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Pendant au moins deux siècles, l’essentiel du conflit social dans les sociétés
modernes a porté sur les inégalités économiques. Depuis les deux ou trois
dernières décennies, au contraire, il s’organise au premier chef à partir de la
question dite de la reconnaissance. Qu’il s’agisse du genre, des minorités
ethniques, culturelles ou religieuses, de la sexualité, mais aussi des conflits
économiques, tout le monde veut d’abord voir reconnue et respectée son
identité, à la fois et indissociablement individuelle et collective. Sans cette
reconnaissance, qui fournit les bases de la dignité et de l’estime de soi, nous
ne saurions vivre. Mais identité, respect et reconnaissance peuvent-ils se
produire et se distribuer de la même manière que les biens économiques ?
Sont-ils même susceptibles de faire l’objet d’une distribution égale ?
Mais en-deçà ou au-delà de toute rivalité et de toute lutte pour afficher une
supériorité quelconque – fût-elle celle de la générosité –, la reconnaissance
ne doit-elle pas être aussi pensée dans les termes d’un droit donné à tous, le
droit essentiel et premier des sociétés contemporaines, le droit à la
reconnaissance ? Reconnaissance reçue contre reconnaissance conquise, en
somme.
Dans cette lutte de mon désir avec le désir de l’autre, « je veux qu’il
“reconnaisse” ma valeur comme sa valeur [… ] Autrement dit, tout désir
humain [… ] est, en fin de compte, fonction du désir de la “reconnaissance”
[… ] Sans cette lutte à mort de pur prestige, il n’y aurait jamais eu d’êtres
humains sur terre. En effet, l’être humain ne se constitue qu’en fonction
d’un désir portant sur un autre désir, c’est-à-dire – en fin de compte – d’un
désir de reconnaissance » [Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, 1947,
Gallimard, p. 14]. Mais, ajoute Kojève, « pour que la réalité humaine puisse
se constituer en tant que réalité “reconnue”, il faut que les deuxadversaires
restent en vie après la lutte » [p. 15] et, pour cela, l’un des deux
combattants, quoique n’y étant « aucunement prédestiné », « doit avoir peur
de l’autre, doit céder à l’autre, doit refuser le risque de sa vie en vue de la
satisfaction de son désir de reconnaissance [… ] Il doit abandonner son
désir et satisfaire le désir de l’autre; il doit le “reconnaître” sans être
“reconnu” par lui.
Or, le reconnaître ainsi, c’est le “reconnaître” comme son maître et se
reconnaître et se faire reconnaître comme esclave du maître » [p. 15].
Il est à vrai dire difficile de ne pas mettre ces analyses en relation avec la
manière dont, dans l’Essai sur le don ( 1923-1924), Marcel Mauss décrit ce
qu’il appelle le don agonistique, particulièrement exacerbé et donc visible
dans le cas du potlatch des Indiens kwakiutl du nord-ouest américain.
Il est clair que cette première conception de la reconnaissance est tout sauf
politiquement correcte. Et l’on a du mal à deviner tout d’abord comment, à
partir d’elle, Hegel pourra prétendre jeter les bases d’une théorie de l’État
rationnel et Mauss tenter de dégager « le roc de la morale éternelle » du
don. Quoi de commun entre la logique de la reconnaissance agonistique et
aristocratique, qui veut faire reconnaître à tout prix une supériorité, et la
logique contemporaine de la reconnaissance, démocratique, qui entend faire
reconnaître toutes les différences et toutes les identités dont elles procèdent
comme égales (Dumont), ou qui, à tout le moins, refuse de déclarer
inférieures certaines positions et entend faire échapper toutes les identités
au risque du mépris ? C’est à Axel Honneth qu’il revient d’avoir réintroduit
le débat sur la reconnaissance au sein des arènes philosophiques
contemporaines. Mais sur de tout autres bases que celles de Kojève [3]. Le
titre de son œuvre princeps, La lutte pour la reconnaissance, ne doit en
effet pas tromper : s’il vise bien à affirmer la nécessité de réintroduire, au
sein de l’éthique de la communication, la dimension du conflit et de
l’affirmation déniée par Habermas – dont AxelHonneth est le successeur
actuel à la tête de l’École de Francfort –, il ne s’agit nullement pour
Honneth de légitimer en quoi que ce soit la rivalité agonistique.
Dans le langage du don, on dira que l’identité du héros lui est conférée par
une donation première, un héritage, un don des fées, et qu’il doit la faire
reconnaître en montrant sa « valeur », qui n’est autre que sa générosité ou
sa « générativité », sa capacité à donner, qu’il s’agisse de la grâce et de la
gentillesse de Blanche-Neige ou des coups portés par Lancelot du Lac. Don
de vie ou don de mort. Le don agonistique confirme l’authenticité et le
bienfondé de la donation première. Une fois l’identité du héros reconnue,
tout rentre dans l’ordre.
Au moins dans les contes, car dans les mythologies, et dans la réalité, il en
va tout autrement. En effet, le héros n’a pu faire (re)connaître sa valeur (« À
quatre pas d’ici, je te la fais connaître ») qu’aux dépens d’un autre héros
vaincu. Et celui-ci aussi doit être homme de valeur, sans quoi sa défaite
serait dépourvue de signification. Mais étant lui-même valeureux, il n’aura
de trêve que de prendre sa revanche. Et si ce n’est lui, ce sera donc son
frère, son fils ou ses proches [7]. Mark R. Anspach, dans un article qui est
un parfait condensé de la logique du don agonistique et de la
reconnaissance dans le monde de Homère, montre admirablement comment
la mort de l’un appelle inexorablement la mort de celui qui l’a tué. Si
Diomède et Glaucos réussissent à substituer l’échange de présents à celui
des coups, c’est parce que – à la différence de Patrocle, Hector, Achille ou
Ajax –, et outre le fait qu’ils sont les héritiers d’une relation de réciprocité
positive déjà établie par leurs aïeux, « ils posent leurs lances et échangent
leurs dons avant de combattre ». En revanche, « une fois que les lances
volent, rien ne peut empêcher le conflit d’arriver à son terme fatal », conclut
M.Anspach.
Encore faut-il ici, sans doute, distinguer entre une reconnaissance moderne
et une reconnaissance postmoderne. Dans la reconnaissance moderne, la
valeur que le sujet désire voir reconnue est une valeur encore objective. Ou
objectivable. La prestation du serviteur hégélien – du travailleur – contribue
objectivement au bonheur de l’humanité. La même chose est vraie du
travailleur de Marx, du prolétaire, digne héritier de l’esclave hégélien. La
valeur qu’il produit est parfaitement mesurée par le temps de travail
socialement nécessaire dépensé. Après seulement se pose la question de
savoir si la marchandise produite trouvera preneur. Si, comme le dit Marx,
elle se « réalisera ». Ce qui rend les discussions actuelles sur la
reconnaissance parfois obscures, c’est qu’elles se réfèrent à Hegel pour
formuler des demandes de reconnaissance d’une tout autre nature que celles
qu’il avait en tête. C’est sans doute le livre de Niklas Luhmann, Amour
comme passion, qui permet le mieux de comprendre comment, au sein
précisément d’une des sphères de la reconnaissance distinguées par Hegel,
la sphère de l’amour, la nature de la reconnaissance recherchée a désormais
changé du tout au tout. Là où la passion amoureuse d’hier se portait sur des
qualités objectives – les faits d’armes du chevalier, la beauté laiteuse de la
peau de son aimée, la finesse de sa taille ou le bleu de ses yeux, la noblesse
du lignage de la promise ou la taille du portefeuille de ses parents,
l’humour, le sérieux, l’énergie, etc., du conjoint –, le sujet moderne veut
désormais être aimé pour lui-même, indépendamment de telle ou telle
qualité particulière. L’amour est devenu son propre référent, valeur
exclusivement fiduciaire. Non seulement il n’a plus besoin, idéalement,
d’être gagé sur telle ou telle qualité objective mais, à la limite, être aimé
justement pour ces qualités-là, pas encore assez singulières, ce serait n’être
pas aimé véritablement. « Je ne veux pas être aimé(e) pour ma beauté, ou
pour mon intelligence (et ne parlons pas de mon patrimoine), mais parce
que je suis moi. »
Admis au droit à la différence qui est le droit d’être tous identiques en tant
que tous différents [9]. Ainsi seulement – en vidant le droit à la
reconnaissance de tout contenu concret – est-il possible d’échapper au
paradoxe qui sauterait immédiatement aux yeux si en demandant à être
reconnu et en affirmant le droit de tous à la reconnaissance, on prétendait
voir reconnue une quelconque forme de supériorité qui serait également
attribuable à tout le monde…
Sans doute aussi parce toute conception positive du bien est immédiatement
mise à mal par les fondements individualistes de la posture libérale.
Quant au fond, mis à part les inévitables divergences de position sur tel ou
tel point particulier, largement ouvert à débat au sein du MAUSS – par
exemple, sur la relation entre don et sacrifice –, deux points principaux
méritent discussion. Le premier porte sur la question de savoir si, comme le
postule M. Hénaff, il faut voir une discontinuité radicale entre le don
cérémoniel et le don moral contemporain, ou bien si, par-delà les
différences évidentes, il n’y a pas néanmoins un noyau commun, ce noyau
qui formerait le roc que cherchait MarcelMauss. Le corrélat de cette
première question est de savoir s’il peut exister une chose telle que ce que
j’appelle pour ma part (A.C.) le paradigme du don, qui permet non
seulement d’analyser le fonctionnement des sociétés archaïques, mais aussi
de jeter un regard original et pertinent sur les sociétés contemporaines.
C’est sur ce premier point que porte l’article de Jacques T. Godbout [13],
qui reproche à M. Hénaff de trop vite croire à la disparition consommée du
don aujourd’hui et, du coup, de devoir opérer divers glissements puisqu’il
en appelle à une certaine morale du don contre le tout-marché tout en
affirmant par ailleurs qu’il n’y a de toute façon rien à faire en ce sens. Le
second point de débat porte sur la question de savoir si le couplage explicite
du don et de la reconnaissance opéré par M. Hénaff donne par lui-même
une vision totalement différente – ou au contraire très proche – de la
conception politique du don proposée par A.Caillé dans son Anthropologie
du don (Desclée de Brouwer, 2000). Dire que le don est le moyen par lequel
s’opère la reconnaissance publique entre les adversaires, est-ce
radicalement différent que d’affirmer que le don est l’opérateur qui forme
politiquement une société en transformant les ennemis en alliés ?
On le voit, le débat sur le fond est ici difficilement séparable non seulement
d’un débat sur la forme, mais d’une sorte de débat à la fois irritant et
amusant sur le statut du débat lui-même. N’est-il pas amusant, en effet, de
voir des auteurs qui écrivent sur le don et la reconnaissance se battre au
fond pour savoir qui a donné quoi – quel don vraiment nouveau –, qui a été
réellement généreux au sens de créatif d’une part, et de l’autre, qui a été
réellement généreux, reconnaissant, en accordant à l’autre la reconnaissance
méritée. Au fond, tous les thèmes de ce numéro du MAUSS sont présents
dans cette querelle, et c’est la raison pour laquelle, après quelques
hésitations, nous avons décidé, d’un commun accord, Marcel Hénaff,
JacquesGodbout et moi-même, de publier ici la correspondance que nous
avons échangée durant un an et demi, dans laquelle sont formulés les
reproches et critiques qu’on vient de voir et où M. Hénaff y répond. Elle
pourra intéresser le lecteur à la fois au plan théorique, puisque ces échanges
ont permis de clarifier un certain nombre de points importants, et aussi au
deuxième degré, en lui donnant matière à méditer sur l’inévitable
enchevêtrement du narcissisme, du point d’honneur, de la bataille de coqs
pour être reconnu, avec le don effectif, la générosité théorique et la
reconnaissance effective de l’autre. Exemples des questions ainsi
soulevées : qui donne quoi ? à qui ? Qui a raison de prétendre voir
reconnaître le don qu’il croit avoir fait ? Qui a tort de se croit plus original
qu’il ne l’est ? Qui en est juge ? Qui donne en définitive, qui est généreux :
celui qui donne ou celui qui reconnaît avoir reçu un don de l’autre ? Ne
voit-on pas ici à l’œuvre trois reconnaissances étroitement imbriquées mais
pourtant bien distinctes :
Une autre possibilité, dans ce type d’affaires, est celle qu’a choisie Jean-
Luc Boilleau, dont le livre Conflit et lien social (La Découverte/MAUSS,
1995) et les divers articles publiés dans la Revue du MAUSS peuvent être
lus comme l’ode la plus forte jamais écrite à la gloire du conflit, de l’agôn
et d’une lutte pour la reconnaissance qui serait à elle-même sa propre fin, et
devrait donc s’interdire de jamais déboucher sur la paix ou sur une
quelconque médiatisation transcendante par le travail ou par la
reconnaissance juridique. Un agôn voué à l’éternité de la vengeance [14].
Par trop d’enfermement dans l’ego ? C’est ici que se pose la question de
savoir quel type de don est lié à la reconnaissance et comment, dans le don,
souci de soi et ouverture à l’autre – égoïsme et altruisme si l’on veut– se
combinent. Ne quittons pas toutefois cette partie avant d’avoir lu le beau
texte de Louis Maitrier qui lui sert d’introduction (et qui a d’ailleurs failli
servir d’introduction générale à tout ce recueil), « Donner une épitaphe »,
réjouissante et nostalgique exploration historique de l’art de l’épitaphe.
Une égale reconnaissance pour tous serait une absurdité qui détruirait l’idée
même de don ou de reconnaissance. De même, puisque les sujets humains
ne peuvent pas réaliser quelque chose de plus grand que leur propre
apparaître, qu’ils entendent donc tous « donner » quelque chose et être
reconnus comme tels, il est vain de les exhorter à ne pas rivaliser pour
apparaître et « donner », et affirmer ainsi leur valeur. De cette vérité
d’évidence, il ne résulte pourtant nullement que le monde des hommes soit
ou doive être celui de la guerre de tous contre tous pour la reconnaissance.
En raison tout d’abord de l’ambivalence et de l’indétermination du don (qui
donne ? qui reçoit ? le bien ou le mal ?), de la multiplicité de ses champs
entre lesquels aucune hiérarchie assurée, naturelle et stable ne peut exister
(qui est le plus grand, de Rawls, de Zidane, de sa mère, de Bush ou de Ben
Laden ? et qui en juge ?), et du fait enfin que l’aimance, l’ouverture à autrui
et notre dépendance vis-à-vis de lui, est tout aussi réelle que la clôture
narcissique sur l’ego. Ces multiples indéterminations permettent aux
humains de reconnaître leur commune humanité. La lutte pour la
reconnaissance ne devient lutte à mort, délétère, que pour autant qu’elle ne
se subordonne pas, en amont, à une règle du jeu également connue et
partagée et qu’en aval, elle ne débouche pas sur une création commune par
les antagonistes (le beau travail collectif, le beau jeu, la cause commune,
etc.).
Quelques mots, pour finir, sur la partie dite libre de ce numéro. Peut-être
aurait-il fallu intégrer en fait l’impressionnant article de JocelynePorcher
dans la partie consacrée au don et à la reconnaissance. Ce récit pseudo-
autobiographique de la triste et courte vie d’un cochon d’élevage industriel
pose immédiatement la question de savoir si la reconnaissance doit s’arrêter
aux frontières de l’humanité et s’il n’y a pas, dans l’élevage industriel et à
la différence de l’élevage traditionnel qui restait pris dans une logique de
don/contre-don avec l’animal, un déni de la dignité animale proprement
insoutenable. Il faut en tout cas déconseiller la lecture de ce texte à qui veut
continuer à manger du porc, ou alors s’entraîner à la schizophrénie. Élevage
industriel, et bientôt production industrielle de l’humain avec les
nanotechnologies ? Jean-Pierre Dupuy nous livre ici toutes les informations
sur les perspectives proprement sidérantes qu’elles ouvrent.
Notes
[1]
Cf. sur ce point le beau et instructif livre de Jean-Michel Besnier, La
politique de l’impossible (La Découverte, 1988).
[2]
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
Le héros des contes peut se marier, vivre heureux et avoir beaucoup
d’enfants parce que, enfant de roi, il est au-dessus et à l’abri de la mêlée des
rivaux.
[8]
[9]
[10]
[11]
[12]
[13]
Dont Esprit, à qui il était destiné, n’avait en définitive publié qu’une moitié
et que nous reproduisons ici in extenso.
[14]
Cet agôn vindicatoire me paraît constituer une voie sans issue. Au bout du
compte, le moi ne trouve pas d’autre adversaire à sa mesure que lui-même.
Il lui faut donc soit se vaincre et s’anéantir, soit, au contraire, se dilater à
l’infini (A. C.).
[15]
[16]
On suit ici Paul Ricœur, et notamment Soi-même comme un autre. Cf. aussi
A. MacIntyre, After Virtue.
[17]
[18]
[19]
On peut en douter. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’elles offrent, au
moins pour le moment, un compromis assez satisfaisant entre deux
exigences contraires.
D’une part, l’idée de soi qui domine plus que jamais la culture occidentale
et qui se traduit par l’omniprésente injonction d’« être soi-même ». Un mot
d’ordre qui présuppose que le « soi-même » est déjà là, à l’intérieur de
nous, qu’il suffit de le retrouver, de l’exprimer – une sorte de noyau extra
ou supra-social, le rôle de la société et des autres se limitant à en favoriser
ou à en réprimer l’épanouissement, à le méconnaître ou à le reconnaître. Ce
présupposé – on peut même dire cette croyance – constitue aujourd’hui l’un
des obstacles essentiels au progrès dans les sciences de l’homme et de la
société.
D’autre part, la diffusion d’un discours moral plus ou moins lénifiant (droits
de l’homme, « ouverture à l’autre », « un monde plus humain », tolérance,
respect, etc.). Le langage politique étant aujourd’hui fondé sur l’économie,
les uns, en recourant à ce genre d’humanisme verbal, voudraient rassurer
leurs électeurs, alors que les autres y cherchent un moyen de combattre la
domination des puissances d’argent. Par ailleurs, en philosophie, on se
déclare guéri du vertige solipsiste et on rappelle volontiers que le lien avec
les autres est fondamental. Toutefois, ce lien, même qualifié de social, reste
généralement pensé en termes moraux, comme s’il s’agissait d’un lien qui
dépend de notre bonne volonté.
et possible dès lors que l’on est animé d’une volonté bonne.
Sur un mode qui n’est évidemment pas conceptualisé, mais qui n’est pas
pour autant sans rigueur, les contes articulent ces enjeux de reconnaissance,
les distinguent les uns des autres et les examinent sous plusieurs angles.
Parce que – seconde raison qui justifie une immersion dans les contes–
ceux-ci n’appartiennent pas à la noblesse. Je veux dire que dans leurs veines
ne coule pas le sang bleu de la tradition écrite occidentale. Les contes sur
lesquels j’ai travaillé [2] ont beau, pour la plupart, avoir été recueillis en
Europe, le témoignage qu’ils apportent sur la condition humaine est
certainement plus proche des cultures non européennes que de la pensée
savante occidentale. Or le danger qui menace celle-ci (comme toutes les
noblesses), c’est une endogamie excessive. Il vient un moment où, pour
penser autrement – pour s’arracher à des partis pris qui ont fini par passer
pour des évidences –, il faut éviter de penser toujours entre gens du même
monde et se résoudre à quelques mésalliances : aller chercher un sang neuf
dans des productions de l’esprit humain que l’on avait jusqu’à présent
regardées comme des curiosités exotiques ou des formes inférieures de
pensée.
[… ]
Mais cet état enviable ne peut être atteint qu’au prix d’une division :
homme ou femme. Cet enjeu et ce paradoxe cruciaux, inhérents à la
condition humaine, sont au cœur d’un grand nombre de contes. Toutefois,
cet enjeu universel, il faut bien que les contes le mettent en images et en
intrigue, et il faut bien aussi que ces constellations d’images varient d’un
conte à l’autre. Celles-ci par conséquent ne présentent évidemment pas
l’universalité d’un concept scientifique : ici, le héros doit rassembler cent
lapins qui se sont égaillés dans la campagne; dans une autre série de contes,
il lui faut sortir d’un puits profond, dans une autre encore, trouver la
personne à qui appartient une chaussure, etc.
Si les contes n’idéalisent pas l’amour, ils ne font pas non plus du don de vie
un acte moral – du moins si l’on entend par moral un acte 1) inconditionnel,
2) méritant, 3) effectué délibérément. Ils en font un processus vital. Aussi la
force de vie, bien qu’elle n’ait de sens que dans une relation entre deux ou
plusieurs personnes, n’est-elle pas toujours altruiste.
Parce que nous sommes portés à croire que le fait d’être une personne (un
« sujet », pour employer un terme philosophique) ne résulte pas d’un don
qui nous est fait par d’autres, mais que l’existence de notre « soi » est une
donnée première, un fait de nature. Cette fausse évidence s’imposant
spontanément à nous, il ne nous est pas facile d’entendre que les contes ne
la partagent pas. Pourtant, ils insistent : faire reconnaître sa valeur – sa
valeur d’homme pour une femme ou de femme pour un homme– ne
constitue qu’une part du processus de reconnaissance. L’autre part, c’est la
reconnaissance de l’identité, au sens que le mot présente dans l’expression
« carte d’identité » : c’est bien lui, c’est bien elle, voici la preuve de son
identité, voici la preuve du lien qui nous unit. Peau d’Âne continue de
mettre à l’épreuve un prince qui, pourtant, se meurt d’amour pour elle. Ce
n’est pas pour lui en demander encore plus, loin de là. C’est pour lui
demander autre chose : qu’il manifeste à son égard le discernement qui a
tellement fait défaut à son père. Elle a de bonnes raisons pour se méfier
d’un amour superlatif, aussi tient-elle à s’assurer que cet amour s’adresse à
elle et non à une autre, à sa personne singulière et pas seulement à l’éclat de
sa beauté.
Le don de la force de vie est sans mérite
J’ai déjà insisté sur le fait que le don de vie, bien qu’il constitue le bien le
plus précieux qu’un être puisse donner à un autre, ne présente pas pour
autant un caractère moral. C’est seulement, semble-t-il, lorsque ce don se
trouve ré-élaboré et transposé dans le cadre d’une doctrine religieuse
comme le christianisme que ce don apparaît comme un sacrifice, et ce
sacrifice comme l’acte moral le plus grand qui soit. Les contes – et en cela
ils tranchent fortement sur la tradition de pensée occidentale – ne font pas
du don de vie un acte méritoire. Ils ne l’attribuent pas non plus à la seule
bienveillance du donateur (le don de vie peut être ambigu ou même
empoisonné).
C’est bien ce qui se passe lorsqu’un adulte dit un conte à ses auditeurs.
Les motifs des contes font écho à quelque chose en nous et, dans cette
mesure, ils nous fournissent des indices énigmatiques sur ce que nous
sommes. Mais ce n’est pas la seule source du plaisir et de l’intérêt que
l’auditoire éprouve : les contes plaisent également par eux-mêmes comme
le font des motifs musicaux – séquences de mots et d’images bien agencées
et qui ne renvoient à aucune signification, ne se veulent porteuses d’aucun
message, se laissent aller à la gratuité du jeu. Ces deux versants, l’un
significatif, l’autre musical et ludique, se mêlent au point que, pour certains
contes, on peut se demander si l’expérience qu’ils mettent en forme n’est
pas, justement, celle d’entendre la musique de la voix humaine. Un conte,
quel qu’il soit, a évidemment pour effet premier d’établir et de maintenir le
contact avec la voix qui le dit.
Contact, donc, avec une personne singulière; mais contact rendu possible
par la médiation d’un bien impersonnel, d’un bien commun. Ici, la gratuité
du jeu, la spontanéité avec laquelle il se déploie pour rien, sans se justifier,
sans revendiquer de valeur, d’importance ou de signification, cette gratuité
est précisément ce qui en fait un vecteur de reconnaissance
inconditionnelle.
Nous verrons au terme de ces pages que dans certains contes, il est
précisément question du contact avec une voix, des paroles et un chant, et
que celles-ci ont l’immense pouvoir de rendre un personnage à lui-même.
EN RABATTRE SUR LA PRÉTENTION
D’ÊTRE SOI PAR SOI
« On ne naît pas soi, on le devient » : cela pourrait être la devise des contes;
peut-être même faudrait-il ajouter : « Être soi, c’est le devenir », pour
mieux souligner le fait que les contes ont plus à dire sur le processus que
sur le résultat. Et le processus ne se réduit pas non plus à la réalisation d’un
hypothétique soi déjà présent au départ sous une forme encore virtuelle
(comme le suggère par exemple, la fameuse phrase de Nietzsche :
« Deviens ce que tu es »). Ce ne sera donc pas le résultat atteint à la fin du
conte qui m’intéressera ici. Ce résultat, ce happy end, est une image
stéréotypée du bonheur. Le happy end ne nous apprend rien sur nous que
nous ne sachions déjà : il est désirable d’avoir toutes les qualités, d’être
apprécié par son entourage, d’être riche et de connaître un amour sans
nuages. Aussi une analyse des contes qui ne voit dans les péripéties que des
épreuves à surmonter pour en arriver à l’accomplissement final – le bon
vieux « parcours initiatique » – n’est généralement guère féconde. Mieux
vaut s’intéresser aux péripéties, aux processus en eux-mêmes et pour eux-
mêmes; à la texture du récit, aux conditions souvent énigmatiques dans
lesquelles, malgré lesquelles ou grâce auxquelles le personnage fait son
chemin dans la vie. Je vais donc m’attacher à un certain nombre de motifs
et d’enchaînements de motifs qui tournent autour de la question : comment
devient-on soi-même ?
Si on ne retient que les traits les plus généraux du conte, on peut avoir
l’impression que le processus d’accomplissement du vilain petit canard
reste proche de celui qu’on trouve dans la tradition orale : il s’agit d’une
histoire de transfiguration, de révélation de l’éclatante valeur du personnage
(il se révèle être non pas un canard, mais un cygne). Autant ce personnage
paraît d’abord inférieur aux êtres qui l’entourent – de sorte qu’ils se
moquent de lui et le rejettent –, autant ensuite, une fois que s’est déployée
sa véritable nature, il les dépasse. À première vue, ce renversement est
analogue à ceux que nous trouvons dans nombre de contes de tradition
orale. Pensons par exemple, aux contes européens ou asiatiques dans
lesquels un personnage apparaît d’abord sous une forme animale qui le
disqualifie auprès des autres personnages (qui, eux, sont des humains), mais
où, finalement, il se défait de son enveloppe animale et se manifeste dans
l’éclat de sa beauté superlative.
Cependant, dès qu’on lit le conte de plus près, les différences apparaissent.
Le point essentiel, c’est que le vilain petit canard se métamorphose de lui-
même et non pas grâce aux liens qu’il aurait noués avec un autre
personnage. Le processus de sa métamorphose renvoie à deux grands
scénarios types qui se mêlent dans ce conte comme dans d’autres textes
d’Andersen et dans tant d’œuvres romantiques.
on n’y devient jamais soi par soi-même. À cet égard, les contes européens
sont en affinité avec des cultures extra-européennes. Nous, Occidentaux,
même lorsque nous nous montrons curieux de ces cultures, nous ne
résistons pas toujours au désir de nous donner à nous-mêmes un satisfecit
en laissant entendre que ces autres cultures n’ont « pas encore accédé aux
valeurs de l’individu » (les théories raciales ont beau avoir cédé le pas aux
« valeurs universelles », notre sentiment de supériorité n’a pas disparu pour
autant). Il est beaucoup plus rare de nous voir admettre que ces cultures
sont sensibles à des aspects de l’expérience humaine que notre tradition n’a
pas su penser.
On pourrait ici prendre l’exemple d’un autre conte, Les cygnes sauvages :
contrairement au Vilain petit canard qui est entièrement de l’invention
d’Andersen, la version que l’écrivain danois donne des Cygnes sauvages
suit fidèlement la tradition orale. Onzefrères sont métamorphosés en
oiseaux; ils retrouveront leur forme humaine grâce au dévouement et à la
patience de leur sœur (celle-ci, de son côté, se voit injustement condamnée
au bûcher; mais l’intervention de ses frères lui permettra d’échapper à la
mort). Ici, donc, contrairement à ce qui se passe dans Le vilain petit canard,
la réalisation de soi, l’avènement, pour les frères-oiseaux, de leur propre
intégrité humaine se fonde sur la force des liens qui les rattachent à leur
sœur.
Il existe un conte qui paraît faire exception à cette règle, mais nous allons
voir qu’en réalité, il la confirme. Il s’agit du conte des Deuxfrères [4], que
l’on connaît grâce à un papyrus égyptien du XIIIe siècle av. J.-C. Bata–
c’est le nom du héros – meurt et revit à plusieurs reprises. Sa femme le
trahit et se débarrasse de lui en obtenant du pharaon dont elle est devenue la
favorite qu’il abatte le pin parasol au sommet duquel Bata avait caché son
cœur. Mais le frère de Bata ranime son cœur. Bata se manifeste alors à sa
femme sous la forme d’un taureau – il est à nouveau sacrifié, car sa femme
demande au pharaon qu’il lui donne à manger le foie de l’animal. Bata
revient à la vie sous la forme d’un arbre – la femme fait abattre l’arbre.
L’enfant auquel elle donne naissance n’est autre que Bata lui-même.
Afin de préciser l’écart entre réalisation de soi par soi et réalisation de soi
grâce à un lien avec un autre, comparons l’un à l’autre deux autres contes :
La petite sirène et La Belle et la Bête. Les traits communs aux deux contes
n’en font que mieux ressortir leurs différences. Je me réfère à la version
originale de La Belle et la Bête, publiée par Mme deVilleneuve en 1740 [5]
(et non à la version courte écrite ultérieurement par Mme Leprince de
Beaumont). La Belle et la Bête est donc, comme La petite sirène, un conte
littéraire, mais qui reste cependant proche de la tradition orale et du conte
de La femme à la recherche de son époux disparu dont Mme deVilleneuve
s’est inspirée. La sirène aussi bien que la Bête se trouvent placées, au début
du récit, devant une difficulté analogue : elles ne deviendront des êtres
humains à part entière qu’à la condition de parvenir à se faire aimer.
Au contraire, pour la Bête aussi bien que pour la Belle, tout se passe comme
si être, c’était être-dans-la-relation. Ni l’un ni l’autre ne se réalise en
s’évadant de ces liens, tous deux cherchent et trouvent leur
accomplissement en tirant parti des possibilités que recèle leur
interdépendance. Ainsi, la Bête atteint à la réalisation d’elle-même (c’est-à-
dire qu’elle reprend forme humaine) grâce aux liens d’affection qu’elle a
noués avec la Belle, et celle-ci reconnaît alors que la Bête et le jeune
homme de son rêve ne font qu’un. Ensuite seulement, l’attachement qui unit
la Belle à la Bête devient véritablement une relation amoureuse. Le lien qui
s’est noué entre eux ne se fonde pas sur un désir d’infini, de complétude; la
preuve, c’est que chacun d’eux accepte l’incomplétude qui s’attache à ce
lien : la Bête accepte que la jeune captive n’éprouve pas d’amour pour elle
et admet l’attachement persistant de la Belle pour ses consanguins (père,
frères et sœurs) au point de lui donner la liberté d’aller les retrouver; la
Belle se partage, comme c’est habituellement le cas dans les contes, entre
ses liens de sang et l’affection qu’elle éprouve pour la Bête, et lui donne
généreusement cette affection en dépit de son physique repoussant.
[… ]
Conditionnel : ce don qu’est l’amour entre homme et femme, don qui est
suspendu à la condition de se faire reconnaître comme homme pour cette
femme, ou comme femme pour cet homme. Le mélange de ces deux sortes
de don a sa raison d’être : il touche le lecteur dans la mesure où celui-ci est
lui-même porté à les mêler (chose fréquente), c’est-à-dire à tout attendre de
l’amour, à attendre de l’amour d’une personne de sa génération ce que seul
pouvait lui donner l’amour des parents. Sur ce point, le contraste entre La
Belle et la Bête et La petite sirène est très instructif. Celle-ci, parce qu’elle
est suspendue à ce tout et n’en démord pas, échoue à se faire reconnaître
comme femme par un homme. La Bête, au contraire, bien que manquant
elle aussi de ce tout qu’est sa propre humanité, parvient pourtant à en
assumer le manque et par conséquent à donner quelque chose – l’amabilité
de sa conversation – à la Belle, de sorte qu’elle finit par se faire aimer
comme un homme par cette femme. De cette comparaison, on serait tenté
d’inférer que l’accès à une reconnaissance conditionnelle présuppose
l’assomption de son propre manque, l’intégration du manque comme
quelque chose de vivable et peut-être même, paradoxalement, de bénéfique.
Il semble – pour dire les choses autrement – que l’on n’obtienne la
reconnaissance à laquelle on aspire qu’à la condition de pouvoir s’en passer.
Mais ne brûlons pas les étapes; la suite de notre enquête nous permettra
d’éprouver cette hypothèse.
LE DON PREMIER DES PARENTS À
L’ENFANT
Poursuivons en nous aidant d’autres contes. Arrêtons-nous un instant sur
Cendrillon, un conte très répandu dont on trouve des variantes jusqu’en
Asie du Sud-Est. Dans ce type de conte, les deux formes de reconnaissance,
celle qui est donnée d’emblée et celle qu’il faut acquérir, sont clairement
distinguées. On a affaire à deux grands types de relations qui jouent un rôle
dans le processus de constitution de soi de l’héroïne : d’un côté, ses
relations avec un personnage de la génération qui la précède, personnage
maternel auquel la rattache donc un lien de sang; de l’autre, ses relations
avec un personnage de sa génération, personnage dont il s’agit que
l’héroïne se fasse reconnaître afin de nouer avec lui un lien d’alliance.
L’arbre de vie transmet aux vivants le don d’un mort. Ces contes
sacralisent, en quelque sorte, la bienfaisance maternelle en mettant en avant
le pathétique d’un don qui se transmet au-delà de la mort. Précisons. Les
métamorphoses de la mère qui permettent à la vie de se poursuivre sont
évidemment comparables à celles de Bata; avec toutefois une différence
essentielle : le pouvoir divin et infini de la vie, le dieu Bata ne le transmet
pas à un autre, il se le donne à lui-même. Ce qui, au contraire, fait la bonté
et la valeur du don maternel – le don fait à sa fille du pouvoir de devenir
femme –, c’est qu’il exige de la mère qu’elle accepte de passer le relais à sa
fille, donc de mourir : le don de vie, paradoxalement, se fonde sur
l’acceptation de la mort.
Le don de vie que le Christ fait aux fidèles passe par ce paradoxe, mais en
même temps, il en affranchit les humains : le prix du don, Jésus le paie une
fois pour toutes de sa propre mort; il en ôte donc le fardeau aux générations
humaines. Jésus, comme la vache-mère, est traîtreusement mis à mort, et de
sa mort, comme de la tombe de la vache, jaillit la vie qui, à travers
l’eucharistie, apportera aux humains la complète réalisation d’eux-mêmes.
Jésus est un dieu, comme Bata : il renaît de sa propre mort. Aussi la vie
qu’il apporte aux humains n’est-elle pas celle qui se perpétue de génération
en génération, nécessairement liée à la mort. C’est la vie éternelle, la vie
des dieux. L’existence humaine – en tout cas, celle des chrétiens – se
déroulera donc désormais sur deux plans : le plan de la succession des
générations, reproduction des corps mais non des âmes puisque celles-ci
sont directement données par Dieu sur l’autre plan, le plan supérieur où il
ne s’agit pas pour les humains de transmettre la vie, mais de sauver leur
âme.
Tournons-nous maintenant vers un autre conte, Ma mère m’a tué, mon père
m’a mangé (ici aussi, à défaut d’en avoir sous la main des versions orales,
le lecteur pourra se reporter à celle que donne Grimm). Dans ce type de
conte figure aussi le motif des os recueillis et enterrés desquels s’élève un
arbre. Les os sont ceux d’un garçon que sa mère a tué, que son père a
mangé sous la forme d’un plat préparé par la mère et que la sœur de la
victime a enterrés. Sur l’arbre est perché un oiseau qui chante : « Ma mère
m’a tué, mon père m’a mangé, ma petite sœur a ramassé mes os, etc. »
L’oiseau parle à la place du mort, il révèle à tous la vérité que la criminelle
dissimulait. Ici, les ossements enterrés ne transmettent pas une force de vie
à un autre personnage. Ils ne redonnent pas non plus la vie au garçon. Seul
son témoignage lui survit et se fait entendre publiquement. La force de vie
qui se transmet se présente donc ici comme la vérité sur le disparu et
comme le vecteur qui permet de communiquer cette vérité aux survivants.
À cet égard, le chant de l’oiseau perché sur l’arbre est comparable au rôle
des parures de Cendrillon : comme la robe éclatante, il attire l’attention, et
comme la chaussure perdue, il a pour fonction d’identifier le personnage
méconnu. Il le fait reconnaître, même si, contrairement à ce qui se passe
pour Cendrillon, il s’agit d’une reconnaissance post mortem.
[… ]
Dans le cas de l’enfant tué par sa mère, la force de vie, qui se manifeste en
dernier ressort par un chant autobiographique, permet à la victime de
redevenir lui-même. Non pas lui-même en chair et en os, mais lui-même
dans l’esprit des autres : le chant de l’oiseau rétablit chez ses proches le
souvenir véridique du disparu et redonne ainsi à chacun sa place véritable.
Exprimons ces relations sous une forme plus générale. Le vouloir-vivre qui
anime chacun de nous peut être pour nos enfants un don premier aussi bien
qu’un poison : don inestimable dans la mesure où nous acceptons de le leur
transmettre (c’est-à-dire, à terme, de mourir); poison qui les empêche
d’exister dans la mesure où nous tendons à garder pour nous ce qui nous
fait être et désirons secrètement ne pas passer le relais.
En tant qu’enfants, nous ne sommes pas moins ambivalents que nos parents.
Notre légitime désir de nous réaliser peut accepter d’en passer par la
dépendance et les délais qu’implique toute transmission. Mais il peut aussi
bien nous pousser à détrôner nos parents pour nous approprier le plus-être
dont nous croyons qu’ils nous privent. Inutile d’ajouter que les faits
cliniques offrent en abondance des exemples qui illustrent les effets de cette
ambivalence, qu’il s’agisse de celle des parents ou de celle des enfants [11].
Le troisième processus est celui avec lequel les pages précédentes nous ont
familiarisés. Le processus de constitution de soi participe à la fois du retour
au même (le sentiment d’exister, la permanence d’être soi) et de l’altération
radicale qu’implique la vie biologique : de même que nous ne naissons pas
de nous mais de nos parents, nous ne nous donnons pas à nous-mêmes notre
propre existence psychique, elle nous est donnée par ceux qui nous ont
précédés. Le processus de constitution de soi fait donc médiation entre les
deux pôles, celui de la mêmeté de soi et celui de la succession biologique.
À ce titre, il est le fruit d’une transmission, culturelle celle-ci et non pas
seulement biologique; mais une transmission profondément ancrée dans la
réalité biologique et comme celle-ci, irréversible.
[… ]
LA SUBSTANCE DE SOI S’ÉLABORE SUR LA
BASE D’UN BIEN -ÊTRE VÉCU À PLUSIEURS
Revenons à ces formulettes chantées ou psalmodiées que l’on trouve dans
Ma mère m’a tué et dans tant d’autres contes. Ce sont elles aussi des
manifestations de la force de vie, elles constituent des moments cruciaux du
processus par lequel le personnage qui est en souffrance reprend vie et se
réalise.
Dès lors, en effet, que la formulette chantée est entendue par un autre
personnage du conte, elle rend à lui-même celui qui avait été métamorphosé
en animal. Ou encore, c’est la plainte solitaire d’une héroïne plongée dans
un état de relégation qui, entendue par un tiers et retransmise à son véritable
destinataire, permet à la jeune femme de devenir ce qu’elle est [13].
Ces motifs ont ceci de particulier que, tout en étant évoqués dans le contenu
du récit, ils sont en même temps actualisés par la parole du conteur.
Que le souvenir de quelque chose qui n’est pas nous soit doté du pouvoir
supérieur de nous rappeler à nous-mêmes n’est pas chose facile à
comprendre. Toutefois, les contes – surtout lorsqu’on les écoute en pensant
aux recherches effectuées ces dernières décennies sur la relation entre le
nourrisson et sa mère [14] – nous livrent tout de même de précieux indices.
Ils suggèrent que quelque chose dont on se souvient (par exemple, une suite
de mots liée à une séquence rythmique et mélodique) s’élève au rang de
souvenir de soi lorsque ce quelque chose constitue la forme sensible par la
médiation de laquelle passe le contact entre un adulte et l’enfant dont il
prend soin. Derrière les premières expériences de saveur, premiers
souvenirs de choses qui valent en même temps comme souvenir de soi,
peut-être y a-t-il toujours la trace d’une personne tutélaire. Maman derrière
la madeleine. Trace ou présence qui fait de ces souvenirs qui ont du goût,
qui ont une couleur et un parfum, la première demeure de soi, les premiers
ferments du sentiment d’exister, les racines du goût de vivre.
Ce que dit le conte et ce que fait la voix du conteur renvoient donc l’un et
l’autre au contact bienfaisant du père ou de la mère qui prend soin de son
bébé, aux séquences de jeu, aux objets, aux motifs sonores que les adultes
font progressivement intervenir dans leurs interactions avec l’enfant.
Comme Winnicott l’a si bien montré (et comme le confirment notamment
les travaux que Trevarthen et plus récemment DanielStern ont consacrés
aux nourrissons), c’est ainsi que l’adulte contribue de manière déterminante
au processus par lequel s’élabore chez l’enfant une certaine consistance de
soi; c’est ainsi qu’il fournit des points d’appui au sentiment de sa
« mêmeté », au sentiment de demeurer identique à soi-même, d’exister et de
durer. C’est ainsi qu’en somme, l’adulte donne l’enfant à lui-même. Un don
que celui-ci s’appropriera progressivement de sorte qu’ensuite, il continuera
à en jouir en l’absence de ses parents et se sentira capable d’être seul.
La formulette, comme c’est souvent le cas, mêle donc des éléments porteurs
de signification à d’autres qui en sont dépourvus et qui affichent ainsi
ouvertement la valeur de la saveur (celle-ci étant en l’occurrence sonore,
rythmique et musicale). En tant qu’elle a un sens, la formulette vise à
réactiver le lien qui rattache l’héroïne au poisson maternel. En tant qu’objet
sonore porté par la voix humaine, la formulette impose son existence
propre, indépendamment de son sens. Elle constitue précisément cette sorte
d’objet qui soutient le souvenir de soi tout en formant un lien entre soi et
une présence bienfaisante.
Ce que je sais en tout cas, c’est que durant ces ultimes heures avant que
j’entreprenne mon sauvetage, tandis que j’écoutais les fragments de la
Rhapsodie pour contralto – que jadis elle avait chanté devant moi –, elle
n’avait cessé d’obséder mon esprit. »
Coda
Être soi-même, c’est faire l’expérience du plaisir de vivre. Non pas d’un
plaisir que l’on ne devrait qu’à soi, mais d’un plaisir vécu dans un état de
gratitude et par conséquent toujours déjà inscrit dans la coexistence, dans
une forme d’être à plusieurs. Autrement dit, un plaisir d’exister gardant le
souvenir lointain de sa source : l’autre qui m’a donné à moi, qui m’a donné
mon propre être.
Ce don n’est pas un sacrifice et il est essentiel qu’il ne le soit pas. Dans le
cas idéal où il ne renferme aucun poison, il est seulement transmission
spontanée d’une force de vie qui n’appartient pas exclusivement au (à la)
donateur(trice) puisque s’y mêle une substance venue d’autres personnes et
d’une culture environnante. Dans la composition du don premier entrent, en
plus de la personne même qui donne, des formes concrètes grâce auxquelles
s’établit le contact : séquences de jeu, motifs sonores ou visuels, autres
personnes, donc déjà un environnement perceptif où se mêlent des aspects
de la nature, des objets ou des rythmes culturels et une pluralité de
personnes. Par cela même, ce don évite de faire de l’enfant le débiteur
exclusif du donateur : il contient quelque chose du monde extérieur à la
dyade, quelque chose d’un espace tiers. Et c’est ainsi qu’il ouvre la porte,
pour l’enfant, à un investissement de plaisir dans son propre
environnement, lui permet d’y éprouver le plaisir d’exister. La conscience
de soi réduite à elle-même, nous l’avons vu, est conscience d’un vide de
mort; Styron en témoigne et, plus banalement, nos périodes d’insomnie
peuvent nous le faire pressentir. C’est toujours par l’entremise d’un lien
« naturel » avec l’environnement que s’éprouve l’être soi. Par « naturel », je
veux dire : qui s’est développé spontanément autour du don premier,
comme les anneaux concentriques autour d’un caillou tombé dans l’eau.
[… ]
NOTES
[1]
[2]
[3]
[4]
« Le conte des deux frères », dans Romans et contes égyptiens traduits par
GustaveLefebvre, Maisonneuve, 1949.
[5]
[6]
[8]
[9]
[10]
[11]
[12]
[13]
De nombreux contes présentent ce motif. J’en donne un certain nombre
d’exemples dans l’Interprétation des contes, Denoël, 1988, « La
communication décalée », p. 175 sq.
[14]
[15]
[16]
en Lycie, le jour où j’irai jusqu’en ce pays. Évitons dès lors tous les
deux
la javeline l’un de l’autre. [… ] Troquons plutôt nos armes afin que
tous
sachent ici que nous sommes des hôtes héréditaires » [ Iliade, VI, 215
sq.].
« Troquons plutôt nos armes » : la formule se réfère non pas aux javelines,
mais aux armes défensives, à l’armure forgée de bronze ou d’or pour
affirmer la gloire du guerrier qui la porte [1]. Troquons nos armes, dit
Diomède, échangeons ces biens précieux plutôt que des blessures. Troquons
une forme de réciprocité pour une autre, trompons la violence en substituant
un échange paisible au combat. Offrons de bon gré, chacun à l’autre, les
mêmes biens qu’il aurait pu arracher de force comme trophées.
Celui-ci s’est approprié une captive qui revenait à Achille comme trophée.
Pour se venger, Achille boude les combats, privant les Grecs de leur
meilleur guerrier.
Lorsque les Troyens prennent le dessus, Agamemnon se repent d’avoir
offensé Achille et promet de lui donner de magnifiques présents s’il
retourne au secours des Grecs. Obstiné, Achille refuse, mais il accepte
d’envoyer à sa place son ami Patrocle et le revêt de ses propres armes.
Patrocle accomplit des exploits contre les Troyens, qui le prennent pour
celui dont il porte l’armure. Mais Hector parvient à le tuer, lui arrachant
comme trophée l’armure d’Achille pour l’endosser lui-même.
Achille mourra sur le champ de bataille lorsqu’une flèche percera son talon.
Le talon d’Achille est célèbre, mais se souvient-on des talons d’Hector ?
Pour attacher les pieds du vaincu à son chariot, Achille perce ses talons.
Avec ce geste, il préfigure son propre sort. Dès l’instant où il met à mort
son rival, le vengeur est déjà talonné par sa propre mort. La vengeance fait
de chacun le double de l’autre [2].
Rien n’exprime mieux cette identité des rivaux que l’effet de miroir créé par
l’armure. La vengeance d’Achille frappe un adversaire qui porte ses propres
armes : en tuant Hector, Achille tue son propre double. Mais le jeu de
doubles ne s’arrête pas là, car Patrocle se présentait déjà comme un double
d’Achille quand Hector l’a tué. C’est donc toujours la même scène qui se
reproduit. En tuant Hector, son double, Achille ne fait que l’imiter :
Nous avons soutenu pour notre part que le passage de la violence au don
impliquait une inversion de l’orientation temporelle. Si la réciprocité
négative de la vengeance tente d’annuler un événement passé, la réciprocité
positive du don se tourne vers l’avenir qu’elle vise à engendrer. Au lieu de
tuer celui qui a tué, on donne à celui qui va donner [3]. Ainsi, Diomède
donne ses armes à celui qui lui donnera l’hospitalité en Lycie, et Glaucos
donne les siennes à celui qui sera son hôte au cœur de l’Argolide.
Mais il ne faut pas non plus oublier que l’échange entre Diomède et
Glaucos s’inscrit dans le cadre d’une relation de réciprocité positive établie
par leurs aïeux. Il s’agit de renouveler une alliance déjà existante et non de
créer une alliance nouvelle. La tâche est d’autant plus facile qu’aucun
conflit personnel n’oppose les deux guerriers. Aucun des deux n’a offensé
l’autre. Si le hasard les a placés dans des camps adverses, ils ne se
connaissent même pas au moment de se rencontrer. « Qui donc es-tu, noble
héros… ? » Ce sont deux étrangers qui peuvent choisir la confiance ou la
défiance. Ils optent pour la première et posent leurs lances avant même de
les engager au combat.
Ce qui nous manque encore, c’est un cas où le don met fin à un conflit déjà
en cours. Or l’Iliade semble fournir un tel cas au livre VII lorsque Hector
affronte Ajax. Cette fois, les lances volent et un combat acharné s’engage.
Après avoir échoué à tuer l’adversaire avec sa lance, chacun tente de
l’écraser avec une grosse pierre, et après avoir échoué avec la pierre,
chacun veut poursuivre le combat avec l’épée. Mais la nuit tombe comme
un rideau et des hérauts envoyés par Zeus et les hommes séparent les deux
guerriers en déclarant qu’il n’est plus l’heure de se battre. Hector invite
alors son rival à échanger des présents avec lui pour montrer qu’ils sont
amis au moment de se quitter.
Troquons plutôt… Au lieu de fondre sur Ajax l’épée à la main, Hector lui
offre une épée à la poignée ornée d’argent, et Ajax lui offre à son tour une
ceinture resplendissante de pourpre. Ces magnifiques présents consacrent le
passage de la violence à la paix. Il serait sans doute difficile de trouver un
exemple plus éclatant de la réconciliation par le don. Cependant, nos deux
guerriers ne se mettent pas spontanément à échanger des cadeaux plutôt que
des coups. Pour suspendre le combat, il faut non seulement l’arrivée
providentielle de la nuit, mais aussi l’arbitrage des hérauts de Zeus qui
interposent leurs bâtons entre les adversaires [4]. Sans cette double
intervention extérieure, la logique du don n’y aurait rien pu faire.
Lorsqu’il se rend compte de son erreur, Ajax se souvient d’avoir reçu son
épée de Hector : cela confirme, dit-il, le caractère toujours funeste des dons
d’un ennemi [5]. Il enfonce la poignée de l’épée dans le sol et se jette sur sa
pointe. Quand son frère découvre son corps sans vie, il observe que Hector,
même mort, est parvenu à tuer Ajax grâce à son cadeau. Quant à la ceinture
donnée par Ajax à Hector, elle avait servi à Achille pour attacher ce dernier
aux roues de son chariot. Ainsi, les dons mêmes qui devaient réconcilier
Hector et Ajax ont seulement permis un bouclage parfait du cercle de la
vengeance. Chacun participe à la mort de l’autre. Chacun a sa revanche,
mais perd la vie.
En dernière analyse, donc, le destin de Hector et d’Ajax rejoint celui de
Hector et d’Achille. Si Diomède et Glaucos évitent un destin semblable,
c’est qu’ils posent leurs lances et échangent leurs dons avant de combattre.
Après, dans la version de Sophocle tout au moins, il est désormais trop tard.
Une fois que les lances volent, rien ne peut empêcher le conflit d’arriver à
son terme fatal.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
Nous avons utilisé pour notre traduction (et notre adaptation des notes) la
2e édition de l’ouvrage en question, publié sous le titre : Il banditismo in
Sardegna. La vendetta barbaricina come ordinamento giuridico, avec une
introduction de LuigiLombardiSatriani (Milan, Giuffré, 1975,491 p.).
Le texte ici présenté correspond aux pages 111 à 127 de cette édition.
Nous remercions vivement Mme Pigliaru ainsi que l’éditeur d’avoir
autorisé la reproduction de cette traduction dans le présent numéro de la
Revue du MAUSS.
M. P. diBella
* **
I. PRINCIPES GÉNÉRAUX
1. L’offense doit être vengée.
Nul ne peut en outre être tenu pour responsable d’une offense s’il n’était
pas capable d’entendre et de vouloir au moment où il a agi, auquel cas c’est
à ceux qui en sont moralement responsables d’en répondre.
Le groupe, organisé soit sur la base d’un lien naturel soit à la suite de
l’existence de rapports sociaux, doit répondre de l’offense quand celle-ci est
causée sur l’initiative individuelle d’un membre particulier du groupe, si le
groupe lui-même, placé devant les conséquences de l’action offensante,
exprime, de façon et dans des formes non équivoques, sa solidarité active
vis-à-vis du coupable en tant que tel.
8. L’offense s’éteint :
Dans ce cas, le serment doit être prêté selon la formule suivante : « Je jure
de n’avoir rien fait, rien vu, rien conseillé, et de ne connaître personne qui
ait fait, vu ou conseillé. » L’omission de la seconde partie de la formule
peut toutefois être admise par accord préalable.
12. Le dommage patrimonial en tant que tel ne constitue pas une offense ni
une raison suffisante de vengeance.
14. Le dommage patrimonial constitue par conséquent une offense dans les
cas suivants :
1. vol de bétail, quand celui-ci a été commis : par un ennemi; par celui
qui a été le compagnon de bergerie de l’offensé et connaît donc
l’organisation technique de la bergerie; par le titulaire de la bergerie
limitrophe;
ou bien si le vol a été rendu possible par leur complicité ou par leur
silence ( omertà);
7. incendie volontaire;
c) avait agi par exécution d’un mandat reçu, sans autre participation
que de nature technique à la concrétisation du fait, dans les cas
énumérés aux alinéas f, g, h.
N’a pas non plus à répondre de l’offense celui qui, en ce qui concerne le cas
exposé à la lettre i), a agi de bonne foi, induit en erreur par des tiers.
16. Constitue en outre une offense :
6. la délation, dans le cas où elle n’est pas effectuée par la partie lésée,
mais faite dans un but lucratif ou bien par dépit. L’offense est aggravée
quand la délation est rapportée de façon confidentielle auprès des
autorités policières plutôt qu’auprès des autorités judiciaires;
7. le faux témoignage fait par une personne non légitimée par la qualité
de partie lésée. Le faux témoignage n’offense pas quand il est fait par
celui qui exerce la profession de faux témoin ou bien par celui qui
déclare le faux en faveur de l’accusé indépendamment de la culpabilité
ou non de ce dernier;
9. l’offense du sang.
19. Toutes les actions considérées comme offensantes sont des moyens
normaux de vengeance à condition qu’elles soient menées de façon à rendre
loyalement manifeste leur nature spécifique.
22. La vengeance doit être exercée dans des limites raisonnables de temps,
à l’exception de l’offense de sang qui ne tombe jamais en prescription [6].
La vengeance de sang constitue une offense grave même quand elle a été
consommée dans le but de venger une précédente offense de sang.
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
Le vol de bétail peut être considéré comme un fait offensant dans le cas où
il est accompli pour causer un dommage à autrui et pas simplement pour
s’enrichir. Préalablement à la mise en marche du mécanisme de la
vengeance, la victime doit s’assurer de l’intention offensante du voleur. Elle
obtient souvent cette assurance quand, essayant de récupérer son troupeau
( chirca de sa robba), elle se rend compte que le prix demandé pour le
rachat est exagéré et tend à le torrare a nudda (faire retourner à néant).
[6]
Pourtant, qu’on l’en félicite [Taylor, 1998] ou qu’on le lui reproche [Popper,
1976], il est aussi d’usage de créditer Hegel d’une rupture avec l’atomisme
constructiviste de la philosophie politique et morale des Modernes.
N’est-ce pas à ce niveau plus concret, celui d’une pensée du sujet comme
individu pratique, que l’on pourrait repérer une percée intersubjectiviste ?
Non, car, à vrai dire, cette rupture se révèle trop ambiguë. D’un côté, Hegel
recourt nettement au vocabulaire des mœurs et des institutions communes
toujours déjà là à l’intérieur desquelles l’individu se forme et s’épanouit, et
ce faisant, déplace effectivement les coordonnées d’une pensée focalisée sur
le sujet pensant et voulant individuel; de l’autre côté, cette opération semble
souvent encadrée chez lui par la reconduction exacerbée de la sémantique
subjectiviste, et ce n’est pas entièrement à tort que l’on fait parfois de sa
conception de l’histoire et de la vie collective le prototype de la sociologie
métaphysique qui transforme « la société » en un grand tout autonome doué
d’une vie propre susceptible de se penser sur le modèle de celle d’une
grosse subjectivité (l’« esprit du peuple »… ). En même temps, la moindre
des charités interprétatives nous incite à croire qu’il n’y a pas qu’à nous que
l’alternative entre individualisme et communautarisme (ou, en termes
épistémologiques, entre atomisme et holisme) apparaît comme absurde et
totalement inféconde.
Elle incite aussi à supposer que notre préférence pour la voie moins étroite
d’une pensée des interactions socialisantes – capable de fonder une
philosophie sociale qui cherche à la fois à penser le présent en interprétant
ce que font les sciences sociales et à préserver la dimension normative de la
réflexion – a pu être anticipée par les auteurs du passé [2]. Il se pourrait
ainsi que la volonté de sortir des fausses alternatives serve de fil conducteur
utile pour relire Hegel de façon moins conventionnelle. En tout cas, ces
dernières décennies, il se trouve que les pensées sociales de
l’intersubjectivité réciproque, aujourd’hui notamment incarnées par les
théories de la reconnaissance, ont notablement contribué, en même temps
qu’elles revendiquaient l’héritage de la philosophie sociale ainsi comprise,
à renouveler notre vision de Hegel. En mobilisant avec insistance la
référence hégélienne, elles ont décisivement aiguisé la perception que nous
pouvons avoir de la manière dont l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit
a orchestré la thématique intersubjectiviste et de son degré de radicalité.
Mais en la mobilisant de façon chaque fois originale, les penseurs de la
reconnaissance ont également manifesté la diversité de leurs propres
positions : ce qui est mis en valeur dans le système hégélien et la façon dont
cela est mis en valeur révèlent quelles accentuations, largement dépendantes
du contexte historique, se développent dans chaque version de la
problématique de la reconnaissance. La référence à Hegel témoigne ainsi,
comme il fallait s’y attendre, du fait que les philosophies sociales et
politiques de la reconnaissance ne forment plus désormais un ensemble
parfaitement homogène.
HABERMAS : L’ÉLARGISSEMENT DU
MATÉRIALISME HISTORIQUE
Dans les années soixante, l’interprétation habermassienne de Hegel s’inscrit
en gros dans la tradition marxiste qui a l’habitude de faire de celui-ci à la
fois un précurseur et un obstacle. Certes, c’est avec le Hegel de la
Phénoménologiede l’esprit que commence, d’une certaine façon, la
modernité philosophique : l’auto-réflexion du sujet renvoie désormais à des
expériences subjectives et sociales complexes, c’est-à-dire à des processus
d’apprentissage historiques, et non à la solitude d’une pensée désengagée.
Quoi qu’il en soit, le fait que Honneth relativise désormais ouvertement son
ancienne focalisation sur les textes d’avant la Phénoménologie constitue
une ouverture importante dont les enjeux dépassent la seule histoire de la
philosophie. Le thème de la reconnaissance semble maintenant permettre
une interprétation d’ensemble, ni hiérarchisante ni mutilante, de la pensée
hégélienne du monde social; mais le risque est que cette évolution contribue
aussi à émousser une conception agonistique du social par laquelle Honneth
marquait justement sa différence avec Habermas.
PROLONGEMENTS FRANÇAIS
CONTEMPORAINS : LE RENOUVEAU DE LA
CRITIQUE
C’est de ce point de vue que l’on peut parler d’une singularité française
dans la réception de la thématique de la reconnaissance en philosophie
politique. Pour les penseurs nord-américains comme Taylor [ 1992] ou
Fraser [ 1997] qui la discutent, il est évident que la notion de
reconnaissance consonne avec le fait politique de l’existence de sociétés
multiculturelles dans lesquelles les différences ne peuvent plus être
négligées par le droit ou les pratiques sociales, et dans lesquelles donc les
minorités de toutes sortes ne peuvent plus être seulement sommées de se
ranger à la loi de la majorité. Ainsi, alors que dans la Lutte pour la
reconnaissance, Honneth cherchait à maintenir une sorte de neutralité
sociologique prudente quant aux types de lutte capables de répondre à ses
modèles théoriques (ils semblaient pouvoir englober aussi bien les
classiques conflits de classe que les mouvements sociaux anciens comme le
féminisme, mais aussi les divers mouvements plus contemporains
d’affirmation/émancipation initiés par les minorités), les auteurs américains
y trouvent plutôt un vocabulaire adéquat pour penser le défi de la perte
d’homogénéité culturelle de leurs sociétés – plus exactement de la
disparition des facteurs qui permettaient à cette homogénéité de passer pour
la norme et d’être imposée institutionnellement. L’introduction dans le
débat de la notion de « lutte pour la reconnaissance » signifie alors que l’on
défend une compréhension des conséquences de ce phénomène qui 1)
conserve un noyau universaliste (l’affirmation souveraine des différences
n’est pas une fin en soi, leur horizon consiste bien à s’intégrer à une
communauté), mais qui 2) n’est pas non plus libérale : les différences ne se
conçoivent pas comme des particularités sociologiques contingentes qui,
comme telles, n’auraient pas à pénétrer dans le champ du politique (Rawls),
mais au contraire comme des objets et des sujets désormais centraux de
pratiques, d’engagements et de décisions politiques (sous la forme de
mesures de protection, de revendications, etc.). Ce contexte explique
d’ailleurs en partie les différends théoriques auxquels la notion de
reconnaissance a donné lieu. Ainsi, c’est en grande partie parce qu’elle voit
en elle une sorte de légitimation philosophique précipitée, voire dangereuse,
d’une tendance actuellement caractéristique des États-Unis – la perte de
crédibilité et d’efficacité de l’action de l’État social
organisateur/redistributeur au profit de politiques identitaires jouant
essentiellement sur le registre de la culture et des représentations – que N.
Fraser [ 2003] s’est opposée à la conception honnéthienne.
On trouve ainsi chez E. Renault une tentative, qui n’est pas dans le ton du
livre de Honneth, d’élever l’obligation de reconnaissance jusqu’au niveau
de la norme générale fondatrice de la philosophie pratique. Or cette
stratégie se laisse aisément corroborer par des arguments venus de Hegel.
Renault lit ainsi dans les pages assez cryptiques qui terminent le chapitreVI
de la Phénoménologie de l’esprit comme une façon de radicaliser, dans le
sens d’une clarification, la thématique de la reconnaissance orchestrée,
aussi bien dans les textes d’Iéna que dans le chapitreIV du même ouvrage,
d’une façon encore partielle : Hegel y ferait de la reconnaissance réciproque
l’expérience morale la plus élevée, appelée à dépasser les apories d’une
conscience morale imparfaite [ cf. Renault, 2001, p. 186]. Le désir de
reconnaissance pourrait en ce sens être compris comme l’origine même des
exigences morales – une thèse radicale dont, encore une fois, la position
honnéthienne n’a pas besoin. Agir moralement, ce serait agir d’une façon
qui préserve et élargisse les conditions d’une reconnaissance réciproque
entre sujets – d’une reconnaissance capable de viser l’identité particulière
des individus autant que le genre universel dont ils relèvent. Interprétée
d’une façon radicalement intersubjectiviste, la morale constitue encore une
manifestation en moi d’une socialité structurée autour du déni et de
l’expression de la reconnaissance.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
Même trente ans après le texte sur Hegel et une longue période de sous-
exploitation de ce qui s’en dégageait, Habermas se montre si peu étranger
au thème de la lutte pour la reconnaissance que c’est spontanément à partir
de lui qu’il tente d’interpréter la problématique multiculturaliste actuelle et
sa contribution à la théorie démocratique [ cf. Habermas, 1998].
[4]
[5]
[6]
En un mot, alors que l’essentiel des conflits politiques et sociaux avait porté
depuis au moins deux siècles sur la question de la propriété et des revenus,
mettant au premier plan l’aspiration à une répartition plus égale des
richesses, dans le cadre de demandes de justice distributive, ils se
structurent et se formulent désormais aussi dans le langage du droit à une
égale reconnaissance [2].
La notion de reconnaissance semble ainsi traverser aussi bien les demandes
formulées au sein de l’espace public que celles qui relèvent de la sphère
privée. Il n’est pas certain que cet ensemble d’exigences – qui peut
s’exprimer aussi bien dans le langage du droit que dans celui de la morale,
voire dans le registre de la psychologie – possède toujours des objectifs
clairs.
Une définition liminaire
Tentons d’esquisser une définition liminaire du concept. En prenant pour
référence le dernier livre de P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance [
2004], on peut schématiquement délimiter au moins deux grandes
significations de cette notion. La première est de nature cognitive, la
seconde – dans ses différentes variantes – est de nature pratique, mais
toutes deux possèdent en commun une propriété transversale qui leur
permet d’être désignées par le même terme. Au plan cognitif, par
reconnaissance on peut entendre une compétence d’identification qui, sous
la forme d’un jugement, comme chez le Descartes de la 4e Méditation,
identifie comme étant désormais vrai ce dont on avait préalablement douté.
Ainsi, pour Descartes, reconnaître, c’est vraiment connaître ce que l’on
connaît, mais dont on doutait qu’il fût vraiment connu. Cependant, cette
reconnaissance peut aussi se rencontrer dans le cadre de la production d’un
concept comme chez Kant, dans l’analytique transcendantale de la Critique
de la raison pure (« déduction transcendantale des concepts purs de
l’entendement ») où la troisième synthèse, la synthèse de récognition dans
le concept, consiste, pour la conscience, à identifier sa propre unité
objectivée dans la production de l’unité d’un concept par synthèse du divers
des représentations. Dans les deux cas (Descartes et Kant), la « compétence
d’identification » du point de vue du jugement ou de la synthèse de
récognition possède le statut d’une confirmation : ce que l’on connaît ou
dont on anticipe la nature sur un mode non assuré, se trouve confirmé par
une opération de subsomption par laquelle on place la chose à connaître
sous la juridiction d’un concept : concept du vrai, ou concept de l’unité de
la conscience.
Pour aller à l’essentiel et éviter une longue discussion préliminaire sur les
variantes de cette catégorie, on évoquera, à titre d’exemple, l’analyse qu’en
fournit Rawls dans la troisième partie de Théorie de la justice. En référence
à la théorie de « l’accomplissement de soi » développée par Aristote dans
l’Éthique à Nicomaque, Rawls décrit ce qu’il appelle la mise en œuvre par
les hommes d’un « principe aristotélicien ». On peut définir ce principe de
la façon suivante : « Toutes choses égales par ailleurs, les êtres humains
aiment exercer leurs talents (qu’ils soient acquis ou innés) et plus ces talents
se développent, plus ils sont complexes, plus grande est la satisfaction
qu’ils procurent. L’idée intuitive ici est que les êtres humains prennent
d’autant plus de plaisir à une activité qu’ils y deviennent plus compétents
et, entre deux activités qu’ils exercent également bien, ils préfèrent celle qui
fait appel à une plus vaste gamme de talents plus complexes et plus
subtils » [Rawls, 1986, § 65]. Ce principe aristotélicien se caractérise non
seulement par son versant individuel, mais aussi par son versant social que
Rawls définit de la façon suivante : « En voyant chez les autres l’exercice
de compétences de haut niveau, nous y prenons du plaisir et le désir
s’éveille en nous de faire des choses semblables nous-mêmes. Nous voulons
ressembler à ces individus qui ont développé des compétences que nous
trouvons latentes dans notre nature » [ ibid.]. Le versant social de ce
développement rationnel des compétences entraîne une interaction sociale
qui mêle deux aspects indissociables : l’admiration et l’émulation,
l’approbation et le désir d’imitation. Du moins n’est-ce là que le premier
moment de cette interaction, car le résultat de cette admiration et de cette
émulation est que celui qui en est la cause est conduit à prendre sur lui-
même le point de vue des autres, comme l’avait déjà montré G. H. Mead [
1963]. Il se perçoit donc lui-même à travers la perception des autres et le
détour par cette approbation a pour conséquence qu’il s’approuve lui-même
à travers elle. Celle-ci se confond alors avec l’estime de soi qu’exprime la
valeur positive que l’agent attribue à ses capacités en conséquence de cette
interaction sociale réussie. On peut dire que cette estime s’identifie au sens
que l’agent possède de sa propre valeur à partir de ses compétences et de
leur développement et qu’elle engendre une certaine confiance en soi.
Pour que la domination soit reconnue comme telle, il faut que l’interférence
potentielle du dominant soit comprise comme arbitraire et elle l’est si, et
seulement si, il est possible au dominant de choisir d’interférer ou non selon
son bon vouloir sans prendre en compte les préférences de ceux qui en sont
affectés, c’est-à-dire sans se préoccuper de l’importance, pour eux, de leurs
propres choix. Cela peut être illustré, entre autres, par le statut du rapport
salarial, dans lequel, selon Pettit, la rationalité économique peut conduire
l’employeur à ne pas interférer actuellement de façon coercitive dans la
sphère de liberté du salarié, mais où sa volonté peut empiéter sur les
opportunités d’action et les préférences de ce dernier par la maîtrise exercée
sur ses ressources, la rupture possible du contrat de travail, ou l’intervention
sur les conditions de travail. Ce qui a d’autant plus de chances de se
produire qu’il peut exiger une protection de la liberté négative par laquelle
il exerce précisément une maîtrise sur ses propres ressources sans que l’État
puisse intervenir sinon comme garant de l’exécution du contrat de travail
entre deux volontés « libres » [ ibid.]. Ce type de domination peut se
rencontrer sous d’autres formes : dans les questions du genre, dans les
relations entre culture dominante et culture dominée ou dans la manière de
porter atteinte à l’environnement.
Mais la non-domination est aussi un bien qui doit être considéré pour lui-
même et reconnu comme possédant une valeur per se à partir du moment où
la non-domination réduit toute stratégie de subordination, où elle définit
l’individu comme capable de jouir de sa propre estime, d’être pris en
compte dans ses propres choix et ne pouvant être écarté sans raison. Il s’agit
là, soutient Pettit, d’un « désir humain profond et universel » [ ibid.] : récu-
pérer ses propres capacités de choix sans que des interférences arbitraires
les réduisent, revient à éviter les comportements de déférence envers les
agents dominants et cela revient à « vivre avec honneur » [Pettit, 1997], ce
qui, selon Pettit, doit nécessairement commencer dans la sphère politique
afin de pouvoir être obtenu aussi dans la sphère sociale et dans la sphère
privée.
Il existe sans doute ici encore des discussions pour déterminer les
conditions de cette reconnaissance réciproque singulière : doit-on
considérer qu’elle n’est possible que dans la mesure où elle se détache sur
fond du service réciproque que se rendent les individus, de telle sorte
qu’elle n’apparaisse que comme le prolongement de rapports utilitaires ?
Ou faut-il considérer qu’elle en est complètement indépendante et que seul
le pur rapport interindividuel d’identité est en jeu ?
Mais cela ne reflète aucun processus social et, selon certains auteurs, ne
peut en refléter aucun car ce n’est pas ainsi que les agents procèdent en
réalité. Lorsque ils jugent de la validité d’un mode de vie et des capacités
qui vont avec, ils ne le font pas indépendamment de ceux qui les mettent en
œuvre. Ces capacités sont valorisées à travers les hommes qui les portent,
mais elles ne le sont que dans la mesure où on prend appui sur des formes
de jugement collectif qui prédéterminent leur valeur et la valeur de ceux qui
en sont les porteurs.
Pour Ch. Taylor [ 1998] par exemple, cette reconnaissance de valeur doit
présupposer l’existence d’une même conception socialement partagée du
bien (ou de plusieurs conceptions en concurrence) qui définisse les
conditions de reconnaissance de l’importance des capacités en question et
de ceux qui les possèdent. Dans cette perspective, ce choix collectif de
valeurs ne peut être expliqué que par un contexte culturel chaque fois
particulier et historiquement variable à l’intérieur duquel prennent place les
différentes formes de reconnaissance. Cela ne signifie nullement que
l’éthique se trouve rejetée mais, plus fondamentalement, qu’elle est relative
aux contextes culturels et se définit par rapport à eux, et que la
reconnaissance exprime ce sentiment d’appartenance et cette pratique de
l’intégration sociale. Ce type de conceptualisation s’appuie sur la référence
à la notion de « cadre moral », compris comme un ensemble d’intuitions
fondamentales souvent implicites et informulées dans une culture donnée
qui permettent aux agents de pratiquer des distinctions qualitatives par
lesquelles ils définissent les choses et les actions à rechercher ainsi que
celles qu’il faut éviter, de différencier et de hiérarchiser les différentes
formes de biens (biens supérieurs et biens inférieurs), et de définir les types
d’obligation ou d’attraction qui leur correspondent. Ces différents cadres
moraux définissent les horizons à l’intérieur desquels les projets de vie des
différents agents prennent un sens en recherchant le bien que ces cadres
moraux déterminent, ce qui leur confère une identité par rapport à ces biens
et par rapport à ceux qui en partagent la recherche. Ainsi, quoi qu’on
prétende faire, il est impossible de faire abstraction de tels cadres moraux et
de définir selon ses propres préférences individuelles une morale ou une
contre-morale : même les critiques de la morale se réfèrent à des cadres
moraux – souvent d’ailleurs insoupçonnés.
Troisième condition. – Pour que le mépris existe, il faut que les agents en
question ne possèdent pas de communauté réelle ou idéelle de référence
dont la reconnaissance positive vienne compenser intégralement la
première, ou bien que la reconnaissance qu’elle leur fournit ne soit pas
assez intense (dans le cas d’une communauté idéelle, ils ne parviennent pas
à se l’imaginer assez fortement) pour contrebalancer efficacement la
première. Pour être précis, cette condition stipule simplement que la
résistance n’est pas assez forte pour assurer l’invulnérabilité.
Sans aller plus loin dans cette voie [3], on dira que si ces trois conditions
sont réunies, ou bien l’une ou l’autre d’entre elles, le processus de
dépréciation produira alors ses effets que l’on peut décrire sous la forme
d’un conflit des représentations de soi dont l’identité de l’agent sera le
résultat selon que l’une ou l’autre de ces deux représentations l’emportera.
Or le propre d’un tel conflit est que, dans ce premier temps, il est
producteur de doute : les individus ne savent pas laquelle de ces deux
représentations décrit exactement ce qu’ils sont et ils oscillent entre les
deux. Ils ne savent pas encore si leur identité est acceptable ou non, s’ils
sont intégrés ou exclus. Mais ils peuvent subsister longtemps dans cette
situation car, s’il y a conflit, c’est que les deux représentations sont
dynamiques et tendent chacune à s’imposer alors même qu’elles ne peuvent
le faire en même temps et sous le même rapport. Plus encore, cette situation
de doute est d’autant moins supportable qu’elle est paralysante : s’ils ne
sont pas sûrs de la valeur de leurs capacités et de leurs compétences et que –
comme on l’a vu – les projets qu’ils formulent dépendent de celles-ci, ils se
trouvent dans l’impossibilité de les poursuivre et la confiance qu’ils avaient
en eux-mêmes se trouve ajournée. Ils ont en même temps tendance à agir et
à ne pas agir.
On voit que la blessure morale se définit comme une sorte de violence par
le fait qu’elle introduit d’abord en eux la contradiction : comme le dirait
Spinoza, elle introduit en eux une sorte de « poison » qui décompose leur
rapport à eux-mêmes. Et on pourrait ajouter que ce qu’elle a
d’insupportable, c’est qu’elle n’existe que parce que celui qui la subit se
trouve dans la situation où il coopère à sa propre dépréciation. C’est ce qui
fait écrire à Sartre à propos des phénomènes de résistance au mépris social
de type colonial que « nous ne devenons ce que nous sommes que par la
négation intime et radicale de ce qu’on a fait de nous » [Sartre, 1954].
La première est que l’une des lignes de force qui structure nombre des
débats essentiels dans les deux champs est celle qui oppose les théories
inspirées par ce qu’on appelle communément la « théorie du choix
rationnel » ( rational action theory, RAT) ou le « modèle économique » de
l’action (Van Parijs), et un ensemble plus ou moins flou de théories qui s’en
détachent ou les contredisent et qui reste encore en manque d’appellation,
de clarification et de cohérence paradigmatiques.
– La même chose est vraie de toutes les théories du « capital social » qui, de
J. Coleman à R. Putnam, établissent que le principal facteur à la fois de la
croissance économique et de la démocratie est l’instauration de relations de
confiance généralisées entre les membres d’une même communauté
politique.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
Comment ne pas voir que le souci d’une société évoluée d’assurer à chacun
de ses membres une reconnaissance de leurs droits s’est mué en fait
accompli de l’inclusion du sujet dans un réseau qui peut se définir de son
propre aveu, à l’instar du Samu social international, comme « un asile
immatériel – un asile “hors les murs”» (Charte), asile confondu ici avec
l’organisme tutélaire lui-même, tel un filet sans extériorité (en grande partie
financé par le mécénat de grandes entreprises, en forme de geste réparateur
d’un ordre libéral définitif du monde)? Xavier Emmanuelli [ 2002, p. 144]
s’en explique ainsi : « Nous possédons une carte des déplacements pour
chaque “pensionnaire”. De cette façon, malgré le changement des équipes,
la trace du malade peut être retrouvée, le lien est conservé. Ce système fait
du Samu social un asile sans murs qui procède chaque jour à une sorte de
“tournée des clients”. » Le respect par le Samu social du refus
d’hébergement se solde par un pistage de la population sans abri, qui se
trouve– de fait et sans avoir rien demandé – évoluer à l’ombre d’un « asile
immatériel » auquel il lui est impossible d’échapper. « Ces personnes
insaisissables, furtives, clandestines, qui survivent dans les failles et les
recoins de la cité, il faut aller les chercher pour essayer un tant soit peu de
les arracher du danger » [ ibid., p. 257]. Cette dématérialisation de l’asile
opère la synthèse de l’ancienne entreprise asilaire et de la célébration
moderne de la liberté individuelle, en inventant le concept d’un
enfermement qui se suffit désormais d’être mental, grâce à la cartographie
ubiquitaire de l’exclusion qu’établit l’Observatoire – quitte à ce que des
psychotiques errent dans la rue faute d’une structure matériellement
appropriée.
Il est clair que l’intention officielle du dispositif de veille sociale – qui est
de pouvoir proposer des hébergements aux sans-abri – est le cache-misère
d’une autre raison sociale : le 115 est un lieu de transfert de la demande où
celle-ci peut être épongée par des permanenciers censés faire preuve
« d’écoute », ensuite de quoi elle sera traitée de façon statistique afin de
rendre son chiffre ultime. L’obligation quelque peu cynique pour
l’« usager » d’en passer par le sacerdoce du 115 engendre un détournement
de la fonction téléphonique en fonction occupationnelle, où la voix du
permanencier injoignable finit par occuper la place de l’objet du désir, faute
d’un hébergement improbable. Cela aussi, sans doute, s’appelle « créer du
lien »…
L’URGENCE TOUJOURS PLUS
ORDINAIRE….
La prestation se caractérise alors par son caractère doublement méritoire et
filtrant 1) eu égard à l’échelle des urgences, 2) eu égard à la persévérance
requise. Il est vrai que les familles, souvent primo-arrivantes, reçoivent un
hébergement d’urgence efficace et à peu près inconditionnel, notamment
grâce au réseau hôtelier, prestations au coût très élevé, mais grâce
auxquelles le Samu social peut se prévaloir d’avoir toujours une réponse [4]
dans une situation d’urgence éminente où sont impliqués des enfants – tout
en déplorant l’engorgement qui en résulte. L’hébergement hôtelier maintient
néanmoins les familles dans une précarité évidente. Il est vrai aussi que les
lits infirmiers offrent aux sans-abri les plus mal en point des soins médicaux
de première nécessité. C’est pourtant le contrôle social qui se trouve en être
la contrepartie, cherchant à essuyer une visibilité par trop scandaleuse en
jetant dessus les feux aveuglants de la médiatisation [5] par laquelle le
particulier est amené à apaiser sa conscience « citoyenne » en se référant au
115. Car le 115 crée une demande sociale qui, loin de se résorber, va en
s’amplifiant et qui, plus elle s’amplifie, plus elle sature les lignes
téléphoniques et plus elle expose par là même son public à un refus
d’hébergement, contredisant par là sa raison d’être – logique du cercle
vicieux. Et cela principalement parce que le 115 proclame une disponibilité
à la hauteur de laquelle il ne saurait parvenir et qui fonctionne en forme
d’appel d’offre, creusant le fossé entre une certaine capacité (en nombre de
permanenciers, de lits, etc.) et une demande exponentielle.
Elle réapparaît sous les auspices d’une protestation de l’homme qui se voit
dénier cet autre droit, fondamental, qu’est la reconnaissance de sa
singularité, le stigmate de la souffrance, et qui peut aller jusqu’à la mort
volontaire de ceux qui, grands seigneurs, dédaignent au plus fort de l’hiver
nos propositions d’hébergement. Les conduites compulsives de mise en
échec des projets d’insertion en sont un épiphénomène.
Cela va de pair avec une victimisation du sujet humain qui, objet d’un
préjudice, devient l’objet d’un soin autour duquel peut se « constituer la
communauté symbolique de ceux qui trouvent une satisfaction narcissique à
partager la compassion » [Zizek, 1995, p. 240], et dont l’enjeu serait de
laisser les membres de la communauté prendre part à une jouissance
inavouable mais garantie par la loi symbolique. La « véritable
compassion », qui selon Xavier Emmanuelli relève de la grâce [13], est
d’ailleurs l’enjeu fondamental du dispositif, et si elle est assortie d’une prise
en filature des individus, c’est pour la bonne cause, à savoir la lutte contre
l’égoïsme moderne. C’est ainsi qu’on invoquera l’injustice dont souffrent
les victimes pour soutenir d’une publicité bruyante la jouissance du secours
apporté.
« Fédérés au sein du Samu social international, les Samu sociaux sont des
dispositifs de sauvetage qui, dans les grandes villes du monde, ont pour
objet d’intervenir en urgence auprès des personnes en danger, trop faibles
ou trop désocialisées pour exprimer d’elles-mêmes leurs besoins, afin de
leur offrir aide-réconfort-assistance » (charte du Samu social international).
C’est que les hébergés entendent se faire reconnaître autrement que suivant
le consensus de besoins à pourvoir auquel ils sont réduits : ne sont-ils pas,
avant tout, des êtres de désir ? Seraient-ils à ce point déchus qu’ils doivent
aussi renoncer à leurs habitudes, à leurs préférences, à des lieux qui leur
sont plus familiers que d’autres ? Les petites revendications ne sont-elles
pas la seule manière dont ils puissent exprimer leur demande de
reconnaissance, quitte à exaspérer chacun, suivant sa position respective,
dans sa conception figée de ce à quoi il est convenu « d’avoir droit »? Et
l’on verra à leur tour les différents intervenants sociaux surenchérir avec
leurs propres revendications – pas moins dérisoires souvent– auprès de leur
administration, captés eux-mêmes par le malaise de cette demande de
reconnaissance qui s’est perdue en cours de route. On n’est souvent pas loin
de leur faire valoir l’aubaine d’avoir un travail en regard de ceux qui n’en
ont pas !
Mais il est inévitable que l’aide sociale se solde au final par un retour
négatif sur la subjectivité des intervenants sociaux, si l’objet de la rencontre
se limite à pourvoir unilatéralement aux besoins d’une population
déficitaire. D’où une chaîne de revendications subjectives, prises comme
des mouches dans l’enchevêtrement institutionnel, qui viennent se
substituer au rapport de reconnaissance que réclame toute demande. Elle
relie finalement bénéficiaires et intervenants autour d’un même malaise
qu’ils n’ont peut-être pas conscience de partager, faute d’apercevoir que les
uns et les autres font tout de même partie du même monde. La notion
d’exclusion crée une catégorisation qui disjoint les préoccupations vitales
de chacun, comme si le souci de trouver du travail, le souci de garder celui
qu’on a, ou encore le souci de le supporter ne formaient pas une chaîne
quasiment continue d’un bout à l’autre de l’échiquier social, une inclusion
exorbitante qui a force de nécessité. L’exclusion, brandie partout telle une
épée de Damoclès, pousse aux petites chicaneries – réduit que vous êtes à
fantasmer le Château de ceux qui en sont tandis que vous n’en êtes pas.
La notion d’intégration souligne a minima un processus par lequel un sujet
extérieur à un corps social trouve ou déploie des modes d’assimilation à un
monde commun, s’approprie ou rejette des habitus sociaux, avec la tension
vivante d’une marge qui permet tous les paliers. L’inclusion sociale, elle,
substitue à la dialectique de l’intégration l’opposition dehors/dedans où le
système entend résorber tout ce qui n’entre pas dans son champ de
compétence en créant indéfiniment les nouvelles procédures convenant à
cette résorption. Or c’est ce schéma binaire qui dicte la politique du Samu
social – et semble aller de soi [15]. Ce que l’individu y gagne en liberté et
en égalité formelles, il le perd en consistance subjective, réduit à être un
point dans un système où il n’y a plus rien à subvertir. On peut donc à bon
droit parler d’un « totalitarisme » du système social, mais d’un genre
nouveau : « [… ] non pas comme une menace qui pèserait sur lui, à son
encontre ou à son insu, mais comme son mode propre et immanent
d’opération » [Freitag, 2002, p. 178].
La notion d’exclusion, qui était passée inaperçue dans les années soixante,
s’est banalisée avec le livre de RenéLenoir paru en 1974. Notion
consensuelle s’il en est, elle fait retour dans les années quatre-vingt-dix
après avoir été concurrencée par les notions de précarité, de « nouvelle
pauvreté », etc. Même si les études tentent de plus en plus de rendre compte
des fluctuations et de l’hétérogénéité des parcours individuels, on n’en
continue pas moins d’occulter la position identificatoire du sujet qui, elle,
détermine largement ses choix de vie. Certes, ce n’est pas à une politique de
lutte contre l’exclusion de s’occuper de cette part maudite; mais lorsqu’on
affirme aller à la rencontre des « blessés de la vie », de ces personnes « trop
déprimées, trop désocialisées, trop perdues [… ] qui ont souvent perdu toute
notion du danger [… ] et toute confiance dans les systèmes [16] », on ne
pratique rien de moins qu’un psychologisme rudimentaire qui postule des
attitudes et des sentiments chez celui qu’il ne comprend pas. Dès lors,
pourquoi ne pas faire de ce jouet des événements le jouet du système ?
Marginaux, pauvres, exclus, précaires, les désignations valsent au gré des
modes pour rassembler sous un même vocable cette population fuyante
dont le seul point commun est de mettre les politiques au défi de déterminer
une prise en charge idéalement adaptée à tous. Ce qui ne saurait être.
L’HUMANITARISATION DU MONDE
Or la catégorie antonyme d’inclusion fait peu à peu son apparition au
niveau des débats européens ou mondiaux. Au Conseil européen de
Lisbonne de mars 2000, l’Union européenne définissait son projet comme
suit :
Il n’est pas dit que sur le lieu du manque, les dispositifs qui se prévalent de
leur efficience réussissent à obturer ce vide auquel s’ordonne toute création
de symbole chez l’homme, et qui seule introduit les remaniements qui
fondent les révolutions de pensée. Il n’est pas dit que la contestation
sociale, au monde capitaliste adressée, n’ait pas d’abord à exhumer, de son
propre texte, celui de l’Autre qui façonne jusqu’aux tournures de sa
demande. C’est le même texte que nous retrouvons dans le western dream
post-colonial de ceux qui se pressent à nos portes et errent dans la noire
détresse des bas-fonds des grandes villes, sans-abri ou prostituées, mais que
l’Europe prévoit d’accueillir pour pallier sa dénatalité et la pénurie de
salariés non qualifiés, en raison de l’élévation du niveau de formation et
d’exigence des Européens natifs. Car ce que le capitalisme, une fois sa
main-d’œuvre urbaine exténuée, recrutait hier dans les campagnes [Marx,
1875, p. 263], il le recrute aujourd’hui dans les pays en développement.
C’est aussi cela que signifie la politique d’inclusion, qui ne rencontre ici de
limites naturelles que celles de la planète elle-même.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
« Charte des droits et libertés de la personne accueillie », mise en annexe de
l’arrêté du 8 septembre 2003, Journal officiel du 9 octobre 2003.
[8]
[9]
[10]
[11]
[12]
[13]
Emmanuelli [ 2002, p. 18]: « C’est une attitude intime, immédiate, aux
ressorts très profonds, voire inconscients. Comme la grâce, touchant par
définition l’intériorité, elle est tout sauf collective. On l’a –
individuellement – ou on ne l’a pas, ce souci de l’autre. »
[14]
[15]
[16]
[17]
[18]
[19]
[20]
Nous ne prônons pas pour autant la psychiatrisation du public SDF, comme
le font Xavier Emmanuelli ou Patrick Declerck, qui constitue également un
arsenal catégoriel qui enferme le sujet dans une précompréhension de son
cas et des solutions à y apporter.
[21]
Si cette supposition est correcte – ce qui, selon moi, est attesté en particulier
par ce que nous apprennent les études de Tzvetan Todorov, de Michael
Ignatieff, d’Avishai Margalit –, il est possible de poursuivre la réflexion de
la façon suivante : nous nous orientons dans le choix des principes
fondamentaux en fonction desquels nous voulons orienter notre éthique
politique non pas sur la simple base d’intérêts empiriquement donnés, mais
uniquement sur la base du contenu des attentes relativement stabilisées, que
nous pouvons comprendre comme le précipité subjectif des impératifs de
l’intégration sociale. Il n’est pas entièrement erroné de parler ici d’« intérêts
quasi transcendantaux » de l’espèce humaine. Et il serait même peut-être
justifié d’introduire à ce niveau la notion d’« intérêt à l’émancipation » –
celui qui viserait la destruction des asymétries et des exclusions sociales [3].
Mais ce qui m’est apparu depuis la Lutte pour la reconnaissance, c’est que
le contenu de ces attentes portant sur la reconnaissance sociale pouvait
changer avec les transformations structurelles que connaissent les sociétés.
C’est dans leur forme que ces attentes indiquent des invariants
anthropologiques, mais la direction et l’orientation qu’elles prennent
dépendent du type d’intégration sociale propre à une société. Il me faudrait
être plus long si je voulais défendre comme il convient la thèse selon
laquelle le changement structurel dans une société déterminée ne peut
s’expliquer que par l’impulsion donnée par telle ou telle lutte pour la
reconnaissance. En gros, mon idée est que, en ce qui concerne l’évolution
sociale, nous ne devrions parler d’un progrès moral – en tant que l’exigence
de reconnaissance sociale est toujours porteuse d’une prétention à la
validité qui va plus loin que ce qui existe dans les faits – que lorsque ce
progrès s’appuie sur la mobilisation de raisons et d’arguments qui sont
difficilement récusables et apporte donc, sur le long terme, une amélioration
qualitative de l’intégration sociale.
Comme je n’ai ici besoin que d’indiquer les premiers éléments de cette
thématique, seule m’est nécessaire l’affirmation selon laquelle l’intérêt
fondamental à la reconnaissance sociale est toujours formé, quant à son
contenu, par les principes normatifs qui, à l’intérieur d’une formation
sociale, établissent les structures élémentaires de la reconnaissance
réciproque. J’en tire la conclusion que nous devrions orienter aujourd’hui
une éthique politique ou une morale sociale en fonction des trois principes
de la reconnaissance qui indiquent, dans nos sociétés, quelles attentes
légitimes peuvent constituer l’exigence de reconnaissance de soi de la part
des autres membres de la société. Il s’agit selon moi des trois principes
institutionnalisés de l’amour, de l’égalité et du mérite qui, pris ensemble,
déterminent ce qu’aujourd’hui, nous devons comprendre sous le terme de
justice sociale [4].
Notes
[1]
Dans le vocabulaire de G. H. Mead, l’« autrui généralisé » désigne l’image
typique ou moyenne de l’alter ego qui, acquise sur la base de l’expérience
sociale concrète, est intériorisée par le sujet en tant que pôle de référence
constante de son action et de son rapport à soi ( cf. Mead, L’esprit, le soi, la
société, Paris, PUF, 1969) ( ndt).
[2]
J’ai approfondi récemment ce type d’analyse – que l’on trouve déjà dans la
Lutte pour la reconnaissance (édition originale, 1992; trad. franç., Paris,
Cerf, 2000, en particulier aux chapitres 4 et 5) – dans « Postmodern identity
and object-relations theory : on the supposed obsolence of psychoanalysis »
( Philosophical Explorations, vol. II, n°3/1999, p. 225-242).
[3]
[4]
Tous ces exemples sont des illustrations d’un cas simple parce qu’ils ont en
commun la propriété d’être des formes d’invisibilité en un sens figuratif et
métaphorique. Parce qu’il ne fait aucun doute que chacune des personnes
est bien visible. Qu’il s’agisse de « la connaissance », de la « femme de
ménage » ou de la personne noire humiliée, ils représentent tous des objets
distincts et facilement identifiables dans le champ visuel du sujet en
question; en conséquence l’« invisibilité » ici ne peut pas renvoyer à un fait
cognitif, mais doit bien plutôt signifier une situation sociale particulière.
Cependant, au regard d’une invisibilité de ce type, il semble erroné de
parler simplement d’une signification métaphorique comme je l’ai fait
jusqu’ici. Pour les personnes affectées en particulier, l’« invisibilité »
possède, dans chaque cas, une véritable propriété commune : elles se
sentent réellement non perçues. Cependant, il doit y avoir ici, dans la
« perception », quelque chose de plus que dans le concept de vue, c’est-à-
dire dans l’identification et la connaissance de quelque chose ou de
quelqu’un.
Les sujets humains sont visibles pour un autre sujet selon le degré auquel
celui-ci est capable de les identifier – selon la nature du rapport social
considéré – comme des personnes possédant des propriétés clairement
définies telles que par exemple, cette connaissance au rire exagéré, cette
femme de ménage d’ascendance portugaise qui nettoie régulièrement son
appartement le lundi, ou enfin le compagnon de voyage dans le
compartiment qui possède une couleur de peau différente. La visibilité, en
ce sens, désigne bien plus que la perceptibilité parce qu’elle amorce une
capacité d’identification individuelle élémentaire. La dissonance
conceptuelle manifeste entre l’invisibilité visuelle et la visibilité est due au
fait qu’avec le passage au concept positif, les conditions régissant son
applicabilité deviennent plus exigeantes : alors que l’invisibilité, au sens
visuel, signifie seulement qu’un objet n’est pas présent comme objet dans le
champ perceptif d’une autre personne, la visibilité physique exige que nous
le connaissions dans un cadre spatio-temporel comme un objet pourvu des
propriétés adéquates au regard de la situation. En conséquence, c’est avec
difficulté que nous disons de quelqu’un qui a été faussement identifié par le
sujet percevant – par exemple, comme un voisin plutôt que comme la
femme de ménage – qu’il n’était pas physiquement visible. D’un autre côté
pourtant, nous ne pouvons pas simplement affirmer de cette autre personne
qu’elle était visible pour le sujet percevant en question, puisqu’en fait, il n’a
pas reconnu cette personne à un niveau élémentaire. Je suggère donc que la
visibilité physique implique une forme élémentaire d’identifiabilité
individuelle et, en conséquence, représente une première forme primitive de
ce que nous appelons « connaître » ( Erkennen).
Les travaux empiriques de Daniel Stern nous ont récemment fourni une
meilleure compréhension des interactions complexes par lesquelles le petit
enfant développe son être social tout au long de sa communication avec ses
parents [ cf. Stern, 1977, p. 18 sq.]. Dans la ligne des travaux novateurs de
RenéSpitz, Stern a pu montrer que le développement socialisé de l’enfant
au cours de sa première année prend la forme d’un processus de régulation
réciproque des affects et de l’attention qui en vient à s’étendre à l’aide de la
communication gestuelle. Le parent dispose d’un large répertoire
d’expressions gestuelles et faciales censées fournir à l’enfant des signaux
hautement différenciés quant à sa rapidité à interagir. D’autre part, le petit
enfant peut se servir d’un large éventail d’actions quasi réflexes qui, en
réaction aux stimulations gestuelles parentales, peuvent se transformer en
premières formes de réponse sociale. Parmi les divers gestes, la classe des
expressions faciales joue un rôle spécial censé faire connaître à l’enfant
qu’il est le destinataire de l’amour, de la dévotion et de la sympathie. La
première place est ici dévolue au sourire qui fonctionne à la manière d’une
sorte d’action réflexe. À côté de cela, on trouve d’autres formes
d’expression faciale; en se prolongeant dans la durée ou par une exagération
physique, ces expressions faciales transmettent des signaux
particulièrement clairs d’encouragement et de disposition à aider [ ibid.].
Avec cette classe de gestes affirmatifs et d’expressions faciales, même
automatiquement dispensés, nous avons affaire à des formes particulières
d’expressions multiples au moyen desquelles même les adultes peuvent, de
manière informelle, se signifier l’un à l’autre qu’ils expriment de la
sympathie ou de l’attention. Stern lui-même a montré le rapport avec les
rituels de salutation des adultes qui font connaître, au moyen d’une gamme
subtile et nuancée d’expressions faciales variables, les relations sociales
particulières qu’ils entretiennent.
C’est cette motivation de second degré qui permet de faire le lien avec
l’analyse de l’acte de reconnaissance que j’ai développée jusqu’à
maintenant : dans les gestes expressifs de reconnaissance qui, normalement,
indiquent une reconnaissance de premier degré, se manifeste exactement la
même volonté que celle que Kant décrit dans les termes d’un
« amourpropre contrarié ». La formulation kantienne exprime encore plus
clairement ce que recouvre l’aspect moral de la reconnaissance que j’ai
désigné jusqu’à présent par des expressions comme « confirmation »,
« affirmation » ou « accorder une légitimité sociale ». Dans l’acte de la
reconnaissance, un décentrement s’opère chez le sujet parce qu’il concède à
un autre sujet une « valeur » qui est la source d’exigences légitimes qui
contrarient son amour-propre. « Confirmation » ou « affirmation »
signifient alors que le partenaire dispose d’autant d’autorité morale sur ma
personne que j’ai conscience d’en avoir moi-même en ce que je suis obligé
d’accomplir ou de m’abstenir de certains types d’action. Bien entendu, une
telle formulation ne devrait pas conduire à occulter le fait qu’ici, « accepter
d’être mis dans l’obligation » représente une forme active de motivation :
en reconnaissant quelqu’un et en lui conférant une autorité morale sur moi
en ce sens, je me dispose en même temps à le traiter à l’avenir en fonction
de sa valeur.
De nouveau, nous devons, avec Kant, garder présent à l’esprit que toutes
ces appréciations de la valeur de l’autre ne sont en fait que l’évaluation des
aspects d’une qualité personnelle qu’il désigne comme « l’intelligibilité »
de la personne : quand nous considérons un autre être humain comme
aimable, digne de respect ou de solidarité, ce qui est exprimé dans chaque
cas par la « valeur » estimée n’est qu’une dimension supplémentaire de ce
que signifie, pour un être humain, conduire sa vie avec une
autodétermination rationnelle. Si à certaines occasions, cette
« représentation de la valeur » renvoie plutôt à la manière dont une vie est
vécue (amour) et, en d’autres occasions, davantage à un engagement
pratique (solidarité), dans le cas du respect, elle dépend du fait même que
les êtres humains n’ont d’autre alternative que d’être guidés par leurs
raisons sur un mode réflexif.
C’est dans cette mesure que la dernière des trois attitudes mentionnées n’est
pas susceptible de voir son intensité varier, tandis que celle des deux autres
formes de reconnaissance peut augmenter pour atteindre des degrés
différents [ cf. Darwall, 1977, p. 36 sq.].
Une fois encore, les modes de comportement expressif adoptés par une
personne qui s’occupe d’un petit enfant démunide tout nous indiquent la
réponse à cette question. Même aujourd’hui, on ne sait pas encore
déterminer tout à fait clairement dans quelle mesure le répertoire
comportemental des adultes est le fruit de notre histoire naturelle et dans
quelle mesure c’est un produit de la socialisation par la culture. Quoi qu’il
en soit, on admet généralement que le sourire adressé à un très jeune enfant
tient plus ou moins du réflexe, car il n’est pas le résultat d’une quelconque
décision consciente due à la nécessité de développer une interaction avec ce
partenaire que serait un très jeune et vulnérable enfant. Les adultes qui en
ont la charge n’attribuent pas à l’enfant une vulnérabilité spécifique et
n’agissent pas non plus sur la base d’une connaissance de sa condition; on
caractérisera mieux ce qu’ils font lorsqu’ils sourient en disant qu’ils
expriment directement une perception. Il n’est assurément guère simple de
décrire cette perception elle-même comme une forme d’attribution de
valeur, parce qu’il n’est pas entièrement certain qu’elle soit même le produit
d’une socialisation par la culture. Il reste que, dans la mesure où le sourire
s’éloigne de ses origines dans une histoire naturelle – et devient par
conséquent quelque chose que nous pouvons offrir plus librement –, il peut
sans doute être compris comme l’expression d’une perception du jeune
enfant comme créature aimable. La toute première forme de reconnaissance
d’un petit enfant, manifestée par les modes de comportement expressif des
personnes qui en ont la charge, est l’expression de la perception de
caractéristiques qui renvoient symboliquement à l’avenir d’une personne
intelligible; et le premier sourire par le biais duquel, quelques mois plus
tard, le petit enfant réagit à l’expression sur le visage de la personne qui
s’en occupe, marque le moment où cet univers de caractéristiques valorisées
lui est révélé pour la première fois [ cf. Spitz et Wolf, 1946].
À partir de recherches sur les jeunes enfants nous est apparue une forme de
perception fortement liée à un processus d’affectation de valeur qui est
autre que celle de l’identification d’un individu qui nous avait jusqu’à
présent servi comme paradigme de la perception. À voir la manière dont les
adultes perçoivent les enfants, il est manifeste que la perception humaine ne
peut pas être aussi neutre que l’implique le concept de connaissance d’un
individu : les caractéristiques perçues dans le contexte d’une
communication par gestes entre l’adulte et l’enfant ne constituent pas les
signes d’un acte d’identification, mais plutôt les représentations
symboliques d’une attribution de valeur qui renvoie à la liberté d’êtres
intelligibles.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
On dirait plutôt en français que les sujets regardés sont « transparents »
( ndt).
[2]
[3]
Selon moi, aucune de ces deux positions n’est exacte : elles sont toutes
deux caricaturales. Plutôt que d’accepter ou de refuser en bloc la politique
de l’identité, nous devons la prendre comme un défi intellectuel et pratique
qui nous oblige à développer une théorie critique de la reconnaissance, une
théorie ne se réclamant que des composantes de la politique de la différence
culturelle qui peuvent être combinées à une revendication sociale d’égalité.
[… ]
QUESTIONS DE THÉORIE MORALE [3]
Ma thèse générale est que la justice aujourd’hui requiert à la fois la
redistribution et la reconnaissance. Aucune des deux ne suffit à elle seule.
Pourtant, dès lors que l’on accepte cette thèse, la question de savoir
comment combiner les deux termes devient un problème énorme. Je
soutiens que les aspects émancipateurs des deux paradigmes doivent être
intégrés en un seul cadre général. En termes théoriques, le défi consiste dès
lors à formuler une conception « bidimensionnelle » de la justice sociale qui
maille les revendications fondées d’égalité sociale et les revendications
fondées de reconnaissance. En termes pratiques, il faut pouvoir se donner
une orientation programmatique qui combine le meilleur de la politique de
redistribution au meilleur de la politique de reconnaissance.
Redistribution ou reconnaissance ? Anatomie d’une
fausse antithèse
Définissons d’abord les termes. Le paradigme de la redistribution tel que je
le comprends ne repose pas seulement sur une problématique des rapports
entre des classes sociales telle qu’on peut la trouver dans le libéralisme du
New Deal, la social-démocratie ou le socialisme; il comprend aussi toutes
les formes de féminisme et d’anti-racisme qui cherchent, dans les
transformations ou les réformes socio-économiques, un remède aux
injustices relatives au genre, à l’ethnie ou à la « race ». Il est donc plus large
que la politique de classe conventionnelle. De même, le paradigme de la
reconnaissance ne s’applique pas uniquement aux mouvements cherchant à
réévaluer des identités injustement dépréciées et qui trouvent leur
expression dans le féminisme culturel, le nationalisme culturel noir ou le
mouvement identitaire gay; il recouvre aussi diverses tendances
déconstructivistes comme le mouvement queer, l’anti-racisme critique et le
féminisme déconstructiviste, qui s’inscrivent en faux contre l’essentialisme
de la politique traditionnelle de l’identité. En ce sens, il déborde les
frontières conventionnelles de la politique de l’identité.
Vus sous cet angle, les deux paradigmes se distinguent l’un de l’autre sous
quatre aspects clefs. D’abord, ils partent de conceptions différentes de
l’injustice. Le paradigme de la redistribution met l’accent sur les injustices
qu’il comprend comme socio-économiques et qu’il pense comme le produit
de l’économie : l’exploitation, l’exclusion économique et le dénuement. Le
paradigme de la reconnaissance, pour sa part, cible plutôt les injustices qu’il
comprend comme culturelles et qu’il pense comme le produit de modèles
sociaux de représentation, d’interprétation et de communication : la
domination culturelle, le déni de reconnaissance et le mépris.
Tout cela constitue néanmoins une fausse antithèse. Comme nous avons pu
le voir, dans la vie réelle, tous ces axes d’oppression sont de fait mixtes.
Et tous, même les hommes blancs hétérosexuels, doivent faire face à des
obstacles supplémentaires s’ils décident de poursuivre des projets et de
cultiver des traits culturellement codés comme féminins, homosexuels ou
non blancs.
à preuve, le cas du banquier afro-américain qui hèle un taxi sans succès sur
Wall Street. Pour rendre compte de pareilles situations, une théorie adéquate
de la justice doit porter le regard au-delà des questions de distribution des
droits et des biens, et examiner les modèles de valeurs culturelles. Elle doit
permettre d’évaluer dans quelle mesure les modèles institutionnalisés
d’interprétation et d’évaluation empêchent que s’instaure une participation
à la vie sociale à parité [8].
Selon cette notion, la justice requiert des dispositions sociales telles que
chaque membre (adulte) de la société puisse interagir en tant que pair avec
les autres. Pour que la chose soit possible, il est nécessaire – mais pas
suffisant – que soient établies des normes formelles standard d’égalité
juridique.
Dans d’autres cas encore, elles peuvent avoir besoin que l’attention se porte
sur les groupes dominants ou avantagés et révèle l’arbitraire de leur
spécificité, faussement exhibée comme universelle; ou bien elles peuvent
avoir besoin de déconstruire les termes mêmes dans lesquels les différences
attribuées à chacun sont actuellement conçues. Il n’est pas impossible non
plus qu’il y ait des cas qui nécessitent la combinaison de tous ces types
d’action, en conjonction avec des objectifs de redistribution. Bref, les
besoins de chacun en termes de reconnaissance dépendent de la nature des
obstacles à la parité de participation auxquels chacun doit faire face. La
solution ne peut être déterminée par le recours à des arguments
philosophiques abstraits; elle ne peut l’être qu’à l’aide d’une théorie
critique de la société, normativement orientée, empiriquement fondée et
guidée par l’intention pratique de vaincre l’injustice.
[… ]
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[*]
[3]
[4]
[5]
C’est justement cette dernière “étape” qui n’a pas ici été reprise ( ndlr ).
[6]
[7]
[8]
[9]
Rien n’exclut a priori que cela soit possible et que quelqu’un évoluant à
l’intérieur d’un corpus théorique parvienne à intégrer les préoccupations de
l’autre. Pour ce faire, cependant, plusieurs conditions doivent être
simultanément satisfaites : il faut d’abord éviter de sacraliser la culture et
les différences culturelles; il faut ensuite se conformer aux exigences du
pluralisme moderne et agréer le besoin de justifications morales
déontologiques non sectaires; il faut en outre admettre le caractère
différencié de la société capitaliste et que, de ce fait, la position de classe et
la position de statut peuvent ne pas correspondre; enfin, il faut éviter de trop
adhérer à ces visions unitaires ou durkheimiennes de l’intégration culturelle
qui rêvent d’une norme culturelle unique à laquelle tous se rallieraient
d’emblée. Pour une discussion de ces conditions, voir NancyFraser et
AxelHonneth [ 2003].
[10]
Il n’est pas exclu qu’il y en ait en fait plus de deux. On peut envisager, plus
spécifiquement, une troisième catégorie d’obstacles à la parité participative
qui pourrait être de nature « politique » plutôt qu’économique ou culturelle.
Que l’on pense, par exemple, aux procédures décisionnelles qui,
systématiquement, tiennent à la marge certaines groupes de personnes et ce,
même dans les meilleures conditions de redistribution et de reconnaissance.
C’est le cas des règles électorales fondées sur la majorité simple qui, dans
les faits, condamnent les minorités au silence [sur cette question, voir
LaniGuinier, 1994].
[11]
À certains égards, l’inégalité économique est inévitable. Mais il doit y avoir
un seuil limite à ne pas franchir idéalement, au-delà duquel la distance qui
sépare les nantis des démunis est telle qu’elle rend à toutes fins pratiques
impossible quelque parité que ce soit. Reste à déterminer quel doit être ce
seuil.
[*]
Il peut être tentant de désirer sacrifier aussi bien la liberté positive que la
liberté négative à la réalisation de ce rapport intersubjectif d’intégration
sociale qui porte avec lui une pratique de la « solidarité », de la
« compréhension mutuelle » dans le cadre d’une « communauté d’intérêts et
de sacrifices ». On pourrait même soutenir que ce sacrifice n’est
qu’apparent et qu’il n’entraînerait aucune contradiction entre le désir de
reconnaissance et la liberté si ce désir représentait de quelque manière une
liberté. Celle-ci serait comprise en un sens différent de celles auxquelles
elle devrait se substituer comme ont tendance à le croire ceux qui
revendiquent une telle substitution. Cependant, pour Berlin, elle ne saurait
être une liberté puisqu’elle s’oppose précisément à celles qui, seules,
peuvent représenter et épuiser la signification de cette notion [p. 206-208].
Il faut donc, d’un même mouvement, prendre acte de la contradiction entre
le désir de reconnaissance et les deux libertés, dont celle que défend le
libéralisme de Berlin, en même temps qu’il faut admettre que ce désir
inéliminable impose aux libéraux une attitude lucide face aux menaces qu’il
fait peser sur leur idéal de liberté. On peut donc conclure, selon Berlin, que
le désir de reconnaissance ne saurait trouver sa place dans le cadre des
concepts fondamentaux du libéralisme, même s’il faut le tolérer :
bénéficierait-on de la sphère de liberté négative jugée nécessaire pour
manifester ses exigences de reconnaissance qu’on ne saurait écarter la
possibilité qu’elles ne finissent par nier leurs conditions d’existence. Bref,
l’analyse de Berlin aboutissait à une sorte d’aporie, exprimée par une
tension permanente puisqu’on admettait d’un côté, l’inéliminabilité du désir
de reconnaissance et de l’autre, le danger que celui-ci fait peser sur le statut
de la liberté négative.
Ce n’est pas sans une certaine ironie qu’on peut observer qu’une dizaine
d’années plus tard, avec la publication de Théorie de la justice de
JohnRawls, les rapports du libéralisme politique et du désir de
reconnaissance allaient littéralement prendre à contre-pied la position de
Berlin, malgré la filiation partielle revendiquée par Rawls à l’égard de ce
dernier. Contrairement en effet à la thèse de Berlin, le libéralisme
déontologique de Rawls, quoique sur des bases voisines de celles de son
prédécesseur, mais avec des outils méthodologiques sans conteste plus
puissants, semble disposer d’une véritable théorie de la reconnaissance
publique aussi bien qu’interindividuelle. C’est ce qu’on souhaite examiner
maintenant pour en apprécier la portée et la cohérence.
Si l’on cherche un fil conducteur pour étudier la conception rawlsienne de
la reconnaissance, il ne fait aucun doute qu’on doive le trouver dans le
statut du respect ou de l’estime de soi en tant qu’effets de la reconnaissance
politique et sociale [2]. Cette notion de respect de soi occupe dans la
structure de Théorie de la justice une place fondamentale, aussi bien du
point de vue des conditions incontournables de la demande des biens
premiers par les partenaires du contrat que de celui des effets les plus
importants des principes de justice sur les citoyens, flanqués par les devoirs
personnels qui en découlent. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’analyse des
conditions formelles de construction des principes de justice qui ne lui
réserve une place spécifique, notamment à travers la « situation initiale […
] équitable » [Rawls, JT [3], § 3, p. 38] caractéristique de la position
originelle.
Cependant, au-delà des talents variables selon les individus, les deux
facultés morales du raisonnable et du rationnel forment les conditions les
plus générales de construction de tels projets à travers la conception
rationnelle du bien qu’elles consentent et la coopération avec autrui qui
permet de les mettre en œuvre. Or elles peuvent, elles aussi, être exercées,
améliorées et valoir ainsi à leur possesseur une reconnaissance analogue à
celle des talents, tout comme peuvent l’être les différentes vertus morales
avec le même résultat [ ibid., § 65, p. 483]. Comme dans le cas précédent,
cette reconnaissance de sa propre valeur découlant de ces différentes
« excellences » ( excellencies) se transmet aux différents projets de vie et
aux conceptions du bien avec les mêmes effets. Cependant, la valeur des
talents et des facultés n’est pas simplement d’ordre instrumental, au service
des intérêts de premier ordre. La satisfaction issue de l’exercice des talents
et des facultés ainsi que celle engendrée par la reconnaissance qu’ils
s’attirent leur confèrent une valeur par eux-mêmes, plus importante que
celle des intérêts de premier ordre parce qu’ils expriment en fait la
réalisation de la nature de chaque individu [ ibid., § 40, p. 287-293], raison
pour laquelle ils doivent être conçus comme des intérêts « d’ordre
supérieur » [ ibid., § 26, p. 183].
1) Si la valeur des talents et des facultés ne se fondait que sur leur statut
fonctionnel dans le cadre de la coopération sociale, elle se réduirait à une
simple valeur instrumentale et ne pourrait produire de la reconnaissance et
donc de l’estime de soi. Le principe aristotélicien permet ainsi,
contrairement à bien des interprétations, de rendre compte de la constitution
de la valeur supérieure et non utilitaire de l’estime de soi.
C’est ce qui explique que les principes de justice contribuent à produire une
forme de reconnaissance qui s’avère de nature publique à travers les
institutions politiques qui les appliquent. La réalisation informelle de la
reconnaissance se trouve ainsi non pas abolie mais, en principe, complétée
et garantie par les institutions politiques, et il existe ainsi un lien de
continuité entre la première et la seconde : parlant du citoyen, Rawls écrit
que « la conscience de sa propre valeur, qu’il a pu développer dans les
groupes plus petits de sa communauté, est confirmée dans la constitution de
la société dans son ensemble » [ cf. JT, § 37, p. 270 – je souligne – et § 79,
p. 571]. La première fournit l’expérience de base nécessaire de la
reconnaissance produisant l’estime de soi et conduit, selon sa réussite à des
degrés variables, à pouvoir formuler la demande de biens premiers
nécessaires à sa reproduction. Si aucun des partenaires du contrat ne
possédait une telle expérience réussie à des degrés variables, comment
pourrait-il seulement avoir l’idée et la motivation pour demander des biens
premiers destinés à garantir l’estime de soi ? La demande politique dépend
ainsi d’un processus social informel qu’il faut nécessairement présupposer
dans toute société où peut exister une demande de tels biens. En retour, dans
la mesure où la reconnaissance publique n’a rien d’un processus
interpersonnel, elle ne peut s’adresser aux citoyens en engendrant
individuellement le respect de soi [JF, § 17, p. 60]. Tout ce qu’il lui est
possible de faire par la médiation de la constitution, des institutions et des
lois, c’est seulement de fournir les « bases sociales du respect de soi » selon
des modalités spécifiques qu’il faudra étudier.
Cependant, de même que les intérêts d’ordre supérieur possèdent une valeur
per se au regard des intérêts de premier ordre, de même la reconnaissance
publique n’est pas seulement finalisée par la garantie de la reconnaissance
informelle. Elle possède aussi une valeur par elle-même car en fournissant
les bases sociales du respect de soi, elle ne fournit pas seulement des
libertés pour obtenir de la reconnaissance. Elle reconnaît indirectement,
selon Rawls, la valeur des deux facultés susceptibles d’utiliser ces libertés
pour élaborer une conception des biens de premier ordre, coopérer avec les
autres et, si possible, se développer elles-mêmes comme biens d’ordre
supérieur.
Cependant, ce n’est pas sur les problèmes qu’elle soulève qu’on souhaite
insister. Il suffit qu’on ait réussi à formuler cette conception de la
reconnaissance pour comprendre la manière dont elle peut être distribuée
publiquement par les deux principes de justice et les institutions qu’ils
commandent. Comment ceux-ci peuvent-ils produire cette reconnaissance
et la garantir ? Il faudrait évidemment examiner les deux principes de
justice et leurs applications concrètes. Faute de place, on se limitera à
« tester » la manière dont le premier principe remplit sa fonction de
distribution de la reconnaissance.
directe du respect de soi par les institutions via la valeur des facultés induite
de l’égale liberté garantie par les institutions. En second lieu, à côté du sens
de sa propre valeur intervient la confiance en soi : celle-ci découle de
l’exercice et du développement des deux facultés morales en tant que les
citoyens sont des membres pleinement coopératifs de la société et reconnus
comme tels. Mais c’est le sens de sa propre valeur dans la capacité à se
forger une conception du bien et à coopérer qui produit la confiance en soi.
Il restera alors à Rawls à définir les devoirs individuels de respect mutuel et
d’entraide découlant des principes pour achever sa conception de la
reconnaissance publique définissant le cadre de la reconnaissance
interpersonnelle [JT, § 51, p. 379-380].
2°) Cette thèse, outre ce premier postulat, en comporte un second, tout aussi
infondé que le premier, mais bien plus coûteux : non seulement Rawls
suppose que l’on peut inférer de l’égale liberté l’égale valeur des projets et
des facultés, mais il présuppose qu’une telle interprétation « évidente » est
la seule possible, c’est-à-dire qu’elle n’entre en concurrence avec aucune
autre interprétation divergente. Or cela est inexact en raison même de l’idée
que se fait Rawls de ce que doit être un État libéral. Accorder la même
liberté à toutes les conceptions du bien doit être interprété comme le
libéralisme de Rawls veut qu’il le soit : cet État, on l’a vu, obéit à un
principe contraignant de neutralité qui lui fait structurellement opter pour
une indifférence de principe à l’égard de tous les projets dans le but de n’en
encourager et de n’en pénaliser aucun. À moins de cela, l’État apparaîtrait
comme le promoteur d’une ou de plusieurs conceptions particulières du
bien aux dépens des autres.
Ainsi l’égalité de la liberté exprime-t-elle une neutralité de principe ou une
indifférence institutionnelle aux multiples conceptions du bien. S’il fallait
comparer « l’évidence » respective des deux interprétations rawlsiennes, il
apparaîtrait clairement que la seconde s’impose nécessairement face à la
première, car la neutralité est analytiquement contenue dans la garantie de
l’égalité de la liberté, ce qui n’est pas le cas de la première.
Peut-être pourrait-on faire valoir que, dans la mesure où les partenaires dans
la position originelle ont l’intention de garantir le respect de soi par la
reconnaissance publique, ils savent parfaitement que le premier principe
signifie une telle reconnaissance et ils n’ont donc pas besoin de le
surinterpréter pour retrouver la signification qu’ils entendaient lui donner au
départ. Mais si c’est le cas, il faudrait plutôt conclure – contrairement aux
hypothèses de Rawls – qu’ils ne sont pas vraiment rationnels pour n’avoir
pas perçu la difficulté d’interprétation signalée ci-dessus (objection n° 1)
ainsi que la contradiction entre les deux interprétations possibles (objection
n°2) du principe. Dès lors, de deux choses l’une : ou l’on accepte la double
interprétation contradictoire et les partenaires ne sont pas rationnels; ou ils
le sont, et il ne peut pas exister de double interprétation contradictoire. Mais
comme la théorie comporte nécessairement cette prémisse et cette
conséquence, la contradiction est inévitable.
Cependant, l’argument n’a pas de valeur car, dans le cas de l’inégalité, les
citoyens lésés interpréteraient nécessairement cela comme une mesure de
mépris explicitement dirigée contre eux puisqu’ils seraient précisément
visés et stigmatisés en tant que tels. Pour autant, cela n’implique pas que la
thèse de l’égale liberté soit interprétable, par contrecoup, comme la
distribution d’un égal respect pour les capacités individuelles. Du premier
au second, la conséquence n’est pas bonne.
3°) La thèse de Rawls comporte une troisième difficulté qui présuppose
l’analyse des précédentes et les prolonge. Le premier principe part en effet
de l’égale liberté pour remonter vers l’égalité des facultés et de l’égale
valeur des libertés et des projets de vie vers l’égale valeur des facultés. Or
Rawls, en accord avec Stuart Mill sur ce point, est parfaitement averti du
fait que toutes les conceptions du bien ne découlent pas d’un simple choix
individuel solitaire et que nombre d’entre elles peuvent provenir de
traditions transmises par l’environnement social sans que les individus en
déterminent le contenu [LP, VIII, § 5, p. 372]. Cependant, il soutient que
l’important n’est pas la question de l’origine du contenu d’une telle
conception, mais la manière de se l’approprier individuellement par des
raisons et des délibérations qui en font « notre “propre” conception » du
bien [ ibid.] quelle que soit sa provenance. Que cette appropriation
rationnelle comporte une satisfaction peut-être plus importante que le
contenu du bien est possible, mais cela ne saurait valoir comme un
jugement de fait soutenant à bon droit que tous les individus se comportent
ainsi : il s’agirait là d’une assertion vraiment extravagante. Il faut donc
relativiser cette thèse et c’est exactement ce que s’empresse de faire Rawls
en remarquant que « de nombreuses personnes peuvent ne pas soumettre à
examen leurs croyances et leurs finalités, et les accepter par un acte de foi,
ou être satisfaites de savoir que ce sont des questions de coutume et de
tradition » [ ibid.]. Il existe donc de « nombreuses personnes » pour
lesquelles, d’une égale liberté et d’une égale reconnaissance de la valeur de
leur conception du bien (en admettant déjà que le premier principe produise
cet effet), on ne pourrait inférer une égale reconnaissance de la valeur de
leurs facultés. Le transfert de valeur des projets vers les facultés s’avère
ainsi conditionnel : il ne vaut pas pour tous les citoyens, mais uniquement
pour ceux qui sont susceptibles de s’approprier rationnellement leur
conception du bien. Les autres, nombreux cependant, n’ont donc pas de
raison de considérer que le sens de leur propre valeur se trouve
institutionnellement garanti en raison de leur liberté de choix, ce qui
diminue, cette fois, l’extension de la reconnaissance publique.
Notes
[1]
[2]
On sait que Rawls ne distingue pas entre le respect de soi et l’estime de soi;
qu’il a regretté de ne l’avoir pas fait dans Théorie de la justice ( cf. « Une
théorie politique et non pas métaphysique », Justice et démocratie, Seuil,
1993, p. 240, n. 32), mais qu’il n’a cependant pas rectifié son point de vue
initial – en tout cas, pas de façon explicite.
[3]
On désignera par leurs initiales les textes de Rawls auxquels nous faisons
référence. Soit : Théorie de la justice, Seuil, 1986 (TJ); Justice et
démocratie, Seuil, 1993 (JD); Libéralisme politique, PUF, 1996 (LP);
Justice as Fairness. A Restatement, Belknap, 2000 (JF).
[4]
Cela est aussi évident du fait que « dans la position originelle, les
partenaires cherchent à éviter à tout prix les conditions sociales qui minent
le respect de soi » [TJ, § 76, p. 480] : ils savent donc ce qu’il est pour avoir
tous fait l’expérience de la satisfaction qui en découle, sinon la proposition
n’a aucun sens.
[5]
Cf. JT, § 82, p. 587 : « Cette place subordonnée dans la vie publique serait
effectivement humiliante et destructrice pour le respect de soi-même. »
Reconnaissance, institutions,
injustice
Telle qu’elle a été formulée par Axel Honneth, l’approche néohégélienne de
la reconnaissance a notamment pour intérêt de fournir un cadre théorique
susceptible d’élargir le concept de justice sociale. Elle permet de décrire
comme injustice un ensemble de phénomènes qui, bien qu’apparaissant
comme des expériences de l’injustice aux yeux de ceux qui les subissent,
sont rarement pris en compte dans les réflexions philosophiques et
politiques sur la justice. Du point de vue de la théorie de la reconnaissance,
il est possible en effet de montrer que les lésions des différentes strates de
l’identité collective, de même que les différents phénomènes désignés par
les concepts de souffrance sociale et de souffrance psychique [1],
appartiennent bel et bien au domaine de l’injuste, alors que la philosophie
politique conteste le plus souvent qu’ils disposent de la moindre teneur
normative. Il est possible ainsi de militer, par l’intermédiaire d’arguments
normatifs, pour la prise en compte de problèmes qui sont jugés cruciaux par
les dominés et les exclus, mais sont généralement passés sous silence dans
l’espace public politique.
ici la relation des individus n’est pas conditionnée par l’anticipation d’une
régularité sociale, mais par l’attente d’une réponse singulière d’autrui.
Cette stratégie théorique repose tout entière sur ce que nous appellerons un
concept expressif de la reconnaissance. Le rapport de reconnaissance est
considéré comme s’il relevait de rapports du je et du tu qui ne sont pas
sociaux par eux-mêmes, mais qui permettent d’évaluer les rapports sociaux
conditionnant les relations du je et du tu, selon qu’ils favorisent ou
empêchent la reconnaissance. En ce sens que les rapports sociaux et les
institutions expriment plus ou moins des rapports de reconnaissance. Cette
conception expressive de la reconnaissance est en parfaite concordance
avec la conception de l’institution qui vient d’être rappelée à l’instant. Le
monde social doit être considéré comme le résultat d’une lutte pour la
reconnaissance et il peut exprimer soit une résolution heureuse de cette
lutte, soit son enrayement. Exprimer signifie ici que les institutions ne
doivent pas être considérées comme des dispositifs produisant par eux-
mêmes la reconnaissance ou son déni, mais plutôt comme
l’institutionnalisation de rapports de reconnaissance qui relèvent comme
tels d’un niveau pré-institutionnel.
Quels sont donc les effets des institutions sur les subjectivités ? Comment
s’articulent-ils à la demande de reconnaissance ? Pour répondre à cette
question, il convient tout d’abord de préciser le concept d’institution.
QU’EST-CE QU’UNE INSTITUTION ?
S’engager dans une réflexion sur le concept d’institution en philosophie
sociale, c’est immédiatement rencontrer le débat de l’individualisme et du
holisme. La position individualiste repose sur ces deux thèses : les
composantes ultimes de la vie sociale sont les comportements individuels,
tous les phénomènes sociaux peuvent être modifiés si les individus qu’ils
concernent le décident. Les phénomènes sociaux primitifs sont donc des
phénomènes individuels et les phénomènes collectifs sont des phénomènes
dérivés. La position holiste consiste au contraire à poser l’existence d’une
dimension irréductiblement collective de la vie sociale, dimension instituée
indépendamment des comportements individuels que l’on désigne parfois
par le terme d’institution, le terme étant alors entendu en un sens large.
Pas plus les procédures de mise en ordre des conditions d’action (par
exemple, la mise en circulation des informations et des marchandises, les
dispositifs visant à mettre en contact l’offre et la demande sur le marché)
que les processus de mise en forme des attentes et de dressage des corps
agissants (par exemple, le dressage corporel de l’élève à son bureau et
l’orientation de ses intérêts vers des matières enseignées) ou que
l’identification aux normes au sein de ces espaces sociaux ne relèvent de la
simple application d’une règle selon l’usage.
Un premier point essentiel est en effet que les institutions sont toujours
mesurées par les individus à l’aune d’une exigence de reconnaissance de
leur propre valeur, qui n’est pas seulement une exigence de voir confirmées
les trois formes du rapport à soi (confiance en soi, respect et estime de soi)
sur lequel Honneth axe sa théorie de la reconnaissance; les individus
exigent toujours, en même temps, que la reconnaissance d’une valeur soit
définie par des identités déjà constituées, produites par et dans les
institutions.
Tel est l’enjeu pour une théorie critique de la société, car c’est seulement si
elle parvient à s’appliquer aux questions de l’identité et de la souffrance
sociale qu’une théorie de la reconnaissance peut prétendre balayer le large
spectre de l’injustice sociale.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
Nous avons développé ces questions dans Renault [ 2002a, 2002b, 2003a,
2003b].
[2]
[3]
On souligne parfois que les débats concernant la justice sont grevés par
l’insuffisance de leur définition des relations sociales et des institutions.
Voir par exemple, I.M.Young [ 1990, chap. 1].
[4]
[5]
Ibid., § 12-15; voir aussi Essais sur la théorie de la science, p. 352 sq. En
ce sens restreint, Weber entend donc par institutions les groupements dont
l’organisation interne est administrative et dans lesquels l’appartenance ne
dépend pas d’une déclaration volontaire – ce en quoi les institutions (par
exemple, l’école, la prison ou l’État) se distinguent des simples
groupements fondés sur l’entente (par exemple, la famille), de même que
des associations et des « entreprises » (un groupement administré dans
lequel l’appartenance est volontaire et qui se définit par une action
rationnelle en finalité).
[6]
[7]
[8]
Nous reprenons cette distinction à J.-F. Lyotard [ 1984].
[9]
[10]
Pour autant, l’objet de cette étude n’est pas l’analyse historique des aspects
sociopolitiques de notre expérience moderne du travail, mais la
clarification, à partir de Hegel et dans Hegel, des conditions de possibilité
d’une telle expérience. Du point de vue analytique de l’anthropologie
philosophique de Hegel, le travail est une structure existentielle conçue
comme mode conjoint de subjectivation et de socialisation. Or précisément,
pour Hegel, ce mode ne va pas de soi et sa possibilité est pensée
spécifiquement comme la conquête d’une certaine humanité de l’homme à
partir de la relation de domination à servitude et de ce qu’engagent les
transformations de cette relation… du point de vue de la servitude. Ce
moment philosophique, on se propose ici d’en expliciter l’articulation
conceptuelle; c’est pour nous la condition préalable de l’aperception de ce
qu’engage au fond le fonctionnement de nos sociétés modernes en tant
qu’elles se veulent des « sociétés de travail ».
LUTTE OU TRAVAIL : QUELLE ATTITUDE
EXISTENTIELLE VIABLE ?
C’est, selon nous, cette rupture inaugurale que met en scène la dialectique
du maître et du serviteur dans la Phénoménologie.
Le combat pour la reconnaissance
L’analyse de l’activité humaine [5] telle qu’elle se trouve dans les Principes
concerne le développement de la volonté libre reconnue à l’intérieur de
l’État tandis que l’analyse du chapitre IV de la Phénoménologie, en tant
qu’elle est censée se situer antérieurement à l’avènement des États, exprime
la figure originelle de l’activité et les tensions élémentaires dans laquelle
elle est d’emblée prise. Dans le § 349 des Principes, Hegel situe le combat
pour la reconnaissance avant le commencement de l’histoire réelle. Il s’agit
bien sûr d’une antériorité logique ou d’une condition de possibilité.
Celle-ci ne pouvait pas déroger aux lois qui gouvernent son surgissement et
échapper aux conditions de possibilité de son fonctionnement [7]. Pour
Hegel, ce que n’ont pas compris ses prédécesseurs, c’est que la conscience,
lorsqu’elle se réfléchit elle-même, s’émancipe absolument de son objet en
se détachant des conditions mêmes de son exercice propre. Certes, Hegel ne
conteste pas que toute conscience d’objet en général, en tant qu’elle est
rivée aux relations universelles du monde des phénomènes, ne peut en tant
que telle y échapper. Mais cela n’est précisément pas vrai de la conscience
de soi dont tout le « travail » consiste précisément à s’extraire de ce monde
et à se découvrir capable de tout nier (Sartre dira : de tout néantiser), de tout
relativiser, les choses du monde, les autres, et bien sûr aussi soi-même.
Le propre de cette conscience est de se réfléchir comme capable
d’indépendance à l’égard des choses et des autres consciences qui peuvent
l’objectiver. Avec Hegel, l’homme se découvre essentiellement comme être
d’initiative, comme acteur, et non plus comme simple enregistreur ou
comptable des lois de la nature (y compris et surtout de la « nature
humaine ») qui aurait à y trouver les règles de sa conduite.
Mais à y bien regarder, cet usage de soi par autrui n’en est pas moins sa
chance. En effet, par la logique de sa condition, le serviteur prend une
distance par rapport à l’ordre d’abord immédiat du désir tandis que le
maître, pour sa part, en reste à cet ordre. Du coup, c’est en étant
perpétuellement reconduit par le maître dans son avoir-à-faire-pour-autrui,
c’est en étant constamment confronté à l’exigence de mieux correspondre
aux attentes de l’autre, que l’esclave arrive à se perfectionner dans l’étude
de la différence entre ce que le maître (désir) veut et ce que le serviteur lui-
même fait (travail). Ainsi le serviteur développe-t-il son propre travail de
négativité, lequel engendre par lui-même des vertus et des talents
spécifiques.
Certes, c’est bien le point de vue du serviteur qu’il faut prendre pour
analyser sous cet angle la signification du rapport entre désir et travail. Mais
pour ce faire, encore faut-il sortir de la problématisation du désir héritée du
maître – le désir en tant que singulier –, et ce, pour voir que ce que fait
émerger l’activité du serviteur, au-delà du « simple » désir, c’est
essentiellement la volonté universelle. Ce que Hegel valorise surtout dans le
travail initialement compris comme service, c’est l’obéissance à une
volonté autre, la discipline, comme expérience qui permet précisément à
l’esclave (et à lui seul) de dissocier du désir singulier la volonté universelle.
La connexion spécifique du travail et de l’objectivité
En tant qu’exécution du désir d’un autre, l’obéissance discipline, éduque, et
ainsi transforme l’essence de l’activité en la dissociant de ses motivations
sensibles immédiates. Du coup, elle rend possible et viable le processus
d’humanisation par un mouvement d’éducation à l’universel. Ce point
nodal de l’argumentation hégélienne n’est pas vraiment développé dans la
Phénoménologie, ni du reste dans l’Encyclopédie ou dans les Principes.
C’est surtout dans les textes antérieurs, ceux d’Iéna [ 1803-1805], que
Hegel développe ce point en liant, à l’intérieur de la notion spécifique de
travail qu’il essaie alors de construire en réfléchissant sur le développement
de l’économie politique, universalité et objectivité [11]. C’est cette liaison
qu’il faut expliciter pour saisir le fond de la notion hégélienne de travail
ouverte par l’adoption du point de vue de la servitude. Notons bien qu’à la
différence de la perspective dynamique adoptée à propos de la relation de
maître à serviteur, le point de vue des textes d’Iéna consiste en une
description phénoménologique des caractéristiques objectives de l’activité
de travail.
Les Recherches sur la nature et les causes de la
richesse des nations
sont traduites en allemand à la fin du XVIIIe siècle et elles sont lues par
Hegel.
Cet aspect est déjà présent dans la relation de maîtrise à servitude et se doit
d’être pensé en termes d’anthropologie philosophique. En travaillant, le
serviteur ne pourvoit pas seulement à la vie du maître, mais aussi à sa
propre vie qu’il doit conserver. S’établit ainsi d’une certaine manière une
communauté des besoins. Dès ce premier moment, il semblerait donc que
s’établit de fait, dans ce qui est produit et dans la façon dont l’objet est
formé pour la consommation, une sorte de compromis entre ce qui est
désiré par le maître et ce qui est nécessaire à la conservation du serviteur.
Cette communauté spécifique de besoins entraînerait donc déjà, dans la
mise en œuvre des moyens de les satisfaire, la production de solutions
générales, c’est-à-dire identiques à la fois pour le maître et pour le serviteur,
solutions qui seraient dépouillées, affranchies à la fois de l’arbitraire du
désir initial (c’est-à-dire préalable au service) du serviteur et de la naturalité
de la volonté du maître (pendant le service).
De cet apprentissage à l’universel, Hegel parle mieux dans les § 434 et 435
de l’Encyclopédie qu’il consacre à la reprise de la relation de maîtrise à
servitude. « Par là, le serviteur ne travaille pas en vue de l’intérêt exclusif
de sa propre individualité, mais pour le maître; son désir s’agrandit en ce
que ce désir n’est pas le simple désir de tel individu, mais aussi celui d’un
autre individu. » L’accent est mis ici non sur la négation par le serviteur de
son désir propre, mais sur l’agrandissement, sur l’élargissement de son
désir. Débordant la simple réalisation du désir immédiat du maître, l’activité
de l’esclave est ainsi toujours déjà comme telle invention de solutions
universelles (en droit), voire collectives (en fait) aux problèmes vitaux. En
ce sens embryonnaire, « cet assujettissement de l’égoïsme du serviteur fait
le commencement de la vraie liberté de l’homme ». Simple commencement
d’un processus d’éducation à l’universel, puisque, poursuit Hegel, « ce qui
se produit ici, c’est seulement un moment de la liberté, de la négativité de
l’individu égoïste, tandis que l’aspect positif de la liberté n’arrive à
l’existence que lorsque d’un côté la conscience de soi d’un serviteur,
s’affranchissant tout aussi bien de l’individualité du maître que de sa propre
individualité, embrasse le rationnel en soi et pour soi dans son universalité
et par suite dans son indépendance de la particularité du sujet et que, de
l’autre côté, la conscience de soi du maître est amenée, par la communauté
des besoins et des soins demandés pour les satisfaire qui existe entre lui et
son serviteur, à reconnaître la vérité de cette suppression par rapport à lui-
même et à soumettre par là sa volonté égoïste à la loi de la volonté en et
pour soi ». D’une certaine manière, ce texte suggère que c’est par la vue de
la conduite du serviteur que le maître se convertit à l’universel, et non sous
la contrainte d’un serviteur qui voudrait ainsi l’amener à son bien. Il reste
que la thèse de la transition continue entre, disons pour faire vite, un état de
nature et la société civile est difficile à comprendre chez Hegel et à partir de
Hegel. Peu clair est en effet le processus de transition entre le moment de la
domination et de la servitude où c’est essentiellement le désir du maître qui
est satisfait par l’esclave – même s’il n’est reconnu que par son travail, le
serviteur conserve aussi sa vie – et le moment où il y a dans la société civile
satisfaction réciproque des besoins articulée à la reconnaissance mutuelle
des travailleurs-propriétaires.
Malgré toutes les critiques [17] dont il a pu être ou reste l’objet, il n’y a
vraiment pas lieu de croire qu’un tel projet éthique soit déchu, pour l’heure,
de son statut d’horizon indépassable de l’humanité. Hegel en a fixé une fois
pour toutes l’exigence – à charge pour nous d’en réinventer ensemble les
modalités historiques et sociopolitiques adaptées à notre époque.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
Chez Kojève, cette notion vient sans doute moins d’une lecture
respectueuse de la Grande Logique de Hegel que des notions
heideggériennes de finitude et d’être-pour-la-mort. « C’est là qu’a été toute
l’astuce de la démarche de Kojève, souligne Pierre Macherey [ 1991]: il a
réussi à vendre sous le nom de Hegel l’enfant que Marx aurait pu faire à
Heidegger. »
[2]
Selon nous, il conviendrait donc de sérieusement réévaluer l’importance
radicale de Hegel dans ces débats, ne serait-ce que pour éviter de faire « du
Hegel sans le savoir », comme c’est souvent le cas dans certains essais
« sociologisants ». À tout le moins, force serait de lui accorder une place
autrement plus grande que celle que lui accorde Dominique Méda dans sa
synthèse de référence [ 1995].
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
[8]
[9]
Mais ce serait alors manquer son but. D’où la nécessité paradoxale pour la
reconnaissance que la lutte n’aille pas à sa fin – la mort de l’autre – et se
cantonne dans la tension de cette menace.
[10]
C’est dire si Hegel subvertit, par sa notion de travail comme d’abord fait du
serviteur, l’opposition aristotélicienne entre action et production. « [… ]
dans la production, l’artiste agit toujours en vue d’une fin. La production
n’est pas une fin au sens absolu mais est quelque chose de relatif et
production d’une chose déterminée. Au contraire, dans l’action, ce qu’on
fait est une fin (au sens absolu) car la vie vertueuse est une fin et le désir a
cette fin pour objet » [ Éthique à Nicomaque, VI, 2]. Pour un commentaire
éclairant, se reporter à l’article de Solange Mercier-Josa [ 1976].
[11]
[12]
[14]
[15]
[16]
[17]
Icy-gist
Henry le Libéral,
comte de Champaigne,
mes ancêtres,
La Ferté…
Troisièmement je donne au prieuré de Vauclair où je veux être enterrée
mon
Quittons cet âge de fer et revenons à une époque plus rieuse. Voici un
testament classique, en dépit de ses dispositions originales :
senti qu’elle allait passer de cette vie à la vie future. Cette exécution
à l’eau bouillante avant de les hâcher pour les faire cuire au bouillon.
Elle
Les épitaphes témoignent d’un dernier échange de paroles entre les vivants
et les morts. Cette dernière parole, cette parole définitive à laquelle il ne
pourra plus jamais être répondu, est tantôt formulée par ceux qui restent
pour celui qui est parti, tantôt par celui qui va mourir à ceux qui vont rester,
tantôt par ceux qui restent à ceux qui vont bientôt partir, y compris à eux-
mêmes.
Faisait des vers vaille que vaille, et les savait bien réciter.
*
Je suis mort d’amour entrepris
Il était juste que Rollon [14] qui a fait tant de pauvres dans sa vie,
ait voulu faire cette maison assez vaste pour tous les loger.
à l’ancienne métempsycose.
Bourbon)
Ci-git
Le seul ami
Ici repose,
Revue et corrigée
Par l’auteur.
[… ]
[… ]
NON
À notre collègue.
( 2003, Paris)
Et voici que l’on arrive à une question : que faut-il donc penser de nos
cimetières où le promeneur ne trouve aucun beau monument à regarder,
aucune belle inscription à lire, rien à contempler, rien à comprendre ?
« Grâce à la crémation, le Royaume-Uni aurait économisé en 1967 la
superficie de sixcentseptterrains de football » (argument du président de la
Fédération française de crémation [17]).
ÉPILOGUE
Amis, parents, enfants, élèves,
amants, ennemis,
Post-Scriptum :
[… ]
NOTES
[1]
[2]
Ce dont pouvait disposer un mourant était réglé par la coutume du lieu qui
réservait, suivant les cas, une part à la veuve, aux enfants, au seigneur, aux
domestiques, etc. La loi civile obligeait à exécuter la volonté des morts
quant au partage de leurs biens, à l’exécution des obligations contractées, à
la réalisation de fondations, à la continuation de l’œuvre que leur vie avait
commencée en leur assignant les ressources dont ils avaient voulu disposer
sur la quotité disponible.
[3]
L’hagiographe précise qu’à sa mort, « cestuy-là était encore plus riche que
son père qui avait si magnifiquemens doté Saint Bernard pour bastir
Clairvaux ». Et qu’il avait épousé Marie de France – une amie d’Aliénor
d’Aquitaine qui a vécu en Angleterre et sur laquelle on ne sait presque rien,
si ce n’est qu’elle est l’auteur des Lais de Marie de France et de la fable du
Loup et l’Agneau.
[4]
[5]
[6]
[7]
[8]
[9]
[10]
[11]
[12]
Grenier : il s’agit du dessus des galeries du cimetière des Innocents où l’on
entassait tous les os retrouvés dans la terre lorsque l’on creusait une
nouvelle fosse commune.
[13]
« C’est une découture au bas du corps, ce qui advint quand Jupiter eut
coupé l’androgyne. Il commanda à Mercure de recoudre le ventre à l’un et à
l’autre. Il cousit la femme avec un lacet trop court. [… ] » (François
Béroalde de Verville, 1610, Le moyen de parvenir ).
[14]
[15]
[16]
[17]
[18]
« Ce qui devra être mis au net avec de l’encre d’or sur du papier de marbre,
mérite bien la peine de plus d’un brouillon » (Alexis Piron, 1749, Lettre
d’envoi d’une épitaphe pour une abbesse).
De la continuité du don
Le Prix de la vérité, de MarcelHénaff, interpelle tous ceux, de plus en plus
nombreux, qui s’intéressent au don comme phénomène social et étudient ce
mode de circulation des choses. Cet ouvrage récent de MarcelHénaff tente
de suivre le don à travers les différentes sociétés humaines. Cette histoire du
don est vue comme un mouvement vers « la pureté de l’intention »,
conséquence d’une crise de la réciprocité. Plus précisément, il vise à
montrer le passage du don cérémoniel réciproque au don moral unilatéral.
« Il faudra mesurer [… ] l’écart qui se creuse entre les formes proprement
rituelles du don réciproque et ses formes moralisées » [p. 146]. L’histoire
ainsi reconstituée est passionnante à lire. Il n’est pas possible de la résumer
en quelques pages. Et, parmi les nombreuses idées contenues dans ce livre,
je me contenterai ici de présenter sommairement celles qui sont nécessaires
pour la discussion qui suivra, que je mènerai à partir de travaux sur le don
dans la société moderne [2].
DU DON CÉRÉMONIEL AU DON MORAL
C’est surtout sur la différence de nature entre ces deux types de don que
l’auteur fait porter sa thèse. Pour ce faire, il élabore une typologie des
formes de don mises en rapport avec divers types de société : sociétés de
chasseurs-cueilleurs, sociétés agro-pastorales, sociétés grecque, romaine,
catholique, protestante, et enfin la société moderne contemporaine. Les
formes du don passent, elles, du don cérémoniel au sacrifice, au don
unilatéral, à la dette, à la grâce, et finalement au don moral intériorisé.
Le don réciproque cérémoniel chez les chasseurs-
cueilleurs
La question du don cérémoniel est pour Hénaff celle de la reconnaissance
[p. 175]. « Le don cérémoniel n’est pas le partage d’un bien; il n’est pas
une manifestation d’altruisme » [p. 179-180]. « Malgré la marge
considérable des variations, [… ] un invariant se détache : le fait même que
la reconnaissance de l’autre se fasse par la remise de part et d’autre d’un ou
plusieurs objets auxquels est conférée de l’importance; c’est ce que l’on
nomme des présents. Quelque chose de soi – un bien propre – est présenté
et cédé à autrui » [p. 177]. Hénaff rejette l’idée que la dette serait présente
dans ce type de don : « Le premier don ne crée pas une dette, mais lance un
appel. » « De telles sociétés ne sont pas des sociétés de la dette envers les
“dieux” [p. 227], l’alternance permanente des échanges permettant
« d’éviter précisément que s’instaure une situation de dette et donc
d’inégalité » [p. 277]. Dans ce monde des chasseurs-cueilleurs, « il n’y a
pas de situation de dette marquée. En fait, hommes et animaux “se rendent
service” mutuellement » [p. 278].
« On s’installe alors dans la logique du don inégal » [p. 250]. Dans les
sociétés agro-pastorales (néolithiques), la dette « a tendance à s’accumuler
au profit des uns et au détriment des autres – c’est la dépendance –, et alors
seulement il s’agit rigoureusement de dette. La dette absorbe le don.
Cette idée est introduite par l’analyse du don chez les Romains à partir de
Sénèque, sur laquelle nous reviendrons. « Cette faveur purement gratuite »
[p. 325] constitue, pour Hénaff, le point tournant dans cette évolution vers
le don pur. « Le vocabulaire du don se trouve absorbé dans celui de
l’échange en général, [… ] et finit par être en grande partie assimilé dans le
vocabulaire du droit contractuel. Le vocabulaire de la grâce, au contraire, se
maintient intact dans le régime de l’idée de faveur et de charme [… ];
même lorsqu’elle touche aux affaires, elle indique encore ce qui nie le
profit, à savoir la gratuité » [p. 323]. Le don réciproque aboutit au marché et
à l’État, et le don devient la grâce, le geste unilatéral épuré. Voilà où passe
la ligne qui permettra à Hénaff de présenter ses deux principaux types de
don – le don cérémoniel et le don moral – non pas comme opposés mais
comme n’ayant rien à voir entre eux.
Or c’est cela qu’il faut expliquer. Ce n’est pas parce que certaines activités
d’une société relèvent de sa subsistance matérielle qu’elles sont
nécessairement condamnées à s’autonomiser et à dominer les autres,
puisque précisément, dans la plupart des sociétés, cela ne s’est pas produit –
comme Hénaff lui-même ne cesse de nous le montrer. Bien au contraire,
dans la plupart des sociétés, la production est soumise à d’autres impératifs,
ce qu’il mentionne tout le long de son livre. Ainsi : « Par comparaison, rap-
portons-nous à la société trobriandaise [… ]: toute l’activité de production
est orientée vers les échanges cérémoniels » [p. 507].
Ces affirmations n’ont rien d’évident. D’abord, l’idée de rivalité est bien
présente chez Sénèque, car dans le don, « il s’agit d’apprendre aux hommes
à donner de bon cœur, à recevoir de bon cœur, à rendre de bon cœur, et à
mettre eux-mêmes leur émulation dans la noble tentative je ne dis pas
d’égaler simplement, mais encore de vaincre, en acte et en intention, ceux
dont ils sont les obligés; car celui qui a une dette de reconnaissance à payer
reste toujours en arrière s’il ne passe devant; aux uns, il s’agit d’apprendre à
ne rien porter en compte, aux autres à majorer leur dette, [… ] à accéder à
cette rivalité d’efforts, honorable entre toutes, où l’on cherche à dépasser la
bienfaisance par la bienfaisance » [ Des bienfaits, 1972, p. 10]. Cette
rivalité, certes, a un sens différent de celle du don agonistique. Mais le don
est aussi réciproque chez Sénèque, puisqu’il ne cesse d’affirmer que celui
qui reçoit devra aussi donner à son tour. « Telle est en matière de
bienfaisance la formule du devoir réciproque : l’un doit oublier à l’instant
ce qu’il a donné, l’autre n’oublier jamais ce qu’il a reçu » [p. 33]. Certes
l’intention de donner ne doit pas être de recevoir, au risque de transformer
le don en rapport marchand. Car « tout le mérite d’une action si éminente
sera perdu, si du bienfait nous faisons une marchandise, si beneficium
mercem facimus » [p. 72-73]. Mais pour Sénèque, objectivement, du point
de vue de ce qui circule, il y aura retour puisque le receveur se sentira
obligé de donner, et ce même si cette intention (de recevoir en retour) doit
être absente chez le donneur. Pour lui, ce sont deux points de vue
complémentaires et non contradictoires : l’intention de ne pas recevoir en
retour pour le donneur, l’obligation de retour pour le receveur. Sénèque se
place du point de vue de la subjectivité, du sens du geste, et il prescrit que
ce sens doit être de donner sans chercher à recevoir. Mais il n’en conclut
pas pour autant qu’il n’y aura pas retour. Et on ne peut donc pas affirmer
sans risque de confusion que seul le don unilatéral est concevable pour
Sénèque. Hénaff ne distingue pas ici ce qui circule du sens de ce qui
circule; il ne distingue pas le sens subjectif (l’intention) et le résultat
objectif [Goux, 2000, p. 282 sq.].
La dette. – On l’a vu, Hénaff tend à réserver l’idée de dette à un seul type
de société. Avec les pasteurs-agriculteurs, « il y a toujours une dette à régler
[… ] Quelle dette ? Probablement la dette de vie liée [… ] au pouvoir acquis
sur le monde naturel » [p. 246]. Il mentionne également la dette à propos de
la grâce – « ce don unilatéral, cette faveur inexpliquée que l’on a appelé la
grâce » [p. 268]. Or il me semble que cette « faveur inexpliquée » existe
dans toutes les sociétés, presque par définition. L’espèce humaine ne
considère pas comme acquis le fait de recevoir, d’où la force universelle du
principe de réciprocité, fondé sur un état de dette originaire puisque nous
recevons la vie et que nous ne pouvons pas la recevoir innocemment,
comme si cela allait de soi, sans se poser de questions, ce qui constitue
peut-être une différence fondamentale avec les animaux qui, eux, reçoivent
sans se poser de questions et sont le plus souvent en train de prendre.
La dette ne serait donc pas propre à un type de société, mais à toutes les
sociétés humaines. L’état de dette générateur du don est un invariant, qui
prend des formes différentes selon les sociétés. Avec l’État-providence, la
société moderne a entretenu l’illusion que l’État pouvait assumer cette
dette, et aujourd’hui on s’imagine qu’on peut la liquider grâce au marché.
L’identité. – Le don met en jeu l’identité [p. 171]. C’est le grand message
de Mauss. « Le don ne se réduit pas à donner quelque chose à quelqu’un.
[… ] Il consiste à se donner à quelqu’un par la médiation de quelque
chose » [p. 189, note]. « Quelque chose de soi – un bien propre – est
présenté et cédé à autrui » [p. 176]. Ce transfert d’identité, Hénaff semble
souvent le restreindre au don rituel, alors qu’il existe encore aujourd’hui,
même s’il tend à le nier. Donnons-en quelques illustrations.
tel est le titre d’un article d’Anne Gotman sur l’héritage aujourd’hui.
Le don aux inconnus (le don pur, pour Hénaff) exprime aussi l’identité
sociale : celle du donneur et celle du receveur. Silber [ 1999] a montré, en
analysant la philanthropie, combien y est importante, chez les donateurs, la
tendance à la personnalisation du don et comment ils y jouent leur identité
sociale. C’est encore plus vrai lorsqu’on se place du point de vue du
receveur. J’ai essayé de le montrer avec le cas extrême du don d’organes.
« Plus encore que par le marché, c’est par les dons non rendus que les
sociétés dominées finissent par s’identifier à l’Occident et perdent leur
âme », affirme Serge Latouche dans l’Occidentalisation du monde [ 1992].
Si on a souhaité passer de la charité aux droits, c’est en partie parce que ce
type de don tend à nier la dignité du receveur. Le don, même entre
inconnus, peut renforcer ou menacer l’identité (la dignité, dirait Hénaff) du
receveur en ne le reconnaissant pas comme donateur potentiel. Comment ne
pas conclure que nous sommes toujours dans une problématique de
reconnaissance, même s’il s’agit ici de sa face négative et même si ce
phénomène social fondamental ne se pose pas dans les mêmes termes selon
les sociétés ?
Le don aux inconnus constitue un défi majeur pour penser le don dans sa
plus grande généralité. Mais la question de Mauss y conserve tout son sens.
Car cette force qui pousse à donner, elle est bien compréhensible lorsque le
lien est personnel, et encore plus lorsqu’il est intense. Mais ce qui est en jeu
ultimement dans le don aux inconnus – dans le don moral intériorisé –, ce
qui est menacé et ce pour quoi on le questionne le plus, c’est encore et
toujours la reconnaissance et la dignité. Cette force qui pousse à donner à
un inconnu, accrue si on nous offre quelque chose, demeure en partie une
énigme. Ce phénomène, à l’origine de l’Essai sur le don, est encore très
présent dans le don aux inconnus, même si d’autres dimensions, plus
utilitaires, ou plus « altruistes », s’y mêlent de manière beaucoup plus
importante que dans le don cérémoniel.
Le prix de l’isolement des différents types de don
Comment expliquer que dans cet ouvrage, il ne soit pas tenu compte de ces
invariants du don ? En écrivant ces lignes, j’ai souvent eu l’impression que
l’auteur du Prix de la vérité serait facilement d’accord avec la plus grande
partie des idées que je viens d’exposer sommairement, et qu’elles
pourraient souvent apparaître comme un prolongement logique de sa propre
pensée. Pourquoi alors s’oppose-t-il aussi constamment et radicalement à
tout rapprochement entre les différents types de don, et tout
particulièrement entre le don cérémoniel et le don moderne ? Par crainte de
les confondre ?
Sa vision du don est celle d’un « mouvement de plus en plus radical vers la
pureté de l’intention » [p. 367]. C’est de cette évolution qu’il veut rendre
compte. Ce faisant, il ne distingue pas toujours ce qui circule du sens de ce
qui circule, ce qui me paraît pourtant un prérequis pour observer le don. Il
néglige ainsi la caractéristique fondamentale de tout don : sa liberté.
Dans le don cérémoniel, la quantité de choses qui circulent est loin d’être
sans importance. Elle a objectivement pour conséquence d’enrichir ou
d’appauvrir, même si, il est important de le répéter, le sens de ce qui circule
n’est pas économique. C’est l’identité sociale de chaque partenaire qui est
en jeu. Mais dans le don, cette identité sociale s’exprime par des choses qui
circulent. Il faut toujours tenir compte de cet aspect. À cause des préjugés
économicistes qui réduisent le sens du don à la quantité de choses qui
circulent, on s’est trop longtemps contenté de comparer ce qui circule dans
un sens et dans l’autre, en se posant comme seule question :
Hénaff ne se base, pour l’essentiel, sur aucune étude du don dans la société
moderne. À cet égard, en tant que philosophe cultivé et érudit se penchant
sur le don, il se retrouve dans une bien étrange position : il dispose d’une
quantité incroyable de données historiques et ethnologiques concernant les
autres sociétés que la sienne – données qu’il exploite brillamment. Avec
raison, il insiste continuellement sur la nécessité de revenir au terrain, aux
faits. Et sa recherche historique le conduit très loin. Mais pour ce qui est de
sa propre société, il lui manque l’étude concrète du don, l’étude de la façon
dont les choses circulent aujourd’hui. Rien sur toutes les recherches sur la
réciprocité, le lien, la dette; rien sur le don du sang (Titmuss n’est même pas
mentionné), l’héritage, le don d’organes, le bénévolat… Il a poussé
l’analyse des types de don jusqu’au bout. Mais à négliger toute la littérature
sur le don moderne, il est conduit à des propositions incomplètes.
Et ainsi de suite. Les études actuelles sur le don analysent tous ces
phénomènes – que Hénaff finit par reconnaître en écrivant : « Si l’on a
toujours opposé la relation de don à la relation marchande, ce n’est pas sans
une juste intuition que la première concerne le “hors-le prix”, ou plutôt
l’incommensurable » [p. 518]. Mais il affirme constamment par ailleurs que
le marché et le don n’ont rien à voir. « Le don n’est ni l’ancêtre du
commerce ni une alternative à lui » [p. 153,154,163,175,204 – et jusqu’à la
fin, cf. p. 495]. Ce qui ne l’empêche pas de présenter la mondialisation
comme le plus radical moyen d’en finir avec le don et avec la dette [p. 177],
et de se demander : « Serions-nous les témoins d’une extinction des
rapports de don ? Ou plutôt devant l’exigence d’en repenser très
différemment la libre obligation ?» [p. 496]. L’enjeu est donc bien là, et le
don est donc bien une réponse possible. Quel don ? Cérémoniel, sacrificiel,
intériorisé, moral ? Le don, tout simplement; la réflexion sur le don à
laquelle Hénaff apporte une contribution essentielle. Il y a actuellement une
pensée du don qui se développe, et cette pensée – la sienne, celle du
MAUSS et de tant d’autres – peut être considérée comme pertinente pour
résister à la mondialisation marchande, comme il le montre lui-même.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
C’est en fait l’animisme qui est décrit ici. On peut se demander comment
expliquer que l’animisme existe encore aujourd’hui dans des sociétés qui
n’ont plus rien à voir avec les chasseurs-cueilleurs…
[4]
[5]
[6]
[7]
Ne serait-il pas plus juste de dire que le don est l’expression de ce dilemme,
le lieu où il se joue, sans jamais vraiment se résoudre, le risque étant
toujours présent à cause justement de cette liberté essentielle au don ?
[8]
Pour ce qui est de Saint-Jacut, tu as été critiqué sur trois points principaux.
1° Par Camille Tarot sur la question du sacrifice. Mais comme, quant au
fond, ta position et la mienne ne se distinguent guère, je t’ai défendu de bon
cœur. Accessoirement, ta critique de Rospabé est également mal passée
puisque tu lui fais dire le contraire de ce qu’il dit (je te l’avais dit).
2°Critique de forme : ton rapport au MAUSS n’a pas paru généreux parce
que tu ne mentionnes guère une bonne partie du travail maussien pourtant si
proche du tien et crois devoir prendre avec lui des distances parfois étranges
(quelle idée, par exemple, de prêter au MAUSS l’intention de remplacer
l’économie capitaliste par une économie du don !). 3° Quant au fond – qui
fera le cœur, j’imagine, de notre discussion –, il a semblé que tu avais des
positions finalement assez contradictoires, voire autoréfutantes.
Extrait de
C’est sur cette équation que mon analyse s’écarte sensiblement de celle de
la Revue du MAUSS. Ainsi que je l’explique dans mon livre, le don
cérémoniel n’est pas un échange de biens, c’est une procédure de
reconnaissance publique entre partenaires. Cela n’a donc rien à voir
directement avec l’économie, même pour en nier les présupposés
utilitaristes. La question de la reconnaissance réciproque est sociale et
politique. Le problème touche aux expressions symboliques de la
réciprocité ainsi qu’aux formes de la culture ou du droit politique. C’est de
ce côté qu’il faut chercher l’héritage du don réciproque cérémoniel, non
dans la mise en cause des formes de circulation des biens utiles. C’est aussi
dans cette perspective qu’il est possible d’envisager et de construire ce
« paradigme du don » que Caillé, avec raison, appelle de ses vœux.
Amicalement Alain
P.S. Par ailleurs, je me dis que notre thème de discussion commun devient
vraiment central. Outre ton livre et le mien, outre ceux de Derrida et Marion
(et quelques autres du même grain), il y a désormais celui d’Anspach et,
dans un genre assez différent, celui de BrunoViard ( Les Trois Neveux,
Mauss, Leroux, Diel), qui était d’ailleurs présent à Saint-Jacut. Je crois qu’il
serait intéressant (à tous les sens du terme intérêt) de faire recenser,
comparer et discuter nos ouvrages respectifs par des gens de qualité. Mais
qui pourrait faire ça ?
***
Le 3 juillet 2002
Cher Alain,
C’est connu : on est toujours surpris devant les critiques. On se croit mal
compris. C’est ce qui m’arrive dans ce que tu me rapportes. C’est ce qui est
arrivé à plusieurs de tes amis dans ce que j’ai écrit.
Comme je sais que tu es généreux, et comme j’espère l’être également,
nous allons assumer cette situation. Tu penses – et d’autres compagnons du
MAUSS également – que j’ai manqué de cette même générosité envers les
travaux accomplis par tout le mouvement. Ce sentiment peut paraître
légitime pour qui ignore que j’ai découvert la Revue du MAUSS et ses
dossiers alors que j’avais déjà écrit toute la seconde partie de mon livre –
bref, les chapitres sur le don, le sacrifice, la dette, la grâce. Mon bonheur fut
de constater que tant de gens travaillaient dans le même sens, même si sur
certains points essentiels, je formulais des hypothèses qui s’écartent
sensiblement des positions des uns et des autres. J’ai commandé d’un coup
chez Tschann (car c’est Yannik Poirier qui a attiré mon attention sur la
RdM ) tous les dossiers du MAUSS disponibles, ancienne et nouvelle série.
J’ai alors inséré autant que j’ai pu des allusions à divers travaux – dont les
tiens au tout premier chef. En outre, dès que j’ai eu pris connaissance de ces
publications, je t’ai fait signe avec enthousiasme pour te dire l’admiration
que je ressentais devant tout ce que toi et tes amis aviez développé. Ce fut
le début de nos échanges cordiaux et féconds – et qui le resteront, j’en suis
sûr.
Mais tu comprends bien – et tes amis doivent le comprendre – qu’il eût été
curieux pour moi qui avais fait mon parcours de manière tout à fait
indépendante depuis plus de dix ans d’attribuer à d’autres ce que j’avais
élaboré et formulé de mon côté. Et pourtant, j’ai tiré mon chapeau au
MAUSS aussi élégamment et fortement que j’ai pu en insérant des citations
et des remarques chaque fois que cela me semblait souhaitable. Car nous
étions d’accord sur tant de choses !… Et nous le restons.
J’ai pourtant conscience d’avoir avancé des points assez nouveaux aussi
bien sur le don que sur le sacrifice, la dette et la grâce. Sur le don, en
partant de l’éthologie de la rencontre chez les primates pour montrer que le
don cérémoniel n’a rien à voir avec des échanges de biens même gratuits
mais qu’il est avant tout une procédure publique de reconnaissance
réciproque; sur le sacrifice, en tirant toutes les conséquences du fait que le
sacrifice n’apparaît qu’avec la domestication des plantes et des animaux (ce
qui était documenté depuis longtemps mais dont on n’avait rien fait ou
presque); sur la dette, en proposant la distinction que je crois capitale entre
dette de réplique (symétrique du don et qui concerne la justice vindicatoire)
et la dette de dépendance (en montrant que ce n’est pas le don qui crée la
dette, mais la dette et l’univers sacrificiel qui changent le don);
et sur la grâce, en liant son concept à celui de don unilatéral – point que tu
as tout de suite bien compris en acceptant de publier en avant-première dans
la Revue du MAUSS ( 1er semestre 2000) une partie de ce chapitre
concernant Weber, augmentée de réflexions sur la frontière qui traverse
l’Europe et sépare le Nord, non marqué par le droit romain, et le Sud qui lui
doit beaucoup de ses modèles de pensée. Tu as remarqué que, dans mon
livre, j’indique toujours mes sources, et reconnais mes dettes… justement.
Je ne suis pas du tempérament à tirer la couverture de mon côté. Mais je ne
suis pas non plus du genre à attribuer à d’autres ce que j’ai élaboré moi-
même.
Je suis sûr que tu admets très bien cela. Et ce n’est pas de l’ingratitude
(j’ajoute que lorsque mon désaccord est trop profond avec des gens que
j’estime cependant beaucoup, je préfère éviter la polémique; ainsi ai-je omis
de discuter l’Économie libidinale de Lyotard, l’Échange symbolique de
Baudrillard, la Violence et le sacré de Girard – hormis une brève note–,
étant entendu que ces penseurs sont de toute façon très peu comparables).
Si Rospabé est d’accord sur cela, alors il lui faut changer son sous-titre; et il
te faudrait aussi modifier ce passage de ta préface.
Mais je dis tout autre chose ! Voilà comment j’ai présenté la question dans
mon livre : je dis que le don cérémoniel a disparu dans les sociétés
modernes en tant que procédure publique et institutionnelle de
reconnaissance réciproque entre groupes statutaires (tout comme le sacrifice
rituel s’est effacé pour des raisons qui lui sont propres mais aussi liées au
don cérémoniel).
Mais je dis aussi très fortement que l’exigence que portait le don
cérémoniel n’a pas disparu; non seulement elle a été prise en charge par la
loi, mais je dis aussi que dans les relations interpersonnelles ou entre
groupes restreints, le don cérémoniel continue à fonctionner comme
expression de la reconnaissance accordée ou reçue (cadeaux, compliments,
fêtes, formes de politesse, actes de soutien, etc.). Cela ne constitue en rien
un moyen de résister à « l’omnimarchandisation » (formule qui n’est pas de
moi et que je n’emploie jamais). Je ne me suis prononcé sur ce sujet que
dans l’entretien d’Esprit et en raison des questions qui m’étaient posées.
Ce que j’ai dit alors est non pas que le don (le don cérémoniel ou celui
d’entraide) serait une réponse à ce que l’on appelle la marchandisation,
mais que la vraie question posée par cette marchandisation (terme qui
n’apparaît pas dans mon livre) – ou disons, de la mise à prix de toute chose
– est encore finalement celle de la dignité et donc de la reconnaissance
réciproque. Et c’est sur ce point – sur cette exigence du respect à accorder –
que, selon moi, l’esprit du don défie l’ordre marchand lorsque celui-ci sort
de sa fonction légitime : assurer l’échange entre producteurs dans la cité de
la différenciation des tâches et des activités (ce qu’Aristote et les
scolastiques avaient si bien compris).
Tout cela me semble très différent ce que vous dites, toi et Godbout.
J’aimerais que vous le compreniez. Encore une fois, je ne crois pas être
ingrat; j’ai avancé dans ma recherche sans connaître la vôtre; quand j’ai lu
vos travaux, j’ai à la fois aimé notre proximité dans l’identification du
champ de recherche et mesuré notre différence sur l’hypothèse
fondamentale. Je crois – je le dis sans prétention – que mon approche est
nouvelle et que mes hypothèses ont une fécondité heuristique certaine et
démontrable. J’espère que tu le perçois, sinon nous entrerions dans un
dialogue de sourds.
Cordialement Marcel
***
Le 4 juillet 2002
Cher Marcel,
C’est moi, à mon tour, qui vais devoir te faire une longue réponse et, pour
cela, te relire attentivement. Après une première lecture rapide de ton texte,
ce que je ressens, c’est tout d’abord de l’incompréhension. Tu ne
comprends pas trop mes critiques et je ne comprends pas facilement ou
spontanément tes réponses. Pas forcément par mauvaise volonté. Il y a, je
crois, un important effort à faire pour savoir de quoi nous parlons vraiment,
et s’il y a entre nous une différence effective, un différend palpable ou, au
contraire, de simples nuances. En l’état, très sincèrement, et mis à part des
questions de narcissisme, je ne le sais absolument pas. D’où la nécessité de
te relire et d’y réfléchir. Mais je veux te dire tout de suite à quel point je
suis heureux que tu aies surmonté l’agacement probable qu’a dû te causer
ma lettre et pris le temps d’y réfléchir et d’y répondre. C’est seulement ainsi
qu’il est possible d’avancer. Je te remercie de jouer le jeu et de deviner que
je le jouerai à mon tour.
Amicalement Alain
***
Le 5 juillet 2002
Cher Marcel,
« Le don cérémoniel, écris-tu, n’a rien à voir avec les échanges de biens
même gratuits. » C’est, si je te comprends bien, sur ce point que nous
divergerions le plus fortement, et toutes les autres différences que tu pointes
s’ordonnent en fait à partir de cette différence supposée fondamentale (plus
loin, tu écris encore que, dans tous les textes du MAUSS, « on reste encore
dans une logique de biens »). Or, telle quelle, cette phrase me paraît bien
discutable et, par ailleurs, tu t’en sers pour critiquer une position qui n’est
pas la nôtre. En un mot, tu crois ou veux croire que nous aurions une
conception économiciste plus ou moins voilée du don et que même mis au
service du lien, il se caractériserait en dernière instance par ses dimensions
économiques. C’est cette même idée qui, dans ton entretien d’Esprit, te sert
à prendre tes distances avec nous en disant que nous nous trompons parce
que nous cherchons du côté du don des solutions économiques au problème
du capitalisme. J’y reviendrai.
Cela étant posé, peut-on dire comme tu le fais que le don cérémoniel n’a
rien à voir avec les échanges de biens ? Que veux-tu dire là ? Que ce ne
sont pas les considérations utilitaires qui prédominent ? Nous serons
nécessairement d’accord. Mais tu veux apparemment dire autre chose
puisque tu dis que ce don n’a rien à voir avec l’échange de biens « même
gratuits ». Là, j’avoue que je ne comprends tout simplement pas. Pour ma
part, je vois quand même des biens qui circulent dans tous les sens en vue
de symboliser l’alliance (la reconnaissance, si tu préfères) et de la
renouveler en permanence. Mais revenons en amont : le don n’aurait selon
toi rien à voir avec l’échange de biens, utilitaires ou non utilitaires. Il y a
pourtant bien des dimensions utilitaires dans la société sauvage. Comment
les penser ? On peut décider, comme toi apparemment et comme
récemment Alain Testart, de dire que tout ceci se joue à travers les
« échanges non marchands » et non pas à travers le don qui leur serait
totalement étranger. Pourtant, j’observe que ces « échanges non
marchands » (quelle catégorie bizarre, du marché démarchéisé en
somme… ) se déploient sous les formes et dans les pores du don
cérémoniel. Alors ? Alors, j’arrête ici d’entrée une discussion qui nous
entraînerait trop loin pour dire qu’il faut penser, liés paradoxalement par le
don, à la fois le fait hiérarchiquement premier de l’inconditionnalité et de la
reconnaissance de l’autre comme allié – fait en lui-même absolument non
économique – et la dimension hiérarchiquement seconde mais bien réelle de
la conditionnalité (et de l’utilité). Bref, penser ce que j’ai appelé
l’inconditionnalité conditionnelle (par exemple, dans l’Anthropologie du
don).
Je vais vite sur la liste des autres points sur lesquels tu affirmes ton
originalité irréductible, non pas, là encore, pour la dénier, mais pour la
nuancer.
Pour ma part, l’idée de lancer des réflexions dans ce sens m’est venue il y a
une dizaine d’années à la lecture du livre de Julian Pitts-River ( et alii),
From Honour to Grace. Et c’est dans le sillage de ces réflexions que j’ai
accueilli avec le plaisir que tu sais ton magnifique article sur l’éthique
catholique et l’esprit du non-capitalisme.
– Dans ton livre et dans l’entretien d’Esprit, tu insistes sur l’idée que tu as
découvert (en t’appuyant, entre autres, sur les beaux travaux de
RoberteHamayon) que le sacrifice n’apparaît qu’après le don et au
néolithique. Comme j’ai développé la même idée, avec le même type
d’argumentaire et avec quelques détails il y a six ou septans, dans un
numéro du MAUSS tout entier consacré à cette question du sacrifice, je
dois dire que je suis un peu surpris de ne pas être mentionné dans le long
chapitre que tu consacres à ce débat. Là, il était vraiment facile de « tirer
son chapeau au MAUSS élégamment et fortement », simplement en
mentionnant de quoi il avait parlé. Ne serait-ce que pour dire qu’il y a sur
ce point de fortes tensions, d’ailleurs. Et je suis là-dessus content d’être à
tes côtés ou de te trouver aux miens, comme tu voudras, contre mes amis
Tarot, Anspach ou Scubla.
Pardonne-moi, Marcel, mais il est difficile de lire ces lignes sans avoir le
sentiment que tu tentes de nous faire passer pour de doux et naïfs rêveurs,
cherchant dans un mythe du bon sauvage vaguement christianisé à se
débarrasser de l’immonde capitalisme. C’est ce genre d’idées proches de la
débilité mentale que nos adversaires nous prêtent avec une grande
générosité depuis le début du MAUSS. Je serais heureux que nos amis
n’entonnent pas la même ritournelle démentie à chaque page du MAUSS et
de nos livres.
Pour autant, n’y a-t-il rien à chercher du côté de la « pensée du don » pour
apprendre à résister à ce que tu appelles l’omnimarchandisation (et moi le
mégacapitalisme)? Probablement si, puisque toi-même, tu y reviens
régulièrement toutes les trois pages dans l’ambivalence (et
l’indétermination) la plus totale. Et si ce n’est pas dans la « pensée du
don », dans quoi alors ?
Le point sur lequel nous avons un vrai désaccord est probablement celui-ci :
tu as décidé une fois pour toutes que le don et l’économie étaient
rigoureusement étrangers l’un à l’autre. À partir de là, dès lors qu’on ne
veut pas renoncer à l’efficacité, y compris à l’efficacité du philosophe
professionnel qui, selon toi, doit vendre ses services comme tous les autres,
alors le seul recours face à la marchandise universelle est le supplément
d’âme qui vient de la reconnaissance de l’égale dignité de l’autre, ultime et
unique avatar de l’esprit du don. Voilà un point de vue bien
« philosophique », qui ne mange pas trop de pain et qui est, je crois, peu
tenable.
Amicalement Alain
***
Le 12 août 2002
J’ai pris connaissance d’une partie (je n’ai pas son premier message auquel
vous répondez) de votre correspondance avec Alain, et j’aimerais ajouter
quelques brefs commentaires.
Mais d’abord, je dois vous dire que j’ai trouvé votre ouvrage passionnant.
J’en ai fait une présentation à la dernière réunion annuelle du MAUSS.
Or pour nous – et pour Mauss, même s’il n’est pas toujours clair là-des-sus
–, un minimum de liberté est essentiel à tout don. Car c’est la condition
même d’une reconnaissance réelle, effective. Sans ce minimum de liberté,
le don ne peut pas porter cette dimension de reconnaissance de l’autre.
Mais elle n’a rien à voir avec la projection du don « bienfaisance » sur le
don cérémoniel, comme vous le pensez. Je suis d’accord avec votre
description de ce don comme provocation, appel à la réplique, etc., que
vous analysez si bien. Mais tout cela n’a pas de sens si les acteurs ne font
que répéter des gestes automatiques en conformité avec une tradition
purement contraignante, sans aucune possibilité de jeu. C’est ce qu’a
finalement conclu Mauss en constatant d’une part, que les acteurs ne le
vivent pas comme une contrainte, d’autre part, qu’il n’y a pas de sanction
claire, la seule sanction évidente étant la fin de la relation entre les
partenaires « amis ».
Vous pouvez certes être en désaccord sur ce point et considérer que cette
liberté minimale, cette absence de garantie de retour n’est pas nécessaire et
n’est pas présente dans le don cérémoniel, ou prend des formes qui la
rendent totalement différente de la liberté du don « pur » d’aujourd’hui, ou
même que nous projetons « notre » conception de la liberté sur les autres
sociétés. C’est un débat qui doit être mené. Mais centrons le débat sur ce
point et non pas sur l’idée que parler de « garantie de retour » présuppose
une conception du don comme action bienfaisante ! Pour nous comme pour
vous, il s’agit de savoir quelles sont les conditions de ce don de
reconnaissance (au sens de se reconnaître), dimension qui, par ailleurs,
demeure selon nous présente même dans le don altruiste d’aujourd’hui – ce
qui est un autre objet de débat. Mais il faudrait d’abord s’entendre là-
dessus. Il est d’ailleurs fort possible que nous n’ayons pas toujours été aussi
clairs que je le suis maintenant sur ces points. Vous nous aidez à les
clarifier.
Voilà quelques brefs commentaires. Ils seront beaucoup plus élaborés dans
le texte que je compte terminer bientôt.
***
Comme promis dans mon message provisoire d’il y a deux semaines, je vais
essayer de répondre plus précisément à votre récent e-mail dont je vous
remercie encore.
J’en viens d’emblée à votre premier et principal point qui concerne la marge
de liberté propre au don cérémoniel. Notez bien pour commencer que nous
parlons du don cérémoniel et non du don moral ou charitable.
« Peut-être l’impératif de donner tient-il tout entier dans ce fait qui est
aussi
Mêmes. C’est cela qui porte cette interrogation : qu’est-ce que cet
Autre –
individu ou groupe – qui nous ressemble ? Qui est-il dans cet ailleurs
qui
est comme notre ici ? Comment peut-on ne pas être comme nous qui
savons
pas des nôtres ? Faut-il les dissuader d’entrer dans notre espace et les
repousser par la force ? ou au contraire les accueillir ? Comment leur
Si donc la question est à la fois de séduire l’autre pour se lier à lui et, en
même temps, de le défier pour ne pas perdre sa propre liberté, il faut alors
une procédure qui tienne les deux exigences simultanément, et c’est
précisément cette offre de quelque chose comme part de soi, gage et sub-
stitut; bref, soi-même risqué chez l’autre et qui appelle la réplique : l’autre
risqué chez soi. Je crois que tout se joue sur cette question de la réplique.
Je crois aussi qu’il faut y voir une structure propre au vivant. Tu te risques ?
Je me risque; à une part de toi, je réponds par une part de moi. Tu me
frappes ? Je te frappe (et on comprend bien alors en quoi la justice
vindicatoire est l’exact symétrique du rapport de don dans les sociétés
lignagières – cf. Verdier –, vous le savez aussi bien que moi). C’est dans ce
rapport de réplique, cet agôn des vivants et, au plus haut point, des vivants
humains, que s’explique, il me semble, le don réciproque cérémoniel. Je n’y
vois pas un mécanisme aveugle s’imposant aux agents. Je dis exactement le
contraire dans le paragraphe intitulé « La libre obligation » (p. 185-189)
dont je vous cite le début :
comme une nécessité qui est commune à toutes les espèces animales.
Que
une nécessité naturelle, mais pour les humains, c’est là une nécessité
qui
n’est ni programmée ni programmable. Chacun sait avoir affaire en
face
Le reste du texte explicite ces assertions. Je pense qu’il est difficile d’être
plus clair sur l’affirmation du caractère libre du don cérémoniel.
J’insiste même sur le fait que le don cérémoniel – du moins dans les
sociétés non sacrificielles – ne crée pas de la dette, mais constitue une
provocation à répondre (à propos des sociétés sacrificielles et hiérarchiques,
je propose de parler de dette de dépendance et je dis que ce ne sont pas les
dons qui, d’eux-mêmes, engendrent de la dette mais que c’est la dette qui
change la relation de don). Ainsi j’écris page 187 : « Le premier don ne crée
pas une dette mais lance un appel; il suscite chez le bénéficiaire l’exigence
de répondre. L’échange de dons est un duel cérémoniel où s’affrontent des
vivants autonomes qui désirent s’associer sans céder sur leur liberté [… ]
L’échange de dons résout la tension entre la nécessité de la rencontre –
exigence de la nature – et l’indécidabilité des réponses – exigence de la
liberté »; et encore page 188 : « Un don qui serait exclusivement contraint
serait un pur phénomène naturel (comme le besoin de se nourrir ou de se
reproduire) et ne nous apprendrait rien comme tel sur la constitution du
social. C’est pourquoi le don cérémoniel si obligatoire soit-il pour un
groupe reste un choix. Donner reste une libre obligation parce qu’elle est
une obligation d’êtres libres. » Ces formules ne sont pas des prises de
position gratuites, elles résument des démonstrations.
Je vous fais aussi remarquer que jamais je ne parle, comme vous l’écrivez,
« du poids des rituels et de la tradition qui rendent le don contraignant ». La
contrainte ne vient pas de ce « poids » (avouez que cela frise le cliché !);
elle vient, je le répète, du défi à répondre. Quant aux rituels, j’en dis ceci :
en tant que dispositifs symboliques, 1) ils réalisent ce qu’ils manifestent, 2)
ils fonctionnent comme des conventions publiques d’action ( cf. p. 178-
179,187,205,245); mieux encore, 3) ils assurent (dans les procédures
d’alliance matrimoniale, dans les célébrations saisonnières, etc.) que la
reconnaissance réciproque sera maintenue dans le temps.
Vous ai-je convaincu sur cette question de la liberté ? Si oui, il est encore
temps de modifier votre argument.
Nous savons mieux, en outre, par les travaux de Verdier (entre autres) que
tout groupe traditionnel vis-à-vis d’un autre groupe se définit par deux
statuts possibles : soit celui de partenaire – donc d’allié avec lequel les
liens se traduisent par des échanges de présents et des mariages ou, en cas
de conflit, par des procédures de justice vindicatoire calquées sur ces
rapports de don; soit celui d’ennemi, car est virtuellement ennemi tout non-
allié; cet ennemi peut devenir allié par l’échange de dons ou rester ennemi,
et la rencontre se traduira alors par la guerre.
C’est selon cette logique qu’il faut entendre la nécessité du retour. Je suis
sûr que vous l’admettrez sans peine. Mais lorsque Caillé et vous donnez
comme ingrédient essentiel de la définition du don « la non-garantie du
retour », vous voyez bien qu’il y a un problème. Lequel ? Vous définissez
ainsi le don que j’appelle « moral ». Rien n’est plus légitime. Mais il ne faut
pas espérer en étendre la validité au don cérémoniel. Or vous le faites et
c’est ce qui me gêne. Et pourquoi le faites-vous ? Parce que, me semble-t-il,
vous maintenez implicitement le centre de gravité de l’analyse sur la
question de la chose donnée; donner ainsi, c’est offrir généreusement
quelque chose sans attendre d’être à son tour gratifié; tel est bien le don que
toute notre vénérable tradition religieuse et morale nous enseigne.
C’est ce que j’appelle le don unilatéral dont Sénèque a fait la théorie la plus
aboutie dans le De Beneficiis au moment où Paul en attribuait la seule
capacité au donateur divin. J’explique (dans mon chapitre 7) que ce don
admirable – qui relève de la charis ou de la gratia – apparaît dans les
diverses cultures au moment où le don cérémoniel n’est plus compris, c’est-
à-dire dans les sociétés « politiques » où les systèmes lignagiers s’effritent
et où la reconnaissance réciproque doit passer par des instances publiques
offrant des garanties égales pour tous. C’est pour une société de ce type que
Sénèque essaie de sauver la mise : l’avantage économique des uns (les
« riches ») doit se traduire en geste de reconnaissance envers tous
(l’« ervégétisme ») et en initiative de générosité de chacun envers chacun,
sinon le lien social se défait. Votre définition me paraît donc plus appartenir
à l’héritage de Sénèque et de saintPaul qu’à celui de Mauss. C’est pour cela
que je la vois rester dans l’orbe d’une pensée de la bienfaisance même si ce
n’est pas – et ce n’est pas – votre objectif. J’espère que vous voyez mieux
l’enchaînement des positions ou des contradictions.
Mais je ne vous fais pas dire pour autant, ni à vous, ni à Alain, ni à qui que
ce soit des compagnons du MAUSS, que vous voudriez remplacer
l’économie moderne par une économie du don (je ne dis pas cela et ne peux
le dire puisque j’affirme et répète qu’il n’y a pas d’économie du don), et
encore moins – comme vous l’écrivez – que je vous aurais attribué le projet
saugrenu « de remplacer le marché par la charité ». Je me frotte les yeux !
S’il vous plaît, ne me prêtez pas des affirmations aussi contraires au bon
sens !
***
Le 28 août 2002
Cher Marcel,
Amitiés Alain
***
Le 2 septembre 2002
Cher Alain
Je voulais répondre à tes deux lettres d’un coup : à ton dernier message et à
ta missive de juillet. Comme toujours dans ces cas-là, on remet… Et
comme je voulais en avoir le cœur net, je me suis donné la peine de relire
de larges passages de ton Anthropologie du don qui reprend en fait presque
tous tes articles depuis quelques années. Et ma conclusion est que en effet,
on devrait s’entendre au mieux, mais d’abord admettre une différence non
triviale de certains points de départ, de leurs présupposés et de leurs
conséquences.
En tout cas, je réponds d’abord à ton dernier mail et, si je peux, un peu plus
tard, je commenterai ta grande lettre de juillet.
Mon point essentiel, c’est de partir non de l’échange mais d’une généalogie
de la reconnaissance entre les primates supérieurs et d’identifier le don de
soi par la médiation de quelque chose comme la procédure proprement
humaine de constitution du lien réciproque.
Tu ne m’as jamais écrit une ligne sur cette analyse que je crois
fondamentale (et je ne suis pas le seul).
Tu me diras que tu as parlé du don chez les grands singes… (je viens de
m’en apercevoir), mais justement, tu dis : tous maussiens !… Ils
partagent… Ils se font des dons ! Donc ils ajoutent leur cas à ta
démonstration, sinon à la cause… Je trouve que tu les recrutes un peu vite.
Je dis quant à moi tout autre chose; je dis que le geste de donner n’est pas
celui de partager (les lions, les hyènes, les mulots…, aussi partagent de la
nourriture, etc.). Dans le geste du don, il y a un saut; un saut dans l’inconnu
de l’autre; risquer quelque chose de soi et soi avec, ce n’est pas partager,
c’est justement défier, pour lier. C’est en quoi il y a événement et pas
simple programme. Tu vois donc bien que dans mes réserves, je ne vous
fais pas dire des âneries comme tu le supposes, j’essaie honnêtement et
selon une critique amicale de dégager un horizon de pensée. Discutons de
cet horizon. Sans suspicion.
Au fait, dois-je comprendre que Godbout a écrit à Esprit pour réagir à mes
modestes remarques ? Je suppose alors que la RdM me réserve un
traitement de choix !
***
Le 7 septembre 2002
Cher Marcel,
Amitiés Alain
***
Le 11 septembre 2002 (Lettre de J. T. Godbout à M. Hénaff)
Cher ami,
2. Oui, c’est vrai que vous dites que le don est libre, c’est même là-dessus
que vous insistez, je le reconnais; c’est pourquoi on est étonné quand vous
semblez parfois dire qu’il est contraint; aussi, quand j’ai lu dans votre lettre
à Alain que vous refusiez dans notre définition le « sans garantie de
retour », j’ai alors cru saisir pourquoi vous aviez des réserves sur cette
liberté. – Vous demandez où dans votre livre. Voici quelques citations
reprises dans mon texte envoyé à Esprit : « Rien – hors un dispositif rituel
contraignant – ne peut garantir le geste en retour [… ] L’élément décisif
n’est pas l’état d’esprit des partenaires, mais les traditions [… ] Les
sentiments suivent [les rituels] » (p. 344). Et je me suis demandé alors si ce
n’est pas pour forcer la différence entre les différents types de don que vous
faites de telles affirmations, alors que je crois qu’au fond, vous considérez
le don comme libre.
Mais vous ajoutez que, pour vous, « pas de garantie de retour » signifie : il
y a forcément retour. En termes de relations à créer ou à continuer (p. 3 en
bas). Alors là, on est parfaitement d’accord, car ce que vous dites, si je
comprends bien, c’est : pour que ce type de don fonctionne, il doit y avoir
retour. Sinon, c’est la fin de la relation. Dit comme cela, il n’y a plus
d’ambiguïté. Mais c’est exactement ce que nous voulons dire, me semble-t-
il, par absence de garantie de retour. Et il serait absolument intéressant de
comparer avec certains dons aujourd’hui qui n’exigent pas de réponse–
mais qui enlèvent toute dignité au receveur, souvent. Toujours ? Non, à
cause notamment des intermédiaires. Mais parler en termes de dispositif
rituel contraignant laisse entendre une contrainte externe à la relation.
Cela dit, vous avez sans doute raison d’affirmer que notre définition
« appartient à un héritage différent ». C’est vrai au départ; mais elle s’en
éloigne en parlant d’absence de garantie. Il peut parfaitement y avoir
intention de retour et don avec cette définition. Elle vise spécifiquement
toute contrainte externe. Elle n’empêche pas la présence de multiples
intentions. C’est un problème qui se pose de manière limite avec le
dilemme du prisonnier, par exemple.
Je n’ai pas utilisé la moitié de mes notes de lecture pour écrire ce texte.
Parmi les autres thèmes non discutés, il y a celui de la dette positive, notion
qui est pour moi fondamentale et qui est absente de votre livre, même si
vous en êtes très proche avec l’idée de « dette sans faute » de Malamoud.
Je développe cette idée dans des articles du MAUSS et dans mon dernier
livre, Don, dette et identité, que je pourrais vous faire parvenir si vous ne
l’avez pas. (J’imagine qu’il n’est pas dans toutes les librairies de
SanDiego… )
Il y a aussi les contrats non marchands, les rapports qui ne sont ni de don ni
de marché, idée bien développée par Testart, même s’il l’applique très mal à
mon avis. Cette idée de contrat non marchand aiderait à admettre qu’il
puisse y avoir du don même dans les contrats. (Le don est ici défini comme
absence d’obligation contractuelle de rendre. C’est une définition très
pratique pour l’analyse du don moderne.) Akerlov l’a montré dans les
rapports de travail, et cela aiderait à comprendre le rapport psychanalytique
par exemple, où le don est peut-être nécessaire, à condition que le psy
admette qu’il reçoit de l’analysé autre chose que de l’argent. Comment un
tel rapport, où c’est la reconnaissance et l’identité qui en sont l’enjeu,
pourrait-il se passer de don ?
Jacques Godbout
***
Cher Alain,
Mais j’avais autre chose à dire. En plus, j’ai lu tous tes articles publiés dans
la RdM et je continue à avoir l’impression que AdD les reprend très
largement. Mais peu importe ce détail. En tout cas, ne laisse pas entendre
que si je lisais enfin tes textes (et ceux de Godbout), tout irait mieux. Ce
n’est pas une bonne hypothèse (quand au dernier livre de Godbout, il est
sorti quand mon manuscrit était déjà chez l’éditeur; je l’ai acheté après mon
retour du Japon à l’automne 2001; je l’ai lu depuis et trouvé aussi très
intéressant en dépit de nos divergences).
Ceci dit, revenons aux points que tu signales dans ton récent mail. Tu me
dis : « La seule vraie différence selon toi porte sur les grands primates.
En effet, je n’introduis pas les mêmes coupures que toi. » Cette remarque
démontre la difficulté de notre dialogue. Non, il ne s’agit pas pour moi de
faire leur part aux grands primates ou de déplacer la coupure
homme/animal. Je crois aussi de toute façon – et profondément – à la
continuité entre les deux (je ne connais encore Portmann que par l’article de
Dewitte; c’est une pensée que je pressens capitale). Comme je l’ai rappelé
dans ma lettre récente à Godbout, j’essaie de renouveler le problème du
geste du don en partant des « rites » de reconnaissance chez diverses
espèces animales – les grands primates au premier chef – pour finalement
identifier chez le primate humain un geste qui n’a rien à voir avec le partage
de nourriture ou autre tactique d’échange, mais porte sur l’engagement
réciproque par la médiation de quelque chose de soi risqué chez l’autre
selon un ordre du temps. Et c’est bien cela l’opération symbolique qu’aucun
primatologue n’a pu repérer chez les primates non humains. Telle est
l’exigence de reconnaissance qui est à la fois défi, appel, séduction, alliance
à long terme, et selon une médiation non hégélienne; c’est dans cette
procédure que se situe pour moi l’énigme du don. Présenter les choses ainsi,
ce n’est pas simplement inclure les primates dans le débat, c’est offrir une
nouvelle hypothèse, c’est réaliser une vraie percée sur la question à partir de
Mauss et au-delà de lui. Je l’affirme sans prétention mais avec conviction.
Beaucoup (y compris parmi nos amis girardiens) l’ont compris et me l’ont
dit (comme encore récemment un de nos plus grands indianistes souvent
cité dans mon livre).
Je m’étonne que tu n’en saisisses pas la portée. Du coup, c’est moi qui me
demande si tu m’as vraiment lu ! Tu sembles vouloir aplatir ce que je fais
émerger et tu me dis sur un ton bienveillant : « Tu nous proposes une belle
synthèse; tu articules bien les problèmes… » Non. La synthèse, c’est toi qui
en as le mérite et je ne te le dispute pas. Mais si tu ne vois pas en quoi j’ai
essayé de renouveler le débat, alors en effet notre dialogue est un dialogue
de sourds et il vaudra mieux le suspendre. Au moins pour un temps.
Le temps de lire.
Mais avant cette pause inévitable, je voudrais revenir sur ta lettre de juillet.
Ils ont bien compris que si je n’entrais pas dans la problématique de Girard,
il valait mieux ne pas faire des allusions purement décoratives. Ce n’est
qu’un exemple, mais un bon exemple.
Tu notes aussi que notre dialogue risque d’être difficile pour la raison même
que nous sommes très proches sur tant de points et que pourtant, nous avons
des positions en conflit apparent ou réel sur d’autres. Il y a aussi le
problème des interprétations déformées que nous donnons des assertions de
l’autre dans cet échange épistolaire. Si j’y ai succombé, reçois mes excuses.
Je dois dire que dans ta lettre de juillet, tu m’attribues des vues dans
lesquelles je ne me reconnais pas. Je suis même parfois très surpris de ce
que tu me fais dire. Quand je parle par ta bouche, ça devient en effet
« oscillant ». En fait, je me sens plutôt ferme sur mes positions. Ce qui
n’empêche pas d’être prêt à les discuter et, s’il le faut, à les modifier.
Venons-en au point central. Quand j’ai écrit dans ma lettre de juin que « le
don cérémoniel n’a rien à voir avec les échanges de biens mêmes gratuits »,
je voulais, à travers cet apparent paradoxe, bien faire comprendre tout
d’abord qu’il s’agit du don proprement cérémoniel par opposition au don
unilatéral, au don moral ou au don philanthropique. Certes, les biens
échangés sont « gratuits » au sens où ils ne sont pas vendus. Mais leur fin
n’est pas en eux-mêmes comme biens, elle est de traduire le don de soi du
donneur à travers la chose donnée. Rien de plus maussien. C’est cela que je
veux dire quand je mets en garde contre les interprétations qui se
concentrent sur ces biens au lieu de voir la procédure de reconnaissance
réciproque.
Ce débat est encore plus net à propos de ma réserve sur l’analyse très
intéressante que V.Descombes fait des verbes trivalents dans les Institutions
du sens. Il reprend la discussion de Peirce à ce sujet et montre que ces
verbes dits aussi « verbes de don » sont d’emblée triadiques. La liste en est
longue :
Ma réserve, c’est que cela ne définit pas le don cérémoniel qui ne consiste
pas à donner quelque chose à quelqu’un, mais à se donner à quelqu’un par
l’intermédiaire de cette chose. Cela est d’autant plus important à noter que,
parmi les verbes trivalents, beaucoup n’ont même pas le sens de l’offrande
puisque même « vendre » en fait partie. C’est parce que le don cérémoniel
consiste à se donner à travers ce que l’on donne qu’il importe de ne pas y
voir un échange même généreux de biens, mais un engagement risqué de
soi dans l’espace de l’autre. C’est cela que veut dire mon affirmation en
apparence paradoxale. Est-ce plus clair ainsi ?
Cela permet aussi de comprendre où se situe pour moi la question morale.
Quant à la question des biens utilitaires, je la traite très clairement dans mon
livre. Je dis et redis que dans les sociétés où la reconnaissance publique
entre groupes passe par les dons cérémoniels, on n’en fait pas moins des
échanges de biens utiles (d’où ma critique des expressions « sociétés du
don » et « économies du don »). Quoi de plus normal que ces échanges
utiles ! Les dons cérémoniels ne sont pas destinés à se nourrir ou à se loger
(même s’il existe des repas de fête très copieux). Malinowski a très bien
décrit cela comme tu le sais : il y a l’échange gimwali de biens de
consommation qui se fait parallèlement à l’échange cérémoniel kula entre
partenaires. Je dis qu’il s’agit de deux ordres différents (au sens pascalien)
même si des interférences se produisent (voir mon chapitre8). La question
est que les procédures publiques de reconnaissance sont une chose, les
échanges utiles une autre. Et c’est très bien ainsi. On ne demande pas à
l’acheteur et au vendeur une implication réciproque dans leur transaction
(elle peut se produire en sus, mais n’appartient pas à la relation marchande
comme telle).
Cela peut aussi bien prendre un sens hiérarchique pesant qu’être le geste
gracieux qui comble et remplit de joie même si on ne peut ni ne doit
répondre.
Voilà, mon cher Alain, ce que je peux dire pour l’instant. Tu me disais
qu’au moins, je ne me dérobe pas devant le débat. Je te crédite de la même
qualité. Mais je pense qu’il serait utile de marquer une pause. Laissons un
peu de temps passer, prenons du recul et méditons tout cela. Je pense qu’un
jour, ce serait bien que nous débattions à nouveau, y compris publiquement
avec les collaborateurs de la Revue du MAUSS. Peut-être au milieu du
printemps prochain. N’oublie pas non plus que je t’ai promis un dîner pour
le service que tu sais. Et nous savons bien ce que dîner veut dire !
Cordialement Marcel
***
Le 2 avril 2003
Cher Marcel,
Amitiés Alain
***
Cher Alain,
En ce qui concerne notre différend, je crois aussi que nous progressons vers
une meilleure entente puisqu’il t’apparaît mieux désormais que la question
de la reconnaissance est au cœur des rapports de don. Tu me dis que tu en
as toujours été convaincu. Cela me paraît logique. Je crois que Mauss l’était
aussi, comme l’ont été tous ceux qui ont écrit sur la question, y compris
Godelier. Cela est logique parce que cet aspect est si central dans les
rapports de don qu’il est difficile de ne pas en parler au moins
implicitement. Cependant, tu admettras qu’il y a une grande différence entre
dire quelque chose implicitement et le fait d’en construire théoriquement le
problème. Boas, Thurnwald, Best, Malinowski et bien d’autres avaient
abondamment parlé, avant Mauss, des pratiques du don. Mauss, lui, en a
construit le problème. Mutatis mutandis, je crois avoir fait de même en ce
qui concerne le rapport don-reconnaissance. Je le dis sans prétention car je
crois avoir montré ceci d’essentiel (et je ne suis pas sûr que tu l’aies bien
compris ou admis car tu ne m’as jamais vraiment répondu sur ce point
capital): qu’au lieu de partir de l’échange de biens et de dire que le don est
un échange généreux qui crée des liens (ce qui est vrai, mais n’explique
rien), je pars des processus de reconnaissance entre primates et je dis que
chez le primate humain, on signifie et on établit cette reconnaissance en
présentant des biens qui sont une part de soi, gages et substituts de soi, ce
qui est le geste symbolique par excellence. Tel est le don réciproque
cérémoniel.
Geste qui selon moi tient en trois verbes : défier (attirer/provoquer l’autre),
offrir (honorer l’autre), lier (s’associer avec l’autre). Jeu, agôn, alliance,
passage du lien social au lien politique. Mauss (en raison sans doute de
l’héritage moral de notre Occident) pensait que donner allait de soi et que
ce qu’il fallait expliquer, c’était l’obligation de rendre. J’ai essayé
d’expliquer pourquoi d’abord donner – comme geste public de (se)
reconnaître – est nécessaire, car sans cela, il n’y a pas de rapport à autrui ou
à l’autre groupe dans notre espèce. Le reste s’ensuit.
J’avais aussi recu, en décembre, une lettre allant dans le même sens d’un
lecteur très attentif, HansJoas, avec qui j’ai débattu sur don et
reconnaissance à Chicago fin janvier et qui a transmis à AxelHonneth une
version anglaise de mon chapitre sur le don. Ce que m’a dit Joas recroisait
beaucoup ce qu’avait développé Ricœur dans notre débat de novembre à
Paris (au Collège International) et qu’il a repris en se référant largement au
Prix de la vérité, le même mois, dans son discours sur « Don et
reconnaissance » à l’UNESCO avant de le redire dans son dialogue avec
Derrida à France-Culture début janvier. Pour Ricœur, ma lecture du don
cérémoniel constitue un break through qui ouvre à une autre approche de la
reconnaissance; autre surtout que celle, principalement conflictuelle, de la
tradition hégélienne (dans mon livre, j’ai une note sur Hegel qui ouvre
brièvement ce débat qui demanderait à être approfondi).
Reconnaissance, reconnaissance…
Je ne t’en dis pas moins mes vœux les plus sincères pour le développement
de ce travail de recherche collectif.
***
Le 17 avril 2003
Cher Marcel,
J’aimerais mieux qu’il ne fasse pas comme s’il était le seul et le premier à
l’avoir compris… Mais, enfin, voilà une bonne nouvelle.
Mais ce qui est sûr, c’est que si nous parvenons à construire un vrai champ
de débat sur ces thèmes avec tous nos amis et alliés, alors nous pourrons
effectuer un véritable et définitif break through dans le sillage du premier
dont Ricœur te crédite, ce qui n’est pas rien. Peu importe de savoir qui en a
effectué la plus grande part. Dieu reconnaîtra les siens (ou pas). Pour ma
part, je ne souhaite rien d’autre que la constitution de ce champ de débat
général. Où nous pourrons enfin parler de ce qui nous semble à tous le plus
important. C’est à cela que j’essaie de faire servir la Revue du MAUSS à
laquelle je te remercie encore très sincèrement d’avoir bien voulu
t’associer… en vue d’une commune reconnaissance publique de
l’importance de débattre sur la reconnaissance et le don en même temps.
Amicalement Alain
****
Le 6 juillet 2003 [1]
Cher Alain,
Bien entendu comme toi, comme Mauss, comme tout le monde, je parle de
« partenaires », mais cela ne concerne pas des individus au sens moderne,
mais des agents à caractère statutaire. En outre, j’insiste sur le fait que
l’alliance exogamique est la forme institutionnelle la plus importante de
cette reconnaissance entre groupes. Mais plus encore, je définis le geste
cérémoniel de donner-recevoir-rendre comme la forme fondamentale de
reconnaissance entre humains par comparaison avec ce que l’on trouve dans
les sociétés animales. Je montre qu’il s’agit de la procédure génératrice du
symbolisme au sens littéral du sym-ballein : mettre ensemble; convention
implicite et fondatrice, inexistante chez les autres primates.
Est-ce que je me trompe ? Ce n’était pas en soi une critique (je dénonce tout
aussi bien le – ou un certain – capitalisme); c’était une exigence de mise au
point sur la définition du don; mais pas n’importe lequel : le don
cérémoniel.
En effet, je dis et redis ceci : le don cérémoniel – celui dont parle Mauss–
n’a rien à voir avec une contestation utilitaire des biens échangés; il
concerne une tout autre dimension du fait social, il est une procédure
publique de reconnaissance réciproque entre groupes.
J’explique donc que partir du don comme échange des biens (démarche très
courante) pour dire que ceux-ci, dans le cas du don rituel, ne sont pas de
nature économique est intéressant et juste; mais que c’est affirmer la nature
du don par une voie qui le fait voir d’abord dans la perspective d’une
circulation des biens. On reste alors dans le cadre de cette problématique et
c’est cela que je mets en cause. On croit alors que les dons sont des
échanges généreux de biens (ce qui serait en effet parfaitement
anti~utilitaire) et on ne voit pas qu’ils sont d’abord des symboles de la
reconnaissance réciproquement accordée. Tel était mon point. Je l’ai
certainement dit trop elliptiquement (comme le fait quelqu’un « plein » de
son sujet et qui croit que les autres comprennent les choses comme lui).
Je ne dis pas pour autant que les biens échangés ne sont rien ou ne sont pas
importants ; je parle même dans le chapitre 8 de mon livre – en comparant
monnaie cérémonielle et monnaie marchande – d’une « comptabilité du
don ». Je veux simplement marteler cette certitude : quelle que soit leur
importance matérielle, ce sont des symboles du geste de « sereconnaître ».
1. l’explication que toi et tes amis du MAUSS, vous donnez du don n’est
absolument pas économiciste (c’est tellement évident qu’il semble
étrange de devoir l’affirmer); que vous n’avez jamais eu en vue de
promouvoir une « économie du don » comme alternative à l’économie
capitaliste; seulement d’en critiquer la logique à partir d’une pensée du
don.
Encore une remarque : toi, moi et tous nos amis ou collègues qui discutons
du don et de son paradigme, nous devrions être très prudents. Quand nous
disons « le don », les uns pensent spontanément et uniquement au geste
moral privé, les autres à l’activité philanthropique, d’autres (dont je suis)
ont d’abord en vue la procédure rituelle, d’autres pensent à la grâce divine.
Et chacun réagit aux analyses des autres depuis son concept de référence,
mais sans le dire et, plus encore, sans bien s’en rendre compte. Plus grave
peut-être : chacun peut, dans le débat, jouer sur plusieurs registres et cela
aussi sans y penser. Ne crois-tu pas qu’il s’agit là d’un cas exemplaire de
débat biaisé ? C’est la leçon la plus claire et la plus utile que je retiens des
multiples discussions publiques et privées que j’ai pu avoir depuis la
parution de mon livre. Je crois donc que chaque fois que nous parlons du
don, il faudrait en déterminer le concept par un adjectif. Cela permettrait
d’éviter ces malentendus constants entre partenaires d’un commun débat.
Cela est vrai de bien d’autres sujets. Mais sur celui-ci, il serait utile de faire
comme les dieux des Veda : en nous faisant don les uns aux autres de ce que
nous avons – telle notre notion du don ! –, nous pourrions échapper à ce qui
fait la condition des démons : n’exister que chacun pour soi…
***
Le 18 janvier 2004
Cher Marcel,
Je me demande s’il ne serait pas utile (plus qu’utile) d’en faire un petit livre
qui servirait de guide et de balise à tous les apprentis philosophes,
anthropologues, sociologues, etc. Y as-tu pensé ?
***
Le 20 janvier 2004
Cher Alain,
même petit. Il faudrait sans doute ajouter pas mal de précisions. Je vais y
réfléchir. En tout cas, merci de ton jugement si positif et de cette
suggestion. On en reparlera.
***
Le 8 février 2004
Cher Marcel,
Merci pour ta lettre du 6 juillet / 8 février [2] qui, je crois, clôt bien
(provisoirement) notre échange. Je te la renvoie après y avoir ajouter in fine
quelques lignes de réponse qui ne devraient pas relancer la machine
discursive pour l’instant.
***
Le 10 février 2004
Cher Marcel
De penser ensemble, pour le dire dans les mots de notre maître commun
MarcelMauss, « ce que nous nommons si mal [… ] le don ».
***
Le 11 février 2004
Cher Alain,
Je t’assure que ça m’a fait bizarre… ! Je dis : le but du don cérémoniel n’est
pas d’abord de nier l’utilité des biens, mais de réaliser par eux la
reconnaissance réciproque; et tu me dis : attention ! ces biens visent à
assurer la reconnaissance réciproque en s’affirmant comme non d’abord
utilitaires… C’est blanc bonnet et bonnet blanc ! On va croire que nous le
faisons exprès !
***
Le 11 février 2004
Cher Marcel,
Tu dis que je te lis mal… mais je n’ai fait que te citer scrupuleusement, en
copiant-collant ta propre phrase ! Accorde-moi au minimum qu’elle est
ambiguë ! Ce que tu dis être là, dans une autre formulation, blanc bonnet et
bonnet blanc ne l’est pas vraiment !
Amitiés Alain
Le 17 février 2004
Cher Alain,
Bien à toi.
Marcel
Le 10 février 2004
(Mail de J. Godbout à A. Caillé, suite à la réception de la lettre de M.
Hénaff du 6 juillet 2003 et de la réponse de A. Caillé)
Merci pour cet envoi. Sa lettre [de MH], c’est très bien, vraiment. Et ta
réponse aussi. C’est ce que nous aurions dû nous dire dès le départ. Cela a
valu la peine d’insister, de ne pas s’énerver. J’aurais répondu exactement la
même chose car j’ai tiqué au même endroit; mais je l’aurais dit moins bien !
Amitiés Jacques
***
Le 18 février 2004
Cher Marcel,
Merci.
Amitiés Alain
***
Le 18 février 2004
Bien à toi
Salut à JG Marcel
***
Notes
[1]
Pour des raisons techniques, cette lettre de Marcel Hénaff n’a en fait pu être
terminée et « acheminée » que début février 2004 ( cf. mail de MH à AC du
10 février 2004 : [… ] Notre webmestre a enfin réussi à extraire ma lettre de
juillet du “ventre de la bête informatique” comme tu dis si bien. [… ] »). Il
nous a semblé plus judicieux de lui rendre sa place dans la chronologie de
la réflexion, fût-ce au prix de quelques anachronismes repérables dans les
échanges ultérieurs ( ndlr ).
[2]
MarcelHénaff (M. H.) avoue être parti d’une question très limitée, celle de
l’intégrité morale de Socrate-Platon. Il ne se doutait pas que la question du
don allait devenir centrale dans sa recherche qui portait sur l’origine du
soupçon philosophique concernant l’argent. Alors, que lui est-il arrivé
ensuite ? J’imagine qu’il a dû tomber sur un numéro du M.A.U.S.S. chez
son coiffeur ou chez son copain Mongin [2], et que cette revue inspirante lui
a révélé la présence d’un monde mirifique dont il ne soupçonnait guère
l’existence, celui du « don », dont [3] il a pensé pouvoir tirer quelque profit
dans son univers spirituel en forçant Socrate vu par Platon à passer pour un
champion de la reconnaissance réciproque agonale. Après avoir pris le
temps de lire la collection entière du M.A.U.S.S. et une bonne partie de
Marcel Mauss, il en est arrivé à la conclusion suivante : « Le philosophe
tient par excellence la position du hors de prix. »
Sacré Hénaff ! Il a sûrement pensé avoir des facilités pour bien saisir la
réalité du « don » et poursuivre l’œuvre de Mauss en la dépassant puisque,
signe qui ne trompe pas, on lui a donné le même prénom que l’auteur de
l’Essai sur le don. D’après Marcel II, les productions de l’esprit d’un
philosophe et d’un écrivain comme lui, tout comme celles du savant, de
l’ingénieur, du peintre, du musicien, du poète, seraient inévaluables et donc
« hors de prix » parce qu’elles relèveraient du don – même si le marché
moderne, qui détermine la rétribution des savoirs, tend à triompher de l’«
inestimable ».
Dans cette perspective, Socrate-Platon – qui pensait être très utile à sa cité –
voulait, comme les vainqueurs olympiques, être entretenu aux frais
d’Athènes. Mais que valait-il ? Une mine selon sa propre évaluation (c’est-
à-dire un peu plus de 15 euros paraît-il, environ 100 F… moins qu’une
leçon de sophiste) si l’on considère que c’est le prix qu’il était prêt à payer
pour échapper à une condamnation à mort; 30 mines ( 3000 F environ) si
l’on estime que ses amis proposaient cette somme pour le sauver. Quoi qu’il
en soit, Socrate n’est pas du tout hors de prix et ce qu’il raconte non plus.
Ou alors, le hors de prix ne se traduit pas ici par une débauche de richesses.
Tout au plus par une invitation à dîner ou le petit cadeau des élèves à leur
maître d’école, voire le panier garni pour aider le pauvre qui fait peine.
Des coups de bâton, le feu à son local ou même la mort d’après bon nombre
d’Athéniens… Au maximum, sans doute, une sorte de RMI ou de revenu de
survie [7], un « secours aux indigents » ou une « aumône » de riche, afin
que lui, sa femme et ses enfants ne meurent pas de faim.
Milon de Crotone, lutteur plus que prestigieux, plusieurs fois couronné aux
jeux olympiques, gendre de Pythagore, était aussi, à sa manière, un
philosophe; mais un philosophe choisissant d’agir dans le cosmos parmi les
hommes et les autres apparences qui naissent, changent, deviennent et
disparaissent; un philosophe pythagoricien carnivore, ce qui ne va pas sans
contradiction. Un philosophe ami de l’agôn, chef de guerre sans pouvoir
coercitif qui, arborant la peau de lion d’Héraclès et brandissant sa massue
tout en connaissant la vanité de ses débauches d’énergie, conduisait ses
concitoyens au combat contre les ennemis de Crotone avant de
disparaître…
dévoré à son tour par des bêtes sauvages. Que valait Milon ? Impossible à
chiffrer, bien sûr. Hors de prix !
Le prix de la « vérité » (de la nécessité ?) ne représente pas grandchose par
rapport au « prix » de l’action splendide dans le monde. D’ailleurs, c’est
quoi « la vérité »? Y accède-t-on par le logos ou par le muthos? Quoi qu’il
en soit, celle de Socrate-Platon ne peut sûrement pas rivaliser avec celle du
poète-devin inspiré. Aujourd’hui, un chercheur au CNRS est rétribuable et
« justement » rétribué. Il gagne sa vie grâce à son métier de philosophe, de
sociologue, de mathématicien ou de physicien par exemple.
Mais quel est le prix du grand avocat, du grand artiste, du grand maître
d’échecs, du grand conteur, du grand sportif inspirés ?
On ne voit pas pourquoi les sophistes n’auraient pas fait payer leurs leçons.
Où est le problème ? Ils étaient comparables à des athlètes (et non à des
philosophes vaniteux comme XénophanedeColophon ou Platon après sa
conversion « socratique [8] »). C’est comme si un champion de lutte dans
l’Antiquité, ou au XXIe siècle d’ailleurs, avait fait payer ses « leçons »
sportives aux amateurs qui lui en demandaient… Pas de problème, bien sûr.
Même si la compétition n’a rien à voir avec l’argent, quoi qu’en disent nos
spécialistes du sport moderne… Tous les kalo de l’Antiquité n’étaient pas
pensionnés par leur cité… Il leur fallait parfois trouver des détours
rémunérateurs pour « reproduire » leur vie de kalo centrée sur la gratuité de
l’action. Tout le monde, aujourd’hui comme hier, n’est pas riche
héritierrentier à l’instar de Platon. Tout le monde n’est pas prêt à accepter
une vie de parasite à l’exemple de Socrate. D’ailleurs, Antisthène, un
compagnon de Socrate, moins prétentieux mais non moins « philosophe »
que Platon, était un ami de l’autonomie financière et, pas riche, faisait payer
ses leçons aux demandeurs qui avaient les moyens de le rémunérer.
Dans son livre, Marcel Hénaff nous fait son cours sur Socrate accoucheur
d’esprits, Socrate le désintéressé, etc., et il en arrive finalement à nous
présenter Socrate comme un Maître qui donne et qui se donne. Lui-même a
reçu du dieu (Apollon). M. H. cite alors un passage d’Aristote présenté
comme capital. Aristote dit en substance que la manière de nous acquitter
envers ceux qui nous ont dispensé leur savoir philosophique est comparable
à celle que nous devons retenir pour les dieux ou nos parents. Et voilà…
Peut-on rendre aux dieux, aux parents et à Socrate plus qu’ils ne nous ont
donné ? Se profile le don vertical du « sans rival » qui ne dit pas son
nom [10].
le défi n’est pas d’abord rivalité autour d’un objet convoité mais appel
et provocation à la réponse;
ce n’est pas la chose donnée comme telle qui importe, mais la relation
qui est créée à travers elle;
Bien sûr, on ne voit pas très bien par exemple, pourquoi Hénaff dit que,
dans le don, le rapport de reconnaissance est à l’opposé de la lutte pour la
reconnaissance selon Hegel… On ne voit pas non plus pourquoi, sous
prétexte que le don n’est pas affaire de transfert de biens – de biens
économiques –, il ne pourrait pas y avoir, aussi, transfert de biens
économiques (puisque « ce n’est pas la chose donnée comme telle qui
importe »… ). Dans le don, il s’agit de se reconnaître réciproquement,
certes, mais il peut y avoir, par surcroît, dans la réciprocité, don et contre-
don, de nourriture par exemple (ou d’autres biens utiles). On pense ici à ces
Trobriandais pêcheurs et agriculteurs qui « échangent », dans un jeu de
don/contre-don, tubercules et poissons. Évidemment, dans cette relation, ce
ne sont jamais les simples aliments triviaux (ration de protéine et ration de
glucide pour survivre) qui « changent de mains »… N’empêche que ces
aliments nécessaires pour vivre changent aussi de mains et chacun des
acteurs se retrouve avec poisson et taro (peut-être même avec « viande plus
fromage plus dessert » dans certains cas), et ceci sans qu’aucun troc
( gimwali) n’ait eu lieu. Pour le dire autrement, quand un ami m’invite à
dîner, il ne me dit pas de venir prendre ma ration de protides, de lipides, de
glucides, de minéraux et de vitamines à sa table… Non. Mais quand je sors
de chez lui, je l’ai prise, ma ration alimentaire ! Seulement, botus et mouche
cousue sur cette question, voilà tout.
Il faudrait éviter les polémiques souvent stériles avec les alliés dont les
noms figurent sur la deuxième page de notre revue… Certes. Cependant, à
propos de la vision du don de MarcelHénaff, je ne peux taire mes réserves
sur deux points importants :
Les tenants de l’agôn d’aujourd’hui pensent que le don n’est pas totalement
cadavérisé. Il n’aurait pas dit son dernier mot [19].
Notes
[1]
[2]
[3]
« Don, don, don daigne et redon » bien sûr ( cf. le refrain de l’hymne
MAUSSien chanté et enregistré lors du concile de Saint-Jacut).
[4]
[5]
[6]
[7]
[8]
Platon était sans doute un bel athlète, plutôt artiste, avant cet événement
fâcheux.
[9]
Marché qu’il ne faut pas confondre avec les marchésdont parle si bien
SergeLatouche.
[10]
Le Socrate de Platon, en se posant comme l’homme le plus sage du monde
(celui qui a obtenu ce titre parce qu’un superdieu en aurait décidé ainsi) se
retrouve du côté des perdants qui se donnent des victoires imaginaires
dépassant celles des champions pensionnaires du Prytanée (mais encore et
toujours remis en question, eux) et développe l’odieuse figure du
dominateur.
[11]
[12]
[13]
J’ai déjà donné ma position sur Godelier et les sacra lors d’une intervention
conciliaire antérieure (Chantilly, 1997) en partie retranscrite dans un
numéro de notre revue ( 2e semestre 1998).
[14]
[15]
Y compris à Alain Caillé dans notre revue ( cf. n° 18 de 2001) : en agôn (et
donc dans le cosmos du don), on ne voit pas ce que peut signifier la
reconnaissance d’une égale dignité de tous les hommes posée en principe. Il
est possible d’affirmer, a priori, une égalité du type « un membre de
l’espèce humaine =un membre de l’espèce humaine » et d’ajouter : « tous
les membres de l’espèce humaine sont susceptibles de vivre
agonistiquement (généreusement) ». Mais la dignité, elle, ne se décrète pas.
Elle est affaire d’action et de reconnaissance effectives.
[16]
[17]
[18]
[19]
[20]
[21]
[22]
J’utilise ici le mot « désir » (que Marcel Hénaff n’emploie pas, me semble-
t-il) par commodité. Ce terme est sans doute approprié pour parler de ce qui
se joue dans l’univers du logos, mais ne vaut pas grand-chose dans les
cosmos agonistiques du don. En effet, comme je le rappelais à Saint-Jacut,
le désir est quête d’un « astre » incorruptible, immuable, éternel…, astre qui
n’existe nulle part en dehors du phantasme nihiliste des ennemis du cosmos
agonal. Le désir est en fait regret mélancolique de l’absence, du Rien, du
séjour sans accident d’avant l’existence. C’est l’affaire de ceux qui
considèrent le surgissement, l’apparaître dans le devenir et les contingences
comme un désastre. Ah ! retrouver sa bonne vieille étoile hors lieux, hors
jeu… en dehors du monde ! C’est pour ces motifs que les amis de l’agôn
devraient préférer le mot « souhait » au mot « désir ». Souhaiter, c’est se
mobiliser, entreprendre, agir dans le monde, sans pouvoir « garantir » – ni
aux autres ni à soi-même (si cette formule a un sens… )– une apparition
reconnue. Souhaiter, c’est savoir que l’action apparaît au milieu des autres
et que la reconnaissance dépend largement des autres. Souhaiter, c’est ne
pas confondre sa liberté (et ses pouvoirs d’action) avec le Pouvoir ou la
domination qui renvoie notamment à l’idée d’un Dieu Tout-Puissant,
éternel… ce Dieu à qui il ne manque rien et qui se confond avec l’être
immuable envisagé par certains amis du logos comme Xénophane ou
Socrate-Platon.
Pour une psychologie du don
Proposer une psychologie du don, c’est aussi tenter de jeter un pont entre
psychologie et sociologie. Ces disciplines se tournent le dos, par définition
serait-on tenté de dire depuis Comte et Durkheim. Le singulier et le pluriel
vivent chacun leur vie comme la carpe et le lapin, comme s’ils n’avaient
rien à faire ensemble, alors même que chacun sait bien que la pluralité est
une collection d’unités et que, réciproquement, l’unité n’a pas d’existence
sans la totalité dans laquelle elle s’inscrit. Chez le mammifère, bien qu’on
en fasse le symbole de l’égocentrisme, le nombril est la signature de
l’espèce.
L’une des qualités de l’Essai sur le don – outre le fait que sa théorie est
vraie –, c’est sa simplicité, qualité propre à la véritable élégance. Quelques
mots suffisent à résumer l’Essai, mais ses applications sont infinies. On en
dira autant de la psychique (comme on dit la physique) diélienne. Ses
concepts de base ne sembleront pauvres que si on n’a pas fait son deuil de
la complexité des dispositifs freudiens – pour ne rien dire de ceux de Lacan.
On ne fera que rappeler que dans le don, le lien compte autant que les biens;
or le lien n’est pas autre chose qu’une reconnaissance mutuelle que
s’accordent deux partenaires. Se reconnaître, c’est s’accorder de la valeur
mutuellement. Parues la même année que la Psychologie de la motivation
de Diel, Les structures élémentaires de la parenté de ClaudeLévi-Strauss se
laissent décrire comme une application de l’Essai sur le don aux conduites
sexuelles. On pourrait, à partir de ces simples constats, montrer que ce qui
se donne, c’est avant tout 1) des prestations sexuelles, 2) des biens
matériels, 3) de la reconnaissance.
La prétention de tout expliquer par un seul de ces besoins, quel qu’il soit,
comporte un de vérité pour deux d’erreur : ainsi respectivement de Freud,
de Marx et de René Girard. « Le modèle fondé sur la théorie de la
reconnaissance ne doit pas remplacer, mais seulement compléter l’approche
utilitariste », écrit justement AxelHonneth [ 2000, p. 198], qui ajoute
cependant que, « compte tenu de la focalisation sur l’intérêt, les penseurs
hétérodoxes qui ont mis l’accent sur la reconnaissance possèdent une forte
valeur corrective ». Il reste que chez Girard, le mimétisme manifeste chez
l’homme un tel besoin d’être reconnu qu’il prive de toute autonomie le
besoin sexuel et le besoin matériel. L’homme girardien semble dépourvu de
sexe et d’estomac. Dans chaque cas, deux organes directeurs sur trois sont
donc sacrifiés, lourdes amputations. Une anthropologie qui ferait une place
égale aux trois besoins fondamentaux est seule équitable et légitime. Diel et
Mauss nous semblent réaliser ce programme.
Diel se situe tout à fait dans cette perspective quand il montre que l’enfant
prépubère ne cherche pas du tout le sexe mais la tendresse de sa mère, et
que la frustration d’amour provoque l’excès d’amour-propre, c’est-à-dire la
vanité : Diel reprend ce vieux terme aux moralistes classiques. Le refoulé
n’est donc pas le sexe, mais la vanité, sentiment inavouable. Là est le grand
tabou. Cela devient évident, maintenant que le sexe s’étale partout, mais
que la vanité est toujours aussi pudique. Nous pensons que la libération
sexuelle moderne est la preuve par l’histoire de la plus grande pertinence de
l’inconscient diélien, hanté par la vanité, par rapport à l’inconscient
freudien saturé de sexualité. Grosse exagération donc sur le contenu sexuel
de l’inconscient.
Lorsque l’estime bien pondérée de soi est perdue, le sujet glisse vers la
fusion auto-sacrificielle envers ses idoles – dont le terme est le
masochisme– ou vers l’auto-affirmation impérialiste envers ses concurrents,
dont le terme est le sadisme. Masochisme et sadisme, ces deux pathologies
extrêmes du besoin de reconnaissance, ne sont pas de nature sexuelle dans
leur essence, même s’il est vrai qu’ils ont très vite fait de se combiner avec
la pulsion sexuelle. En ce sens, les comportements sexuels sont bel et bien
révélateurs de la personnalité entière, non parce qu’ils sont sexuels, mais
parce que les vicissitudes du besoin de reconnaissance s’y manifestent à
plein, tout comme elles le font dans les comportements liés à l’argent.
L’amour de soi est content dès que les besoins sont satisfaits. L’amour-
propre n’est jamais content, car le sujet voudrait toujours que les autres le
préfèrent, ce qui est impossible.
Autant que le désir sexuel, le désir des richesses est donc largement sur-
déterminé par le désir de reconnaissance, ce qui permet d’affirmer qu’il
existe quand même une prévalence de ce dernier sur les deux autres,
affirmation cohérente avec le fait que le proprement humain se trouve dans
le besoin de reconnaissance tandis que reproduction et nutrition sont
communes à l’ensemble du vivant depuis les végétaux.
Le jeune Marx, celui des Manuscrits de 44, avait justement, sous
l’influence de Hegel, donné une grande importance au besoin de
reconnaissance dans les luttes sociales. On sait que l’utilitarisme l’emporta
finalement dans son dispositif conceptuel, et que l’affrontement des classes
ne fut plus interprété qu’en termes économiques. Ce point de vue persiste
dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. Ses remarquables analyses de la
distinction et de la lutte des classements semblent, à première vue,
beaucoup plus hégéliennes que marxistes. « La lutte des classements, écrit-
il pourtant [ 1979, p. 564], est une dimension oubliée de la lutte des
classes. » Il nous semble au contraire que, dès que les hommes sont
affranchis de la nécessité, la lutte des classements est un puissant excitant à
la lutte des classes, et que la non-prise en compte de ce mobile capital des
conduites obère gravement l’hypothèse communiste au point de constituer
la raison anthropologique de son impossibilité.
LE CALCUL SUBCONSCIENT
Il existe des différence individuelles. On ne donne que ce qu’on a.
Nous osons dire avec Diel que le train de la psychanalyse fait fausse route
depuis unsiècle en répétant que ce qui se joue dans la petite enfance est de
nature libidinale. Le premier mérite de Diel consiste en une grande
simplification dans le déchiffrement du calcul psychique conscient et sub-
conscient. Ce que l’enquête psychique révèle en réalité dans le cas du
mauvais donneur, ce sont les calculs faussés par les blessures infligées au
début dans la capacité virtuelle de donner. L’inconscient n’est rien d’autre
qu’un trouble de la valorisation. Une loi psychique importante révélée par
Diel est que, si dans la genèse de la personnalité, la carence de
reconnaissance engendre une dévalorisation de soi, dans le dynamisme
ultérieur du sujet, cette auto-dévaluation provoque une tendance à la
surévaluation des partenaires, mais qu’en même temps, l’auto-dévaluation
étant un sentiment insupportable, elle tend – par l’effet d’une tendance
correctrice hypertrophiée – à secréter une violente surévaluation de soi qui
engendre par contre-coup une non moins prononcée dévalorisation d’autrui.
Diel dessine donc un carré qui signifie qu’en matière de fausse valorisation,
une erreur ne va jamais seule : elle est toujours accompagnée de ses trois
sœurs. En d’autres termes, la sous-estime de soi est inséparable, en bascule,
d’une surestime de soi, et ces deux dispositions, projetées en chiasme sur
autrui, engendrent à leur tour des formes hyperboliques d’admiration ou de
mépris.
On peut donc dire que quand l’auto-reconnaissance est lésée, elle se scinde
en deux pseudo-valorisations de polarité opposée. Ces erreurs
d’appréciation échappent par définition à la conscience; le carré de la fausse
reconnaissance – de la fausse motivation, dit Diel – gît au fond de
l’inconscient. C’est même lui qui le constitue. En réalité, maintes nuances
gravitent autour de ces quatrepôles, mais la structure quadrangulaire
constitue le noyau dur de la boîte noire. Rousseau l’avait très bien vu qui
écrit :
L’alternative n’est pas entre pulsion de vie et pulsion de mort, non plus
qu’entre libido du moi et libido d’objet. La transaction est d’emblée au
cœur de la psyché; l’alternative est entre l’embrayage d’un plan de vie
tourné vers la coopération ou un plan de vie tourné vers la concurrence. En
réalité, les deux tendances coexistent chez tout individu, mais chacun
possède une configuration prégnante, un sillon, un pli, une ornière parfois.
De plus, chaque alliance nouvelle avec de nouveaux partenaires est propre à
engendrer une dialectique partiellement originale. L’ambiance générale
surdétermine aussi puissamment la qualité des alliances considérées une à
une.
LA MORALE IMMANENTE ET L’ANGOISSE
Comme le paradigme maussien, le paradigme diélien possède une double
valeur : axiologique autant que descriptive. Ces paradigmes – qui, selon
nous, n’en font qu’un – sont prescriptifs autant que descriptifs. Or,
troisième caractère, cette éthique est aussi un eudémonisme. Dans la
relation détraquée telle qu’elle vient d’être décrite, une diagonale relie dans
le carré deuxsentiments inséparables : le mépris et la honte, elle-même
cousine de l’angoisse. L’injustice faite à autrui est donc inséparable de la
souffrance infligée à soi-même, consécutive à la mauvaise qualité du lien.
On voit se dessiner un tragique psychologique tel que l’injustice subie par
l’enfant pousse l’adulte à adopter à son tour une attitude injuste envers
autrui (le mépris) autant qu’envers lui-même (la honte et l’angoisse). A
contrario, tant que ce tragique ne devient pas une fatalité, on peut dire qu’il
est d’un égoïsme conséquent pour chaque sujet d’inclure autrui dans son
propre calcul de satisfaction. Cette morale et même cette légalité
immanentes à la vie se retrouvent exactement dans le don maussien. Selon
une logique implacable, quand on consulte la disposition intérieure qui
pousse à la non-recon-naissance d’autrui, on découvre la non-
reconnaissance de soi, si bien qu’à l’échelle d’un plan de vie, l’injustice
commise envers autrui est la mesure de l’injustice commise envers soi-
même.
Diel [ 1992, p. 107-110] écrit en des termes que les lecteurs de Mauss
apprécieront sûrement :
deux aspects : l’amour reçu et l’amour donné. Pour pouvoir être donné,
force d’amour n’est pas assez intense dans les hommes, même
sainement
En réalité, c’est le même homme sous ses deux faces, la visible et la cachée.
BIBLIOGRAPHIE
Mais cette modestie même suffit à fissurer, à ébranler une thèse qui, dans
son universalité, n’admet pas de remise en cause, aussi infime soit-elle.
Travailler sur l’infime, sur le petit, sur le minuscule, conduit à enfoncer un
coin et, en cas de succès, à mettre tout entière par terre la dogmatique de
l’intérêt. Plutôt que d’affronter la position de l’égoïsme psychologique –
dont nos auteurs admettent la force d’interprétation –, tout se passe comme
s’ils cherchaient à la miner sourdement, subrepticement, à la saper à petits
coups d’exemples et d’arguments minutieusement travaillés. Cette méthode,
bien que n’ayant rien de spéculatif et de philosophiquement tonitruant, se
révèle d’une fécondité bien plus grande que toute réfutation qui prendrait
les allures d’un système théorique. Le levier d’Archimède sur lequel
s’appuient Sober et Wilson est une définition volontairement large de
l’altruisme, qui n’accepte pas de réduire cette notion à sa forme entièrement
sacrificielle, exclusive de toute considération d’intérêt propre, le « pur »
altruisme, qui s’opposerait à ses formes impures. Leur refus d’opposer le
« vrai » altruisme au « pseudo »-altruisme sur la base de l’absence ou, au
contraire, de l’existence d’une rétribution ou d’un bénéfice est la décision
fondamentale sur laquelle repose leur argumentation.
LES TROIS THÉORIES DE LA MOTIVATION
PSYCHOLOGIQUE
L’égoïsme psychologique opère une distinction première entre les « désirs
ultimes » et les « désirs instrumentaux » ( ultimate and instrumental
desires).
soit vouloir le bien que les autres veulent pour eux-mêmes, soit vouloir un
bien qu’ils ne désirent pas actuellement – et que même, ils peuvent rejeter–
mais qu’on estime devoir leur être bénéfique.
Est altruiste toute action qui ne fait pas de l’aide à autrui un moyen en vue
de réaliser un intérêt personnel, de quelque nature qu’il soit (par exemple,
psychologique), qui n’est pas affectée par la variation, par l’existence ou
non de facteurs d’intérêt personnel. La question de la motivation, égoïste ou
non, est déplacée au profit de la nature de l’aide, selon qu’elle est un moyen
ou une fin en soi. Toutefois, le caractère non instrumental de l’aide laisse
place à une pluralité de motivations, qui peuvent être purement altruistes,
mais également mixtes.
LE CONFLIT DES PRÉFÉRENCES
Mais qu’en est-il en cas de conflit des désirs ou des préférences ?
Dans une première expérience, les sujets étaient avertis qu’ils feraient partie
d’une étude dans laquelle ils auraient à regarder, sur un circuit interne de
télévision, une personne à laquelle seraient envoyés dix électrochocs.
Chaque sujet regarda une actrice, Elaine, qui simulait la réception des deux
premières décharges. Puis l’écran montra un des expérimentateurs entrer
dans la pièce et proposer à Elaine d’arrêter l’expérience si l’un des sujets
consentait à prendre sa place. Bien évidemment, Elaine donna volontiers
son accord. L’image disparut (en réalité, il s’agissait de simples bandes
vidéo précédemment enregistrées) et un complice vint demander aux sujets
s’ils étaient prêts à prendre la place de la jeune femme. Il convient de
préciser que les sujets avaient été mis au préalable dans deux situations
distinctes. Les uns étaient confrontés à la solution de « l’échappatoire
facile » :
Une autre série d’expériences met à l’épreuve une interprétation égoïste des
conduites différente, que Daniel Batson appelle « l’hypothèse de la punition
de l’empathie » ( empathy-specific punishment hypothesis) :
les individus qui éprouvent de l’empathie sont portés à aider soit parce
qu’ils veulent éviter la censure des autres, soit parce qu’ils sont sensibles à
la censure de leur propre conscience. Si cette hypothèse était correcte, il en
résulterait que les individus sont moins enclins à apporter aide ou secours
lorsqu’on leur fournit une bonne raison de ne pas le faire. Les individus
éprouvant soit une faible soit une forte empathie avec une personne dans le
besoin furent placés dans une situation où nul ne saurait quel comportement
ils avaient adopté face à l’opportunité d’aider.
Restait l’hypothèse égoïste que les sujets empathiques auraient agi pour
éviter le jugement négatif non pas d’autrui, mais de leur propre conscience.
Aussi la conclusion générale que Daniel Batson tire de ces expériences est
qu’elles laissent à penser qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer la
pertinence de l’hypothèse de l’empathie-altruisme, de sorte que nous
sommes conduits à une révision de la conception de la nature humaine que
l’égoïsme défend : « Si l’hypothèse de l’empathie-altruisme est vraie, alors
nous devons considérer sous un autre angle les motivations personnelles et
les interactions sociales [… ] Ce n’est pas que les théories existantes soient
fausses dans ce qu’elles affirment; simplement elles sont incomplètes. Il y a
une partie de notre nature qu’elles ignorent. Nous avons besoin d’une vision
nouvelle, plus large des motivations personnelles et des interactions
sociales, qui prenne en compte notre capacité à être motivé par des raisons
altruistes aussi bien qu’égoïstes » [Batson, p. 205].
« Lorsque la théorie moniste dit que les gens désirent Y parce qu’ils
pensent
que cela leur permettra d’obtenir X, elle attribue ce faisant aux gens
une
les gens considèrent X et Y comme deux fins en soi, n’a pas besoin de
les deux. Tous les cas peuvent être expliqués en termes de motif
égoïste,
Pour le dire en bref, celle dont saint Augustin a dessiné entre le IVe et le Ve
siècle les traits principaux lors de sa controverse avec Pélage; vision reprise
au XVIIe siècle par Jansénius et son école à laquelle les théologiens
catholiques eux-mêmes reprochaient de se rapprocher par trop de Luther et
de Calvin, quoiqu’en réalité, elle ne différât en rien de ce qui avait été
dogmatisé au Concile de Trente. Une telle continuité à travers les âges
laisse inévitablement des traces profondes, lors même que nous serions
devenus tout à fait oublieux des origines de notre conception noire de
l’homme.
Si Daniel Batson aussi bien qu’Elliot Sober et David Wilson jugent les
résultats des expériences en psychologie expérimentale aussi
décourageants, aussi incapables de résoudre le conflit des interprétations
qui opposent les partisans de l’égoïsme psychologique et ceux qui
soutiennent l’existence en l’homme de motivations authentiquement
altruistes, s’ils estiment que la preuve de l’altruisme ne peut être apportée
en s’en tenant à une telle perspective psychologique, c’est, me semble-t-il,
parce qu’ils ne réussissent pas tout à fait à échapper à ce préjugé pessimiste.
La thèse ultime qu’ils soutiennent est que seule la perspective
évolutionniste est capable d’apporter des éléments de réponse au débat
insoluble pour les philosophes et les psychologues.
L’ÉVOLUTION BIOLOGIQUE AU SECOURS
DE L’ALTRUISME : LE CAS DE L’AIDE
PARENTALE
Étant admis que le soin que les parents prennent de leurs enfants est un
phénotype qui s’est développé au cours de l’évolution biologique, la
question que posent Sober et Wilson est de savoir laquelle de ces deux
hypothèses, de l’égoïsme ou de l’altruisme, constitue le meilleur mécanisme
motivationnel pour conduire les parents à prendre soin de leurs enfants.
Qu’en est-il si l’on introduit une conception pluraliste, dont le principe est
le suivant ?
Sober et Wilson, montre que PLUR fera mieux que HED pour délivrer
le
toutefois, s’il ne croit pas qu’il en sera ainsi, mais que A* est la
meilleure
Mais pourquoi alors Sober et Wilson jugent-ils les résultats des expériences
de psychologie sociale à ce point « décevantes »? Pourquoi affir-ment-ils
qu’en dernier ressort, l’aporie ne peut être tout à fait levée ? Il me semble
que cette conclusion atteste à quel point eux-mêmes restent pris dans les
filets de l’interprétation égoïste dont ils prétendent se délivrer. S’il est établi
que le paradigme égoïste n’est pas vérifié par les conduites humaines
effectives de bienveillance, que celles-ci valident au contraire les
prédictions du paradigme adverse, alors il n’y a aucune raison de parler
d’aporie ou de solution décevante. Il faut dire ce qui s’impose : l’axiome
selon lequel les hommes obéissent toujours, en dernier ressort, à des
motivations égoïstes est tout simplement faux. Ni Sober et Wilson – pas
plus que Batson – ne vont jusque-là, parce qu’ils présupposent que
l’égoïsme psychologique a toujours en réserve une explication possible, de
telle sorte que cette hypothèse est au fond potentiellement infalsifiable.
Mais, comme l’a montré KarlPopper, une théorie infalsifiable n’est pas
scientifique, c’est simplement une idéologie. En tant qu’hypothèse
scientifique qui vise à la prédiction et à la compréhension des conduites
humaines, l’égoïsme psychologique a été démenti et réfuté par toute une
série d’expériences portant sur l’empathie; par conséquent, sa prétention à
rendre compte de toutes les conduites humaines, même celles qui sont
apparemment désintéressées, généreuses, etc., doit être tenue pour fausse.
Telle est la seule conclusion scientifique qui, jusqu’à preuve du contraire,
s’impose.
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
David Hume avait déjà fait, en son temps, une semblable remarque :
« L’objection la plus évidente à l’encontre de l’hypothèse égoïste est que,
comme telle, elle contrarie aussi bien le sentiment commun que nos
conceptions les plus impartiales; il faut le plus grand effort de philosophie
pour établir un paradoxe aussi extraordinaire. À l’observateur le plus
négligent, il apparaît qu’il existe des dispositions telles que la bienveillance
et la générosité, les passions telles que l’amour, l’amitié, la gratitude. Ces
sentiments ont leurs causes, leurs effets, leurs objets, leurs façons d’opérer,
indiqués dans le langage commun et l’observation courante et clairement
distingués de ceux des passions égoïstes. Et comme l’apparence des choses
est ainsi, il faut l’admettre jusqu’à ce que soit découverte une hypothèse
qui, pénétrant plus profondément dans la nature humaine, puisse prouver
que ces passions-là ne sont rien d’autre que des modifications de celles-ci »
( Enquête sur les principes de la morale, Paris, Garnier-Flammarion, 1991,
p. 221 – souligné par moi).
[6]
Si bien que l’on finit par avoir l’impression qu’une raison méthodologique
inconnue justifie le caractère extrême de ces deux positions. Or, si l’on y
réfléchit, cette bipolarité théorique n’a rien d’épistémologique; elle résulte
avant tout de l’influence inégalée exercée en anthropologie – et ailleurs –
par l’idée maussienne de fait social total [2], qui réduit explicitement le
rituel à un simple objet d’échange [3] : « De plus, ce qu’ils échangent, ce
n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des
immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des
politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des
enfants, des danses, des fêtes [… ] » [Mauss, 1978, p. 151; c’est moi qui
souligne].
Dans son Essai sur le don, Mauss donne une définition très inclusive de
l’échange. Il y englobe des phénomènes précédemment classés comme
religieux, économiques, politiques ou autres. Selon lui, chaque échange est
un fait social total relié à d’autres échanges comparables par la circulation
d’objets porteurs [4] d’un élément spirituel, que l’on appellera ici le hau, en
suivant l’usage maori. Personne ne peut garder par-devers lui ce hau qui
doit circuler et, après un certain temps, revenir à son point d’origine. Aussi
le hau engendre-t-il, pour Mauss, une circulation d’objets liant entre eux
une série d’échanges.
« C’est le mauri [une invocation en forêt] qui fait foisonner les oiseaux
dans les bois afin que l’homme puisse les tuer et s’en saisir. Ces
oiseaux sont
le mauri. C’est pourquoi on dit qu’il faut faire des offrandes au hau de
la
forêt. Les tohunga (ici les prêtres et leurs disciples) mangent l’offrande
parce
que le mauri est à eux; ce sont eux qui l’ont placé dans la forêt, eux qui
l’ont suscité » [Best, 1909, p. 439, cité dans Sahlins, 1976, p. 210].
vous me [B] donnez cet article; vous me le donnez sans prix fixé. Nous
ne
faisons pas de marché à ce propos. Or, je [B] donne cet article à une
troisième
personne [C] qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de
rendre
Comme de nombreux autres l’ont fait avant nous, nous avons appelé les
trois personnages de cette histoire A, B et C. Ce qui saute immédiatement
aux yeux dans le texte de TamataRanapiri, c’est qu’il tente de mettre en
contraste deux sortes de relation : celle entre A et B et celle entre B et C. La
première est un don que ne justifie la conclusion d’aucun « marché » – par
exemple, dans le rituel à la forêt, ce don est constitué par l’invocation
effectuée par les prêtres [11] [A] pour que tous les autres Maori [B] puissent
chasser des oiseaux.
Le même contraste entre ces deux relations apparaît encore plus clairement
dans la nouvelle traduction du texte que Sahlins a fait réaliser par
BruceBiggs, un expert de la langue maori :
« Donc tu [A] as quelque chose de précieux que tu me [B] donnes.
Nous
d’autre [C], et le temps passe et passe, et cet homme songe [C] qu’il a
cet
fait-il. Or cet objet de valeur qui m’est donné [par C], c’est le hau des
biens qui m’avaient été donnés auparavant [par A]. Je [B] dois te le
donner
doit t’être donné par moi. Parce que cet objet est le hau de l’autre
objet »
[ 1976, p. 203].
Bien qu’il n’y ait aucun accord entre eux, B doit aussi rendre à A, mais pour
des raisons et dans des conditions différentes. Ce que B donne à A est un
« retour » et non un « paiement ». Autrement dit, il doit donner à A la chose
reçue de C « que ce soit quelque chose de très beau ou de mauvais » c’est-
à-dire que cette chose représente un véritable « paiement [12] » du don de A
à B ou non. Par contraste avec un « paiement », on dit que B effectue le
« retour » du hau à A quelle que soit la « valeur » de l’objet qu’il lui donne.
Mais si le hau n’est pas rendu à son donneur original, B risque une sanction
surnaturelle car « si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait
m’en venir du mal, sérieusement, même la mort » [Mauss, 1978, p. 159].
La relation ente B et C est ainsi caractérisée par son aspect direct, par
l’entente entre les parties et par la valeur équivalente des biens échangés.
Selon elle, seuls les objets taonga sont porteurs de hau. Pourtant, le matériel
maori lui-même dément cette association permanente entre le hau et une
classe particulière d’objets. Dans son récit, TamataRanapiri utilise le mot
taonga pour qualifier tous les objets échangés, mais il n’applique le terme
hau à ces objets que lorsqu’ils circulent entre A et B et non entre B et C. De
plus, pour valider comparativement l’association entre le hau et les objets
de grande valeur, Weiner identifie les nattes fines samoanes aux taonga
maoris. Son analogie ne s’applique cependant pas au rituel à la forêt, qui
nous retient ici, dans lequel le hau est porté par un don d’oiseaux chassés
dont le statut ne correspond pas à celui des objets de valeur maoris ou
samoans. Autrement dit, chez les Maoris, le hau n’est pas associé à une
classe spécifique d’objets à l’exclusion des autres, mais il est
nécessairement et exclusivement porté par n’importe quel objet qui circule
dans une relation du type de celle qui lie A à B.
Dans leur interprétation, Mauss et Sahlins ont tous deux manqué de voir
cette discontinuité partielle dans l’histoire du hau parce qu’ils étaient
aveuglés par la croyance en l’équivalence de toutes les prestations et avant
tout par celle en l’égalité de tous les partenaires. Ils pensaient que le statut
de A était égal à celui de B et à celui de C. Sahlins était pourtant bien placé
pour déjouer ce piège. En effet, dans son histoire du hau, TamataRanapiri
s’adresse directement à Best (« donc tu as quelque chose de précieux que tu
me donnes… »), le mettant ainsi en position A, c’est-à-dire la place que les
puissances surnaturelles occupent dans le rituel à la forêt. Tout comme le
capitaineCook et de nombreux autres voyageurs blancs dans le Pacifique
depuis [14], Best est ici considéré comme un « dieu ». Aussi, force est de
comprendre que la relation entre A est B est hiérarchique, alors que celle
entre B et C ne l’est pas [15].
DISCONTINUITÉ PARTIELLE ET
MÉDIATION CHEZ LES OROKAIVA
Mon analyse du hau s’éloigne de l’interprétation courante. Elle met l’accent
sur la discontinuité partielle entre rituel et échange, plutôt que sur la
transitivité de tous les échanges. Bien sûr, je ne me serais pas permis de
contredire l’explication maussienne – solidement établie – si, au cours de
mon dernier séjour sur le terrain, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, une
question similaire n’avait été au centre des préoccupations des Orokaiva du
village de Jajau où je travaille depuis plus de vingt ans. À cette époque,
après avoir expérimenté pendant un demi-siècle la liturgie chrétienne, les
Orokaiva s’étaient attelés à définir le rituel en comparant « tradition » et
« christianisme ».
Cette tentative n’était pas motivée par la curiosité théorique, mais par le
sentiment d’échec qu’éprouvent aujourd’hui la plupart des Orokaiva.
Tous s’accordent en effet à dire que leur situation globale s’est dégradée :
La première de ces factions était représentée par David, qui était dans sa
jeunesse un danseur reconnu et qui était maintenant devenu un défenseur de
la coutume – d’après lui, le dernier de Jajau. Sa position apparaît clairement
dans le dialogue suivant où il sermonne Justin, un de ses jeunes supporters,
pour avoir participé à la fête du Nouvel An de son rival Norman.
Ce dernier, avec lequel David a passé toute son enfance, habite maintenant
la capitale, où il a récemment obtenu une maîtrise en droit et la qualification
d’avocat. Pour Noël, il était momentanément revenu au village dans la
perspective de se lancer dans la politique.
David. – Si cet homme m’a invité chez lui et m’a offert des nourritures, je
me préparerai à lui rendre l’équivalent. Mais s’il m’a invité sans rien me
donner et que j’ai ainsi été humilié, alors, lorsqu’il viendra à ma fête, je lui
dirai publiquement : “Tu m’as invité sans rien me donner, apprends
maintenant comment un homme de la coutume traite ses invités !”»
Pour David, l’échange de nourriture, au cours duquel les partenaires ont une
relation directe et non hiérarchique, est le moment clef de toute cérémonie
d’échange. Ces échanges contrastent radicalement la manière d’être
orokaiva avec celle des Blancs [16]. Quelqu’un qui ne donne rien en
échange se place hors de la coutume – comme Norman, que David accuse
d’avoir abandonné ses propres traditions pour devenir Blanc.
Le jugement sévère de David n’est pas uniquement motivé par la rivalité
qui l’oppose à Norman, mais rappelle un savoir partagé dont la langue
orokaiva elle-même porte les traces. Pour le comprendre, il est
indispensable de connaître quelques faits de base à propos des cérémonies
d’échange orokaiva. Elles commencent toutes par des actions rituelles
( pure), différentes selon l’occasion – la première partie de l’initiation est
différente de la première partie du mariage et des funérailles, etc. Elles
finissent toutes par des échanges de nourriture ( pondo) distribuées à partir
d’une plateforme surélevée.
Le terme pure désigne, lui, l’ensemble des activités rituelles qui précèdent
le pondo. Mais de plus, il nomme d’autres activités, tels le jardinage, le
travail salarié, etc., dont la caractéristique commune est de générer une
croissance matérielle. Comme le terme pure s’applique à la fois à des
activités produisant une croissance matérielle et à d’autres types d’activité –
celles qui engendrent une croissance cosmique –, on ne peut qualifier de
symbolique ni l’ensemble de ces activités ni leur seule partie rituelle. Pour
comprendre ce que ce dernier ensemble a de spécifique, on ne peut que
noter que, dans les activités pure, les activités rituelles sont les seules à être
suivies par des échanges pondo. Autrement dit, parmi les activités
engendrant une croissance, celles qui sont rituelles sont caractérisées par le
fait d’être suivies d’échanges. On verra plus loin le sens de cette
association.
En somme, la langue orokaiva – tout comme David – considère que
l’échange pondo est supérieur au rituel pure qu’il englobe. Aussi, quand
David parle de pondo, il se réfère à la fois à la cérémonie dans son entier et
à sa séquence d’échange, mais il n’a cure de savoir à quelle sorte d’activités
rituelles ( pure) cet échange est associé.
C’est du fait de cette primauté de l’échange sur le rituel que David est très
sévère à l’encontre de Norman car, selon lui, celui-ci n’a rien donné lors de
la fête qu’il a organisée. Norman, lui, est d’un avis différent. Voici comment
il décrit sa fête :
« Pendant la nuit, notre pasteur a fait une prière. Puis nous avons écrit
nos
péchés sur des petits papiers que nous avons brûlés dans le feu. Nous
avons
nouveaux, sans disputes, avoir une bonne vie. Comme nous nous
sommes
Ils ont accepté de brûler leurs péchés, mais par la suite, ils n’ont rien
reçu
seul péché dans toute la région. Mais ces gens ne vont-ils pas
recommencer
à pécher aussitôt ?»
D’emblée, Justin distingue les deux séquences du rituel. Dans la première,
la relation est hiérarchique : les invités envoient leurs péchés à Dieu alors
que Norman, l’intermédiaire, leur rend des mots sacrés porteurs du hau de
Dieu et de l’Église anglicane. Cet échange sacré appartient entièrement au
rituel et ne peut être compté comme un échange de nourriture.
à nos pères et à nos mères morts et pourtant c’était Dieu lui-même qui
exauçait tous nos vœux sur le champ. Car les esprits de nos ancêtres
étaient
à chaque fois que mes jeunes enfants auront faim et voudront manger
du
porc, leur grand frère ira chasser pour eux. Mais pour ça, il ne sera pas
seul,
je serai à ses côtés. Arrivé en forêt, au lieu de courir dans tous les sens,
il
Blancs sont venus et l’ont tuée. C’est pourquoi aujourd’hui mes prières
ne
sont plus efficaces. Pour faire comme on nous l’a dit, à l’église, on
ferme
les yeux pour voir Dieu et s’adresser à lui. Mais sa réponse met alors
une
marche pas, c’est sans doute que le pasteur m’a menti, je vais changer
d’Église.” »
Alors pourquoi les rituels chrétiens fonctionnent-ils pour les Blancs et pas
pour les Orokaiva ? Parce que, selon Lucien, « pour les évangélistes et plus
généralement pour les Blancs, le christianisme est la culture de leurs
parents. Pour nous, c’est seulement la culture des Blancs. Voilà pourquoi,
tant que nous autres Papous, nous prierons à la façon des Blancs, nous ne
rencontrerons jamais Dieu ». Les Blancs ont des ancêtres qui leur ont donné
leurs rituels et qui continuent d’être leurs intermédiaires auprès de Dieu.
Les Orokaiva, au contraire, n’ont plus d’intermédiaires car les Blancs les
ont chassés. En l’absence d’intermédiaires, les rituels chrétiens sont tout
aussi inutiles que l’argent que les Blancs ont donné aux Orokaiva sans pour
autant leur apprendre à le « cultiver ». Si rien ne change, les prières des
Orokaiva ne seront jamais entendues.
Le rituel, la première des deux séquences, est constitué par une relation
hiérarchique liant la communauté des vivants, ou une partie de celle-ci, à
une catégorie supérieure, les êtres surnaturels, les affins ou les Blancs, à
travers un intermédiaire. Par exemple, les Maori échangent avec la forêt par
l’intermédiaire des prêtres ou les Orokaiva prient Dieu par l’intermédiaire
des ancêtres. Ce qui est ici crucial, ce n’est pas le caractère sacré des
partenaires mais leur supériorité en valeur, comme c’est par exemple,
presque toujours le cas des affins en Mélanésie. Que l’on cherche
régulièrement le sens du rituel dans sa, soi-disant, nature religieuse alors
que simultanément, on rejette la distinction entre sacré et profane, est dû,
selon moi, à notre difficulté de reconnaître l’importance de cette relation
hiérarchique [Iteanu, 1990].
Si le hau n’est pas individualisé, il n’est pas non plus opposable à tous car il
reste associé à une relation particulière. Ce qui veut dire qu’une fois que le
chasseur maori ou orokaiva a donné le gibier à quelqu’un d’autre, les
récipiendaires suivants n’ont pas à prendre en compte le hau de l’objet reçu
– qui reste lié à la relation entre le donneur et le récipiendaire originels. Si
au bout du compte, le hau n’est pas retourné à son lieu d’origine, seul son
premier récipiendaire risque une sanction de type surnaturel [24] – et non
tous les bénéficiaires ultérieurs.
Les différents rituels sont toujours suivis d’échanges. Dans cette seconde
séquence, les dons sont standard, au contraire de ceux qui sont offerts dans
le rituel. En conséquence, ils circulent « librement » pour établir le sens et
l’efficacité du rituel dans l’espace et le temps de la société concernée, et
pour propager la notoriété du donneur. Ici, tant le donneur que le
récipiendaire sont parfaitement définis. Sans qu’aucune sanction n’y soit
associée, le second doit rendre au premier un don qui équivaut celui qu’il a
reçu et même, chez les Orokaiva, un don parfaitement identique [25]
( mine).
Dans le cas maori, si la distinction entre rituel et échange est claire, il est en
revanche difficile de spécifier leur relation. Ceux qui ont une expérience de
première main de cette société semblent penser que les anthropologues ont
largement surestimé le concept de hau [26], ce qui pourrait suggérer que
l’échange est plus important que le rituel.
Chez les Orokaiva, tant la langue que tous les informateurs soutiennent que
l’échange englobe le rituel. J’ai décrit cette relation du tout à la partie
comme une discontinuité partielle. Ici, la continuité est constituée par le fait
que les mêmes objets circulent d’abord dans le rituel, puis dans l’échange,
et la discontinuité [27] par le contraste que l’on a développé entre les deux
séquences des cérémonies d’échange. Ce contraste culmine dans deux
formes de réciprocité différentes. Dans les échanges, on a affaire à une
réciprocité « classique » qui se décline en termes de valeur et de quantité,
entre des partenaires de statut équivalent. Le rituel au contraire est marqué
par une réciprocité « spirituelle » qui ne prend pas en compte la valeur des
dons, entre des partenaires hiérarchisés en statut. Empiriquement, les deux
séquences sont complémentaires : le rituel nourrit par de nouveaux objets et
du sens la circulation sociale globale alors que l’échange établit, confirme
et même rend efficace le travail rituel. Pourtant, sur le plan de la valeur,
l’échange englobe le rituel.
J’ai montré que l’on rencontre la discontinuité partielle tant dans l’exemple
orokaiva que chez les Maori. Mais dans une perspective comparative plus
large, à l’échelle du Pacifique, quelle pourrait être la logique de cette
relation ?
Ce que l’initiation fait ici est donc de transformer des porcs donnés par le
partenaire supérieur – les esprits de la forêt – et chargés de hau en objets
standardisés d’échange. L’initiation « libère » ainsi les cochons du lien de
hau qui les orientaient vers leur origine, la forêt, pour les rendre
« échangeables ».
Comme on l’a montré, les objets porteurs de hau obtenus des ancêtres par
l’entremise des rituels doivent être, chez les Orokaiva, « désincarnés » pour
circuler dans l’échange. Dans d’autres sociétés, comme chez les’Aré’aré
[Coppet, 1998] ou à Mono-Alu [Monnerie, 1996] dans les îles Salomon,
c’est le contraire. De la monnaie de perles « désincarnée » est obtenue
d’une société voisine pour qu’elle puisse circuler immédiatement [30] et
sans aucune transformation dans les échanges. À l’opposé, les rituels
constituent, à partir de cette monnaie désincarnée, une somme toujours
différente qu’ils proclament. Ce total est alors, par contraste à la monnaie
fongible, un « objet » pouvant transporter du hau pour un moment. La
question n’est pas dans ces sociétés – comme chez les Orokaiva – de
« désincarner » les objets d’échange mais, au contraire, « d’incarner » les
objets servant à transporter le hau dans le rituel.
Dans les deux cas – que ce soit pour « désincarner » ou pour « incarner »
les objets d’échange –, c’est toujours la discontinuité partielle entre rituel et
échange qui est opératoire. À cette fin, une relation dyadique mettant
directement en présence les parties – dans le rituel – est impossible.
Aussi, comme dans le sacrifice indien analysé par Hubert et Mauss [ 1899],
un intermédiaire seul ou une chaîne d’intermédiaires, dont le prêtre, est
nécessaire pour que les objets que l’on reçoit puissent être libérés des liens
qu’ils transportaient précédemment avec eux. C’est seulement alors qu’ils
peuvent être donnés.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
Cet article a d’abord été écrit pour la table ronde « Ritual and
Performance » organisée par BruceKapferer au centre de IncontriUmani à
Arcegno en Suisse. Une version en langue anglaise sera publiée dans un
numéro spécial de la revue Social Analysis, édité par Don Handelman et
Galina Lindquist. Je veux d’abord remercier Bruce de m’avoir fait revenir
sur la question du rituel. Mais cet article doit aussi beaucoup à la lecture
critique de CécileBarraud, Jean-Claude Galey, AlmutSchneider, Eric
Schwimmer et tous les membres du séminaire GTASC de l’EHESS, Paris.
Qu’ils en soient ici remerciés.
[2]
[3]
La position très marquée de Mauss a obligé, par contrecoup, tous ceux qui
défendaient la disparité entre rituel et échange à radicaliser leur point de
vue.
[4]
[5]
[6]
Voir Williams [ 1930], Schwimmer [ 1973], Iteanu [ 1983].
[7]
Pour une position différente dans laquelle la voie médiane est constituée par
la conception maussienne de l’échange, voir Caillé [ 2000].
[8]
[9]
[10]
[11]
« Implanter le mauri ».
[12]
[13]
[14]
[15]
La relation n’est pas non plus égalitaire; elle est simplement dyadique et
immédiate.
[16]
Avec qui la relation est toujours hiérarchique d’un point de vue orokaiva.
[17]
[18]
[19]
Norman a payé le voyage par avion des dignitaires de l’Église, dont certains
venaient d’autres provinces. Il a loué une voiture pour les transporter et la
sonorisation qu’il a mise à leur disposition. De plus, il a nourri tout ce
monde pendant plus d’une semaine. Aussi, quand il a commencé son
pondo, il ne lui restait plus rien à donner.
[20]
Pour Robert Hertz, le fait d’absoudre des péchés est la caractéristique même
du miracle chrétien [ cf. Hertz 1922-1988].
[21]
[22]
Pour Lucien, l’erreur de l’Église anglicane fut, dès le départ, de ne pas
comprendre que les Orokaiva priaient Dieu eux aussi, mais selon leur
propre rituel. C’est pourquoi elle a détruit le système social orokaiva, qui
doit maintenant être reconstruit sous une forme améliorée.
[23]
[24]
[25]
[26]
[27]
[28]
Par exemple, je ne serais pas surpris que tout le matériel découvert à propos
des dons faits pour entrer dans les échanges kula des îles Trobriand, les
kitomu [voir par exemple, Weiner, 1987, p. 148-157; Damon, 1983], puisse
être avantageusement expliqué par le modèle que je propose.
[29]
« [… ] il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont
à quelque degré de l’âme et les individus et les groupes qui se traitent à
quelque degré comme des choses » [Mauss, 1978, p. 163].
[30]
Mais avant tout, il faut admettre que la théorie du don, dans le monde
actuel, n’est nullement évidente en dehors du cercle relativement étroit de
ceux qui œuvrent pour mettre en valeur l’héritage de Mauss. Les raisons qui
militent contre cette théorie sont nombreuses. Dans plusieurs de ses
caractéristiques majeures, la modernité peut sembler s’être imposée contre
le don. Même l’apport de Mauss reste sous certains aspects ambigu, et des
éclaircissements s’imposent. Toutes ces difficultés ne peuvent être éludées
et doivent, au contraire, être affrontées sans détour. Mais avant de s’engager
dans cette voie, il faut circonscrire succinctement la conception du don que
je vais m’efforcer de défendre malgré les apparentes évidences qui la nient.
LE POSTULAT DU DON
Le don, comme terme générique renvoyant à de multiples formes
spécifiques à travers le temps et l’espace, est posé en tant qu’objet
complexe, ambivalent et paradoxal. Les divers types de don, au-delà de
leurs évidentes différences, relèvent tous d’un fonds commun. Ce dernier,
dans sa plus grande généralité, suppose l’existence de dons horizontaux et
de dons verticaux, à la fois descendants et ascendants. Les premiers
concernent les membres vivants d’un ensemble humain et incluent des dons
symétriques entre pairs – engagés par exemple, dans le jeu de la réciprocité
des « échanges cérémoniels ». Plus rigoureusement, ces dons se
caractérisent par une asymétrie alternée des positions, en raison de la
supériorité reconnue du donneur – ce qui devrait confirmer l’importance de
la donation proprement dite pour la compréhension du don dans toute son
extension.
Le don est ainsi une mise en sens, ou encore une mise en relation; il
constitue l’opérateur fondamental pour créer et maintenir une relation
humaine. Une telle relation suppose la médiation de tiers ou d’entre-deux,
propres à unir et à séparer les acteurs. Tout tiers symbolise un ensemble de
valeurs partagées et renvoie, de manière ultime, à l’institution même de la
société [2]. Donner équivaut à engager un dialogue avec autrui, mais aussi à
affirmer une supériorité. Une telle relation première n’est certes pas
extérieure à la composante utilitaire ou fonctionnelle de la vie humaine et
sociale, mais elle est foncièrement marquée par sa nature symbolique. Seule
manière de transcender les oppositions majeures constitutives de la
condition humaine.
Ainsi des oppositions définies par le genre et l’âge, mais aussi de celles qui
s’établissent entre l’individu et la société, les vivants et les morts, ou
encore, entre les êtres humains et l’altérité radicale – les dieux ou toute
autre forme de transcendance. Les relations de don, dans leur universalité,
se présentent comme autant d’actions expressives symbolisant un ensemble
de valeurs ultimes, celles de la vie proprement humaine qui est faite tout à
la fois d’alliances, de partages, d’appartenances et de marques de
distinction personnelles. À travers ces multiples relations, la commune
humanité des individus s’affirme, au-delà de l’exigence de la simple survie.
Une société est foncièrement un système de relations de nature symbolique.
En d’autres termes, « tout parle » [Mauss, 1973, p. 220].
Comment une société, sans valeurs partagées inscrites dans son histoire et
dans ses traditions culturelles mais aussi sans véritable vision d’avenir,
pourrait-elle orienter ses membres et leur permettre ainsi de donner un sens
à leur existence et des raisons de vivre ensemble ? Faut-il penser que
chaque individu, bien que sans repères, est à proprement parler le maître de
sa vie, et admettre ainsi la viabilité d’un pluralisme extrême des valeurs ?
Ne faut-il pas plutôt constater que la représentation que nous nous faisons
de nous-mêmes s’écarte de notre réalité vécue, toujours prise dans de
multiples formes d’interdépendance ?
La leçon est claire : dans les sociétés modernes, rien n’est donné aux
hommes tant au niveau individuel que collectif. Dans les sociétés
archaïques et traditionnelles au contraire, la croyance en la toute-puissance
d’une instance transcendantale est universellement exprimée dans le
langage du don comme un don originaire ou premier, une donation, ou
encore comme une grâce.
Entre l’idéal du don pur et le dévoilement du don
calculé
Dans le contexte d’une avancée irrésistible de la logique marchande et d’un
mouvement sans fin d’une technoscience conquérante, le don, dans la
perspective maussienne, est pour le moins en porte-à-faux. Il est même
rejeté, ou au mieux dévalorisé et instrumentalisé. Mais même quand le don
est effectivement pris en considération, la réflexion dont il est l’objet reste
le plus souvent prisonnière d’une double vision réductrice. De manière
récurrente, les prises de position comme les débats s’inscrivent – jusqu’à la
simplification outrancière – dans le cadre d’une représentation parfaitement
dichotomique. Une opposition radicale divise deux ensembles de termes
antithétiques, propres à circonscrire deux univers sémantiques rigidement
séparés et, somme toute, conformes aux lieux communs de notre vision
moderniste de l’homme et de la société. Sont ainsi constamment mis en
contraste d’une part, l’utilité, l’intérêt, le calcul, en un mot l’égoïsme du
monde de la marchandise, et d’autre part, la gratuité, le désintéressement,
c’est-à-dire l’altruisme ou le don pur, qui renvoient à la tradition chrétienne
de la charité et de l’amour du prochain. Le don relèverait d’un idéal du
désintéressement et de la gratuité; ou, à l’inverse, il ne serait qu’une fausse
apparence pour masquer la recherche de l’intérêt égoïste. Ou encore, une
différenciation plus ou moins radicale s’établit entre une vue idéaliste et
moralisatrice du don, comme action spontanée, et une action marquée par
les fortes exigences d’une normativité utilitariste. Donner n’est plus alors
une vertu ou un devoir, ou encore une obligation, le sujet n’est plus guidé
par une intention morale et par le sentiment profond d’une dette : il a intérêt
à donner, car l’utilité d’une telle action résiderait bien sûr dans l’espoir et la
possibilité de recevoir en retour, selon les exigences d’une stricte logique de
l’équivalence.
En bref, l’Essai sur le don aurait « comme but central de construire une
sorte de préhistoire de notre type moderne de contrat juridique et
économique » [ ibid.].
Il est donc possible de mettre à jour chez Mauss une double démarche.
Pour Mauss, il faut « “faire sauter” les doctrines courantes sur l’économie
“primitive” », car « c’est bien autre chose que de l’utile qui circule » [ 1973,
p. 266-267]. Le point de départ de l’évolution humaine n’est pas le troc
entre des individus, mais au contraire un ensemble de relations entre des
« collectivités qui s’obligent mutuellement » [ ibid., p. 150]. Sur cette base,
Mauss s’engage dans une démarche qui repose, selon sa propre expression,
sur une « reconstitution » [ ibid, p. 239], très explicite dans plusieurs
passages de l’Essai sur le don. Globalement, l’évolution tendrait à
s’identifier à un mouvement progressif de différenciation fonctionnelle et
d’individualisation. Au bout de ce processus évolutif devraient apparaître
tout naturellement l’échange et le contrat modernes.
Mais à cette tentative de découvrir la genèse des institutions de la
modernité, Mauss juxtapose une démarche fondée sur l’idée de l’existence
d’éléments communs entre les sociétés archaïques et les sociétés modernes,
au point de pouvoir dégager comparativement des principes propres à la
condition humaine et des propriétés universelles de la vie sociale. Il est
ainsi question du « caractère non plus simplement historique mais naturel,
inhérent à la nature sociale de l’homme, de certaines institutions et modes
de représentation » [ 1969, p. 182]. En particulier, la triple obligation de
« donner, recevoir et rendre » est posée comme le principe au fondement de
toute forme instituée de don et, plus radicalement, de l’action humaine en
général. Le don est ainsi conçu comme une vérité universelle, car « nous
croyons avoir ici trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos
sociétés [10] » [ ibid., p. 148].
Cette quête d’un savoir sur le monde permet aussi une pratique de la
décentration culturelle, en relativisant la représentation dominante de la
modernité, défendue comme une nouveauté historique et culturelle radicale,
ou comme un absolu à partir duquel toute réalité sociale et historique serait
évaluée et hiérarchisée [12]. Une telle décentration constitue la seule voie
possible pour penser l’« unité-dans-la-diversité » de l’humanité. Elle
suppose une mise en perspective des sociétés et des cultures, pour en
dégager de possibles invariants qui ne se réduisent pas aux seules
composantes biologiques et psychologiques de la condition humaine.
Les manières de penser et d’agir des autres ne peuvent s’exprimer que dans
notre propre langage. Nos idées sur le monde ne peuvent se formuler que
dans les limites de nos catégories d’analyse. Comment alors comprendre
l’autre à partir de nos propres termes de référence, même si ces derniers
sont à leur tour soumis à l’éclairage de l’altérité ? Pour éviter de s’enfermer
dans un raisonnement analogique, le va-et-vient de nous aux autres et des
autres à nous devrait s’inscrire dans une dynamique propre à renforcer
progressivement la qualité comparative des termes de référence. Mais il ne
s’agit pas d’une simple question de vocabulaire.
Des figures politico-religieuses comme les aînés, les prêtres, les chefs, ou
encore les rois, décrites et analysées dans de multiples travaux
ethnographiques, occupent une position de médiation. Elles sont en quelque
sorte à la charnière des deux axes, vertical et horizontal, constitutifs du
système de don [16]. Elles apparaissent comme autant de formes historiques
et culturelles destinées à maintenir l’équilibre d’un monde reçu par les êtres
humains, grâce à leurs relations privilégiées avec un tiers transcendant, seul
en mesure d’assurer la légitimité d’une unité politico-religieuse ou d’un
nous englobant. Ainsi, chez les Nambikwara, le chef est « celui qui unit »
ou « celui qui lie ensemble » en se montrant généreux [Lévi-Strauss, 1955,
p. 330-32]. Pour la plus grande partie de l’humanité traditionnelle, la
générosité est indissociable de l’autorité politico-religieuse ou du pouvoir
proprement politique [17]. Cette générosité doit assurer la prospérité
commune. Au contraire, toute manifestation d’avarice mettrait en danger
l’existence même de la société, en s’aliénant les donateurs premiers et en
interrompant la dynamique du partage comme l’expression tangible de la
communauté politico-religieuse [18].
Sous une forme transformée, le don symbolise toujours les sources de la vie
proprement humaine, malgré l’emprise plus ou moins aliénante des
systèmes de croyances et des imaginaires religieux. La donation est ce qui
donne la vie; elle est la cause même de l’abondance, au sens de ce qui
excède les stricts besoins de la survie; elle est surtout ce qui donne
naissance aux relations humaines et au lien social [20].
DE LA RECONNAISSANCE
Cette insistance sur la donation, telle qu’elle apparaît dans toute sa pureté
dans la manière humaine de se représenter une forme ou une autre de l’au-
delà, ne doit pas être vue comme la raison d’être d’une dette primordiale, à
partir de laquelle la compréhension du monde deviendrait possible. À
l’intérieur du schéma maussien, la donation est une composante essentielle
du don. Elle est inséparable de l’obligation. Le « don-donation » suppose
liberté, spontanéité et créativité, mais il ne peut se concevoir que dans les
limites, plus ou moins larges selon les contextes sociaux et culturels, du
« don-obligation », prescrit par des rites, des coutumes, des normes, des
règles, ou encore des principes moraux, c’est-à-dire par tout ce qui renvoie
au passé. À travers ces deux mouvements indissociables, les pratiques du
don symbolisent la commune humanité des acteurs. Tout être humain, pour
exister comme tel, doit être reconnu par autrui. C’est dire que le don comme
forme générique s’inscrit pleinement dans le champ de la reconnaissance.
La finalité ultime du don générique, à travers la circulation de choses et de
mots, comme autant de symboles, est de créer, maintenir et renouveler la
relation humaine. Dans la multiplicité de ses formes instituées, à travers le
temps et l’espace, le don se rapporte toujours à une exigence constitutive de
notre humanité, exprimée, selon les contextes, par des termes comme
honneur, prestige, dignité, identité, respect, considération et d’autres encore.
Dans tous les cas, l’être individuel aspire à être reconnu et traité comme une
personne, c’est-à-dire à pouvoir reconnaître autrui et être reconnu par lui.
Le don est fondamentalement un mouvement de reconnaissance
réciproque [21].
Dans son Essai sur le don, Mauss ne développe pas le thème du don de
manière systématique sous l’angle de la reconnaissance. Mais cette dernière
est exprimée par divers termes comme prestige et honneur certes, mais
aussi respect, renommée, glorification, face, grandeur et même
reconnaissance. Dans le sillage de Mauss et à la suite de différents auteurs
contemporains, il faut mettre en évidence la vertu du don, qui est de
permettre à la fois l’estime de soi et le respect d’autrui. Mais pour éviter de
tomber dans l’idéalisme naïf d’un don propre à instaurer et à maintenir
inconditionnellement des relations de confiance, il conviendrait de se
demander ce qui pousse les êtres humains à agir. La réponse à une telle
interrogation est malaisée, sauf à s’enfermer dans les facilités théoriques de
la figure de l’individu rationnel mû par ses seuls intérêts. Mais cette
représentation d’un être humain capable de faire des choix fait l’impasse sur
un niveau plus profond et guère contrôlable, celui des passions et des désirs.
Un tel soubassement psychique est constitutif de l’« homme total » [Mauss,
1973, p. 304]. Mais la passion de s’enrichir, même exprimée dans le
langage de l’intérêt et vue ainsi comme le seul moteur d’une action
humaine viable, doit être fortement relativisée. À la lumière des
monographies portant sur de nombreuses sociétés archaïques, la passion
d’être reconnu est plus fondamentale pour affirmer son être dans ses
nécessaires relations avec les autres. Cette passion, comme les autres, est
contenue, au double sens du terme, dans les pratiques du don. La vertu du
don réside dans la possibilité de « se faire valoir », de manifester la valeur
et les mérites de sa personne, en se comparant en quelque sorte aux autres.
Mais cette valorisation, estimée comparativement, porte à la fois sur ce qui
assure l’appartenance à un groupe et sur ce qui permet de s’affirmer dans
son identité subjective.
D’autre part, l’intérêt calculé propre à des individus pris dans une
réciprocité utilitaire et une indifférence partagée. Mais ce dualisme entre un
ordre économique « naturel » et des « restes » est aujourd’hui largement
remplacé par un modèle économique généralisé [Berthoud, 1989]. Le
langage des coûts et des avantages semble suffire pour comprendre le
monde. Les catégories économiques, devenues hégémoniques, rendent
invisibles la part du don constitutive de maintes actions individuelles et
collectives ou, au mieux elles les travestissent.
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Notes
[1]
[2]
« Aussi longtemps qu’il n’y a que deux, il n’y a pas de société. Il doit y
avoir un troisième terme » [Castoriadis, 1986, p. 54]. Une condition
constitutive du don comme relation triadique [Descombes, 1996, p. 237].
[3]
Le sens commun de société et des termes qui lui sont liés, comme social,
sociétal, sociabilité, ou encore socialité, renvoie à l’idée générale
d’association et de réunion marquées par des relations durables. Au niveau
du sens commun déjà, l’idée du social est ambiguë. Comme terme
englobant, elle qualifie l’ensemble des relations constitutives d’une entité
collective ou d’une société. Comme terme plus spécialisé, elle circonscrit
une dimension particulière de la vie collective, vue comme extérieure aux
sphères économique et politique. Ainsi des références au mouvement social,
à la sécurité sociale, au travail social ou encore au service social. Une
ambiguïté qui se retrouve au niveau de la vision savante du social.
[4]
[5]
[6]
[8]
Voir par exemple, Gildas Richard, qui reprend, dans son ouvrage Nature et
formes du don [ 2000], une critique fréquemment faite à Mauss, celle de
confondre don et échange.
[9]
[10]
Une idée reprise par exemple, par Lefort, pour lequel l’Essai sur le don est
« un essai sur les fondements de la société » et donc une tentative de savoir
« à quelles conditions une société est possible » [ 1951, p. 1401].
[11]
[12]
[13]
[14]
[15]
[16]
Par exemple, le roi des Jukun, au Nigeria, passe pour « la source vive de
l’agriculture ». Il est ainsi nommé « notre millet, nos arachides, nos
haricots » [Heusch, 1997, p. 214]. Ou encore, le terme qui désigne le chef
chez les Dii du Cameroun signifie « chef de l’abondance » [Muller, 1999,
p. 390].
[18]
[19]
[20]
[21]
[22]
[23]
[24]
Dans le contexte mélanésien par exemple, ils sont des « hommes de rien »
[Strathern, 1971, p. 205; Panoff, 1985].
[25]
[26]
Selon Lefort, « le don qui intéresse Mauss est ce don à la faveur duquel des
hommes se rapportent les uns aux autres en se distinguant, en se percevant
chacun, l’autre de l’autre, et, en s’assurant, chacun, des repères de sa
position sociale, peut-être faudrait-il dire, de sa dignité, de son image
d’homme » [ 1993, p. 78].
Le rythme de la liberté. Guyau et la
suggestion identitaire
Dans Éducation et hérédité [1], Jean-Marie Guyau ( 1854-1888) affronte
l’antinomie fondatrice de la notion d’identité. L’éducation postule en effet
la possibilité de modifier ce dont le sujet se fait « un propre ». Elle relève
d’une pratique. L’hérédité limite chacun aux frontières qu’il tient de son
milieu ou de ses gènes. Sa construction est donnée. À l’interface, la façon
dont le moi s’explique devant les autres ou à lui-même.
Notre moi n’est qu’une ligne de partage entre ces courants divers de
pensée
moi dont l’équilibre mouvant constitue ce que nous croyons être notre
vrai
moi, et qui n’est en somme que notre moi passé, la figure dessinée par
la
derrière nous dans la vie. Ce moi-là n’est le nôtre que selon la mesure
où
notre passé détermine notre avenir; et rien n’est plus variable que cette
détermination de l’avenir d’un être par son passé. Notre corps, il est
vrai,
image, à reproduire son passé dans son avenir, nous perdrions notre
moi à
mêmes. Notre moi est donc une idée, et une “idée force” qui maintient
notre
Guyau peut toutefois encore nous enrichir. D’un certain étonnement, déjà.
Notre moi n’existe pas, il se fait. Et voilà comment cinquanteans avant qui
vous savez, l’existence précéda l’essence. Mais pour Guyau, nominaliste
convaincu, qu’on fasse « être » les gens, les choses ou se fasse être, l’affaire
est depuis longtemps classée. Lui importe, en revanche, la façon dont ces
« êtres » en viennent à exister. Le moi, par exemple, à la fois sujet et objet,
se fait au rythme [4] des choix qu’il opère et que j’assume – ou que j’opère
et qu’il assume… Des choix qui nous conduisent dans un monde que nous
réalisons par là même et qui nous réalise aussi. Dont la réalité se fait
d’autant plus nôtre qu’elle demande un effort [5]. Un effort que Guyau
pense en sociologue. Solipsisme exclu. La « petite fabrique de soi [6] » se
fait en ou de concert.
Approximation constante, donc. Mais Guyau ne s’en tient pas là.
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
Point sur lequel Maine de Biran ( 1866-1824) s’est longuement attardé (le
cogito biranien est un volo).
[6]
[7]
[8]
[9]
[10]
Bien sûr, cette discussion exige un agenda qui fixe certaines thèses centrales
et permette de situer les défis et les cheminements nécessaires du débat sur
la réforme morale de l’État, prélude à des changements politiques et
sociaux plus profonds dans le contexte post-néolibéral qui se dessine
subtilement à l’horizon. Et pour commencer, comment penser le rapport
entre le don et l’État ?
LE DON DE CITOYENNETÉ
Le don est un mot qui n’est pas toujours facile à traduire. En portugais, il
est en général associé à l’imaginaire catholique de la charité et du miracle.
Ou, dans une direction contraire, à ce que l’on appelle dans les sciences
sociales « la culture du clientélisme ». Bien que de telles interprétations
puissent correspondre à certaines pratiques de don dans un cadre religieux
ou politique, elles ne rendent pas compte de la signification
anthropologique profonde du terme. Le don constitue une modalité
complexe d’échange de biens et de services qui favorise le lien social et qui
a comme signe distinctif principal de se développer en trois temps : donner,
recevoir et rendre.
Pour certains théoriciens du don [2], l’idée d’un don de citoyenneté fait par
l’État peut probablement paraître étrange… La première objection possible
tient au fait que, tandis que le don constitue un système relativement
spontané, fondé sur des règles flexibles et paradoxales [3], nécessaires pour
permettre des changements dans l’attitude des acteurs impliqués, l’État
fonctionne à partir de règles rigides, son premier objectif étant justement
d’éviter qu’il y ait un excès de manipulation de la part des personnes
impliquées. Pour ce faire, il instaure la figure de l’intermédiaire, les
dirigeants publics, dans le but de fixer et de contrôler les modalités de
l’échange entre les parties, d’éviter que ne s’entre-mêlent le sens de la
norme juridiquement sanctionnée et l’intérêt interpersonnel, qui se révèle
notamment par l’amitié [4] [Godbout, 1992, p. 90].
D’emblée, il faut observer que l’État apparaît pour remplacer le don comme
système régulateur de la vie sociale. Grâce au mécanisme de l’appropriation
obligatoire des richesses sociales des citoyens (les impôts), l’État crée une
économie publique, monétaire et non mercantile [ cf. Laville, 2001] qui lui
permet de mettre en place certains mécanismes de transfert des richesses
par la redistribution. Selon Godbout [ 1992, p. 87], à un certain moment de
l’histoire, l’État remplace le don comme système régulateur de la vie
sociale parce qu’au travers de transferts directs et indirects, il assume des
responsabilités qui libèrent les membres des réseaux de socialisation
primaire de leurs obligations mutuelles. L’appareil d’État remplit son rôle
avec succès dans cette tâche d’organisation de politiques collectives quand
il réussit à créer une économie publique relativement autonome et justifie
ainsi le rôle de l’État comme intermédiaire anonyme, situé hors des
relations sociales.
Il nous faut donc aller plus avant dans la compréhension des apports du
paradigme du don dans ce débat sur la nature de l’État et sur la possibilité
d’une réforme morale et politique ouvrant au don de citoyenneté.
Godbout signale deux situations dans lesquelles l’État entre dans une crise
provoquée par son excès d’autonomisation par rapport aux systèmes
sociaux de base. L’une d’elles se produit quand la fonction d’intermédiation
de l’État enfle au point de faire disparaître le don au sein du système public
– quand, par exemple, l’importance excessive de la bureaucratie bloque la
circulation des dons et contre-dons. La crise de l’État-providence nous
enseigne que « la solidarité étatique a des limites qui s’expliquent par le fait
que l’État instaure un type différent de circulation, caractérisé par
l’hypertrophie de l’intermédiaire : situé en dehors du système de don, celui-
ci tend à répandre son propre système, ses propres valeurs » [Godbout,
1992, p. 89]. Mais une autre situation de crise peut survenir quand l’État
s’arroge, outre ses fonctions d’intermédiation et de redistribution, le droit
de gérer les services publics – services sociaux, services de santé,
d’éducation, etc. – en remplaçant effectivement tous les systèmes
interpersonnels du don et de la réciprocité (famille, voisinage, etc.) qui,
traditionnellement, prenaient en charge ces fonctions. L’expansion de ce
rôle de prestataire de services (qui se substitue aux réseaux sociaux) a
invariablement conduit l’État à oublier sa mission de redistribution des
richesses collectives – d’agent qui a l’obligation de rendre ce qui ne lui
appartient pas et qui a été pris « de force » aux membres de la collectivité
(même si une telle violence institutionnelle s’exerce pour la bonne cause :
la nécessité de mettre en place des mécanismes d’égalité et d’universalité à
l’intérieur de la société).
Il arrive donc qu’à accroître ainsi son rôle de prestataire de services, l’État,
à travers son corps de fonctionnaires, finisse par oublier les justifications
initiales de son existence politique, juridique et administrative. Une telle
situation s’aggrave quand l’État cherche à remplacer sa fonction
redistributrice initiale par une fonction productive visant à inscrire
l’appareil d’État dans un modèle utilitariste et productiviste proche de celui
du marché. De pareilles initiatives amplifient la crise de l’État; ainsi de
diverses propositions parrainées par le FMI et qui rencontrent un écho
favorable chez certains économistes des pays du Sud, telles celles de
l’autonomisation des banques centrales, de la création de fonds de pension
en dehors du système de retraites public, de l’adoption de critères
utilitaristes de productivité en matière de politiques sociales (ce qu’on
appelle, dans un bel euphémisme, la « focalisation »).
« Ce n’est pas parce qu’on est riche et productif qu’il faut donner quelques
miettes aux plus démunis, mais parce qu’on affirme comme impératif
politique catégorique que tout homme doit être considéré comme un citoyen
et disposer des conditions matérielles minimales de la citoyenneté » [p.
261].
Sans cette inconditionnalité justifiée par le primat de l’être humain sur tout
autre motif, nous dit l’auteur, il n’existe ni citoyenneté démocratique ni don
de citoyenneté. « Le revenu inconditionnel assure, contre la logique de
l’assistanat, l’inscription de chacun dans un espace de reconnaissance
mutuelle. Mais, à la différence de la reconnaissance d’un simple droit, le
bénéfice de ce don place le donataire en position de donateur potentiel »
[Chanial, 2001, p. 361]. Se plaçant en position de donneur potentiel, le
donataire suscite naturellement chez les pouvoirs publics et les autres
membres de la collectivité l’espoir d’un retour de ce don de citoyenneté
transmis par l’État, sous la forme d’un certain civisme. Ainsi, continue
Chanial, « le don premier sollicite, librement et obligatoirement, un don
ultérieur, un don civique, susceptible de prendre a priori n’importe quelle
forme. C’est en ce sens que le don de citoyenneté est indissociable d’un
pari, pari indissociable de cette foi dans la coopération humaine que Dewey
plaçait au cœur de l’expérience démocratique. Pari de confiance, confiance
dans un retour possible qui ne renvoie à aucun devoir comptable d’utilité » [
ibid.]. Le second motif, de caractère politique et moral, qui justifie
l’importance d’un don de citoyenneté initié par l’État, est lié – comme nous
l’avons déjà évoqué plus haut – à la manière dont s’établit la dette de l’État
envers la société. Puisque la nature historique de l’État est associée à un
imaginaire de la dette – économique et financière, mais surtout symbolique
–, les dirigeants publics ont l’obligation primordiale de s’en acquitter et de
faire passer au second plan les dettes contractées à cause du mauvais
fonctionnement de l’administration publique.
Enfin, pour conclure, nous devons nous rappeler que l’obligation de l’État
de rendre à la société la richesse collective collectée par les impôts et,
surtout, d’être digne de la confiance des citoyens dans le caractère
régulateur de l’État (légitimé par les idéaux d’égalité et d’universalité), ne
doit pas être considérée comme une exigence fonctionnelle et abstraite.
Le don de citoyenneté implique donc d’une part, que les gouvernants et les
responsables de l’action publique en général ne soient pas seulement des
bureaucrates attentifs et des spécialistes compétents, mais qu’ils soient prêts
à prendre le risque de parier sur le potentiel de l’appareil d’État et sur sa
capacité à remplir adéquatement la mission éthique et politique présente
dans l’acte symbolique de sa fondation – acte qui est fondé sur une
première donation spontanée par les individus de leurs biens personnels en
vue de l’organisation d’une sphère politique commune. Ainsi l’attitude
première et fondamentale d’un dirigeant public est obligatoirement d’être
généreux. Obligatoirement, dans la mesure où il ne fait rien de plus que
remplir son devoir en choisissant de faire de l’action gouvernementale un
pari sur le don de citoyenneté. Généreusement, parce qu’il fait confiance à
l’intérêt des acteurs sociaux à rendre le bien public reçu à leur réseau social
et aux groupes d’appartenance, ou, plus généralement, à la démocratie par
le biais d’initiatives renforçant l’esprit associatif et civique dans la vie
locale.
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
Cet article a été tout d’abord rédigé en vue de préparer une discussion dans
le cadre du Colloque national des sociologues brésiliens (septembre 2003)
lors d’une session sur le revenu minimum animée notamment par le
sénateur Suplicy, défenseur de longue date d’un projet d’allocation
universelle et dont les propositions ont été officiellement retenues il y a
quelques mois par le gouvernement brésilien comme fondement
symbolique général de ses politiques de lutte contre la pauvreté. Dans la
pratique, les mesures adoptées sont très loin de l’instauration d’une
véritable allocation universelle inconditionnelle ( ndlr ).
[2]
Le premier auteur à systématiser cette théorie fut Marcel Mauss, l’un des
fondateurs de l’école française de sociologie, mais à partir de 1981, la
création en France du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les
sciences sociales) a stimulé une importante reprise des débats sur l’actualité
du don et son importance pour la fondation d’un nouveau paradigme dans
les sciences sociales.
[3]
[4]
Le cas de l’État brésilien est intéressant pour penser cette imbrication
historique entre le système interpersonnel du don et le système
bureaucratique-légal de l’appareil d’État. Une telle imbrication est
moralement condamnable quand elle permet une appropriation du bien
public par les intérêts privés. Mais si la présence du don au sein de l’État a
une connotation négative, favorisant la corruption du système, il existe un
autre aspect, positif celui-là, qu’il faut souligner et qui apparaîtra plus
clairement dans la suite du texte. Le sens positif du don à l’intérieur de
l’État est justifié par l’importance de maintenir une relation de confiance
entre les acteurs sociaux qui se trouvent hors de l’appareil d’État et les
gestionnaires publics qui sont à l’intérieur. On peut aussi dire qu’il existe un
échange important au plan symbolique entre l’étatique et le privé sans
lequel l’État perd sa légitimité d’institution privilégiée pour s’occuper de la
redistribution des richesses sociales collectives.
[5]
[6]
***
*
Je suis né d’une truie Sigma-Archi et d’une paillette de verrat issu de
croisements de lignées très composites. On était quinze, mais deux d’entre
nous sont morts sans avoir vu le jour. Enfin le jour, je veux dire la lumière
électrique. Le moment venu, j’ai fait comme les autres, je me suis débattu
comme j’ai pu sur le caillebotis pour me traîner jusqu’aux tétines de la truie
qui venait de nous expulser. Je sais, je sais, théoriquement, ça s’appelle une
naissance et ça s’appelle une mère; mais dans notre cas, difficile de
revendiquer une quelconque maternité ou un lien – juste une pitié
réciproque peut-être. D’où je viens, la truie pour mettre bas est coincée dans
une cage à peine plus large et plus haute que ses propres dimensions; elle
peut seulement se lever et se coucher. Pas moyen pour elle de faire un nid et
de s’occuper de ses petits. On disposerait d’une machine à tétines à la
même température, cela ne ferait pas de différence. D’ailleurs, la salariée
nous a rapidement proposé du lait en poudre. Elle nous a mis le nez dedans
avec insistance pour que l’on considère bien vite la question alimentaire
sous son jour agro-alimentaire et pharmaceutique; la relation mère-petits, ce
n’est pas vraiment son problème. D’ailleurs, je la comprends : quand on a
une quarantaine de truies qui mettent bas en même temps, il n’y a pas de
temps à perdre ! Son objectif, ce n’est pas la vie, c’est la survie; et puis elle
pense à sa prime, c’est humain. Quant à la paternité, n’en parlons pas. Je me
balade depuis un bout de temps, sous une forme ou sous une autre, en
Orlando de la production porcine, et les verrats des OSP (Organisation de
sélection porcine) que j’ai rencontrés font vraiment un drôle de groin.
Leur activité essentielle consiste à se faire « prélever » par des types qui se
demandent quand même par moments à quoi ils jouent.
Sans mauvais jeu de mots, je crois qu’il avait les boules; il craignait que le
bistouri ne s’oriente malencontreusement vers son anatomie. Notre truie
était dans tous ses états de nous entendre hurler sans pouvoir rien faire. Elle
s’agitait dans sa cage en grognant. Les autres truies s’énervaient aussi. Il y
avait comme un climat tendu dans la salle. Ils ont fini par ranger leur attirail
de chirurgien. Leur chef est venu et leur a dit qu’il avait acheté à manger, vu
qu’il faudrait qu’ils restent travailler un peu tard; le boulot avait traîné
quand même, fallait rattraper. Ils sont partis. On s’est regardés, tout
raccourcis et tremblants qu’on était. On a entendu une petite voix qui
disait :
comment ça s’épelle « barbarie »?
Le décor de base était planté, j’ai attendu la suite. Eh bien, je n’ai pas été
déçu ! Je me suis d’abord retrouvé à la « nurserie ». Mais il n’y avait pas de
nurse. On était une quarantaine à aller et venir autour des mangeoires sur
des caillebotis en plastique. Il faisait chaud, c’était propre, terriblement
propre. Rien à renifler, rien à fouiller, rien à grignoter. Rien à faire que
manger, boire et dormir. J’ai bu, j’ai mangé, j’ai dormi. Je commençais à
m’embêter ferme. De temps en temps, un salarié passait rapidement en nous
regardant sans nous voir – pour remplir nos gamelles et vérifier qu’il n’y
avait pas de morts. Il y en avait. Des morts sans explication. Un jour, il y en
a eu plus que prévu et autorisé par les normes et on a vu rappliquer des
types emplastiqués des pieds à la tête. Ils ont discuté avec le chef en nous
regardant de travers, comme si on avait fait une grosse bêtise.
Ils avaient peur qu’une des nombreuses maladies qui peuvent nous tomber
dessus nous soit effectivement tombée dessus. Nous aussi, on les regardait.
Au début, on était contents de voir du monde, qu’il y ait un peu
d’animation. Mais ils trimballaient une drôle d’odeur et finalement on a eu
hâte qu’ils s’en aillent. On s’emmerdait, mais au moins on n’avait pas peur.
On a compris qu’on aurait droit à de nouvelles piqûres et puis ils sont partis.
j’allais bientôt prendre près d’un kilo par jour. Ça me tirait de partout de
prendre du poids si vite. Ça devenait pénible de bouger. Un des salariés est
venu vérifier l’état dans lequel on était. C’était pas trop brillant; ils avaient
fait vite pour nous changer de secteur et on était quelques-uns à avoir pris
des coups de pied parce qu’on n’obtempérait pas au quart de tour. Il y en
avait plusieurs qui boitaient et un qui avait la hanche vraiment mal en point.
Mais il se fait de plus en plus proprement. Avant, ce n’était pas rare qu’un
porcelet agonise quelques heures dans un couloir. Maintenant, ils le collent
direct au frigo à cadavres. Pareil pour les truies. Fini les truies mortes ou
quasi qui traînent dans un coin du bâtiment en attendant l’équarrisseur.
Tout cela est rangé bien comme il faut dans des équipements ad hoc. Ni vu
ni connu.
On est restés là. Et ça n’en finissait pas. L’air était plein de poussières et de
saletés diverses. Ça nous grignotait les poumons. Un salarié passait le
matin; il repassait le soir. On savait ainsi qu’une journée était terminée.
qu’il avait répondu, pour aller bosser à l’abattoir ? Je gagne mieux ici.
Depuis, le chef a fait installer des douches sur l’élevage et même une
cuisine avec micro-ondes, frigo et tout. Les patrons, des notables qui ont
investi dans la porcherie, trouvaient ça superflu, mais le chef avait insisté. Il
avait argumenté sur la motivation, la difficulté de trouver des salariés et
surtout de les garder, le souci que c’était de constituer une équipe avec un
sens du collectif. C’est important le collectif, ça permet de faire face à ce
qui est dur dans le travail; les gens se sentent soudés et ils affrontent le
boulot comme des guerriers. Ils sont prêts à faire des sacrifices : passer le
karcher toute la journée de Noël, pas de problème, tu peux compter sur moi;
travailler jusqu’à onzeheures du soir en contrepartie de jours de
récupération aléatoires, je sais que je peux te faire confiance. L’hiver, ils
rentrent dans le bâtiment quand il fait encore nuit et ils en ressortent alors
qu’il fait déjà nuit. Ça leur agit sur le moral de ne pas voir le jour. Ça leur
fait peut-être le même effet qu’à nous ! Ils ne savent plus comment passe le
temps; au bout d’un moment, on ne sait plus si on est vraiment vivant. Il y
en a pas mal qui dépriment en hiver. C’est blafard, sous la pluie, les
bâtiments, la fosse à lisier et la gadoue qui les entoure. C’est plus difficile
d’y croire à la grandeur de la compétition économique quand on regarde
autour de soi, qu’en sortant des bâtiments, le soleil ne réchauffe pas la peau
et que le cœur se refroidit à l’intérieur. Et on voit bien que c’est moche tout
ça et, au bout du compte, cette mocheté, elle donne vraiment envie de
gerber. Finalement, les patrons ont même offert à chacun un abonnement à
Porc-Magazine.
Un soir, ils n’ont pas rempli nos auges et on a compris que cette histoire
allait finir. Je me demandais comment. Eh bien, là non plus, je n’ai pas été
déçu. La chute était vraiment à la hauteur du développement.
Un soir, ils nous ont triés et une partie d’entre nous est partie vers les cases
du quai d’embarquement. Au moins, on était dehors; on reniflait l’air,
l’odeur des plantes, des arbres, de la terre, ça nous faisait tout drôle, et
comme on était à jeun, la tête nous tournait. La nuit est tombée et on est
resté là. On était tassés, mais on a réussi à se coucher en s’empilant un peu.
Plus tard, dans le noir, un grand camion à deux étages est arrivé. Un type
nous a poussés dedans. Il avait une pile électrique et il filait des petites
secousses à ceux qui traînaient. Ça ne servait pas à grand-chose, qu’à nous
faire sursauter et couiner. Mais c’était sa manière de travailler, j’imagine.
Tout ça tout seul. C’est peut-être ça le plus difficile pour eux : ne pas avoir
le temps de causer avec les uns ou les autres. Les éleveurs ou les
responsables de porcherie, c’est clair, ils ne les voient jamais. D’ailleurs, les
gros, il semble qu’il vaut mieux ne pas les croiser, car ils ont la grosse tête
ceux-là, et ils parlent aux chauffeurs comme s’ils étaient leurs valets.
Devoir se taire, ne pas pouvoir les rembarrer, ça doit être dur. C’est
humiliant, quand même. Physiquement, le boulot est moins fatigant
qu’avant, avec les beaux camions à pont hydraulique qu’ils ont, mais
mentalement, c’est bien plus lourd à porter. Quoique même physiquement,
c’est pas si facile !
Les « mal à pied », comme ils disent, ou les fragiles, les congénères qui ont
les pattes esquintées par le caillebotis ou qui ont quelque chose de cassé et
ceux qui ont le cœur qui n’a plus envie de battre, ceux-là, ils ne sont pas
faciles à bouger et ils meurent souvent dans le camion. Mais aussi, il faut
nous comprendre. Il y a un moment où on dit pouce ! On est gentils, on est
patients, on supporte tout ce bazar sans trop leur faire de misères – ils sont
déjà assez malheureux comme ça, on le sent bien –, mais quand on ne peut
plus, on ne peut plus. On crève et puis voilà ! Et puis, ce qui est dur à
supporter pour eux aussi, c’est que ce boulot, c’est comme l’engraissement,
ça pue; tant de cochons à trimballer, nourris comme on l’est, élevés comme
on l’est, évidemment que ça pue. Quand ils se font doubler par des voitures
sur l’autoroute, il y a des gens qui se pincent le nez en les regardant de
travers. C’est pour ça qu’ils utilisent la pile, pour éviter de nous toucher,
parce que l’odeur, elle colle à la peau et aux cheveux. Même en prenant une
douche, ça sent toujours; il faut se frictionner drôlement avant de rentrer à
la maison. Alors ils nous tiennent à distance. De toute façon, le gars, le plus
souvent, c’est dans la merde qu’il a les bottes. Mais soyons clair, cette
puanteur et ces flots de lisier dont ils ne savent pas quoi faire, ce n’est pas
affaire de cochons, c’est leur puanteur. Ce sont eux qui puent – et de bien
des points de vue –, tous ceux qui défendent et tous ceux qui acceptent cette
façon aussi méprisante d’élever les animaux !
Donc on est montés dans le camion et on est partis. On est arrivés à
l’abattoir une heure après. Il faisait encore nuit. Le chauffeur nous a
déchargés sur un quai et on a été poussés dans un couloir par un type qui
avait une sorte de grosse raquette sans trous à la main. Il faisait du bruit
avec ou il nous tapait légèrement pour nous faire avancer au bout du
couloir. Il était calme apparemment, mais lui aussi, c’était une boule de
nerfs en dedans.
Après la saignée, un autre type nous accroche aux élingues et nous voilà
carcasse partie sur la chaîne. Pour nous, c’est vraiment fini, surtout que ça
l’était déjà en commençant, et on ne peut pas dire qu’on va regretter quoi
que ce soit, mais c’est dur pour ceux qui travaillent; à toute allure, ils
découpent, ils vident, ils nettoient, ils désossent. Leur boulot est à l’aune de
notre courte vie : vite fait, mal fait ! « Le cochon vite fait dans le camion, le
transporter vite fait, le tuer vite fait, puis le bouffer vite fait, quoi », comme
dit l’un d’eux. Tout ce système est une immense fabrique de souffrance.
Comment font-ils pour ne pas la ressentir, ceux qui achètent le jambon ?
Comment font-ils pour ne pas dire non ?
***
Tout cela m’étonne quand même. Ce vide d’existence qu’on porte tous dans
cette histoire – les animaux comme les hommes – pour en arriver là, à cette
béance de temps, à ce néant d’expression, de communication, de beauté.
Cette incommensurable violence presque sans brutalité qu’ils acceptent tous
au fond. Ces tonnes de viande qu’ils peuvent détruire aussi vite qu’ils les
ont produites si le marché le commande. Ce serait un moindre mal du reste
s’ils se contentaient de détruire la viande. Mais maintenant, ici ou là – car
en France, au Danemark, aux Pays-Bas, en Espagne, aux États-Unis, c’est
partout le même système – pour une raison ou pour une autre, ils détruisent
aussi les animaux, par milliers ou par millions : porcelets, porcs, vaches,
volailles… Et ils font tourner leurs centrales thermiques avec la farine
animale produite. Ils produisent de l’énergie achetée par EDF à 0,05
centimes d’euro le kWh. Et la lumière fut ! Cela me rappelle quelque chose,
cette façon de traiter le corps vivant, mais à eux, apparemment, ça ne leur
rappelle rien ! Ils ont tellement divisé leur pensée en morceaux, discipliné
leur vision du monde, qu’ils deviennent des êtres dont l’histoire est
complètement détachée du présent.
Environ septmilleans de vie commune entre les hommes et les cochons pour
finir comme ça ! C’est triste quand même. Pourtant il y a eu des périodes où
on était bien ensemble. Il fut un temps où notre espérance de vie avec eux
n’était pas si réduite. On avait le temps de vivre avant de mourir. De plus en
plus mal au fil du temps, c’est indéniable. Mais quand même, on restait des
cochons pour eux. On n’était pas des choses; on n’était pas de la matière
animale; ils n’étaient pas si indifférents, si insensibles, si froids.
Que s’est-il passé pour que le sens de notre relation soit à ce point
pulvérisé, pour qu’ils oublient qui nous sommes et qui ils sont. Elle est
étrange tout de même cette obstination à engendrer de la laideur, de
l’ignorance et de la souffrance là où ils pourraient créer de la beauté, du
sens et du lien. Car l’élevage, avant l’intérêt économique, c’est d’abord ça :
*
Je ne suis qu’un cochon ordinaire, un parmi les 26 millions qui ont été
abattus cette année en France; mais en dépit de leur imagination technique
maladive, de leur fanatique avidité pour l’argent, de leur bêtise, de leur
indifférence, de leur vulgarité, de leur compromission, de leur souffrance,
oui, malgré eux, je suis quand même resté un cochon. Je ne suis pas devenu
la chose qu’ils voulaient fabriquer. Je ne suis pas devenu rien. Parce que je
suis vivant, j’ai résisté. Et ils ont dû faire face à ma résistance; ils ont dû
faire face à leur sensibilité. Comme le dit le petit oiseau qui s’acharne
contre le feu dans la forêt en transportant trois gouttes d’eau dans son bec :
j’ai fait ma part.
***
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
Cependant, cette nouvelle électronique ne pourra voir le jour que par une
révolution dans la conception et dans les techniques de fabrication des
composants et, en deçà, dans la philosophie même de ce que sont le calcul
et la communication. La nouvelle électronique sera moléculaire, c’est-à-dire
que ce seront les molécules elles-mêmes qui serviront d’« interrupteurs »
électroniques. La lithographie sera remplacée par la maîtrise des
mécanismes d’auto-assemblage moléculaires. Plus loin encore, on peut
espérer contrôler les électrons à l’unité, mais aussi les photons. Les spins
eux-mêmes peuvent être traités comme des systèmes physiques incorporant
une information binaire, donc aptes à incarner une mémoire et à stocker et à
transmettre de l’information. Le nanomagnétisme, quant à lui, conçoit des
mémoires stables sans besoin d’une alimentation électrique, ce qui
révolutionnera l’électronique portable.
Puisque la nature n’est pas un sujet, le terme technique que l’on utilise pour
décrire ce prodige est celui d’auto-organisation.
Lorsque les critiques, alertés par tant de bruit, soulèvent la question des
risques, on se rétracte : la science que nous faisons est modeste. Le génome
contient l’essence de l’être vivant, mais l’ADN n’est qu’une molécule
comme une autre – et elle n’est même pas vivante ! Grâce auxOGM, on va
résoudre une fois pour toutes le problème de la faim dans le monde, mais
l’homme a pratiqué le génie génétique depuis le néolithique. Les
nanobiotechnologies permettront de guérir le cancer et le SIDA, mais c’est
simplement la science qui continue son bonhomme de chemin. Par cette
pratique du double langage, la science ne se montre pas à la hauteur de ses
responsabilités.
Comme, par ailleurs, le savant sera de plus en plus celui qui non pas
découvre un réel indépendant de l’esprit, mais explore les propriétés de ses
inventions (disons, le spécialiste d’intelligence artificielle plutôt que le
neurophysiologiste), les rôles de l’ingénieur et du savant tendront à se
confondre.
Que faire ? Il serait naïf de croire que l’on pourrait envisager un moratoire,
ou même, à court terme, un encadrement législatif ou réglementaire, lequel,
en tout état de cause, ne pourrait être que mondial. Les forces et les
dynamiques à l’œuvre n’en feraient qu’une bouchée. Le mieux que l’on
puisse espérer est d’accompagner, à la même vitesse que leur
développement et si possible en l’anticipant, la marche en avant des
nanotechnologies par des études d’impact et un suivi permanent, non moins
interdisciplinaires que les nanosciences elles-mêmes. Une sorte de mise en
réflexivité en temps réel du changement scientifique et technique serait une
première dans l’histoire de l’humanité. Elle est sans doute rendue inévitable
par l’accélération des phénomènes.
Notes
[1]
Le rapport est accessible sur la Toile à http :// www. wtec. org/
ConvergingTechnologies/
[2]
Rappelons que « nano » signifie 10-9. Un nanomètre est un milliardième de
mètre, soit encore un millionième de millimètre. Un brin d’ADN fait
quelques nanomètres de long; un atome de silicium est à l’échelle de
quelques dixièmes de nanomètre.
[3]
[4]
[5]
[6]
Livre disponible sur le site du Foresight Institute à : < hhttp :// www.
foresight. org>
[7]
[8]
Le lecteur pourra juger par lui-même en consultant le site hhttp :// www.
transhumanism. com/ articlesmore.php?id=P697_0_4_0_C
[10]
Voir le rapport du groupe ETC – qui fit naguère plier Monsanto sur
lesOGM –, The BigDown, accessible sur la Toile à <http :// www. etcgroup.
org/ documents/ TheBigDown. pdf >. ETC a déposé un projet de moratoire
sur les nanotechnologies à la conférence de Johannesbourg, qui n’a
évidemment pas été retenu.
[11]
[12]
Dans un premier temps, Mauss refuse : « Je déteste imprimer par ces temps
(pour mille raisons)», écrit-il à Meyerson le 16 mars1941 [9]. La journée se
tient effectivement le 23 juin 1941 à la faculté des lettres de Toulouse.
Entre les lignes, il évoque aussi la présente guerre, en faisant référence aux
restrictions alimentaires et aux Ersatz, mais aussi en réglant ses comptes
avec l’ethnologie allemande des Kulturkreise [24], et en rappelant dans sa
conclusion le travail du « génial FrançoisSimiand, adjoint d’AlbertThomas
au ministère de l’Armement de l’autre guerre [25] ». On ne peut donc
douter que MarcelMauss n’ait mis dans ce texte à la genèse si difficile une
bonne part de lui-même. Comme on va le voir, ce texte concluait en effet
une réflexion sur la technique entamée par Mauss quaranteans plus tôt.
LA TECHNIQUE DANS L’ŒUVRE DE
MAUSS : DU MAGIQUE À L’ÉCONOMIQUE
« Mais les techniques, elles aussi, sont créatrices. Les gestes qu’elles
nos arts et nos industries que la magie n’ait été censée atteindre.
Tendant
D’autres arts sont pour ainsi dire tout entiers pris dans la magie. Telles
Dans leur conclusion, Mauss et Hubert précisent leur théorie : la magie est
en fait la forme primitive de la technique :
un art de faire et les magiciens ont utilisé avec soin leur savoir-faire,
leur
pure, ex nihilo; elle fait avec des mots et des gestes ce que les
techniques
font avec du travail. [… ] Il faut dire que ces gestes sont des ébauches
de
Par bien des côtés, ce texte annonce celui de 1941. On y trouve la même
critique de Bergson, la même référence aux traditions allemande et
américaine de classification technologique [36], le même hommage à
FranzReuleaux, le fondateur de la cinématique [37], la même conviction,
surtout, de la destinée prometteuse d’une technologie générale :
« Maintenant enfin, il est possible de rejoindre les idées de Reuleaux, le
fondateur allemand d’une technologie purement mécanique, avec les idées
de Powel, fondateur d’une technologie ethnographique. Il y a de beaux
jours à venir pour cette science.
tout le peuple des hommes. Elles sont les plus importants des facteurs
parmi
que le langage, mais comme lui. Même quand elles se propagent, elles
ne
sont que des moyens pour la communauté d’agir sur soi. Au contraire
les
techniques, elles, sont le moyen, matériel, qu’a une société d’agir sur
son
Par ce fait, par cette position extraordinaire, extra-sociale, elles ont une
Apparaît ici en filigrane une controverse avec les économistes, même ceux
qui lui sont les plus proches, tel FrançoisSimiand, et, implicitement, avec
une certaine tradition marxiste [42]. En effet, comme on vient de le voir, la
technique a pour Mauss, en raison de son ancrage naturel, une généralité
que ne saurait revêtir aucune autre dimension du social. En conséquence, le
technique a bien le primat sur l’économique. Il affirmera ce point de vue en
1938 dans la discussion d’une communication de RobertMarjolin, à la
critique duquel il associe François Simiand [43] :
dans son royaume [… ] Ce sont des continents gagnés, des res nullius
des bords des mers, tout est de plus en plus rationnellement installé,
exploité
civilisation, ce sont des routes, des ports, des quais. Dans cette
boutade, il
capital raison qui l’a créé : “raison pure”, “raison, pratique”, “force de
bonheur [53]. »
Ces nouvelles puissances se déchaînent, mènent les sociétés vers des termes
imprévisibles, vers le bien comme vers le mal, vers le droit et l’arbitraire,
vers d’autres échelles de valeurs [54]. » Mauss n’a cessé en effet de
défendre l’idée d’un progrès de l’humanité au sens « positif » (non
« métaphysique » du terme) : « Bien que ces idées soient peu à la mode, je
reste partisan de l’emploi, non métaphysique, de l’idée de progrès. Et, sans
rien préjuger de la valeur absolue, je crois qu’on peut parler d’un certain
progrès général de la race et de la mentalité humaines. Par progrès, nous
entendrons, si vous le voulez bien, l’augmentation en quantité et en qualité,
sans plus, les deux étant inséparables [55]. »
Ces idées étaient largement empruntées à Espinas, qui insistait déjà sur la
« formation inconsciente des éléments des techniques », qu’il rattachait,
comme après lui Mauss, à la dimension religieuse de l’acte technique :
« L’outil ne fait qu’un avec l’ouvrier; il est la continuation, la projection au-
dehors de l’organe; l’ouvrier s’en sert comme d’un membre prolongé sans
penser presque jamais à en remarquer la structure, ni à chercher comment
ses diverses parties s’adaptent si bien à leur but. Le travail obtenu par son
aide peut donc apparaître encore naturel [65]. » En inscrivant – à la suite
d’Espinas – la technique dans la corporéité, Mauss justifie donc le primat
qu’il lui donne sur les autres manifestations de la vie sociale et notamment
l’économique. Comme il le soulignait déjà bien dans son texte
programmatique de 1927, l’homme, par la technique, s’extrait de la nature
en s’en rapprochant : « Dans l’art pratique, l’homme fait reculer ses limites.
Il progresse dans la nature, en même temps qu’au-des-sus de sa propre
nature, parce qu’il l’ajuste à la nature. Il s’identifie à l’ordre mécanique,
physique et chimique des choses. Il crée et en même temps il se crée lui-
même; il crée à la fois ses moyens de vivre, des choses purement humaines,
et sa pensée inscrite dans ces choses. Ici s’élabore la véritable raison
pratique [66]. » Mais ce processus créatif commence en lui, dans son
rapport avec son propre corps, qui est son premier instrument. En bref, la
technique est à l’origine de tout le processus d’hominisation. On sait
comment André Leroi-Gourhan illustra brillamment cette thèse dans le
Geste et la parole [67].
Il semble les avoir acquis non par une sorte d’éclair génial qui lui aurait fait
un jour saisir un caillou coupant pour armer son poing (hypothèse puérile
mais favorite de bien des ouvrages de vulgarisation), mais comme si son
cerveau et son corps les exsudaient progressivement [69]. »
Mais Mauss précise dans le même texte : « Nous devons, je le crois, même
en tant que nous devons développer notre propre richesse, rester autre chose
que de purs financiers, tout en devenant de meilleurs comptables et de
meilleurs gestionnaires [74]. »
NOTES
[1]
Le présent texte et les notes que j’ai adjointes au texte de Mauss sont
étroitement reliés. Afin d’éviter les redites, je renvoie à celles-ci, notées en
italique, pour des compléments documentaires.
[2]
[3]
[4]
[5]
Mauss écrit toutefois quelques brèves notes, d’une page au plus, en 1942 et
1943 (Fournier, op. cit., p. 750). Par ailleurs, il accepte le projet de Denise
Paulme de publier les notes de son cours à l’École pratique des hautes
études – ce qui deviendra le Manuel d’ethnographie (publié en 1947 chez
Payot, pénultième publication de Mauss) – et il semble y contribuer un peu
( cf. Fournier, op. cit., p. 749).
[6]
[7]
Voir note 34 sur Déat. Le réseau durkheimien fut dispersé pendant la guerre
dans des horizons politiques opposés, de la collaboration la plus ouverte
(Déat) à la résistance la plus active (Halbwachs). Pourtant, certains réseaux
continuèrent à fonctionner, et Marcel Fournier attribue la protection dont
bénéficia Marcel Mauss à Paris sous l’Occupation à l’action de certains de
ses anciens amis ou disciples devenus ministres, comme Marcel Deat que
l’on vient de citer, mais aussi Jérôme Carcopino, Max Bonnafous ou encore
Georges Montandon (voir note 22 sur ce dernier).
[8]
[9]
[10]
Révoqué comme Juif en 1940, Marc Bloch envisage de s’exiler aux États-
Unis à l’invitation de la fondation Rockfeller. Son départ est annulé en août
1941 et il obtient, grâce à l’intervention de Jérôme Carcopino, un poste à
Montpellier où il s’engage dans la Résistance et entre, en 1942, dans la
clandestinité; il sera exécuté le 16 juin 1944 (Fournier, op. cit., p. 735-736).
[11]
[12]
[13]
[14]
[15]
[16]
[17]
[18]
[20]
[21]
Le récit des dernières années de la vie de Mauss telles que les relate Marcel
Fournier laisse penser qu’il souffrait d’une maladie neurologique
dégénérative provoquant des pertes de mémoire et des accès de violence.
[22]
[23]
Voir par exemple, l’analyse critique que mène Georges Friedmann en 1956
de la théorie « de la division du travail social » de Durkheim, dont il se plaît
à rappeler qu’il est un « homme de cabinet » ( Le travail en miettes, Paris,
Gallimard, 1956, p. 129-148, ici p. 134).
[24]
[25]
[27]
Cette idée d’une source religieuse de la technicité était déjà présente chez
Espinas, qui affirme que « les premiers essais de technologie sont
incorporés à des dogmes religieux » ( op. cit. p. 14) et donne l’exemple de
la roue : « La roue fut une invention d’une portée incalculable; et pourtant
elle a été tout d’abord, selon toute vraisemblance, consacrée aux dieux,
vouée à leur service » ( op. cit., p. 46). La problématique d’Espinas semble
bien se référer à Auguste Comte, puisqu’il qualifie ce premier étage de
l’histoire de la technologie (correspondant à la Grèce archaïque) de
« technologie physico-théologique » (titre du premier chapitre).
[28]
[29]
Ibid., p. 134-135.
[30]
[31]
Ibid., p. 613.
[32]
[33]
[34]
[35]
Ibid., p. 194.
[36]
[37]
[38]
[39]
Ibid., à la suite.
[40]
J’ai mis en italique cette phrase qui traduit approximativement une formule
de Bacon citée dans le texte de 1941 : Ars Homo additus naturae (voir notre
note 26 ).
[41]
[42]
[43]
[44]
[45]
Mauss, op. cit., 1947. Sur ce cours, voir les témoignages d’André Leroi-
Gourhan ( op. cit.) et de Georges Haudricourt dans les Pieds sur terre.
Entretiens avec Pascal Dibie (Paris, Métailié, 1987). L’un et l’autre ont
insisté sur la « pédagogie » très particulière du maître. Leroi-Gourhan :
« Pendant deux ans de la période où j’ai suivi son enseignement de façon
totale, nous étions convenus avec une de mes camarade [Deborah Lipschitz,
morte en déportation] de nous arranger tous les deux pour prendre les notes
à tour de rôle ou confronter nos notes de façon à établir le contenu réel du
cours de Mauss. Et nous ne sommes jamais arrivés à construire quelque
chose de cohérent, parce que c’était trop riche et que cela se terminait
toujours sur l’horizon. Par la suite, son cours a été publié par un groupe de
ses anciens élèves. Eh bien, entre ce que nous avions noté avec D. et ce
qu’eux-mêmes avaient noté, la divergence était totale ! Mauss, chacun le
connaît pour soi. C’est le secret, je crois, de la véritable séduction qu’il a
exercée sur ceux qui l’ont suivi » ( op.cit., p. 32-33). Haudricourt : « Les
cours de Mauss étaient une suite d’anecdotes et de souvenirs personnels qui
se rapportaient à son enfance à Épinal, à sa famille alsacienne [… ], à la
guerre de 14-18 pendant laquelle il avait été interprète à l’état-major
anglais, ce qui avait été son principal terrain. [… ] Les contradictions ne le
gênaient pas, on avait l’impression qu’il parlait surtout pour intéresser son
auditoire, pour éveiller des vocations. La vérité objective de ce qu’il disait
était le moindre de ses soucis ! Ses cours étaient en fait essentiellement un
questionnaire afin que ses auditeurs trouvent matière à réfléchir » ( op. cit.,
p. 25).
[46]
[47]
J’ai donné ce passage à commenter à des étudiants de maîtrise de sociologie
de très bon niveau. Certains en furent si « interloqués » qu’ils
l’interprétèrent comme du « second degré »!
[48]
[49]
Voir les comptes rendus des ouvrages de Friedmann par Lucien Febvre dans
les Annales d’histoire économique et sociale (t. VI, 1934, p. 397-399, sur
Problèmes du machinisme; t. IX, 1937, p. 89-91, sur La crise du progrès; t.
X, 1938, p. 442-445, sur De la Sainte-Russie à l’URSS, Paris, Gallimard,
1948), ainsi que celui de Maurice Halbwachs sur ce dernier ouvrage dans
les Annales sociologiques (sérieD « sociologie économique »,
fascicule4,1938, p. 112).
[50]
[51]
[52]
C’est la critique qu’il fera, comme on l’a vu, à Simiand et Marjolin en 1938
( cf. supra): la technique prime l’économie. Mais il y a là un élément
complémentaire sur lequel je vais revenir à propos des « techniques du
corps » : l’économie, à travers la figure du capital, apparaît comme un bien
inanimé (« travail mort », disait Marx) alors que la technique est un acte
vivant.
[53]
Mauss, « Les civilisations, éléments et formes » (exposé à la Ire Semaine
internationale de synthèse, Civilisation. Le mot et l’idée, Paris, Renaissance
du livre, 1930 – repris inŒuvres, t. 2, p. 456-479, ici p. 479). Rappelons
que ce thème était déjà développé dans ses notes de 1919 sur la nation ( cf.
supra), où Mauss fait explicitement référence au mythe de Prométhée :
« C’est elle [l’industrie humaine] qui, par le développement des sociétés, a
fait le développement de la raison et de la sensibilité, et de la volonté; c’est
elle qui a fait de l’homme moderne le plus parfait des animaux. C’est elle
qui est le Prométhée du drame antique » ( op.cit., p. 613).
[54]
[55]
[56]
[57]
Ibid., p. 365.
[58]
Ibid., p. 371.
[59]
Ibid.
[60]
Leroi-Gourhan, op. cit., p. 34.
[61]
[62]
[63]
Ibid., p. 371-372.
[64]
Ibid.
[65]
[66]
[67]
[68]
Heidegger, « La question de la technique » ( 1953 – in Essais et
conférences, Paris, Gallimard, 1958).
[69]
[70]
[71]
[72]
[73]
Ibid., p. 258.
[74]
Ibid., p. 272.
[75]
Sur cette question, voir notre note 31.
Les techniques et la technologie
Pour bien parler des techniques, il faut d’abord les connaître. Or il est une
science qui les concerne, celle qu’on appelle la technologie, et qui n’a pas,
en France, la place à laquelle elle a droit.
Il est clair que la psychologie que l’on fait actuellement des techniques est
celle d’un moment de l’histoire et de la nature de celles-ci.
La technologie est une science très largement développée ailleurs que chez
nous. Elle prétend à juste titre étudier toutes les techniques, toute la vie
technique des hommes depuis l’origine de l’humanité jusqu’à nos jours.
Elle est à la base et aussi au sommet de toutes les recherches qui ont cet
objet. La psychotechnique n’est qu’une technique des techniques. Or elle
suppose de profondes connaissances générales de l’objet général, les
techniques.
Il faut donc avant tout marquer quelle est la place de la technologie, quels
travaux elle a produits, quels résultats sont déjà acquis, combien elle est
essentielle pour toute étude de l’homme, de sa psyché, des sociétés, de leur
économie, de leur histoire, du sol même dont vivent les hommes et, par
conséquent, de leur mentalité. Ce n’est pas une raison parce qu’elle n’est
pas en France l’objet d’enseignements réguliers pour que nous n’en parlions
pas ici. (Je connais bien un enseignement, mais il est fort élémentaire et, de
plus, destiné à l’observation des techniques des peuples dits primitifs, ou
exotiques, comme on veut, je n’en connais pas d’autre [9].)
Or, ici, même dans nos plus honorables établissements scientifiques, même
dans notre illustre et toujours glorieux Conservatoire des arts et métiers, la
technologie n’a pas la place de théorie générale des métiers. À Saint-
Germain, au musée des Antiquités nationales, mon regretté frère de travail
Henri Hubert avait bien installé la salle de Mars, consacrée à l’art et à
l’ethnologie comparée de l’âge de pierre; en ce moment, cette salle n’est
même plus en usage [13]. Au musée de l’Homme, avec l’aide de l’Institut
d’ethnologie, on a réussi à faire quelque chose de vaste dès maintenant,
mais encore modeste. Le Musée de Vienne, le Pitt-Rivers Museum, celui de
Nordenskiöld à Göteborg sont, à bien des points de vue, mieux placés que
nous.
Mon oncle Durkheim me les fit lire. Un de ceux qui étaient sur la bonne
voie, mon vieux maître Espinas, nous fit sur ces questions un cours à
Bordeaux dont je me souviens. (Son livre sur les Origines de la technologie
a encore de la valeur [15].) Mais il n’a pas assez développé ses idées et n’a
ni étendu ni approfondi suffisamment ses recherches.
Même à propos des sociétés les plus primitives connues, les techniques,
leurs fonctions propagées, puis conservées par la tradition sont – depuis
Boucher de Perthes – le meilleur moyen de classer, même
chronologiquement, les sociétés [23]. Sinanthropus, l’homme des cavernes
de Pékin, savait cuire au feu, ce qui prouve que cet être était sûrement un
homme. Nous ne savons s’il parlait, c’est probable, puisqu’il pouvait garder
une certaine façon de conserver le feu.
J’ai proposé moi-même quelques vues sur les techniques du corps et leurs
fonctions [24]. Par exemple, la technique de la nage varie et permet de
classer des civilisations entières.
Je sais que d’autres voient en ceci des mystères. Homo faber, soit [26].
À un autre point de vue, l’étude des techniques est encore plus importante.
C’est celui des rapports qu’elle soutient avec les sciences, filles et mères
des techniques [29]. En fait, aujourd’hui, l’immense majorité des hommes
est de plus en plus engagée dans ces occupations. La plus grande partie de
leur temps est engrenée dans ce travail dont la collectivité garde et
augmente le trésor de traditions. Même la science, surtout la magnifique
science de nos jours, est devenue un élément nécessaire de la technique, un
moyen. Nous entendons ou voyons les électrons ou les ions par une
technique, que tout « radio » connaît. Un mécanicien de précision opère des
visées, lit des verniers, qui, autrefois, étaient le privilège des astronomes.
Un pilote d’avion lit une carte comme nous n’en avions pas, en même
temps qu’il voit les hauts des montagnes ou le fond de la mer, comme
aucun de nous dans notre jeunesse ne pouvait rêver. L’hymne à la science et
aux métiers du XIXe est au XXe siècle plus vrai que jamais. L’ivresse de la
production n’est pas perdue. Il est de belles et bonnes machines, de belles
automobiles.
En ceci, l’Asie fut toujours supérieure et, en bien d’autres choses, reste
encore un modèle.
À l’heure qu’il est, le destin appartient aux bureaux d’études comme ceux
que les grandes fabriques savent monter, et ces bureaux d’études doivent
avoir d’étroites relations avec ceux de statistique, d’économique, car une
industrie n’est plus possible que par ses rapports avec quantité d’autres,
avec quantité de sciences; quantité d’économies dirigées, individuelles ou
publiques, aussi fortes que possible. Les plans d’action sont plus qu’une
mode; ce sont des nécessités. Les techniques sont déjà indépendantes,
mieux, elles sont dans un ordre à elles, elles ont leur place à elles, elles ne
sont plus seulement des crochets pendus à des chaînes d’heureux hasards,
d’adaptations fortuites d’intérêts et d’inventions. Elles viennent se loger
dans des plans prémédités à l’avance, où il faut établir les bâtiments
gigantesques pour des machines gigantesques qui en fabriquent d’autres,
lesquelles en fabriqueront encore d’autres, fines ou fortes, mais dépendant
les unes des autres, et destinées à des produits aussi exacts, plus exacts
quelquefois que tels produits de laboratoires d’antan.
Mais l’ensemble de ces plans eux-mêmes doit s’accorder autrement que par
hasard. Les techniques s’enchevêtrent, les bases économiques, les forces de
travail, les parties de la nature que les sociétés se sont appropriées, les droits
de chacun et de tous, s’entrecroisent. Dès maintenant, au-dessus des plans,
s’élève la silhouette du « plan », du planisme comme on dit, et comme dans
certains pays on a déjà fait [35].
Et qui dit plan dit l’activité d’un peuple, d’une nation, d’une civilisation,
dit, mieux que jamais, moralité, vérité, efficacité, utilité, bien.
NOTES
[1]
Le présent texte reproduit l’article publié en 1948 dans Le travail et les
techniques, numéro spécial du Journal de psychologie (Paris, PUF, p. 71-
78). Il figure aussi avec indication de la pagination d’origine in M. Mauss,
Œuvres(Éditions de Minuit, t. III, 1969, p. 250-256). Toutes les notes sont
de moi (F.V.), sauf la note 24 qui est une référence bibliographique donnée
par Mauss. Merci à tous ceux que j’ai importunés par mes questions :
AlexandraBidet, AlainCaillé, Philippe Steiner, MarcelTurbiaux,
ClaudeVatin.
[2]
[3]
[4]
[5]
[6]
[7]
Sur l’histoire du mouvement psychotechnique, voir notamment les
contributions de MarcelTurbiaux, MichelHuteau ainsi que la mienne in
YvesClot, Les histoires de la psychologie du travail (Toulouse, Octares, 2e
édition augmentée, 1999). Outre les personnes citées par MarcelMauss,
deux noms doivent être mentionnés, car ils font assurément partie des
« autres » qu’il évoque : – Henri Wallon ( 1879-1962). Normalien, agrégé
de philosophie, membre du Cercle de la Russie neuve, pétri de philosophie
marxiste, c’est un compagnon de route du Parti communiste français auquel
il adhère dans la clandestinité en 1942. Très lié à HenriPiéron, il est très
proche tout à la fois du milieu des psychotechniciens et de celui des
historiens des Annales. Auteur d’un remarquable ouvrage de synthèse sur la
psychotechnique, Principes de psychologie appliquée (Paris, Armand
Colin, 1930), il est élu en 1937 professeur au Collège de France, où il est
donc collègue de Mauss. HenriWallon est connu comme un des principaux
psychologues français de l’enfance et pour son action pédagogique, qui a
débouché sur le fameux plan Langevin-Wallon, élaboré en 1946-1947 dans
le cadre d’une commission ministérielle et qui visait notamment à
développer l’enseignement technique selon le vœu de Marcel Mauss. –
Henri Laugier ( 1888-1973), physiologiste de formation, était proche de
Henri Piéron et de Jean-MauriceLahy. Il a fait une carrière plus politique et
administrative que scientifique. En 1925, directeur du cabinet du ministre
de l’Instruction publique Yvon Delbos, il défend le principe de l’école
unique dans une commission dont faisaient partie Ferdinand Buisson, mais
aussi Paul Langevin, Henri Wallon et Henri Piéron. Il crée en 1932 la
Société de biotypologie, dédiée à l’étude des caractères psycho-
physiologiques des populations à partir des méthodes d’analyse factorielle,
et en 1933, avec Jean-Maurice Lahy, la revue Le travail humain. Devenu en
1939 professeur de physiologie du travail au CNAM, il contribue à la
formation du CNRS sous le Front populaire et fera, après la guerre, une
carrière de diplomate dans les institutions internationales.
[8]
Il n’est pas évident de savoir à quoi fait ici référence Marcel Mauss. Le
courant psychotechnique français, celui de Piéron, Lahy et Laugier, ne doit
en effet pas grand-chose à la psychométrie américaine. Dès le début du XXe
siècle en revanche, une équipe de psychologues américains dirigée par H.
H. Goddard s’inspira du test de Binet-Simon pour développer des enquêtes
massives d’orientation explicitement eugéniste – voir GenevièvePaicheler,
L’invention de la psychologie moderne (Paris, L’Harmattan, 1992, p. 156
sq. ). Ces études sont présentées et commentées en 1930 par HenriWallon
( op. cit., p. 126), qui signale des « recherches [… ] entreprises en vue
d’obtenir un instrument de sélection scolaire par Mme Piéron [… ] en
collaboration avec H. Piéron et Laugier [… ] dans différentes écoles de la
région parisienne ». Voir, sur ces travaux de la période 1925-1930,
M.Huteau ( op.cit.). Si ces études peuvent, par leur esprit pratique, évoquer
les enquêtes américaines, elles n’en diffèrent pas moins fondamentalement
d’un point de vue théorique, car elles ne reposent pas sur le principe d’une
échelle linéaire d’intelligence. C’est pendant la guerre (en 1943-1944)
qu’est menée, dans le cadre de la Fondation pour l’étude des problèmes
humains d’AlexisCarrel, la première enquête française massive visant à
déterminer un « coefficient d’intelligence générale », selon un test mis au
point par RenéGilles, avec la collaboration de Mme Piéron, de JeanStoetzel
et de PierreNaville. Voir, sur cette enquête, AnnickOhayon, L’impossible
rencontre. Psychologie et psychanalyse en France ( 1919-1969) (Paris, La
Découverte, 1999, p. 263 sq.).
[9]
[10]
[11]
[12]
Dans un texte à peu près contemporain, Mauss évoque également les écoles
techniques allemandes : « La Technische Horschule de Berlin, qui date de
l’après-guerre, et d’autres établissements analogues témoignent de l’intérêt
grandissant que suscite l’étude des techniques » (« Conceptions qui ont
précédé la notion de matière », exposé à la XIe Semaine internationale de
synthèse ( 1939), Qu’est-ce que la matière ?, Paris, PUF, 1945, repris in
Mauss, Œuvres, t. 2, Éditions de Minuit, 1974, p. 160-166, ici p. 162).
[13] [14]
[15]
[16]
Cette définition est à rapprocher de celle qui figure dans « Les techniques
du corps » ( 1934 – Sociologie et anthropologie, p. 363-386, ici p. 371) et
de celle qui figure dans le Manuel d’ethnographie : « Les techniques se
définiront comme des actes traditionnels groupés en vue d’un effet
mécanique, physique ou chimique, actes connus comme tels » ( op.cit.,
p. 29). Cette conception de la technique comme « action traditionnelle »
était déjà présente chez Espinas : « Un art est cependant plutôt un ensemble
de règles fixes qu’une collection d’initiatives raisonnées » ( op. cit., p. 6).
[17]
[18]
[19]
[20]
[21]
[22]
[23]
[24]
[25]
[26]
Marcel Mauss fait ici référence à Henri Bergson, qui a développé cette
notion dans l’Évolution créatrice en 1907 : « Si nous pouvions nous
dépouiller de tout orgueil, si pour définir notre espèce, nous nous en tenions
strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la
caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions
peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber » (Bergson, Œuvres, Paris,
PUF, 1959, p. 487-977, ici p. 613). Mauss faisait déjà référence à Bergson
sur ce point de façon ambivalente en 1927 : « “Homo faber ”, dit M.
Bergson. Ces formules ne signifient rien d’évident ou signifient trop, parce
que le choix d’un tel signe cache d’autres signes également évidents. Mais
celle-ci a pour mérite de réclamer pour la technique une place d’honneur
dans l’histoire de l’homme » (« Divisions et proportions des divisions de la
sociologie », Année sociologique, 1927, repris in Mauss, Œuvres, t. III,
p. 178-245, ici p. 194). Membre de l’Union rationaliste, Mauss se méfiait
sûrement par principe du spiritualisme bergsonien. Mais la question se fait
ici plus précise. En effet Bergson était revenu sur cette question en 1932
dans les Deux Sources de la morale et de la religion ( Œuvres, op.cit.,
p. 979-1247). Or, dans le chapitre de cet ouvrage consacré à la « religion
statique », il y critique en ces termes l’Esquisse d’une théorie générale de
la magie d’Hubert et Mauss ( 1902-1903) : « MM. Hubert et Mauss, dans
leur très intéressante Théorie générale de la magie, ont montré avec force
que la croyance à la magie est inséparable de la conception du mana. Il
semble que, d’après eux, cette croyance dérive de cette conception. La
relation ne serait-elle pas plutôt inverse ? Il ne nous paraît pas probable que
la représentation correspondant à des termes tels que mana, orenda, etc., ait
été formée d’abord, et que la magie soit sortie d’elle. Bien au contraire,
c’est parce que l’homme croyait à la magie, parce qu’il la pratiquait, qu’il
se serait représenté ainsi les choses : sa magie paraissait réussir, et il se
bornait à en expliquer ou plutôt à en exprimer le succès. Que d’ailleurs il ait
tout de suite pratiqué la magie, on le comprend aisément : tout de suite il a
reconnu que la limite de son influence normale sur le monde extérieur était
vite atteinte, et il ne se résignait pas à ne pas aller plus loin. Il continuait
donc le mouvement, et comme, par lui-même, le mouvement n’obtenait pas
l’effet désiré, il fallait que la nature s’en chargeât. Ce ne pouvait être que si
la matière était en quelque sorte aimantée, si elle se tournait d’elle-même
vers l’homme, pour recevoir de lui des missions, pour exécuter ses ordres.
Elle n’en restait pas moins soumise, comme nous dirions aujourd’hui, à des
lois physiques; il le fallait bien, pour qu’on eût prise mécaniquement sur
elle. Mais elle était en outre imprégnée d’humanité, je veux dire chargée
d’une force capable d’entrer dans les desseins de l’homme. De cette
disposition l’homme pouvait profiter, pour prolonger son action au-delà de
ce que permettaient les lois physiques. C’est de quoi l’on s’assurera sans
peine, si l’on considère les procédés de la magie et les conceptions de la
matière par lesquelles on se représentait confusément qu’elle pût réussir »
( op. cit., p. 115-116). Ce paragraphe fait suite à un passage sur l’Homo
faber, où Bergson oppose, contrairement à Hubert et Mauss, la dimension
technique et la dimension religieuse de l’« intelligence primitive » : « Il y a
d’un côté ce qui obéit à l’action de la main et de l’outil, ce qu’on peut
prévoir, ce dont on est sûr : cette partie de l’univers est conçue
physiquement en attendant qu’elle le soit mathématiquement [… ]
Maintenant il y a, d’un autre côté, la partie de l’expérience sur laquelle
l’Homo faber ne se sent plus aucune prise. Celle-là n’est plus traitée
physiquement, mais moralement. Ne pouvant agir sur elle, nous espérons
qu’elle agira pour nous. La nature s’imprégnera donc ici d’humanité » (p.
114). Cet ouvrage de Bergson, qui comporte dans ses « remarques finales »
(p. 1235-1239) une critique du « machinisme », avait été attaqué par
Georges Friedmann dans la Crise du progrès en des termes qui évoquent
ceux de Mauss. Voir F. Vatin, « Machinisme, marxisme, humanisme :
GeorgesFriedmann avant et après-guerre » ( Sociologie du travail,
n°2,2004).
[27]
[28]
[29]
[31]
[32]
L’expression d’« économie industrielle » est alors peu usitée, sauf dans un
cadre particulier qui n’était pas étranger à Mauss : le Conservatoire national
des arts et métiers, où enseignait son ami François Simiand dont il va
évoquer la mémoire un peu plus loin. En effet, une chaire y fut créée en
1819 pour Jean-BaptisteSay sous cet intitulé, qu’elle conservera pour ses
successeurs Adolphe Blanqui ( 1834-1854), Jules-François Burat ( 1865-
1885), AlfreddeFoville ( 1885-1893), AndréLiesse ( 1894-1929) et
FrançoisDivisia ( 1929-1959) – à partir de Burat fut ajouté la mention « et
statistiques ». Si l’intitulé initial de la chaire fut donné en partie pour des
raisons politiques (« économie politique » sonnant trop « libéral » sous la
Restauration), il eut une résonance à l’époque dans un mouvement
intellectuel, pédagogique et social visant à concevoir une science pratique à
destination des ouvriers et des fabricants, à mi-chemin de la technologie et
de la théorie économique, et dont l’illustration la plus aboutie fut le cours
public donné sous cet intitulé entre 1829 et 1835 par Claude-Lucien
Bergery à Metz (voir F. Vatin, Morale et calcul économiques sous la
Restauration : L’économie industrielle de Claude-LucienBergery, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2004). Dans cet esprit,
l’« économie industrielle » se rapproche fort de ce que nous appelons
aujourd’hui la « gestion ». C’est bien ainsi que l’entendirent certains des
successeurs de Say et tout particulièrement André Liesse ( 1854-1944),
économiste libéral dont l’enseignement est contemporain de l’éclosion du
mouvement d’organisation scientifique du travail, qui renouait avec
certaines conceptions de l’« économie industrielle » de la Restauration ( cf.
la notice de Michel Armatte sur A. Liesse in C. Fontanon et A. Grelon, Les
professeurs du Conservatoire national des arts et métiers, Paris, INREP-
CNAM, 1994, t. 1, p. 132-146, et sur ce point précis, p. 135). Liesse est
notamment l’auteur d’un véritable petit manuel de gestion issu de son
enseignement au Conservatoire, Les entreprises industrielles, fondation et
direction (Paris, Librairie de l’enseignement technique, 1919). Or, Simiand,
entré au Conservatoire en 1919 sur une chaire intitulée « organisation du
travail et associations ouvrières », se retrouva sous la coupe de Liesse, si
l’on en croit la plume acerbe d’Hubert Bourgin : « Au Conservatoire, il en
trouva un troisième [« patron » – après Durkheim et GeorgesRenard], dont
il aurait pu se passer, mais que sa gentillesse accepta ou subit » ( op.cit.,
p. 361). En 1923, Simiand reprend la chaire d’économie politique et
législation industrielle, précédemment occupée par Louis Wolowski ( 1864-
1876) et Émile Levasseur ( 1871-1907). Mais, en dépit de l’intitulé de cette
chaire, le cours qu’il y professe ( Cours d’économie politique au
Conservatoire national des arts et métiers, Paris, Domat Montchrestien,
1928-1930) semble bien prendre la suite de celui de Liesse. Le premier
tome ( 1928-1929) est organisé autour de la notion de rationalisation, en
partant du niveau micro-économique (l’« usine », puis l’« entreprise ») pour
atteindre le niveau macro-économique (le « fonctionnement global de
l’activité économique », les « institutions de répartition »), en passant par le
niveau méso-économique (les « branches de l’activité économique »). Le
second volume (cours de 1929-1930) est plus proche d’un cours classique
d’économie politique, mais il consacre encore une large place à l’analyse de
l’institution salariale.
[33]
[34]
[35]
[36]
Comme pour tout récit gigogne, prétexte à digressions, les suites et les
fausses fins potentielles ne manquaient pas : le récit de la rencontre et la
description de divers groupes intellectuels ( Esprit, le MAUSS), l’analyse
d’un repoussoir éclairant (la mouvance éditoriale de la Nouvelle Droite),
l’évocation des déboires de la génération harlémo-désiro-mitterrandienne,
et j’en passe. Peut-être aurai-je l’occasion d’y revenir ailleurs. En dépit de
son récent virage religieux, la Revue du MAUSS n’a pas vocation à
m’allouer un confessionnal à plein temps et, pour des raisons évidentes de
place, nous avons décidé de clôturer cet itinéraire en mettant davantage en
vedette les concepts appréhendés que les personnes rencontrées.
Voici donc en somme l’épilogue d’un processus dialectique dont les étapes
successives pourraient être nommées comme suit : bonne conscience
« antiraciste », crise relativiste, critique taguiévienne, déconstruction
dumontienne, et compréhension renouvelée des idéaux de départ. Au bout
du compte, c’est une synthèse rafraîchie qui se trouve proposée entre un
universalisme ouvert aux situations concrètes, un individualisme attentif à
l’horizon commun et un concept de tradition émancipé du
communautarisme. Qui dit itinéraire intellectuel ne dit pas forcément
rebondissement et revirement, mais aussi approfondissement ou, plus
exactement, remontée, fût-ce par mille et un détours, du slogan à l’idée,
idée que le slogan avait fini par démonétiser. Cet itinéraire
rétrospectivement trop logique a-t-il vraiment été le mien ? À vrai dire, peu
importe. Nous avons estimé qu’un itinéraire tel que celui-ci donnait à
penser et contribuait à incarner des débats d’idées importants.
J. R.
***
Il est remarquable que Louis Dumont soit souvent invoqué pour souligner la
singularité, la spécificité de l’aventure occidentale. Celle-ci, qualifiée de
« société individualiste », s’opposerait à toutes les autres, qualifiées de
« sociétés holistes ». Il y a tout un néo-évolutionnisme (l’Occident serait le
produit heureux d’une évolution culturelle irréversible) qui croit pouvoir se
réclamer de Dumont. Intellectuels et philosophes s’appuient ainsi sur un
anthropologue culturel pour récuser ou ignorer la note dominante de
l’anthropologie culturelle du XXe siècle : le relativisme méthodologique
(aucune culture ne peut être étudiée en fonction d’un modèle préétabli)
poursuivi ou non par un égalitarisme culturel du point de vue des valeurs
(toutes les cultures se valent). L’œuvre de Dumont conduit bel et bien à
isoler ce qu’il est convenu d’appeler l’« Occident moderne » et à l’opposer
à l’ensemble des autres cultures. Du point de vue méthodologique, Louis
Dumont porte donc une responsabilité dans le réveil de l’ethnocentrisme
culturel.
Ce soupçon, à vrai dire, n’est pas neuf [1] et il serait intéressant de montrer
comment Dumont lui-même l’a anticipé et a tenté de lui dénier tout
fondement. Développer ce soupçon inviterait à soulever la question délicate
des relations réelles, supposées ou imaginaires entre la pensée contre-
révolu-tionnaire – celle d’un Bonald en particulier – et la tradition dite
« holiste » dans l’histoire des « sciences sociales ». Il faudrait encore
reconnaître et interroger la relation, revendiquée par Dumont, entre sa
propre démarche comparatiste et généalogique et celle d’Alexis de
Tocqueville. Dans le contexte présent, je préférerai souligner les difficultés
méthodologiques liées à la distinction dumontienne entre « sociétés
holistes » et « sociétés individualistes », distinction qui a inspiré à P.-
A.Taguieff sa propre distinction dramatique entre « individuo-
universalisme » et « traditio-communautarisme ».
DE LA SOCIÉTÉ « HOLISTE » À LA SOCIÉTÉ
« INDIVIDUALISTE ». LE RÔLE DU
RENONÇANT
La construction dumontienne [2] poserait moins de problèmes si elle se
présentait simplement comme une mise en perspective réciproque de deux
civilisations précises. C’était bien là l’esprit inhérent au titre de l’un des
livres plus anciens et moins connus de l’anthropologue, La civilisation
indienne et nous. Mais le dessein de Louis Dumont est beaucoup plus
large :
Mais dans la mesure où Dumont s’en tient bien, sur le long terme, à son
modèle dualiste, dans la mesure, même, où il le dramatise, il y a lieu de
penser que ce n’était bien là que des réserves ou des concessions de pure
forme.
« J’ai pour tes projets, tu le sais, une profonde sympathie. Aussi bien il
(de mon œil “supra-européen”) que ton être et ton œuvre me rappellent
J’attirerais pour ma part l’attention sur l’œuvre de Célestin Bouglé avec cet
argument fort que Louis Dumont salue explicitement l’un de ses livres
comme « le point de départ » de sa propre démarche [10]. Dans la préface à
la réédition des Essais sur le régime des castes, Louis Dumont rappelle
« l’ampleur de sa dette » à l’égard de ce qu’il considère comme un
classique de la sociologie. Il cite un auteur aussi fameux de la discipline
qu’Evans-Pritchard, lequel doutait qu’aucun anthropologue de terrain eût
apporté une contribution théorique plus importante que l’étude de la caste
par Bouglé. Dumont signale encore combien la diffusion tardive du livre de
Bouglé dans le domaine britannique ( 1958) a ramené l’attention des
spécialistes sur les castes en tant que système. Pour quelqu’un qui, comme
c’est mon cas, a lu et relu les livres de Dumont, s’est en partie formé avec et
contre eux, et a écrit au cours des années de nombreuses pages à son sujet,
il y a quelque chose de véritablement curieux à découvrir [11] ces lignes de
Bouglé qui, écrites pourtant au début du XXe siècle, semblent porter en
elles comme un écho de toute l’audacieuse entreprise de l’auteur d’Homo
hierarchicus :
ailleurs. Il garde une place dans les autres civilisations; ici, il envahit
tout.
Et en ce sens, on peut soutenir que le régime des castes est un
phénomène
propre à l’Inde.
confiner dans les faits particuliers sans nous laisser entrevoir aucune
conclusion
pensons pas.
Et d’abord, s’il est vrai que le régime des castes s’étale, pour ainsi dire,
Les plus unifiées enfin ont connu dans leurs phases premières et
longtemps
porté dans leurs flancs cet esprit de répulsion qui maintient à l’état de
tendances universelles.
qu’il s’est réalisé dans une civilisation aussi parfait et aussi complet
que
On voit bien que, dans ce texte, Bouglé s’emploie à montrer que l’Inde
constitue le pôle idéal d’une comparaison plus générale. Comme chez
Dumont, ce pôle aidera à mieux donner à voir le contraste avec la société
« égalitaire ». Au fil des pagesdes Essais sur le régime des castes, tout se
passe comme si nous tombions nez à nez avec la définition canonique de ce
que Dumont appellerait un jour la « société holiste » :
les genres de vie, avec les genres de vie les caractères. Il est naturel
que
dans la vie, par leur tempérament personnel que par leur statut social »
( ibid., p. 213).
LES « IDÉES ÉGALITAIRES » EN PROCÈS.
L’AVOCAT ET LE PROCUREUR
Citer l’œuvre de Bouglé dans le cadre d’une discussion critique de la
démarche dumontienne ne se limite pas à convoquer l’ombre d’un éminent
précurseur. D’autant que, comme on l’a vu, on ne saurait reprocher à
Dumont d’avoir tu ou minimisé sa dette. Le problème vient plutôt de ce
qu’il ait laissé croire à une continuité trompeuse, à une sorte de consensus
implicite des « sciences sociales ». Car Célestin Bouglé est au moins aussi
sûrement l’auteur des Idées égalitaires que des Essais sur le régime des
castes. Dans cet ouvrage, le sociologue ne raconte pas autre chose que
l’émergence et le triomphe de ce que Dumont appellerait
l’« individualisme » ou « idéologie moderne ». Comme chez Dumont, le
contraste établi grâce à la comparaison avec le système des castes
révélerait, au sein même de l’« idéologie moderne », des affinités
insoupçonnées entre des orientations que l’on croyait adverses : les théories
fondées sur la dignité de la personne et sur le bonheur du plus grand
nombre tireraient en fait dans le même sens. De même, le libéralisme ou le
socialisme. Les Idées égalitaires constituent au sein de l’œuvre de Bouglé le
pendant à Homo æqualis et aux Essais sur l’individualisme au même titre
que les Essais sur le régime des castes constituent un pendant d’Homo
hierarchicus. Aussi Célestin Bouglé définit-il efficacement les idées qui ont
émergé et fini par triompher dans l’Occident moderne :
préjugées [13]. »
Par sa méthode, Célestin Bouglé souhaite répondre par avance à toutes les
tentations « réactionnaires ». La pensée contre-révolutionnaire la plus
élaborée avait toujours consisté à accuser les « philosophes » et les
« réformateurs » d’avoir été de dangereux apprentis sorciers aveugles à la
véritable nature des sociétés. Pareil artificialisme se serait avéré destructeur.
Tout comme l’aurait proclamé Bonald, Bouglé reconnaît bien volontiers que
« les sociétés ne sont pas dans la main des grands hommes comme l’argile
dans la main du potier » (p. 83). Mais il retourne cette conviction
méthodologique contre la critique réactionnaire en montrant que la société
moderne n’échappe pas à la règle et qu’elle n’est donc pas née tout armée
des chimères de quelques asociaux.
« Tant qu’on n’a regardé la conquête du monde occidental par les idées
s’explique, non plus seulement par l’invention d’une théorie, mais par
la
sont changées : morceler les États, raser les villes, barrer les routes,
parquer
les hommes en groupes fermés entre lesquels on empêcherait les
imitations
voilà toutes les révolutions sociales qu’il vous faudrait achever pour
arrêter
On sait par ailleurs que Bouglé a du mal à cacher ses propres affinités pour
les idées qu’il décrit. Au nom de la neutralité de la sociologie, Bouglé se
défend de présenter une théorie nécessaire et unilinéaire du progrès. On ne
peut néanmoins s’empêcher de penser, en le lisant, que les conditions
sociologiques ont conspiré à la faveur d’une évolution dont il y a tout lieu
de se réjouir. Le sociologue apparaît rétrospectivement comme le théoricien
« social-démocrate » d’une mondialisation à visage humain. Cette
« mondialisation » est une occidentalisation heureuse.
Bien que mon regard sur le nazisme s’oppose à bien des égards à celui posé
par Louis Dumont, je partage le même horizon historique que lui. Et tout
comme lui, je pense que les régimes dits totalitaires nous obligent à
réévaluer l’importance de l’histoire des représentations et de la
métamorphose des valeurs dans le cours des événements. L’explication
sociologique, dans le sens presque « fonctionnaliste » donné par Bouglé,
demeure impuissante et presque obscène devant les camps de la mort.
« INDIVIDUALISME » ET « SINGULARISME »
Si j’ai convoqué l’ombre de Bouglé dans cette distinction critique de
l’œuvre de Dumont, ce n’est pas seulement pour relativiser celle-ci – la
mettre en relation –, mais parce que la définition que nous propose Bouglé
de ce qu’il appelle les « idées égalitaires » mérite notre attention quelle que
soit par ailleurs la pertinence de la théorie sociologique qu’il développe
pour en expliquer l’émergence et la diffusion.
C’est ici que le détour par Bouglé, ou le retour à Bouglé, est de nature,
selon moi, à remettre les pendules à l’heure. Car, si l’on a vu que l’une des
grandes thèses des Idées égalitaires consistait à dévoiler les origines
proprement sociologiques de celles-ci, une thèse non moins importante de
ce livre soutient la connivence fondamentale des idées d’universalité et de
spécificité individuelle. Les « idées égalitaires » affirment tout à la fois la
valeur de tous les hommes et la valeur irremplaçable de chacun d’entre
eux : « Le respect du genre humain ruine celui de la caste, mais non celui de
la personnalité » (p. 25). « Réclamer l’égalité des facultés juridiques n’est
pas proclamer l’égalité des facultés réelles » (p. 26) et « exiger l’égalité des
droits politiques » n’est pas croire à « l’identité des lumières » (p. 42). Ce
sont précisément « les distinctions collectives [les castes] qui nous
empêchent d’apercevoir les personnes et dans ce qu’elles ont de plus
particulier et dans ce qu’elles ont de plus général » (p. 149). Il s’ensuit que
« les espèces, les classes, les castes s’effacent, tant par l’assimilation des
individus qu’elles séparaient que par la différenciation des individus
qu’elles enfermaient » (p. 167).
Le verdict de Bouglé est sans appel : « Les groupements primitifs sont des
touts aussi compacts que fermés, où il ne semble y avoir place ni pour
l’humanité ni pour l’individualité » (p. 55). L’individuo-universalisme
exigerait la différenciation sociale pour apparaître et c’est précisément ici
que le système des castes a pu jouer un rôle historique. Le régime des
castes, écrit Bouglé, est « utile sans doute pour dégager, par l’ordre même
qu’il lui impose, une société de la barbarie. Mais il risque aussi de l’arrêter
vite et pour longtemps sur le chemin de la civilisation. Ses lustrations sont
de celles qui pétrifient » ( Essais…, p. 189). Le régime des castes « paralyse
l’élan des civilisations qu’il aide à se dégager de la barbarie. Il ne peut faire
autrement que de mutiler les éléments mêmes qu’il affine » (p. 215).
On peut encore vouloir concilier les deux ambitions, jouer sur les deux
tableaux mais, dans ce cas, il faut penser la difficulté, contrairement à ce
que font nos démocrates contemporains. Oui, l’« égalité » est bien le
« fétiche » des modernes : à condition que cette notion soit redéfinie comme
ce mot écran qui empêche de penser la distinction entre l’universalisme et
l’uniformisation sociale.
Notes
[1]
Si, en effet, j’avais choisi de développer ce point dans le contexte de cet
« itinéraire intellectuel », je n’aurais pas pu proposer de meilleur titre que
celui choisi par Philippe Gottraux pour un article publié dans cette revue
même il y a plus de quinze ans : « Louis Dumont, penseur de l’ordre ? »
( Bulletin du MAUSS, n° 21 et 22,1987). De même, pour Michel Wieworka,
l’approche dumontienne porterait en elle « la nostalgie des sociétés
hiérarchiques » ( Racisme et modernité, LaDécouverte, 1993, p. 9). Un
débat autour de cette thématique a été organisé le 18 mars2003 à
l’université de Nanterre par le GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de
la démocratie). Après une intervention critique de ma part intitulée
« L’anthropologie dumontienne entre sens des limites et procès de la
volonté », PhilippedeLara et Jacques Le Goff, notamment, ont souligné
toute l’importance et toute la pertinence que revêtait l’œuvre de Louis
Dumont à leurs yeux.
[2]
[3]
« Pour les Grecs, comme pour d’autres, écrit Dumont, les étrangers étaient
des barbares, des gens étrangers à la civilisation et à la société des “nous”,
et qui, pour cette raison, devenaient aisément des esclaves » ( Homo
hierarchicus, p. 321).
[4]
Dans Homo æqualis (p. 237), Louis Dumont tente d’expliquer en quoi la
civilisation islamique « pourrait apparaître un obstacle à [sa]
généralisation ». Dans Homo hierarchicus (p. 299), l’anthropologue avait
déjà comparé « l’impact mogol » à l’impact occidental comme susceptible
d’accroître « la perméabilité de la société indienne aux modes de pensée
individualistes ».
[5]
[6]
[7]
[8]
[9]
[10]
[11]
Essais sur le régime des castes (PUF, coll. Quadrige, 1993, p. 25-26 – 1re
édition : 1908). Tous les passages soulignés le sont par moi.
[13]
[14]
[15]
[16]
Ayant relu l’article incriminé, par ailleurs excellent, dans lequel tout est dit
ou presque sur les positions en présence, j’ai été amené à m’interroger sur
la consistance du compromis tenté par l’auteur, pour essayer de comprendre
mon « acte manqué ». Ce débat renvoyant à d’autres débats au sein du
MAUSS, celui sur le holisme et l’individualisme ou ceux précédemment
évoqués, j’ai été frappé par une sorte d’invariant dans la posture théorique
du leader historique de l’anti-utilitarisme. On pourrait qualifier celle-ci de
« juste milieu », position qui n’est pas sans rappeler celle de l’Église
définissant une « ortho-doxie » entre des voies opposées (monophysites
contre triphysites, présence réelle contre présence symbolique, etc.). Cette
attitude de médiation s’appuie sur une rhétorique éprouvée consistant à
radicaliser les positions soutenues par les deux parties en présence de façon
à les rendre insoutenables l’une et l’autre, puis à trancher en arbitre sage au-
dessus de la mêlée. Cet éclectisme prudent est sans doute ce qui permet aux
Églises et aux partis à idéologie de perdurer en limitant les tensions
internes, mais est-il théoriquement pertinent et consistant ? N’oblige-t-il pas
à une acrobatie perpétuelle et ne condamne-t-il pas à une oscillation
continuelle entre les deux pôles, seuls cohérents intellectuellement ? S’il
n’est de bonne politique que dans la recherche du compromis, un
positionnement théorique médian ne signifie-t-il pas une compromission
inacceptable et, pour le coup, non pas une démission mais bien une trahison
des clercs ?
Comme du demi-verre qu’on peut voir à moitié plein ou à moitié vide, il est
loisible de dire alternativement : ces cultures ignorent l’économie, le calcul
économique, la rationalité, le travail, le besoin, le progrès, la croissance, le
développement, quoiqu’il y ait, dans leurs pratiques et leurs valeurs, des
aspects qui s’en rapprochent et n’y sont pas totalement étrangers; ou bien,
ces cultures ont leur économie, leur calcul économique, leur rationalité,
leur développement, qui ne sont pas exactement les nôtres. L’évaluation de
la différence entre les deux attitudes dépendra certes des présupposés
philosophiques de départ, mais plus encore du sens de l’action que le choix
justifiera. L’économique pour ses adeptes est non seulement une réalité
essentielle et l’économicisation du monde un mouvement inéluctable et
irréversible, mais tout cela est au final souhaitable et bon.
L’enjeu de la question est même encore plus vaste, parce qu’à travers le
problème de l’universalisme de l’économique, c’est celui de sa légitimité
qui se joue. Dans la tradition des Lumières, tout ce qui est naturel bénéficie
d’une présomption de moralité. Or l’économique comme noyau ou sphère
autonome est à la fois indissolublement formel et substantiel contrairement
à ce que pouvait penser Karl Polanyi. La consistance du domaine de la
production, distribution/répartition, consommation des « richesses »,
appelle la définition formelle. Qu’est-ce qui définit, en effet, la richesse
sinon le calcul ? La richesse est ce qui compte et ce qui se compte, bref, ce
qui fait l’objet d’un calcul sous contrainte de rareté. Mais sous peine de voir
se dissoudre son objet dans l’insignifiance, la définition formelle appelle un
domaine d’application (certes en extension indéfinie), celui de la
production, répartition, consommation marchande ou susceptible de l’être.
Avec le réalisme, autant dire qu’on n’est pas encore sorti de la caverne de
Platon. Entendons-nous bien : l’économie ou la croyance en Dieu ou le don
pourraient être attestés partout où des observateurs ont pu se rendre et donc
être, d’une certaine façon, des réalités empiriques universelles de la réalité
humaine, confortées en outre par des catégories conceptuelles ad hoc (ce
qui est loin d’être le cas pour les deuxpremières) sans pour autant exister
comme essences éternelles/naturelles consubstantielles au phénomène
humain. Cela signifierait qu’il pourrait exister des sociétés non encore
repérées (ou qui pourraient surgir dans le futur) qui ignoreraient ces
« choses-là ». Dans ce cas, l’existence de ces invariants pluriculturels (et
non transculturels) serait un accident et non un dogme. Le nombre
d’occurrences historiques que l’on pourrait mettre dans ces catégories
dépendrait largement de la plus ou moins grande extension qu’on leur
donne comme cela résulte pour l’économie, le don ou la religion (mais
aussi, de manière plus évidente encore, pour le marché ou la monnaie). Ce
qui est contesté par le nominalisme, c’est l’existence a priori d’invariants
transculturels.
L’historien sociologue Paul Veyne, que je tiens pour l’un des plus grands et
des plus subtils savants en science sociale, a revendiqué avec éclat la
position nominaliste. Michel Foucault aussi, mais moins explicitement.
Finalement, sans être forcément blasé, le nominaliste ne croit plus qu’il sait,
il se contente éventuellement de savoir qu’il croit. Cela n’exclut pas
l’engagement, mais préserve du fanatisme. Ainsi, l’évêque Cauchon était
sûrement sincère en ne croyant pas aux visions de Jeanne d’Arc : c’était
elle, la fanatique ou la dérangée. De là à brûler tous ceux qui sont sûrs de
détenir la vérité, il y a un pas que le nominaliste conséquent se refuserait à
franchir sous peine de n’être qu’un « cochon »…
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
[2]
[3]
« Il y a des peuples qui n’ont aucun mot qui réponde à celui d’Être; est-ce
qu’on doute qu’ils ne savent pas ce que c’est que d’être, quoiqu’ils n’y
pensent guère à part ?» [Leibnitz, 1966, p. 84-85].
[4]
Les études de B. L. Worf sur l’absence du concept de temps chez les Hopi
sont très importantes de ce point de vue, quoique nous ne puissions
développer ici ce point. Il est admis en effet depuis Kant (et cela a été
renforcé, en un sens très différent cependant, par Heidegger) que la
préconception du temps et de l’espace était la condition même d’existence
d’une « chose ». Autant de conceptions, autant de « choses » différentes.
Voir aussi, sur ce point, Latouche [ 1985,1994].
[5]
Contre toute évidence, car s’il y a (et c’est heureux !) convergence sur
certaines mesures concrètes à envisager, la différence d’analyse entre ceux
qui depuis les années soixante dénoncent l’imposture du développement et
les humanistes qui s’en sont depuis toujours faits les complices est totale.
Le qualificatif durable apparaît alors comme une hypothèse ad hoc pour
tenter de sauver ce qui peut l’être du paradigme du développement, bien
défraîchi par ses échecs répétés.
[6]
Auquel Michaël Lind réplique avec humour : « Il existe une trace plus
durable de quelque chose appelé “la France” que de quelque chose appelé
“Michael Oakeshott” » [cité par Duclos, 2002, p. 59].
[7]
Je ne suis pas sûr d’avoir très envie de répondre à ce type d’accusation qui
ne prend pas le soin de résumer même sommairement aucun de mes textes,
d’entendre mes raisons ou de démonter l’une ou l’autre de mes
argumentations, mais se borne à les stigmatiser en bloc, juste en mettant un
nom dessus. Nommez et tout sera réglé. Nominalisme, quand tu nous
tiens…
« 1. J’avais raison d’avoir tort en posant que Caillé était universaliste (et
donc naturaliste, et donc réaliste, et donc économiciste), car en fait, il ne
pense pas ce qu’il écrit. Il se dit universaliste-relativiste, mais c’est pour
mieux masquer qu’il est en fait, horresco referens,
universalisteuniversaliste. Du coup, j’ai aussi eu raison d’oublier tout ce
que Caillé a écrit et qui ne va apparemment pas dans le sens de ce que je dis
qu’il dit.
4. Toute personne qui pense qu’il existe une réalité en dehors des mots est
donc un extrémiste qui s’ignore et qui veut en fait imposer le triomphe
unidimensionnel d’une réalité unique. Ceux qui croient par exemple, qu’il y
a des nécessités productives partout, qu’il existe donc une certaine réalité
économique substantielle au sens de Karl Polanyi même là où le mot
d’économique n’existe pas, ont en réalité le projet caché de réduire toute la
société à l’économique. Ou encore, ceux qui croient qu’il y a du conflit
dans toutes les sociétés, même là où on ne connaît ni Hobbes ni le mot grec
de polis, veulent en fait dissoudre la société dans le politique. Ceux qui
pensent que la rivalité par le défi de générosité existe même dans des
sociétés dont la langue ignore le mot de don (comme le turc, par exemple)
sont en fait des moralisateurs impénitents qui veulent tout réduire au don et
à la religion. Etc. Et ceux qui croient tout ça à la fois ? Ah ! là, c’est un peu
compliqué. Je passe.
Notes
[1]
Ainsi j’ai relu ton petit texte sur la rareté reconsidérée dans le n°18 [ de la
revue du MAUSS semestrielle, ndlr ]. Je crois qu’un nominaliste
intransigeant n’y trouverait rien à redire. Je ne peux donc que répéter ce que
j’ai écrit : on peut être nominaliste ou réaliste, individualiste ou holiste,
universaliste ou relativiste. On peut l’être de façon extrémiste, simpliste,
sub-tile, intelligente ou stupide. Je pense qu’on ne peut pas être de façon
cohérente tout à la fois. C’est cela que j’ai appelé « éclectisme », terme qui
n’est pas injurieux et que je t’ai entendu revendiqué (« un bon
éclectisme »). Je ne l’ai pas rêvé.
Serge
Coloniser les esprits. La presse
pentecôtiste à Nairobi (Kenya)
Le pentecôtisme n’est pas une structure, une organisation ou même un
mouvement religieux uni. Il s’agit plutôt d’un courant chrétien irradiant une
vaste nébuleuse d’affiliations issues du protestantisme et se référant
principalement à l’Esprit saint, dont l’effusion sur les hommes est célébrée
lors de la Pentecôte. En reconnaissant l’Esprit saint et en faisant appel à lui,
le chrétien – qui ainsi « renaît » et est « sauvé » ( born again, saved) – se
trouve en contact direct avec Dieu et reçoit sa force et son message. Les
communautés qui se revendiquent du pentecôtisme se défient donc de toute
organisation ecclésiale. Grâce à l’Esprit saint, nul besoin d’intermédiaire
entre l’homme et Dieu. Cette vision du christianisme les invite à reproduire,
dans des assemblées locales et autonomes de « sauvés », la vie des premiers
chrétiens transformés par l’événement de la Pentecôte.
Les fidèles pensent en outre que, par la prière, il leur est fait don de la force
divine ainsi mise au service des hommes pour conforter leur propre destinée
(protection, guérison et évolution personnelle). « Dans l’espacetemps
effervescent et pluriel de la transe au sein d’une communauté de frères et
sœurs, ces Églises se réfèrent à l’Esprit saint dont le fugitif pouvoir n’en est
pas moins effectif dans sa capacité à animer, à redonner de l’énergie et à
prendre possession de la totalité de la corporéité tout comme à reconnaître
l’identité et l’univers de vie des adeptes – et non pas uniquement de leur
âme [… ]. L’Esprit saint rend donc possible pour les adeptes un
réenchantement de leur monde qu’il protège entièrement, loin des effets de
division et d’aliénation. [… ]. Il est dit que le don de l’Esprit fortifie le
sujet, plutôt qu’il ne lui commande ou l’instruit » [Devisch, 2000, p. 133-
134 et 136].
Lorsque un étranger se promène dans les rues de Nairobi, il est vite saisi par
l’omniprésence du pentecôtisme [3] : entre les prêches quotidiens à
JeevanjeeGarden, les croisades hebdomadaires qui peuvent rassembler
plusieurs centaines de milliers de fidèles à Uhuru Park et la présence
flamboyante de nombreux temples et églises, les diverses affiliations
pentecôtistes infiltrent tous les interstices de la vie quotidienne. La presse
pentecôtiste anglophone, exposée directement sur le trottoir aux côtés des
grands quotidiens nationaux, est très fournie [ cf. Séraphin, 2003a].
Toutefois, sous l’apparente diversité des titres, le message est identique : il
véhicule une idéologie fortement conservatrice ( pro-life) et libérale
(libéralisme économique) et soutient sans réserve la politique internationale
nord-américaine.
Mais cette presse avait aussi un contenu fort différent en 2001. Tout
d’abord, le pentecôtisme nairobien était fortement marqué par le
millénarisme et son corollaire, le prophétisme, qui est, comme nous l’avons
déjà mentionné, la traduction et la ré-interprétation chrétienne (dont
témoigne la référence constante à l’Apocalypse selon saint Jean) de
l’imaginaire traditionnel kikuyu [4]. Ensuite, chaque titre contenait au
moins un article portant sur la sorcellerie et/ou la possession par le Malin.
Tout être et toute action s’inscrivaient dans la dichotomie du bien et du mal,
le premier correspondant au Royaume de Dieu, le second à celui du règne
du diable, de Satan. « La Bête » avait étendu son pouvoir sur l’ensemble du
monde et chacun se devait de la démasquer, de s’en protéger et de la
combattre.
Ces thèmes sont parfois encore présents en 2003 – notamment les récits de
sorcellerie ou de possession et les prophéties. Mais ils concernent
extrêmement peu d’articles et font figure de vieilles rengaines marginales.
Cette morale sexuelle n’est qu’un aspect d’une morale pro-life plus
générale. Toute vie est sacrée, et toute atteinte à ce principe divin
engendrera un châtiment infernal. Sont ainsi condamnés la contraception,
l’avortement, le suicide et l’euthanasie. Cette morale sexuelle a directement
à voir avec une certaine conception du désir : la sexualité ne peut être
légitime et morale que si elle n’a pas comme dessein d’accomplir un désir
personnel, mais l’œuvre de Dieu. C’est pour cela d’ailleurs que
l’homosexualité (en tant que telle, en dehors du problème de la finalité
procréatrice de l’acte sexuel) et la pornographie sont unanimement
condamnées – la « pornographie » se limiterait-elle aux femmes peu vêtues
des magazines…
Ils sont loin les articles qui parlaient de sorcellerie ou de possession, et qui
décrivaient généralement des scènes se déroulant dans des quartiers
populaires ! Depuis un an, le public visé semble avoir radicalement
changé !
Peut-être que la stratégie de massification a échoué et que les affiliations
pentecôtistes veulent aujourd’hui faire des émules dans les classes
moyennes et supérieures… L’objectif de cette théologie semble être en tout
cas de construire un peuple de « sauvés » socialement offensifs, prêts à se
battre pour conquérir des positions sociales, économiques et politiques. Tant
que le discours portait pour l’essentiel sur la possession, on ne faisait
finalement que cantonner le croyant à un rôle passif – celui qui se défend
des attaques du Malin ou qui le chasse de lui.
Les analyses internationales ne sont pas plus riches. Les nombreux voyages
des pasteurs kenyans aux États-Unis pour se former ou prêcher et la venue
régulière au Kenya de prédicateurs américains lors des grandes croisades ne
semblent pas contribuer à attiser la curiosité en matière de politique
internationale… Parfois, au détour d’une page, des opinions sont émises sur
le sujet. Mais quel que soit le thème abordé (la situation en Irak, le
terrorisme international, le conflit israélo-palestinien… ), tous les articles
témoignent d’un soutien sans réserve à la politique internationale des États-
Unis. Aucun titre ne propose de véritable analyse et n’émet le moindre
doute sur l’action politique et économique internationale américaine : elle
répond à un dessein divin !
BIBLIOGRAPHIE
Notes
[1]
Dans la littérature francophone, le terme de pentecôtiste est réservé aux
affiliations protestantes; mais dans la littérature anglophone, on utilise
indistinctement « pentecôtiste » ou « charismatique ». Ce qui différencie
principalement le Renouveau charismatique catholique des affiliations
pentecôtistes protestantes, c’est qu’il ne remet pas en cause la structure
ecclésiale de l’Église romaine.
[2]
[3]
[4]
Les Kikuyus, qui constituent la grande majorité des habitants de la ville, ont
une histoire fortement marquée par le millénarisme et la présence de
nombreux prophètes. Voir YvanDroz [ 1999].
[5]
– Ce livre paru alors que ce numéro du MAUSS [n° 23] était en préparation
en est évidemment complémentaire avant la lettre. Dans le sillage de la
célèbre distinction de l’auteur entre mêmeté ( idem ) et identité comme
ipséité ( ipse), P. Ricœur explore, sur un mode assez comparable à celui
suivi ici par AxelHonneth, la gradation et le passage de la reconnaissance
de la mêmeté d’un sujet à son ipséité, sa valeur. Le lien entre
reconnaissance et don, abordé dans la troisième étude ( via MarcelHénaff
ici reconnu comme inspirateur premier, cf. p. 339) n’est cependant
qu’esquissé.
– L’intérêt du livre vient de ce que les promesses et les ambiguïtés sont ici
décrites par l’un des acteurs centraux (de 1995 à 2002) des expériences de
démocratie participative menées à Lille. Utile distinction de
quatredimensions et stades successifs de la démocratie participative :
l’information, la consultation, la concertation, la participation au pouvoir (p.
53 sq.).
– Mais est-il si sûr que la pensée systémiste doive déboucher à tout coup sur
un anti-humanisme ? Ce n’est certainement pas ce que pense J.-
L.LeMoigne – compagnon de route d’EdgarMorin qui ne passe pas non
plus pour un anti-humaniste patenté–, grand défenseur français d’une
épistémologie constructiviste liée à une posture systémiste radicale. Dans la
suite de sa contribution résolument constructiviste au n°17 de la Revue du
MAUSS (« Chassez le naturel… Écologisme, naturalisme et
constructivisme », 1er semestre 2001).
– Et avec cet ouvrage, tout ce qu’il faut pour faire le point sur l’état de la
sociologie du travail. Étonnamment synthétique, précis et complet.
– 200 en 1900,2 000 en 1960,4 000 en 1980, les ONG seraient aujourd’hui
au nombre d’environ 40000. Sont-elles l’ébauche d’une société civile
mondiale de type associationniste ? le vecteur d’une démocratie
renouvelée ? Rien n’est moins sûr. GONGO (Government organised NGO)
ou GRINGO (Government regulated and initiated NGO) impulsées par les
États, de plus en plus proches dans leur gestion des normes de l’entreprise
privée, elles ont évidemment bien peu à voir avec les petites associations
de1901 à fort bénévolat. Bien plutôt semblent-elles former l’embryon d’une
sorte d’administration mondiale. « Soyez notre société, nous serons votre
pouvoir », leur disent les institutions internationales (p. 58). Proposition
acceptée, le plus souvent. Une remarquable analyse des ambivalences et
ambiguïtés du monde des ONG.
ALAIN CAILLÉ
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