peut être nommé reconnaissance dépréciative, en entendant
par là une dépréciation qui peut prendre trois formes : 1° la reconnaissance
comme un inférieur (la reconnaissance d’un individu comme un partenaire
subordonné dans un contexte d’action hiérarchisé – par exemple, un ouvrier
dans son rapport à un agent de maîtrise); 2° la disqualification (la
reconnaissance d’un individu comme ne remplissant pas les critères d’un
partenaire d’action, quel que soit le contexte d’action – par exemple, un
« jeune » immigré à l’entrée d’un night-club); 3° la stigmatisation (la
reconnaissance d’un individu comme agent d’actions nuisibles ou
condamnables – jugement dont sont par excellence victimes les gitans par
exemple).

Un deuxième type d’effet institutionnel concerne la mobilisation des


subjectivités ou l’interpellation. La coordination institutionnelle des actions
dépend en effet de règles dont l’efficace est parfois renforcée par des
processus d’orientation des attentes vers les fins visées par l’institution –
orientation des désirs vers les marchandises par les dispositifs de
valorisation marchands, orientation des désirs vers le succès de l’entreprise
et la promotion personnelle par le salaire au mérite et des dispositifs
d’avancement des carrières dans les entreprises – et par des dispositifs
d’identification aux rôles particuliers que les individus doivent jouer au sein
des institutions (valorisation d’une présentation de soi et d’un « savoir-
être » déterminé dans les institutions scolaires et par la culture d’entreprise
dans les entreprises). La coordination par les règles est ici renforcée par
l’intervention de normes auxquelles les individus tentent de se conformer et
par des dispositifs spécifiques visant à ce que les individus calquent autant
que possible leur comportement sur ces normes. Les effets de subjectivation
qui en résultent sont solidaires d’un nouveau type de déni de
reconnaissance.

Dans les institutions qui n’offrent de reconnaissance qu’aux individus


s’efforçant de coller le plus possible à un rôle social déterminé, le déni de
reconnaissance prend la forme de la méconnaissance et de l’invisibilité plus
que de la reconnaissance dévalorisante : méconnaissance à l’intérieur des
institutions (dans le cas où les individus se voient contraints d’endosser des
rôles auxquels ils ne peuvent s’identifier), invisibilité ou mort sociale [10]
pour ceux qui n’existent pas pour les institutions parce qu’ils n’agissent pas
en elles et qu’ils ne répondent à aucune fonction socialement identifiable –
c’est par excellence le cas de certains SDF qui restent invisibles jusque dans
la mort [ cf. Zeneidi-Henri, 2002, p. 265-268].

Un troisième type d’effet institutionnel concerne la constitution de


l’identité. Au cours de la socialisation, les différents espaces institutionnels
confèrent à chaque individu une représentation des spécificités de son
existence et de leur valeur, et en ce sens, elles sont le lieu de la constitution
des différentes composantes de l’identité personnelle. Ces composantes
résultent de l’intériorisation de principes normatifs (dont les principes de
justification internes aux institutions) et de rôles par l’intermédiaire de
l’identification à des autrui significatifs. Dans la mesure où le
comportement de ces autrui dépend des règles et des dispositifs
institutionnels, ici encore les institutions produisent un effet de
reconnaissance spécifique. À vrai dire, un double effet de reconnaissance
puisque la socialisation et la constitution des identités ne doivent pas être
considérées comme l’imposition de normes sociales à une subjectivité
informe, mais comme un processus dans lequel une transaction subjective
(l’unification par l’individu des différentes composantes de son identité)
accompagne un processus de transaction objective entre ses propres attentes
et celles de l’institution.

L’action d’un individu dans un contexte d’action particulier n’est jamais


déterminée par ce seul contexte d’action, mais toujours aussi par le poids de
son passé et des différentes formes de son existence sociale [ cf. Lahire,
1998, p. 54 sq.]. De même que l’enfant tente de faire reconnaître à
l’institution scolaire l’image qu’il s’est forgée de lui-même au sein de la
famille, de même tentera-t-il en retour de faire reconnaître à sa famille
l’image qu’il s’est forgée de lui-même dans les espaces liés à la vie scolaire;
et ce processus caractéristique de la première phase de la socialisation se
poursuit également lors de la socialisation secondaire où il y va du rapport
des différentes institutions non familiales. Les différentes phases de la
socialisation peuvent ainsi être interprétées comme un processus au cours
duquel l’individu s’approprie de nouvelles identités tout en exigeant des
institutions qu’elles reconnaissent la spécificité de son identité personnelle.

Dans un tel processus de subjectivation, la reconnaissance se rapporte à


l’identité tout à la fois comme ce qu’elle conditionne et ce qui la
conditionne. La fonction spécifique que joue la reconnaissance au sein de
ce processus permet d’identifier un nouveau type de déni de reconnaissance
que nous nommerons reconnaissance fragmentée, insatisfaisante. Le monde
social peut être ainsi constitué que les différentes institutions produisent des
effets de subjectivation incompatibles les uns avec les autres dans la mesure
où ils interdisent aux individus de s’identifier totalement aux différents
rôles dans lesquels ils tentent de se faire reconnaître par la société.

Alors, ce n’est pas seulement que l’individu ne parvient pas à faire


reconnaître la manière dont il interprète les rôles qu’il endosse
(méconnaissance), mais c’est que ces différents rôles se superposent en lui
sans qu’il puisse procéder à l’unification personnelle qui lui donnerait le
sentiment d’être reconnu à travers eux. Un tel déni de reconnaissance peut
prendre deux formes. La première est la reconnaissance instable : elle
correspond à une situation où l’individu flotte entre différents rôles sociaux
sans parvenir à les unifier en un récit cohérent, de sorte qu’il ne parvient pas
à donner un sens satisfaisant à son existence. C’est la situation dont Richard
Sennet a tenté de montrer qu’elle correspond aux nouveaux salariés du
capitalisme flexible : « Dans la nouvelle économie, l’expérience dominante
est celle de la dérive de lieu en lieu, de job et job [… ] le capitalisme du
terme menace [… ] les traits de caractère qui lient les êtres humains les uns
aux autres et donnent à chacun un sentiment de son moi durable » [Sennett,
2000, p. 31].

« Le régime temporel du néocapitalisme a créé un conflit entre le caractère


et l’expérience, l’expérience d’un temps disjoint menaçant l’aptitude des
gens à se forger un caractère au travers de récits continus » [ ibid., p. 37].

La reconnaissance insatisfaisante peut également prendre la forme d’une


reconnaissance clivante, ou déchirante, lorsqu’un contexte institutionnel
rend possibles des identifications fortes mais incompatibles. Bourdieu
[1997, p. 190] soulignait qu’un déchirement des individus entre habitus
incompatibles est une source non négligeable de souffrance sociale :
« L’habitus n’est ni nécessairement adapté, ni nécessairement cohérent. Il a
ses degrés d’intégration – qui correspondent notamment à des degrés de
“cristallisation” du statut occupé. On observe ainsi qu’à des positions
contradictoires, propres à exercer sur leurs occupants des “doubles
contraintes” structurales, correspondent souvent des habitus déchirés, livrés
à la contradiction et à la division contre soi-même, génératrices de
souffrances. »

La reconnaissance est clivante, ou déchirante, quand elle s’incorpore en de


tels habitus – dans le cas par exemple, du déclassement vers le haut ou vers
le bas, ou lorsque, dès la socialisation primaire, les individus sont pris dans
des dispositifs institutionnels peu compatibles (on peut donner comme
exemple la situation des jeunes immigrés de deuxième ou troisième
génération qui parviennent difficilement à unifier les codes culturels
familiaux et ceux de l’école et des autres espaces de la vie sociale).

Prendre au sérieux la dimension institutionnelle de l’existence permet donc


de passer d’une théorie des institutions comme expression de la
reconnaissance à une théorie des institutions comme constitution des
relations de reconnaissance. Nous pensons que l’adoption d’un tel concept
constitutif de la reconnaissance est cruciale pour une théorie critique de la
société.

Un premier point essentiel est en effet que les institutions sont toujours
mesurées par les individus à l’aune d’une exigence de reconnaissance de
leur propre valeur, qui n’est pas seulement une exigence de voir confirmées
les trois formes du rapport à soi (confiance en soi, respect et estime de soi)
sur lequel Honneth axe sa théorie de la reconnaissance; les individus
exigent toujours, en même temps, que la reconnaissance d’une valeur soit
définie par des identités déjà constituées, produites par et dans les
institutions.

La confrontation des demandes de reconnaissance aux institutions est


interne à la vie des institutions elles-mêmes : elle les engage soit dans un
processus d’évolution interne, soit dans des crises où les conflits collectifs
apparaissent aux individus soumis au déni de reconnaissance comme la
seule issue possible. Ainsi le concept constitutif de la reconnaissance
permet-il d’élaborer une conception normative des institutions. Un autre
point essentiel est que si la reconnaissance a toujours à voir avec
l’institution, elle est également intimement liée à la question des identités
sociales et professionnelles ainsi qu’aux problèmes posés par les différentes
formes de la souffrance sociale qui résultent de la stigmatisation, de la
méconnaissance et de la reconnaissance fragmentée.

Tel est l’enjeu pour une théorie critique de la société, car c’est seulement si
elle parvient à s’appliquer aux questions de l’identité et de la souffrance
sociale qu’une théorie de la reconnaissance peut prétendre balayer le large
spectre de l’injustice sociale.

BIBLIOGRAPHIE

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ZENEIDI-HENRI D., 2002, Les SDF et la ville. Géographie du
savoir-survivre, Bréal.

Notes

[1]

Nous avons développé ces questions dans Renault [ 2002a, 2002b, 2003a,
2003b].

[2]

Pour une interprétation de l’injustice sociale en termes de déni de


reconnaissance, voir A. Honneth [ 2000]. Nous avons cherché à élargir la
définition de l’injustice sociale proposée par Honneth en tentant d’y
intégrer une référence à la lésion des identités collectives (des identités
« culturelles » aux identités sociales et professionnelles) et à la souffrance
sociale dans E. Renault [ 2000]. Le propos qui suit est extrait d’un ouvrage
à paraître, consacré à l’expérience de l’injustice.

[3]

On souligne parfois que les débats concernant la justice sont grevés par
l’insuffisance de leur définition des relations sociales et des institutions.
Voir par exemple, I.M.Young [ 1990, chap. 1].
[4]

Chez AxelHonneth, la théorie de la reconnaissance a bien pour fonction de


développer une philosophie sociale et non une théorie de l’intersubjectivité
sociale. Cependant, l’interprétation de la théorie de la reconnaissance en
termes de psychologie morale dans¤ ¤ la Lutte pour la reconnaissance, de
même que la tentative de réhabiliter au moyen de la théorie de la
reconnaissance une pensée de la communauté (et non pas seulement de la
société) dans certains chapitres de Das Andere der Gerechtigkeit, ou la
critique de la sur-institutionnalisation de la Sittlichkeit chez un penseur
comme Hegel dont l’institutionnalisme reste modéré dans Leiden an
Unbestimmtheit, tous ces éléments de doctrine sont l’indice d’une tentative
visant à générer les formes institutionnelles (ou le social) à partir d’une
intersubjectivité qui précède l’institution (présociale en ce sens).

[5]

Ibid., § 12-15; voir aussi Essais sur la théorie de la science, p. 352 sq. En
ce sens restreint, Weber entend donc par institutions les groupements dont
l’organisation interne est administrative et dans lesquels l’appartenance ne
dépend pas d’une déclaration volontaire – ce en quoi les institutions (par
exemple, l’école, la prison ou l’État) se distinguent des simples
groupements fondés sur l’entente (par exemple, la famille), de même que
des associations et des « entreprises » (un groupement administré dans
lequel l’appartenance est volontaire et qui se définit par une action
rationnelle en finalité).

[6]

Sur cette conception foucaldienne du pouvoir comme micro-pouvoir, voir


G. Deleuze [ 1986, p. 31 sq. ].

[7]

L. Boltanski, L. Thévenot [ 1991]. Pour une critique développée de cette


conception de la critique sociale, voir C. Gautier [ 2001].

[8]
Nous reprenons cette distinction à J.-F. Lyotard [ 1984].

[9]

Voir à ce propos V.Descombes [ 1997, p. 297-298], auquel nous empruntons


cette thèse et l’exemple qui l’illustre.

[10]

Sur le concept d’invisibilité, voir A. Honneth [ 2003]. Il convient de


distinguer cette forme d’invisibilité de l’« invisibilité » évoquée par
Bourdieu [ 1998, p. 129 sq.] à propos de l’homosexualité, invisibilité qui
tient bien plutôt d’une forme de stigmatisation.
Travail et reconnaissance chez
Hegel
« Toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l’épistémologie,
que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d’échapper à Hegel [… ]
Mais échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce
qu’il en coûte de se détacher de lui; cela suppose de savoir jusqu’où
Hegel, insidieusement peut-être, s’est rapproché de nous; cela suppose
de savoir dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est
encore hégélien; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est
encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il
nous attend, immobile et ailleurs »
L’ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE DE
HEGEL AU CŒUR DE NOTRE EXPÉRIENCE
MODERNE DU TRAVAIL
À proprement parler, la philosophie de Hegel n’a pas pour objet
l’élucidation de la notion générale de travail. Isoler dans l’œuvre de Hegel
une philosophie du travail – de même rang que celle que l’on peut trouver,
pour faire vite, chez Aristote, chez Locke puis chez Marx, chez Weil ou
chez Arendt –, c’est une perspective de lecture dont il faut d’emblée situer
les tenants et aboutissants. Telle que nous allons la développer, la
philosophie du travail de Hegel relève entièrement de l’anthropologie
philosophique, c’est-à-dire de l’examen des structures existentielles
fondamentales de ce qui, dans un langage plus moderne, s’appelle la
condition humaine.

À ce titre, elle peut légitimement communiquer avec les sciences sociales


du travail, mais elle ne saurait en aucun cas inclure les développements
essentiellement logiques et métaphysiques de l’œuvre de Hegel à propos de
la question de l’être en général des choses du monde (et donc, insistons, pas
seulement de l’existence humaine).

La lecture anthropologique de Hegel est pour l’essentiel une construction


rétrospective, dont Marx d’abord et Kojève ensuite sont les promoteurs
principaux. Dans les Manuscrits de 1844, Marx situe la « grandeur de la
phénoménologie » dans ce que Hegel « saisit l’essence du travail, et conçoit
l’homme objectif, véritable car réel, comme le résultat de son propre
travail » [p. 165], repérant ainsi dans la célèbre figure de la maîtrise et de la
servitude la codétermination d’une essence générique du travail humain et
d’un processus historique d’humanisation de la nature. Dans le
prolongement de Marx, Kojève [ 1947] radicalise l’interprétation
anthropologique de Hegel en mettant en scène une théorie de l’homme
historique essentiellement compris comme sujet néantisant, exerçant sa
négativité [1] à travers les formes existentielles conjointes de la lutte et du
travail. Pour Kojève lisant Hegel, c’est « [la] transformation de la nature en
fonction d’une idée non matérielle qui est le travail au sens propre du terme,
travail qui crée un monde non naturel, technique, humanisé, adapté au désir
humain d’un être qui a démontré et réalisé sa supériorité sur la nature par le
risque de sa vie pour le but non biologique de la reconnaissance » [
Introduction, p. 147].

C’est à partir de cette perspective anthropologique que nous voudrions


dégager les traits saillants de la philosophie du travail de Hegel, mais sans
nous en tenir exclusivement au chapitre « Domination et servitude » de la
Phénoménologie de l’esprit comme c’est souvent le cas dans les lectures
anthropologiques traditionnelles. En effet, on trouve aussi des éléments sur
le travail dans des textes antérieurs de la période d’Iéna( Système de la vie
éthique et la Philosophie de l’esprit) et, bien sûr, dans l’Encyclopédie des
sciences philosophiques et dans les Principes de la philosophie du droit.

Partant de ce corpus quelque peu disparate, nous proposons d’articuler une


série de remarques en vue d’étayer la thèse suivante : en liant de façon
objective l’activité de travail au problème de la reconnaissance
interindividuelle, Hegel met au jour la double dimension universelle du
travail dans les sociétés modernes – pour chacun, faire prendre conscience
de soi tout en se faisant reconnaître comme membre à part entière de la
communauté humaine. Pour user d’une terminologie plus sociologique, on
peut dire que sous la notion hégélienne de travail sont fondamentalement
pensées tout à la fois la constitution des identités individuelles et la nature
du lien social dans les communautés humaines. Axel Honneth [ 1992] a
bien repéré cet enjeu de la philosophie sociale de Hegel. Avant Hegel, la
philosophie politique classique, sur la base d’une anthropologie de
l’individu égoïste, ne parvenait jamais à penser la communauté humaine
autrement que sur le mode abstrait et instrumental des individus associés.
Dans cette perspective, le contrat politique (avec l’État comme instrument
de sa péren-nité) est le seul capable de mettre fin à cette guerre continuelle
de tous contre tous. Au contraire, souligne Axel Honneth, une société
réconciliée doit se concevoir d’abord comme une communauté réalisant
l’intégration éthique de citoyens libres, laquelle se caractérise par l’unité
vivante de la liberté universelle et de la liberté individuelle. Contre tout
réductionnisme instrumental, « la vie publique ne doit pas être considérée
comme le résultat d’une limitation réciproque d’espaces de liberté privés,
mais au contraire comme une possibilité offerte à tous les individus
d’accomplir leur liberté » [ ibid., p. 22]. Si AxelHonneth a souligné la
centralité de la reconnaissance et en a proposé une réécriture dans les
termes plus opératoires de la psycho-logie sociale moderne, en revanche il
ne semble pas avoir suffisamment, selon nous, insisté sur la spécificité de la
notion de travail qui est au cœur de la pensée de la reconnaissance chez
Hegel. L’enjeu est de taille aujourd’hui : expliciter cette philosophie
hégélienne du travail, c’est aussi selon nous expliciter ce qui est au cœur de
notre expérience moderne du travail à l’heure même où l’on a pu parler de
« fin » ou de « crise » du travail [2].

Pour autant, l’objet de cette étude n’est pas l’analyse historique des aspects
sociopolitiques de notre expérience moderne du travail, mais la
clarification, à partir de Hegel et dans Hegel, des conditions de possibilité
d’une telle expérience. Du point de vue analytique de l’anthropologie
philosophique de Hegel, le travail est une structure existentielle conçue
comme mode conjoint de subjectivation et de socialisation. Or précisément,
pour Hegel, ce mode ne va pas de soi et sa possibilité est pensée
spécifiquement comme la conquête d’une certaine humanité de l’homme à
partir de la relation de domination à servitude et de ce qu’engagent les
transformations de cette relation… du point de vue de la servitude. Ce
moment philosophique, on se propose ici d’en expliciter l’articulation
conceptuelle; c’est pour nous la condition préalable de l’aperception de ce
qu’engage au fond le fonctionnement de nos sociétés modernes en tant
qu’elles se veulent des « sociétés de travail ».
LUTTE OU TRAVAIL : QUELLE ATTITUDE
EXISTENTIELLE VIABLE ?

Les termes du problème


Commençons par remarquer, à la suite de SolangeMercier-Josa [ 1972], que
la question du travail ne semble pas de prime abord recevoir chez Hegel un
traitement homogène. À l’intérieur de l’œuvre de Hegel, quelle cohérence
peut-on établir entre les développements sur la dialectique du maître et du
serviteur ( Phénoménologie) et ce qui est dit à propos du système des
besoins dans la société civile ( Encyclopédie des sciences philosophiques,
Principes de la philosophie du droit)? Autrement dit, comment s’opère le
passage du service d’un maître oisif par un serviteur qui maîtrise la nature,
à l’état de société civile où ce sont les besoins de chacun et de tous qui sont
satisfaits par le travail de tout un chacun ? « Dans cette dépendance et cette
réciprocité du travail et de la satisfaction des besoins, l’appétit sub-jectif se
transforme en une contribution à la satisfaction des besoins de tous les
autres. Il y a médiation du particulier à l’universel, mouvement dialectique
qui fait que chacun, en gagnant, produisant, et jouissant pour soi, gagne et
produit en même temps pour la jouissance des autres » [ Principes, § 199].
Le système des besoins dans la société civile [3] constitue le moyen terme
entre la première phase, qui est celle de la lutte à mort pour la
reconnaissance, et la troisième phase, qui est celle de l’État conçu comme
lieu de cette reconnaissance réciproque [4]. Nous tenons ici le passage de la
première phase à la deuxième phase pour essentielle dans l’explicitation de
la philosophie du travail de Hegel, laquelle notion de travail y est
essentiellement construite comme processus d’éducation à l’universel. Ce
processus n’a rien de naturel et de continu, mais marque l’exigence d’une
rupture inaugurale dans la construction d’un ordre véritablement humain.

C’est, selon nous, cette rupture inaugurale que met en scène la dialectique
du maître et du serviteur dans la Phénoménologie.
Le combat pour la reconnaissance
L’analyse de l’activité humaine [5] telle qu’elle se trouve dans les Principes
concerne le développement de la volonté libre reconnue à l’intérieur de
l’État tandis que l’analyse du chapitre IV de la Phénoménologie, en tant
qu’elle est censée se situer antérieurement à l’avènement des États, exprime
la figure originelle de l’activité et les tensions élémentaires dans laquelle
elle est d’emblée prise. Dans le § 349 des Principes, Hegel situe le combat
pour la reconnaissance avant le commencement de l’histoire réelle. Il s’agit
bien sûr d’une antériorité logique ou d’une condition de possibilité.

Pour en comprendre la portée, il faut rappeler que, pour Hegel, il y a


comme un « faire initial » sans lequel aucun autre développement de
l’activité humaine ne serait possible. Il s’agit du mouvement d’abstraction
absolue de la conscience de soi qui consiste à extirper de soi tout être
immédiat dans la présence duquel se confond encore la simple conscience
d’objet, et ce, pour ne plus être que le pur négatif d’une conscience égale à
elle-même. Sans entrer dans de longs développements d’histoire de la
philosophie du sujet occidental, il convient quand même de préciser ce
contre quoi est conquise radicalement la position de Hegel [6]. Jusqu’à
Hegel, et pour le dire vite, le rationalisme classique avait une conception
passive de la conscience.

Celle-ci ne pouvait pas déroger aux lois qui gouvernent son surgissement et
échapper aux conditions de possibilité de son fonctionnement [7]. Pour
Hegel, ce que n’ont pas compris ses prédécesseurs, c’est que la conscience,
lorsqu’elle se réfléchit elle-même, s’émancipe absolument de son objet en
se détachant des conditions mêmes de son exercice propre. Certes, Hegel ne
conteste pas que toute conscience d’objet en général, en tant qu’elle est
rivée aux relations universelles du monde des phénomènes, ne peut en tant
que telle y échapper. Mais cela n’est précisément pas vrai de la conscience
de soi dont tout le « travail » consiste précisément à s’extraire de ce monde
et à se découvrir capable de tout nier (Sartre dira : de tout néantiser), de tout
relativiser, les choses du monde, les autres, et bien sûr aussi soi-même.
Le propre de cette conscience est de se réfléchir comme capable
d’indépendance à l’égard des choses et des autres consciences qui peuvent
l’objectiver. Avec Hegel, l’homme se découvre essentiellement comme être
d’initiative, comme acteur, et non plus comme simple enregistreur ou
comptable des lois de la nature (y compris et surtout de la « nature
humaine ») qui aurait à y trouver les règles de sa conduite.

Un point important est à souligner. Le « se réfléchir » de la conscience


marque la présence constitutive de l’autre dans ce processus de construction
de soi comme pure subjectivité. Certes, ce mouvement d’abstraction
absolue est fondamentalement un combat d’arrachement de la conscience
contre toute manière d’être comme une chose donnée parmi d’autres
choses.

Il s’agit pour elle de se montrer comme n’étant attachée à aucun « être-là »


déterminé ou, plus précisément, comme toujours capable de s’en détacher,
et finalement comme capable de se détacher de la vie qui la retient au
monde.

En cela, ce que veut la conscience, c’est se faire savoir comme absolument


autre que tout objet quel qu’il soit, bref, c’est devenir objectivement sub-
jective par la négation radicale et indéfiniment reconduite de toute
déterminité. En se réfléchissant, elle réalise alors qu’elle vise un mode
d’être spécifique, inouï dans le monde des simples « être-là », des simples
choses :

la liberté subjective, mode d’être qui demande nécessairement la


reconnaissance de l’autre comme garantie de sa propre permanence [8].
Seule une liberté peut reconnaître une liberté et la faire être comme telle.

Projet qui ne laisse d’être problématique. Si la conscience de soi a


absolument besoin de l’autre comme moyen pour la faire être en tant que
telle, il n’en reste pas moins que l’autre est précisément ce qu’elle ne
maîtrise pas. De deux choses l’une. Ou bien la conscience prend le risque
de se rendre maître de l’autre pour en faire « sa chose ». Elle assume alors
le risque de mourir puisqu’elle porte atteinte à ce pour quoi précisément
l’autre accepte de mettre sa propre vie en jeu, à savoir sa liberté subjective.
Elle peut l’emporter, devenir maître et vivre dans la domination du monde
par l’autre. Mais elle peut également échouer, c’est-à-dire abdiquer (devenir
esclave), voire mourir [9]. Ou bien elle choisit d’emblée de ne pas courir le
risque de mourir, et donc de vivre dans la servitude en reconnaissant la
liberté de l’autre, le maître, sans réciprocité.

Qu’est-ce qu’un maître ? Du point de vue de l’anthropologie philosophique


de Hegel, la réponse est simple. Est maître celui qui est parvenu à se faire
reconnaître par autrui comme valant pour soi indépendamment de toute
déterminité mondaine. À cette occasion, l’activité élémentaire et initiale du
combat pour la reconnaissance se dédouble. D’une part, l’activité du maître
qui est pur commandement, suppression immédiate de la chose et
jouissance. D’autre part, l’activité de l’esclave qui est obéissance ettravail
(à proprement dit) pour le maître. Vainqueur du combat pour la
reconnaissance, le maître est désormais celui qui est capable de tout
médiatiser, le monde des choses comme les individus serviteurs, sous
l’unique perspective de son propre désir. Tout est désormais réduit à l’état
d’instrument de sonpropre sensdont il vient de se saisir de la constitution.
Tout, exception faite de son propre être pour-soi. Comprenons bien la
nature de cette saisie : refusant de médiatiser son propre pour-soi, le maître
ne peut plus vivre que pour la jouissance immédiate, et non pour la
préparation et la mise en œuvre de cette jouissance. C’est dans cette
différence que va progressivement apparaître le travail comme modalité
différenciée, plus lente, plus patiente, de construction subjective de soi. Il
s’agira non seulement d’une autre manière d’objectiver la subjectivité que
celle qui est en jeu dans le combat, mais surtout d’une manière telle qu’elle
développe le lien intersubjectif au sein d’une communauté humaine
désormais pacifiée.

Ce que le serviteur découvre, c’est que la lutte pour la reconnaissance ne


peut pas être une attitude existentielle viable.
Le travail servile ou la découverte de l’universel
L’activité du serviteur pour le maître n’épuise pas sa signification en tant
qu’elle ne serait que simple production de choses (pour le maître) distinctes
de l’opération qui leur a donné naissance [10].

Certes, l’activité du serviteur hégélien pourrait paraître sans valeur


intrinsèque. Son but est en dehors d’elle-même, comme transformation de
l’extériorité pour la jouissance d’un autre qui n’a alors plus qu’à la nier,
sans plus de procès. Le serviteur est celui dont le propre désir est forclos par
la nécessité dans laquelle il se trouve de satisfaire le seul désir du maître.

Le désir du maître structure le monde du serviteur. La totalité de l’existence


du serviteur, l’ensemble de ses talents particuliers ne valent finalement que
du seul point de vue de celui qu’il sert. Pour Hegel, le travail servile est
l’activité qui permet au maître « d’en finir avec la chose », c’est-à-dire d’en
jouir par sa négation directe. Comme conscience de soi que l’esclave porte
au maître, la reconnaissance se traduit par une activité qui donne à la
choséité de la chose transformée la forme du désir du maître. Du coup, ce
dernier peut confirmer à chaque fois par sa consommation ce qu’il voulait
déjà signifier par le risque de la mort, à savoir que l’existence ne vaut pour
lui que comme pure négativité – et comme rien d’autre. Hors du combat
originel et de ses indéfinis simulacres, le maître n’est qu’un désir singulier
qui se répète brutalement et indéfiniment sans progrès. En ce sens, le maître
propose à l’humanité une attitude existentielle instable qui n’est finalement
qu’une impasse collective. « Le maître combat en homme [pour la
reconnaissance], mais consomme en animal [sans avoir travaillé]. Telle est
son inhumanité. Il ne peut dépasser ce stade car il est oisif. Il peut mourir en
homme, mais il ne peut vivre qu’en animal » [Kojève, Introduction, p. 55].

Pour le serviteur, cette étrangeté de soi à soi, cette consommation de ses


œuvres et pour ainsi dire de lui-même sont pour le moins ambivalentes. De
prime abord, il ne peut s’agir que d’une souffrance quotidienne.

Mais à y bien regarder, cet usage de soi par autrui n’en est pas moins sa
chance. En effet, par la logique de sa condition, le serviteur prend une
distance par rapport à l’ordre d’abord immédiat du désir tandis que le
maître, pour sa part, en reste à cet ordre. Du coup, c’est en étant
perpétuellement reconduit par le maître dans son avoir-à-faire-pour-autrui,
c’est en étant constamment confronté à l’exigence de mieux correspondre
aux attentes de l’autre, que l’esclave arrive à se perfectionner dans l’étude
de la différence entre ce que le maître (désir) veut et ce que le serviteur lui-
même fait (travail). Ainsi le serviteur développe-t-il son propre travail de
négativité, lequel engendre par lui-même des vertus et des talents
spécifiques.

Cette découverte du travail par le serviteur est connue. Quelle interprétation


lui donner ? Sort-on de la relation de maîtrise à servitude par le simple
processus continu de développement de la compétence technicienne du
serviteur ? La problématique hégélienne est plus complexe qu’une simple
conception progressiste-techniciste du travail. Car finalement, la conscience
que le serviteur prend de lui-même n’est jamais que celle d’un exécutant
efficace d’une finalité hétéronome. Si le succès de sa technique permet au
serviteur de se rendre compte de sa puissance sur les choses, de prendre
ainsi une certaine conscience de soi, le principe de son action et donc
l’orientation de celle-ci n’en demeurent pas moins toujours le désir du
maître et sa satisfaction. D’un certain point de vue et en se faisant « l’avocat
du diable » – Sade en l’espèce –, on peut aussi bien dire que c’est le maître
qui, grâce au travail de l’esclave, développe davantage ses possibilités de
jouissance et connaît de mieux en mieux la nature de son désir, tandis que le
serviteur perd, dans sa condition de servitude, toujours plus profondément
le sens même de ce que c’est que désirer, renonçant toujours plus à la
finalité ultime de la formation de l’objet, la jouissance. Mais alors, pourquoi
donc l’esclave, enfin conscient de sa compétence et de sa puissance, ne
quitterait-il pas le service du maître afin de travailler à sa propre
jouissance ? En forme de boutade : pourquoi l’esclave ne finirait-il pas par
devenir un maître qui s’installe à son compte ? Répondre à cette question
suppose d’avoir résolu le problème de la mesure du degré de compétence à
partir duquel peut advenir la fin du service… Quand bien même on serait
parvenu à apprécier ce degré, serait-on pour autant vraiment sorti du rapport
de domination à servitude ? En effet, serait-ce bien son véritable désir
discipliné par le service que le serviteur serait amené à satisfaire, ou bien ne
serait-ce pas simplement le contenu de ce qui faisait la jouissance de son
maître auquel il finit par s’identifier, qu’il s’approprierait, n’ayant pu
comme tel – simple technicien efficace – développer et manifester ses
propres possibilités de jouissance ?

Certes, c’est bien le point de vue du serviteur qu’il faut prendre pour
analyser sous cet angle la signification du rapport entre désir et travail. Mais
pour ce faire, encore faut-il sortir de la problématisation du désir héritée du
maître – le désir en tant que singulier –, et ce, pour voir que ce que fait
émerger l’activité du serviteur, au-delà du « simple » désir, c’est
essentiellement la volonté universelle. Ce que Hegel valorise surtout dans le
travail initialement compris comme service, c’est l’obéissance à une
volonté autre, la discipline, comme expérience qui permet précisément à
l’esclave (et à lui seul) de dissocier du désir singulier la volonté universelle.
La connexion spécifique du travail et de l’objectivité
En tant qu’exécution du désir d’un autre, l’obéissance discipline, éduque, et
ainsi transforme l’essence de l’activité en la dissociant de ses motivations
sensibles immédiates. Du coup, elle rend possible et viable le processus
d’humanisation par un mouvement d’éducation à l’universel. Ce point
nodal de l’argumentation hégélienne n’est pas vraiment développé dans la
Phénoménologie, ni du reste dans l’Encyclopédie ou dans les Principes.
C’est surtout dans les textes antérieurs, ceux d’Iéna [ 1803-1805], que
Hegel développe ce point en liant, à l’intérieur de la notion spécifique de
travail qu’il essaie alors de construire en réfléchissant sur le développement
de l’économie politique, universalité et objectivité [11]. C’est cette liaison
qu’il faut expliciter pour saisir le fond de la notion hégélienne de travail
ouverte par l’adoption du point de vue de la servitude. Notons bien qu’à la
différence de la perspective dynamique adoptée à propos de la relation de
maître à serviteur, le point de vue des textes d’Iéna consiste en une
description phénoménologique des caractéristiques objectives de l’activité
de travail.
Les Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations
sont traduites en allemand à la fin du XVIIIe siècle et elles sont lues par
Hegel.

Dans cet ouvrage, Adam Smith circonscrit l’essence réelle de la production


et du monde nouveau qu’elle fait surgir, et cette essence, c’est le travail.
Cependant, les concepts dont use l’économie politique naissante ne font pas
l’objet d’une élucidation radicale, en l’espèce d’une interrogation sur l’être
même du travail tel que les sociétés capitalistes en assurent l’avènement
sous une forme universelle. Ce rapport à l’universel, c’est, chez Hegel, sous
la modalité ontologique de l’objectivité qu’il est pensé.

Objectivité du produit, de l’instrument, de la méthode et du besoin.

L’objectivité du produit. – Dès Iéna, Hegel interprète le travail comme ce


qui permet à la conscience de se changer en quelque chose d’objectif, et ce
quelque chose d’objectif, c’est d’abord bien sûr le produit du travail.

Ce dernier est pensé comme œuvre. Dans l’œuvre, la réalité de l’individu


s’est confiée à la puissance de l’objectivité, l’œuvre étant précisément son
être même, posé désormais à l’extérieur de soi. Cet être extérieur n’est que
ce que l’individu en a fait, il peut l’apercevoir et le montrer, et révéler ainsi
son indépendance par rapport à tout donné, c’est-à-dire se révéler comme
être indépendant. Être pour Hegel, c’est toujours se produire dans un
horizon de visibilité. L’être, c’est toujours ce qui est là, ce qui se propose, se
« produit » dans la lumière de l’objectivité [12].

L’objectivité de l’instrument. – Si l’objectivité s’aperçoit d’abord dans le


produit, c’est davantage dans l’instrument – que Hegel appelle le « moyen
terme » – qu’elle se lie véritablement à l’universalité. L’instrument apparaît
alors comme l’existence même de la conscience, comme son être réel,
durable, effectif, notamment par opposition à l’être objectif mais encore
idéal du mot dans le langage [13]. « La conscience obtient une existence
réelle opposée à l’existence idéale précédente dans la mesure où, dans le
travail, la conscience se change en ce moyen terme qu’est l’instrument » [
La première philosophie de l’esprit, p. 83]. L’instrument confère au travail
la permanence de l’être-là en le situant dans l’universalité objective. C’est
du reste pour cela que Hegel dira paradoxalement que cet instrument, pour
moyen qu’il soit, a plus de valeur qu’une fin : il n’est pas seulement l’objet
de l’activité, mais son objectivation, il est l’activité elle-même comme
objet, c’est-à-dire comme entrant dans la condition effective de l’objectivité
pour tout un chacun.

L’objectivité de la méthode. – Cette connexion du travail à l’objectivité en


vue de l’universel se prolonge, pour Hegel, dans la nécessité pour le travail
de s’accomplir selon une règle, selon une méthode. Une activité
individuelle n’est travail que pour autant qu’elle adopte une façon de faire
qui consiste en un enchaînement de processus définis, enchaînement qui est
là devant nous, qui est le même pour tous et auquel on se conforme pour
autant qu’on cherche à faire telle chose. Ce processus, je le vois et je peux
le montrer. Cette méthode universelle constitue l’essence du travail comme
essence objective [14]. « Il y a une méthode universelle, une règle de tout
travail [… ] Mais cette règle universelle est pour le travail sa vraie
essence » [ ibid., p. 124]. Certes, cette règle se donne à l’individu qui va s’y
soumettre comme quelque chose d’extérieur à lui, comme « quelque chose
qui existe pour-soi, [… ] comme nature inorganique » [ ibid.]. Mais cet être
extérieur est précisément ce que l’individu doit apprendre, ce qu’il doit
s’assimiler, ce qu’il doit devenir et ce avec quoi son activité doit se fondre
pour pouvoir être efficace et du même coup, comme telle, reconnue. Il y a
dans le travail un dépassement de l’individu qui donne à son activité et donc
à son être même la forme et la réalité de l’universel. En cela, « le travail
n’est pas un instinct, mais une activité rationnelle qui se transforme en un
universel, et par conséquent est opposée à la singularité de l’individu,
laquelle doit se dépasser » [ ibid.].

L’objectivité des besoins. – C’est dire si le travail ne vise pas


essentiellement (même si, de fait, il peut le faire) la satisfaction de
l’individu qui l’accomplit, mais d’abord les besoins de tous. Il s’agit d’un
travail universel en vue d’un besoin universel. « Le travail de tout un peuple
se glisse ainsi entre l’ensemble des besoins d’un individu singulier et son
activité » [ ibid., p. 127]. Ce travail n’est pas en soi ce qu’il est pour cet
individu, mais d’emblée ce qu’il est potentiellement pour tous, et devient,
au-delà de la partialité de son produit et des limites de sa méthode, en lui-
même et dans sa réalité propre, une réalité à vocation universelle. S’ouvre
alors la voie d’une reconnaissance réciproque des subjectivités ainsi
constituées, ou plus précisément d’une objectivation réciproque des
subjectivités [15].

À travers cette liaison multiple du travail à l’objectivité se révèle donc la


dimension universelle que met en œuvre toute activité de travail, s’offrant
ainsi comme modalité – alternative au combat – de constitution ou, plus
précisément, d’objectivation de la subjectivité. C’est justement ce dont fait
l’expérience le serviteur qui s’éduque à l’universel et construit ainsi une
humanité pacifiée par le travail. Mais alors, que faire du maître ? S’agit-il
simplement de le convertir à l’universalité du travail, lui dont on sait qu’il
ne propose qu’une impasse existentielle ?
La conversion ambiguë du maître à l’universalité
du travail
Le dernier point évoqué, l’universalité des besoins, ne se réfère pas
forcément à la situation historique du développement de la division sociale
du travail tel que le système des besoins des Principes en explicite le sens.

Cet aspect est déjà présent dans la relation de maîtrise à servitude et se doit
d’être pensé en termes d’anthropologie philosophique. En travaillant, le
serviteur ne pourvoit pas seulement à la vie du maître, mais aussi à sa
propre vie qu’il doit conserver. S’établit ainsi d’une certaine manière une
communauté des besoins. Dès ce premier moment, il semblerait donc que
s’établit de fait, dans ce qui est produit et dans la façon dont l’objet est
formé pour la consommation, une sorte de compromis entre ce qui est
désiré par le maître et ce qui est nécessaire à la conservation du serviteur.
Cette communauté spécifique de besoins entraînerait donc déjà, dans la
mise en œuvre des moyens de les satisfaire, la production de solutions
générales, c’est-à-dire identiques à la fois pour le maître et pour le serviteur,
solutions qui seraient dépouillées, affranchies à la fois de l’arbitraire du
désir initial (c’est-à-dire préalable au service) du serviteur et de la naturalité
de la volonté du maître (pendant le service).

De cet apprentissage à l’universel, Hegel parle mieux dans les § 434 et 435
de l’Encyclopédie qu’il consacre à la reprise de la relation de maîtrise à
servitude. « Par là, le serviteur ne travaille pas en vue de l’intérêt exclusif
de sa propre individualité, mais pour le maître; son désir s’agrandit en ce
que ce désir n’est pas le simple désir de tel individu, mais aussi celui d’un
autre individu. » L’accent est mis ici non sur la négation par le serviteur de
son désir propre, mais sur l’agrandissement, sur l’élargissement de son
désir. Débordant la simple réalisation du désir immédiat du maître, l’activité
de l’esclave est ainsi toujours déjà comme telle invention de solutions
universelles (en droit), voire collectives (en fait) aux problèmes vitaux. En
ce sens embryonnaire, « cet assujettissement de l’égoïsme du serviteur fait
le commencement de la vraie liberté de l’homme ». Simple commencement
d’un processus d’éducation à l’universel, puisque, poursuit Hegel, « ce qui
se produit ici, c’est seulement un moment de la liberté, de la négativité de
l’individu égoïste, tandis que l’aspect positif de la liberté n’arrive à
l’existence que lorsque d’un côté la conscience de soi d’un serviteur,
s’affranchissant tout aussi bien de l’individualité du maître que de sa propre
individualité, embrasse le rationnel en soi et pour soi dans son universalité
et par suite dans son indépendance de la particularité du sujet et que, de
l’autre côté, la conscience de soi du maître est amenée, par la communauté
des besoins et des soins demandés pour les satisfaire qui existe entre lui et
son serviteur, à reconnaître la vérité de cette suppression par rapport à lui-
même et à soumettre par là sa volonté égoïste à la loi de la volonté en et
pour soi ». D’une certaine manière, ce texte suggère que c’est par la vue de
la conduite du serviteur que le maître se convertit à l’universel, et non sous
la contrainte d’un serviteur qui voudrait ainsi l’amener à son bien. Il reste
que la thèse de la transition continue entre, disons pour faire vite, un état de
nature et la société civile est difficile à comprendre chez Hegel et à partir de
Hegel. Peu clair est en effet le processus de transition entre le moment de la
domination et de la servitude où c’est essentiellement le désir du maître qui
est satisfait par l’esclave – même s’il n’est reconnu que par son travail, le
serviteur conserve aussi sa vie – et le moment où il y a dans la société civile
satisfaction réciproque des besoins articulée à la reconnaissance mutuelle
des travailleurs-propriétaires.

Le point de vue du serviteur accouche certes d’une solution sociale au


problème de la reconnaissance, d’un autre mode de subjectivation que le
combat. Mais la conversion de tous à la reconnaissance réciproque par la
participation au travail collectif constitue une rupture radicale, dont
l’exigence d’humanisation qu’elle porte a toujours à être reconquise car, de
fait, elle ne va pas de soi. Insistons sur ce point pour conclure sur la portée
de la philosophie hégélienne du travail.
TRAVAIL ET LIBÉRATION
Par son travail et ce qu’il y découvre, et à l’inverse du maître en tant que
tel, le serviteur a inventé une nouvelle forme de liberté subjective ou, plus
exactement, un nouveau rapport à cette liberté. La liberté que se construit le
serviteur, ou plus précisément, la liberté que se construisent ensemble les
serviteurs [16], ne sera plus jamais reconnue comme subsistant en soi tel un
titre que l’on peut attribuer à l’un et retirer à l’autre, mais bien comme
s’exerçant collectivement dans et sur le monde, bref comme processus de
libération. Le problème du rapport originel à l’autre se résout par un
déplacement – l’appropriation collective du monde –, lequel reste l’assise
de notre condition, notre habitat, et le lieu d’expression de notre humanité.
Chacun a désormais à se reconnaître et à reconnaître par là même tout un
chacun comme partie prenante d’un tel processus d’appropriation et
d’expression.

L’homme n’est ni purement vital (être naturel) ni complètement


indépendant de la vie, comme le croit le maître qui pourtant ne laisse
finalement de s’y réduire. Ce que découvre le serviteur une fois pour toutes,
c’est que l’homme transcende son existence donnée dans et par la vie
même. Kojève insiste particulièrement sur ce point dont il fait pour ainsi
dire la leçon de ce qu’il appelle la « dialectique du maître et de l’esclave » :
« Le maître ne peut jamais se détacher du monde où il vit, et si ce monde
périt, il périt avec lui.

Seul l’esclave peut transcender le monde donné (asservi au maître) et ne pas


périr. Seul l’esclave peut transformer le monde qui le forme et le fixe dans
la servitude, et créer un monde formé par lui où il sera libre. Et l’esclave
n’y parvient que par le travail forcé et angoissé effectué au service du
maître. Certes, ce travail à lui seul ne le libère pas. Mais en transformant le
monde par ce travail, l’esclave se transforme lui-même et crée ainsi les
conditions objectives nouvelles, qui lui permettent de reprendre la lutte
libératrice pour la reconnaissance qu’il a au prime abord refusée par crainte
de la mort » [ Introduction, p. 34]. En ce sens, le maître n’est qu’un moment
nécessaire dans la formation d’un projet de libération, dans et par le travail
– libération désormais comprise comme construction progressive,
collective, autonome et viable d’un monde objectivement humain. Dans sa
thèse désormais classique, De la division du travail social, Durkheim
plaçait la division du travail, au-delà de sa fonctionnalité, au cœur de notre
vie morale, tant elle crée entre les hommes tout un système de droits et de
devoirs qui les lient les uns aux autres d’une manière pacifique et durable.
D’une certaine manière pour nous, l’anthropologie hégélienne du travail
saisit et explicite l’essence éthique de cette intégration que Durkheim, en
sociologue, repère, explique mais ne pense pas spécifiquement.

Malgré toutes les critiques [17] dont il a pu être ou reste l’objet, il n’y a
vraiment pas lieu de croire qu’un tel projet éthique soit déchu, pour l’heure,
de son statut d’horizon indépassable de l’humanité. Hegel en a fixé une fois
pour toutes l’exigence – à charge pour nous d’en réinventer ensemble les
modalités historiques et sociopolitiques adaptées à notre époque.

BIBLIOGRAPHIE

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trad. A.Kaan, rééd Tel-Gallimard, 1989.

Notes

[1]

Chez Kojève, cette notion vient sans doute moins d’une lecture
respectueuse de la Grande Logique de Hegel que des notions
heideggériennes de finitude et d’être-pour-la-mort. « C’est là qu’a été toute
l’astuce de la démarche de Kojève, souligne Pierre Macherey [ 1991]: il a
réussi à vendre sous le nom de Hegel l’enfant que Marx aurait pu faire à
Heidegger. »

[2]
Selon nous, il conviendrait donc de sérieusement réévaluer l’importance
radicale de Hegel dans ces débats, ne serait-ce que pour éviter de faire « du
Hegel sans le savoir », comme c’est souvent le cas dans certains essais
« sociologisants ». À tout le moins, force serait de lui accorder une place
autrement plus grande que celle que lui accorde Dominique Méda dans sa
synthèse de référence [ 1995].

[3]

Sur ce point, lire Hegel et la société [Lefebvre, Macherey, 1984].

[4]

Sur ce point, voir le commentaire célèbre d’ÉricWeil, Hegel et l’État [


1950].

[5]

Soyons encore imprécis en attendant d’avoir dégagé les traits


caractéristiques du travail dans la construction hégélienne.

[6]

Sans entrer dans trop de précisions bibliographiques à ce propos, on pourra


se reporter à l’excellente petite introduction à la pensée hégélienne de
BenoîtTimmermans [ 2000] sur laquelle nous appuyons ici certaines de nos
formulations.

[7]

Sur ce point, voir les premiers chapitres de la Phénoménologie (I. La


certitude sensible, II. La perception, III. Force et entendement).

[8]

Afin de lever toute ambiguïté à propos d’une figure, « la dialectique du


maître et du serviteur » maintes fois schématisée, notons bien que Hegel ne
parle pas tant du maître et de¤ ¤ l’esclave que de domination et de
servitude, et avant cela de dépendance et d’indépendance de la conscience
de soi. La lutte dont il est question ne fait pas forcément intervenir plusieurs
personnes singulières, mais peut tout aussi bien concerner un seul individu
pris dans sa dualité, ou pour le dire comme Hegel, dans le dédoublement de
sa conscience lorsque celle-ci vient se réfléchir elle-même. Cet autre qui en
me reconnaissant va garantir ma propre existence subjective peut certes être
extérieur à moi, mais il peut aussi être partie prenante de mon intériorité.
Dans la terminologie psychanalytique, nous parlerions aujourd’hui du père,
de la loi ou de la société. Sur l’influence de Hegel via Kojève dans la
théorie lacanienne du sujet, voir ElisabethRoudinesco [ 1993, et
particulièrement p. 125-150].

[9]

Mais ce serait alors manquer son but. D’où la nécessité paradoxale pour la
reconnaissance que la lutte n’aille pas à sa fin – la mort de l’autre – et se
cantonne dans la tension de cette menace.

[10]

C’est dire si Hegel subvertit, par sa notion de travail comme d’abord fait du
serviteur, l’opposition aristotélicienne entre action et production. « [… ]
dans la production, l’artiste agit toujours en vue d’une fin. La production
n’est pas une fin au sens absolu mais est quelque chose de relatif et
production d’une chose déterminée. Au contraire, dans l’action, ce qu’on
fait est une fin (au sens absolu) car la vie vertueuse est une fin et le désir a
cette fin pour objet » [ Éthique à Nicomaque, VI, 2]. Pour un commentaire
éclairant, se reporter à l’article de Solange Mercier-Josa [ 1976].

[11]

Pour une reprise du point de vue de l’agir communicationnel, voir Jürgen


Habermas [ 1990, p. 163-211].

[12]

Pour plus de développements sur ce point, se reporter à Michel Henry [


1990, et particulièrement p. 863-906].
[13]

Rappelons, là encore, que Hegel ne vise pas directement le travail, mais


l’existence de la conscience par la recherche de ses conditions de
possibilité. Le langage en est la première. La conscience immédiate est
d’abord la conscience sensible. Or la sensibilité est évanouissement
incessant et la conscience n’échappe à cet évanouissement que pour autant
qu’elle parle. Le langage substitue à la sensation évanouissante le mot qui
stabilise son existence. Même si l’intuition empirique posée idéellement
dans le mot acquiert en lui la transparence de l’universalité qui l’arrache à
son obscurité intrinsèque, il n’en reste pas moins que cette intuition
empirique ne parvient dans le nom qu’à une sorte de redoublement idéal qui
la laisse inchangée. De ce point de vue, la saisie par le travail est un
progrès. Ces premières remarques sur la conscience seront développées plus
tard dans les premiers chapitres de la Phénoménologie, tandis que les
remarques sur le travail y seront quant à elles plus ramassées, l’accent étant
mis sur la servitude.

[14]

Se marque ici un point de rupture fondamental entre la philosophie


objective du travail telle qu’elle se dégage de l’anthropologie philosophique
de Hegel, et la philosophie subjective du travail telle que Michel Henry la
reconnaît et la développe dans sa relecture de Marx.

[15]

Nous ne développons pas ce point qui relève de la philosophie du droit, qui


à ce titre formalise les acquis de la philosophie du travail. Pour ce faire, il
faudrait intégrer à la notion de travail ainsi construite son prolongement
naturel qui est la possession. Le travail peut être vu comme une prise de
possession par laquelle se manifeste le processus d’objectivation de la
subjectivité. Hegel le conçoit en effet comme explicitation concrète de ce
que l’objet (élaboré ou directement tiré de l’être-là), objet distinct de
l’individu et séparable de lui, a précisément pour essence de signifier la
présence de la volonté infinie en soi et pour soi de tout un chacun. La
reconnaissance d’un individu comme volonté libre par un autre est donc
reconnaissance de sa possession. La forme politique qui découle de
l’universalisation doit entériner d’une manière ou d’une autre ce processus
de reconnaissance généralisée de tout un chacun comme propriétaire. On
imagine sans peine toute la difficulté à penser les modalités concrètes de
cette reconnaissance dans les sociétés à économie capitaliste lorsque le
travail est clivé par l’extension sociétale du rapport salarial, lequel se
détermine d’abord comme rapport de domination économique du capital qui
cherche à se valoriser sur le travail qu’il exploite pour ce faire.

[16]

Cette idée est particulièrement développée, à la suite des leçons de Kojève,


par ÉricWeil [ Philosophie politique, en particulier IIe partie, p. 62-128].

[17]

On ne citera que la critique « conservatrice » de la technique par Heidegger


[ 1954], qui voit dans cette perversion du travail l’accomplissement d’un
mode d’arraisonnement de l’être de l’étant confinant à notre forme
contemporaine d’oubli de l’être et donc d’inauthenticité.
Donner une épitaphe
« Vous devez cesser de penser que la postérité vous vengera, Winston,
la postérité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et
versé dans la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas même un nom
sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez
annihilé dans le passé comme dans le futur. Vous n’aurez jamais
existé. »

La mort subite, remarquait PhilippeAriès [1], fut longtemps la plus


redoutée, plus redoutée que toutes les morts douloureuses, parce qu’elle
interrompait brusquement le dialogue des vivants et qu’elle interdisait ainsi
de faire les derniers actes et de formuler les dernières pensées qui
permettaient enfin de donner son sens à toute une vie écoulée.

Le testament, qui vient de testimonium, témoignage, est l’acte par lequel le


mourant prononce solennellement ses dernières paroles et dispose de ses
biens onéreux [2]. C’est aussi le seul moment où l’homme donne non
seulement tout, mais sans aucune perspective de retour – le premier acte de
parfaite générosité qui consume tout son avoir dans l’espérance de sauver
son être :

Icy-gist

Henry le Libéral,

comte de Champaigne,

qui toute sa vie

ne fist que donner.

( 1181, Troyes [3])

Tout le mouvement bénédictin de monumentalisation de la foi, relancé avec


Guillaume d’Orange et Benoît d’Aniane à Gellone ( 804), puis
institutionnalisé par Géraud d’Auvergne [4] et Guillaume d’Aquitaine avec
la fondation d’Aurillac ( 898) et de Cluny ( 910), procède d’une économie
du salut qui permet de racheter le mal et de rétablir la paix dans le monde
par des œuvres perpétuelles – fondation de communes libres, érection
d’églises, institution d’écoles et d’hôpitaux – ou par des donations
beaucoup plus modestes qui seront incarnées dans la construction d’édifices
magnifiques.

« Et comme approchait la troisième année qui suivit l’an mil de


l’Incarnation, on vit sur presque toute la Terre, mais surtout en Italie et en
Gaule, rénover les basiliques des églises. Bien que la plupart, fort bien
construites, n’en eussent nul besoin, une volonté de perfection poussait
chaque communauté à en avoir une plus somptueuse que celle des autres.

C’était comme si le monde lui-même se fût secoué et, dépouillant sa


vétusté, ait revêtu de toutes parts une blanche robe d’église. Alors, presque
toutes les églises, les sanctuaires dédiés aux divers saints, et même les petits
oratoires des villages, furent reconstruits plus beaux par les fidèles », nous
rapporte Raoul Le Glabre [5].

À chaque génération, les auteurs de testaments ajoutent de nouvelles


libéralités pour soutenir ou augmenter les œuvres commencées par leurs
prédécesseurs. En voici un exemple du XIIIe siècle (les dispositions sont
abrégées et reclassées):

« Je, Alice, dame de Châteauvillain, ai fait et ordonné de ma propre

bouche et de mon bon apensement, mon testament en telle manière, en

l’honneur de Dieu et en remède de mon âme, de celle de mes hoirs et


de

mes ancêtres,

Premièrement je veux et prie et commande que mes dettes soient


payées,

et que mes instances judiciaires, et que mes torts, si toutefois il s’en


trouve, soient apaisés et amendés.

Deuxièmement je donne aux couvents de femmes de Martigny-aux-


Nonnains

20 livres de pitance, aux cordelières de Provins 10 soudées de terre, à


l’œuvre

de Saint-Berchère…, à l’œuvre du Pont-aux-Malades…, aux filles de


Saint-

Nicolas…, aux dames des Vignes de Bar-sur-Aube…, aux Béguines du

château de Châteauvillain…, aux frères mineurs de Châtillon…, aux


frères

mineurs de Châteauvillain…, aux frères prêcheurs de Langres pour


leur

grand autel…, aux frères prêcheurs et aux frères mineurs de Dijon…, à


la

maison du Saint-Esprit…, aux Malades de Châteauvillain (pris en nom

collectif)…, aux Malades d’Arc…, à la Pitié-lez-Ramrupt…, aux


Malades

de Huchon…, à l’hôpital de la Chalate de Bar-sur-Aube…, à l’hôpital


de

la rue Brene dudit lieu…, aux Malades de Bar-sur-Aube…, à la


maladrerie

de Brémur…, aux Malades de la Ferté…, à chacun des deux hôpitaux


de

La Ferté…
Troisièmement je donne au prieuré de Vauclair où je veux être enterrée
mon

meilleur lit entier, 100 sols de pitance en fondation [6]…

Entré en décadence au XVe siècle avec la sécularisation des abbayes, ce


cycle s’achève avec la remise en cause par Luther de la rédemption par les
œuvres, c’est-à-dire de toute l’économie des arts sacrés, avec les
dévastations calvinistes en France et les guerres civiles en Allemagne et en
Angleterre.

Quittons cet âge de fer et revenons à une époque plus rieuse. Voici un
testament classique, en dépit de ses dispositions originales :

« Constitue une rente viagère de 24 livres en faveur de mes deux chats

commensaux. Et une somme de 600 francs pour ma part dans un


monument

devant être érigé à (Antoine) Arnaud. Sera compté à ma servante 200


livres

pour l’habit de deuil que je la dispense de porter. [… ] Édifié de la


manière

dont M. de Guignes, mon confrère à l’académie des Inscriptions,


cultive

les lettres sans forfanterie, sans intrigue, sans prétention à la fortune, je

lègue à lui, ou à ses enfants s’il me prédécède, la somme de 3 000


livres.

Je veux être inhumé au pied de la croix du cimetière qui depuis


soixanteans

est mon promenoir du matin. La serpillière, la civière, les porteurs, le

cordelier, le luminaire et le chant qui accompagnent les morts les plus


pauvres de l’Hôtel-Dieu, feront les frais de ma sépulture. Et qui
m’aime,

me suive… » ( 1785, testament de PierreGrosley, à Paris).

Il arrivait souvent que le testament onéreux soit précédé d’un testament


mystique que le notaire devait lire et dans lequel le De Cujus portait un
jugement sur les autres, sur le monde, sur la destinée, sur ce que la vie lui
avait appris et dont il voulait témoigner. Ces dernières déclarations étaient
souvent simplement recueillies au chevet du lit de l’agonisant, qui invitait
les personnes intéressées à passer quelques nuits avec lui en veille, en
conversation, en prière :

« J’avais onze ans et j’accompagnai plusieurs nuits ma mère à laquelle


on

avait fait l’honneur de la prier de passer quelques nuits dans la ruelle


de la

Présidente de Pontchartin qui se mourrait [7] » (Victoire de Froullay).

Toutes les paroles prononcées au seuil de la mort étaient considérées


comme des paroles sacrées que l’on devait recevoir avec exactitude. Elles
étaient considérées comme la quintessence de la sagesse humaine
puisqu’elles étaient déjà dégagées des relations intéressées de ce monde,
puisqu’elles rassemblaient toute l’expérience d’un homme et qu’elles
étaient, en quelque sorte, prononcées par un homme plus proche des
perspectives divines. Elles étaient le seul moment de la vie où le pacte
social est unilatéral puisque seule se manifeste la volonté du testateur, qui
est aussi son dernier acte d’autorité. Voici un exemple singulier de
testament mystique :

« Il tenait un papier qu’il me présenta et me dit que c’était une


obligation

de conscience à remplir puisque Madame, qui est morte


admirablement,
lui avait fait promettre de me le remettre en main propre lorsqu’elle
avait

senti qu’elle allait passer de cette vie à la vie future. Cette exécution

testamentaire consistait en une recette pour accommoder les choux


rouges

avec du bouillon, deux quartiers de pomme de reinette, un oignon


piqué

de girofle et deuxverres de vin rouge pour un choux de moyenne


grosseur.

La défunte avait eu soin de me recommander de faire échauder les


choux

à l’eau bouillante avant de les hâcher pour les faire cuire au bouillon.
Elle

avait ajouté de sa belle écriture palatine en lacs d’amour : “Je vous


l’avais

promis plusieurs fois, et c’est en marque de réconciliation chrétienne”,


et

signé : Charlotte de Bavière » ( 1722, Saint-Cloud [8]).

Les épitaphes témoignent d’un dernier échange de paroles entre les vivants
et les morts. Cette dernière parole, cette parole définitive à laquelle il ne
pourra plus jamais être répondu, est tantôt formulée par ceux qui restent
pour celui qui est parti, tantôt par celui qui va mourir à ceux qui vont rester,
tantôt par ceux qui restent à ceux qui vont bientôt partir, y compris à eux-
mêmes.

Au moment de ce basculement, tous les comptes sont arrêtés définitivement


dans un dernier jugement qui résume toute une vie, et qui est offert comme
exemple, ou comme contre-exemple, à la méditation future des passants.
Voici quelques exemples d’épitaphe où s’opposent l’otium et le
negotium [9], l’intérêt et le désintérêt, le calcul et l’insouciance :

À ma femme d’un rare mérite et très aimante

qui a vécu avec moi 21 ans sans jamais me causer de peines,

Jules Martien, décurion de la colonie

d’Auguste dans la [province] Lyonnaise,

ayant exercé l’édilité et la questure,

a pris soin de son vivant d’ériger un monument funéraire

et il l’a dédié sous l’herminette [10]

(IVe siècle ? Stèle – le nom de la très chère épouse n’est pas


mentionné)

Au saint Nom de Dieu,

Peleger, fils de Nid […]

Dieu soit avec lui.

Qu’un coup de couteau soit donné dans les yeux de l’envieux.

Jonas en a fait don.

Salutation. Signal d’alarme. Symbole du culte [11]

(VIIe siècle, stèle gravée, Auch)

Ici gît Silvins, auquel onc en sa vie,


De rien donner gratis ne prit aucune envie

Et ores qu’il est mort et tout rongé de vers

Il a encore dépit qu’on lit gratis ces vers.

(XIVe siècle, restitution par HenriEstienne)

Cy-gist et dort, en ce sollier [12],

Un pauvre petit escolier

Qui fut nommé François Villon.

[Et] qu [el]’amour occit de son rayon,

Oncque de terre n’eut [un seul] sillon,

Il donna tout, chacun le sait :

Tables, tréteau et corbillon.

Pour Dieu, dites-en ce verset.

( 1463, épitaphe pour lui-même)

Un homme gît sous ce tombeau

Qui ne fut vaillant qu’au bordeau [bordel].

Mais au reste plein de diffame,

Ce fut, pour vous le faire court,

Un guerrier au combat de l’amour


Et à la guerre une femme.

(Sergent d’armes, Paris, XVIe siècle, épitaphe rédigée par sa veuve ?)

Passant, celui qui gît icy,

Fut un poëte sans soucy,

Qui pratiqua de bonne grâce

Les préceptes du bon Horace :

« Bois, mange tout, aujourd’huy sain,

Et moque toi du lendemain. »

(Charles Bey, épitaphe par Guillaume Colletet)

Ci-gist Paquette Cavillier

et son petit particulier [13].

(Fille publique, au cimetière des Innocents, XVIe siècle)

Ci-gît qui fut de belle taille,

Qui savait danser et chanter,

Faisait des vers vaille que vaille, et les savait bien réciter.

( 1660, Scarron, épitaphe pour lui-même)

*
Je suis mort d’amour entrepris

Entre les bras d’une dame,

Bienheureux d’avoir rendu l’âme

Au même endroit où je l’ai pris.

(XVIIe siècle, Paris, relevé par Édouard Charton)

Ci-gît Boudet, en son vivant bonnetier, bon père bon époux.

Sa veuve continue son commerce rue de la Juiverie aux Trois Besans.

(XVIIe siècle, Paris)

Ci gît qui est parti un soir dans l’autre monde

Pour savoir ce qu’il faut croire dans celui-ci.

(XVIIIe siècle, Paris)

Ah ! Passans, voyageurs et voituriers, surtout vous qui conduisaient


des

chevaux ardents et vicieux, ou qui fesaient excès de boisson. Le cruel

exemple est arrivé en ce lieu, le 8 août 1726, sur Louis-Nicolas Gille,

roué à mort sous sa voiture âgé de 50 ans.

(Stèle sur la route royale de Paris, en Champagne)


*

Ci gît le fils, ci gît la mère,

Ci gît la fille avec le père,

Ci gît la sœur, ci gît le frère,

Ci-gît la femme et le mari.

Et ne font que trois corps ici.

( 1760, famille d’Ecouis, Ecouis, Normandie)

Il était juste que Rollon [14] qui a fait tant de pauvres dans sa vie,

ait voulu faire cette maison assez vaste pour tous les loger.

( 1443, déclaration de Louis XI à l’inauguration de l’Hospice de


Beaune)

En voyant les écuries qu’il s’est bâties [à Chantilly],

je découvris que M. le Duc en était arrivé à croire

à l’ancienne métempsycose.

( 1742, déclaration de Louis XV aux funérailles de Louis-Henri de

Bourbon)

Il dépensait en Prince et vivait en Apôtre :

Zélé pour son Troupeau, zélé pour le Seigneur,


Il fut de l’un le bon pasteur,

Le second Salomon de l’autre.

( 1750, épitaphe commandée à Piron pour Lenglet par son frère


Joseph, archevêque de Sens, lequel lui écrit qu’il « préfère qu’il mette
“répandait” à la place de “dépensait”, mot qui appartient au luxe des
équipages, des meubles, de la table, etc., tandis que celui de
“répandre” appartient à la libéralité »)

« On a fait l’épitaphe de Laws, mais il n’est pas dessous :

Ci-gît cet Écossais célèbre,

Ce calculateur sans égal,

Qui par les règles de l’Algèbre,

À mis la France à l’hôpital. »

( 1720, Mathieu Marais)

Ci-git

Le seul ami

Qui ne m’ait jamais mordu.

(XVIIIe siècle, chien du marquis de Chaville)

Mortem virtus, comunem famam historia, monumentum posteritas


dedit.
( 1759, pour Montcalm)

Ci-gît Piron qui ne fut rien,

Pas même académicien.

( 1773, Alexis Piron, épitaphe pour lui-même)

Ici repose,

Livré aux vers,

Le corps de Benjamin Franklin, imprimeur,

Comme la couverture d’un vieux livre,

Dont les feuillets sont arrachés,

Et la dorure et le titre effacés.

Mais l’ouvrage ne sera pas perdu,

Car il reparaîtra, comme il le croyait,

Dans une nouvelle et meilleure édition,

Revue et corrigée

Par l’auteur.

( 1790, épitaphe pour lui-même par le pape de l’Utilitarisme)

La Paresse nous l’avait ravi avant la Mort.


( 1801, Antoine Rivarol, épitaphe pour lui-même)

L’éclat de l’héraldique et les pompes de la puissance,

Et tout ce que la beauté et la richesse ont jamais donné

Attendent pareillement cette heure inévitable :

Tous les sentiers de la gloire mènent au tombeau.

(Lee-Andrew Lowell, assassin, épitaphe pour lui-même [15])

Je me flatte que mon nom disparaisse de la mémoire des hommes.

( 1814, marquis de Sade, épitaphe pour lui-même)

Ici repose Marcellin Berthelot,

À la seule place qu’il n’ait pas demandée.

( 1907, épitaphe par Ernest Renan)

Souvenez-vous de Ève Lavallière,

du tiers ordre de Saint-François,

endormie dans la paix du Seigneur,

le 10 juin 1929 [16].

( 1929, Thuillières, Vosges)


*

[… ]

profondément respectueux des traditions ancestrales et de la religion

musulmane gardées et pratiquées par les habitants du Maghreb,


auprès

desquels il a bien voulu reposer en cette terre qu’il a tant aimée

[… ]

( 1934, Rabat, tombe du maréchal de Lyautey)

NON

(Louis-Ferdinand Céline, épitaphe pour lui-même,

22 septembre 1949, lettre à son ami AlbertPéraz)

Il vaut mieux te pleurer,

Que de ne pas t’avoir connu.

( 1964, Paris, cimetière Montparnasse)

Je cherche l’or du temps.

( 1966, Paris, André Breton, épitaphe par lui-même)

À ma femme, regrets éternels.


À notre patron.

À ma fille, cueillie trop tôt.

À notre collègue.

( 2003, Paris)

Et voici que l’on arrive à une question : que faut-il donc penser de nos
cimetières où le promeneur ne trouve aucun beau monument à regarder,
aucune belle inscription à lire, rien à contempler, rien à comprendre ?
« Grâce à la crémation, le Royaume-Uni aurait économisé en 1967 la
superficie de sixcentseptterrains de football » (argument du président de la
Fédération française de crémation [17]).
ÉPILOGUE
Amis, parents, enfants, élèves,

frères, sœurs, disciples, voisins,

vous qui partez, vous que l’on quitte,

amants, ennemis,

témoignez de votre estime pour ceux que vous aimez,

pour les œuvres que vous avez considérées,

à l’occasion de la fête du lycée, ou pour la fête des mères;

professeurs de lettres, et vous, professeurs de sagesse,

vous qui rêvez d’un sujet profond, et simple à corriger,

témoignez de votre science et de votre esprit,

méditez, composez, et offrez

une épitaphe [18].

Post-Scriptum :

Q. 217 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 218 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 219 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 220 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 221 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.


Q. 222 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 223 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

[… ]

Q. 369 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 370 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 371 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 372 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 373 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

Q. 374 Mairie de Paris. A.P. Dossier non réclamé.

(Septembre 2003, cimetière de Thiais, XXIe siècle)

NOTES

[1]

Essai sur l’histoire de la mort en Occident, 1975, Paris, Seuil.

[2]

Ce dont pouvait disposer un mourant était réglé par la coutume du lieu qui
réservait, suivant les cas, une part à la veuve, aux enfants, au seigneur, aux
domestiques, etc. La loi civile obligeait à exécuter la volonté des morts
quant au partage de leurs biens, à l’exécution des obligations contractées, à
la réalisation de fondations, à la continuation de l’œuvre que leur vie avait
commencée en leur assignant les ressources dont ils avaient voulu disposer
sur la quotité disponible.

[3]
L’hagiographe précise qu’à sa mort, « cestuy-là était encore plus riche que
son père qui avait si magnifiquemens doté Saint Bernard pour bastir
Clairvaux ». Et qu’il avait épousé Marie de France – une amie d’Aliénor
d’Aquitaine qui a vécu en Angleterre et sur laquelle on ne sait presque rien,
si ce n’est qu’elle est l’auteur des Lais de Marie de France et de la fable du
Loup et l’Agneau.

[4]

Vie de saint Géraud d’Aurillac, par Odon, troisième abbé d’Aurillac,


deuxième abbé de Cluny.

[5]

Ami de l’architecte clunisien Guillaume de Volpiano qui construisit, entre


autres édifices, la rotonde Saint-Bénigne de Dijon, la Trinité de Fécamp et
l’église Saint-Michel des Périls au Mont-Saint-Michel ( Raoul Glaber. Les
cinq livres de ses histoires, 900-1044, publié par Maurice Pro, dans la
Collection de textes pour servir à l’enseignement de l’histoire, 1886, Paris).

[6]

« [… ] d’anniversaire de ma mort, 100 soudées de terre pour une messe, à


l’abbaye de Clairvaux 20 livres de pitance pour l’hôtellerie (par an), à
l’abbaye du Val-des Écoliers 100 livres (par an), à frèrePierre 80 sols pour
une chape et une robe pour la vie, à l’abbaye d’Auberive 100 sols, au
prieuré des Bonshommes de Châteauvillain 100 sols, au prieuré de
Launay…, au prieuré de Launoy…, au prieuré de Vauxbons…, à la maîtrise
de l’ordre du Val des Escoliers…, au prieuré de la Genevroie…, de
Remonvaux…, de Leugny…, de Marmesse…, de Morment…;
Quatrièmement je donne à mes chapelains messires Guillon et Jean Le
Grand 50 livres chacun, aux chapelains et chanoines de Châteauvillain 100
soudées de terre, à mon chapelain Jean, curé de Bricon, 12 soudées de terre,
à chacun des chanoines et pensionnaires de ma chapelle de Châteauvillain
20 sols, à Aubert chapelain du Pré-du-Bu…, à M.Huchon chapelain de
Saint-Sébastien…, à la cathédrale Saint-Mamers de Langres 40 soudées de
terre, à mes pèlerinages de Bologne, Vézelay, Chartres, Rocamadour 100
sols. Cinquièmement je donne aux curés d’Arc et de Châteauvillain 10
soudées de terre et 60 sols en fondation d’anniversaire, aux curés de Cour-
l’Evêque…, de Bay…, de Brémur…, aux prêtres présents à mes obsèques
étrangers à mes terres 50 sous, aux vicaires et marguilliers de chaque
paroisse,… aux clercs…; Sixièmement à ma fille Jehanne 100 livres pour
l’aider à se bien marier, à Guilhermet de Créancey 200 livres à prendre sur
les dîmes de Loch pour aller Outre-Mer, à Missans 20 sous pour son service
et ses peines, à Reynier mon écuyer 5 livres plus un corset parti de deux
couleurs, plus 10 livrées de terre, plus un cheval coursier rouge, mais à la
condition qu’il promette sur vie et corps de faire le pèlerinage que je voulais
faire si j’avais eu la vie assez longue, à ma maignie qui l’a servie et qui la
sert encore : Marguerite, Adelinette, La Gouce, Héluysette, à Guilhem le
Tailleur, à Huecom, à Girin de l’étable, à Odin de Brie 100 livres plus ses
moutons à répartir en bonne foi, à toutes les femmes veuves d’Arc, de
Châteauvillain, de Brémur qui paient 2 sols de taille ou moins la remise de
taille, à Louis Perret Ogier 100 sols…, à Annette ma servante, un pré…, à
ma nourrice 10 sous plus son loyer, à Charbonel mon tailleur, la malcote
rouge avec le chaperon. Or je veux que tous ceux qui verront et ouïront mon
testament sachent que j’ai établi mes exécuteurs testamentaires : 1°mon
doux et bienveillant fils Jehan en qui je me fie et suis fière par-dessus tout,
et 2° mon ami le prieur de Vauclair, et mes amis et fidèles chapelains
Guyon et Jean, et par-dessus tous ces quatre, Mgr mon père en Dieu et mon
cher cousin (Gui de Rochefort) par la grâce de Dieu évêque de Langres. Et
je le prie, pour miséricorde s’il advenait que mon testament n’était pas bien
observé en tous points par mes exécuteurs, qu’il y mette conseil et pouvoir
d’autorité et force, par justice de chrétienté dans l’intérêt de l’honneur de
Dieu et du Salut de mon âme » ( 27 août 1261, restitution Pierre Maitrier,
fonds Munier-Maitrier, A. D. Haute-Marne, 1955). Voir aussi : Les
donations aux monastères dans l’Occident médiéval, par Ilana Silber, dans
la Revue du MAUSS semestrielle n°8, « L’obligation de donner. La
découverte sociologique capitale de MarcelMauss » ( 1er semestre 1996).

[7]

On remarque que le verbe « mourir » est ici à la forme pronominale : on ne


meurt pas, on se meurt; la mort n’est pas pensée comme un processus
naturel que l’on subit, mais comme un drame maîtrisé que l’on joue, et que
les poètes se sont plu à décrire, depuis celle de Rolland jusqu’à celle du
loup de Vigny, en passant par le laboureur de LaFontaine, le père de famille
de Greuze, les personnages de Hugo et de Balzac. Il y aurait une anthologie
littéraire des agonies à faire…

[8]

Testament mystique de la Princesse Palatine, femme de Philippe d’Orléans,


mère du Régent, rapporté dans les Souvenirs de la marquise de Créquy.

[9]

Sur l’opposition de ces deux catégories, voir « De l’otium au negotium »,


dans Du peintre à l’artiste de Nathalie Heinich ( 1997, Minuit) et « Un
métier sans nom, le commerce », dans le Vocabulaire des institutions
européennes, t. II, par Émile Benveniste ( 1969, Minuit).

[10]

« CONJUGI RARISSIMI EXEMPLI/MEIQUE AMANTISSIME


QUAE/VIXIT MECUM ANNOS XXI/SINE ULLA ANNI MI MEI
LAESIONE/JULIUS MARTIANUS DECURIO COLONIAE/AUGUSTAE
LUGDUNIENSIS AEDILITIS/ET QUESTIERA FUNCTUS VIVUS
SIBI/ET SUB ASCIA DEDICAVIT » (musée des Antiquités nationales de
St-Germain-en-Laye).

[11]

« IN DEI NOMINE/PELEGER GULLCREN NID [… ] / D SES MO


IIBAS ACALI/IN VIDI ASCI KEPEN DEAT/DANUM IGNA FECET.
Shalom (en caractères hébraïques) shoffar (dessiné) ménorha (dessinée)
(musée des Antiquités nationales de St-Germain). J’ignore s’il s’agit d’une
formule inusuelle d’exécration à l’égard des profanateurs comme on trouve
sur certaines tombes romaines, ou d’une promesse sacrée de vengeance en
réparation d’une mort injuste, ce qu’on ne pourrait pas trouver sur des
tombes chrétiennes.

[12]
Grenier : il s’agit du dessus des galeries du cimetière des Innocents où l’on
entassait tous les os retrouvés dans la terre lorsque l’on creusait une
nouvelle fosse commune.

[13]

« C’est une découture au bas du corps, ce qui advint quand Jupiter eut
coupé l’androgyne. Il commanda à Mercure de recoudre le ventre à l’un et à
l’autre. Il cousit la femme avec un lacet trop court. [… ] » (François
Béroalde de Verville, 1610, Le moyen de parvenir ).

[14]

Ancien chancelier de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne.

[15]

Thomas Gray, 1751, Élégie écrite dans un cimetière de campagne,


stropheIX.

[16]

Ève Lavallière, nom de scène d’une comédienne aussi célèbre par le


tumulte de sa vie sentimentale que par son charme et son originalité, par
exemple dans la danse du ventre ou le pas de dromadaire avec lequel elle
faisait triompher le personnage de Mitsy à la fin du Sire de Vergy, un opéra-
comique de Claude Terrasse. Devenue infirmière à la fin de la guerre de 14-
18, elle accompagne des mutilés à Lourdes où elle décide d’abandonner la
scène, de prendre le voile du tiers ordre des Franciscaines, puis de se rendre
à Tunis, où elle fonde pour les filles pauvres de la Menoube le collège
d’Ulst dont elle assumera elle-même la responsabilité jusqu’à l’extrême
vieillesse.

[17]

Rapporté dans la Mort apprivoisée de Ruth Ménahem ( 1973).

[18]
« Ce qui devra être mis au net avec de l’encre d’or sur du papier de marbre,
mérite bien la peine de plus d’un brouillon » (Alexis Piron, 1749, Lettre
d’envoi d’une épitaphe pour une abbesse).
De la continuité du don
Le Prix de la vérité, de MarcelHénaff, interpelle tous ceux, de plus en plus
nombreux, qui s’intéressent au don comme phénomène social et étudient ce
mode de circulation des choses. Cet ouvrage récent de MarcelHénaff tente
de suivre le don à travers les différentes sociétés humaines. Cette histoire du
don est vue comme un mouvement vers « la pureté de l’intention »,
conséquence d’une crise de la réciprocité. Plus précisément, il vise à
montrer le passage du don cérémoniel réciproque au don moral unilatéral.
« Il faudra mesurer [… ] l’écart qui se creuse entre les formes proprement
rituelles du don réciproque et ses formes moralisées » [p. 146]. L’histoire
ainsi reconstituée est passionnante à lire. Il n’est pas possible de la résumer
en quelques pages. Et, parmi les nombreuses idées contenues dans ce livre,
je me contenterai ici de présenter sommairement celles qui sont nécessaires
pour la discussion qui suivra, que je mènerai à partir de travaux sur le don
dans la société moderne [2].
DU DON CÉRÉMONIEL AU DON MORAL
C’est surtout sur la différence de nature entre ces deux types de don que
l’auteur fait porter sa thèse. Pour ce faire, il élabore une typologie des
formes de don mises en rapport avec divers types de société : sociétés de
chasseurs-cueilleurs, sociétés agro-pastorales, sociétés grecque, romaine,
catholique, protestante, et enfin la société moderne contemporaine. Les
formes du don passent, elles, du don cérémoniel au sacrifice, au don
unilatéral, à la dette, à la grâce, et finalement au don moral intériorisé.
Le don réciproque cérémoniel chez les chasseurs-
cueilleurs
La question du don cérémoniel est pour Hénaff celle de la reconnaissance
[p. 175]. « Le don cérémoniel n’est pas le partage d’un bien; il n’est pas
une manifestation d’altruisme » [p. 179-180]. « Malgré la marge
considérable des variations, [… ] un invariant se détache : le fait même que
la reconnaissance de l’autre se fasse par la remise de part et d’autre d’un ou
plusieurs objets auxquels est conférée de l’importance; c’est ce que l’on
nomme des présents. Quelque chose de soi – un bien propre – est présenté
et cédé à autrui » [p. 177]. Hénaff rejette l’idée que la dette serait présente
dans ce type de don : « Le premier don ne crée pas une dette, mais lance un
appel. » « De telles sociétés ne sont pas des sociétés de la dette envers les
“dieux” [p. 227], l’alternance permanente des échanges permettant
« d’éviter précisément que s’instaure une situation de dette et donc
d’inégalité » [p. 277]. Dans ce monde des chasseurs-cueilleurs, « il n’y a
pas de situation de dette marquée. En fait, hommes et animaux “se rendent
service” mutuellement » [p. 278].

« D’une manière générale, [le sacrifice] est absent des sociétés de


chasseurscueilleurs » [p. 219]. Car chez eux, « les animaux sont considérés
comme des partenaires avec qui il s’agit de s’entendre, qu’il faut traiter de
manière respectueuse » [p. 220-222]. Ce sont « des rapports généraux
d’alliance ». « Pour les chasseurs-cueilleurs, la vie est toujours offerte,
jamais produite » [p. 223]. « Et ce don doit être reconnu » [p. 224]. « C’est
plus un monde enchanté qu’un monde divin. [… ] Les esprits sont dans tous
les êtres, dans tous les lieux » [p. 224]. « Ce monde naturel est le monde
divin [3] » [p. 225].
Les sociétés agro-pastorales. L’âge du sacrifice et de
la dette
Le sacrifice apparaît lors du passage des chasseurs-cueilleurs aux
agriculteurséleveurs, de l’alliance à la filiation. Car alors, « les ancêtres qui
ont légué le troupeau comptent plus que les esprits de la forêt qui offrent
des chances d’atteindre la proie » [p. 185]. Il faut donc leur faire des
sacrifices. « Partout où se rencontre le sacrifice, [… ] l’offrande est [… ]
une vie produite par les hommes. » Ainsi « le sacrifice rétablit un rapport de
don qui semblait diminué ou risquait de s’effacer. [… ] Par l’opération
sacrificielle [les hommes] limitent symboliquement ce pouvoir acquis » [p.
233].

« Ce don (sacrifice) n’est plus réplique au défi, mais prise en charge de la


dette » [p. 267].

« On s’installe alors dans la logique du don inégal » [p. 250]. Dans les
sociétés agro-pastorales (néolithiques), la dette « a tendance à s’accumuler
au profit des uns et au détriment des autres – c’est la dépendance –, et alors
seulement il s’agit rigoureusement de dette. La dette absorbe le don.

On voit alors le donneur devenir créancier et le receveur devenir débiteur »


[p. 278]. La dette traduit ainsi un état de déséquilibre, elle est l’expression
d’un désordre à corriger [p. 300]. Avec les pasteurs-agriculteurs, « il y a
toujours une dette à régler [… ] Quelle est la nature de cette dette ?

Probablement la dette de vie liée [… ] au pouvoir acquis sur le monde


naturel » [p. 246].

Tels sont les deux seuls types de don, le don-reconnaissance et le


donsacrifice, vraiment clairement définis par l’auteur. Ensuite, c’est le
passage progressif à la société et au don modernes qui nous est présenté.

Hénaff en rend compte de différentes manières, toujours intéressantes mais


difficiles à résumer en quelques lignes. Présentons quelques-unes des idées
clés de l’auteur sur ce mouvement vers la pureté du don et le don moral
intériorisé.
La grâce
L’idée de grâce semble cruciale pour rendre compte du passage au don
moderne. C’est là où s’efface le don réciproque et apparaît le don unilatéral.
« Le régime de la grâce, c’est aussi celui du don unilatéral » [p. 319].

Cette idée est introduite par l’analyse du don chez les Romains à partir de
Sénèque, sur laquelle nous reviendrons. « Cette faveur purement gratuite »
[p. 325] constitue, pour Hénaff, le point tournant dans cette évolution vers
le don pur. « Le vocabulaire du don se trouve absorbé dans celui de
l’échange en général, [… ] et finit par être en grande partie assimilé dans le
vocabulaire du droit contractuel. Le vocabulaire de la grâce, au contraire, se
maintient intact dans le régime de l’idée de faveur et de charme [… ];
même lorsqu’elle touche aux affaires, elle indique encore ce qui nie le
profit, à savoir la gratuité » [p. 323]. Le don réciproque aboutit au marché et
à l’État, et le don devient la grâce, le geste unilatéral épuré. Voilà où passe
la ligne qui permettra à Hénaff de présenter ses deux principaux types de
don – le don cérémoniel et le don moral – non pas comme opposés mais
comme n’ayant rien à voir entre eux.

Avec le protestantisme, c’est le don unilatéral lui-même qui entre en crise et


qu’on se met à soupçonner. « C’est le don généreux – le don sans retour –
des hommes entre eux qui est en cause [… ] Seul Dieu peut donner » [p.
367]. « En ramenant tout le don du côté de Dieu », la religion protestante
laisse le champ libre au marché capitaliste.

Notons pourtant qu’avant la Réforme, avec la théologie catholique, on était


revenu au don réciproque, alors que, selon Hénaff, on en était déjà au don
unilatéral à l’époque de Sénèque. C’est ce qu’il constate à propos de
l’interdiction de l’usure à cette époque. Car cette interdiction « n’empêche
pas le bénéficiaire de rendre plus, mais en témoignage de
reconnaissance [4] » [p. 372]. Car dans la théologie catholique, on ne se
méfie plus de la réciprocité, on ne la considère plus comme relevant d’une
intention intéressée. Constatons que Hénaff, en comparant l’usure et le don,
distingue bien ici entre le résultat objectif et le sens subjectif de ce qui
circule. Rendre plus « en témoignage de reconnaissance » n’a pas le même
sens que payer un intérêt; et c’est pourquoi, même s’il y a objectivement un
retour plus important que ce qui a été cédé aussi bien dans le cadre de la
théologie catholique que dans celui de l’usure, nous ne sommes pas en
présence du même phénomène social. Ce cas de figure illustre parfaitement
pourquoi on ne peut pas se contenter de comparer ce qui circule en se
demandant si c’est unilatéral ou réciproque pour identifier le type de don et
la nature du lien qui se crée. Notons par ailleurs que, par rapport à la pureté
de l’intention chez Sénèque, on semble revenir en arrière. Hénaff
n’explique pas ce qui a pu se passer pour que, depuis les Romains, on en
arrive ainsi à nouveau à concevoir, dans la théologie catholique, une
réciprocité sans soupçon. Le christianisme n’est-il pas fondé par ailleurs sur
l’idée de don pur et unilatéral d’un Dieu aux hommes ? S’il y a bien un
« mouvement de plus en plus radical vers la pureté de l’intention », le
moins que l’on puisse dire est que cette évolution n’est pas linéaire…
Le don aujourd’hui
Le don moral intériorisé est l’aboutissement de ce long mouvement à partir
du don cérémoniel. D’abord, le sacrifice s’est effacé. « Nous ne sommes
plus (cela est l’évidence) dans des sociétés du sacrifice rituel. Les
conditions générales du rituel sacrificiel n’existent plus » [p. 265].
Pourquoi ?

Parce qu’aujourd’hui, on se pense comme producteurs tout-puissants, sans


dette, rêvant de dompter la nature, ce qui entraîne une sorte de
renversement. Mais comment ce producteur tout-puissant passe-t-il au don
moral intériorisé ? « L’obsolescence du rituel s’accompagne d’un appel à
[… ] l’intériorisation du rapport à la divinité. Une religion du cœur, une
éthique des relations se développent en même temps que s’accroît l’emprise
sur le cosmos. [… ] C’est parce que la maîtrise symbolique par le moyen du
rituel n’est plus possible que le don devient le problème moral de la
générosité – y compris inconditionnelle – et que du sacrifice ne reste que le
seul élément éthique : le renoncement » [p. 266].

La nature est transformée en ressources, en pur moyen dont les humains se


voient les maîtres absolus. Il n’y a plus de dette. « Il n’y a pas à se retourner
pour rendre, il faut sans cesse produire pour avancer. Pour quel telos?

Nul ne le sait : c’est la moira des modernes » [p. 313]. « On peut se


demander si tout l’énorme mouvement de l’économie moderne [… ] n’est
pas en définitive le dernier et le plus radical moyen d’en finir avec les
dieux, d’en finir avec le don, d’en finir avec la dette » [p. 33]. Devant
l’invasion de la circulation marchande et du rapport contractuel, le don se
réfugie dans les liens personnels et dans le geste moral. « En somme, les
sociétés modernes demandent à la loi d’assurer la reconnaissance publique
[… ], au marché d’organiser la subsistance et aux rapports de don privés de
générer du lien social. Mais sans ce lien social, [… ] il n’y a tout
simplement pas de communauté possible » [p. 205-206]. Hénaff souligne le
danger de la tendance de la société moderne à généraliser les rapports
contractuels, lesquels tendent « à s’imposer comme modèle de toutes les
relations publiques et privées » [p. 454]. Or « le lien contractuel n’est pas le
lien social et ne doit pas l’être » [p. 454].
DISCUSSION

Une fresque impressionnante


Sur le plan historique, cet ouvrage expose de nombreuses thèses fortes et
pas toujours évidentes, mais sans aucun doute utiles, stimulantes, et
désormais incontournables. Nous sommes devant une première théorie
générale de l’évolution historique saisie sous l’angle du don, dont les
quelques idées présentées ici fournissent un aperçu. C’est un événement
qu’il faut saluer.

L’auteur affronte et décortique les paradoxes du don avec lucidité, courage


et intelligence. Sa démarche consiste à situer les apories et les paradoxes du
don dans l’histoire, à les séparer et à les imputer à des types différents de
don. Il fait ainsi ressortir de manière unique certaines caractéristiques des
différents types de don dans les différentes sociétés. Et tout spécialement,
en conduisant une réflexion « radicale sur la pratique du don cérémoniel »
[p. 174], on peut espérer que désormais, plus personne n’osera parler du
don comme d’un système d’échange marchand déguisé, comme on l’a
tellement fait. Désormais, plus personne ne pourra poursuivre le vain débat
sur l’hypocrisie du don et son caractère intéressé en dernière instance, ou
« structurellement intéressé ». Avec Hénaff, ce débat est bel et bien mort et
enterré !

Mais en exacerbant les différences – entre don cérémoniel et don moral


comme entre lui et les autres analystes du don –, on peut se demander si
l’auteur ne laisse pas dans l’ombre les caractéristiques communes à tous les
types de don, et ne s’empêche pas de voir les invariants et de faire
l’articulation avec les autres systèmes de circulation des choses tels que la
circulation marchande, le partage, etc. Ainsi, à force de vouloir penser le
don moderne comme intériorisé, le don cérémoniel n’apparaît plus que dans
l’extériorité – et est alors indûment rapproché de la contrainte. À force de
dire que la circulation par le don a une valeur symbolique, on peut en
arriver à oublier que des choses circulent. Et alors on parvient difficilement
à penser le don moderne, et le lien social moderne composé de marché, de
don, mais aussi d’autres types de rapports sociaux. L’opposition radicale
entre les types de don comporte le danger de ne plus pouvoir apercevoir les
similitudes. La question se pose : que reste-t-il de commun qui fait qu’on
parle de don ? Rien ?

Avant d’aborder ce point central, et pour mesurer son enjeu, intéres-sons-


nous aux raisons qui, selon Hénaff, expliquent la domination actuelle du
modèle marchand. Elles sont en effet révélatrices des incertitudes de sa
démarche.
Économie marchande et économie
« La sphère économique [… ] a une importance spécifique : elle appartient
à la condition même d’existence de toute société, celle des moyens de
subsistance. [… ] Il s’agit de la condition matérielle de possibilité du
groupe » [p. 506]. Voilà comment Hénaff rend compte de la puissance
d’attraction du modèle marchand aujourd’hui. Il oublie la distinction
fondamentale de KarlPolanyi entre la nécessité évidente de disposer de
certains biens pour survivre et le fait que la production et la distribution de
ces biens sont réalisées par un « marché auto-régulé », selon l’expression de
Polanyi [5].

Or c’est cela qu’il faut expliquer. Ce n’est pas parce que certaines activités
d’une société relèvent de sa subsistance matérielle qu’elles sont
nécessairement condamnées à s’autonomiser et à dominer les autres,
puisque précisément, dans la plupart des sociétés, cela ne s’est pas produit –
comme Hénaff lui-même ne cesse de nous le montrer. Bien au contraire,
dans la plupart des sociétés, la production est soumise à d’autres impératifs,
ce qu’il mentionne tout le long de son livre. Ainsi : « Par comparaison, rap-
portons-nous à la société trobriandaise [… ]: toute l’activité de production
est orientée vers les échanges cérémoniels » [p. 507].

Il est donc particulièrement étonnant – et décevant – de le voir affirmer en


conclusion que « la sphère économique [… ] ne domine si puissamment que
parce qu’elle concerne ce qui a toujours défini les moyens de subsistance et
de croissance des sociétés » [p. 507]. Ce qu’il faut expliquer, c’est pourquoi
le moteur s’est emballé, pourquoi il s’est mis à tourner à vide, à produire
pour produire, et de plus en plus. Pour l’utilité ? Mais c’est tout le
contraire ! C’est en se détachant de l’utilité, en s’éloignant des « besoins »,
que l’économie s’est emballée. Il y a longtemps que l’économie néolibérale
s’est détachée des besoins liés à la subsistance matérielle. Passant de
l’utilité aux préférences, l’économie néoclassique ne repose plus sur cette
base. C’est au contraire parce qu’elle est sortie des problèmes de
subsistance et est entrée dans le domaine des préférences que l’économie
domine.
L’économie néoclassique « donne une extension illimitée à l’utile et ouvre
ainsi l’ère des préférences » [Goux, 2000]. Cette extension illimitée fait que
tout ce qui circule a tendance à passer par le système marchand, au
détriment des autres systèmes de circulation – dont le don.
LE don existe-t-il ?
Mais revenons au problème du don. À force de mettre en évidence la
discontinuité, il devient difficile de retrouver son unité relative. Or tout le
problème du don est là : penser ensemble continuité et discontinuité. À titre
illustratif, j’aimerais mettre en évidence quelques invariants du don, à partir
des études sur le don dans la société actuelle d’une part, et de ce que
constate Hénaff dans les autres sociétés d’autre part. De nombreuses
caractéristiques du don pourraient faire l’objet d’un tel exercice. Retenons-
en quatre : la réciprocité, la liberté, la dette, l’identité.

La réciprocité. –La force du principe de réciprocité me semble constituer un


premier dénominateur commun à tous les types de don. Je désigne par là
non pas le fait de l’équivalence entre les choses qui circulent, ni même la
recherche d’une telle équivalence chez les partenaires, mais cette force qui
incite celui qui reçoit à donner à son tour (et non pas à rendre), soit à celui
qui lui a donné soit à un tiers.

Hénaff ne voit pas toujours la présence de cette force parce qu’il ne


distingue pas assez entre ce qui circule et le sens de ce qui circule pour les
acteurs. Pour illustrer cette affirmation, reprenons son analyse du don chez
Sénèque et les Romains. Hénaff affirme que pour l’auteur des Bienfaits, le
don serait « d’abord le service ou le bienfait sans contrepartie » [p. 323].

« L’idée de don réciproque comme défi, comme exigence de réplique et de


rivalité généreuse, a complètement perdu son évidence [chez les
Romains [6]]».

On passerait du don réciproque chez Aristote au don unilatéral chez


Sénèque parce que la réciprocité « entre en crise » : elle est suspectée de
viser la recherche d’un avantage, de chercher l’intérêt du donneur. La
pensée du soupçon émerge déjà ! C’est pourquoi, pour Sénèque, « seul le
don unilatéral et gratuit, celui qui imite le don divin, est concevable » [p.
367]. À cause de la dissolution de la société romaine, de la perte de la
confiance entre les membres de la société, le don doit être conçu comme
unilatéral.
« C’est dans ce contexte de doute concernant le don rituel que Sénèque en
vient à célébrer le don sans retour » [p. 341].

Ces affirmations n’ont rien d’évident. D’abord, l’idée de rivalité est bien
présente chez Sénèque, car dans le don, « il s’agit d’apprendre aux hommes
à donner de bon cœur, à recevoir de bon cœur, à rendre de bon cœur, et à
mettre eux-mêmes leur émulation dans la noble tentative je ne dis pas
d’égaler simplement, mais encore de vaincre, en acte et en intention, ceux
dont ils sont les obligés; car celui qui a une dette de reconnaissance à payer
reste toujours en arrière s’il ne passe devant; aux uns, il s’agit d’apprendre à
ne rien porter en compte, aux autres à majorer leur dette, [… ] à accéder à
cette rivalité d’efforts, honorable entre toutes, où l’on cherche à dépasser la
bienfaisance par la bienfaisance » [ Des bienfaits, 1972, p. 10]. Cette
rivalité, certes, a un sens différent de celle du don agonistique. Mais le don
est aussi réciproque chez Sénèque, puisqu’il ne cesse d’affirmer que celui
qui reçoit devra aussi donner à son tour. « Telle est en matière de
bienfaisance la formule du devoir réciproque : l’un doit oublier à l’instant
ce qu’il a donné, l’autre n’oublier jamais ce qu’il a reçu » [p. 33]. Certes
l’intention de donner ne doit pas être de recevoir, au risque de transformer
le don en rapport marchand. Car « tout le mérite d’une action si éminente
sera perdu, si du bienfait nous faisons une marchandise, si beneficium
mercem facimus » [p. 72-73]. Mais pour Sénèque, objectivement, du point
de vue de ce qui circule, il y aura retour puisque le receveur se sentira
obligé de donner, et ce même si cette intention (de recevoir en retour) doit
être absente chez le donneur. Pour lui, ce sont deux points de vue
complémentaires et non contradictoires : l’intention de ne pas recevoir en
retour pour le donneur, l’obligation de retour pour le receveur. Sénèque se
place du point de vue de la subjectivité, du sens du geste, et il prescrit que
ce sens doit être de donner sans chercher à recevoir. Mais il n’en conclut
pas pour autant qu’il n’y aura pas retour. Et on ne peut donc pas affirmer
sans risque de confusion que seul le don unilatéral est concevable pour
Sénèque. Hénaff ne distingue pas ici ce qui circule du sens de ce qui
circule; il ne distingue pas le sens subjectif (l’intention) et le résultat
objectif [Goux, 2000, p. 282 sq.].

Comme on le verra dans la seconde partie de ce texte, cette confusion me


semble être au cœur de la notion moderne de don pur.
Retenons qu’à cause de la force du principe de réciprocité, il peut y avoir
retour même si le retour n’est pas voulu par le donneur. J’ai constaté
également l’importance de cette force qui pousse à donner lorsqu’on a reçu
chez les personnes ayant subi une transplantation d’organe [Godbout,
2000].

Mais l’importance de ce principe dans le don – et sa généralité – peut être


illustrée en observant sa présence dans le type de don où on l’attend le
moins : le don unilatéral à des inconnus, le « don moral intériorisé » comme
le dénomme Hénaff. Depuis quelques années, divers organismes de
philanthropie ont pris l’habitude d’accompagner leur demande de don d’un
petit présent symbolique. On a constaté que ce geste augmente de façon
importante le nombre de dons. Par exemple, l’association américaine des
Vétérans a doublé le nombre de donneurs en envoyant, avec sa demande,
des autocollants contenant le nom et l’adresse de l’éventuel donateur
[Cialdini, 2000]. Notons que le don en retour n’a rien à voir avec une
recherche d’équivalence. Il n’en manifeste pas moins la présence de cette
force qui incite à donner quand on a reçu, au cœur même de ce que Hénaff
considère comme un don unilatéral – sans tenir compte des travaux sur ce
type de don. Or cette force qui pousse à donner lorsqu’on a reçu me semble
constituer un invariant du don, même si les manifestations de cette force
peuvent varier considérablement selon les sociétés et, à l’intérieur de la
même société, d’un contexte social à l’autre et selon les types de don; et
même si, tout en étant toujours présent, le principe de réciprocité ne signifie
pas – ne signifie jamais ! – que dans le don, le retour est garanti, à cause de
cet autre trait inhérent au don : la liberté.

La liberté. – Hénaff accorde une grande importance à cet élément essentiel


de tout don et le reconnaît comme un invariant à plusieurs reprises dans de
très belles pages. « Dans l’espèce humaine intervient [… ] un facteur de
choix et de volonté qui, dans le geste du don, associe de manière
indiscernable la nécessité et la liberté. » Car « il s’agit de reconnaître
[l’autre] au sens de lui accorder du respect, d’admettre sa valeur [… ]
Chacun sait avoir affaire en face de soi à un être doué de volonté » [p. 186].
« L’échange de don résout la tension entre la nécessité de la rencontre –
exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la
liberté » [p. 186].
Et à propos du risque du don : « Il y a un plaisir à se lier aux autres, [… ] Il
y a aussi un danger. [… ] Le don résout ce dilemme [7] » [p. 182].

Voilà un invariant fondamental, un ingrédient qui semble nécessaire à tout


don. Or tout en reconnaissant ce fait, l’auteur a ensuite tendance à l’oublier
pour marquer la discontinuité et la différence entre nous et les sociétés
archaïques. On a l’impression que le don, en s’intériorisant, passerait de la
contrainte (définie comme absence de liberté) à la liberté. Ainsi, à propos
du don cérémoniel, Hénaff écrit : « Rien – hors un dispositif rituel
contraignant – ne peut garantir le geste en retour. » « L’élément décisif n’est
pas l’état d’esprit des partenaires, mais les traditions [… ] Les sentiments
suivent [les rituels]» [p. 344]. Nous croyons au contraire que rien ne peut
garantir le retour dans le don, pas plus dans le don cérémoniel que dans les
autres, comme l’expriment d’ailleurs les citations précédentes de l’auteur.

Tout à coup, il semble en douter [p. 346] pour le don cérémoniel. En


définissant les traditions comme des contraintes, il tend à éliminer
l’incertitude, qu’il a pourtant définie comme essentielle au don. Les
traditions jouent peut-être un plus grand rôle dans ces sociétés que dans la
nôtre, mais « l’état d’esprit » est tout aussi important.

À propos du don contemporain, Hénaff écrit : « Le système du don devient


une éthique [… ]. L’éthique est une attitude qui suppose une distance et qui
exige le choix du sujet [… ]. Dans l’héritage du rituel, elle opère la
distinction entre les formes transmises et la visée intérieure, laquelle se
revendique comme la vérité de ces formes » [p. 348]. Il laisse ainsi entendre
que les membres des sociétés archaïques n’auraient pas le choix et seraient
tout entiers dans leur rituel, sans distance. Bref seuls nous, êtres éthiques
depuis Sénèque, Aristote et le Christ, nous pourrions prendre de la distance.

Nous croyons quant à nous qu’il faut reconnaître la présence de la liberté y


compris dans le don cérémoniel. Certes les rituels et les traditions tendent à
le rendre contraignant. Et dans son Essai sur le don, Mauss a été souvent
tenté d’adopter une telle position et de considérer l’obligation du don
comme une contrainte. Mais ultimement, il a dû reconnaître que les faits lui
donnaient tort et parler d’« obligation et de liberté mêlées » [p. 258, et
passim ]. Pourquoi ? En observant les faits, il a été obligé de constater
l’absence de sanction observable [p. 184-185, pour le kula], et le fait que les
acteurs ne se considèrent pas comme contraints [8]. Il n’y a jamais de
garantie de retour dans le don, même s’il est fait dans ce but, même si la
tradition le prévoit, même si les rituels le prescrivent. Il n’y a pas de
sanction légale – ou d’équivalent – dans le don. Le don est ni plus ni moins
libre que certaines traditions de Noël dans nos sociétés, pratiquées par la
très grande majorité des gens sans pour autant qu’ils se sentent contraints à
le faire. Nous croyons que sans cet élément de liberté minimale, la
reconnaissance elle-même n’a plus aucune valeur, comme Hénaff lui-même
le montre très bien. Et on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un effet
pervers produit par sa volonté d’opposer en tout point le don actuel et le
don cérémoniel. Pour justifier cette différence extrême, on tend à nier la
liberté chez les uns et à l’idéaliser chez les autres. Ainsi, à propos de la
bienfaisance et de l’aide anonyme d’aujourd’hui, Hénaff écrit que « dans
ces derniers cas, il s’agit d’un geste relevant de la seule décision du
donateur. [… ] Aucune pression sociale sur la personne qui choisit de
donner pour donner [… ] » [p. 156].

Par rapport au contrat, donner c’est libérer le receveur de l’obligation légale


de rendre. Cette liberté est également un invariant du don et désigne ce
risque pris volontairement par le donneur. La liberté marchande consiste à
se libérer des liens sociaux (idée bien développée par O. Hirschman avec la
notion d’exit), alors que le don consiste à libérer le lien social lui-même
pour qu’il prenne une valeur de reconnaissance absente tout autant de
l’échange marchand que de la circulation contrainte des choses.

La dette. – On l’a vu, Hénaff tend à réserver l’idée de dette à un seul type
de société. Avec les pasteurs-agriculteurs, « il y a toujours une dette à régler
[… ] Quelle dette ? Probablement la dette de vie liée [… ] au pouvoir acquis
sur le monde naturel » [p. 246]. Il mentionne également la dette à propos de
la grâce – « ce don unilatéral, cette faveur inexpliquée que l’on a appelé la
grâce » [p. 268]. Or il me semble que cette « faveur inexpliquée » existe
dans toutes les sociétés, presque par définition. L’espèce humaine ne
considère pas comme acquis le fait de recevoir, d’où la force universelle du
principe de réciprocité, fondé sur un état de dette originaire puisque nous
recevons la vie et que nous ne pouvons pas la recevoir innocemment,
comme si cela allait de soi, sans se poser de questions, ce qui constitue
peut-être une différence fondamentale avec les animaux qui, eux, reçoivent
sans se poser de questions et sont le plus souvent en train de prendre.

La dette ne serait donc pas propre à un type de société, mais à toutes les
sociétés humaines. L’état de dette générateur du don est un invariant, qui
prend des formes différentes selon les sociétés. Avec l’État-providence, la
société moderne a entretenu l’illusion que l’État pouvait assumer cette
dette, et aujourd’hui on s’imagine qu’on peut la liquider grâce au marché.

« Qu’en est-il de cette dette de vie quand s’impose la forme de la société


politique ? [… ] L’État prend sur lui la dette [… ] Ce transfert de la dette de
vie sur l’institution souveraine [… ] est bien [… ] l’origine régalienne du
droit de grâce » [p. 313-314]. Mais Hénaff reconnaît que c’est une illusion :

« Ce que le mouvement de la science et de la technique ne peut résorber,


c’est le fait et la représentation d’une dette originaire : le monde même, le
temps, la vie, l’être dans sa totalité. Il y a un don constant, débordant, infini,
d’où l’appel à un donateur qui en réponde. »

L’auteur reconnaît également l’importance de la dette lorsqu’il parle de ce


qui « génère les figures divines » : « Ce n’est ni la peur ni la soumission qui
génèrent les figures divines (oublions cette légende rationaliste), mais
l’exigence de désigner et de reconnaître des interlocuteurs à qui offrir une
réplique qui soit à la hauteur des biens reçus » [p. 207]. Outre sa beauté
intrinsèque, ce texte suppose un état de dette naturel, spontané, « une
conception cosmique qui présuppose une circulation éternelle des espèces et
des êtres ». Il ajoute : « Ce n’est pas seulement là une vision kwakiutl » [p.
173].

Il mentionne les Grecs, les premierssiècles du Moyen Âge, et même le


personnage de Panurge chez Rabelais, lesquels partageraient tous cette
vision « cosmique ». Mais c’est encore notre conception du don, et ce,
même à propos du don de service, du don moral. Nous avons en effet
constaté une vision similaire du don lorsque, lors d’une enquête, nous avons
demandé à la fin de l’entretien aux personnes interviewées : « Mais
finalement, pour vous, qu’est-ce que le don ? » Une réponse fréquente a été
l’expression :
« C’est une roue qui tourne ! » « Notre » don moral serait aussi un don
« cosmique ». À tout le moins, cette dimension « cosmique » est toujours
présente, et il vaut la peine de poursuivre la réflexion sur ces dimensions
qui semblent communes à tous les types de don. L’auteur le reconnaît
d’ailleurs dans certains passages, lorsqu’il mentionne l’existence d’« [… ]
un invariant culturel majeur; on pourrait le définir comme exigence
homéostatique : la nécessité de rétablir un équilibre rompu » [p. 272-273].
Plus loin, cette exigence est présentée comme une « énigme » : « L’étrange
exigence d’un équilibre à rétablir, d’une somme globale à maintenir ?» [p.
298].

L’identité. – Le don met en jeu l’identité [p. 171]. C’est le grand message
de Mauss. « Le don ne se réduit pas à donner quelque chose à quelqu’un.
[… ] Il consiste à se donner à quelqu’un par la médiation de quelque
chose » [p. 189, note]. « Quelque chose de soi – un bien propre – est
présenté et cédé à autrui » [p. 176]. Ce transfert d’identité, Hénaff semble
souvent le restreindre au don rituel, alors qu’il existe encore aujourd’hui,
même s’il tend à le nier. Donnons-en quelques illustrations.

À propos de l’héritage, Hénaff critique Walzer parce que ce dernier


compare le kula à l’héritage. Fidèle en cela à toute son approche, Hénaff
s’insurge contre cette comparaison, affirmant que ces deux types de don
n’ont rien à voir. Pour lui, l’héritage se réduit à un transfert de propriété,
alors que dans le kula, « il ne s’agit absolument pas de transfert de
propriété, écrit-il, [mais de] reconnaître autrui à travers le bien offert [… ]
Ce que l’on offre, c’est soi-même par la médiation d’un bien » [p. 512]. Or
les travaux d’AnneGotman ont bien montré que se joue symboliquement
dans l’héritage quelque chose de similaire au kula. « Le vase, c’est ma
tante » :

tel est le titre d’un article d’Anne Gotman sur l’héritage aujourd’hui.

L’héritage, contrairement à ce qu’affirme Hénaff, ne se réduit pas à un


transfert de propriété. Il instaure un lien entre le donateur et le donataire, et
ce, même si ce dernier est décédé.

Inversement, il est inexact d’affirmer que « le don cérémoniel ne consiste


pas en une circulation de biens » [ Esprit, p. 161]. Dans les deux cas, des
biens circulent, et il faut en chercher le sens. Ce sens est différent selon les
sociétés. Mais il est aussi plus proche que ce à quoi on pourrait s’attendre.
En l’occurrence, dans l’héritage, comme dans le kula, on retrouve le
transfert symbolique de l’identité du donneur : « Ce que l’on offre, c’est
soi-même par la médiation d’un bien » dans les deux cas. Mais Hénaff ne le
voit pas parce qu’il se contente d’observer ce qui circule dans un cas
(l’héritage) sans porter attention au sens de ce qui circule, et que dans le
kula, au contraire, il ne porte attention qu’au sens symbolique en oubliant
que des biens circulent. Il s’ensuit que la comparaison est nécessairement
boiteuse.

Le don aux inconnus (le don pur, pour Hénaff) exprime aussi l’identité
sociale : celle du donneur et celle du receveur. Silber [ 1999] a montré, en
analysant la philanthropie, combien y est importante, chez les donateurs, la
tendance à la personnalisation du don et comment ils y jouent leur identité
sociale. C’est encore plus vrai lorsqu’on se place du point de vue du
receveur. J’ai essayé de le montrer avec le cas extrême du don d’organes.

Mais l’aide au tiers monde pourrait le mettre en évidence tout autant.

« Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les
sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur
âme », affirme Serge Latouche dans l’Occidentalisation du monde [ 1992].
Si on a souhaité passer de la charité aux droits, c’est en partie parce que ce
type de don tend à nier la dignité du receveur. Le don, même entre
inconnus, peut renforcer ou menacer l’identité (la dignité, dirait Hénaff) du
receveur en ne le reconnaissant pas comme donateur potentiel. Comment ne
pas conclure que nous sommes toujours dans une problématique de
reconnaissance, même s’il s’agit ici de sa face négative et même si ce
phénomène social fondamental ne se pose pas dans les mêmes termes selon
les sociétés ?

Le don aux inconnus constitue un défi majeur pour penser le don dans sa
plus grande généralité. Mais la question de Mauss y conserve tout son sens.
Car cette force qui pousse à donner, elle est bien compréhensible lorsque le
lien est personnel, et encore plus lorsqu’il est intense. Mais ce qui est en jeu
ultimement dans le don aux inconnus – dans le don moral intériorisé –, ce
qui est menacé et ce pour quoi on le questionne le plus, c’est encore et
toujours la reconnaissance et la dignité. Cette force qui pousse à donner à
un inconnu, accrue si on nous offre quelque chose, demeure en partie une
énigme. Ce phénomène, à l’origine de l’Essai sur le don, est encore très
présent dans le don aux inconnus, même si d’autres dimensions, plus
utilitaires, ou plus « altruistes », s’y mêlent de manière beaucoup plus
importante que dans le don cérémoniel.
Le prix de l’isolement des différents types de don
Comment expliquer que dans cet ouvrage, il ne soit pas tenu compte de ces
invariants du don ? En écrivant ces lignes, j’ai souvent eu l’impression que
l’auteur du Prix de la vérité serait facilement d’accord avec la plus grande
partie des idées que je viens d’exposer sommairement, et qu’elles
pourraient souvent apparaître comme un prolongement logique de sa propre
pensée. Pourquoi alors s’oppose-t-il aussi constamment et radicalement à
tout rapprochement entre les différents types de don, et tout
particulièrement entre le don cérémoniel et le don moderne ? Par crainte de
les confondre ?

Ce danger existe – et il a raison de le mettre en évidence. Mais nous


espérons avoir montré que le danger inverse est également important.

Sa vision du don est celle d’un « mouvement de plus en plus radical vers la
pureté de l’intention » [p. 367]. C’est de cette évolution qu’il veut rendre
compte. Ce faisant, il ne distingue pas toujours ce qui circule du sens de ce
qui circule, ce qui me paraît pourtant un prérequis pour observer le don. Il
néglige ainsi la caractéristique fondamentale de tout don : sa liberté.

L’échange peut être réciproque et être de plusieurs types – comme il le


montre lui-même quand il oppose par exemple, le prêt usuraire au don
catholique, ou la philia au don cérémoniel. Il peut être réciproque et être
« pur » – comme on l’a vu avec Sénèque qui, tout en se faisant le défenseur
du don fait pour l’autre, affirme que le receveur doit aussi donner et être
reconnaissant. Confondre unilatéralité et pureté, c’est confondre une
caractéristique de ce qui circule avec le sens de ce qui circule. Ce n’est pas
parce qu’il y a objectivement réciprocité et retour que le don est
subjectivement impur dans son sens et son intention. Et ce n’est pas parce
qu’il n’y a pas objectivement retour que le don est nécessairement « pur ».
Et si la catégorie de « don pur » était une catégorie indigène, propre à notre
société [Sequeri, 1999]?

Dans le don cérémoniel, la quantité de choses qui circulent est loin d’être
sans importance. Elle a objectivement pour conséquence d’enrichir ou
d’appauvrir, même si, il est important de le répéter, le sens de ce qui circule
n’est pas économique. C’est l’identité sociale de chaque partenaire qui est
en jeu. Mais dans le don, cette identité sociale s’exprime par des choses qui
circulent. Il faut toujours tenir compte de cet aspect. À cause des préjugés
économicistes qui réduisent le sens du don à la quantité de choses qui
circulent, on s’est trop longtemps contenté de comparer ce qui circule dans
un sens et dans l’autre, en se posant comme seule question :

est-ce équivalent ? Est-ce réciproque ? Est-ce unilatéral ? Cette approche


suppose que le seul sens de ce qui circule dans le don, c’est le transfert de
biens, de propriétés. Hénaff rejette avec raison cette approche et son analyse
va bien au-delà de l’observation du transfert de biens (sauf dans le cas de
l’héritage). Mais inversement, on ne peut se contenter d’analyser le sens de
ce qui circule dans le don cérémoniel (la reconnaissance), en affirmant que
le don cérémoniel n’a rien à voir avec la circulation des biens. Sans doute,
ce qu’il veut dire par là, c’est qu’il n’a rien à voir avec l’échange marchand
d’une part, et avec le don moderne fait par bonté, charité, philanthropie
d’autre part.

La première affirmation est exacte. Mais est-il juste de refuser toute


analogie avec d’autres types de don ? Même s’il est vrai que le don
cérémoniel n’est ni un bienfait ni de la philanthropie, et même s’il « n’est
pas une manifestation d’altruisme » [p. 180], n’y a-t-il pas un souci de
l’autre dans cette volonté du donneur de reconnaître l’autre « au sens de lui
accorder du respect, d’admettre sa valeur [… ]» [p. 186]? Et même si la
philanthropie et l’altruisme n’ont pas pour sens premier la reconnaissance
des partenaires, cette reconnaissance n’en demeure-t-elle pas moins un
enjeu fondamental de toutes ces formes de circulation des choses qui
mettent en jeu l’identité sociale des acteurs, la renforcent ou la menacent,
parce que ce sont des dons ? En outre, ces formes de circulation des choses
contiennent toutes une force qui incite à donner lorsqu’on a reçu; enfin, ces
formes de circulation rendent le receveur libre juridiquement de donner à
son tour. Sous tous ces aspects, le don cérémoniel et le don « moral »
moderne s’opposent à la circulation marchande et contractuelle.
Reconnaître ces similitudes, ce n’est pas nier la spécificité du don
cérémoniel que Hénaff décrit si bien. Mais tout se passe comme si, à force
de vouloir mettre en évidence l’unicité du don cérémoniel, on en arrivait à
ne plus voir que des choses circulent en abondance dans ce type de don, et à
nier la liberté minimale de tout don, nécessaire pour qu’il symbolise la
reconnaissance.
Le don et le marché
« La relation de don [… ] porte sur les valeurs de respect, d’attachement,
[… ] de fierté [… ] À ces attitudes sont suspendues la grandeur, la force, la
noblesse de notre humanité et de toute civilisation. Et c’est de cela que le
processus de marchandisation voudrait nous délivrer [… ] » [ Esprit, 2002,
p. 157]. « [Aujourd’hui], ce qui est nous apparaît comme donné et pourtant
rien n’est dû à quiconque. Sauf l’exigence énigmatique pour chacun de
donner en retour ou de se donner, avec grâce, au-delà de toute dette » [ Le
prix de la vérité, p. 317]. Voilà de quelle manière Hénaff termine et son très
beau livre et son entretien dans la revue Esprit [p. 157-158]. J’ai été frappé
d’y retrouver les mêmes accents, le même appel à la fierté, à l’honneur, au
jeu, à la reconnaissance réciproque, à la « générosité folle » [ Esprit,
p. 157]… que dans la conclusion controversée de l’Essai sur le don de
Marcel Mauss. En lisant ces lignes, on a vraiment le sentiment que lui aussi,
comme Mauss et comme tant d’autres, a vraiment eu, en étudiant le don,
l’impression de « toucher le roc [… ] » [ Sociologie et anthropologie,
p. 264].

Comment alors ne pas conclure qu’il est essentiel de résister à ce


mouvement de marchandisation qui tend à nier ces valeurs ? Et comment
croire que la pensée du don ne pourrait pas être non seulement utile, mais
nécessaire, essentielle, puisque c’est du don que cette marchandisation veut
nous délivrer ? « Il serait insupportable que tout bien échangé soit compris
comme une demande de reconnaissance, il serait invivable qu’aucun ne le
soit » [p. 518]. C’est vrai pour toutes les sociétés. Le problème de la société
de croissance, c’est qu’elle vise d’abord et avant tout à accroître la
circulation des choses. Et pour accroître en permanence la circulation des
choses, elle doit les détacher de plus en plus des êtres, elle doit les alléger
de leur poids symbolique; ce qui circule ne doit plus porter la
reconnaissance. Hénaff analyse avec une grande profondeur ce phénomène,
mais ne semble pas en tirer toutes les conséquences. Or c’est précisément
pour cette raison que le modèle marchand menace le rapport de don – qu’il
se veut non pas une alternative, mais prétend pouvoir s’en passer. Or Hénaff
persiste à affirmer qu’aujourd’hui, « les deux formes d’échange ne sont pas
formellement en compétition » [p. 407]. Historiquement, c’est vrai et il est
essentiel de bien montrer, comme il le fait, que ces deux formes de
circulation des choses n’appartiennent pas au même registre. Mais
aujourd’hui, le marché tend à contrôler tout ce qui circule, et le don résiste,
ce qui place les membres de la société dans une situation de choix constant,
individuel et collectif, entre diverses modalités de circulation des choses –
les principales étant l’État, le marché et le don.

Hénaff ne se base, pour l’essentiel, sur aucune étude du don dans la société
moderne. À cet égard, en tant que philosophe cultivé et érudit se penchant
sur le don, il se retrouve dans une bien étrange position : il dispose d’une
quantité incroyable de données historiques et ethnologiques concernant les
autres sociétés que la sienne – données qu’il exploite brillamment. Avec
raison, il insiste continuellement sur la nécessité de revenir au terrain, aux
faits. Et sa recherche historique le conduit très loin. Mais pour ce qui est de
sa propre société, il lui manque l’étude concrète du don, l’étude de la façon
dont les choses circulent aujourd’hui. Rien sur toutes les recherches sur la
réciprocité, le lien, la dette; rien sur le don du sang (Titmuss n’est même pas
mentionné), l’héritage, le don d’organes, le bénévolat… Il a poussé
l’analyse des types de don jusqu’au bout. Mais à négliger toute la littérature
sur le don moderne, il est conduit à des propositions incomplètes.

En refusant aussi radicalement de considérer l’alternative don-marché, il


s’empêche de voir le problème actuel du don : le problème des individus et
des sociétés qui, aujourd’hui, dans les faits et quotidiennement, choisissent
en permanence, individuellement et collectivement, de faire circuler les
choses soit par le don, soit par le marché, soit par l’État.

Comment ne pas reconnaître cette tension permanente entre les différents


systèmes lorsqu’on voit par exemple, des banques de sang commerciales
faire des procès aux organismes sans but lucratif qui font appel à des
donneurs bénévoles pour cause de concurrence déloyale [Titmuss, 1972, p.
159-165]? Depuis que le modèle néolibéral est devenu l’idéologie
dominante, l’individu est constamment et de plus en plus incité à choisir le
modèle marchand. Mais il résiste ! Individuellement, il décide par exemple,
de ne pas acheter de cadeau à la fête des Mères ou à la Saint-Valentin parce
que ces fêtes sont devenues « trop commerciales » [Godbout, 2000].
Collectivement, il refuse que le sang soit une marchandise comme les
autres.

Et ainsi de suite. Les études actuelles sur le don analysent tous ces
phénomènes – que Hénaff finit par reconnaître en écrivant : « Si l’on a
toujours opposé la relation de don à la relation marchande, ce n’est pas sans
une juste intuition que la première concerne le “hors-le prix”, ou plutôt
l’incommensurable » [p. 518]. Mais il affirme constamment par ailleurs que
le marché et le don n’ont rien à voir. « Le don n’est ni l’ancêtre du
commerce ni une alternative à lui » [p. 153,154,163,175,204 – et jusqu’à la
fin, cf. p. 495]. Ce qui ne l’empêche pas de présenter la mondialisation
comme le plus radical moyen d’en finir avec le don et avec la dette [p. 177],
et de se demander : « Serions-nous les témoins d’une extinction des
rapports de don ? Ou plutôt devant l’exigence d’en repenser très
différemment la libre obligation ?» [p. 496]. L’enjeu est donc bien là, et le
don est donc bien une réponse possible. Quel don ? Cérémoniel, sacrificiel,
intériorisé, moral ? Le don, tout simplement; la réflexion sur le don à
laquelle Hénaff apporte une contribution essentielle. Il y a actuellement une
pensée du don qui se développe, et cette pensée – la sienne, celle du
MAUSS et de tant d’autres – peut être considérée comme pertinente pour
résister à la mondialisation marchande, comme il le montre lui-même.

C’est pourquoi on comprend mal comment il peut affirmer, dans son


entretien avec Esprit, à propos de la Revue du MAUSS : « Il y a dans ce
projet une ambiguïté certaine. [… ] le cadre théorique de la revue du
MAUSS est celui d’une résistance à une certaine conception de l’économie.
[… ] Il n’est pas tenable de demander à la pensée du don d’y apporter une
réponse.

[… ] Le don cérémoniel n’est pas un échange de biens, c’est une procédure


de reconnaissance publique » [p. 145]. Mais ce n’est pas au don cérémoniel
que nous demandons une réponse ! C’est à une réflexion générale sur le don
dans toutes les sociétés. Hénaff joue constamment sur l’opposition du don
cérémoniel et du don en général. C’est par ce jeu qu’il réussit le tour de
force de s’opposer au MAUSS alors qu’il défend les mêmes positions,
comme en témoignent les citations suivantes : « Il ne s’agit pas d’une
alternative (don/marché). Mais il est vrai que, dans certaines circonstances,
quand l’une doit s’imposer, l’autre doit s’effacer » [p. 495]. « La question
se pose à nouveau : qu’est-ce qui doit se donner et ne doit pas se vendre ?»
[p. 497]. Qu’est-ce qui doit passer par le don, ou au contraire par l’État ou
le marché, par l’échange non marchand ? Le Prix de la vérité montre la
nécessité et l’urgence de se poser aujourd’hui ces questions et apporte une
contribution essentielle à ces débats. Mais par son refus de reconnaître la
contribution de la pensée du don à ce débat, ce livre est décevant. Il semble
lui manquer une conception générale du don. Cette conception, nul n’en a
aujourd’hui une vision claire. Mais il importe d’y travailler, à travers des
débats sur les multiples dimensions du don. Or, malgré sa contribution
importante à cette recherche, souvent, et malheureusement, ce livre, en
cherchant à isoler les différentes dimensions du don, incite à ne pas le faire.

BIBLIOGRAPHIE

CIALDINI Robert B., 2001, Influence. Science and Practice, Boston,


Allyn & Bacon.
GODBOUT Jacques T., 2000, Le Don, la dette et l’identité, Paris, La
Découverte/MAUSS.
GOTMAN Anne, 1989, « Le vase, c’est ma tante. De quelques
propriétés des biens hérités », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie
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GOUX Jean-Joseph, 2000, Frivolité de la valeur. Essai sur
l’imaginaire du capitalisme,
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HÉNAFF Marcel, 2002, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la
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LATOUCHE Serge, 1992, L’Occidentalisation du monde, Paris, La
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MAUSS Marcel, [ 1950] 1985, Sociologie et Anthropologie, Paris,
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POLANYI Karl, 1977, The Livelihood of Man, New York, Academic
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Centenary Tribute,
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TESTART Alain, 2001, « Échange marchand, échange non
marchand », Revue française de sociologie, vol. 42, n° 4, p. 719-748.
TITMUSS Richard, 1972, The Gift Relationship. From Human Blood
to Social Policy,
New York, Vintage Books.

Notes

[1]

Une première version de ce texte a été présentée au colloque du MAUSS


« Don et désir d’apparaître », à Saint-Jacut-de-la-Mer ( 20-23 juin 2002). Je
remercie les participants – et particulièrement AlainCaillé – pour leurs
commentaires. Dans un entretien publié par la revue Esprit (février 2002),
Marcel Hénaff commente son ouvrage le Prix de la vérité et il y affirme
notamment être en désaccord avec la Revue du MAUSS sur un certain
nombre de points. Dans le texte qui suit, je présente une analyse critique de
cet ouvrage et je tente de comprendre les sources de ce désaccord.

[2]

Depuis l’ouvrage classique – mais demeuré longtemps isolé – de Titmuss


sur le don du sang, depuis une quinzaine d’années, les travaux sur le don se
sont multipliés. La Revue du MAUSS rend compte régulièrement de ces
travaux. Pour ma part, depuis dix ans, avec d’autres chercheurs, j’ai tenté de
comprendre comment fonctionne le don dans la société actuelle en réalisant
différents projets de recherche portant sur le don dans la parenté, le don
d’organes, le bénévolat et le don au sein des rapports marchands eux-
mêmes.

[3]

C’est en fait l’animisme qui est décrit ici. On peut se demander comment
expliquer que l’animisme existe encore aujourd’hui dans des sociétés qui
n’ont plus rien à voir avec les chasseurs-cueilleurs…

[4]

Hénaff ajoute : « [… ] la culture catholique est essentiellement fidèle aux


pratiques immémoriales de réciprocité entre alliés [… ] » [p. 376]. La
culture catholique aurait-elle d’étranges liens avec le don cérémoniel ?

[5]

Ce qu’il appelle l’économie substantielle et l’économie formelle.

[6]

« Sénèque entend sauver le don. Mais il ne peut le sauver qu’en le


soustrayant à sa forme traditionnelle – c’est-à-dire rituelle – présentée
comme le contraire de ce qu’elle a toujours été. La pensée du don pur
s’établit sur ce contresens, ou du moins ce malentendu : c’est encore le cas
aujourd’hui » [p. 341]. On peut s’étonner de l’importance accordée par
Hénaff à cette opposition à la forme traditionnelle du don chez Sénèque. Ce
dernier mentionne rarement le don rituel comme tel. Sénèque parle du don
intéressé, de l’échange marchand, auquel il oppose le don généreux, qui
n’attend rien en retour et qu’il oppose au rapport¤ ¤ marchand. Si Sénèque
parle de don pur, c’est au sens de la non-intention de retour et non de
l’absence de retour, ce en quoi il se distingue radicalement d’auteurs
modernes tels que Derrida ou Lévinas pour lesquels le don pur suppose
l’absence de retour, tout retour démontrant l’intention de retour.

[7]
Ne serait-il pas plus juste de dire que le don est l’expression de ce dilemme,
le lieu où il se joue, sans jamais vraiment se résoudre, le risque étant
toujours présent à cause justement de cette liberté essentielle au don ?

[8]

Plus récemment, Testart [ 2002] constate la même chose : la seule sanction


est que l’un des partenaires met fin à la relation, ce qui montre qu’il s’agit
bien d’un don, selon la définition même de Testart. Mais ce dernier persiste
à dire qu’il n’y a qu’apparence de don, sans voir la contradiction avec sa
propre définition.
Correspondance
Le 25 juin 2002 Cher Marcel,

Pour ce qui est de Saint-Jacut, tu as été critiqué sur trois points principaux.
1° Par Camille Tarot sur la question du sacrifice. Mais comme, quant au
fond, ta position et la mienne ne se distinguent guère, je t’ai défendu de bon
cœur. Accessoirement, ta critique de Rospabé est également mal passée
puisque tu lui fais dire le contraire de ce qu’il dit (je te l’avais dit).

2°Critique de forme : ton rapport au MAUSS n’a pas paru généreux parce
que tu ne mentionnes guère une bonne partie du travail maussien pourtant si
proche du tien et crois devoir prendre avec lui des distances parfois étranges
(quelle idée, par exemple, de prêter au MAUSS l’intention de remplacer
l’économie capitaliste par une économie du don !). 3° Quant au fond – qui
fera le cœur, j’imagine, de notre discussion –, il a semblé que tu avais des
positions finalement assez contradictoires, voire autoréfutantes.

Extrait de

« De la philosophie à l’anthropologie. Comment interpréter le don ?

Entretien avec MarcelHénaff » ( Esprit, février 2002, p. 145).

Comment vous situez-vous par rapport au courant du MAUSS animé avec


rigueur depuis des années par Alain Caillé ? Vous êtes d’ailleurs intervenu
récemment dans cette revue, semble-t-il.

Je voudrais rendre hommage ici au travail inlassable accompli par Caillé et


ses amis de la Revue du MAUSS en vue de définir et d’alimenter le débat
autour de la question du don. Le dossier constitué au fil des publications
depuis près de vingtans par ce collectif est impressionnant. J’ai découvert
cette revue assez tardivement; je dois dire que, dans ce domaine, je ne vois
pas qu’un effort comparable de réflexion et de recherche ait été accompli
dans le monde anglosaxon ou ailleurs.
De mon point de vue, il y a cependant dans ce projet une ambiguïté
certaine. Elle tient au fait de sa définition même. L’acronyme MAUSS ici
veut dire : Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales. Sans entrer
dans le débat concernant la définition de l’utilitarisme, il est clair que le
cadre théorique de la Revue du MAUSS est celui d’une résistance à une
certaine conception de l’économie. Cette résistance, nous sommes
nombreux à la partager. Mais, à mes yeux, il n’est pas tenable de demander
à la pensée du don d’y apporter une réponse. Car c’est faire du phénomène
du don une forme de circulation générale de biens, et en définitive une
forme de partage ou de distribution qui serait supposée pleinement humaine
et offrirait une alternative à « l’horreur économique », celle de ce
capitalisme, hypocrite autant que brutal, que nous voyons triompher en ces
temps de mondialisation. Le partage, la solidarité, la redistribution sont
indispensables et on ne peut que soutenir tout effort pratique fondé sur ces
exigences et toute pensée qui en réfléchit la nécessité. Mais cela ne nous
permet pas de comprendre le don cérémoniel; ça ne peut prétendre en être
une expression.

C’est sur cette équation que mon analyse s’écarte sensiblement de celle de
la Revue du MAUSS. Ainsi que je l’explique dans mon livre, le don
cérémoniel n’est pas un échange de biens, c’est une procédure de
reconnaissance publique entre partenaires. Cela n’a donc rien à voir
directement avec l’économie, même pour en nier les présupposés
utilitaristes. La question de la reconnaissance réciproque est sociale et
politique. Le problème touche aux expressions symboliques de la
réciprocité ainsi qu’aux formes de la culture ou du droit politique. C’est de
ce côté qu’il faut chercher l’héritage du don réciproque cérémoniel, non
dans la mise en cause des formes de circulation des biens utiles. C’est aussi
dans cette perspective qu’il est possible d’envisager et de construire ce
« paradigme du don » que Caillé, avec raison, appelle de ses vœux.

Tantôt tu suraccentues la césure entre modernité et don cérémoniel pour


laisser entendre que le monde du don est mort et enterré, et qu’on ne peut
donc rien en attendre. Tantôt, à l’inverse, tu en appelles – comme Mauss à
la fin de l’Essai – à ressaisir les ressources de l’esprit du don pour résister à
l’omnimarchandisation. Ceci implique une discussion plus précise sur ce
qu’il subsiste du don aujourd’hui. Il y a sur ce point un gros travail du
MAUSS (et notamment de Godbout et de ton serviteur) que tu sembles
totalement ignorer. À certains égards, je souscris à ces deux séries de
critiques, mais j’ai fait observer que ce n’était pas là un débat entre les
MAUSSiens et toi, puisqu’au sein du MAUSS même, le champ des
variations et variantes est aussi important et que tu pourrais être aussi bien
dedans que dehors… à supposer que tu sois dehors. Cela étant, une idée
m’est venue hier tout à trac en discutant de la traduction récente d’un (bien
mauvais) texte de Goffman sur la question du genre qui semble très bien
marcher en librairie. Il doit faire une centaine de pages écrites en très gros
caractères. Je me suis demandé s’il ne vaudrait pas la peine de sortir sous
une forme comparable ton petit texte sur l’éthique catholique et l’esprit du
non-capitalisme, seul ou accompagné d’une intro ou de quelque chose. Je
pense que ça marcherait très bien et se remarquerait infiniment mieux sous
la forme d’un petit livre que sous celle d’un gros article dans une petite
revue. Qu’en dirais-tu ?

Amicalement Alain

P.S. Par ailleurs, je me dis que notre thème de discussion commun devient
vraiment central. Outre ton livre et le mien, outre ceux de Derrida et Marion
(et quelques autres du même grain), il y a désormais celui d’Anspach et,
dans un genre assez différent, celui de BrunoViard ( Les Trois Neveux,
Mauss, Leroux, Diel), qui était d’ailleurs présent à Saint-Jacut. Je crois qu’il
serait intéressant (à tous les sens du terme intérêt) de faire recenser,
comparer et discuter nos ouvrages respectifs par des gens de qualité. Mais
qui pourrait faire ça ?

***

Le 3 juillet 2002

Cher Alain,

C’est connu : on est toujours surpris devant les critiques. On se croit mal
compris. C’est ce qui m’arrive dans ce que tu me rapportes. C’est ce qui est
arrivé à plusieurs de tes amis dans ce que j’ai écrit.
Comme je sais que tu es généreux, et comme j’espère l’être également,
nous allons assumer cette situation. Tu penses – et d’autres compagnons du
MAUSS également – que j’ai manqué de cette même générosité envers les
travaux accomplis par tout le mouvement. Ce sentiment peut paraître
légitime pour qui ignore que j’ai découvert la Revue du MAUSS et ses
dossiers alors que j’avais déjà écrit toute la seconde partie de mon livre –
bref, les chapitres sur le don, le sacrifice, la dette, la grâce. Mon bonheur fut
de constater que tant de gens travaillaient dans le même sens, même si sur
certains points essentiels, je formulais des hypothèses qui s’écartent
sensiblement des positions des uns et des autres. J’ai commandé d’un coup
chez Tschann (car c’est Yannik Poirier qui a attiré mon attention sur la
RdM ) tous les dossiers du MAUSS disponibles, ancienne et nouvelle série.
J’ai alors inséré autant que j’ai pu des allusions à divers travaux – dont les
tiens au tout premier chef. En outre, dès que j’ai eu pris connaissance de ces
publications, je t’ai fait signe avec enthousiasme pour te dire l’admiration
que je ressentais devant tout ce que toi et tes amis aviez développé. Ce fut
le début de nos échanges cordiaux et féconds – et qui le resteront, j’en suis
sûr.

Mais tu comprends bien – et tes amis doivent le comprendre – qu’il eût été
curieux pour moi qui avais fait mon parcours de manière tout à fait
indépendante depuis plus de dix ans d’attribuer à d’autres ce que j’avais
élaboré et formulé de mon côté. Et pourtant, j’ai tiré mon chapeau au
MAUSS aussi élégamment et fortement que j’ai pu en insérant des citations
et des remarques chaque fois que cela me semblait souhaitable. Car nous
étions d’accord sur tant de choses !… Et nous le restons.

J’ai pourtant conscience d’avoir avancé des points assez nouveaux aussi
bien sur le don que sur le sacrifice, la dette et la grâce. Sur le don, en
partant de l’éthologie de la rencontre chez les primates pour montrer que le
don cérémoniel n’a rien à voir avec des échanges de biens même gratuits
mais qu’il est avant tout une procédure publique de reconnaissance
réciproque; sur le sacrifice, en tirant toutes les conséquences du fait que le
sacrifice n’apparaît qu’avec la domestication des plantes et des animaux (ce
qui était documenté depuis longtemps mais dont on n’avait rien fait ou
presque); sur la dette, en proposant la distinction que je crois capitale entre
dette de réplique (symétrique du don et qui concerne la justice vindicatoire)
et la dette de dépendance (en montrant que ce n’est pas le don qui crée la
dette, mais la dette et l’univers sacrificiel qui changent le don);

et sur la grâce, en liant son concept à celui de don unilatéral – point que tu
as tout de suite bien compris en acceptant de publier en avant-première dans
la Revue du MAUSS ( 1er semestre 2000) une partie de ce chapitre
concernant Weber, augmentée de réflexions sur la frontière qui traverse
l’Europe et sépare le Nord, non marqué par le droit romain, et le Sud qui lui
doit beaucoup de ses modèles de pensée. Tu as remarqué que, dans mon
livre, j’indique toujours mes sources, et reconnais mes dettes… justement.
Je ne suis pas du tempérament à tirer la couverture de mon côté. Mais je ne
suis pas non plus du genre à attribuer à d’autres ce que j’ai élaboré moi-
même.

Je suis sûr que tu admets très bien cela. Et ce n’est pas de l’ingratitude
(j’ajoute que lorsque mon désaccord est trop profond avec des gens que
j’estime cependant beaucoup, je préfère éviter la polémique; ainsi ai-je omis
de discuter l’Économie libidinale de Lyotard, l’Échange symbolique de
Baudrillard, la Violence et le sacré de Girard – hormis une brève note–,
étant entendu que ces penseurs sont de toute façon très peu comparables).

Maintenant je voudrais revenir sur deux critiques plus précises, la tienne et


celle de Rospabé.

En ce qui concerne Rospabé, je dois dire que, à un détail près, je suis


d’accord avec tout ce qu’il écrit dans son livre; j’en dis d’emblée beaucoup
de bien. Il est clair que Rospabé ne confond pas la monnaie sauvage et la
monnaie marchande; je ne lui fais pas dire le contraire. La seule réserve que
je fais – la seule, mais très clairement –, c’est de supposer que la monnaie
sauvage (que moi, j’appelle cérémonielle) à travers « la dette de vie »
constitue le fondement de la monnaie marchande. C’est ce que tu confirmes
dans ta préface en y voyant comme tu dis « le signifié ultime ». C’est aussi
ce que présuppose très évidemment le sous-titre du livre : « Aux origines de
la monnaie ». Certes, j’ai bien compris qu’il s’agit d’une origine
ontologique et non chronologique. C’est pourtant cela même que je
conteste.
Et si j’émets cette réserve, c’est que, selon moi, pas plus que la monnaie
marchande ne peut éclairer le sens de la monnaie sauvage (ce que Rospabé
et toi dites très bien), celle-ci ne peut être ce qui (toujours par la « dette de
vie ») se tient au fondement – ou à l’origine – de la monnaie marchande.

Si Rospabé est d’accord sur cela, alors il lui faut changer son sous-titre; et il
te faudrait aussi modifier ce passage de ta préface.

Quant à ta propre critique, elle concerne en fait ma présentation de la RdM


dans mon entretien avec Mongin dans Esprit. Comme toujours dans des cas
semblables, en dépit de90% d’approbation, on ne retient que les10% de
réserve. Or, la manière dont tu résumes mes réserves dans ton dernier e-
mail (et que tu avais déjà présentées semblablement dans un message de
mars) ne me paraît pas adéquate. Je ne dis pas du tout ce que tu me fais dire.
Ça me contrarie énormément, car c’est un vrai malentendu au sujet d’un
vrai problème. Tu me dis : « Quelle idée de prêter au MAUSS l’intention de
remplacer l’économie capitaliste par une économie du don ! » Je suis un
peu stupéfait.

Tout d’abord, dans mon livre, je récuse le concept même d’économie du


don. Je ne vais donc pas l’appliquer aux autres. Ensuite ce que je dis, dans
cet entretien, c’est que la pensée du don (et c’est bien elle qui, à juste titre,
domine le projet du MAUSS) ne peut apporter de réponse aux problèmes
d’ordre économique – pas même au sens où M. Mauss lui-même
l’envisageait à la fin de l’Essai. Ce que toi-même et d’autres avez
développé dans le sillage de cette proposition, c’est l’importance du
désintéressement, c’est l’action généreuse (et crois-moi, je suis pour !).
Dans l’Esprit du don, tu donnes cette définition : « Qualifions de don toute
prestation de bien ou de service effectuée sans garantie de retour, en vue de
créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes » (p. 32 – et tu le
rappelles dans Don, intérêt et désintéressement, p. 236). Je pourrais
totalement y souscrire sauf pour un détail : la garantie du retour. Détail
capital. Le don cérémoniel – et c’est là l’effet propre du rituel – est construit
justement de manière à rendre le retour obligatoire. C’est même cela, tu le
sais aussi bien que moi, qui a fasciné Mauss et qui a déclenché toute sa
réflexion : « Qu’est-ce qui fait, demande-t-il, que des biens reçus doivent
obligatoirement être rendus ? » C’est ce retour obligatoire qui a suscité les
paradoxes de Derrida ou les critiques de Testart (sans parler de Guidieri et
d’autres).

Paradoxes qui témoignent d’une incompréhension de la logique


cérémonielle. Or dire, comme tu le fais, « sans garantie de retour », c’est, je
le crains, prendre encore le risque de penser le don cérémoniel comme une
action bienfaisante, et en cela, semble-t-il, comme pouvant compenser les
effets négatifs de l’action économique proprement intéressée. Et il n’est pas
contestable que de tels biens, parce qu’ils sont cédés généreusement,
peuvent créer du lien. Mon objection, c’est que voir les choses ainsi ne
permet pas de saisir le don cérémoniel. Cette mise à l’écart de la réciprocité,
tu la réaffirmes très clairement dans Don, intérêt et désintéressement,
pages236-238. Je te cite à nouveau et tu vas mieux me comprendre, car tu
notes à propos de ta définition précédente : « Elle se borne à poser que le
don existe aussitôt qu’est acceptée la possibilité d’un défaut de la
réciprocité et que cette acceptation constitue le signe suffisamment dénué
d’équivoque de la générosité et du désintéressement » (p. 238). Tu ajoutes
plus loin avec prudence – et raison – que ce désintéressement ne constitue
pas la condition sine qua non du don. Ta définition, tu la dis « non
sophistiquée » en opposition à celles « trop sophistiquées » comme celles
du don pur. Ces difficultés sont liées, selon moi, à ton affirmation qui me
semble impossible à tenir, à savoir que « le don existe aussitôt qu’est
acceptée la possibilité d’un défaut de réciprocité ». Je dirai au contraire que
le don existe aussitôt qu’apparaît l’exigence de réciprocité (je parle bien sûr
du don cérémoniel). Mais pour cela, il ne faut pas partir des biens offerts
gracieusement (même s’ils créent du lien); il faut partir de l’exigence de
reconnaissance (au sens de se reconnaître). Il faut voir que le geste
cérémoniel de donner est un geste de provocation, d’appel, comme le coup
qui suscite la réplique. C’est pourquoi j’ai été amené à reprendre le dossier
à fond en situant les gestes du don dans le cadre des formes de rencontre et
de reconnaissance chez divers primates, et par là même à repérer la « petite
différence » qui change tout : ce fait de s’engager envers l’autre, de se
donner à travers une chose comme gage et substitut de soi (et rien d’autre
ne la rend précieuse). Geste qui implique défi, réplique, jeu, attente et
surtout alternance dans le temps (je précise bien que le partage de nourriture
et même de distribution tactique chez les chimpanzés par exemple n’a rien à
voir avec cette procédure de reconnaissance réciproque).
En bref, il me semble que toi-même et beaucoup de ceux qui ont publié
dans la RdM pensez encore en termes de biens; certes des biens qui lient
face à ceux qui sont appropriés et échangés économiquement. Mais on reste
encore dans une logique des biens. On est quasiment dans l’univers du De
Beneficiis de Sénèque. En ce sens, le don-qui-lie résiste à la logique du
profit qui divise. Voilà ce que je voulais indiquer dans mes remarques certes
trop rapides qui ont été publiées dans Esprit. Quand je dis (dans la même
page du même entretien) que les biens offerts généreusement et sans
réciprocité attendue ne peuvent pas permettre de comprendre le don
cérémoniel, je veux dire que la procédure de reconnaissance réciproque,
dont les biens sont seulement des gages et des substituts, ne vise ni à l’aide,
ni à la solidarité, ni à augmenter les richesses du partenaire, mais à lui
accorder la reconnaissance attendue, à la lui garantir selon des gestes
convenus, à travers des biens jugés précieux, en des circonstances définies.
Ce geste appelle sa réplique : la réciprocité en est la condition sine qua non
parce qu’il s’agit de reconnaissance publique. Le don cérémoniel est
d’abord cela dans les sociétés traditionnelles. Or cette reconnaissance
publique, comme je le dis et redis, est assurée par la loi dans les sociétés à
structure étatique sans que disparaisse l’exigence de reconnaissance
interpersonnelle au niveau des individus et des groupes locaux. Mon
analyse permet d’écarter comme un faux problème le paradoxe du don pur
(quitte à peiner Derrida et les derridiens); elle permet de comprendre la
logique du hau, c’est-à-dire de la réciprocité différée ou indirecte; elle
permet d’articuler les formes de la reconnaissance dans les sociétés
traditionnelles et dans les modernes; elle permet aussi de situer l’échange
économique par rapport à cette exigence; elle permet enfin de comprendre
où se situe la question éthique : non dans le beau geste qui gratifie, mais
dans le geste – ou la procédure – qui reconnaît inconditionnellement la
dignité d’autrui.

Voilà ce qui constitue le point essentiel de ma réflexion. Je ne suis pas sûr


que tu l’aies bien perçu. Je dis autre chose que Mauss (mais cela affleure
constamment chez lui sans trouver son expression nette); je dis autre chose
que toi (même si tant d’éléments d’analyse sont partagés) et que tes
compagnons du MAUSS (même s’ils sont loin, comme tu le dis justement,
de former un groupe homogène).
Et j’en viens à ta dernière critique. Tu me dis : « Il a semblé que tu avais
des positions finalement assez contradictoires voire autoréfutantes.

Tantôt tu suraccentues la césure entre modernité et don cérémoniel pour


laisser entendre que le monde du don est mort et enterré, et qu’on ne peut
donc rien en attendre. Tantôt, à l’inverse, tu en appelles, comme Mauss à la
fin de l’Essai, à ressaisir les ressources de l’esprit du don pour résister à
l’omnimarchandisation. » J’avoue d’emblée ma perplexité car je mets
explicitement en cause cet appel de MarcelMauss. Mes positions seraient
contradictoires si elles étaient conformes à la présentation que tu en fais.

Mais je dis tout autre chose ! Voilà comment j’ai présenté la question dans
mon livre : je dis que le don cérémoniel a disparu dans les sociétés
modernes en tant que procédure publique et institutionnelle de
reconnaissance réciproque entre groupes statutaires (tout comme le sacrifice
rituel s’est effacé pour des raisons qui lui sont propres mais aussi liées au
don cérémoniel).

Mais je dis aussi très fortement que l’exigence que portait le don
cérémoniel n’a pas disparu; non seulement elle a été prise en charge par la
loi, mais je dis aussi que dans les relations interpersonnelles ou entre
groupes restreints, le don cérémoniel continue à fonctionner comme
expression de la reconnaissance accordée ou reçue (cadeaux, compliments,
fêtes, formes de politesse, actes de soutien, etc.). Cela ne constitue en rien
un moyen de résister à « l’omnimarchandisation » (formule qui n’est pas de
moi et que je n’emploie jamais). Je ne me suis prononcé sur ce sujet que
dans l’entretien d’Esprit et en raison des questions qui m’étaient posées.

Ce que j’ai dit alors est non pas que le don (le don cérémoniel ou celui
d’entraide) serait une réponse à ce que l’on appelle la marchandisation,
mais que la vraie question posée par cette marchandisation (terme qui
n’apparaît pas dans mon livre) – ou disons, de la mise à prix de toute chose
– est encore finalement celle de la dignité et donc de la reconnaissance
réciproque. Et c’est sur ce point – sur cette exigence du respect à accorder –
que, selon moi, l’esprit du don défie l’ordre marchand lorsque celui-ci sort
de sa fonction légitime : assurer l’échange entre producteurs dans la cité de
la différenciation des tâches et des activités (ce qu’Aristote et les
scolastiques avaient si bien compris).
Tout cela me semble très différent ce que vous dites, toi et Godbout.

J’aimerais que vous le compreniez. Encore une fois, je ne crois pas être
ingrat; j’ai avancé dans ma recherche sans connaître la vôtre; quand j’ai lu
vos travaux, j’ai à la fois aimé notre proximité dans l’identification du
champ de recherche et mesuré notre différence sur l’hypothèse
fondamentale. Je crois – je le dis sans prétention – que mon approche est
nouvelle et que mes hypothèses ont une fécondité heuristique certaine et
démontrable. J’espère que tu le perçois, sinon nous entrerions dans un
dialogue de sourds.

Je te remercie en tout cas, cher Alain, de m’avoir fait part de manière


franche de tes réserves et même de tes insatisfactions. Tu m’as en tout cas
poussé à faire cette mise au point. Je ne vois aucun inconvénient à ce que tu
la communiques à ceux ou celles que ça pourrait intéresser et dont tu as
reflété les interrogations. J’espère que cela pourra dissiper certains
malentendus et favoriser un débat qui est de toute façon passionnant.

Cordialement Marcel

***

Le 4 juillet 2002

Cher Marcel,

C’est moi, à mon tour, qui vais devoir te faire une longue réponse et, pour
cela, te relire attentivement. Après une première lecture rapide de ton texte,
ce que je ressens, c’est tout d’abord de l’incompréhension. Tu ne
comprends pas trop mes critiques et je ne comprends pas facilement ou
spontanément tes réponses. Pas forcément par mauvaise volonté. Il y a, je
crois, un important effort à faire pour savoir de quoi nous parlons vraiment,
et s’il y a entre nous une différence effective, un différend palpable ou, au
contraire, de simples nuances. En l’état, très sincèrement, et mis à part des
questions de narcissisme, je ne le sais absolument pas. D’où la nécessité de
te relire et d’y réfléchir. Mais je veux te dire tout de suite à quel point je
suis heureux que tu aies surmonté l’agacement probable qu’a dû te causer
ma lettre et pris le temps d’y réfléchir et d’y répondre. C’est seulement ainsi
qu’il est possible d’avancer. Je te remercie de jouer le jeu et de deviner que
je le jouerai à mon tour.

Amicalement Alain

P.S. Oui, je vais mettre ta réponse en circulation maussienne, bien sûr,


puisque tu m’y autorises.

***

Le 5 juillet 2002

Cher Marcel,

Je pressens que notre échange, au bout du compte, ne va pas être facile, et


déjà pour une raison déroutante qui est que nous parlons de la même chose
et en des termes apparemment fort voisins, mais qu’apparemment, nous
avons pourtant le plus grand mal à nous comprendre. J’ai lu deux fois ta
lettre et je me sens finalement toujours aussi en peine de fixer ton propos –
que, de plus en plus, je trouve oscillant – et son statut à mes propres yeux,
de même que je ne comprends pas grand-chose aux propos que tu
m’imputes. Et tu es apparemment dans la même situation face à ce que je
dis de ce que tu dis. Essayons pourtant d’avancer et de voir si nous pouvons
nous mettre d’accord sur certaines idées sur lesquelles nous ne serions
effectivement pas d’accord.

Il y a d’abord le point désagréable à traiter de ton rapport au MAUSS et à


mes écrits. Désagréable parce que nous sommes menacés à tout moment de
tomber dans une querelle de propriétaires d’idées, de précédents, de
bornage de domaine ou de préséance. Nous ne sommes cependant pas naïfs
et savons que cette question de la reconnaissance des mérites de l’autre est
difficilement esquivable et qu’à la dénier, on manque à coup sûr à la fois
aux devoirs de la générosité et à ceux de la justice. Ici, je ne peux que me
répéter. Je ne doute pas que tu aies élaboré par toi-même la seconde partie
de ton livre, au demeurant excellente et précieuse comme je te l’ai dit
souvent, et bien évidemment, je ne t’ai en rien taxé de plagiat ou accusé
d’avoir « pompé » le MAUSS. Mais il me semble qu’à partir du moment où
tu découvrais de multiples et fortes proximités entre ta synthèse
anthropologique et celle à laquelle s’essaie le MAUSS depuis une
vingtained’années, il aurait été bienvenu d’en faire état (au-delà de deux ou
troiscitations pas trop engageantes et en passant) et de t’en réjouir
publiquement et pas seulement en privé. Question de reconnaissance
publique, pour parler ton langage. Il me semble que ce qui à tes propres
yeux t’autorise, sans manquer aux devoirs de générosité, à minorer cette
reconnaissance publique, c’est la certitude du caractère radicalement
nouveau de ton propos par rapport à celui du MAUSS et au mien. Or, qu’il
soit original, c’est bien évident (de même, Godbout n’est pas Caillé, qui
n’est pas Berthoud, qui n’est pas Tarot, qui n’est pas Viard, qui n’est pas
Boilleau, qui n’est pas Rospabé, qui n’est pas Anspach, etc.). Mais est-il
radicalement autre et quasiment incommensurable comme tu sembles le
dire ? Je n’en suis pas si sûr.

« Le don cérémoniel, écris-tu, n’a rien à voir avec les échanges de biens
même gratuits. » C’est, si je te comprends bien, sur ce point que nous
divergerions le plus fortement, et toutes les autres différences que tu pointes
s’ordonnent en fait à partir de cette différence supposée fondamentale (plus
loin, tu écris encore que, dans tous les textes du MAUSS, « on reste encore
dans une logique de biens »). Or, telle quelle, cette phrase me paraît bien
discutable et, par ailleurs, tu t’en sers pour critiquer une position qui n’est
pas la nôtre. En un mot, tu crois ou veux croire que nous aurions une
conception économiciste plus ou moins voilée du don et que même mis au
service du lien, il se caractériserait en dernière instance par ses dimensions
économiques. C’est cette même idée qui, dans ton entretien d’Esprit, te sert
à prendre tes distances avec nous en disant que nous nous trompons parce
que nous cherchons du côté du don des solutions économiques au problème
du capitalisme. J’y reviendrai.

Avons-nous une conception en définitive économiciste du don ? J’ai, je dois


dire, du mal à comprendre comment tu peux le penser puisque tout ce qui
s’est écrit dans le MAUSS a toujours eu pour but premier de critiquer cet
économisme. Pour ma part, tu le sais, je développe du don une conception
non pas économiciste mais proprement politique – et symbolique et ad-
sociative. Le don est l’acte (le « geste ») par lequel les rivaux et étrangers
en guerre se déclarent alliés et parents en paix, aptes à passer de la mort à la
vie, de la stérilité à la fécondité, et dessinent ainsi leurs identités
respectives. Tu dis, toi, que le don cérémoniel « est avant tout une
procédure publique de reconnaissance réciproque ». Est-ce vraiment si
éloigné ?

Tout dépend en fait de ce qu’on met sous ce mot de reconnaissance : Hegel,


Arendt, Lévinas ? Je crois que tu y places pour ta part des connotations
beaucoup plus morales (lévinassiennes) que moi. Mais la différence n’est
certainement pas entre une conception économiciste (même sophistiquée)
du don et une conception éthique, mais entre une conception politique et
une conception morale (que je trouve même parfois un peu moraliste).

Cela étant posé, peut-on dire comme tu le fais que le don cérémoniel n’a
rien à voir avec les échanges de biens ? Que veux-tu dire là ? Que ce ne
sont pas les considérations utilitaires qui prédominent ? Nous serons
nécessairement d’accord. Mais tu veux apparemment dire autre chose
puisque tu dis que ce don n’a rien à voir avec l’échange de biens « même
gratuits ». Là, j’avoue que je ne comprends tout simplement pas. Pour ma
part, je vois quand même des biens qui circulent dans tous les sens en vue
de symboliser l’alliance (la reconnaissance, si tu préfères) et de la
renouveler en permanence. Mais revenons en amont : le don n’aurait selon
toi rien à voir avec l’échange de biens, utilitaires ou non utilitaires. Il y a
pourtant bien des dimensions utilitaires dans la société sauvage. Comment
les penser ? On peut décider, comme toi apparemment et comme
récemment Alain Testart, de dire que tout ceci se joue à travers les
« échanges non marchands » et non pas à travers le don qui leur serait
totalement étranger. Pourtant, j’observe que ces « échanges non
marchands » (quelle catégorie bizarre, du marché démarchéisé en
somme… ) se déploient sous les formes et dans les pores du don
cérémoniel. Alors ? Alors, j’arrête ici d’entrée une discussion qui nous
entraînerait trop loin pour dire qu’il faut penser, liés paradoxalement par le
don, à la fois le fait hiérarchiquement premier de l’inconditionnalité et de la
reconnaissance de l’autre comme allié – fait en lui-même absolument non
économique – et la dimension hiérarchiquement seconde mais bien réelle de
la conditionnalité (et de l’utilité). Bref, penser ce que j’ai appelé
l’inconditionnalité conditionnelle (par exemple, dans l’Anthropologie du
don).
Je vais vite sur la liste des autres points sur lesquels tu affirmes ton
originalité irréductible, non pas, là encore, pour la dénier, mais pour la
nuancer.

– Sur les deux dettes, il faut que je te relise.

– Sur la question de la grâce liée au concept de don unilatéral, il y a quand


même un certain nombre de choses dans le MAUSS, à commencer par le
beau texte de CamilleTarot, « L’invention de la grâce en Palestine ».

Pour ma part, l’idée de lancer des réflexions dans ce sens m’est venue il y a
une dizaine d’années à la lecture du livre de Julian Pitts-River ( et alii),
From Honour to Grace. Et c’est dans le sillage de ces réflexions que j’ai
accueilli avec le plaisir que tu sais ton magnifique article sur l’éthique
catholique et l’esprit du non-capitalisme.

– Sur Rospabé et la monnaie sauvage, je suis heureux que tu m’accordes


qu’il ne confond en rien la monnaie sauvage et la monnaie marchande. Ce
point est d’importance puisque j’ai dû batailler ferme dans le dernier
numéro de l’Homme contre moult anthropologues et économistes sur cette
question elle-même où il y a, je crois, de multiples confusions. Là encore, je
suis heureux de t’avoir comme allié, précieux. Mais encore faut-il nous
reconnaître tels ! Je te donne acte de ta critique sur un point, cependant : le
sous-titre de la Dette de vie, le livre de Rospabé, « Aux origines de la
monnaie », est en effet ambigu. Je plaide coupable. C’est moi qui l’ai
choisi, pour des raisons à vrai dire largement commerciales. Je te remercie
d’avoir compris qu’il s’agit d’origines ontologiques et non d’une généalogie
évolutionniste. J’assume cependant cette perspective ontologique. Mais il
faudra en rediscuter.

– Dans ton livre et dans l’entretien d’Esprit, tu insistes sur l’idée que tu as
découvert (en t’appuyant, entre autres, sur les beaux travaux de
RoberteHamayon) que le sacrifice n’apparaît qu’après le don et au
néolithique. Comme j’ai développé la même idée, avec le même type
d’argumentaire et avec quelques détails il y a six ou septans, dans un
numéro du MAUSS tout entier consacré à cette question du sacrifice, je
dois dire que je suis un peu surpris de ne pas être mentionné dans le long
chapitre que tu consacres à ce débat. Là, il était vraiment facile de « tirer
son chapeau au MAUSS élégamment et fortement », simplement en
mentionnant de quoi il avait parlé. Ne serait-ce que pour dire qu’il y a sur
ce point de fortes tensions, d’ailleurs. Et je suis là-dessus content d’être à
tes côtés ou de te trouver aux miens, comme tu voudras, contre mes amis
Tarot, Anspach ou Scubla.

Mais venons-en à la modernité et au rôle que peut y jouer le don ou l’esprit


du don. Là, je ne te comprends vraiment pas, et j’ai l’impression que tu
bascules en permanence d’un pied sur l’autre pour dire en sub-stance que le
don, c’est fini, que c’est dommage, que pourtant il faut bien chercher de ce
côté-là, mais qu’en même temps, il n’y a plus rien à trouver car seules
subsistent en définitive la justice et la reconnaissance. Pour la justice, il y a
le marché et l’État qui n’ont nul besoin du don. Il faudrait juste, à côté de la
morale, une morale de la reconnaissance de l’égale dignité de l’autre. Mais
là, tu ajoutes que « cette morale ne peut pas être portée seulement par la loi,
mais que l’exigence que portait le don cérémoniel [… ] que dans les
relations interpersonnelles ou entre les groupes restreints, le don cérémoniel
continue à fonctionner comme expression de la reconnaissance accordée ou
reçue (cadeaux, compliments, fêtes, formes de politesse, actes de soutien,
etc.) ». Plus je te lis et moins je comprends. Si tu nous dis que l’esprit du
don moderne se condense dans l’exigence d’égale dignité prise en charge
par le marché et par la loi, alors nous ne serons pas d’accord et aurons
l’occasion de débattre. Mais si tu nous dis qu’elle se manifeste aussi « entre
groupes restreints », dans le cadre de ce que j’appelle la socialité primaire,
alors nous disons la même chose (et tu rejoins les analyses de Jacques
Godbout) et il n’est pas indispensable d’affirmer que nous dirions le
contraire.

La différence, diras-tu probablement, est que J. Godbout et moi, nous


insisterions sur les dimensions économiques de la socialité primaire, tandis
que toi, tu ne t’intéresserais qu’à la « reconnaissance ». Où l’on retrouve le
reproche d’économisme et ta prise de position par rapport au MAUSS dans
Esprit. Tu nous tires ton chapeau, il est vrai, et tu trouves que je ne le
remarque pas assez. Dans ta lettre, tu protestes que tu n’as pas dit que nous
proposerions de remplacer le capitalisme par une économie du don.
Pourtant, je te lis : tu expliques que comme le MAUSS, « nous sommes
nombreux à résister à une certaine conception de l’économie »; mais,
ajoutes-tu, « à mes yeux, il n’est pas tenable de demander à la pensée du
don d’y apporter une réponse. Car c’est faire du [… ] don une forme de
circulation généreuse des biens, et en définitive une forme de partage ou de
distribution qui serait pleinement humaine et offrirait une alternative à
“l’horreur économique”, celle de ce capitalisme, hypocrite autant que brutal
[… ] », etc.

Pardonne-moi, Marcel, mais il est difficile de lire ces lignes sans avoir le
sentiment que tu tentes de nous faire passer pour de doux et naïfs rêveurs,
cherchant dans un mythe du bon sauvage vaguement christianisé à se
débarrasser de l’immonde capitalisme. C’est ce genre d’idées proches de la
débilité mentale que nos adversaires nous prêtent avec une grande
générosité depuis le début du MAUSS. Je serais heureux que nos amis
n’entonnent pas la même ritournelle démentie à chaque page du MAUSS et
de nos livres.

Pour autant, n’y a-t-il rien à chercher du côté de la « pensée du don » pour
apprendre à résister à ce que tu appelles l’omnimarchandisation (et moi le
mégacapitalisme)? Probablement si, puisque toi-même, tu y reviens
régulièrement toutes les trois pages dans l’ambivalence (et
l’indétermination) la plus totale. Et si ce n’est pas dans la « pensée du
don », dans quoi alors ?

Le point sur lequel nous avons un vrai désaccord est probablement celui-ci :
tu as décidé une fois pour toutes que le don et l’économie étaient
rigoureusement étrangers l’un à l’autre. À partir de là, dès lors qu’on ne
veut pas renoncer à l’efficacité, y compris à l’efficacité du philosophe
professionnel qui, selon toi, doit vendre ses services comme tous les autres,
alors le seul recours face à la marchandise universelle est le supplément
d’âme qui vient de la reconnaissance de l’égale dignité de l’autre, ultime et
unique avatar de l’esprit du don. Voilà un point de vue bien
« philosophique », qui ne mange pas trop de pain et qui est, je crois, peu
tenable.

Je ne crois absolument pas pour ma part à la possibilité de remplacer le


capitalisme par une autre économie. Mais je crois absolument à la
possibilité et à la nécessité de le civiliser d’une part, et de le faire coexister,
de l’autre, avec d’autres formes d’économie que la seule économie privée.
Questions précises : crois-tu vraiment que toutes les formes d’économie
publique ou que le tiers secteur associationniste doivent, devraient ou ont
vocation à se résorber dans le marché ou qu’il faudrait par exemple,
supprimer les retraites par répartition (les « assurances sociales » de Mauss)
pour les remplacer par des fonds de pension ou liquider tout le service
public ? La solidarité publique (le service public) ou mutuelle (les
associations) sont-elles selon toi étrangères à l’esprit du don ? Et puis,
même sur le marché, dans les entreprises, ou dans l’État, au sein des
administrations, crois-tu vraiment qu’on ferait quoi que ce soit si en plus de
la contrainte et de l’intérêt, il n’entrait pas une part d’honneur du travail, de
sentiment de dette et de fidélité, bref tout un ensemble de motivations qui
relèvent de l’ancienne constellation du don ?

J’arrête là un propos qui exigerait de trop longs développements (et je me


suis d’ailleurs pas mal expliqué par ailleurs sur tous ces points). Et je
termine en résumant ce qui fait, je crois, notre différence véritable. Pour toi
(je grossis le trait et ne tiens pas compte de tes hésitations et repentirs),
l’esprit du don n’existe plus que sous la forme de l’injonction morale à
s’ouvrir à l’altérité manifestée par le visage de l’autre. La seule formule
viable est une combinaison de pur marché et de pure morale. Pour moi, la
forme la plus élevée de l’esprit du don est (ou a été) l’exigence
démocratique, mais l’esprit du don, même menacé, existe encore dans de
multiples sphères de l’existence sociale, y compris au sein de l’économie.
D’où des conclusions différentes. Si le don n’est plus que moral, alors il n’y
a pas beaucoup à en attendre. Voilà qui explique la tonalité au bout du
compte très désabusée de ton livre. Si le don est social (tout autant que
politique et éthique), comme je le crois, alors tout n’est peut-être pas perdu.

Es-tu d’accord avec cette manière de présenter les choses ?

Amicalement Alain

***

Le 12 août 2002

(Lettre de Jacques T. Godbout à Marcel Hénaff)


Cher collègue,

J’ai pris connaissance d’une partie (je n’ai pas son premier message auquel
vous répondez) de votre correspondance avec Alain, et j’aimerais ajouter
quelques brefs commentaires.

Mais d’abord, je dois vous dire que j’ai trouvé votre ouvrage passionnant.
J’en ai fait une présentation à la dernière réunion annuelle du MAUSS.

Je ne vais pas reprendre en détail ici mes commentaires. Je suis en train de


retravailler ce texte pour l’envoyer à la revue Esprit. Je vous en ferai
parvenir une copie. En un mot, et après en avoir relu différentes parties, je
pense que vous faites avancer de manière importante la réflexion sur le don,
même si – ce qui est normal – j’ai certaines réserves, concernant surtout
l’analyse du don dans la société moderne et les raisons de votre prise de
distance par rapport au MAUSS.

Mais je reviens à votre échange avec Alain. Il me semble que vous y


exprimez – avec une clarté que je n’ai pas vue dans votre livre – une idée
qui constitue un réel désaccord entre nous et vous, mais sur laquelle le
débat doit se poursuivre car il me semble être au cœur de nos différences –
et à la source de votre soupçon que nous projetterions sur le don cérémoniel
une conception « bienfaisante » du don, et celui aussi que nous verrions le
don (altruiste) comme une « économie » alternative à l’économie
marchande.

Vous manifestez clairement votre désaccord sur une partie de notre


définition du don, lorsque nous spécifions « sans garantie de retour ». Vous
dites que c’est « un détail capital ». Vous craignez que cette condition ne
prenne « le risque de penser le don comme une action bienfaisante ». C’est
un point fondamental, en effet. Dans votre ouvrage, j’ai eu l’impression que
cette idée était moins claire. Vous affirmez parfois qu’un minimum de
liberté est essentiel à tout don, même au don cérémoniel, et ailleurs que le
don cérémoniel se distingue du don moral intériorisé par l’absence de
liberté, le poids des rituels et de la tradition le rendant contraignant.

Or pour nous – et pour Mauss, même s’il n’est pas toujours clair là-des-sus
–, un minimum de liberté est essentiel à tout don. Car c’est la condition
même d’une reconnaissance réelle, effective. Sans ce minimum de liberté,
le don ne peut pas porter cette dimension de reconnaissance de l’autre.

Pour moi, il n’y a pas de « reconnaissance inconditionnelle de la dignité


d’autrui », comme vous dites, sans ce minimum de liberté, et ce dans toutes
les sociétés. Cette absence de « garantie de retour » est donc essentielle.

Mais elle n’a rien à voir avec la projection du don « bienfaisance » sur le
don cérémoniel, comme vous le pensez. Je suis d’accord avec votre
description de ce don comme provocation, appel à la réplique, etc., que
vous analysez si bien. Mais tout cela n’a pas de sens si les acteurs ne font
que répéter des gestes automatiques en conformité avec une tradition
purement contraignante, sans aucune possibilité de jeu. C’est ce qu’a
finalement conclu Mauss en constatant d’une part, que les acteurs ne le
vivent pas comme une contrainte, d’autre part, qu’il n’y a pas de sanction
claire, la seule sanction évidente étant la fin de la relation entre les
partenaires « amis ».

Vous pouvez certes être en désaccord sur ce point et considérer que cette
liberté minimale, cette absence de garantie de retour n’est pas nécessaire et
n’est pas présente dans le don cérémoniel, ou prend des formes qui la
rendent totalement différente de la liberté du don « pur » d’aujourd’hui, ou
même que nous projetons « notre » conception de la liberté sur les autres
sociétés. C’est un débat qui doit être mené. Mais centrons le débat sur ce
point et non pas sur l’idée que parler de « garantie de retour » présuppose
une conception du don comme action bienfaisante ! Pour nous comme pour
vous, il s’agit de savoir quelles sont les conditions de ce don de
reconnaissance (au sens de se reconnaître), dimension qui, par ailleurs,
demeure selon nous présente même dans le don altruiste d’aujourd’hui – ce
qui est un autre objet de débat. Mais il faudrait d’abord s’entendre là-
dessus. Il est d’ailleurs fort possible que nous n’ayons pas toujours été aussi
clairs que je le suis maintenant sur ces points. Vous nous aidez à les
clarifier.

En revanche, concernant l’autre point, votre échange avec Alain ne


m’éclaire pas beaucoup, et je n’arrive toujours pas à saisir notre désaccord
concernant le don et le marché. Pour moi, quand on introduit le don en se
posant la question – comme vous le faites si bien – de ce qui doit se vendre
et de ce qui doit passer par un autre mécanisme de circulation, on en arrive
nécessairement à se poser – je dirais même qu’on se pose en permanence –
la question du don et du marché ! Et encore une fois : pas le don comme
bienfaisance, mais comme nécessité de reconnaissance des acteurs sociaux.
Il m’apparaît évident que l’ordre marchand « sort de sa fonction légitime
aujourd’hui ». C’est le grand débat mondial actuel, et il est manifeste qu’il
« défie l’esprit du don », qu’il menace le minimum de reconnaissance
nécessaire au lien social parce que, précisément, il est fondé sur le postulat
que cette reconnaissance n’est pas nécessaire – comme vous l’analysez si
bien, à la suite de nombreux auteurs (dont certains auteurs du MAUSS).
Mais aucun, à ma connaissance, n’a proposé de remplacer le marché par la
charité ! Au contraire, chacun est bien conscient (et notamment Serge
Latouche, pour le tiers monde) que cette forme de circulation des choses
menace la dignité du receveur, son identité individuelle et collective, parce
que, là aussi, c’est la reconnaissance qui est en jeu.

Voilà quelques brefs commentaires. Ils seront beaucoup plus élaborés dans
le texte que je compte terminer bientôt.

Cordialement Jacques Godbout

***

San Diego, 25 août 2002

Cher Jacques Godbout,

Comme promis dans mon message provisoire d’il y a deux semaines, je vais
essayer de répondre plus précisément à votre récent e-mail dont je vous
remercie encore.

J’en viens d’emblée à votre premier et principal point qui concerne la marge
de liberté propre au don cérémoniel. Notez bien pour commencer que nous
parlons du don cérémoniel et non du don moral ou charitable.

Notez aussi que je dis « cérémoniel » et non « archaïque » afin d’exclure au


départ toute présupposition évolutionniste (comme celle qui est souvent
faite entre un échange à l’ancienne, où l’on confond troc et don, et un
échange moderne qui serait rationnel – confusion que vous dénoncez très
justement avec Caillé et vos amis). Donc don cérémoniel. Il s’agit alors de
comprendre le vieux paradoxe mis en évidence par Mauss et si mal
compris– par exemple, par Testart (et, très différemment, par Derrida):

le don cérémoniel est à la fois obligatoire et libre. C’est ce que je m’efforce


d’expliquer de manière très nette. Je ne comprends donc pas – vraiment pas
– que vous m’attribuiez une position qui rend quasi nulle la marge de
liberté. Vous me dites : « Vous affirmez parfois qu’un minimum de liberté
est essentiel à tout don, même au don cérémoniel, et ailleurs que le don
cérémoniel se distingue du don moral intériorisé par l’absence de liberté, le
poids des rituels et de la tradition le rendant contraignant. » Je ne vois pas
du tout où j’affirme cela ! Vraiment pas du tout ! Toute mon explication
vise au contraire à maintenir totalement cette liberté au cœur de
l’obligation ! Reste à comprendre cette obligation. C’est sur ce point que je
crois avoir un peu innové. Au lieu de partir de l’échange utile commun à
toutes les sociétés où apparaît une complémentarité des besoins liée à une
différenciation des tâches (ce qu’Aristote a si bien vu) – plus encore : au
lieu de partir de l’échange marchand proprement dit (qui implique la notion
de profit pour la fonction de l’intermédiaire) –, bref, donc, au lieu de partir
de « l’échange » afin de dégager par soustraction et contraste la spécificité
du rapport généreux qui vise non à acquérir des biens mais à créer du lien
(ce que Caillé et vous dites si bien), je propose un tout autre point de départ
qui permet de comprendre comment le don cérémoniel est par nature libre
et obligatoire. Ce point de départ, je le problématise en réfléchissant sur
l’éthologie de la rencontre chez les primates. Je crois que c’est là un
changement de perspective important; je note la force des vieilles habitudes
de pensée à ce signe : presque personne ne le souligne !… Personne sauf
quelques anthropologues et sociologues cognitivistes que les questions
d’éthologie passionnent.

En épluchant une considérable littérature à ce sujet, j’en suis arrivé à ce


constat : les primates humains sont apparemment les seuls qui, dans les
procédures de reconnaissance réciproque, prélèvent une chose qui leur est
chère comme une part d’eux-mêmes et l’offrent à l’autre comme un
susbtitut de soi, comme un gage et témoignage de la reconnaissance
accordée; geste de séduction, de défi et de confiance qui oblige à répondre;
geste qui appartient à la structure triadique dont témoignent les verbes
trivalents et qui est le geste du symbolisme par excellence. Ces procédures
de don constituent les formes mêmes de la reconnaissance publique
réciproque dans les sociétés traditionnelles (lignagières, segmentaires,
claniques ou autres) et c’est cela que, sur le long terme, consacre l’alliance
exogamique; le propre des sociétés de type étatique fut de demander à la loi
d’accorder à tous cette reconnaissance publique (ainsi j’indique –
cf.chapitre6 – en quoi toute la tragédie grecque témoigne de cette mutation);
autrement dit, le problème moderne du don cérémoniel est bien : comment
est accordée désormais la reconnaissance réciproque publique et
personnelle ? J’en reparlerai vers la fin de ces remarques.

Mais revenons au problème du paradoxe liberté/nécessité. Je crois que je


pose très explicitement la question dans mon livre et cela au cœur du
chapitre 4 sur « l’énigme du don réciproque cérémoniel » (je signale, du
reste, que je reprends volontairement le mot « énigme » employé par
Godelier pour marquer que ladite énigme ne se situe pas où ce dernier le
pense). Je pose donc les questions suivantes page 175 :

« Peut-être l’impératif de donner tient-il tout entier dans ce fait qui est
aussi

le paradoxe de l’espèce humaine : tous radicalement Autres et


radicalement

Mêmes. C’est cela qui porte cette interrogation : qu’est-ce que cet
Autre –

individu ou groupe – qui nous ressemble ? Qui est-il dans cet ailleurs
qui

est comme notre ici ? Comment peut-on ne pas être comme nous qui
savons

bien qui nous sommes ? Comment peuvent-ils paraître si proches et


n’être

pas des nôtres ? Faut-il les dissuader d’entrer dans notre espace et les
repousser par la force ? ou au contraire les accueillir ? Comment leur

manifester notre désir de rencontre et d’alliance ? Comment être sûr


qu’ils

l’accepteront et ne changeront pas d’avis ? Comment créer un lien qui


se

maintiendra dans la suite du temps ? »

Si donc la question est à la fois de séduire l’autre pour se lier à lui et, en
même temps, de le défier pour ne pas perdre sa propre liberté, il faut alors
une procédure qui tienne les deux exigences simultanément, et c’est
précisément cette offre de quelque chose comme part de soi, gage et sub-
stitut; bref, soi-même risqué chez l’autre et qui appelle la réplique : l’autre
risqué chez soi. Je crois que tout se joue sur cette question de la réplique.

Je crois aussi qu’il faut y voir une structure propre au vivant. Tu te risques ?
Je me risque; à une part de toi, je réponds par une part de moi. Tu me
frappes ? Je te frappe (et on comprend bien alors en quoi la justice
vindicatoire est l’exact symétrique du rapport de don dans les sociétés
lignagières – cf. Verdier –, vous le savez aussi bien que moi). C’est dans ce
rapport de réplique, cet agôn des vivants et, au plus haut point, des vivants
humains, que s’explique, il me semble, le don réciproque cérémoniel. Je n’y
vois pas un mécanisme aveugle s’imposant aux agents. Je dis exactement le
contraire dans le paragraphe intitulé « La libre obligation » (p. 185-189)
dont je vous cite le début :

« Que les groupes humains soient amenés à se rencontrer peut se


concevoir

comme une nécessité qui est commune à toutes les espèces animales.
Que

ces rencontres et les alliances se fassent par la médiation de biens


échangés
cérémoniellement est déjà plus spécifique et même radicalement
original.

Mais on reste encore dans le régime de la nécessité. À ce point


cependant

s’introduit un facteur d’incertitude important : le groupe peut accélérer


ou

retarder la rencontre, lui donner de l’importance ou non en modulant


les

présents, ou au contraire faire des offres excessives ou refuser


l’échange.

Bref, dans l’espèce humaine intervient de manière décisive un facteur


de

choix et de volonté qui, précisément, dans le geste du don, associe de


manière

indiscernable la nécessité et la liberté. Il ne s’agit pas en effet de


reconnaître

l’autre au sens purement naturel de pouvoir l’identifier, de le percevoir

comme un semblable dans l’espèce; il s’agit de le reconnaître au sens


de

lui accorder du respect, d’admettre sa valeur, son importance : en bref,


son

existence égale à la mienne, ailleurs, autrement. Qu’il y ait rencontre


est

une nécessité naturelle, mais pour les humains, c’est là une nécessité
qui
n’est ni programmée ni programmable. Chacun sait avoir affaire en
face

de soi à un être doué de volonté, chacun sait devoir affronter la même

autonomie et la même liberté qu’il ressent en lui-même, la même


exigence

de reconnaissance qu’il revendique pour lui-même. Cette dimension


éthique

fait partie de l’éthologie des sociétés humaines » (p. 185-186).

Je suppose que ces passages ne vous ont pas échappé.

Le reste du texte explicite ces assertions. Je pense qu’il est difficile d’être
plus clair sur l’affirmation du caractère libre du don cérémoniel.

J’insiste même sur le fait que le don cérémoniel – du moins dans les
sociétés non sacrificielles – ne crée pas de la dette, mais constitue une
provocation à répondre (à propos des sociétés sacrificielles et hiérarchiques,
je propose de parler de dette de dépendance et je dis que ce ne sont pas les
dons qui, d’eux-mêmes, engendrent de la dette mais que c’est la dette qui
change la relation de don). Ainsi j’écris page 187 : « Le premier don ne crée
pas une dette mais lance un appel; il suscite chez le bénéficiaire l’exigence
de répondre. L’échange de dons est un duel cérémoniel où s’affrontent des
vivants autonomes qui désirent s’associer sans céder sur leur liberté [… ]
L’échange de dons résout la tension entre la nécessité de la rencontre –
exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la
liberté »; et encore page 188 : « Un don qui serait exclusivement contraint
serait un pur phénomène naturel (comme le besoin de se nourrir ou de se
reproduire) et ne nous apprendrait rien comme tel sur la constitution du
social. C’est pourquoi le don cérémoniel si obligatoire soit-il pour un
groupe reste un choix. Donner reste une libre obligation parce qu’elle est
une obligation d’êtres libres. » Ces formules ne sont pas des prises de
position gratuites, elles résument des démonstrations.
Je vous fais aussi remarquer que jamais je ne parle, comme vous l’écrivez,
« du poids des rituels et de la tradition qui rendent le don contraignant ». La
contrainte ne vient pas de ce « poids » (avouez que cela frise le cliché !);
elle vient, je le répète, du défi à répondre. Quant aux rituels, j’en dis ceci :
en tant que dispositifs symboliques, 1) ils réalisent ce qu’ils manifestent, 2)
ils fonctionnent comme des conventions publiques d’action ( cf. p. 178-
179,187,205,245); mieux encore, 3) ils assurent (dans les procédures
d’alliance matrimoniale, dans les célébrations saisonnières, etc.) que la
reconnaissance réciproque sera maintenue dans le temps.

Vous ai-je convaincu sur cette question de la liberté ? Si oui, il est encore
temps de modifier votre argument.

Pourtant, à ce point, vous pourriez m’objecter : si le don cérémoniel est si


libre que cela, il n’y a donc pas de garantie du retour. Or je dis qu’il y a
forcément retour. Ceci ne peut être compris que dans cette logique de la
réplique et de l’exigence de reconnaissance que j’ai exposée – bref, que si
on ne pense plus en termes de biens à rendre ou non, mais en termes de
relations à créer ou continuer. C’est cela que je dois maintenant préciser, car
c’est, je le vois bien, une des sources majeures du malentendu entre Caillé,
vous et bien des compagnons du MAUSS d’un côté, et moi-même de
l’autre. Je vais tâcher d’être aussi clair que possible.

Si je dis qu’il y a nécessairement retour dans le don cérémoniel, cela veut


dire qu’il y a nécessairement réponse. Il s’agit d’une situation où la relation
est triadique par définition : des partenaires sont en relation par la
médiation de quelque chose. Dès lors que la relation est engagée ou
continuée, elle implique nécessairement les deux partenaires. C’est
pourquoi la comparaison avec les jeux à partenaires est pertinente : on ne
peut penser l’action de A sans la réplique de B. Bien plus : dès qu’on entre
dans le jeu, tout comportement y est inclus; ne pas réagir à l’action de
l’autre, c’est ou perdre ou refuser le jeu, ce qui constitue une réponse grave.
De même dans l’échange cérémoniel – Mauss le dit assez –, ne pas accepter
un présent ou ne pas donner en retour au moment voulu, c’est entrer en
conflit.

Nous savons mieux, en outre, par les travaux de Verdier (entre autres) que
tout groupe traditionnel vis-à-vis d’un autre groupe se définit par deux
statuts possibles : soit celui de partenaire – donc d’allié avec lequel les
liens se traduisent par des échanges de présents et des mariages ou, en cas
de conflit, par des procédures de justice vindicatoire calquées sur ces
rapports de don; soit celui d’ennemi, car est virtuellement ennemi tout non-
allié; cet ennemi peut devenir allié par l’échange de dons ou rester ennemi,
et la rencontre se traduira alors par la guerre.

C’est selon cette logique qu’il faut entendre la nécessité du retour. Je suis
sûr que vous l’admettrez sans peine. Mais lorsque Caillé et vous donnez
comme ingrédient essentiel de la définition du don « la non-garantie du
retour », vous voyez bien qu’il y a un problème. Lequel ? Vous définissez
ainsi le don que j’appelle « moral ». Rien n’est plus légitime. Mais il ne faut
pas espérer en étendre la validité au don cérémoniel. Or vous le faites et
c’est ce qui me gêne. Et pourquoi le faites-vous ? Parce que, me semble-t-il,
vous maintenez implicitement le centre de gravité de l’analyse sur la
question de la chose donnée; donner ainsi, c’est offrir généreusement
quelque chose sans attendre d’être à son tour gratifié; tel est bien le don que
toute notre vénérable tradition religieuse et morale nous enseigne.

C’est ce que j’appelle le don unilatéral dont Sénèque a fait la théorie la plus
aboutie dans le De Beneficiis au moment où Paul en attribuait la seule
capacité au donateur divin. J’explique (dans mon chapitre 7) que ce don
admirable – qui relève de la charis ou de la gratia – apparaît dans les
diverses cultures au moment où le don cérémoniel n’est plus compris, c’est-
à-dire dans les sociétés « politiques » où les systèmes lignagiers s’effritent
et où la reconnaissance réciproque doit passer par des instances publiques
offrant des garanties égales pour tous. C’est pour une société de ce type que
Sénèque essaie de sauver la mise : l’avantage économique des uns (les
« riches ») doit se traduire en geste de reconnaissance envers tous
(l’« ervégétisme ») et en initiative de générosité de chacun envers chacun,
sinon le lien social se défait. Votre définition me paraît donc plus appartenir
à l’héritage de Sénèque et de saintPaul qu’à celui de Mauss. C’est pour cela
que je la vois rester dans l’orbe d’une pensée de la bienfaisance même si ce
n’est pas – et ce n’est pas – votre objectif. J’espère que vous voyez mieux
l’enchaînement des positions ou des contradictions.
Mais je ne vous fais pas dire pour autant, ni à vous, ni à Alain, ni à qui que
ce soit des compagnons du MAUSS, que vous voudriez remplacer
l’économie moderne par une économie du don (je ne dis pas cela et ne peux
le dire puisque j’affirme et répète qu’il n’y a pas d’économie du don), et
encore moins – comme vous l’écrivez – que je vous aurais attribué le projet
saugrenu « de remplacer le marché par la charité ». Je me frotte les yeux !
S’il vous plaît, ne me prêtez pas des affirmations aussi contraires au bon
sens !

Dans ma remarque de la revue Esprit, j’entends indiquer seulement que de


manière générale, la position de la RdM a été celle d’une approche des
problèmes du don en rapport avec les questions économiques; mais com-
prenez-moi bien : j’entends par là une approche qui situe le don en contraste
avec l’échange marchand. Cela est parfaitement légitime; je le fais souvent
dans mon livre parce qu’il faut aussi le faire. Mais rester dans cette
fascination induit la tentation de maintenir le débat sur le don en grande
partie fixé sur les biens échangés, bref sur ce qui est donné généreusement,
alors qu’il importait de le repenser à partir des modalités de la relation entre
vivants, comme c’est le cas pour les primates humains qui appartiennent à
la fois à la série des autres vivants et marquent un écart très singulier parmi
les primates : l’offre de soi à travers quelque chose (et en cela, il s’agit
d’une relation triadique qui va au-delà du modèle de Peirce); ce qui est la
procédure de reconnaissance, de dignité réciproquement accordée, le geste
fondateur du lien réciproque.

Si l’on accepte cette analyse (dites-moi si vous l’acceptez), on comprend


sans difficulté comment penser la question de la reconnaissance dans les
sociétés politiques; et on voit bien où situer la question du don et du
marché. Je le dis dans l’entretien d’Esprit : l’exigence de reconnaissance
passe aujourd’hui par la réalisation de la justice et d’abord de la justice
économique; elle passe ensuite par tout ce qui, dans la société de marché,
permet de maintenir et de développer les liens locaux de solidarité et de
civilité; elle passe finalement et en même temps par l’exigence éthique
concernant n’importe qui n’importe où (telle est l’universalité postulée par
Paul), et c’est cela que j’ai trouvé formulé de la manière la plus profonde
dans la problématique du visage élaborée par Lévinas (encore que j’aurais
dû, comme me l’a justement fait remarquer Jacques Dewitte, développer ce
que je dis très elliptiquement dans une note : à savoir qu’il manque chez
Levinas la main qui donne à autrui en relation avec le visage qui en
manifeste l’altérité). Je ne dis donc pas que le don cérémoniel est mort, je
dis seulement qu’il ne constitue plus la procédure pertinente de
reconnaissance publique réciproque dans les sociétés politiques; la question
étant de savoir comment peut être assurée désormais cette reconnaissance.
Et c’est ce que je viens d’indiquer.

Voilà, cher Jacques Godbout, ce que je peux formuler en réponse à vos


remarques et questions. Merci de m’obliger à le faire : cela m’aide moi-
même à mieux comprendre ce que j’ai écrit et à cerner les points de mon
argumentation qui restent obscurs ou trop compacts aux yeux de bien des
lecteurs. En tout cas, je maintiens fermement l’essentiel de mes positions;
mais ce dialogue très fructueux ne peut que m’aider à préciser et clarifier
mes analyses. Je serais prêt aussi à les amender si cela s’avérait nécessaire.

Bien cordialement à vous Marcel Hénaff

***

Le 28 août 2002

Cher Marcel,

Merci de cet envoi [lettre de MH à Godbout du 25 août]. J’ai le sentiment


de rester sur les mêmes incompréhensions. Peut-être, au fond, le cœur du
débat met-il en cause, sans que nous le voyions bien, une de mes thèses,
celle de la commune nature du don et du politique. Au fond, tu nous dis que
le don ne peut pas suffire à la tâche de la reconnaissance effectuée
désormais par le politique et la justice. OK. Mais ça relance le débat de
savoir si le politique n’est pas le don à l’échelle du grand nombre (ce qui est
ma thèse).

Amitiés Alain

P.S. En tout cas, tu as vraiment tort de continuer à nous attribuer une


analyse du don centrée sur les biens et leur utilité. C’est vraiment tout le
contraire, et ce n’est pas sur ce point que tu trouveras une vraie différence
avec nous.

***

Le 2 septembre 2002

Cher Alain

Je voulais répondre à tes deux lettres d’un coup : à ton dernier message et à
ta missive de juillet. Comme toujours dans ces cas-là, on remet… Et
comme je voulais en avoir le cœur net, je me suis donné la peine de relire
de larges passages de ton Anthropologie du don qui reprend en fait presque
tous tes articles depuis quelques années. Et ma conclusion est que en effet,
on devrait s’entendre au mieux, mais d’abord admettre une différence non
triviale de certains points de départ, de leurs présupposés et de leurs
conséquences.

En tout cas, je réponds d’abord à ton dernier mail et, si je peux, un peu plus
tard, je commenterai ta grande lettre de juillet.

Tu dis à propos de ma lettre à Godbout : nous restons sur les mêmes


incompréhensions. Si c’est vrai, c’est bien dommage car je me suis forcé à
un effort maximum de clarté.

En revanche, nous pouvons nous entendre tout à fait sur le caractère


politique du geste du don; c’est ta thèse, dis-tu; très bien, c’est aussi la
mienne.

Plutôt que du geste, il faudrait alors parler des institutions de


reconnaissance réciproque. Mais peu importe. Il me semble surtout que la
généalogie que je propose à partir d’une éthologie de la rencontre est très
éclairante de ce point de vue; si tu ne le saisis pas, ça limite forcément
beaucoup notre dialogue.

Finalement, tu me reproches de vous « attribuer une analyse du don centrée


sur les biens et leur utilité ». Non, je ne vous reproche pas cela, ça serait
idiot (je ne comprends pas comment, à plusieurs reprises, tu condenses mes
réserves d’une manière si caricaturale). Je dis simplement que votre horizon
a été et reste encore dominé par le fait de l’échange (sans préciser lequel) et
que c’est depuis la critique de l’échange utilitaire que s’affirme la
spécificité du don comme échange généreux. À partir de quoi vous pouvez
dire très justement : le bien nourrit le lien. Et j’approuve la conclusion.

Mon point essentiel, c’est de partir non de l’échange mais d’une généalogie
de la reconnaissance entre les primates supérieurs et d’identifier le don de
soi par la médiation de quelque chose comme la procédure proprement
humaine de constitution du lien réciproque.

Tu ne m’as jamais écrit une ligne sur cette analyse que je crois
fondamentale (et je ne suis pas le seul).

Tu me diras que tu as parlé du don chez les grands singes… (je viens de
m’en apercevoir), mais justement, tu dis : tous maussiens !… Ils
partagent… Ils se font des dons ! Donc ils ajoutent leur cas à ta
démonstration, sinon à la cause… Je trouve que tu les recrutes un peu vite.

Je dis quant à moi tout autre chose; je dis que le geste de donner n’est pas
celui de partager (les lions, les hyènes, les mulots…, aussi partagent de la
nourriture, etc.). Dans le geste du don, il y a un saut; un saut dans l’inconnu
de l’autre; risquer quelque chose de soi et soi avec, ce n’est pas partager,
c’est justement défier, pour lier. C’est en quoi il y a événement et pas
simple programme. Tu vois donc bien que dans mes réserves, je ne vous
fais pas dire des âneries comme tu le supposes, j’essaie honnêtement et
selon une critique amicale de dégager un horizon de pensée. Discutons de
cet horizon. Sans suspicion.

Au fait, dois-je comprendre que Godbout a écrit à Esprit pour réagir à mes
modestes remarques ? Je suppose alors que la RdM me réserve un
traitement de choix !

J’essaierai sous peu de répondre aussi à ta lettre de juillet.

Bien cordialement Marcel

***
Le 7 septembre 2002

Cher Marcel,

Mais non, le MAUSS ne te réserve aucun traitement gratiné ! Le seul enjeu


est de savoir précisément de quoi on parle, si on est ensemble ou seulement
côte à côte, pourquoi et comment. Ne crois à aucune animosité.

Mais reconnais qu’à partir du moment où tu affirmes l’existence de


différences que je ne sens pas bien et nous attribues des propos (dans Esprit
notamment) où nous ne nous reconnaissons pas, il faut essayer d’y voir de
plus près. Je te suis vraiment reconnaissant de ne pas fuir ce débat et ce
travail de clarification. Qui avance puisqu’en lisant Anthropologie du don,
tu constates que nous sommes effectivement proches (plus que tu ne le
sentais avant de le lire, si je ne me trompe pas). La seule vraie différence,
selon toi, porte sur les grands primates. Nous en avions déjà parlé au
restaurant, je m’en souviens. En effet, je n’introduis pas les mêmes
coupures que toi.

Ceci, anyway, renvoie à une autre discussion sur le statut de la séparation


homme/animal, et à d’autres débats (as-tu lu dans le MAUSS les articles de
Jacques Dewitte et que penses-tu de Portmann ?). D’une part, nous ne
sommes sans doute pas d’accord sur ce point et, de l’autre, je n’y attache
sans doute pas autant d’enjeux que toi. Mais il y a d’autres désaccords à
approfondir – sur le degré de scission don cérémoniel/don moral, sur le rôle
du don aujourd’hui (les choses seraient plus claires si tu lisais l’Esprit du
don et Don, dette et identité de J. Godbout). C’est sur ce point que porte
l’article qu’il veut envoyer à Esprit. C’est un article honnête (Jacques est
quelqu’un d’honnête), qui te tire tout à fait son chapeau. Je sens un peu de
tension dans ta réponse. Moi-même, je ne m’y retrouvais pas, tu l’as senti,
dans ta lettre précédente. Je crois que le fait que tu aies lu Anthropologie du
don fait vraiment avancer. Tenons bon ! Je recommence à penser que nous
arriverons quelque part.

Amitiés Alain

***
Le 11 septembre 2002 (Lettre de J. T. Godbout à M. Hénaff)

Cher ami,

Me voilà de retour de vacances, et j’ai lu votre réponse avec beaucoup de


plaisir et vous en remercie. J’ai le sentiment qu’une discussion qui sera
profitable pourra avoir lieu. Quelques commentaires à votre réponse.

2. Oui, c’est vrai que vous dites que le don est libre, c’est même là-dessus
que vous insistez, je le reconnais; c’est pourquoi on est étonné quand vous
semblez parfois dire qu’il est contraint; aussi, quand j’ai lu dans votre lettre
à Alain que vous refusiez dans notre définition le « sans garantie de
retour », j’ai alors cru saisir pourquoi vous aviez des réserves sur cette
liberté. – Vous demandez où dans votre livre. Voici quelques citations
reprises dans mon texte envoyé à Esprit : « Rien – hors un dispositif rituel
contraignant – ne peut garantir le geste en retour [… ] L’élément décisif
n’est pas l’état d’esprit des partenaires, mais les traditions [… ] Les
sentiments suivent [les rituels] » (p. 344). Et je me suis demandé alors si ce
n’est pas pour forcer la différence entre les différents types de don que vous
faites de telles affirmations, alors que je crois qu’au fond, vous considérez
le don comme libre.

Mais vous ajoutez que, pour vous, « pas de garantie de retour » signifie : il
y a forcément retour. En termes de relations à créer ou à continuer (p. 3 en
bas). Alors là, on est parfaitement d’accord, car ce que vous dites, si je
comprends bien, c’est : pour que ce type de don fonctionne, il doit y avoir
retour. Sinon, c’est la fin de la relation. Dit comme cela, il n’y a plus
d’ambiguïté. Mais c’est exactement ce que nous voulons dire, me semble-t-
il, par absence de garantie de retour. Et il serait absolument intéressant de
comparer avec certains dons aujourd’hui qui n’exigent pas de réponse–
mais qui enlèvent toute dignité au receveur, souvent. Toujours ? Non, à
cause notamment des intermédiaires. Mais parler en termes de dispositif
rituel contraignant laisse entendre une contrainte externe à la relation.

Cela dit, vous avez sans doute raison d’affirmer que notre définition
« appartient à un héritage différent ». C’est vrai au départ; mais elle s’en
éloigne en parlant d’absence de garantie. Il peut parfaitement y avoir
intention de retour et don avec cette définition. Elle vise spécifiquement
toute contrainte externe. Elle n’empêche pas la présence de multiples
intentions. C’est un problème qui se pose de manière limite avec le
dilemme du prisonnier, par exemple.

Mais est-ce vraiment s’éloigner de l’héritage de Mauss que d’essayer de


comprendre tous les types de don ensemble ? Je ne crois pas.

3. « Le propre des sociétés politiques : la reconnaissance publique vient de


la loi. » Idée très intéressante, mais la question reste de savoir si ellene vient
que de là. Je pense que le don y joue encore aussi ce rôle dans ces sociétés.
Il s’agit de comprendre comment il le joue, ce qui n’est pas encore clair
pour moi. Il y a beaucoup de discusssions sur ce thème au sein du MAUSS.
Mais il me semble que le don constitue encore aujourd’hui une procédure
de reconnaissance publique « réciproque » (au sens large incluant le don
possible à un tiers). Mais comment s’articule-t-il avec la reconnaissance
politique proprement dite ? Voilà des questions qui ne sont pas claires pour
moi, mais que vous contribuez à éclairer.

J’ai l’impression que cet échange constitue une sorte de préalable, de


débroussaillage pour éliminer les malentendus et en arriver aux questions
de fond sur lesquelles nous divergeons, et face auxquelles moi-même, je
suis dans l’incertitude. Mais en mettant un tel accent sur la reconnaissance,
vous contribuez sans doute à un recentrage du débat sur des questions
essentielles. Mais essentielles à tout don, me semble-t-il.

Je joins une copie du texte envoyé à Esprit. J’aurais pu attendre le résultat


de nos échanges avant de l’envoyer à la revue, mais il m’est apparu
préférable de laisser telle quelle cette réaction portant sur le livre
proprement dit et sur votre entretien avec O. Mongin, même si nos
échanges me conduiront sans doute à modifier certaines positions
exprimées dans ce texte, plutôt que d’introduire des changements qui
auraient pu perdre les lecteurs, ceux-ci n’ayant accès qu’à ce qui est public
– soit votre ouvrage et votre entretien dans Esprit.

Ce texte se contente des considérations les plus générales, de ce qui pour


moi pose problème, et il est centré sur l’opposition radicale entre les types
de don. Il ne traite donc pas de nombreuses autres idées très stimulantes –
sur certains points précis ou d’autres plus généraux, où nous aurions intérêt
à échanger, me semble-t-il. Mais je n’ai pas cru bon de traiter tous ces
aspects dans un texte qui serait devenu beaucoup trop long et je me suis
concentré sur un thème, celui de l’isolement extrême des types de don que
vous préconisez. Plus j’y pense, plus j’ai l’impression que c’est cette idée
qui m’a un peu frustré en arrivant à la fin de votre livre, idée que j’ai perçue
comme une sorte de refus d’appliquer vos réflexions antérieures au don
aujourd’hui, alors que jusque-là, tout ce que je lisais me parlait aussi du don
aujourd’hui tel que je l’avais observé et analysé. Quand quelqu’un comme
l’abbéPierre dit que le principal problème des plus exclus de cette société,
ce n’est pas de recevoir, mais de pouvoir donner pour retrouver leur dignité,
on est encore dans la reconnaissance; et quand, dans mes entretiens avec
ceux qui reçoivent les services-dons des bénévoles, je constate que ceux qui
ont l’impression de donner à leur tour quelque chose auxbénévoles
considèrent ce qu’ils reçoivent comme un don, alors que ceux qui n’ont pas
l’impression de pouvoir donner disent que c’est un droit, on est encore et
toujours dans la reconnaissance. Mais en isolant à ce point les types de don,
on a un peu le sentiment que vous nous empêchez de profiter de vos
analyses du don cérémoniel pour enrichir notre compréhension des formes
que prend le don aujourd’hui.

Je n’ai pas utilisé la moitié de mes notes de lecture pour écrire ce texte.

Parmi les autres thèmes non discutés, il y a celui de la dette positive, notion
qui est pour moi fondamentale et qui est absente de votre livre, même si
vous en êtes très proche avec l’idée de « dette sans faute » de Malamoud.

Je développe cette idée dans des articles du MAUSS et dans mon dernier
livre, Don, dette et identité, que je pourrais vous faire parvenir si vous ne
l’avez pas. (J’imagine qu’il n’est pas dans toutes les librairies de
SanDiego… )

Il y a aussi les contrats non marchands, les rapports qui ne sont ni de don ni
de marché, idée bien développée par Testart, même s’il l’applique très mal à
mon avis. Cette idée de contrat non marchand aiderait à admettre qu’il
puisse y avoir du don même dans les contrats. (Le don est ici défini comme
absence d’obligation contractuelle de rendre. C’est une définition très
pratique pour l’analyse du don moderne.) Akerlov l’a montré dans les
rapports de travail, et cela aiderait à comprendre le rapport psychanalytique
par exemple, où le don est peut-être nécessaire, à condition que le psy
admette qu’il reçoit de l’analysé autre chose que de l’argent. Comment un
tel rapport, où c’est la reconnaissance et l’identité qui en sont l’enjeu,
pourrait-il se passer de don ?

Voilà quelques brèves remarques, en attendant le plaisir de vous lire.

Jacques Godbout

***

San Diego, le 18 septembre 2002

Cher Alain,

Après cette suspension épistolaire de plus de deux semaines, je viens de


relire ton dernier messages du 7 septembre. Je constate que tu maintiens la
pression tout en disant que tout va s’arranger. Ainsi tu me dis en substance :
maintenant que tu as lu Anthropologie du don, les malentendus
commencent à se dissiper. J’espère que tu n’insinues pas qu’avant cela, je
ne t’avais pas vraiment lu ! En fait, tu l’insinues nettement pour ton autre
livre quand tu écris : « Les choses seraient plus claires si tu lisais L’esprit
du don… » Hé ! Rassure-toi, je l’ai lu de près; certes, j’avais alors déjà écrit
mon chapitre sur le don; et j’ai donc simplement signalé nos convergences.

Mais j’avais autre chose à dire. En plus, j’ai lu tous tes articles publiés dans
la RdM et je continue à avoir l’impression que AdD les reprend très
largement. Mais peu importe ce détail. En tout cas, ne laisse pas entendre
que si je lisais enfin tes textes (et ceux de Godbout), tout irait mieux. Ce
n’est pas une bonne hypothèse (quand au dernier livre de Godbout, il est
sorti quand mon manuscrit était déjà chez l’éditeur; je l’ai acheté après mon
retour du Japon à l’automne 2001; je l’ai lu depuis et trouvé aussi très
intéressant en dépit de nos divergences).

Tu as raison sur un point : nous sommes d’accord sur quantité de questions.


Je n’en ai jamais douté. Je crois même que sans les trois ou quatrelignes
d’Esprit où j’émets une réserve (que tu as reformulée de manière assez
déformante), jamais tout ce débat entre nous n’aurait eu lieu. Ce qui aurait
été dommage au demeurant. Ce qui m’inquiète cependant, c’est que, dans
cette hypothèse, toi et d’autres proches du MAUSS auriez sans doute décidé
qu’il n’y avait rien à redire à mon livre (et en effet, pendant des mois, toi-
même qui avais lu le manuscrit – ce dont je te remercie encore –, tu n’avais
vu aucun problème). Tu devines bien qu’il y a dans votre réaction le risque
d’un certain fonctionnement de groupe qui doit être analysé (y compris au
sens freudien).

Ceci dit, revenons aux points que tu signales dans ton récent mail. Tu me
dis : « La seule vraie différence selon toi porte sur les grands primates.

En effet, je n’introduis pas les mêmes coupures que toi. » Cette remarque
démontre la difficulté de notre dialogue. Non, il ne s’agit pas pour moi de
faire leur part aux grands primates ou de déplacer la coupure
homme/animal. Je crois aussi de toute façon – et profondément – à la
continuité entre les deux (je ne connais encore Portmann que par l’article de
Dewitte; c’est une pensée que je pressens capitale). Comme je l’ai rappelé
dans ma lettre récente à Godbout, j’essaie de renouveler le problème du
geste du don en partant des « rites » de reconnaissance chez diverses
espèces animales – les grands primates au premier chef – pour finalement
identifier chez le primate humain un geste qui n’a rien à voir avec le partage
de nourriture ou autre tactique d’échange, mais porte sur l’engagement
réciproque par la médiation de quelque chose de soi risqué chez l’autre
selon un ordre du temps. Et c’est bien cela l’opération symbolique qu’aucun
primatologue n’a pu repérer chez les primates non humains. Telle est
l’exigence de reconnaissance qui est à la fois défi, appel, séduction, alliance
à long terme, et selon une médiation non hégélienne; c’est dans cette
procédure que se situe pour moi l’énigme du don. Présenter les choses ainsi,
ce n’est pas simplement inclure les primates dans le débat, c’est offrir une
nouvelle hypothèse, c’est réaliser une vraie percée sur la question à partir de
Mauss et au-delà de lui. Je l’affirme sans prétention mais avec conviction.
Beaucoup (y compris parmi nos amis girardiens) l’ont compris et me l’ont
dit (comme encore récemment un de nos plus grands indianistes souvent
cité dans mon livre).

Je m’étonne que tu n’en saisisses pas la portée. Du coup, c’est moi qui me
demande si tu m’as vraiment lu ! Tu sembles vouloir aplatir ce que je fais
émerger et tu me dis sur un ton bienveillant : « Tu nous proposes une belle
synthèse; tu articules bien les problèmes… » Non. La synthèse, c’est toi qui
en as le mérite et je ne te le dispute pas. Mais si tu ne vois pas en quoi j’ai
essayé de renouveler le débat, alors en effet notre dialogue est un dialogue
de sourds et il vaudra mieux le suspendre. Au moins pour un temps.

Le temps de lire.

Mais avant cette pause inévitable, je voudrais revenir sur ta lettre de juillet.

Tout d’abord, en ce qui concerne mon rapport au MAUSS, je comprends


l’irritation que tu as pu ressentir de ne pas voir ton travail et celui de
quelques autres reconnus comme tu le souhaitais. De mon côté, je ne voyais
pas comment injecter à tout propos des références dans un texte déjà écrit
sans entrer – à mes propres yeux – dans un rapport artificiel et excessif de
dettes multiples à retardement. Mais cela, je l’ai déjà expliqué dans ma
lettre précédente. Si tu insistes, c’est que ça résiste. Mais que devraient dire
par exemple, deux collaborateurs girardiens du MAUSS qui ne sont même
pas cités ? J’ai parlé avec eux cet été. Aucune plainte.

Ils ont bien compris que si je n’entrais pas dans la problématique de Girard,
il valait mieux ne pas faire des allusions purement décoratives. Ce n’est
qu’un exemple, mais un bon exemple.

Tu notes aussi que notre dialogue risque d’être difficile pour la raison même
que nous sommes très proches sur tant de points et que pourtant, nous avons
des positions en conflit apparent ou réel sur d’autres. Il y a aussi le
problème des interprétations déformées que nous donnons des assertions de
l’autre dans cet échange épistolaire. Si j’y ai succombé, reçois mes excuses.
Je dois dire que dans ta lettre de juillet, tu m’attribues des vues dans
lesquelles je ne me reconnais pas. Je suis même parfois très surpris de ce
que tu me fais dire. Quand je parle par ta bouche, ça devient en effet
« oscillant ». En fait, je me sens plutôt ferme sur mes positions. Ce qui
n’empêche pas d’être prêt à les discuter et, s’il le faut, à les modifier.

Venons-en au point central. Quand j’ai écrit dans ma lettre de juin que « le
don cérémoniel n’a rien à voir avec les échanges de biens mêmes gratuits »,
je voulais, à travers cet apparent paradoxe, bien faire comprendre tout
d’abord qu’il s’agit du don proprement cérémoniel par opposition au don
unilatéral, au don moral ou au don philanthropique. Certes, les biens
échangés sont « gratuits » au sens où ils ne sont pas vendus. Mais leur fin
n’est pas en eux-mêmes comme biens, elle est de traduire le don de soi du
donneur à travers la chose donnée. Rien de plus maussien. C’est cela que je
veux dire quand je mets en garde contre les interprétations qui se
concentrent sur ces biens au lieu de voir la procédure de reconnaissance
réciproque.

Je ne taxe pas pour autant ces interprétations d’économicistes. Je dis


seulement que la puissante tradition économique qui est la nôtre nous
pousse à penser la relation de don cérémoniel en termes de biens échangés
même si l’on rappelle que ces biens sont générateurs de liens. C’est un
problème d’accent. Je serai donc clair : ni toi ni ceux qui ont écrit dans la
RdM n’ont des positions économicistes. Je ne l’ai jamais pensé ni dit ni
voulu l’insinuer.

Ce débat est encore plus net à propos de ma réserve sur l’analyse très
intéressante que V.Descombes fait des verbes trivalents dans les Institutions
du sens. Il reprend la discussion de Peirce à ce sujet et montre que ces
verbes dits aussi « verbes de don » sont d’emblée triadiques. La liste en est
longue :

offrir – ou céder, transférer, communiquer, apporter, jeter, etc. – quelque


chose à quelqu’un. Il y a une structure ternaire destinateurdestinatairechose
transférée. Les partenaires sont immédiatement en rapport réciproque par la
médiation de quelque chose. Je suis tout à fait d’accord avec cela.

Ma réserve, c’est que cela ne définit pas le don cérémoniel qui ne consiste
pas à donner quelque chose à quelqu’un, mais à se donner à quelqu’un par
l’intermédiaire de cette chose. Cela est d’autant plus important à noter que,
parmi les verbes trivalents, beaucoup n’ont même pas le sens de l’offrande
puisque même « vendre » en fait partie. C’est parce que le don cérémoniel
consiste à se donner à travers ce que l’on donne qu’il importe de ne pas y
voir un échange même généreux de biens, mais un engagement risqué de
soi dans l’espace de l’autre. C’est cela que veut dire mon affirmation en
apparence paradoxale. Est-ce plus clair ainsi ?
Cela permet aussi de comprendre où se situe pour moi la question morale.

Ce don de soi dans la chose donnée, c’est l’offre et la demande de


reconnaissance, et cela pose en dernier ressort la question du respect.
Comme je l’ai dit dans ma lettre précédente, c’est sur cette ligne que l’esprit
du don cérémoniel continue et reste intact. Toute la conclusion de mon livre
porte là-dessus. C’est parce que la dignité est en jeu dans cette relation que
je la vois pénétrer au cœur des relations économiques. En d’autres termes,
l’exigence de reconnaissance traverse l’ordre de la justice et va au-delà de
celle-ci. Je renvoie là-dessus à toute la troisième partie de mon livre – et à
ma conclusion.

Quant à la question des biens utilitaires, je la traite très clairement dans mon
livre. Je dis et redis que dans les sociétés où la reconnaissance publique
entre groupes passe par les dons cérémoniels, on n’en fait pas moins des
échanges de biens utiles (d’où ma critique des expressions « sociétés du
don » et « économies du don »). Quoi de plus normal que ces échanges
utiles ! Les dons cérémoniels ne sont pas destinés à se nourrir ou à se loger
(même s’il existe des repas de fête très copieux). Malinowski a très bien
décrit cela comme tu le sais : il y a l’échange gimwali de biens de
consommation qui se fait parallèlement à l’échange cérémoniel kula entre
partenaires. Je dis qu’il s’agit de deux ordres différents (au sens pascalien)
même si des interférences se produisent (voir mon chapitre8). La question
est que les procédures publiques de reconnaissance sont une chose, les
échanges utiles une autre. Et c’est très bien ainsi. On ne demande pas à
l’acheteur et au vendeur une implication réciproque dans leur transaction
(elle peut se produire en sus, mais n’appartient pas à la relation marchande
comme telle).

Je ne vois donc aucun problème à la dimension utilitaire dans les sociétés


sauvages. C’est le contraire qui me gênerait. On pourrait même dire qu’elles
ne sont pas plus que les nôtres des sociétés du don. Paradoxe ? Non, si on
admet que la dimension du don comme reconnaissance est fondamentale,
partout et toujours aussi importante, et que son expression seulement se
transforme (tu vois que je ne dis pas que le don est mort et enterré, bien au
contraire – mais comment oses-tu me faire dire ça ?! –, et ce n’est pas là
une position oscillante : tout mon livre vise à le démontrer; me faire dire le
contraire, c’est me faire douter qu’on m’ait lu !).

Reste la question du don moderne. Le texte que Godbout vient de me


soumettre et qu’il a envoyé à Esprit va m’obliger à mieux y réfléchir. C’est
– sur ce point en tout cas – un très bon texte (même si j’ai de sérieuses
réserves en ce qui concerne sa présentation de ma problématique
d’ensemble). Sur cette question du don moderne, MarcAbelès m’a aussi un
peu épinglé dans son article d’Esprit. Je pensais pourtant que mon approche
était claire. Je peux la condenser ainsi : si on comprend – et je pense que
cela est nécessaire – toute relation de don à partir du don réciproque
cérémoniel, et celui-ci comme la procédure fondatrice de la reconnaissance
réciproque, la question devient alors de savoir comment s’exprime cette
reconnaissance dans les sociétés non lignagières, bref dans les sociétés
modernes. C’est à ce point que j’introduis la question de la loi comme
garantie publique de cette reconnaissance, ce qui laisse intacte la question
de la reconnaissance interpersonnelle (que tu appelles socialité primaire).
En tout cas, quelque chose change radicalement avec l’apparition d’une
instance centrale d’autorité. Et c’est à ce point que j’introduis la question de
la grâce et toute sa problématique. (NB : je n’ai pas ignoré l’article de
Tarot, je le cite explicitement !) C’est la question du don fait par un à
plusieurs, fait d’en haut à qui est plus bas; c’est le don que l’on ne peut pas
retourner.

Cela peut aussi bien prendre un sens hiérarchique pesant qu’être le geste
gracieux qui comble et remplit de joie même si on ne peut ni ne doit
répondre.

Ma compréhension du don moderne n’est pas séparable d’une généalogie


politique de la grâce. C’est cette problématique qui me permet d’articuler le
don moderne au don cérémoniel. C’est ce qui me semble manquer chez
Godbout et chez toi. J’ajoute que cette généalogie politique de la grâce n’est
pas suffisante. Il me reste sans doute à en développer la poétique. Je vais
m’y employer…

Il y a dans ta lettre – surtout vers la fin – un grand nombre de points et de


questions qu’il serait trop long de discuter. J’en reprends rapidement
quelques-uns.
– Tu me dis ton étonnement que, dans mon chapitre sur le sacrifice, je n’ai
pas mentionné le fait que tu avais aussi lié le sacrifice à l’apparition de
l’agriculture. Je te rassure : je ne prétends pas avoir fait une telle trouvaille !
Cette émergence, plein d’ethnologues la notent; Testart la présente même
comme évidente… J’accumule du reste là-dessus les témoignages des
chercheurs de terrain. À ton tour, tu en as parlé. Très bien. Je ne voyais pas
l’urgence de le souligner. D’autant que je tente tout autre chose : à partir de
cet acquis incontestable, je propose une réflexion théorique sur la différence
entre chasseurs-cueilleurs et pasteurs-agriculteurs dans leurs rapports à la
nature, à la surnature, aux divinités, à l’alliance, à la filiation et surtout à la
dette de vie. Et c’est ainsi qu’en recourant aux recherches sur la Grèce,
l’Inde, la Sibérie et l’Afrique, j’en arrive à formuler une hypothèse du
sacrifice comme technogonie. Je ne trouve rien de tel chez toi; tu dis même
que la victime peut être « sauvage ou domestique, le plus souvent
domestique toutefois » ( RdM, n°5,1995, p. 261). Mille regrets : je ne vois
aucune rigueur dans une telle position ! En revanche, ce que j’ai trouvé très
convaincant dans ton article, c’est un point auquel, de mon côté, j’étais
aussi parvenu : que le sacrifice est d’abord don. Mauss le dit déjà
clairement; j’aurais pu noter que tu le montrais fortement.

– Restent toutes les questions autour du don et de l’économie. Tu me dis


que l’esprit du don passe par les gestes de solidarité, les associations,
l’exercice de la justice; je dis exactement cela dans mon entretien à Esprit
(p. 152-158). Je dis que l’esprit du don, c’est la reconnaissance
publiquement accordée et reçue. Pas simplement morale au sens étroit. Cela
passe par les institutions politiques et les dispositifs économiques. Nous
sommes d’accord. Je dis aussi que la mise à prix de toute chose est ce qui
menace le plus cette reconnaissance. Cela, je ne le dis pas dans mon livre
aussi clairement, je l’avoue, sauf dans ma discussion des positions de
Walzer.

Quant à mon recours à la problématique du visage chez Lévinas, elle ne


consiste pas, comme tu sembles l’insinuer, à rétrécir toute la question du
don à un impératif moral. Elle consiste à théoriser autrement l’éthologie de
la rencontre, celle qu’affronte le sujet moderne : comment reconnaître
autrui hors de tout contexte culturel local, bref comment reconnaître
n’importe qui, n’importe où ? Il me semble maintenant que j’aurais dû
pousser plus loin l’analyse proprement éthologique du visage; mais je
n’avais pas lu alors les pages si inspirantes de Simmel à ce sujet. J’aurais dû
aussi, comme Jacques Dewitte me l’a fait justement remarquer, développer
ma remarque selon laquelle Lévinas oublie la main qui donne en réponse au
visage qui appelle.

Voilà, mon cher Alain, ce que je peux dire pour l’instant. Tu me disais
qu’au moins, je ne me dérobe pas devant le débat. Je te crédite de la même
qualité. Mais je pense qu’il serait utile de marquer une pause. Laissons un
peu de temps passer, prenons du recul et méditons tout cela. Je pense qu’un
jour, ce serait bien que nous débattions à nouveau, y compris publiquement
avec les collaborateurs de la Revue du MAUSS. Peut-être au milieu du
printemps prochain. N’oublie pas non plus que je t’ai promis un dîner pour
le service que tu sais. Et nous savons bien ce que dîner veut dire !

Cordialement Marcel

***

Le 2 avril 2003

Cher Marcel,

Voici au moins deux ou troissemaines que je veux t’écrire un peu


longuement sans en trouver le temps. Pour te dire que je crois avoir trouvé
une esquisse de solution à notre (petit) différend. Qui a dit quoi, et le
contraire de quoi ? Il est difficile de ne pas psychologiser ce genre de
questions. Mais au fond, quand on constate la difficulté qu’ont les
commentateurs à savoir ce qu’a vraiment dit et pensé leur auteur de
prédilection, on se dit qu’il y a là une difficulté qui dépasse de beaucoup la
question des narcissismes plus ou moins bien placés. J’en ai eu récemment
confirmation sur un thème qui nous concerne. Ayant à régler des problèmes
institutionnels à Nanterre et discutant avec mon ami ChristianLazzeri d’un
montage bureaucratique possible, j’apprends qu’il s’apprête à déposer au
CNRS un programme de recherche sur le « paradigme de la
reconnaissance ». Je lui réponds aussitôt : banco, faisons affaire, puisque
paradigme de la reconnaissance et paradigme du don, c’est la même chose.
Ou plutôt, ce sont les deux faces interdépendantes d’une même médaille. Tu
liras, si tu le désires, les détails de cette affaire dans le texte joint en
attachment qui présente des détails bureaucratiques mais essaye de
développer cette intuition. Ce qui est important ici, c’est que je me suis
aperçu que cette interdépendance du don et de la reconnaissance, je l’ai à la
fois toujours dite (mon épouse me rappelait des passages de Critique de la
raison utilitaire) et pas vraiment dite – ou pas assez. Ou pas assez pensée.
C’est là que tu entres en jeu, puisque c’est au fond ton entrée spécifique, et
que tu produis un effet d’intelligibilité sous l’angle de l’articulation entre
ces deux « paradigmes ».

Mais en liant encore plus explicitement que toi paradigme du don et


paradigme de la reconnaissance, on produit, je crois, un effet de
connaissance qui est à la fois présent chez toi, mais pas parfaitement révélé.
Certains harmoniques sont encore trop potentiels, virtuels. Je comprends
mieux du coup ton sentiment de dire des choses que je n’aurais pas dites
alors que je persistais (et, en un sens, persiste toujours) à croire que je les
avais pourtant bien dites. Peut-être la clé de l’histoire est-elle qu’il ne suffit
pas de dire les choses; encore faut-il dire qu’on les dit. Qu’en dis-tu ?

Amitiés Alain

P.S. J’expédie également ce courrier à JacquesGodbout que ça devrait


intéresser également.

***

San Diego, le 7 avril 2003

Cher Alain,

Merci de ton message. Merci aussi de m’informer de ton projet avec C.


Lazzeri (dont je connais les excellents ouvrages sur Hobbes, Spinoza,
Pascal).

En ce qui concerne notre différend, je crois aussi que nous progressons vers
une meilleure entente puisqu’il t’apparaît mieux désormais que la question
de la reconnaissance est au cœur des rapports de don. Tu me dis que tu en
as toujours été convaincu. Cela me paraît logique. Je crois que Mauss l’était
aussi, comme l’ont été tous ceux qui ont écrit sur la question, y compris
Godelier. Cela est logique parce que cet aspect est si central dans les
rapports de don qu’il est difficile de ne pas en parler au moins
implicitement. Cependant, tu admettras qu’il y a une grande différence entre
dire quelque chose implicitement et le fait d’en construire théoriquement le
problème. Boas, Thurnwald, Best, Malinowski et bien d’autres avaient
abondamment parlé, avant Mauss, des pratiques du don. Mauss, lui, en a
construit le problème. Mutatis mutandis, je crois avoir fait de même en ce
qui concerne le rapport don-reconnaissance. Je le dis sans prétention car je
crois avoir montré ceci d’essentiel (et je ne suis pas sûr que tu l’aies bien
compris ou admis car tu ne m’as jamais vraiment répondu sur ce point
capital): qu’au lieu de partir de l’échange de biens et de dire que le don est
un échange généreux qui crée des liens (ce qui est vrai, mais n’explique
rien), je pars des processus de reconnaissance entre primates et je dis que
chez le primate humain, on signifie et on établit cette reconnaissance en
présentant des biens qui sont une part de soi, gages et substituts de soi, ce
qui est le geste symbolique par excellence. Tel est le don réciproque
cérémoniel.

Geste qui selon moi tient en trois verbes : défier (attirer/provoquer l’autre),
offrir (honorer l’autre), lier (s’associer avec l’autre). Jeu, agôn, alliance,
passage du lien social au lien politique. Mauss (en raison sans doute de
l’héritage moral de notre Occident) pensait que donner allait de soi et que
ce qu’il fallait expliquer, c’était l’obligation de rendre. J’ai essayé
d’expliquer pourquoi d’abord donner – comme geste public de (se)
reconnaître – est nécessaire, car sans cela, il n’y a pas de rapport à autrui ou
à l’autre groupe dans notre espèce. Le reste s’ensuit.

Donc j’insiste à nouveau sur ce point : je ne pars pas de l’échange –


généreux – de biens pour comprendre la reconnaissance, mais de la
reconnaissance pour comprendre un tel échange (c’est ce que j’ai voulu dire
dans mes remarques à Esprit à propos du MAUSS; je viens de les relire : il
n’y a pas à en changer une ligne !). En fait, ce renversement de perspective
que je propose a beaucoup frappé un certain nombre de nos collègues ou
amis.
Ainsi Jacques Dewitte. Mais aussi Bruno Karsenti qui m’a invité à
systématiser cela dans une intervention à son séminaire en mai prochain. De
même Bernard Conein qui m’a proposé d’en faire autant à Lille dans un
débat avec Steiner et quelques autres. De même encore ton ami
GeraldBerthoud à Lausanne. Mon exposé est annoncé sous le titre « Don
cérémoniel et sphères de reconnaissance ». Je suis donc très content qu’à
ton tour, tu « reconnaisses » plus explicitement cet aspect décisif qu’est le
rapport de reconnaissance dans le don réciproque (je dis bien réciproque)
cérémoniel.

J’avais aussi recu, en décembre, une lettre allant dans le même sens d’un
lecteur très attentif, HansJoas, avec qui j’ai débattu sur don et
reconnaissance à Chicago fin janvier et qui a transmis à AxelHonneth une
version anglaise de mon chapitre sur le don. Ce que m’a dit Joas recroisait
beaucoup ce qu’avait développé Ricœur dans notre débat de novembre à
Paris (au Collège International) et qu’il a repris en se référant largement au
Prix de la vérité, le même mois, dans son discours sur « Don et
reconnaissance » à l’UNESCO avant de le redire dans son dialogue avec
Derrida à France-Culture début janvier. Pour Ricœur, ma lecture du don
cérémoniel constitue un break through qui ouvre à une autre approche de la
reconnaissance; autre surtout que celle, principalement conflictuelle, de la
tradition hégélienne (dans mon livre, j’ai une note sur Hegel qui ouvre
brièvement ce débat qui demanderait à être approfondi).

Il me semble, en tout cas, que beaucoup de choses bougent sur ce sujet en


ce moment. Je crois y avoir contribué de manière non insignifiante avec
mon livre. C’est pourquoi je m’étonne quand même que, dans le projet que
tu élabores sur « Don et reconnaissance », beaucoup de références
apparaissent – y compris Descombes et… Girard –, mais pas mon travail !
Tu me reprochais en juillet dernier un manque de générosité envers le
MAUSS (que j’ai pourtant clairement nommé et suffisamment mentionné).
Que dirais-tu dans le cas présent ? Deux des collègues, mentionnés plus
haut, à qui j’ai communiqué ton projet, en sont restés perplexes. Moi
également.

Reconnaissance, reconnaissance…
Je ne t’en dis pas moins mes vœux les plus sincères pour le développement
de ce travail de recherche collectif.

Bien à toi Marcel

***

Le 17 avril 2003

Cher Marcel,

Suite à ton mail, je voulais relire certains passages du Prix de la vérité


(notamment ceux sur les primates et sur le contrat), mais je l’ai laissé à
Paris. Je te réponds donc au débotté.

Bien évidemment, si je t’ai envoyé cette ébauche d’un programme de


recherche don/reconnaissance pour un hypothétique labo du CNRS en te
disant qu’il me faisait me sentir plus proche de toi (signe de bonne volonté,
me semblait-il), ce n’était pas dans la perspective de ne pas signaler ta
contribution sur ce point central. La théorie du don n’indique-t-elle pas
qu’on ne rend pas tout de suite, ni un équivalent, mais plus et plus tard ?

Pas d’impatience, donc, please…

Bien évidemment, je ne suis toujours pas d’accord avec ce que tu persistes à


dire de ce que je dirais ou aurais dit. Développant (je le répète once again)
une conception politique du don, je peux difficilement soutenir qu’il y
aurait d’abord les fonctions économiques du don et après seulement la
reconnaissance. Tout ce que j’écris sur l’inconditionnalité conditionnelle, de
même, implique qu’il doit d’abord y avoir reconnaissance
(inconditionnellement) et qu’ensuite seulement, on peut commencer à
compter et commercer – si tant est qu’il s’agisse de commerce (oui, au sens
ancien du terme). Non, la différence entre nous n’est pas là. Elle réside
plutôt dans le fait que, comme Mauss, je raisonne principalement en termes
d’alliance (ad-sociation) entre groupes ou sociétés là où, selon une certaine
tradition phénoménologique, tu raisonnes plutôt en termes intersubjectifs.
Je ne vois pas d’incompatibilité. De même, je crois que tu as tort de ne pas
vouloir changer une ligne à tes déclarations à Esprit sur le MAUSS.
Prétendre que nous voulons remplacer l’économie capitaliste par une
économie du don est tout simplement faux. Je serais heureux que tu m’en
donnes acte.

Bien évidemment, enfin, énoncer explicitement l’idée de la


complémentarité/réversibilité du don et de la reconnaissance est essentiel.
Et tu as raison, construire le problème théoriquement est autre chose que
signaler le lien en passant. Je me réjouis que tu reçoives beaucoup de
marques de reconnaissance sur ce thème et qu’il commence enfin à entrer
dans le débat public. Grâce à toi (mais peut-être un peu aussi grâce au
MAUSS). Ton triptyque « défier-offrir-lier » me semble bienvenu (est-ce dit
ainsi dans ton livre ?). Mais tu m’accorderas qu’une fois la direction de
pensée fermement indiquée, presque tout reste encore à faire. Quelle
reconnaissance ?

Individuelle ou/et collective ? dans quel type de rapports ? et selon quelle


modalité ? Hégélienne ? bataillenne ? arendtienne ? girardienne ?
lévinassienne ? ricœurienne ? En liaison avec quelle théorie de l’action ? et
dans quel type de rapport avec le don ? Ce dernier est-il toujours réductible
à son enjeu premier, la reconnaissance (comme tu le laisses entendre), ou
n’a-t-il pas une auto-consistance propre, à la fois utilitaire et symbolique,
toute la consistance proprement sociale et anthropologique de l’obligation à
laquelle Mauss était si sensible et qui ne se dissout pas si aisément dans la
pure liberté de la reconnaissance (c’est l’enjeu, entre autres, de ton débat
avec Godbout, où je trouve que tu bottes trop vite en touche et ne vois pas
vraiment de quoi il parle)? Sur ce point, il y a ample matière à débattre, car
il me semble que ce n’est pas la même chose d’affirmer la dualité
don/reconnaissance ou de ramener le don à la reconnaissance en ayant
tendance à oublier l’épaisseur du don en chemin.

Si je ne t’ai jamais répondu sur tes références primatologiques, c’est que je


ne comprends toujours pas bien en quoi elles permettent de répondre à ces
questions et que je ne suis pas persuadé qu’on ait besoin d’elles pour fonder
une conception… politique/recognitive du don. Mais peut-être faut-il que je
te relise encore sur ce point (comme sur la question du contrat).

Voilà en tout cas beaucoup de questions essentielles sur lesquelles nous


sommes si peu nombreux à travailler (ceux que tu as nommés notamment)
qu’il y a vraiment de la place pour tout le monde et que nous avons tous
intérêt, je crois, à jouer coopératif en tentant de reconnaître à leur juste
valeur les apports des uns et des autres. Ce n’est pas si facile, apparemment.
Par exemple, notre ami Jean-PierreDupuy semble en passe de nous
rejoindre ( cf. son « Avions-nous oublié le Mal ? »). Après vingt-cinq ans
d’exercices rawlsiens et de rational action theory, il découvre que tout cela
est insignifiant et que l’essentiel se joue du côté du don et de la réciprocité.

J’aimerais mieux qu’il ne fasse pas comme s’il était le seul et le premier à
l’avoir compris… Mais, enfin, voilà une bonne nouvelle.

J’avais moi-même rencontré Honneth en septembre dernier (à son


invitation) et nous étions tombés d’accord sur l’idée d’une probable
complémentarité entre paradigmes du don et de la reconnaissance. Cela
n’implique nullement que je partage tous ses points de vue (trop timides à
mon goût).

Mais ce qui est sûr, c’est que si nous parvenons à construire un vrai champ
de débat sur ces thèmes avec tous nos amis et alliés, alors nous pourrons
effectuer un véritable et définitif break through dans le sillage du premier
dont Ricœur te crédite, ce qui n’est pas rien. Peu importe de savoir qui en a
effectué la plus grande part. Dieu reconnaîtra les siens (ou pas). Pour ma
part, je ne souhaite rien d’autre que la constitution de ce champ de débat
général. Où nous pourrons enfin parler de ce qui nous semble à tous le plus
important. C’est à cela que j’essaie de faire servir la Revue du MAUSS à
laquelle je te remercie encore très sincèrement d’avoir bien voulu
t’associer… en vue d’une commune reconnaissance publique de
l’importance de débattre sur la reconnaissance et le don en même temps.

Amicalement Alain

P.S. Je viens enfin de réussir à ouvrir le document joint avec le dialogue


Ricœur-Derrida (autour d’un thème développé par Hénaff). C’est vrai que
tu y joues un rôle central. Bravo. Et merci mille fois de me l’avoir adressé.
Quant au fond : font-ils vraiment avancer les choses ?

****
Le 6 juillet 2003 [1]

Cher Alain,

Merci de ta réponse comme toujours très motivée.

Rassure-toi, j’avais bien compris que le fait de me communiquer le projet


CNRS sur « Don et reconnaissance » était d’abord un geste amical visant à
me tenir informé d’un sujet qui me tient à cœur; j’ai eu certes une petite
réaction de surprise quand j’ai vu que des penseurs qui n’avaient jamais
vraiment touché à cette question se trouvaient invoqués et que ton serviteur,
qui en avait fait le point central de sa démonstration, ne l’était pas.

Mais oublions ce moment d’humeur… Comme tu le dis : le don se rend à


terme. Il est fait pour nous faire endurer l’épreuve du temps.

Revenons sur les questions de fond. J’aime bien ta formule


« inconditionnalité conditionnelle ». Cette nuance conditionnelle, je la
comprends moins comme injectant une dose d’intérêt dans le don que
comme une provocation à répondre – « je me risque pour que tu te
risques »… C’est du reste le sens originel du do ut des (que le droit romain
a transformé en formule du contrat d’égalisation, dit synallagmatique – en
anglais : to match the offer –, ce qui brouille le concept de don). Pour
expliquer cette réplique, je tiens beaucoup à me référer au modèle du jeu à
partenaires (que tu invoques aussi) : renvoyer la balle que l’on a reçue, ce
n’est pas être soumis à une obligation morale ou juridique ou utilitaire, c’est
accepter de rester dans le jeu, c’est jouer le jeu. Évidemment, on peut
traduire cela dans la formule « on a “intérêt” à repliquer ! », etc. Mais ce
serait surfer sur la polysémie du terme intérêt.

Tu me demandes si la trilogie « défier, offrir, lier » est dans mon livre.

Mais oui, tout à fait !… Ta question me surprend, car cela m’oblige à te


rappeler que c’est le titre même du paragraphe central où je parle de
« l’énigme du don cérémoniel ». Cette manière d’envisager l’ensemble du
problème comme relation agonistique permet d’éviter de se laisser fasciner
par l’échange comme circulation des biens. D’emblée, il s’agit de
comprendre la relation de groupe à groupe et, à partir de là, de comprendre
en quoi l’offre réciproque de biens peut la rendre possible. On est donc
clairement dans un champ conflictuel et problématique. Il y a une sorte de
valeur exemplaire du fonctionnement de la première rencontre.

Exemplaire en ce que le trinome « défier, offrir, lier » reste opératoire même


dans les relations déjà établies et consacrées par des institutions ou des
routines. Je pense que sur cette question du rapport défi/risque, nous serions
plutôt d’accord.

Nous devrions l’être aussi sur un autre point malgré un apparent


malentendu : tu me dis que tu raisonnes en termes d’alliance entre groupes
et que moi, je le fais plutôt en termes d’intersubjectivité. Ma réponse est
non :

je raisonne aussi et même avant tout en termes de groupe. Je dis tout


d’abord qu’il faut se référer au don cérémoniel ( versus privé) pour
comprendre les autres formes de don. Je rappelle la définition de
Malinowski dans les Argonautes : je qualifie de cérémoniel, dit-il, un acte
1) public, 2) accompli selon des règles, 3) ayant une portée sociale ou
religieuse, 4) comportant des obligations – on ne saurait être plus
durkheimien ! Quant à moi, j’insiste constamment sur le fait que le don
cérémoniel est la forme publique de reconnaissance réciproque entre
groupes alliés ou visant à le devenir.

Bien entendu comme toi, comme Mauss, comme tout le monde, je parle de
« partenaires », mais cela ne concerne pas des individus au sens moderne,
mais des agents à caractère statutaire. En outre, j’insiste sur le fait que
l’alliance exogamique est la forme institutionnelle la plus importante de
cette reconnaissance entre groupes. Mais plus encore, je définis le geste
cérémoniel de donner-recevoir-rendre comme la forme fondamentale de
reconnaissance entre humains par comparaison avec ce que l’on trouve dans
les sociétés animales. Je montre qu’il s’agit de la procédure génératrice du
symbolisme au sens littéral du sym-ballein : mettre ensemble; convention
implicite et fondatrice, inexistante chez les autres primates.

Telle est selon moi la portée majeure du don réciproque cérémoniel.


Cette forme publique de reconnaissance existe dans toutes les sociétés
traditionnelles – j’entends par là celles où les rapports de parenté
constituent exemplairement (car il existe d’autres moyens) la forme
reconnue d’autorité. J’ajoute que cette reconnaissance publique est garantie
par la loi dans les sociétés où émerge une autorité centrale coiffant les
lignages ou les ethnies; mais que l’exigence de reconnaissance effective
n’en reste pas moins nécessaire : 1) selon des formes cérémonielles dans
l’ordre des civilités, et 2) sous forme intersubjective dans l’ordre des
relations personnelles, éthiques au premier chef. Quand je dis « par la loi »,
j’entends tout l’ensemble de la sphère institutionnelle (politique, juridique)
qui inclut aussi aujourd’hui celle de l’économie. C’est ainsi, selon moi, que
doit être compris le « don moderne » : la question se situe dans l’axe de
l’exigence de reconnaissance publique réciproque que le don cérémoniel
exprime. La question est donc pour moi : quels sont les champs de relations
sociales où cette reconnaissance est en jeu ?

Concernant notre temps, tu demandes : quel type de reconnaissance peut


être envisagé ? Selon Hegel ? Lévinas ? Bataille ? Arendt ? Ricœur ? Je ne
vois pas bien l’avantage de procéder ainsi. On doit d’abord poser des
questions, formuler des problématiques (ainsi que tu le fais, du reste); ce
travail peut croiser tels ou tels auteurs ou non. Ainsi on peut considérer que
Hegel est le premier des modernes à poser la bonne question : celle du
caractère inconditionnel de l’exigence de reconnaissance (puisqu’elle se
joue au prix de la vie), mais on peut penser que s’il l’énonce d’abord en
termes de conflit, c’est que manque entre les protagonistes une médiation,
précisément cette « chose donnée » qui porte en elle le soi et l’engagement
de chacun. Pour de tout autres raisons, cela aussi manque chez Lévinas. On
pourrait soumettre chaque auteur que tu nommes à ce critère du don
compris comme geste de reconnaissance publique réciproque par la
médiation de la chose donnée et voir de près ce qu’il en ressort. J’ai à peine
esquissé (dans mon livre) de telles mises au point dans des notes concernant
Hegel, Lefort et Peirce (ce dernier commenté par Descombes).

Il faudrait approfondir. En tout cas (et cela devrait aller au-devant de ta


question : quelle reconnaissance ?), ce qui est en jeu ultimement, ce n’est
pas simplement le statut social ou telle identité particulière, mais le fait
même d’être un humain digne de respect.
J’en viens pour conclure à ce qui a déclenché notre différend, à savoir mes
remarques sur le MAUSS dans l’entretien d’Esprit de février 2002.

En ce qui concerne ce point, je voudrais définitivement dissiper notre


malentendu. Il tient en partie, je crois, à une lecture hâtive de ta part, en
partie à une maladresse d’expression de la mienne.

Lecture hâtive, je crois, en raison du croisement dans ton esprit de deux


passages de cet entretien. Le premier (j’ai le texte sous les yeux) est à la
page 140 où je dis – sans du tout penser au MAUSS, mais alors, pas du
tout ! : « On a beaucoup parlé d’une économie du don; on y a même vu une
alternative à l’économie capitaliste… ». Je ne réponds à propos du MAUSS
qu’à la page 145 et je dis que c’est votre réflexion sur le don qui nourrit
votre analyse critique du capitalisme inséparable de celle de l’utilitarisme.

Est-ce que je me trompe ? Ce n’était pas en soi une critique (je dénonce tout
aussi bien le – ou un certain – capitalisme); c’était une exigence de mise au
point sur la définition du don; mais pas n’importe lequel : le don
cérémoniel.

En effet, je dis et redis ceci : le don cérémoniel – celui dont parle Mauss–
n’a rien à voir avec une contestation utilitaire des biens échangés; il
concerne une tout autre dimension du fait social, il est une procédure
publique de reconnaissance réciproque entre groupes.

J’explique donc que partir du don comme échange des biens (démarche très
courante) pour dire que ceux-ci, dans le cas du don rituel, ne sont pas de
nature économique est intéressant et juste; mais que c’est affirmer la nature
du don par une voie qui le fait voir d’abord dans la perspective d’une
circulation des biens. On reste alors dans le cadre de cette problématique et
c’est cela que je mets en cause. On croit alors que les dons sont des
échanges généreux de biens (ce qui serait en effet parfaitement
anti~utilitaire) et on ne voit pas qu’ils sont d’abord des symboles de la
reconnaissance réciproquement accordée. Tel était mon point. Je l’ai
certainement dit trop elliptiquement (comme le fait quelqu’un « plein » de
son sujet et qui croit que les autres comprennent les choses comme lui).
Je ne dis pas pour autant que les biens échangés ne sont rien ou ne sont pas
importants ; je parle même dans le chapitre 8 de mon livre – en comparant
monnaie cérémonielle et monnaie marchande – d’une « comptabilité du
don ». Je veux simplement marteler cette certitude : quelle que soit leur
importance matérielle, ce sont des symboles du geste de « sereconnaître ».

Maintenant, concluons ce chapitre de discorde. Je peux te donner acte


(comme tu me le demandes) du fait que :

1. l’explication que toi et tes amis du MAUSS, vous donnez du don n’est
absolument pas économiciste (c’est tellement évident qu’il semble
étrange de devoir l’affirmer); que vous n’avez jamais eu en vue de
promouvoir une « économie du don » comme alternative à l’économie
capitaliste; seulement d’en critiquer la logique à partir d’une pensée du
don.

Encore une remarque : toi, moi et tous nos amis ou collègues qui discutons
du don et de son paradigme, nous devrions être très prudents. Quand nous
disons « le don », les uns pensent spontanément et uniquement au geste
moral privé, les autres à l’activité philanthropique, d’autres (dont je suis)
ont d’abord en vue la procédure rituelle, d’autres pensent à la grâce divine.
Et chacun réagit aux analyses des autres depuis son concept de référence,
mais sans le dire et, plus encore, sans bien s’en rendre compte. Plus grave
peut-être : chacun peut, dans le débat, jouer sur plusieurs registres et cela
aussi sans y penser. Ne crois-tu pas qu’il s’agit là d’un cas exemplaire de
débat biaisé ? C’est la leçon la plus claire et la plus utile que je retiens des
multiples discussions publiques et privées que j’ai pu avoir depuis la
parution de mon livre. Je crois donc que chaque fois que nous parlons du
don, il faudrait en déterminer le concept par un adjectif. Cela permettrait
d’éviter ces malentendus constants entre partenaires d’un commun débat.

Cela est vrai de bien d’autres sujets. Mais sur celui-ci, il serait utile de faire
comme les dieux des Veda : en nous faisant don les uns aux autres de ce que
nous avons – telle notre notion du don ! –, nous pourrions échapper à ce qui
fait la condition des démons : n’exister que chacun pour soi…

Voilà pour aujourd’hui… en attendant la suite.


Amicalement Marcel

***

Le 18 janvier 2004

Cher Marcel,

Je ne sais par où commencer mes félicitations pour ton travail dans le


dernier numéro d’Esprit. Ton interview de Claude Lévi-Strauss est
excellente (il est toujours aussi impressionnant d’acuité intellectuelle), et
particulièrement importante pour nous puisqu’elle remet à sa juste place –
et dans une certaine mesure annule – la distance excessive prise avec Mauss
dans la fameuse introduction à Sociologie et anthropologie. Et puis ton
article sur les raisons de la séduction exercée par le structuralisme sur les
philosophes est tout à fait remarquable. Probablement même epoch making
tant il clarifie bien les enjeux intellectuels centraux de toute une époque.

Je me demande s’il ne serait pas utile (plus qu’utile) d’en faire un petit livre
qui servirait de guide et de balise à tous les apprentis philosophes,
anthropologues, sociologues, etc. Y as-tu pensé ?

Bien amicalement Alain

***

Le 20 janvier 2004

Cher Alain,

Merci de ton mot chaleureux et généreux. Un vrai don ! Oui, le vieuxLévi-


Strauss garde toute sa tête même s’il prétend avoir perdu beaucoup de ses
moyens. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il tient mordicus à élargir la question
de l’exogamie qui relève du don réciproque rituel (ce qu’il montre dans les
Structures élémentaires de la parenté) à une théorie de la communication
(qui tend à effacer l’altérité et la réciprocité au sens de la réplique). Mais il
reconnaît en effet très explicitement sa dette envers M. Mauss. Et comme tu
le dis, ça met un gros bémol à son Introduction de 1950.
Quant à mon article… non, je n’avais pas pensé à en faire un livre…

même petit. Il faudrait sans doute ajouter pas mal de précisions. Je vais y
réfléchir. En tout cas, merci de ton jugement si positif et de cette
suggestion. On en reparlera.

Je me disais justement ce matin que j’allais te donner quelques échos de


Rome où je comptais te voir. En tout cas, ces colloques Castelli sont une
concentration de phénoménologues et de théologiens (beaucoup de profs de
la Catho); certes représentation très internationale – Allemagne, France,
Italie, GB, USA, Japon, Hollande, Danemark, Suisse et même Philippines.
Donc pour tous, le don, c’était le don moral; j’ai dû ramer dans les débats
pour leur dire que Mauss et Caillé disaient autre chose; car ton nom est
revenu souvent pour cautionner des considérations religieuses – ce qui est
très honorable, mais à condition de bien comprendre tes positions. J’ai
essayé de les rappeler autant que j’ai pu. Moi-même je parlais le dernier
jour, juste avant Ricœur et pour la raison que lui-même faisait son exposé
sur la triade « sacrifice-dette-grâce » selon mon bouquin. Ce fut émouvant
de l’entendre faire cette explication de texte même si, selon moi, il est passé
à côté de quelques points essentiels. Ce retour in fine au don cérémoniel,
bref au don maussien, a suscité cette remarque du directeur du colloque (et
directeur du centre Castelli): il ne nous reste plus qu’à tout
recommencer !… (Ci-joint le programme final que tu n’as pas reçu, semble-
t-il.)

Je t’envoie donc sous peu ma dernière réponse à ta dernière mise au point


de… juin ! Je viens de changer de computer et je n’arrive plus à trouver
certains dossiers dont celui-là… J’espère y arriver ce week-end [ cf.note1 –
ndlr ].

Encore merci pour ton message.

Bien à toi Marcel

***

Le 8 février 2004
Cher Marcel,

Merci pour ta lettre du 6 juillet / 8 février [2] qui, je crois, clôt bien
(provisoirement) notre échange. Je te la renvoie après y avoir ajouter in fine
quelques lignes de réponse qui ne devraient pas relancer la machine
discursive pour l’instant.

Bien amicalement Alain

P.S. Je fais suivre une copie à JacquesGodbout.

***

Le 10 février 2004

Cher Marcel

Nous sommes maintenant au clair, je crois, et largement d’accord (comme


je te l’ai toujours dit… ) sur à peu près tout. Ces échanges n’ont donc pas
été inutiles. Deux brèves remarques seulement.

1) Je ne peux pas te suivre quand tu écris : « En effet, je dis et redis ceci : le


don cérémoniel – celui dont parle Mauss – n’a rien à voir avec une
contestation utilitaire des biens échangés; il concerne une tout autre
dimension du fait social, il est une procédure publique de reconnaissance
réciproque entre groupes. » Comment ça, « rien à voir »? Il s’agit bien, en
effet, d’assurer la reconnaissance réciproque entre groupes, de passer de la
défiance totale à la confiance totale (sous réserve de sa réversibilité), de la
guerre à la paix, du conflit à la coopération. Mais, précisément, dans cette
alchimie, le don est essentiel, c’est lui qui atteste de la bonne intention de
reconnaissance. Et comment en atteste-t-il sinon en affichant que l’on n’est
pas dans le registre de l’utilitaire, du rapport avec les choses, mais au
contraire dans celui de l’inconditionnelle intersubjectivité ? Ou encore :
c’est en rendant manifeste le désintérêt pour les choses et l’utile qu’on
prouve la réalité de l’intérêt pour l’alliance entre sujets. Prétendre expulser
la dimension anti-utilitaire hors du don, c’est donc en retrancher son
essence et son efficace.
2) Tout à fait d’accord, en revanche, pour dire que la quasi-totalité des
problèmes et des incompréhensions que nous rencontrons dans ces
discussions provient de la surcharge sémantique du mot « don » lui-même.

Les contresens récurrents sur le sens de l’entreprise du MAUSS n’ont pas


d’autre source (sauf la malveillance, toujours possible). Moi-même, je ne
contribue pas à la clarté en identifiant le don et le politique, à des échelles
seulement distinctes (et en soutenant que le symbolique et le religieux n’en
sont qu’une autre face). Sans doute nous manque-t-il un concept plus
général et englobant. C’est sur ce point qu’il nous faut maintenant
clairement progresser. Je serais réellement heureux que ce soit de concert et
que nous puissions sortir une fois pour toutes de l’insupportable querelle sur
le point de savoir qui a dit quoi pour ne plus laisser vivre que le plaisir de
penser ensemble.

De penser ensemble, pour le dire dans les mots de notre maître commun
MarcelMauss, « ce que nous nommons si mal [… ] le don ».

Bien amicalement Alain

***

Le 11 février 2004

Cher Alain,

J’ai lu ta réponse. Ton premier paragraphe est un bon exemple du type de


malentendu qui nous frappe : tu m’énonces comme une sorte d’objection un
argument que je viens de soutenir fermement dans le même sens !

Je t’assure que ça m’a fait bizarre… ! Je dis : le but du don cérémoniel n’est
pas d’abord de nier l’utilité des biens, mais de réaliser par eux la
reconnaissance réciproque; et tu me dis : attention ! ces biens visent à
assurer la reconnaissance réciproque en s’affirmant comme non d’abord
utilitaires… C’est blanc bonnet et bonnet blanc ! On va croire que nous le
faisons exprès !

Pour le second point, pas de problème…


Bien à toi Marcel

***

Le 11 février 2004

Cher Marcel,

Tu dis que je te lis mal… mais je n’ai fait que te citer scrupuleusement, en
copiant-collant ta propre phrase ! Accorde-moi au minimum qu’elle est
ambiguë ! Ce que tu dis être là, dans une autre formulation, blanc bonnet et
bonnet blanc ne l’est pas vraiment !

Amitiés Alain

Le 17 février 2004

Cher Alain,

Je suis moins rapide que toi à la réplique ! En fait, en me relisant, j’admets


que tu avais de quoi m’épingler sur mes propos. L’expression « rien à voir »
est excessive. Ma pensée, en cette affaire, est celle-ci : « n’a pas d’abord à
voir »… Je sens qu’inconsciemment, je force la note – très fort– pour faire
entendre le son. Mais il est évident que pour moi autant que pour toi, la
matérialité et la nature des biens offerts est importante. Je veux simplement
dire et redire que ce qui compte, ce n’est pas leur circulation comme telle,
mais le fait d’exprimer la reconnaissance qu’ils portent.

Bien à toi.

Marcel

Le 10 février 2004
(Mail de J. Godbout à A. Caillé, suite à la réception de la lettre de M.
Hénaff du 6 juillet 2003 et de la réponse de A. Caillé)

Merci pour cet envoi. Sa lettre [de MH], c’est très bien, vraiment. Et ta
réponse aussi. C’est ce que nous aurions dû nous dire dès le départ. Cela a
valu la peine d’insister, de ne pas s’énerver. J’aurais répondu exactement la
même chose car j’ai tiqué au même endroit; mais je l’aurais dit moins bien !

J’aurais ajouté une petite chose : je continue à trouver légitime et même


audacieux de rompre complètement avec la circulation pour aborder le don,
comme il le fait. Mais je continue aussi à prétendre qu’il est non seulement
légitime, mais aussi très important de partir de ce qui circule – notamment
pour ne pas abandonner l’étude de ce qui circule à l’économique – et que
cela n’empêche pas de voir le don d’abord comme principe de
reconnaissance, même s’il faut certes être vigilant ! Mais son point de
départ comporte le danger inverse : oublier que des choses circulent dans le
don. Il n’y échappe pas toujours complètement.

Quoi qu’il en soit, bravo !

Amitiés Jacques

***

Le 18 février 2004

(A. Caillé à M. Hénaff en réponse à son mail du 17 février)

Cher Marcel,

Merci.

Amitiés Alain

P. S. J’ai oublié de te faire suivre ce mail de Jacques Godbout en écho à nos


tout derniers échanges. Je crois comme lui que tu as tendance à négliger la
circulation, c’est-à-dire l’autonomie relative de la vie des choses et des
signes par rapport au moment de la reconnaissance première. Et c’est dans
l’entrecroisement de la reconnaissance et de la circulation que la complexité
et l’histoire prennent leur envol. Et aussi, accessoirement, l’économie
politique et la sociologie. Une des sources de nos difficultés a été le fait que
tu t’adresses d’abord à des philosophes et nous à des représentants des
sciences sociales.

***

Le 18 février 2004

Merci de me faire suivre ces remarques de Jacques Godbout. Je crois en


effet que le balancier trouve son point d’équilibre.

Incontestablement, les choses ont progressé de part et d’autre. C’est


l’avantage d’en parler !

Bien à toi

Salut à JG Marcel

***

Notes

[1]

Pour des raisons techniques, cette lettre de Marcel Hénaff n’a en fait pu être
terminée et « acheminée » que début février 2004 ( cf. mail de MH à AC du
10 février 2004 : [… ] Notre webmestre a enfin réussi à extraire ma lettre de
juillet du “ventre de la bête informatique” comme tu dis si bien. [… ] »). Il
nous a semblé plus judicieux de lui rendre sa place dans la chronologie de
la réflexion, fût-ce au prix de quelques anachronismes repérables dans les
échanges ultérieurs ( ndlr ).

[2]

Cf. note 1 ( ndlr ).


A propos du prix de la vérité de m.
Hénaff
À Protagoras et Gorgias

Dans sa « somme anthropologique et philosophique » (comme dirait


Mongin), M. Hénaff commence par nous expliquer que les philosophes,
celui que j’appellerai Socrate-Platon en particulier, le conduisent à se poser
la question de l’inévaluable et que la question de l’inévaluable le reconduit
à Socrate-Platon et à l’enseignement de la philosophie dont la rétribution ne
saurait être mesurée par du numéraire.

MarcelHénaff (M. H.) avoue être parti d’une question très limitée, celle de
l’intégrité morale de Socrate-Platon. Il ne se doutait pas que la question du
don allait devenir centrale dans sa recherche qui portait sur l’origine du
soupçon philosophique concernant l’argent. Alors, que lui est-il arrivé
ensuite ? J’imagine qu’il a dû tomber sur un numéro du M.A.U.S.S. chez
son coiffeur ou chez son copain Mongin [2], et que cette revue inspirante lui
a révélé la présence d’un monde mirifique dont il ne soupçonnait guère
l’existence, celui du « don », dont [3] il a pensé pouvoir tirer quelque profit
dans son univers spirituel en forçant Socrate vu par Platon à passer pour un
champion de la reconnaissance réciproque agonale. Après avoir pris le
temps de lire la collection entière du M.A.U.S.S. et une bonne partie de
Marcel Mauss, il en est arrivé à la conclusion suivante : « Le philosophe
tient par excellence la position du hors de prix. »

Sacré Hénaff ! Il a sûrement pensé avoir des facilités pour bien saisir la
réalité du « don » et poursuivre l’œuvre de Mauss en la dépassant puisque,
signe qui ne trompe pas, on lui a donné le même prénom que l’auteur de
l’Essai sur le don. D’après Marcel II, les productions de l’esprit d’un
philosophe et d’un écrivain comme lui, tout comme celles du savant, de
l’ingénieur, du peintre, du musicien, du poète, seraient inévaluables et donc
« hors de prix » parce qu’elles relèveraient du don – même si le marché
moderne, qui détermine la rétribution des savoirs, tend à triompher de l’«
inestimable ».

D’abord, je crois que M. H. a tort de mettre le philosophe, le savant,


l’ingénieur et l’artiste dans la même corbeille socratique qui, certes, permet
de raisonner sur les choses célestes et de mesurer combien de fois une puce
saute la longueur de ses pattes, mais ne convient guère à l’aède. Ensuite, je
ne vois pas en quoi la rémunération de l’ingénieur, par exemple, pose
problème (ou posait problème)… En fait, il semble que l’on puisse
distinguer facilement au moins trois groupes de « productions de l’esprit ».
Il y a bien entendu les productions du groupe « philosophe-savant-
scientifique » qui visent la « vérité », et puis celles du groupe « ingénieur-
technicien-artisan » qui visent l’utilité; enfin, il y a celles du groupe
« artistedigne de ce nom » (comme dirait Flaubert, cité par M. H.) qui ne
visent rien du tout en dehors de leurs propres apparitions, qui trouvent leur
finalité en elles-mêmes, qui se déploient magnifiquement dans un cosmos
d’apparences et qu’il faut sans doute associer aux actions des héros, des
champions sportifs et des magiciens de la parole…

Ainsi, ce n’est pas, d’abord, la rétribution du philosophe, du savant ou de


l’ingénieur qui pose problème, comme semble le croire MarcelHénaff, mais
celle d’un héros comme Achille, celle d’un vainqueur olympique comme
MilondeCrotone (qui est aussi philosophe comme nous le verrons), celle
d’un aède comme Homère [4], etc. Pour le dire autrement, ce n’est pas la
rémunération de Ferry [5] ou de Hénaff qui pose problème en France
aujourd’hui, mais celle de Zidane ou de Johnny par exemple. Sans parler de
celle d’« étrangers » comme les survivants des Beatles ou des Rolling
Stones.

Ce que nous appelons « hors de prix », ici, se traduit par beaucoup,


beaucoup d’argent. On sait que les 13,6 millions d’euros ( 89,2 millions de
francs) que Zinédine a touchés en 2002, malgré la défaite des Bleus en
Coupe du Monde, ne donnent qu’une pâle idée de la valeur que ses
contemporains lui accordent; un faible aperçu de la valeur que nous lui
donnons.

Quelle est la juste rétribution de Zidane ? Nous ne voudrions pas le


perdre… même maintenant… même s’il devait nous coûter tout l’or du
monde, n’est-ce pas ? Et on sait qu’il pourrait aussi se battre jusqu’au bout
sur un terrain de foot (et sans doute ailleurs) pour un simple brin de laurier,
pour la reconnaissance, pour le plaisir. En fait, chacun sait que nul ne peut
l’acheter. Alors, question : Bidet, Boudon, Baechler, d’Iribarne, Girard,
Hénaff, Lamy, Latour, Maffesoli, Méda, Mongin, Morin, Touraine, Trigano
(pour ne citer que quelques grands esprits publiés dans la Revue du
M.A.U.S.S.), tous ensemble, tous ensemble, valent-ils 1/1000e de Zizou
même blessé et vaincu, 1/1000e de John Lennon même mort, 1/1000e de
MickJagger même vivant ? C’est difficile à dire, n’est-ce pas ? Mais il faut
remarquer qu’ici, « l’inévaluable » joue en sens inverse (si on peut dire)…

La valeur des « chercheurs de vérité », c’est-à-dire des chercheurs de rien,


tend logiquement vers zéro. Valent-ils « un petit quelque chose »? « pas
grand-chose »? « que dal »? On ne sait pas… Valent-ils tout l’or du
monde ?

Ça non ! c’est clair… Si quelque chose résiste encore, ici, à l’évaluation


marchande, cela ne renvoie pas à la soi-disant « inimitié inaugurale entre
argent et philosophie », mais à l’absence totale de kharis et d’utilité de ces
spéculateurs chauves ( cf. Rhapsodie de Dominique Forget, à paraître).

Aujourd’hui (M. H. le sait et le dit), comme au Ve siècle av. J.-C. en Grèce


(M. H. ne le dit pas), le calcul de la rémunération d’un enseignant, d’un
médecin, d’un ingénieur, etc., compétents et « utiles » ne pose aucun
problème et des « solutions » pour payer tant bien que mal le hors de prix
(l’action d’un champion olympique par exemple) sont expérimentées…

Revenons à Socrate-Platon qui est le personnage central de l’« ouverture »


du livre de MarcelHénaff… En fait, Socrate-Platon, comme d’autres
philosophes jaloux parmi ses prédécesseurs, voulait supplanter les héros de
l’Iliade et Homère ou encore les grands auteurs de tragédie grecs et les
champions olympiques. Mais il voulait le faire en se situant au-delà de la
sphère de la réciprocité agonistique mondaine : en se situant du côté du
savoir, de la vérité ou plutôt de la nécessité. Un de ses prédécesseurs,
Xénophane de Colophon, qui enseignait que Dieu est Un, incorporel,
immuable, rationnel… et qui détestait Homère ainsi que les héros de
l’Iliade, disait déjà auVIe siècle av. J.-C. :
« Si quelqu’un remportait le titre de vainqueur

Par sa foulée véloce, ou encore gagnait

Le pentathlon, à Olympie, là où se trouve

L’enceinte vouée à Zeus, aux sources de Pisa,

Ou gagnait le concours de lutte, ou se montrait

Expert au pugilat cruel, ou bien encore

À ce terrible sport qu’on nomme le pancrace,

À ses concitoyens alors il offrirait

Un aspect plus glorieux : on lui réserverait

Une place d’honneur au moment des concours,

Il se verrait nourri aux frais de la cité

Et même recevrait en don une fortune.

Et si à des chevaux il devait sa victoire,

Il pourrait recevoir toutes ces récompenses

Sans avoir la valeur que je possède, moi [6].

Car ma science prévaut sur la force des hommes

Tenus pour les meilleurs, comme sur les chevaux.

De pareils jugements, c’est à tort qu’on les porte :

Ce n’est pas à bon droit qu’on préfère la force

À la science, en laquelle est sise la valeur.


Si le peuple comptait en effet dans ses rangs

Un champion à la boxe, au pentathlon, en lutte

Ou bien même un coureur à la prompte foulée

– La course, épreuve reine, est la plus glorieuse –

La cité n’en serait nullement pour autant

Mieux gouvernée; et mince en serait le profit,

Si l’un de ses champions remportait la victoire

Aux rives de Pisa; car ce n’est pas cela

Qui peut d’une cité enrichir les greniers. »

( Traduit par Jean-PaulDumont )

On ne voit pas, au départ, le rapport entre ce qu’affirme dogmatiquement


Xénophane, à savoir que Dieu est Un, immuable, jamais né, éternel…

et les greniers pleins… Mais, en y réfléchissant, on se rend compte qu’il y a


probablement un lien… L’important c’est le plein, le complet. La pensée en
quête d’être absolu (qui n’existe pas) et celle en quête d’accumulation
absolue (qui n’existe pas non plus) sont sœurs, pareillement amies du Rien
ou de la Nécessité. On peut noter, en tout cas, que pour Xénophane – qui
prétend être parvenu à tenir un discours « vrai » –, ce qui est important,
c’est ce qui rapporte. En fait, la nostalgie de l’être, l’amour de la vérité et le
désir d’avoir (qui renvoient tous au regret du rien d’avant l’existence) font
souvent bon ménage en philosophie. N’oublions pas le rapport
néantrichesse qu’incarne Hadès, le dieu du Rien… Hadès nommé aussi
Ploutos ou Pluton, c’est-à-dire : le Riche. Eh oui, il ne manque rien au
Rien…

Dans cette perspective, Socrate-Platon – qui pensait être très utile à sa cité –
voulait, comme les vainqueurs olympiques, être entretenu aux frais
d’Athènes. Mais que valait-il ? Une mine selon sa propre évaluation (c’est-
à-dire un peu plus de 15 euros paraît-il, environ 100 F… moins qu’une
leçon de sophiste) si l’on considère que c’est le prix qu’il était prêt à payer
pour échapper à une condamnation à mort; 30 mines ( 3000 F environ) si
l’on estime que ses amis proposaient cette somme pour le sauver. Quoi qu’il
en soit, Socrate n’est pas du tout hors de prix et ce qu’il raconte non plus.

Ou alors, le hors de prix ne se traduit pas ici par une débauche de richesses.

Tout au plus par une invitation à dîner ou le petit cadeau des élèves à leur
maître d’école, voire le panier garni pour aider le pauvre qui fait peine.

Comment Socrate apparaissait-il à ses contemporains ? Comme un rhéteur


enseignant contre rémunération l’art de se débarrasser de ses créanciers si
l’on en croit Aristophane… Sans doute aussi comme quelqu’un qui ne
valait pas grand-chose, un homme pauvre et laid qui pervertissait la
jeunesse et se faisait entretenir par Criton. Peut-être comme un « chercheur
de véritégourou de salon », animateur de banquet à l’occasion, qui ne se
mêlait guère d’agir politiquement dans Athènes, amie du politique… Que
méritait-il ?

Des coups de bâton, le feu à son local ou même la mort d’après bon nombre
d’Athéniens… Au maximum, sans doute, une sorte de RMI ou de revenu de
survie [7], un « secours aux indigents » ou une « aumône » de riche, afin
que lui, sa femme et ses enfants ne meurent pas de faim.

Milon de Crotone, lutteur plus que prestigieux, plusieurs fois couronné aux
jeux olympiques, gendre de Pythagore, était aussi, à sa manière, un
philosophe; mais un philosophe choisissant d’agir dans le cosmos parmi les
hommes et les autres apparences qui naissent, changent, deviennent et
disparaissent; un philosophe pythagoricien carnivore, ce qui ne va pas sans
contradiction. Un philosophe ami de l’agôn, chef de guerre sans pouvoir
coercitif qui, arborant la peau de lion d’Héraclès et brandissant sa massue
tout en connaissant la vanité de ses débauches d’énergie, conduisait ses
concitoyens au combat contre les ennemis de Crotone avant de
disparaître…

dévoré à son tour par des bêtes sauvages. Que valait Milon ? Impossible à
chiffrer, bien sûr. Hors de prix !
Le prix de la « vérité » (de la nécessité ?) ne représente pas grandchose par
rapport au « prix » de l’action splendide dans le monde. D’ailleurs, c’est
quoi « la vérité »? Y accède-t-on par le logos ou par le muthos? Quoi qu’il
en soit, celle de Socrate-Platon ne peut sûrement pas rivaliser avec celle du
poète-devin inspiré. Aujourd’hui, un chercheur au CNRS est rétribuable et
« justement » rétribué. Il gagne sa vie grâce à son métier de philosophe, de
sociologue, de mathématicien ou de physicien par exemple.

Le salaire de l’ingénieur est tout à fait calculable et « justement » calculé


par les entreprises et les administrations qui l’embauchent sur le marché.

Mais quel est le prix du grand avocat, du grand artiste, du grand maître
d’échecs, du grand conteur, du grand sportif inspirés ?

Quel était le prix de la parole-action de sophistes comme Gorgias ou


Protagoras auVe siècle av. J.-C. ? Quel est le prix de l’excellence ? Hors de
prix ! On donnait tout ce que l’on avait pour les avoir à sa table, pour les
écouter, échanger avec eux, et on savait qu’ils pouvaient polémiquer en se
donnant à fond comme on dit, pour un brin de laurier, pour la
reconnaissance, pour le plaisir. Ils étaient splendides et chacun savait que
nul ne pouvait les acheter. Pas plus qu’Achille ne vendait sa participation au
combat, Gorgias ou Protagoras ne vendaient la leur aux joutes verbales. Il
s’agissait toujours de rivaliser, de se distinguer, d’apparaître. C’était bien
des athlètes de la parole, des amis de la dispute, des champions de l’agôn.
La question de la « chose même » ou celle du mensonge comme « fausseté
ontologique » (pour reprendre les formules de Hénaff) leur étaient
étrangères. Ce n’est pas qu’ils ne se souciaient pas de « la vérité » (comme
le croit M. H.)… C’est plutôt que cette formule, « la vérité », n’avait pas de
sens pour eux. Le sophiste est ondoyant, insaisissable et parle de l’ondoyant
et de l’insaisissable. Il est du côté de Métis. Que valait Protagoras ? Que
valait Gorgias ? Tout l’or du monde… une simple couronne végétale pour
ceindre leur front ? Comme on voudra. Bien plus que Socrate-Platon en tout
cas. Prendre ce que Socrate-Platon dit des sophistes pour argent comptant
(même en faisant mine de rappeler que les sophistes étaient sans doute des
penseurs importants… ) pose problème. Et tendre à prendre ce que Platon
fait dire à Socrate pour le discours socratique aussi. C’est là un des défauts
que l’on trouve souvent chez les « amis de la vérité »…
Revenons aux sophistes. On peut penser que si ces sophistes donnaient
quelques cours payants, c’était pour être autonomes financièrement; pour ne
pas dépendre d’un riche protecteur du genre Criton ou – comme Rousseau–
des dames. (Quand Rousseau, cité par M.Hénaff, déclare que son « métier »
peut le nourrir si ses livres ne se vendent pas, on se demande de quel métier
il parle… Celui de graveur ? de musicien ? de gigolo ? de philosophe
d’ornement ?)

On ne voit pas pourquoi les sophistes n’auraient pas fait payer leurs leçons.
Où est le problème ? Ils étaient comparables à des athlètes (et non à des
philosophes vaniteux comme XénophanedeColophon ou Platon après sa
conversion « socratique [8] »). C’est comme si un champion de lutte dans
l’Antiquité, ou au XXIe siècle d’ailleurs, avait fait payer ses « leçons »
sportives aux amateurs qui lui en demandaient… Pas de problème, bien sûr.

Même si la compétition n’a rien à voir avec l’argent, quoi qu’en disent nos
spécialistes du sport moderne… Tous les kalo de l’Antiquité n’étaient pas
pensionnés par leur cité… Il leur fallait parfois trouver des détours
rémunérateurs pour « reproduire » leur vie de kalo centrée sur la gratuité de
l’action. Tout le monde, aujourd’hui comme hier, n’est pas riche
héritierrentier à l’instar de Platon. Tout le monde n’est pas prêt à accepter
une vie de parasite à l’exemple de Socrate. D’ailleurs, Antisthène, un
compagnon de Socrate, moins prétentieux mais non moins « philosophe »
que Platon, était un ami de l’autonomie financière et, pas riche, faisait payer
ses leçons aux demandeurs qui avaient les moyens de le rémunérer.

Disons enfin que, contrairement à ce que laisse entendre M. Hénaff, ce ne


sont pas des sophistes comme Protagoras ou Gorgias qui discourent sur « ce
qui n’est pas » mais bien Socrate-Platon. Socrate-Platon ne fait que pérorer
sur l’être qui, en fait, n’est pas et sur la question de la Vérité qui, elle, paraît
largement insensée. Il se fait entretenir pour ne rien dire ou plutôt pour dire
le Rien. Alors qu’un sophiste comme Protagoras ou Gorgias nous dit qu’il y
a des apparences… et nous parle d’elles. La quête des sophistes n’est ni
celle de la vérité ni celle du profit pécuniaire; c’est celle de l’apparaître,
celle de la dépense, de l’action et de la parole. Ils aiment l’éristique,
autrement dit l’agôn.
C’est la pensée philosophique, scientifique, rationaliste occidentale,
longtemps centrée sur les idées platoniciennes, qui a petit à petit fait reculer
la parole et l’action hors de prix (chères aux Grecs et à Arendt) pour
valoriser la mesure, le juste prix, l’échange avec équivalent,
l’accumulation… et qui a permis le règne de l’argent, équivalent abstrait de
tout ce qui existe, être phantasmatique véritable des choses du marché – du
marché qui se confond avec l’univers [9]. Cet être de toute chose, c’est le
Rien.

Aujourd’hui, on peut distinguer les productions de l’esprit qui ont favorisé


la généralisation de l’échange marchand (productions de l’esprit qui
d’ailleurs, pour la plupart, circulent facilement sur le marché) de celles qui
restent en exclusion interne, largement irréductibles aux produits marchands
parce que sans équivalent et opposées à l’équivalence.

Dans son livre, Marcel Hénaff nous fait son cours sur Socrate accoucheur
d’esprits, Socrate le désintéressé, etc., et il en arrive finalement à nous
présenter Socrate comme un Maître qui donne et qui se donne. Lui-même a
reçu du dieu (Apollon). M. H. cite alors un passage d’Aristote présenté
comme capital. Aristote dit en substance que la manière de nous acquitter
envers ceux qui nous ont dispensé leur savoir philosophique est comparable
à celle que nous devons retenir pour les dieux ou nos parents. Et voilà…

Peut-on rendre aux dieux, aux parents et à Socrate plus qu’ils ne nous ont
donné ? Se profile le don vertical du « sans rival » qui ne dit pas son
nom [10].

MarcelHénaff n’a même pas l’idée d’envisager la possibilité d’un contre-


don à des donataires de la génération suivante… Un contre-don supérieur à
ce qui a été reçu… comme pourrait le suggérer l’allusion aristotélicienne
aux parents. Non, M. H. s’empêtre : Socrate a reçu du dieu (dieu qui le
dépasse complètement) une sagesse qui n’en est pas une, mais qui fait de lui
l’homme le plus sage du monde… Un homme dont les dons sont
inévaluables, inestimables et incommensurables avec ce que l’on pourrait
donner en retour. Cependant, selon M. Hénaff, cet homme nommé Socrate
entretiendrait, avec ceux qui viennent l’écouter, un rapport qui relève de
l’agôn du dialogue, de la reconnaissance réciproque. La parole lancée serait
un constant défi qui attend sa réplique, la pensée s’ouvrirait, se formerait,
s’exposerait dans ce va-et-vient, dans ce discord, etc. Incompréhensible.

Comment Hénaff peut-il parler d’échanges agonaux à propos des relations


entre le Socrate de Platon et ceux qui l’écoutent ? à propos de Socrate qui
« aplatit [11] » ceux qui l’écoutent sans jamais être « aplati » lui-même en
retour ? Le don vertical, unilatéral, du dieu à Socrate et de Socrate à ses
auditeurs n’a rien d’agonal. Si Socrate était susceptible de donner davantage
que ce qu’il a reçu, susceptible de « faire de l’ombre » au dieu et si ceux qui
écoutent Socrate étaient susceptibles de rendre à Socrate ou à de futurs
auditeurs davantage que ce qu’ils ont reçu; si ceux qui écoutent Socrate
étaient susceptibles de mettre Socrate « à l’ombre de leur nom », alors, oui,
peut-être. Mais ça fait beaucoup de « si »! Et ce n’est pas ce qui arrive dans
les relations présentées par Platon-Hénaff. Comment M. H. peut-il soutenir
ce genre de position alors qu’il semble savoir que le don, l’agôn
s’accommodent mal des rapports entre acteurs absolument inégaux, entre
acteurs dont l’inversion des positions serait impensable ? Il devrait savoir
également, après avoir lu toute la collection des numéros du M.A.U.S.S.,
que l’amour de la Vérité (celle qui surplomberait définitivement les
diverses opinions) et l’agôn ne font pas bon ménage…

Après une étude sur le marchand et la chrématistique, Hénaff aborde ce


qu’il appelle l’univers du don. Le mot « univers » est mal choisi, mais son
discours est celui que l’on peut attendre de la part d’un lecteur motivé de la
Revue du M.A.U.S.S. :

le don n’est ni un simple échange profitable ni un simple geste


d’oblation bienveillante;

le don vise la reconnaissance; il ne s’agit pas de reconnaître l’autre au


sens de pouvoir l’identifier, de le percevoir comme un semblable dans
l’espèce; il s’agit de le reconnaître au sens de lui accorder du respect,
d’admettre sa valeur;

le don n’est pas le partage d’un bien;

il importe de se déprendre du préjugé économiciste qui voit toujours le


bien à consommer et manque le geste de défi;
il est aussi important de se dégager du préjugé moral qui valorise
l’attitude d’aide et se méprend sur la générosité agonistique;

le défi n’est pas d’abord rivalité autour d’un objet convoité mais appel
et provocation à la réponse;

on peut parler de rivalité à propos du don, mais au sens ludique ou


gymnique, non au sens de l’envie;

on rend un don comme on rend un coup, non comme on rend un prêt;

l’échange de dons est un duel cérémoniel où s’affrontent des vivants


autonomes qui désirent s’associer sans céder sur leur liberté; le fond de
la relation reste toujours agonistique;

l’échange de dons résout la tension entre la nécessité de la rencontre,


exigence de la nature, et l’indécidabilité des réponses – exigence de la
liberté;

le paradoxe du don cérémoniel « est d’être à la fois obligé et libre »;

ce n’est pas la chose donnée comme telle qui importe, mais la relation
qui est créée à travers elle;

dans l’objet qui circule, c’est le donneur lui-même qui circule;

certes, le don rituel est institutionnellement plus important dans les


sociétés traditionnelles, mais la relation de don est repérable partout;

on a cru pouvoir dire que la monnaie « archaïque » était la source et le


secret de la monnaie marchande; il s’agit là d’une fausse piste;

l’hypothèse de RenéGirard sur le désir mimétique, la violence


endémique et le sacrifice, n’est vérifiable que dans un nombre infime
de cas;

le don unilatéral qu’est la grâce s’impose en proportion de


l’effacement du réseau public de dons réciproques.
Rien à redire.

Bien sûr, on ne voit pas très bien par exemple, pourquoi Hénaff dit que,
dans le don, le rapport de reconnaissance est à l’opposé de la lutte pour la
reconnaissance selon Hegel… On ne voit pas non plus pourquoi, sous
prétexte que le don n’est pas affaire de transfert de biens – de biens
économiques –, il ne pourrait pas y avoir, aussi, transfert de biens
économiques (puisque « ce n’est pas la chose donnée comme telle qui
importe »… ). Dans le don, il s’agit de se reconnaître réciproquement,
certes, mais il peut y avoir, par surcroît, dans la réciprocité, don et contre-
don, de nourriture par exemple (ou d’autres biens utiles). On pense ici à ces
Trobriandais pêcheurs et agriculteurs qui « échangent », dans un jeu de
don/contre-don, tubercules et poissons. Évidemment, dans cette relation, ce
ne sont jamais les simples aliments triviaux (ration de protéine et ration de
glucide pour survivre) qui « changent de mains »… N’empêche que ces
aliments nécessaires pour vivre changent aussi de mains et chacun des
acteurs se retrouve avec poisson et taro (peut-être même avec « viande plus
fromage plus dessert » dans certains cas), et ceci sans qu’aucun troc
( gimwali) n’ait eu lieu. Pour le dire autrement, quand un ami m’invite à
dîner, il ne me dit pas de venir prendre ma ration de protides, de lipides, de
glucides, de minéraux et de vitamines à sa table… Non. Mais quand je sors
de chez lui, je l’ai prise, ma ration alimentaire ! Seulement, botus et mouche
cousue sur cette question, voilà tout.

Il viendra à son tour « manger » à la maison… L’insistance de Hénaff à


parler de don cérémoniel est sans objet. Le don est toujours cérémoniel.

On peut aussi se demander pourquoi il adhère à l’hypothèse du potlatch


comme phénomène tardif [12]. Il aurait pu éviter de déraper en suivant
Godelier à propos des sacra [13]. [… ]

On pourrait en rester là. On peut aussi essayer d’aller jusqu’au bout de ce


que l’on a à dire dans une publication indépendante de tout pouvoir.

Personne ne sera choqué sans doute par les déclarations suivantes : je


reconnais MarcelHénaff comme un compagnon de lutte quand il soutient
que le don n’est pas simple partage, solidarité, distribution ou redistribution
et qu’il insiste sur sa dimension agonistique. Je vois en MarcelHénaff un
valeureux camarade de combat quand il dévoile les conceptions chrétiennes
et économicistes du don – voire les préoccupations commerciales – qui se
nichent un peu partout (y compris dans certains discours de la Revue du
M.A.U.S.S.) et qu’il soutient, comme moi, que le « sacrifice » ne se
rencontre pas toujours et partout, qu’il n’a rien d’un universel
anthropologique, que l’univers sacrificiel, en apparaissant, change tout dans
le don – je dirais même « rompt avec le cosmos du don » – en verticalisant
les relations.

Il faudrait éviter les polémiques souvent stériles avec les alliés dont les
noms figurent sur la deuxième page de notre revue… Certes. Cependant, à
propos de la vision du don de MarcelHénaff, je ne peux taire mes réserves
sur deux points importants :

1. sa conception de l’obligation de rendre d’après laquelle, dans le don


« cérémoniel », un dispositif social contraignant garantirait le contre-
don, le geste en retour;

2. son hypothèse selon laquelle, dans notre postmodernité, l’éthique ou la


morale hénaffo-lévinassienne pourrait (peut-être) permettre de combler
le déficit de reconnaissance creusé par l’effacement ou la
cadavérisation du don « cérémoniel » – déficit de reconnaissance
(supposée inconditionnelle) susceptible d’être couvert par la
reconnaissance inconditionnelle que prescrit le visage lévinassien, ce
visage qui n’est pas du monde ( cf. Totalité et Infini) ou de ce monde…

D’abord, sur le premier point, jamais la fameuse obligation de rendre n’a


entraîné une garantie de retour. Obligation ne signifie pas garantie [14] de
réciprocité… Quand, chez les Nartes par exemple, le grand trompeur
Syrdon joue un sale tour à Soslan, ce dernier a l’obligation de rendre dol
pour mensonge (ou une bonne rossée), bien sûr… On peut s’attendre à ce
qu’il le fasse… Mais il n’est pas sûr qu’il le fasse. Pas de garantie de
réplique. Pas de retour assuré. Soslan peut montrer « assez de grandeur »
pour prétendre dépasser le petit jeu social du donner, recevoir, rendre… ou,
inversement, « suffisamment de petitesse » pour fuir le grand jeu social du
donner, recevoir, rendre… C’est aussi cela qui a fasciné Marcel Mauss et l’a
éloigné des positions de son oncle. Liberté et obligation de donner, recevoir,
rendre, c’est tout un. Exigence de réciprocité et exigence de reconnaissance
( i.e. attente sociale et personnelle) ne sont jamais garanties de réciprocité
et de reconnaissance. Rien n’est assuré… Il est toujours possible de ne pas
répliquer à un coup; il est toujours possible d’ignorer celui qui donne, celui
qui défie; il est toujours possible d’être rat ou de faire kula comme on fait
gimwali (quitte à prendre le risque d’ouvrir une guerre ou une chasse… ).

Ensuite, sur le second point, je comprends tout à fait que MarcelHénaff –


qui pense que le don « cérémoniel » est quelque chose du passé – n’en
attende plus grand-chose pour aujourd’hui. Mais comment M. H. ne voit-il
pas que le don n’a jamais pu, ne peut et ne pourra jamais être le roc qui
fonde de manière inconditionnelle l’exigence de respecter, de reconnaître
autrui…, même pas localement dans un groupe particulier ou dans une
société donnée ? Il semble croire que le don, en raison de procédures et de
dispositifs rituels sociaux, a pu garantir du respect et de la reconnaissance
réciproques. Il n’en est rien. M. H. projette sur le don passé ce qu’il cherche
dans l’éthique ou la morale modernes. Et quand il scrute le don moderne,
non différent du don passé, il ne trouve pas ce qu’il a introduit indûment
dans le don d’hier, évidemment. Alors il s’empresse de conclure que le don
a changé et qu’il ne peut plus assurer, garantir la reconnaissance et le
respect inconditionnels et réciproques humains.

MarcelHénaff veut croire que cela incite à se tourner vers l’éthique et la


morale pour boucher le vide soi-disant créé par la fin du don
« cérémoniel »… sans remarquer que son interrogation éthique ou morale
d’aujourd’hui a déterminé son cheminement.

Le don, je le dis souvent [15] (tout comme, bizarrement, le soutient M. H),


est toujours agonistique… et en agôn, la dignité – ou le respect – n’est
déterminée ni par la loi juridique, ni par la loi morale kantienne, ni par la
dimension de transcendance qu’offre le visage de l’Autre. Elle s’obtient
dans le refus, en acte, de courber l’échine et de soumettre autrui; dans les
actions effectives reconnues comme belles et généreuses par les autres… et
non pas en vertu des droits de l’homme, de l’impératif catégorique ou de
l’épiphanie du visage. Le désir de rendre effective la reconnaissance d’une
égale dignité humaine individuelle – ou d’un même respect qui serait
inconditionnellement dû à chacun – n’a absolument rien de commun avec le
souhait de lutter pour la reconnaissance nourri par les personnes
appartenant aux sociétés qui préfèrent ou préféraient l’agôn au logos. La
reconnaissance agonistique et la reconnaissance universelle
inconditionnelle n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Dans le cosmos
agonistique du don, Achille, Robin des bois, Géronimo ou Makhno
présenteront aux regards des figures dignes de respect. Mais Ferry, Messier,
July ou le nouveau Douillet se montreront franchement enfoirés (comme
disait Coluche), faces pourries, voire sans face [16], sans visage…

L’idée d’une reconnaissance universelle inconditionnelle est peut-être une


trouvaille précieuse pour les derniers hommes de la fin de l’histoire [17],
mais elle est étrangère aux amis du don (et donc de l’agôn) qui considèrent
que l’exercice du refus de toute domination et de toute soumission reste
l’action humaine par excellence au niveau interpersonnel comme au niveau
politique dans nos sociétés. En agôn, on voit bien que les humains sont
tous, également et inconditionnellement, membres de l’espèce humaine,
même si on n’aime guère parler de cette nécessité [18]. Personne n’a jamais
confondu un humain et un bonobo ou un orang-outang (et inversement) par
exemple. Mais l’humanité générique n’a rien à voir avec l’humanité qui se
gagne agonalement.

Les tenants de l’agôn d’aujourd’hui pensent que le don n’est pas totalement
cadavérisé. Il n’aurait pas dit son dernier mot [19].

Après réflexion, je crois que MarcelHénaff aurait pu écrire trois volumes


différents. Un livre sur l’intégrité morale de Socrate-Platon, comme il
l’avait prévu au départ. Un autre qui serait une étude sur le don et les
formes de reconnaissance chez les primates et chez les hommes jusqu’à la
modernité hypermarchande [20]. Un troisième livre, enfin, sur le problème
de la reconnaissance réciproque de chacun et de tous par chacun et par tous
dans notre postmodernité omnimarchande. Ce problème renverrait peut-
être, si M. H. ne changeait pas d’avis, à la disparition du don « cérémoniel »
ou à la faiblesse du don dans la sphère publique actuelle et, sans doute, au
fait que le principe « 1 = 1 » qui préside à l’échange marchand ou au doux
commerce [21] désormais dominants, n’a jamais satisfait le « désir [22] de
reconnaissance » humain. On devine que MarcelHénaff tente de cerner tous
les tenants et aboutissants de l’affaire et d’esquisser une solution éthique ou
morale à son problème dans sa somme anthropologique de 2002 et dans le
numéro d’Esprit qui va avec… mais on sent bien aussi que l’ouvrage est
encore sur le métier et que cet auteur réserve encore des surprises à ses
lecteurs.

Notes

[1]

Le gros de ce texte reprend, assez fidèlement, le début d’une intervention


faite à Saint-Jacut le 23/06/02 (concile du MAUSS). Le « bureau » du
Mouvement m’a demandé de supprimer la fin de mon discours et de revoir
certains autres passages. J’ai donc joué avec les ciseaux d’Anastasie (et
même « arrangé » ici et là ma 1re partie). Les notes sont presque toutes
postérieures à 2002. [J’étais et je reste en effet hostile à sa publication ! A.
Caillé.]

[2]

J’ai appris ( 8 juillet 2002), par un e-mail d’AlainCaillé adressé aux


Maussiens ( cf. lettre de Marcel Hénaff à Alain Caillé datée du 3 juillet
2002), que ce n’est ni chez le coiffeur ni chez Olivier Mongin, mais chez
Yannick Poirier que l’attention de Marcel Hénaff a été attirée sur la Revue
du MAUSS. Aussitôt après cette espèce de révélation par la grâce de Poirier,
Hénaff a commandé, d’un coup, tous les dossiers disponibles du MAUSS.
Jacques Dewitte avait raison quand il disait, à Saint-Jacut, que mes
hypothèses relatives au coiffeur et à Mongin étaient susceptibles d’être
falsifiées un jour ou l’autre…

[3]

« Don, don, don daigne et redon » bien sûr ( cf. le refrain de l’hymne
MAUSSien chanté et enregistré lors du concile de Saint-Jacut).

[4]

À propos d’Homère, les connaisseurs de l’Odyssée ont pu être étonnés en


lisant le livre de M. H. C’est indûment, bien sûr, que Marcel Hénaff attribue
au poète la phrase suivante : Ulysse vole, pille, tue, mais il ne commerce
pas ! ( cf. Le prix de la vérité, p. 83 – exergue du chapitre 2). On peut
cependant trouver une formule qui ressemble étrangement à celle du
pseudo-Homère de M.H. dans l’excellent livre de DominiqueTemple et
MireilleChabal ( cf.le commentaire de l’Odyssée – VIII, 159-164 – proposé
par les auteurs dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines,
l’Harmattan, 1995, p. 183).

[5]

La remarquable intervention conciliaire de Jean-LouisPrat sur les thèses de


ce philosophe a eu le don de lancer une discussion entre MAUSSiens
(véritables ou assimilés) qui fut l’occasion de prises de position tranchées
mémorables sur la question de Mai-68 (et d’autres encore). Le groupe des
MAUSSiens et assimilés, en 2002 à Saint-Jacut, n’était pas du tout
monolithique.

[6]

C’est-à-dire le modeste Xénophane bien sûr.

[7]

Non pas une allocation universelle permettant de vivre convenablement.


Non. Plutôt quelque chose comme une chiche moitié du revenu athénien le
plus bas… Un petit quelque chose du genre de ce revenu de citoyenneté (ou
niveau de ressources minimum assuré par l’État à chacun de ses
ressortissants) que propose aujourd’hui AlainCaillé.

[8]

Platon était sans doute un bel athlète, plutôt artiste, avant cet événement
fâcheux.

[9]

Marché qu’il ne faut pas confondre avec les marchésdont parle si bien
SergeLatouche.

[10]
Le Socrate de Platon, en se posant comme l’homme le plus sage du monde
(celui qui a obtenu ce titre parce qu’un superdieu en aurait décidé ainsi) se
retrouve du côté des perdants qui se donnent des victoires imaginaires
dépassant celles des champions pensionnaires du Prytanée (mais encore et
toujours remis en question, eux) et développe l’odieuse figure du
dominateur.

[11]

Comme diraient les Indiens du nord-ouest américain. L’expression ne


convient probablement pas, généralement, quand il est question de don.
Mais elle convient assez bien pour décrire ce qui arrive aux opposants à
Socrate dans les dialogues platoniciens.

[12]

Je continue à penser que le potlatch, loin d’être une façon de donner,


recevoir et rendre altérée par l’influence blanche, un phénomène tardif,
s’avère au contraire, comme l’a bien vu Marcel Mauss, un éclaireur de ce
qui se joue dans le don partout et toujours. Il s’agit d’une pratique
exemplaire parce que clairement révélatrice de la dimension agonistique du
don, une pratique qui a traversé le temps et que l’on peut retrouver loin du
nord-ouest américain, en Asie, en Afrique, en Europe…

[13]

J’ai déjà donné ma position sur Godelier et les sacra lors d’une intervention
conciliaire antérieure (Chantilly, 1997) en partie retranscrite dans un
numéro de notre revue ( 2e semestre 1998).

[14]

Et encore moins « nécessité » évidemment…

[15]

Y compris à Alain Caillé dans notre revue ( cf. n° 18 de 2001) : en agôn (et
donc dans le cosmos du don), on ne voit pas ce que peut signifier la
reconnaissance d’une égale dignité de tous les hommes posée en principe. Il
est possible d’affirmer, a priori, une égalité du type « un membre de
l’espèce humaine =un membre de l’espèce humaine » et d’ajouter : « tous
les membres de l’espèce humaine sont susceptibles de vivre
agonistiquement (généreusement) ». Mais la dignité, elle, ne se décrète pas.
Elle est affaire d’action et de reconnaissance effectives.

[16]

Comme disent les sauvages.

[17]

Auxquels M. H. fait allusion dans Esprit (février 2002). Dans ce numéro, il


nous propose aussi de méditer cette formule (non agonistique… ) de Primo
Levi : si Dieu n’existe pas, il nous reste le respect.

[18]

De celle-ci et de toutes les autres.

[19]

Sur tous les registres sociaux.

[20]

Une histoire de l’effacement du don « cérémoniel » qui croiserait celle de la


croissance des échanges « profitables » (avec le souci de montrer, bien
entendu, que les relations de don et les relations d’échange en question ne
sont pas du même ordre).

[21]

Et qui est identique à celui que pose l’État démocratique moderne.

[22]
J’utilise ici le mot « désir » (que Marcel Hénaff n’emploie pas, me semble-
t-il) par commodité. Ce terme est sans doute approprié pour parler de ce qui
se joue dans l’univers du logos, mais ne vaut pas grand-chose dans les
cosmos agonistiques du don. En effet, comme je le rappelais à Saint-Jacut,
le désir est quête d’un « astre » incorruptible, immuable, éternel…, astre qui
n’existe nulle part en dehors du phantasme nihiliste des ennemis du cosmos
agonal. Le désir est en fait regret mélancolique de l’absence, du Rien, du
séjour sans accident d’avant l’existence. C’est l’affaire de ceux qui
considèrent le surgissement, l’apparaître dans le devenir et les contingences
comme un désastre. Ah ! retrouver sa bonne vieille étoile hors lieux, hors
jeu… en dehors du monde ! C’est pour ces motifs que les amis de l’agôn
devraient préférer le mot « souhait » au mot « désir ». Souhaiter, c’est se
mobiliser, entreprendre, agir dans le monde, sans pouvoir « garantir » – ni
aux autres ni à soi-même (si cette formule a un sens… )– une apparition
reconnue. Souhaiter, c’est savoir que l’action apparaît au milieu des autres
et que la reconnaissance dépend largement des autres. Souhaiter, c’est ne
pas confondre sa liberté (et ses pouvoirs d’action) avec le Pouvoir ou la
domination qui renvoie notamment à l’idée d’un Dieu Tout-Puissant,
éternel… ce Dieu à qui il ne manque rien et qui se confond avec l’être
immuable envisagé par certains amis du logos comme Xénophane ou
Socrate-Platon.
Pour une psychologie du don
Proposer une psychologie du don, c’est aussi tenter de jeter un pont entre
psychologie et sociologie. Ces disciplines se tournent le dos, par définition
serait-on tenté de dire depuis Comte et Durkheim. Le singulier et le pluriel
vivent chacun leur vie comme la carpe et le lapin, comme s’ils n’avaient
rien à faire ensemble, alors même que chacun sait bien que la pluralité est
une collection d’unités et que, réciproquement, l’unité n’a pas d’existence
sans la totalité dans laquelle elle s’inscrit. Chez le mammifère, bien qu’on
en fasse le symbole de l’égocentrisme, le nombril est la signature de
l’espèce.

Aucun homme ne saurait dire « je me suis fait moi-même ». Nous nous


demandons si le tiraillement de la sociologie entre une tendance holiste et
une tendance individualiste n’est pas le résultat du refoulement de la
psychologie par les Pères fondateurs : chassée par la porte, la psychologie
ferait un retour par la fenêtre, ce qui n’est pas une bonne façon. Bien sûr,
chaque discipline a sa spécificité légitime, mais comment pourrait-elle ne
pas s’inquiéter de son articulation avec les disciplines voisines ? Le
MAUSS n’a cessé d’explorer les relations du don avec l’économie,
l’histoire, la morale, la religion, l’ethnologie, la philosophie, la politique; ce
n’est qu’au détour du chemin qu’apparaît la psychologie.

On pourrait aborder le problème du découpage des champs entre socio-


logie et psychologie en soutenant qu’il n’y a qu’une différence d’échelle
entre deuxdisciplines qui ont le lien comme objet commun : échelles macro
et micro. On pourrait dire aussi que la psychologie privilégie l’aspect
génétique, en fouillant l’archéologie familiale du sujet. Le paradigme
sociologique pour lequel nous optons, celui du don, suffit à renverser ces
manières de voir. En effet, le don fonctionne de façon aussi efficace entre
deuxpartenaires qu’à échelle large. Aucun problème pour l’appliquer aux
relations avec papa et maman. De plus, même observé à échelle macro, le
don possède une dimension diachronique qui le constitue : le don et le
contre-don se succèdent et le tempo importe au plus haut point. Le temps de
la dette joue beaucoup dans la constitution du lien. Toute alliance a une
histoire, un acte de naissance, des péripéties et parfois une fin. Ni la
distinction entre l’échelle macro ou microscopique ni la distinction entre
synchronie et diachronie ne constituent des discriminants pertinents entre
sociologie et psychologie.

La différence est plutôt que l’enquête psychologique fracture la boîte noire


de la conscience et surtout de l’inconscient pour tenter de surprendre le
calcul psychique. Cette boîte noire ne contient rien d’autre en effet que
l’image des transactions passées et à venir du sujet avec ses partenaires,
qu’ils soient proches ou lointains, singuliers ou multiples et anonymes.
Mais cette image est souvent déformée, ou même complètement faussée :
l’inconscient n’est rien d’autre que cette déformation. Il faut ajouter qu’il
existe symétriquement un inconscient sociologique puisque les
surdéterminations sociales de leurs calculs échappent largement à la
conscience des agents.

Ce qui nous rend si hardi dans cette entreprise psycho-sociologique, c’est la


conviction que pour une grande part, le travail est déjà fait, bien que
personne ne le sache. L ’Essai sur le don de MarcelMauss paru en 1924 et
la Psychologie de la motivation de PaulDiel parue en 1947 sont deuxœuvres
majeures, l’une côté sociologie, l’autre côté psychologie, qu’il est possible
d’ajuster exactement l’une à l’autre, moyennant certaines conversions, sans
que leurs auteurs, ignorants l’un de l’autre, se soient donné le mot. Cet
ajustement est rendu possible par le fait que deux concepts de base sont
communs à ces œuvres, que leurs auteurs emploient les mêmes termes ou
non pour les désigner. Le besoin de reconnaissance occupe une position
aussi centrale chez Mauss et chez Diel. Il en va de même de la morale
immanente à toute transaction fondée sur la réciprocité des prestations.

L’une des qualités de l’Essai sur le don – outre le fait que sa théorie est
vraie –, c’est sa simplicité, qualité propre à la véritable élégance. Quelques
mots suffisent à résumer l’Essai, mais ses applications sont infinies. On en
dira autant de la psychique (comme on dit la physique) diélienne. Ses
concepts de base ne sembleront pauvres que si on n’a pas fait son deuil de
la complexité des dispositifs freudiens – pour ne rien dire de ceux de Lacan.

C’est à un complet décapage auquel on est ici invité.


POUR UNE RECONNAISSANCE DE LA
RECONNAISSANCE
Pour bien évaluer la place du besoin de reconnaissance chez Mauss comme
chez Diel, il convient que ce besoin soit proportionné par rapport à ses deux
concurrents les plus sérieux, le besoin sexuel et le besoin matériel. On se
souvient qu’auXXe siècle, la majorité des intellectuels étaient marxistes en
sociologie et freudiens en psychologie, c’est-à-dire qu’ils étaient divisés
entre deuxidéologies qui attribuaient l’une au besoin matériel, l’autre au
désir sexuel une position hégémonique. C’est cette inconfortable
contradiction qu’il est possible de dépasser s’il est vrai que nous possédons
une sociologie et une psychologie qui s’accordent pour mettre l’accent sur
le même besoin fondamental, le besoin de reconnaissance, sans pour autant
faire l’impasse sur les deux autres.

On ne fera que rappeler que dans le don, le lien compte autant que les biens;
or le lien n’est pas autre chose qu’une reconnaissance mutuelle que
s’accordent deux partenaires. Se reconnaître, c’est s’accorder de la valeur
mutuellement. Parues la même année que la Psychologie de la motivation
de Diel, Les structures élémentaires de la parenté de ClaudeLévi-Strauss se
laissent décrire comme une application de l’Essai sur le don aux conduites
sexuelles. On pourrait, à partir de ces simples constats, montrer que ce qui
se donne, c’est avant tout 1) des prestations sexuelles, 2) des biens
matériels, 3) de la reconnaissance.

Diel [ 1969, chap. 5] affirme que l’homme possède troisorganes directeurs :


sexe, estomac et cerveau. Le cerveau, dans le texte cité, n’est pas désigné
comme l’organe de la reconnaissance (ni de la connaissance), mais comme
celui de l’esprit organisateur qui élargit les pulsions sexuelle et nutritive en
les orientant dans le sens de la collaboration avec autrui (ou de la
concurrence en cas de dysfonctionnement). Seule cette orientation, indique
Diel, permet le respect, l’estime tant de soi-même que des autres [ ibid., p.
179], bref la reconnaissance et l’auto-reconnaissance.
Nutrition, sexe et reconnaissance : c’est une question de vie ou de mort
dans chaque cas. La privation de nourriture est mortelle au bout de quelques
jours. La privation sexuelle le devient aussi à échéance un peu plus longue,
celle d’une génération. Nous savons tous que la perte complète de l’estime
des autres pousse l’homme au désespoir et parfois au suicide. Le besoin de
reconnaissance est vital chez l’homme. Nous proposons donc de ne pas
choisir, de refuser de donner la priorité à l’un des troisbesoins vitaux –
argent, sexe et reconnaissance – car ce serait méconnaître l’importance des
deuxautres.

La prétention de tout expliquer par un seul de ces besoins, quel qu’il soit,
comporte un de vérité pour deux d’erreur : ainsi respectivement de Freud,
de Marx et de René Girard. « Le modèle fondé sur la théorie de la
reconnaissance ne doit pas remplacer, mais seulement compléter l’approche
utilitariste », écrit justement AxelHonneth [ 2000, p. 198], qui ajoute
cependant que, « compte tenu de la focalisation sur l’intérêt, les penseurs
hétérodoxes qui ont mis l’accent sur la reconnaissance possèdent une forte
valeur corrective ». Il reste que chez Girard, le mimétisme manifeste chez
l’homme un tel besoin d’être reconnu qu’il prive de toute autonomie le
besoin sexuel et le besoin matériel. L’homme girardien semble dépourvu de
sexe et d’estomac. Dans chaque cas, deux organes directeurs sur trois sont
donc sacrifiés, lourdes amputations. Une anthropologie qui ferait une place
égale aux trois besoins fondamentaux est seule équitable et légitime. Diel et
Mauss nous semblent réaliser ce programme.

Il faut ensuite noter que, souvent, les trois besoins fondamentaux se


combinent au point de devenir difficilement isolables. On observe en
particulier une surdétermination du besoin sexuel et du besoin matériel par
le besoin de reconnaissance. Être désiré ou être riche, c’est aussi, et parfois
même surtout, être reconnu.

Si on considère la formation de la personnalité, c’est avant tout le rapport


entre besoin de reconnaissance et besoin sexuel qui fait problème.

En 1911, AlfredAdler rompit avec Freud sur la question de la sexualité qu’il


refusait de considérer comme prioritaire chez l’enfant (perversité
polymorphe, castration, envie du pénis, Œdipe, etc.), mettant plutôt l’accent
sur le sentiment d’infériorité, facteur de dynamisme, mais aussi de névrose
quand il prend la forme d’un complexe d’infériorité. Pour Adler, il dépend
des toutes premières expériences que, dans le « plan de vie » d’un enfant, le
besoin de reconnaissance s’oriente plutôt vers la coopération ou plutôt vers
la concurrence avec les proches. Cela dépend de la qualité de l’affection et
de la profondeur des blessures que l’enfant aura reçues. Adler mettait le
doigt sur la grande bifurcation.

Diel se situe tout à fait dans cette perspective quand il montre que l’enfant
prépubère ne cherche pas du tout le sexe mais la tendresse de sa mère, et
que la frustration d’amour provoque l’excès d’amour-propre, c’est-à-dire la
vanité : Diel reprend ce vieux terme aux moralistes classiques. Le refoulé
n’est donc pas le sexe, mais la vanité, sentiment inavouable. Là est le grand
tabou. Cela devient évident, maintenant que le sexe s’étale partout, mais
que la vanité est toujours aussi pudique. Nous pensons que la libération
sexuelle moderne est la preuve par l’histoire de la plus grande pertinence de
l’inconscient diélien, hanté par la vanité, par rapport à l’inconscient
freudien saturé de sexualité. Grosse exagération donc sur le contenu sexuel
de l’inconscient.

Pour revenir à la genèse de la personnalité, il apparaît que l’homme ne peut


vivre s’il doute complètement de sa valeur. Si sa mère et son père ne lui en
ont pas accordé suffisamment, il restera obsessionnellement dépendant de
l’estime des autres. Si l’enfant a été abusivement incriminé, il récriminera et
incriminera à son tour. Voilà la base de la psychologie. Bien sûr, les parents
ont d’abord été des enfants, et c’est parce qu’ils ont eux-mêmes souffert
qu’ils projettent sur leur progéniture leurs aspirations et leurs déceptions.
Voilà le véritable péché originel. Les frustrations des parents prennent tantôt
la forme de l’inculpation chronique de l’enfant, tantôt celle de la
disculpation systématique, souvent des deux à la fois.

L’encensement permanent n’est pas beaucoup meilleur que le rabaissement,


car il ne permet pas à l’enfant de prendre conscience de sa valeur vraie.

Lorsque l’estime bien pondérée de soi est perdue, le sujet glisse vers la
fusion auto-sacrificielle envers ses idoles – dont le terme est le
masochisme– ou vers l’auto-affirmation impérialiste envers ses concurrents,
dont le terme est le sadisme. Masochisme et sadisme, ces deux pathologies
extrêmes du besoin de reconnaissance, ne sont pas de nature sexuelle dans
leur essence, même s’il est vrai qu’ils ont très vite fait de se combiner avec
la pulsion sexuelle. En ce sens, les comportements sexuels sont bel et bien
révélateurs de la personnalité entière, non parce qu’ils sont sexuels, mais
parce que les vicissitudes du besoin de reconnaissance s’y manifestent à
plein, tout comme elles le font dans les comportements liés à l’argent.

Rousseau, dans son Discours sur l’inégalité, connaissait la triade des


besoins qui nous occupe ici. Elle constitue l’armature de sa pensée. Avant
Hegel, il place le besoin de reconnaissance au centre. Pour lui, tout le
malheur de l’homme vient de ce qu’il appelle indifféremment amour-propre
ou vanité, formes corrompues du besoin de reconnaissance, et qu’il oppose
à l’amour de soi, sentiment naturel, spontané et entièrement légitime.

L’amour de soi est content dès que les besoins sont satisfaits. L’amour-
propre n’est jamais content, car le sujet voudrait toujours que les autres le
préfèrent, ce qui est impossible.

À la puberté, cette orageuse révolution, l’amour-propre se combine avec le


désir sexuel. « La préférence qu’on accorde, on veut l’obtenir; l’amour doit
être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré,
il faut se rendre plus aimable qu’un autre, plus aimable que tout autre, au
moins aux yeux de l’objet aimé. De là les premiers regards sur ses
semblables; de là les premières comparaisons avec eux; de là l’émulation, la
rivalité, la jalousie » [ Émile, p. 494]. Rousseau analyse de même les
combinaisons funestes de l’amour-propre et du désir des biens matériels et
l’extraordinaire dynamisme que le premier confère au second, devenu goût
effréné du luxe : « L’ardeur d’élever sa fortune relative [est] moins
[motivée] par un véritable besoin que pour se mettre au-dessus des autres,
etc. » [ Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 236].

Autant que le désir sexuel, le désir des richesses est donc largement sur-
déterminé par le désir de reconnaissance, ce qui permet d’affirmer qu’il
existe quand même une prévalence de ce dernier sur les deux autres,
affirmation cohérente avec le fait que le proprement humain se trouve dans
le besoin de reconnaissance tandis que reproduction et nutrition sont
communes à l’ensemble du vivant depuis les végétaux.
Le jeune Marx, celui des Manuscrits de 44, avait justement, sous
l’influence de Hegel, donné une grande importance au besoin de
reconnaissance dans les luttes sociales. On sait que l’utilitarisme l’emporta
finalement dans son dispositif conceptuel, et que l’affrontement des classes
ne fut plus interprété qu’en termes économiques. Ce point de vue persiste
dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Ses remarquables analyses de la
distinction et de la lutte des classements semblent, à première vue,
beaucoup plus hégéliennes que marxistes. « La lutte des classements, écrit-
il pourtant [ 1979, p. 564], est une dimension oubliée de la lutte des
classes. » Il nous semble au contraire que, dès que les hommes sont
affranchis de la nécessité, la lutte des classements est un puissant excitant à
la lutte des classes, et que la non-prise en compte de ce mobile capital des
conduites obère gravement l’hypothèse communiste au point de constituer
la raison anthropologique de son impossibilité.
LE CALCUL SUBCONSCIENT
Il existe des différence individuelles. On ne donne que ce qu’on a.

Pour être un bon donneur de reconnaissance, il faut avoir soi-même reçu au


commencement une reconnaissance en qualité et en quantité suffisantes.

Nous osons dire avec Diel que le train de la psychanalyse fait fausse route
depuis unsiècle en répétant que ce qui se joue dans la petite enfance est de
nature libidinale. Le premier mérite de Diel consiste en une grande
simplification dans le déchiffrement du calcul psychique conscient et sub-
conscient. Ce que l’enquête psychique révèle en réalité dans le cas du
mauvais donneur, ce sont les calculs faussés par les blessures infligées au
début dans la capacité virtuelle de donner. L’inconscient n’est rien d’autre
qu’un trouble de la valorisation. Une loi psychique importante révélée par
Diel est que, si dans la genèse de la personnalité, la carence de
reconnaissance engendre une dévalorisation de soi, dans le dynamisme
ultérieur du sujet, cette auto-dévaluation provoque une tendance à la
surévaluation des partenaires, mais qu’en même temps, l’auto-dévaluation
étant un sentiment insupportable, elle tend – par l’effet d’une tendance
correctrice hypertrophiée – à secréter une violente surévaluation de soi qui
engendre par contre-coup une non moins prononcée dévalorisation d’autrui.
Diel dessine donc un carré qui signifie qu’en matière de fausse valorisation,
une erreur ne va jamais seule : elle est toujours accompagnée de ses trois
sœurs. En d’autres termes, la sous-estime de soi est inséparable, en bascule,
d’une surestime de soi, et ces deux dispositions, projetées en chiasme sur
autrui, engendrent à leur tour des formes hyperboliques d’admiration ou de
mépris.

On peut donc dire que quand l’auto-reconnaissance est lésée, elle se scinde
en deux pseudo-valorisations de polarité opposée. Ces erreurs
d’appréciation échappent par définition à la conscience; le carré de la fausse
reconnaissance – de la fausse motivation, dit Diel – gît au fond de
l’inconscient. C’est même lui qui le constitue. En réalité, maintes nuances
gravitent autour de ces quatrepôles, mais la structure quadrangulaire
constitue le noyau dur de la boîte noire. Rousseau l’avait très bien vu qui
écrit :

« Chacun au début de la société commença à regarder les autres, et à


vouloir être regardé soi-même. L’action publique eut un prix. De ces
premières préférences naquirent d’un côté, la vanité et le mépris, de l’autre,
la honte et l’envie » [ Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 228]. La
vanité et la honte sont les deux formes opposées de l’auto-évaluation
déformée, elles forment couple respectivement avec le mépris et l’envie, les
deux formes opposées de l’évaluation déformée d’autrui.

Cette structure du désir malade est universelle. Chacun l’éprouve peu ou


prou, à proportion des blessures que la vie lui a infligées (et éventuellement
de ses capacités naturelles de résistance). Comme cette structure est
universelle, le don parfait ne saurait exister. La modélisation maussienne ne
saurait être qu’un idéal dont chaque alliance concrète se rapproche plus ou
moins. Chaque sujet est plus ou moins défaillant et ses partenaires le sont
aussi, d’où ce que Diel nomme l’intrication des fausses valorisations. Les
quatre figures de la fausse valorisation rencontrent leur analogue chez
autrui et entrent en synergie, 4 x 2 = 8 et même 4 x 4 = 16. La vanité des
uns blesse la vanité des autres et les partenaires deviennent les uns pour les
autres des provocateurs provoqués, d’où ces conflits en miroir que René
Girard a si bien décrits, et qui constituent le revers de la dialectique du don :
on échange seulement des mauvais coups au lien d’échanger des cadeaux. Il
existe une dialectique des méfaits comme il existe une dialectique des
bienfaits. Diel nous propose une origine de la violence qui s’enracine non
dans la nature de l’homme, mais dans les blessures inhérentes à toute
transaction humaine, et opposable aux antiques notions de péché originel et
de pulsion de mort.

L’alternative n’est pas entre pulsion de vie et pulsion de mort, non plus
qu’entre libido du moi et libido d’objet. La transaction est d’emblée au
cœur de la psyché; l’alternative est entre l’embrayage d’un plan de vie
tourné vers la coopération ou un plan de vie tourné vers la concurrence. En
réalité, les deux tendances coexistent chez tout individu, mais chacun
possède une configuration prégnante, un sillon, un pli, une ornière parfois.
De plus, chaque alliance nouvelle avec de nouveaux partenaires est propre à
engendrer une dialectique partiellement originale. L’ambiance générale
surdétermine aussi puissamment la qualité des alliances considérées une à
une.
LA MORALE IMMANENTE ET L’ANGOISSE
Comme le paradigme maussien, le paradigme diélien possède une double
valeur : axiologique autant que descriptive. Ces paradigmes – qui, selon
nous, n’en font qu’un – sont prescriptifs autant que descriptifs. Or,
troisième caractère, cette éthique est aussi un eudémonisme. Dans la
relation détraquée telle qu’elle vient d’être décrite, une diagonale relie dans
le carré deuxsentiments inséparables : le mépris et la honte, elle-même
cousine de l’angoisse. L’injustice faite à autrui est donc inséparable de la
souffrance infligée à soi-même, consécutive à la mauvaise qualité du lien.
On voit se dessiner un tragique psychologique tel que l’injustice subie par
l’enfant pousse l’adulte à adopter à son tour une attitude injuste envers
autrui (le mépris) autant qu’envers lui-même (la honte et l’angoisse). A
contrario, tant que ce tragique ne devient pas une fatalité, on peut dire qu’il
est d’un égoïsme conséquent pour chaque sujet d’inclure autrui dans son
propre calcul de satisfaction. Cette morale et même cette légalité
immanentes à la vie se retrouvent exactement dans le don maussien. Selon
une logique implacable, quand on consulte la disposition intérieure qui
pousse à la non-recon-naissance d’autrui, on découvre la non-
reconnaissance de soi, si bien qu’à l’échelle d’un plan de vie, l’injustice
commise envers autrui est la mesure de l’injustice commise envers soi-
même.

Dans la Peur et l’angoisse, Diel distingue l’angoisse accidentelle


provoquée par une agression extérieure et l’angoisse essentielle, qu’il décrit
comme un signe avertisseur salutaire dans le cas d’un fourvoiement par
rapport au sens de la vie, de même que la brûlure est le signe d’avoir à
retirer la main du fourneau. Il va même jusqu’à dire que la psychologie et la
socio-logie seront adultes quand elles auront rendu compte de l’angoisse,
c’est-à-dire découvert le sens de la souffrance. L’angoisse, pour lui, est le
signe de la fausse valorisation (vanité + mépris + honte + envie) et
l’indication de l’urgence d’une révision curative. Le problème est que cette
révision a un coût, au moins à court terme, car elle oblige le sujet à remettre
en question ses options profondes, souvent affichées, tâche harassante,
douloureuse, humiliante, réclamant un grand courage moral. Une
délibération intérieure s’ouvre donc dans laquelle la vanité obnubilante
réplique à l’angoisse élucidante et tente de la refouler. L’angoisse dit qu’il
faudrait cesser de toujours se disculper en inculpant autrui, de croire par
exemple, que tout nous est dû, que nous sommes une victime et que nous
avons toujours raison. Tu n’est pas si mal que ça, répond la vanité, et il en
va de ta personnalité, de ton originalité, de l’histoire de ton âme, les autres
aussi ont des torts (ce qui est d’ailleurs vrai… ) : c’est à eux de plier ! Diel
attire l’attention sur une activité quotidienne de la conscience, la
délibération intime non seulement entre soi et l’image d’autrui, mais aussi
entre les deux instances de la conscience que sont l’angoisse et la vanité.
L’introspection peut être salutaire ou morbide. Car bien sûr, la vanité ne dit
pas qu’elle est la vanité; elle se fait passer pour la vérité, la justice et la
raison. Elle est, conformément à l’étymologie, un vide qui se fait passer
pour un plein – comme la grenouille. C’est donc elle qui est tapie au fond
de l’inconscient. Si on refoule les pulsions sexuelles, il est certain qu’on les
retrouvera au fond de l’inconscient, comme les balayures sous le tapis. Mais
le véritable inconscient anthropologiquement efficace et générateur de
violence sous toutes les formes qu’elle peut revêtir, c’est la vanité. Vieux
concept désuet, pensera-t-on peut-être. Oui, justement, et d’autant plus actif
et pernicieux qu’il est pudique et jouit de l’inattention générale pendant que
tout le monde ne s’occupe que de sexualité. Le sexe joue le rôle de cache-
vanité. Il est aussi anachronique d’invoquer la répression sexuelle comme si
on était à Vienne avant 1914 que de soutenir Fidel Castro ou Kim Il Sung
après la chute du Mur de Berlin.
LA LOI D’AMBIVALENCE
Le don est un anti-manichéisme. Il fait la synthèse de l’intérêt et de la
générosité, de l’autonomie et de l’obligation, de l’égoïsme et de l’altruisme,
de l’égalité et de la liberté, ce qui empêche de se caler sur l’un des pôles de
ces couples pour mieux écraser l’autre. La psychique diélienne possède la
même qualité. On a indiqué que, quand la valeur – c’est-à-dire la
reconnaissance pondérée de soi-même et d’autrui – se dégrade, elle se
scinde en deux pseudo-valeurs exaltées de polarité opposée. Une pseudo-
valeur, artificiellement gonflée par la vanité, se reconnaît donc à deux
traits : 1) elle possède toujours un contre-pôle, 2) elle est exaltée – là est le
manichéisme. Une posture exaltée ne va donc jamais seule. Dans le
symptôme, on ne voit qu’elle. Mais la grande timidité dissimule un grand
orgueil, les réformateurs implacables se laissent vite corrompre par les
passions de la terre et les moralistes austères regardent des cassettes porno
sous le voile.

Diel [ 1992, p. 107-110] écrit en des termes que les lecteurs de Mauss
apprécieront sûrement :

« Satisfaction sublime de l’égoïsme, l’amour porte en lui, inséparables,


les

deux aspects : l’amour reçu et l’amour donné. Pour pouvoir être donné,

l’amour a besoin d’être reçu dès l’âge tendre. L’aspect sublime de


l’amour

est le don de soi. Mais ce don exige la réciprocité. Seul l’amour

sentimentalement surchauffé accorde le don gratuitement; mais


l’égoïsme

sous-jacent ne tardera pas à se manifester : l’amour exalté se chargera


de
rancœur (amour-haine). La satisfaction trouvée dans le don de soi
s’épuise

lorsqu’elle n’est pas soutenue par la satisfaction trouvée dans le don de

l’autre. L’amour est communication sublime entre ego et alter; [… ]


La

force d’amour n’est pas assez intense dans les hommes, même
sainement

constitués, pour être à même de déployer son champ de satisfaction


sans

discernement sur tous les hommes. »

Inversement, les grands prédateurs en matière de gloire, d’argent ou de


sexe, pour enviées que soient en général leurs bonnes fortunes, sont attachés
à la roue d’Ixion, le cercle carré : vanité/mépris/honte/envie. Leur force
dissimule donc solitude, angoisse, culpabilité, et procède à la vérité d’une
faiblesse et d’une fêlure qui rend leur soif inextinguible comme le tonneau
des Danaïdes. Diel a laissé un ouvrage consacré au Symbolisme dans la
mythologie grecque [ 1997]. Il a aussi distingué entre deux formes
principales de maladie du désir, la banalisation et la nervosité. En termes
maussiens, on dira que le banalisé est un mauvais donneur par défaut,
mesquin, accapareur, dominateur, tandis que le nerveux est un mauvais
donneur par excès, préconisant pour soi et pour les autres un don
hyperbolique, un utopiste, un ascète réclamant toujours des sacrifices. Le
banalisé est pour le nerveux, comme le nerveux pour le banalisé, l’être
« hideux et stupide ».

En réalité, c’est le même homme sous ses deux faces, la visible et la cachée.

L’exaltation comporte toujours un contre-pôle.

Le concept d’exaltation entraîne celui d’ambivalence. Si une valeur est


susceptible de s’exalter, c’est qu’elle est ambivalente, c’est-à-dire porteuse
de satisfaction jusqu’à un certain point, pernicieuse au-delà. Ainsi de
l’égoïsme et de l’altruisme. Il faudrait distinguer la bonne et la mauvaise
ambivalence. La bonne ambivalence, c’est l’égoïsme conséquent qui inclut
le bien d’autrui dans le calcul de satisfaction, mais aussi l’altruisme
conséquent qui ne sacrifie pas outrancièrement son intérêt à celui d’autrui.

La mauvaise ambivalence se manifeste dans les conduites absolutisantes,


c’est-à-dire celles qui croient pouvoir s’affranchir de l’ambivalence, mais
cette dernière explose sous une forme antithétique elle aussi absolue. Pour
changer d’exemple et d’échelle, Diel [ 1988, p. 29] analyse le romantisme
comme l’époque qui, « ayant perdu la référence active aux valeurs
fondamentales, s’y réfère désespérément par une aspiration sentimentale
d’autant plus exaltée qu’elle ne parvient plus à trouver sa réalisation ». En
d’autres termes, le triomphe de l’économie politique en 1830 en France est
analysable comme une revendication outrée de liberté qui inhibe l’altruisme
en réplique à des siècles de christianisme trop souvent moralisateur et
sacrificiel. À son tour, l’économie politique provoque sous le nom de
romantisme une revendication d’idéal, d’absolu, de sacré : l’amour de
l’Amour, l’amour de la Révolution, l’amour de l’Art, les majuscules étant à
prendre comme la marque de l’exaltation.

La raison profonde de la loi d’ambivalence est que la négociation entre soi


et autrui – mais aussi bien entre l’individualisme et la régulation par l’État –
constitue le tissu même de la vie humaine et qu’il n’est pas d’autre chemin
que le compromis. Selon Diel comme selon Mauss, il n’y a pas que de la
violence possible chez les hommes, et le compromis possible n’est pas
seulement une prudente mise en respect des égoïsmes respectifs; il constitue
un dépassement dialectique et produit un lien effectif.

BIBLIOGRAPHIE

BOURDIEU Pierre, 1979, La Distinction, Éditions de Minuit.


DIEL Paul, 1969, Psychologie de la motivation, Payot.
– 1992, Principes de l’éducation, Payot.
– 1988, « Psychologie et art », Revue de psychologie de la motivation,
n° 6, juin.
– 1997, Symbolisme dans la mythologie grecque, Payot.
– 1998, La Peur et l’angoisse, Payot.
HONNETH Axel, 2000, La Lutte pour la reconnaissance, Cerf.
ROUSSEAU, Émile, La Pléiade.
– Discours sur l’inégalité, Garnier-Flammarion.
Égoïsme ou altruisme ?
La conception de l’homme comme un individu calculateur qui cherche en
toutes circonstances à « maximiser » la satisfaction de ses intérêts ou à
promouvoir ses préférences constitue le paradigme dominant dans les
sciences humaines contemporaines, particulièrement en psychologie, en
sociologie et en économie. Dans le même temps, ce modèle
anthropologique ne cesse de faire l’objet de contestations croissantes, et
cela non seulement pour des raisons éthiques – la moralité ne serait-elle
donc qu’une expression de l’hédonisme ou de l’égoïsme ? –, mais parce
qu’il présente une vision souvent extrêmement étroite et réductrice des
motivations humaines et des raisons pour lesquelles les hommes agissent
comme ils le font. Certains économistes parmi les plus éminents, tel le prix
Nobel d’économie Amartya Sen, soutiennent qu’on ne saurait rendre
compte des comportements humains – et moins encore les prévoir – en
partant d’une conception qui considère l’individu comme un « idiot
rationnel ». Néanmoins, s’il est relativement aisé de réfuter une vision aussi
manifestement bornée des motivations individuelles (réduites le plus
souvent à la seule poursuite des biens matériels) et qui laisse si peu de place
à la complexité de ces ressorts obscurs de l’âme humaine que la littérature a
explorés avec une bien plus grande profondeur, plus difficile est de montrer
qu’au for intime de soi, l’homme n’est pas déterminé, dans ses actions et
leurs mobiles, par des fins égoïstes et que ce n’est pas, ultimement, son
propre bien – pris au sens large – qu’il recherche, tout autre mobile n’étant
au fond qu’un moyen au service de cette fin.

Pour la plupart des psychologues contemporains, l’égoïsme est, sinon


explicitement du moins implicitement, l’axiome au fondement de toute
tentative de comprendre pourquoi nous agissons et pensons comme nous le
faisons. De même les théories du lien social n’admettent-elles d’autre
principe que l’affirmation qu’au bout du compte, c’est la satisfaction de nos
propres intérêts que nous visons. Et il en est de même chez John Rawls qui
construit sa désormais célèbre théorie de la justice sur la base d’un contrat
entre des partenaires qui sont mutuellement indifférents les uns aux autres,
chacun étant guidé par le souci d’élaborer un système de répartition
qu’aucun calcul utilitariste ne pourrait faire tourner à son désavantage.

Force donc est de constater que l’interprétation égoïste des conduites


humaines tient une place à ce point dominante dans toutes les sphères de
l’anthropologie moderne et contemporaine que l’examen des conduites
altruistes mérite à peine d’être envisagé, tant elles sont considérées comme
marginales; qu’on puisse même prouver qu’elles existent et procèdent de
motivations réellement non égoïstes tient de la gageure.

L’anticipation de récompenses, personnelles ou sociales, le désir d’échapper


aux condamnations de notre conscience ou de celle d’autrui, ou encore la
volonté d’éviter les sentiments d’anxiété que produit le spectacle de la
détresse sont présentés comme les raisons véritables et le but ultime de
conduites qui ont l’apparence de l’altruisme mais dont la nature est, en
réalité, égoïste. Le choc formidable que produisent les Sentences et
Maximes de La Rochefoucauld laisse souvent leur lecteur sur l’impression
que le portrait que le moraliste dresse de l’homme est, hélas,
impitoyablement vrai. Mais en est-il réellement ainsi ? Et suffit-il de
déplorer la noirceur de ses analyses pour affirmer que non, toutes les vertus
ne se perdent pas dans l’intérêt, et que nous sommes capables d’actions
désintéressées et altruistes qui ont pour fin le bien d’autrui, quoi qu’il nous
en coûte pour nous-mêmes ?

Une des contributions les plus récentes à l’examen de cette question


classique – que les philosophes écossais des Lumières avaient examiné en
leur temps dans leur critique des systèmes de Thomas Hobbes, de La
Rochefoucauld ou de Bernard Mandeville – est le livre important de deux
professeurs américains, Elliot Sober et David Sloan Wilson, Unto Others,
The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior [1]. Leur analyse des
comportements altruistes et désintéressés est envisagée dans une double
perspective, biologique d’une part (dans la première partie) et
psychologique d’autre part (dans la seconde).

Je laisserai ici de côté l’apport de la biologie évolutionniste à l’examen de


la question de l’altruisme, non seulement parce qu’elle présente une série
d’arguments et de preuves qui requièrent une connaissance technique
approfondie que je n’ai pas, mais surtout parce qu’envisagée du point de
vue des comportements adaptatifs instinctifs des organismes vivants, elle
exclut, de fait, la notion d’intention de la conscience qui est le propre de ce
que nous entendons par la notion d’altruisme : la volonté résolue et
réfléchie de promouvoir le bien d’autrui. Je m’intéresserai donc aux
analyses psychologiques qui, dans la seconde partie de l’ouvrage,
s’efforcent de réfuter la doctrine selon laquelle les comportements humains
se rapportent toujours – et ne peuvent que se rapporter – à des fins qui sont,
en dernier ressort, de nature égoïste. Or, comme on le verra, la tâche se
révèle moins aisée qu’on ne pourrait le penser. Sans doute ne fait-il pas de
doute pour le sens commun que nous sommes parfois mus par des
considérations authentiquement altruistes et que nous agissons, en certaines
circonstances, en vue du bien d’autrui. Telle est également la conclusion
que l’on peut tirer de nombreuses expériences menées par les psycho-socio-
logues sur le sentiment d’empathie. Il demeure que les défenseurs de
l’égoïsme psychologique ont toujours dans leur besace une batterie
d’arguments tendant à montrer que l’altruisme supposé n’est en réalité
qu’un moyen de « n’aimer que soi et ne considérer que soi », ainsi que La
Rochefoucauld s’employait à le montrer avec la finesse et l’acuité
psychologique que l’on sait.
COMMENT ATTAQUER LA FORTERESSE DE
L’ÉGOÏSME PSYCHOLOGIQUE ?
Selon l’égoïsme psychologique, il n’est aucun comportement, fût-il
apparemment désintéressé et altruiste, qui ne puisse ultimement être
rapporté à l’intérêt, à l’avantage ou au bénéfice du sujet, quelle que soit la
nature de ce bénéfice, matérielle ou symbolique (que La Rochefoucauld
appelait des intérêts de « bien » ou de « gloire »). Le défenseur de
l’égoïsme psychologique soutient qu’aucune preuve ne peut être apportée à
l’existence de comportements qui auraient uniquement pour fin le bien
d’autrui.

Nos auteurs ne s’attaquent pas directement à cette position philosophique


qui, comme telle, n’est pas réfutable. Ils élaborent ce qu’on pourrait appeler
une stratégie indirecte pour avancer qu’il existe un faisceau d’indices qui
ébranlent la forteresse inexpugnable de l’égoïsme psychologique. La
méthode qu’ils adoptent se présente comme volontairement modeste.

Mais cette modestie même suffit à fissurer, à ébranler une thèse qui, dans
son universalité, n’admet pas de remise en cause, aussi infime soit-elle.
Travailler sur l’infime, sur le petit, sur le minuscule, conduit à enfoncer un
coin et, en cas de succès, à mettre tout entière par terre la dogmatique de
l’intérêt. Plutôt que d’affronter la position de l’égoïsme psychologique –
dont nos auteurs admettent la force d’interprétation –, tout se passe comme
s’ils cherchaient à la miner sourdement, subrepticement, à la saper à petits
coups d’exemples et d’arguments minutieusement travaillés. Cette méthode,
bien que n’ayant rien de spéculatif et de philosophiquement tonitruant, se
révèle d’une fécondité bien plus grande que toute réfutation qui prendrait
les allures d’un système théorique. Le levier d’Archimède sur lequel
s’appuient Sober et Wilson est une définition volontairement large de
l’altruisme, qui n’accepte pas de réduire cette notion à sa forme entièrement
sacrificielle, exclusive de toute considération d’intérêt propre, le « pur »
altruisme, qui s’opposerait à ses formes impures. Leur refus d’opposer le
« vrai » altruisme au « pseudo »-altruisme sur la base de l’absence ou, au
contraire, de l’existence d’une rétribution ou d’un bénéfice est la décision
fondamentale sur laquelle repose leur argumentation.
LES TROIS THÉORIES DE LA MOTIVATION
PSYCHOLOGIQUE
L’égoïsme psychologique opère une distinction première entre les « désirs
ultimes » et les « désirs instrumentaux » ( ultimate and instrumental
desires).

L’hypothèse égoïste ne conteste pas que nous puissions chercher à faire du


bien à autrui; ce qu’il conteste radicalement, c’est que cette fin soit le but
ultime que nous recherchions. « L’égoïsme maintient que nous voulons
aider autrui seulement parce qu’agir produit un bénéfice pour soi. Un
opposant à l’égoïsme concédera peut-être que le désir d’un bénéfice pour
soi ( self-benefit) est l’une des raisons pour lesquelles nous aidons, mais
contestera qu’elle est la seule » [Sober et Wilson, p. 218 – souligné par les
auteurs].

Autrement dit, l’égoïsme adopte une conception moniste des motivations


humaines là où l’altruisme s’ouvre à une conception pluraliste.

Cette distinction tient une place centrale dans la démonstration de Sober et


Wilson. La définition qu’ils donnent de l’altruisme n’a donc, comme on l’a
dit, rien de sacrificiel; elle ne présuppose pas l’idée d’un désintéressement
total, à la manière du pur amour de Fénelon par exemple. L’égoïsme adopte
une position « absolutiste » qui n’accepte pas d’autres mobiles que le
bénéfice propre; l’altruisme, tel que le comprennent nos auteurs, est moins
étroit : il admet une pluralité de mobiles, en sorte que la recherche du bien
des autres n’est pas incompatible avec l’obtention de quelque satisfaction
personnelle ou rétribution…

Plus précisément, Sober et Wilson distinguent trois théories de la


motivation humaine : l’hédonisme, l’égoïsme et l’altruisme. L’hédonisme
est la doctrine qui soutient que la recherche du plaisir et l’évitement de la
peine sont les seuls buts que poursuit l’action humaine, tout autre but ne
pouvant être qu’instrumental au regard de ces deux fins. L’égoïsme a une
vision moins restrictive : son principe premier est que les comportements
humains se rapportent toujours à soi, sont « dirigés vers soi » ( selfdirected)
et n’ont d’autre finalité que notre bien-être. Définir l’égoïsme comme étant
« dirigé vers soi » ne signifie pas nécessairement qu’il est intéressé
( selfish) : « Si Jim veut que sa dent cesse de le faire souffrir, il est trompeur
de dire que Jim est intéressé en éprouvant cette sensation. Le terme
intéressé ( selfish) véhicule une idée de désapprobation. Ce n’est pas au
sens strict ce que maintient l’égoïsme : l’égoïsme est une théorie
descriptive, non normative » [p. 227]. Autrement dit, l’égoïsme est envisagé
du point de vue psychologique et non éthique. Il faut garder présente à
l’esprit cette distinction. L’analyse de la nature des motivations
psychologiques de la volonté humaine ne se prononce pas sur la question de
savoir lequel, de l’égoïsme ou de l’altruisme, est moral.

L’altruisme, en revanche, reconnaît qu’existent parfois des actions qui ont


pour fin en soi le bien d’autrui. Le propre de l’altruisme est d’être « dirigé
vers autrui » ( other-directed). « Le terme parfois, écrivent Sober et Wilson,
désigne une différence logique entre l’hypothèse altruiste et les hypothèses
de l’hédonisme et de l’égoïsme. L’hédonisme et l’égoïsme sont des
affirmations qui portent sur tous les désirs ultimes d’un individu, alors que
l’altruisme ne formule aucune affirmation de portée universelle semblable.
L’égoïsme affirme que tous les désirs ultimes se rapportent à soi, mais la
théorie de l’altruisme ne dit pas que tous les désirs ultimes sont dirigés vers
autrui. Il est sans doute possible de construire une théorie monolithique de
ce genre, mais personne ne croirait un seul instant qu’elle soit vraie. Nous
devons bien plutôt considérer l’altruisme comme faisant partie d’une
théorie pluraliste de la motivation, qui soutient que les gens ont des désirs
ultimes envers les autres aussi bien qu’envers eux-mêmes » [p. 228].

Il convient de remarquer que si l’hédonisme et l’égoïsme excluent par


principe l’altruisme, la réciproque n’est pas vraie, du moins dans la
définition « modeste » qu’en donnent nos auteurs. Ils admettent ainsi que
« notre vision de l’altruisme est tout à fait compatible avec l’existence de
comportements largement intéressés ( widespread selfishness)» [ ibid.].
Pourquoi adopter une définition aussi « modeste » de l’altruisme ?
Précisément parce que l’égoïsme ne peut pas, par définition, faire place à
une telle hypothèse, à la fois modeste et large, de l’altruisme. « Les égoïstes
désirent ultimement ce qu’ils estiment être bons pour eux-mêmes; les
altruistes ont des désirs ultimes concernant ce qu’ils pensent être bon pour
les autres » [p. 230].

Les intentions bienveillantes envers autrui peuvent prendre deux formes :

soit vouloir le bien que les autres veulent pour eux-mêmes, soit vouloir un
bien qu’ils ne désirent pas actuellement – et que même, ils peuvent rejeter–
mais qu’on estime devoir leur être bénéfique.

Le concept d’altruisme exclut certes que soit recherché un bénéfice externe


(tel l’argent ou le pouvoir) ou interne (la satisfaction d’avoir aidé autrui,
etc.), mais seulement dans le cas où ce bénéfice constitue la raison ultime de
l’aide. Le pluralisme de l’altruisme admet parfaitement que les individus
puissent se comporter à la fois de façon intéressée et désintéressée : ce qu’il
exclut simplement, c’est que le comportement en faveur d’autrui ne soit
qu’un instrument ou un moyen en vue de la satisfaction de motivations ou
de désirs personnels. Autrement dit, l’égoïsme psychologique n’interdit
nullement de voir dans les conduites désintéressées des moyens indirects en
vue de son propre bien, à condition que celui-ci soit obtenu sans avoir été
voulu pour lui-même.

John Stuart Mill [2] soulignait, en parfaite conformité avec sa doctrine


sacrificielle de l’utilitarisme, que le meilleur moyen d’être heureux est de
ne pas vouloir l’être à tout prix; l’égoïste adopte une conduite en réalité
bien peu capable de le conduire au bonheur et à la réalisation de soi dans
une existence riche et intense. Au bout du compte, l’égoïste ne peut
manquer d’éprouver combien sa vie réduite à la sphère de son petit moi est
pauvre, insatisfaisante et décevante. L’altruisme exclut toute
instrumentalisation directe des conduites en faveur du bien d’autrui, mais
non les rétributions indirectes qui peuvent en résulter. C’est là que réside
toute la différence entre une conception moniste et une conception pluraliste
des motivations humaines, et qui fait dire à nos auteurs que « l’égoïsme et
l’altruisme sont incompatibles » [p. 231].

Pour bien décrire la différence entre l’égoïsme ou l’altruisme, il suffit de


dire qu’une conduite bienveillante qui n’aurait d’autre fin qu’un bénéfice
personnel ne saurait être considérée comme altruiste – et l’égoïsme postule
qu’il en est toujours ainsi; mais l’altruisme n’exclut pas tout bénéfice ou
conséquence heureuse et profitable pour soi, il n’exige pas que le bien
d’autrui soit la seule et unique fin désirée. L’altruisme admet une pluralité
de motivations là où l’égoïsme s’en tient à une seule. Un comportement n’a
pas besoin de procéder d’un altruisme « pur », entièrement désintéressé et
sacrificiel, pour être réellement altruiste.

L’égoïsme psychologique ne reconnaît qu’une seule motivation à toutes nos


conduites : la quête de ce qui est bien pour moi. L’altruisme apporte une
double correction à cette vision « absolutiste » : 1) si les hommes agissent
le plus souvent avec des mobiles liés à leur intérêt personnel, ils sont
capables également d’agir pour le bien d’autrui, posé comme une fin en soi
– ce que conteste, par définition, l’égoïste; 2) les conduites altruistes
n’interdisent pas nécessairement tout retour bénéfique, pourvu que celui-ci
n’ait pas été la fin ultime de l’action – ce que contestent les partisans d’un
altruisme « pur » (hier Fénelon, aujourd’hui Emmanuel Lévinas ou Jacques
Derrida). Pour ces deux raisons, l’altruisme ouvre à une vision pluraliste
des actions humaines.

Ce faisant, Sober et Wilson ouvrent une issue de sortie au débat insoluble


qui, depuis trois siècles, renvoie dos à dos égoïsme et altruisme. Le
caractère pluraliste de l’altruisme permet d’inclure des motivations de type
égoïste, là où habituellement l’idée même d’altruisme exige de les exclure.

Autrement dit, la nouvelle fracture conceptuelle que les auteurs proposent


ne passe pas tant entre l’égoïsme et l’altruisme qu’entre des actions qui ont
pour fin ultime le bénéfice propre et celles qui ont pour fin dernière le bien
d’autrui; autrement dit, entre les conduites qui instrumentalisent l’aide à
autrui (comme moyen du bien propre) et celles qui en font une fin en soi.

Est altruiste toute action qui ne fait pas de l’aide à autrui un moyen en vue
de réaliser un intérêt personnel, de quelque nature qu’il soit (par exemple,
psychologique), qui n’est pas affectée par la variation, par l’existence ou
non de facteurs d’intérêt personnel. La question de la motivation, égoïste ou
non, est déplacée au profit de la nature de l’aide, selon qu’elle est un moyen
ou une fin en soi. Toutefois, le caractère non instrumental de l’aide laisse
place à une pluralité de motivations, qui peuvent être purement altruistes,
mais également mixtes.
LE CONFLIT DES PRÉFÉRENCES
Mais qu’en est-il en cas de conflit des désirs ou des préférences ?

Quatre types de conduite peuvent être envisagés : les conduites égoïstes


(hyp. 1) et les conduites purement altruistes (hyp. 2); en cas de conflit entre
les motivations, deux autres possibilités se présentent : celle où les
préférences égoïstes l’emportent sur l’altruisme, sans qu’elles excluent
nécessairement celui-ci (hyp. 3) et celle où les préférences altruistes sont
plus fortes que l’égoïsme (hyp. 4).

Il convient de noter que, parmi ces structures de préférence, une seule


correspond à l’égoïsme, alors que les trois autres sont compatibles avec
l’altruisme. Ce point est particulièrement important dans la méthode
qu’adoptent Sober et Wilson en vue de montrer l’existence de
comportements altruistes chez les individus sans que cet altruisme soit
nécessairement « pur » ou sacrificiel (hyp. 2) : « L’hypothèse altruiste
soutient que les gens ont parfois un souci irréductible pour le bien des
autres; la question de savoir s’ils ont d’autres préférences irréductibles est
laissée ouverte.

Par conséquent, c’est une erreur d’interpréter l’hypothèse altruiste comme


stipulant que les gens aident pour des raisons uniquement dirigées vers
autrui; l’hypothèse n’exclut pas la possibilité que l’aide soit parfois
accompagnée de motifs ultimes qui se rapportent à soi » [p. 246]. Par
exemple, dans l’hypothèse3, les individus ne sont pas disposés à sacrifier
leur propre intérêt pour le bien d’autrui; néanmoins, ils peuvent agir selon
des motifs réellement altruistes : « L’hypothèse altruiste laisse indéterminée
la question de savoir si les désirs altruistes ultimes sont plus forts ou plus
faibles que les désirs ultimes se rapportant à l’intérêt propre » [p. 247].

Le caractère pluraliste de l’altruisme laisse ainsi place à trois possibilités :


ce que j’appellerais un « altruisme radical » – le « pur » altruisme
sacrificiel, plus théorique que réel (hyp. 2); un « altruisme faible » (hyp.
3 : l’altruisme est plus faible que l’égoïsme); et enfin, un « altruisme fort »
(hyp. 4 : l’altruisme est plus fort que l’égoïsme), qui correspond à ce que
nous entendons, le plus souvent, par altruisme : le bien d’autrui l’emporte,
en cas de conflit des préférences, sur le bien propre. Mais la théorie altruiste
n’a pas besoin de trancher la question de savoir si quelqu’un agit pour le
bien d’autrui (hyp. 4) ou uniquement pour le bien d’autrui (l’hypothèse 2, le
« pur » amour sacrificiel de Fénelon, par exemple). La seule question qui
compte est de savoir si les comportements altruistes ne sont que des moyens
en vue de la réalisation d’un intérêt propre (par exemple, la satisfaction
d’avoir bien agi, ou le fait d’avoir évité l’anxiété qu’engendre le spectacle
de la souffrance d’autrui), ainsi que le soutient la thèse égoïste.

Sober et Wilson reconnaissent qu’il est difficile, au vu de la seule conduite


extérieure des individus – par exemple, le fait de donner de l’argent à une
organisation charitable ou d’agir pour le bien de ses enfants –, de connaître
la nature véritable de leurs motivations personnelles. C’est l’argument
auquel les moralistes du XVIIe ou encore Kant recouraient sans cesse pour
montrer qu’il était impossible d’apporter la preuve de conduites
authentiquement désintéressées. L’observation d’un comportement
n’apporte aucune information sur la question de savoir si les mobiles sont
intéressés, désintéressés ou un mélange des deux. Toutefois, cette
incertitude, ainsi que le font remarquer Sober et Wilson, ne prouve
nullement la vérité de l’hypothèse égoïste : l’altruisme peut tout aussi bien
être vrai.

Contrairement à ce qu’affirmaient les moralistes d’obédience janséniste,


aucune raison évidente ne s’impose qui confirme l’universalité de la loi de
l’intérêt propre. Le doute doit jouer en faveur des deux hypothèses et non
d’une seule. Telle est la conclusion à quoi doit conduire le caractère non
cognitif, non informatif, des conduites de bienveillance saisies de façon
purement objective et extérieure. Même si l’on peut y soupçonner une
habile stratégie de l’intérêt et de l’amour-propre (ainsi que le fait
LaRochefoucauld), rien ne permet néanmoins d’exclure l’hypothèse
qu’elles procèdent d’intentions réellement altruistes – quelle que soit la part
laissée à des considérations secondaires d’avantage personnel. À l’inverse
de l’hypothèse égoïste, l’altruisme n’a pas d’a priori sur la question : il ne
se prononce pas à l’avance, sur la base d’une sorte d’ontologie des
conduites humaines et des motivations souvent complexes et enchevêtrées
qui les animent. Pour Sober et Wilson, la question reste ouverte : aucune
réponse ne peut y être apportée avant l’examen empirique des situations
particulières. De sorte que l’interprétation altruiste est non seulement plus
large, mais plus forte que l’interprétation égoïste : celle-ci n’admet qu’une
seule motivation, posée d’emblée comme une loi universelle de la psyché
humaine, là où l’altruisme laisse place à une pluralité de motivations.
ALTRUISME, SYMPATHIE ET EMPATHIE
Est-on cependant condamné à s’en tenir à une approche purement théorique
de ce débat classique ? N’est-il pas possible d’essayer de le trancher sur la
base de l’analyse empirique de conduites humaines déterminées et de leurs
motivations ? La question est évidemment décisive. Et tout le mérite de
Sober et Wilson est de l’affronter sur la base des travaux qui ont été menés
en psycho-sociologie, notamment par DanielBatson et son équipe, dont nos
auteurs rappellent et discutent les conclusions.

Dans quelle mesure les conduites altruistes procèdent-elles des émotions de


sympathie et d’empathie ? Si ces émotions sont éprouvées au spectacle de
la souffrance d’autrui, ne serait-ce pas le désir de supprimer la gêne qu’il
suscite qui inciterait à des conduites d’aide ou de secours – auquel cas on ne
saurait voir en elles l’expression d’un altruisme véritable ? Nos auteurs
commencent par distinguer les deux notions. L’empathie est définie comme
cette émotion qui naît du partage de l’émotion d’un autre, sans qu’il y ait
nécessairement phénomène d’identification entre les personnes. Barbara
partage la tristesse de Bob qui vient de perdre son père, mais non la
culpabilité qu’il ressent. Toutefois, l’empathie n’est pas éprouvée seulement
vis-à-vis des émotions douloureuses; elle peut également s’éveiller au
contact d’expressions de plaisir ou de joie, à l’inverse du sentiment de
sympathie. Il serait étrange, font remarquer nos auteurs, de dire que l’on
sympathise avec le bonheur d’autrui [3]. À la différence de l’empathie, la
sympathie ne présuppose pas nécessairement que l’on partage les émotions
dont nous sommes témoins. Supposons que Walter découvre que Wendy est
trompée par son mari volage. Il peut fort bien sympathiser avec elle sans
partager des émotions de déception ou de tristesse que précisément elle
n’éprouve pas [p. 235]. De là la définition suivante : « S sympathise avec O
lorsque S croit que quelque chose de mal est arrivé à O et cela conduitS à
sentir mal pour O » [ ibid.].

Résumant ce qui différencie ces deux émotions, Sober et Wilson écrivent :


« Bien que la sympathie et l’empathie exigent toutes deux la formation
d’une croyance ( belief), les types requis de croyance sont différents.
L’empathie entraîne une croyance sur les émotions éprouvées par une autre
personne. Les individus empathiques sont des “psychologues”; ils ont des
croyances sur les états mentaux des autres. La sympathie ne requiert rien de
semblable. Vous pouvez sympathiser avec quelqu’un simplement en étant
ému par sa situation objective; vous n’avez pas besoin de connaître son état
subjectif » [p. 236]. L’empathie et la sympathie ne produisent pas
nécessairement des conduites altruistes, lesquelles du reste peuvent
s’alimenter à d’autres sources (par exemple, éthiques ou religieuses). Nous
pouvons éprouver de semblables émotions en apprenant à la télévision ou à
la radio ou dans le journal une nouvelle particulièrement tragique sans que
cela nous conduise à faire quoi que ce soit en faveur des victimes. Il n’y a
pas de relation causale stricte entre la sympathie et l’empathie d’une part, et
les conduites altruistes d’autre part, même s’il demeure vrai que celles-ci
sont souvent mues par le spectacle direct d’une souffrance ou d’un malheur.
C’est ainsi, souvenons-nous, que les sujets des expériences conduites par
Stanley Milgram éprouvaient un réel malaise devant la souffrance
qu’étaient censées causer les décharges électriques qu’ils envoyaient; ils
n’en continuaient pas moins d’obéir aux ordres plutôt que de mettre un
terme à la douleur infligée.

Il n’y a pas non plus de relation mécanique entre l’altruisme et la moralité.


Celle-ci est faite de prescriptions, d’impératifs universels et impersonnels,
alors que les désirs altruistes mettent en contact des individus particuliers,
sans que le ressort qui pousse le spectateur à vouloir du bien à la victime
procède nécessairement d’obligations proprement morales.

La moralité obéit à un principe d’universalité – la doctrine de Kant en


donne la plus rigoureuse formulation – dont ne se réclament pas
nécessairement les conduites altruistes, ainsi que nous le verrons. Sober et
Wilson ajoutent, par ailleurs, que si un individu peut fort bien agir de façon
altruiste sans être animé par des motivations directement éthiques, suivre
les impératifs moraux n’exige nullement de faire du bien d’autrui la fin
dernière de l’action. C’est ainsi que Kant exclut du champ de la moralité
une telle fin, au motif que seule l’obéissance par devoir à l’impératif
catégorique a priori de la loi est de nature morale.
L’EMPATHIE MISE À L’ÉPREUVE
Pour en revenir aux relations entre la sympathie ou l’empathie et
l’altruisme, nos auteurs exposent et analysent les conclusions auxquelles
ont conduit toute une série d’expériences en laboratoire menées par
DanielBatson et son équipe, et qui ont été exposées dans un ouvrage de
référence, The Altruism Question [4]. Celui-ci présente les résultats de
vingt-cinqexpériences dont chacune avait pour but de mettre à l’épreuve la
théorie empathique-altruiste des conduites d’aide. Trois types
d’interprétation alternative formulent une variation de l’hypothèse égoïste :
l’hypothèse dite de « la réduction de la stimulation d’aversion », celle de la
« punition de l’empathie » et celle, enfin, de « la récompense de
l’empathie ». Selon la première, qui est de loin la plus populaire, l’action
altruiste, loin d’être désintéressée, est en réalité motivée par le désir de
réduire le sentiment d’anxiété que nous éprouvons face à la souffrance ou
au besoin d’autrui. Une deuxième alternative égoïste à l’hypothèse de
l’empathie-altruisme soutient que nous agissons en faveur d’autrui non pas
en vue de son propre bien, mais parce que nous savons que si nous ne
venons pas à son secours nous éprouverons des sentiments de culpabilité,
de honte ou de réprobation, soit de la part de notre conscience, soit de la
part des autres. La dernière alternative formulée par l’hypothèse égoïste
affirme que les comportements bienveillants ou secourables ont pour cause
les récompenses – sous forme de louanges ou de satisfaction de soi – qu’on
en attend.

De ces vingt-cinqexpériences qu’évoque Daniel Batson dans son ouvrage,


celles que retiennent Elliot Sober et Daniel Wilson ont une valeur
paradigmatique – et conduisent toutes ou presque d’ailleurs à une
conclusion identique.

Dans une première expérience, les sujets étaient avertis qu’ils feraient partie
d’une étude dans laquelle ils auraient à regarder, sur un circuit interne de
télévision, une personne à laquelle seraient envoyés dix électrochocs.

Chaque sujet regarda une actrice, Elaine, qui simulait la réception des deux
premières décharges. Puis l’écran montra un des expérimentateurs entrer
dans la pièce et proposer à Elaine d’arrêter l’expérience si l’un des sujets
consentait à prendre sa place. Bien évidemment, Elaine donna volontiers
son accord. L’image disparut (en réalité, il s’agissait de simples bandes
vidéo précédemment enregistrées) et un complice vint demander aux sujets
s’ils étaient prêts à prendre la place de la jeune femme. Il convient de
préciser que les sujets avaient été mis au préalable dans deux situations
distinctes. Les uns étaient confrontés à la solution de « l’échappatoire
facile » :

on leur avait dit, avant le début de l’expérience, qu’ils n’auraient à assister


qu’à deux électrochocs; et le complice leur rappela cette clause et leur
proposa de quitter l’expérience, s’ils ne voulaient pas prendre la place
d’Elaine. Les sujets placés dans la situation de « l’échappatoire difficile »
avaient accepté dès le début de regarder la séquence entière des dixchocs
électriques : le complice les mit en face du choix soit de remplacer la jeune
femme, soit, en cas de refus, d’assister aux huit chocs suivants qui lui
seraient infligés.

L’expérience avait également introduit d’autres facteurs de manipulation.


L’hypothèse que les gens éprouvent en général plus d’empathie envers ceux
qu’ils estiment leur être semblables étant admise, on donna aux uns une
description d’Elaine qui correspondait à ce qu’ils avaient dit d’eux-mêmes
sur leurs intérêts, leurs valeurs, dans un formulaire précédemment rempli;
ils constituaient la catégorie des individus susceptibles d’éprouver une
« forte empathie »; pour les autres, la description d’Elaine était à l’opposé
de leur propre personnalité – ceux-là composaient la catégorie des sujets de
« faible empathie ». L’hypothèse qui était à l’arrière-plan de cette
manipulation était que le niveau moyen d’empathie serait supérieur dans la
première catégorie, et que ce facteur devait influer sur la conduite des uns et
des autres.

Des résultats de l’expérience, il apparaît que les sujets de « forte empathie »


offrent davantage d’aider que ceux de « faible empathie », même lorsqu’ils
sont placés en situation d’échappatoire facile. Ce résultat infirme l’idée
soutenue par l’hypothèse égoïste, que la seule explication de l’aide tient au
fait que l’on se trouve dans une situation à laquelle on ne peut échapper –
l’hypothèse dite de la « réduction de la stimulation d’aversion »
( aversivearousal reduction hypothesis), qui affirme que le comportement
en faveur d’autrui est principalement motivé par le désir de faire disparaître
l’anxiété ou la douleur que provoque en soi le spectacle de la souffrance ou
de la douleur d’autrui. Il n’en résulte toutefois pas, remarque Batson, que
l’hypothèse empathie-altruisme soit parfaitement validée : d’autres motifs
ont pu agir. Il se pourrait par exemple, que les sujets de la catégorie « forte
empathie » – qui ont agi apparemment de façon altruiste, alors même que
l’échappatoire était facile – aient en réalité voulu prévenir les souvenirs
douloureux qu’ils auraient pu éprouver s’ils n’avaient pas accepté de
remplacer Elaine.

Une autre série d’expériences met à l’épreuve une interprétation égoïste des
conduites différente, que Daniel Batson appelle « l’hypothèse de la punition
de l’empathie » ( empathy-specific punishment hypothesis) :

les individus qui éprouvent de l’empathie sont portés à aider soit parce
qu’ils veulent éviter la censure des autres, soit parce qu’ils sont sensibles à
la censure de leur propre conscience. Si cette hypothèse était correcte, il en
résulterait que les individus sont moins enclins à apporter aide ou secours
lorsqu’on leur fournit une bonne raison de ne pas le faire. Les individus
éprouvant soit une faible soit une forte empathie avec une personne dans le
besoin furent placés dans une situation où nul ne saurait quel comportement
ils avaient adopté face à l’opportunité d’aider.

La première expérience que rapporte Batson (conduite par Fultz, Batson,


Fortenbach, Mc Carthy et Varney) présentait la demande d’une jeune
étudiante, Janet Arnold, qui se sentant isolée, était à la recherche d’amitiés.

Après la lecture de la lettre où elle faisait état de sa situation, les sujets


eurent à répondre à un questionnaire qui évaluait les réactions d’empathie
qu’ils éprouvaient. Puis leur était présentée une autre lettre – par un
expérimentateur ignorant l’existence de la première – leur offrant la
possibilité de lier des relations avec Janet, stipulant néanmoins que celle-ci
ne serait informée que s’ils répondaient positivement à la proposition. 55%
seulement des sujets de l’expérience acceptèrent de rencontrer la jeune
étudiante. Mais pour les autres qui s’y engagèrent, l’explication de leur
attitude montre qu’ils ont agi indépendamment de toute motivation de
reconnaissance sociale.
L’expérience toutefois était trop simple pour être réellement concluante.

Les chercheurs en élaborèrent une version plus sophistiquée dans laquelle le


sentiment d’empathie faisait, cette fois-ci, l’objet d’une manipulation.

Aux sujets qui avaient manifesté une faible empathie, on demanda


d’évaluer de façon purement objective le message de Janet, alors qu’aux
sujets fortement empathiques, on demanda de se mettre à sa place. La
variable intégrant l’idée d’une évaluation sociale négative au fait de ne pas
aider fut, elle, manipulée de la façon suivante : aux uns, on expliqua que
l’expérimentateur ignorait la demande de la jeune femme et que leur
réponse resterait anonyme – en sorte que personne ne saurait que, le cas
échéant, ils avaient refusé; aux autres, on dit au contraire que
l’expérimentateur avait connaissance du contenu de la lettre, que les
réponses apportées par les uns et les autres seraient connues de lui et que
Janet serait informée des réponses à sa demande.

Le pourcentage des participants se proposant d’aider fut supérieur dans


cette expérience ( 72% contre 55%). Pourtant, on ne saurait en conclure que
c’est uniquement pour des raisons confirmant l’hypothèse égoïste que les
sujets avaient été sensibles au regard et au jugement d’autrui (celui de
l’expérimentateur ou de Janet). En effet, on n’a pu établir aucune
corrélation entre les réponses des sujets empathiques avec le fait qu’ils se
soient trouvés placés dans l’une ou l’autre situation décrite ci-dessus; leur
réponse n’était pas affectée par le fait qu’elle soit ou non scellée, comparée
ou non avec celle des autres, transmise ou non à la jeune étudiante. Seuls
17% des sujets peu empathiques ont été sensibles à ces variables.

Restait l’hypothèse égoïste que les sujets empathiques auraient agi pour
éviter le jugement négatif non pas d’autrui, mais de leur propre conscience.

Quel serait leur comportement si l’on pouvait, de quelque manière,


supprimer ce jugement de la conscience ? Comment des sujets fortement
empathiques réagiraient-ils s’ils étaient placés dans la possibilité
d’échapper non seulement à la punition sociale, mais au risque d’une
évaluation négative.
Une manière de procéder à ce test consistait à mettre les individus
empathiques dans une situation où ils trouveraient, par exemple dans
l’inaction des autres, de fortes raisons pour rester eux-mêmes passifs, sans
que leur conscience les condamne. Aussi, dans une autre expérience, on
demanda aux participants s’ils étaient prêts à venir en aide à une jeune
femme, Katie Banks, qui, après la mort tragique de ses parents, avait la
charge d’élever ses frères et sœurs. Quelques-uns furent informés que de
nombreux autres sujets, placés dans la même situation, avaient refusé
d’aider. Ils avaient à répondre à un questionnaire dans lequel on voyait que
deux personnes sur sept seulement avaient accepté d’aider Katie. Ces sujets
se voyaient ainsi proposer une « forte justification » pour ne rien faire. Aux
autres, il apparaissait, au contraire, que cinq sujets avaient accepté de
l’aider; eux n’avaient ainsi qu’une « faible justification » pour rester
passifs. Les sujets différaient également selon qu’ils éprouvaient une forte
ou une faible empathie pour la jeune femme.

Batson présuppose que l’hypothèse de la punition de l’empathie et celle de


l’empathie-altruisme s’accordent sur la prédiction des conduites : dans tous
les cas, le degré d’empathie constitue un facteur décisif, quelle que soit la
justification que l’on puisse donner au sujet pour ne pas aider. Les deux
hypothèses s’accordent également à prédire que les sujets éprouvant une
faible empathie aideront moins lorsqu’ils ont une forte justification pour ne
pas le faire. La question qui reste en suspens est de savoir si le degré de
justification pour ne pas agir affecte les sujets fortement empathiques.

Sur ce point, les deux hypothèses formulent des prédictions opposées.

L’hypothèse égoïste de la punition de l’empathie suppose que les sujets


fortement empathiques aideront davantage lorsqu’ils n’ont qu’une faible
justification pour ne pas aider que dans le cas contraire. Mais, selon
l’hypothèse empathie-altruisme, les individus fortement empathiques ne
sont pas affectés par la variation de ce facteur.

Les résultats de l’expérience confirment les prédictions de cette dernière


hypothèse : la fréquence des offres d’aide faites par les sujets dotés d’une
forte empathie n’est pas influencée par le fait d’avoir une forte ou une faible
justification pour ne pas aider. Leur désir de venir en aide à Katie n’était pas
influencé par l’ignorance dans lesquels ils avaient été tenus de la réaction
des autres membres de l’expérience. Ainsi que l’écrit Daniel Batson [p.
143], « le degré relativement élevé d’aide de la part des individus
hautement empathiques, même lorsque la justification pour ne pas aider
était forte, est précisément ce à quoi nous devions nous attendre si le
sentiment de sympathie pour une personne dans le besoin désigne une
motivation altruiste de réduire le besoin de cette personne. Ce n’est pas ce
qui était prévisible si éprouver de l’empathie désigne une motivation
égoïste accrue d’éviter l’anticipation d’une punition de soi ». Autrement dit,
le fait que le sujet altruiste puisse trouver dans l’inaction des autres de
bonnes raisons pour ne pas agir ne le conduit pas à rester passif. Ce n’est
donc pas pour calmer les tourments de sa conscience qu’il a agi,
puisqu’aussi bien, ceux-ci pouvaient aisément être réduits au silence. Reste
que l’hypothèse envisagée ici présuppose que la conscience individuelle est
largement influencée par la situation dans laquelle elle se trouve plongée,
comme dans l’expérience de Milgram à laquelle Batson fait allusion.
S’agissant de consciences suffisamment fortes pour résister aux influences
de l’environnement ou de la situation, elles échappent aux conclusions de
cette dernière expérience. Mais rien ne prouve que la résistance que certains
individus apportent aux déterminations sociales et qui agissent pour le bien
d’autrui obéissent exclusivement à la motivation égoïste de ne pas être
condamnés par leur propre conscience.

La troisième et dernière hypothèse égoïste que Batson examine –


« l’hypothèse de la récompense de l’empathie » ( the hypothesis of
empathyspecific reward) – se présente sous deux formes. Dans la première,
elle soutient que nous aidons les autres dans la mesure où nous attendons de
nos actions bienveillantes une récompense de nature psychologique qui
accroît de façon appréciable notre état d’esprit ( mood-enhancing reward);
une variante de cette hypothèse dit que nous éprouvons ce plaisir lorsque
nous recevons de bonnes nouvelles de ceux que nous avons aidés. La
seconde version de cette hypothèse soutient que l’empathie engendre un
sentiment de tristesse ou d’anxiété dont nous voulons être soulagés. La
première interprétation de l’hypothèse de la récompense de l’empathie a été
testée afin de voir comment des individus de forte ou faible empathie
réagissent lorsqu’on les prive de la possibilité d’aider. L’hypothèse de
l’altruisme-empathie prédit que l’humeur ( mood) d’un sujet empathique
dépend du fait que ceux qui sont dans le besoin aient ou non reçu de l’aide,
et non de ce que ce soit lui-même ou un autre qui ait apporté cette aide.
L’hypothèse de la récompense de l’empathie conteste cette indifférence et
prédit au contraire que les sujets fortement empathiques n’éprouveront de
plaisir qu’à condition d’être eux-mêmes la source de l’aide. Les résultats de
l’expérience infirment cette dernière interprétation et valident l’hypothèse
de l’empathie-altruisme : le plaisir éprouvé du fait de l’amélioration des
autres est désintéressé, il est indifférent au fait d’être ou non cause de cette
amélioration.

Un dernier type d’explication, de nature égoïste, de ce résultat consiste à


dire que les gens aident non pas pour recevoir des récompenses qui
résultent du fait d’aider (cette hypothèse vient d’être contredite par
l’expérience précédente), mais afin d’éprouver les sentiments plaisants que
nous partageons avec ceux dont la situation s’est améliorée (« hypothèse de
la joie empathique », empathic joy hypothesis). Apprendre des nouvelles
heureuses de ceux qui sont dans le besoin nous procure une espèce de joie
empathique. Batson et ses associés ont donc voulu vérifier cette dernière
hypothèse, en observant quelle proportion de sujets choisirait d’avoir une
seconde conversation avec une personne dont ils sauraient que sa situation
aurait 20,50 ou 80% de chances de s’être améliorée depuis leur première
entrevue, étant attendu que les prédictions seraient différentes selon
l’hypothèse retenue. Si l’on admet l’hypothèse de la sympathie-altruisme,
l’intérêt porté à la condition des nécessiteux ne doit pas être affecté par la
variation des chances qu’elle se soit améliorée, alors que, selon l’hypothèse
de la joie empathique, le désir de connaître leur situation nouvelle est, au
contraire, largement déterminé par cette variable. À nouveau, les résultats
vont dans le sens de l’hypothèse altruiste : les sujets fortement empathiques
se sont montrés désireux d’avoir une nouvelle conversation avec ceux dont
ils ignoraient si leur situation s’était ou non améliorée.

Toutefois, l’interprétation égoïste ne se trouve pas tout à fait désarmée.

On peut en effet soutenir que l’incertitude produit un sentiment déplaisant,


de sorte que les gens préfèrent recevoir des nouvelles, fussent-elles
mauvaises, plutôt que de rester dans l’ignorance. Telle serait la loi
psychologique à laquelle les sujets de la dernière expérience auraient
répondu. Comme on le voit, l’égoïsme n’est jamais tout à fait à court
d’arguments pour contrer la réalité de l’altruisme. Si l’on résume les
diverses interprétations égoïstes des comportements altruistes, trois types de
facteur explicatif ont été mis à l’épreuve dans les expériences précédentes :
la volonté de supprimer l’anxiété engendrée par le spectacle de la
souffrance d’autrui, le désir d’éviter toute condamnation soit d’autrui, soit
de sa propre conscience et la volonté d’être loué aussi bien par autrui que
par soi-même. Presque toutes les expériences menées ou exposées par
Daniel Batson montrent que ces trois versions de l’hypothèse égoïste
échouent à rendre compte des conduites en faveur d’autrui, qui sont bien
plus compréhensibles si on les rapporte au sentiment d’empathie-altruisme.

Aussi la conclusion générale que Daniel Batson tire de ces expériences est
qu’elles laissent à penser qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer la
pertinence de l’hypothèse de l’empathie-altruisme, de sorte que nous
sommes conduits à une révision de la conception de la nature humaine que
l’égoïsme défend : « Si l’hypothèse de l’empathie-altruisme est vraie, alors
nous devons considérer sous un autre angle les motivations personnelles et
les interactions sociales [… ] Ce n’est pas que les théories existantes soient
fausses dans ce qu’elles affirment; simplement elles sont incomplètes. Il y a
une partie de notre nature qu’elles ignorent. Nous avons besoin d’une vision
nouvelle, plus large des motivations personnelles et des interactions
sociales, qui prenne en compte notre capacité à être motivé par des raisons
altruistes aussi bien qu’égoïstes » [Batson, p. 205].

Le privilège théorique dont jouit l’hypothèse égoïste doit être remis en


cause sur la base de la reconnaissance qu’il existe des actions dont les
motivations peuvent être soit égoïstes, soit altruistes, soit les deux à la fois.

estime qu’elles ne sont pas totalement probantes : qu’elles excluent, dans


l’absolu, toute interprétation égoïste qui resterait à formuler [5] (différente
donc des trois alternatives que nous avons examinées). Elliot Sober et
David Wilson, pour leur part, jugent ces conclusions plutôt
« décourageantes » :

« Ce travail expérimental n’a pas résolu la question de savoir quelles sont


nos motivations ultimes » [p. 271].
Il reste que s’il est impossible de prouver la vérité de l’hypothèse
empathiealtruisme, il n’en résulte pas que ce soit l’hypothèse égoïste qui se
trouve validée. Tout montre au contraire qu’il convient de réviser la
position dominante qu’elle occupe. Et cette conclusion, qui est elle
indubitable, est d’une importance capitale. La question est alors de savoir
pourquoi l’égoïsme psychologique jouit d’un tel privilège dans
l’interprétation des motivations humaines. « Pourquoi dire que l’égoïsme
est vrai et que le pluralisme des motivations est faux ? Pourquoi ne pas
conclure plutôt que l’observation échoue à trancher entre ces deux
théories ? », se demandent nos deux auteurs [p. 291]. Une explication serait
que l’hypothèse égoïste est plus simple que l’hypothèse pluraliste et doit par
conséquent être préférée, selon le principe de simplicité ou de parcimonie
adopté par la science.

Or nos auteurs montrent qu’en réalité, l’interprétation pluraliste est plus


« parcimonieuse » que l’hypothèse égoïste :

« Lorsque la théorie moniste dit que les gens désirent Y parce qu’ils
pensent

que cela leur permettra d’obtenir X, elle attribue ce faisant aux gens
une

certaine croyance causale. Par opposition, la théorie pluraliste, qui dit


que

les gens considèrent X et Y comme deux fins en soi, n’a pas besoin de

postuler une telle croyance. Si nous mesurions la parcimonie en


comptant

les croyances de ce genre, on aboutirait à la conclusion que le


pluralisme

motivationnel est plus parcimonieux que l’égoïsme. En l’absence


d’une

décision de principe sur la façon de procéder au calcul, nous concluons


qu’il n’y a pas de raison de penser que l’égoïsme psychologique est
plus

parcimonieux que le pluralisme motivationnel » [p. 292].

Pour sa part, Daniel Batson écrit [p. 208] :

« Il y a des cas d’aide où la motivation est clairement égoïste; il y a


une

sphère plus large de cas où la motivation pourrait être égoïste, altruiste


ou

les deux. Tous les cas peuvent être expliqués en termes de motif
égoïste,

et seulement quelques-uns en termes de motif altruiste. Dans ces

circonstances, la parcimonie favorise clairement une explication


égoïste,

et l’inférence prudente est d’accepter l’égoïsme universel. Toutefois,


ajoute-

t-il, si les tests empiriques de l’hypothèse de l’empathie-altruisme nous

conduisent à conclure que l’émotion empathique évoque des


motivations

altruistes – qu’il y a certains cas d’aide dans lesquels la motivation est,


du

moins en partie, altruiste et non égoïste –, alors la situation change […


]

Avoir une petite partie du cercle altruiste en dehors du cercle égoïste


peut
sembler une différence mineure, mais cela a des implications majeures
[… ]

Cette aire devient un territoire disputé, l’égoïsme et l’altruisme ayant


tous

deux des revendications légitimes. »

Néanmoins, selon Batson – et telle est également la conclusion de Sober et


Wilson –, le fait que l’hypothèse empathie-altruisme formule des
prédictions que valide l’expérimentation scientifique ne permet pas de clore
le débat. Si l’on est en droit, sur la base des données empiriques, de
contester l’égoïsme psychologique, la conception altruiste pluraliste rendant
bien mieux compte de la diversité des motivations humaines, en dernier
ressort, il n’est pas possible, du point de vue théorique de l’analyse
psychologique, de trancher entre ces deux théories, même s’il nous reste à
nous interroger sur les raisons étranges pour lesquelles l’égoïsme psycho-
logique est devenu, depuis le XVIIe siècle, le paradigme anthropologique
dominant. Il y a ici, en effet, comme une énigme, qui mérite d’être exposée
de façon plus précise.

La souveraineté du paradigme égoïste est si entière qu’il paraît échapper à


toute nécessité d’être prouvé; et c’est, tout au contraire, l’existence de
motivations réellement bienveillantes, généreuses, qui supporte seule la
charge de la preuve. Du moins est-ce ainsi que les choses se présentent du
point de vue théorique. Car, dans les faits, le sens commun n’éprouve
aucune peine à admettre que de telles motivations existent bel et bien, et
c’est sur cette base qu’il approuve et loue les conduites humaines qui en
témoignent manifestement. Pourquoi donc une telle différence entre nos
jugements ordinaires et ce que la théorie affirme s’agissant des conduites
humaines ? Pourquoi les comportements altruistes font-ils à ce point l’objet
d’un doute et plus encore d’un soupçon généralisé sur la nature des
motivations qui les animent ? Il y aurait quelque chose d’absurde à se
demander si les actions apparemment égoïstes ne recouvrent pas des
intentions altruistes. Pourtant nous admettons qu’il n’y a rien d’absurde à se
demander si l’altruisme n’obéit pas à un secret égoïsme et que cette
interrogation est pleinement justifiée.
Pourquoi une telle différence de traitement, si peu conforme à l’objectivité
scientifique, qui n’est pas censée s’encombrer de préjugés ?

Le postulat de l’égoïsme est quasi universellement admis par la socio-logie,


la psychologie, la philosophie politique contemporaine, et par l’économie
plus encore, comme allant de soi, comme une évidence incontestée qui
laisse une place infiniment marginale à la bienveillance et à la générosité
désintéressées. Mais celles-ci sont-elles aussi marginales, aussi
statistiquement insignifiantes que toutes ces disciplines le prétendent ?
Selon les données d’une enquête de l’INSEE [6] menée en octobre2002,
douzemillions de Français participent de façon bénévole à des associations,
que ce soit régulièrement ou occasionnellement. En quoi est-on en droit de
soupçonner, car c’est bien d’un soupçon dont il s’agit, que tous agissent
uniquement selon des fins strictement intéressées et égoïstes ? Qu’ils
n’agissent pas de façon « sacrificielle », cela ne fait pas de doute; mais
précisément, l’altruisme n’exige pas, ainsi qu’on l’a vu, l’indifférence à
l’endroit de tout bénéfice personnel (moral ou psychologique) pour autant
que celui-ci ne constitue pas la visée première de l’engagement. Les faits
montrent que les hommes sont bien plus capables de générosité, de gratuité
que la théorie égoïste ne le prétend ou ne pourrait le prévoir.

Tout se passe pourtant comme si de telles évidences empiriques ne


suffisaient pas à ébranler notre vision pessimiste de l’homme, si
profondément ancrée dans nos représentations qu’elle paraît échapper au
démenti que les conduites humaines effectives lui apportent. Il y a là une
étrangeté qui mériterait qu’on se penche davantage sur ses racines, qui à
mon sens plongent profondément dans de lointains arrière-plans
théologiques issus d’une certaine interprétation chrétienne de la Chute et du
péché originel.

Pour le dire en bref, celle dont saint Augustin a dessiné entre le IVe et le Ve
siècle les traits principaux lors de sa controverse avec Pélage; vision reprise
au XVIIe siècle par Jansénius et son école à laquelle les théologiens
catholiques eux-mêmes reprochaient de se rapprocher par trop de Luther et
de Calvin, quoiqu’en réalité, elle ne différât en rien de ce qui avait été
dogmatisé au Concile de Trente. Une telle continuité à travers les âges
laisse inévitablement des traces profondes, lors même que nous serions
devenus tout à fait oublieux des origines de notre conception noire de
l’homme.

Si Daniel Batson aussi bien qu’Elliot Sober et David Wilson jugent les
résultats des expériences en psychologie expérimentale aussi
décourageants, aussi incapables de résoudre le conflit des interprétations
qui opposent les partisans de l’égoïsme psychologique et ceux qui
soutiennent l’existence en l’homme de motivations authentiquement
altruistes, s’ils estiment que la preuve de l’altruisme ne peut être apportée
en s’en tenant à une telle perspective psychologique, c’est, me semble-t-il,
parce qu’ils ne réussissent pas tout à fait à échapper à ce préjugé pessimiste.
La thèse ultime qu’ils soutiennent est que seule la perspective
évolutionniste est capable d’apporter des éléments de réponse au débat
insoluble pour les philosophes et les psychologues.
L’ÉVOLUTION BIOLOGIQUE AU SECOURS
DE L’ALTRUISME : LE CAS DE L’AIDE
PARENTALE
Étant admis que le soin que les parents prennent de leurs enfants est un
phénotype qui s’est développé au cours de l’évolution biologique, la
question que posent Sober et Wilson est de savoir laquelle de ces deux
hypothèses, de l’égoïsme ou de l’altruisme, constitue le meilleur mécanisme
motivationnel pour conduire les parents à prendre soin de leurs enfants.

Deux groupes de motivations sont distingués, hédoniste (HED) et altruiste


(ALT), dont les principes sont les suivants : « Accomplir une action si et
uniquement si vous pensez qu’elle va accroître votre plaisir et/ou diminuer
votre peine » (HED); « Accomplir une action si et uniquement si vous
pensez qu’elle contribuera au mieux ( will do the best job) à accroître le
bien-être de vos enfants » (ALT) [p. 312]. Le parent ALT fonde ses actions
sur ce qu’il croit être le bien de ses enfants, le parent HED, sur ce qu’il
ressent. Le mécanisme est plus complexe et moins sûr dans la stratégie
indirecte du parent HED que dans le comportement du parent ALT, comme
le montre le schéma suivant : 1) Les enfants de S ont besoin d’aide; 2) S
croit que son enfant a besoin d’aide; 3) S se sent mal parce que ses enfants
ont besoin d’aide. Le parent ALT agit au stade 2; le parent HED seulement
au stade 3. La conclusion est que le soin parental serait plus sûrement
produit par des motivations altruistes que par des motivations hédonistes [p.
319].

Qu’en est-il si l’on introduit une conception pluraliste, dont le principe est
le suivant ?

« Accomplir une action si et uniquement si vous pensez qu’elle va


maximiser

le plaisir et diminuer la peine ou qu’elle va être la meilleure façon


d’améliorer
le bien-être de vos enfants (PLUR)[… ] Un argument très simple,
écrivent

Sober et Wilson, montre que PLUR fera mieux que HED pour délivrer
le

soin parental. Supposez, comme précédemment, qu’un parent voit que


sa

progéniture a besoin d’aide; supposez ensuite qu’accomplir l’action


A*

ferait au mieux pour améliorer son bien-être. Un parent purement


hédoniste

accomplira l’action A* si et uniquement si il croit que A* va


maximiser

son plaisir et diminuer sa peine. Par opposition, un organisme


pluraliste

accomplira l’action dans un éventail plus large de circonstances. S’il


pense

que A* va maximiser son plaisir et diminuer sa peine, alors A est


exécuté;

toutefois, s’il ne croit pas qu’il en sera ainsi, mais que A* est la
meilleure

façon de réaliser le bien-être de ses enfants, A* sera toujours exécuté.


Bien

sûr, il est possible également que le parent en arrive à penser que A* a


deux

propriétés – maximiser le plaisir, diminuer la peine d’une part, et


d’autre
part, faire le meilleur travail pour améliorer la situation des enfants. En
ce

cas, le parent pluraliste a deux raisons d’aider » [p. 319-320].

Là où l’hédonisme requiert que l’organisme forme le désir instrumental que


les enfants aillent bien, le pluralisme fait que l’organisme enregistre le
même désir comme une fin en soi. Il n’est donc pas vrai que l’hédonisme
est un modèle plus économique, si l’on s’en tient au comportement des
parents vis-à-vis de leurs enfants. « La conclusion, écrivent Sober et
Wilson, de ces considérations évolutionnistes est que le pluralisme
motivationnel est plus vraisemblablement le mécanisme immédiat à l’œuvre
dans le soin parental » [p. 325]. Du point de vue biologique, l’hypothèse du
pluralisme des motivations fournit un mécanisme beaucoup plus plausible
que l’hédonisme pour rendre compte du développement du soin des parents
vis-à-vis de leurs enfants. Le débat entre l’égoïsme psychologique et
l’altruisme peut ainsi être tranché par la biologie évolutionniste, et
l’évolution tranche en faveur de cette dernière hypothèse : « L’évolution a
fait de nous des pluralistes motivationnels, non des égoïstes ou des
hédonistes » [p. 327].

Néanmoins cette conclusion ne résout pas la difficulté, car dans la notion


même d’altruisme, nous entendons une intention du sujet qui est absente
des mécanismes biologiques dont il vient d’être question. En sorte que nous
serions renvoyés à la question initiale : sommes-nous définitivement
condamnés à ne pouvoir trancher le débat qui oppose, depuis troissiècles,
les défenseurs de l’hypothèse égoïste et leurs adversaires qui soutiennent, à
l’inverse, l’existence de conduites humaines qui ont, bel et bien, le bénéfice
d’autrui pour fin ultime ? Du moins avons-nous vu qu’il n’y a aucune raison
pour exclure a priori la réalité de telles conduites dont les fins altruistes et
désintéressées ont été largement confirmées par la psychologie
expérimentale.

Confirmées, mais non définitivement prouvées. Faut-il en conclure que


dans le domaine des motivations psychologiques humaines, il n’existe pas
de voie probante qui permette d’attester la réalité de l’altruisme ? Les
chercheurs qui s’interrogent sur le modèle permettant de prédire les
conduites humaines peuvent bien soutenir, sur la base des expérimentations
conduites en psychologie sociale, que le paradigme égoïste n’a aucune
raison de jouir du privilège qu’on lui accorde, et que c’est bien plutôt
l’hypothèse altruiste que les expériences confirment, la démonstration ne
suffit pas à faire de l’altruisme une vérité prouvée par la science. Telle est la
conclusion aporétique à laquelle aboutissent Sober et Wilson. Mais elle
mérite d’être mise en question, et ce parce qu’il convient de renverser la
charge de la preuve, non pas en direction de l’altruisme, mais en direction
du paradigme égoïste.
LE RENVERSEMENT DE LA CHARGE DE LA
PREUVE
Les expériences de psychologie sociale que nous avons présentées montrent
que l’hypothèse de l’égoïsme psychologique échoue à rendre compte et à
prédire des comportements bienveillants qu’explique en réalité bien
davantage la doctrine de l’empathie-altruisme. Bien qu’il en soit ainsi,
celle-ci ne s’en trouverait pas pour autant confirmée selon Sober et Wilson.
Cette conclusion prudente me paraît néanmoins plutôt timorée par rapport à
celle, plus radicale, qu’on est en droit de tirer : à savoir que la charge de la
preuve incombe à l’hypothèse de l’égoïsme psychologique et non pas à
l’hypothèse de l’empathie-altruisme. Si les expériences établissent que les
conduites humaines de secours ou de bienveillance procèdent d’intentions
qui ont bel et bien le bénéfice d’autrui pour fin ultime, c’est aux défenseurs
de l’hypothèse absolutiste de l’égoïsme de démontrer qu’il n’en est rien,
que ce n’est là qu’une illusion de la conscience qui dissimule des
motivations secrètement égoïstes. Ce n’est pas à l’hypothèse pluraliste de
l’altruisme que revient l’obligation de formuler des objections envers une
interprétation qui n’a, en réalité, aucun droit théorique à se poser comme
une sorte de vérité première à défier.

Mais pourquoi alors Sober et Wilson jugent-ils les résultats des expériences
de psychologie sociale à ce point « décevantes »? Pourquoi affir-ment-ils
qu’en dernier ressort, l’aporie ne peut être tout à fait levée ? Il me semble
que cette conclusion atteste à quel point eux-mêmes restent pris dans les
filets de l’interprétation égoïste dont ils prétendent se délivrer. S’il est établi
que le paradigme égoïste n’est pas vérifié par les conduites humaines
effectives de bienveillance, que celles-ci valident au contraire les
prédictions du paradigme adverse, alors il n’y a aucune raison de parler
d’aporie ou de solution décevante. Il faut dire ce qui s’impose : l’axiome
selon lequel les hommes obéissent toujours, en dernier ressort, à des
motivations égoïstes est tout simplement faux. Ni Sober et Wilson – pas
plus que Batson – ne vont jusque-là, parce qu’ils présupposent que
l’égoïsme psychologique a toujours en réserve une explication possible, de
telle sorte que cette hypothèse est au fond potentiellement infalsifiable.
Mais, comme l’a montré KarlPopper, une théorie infalsifiable n’est pas
scientifique, c’est simplement une idéologie. En tant qu’hypothèse
scientifique qui vise à la prédiction et à la compréhension des conduites
humaines, l’égoïsme psychologique a été démenti et réfuté par toute une
série d’expériences portant sur l’empathie; par conséquent, sa prétention à
rendre compte de toutes les conduites humaines, même celles qui sont
apparemment désintéressées, généreuses, etc., doit être tenue pour fausse.
Telle est la seule conclusion scientifique qui, jusqu’à preuve du contraire,
s’impose.

Notes

[1]

Harvard University Press, Cambridge, 1998. Elliot Sober est professeur de


philosophie à l’Université du Wisconsin et David Sloan Wilson est
professeur de biologie à l’université Binghamton de l’État de New York.

[2]

Dans l’Utilitarisme (trad. C. Audard, PUF-Quadrige, Paris, Puf, 1998,


p. 44).

[3]

Notons, toutefois, qu’Adam Smith, dans la Théorie des sentiments moraux,


admettait tout à fait cette hypothèse dans laquelle il voyait l’une des causes
de la dérive et de la perversion de la sympathie. Il est vrai qu’il ignorait la
distinction entre sympathie et empathie qui est d’origine plus récente.

[4]

The Altruism Question : Toward a Social-Psychological Answer, Lawrence


Erlbaum Associates, Hillsdale, 1991. UNE CONCLUSION QUI NE LÈVE
PAS L’APORIE Néanmoins, bien que les conclusions des expériences
jouent très largement en faveur de l’hypothèse de l’empathie-altruisme,
Daniel Batson
[5]

David Hume avait déjà fait, en son temps, une semblable remarque :
« L’objection la plus évidente à l’encontre de l’hypothèse égoïste est que,
comme telle, elle contrarie aussi bien le sentiment commun que nos
conceptions les plus impartiales; il faut le plus grand effort de philosophie
pour établir un paradoxe aussi extraordinaire. À l’observateur le plus
négligent, il apparaît qu’il existe des dispositions telles que la bienveillance
et la générosité, les passions telles que l’amour, l’amitié, la gratitude. Ces
sentiments ont leurs causes, leurs effets, leurs objets, leurs façons d’opérer,
indiqués dans le langage commun et l’observation courante et clairement
distingués de ceux des passions égoïstes. Et comme l’apparence des choses
est ainsi, il faut l’admettre jusqu’à ce que soit découverte une hypothèse
qui, pénétrant plus profondément dans la nature humaine, puisse prouver
que ces passions-là ne sont rien d’autre que des modifications de celles-ci »
( Enquête sur les principes de la morale, Paris, Garnier-Flammarion, 1991,
p. 221 – souligné par moi).

[6]

INSEE-Première n°946, février 2004 (consultable sur le site Internet


wwww. insee. fr). Voir Libération, 16 février 2004, l’article de François
Wenz-Dumas, « En France, le bénévolat ne manque pas de bras ».
Le hau entre rituel et échange
La question que l’on souhaite aborder dans ces lignes est celle de la
définition du rituel. Pour y répondre, on serait tenté d’examiner son
organisation interne afin d’en isoler quelques caractéristiques essentielles.
Mais ce choix nous obligerait d’emblée à définir la notion, opération qui
est, on le sait, systématiquement vouée à l’échec. Aussi emprunterai-je ici
une voie différente. Au lieu de définir le rituel « en soi », j’essaie de saisir
la relation de complémentarité et de distinction – que j’appelle distinction
partielle – qui le lie à une autre forme d’activité ayant cours dans la même
société : l’échange. Cette démarche structurale n’est évidemment pas
nouvelle. Elle a souvent servi, entre autres, à opposer ce qui était rituel à ce
qui ne l’était pas. Néanmoins, dans les sociétés que j’aborde ici, cette
opposition entre le rituel et tout ce qui l’entoure est, comme on le verra,
dépourvue de sens. Aussi, tout en conservant la méthode, la présente étude
vise une autre relation, plus rarement étudiée : la relation entre rituel et
échange. En m’appuyant sur des exemples choisis dans le Pacifique,
j’essaierai de montrer que cette relation est un élément essentiel de
l’idéologie et de la morphologie de nombreuses sociétés de cette partie du
monde.

Il est remarquable qu’en anthropologie, le contraste entre rituel et échange


n’ait jamais été clairement défini. Dans leurs écrits, sans même discuter la
question, certains auteurs les séparent à l’extrême – par exemple, lorsqu’ils
opposent les rituels sacrés, appartenant au domaine symbolique, aux
échanges économiques, animés par le pouvoir, alors que d’autres, au
contraire, les identifient complètement, notamment en utilisant la notion
d’échange rituel.

Si bien que l’on finit par avoir l’impression qu’une raison méthodologique
inconnue justifie le caractère extrême de ces deux positions. Or, si l’on y
réfléchit, cette bipolarité théorique n’a rien d’épistémologique; elle résulte
avant tout de l’influence inégalée exercée en anthropologie – et ailleurs –
par l’idée maussienne de fait social total [2], qui réduit explicitement le
rituel à un simple objet d’échange [3] : « De plus, ce qu’ils échangent, ce
n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des
immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des
politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des
enfants, des danses, des fêtes [… ] » [Mauss, 1978, p. 151; c’est moi qui
souligne].

Dans son Essai sur le don, Mauss donne une définition très inclusive de
l’échange. Il y englobe des phénomènes précédemment classés comme
religieux, économiques, politiques ou autres. Selon lui, chaque échange est
un fait social total relié à d’autres échanges comparables par la circulation
d’objets porteurs [4] d’un élément spirituel, que l’on appellera ici le hau, en
suivant l’usage maori. Personne ne peut garder par-devers lui ce hau qui
doit circuler et, après un certain temps, revenir à son point d’origine. Aussi
le hau engendre-t-il, pour Mauss, une circulation d’objets liant entre eux
une série d’échanges.

Cette définition maussienne offre un éclairage nouveau et fondamental sur


l’échange. Mais elle pose aussi de sérieux problèmes. Pour Mauss, comme
les échanges sont des faits sociaux totaux, il y circule non seulement des
biens matériels mais aussi « [… ] des politesses, des festins, des rites, des
services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des
foires dont le marché n’est qu’un des moments et où la circulation des
richesses n’est qu’un des termes d’un contrat beaucoup plus général et
beaucoup plus permanent » [ ibid. – c’est moi qui souligne].

Ainsi, chaque élément, matériel ou immatériel, qui circule dans le contexte


des cérémonies d’échange entre les parties « d’un contrat beaucoup plus
général et permanent » – dans nos termes : une relation – est un objet
d’échange chargé de hau. Le terme échange, dans ce sens inclusif, peut
donc être appliqué à toutes les formes d’activation des relations et en
conséquence, à tous les rituels qui « manipulent » des relations, c’est-à-dire
à presque tous les rituels. La définition maussienne du fait social total fait
donc disparaître la plupart des rituels dans l’échange, une position que
Mauss lui-même reconnaît explicitement lorsqu’il traite le rituel comme un
objet d’échange (voir supra). Ce qui reste alors est une grande chaîne
d’échanges le long de laquelle chaque événement est équivalent à tous les
autres en ce qu’il est lié à eux par la même relation de hau [5].
Le grand apport de la définition de l’échange comme fait social total est
qu’elle nous libère des distinctions occidentales telles que celles entre sacré
et profane ou entre religion, économie et politique, qui refont régulièrement
surface en anthropologie. Son désavantage est qu’elle ne laisse aucune
place à des distinctions locales importantes, telle celle entre échange et
rituel qui s’impose à nous dans de nombreuses sociétés que nous étudions.
Cet inconvénient est encore plus difficile à dépister, et par conséquent à
déjouer, lorsqu’on a affaire, comme dans le Pacifique, à des sociétés où les
rituels sont si intimement liés aux échanges que les uns ne peuvent exister
indépendamment des autres.

Chez Mauss, le hau est un élément clef de la dilution du rituel dans


l’échange. Il a été, et est encore, un concept essentiel pour ceux qui tentent
d’élucider le problème des sociétés dites « lâchement structurées ». Mauss a
découvert et développé cette notion à travers l’analyse du cas de la société
maori où l’échange joue un rôle fondamental. Ici, je reprendrai son analyse
à la lumière de matériaux que j’ai récemment collectés dans une autre
société du Pacifique, les Orokaiva de Papouasie-Nouvelle-Guinée,
également connue pour ses cérémonies d’échange [6]. Ce faisant, j’espère
ouvrir une voie médiane dans l’approche des rituels, rendant compte de la
distinction entre rituel et échange tout en préservant l’unité du fait social
total maussien [7].
LE DOMAINE DU HAU MAORI
Dans « L’esprit du don », un chapitre crucial de son livre Âge de pierre, âge
d’abondance [ 1976], Marshall Sahlins prend à partie MarcelMauss pour
avoir volontairement passé sous silence un segment de phrase crucial du
fameux texte de TamataRanapiri qui explique le sens fondamental du hau
maori. Selon Sahlins [ 1976, p. 202], alors que la traduction originale de
Best dit « I will now speak of the hauand of the ceremony of the whangai
hau » (« je vais vous parler du hau et de la cérémonie du whangai hau –
c’est moi qui traduis et qui souligne), Mauss écrit seulement « je vais vous
parler du hau » et abandonne la référence au « rituel à la forêt » ( whangai
hau) qui constitue le contexte de ce discours [8]. D’autres commentateurs
de Mauss, comme Johansen, ont noté cette insuffisance au passage, mais
Sahlins en fait l’argument central de sa critique :

« Il importe au plus haut point de remettre le texte controversé à sa


place

en tant que glose explicative de la description d’un rite sacrificiel. À


travers

cet exemple d’échange de dons – exemple si courant que tout le monde

(tout Maori… ) devait l’appréhender sans peine –, TamataRanapiri


essayait

de faire comprendre à Best pourquoi les oiseaux piégés sont


cérémoniellement

rendus au hau de la forêt, source de leur abondance. Autrement dit, il


invoque

une transaction entre les hommes, parallèle à la transaction rituelle


qu’il

s’apprête à décrire, telle que la première puisse servir de paradigme à


la
seconde » [ ibid., p. 209].

Sahlins a certes raison de critiquer la manipulation que Mauss inflige au


texte original [9]. Pour rétablir le sens de ce texte, il affirme logiquement
que Tamata Ranapiri a inventé l’histoire du hau pour expliquer à Best le
fondement du rituel à la forêt. Néanmoins, dans la suite de son
raisonnement, au lieu de rechercher ce que ce rituel a de si particulier qu’il
faut l’expliquer par une « glose », il affirme d’emblée que « Tamata
Ranapiri essayait de faire comprendre à Best pourquoi les oiseaux piégés
sont cérémoniellement rendus au hau de la forêt [… ]». Sans prendre le
rituel plus au sérieux que Mauss, Sahlins se tourne donc lui aussi
immédiatement vers l’échange et conclut, arbitrairement, que dans ce récit,
TamataRanapiri « invoque une transaction entre les hommes, parallèle à la
transaction rituelle » pour expliquer pourquoi « les oiseaux piégés sont
cérémoniellement rendus au hau de la forêt ».

Cette explication en termes d’échange est cependant peu plausible. En effet,


il est difficile de comprendre pourquoi TamataRanapiri aurait inventé une
histoire si compliquée pour rendre compte d’une transaction si simple.
D’ailleurs, Sahlins lui-même rapporte le texte dans lequel ce même
informateur explique aisément à Best cette transaction.

« C’est le mauri [une invocation en forêt] qui fait foisonner les oiseaux

dans les bois afin que l’homme puisse les tuer et s’en saisir. Ces
oiseaux sont

la propriété du mauri, des tohunga [prêtres, adeptes] et de la forêt; ils


leur

appartiennent. Autrement dit, ils sont un équivalent de cette chose


considérable,

le mauri. C’est pourquoi on dit qu’il faut faire des offrandes au hau de
la

forêt. Les tohunga (ici les prêtres et leurs disciples) mangent l’offrande
parce
que le mauri est à eux; ce sont eux qui l’ont placé dans la forêt, eux qui

l’ont suscité » [Best, 1909, p. 439, cité dans Sahlins, 1976, p. 210].

De plus, la série de transactions décrite par l’histoire du hau est très


différente de celle qui constitue le rituel à la forêt. Pour s’en convaincre, il
suffit de jeter un coup d’œil aux schémas grâce auxquels Sahlins représente
ces deux ensembles de prestations [ cf. p. 211, fig. 1 et 2]. Bien sûr, Sahlins
justifie cette disparité par l’aspect limité de notre connaissance [10]. Il fait
l’hypothèse que l’histoire du hau est parfaitement claire pour les Maori,
même si elle reste pour nous difficilement compréhensible. Néanmoins, là
encore, l’argument de Sahlins est peu plausible. En effet, comme
TamataRanapiri était l’un des meilleurs informateurs réguliers de Best, s’il
avait uniquement voulu comparer deux prestations, il aurait sans doute
trouvé une métaphore plus parlante pour nous.

Quelle que soit la manière dont on l’envisage, la métaphore du hau ne peut


donc pas simplement expliquer pourquoi des prestations sont données à
manger aux prêtres de la forêt. Ce n’est pas non plus, comme l’a bien vu
Sahlins, un paradigme sur la nature des échanges qui serait généralisable à
l’infini, ainsi que de nombreux interprètes l’ont affirmé [voir par exemple,
Casajus, 1984; Godelier, 1996]. Non, l’histoire du hau doit être comprise
telle que Tamata Ranapiri l’a énoncée, avec seulement trois partenaires.

Elle dit probablement quelque chose d’important sur le rituel à la forêt et


peut-être, indirectement, quelque chose de plus général sur le rituel, quelque
chose que ni Sahlins ni Mauss n’ont vu. De quoi peut-il s’agir ?

Pour le comprendre, il est essentiel d’examiner de près, une fois de plus, ce


que dit l’informateur maori et les termes dans lesquels il le fait :

« Supposez que vous [A] possédez un article déterminé ( taonga) et


que

vous me [B] donnez cet article; vous me le donnez sans prix fixé. Nous
ne
faisons pas de marché à ce propos. Or, je [B] donne cet article à une
troisième

personne [C] qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de
rendre

quelque chose en paiement ( utu), il me [B] fait présent de quelque


chose

( taonga) » [Mauss, 1978, p. 158].

Comme de nombreux autres l’ont fait avant nous, nous avons appelé les
trois personnages de cette histoire A, B et C. Ce qui saute immédiatement
aux yeux dans le texte de TamataRanapiri, c’est qu’il tente de mettre en
contraste deux sortes de relation : celle entre A et B et celle entre B et C. La
première est un don que ne justifie la conclusion d’aucun « marché » – par
exemple, dans le rituel à la forêt, ce don est constitué par l’invocation
effectuée par les prêtres [11] [A] pour que tous les autres Maori [B] puissent
chasser des oiseaux.

La relation entre B et C est de nature différente. Il est raisonnable de penser


qu’un marché a été conclu entre les partenaires avant que B ne donne à C;
sinon, Tamata Ranapiri l’aurait probablement spécifié, comme dans le
premier cas. Cette hypothèse est confirmée par le fait que cette transaction
donne naissance à une véritable obligation de compensation, un
« paiement ». Si l’on accepte cette vision de l’histoire, ce qui reste
mystérieux est que le texte spécifie que C « décide » de rendre à B, comme
s’il n’était pas obligé de respecter le marché qu’il a passé. Cette
contradiction n’est cependant qu’apparente et probablement due aux aléas
de la traduction, car comme on le verra plus loin, le terme « décide »
n’implique ici aucune liberté de choix pour C, mais renvoie au fait que
l’obligation de rendre qu’il a envers B n’est pas de même nature que celle
que B a envers A – dont la sanction peut être la mort (voir infra).

Le même contraste entre ces deux relations apparaît encore plus clairement
dans la nouvelle traduction du texte que Sahlins a fait réaliser par
BruceBiggs, un expert de la langue maori :
« Donc tu [A] as quelque chose de précieux que tu me [B] donnes.
Nous

n’avons aucun accord quant au paiement. Donc, je [B] le donne à


quelqu’un

d’autre [C], et le temps passe et passe, et cet homme songe [C] qu’il a
cet

objet de valeur et qu’il doit me [B] donner quelque chose en retour et


ainsi

fait-il. Or cet objet de valeur qui m’est donné [par C], c’est le hau des

biens qui m’avaient été donnés auparavant [par A]. Je [B] dois te le
donner

à toi [A]. Il ne serait pas convenable que je le garde par-devers moi;


que

ce soit quelque chose de très beau ou de mauvais, cet objet de valeur, il

doit t’être donné par moi. Parce que cet objet est le hau de l’autre
objet »

[ 1976, p. 203].

Ici, comme dans la traduction ancienne, A n’a « aucun accord quant au


paiement » avec B. Au contraire, C se plie à un tel accord lorsqu’il « songe
[… ] qu’il doit [… ] donner quelque chose en retour » à B, car il détient la
chose que celui-ci lui a donnée.

Bien qu’il n’y ait aucun accord entre eux, B doit aussi rendre à A, mais pour
des raisons et dans des conditions différentes. Ce que B donne à A est un
« retour » et non un « paiement ». Autrement dit, il doit donner à A la chose
reçue de C « que ce soit quelque chose de très beau ou de mauvais » c’est-
à-dire que cette chose représente un véritable « paiement [12] » du don de A
à B ou non. Par contraste avec un « paiement », on dit que B effectue le
« retour » du hau à A quelle que soit la « valeur » de l’objet qu’il lui donne.
Mais si le hau n’est pas rendu à son donneur original, B risque une sanction
surnaturelle car « si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait
m’en venir du mal, sérieusement, même la mort » [Mauss, 1978, p. 159].

Le contraste entre ces deux relations a une facette supplémentaire. Dans le


rituel à la forêt, on dit que les oiseaux sont envoyés par la forêt ou par des
êtres surnaturels. Les prêtres, qui par leur invocation placent le mauri, sont
donc des intermédiaires entre les deux parties. En tant que tels, ils mangent
la prestation de retour (voir ci-dessus). Un intermédiaire joue donc un rôle
essentiel dans la relation entre A et B, alors qu’entre B et C, il n’y a qu’une
relation dyadique directe.

La relation ente B et C est ainsi caractérisée par son aspect direct, par
l’entente entre les parties et par la valeur équivalente des biens échangés.

Celle entre A et B est au contraire marquée par la médiation, la circulation


du hau et l’éventualité d’une sanction surnaturelle. Ainsi, à l’opposé de ce
que pensaient Mauss et Sahlins, le hau maori ne circule pas dans toutes les
transactions.

Dans son ultime ouvrage, Annette Weiner a décrit cette disparité de


l’échange maori : « Le texte de TamataRanapiri est très clair : il n’y a pas de
hau dans tous les objets d’échange, mais seulement dans ceux qui sont
appelés taonga » [Weiner, 1992, p. 49 – notre traduction].

Selon elle, seuls les objets taonga sont porteurs de hau. Pourtant, le matériel
maori lui-même dément cette association permanente entre le hau et une
classe particulière d’objets. Dans son récit, TamataRanapiri utilise le mot
taonga pour qualifier tous les objets échangés, mais il n’applique le terme
hau à ces objets que lorsqu’ils circulent entre A et B et non entre B et C. De
plus, pour valider comparativement l’association entre le hau et les objets
de grande valeur, Weiner identifie les nattes fines samoanes aux taonga
maoris. Son analogie ne s’applique cependant pas au rituel à la forêt, qui
nous retient ici, dans lequel le hau est porté par un don d’oiseaux chassés
dont le statut ne correspond pas à celui des objets de valeur maoris ou
samoans. Autrement dit, chez les Maoris, le hau n’est pas associé à une
classe spécifique d’objets à l’exclusion des autres, mais il est
nécessairement et exclusivement porté par n’importe quel objet qui circule
dans une relation du type de celle qui lie A à B.

En somme, selon moi, le texte de Tamata Ranapiri ne tente pas d’expliquer


à Best, comme Mauss et ses interprètes successifs, y compris Sahlins, l’ont
cru, l’équivalence entre une série de dons identiques – on pourrait dire leur
transitivité –, mais au contraire la discontinuité partielle entre les deux
sortes de relation à l’œuvre dans le rituel à la forêt. Il est d’ailleurs
vraisemblable que TamataRanapiri était lui-même intrigué par cette
discontinuité, comme nous le sommes nous-mêmes devant des aspects
apparemment inexplicables de notre société, et que c’est pour cela qu’il a
souhaité en parler à Best. Cette discontinuité partielle peut être résumée
comme suit : alors qu’entre B et C, les dons sont réglementés par
convention, dans une relation dyadique – entre A et B –, ils sont mus par le
hau, sanctionnés par des forces surnaturelles, et requièrent une médiation.
Cela implique que si entre B et C, l’équivalence entre don et retour est
cruciale, entre A et B, le retour n’est équivalent au don originel qu’en vertu
du hau et indépendamment de sa « valeur » propre. Pour prendre en compte
cette discontinuité partielle, j’utiliserai dans ce qui suit le terme rituel en
italique pour parler de relations du type de celle qui existe entre A et B et
échange pour le type de relation existant entre B et C [13].

Dans leur interprétation, Mauss et Sahlins ont tous deux manqué de voir
cette discontinuité partielle dans l’histoire du hau parce qu’ils étaient
aveuglés par la croyance en l’équivalence de toutes les prestations et avant
tout par celle en l’égalité de tous les partenaires. Ils pensaient que le statut
de A était égal à celui de B et à celui de C. Sahlins était pourtant bien placé
pour déjouer ce piège. En effet, dans son histoire du hau, TamataRanapiri
s’adresse directement à Best (« donc tu as quelque chose de précieux que tu
me donnes… »), le mettant ainsi en position A, c’est-à-dire la place que les
puissances surnaturelles occupent dans le rituel à la forêt. Tout comme le
capitaineCook et de nombreux autres voyageurs blancs dans le Pacifique
depuis [14], Best est ici considéré comme un « dieu ». Aussi, force est de
comprendre que la relation entre A est B est hiérarchique, alors que celle
entre B et C ne l’est pas [15].
DISCONTINUITÉ PARTIELLE ET
MÉDIATION CHEZ LES OROKAIVA
Mon analyse du hau s’éloigne de l’interprétation courante. Elle met l’accent
sur la discontinuité partielle entre rituel et échange, plutôt que sur la
transitivité de tous les échanges. Bien sûr, je ne me serais pas permis de
contredire l’explication maussienne – solidement établie – si, au cours de
mon dernier séjour sur le terrain, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, une
question similaire n’avait été au centre des préoccupations des Orokaiva du
village de Jajau où je travaille depuis plus de vingt ans. À cette époque,
après avoir expérimenté pendant un demi-siècle la liturgie chrétienne, les
Orokaiva s’étaient attelés à définir le rituel en comparant « tradition » et
« christianisme ».

Cette tentative n’était pas motivée par la curiosité théorique, mais par le
sentiment d’échec qu’éprouvent aujourd’hui la plupart des Orokaiva.

Tous s’accordent en effet à dire que leur situation globale s’est dégradée :

le système traditionnel est mourant, les Églises anglicanes et charismatiques


sont déconsidérées car elles n’ont jamais tenu leurs promesses
messianiques, et nul ne croit plus au progrès économique prédit par les
multinationales exploitant le bois précieux et le palmier à huile. En réaction
à cette confusion, dans le village de Jajau, trois factions mal définies,
conduites chacune par un grand homme affaibli, s’affrontaient sur la
question de ce qu’il faudrait faire. Leur constat de départ était unanime : le
monde orokaiva et son organisation sociale étaient chancelants parce que
les cérémonies d’échange, tant traditionnelles que chrétiennes, avaient
perdu leur efficacité. En conséquence, chaque faction avait conçu et
organisé une cérémonie qu’elle voulait plus efficace que les précédentes.
Pour ce faire, les trois factions s’étaient appuyées sur un stock commun de
connaissances : une forme réinventée de la « vraie coutume orokaiva », une
lecture originale du christianisme et une conception messianique de la
modernité. Mais chacune d’elle a accordé à ces divers savoirs un poids
relatif différent. Aussi les conclusions et les formes d’échange auxquelles
elles sont arrivées sont-elles radicalement opposées. Ces expérimentations
seront pour nous comme autant d’épures pour accéder à la vision orokaiva
du rituel.

La première de ces factions était représentée par David, qui était dans sa
jeunesse un danseur reconnu et qui était maintenant devenu un défenseur de
la coutume – d’après lui, le dernier de Jajau. Sa position apparaît clairement
dans le dialogue suivant où il sermonne Justin, un de ses jeunes supporters,
pour avoir participé à la fête du Nouvel An de son rival Norman.

Ce dernier, avec lequel David a passé toute son enfance, habite maintenant
la capitale, où il a récemment obtenu une maîtrise en droit et la qualification
d’avocat. Pour Noël, il était momentanément revenu au village dans la
perspective de se lancer dans la politique.

« David. – Norman a adopté les manières des Blancs, il vous a accueillis en


vous tournant le dos. Lorsque l’on invite quelqu’un à une fête, on ne peut
pas le laisser repartir sans lui donner quelque chose à manger !

Justin. – Et si après t’avoir invité, cet homme ne te donne pas de porc ?

David. – Eh bien, on dira qu’il ne connaît pas la coutume !

Justin. – Et si plus tard, tu construis une plate-forme rituelle, chez toi, et


que cet homme vient à ta fête, que feras-tu ?

David. – Si cet homme m’a invité chez lui et m’a offert des nourritures, je
me préparerai à lui rendre l’équivalent. Mais s’il m’a invité sans rien me
donner et que j’ai ainsi été humilié, alors, lorsqu’il viendra à ma fête, je lui
dirai publiquement : “Tu m’as invité sans rien me donner, apprends
maintenant comment un homme de la coutume traite ses invités !”»

Pour David, l’échange de nourriture, au cours duquel les partenaires ont une
relation directe et non hiérarchique, est le moment clef de toute cérémonie
d’échange. Ces échanges contrastent radicalement la manière d’être
orokaiva avec celle des Blancs [16]. Quelqu’un qui ne donne rien en
échange se place hors de la coutume – comme Norman, que David accuse
d’avoir abandonné ses propres traditions pour devenir Blanc.
Le jugement sévère de David n’est pas uniquement motivé par la rivalité
qui l’oppose à Norman, mais rappelle un savoir partagé dont la langue
orokaiva elle-même porte les traces. Pour le comprendre, il est
indispensable de connaître quelques faits de base à propos des cérémonies
d’échange orokaiva. Elles commencent toutes par des actions rituelles
( pure), différentes selon l’occasion – la première partie de l’initiation est
différente de la première partie du mariage et des funérailles, etc. Elles
finissent toutes par des échanges de nourriture ( pondo) distribuées à partir
d’une plateforme surélevée.

Le terme pondo – qui désigne les échanges – a une double signification


puisqu’il s’applique aussi à l’ensemble de la cérémonie d’échange [ cf.
Iteanu, 1983]. Cette polysémie suggère que, contrairement à ce qui nous
semble important à nous ethnologues, les Orokaiva considèrent que les
cérémonies d’échange dans leur totalité sont caractérisées par leur partie la
moins spécifique et la plus concrète : celle où se déroulent les prestations de
nourriture, plutôt que par leurs activités rituelles particulières que nous
appellerions « symboliques ». Dans ce qui suit, nous suivrons l’usage
orokaiva en utilisant, comme Mauss l’a proposé, l’expression « cérémonie
d’échange » au lieu de « rituel » pour désigner une cérémonie dans sa
totalité.

Le terme pure désigne, lui, l’ensemble des activités rituelles qui précèdent
le pondo. Mais de plus, il nomme d’autres activités, tels le jardinage, le
travail salarié, etc., dont la caractéristique commune est de générer une
croissance matérielle. Comme le terme pure s’applique à la fois à des
activités produisant une croissance matérielle et à d’autres types d’activité –
celles qui engendrent une croissance cosmique –, on ne peut qualifier de
symbolique ni l’ensemble de ces activités ni leur seule partie rituelle. Pour
comprendre ce que ce dernier ensemble a de spécifique, on ne peut que
noter que, dans les activités pure, les activités rituelles sont les seules à être
suivies par des échanges pondo. Autrement dit, parmi les activités
engendrant une croissance, celles qui sont rituelles sont caractérisées par le
fait d’être suivies d’échanges. On verra plus loin le sens de cette
association.
En somme, la langue orokaiva – tout comme David – considère que
l’échange pondo est supérieur au rituel pure qu’il englobe. Aussi, quand
David parle de pondo, il se réfère à la fois à la cérémonie dans son entier et
à sa séquence d’échange, mais il n’a cure de savoir à quelle sorte d’activités
rituelles ( pure) cet échange est associé.

Cette position englobante du pondo est signifiée à nouveau par sa


caractéristique la plus étonnante : dans les échanges orokaiva, les dons de
nourriture sont toujours les mêmes, en espèce et en composition,
indépendamment de l’occasion rituelle à laquelle ils sont associés et des
personnes à qui ils sont donnés [voir infra, et aussi Williams, 1930;
Schwimmer, 1973; Barraud et alii, 1994]. Ces dons sont systématiquement
composés de cochons, de taros, de bananes, de canne à sucre et de noix de
coco. Dernièrement, le riz, la viande, le poisson en conserve et l’argent sont
aussi devenus des dons acceptables [17]. En somme, les prestations
d’échange sont standardisées.

Seule la quantité varie de pondo en pondo, en fonction du donneur et du


récipiendaire. Ces prestations doivent aussi être rendues à l’identique
( mine), immédiatement ou à une prochaine fête, selon la convention passée
entre partenaires [18]. En conséquence, ces dons sont principalement
caractérisés par leur quantité et non par le hau.

Contrairement aux dons porteurs de hau, les prestations de nourriture


orokaiva ne tendent pas à revenir à leur point d’origine. Au contraire, elles
sont supposées se « répandre » aussi loin et aussi longtemps que possible.

Dans toute cérémonie, avant de distribuer la nourriture, le responsable des


biens fait un discours qui expose sa version, amita be, de ce que le rituel a
accompli – par exemple, pourquoi tel mariage est raisonnable, comment
une mort a été vengée ou ce que les gens devraient planter comme culture
de rapport. Par la suite, à chaque fois que l’un des récipiendaires redistribue
cette nourriture à ses amis et parents, il répète le discours du donneur de
fête. De ce fait, la nourriture donnée – elle aussi appelée pour l’occasion
amita be – fait connaître le discours du donneur originel, amita be, à tous
ceux qui en reçoivent un morceau. Par la suite, ceux qui ont ingéré cette
nourriture sont par là même liés au discours qu’elle véhiculait. Par exemple,
quelqu’un dont la nièce était maltraitée par son mari m’a dit : « Je ne peux
intervenir car j’ai mangé le porc du mariage. » Cette transmission de savoir
et d’obligations opérée par la circulation de nourriture est fondamentale.

Elle accroît la réputation du donneur de fête, détermine l’extension sociale


du rituel et fixe la duré de son efficacité en mobilisant la mémoire des
récipiendaires. Les échanges pondo régissent ainsi l’impact du rituel dans le
temps et l’espace sociaux, mais ne sont porteurs d’aucun hau.

En somme, d’après David et d’après la langue orokaiva, l’échange est


crucial et, dans sa forme la plus générale, englobe le rituel. Il permet à ce
dernier de s’étendre dans le temps et l’espace pour construire la matière
relationnelle de la société. Ses prestations ne contiennent aucun hau qui
tendrait à revenir à son origine, mais circulent en fonction de conventions
entre des partenaires se situant entre eux dans des relations directes et non
hiérarchiques.

C’est du fait de cette primauté de l’échange sur le rituel que David est très
sévère à l’encontre de Norman car, selon lui, celui-ci n’a rien donné lors de
la fête qu’il a organisée. Norman, lui, est d’un avis différent. Voici comment
il décrit sa fête :

« Pendant la nuit, notre pasteur a fait une prière. Puis nous avons écrit
nos

péchés sur des petits papiers que nous avons brûlés dans le feu. Nous
avons

fait ça pour pouvoir tout recommencer à zéro, avec des comportements

nouveaux, sans disputes, avoir une bonne vie. Comme nous nous
sommes

débarrassés de nos péchés, l’année 2000 sera une bonne année.

J’ai construit cette petite plate-forme pour Jésus-Christ. Dans notre

coutume orokaiva, les porcs sont montés sur la plate-forme du pondo



on les découpe. Puis, de là, on offre la viande aux invités. Mais ma
plate-

forme est différente. C’est une plate-forme pour le Saint-Esprit. J’y ai

découpé la Sainte Parole pour la partager entre mes invités. »

En dépit de ses origines locales, après trenteans passés en ville, Norman ne


maîtrise plus entièrement la conduite des cérémonies d’échange.

Contrairement à la plupart des ethnologues, il savait pourtant qu’il lui était


loisible de changer ce que nous appelons le contenu symbolique de la
cérémonie pour l’accorder à ses vues sans s’exposer à des critiques. Il savait
aussi qu’il lui faudrait éviter d’en prendre à ses aises avec l’échange. Mais
ce n’était pas suffisant. Son erreur a été de penser que donner des mots était
équivalent à donner de la nourriture. Ce faisant, ce que Norman a négligé,
c’est la discontinuité partielle entre rituel et échange. Les habitants du
village ne s’y sont pas trompés, et certains d’entre eux – dont le jeune Justin
qui précédemment parlait avec David – ont même théorisé la question :

« Le pondo de Norman a échoué. Les invités sont rentrés chez eux


affamés.

Ils ont accepté de brûler leurs péchés, mais par la suite, ils n’ont rien
reçu

à manger. Norman a été avare et il a raté sa fête. Il a mangé son porc


seul

avec sa famille. Comme il l’avait annoncé, il a rassemblé sept villages


et

brûlé les péchés de tout le monde. Si bien qu’aujourd’hui, il n’y a plus


un

seul péché dans toute la région. Mais ces gens ne vont-ils pas
recommencer

à pécher aussitôt ?»
D’emblée, Justin distingue les deux séquences du rituel. Dans la première,
la relation est hiérarchique : les invités envoient leurs péchés à Dieu alors
que Norman, l’intermédiaire, leur rend des mots sacrés porteurs du hau de
Dieu et de l’Église anglicane. Cet échange sacré appartient entièrement au
rituel et ne peut être compté comme un échange de nourriture.

La plate-forme que Norman a construite, sur laquelle les dignitaires


anglicans ont récité l’Évangile, est comme une église, mais très différente
de l’estrade d’un pondo où la nourriture est empilée. Bien que tout cela ait
coûté à Norman une fortune en nourriture et en argent [19], Justin dit qu’il a
été avare car les mots qu’il a donnés étaient porteurs de hau et de ce fait
inutilisables dans l’échange.

Mais Justin va plus loin. Il ne fait pas que souligner la discontinuité


partielle entre les deux segments de cérémonie, il parle aussi de leur
relation.

Il explique que ne pas donner de la nourriture ne contredit pas seulement


une norme morale, mais compromet l’efficacité de toute la cérémonie
d’échange. Lorsque Norman brûle tous les péchés dans le feu, c’est un
succès car ils disparaissent aussitôt [20]. Néanmoins, comme il n’a rien
donné à manger, les villageois recommenceront à pécher immédiatement.
Sans nourriture, les effets rituels ne peuvent durer. Bref, l’échange est
indispensable pour rendre durable l’efficacité rituelle et pour la propager
dans la société.

Lucien, le grand homme de la troisième faction, est également préoccupé


par la question de l’efficacité rituelle mais d’un autre point de vue.

Il y a trente ans, il avait été le premier Orokaiva à être ordonné prêtre.

Aujourd’hui, il croit encore en Dieu mais, comme tous ses concitoyens, il


est devenu très critique à l’égard de l’Église anglicane. Pour sauver sa foi, il
se débat depuis des années pour comprendre pourquoi les rituels chrétiens
n’ont aucune efficacité pour les Orokaiva :

« Lorsque quelqu’un prie pour demander quelque chose à Dieu, il ne


reçoit pas cette chose directement de Lui. Dieu lui envoie quelqu’un
pour

la lui donner. Quand quelqu’un prie, le retour vient de quelqu’un


d’autre.

Ainsi, dans notre coutume, nos prières et nos demandes étaient


adressées

à nos pères et à nos mères morts et pourtant c’était Dieu lui-même qui

exauçait tous nos vœux sur le champ. Car les esprits de nos ancêtres
étaient

nos intercesseurs auprès de Lui. Voici un exemple : lorsque je serai


mort,

à chaque fois que mes jeunes enfants auront faim et voudront manger
du

porc, leur grand frère ira chasser pour eux. Mais pour ça, il ne sera pas
seul,

je serai à ses côtés. Arrivé en forêt, au lieu de courir dans tous les sens,
il

m’appellera : “Lucien, toi qui es mort, envoie-moi un cochon !” Et sur


le

champ un cochon apparaîtra. Sitôt dit sitôt fait, un cochon apparaîtra.


Cela

se passait toujours comme ça lorsque notre culture était vivante. Puis


les

Blancs sont venus et l’ont tuée. C’est pourquoi aujourd’hui mes prières
ne
sont plus efficaces. Pour faire comme on nous l’a dit, à l’église, on
ferme

les yeux pour voir Dieu et s’adresser à lui. Mais sa réponse met alors
une

éternité à venir. Malgré tout, on s’accroche et on continue longtemps à


prier,

prier, prier… Mais au bout du compte, on est déçu et on se dit : “Si ça


ne

marche pas, c’est sans doute que le pasteur m’a menti, je vais changer

d’Église.” »

Selon Lucien et sa version christianisée de la tradition orokaiva aux temps


anciens, quand les Orokaiva faisaient des rituels coutumiers, c’est Dieu qui
satisfaisait leurs demandes [21]. Les ancêtres avaient beau n’être que des
intermédiaires, les prières étaient exaucées sur le champ.

Le rituel de chasse que Lucien décrit ressemble fort, dans sa configuration,


au rituel à la forêt maori que l’on a vu précédemment : un chasseur reçoit
du gibier d’une force surnaturelle (Dieu ou la forêt) par l’entremise d’un
intermédiaire (les ancêtres ou les prêtres). Plus tard, quand les Blancs sont
venus, l’Église a forcé les Orokaiva à abandonner leurs rituels et leurs
ancêtres pour prier à l’église. Ainsi prit fin la relation tripartite entre le
spécialiste rituel, Dieu et l’intermédiaire [22]. Désormais, les croyants
doivent prier Dieu directement. Cette relation immédiate est désespérément
inefficace, car l’adepte ne reçoit jamais ce qu’il a demandé. Déçu, il pense à
tort que les prêtres anglicans sont des intermédiaires médiocres et il change
d’obédience.

Parce que dans l’idéologie orokaiva, l’échange englobe le rituel, Lucien


parle du rituel chrétien comme si c’était un échange et non un acte de foi.

Néanmoins, comme il est prêtre et beaucoup plus postmoderne qu’il ne


semble, la nourriture dont il parle n’est pas celle, standard, du pondo mais
celle qui, dans le rituel, transporte le hau. Dans cette relation entre Dieu et
ses croyants, il n’y a pas de convention, mais Dieu est tout de même obligé
de rendre le hau qu’Il a reçu en prière. La promesse d’un paradis futur n’est
pas un retour suffisant car elle ne fait pas revenir le hau à son point
d’origine. Cette obligation de retour du hau n’existe que dans la mesure où
le rituel respecte une configuration tripartite et hiérarchique. Aussi, la
circulation entre Dieu et les Orokaiva n’a été interrompue que lorsque les
intermédiaires, les ancêtres, ont disparu.

Alors pourquoi les rituels chrétiens fonctionnent-ils pour les Blancs et pas
pour les Orokaiva ? Parce que, selon Lucien, « pour les évangélistes et plus
généralement pour les Blancs, le christianisme est la culture de leurs
parents. Pour nous, c’est seulement la culture des Blancs. Voilà pourquoi,
tant que nous autres Papous, nous prierons à la façon des Blancs, nous ne
rencontrerons jamais Dieu ». Les Blancs ont des ancêtres qui leur ont donné
leurs rituels et qui continuent d’être leurs intermédiaires auprès de Dieu.

Les Orokaiva, au contraire, n’ont plus d’intermédiaires car les Blancs les
ont chassés. En l’absence d’intermédiaires, les rituels chrétiens sont tout
aussi inutiles que l’argent que les Blancs ont donné aux Orokaiva sans pour
autant leur apprendre à le « cultiver ». Si rien ne change, les prières des
Orokaiva ne seront jamais entendues.

Selon Lucien, les relations rituelles ( pure) sont empiriquement


indispensables pour fournir sens et nourriture aux personnes comme à la
société en général. Leur succès dépend directement de leur forme tripartite
et hiérarchique. Chaque peuple doit avoir ses intermédiaires, les Blancs
d’un côté, les Orokaiva de l’autre. Aussi l’intermédiaire n’est-il pas ici un
élément uniquement rituel, mais une référence à la société dans son
ensemble. Les prêtres maori ouvrent la chasse pour toute la communauté,
les ancêtres permettent à tous les Orokaiva d’être en relation avec Dieu. Au
plan de la valeur, le rôle central que Lucien attribue à l’intermédiaire dans
le rituel est une marque supplémentaire de la subordination du rituel à
l’échange.
RITUEL VERSUS ÉCHANGE : LA NOTION DE
DISCONTINUITÉ PARTIELLE
De David à Lucien, à travers Norman, nous nous sommes déplacés à
l’inverse du temps : de la seconde et dernière partie des cérémonies
d’échange à leur commencement – le rituel. Au long de ce parcours, les
deux caractéristiques principales qui sont apparues sont la continuité
partielle entre échange et rituel, et la position centrale du médiateur dans le
rituel.

Selon mon analyse – et contrairement à ce que Mauss et ses interprètes ont


établi –, l’échange n’est pas un domaine transitif où chaque événement est
égal à tous les autres parce qu’il met en scène un nombre indéfini de
partenaires égaux qui échangent entre eux des objets porteurs d’un élément
immatériel, le hau. Mais chaque cérémonie d’échange est en fait composée
de deux séquences partiellement discontinues qui contrastent l’une avec
l’autre. J’ai mis en évidence cette discontinuité partielle dans les cas maori
et orokaiva.

Le rituel, la première des deux séquences, est constitué par une relation
hiérarchique liant la communauté des vivants, ou une partie de celle-ci, à
une catégorie supérieure, les êtres surnaturels, les affins ou les Blancs, à
travers un intermédiaire. Par exemple, les Maori échangent avec la forêt par
l’intermédiaire des prêtres ou les Orokaiva prient Dieu par l’intermédiaire
des ancêtres. Ce qui est ici crucial, ce n’est pas le caractère sacré des
partenaires mais leur supériorité en valeur, comme c’est par exemple,
presque toujours le cas des affins en Mélanésie. Que l’on cherche
régulièrement le sens du rituel dans sa, soi-disant, nature religieuse alors
que simultanément, on rejette la distinction entre sacré et profane, est dû,
selon moi, à notre difficulté de reconnaître l’importance de cette relation
hiérarchique [Iteanu, 1990].

De plus, dans le rituel, la relation au cours de laquelle les objets sont


donnés ou exhibés est orientée par la position du partenaire qui est à
l’origine de l’objet. Mais ce partenaire n’est pas individualisé et reste flou.
Dans le cas maori, on dit que « les oiseaux sont la propriété du mauri, des
tohunga et de la forêt; ils leur appartiennent » [Best, 1909, p. 439, cité dans
Sahlins, 1976, p. 210] alors que les Orokaiva affirment que le gibier est
envoyé par Dieu, les ancêtres ou la forêt. Le hau qui tend à revenir à son
point de départ n’est donc pas orienté par une personne ou par un groupe,
mais pointe plutôt dans une direction générale [23].

Si le hau n’est pas individualisé, il n’est pas non plus opposable à tous car il
reste associé à une relation particulière. Ce qui veut dire qu’une fois que le
chasseur maori ou orokaiva a donné le gibier à quelqu’un d’autre, les
récipiendaires suivants n’ont pas à prendre en compte le hau de l’objet reçu
– qui reste lié à la relation entre le donneur et le récipiendaire originels. Si
au bout du compte, le hau n’est pas retourné à son lieu d’origine, seul son
premier récipiendaire risque une sanction de type surnaturel [24] – et non
tous les bénéficiaires ultérieurs.

Les différents rituels sont toujours suivis d’échanges. Dans cette seconde
séquence, les dons sont standard, au contraire de ceux qui sont offerts dans
le rituel. En conséquence, ils circulent « librement » pour établir le sens et
l’efficacité du rituel dans l’espace et le temps de la société concernée, et
pour propager la notoriété du donneur. Ici, tant le donneur que le
récipiendaire sont parfaitement définis. Sans qu’aucune sanction n’y soit
associée, le second doit rendre au premier un don qui équivaut celui qu’il a
reçu et même, chez les Orokaiva, un don parfaitement identique [25]
( mine).

Dans le cas maori, si la distinction entre rituel et échange est claire, il est en
revanche difficile de spécifier leur relation. Ceux qui ont une expérience de
première main de cette société semblent penser que les anthropologues ont
largement surestimé le concept de hau [26], ce qui pourrait suggérer que
l’échange est plus important que le rituel.

Chez les Orokaiva, tant la langue que tous les informateurs soutiennent que
l’échange englobe le rituel. J’ai décrit cette relation du tout à la partie
comme une discontinuité partielle. Ici, la continuité est constituée par le fait
que les mêmes objets circulent d’abord dans le rituel, puis dans l’échange,
et la discontinuité [27] par le contraste que l’on a développé entre les deux
séquences des cérémonies d’échange. Ce contraste culmine dans deux
formes de réciprocité différentes. Dans les échanges, on a affaire à une
réciprocité « classique » qui se décline en termes de valeur et de quantité,
entre des partenaires de statut équivalent. Le rituel au contraire est marqué
par une réciprocité « spirituelle » qui ne prend pas en compte la valeur des
dons, entre des partenaires hiérarchisés en statut. Empiriquement, les deux
séquences sont complémentaires : le rituel nourrit par de nouveaux objets et
du sens la circulation sociale globale alors que l’échange établit, confirme
et même rend efficace le travail rituel. Pourtant, sur le plan de la valeur,
l’échange englobe le rituel.

J’ai montré que l’on rencontre la discontinuité partielle tant dans l’exemple
orokaiva que chez les Maori. Mais dans une perspective comparative plus
large, à l’échelle du Pacifique, quelle pourrait être la logique de cette
relation ?

Sans développer cette question dans le détail, je souhaite proposer une


direction de recherche qui dérive de mon analyse passée de l’initiation
orokaiva [28]. L’arrière-plan de cette analyse est que chez les Orokaiva, la
distinction entre personnes et objets est fluctuante selon la relation au sein
de laquelle elle est invoquée. Aussi les porcs domestiques et les enfants
occu-pent-ils une place très similaire depuis leur naissance jusqu’à
l’initiation, puisqu’ils sont tous deux d’abord en relation à la forêt, puis
rapportés au village pour y être élevés. L’initiation, au contraire, les sépare
radicalement, car les premiers y sont découpés et donnés à manger, alors
que les seconds restent entiers et deviennent des partenaires d’échange,
donneurs de porcs.

Le rituel produit cette distinction en offrant aux esprits de la forêt les


enfants des hommes en échange de leurs enfants-porcs. Lorsqu’il est réussi,
les esprits donne des porcs aux vivants sans pour autant prendre leurs
enfants jusqu’au moment de leur mort. Ils leur offrent ainsi un crédit de vie
sous la forme d’un échange différé. Au contraire, si l’initiation échoue ou si
son efficacité est limitée dans le temps, personne ne trouvera plus de porcs à
chasser et les enfants seront mangés lors de raids cannibales [Iteanu, 1983,
p. 45-174].

Ce que l’initiation fait ici est donc de transformer des porcs donnés par le
partenaire supérieur – les esprits de la forêt – et chargés de hau en objets
standardisés d’échange. L’initiation « libère » ainsi les cochons du lien de
hau qui les orientaient vers leur origine, la forêt, pour les rendre
« échangeables ».

Mon hypothèse est alors que là où – comme chez les Orokaiva – la


distinction entre sujet et objet est fluctuante [29], il faut qu’elle soit
momentanément instaurée pour que l’échange et les distinctions sociales
puissent se constituer. Or, chez les Orokaiva, cette distinction ne peut être
obtenue qu’au moment où l’on débarrasse les objets d’échange (c’est-à-dire
les porcs) du hau auquel ils étaient associés en offrant, en retour, aux esprits
les enfants des vivants. Le délai accordé par les esprits, qui seul permet
l’émergence des sujets de l’échange, est une forme de cette réciprocité
particulière qui a cours dans le rituel et qui ne prend pas en compte la valeur
de l’objet retourné. C’est pourquoi on peut dire que la discontinuité
partielle entre rituel et échange – qui était ici au cœur de mon analyse –
constitue chez les Orokaiva le moyen d’établir transitoirement la distinction
fondamentale entre sujet et objet d’échange, en transformant les objets
porteurs de hau en des objets « désincarnés » et standard qui peuvent dès
lors circuler dans l’échange. Puisque toute trace de hau dans les objets les
rend inaptes à l’échange, ils doivent en être débarrassés et le hau qui les
habite renvoyé à son point d’origine.

La fluctuation entre sujet et objet de l’échange qui est particulièrement


fréquente dans le Pacifique n’est pas partout organisée de la même façon.

Comme on l’a montré, les objets porteurs de hau obtenus des ancêtres par
l’entremise des rituels doivent être, chez les Orokaiva, « désincarnés » pour
circuler dans l’échange. Dans d’autres sociétés, comme chez les’Aré’aré
[Coppet, 1998] ou à Mono-Alu [Monnerie, 1996] dans les îles Salomon,
c’est le contraire. De la monnaie de perles « désincarnée » est obtenue
d’une société voisine pour qu’elle puisse circuler immédiatement [30] et
sans aucune transformation dans les échanges. À l’opposé, les rituels
constituent, à partir de cette monnaie désincarnée, une somme toujours
différente qu’ils proclament. Ce total est alors, par contraste à la monnaie
fongible, un « objet » pouvant transporter du hau pour un moment. La
question n’est pas dans ces sociétés – comme chez les Orokaiva – de
« désincarner » les objets d’échange mais, au contraire, « d’incarner » les
objets servant à transporter le hau dans le rituel.

Dans les deux cas – que ce soit pour « désincarner » ou pour « incarner »
les objets d’échange –, c’est toujours la discontinuité partielle entre rituel et
échange qui est opératoire. À cette fin, une relation dyadique mettant
directement en présence les parties – dans le rituel – est impossible.

Aussi, comme dans le sacrifice indien analysé par Hubert et Mauss [ 1899],
un intermédiaire seul ou une chaîne d’intermédiaires, dont le prêtre, est
nécessaire pour que les objets que l’on reçoit puissent être libérés des liens
qu’ils transportaient précédemment avec eux. C’est seulement alors qu’ils
peuvent être donnés.

BIBLIOGRAPHIE

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WILLIAMS F. E., 1930, Orokaiva Society, Oxford University Press.

Notes

[1]

Cet article a d’abord été écrit pour la table ronde « Ritual and
Performance » organisée par BruceKapferer au centre de IncontriUmani à
Arcegno en Suisse. Une version en langue anglaise sera publiée dans un
numéro spécial de la revue Social Analysis, édité par Don Handelman et
Galina Lindquist. Je veux d’abord remercier Bruce de m’avoir fait revenir
sur la question du rituel. Mais cet article doit aussi beaucoup à la lecture
critique de CécileBarraud, Jean-Claude Galey, AlmutSchneider, Eric
Schwimmer et tous les membres du séminaire GTASC de l’EHESS, Paris.
Qu’ils en soient ici remerciés.

[2]

Pour la définition du fait social total, voir Gofman [ 1998, p. 65].

[3]

La position très marquée de Mauss a obligé, par contrecoup, tous ceux qui
défendaient la disparité entre rituel et échange à radicaliser leur point de
vue.

[4]

Ou « poussés par » (voir infra).

[5]

Mauss lui-même a étudié le rituel séparément de l’échange. Mais ses textes


fameux sur le sacrifice [ 1899] et la prière [ 1909] sont très antérieurs à
l’Essai sur le don dans lequel il avait déjà considérablement transformé ses
idées.

[6]
Voir Williams [ 1930], Schwimmer [ 1973], Iteanu [ 1983].

[7]

Pour une position différente dans laquelle la voie médiane est constituée par
la conception maussienne de l’échange, voir Caillé [ 2000].

[8]

Voir cependant Sahlins [ 1972, p. 157, note 8].

[9]

Si, du moins, la traduction de Best est correcte…

[10]

Dans le paragraphe suivant, où il explique ces schémas, Sahlins met en jeu


toute sa perspicacité pour tenter de les faire vaguement ressembler l’une à
l’autre.

[11]

« Implanter le mauri ».

[12]

Ou même un supplément par rapport au premier don.

[13]

Je conserve « échange », sans italique, pour les actions matérielles de


donner et de recevoir.

[14]

Voir par exemple, Iteanu [ 2001].

[15]
La relation n’est pas non plus égalitaire; elle est simplement dyadique et
immédiate.

[16]

Avec qui la relation est toujours hiérarchique d’un point de vue orokaiva.

[17]

La nourriture de supermarché et l’argent sont entrés dans le système


d’échange orokaiva très facilement car, produits industriellement, ils ne sont
porteurs d’aucun hau particulier (voir conclusion).

[18]

Après n’importe quel rituel (cérémonie funéraire, mariage, etc.), une


quantité de dons est remise « pour l’occasion » – alors que de nombreux
autres sont juste des dons « de retour » pour des prestations reçues dans
d’autres cérémonies.

[19]

Norman a payé le voyage par avion des dignitaires de l’Église, dont certains
venaient d’autres provinces. Il a loué une voiture pour les transporter et la
sonorisation qu’il a mise à leur disposition. De plus, il a nourri tout ce
monde pendant plus d’une semaine. Aussi, quand il a commencé son
pondo, il ne lui restait plus rien à donner.

[20]

Pour Robert Hertz, le fait d’absoudre des péchés est la caractéristique même
du miracle chrétien [ cf. Hertz 1922-1988].

[21]

Il est sous-entendu que les Orokaiva eux-mêmes ne le savaient pas, mais


qu’ils l’ont compris seulement après avoir été christianisés.

[22]
Pour Lucien, l’erreur de l’Église anglicane fut, dès le départ, de ne pas
comprendre que les Orokaiva priaient Dieu eux aussi, mais selon leur
propre rituel. C’est pourquoi elle a détruit le système social orokaiva, qui
doit maintenant être reconstruit sous une forme améliorée.

[23]

Cette question mériterait d’être développée.

[24]

Je dis « de type », car – comme on l’a montré – il s’agit là du résultat d’une


différence de statut et non d’une opposition entre sacré et profane.

[25]

Les Orokaiva sont capables de faire de nombreux kilomètres et de dépenser


beaucoup d’argent pour pouvoir rendre exactement la même boîte de
conserve, de la même marque (et non une équivalente) que celle qui leur a
été donnée.

[26]

Communication personnelle d’Eric Schwimmer citant Medge, à propos du


récent dictionnaire maori de termes métaphysiques.

[27]

Le terme « discontinuité » est insatisfaisant pour décrire la relation en


cause. Je l’utilise pour contrebalancer la puissante idée de transitivité
établie par Mauss. Néanmoins, j’attire l’attention sur l’imperfection du
terme en y ajoutant l’adjectif « partielle », qui le rapproche du sens
souhaité.

[28]

Par exemple, je ne serais pas surpris que tout le matériel découvert à propos
des dons faits pour entrer dans les échanges kula des îles Trobriand, les
kitomu [voir par exemple, Weiner, 1987, p. 148-157; Damon, 1983], puisse
être avantageusement expliqué par le modèle que je propose.

[29]

« [… ] il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont
à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à
quelque degré comme des choses » [Mauss, 1978, p. 163].

[30]

En Mélanésie, la monnaie est souvent obtenue dans une autre société. Du


point de vue orokaiva, c’est également le cas de la monnaie moderne, qui
appartient aux Blancs (même si elle est produite par le pays lui-même).
Penser l'universalité du don. À
quelles conditions ?
Ce texte résulte d’un dialogue avec plusieurs publications récentes liées [1]
au M.A.U.S.S. Il ne constitue en aucune manière un inventaire raisonné des
multiples conditions nécessaires pour montrer que le don est un phénomène
universel. Dans l’état actuel de la recherche sur ce thème majeur, une telle
prétention serait illusoire. De même, il n’est pas question de confronter
explicitement les inévitables divergences entre les quelques auteurs
considérés, ni de me ranger clairement aux côtés de l’un ou de l’autre.
Pourtant mes prises de position ne pourront manquer de confirmer certains
arguments au détriment d’autres.

Mais avant tout, il faut admettre que la théorie du don, dans le monde
actuel, n’est nullement évidente en dehors du cercle relativement étroit de
ceux qui œuvrent pour mettre en valeur l’héritage de Mauss. Les raisons qui
militent contre cette théorie sont nombreuses. Dans plusieurs de ses
caractéristiques majeures, la modernité peut sembler s’être imposée contre
le don. Même l’apport de Mauss reste sous certains aspects ambigu, et des
éclaircissements s’imposent. Toutes ces difficultés ne peuvent être éludées
et doivent, au contraire, être affrontées sans détour. Mais avant de s’engager
dans cette voie, il faut circonscrire succinctement la conception du don que
je vais m’efforcer de défendre malgré les apparentes évidences qui la nient.
LE POSTULAT DU DON
Le don, comme terme générique renvoyant à de multiples formes
spécifiques à travers le temps et l’espace, est posé en tant qu’objet
complexe, ambivalent et paradoxal. Les divers types de don, au-delà de
leurs évidentes différences, relèvent tous d’un fonds commun. Ce dernier,
dans sa plus grande généralité, suppose l’existence de dons horizontaux et
de dons verticaux, à la fois descendants et ascendants. Les premiers
concernent les membres vivants d’un ensemble humain et incluent des dons
symétriques entre pairs – engagés par exemple, dans le jeu de la réciprocité
des « échanges cérémoniels ». Plus rigoureusement, ces dons se
caractérisent par une asymétrie alternée des positions, en raison de la
supériorité reconnue du donneur – ce qui devrait confirmer l’importance de
la donation proprement dite pour la compréhension du don dans toute son
extension.

Invariant anthropologique, ou mode d’être et d’agir proprement humain, le


don exprime la double composante constitutive de toute société. C’est dire
qu’il présente également une dimension fonctionnelle. Il comprend donc
une part d’utilité. Mais une telle dimension est toujours prise dans une
exigence de sens comme condition du « tenir ensemble » d’une collectivité.
En d’autres termes, le don est foncièrement une pratique sociale destinée à
la fois à affirmer son appartenance à une communauté et à se distinguer
dans son individualité : à se faire reconnaître. Ces deux modalités de la
reconnaissance sont à des degrés variables indissociables. Mais toute
rivalité, tout défi interpersonnels et entre groupes, soumis aux exigences du
don, ne sont pas assimilables à une lutte sans merci pour la reconnaissance.

L’idée que le don, dans sa forme archaïque, constituerait un fondement ou


un point de départ absolu, qu’il serait ainsi au commencement de tout et
contiendrait du même coup tout ce qui, plus tard, sera amené à se
différencier, n’est pas défendable. Selon l’hypothèse maussienne, le don est
conçu comme un point de départ logique par rapport à d’autres dimensions
telles que la religion, le sacrifice, la dette, la réciprocité, l’échange, ou
encore l’intérêt. Des composantes du don archaïque ont ainsi une portée
universelle. Aussi l’enjeu est-il de confronter le postulat du don à d’autres
théorisations qui nient l’existence effective du don ou qui lui attribuent une
place subordonnée.

Le don est ainsi une mise en sens, ou encore une mise en relation; il
constitue l’opérateur fondamental pour créer et maintenir une relation
humaine. Une telle relation suppose la médiation de tiers ou d’entre-deux,
propres à unir et à séparer les acteurs. Tout tiers symbolise un ensemble de
valeurs partagées et renvoie, de manière ultime, à l’institution même de la
société [2]. Donner équivaut à engager un dialogue avec autrui, mais aussi à
affirmer une supériorité. Une telle relation première n’est certes pas
extérieure à la composante utilitaire ou fonctionnelle de la vie humaine et
sociale, mais elle est foncièrement marquée par sa nature symbolique. Seule
manière de transcender les oppositions majeures constitutives de la
condition humaine.

Ainsi des oppositions définies par le genre et l’âge, mais aussi de celles qui
s’établissent entre l’individu et la société, les vivants et les morts, ou
encore, entre les êtres humains et l’altérité radicale – les dieux ou toute
autre forme de transcendance. Les relations de don, dans leur universalité,
se présentent comme autant d’actions expressives symbolisant un ensemble
de valeurs ultimes, celles de la vie proprement humaine qui est faite tout à
la fois d’alliances, de partages, d’appartenances et de marques de
distinction personnelles. À travers ces multiples relations, la commune
humanité des individus s’affirme, au-delà de l’exigence de la simple survie.
Une société est foncièrement un système de relations de nature symbolique.
En d’autres termes, « tout parle » [Mauss, 1973, p. 220].

Ces relations de don doivent être déconstruites, pour en mesurer


l’importance majeure dans la compréhension des sociétés et de la condition
humaine. Un travail qui dépasse largement les capacités individuelles. Ce
texte s’appuie sur quelques travaux marquants et tente de mettre l’accent
sur des aspects jugés essentiels pour poursuivre dans la voie d’une théorie
générale du don et, plus largement, de l’action humaine et sociale
considérée sous l’angle de la reconnaissance. Une voie jalonnée de
difficultés qu’il ne serait pas acceptable d’ignorer.
LE DON À L’ÉPREUVE DE LA MODERNITÉ ?
À partir de Mauss et de son savoir basé sur quelques sociétés dites
archaïques, comment concevoir le don comme fondement de la socialité
humaine ? L’idée même de la modernité comme mutation ou rupture
radicale semble devoir s’imposer comme vérité définitive. Est-il alors
possible de refuser la vision orthodoxe d’une humanité définie selon les
critères d’un « grand partage », où l’Occident moderne constituerait une
culture supérieure à toutes les autres, enfermées pour leur part dans les
limites d’une tradition globalement dévalorisée ?

À partir de cette constatation, une approche comparative du don se heurte à


divers obstacles, au point de voir dans le don le témoin d’un passé révolu.
Les sociétés dites modernes peuvent même se concevoir comme des
organisations contre le don. Ce dernier apparaît à beaucoup d’esprits
modernistes comme une entrave à la liberté. Pour illustrer cette tendance
forte à nier la pleine existence des relations de don comme autant de
marques d’une permanence propre à l’ensemble de l’humanité, quatre
points seront brièvement abordés : 1) la question du social; 2) le recours au
langage économique pour comprendre l’ensemble de la vie sociale; 3) la
recherche d’une maîtrise illimitée du monde dans lequel plus rien n’est
donné, mais tout est produit, y compris la société et les individus; 4)
l’enfermement dans le contraste d’un double lieu commun oscillant entre
l’idéalisme du don pur et le réalisme du don calculé.
La question du social
Une première interrogation, inévitable mais lourde de désaccords, porte sur
la dimension sociale irréductible de la condition humaine. Ce qui devrait
nécessairement conduire à discuter la notion de société, cette catégorie
centrale de la tradition sociologique. Avant même de se pencher sur les
multiples « problèmes de la société », c’est l’idée même de société qu’il
faudrait s’efforcer d’expliciter. Pour s’engager dans une telle voie, plusieurs
exigences s’imposent – à commencer par l’établissement d’une distinction
claire entre ces notions conjointes du social et de la société, comme
catégories du sens commun [3] et comme concepts d’une vision savante.
Mais dans le monde (post)moderne, l’idée même de « faire société » se
heurte à de nombreuses critiques. On s’accorde à considérer que le concept
de société, ou encore l’approche relationnelle du social, a bien occupé une
place centrale dans le développement des sciences sociales et plus
spécifiquement de la sociologie. Mais, aujourd’hui, non seulement on se
demande si ce concept est encore essentiel et pertinent, mais on va jusqu’à
proclamer qu’il est tout simplement devenu dénué de sens, sauf pour un
usage propre au sens commun. Des auteurs affirment qu’ils renoncent au
concept de société, pour le remplacer par exemple, par les notions en vogue
de flux ou de réseaux [ cf. Urry, 2000]. Alain Touraine [ 1997,1998] défend
une voie proprement asociologique en affirmant que la sociologie ne peut
plus être le savoir dont l’objet serait le social ou la société. Pour lui, « le
triomphe du capitalisme imposa l’idée d’un affaiblissement des contraintes
sociales et politiques », et « la différenciation croissante entre les sous-
systèmes sociaux, chacun possédant sa logique propre, devenant étrangers
les uns aux autres, enlève tout contenu à l’idée même de société » [ 1998,
p. 123].

Et pour lui, le processus de la globalisation entraîne des effets au niveau


social et politique et tendrait à la déliaison du lien social et à la fragilisation
de l’État-nation.

Même en relativisant cette perception d’une déliaison générale, le lien


social semble devoir se construire dans le seul temps présent. Disparaît
toute référence au passé – vu comme dépassé – et à l’avenir (en raison de
l’absence de toute attente explicite). Ce possible enfermement dans un
présent sans mémoire et sans projet, ou sans perspective d’avenir,
permettrait de comprendre pourquoi la cohésion sociale est si fragile. La
double relation au passé et à l’avenir, constitutive de toute société, serait
donc en crise.

Comment une société, sans valeurs partagées inscrites dans son histoire et
dans ses traditions culturelles mais aussi sans véritable vision d’avenir,
pourrait-elle orienter ses membres et leur permettre ainsi de donner un sens
à leur existence et des raisons de vivre ensemble ? Faut-il penser que
chaque individu, bien que sans repères, est à proprement parler le maître de
sa vie, et admettre ainsi la viabilité d’un pluralisme extrême des valeurs ?
Ne faut-il pas plutôt constater que la représentation que nous nous faisons
de nous-mêmes s’écarte de notre réalité vécue, toujours prise dans de
multiples formes d’interdépendance ?

Toutefois, dans les limites de l’individualisme ambiant, l’irréductible


dimension sociale apparaît comme une pure contrainte ou bien, au
contraire, comme une relation libre de nature strictement contractuelle. Et
pourtant : pas d’être proprement humain, aussi individualisé soit-il, sans un
ensemble d’institutions propres à inscrire ses actions et ses idées dans un
univers normatif plus ou moins bien défini [4]! Tout individu, malgré toutes
les dénégations idéologiques, est un être social. Autant dire que la question
de savoir qui, de l’individu ou de la société, est premier est dépourvue de
sens, sauf à s’enfermer dans une vision proprement dichotomique, opposant
des entités indépendantes réifiées ou hypostasiées. Avec une telle
radicalisation de la distinction individu-société, la représentation du social
s’enferme dans une conception double, constitutive de toute une pensée
savante orthodoxe : pour penser ce qui tient ensemble les membres d’une
société, les théories héritées de la tradition philosophique se partagent entre
une voie politique et une voie économique. Il suffit d’évoquer à cet égard la
figure emblématique de Hobbes, symbole majeur de la doctrine du contrat
social, et celle d’AdamSmith, le plus souvent simplifiée au point d’incarner
la logique du pur marché, fondée sur l’intérêt individuel comme seule
motivation de l’action humaine.
Dans les deux cas, selon des modalités différentes, les relations inter-
personnelles n’ont plus leur place dans une telle conception tronquée du
social. Faut-il croire que la vie sociale, en tant que « part irréductible de la
vie humaine » pour reprendre une formulation de Mauss, peut être assurée
par les seules logiques de l’État et du marché, même en y ajoutant l’univers
mal défini de l’obligation morale ? Avant de se définir par son appartenance
politique et par son interdépendance fonctionnelle ou économique,
l’individu est un être humain reconnu comme tel dans des relations inter-
personnelles, propres à contenir les multiples formes de domination et
d’instrumentalisation. Mais dans le contexte idéologique d’un
individualisme exacerbé, l’être humain est vu comme un être libéré de ses
relations directes avec autrui – et porté de plus à s’opposer à toute
contrainte : l’être humain se voit et tend à agir comme un individu qui n’a
plus « à penser qu’il est en société » [Gauchet, 1998, p. 173].
L’économique comme nébuleuse sémantique
Dans une telle atmosphère, toute idée du social se ramène à une métaphore
du marché. Selon une représentation diffuse, toute relation entre des
personnes ou des groupes serait régulée selon la logique de l’offre et de la
demande. Une manière de faire disparaître toute trace de relation sociale,
ramenée à de stricts échanges calculés. Une telle dérive individualiste peut
être diversement qualifiée : dépersonnalisation, désymbolisation, ou encore
désocialisation. Mais elle peut être vue, de manière positive, comme une
avancée dans la voie d’une rationalisation des relations humaines.
L’individu peut alors affirmer sa pleine singularité dans une atmosphère
marchande propre à permettre l’optimisation de toute chose, dans une
ambiance de pure concurrence.

Cette vision d’une vénalité généralisée s’exprime dans une nébuleuse


sémantique qui fait appel à tout un vocabulaire constitutif du savoir
économique. Il ne s’agit pas d’une simple question de mots. L’usage de
catégories comme « intérêt », « échange », « capital » ou « marché »,
généralisé à l’ensemble de la vie individuelle et collective, obscurcit la
compréhension de l’altérité culturelle, ramenée à une modalité inférieure du
modèle de référence. Mais, simultanément, le danger est bien de nous
méprendre sur la signification profonde de nos pratiques et de nos idées, en
redoublant simplement les représentations immédiates que notre société se
fait d’elle-même, ou en tombant dans le piège des préjugés les plus
répandus. Certes, ces catégories constituent, pour nous, une interprétation
du monde, mais elles entraînent paradoxalement une incompréhension des
autres et finalement de nous-mêmes. Ces notions du lexique (néo)libéral
trouvent un sens en dehors de la sphère proprement économique, au point
de structurer une vision du monde largement partagée – des catégories
propres à orienter les pratiques individuelles et collectives, exprimant tout à
la fois une vérité humaine, un univers de sens, des normes et des valeurs
spécifiques.

Constitutives du langage ordinaire et largement diffusées par les médias,


elles sont reprises dans les discours savants sur l’être humain et la société.
Mais un travail rigoureux sur la portée des mots et sur la nécessité d’en
établir la généalogie se heurte inévitablement à l’usage généralisé de mots
confus et du même coup souvent interchangeables. Dans un tel
conformisme intellectuel, nombre de travaux en sciences sociales ne font
que conforter la vision du monde dominante et en viennent à diffuser des
affirmations tenues pour vraies sans véritable argumentation. Faute d’une
telle mise en perspective, maints travaux en sciences sociales ne sont que
des répliques savantes de la manière commune et réductrice de penser le
monde et n’apportent aucune contribution effective à la compréhension de
la réalité humaine et sociale, ne faisant que conforter la justification
idéologique imposée par de nombreux décideurs.
La toute-puissance de l’imaginaire
technoscientifique
La vision économique du monde n’est pas le seul obstacle pour penser
l’univers du don dans toute sa complexité. Selon une vision ethnocentrique
ancrée dans la pensée commune et savante, l’humanité entière est jaugée à
l’aune du modèle d’expansion sans limites de l’univers
technoéconomique [5]. Ce qui implique l’existence, à travers le temps et
l’espace, d’un seul type anthropologique fondamental exprimant ainsi ce
qui est proprement humain dans l’homme, ou ce que signifie être humain.
L’humanité obéirait à une véritable « loi » de l’évolution progressive.

À l’origine du monde, l’être humain serait totalement soumis aux forces de


la nature. Grâce à sa capacité d’invention, sous la pression de la nécessité et
au travers d’un savoir-faire cumulatif et toujours plus efficace, il
échapperait peu à peu à une telle emprise naturelle. Selon cette conception
technocentrée de l’histoire, l’humanité serait d’abord soumise aux
possibilités réduites de la pierre taillée et du silex. Mais aujourd’hui, elle
serait engagée dans la voie de tous les possibles, grâce aux technologies de
l’information et de la communication et aux biotechnologies. L’horizon
imaginaire de cette représentation de l’histoire s’apparente à la croyance
que tout peut se fabriquer, jusqu’à (re)créer un monde artificiel [6].

Une telle « mégamachine » à produire en permanence du nouveau a ainsi


tendance à imposer sa marque à l’ensemble du monde. Potentiellement sans
fin et pourtant toujours limité de fait, ce mouvement est à la fois un
inachèvement continuel et une constante négation de toute frontière. Par sa
puissance même, il tente d’orienter, à des degrés divers et selon différentes
modalités, toutes les idées et toutes les actions vers un monde toujours plus
instrumentalisé comme condition même d’une libération individuelle. Un
tel mouvement peut se définir comme un double processus d’illimitation et
d’artificialisation. Rien ne peut donc en principe arrêter la quête d’un savoir
pour produire avec une efficacité accrue et pour augmenter sans fin la
richesse disponible. L’artificialisation est indissociable de l’illimitation.
Elle permet d’abord de suppléer à l’insuffisance du donné naturel, ensuite
de s’y substituer et finalement de le dépasser, pour en triompher
définitivement [7].

Tout doit pouvoir être inventé, fabriqué et approprié.

Se développe ainsi un savoir pour produire littéralement l’être humain.

Cette artificialisation de l’homme trouve sa légitimité en partie dans la


vision d’un être humain plastique, malléable et surtout perfectible – une
quasi-obsession chez nombre de biologistes et d’ingénieurs, qui pensent
devoir sortir par tous les moyens l’être humain de sa condition limitée
d’être vivant.

Le fantasme n’est-il pas de faire de l’être humain un produit de lui-même et


du « maître » un être auto-maîtrisé ? Paradoxe d’un être à la recherche
effrénée de la liberté et pris dans la poursuite d’une maîtrise intégrale
jusqu’à sa propre instrumentalisation…

La leçon est claire : dans les sociétés modernes, rien n’est donné aux
hommes tant au niveau individuel que collectif. Dans les sociétés
archaïques et traditionnelles au contraire, la croyance en la toute-puissance
d’une instance transcendantale est universellement exprimée dans le
langage du don comme un don originaire ou premier, une donation, ou
encore comme une grâce.
Entre l’idéal du don pur et le dévoilement du don
calculé
Dans le contexte d’une avancée irrésistible de la logique marchande et d’un
mouvement sans fin d’une technoscience conquérante, le don, dans la
perspective maussienne, est pour le moins en porte-à-faux. Il est même
rejeté, ou au mieux dévalorisé et instrumentalisé. Mais même quand le don
est effectivement pris en considération, la réflexion dont il est l’objet reste
le plus souvent prisonnière d’une double vision réductrice. De manière
récurrente, les prises de position comme les débats s’inscrivent – jusqu’à la
simplification outrancière – dans le cadre d’une représentation parfaitement
dichotomique. Une opposition radicale divise deux ensembles de termes
antithétiques, propres à circonscrire deux univers sémantiques rigidement
séparés et, somme toute, conformes aux lieux communs de notre vision
moderniste de l’homme et de la société. Sont ainsi constamment mis en
contraste d’une part, l’utilité, l’intérêt, le calcul, en un mot l’égoïsme du
monde de la marchandise, et d’autre part, la gratuité, le désintéressement,
c’est-à-dire l’altruisme ou le don pur, qui renvoient à la tradition chrétienne
de la charité et de l’amour du prochain. Le don relèverait d’un idéal du
désintéressement et de la gratuité; ou, à l’inverse, il ne serait qu’une fausse
apparence pour masquer la recherche de l’intérêt égoïste. Ou encore, une
différenciation plus ou moins radicale s’établit entre une vue idéaliste et
moralisatrice du don, comme action spontanée, et une action marquée par
les fortes exigences d’une normativité utilitariste. Donner n’est plus alors
une vertu ou un devoir, ou encore une obligation, le sujet n’est plus guidé
par une intention morale et par le sentiment profond d’une dette : il a intérêt
à donner, car l’utilité d’une telle action résiderait bien sûr dans l’espoir et la
possibilité de recevoir en retour, selon les exigences d’une stricte logique de
l’équivalence.

Qu’il s’agisse de défendre l’idéal du don pur ou de dévoiler la vérité du don


calculé, la chose donnée est dépourvue de toute portée symbolique. De
même, l’être humain est conçu, en conformité avec l’idéologie moderne,
comme un individu. Pris ainsi entre ces deux réductionnismes symétriques
et inverses, le don est aisément ramené au seul moment de la donation ou
relève de la catégorie générique de l’échange. Double parti pris moraliste et
économiciste, symbolisé de manière exemplaire par Derrida et Bourdieu,
mais aussi par bien d’autres [8]. Plus largement encore, le clivage entre ces
deux idées réductrices du don illustre une divergence majeure entre les
domaines de la philosophie et de la théologie d’une part, et celui d’une
bonne partie des sciences sociales. Pour les premières, le don résulterait du
découpage de la réalité sociale en domaines spécialisés, conformément au
processus de la différenciation fonctionnelle ou institutionnelle; pour les
secondes, l’hégémonie de la logique économique sur l’ensemble de la
société permettrait de retrouver toute la vérité du don dans la seule
composante de l’intérêt.

Prise entre ces deux positions extrêmes, l’approche maussienne se


démarque difficilement. L’idée même du don comme « fait social total »
n’est guère acceptable pour un mode de pensée constitutif de la modernité
qui sépare et fragmente toute réalité. Le don comme catégorie
anthropologique ne serait plus guère qu’une survivance. Ne subsisterait
alors qu’un don « différencié », qui pourrait être qualifié de « don moral ».
Dans un monde fortement individualisé, il exprimerait un sens de la
solidarité et un devoir intériorisé envers les autres.
LE DOUBLE HÉRITAGE DE MAUSS
Outre toutes ces manières de faire obstacle à une lecture proprement
maussienne du don, une ultime difficulté doit être surmontée. Elle porte sur
les interprétations de l’œuvre de Mauss, telle qu’elle est présentée depuis
plusieurs décennies par divers auteurs. Il ne s’agit pas là de s’engager dans
une analyse plus ou moins exhaustive et de montrer combien Mauss est loin
d’être un auteur aisément accessible – et pourquoi il est presque toujours
abordé à partir d’un éclairage particulier renvoyant à l’un ou l’autre de ses
textes. De façon plus limitée, toute construction d’une théorie générale du
don ne peut éluder la question de l’existence d’une double lecture de l’Essai
sur le don : le don archaïque est vu à la fois comme la forme primitive de
l’échange et du contrat modernes, et comme le principe de la socialité
humaine.

Dans la littérature anthropologique, tout particulièrement en langue


anglaise, l’Essai sur le don est présenté comme une contribution inscrite
dans l’univers de la pensée évolutionniste. Par exemple :

« L’évolution tracée par Mauss est celle des “prestations totales” –

caractérisées par un échange entre groupes dans lequel les biens


matériels

ne sont qu’un élément parmi tout un ensemble de transferts non


économiques,

à l’échange de dons entre personnes en tant que représentants de


groupes–

à l’échange marchand moderne entre individus. Celui-ci s’est


développé à

partir des “prestations totales” par un processus graduel de réduction et


de
contraction. Les échanges entre groupes qui avaient un aspect
esthétique,

religieux, moral, juridique et économique, ont été démontés ( stripped


down)

pour ne laisser que des échanges purement économiques entre des


individus.

Les objets d’échange eux-mêmes subissent une évolution parallèle.


Les

biens cérémoniels représentés par les bracelets kula sont séparés du


groupe

et de la personne et se développent dans le type de monnaie


dépersonnalisée

des économies modernes [9] » [Parry, 1986, p. 457].

En bref, l’Essai sur le don aurait « comme but central de construire une
sorte de préhistoire de notre type moderne de contrat juridique et
économique » [ ibid.].

Dans une interprétation tout aussi unilatérale – et pour le moins fort


discutable –, la réflexion de Mauss sur le don s’inscrit, pour beaucoup
d’auteurs, dans les limites d’une étude d’ethnologie comparée. Elle aurait
comme objet la seule humanité archaïque et au-delà, elle ne serait guère
plus qu’une spéculation « évolutionnaire ». Certes, Mauss envisage les faits
sociaux dans leur diversification historique, à partir d’une origine relative
pour en dégager un mouvement de développement progressif. Mais ces
mêmes faits sont abordés à partir de l’idée d’un fondement commun à toute
l’humanité. C’est dire qu’un même point de départ, celui de la société
archaïque, doit permettre de rendre compte des faits sociaux, sous l’angle
de leur origine et de leur évolution d’une part, et de leur fondement d’autre
part. La catégorie de l’archaïque, qui en général ne se différencie guère de
celle de primitif, renvoie en effet, de manière assez confuse, à une double
référence : le plus souvent, elle constitue le point de départ chronologique
de l’histoire; mais on peut aussi s’appuyer sur elle pour dégager des
fondements permanents de la vie sociale en général.

Il est donc possible de mettre à jour chez Mauss une double démarche.

Se préoccuper de l’origine et donc de l’évolution suppose une perspective


historique fondée normalement sur des données empiriques, même si les
représentations évolutionnistes de l’histoire apparaissent souvent comme de
pures spéculations. L’évolution se présente ainsi comme un ordre fondé sur
l’idée que les phénomènes complexes sont supérieurs et qu’ils découlent de
phénomènes simples et donc inférieurs.

Progressivement, Mauss en vient à nuancer cette linéarité du simple au


complexe et même à l’éviter totalement. Dans l’Essai sur le don, le point de
départ chronologique est le don défini comme un « phénomène complexe ».
À partir de cette complexité première, Mauss s’engage dans une critique
radicale de l’évolutionnisme, sous l’une de ses formes largement répandue
et qualifiée d’« économie naturelle ». En d’autres termes, une finalité
utilitaire, virtuellement présente dès l’origine, caractériserait de manière
exclusive la « nature humaine ». À ce rejet d’une représentation du sujet
humain comme « être de besoin » correspond le refus de voir dans le troc
l’origine du lien social. Une idée qui hante pourtant de nombreux
économistes, enclins à se réclamer sous une forme ou sous une autre du
récit des deux sauvages qui établissent une relation d’échange en vue
d’obtenir un bien utile [ cf. Berthoud, 1995].

Pour Mauss, il faut « “faire sauter” les doctrines courantes sur l’économie
“primitive” », car « c’est bien autre chose que de l’utile qui circule » [ 1973,
p. 266-267]. Le point de départ de l’évolution humaine n’est pas le troc
entre des individus, mais au contraire un ensemble de relations entre des
« collectivités qui s’obligent mutuellement » [ ibid., p. 150]. Sur cette base,
Mauss s’engage dans une démarche qui repose, selon sa propre expression,
sur une « reconstitution » [ ibid, p. 239], très explicite dans plusieurs
passages de l’Essai sur le don. Globalement, l’évolution tendrait à
s’identifier à un mouvement progressif de différenciation fonctionnelle et
d’individualisation. Au bout de ce processus évolutif devraient apparaître
tout naturellement l’échange et le contrat modernes.
Mais à cette tentative de découvrir la genèse des institutions de la
modernité, Mauss juxtapose une démarche fondée sur l’idée de l’existence
d’éléments communs entre les sociétés archaïques et les sociétés modernes,
au point de pouvoir dégager comparativement des principes propres à la
condition humaine et des propriétés universelles de la vie sociale. Il est
ainsi question du « caractère non plus simplement historique mais naturel,
inhérent à la nature sociale de l’homme, de certaines institutions et modes
de représentation » [ 1969, p. 182]. En particulier, la triple obligation de
« donner, recevoir et rendre » est posée comme le principe au fondement de
toute forme instituée de don et, plus radicalement, de l’action humaine en
général. Le don est ainsi conçu comme une vérité universelle, car « nous
croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos
sociétés [10] » [ ibid., p. 148].

Avec cette mise à jour d’un fondement universellement partagé, Mauss


contribue à mettre en perspective et à relativiser les modes d’agir et de
penser constitutifs du projet de la modernité. Une manière d’imposer à ses
lecteurs de revoir les résultats de sa « reconstitution ». Pour autant que
l’Essai sur le don soit lu avec attention, le don archaïque est soumis à un
double éclairage. De manière très explicite, Mauss avance l’idée d’une
double « révolution » : d’une part, celle qui transforme les « faits totaux »
du système archaïque en des pratiques et des institutions différenciées, et
d’autre part, celle qui devrait humaniser la modernité grâce à la « morale
éternelle » du don. Mauss parle, au sujet des Romains et des Grecs, d’une
« véritable, grande et vénérable révolution », dont l’une des caractéristiques
majeures est d’avoir séparé ce que le don archaïque confondait et qui lui
apparaît alors comme une « incapacité [… ] d’abstraire et de diviser » [
ibid., p. 239 et 193]. L’humanité se serait ainsi débarrassée d’une « moralité
vieillie » et d’une « économie du don trop chanceuse » [ ibid., p. 239].

Mais cette vision rétrospective fondée sur le découpage moderne des


différenciations institutionnelles est pour le moins relativisée. Toujours à
suivre Mauss, une seconde « révolution » marquerait son temps et sa
société. « Les thèmes du don, de la liberté et de l’obligation dans le don,
celui de la libéralité et de l’intérêt qu’on a à donner, reviennent chez nous,
comme reparaît un motif dominant trop longtemps oublié » – et d’ajouter
que « cette révolution est bonne » [ ibid., p. 262].
Ce que le regard évolutionniste critiquait apparaît comme une vérité
humaine. Ce qui pouvait sembler être une « moralité vieillie » devient une
« morale [… ] éternelle » [ ibid., p. 263]; « l’incapacité d’abstraire » se
transmue en une capacité éminemment humaine : par exemple, « de nos
jours, les vieux principes réagissent contre les rigueurs, les abstractions et
les inhumanités de nos codes » [ ibid., p. 260]. Certes, cette seconde
« révolution » se présente bien plutôt comme un retournement : ainsi « on
peut et on doit revenir à de l’archaïque, à des éléments » [ ibid., p. 263].
LA COMPARAISON FONDAMENTALE
Malgré de telles ambiguïtés, les acquis maussiens peuvent s’inscrire dans
toute une tradition occidentale pour envisager comparativement la condition
humaine. Depuis plusieurs siècles, une élite intellectuelle très minoritaire
s’est efforcée de connaître d’autres sociétés que la sienne, pour en retour
s’interroger sur ses propres fondements culturels [11]. Nul doute que la
modernité, à rebours d’autres cultures et dans le sillage de la Grèce
ancienne, a toujours tenté de connaître d’autres sociétés. Mais cette
connaissance lui a permis d’exercer de multiples formes de violence à
travers le monde. La modernité politique et économique s’est ainsi
manifestée par la conquête, la domination et l’exploitation, sans compter la
violence religieuse de la conversion. Il n’en reste pas moins que cette
manière d’imposer la réalisation d’un seul monde, par l’usage de la force
souvent la plus brutale et légitimée par l’alibi d’une « mission civilisatrice »
– ou encore du « fardeau de l’homme blanc » – ne constitue pas la seule
modalité possible de la relation de la modernité avec l’altérité culturelle.

Cette quête d’un savoir sur le monde permet aussi une pratique de la
décentration culturelle, en relativisant la représentation dominante de la
modernité, défendue comme une nouveauté historique et culturelle radicale,
ou comme un absolu à partir duquel toute réalité sociale et historique serait
évaluée et hiérarchisée [12]. Une telle décentration constitue la seule voie
possible pour penser l’« unité-dans-la-diversité » de l’humanité. Elle
suppose une mise en perspective des sociétés et des cultures, pour en
dégager de possibles invariants qui ne se réduisent pas aux seules
composantes biologiques et psychologiques de la condition humaine.

Merleau-Ponty a exposé très brièvement mais très clairement les exigences


d’un tel savoir comparatif. Pour lui, « le savoir sera fondé sur ce fait
irrécusable que nous ne sommes pas dans la situation comme un objet dans
l’espace objectif, et qu’elle est pour nous principe de curiosité,
d’investigation, d’intérêt pour les autres situations, comme variantes de la
nôtre, puis pour notre propre vie, éclairée par les autres, et considérée cette
fois comme variante des autres, finalement ce qui nous lie à la totalité de
l’expérience humaine, non moins que ce qui nous en sépare » [ 1960, p.
137-138].

Pour construire un tel savoir, en mesure d’interroger radicalement nos


vérités situées, la démarche de Dumont s’impose comme une contribution
majeure pour s’engager dans la voie d’une « comparaison d’ordre
fondamental » [ 1983, p. 17]. La comparaison ainsi conçue est une
traduction.

Les manières de penser et d’agir des autres ne peuvent s’exprimer que dans
notre propre langage. Nos idées sur le monde ne peuvent se formuler que
dans les limites de nos catégories d’analyse. Comment alors comprendre
l’autre à partir de nos propres termes de référence, même si ces derniers
sont à leur tour soumis à l’éclairage de l’altérité ? Pour éviter de s’enfermer
dans un raisonnement analogique, le va-et-vient de nous aux autres et des
autres à nous devrait s’inscrire dans une dynamique propre à renforcer
progressivement la qualité comparative des termes de référence. Mais il ne
s’agit pas d’une simple question de vocabulaire.

Une comparaison établie à partir des catégories constitutives de la vision


économique du monde et généralisées à l’ensemble de la vie individuelle et
collective ne ferait que redoubler les représentations immédiates que notre
société se fait d’elle-même [13]. Une comparaison exigeante suppose un
travail rigoureux sur la portée des mots et sur la nécessité d’en établir la
généalogie, avant de les promouvoir au rang de concepts pour penser tout à
la fois l’unité et la diversité de l’humanité [14].

Néanmoins, dans de nombreuses sociétés, des phénomènes présentent de


telles similitudes qu’il est possible, tout au moins dans un premier temps, de
les réunir sous le même terme, en vue de les constituer en un seul objet de
recherche. Telle est par excellence la notion de don, vue comme une
composante majeure commune à de multiples sociétés. Envisagé de cette
manière, le don reste une catégorie mal assurée; il n’en constitue pas moins
une notion générique incluant de multiples formes spécifiques. Cela
implique notamment qu’aucun type de don ne devrait être considéré de
manière isolée. Parler de don revient idéalement à envisager un ensemble
de relations, ou un système de faits. Ce que reconnaît très clairement
Mauss, quand il affirme : « Nos recherches dispersées sur les prestations
totales et le potlatch, en particulier notre essai sur le don, sont, si l’on veut,
fragmentaires et se localisent arbitrairement sur des systèmes d’institutions
séparées » [ 1969, p. 440].

Pour éviter une telle fragmentation, il conviendrait de ne pas se focaliser sur


une forme particulière de don, comme si elle permettait à elle seule de
caractériser un type de société. Au contraire, il serait judicieux de partir
d’une grille d’analyse aussi englobante que possible, pour découvrir des
caractéristiques communes, bien que présentes comme telles dans aucune
société particulière. Sinon le risque est d’insister unilatéralement sur les
différences, comme si le don devait être fractionné en entités de nature
différente. L’idéal n’est-il pas de penser le don à la fois dans son unité
anthropologique et dans la pluralité de ses formes instituées dans l’histoire
et dans les cultures ?
DE LA DONATION OU DE LA SUPÉRIORITÉ
DU DON PREMIER
Pour tendre vers un tel horizon, la grille d’analyse maussienne est élaborée
à partir de l’idée de l’existence de similitudes profondes entre les sociétés
archaïques et modernes. Mais comment saisir dans toutes ses dimensions le
système de don, actualisé dans des variations infinies ? Mauss lui-même a
centré son analyse sur le « rendre », comme l’un des trois moments du cycle
du don, et n’a considéré pleinement qu’une composante, celle de
l’obligation. Une manière de mettre en évidence la portée institutionnelle du
don, comme un fond commun à l’humanité tout entière.

Une démarche complémentaire pourrait porter sur ce qui est logiquement le


premier moment du don, celui du « donner », à partir du mobile défini par
Mauss comme « caractère volontaire ». Le système de don serait ainsi
abordé à partir de ce qui pourrait être qualifié d’action spontanée, de
volonté donatrice ou de donation. Avec ce parti pris, posant le don
proprement dit comme point de départ, l’objectif n’est pas de réhabiliter
l’imaginaire du don pur entre les êtres humains. Ni de réduire les effets du
« don cosmique » à une dette primordiale imposant une réponse sous la
forme du sacrifice, ce « cadeau fait aux hommes en vue des dieux et de la
nature » [Mauss, 1973, p. 164]. En revanche, entrer dans l’univers du don
par la donation permet de comprendre « pourquoi la réciprocité n’est pas
suffisante pour maintenir le monde social » [Gouldner, 1973, p. 269].

Quels arguments avancer pour mettre en lumière la part essentielle de la


donation dans le phénomène global du don ? Quelles que soient ses formes
instituées, le don présente une double face. Il est une ouverture à autrui, en
vue de partager et d’exprimer sa solidarité. Mais il est simultanément une
action généreuse qui permet d’affirmer sa supériorité. Paradoxe du don, qui
tout à la fois unit dans l’alliance et la paix, et sépare dans le défi et la
rivalité. Il y a dans la donation, comme premier mouvement logique du
cycle du don, une asymétrie foncière, celle qui symbolise la source même
de la vie. Le don premier parle de fertilité, de fécondité et plus encore
d’abondance. La donation est une largesse, pour reprendre le titre même de
l’ouvrage de Starobinski [ 1994]. Mais dans les relations des êtres humains
entre eux, la donation est irréductiblement liée à des conditions imposées à
celui ou à celle qui reçoit le don.

Ces quelques considérations sont insuffisantes pour penser le thème de la


donation dans toute sa portée symbolique. L’analyse du social à travers la
question du don doit comprendre le domaine imaginaire des rapports à
l’altérité radicale sous une forme ou une autre. Dans la perspective
maussienne, toute relation à une entité supérieure – qu’il s’agisse du
religieux dans un sens large, du politico-religieux, ou même du politique
proprement dit – s’exprime d’abord dans le langage du don. L’expérience
humaine imaginée, symbolisée et vécue s’inscrit fondamentalement dans la
socialité multidimensionnelle du don. À travers un nombre considérable de
récits, de narrations et de mythes, dans de multiples sociétés fort différentes,
la croyance prévaut que dans les premiers temps du monde humain, tout a
été donné. Pour illustrer une telle vision, mentionnons quelques exemples
parmi bien d’autres.

Les chasseurs-cueilleurs perçoivent et vivent leurs rapports au monde


invisible selon les principes de la parenté. « Les Mbuti [de l’ex-Zaïre] par
exemple, disent explicitement que la forêt leur donne nourriture et abri,
chaleur et vêtement. Ils voient le gibier, le miel et d’autres aliments naturels
comme des dons. » Ils disent encore qu’ils sont « les enfants de la forêt »
[Bird-David, 1992, p. 29]. Et comme tels, ils doivent partager et donner ce
qu’ils ont quand ils sont sollicités, sinon ils sont critiqués pour leur manque
de générosité [Bird-David, 1990, p. 191]. Le partage est donc érigé en
valeur prioritaire, grâce à laquelle la source de l’abondance ne devrait pas
tarir.

De même, dans une communauté de cultivateurs du Nigeria central, le soleil


est défini comme « Taanbwei », c’est-à-dire le « père Soleil » [Berthoud,
1982, p. 103]. Il passe pour la cause ultime de l’ordre du monde et la source
de toute vie. Il symbolise celui qui donne sans jamais recevoir [15].

Mais au-delà de ces « petites sociétés », comment considérer la question du


politique dans sa relation étroite avec le religieux, dans toute l’histoire de
l’humanité et dans la multiplicité de ses formes culturelles ? Dit de manière
très schématique, les figures politico-religieuses se présentent
universellement comme des intermédiaires, ou des points de jonction, entre
deux mondes. Elles peuvent être conçues comme autant de points
d’articulation entre une transcendance, celle du monde invisible des dieux,
des esprits, des ancêtres ou encore du surnaturel, et le monde des vivants
inscrits dans l’univers sémantique d’une culture définie.

Des figures politico-religieuses comme les aînés, les prêtres, les chefs, ou
encore les rois, décrites et analysées dans de multiples travaux
ethnographiques, occupent une position de médiation. Elles sont en quelque
sorte à la charnière des deux axes, vertical et horizontal, constitutifs du
système de don [16]. Elles apparaissent comme autant de formes historiques
et culturelles destinées à maintenir l’équilibre d’un monde reçu par les êtres
humains, grâce à leurs relations privilégiées avec un tiers transcendant, seul
en mesure d’assurer la légitimité d’une unité politico-religieuse ou d’un
nous englobant. Ainsi, chez les Nambikwara, le chef est « celui qui unit »
ou « celui qui lie ensemble » en se montrant généreux [Lévi-Strauss, 1955,
p. 330-32]. Pour la plus grande partie de l’humanité traditionnelle, la
générosité est indissociable de l’autorité politico-religieuse ou du pouvoir
proprement politique [17]. Cette générosité doit assurer la prospérité
commune. Au contraire, toute manifestation d’avarice mettrait en danger
l’existence même de la société, en s’aliénant les donateurs premiers et en
interrompant la dynamique du partage comme l’expression tangible de la
communauté politico-religieuse [18].

Aucune société ne peut se comprendre par le seul éclairage de la notion de


réciprocité. Cette dernière « est une relation “entre” deux termes. Elle ne
dissout pas les parties distinctes au sein d’une unité supérieure, mais, au
contraire, conjugue leur opposition et, par là même, la perpétue » [Sahlins,
1976, p. 222]. Parler de réciprocité, de don réciproque, ou encore de don
agonistique n’est donc pas concevable sans la prise en considération des
obligations solidaires en mesure d’englober rivalités et conflits [19].

Mais avec la modernité, cet imaginaire d’une donation première,


symbolisée de multiples manières, pourrait sembler dépassé. D’abord parce
que la pensée savante insiste depuis plusieurs siècles sur le fait que les êtres
humains créent leur propre société. Une manière d’écarter toute idée
d’hétéronomie religieuse au profit du récit contractualiste. Une manière
encore d’inscrire la modernité dans le seul univers de l’équivalence
généralisée ou, plus largement, de la conditionnalité sous toutes ses formes.
Soumise aux exigences d’une démarche comparative, une telle prétention
d’autonomie n’est nullement évidente. Ne serait-il pas plus fructueux
d’envisager une continuité entre le politico-religieux de l’humanité
archaïque et traditionnelle et le politique de la modernité ? À commencer
par voir dans la donation première une force instituante pour l’ensemble de
l’humanité.

Sous une forme transformée, le don symbolise toujours les sources de la vie
proprement humaine, malgré l’emprise plus ou moins aliénante des
systèmes de croyances et des imaginaires religieux. La donation est ce qui
donne la vie; elle est la cause même de l’abondance, au sens de ce qui
excède les stricts besoins de la survie; elle est surtout ce qui donne
naissance aux relations humaines et au lien social [20].
DE LA RECONNAISSANCE
Cette insistance sur la donation, telle qu’elle apparaît dans toute sa pureté
dans la manière humaine de se représenter une forme ou une autre de l’au-
delà, ne doit pas être vue comme la raison d’être d’une dette primordiale, à
partir de laquelle la compréhension du monde deviendrait possible. À
l’intérieur du schéma maussien, la donation est une composante essentielle
du don. Elle est inséparable de l’obligation. Le « don-donation » suppose
liberté, spontanéité et créativité, mais il ne peut se concevoir que dans les
limites, plus ou moins larges selon les contextes sociaux et culturels, du
« don-obligation », prescrit par des rites, des coutumes, des normes, des
règles, ou encore des principes moraux, c’est-à-dire par tout ce qui renvoie
au passé. À travers ces deux mouvements indissociables, les pratiques du
don symbolisent la commune humanité des acteurs. Tout être humain, pour
exister comme tel, doit être reconnu par autrui. C’est dire que le don comme
forme générique s’inscrit pleinement dans le champ de la reconnaissance.
La finalité ultime du don générique, à travers la circulation de choses et de
mots, comme autant de symboles, est de créer, maintenir et renouveler la
relation humaine. Dans la multiplicité de ses formes instituées, à travers le
temps et l’espace, le don se rapporte toujours à une exigence constitutive de
notre humanité, exprimée, selon les contextes, par des termes comme
honneur, prestige, dignité, identité, respect, considération et d’autres encore.
Dans tous les cas, l’être individuel aspire à être reconnu et traité comme une
personne, c’est-à-dire à pouvoir reconnaître autrui et être reconnu par lui.
Le don est fondamentalement un mouvement de reconnaissance
réciproque [21].

Dans son Essai sur le don, Mauss ne développe pas le thème du don de
manière systématique sous l’angle de la reconnaissance. Mais cette dernière
est exprimée par divers termes comme prestige et honneur certes, mais
aussi respect, renommée, glorification, face, grandeur et même
reconnaissance. Dans le sillage de Mauss et à la suite de différents auteurs
contemporains, il faut mettre en évidence la vertu du don, qui est de
permettre à la fois l’estime de soi et le respect d’autrui. Mais pour éviter de
tomber dans l’idéalisme naïf d’un don propre à instaurer et à maintenir
inconditionnellement des relations de confiance, il conviendrait de se
demander ce qui pousse les êtres humains à agir. La réponse à une telle
interrogation est malaisée, sauf à s’enfermer dans les facilités théoriques de
la figure de l’individu rationnel mû par ses seuls intérêts. Mais cette
représentation d’un être humain capable de faire des choix fait l’impasse sur
un niveau plus profond et guère contrôlable, celui des passions et des désirs.
Un tel soubassement psychique est constitutif de l’« homme total » [Mauss,
1973, p. 304]. Mais la passion de s’enrichir, même exprimée dans le
langage de l’intérêt et vue ainsi comme le seul moteur d’une action
humaine viable, doit être fortement relativisée. À la lumière des
monographies portant sur de nombreuses sociétés archaïques, la passion
d’être reconnu est plus fondamentale pour affirmer son être dans ses
nécessaires relations avec les autres. Cette passion, comme les autres, est
contenue, au double sens du terme, dans les pratiques du don. La vertu du
don réside dans la possibilité de « se faire valoir », de manifester la valeur
et les mérites de sa personne, en se comparant en quelque sorte aux autres.
Mais cette valorisation, estimée comparativement, porte à la fois sur ce qui
assure l’appartenance à un groupe et sur ce qui permet de s’affirmer dans
son identité subjective.

Telle est la double face du don, qui se réfère à un nous d’intensité et de


taille variables, et à un je reconnu dans sa personnalité propre et dans ses
rapports interpersonnels avec un tu.

Une distinction devrait être faite entre la reconnaissance démocratique –


celle qui attribue à tout individu la qualité de membre à part entière d’une
entité sociale et politique déterminée – et la reconnaissance aristocratique
ou agonistique, qui se manifeste pleinement dans des compétitions
interindividuelles, pour se situer au-dessus du commun dans un champ de
reconnaissance déterminé. La compétition constitutive du don est une
action fondée sur l’estime de soi, telle qu’elle se constitue dans les relations
avec autrui. La rivalité généreuse passe ainsi pour une vertu noble. Les
rivaux entrent dans une compétition cérémonielle pour la « renommée de
générosité [22] », pour « être le premier, le plus beau, le plus chanceux, le
plus fort et le plus riche » [ ibid., p. 270]. Mais cette lutte pour la
reconnaissance poussée à l’extrême, illustrée notamment par le potlatch
amérindien tel qu’il est rapporté par plusieurs ethnographes, est un
« produit monstrueux du système des présents », ou s’actualise dans des
pratiques qui exercent de « véritables ravages » [ ibid., p. 203 et 213]. Plus
encore, ces formes hyperboliques de rivalité généreuse poussent les
protagonistes à rechercher une supériorité incontestable, au point de rêver
que l’adversaire ne puisse re-donner à son tour [23]. Un désir profond ne
serait-il pas alors d’avoir le statut d’un dieu parmi les humains ? Et d’être
ainsi le donateur premier dont la supériorité s’imposerait au point d’exclure
toute rivalité. Mais dans un tel contexte de lutte, ne pas re-donner revient à
ne plus être visible et à cesser d’exister socialement. À l’honneur et au
prestige des gagnants correspondent la honte et le poids de l’humiliation des
perdants. Des expressions comme être « aplati », « perdre la face » ou être
traité de « face pourrie » [ ibid., p. 202 sq.] traduisent toutes la peur d’être
stigmatisé par le regard méprisant des autres.

Violence et don peuvent-ils être dissociés ? Avant même de pouvoir tenter


de répondre à une question aussi redoutable, il importerait de s’interroger
non seulement sur ce qui est préalable au geste même de donner, mais aussi
sur les effets que ce geste entraîne. En d’autres termes et pour en rester au
seul don de biens matériels, comment ne pas se demander d’où proviennent
les biens donnés et reçus ? Plus précisément, qui a le pouvoir de donner et
qui produit ce qui circule ? Et que deviennent ceux qui n’ont rien à
donner [24]? Être reconnu comme un être humain et social à part entière
suppose une aptitude à donner, ce qui implique de ne pas devoir se battre
pour survivre. De même doivent être pris sérieusement en considération les
effets du don, aussi bien pour ceux qui donnent que pour ceux qui
reçoivent. Les uns peuvent se servir de la pratique du don,
intentionnellement ou non, pour accroître leur gain matériel, les autres
chercher à établir avec les donataires une relation de stricte domination.

Diverses formes de don, perverties, malfaisantes ou encore maléfiques,


constituent autant d’opérateurs de relations déshumanisantes. Le don n’est
alors qu’un moyen pour augmenter pouvoir et richesse au détriment
d’autrui. Il est ce qui permet d’afficher son mépris à l’égard des donataires,
particulièrement dans le don aux pauvres. Ou encore, symbole à la fois de la
vie et de la mort, il est « don-poison » [Mauss, 1969, p. 46-51]. Le don
n’assure donc pas inconditionnellement un mouvement de reconnaissance
partagée. Le don en retour n’est jamais fixé, même dans les contextes les
plus cérémoniels et les plus ritualisés. Il n’y a certes pas de don sans règles
ou obligations instituées. De même, pas de dons équilibrés sans un fort
sentiment d’appartenance à des nous, dont le plus englobant devrait être – et
est déjà très partiellement – l’humanité tout entière.

Aussi, contre une morale toujours plus envahissante de l’intérêt privé,


transmuée en une vénalité dégradante, l’approche maussienne se doit de
défendre une éthique du don [25]. Au-delà de ses multiples formes
instituées, la relation de don est création et maintien de la reconnaissance
d’autrui, par la médiation des choses et des paroles, sauf à verser dans des
dérives destructrices. Le don n’est autre que la vie, comme la condition
nécessaire d’une participation effective au monde [26]. Ce qui suppose de
pouvoir répondre à plusieurs questions essentielles : qui donne quoi et à
qui ? Ou encore : une telle action, comment se passe-t-elle, quand et où ?
Les formes spécifiques de don créatrices de valeurs relationnelles sont
toutes des formes culturellement définies du « principe même de la vie
sociale normale » [Mauss, 1973, p. 263]. De manière plus explicite, un tel
principe trouve sa pleine expression dans un don dont l’intention des
acteurs est d’être socialement reconnus d’une manière ou d’une autre.
LE DON MALGRÉ TOUT
Avec le projet de la modernité, des logiques spécifiques de l’action
s’autonomisent progressivement, au point d’instituer des domaines
radicalement différents. L’insistance sur la gratuité du don charitable,
propre à la sphère religieuse, laisse en quelque sorte le champ libre à
l’expression la plus instrumentalisée de l’intérêt, dans un univers
économique toujours plus dominant. De la même façon, les relations
impersonnelles tendent à se dichotomiser. S’instaure ainsi une antinomie
bien ancrée dans nos représentations et dans nos institutions, celle qui
oppose donation et intérêt.

D’une part, mais de manière tout à fait subordonnée, la donation comme


gratuité – héritage de la tradition chrétienne de la charité et de la figure du
prochain qui se retrouve dans le champ de l’aide caritative et humanitaire.

D’autre part, l’intérêt calculé propre à des individus pris dans une
réciprocité utilitaire et une indifférence partagée. Mais ce dualisme entre un
ordre économique « naturel » et des « restes » est aujourd’hui largement
remplacé par un modèle économique généralisé [Berthoud, 1989]. Le
langage des coûts et des avantages semble suffire pour comprendre le
monde. Les catégories économiques, devenues hégémoniques, rendent
invisibles la part du don constitutive de maintes actions individuelles et
collectives ou, au mieux elles les travestissent.

Ce discours économique généralisé est devenu l’objet de réflexion du


MAUSS depuis plus de vingtans. Cette aventure intellectuelle a permis de
reprendre de manière systématique la critique radicale de la visée totalitaire
du modèle économique. Elle a progressivement débouché sur la difficile
construction d’une voie alternative et complémentaire à partir des acquis
théoriques de Mauss. Peut-être le temps serait-il arrivé de dépasser la
juxtaposition des contributions individuelles, pour parvenir à une synthèse
qui serait une véritable œuvre collective ?

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Notes

[1]

Il ne prétend en aucune manière constituer une véritable synthèse, propre à


mettre ensemble les nombreuses contributions parues dans la Revue du
M.A.U.S.S. et ailleurs. Il porte sur quelques réflexions à partir d’ouvrages
récents sur la théorie maussienne du don [Anspach, 2002; Caillé, 2000;
Godbout, 2000; Hénaff, 2002].

[2]
« Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y
avoir un troisième terme » [Castoriadis, 1986, p. 54]. Une condition
constitutive du don comme relation triadique [Descombes, 1996, p. 237].

[3]

Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social,
sociétal, sociabilité, ou encore socialité, renvoie à l’idée générale
d’association et de réunion marquées par des relations durables. Au niveau
du sens commun déjà, l’idée du social est ambiguë. Comme terme
englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité
collective ou d’une société. Comme terme plus spécialisé, elle circonscrit
une dimension particulière de la vie collective, vue comme extérieure aux
sphères économique et politique. Ainsi des références au mouvement social,
à la sécurité sociale, au travail social ou encore au service social. Une
ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.

[4]

L’institution signifie au sens large les « règles publiques d’action et de


pensée » selon Mauss [ 1968, p. 25]. À suivre encore Ricœur, « le langage
est la grande institution – l’institution des institutions – qui nous a chacun
dès toujours précédé » [ 1985, p. 400].

[5]

L’idée que la science et la technologie doivent repousser en permanence les


frontières de la connaissance des lois de la nature est constamment
invoquée pour légitimer les recherches, de quelque nature qu’elles soient.

[6]

Pour le savoir technoscientifique, « la grande affaire n’est ni la vérité ni


l’universalité, mais la puissance. La puissance au sens de domination,
contrôle, maîtrise sans doute, mais aussi, et de plus en plus, au sens
d’actualisation illimitée du possible par des pratiques manipulatrices et
opératrices appliquées à une matière extraordinairement plastique qui inclut
le vivant [et donc l’être humain]» [Hottois, 1994, p. 150].
[7]

Si une limitation de la technique et même de la science était culturellement


envisageable, il resterait à se demander « où on trace la limite et qui la trace
et à partir de quoi » [Castoriadis, 1999, p. 216].

[8]

Voir par exemple, Gildas Richard, qui reprend, dans son ouvrage Nature et
formes du don [ 2000], une critique fréquemment faite à Mauss, celle de
confondre don et échange.

[9]

Bien d’autres citations pourraient être ajoutées, qui ne feraient que


confirmer le large consensus établi autour d’une stricte vision généalogique
du don maussien.

[10]

Une idée reprise par exemple, par Lefort, pour lequel l’Essai sur le don est
« un essai sur les fondements de la société » et donc une tentative de savoir
« à quelles conditions une société est possible » [ 1951, p. 1401].

[11]

Avec la redécouverte de l’Antiquité gréco-romaine à la Renaissance, « on


reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même, si elle ne
dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La
Renaissance a retrouvé, dans la littérature ancienne, des notions et des
méthodes oubliées; mais plus encore, le moyen de mettre sa propre culture
en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles
d’autres temps et d’autres lieux » [Lévi-Strauss, 1973, p. 319-320].

[12]

Interroger les vérités situées de la culture dite moderne ne signifie en


aucune manière défendre le relativisme enfermant chaque culture dans les
limites de ses propres normes. Mais refuser l’idée d’une irréductibilité des
cultures n’implique pas nécessairement de verser dans l’orthodoxie de
l’universalisme abstrait.

[13]

À la fin de son magnum opus, Les Argonautes du Pacifique occidental [


1922], Malinowski affirme : « Il ne nous sera pas possible de parvenir au
but suprême assigné par Socrate, qui est de se connaître soi-même, si nous
ne sortons jamais du cercle étroit des coutumes, des croyances et des
préjugés qui, dès notre naissance, nous emprisonne » [ 1963, p. 589].

[14]

Des mots comme don, échange, réciprocité, partage, redistribution et


solidarité forment un ensemble d’éléments mal définis et dont l’usage varie
fortement d’un auteur à l’autre. De même, un rapide examen des
dictionnaires spécialisés en anthropologie, en sociologie et en philosophie,
montre combien les entrées « don » et « échange » se caractérisent par des
confusions et des malentendus. Ceux qui affichent avec force leur certitude,
en prônant le rabattement de la catégorie du don sur celle de l’échange,
devraient s’interroger sur une telle facilité et surtout sur un tel
réductionnisme. Et plutôt que de parler d’échange de dons, pourquoi ne pas
reprendre le verbe « s’entre-donner », même si pour le dictionnaire, il s’agit
là d’un terme vieilli ?

[15]

Cette idée se retrouve à la fois dans les croyances de certaines sociétés et


dans des textes savants. Voir, parmi d’autres, Bataille [ 1967, p. 68],
Godelier [ 1996, p. 155], Starobinski [ 1994, p. 20] et Taussig [ 1995].

[16]

Par exemple, Luc de Heusch affirme, à propos de la « royauté sacrée » :


« Le corps de la personne royale est précisément le lieu où s’articulent
l’ordre naturel et l’ordre culturel. Il est responsable autant de l’équilibre du
premier que de l’harmonie du second » [ 1997, p. 216].
[17]

Par exemple, le roi des Jukun, au Nigeria, passe pour « la source vive de
l’agriculture ». Il est ainsi nommé « notre millet, nos arachides, nos
haricots » [Heusch, 1997, p. 214]. Ou encore, le terme qui désigne le chef
chez les Dii du Cameroun signifie « chef de l’abondance » [Muller, 1999,
p. 390].

[18]

L’opposition entre avarice et générosité peut servir à légitimer une inégalité


radicale. Selon un mythe hawaïen, la discrimination entre gens ordinaires et
chefs reposait sur le fait que les premiers ne recherchaient que leurs propres
avantages et furent ainsi vite oubliés. Au contraire, les seconds, avec leurs
longues généalogies qui les reliaient directement aux dieux, savaient se
faire des dons les uns aux autres [voir Sahlins, 1996, p. 406].

[19]

Une telle norme de solidarité, au sens étymologique de « pour le tout », se


retrouve par exemple, dans des mythes de fondation pour lesquels un don
initial serait le point de départ d’une entité politique [voir Muller, 1999].
D’autres mythes, à l’inverse, fondent la société sur une violence première
imposée par des étrangers. Ce qui entraîne néanmoins don et générosité,
entre étrangers et indigènes, une fois l’entité politique instituée.

[20]

Imaginer la donation première comme la source même de l’abondance


renvoie, conformément à l’étymologie, à des images de flots, de flux et,
plus abstraitement, à ce qui afflue. Mais ces métaphores fluviales, qui
évoquent la fertilité et la générosité, peuvent s’inverser et signifier le
débordement et la violence destructrice.

[21]

« La personnalité [… ] se définit universellement par sa capacité de se


reconnaître et de se faire reconnaître en communiquant avec d’autres par le
moyen de langages et de symboles » [Ortigues, 1985, p. 522-23].

[22]

Voir Somlò, un précurseur de Mauss reconnu explicitement par ce dernier,


qui se sert de l’expression « der Ruf der Freigebigkeit » [Berthoud, 2000,
p. 37-55].

[23]

« L’idéal serait de donner un potlatch et qu’il ne fût pas rendu » [Mauss,


1973, p. 212].

[24]

Dans le contexte mélanésien par exemple, ils sont des « hommes de rien »
[Strathern, 1971, p. 205; Panoff, 1985].

[25]

À propos du thème de « la liberté et de l’obligation dans le don », Mauss


considère qu’« il ne suffit pas de constater le fait, il faut en déduire une
pratique, un précepte de morale » [ 1973, p. 262].

[26]

Selon Lefort, « le don qui intéresse Mauss est ce don à la faveur duquel des
hommes se rapportent les uns aux autres en se distinguant, en se percevant
chacun, l’autre de l’autre, et, en s’assurant, chacun, des repères de sa
position sociale, peut-être faudrait-il dire, de sa dignité, de son image
d’homme » [ 1993, p. 78].
Le rythme de la liberté. Guyau et la
suggestion identitaire
Dans Éducation et hérédité [1], Jean-Marie Guyau ( 1854-1888) affronte
l’antinomie fondatrice de la notion d’identité. L’éducation postule en effet
la possibilité de modifier ce dont le sujet se fait « un propre ». Elle relève
d’une pratique. L’hérédité limite chacun aux frontières qu’il tient de son
milieu ou de ses gènes. Sa construction est donnée. À l’interface, la façon
dont le moi s’explique devant les autres ou à lui-même.

« Notre moi n’est qu’une approximation, une sorte de suggestion


permanente;

il n’existe pas, il se fait, et il ne sera jamais achevé. Nous ne réussirons

jamais à ramener à une unité complète, à subordonner à une pensée ou

volonté centrale tous les systèmes d’idées et de tendances qui luttent


en

nous pour l’existence. Toute vie est une déformation, une


déséquilibration,

poursuivant, il est vrai, une forme nouvelle et un nouvel équilibre. Les

malades chez lesquels la personnalité se dédouble, devient même


triple,

nous offrent, avec un grossissement, le phénomène qui se passe


couramment

en nous-mêmes : la coexistence de plusieurs centres d’attraction dans


notre
conscience, de plusieurs courants qui nous traversent et dont chacun,
s’il

n’était plus limité par un autre courant, nous submergerait et nous


emporterait.

Notre moi n’est qu’une ligne de partage entre ces courants divers de
pensée

et d’action qui nous traversent. Au fond de chacun de nous, il y a


plusieurs

moi dont l’équilibre mouvant constitue ce que nous croyons être notre
vrai

moi, et qui n’est en somme que notre moi passé, la figure dessinée par
la

moyenne de nos actions et pensées antécédentes, l’ombre que nous


laissons

derrière nous dans la vie. Ce moi-là n’est le nôtre que selon la mesure

notre passé détermine notre avenir; et rien n’est plus variable que cette

détermination de l’avenir d’un être par son passé. Notre corps, il est
vrai,

nous sert de point de repère, c’est la base de notre personnalité. Mais le

corps n’est lui-même pour nous qu’un système de perceptions,

conséquemment de sensations, qui, à un point de vue plus profond, se

réduisent à un système de tendances favorisées ou contrariées : notre

corps est constitué par une coordination d’appétits de toutes sortes


dans
un équilibre instable; il n’est que le rythme suivant lequel ces appétits
se

balancent. Sans la loi de l’habitude et de l’économie de la force, par


laquelle

un être tend toujours à se répéter lui-même, à projeter en avant sa


propre

image, à reproduire son passé dans son avenir, nous perdrions notre
moi à

chacun de nos mouvements, nous serions sans cesse à la recherche de


nous-

mêmes. Notre moi est donc une idée, et une “idée force” qui maintient
notre

identité sans cesse menacée de disparaître dans les phénomènes


particuliers

et présents; c’est un groupement régulier de possibles conscients ou

subconscients. Ce que nous désignons sous le nom d’état de repos, ce


sont

ces moments où ces possibles se font équilibre. L’action est la rupture


de

cet équilibre, et comme toute rupture d’équilibre exige un effort, il faut

toujours que le possible qui l’emporte triomphe d’une certaine


résistance

pour mettre la machine en mouvement : nous sentons cette résistance,


et

c’est pourquoi le début de toute action volontaire a toujours quelque


chose
de pénible. En même temps, tout effort volontaire est un germe
d’énergie

morale, une éducation, un commencement de constitution morale dans


le

sujet, abstraction faite de l’objet auquel il s’applique [2]. »

Un siècle plus tard exactement, Antonio Damasio reprend la même intuition


et l’expose en suivant le même plan. Après avoir lui aussi évoqué les
personnalités multiples, il focalise son attention sur « le corps » : « Lorsque
nous découvrons de quoi nous sommes faits et comment nous sommes
assemblés, nous découvrons un processus sans fin de construction et de
démolition [… ] Il est stupéfiant que nous ayons le moins du monde un
sentiment de soi, que nous ayons [… ] une certaine continuité de structure
et de fonction qui constitue l’identité, certains traits stables de
comportement que nous appelons une personnalité [3]. »

Là où Guyau parle de coordination d’appétits, d’effort, de représentations


d’actions, Damasio recourt à ce qu’il appelle l’agentivité, un potentiel
d’activité mobilisé, interprété en fonction d’expériences passées… De l’un
à l’autre, la connaissance des phénomènes constitutifs tels que mémoire,
émotion, décision, renouvellement, usure, ont beaucoup progressé, sans
toutefois que le microscope, la chimie, l’imagerie cérébrale, la génétique
dissipent le mystère de la « bonne forme » prise, choisie par notre identité.

Guyau peut toutefois encore nous enrichir. D’un certain étonnement, déjà.
Notre moi n’existe pas, il se fait. Et voilà comment cinquanteans avant qui
vous savez, l’existence précéda l’essence. Mais pour Guyau, nominaliste
convaincu, qu’on fasse « être » les gens, les choses ou se fasse être, l’affaire
est depuis longtemps classée. Lui importe, en revanche, la façon dont ces
« êtres » en viennent à exister. Le moi, par exemple, à la fois sujet et objet,
se fait au rythme [4] des choix qu’il opère et que j’assume – ou que j’opère
et qu’il assume… Des choix qui nous conduisent dans un monde que nous
réalisons par là même et qui nous réalise aussi. Dont la réalité se fait
d’autant plus nôtre qu’elle demande un effort [5]. Un effort que Guyau
pense en sociologue. Solipsisme exclu. La « petite fabrique de soi [6] » se
fait en ou de concert.
Approximation constante, donc. Mais Guyau ne s’en tient pas là.

Attention : approximation suggérée, dit-il. Voyons cela de plus près.

Le premier chapitre d’Education et hérédité s’intitule « La suggestion et


l’éducation comme modificateurs de l’instinct moral ». La « suggestion
nerveuse », l’hypnose, est alors en vogue. Tirant un parti audacieux de
CharcotetCie, Guyau en vient à conclure que « la société est une suggestion
réciproque ». N’est-ce pas ce qui s’appelle ouvrir la boîte de Pandore ?

Suggérer par l’exemple certains comportements de base qui font l’identité


pratique [7], passe encore. Mais les principes, les valeurs ? Ne sont-ils
retenus eux aussi, comme de vulgaires objets, qu’en raison de leur force
suggestive ? Pour Guyau, aucun doute. Parmi bien d’autres citations
possibles allant dans le même sens, celle-ci : « De même que l’idée de
liberté nous détermine à agir comme si nous étions libres, l’idée de l’amour
nous invite à agir comme si les autres nous aimaient et comme si nous les
aimions réellement. » Admettons. Mais d’où, de quoi cette suggestion
intériorisée tient-elle sa force ?

Réponse au chapitreII, 3 : « Pouvoir engendrant devoir ». Ce n’est pas parce


que les choses auxquelles nous croyons sont vraies que nous les devons,
mais parce que notre pouvoir, en les rencontrant, s’épanouit dans la joie.
« L’action morale est [… ] comme le son qui éveille en nous le plus
d’harmoniques, les vibrations les plus durables en même temps que les plus
riches. » De là à voir dans l’obligation morale une obsession raisonnée, qui
s’ordonne autour de « joies » ou « jouissances » à travers lesquelles « nous
sentons, nous éprouvons, comme dirait Spinoza, que notre personnalité peut
se développer toujours davantage, que nous sommes nous-mêmes infinis
pour nous, que notre objet d’activité le plus sûr est l’universel [8] »…

La petite cuisine de l’humaine identité ne doit pas seulement sa réussite,


toujours provisoire, à la synthèse qu’elle opère à partir d’ingrédients et de
temps de cuisson divers. Elle la doit aussi aux idées qu’elle suggère, dont
elle donne le goût, qui cherchent une force, un ordre, leur force, leur ordre,
dans l’anomie générale, une anomie de fait. Par là même elle ordonne,
engage, s’engage, contracte avec les « spéculations [9] » qu’elle risque au
sujet de ce qu’il en « est » des autres, des choses, des puissances
supérieures, de soi. Des spéculations qui participent idéalement,
esthétiquement, de son propre.

L’homme engage l’humain, dira sobrement Sartre. Il arrive, hélas, que le


dialogue avec les êtres que l’esprit crée se change en monologue, repris par
un chœur unanime. Il cesse tout à coup de suggérer. Il ne « spécule » plus.
Je n’ai plus rien à apprendre, même pas de mon hérédité. Mon rythme prend
une régularité mortelle [10]. Je suis au double sens de suivre et d’être –
autant dire un autre. L’homme encage l’humain. Le réalisme a pris le
dessus. Devoir précédant pouvoir : l’identité assujettie.

Notes

[1]

Sous-titre : Étude sociologique. C’est le dernier ouvrage – posthume (publié


chez Alcan en 1899) – de Guyau.

[2]

Chap. II, « Genèse de l’instinct moral, part de l’hérédité, des idées et de


l’éducation » [p. 46-47 – les italiques sont de Guyau].

[3]

Le Sentiment même de soi, Odile Jacob, 1999 [p. 148-151].

[4]

Allusion probable à Héraclite, « Panta rhéï », « tout s’écoule », « on ne se


baigne jamais deux fois dans un même fleuve ». Le grec, dont Guyau a une
maîtrise parfaite, connote « un rythme ». Le pendule est utilisé [p. 54 sq.]
comme métaphore pour introduire au dessin d’une « forme » qui dépasse le
sujet : « Chacune des oscillations de la vie individuelle laisse derrière elle
un reflet de l’universel : la vie, en gravant dans le temps et dans l’espace sa
propre histoire intérieure, y grave l’histoire du monde [… ]. » À la demande
de Guyau, ce passage figure en note dans la réédition de L’Esquisse d’une
morale sans obligation ni sanction [p. 98-101 – 1re édition en 1867].
[5]

Point sur lequel Maine de Biran ( 1866-1824) s’est longuement attardé (le
cogito biranien est un volo).

[6]

Cf. Jean-Claude Kaufmann, L’Invention de soi, A. Colin, 2004.

[7]

Cf. la préface de Lévi-Strauss à Sociologie et anthropologie de


MarcelMauss, PUF, 1950 [p. XIV ].

[8]

Deuxautres citations allant dans le même sens et d’inspiration plus


franchement sociologique : « Tout être qui n’est pas monocellulaire est sûr
de posséder quelque chose de bon, puisqu’il est une société embryonnaire,
et qu’une société ne subsiste pas sans un certain équilibre, une balance
mutuelle des activités. » « Celui-là est le meilleur qui a le plus conscience
de sa solidarité avec les autres êtres et avec le Tout. »

[9]

Guyau, L’Irréligion de l’avenir, 1887 (notamment p. 328).

[10]

Nos derniers battements de cœur sont, dit-on, d’une parfaite régularité.


Etat, don et revenu de citoyenneté
Les politiques sociales conçues en termes de garantie d’un revenu de base
en faveur des secteurs les plus défavorisés de la population semblent
présenter, surtout dans les pays du Sud, un caractère ambivalent qui doit
être pris en compte par les responsables publics, mais aussi par les
populations qui bénéficient de ces politiques. Cette ambivalence réside dans
le fait que ces politiques sociales peuvent tout aussi bien contribuer à
soutenir des actions collectives, locales et émancipatrices pour une partie
des bénéficiaires que, à l’opposé, renforcer un sentiment diffus de passivité
et de dépendance par rapport à l’action étatique. Qu’est-ce qui explique que
des résultats aussi diamétralement opposés puissent émerger des mêmes
politiques sociales ?

Considérons pour commencer l’argument d’Alain Caillé, un auteur qui se


préoccupe des conséquences de ces politiques pour le jeu démocratique à
partir d’une approche par le don. Le « paradigme du don » se différencie
des autres paradigmes dominants dans la modernité – le holisme, qui met
l’accent sur les obligations de l’État, et l’individualisme, qui accorde à
l’intérêt et au marché une place centrale – dans la mesure où il fait du
paradoxe non un problème, mais comme une explication, comme
l’explication même, l’exigence théorique centrale de toute action sociale
[Caillé, 2000]. C’est-à-dire qu’à tout instant surgit un dilemme
insurmontable entre donner ou ne pas donner, recevoir ou ne pas recevoir,
rendre ou ne pas rendre; et entre donner (recevoir, rendre) à la fois
librement et obligatoirement, par intérêt et par désintéressement. Les enjeux
théoriques, politiques et moraux qui sont au cœur de la discussion sur la
réforme de l’État et sur l’émergence du don de citoyenneté s’y lisent
clairement : dans le cadre du paradigme du don, l’ambivalence évoquée ci-
dessus ne constitue pas la source d’une contradiction indésirable, mais se
présente au contraire comme la condition même de l’action sociale et la clef
des réformes politiques et morales à promouvoir.

La contribution première du paradigme du don à cette réflexion a trait à


l’importance de la critique anti-utilitariste pour repenser les conceptions
courantes en matière de revenu de base. Caillé rappelle que si le revenu de
base n’est pas considéré comme un revenu de citoyenneté, mais comme un
revenu minimum (au sens quantitatif), il court le risque de dévier du sens
originel du don, qui est de produire le lien social moderne en rendant à la
démocratie elle-même le bien reçu. Si le caractère paradoxal du don
disparaît dans un imaginaire utilitariste, le côté généreux des politiques
sociales disparaît fatalement au profit des anciennes modalités du pouvoir
telles que le clientélisme ou au profit des logiques d’exclusion. On court le
risque de transformer l’action gouvernementale en assistance des pauvres et
par conséquent d’empêcher l’exercice de la citoyenneté démocratique.

« Le fait de ne pas exiger de retour ne signifie pas et ne doit surtout pas


signifier qu’on n’en attend pas. Si en effet aucun retour [pour la
démocratie]n’était attendu, alors le don, symbolisant un mépris insondable
envers ses bénéficiaires supposés, serait bel et bien un don qui tue, un don
poison ( Gift/Gift), un concentré redoutable de la violence collective
exercée à l’encontre de la minorité des exclus » [ ibid., p. 116-117].

À partir de cette première approche, nous pouvons en développer une autre,


à savoir que l’institution d’un revenu de citoyenneté ne pourra pas être
couronnée de succès si elle est jaugée à l’aune des critères de légalité de
l’action gouvernementale ou de la compétence technique et bureaucratique
des fonctionnaires de l’État ou des ONG qui mettent elles aussi en place des
politiques sociales. Sur la base de ces seuls critères (on pourrait parler d’un
anti-utilitarisme bureaucratique), on ne peut pas comprendre les efforts
extraordinaires faits dans différents pays du Sud pour réorganiser des
appareils étatiques archaïques, centralisateurs et incapables de répondre aux
demandes d’une société civile complexe et largement mondialisée. Il faut
donc aller au-delà de la simple obligation bureaucratique ou de la valeur
technique fétichisée des fonctions administratives et planificatrices pour
chercher d’autres fondements – moraux et politiques – pour ces États qui
continuent à jouer un rôle central dans l’organisation de la nation. « La
seule voie qui s’ouvre à nous est donc celle qui consiste à effectuer dans
l’ordre politique une mutation symbolique, morale et spirituelle de même
ampleur que celle qui a été accomplie en leur temps par les grandes
religions universelles » [p. 119].
On doit donc chercher ailleurs que dans une pensée contractualiste de la
démocratie – et tout particulièrement dans les pays où l’État continue à
occuper un rôle central dans l’organisation de la vie du pays : dans une
conception de l’appareil étatique qui ne soit pas minimaliste – l’État en tant
que régulateur fonctionnel des conflits – mais qui développe l’idée d’un
État qui, avant d’être régulateur des conflits, soit redistributeur des biens
collectifs. Cet État, en tant que système politique, administratif,
institutionnel et juridique, trouve sa source de légitimité historique et
sociologique au moment où il rend à la société les ressources (impôts et
taxes) qu’il est allé prélever auparavant pour organiser l’économie publique
et la sphère politicoadministrative. La reconnaissance de cette dette par les
responsables publics n’est pas de maigre importance. Elle constitue un
moment significatif pour la mise en place d’un pacte de pouvoir entre l’État
et la société, pacte dont la matérialité révèle la force du don en tant
qu’opérateur symbolique par excellence du travail d’organisation de l’idée
de nation démocratique dans un monde globalisé.

La discussion sur le revenu de citoyenneté doit donc fondamentalement


prendre appui sur cette idée que le paradigme du don impose
nécessairement « une mutation symbolique, morale et spirituelle de l’État »,
selon laquelle le revenu de base ne devient revenu de citoyenneté qu’à
partir du moment où l’État se montre solidaire et généreux dans l’exercice
de sa fonction. Il ne s’agit pas ici d’une générosité de type caritatif (comme
celle qui apparaît subtilement, par exemple, dans les discours contre la
pauvreté de la Banque mondiale), mais de cette générosité née de la
conscience des gouvernants que l’État a contracté une dette envers la
société. Cette dette est avant tout symbolique. Elle naît du pari de confiance
fait à l’origine par les membres de la société quant aux vertus régulatrices et
redistributrices de l’appareil d’État. Pari sur le potentiel moral du système
politique, permettant l’émergence d’un système étatique capable de réguler
la société nationale à partir de critères de justice sociale, d’universalité et
d’équité. Mais cette dette est également matérielle et économique dans la
mesure où le transfert de richesses de la société vers l’État afin d’organiser
l’économie publique engendre inévitablement une situation qui a des
répercussions directes sur les attentes des acteurs sociaux à l’égard de la
gestion publique.
La générosité et la solidarité auxquelles nous faisons allusion sont donc
liées à une certaine exigence morale et politique inscrite dans la structure
même de l’État. La compréhension par ses agents de cet engagement de
l’État envers la société – dans laquelle lui, l’État, se matérialise – constitue
la principale justification pratique de la nécessité d’une part, de préserver
des canaux de participation permettant à la société d’intervenir dans
l’appareil d’État, et d’autre part, de garder toujours vivante la préoccupation
des décideurs publics de ne pas prendre des décisions qui pourraient
compromettre ce lien organique entre les espaces de la politique et ceux de
la société.

Le fait que les acteurs sociaux soient conscients de la valeur morale,


politique et symbolique de cette relation entre l’État et la société favorise,
en même temps, l’émergence d’une confiance mutuelle parmi les
récipiendaires de l’action étatique, et y fait naître le désir de prendre part à
des actions collectives et civiques horizontales qui renforcent la vitalité de
la citoyenneté démocratique. En bref, le passage de l’idée d’un revenu de
base à celle d’un revenu de citoyenneté ne peut s’effectuer que si se produit
une modification de l’attitude morale des dirigeants, avec des conséquences
à tous les niveaux – conception et exécution des programmes d’une part,
contrôle et participation des acteurs sociaux locaux d’autre part.

Bien sûr, cette discussion exige un agenda qui fixe certaines thèses centrales
et permette de situer les défis et les cheminements nécessaires du débat sur
la réforme morale de l’État, prélude à des changements politiques et
sociaux plus profonds dans le contexte post-néolibéral qui se dessine
subtilement à l’horizon. Et pour commencer, comment penser le rapport
entre le don et l’État ?
LE DON DE CITOYENNETÉ
Le don est un mot qui n’est pas toujours facile à traduire. En portugais, il
est en général associé à l’imaginaire catholique de la charité et du miracle.

Ou, dans une direction contraire, à ce que l’on appelle dans les sciences
sociales « la culture du clientélisme ». Bien que de telles interprétations
puissent correspondre à certaines pratiques de don dans un cadre religieux
ou politique, elles ne rendent pas compte de la signification
anthropologique profonde du terme. Le don constitue une modalité
complexe d’échange de biens et de services qui favorise le lien social et qui
a comme signe distinctif principal de se développer en trois temps : donner,
recevoir et rendre.

Pour certains théoriciens du don [2], l’idée d’un don de citoyenneté fait par
l’État peut probablement paraître étrange… La première objection possible
tient au fait que, tandis que le don constitue un système relativement
spontané, fondé sur des règles flexibles et paradoxales [3], nécessaires pour
permettre des changements dans l’attitude des acteurs impliqués, l’État
fonctionne à partir de règles rigides, son premier objectif étant justement
d’éviter qu’il y ait un excès de manipulation de la part des personnes
impliquées. Pour ce faire, il instaure la figure de l’intermédiaire, les
dirigeants publics, dans le but de fixer et de contrôler les modalités de
l’échange entre les parties, d’éviter que ne s’entre-mêlent le sens de la
norme juridiquement sanctionnée et l’intérêt interpersonnel, qui se révèle
notamment par l’amitié [4] [Godbout, 1992, p. 90].

D’emblée, il faut observer que l’État apparaît pour remplacer le don comme
système régulateur de la vie sociale. Grâce au mécanisme de l’appropriation
obligatoire des richesses sociales des citoyens (les impôts), l’État crée une
économie publique, monétaire et non mercantile [ cf. Laville, 2001] qui lui
permet de mettre en place certains mécanismes de transfert des richesses
par la redistribution. Selon Godbout [ 1992, p. 87], à un certain moment de
l’histoire, l’État remplace le don comme système régulateur de la vie
sociale parce qu’au travers de transferts directs et indirects, il assume des
responsabilités qui libèrent les membres des réseaux de socialisation
primaire de leurs obligations mutuelles. L’appareil d’État remplit son rôle
avec succès dans cette tâche d’organisation de politiques collectives quand
il réussit à créer une économie publique relativement autonome et justifie
ainsi le rôle de l’État comme intermédiaire anonyme, situé hors des
relations sociales.

Pourtant, il nous semble que Godbout exagère le processus de substitution


de la fonction étatique au don. Car bien qu’ils poursuivent des buts bien
différents – le système bureaucratique-légal assurant l’égalité et
l’universalité des droits, le système du don se chargeant des particularités
afférentes aux modes d’organisation des pratiques interpersonnelles et des
liens sociaux –, les deux systèmes présentent des liens historiques et
sociologiques qui doivent être soulignés si l’on veut comprendre pourquoi,
finalement, le don survit dans les interstices de l’État. De tels liens peuvent
se résumer de la manière suivante : du point de vue historique, il surgit
comme régulateur de second ordre, remplaçant le don dans des
circonstances où il est préférable que l’influence des relations
interpersonnelles soit minimisée et que se maximise au contraire
l’intermédiation impersonnelle et fonctionnelle. Mais ce faisant, il n’en
continue pas moins à dépendre de sa source première de légitimité, qui est
l’enjeu proprement social.

Du point de vue sociologique, pourtant, on perçoit que dans certaines


circonstances, fréquentes dans le contexte mondial actuel, l’État cesse
d’exercer sa fonction d’intermédiaire légitime, se séparant ainsi de la
sociétécommunauté qui le légitimait [5]. Et si l’État ne répond pas de façon
adéquate aux exigences de la société, celle-ci cherche à organiser d’autres
systèmes de pouvoir, quand bien même ceux-ci ne présenteraient pas une
forme démocratique. (Ce que l’on peut observer actuellement dans les
favelas du Brésil par exemple, lorsque les trafiquants établissent des
systèmes de pouvoir antiétatiques fondés sur des liens d’obligation mutuelle
assez efficaces.) Par conséquent, les dirigeants publics ont tout intérêt à
renforcer les liens entre l’État et la société s’ils veulent promouvoir des
politiques qui puissent tout autant favoriser une participation politique
démocratique que s’opposer à l’émergence de ces contre-pouvoirs
extrêmement dangereux pour l’unité nationale comme pour la survie des
institutions politiques. Cela mène naturellement l’État à repenser sa place
historique dans l’organisation de la nation et à tenir compte de la
complexité sociale dans les réformes destinées à moderniser son appareil
administratif pour répondre aux nouvelles exigences de la société nationale
dans un monde globalisé. Mais ces réformes, il faut le souligner, avant
d’être techniques sont surtout morales et politiques.

C’est un point de départ important pour changer de paradigme dans le


domaine politique; mais ce changement ne peut pas s’opérer si ne
s’accomplit pas un changement de paradigme dans le champ des sciences
sociales.

Il nous faut donc aller plus avant dans la compréhension des apports du
paradigme du don dans ce débat sur la nature de l’État et sur la possibilité
d’une réforme morale et politique ouvrant au don de citoyenneté.

Godbout signale deux situations dans lesquelles l’État entre dans une crise
provoquée par son excès d’autonomisation par rapport aux systèmes
sociaux de base. L’une d’elles se produit quand la fonction d’intermédiation
de l’État enfle au point de faire disparaître le don au sein du système public
– quand, par exemple, l’importance excessive de la bureaucratie bloque la
circulation des dons et contre-dons. La crise de l’État-providence nous
enseigne que « la solidarité étatique a des limites qui s’expliquent par le fait
que l’État instaure un type différent de circulation, caractérisé par
l’hypertrophie de l’intermédiaire : situé en dehors du système de don, celui-
ci tend à répandre son propre système, ses propres valeurs » [Godbout,
1992, p. 89]. Mais une autre situation de crise peut survenir quand l’État
s’arroge, outre ses fonctions d’intermédiation et de redistribution, le droit
de gérer les services publics – services sociaux, services de santé,
d’éducation, etc. – en remplaçant effectivement tous les systèmes
interpersonnels du don et de la réciprocité (famille, voisinage, etc.) qui,
traditionnellement, prenaient en charge ces fonctions. L’expansion de ce
rôle de prestataire de services (qui se substitue aux réseaux sociaux) a
invariablement conduit l’État à oublier sa mission de redistribution des
richesses collectives – d’agent qui a l’obligation de rendre ce qui ne lui
appartient pas et qui a été pris « de force » aux membres de la collectivité
(même si une telle violence institutionnelle s’exerce pour la bonne cause :
la nécessité de mettre en place des mécanismes d’égalité et d’universalité à
l’intérieur de la société).

Il arrive donc qu’à accroître ainsi son rôle de prestataire de services, l’État,
à travers son corps de fonctionnaires, finisse par oublier les justifications
initiales de son existence politique, juridique et administrative. Une telle
situation s’aggrave quand l’État cherche à remplacer sa fonction
redistributrice initiale par une fonction productive visant à inscrire
l’appareil d’État dans un modèle utilitariste et productiviste proche de celui
du marché. De pareilles initiatives amplifient la crise de l’État; ainsi de
diverses propositions parrainées par le FMI et qui rencontrent un écho
favorable chez certains économistes des pays du Sud, telles celles de
l’autonomisation des banques centrales, de la création de fonds de pension
en dehors du système de retraites public, de l’adoption de critères
utilitaristes de productivité en matière de politiques sociales (ce qu’on
appelle, dans un bel euphémisme, la « focalisation »).

À partir d’un certain moment, l’État a remplacé le don dans le système de


redistribution des ressources collectives, favorisant l’organisation de la
nation moderne, surtout dans les pays périphériques. Aujourd’hui, le défi
est de savoir comment le don peut aider à repenser la place de l’État dans
un monde dominé par une idéologie utilitariste qui met sévèrement en cause
son rôle redistributeur traditionnel. Pour relever ce défi, nous allons voir
comment les propositions d’A. Caillé pour penser le don de citoyenneté
peuvent s’appliquer à la discussion sur la réforme morale de l’État.
LES CINQ THÈSES D’A. CAILLÉ
Selon A.Caillé, si le revenu de base ne se présente pas comme un revenu de
citoyenneté mais seulement comme un revenu minimum, la politique
gouvernementale court le risque de contribuer à l’avènement d’une
« mentalité d’assistés » chez des individus qui se considèrent comme les
titulaires légitimes de droits sans obligations.

Pour que le revenu de base ne se convertisse pas en un mouvement qui aille


à l’encontre de la citoyenneté, il faut d’abord bien comprendre que le
remède n’est pas seulement d’ordre technique : « Les mesures d’ordre
technique les plus irréprochables doivent courir à l’échec si elles ne
s’appuient pas sur une vision éthique et politique qui leur donne sens »
[Caillé, 1992, p. 256-257]. Corollaire : les chances de succès de l’adoption
d’un revenu de base dépendent directement de la réélaboration de la notion
de citoyenneté. Cela signifie qu’un tel revenu de base doit être vu non pas
comme une solution technique et économique, mais comme une solution
politique et morale. En ce sens, l’auteur propose que l’idée d’un revenu de
base soit conditionnée à cinq points : 1° le revenu de citoyenneté doit
contribuer à desserrer le carcan de l’imaginaire utilitariste-fonctionaliste; 2°
son instauration doit aspirer à un pluralisme effectif; 3°cette idée ne peut
pas s’exprimer uniquement dans la rhétorique des droits de l’homme; 4°elle
n’aura de sens véritable que dans une optique mondialiste; 5°l’idée d’un
revenu de base ne va pas sans une réflexion sur la création d’un revenu
maximal.

En premier lieu, la notion de revenu de base doit contribuer à une critique


de l’imaginaire utilitariste, et montrer qu’il est inconcevable de réduire
l’action sociale à un calcul des gains et des pertes. Si une telle réduction
peut expliquer le calcul comptable des entreprise sur le marché, elle est
totalement inadéquate pour éclairer la trame de la solidarité morale et
politique qui naît de la citoyenneté. Les études ethnographiques prouvent
que les sociétés archaïques restreignaient le temps dédié au travail (vu
comme de moindre valeur sociale) pour libérer du temps pour d’autres
activités dotées d’une plus grande valeur sociale – ludiques, créatives ou
rituelles.
De la même manière, cherchant à définir les trois types de vie appropriés à
l’homme, Aristote mettait en avant le plaisir, la politique et la théorie, mais
ne faisait pas référence au travail. Ainsi une politique du revenu de base ne
peut-elle pas prétendre resocialiser les exclus en se focalisant sur un
« travail imaginaire » au lieu d’explorer la multiplicité des objectifs
humains [ ibid., p. 258]. Et ces buts humains multiples ne peuvent pas être
définis par les seuls intérêts utilitaires pour diverses raisons : a) à ceux qui
soutiennent les avantages de l’intérêt économique, on peut rappeler
l’existence d’autres sortes d’intérêts (les intérêts de prestige, d’honneur, de
reconnaissance); b) à ceux qui glorifient « l’intéressement », on peut
souligner les avantages du désintéressement, de la gratuité; c) à ceux qui
pensent seulement à l’intérêt pour soi, on peut rappeler l’existence aussi
légitime de l’intérêt pour l’autre.

En deuxième lieu, cette notion de revenu de citoyenneté doit aspirer à un


pluralisme effectif et s’opposer à l’unidimensionnalité de la logique
utilitariste et fonctionnelle du travail, qui crée sans cesse de nouvelles
légions d’exclus. Exclusion qui ne concerne pas seulement l’accès au travail
et au monde de la consommation, mais qui est surtout sociale et
symbolique, dans la mesure où cette logique utilitariste délégitime tout ce
qui ne relève pas directement et exclusivement du registre de la
fonctionnalité et de la productivité. « Et c’est là que réside la justification
essentielle d’un revenu de citoyenneté. Il offre les bases matérielles
minimales d’une possibilité de choisir entre travail et revenu d’une part,
loisir et moindre revenu d’autre part. Du jour où les plus riches
commenceront à pouvoir croire que les moins riches ne le sont pas
seulement par fatalité, faillite ou stupidité, mais parce qu’ils privilégient
d’autres valeurs et d’autres types de vie, intrinsèquement désirables, parce
qu’ils refusent de se soumettre à la seule nécessité matérielle, alors nous
échapperons peut-être à la barbarie » [p. 259].

Ici encore, on voit que la réforme morale de l’État envisagée exige un


changement de paradigme qui ne peut pas être expliqué dans les limites des
thèses développementistes. Il faut dépasser les mythes de la modernité tels
que celui du progrès, pour intégrer l’idée de pluralité, non comme une
menace pour l’ego moderne mais comme la seule possibilité
d’émancipation du sujet collectif.
En troisième lieu, le revenu de base ne peut pas être réduit à un imaginaire
fondé sur les droits de l’homme. Même si on considère que ces droits
doivent garantir à moyen terme l’idée d’un revenu de base, ils sont
inefficaces pour éviter que la politique gouvernementale ne soutienne, au
final, une logique assistancielle et contribue ainsi à une déresponsabilisation
généralisée. Ce danger ne sera écarté que si la subvention versée par les
plus riches aux plus pauvres n’est pas perçue comme un acte de bonté ou
d’humanisme juridique, mais comme une possibilité offerte aux exclus de
dépasser une socialisation par le travail qui existe seulement dans
l’imaginaire et de faire l’expérience de l’altérité. « Ce n’est ni par bonté ni
par humanisme juridique que les modernes riches doivent subvenir aux
besoins des pauvres. C’est, avant tout, par souci de laisser sa chance à une
altérité qui est la condition première de leur liberté et de la réalité de
l’expérience démocratique » [p. 261]. En effet, les droits de l’homme
renforcent toujours les préjugés sur le bien et le mal. Il faut dépasser cette
dualité morale d’inspiration chrétienne qui a justifié la colonisation
(civilisés contre barbares, Blancs contre Noirs, chrétiens contre non-
chrétiens, humain contre nature, etc.) pour établir une nouvelle condition
morale non dualiste et participative d’inspiration éco-sociale.

En quatrième lieu, le revenu de citoyenneté n’aura une base démocratique


et pluraliste effective que si se développe un mouvement de portée
mondiale en faveur de la citoyenneté démocratique. La politique constitue
la seule source de légitimation du revenu de citoyenneté et cette politique
ne peut pas se cantonner aux structures de pouvoir nationales. Et de la
même façon, le revenu de citoyenneté n’est pas l’apanage des pays riches :
ce raisonnement est faux parce qu’il prend la richesse matérielle pour le
fondement de la citoyenneté, alors que ce qui la légitime, c’est la politique.

« Ce n’est pas parce qu’on est riche et productif qu’il faut donner quelques
miettes aux plus démunis, mais parce qu’on affirme comme impératif
politique catégorique que tout homme doit être considéré comme un citoyen
et disposer des conditions matérielles minimales de la citoyenneté » [p.
261].

La condition de mondialisation posée ici par Caillé remet l’idéal de la


citoyenneté à une place symbolique qui ne soit pas tributaire des différences
de culture, de religion, de sexe ou d’ethnie. C’est la place de l’humanité
considérée comme la priorité de toutes les politiques, y compris celles du
marché et de l’État.

Enfin, conclut Caillé, si la création d’un revenu de citoyenneté était pensée


non comme une mesure purement caritative, juridique ou administrative,
mais comme un acte politique, il faudrait alors, à l’inverse, définir
symétriquement un seuil maximal à partir duquel l’excès de richesse met en
danger la démocratie – « ce qu’ont su faire toutes les démocraties
archaïques et traditionnelles » [p. 262]. En effet, les aspects sémantiques
sont très importants. Si quelqu’un parle de minimum, certainement le mot
maximum y est compris. Il faut alors faire attention à l’usage des mots de
façon à ne pas boucler ce qui devrait être un moyen de libération.
L’utilitarisme étant l’idéologie hégémonique actuelle, son fantôme est
toujours là qui dévie le sens anti-utilitariste des politiques favorisant
l’émancipation de la citoyenneté démocratique.

Ces cinqthèses proposées par Caillé pour penser le revenu de citoyenneté


doivent être complétées par d’autres réflexions relatives aux conditions
historiques et sociologiques qui expliquent pourquoi les responsables mais
aussi les destinataires des politiques sociales ont un commun intérêt à la
mise en place effective d’un revenu de citoyenneté qui soit démocratique (et
capable de répondre aux défis pratiques posés par ces thèses). Car la
condition pour que le revenu de base devienne un revenu de citoyenneté,
c’est la connaissance et l’appropriation des vertus du système du don par les
acteurs et les organismes impliqués dans l’élaboration et la mise en place
des politiques sociales.
ÉTAT, REVENU DE BASE ET OBLIGATION
DE REDISTRIBUTION
La compréhension du revenu de base comme revenu de citoyenneté est
nécessaire pour reprendre la réflexion sur le rôle de l’État dans
l’organisation de la vie sociale dans un contexte de mondialisation, car cette
discussion permet de confronter deuxtendances du débat intellectuel actuel.
L’une défend le revenu de base comme expression d’une intervention
gouvernementale à caractère caritatif, justifiée par un argument humanitaire
en apparence irréfutable : si les gens meurent de faim, qu’on leur donne à
manger; s’ils sont déguenillés, qu’on leur donne des vêtements; s’il y a des
gens sans travail, qu’on leur donne un métier, et s’ils n’ont pas de toit,
qu’on leur donne l’hospitalité. Pourtant, au-delà des apparences, cet
argument est conservateur et mesquin dans la mesure où il déplace la
discussion sur le sens de l’action étatique de son plan originel – l’obligation
de l’État de rendre par des politiques sociales ce qu’il collecte par la force
et les impôts – vers une orientation caritative (à travers laquelle l’État
apparaît comme celui qui transmet les aumônes des plus riches aux plus
pauvres).

L’autre tendance, qui essaie de relier l’idée de revenu de base à celle de


revenu de citoyenneté – et que je défends dans ce texte à l’aide des
arguments d’Alain Caillé –, cherche à sauvegarder la fonction redistributive
originelle de l’État (qui avant d’être purement monétaire ou caritative est
politique et éthique) : hors de cette fonction, inspirée du don, l’appareil
d’État ne peut pas contribuer à l’émancipation de la citoyenneté
démocratique. Les arguments qui prônent la soumission de la politique
étatique nationale à la logique de la mondialisation économico-financière
sont, par conséquent, fallacieux, dans la mesure où, pour répondre aux
pressions conjoncturelles des grands groupes financiers et des agences de
régulation internationale comme le FMI, ils laissent hors du débat un point
fondamental du point de vue moral : s’il ne remplit pas de manière
satisfaisante sa fonction redistributive ancrée sur l’universalité et l’égalité,
l’État connaît une disparition progressive de sa fonction symbolique
centrale, celle d’opérateur de la nation, ce qui est tout particulièrement
visible dans l’histoire des pays du Sud.

Il y a pourtant de bonnes raisons pour que l’État assume à nouveau


souverainement sa fonction redistributive à partir d’une nouvelle
compréhension du don, sans la soumettre à des critères productivistes (liés
en général aux intérêts du marché). La première raison est politique et a à
voir avec l’image négative de l’État (et des gouvernants) dans la société
politique et civile. S’ils percevaient que la défense des valeurs
productivistes a aussi des répercussions négatives sur le sens même de
l’appartenance nationale, s’ils réfléchissaient sur les raisons ontologiques
des attentes des acteurs sociaux quant à la mission de l’État, il est certain
que les gouvernements y regarderaient à deux fois avant d’accorder
politiquement le même poids aux intérêts économiques et financiers du
marché d’une part, et à l’engagement éthique et politique de l’État envers la
société politique et civile de l’autre [6].

La première motivation d’une politique sociale anti-utilitariste, suggérée par


Philippe Chanial et que nous pourrions qualifier d’éthique et humaniste, est
que des politiques telles que celle du revenu de base doivent être vues
comme inconditionnelles, puisque la valeur maximale de la société, c’est la
valeur des personnes (et cette valeur n’est pas négociable).

Sans cette inconditionnalité justifiée par le primat de l’être humain sur tout
autre motif, nous dit l’auteur, il n’existe ni citoyenneté démocratique ni don
de citoyenneté. « Le revenu inconditionnel assure, contre la logique de
l’assistanat, l’inscription de chacun dans un espace de reconnaissance
mutuelle. Mais, à la différence de la reconnaissance d’un simple droit, le
bénéfice de ce don place le donataire en position de donateur potentiel »
[Chanial, 2001, p. 361]. Se plaçant en position de donneur potentiel, le
donataire suscite naturellement chez les pouvoirs publics et les autres
membres de la collectivité l’espoir d’un retour de ce don de citoyenneté
transmis par l’État, sous la forme d’un certain civisme. Ainsi, continue
Chanial, « le don premier sollicite, librement et obligatoirement, un don
ultérieur, un don civique, susceptible de prendre a priori n’importe quelle
forme. C’est en ce sens que le don de citoyenneté est indissociable d’un
pari, pari indissociable de cette foi dans la coopération humaine que Dewey
plaçait au cœur de l’expérience démocratique. Pari de confiance, confiance
dans un retour possible qui ne renvoie à aucun devoir comptable d’utilité » [
ibid.]. Le second motif, de caractère politique et moral, qui justifie
l’importance d’un don de citoyenneté initié par l’État, est lié – comme nous
l’avons déjà évoqué plus haut – à la manière dont s’établit la dette de l’État
envers la société. Puisque la nature historique de l’État est associée à un
imaginaire de la dette – économique et financière, mais surtout symbolique
–, les dirigeants publics ont l’obligation primordiale de s’en acquitter et de
faire passer au second plan les dettes contractées à cause du mauvais
fonctionnement de l’administration publique.

Enfin, pour conclure, nous devons nous rappeler que l’obligation de l’État
de rendre à la société la richesse collective collectée par les impôts et,
surtout, d’être digne de la confiance des citoyens dans le caractère
régulateur de l’État (légitimé par les idéaux d’égalité et d’universalité), ne
doit pas être considérée comme une exigence fonctionnelle et abstraite.

Une telle obligation se matérialise dans la personne des dirigeants publics,


légitimes mandataires de la dette de l’État envers la société. Ces
gestionnaires ont par conséquent l’énorme responsabilité de transformer
qualitativement l’action publique, de façon à ce que l’action purement
bureaucratique et légale devienne une action solidaire de l’État en direction
des membres de la société.

Le don de citoyenneté implique donc d’une part, que les gouvernants et les
responsables de l’action publique en général ne soient pas seulement des
bureaucrates attentifs et des spécialistes compétents, mais qu’ils soient prêts
à prendre le risque de parier sur le potentiel de l’appareil d’État et sur sa
capacité à remplir adéquatement la mission éthique et politique présente
dans l’acte symbolique de sa fondation – acte qui est fondé sur une
première donation spontanée par les individus de leurs biens personnels en
vue de l’organisation d’une sphère politique commune. Ainsi l’attitude
première et fondamentale d’un dirigeant public est obligatoirement d’être
généreux. Obligatoirement, dans la mesure où il ne fait rien de plus que
remplir son devoir en choisissant de faire de l’action gouvernementale un
pari sur le don de citoyenneté. Généreusement, parce qu’il fait confiance à
l’intérêt des acteurs sociaux à rendre le bien public reçu à leur réseau social
et aux groupes d’appartenance, ou, plus généralement, à la démocratie par
le biais d’initiatives renforçant l’esprit associatif et civique dans la vie
locale.

D’autre part, il est aussi fondamental que les destinataires de la donation


gouvernementale comprennent que cette donation ne résulte pas d’une pure
obligation légale, mais qu’elle contient, comme dirait Mauss, un
« sentiment d’estime mutuelle », qui est à la base du projet démocratique. À
partir de ce moment, il est possible de comprendre que les politiques
publiques comme celles d’un revenu de base doivent être organiquement
généreuses et solidaires dans les pays du Sud, pour que ceux-ci puissent
émanciper la citoyenneté démocratique dans un laps de temps plausible. Et
non pas pour des raisons caritatives, mais parce que c’est le seul moyen
pour l’État de stimuler la confiance et l’intérêt des acteurs sociaux à se
montrer également solidaires et généreux dans ces pays.

BIBLIOGRAPHIE

CAILLÉ A., 1989, Critique de la raison utilitaire, Paris, La


Découverte.
– 1992, « Fondements symboliques du revenu de citoyenneté », La
Revue du MAUSS (trimestrielle), n° 15-16.
– 2000, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Paris, Desclée de
Brouwer.
CHANIAL P., 2001, Justice, don et association. La délicate essence de
la démocratie,
Paris, La Découverte/MAUSS.
GODBOUT J., 1992, L’Esprit du don, Paris, La Découverte.
LAVILLE J.-L., 2001, « A economia solidária na Europa », in
FERREIRA B., MARTINS
P. H. (sous la dir. de), Revista Sociedade e Estado : dádiva e
solidariedades urbanas, Departamento de Sociologia da UNB.

Notes

[1]
Cet article a été tout d’abord rédigé en vue de préparer une discussion dans
le cadre du Colloque national des sociologues brésiliens (septembre 2003)
lors d’une session sur le revenu minimum animée notamment par le
sénateur Suplicy, défenseur de longue date d’un projet d’allocation
universelle et dont les propositions ont été officiellement retenues il y a
quelques mois par le gouvernement brésilien comme fondement
symbolique général de ses politiques de lutte contre la pauvreté. Dans la
pratique, les mesures adoptées sont très loin de l’instauration d’une
véritable allocation universelle inconditionnelle ( ndlr ).

[2]

Le premier auteur à systématiser cette théorie fut Marcel Mauss, l’un des
fondateurs de l’école française de sociologie, mais à partir de 1981, la
création en France du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les
sciences sociales) a stimulé une importante reprise des débats sur l’actualité
du don et son importance pour la fondation d’un nouveau paradigme dans
les sciences sociales.

[3]

Les quatre pôles du don (intérêt/désintéressement/ obligation/liberté)


permettent de penser l’action sociale comme une obligation collective
absolue, mais flexible dans son mode d’apparition, d’expansion et de reflux.
Personne n’est obligé de donner ou de faire quelque chose pour les autres,
mais il y a intérêt à le faire en vue de créer/maintenir le lien social. De la
même façon, personne n’est obligé d’accepter quelque chose d’un tiers,
mais à partir du moment où il le fait de façon libre et spontanée, l’acteur
social se voit pris dans une contrainte collective qui le conduit à donner de
la continuité à l’action en faisant circuler le don. Selon Mauss, cette règle
est invariable, présente dans toutes les sociétés humaines. Découvrant cette
règle basique, révélée par sa symbolique et non par son aspect matériel,
Mauss écrit : « Nous croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur
lesquels sont bâties nos sociétés [… ]» [ 1989, p. 148].

[4]
Le cas de l’État brésilien est intéressant pour penser cette imbrication
historique entre le système interpersonnel du don et le système
bureaucratique-légal de l’appareil d’État. Une telle imbrication est
moralement condamnable quand elle permet une appropriation du bien
public par les intérêts privés. Mais si la présence du don au sein de l’État a
une connotation négative, favorisant la corruption du système, il existe un
autre aspect, positif celui-là, qu’il faut souligner et qui apparaîtra plus
clairement dans la suite du texte. Le sens positif du don à l’intérieur de
l’État est justifié par l’importance de maintenir une relation de confiance
entre les acteurs sociaux qui se trouvent hors de l’appareil d’État et les
gestionnaires publics qui sont à l’intérieur. On peut aussi dire qu’il existe un
échange important au plan symbolique entre l’étatique et le privé sans
lequel l’État perd sa légitimité d’institution privilégiée pour s’occuper de la
redistribution des richesses sociales collectives.

[5]

Dans le cas de l’État moderne, l’intervention de l’État a la particularité de


transformer un acte gratuit en un travail non payé. Procédant ainsi, l’État
déconstruit le don, l’insérant dans un modèle d’équivalence monétaire.

[6]

L’exemple de l’Argentine est éclairant. Au début des années quatre-vingt-


dix, le gouvernement Menem a cru naïvement que dans une planète
globalisée, les capitaux financiers allaient circuler spontanément entre
Buenos Aires et New York puisque la différence entre centre et périphérie
était en train de disparaître. Pour faciliter les choses, les Argentins ont suivi
comme des bons élèves les recettes du FMI en ce qui concerne la
déréglementation des fonctions étatiques et la diminution de la souveraineté
de l’État en tant qu’organisateur de la nation. Les résultats catastrophiques
de l’application du modèle libéral y ont démontré le caractère
problématique de ces thèses utilitaristes pour la modernisation des pays du
Sud.
Histoire contemporaine d'un
cochon sans histoire
J’ai été un cochon ordinaire, né d’une truie Sigma-Archi + et d’une
paillette de verrat issu de croisements de lignées très composites; 170 jours
après ma naissance, je suis mort dans un abattoir industriel ainsi que 6 000
de mes congénères ce jour-là au même endroit. Notre vie n’a pas fait
d’histoires; elle a suivi les procédures et le timing prévus par les
scientifiques et les techniciens. Les éleveurs et les salariés que j’ai croisés
acceptent les procédures du travail industriel eux aussi et leur vie en est
tout entière imprégnée. Durant ma courte existence, je n’ai pas eu à subir
de leur part de brutalités « inutiles » – presque pas –, et d’ailleurs, pour ma
part, je n’ai fait de misère à personne. J’ai bien davantage souffert de
l’ennui, de la violence de l’indifférence et du déni de ma vie d’animal. Mais
parce que je suis vivant, j’ai résisté, je ne suis pas devenu la chose qu’ils
voulaient fabriquer. Ils ont dû faire face à ma résistance; ils ont dû affronter
leur sensibilité.

***

Le bruit court dans Landerneau que l’on en ferait aujourd’hui beaucoup, et


même beaucoup trop, pour les cochons. Au nom du « bien-être animal », et
par pur anthropomorphisme assurément, des âmes sensibles, mais
néanmoins fort revendicatives, exigent pour eux des conditions de vie
meilleures. « Mais quoi, s’insurgent certains représentants professionnels
avec une verdeur toute virile, qu’en avons-nous à battre du confort du
cochon ? Il est là pour qu’on le bouffe, on ne va pas se prendre d’affection
pour des trucs qu’on bouffe, quand même ! Un cochon, c’est pas un
chien ! » Pas un chien, pas un chien, je veux bien… Mais c’est quoi un
chien dans les pays où l’on mange les chiens ? Est-ce que c’est un cochon
industriel ?

*
Je suis né d’une truie Sigma-Archi et d’une paillette de verrat issu de
croisements de lignées très composites. On était quinze, mais deux d’entre
nous sont morts sans avoir vu le jour. Enfin le jour, je veux dire la lumière
électrique. Le moment venu, j’ai fait comme les autres, je me suis débattu
comme j’ai pu sur le caillebotis pour me traîner jusqu’aux tétines de la truie
qui venait de nous expulser. Je sais, je sais, théoriquement, ça s’appelle une
naissance et ça s’appelle une mère; mais dans notre cas, difficile de
revendiquer une quelconque maternité ou un lien – juste une pitié
réciproque peut-être. D’où je viens, la truie pour mettre bas est coincée dans
une cage à peine plus large et plus haute que ses propres dimensions; elle
peut seulement se lever et se coucher. Pas moyen pour elle de faire un nid et
de s’occuper de ses petits. On disposerait d’une machine à tétines à la
même température, cela ne ferait pas de différence. D’ailleurs, la salariée
nous a rapidement proposé du lait en poudre. Elle nous a mis le nez dedans
avec insistance pour que l’on considère bien vite la question alimentaire
sous son jour agro-alimentaire et pharmaceutique; la relation mère-petits, ce
n’est pas vraiment son problème. D’ailleurs, je la comprends : quand on a
une quarantaine de truies qui mettent bas en même temps, il n’y a pas de
temps à perdre ! Son objectif, ce n’est pas la vie, c’est la survie; et puis elle
pense à sa prime, c’est humain. Quant à la paternité, n’en parlons pas. Je me
balade depuis un bout de temps, sous une forme ou sous une autre, en
Orlando de la production porcine, et les verrats des OSP (Organisation de
sélection porcine) que j’ai rencontrés font vraiment un drôle de groin.

Leur activité essentielle consiste à se faire « prélever » par des types qui se
demandent quand même par moments à quoi ils jouent.

Sans mauvais jeu de mots, je crois qu’il avait les boules; il craignait que le
bistouri ne s’oriente malencontreusement vers son anatomie. Notre truie
était dans tous ses états de nous entendre hurler sans pouvoir rien faire. Elle
s’agitait dans sa cage en grognant. Les autres truies s’énervaient aussi. Il y
avait comme un climat tendu dans la salle. Ils ont fini par ranger leur attirail
de chirurgien. Leur chef est venu et leur a dit qu’il avait acheté à manger, vu
qu’il faudrait qu’ils restent travailler un peu tard; le boulot avait traîné
quand même, fallait rattraper. Ils sont partis. On s’est regardés, tout
raccourcis et tremblants qu’on était. On a entendu une petite voix qui
disait :
comment ça s’épelle « barbarie »?

Le décor de base était planté, j’ai attendu la suite. Eh bien, je n’ai pas été
déçu ! Je me suis d’abord retrouvé à la « nurserie ». Mais il n’y avait pas de
nurse. On était une quarantaine à aller et venir autour des mangeoires sur
des caillebotis en plastique. Il faisait chaud, c’était propre, terriblement
propre. Rien à renifler, rien à fouiller, rien à grignoter. Rien à faire que
manger, boire et dormir. J’ai bu, j’ai mangé, j’ai dormi. Je commençais à
m’embêter ferme. De temps en temps, un salarié passait rapidement en nous
regardant sans nous voir – pour remplir nos gamelles et vérifier qu’il n’y
avait pas de morts. Il y en avait. Des morts sans explication. Un jour, il y en
a eu plus que prévu et autorisé par les normes et on a vu rappliquer des
types emplastiqués des pieds à la tête. Ils ont discuté avec le chef en nous
regardant de travers, comme si on avait fait une grosse bêtise.

Ils avaient peur qu’une des nombreuses maladies qui peuvent nous tomber
dessus nous soit effectivement tombée dessus. Nous aussi, on les regardait.
Au début, on était contents de voir du monde, qu’il y ait un peu
d’animation. Mais ils trimballaient une drôle d’odeur et finalement on a eu
hâte qu’ils s’en aillent. On s’emmerdait, mais au moins on n’avait pas peur.
On a compris qu’on aurait droit à de nouvelles piqûres et puis ils sont partis.

Quinze jours après, ils nous ont repesés et on a changé de logement. Je me


suis retrouvé avec de nouveaux congénères. Cette fois, le caillebotis était en
béton. Il puait le désinfectant à un point vraiment outrageant pour un groin
de cochon. Cette odeur occupait tellement l’espace qu’on a mis un moment
à s’y habituer. La case était entourée de murs, en béton eux aussi.
Mangeoires et abreuvoirs. Et toujours rien à voir, rien à faire. On a compris
pourquoi ils nous avaient coupé la queue. On s’ennuyait tellement que le
seul truc à quoi on pouvait s’occuper, c’était de mâchouiller la queue d’un
congénère. J’ai entendu dire que des marchands d’équipements vendent des
queues artificielles maintenant pour qu’on puisse s’occuper à mordre. Ce
sont des espèces de petits tuyaux en plastique que l’on peut s’affairer à
réduire en bouillie sans penser à mal. Il y en a même qui vendent des jouets,
des trucs à mordre ou à attraper. Bientôt, je pense qu’ils vont nous mettre
une piscine au milieu du béton, avec de l’eau bien propre évidemment, et un
système électronique de gestion d’accès. On pourra aller se vautrer chacun
notre tour dans une mare d’eau javellisée. Évidemment, entre s’ennuyer au
point indescriptible où je m’ennuyais et la modernité ludique version
« bien-être » cochon, il n’y a pas photo. Quoique à force de nous prendre
pour des gosses, ils devraient se méfier, ils vont finir par ne plus savoir où
ils en sont et préférer, comme le préconisait Swift, manger les enfants des
pauvres. Nous, on avait juste envie de voir le jour, de s’écrouler au soleil ou
de traîner sous la pluie, de se rouler dans la boue, de mettre le groin dans
des trucs pas propres, de creuser, de courir, de manger de l’herbe, des
racines, des vers de terre ou de croquer des souriceaux ou, au moins, d’être
sur de la paille. Quand il y en a une bonne épaisseur, on a quand même de
quoi s’occuper ! Le problème évidemment, c’est que les généticiens nous
ont tellement construits à leur image de types blancs, imberbes et proprets
qu’on n’a plus de soies sur le dos. Et alors là, inversion des causalités, ils
peuvent dire maintenant aux pékins qui s’apitoient sur notre sort (« mais les
pauvres bêtes, elles ne sortent jamais ! ») – merci à eux – que c’est pour
notre bien qu’on reste enfermés : s’ils nous sortaient, on prendrait des coups
de soleil ! Pour l’herbe, c’est pareil : il y a des professionnels qui
soutiennent que les cochons n’ont pas besoin de sortir puisqu’ils ne
mangent pas d’herbe. Ils n’ont jamais regardé des cochons dans un pré,
ceux-là ! C’est quoi leur métier ? Leur grande idée, de toute façon, c’est
qu’un cochon, c’est rien qu’un intermédiaire entre des céréales et de la
viande de porc, une machine à transformer les céréales. Une façon de
mettre de la valeur ajoutée dans le maïs. Aucune autre utilité. Aucune
existence. Ne leur parlez pas de mettre des cochons dans les prairies ou
dans les forêts pour qu’on retrouve notre nature vagabonde et qu’ils
puissent valoriser les châtaignes ou nettoyer les sous-bois, ils ne
comprennent carrément pas. Au point où on en est, il y a maintenant des
mots qui manquent à leur vocabulaire : le mot vie par exemple, je suis sûr
qu’ils ne connaissent plus. Alors évidemment, leur parler de plaisir, de
plaisir au travail, du plaisir de vivre avec des animaux contents, de faire en
sorte de manger tous beaucoup moins mais beaucoup mieux, là c’est le
black-out complet. Le seul mot qui fasse tilt, c’est argent. Ce mot-là est
synonyme de tout. Il clignote sans arrêt dans leurs têtes. Si jamais il arrête
de clignoter d’ailleurs, il y a des types qui arrivent pour recharger les
batteries motivationnelles. Ils ont toujours des trucs nouveaux à proposer :
des innovations techniques, des dérivatifs informatiques, des résultats
comparatifs opportuns… Enfin, c’est plus triste pour eux que pour nous,
somme toute. Ce sont leurs civilisations qui sont mortelles. Nous, on a le
temps.

Un mois après, nouveau changement, je me suis retrouvé dans une case


bétonnée avec des « charcutiers » que je ne connaissais pas. À chaque
changement, on perd de groin les congénères avec qui on avait des affinités
et on doit tout reprendre à zéro au niveau relation pour pouvoir se supporter.

Là, on s’est bastonnés un moment pour faire un peu connaissance et on a


fait le tour du propriétaire. C’était vite fait. Toujours rien à faire, rien à voir,
et de toute façon on était complètement dans le noir. Ça sentait le béton, le
fer, l’ammoniac et mille autres choses qui n’existent que dans le répertoire
des cochons. Le caillebotis en ferraille faisait mal aux pattes. Ils nous
avaient pesés, mais pas besoin de balance pour savoir que j’avais vraiment
grossi;

j’allais bientôt prendre près d’un kilo par jour. Ça me tirait de partout de
prendre du poids si vite. Ça devenait pénible de bouger. Un des salariés est
venu vérifier l’état dans lequel on était. C’était pas trop brillant; ils avaient
fait vite pour nous changer de secteur et on était quelques-uns à avoir pris
des coups de pied parce qu’on n’obtempérait pas au quart de tour. Il y en
avait plusieurs qui boitaient et un qui avait la hanche vraiment mal en point.

Ils l’ont sorti de la case en se demandant ce qu’ils allaient faire de cette


saloperie. À mon avis, c’était une question pour la forme. Sûr qu’ils n’ont
pas appelé le véto ! Mais il y a des jours où ils en ont marre d’assommer des
porcelets ou des porcs malades. Je les comprends, c’est vraiment un sale
boulot. D’ailleurs, toute cette histoire est l’histoire d’un sale boulot.

Mais il se fait de plus en plus proprement. Avant, ce n’était pas rare qu’un
porcelet agonise quelques heures dans un couloir. Maintenant, ils le collent
direct au frigo à cadavres. Pareil pour les truies. Fini les truies mortes ou
quasi qui traînent dans un coin du bâtiment en attendant l’équarrisseur.
Tout cela est rangé bien comme il faut dans des équipements ad hoc. Ni vu
ni connu.

On est restés là. Et ça n’en finissait pas. L’air était plein de poussières et de
saletés diverses. Ça nous grignotait les poumons. Un salarié passait le
matin; il repassait le soir. On savait ainsi qu’une journée était terminée.

Il faisait une injection d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires à ceux


d’entre nous qui boitaient ou qui avaient l’air de décrocher. Si c’était plus
grave, il sortait le fautif et on ne le revoyait plus. S’il avait pu nous
surveiller sur des écrans vidéo, nul doute que ça l’aurait vraiment arrangé.
Surtout à cause de l’odeur. C’est sûr qu’ils ont vite fait de puer s’ils restent
un peu trop longtemps là-dedans. Et pour sortir en boîte le vendredi soir,
c’est pas le top ! Le gars ou la fille, ils ont intérêt à se frotter bien fort sous
la douche s’ils ne veulent pas qu’il y ait de la place autour d’eux sur la piste
de danse. Il y en a qui s’étonnent que personne ne veuille bosser dans ce
genre d’élevage. Moi, ça ne m’étonne pas. Les gens, ils veulent travailler, et
ils veulent vivre; ils veulent du pain, mais ils veulent des roses aussi. Le
nôtre de salarié, ça lui était arrivé une fois de se laver trop vite – car soi-
même, on ne se rend pas compte; cette odeur, à force, on la porte tellement
en soi qu’on ne la perçoit plus. Mais sa copine l’avait senti venir. Elle avait
plutôt la honte. Change de boulot ! qu’elle lui avait dit; et pour faire quoi ?

qu’il avait répondu, pour aller bosser à l’abattoir ? Je gagne mieux ici.

Depuis, le chef a fait installer des douches sur l’élevage et même une
cuisine avec micro-ondes, frigo et tout. Les patrons, des notables qui ont
investi dans la porcherie, trouvaient ça superflu, mais le chef avait insisté. Il
avait argumenté sur la motivation, la difficulté de trouver des salariés et
surtout de les garder, le souci que c’était de constituer une équipe avec un
sens du collectif. C’est important le collectif, ça permet de faire face à ce
qui est dur dans le travail; les gens se sentent soudés et ils affrontent le
boulot comme des guerriers. Ils sont prêts à faire des sacrifices : passer le
karcher toute la journée de Noël, pas de problème, tu peux compter sur moi;
travailler jusqu’à onzeheures du soir en contrepartie de jours de
récupération aléatoires, je sais que je peux te faire confiance. L’hiver, ils
rentrent dans le bâtiment quand il fait encore nuit et ils en ressortent alors
qu’il fait déjà nuit. Ça leur agit sur le moral de ne pas voir le jour. Ça leur
fait peut-être le même effet qu’à nous ! Ils ne savent plus comment passe le
temps; au bout d’un moment, on ne sait plus si on est vraiment vivant. Il y
en a pas mal qui dépriment en hiver. C’est blafard, sous la pluie, les
bâtiments, la fosse à lisier et la gadoue qui les entoure. C’est plus difficile
d’y croire à la grandeur de la compétition économique quand on regarde
autour de soi, qu’en sortant des bâtiments, le soleil ne réchauffe pas la peau
et que le cœur se refroidit à l’intérieur. Et on voit bien que c’est moche tout
ça et, au bout du compte, cette mocheté, elle donne vraiment envie de
gerber. Finalement, les patrons ont même offert à chacun un abonnement à
Porc-Magazine.

Nous, on se voyait grossir à vue d’œil. On commençait à avoir du mal à se


tenir debout. Un jour, ils nous ont tapés dessus comme des brutes pour nous
tatouer des numéros sur la peau. Pas vraiment délicat comme méthode !

On s’est dit que ça commençait à sentir le roussi et le marché de la viande.

Un soir, ils n’ont pas rempli nos auges et on a compris que cette histoire
allait finir. Je me demandais comment. Eh bien, là non plus, je n’ai pas été
déçu. La chute était vraiment à la hauteur du développement.

Un soir, ils nous ont triés et une partie d’entre nous est partie vers les cases
du quai d’embarquement. Au moins, on était dehors; on reniflait l’air,
l’odeur des plantes, des arbres, de la terre, ça nous faisait tout drôle, et
comme on était à jeun, la tête nous tournait. La nuit est tombée et on est
resté là. On était tassés, mais on a réussi à se coucher en s’empilant un peu.
Plus tard, dans le noir, un grand camion à deux étages est arrivé. Un type
nous a poussés dedans. Il avait une pile électrique et il filait des petites
secousses à ceux qui traînaient. Ça ne servait pas à grand-chose, qu’à nous
faire sursauter et couiner. Mais c’était sa manière de travailler, j’imagine.

Ça se sentait qu’il ne nous tenait pas en grande estime, mais il ne s’énervait


pas. Il était nerveux en dedans. Il regardait sa montre sans arrêt. J’ai le
sentiment que ce n’est pas drôle tous les jours, la vie de transporteur de
porcs : se lever à une heure du matin pour commencer la tournée une heure
après; faire des kilomètres pour aller nous chercher, nous charger, nous
emmener à l’abattoir, nous décharger, repartir, nettoyer le camion. Pour finir
vers midi ou plus souvent vers quatorze heures. Elle est longue, la journée.

Tout ça tout seul. C’est peut-être ça le plus difficile pour eux : ne pas avoir
le temps de causer avec les uns ou les autres. Les éleveurs ou les
responsables de porcherie, c’est clair, ils ne les voient jamais. D’ailleurs, les
gros, il semble qu’il vaut mieux ne pas les croiser, car ils ont la grosse tête
ceux-là, et ils parlent aux chauffeurs comme s’ils étaient leurs valets.
Devoir se taire, ne pas pouvoir les rembarrer, ça doit être dur. C’est
humiliant, quand même. Physiquement, le boulot est moins fatigant
qu’avant, avec les beaux camions à pont hydraulique qu’ils ont, mais
mentalement, c’est bien plus lourd à porter. Quoique même physiquement,
c’est pas si facile !

Les « mal à pied », comme ils disent, ou les fragiles, les congénères qui ont
les pattes esquintées par le caillebotis ou qui ont quelque chose de cassé et
ceux qui ont le cœur qui n’a plus envie de battre, ceux-là, ils ne sont pas
faciles à bouger et ils meurent souvent dans le camion. Mais aussi, il faut
nous comprendre. Il y a un moment où on dit pouce ! On est gentils, on est
patients, on supporte tout ce bazar sans trop leur faire de misères – ils sont
déjà assez malheureux comme ça, on le sent bien –, mais quand on ne peut
plus, on ne peut plus. On crève et puis voilà ! Et puis, ce qui est dur à
supporter pour eux aussi, c’est que ce boulot, c’est comme l’engraissement,
ça pue; tant de cochons à trimballer, nourris comme on l’est, élevés comme
on l’est, évidemment que ça pue. Quand ils se font doubler par des voitures
sur l’autoroute, il y a des gens qui se pincent le nez en les regardant de
travers. C’est pour ça qu’ils utilisent la pile, pour éviter de nous toucher,
parce que l’odeur, elle colle à la peau et aux cheveux. Même en prenant une
douche, ça sent toujours; il faut se frictionner drôlement avant de rentrer à
la maison. Alors ils nous tiennent à distance. De toute façon, le gars, le plus
souvent, c’est dans la merde qu’il a les bottes. Mais soyons clair, cette
puanteur et ces flots de lisier dont ils ne savent pas quoi faire, ce n’est pas
affaire de cochons, c’est leur puanteur. Ce sont eux qui puent – et de bien
des points de vue –, tous ceux qui défendent et tous ceux qui acceptent cette
façon aussi méprisante d’élever les animaux !
Donc on est montés dans le camion et on est partis. On est arrivés à
l’abattoir une heure après. Il faisait encore nuit. Le chauffeur nous a
déchargés sur un quai et on a été poussés dans un couloir par un type qui
avait une sorte de grosse raquette sans trous à la main. Il faisait du bruit
avec ou il nous tapait légèrement pour nous faire avancer au bout du
couloir. Il était calme apparemment, mais lui aussi, c’était une boule de
nerfs en dedans.

Il était fatigué de marcher, ça se sentait. Il devait faire des kilomètres dans


sa journée celui-là, mais son parcours, c’était pas un joli chemin de
montagne. On était des centaines, peut-être même des milliers, répartis dans
les couloirs d’un immense hangar. L’espace était rempli de bruits de
machines, de claquements de barrières, de cris de cochons, de cris de gens.
Il y avait comme une brume au-dessus de nos têtes, un brouillard qui, dans
la nuit, donnait une espèce d’allure fantasmagorique à ce décor industriel.
Ça ressemblait à l’enfer – « cet état misérable est celui des méchantes âmes
des humains qui vécurent sans infamie et sans louange et qui ne furent que
pour eux-mêmes [2]… »

On s’est couchés et on a écouté tout ça, on a senti tout ça. C’était


impressionnant. C’était saturant. Au bout d’un moment, des douches nous
ont aspergés. On était tout sales, on est devenus tout propres.
Officiellement, la douche vise à nous calmer. Mais ceux qui étaient effrayés
le sont restés, sauf qu’ils étaient mouillés. Ce n’est pas sans avantage
d’ailleurs, car quand ils recevront un coup de pile électrique au moment de
rentrer dans le restrainer, ils en sentiront mieux l’effet. À ce stade-là, de
toute façon, plus la peine d’être récalcitrant ! Fallait mourir avant ! Après
l’attente dans le couloir, je savais bien ce qui allait se passer. Ils nous
pousseraient sans ménagement dans le restrainer où on se prendrait une
décharge électrique – l’anesthésie, ils appellent ça –, puis direction le tapis
de saignée où un gars nous positionnerait pour le saigneur. Il doit égorger
800 ou 900 cochons à l’heure, le saigneur, et il vaut mieux que le cochon lui
arrive mis comme il faut, pour qu’il ne perde pas de temps. 900 à l’heure,
ça fait 15 à la minute, il n’a pas le temps d’y penser. Sauf quand le
restrainer ne fonctionne pas bien ou que le cochon est trop petit pour la
machine et pas aussi anesthésié qu’il devrait l’être. Alors il saute du tapis et
il se met à courir dans tous les sens. C’est pas rare, ça arrive même
quasiment tous les jours. Là, ils s’énervent un peu les gars; ils n’aiment pas
ça, les manifestations de non-mort aussi évidentes. Ou alors le cochon est
saigné pas vraiment mort, et il gigote encore sur la chaîne. C’est dur à
supporter. Avec la chaleur, le bruit, il y en a qui ont constamment des maux
de tête. Et puis ils travaillent sur quatre jours. De six heures du matin à plus
de cinq heures du soir. Quatrejours ou cinq, ça dépend des volumes. 900
porcs à l’heure, le saigneur sur le coup, il n’a pas le temps de réaliser; mais
il y pense après, à tous ces cochons qu’il a tués. Des millions ça fait, depuis
qu’il est là, depuis vingt-cinq ans. Il avait seize ans quand il a commencé à
travailler ici. Il essaie de faire son boulot proprement. Mais quand tout est
prévu pour le faire salement, c’est pas facile. Souvent il se demande à qui
elle sert toute cette tuerie, si c’est bien nécessaire, mais il ne va pas plus
loin, car il se dit : « Faut pas rêver, moi, je rêve pas, y a beaucoup de gens à
pas rêver… Que ce soit ici ou ailleurs… »

Après la saignée, un autre type nous accroche aux élingues et nous voilà
carcasse partie sur la chaîne. Pour nous, c’est vraiment fini, surtout que ça
l’était déjà en commençant, et on ne peut pas dire qu’on va regretter quoi
que ce soit, mais c’est dur pour ceux qui travaillent; à toute allure, ils
découpent, ils vident, ils nettoient, ils désossent. Leur boulot est à l’aune de
notre courte vie : vite fait, mal fait ! « Le cochon vite fait dans le camion, le
transporter vite fait, le tuer vite fait, puis le bouffer vite fait, quoi », comme
dit l’un d’eux. Tout ce système est une immense fabrique de souffrance.
Comment font-ils pour ne pas la ressentir, ceux qui achètent le jambon ?
Comment font-ils pour ne pas dire non ?

***

Tout cela m’étonne quand même. Ce vide d’existence qu’on porte tous dans
cette histoire – les animaux comme les hommes – pour en arriver là, à cette
béance de temps, à ce néant d’expression, de communication, de beauté.
Cette incommensurable violence presque sans brutalité qu’ils acceptent tous
au fond. Ces tonnes de viande qu’ils peuvent détruire aussi vite qu’ils les
ont produites si le marché le commande. Ce serait un moindre mal du reste
s’ils se contentaient de détruire la viande. Mais maintenant, ici ou là – car
en France, au Danemark, aux Pays-Bas, en Espagne, aux États-Unis, c’est
partout le même système – pour une raison ou pour une autre, ils détruisent
aussi les animaux, par milliers ou par millions : porcelets, porcs, vaches,
volailles… Et ils font tourner leurs centrales thermiques avec la farine
animale produite. Ils produisent de l’énergie achetée par EDF à 0,05
centimes d’euro le kWh. Et la lumière fut ! Cela me rappelle quelque chose,
cette façon de traiter le corps vivant, mais à eux, apparemment, ça ne leur
rappelle rien ! Ils ont tellement divisé leur pensée en morceaux, discipliné
leur vision du monde, qu’ils deviennent des êtres dont l’histoire est
complètement détachée du présent.

Environ septmilleans de vie commune entre les hommes et les cochons pour
finir comme ça ! C’est triste quand même. Pourtant il y a eu des périodes où
on était bien ensemble. Il fut un temps où notre espérance de vie avec eux
n’était pas si réduite. On avait le temps de vivre avant de mourir. De plus en
plus mal au fil du temps, c’est indéniable. Mais quand même, on restait des
cochons pour eux. On n’était pas des choses; on n’était pas de la matière
animale; ils n’étaient pas si indifférents, si insensibles, si froids.

Que s’est-il passé pour que le sens de notre relation soit à ce point
pulvérisé, pour qu’ils oublient qui nous sommes et qui ils sont. Elle est
étrange tout de même cette obstination à engendrer de la laideur, de
l’ignorance et de la souffrance là où ils pourraient créer de la beauté, du
sens et du lien. Car l’élevage, avant l’intérêt économique, c’est d’abord ça :

l’histoire d’une relation entre des hommes et des animaux, un partage de


sens, un désir d’amour. Depuis des milliers d’années, ils ajoutent à notre
nature, on ajoute à leur culture, et réciproquement; on mêle nos sociétés, on
transforme nos habitudes, on se civilise mutuellement et quelquefois on
s’aime, passionnément même. Regardez-les, ceux qui ont gardé l’âme
semblable depuis tout ce temps : le cavalier qui n’a d’yeux que pour son
cheval, le cornac qui dit des mots tendres à son éléphant, la chevrière qui
chante pour ses chèvres, la vachère qui embrasse sa vache, le berger qui
sifflote en admirant son troupeau, le porcher qui s’endort sous un arbre la
tête contre sa truie. Au lieu de vivre séparés et de se craindre les uns les
autres, on a choisi de vivre ensemble; on a choisi la paix plutôt que la
guerre, que la chasse, la battue et l’effroi. Il faut être clair d’ailleurs :
l’échange est inégal car ils ont davantage besoin de nous que l’inverse. Et
pas pour les raisons qu’ils croient. Ils se prennent pour des dieux, mais ce
sont juste des êtres fragiles embarrassés par leurs sentiments et
constamment envahis par la peur. Et nous les bêtes, nous sommes là,
placides, réceptives, attentives, patientes, prêtes à tout affronter, les
tempêtes et les déconvenues comme l’écrit Whitman [3]. On ne gémit pas,
on ne se plaint pas, et surtout on ne craint pas la mort. Ni la nôtre ni la leur.
Et ce n’est pas de mourir qui dérange dans cette histoire industrielle, c’est
de ne pas vivre ! Mourir, personne n’en a envie bien sûr, mais si l’on a été,
si l’on a vécu, si l’on a aimé, alors – ainsi que l’écrit Jankélévitch [4] – nous
pouvons mourir. Mais seule la vie bonne peut permettre la mort. La vie
mauvaise, celle à laquelle ils nous condamnent et se condamnent dans leurs
usines à matière animale, celle-là rend la mort et la vie même honteuses,
vulgaires, obscènes. Une mort par absence de vie. Une non-vie. Une non-
vie qui leur permet de ne pas voir ce qu’ils font.

Les productions animales sont hors de l’histoire, hors de l’espace, hors de la


culture. L’industrialisation du vivant, des plantes, des animaux – et de leur
corps même, qu’ils en viennent à vendre à l’encan pour échapper à la
misère –, n’est-ce pas la voie d’achèvement de toute culture ? Et de celle
qu’on porte en nous-mêmes depuis des siècles et quelquefois mieux qu’eux.
Qu’est-ce qu’ils seraient les Corses sans leurs animaux ? L’île est belle,
c’est entendu, il y a la mer, la montagne, les plages, le soleil… Mais surtout,
il y a les brebis, ces belles brebis à la toison multicolore, aux pattes fines et
à l’esprit singulier, qu’ils échangent naïvement contre des brebis blanches
qui pissent le lait avec plus d’efficacité. Et les chèvres et les vaches et les
cochons. Les vrais cochons, je veux dire, pas ceux qui arrivent en carcasses
du continent pour faire de la charcuterie locale. Non, ceux qui connaissent
l’odeur de la terre et le goût des châtaignes. Et même ceux qui attendrissent
les touristes ou leur flanquent une peur panique quand une truie, qui
n’ignore pas à quel point ses grognements exagérés peuvent être effrayants
pour les innocents, déchire leur tente en pleine nuit pour dévorer leurs
sandwichs et leurs biscuits.

*
Je ne suis qu’un cochon ordinaire, un parmi les 26 millions qui ont été
abattus cette année en France; mais en dépit de leur imagination technique
maladive, de leur fanatique avidité pour l’argent, de leur bêtise, de leur
indifférence, de leur vulgarité, de leur compromission, de leur souffrance,
oui, malgré eux, je suis quand même resté un cochon. Je ne suis pas devenu
la chose qu’ils voulaient fabriquer. Je ne suis pas devenu rien. Parce que je
suis vivant, j’ai résisté. Et ils ont dû faire face à ma résistance; ils ont dû
faire face à leur sensibilité. Comme le dit le petit oiseau qui s’acharne
contre le feu dans la forêt en transportant trois gouttes d’eau dans son bec :
j’ai fait ma part.

***

Notes

[1]

Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’exposition « Saveurs et mystères des


suidés » au musée de Corte.

[2]

Dante, La divine comédie. L’enfer. Vestibule de l’enfer, III 1,9.

[3]

WaltWhitman, 1860, Feuilles d’herbe, Aubier-Flammarion (bilingue).

[4]

Vladimir Jankélévitch, 1997, La Mort, Champs-Flammarion.


Quand les technologies
convergeront
Quand les technologies du XXIe siècle convergeront, l’humanité, grâce à
elles, pourra enfin atteindre un état marqué par « la paix mondiale, la
prospérité universelle et la marche vers un degré supérieur de compassion et
d’accomplissement ». Ces fortes paroles se trouvent dans le document
officiel américain qui a lancé en juin 2002 un vaste programme
interdisciplinaire, richement doté en fonds fédéraux, dénommé Converging
Technologies, mais plus connu sous l’acronyme NBIC : la convergence dont
il s’agit est en effet celle des Nanotechnologies, des Biotechnologies, des
technologies de l’Information et des sciences Cognitives [1].

De ces quatre ensembles de disciplines scientifiques et techniques, c’est le


premier, les nanotechnologies, qui est censé tirer l’attelage. Cet article n’a
pas pour but de présenter l’état de l’art en la matière, mais de proposer, sur
la base de cet exemple privilégié, quelques réflexions sur les rapports entre
science, technique et société.

On peut faire remonter le projet nanotechnologique à une conférence


donnée par le célèbre physicien américain Richard Feynman sous le titre
There’s Plenty of Room at the Bottom. C’était en 1959, au California
Institute of Technology, et Feynman y conjecturait qu’il serait bientôt
possible d’envisager la manipulation de la matière au service des fins
humaines à l’échelle de la molécule, en opérant atome par atome. Le projet
d’une ingénierie à l’échelle nanométrique [2] était ainsi lancé.

Ces deux dernières décennies, des découvertes scientifiques et des percées


technologiques prodigieuses ont vu le jour, qui semblent montrer que ce
projet est aujourd’hui à la portée des scientifiques et des ingénieurs. Citons,
sans souci d’exhaustivité : la mise au point du microscope à effet tunnel [3]
par deux physiciens du centre de recherche d’IBM à Zurich, lequel
microscope permet non seulement de « voir » à l’échelle atomique, mais
aussi de déplacer des atomes à volonté ( 1982-1989); la découverte – qui
devait lui valoir le prix Nobel en 1996 – que le chimiste américain Richard
Smalley [4] fit des fullerènes [5], structures composées d’atomes de carbone
disposés en treillis sur une sphère de la taille du nanomètre, structures qui à
leur tour se composent pour donner des nanotubes de carbone, sortes
d’éléments d’échafaudage qui permettent d’envisager de construire à
l’échelle nanométrique des matériaux extrêmement résistants, légers et bon
marché; les premières réalisations en computation quantique, laquelle
pourrait révolutionner la puissance de calcul des ordinateurs en jouant,
contrairement aux circuits électroniques actuels, sur le principe quantique
de superposition des états ( 2002); la découverte qu’il est possible d’enrichir
l’alphabet du code génétique de nouvelles bases, ce qui permet à la
machinerie cellulaire productrice d’amino-acides de fabriquer des protéines
que la nature à elle seule n’aurait jamais pu produire ( 2002)…

Le principal argument en faveur des nanotechnologies – qui explique que,


s’il est conceptuellement, physiquement, industriellement et
économiquement viable, leur développement paraît inéluctable – est que ces
nouvelles techniques se présentent comme les seules qui puissent résoudre,
en les contournant, les difficultés immenses qui se trouvent sur la route des
sociétés industrielles et post-industrielles. Les problèmes liés à l’épuisement
prévisible des ressources naturelles, à commencer par les sources d’énergie
fossile, mais aussi les ressources minières, les problèmes d’environnement
(réchauffement climatique, pollution de l’air et de l’eau, encombrements de
toutes sortes liés à l’urbanisation effrénée, etc.), les problèmes liés à la tiers-
mondialisation de la planète et à la misère d’une proportion croissante de
celle-ci, tous ces problèmes et bien d’autres seront en principe non pas
résolus par l’avènement des nanotechnologies, mais ils deviendront caducs,
obsolètes. On fera tout simplement les choses autrement, d’une manière
radicalement différente. Ce que l’argument omet de dire, c’est que de
nouveaux problèmes émergeront, en comparaison desquels les difficultés
actuelles apparaîtront rétrospectivement comme négligeables.
UNE PREMIÈRE CONVERGENCE,
PROMETTEUSE : LES
NANOTECHNOLOGIES DE L’INFORMATION
ET DE LA COMMUNICATION
Depuis 1959, date de l’invention du circuit intégré, la fameuse « loi de
Moore » s’est trouvée vérifiée : tous les dix-huit mois, le nombre de
transistors qui peuvent être fabriqués et installés sur une puce a doublé. On
est ainsi passé en quaranteans d’un transistor sur une puce primitive à 100
millions de composants actifs sur les puces actuelles. On atteindra
cependant dans les dix ans qui viennent les limites physiques, économiques
et en termes d’ingénierie de la technologie du silicium. Or, si on veut bien
considérer les systèmes vivants comme des machines computationnelles, on
voit que la nature a su créer des structures hiérarchisées qui intègrent le
calcul et la communication des informations jusqu’au niveau sub-
nanométrique, celui des atomes. Il est donc loisible d’extrapoler la loi de
Moore.

Cependant, cette nouvelle électronique ne pourra voir le jour que par une
révolution dans la conception et dans les techniques de fabrication des
composants et, en deçà, dans la philosophie même de ce que sont le calcul
et la communication. La nouvelle électronique sera moléculaire, c’est-à-dire
que ce seront les molécules elles-mêmes qui serviront d’« interrupteurs »
électroniques. La lithographie sera remplacée par la maîtrise des
mécanismes d’auto-assemblage moléculaires. Plus loin encore, on peut
espérer contrôler les électrons à l’unité, mais aussi les photons. Les spins
eux-mêmes peuvent être traités comme des systèmes physiques incorporant
une information binaire, donc aptes à incarner une mémoire et à stocker et à
transmettre de l’information. Le nanomagnétisme, quant à lui, conçoit des
mémoires stables sans besoin d’une alimentation électrique, ce qui
révolutionnera l’électronique portable.

Ce ne sont que des exemples. Ils ont en commun que le concept


d’information y apparaît comme radicalement transformé. Aux échelles
dont nous parlons, la physique classique doit faire place à la physique
quantique.

Aussi bien, l’unité élémentaire d’information, le bit, ne correspond plus au


choix entre deux possibilités disjointes et également probables, mais à la
superposition de deux états de la fonction d’onde. Nous sommes dans un
tout autre univers conceptuel et donc technique.

Certaines estimations envisagent que les performances (capacités, vitesses,


etc.) pourront être accrues à terme dans une proportion de 109 – c’est-à-dire
qu’en termes de performances, notre univers est nanométrique par rapport à
celui qui se profile à l’horizon. Imaginons seulement ce que serait un accès
aux services offerts par le Web 104 plus rapide; la mise en réseau globale
des informations relatives aux personnes et aux choses par des liens à très
forte capacité et à très faible consommation d’énergie via des nœuds
espacés d’un mètre et non pas d’un kilomètre; des capacités énormes de
calcul et de traitement de l’information incarnées dans des dispositifs de
très faible volume, comme les montures d’une paire de lunettes, etc. Donc
un univers caractérisé par l’ubiquité des techniques de l’information, tous
les objets constituant notre environnement, y compris les parties de notre
corps, échangeant en permanence des informations les uns avec les autres.
Les conséquences sociales seraient « phénoménales », tous les experts en
tombent d’accord. Elles poseraient des problèmes non moins phénoménaux,
liés en particulier à la protection des libertés et droits fondamentaux.
UNE DEUXIÈME CONVERGENCE,
PROBLÉMATIQUE : LES
NANOBIOTECHNOLOGIES
La révolution dans notre conception de la vie qu’a introduite la biologie
moléculaire fait de l’organisation vivante le modèle par excellence d’une
« nanotechnologie naturelle » qui fonctionne admirablement bien. Qu’est-ce
qu’une cellule dans cette vision des choses sinon une nano-usine faite de
nanomachines moléculaires capables d’auto-réplication, voire d’auto-
complexification ? Les propriétés d’auto-assemblage des virus ou de
l’ADN; le rôle que jouent dans le métabolisme cellulaire des molécules
fonctionnant comme des engins macroscopiques, ayant les fonctions qui
d’une roue, qui d’un fil, qui d’un interrupteur, le tout fonctionnant au
moyen de « moteurs » alimentés par énergie chimique, optique ou
électrique; les connexions qui se réalisent spontanément entre les molécules
du système nerveux pour traiter et transmettre l’information : autant
d’exemples qui prouvent que la nature, avec le vivant, a « su créer » de
l’organisation.

Puisque la nature n’est pas un sujet, le terme technique que l’on utilise pour
décrire ce prodige est celui d’auto-organisation.

Le projet nanotechnologique entend rivaliser avec la nature. Ce que celle-ci


a fait, l’homme, qui lui est un sujet, doté d’intelligence, doit pouvoir le faire
aussi bien, et peut-être mieux. Il faut rappeler que ce projet démiurgique a
été lancé – comme on lance, dans le commerce, un produit de grande
consommation – par Eric Drexler qui était dans les annéesquatre-vingt
étudiant de doctorat au MIT sous la direction de Marvin Minsky, l’un des
fondateurs de l’intelligence artificielle. Drexler publia en 1986 un livre
programme, Engines of Creation [6]. C’est avec beaucoup de scepticisme et
même d’ironie que la communauté scientifique et encore plus le monde des
affaires et de l’industrie accueillirent d’abord les utopies visionnaires de
Drexler. Les choses devaient changer du tout au tout en l’espace de
quelques années. Désormais établi à PaloAlto, en Californie, au sein du
Foresight Institute qui se consacre énergiquement à la promotion des
nanotechnologies, Drexler organise chaque année des congrès mondiaux
qui obtiennent un succès de plus en plus marqué. Or, pour le Foresight
Institute, les nanotechnologies au sens fort ne naîtront vraiment que lorsque
l’homme sera capable de réaliser une nanomachinerie artificielle, inspirée
ou non de l’auto-organisation biologique. Le temps viendra, prophétise
Drexler, où nous pourrons tout demander à des nanopuces, nanorobots,
nano-assembleurs ou nanomachines mus par des nanomoteurs, que nous
aurons conçus.

Beaucoup de scientifiques tiennent ouvertement le programme de Drexler


pour une utopie, voire une fumisterie [7], alors même qu’ils empochent sans
sourciller les mannes budgétaires que l’opération de marketing du Foresight
Institute a fait pleuvoir sur eux ! J’y reviendrai. Mais les nanotechnologues
sérieux ne reculent pas devant l’idée de se servir du vivant et de ses
propriétés d’auto-organisation, d’auto-réplication et d’auto-
complexification pour le mettre au service des fins humaines. Un premier
type de démarche consiste à extraire du vivant les nanomachines qu’il a su
engendrer avec ses seules ressources et, les associant à des supports ou à
des systèmes artificiels, à les faire travailler pour nous. On peut ainsi tirer
profit des propriétés remarquables des acides nucléiques et des protéines en
concevant des biopuces et des biocapteurs capables de détecter la présence
de gènes mutants, de micro-organismes ou de fragments d’ADN, en jouant
sur les affinités spécifiques de ces molécules avec une sonde fixée sur la
puce. On pourrait confier l’assemblage de nanocircuits électroniques
complexes à de l’ADN, tirant parti de ses facultés d’auto-assemblage. Cette
« bioélectronique » pourrait déboucher à terme sur la conception
d’ordinateurs biologiques. L’arraisonnement de la vie aux fins de l’homme
peut aller jusqu’à modifier le génome d’insectes volants pour en faire des
machines utiles à l’industrie et à la guerre.

Une autre démarche vise à réaliser des fonctions biologiques en associant


les savoir-faire du génie génétique et de la nanofabrication. L’artefact vient
ici au service du vivant pour l’aider à mieux fonctionner. Cette démarche
est d’esprit plus traditionnel – que l’on songe aux pacemakers et prothèses
de toutes sortes – mais l’échelle nanométrique crée des défis considérables.
On sait déjà fabriquer des globules rouges artificiels beaucoup plus
efficaces que ceux dont la nature nous a dotés dans l’approvisionnement de
nos tissus en oxygène. Les perspectives thérapeutiques s’annoncent
« extraordinaires », pour reprendre le terme le plus utilisé par des rapports
officiels d’ordinaire plus mesurés dans leurs propos. La guérison du cancer
et du SIDA est peut-être à l’horizon, si l’on arrive à fabriquer des
nanovésicules intelligentes qui sauront cibler dans l’organisme les cellules
malades et leur porter sélectivement des coups mortels.

En s’unissant aux biotechnologies, les nanotechnologies en démultiplient


l’ambition. Les biotechnologies prennent les produits de l’évolution
biologique pour donnés et se contentent de les utiliser ou de les reproduire
pour les mettre au service des fins humaines. Le projet nanotechnologique
est beaucoup plus radical. Il part du constat que l’évolution est un piètre
ingénieur, qui a fait son travail de conception plus ou moins au hasard, se
reposant sur ce qui marchait à peu près pour échafauder de nouvelles
constructions plus ou moins branlantes – bref, en bricolant. L’esprit humain,
relayé par les technologies de l’information et de la computation qui le
dépasseront bientôt en capacités d’intelligence et d’imagination, fera
beaucoup mieux.
UNE TROISIÈME CONVERGENCE,
ESSENTIELLE : L’ESPRIT DES
NANOTECHNOLOGIES EST DANS LES
SCIENCES COGNITIVES
En arrière-fond de tout « paradigme » scientifique, il y a ce que Karl Popper
appelait un « programme métaphysique de recherches » – ensemble non
« testable » de propositions que l’on tient pour vraies sans chercher à les
remettre en cause, cadre théorique qui limite le type de questions que l’on
pose, mais en donne aussi l’inspiration première. Le paradigme « nano »
procède de la même métaphysique que les sciences cognitives. Celle-ci peut
se dire ainsi : tout dans l’univers, donc la nature, la vie et l’esprit, est
machine informationnelle, dite encore algorithme [8].

Chronologiquement, et contrairement peut-être à certaines idées reçues,


c’est d’abord l’esprit ( mind) qui a été assimilé à un algorithme (ou machine
de Turing : modèle de McCulloch et Pitts, 1943); puis ce fut le tour de la
vie, avec la naissance de la biologie moléculaire (MaxDelbrück et le groupe
du phage, 1949); et, seulement plus tard, la thèse que les lois de la physique
sont récursives (ou Turing-computables). Une fois admise une telle vision
du monde, il n’y a qu’un pas pour en arriver à former le projet de se rendre
maître de ces machines, d’abord en les simulant et en les reproduisant
(naissance de l’intelligence, puis de la vie artificielles), ensuite en
intervenant sur elles à la manière de l’ingénieur (biotechnologies,
technologies cognitives, etc.).

Un second courant des sciences cognitives, issu des réflexions de


JohnvonNeumann, a engendré les sciences de la complexité et de l’auto-
organisation. L’ingénierie qui en résulte est très différente de la conception
classique. Dans cette dernière, il s’agit de concevoir et de réaliser des
structures dont le comportement reproduira les fonctionnalités que l’on juge
désirables. L’ingénieur de la complexité, lui, « se donne » des structures
complexes (éventuellement en les puisant dans le réservoir que nous offrent
la nature et la vie, par exemple un cerveau humain, ou bien en les
reproduisant artificiellement, par exemple sous la forme d’un réseau de
neurones formels) et explore les fonctionnalités dont elles sont capables, en
essayant de dégager le rapport structure/fonction : démarche ascendante
( bottom-up) donc, et non pas descendante ( top-down). L’industrie du
software repose déjà en partie sur ce retournement. La recherche sur les
algorithmes génétiques consiste à simuler les capacités évolutives d’une
« soupe » primitive constituée de programmes d’ordinateur, les plus
performants se reproduisant davantage que les autres. On obtient ainsi des
algorithmes très performants en effet, puisqu’ils ont été « sélectionnés »
selon ce critère, mais on est dans l’incapacité de comprendre pourquoi ils
ont ces propriétés.
LE DOUBLE LANGAGE DE LA SCIENCE, ET
POURQUOI CELLE-CI EST DEVENUE UNE
DES ACTIVITÉS HUMAINES LES PLUS
DANGEREUSES
Cet article prend maintenant un tour plus personnel. Après l’exposé des
faits vient le temps du jugement et de l’engagement.

Les promoteurs des nanosciences et des nanotechnologies sont nombreux,


puissants et influents : les scientifiques et les ingénieurs enthousiasmés par
la perspective de percées fabuleuses; les industriels attirés par l’espoir de
marchés gigantesques; les gouvernements des nations et des régions du
globe terrorisés à l’idée de perdre une course industrielle, économique et
militaire très rapide où vont se jouer les emplois, la croissance, mais aussi
les capacités de défense de demain; et, enfin, les représentants de ce vaste
sujet collectif et anonyme qu’est la fuite en avant technologique où la
technique apparaît seule capable de contenir les effets indésirables et non
voulus de la technique.

On ne s’étonne donc pas que soient vantés partout en termes hyperboliques


les bienfaits pour l’humanité de la révolution scientifique et technique en
cours. Le rapport américain de la National Science Foundation (NSF) par
lequel j’ai commencé, et dont le titre complet est « Converging
Technologies for Improving Human Performances », bat sans doute tous les
records. Il ne promet pas moins à terme que l’unification des sciences et des
techniques, le bien-être matériel et spirituel universel, la paix mondiale,
l’interaction pacifique et mutuellement avantageuse entre les humains et les
machines intelligentes, la disparition complète des obstacles à la
communication généralisée – en particulier ceux qui résultent de la diversité
des langues –, l’accès à des sources d’énergie inépuisables, la fin des soucis
liés à la dégradation de l’environnement. Prudemment, le rapport conjecture
que « l’humanité pourrait bien devenir comme un “cerveau” unique [dont
les éléments seraient] distribués et interconnectés par des liens nouveaux
parcourant la société ». On reçoit cependant un choc en découvrant que l’un
des deuxresponsables de la publication, WilliamSimsBainbridge,
technocrate influent de la NSF, milite dans la vie civile au sein d’une secte
qui prêche le « transhumanisme », c’est-à-dire le dépassement de
l’imparfaite espèce humaine par une cyber-humanité. Celle-ci pourra
accéder à l’immortalité lorsqu’on saura transférer le contenu informationnel
du cerveau, « donc » l’esprit et la personnalité de chacun, dans des
mémoires d’ordinateur. On ne s’amuse plus du tout lorsqu’on apprend que,
prévoyant des résistances de la part des institutions et des élites
« traditionnelles » – à commencer par les religions établies –, M.
Bainbridge en appelle quasiment à la rébellion armée [9].

Quelques chercheurs de base sont assez lucides pour comprendre cela.

À trop vanter les conséquences positives « fabuleuses » de la révolution en


cours, on s’expose à ce que des critiques non moins hypertrophiées
s’efforcent de la tuer dans l’œuf. Si l’on prend au sérieux le programme de
Drexler, alors on ne peut pas ne pas s’effrayer des risques inouïs qui en
résulteraient [10]. Le succès du dernier roman de Michael Crichton, Prey, a
rendu célèbre dans toute l’Amérique le risque de gray goo, dit encore
d’écophagie globale : le risque d’une auto-réplication sauvage des
nanomachines chères au Foresight Institute à la suite d’un accident de
programmation.

Tout ou partie de la biosphère serait alors détruite par épuisement du


carbone nécessaire à l’auto-reproduction des nano-engins en question. Ce
risque ne peut vraiment effrayer que celui qui croit à la possibilité de telles
machines. Il suffit de nier cette possibilité pour écarter le pseudo-risque
d’un haussement d’épaules.

La directrice du projet NanoBio du CEA à Grenoble, l’un des fleurons de la


nanobiotechnologie française, écrit à ses troupes : « Je ne pense pas qu’un
scientifique normal se reconnaisse dans les visions de Drexler. » Il faut
donc en conclure que l’actuel directeur du département de sciences
physiques et mathématiques du CNRS, Michel Lannoo, éminent physicien,
spécialiste des semi-conducteurs et l’un des principaux artisans du
développement des nanosciences en France, est un scientifique anormal. En
introduction à un numéro spécial du Journal du CNRS de l’été 2002,
consacré au « nano-monde », il déclarait en effet : « L’œuvre d’Eric Drexler
m’a beaucoup influencé. J’ai acheté vingt-cinq exemplaires d’un de ses
livres, Engines of Creation, pour que chacun des membres de mon
laboratoire le lise. »

La vérité est que la communauté scientifique tient un double langage, ainsi


qu’elle l’a souvent fait dans le passé. Lorsqu’il s’agit de vendre son produit,
les perspectives les plus grandioses sont agitées à la barbe des décideurs.

Lorsque les critiques, alertés par tant de bruit, soulèvent la question des
risques, on se rétracte : la science que nous faisons est modeste. Le génome
contient l’essence de l’être vivant, mais l’ADN n’est qu’une molécule
comme une autre – et elle n’est même pas vivante ! Grâce auxOGM, on va
résoudre une fois pour toutes le problème de la faim dans le monde, mais
l’homme a pratiqué le génie génétique depuis le néolithique. Les
nanobiotechnologies permettront de guérir le cancer et le SIDA, mais c’est
simplement la science qui continue son bonhomme de chemin. Par cette
pratique du double langage, la science ne se montre pas à la hauteur de ses
responsabilités.

« La science ne pense pas », disait Heidegger. Il ne voulait évidemment pas


dire que les scientifiques sont tous des imbéciles. La thèse est que par
constitution, la science est incapable de ce retour réflexif sur elle-même qui
est le propre de toute activité humaine responsable. Le débat sur les nano-
technologies, déjà intense aux États-Unis, encore au stade embryonnaire en
France, a toutes chances de dégénérer dans la confusion. Il va être, il est
déjà presque impossible de réfléchir.

Dans la mesure où il n’est pas trop tard, j’aimerais faire quelques


suggestions. D’abord, ne pas se laisser emprisonner dans la problématique
des risques, les analyses coûts-avantages et autre principe de précaution.
Non pas que le développement des nanotechnologies soit sans danger !
Mais le danger est d’une nature telle qu’il est vain de chercher à
l’appréhender par les méthodes classiques. Multiplier les perspectives de
dommages par des probabilités subjectives est une démarche dérisoire
lorsqu’il s’agit d’apprécier des effets qui peuvent aller, à en croire les
thuriféraires, jusqu’à un « changement de civilisation [11] ».
La question essentielle est la suivante : comment expliquer que la
technoscience soit devenue une activité si « risquée » que, selon certains
scientifiques de premier plan, elle constitue aujourd’hui la principale
menace à la survie de l’humanité [12]? Les philosophes répondent à cette
question en disant que le rêve de Descartes – « se rendre maître et
possesseur de la nature » – a mal tourné. Il serait urgent d’en revenir à la
« maîtrise de la maîtrise ». Ils n’ont rien compris ! Ils ne voient pas que la
technoscience qui se profile à l’horizon, par « convergence » de toutes les
disciplines, vise précisément à la non-maîtrise. L’ingénieur de demain ne
sera pas un apprenti sorcier par négligence ou incompétence, mais par
finalité. Il se « donnera » des structures ou organisations complexes et il se
posera la question de savoir ce dont elles sont capables, en explorant le
paysage de leurs propriétés fonctionnelles – démarche « ascendante »,
comme on l’a vu. Il sera au moins autant un explorateur et un
expérimentateur qu’un réalisateur. Ses succès se mesureront plus à l’aune
de créations qui le surprendront lui-même que par la conformité de ses
réalisations à des cahiers des charges préétablis. Des disciplines comme la
vie artificielle, les algorithmes génétiques, la robotique, l’intelligence
artificielle distribuée répondent déjà à ce schéma.

Comme, par ailleurs, le savant sera de plus en plus celui qui non pas
découvre un réel indépendant de l’esprit, mais explore les propriétés de ses
inventions (disons, le spécialiste d’intelligence artificielle plutôt que le
neurophysiologiste), les rôles de l’ingénieur et du savant tendront à se
confondre.

Un regroupement de centres de recherches européens s’est donné pour nom


NanoToLife – abréviation de « Bringing Nanotechnology to Life ».

L’ambivalence de l’expression est un chef-d’œuvre de ce double langage


que je dénonçais ci-dessus. Elle peut signifier, modestement, dans une
attitude de retrait, « faire venir les nanotechnologies à l’existence », ou bien
encore « rapprocher les nanotechnologies des sciences de la vie ». Mais on
ne peut pas ne pas y entendre le projet démiurgique de fabriquer de la vie au
moyen de la technique. Et celui qui veut fabriquer – en fait, créer – de la
vie ne peut pas ne pas ambitionner de reproduire sa capacité essentielle, qui
est de créer à son tour du radicalement nouveau.
Le lobby nanotechnologique a actuellement peur. Il a peur que son
opération de relations publiques aboutisse à un ratage encore plus
lamentable que celui qu’a connu le génie génétique. Avec la conférence
d’Asilomar en 1975, les choses avaient pourtant bien commencé. La
communauté scientifique avait réussi à se donner le monopole de la
régulation du domaine.

Trente ans plus tard, le désastre est accompli. La moindre réalisation


biotechnologique fait figure de monstruosité aux yeux du grand public.
Conscients du danger, les nanotechnologues cherchent une issue du côté de
la « communication » : calmer le jeu, rassurer, assurer l’« acceptabilité ».
Ce vocabulaire de la pub a quelque chose d’indécent dans la bouche des
scientifiques.

Que faire ? Il serait naïf de croire que l’on pourrait envisager un moratoire,
ou même, à court terme, un encadrement législatif ou réglementaire, lequel,
en tout état de cause, ne pourrait être que mondial. Les forces et les
dynamiques à l’œuvre n’en feraient qu’une bouchée. Le mieux que l’on
puisse espérer est d’accompagner, à la même vitesse que leur
développement et si possible en l’anticipant, la marche en avant des
nanotechnologies par des études d’impact et un suivi permanent, non moins
interdisciplinaires que les nanosciences elles-mêmes. Une sorte de mise en
réflexivité en temps réel du changement scientifique et technique serait une
première dans l’histoire de l’humanité. Elle est sans doute rendue inévitable
par l’accélération des phénomènes.

Une chose est certaine : la question de la responsabilité de la science est


devenue beaucoup trop grave pour qu’on laisse le soin d’en débattre aux
seuls scientifiques.

Notes

[1]

Le rapport est accessible sur la Toile à http :// www. wtec. org/
ConvergingTechnologies/

[2]
Rappelons que « nano » signifie 10-9. Un nanomètre est un milliardième de
mètre, soit encore un millionième de millimètre. Un brin d’ADN fait
quelques nanomètres de long; un atome de silicium est à l’échelle de
quelques dixièmes de nanomètre.

[3]

Scanning Tunnelling Microscope (STM). L’« effet tunnel » est un effet


quantique en vertu duquel des électrons traversent le vide qui sépare d’une
surface à observer la pointe de platine ou de tungstène du microscope – ce
qui serait inconcevable en physique classique.

[4]

En collaboration avec HarryKroto et RobertCurl, qui partagèrent le prix


Nobel avec lui.

[5]

Dites encore buckyballs, ces deux appellations se référant au visionnaire


Buckminster Fuller et à ses coupoles géodésiques.

[6]

Livre disponible sur le site du Foresight Institute à : < hhttp :// www.
foresight. org>

[7]

C’est le cas de Richard Smalley. À ceux qui affirment étourdiment que le


programme de Drexler « violerait les lois de la physique », il est trop facile
à ce dernier de répliquer que dans ce cas, la vie elle-même violerait les lois
de la physique !

[8]

Je me permets de renvoyer le lecteur à mon The Mechanization of the Mind.


On the Origins of Cognitive Science (Princeton University Press, 2000).
[9]

Le lecteur pourra juger par lui-même en consultant le site hhttp :// www.
transhumanism. com/ articlesmore.php?id=P697_0_4_0_C

[10]

Voir le rapport du groupe ETC – qui fit naguère plier Monsanto sur
lesOGM –, The BigDown, accessible sur la Toile à <http :// www. etcgroup.
org/ documents/ TheBigDown. pdf >. ETC a déposé un projet de moratoire
sur les nanotechnologies à la conférence de Johannesbourg, qui n’a
évidemment pas été retenu.

[11]

Cf. mon Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002.

[12]

Cf. la mise en garde, très remarquée et discutée, de l’un des informaticiens


américains les plus brillants, BillJoy, parue dans la revue très « branchée »
Wired, sous le titre éloquent de « Why the future doesn’t need us » (avril
2000). Le sous-titre précise : « Our most powerful 21st century technologies
– robotics, genetic engineering, and nanotech – are threatening to make
humans an endangered species ». Voir aussi le livre de l’astronome royal
britannique, SirMartinRees, Our Final Hour. A Scientist’s Warning : How
Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in
this Century – on Earth and Beyond, Basic Books, New York, 2003.
Mauss et la technologie
À la mémoire de mon grand-père, Jean Lévy, ingénieur polytechnicien,
cousin par alliance de Marcel Mauss et qui, comme lui, n’a jamais
douté de la valeur sociale de la technique.

« Enfin, si l’on nous objectait la dépravation des arts et des sciences;


par exemple, cette multitude de moyens qu’ils fournissent au luxe et à
la malignité humaine, cette objection ne devrait point nous ébranler;
car on pourrait en dire autant de tous les biens de ce monde, tels que le
génie, le courage, la force, la beauté, les richesses et la lumière
même. »

« Par la technique, l’homme objective son activité et s’objective lui-


même, comme il le fait dans le droit, dans l’État, dans les institutions,
dans la connaissance scientifique et dans le langage. Ces médiations
sont les moyens d’existence nécessaires à un esprit vivant dans un
monde. Là où il y a médiation, l’aliénation guette. Elle guette le
chrétien dans son église et l’intellectuel dans ses documents aussi bien
que l’ouvrier à l’usine ou le consommateur dans son confort. Il y a des
sociétés que la technique pétrifiera comme il y a des sociétés que le
droit, la théologie ou le pouvoir ont figées. Mais veiller au danger de
l’aliénation n’implique pas de refuser la médiation. Ou bien il faut
renoncer à la condition même de l’homme, au langage, au mouvement,
et revenir au mollusque fixé dans un coin de rocher. »
LE DERNIER ÉCRIT DE MAUSS
Le texte que je présente ici est le dernier publié du vivant de Mauss, deux
ans avant sa mort, en 1948 [1]. Mais Mauss était alors déjà retiré du monde
depuis plusieurs années dans son appartement du boulevard Jourdan, ne
répondant plus aux courriers, perdant la mémoire au point de ne pas
reconnaître ses anciens élèves [2]. Il est peu probable qu’il ait alors suivi
cette publication. Ce texte avait en fait été écrit bien auparavant, entre
1941-1943 [3], pour une journée d’étude organisée par IgnaceMeyerson à
Toulouse et que celui-ci ne put donc publier qu’après la guerre [4]. C’est
aussi, semble-t-il, le dernier texte écrit par Mauss [5].

Ne serait-ce que pour ces raisons, ce texte a une valeur particulière de


témoignage. Il faut souligner l’importance qu’a dû accorder Mauss à sa
rédaction pour qu’il ait ainsi levé ce qu’il a décrit lui-même comme une
« torpeur morale » qui l’envahissait [6], se soit mis au travail et l’ait mené à
terme, non sans difficulté. Il faut rappeler le contexte. Dans les
annéestrente, Mauss a perdu quelques-uns de ses plus proches amis et
collaborateurs scientifiques, tels Henri Hubert et François Simiand, dont on
verra la forte présence dans le texte; en mars1939, c’est la mort de
LucienLévy-Bruhl. Mauss est alors bien seul de l’ancienne équipe de
l’Année sociologique. Après l’espérance du Front populaire, ses amis
politiques se sont scindés dans des camps opposés, Léon Blum d’un côté,
Marcel Déat et Pierre Renaudel de l’autre dans un « néosocialisme »
fascisant qui les mènera à la collaboration [7]. Dès l’automne 1939, Mauss
manifeste son désir d’abandonner son enseignement à l’École pratique des
hautes études, où il reste pourtant président de la Ve Section (sciences
religieuses). En 1940, malgré la guerre, il maintient son enseignement au
Collège de France et à l’Institut d’ethnologie. Il reste à Paris après l’arrivée
des Allemands, mais à l’automne 1940, il présente sa démission de la
présidence de la Ve Section en faisant référence à sa condition de Juif : « Il
est inutile que je forme une cible à travers laquelle on pourrait viser l’école
trop facilement [8]. » Après les instructions du ministère de l’Éducation
nationale du 13 octobre 1940 excluant les Juifs des universités, Marcel
Mauss démissionne de son poste de professeur au Collège de France.
C’est dans ce contexte pour le moins morose qu’IgnaceMeyerson – qui s’est
quant à lui replié à Toulouse où il a créé en mai 1941 la Société toulousaine
de psychologie comparative – lui demande d’écrire un texte pour une
« Journée de psychologie et d’histoire du travail et des techniques ».

Dans un premier temps, Mauss refuse : « Je déteste imprimer par ces temps
(pour mille raisons)», écrit-il à Meyerson le 16 mars1941 [9]. La journée se
tient effectivement le 23 juin 1941 à la faculté des lettres de Toulouse.

Marc Bloch fait, par « amitié intellectuelle », le voyage de Clermont-


Ferrand [10]. Contribuent également à cette journée Georges Friedmann, lui
aussi replié à Toulouse après sa démobilisation, et Jacques Hadamard,
professeur de mécanique au Collège de France et ami de Mauss [11]. Le
philosophe AndréLalande, également proche des durkheimiens, envoie sa
contribution depuis Albi [12]. Lucien Febvre et Marcel Mauss étaient
chargés d’introduire les deux « symposias » : celui du matin sur « l’histoire
de l’idée de travail » pour le premier; celui de l’après-midi sur « techniques
et esprit » pour le second. L’un et l’autre résidant à Paris, en zone occupée,
« des amis dévoués » durent « faire passer à travers la ligne de
démarcation » leurs communications [13].

Si l’on en croit le témoignage de Meyerson, un texte de Mauss est donc


bien parvenu à Toulouse en juin 1941. Il ne semble toutefois pas que ce soit
celui qui a été finalement publié dans le recueil. En effet, la correspondance
de Mauss et de Meyerson que cite Fournier témoigne d’une discussion
récurrente à propos de l’écriture de ce texte sur la technologie. Le 6 juillet
1941, Mauss explique dans un courrier à Meyerson, « qu’il s’est amusé à
résumer toutes sortes de vieilles histoires qu’[il] connaît, y compris celle du
planisme [14] », thème qui figure effectivement dans le texte publié en
1948 [15]. Le27 juillet 1941, Mauss s’explique sur son refus de fournir le
texte, pour des raisons tout à la fois personnelles et politiques : « Je n’ai pas
la moindre envie de doubler le nombre de mes lignes pour un public que, en
ces temps, j’estime peu [… ] Et je ne parle qu’au point de vue scientifique.
Si je parlais d’un autre, de l’espèce de torpeur morale, ce serait pire [16]. »
Le 19 septembre 1941, Meyerson le relance (ce qui suppose que Mauss
avait entre-temps accepté le principe de la publication) : « Où en est votre
travail sur la théorie générale des technologies ? Vous savez comment il est
attendu, combien il sera apprécié, comment il sera lu. Ne tardez pas à le
terminer [17]. » Mais le 20 juillet 1942, Mauss se justifie encore auprès de
Meyerson de son retard : « Je n’ai pas de sténo, sans cela je ferais un effort
pour dicter [la partie] II qui est relativement écrite. [La partie] III est dans
ma tête. Ce sont mes pouces qui ne veulent pas [18]. » Le 13 janvier 1943,
c’est Charles Fossey qui lui écrit de Monte-Carlo : « Dans la mesure du
possible, finissez votre technologie et donnez-la à l’impression.

Et sitôt fini, commencez autre chose. Il faut mourir attelé [19]. »

Selon Marcel Fournier, il s’agirait, dans ces deux dernières citations, du


projet, différent, d’un livre sur la technologie. Est-ce bien sûr ? Fournier
semble avoir été trompé par la date du 23 juin 1941, à laquelle le texte
publié en 1948 était censé être prêt. Mais le 6 juillet, le 27 juillet, le 19
septembre 1941, il est encore manifestement question de ce texte dans leur
correspondance. Ne serait-ce donc pas toujours de celui-ci qu’il serait
question le 20 juillet 1942 et encore le 13 janvier 1943 ? Aucune trace ne
semble exister en tout cas d’un autre document plus substantiel [20]. Quoi
qu’il en soit, que la rédaction en ait été achevée dans le courant de l’année
1941 ou, plus vraisemblablement, pas avant 1943, la genèse de ce texte fut
douloureuse, en raison des circonstances de la guerre, mais aussi de la
dégradation de l’état physiologique et moral de Mauss, soumis aux
privations et à une dépression qui l’isolait de plus en plus du monde [21].

Le contexte difficile de cette rédaction ne donne que plus de valeur à ce


document dans lequel Mauss laisse transpirer quelques considérations
intimes. On y trouve par exemple, une réminiscence d’enfance quand il
relate que « son oncle » (Durkheim) lui faisait lire les Merveilles de la
technique de Louis Figuier [22]. Le souvenir ne manque pas de sel et
tempère l’image souvent donnée d’un Durkheim indifférent aux formes
concrètes du travail industriel [23]. Mauss évoque aussi avec émotion ses
compagnons disparus : Henri Hubert, mort en 1927, François Simiand, mort
en 1935.

Entre les lignes, il évoque aussi la présente guerre, en faisant référence aux
restrictions alimentaires et aux Ersatz, mais aussi en réglant ses comptes
avec l’ethnologie allemande des Kulturkreise [24], et en rappelant dans sa
conclusion le travail du « génial FrançoisSimiand, adjoint d’AlbertThomas
au ministère de l’Armement de l’autre guerre [25] ». On ne peut donc
douter que MarcelMauss n’ait mis dans ce texte à la genèse si difficile une
bonne part de lui-même. Comme on va le voir, ce texte concluait en effet
une réflexion sur la technique entamée par Mauss quaranteans plus tôt.
LA TECHNIQUE DANS L’ŒUVRE DE
MAUSS : DU MAGIQUE À L’ÉCONOMIQUE
« Mais les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu’elles

comportent sont généralement réputés efficaces. À ce point de vue, la


plus

grande partie de l’humanité a peine à les distinguer des rites. Il n’y a


peut-

être pas, d’ailleurs, une seule des fins auxquelles atteignent


péniblement

nos arts et nos industries que la magie n’ait été censée atteindre.
Tendant

aux mêmes buts, elles s’associent naturellement et leur mélange est un


fait

constant; mais il se produit en proportions variables. En général, à la


pêche,

à la chasse et dans l’agriculture, la magie côtoie la technique et la


seconde.

D’autres arts sont pour ainsi dire tout entiers pris dans la magie. Telles

sont la médecine, l’alchimie [28]… »

Dans leur conclusion, Mauss et Hubert précisent leur théorie : la magie est
en fait la forme primitive de la technique :

« Nous venons de dire que la magie tendait à ressembler aux


techniques,

à mesure qu’elle s’individualisait et se spécialisait dans la poursuite de


diverses fins. Mais il y a, entre ces deux ordres de faits, plus qu’une
similitude

extérieure : il y a identité de fonction, puisque [… ] les uns et les


autres

tendent aux mêmes fins. [… ] [La magie] tend au concret comme la


religion

tend à l’abstrait. Elle travaille dans le sens où travaillent nos


techniques,

industries, médecine, chimie, mécanique, etc. La magie est


essentiellement

un art de faire et les magiciens ont utilisé avec soin leur savoir-faire,
leur

tour de main, leur habileté manuelle. Elle est le domaine de la


production

pure, ex nihilo; elle fait avec des mots et des gestes ce que les
techniques

font avec du travail. [… ] Il faut dire que ces gestes sont des ébauches
de

techniques. La magie est à la fois un opus operatum au point de vue


magique

et un opus inoperans au point de vue technique. La magie, étant la


technique

la plus enfantine, est peut-être la technique ancienne. En effet,


l’histoire

des techniques nous apprend qu’il y a, entre elles et la magie, un lien

généalogique. C’est même en vertu de son caractère mystique qu’elle a


collaboré à leur formation. Elle leur a fourni un abri, sous lequel elles
ont

pu se développer, quand elle a donné son autorité certaine et prêté son

efficacité réelle aux essais pratiques, mais timides des magiciens


techniciens,

essais que l’insuccès eût étouffé sans elle [29]. »

On retrouve cet intérêt de Mauss pour la technique dans son ouvrage


inachevé sur la nation écrit vers 1919-1920. Un paragraphe sur la notion de
technique y suit un paragraphe sur celle de civilisation et précède les
paragraphes sur l’esthétique, la religion, le droit, la linguistique [30].

L’universalité du fait technique et de la circulation des techniques lui


apparaît comme le meilleur rempart contre le chauvinisme dont la récente
guerre venait de donner une illustration effroyable :

« On ne saurait exagérer, contre les rêves absurdes des littérateurs et


des

nationalistes, l’importance des emprunts techniques, et le bienfait


humain

qui en dérivait. L’histoire des industries humaines est proprement


l’histoire

de la civilisation et inversement. La propagation et la découverte des


arts

industriels, voilà ce qui fut, ce qui est le progrès fondamental, et permit

l’évolution des sociétés; c’est-à-dire une vie de plus en plus heureuse


de

masses de plus en plus grandes sur des sols de plus en plus


vastes [31]. »
On ne peut manquer de penser à Bacon qui affirmait en 1620 dans le Nouvel
Organum la supériorité du technique sur le politique en raison de sa plus
grande universalité dans l’espace comme dans le temps : « Car les bienfaits
des inventeurs peuvent s’étendre au genre humain tout entier, mais les
services politiques sont bornés à certaines nations et à certains lieux; ces
derniers ne s’étendent pas au-delà de quelques siècles, au lieu que les
premiers sont d’éternels bienfaits [32]. »

Mauss reprend de façon systématique l’étude de la question technique en


1927 dans un texte programmatique qui paraît dans le deuxième volume de
la deuxième série de l’Année sociologique, maintenant sous sa direction :
« Divisions et proportions des divisions de la sociologie [33] ». En
reprenant la série, Mauss a conservé pour l’essentiel le plan de Durkheim.
La technique n’est toujours qu’une rubrique de la division « Divers » avec
la morphologie sociale, la linguistique et l’esthétique. Mais Mauss
manifeste le regret de cette division qui ne témoigne en définitive selon lui
que de l’insuffisance des travaux réalisés jusqu’alors : « Les quatresciences
sociales les plus négligées par nous sont celles que nous regroupons sous la
rubrique informe de Divers [34]. » Et parmi celles-ci, la technologie – à
laquelle il consacre sixpages – lui paraît avoir été particulièrement
négligée : « Bien que l’un d’entre nous, Henri Hubert, archéologue et
préhistorien, soit par profession un technologue, nous n’avons jamais eu le
temps et la force nécessaires pour donner au phénomène technique la place
formidable qui lui est due [35]. »

Par bien des côtés, ce texte annonce celui de 1941. On y trouve la même
critique de Bergson, la même référence aux traditions allemande et
américaine de classification technologique [36], le même hommage à
FranzReuleaux, le fondateur de la cinématique [37], la même conviction,
surtout, de la destinée prometteuse d’une technologie générale :
« Maintenant enfin, il est possible de rejoindre les idées de Reuleaux, le
fondateur allemand d’une technologie purement mécanique, avec les idées
de Powel, fondateur d’une technologie ethnographique. Il y a de beaux
jours à venir pour cette science.

Nous ne pouvons même pas nous les figurer approximativement [38]. »


Mais si Mauss a foi en la technologie, c’est qu’il a d’abord foi en la
technique, comme composante essentielle de la civilisation humaine : « Car
le phénomène technique ne présente pas seulement un intérêt en lui-même
comme forme spéciale d’activité sociale et comme forme spécifique de
l’activité générale de l’homme. Il présente encore un intérêt au point de vue
général [39]. » Mieux, il souligne, dans une allusion à Bacon, que la valeur
humaine de la technique, sa portée civilisationnelle procèdent précisément
de son caractère naturel et par là universel :

« Par nature, les techniques tendent à se généraliser et à se multiplier


dans

tout le peuple des hommes. Elles sont les plus importants des facteurs
parmi

les causes, les moyens et les fins de ce qu’on appelle la civilisation, et

aussi du progrès non seulement social mais humain. Voici pourquoi. La

religion, le droit, l’économie sont limitées à chaque société, un peu


moins

que le langage, mais comme lui. Même quand elles se propagent, elles
ne

sont que des moyens pour la communauté d’agir sur soi. Au contraire
les

techniques, elles, sont le moyen, matériel, qu’a une société d’agir sur
son

milieu. Par elles, l’homme devient de plus en plus maître du sol et de


ses

produits. Elles sont donc un compromis entre la nature et


l’humanité [40].

Par ce fait, par cette position extraordinaire, extra-sociale, elles ont une

nature générale et humaine. Cette merveille, l’instrument; cette double


merveille, le composé d’instruments : la machine; cette triple
merveille, le

composé de machines : l’industrie, comme le reste de la vie sociale,


ont

donc élevé l’homme au-dessus de lui-même, mais, en même temps,


l’ont

sorti de lui-même [41]. »

Apparaît ici en filigrane une controverse avec les économistes, même ceux
qui lui sont les plus proches, tel FrançoisSimiand, et, implicitement, avec
une certaine tradition marxiste [42]. En effet, comme on vient de le voir, la
technique a pour Mauss, en raison de son ancrage naturel, une généralité
que ne saurait revêtir aucune autre dimension du social. En conséquence, le
technique a bien le primat sur l’économique. Il affirmera ce point de vue en
1938 dans la discussion d’une communication de RobertMarjolin, à la
critique duquel il associe François Simiand [43] :

« Ceci m’amène au point où je crois justement que, dans l’analyse des

conditions historique des grandes phases de l’économie, je dois me


séparer

fortement de Marjolin et de Simiand, et attribuer plus qu’eux, et


surtout

pour le XIXe et le XXe siècle, d’importance aux faits bruts des


techniques.

Simiand et Marjolin parlent en excellents termes des rapports des


progrès

de l’industrie avec les grandes phases et fluctuations économiques,


capital
investi, valeur du matériel, importance de la production, du profit et
des

pertes; quand Simiand fait intervenir des facteurs techniques


nouveaux,

ce sont des exploitations de mines d’or, la conquête de nouveaux


continents

– faits sûrement considérables – en passant souvent très vite sur les


progrès

techniques qu’ils supposent. Ces raisons, qui valent peut-être


entièrement

pour l’histoire économique avant le XIXe siècle, elles valent de moins


en

moins à mesure qu’en tous domaines et en toutes sciences les


changements

se sont multipliés en nombre, en grandeur, en force. [… ] Ce sont des


choses,

des substances nouvelles, des milieux nouveaux que l’homme fait


entrer

dans son royaume [… ] Ce sont des continents gagnés, des res nullius

distribuées, des enrichissements absolus. Ce sont des choses, des


forces,

des événements ayant leurs lois propres, l’économique ne les domine


pas.

C’est leur entrée dans l’économie qui change celle-ci. [… ] À côté de


l’histoire
économique, il faut donc constituer au plus vite et tenir à jour une
histoire

de l’industrie. Car, en ce moment, le primat de l’économique duXIXe


et du

XXe siècle est usé, le primat du technique s’impose… indépendant et


cause. »

Ce primat de la technique, Marcel Mauss le met en œuvre dans son cours


d’ethnographie de l’École pratique des hautes études, qu’il présente lui-
même en 1941 comme le seul enseignement général de technologie en
France. En effet, non seulement la « technologie » y occupe un bon quart de
l’ouvrage, mais elle figure comme le premier des chapitres thématiques,
après des remarques préliminaires, les méthodes d’observation, la
morphologie sociale, mais avant l’esthétique, les phénomènes économiques,
juridiques, moraux et religieux. C’est ici, et non dans la nouvelle série de
l’Année sociologique sous sa direction, que s’affirme le plan intellectuel
original de Mauss [44]. Ce cours s’est tenu de 1926 à 1939. L’ouvrage dont
nous disposons est constitué des notes prises par Denise Paulme qui l’a
suivi de façon régulière [45]. Nous ne pouvons donc le dater de façon
précise.

Mais dans sa préface de 1947, cette dernière signale que Mauss,


« prévoyant une publication [… ] s’est chaque année étendu plus
particulièrement sur un chapitre de son cours : technologie et esthétique
( 1935-36); phénomènes juridiques ( 1936-37), religion ( 1937-38)». Ces
dates sont intéressantes car, en 1934, Mauss avait publié son article sur les
« techniques du corps » auquel on réduit trop souvent sa pensée
technologique. Mais à la lumière de ce qui précède, ce document prend un
nouveau sens qui éclaire le texte de 1941.
TECHNIQUE ET PROGRÈS
Le texte de 1941 manifeste une adhésion sans retenue à la technique.

Mauss ne se contente pas de valoriser l’Homo faber dans l’enfance de


l’humanité, il l’apprécie jusque dans ses manifestations les plus récentes. La
technique exprime la grandeur de l’homme tout autant dans les machines
automatiques que dans les silex taillés : « Il se fait, à la machine, du beau
métier. Il y a la joie de l’œuvre, il y a celle du calcul sûr, de la réalisation
parfaite et en masse, avec des machines inventées sur plans précis, sur
épures précises, pour fabriquer en séries des machines encore plus précises
et plus gigantesques, ou plus fines et qui en fabriquent elles-mêmes
d’autres, dans une chaîne sans fin où chacune d’elles n’est qu’un maillon.
Voilà ce que nous vivons. Et ce n’est pas fini [46]. »

Un tel enthousiasme techniciste peut étonner le lecteur contemporain [47].

Il est en fait en parfaite cohérence avec les options idéologiques de son


milieu intellectuel dans l’entre-deux-guerres. Historiens et sociologues
groupés autour des Annales et des derniers avatars du mouvement
durkheimien réagissent alors vivement contre l’idéologie anti-techniciste
d’une intelligentsia française traumatisée par la guerre de 1914 et la crise de
1929.

Georges Friedmann, alors marxiste et pro-soviétique, mène ce combat de


façon brillante dans la Crise du progrès en 1936 [48]. Ses aînés, comme
Lucien Febvre ou Maurice Halbwachs, ne partagent pas forcément son
enthousiasme pro-soviétique ni ses convictions marxistes, mais ils le
suivent sans réserve dans cette critique de l’anti-technicisme, comme en
témoignent leurs comptes rendus favorables de ses ouvrages [49]. De
même, MauriceHalbwachs rend compte favorablement en 1933 de
Standards de HyacintheDubreuil, ouvrage – également apprécié alors par
Friedmann – où l’ancien syndicaliste de la CGT fait l’apologie de
l’industrie à l’américaine [50], et, inversement, critique sans ménagement
en 1934 la Rançon du machinisme de Gina Lombroso, qui est également
une des cibles privilégiées du jeune Friedmann [51].
Mais cette apologie de la technique n’est pas un thème incident chez Mauss,
ni l’expression d’un affaiblissement de la pensée dû à l’âge ou aux
circonstances. Elle trouve sa source dans les fondements mêmes de sa
socio-logie. Par son universalité – qu’elle tient, comme on l’a vu, de son
ancrage dans la nature –, la technique lui apparaît en effet comme le moteur
du processus de « la Civilisation » qu’il conçoit au singulier dans la
destinée prométhéenne de l’humanité.

« Arrêtons-nous à cette notion de fonds commun, d’acquis général des

sociétés et des civilisations. C’est à elle que correspond, à notre avis, la

notion de “la Civilisation”, limite de fusion et non pas principe des

civilisations. [… ] Les poètes et les historiens pourront regretter les

saveurs locales. Il y aura peut-être moyen de les sauver. Mais le capital


de

l’humanité grandira en tous cas. Les produits, les aménagements du sol


et

des bords des mers, tout est de plus en plus rationnellement installé,
exploité

pour le marché, mondial cette fois. [… ] M. Seignobos disait qu’une

civilisation, ce sont des routes, des ports, des quais. Dans cette
boutade, il

isolait le capital de l’industrie qui le crée [52]. Il faut y comprendre


aussi le

capital raison qui l’a créé : “raison pure”, “raison, pratique”, “force de

jugement” pour parler comme Kant. Cette notion d’un acquis


croissant,
d’un bien intellectuel et matériel partagé par une humanité de plus en
plus

raisonnable, est, nous le croyons sincèrement, fondée en fait. Il peut


permettre

d’apprécier sociologiquement les civilisations, les apports d’une


civilisation

à la civilisation, sans qu’il soit nécessaire de porter des jugements de


valeur,

ni sur les nations, ni sur les civilisations, ni sur la Civilisation. Car


celle-

ci, non plus que le progrès, ne mène pas nécessairement au bien ni au

bonheur [53]. »

Comme on le voit, l’adhésion de Mauss au développement technique ne


repose pas sur la conviction naïve d’un avenir radieux de l’humanité. Il
n’ignore pas, par exemple, le rôle de la technique dans l’accroissement de la
puissance guerrière, dont sa génération a fait la douloureuse expérience.

Mais le progrès technique et sa vertu civilisatrice sont pour lui un état de


fait « par-delà le bien et le mal » : « [les puissances techniques] changent
[… ] dans les guerres et dans les paix, directement les destinées des
hommes.

Ces nouvelles puissances se déchaînent, mènent les sociétés vers des termes
imprévisibles, vers le bien comme vers le mal, vers le droit et l’arbitraire,
vers d’autres échelles de valeurs [54]. » Mauss n’a cessé en effet de
défendre l’idée d’un progrès de l’humanité au sens « positif » (non
« métaphysique » du terme) : « Bien que ces idées soient peu à la mode, je
reste partisan de l’emploi, non métaphysique, de l’idée de progrès. Et, sans
rien préjuger de la valeur absolue, je crois qu’on peut parler d’un certain
progrès général de la race et de la mentalité humaines. Par progrès, nous
entendrons, si vous le voulez bien, l’augmentation en quantité et en qualité,
sans plus, les deux étant inséparables [55]. »

Cette dimension de la pensée de Mauss a souvent été occultée. Elle est


pourtant, comme le montrent les textes cités, constante et ferme. En
revanche, le texte de 1934 sur les « techniques du corps » est bien
connu [56]. Cet article résulte, comme il le signale lui-même, de son cours
d’ethnographie à l’École pratique des hautes études [57]. Il a, pour les
lecteurs modernes, la qualité d’être – en apparence – tourné vers le passé,
vers un horizon anthropologique qui ne laisse pas de place à des
considérations sur la technique moderne. Mais l’enjeu est moins
ethnographique que théorique. Il s’agit pour Mauss de résoudre un
problème : celui du statut sociologique de pratiques corporelles telles que la
nage qui lui sert d’exemple princeps : « Je voyais comment tout pouvait se
décrire, mais non s’organiser; je ne savais quel nom, quel titre donner à tout
cela [58]. » La réponse était pourtant simple, de l’avis même de Mauss,
mais il fallait lever pour cela une préconception de la technique qui
l’associe à la présence d’objets extra-corporels : « C’était très simple, je
n’avais qu’à m’en référer à la division des actes traditionnels en techniques
et en rites, que je crois fondée. Tous ces modes d’agir étaient des
techniques, ce sont les techniques du corps. Nous avons fait et j’ai fait
pendant plusieurs années l’erreur fondamentale de ne considérer qu’il y a
technique que quand il y a instrument [59]. »

Dans ses entretiens avec Claude-Henri Roquet, André Leroi-Gourhan a jugé


avec une certaine sévérité l’importance accordée par Mauss aux techniques
du corps, dans laquelle il voit l’expression d’une certaine incompétence de
Mauss dans le domaine technologique : « Je crois que M. a découvert dans
les techniques du corps un champ particulièrement propre à l’orientation de
son esprit : des techniques sans le poids mort du “métier”, de la
connaissance et de l’entraînement du fabricant; des techniques dont la
matière principale est l’homme. Comprendre l’homme lui-même,
perceptible en chacun d’entre nous, fût-ce en maori, est beaucoup plus
accessible qu’une formation d’omni-technicien [60]. » Si l’on veut bien
passer par-dessus ce qu’il y a d’acide dans ce propos [61], Leroi-Gourhan
exprime là quelque chose de propos sur la théorie de Mauss dont l’influence
s’est fait sentir jusque chez lui-même. Pour dégager l’essence même de la
technique, Mauss devait la réduire à sa forme la plus « pure », sans la
médiation de l’objet. Telle est la « technique du corps ». Sa faible
compétence technique, si l’on en croit Leroi-Gourhan, l’a donc servi en lui
permettant cette opération d’abstraction, ce changement radical de
perspective, qui lui permet de concevoir la technique en l’homme et non en
dehors de l’homme, comme, malheureusement, bien des sociologues
aujourd’hui encore. Une fois ce pas franchi, l’histoire des objets techniques
peut être menée comme le prouvera admirablement Leroi-Gourhan.

C’est dans ce texte de 1934 que Mauss propose sa première définition


formelle de la technique, définition qu’il va retravailler en 1941 :
« J’appelle technique un acte traditionnel efficace (et vous voyez qu’en ceci
il n’est pas différent de l’acte magique, religieux, symbolique). Il faut qu’il
soit traditionnel et efficace. Il n’y a pas de technique et pas de transmission,
s’il n’y a pas de tradition [62]. » Il nous ramène donc, trenteans plus tard, au
jeu de comparaison entre technique, religion et magie qu’il développait
dans son article de 1903 avec Hubert. « Quelle est la différence entre l’acte
traditionnel efficace de la religion, l’acte traditionnel, efficace, symbolique,
juridique, les actes de la vie en commun, les actes moraux d’une part, et
l’acte traditionnel des techniques d’autre part ? C’est que celui-ci est senti
par l’auteur comme un acte d’ordre mécanique, physique ou
physicochimique et qu’il est poursuivi dans ce but [63]. » Et c’est en ce sens
que l’on peut parler de « techniques du corps », car « le corps est le premier
et le plus naturel instrument de l’homme [64] ».

Ces idées étaient largement empruntées à Espinas, qui insistait déjà sur la
« formation inconsciente des éléments des techniques », qu’il rattachait,
comme après lui Mauss, à la dimension religieuse de l’acte technique :
« L’outil ne fait qu’un avec l’ouvrier; il est la continuation, la projection au-
dehors de l’organe; l’ouvrier s’en sert comme d’un membre prolongé sans
penser presque jamais à en remarquer la structure, ni à chercher comment
ses diverses parties s’adaptent si bien à leur but. Le travail obtenu par son
aide peut donc apparaître encore naturel [65]. » En inscrivant – à la suite
d’Espinas – la technique dans la corporéité, Mauss justifie donc le primat
qu’il lui donne sur les autres manifestations de la vie sociale et notamment
l’économique. Comme il le soulignait déjà bien dans son texte
programmatique de 1927, l’homme, par la technique, s’extrait de la nature
en s’en rapprochant : « Dans l’art pratique, l’homme fait reculer ses limites.
Il progresse dans la nature, en même temps qu’au-des-sus de sa propre
nature, parce qu’il l’ajuste à la nature. Il s’identifie à l’ordre mécanique,
physique et chimique des choses. Il crée et en même temps il se crée lui-
même; il crée à la fois ses moyens de vivre, des choses purement humaines,
et sa pensée inscrite dans ces choses. Ici s’élabore la véritable raison
pratique [66]. » Mais ce processus créatif commence en lui, dans son
rapport avec son propre corps, qui est son premier instrument. En bref, la
technique est à l’origine de tout le processus d’hominisation. On sait
comment André Leroi-Gourhan illustra brillamment cette thèse dans le
Geste et la parole [67].

En abordant les choses ainsi, il n’est plus possible d’admettre, selon la


conscience ordinaire des anti-technicistes à laquelle Martin Heidegger a
fourni en 1953 des lettres de noblesse, la figure convenue de « l’homme
dépassé par les techniques », selon une expression récurrente de Leroi-
Gourhan [68]. En effet, une telle représentation situe la technique en dehors
de l’homme – dans les objets, les instruments, les machines de plus en plus
indépendantes, en apparence au moins, du geste humain. Mais l’origine de
toute technique est dans la corporéité : « Nous percevons notre intelligence
comme un bloc et nos outils comme le noble fruit de notre pensée;
l’Australanthrope, lui, paraît bien avoir possédé ses outils comme des
griffes.

Il semble les avoir acquis non par une sorte d’éclair génial qui lui aurait fait
un jour saisir un caillou coupant pour armer son poing (hypothèse puérile
mais favorite de bien des ouvrages de vulgarisation), mais comme si son
cerveau et son corps les exsudaient progressivement [69]. »

En analysant les « techniques du corps », Mauss ne se tournait donc qu’en


apparence vers le passé. Car l’analyse de toute technique nous ramène à la
corporéité, celle qui est incorporée dans la machine mais aussi celle de
l’acteur, qui, à une distance plus ou moins grande, la programme, la guide,
la contrôle [70]. Mais avec le corps, c’est aussi la magie qui reste présente
jusque dans nos techniques « rationnelles ». Les techniques du corps des
sociétés primitives, comme la chasse des indigènes australiens que décrit
Mauss, plongent leurs racines dans des rituels magiques, car il n’y a pas
pour Mauss, comme on l’a vu, de rupture franche entre la magie et la
technique. De même que le don constitue pour lui – selon la formule
consacrée– une « forme primitive de l’échange » dont l’analyse permet de
mieux comprendre les formes présentes de nos rapports économiques, de
même la magie, « forme primitive de la technique », n’a pas disparu de
notre industrie contemporaine : « L’ivresse de la production n’est pas
perdue », affirme-t-il en 1941. Ce point de vue conserve toute sa valeur
pour la sociologie du travail aujourd’hui [71].

Mauss faisait lui-même le rapprochement entre la technique et l’économie


dans les conclusions de l’Essai sur le don : « L’Homo œconomicus n’est pas
derrière nous; il est devant nous; comme l’homme de la morale et du
devoir; comme l’homme de la science et de la raison. L’homme a été très
longtemps autre chose; et il n’y a pas bien longtemps qu’il est une machine,
compliquée d’une machine à calculer [72]. » Le ton laisse percer ici une
critique de la modernité machinique, comme lorsqu’il se rassure de ce que
« heureusement, tout n’est pas encore classé exclusivement en termes
d’achat et de vente. Les choses ont encore une valeur de sentiment en plus
de leur valeur vénale [… ] Nous n’avons pas qu’une morale de
marchands [73] ».

Mais Mauss précise dans le même texte : « Nous devons, je le crois, même
en tant que nous devons développer notre propre richesse, rester autre chose
que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de
meilleurs gestionnaires [74]. »

Cette référence positive à la gestion et à la comptabilité nous ramène à la


fraction de l’économie la plus proche de la technique, celle que Mauss
désigne, dans le texte de 1941, par l’expression d’« économie industrielle »
par opposition à celle d’« économie politique [75] ». La cohérence de sa
pensée est ainsi plus grande qu’il ne pourrait y paraître. Le reste est affaire
de ton, mais cela même est intéressant. En 1941, sans doute, il force le trait.

L’enthousiasme qu’il met à défendre la technique est à la mesure de la


tragédie qui s’est abattue sur le pays, sur ses amis, sur sa famille, sur sa
personne même. Mauss est déprimé, usé, presque incapable d’écrire.
Comme il le confie à Meyerson, il ne veut pas écrire. Il s’y décide pourtant
et je pense que c’est là un geste politique : ce qui peut apparaître de
grandiloquent dans sa défense de la technique est en fait un acte de
résistance morale.

Il veut croire encore, par-delà les vicissitudes du présent, en la capacité de


l’homme à progresser dans la voie de la rationalité, qui est celle du progrès
matériel et moral des masses humaines. C’est ce qu’il entend affirmer dans
un dernier effort littéraire. En ce sens, ce texte a probablement en partie une
valeur testamentaire.

NOTES

[1]

Le présent texte et les notes que j’ai adjointes au texte de Mauss sont
étroitement reliés. Afin d’éviter les redites, je renvoie à celles-ci, notées en
italique, pour des compléments documentaires.

[2]

Marcel Fournier, Marcel Mauss, Paris, Fayard, 1994, p. 754 sq.

[3]

Voir infra pour les problèmes de datation. Je continuerai toutefois, par


facilité, à parler du « texte de 1941 ».

[4]

Voir la note 5 sur Meyerson.

[5]

Mauss écrit toutefois quelques brèves notes, d’une page au plus, en 1942 et
1943 (Fournier, op. cit., p. 750). Par ailleurs, il accepte le projet de Denise
Paulme de publier les notes de son cours à l’École pratique des hautes
études – ce qui deviendra le Manuel d’ethnographie (publié en 1947 chez
Payot, pénultième publication de Mauss) – et il semble y contribuer un peu
( cf. Fournier, op. cit., p. 749).
[6]

Lettre de Mauss à Ignace Meyerson du 27 juillet 1941, cité par Fournier


( op. cit., p. 744).

[7]

Voir note 34 sur Déat. Le réseau durkheimien fut dispersé pendant la guerre
dans des horizons politiques opposés, de la collaboration la plus ouverte
(Déat) à la résistance la plus active (Halbwachs). Pourtant, certains réseaux
continuèrent à fonctionner, et Marcel Fournier attribue la protection dont
bénéficia Marcel Mauss à Paris sous l’Occupation à l’action de certains de
ses anciens amis ou disciples devenus ministres, comme Marcel Deat que
l’on vient de citer, mais aussi Jérôme Carcopino, Max Bonnafous ou encore
Georges Montandon (voir note 22 sur ce dernier).

[8]

Lettre de Mauss à Jérôme Carcopino, secrétaire d’État à l’Éducation


nationale en date du 26 septembre 1940 (Fournier, op. cit., p. 729).

[9]

Carte postale de Mauss à I. Meyerson du 27 juillet 1941 (Fournier, op. cit.,


p. 744).

[10]

Révoqué comme Juif en 1940, Marc Bloch envisage de s’exiler aux États-
Unis à l’invitation de la fondation Rockfeller. Son départ est annulé en août
1941 et il obtient, grâce à l’intervention de Jérôme Carcopino, un poste à
Montpellier où il s’engage dans la Résistance et entre, en 1942, dans la
clandestinité; il sera exécuté le 16 juin 1944 (Fournier, op. cit., p. 735-736).

[11]

Georges Friedmann y fait une importante communication : « Esquisse d’une


psycho-sociologie du travail à la chaîne » ( op. cit., p. 127-144), dont
l’esprit est proche de celui du texte de Mauss. Jacques Hadamart n’y a pas
présenté de communication mais a participé aux débats.

[12]

Le philosophe André Lalande avait fait une large place à la sociologie


durkheimienne dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie
(Paris, Alcan, 1926); il avait consulté Marcel Mauss sur le mot
« civilisation » pour la 4e édition de son ouvrage en 1932 (Fournier, op. cit.,
p. 467-468).

[13]

Y. Meyerson, Avant-propos, « Le travail, une conduite » ( op. cit., p. 7-16,


ici p. 14).

[14]

Lettre de Mauss à Ignace Meyerson du 6 juillet 1941 (Fournier, op. cit.,


p. 746).

[15]

Voir sur ce point notre note 34.

[16]

Lettre de Mauss à Ignace Meyerson du 27 juillet 1941 (Fournier, op. cit.,


p. 744).

[17]

Lettre de Meyerson à Mauss du 19 septembre 1941 (Fournier, op. cit.,


p. 744-745).

[18]

Lettre de Mauss à Meyerson du 20 juillet 1942 (Fournier, op. cit., p. 750).


[19]

Lettre de Charles Fossey à Mauss du 11 février 1943 (Fournier, op. cit.,


p. 749).

[20]

André Leroi-Gourhan évoque pourtant, de son côté, le projet d’un « cours


sur la technologie », mais non réalisé : « Ce fameux cours de technologie
promis pendant des années ! Chaque fois quelque chose advenait qui
l’empêchait de poursuivre : une fenêtre s’ouvrait sur de lointaines
perspectives » (Leroi-Gourhan, Les racines du monde. Entretiens avec
Claude-Henri Roquet, Paris, Belfond, 1982, p. 34).

[21]

Le récit des dernières années de la vie de Mauss telles que les relate Marcel
Fournier laisse penser qu’il souffrait d’une maladie neurologique
dégénérative provoquant des pertes de mémoire et des accès de violence.

[22]

Voir note 14 sur Louis Figuier.

[23]

Voir par exemple, l’analyse critique que mène Georges Friedmann en 1956
de la théorie « de la division du travail social » de Durkheim, dont il se plaît
à rappeler qu’il est un « homme de cabinet » ( Le travail en miettes, Paris,
Gallimard, 1956, p. 129-148, ici p. 134).

[24]

Voir notre note 22 sur cette tradition de l’ethnologie allemande et sa critique


par Mauss.

[25]

Voir notre note 35 sur le travail de Simiand au cabinet d’Albert Thomas.


[26]

Voir notre note 15 sur les relations de Mauss et d’Espinas.

[27]

Cette idée d’une source religieuse de la technicité était déjà présente chez
Espinas, qui affirme que « les premiers essais de technologie sont
incorporés à des dogmes religieux » ( op. cit. p. 14) et donne l’exemple de
la roue : « La roue fut une invention d’une portée incalculable; et pourtant
elle a été tout d’abord, selon toute vraisemblance, consacrée aux dieux,
vouée à leur service » ( op. cit., p. 46). La problématique d’Espinas semble
bien se référer à Auguste Comte, puisqu’il qualifie ce premier étage de
l’histoire de la technologie (correspondant à la Grèce archaïque) de
« technologie physico-théologique » (titre du premier chapitre).

[28]

Henri Hubert et Marcel Mauss, « Esquisse d’une théorie générale de la


magie » ( 1903 – in Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950,
p. 10-137, ici p. 11-12). Voir aussi p. 82, où les auteurs situent la magie
entre la technique et la religion; p. 133, où la comparaison est menée avec
la technique et la science; et enfin la conclusion, p. 134-137, sur laquelle je
vais revenir. Voir aussi, sur ce point, le commentaire de Henri Bergson dans
notre note 25.

[29]

Ibid., p. 134-135.

[30]

Mauss, « La Nation » ( 1920) – Œuvres, t. 3, p. 573-625 (p. 612-614 sur la


technique). Mauss entame ici la critique des « divisions de la sociologie »
telles que les avait conçues Durkheim pour l’Année sociologique ( cf. infra).

[31]

Ibid., p. 613.
[32]

Francis Bacon, Nouvel Organum ( op. cit., p. 87).

[33]

Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Année


sociologique, 1927 (repris in Mauss, Œuvres, t. 3, p. 178-245).

[34]

Mauss, op. cit., p. 189.

[35]

Ibid., p. 194.

[36]

Parmi les travaux allemands, Mauss cite la Technologie de Gottl-


Ottfilienfeld, « ouvrage manuel, mais profondément original, qui marque un
temps » (p. 195). Parmi les travaux américains, ceux de W. J. Powell et de
ses disciples comme OtisT. Mason.

[37]

Voir la note 11 sur Reuleaux.

[38]

Ibid., p. 196. Mauss loue J. W. Powel, « le profond et original fondateur du


Bureau d’ethnologie », et son disciple O. T. Mason qui « avaient proclamé
que la technologie était une partie spéciale et très éminente de la
sociologie » (p. 195).

[39]

Ibid., à la suite.
[40]

J’ai mis en italique cette phrase qui traduit approximativement une formule
de Bacon citée dans le texte de 1941 : Ars Homo additus naturae (voir notre
note 26 ).

[41]

Ibid., p. 197. La définition de la machine comme « composé


d’instruments » fait référence à Reuleaux (voir notre note 18 ).

[42]

Je pense ici à Georges Friedmann, dont le premier ouvrage, en 1934,


Problèmes du machinisme en URSS et dans les pays capitalistes (Paris,
ESI), vise à montrer que les problèmes apparents du « machinisme » sont
en fait ceux du « capitalisme ». On sait que Mauss fut en revanche un
critique précoce du bolchevisme et qu’il ne s’est jamais bercé d’illusions
sur l’Union soviétique. Friedmann a quant à lui évolué progressivement sur
cette question, adoptant notamment la thématique maussienne des « faits de
civilisation » empruntée à la communication de 1929 citée infra, note 53.
Dans la dernière partie de son œuvre, il développa – à l’exact opposédes
conceptions de sa jeunesse – le thème de la « convergence » des sociétés
occidentale et soviétique, expression de la même « civilisation
technicienne » (« La grande aventure », 1962 – repris inSeptÉtudes sur
l’homme et la technique, Paris, Gonthier, 1966, p. 174-202). Voir, sur cette
question, F.Vatin, « Marxisme, machinisme, humanisme. Georges
Friedmann avant et après-guerre », Sociologie du travail, n° 2,2004).

[43]

Mauss, Annales sociologiques, série D, fascicule 3,1938 (repris in Œuvres,


t. 3, p. 247-249, ici p. 248).

[44]

Soulignons que les chapitres3 à 5 de cet ouvrage (« Morphologie »,


« Technique », « Esthétique ») reprennent les rubriques injustement
délaissées, selon Mauss, dans la division « Divers » de l’Année
sociologique ( cf. supra).

[45]

Mauss, op. cit., 1947. Sur ce cours, voir les témoignages d’André Leroi-
Gourhan ( op. cit.) et de Georges Haudricourt dans les Pieds sur terre.
Entretiens avec Pascal Dibie (Paris, Métailié, 1987). L’un et l’autre ont
insisté sur la « pédagogie » très particulière du maître. Leroi-Gourhan :
« Pendant deux ans de la période où j’ai suivi son enseignement de façon
totale, nous étions convenus avec une de mes camarade [Deborah Lipschitz,
morte en déportation] de nous arranger tous les deux pour prendre les notes
à tour de rôle ou confronter nos notes de façon à établir le contenu réel du
cours de Mauss. Et nous ne sommes jamais arrivés à construire quelque
chose de cohérent, parce que c’était trop riche et que cela se terminait
toujours sur l’horizon. Par la suite, son cours a été publié par un groupe de
ses anciens élèves. Eh bien, entre ce que nous avions noté avec D. et ce
qu’eux-mêmes avaient noté, la divergence était totale ! Mauss, chacun le
connaît pour soi. C’est le secret, je crois, de la véritable séduction qu’il a
exercée sur ceux qui l’ont suivi » ( op.cit., p. 32-33). Haudricourt : « Les
cours de Mauss étaient une suite d’anecdotes et de souvenirs personnels qui
se rapportaient à son enfance à Épinal, à sa famille alsacienne [… ], à la
guerre de 14-18 pendant laquelle il avait été interprète à l’état-major
anglais, ce qui avait été son principal terrain. [… ] Les contradictions ne le
gênaient pas, on avait l’impression qu’il parlait surtout pour intéresser son
auditoire, pour éveiller des vocations. La vérité objective de ce qu’il disait
était le moindre de ses soucis ! Ses cours étaient en fait essentiellement un
questionnaire afin que ses auditeurs trouvent matière à réfléchir » ( op. cit.,
p. 25).

[46]

Voir, à propos de ce paragraphe, notre note29 sur Simiand et l’esthétique


industrielle.

[47]
J’ai donné ce passage à commenter à des étudiants de maîtrise de sociologie
de très bon niveau. Certains en furent si « interloqués » qu’ils
l’interprétèrent comme du « second degré »!

[48]

Cf. G. Friedmann, La crise du progrès, Paris, Gallimard, 1936, et notre


commentaire sur Friedmann, op. cit.

[49]

Voir les comptes rendus des ouvrages de Friedmann par Lucien Febvre dans
les Annales d’histoire économique et sociale (t. VI, 1934, p. 397-399, sur
Problèmes du machinisme; t. IX, 1937, p. 89-91, sur La crise du progrès; t.
X, 1938, p. 442-445, sur De la Sainte-Russie à l’URSS, Paris, Gallimard,
1948), ainsi que celui de Maurice Halbwachs sur ce dernier ouvrage dans
les Annales sociologiques (sérieD « sociologie économique »,
fascicule4,1938, p. 112).

[50]

Annales d’histoire économique et sociale, t. III, 1933, p. 79-81 (Dubreuil,


Standards, Paris, Grasset, 1929).

[51]

Annales d’histoire économique et sociale, t. VI 1934, p. 91-93 (Lombroso,


La rançon du machinisme, Paris, 1932).

[52]

C’est la critique qu’il fera, comme on l’a vu, à Simiand et Marjolin en 1938
( cf. supra): la technique prime l’économie. Mais il y a là un élément
complémentaire sur lequel je vais revenir à propos des « techniques du
corps » : l’économie, à travers la figure du capital, apparaît comme un bien
inanimé (« travail mort », disait Marx) alors que la technique est un acte
vivant.

[53]
Mauss, « Les civilisations, éléments et formes » (exposé à la Ire Semaine
internationale de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, Paris, Renaissance
du livre, 1930 – repris inŒuvres, t. 2, p. 456-479, ici p. 479). Rappelons
que ce thème était déjà développé dans ses notes de 1919 sur la nation ( cf.
supra), où Mauss fait explicitement référence au mythe de Prométhée :
« C’est elle [l’industrie humaine] qui, par le développement des sociétés, a
fait le développement de la raison et de la sensibilité, et de la volonté; c’est
elle qui a fait de l’homme moderne le plus parfait des animaux. C’est elle
qui est le Prométhée du drame antique » ( op.cit., p. 613).

[54]

Intervention de Mauss en 1938 en réponse à un exposé de Robert Marjolin


( op. cit., p. 248).

[55]

Débat à la Société française de philosophie ( 1922 – repris in Œuvres, t. 2,


p. 482-484, ici p. 483).

[56]

Mauss, « Les techniques du corps », communication du 17 mai 1934 à la


Société de psychologie ( Journal de psychologie, XXXII, mar-avril 1936 –
repris in Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 363-386).

[57]

Ibid., p. 365.

[58]

Ibid., p. 371.

[59]

Ibid.

[60]
Leroi-Gourhan, op. cit., p. 34.

[61]

Voir notre note 24 sur les rapports de Mauss et de Leroi-Gourhan.

[62]

Ibid. – sur la définition de la technique par Mauss, voir François Sigaut,


« La formule de Mauss » ( Techniques et culture, n° 40,2002, p. 153-158).

[63]

Ibid., p. 371-372.

[64]

Ibid.

[65]

Espinas, op. cit., p. 45.

[66]

Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie » ( op. cit.,


p. 197). Derrière des formules qui évoquent Marx, c’est bien toujours
Francis Bacon qui transparaît dans la pensée de Mauss.

[67]

Leroi-Gourhan, Le geste et la parole (Paris, Albin Michel, 1964 et 1965).


Sur la filiation entre Mauss et Leroi-Gourhan, cf. Bruno Karsenty,
« Techniques du corps et normes sociales de Mauss à Leroi-Gourhan »
( Intellectica, 1-2,26-27, p. 227-239).

[68]
Heidegger, « La question de la technique » ( 1953 – in Essais et
conférences, Paris, Gallimard, 1958).

[69]

Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, op. cit., t. 1, p. 151-152. Comme on


l’a vu, Leroi-Gourhan héritait, via Mauss, une telle conception d’Alfred
Espinas.

[70]

Voir Thierry Pillon et François Vatin, Traité de sociologie du travail


(Toulouse, Octares, 2003,2e partie).

[71]

N’en donnons qu’un exemple dans l’ouvrage de Nicolas Dodier, Les


hommes et les machines (Paris, Métaillé, 1995), qui développe une figure
de l’acte technique aux antipodes de la rationalité utilitaire. Il montre en
effet comment les OS de l’entreprise métallurgique où il a enquêté se livrent
à des combats symboliques dans des « arènes de la virtuosité » qui ne sont
pas sans évoquer ceux des participants aux potlatch mélanésiens tels que les
décrit Mauss dans son « Essai sur le don » ( Année sociologique, 1923-24 –
repris in Sociologie et Anthropologie, op. cit., p. 143-279).

[72]

Mauss, « Essai sur le don », op. cit., p. 272.

[73]

Ibid., p. 258.

[74]

Ibid., p. 272.

[75]
Sur cette question, voir notre note 31.
Les techniques et la technologie
Pour bien parler des techniques, il faut d’abord les connaître. Or il est une
science qui les concerne, celle qu’on appelle la technologie, et qui n’a pas,
en France, la place à laquelle elle a droit.

Il est utile de l’indiquer ici, surtout quand c’est la Société d’études


psychologiques qui organise cette « Journée de psychologie et d’histoire ».

En ces matières de psychologie proprement dite, la France a, en fait,


devancé les autres pays. Ceux de ma génération ont assisté à l’invention –
par Binet, Simon [2], Victor Henri [3], à qui s’adjoignirent tout de suite
Piéron [4], puis Meyerson [5] et Lahy [6], et que d’autres continuent avec
efficacité – des applications de la psychologie aux techniques, et plus
particulièrement au recrutement des ouvriers et des techniciens [7].

Ce n’est qu’après la guerre de 1914 que, revenue perfectionnée


d’Amérique, la psychotechnique, qui s’était développée partout, a pris son
essor en France, à Paris surtout, et que des procédés considérables obtinrent
des résultats non moins palpables, indispensables même [8].

Si cette partie de l’étude des techniques est de bonne origine française, il


faut dire par contre que la science dont elle est un chapitre n’a pas eu de
mêmes développements : je veux parler de la technologie.

Il est clair que la psychologie que l’on fait actuellement des techniques est
celle d’un moment de l’histoire et de la nature de celles-ci.

La technologie est une science très largement développée ailleurs que chez
nous. Elle prétend à juste titre étudier toutes les techniques, toute la vie
technique des hommes depuis l’origine de l’humanité jusqu’à nos jours.

Elle est à la base et aussi au sommet de toutes les recherches qui ont cet
objet. La psychotechnique n’est qu’une technique des techniques. Or elle
suppose de profondes connaissances générales de l’objet général, les
techniques.
Il faut donc avant tout marquer quelle est la place de la technologie, quels
travaux elle a produits, quels résultats sont déjà acquis, combien elle est
essentielle pour toute étude de l’homme, de sa psyché, des sociétés, de leur
économie, de leur histoire, du sol même dont vivent les hommes et, par
conséquent, de leur mentalité. Ce n’est pas une raison parce qu’elle n’est
pas en France l’objet d’enseignements réguliers pour que nous n’en parlions
pas ici. (Je connais bien un enseignement, mais il est fort élémentaire et, de
plus, destiné à l’observation des techniques des peuples dits primitifs, ou
exotiques, comme on veut, je n’en connais pas d’autre [9].)

Cette science a été en vérité fondée en Allemagne : pays d’élection de


l’étude historique et scientifique des techniques, qui, avec l’Amérique
maintenant, reste en tête de tous les progrès techniques [10]. En vérité, elle
a été instituée par Reuleaux, le grand théoricien et mathématicien,
mécanicien et technicien de la mécanique [11]. Il trouva auprès des autorités
prussiennes un écho immédiat. Sous sa direction fut ouverte la première des
écoles supérieures techniques (les Technische Hochschulen), celle de
Berlin, qui a rang d’université et dont le diplôme (Dipl. Ing.) a rang de
doctorat [12].

C’est là la base naturelle de l’étude générale des techniques; elle devrait


être reconnue chez nous.

Or, ici, même dans nos plus honorables établissements scientifiques, même
dans notre illustre et toujours glorieux Conservatoire des arts et métiers, la
technologie n’a pas la place de théorie générale des métiers. À Saint-
Germain, au musée des Antiquités nationales, mon regretté frère de travail
Henri Hubert avait bien installé la salle de Mars, consacrée à l’art et à
l’ethnologie comparée de l’âge de pierre; en ce moment, cette salle n’est
même plus en usage [13]. Au musée de l’Homme, avec l’aide de l’Institut
d’ethnologie, on a réussi à faire quelque chose de vaste dès maintenant,
mais encore modeste. Le Musée de Vienne, le Pitt-Rivers Museum, celui de
Nordenskiöld à Göteborg sont, à bien des points de vue, mieux placés que
nous.

Quant à la théorie ou à la description historique, géographique,


économique, politique des métiers, elle fut entamée à diverses reprises en
France; elle n’est pas faite. Nous n’avons même pas gardé la tradition de
ces bonnes histoires de l’industrie telles que les faisaient les Becquerel et
les Figuier, qui, même anecdotiques, instruisaient le jeune homme et même
l’enfant [14].

Mon oncle Durkheim me les fit lire. Un de ceux qui étaient sur la bonne
voie, mon vieux maître Espinas, nous fit sur ces questions un cours à
Bordeaux dont je me souviens. (Son livre sur les Origines de la technologie
a encore de la valeur [15].) Mais il n’a pas assez développé ses idées et n’a
ni étendu ni approfondi suffisamment ses recherches.

Quelques remarques vont indiquer les voies ouvertes déjà, et où elles


conduisent.

Supposons connus un grand nombre de faits que plusieurs, même d’entre


nous, ne connaissent peut-être pas. Au moment où la mode est à la
technique et aux techniciens – par opposition à la science dite pure et à la
philosophie, accusées d’être dialectiques et vides –, il faudrait cependant,
avant de prôner l’esprit technique, savoir ce qu’il est.

D’abord, voici une définition : on appelle technique, un groupe de


mouvements, d’actes, généralement et en majorité manuels, organisés et
traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique ou
chimique ou organique [16]. Cette définition a pour but d’éliminer de la
considération des techniques celles de la religion ou de l’art, dont les actes
sont aussi souvent traditionnels et même aussi souvent techniques, mais
dont le but est toujours différent du but purement matériel, et dont les
moyens, même quand ils sont superposés à une technique, sont toujours
différents de celle-ci. Par exemple, les rituels du feu peuvent commander la
technique du feu [17].

Cette façon de considérer les techniques permet de les classer, de donner un


tableau comparé de ce qu’on appelle encore les travaux, les arts et les
métiers; ainsi nous disons le métier du peintre, même du peintre d’art pur.

Cette définition permet de classer les différents secteurs de la technologie.


Il y a d’abord la technologie descriptive. Ce sont des documents :

1. historiquement et géographiquement classés : outils, instruments,


machines [18]; dans le cas de ces deux derniers, analysés et montés;

2. physiologiquement et psychologiquement étudiés : manières de s’en


servir, photographies, analyses, etc.

3. classés par systèmes d’industries dans chaque société étudiée;

exemples : alimentation, chasse, pêche, cuisson, conservation,


vêtements, transports; étude des utilités générales et particulières,
etc. [19]

À cette étude préalable du matériel des techniques doit se superposer


l’étude de la fonction de ces techniques, de leurs rapports, de leurs
proportions, de leur place dans la vie sociale.

Ces dernières études mènent à d’autres. On arrive à déterminer alors la


nature, les proportions, les variations, l’usage et l’effet de chaque industrie,
ses valeurs dans le système social. Et toutes ces analyses précises
permettent alors vraiment des considérations plus générales. Elles
permettent d’abord diverses formes de classement des industries, mais,
surtout, elles permettent de classer les sociétés par rapport à leurs
industries [20].

De là un troisième ordre de considérations générales. Un nombre croissant


de savants (ethnologues, anthropologues, sociologues, etc.) attachent une
extrême importance aux comparaisons faites entre ces sociétés qui ont ces
industries. Ils pensent pouvoir prouver les emprunts de celles-ci, les aires
de répartition de celles-là, et même les couches historiques de répartition,
comme ont fait déjà les préhistoriens. Les uns prudents, et même très
prudents, comme les Américains, constatent les faits et, de temps en temps,
en déduisent l’histoire [21]; d’autres, moins prudents, ont reconstitué toute
une histoire de l’humanité avec l’histoire des techniques. On en arrive à
parler d’un âge de pierre au Congo, qui appartiendrait à l’époque de la
civilisation où le droit d’héritage était en descendance utérine [22].
Mais ces exagérations n’empêchent pas l’excellence de la méthode quand
elle est bien menée.

Même à propos des sociétés les plus primitives connues, les techniques,
leurs fonctions propagées, puis conservées par la tradition sont – depuis
Boucher de Perthes – le meilleur moyen de classer, même
chronologiquement, les sociétés [23]. Sinanthropus, l’homme des cavernes
de Pékin, savait cuire au feu, ce qui prouve que cet être était sûrement un
homme. Nous ne savons s’il parlait, c’est probable, puisqu’il pouvait garder
une certaine façon de conserver le feu.

J’ai proposé moi-même quelques vues sur les techniques du corps et leurs
fonctions [24]. Par exemple, la technique de la nage varie et permet de
classer des civilisations entières.

Toutes sont spécifiques à chacune, outillage et maniement de l’outillage


variant infiniment. Les techniques sont donc, en même temps qu’humaines
par nature, caractéristiques de chaque état social [25].

Je sais que d’autres voient en ceci des mystères. Homo faber, soit [26].

Mais l’idée bergsonienne de la création est exactement l’idée contraire de la


technicité, de la création à partir d’une matière que l’homme n’a pas créée,
mais qu’il s’adapte, transforme, et qui est digérée par l’effort commun, cet
effort étant alimenté à chaque instant et en chaque lieu par de nouveaux
apports. À ce point de vue certain, qui est de rigueur, la définition Ars
Homo additus naturae [27] est vraie des arts et des métiers encore plus que
de l’art : c’est de la pénétration de la nature physique que résultent l’art, le
métier, que vivent l’artisan, l’industriel, et que se développent l’industrie et
les civilisations, la civilisation [28].

À un autre point de vue, l’étude des techniques est encore plus importante.
C’est celui des rapports qu’elle soutient avec les sciences, filles et mères
des techniques [29]. En fait, aujourd’hui, l’immense majorité des hommes
est de plus en plus engagée dans ces occupations. La plus grande partie de
leur temps est engrenée dans ce travail dont la collectivité garde et
augmente le trésor de traditions. Même la science, surtout la magnifique
science de nos jours, est devenue un élément nécessaire de la technique, un
moyen. Nous entendons ou voyons les électrons ou les ions par une
technique, que tout « radio » connaît. Un mécanicien de précision opère des
visées, lit des verniers, qui, autrefois, étaient le privilège des astronomes.

Un pilote d’avion lit une carte comme nous n’en avions pas, en même
temps qu’il voit les hauts des montagnes ou le fond de la mer, comme
aucun de nous dans notre jeunesse ne pouvait rêver. L’hymne à la science et
aux métiers du XIXe est au XXe siècle plus vrai que jamais. L’ivresse de la
production n’est pas perdue. Il est de belles et bonnes machines, de belles
automobiles.

Il se fait, à la machine, du beau métier [30]. Il y a la joie de l’œuvre, il y a


celle du calcul sûr, de la réalisation parfaite et en masse, avec des machines
inventées sur plans précis, sur épures précises, pour fabriquer en séries des
machines encore plus précises et plus gigantesques, ou plus fines et qui en
fabriquent elles-mêmes d’autres, dans une chaîne sans fin où chacune
d’elles n’est qu’un maillon. Voilà ce que nous vivons. Et ce n’est pas fini.

Si nous ajoutons que, de nos jours, la technique la plus élémentaire, par


exemple celle de l’alimentation (nous en savons quelque chose en ce
moment [31]), rentre dans ce grand engrenage des plans industriels; si nous
notons que l’« économie industrielle », celle qu’on continue indûment à ne
considérer que comme une partie de l’économie dite politique, devient un
rouage essentiel de la vie de chaque société, même des rapports entre
sociétés (ersatz, etc.), nous mesurons l’étendue de l’apport indéfini de la
technique au développement même de l’esprit [32].

Ainsi, depuis le temps lointain, très lointain, où Sinanthropus, l’homme des


cavernes de Chou-Kou-Tien, près de Pékin, le moins homme de tous les
hommes qui nous sont connus, savait au moins conserver le feu, le signe
certain de l’humanité, c’est l’existence des techniques et leur conservation
traditionnelle. La classification certaine des humanités existe, c’est celle de
leurs techniques, de leurs machines, de leurs industries, de leurs inventions.
Dans ce progrès s’inscrit l’esprit, la science, la force, l’habileté, la grandeur
de leur civilisation.
Ne blâmons ni ne louons, il y a d’autres choses dans la vie collective que
les techniques, mais la prédominance de telle ou telle technique dans tel ou
tel âge de l’humanité, qualifie les nations. Dans un joli travail publié dans
une Revue de naturalistes, un de nos bons « comparants », M. Haudricourt,
vient de montrer comment nos meilleures techniques d’attelage des bœufs
ou du cheval sont venues toutes et bien lentement d’Asie [33].

En ceci, l’Asie fut toujours supérieure et, en bien d’autres choses, reste
encore un modèle.

On peut même parler de ces questions quantitativement. Le nombre de


brevets pris et patentés en France, et dont les patentes ont été reconnues
ailleurs, est hélas, bien inférieur à celui des brevets allemands, anglais et,
surtout, américains. Ce sont ces derniers qui mènent le train, donnent la
cadence.

Même la science devient de plus en plus technique et la technique agit de


plus en plus sur elle. Les recherches les plus pures aboutissent à des
résultats immédiats. Tout le monde connaît la radio-activité. On en est
maintenant à conserver et à concentrer les neutrons. Bientôt peut-être on en
connaîtra le harnachement. Les électrons, dans les microscopes à électrons,
grossissent au millionième. On est tout près de photographier les atomes.

On voit, on « essaie » avec eux. Le cercle des relations science-technique


est de plus en plus vaste, mais en même temps, de mieux en mieux fermé.

Il n’y a qu’à maîtriser le démon déchaîné [34].

Mais on exagère son danger. Ne parlons ni de bien, ni de mal, ni de morale,


ni de droit, ni de force, ni de monnaie, ni de réserve, ni de jeux de Bourse.
Tout ceci est moins grand que ce qui se prépare.

À l’heure qu’il est, le destin appartient aux bureaux d’études comme ceux
que les grandes fabriques savent monter, et ces bureaux d’études doivent
avoir d’étroites relations avec ceux de statistique, d’économique, car une
industrie n’est plus possible que par ses rapports avec quantité d’autres,
avec quantité de sciences; quantité d’économies dirigées, individuelles ou
publiques, aussi fortes que possible. Les plans d’action sont plus qu’une
mode; ce sont des nécessités. Les techniques sont déjà indépendantes,
mieux, elles sont dans un ordre à elles, elles ont leur place à elles, elles ne
sont plus seulement des crochets pendus à des chaînes d’heureux hasards,
d’adaptations fortuites d’intérêts et d’inventions. Elles viennent se loger
dans des plans prémédités à l’avance, où il faut établir les bâtiments
gigantesques pour des machines gigantesques qui en fabriquent d’autres,
lesquelles en fabriqueront encore d’autres, fines ou fortes, mais dépendant
les unes des autres, et destinées à des produits aussi exacts, plus exacts
quelquefois que tels produits de laboratoires d’antan.

Mais l’ensemble de ces plans eux-mêmes doit s’accorder autrement que par
hasard. Les techniques s’enchevêtrent, les bases économiques, les forces de
travail, les parties de la nature que les sociétés se sont appropriées, les droits
de chacun et de tous, s’entrecroisent. Dès maintenant, au-dessus des plans,
s’élève la silhouette du « plan », du planisme comme on dit, et comme dans
certains pays on a déjà fait [35].

Je vois encore notre génial FrançoisSimiand, adjoint d’AlbertThomas au


ministère de l’Armement de l’autre guerre [36], calculer « les existences »
mondiales et aussi les nécessités militaires ou civiles du pays – décider du
possible et de l’inutile. – Économie de guerre, dira-t-on, c’était vrai. Mais
les méthodes instituées alors ont fait des progrès, non seulement dans la
guerre, où elles sont nécessaires, mais dans la paix.

Et qui dit plan dit l’activité d’un peuple, d’une nation, d’une civilisation,
dit, mieux que jamais, moralité, vérité, efficacité, utilité, bien.

Inutile d’opposer matière et esprit, industrie et idéal. De notre temps, la


force de l’instrument, c’est la force de l’esprit, et son emploi implique la
morale, comme l’intelligence.

NOTES

[1]
Le présent texte reproduit l’article publié en 1948 dans Le travail et les
techniques, numéro spécial du Journal de psychologie (Paris, PUF, p. 71-
78). Il figure aussi avec indication de la pagination d’origine in M. Mauss,
Œuvres(Éditions de Minuit, t. III, 1969, p. 250-256). Toutes les notes sont
de moi (F.V.), sauf la note 24 qui est une référence bibliographique donnée
par Mauss. Merci à tous ceux que j’ai importunés par mes questions :
AlexandraBidet, AlainCaillé, Philippe Steiner, MarcelTurbiaux,
ClaudeVatin.

[2]

Alfred Binet ( 1857-1911) joua un rôle essentiel dans la genèse de la


psychologie expérimentale en France et dans l’histoire de son application
aux questions scolaires. Directeur du laboratoire de psychologie
physiologique, créé en 1889 à la Sorbonne à l’initiative de Théodule Ribot
dans le cadre de l’École pratique des hautes études, il est l’inventeur avec
ThéodoreSimon ( 1873-1961) du célèbre « test Binet-Simon », dit test du
quotient d’intelligence ou QI. Il fut également le créateur en 1895 de
l’Année psychologique, modèle éditorial de l’Année sociologique créée trois
ans plus tard par ÉmileDurkheim.

[3]

VictorHenri ( 1872-1940) fut le premier collaborateur d’AlfredBinet; il ne


collabora pas véritablement à la genèse de la psychotechnique.

[4]

Henri Piéron ( 1881-1964) remplaça Alfred Binet à la direction du


laboratoire de psychologie physiologique ainsi qu’à celle de l’Année
psychologique. Professeur au Collège de France de 1923 à 1952, il y fut
donc collègue de Marcel Mauss, qui y fut élu en 1930. Il fut très proche du
mouvement psychotechnique et notamment de Jean-MauriceLahy.

[5]

Neveu du philosophe ÉmileMeyerson, IgnaceMeyerson ( 1888-1983) est né


en Pologne où il a passé son enfance et sa jeunesse. Après l’insurrection de
1905, il fuit en Allemagne, puis en France où il rejoint son oncle. Après des
études de sciences, de médecine et de philosophie, et sa participation à la
Première Guerre mondiale comme médecin auxiliaire dans la Légion
étrangère, il vit d’expédients dans le milieu des psychologues en raison de
sa nationalité étrangère, jusqu’à ce que Henri Piéron le fasse nommer, en
1921, préparateur au laboratoire de psychologie physiologique de la
Sorbonne. Naturalisé français en 1923, il devient directeur adjoint de ce
laboratoire, puis en 1928 chargé d’un cours de psychologie à la Sorbonne. Il
quitte Paris pour Toulouse en 1940 et obtient d’être détaché par l’EPHE à la
faculté de cette ville. C’est dans ce cadre qu’il crée la Société toulousaine
de psychologie comparative, organisatrice du séminaire dans lequel sera
présentée la contribution de Mauss. Il y anime aussi un mouvement de
résistance avec, notamment, Jean-Pierre Vernant et GeorgesFriedmann. Il se
spécialise après la guerre dans la psychologie de l’art.

[6]

Jean-MauriceLahy ( 1872-1943) fut le véritable fondateur de la


psychotechnique en France. Savant autodidacte, proche de Henri Piéron, il
suivit les cours de Mauss à l’École pratique des hautes études de 1901 à
1908 ( cf. Marcel Fournier, Marcel Mauss, Fayard, 1994, p. 299, note) et
obtint le diplôme de l’École en 1907. Ses conceptions psychologiques sont
profondément marquées par la tradition durkheimienne. Outre ses travaux
de psychologie expérimentale, il publia des études socio-ethnographiques et
assura même un cours de sociologie au Grand Orient de France. Critique
précoce et pertinent de Taylor (dès 1913), il est surtout connu pour son
œuvre de praticien, tout particulièrement la création en 1924 du laboratoire
psychotechnique de la STCRP (future RATP), qui servit de modèle aux
différentes expériences dans ce domaine en France dans l’entre-deux-
guerres. Mais Jean-MauriceLahy fut aussi un compagnon de route du Parti
communiste, collaborateur occasionnel de l’Humanité, membre du Cercle
de la Russie neuve et créateur, avec sa seconde épouse Thérèse Lahy-
Hollebecque, du Groupe d’études matérialistes auquel participèrent des
physiciens membres ou compagnons de route du Parti communiste comme
Paul Langevin et Jacques Solomon.

[7]
Sur l’histoire du mouvement psychotechnique, voir notamment les
contributions de MarcelTurbiaux, MichelHuteau ainsi que la mienne in
YvesClot, Les histoires de la psychologie du travail (Toulouse, Octares, 2e
édition augmentée, 1999). Outre les personnes citées par MarcelMauss,
deux noms doivent être mentionnés, car ils font assurément partie des
« autres » qu’il évoque : – Henri Wallon ( 1879-1962). Normalien, agrégé
de philosophie, membre du Cercle de la Russie neuve, pétri de philosophie
marxiste, c’est un compagnon de route du Parti communiste français auquel
il adhère dans la clandestinité en 1942. Très lié à HenriPiéron, il est très
proche tout à la fois du milieu des psychotechniciens et de celui des
historiens des Annales. Auteur d’un remarquable ouvrage de synthèse sur la
psychotechnique, Principes de psychologie appliquée (Paris, Armand
Colin, 1930), il est élu en 1937 professeur au Collège de France, où il est
donc collègue de Mauss. HenriWallon est connu comme un des principaux
psychologues français de l’enfance et pour son action pédagogique, qui a
débouché sur le fameux plan Langevin-Wallon, élaboré en 1946-1947 dans
le cadre d’une commission ministérielle et qui visait notamment à
développer l’enseignement technique selon le vœu de Marcel Mauss. –
Henri Laugier ( 1888-1973), physiologiste de formation, était proche de
Henri Piéron et de Jean-MauriceLahy. Il a fait une carrière plus politique et
administrative que scientifique. En 1925, directeur du cabinet du ministre
de l’Instruction publique Yvon Delbos, il défend le principe de l’école
unique dans une commission dont faisaient partie Ferdinand Buisson, mais
aussi Paul Langevin, Henri Wallon et Henri Piéron. Il crée en 1932 la
Société de biotypologie, dédiée à l’étude des caractères psycho-
physiologiques des populations à partir des méthodes d’analyse factorielle,
et en 1933, avec Jean-Maurice Lahy, la revue Le travail humain. Devenu en
1939 professeur de physiologie du travail au CNAM, il contribue à la
formation du CNRS sous le Front populaire et fera, après la guerre, une
carrière de diplomate dans les institutions internationales.

[8]

Il n’est pas évident de savoir à quoi fait ici référence Marcel Mauss. Le
courant psychotechnique français, celui de Piéron, Lahy et Laugier, ne doit
en effet pas grand-chose à la psychométrie américaine. Dès le début du XXe
siècle en revanche, une équipe de psychologues américains dirigée par H.
H. Goddard s’inspira du test de Binet-Simon pour développer des enquêtes
massives d’orientation explicitement eugéniste – voir GenevièvePaicheler,
L’invention de la psychologie moderne (Paris, L’Harmattan, 1992, p. 156
sq. ). Ces études sont présentées et commentées en 1930 par HenriWallon
( op. cit., p. 126), qui signale des « recherches [… ] entreprises en vue
d’obtenir un instrument de sélection scolaire par Mme Piéron [… ] en
collaboration avec H. Piéron et Laugier [… ] dans différentes écoles de la
région parisienne ». Voir, sur ces travaux de la période 1925-1930,
M.Huteau ( op.cit.). Si ces études peuvent, par leur esprit pratique, évoquer
les enquêtes américaines, elles n’en diffèrent pas moins fondamentalement
d’un point de vue théorique, car elles ne reposent pas sur le principe d’une
échelle linéaire d’intelligence. C’est pendant la guerre (en 1943-1944)
qu’est menée, dans le cadre de la Fondation pour l’étude des problèmes
humains d’AlexisCarrel, la première enquête française massive visant à
déterminer un « coefficient d’intelligence générale », selon un test mis au
point par RenéGilles, avec la collaboration de Mme Piéron, de JeanStoetzel
et de PierreNaville. Voir, sur cette enquête, AnnickOhayon, L’impossible
rencontre. Psychologie et psychanalyse en France ( 1919-1969) (Paris, La
Découverte, 1999, p. 263 sq.).

[9]

Marcel Mauss évoque manifestement ici son propre cours d’ethnographie


donné à l’Institut d’ethnologie de l’université de Paris, de 1926 à 1939, et
dont résulte le Manuel d’ethnographie, publié en 1947 par Denise Paulme
d’après ses notes de cours (réédition : Paris, Payot, 1967).

[10]

Sur la genèse de la technologie en Allemagne, voir AlainGuillerme et


JanSebestik, « Les commencements de la technologie » ( Thalès, t. 12,
Paris, PUF, 1968, p. 1-72).

[11]

Le mécanicien Franz Reuleaux est communément considéré comme le


fondateur d’une « mécanologie » générale – pour employer la formule de
Jacques Laffite dans ses Réflexions sur la science des machine ( 1932)
(Paris, Vrin, 1972) – pour sa Cinématique. Principe d’une théorie générale
des machines ( 1875; trad. fr. en 1877). Mauss le cite dans son texte
programmatique de1927 « Divisions et proportions des divisions de la
sociologie ». Dans son cours d’ethnographie, il affirme que « la division
fondamentale en cette matière – technologie générale – reste celle de
Reuleaux » ( Manuel, op. cit., p. 32). La cinématique de ce dernier prolonge
la « géométrie des machines » conçue par Gaspard Monge pour son
enseignement à l’École polytechnique en 1794, laquelle fut reprise par son
disciple JeanHachette, puis par divers auteurs au XIXe siècle, tel l’anglais
Robert Willis ( 1841) et le français Charles Laboulaye ( 1849).

[12]

Dans un texte à peu près contemporain, Mauss évoque également les écoles
techniques allemandes : « La Technische Horschule de Berlin, qui date de
l’après-guerre, et d’autres établissements analogues témoignent de l’intérêt
grandissant que suscite l’étude des techniques » (« Conceptions qui ont
précédé la notion de matière », exposé à la XIe Semaine internationale de
synthèse ( 1939), Qu’est-ce que la matière ?, Paris, PUF, 1945, repris in
Mauss, Œuvres, t. 2, Éditions de Minuit, 1974, p. 160-166, ici p. 162).

[13] [14]

Louis Figuier ( 1819-1894), pharmacien montpelliérain, peut être considéré


comme le fondateur du journalisme scientifique en France. Il crée en 1857
l’Année scientifique et industrielle ou exposé annuel des travaux
scientifiques, des inventions et des principales applications de la science à
l’industrie et aux arts, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. Il publiera aussi deux
importantes séries illustrées, les Merveilles de la science ( 1867-1891) et les
Merveilles de l’industrie ( 1873-1877), qui fournissent un riche témoignage
sur l’industrie française de l’époque. « Les Becquerel » désigne Antoine-
CésarBecquerel ( 1788-1878) et son fils, HenriBecquerel ( 1852-1908). Ces
deux polytechniciens appartiennent à une longue lignée de physiciens, et le
petit-fils d’Antoine-César, Jean ( 1878-1953), recevra le prix Nobel de
physique avec Pierre et MarieCurie en 1903 pour leur découverte commune
de la radio-activité. Ils se succédèrent à la chaire de physique du Muséum
d’histoire naturelle. Adepte, comme son père, d’une conception empiriste
de la physique tournée vers les applications industrielles, Edmond, le
deuxième fils de A.-C. Becquerel, fut professeur de physique appliquée aux
arts au Conservatoire des arts et métiers. Il publia avec son père un Résumé
de l’histoire de l’électricité et du magnétisme et des applications de ces
sciences à la chimie, aux sciences naturelles et aux arts (Paris, 1858) et,
seul, la Lumière, ses causes et ses effets ( 2 vol., Paris, 1867-1868).

[15]

Marcel Mauss a été l’élève d’AlfredEspinas ( 1844-1922) à Bordeaux en


1891 (Fournier, op. cit., p. 51.). Ce dernier traitait alors de la technique dans
son cours de psychologie sur les « formes supérieures du vouloir », sujet de
son ouvrage publié quelques années plus tard et auquel Mauss fait ici
allusion : Les origines de la technologie (Paris, Alcan, 1897). Des éléments
en étaient parus auparavant sous forme d’articles, notamment dans la Revue
philosophique (août et septembre 1890 et 1891 – voir Espinas, op. cit., p. 5,
note). On trouve en annexe de ce livre (p. 281-283) le plan du cours
effectué en 1892-1893, très proche probablement de celui que Mauss a
suivi. ÉmileDurkheim a entretenu une relation ambivalente avec ce
philosophe normalien qui était son aîné. Celui-ci avait fait scandale en 1877
par sa référence au positivisme comtien dans sa thèse sur les Sociétés
animales, qui constitue une source importante d’inspiration pour la thèse de
Durkheim sur la Division sociale du travail soutenue en 1893. De plus,
Espinas œuvra pour la nomination de Durkheim à la faculté de Bordeaux en
1887. Mais les deux hommes furent ensuite en concurrence en 1894 pour la
charge du cours d’économie sociale à la Sorbonne, et Espinas fut finalement
élu, ce qui imposa à Durkheim de « ronger son frein » jusqu’en 1902 pour
revenir à Paris. Durkheim a gardé rancune à Espinas de cet échec. Aussi
met-il en garde, dans une lettre du 15 mai 1894, son jeune neveu de façon
particulièrement violente contre les avances que lui faisait Espinas : « Tu ne
me parais pas mettre dans les relations avec Espinas la réserve qui me paraît
convenable, et cela quoique je t’ai averti. [… ] maintenant, voilà que tu
acceptes du travail pour lui. Je te prie formellement de décliner toute
proposition de cette nature » (Durkheim, Lettres à Marcel Mauss,
présentées par PhilippeBesnard et Marcel Fournier, Paris, PUF, 1998, p. 31-
32). En dépit des réserves de son oncle, Mauss conserva une relation
affectueuse avec son vieux maître, à qui il envoyait régulièrement ses
travaux et qui ne cessa de l’encourager, comme lors de son élection en 1901
à l’École pratique des hautes études (Fournier, op. cit., p. 189) ou lors de
son échec contre Alfred Loisy à la chaire d’histoire des religions du Collège
de France en 1909 ( ibid., p. 331).

[16]

Cette définition est à rapprocher de celle qui figure dans « Les techniques
du corps » ( 1934 – Sociologie et anthropologie, p. 363-386, ici p. 371) et
de celle qui figure dans le Manuel d’ethnographie : « Les techniques se
définiront comme des actes traditionnels groupés en vue d’un effet
mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » ( op.cit.,
p. 29). Cette conception de la technique comme « action traditionnelle »
était déjà présente chez Espinas : « Un art est cependant plutôt un ensemble
de règles fixes qu’une collection d’initiatives raisonnées » ( op. cit., p. 6).

[17]

Ces deux dernières phrases reprennent l’idée présente à la fin de la


définition du Manuel et éliminée dans le présent texte. Le Manuel précise le
problème : « Il sera parfois difficile de distinguer les techniques : 1) des arts
et des beaux-arts, l’activité esthétique étant créatrice au même titre que
l’activité technique [… ] 2) de l’efficacité religieuse. Toute la différence est
dans la manière dont l’indigène conçoit l’efficacité » ( Manuel, op. cit.,
p. 29 – voir notre présentation sur ce point).

[18]

Ce système de classification est issu de Reuleaux. Mauss l’explicite dans


son Manuel d’ethnographie ( op.cit., p. 32) en référence à cet auteur. Il y
distingue l’outil, « composé d’une seule pièce » (tels un coin, un levier),
l’instrument, composé d’outils (une hache composée d’un fer et d’un
manche), et la machine, composée d’instruments. Cette même classification
a été développée par Espinas (qui cite Reuleaux, op. cit., p. 46), mais sur un
mode moins technologique. Il distingue : l’ustensile, « objet de bois, de
métal, de terre ou de fibres textiles affectant une forme utile, mais la plupart
du temps incapable de communiquer le mouvement, d’imprimer une forme
à la matière, par exemple les vases, les paniers, les cordes, les agrès »;
l’instrument ou organon, « objet destiné non plus à former un ensemble fixe
dont la durée ou la résistance est le principal caractère, mais à produire un
effet défini, à communiquer sous l’impulsion de la force humaine une forme
ou une direction déterminée à quelque matière [… ] le coin, la hache, le
marteau, la scie, la serrure…, sont de tels organes ou des instruments.
L’idée est empruntée aux organes de l’homme; c’est la main qui est le
modèle de la plupart des instruments »; la machine, qui « désigne en
général toute combinaison ingénieuse, toute série de moyens employés avec
réflexion en vue d’un but, quelque chose comme un stratagème, un
artifice » ( Les origines de la technologie, Paris, Alcan, 1897, p. 83-85).

[19]

Marcel Mauss accordait beaucoup d’importance à ce travail classificatoire


auquel avait contribué, comme on l’a vu, son ami Henri Hubert. Il
l’évoquait dès 1913 dans sa « Note sur la notion de civilisation » dans la
douzième livraison de l’Année sociologique : « L’énorme travail qui, depuis
une trentaine d’années, s’est poursuivi dans les musées ethnographiques
d’Amérique et d’Allemagne, dans les musées préhistoriques de France et de
Suède surtout, n’est pas resté sans effet théorique » ( Œuvres, t. 2, p. 451-
455, ici p. 451). Ce travail de classification systématique fut repris par
André Leroi-Gourhan, qui en a donné un aperçu dès 1936 dans sa
contribution à l’Encyclopédie française dirigée par LucienFebvre (t. 7,
L’espèce humaine, sous la direction de PaulRivet), où il rédige notamment
le chapitre introductif, « L’homme et la nature », consacré à la classification
des techniques. Il se réfère alors à Mauss, non sans prendre quelque
distance : « Un certain nombre de classifications ont été établies pour
ordonner la progression des techniques. Presque toutes aboutissent à une
triple répartition en : techniques générales; techniques spéciales; techniques
pures. Nous conserverons cette division, en nous fondant sur la
classification qui ressort de l’enseignement de MarcelMauss. Toutefois des
considérations d’ordre purement mécanique, qui n’ont pas jusqu’à présent
trouvé place dans les manuels, nous ont porté à proposer une division
nouvelle des techniques générales. » Les « techniques spéciales » sont pour
Leroi-Gourhan les techniques classées par champ (alimentation, chasse,
pêche, habitation… ); les « techniques pures » sont les techniques abstraites
(« techniques du corps » de Mauss, jeu, musique, science, etc.). Son travail
original porte sur les techniques générales qu’il considère comme le
croisement d’états de la matière (du solide stable au fluide) et des formes de
la « percussion » (perpendiculaire, oblique, circulaire, diffuse). Cette
classification est selon lui de nature « logique » : « La classification adoptée
ici pour les techniques générales est mécaniquement logique, elle n’est ni
chronologique ni rigoureusement morphologique. » AndréLeroi-Gourhan
s’est expliqué, dans ses entretiens avec Claude-HenriRoquet, sur la
distinction entre sa classification et celle de Mauss : « Son cadre
classificatoire [celui de Mauss] était le cadre des théoriciens germaniques
ou anglo-saxons de l’époque, amélioré et ouvert sur tous les aspects de
l’humanité. Ce cadre, qui distinguait par exemple, la corderie, la sparterie et
le tissage, reste très abstrait si l’on ne dispose pas de données abondantes et
perçues technologiquement. Le mien s’appuie sur les caractères physiques
de la matière elle-même. Bien entendu je tiens compte aussi des outils, mais
cela vient comme en filigrane; la chaîne principale étant celle des
matériaux. L’ensemble technologique repose sur les solides (stables, semi-
plastiques, plastiques… ) et sur les percussions (posées, lancées, posées
avec percuteur). Ce sont les matériaux et les moyens d’action sur la matière
qui conditionnent tout le reste » ( Les racines du monde, entretiens avec
Claude-HenriRoquet, Paris, Belfond, 1982, p. 34). Voir plus loin sur les
relations de Mauss et de Leroi-Gourhan.

[20]

Cette idée est développée dans le Manuel ( op.cit., p. 32-33), où Mauss


distingue trois « ères » de l’humanité à partir de la distinction puisée chez
Reuleaux – outil, instrument et machine ( cf. supra). Il souligne que la
troisièmeère démarre dès le paléolithique supérieur.

[21]

Les « Américains » auxquels Mauss se réfère ici sont les tenants de


l’« anthropologie culturelle » : « Ces derniers, M. Boas entre tous, M.
Wissler, d’autres, opérant sur des sociétés qui ont été évidemment en
contacts plus fins que leurs collègues européens [ i.e. les Allemands – Foy,
Graebner et Schmidt, cf. infra], se gardent généralement d’hypothèses
échevelées et ont vraiment su déceler ici et là des “couches de civilisation”,
des “centres” et des “aires de diffusion” » (« Les civilisations, éléments et
formes », exposé à la Ire Semaine de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée,
repris in Œuvres, t. 2,1974, p. 456-479, ici p. 456). Voir le compte rendu par
Mauss de Mann and Culture de Wissler (NewYork, 1923, Année
sociologique, nouvelle série, n° 1,1925, repris in Œuvres, t. 2, p. 509-511).

[22]

Marcel Mauss règle ici ses comptes avec la tradition ethnologique


allemande des Kulturkreise, qu’il traduit par « aires de civilisation » ou
« aires de culture ». Il évoque ce thème dès 1907 à l’occasion d’une critique
de Mythes et légendes d’Australie (Paris, 1906) de VanGennep, à qui il
reproche d’avoir repris une thèse de F. Graebner, l’assistant de W.Foy,
directeur du musée d’ethnographie de Cologne : « En admettant au fond la
thèse de M. Durkheim que la filiation utérine et la filiation masculine sont
concurremment employées dans l’Australie centrale, M.VanG. arrive à lui
ôter tout sens en l’expliquant par une histoire ethnographique : il y aurait eu
des tribus, une civilisations australienne à filiation utérine, et des tribus, une
civilisation australienne à filiation masculine; le confluent de ces deux aires
serait représenté par les systèmes complexes à classes matrimoniales »
( Année sociologique, 10,1907, repris in Mauss, Œuvres, t. 1, Éditions de
Minuit, 1968, p. 70-73). Il y revient en 1913 à l’occasion d’une critique du
pèreSchmidt ( cf. infra sur celui-ci): « Le père Schmidt a commencé une
étude sur les langues australiennes qui mérite un sérieux examen. Il s’est
efforcé de montrer que les aires linguistiques coïncident avec les aires de
culture matérielle et celle des systèmes de filiation. Mais, ces coïncidences
fussent-elles établies d’une manière incontestée, elles ne prouvent rien
relativement à la filiation des conceptions religieuses » (Mauss, Œuvres,
t. 1, p. 87-88). La même année, il s’attaque directement à un ouvrage de F.
Graebner ( Methode der Ethnologie, Heidelberg, 1910): « D’ailleurs,
l’exemple même de M. Graebner montre que la meilleure méthodologie ne
met pas le savant à l’abri des erreurs. C’est ainsi que M.G., en combattant
les théories insoutenables du P.Schmidt sur l’organisation kurnai, leur
substitue, comme une vérité démontrée, l’interprétation qu’il a proposée des
mêmes faits et qui est plus que conjecturale » ( Année sociologique, t. 12,
repris in Œuvres, t. 2, p. 489-493, ici p. 490). La plume de Mauss se fait
plus dure après la guerre. Il reprend cette polémique en 1923 dans sa
nécrologie de l’ethnologue anglais W. H. R. Rivers ( ibid., p. 465-472, ici
p. 468), en citant cette fois Graebner comme l’auteur ayant « popularisé »
cette méthode. Deux ans plus tard, il se fait plus critique encore dans son
compte rendu d’un nouvel ouvrage de Graebner, Ethnologie (Leipzig,
1923) : « M. Graebner, ne tenant en effet aucun compte des objections qui
lui furent présentées à l’époque et de divers côtés, continue d’abord à croire
à sa division et à sa chronologie des sociétés australiennes, il a même
systématisé cela davantage : il y aurait les civilisations à descendance
utérine, opposées aux civilisations à descendance masculine. [… ] Les unes
et les autres sont en relation avec les diverses techniques, etc. [… ] Tout
ceci n’est qu’échafaudage d’hypothèses fondées sur une sociologie
hypothétique » (p. 497). (L’ouvrage est toutefois cité de façon plus positive
en 1934 dans « Les techniques du corps » – op. cit., p. 378-379.) Toujours
en 1923, Mauss développe la critique de cette « méthode dont il faut
montrer le danger » dans son compte rendu d’un Manuel d’ethnographie et
d’ethnologie allemand : « L’ethnologie, la science des peuples et des races,
revient, en ce moment, à son point de départ d’il y a un siècle; elle prétend
non plus seulement comme le bon Pritchard écrire l’histoire des races et de
leurs migrations, mais l’histoire de leur civilisation en même temps. [… ] À
chaque instant, à propos de chaque groupe de populations, on cherche
beaucoup plus qu’à savoir qui ils sont et comment ils sont : on veut
reconstituer toute leur histoire. Même on tente d’expliquer cette histoire »
( Année sociologique, nouvelle série, t. 1, repris inœuvres, t. 2, p. 493-498).
Le père Schmidt semble avoir été une de ses cibles privilégiées. C’est
probablement à lui qu’il fait allusion à propos de la descendance utérine au
Congo (voir son compte rendu de l’ouvrage de Schmidt sur les Pygmées
dans l’Année sociologique, t. 12,1913, repris inŒuvres, t. 1, p. 504-508 :
Die Stellung der Pigmöen Völker in der Entwicklunggeschichte des
Menschen, Stuttgart, 1910). Dans « Les techniques du corps » ( op. cit.,
p. 381), Mauss part une nouvelle fois en guerre contre « l’erreur
fondamentale sur laquelle vit une partie de la sociologie », consistant à
admettre qu’« il y aurait des sociétés à descendance exclusivement
masculine et d’autres à descendance utérine », et cela à propos de l’ouvrage
de Curt Sachs sur la danse qu’il loue par ailleurs ( Weltgeschichte des
Tanzes, Berlin, 1933). Outre sa théorie abusive des Kulturkreise, Mauss
reprochait à Schmidt ses tendances apologétiques chrétiennes, mais aussi
les attaques personnelles dont il avait été l’objet dans l’un de ses ouvrages
( Der Ursprung de Gotteidee, Munster, 1912 – « L’origine de l’idée de
Dieu », Anthropos, 1908), où Schmidt y citait son travail avec Hubert sur la
magie : « Cet ouvrage appartient à un genre qu’on croyait disparu. La
tendance en est manifestement apologétique. On y trouve des procédés de
discussion que l’on est surpris de rencontrer sous la plume d’un savant,
alors même qu’il appartient à une congrégation religieuse : par exemple, à
la p. 524 du t. IV d’Anthropos, on traite deux collaborateurs de l’Année
d’“auteurs juifs” » (« L’origine de l’idée de Dieu d’après le père Schmidt »,
Année Sociologique, t. 12,1913, Œuvres, t. 1, p. 86-88, ici p. 87).
Haudricourt relate avec humour la verve de Mauss contre Schmidt, encore
vingt-cinqans plus tard : « Mauss était aussi polémique; l’adversaire dont il
critiquait et réfutait les théories était le père Schmidt, un des auteurs de
l’école allemande des Kulturkreise. Il rappelait que ce dernier avait traité
Hubert et Mauss d’auteurs juifs. “J’accepte pour moi, disait-il, mais pour
Hubert, qui descend de Pascal, je ne suis pas d’accord” (Haudricourt, Les
pieds sur terre…, Paris, Métailié, 1987, p. 25-26). On imagine qu’en 1941,
ce souvenir avait pris une résonance particulière. Signalons enfin que la
théorie des Kulturkreise est diffusée en France dans l’entre-deux-guerres
par un anthropologue d’origine suisse, le docteur GeorgesMontandon
( 1879-1944), dans l’Ologénèse culturelle. Traité d’ethnologie cyclo-
culturelle et d’ergologie systématique (Paris, Payot, 1934). Ce dernier
traduit Kulturkreis par « cycle culturel » ( op. cit., p. 30). Il considère que
« le cycle culturel est, en ethnographie, ce qu’est la race en anthropologie –
exactement » ( ibid., p. 7). L’ouvrage est cité, faussement daté de 1928
(confusion avec l’Ologenèse humaine du même auteur – Alcan, 1928)
parmi les « traités généraux » dans le Manuel d’ethnographie ( op. cit.,
p. 10) avec la mention « livre à utiliser avec précaution ». On peut penser
que cette notation est bien de la main de Mauss car l’ensemble de cette
première bibliographie est antérieure à 1937. Montandon, entré en 1928 à
l’Institut d’ethnologie grâce au soutien de Mauss, titulaire de la chaire
d’ethnologie à l’École d’anthropologie de 1932 à 1939 (date à laquelle il
dut démissionner en raison de sa nationalité helvétique), nommé
conservateur du musée Broca en 1936, devint en 1943 directeur de l’Institut
d’étude des questions juives et ethno-raciales. Pro-bolchevique jusqu’en
1926 (il s’était marié en 1922 avec une communiste russe à Vladivostok), il
devint à la fin des années trente un raciologue antisémite particulièrement
virulent. Ami de Céline, qu’il aurait rencontré en 1938 et qui en fit sa
référence théorique, il mourut, semble-t-il, le 30 août 1944 en Allemagne
après avoir été grièvement blessé par des résistants qui avaient également
tué sa femme le 3 août précédent. Voir, sur cet auteur, SébastienJarnot,
« Une relation récurrente : science et racisme. L’exemple de l’Ethnie
française » ( Cahiers du CERIEM, n°5, mai 2000, p. 17-35) ainsi que
ÉricMazet, « Céline et Montandon » ( Bulletin célinien, n° 135, déc. 1993).

[23]

Jacques Boucher de Perthes ( 1788-1868) est considéré comme le fondateur


de l’archéologie préhistorique française. Ses collections personnelles ont
notamment enrichi le musée de Saint-Germain.

[24]

« Les techniques du corps », Journal de psychologie, 1935, p. 27 [note


originale. Ce texte est reproduit in M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, PUF, 1950, p. 363-386 – NdA ].

[25]

Se pose, à propos de tout ce paragraphe, une question délicate. Pourquoi


MarcelMauss ne fait-il aucune référence explicite au travail de son disciple
André Leroi-Gourhan ? Celui-ci a déjà publié la Civilisation du renne
(Paris, Gallimard, 1936) ainsi que, la même année, de nombreuses
contributions dans le tome7, consacré à « l’espèce humaine », de
l’Encyclopédie française où il entame, comme on l’a vu, le travail de
classification technologique qu’il développera dans les deuxvolumes
d’Évolution et techniques, L’homme et la matière (Paris, AlbinMichel,
1943) et Milieu et techniques (Paris, AlbinMichel, 1945) – dans
l’introduction du premier de ces volumes, il rend hommage à MarcelMauss
(p. 22). Cette absence de référence à Leroi-Gourhan, chercheur déjà
confirmé, est d’autant plus frappante que Mauss loue un peu plus loin
Georges Haudricourt pour le seul article sur la technologie que ce dernier a
alors publié (voir infra). Mais les rapports de Mauss et de Leroi-Gourhan
semblent avoir été difficiles. À en croire Leroi-Gourhan, Mauss ne se serait
pas retrouvé dans les travaux de son disciple : « Quand, après avoir suivi
plusieurs années ses cours à l’École des hautes études, j’ai publié un
ouvrage, d’une témérité rare, qui s’intitulait la Civilisation du renne, Mauss
m’a simplement dit qu’il se considérait comme une poule qui aurait couvé
un canard » ( Les racines du monde, op. cit., p. 35). Leroi-Gourhan avait
pris ses distances dès1936 avec la pensée technologique de Mauss ( cf.
supra), à qui il reprocha plus tard son dilettantisme en la matière : « Il
percevait les liens qui unissent les techniques à l’ensemble des autres
domaines de l’étude des sociétés et il nous a permis de prendre conscience
de ces liens essentiels. Je crois qu’en matière de technique, Mauss avait des
idées assez justes, mais une expérience pratique à peu près nulle » ( ibid. ).
On ne peut manquer de sentir dans ces propos une sorte de dénégation
d’une filiation par ailleurs évidente. Leroi-Gourhan le reconnaît d’ailleurs
lui-même – comme dans un regret de leur acidité : « En fait, un maître, on
ne sait jamais ce qu’on lui doit. Il y a tant de pensées que l’on construit avec
un arrière-plan dont on ne se rend pas compte et qui peut vous avoir été
communiqué par quelqu’un qui pensait mieux que vous ou différemment »
( ibid. ). L’absence de référence à Montandon s’explique plus aisément. Il
importe toutefois de signaler que toute la deuxième partie de son Ologenèse
culturelle constitue, sous le titre « Ergologie systématique », un vaste travail
de technologie comparée qui ne peut manquer d’évoquer la démarche de
Leroi-Gourhan.

[26]

Marcel Mauss fait ici référence à Henri Bergson, qui a développé cette
notion dans l’Évolution créatrice en 1907 : « Si nous pouvions nous
dépouiller de tout orgueil, si pour définir notre espèce, nous nous en tenions
strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la
caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions
peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber » (Bergson, Œuvres, Paris,
PUF, 1959, p. 487-977, ici p. 613). Mauss faisait déjà référence à Bergson
sur ce point de façon ambivalente en 1927 : « “Homo faber ”, dit M.
Bergson. Ces formules ne signifient rien d’évident ou signifient trop, parce
que le choix d’un tel signe cache d’autres signes également évidents. Mais
celle-ci a pour mérite de réclamer pour la technique une place d’honneur
dans l’histoire de l’homme » (« Divisions et proportions des divisions de la
sociologie », Année sociologique, 1927, repris in Mauss, Œuvres, t. III,
p. 178-245, ici p. 194). Membre de l’Union rationaliste, Mauss se méfiait
sûrement par principe du spiritualisme bergsonien. Mais la question se fait
ici plus précise. En effet Bergson était revenu sur cette question en 1932
dans les Deux Sources de la morale et de la religion ( Œuvres, op.cit.,
p. 979-1247). Or, dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la « religion
statique », il y critique en ces termes l’Esquisse d’une théorie générale de
la magie d’Hubert et Mauss ( 1902-1903) : « MM. Hubert et Mauss, dans
leur très intéressante Théorie générale de la magie, ont montré avec force
que la croyance à la magie est inséparable de la conception du mana. Il
semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La
relation ne serait-elle pas plutôt inverse ? Il ne nous paraît pas probable que
la représentation correspondant à des termes tels que mana, orenda, etc., ait
été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle. Bien au contraire,
c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il
se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se
bornait à en expliquer ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait
tout de suite pratiqué la magie, on le comprend aisément : tout de suite il a
reconnu que la limite de son influence normale sur le monde extérieur était
vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il continuait
donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas
l’effet désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si
la matière était en quelque sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même
vers l’homme, pour recevoir de lui des missions, pour exécuter ses ordres.
Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui, à des
lois physiques; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur
elle. Mais elle était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée
d’une force capable d’entrer dans les desseins de l’homme. De cette
disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son action au-delà de
ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans
peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la
matière par lesquelles on se représentait confusément qu’elle pût réussir »
( op. cit., p. 115-116). Ce paragraphe fait suite à un passage sur l’Homo
faber, où Bergson oppose, contrairement à Hubert et Mauss, la dimension
technique et la dimension religieuse de l’« intelligence primitive » : « Il y a
d’un côté ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut
prévoir, ce dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue
physiquement en attendant qu’elle le soit mathématiquement [… ]
Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle
l’Homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée
physiquement, mais moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons
qu’elle agira pour nous. La nature s’imprégnera donc ici d’humanité » (p.
114). Cet ouvrage de Bergson, qui comporte dans ses « remarques finales »
(p. 1235-1239) une critique du « machinisme », avait été attaqué par
Georges Friedmann dans la Crise du progrès en des termes qui évoquent
ceux de Mauss. Voir F. Vatin, « Machinisme, marxisme, humanisme :
GeorgesFriedmann avant et après-guerre » ( Sociologie du travail,
n°2,2004).

[27]

« L’art, c’est l’homme combiné à la nature » (Bacon, Nouvel Organum,


1620). Nous n’avons pas réussi à retrouver ce passage qui est cité par
exemple, par Jean-Marie Guyau en 1887 : « Et Bacon : Ars est Homo
additus naturae. L’artiste entend la nature à demi-mot; ou plutôt, c’est elle-
même qui s’entend en lui » ( L’art au point de vue sociologique, Paris,
Alcan, 1887; édition électronique par PierreTremblay, « Les classiques des
sciences sociales », 2002, p. 86).

[28]

Sur la notion de « civilisation » chez Mauss, voir notre introduction.

[29]

Marcel Mauss a développé ce thème en 1927 dans son article


programmatique sur les « divisions de la sociologie » ( op.cit., p. 197-200).
Il insiste abondamment sur les relations réciproques entre technique et
science : « Quand on étudie concrètement les arts et les sciences et leurs
rapports historiques, la division en raison pure et raison pratique semble
scolastique, peu véridique, peu psychologique, et encore moins
sociologique. On sait, on sent, on voit les liens profonds qui les unissent
dans leur raison d’être et dans leur histoire. Particulièrement forts à
l’origine, ils sont encore évidents en ce jour, où, en mille cas, la technique
pose les problèmes que résout la science, et souvent crée les faits que la
science mathématise ou schématise après coup. D’autre part, bien souvent,
c’est la découverte théorique qui pose le fait, le principe, l’invention que
l’industrie exploite. Le complexus science-technique est un bloc » (p. 198).
[30]

MarcelMauss reprend ici une thématique ébauchée par François Simiand,


qui avait établi en 1934 le projet pour l’Exposition internationale de 1937
d’un « pavillon de la civilisation mécanicienne », qu’il définissait lui-même
comme l’« anti-Ruskin ». Ce projet, approuvé par la commission chargée
d’organiser l’Exposition, ne fut pas réalisé, probablement en raison du
décès prématuré de Simiand en mars 1935 ( cf. Simiand, « L’anti-Ruskin,
programme et plan pour le pavillon de la civilisation mécanicienne à
l’Exposition de 1937 », Travail, 1, 1936, p. 19-21, et JacquelineEidelman,
« L’anti-Ruskin. FrançoisSimiand et l’ébauche d’un musée de la technique
pour l’Exposition internationale de 1937 », Genèse, n° 1,1990, p. 155-161).
On peut lire dans les notes manuscrites rédigées en novembre 1934 et
publiées par J. Eidelman : « Beauté d’une machine arrivée à la plénitude de
sa réalisation, beauté d’un Diesel (pages à lire ou plutôt à traduire en
visions concrètes de H. Dubreuil). Faire ressortir qu’il y a encore des
locomotives laides, mais qu’il en est de belles; des automobiles, voitures où
il manquait le cheval, et des automobiles atteignant à leur forme et à leur
beauté propres » (Eidelman, op. cit., p. 157). La critique de l’esthétique
romantique du sociologue et historien de l’art John Ruskin ( 1819-1900)
constitue un thème récurrent des défenseurs de la valeur culturelle de la
machine dans l’entre-deux-guerres. Voir aussi, pour un plaidoyer en faveur
de l’esthétique industrielle à la même époque, LewisMumford, Technique et
civilisation ( 1934/1946, Paris, Seuil, 1950).

[31]

Allusion à la gestion de la pénurie alimentaire par les « cartes de


rationnement ».

[32]

L’expression d’« économie industrielle » est alors peu usitée, sauf dans un
cadre particulier qui n’était pas étranger à Mauss : le Conservatoire national
des arts et métiers, où enseignait son ami François Simiand dont il va
évoquer la mémoire un peu plus loin. En effet, une chaire y fut créée en
1819 pour Jean-BaptisteSay sous cet intitulé, qu’elle conservera pour ses
successeurs Adolphe Blanqui ( 1834-1854), Jules-François Burat ( 1865-
1885), AlfreddeFoville ( 1885-1893), AndréLiesse ( 1894-1929) et
FrançoisDivisia ( 1929-1959) – à partir de Burat fut ajouté la mention « et
statistiques ». Si l’intitulé initial de la chaire fut donné en partie pour des
raisons politiques (« économie politique » sonnant trop « libéral » sous la
Restauration), il eut une résonance à l’époque dans un mouvement
intellectuel, pédagogique et social visant à concevoir une science pratique à
destination des ouvriers et des fabricants, à mi-chemin de la technologie et
de la théorie économique, et dont l’illustration la plus aboutie fut le cours
public donné sous cet intitulé entre 1829 et 1835 par Claude-Lucien
Bergery à Metz (voir F. Vatin, Morale et calcul économiques sous la
Restauration : L’économie industrielle de Claude-LucienBergery, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2004). Dans cet esprit,
l’« économie industrielle » se rapproche fort de ce que nous appelons
aujourd’hui la « gestion ». C’est bien ainsi que l’entendirent certains des
successeurs de Say et tout particulièrement André Liesse ( 1854-1944),
économiste libéral dont l’enseignement est contemporain de l’éclosion du
mouvement d’organisation scientifique du travail, qui renouait avec
certaines conceptions de l’« économie industrielle » de la Restauration ( cf.
la notice de Michel Armatte sur A. Liesse in C. Fontanon et A. Grelon, Les
professeurs du Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INREP-
CNAM, 1994, t. 1, p. 132-146, et sur ce point précis, p. 135). Liesse est
notamment l’auteur d’un véritable petit manuel de gestion issu de son
enseignement au Conservatoire, Les entreprises industrielles, fondation et
direction (Paris, Librairie de l’enseignement technique, 1919). Or, Simiand,
entré au Conservatoire en 1919 sur une chaire intitulée « organisation du
travail et associations ouvrières », se retrouva sous la coupe de Liesse, si
l’on en croit la plume acerbe d’Hubert Bourgin : « Au Conservatoire, il en
trouva un troisième [« patron » – après Durkheim et GeorgesRenard], dont
il aurait pu se passer, mais que sa gentillesse accepta ou subit » ( op.cit.,
p. 361). En 1923, Simiand reprend la chaire d’économie politique et
législation industrielle, précédemment occupée par Louis Wolowski ( 1864-
1876) et Émile Levasseur ( 1871-1907). Mais, en dépit de l’intitulé de cette
chaire, le cours qu’il y professe ( Cours d’économie politique au
Conservatoire national des arts et métiers, Paris, Domat Montchrestien,
1928-1930) semble bien prendre la suite de celui de Liesse. Le premier
tome ( 1928-1929) est organisé autour de la notion de rationalisation, en
partant du niveau micro-économique (l’« usine », puis l’« entreprise ») pour
atteindre le niveau macro-économique (le « fonctionnement global de
l’activité économique », les « institutions de répartition »), en passant par le
niveau méso-économique (les « branches de l’activité économique »). Le
second volume (cours de 1929-1930) est plus proche d’un cours classique
d’économie politique, mais il consacre encore une large place à l’analyse de
l’institution salariale.

[33]

André-Georges Haudricourt, ingénieur agronome de formation, a suivi les


cours d’ethnologie de Mauss après sa sortie de l’Institut national
agronomique de Grignon en 1932. Cette rencontre fut pour lui décisive,
comme il le relate dans son ouvrage d’entretiens avec Pascal Dibie
( op.cit. ) où un chapitre entier lui est consacré (p. 24-33). De son côté,
Mauss semble avoir été séduit par ce jeune homme fantasque, marxiste
convaincu, passionné de linguistique et, selon la terminologie actuelle,
d’ethnosciences. Il s’est intéressé notamment à la domestication des plantes
cultivées et à l’histoire des moteurs animés. Mauss cite ici son premier
article, « De l’origine de l’attelage moderne » ( Annales d’histoire
économique et sociale, 1936, p. 515-522).

[34]

À rapprocher du passage suivant de 1938 : « Ces nouvelles puissances se


déchaînent, mènent les sociétés vers des termes imprévisibles, vers le bien
comme vers le mal, vers le droit et l’arbitraire, vers d’autres échelles de
valeurs » (intervention de Mauss en réponse à un exposé de
RobertMarjolin, Annales sociologiques, sérieD, fascicule 3, repris
inŒuvres, t. 3, p. 247-249, ici p. 248.). Voir notre introduction sur ce point.

[35]

Le « planisme » a pour origine la doctrine développée en 1933 par Henri de


Man à la demande du Parti ouvrier belge dans le contexte de la Grande
Crise. Le « Plandu travail » proposé par le Bureau d’études sociales dirigé
par de Man est adopté à la Noël 1933 par le congrès de ce parti. La doctrine
est ensuite affinée dans un ouvrage publié par le Bureau d’études sociales,
L’exécution du plan de travail (Sikkel, Anvers, 1935 – cf. FrancisBiesman,
« La voie au socialisme », Toudi, n° 4,1990). Cette doctrine inspire la CGT
française qui propose son propre « plan » – prévoyant notamment des
nationalisations – lors des « états généraux du travail » qu’elle organise en
1934. Mais le planisme inspire aussi les « néosocialistes » regroupés autour
de MarcelDéat, agrégé de philosophie issu du giron durkheimien, disciple
de Célestin Bouglé, entré en politique après son élection comme député
socialiste en 1926. Or, si Mauss est resté à la SFIO de LéonBlum après la
scission provoquée par Déat au congrès extraordinaire de juillet 1933 – qui
donne naissance au Parti socialiste de France –, il est resté proche de
dissidents comme MarcelDéat ou PierreRenaudel, dont il partage certaines
idées et qu’il soutient au moins un temps (Fournier, op. cit., p. 661 sq. ); il
restera en contact avec Déat jusqu’à la guerre, puisqu’il lui écrit encore en
avril 1939 pour le féliciter de son élection à la députation ( ibid., p. 717-
718). Enfin le planisme n’est pas sans lien avec les conceptions
économiques de François Simiand, comme en témoigne l’intérêt que
portent, dans les annéestrente, JeanCoutrot et le groupe X-Crise à la pensée
de ce dernier ( cf. LudovicFrobert, Le travail de François Simiand, Paris,
Economica, 2000, p. 174 sq. ). Malgré les dérives politiques de certains de
ses adeptes, le « planisme » français a traversé la guerre – via notamment
« l’école d’Uriage » – et a alimenté en profondeur la politique économique
après la Libération.

[36]

François Simiand ( 1873-1905), compagnon de la première heure de Marcel


Mauss au sein du mouvement durkheimien, fut nommé en mai 1915 chef
adjoint du cabinet de son cadet AlbertThomas – comme lui normalien et
socialiste – quand celui-ci fut nommé sous-secrétaire d’État à l’Artillerie et
aux Munitions. Il devint en 1916 chef de son cabinet au ministère de
l’Armement. Lors de la chute du ministère et du retrait de Thomas à
l’automne1917, il resta quelque temps au cabinet de Léon Loucheur,
nouveau ministre de l’Armement. Hubert Bourgin, normalien, durkheimien,
et socialiste, devenu après la guerre un violent critique fascisant du
socialisme normalien, participa lui aussi à ce cabinet. Dans son pamphlet de
1938 sur l’École normale et la politique de Jaurès à LéonBlum (Paris,
Gordon & Breach, 1970), Bourgin décrit le travail de Simiand au cabinet de
Thomas dans des termes proches de ceux de Mauss : « Aussi bien, le
théoricien, le savant spéculatif restait constamment présent dans le chef de
cabinet, et c’est sans doute la part la plus personnelle, la plus originale,
parfois aussi la plus déconcertante, de sa collaboration qu’il lui inspira et lui
fournit pendant deux infernales années. Le savant, le théoricien justifiait
scientifiquement et doctrinalement les décisions générales visant par
exemple, les prix, les salaires, la productivité, le rendement. Il avait et
présentait les raisons nettes, fermement et prudemment induites
d’expériences historiques, de calculs statistiques, pour soutenir les règles
capitales de l’administration des munitions que dictait à Thomas, d’un autre
côté, la nécessité politique. Science et politique se rejoignaient ainsi » (p.
363-364 – voir aussi p. 441 sq. sur le cabinet de Thomas).
Retour sur un itinéraire intellectuel
(fin). À partir de Louis Dumont et
de Célestin Bouglé
Le texte que voici peut être lu pour lui-même comme une mise au point sur
les notions d’individualisme, d’égalitarisme et d’universalisme. Mais
l’hypothétique lecteur tenu en haleine par la série intitulée « Retour sur un
itinéraire intellectuel » pourra aussi considérer ce texte comme l’un de ses
épilogues possibles.

Comme pour tout récit gigogne, prétexte à digressions, les suites et les
fausses fins potentielles ne manquaient pas : le récit de la rencontre et la
description de divers groupes intellectuels ( Esprit, le MAUSS), l’analyse
d’un repoussoir éclairant (la mouvance éditoriale de la Nouvelle Droite),
l’évocation des déboires de la génération harlémo-désiro-mitterrandienne,
et j’en passe. Peut-être aurai-je l’occasion d’y revenir ailleurs. En dépit de
son récent virage religieux, la Revue du MAUSS n’a pas vocation à
m’allouer un confessionnal à plein temps et, pour des raisons évidentes de
place, nous avons décidé de clôturer cet itinéraire en mettant davantage en
vedette les concepts appréhendés que les personnes rencontrées.

L’hypothétique lecteur (mon semblable, mon frère, etc.) se souviendra


comment j’avais ressenti comme une double contrainte mon intérêt pour le
relativisme culturel d’inspiration anthropologique et l’anti-occidentalisme
de SergeLatouche, d’une part, et l’universalisme de Pierre-André Taguieff,
d’autre part. Les circonstances m’incitèrent pourtant à me centrer sur
l’œuvre de ce dernier.

Sa thèse d’une opposition fondamentale, récurrente et tragique entre


l’« individuouniversalisme » et le « traditio-communautarisme » me parut
tout d’abord une clef qui ouvrait toutes les serrures. Était-il si certain,
cependant, que l’individualisme et l’universalisme étaient par nature
opposés à toute forme de tradition et vice versa ? La rationalité juridique
de Chaïm Perelman, tant admirée par le même Taguieff, permettait au
contraire de montrer qu’un certain traditionalisme est compatible et avec la
rationalité et avec l’individuo-universalisme. Ce traditionalisme, qui n’a
rien à voir avec la pensée contre-révolutionnaire, doit être compris comme
une intelligence des situations (au sens sartrien du terme) qui permet
d’échapper à l’alternative entre l’enracinement (communautaire) et
l’arrachement (supposé universaliste). Grâce à cet alliage avec cette forme
de traditionalisme, l’universalisme échappe à l’écueil de l’impérialisme
ethnocentrique et l’individualisme au fantasme de la table rase. Position
aussi équilibrée qu’elle est peu originale, me dira-t-on. Sans doute, mais les
débats sur les guerres humanitaires ou sur le voile islamique laissent
penser que ces idées banales n’ont guère pénétré les consciences et qu’il
n’est pas inutile de taper encore sur le clou ou de malaxer la pâte en
boulanger persévérant. Car l’enjeu est bien la conciliation entre les droits
de l’homme et le dialogue des civilisations.

S’il y a peut-être lieu de nuancer l’opposition dramatique postulée par le


Taguieff de la Force du préjugé entre l’individuo-universalisme et le
traditiocommunautarisme, c’est parce que la notion de tradition n’est pas
nécessairement enracinée dans celle de communautarisme, qu’elle n’est
pas forcément arrimée à un holisme pur et dur. Pour mieux défendre et
comprendre cette conviction, sans doute faut-il en passer par une critique
de la distinction de Louis Dumont entre société individualiste et société
holiste qui a contribué à inspirer l’opposition taguiévienne dans sa
radicalité. Voici une œuvre moins lue peut-être aujourd’hui que dans les
années quatre-vingt, mais toujours incontournable et qui inspire encore
plus ou moins secrètement nombre d’auteurs parmi lesquels, sans doute,
nombre de ceux qui ont été qualifiés, bien expéditivement, de « nouveaux
réactionnaires ».

Or, à lire Louis Dumont, c’est la notion même d’individuo-universalisme


qui ne paraît plus du tout aller de soi. Et, sans même s’inquiéter de cet
auteur, le lien est-il vraiment évident, perçu comme intrinsèque, entre un
universalisme soupçonné d’aveuglement ethnocentriste ou d’égalitarisme
nivelleur et un individualisme si souvent confondu avec l’égoïsme et le
syndrome de la tour d’ivoire ? Pour éclairer cette difficulté, deux auteurs
ont estimé, à des époques différentes, qu’il était nécessaire de faire un
détour par l’Inde. J’affirme pour ma part qu’il faut faire un détour par leur
œuvre en les mettant à l’épreuve l’une de l’autre.

Qu’est-ce apparemment que l’« individuo-universalisme » sinon la


croyance spontanée de monsieur Tout-le-monde dans les démocraties
modernes, cette soft idéologie prise en ligne de mire par tous les bouffeurs
de bien-pensants ? La méthode proposée permettra, je l’espère, de
redécouvrir cette configuration de valeurs sous un jour renouvelé, avec
toute sa force et sa cohérence. Cette reformulation des idéaux de notre
jeunesse apparaîtra plus austère : peut-être est-elle de surcroît plus
profonde.

Voici donc en somme l’épilogue d’un processus dialectique dont les étapes
successives pourraient être nommées comme suit : bonne conscience
« antiraciste », crise relativiste, critique taguiévienne, déconstruction
dumontienne, et compréhension renouvelée des idéaux de départ. Au bout
du compte, c’est une synthèse rafraîchie qui se trouve proposée entre un
universalisme ouvert aux situations concrètes, un individualisme attentif à
l’horizon commun et un concept de tradition émancipé du
communautarisme. Qui dit itinéraire intellectuel ne dit pas forcément
rebondissement et revirement, mais aussi approfondissement ou, plus
exactement, remontée, fût-ce par mille et un détours, du slogan à l’idée,
idée que le slogan avait fini par démonétiser. Cet itinéraire
rétrospectivement trop logique a-t-il vraiment été le mien ? À vrai dire, peu
importe. Nous avons estimé qu’un itinéraire tel que celui-ci donnait à
penser et contribuait à incarner des débats d’idées importants.

J. R.

***

Avec un certain goût du paradoxe, j’écrirais que l’œuvre de Dumont est


l’une de celles qui m’ont le plus marqué dans le domaine des « sciences
humaines ». Mes affinités sont assurément très fortes, mais il n’est pas
inutile de préciser qu’il s’agit en fait « d’affinités répulsives ». Je reprends
ici une expression qui a été utilisée, notamment, à propos des relations de
RaymondAron à Machiavel et à Marx. À bien des égards, Aron pourrait
apparaître comme l’auteur antimarxiste français du XXe siècle par
excellence. Et pourtant… Le Capital est assurément l’œuvre qu’Aron aura
le plus lue et relue, avec laquelle il aura le plus travaillé. Lorsque le
marxisme s’est écroulé et que des pom-pom girls ont débouché dans son
bureau pour lui annoncer qu’il avait « gagné » le grand match idéologique
du siècle, Aron a déclaré froidement : « Ceux qui enterrent Marx feraient
mieux de le lire. » Ce type paradoxal de relation étroite se rencontre dans
nombre de parcours intellectuels et il caractérise assez bien ma relation à
l’œuvre de Louis Dumont. Tout se passe comme si je travaillais à ce que
l’on en finisse unebonne fois pour toutes avec Dumont… et j’en reviens
toujours à Dumont.

Ceux qui ont eu l’occasion de discuter un peu avec moi me connaissent en


effet comme ce détracteur impénitent de la distinction dumontienne entre
« sociétés individualistes » et « sociétés holistes », critique à laquelle
j’associe une défense inlassable de l’« individualisme » défini en
l’occurrence comme la tradition « libérale » du sujet autonome.

Il est remarquable que Louis Dumont soit souvent invoqué pour souligner la
singularité, la spécificité de l’aventure occidentale. Celle-ci, qualifiée de
« société individualiste », s’opposerait à toutes les autres, qualifiées de
« sociétés holistes ». Il y a tout un néo-évolutionnisme (l’Occident serait le
produit heureux d’une évolution culturelle irréversible) qui croit pouvoir se
réclamer de Dumont. Intellectuels et philosophes s’appuient ainsi sur un
anthropologue culturel pour récuser ou ignorer la note dominante de
l’anthropologie culturelle du XXe siècle : le relativisme méthodologique
(aucune culture ne peut être étudiée en fonction d’un modèle préétabli)
poursuivi ou non par un égalitarisme culturel du point de vue des valeurs
(toutes les cultures se valent). L’œuvre de Dumont conduit bel et bien à
isoler ce qu’il est convenu d’appeler l’« Occident moderne » et à l’opposer
à l’ensemble des autres cultures. Du point de vue méthodologique, Louis
Dumont porte donc une responsabilité dans le réveil de l’ethnocentrisme
culturel.

Il est significatif que sa réception dans la communauté des anthropologues


soit inversement proportionnelle à celle dont il jouit par ailleurs. Je ne dis
pas que son nom n’est pas respecté dans la communauté des
anthropologues, mais son influence y est plus marginale. Il ne me paraît pas
excessivement polémique d’affirmer que Louis Dumont est l’anthropologue
préféré des « intellectuels » et des « philosophes » qui n’ont en réalité que
faire de la problématique spécifique de l’anthropologie culturelle et de sa
contribution à l’histoire de la pensée au XXe siècle. Tout se passe comme si
une partie de l’intelligentsia s’était ruée sur l’œuvre de Dumont depuis la
baisse significative de l’influence de Lévi-Strauss. Mais ce qui est
extrêmement curieux, et peut-être absurde, c’est que Dumont soit souvent
invoqué dans le sens d’une apologie plus ou moins nuancée de l’Occident
moderne. D’autres auteurs proposent une interprétation diamétralement
opposée à celle-ci et invoquent au contraire Dumont dans une véritable mise
en procès des valeurs dites « modernes ». L’« évolution » décrite n’est plus
alors une assomption mais une chute plus ou moins catastrophique. C’est de
ce deuxième courant que se rapproche ma propre lecture. L’analyse
proposée et prétendument « scientifique » de la « modernité » relèverait
chez Dumont, au moins pour partie, d’un véritable dispositif « anti-
moderne ».

La mise en perspective confinerait à la délégitimation pure et simple.

Ce soupçon, à vrai dire, n’est pas neuf [1] et il serait intéressant de montrer
comment Dumont lui-même l’a anticipé et a tenté de lui dénier tout
fondement. Développer ce soupçon inviterait à soulever la question délicate
des relations réelles, supposées ou imaginaires entre la pensée contre-
révolu-tionnaire – celle d’un Bonald en particulier – et la tradition dite
« holiste » dans l’histoire des « sciences sociales ». Il faudrait encore
reconnaître et interroger la relation, revendiquée par Dumont, entre sa
propre démarche comparatiste et généalogique et celle d’Alexis de
Tocqueville. Dans le contexte présent, je préférerai souligner les difficultés
méthodologiques liées à la distinction dumontienne entre « sociétés
holistes » et « sociétés individualistes », distinction qui a inspiré à P.-
A.Taguieff sa propre distinction dramatique entre « individuo-
universalisme » et « traditio-communautarisme ».
DE LA SOCIÉTÉ « HOLISTE » À LA SOCIÉTÉ
« INDIVIDUALISTE ». LE RÔLE DU
RENONÇANT
La construction dumontienne [2] poserait moins de problèmes si elle se
présentait simplement comme une mise en perspective réciproque de deux
civilisations précises. C’était bien là l’esprit inhérent au titre de l’un des
livres plus anciens et moins connus de l’anthropologue, La civilisation
indienne et nous. Mais le dessein de Louis Dumont est beaucoup plus
large :

il prétend dégager « l’axe de toute comparaison des civilisations ».


Ambition ô combien excitante ! Il semble, une fois n’est pas coutume, que
l’anthropologie culturelle se mette en situation de tenir réellement ses
grandes promesses.

On sait que l’anthropologie culturelle se présente sous un jour


essentiellement empirique et inductif. Elle parie généreusement sur
l’existence d’universaux (de traits communs à l’ensemble de l’humanité),
mais elle affirme que ces universaux ne se trouveront dégagés qu’au terme
d’un examen minutieux des diverses cultures. À en croire la légende dorée
de l’anthropologie culturelle, les anthropologues n’avaient pas la moindre
idée de l’universalité du tabou de l’inceste : ils l’ont découvert à leur grande
surprise et auraient pu aussi bien découvrir tout autre chose. Mais qu’il
suffise qu’une seule culture pratique et recommande l’inceste et tout
l’édifice s’écroulera : la prohibition de l’inceste sera déchue de son titre
d’universal et rejoindra le rebut des illusions anthropologiques. On peut
refuser cette méthode, déniaiser son positivisme proclamé en lui découvrant
de solides présupposés idéologiques, ou encore la dénoncer comme
paralysante. Mais il me semble légitime d’en jouer loyalement le jeu dès
lors que l’on proclame vigoureusement être attaché à ses règles (Dumont
parle de la « communauté des anthropologues » comme on parlerait de
l’Ordre des médecins).
Soit la civilisation indienne qui constitue la « société holiste » par
excellence. Elle est caractérisée par :

1. la primauté radicale des structures communautaires sur les aspirations


individuelles;

2. la hiérarchie sociale : c’est une société rigoureusement stratifiée;

3. la hiérarchie « idéologique » : il y a non pas un monisme ou un


dualisme, mais bien un pluralisme des valeurs; ces valeurs
« plurielles » sont articulées entre elles sur le mode de la
subordination;

4. l’ethnocentrisme ou le sociocentrisme absolu : les Indiens n’imaginent


pas qu’une société humaine digne de ce nom puisse être organisée
autrement que la leur; ils croient que leur rapport social et culturel au
monde est purement et simplement de l’ordre de la nature.

Pour Louis Dumont, toutes les sociétés correspondent à cette définition en


dehors de la nôtre, exception remarquable, intrigante ou monstrueuse. Notre
civilisation dite « individualiste » est le produit d’une véritable « révolution
dans les valeurs » qui s’est engagée avec les premierssiècles du
christianisme. Entre la société « holiste » par excellence et la société
« individualiste » par excellence, tout se passe comme s’il y avait un abîme.

Mais il y a aussi un « fil rouge ».

La civilisation indienne, apparemment étrangère à tous égards à toute forme


d’« individualisme » couve en fait au moins une figure « individualiste »,
qui est celle du renonçant. Ce dernier se retire du monde social (c’est-à-dire
du monde tout court) pour vivre seul dans la forêt, ce monde hors du
monde, ce non-monde. Quittant le commerce des hommes en s’extirpant de
la communauté, il va enclencher un processus où les relations avec les
choses finiront par primer sur les relations entre les hommes. Dans les
sociétés dites traditionnelles, l’exil est une punition souvent plus lourde que
la mort : il n’y a pas, semble-t-il, de pire déshumanisation que la privation
de toute appartenance culturelle et sociale. Le renonçant est décidément un
curieux personnage : c’est un exilé volontaire, un déshumanisé consentant.
On le retrouve dans les premierssiècles du christianisme sous la forme de
l’ermite, de l’anachorète ou du stylite. Mais alors que cet
« individuhorsdumonde » vivait, dans le contexte indien, dans les marges
de la civilisation, il va être le moteur de la révolution idéologique
occidentale. Il va quitter son désert, sa forêt ou sa colonne pour réinvestir le
monde des hommes et le modeler à son image. On devine immédiatement
toutes les conséquences d’un tel scénario sur la théorie politique. Louis
Dumont déniaise implicitement, mais vigoureusement toutes les théories
fondées sur l’idée d’un contrat originel fixé entre des individus séparés et
dotés de droits prétendument naturels. En réalité, ces « individus » imaginés
par les théories « modernes » ne sont pas de purs produits de l’imagination :
l’erreur est de les avoir placés à l’origine en amont des sociétés alors qu’ils
ont émergé en aval. La société moderne est en quelque sorte une armée
constituée de déserteurs, une Cité bâtie par des exilés.

On songe à ces déserts des premierssiècles du christianisme qui se


trouvaient littéralement infestés de stylites et où des hommes partis à la
recherche de la grande solitude se trouvaient réduits à s’invectiver d’une
colonne à l’autre. Pour la première fois, des hommes découvrirent le fait
social non comme une donnée première apparemment naturelle, mais
comme une agaçante promiscuité. Autant se mettre d’accord et fonder la vie
cénobitique sur le mode d’une organisation de la solitude en commun,
organisation qui caractérisera un jour toute la civilisation occidentale. Cette
dernière a au moins un point commun avec la civilisation indienne, c’est
l’ethnocentrisme : elle a oublié son histoire, elle est incapable de se la
raconter; elle croit volontiers que les valeurs « individualistes » sont
universelles et naturelles.
UNE GÉNÉRALISATION ABUSIVE
Il est étonnant que le véritable saut qui caractérise le passage de la figure du
renonçant indien à celle de l’ascète chrétien, ces deux
« individushorsdumonde », n’ait pas davantage suscité la perplexité des
disciples de Dumont. La Grèce est expédiée en une seule formule, à mon
sens très contestable [3], et il n’est tout simplement pas question de Rome.
On aurait aimé voir commenter l’édit de Caracalla ( 212) par lequel tous les
ressortissants libres de l’empire se virent conférer la citoyenneté romaine.
On aurait voulu une analyse approfondie du droit romain qui, autant que je
puisse en juger, semble relever d’une combinaison extrêmement complexe
de traits « holistes » et « individualistes », et ce plusieurs siècles avant
l’avènement du christianisme.

En dehors de ces silences curieux et, à vrai dire, difficilement justifiables,


Dumont reconnaît qu’il y a peut-être des exceptions à sa généralisation.
Seulement voilà, ce ne sont pas les mêmes d’un livre à l’autre : la liste des
contre-exemples s’allonge dans l’esprit du lecteur accablé d’une trop bonne
mémoire et met d’autant plus à mal la posture inductive propre à
l’anthropologue Louis Dumont. Ici, ce sont des cultures mélanésiennes qui
mettent à mal le paradigme holiste et qui, écrit Dumont, pourraient le
conduire à une « révision déchirante » ( Essais…, p. 231). Là, c’est l’Islam,
universaliste et égalitariste (l’Oumma, la communauté des croyants, n’a rien
d’une communauté stratifiée), qui est reconnu comme manquant à l’appel
d’une théorie qui prétend pourtant dégager l’axe de comparaison de toutes
les civilisations [4]. La Grèce, Rome, l’Islam, voilà qui ne devrait pas être
considéré comme tout à fait anodin…

La liste des exceptions et des objections pourrait ainsi être indéfiniment


allongée et les critiques de Dumont ne se sont pas privés de la grossir.

JacquesMeunier cite par exemple, « les groupes forestiers amazoniens, où


dominent habituellement des chefferies non autoritaires, où altruisme et
traditionalisme vont quelquefois de pair [et qui] semblent se jouer de ces
catégories [5] ». Louis Dumont ne méconnaît pas tout à fait ce problème
puisqu’il écrit : « [… ] on objectera qu’il est des sociétés sans hiérarchie ou
bien des sociétés où la hiérarchie ne joue pas le rôle indiqué. Il est vrai que,
par exemple, des tribus, si elles n’ignorent pas toute inégalité, peuvent
n’avoir ni roi ni sociétés secrètes à grades successifs; mais il s’agit de
sociétés relativement simples [je souligne], peu nombreuses, à la division
du travail peu développée » ( Homo hierarchicus, p. 318). Évoquant le
même type de cultures, Dumont parle plus haut de « sociétés moins
différenciées » ( ibid.). Dans ce cas, nous n’avons plus affaire à deux
modèles de société, mais bien à trois.

Malheureusement, les dires de Dumont varient à ce sujet. Tantôt il établit


une distinction entre d’une part, des sociétés qualifiées – non sans embarras
– de « simples », « peu différenciées » ou encore « archaïques », et d’autre
part, les sociétés hiérarchiques; tantôt il rabat les premières sur les secondes
et les rassemble sous le modèle commun du concept de « société holiste ».
VERS UN MODÈLE À TROIS TERMES ?
Dans un passage d’Homo æqualis (p. 237), Louis Dumont paraît vider de
toute pertinence la critique de sa démarche fondée sur des cas concrets :

« [… ] l’analyse que je propose de l’idéologie moderne ne dépend pas de


l’universalité du holisme dans les sociétés complexes non modernes : il
suffit que le type existe pour que le contraste puisse être établi et utilisé. »

Cette remarque étonne fortement. Si la théorie dumontienne ne prétend pas


à l’universalisation, pourquoi reconnaître ici que telle civilisation pourrait
constituer un obstacle à la généralisation, et là que telle autre culture
pourrait le conduire à une « révision déchirante »? Mais surtout, Louis
Dumont parle avec insistance d’une « révolution dans les valeurs qui
semble s’être produite au long des siècles dans l’Occident chrétien » : c’est
bien ce fait, écrit-il, qui « constitue l’axe de toute comparaison des
civilisations » ( Homo hierarchicus, p. 15). Ou encore : « [… ] la révolution
dans les valeurs d’où est sortie [je souligne] l’idéologie moderne [ alias
l’« individualisme »] représente le problème central de la comparaison des
sociétés » (p. 18).

Or, l’« individualisme » ne saurait caractériser des sociétés à la fois non


modernes et non holistes et, dans le même temps, constituer le produit d’un
moment bien particulier de l’histoire des civilisations, soit la révolution des
valeurs comme prélude à l’idéologie moderne.

Dès lors que Louis Dumont consacre l’homonymie de l’« individualisme »


et de l’« idéologie moderne », il ne peut plus tenir pour objection
négligeable l’existence, même hypothétique, de civilisations qui seraient à
la fois « individualistes » et non modernes. On touche ici sans doute à
l’essentiel de l’ambiguïté méthodologique de l’œuvre dumontienne,
laquelle oscille entre un modèle typologique et un modèle généalogique.
Dans le premier cas, il s’agit de dégager des concepts préalables à la
description et à la comparaison des sociétés sans méconnaître la diversité de
celles-ci.
Dans le second cas, on prétend bien déjà être au cœur de l’analyse des
sociétés et de leur histoire. Louis Dumont semble avoir quelquefois
tendance à dissimuler les failles liées à son ambition généalogique en se
retranchant provisoirement sur un modèle plus modestement typologique.

Il apparaît en définitive bien difficile de savoir si la notion de « société


holiste » recouvre ou non l’ensemble des sociétés extra-occidentales et
« prémodernes ». Si, non sans quelque malin plaisir, nous prenons en
considération les diverses réserves ou concessions formulées par Louis
Dumont au fil de ses ouvrages, nous en arrivons même à quatretypes de
sociétés possibles :

les sociétés « archaïques », les sociétés traditionnelles complexes


hiérarchiques, les sociétés traditionnelles non hiérarchiques, la société
moderne.

Mais dans la mesure où Dumont s’en tient bien, sur le long terme, à son
modèle dualiste, dans la mesure, même, où il le dramatise, il y a lieu de
penser que ce n’était bien là que des réserves ou des concessions de pure
forme.

Arrêtons-nous un instant, à l’inverse de Dumont, sur un modèle qui serait à


trois termes. Dans ce cas de figure, demeurer fidèle à l’ambition
généalogique de l’anthropologue exigerait non seulement de montrer
comment on est passé de la société hiérarchique à la société moderne via ce
que Dumont appelle une « révolution des valeurs », mais encore de montrer
comment s’est opéré le passage de la société non différenciée,
spontanément égalitaire, à la civilisation des castes. C’est à cette tâche non
moins passionnante et non moins décisive que s’attelle par exemple, Pierre
Clastres lorsqu’il défend l’idée que d’un état social à l’autre, il n’y a pas eu
continuité progressive mais bien brusque inversion et rupture [6].

Il n’est pas davantage indifférent de rappeler que la critique de la société


hiérarchique dans la première moitié du XVIIIe siècle s’est en partie
appuyée sur le contre-modèle d’une société sauvage dont l’ethnologie du
XXe siècle a montré qu’elle n’était pas complètement imaginaire. Ce
phénomène de mode, nourri notamment par les ouvrages du père Lafiteau,
se cristallise dès 1704 en critique sociale dans les Dialogues de Lahontan,
lesquels ouvrent la voie à la vision radicale de Diderot et de l’abbé Raynal.
Jean Ehrard met quant à lui l’accent sur le cas de Montesquieu qui, à partir
de sa lecture de Tacite, déplace la société première, respectueuse du droit
des gens, des îles lointaines dans les forêts de la Germanie [7].
L’importance de ce primitivisme dans la « révolution des valeurs » est tout
simplement ignorée par Dumont lors même qu’elle révèle un lien
symbolique entre le premier type de société et le troisième.

La tentation qu’a Louis Dumont, en dépit de ses précautions oratoires,


d’universaliser le modèle hiérarchique fait apparaître, par contraste,
« l’idéologie moderne » comme dangereusement en rupture par rapport à
tout modèle connu de société. Dumont en blâme plus qu’implicitement
l’artificialisme aveugle aux réalités sociales. Est-ce à dire que les sociétés
hiérarchiques seraient des sociétés plus « naturelles »? Comment s’étonner
alors que, pour Dumont, le totalitarisme soit la « Némésis » de
l’individualisme et de la « démocratie abstraite » ( Homo hierarchicus,
p. 30)?

Rappeler, contre Dumont, l’importance de l’héritage gréco-romain dans


l’histoire de l’Occident ainsi que celle du primitivisme dans la critique
sociale du XVIIIe siècle, contester son interprétation du christianisme –
lequel paraît, dans son œuvre, tirer dans le même sens que l’« idéologie
économique » –, c’est montrer que la dynamique occidentale n’a pas été
habitée exclusivement par le fantasme de la table rase, mais qu’elle s’est
appuyée, au moins pour partie, sur de véritables contre-modèles
anthropologiques.
UNE DYNAMIQUE COMPARATISTE
FÉCONDE. DE DUMONT À BOUGLÉ
Sans doute y a-t-il lieu d’identifier un moment de transition dans l’œuvre de
Louis Dumont, où celui-ci est passé d’une pratique ethnoanthropologique
plus traditionnelle, centrée sur des études de cas fouillées, à un projet
beaucoup plus vaste et ambitieux. Ce moment coïncide indubitablement
avec l’ouvrage Homo hierarchicus ( 1966), lequel livre aurait tout à fait
l’apparence d’une monographie traditionnelle consacrée à l’Inde des castes
s’il ne s’ouvrait par une réflexion sur Tocqueville et s’il ne s’aventurait – en
quelques pages – dans des considérations sur un sujet aussi délicat que
l’histoire du racisme aux États-Unis. C’est ensuite seulement que Louis
Dumont s’est occupé d’histoire des idées économiques, d’histoire de la
pensée religieuse, de philosophie politique et, pour finir même,
d’herméneutique littéraire. C’est alors précisément que l’anthropologue a
retenu la curiosité voire l’enthousiasme de la communauté intellectuelle,
lors même que croissait la perplexité de ses collègues.

Parmi d’autres, Philippe de Lara salue ce projet audacieux qui se tiendrait à


égale distance des monographies monomaniaques et de l’essayisme
touristique. Il y aurait là une dynamique comparatiste indispensable à la
compréhension réciproque des civilisations, laquelle renouerait avec
l’ambition d’un Hegel ou d’un Tocqueville. Cette dynamique rencontrerait
beaucoup mieux nos préoccupations fondamentales que l’œuvre de Lévi-
Strauss. Sur ce dernier point, je marque mon accord. Le ton plus ou moins
personnel de ces pages m’autorise à dire sans autre forme de procès que je
suis étranger au formalisme de Lévi-Strauss et que les maladresses mêmes
ou les contournements – comme on voudra – de Louis Dumont sont à mes
yeux plus féconds à interroger que l’impressionnant édifice de l’auteur des
Mythologiques. Sans cela, je ne braquerais certes pas le projecteur sur
l’œuvre de notre anthropologue-historien des idées. Mais outre le fait que
Dumont ne me paraisse guère retrouver le souffle de Tocqueville, j’aurais
préféré qu’il assume mieux son évident vagabondage disciplinaire en
arborant les frusques modestes et souriantes du voyageur plutôt que de se
draper dans la toge de l’expert et de l’anthropologue de profession.
Dumont est bel et bien passé progressivement à un autre genre, à michemin
entre le moraliste et l’historien. Un subjectivisme certes raisonné, mais
mieux assumé aurait été davantage à sa place que ces professions de foi
d’orthodoxie disciplinaire.

Assurément, l’œuvre de Louis Dumont paraît donner de la substance à cette


remarque fondamentale que faisait Nietzsche dans une lettre à
PaulDeussen :

« J’ai pour tes projets, tu le sais, une profonde sympathie. Aussi bien il

faut compter au nombre des apports essentiels de mon absence de


préjugés

(de mon œil “supra-européen”) que ton être et ton œuvre me rappellent

toujours l’unique grande alternative qui soit à notre philosophie


européenne.

Ici, en France, règne toujours et encore par rapport au développement


de

la civilisation hindoue la même vieille ignorance accomplie : de sorte


que

par exemple les disciples de A. Comte construisent avec la plus grande

naïveté des lois pour un développement et une succession


historiquement

nécessaire des différences philosophiques fondamentales, sans prendre

aucunement en compte les Hindous – lois auxquelles s’oppose le

développement hindou [8]. »

Mais entre Tocqueville – ou Nietzsche – et Dumont, il y aurait matière à


mettre en vedette d’autres grandes œuvres comparatistes. Au premier chef,
celle de Max Weber – que Dumont écarte d’un revers de main sous prétexte
qu’elle ne serait qu’un produit de la configuration individualiste, qu’elle
serait donc incapable de prendre de la distance avec celle-ci ( Essais…, p.
25) –, ou encore celle de Georg Simmel dont Dumont affirme qu’elle
converge largement avec la sienne [9] – ce qui reste à prouver.

J’attirerais pour ma part l’attention sur l’œuvre de Célestin Bouglé avec cet
argument fort que Louis Dumont salue explicitement l’un de ses livres
comme « le point de départ » de sa propre démarche [10]. Dans la préface à
la réédition des Essais sur le régime des castes, Louis Dumont rappelle
« l’ampleur de sa dette » à l’égard de ce qu’il considère comme un
classique de la sociologie. Il cite un auteur aussi fameux de la discipline
qu’Evans-Pritchard, lequel doutait qu’aucun anthropologue de terrain eût
apporté une contribution théorique plus importante que l’étude de la caste
par Bouglé. Dumont signale encore combien la diffusion tardive du livre de
Bouglé dans le domaine britannique ( 1958) a ramené l’attention des
spécialistes sur les castes en tant que système. Pour quelqu’un qui, comme
c’est mon cas, a lu et relu les livres de Dumont, s’est en partie formé avec et
contre eux, et a écrit au cours des années de nombreuses pages à son sujet,
il y a quelque chose de véritablement curieux à découvrir [11] ces lignes de
Bouglé qui, écrites pourtant au début du XXe siècle, semblent porter en
elles comme un écho de toute l’audacieuse entreprise de l’auteur d’Homo
hierarchicus :

« [… ] Sur ces trois points – spécialisation héréditaire, organisation

hiérarchique, répulsion réciproque – le régime des castes se rencontre,


autant

qu’une forme sociale peut se réaliser dans sa pureté, réalisé en Inde.


Du

moins descend-il, dans la société hindoue, à un degré de pénétration


inconnu

ailleurs. Il garde une place dans les autres civilisations; ici, il envahit
tout.
Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un
phénomène

propre à l’Inde.

Est-ce à dire que l’étude de ce régime ne puisse en conséquence avoir

qu’un intérêt historique, et aucun intérêt sociologique ? qu’elle doive


nous

confiner dans les faits particuliers sans nous laisser entrevoir aucune
conclusion

générale ? Parce que la caste ne s’épanouit librement qu’en Inde, nous


est-

il interdit a priori de dégager, de circonstances contingentes, ses


propriétés

essentielles, et de démêler les influences qu’elle doit normalement


exercer

sur la vie économique et politique, religieuse et morale ? Nous ne le

pensons pas.

Et d’abord, s’il est vrai que le régime des castes s’étale, pour ainsi dire,

dans la civilisation hindoue, et y prend un développement “unique”,


par là

même incomparable, n’oublions pas que ce régime se montre, plus ou


moins

développé, dans toutes ou presque toutes les civilisations. [… ] Pour


l’étude

des propriétés générales de la hiérarchie, même les sociétés finalement


vouées à la démocratie fourniraient certes des documents assez
abondants.

Les plus unifiées enfin ont connu dans leurs phases premières et
longtemps

porté dans leurs flancs cet esprit de répulsion qui maintient à l’état de

division intime toute la société hindoue. La caste hindoue n’est à nos


yeux

que la synthèse d’éléments partout présents, le prolongement et comme

l’achèvement de lignes partout ébauchées, l’épanouissement unique de

tendances universelles.

Au surplus, ce qui importe pour l’établissement d’une induction, n’est-


ce

pas, plutôt que la faculté de rapprocher superficiellement des cas


nombreux,

la faculté d’analyser profondément un “cas privilégié”? N’est-ce pas


ainsi,

par l’analyse du cas privilégié des démocraties américaines, que


Tocqueville

a mis en lumière les principaux effets politiques, économiques,


moraux,

religieux et même littéraires, du progrès de l’idée de l’égalité des


hommes ?

Il est heureux pour la curiosité sociologique que le régime des castes


ait

triomphé en Inde de toutes les forces qui devaient ailleurs l’entraver ou


l’étouffer, et qu’il y ait définitivement imposé sa forme à toute la vie
sociale :

ainsi pourront se manifester clairement ses vertus propres. Par cela


même

qu’il s’est réalisé dans une civilisation aussi parfait et aussi complet
que

possible, il nous sera permis de l’examiner, pour ainsi dire, à “l’état


pur”

et d’observer plus aisément ses propriétés caractéristiques. L’Inde est


la

terre choisie du régime des castes : c’est pourquoi l’histoire de l’Inde


sera,

pour qui voudra soumettre ce régime à une étude sociologique, comme


une

expérience cruciale [12]. »

On voit bien que, dans ce texte, Bouglé s’emploie à montrer que l’Inde
constitue le pôle idéal d’une comparaison plus générale. Comme chez
Dumont, ce pôle aidera à mieux donner à voir le contraste avec la société
« égalitaire ». Au fil des pagesdes Essais sur le régime des castes, tout se
passe comme si nous tombions nez à nez avec la définition canonique de ce
que Dumont appellerait un jour la « société holiste » :

« [… ] la réalité elle-même, comme cloisonnée par les castes, laisse


voir

plutôt les qualités spécifiques que la variété des individus. L’individu


ici

“s’efface et disparaît dans l’espèce : le type triomphe de la variété”.


Dis-
moi quelle est ta caste et je te dirai ta tournure d’esprit, tes habitudes,
tes

tendances. Un régime pareil est capable de déterminer avec les


fonctions

les genres de vie, avec les genres de vie les caractères. Il est naturel
que

sous cette pression les hommes se distinguent moins, sur la scène


comme

dans la vie, par leur tempérament personnel que par leur statut social »

( ibid., p. 213).
LES « IDÉES ÉGALITAIRES » EN PROCÈS.
L’AVOCAT ET LE PROCUREUR
Citer l’œuvre de Bouglé dans le cadre d’une discussion critique de la
démarche dumontienne ne se limite pas à convoquer l’ombre d’un éminent
précurseur. D’autant que, comme on l’a vu, on ne saurait reprocher à
Dumont d’avoir tu ou minimisé sa dette. Le problème vient plutôt de ce
qu’il ait laissé croire à une continuité trompeuse, à une sorte de consensus
implicite des « sciences sociales ». Car Célestin Bouglé est au moins aussi
sûrement l’auteur des Idées égalitaires que des Essais sur le régime des
castes. Dans cet ouvrage, le sociologue ne raconte pas autre chose que
l’émergence et le triomphe de ce que Dumont appellerait
l’« individualisme » ou « idéologie moderne ». Comme chez Dumont, le
contraste établi grâce à la comparaison avec le système des castes
révélerait, au sein même de l’« idéologie moderne », des affinités
insoupçonnées entre des orientations que l’on croyait adverses : les théories
fondées sur la dignité de la personne et sur le bonheur du plus grand
nombre tireraient en fait dans le même sens. De même, le libéralisme ou le
socialisme. Les Idées égalitaires constituent au sein de l’œuvre de Bouglé le
pendant à Homo æqualis et aux Essais sur l’individualisme au même titre
que les Essais sur le régime des castes constituent un pendant d’Homo
hierarchicus. Aussi Célestin Bouglé définit-il efficacement les idées qui ont
émergé et fini par triompher dans l’Occident moderne :

« Décréter a priori des distinctions collectives, et parquer, en quelque


sorte,

les individus en classes ou en espèces hétérogènes, auxquelles on


attribuerait

des valeurs inégales, voilà ce qui serait formellement contraire à


l’égalitarisme.

La conception de l’humanité ne se concilie pas avec la conception des


castes.
L’égalitarisme ne saurait s’accommoder de distinctions collectives et

préjugées [13]. »

Ce qui diffère considérablement entre Bouglé et Dumont, c’est la nature du


regard porté sur cette « évolution » ou cette « révolution ». Cette différence,
à vrai dire, n’est pas toujours formulée explicitement. Les deux auteurs
pèchent par une tentation expertocratique où, se réclamant du beau nom de
« science », ils se défendent d’exprimer la moindre préférence individuelle.
Or, lorsque Louis Dumont affirme que la « violence moderne tient par bien
des attaches à l’idéologie moderne » laquelle serait « complice du
banditisme » ( Homo æqualis); lorsqu’il s’attache à identifier au cœur de
l’idéologie hitlérienne un « individualisme fondamental » ( Essais… ), qu’il
relie même l’hitlérisme à une « intensification de l’individualisme » ( ibid.);
lorsqu’il écrit que l’« individualisme égalitaire conduit à la destruction des
fins humaines » ( ibid.); lorsque, pour le dire en un mot, il agite le spectre
du « retour à la barbarie »…, le lecteur est porté à frémir et à sortir, au
moins un instant, de la contemplation imperturbable des objets décrits, en
toute neutralité, par les soi-disant « sciences sociales ». Le portrait dressé
par Bouglé de l’idéologie moderne ne paraît pas moins idyllique que celui
brossé par Dumont ne s’avère sombre et inquiétant. Sans doute est-ce
uniquement par une heureuse coïncidence que les découvertes du
sociologue confortent, de manière inespérée, les aspirations du
sympathisant socialiste et de l’admirateur de Proudhon qu’est, par ailleurs,
Célestin Bouglé ! Avec ce dernier, nous avons peut-être trouvé le Dumont, à
mon avis complètement imaginaire, que les auteurs « modernistes » ou
« progressistes » occidentalocentriques croient pouvoir citer à l’appui de
leur propre orientation.
ANALYSE « IDÉOLOGIQUE » VERSUS
ANALYSE « SOCIOLOGIQUE »
La différence d’éclairage portée sur l’« idéologie moderne » tient, en partie,
à une différence de méthode. Pour Bouglé, l’analyse « sociologique »
s’avère plus féconde que l’analyse « idéologique ». Ce qu’il appelle les
« idées égalitaires » n’ont pas été imposées par une révolution des valeurs,
mais bien par une lente métamorphose sociale. L’évolution, si l’on veut, des
« infrastructures » détermine largement celle des idées et des
représentations. Il s’ensuit que les « idées égalitaires » sont le produit quasi
tangible d’un processus qui transcende la volonté des penseurs les plus
marquants. Dénoncer le caractère artificiel et artificialiste, c’est-à-dire
potentiellement ravageur, des idées modernes, voir dans le caractère abstrait
de ces idées la source de dégâts bien réels, c’est n’avoir rien compris à
l’autonomie et à la résistance propre des réalités sociales : les idées, quelles
qu’elles soient, sont, en elles-mêmes et par elles-mêmes, impuissantes, donc
inoffensives, précisément à cause du fait qu’elles sont abstraites. Pour
qu’une idée soit efficiente, il faut au minimum qu’elle soit de connivence
avec un milieu dont il s’avère à l’examen, la plupart du temps, que cette
idée n’était qu’un produit. Montrer le cheminement de l’« individualisme »
de Guillaume d’Occam à Hobbes et de celui-ci à la Déclaration des droits
de l’homme n’explique rien, répondrait Bouglé au Dumont des Essais sur
l’individualisme. Il faudrait d’abord montrer comment des conditions
sociales données ont rendu un Occam ou un Hobbes possibles [14].

Cette différence de méthode entraîne de grandes conséquences sur le plan


du scénario historique. Pour Bouglé, les conditions sociales ont permis à
l’« égalitarisme » de s’épanouir une première fois dans l’Empire romain
avant de refluer complètement devant ce renouveau du système des castes
que fut le Moyen Âge féodal. Chez Dumont, c’est au contraire dans ce
même Moyen Âge que l’« individualisme » a commencé de s’infiltrer dans
l’ensemble de la société grâce à la christianisation. La démarche de Bouglé
a toutefois à mes yeux un immense avantage sur celle de Dumont :
une comparaison implicite est proposée entre l’Inde des castes et la Rome
antique. Cette dernière civilisation est donc pleinement prise en compte.

Par sa méthode, Célestin Bouglé souhaite répondre par avance à toutes les
tentations « réactionnaires ». La pensée contre-révolutionnaire la plus
élaborée avait toujours consisté à accuser les « philosophes » et les
« réformateurs » d’avoir été de dangereux apprentis sorciers aveugles à la
véritable nature des sociétés. Pareil artificialisme se serait avéré destructeur.
Tout comme l’aurait proclamé Bonald, Bouglé reconnaît bien volontiers que
« les sociétés ne sont pas dans la main des grands hommes comme l’argile
dans la main du potier » (p. 83). Mais il retourne cette conviction
méthodologique contre la critique réactionnaire en montrant que la société
moderne n’échappe pas à la règle et qu’elle n’est donc pas née tout armée
des chimères de quelques asociaux.

« Tant qu’on n’a regardé la conquête du monde occidental par les idées

égalitaires que comme la fortune surprenante d’une théorie de


philosophes

qui, tombée du ciel dans le cerveau de quelques penseurs, en serait


descendue

de proche en proche jusqu’à l’âme des foules, on a pu croire qu’il


suffisait,

pour l’arrêter, d’une discussion philosophique : réfutons Rousseau et

l’égalitarisme est vaincu. Si au contraire le triomphe de l’égalitarisme

s’explique, non plus seulement par l’invention d’une théorie, mais par
la

constitution même des sociétés qu’il soumet, alors les conditions du


combat

sont changées : morceler les États, raser les villes, barrer les routes,
parquer
les hommes en groupes fermés entre lesquels on empêcherait les
imitations

et à l’intérieur desquels on empêcherait les distinctions individuelles,

voilà toutes les révolutions sociales qu’il vous faudrait achever pour
arrêter

l’élan démocratique de notre civilisation » (p. 249-250).

Pour Bouglé, la méthode sociologique explique le succès des idées


égalitaires, montre leur caractère quasi irréversible, mais ne prouve certes
pas que ces idées soient justes. La démonstration n’est pourtant pas sans
conséquence politique puisqu’elle tend à montrer que le « chimérisme »
n’est pas du côté que l’on croit, qu’elle délégitime les tentations
réactionnaires.

On sait par ailleurs que Bouglé a du mal à cacher ses propres affinités pour
les idées qu’il décrit. Au nom de la neutralité de la sociologie, Bouglé se
défend de présenter une théorie nécessaire et unilinéaire du progrès. On ne
peut néanmoins s’empêcher de penser, en le lisant, que les conditions
sociologiques ont conspiré à la faveur d’une évolution dont il y a tout lieu
de se réjouir. Le sociologue apparaît rétrospectivement comme le théoricien
« social-démocrate » d’une mondialisation à visage humain. Cette
« mondialisation » est une occidentalisation heureuse.

En nous penchant sur la figure de Célestin Bouglé et en nous rappelant qu’il


était aussi l’auteur des Idées égalitaires, nous n’avons pas seulement trouvé
un précurseur intéressant de la démarche dumontienne qu’une généalogie
érudite s’en voudrait de ne pas mentionner. Tout se passe comme si nous
avions découvert un Dumont retourné. Le contraste réside dans le portrait
général donné du monde moderne et dans la consistance prêtée aux valeurs
qui y président. On peut reprocher à Louis Dumont de ne pas avoir donné
idée de ce contraste. Il me semble que la comparaison proposée par Dumont
entre l’Inde et nous mérite d’être elle-même mise à l’épreuve d’une
comparaison entre son œuvre et celle de son devancier.
Il est clair que l’horizon historique de ces deux grandes figures de l’histoire
des sciences sociales n’est pas le même. Bouglé demeure frappé par la
coïncidence entre le succès des idées démocratiques et l’essor de la société
industrielle. Rien chez lui ne semble pressentir les grandes guerres, moins
encore les régimes tyranniques de gauche ou de droite du XXe siècle. Parce
qu’il entend soigneusement distinguer sa propre notion d’égalité de l’écueil
de l’uniformisation, il en vient même à affirmer que les conditions socio-
logiques modernes ne permettent pas la constitution d’un régime
« communiste ». Célestin Bouglé n’a pas imaginé ce que René Guénon a
appelé « la crise du monde moderne ». Dumont, quant à lui, a eu tout loisir
de méditer sur ce nivellement brutal, sur cette « atomisation » que les
partisans de la théorie du totalitarisme considèrent comme un trait commun
des régimes stalinien et nazi. Bouglé distinguait et même opposait
« égalitarisme » et « communisme ». Dumont préfère parler
d’« individualisme » et il est porté à y voir la matrice du totalitarisme,
notamment nazi.

Gageons que cette différence d’expérience historique aura eu plus d’impact


sur la perception générale de nos auteurs que le détour, proclamé par eux
indispensable, par l’Inde des castes.

Bien que mon regard sur le nazisme s’oppose à bien des égards à celui posé
par Louis Dumont, je partage le même horizon historique que lui. Et tout
comme lui, je pense que les régimes dits totalitaires nous obligent à
réévaluer l’importance de l’histoire des représentations et de la
métamorphose des valeurs dans le cours des événements. L’explication
sociologique, dans le sens presque « fonctionnaliste » donné par Bouglé,
demeure impuissante et presque obscène devant les camps de la mort.
« INDIVIDUALISME » ET « SINGULARISME »
Si j’ai convoqué l’ombre de Bouglé dans cette distinction critique de
l’œuvre de Dumont, ce n’est pas seulement pour relativiser celle-ci – la
mettre en relation –, mais parce que la définition que nous propose Bouglé
de ce qu’il appelle les « idées égalitaires » mérite notre attention quelle que
soit par ailleurs la pertinence de la théorie sociologique qu’il développe
pour en expliquer l’émergence et la diffusion.

Autant la définition de la « société holiste » chez Dumont est plus ou moins


claire et, partant, réfutable, autant la notion de « société individualiste » est
chez lui beaucoup moins saisissable, et pour tout dire, fuyante et
dangereusement polysémique. Pour Louis Dumont, l’« individualisme » en
tant que configuration de valeurs se confond donc avec l’idéologie
moderne : il semble qu’il s’agisse tour à tour, ou tout à la fois, on ne sait, de
l’universalisme (cette clôture culturelle qu’est l’ethnocentrisme absolu
« saute »), du libéralisme (dans le sens moral et politique du terme), de
l’égalitarisme (aussi bien dans le sens social qu’« idéologique » : la
hiérarchie n’est pas seulement abolie socialement; elle devient
conceptuellement impensable), de l’économicisme (les notions d’Homo
æqualis et d’Homo œconomicus chez Dumont paraissent synonymes) mais
aussi, mais encore de ce que l’on pourrait appeler le « matérialisme
utilitaire » (le primat de la relation aux choses sur la relation aux hommes).
L’« individualisme » ou « idéologie moderne » reproduit en somme, mais
en négatif, le « holisme » de l’Inde traditionnelle. Dans l’un des passages
les plus explicites, Louis Dumont voit dans le « “darwinisme social” si
général, dit-il, parmi nos contemporains » un « individualisme
fondamental » ( Essais… ). Je ne commenterai pas ce point qui nous
emmènerait très loin.

Comme si cela ne suffisait pas, comme si le confusionnisme n’était pas déjà


à son comble, un ouvrage plus récent de Louis Dumont nous apprend qu’il
existe, peut-être, deux formes d’« individualisme » ( L’idéologie
allemande… ). Il y aurait un « individualisme de la différence » qui appelle
l’inégalité et un « individualisme de l’égalité » qui appelle l’« identité
[l’uniformité]». La seconde définition renvoie bien à tout ce que Dumont
avait développé dans ses livres précédents. Qu’en est-il alors de la
première ? Cet autre « individualisme » soutiendrait le caractère spécifique,
incomparable, irremplaçable de chaque créature humaine. Louis Dumont
reconnaît qu’il existe un lien « historique, génétique » entre les deux sortes
d’individualisme, mais il souhaite à ce point les distinguer qu’il se demande
s’il ne faudrait pas rebaptiser « singularisme » l’individualisme de la
spécificité. Notons que c’est pourtant avec ce dernier sens que le mot
d’« individualisme » apparaît fréquemment dans l’historiographie et
notamment chez Bouglé : il signifie bien chez lui le culte de la personne en
tant que centre indépendant de création, le respect du quant à soi et du for
intérieur.

L’« individualisme » de Bouglé, c’est le « singularisme » de Dumont. Le


plus simple et le plus efficace aurait probablement été de ne pas appeler
« individualisme » l’égalitarisme abstrait que Louis Dumont a en ligne de
mire.

Quoi qu’il en soit, l’individualisme de la spécificité correspondrait


historiquement avec l’univers de Goethe, lequel aurait été « comme occupé
à tisser ensemble le legs de la belle âme et celui de l’Encyclopédie ». Ce
singularisme aurait beaucoup à voir avec le holisme : il serait une forme
d’acclimatation de l’individualisme égalitaire dans la culture allemande,
une culture précisément beaucoup plus « holiste » que la culture française.

On a quelque mal à suivre Dumont puisqu’à travers une citation d’auteur, il


évoque plus loin « le particularisme individualiste à la Montaigne » : on
rencontrerait donc le « singularisme » bien avant Goethe et ailleurs qu’en
Allemagne… Je ne puis cacher le sentiment désagréable de bricolage que
m’inspirent certaines de ces variations.

C’est ici que le détour par Bouglé, ou le retour à Bouglé, est de nature,
selon moi, à remettre les pendules à l’heure. Car, si l’on a vu que l’une des
grandes thèses des Idées égalitaires consistait à dévoiler les origines
proprement sociologiques de celles-ci, une thèse non moins importante de
ce livre soutient la connivence fondamentale des idées d’universalité et de
spécificité individuelle. Les « idées égalitaires » affirment tout à la fois la
valeur de tous les hommes et la valeur irremplaçable de chacun d’entre
eux : « Le respect du genre humain ruine celui de la caste, mais non celui de
la personnalité » (p. 25). « Réclamer l’égalité des facultés juridiques n’est
pas proclamer l’égalité des facultés réelles » (p. 26) et « exiger l’égalité des
droits politiques » n’est pas croire à « l’identité des lumières » (p. 42). Ce
sont précisément « les distinctions collectives [les castes] qui nous
empêchent d’apercevoir les personnes et dans ce qu’elles ont de plus
particulier et dans ce qu’elles ont de plus général » (p. 149). Il s’ensuit que
« les espèces, les classes, les castes s’effacent, tant par l’assimilation des
individus qu’elles séparaient que par la différenciation des individus
qu’elles enfermaient » (p. 167).

Peut-être s’aperçoit-on mieux ici à quel point les paradoxes sémantiques de


nos deux auteurs contribuent à compliquer ces questions importantes.

Dumont parle d’« individualisme » à propos d’un égalitarisme qui irait


jusqu’à l’indifférenciation et au nivellement, Bouglé parle
d’« égalitarisme » à propos d’un universalisme respectueux par nature de la
spécificité des personnes. Le sociologue oppose « esprit de caste » et
« conscience de l’espèce » : on ne peut s’empêcher de penser que le mot
d’universalisme aurait été ici beaucoup mieux à sa place. Le vocabulaire de
Pierre-André Taguieff est plus éclairant et nous inviterait à reconnaître en
Bouglé non pas un théoricien de l’égalitarisme, mais plutôt un penseur de
référence de l’« individuo-universalisme ». C’est bien ce dernier qui
contraste avec le système des castes et l’on ne voit vraiment pas comment il
pourrait constituer une quelconque matrice involontaire du nazisme.

Au terme de cette comparaison (entre deux auteurs) dans la comparaison


(avec l’Inde), j’inviterai donc à suivre Bouglé dans sa définition mais aussi
à revaloriser, avec Dumont, l’importance de l’histoire des idées et des
représentations. Le résultat de la dynamique comparatiste proposée par nos
deux auteurs n’est pas nul et l’on est en droit de la préférer à
l’ethnocentrisme – qui présuppose l’universalité de l’idéologie ou du
système occidental – et au relativisme culturel radical – qui proclame, de
manière bien paradoxale, à la fois le caractère identifiable, incomparable et
égal des différentes cultures.
QUE FAIRE DES « SAUVAGES »?
Il reste pourtant un point en suspens; il s’agit de l’existence possible d’au
moins un troisième grand type de société. On se souvient que Dumont lui-
même reconnaissait la difficulté : « [… ] peut-on affirmer que les sociétés
plus simples, moins nombreuses, moins étendues, qui ont été l’objet
principal de l’anthropologie [je souligne] s’opposent aux modernes de la
même façon que les précédentes [les sociétés hiérarchiques]?» ( Essais…,
p. 231). À la suite de plusieurs philosophes du XVIIIe siècle – mais
précisément pas Rousseau ! – et de nombreux ethnologues, c’est bien cette
piste-là que j’aurais préféré suivre en déclarant avec AlfredMétraux :
« D’autres civilisations que la nôtre ont pu, infiniment mieux que nous ne
l’avons fait, résoudre les problèmes qui se posent à l’homme. »

Il est intéressant de noter que Bouglé ne méconnaît pas du tout l’objection.


Il évoque, non sans ironie, cette thèse qu’il suffirait « de remonter aux
origines des sociétés humaines pour reconnaître, dans toute sa pureté,
l’égalitarisme » :

« Sautons par-dessus les monarchies, grandes et petites, qui ont étouffé


de

plus en plus la liberté primitive et brisé le ressort de la dignité : nous


nous

retrouvons chez les Fuégiens et les Iroquois, face à face avec le


sentiment

de l’indépendance individuelle et de l’égalité sociale. Dès lors le

républicanisme de nos âges n’est plus qu’un “républicanisme de


retour”.

L’histoire est un serpent qui se mord la queue. L’égalité est au départ


comme
à l’arrivée. – Thèse qui ruinerait la nôtre par avance : comment
chercher

encore un rapport entre les formes sociales et l’égalitarisme s’il est

préalablement démontré que les sociétés les plus différentes de toutes –

comme ceshordes primitives et nos États modernes – sont précisément,


les

unes comme les autres, égalitaires ?» (p. 51-52).

Le verdict de Bouglé est sans appel : « Les groupements primitifs sont des
touts aussi compacts que fermés, où il ne semble y avoir place ni pour
l’humanité ni pour l’individualité » (p. 55). L’individuo-universalisme
exigerait la différenciation sociale pour apparaître et c’est précisément ici
que le système des castes a pu jouer un rôle historique. Le régime des
castes, écrit Bouglé, est « utile sans doute pour dégager, par l’ordre même
qu’il lui impose, une société de la barbarie. Mais il risque aussi de l’arrêter
vite et pour longtemps sur le chemin de la civilisation. Ses lustrations sont
de celles qui pétrifient » ( Essais…, p. 189). Le régime des castes « paralyse
l’élan des civilisations qu’il aide à se dégager de la barbarie. Il ne peut faire
autrement que de mutiler les éléments mêmes qu’il affine » (p. 215).

L’évolutionnisme culturel de Célestin Bouglé, exprimé presque crûment, est


de nature à choquer nos mentalités marquées par la reconnaissance des
cultures qu’il rejette dans la « barbarie ». Il a du moins le mérite d’une
grande clarté et d’une grande cohérence que l’on chercherait en vain chez
Dumont. Tantôt, en effet, celui-ci paraît en phase avec le relativisme
culturel de son temps [15], tantôt il s’en écarte en recyclant une expression
aussi dangereusement connotée que celle de « civilisation supérieure [16] ».

Réaffirmer qu’un nombre significatif de cultures peu différenciées


socialement et aux effectifs limités ont pu concilier une certaine égalité
sociale avec un certain respect des personnalités, c’est encore une fois
redonner de la légitimité aux « philosophes » qui s’appuyaient sur
l’existence de ces sociétés pour critiquer l’organisation hiérarchique de leur
temps. Dans un style bien différent des grandes prétentions à l’objectivité,
si souvent démenties dans les faits, j’avoue ma préférence pour ces deux
types de sociétés :

les « sauvages » et les « modernes ». Le risque n’est-il pas toutefois d’avoir


fait tout ce détour pour rien, de dénier à la société des castes toute
« rationalité » culturelle et de la reléguer purement et simplement dans les
ténèbres des préjugés qui oppressent l’humanité ?
« UNIVERSALISME » ET « ÉGALITARISME »
C’est ici que l’on pourrait émettre l’hypothèse que la hiérarchie peut
favoriser l’ouverture culturelle. Dumont comme Bouglé ont tendance à
associer système des castes et ethnocentrisme, stratification sociale et
fermeture culturelle. Or on peut penser que lorsque deux cultures
hiérarchiques entrent en contact, les castes supérieures de l’une et l’autre
culture peuvent souhaiter contracter des alliances entre elles et confirmer
ainsi la distance avec les subordonnés. Ainsi, dans le Moyen Âge
occidental, l’esprit de caste conjugué à la radicalisation par l’Église de
l’interdit portant sur la consanguinité a poussé les aristocrates à sans cesse
élargir leurs alliances matrimoniales. Un exemple classique est celui du roi
de France Henri Ier en quelque sorte contraint de prendre femme en
Ukraine. Si l’on veut bien admettre que les différences de langue ou de
mœurs constituent de vraies différences culturelles, on pourra dire que la
société aristocratique a constitué une micro-société transnationale,
« universaliste ». Le fait est moins certain pour les cultures dont nous
parlions tout à l’heure. Quand bien même aurions-nous démontré qu’elles
concilient admirablement l’égalité sociale et la liberté, nous n’aurions
toujours pas montré qu’elles sont particulièrement disponibles à ce que
Bouglé appelle la « conscience de l’espèce ».

Tant que l’on demeurait fidèle au vocabulaire du sociologue, l’hypothèse


paraissait absurde : « la hiérarchie favorise l’égalitarisme ». Elle l’est
beaucoup moins une fois acquises un certain nombre de reformulations,
telle « la hiérarchie peut favoriser l’universalisme ». Il serait donc possible
de reconnaître aux sociétés hiérarchiques le rôle dialectique que leur
reconnaissait Bouglé sans pour autant décrire, à sa suite, les cultures
extraoccidentales non stratifiées comme des non-civilisations.

Les distinctions sociales alors ne redoubleraient pas les distinctions


culturelles, mais aideraient au contraire à prendre de la distance avec celles-
ci. Loin de ressortir à une même essence, l’esprit de caste et l’esprit de clan
seraient susceptibles de jouer l’un contre l’autre. De son côté l’égalitarisme,
sous certaines formes, peut très bien interdire toute ouverture à l’universel.
Abel Bonnard, un connaisseur, disait que « le racisme est démocratique : il
distribue la supériorité à tous ». Le racisme nazi, disait Daniel Halévy, avait
la prétention de faire des Allemands un « peuple de 80 millions
d’aristocrates ». Si j’ai moi-même été sensibilisé à l’antiracisme sous les
auspices d’un président, paraît-il, socialiste, j’ai appris plus tard que le
socialisme avait longtemps fait bon ménage avec l’exclusivisme culturel et
avec le racisme.

Tel serait peut-être le véritable impensé des modernes : la difficulté de


concilier l’égalitarisme social et l’universalisme. On peut vouloir
explicitement l’émergence d’une caste cosmopolite attachée sincèrement,
dans ses privilèges, à la défense des droits de l’homme au risque de faire
passer ceux-ci pour un luxe de nantis. On peut aussi vouloir construire une
société aussi égalitaire que possible, mais il est probable que cette fin se
suffira à elle-même et qu’elle se réalisera au détriment de l’ouverture
culturelle.

On peut encore vouloir concilier les deux ambitions, jouer sur les deux
tableaux mais, dans ce cas, il faut penser la difficulté, contrairement à ce
que font nos démocrates contemporains. Oui, l’« égalité » est bien le
« fétiche » des modernes : à condition que cette notion soit redéfinie comme
ce mot écran qui empêche de penser la distinction entre l’universalisme et
l’uniformisation sociale.

Un enjeu capital de toutes ces discussions est le dialogue des civilisations.


Celui-ci n’a aucune pertinence dans l’évolutionnisme de Célestin Bouglé
qui assigne aux sociétés occidentales la mission d’émanciper l’homme. Il
risque d’être compromis chez Dumont si l’on dramatise la polarité entre
« société individualiste » et « société holiste ». À quoi bon, au reste,
dialoguer avec l’« individualisme » s’il apparaît qu’il peut conduire à la
« destruction des fins humaines »? En interrogeant ces deux auteurs et en
les faisant débattre entre eux, j’ai voulu montrer qu’il était possible de
plaider pour l’idéal individuo-universaliste sans pour autant affirmer que
l’Occident qui le symbolise avait toutes les données de l’équation humaine.

Notes

[1]
Si, en effet, j’avais choisi de développer ce point dans le contexte de cet
« itinéraire intellectuel », je n’aurais pas pu proposer de meilleur titre que
celui choisi par Philippe Gottraux pour un article publié dans cette revue
même il y a plus de quinze ans : « Louis Dumont, penseur de l’ordre ? »
( Bulletin du MAUSS, n° 21 et 22,1987). De même, pour Michel Wieworka,
l’approche dumontienne porterait en elle « la nostalgie des sociétés
hiérarchiques » ( Racisme et modernité, LaDécouverte, 1993, p. 9). Un
débat autour de cette thématique a été organisé le 18 mars2003 à
l’université de Nanterre par le GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de
la démocratie). Après une intervention critique de ma part intitulée
« L’anthropologie dumontienne entre sens des limites et procès de la
volonté », PhilippedeLara et Jacques Le Goff, notamment, ont souligné
toute l’importance et toute la pertinence que revêtait l’œuvre de Louis
Dumont à leurs yeux.

[2]

L’analyse ci-dessous se base sur les trois grands classiques de l’œuvre


dumontienne que sont : Homo hierarchicus. Le système des castes et ses
implications (Gallimard, coll. Tel,¤ ¤ 1979 – 1re édition : 1966); Homo
æqualis. I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique
(Gallimard, 1985 – 1re édition : 1977); Essais sur l’individualisme. Une
perspective anthropologique sur l’idéologie moderne (Seuil, Points-Essais,
1985 – 1re édition : 1983).

[3]

« Pour les Grecs, comme pour d’autres, écrit Dumont, les étrangers étaient
des barbares, des gens étrangers à la civilisation et à la société des “nous”,
et qui, pour cette raison, devenaient aisément des esclaves » ( Homo
hierarchicus, p. 321).

[4]

Dans Homo æqualis (p. 237), Louis Dumont tente d’expliquer en quoi la
civilisation islamique « pourrait apparaître un obstacle à [sa]
généralisation ». Dans Homo hierarchicus (p. 299), l’anthropologue avait
déjà comparé « l’impact mogol » à l’impact occidental comme susceptible
d’accroître « la perméabilité de la société indienne aux modes de pensée
individualistes ».

[5]

« De l’homme tribal », dans le Magazine littéraire, 264, avril 1989, p. 75.

[6]

Cf. Pierre Clastres, préface à Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall


Sahlins (Gallimard, 1976, p. 20-27).

[7]

Cf. Jean Ehrard, L’idée de nature en France à l’aube des Lumières


(Flammarion, coll. Science de l’Histoire, 1970, p. 299 – 1re édition : 1963).

[8]

Lettre à PaulDeussen du 3 janvier 1888, dans FriedrichNietzsche, Dernières


Lettres (Petite Bibliothèque Rivages, p. 51).

[9]

L’idéologie allemande. Homo equalis II. France-Allemagne et retour, Paris,


Gallimard, 1991, p. 238.

[10]

Voir les nombreuses références dans Homo hierarchicus.

[11]

Dans cet essai d’« égo-histoire », je tente de montrer comment le hasard et


les circonstances invitent à glisser d’une référence à l’autre, à croiser des
problématiques et contribuent ainsi, dans le meilleur des cas, à dégager des
perspectives. Toutefois, si j’ai situé ma rencontre avec l’œuvre de Dumont
dans mon itinéraire, il me paraît plus intéressant pour le lecteur de la
présenter telle que je l’appréhenderais aujourd’hui.
[12]

Essais sur le régime des castes (PUF, coll. Quadrige, 1993, p. 25-26 – 1re
édition : 1908). Tous les passages soulignés le sont par moi.

[13]

Les idées égalitaires (Paris, Librairie Félix Alcan, 1925, p. 24-25).

[14]

Je ne résiste pas à la tentation de formuler une précision à l’usage de ceux


qui sont plus familiers des débats internes aux « sciences sociales ». La
comparaison avec Bouglé montre à quel point Dumont fait en définitive
grand cas de l’influence des systèmes de pensée et des « grandes
personnalités » sur l’évolution des sociétés. Cette tendance apparaît sous un
jour brutal lorsque Dumont relie, contre toute vérité historique, la Shoah à
la seule intention d’Adolf Hitler – Himmler lui-même n’aurait agi que par
obéissance en dépit d’une « réticence marquée » – et qu’il y voit donc
« l’exemple sinistre du rôle d’une personnalité dans l’histoire ». Il apparaît
alors que, nouvelle contradiction, Louis Dumont n’applique pas dans les
faits le holisme méthodologique dont il se réclame.

[15]

Voir son introduction aux Essais sur l’individualisme (p. 15) où


LouisDumont reconnaît que Mauss était encore marqué par « un reste
d’évolutionnisme ».

[16]

Dans Homo hierarchicus (p. 187), Dumont affirme également que le


végétarisme ne saurait être un « trait “primitif”», mais « un fait de haute
civilisation ».
Les limites de l'éclectisme. Pour un
relativisme nominaliste
Le point de départ de cette réflexion fut le débat avec Alain Caillé sur la
question de l’universalisme de l’économie qui suivit mon exposé à
« l’université d’été » du MAUSS à Thiviers en 2003, sur le thème « En finir
avec l’économisme ». Critiquant ma thèse de l’historicité de l’économie
tant comme réalité que comme science, sans pour autant verser dans un
naturalisme économiciste, il qualifia sa position d’« universalisme
relativiste ». Pour l’essentiel, celle-ci m’a paru assez proche de celle de
Karl Polanyi, à savoir la nécessité de distinguer l’économie formelle de
l’économie substantielle. La première est occidentale et moderne, la
seconde serait éternelle, naturelle, universelle et transhistorique. Et pour
faire bonne mesure, Alain Caillé ajouterait sans doute « relativement ».
Dans un échange ultérieur, comme je notais l’intérêt possible de cette
position « nouvelle », universaliste-relativiste, au lieu de l’universalisme
pur que je lui attribuais, il me fit remarquer que cette position universaliste-
relativiste était fort ancienne et qu’il n’en avait pas changé, qu’il avait
même écrit un article dans la Revue du MAUSS ( 1988, n° 1) intitulé
précisément « Pour un universalisme relativiste » (article repris d’ailleurs
dans son livre, La démission des clercs). Il me souvint alors que j’avais lu et
relu ce texte que j’avais apprécié en son temps. Comment avais-je pu
l’oublier ? C’est que, dans l’intervalle, mon relativisme s’étant plus
radicalisé, ou systématisé peut-être, j’ai trouvé les positions défendues par
notre ami, tant sur le paradigme du don que sur le naturalisme de
l’économie ou l’existence d’un décalogue pour une société mondiale,
totalement universalistes !

Ayant relu l’article incriminé, par ailleurs excellent, dans lequel tout est dit
ou presque sur les positions en présence, j’ai été amené à m’interroger sur
la consistance du compromis tenté par l’auteur, pour essayer de comprendre
mon « acte manqué ». Ce débat renvoyant à d’autres débats au sein du
MAUSS, celui sur le holisme et l’individualisme ou ceux précédemment
évoqués, j’ai été frappé par une sorte d’invariant dans la posture théorique
du leader historique de l’anti-utilitarisme. On pourrait qualifier celle-ci de
« juste milieu », position qui n’est pas sans rappeler celle de l’Église
définissant une « ortho-doxie » entre des voies opposées (monophysites
contre triphysites, présence réelle contre présence symbolique, etc.). Cette
attitude de médiation s’appuie sur une rhétorique éprouvée consistant à
radicaliser les positions soutenues par les deux parties en présence de façon
à les rendre insoutenables l’une et l’autre, puis à trancher en arbitre sage au-
dessus de la mêlée. Cet éclectisme prudent est sans doute ce qui permet aux
Églises et aux partis à idéologie de perdurer en limitant les tensions
internes, mais est-il théoriquement pertinent et consistant ? N’oblige-t-il pas
à une acrobatie perpétuelle et ne condamne-t-il pas à une oscillation
continuelle entre les deux pôles, seuls cohérents intellectuellement ? S’il
n’est de bonne politique que dans la recherche du compromis, un
positionnement théorique médian ne signifie-t-il pas une compromission
inacceptable et, pour le coup, non pas une démission mais bien une trahison
des clercs ?

Pour tenter de répondre à ces questions, je rappellerai brièvement les enjeux


du débat sur l’universalisme de l’économie et j’évoquerai les positions
philosophiques sous-jacentes qui excluent, me semble-t-il, toute
compromission théorique.
I
La question de l’universalité/transhistoricité de l’économie a des
implications philosophiques qui nous ramènent à l’opposition du réalisme et
du nominalisme et à la fameuse querelle des universaux [2]. Rappelons qu’à
Thiviers, j’avais proposé un compromis permettant d’établir un pont entre
les tenants du naturalisme économique et ceux de l’historicité, sans entrer
dans une guerre de religion. J’avais proposé de limiter le débat à la question
du vocabulaire. On constate, en effet, l’absence largement répandue des
notions et des représentations constituant le champ sémantique de
l’économie (travail, besoin, pauvreté, progrès, etc.) en dehors de l’Occident
et, en Occident même, avant le XVIIIe siècle. Cette absence est-elle une
preuve que les peuples et les cultures en cause ignorent tout des « réalités »
qui se cachent derrière ces mots ? qu’ils n’ont pas une pratique
économique, ne « travaillent » pas en vue de la satisfaction de leurs
« besoins fondamentaux », ne souhaitent pas une espèce de développement
de leur bien-être, ne se livrent pas – comme le soutient Maurice Godelier [
1975, p. 21] – à un calcul rationnel ? Pas du tout, disent les
réalistes/naturalistes/essentialistes. « Dans ces sociétés [il s’agit des
primitifs], écrit Godelier [p. 10], l’économie n’existe pas à part, mais est
encastrée dans d’autres institutions : la parenté, la religion. » Godelier et les
marxistes en général sont réalistes, c’est-à-dire qu’ils croient à l’existence
d’une « essence » naturelle de l’économie, tout comme Polanyi et Leibnitz.
C’est leur droit.

À l’inverse, avec de nombreux anthropologues, nous serions plutôt


nominalistes et pensons que l’absence de mots appropriés est l’indice que
certains peuples ignorent l’économie comme ils ignorent l’Être ou Dieu et
que tout cela s’institue ou s’invente au gré des cultures… On peut admettre
que s’ils n’y pensent guère à part, comme le concèdent Godelier ou
Leibnitz [3], cela veut dire à tout le moins que la « chose » leur est enpartie
étrangère.

Comme du demi-verre qu’on peut voir à moitié plein ou à moitié vide, il est
loisible de dire alternativement : ces cultures ignorent l’économie, le calcul
économique, la rationalité, le travail, le besoin, le progrès, la croissance, le
développement, quoiqu’il y ait, dans leurs pratiques et leurs valeurs, des
aspects qui s’en rapprochent et n’y sont pas totalement étrangers; ou bien,
ces cultures ont leur économie, leur calcul économique, leur rationalité,
leur développement, qui ne sont pas exactement les nôtres. L’évaluation de
la différence entre les deux attitudes dépendra certes des présupposés
philosophiques de départ, mais plus encore du sens de l’action que le choix
justifiera. L’économique pour ses adeptes est non seulement une réalité
essentielle et l’économicisation du monde un mouvement inéluctable et
irréversible, mais tout cela est au final souhaitable et bon.

Pour le croyant en la modernité, l’économie, le progrès, la croissance et le


développement – comme le calcul, le marché et la rationalité, voire le
capitalisme (Alain Minc, mais aussi Fernand Braudel) – sont fondés
ennature.

Pour les colonisateurs et les experts en développement, l’économie, la


monnaie, le marché, le calcul rationnel sont bien présents partout, au moins
à l’état d’embryons. Il s’agit de les faire venir à maturité, ce qui est
d’ailleurs la signification première du mot développement. Ils rendront
témoignage de leur implantation dans les pays du Sud, au point qu’il
deviendra toujours plus difficile de trouver trace de la différence. Lorsque le
monde entier aura intégré l’économique dans sa pratique quotidienne,
l’existence d’un autre univers ne survivra plus que comme figure dépassée
sansaucune légitimité.

Ce qui justifie, à l’inverse, le choix d’une radicalisation de la différence (au


prix, sans doute, d’un certain excès), ce n’est pas seulement qu’il est plus
« intéressant » de sortir de la platitude conformiste. Ici, on n’a pas affaire à
des notions ponctuelles et isolées, mais à un domaine de sens très large,
mettant en cause l’appréhension du temps et de l’espace [4]. Le triomphe
apparent de l’universalisme, avec l’actuelle mondialisation, cache la
récurrence d’une altérité proliférante. Seule l’affirmation implicite de nos
adversaires que les « pratiques humaines » auraient leur pertinence, leur
cohérence et leur fondement en dehors de toute représentation et de toute
croyance – qu’elles sont donc fondées en nature – leur permet de tenir le
point de vue de la transhistoricité et de l’universalité de l’économique. Ce
n’est sûrement pas la position d’Alain Caillé, mais c’est celle que soutient,
non sans panache et avec une grande rigueur, Arnaud Berthoud dans le
n° 21 de la Revue du MAUSS (Ier semestre 2003). Cette hypothèse – qui
mène finalement au développementisme – est défendable mais héroïque, en
ce sens qu’une fois admise la naturalité de l’économie, il devient en effet
quasi impossible de dresser des barrières solides à l’irruption du calcul
coûtbénéfice, à l’emprise et l’empire de la rationalité et finalement du
marché, et – à la fin des fins – du profit et du capital. C’est d’ailleurs ce à
quoi on assiste actuellement et contre lequel il nous semble important de
lutter.

L’enjeu de la question est même encore plus vaste, parce qu’à travers le
problème de l’universalisme de l’économique, c’est celui de sa légitimité
qui se joue. Dans la tradition des Lumières, tout ce qui est naturel bénéficie
d’une présomption de moralité. Or l’économique comme noyau ou sphère
autonome est à la fois indissolublement formel et substantiel contrairement
à ce que pouvait penser Karl Polanyi. La consistance du domaine de la
production, distribution/répartition, consommation des « richesses »,
appelle la définition formelle. Qu’est-ce qui définit, en effet, la richesse
sinon le calcul ? La richesse est ce qui compte et ce qui se compte, bref, ce
qui fait l’objet d’un calcul sous contrainte de rareté. Mais sous peine de voir
se dissoudre son objet dans l’insignifiance, la définition formelle appelle un
domaine d’application (certes en extension indéfinie), celui de la
production, répartition, consommation marchande ou susceptible de l’être.

On assiste en effet à ce que l’on pourrait appeler une « résilience » du


développement et du développementisme. Alors que la mondialisation
semblait les avoir frappés d’un coma mortel, on peut observer depuis peu
leur retour en force au Sud comme au Nord, dans la pensée dominante
comme dans la pensée « altermondialiste ». Au Sud, sur la scène officielle,
c’est l’agenda de Doha pour le développement; sur la scène alternative, sa
dénonciation par Martin Khor comme agenda anti-développement et
l’action du réseau Gobenet 3 et du Philippin Nicanor Perlas, en faveur du
développement durable. Au Nord, le débat avec Christian Coméliau dans le
numéro de juin des Cahiers de l’IUED en rend assez bien compte. Les
déclarations d’IgnacySachs reflètent, me semble-t-il, celles présentées au
Forum social européen par Jean-Marie Harribey comme étant « la position
d’ATTAC » et qui rejoignent celle défendue par René Passet. « Pour ma
part, je pense que plus que jamais le développement est une idée force » [
Cahiers…, p. 169]. « Le moment est venu, peut-être, dit-il encore, de
proposer une révolution sémantique et de revenir au terme
“développement” sans aucune qualification, à condition bien entendu de le
redéfinir en tant que concept pluridimensionnel » [Sachs, p. 54]. Bien
évidemment, c’est la persistance dans la croyance en la
naturalité/universalité de l’économie qui explique et autorise cette
résurgence et permet, contre toute évidence, de prétendre que le
développement durable, c’est finalement la même chose sous un autre nom
que la société de décroissance [5]!

Il est clair que sous la forme universalisme versus relativisme culturel, le


débat est condamné à tourner en rond, les protagonistes continuant à
camper sur leurs positions. Le relativiste est d’autant plus convaincu du
bienfondé de son point de vue que, pour lui, il n’y a pas de valeur
transcendante à une culture donnée. Seulement, comme le fera remarquer à
raison l’universaliste, une culture n’est jamais donnée. Une culture – et les
deux protagonistes peuvent être d’accord sur ce point – est toujours ouverte
et plurielle.

Seulement, à partir de là, les positions divergent. L’universaliste en


concluera que derrière la diversité culturelle, il y a un noyau dur ou un
invariant universel, ce que récusera le relativiste, sans être pour autant
capable de le prouver.
II
Arrivé à ce point, il me semble nécessaire d’en revenir à la guerre de
religion, c’est-à-dire à la querelle des universaux. Autrement dit, de
remonter en amont des positions en présence sur la scène de l’historicité de
l’économie, aux positions philosophiques d’intransigeance qui les sous-
tendent, à savoir le réalisme et le nominalisme.

Il me paraît, en effet, qu’il n’est plus possible de soutenir une position


médiane entre le nominalisme/constructivisme et le
réalisme/essentialisme/substantialisme/naturalisme. Ou bien les concepts ne
sont que des formes de classification culturelles pour découper une réalité
extérieure, ou bien ils sont donnés (partiellement ou totalement) par cette
même réalité et gisent en elle comme l’or dans sa gangue.

Certes, il est possible d’avoir une thèse plus ou moins incohérente ou


inconséquente, de soutenir un « constructivisme » intransigeant et stupide et
de nier toute pertinence aux configurations conceptuelles au lieu d’admettre
au contraire, avec un nominalisme conséquent, que celles-ci ont une portée
historique et contextuelle incontournable. De même, il est possible d’avoir
une position essentialiste tempérée – ce que Alain Caillé appellerait peut-
être un réalisme nominaliste… Toutefois, le fossé reste entier entre un
nominalisme « réaliste » et un réalisme « nominaliste » parce qu’il s’agit
d’une certaine façon de la distance entre croyants et non-croyants. Pour le
nominaliste, en effet, l’existence des essences relève du domaine de la foi.

Avec le réalisme, autant dire qu’on n’est pas encore sorti de la caverne de
Platon. Entendons-nous bien : l’économie ou la croyance en Dieu ou le don
pourraient être attestés partout où des observateurs ont pu se rendre et donc
être, d’une certaine façon, des réalités empiriques universelles de la réalité
humaine, confortées en outre par des catégories conceptuelles ad hoc (ce
qui est loin d’être le cas pour les deuxpremières) sans pour autant exister
comme essences éternelles/naturelles consubstantielles au phénomène
humain. Cela signifierait qu’il pourrait exister des sociétés non encore
repérées (ou qui pourraient surgir dans le futur) qui ignoreraient ces
« choses-là ». Dans ce cas, l’existence de ces invariants pluriculturels (et
non transculturels) serait un accident et non un dogme. Le nombre
d’occurrences historiques que l’on pourrait mettre dans ces catégories
dépendrait largement de la plus ou moins grande extension qu’on leur
donne comme cela résulte pour l’économie, le don ou la religion (mais
aussi, de manière plus évidente encore, pour le marché ou la monnaie). Ce
qui est contesté par le nominalisme, c’est l’existence a priori d’invariants
transculturels.

Le nominalisme est tout à la fois ontologique et épistémologique. La


tradition « continentale » a surtout retenu le versant ontologique sous le
nom de phénoménologie (de Husserl à Heidegger et Derrida), la tradition
anglosaxonne le versant épistémologique, dérivant vers l’empirisme
logique. Sans doute n’est-il pas inutile, pour comprendre notre débat,
d’évoquer les vicissitudes de cette philosophie. Si après sa naissance en
Angleterre avec Guillaume d’Ockham (ou d’Occam), le nominalisme a
connu son heure de gloire à l’université de Paris avec Guillaume de
Champeaux et la célèbre querelle des universaux, il a été complètement
balayé du continent avec la « révolution » cartésienne (puis la Révolution
française… ) en même temps que la scolastique. Les Lumières françaises
ou germaniques, qu’elles soient matérialistes ou idéalistes, seront
universalistes, naturalistes, essentialistes.

Pour l’essentiel, on peut définir le nominalisme comme un refus de


fétichiser les mots et les concepts, refus d’y voir autre chose qu’une
manière commode et contingente de découper une réalité mouvante et
insaisissable. « Doctrine d’après laquelle les genres et les espèces (ou
universaux) n’existent que de nom », dit mon vieux Larousse. L’usage de
mots n’est pas la preuve de « l’existence de phénomènes fondamentaux,
transculturels, dotés, hors culture, d’une signification substantielle,
univoque et universelle », comme dit Michael Singleton, grand nominaliste
devant l’Éternel.

Le nominalisme, d’ailleurs largement méconnu, est assimilé à la stérilité et


à l’obscurantisme du Moyen Âge exécré ou alors réduit à sa dérive
scientifique anglo-saxonne de l’empirisme logique. Le fait que l’évêque de
Beauvais, Pierre Cauchon – qui, après avoir participé à la condamnation au
bûcher du « réaliste » Jan Huss, a fait brûler Jeanne d’Arc –, fut un docteur
nominaliste de l’université de Paris n’arrange rien. C’est la pensée contre-
révolutionnaire d’un deBonald ou d’un deMaistre qui, s’appuyant sur
l’anglais Edmond Burke, usera de raisonnements nominalistes pour
ridiculiser l’universalisme des droits de l’homme. On connaît la célèbre
boutade de Joseph de Maistre, disant en substance : « J’ai rencontré des
Allemands, des Anglais. Je sais depuis Montesquieu qu’on peut même être
Persan, mais je n’ai jamais rencontré l’homme. »

Les sophismes nominalistes des ultralibéraux anglais contemporains, fondés


sur une interprétation sommaire de ces « évidences », n’ont pas facilité une
juste réévaluation de cette philosophie fondamentale. Ainsi de Margaret
Thatcher déclarant que la société n’existe pas, qu’il n’y a que des individus,
ou des positions plus théoriques du philosophe de la nouvelle école
historique anglaise, Michael Oakeshott, niant l’existence de l’histoire de
quelque chose appelé « la France [6] ».

Ce n’est pas qu’il n’y ait eu quelques (rares) exceptions prestigieuses.

L’historien sociologue Paul Veyne, que je tiens pour l’un des plus grands et
des plus subtils savants en science sociale, a revendiqué avec éclat la
position nominaliste. Michel Foucault aussi, mais moins explicitement.

Certes, la phénoménologie de Husserl et l’existentialisme de Sartre, en


liquidant « l’être de derrière les apparences », reprennent l’essentiel de
l’apport nominaliste, mais de manière plus ontologique qu’épistémologique.

Le constructivisme de BrunoLatour se rattache aussi à la tradition


nominaliste poussée à l’extrême [7].

Le nominalisme conséquent, loin de fonder – comme chez beaucoup


d’auteurs autrichiens ou anglo-saxons – un individualisme méthodologique
qui aboutit à des positions platement universalistes et solidement
ethnocentristes (voir K. Popper ou F.Hayek), débouche normalement sur un
relativisme très relatif et très subtil. Il ne s’agit plus d’une scolastique
justifiant les aberrations thatchériennes, mais d’une critique avertie qui
reconnaît et dénonce tout autant le danger de réification des institutions en
en faisant des acteurs de l’histoire (le capitalisme et l’impérialisme, qui
perpètrent leurs mauvais coups comme des brigands… ) que celui de
l’objectivation de l’individu. Sans les noyaux durs du sujet et de
l’économie, les délires individualistes et économicistes néolibéraux
s’écroulent. Rappelons par exemple, que pour Spencer (et contre Durkheim
qui l’accuse paradoxalement de nominalisme… ), l’individu est une essence
universelle et naturelle indiscutable, comme l’économie pour Mme Thatcher.
Contre toute évidence empirique, l’individu et l’économie existeraient en
tout temps et en tout lieu. Avec une grande inconséquence dans son
nominalisme, Mme Thatcher ne dirait sûrement pas que l’individu et
l’économie n’existent pas. Ce sont même pour elle, sans doute, les seules
choses qui existent… Comme le dit fort bien Michael Singleton [ 2001,
p. 714], « le nominaliste, parce qu’il envisage une succession de
singularités irréductibles les unes aux autres, est bien obligé de savoir
spécifiquement de quoi il parle et de le dire tout aussi catégoriquement.
D’où par exemple, son refus d’appeler le développement par autre chose
que son nom propre : l’occidentalisation ».

Il n’empêche que si le nominalisme conséquent est particulièrement corrosif


à l’égard de tous les dogmatismes, de tous les systèmes et de toutes les
institutions, les nominalistes sont sinon des incroyants, du moins des
sceptiques qui irritent aussi les opposants trop sectaires à la religion, à la
science, au développement, au capitalisme, à la mondialisation, etc. Pour
brillantes qu’elles soient, les analyses de Paul Veyne ne débouchent pas non
plus sur des positions très subversives, d’autant qu’il fétichise de façon
inconséquente l’économie. À ceux qui dénoncent le monde actuel et croient
un peu naïvement aux lendemains qui chantent, le nominaliste pose de
façon impertinente la question de l’après-demain et de l’après-après-
demain. Il ferait sûrement sienne la remarque de David Brower, fondateur
des Amis de la Terre, comparant l’histoire du monde à la semaine de la
Genèse : « Il est maintenant minuit, samedi soir, et nous sommes entourés
de gens qui croient que ce qu’ils font depuis un quarantième de seconde
peut durer indéfiniment » [cité par Simonet, 1994, p. 16]. Le nominaliste
conséquent ne s’en laisse pas conter, il en a vu d’autres ! Tout cela peut
énerver l’enthousiaste, le sectaire, mais peut-être aussi l’homme du juste
milieu qui veut asseoir une construction sur des bases plus solides que la
contingence historique…
Contrairement à la tradition d’une certaine science sociale, ce ne sont pas
les concepts – la religion, l’économie, le capitalisme, le don, etc. – qui ont
besoin au départ d’être clarifiés, c’est la réalité : l’expérience du
monothéisme chrétien, juif ou islamique; l’histoire particulière de
l’économie marchande occidentale; les formes d’échange et de réciprocité
dans les sociétés archaïques… Les concepts sont des instruments que
l’intellect se donne pour comprendre ces réalités. Leur obscurité éventuelle
vient de l’usage qui en a été fait pour désigner des choses hétéroclites. Ainsi
des concepts comme développement et idéologie, tellement mis à toutes les
sauces, ne veulent plus dire grand-chose. Ils sont écrasés depuis longtemps
sous leur propre poids d’usage et d’usure.

Le pain et le cirque de Paul Veyne représente sans doute un modèle d’étude


nominaliste de la réalité sociale. Réalité sociale objet de l’étude,
l’évergétisme – qui a existé de la période grecque d’Alexandrie à la chute
de l’Empire romain d’Occident – est analysé en étant rapproché de toute
une série de « types idéaux » construits sur des expériences historiques
diverses : don, potlatch, sponsoring, mécénat, bénévolat, fiscalité, welfare,
etc. Ces catégories ne sont pas des essences, mais des outils servant à
déterminer la spécificité de l’évergétisme – comme celui-ci peut en retour
servir, en devenant un idéal-type, à comprendre d’autres expériences
historiques telles que les fondations américaines. En ce sens, il est légitime
de construire, à partir de l’expérience occidentale, un paradigme de
l’économie pour questionner des expériences historiques diverses qui ne s’y
réduisent pas.

Un paradigme du don construit à partir de l’expérience de la société


archaïque peut être très intéressant pour interroger la réalité occidentale
contemporaine.

Finalement, sans être forcément blasé, le nominaliste ne croit plus qu’il sait,
il se contente éventuellement de savoir qu’il croit. Cela n’exclut pas
l’engagement, mais préserve du fanatisme. Ainsi, l’évêque Cauchon était
sûrement sincère en ne croyant pas aux visions de Jeanne d’Arc : c’était
elle, la fanatique ou la dérangée. De là à brûler tous ceux qui sont sûrs de
détenir la vérité, il y a un pas que le nominaliste conséquent se refuserait à
franchir sous peine de n’être qu’un « cochon »…
BIBLIOGRAPHIE

DUCLOS D., 2002, Société-monde. Le temps des ruptures,


LaDécouverte/M.A.U.S.S,
Paris.
GODELIER M., 1978, « Préface », in POLANYI K., Les systèmes
économiques dans l’histoire et dans la théorie, Larousse, Paris.
LATOUCHE S., 1985, « La question de l’autonomie de
l’économique », Épistémologie de l’économique, Carnets des ateliers
de recherche, nº6, Amiens.
– 1994, « La construction imaginaire de l’économique », Vie et
Sciences économiques, n°l40-l41, janvier-juin.
LEIBNITZ, 1966, Nouveaux essais sur l’entendement humain,
Garnier-Flammarion,
Paris.
SIMONET D., 1994, L’Écologisme, PUF, Paris.
SINGLETON Michael, 2001, « La mondialisation e(s)t la fin du
monde ?», in DELCOURT
J., DE WOOT Ph. (sous la dir. de), Les défis de la mondialisation :
Babel ou
Pentecôte ?, PUL, Louvain-la-Neuve.
WATZLAWICK P. et alii, 1988, L’Invention de la réalité.
Contributions au constructivisme,
Seuil, Paris.

Notes

[1]

Ce sous-titre a été ajouté par la rédaction ( ndlr ).

[2]

Qui a conduit un Jan Huss, entre autres personnages, au bûcher…

[3]
« Il y a des peuples qui n’ont aucun mot qui réponde à celui d’Être; est-ce
qu’on doute qu’ils ne savent pas ce que c’est que d’être, quoiqu’ils n’y
pensent guère à part ?» [Leibnitz, 1966, p. 84-85].

[4]

Les études de B. L. Worf sur l’absence du concept de temps chez les Hopi
sont très importantes de ce point de vue, quoique nous ne puissions
développer ici ce point. Il est admis en effet depuis Kant (et cela a été
renforcé, en un sens très différent cependant, par Heidegger) que la
préconception du temps et de l’espace était la condition même d’existence
d’une « chose ». Autant de conceptions, autant de « choses » différentes.
Voir aussi, sur ce point, Latouche [ 1985,1994].

[5]

Contre toute évidence, car s’il y a (et c’est heureux !) convergence sur
certaines mesures concrètes à envisager, la différence d’analyse entre ceux
qui depuis les années soixante dénoncent l’imposture du développement et
les humanistes qui s’en sont depuis toujours faits les complices est totale.
Le qualificatif durable apparaît alors comme une hypothèse ad hoc pour
tenter de sauver ce qui peut l’être du paradigme du développement, bien
défraîchi par ses échecs répétés.

[6]

Auquel Michaël Lind réplique avec humour : « Il existe une trace plus
durable de quelque chose appelé “la France” que de quelque chose appelé
“Michael Oakeshott” » [cité par Duclos, 2002, p. 59].

[7]

Entre les différents vocables utilisés dans cette affaire – réalisme,


universalisme, naturalisme, rationalisme, substantialisme, essentialisme
d’un côté; nominalisme, relativisme, constructivisme de l’autre –, il y a plus
que des nuances. Chacun renvoie à une histoire, des auteurs, une tradition,
qui ne se recouvrent pas nécessairement. Ainsi, le constructivisme (peut-
être serait-il plus judicieux de parler « des constructivismes ») met l’accent
sur « l’invention de la réalité » alors que le nominalisme traditionnel
insistait sur le fait que id quod est est it quod est (ce qui est est ce qui est).
En revanche, une catégorie n’est qu’un flatus vocis (un phonème), un être
de raison, c’est-à-dire une fiction et non le noyau substantiel de l’être. C’est
cette « réalité-là » qui est construite et non le référent extra-discursif à
proprement parler [ cf. Watzlawick et alii, 1988].
Éclectisme ou voie du milieu ? En
réponse à Serge Latouche
Bigre ! Me voilà taxé par mon ami l’anti-pape du MAUSS d’éclectisme, et
suspecté de compromis douteux, de compromissions. Moi qui dénonçais il
y a une dizaine d’années la démission des clercs, je me retrouve accusé de
trahison. La preuve de mon infamie ? Ma tendance (peu douteuse) à fuir les
extrémismes et les positions tranchées, et à refuser de me laisser enfermer
dans l’obligation d’être absolument individualiste ou holiste, universaliste
ou relativiste, réaliste ou nominaliste ou toute autre faribole du même
acabit. Mais trêve de plaisanteries, on ne rit plus, me dit Serge Latouche, il
faut choisir son camp et cesser d’endormir ou d’abuser les lecteurs avec une
rhétorique qui ne peut tromper personne. Il me croyait (depuis peu)
universaliste. Il lui revient soudain que, dans nombre de textes qu’il a
pourtant lus et relus, nous dit-il, je me suis souvent dit universaliste-
relativiste.

Oubli étrange ? Non, c’est qu’« universaliste-relativiste », ça ne veut rien


dire, m’assène-t-il. En fait, à l’en croire, je me dis universaliste-relativiste
pour mieux masquer que je suis en fait un abject universaliste. Et réaliste,
de surcroît. Qui croit à une certaine réalité de l’économie. Et ça, ce n’est
vraiment pas bien !

Je ne suis pas sûr d’avoir très envie de répondre à ce type d’accusation qui
ne prend pas le soin de résumer même sommairement aucun de mes textes,
d’entendre mes raisons ou de démonter l’une ou l’autre de mes
argumentations, mais se borne à les stigmatiser en bloc, juste en mettant un
nom dessus. Nommez et tout sera réglé. Nominalisme, quand tu nous
tiens…

On pourrait pourtant demander à S. Latouche si le « relativisme modéré »


ou encore le « pluriversalisme » qu’il défendait dans le n° 13 de la Revue du
MAUSS semestrielle ( 1999, p. 10) est vraiment moins éclectique et
rhétorique que mon « universalisme relativiste » ne l’est selon lui. À en
rester au seul signifiant, ça pourrait sembler étrangement semblable. Et
pourtant, il est sûr que nous ne parlons pas de la même chose, car je vois
mal comment je pourrais me reconnaître dans aucune des propositions
suivantes qui me semblent résumer l’argumentaire que nous présente ici S.
Latouche :

« 1. J’avais raison d’avoir tort en posant que Caillé était universaliste (et
donc naturaliste, et donc réaliste, et donc économiciste), car en fait, il ne
pense pas ce qu’il écrit. Il se dit universaliste-relativiste, mais c’est pour
mieux masquer qu’il est en fait, horresco referens,
universalisteuniversaliste. Du coup, j’ai aussi eu raison d’oublier tout ce
que Caillé a écrit et qui ne va apparemment pas dans le sens de ce que je dis
qu’il dit.

2. Car, comme je suis un nominaliste conséquent – pas un de ces


nominalistes médiocres comme Mme Thatcher qui croit que si la société
n’existe pas, certaines choses telles que l’individu ou l’économie existent
réellement –, comme je sais que rien n’existe réellement sauf dans les mots
et que le sens des mots réside uniquement dans leur usage, comme je suis
par ailleurs le maître de l’usage de mes mots, j’ai bien le droit d’en faire ce
que j’en veux et d’affirmer que ce que dit Caillé n’a de réalité que ce que je
veux bien en nommer.

3. Étant nominaliste, je suis anti-dogmatique et tolérant. J’ai donc raison


d’affirmer que tous ceux qui ne sont pas des nominalistes radicaux, tous
ceux qui ne pensent pas comme moi ont des positions dogmatiques et
intolérables. La vraie tolérance, le vrai pluralisme, c’est l’extrémisme
radical qui permet de dire n’importe quoi. Le reste, c’est de la
compromission, de l’éclectisme mou ou de la trahison.

4. Toute personne qui pense qu’il existe une réalité en dehors des mots est
donc un extrémiste qui s’ignore et qui veut en fait imposer le triomphe
unidimensionnel d’une réalité unique. Ceux qui croient par exemple, qu’il y
a des nécessités productives partout, qu’il existe donc une certaine réalité
économique substantielle au sens de Karl Polanyi même là où le mot
d’économique n’existe pas, ont en réalité le projet caché de réduire toute la
société à l’économique. Ou encore, ceux qui croient qu’il y a du conflit
dans toutes les sociétés, même là où on ne connaît ni Hobbes ni le mot grec
de polis, veulent en fait dissoudre la société dans le politique. Ceux qui
pensent que la rivalité par le défi de générosité existe même dans des
sociétés dont la langue ignore le mot de don (comme le turc, par exemple)
sont en fait des moralisateurs impénitents qui veulent tout réduire au don et
à la religion. Etc. Et ceux qui croient tout ça à la fois ? Ah ! là, c’est un peu
compliqué. Je passe.

5. De toute façon, comme je suis anti-essentialiste et que c’est toujours moi


qui décide de ce que les mots veulent dire, je peux sans me contre-dire
déclarer d’une part, que ceux qui croient en la réalité du capitalisme ou de
la croissance économique sont des réalistes-universalistes qu’il importe de
dénoncer au plus vite, et de l’autre, militer pour l’avènement d’un
anticapitalisme et d’une décroissance conviviale bien réels, eux. Car entre
les tenants du développement durable et les champions de la décroissance
conviviale, la différence est évidemment essentielle. C’est pourquoi il faut
refuser tout essentialisme. »

Serge, je t’ai indubitablement caricaturé et j’ai forcé le trait. Mais je ne suis


pas sûr que tu dises réellement autre chose quant au fond. Si c’est le cas, je
ne peux évidemment rien répondre, sauf que tu peux mieux faire.

Les trois points sur lesquels il y a matière à discuter sérieusement, au-delà


de ces querelles verbales sur le nominalisme (es-tu réellement nominaliste
ou nominalement ?) sont à mon sens les suivants :

1. La réalité des sociétés historiques est toujours un mélange d’invariants


transculturels exprimés selon des formes et des modalités historiques plus
ou moins contingentes. Comment démêler cet entrelacs d’universel et de
contingence ? (Point sur lequel il y a beaucoup de matière, structurée et
argumentée, dans les n° 17,18 et 19 du MAUSS. Dommage que tu les
ignores superbement.) C’est là que la discussion que tu nous as
judicieusement proposé de mener s’impose : « Le MAUSS est-il
wébérien [1]?».

2. Ta position relativiste radicale, qui entend au bout du compte reconnaître


l’égale dignité de toutes les cultures (et pourquoi pas, au fait, de tous les
individus ?), procède en fait d’un universalisme de bon aloi.
De bon aloi car, à moins d’organiser un apartheid mondial systématique –
aussi impossible en fait qu’indésirable en droit –, il faut bien penser les
moyens d’assurer la coexistence de cultures diverses. Et comment le faire
sans reconnaître à tous ceux qui s’en inspirent diversement un minimum
d’humanité commune ?

3. Et l’essentiel : il ne faut pas confondre éclectisme et voie du milieu (au


sens à la fois d’Aristote, de Bouddha, de Confucius et de quelques autres
dont Marcel Mauss). L’éclectisme dit oui à tout en fonction des intérêts du
moment, n’adhère à rien et ne refuse rien. La voie du milieu, la seule qui
soit réellement pluraliste, est intraitable dans le refus de tous les
extrémismes et de tous les simplismes. Elle cherche le bon mélange et la
juste mesure et y voit la grandeur du politique. L’éclectisme est mou, le
juste milieu tranchant. Le MAUSS tel que je le conçois est absolument
radical et tranchant. Radicalement partisan de la voie du milieu.

Extrémiste de la tolérance. Sauf envers les intolérants et l’éclectisme du


n’importe quoi. * * *

Notes

[1]

Cette discussion a été amorcée lors d’une réunion récente du MAUSS. S.


Latouche y a défendu une position amusante : le MAUSS serait bien
wébérien, mais pas maussien. Je crois pour ma part que le MAUSS aurait
tout intérêt à être à la fois maussien et wébérien, c’est-à-dire sensible à la
complexité du réel historique; c’est-à-dire encore à l’étonnant mélange de
contingence et de nécessité dont il est tissé. La « voie du milieu » théorique
est celle qui parvient à faire la part de l’une et de l’autre.
Et réponse à la réponse... Mon cher
Alain
Après avoir lu attentivement tes remarques sur l’éclectisme, j’ai été saisi
d’un doute. Avais-je ou non écrit ce que je croyais avoir écrit ? J’ai dû relire
mon papier. J’ai été rassuré. Ce que j’ai écrit est bien ce que je croyais avoir
écrit. Je persiste et signe donc. De ce fait, outre que je ne cherche pas à
avoir le dernier mot, je n’ai pas grand-chose à ajouter. Ce que tu as lu n’est
pas ce que j’ai écrit. Tu n’es ni un « abject universaliste » ni un affreux
réaliste. Disons même que tu es insaisissable et je te soupçonne de te
complaire dans ce rôle. Un député adversaire de Blair disait : « Ce type,
c’est de la gelée. Essayez donc de fixer de la gelée sur un mur avec une
punaise ! » Et c’est vrai de toi, comme peut-être de MaxWeber (compagnie
qui n’est pas déshonorante, avoue-le).

Ainsi j’ai relu ton petit texte sur la rareté reconsidérée dans le n°18 [ de la
revue du MAUSS semestrielle, ndlr ]. Je crois qu’un nominaliste
intransigeant n’y trouverait rien à redire. Je ne peux donc que répéter ce que
j’ai écrit : on peut être nominaliste ou réaliste, individualiste ou holiste,
universaliste ou relativiste. On peut l’être de façon extrémiste, simpliste,
sub-tile, intelligente ou stupide. Je pense qu’on ne peut pas être de façon
cohérente tout à la fois. C’est cela que j’ai appelé « éclectisme », terme qui
n’est pas injurieux et que je t’ai entendu revendiqué (« un bon
éclectisme »). Je ne l’ai pas rêvé.

Mais tu le rejettes maintenant au profit de la voie médiane, qui pour moi se


situe à un autre plan, celui que j’ai appelé du compromis. MaxWeber, nous
y reviendrons, était sans doute éclectique. Je le suis sûrement à mon insu.
Simplement, je m’efforce d’assumer mon adhésion au
nominalisme/relativisme/holisme que je pense plus pertinent. Je ne me sens
donc pas concerné par toute la première partie de ton texte. Les trois points
que tu évoques en deuxième partie sont, en effet, fondamentaux. Là où nous
divergeons, c’est que tu as déjà la réponse là où je vois des problèmes.
Existe-t-il des invariants transculturels ? Ce n’est pas impossible, mais je ne
l’affirmerai pas. Ceux que l’on propose comme tels – l’économie, l’homme,
le sacré, la religion, etc. – me semblent s’évanouir dès qu’on tente de mettre
un contenu dedans. Y a-t-il un universalisme de bon aloi, à côté de
l’universalisme de mauvais aloi que nous voyons triomphant et arrogant ?
Est-ce la même chose que ce que j’appelle « pluriversalisme » ou
« démocratie des cultures »? Peut-être, mais je n’en suis pas sûr. Moi non
plus, je n’ai jamais rencontré « l’homme ». En revanche, j’ai rencontré
Alain Caillé et d’autres maussiens et je ne doute pas de leur existence.

Je n’ai jamais nié l’existence d’un réel ou d’un « extra-discursif ». Ma note


10 précise même que c’est ce qui fait que je ne me reconnais pas vraiment
dans l’étiquette « constructiviste ». J’avais longuement argumenté sur ce
point dans mon livre Le procès de la science sociale et je n’ai pas changé
depuis. Je n’ai pas ignoré les n°17,18,19 de la revue, mais je n’ai pas eu le
besoin d’y faire explicitement référence. Je te rappelle que c’est toi qui
m’as demandé de rédiger ce texte, qui ne fait que reprendre mon
intervention au séminaire du MAUSS et qui, de ce fait, n’a rien d’une étude
exhaustive sur le sujet. Alors, pour conclure par une formule qui n’est
désobligeante ni pour toi ni pour moi et qui néanmoins me semble juste, je
dirai que notre divergence provient sans doute de ce que tu es plus
sociologue et que je suis plus philosophe.

Serge
Coloniser les esprits. La presse
pentecôtiste à Nairobi (Kenya)
Le pentecôtisme n’est pas une structure, une organisation ou même un
mouvement religieux uni. Il s’agit plutôt d’un courant chrétien irradiant une
vaste nébuleuse d’affiliations issues du protestantisme et se référant
principalement à l’Esprit saint, dont l’effusion sur les hommes est célébrée
lors de la Pentecôte. En reconnaissant l’Esprit saint et en faisant appel à lui,
le chrétien – qui ainsi « renaît » et est « sauvé » ( born again, saved) – se
trouve en contact direct avec Dieu et reçoit sa force et son message. Les
communautés qui se revendiquent du pentecôtisme se défient donc de toute
organisation ecclésiale. Grâce à l’Esprit saint, nul besoin d’intermédiaire
entre l’homme et Dieu. Cette vision du christianisme les invite à reproduire,
dans des assemblées locales et autonomes de « sauvés », la vie des premiers
chrétiens transformés par l’événement de la Pentecôte.

Les fidèles pensent en outre que, par la prière, il leur est fait don de la force
divine ainsi mise au service des hommes pour conforter leur propre destinée
(protection, guérison et évolution personnelle). « Dans l’espacetemps
effervescent et pluriel de la transe au sein d’une communauté de frères et
sœurs, ces Églises se réfèrent à l’Esprit saint dont le fugitif pouvoir n’en est
pas moins effectif dans sa capacité à animer, à redonner de l’énergie et à
prendre possession de la totalité de la corporéité tout comme à reconnaître
l’identité et l’univers de vie des adeptes – et non pas uniquement de leur
âme [… ]. L’Esprit saint rend donc possible pour les adeptes un
réenchantement de leur monde qu’il protège entièrement, loin des effets de
division et d’aliénation. [… ]. Il est dit que le don de l’Esprit fortifie le
sujet, plutôt qu’il ne lui commande ou l’instruit » [Devisch, 2000, p. 133-
134 et 136].

Le courant pentecôtiste africain – dont on peut faire remonter les origines


aux grandes missions nord-américaines du début du XXe siècle (des Églises
« blanches » ayant les moyens d’entretenir des missions) qui n’ont cessé
d’intensifier leur effort évangélique au fil dusiècle – prend également pied
dans toutes les Églises historiques (l’Église presbytérienne, l’Église
anglicane… ). Non seulement leurs fidèles peuvent assister parallèlement à
des cérémonies pentecôtistes – par exemple, les fameuses « croisades » très
médiatisées de prédicateurs connus qui rassemblent des centaines de
milliers de personnes dans les grands parcs ou stades des capitales
africaines –, mais leurs cultes eux-mêmes subissent son influence. Même
l’Église catholique romaine a connu de fortes évolutions avec les
nombreuses communautés du Renouveau charismatique [1]. De la même
manière, le courant pentecôtiste peut se conjuguer avec des mouvements
plus traditionnels (les Églises indépendantes africaines par exemple) ou
avec d’autres courants chrétiens très puissants. Par exemple, le
pentecôtisme kenyan est fortement teinté de millénarisme, héritage de la
tradition prophétique kikuyu, alors que cette idéologie est totalement
absente du pentecôtisme camerounais [2]. Ainsi le discours pentecôtiste en
vigueur en tel lieu et à telle époque est-il très fortement marqué par son
contexte de diffusion. La presse anglophone pentecôtiste de Nairobi fournit
une illustration saisissante de cette capacité de transformation du discours
pentecôtiste.

Lorsque un étranger se promène dans les rues de Nairobi, il est vite saisi par
l’omniprésence du pentecôtisme [3] : entre les prêches quotidiens à
JeevanjeeGarden, les croisades hebdomadaires qui peuvent rassembler
plusieurs centaines de milliers de fidèles à Uhuru Park et la présence
flamboyante de nombreux temples et églises, les diverses affiliations
pentecôtistes infiltrent tous les interstices de la vie quotidienne. La presse
pentecôtiste anglophone, exposée directement sur le trottoir aux côtés des
grands quotidiens nationaux, est très fournie [ cf. Séraphin, 2003a].
Toutefois, sous l’apparente diversité des titres, le message est identique : il
véhicule une idéologie fortement conservatrice ( pro-life) et libérale
(libéralisme économique) et soutient sans réserve la politique internationale
nord-américaine.

La plupart des titres étaient encore, il y a deux ans, de simples doubles


feuillets A 3 de très mauvaise qualité, photocopiés et pliés, vendus 20 Ksh
( 0,30 €). Désormais, ils ont belle allure : magazines imprimés à la mise en
page impeccable, couverture en couleur, parfois présentés sous film
plastique, vendus entre 50 Ksh et 100 Ksh ( 1,5 €). Nous sommes passés en
deux ans d’une fabrication artisanale à une véritable production industrielle.
Pour effectuer en si peu de temps cette transition et accéder à de tels
moyens de production et de diffusion « modernes », il est vraisemblable que
la presse pentecôtiste a bénéficié de soutiens financiers importants – on y
reviendra.

Mais cette presse avait aussi un contenu fort différent en 2001. Tout
d’abord, le pentecôtisme nairobien était fortement marqué par le
millénarisme et son corollaire, le prophétisme, qui est, comme nous l’avons
déjà mentionné, la traduction et la ré-interprétation chrétienne (dont
témoigne la référence constante à l’Apocalypse selon saint Jean) de
l’imaginaire traditionnel kikuyu [4]. Ensuite, chaque titre contenait au
moins un article portant sur la sorcellerie et/ou la possession par le Malin.
Tout être et toute action s’inscrivaient dans la dichotomie du bien et du mal,
le premier correspondant au Royaume de Dieu, le second à celui du règne
du diable, de Satan. « La Bête » avait étendu son pouvoir sur l’ensemble du
monde et chacun se devait de la démasquer, de s’en protéger et de la
combattre.

Parallèlement à cette vision diabolisée de l’existence ici-bas, la presse


pentecôtiste développait une théologie de la santé : grâce à la force de
l’Esprit saint, le croyant (le « sauvé ») pouvait se libérer du Malin qui
« empoisonnait » son existence et recouvrer ainsi sérénité et santé. Enfin,
les différentes religions et affiliations s’y livraient un combat sans pitié.
L’une des cibles préférées était le pape Jean-PaulII, accusé d’idolâtrer et de
servir le diable. Tous ses faits et gestes étaient minutieusement interprétés
selon cette grille d’analyse « diabolique » et devenaient autant de preuves
de son action satanique…

Ces thèmes sont parfois encore présents en 2003 – notamment les récits de
sorcellerie ou de possession et les prophéties. Mais ils concernent
extrêmement peu d’articles et font figure de vieilles rengaines marginales.

En moins de deux ans, la presse pentecôtiste a subi un grand


bouleversement et les sujets traités sont totalement différents. La famille –
avec son corollaire, le mariage – est sûrement le sujet le plus souvent
abordé.

Il s’agit bien évidemment de la famille chrétienne – des couples mariés


ayant des enfants, la source de l’éducation morale de chaque enfant
considéré comme le croyant de demain qui agira alors selon les principes du
bien. La femme y a un statut et un rôle précis, très différenciés de celui de
l’homme : elle doit se soumettre à son mari, l’accompagner et le soutenir,
s’occuper du foyer, assumer la responsabilité de la bonne éducation des
enfants et surtout être le garant de la propagation de la foi chrétienne auprès
des enfants et de son époux. Le mariage, condition d’accès à un statut social
respecté chez les Kenyans, est depuis quelques décennies l’objet de toutes
les attentions. Comme il devient de plus en plus difficile pour les jeunes
d’avoir une situation professionnelle stable et les moyens nécessaires pour
payer la « compensation » matrimoniale, le taux de célibat est très élevé à
Nairobi. Dès lors, toutes les religions chrétiennes, et a fortiori les courants
pentecôtistes, cherchent à faire prévaloir la conception chrétienne du
mariage sur la conception traditionnelle – l’union devant Dieu primant sur
la négociation entre les familles.

Le SIDA (environ 13% de la population kenyane est séropositive… ) a


contraint les affiliations pentecôtistes à réaffirmer leur position en matière
de sexualité et, plus largement, leur morale pro-life. Le seul comportement
chrétien envisageable en matière de sexualité, c’est la chasteté jusqu’au
mariage, la fidélité dans les liens sacrés du mariage et l’abstinence en cas de
séropositivité. L’utilisation du préservatif est unanimement condamnée.
Quant aux personnes infectées, elles passent pour porter ainsi en elles le
signe de leur propre péché ou du péché de leurs parents. Cette tache
indélébile interdit tout espoir de gagner le paradis, à quelques exceptions
près parmi ceux qui mènent alors une vie de rémission irréprochable.

Cette morale sexuelle n’est qu’un aspect d’une morale pro-life plus
générale. Toute vie est sacrée, et toute atteinte à ce principe divin
engendrera un châtiment infernal. Sont ainsi condamnés la contraception,
l’avortement, le suicide et l’euthanasie. Cette morale sexuelle a directement
à voir avec une certaine conception du désir : la sexualité ne peut être
légitime et morale que si elle n’a pas comme dessein d’accomplir un désir
personnel, mais l’œuvre de Dieu. C’est pour cela d’ailleurs que
l’homosexualité (en tant que telle, en dehors du problème de la finalité
procréatrice de l’acte sexuel) et la pornographie sont unanimement
condamnées – la « pornographie » se limiterait-elle aux femmes peu vêtues
des magazines…

Paradoxalement, il est peu question, dans cette morale, de la peine de mort,


alors que ce thème est l’objet d’un véritable débat de société au Kenya :

les condamnations à mort prononcées sont nombreuses (y compris pour des


vols avec violence), mais ne sont pas suivies d’exécution depuis plusieurs
années.

Outre cette morale familiale et sexuelle très conservatrice, la presse


pentecôtiste nairobienne d’aujourd’hui se montre très fortement imprégnée
d’une théologie de la prospérité économique. L’argent est tout à la fois le
signe de l’élection divine de ceux qui sont « aisés » ou riches et un outil
pour accomplir l’œuvre divine. C’est en quelque sorte la force de l’Esprit
saint objectivée. Ce message justifie ainsi les inégalités économiques et fixe
à tout bon chrétien un objectif : s’enrichir. Il est primordial que chaque
membre de l’Église et l’Église elle-même soient riches, car telle est l’arme
absolue pour propager efficacement le message véridique (évangéliser).

Cette théologie de la prospérité économique va de pair avec une théologie


du succès et de la puissance. La mission d’un bon chrétien est de se battre
sans cesse pour accéder à un statut social plus élevé, de réussir, d’être
reconnu comme un big man. Les témoignages d’une vie réussie font appel
aux aspirations des Nairobiens en matière d’ascension sociale (appartenir à
la classe moyenne – ou supérieure –, en travaillant si possible dans une
administration moderne… ) et modèlent au bout du compte un idéal social
proche de la classe moyenne. Le lecteur qui se reconnaît dans cette presse
écrite anglophone a fait des études secondaires ou universitaires, a un
emploi valorisant et des revenus somme toute confortables [5].

Ils sont loin les articles qui parlaient de sorcellerie ou de possession, et qui
décrivaient généralement des scènes se déroulant dans des quartiers
populaires ! Depuis un an, le public visé semble avoir radicalement
changé !
Peut-être que la stratégie de massification a échoué et que les affiliations
pentecôtistes veulent aujourd’hui faire des émules dans les classes
moyennes et supérieures… L’objectif de cette théologie semble être en tout
cas de construire un peuple de « sauvés » socialement offensifs, prêts à se
battre pour conquérir des positions sociales, économiques et politiques. Tant
que le discours portait pour l’essentiel sur la possession, on ne faisait
finalement que cantonner le croyant à un rôle passif – celui qui se défend
des attaques du Malin ou qui le chasse de lui.

Cette théologie de la réussite présente en outre un caractère très


individualiste : on y répète à l’envi que c’est à l’individu de conquérir, par
ses efforts et ses mérites, une position sociale et un bien-être individuel. On
ne réussit que par ses mérites propres, sa foi et un travail consciencieux et
permanent en vue d’accomplir le dessein divin. Le succès n’est que
l’accomplissement de la volonté divine. A contrario, l’échec social – ou la
simple stagnation – est le signe qu’on a démérité et donc contribué à la
propagation de l’œuvre diabolique.

Cette théologie se double d’une vision très « consensuelle » de la politique.


Le citoyen doit agir moralement en chrétien, avoir de bonnes relations avec
son entourage, travailler à réussir, dans un climat de paix et d’unité. Les
conflits sociaux ou politiques n’existent pas dans l’univers pentecôtiste. La
vision politique pentecôtiste dépasse rarement la simple relation familiale
sereine ou la relation de bon voisinage. Et si elle évoque des questions de
politique nationale ou internationale, c’est uniquement pour affirmer qu’il
faut mettre aux postes clés des hommes de bonne foi – c’est-à-dire des
chrétiens, si possible des « sauvés ». Ainsi la presse pentecôtiste s’est-elle
prononcée sur les élections législatives et présidentielles de décembre2002.
Le nouveau président, EmilioMwaiKibaki, a été élu avec près des deux tiers
des voix face à Uhuru Kenyatta, le fils de Jomo Kenyatta – père fondateur
de la république kenyane et soutenu par le parti au pouvoir depuis
l’indépendance et par le président sortant DanielArap Moi. Une fois les
résultats connus, cette presse a soutenu à la quasi-unanimité le nouveau
pouvoir en place et s’est mise à critiquer ses prédécesseurs. Il n’est jamais
mentionné que le nouveau président est catholique et, au contraire,
quasiment toutes les affiliations pentecôtistes le bénissent et prient pour que
soit préservée l’Unité. L’ancien président DanielArapMoi, qui est pourtant
un « sauvé » de l’AfricaInlandChurch et dont la politique a toujours soutenu
les mouvements pentecôtistes – et s’est appuyée sur eux –, s’est retrouvé
complètement décrédibilisé (notamment à cause de la corruption régnante et
de son exercice d’un pouvoir quasi absolu). Il n’y a que quelques auteurs
pour lui savoir gré d’avoir permis un déroulement démocratique des
élections et une passation du pouvoir dans le calme, ce qui est assez
nouveau au Kenya. Si EmilioMwaiKibaki est devenu président, c’est parce
que Dieu l’a voulu, et il doit donc s’en remettre à la toute-puissance divine.
Ce soutien et ce rappel d’une « élection divine » viseraient-ils à influencer
durablement le pouvoir en place ?

Les analyses internationales ne sont pas plus riches. Les nombreux voyages
des pasteurs kenyans aux États-Unis pour se former ou prêcher et la venue
régulière au Kenya de prédicateurs américains lors des grandes croisades ne
semblent pas contribuer à attiser la curiosité en matière de politique
internationale… Parfois, au détour d’une page, des opinions sont émises sur
le sujet. Mais quel que soit le thème abordé (la situation en Irak, le
terrorisme international, le conflit israélo-palestinien… ), tous les articles
témoignent d’un soutien sans réserve à la politique internationale des États-
Unis. Aucun titre ne propose de véritable analyse et n’émet le moindre
doute sur l’action politique et économique internationale américaine : elle
répond à un dessein divin !

Puisque la presse pentecôtiste kenyane anglophone semble disposer


aujourd’hui de moyens financiers très importants – et de surcroît en hausse
depuis quelques mois; puisqu’elle diffuse une idéologie à la fois
conservatrice (famille unie dans le cadre du mariage, morale pro-life… ) et
libérale (théologie de la prospérité et du succès fondée sur la promotion
individuelle, la compétition, la recherche à tout prix de gains financiers);
puisqu’elle entretient des liens étroits avec les Églises américaines (voyages
et formation de pasteurs kenyans aux États-Unis, croisades de pasteurs
américains, liens permanents au travers des chaînes par satellite et d’une
vaste littérature); et, enfin, puisqu’elle soutient sans réserve la politique
internationale américaine, elle se révèle aujourd’hui un formidable vecteur
pour la domination des États-Unis.
D’où la question qu’on peut se poser : les transformations toutes récentes
qui ont affecté la presse pentecôtiste relèvent-elles d’un processus de prise
de contrôle délibéré et organisé ?

BIBLIOGRAPHIE

DEVISCH René, 2000, « Les Églises de guérison à Kinshasa. Leur


domestication de la crise des institutions », in CORTEN André,
MARY André (sous la dir. de),
Imaginaires politiques et pentecôtisme. Afrique-Amérique latine, Paris,
Karthala, 368 p.
DROZ Yvan, 1999, Migrations kikuyus. Des pratiques sociales à
l’imaginaire,
Neuchâtel-Paris, Éditions de l’Institut d’ethnologie-Éditions de la
MSH, 464 p.
– 2000, « Des origines vernaculaires du Réveil pentecôtiste kenyan :
conversion, guérison, mobilité sociale et politique », in CORTEN
André, MARY André (sous la dir. de), Imaginaires politiques et
pentecôtisme. Afrique/Amérique latine, Paris, Karthala, p. 81-101.
MAUPEU Hervé, 1997, « Les Églises chrétiennes au Kenya : des
influences contradictoires », in CONSTANTIN François, COULON
Christian (sous la dir. de), Religion et transition démocratique en
Afrique, Paris, Karthala, p. 82-113.
SÉRAPHIN Gilles, 2003a, « La presse chrétienne de Nairobi. Des
combats politiques et idéologiques dévoilés », in MAUPEU Hervé
(sous la dir. de), Annuaire de l’Afrique orientale 2003, Paris,
L’Harmattan, 35 p. (à paraître).
SÉRAPHIN Gilles (avec DROZ Yvan, MAUPEU Hervé, MÉDARD
Jean-François, DE
ROSNY Éric), 2003b, L’Ébullition religieuse en Afrique. La diversité
locale des implantations religieuses chrétiennes en Afrique
subsaharienne (Cameroun-Kenya) (à paraître).

Notes

[1]
Dans la littérature francophone, le terme de pentecôtiste est réservé aux
affiliations protestantes; mais dans la littérature anglophone, on utilise
indistinctement « pentecôtiste » ou « charismatique ». Ce qui différencie
principalement le Renouveau charismatique catholique des affiliations
pentecôtistes protestantes, c’est qu’il ne remet pas en cause la structure
ecclésiale de l’Église romaine.

[2]

Pour une comparaison du vécu religieux chrétien au Kenya et au Cameroun,


voir Gilles Séraphin [ 2003b].

[3]

Comme il n’existe aucune enquête sociologique récente sur les diverses


religions à Nairobi et qu’il est difficile de cerner les critères sur la base
desquels on qualifie un mouvement de « pentecôtiste », le nombre de
fidèles pentecôtistes est très difficile à estimer. Pour une analyse détaillée
du christianisme kenyan, voir Hervé Maupeu [ 1997, p. 82-113] et plus
particulièrement pour Nairobi, voir Yvan Droz [ 2000, p. 81-101].

[4]

Les Kikuyus, qui constituent la grande majorité des habitants de la ville, ont
une histoire fortement marquée par le millénarisme et la présence de
nombreux prophètes. Voir YvanDroz [ 1999].

[5]

Il faut toutefois noter qu’il existe d’autres canaux de diffusion pentecôtiste :


par exemple, il semblerait que des musiciens connus – tel Joseph Kamaru –
aient composé des chansons ou des sermons destinés plutôt aux classes
« populaires » et diffusant un message légèrement différent (communication
de Hervé Maupeu).
Bibliothèque
Robert MISRAHI, Cent Mots pour construire son bonheur, Les
empêcheurs de penser en rond, 2004,432 p.; Un juif laïque en
France, 2004, Entrelacs, 329 p., 20 €.

– Deux livres de R. Misrahi – qui depuis un demi-siècle fait inlassablement


revivre et s’actualiser l’éthique spinozienne de la joie –, apparemment sans
grand rapport mais intimement liés pourtant.

Le second rassemble des textes écrits depuis une cinquantained’années sur


la condition juive. Ceux d’entre eux qui comportent une dimension
autobiographique, très sobres, témoignent d’un refus obstiné de céder à la
douleur et à la haine pour acquiescer à la vie, au bonheur et à la joie.
Comment ?

En comprenant notamment l’interdépendance étroite entre toute une série


de notions que présente et commente le premier ouvrage. Sobrement et
clairement là encore. Parmi eux, bonheur et joie, bien sûr, mais aussi don,
réciprocité (à distinguer de la réversibilité, suggère l’auteur), démocratie,
éducation, amitié, amour, jouissance, philosophie, Sartre et bien d’autres.

Qu’entendre in fine par un judaïsme laïque ? Un judaïsme, suggère


R.Misrahi, qui aurait renoncé à la croyance pour garder l’espérance et le
goût de la joie face à un certain dolorisme chrétien. Voilà qui donne envie
de se convertir au judaïsme laïque.

Céline TRAUTMANN -WALLER (sous la dir. de), Quand


Berlin pensait les peuples. Anthropologie, ethnologie et
psychologie ( 1850-1890), CNRS – Éditions, 2004,248 p., 27 €.

– La naissance de l’anthropologie en Allemagne à la croisée de la


mythologie et de la science, de l’universalisme et du racisme. Indispensable
à une histoire de la discipline et des sciences sociales.
Laurent FEDI, Les Cigognes de la philosophie. Études sur les
migrations conceptuelles, L’Harmattan, 2002,238 p., 19,80 €.

– Signalons le texte remarquable de FrançoisVatin (p. 85-216) qui, en


retraçant toute l’histoire du débat sur les polypes et les colonies animales
depuis le XVIIe siècle, au croisement des sciences naturelles et sociales,
permet de comprendre l’enjeu et les déterminants premiers du débat entre
économistes et socio-logues, d’AdamSmith à Durkheim, sur leur notion
centrale de division du travail. Tout aussi indispensable à l’histoire des
sciences sociales.

Paul RICŒUR, Parcours de la reconnaissance. Trois études,


Stock, 2004, 387 p., 22 €.

– Ce livre paru alors que ce numéro du MAUSS [n° 23] était en préparation
en est évidemment complémentaire avant la lettre. Dans le sillage de la
célèbre distinction de l’auteur entre mêmeté ( idem ) et identité comme
ipséité ( ipse), P. Ricœur explore, sur un mode assez comparable à celui
suivi ici par AxelHonneth, la gradation et le passage de la reconnaissance
de la mêmeté d’un sujet à son ipséité, sa valeur. Le lien entre
reconnaissance et don, abordé dans la troisième étude ( via MarcelHénaff
ici reconnu comme inspirateur premier, cf. p. 339) n’est cependant
qu’esquissé.

Camille TAROT, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss,


La Découverte-Repères, 2003.

– Ce qui déçoit dans le livre de P.Ricœur consacré à la reconnaissance, c’est


qu’il ne prend pas assez en compte l’épaisseur anthropologique du don et
semble avoir comme oublié la lecture de MarcelMauss. On ne peut donc
que lui conseiller, ainsi qu’à tous les lecteurs du MAUSS (qui connaissent
déjà bien C. Tarot) la lecture de ce petit livre, nécessaire introduction aux
études maussiennes, qui montre l’interdépendance entre les analyses du
don, bien sûr, mais aussi du sacrifice, de la magie, de la prière ou du sacré.
Peut-on vraiment parler de reconnaissance sans parler aussi de tout cela ?
Christian LAVAL, Jeremy Bentham, les artifices du capitalisme,
PUF coll. Philosophies, 2003.

– Bentham doit-il être considéré comme un champion de l’égoïsme


rationnel, ou au contraire de l’altruisme assoiffé de bonheur du plus grand
nombre ? Telle était l’une des questions soulevées par le n°6 de la Revue du
MAUSS (« Qu’est-ce que l’utilitarisme ?», 2e semestre 1995). Ni l’un ni
l’autre, y suggérait C. Laval dans ce même numéro. En fait, l’utilitarisme
benthamien doit d’abord être lu comme une théorie des « fictions » (du
symbolisme, dira plus tard Lacan) qui structurent notre monde capitaliste.
Mais pourquoi alors Bentham a-t-il été lu systématiquement comme le
théoricien de l’égoïsme que l’on connaît et comme le champion d’une
vision économiciste du monde ? Comment articuler l’économisme
généralisé et une théorie symboliste du rapport social ?

Réponse dans ce petit livre.

PatrickBRAIBANT, La Raison démocratique aujourd’hui,


L’Harmattan, 2003,238 p., 21 €.

– Un peu difficile à lire, notamment pour des raisons typographiques (pages


trop remplies; c’est presque pire qu’un numéro du MAUSS !), mais on
trouvera là une réflexion bien informée des débats contemporains et de
leurs enjeux, proche du MAUSS et des analyses de Castoriadis, à partir de
la mise en lumière de l’antinomie qui travaille la démocratie
contemporaine, tiraillée entre raison économique et logique de l’illimitation
d’une part, raison proprement démocratique et aspiration à la limitation de
l’autre.

Henri GUILLEMIN, Henri JORDA et Marlyse POUCHOL


(sous la dir. de), Économie et démocratie, 2 tomes, L’Harmattan,
2003,276 p, 23,80 €; 386 p, 30,20 €).

– Sur ce même sujet, on trouvera des éléments de discussion intéressants


dans ces deux volumes issus d’un colloque tenu à Reims.
Annie LÉCHENET, Jefferson-Madison. Un débat sur la
République, PUF coll. Philosophies, 2003,10 €.

– Mais comment assurer la subordination de l’économique au politique ? En


maintenant le politique à l’écart des activités de la société civile (réponse de
Madison) ou en le vouant à assurer la coordination des différentes sphères
d’activité (réponse de Jefferson). On trouvera ici la restitution de ce premier
débat, toujours actuel.

Michel FALISE, La Démocratie participative. Promesses et


ambiguïtés (préface de MartineAubry), 200 p.

– L’intérêt du livre vient de ce que les promesses et les ambiguïtés sont ici
décrites par l’un des acteurs centraux (de 1995 à 2002) des expériences de
démocratie participative menées à Lille. Utile distinction de
quatredimensions et stades successifs de la démocratie participative :
l’information, la consultation, la concertation, la participation au pouvoir (p.
53 sq.).

Zaki LAÏDI, La Grande Perturbation, Flammarion, 2004,473 p.,


21 €.

– Certains reprocheront peut-être à ZakiLaïdi de ne pas assez prendre parti


dans la guerre des pro et anti ou altermondialisation et, à trop vouloir
montrer la complexité et l’ambivalence de ce qui se joue sous ces termes,
de laisser le lecteur dans une position d’observateur au bout du compte
indécis. Mais si défaut il y a, il est celui des qualités de l’ouvrage. Sur le
nouveau monde qui se crée sous nos yeux effarés, sur le maintien des États
par-delà leur dissolution, sur la redistribution des cartes de la puissance,
bref sur tous les enjeux centraux actuels, on ne trouvera pas de diagnostic
mieux informé, plus précis et plus nuancé. Par exemple, malgré de
nombreuses réticences et critiques, l’auteur n’exclut pas que l’invention des
nouvelles régulations du marché qu’il appelle de ses vœux passe par les
courants altermondialistes envers lesquels il ne manifeste pourtant aucune
tendresse particulière. Le chapitre consacré à la mutation de l’idée de
propriété et de droit de propriété est particulièrement aigu et topique. Et si
le véritable engagement tenait à cette précision dans l’analyse ? On trouvera
là, en tout cas, un utile complément au n°20 de la Revue du MAUSS
(« Quelle “autre mondialisation”»?, 2e semestre2002), auquel Z.Laïdi avait
d’ailleurs activement participé.

« Faut-il croire ? », COSMOPOLITIQUES n° 6 (sous la dir. de


Dominique Boullier), L’Aube, 144 p., 16 €.

– De même, ce numéro de l’excellente revue Cosmopolitiques (revue


d’écologie politique d’inspiration très brunolatourienne) peut être lu comme
un fort utile complément au n°22 de la Revue du MAUSS, « Qu’est-ce que
le religieux ?» ( 2e semestre 2003), qui montrait comment le croire est au
cœur de la définition du religieux mais qui n’en explorait pas la substance.
Sur la complémentarité et/ou l’opposition du croire et du savoir, on lira ici
notamment les textes de AzouzBegag, Bruno Latour (très beau
renversement de perspective sur l’opposition science/religion) ou
AlbertPiette.

Céline LAFONTAINE, L’Empire cybernétique. Des machines à


penser à la pensée machine, Seuil, 2004,227 p., 19 €.

– Nous dénonçons dans la Revue du MAUSS la montée en puissance de


l’utilitarisme économiciste, tant dans le domaine de la pensée que dans la
réalité. Mais est-ce bien l’ennemi principal ? Celui-ci n’est-il pas plutôt la
cybernétique, la pensée systémique dont est issu, de l’intelligence
artificielle au structuralisme et au cognitivisme, tout ce qui a contribué
depuis la Seconde Guerre mondiale à la destruction de l’humanisme
européen ? Et bientôt peut-être, sans doute à la destruction de l’humain lui-
même. On trouvera tous les éléments de discussion sur ce point dans ce
livre très clair et bien informé.

Jean-Louis LE MOIGNE, Le Constructivisme. Modéliser pour


comprendre, tome 3, L’Harmattan, 2003,335 p., 28,40 €.

– Mais est-il si sûr que la pensée systémiste doive déboucher à tout coup sur
un anti-humanisme ? Ce n’est certainement pas ce que pense J.-
L.LeMoigne – compagnon de route d’EdgarMorin qui ne passe pas non
plus pour un anti-humaniste patenté–, grand défenseur français d’une
épistémologie constructiviste liée à une posture systémiste radicale. Dans la
suite de sa contribution résolument constructiviste au n°17 de la Revue du
MAUSS (« Chassez le naturel… Écologisme, naturalisme et
constructivisme », 1er semestre 2001).

Daniel COHEN, La Mondialisation et ses ennemis, Grasset,


2004,264 p., 18 €.

– L’ennemi de l’homme et de l’humanisme n’est-il pas plutôt, en fait, la


mondialisation, comme le pensent nombre d’anti ou altermondialistes ?

Quiconque est désireux de mener sérieusement cette discussion ne pourra se


dispenser de lire, outre le livre déjà signalé de Z. Laïdi, le nouvel ouvrage
de D. Cohen. Étonnamment clair et percutant, comme les précédents livres
de l’auteur. On pourra discuter la conclusion – ce ne serait pas tant la
mondialisation en elle-même que le fait qu’elle n’ait pas tenu ses promesses
qui fait problème – mais on ne pourra pas ignorer l’argumentaire.

Le chapitre ( What went wrong ?) consacré à une discussion critique des


thèses culturalistes d’inspiration wébérienne (l’islam serait en tant que tel
responsable du retard économique des pays musulmans) restera sans doute
un classique.

Guillaume DUVAL, Le libéralisme n’a pas d’avenir, La


Découverte, 2003,173 p., 14 €.

– La mondialisation rime-t-elle avec la marchandisation et avec le


libéralisme économique ? C’est ce que nous aurions tous tendance à croire
spontanément. Or GuillaumeDuval nous démontre que c’est du contraire
qu’il s’agit. Ou plutôt, que la mondialisation ne profite au Nord que parce
que celui-ci développe en priorité les secteurs non marchands.

En revanche, écrit-il « ce qui “coince” partout au Sud, c’est la construction


d’une économie non marchande suffisamment efficace ». Sur de nombreux
autres points encore, l’auteur détruit les idées reçues avec une conviction
communicative et des données et des arguments imparables. À lire ce livre,
comme celui de Daniel Cohen, on se convainc que les économistes peuvent
faire un travail remarquable lorsqu’ils acceptent de sortir de leurs modèles
pour s’affronter au monde réel. On s’en (re)convertirait presque du coup à
une science économique laïque…

Francis FUKUYAMA, Le Grand Bouleversement. La nature


humaine et la reconstruction de l’ordre social, La Table ronde,
2003,414 p., 21,30 €.

– Peut-être pourtant y a-t-il quelque chose d’encore un peu trop restrictif


dans les analyses économiques de la mondialisation. Quand bien même on
démontrerait qu’elle n’a pas toujours des effets économiques aussi négatifs
que le soutiennent ses détracteurs, n’est-elle pas pourtant responsable d’une
montée de la criminalité, du suicide, de la consommation de drogues et de
stupéfiants ainsi que – en sens inverse – d’un déclin des valeurs du travail,
de la vie associative et de l’engagement civique ? La grande force de ce
nouveau livre de F. Fukuyama est d’affronter ces questions sans ambages ni
faux-fuyants et de nous livrer un examen très précis et argumenté de toutes
les données disponibles, assorti d’une discussion fouillée sur le déclin
actuel du « capital social » diagnostiqué par Robert Putnam. D’où il ressort
que le pire n’est pas certain et que les tendances délétères à l’œuvre depuis
une trentained’années sont peut-être en train de s’inverser. En relation,
soutient l’auteur, avec un certain repli du féminisme et avec une
recomposition concomitante du registre familialiste dont la décomposition
apparaît en définitive comme la cause principale de ce déclin du capital
social.

Olivier FAVEREAU et Emmanuel LAZEGA (sous la dir. de),


Conventions and Structures in Economic Organization. Markets,
Networks and Hierarchies, Edward Elgar, Cheltenham, UK,
Northampton, MA., USA, 2002,361 p. – André ORLÉAN (sous
la dir. de), Analyse économique des conventions, 2004 ( 2e
édition revue et augmentée), 448 p., 18 €.
– Évidence : c’est vers une intégration de l’analyse économique et de
l’analyse sociologique qu’il faut donc tendre. Mais sur quelle base ? à partir
de quels fondements théoriques ? Curieusement, en France, c’est sans doute
chez les économistes qu’il faut chercher aujourd’hui les prémisses d’une
théorie générale en science sociale, les sociologues pour leur part semblant
y avoir renoncé (le prochain numéro du MAUSS sera entièrement consacré à
ce problème). En poussant à peine le trait, on pourrait dire que seules les
économistes régulationnistes et ceux de l’école des conventions se soucient
encore de faire de la théorie sociologique générale. Avec ces deux ouvrages,
le lecteur aura tout ce qu’il faut pour faire le point sur l’état actuel de
l’école des conventions.

Thierry PILLON et François VATIN, Traité de sociologie du


travail, Octares, 2003,502 p., 30 €.

– Et avec cet ouvrage, tout ce qu’il faut pour faire le point sur l’état de la
sociologie du travail. Étonnamment synthétique, précis et complet.

François CUSSET, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze


& Cie, La Découverte, 2003,367 p., 23,50 €.

– Comment et pourquoi le structuralisme français a conquis certains des


bastions universitaires les plus prestigieux du monde universitaire
américain (ou anglais) et produit un post-structuralisme spécifiquement
américain sans grand rapport avce la pensée de ses inspirateurs initiaux. Un
cas exemplaire de métissage intellectuel et d’équivoque culturelle.
Passionnant.

Alfredo SALSANO (sous la dir. de), et DUMONT, VALENSI,


GODELIER, STANFIELD, ROSTEIN, NORTH, CAILLÉ,
LATOUCHE, BERTHOUD, Karl Polanyi, Mondadori, Milan,
2003,281 p., 15,50 €.

– La plupart de ces textes, judicieusement réunis par A. Salsano, sont


connus du lecteur français intéressé.
Mais celui-ci apprendra beaucoup de choses (s’il lit l’italien) de la longue
introduction (p. 3-104) écrite par A. Salsano, « La filosofia politica di Karl
Polanyi ».

Bruno VIARD, Les Poètes et les économistes. Pour une approche


anthropologique de la littérature, Kimé, 2004.

– Les lecteurs du MAUSS connaissent bien désormais les travaux et la


démarche de notre ami BrunoViard ( cf. son article dans le présent numéro),
qui attestent de la parenté d’inspiration entre le socialisme associationniste
de Pierre Leroux, la psychanalyse de Paul Diel et le paradigme du don
maussien. À la racine de cette parenté, le commun refus de céder aux
extrémismes de l’individualisme ou du socialisme étatiste, de l’altruisme
sacrificialiste ou de l’égoïsme calculateur, du don sans cause des mystiques
ou de l’instrumentalisme généralisé propre à la raison économique. On
trouvera donc particulièrement éclairante la manière dont B.Viard relit
l’expérience littéraire du XIXe siècle sous l’angle de cette tension entre les
deux points de vue symétriquement bornés de la critique exaltée du monde
contemporain, propre aux poètes, et du soutien – également exalté – que lui
apportent les économistes.

Robert CASTEL, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être


protégé ?, La République des idées, Seuil, 2003,95 p., 10,5 €.

– Une réflexion aiguë, séduisante et convaincante sur le paradoxe central


propre à la société du risque qu’est devenue notre société : plus nous
sommes protégés – de manière prodigieuse au regard de ce qu’ont connu
toutes les générations passées – et moins nous nous sentons en sécurité.
Nous éprouvons ainsi « une dimension proprement infinie de l’aspiration à
la sécurité ». Il faut donc comprendre « pourquoi c’est l’économie de
protection elle-même qui produit une frustration sécuritaire » (p. 8-9).
« Pour reposer aujourd’hui la question des protections, il faut commencer
par marquer ses distances par rapport à cette inflation contemporaine de la
notion de risque qui alimente une demande éperdue de sécurité et dissout en
fait la possibilité d’être protégé » (p. 61). Reste à combattre, à partir de cette
prise de conscience, les nouvelles formes de l’insécurité sociale, en
commençant par celles qui résultent de l’insécurité de l’emploi. L’auteur
fait siennes les propositions d’A. Supiot (« transférer les droits du statut de
l’emploi à la personne des travailleurs », p. 82) et de Bernard Gazier
(« instaurer un véritable droit à la formation des travailleurs flexibles »,
p. 84) en proposant d’unifier au niveau local les diverses instances chargées
de lutter contre le chômage et la ségrégation sociale (p. 77). On regrettera
seulement que ces propositions ne soient pas mieux articulées à une
nécessaire redéfinition du RMI, pourtant justement critiqué par ailleurs (p.
73).

Thierry PECH et Marc-Olivier PADIS, Les Multinationales du


cœur. Les ONG, la politique et le marché, La République des
idées, Seuil, 2004,96 p., 10,5 €.

– 200 en 1900,2 000 en 1960,4 000 en 1980, les ONG seraient aujourd’hui
au nombre d’environ 40000. Sont-elles l’ébauche d’une société civile
mondiale de type associationniste ? le vecteur d’une démocratie
renouvelée ? Rien n’est moins sûr. GONGO (Government organised NGO)
ou GRINGO (Government regulated and initiated NGO) impulsées par les
États, de plus en plus proches dans leur gestion des normes de l’entreprise
privée, elles ont évidemment bien peu à voir avec les petites associations
de1901 à fort bénévolat. Bien plutôt semblent-elles former l’embryon d’une
sorte d’administration mondiale. « Soyez notre société, nous serons votre
pouvoir », leur disent les institutions internationales (p. 58). Proposition
acceptée, le plus souvent. Une remarquable analyse des ambivalences et
ambiguïtés du monde des ONG.

Denis CLERC, Déchiffrer l’économie, 2004,15e édition


entièrement refondue et mise à jour, La Découverte-Poche, 474
p., 14,50 €.

– Toujours aussi utile, précis et précieux grâce à son actualisation.

Christian LAVAL, Régine TASSI, L’économie est l’affaire de


tous. Quelle formation des citoyens ? (préface de René Passet),
institut FSU/ATTAC, Nouveaux Regards-Syllepse, 2004.

– L’économie peut-elle être déchiffrée, justement, et enseignée autrement


que selon les modalités actuellement hyperdominantes dans l’enseignement
des sciences économiques et sociales, tant dans le secondaire qu’à
l’Université, modalités qui conduisent à privilégier indûment le point de
vue libériste (celui du libéralisme économique)? Une première rencontre
tenue à la Sorbonne, le 26 avril 2003, a permis un large échange de vues à
partir des communications de plusieurs dizaines d’intervenants, enseignants
d’économie dans le secondaire ou dans le supérieur et journalistes
économistes. Échange remarquablement synthétisé par ChristianLaval et
RégineTassi. Des armes et des repères théoriques pour espérer sortir une
bonne fois pour toutes de l’autisme en économie.

ALAIN CAILLÉ
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