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Civilisations

Revue internationale d’anthropologie et de sciences


humaines 

53 | 2005
Musiques "populaires"
Catégorisations et usages sociaux

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/civilisations/74
DOI : 10.4000/civilisations.74
ISSN : 2032-0442

Éditeur
Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2006
ISBN : 2-87263-005-8
ISSN : 0009-8140
 

Référence électronique
Civilisations, 53 | 2005, « Musiques "populaires" » [En ligne], mis en ligne le 24 janvier 2009, consulté le
22 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/74 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/civilisations.74

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Les musiques et les danses dites populaires renvoient à des désignations multiples et
des représentations antagonistes : elles peuvent être traditionnelles, folkloriques,
modernes, ethniques, urbaines, rurales, sacrées, profanes... Le néo-mawal, le répertoire
« afro-cubain », le tango, la champeta, la musique franco-louisianaise et les danses «
exotiques » en France sont autant d’exemples de l’ambiguïté des catégorisations
musicales et des enjeux identitaires, politiques et économiques dont elles sont le
support. Ce numéro porte sur les usages sociaux des musiques et des danses «
populaires » au travers des pratiques dont elles sont l’objet et des appréciations qu’elles
génèrent, dans un contexte transnational. Notre attention s’est portée sur
l’hétérogénéité de leurs usages, les principes sur lesquels se fondent les goûts du public
et des musiciens, les clivages qu’ils recouvrent, les divergences d’interprétation, les
réprobations d’attitude et de goût ainsi que les processus de légitimation mis en œuvre,
analysés dans toute leur ambivalence et leurs paradoxes.

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SOMMAIRE

Dossier
coordonné par Sara Le Menestrel

Introduction
Sara Le Menestrel

Sha’abî, « populaire »
usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la musique en Egypte
Nicolas Puig

Les batá deux fois sacrés


La construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine
Kali Argyriadis

Le tango, une « musique à danser » à l’épreuve de la reconstruction du bal


Christophe Apprill

De Kinshasa à Cartagena, en passant par Paris : itinéraires d’une « musique noire », la


champeta
Elisabeth Cunin

French music, Cajun, Creole, Zydeco


Ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco-louisianaise
Sara Le Menestrel

L’exotique, l’ethnique et l’authentique


Regards et discours sur les danses d’ailleurs
Anne Decoret-Ahiha

Notes de lecture

L’histoire sociale de la musique populaire américaine, un renouvellement des perspectives


Paul Schor

Varia

« Nos ancêtres les Arabes... »


Généalogies d’Afrique musulmane
Xavier Luffin

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Dossier
coordonné par Sara Le Menestrel

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Introduction1
Sara Le Menestrel

Les usages sociaux des musiques « populaires » :


quelle approche ?
1 Les musiques et les danses dites populaires renvoient à de multiples désignations qui
révèlent la polysémie de cet attribut et les représentations antagonistes qu’il véhicule :
traditionnelle, folklorique, moderne, ethnique, urbaine, rurale, sacrée, profane,
musiques à danser, musiques du monde… Plutôt que d’être envisagée comme catégorie
d’analyse, la notion de populaire est ici soumise à un regard critique afin de mettre au
jour les manipulations dont elle est l’objet. Inscrits dans l’héritage d’une anthropologie
de la musique (Merriam, 1964), les articles de ce numéro s’attachent avant tout à
étudier la musique comme pratique sociale, en veillant à toujours la contextualiser et à
l’inscrire dans une perspective historique. Les textes ne comportent pas d’analyse
musicale formelle, même si l’on y trouve des indications sur les caractéristiques des
musiques étudiées2. Leurs auteurs ont opéré d’autres choix méthodologiques, ils ont
privilégié d’autres dimensions, sans qu’aucune directive leur ait été donnée à ce sujet.
Si l’analyse des caractéristiques rythmique, mélodique et harmonique n’apparaît pas à
nos yeux comme une condition sine qua non de l’approche socio-anthropologique, il est
indéniable qu’elle nourrit et enrichit la réflexion, dès lors qu’elle est rendue accessible
aux non-initiés. Formulons donc le vœu que les différentes approches adoptées dans le
champ de la musique s’attachent à entrer en dialogue, à se confronter, à se compléter,
afin que chacun, en fonction de ses choix et de ses compétences, contribue à une
analyse exhaustive.
2 Plusieurs angles d’analyse sont envisageables au sein des sciences sociales, en fonction
des différentes sources et outils mobilisés selon les disciplines. Que la musique
constitue un champ pertinent pour analyser la société est établi de longue date tant par
l’ethnomusicologie, depuis le 19e siècle, que par la sociologie à l’initiative de Max
Weber (1998 [1921]) 3. Elle n’est pas appréhendée comme un objet de recherche à part
entière, elle ne représente pas la finalité des recherches entreprises mais une voie
d’approche pour analyser le social, dans toute la diversité de ses déclinaisons (Green,

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1993, 1997; Lortat-Jacob et Rovsing Olsen, 2004). C’est par exemple dans cette
perspective que certains historiens américains ont choisi d’analyser l’histoire politique,
sociale et culturelle des Etats-Unis à la lumière de l’histoire de la musique populaire
américaine, comme en témoignent certains ouvrages récents que P. Schor nous
présente : la déségrégation et la fracture des générations de l’après-guerre, les droits
civiques à Détroit dans les années soixante ou le mouvement progressiste au tournant
du 20e siècle à Chicago sont autant de thèmes qui révèlent la place déterminante de la
musique dans la politique de la ville et dans les rapports sociaux.
3 Les études actuelles ne se concentrent plus exclusivement sur les musiques dites
traditionnelles ou de tradition orale – évolution qui reflète celle de l’ensemble de la
discipline ethnologique – et les ethnomusicologues ont rejoint les autres chercheurs
sur le terrain de musiques inscrites dans la modernité, que ce soit par leur processus de
création, par la technologie utilisée dans sa composition ou par leur mode de diffusion.
Les doutes émis à l’égard des études sur les styles musicaux contemporains n’en sont
que plus étonnants : « (…) se mettre systématiquement à l’écoute des musiques
métisses, urbaines, modernes, etc., relève d’un modernisme de bon ton. Mais cela
n’équivaut-il pas à se mettre en syntonie avec les puissants mouvements commerciaux
qui les portent et, en définitive, à faire preuve d’un certain suivisme ? » (Lortat-Jacob et
Rovsing Olsen, 2004 : 22). Certes les chercheurs peuvent contribuer à la glorification du
métissage musical et faire ainsi écho au discours des médias. Mais de la même façon, les
musiques de prédilection de l’ethnomusicologie n’ont-elles pas souvent été marquées
du sceau de « l’authenticité » par les chercheurs qui s’y sont consacrés ? Ce travers, qui
s’inscrit dans la question plus large du positionnement idéologique du chercheur et de
son rôle dans la construction des traditions, est omniprésent quel que soit l’objet
d’étude, et ce depuis la naissance de la discipline, si bien qu’il n’apparaît en rien
caractéristique de l’étude des musiques contemporaines.
4 La réflexion générale de ce numéro porte ainsi sur les usages sociaux des musiques et
des danses « populaires » au travers des pratiques dont elles sont l’objet et des
appréciations qu’elles génèrent, dans un contexte transnational. L’analyse des
jugements esthétiques, entendus comme des activités de justification (Becker, 1982),
permet de mesurer les enjeux identitaires, politiques et économiques dont les
catégorisations musicales sont le support. Notre attention s’est ainsi portée sur
l’hétérogénéité de leurs usages, les principes sur lesquels se fondent les goûts du public
et des musiciens, les clivages qu’ils recouvrent, les divergences d’interprétation, les
réprobations d’attitude et de goût, les processus de légitimation mis en œuvre, analysés
dans toute leur ambivalence et leurs paradoxes. Une perspective transnationale est
apparue indispensable afin d’analyser les mécanismes de réinterprétation musicale et
chorégraphique, de suivre les transformations d’un espace géographique à l’autre et/ou
d’un réseau à l’autre, autrement dit de mieux rendre compte des logiques de
délocalisation et de relocalisation.
5 Comment s’articulent les différents critères d’appréciation, quels conflits
d’« authenticité » y sont liés et quels types d’alliances et de rivalités en découlent ?
Comment ces musiques et ces danses sont-elles réinvesties et réappropriées, aussi bien
dans les lieux où elles ont émergé que dans ceux où elles ont migré ? De quelles
influences et emprunts se nourrissent-elles ? Quel est l’impact du tourisme, des réseaux
d’amateurs et des migrations internationales sur leur changement de statut ? Comment
se manifeste l’emprise des pouvoirs publics, des institutions culturelles et de l’industrie

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artistique sur l’émergence de nouveaux styles et sur la validation des traditions


musicales ? De quelles façons la ligne de couleur, les hiérarchies sociales et les
stéréotypes auxquels elles sont associées modèlent les goûts et les stratégies des
acteurs ? C’est à partir de tels questionnements que s’est engagée la problématique de
ce numéro. Les nombreux enjeux actuels que recouvre l’analyse des musiques et des
danses témoignent de la richesse de cet objet d’étude. Cette introduction en évoquera
un certain nombre au travers de débats et de questionnements en cours, tout en
soulignant les choix méthodologiques et les orientations analytiques qui ont présidé à
l’élaboration de ce volume.

Les maillons de la chaîne musicale


6 Si l’analyse de la réception est omniprésente, c’est l’ensemble de la chaîne musicale qui
est ici prise en considération : composition, production, interprétation, diffusion et
réception sont perçues comme les maillons d’une chaîne interactive où tous les stades
de l’activité artistique entretiennent une relation dialectique (Becker, 1982). Les débats
taxinomiques s’inscrivent inévitablement dans des stratégies économiques et politiques
au sens large, qui rendent incontournable l’analyse du rôle des institutions politiques et
culturelles ainsi que des industries artistiques dans l’émergence, la production et la
diffusion des styles musicaux et chorégraphiques : les pouvoirs publics, les organismes
touristiques, les maisons de disques, les producteurs, les organisateurs de festivals, les
médias, en collaboration étroite avec les intermédiaires ou entrepreneurs culturels, les
amateurs passionnés et les intellectuels, sont autant d’acteurs-clés qui participent à
l’émergence, à l’évolution et au changement de statut de certains genres musicaux.
7 L’industrie musicale a toujours contribué à l’élaboration de genres spécifiques, qui lui
ouvrent la possibilité de développer de nouveaux marchés, de cibler de nouveaux
publics et de palier l’essoufflement ou le déclin des ventes : tel est le cas de la catégorie
« rock’n’roll » aux Etats-Unis – parmi d’autres – dont l’émergence dans le milieu des
années cinquante ne fait pas écho à un seul et nouveau style musical; il n’est pas non
plus le premier à s’adresser spécifiquement aux jeunes, ni à favoriser l’interaction entre
musiciens noirs et blancs (Starr et Waterman, 2003 : 191). L’apparition de cette
catégorie musicale correspond avant tout à une stratégie commerciale, destinée à cibler
une nouvelle audience. De simples visites régulières dans les grandes chaînes de ventes
de disques actuelles suffisent à percevoir les stratégies de marketing dans le système de
référencement, sans que son écho soit systématique et univoque, ne serait-ce qu’en
raison de la fluctuation de ces choix. Tandis qu’en 2000, les pionniers du musette tels
que Gus Viseur, Tony Murena et Jo Privat avaient gagné à la Fnac le statut valorisant de
« musique du monde », revendiqué par certains groupes de « world musette », à peine
deux années plus tard, ils rejoignaient le bac de la musique « rétro » dans le rayon de la
« variété française », aux côtés d’André Vershuren et d’Yvette Horner. Si cette
distinction momentanée fait bien écho à des perceptions divergentes de ce style parmi
ses amateurs et des désapprobations de goût, on peut s’interroger sur son caractère
éphémère et percevoir cette classification comme le support de certains discours,
plutôt que le reflet ou la cause directe de tel ou tel jugement esthétique.
8 N. Puig nous offre une illustration particulièrement éclairante des paradoxes de la
notion de populaire, de ses usages dans la musique égyptienne et de ses enjeux
politiques et sociaux. Il souligne le contrôle exercé par le gouvernement égyptien, qui

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développe une politique culturelle nationale au bénéfice de la musique « folklorique »


rurale, inscrite au sein des « arts populaires » égyptiens, par contraste avec les
musiques urbaines contemporaines taxées de vulgaires, privées de ce fait de tout cadre
institutionnel et exclues des réseaux de diffusion médiatiques contrôlés par l’Etat.
Tandis que le mawal rural est relativement valorisé, le néo-mawal urbain se développe
par le biais de réseaux d’apprentissage et de pratiques professionnelles non reconnues
par les institutions culturelles officielles, n’ayant ainsi d’autre alternative qu’une
diffusion marginale au travers des estrades de mariages et des cassettes audio.
K. Argyriadis met en lumière le processus de construction et de validation du répertoire
« afro-cubain », en montrant la façon dont les différents acteurs qui y sont
impliqués (pouvoirs publics, institutions commerciales et artistiques, intellectuels,
pratiquants de la religion) interagissent et concilient différents rôles : l’Institut
supérieur d’art et l’Ensemble folklorique national contribuent à la standardisation, à la
fixation des pratiques rituelles et à la construction d’une frontière stricte entre sacré et
profane, puisant pour cela dans les textes du chercheur Fernando Ortiz, les manuels de
folklore et l’enseignement des professeurs de l’Institut, eux-mêmes à la fois artistes,
religieux et interlocuteurs des ethnologues.
9 Le rôle des institutions et des industries culturelles dans la validation de certains
genres musicaux et chorégraphiques n’est toutefois pas envisagé en terme de contrôle
univoque, mais d’influences réciproques. L’évolution, la diffusion et le succès des
musiques populaires dépendent d’une interaction entre production et réception. Le
succès des initiatives entreprises dépend à la fois des producteurs, qui influent sur la
consommation, et des consommateurs, qui se réapproprient la production musicale.
L’action des producteurs (de musique mais aussi d’événements musicaux) ne peut se
poser en confrontation avec les goûts du public, elle doit en tenir compte, d’où la
nécessité de trouver des compromis entre les intentions des uns et les appréciations
parfois divergentes des autres.
10 La notion de « public » ne va pas non plus de soi; elle est loin d’être strictement passive
et exclusive. Ceux qui assistent à des célébrations festives, des rites d’initiation ou des
cérémonies religieuses ne se contentent pas d’être les témoins d’un spectacle, ils sont
tenus d’y participer. L’idée d’un continuum entre un public plus ou moins passif ou
actif selon les contextes permet de mieux prendre en compte les différents rôles qu’il
joue selon les cas (auditeurs, public de salles de danses et de festivals, participants à des
célébrations festives, adeptes de cultes, possédés, etc …).
11 La danse constitue précisément une activité essentielle de certains publics. Plusieurs
articles y accordent ainsi une attention toute particulière. Bien des ouvrages et des
numéros de revue consacrés à la musique s’abstiennent pourtant de traiter de la danse,
négligeant le fait que dans de nombreux contextes, les deux sont (ou ont été)
indissociables et, telles deux pièces d’un même puzzle, ne font pas sens
indépendamment l’une de l’autre. Car si la musique peut se passer de danse, s’il arrive
qu’elle s’en émancipe, bien des musiques trouvent tout leur sens dans la danse. Toutes
deux s’expriment en fonction de l’autre, se transforment au contact, à l’écoute, à la vue
de l’autre. C. Apprill nous permet de mesurer toute la portée de cette relation sur le
parcours du tango : d’abord chanté, le tango rencontre la danse avec laquelle il entre en
osmose jusqu’au milieu du 20e siècle, pour s’en séparer et la retrouver dans les années
1980. Tout au long du siècle, la danse a joué pour le tango un rôle moteur dans son
engouement et sa résurgence, renversant le schéma implicite selon lequel la musique

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domine la danse. Au-delà du tango, C. Apprill pointe les frontières factices trop souvent
dressées dans le milieu académique entre le monde de l’art et celui des pratiques
sociales, combinées à la distinction voire la hiérarchie établie entre le corps et
l’instrument. On peut d’ailleurs souligner le caractère inadéquat d’une telle conception
au travers de la place du chant, qui allie un fort engagement corporel à un instrument à
part entière, la voix, par ailleurs porteuse de sens au travers des paroles qu’elle
interprète et transmet.
12 Le caractère ludique conféré aux célébrations festives, aux bals, aux salles de danse ou
aux discothèques contribue par ailleurs à faire perdurer une vision stigmatisée de
certains styles musicaux – parallèlement à leur réhabilitation – considérés comme des
genres mineurs, au mieux pittoresques, au pire inintéressants ou vulgaires : tel est le
cas du néo-mawal, de la champeta, de la musique cadienne et du zydeco. Qu’une
musique à danser puisse gagner le statut de musique savante dès lors qu’elle devient
une musique à écouter – comme pour le jazz – illustre bien l’impact de la danse dans
cette opération de classement. Par opposition au simple divertissement, la dimension
religieuse de certaines danses peut aussi jouer le rôle de passerelle vers les musiques
savantes, devenant musiques d’initiés.
13 Il s’agit ainsi de dénouer les fils tissés par l’interaction de ces différents acteurs et de
ces publics variés, en mettant au jour les enjeux de leur implication, leurs ressorts et
leur portée.

« Musiques populaires » : paradoxes et ambivalences


14 Depuis une vingtaine d’années, plusieurs ouvrages soulignent la nécessité de remettre
en cause la distinction entre les genres musicaux et de rendre compte de leurs
interactions (Negus, 1997; Crawford, 2001; Starr et Waterman, 2003). R. Middleton
regrette que la plupart des travaux aient traité de la musique populaire en la
démarquant des autres genres. Le pluralisme démocratique qui a caractérisé selon lui la
musicologie américaine, se consacrant aussi bien aux musiques académiques qu’aux
musiques populaires, présente le travers de négliger les interactions au sein du champ
musical, en ratifiant le statu quo : “A melting pot theory of ‘to each his own’ can easily result
in a taxonomic rather than a dialectical approach” (1990 : 125). Quelque soit le genre
musical considéré, on retrouve effectivement de la part des experts – amateurs éclairés,
collectionneurs, journalistes – une entreprise commune de classification. La distinction
généralement établie entre les musiques savantes et populaires, ou dans sa version
anglo-saxonne entre art (ou classical), folk and popular music, implique nécessairement
une hiérarchisation, tout du moins un processus d’exclusion esthétique, une perception
fragmentée et fragmentaire qui ne rend pas compte des passerelles, des emprunts, des
entrecroisements entre des styles musicaux tous polysémiques et multiformes dont les
critères distinctifs s’estompent dès qu’on s’aventure à les définir.
15 Si la catégorie « musique du monde » a été l’objet de plusieurs analyses critiques (Feld,
2000; Guilbault, 1997; Mallet, 2002; Martin, 1996; White, 2002), celle de « musique
populaire » n’en est pas moins problématique, comme l’ont déjà souligné J. Mallet
(2004) et D.-C. Martin (2000; à paraître). La mise en lumière de ses paradoxes semble
sans cesse en révéler d’autres, ne rendant que plus flagrant son caractère non
opératoire. Certains perçoivent les musiques « populaires » comme le symbole d’une
contre-culture, d’un pouvoir contestataire en opposition avec la culture dominante.

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C’est ce qu’évoquent par exemple en France les pionniers de la chanson réaliste avec
Damia, Fréhel puis Edith Piaf. Aux Etats-Unis, c’est la catégorie folk music qui recouvre
cette dimension, incarnée notamment par Woodie Guthrie et dans son sillage, Bob
Dylan.
16 Cette perception ne se restreint pas nécessairement aux chansons politiques, elle
englobe plus largement les musiques associées à la périphérie, issues des marges de la
société : le tango est avant tout associé aux trottoirs et docks de Buenos Aires, le néo-
mawal aux quartiers populaires du Caire, la champeta à ceux de Cartagena, les tambours
batá et les danses d’ orichas aux descendants d’Africains héritiers d’une « tradition
yoruba ». Cet imaginaire du populaire repose non seulement sur des territoires mais
aussi sur les thèmes des chansons – qu’elles soient engagées, religieuses, inspirées de la
vie quotidienne… – et sur l’origine des pionniers du genre, issus du bas de l’échelle
sociale. Même si l’histoire de ces styles révèle des itinéraires complexes et variés, la
mythologie élaborée demeure particulièrement prégnante et nourrit l’opposition aux
musiques savantes dont on récuse le pouvoir normatif.
« Boundary crossings have multiplied in time. And they have often been described
in a way critical of the classical sphere and its champions for being too ready to
judge music by its category. A familiar image is that of popular and folk musicians
tweaking the nose of a stuffy classical establishment », souligne Richard Crawford à
propos de l’histoire de la musique américaine (2001 : 542).
17 Cet antagonisme supposé entre masse et élite ne résiste pourtant pas à l’aspiration de
nombre d’interprètes de musiques populaires qui, tout en se définissant par opposition
à une culture dominante jugée discriminante, aspirent à une légitimité culturelle et
œuvrent dans ce sens. Que l’on songe par exemple au parcours d’Yvette Horner, qui n’a
eu de cesse tout au long de sa carrière phénoménale (150 disques vendus à 30 millions
d’exemplaires) de militer pour donner à l’accordéon ses lettres de noblesse au travers
de ses collaborations et de ses distinctions4. Cette relation ambivalente au sein de la
hiérarchie des genres musicaux peut également prendre d’autres formes. Ceux qui
dénient aux catégorisations musicales toute légitimité leur substituent une
classification qualitative entre « bonne » et « mauvaise » musique. C’est alors la notion
de talent – avec tous les présupposés qu’elle implique – qui intervient pour justifier la
capacité des artistes de musiques populaires à franchir les frontières des genres. Mais là
encore, ce discours incite à la revendication d’une filiation avec les musiciens savants
(Bachman, 1996 : 80). Lorsqu’il définit l’artiste folk comme une personne ordinaire qui
a rarement conscience de la valeur artistique de ce qu’elle fait et dont l’activité est
habituelle au sein de son groupe, Howard Becker ajoute : « The main thing is that they be
done to some minimum standard, be good enough for the purpose at hand », comparant ce
processus au repas du foyer, dont il est plus important que le repas arrive tous les jours
sur la table plutôt qu’il ne soit bon (1982 : 246). C’est donc la fonction sociale qu’il fait
ainsi primer sur la qualité, comme si aucune exigence n’était jamais de mise, comme si
les compétences de l’artiste laissaient indifférent dans son contexte d’origine.
18 Cette inscription dans la vie ordinaire et cette accessibilité est précisément mise à
l’honneur dans l’idéologie que certaines musiques populaires véhiculent, fondée sur
des valeurs, une vision du monde, parfois même pour les plus passionnés un véritable
art de vivre. En témoignent les corollaires des musiques cadienne et zydeco : l’origine
rurale, socialement modeste des pionniers de ces musiques et l’anonymat dans lequel
certains sont demeurés confèrent à ces styles une simplicité, un caractère informel
jugés plus « authentiques »; la revendication d’une primauté de la sociabilité sur la

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performance soutient la notion de préservation d’un sens communautaire. Le goût pour


la musique franco-louisianaise répond ainsi à un besoin de combler les carences d’un
monde déshumanisé en revendiquant les notions d’authenticité, de convivialité, de
symbiose avec la nature ainsi que de cohésion et de brassage social.
19 Cette vision romantique du « peuple » est loin d’être incompatible avec une autre
perception, cette fois-ci stigmatisante, à l’égard du public de tels styles : le mépris que
suscite le néo-mawal du Caire s’inscrit dans une logique de différenciation de l’espace
urbain et reflète la condescendance envers les habitants des quartiers peuplés
d’ouvriers, d’artisans, de petits fonctionnaires et d’employés où il prospère. Les
commentaires dont il fait l’objet dans les médias traduisent des stéréotypes sociaux
corrosifs que l’on retrouve trait pour trait à propos d’un autre style non plus cairote
mais typiquement parisien, le musette : les musiciens et leur public sont taxés de
« ringards », les mêmes détails de leur tenue vestimentaire et de leur apparence
(cheveux gominés, chaîne en or, torse exposé à la vue) sont relevés comme autant
d’évidences de mauvais goût, chaque terme est soigneusement choisi pour décrire au
mieux une esthétique clinquante et tape-à-l’œil explicitement méprisable.
20 Privilégiant leur acception anglo-saxonne (pop music), certains fondent les musiques
populaires sur leur mode de diffusion et sur la notion de popularité qui les
accompagne : loin de l’anonymat et de l’ordinaire du populaire évoqué précédemment,
elles renvoient alors à une musique grand public, de variété, de production industrielle.
C’est alors le qualificatif « traditionnel » (ou folk en anglais) qui vient s’opposer à cette
perception du populaire et désigner les musiques enracinées et localisées, inscrites
dans une temporalité plus longue et dans un héritage spécifique. Ces catégories ne sont
pourtant nullement exclusives, issues l’une comme l’autre de diverses traditions
musicales qu’elles perpétuent ou remodèlent, mais qui dans tous les cas évoluent et
sont investies d’un sens différent selon le contexte socio-historique. Toutes deux
puisent de surcroît dans les technologies modernes et sont inscrites dans un réseau
commercial qui rend caduque leur opposition. Dans son étude de la musique populaire
du Nord de l’Inde, Peter Manuel la distingue d’autres genres par sa relation aux médias
et la façon dont ils conditionnent sa production, sa diffusion – en l’occurrence sur
cassette – et sa signification (1993 : xvi). Il admet néanmoins l’ambiguïté d’une telle
distinction avec les styles régionaux traditionnels, eux aussi bien souvent
commercialisés, et souligne le caractère arbitraire de ces catégorisations, englobant
dans son analyse toutes les musiques diffusées sur cassette.
21 C’est précisément parce que tous les genres musicaux sont désormais affectés par la
diffusion de masse que certains chercheurs ne considèrent pas pertinent d’en faire un
facteur de définition et de distinction (Middleton, 1990; Mallet, 2004). Dans cette
perspective, Benjamin Filene propose d’abandonner la distinction folk/popular music en
les englobant sous le terme vernacular music, définie avant tout par contraste avec la
musique classique : elle ne nécessite que peu d’apprentissage formel ou de ressources
matérielles, même si une formation poussée et des ressources sophistiquées peuvent
tout aussi bien lui être appliquées (2000 : 1-9). C’est ainsi que la musique des montagnes
Appalaches, le blues mais aussi le hip-hop et la techno se retrouvent englobés sous le
terme de vernacular. Cette diversité de styles amène l’auteur à faire usage de sous-
catégories, parmi lesquelles celle de roots music, apparue dans les années quatre-vingts
aux Etats-Unis sous l’impulsion des critiques de rock : cette désignation se réfère aux

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styles, commerciaux ou non, considérés comme les sources d’inspiration majeures de la


musique « populaire » (au sens anglo-saxon) américaine du 20 e siècle5.
22 De son côté, Denis-Constant Martin tient au contraire au critère de la culture de masse,
et propose de substituer à « musiques populaires » la désignation « musiques de
masse » ou « MdM », qui fait à ses yeux primer sur tout jugement de valeur la
description d’une réalité sociale : la massification de la production et ses corollaires.
Les MdM sont définies comme « des musiques à la production desquelles sont employés
des procédés de création contemporains ou récents, ne nécessitant pas d’apprentissage
formalisé, circulant dans des réseaux d’échanges marchands (ou inspirées de ce qui
vogue dans ces réseaux et parfois aspirant à y entrer), en grande partie grâce à des
techniques électro-acoustiques de production, d’enregistrement et de diffusion du son,
et touchant de ce fait un vaste auditoire (...). L’important dans cette définition est la
conjonction des facteurs : période; techniques de diffusion; économie; aires de
circulation; modalités d’apprentissage » (à paraître).
23 La tendance à faire converger culture industrielle, culture médiatique et culture de
masse (et par extension la musique du même nom) persiste néanmoins à conférer à
cette dernière une connotation négative parmi les amateurs : « la culture de masse
laminerait l’art, reléguée à un objet de production » (Sirinelli, 2002 : 17). Le mythe d’un
genre traditionnel ou folk corrompu par la société de consommation et abâtardi par les
médias renforce ainsi l’écart entre les genres musicaux. Nombreux sont ainsi les styles
dont on brandit le pendant négatif, fustigeant leur caractère « commercial », comme
pour mieux asseoir l’« authenticité » d’une forme « première ». L’échange marchand
vient alors pervertir la « pure » tradition populaire, opposée à la « musique
marchandise ». En découlent des catégorisations antagonistes explicites : jazz hot/
straight, blues folk/commercial, country alternative/commerciale…
24 Les musiciens de jazz de Chicago étudiés par Howard Becker à la fin des années
quarante illustrent bien le malaise qui découle de cette perception. « Faire du
commercial » revient pour eux à sacrifier la qualité pour répondre aux attentes d’un
public qu’ils jugent ignare, les « caves », dont ils se sentent en tous points opposés, par
leur mode de vie, leurs codes et leurs goûts. Ils se heurtent ainsi à un dilemme
fondamental : obtenir les emplois les plus prestigieux et les mieux rémunérés aux prix
de l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes et de celle de leurs pairs, ou préserver leur intégrité
artistique au prix de leur carrière (1985 : 133-139). C. Apprill décèle chez les musiciens
actuels de tango argentins et français des frustrations similaires, méprisant les
danseurs qui à leurs yeux cantonnent la musique dans un rôle secondaire, au service de
la danse, mais conscients du potentiel économique offert par les bals.
25 Qu’elles soient entendues comme musique du « peuple » ou musique de masse, les
musiques populaires recouvrent ainsi les mêmes caractères négatifs. La combinaison
des stigmates en jeu (origine du bas de l’échelle sociale, caractère commercial) aboutit
au paradigme de la vulgarité, exacerbée dans certains cas par des instruments eux-
mêmes dépréciés, parmi lesquels l’accordéon occupe une place de choix.
26 La culture de masse et ses corollaires tels qu’on les entend dans les sociétés
occidentales relèvent en outre d’une conception homogénéisante qui néglige les
différents degrés de massification et ses différentes configurations selon les contextes.
Certaines musiques sont ainsi étroitement liées aux nouvelles technologies de
reproduction et de diffusion sans pour autant relever d’une production de masse ni
atteindre un large auditoire, même si elles y aspirent. En déplaçant la définition de la

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culture de masse d’un critère quantitatif à une logique nouvelle de production, de


diffusion rationalisée et médiatique et d’économie culturelle de masse, Ludovic Tournès
en assouplit les contours et permet d’intégrer des musiques dont le marché demeure
marginal (2002 : 222). Certaines musiques modernes contemporaines empruntent
toutefois des canaux d’expression et de diffusion qui leur sont propres, faute d’avoir
accès aux réseaux usuels. La champeta, dont E. Cunin démêle les multiples trajectoires,
se caractérise par des moyens de diffusion alternatifs, des petits producteurs
indépendants, des chanteurs occasionnels, des CD éphémères. Si elle s’inscrit d’emblée
dans une dimension globale, circulant entre l’Afrique, l’Europe et les Caraïbes, si elle
convoite un marché international, son auditoire demeure néanmoins marginalisé et
strictement local, la champeta ne parvenant pas à se déployer indépendamment de
l’économie souterraine et des logiques culturelles et sociales des quartiers populaires
de Cartagena.
27 C’est précisément parce que certaines musiques contemporaines ne répondent pas aux
critères de la massification tout en lui empruntant certains traits que Julien Mallet
propose de parler de « jeunes musiques », non pas pour se substituer aux « musiques
populaires », mais pour se référer aux « musiques spécifiques du monde contemporain
[qui] émergent dans des situations de crise : colonialisme, néocolonialisme, crise des
sociétés capitalistes… Elles sont étroitement liées aux nouvelles technologies de
reproduction et de diffusion. Musiques syncrétiques modernes, elles fusionnent des
sources d’origine et d’époques diverses. Elles sont partagées par des publics
hétérogènes (jeunes, vieux, citadins, ruraux) » (2004 : 485). J. Mallet précise qu’il s’agit
là d’une catégorie analytique, qui met l’accent sur la contemporanéité et le
mouvement, et non d’une catégorie taxinomique. Sa réflexion soulève par là-même la
question du rapport entre catégories analytiques et pratiques et les difficultés auxquels
leurs interactions réciproques nous confrontent. On sait en effet à quel point les
concepts mobilisés par les universitaires sont réappropriées et instrumentalisées par
les acteurs sociaux dans une stratégie de légitimation. Toute catégorie analytique ne
peut-elle alors être entendue dans un sens dévalorisant par ceux qui revendiquent une
tradition spécifique, un héritage particulier ? Ne sont-elles pas susceptibles d’être
reprises par d’éventuels détracteurs, alimentant les discordances ?
28 On peut ainsi se demander dans quelle mesure il ne serait pas moins problématique de
s’en tenir aux catégories dont font usage les acteurs sociaux en analysant le sens dont
elles sont investies, autrement dit à les considérer avant tout comme objet d’analyse sans
mobiliser d’autres catégories musicales de notre fait comme outil d’analyse. C’est bien
ainsi que B. Filene conçoit la catégorie « roots music » auquel il consacre un ouvrage :
« In recent years, even some contemporary pop stars (Little Richard or Aretha
Franklin, for instance) have come to be treated as roots musicians because of their
pioneering influence on subsequent generations. “Roots,” therefore, is a
retrospective term. It shifts the focus of my study away from stylistic debates
(which performers belonged to which musical traditions ?) to questions of
perceptions (who was thought of as exemplifying which traditions ?) » (2000 : 5).
29 D’un plan taxinomique, l’analyse se déplace à un plan pragmatique, privilégiant les
modalités d’attribution des catégories musicales sur leur définition.

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Métissage musical et stéréotypes sociaux


30 Techno-rap, hip-folk, disco-funk, électro-pop, samba-reggae… Le foisonnement de ces
hyphenated musics (musiques à trait d’union) témoigne de la multiplicité des
entrecroisements effectués aujourd’hui, mais plus encore de la mise en avant
incessante de sources d’inspiration variées dans le monde de la musique. Les musiques
et les danses – qu’elles soient qualifiées d’exotiques, d’ethniques ou de populaires –
sont aujourd’hui souvent perçues comme un véritable creuset culturel, érigées en
symbole de partage et d’enrichissement. La world music cristallise cet imaginaire et les
déceptions ne manquent pas lorsqu’une musique perçue comme telle ne reçoit pas ce
label : que Manu Chao soit classé à la Fnac dans le rayon « variétés françaises » entre
Francis Cabrel et Julien Clerc provoque l’indignation de certains fans qui le cherchent
spontanément parmi les « musiques du monde », même si le musicien cherche en
réalité à se distancier de cette étiquette et de sa logique de marketing. Loin de diluer les
différences, le paradigme du métissage musical est brandi comme support et symbole
de bien des identités tant régionales que nationales ou diasporiques. Il s’accompagne de
la sorte d’une quête des origines, exprimée dans la revendication d’un héritage
spécifique.
31 A la fusion des sons, des rythmes et des paroles fait ainsi écho l’empreinte indélébile de
la tradition « ancestrale ». Les caractéristiques les plus communément attribuées à la
musique de la « diaspora africaine » (rythme syncopé, improvisation, blue note, chanson
à répondre…) sont bien souvent considérées comme allant de soi, de même que
l’opposition à la musique « blanche » ou « européenne », sans que ces distinctions
soient appuyées sur des exemples spécifiques. P. Tagg (1989) illustre point par point
l’incohérence de cette argumentation musicologique et la dimension idéologique de ces
dichotomies brossées à grands traits. S’il est légitime d’invoquer la polyrythmie comme
un trait distinctif entre les musiques européennes et certaines musiques africaines
(notamment de l’Ouest et du Centre soudanais), elle pose tout autant une distinction
avec d’autres musiques africaines. Si la blue note telle qu’elle est utilisée dans le jazz et
le blues est présente dans certaines musiques de l’Ouest soudanais, elle l’est également
dans la musique traditionnelle scandinave et surtout anglaise, à l’époque de la
colonisation de l’Amérique du Nord6.
« As long as no one really knows what musics Africans actually brought with them
to the USA – a very important research priority – it is impossible to say what is
specifically Afro about ‘Afro-American’ music. Moreover, the term begs the
question of what was American when the slaves started being shipped into the
colonies en masse. Didn’t there have to be some ‘African’ in the music before it
became ‘American’ ? Or had English, French and Celtic traditions become so
widespread and acculturated by the 1720 in North America that they now had
musical common denominators enabling them to be distinguished as ‘American’
rather than as English, French or Celtic ? » (ibid. : 291).
32 Parallèlement, « la musique européenne » est bien souvent restreinte à une image
élitiste, bourgeoise et monolithique, qui néglige la musique « populaire » des colons du
Nouveau Monde.
33 La valorisation du métissage musical – et plus largement culturel – de même que les
politiques et les entreprises de réhabilitation et de validation de certains styles
musicaux, ne s’accompagnent pas de l’ébranlement et de la remise en cause des
hiérarchies sociales. L’appréciation d’une musique n’implique pas nécessairement

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l’adhésion à une idéologie, ni l’engagement politique. Elle ne suppose pas non plus la
constitution d’une contre-culture, ni la reconnaissance de cette culture comme légitime
(Argyriadis, Le Menestrel, 2004 : 239). Les mécanismes de domination et le maintien
dans la pratique de diverses formes de discriminations doivent ainsi être mis en relief.
P. Wade insiste sur la combinaison et la simultanéité des phénomènes de
différenciation et d’hétérogénéisation d’une part, d’appropriation et
d’homogénéisation d’autre part, en soulignant que ces distinctions ne sont pas
réductibles à l’antagonisme masse/élite (2000 : 5). Plutôt que de postuler l’existence
d’un « peuple » hétérogène opposé à une classe dominante dévouée toute entière à la
cause de l’homogénéité nationale, l’auteur insiste sur la nécessité de mettre au jour
l’ambivalence de l’élite, qui veille à bien circonscrire et canaliser le processus de
légitimation, contribuant ainsi au maintien et même à la reconstruction des hiérarchies
sociales.
34 La réhabilitation progressive des tambours batá et des danses d’oricha à Cuba au cours
du 20e siècle montre les implications de cette logique. Cette valorisation s’est faite au
nom d’une tradition yoruba supposée pure et authentiquement africaine, au détriment
d’autres pratiques des cérémonies religieuses telles que les danses paleras, exclues du
répertoire « afro-cubain » en raison de leur caractère « syncrétique » et « acculturé ».
Le paradigme du métissage conserve ainsi un caractère pour le moins ambivalent. En
Louisiane, le souci de plus en plus souvent revendiqué par les universitaires et les
artistes de valoriser les échanges et les correspondances entre musique cadienne,
créole et zydeco se double d’une légitimation de leur différence. Les stratégies de
négociation entreprises dans le domaine musical pour dépasser la ligne de couleur
entre Cadiens et Créoles n’amoindrissent pas la complexité de leurs relations sociales ni
la portée de certains clivages et d’identité diasporiques. Cette ambivalence ne se limite
pas aux stratégies de l’élite et des institutions, elle concerne tout aussi bien les autres
acteurs de la promotion musicale : E. Cunin montre en quoi la champeta s’inscrit dans
une stratégie de reconnaissance sociale pour les entrepreneurs culturels impliqués
dans sa promotion, au travers du double lien établi avec l’Afrique et l’Amérique noire,
sans remise en cause de l’ordre socio-racial colombien.
35 La persistance et le renouvellement des préjugés de race et de classe perpétuent des
frontières strictes au sein des catégorisations musicales, sans accorder d’importance à
d’autres itinéraires, à d’autres choix. La perception de la musique et de la danse comme
emblèmes d’un groupe spécifique est présente tout au long du 20 e siècle, chez les
acteurs sociaux comme chez les universitaires. L’idée du conditionnement des formes
musicales et chorégraphiques par la culture n’occulte pas seulement l’hétérogénéité
des jugements de ses amateurs; elle donne une vision tronquée du processus de
création musicale, négligeant la part et la portée de la créativité artistique et reléguant
au second plan l’artiste comme sujet de son œuvre. Par contraste, la musicologie
classique a développé pendant cette même période une réflexion sur l’artiste en tant
que personnalité créatrice libre de toute contrainte sociale et exprimant sa propre
individualité (Bachman, 1996). A. Décoret donne au processus de naturalisation de la
culture une profondeur historique, en retraçant l’histoire de l’attrait pour les danses
d’ailleurs en France et l’exigence d’authenticité du public des expositions universelles,
puis des music-halls et des grandes salles de théâtre de la première moitié du 20 e siècle.
Nostalgiques d’une période où les danses n’avaient pas été altérées par la présence
coloniale, les commentateurs et le public jugent suspect voire illégitime tout interprète
qui n’est pas issu du groupe qu’il est censé représenter, et tout artiste dont la créativité

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prend le pas sur l’origine. En soulignant la restriction de la danse moderne et


contemporaine à ses formes occidentales, A. Décoret montre que l’historiographie
chorégraphique laisse dans l’ombre l’évolution et les différentes cultures dans
lesquelles les artistes javanais, japonais, indiens ou arméniens puisent dès le début du
20e siècle.
36 La prégnance des stéréotypes sociaux en jeu dans les jugements esthétiques sur la
musique et la danse se caractérise par une oscillation incessante entre la fascination et
la répulsion. Qu’il s’agisse d’exotisme ou de marginalité sociale, le mépris ne se
substitue pas à l’attraction, comme l’illustre bien les visions antagonistes des
« musiques populaires », quelle que soit la façon dont on les définit. Dans ce processus,
l’érotisme constitue un point d’ancrage commun : de même que les « étrangers » et
leurs danses sont jugés plus sensuels et spontanés, les marginaux seraient dotés de
compétences corporelles innées et d’une sensualité qui encourage « l’encanaillement »
des bourgeois. A la fin du 19e siècle, les délinquants étaient d’ailleurs explicitement
associés à des sauvages, par la désignation d’« Apaches » (Argyriadis, Le Menestrel,
2005). Si ces connotations sexuelles apparaissent parfois comme l’expression d’un
primitivisme inquiétant et comme une menace à la moralité, on les juge dans d’autres
contextes comme l’expression d’une sexualité libérée et par là même plus moderne,
notamment aux yeux de la jeune génération (Wade, 2000 : 142). P. Wade souligne par
ailleurs que la sexualité, inhérente à la notion de métissage inscrite par son étymologie
dans le champ biologique, rejaillit sur les représentations des musiques et des danses
associées à ce processus : « Ideas about ‘race mixture’, since they imply sexual congress, are
mediated by ideas about gender; the embodiment of music and especially dance has implications
for the construction of sexual meaning about them » (Ibid. : 2).

De la multiplicité des registres


37 Les articles de ce numéro invitent à repenser certaines oppositions et corrélations
parfois invoquées dans les analyses sur les usages sociaux de la musique : ils amènent à
situer les musiques et les danses entre le rural et l’urbain, entre le centre et la
périphérie, entre les revendications de tradition et de métissage, entre le local, le
national et le global (Wade, 2000 : 8; Manuel : 20); ils mettent en lumière la relation
dialectique de ces espaces sociaux en soulignant leurs articulations, leurs combinaisons
et leur complémentarité. N. Heinich invite dans cette perspective à reconsidérer les
analyses qui privilégient un seul régime de valorisation ou de justification, en
négligeant la multiplicité de ces régimes de valeurs et leur coexistence non seulement
dans une même société, mais chez les acteurs eux-mêmes (1998 : 42). Evoquant le
recours aux notions de « légitimité », de « distinction » et de « domination » héritées de
Pierre Bourdieu et la polarisation qui en découle, elle propose de considérer que
« certaines positions peuvent être, selon les situations et les points de vue, légitimes et
illégitimes, de même que ceux qui les occupent peuvent se trouver en situation
dominante et dominée » ( Ibid. : 43). Ce que les chercheurs perçoivent comme des
contradictions, voire des incohérences, relève bien plutôt d’une multiplicité des
registres dont les acteurs sociaux savent jouer avec pragmatisme, sans que cela porte
atteinte à la sincérité de leur engagement.
38 Cette pluralité de registres concerne tout autant les chercheurs qui travaillent sur la
musique, bien souvent amateurs enthousiastes et convaincus. Mais il semble qu’elle soit

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dans ce cas plus délicate à gérer. Les musiques et les danses sont rapidement investies
de jugements de valeur qui s’aventurent parfois à franchir les frontières des
appréciations personnelles de chacun, venant alors brouiller l’analyse. Il arrive que la
tentation de tenir un discours d’expert soit difficile à contenir, si bien que l’on en vient
parfois à devenir partie prenante des opérations de justification que l’on s’attache par
ailleurs à déconstruire. Aussi convient-il d’être particulièrement vigilant dans notre
façon de gérer ces différents rôles, afin que nos travaux apportent une dimension autre
que ceux des experts, très présents dans le champ des musiques « populaires ». Si notre
regard sur la musique englobe l’expérience que nous pouvons en faire comme objet
d’émotions et de sensations, ne serait-ce que parce que ces émotions nous donnent
accès à une meilleure compréhension des interprétations et des jugements des acteurs,
nous devons néanmoins nous garder de mettre en jeu nos propres jugements dans nos
analyses. Tous les auteurs de ce numéro ont une pratique musicale et/ou
chorégraphique déterminante dans la perception, l’interprétation et la restitution de
leur objet, sans que cela les amène à oublier à quel titre ils s’expriment. C’est aussi à
cette condition que le champ des musiques « populaires » peut gagner davantage de
légitimité.

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NOTES
1. Je tiens à remercier Kali Argyriadis, Véronique Boyer et Elisabeth Cunin pour leur lecture
attentive et leurs suggestions.
2. Notons que certains chercheurs ont proposé des modèles d’analyse musicale spécifiques au
champ des musiques populaires (Middleton, 1993; Tagg, 1982).
3. Il ne s’agit pas ici de dresser un bilan des travaux effectués et des perspectivesadoptées,
exercice déjà entrepris notamment par A.-M. Green (1993, 1997) et D.-C. Martin (à paraître) pour
la sociologie et Nattiez (2005) pour l’ethnomusicologie.
4. En 1989, elle joue avec l’Orchestre National de Jazz sous la direction de Quincy Jones; en 1998,
elle présente avec Maurice Béjart le Ballet Casse Noisette; elle reçoit la Légion d’Honneur en 1986,
déclarant alors : « L’accordéon était élevé à l’ordre de la nation. La musique des faubourgs entrait
à l’Elysée par la grande porte » (1987 : 217) et en 2002, elle est nommée Commandeur de l’Ordre
national du mérite.
5. Santelli et al mentionnent dans l’ouvrage qu’ils consacrent à la roots music le jazz, le blues, les
black spirituals, le hillbilly, la country, le zydeco, le cajun, le tejano, le native american et le
rockabilly (2001).
6. Dès 1934, G. Herzog cherche dans le concept de convergence une alternative à l’assignation
d’une origine exclusivement africaine ou européenne aux musiques et langues des Noirs du
Nouveau Monde (cité dans Baron, 2003 : 99). Il relève notamment la présence de chansons à
répondre dans la Nouvelle-Angleterre du 17e siècle.

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AUTEUR
SARA LE MENESTREL
SaraLE MENESTREL est anthropologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche
scientifique, membre du Centre d’études nord-américaines de l’Ecole des hautes études en
sciences sociales à Paris. Docteur de l’Université Paris X-Nanterre, elle a travaillé sur l’interaction
entre tourisme culturel et identités franco-louisianaises, sur la méthodologie d’enquête en
Louisiane et sur la notion de diaspora acadienne. Elle est notamment l’auteur de La voie des
Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane (Belin, 1999). Ses recherches actuelles portent sur les
rapports sociaux entre Cadiens et Créoles noirs au travers de leurs pratiques et de leurs
jugements musicaux.

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Sha’abî, « populaire »
usages et significations d’une notion ambiguë dans le monde de la
musique en Egypte

Nicolas Puig

1 En Egypte, peut-être plus qu’ailleurs, la musique accompagne le quotidien. Elle investit


les rues encombrées du Caire, s’échappe de l’habitacle des taxis et des microbus qui
sillonnent la capitale et se mêle aux appels à la prière qui, cinq fois par jour, saturent
l’espace sonore de la ville « aux mille minarets ». Bien que le temps des ténors et divas
de la musique égyptienne soit révolue, Umm Kalthum (disparue en 1975), Abd al-Halim
Hafez (1977) et Abd al-Wahab (1991) continuent de faire entendre leur voix d’outre
tombe. Pas une heure cairote ne s’écoule sans que la voix de l’astre de l’Orient (surnom
d’Umm Kalthum) ne résonne d’un café ouvert sur la rue, de la voiture à bras d’un
vendeur de sandwich ou de la fenêtre d’un appartement. Mais si cette glorieuse trinité
égyptienne suscite une unanimité confinant à la canonisation, il en va différemment
d’autres musiciens qui leur disputent désormais les pistes des lecteurs de cassettes.
Ainsi de ceux qui pratiquent un style parfois identifié comme « populaire » (sha’abî),
catégorie revêtue, en Egypte comme en bien d’autres lieux, de connotations
ambivalentes selon les perspectives adoptées.
2 Depuis une trentaine d’années, un courant musical « populaire » et urbain se développe
porté par la croissance du marché des cassettes audio, sous la férule du chanteur
Ahmad Adawiyya, parfois surnommé « le prince de l’Infitah » – période d’ouverture
économique de l’Egypte faisant suite au socialisme nassérien –, et de son compositeur
favori, Hassan Abu Sa’ud. Il fait son entrée dans les musiques du monde en tant que
courant spécifique nommé « shaabi » qui se distingue du « chaabi » algérien et
marocain1 (Bours, 2002 : 390; Lodge 1994). Toutefois, le terme n’est pas usité comme
nom commun dans la langue arabe égyptienne qui lui préfère la périphrase imprécise
de « musîqâ sha’abiyya » (musique populaire). Il n’est d’ailleurs pas mentionné dans le
très utile dictionnaire des expressions de la musique populaire égyptienne de
Muhammad Umran2.
3 De plus, l’un des principaux compositeurs du style ainsi désigné, Hassan Abu Sa’ud,
président du syndicat égyptien des métiers de la musique depuis 2003, défini comme
« pop orientale » les musiques qu’il a créées. En effet, l’affiliation à une musique

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« populaire » n’est pas acceptable pour un président de syndicat en quête de


respectabilité compte tenu des connotations négatives que véhicule l’expression dans
le contexte égyptien3. Il est vrai que, lors de son apparition, cette musique fut vivement
critiquée par les tenants d’une culture davantage ancrée dans des traditions
considérées comme plus représentatives de l’esprit national (une véritable musique
« populaire » précisément). De fait, elle ne trouve pas sa place dans le processus de
formatage institutionnel des musiques nationales afin de promouvoir les cultures
académiques (une culture arabe et égyptienne pouvant rivaliser avec la musique
classique occidentale) et des cultures « populaires » folklorisées à destination d’un
public appréciant les expressions de singularités culturelles ancrées dans « l’Egypte
profonde » (chants religieux soufis, musiques de Haute-Egypte, etc.).
4 Les enjeux ne sont pas simplement rhétoriques car les significations accordées aux
termes et les positionnements de chacun dans le monde de la musique 4 renvoient à la
façon dont les acteurs s’accordent pour en délimiter les frontières.
5 Ce processus dynamique s’effectue dans les différents contextes d’interaction et les
statuts sont négociés dans un contexte de domination culturelle des milieux
académiques et officiels. Dans ce cadre certains musiciens tentent, avec leurs moyens,
d’échapper à la stigmatisation des musiques populaires urbaines perçues comme
rétrogrades, archaïques et contraires au projet moderniste national (Ambrust 2001). De
plus, le regard stigmatisant déborde le domaine de la production culturelle et c’est
l’ensemble des habitants des quartiers dits populaires du Caire (vastes zones
informelles péri-urbaine, Vieille Ville islamique, Vieux Caire, etc.), lesquels rassemblent
au demeurant la moitié de la population totale de la ville 5, qui est visé par ces
jugements émanant des différentes élites culturelles et politiques.
6 C’est donc non seulement à la structuration interne d’un milieu professionnel et aux
jeux des acteurs dans ce monde qu’introduit la réflexion sur le « populaire » dans la
musique égyptienne mais également aux conflits sur les valeurs culturelles et à leurs
implications sociales. C’est ce que met en exergue l’analyse du développement des
musiques populaires urbaines depuis une trentaine d’années que je propose d’appeler
néo-mawal puisqu’elles constituent une forme réformée d’un style plus ancien appelé
mawal (partie 1). Cette appellation permet de distinguer ce courant de la « musique
populaire » qui est soit une musique « traditionnelle », soit une appellation
stigmatisante des musiques modernes. La façon de nommer est, en effet, déjà un mode
de classement et un jugement de valeur (partie 2). Ces jeux sémantiques sont liés aux
positions de chacun dans un monde de la musique égyptienne structuré par les enjeux
de légitimité sociale des musiques jouées et donc des musiciens. Cela apparaît à
l’examen des enjeux construits autour de la catégorie « populaire », appréhendés
depuis un vieux centre de la musique au Caire, l’Avenue Mohamed Ali (partie 3).

Emergence d’un style musical, le néo-mawal


Contexte de l’émergence du néo-mawal

7 L’émergence d’un style musical en Egypte dans les années soixante-dix est liée à deux
éléments exogènes, la diffusion de nouvelles techniques dans la production musicale et
la croissance naturelle et la vigueur de l’immigration intérieure qui dirigent un flot très
important de populations vers les villes. En effet, au cours des années soixante, les

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22

zones rurales touchées par une démographie en très forte expansion ne peuvent plus
absorber les nouvelles générations et l’urbanisation devient un phénomène national
qui touche en premier lieu la capitale. Cette dernière absorbe, « entre 1960 et 1966,
période d’intensité maximale du phénomène, près de 80 % du total des migrants
égyptiens », et l’on « estimait alors que plus du tiers des habitants de la capitale étaient
nés hors du Caire » (Raymond, 1993 : 337).
8 En parallèle, une série d’innovations se diffusent, entraînant des modifications
profondes au sein des musiques non-académiques. L’amplification, tout d’abord,
permet d’établir un univers sonore électrifié qui tranche d’autant plus avec les
sonorités acoustiques que des effets sont utilisés, notamment l’effet de réverbération
qui donne une profondeur au son. De nouveaux instruments apparaissent comme la
basse électrique, la batterie ou encore l’orgue électrique (urg) dont Schéhérazade
Qassim Hassan estime qu’il « fait des ravages » et à propos duquel elle pose la question
d’un possible renversement dans l’avenir « en faveur d’un retour aux formes de
représentations plus authentiques » (2004 : 366). Enfin, la diffusion massive des
productions est rendue possible par le développement d’un nouveau support : les
cassettes audio.
9 Au croisement de ces deux évolutions (urbanisation péricentrale et périphérique du
Caire du fait d’une croissance démographique considérable et innovations techniques),
une nouvelle musique se développe. Elle réforme le style mawal d’origine rurale qui se
définit comme un chant improvisé en arabe dialectal, rythmé mais non mesuré,
accompagné de façon hétérophonique par des instruments mélodiques. Dans son
dictionnaire des expressions de la musique populaire égyptienne, Mohamed Umran le
définit comme « une forme de chant connu en Egypte qui a pour particularité de
construire une relation stable entre l’ordre de la poésie (propre au mawal) et des
techniques musicales utilisées dans le chant » (2002 : 254).
10 Le mawal est amené par des chanteurs cairotes vers une nouvelle forme occidentalisée.
Des chansons courtes à refrain remplacent les longues progressions poétiques, ce qui
n’exclut pas l’insertion de passages improvisés qui se superposent aux nouvelles
ritournelles.
11 Ce mouvement musical émergent est identifié dans la nébuleuse des musiques du
monde comme un style de chanson égyptienne « (...) des rues du Caire, née dans les
années 1970, d’une volonté de moderniser la tradition et de prendre certaines libertés
avec le langage des grands chanteurs arabes » (Bours, 2002 : 390). Toutefois, la tradition
en question est ainsi davantage liée au monde du mawal qu’aux musiques semi-savantes
chantées par les grandes voix du 20e siècle. En revanche, le mawal modernisé pourrait
figurer au rang des « jeunes musiques » définies comme une « expression particulière
de la modernité (...) traduisant un souci de rendre compte d’un processus qui révèle un
état non stabilisé, en mouvement, qui réinvente sans cesse son existence dans de
multiples concordances » (Mallet, 2004 : 486).

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23

Photo 1 : Début des années 70, la diffusion des orgues électriques dans les orchestres

(cliché anonyme, archive Ahmad Wahdan).

Photo 2 : La réédition 2005 des principaux succès de Ahmad Adawiyya.

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Racines du néo-mawal

12 Le principal initiateur de ce courant est le chanteur Ahmad Adawiyya. Ses chansons


sont une émanation des vastes quartiers urbains cairotes et de leurs fêtes familiales de
rue, notamment les mariages. La technique de chant n’est pas académique et se
rapproche de celle du mawal rural, doublé d’un explicite accent gouailleur proprement
cairote. Les paroles des chansons sont ancrées dans le quotidien, parfois revêtues de
connotations sexuelles ou métaphoriques comme dans la chanson ad-dunia zahma qui à
travers le thème des encombrements du trafic dans la ville exprime les difficultés de la
vie. Les tempos rapides impliquent des formes de danse prisées par les jeunes
générations et maintiennent l’auditoire dans une ambiance festive.
13 La modernisation du mawal, commence avec des chanteurscomme Abdu al-Iskandarani
(Abdu l’Alexandrin), surnommé le pilier du mawal arabe. Ce dernier entame sa carrière
dans les années 60 et constitue jusqu’à nos jours une référence majeure pour les
membres de cette nouvelle vague malgré sa disparition il y a une dizaine d’années. De
nouveaux instruments apparaissent dans les orchestres comme la trompette ou
l’accordéon utilisé régulièrement dans les fêtes de mariage au Caire et dans les villes
côtières égyptiennes telles que Port Saïd ou Alexandrie (Umran, 2002 : 29). La
composition des formations se rapproche ainsi de celle des orchestres de mariages
urbains et le mawal en se modernisant, devient un style plus spécifiquement citadin.
Des musiciens comme Sami al-Babli, trompettiste, excellent à faire évoluer leur
instrument vers un jeu mélodique basé sur les modes orientaux en insérant notamment
les quarts de ton dans les gammes utilisées. On dit que ce musicien étonnait tant par
son jeu feutré et ornementé qu’on lui substitua sa trompette par une autre lors d’une
fête de mariage pour vérifier que son instrument n’était pas enchanté. Il produisit
pourtant la même musique avec la nouvelle trompette, il y avait bien là du génie mais
non de la magie6 ! Ahmad Adawiyya, quant à lui, suivit Anuar al-Askari dans ses
différents engagements, afin de s’inspirer de l’art réputé de la modulation du grand
chanteur de mawal.
14 Cet ancrage vécu et revendiqué dans le mawal, incite à remplacer l’appellation
imprécise et potentiellement stigmatisante de « shaabi », par celle de « néo-mawal ».
Cela recoupe l’analyse que fait du travail de Ahmad Adawiyya, Hassan Abu Sa’ud qui
remarque à son propos qu’il a « modernisé le mawal »7.
15 Les musiciens de néo-mawal s’inspirent ainsi des techniques musicales de leurs
devanciers et partagent avec eux une semblable quête de la saltana qui désigne
l’habileté du chanteur ou de l’instrumentiste à passer d’un mode musical à un autre. La
saltana peut être définie comme « l’état de concentration, de maîtrise des intervalles et
de domination du maqâm que doivent atteindre les instrumentistes et le soliste pour
communiquer le tarab8 au public » (Lagrange, 1996 : 161, voir aussi Frishkopf, 2002 : 10).
Ainsi, Adawiyya revendique-t-il sa compétence dans cette technique de chant en
déclarant dans un entretien avec l’hebdomadaire égyptien Ahram Weekly :
« Je suis un saltangi. Saltana est ma chose. Je peux chanter – et alterner entre – les
différents modes : du rast, je peux glisser dans le nahawand, puis dans le higaz; je
peux jouer avec le sika et me déplacer au bayati, au saba9. C’est la saltana. Elle est
toute dans le maqam. Cela, je l’ai réalisé après une vie dure et tempétueuse. J’ai
vraiment vu la profondeur du puits quand j’ai commencé à partir du bas de
l’échelle. Ahmed Adawiya a vraiment éraflé les roches avec ses mains nues. C’est
mon expérience de chant dans les mulids (fêtes de saint) et les tentes qui a fondé ma

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carrière entière. Mon propre talent, combiné avec une telle vie, m’a donné
l’équivalent d’un doctorat en musique. Je n’ai jamais étudié la musique, excepté par
les sentiments, l’écoute et une vie dure. Beaucoup de musiciens ont atteint des
degrés supérieurs d’instruction dans la musique, mais ils n’ont pas le saltana; ils se
tournent vers quelqu’un comme moi et recherchent mon expérience de saltana. Le
mawal est mon jeu. Adawiya y excelle. Je chante tous les modes. dans le mawal. C’est
l’histoire. Je suis une histoire à moi seul »10.

Développement du néo-mawal en parallèle aux variétés


sentimentales

16 A côté du néo-mawal, un second courant musical s’autonomise depuis les années


quatre-vingt. Les variétés sentimentales improprement nommées en anglais « gil
music » (« musique de génération », propre aux jeunes, l’expression n’est pas usitée en
arabe) sont présentées comme des « chansons de jeunes » (aghânî shabâbiyya) sur les
ondes des radios égyptiennes et ont pour incontestable chef de file jusqu’à nos jours le
chanteur Amr Dhiab.
17 Elles sont destinées à séduire un large public dans le monde arabe et ne prennent donc
pas souvent le risque de l’originalité, ni dans les paroles, ni dans les musiques. Les
compositeurs mêlent sur des rythmiques orientales, des mélodies légères puisant dans
des inspirations diverses : modes orientaux simplifiés, espagnols 11, pentatoniques,
influences nubiennes, etc. Les circuits de commercialisation s’étendent au-delà de
l’Egypte principalement vers les pays du Golfe et du Levant (Liban et Syrie) à l’inverse
des chanteurs originaires du Maghreb qui tel Cheb Mami ou Khaled s’exportent plutôt
en direction de l’Europe.
18 En parallèle à cette industrie de « l’Arabic showbiz », largement diffusée par les
médias, accompagnée d’une production importante de vidéo-clips et soutenue par le
développement de chaînes de télévision câblées, le néo-mawal déploie ses propres
réseaux. Formellement proscrit des antennes12, il se diffuse par l’intermédiaire d’un
marché considérable de la cassette audio peu onéreuse. Ces productions musicales
bénéficient pour leur diffusion de supports non-institutionnels et de différents relais
sonores disséminés dans l’espace public : échoppes, stands de ventes de cassettes, fêtes
de rue, petits transports privés sillonnant la ville (microbus) 13. Cela n’empêche pas les
principaux protagonistes d’être très médiatisés. Cette médiatisation n’est pas destinée à
assurer une quelconque promotion musicale mais elle s’insère dans le contexte de
polémiques sur les productions culturelles. Focalisés sur la légitimité sociale des
musiques populaires, les débats publics sont un reflet des tensions d’une société
urbaine structurellement inégalitaire.
19 Le néo-mawal, croisement entre un style rural et des musiques citadines, constitue en
partie un développement commercial de musiques jouées dans les mariages et les
mouleds. C’est dans ce monde festif qu’il trouve ses sources principales : les nugûm
chubbâk (stars des guichets, ceux qui se vendent bien) ont fait leurs premières armes
dans les fêtes cairotes. Ils se produisaient sous les grandes tentes disposées aux abords
des tombeaux de saints ou sur les estrades des fêtes familiales dans les vieux quartiers.
Les chanteurs ont en commun un mode oral d’apprentissage des techniques musicales.
Cette disposition non-académique est un lointain prolongement d’une organisation qui,
des ‘awâlims, les maîtresses de chant et de danse officiant naguère dans les gynécées 14,
jusqu’aux orchestres de mariage, insérait les musiciens dans les intimités urbaines,

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26

dans les tissus sociaux locaux. Les musiciens de cette « école » ont généralement peu
étudié la musique d’un point de vue théorique. Les textes du néo-mawal sont une
esthétisation des difficultés de la vie et touchent les préoccupations des classes
laborieuses urbaines (ouvriers, artisans, journaliers du bâtiment, etc.). Ils ramassent en
quelques formules aussi adroites que, parfois, démagogiques les ressentiments
politiques du moment. Dans ce domaine, la filiation est certainement à rechercher du
côté de Byram at-Tunissi et plus récemment Salah Jéhin et Ahmad Fu’ad Neguem. On
note toutefois une restriction majeure. En effet, ces grands poètes égyptiens
appartenant à différentes générations passées (même si Ahmad Fu’ad Neguem continue
d’écrire) sont maintenant relayés par des prosateurs plus modestes issus des classes
populaires et non plus des milieux intellectuels progressistes et contestataires comme
ce fut le cas jusque dans les années quatre-vingt. Le duo Shaaban Abdel Rahim et Islâm
Khalîl, son parolier, rappelle ainsi, tel un écho un peu dégradé, celui formé par le poète
Ahmad Fu’ad Naguem et le chanteur et luthiste Cheikh Imam.
20 Si la frontière entre variétés sentimentales et variétés « populaires » est parfois floue
(Lagrange, 1996 : 14), les marchés, les modes de promotion et de commercialisation et
les publics visés sont très différents et témoignent de moyens considérablement
inégaux. Les marchés sont segmentés et de taille variée. C’est donc un enjeu
économique important pour un chanteur de néo-mawal d’accéder au marché panarabe
de la variété sentimentale. Shaaban Abdel Rehim, vedette actuelle de ce courant, s’est
récemment vu offrir 300 000 livres égyptiennes par un producteur pour rejoindre sa
maison de disque et produire un style plus conventionnel15.
21 Ces mouvements dans le monde de la musique montrent l’importance de la
construction des frontières en séparant les différents courants. De cette dynamique aux
enjeux dépassant la simple production musicale, l’« onomastique » ou dans ce contexte,
l’activité sociale de nommer, est un analyseur particulièrement heuristique.

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27

Photo 3 : Une cassette à succès de la vedette Shaaban Abdel Rehim.

Sha’abî et mawal, nommer, classer, juger


Valorisation des arts populaires

22 L’imprécision et l’ambiguïté de la notion « populaire » pour décrire des musiques


oblitèrent considérablement la pertinence du terme (Middleton, 1990). De plus, le sens
diffère selon les contextes culturels et linguistiques comme le précise Julien Mallet, «
popular » dans son acception anglo-américaine inclut les musiques de variété tandis
qu’en Français le mot « est plutôt appliqué aux musiques traditionnelles non savantes
que les Anglo-Américains dénomment Folk Music » (2004 : 477).
23 Au départ, le sens de sha’abî en arabe égyptien se rapproche de celui de son équivalent
en français. L’expression « chansons populaires » (aghânî sha’abiyya) entre dans le
parler égyptien sous l’influence des ethnomusicologues occidentaux réunis au Caire à
l’occasion du congrès de musique arabe en 1932 (Lagrange, 1996 : 18). Elle se substitue
partiellement au terme « baladî » qui signifie « du pays » et que l’on peut traduire par
local. « Baladî » implique un caractère authentique non altéré par l’influence
occidentale et peut inclure une connotation rurale. Dans le Caire contemporain,
l’adjectif baladî peut-être utilisé pour désigner le néo-mawal en opposition à des
musiques davantage formatées pour le marché international comme la variété
sentimentale. On entend par exemple dans la mégapole haga baladiyya, chose locale,
sous-entendue musique d’ici, « de chez nous ».
24 Les instances officielles comme l’Agence générale des palais de la culture dépendant du
Ministère de la culture emploient l’expression « musique arabe » pour désigner le
répertoire savant tandis que les traditions musicales locales sont regroupées sous la

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28

périphrase « funûn sha’abiyya », arts populaires. Le domaine des « arts et traditions


populaires » est également désigné par un synonyme, folklore, qui est passé à l’arabe
(fulklur). La musique folklorique – ou les arts populaires donc – s’accompagne le plus
souvent de danse en costumes. Il s’agit ainsi d’un ensemble se rapportant à une histoire
locale (peu ou prou imaginée). Dans l’introduction de son dictionnaire, Muhammad
Umran émet le vœu que son ouvrage soit utile « aux chercheurs dans le domaine de la
musique populaire égyptienne en particulier et aux chercheurs dans les différentes
ramifications du folklore en général » (2002 : 13); ce qui indique bien le statut qu’il
accorde à cette « musique populaire égyptienne ». Ces traditions sont sélectionnées,
conservées et présentées par des troupes institutionnelles établies dans chacun des
gouvernorats égyptiens, ce qui correspond à un processus connu de réinvention de la
tradition auquel se greffent les problèmes de rivalités entre musiciens. Selon la
chanteuse Dunia Massoud, fondatrice d’un orchestre interprétant une sélection de
chants qu’elle a collectés durant plusieurs années passées à sillonner les provinces
égyptiennes, « toutes les scènes du Ministère de la culture sont contrôlées par la mafia
des troupes qui ne permettent à personne de partager une part de leur gâteau, pour
parvenir aux scènes contrôlées par l’Etat, vous avez besoin de connections » 16. On
perçoit le degré de fermeture de cette scène des « arts populaires » et son enfermement
dans des logiques institutionnelles.
25 Pour les autres, il ne reste plus qu’à survivre localement grâce aux mariages et aux
mouleds et éventuellement à bénéficier d’une opportunité d’exportation vers le marché
occidental par un positionnement judicieux. C’est, par exemple, le cas de la troupe des
« musiciens du Nil » qui se présentent comme des artistes authentiques et folkloriques.
Tandis qu’ils « utilisent les technologies les plus actuelles d’enregistrement et de
promotion, ils ont suscité un fort engouement en Europe en tant que composant du
marché des musiques du monde sous le nom les musiciens du Nil » (Zirbel, 2000 : 133). Ils
retirent une part de ce succès de leur présentation comme authentiques gitans
d’Egypte, identité qu’ils agréent uniquement à destination du marché européen.
26 Ces désignations impliquent de façon implicite un jugement de valeur appliqué aux
productions culturelles désignées. Ce versant du populaire renvoie au génie anonyme
du peuple égyptien inscrit dans l’histoire longue. Il est digne d’une attention
académique comme, entre autres, celle du département des études anthropologiques de
l’Université de Mansoura, organisateur en 2002 d’un colloque portant sur l’identité et
l’avenir de la culture populaire arabe. C’est également la vision du syndicat des
musiciens dont le président différencie la musique populaire conçue comme rural et
folklorisé des musiques de mariages contemporaines exécutées par les descendants des
‘awâlim.

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29

Photo 4 : L’actuel président du syndicat des métiers de la musique.

Carte distribuée lors des élections du syndicat incitant à voter pour lui.

27 Dans ce cadre, le mawal est relativement valorisé selon des valeurs qui lui sont propres
et le distingue des musiques académiques. Abdu Chucha, présentateur à la télévision
d’une émission sur l’art populaire exprime une conception partagée de la culture
populaire égyptienne17. Celle-ci est considérée comme une production culturelle ancrée
dans le rural et comprend ainsi le folklore Sa’îdî (de Haute-Egypte) qui se distingue par
sa richesse expressive, la complexité du langage musical et l’improvisation des paroles
selon des codes déterminés. Ce versant de la musique en Egypte comprend le mawal.
L’art du mawal, art populaire et rural principalement, se distingue de celui des ténors et
des divas de la variété savante (telle Um kalthum) qui produisent une musique éduquée
(muta’allimma). En effet, le mawal brille par ses qualités expressives et par la
personnalité du chanteur. L’aspect oral, non savant ou académique de la musique
populaire, est mis en avant pour expliquer une forme particulière de création, comme
si, dans ce contexte, une sorte de nudité intellectuelle permettait la libération d’une
forme spécifique d’expressivité.
28 Le mawal est ainsi mis en avant par une politique culturelle nationale qui soutient des
traditions musicales supposées mieux témoigner de l’authenticité égyptienne que les
musiques urbaines contemporaines considérées comme un « exercice de mauvais
goût » chantés par des « ringards incultes » et illettrés. Cette version officielle de la
culture musicale valorise des musiques perçues comme traditionnelles supposées
refléter la richesse culturelle ancrée dans les terroirs égyptiens. La légitimité provient
alors de « l’exposition » des musiques dans des lieux institutionnels, la plupart du
temps gérés par les services du Ministère de la culture. De nombreuses musiques sont
susceptibles d’évoluer ainsi d’un statut de culture « endogène », c’est-à-dire dépendant
uniquement de ses propres réseaux pour son développement, vers un statut de culture

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officielle, i. e. médiatisées par les institutions du Ministère de la culture dans un


processus d’intégration au corpus du folklore égyptien. Ainsi des traditions sufis, à
l’instar des chants et danses des derviches tourneurs, de certaines hymnodes
islamiques (inshâd dînî) ou des poésies improvisées des campagnes qui sont déplacées de
leurs contextes (rituels, scènes de travaux collectifs, fêtes populaires par exemple) vers
de nouveaux lieux où ils sont donnés à entendre et à voir indépendamment de leurs
éventuelles fonctions sociales. Ces lieux institutionnels (palais de la culture, salle de
concert, ambassades égyptiennes à l’étranger, centre culturel, etc.) contribuent à
conférer de la légitimité culturelle aux musiques. Cette valorisation correspond
également à la volonté d’inscrire les productions locales dans le marché des « cultures
du monde ». Elle s’insère dans un contexte de mondialisation et dans un cadre national
dans lequel la modernité du pays est représentée par la musique savante égyptienne et
arabe18. Cet intérêt officiel s’accompagne du respect des racines populaires de l’Egypte
que manifeste le support aux musiques non-académiques. Toutefois, les musique
urbaines contemporaines n’entrent pas (pour l’instant) dans les projets du
développement culturel officiel.

Illégitimité de la musique sha’abî

29 La typification des musiques égyptiennes est donc élaborée selon deux catégorisations
opposées mais non imperméables : la « folklorisation » et la stigmatisation qui
renvoient à deux ensembles différents de connotations de l’adjectif « populaire ».
30 L’emploi péjoratif du terme révèle ainsi un processus de typification conduisant à la
stigmatisation. Appliqué au néo-mawal, qualifié de « musique populaire », il contient
implicitement un jugement de valeur, non seulement sur la musique elle-même mais
également sur les publics qu’elle vise principalement : les habitants des quartiers à
forte densité, peuplés d’ouvriers, d’artisans, de petits fonctionnaires, d’employés, en
gros, les représentants des classes laborieuses et des petites classes moyennes. Il s’agit
d’un marquage social d’une catégorie de la population citadine par le prisme de la
dévalorisation d’une expression artistique à laquelle elle est assimilée.
31 Identifié comme une musique dégradée et moralement limite, le néo-mawal fait l’objet
de nombreuses critiques de la part de journalistes et intellectuels et demeure jusqu’à ce
jour interdit d’antenne dans les médias audio-visuels nationaux, ce qui ne remet pas en
cause l’importance de son succès populaire depuis son apparition.
32 Si on laisse de côté la chanson de variété sentimentale contemporaine, considérée
comme une chanson de jeunes, relativement inoffensive, insérée dans un marché
international et disposant d’une interface médiatique considérable, on peut repérer
une ligne de fracture qui traverse la musique égyptienne au cours du siècle.
33 D’un côté se trouvent ceux qui se produisent dans des cadres populaires. Dans les
années trente, ce sont les almées (ou néo-almées, ‘awalîm), héritières des prestigieuses
maîtresses de chants et de danse qui officiaient aux 18 e et 19e siècles devant des publics
exclusivement féminins. Avec le développement des salles de spectacles et des cabarets,
les néo-almées se produisent dans la première moitié du 20 e siècle devant des publics
masculins. Elles sont une nouvelle génération proposant un répertoire de chansons
courtes, formatées pour l’enregistrement et issues des estrades des fêtes mariages. Ces
chants sont appelés taqtuqa et en leur temps ces pièces musicales « légères » firent
l’objet de critiques quant à leur contenu moral douteux. Partageant le sort des almées,

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31

les alatiyyas, instrumentistes, pâtissent de la même condamnation morale de la part de


la bourgeoisie cairote. Cette stigmatisation se manifeste avec force lors du congrès du
Caire sur la musique arabe tenu en 1932. A ce moment, s’exprime un différend marqué
entre les membres de l’Institut de musique arabe fondé en 1923, aux visées modernistes
et réformatrices et les alatiyyas (instrumentistes)accusés d’ignorance et de pratiques
musicales archaïques basées sur l’oralité conduisant à l’anarchie. Ces derniers sont
membres du syndicat des musiciens fondé en 1920. Philippe Vigreux (1992 : 232)
propose de schématiser cette ligne de fracture par une série d’oppositions : Syndicat
versus Institut; Gens du commun versus Beys et Pashas, Professionnels versus Amateurs,
Alatiyyas versus Musiqiyyin (musicien avec une connotation moderniste), Lieux de
perdition versus Espace de moralité, Attachement au legs oriental (Persan puis
Ottoman) versus « musique arabe » (connotation moderniste et réformiste).
34 Jusqu’à nos jours, cette ligne de fracture demeure opérante, comme en témoigne la
stigmatisation des musiciens et danseuses de mariage désormais réunis sous la même
dénomination péjorative de ‘awalîm qui ne désigne plus un noble métier de femme mais
un « métier de femme » tout court. Un quatrain d’auto-dévalorisation circule ainsi dans
le milieu des musiciens de mariage pour qualifier le métier :
Métier inutile,
Métier de femme,
Sommeil de merde,
Tu salues celui que tu ne connais pas.
35 Une deuxième phase du cycle récent des musiques populaires urbaines est repérable
dans les années 70 avec la critique d’un nouveau courant musical. Dès lors, comme le
note W. Ambrust, Ahmad Adawiyya, initiateur de ce style, est régulièrement désigné
par les médias comme « désespérément vulgaire » (2001 : 2). Enfin, dernier temps de ce
cycle, le succès de Shaaban Abdel Rehim en 200019 suscite l’incrédulité et le mépris de
nombreux commentateurs dans la presse. Par exemple, une journaliste décrit assez
brutalement les chanteurs de néo-mawal dans un article intitulé « Le triomphe des
ringards » : « Chemises ouvertes, chaînes en or qui brillent et cheveux gominés, ils font
depuis des lustres guincher les jeunes mariés. Mais aujourd’hui – Amr Diab (grande
vedette de la variété sentimentale médiatisée) prend garde ! –, les chanteurs populaires
ont atteint le sommet des hit-parades »20. En 2001, les invitations fréquentes de
Shaaban sur les plateaux de télévision égyptiens – lesquelles étaient davantage
destinées à alimenter des polémiques sur la « bêtise » du chanteur qu’à assurer sa
promotion – ont provoqué une vive réaction parmi les intellectuels et hommes
politiques qui ont unanimement condamné cette couverture excessive des médias et la
mauvaise influence de la vedette sur la jeunesse égyptienne lors d’une réunion tenue au
comité de medias du Parlement. Car si Naguib Surour, chargé de superviser la censure
dans les médias, affirme que les chansons de Shaaban sont bannies de la télévision et de
la radio « pour préserver le bon goût et l’art véritable », il avoue également ne disposer
d’aucune autorité pour interdire sa simple présence dans les émissions 21.
36 Un autre élément nourrissant la stigmatisation du style sha’abî est son éloignement de
l’idéal moderniste officiel. Une affiche parrainée par le Ministère de la culture et
intitulée « Cent ans de lumière22 » présente la caricature de vingt-trois intellectuels et
artistes égyptiens plus quelques représentants du peuple : « ils étaient les icônes
approuvées par l’Etat d’une authentique modernité égyptienne, la courte liste des héros
culturels avec lesquels n’importe quel Egyptien étant passé par le système scolaire
devrait être familier » (Ambrust, 2001 : 192). Dans ce projet fondé sur la promotion d’un

Civilisations, 53 | 2005
32

progrès rationnel, les messages et les qualifications du néo-mawal apparaissent trop


distants de cette « vision d’une évolution moderniste continue » (Ambrust, 2001 : 194).
37 Selon le même auteur, il existerait dans l’Egypte contemporaine quatre idéaux types
culturels. Il s’agit d’une haute culture néo-classique (néo-classicist high culture)
fortement valorisée; d’une culture étrangère inauthentique; d’une culture populaire
valorisée avec des notions à connotation positive comprenant la notion d’ibn al-balad,
fils du pays (Egyptien authentique), les traditions populaires « folklorisables » et
présentables, les poètes écrivant en dialecte comme Byram at-Tunisî ou Salah Jahin, les
quartiers populaires (dans le sens de « quartiers traditionnels » réputés pour la densité
de la vie communautaire et la solidarité des habitants); enfin, d’une sous-culture
dévalorisée (backward low culture). Celle-ci intègre l’islam populaire, les superstitions,
l’analphabétisme et les quartiers populaires (sens de quartiers pauvres peuplés
d’habitants peu éduqués).
38 Les quartiers populaires sont à la fois un élément culturel valorisé et un signe
d’identification d’une culture « dégénérée ». Cela met en relief l’ambiguïté du terme qui
les qualifie. Ils peuvent ainsi être parés de vertus positives comme dans l’œuvre de
l’écrivain Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature, qui dépeint les quartiers
historique scairotes comme des lieux d’une vie sociale intense et communautaire,
répondant à une sorte d’idéalisation de la h’ara, la rue ou ruelle de la vieille ville(l’un de
mes informateurs parlait ainsi de « la chaleur de la h’ara »). Shaaban Abdel Rehim en
chantant qu’il vient d’un quartier populaire suggère ces valeurs positives qui circulent
dans ces espaces comme la solidarité, le courage, la résistance aux maux de la vie. Ce
sont également des qualités réputées dans le monde du travail manuel, chez les
ouvriers ou les artisans et la main-d’œuvre en général qui y résident. La résistance à
l’effort est ainsi mise en avant, de même que la solidité et la force du travailleur. En
revanche, la notion de « quartier populaire» peut aussi véhiculer des images négatives
évoquant divers trafics, ignorance, analphabétisme, maux sociaux, etc. Il est logique
que cette ambivalence attachée à la catégorie « populaire » se retrouve dans le domaine
musical.

Vu de l’avenue Mohamed Ali, un vieux centre urbain de


la musique
Le « populaire » et la couleur des modes

39 Ahmad Adawiyya a commencé sa carrière avenue Mohamed Ali, ancien centre


prestigieux de la musique égyptienne et aujourd’hui siège des musiciens officiant dans
les mariages, les fêtes familiales en général et les mouleds. Ceux-ci se tiennent dans
quelques cafés disséminés autour de la place Ardh Esh-Shérif, dans le voisinage de la
place de l’Opéra, ancien centre de la ville « européenne » bâtie par le Khédive Isma’îl
Pasha dans la seconde partie du 19e siècle. Les chanteurs contemporains de mawal sont
intimement liés au milieu des musiciens de mariage. Issus de leurs rangs anonymes, ils
quittent l’avenue à la faveur d’une renommée fragile leur permettant de devenir un
nom sur le marché de la cassette et des fêtes de mariages. S’ils sont suffisamment
demandés, ils confient leurs intérêts à un impresario installé dans un opulent bureau
dans un quartier moins dégradé que l’avenue Mohamed Ali. Face au marché des
musiciens anonymes (sûq al-musiqiyyîn), regroupant ceux qui dans les cafés de l’avenue

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attendent d’hypothétiques engagements, il existe, en effet, un système d’agent pour les


chanteurs plus renommés. Un de ces agents est ainsi localisé en face de l’Institut de
musique arabe, dans un quartier « chic » et s’occupe notamment de la vedette actuelle
du néo-mawal, Shaaban Abdel Rehim, qui demande 3 000 livres égyptiennes (environ
500 euros) pour se déplacer à un mariage (60 000 livres égyptiennes, 10 000 euros pour
Amr Diab, le plus grand représentant des variétés sentimentales et de la pop
égyptienne).
40 Pour les autres, la carrière ne décollera pas des mariages de rue comme ce fut le cas
d’une chanteuse récemment décédée qui avait pour nom de scène Saltana, en référence
à son habileté à changer de gamme de façon harmonieuse dans le chant.
41 Ahmad Wahdan, joueur expérimenté de ‘ud (luth arabe) et d’urg (orgue électrique) et
Ali at-Tamawi, ancien chanteur aujourd’hui plombier, tous deux issus de l’avenue
Mohamed Ali, expliquent (discussion avec l’auteur 2004), ce que Abdu Iskandarani,
chanteur référentiel du mawal qui officiait dans les mariages, représente pour les
musiciens de l’avenue. Il se caractérise par son style très populaire dans le sens de
proche du peuple et de son génie. Il est d’ailleurs placé dans une lignée de musiciens et
de poètes inscrits dans une culture locale partiellement évoquée plus haut (les poètes et
paroliers Byram at-Tunissî et Salah Jehin ou le chanteur et luthiste Sayid Mikkawi, etc.
). Cette musique réserve une place importante à l’improvisation, y compris
l’improvisation collective et ce jeu que les musiciens appellent eux-mêmes « ’ashwa’î »
(anarchique) tranche avec les arrangements précis de la musique arabe « classique ».
42 A propos de la construction musicale du mawal, mes informateurs constatent l’usage
fréquent des modes rast et nahawand qui « sonnent très populaires ». Les modes ont, en
effet, des couleurs propres exprimant certes à des sentiments à l’instar de la musique
occidentale (la tristesse, la joie, l’allégresse, etc., selon la sonorité du mode), mais
également à des identités sociales conférant aux musiques des connotations variées,
comme le font les rythmes utilisés ou encore la présence d’instruments spécifiques
(l’accordéon comme marque des musiques populaires). Les modes rast et nahawand se
trouveraient ainsi investis d’une identité « populaire » tandis que le mode Kurdî, par
exemple, serait celui des « gens cultivés ». Ces remarques sont subjectives et les avis
peuvent varier. Par exemple, le site internet Haneen réalisé en Egypte à l’Institut des
technologies de l’information qui a pour vocation d’aider les expatriés à maintenir un
lien avec leur pays, propose un chapitre sur la musique égyptienne dans lequel il est
indiqué en substance que le mode nawahand est « si tendre qu’il convient parfaitement
aux chansons romantiques »23. Mais pour les musiciens de l’avenue Mohamed Ali, ces
deux modes représentent une part de l’identité du mawal et du néo-mawal, pour le
meilleur et pour le pire. Car selon l’usage qui en est fait, ils serviront une musique
expressive, âme de la rue cairote ou bien une musique perçue comme insignifiante,
voire moralement et esthétiquement douteuse.

Les deux faces du néo-mawal

43 L’ambivalence de la catégorie « musique « populaire » se retrouve dans les postures des


musiciens non-académiques. Dans l’extrait d’entretien reproduit ci-dessous. Le sha’abî
acceptable devient « folklore » et se distingue de musiques moins défendables. On peut
voir dans ce positionnement une influence du discours dominant sur la musique qui
conduit les musiciens de néo-mawal à déplacer la frontière des musiques légitimes en

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inscrivant leur travail dans un style folklorique. Dans l’entretien ci-dessous, Midhat,
joueur d’orgue électrique, considère que les chanteurs avec lesquels il a travaillé, tous
plus ou moins dénigrés comme musiciens « populaires », sont légitimes et
n’appartiennent pas à la catégorie de la musique populaire dégradée. Tel n’est pas le
cas du chanteur Shaaban Abdel-Rehim et de ceux et celles qui suivent son exemple. Ils
sont directement visés par les catégorisations négatives. De même, Hassan Abu Sa’ud,
avec toute la diplomatie d’un président de syndicat, tient à distinguer son œuvre dans
le néo-mawal des chansons de Shaaban alors que les discours dominants, dans les
médias égyptiens n’opèrent pas de si subtiles distinctions. Les musiciens usent ainsi des
définitions des frontières pour asseoir des stratégies de légitimation dans un monde de
la musique sous la pression et la domination des partisans de cultures officiellement
validées.
« - Nicolas P. : Tu travailles où ?
- Midhat : Dans des lieux, dans des « nights » (cabarets), pour des enregistrements
de cassettes, tout.
- Par exemple qu’as-tu enregistré, avec qui as-tu travaillé ?
- Je suis resté onze ans à travailler avec la famille Ich’ich, les deux Ich’ich. Ils font
un duo.
- Ah, Ich’ich, il est compositeur maintenant ?
- Oui, il est compositeur maintenant. Sayyid et Hassan, j’ai passé avec eux onze ans,
une longue période. Et puis j’ai travaillé avec Abdel Basset Hamouda et puis
Ramadan al-Brince (Ramadan Le Prince) et avec Ashraf al-Masri. Ce sont des
chanteurs populaires. Les vrais chanteurs populaires comme Khadra Mohamed
Khidr et ces choses là. C’est du folklore (fulklur) populaire.
(...) j’ai travaillé aussi avec des maschayyikh (chanteurs de madah, louanges au
prophète se produisant essentiellement dans les fêtes de saints).
- Ils travaillent dans les mariages principalement ?
- Pas les mariages, ceux-là, ils ont des trucs comme les sâmir
- C’est quoi ?
- Le « fulklur » populaire, les chanteurs populaires, comme Gamalât Chiha (nom) et
Khadra mohamed Khidr et Khadra Naguati, ils se produisent dans de grandes tentes
et les gens sont assis et ils chantent avec l’orchestre.
(...)
- Tu travailles dans les quartiers populaires seulement ou aussi dans d’autres lieux ?
- Je travaille partout. Quartiers populaires, sous-populaires, informels, quartiers
chics chez des voleurs, des pickpockets, des beys, des docteurs, des ingénieurs. Mon
travail fait que je travaille partout. Et je dois me débrouiller avec tous ces gens. Si
c’est un milieu élevé, je monte mon niveau pour pouvoir parler avec eux. Dans un
milieu très bas, je baisse complètement mon niveau pour pouvoir interagir avec
eux.
- Et le travail aussi ?
- Le travail a des styles, c’est pas raisonnable de jouer les Rubba’iyyât al-Khayyam
d’Um Kathum devant des gens dont le niveau culturel est nul ou du Abdel Wahab,
ils ne sauront pas ce que je joue. Je descends à leur niveau et je leur joue les trucs
populaires nuls alors je dois les retenir.
- Comme quoi ?
- Des chanteurs, je ne sais pas à quoi ils ressemblent, je suis obligé de les apprendre
et on comprend pas ce qu’ils veulent dire dans leur paroles. Tu ne sais pas ce qu’ils
disent et je dois les jouer. Je me souviens quand le chanteur Ahmad Addawiyya est
arrivé, tout le monde en parlait parce que les paroles sont très familières mais les
paroles d’Ahmad Adawiyya pour les trois quarts viennent d’une authentique
sagesse populaire. Toutes les paroles ont un sens. Actuellement ce qu’on entend, il
n’y pas de sens du tout.
- Comme quoi par exemple ?

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- Comme Shaaban, il dit quoi ? On ne sait pas et les gens s’en contentent ».
(Entretien Darb al-Ahmar, novem2002)
44 L’opprobre affectant Shaaban vient également du caractère provocateur du chanteur
qui n’hésita pas au début des années 90 à rendre publics les ancrages des musiciens de
néo-mawal dans le monde du travail ouvrier et artisanal dans sa chanson d’ailleurs
censurée « kaddab ya greisha ». Le texte rendait public le fait que la scène musicale était
composée d’artisans et précisait même les anciennes professions des artistes : barbier,
carrossier, fabricant de meubles ou encore peintre en bâtiment. Shaaban écrivit cette
chanson pour répondre à ceux qui lui reprochaient ses origines de travailleur, il était,
en effet, repasseur; ce qu’il assume d’ailleurs avec humour en chantant :
« Nous ne sommes ni Indiens ni Turcs et chaque jour je me plains
Soit le chant s’améliore soit je le laisse et je retourne à mon fer à repasser
Les chansons sont devenues à la mode et le chant est retourné à la maternelle » 24.

Photo 5 : Les awâlim contemporains, danseuses et percussionnistes lors d’un mariage de rue au
Caire, juillet 2003

(© Nicolas Puig).

45 Si, à l’instar de Shaaban Abdel Rehim, de nombreux musiciens n’hésitent pas à mettre
en avant leur enracinement dans les quartiers populaires25, ils préfèrent inscrire leur
pratique artistique sous d’autres références, comme celle plus significative de mawal ou
de saltana26 et se reconnaissent dans ce qu’ils appellent assez communément des
musiques non-académiques. Cela s’explique par l’ambivalence du terme sha’abî et son
potentiel de stigmatisation et, en conséquence, les musiciens concernés par la
dénomination, musiciens de mariage de l’avenue Mohamed Ali et chanteurs modernes
urbains, la réfutent.
46 Le passage par les musiciens de l’avenue Mohamed Ali met en exergue la circulation des
stigmatisations qui concernent finalement toujours l’autre, ailleurs, dans d’autres

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quartiers dans lesquelles la culture est considérée comme inférieure 27. Les habitants de
Darb al-Ahmar, quartier dit populaire, considèrent ceux de Duwiqa comme l’étant ...
davantage. Une informatrice connaissant les deux quartiers me confiait par exemple
que si « à Darb al-Ahmar, il y a un peu de culture, là-bas (à Duwîqa), leur culture est
inférieure à zéro ». Aussi le « populaire » enferme-t-il des musiques variées comme des
pans entiers de la société urbaine sous un même catégorie homogène alors que cette
société est travaillée par des logiques très actives de différenciation.
47 Le détour par deux quartiers « populaires » distincts permet de mettre en relief des
rapports différenciés aux territoires et des façons variables de les définir. Il permet de
souligner la relation de réciprocité qui existe dans les représentations entre les
qualifications de l’espace et les « cultures » supposées des habitants. Le sens commun
présente facilement la morphologie sociale de la ville en distinguant le sha’abî
(populaire, donc un peu rustre, mais aussi « authentiquement beldi ») du râqî (chic,
raffiné). Cette distinction repose sur des critères bien définis comme la densité, le bruit,
le mouvement, la nature des bâtiments, la propreté, les services (Raymond, 1993 : 358).
S’il existe entre ces deux pôles un système complexe de positionnements à la fois
spatiaux et sociaux qui organise la ville et dispose dans une sorte de mise en abîme
hiérarchisée l’ensemble de ses habitants (Puig, 2003), on parlera davantage de
contrastes, c’est-à-dire de coupure franche entre les espaces et les cultures urbaines
dans l’espace resserré de la ville que de diversité, laquelle implique des transitions
progressives (Vallaux, cité par Gay, 1995 : 6).

Conclusion : le destin incertain des musiques


« endogènes »
48 Les musiques endogènes telles que le néo-mawal et ses développements considérés
comme les plus vulgaires (hâbit) émanent de réseaux d’apprentissages et de pratiques
professionnelles indépendantes des processus de validation par les institutions
culturelles dépendant du gouvernement égyptien. Elles se différencient par là d’une
musique populaire folklorisée qui, médiatisée par les institutions de l’appareil culturel
d’Etat (par exemple les troupes régionales dépendant du Ministère de la culture), se
trouvent valorisées comme expression de la variété et de l’authenticité des traditions
musicales égyptiennes.
49 S’agissant des musiques urbaines, le populaire s’inscrit en tension avec les cultures
officielles et légitimes. Les promoteurs de ces dernières entendent par le jeu de la
stigmatisation refuser la confrontation dans l’espace public de la variété culturelle en
tentant d’imposer une logique de séparation stricte qui passe par l’interdiction de
diffusion dans les médias contrôlés par l’Etat. Aussi le néo-mawal, ne bénéficiant pas
d’un cadre institutionnel en assurant la préservation et le renouvellement, ni d’un
accès aux médias nationaux, est voué à la logique de son marché spécifique et évolue
actuellement entre dispersion et répétition. Cette musique ne dispose comme support à
sa diffusion que des estrades des mariages et des cassettes audio. Elle demeure (pour
l’instant) en retrait des reconfigurations en cours des mass médias (internet,
développement des CD vidéos, expansion des chaînes câblées de télévision). Dans ce
contexte, de nouveaux clivages se manifestent parmi les musiciens non-académiques
dont une partie tendent à élire les premiers développements de néo-mawal dans les
années 70 et 80 au statut de musique référentielle digne d’intérêt et à en blâmer les

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développements contemporains. Les frottements entre les formes culturelles


divergentes dans un Etat où les institutions nationales conservent un rôle déterminant
dans la production culturelle et, peu ou prou, dictent leurs propres normes des bonnes
orientations musicales, influencent les positionnements des acteurs sociaux. Partant,
leur lecture des significations du terme « sha’abî » et la manière dont ils s’accordent
pour en tracer les frontières découlent de cette domination.
50 Enfin, derrière la répudiation de cette musique se profilent des enjeux sociaux de
stigmatisation des quartiers pauvres et des supposées mœurs douteuses de leurs
habitants considérés comme inaptes à partager l’espace public 28. Cela reflète également
une inquiétude quant au potentiel politique de cette musique malgré les allégeances
politiques d’un chanteur comme Shaabân Abdel-Rehîm qui, dans l’une de ses chansons,
déclare aimer le premier ministre égyptien et détester Israël (bakrah Isra’îl). Ces
questions politiques sont moins liées aux textes en eux-mêmes qu’à la façon dont le
néo-mawal projette la culture des quartiers pauvres dans l’espace public. Cette simple
présence contient une dimension quasi-revendicatrice dans un contexte marqué par le
mépris des classes aisées – ce qui n’empêche pas la manifestation d’un certain
« populisme » – envers les habitants du Caire plébéiens. Selon cette manière de voir, si
l’on suit Denis Constant Martin « l’esthétique est investie d’éthique » (2000 : 179). La
musique figure alors une aspiration à la reconnaissance sociale exprimée au travers de
contenus culturels.

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Discographie sélective

-Abdu al-Iskandarani (‘amid al-mawal al-’arabi, pilier du mawal arabe), « Sagân al-raghâm »,
Cassette audio : al-Mutahida lil Sawtiyyât. Le Caire (non daté, enregistrement fin des années 60).

- Ahmad Adawiyya, « Karkashangui », Cassette audio : Fine artistic. Le Caire (non daté, années 70).

- Ahmad Adawiyya, « Zahma », Cassette audio : Fine artistic. Le Caire (non daté, 1973).

- Shaaban Abdel Rahim, « Ansa ya umrû ». Cassette audio : Sûper. Le Caire (2000).

- Shaaban Abdel Rahim, (avec ‘Isâm, son fils), « Ma ta’darsh ». Cassette audio : Sherikat al-wâdî lil-
intâj al-funnî. Le Caire (2001).

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NOTES
1. Au Maroc et en Algérie, « chaabi » désigne à partir des années 40, un style de chanson
dialectale et urbaine. (Bours, 2002 : 97).
2. 2002, Qamûs mustalihât al-musîqa ash-sha’abiyya al-misriyya.
3. Entretien du 10 novembre 2004 au siège du syndicat des métiers de la musique.
4. La notion de monde de la musique renvoie tout d’abord aux mondes sociaux d’Anselme Strauss
qui intègrent à la fois à des univers de discours, des arènes de la communication et de la
symbolisation et « des activités, des appartenances, des sites, des technologies et des
organisations spécifiques » (Baszanger, 1992 : 49).J’emploie la notion de « monde » également en
référence à l’étude sur les mondes de l’art de Howard Becker (1988) qui dans son analyse envisage
également ce qui peut-être considéré comme étant à la périphérie, voire exclu, des mondes de
l’art (les artistes populaires, les artistes naïfs, etc. ).
5. Selon l’étude sur les revenus, les dépenses, les consommations et les budgets des ménages de
l’autorité nationale égyptienne de statistique (CAPMAS 2000) et les données (non publiées) de
François Ireton, chercheur au CEDEJ du Caire, nous pouvons classer la population urbaine
égyptienne en trois catégories : « les classes inférieures » (moins de 12 000 LE par an), « les
classes moyennes » (EGP 12 000-29 999) et « les classes supérieures » (EGP 30 000 et plus). La
première catégorie concerne 68.12% des ménages (63.83% de la population), la deuxième 27.31%
(31.41% de la population), et la troisième 4.56% (4.76% de la population) dans les zones urbaines
(il faut environ sept livres Egyptiennes pour un euro) (Battesti, 2005).
6. Entretien avec l’accordéoniste Kamel Fouad, avril 2005.
7. Entretien avec l’auteur, avril 2005.
8. Extase musicale.
9. Il s’agit de différents modes musicaux appelés en arabe maqam.
10. Ahram weekly, 8 - 14 February 2001 (520).
11. Frishkopf, 2002.
12. Les chansons sont interdites d’antenne mais pas les chanteurs qui sont souvent interviewés
sur les chaînes nationales.
13. Aussi, ce type de transport peut-il être considéré comme un « média » qui contribue à la
diffusion de la musique dans l’espace public de circulation. On a d’ailleurs parlé à propos du néo-
mawal de « musique de micro-bus ». La diffusion du néo-mawal se fait donc davantage par les
espaces publics de circulation que par cette portion des espaces publics de communication
constituée par les médias officiels.
14. Le terme qui donné en français le mot « almée » désigne aujourd’hui les danseuses de mariage
et leurs musiciens (hommes) avec une nette connotation péjorative (cf. Puig 2003).
15. « The Money Mawaal », Ahram Weekly, 8-14 février 2001, n° 520.
16. Ahram Weekly, 30 décembre 2004-5 janvier 2005, n° 723.
17. Entretien avec l’auteur, Café Halawithum, avenue Mohamed Ali, 2000.
18. La musique arabe savante renvoie à l’école Khédiviale qui s’est développée dans la seconde
moitié du 19e siècle sous l’égide de Abdu Al-Hamuli qui en fut la figure emblématique ainsi qu’à la
modernisation de ce patrimoine au cours du 20e siècle par Sayyid Darwish puis Mohamed Abdel
Wahhab notamment.
19. En fait Shaaban existe dans le paysage musical depuis la fin des années 80 mais va connaître
des problèmes avec la censure et ce n’est qu’en 2000 qu’il connaît un succès populaire très
important.
20. Ahram Hebdo, 24-30 janvier 2001, p. 22.
21. Cité par Muhammad Mursi, « Shaaban rules the airwaves », Cairo T imes, 6-12 décembre 2001.
22. « A hundred years of enlightenment ».

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23. http://www.haneen.com.eg/scripts/egymusic/subsubcat.asp?
id=11&subid=4&catid=1.correspond à la gamme mineure harmonique en mouvement ascendant
et à la gamme mineure mélodique en mouvement descendant.
24. Je vais arrêter de chanter, “ habatal al-runa ”. Chant : Shaabân Abd-al-Rehîm; paroles : Khalîl
Islâm; musique : Shaabân Abd-al-Rehîm; cassette : Sûper – « ansa ya umû ».
25. Il chante ainsi dans la bande originale du film « Le détective, l’indic et le voleur » dans lequel
il joue le voleur : « On ne se moque pas de moi, je ne crains pas les cris, parce que j’ai toujours été
correct et je me débrouille depuis longtemps, j’ai grandi dans un quartier populaire, je ne me suis
jamais couché fâché ». Dans ce film, le personnage joué par le chanteur est très proche de ce qu’il
est dans la vie et il met en avant les valeurs « populaires », religiosité, courage, fidélité dans
l’amitié mais aussi roublardise et débrouillardise.
26. A l’instar des musiciens de l’album CD « Saltana » (Tanz Raum, 2004) qui a pour sous-titre : «
Baladi music from Egypt ». La notice de présentation présente également cette musique comme
« Egyptian popular jazz ». Il s’agit d’une musique instrumentale dédiée à la danse.
27. Dans ce contexte, le terme fait référence autant aux façons d’être, de parler, etc., qu’au
niveau d’éducation des personnes.
28. Ce que montrent de nombreuses études sur les Espaces publics au Caire, par exemple, Abaza,
2001; Gillot, 2002 et Battesti, 2005.

RÉSUMÉS
Depuis une trentaine d’années, un nouveau style musical urbain se développe au Caire porté par
la croissance du marché des cassettes audio, sous la férule du chanteur Ahmad Adawiyya, parfois
surnommé « le prince de l’Infitah », période d’ouverture économique de l’Egypte faisant suite au
socialisme nassérien. L’analyse de ce courant musical souvent qualifié de « populaire » est
l’occasion d’introduire aux usages et significations de cette notion ambiguë dans la musique
égyptienne. Cela conduit à envisager la façon dont les acteurs du monde de la musique en Egypte
s’orientent s’accordent ou s’opposent pour en délimiter les frontières. Ce processus dynamique
s’effectue dans le cours des interactions et les statuts sont négociés dans un contexte de
domination culturelle des milieux académiques et officiels. Celle-ci se traduit par un regard
stigmatisant qui déborde le domaine de la production culturelle pour englober les habitants des
quartiers d’où sont issues ces musiques, souvent considérés comme inaptes à partager l’espace
public. Sur les questions « onomastiques » et musicales se greffent ainsi des enjeux liés aux
frottements entre une culture « endogène» développant ses propres réseaux à partir des
quartiers populaires et une culture officielle soucieuse d’authenticité, de bon goût esthétique et
« d’urbanité ».

For the past thirty years, a new urban musical style has developed in Cairo, supported by an
increasing audio tape market and led by the singer Ahmad Adawiyya. The study of this music
style often described as « popular » gives the opportunity to examine the different uses and
meanings of this ambiguous notion. The Egyptian government along with the cultural elite of the
country have given considerable control over the definition of « good music » and strongly
influence the strategies of social actors as well as the way they negotiate the boundaries of the
Egyptian music world. The boundaries between segments in the local music world are thus very
flexible, depending on the interaction and the power relations at stake among its members.

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INDEX
Mots-clés : Egypte, monde de la musique, cultures urbaines et nationales, , stigmatisation,
frontières
Keywords : Egypt, music world, urban and national cultures, stigmatization, boundaries

AUTEUR
NICOLAS PUIG
Nicolas PUIG est anthropologue, chargé de recherches à l’Institut de recherche pour le
développement. Il s’attache à la description et l’analyse des sociétés citadines dans les villes du
monde arabe et musulman en partant de la question des marginalités sociales et spatiales. Il a
effectué une enquête sur les recompositions territoriales et sociales affectant le Sud tunisien et
notamment la ville de Tozeur (2003, Bédouins sédentarisés et société citadine à Tozeur (Sud-ouest
tunisien), Karthala/Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain. Il conduit actuellement
un travail sur les musiciens de mariage dans la ville du Caire en relation avec l’évolution de
l’organisation citadine et entame un nouveau terrain à Beyrouth sur les relations à la ville des
habitants des camps de Sabra et Chatila.

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Les batá deux fois sacrés


La construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine

Kali Argyriadis

NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie Sara Le Menestrel, Stefania Capone, Silvina Testa et Véronique Boyer pour
leur lecture attentive et leurs suggestions.

1 Les pratiques religieuses d’origine africaine et leurs expressions artistiques ont


longtemps été méprisées à Cuba. Au sortir de l’indépendance, au début du siècle, la
musique et les danses « de nègres » étaient fortement réprouvées et réprimées.
Pourtant aujourd’hui, alors que depuis une dizaine d’années l’île s’est ouverte au
tourisme, elles sont devenues l’un des facteurs d’attraction majeure des visiteurs de ce
pays. Enthousiasmés par une production et un enseignement de qualité adaptés à leurs
attentes, certains poussent leur passion jusqu’à l’engagement religieux (Argyriadis,
2001-2002). D’autres les découvrent tout simplement à travers les voyages organisés qui
incluent à leur programme nombre « d’activités culturelles » basées sur un répertoire
parfois encore appelé « folklorique », et plus souvent « traditionnel afro-cubain ». A La
Havane, aux côtés des indétronables Guantanamera, Hasta siempre et autres Chan chan,
pas un musée, marché artisanal, lieu de spectacle ou même colloque international qui
ne soit saturé de rumbas, tambours batá et chants et danses d’orichas.
2 Les cérémonies religieuses qui ont lieu quotidiennement dans la capitale sont pourtant
loin de se restreindre à l’emploi de ce type de tambours, de chants et de gestuelles. De
même, les orichas ne sont pas les seules entités à être invoquées : les saints et les
vierges, ainsi que différentes sortes d’esprits de défunts sont également mobilisés de
façon complémentaire (Argyriadis, 1999). Cependant, la santería et son corollaire, la
divination par ifá occupe une place hégémonique en tant que paradigme d’une
prestigieuse tradition africaine « yoruba », tandis que son répertoire musical et
chorégraphique est de loin le plus plébiscité à la fois par les artistes, leur public et les
institutions nationales. Les tambours batá et les danses d’ orichas sont devenus
l’incarnation d’une culture légitimée, valorisante, symboles parmi d’autres de l’identité

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nationale cubaine. Dans le contexte de transnationalisation de la santería (Argyriadis,


Capone, 2004) ils en viennent même à être présentés comme porteurs d’une
traditionnalité yoruba plus pure et plus noble qu’en Afrique.
3 Le répertoire « afro-cubain » a donc changé radicalement de statut en moins d’un
siècle. En devenant musique savante, musique d’initiés dans les deux sens du terme, il a
aussi évolué en mettant l’accent sur un nombre restreint de ses variantes. L’émotion
esthétique qu’il suscite de nos jours auprès d’un public international est le fruit d’un
processus d’interactions vieux de plus d’un siècle, qu’il est essentiel d’analyser pour
comprendre les enjeux contemporains de la pratique religieuse santera à Cuba et hors
de l’île. Ces échanges sous-tendent en outre un rapport à l’Afrique qui n’a jamais cessé
d’être ambivalent dans la notion de cubanité, et dont la profondeur historique doit être
revisitée.

Afrocubanisme et esthétique du rythme


4 Lorsqu’en 1898 l’île de Cuba acquit son indépendance, la question de l’intégration des
descendants d’esclaves dans le concept d’identité nationale 1 n’allait pas de soi, et ce
malgré leur participation massive aux débats et aux luttes abolitionnistes et anti-
colonialistes de la fin du 19e siècle. La nouvelle république se préoccupait de
« désafricaniser » sa population et amorça très vite une politique de
« blanchissement », en subventionnant l’immigration espagnole. Les premières études
sur les pratiques des descendants d’esclaves furent le fait de fonctionnaires de police,
de juristes et de médecins légistes. Comme au Brésil (Capone, 1999 : 207) il s’agissait de
se donner les moyens d’éradiquer des activités considérées comme délictueuses et
honteuses pour la jeune nation, comme la « sorcellerie » ou la prolifération de sociétés
secrètes masculines d’origine africaine dites de ñáñigos. Mentionnés dès 1882 (Trujillo y
Monagas), ces derniers furent l’objet de persécutions policières répétées. On leur
confisquait leurs objets, instruments et costumes rituels, pour les placer au Museo de
Ultramar de Madrid. C’est là qu’un jeune Cubain étudiant en droit, Fernando Ortiz, les
vit en 1901. A l’instar du public espagnol de l’époque, il trouva le sujet fascinant (Ortiz,
1939 : 86).
5 La même année à La Havane, un décret municipal avait interdit l’usage de tambours
d’origine africaine. Les journaux de l’époque étaient remplis d’anecdotes illustrant la
nécessité de la répression anti-sorciers et de la confiscation de leurs fétiches, tambours
et ingrédients suspects. Les sorciers africains étaient soupçonnés (voire accusés et
condamnés) de sacrifices humains et de charlatanisme. On leur reprochait aussi de
violer les sépultures et de se livrer à des crises d’épilepsie incontrôlées. Plusieurs
pamphlets traitèrent le problème en terme de pathologie sociale (Valero Cossio, 1904;
Roche Monteagudo, 1908; Castellanos Gonzalez, 1916), mais c’est celui de F. Ortiz qui se
distingua (Los negros brujos, 1906), car il introduisait le terme « afro-cubain » pour
désigner spécifiquement les quelques milliers de natifs africains âgés vivant à Cuba (et
non les millions de descendants d’Africains nés dans l’île, comme l’usage le fit par la
suite), et s’appuyait sur des sources africanistes pour montrer qu’il s’agissait de
survivances religieuses de divers peuples subsahariens, dont il essayait de constituer la
liste.
6 Comme ses contemporains, F. Ortiz jugeait ces pratiques attardées et amorales et
appelées à disparaître. Il considérait avec bien plus de sévérité celles des Cubains qui

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les perpétuaient en faisant consciemment œuvre de charlatanisme et de parasitisme, et


il distinguait soigneusement ces derniers des « Noirs évolués », c’est-à-dire de la
bourgeoisie et des intellectuels « de couleur » de l’époque qui étaient les premiers à
manifester leur dégoût de la sorcellerie. Il prôna la « désafricanisation » (Ortiz, 1995 :
150) par le biais de l’éducation et de l’accès aux soins pour tous, et demanda à ce que les
objets confisqués ne soient pas détruits mais donnés au Musée d’anthropologie de
l’Université nationale « dans l’intérêt de la science » (idem : 196). Son opinion sur les
pratiques artistiques afro-cubaines était à ce moment-là très méprisante : dans Los
negros brujos, les danses sont « lascives de façon dégoûtante », sauvages et antisociales
(idem : 46, 183); les chants « se réduisent à des répétitions rythmiques d’une insistance
désespérante pour les oreilles cultivées » (idem : 47). F. Ortiz s’étonne d’ailleurs de la
pénétration de ces cultes « dépourvus de forme artistique civilisée » dans les couches
sociales élevées (idem : 138), et préconise des mesures plus répressives encore envers
les « danses africaines », dangereux facteur d’attraction de nouveaux adeptes, car
dissimulant souvent des fêtes religieuses sous couvert de divertissement (idem : 200).
7 Dans la lignée de ce jugement partagé par les pouvoirs publics, les groupes
carnavalesques (comparsas) furent interdits en 1913. Patriote engagé, athée convaincu,
F. Ortiz se consacra ensuite à l’étude du spiritisme kardéciste et de l’archéologie indo-
cubaine, et poursuivit dans un premier temps des recherches plus historiques sur les
afro-cubains (rébellions, esclavage, associations et pratiques festives du 19 e siècle…).
8 Dans les années vingt, l’île connut une grave crise économique due à la baisse du cours
du sucre. Les grandes compagnies sucrières répondirent aux mouvements sociaux par
l’immigration « sous contrat » de plusieurs centaines de milliers de Jamaïcains et
d’Haïtiens. Alors que les chasses aux sorciers reprenaient de plus belle, plusieurs voix
s’élevèrent contre la présence nord-américaine à Cuba2 et proposèrent en réaction une
définition de la cubanité qui admettait une part d’influence africaine, au moins sur les
religions et les arts. Des journalistes, des écrivains et des hommes politiques de toutes
couleurs de peau érigèrent le danzón et surtout le son en symboles nationaux. Selon
A. Carpentier, « Seuls les noirs […] conservaient jalousement un caractère et une
tradition antillaise. Le bongó, antidote de Wall Street ! » (cité par De la Fuente, 2001 :
243).
9 En 1923 F. Ortiz s’unit à la campagne de la Junte de rénovation nationale civique, qui
évolua en rébellion rapidement avortée. Ces organisations inspirèrent un groupe (dit
Minoriste) de jeunes artistes et intellectuels qui se réunirent autour de conférences,
d’expositions et de concerts, et découvrirent les nouveaux mouvements artistiques
européens, notamment le primitivisme et l’Art Nègre. Ils remarquèrent alors « qu’il y
avait à Regla, de l’autre côté de la baie, des rythmes aussi complexes et intéressants que
ceux que Stravinski avait créé pour évoquer les jeux primitifs de la Russie païenne »
(Carpentier, 1985 : 286). Or, si le folklore européen était considéré comme agonisant, les
expressions populaires créoles cubaines étaient elles « en continuel processus de
création » et source d’orgueil (idem). Le mouvement, appelé afrocubaniste, prit F. Ortiz
comme porte-étendard. Ce dernier, « malgré son âge, se mêla fraternellement à la
jeunesse. On lut ses livres. On exalta les valeurs folkloriques. Subitement, le Noir devint
le centre de l’attention de tous les regards. Du fait même que l’on faisait enrager les
intellectuels de la vieille école, on allait avec onction aux juramentos ñáñigos et l’on
portait aux nues la danse des diablitos » (idem : 267-268). F. Ortiz co-fonda en 1923 la

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Société de Folklore Cubain, puis la revue Archivos del folklore cubano, et entreprit ses
recherches sur la musique, les danses et le théâtre des « Noirs ».
10 L’afrocubanisme se développa dans le contexte extrêmement propice de l’engouement
pour le son. Privés de carnaval, interdits dans les fêtes profanes et religieuses 3, les
tambours et les rythmes populaires n’eurent longtemps droit de cité officiel que dans
les théâtres bouffes, comme l’Alhambra, où se produisaient tous les grands musiciens,
danseurs et chanteurs du début du siècle. C’est là que dès 1906, des maisons de disques
américaines (Edison, puis Victor, Columbia…) vinrent enregistrer sur cylindres de
métal, pour leurs « séries ethniques », des rumbitas guaracheadas accompagnées à la
guitare ou au piano (Reyes, 2000 : 34). De ce fait, le terme rumba 4 devint très tôt à la
mode aux Etats-Unis, et c’est pourquoi il fut utilisé plus tard dans les années vingt pour
désigner le son, lorsque la musique cubaine pénètra massivement ce pays.
11 Le son envahit la capitale dans les années vingt en même temps que les immigrants de
la région orientale de l’île dont il était issu. Les afrocubanistes le découvrirent avec une
« stupeur émerveillée » (Carpentier, 1985 : 216) et virent en lui la première vraie
création cubaine – du moins sous sa forme première, car son évolution jazzistique fut
au contraire très critiquée5. Ses instruments étaient pourtant de facture très rustique6,
chacun servant à produire des timbres et des phrases rythmiques entrecroisées. Mais
les « oreilles cultivées » avaient désormais de nouvelles références : « La grande
révolution opérée dans les idées reçues par la batterie du son consista à nous donner le
sens de la polyrythmie soumise à une unité de temps. (…) Le son cubain – tel qu’il se présenta
à nous dans sa forme pure, en 1920 – fait penser à un état rudimentaire des Noces de
Stravinski » (Idem : 218)7. Les afrocubanistes8 commencèrent alors à s’inspirer de ces
rythmes et du milieu dont ils étaient issus, faisant scandale parmi les partisans de
l’hégémonie de la musique paysanne (guajira) d’origine espagnole.
12 De 1925 à 1933, sous la dictature de Machado, de nombreux afrocubanistes s’exilèrent
en France et se lièrent avec les surréalistes. Ce fut par exemple le cas d’A. Carpentier,
que Robert Desnos emmena avec lui à sa sortie de prison en 1927. A Paris, l’engouement
pour les danses exotiques battait son plein, et les surréalistes se pressaient au Bal nègre
de la rue Blomet. Au-delà de toute l’ambiguïté de ce phénomène, qui mêla souvent gêne
et fascination, ces bals furent des lieux propices aux rencontres entre intellectuels
Antillais, Africains, Noirs américains, et ils contribuèrent à l’émergence du courant de
la négritude (Decoret, 1998)9. Ces rencontres, cette aura de danses considérées à Cuba
comme répugnantes, inspirèrent très certainement les artistes cubains, d’autant que
dès 1931 la mode de la « rumba » et de la conga arriva à son tour à Paris via les Etats-
Unis.
13 Mais ce nouveau regard, esthétiquement valorisant, n’impliquait pas la remise en cause
de certaines hiérarchies. A propos de la composition Rythmiques, d’A. Roldán (1930), où
auraient été pour la première fois notés avec exactitude les rythmes de percussions
afro-cubaines, A. Carpentier s’extasiait sur la capacité de « l’artiste cultivé » à faire
œuvre de recréation, à travailler l’esprit d’un folklore, là où le musicien noir n’aurait
fait que frapper « instinctivement » ses tambours (Carpentier, 1985 : 276). Il s’agissait
donc bien de puiser des sources d’inspiration, mais en aucun cas de légitimer des
pratiques religieuses jugées criminelles et violentes, qu’A. Carpentier associait comme
F. Ortiz au manque d’instruction, coupable du fait que tant de Noirs « végètent dans la
pègre avec un tambour sur le ventre » (idem : 251).

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14 Il convient toutefois de nuancer le constat de cette restriction au champ esthétique en


rappelant que d’autres intellectuels de l’époque, s’auto-affirmant « de couleur »,
entendaient faire valoir un point de vue plus radical. Réunis autour du Club Atenas,
nouant des liens avec les intellectuels du mouvement artistique new-yorkais
contemporain Harlem Renaissance (qui influencèrent aussi la poésie de N. Guillén), ils
s’exprimèrent dans les années trente à travers une série d’articles de G. Urrutia dans le
Diario de la Marina, intitulés « idéaux d’une race », engagés contre le racisme et la
ségrégation à Cuba10 comme aux USA (Castañeda, 2001 : 235-236). Ils refusaient la
création d’un mouvement purement afro-cubain (le terme étant entre-temps devenu
synonyme de descendant d’Africain) et la ghettoïsation qui en aurait résulté, mais
soulignaient « l’apport de la culture afro-cubaine à notre civilisation nationale ». Il ne
s’agissait donc plus ici seulement d’esthétique : G. Urrutia s’éleva d’ailleurs contre la
spectacularisation des art afro-cubains, ironisant au sujet des peuples européens qui,
« pour se refaire depuis la moelle psychologique, ont besoin d’une très forte injection
de sauvagerie cultivée » (Urrutia, 1935).
15 Après la dictature de Machado et l’abrogation de l’amendement Platt, l’afrocubanisme
gagna peu à peu les institutions. Mais surtout, il prit un nouveau tournant, en orientant
sa démarche vers la détection de survivances africaines à Cuba, et la valorisation
extrême des pratiques attribuées aux descendants des Yoruba. Le répertoire musical et
chorégraphique des cultes commença à être analysé à la loupe, puis hiérarchisé, à
partir de critères d’authenticité traditionnelle toujours étroitement liés aux critères
esthétiques, aussi bien des universitaires que de leurs informateurs.

La consécration des batá lucumí


16 Au contraire des « Congos », dont les pratiques, qualifiées péjorativement de
syncrétiques, sont devenues à partir de cette époque le paradigme d’une Afrique
honteuse, laide, sale, sauvage et sorcière, les « Yorubas » sont présentés aujourd’hui
encore comme les héritiers d’une civilisation savante, belle, prestigieuse et
« traditionnelle » (Argyriadis, 2000). A l’instar de son précurseur brésilien R. Nina
Rodrigues, F. Ortiz a été influencé par les stéréotypes raciaux qui avaient cours en son
temps, les « Soudanais » étant considérés comme plus beaux et plus susceptibles d’être
civilisés que les « Cafres » (Capone, 2000 : 6). Grand lecteur des travaux de
A. Hovelacque, M. Delafosse et C. Lombroso, l’idée d’une supériorité de la culture
yoruba lui vint également des textes du missionnaire T. J. Bowen, de l’abbé P. Bouche,
du révérend S. A. Crowther et du colonel A. B. Ellis, acteurs du mouvement de
renaissance culturelle de Lagos qui visait, dans la seconde moitié du 19 e siècle, à jeter
les bases d’une nation dite yoruba, munie d’une langue standard et d’une religion
commune, élevée au rang de dignité de la religion chrétienne (Matory, 2001 : 175).
F. Ortiz exulta donc lorsqu’en 1916 (dans Los negros esclavos) il fit enfin le lien entre ces
mythiques Yoruba et les esclaves appelés à Cuba lucumí (1995 : 27, note de l’éditeur).
17 En 1939, un autre chercheur, R. Lachateñeré, s’appliqua à distinguer soigneusement les
pratiques palo-mayombe (congo) des lucumí. Il considérait le terme de sorcellerie
impropre pour qualifier ces dernières, et il suggérait de lui préférer le terme utilisé par
les intéressés, à savoir santería. F. Ortiz acquiesça et se réjouit de l’existence d’un
vocabulaire moins péjoratif. Dans ses textes ultérieurs, R. Lachateñeré distingua

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soigneusement les « Bantous » des « Yoruba », et développa l’idée d’une subordination


progressive des autres cultes africains à la religion yoruba.
18 Ces théories ont sans doute été également inspirées aux universitaires cubains par
certains de leurs informateurs, soucieux d’échapper aux persécutions et de se
démarquer du stigmate de sorciers qui pesait sur eux. F. Ortiz précise que vers 1906, le
terme était en fait utilisé par les babalaos pour désigner les paleros (1939 : 88).
R. Lachateñeré affirme quant à lui avoir été guidé par « les discussions théologiques et
dogmatiques engagées par les prêtres de l’un et l’autre groupe ». Il remarque qu’il faut
mettre ces discriminations sur le compte des raisons économiques et des jalousies
professionnelles, preuve en est que certains paleros accusent à leur tour les santeros
d’être des sorciers. Mais il conclut tout de même : « Cependant, à notre avis il faut
accepter l’idée d’un plus grand contenu dogmatique dans les cultes lucumí » (1940 : 6).
A l’exception de L. Cabrera, les chercheurs ne prirent pas en compte le cumul des
pratiques, extrêmement courant dès cette époque, et tinrent ces accusations pour
l’expression d’un antagonisme entre groupes distincts.
19 Dès lors qu’ils constatèrent l’engouement pour la santería, les religieux mirent en avant
cette modalité de culte. Nicolás V. Angarica, santero célèbre, auteur entre autres d’un
manuel religieux intitulé El lucumí al alcance de todos écrit vers 1957, omit ainsi
prudemment de préciser qu’il pratiquait aussi le palo et introduisit ainsi son propos :
« Cette religion ressemble beaucoup à la catholique, elle n’a rien de répugnant, comme
beaucoup par convenance on voulu la faire paraître, au moyen de la presse et des
autres moyens de divulgation et publicité » (Angarica, 1990 : 9). Il s’employa ensuite à
convaincre le lecteur de la valeur culturelle de sa religion, en proposant notamment un
dictionnaire espagnol-lucumí directement inspiré du dictionnaire anglais-yoruba de la
Oxford University Press (León, 1971 : 143), des passages d’ouvrages de F. Ortiz sur la
civilisation yoruba, des chants, des proverbes, des prières et des mythes.
20 J. L. Matory trouve à ce texte une ressemblance surprenante avec les livres et
pamphlets publiés au début du siècle au Nigeria, et émet l’hypothèse que N. Angarica
aurait eu accès à cette littérature et s’en serait fortement inspiré (2001 : 183-184). Il est
certain que les auteurs de manuels lisaient déjà, bien avant les années cinquante, tout
ce qui se produisait sur ces sujets : ils font souvent référence au Brésil ou au Nigeria,
comparent les termes, les mythes, les façons de faire. Les religieux n’étaient pas
uniquement des analphabètes, loin s’en faut, et plusieurs d’entre eux étaient membres
du Club Atenas ou de loges maçonniques qui mettaient de nombreux livres traduits à
leur disposition11. De plus, il semble que divers objets et ingrédients liturgiques étaient
importés d’Afrique et commercialisés à Cuba par des voyageurs canariens jusqu’à la
première guerre mondiale (Cabrera, 1993 : 389-390); il n’est pas impossible que des
manuscrits aient circulé par cette voie. En définitive, le mythe de l’hégémonie yoruba,
lui-même fortement impulsé par le retour en Afrique d’esclaves libérés brésiliens, entre
autres (Peel, 2000), a sans doute nourri à la fois les théories des universitaires et les
stratégies locales des pratiquants cubains de la « religion lucumí ».
21 La focalisation des recherches sur les pratiques d’origine yoruba est aussi à mettre en
rapport avec l’engouement décrit précédemment pour les polyrythmies « afro-
cubaines ». Au-delà de la première étape de découverte que constitue le son, les
comparsas12 et les tambours utilisés dans certaines cérémonies dédiées aux orichas
fascinèrent les intellectuels : « et notez que, quand apparut la batterie du son, le Noir ne
nous livrait pas encore les tambours qui constituaient les batteries rituelles », nous dit

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A. Carpentier (1985 : 218), avant de nous révéler le nom de ces


instruments » simplement prodigieux », les batá, et de s’extasier : « ici la batterie est un
organisme palpitant, vivant, frémissant. » (idem : 261).
22 En 1937, F. Ortiz approfondit son engagement et co-fonda la Sociedad de estudios
afrocubanos. Il organisa avec des collaborateurs musiciens deux conférences-spectacles
pour l’Institution Hispano-américaine de Culture au théâtre Campoamor. Le
14 novembre 1936, « l’orchestre afro-cubain » de Gilberto Valdés présenta pour la
première fois dans une salle prestigieuse des batá et de la rumba intégrés à une œuvre
artistique originale, précédée d’un exposé musicologique. Les tambours furent
fabriqués spécialement pour l’occasion, et la dimension des peaux prévue pour qu’ils
puissent s’accorder sur le la et jouer en harmonie avec les autres instruments de
l’orchestre. Le 30 mai 1937, ce fut au tour de F. Ortiz de présenter un spectacle à
caractère « ethnographique ».
23 Dans sa conférence introductive, il fustigea ceux qui considéraient encore que la
musique des Noirs n’était que bruit et exprima sa honte à l’idée que « ce sont
précisément les étrangers qui estiment le plus le trésor esthétique que nous méprisons
ici » (1937 : 78). Puis il présenta les Yoruba comme le peuple le plus civilisé d’Afrique
occidentale, détenant l’exclusivité du trio de tambours batá13. Les musiciens, chanteurs
et danseurs étaient les informateurs de F. Ortiz, qui les introduisit en tant qu’artistes
cubains prodigieux, héritiers d’une prestigieuse tradition familiale, conscients « de
leurs devoirs civiques de culture, de tolérance et de cubanité » (idem : 82). Les
tambourinaires avaient pour instruction de « retenir leurs rythmes », afin de ne pas
provoquer de transes, « sans rapport avec la leçon présente » 14. Les costumes et la mise
en scène se voulaient sobres pour préserver l’objectivité du propos. Après une seconde
partie où les tambours jouèrent seuls, les santeros se relayèrent en bon ordre (oricha par
oricha) pour exécuter les chorégraphies et les morceaux « purs et orthodoxes » du
rituel.
24 Le tambourinaire principal (celui qui jouait sur l’iyá – la mère –, l’instrument le plus
grand, destiné aux variations les plus complexes), s’appelait Pablo Roche, Okilápkuá,
« Bras merveilleux ». Il s’inscrivait dans une lignée de musiciens en rivalité avec
d’autres maisons religieuses célèbres, comme le cabildo Changó Teddún, impliqué en
1812 dans une rébellion abolitionniste avortée. Selon Pablo Roche, les batá y auraient
résonné pour la première fois à Cuba, mais vers 1830 deux esclaves lucumí
tambourinaires initiés appelés respectivement Añabí15 et Atandá les entendirent et les
déclarèrent « juifs », c’est-à-dire profanes. Ils fabriquèrent alors le premier » vrai » jeu
de batá consacrés. Le tambourinaire du Changó Teddún aurait par la suite sombré dans
la folie, ensorcelé par ses deux rivaux. Le jeu d’instruments centenaires fut transmis au
père de Pablo Roche, « aujourd’hui l’un des plus célèbres olúbatá de Cuba » (Ortiz,
1995 : 74).

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Photo 1 : Tambours batá au repos, chez leur propriétaire (les batá ne peuvent toucher le sol)

(© KaliArgyriadis).

25 Dans les années cinquante, F. Ortiz a rapporté ce récit fondateur et légitimant, non sans
évoquer quelques autres lignées alliées ou rivales16. Ces généalogies, instituées par le
texte universitaire, ont acquis depuis valeur de vérité historique. Mais surtout, F. Ortiz
a établi une distinction entre vrais et faux batá, en nommant explicitement les
détenteurs d’instruments dégénérés, déviants, substitutifs ou irréguliers. Il a dénombré
à l’époque seulement onze jeux « orthodoxes » en activité, dont huit à La Havane, et
seulement vingt olúbatá dignes de ce nom dans la capitale (idem : 77). Nul doute que
cette définition très stricte lui aura été suggérée par ses informateurs, alors confrontés,
comme le décrit par ailleurs Ortiz, à la concurrence d’autres musiciens de lignées
rivales, ou non initiés mais présentant l’avantage pour les religieux de se faire
rémunérer à meilleur marché.
26 En effet, si la production de rythmes spécifiques est indispensable pour faire venir les
orichas, il est aussi nécessaire de présenter en public chaque nouveau santero (iyawó) aux
tambours pour ratifier l’initiation. Pour ce faire, divers types de membranophones sont
utilisés, présentés ou non comme traditionnels, appelés ou non batá. Dans les années
quarante, les tambourinairesne vivaient pas encore de leur art, et étaient obligés
d’exercer par ailleurs d’autres métiers. Leur besoin de reconnaissance n’en était pas
moins fort : une vingtaine d’entre eux, partageant la même vision de la tradition en
matière de batá, alarmèrent l’universitaire en attirant son attention sur l’inéluctabilité
de leur disparition, et donc de « l’affaiblissement de l’orthodoxie yoruba ». Les
musiciens qui jouèrent au Campoamor (Pablo Roche, Trinidad Torregrosa) et deux de
leurs associés (Miguel Somodeville, José Valdés Frías) rédigèrent et distribuèrent en
1950 une Circulaire aux santeros (reproduite dans Ortiz, 1995 : 72). Le tract rappelait aux
religieux leurs devoirs envers les tambourinaires recrutés : les nourrir copieusement et
avec des marques de respect, leur verser 50% des offrandes monétaires faites aux
possédés, assurer leur transport et leur logement le cas échéant. Mais surtout, il
revendiquait explicitement l’hégémonie rituelle des auteurs : « La présentation de

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n’importe quel yaguó [iyawó] n’aura aucune valeur si elle n’est pas effectuée devant un
Aña fondamental, parmi ceux qui sont connus à ce jour à la Havane et à Matanzas. ».
Ainsi, la validité de l’initiation d’un rival pouvait être remise en cause : le monde
religieux n’a sans doute pas manqué d’être ébranlé par cette affirmation de pouvoir
venue de personnes désormais auréolées du prestige de la reconnaissance universitaire.
« Ceux qui sont connus » avaient leurs noms complets écrits dans des livres
scientifiques, ils se produisaient sur des scènes nationales et ils étaient les informateurs
des chercheurs et des artistes.
27 La méfiance envers ces derniers et la loi du silence laissèrent de fait progressivement la
place à d’autres stratégies. En 1942, F. Ortiz ouvrit un séminaire d’ethnographie
cubaine à l’université de La Havane, et devint membre d’honneur du Club Atenas. Il
prononça à cette occasion une conférence intitulée Pour l’intégration cubaine des blancs et
des noirs, où il évoquait la réaction de ses informateurs face à ses recherches :
« A l’hostilité pleine de préjugés qu’avaient pour moi les gens de couleur ont succédé
ensuite le silence prudent, l’attitude indécise et une respectueuse courtoisie, mélange
de timidité, d’excuse et de demande de faveur. » (cité par García Carranza et al., 1996 :
11). Ces requêtes concernaient sans doute l’arrêt des persécutions policières et
l’acquisition d’une légitimité religieuse via la validation des réputations et des filiations
rituelles par le texte universitaire.
28 Les manuels rédigés dans les années cinquante par les santeros témoignent également
de ces objectifs ainsi que des rivalités et alliances nouées par les religieux, qui se
définissent toujours par rapport au modèle canonique du batá, seul instrument
rituellement adéquat. La santera María Antoñica Finés n’hésite pas, par exemple, à
évoquer la possibilité d’utilisation d’autres instrument antérieurs, comme les gros
hochets-sonnailles agües (1990 : 43). Elle cite tout de même F. Ortiz et la filiation qu’il a
décrite mais récidive en rappelant que les tambours bembé « furent les premiers à être
joués ici à Cuba. » (idem : 75). Or Ortiz insiste pour les cataloguer comme profanes, bien
qu’à l’évidence les orichas se manifestent à leur appel. Il se rabattra plus tard sur
l’expression « semi-profanes » (1981 : 380). Un autre auteur religieux, Jesús Torregosa
(1990 : 256) tient à afficher son appartenance à la lignée fameuse dans sa transcription
de la prière liminaire destinée à rendre hommage aux tambourinaires défunts et à leur
demander la permission de commencer le rituel; on reconnaît sans peine les noms
moult fois cités : « (…) ño Juan Andrés, Iba Añabi agia bata, Tanda adechina, Iba agüegüi Iche
Ilú – Le premier charpentier qui fit des Batá, Iba Atanda, Iba Ifatola 17, Iba Ado Foó ». Il a
également le souci de comparer différentes tailles de batá : celles de ses instruments
personnels, celles issues des « mesures officielles des tambours de fondement », celles
de F. Ortiz et celles des tambours de Oya Dina Trunda, observé dans les vitrines du
Musée National en 1936 (idem : 268).
29 De fait, la multiplicité des références et la plasticité sont de règle en matière
d’instruments rituels, et le discours de l’orthodoxie sous-tend bien plus les luttes de
pouvoir que la pratique elle-même. F. Ortiz a établi des hiérarchies sans pour autant
négliger une description exhaustive de toutes les variantes. Son texte regorge de
descriptions et d’illustrations d’instruments de toutes sortes, utilisés selon lui par
méprise mais avec foi et sincérité dans les cérémonies dédiées aux orichas. On découvre
ainsi profusion de tambours appelés batá mais de forme et de montage différents
(« dégénérés », 1995 : 119), dont certains rappellent les grosses caisses de fanfare, ou
résultent de l’ingéniosité de leur concepteur désireux d’échapper aux confiscations,

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comme celui de Papá Silvestre, monté sur une caisse de bois qui sert aussi de siège
(idem : 130).
30 La frontière entre sacré et profane est bien souvent ténue en santería, et reste plus une
question d’intention que de répertoire musical. A l’instar de F. Ortiz, plusieurs auteurs
font état de la possibilité de se contenter de simples frappements de mains, voire même
de musique enregistrée ou diffusée à la radio. Certes, les rythmes spécifiques aux
orichas sont préférés, mais à défaut de musiciens capables de les exécuter correctement
on n’hésite pas à utiliser le danzón ou le cha-cha-chá (Cuellar Vizcaíno, 1950). Dans
d’autres cas toujours d’actualité, en l’honneur des orichas féminins Yemayá et Ochún on
fait appel à un orchestre de violon, guitare, claves, maracas, chekeré, bongó et
tumbadora. On y chante et danse aussi bien les airs à la mode, à thème religieux, que les
chants d’orichas les plus connus ou des morceaux d’inspiration spirite composés en
espagnol. Enfin la rumba, qu’elle soit jouée sur des caisses préparées à cet effet (cajones)
ou des tumbadoras est abondamment utilisée dans les cérémonies spirites et paleras, et il
arrive que les orichas se manifestent sur son rythme18.
31 Le répertoire des batá est lui aussi soumis à des variations et à des innovations. Miguel
Somodeville se plaignait à F. Ortiz dans les années cinquante de la tendance qui
poussait les musiciens à privilégier le plaisir des danseurs au détriment du strict
respect de la tradition, selon laquelle la polyrythmie devait reproduir le langage tonal
des Yoruba. A défaut d’auditeurs capables d’apprécier une telle performance, les olubatá
se virent obligés de jouer en intégrant le rythme de la rumba, car « les gens payent
mieux les tambourinaires qui battent leur instrument avec profanation » (Ortiz, 1995 :
51). L’idée d’un corpus de morceaux fermé et normé est infirmée par les descriptions
musicologiques très fines de F. Ortiz, qui fait état de possibilités d’improvisations
variées (cassures, combinaisons de rythmes d’appels, liaisons, « conversation » entre le
tambourinaire et le danseur ou le chanteur…). Des compositions nouvelles ont été
créées par Trinidad Torregrosa vers 1940 (Ortiz, 1981 : 93). Pablo Roche, quant à lui, a
restauré un vieux morceau tombé en désuétude (idem : 356). La valeur de traditionalité
des morceaux de batá s’acquiert donc dans un cadre politique et historique précis et
constitue plus une innovation qu’une reproduction fidèle de modèles anciens.
32 La variété des formations instrumentales présentes dans les cérémonies santeras est-
elle le reflet, comme l’affirme F. Ortiz, d’un appauvrissement culturel 19 ? Plusieurs
sources africanistes incitent au contraire à y voir une continuité logique et un
processus contemporain parallèle. P. Verger et G. Rouget ont par exemple observé au
Dahomey en 1952 un orchestre de bàtá qui s’écartait manifestement de la forme
canonique décrite par W. Bascom ou F. Ortiz : leur forme était bombée et non
clepsydrique, un quatrième tambour avait été ajouté, ainsi qu’une trompe traversière
décrite comme essentielle au déclenchement des transes. G. Rouget en conclut qu’il
s’agissait d’une « forme fruste, paysanne de l’instrument » (1965 : 78). Il s’en remettait
pour cela à un informateur local très engagé, chrétien et militant actif de l’affirmation
de la traditionalité de la musique yoruba, Laoye I, le Timi (chef) d’Ede en pays Oyo. Les
ambitions de ce dernier semblent claires quand il affirme que « l’art de jouer des bàtá
est en disparition au Nigeria, sauf à Ede » (cité par Leymarie, 1996 : 12). Laoye I prit en
charge les ethnologues comme il le faisait pour les étrangers de passage (Rouget, 1965 :
76). Toutefois, il ne s’en tint pas uniquement aux bàtá (plutôt spécifiques aux cultes à
Changó et aux ancêtres dans la région d’Oyo) et fit état d’une immense variété de jeux
de tambours et d’idiophones selon les régions et les usages, qui pouvaient se combiner,

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se mélanger, ou s’ajouter pour former des orchestres hétérogènes (Laoye, 1961 : 23).
G. Rouget compara toutes les données qui étaient à sa disposition, et conclut fort
judicieusement : « A Cuba comme en Afrique les faits sont extrêmement
contradictoires » (1965 : 84). Cela ne l’empêcha pas de contribuer explicitement à la
fixation et à l’esthétisation du répertoire des bàtá, dans un souci typologique
d’élaboration d’une « esthétique scientifique de la musique ». Comme F. Ortiz, il œuvra
pour la valorisation auprès de ses pairs d’une pratique artistique qu’il appréciait : « On
sait à quels sommets de l’art ont atteint les bronzes, les ivoires, les bois sculptés des
Yoruba. Dans le domaine de la musique, leur chant sacré atteint souvent à des réussites
comparables. » (idem : 68). Comme son collègue cubain, il opéra explicitement des tris :
il choisit les deux pièces principales du disque qui accompagnait son article pour leur
« grande beauté musicale » et précisa qu’il avait tronqué une autre partie car elle était
« mal chantée » (idem : 63).
33 S’il y a bien un point commun entre l’Afrique de l’Ouest, le Brésil et Cuba dans les
années cinquante, c’est qu’on y retrouve les mêmes anthropologues, alors très engagés
(y compris parfois spirituellement) pour la reconnaissance de l’existence de
survivances africaines prestigieuses en Amérique. Outre W. Bascom, qui affirma avoir
rencontré à Cuba en 1948 des personnes maîtrisant de façon évidente le yoruba, le fon
ou le kikongo (Bascom, 1952) et s’intéressa par la suite au système divinatoire ifá,
A. Métraux et P. Verger accompagnèrent L. Cabrera en 1956 chez « ses Noirs », pour
reprendre l’expression ambiguë de la chercheuse20. Ils enregistrèrent21 et
photographièrent ensemble une cérémonie en l’honneur de Yemayá à la lagune San
Joaquín. L’échelle de valeur des modestes informateurs de L. Cabrera se trouva
complètement bouleversée lorsqu’elle leur expliqua que les respectables visiteurs
étrangers étaient adeptes de Yemayá Afreketé et les accompagnaient pour lui rendre
tribut : « Quand nous avons expliqué à Ma Francisquilla que Verger était français… un
Français babalawo ! qui allait à Lagos, au Dahomey, en Sierra Leone, qui connaissait
Abeokuta, Ibadan, Oyo « la terre d’Olokun », tous noms familiers pour elle, nous nous
souvenons de ses cris d’étonnement, de ses sursauts, du sourire de satisfaction que
découvrirent ses fortes gencives édentées et des coups qu’elle se donna sur le front :
Modu Modu ! Musiú francés babalawo ! Eh ! Franchute awó, mía qué cosa ! » (cité par Bolivar,
del Río, 2000 : 81-82).
34 La fin des années quarante marqua aussi le moment où les cultes dits afro-cubains,
ayant acquis une certaine visibilité (à défaut d’une reconnaissance pleine et entière),
devinrent à la mode : publications, disques et spectacles autour de ce thème abondaient
à cette époque22. A partir de 1948, F. Ortiz et le musicologue Gaspar Agüero
commencèrent à transcrire, à l’instar du jeune Argeliers León, les rythmes et les chants
du répertoire des batá, suivis bientôt d’autres instruments de percussion. Ils furent
aidés par un nouvel omo añá, Raúl Díaz, « virtuose érudit et compétent » qui avait de
plus le mérite de connaître le solfège (Ortiz, 1993 : 269). Parallèlement, et malgré
l’indignation des chercheurs, les cabarets proposaient des danses lucumí à connotation
sexuelle très renforcée et des « rumbas à quatre pattes », tandis que des cérémonies-
spectacles étaient organisées à grand renfort de journalistes invités. S’y distinguèrent
tout particulièrement l’étoile montante Mercedita Valdés, accompagnée par les batá de
Jesús Pérez, qui n’était autre que le jeune joueur d’okónkolo (le plus petit batá) qui avait
accompagné Pablo Roche au théâtre Campoamor en 1937. Des personnages politiques
importants, comme le maire de La Havane, le ministre de la défense, et même le
président de la république, se montrèrent dans les cérémonies. Enfin dans le même

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temps les santeros et spirites demandaient de plus en plus de permis à la police pour
organiser leurs fêtes, et certains journalistes les soutinrent dans leurs revendications :
acquérir un statut légal, en tous points similaire à celui des catholiques (Cuellar
Vizcaíno, 1948).
35 L’exploitation marchande du répertoire liturgique afro-cubain, « qui cherche à profiter
de la valeur mercantile de l’exotisme des cultes africains », a été fortement décriée par
F. Ortiz (1981 : 149). Pourtant, c’est aussi sur la scène de l’industrie du disque et du
spectacle que se sont jouées les luttes hégémoniques. Comme l’accusation de
sorcellerie, l’accusation d’appât du gain a sous-tendu les stratégies des musiciens
rituels rivaux. Ces derniers ont d’une certaine manière échappé en cela au contrôle des
intellectuels, qui ne se tarissaient pas d’éloge sur l’œuvre d’un Amadeo Roldán mais
rejettaient avec dégoût les innovations artistiques d’une Celina González. Or les omo añá
avaient à chœur de dépasser le cadre restreint de leur réseau de relations local et de
s’affirmer sur les deux plans : reconnus comme artistes par les universitaires, le public
religieux dont ils voulaient gagner le respect n’en était pas moins un public populaire.
Les mérites de Jesús Pérez sont soulignés lorsqu’il joue aux côtés du « maître » Pablo
Roche; ils sont vus d’un tout autre œil quand il se produit aux côtés de Celia Cruz : pour
l’intéressé, il n’y a pourtant ni contradiction ni profanation, puisque dans un cas
comme dans l’autre il n’a pas utilisé d’instruments consacrés. Cette volonté de passage
d’un registre à un autre (religieux, scientifique, artistique, commercial), menée
jusqu’au bout dans le contexte révolutionnaire, lui a d’ailleurs apporté, à lui comme à
d’autres, une reconnaissance nationale et internationale indiscutable.

Théâtralisation du folklore
36 Malgré le succès commercial de la musique afro-cubaine, malgré l’intérêt qu’elle
suscitait auprès des intellectuels, la pratique religieuse dont elle était issue restait
largement stigmatisée. Un babalao de 60 ans tient à le rappeler : « Avant la révolution, être
pratiquant de ces religions cela signifiait que l’on pratiquait une religion de caractère africain,
c’était s’humilier sur le plan du statut social. On était mal vu non par l’élite mais par les couches
moyennes de la société » (Mercier-Baláz, Pinos, 1994). Lorsque les troupes de Fidel Castro
prirent le pouvoir en 1959, elles affichèrent très vite une volonté de redonner une
dignité à ceux qui étaient marginalisés : gens « de couleur », prostituées, petits paysans,
ouvriers… Les religieux furent considérés comme faisant partie des couches de
population les plus pauvres, ce qui leur confèra le droit à l’élaboration de toutes sortes
de projets associatifs23. Des chercheurs et artistes éminents comme Odilio Urfé,
Argeliers León, ou encore René Depestre se firent l’écho de leurs revendications et
érigèrent ces pratiques en tant que symbole de la résistance culturelle du peuple
opprimé (Argyriadis, 1999 : 263-266). La volonté politique du gouvernement envers la
religión était ambiguë : glorifiée dans ses qualités esthétiques, contre-culturelles et
identitaires, elle restait violemment condamnée pour son mysticisme, qui faisait insulte
aux acquis sociaux de la révolution.
37 Libérée du « joug impérialiste », la jeune nation voulait se donner les moyens d’affirmer
une identité brimée malgré l’acquisition de l’indépendance en 1898. Cet objectif
rejoignait les idées de F. Ortiz ou des afrocubanistes (A. Carpentier et N. Guillén
s’engagèrent d’ailleurs pleinement dans la cause révolutionnaire). Dès 1950, le
« troisième découvreur de Cuba »24 trouvait lamentable que les richesses populaires et

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folkloriques de l’art musical et littéraire cubain ne soient pas enseignées dans les
conservatoires et les académies (Ortiz, 1993 : 98), et prônait la création d’une Société de
musique afro-cubaine ou de Folklore musical de Cuba, ayant un double objectif,
scientifique et esthétique (Ortiz, 1981 : 587). Son souhait fut exaucé en 1960 avec la
création du Centre d’études du folklore du Théâtre national de Cuba.
38 Son assesseur, Argeliers León, précisait d’emblée : « Il s’agit maintenant de prendre les
expressions de notre peuple, et de les offrir à nouveau sans les dévoyer. Il est certain
qu’une grande partie du folklore cubain provient de lointains apports africains qui se
trouvent encore aujourd’hui intimement connectés à un lacis emmêlé de croyances. Ici
nous nous éloignons de l’aspect intime et particulier du religieux et nous essayons de
présenter les valeurs pures de chant, de danse et de poésie » (León, 1961a : 5). La
création de spectacle théâtraux fut conçue en osmose avec la recherche et la
publication. Avec l’appui financier de l’UNESCO, 35 élèves, parmi lesquels de futures
célébrités comme Miguel Barnet, Rogelio Martínez Furé ou Rafael López Valdés
travaillèrent en étroite relation avec de vieux informateurs à vérifier l’authenticité des
matériaux et à en classer les variantes. A. León insistait néanmoins pour que le terme
folklore soit entendu dans le sens d’une pratique vivante et authentique, son objectif et
celui des ses collaborateurs étant de » s’approprier notre propre culture » (idem : 6). Le
sens qu’il donnait à cette dernière phrase ne faisait pas l’unanimité, puisque le Centre
d’études du folklore du TNC fut rapidement accusé de privilégier l’inspiration afro-
cubaine au détriment de l’inspiration guajira, étudiée par la femme d’A. León, María
Teresa Linares.
39 En décembre 1961, le Centre fut dissous et remplacé par l’Institut d’ethnologie et de
folklore. Sous la direction d’A. León, l’IEF se consacra désormais exclusivement à la
recherche scientifique25, tandis que le développement artistique était confié en 1962 au
tout nouvel Ensemble folklorique national. Le gouvernement souhaitait unifier enfin la
nation sur la base de valeurs propres et former une conscience nationale « de premier
ordre » : l’Institut se donna donc pour but de « déterminer la présence populaire dans
l’intégration culturelle de Cuba » (León, 1961b : 34). Derrière cette expression un peu
floue, il faut comprendre le rôle attribué de façon explicite aux sciences humaines dans
la Cuba socialiste : « connaître et améliorer la société » 26, le Parti se chargeant de l’analyse
des résultats, de l’opportunité de leur publication et de leur application possible.
40 Pendant quelques années encore, les études afro-américaines mobilisèrent l’attention
des ethnologues, qui publièrent de nombreux articles dans la revue Etnologia y Folklore.
Elles laissèrent ensuite progressivement la place aux travaux sur le folklore rural. La fin
des années soixante était au matérialisme sans concessions, et il n’était pas bon
d’afficher ses croyances religieuses (Argyriadis, 1999 : 267). Le Centre d’anthropologie
recentra ses efforts sur les provinces, et opta pour de grandes études à échelle
nationale comme le Calendrier de fêtes traditionnelles, suivi en 1976 du projet de
création d’un Atlas ethnographique qui tint les chercheurs cubains en haleine pendant
plus de vingt ans27.
41 Les religieux disposaient cependant d’un autre espace d’expression pour donner une
image valorisante de leurs pratiques. Tandis que le gouvernement interdisait les
cérémonies religieuses publiques comme la procession de la Vierge de Regla, avatar
catholique de l’oricha Yemayá, où se produisaient des batá, l’Ensemble folklorique
national se mettait en place. En 1962 les informateurs des ethnologues furent chargés
de sélectionner une soixantaine de musiciens, chanteurs et danseurs parmi les 150

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volontaires présents. Jesús Pérez Fuentes, l’okónkolo de Pablo Roche en 1937, fut par
exemple chargé de la sélection des percussionistes, aux côtés de Trinidad Torregrosa et
d’autres encore. Il n’est pas aujourd’hui un seul artiste du répertoire afro-cubain qui ne
fasse systématiquement référence à ces « grands ancêtres » que sont les religieux qui
ont créé les comparsas et collaboré avec F. Ortiz dès 1937 ou avec L. Cabrera en 1956,
s’enorgueillissant d’avoir appris avec eux (pour les plus âgés) ou avec leurs élèves,
membres éminents de l’Ensemble folklorique national28.
42 Les débuts de la troupe furent marqués par des confrontations parfois tragiques qui
témoignent de tensions et de préjugés de race et de classe persistants 29. Dans un
entretien accordé à K. Hagedorn (2001 : 154), M. T. Linares accuse les artistes en
tournée de crimes qu’elle qualifie de vulgaires et associe à leur couleur de peau, à leur
milieu d’origine et à leur manque d’éducation : ivrognerie (et donc absence de
discipline professionnelle), menus larcins, escroqueries, proxénétisme, rejet de la
nourriture étrangère … En 1965, elle assumait la direction de la troupe et entra en
conflit avec la danseuse Nieves Fresneda, qui refusait de créer une chorégraphie basée
sur une cérémonie d’initiation, jugée trop « sacrée », et lui insinua de façon méprisante
que beaucoup d’autres santeras pourraient prendre sa place. M. T. Linares déplore en
outre l’existence, à cette époque, de « deux structures sociales distinctes » au sein de la
troupe, la plupart des membres étant en réalité choisis par les artistes-informateurs
fondateurs sur des critères de filiation rituelle. Elle résume son point de vue en
affirmant : « ce n’était pas une institution culturelle, c’était un groupe de santeros »
(idem : 155).

Photo 2 : Tambours batá joués pendant un Sábado de la rumba, Conjunto Folklórico nacional, 1992.

43 L’Ensemble folklorique national s’est néanmoins produit dans toute l’Europe, toute
l’Amérique, et plusieurs pays d’Asie et d’Afrique, où il a remporté un grand succès. Ses
membres reçoivent désormais des salaires équivalents à ceux de la troupe du Ballet
national (ce qui n’était pas le cas au début). Il a également assis les effets de son impact
local en produisant des disques et des documentaires qui passent à la télévision
nationale. Ses artistes ont participé à des pièces de théâtre engagées dans la cause anti-

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raciste, ainsi qu’à plusieurs films où les personnages d’Africains, de descendants


d’esclaves ou de religieux jouent des rôles de premier plan, comme La última cena de
T. Gutiérrez Alea. Le système d’enseignement artistique cubain (Ecoles d’art et Institut
supérieur d’art) a peu à peu inclut dans ses programmes de formation les répertoires
« populaires » et « folkloriques », qui ont pour professeurs les musiciens, chanteurs et
danseurs de l’Ensemble.
44 Depuis 1982, la troupe présente ses œuvres les samedis après-midi dans le patio de son
siège, en plein quartier résidentiel (Vedado) et ce malgré les réactions hostiles du
voisinage. Les spectacles du Sábado de la rumba sont présentés de façon didactique et
participative : le public, debout et en cercle, est invité à s’investir oralement
(identification des pièces et des répertoires, apprentissage des paroles des chants et de
leur signification) et physiquement (apprentissage des rythmes par frappement de
mains, improvisations dansées), à rivaliser de virtuosité, sous le regard jubilatoire des
« anciens » qui cautionnent le tout par leur présence, leur participation et leur
approbation. Entre spectacle, cours, fête et cérémonie religieuse, le Sábado de la rumba a
été et reste encore30 un grand moment d’affirmation d’une identité africaine
valorisante, partagé avec enthousiasme par des individus aux couleurs de peau et aux
origines sociales variées. De façon générale, les productions très vivantes de l’Ensemble
folklorique national ont contribué à attiser la curiosité des personnes ne connaissant
pas la religión et suscité de nombreuses vocations à partir du milieu des années 80.
45 Ces effets ont largement dépassé le projet théorique général de « théâtralisation du
folklore » (Guerra, 1982 : 5-21). Avec les travaux pionniers de M. T. Linares, les efforts
se sont essentiellement portés sur le répertoire paysan guajiro, qu’on supposait apte à
renforcer le sentiment communautaire, ou sur les groupes urbains à caractère profane
ou associatif, riche d’un passé résistant historiquement attesté (comparsas, vieux
cabildos, tumba francesa…). La révolution a stimulé en ce sens la production artistique,
organisé des festivals, proposé des Ecoles nocturnes de dépassement artistique, ou
soutenu la création de groupes folkloriques, mais elle n’a pas encouragé pas l’adhésion
religieuse. Pourtant cette dernière a presque invariablement accompagné
l’appréciation esthétique des amateurs de musiques et de danses dites afro-cubaines,
car les acteurs principaux de la valorisation de ce répertoire sont devenus les religieux
eux-mêmes, formés par des techniciens de la mise en scène du folklore. Transportés par
l’euphorie de danses qui ont été créées précisément afin de produire cet effet, ils ne
résistent jamais au désir d’entraîner le public sur la scène, et se surpassent lorsqu’ils
trouvent du répondant. En cela réside sans doute toute l’ingéniosité et l’efficacité de
leur contribution à un dispositif au départ normatif et peu spontané.
46 La théâtralité folklorique populaire est en effet théorisée et enseignée de façon très
méthodique à Cuba. Elle comprend quatre niveaux (idem) : le premier, appelé « rituel »,
où forme et contenu sont indissociables, le deuxième, nommé « projection
folklorique », qui consiste en une simple répétition de la forme, le troisième, dit de
« théâtralisation folklorique », producteur « d’effets esthétiques capables de
sensibiliser émotivement ou intellectuellement le public », et enfin le dernier, la
« création artistique », qui constitue le niveau supérieur à atteindre. L’artiste en effet,
en recréant une œuvre, lui donne un nouveau contenu et agit sur la société, il
« réinvente la tradition ». Pour aboutir à cet objectif ultime, il est essentiel néanmoins
de porter une attention particulière au troisième niveau. La technique est ensuite
détaillée : il faut styliser et soigner les effets, pour éviter la monotonie concomitante à

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la vision passive d’une cérémonie ou d’une fête. On peut par exemple utiliser la
symétrie dans les chorégraphies, présenter plusieurs danseurs au lieu d’un, raccourcir
les morceaux, intégrer les musiciens sur la scène de façon plastiquement fonctionnelle,
soigner les décors et les costumes ou encore ménager des points culminants. Il importe
également de rester au plus près de la « vérité folklorique » : les représentations sont
toujours assorties de commentaires didactiques identifiant les formes syncrétiques,
anciennes ou contemporaines et écartant avec dégoût les avatars populistes et
mercantiles pré-révolutionnaires.

Photo 3 : Danse d’Ochún, Sábado de la rumba. Conjunto Folklórico nacional, 1992.

47 Les mises en scènes de l’Ensemble folklorique national s’inspirent de ce modèle. Une


cérémonie santera est par exemple exécutée par des danseurs vêtus de blanc, évoluant
en cercle face aux batá. A l’appel de leurs chants spécifiques, les solistes, déjà costumés
et assis devant les offrandes dans un espace représentant l’autel, se succèdent
magistralement en jouant le rôle d’un oricha se manifestant à travers le corps d’un
adepte et investissent tout l’espace. Chaque morceau dure quelques minutes tout au
plus, et fait suite à un autre dans un ordre précis qui correspond au moment où les
divinités sont saluées et appelées à tour de rôle (décrit par F. Ortiz, 1981 : 294-352). Or
dans une cérémonie les possessions n’ont jamais lieu à cet instant-là, hormis celles, très
furtives, des iyawó venus se présenter aux tambours dans leur costume d’apparat. Elles
interviennent plus tard, parfois seulement au bout de plusieurs heures, alors que
chants et rythmes se succèdent de façon contingente à la situation rituelle (motivations
du commanditaire, appréciations in vivo des musiciens, quantité et nature des
transes…).
48 Tout comme F. Ortiz profite, au cours de sa rédaction, de cette partie introductive de la
cérémonie où tous les orichas sont cités pour décrire leurs danses, leurs rythmes et leur
gestuelle particulières, la théâtralité folklorique condense ici les moments forts et
présente l’essentiel des performances possibles au sein d’un répertoire. Ce faisant, elle
participe à la fixation de celui-ci, et influe sur la pratique rituelle 31. La gestuelle des

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seize orichas présents dans la suite décrite ci-dessus est précisée. Comme elle est censée
traduire les paroles du chant correspondant, les chercheurs attachés à l’Ensemble
folklorique compilent les informations et utilisent les sources bibliographiques
africanistes en cas de lacune. Les paroles des chants sont notées à partir des exécutions
originales des informateurs-professeurs, correctement orthographiées et corrigées si
besoin est.
49 Lors des répétitions, les danseurs s’entendent sans cesse répéter que chaque oricha est
en quelque sorte un archétype, et que chacune de ses danses consiste en une
pantomime. Ils doivent donc peaufiner leur jeu d’acteur, ne pas se contenter de gestes
corrects, mais vivre leur rôle dans toute leur manière de se mouvoir. Les chorégraphies
deviennent ainsi accessibles aux profanes. Ochún se passant les mains sur tout le corps
en roulant voluptueusement des hanches est sans aucun doute une séductrice; Oyá qui
fait tournoyer ses lourdes jupes et son chasse-mouche brodé de perles fait souffler sur
le public, en digne maîtresse du vent, une brise rafraîchissante; Ogún au faciès furieux
qui abat une vraie machette d’un côté et de l’autre est identifiable comme guerrier :
sans accessoire et esquissé du bout des poignets, comme dans la plupart des
cérémonies, le sens du mouvement est beaucoup moins évident.
50 Les élèves de l’Institut supérieur d’art, qui ont constitué peu à peu un corps de
spécialistes érudits, produisent des travaux très standardisés qui s’inspirent des textes
de F. Ortiz, des manuels de folklore et de l’enseignement des informateurs-professeurs.
Ils comportent des descriptions de danses détaillées geste par geste, des transcriptions
de chants et des analyses musicologiques poussées. Si le répertoire palero est riche de
nombreuses variantes, il n’en va pas de même du répertoire santero, et a fortiori de
celui des batá, et ce sans doute du fait de l’antériorité inattaquable des recherches de
F. Ortiz. Quant à rendre compte de la porosité des frontières entre répertoires, il n’en
est pas question ici. Une typologie est établie : le rituel qui utilise les batá, appelé
güemilere, est défini comme sacré et purement traditionnel, tandis que la présence de
tambours bembé est associée à une manifestation festive profane, et celle de violons à
une évolution syncrétique contemporaine. Le güemilere modèle est censé comprendre
une partie introductive divisée en deux temps : une suite de morceaux instrumentaux
jouée uniquement en présence des initiés dans la pièce où reposent les réceptacles à
orichas, appelée oru seco ou oru del igbodú, puis une suite chantée jouée devant tout le
public. Cet exemple prestigieux d’un rituel bien ordonné suscite l’admiration des
religieux, à tel point qu’il arrive aujourd’hui qu’on joue des oru seco lors de rumbas de
cajón dédiées aux esprits des morts.
51 Il est intéressant d’analyser la façon dont sont produites et répétées les catégories des
manuels de folklore dans les cours de danse et de musique cubaines. Au groupe « afro-
cubain » appartiennent les répertoires divisés selon leur appartenance « ethnique » :
yoruba, congo, arará… Certains particularismes locaux sont reconnus comme
traditionnels, comme la subdivision iyesá, à Matanzas, tandis que les formes « yoruba »
orientales sont considérées comme altérées et ne forment pas de sous-genre. Toutefois,
nous dit-on, « La musique qui se conserve à Cuba dans les pratiques rituelles afroïdes
est de la musique cubaine », car elle s’est différenciée de sa cousine africaine qui a subi
un processus historique différent (León, 1974 : 18). Il en va de même pour le groupe
guajiro, malgré ses origines hispaniques. Enfin le groupe proprement « cubain »
comprend le son (rural), la rumba (urbaine, profane), le danzón, le chachachá… Le souci
de mise en avant de l’authenticité traditionnelle fait place, en dernier ressort, à

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l’affirmation de la cubanité, qualité qui finit même par s’appliquer aux intouchables
batá : aujourd’hui, sous l’influence de la musique occidentale, le diamètre de leurs
peaux serait en effet différent, et permettrait une meilleure amplitude sonore de
l’ensemble (idem : 44), opinion qui rejoint celle d’omo añá cubains réputés (voir
Somodeville, cité par Ortiz, 1995 : 51).
52 Les artistes de l’Ensemble folklorique national aiment à se présenter comme des «
améliorateurs de culture ». Tous soulignent le fait qu’ils ont su tirer parti de leur nouveau
statut pour se dépasser, notamment en élargissant leurs compétences à tous les
répertoires folkloriques. Luis Chacón, omo añá et ex-danseur de la troupe dès 1962,
aujourd’hui professeur à l’Institut supérieur d’art de La Havane et à l’école Timba à
Rome, explique qu’il a pris des cours de ballet et de danse contemporaine pour
améliorer sa technique en rumba. Le célèbre chanteur Lázaro Ross se considérait investi
d’une mission, et il s’est employé juste avant sa mort à enregistrer une série exhaustive
de disques et à intervenir régulièrement dans les cours pour enfants et les fêtes de
quartiers pour « transmettre les racines », y compris aux Yoruba, son rêve étant de leur
faire redécouvrir des chants archaïques dont il pensait être le dépositaire. R. Martínez
Furé, ex-directeur artistique de l’Ensemble folklorique, reconnu par ses élèves et ses
informateurs comme un érudit en la matière, récolte et revitalise de vieux répertoires
inconnus du grand public, tels que les « rumba du temps de l’Espagne », le tambour
yuka, les danses du cabildo de Congos reales, le tambour à friction congo loango kinfuiti,
les danses et chants arará… Digne successeur de Pablo Roche, il affirme avoir même
remis de vieux chants d’orichas au goût du jour. Le fait que la culture livresque
réalimente la culture orale est pour lui une source de grande satisfaction. Militant de la
reconnaissance des apports africains à la culture cubaine, il compose également des
pièces qu’il inclut dans ses spectacles de façon explicitement engagée. De façon
générale, les artistes, quelle que soit leur couleur de peau, se sentent extrêmement
valorisés et fiers de participer à une telle entreprise.
53 Les valeurs de résistance, qui font l’unanimité, font majoritairement référence au
passé. L’évocation d’une religiosité vivante contemporaine pose quant à elle problème,
et ce d’autant plus que ces artistes impliqués sont d’abord et avant tout des religieux. La
mise en avant du répertoire yoruba, historiquement légitimé, permet dans une certaine
mesure de contourner cette impasse et de présenter des spectacles assez proches de la
réalité, ce qui n’est pas le cas du répertoire congo qui subit un traitement différent.
Très diversifié, on lui préfère ses avatars obsolètes, danses costumées de cabildos
célèbres permettant une mise en scène impressionnante (danse des bâtons, sortie de la
Reine…). L’effet est saisissant mais n’a plus grand chose à voir avec les cérémonies
paleras et spirites qui ont lieu quotidiennement dans la capitale. Ces dernières
présentent en effet un aspect nettement moins séduisant que les danses d’orichas : il n’y
a pas de costume pour les possédés, hormis un foulard de couleur noué autour des
reins, les participants dansent en masse serrée devant les instruments, et ce ne sont pas
des pantomimes : « Leurs danses, y compris chez les possédés, présentent un mélange
hétérogène de gestes et de pas, comme s’il s’agissait d’une combinaison d’anciennes
danses dont la fonctionnalité représentative aurait été perdue », nous expliquent les
manuels (León, 1974 : 63). N’adhérant pas au modèle qui voudrait que toute « danse
primitive » implique une corrélation précise entre geste et sens, les danses paleras
reçoivent une fois encore les qualificatifs péjoratifs de syncrétique et acculturées.

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54 Il n’existe pas, en effet, de chorégraphie typique dans le palo, et pour cause : le possédé
exprime la puissance brute, parfois définie comme sauvage, d’esprits de morts
d’origines très diverses (Congos, Gitans, Chinois, Espagnols, Indiens, Haïtiens…) qu’il
convient d’apprivoiser progressivement, et dont la façon de danser va évoluer et se
particulariser. L’assistance n’est pas astreinte à des pas spécifiques, elle improvise à
l’aide du vaste vocabulaire chorégraphique cubain, tout en conservant une cohérence
rythmique. Les virtuoses dialoguent corporellement avec les percussionnistes et
entraînent les autres. Chacun est vivement encouragé à se dépenser au maximum, le
but du rituel étant, comme en santería, de faire circuler les énergies bienfaisantes (luz,
fuerza, aché) et de provoquer des possessions. Mais au lieu d’exécuter des
enchaînements différents selon les morceaux, les participants répètent un même
mouvement sur une très longue durée. L’intrusion d’un possédé dans le champ
sensoriel32 provoquent souvent un lâcher d’émotions : rires, pleurs, tremblements,
évanouissements… Toutes sensations non visibles qu’il n’est pas possible de
transmettre à un public sous une forme théâtrale classique, privée de sa dimension
religieuse.
55 Les danses d’orichas subissent plus facilement un traitement scénique; elles requièrent
par ailleurs un apprentissage minimal, qui laisse souvent une grande partie de
l’assistance intimidée et retenue, du moins au début des cérémonies. Mais elles
fonctionnent elles aussi sur le principe décrit ci-dessus. Exécutées en « version
courte », hors du contexte rituel, il arrivent tout de même qu’elles induisent les transes
de danseurs ou de membres du public. De tels événements, lorsqu’ils surviennent,
marquent bien toute l’ambiguïté des réalisations de l’Ensemble folklorique national et
de la représentation « désacralisée » en général à Cuba (soulignée également par
Hagedorn, 2001). Ni le public, ni les acteurs ne sont de véritables athées, et le caractère
sacré ou profane d’un événement est défini de façon contingente par les intentions et
interactions des acteurs plutôt que par un contexte normé.
56 La politique castriste à l’égard de la religión a considérablement évoluée ces dix
dernières années33. Face à une population qui affiche sa croyance et multiplie ses
initiations, face à la concurrence avec d’autres lieux de pèlerinage « yoruba » (Miami,
Ifé, Salvador de Bahia…) et parallèlement aux alliances stratégiques avec divers
mouvements chrétiens, le gouvernement a fini par tolérer les efforts
d’institutionnalisation de quelques groupes de religieux qui se développent dans l’île
(Argyriadis, Capone, 2004) et publient des manuels, monographies et recueils de
mythes. La notion d’identité nationale est repensée de nos jours sous l’angle des
« dangers de la globalisation néo-libérale » : un plan de « reconstruction
ethnographique » et de revitalisation culturelle a été mis sur pied (Alvarado, 1999 : 19,
21), et le terme folklore abandonné en faveur de celui de culture populaire
traditionnelle, qui exclut toutefois le champ de la transmission professionnelle ou
médiatique (Esquenazi, 2001 : 7). La promotion du tourisme culturel s’accompagne
d’une forte valorisation du thème afro-cubain.
57 Les batá, la rumba et les danses d’orichas fascinent le public de ce tourisme, qui se lance
dans l’apprentissage de ce répertoire avec ferveur et évolue souvent vers la pratique
religieuse34. Sacralisés en quelque sorte une seconde fois par l’aura que leur confère la
reconnaissance et l’admiration des universitaires, les batá sont devenus les symboles de
la « tradition yoruba », d’une africanité prestigieuse dont seuls les initiés connaîtraient
le secret. Le monde de la percussion est aujourd’hui prodigieusement intéressé par ces

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tambours et se dispute pour savoir si leurs premiers enregistrements au sein de


formations de jazz datent de 1975 (Leymarie, 1996 : 16) ou de 1956 (Delannoy,
cubafolk.com, 18 juillet 2000). On peut les entendre dans la plupart des orchestres qui se
revendiquent comme « afro », par-delà la diversité de leurs styles musicaux (salsa, latin
jazz, rap, ragga, rock…).
58 Comme le souligne M. Augé, « le regard occidental sur les autres n’a cessé d’être
méprisant que pour se faire esthétique » (1982 : 11). A Cuba, le mépris, le rejet et le
dégoût vont de pair avec la fascination, tant il est vrai que les esclaves et leurs
descendants, les « sauvages » intérieurs, gardent prise sur ceux qui les marginalisent
grâce à la peur qu’il exercent et aux phantasmes de transgression qu’ils incarnent, à
l’instar des « classes dangereuses » (Chevalier, 1984 : 25) auxquelles ils sont d’ailleurs
assimilés. L’esthétisation ouvre une brèche dans ce modèle et permet de nouvelles
interactions : ainsi l’afrocubanisme a créé une dynamique légitimante propice à ce que
les intéressés eux-mêmes deviennent acteurs des représentations les concernant. A La
Havane comme dans la région d’Oyo (et on pourrait en dire autant de Salvador de
Bahia, par exemple), la construction de la tradition musicale résulte d’interactions
intenses entre informateurs, intellectuels et artistes, les derniers circulant et
échangeant leurs théories d’un continent à l’autre. Et c’est bien ce processus qui
rapproche et permet la comparaison entre des phénomènes éloignés
géographiquement, plutôt que l’hypothèse d’une « tradition ancestrale commune ».
59 Les artistes-professeurs des stages, festivals et cours « afro-cubains » jouent un rôle de
médiateurs de premier plan et contribuent activement et consciemment à la
valorisation d’un pan de leurs pratiques auprès du public étranger, notamment
européen et nord-américain, tout comme leurs prédécesseurs qui ont su influer par ce
biais sur la construction identitaire nationale. Comme dans les années trente, cet
intérêt de la part des représentants d’une culture considérée à Cuba comme hautement
développée (la culture occidentale) induit à son tour le renforcement de l’estime de soi.
Mais cette fois-ci, les artistes-religieux sont les interlocuteurs directs des amateurs
d’afro-cubanité, ils vivent de leur art et jouissent déjà d’un statut élevé. Les moins de
cinquante ans sont tous passés par l’Ensemble folklorique national, et diplômés des
Ecoles d’art ou de l’Institut supérieur d’art. Ils ont des compétences musicales poussées
et variées, maîtrisent plusieurs genres folkloriques, différents instruments, d’autres
registres musicaux comme le jazz ou la musique classique, ont fait du solfège, de
l’harmonie, des cours d’orchestration et de composition et ont lu les textes des
ethnologues et musicologues cubains. Ils n’omettent cependant jamais de rappeler leur
lien avec « la rue », et insistent sur la prépondérance de l’apprentissage par
imprégnation, ce qui peut sembler paradoxal.

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Photo 4 : Rumba jouée sur un orchestre de tumbadoras, dans un des lieux-clé du tourisme culturel à
La Havane, le Callejón de Hamel, 2002.

60 Or il n’en est rien. Leurs performances théâtralisées et codifiées ne sont pas le simple
résultat d’une instrumentalisation et leur qualification professionnelle et pédagogique
ne les coupe pas du contexte d’exécution quotidien. Ce sont eux, en effet, qu’on
retrouve dans les cérémonies et qui se produisent aussi au sein d’orchestres divers ou
dans les cabarets. Pour le percussioniste Javier Campos par exemple, qui n’aime pas
entendre un orchestre « mal jouer » pendant un rituel, l’implication esthétique
exigeante en tant que professeur de l’Institut supérieur d’art est aussi une forme
d’engagement, une façon de prouver la valeur de sa croyance. Lázaro Ross expliquait
pour sa part en quoi la création de l’Ensemble folklorique national avait marqué selon
lui un tournant : « Le peuple s’empara de la scène, cela transforma les choses ». Et c’est bien
parce que les discriminations sociales, raciales et religieuses s’expriment encore en
termes d’esthétique (gesticulation de singes, laideur, puanteur, grossièreté, saleté,
vacarme, sauvagerie) que cette dimension est fortement investie, sur scène comme
pendant le rituel. La beauté des danses d’orichas et du phrasé des batá, typologisés,
codifiés, « traditionnalisés », hausse la santería au rang de culture. Sur ce point, les
aspirations de l’Etat et de la plupart des religieux semblent converger actuellement, et
c’est donc autour de cette question que vont s’articuler les luttes de pouvoir et
l’évolution de la pratique rituelle à l’intérieur de l’île35, concomitante entre autres au
développement du tourisme culturel.
61 Les musiciens et danseurs, qui ont fait évoluer un pan de leur répertoire en
« l’améliorant » conformément aux critères esthétiques occidentaux dominants et ont
contribué en retour à l’évolution de ces mêmes critères sont d’autant plus aptes à
toucher un public étranger que ce répertoire, perçu comme totalement exotique, est en
réalité le résultat d’un processus qui rapproche bien plus qu’il n’éloigne les parties. Il
n’en va pas de même, loin s’en faut, pour les danses et la musique paleras et spirites,
exécutées pourtant avec autant de ferveur dans un contexte rituel par ces mêmes
artistes mais taxées péjorativement par ces derniers de « plus syncrétiques ». Le

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répertoire cubain des batá et des danses d’orichas, dont l’efficacité en tant qu’étendard
identitaire et culturel valorisant n’est plus à prouver, n’est pas prêt d’être détrôné.

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ANNEXES

Glossaire des termes vernaculaires utilisés

Aché, luz, fuerza : l’aché peut se définir comme une force vitale, une énergie présente à
des intensités variables dans tous les éléments du cosmos. Ce terme, d’origine santera,
est de plus en plus utilisé de façon interchangeable avec les termes force et lumière, ce
dernier mot, d’origine spirite, signifiant plus précisément une sorte de force obtenue
sans sacrifice sanglant, une connaissance donnée aux morts par les vivants, une énergie
que les morts accumulent en aidant les vivants et vice-versa.
Agües (ou abwes) : trio de gros hochets-sonnailles de différentes tailles, utilisé parfois à
la place (ou en complément) des batá dans les cérémonies santeras. On les appelle aussi
güiros (« donner un guiro en l’honneur de Yemayá ») ou chekerés.
Añá :nom de la force qui vit dans le tambour consacré, qui reçoit régulièrement des
offrandes et du sang sacrificiel.
Arará :terme utilisé à Cuba pour désigner les esclaves d’origine ewe-fon et, par
extension, la religion de même origine (Regla arará ou foddún).
Babalao : homme initié dans le culte d’ifá, maîtrisant le système divinatoire du même
nom. Du yoruba babaláwo (baba ní awo : « père du secret »).
Batá : trio de tambours bimembranophones, ambipercussifs, dont la forme dite
« orthodoxe » à Cuba actuellement est celle d’un sablier. Chacune des six membranes
est de taille différente et les différents sons obtenus étaient censés reproduire à
l’origine les tons de la langue yoruba. Les peaux sont tendues sur une caisse de bois
(tronc évidé) avec un cordage de cuir, et accordées avec un emplâtre. Le plus grand des
batá est appelé iyá (mère), le moyen itótele et le plus petit okónkolo. L’iyá est également
assorti de ceintures de cloches et de grelots autour de chacune de ses membranes.
Bembé :nom générique donné à une fête en l’honneur d’un oricha qui emploie d’autres
tambours que les batá (à La Havane aujourd’hui, il s’agit le plus souvent de
tumbadoras).

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Bongó : paire de petits membranophones cylindriques de taille légèrement différente,


produisant des sons aigus, accordés au moyen de clés.
Cabildos : associations qui permettaient aux ressortissants esclaves ou libres de
s’entraider et de perpétuer leurs coutumes (avec des restrictions). A la fin du 19 e siècle
les cabildos « de Noirs » ont été restructurés de force en sociétés d’entraide, dont la
plupart ont par la suite périclité suite aux persécutions dont elles étaient l’objet. Un
certain nombre a toutefois subsisté de façon informelle, y compris pendant la
révolution.
Cajones : jeu d’idiophones obtenus à l’aide de caisses et de tabourets en bois de
différentes tailles, agrémentés parfois de clochettes. Ils sont souvent utilisés, avec les
claves, les maracas, les frottoirs, les hochets-sonnailles et les cloches ou fers frappées
pour donner des fêtes en l’honneur des morts (cérémonie paleras et spirites) ou tout
simplement pour la rumba, avec ou sans complément de tumbadoras.
Cha-cha-chá : genre musical et dansant dérivé du danzón, élaboré par Enrique Jorrín
(directeur de l’orchestre América) à la fin des années quarante en s’inspirant du bruit
produit sur la piste par les pas glissés des danseurs qui entendaient accentuer ainsi le
rythme du güiro.
Chekeré :voir agües.
Claves : nom donné aux deux cylindres en bois entrechoqués qui marquent le rythme
dans la rumba et dans le son. C’est aussi le nom des rythmes eux-mêmes : clave de
rumba, clave de son.
Comparsas : groupes de danse et de musique se produisant pendant le carnaval,
répétant plusieurs mois à l’avance.
Conga : danse de groupe exécutée pendant le carnaval, les pas de base rythmant la
marche de la comparsa ou de la foule qui la suit.
Consacré : chargé de force ou d’aché. Se dit de tout réceptacle ayant subi un rituel
destiné à cet effet, et qui doit ensuite être régulièrement alimenté en sang sacrificiel.
Danzón : genre musical et dansant dérivé de la contredanse, né à Cuba à la fin du 19 e
siècle.
Guajiro/a : terme générique désignant les paysans à Cuba. Il désigne également
l’ensemble des styles musicaux ruraux décrits comme d’origine ibérique et canarienne,
où l’improvisation des paroles prime sur la mélodie en elle-même (décimas, punto
guajiro, seguidillas...). Le chant est accompagné de frappement de mains et d’instruments
à corde comme la guitare, le tres ou le laúd, et parfois de danses appelées zapateo, où les
battements rythmés des pieds des danseurs viennent compléter la mélodie. Au début
du 20e siècle, une version idéalisée et romantique de la musique guajira a longtemps été
prônée par les défenseurs du blanchissement de la nation (León, 1974 : 95).
Güemilere (ou wemilere) : nom érudit donné à la fête pour les orichas où interviennent
les tambours batá. A La Havane on utilise plus couramment le terme tambour (« aller à
un tambour pour Changó »).
Güiro : littéralement, calebasse. Ce terme est le plus souvent utilisé pour désigner un
frottoir fabriqué avec une calebasse allongée vidée et striée, mais il désigne aussi de
gros hochets-sonnailles élaborés à partir de grosses calebasses rondes (voir agües).

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Ifá :l’oracle, le message. Celui-ci est délivré par des hommes initiés spécialement à ce
culte, qui maîtrisent les techniques divinatoires spécifique à ifá : les babalaos.
Iyawó :santero novice, initié depuis moins d’un an.
Lucumí : terme utilisé à Cuba pour désigner les esclaves yoruba et, par extension, la
religion d’origine yoruba.
Marímbula :grand lamellophone décrit comme d’origine « bantoue », monté sur une
grande caisse de bois (version agrandie des instruments mbila ou sanza).
Ñáñigos : nom donné aux membres de la société secrète masculine abakuá, originaire
selon F. Ortiz du Sud-Est du Nigeria (Calabar).
Nettoyer : Purifier, éliminer les forces néfastes. On procède par contact avec une autre
source de force (d’autant plus puissante que le mal est fort), qui incorporera ces
dernières, et qu’on jettera en un endroit précis.
Okónkolo : nom du plus petit des tambours batá.
Olúbatá : possesseur d’un jeu de tambours batá consacrés.
Omo añá : tambourinaires initiés (fils d’Añá) ayant le droit de jouer et de toucher les
batá consacrés dans les cérémonies.
Oricha : entité santera, appelée également saint, représentant un ensemble de forces ou
de principes. Elle est généralement représentée sous une forme anthropomorphe,
possédant plusieurs facettes complémentaires. Les orichas se manifestent par la
possession (surtout en dansant) et par différentes techniques divinatoires, comme le
lancer de morceaux de noix de coco, le lancer de cauris et les techniques liées à ifá.
Outre diverses offrandes, ils ont besoin de fêtes et de sang d’animaux sacrifiés pour être
contentés.
Palenque : nom donné à Cuba aux villages d’esclaves fugitifs.
Palo : (palo-monte, mayombe, briyumba, kimbisa...) : culte ordinairement décrit comme
d’origine bantoue (entre autres), basé sur le pacte de l’adepte (palero) avec des morts
réclamant des offrandes, des fêtes et du sang d’animaux sacrifiés pour travailler et se
manifestant par la voyance et la possession. L’usage des herbes et des morceaux de bois
(palos) réduits en poudres, considérés comme porteurs de force, y est primordial.
Religión : terme couramment employé à La Havane, désignant l’ensemble des cultes dit
« afro-cubains », ainsi qu’une forme locale de spiritisme et la pratique pragmatique du
catholicisme. Les adeptes de ces cultes s’appellent eux-mêmes des religieux.
Rumba : genre musical basé sur un rythme spécifique (la clave de rumba). Peut se jouer
avec n’importe quels objets suffisamment sonores, l’ensemble formant une polyrythmie
complexe. Peut se danser en couple séparé ou sous la forme d’une compétition entre
hommes.
Santería(ou Regla Ocha) : culte ordinairement décrit comme d’origine yoruba (entre
autres), basé sur l’adoration et l’incorporation d’entités porteuses de grands principes
de force appelées orichas ou saints.
Son :genre musical originaire de la région orientale de l’île, qui devint très populaire à
La Havane dans les années vingt. La polyrythmie, basée sur la clave de son, était
produite à l’origine par une jarre en terre cuite (botija) dans laquelle on soufflait, des

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lamelles de métal montées sur une caisse de résonance (marímbula), des bâtons
entrechoqués (claves), une paire de maracas, une petite paire de tambours (bongó), une
calebasse striée frottée (güiro) et une petite guitare à trois paires de cordes (tres). Le
chant commence par une succession de couplets puis se poursuit par une semi-
improvisation responsoriale où le soliste oriente les refrains du chœur. Le son se danse
en couple enlacé, avec des figures simples, les pas suivant le rythme de la clave.
Spiritisme : ce terme désigne, à La Havane, le culte visant à communiquer (par
l’intermédiaire de médiums-voyants) avec les défunts, appelés morts de lumière, qui
apportent de la lumière aux vivants, et qui prennent de la lumière au contact de ces
derniers, l’objectif étant l’évolution des uns et des autres. Ces défunts réclament
seulement des offrandes simples et des fêtes, jamais de sang d’animal sacrifié.
Tumbadora : nom donné au tambour appelés conga en Europe.
Tumba francesa : société d’entraide et de divertissement créée par les descendants
d’immigrants haïtiens arrivés dans la région orientale de l’île à partir du début du 19 e
siècle. Par extension, nom donné au répertoire musical et chorégraphique de ces
sociétés.
Yuka :trio de hauts tambours cylindriques à une seule membrane clouée sur un tronc
évidé, de trois tailles différentes, utilisés dans les zones rurales et décrits comme
d’origine « bantoue ».

NOTES
1. La cubanité était censée transcender les phénotypes. Des mouvements comme le soulèvement
du Parti des Indépendants de Couleur, anciens combattants de la guerre d’indépendance qui
dénoncèrent l’absence de personnes « de couleur » au gouvernement, furent sévèrement
réprimés (1912, environ 3 000 morts).
2. L’Amendement Platt, signé en 1902, donnait le droit d’intervention aux troupes US (qui en
usèrent notamment en 1906, 1912 et 1917). Un Traité de réciprocité commerciale stipulait que les
Etats-Unis achèteraient tout le sucre cru, en échange de produits manufacturés.
3. Ce qui ne veut pas dire que les gens cessèrent de jouer; les tambours risquant d’être
confisqués, ils les remplaçaient souvent par des tabourets et des caisses vides, facilement
escamotables en cas d’irruption policière.
4. Qui désigne un genre musical et chorégraphique distinct du son : la base rythmique (clave) est
différente, les danseurs ne sont pas enlacés, le contexte d’exécution contemporain courant reste,
outre les spectacles folkloriques, celui des cours d’immeubles populaires, des fêtes familiales et
religieuses. A Cuba on distingue donc la rumba de la rumba de salón.
5. La musique américaine et surtout le jazz influencèrent la musique de l’île dès les années vingt.
Les sextets de son remplacèrent la marímbula par la contrebasse, introduisirent l’usage de la
trompette et devinrent des septets. Comme le souligne L. Acosta (2001 : 37), de riches échanges
musicaux ont nourri les créations musicales des deux pays. Les exemples les plus marquants dans
les années quarante sont ceux à Cuba des jazz bands de Benny Moré et de Damaso Pérez Prado (à
l’origine du mambo), et aux USA de l’orchestre Machito & his AfroCubans, dirigé par Mario
Bauzá, et de la collaboration entre le Cubain Chano Pozo et Dizzy Gillespie (1948), qui
contribuèrent, de par leurs innovations rythmiques, à la création du Latin Jazz.

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6. Jarre en terre cuite (botija) dans laquelle on soufflait, lamelles de métal montées sur une caisse
de résonance (marímbula), bâtons entrechoqués (claves), maracas, petit tambour (bongó), calebasse
striée frottée (güiro), petite guitare à trois paires de cordes (tres).
7. Rappelons que l’orchestre des Noces (1923) était uniquement composé de voix, de quatre pianos
et de percussions. On pourrait également souligner l’impact de la chorégraphie « ensauvagée » de
Nijinski pour le Sacre du printemps, qui fit scandale en 1913.
8. Amadeo Roldán composa par exemple en 1925 son Ouverture sur des thèmes cubains.
A. Carpentier écrivit en prison son livre Ekue Yamba-o (1927), histoire d’un noir guajiro de famille
santera qui devient ñáñigo à La Havane et connaît un destin tragique. L’œuvre fut transposée en
opéra par le compositeur Alejandro García Caturla en 1931. En 1930, Nicolás Guillén composa son
recueil de poèmes engagés Motivos de son, mis en musique par A. Roldán en 1934.
9. C’est dans cette ville, en 1929, qu’A. García Caturla joua pour la première fois, avec le soutien
des surréalistes, son œuvre Bembé, du nom de la fête où l’on joue des tambours bembé en
l’honneur des orichas. Les Petits contes nègres de Lydia Cabrera furent publiés pour la première fois
en français à Paris, en 1936, et L. Cabrera traduisit le Cahier d’un retour au pays natal d’A. Césaire en
espagnol en 1943).
10. L’époque n’était pas favorable, dans les faits, à ceux qui étaient toujours désignés comme
sorciers. La répression et les confiscations d’objets rituels se poursuivaient, ainsi que les
pamphlets journalistiques, tandis que se créait 1934 le mouvement ABC, proche du Ku-Klux-Klan.
11. J. L. Matory remarque l’influence de l’imaginaire maçonnique chez certaines organisations
adoratrices d’orisa au Nigeria à la fin du 19 e siècle (idem : 178), qui utilisaient les symboles du
compas et du tablier.
12. En 1937, ces dernières furent ré-autorisées avec l’appui de F. Ortiz, qui voyait désormais en
elles l’expression d’une culture populaire authentiquement cubaine, et pas encore « parasitée »
par les américains (1995 : 58-59, notes d’Isaac Barreal).
13. Tambours bimembranophones et ambipercussifs, à caisson de bois en forme de sablier,
fermés, dont la tension permanente est assurée par un cordage de peau.
14. Pourtant, il s’agissait de tambours aberikolá, non consacrés, fabriqués pour l’occasion et donc
en théorie non susceptibles de provoquer la venue des orichas. On verra plus loin que ces
catégories ne sont pas toujours opératoires.
15. Ce nom signifie précisément « né en Añá ». Añá est le nom de la force, du fondement qui vit
dans le tambour consacré, qui reçoit régulièrement des offrandes et du sang sacrificiel. Les
tambourinaires initiés sont appelés omo añá (fils d’Añá). Le terme olú batá désigne le possesseur
d’un jeu de tambours consacrés. F. Ortiz semble confondre les deux termes.
16. Celle par exemple de Martín Oyádiná, dont les fameux tambours, confisqués par la police,
étaient exposés au Musée national de La Havane, et celle d’un sculpteur appelé Adofó, dont est
issu un autre informateur de F. Ortiz et allié de Pablo Roche, Miguel Somodeville.
17. Ifábola est le fils d’Atandá selon Ortiz, 1995 : 70.
18. Les observations de terrain actuelles corroborent les anecdotes racontées à ce sujet par les
santeros âgés; voir par exemple l’interview de Mario Dreke « Chavalonga », célèbre rumbero
octogénaire (Mestas, 2000 : 40).
19. Dans son essai écrit en 1946, El engaño de las razas, ce dernier proposait de supprimer le terme
race et de le remplacer par le mot culture. Cette notion, chez F. Ortiz, est profondément
essentialiste.
20. Il s’agissait des ouvriers agricoles qui travaillaient et vivaient sur la propriété de son amie
Josefina Tarafa (village Pedro Betancourt, région de Matanzas). Malgré l’abolition de l’esclavage,
le paternalisme était encore de mise dans l’île à cette époque. J. Tarafa finança les enquêtes de
L. Cabrera sur ses terres, elle lui procura du matériel photo et audio de pointe, ainsi qu’un mini-
van climatisé (Bolívar, del Río, 2000 : 33).

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21. Les disques font partie de la collection Música de los cultos afrocubanos en Cuba, qui s’arrache
aujourd’hui à Miami, en tant que référence traditionnelle incontestable.
22. En 1948, la chanson de Celina González, Que viva Changó est un énorme succès. D’autres
enregistrement dits « afro » lui succèdent, portés par les artistes en vogue de l’époque : Bola de
Nieve, Mercedita Valdés et Celia Cruz, accompagnées par les « tambours rituels » de Jesús Pérez .
Benny Moré, Miguelito Cuní, Arsenio Rodríguez (qui vit à New York) et d’autres encore ne
manquent pas de faire allusion à la santería ou au palo dans les chansons qu’ils interprètent. Dans
le cadre de la naissance du latin jazz évoquée plus haut, l’inspiration lucumí ou congo est
constamment mise en avant. En 1955, le groupe de rumba Los muñequitos de Matanzas sort son
premier disque : Guaguancó matancero. D’autres suivent sous divers labels cubains ou américains,
comme ceux de Celeste Mendoza, ou le disque de « chants rituels yoruba », produit par la
compagnie de disques cubaine Panart, intitulé Santero. Odilio Urfé, le directeur de l’Institut
musical de recherches folkloriques, présente en 1956 une anthologie de rumbas célèbres, qui sont
aujourd’hui des classiques incontournables, comme Consuélate como yo, Malanga, ou Ave María
morena.
23. A condition qu’ils soient pro-révolutionnaires : la plupart de ces initiatives n’ont pas résisté
au durcissement idéologique de la fin des années soixante.
24. C’est ainsi que F. Ortiz est désigné dans les incessants hommages qui lui sont rendus depuis sa
mort en 1969. Le premier découvreur est Christophe Colomb, et le deuxième Alexander von
Humboldt.
25. L’IEF fut aussi chargé d’assurer la conservation du patrimoine, en créant un musée
d’ethnologie. Les méthodes employées pour récupérer certains objets religieux n’ont parfois rien
eu à envier aux confiscations policières d’antan, aux dires de nombreux religieux qui se sentent
aujourd’hui spoliés : prêts non rendus, autels saisis arbitrairement suite au décès de leurs
propriétaires pourtant dévoués à la cause révolutionnaire (Fernández Robaina, 1994 : 64),
maisons des exilés pillées. L’ensemble se trouve aujourd’hui pour une grande part au Musée
historique de Guanabacoa, aux côtés de la collection personnelle de F. Ortiz. D’autres musées
municipaux ou régionaux ont vu le jour depuis.
26. Entretien officiel avec un fonctionnaire du Bureau d’attention aux affaires religieuses du
Comité Central du Parti Communiste Cubain, avril 1993.
27. Y sont répertoriés essentiellement les manifestations matérielles de la culture rurale comme
l’artisanat, l’habitat, l’outillage, le mobilier, ainsi que les contes, chants, danses et « fêtes
populaires traditionnelles », parmi lesquelles les rituels occupent une place minoritaire,
notamment du fait que ne sont pas pris en compte ceux qui concernent des groupes non
institutionnalisés, c’est-à-dire l’immense majorité des réseaux de parenté rituelle à cette époque
(voir Fiestas populares…, 1998).
28. Sauf bien entendu leurs rivaux de même génération exilés aux Etats-Unis, qui les accusent
d’avoir « trahi lareligión » pour échapper aux persécutions du régime et au soupçon de
délinquance (Hagedorn, 2001 : 152).
29. Présents à la même époque dans la plupart des nouvelles institutions révolutionnaires,
comme l’IEF qui promut au poste de chercheur ou d’auxiliaire de recherche des personnes
considérées par leur rivaux comme « des paysans ou des ouvriers incultes, grossiers, bons à rien,
tout juste capables de dénoncer leurs collègues ou leurs informateurs à la Sécurité de l’Etat ou de
régler leurs comptes au couteau ou au pistolet ».
30. Pour une analyse ethnographique actuelle de ce spectacle (rebaptisé Gran Palenque) en temps
que lieu-clé du tourisme culturel, voir Argyriadis 2005.
31. Lors d’un Sábado de la rumba en 1992, une vieille santera demandait au présentateur pourquoi
Obá avait les mains sur les oreilles. La réponse (évidente pour ceux qui connaissaient l’article de
W. Bascom se rapportant à ce mythe) était qu’Obá, trompée par sa co-épouse Ochún, s’était coupé
les oreilles pour les intégrer à la soupe de son mari Changó, provoquant la répulsion de celui-ci.

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Des religieux qui ne la connaissaient pas découvraient la danse d’Ogué, maître des troupeaux, avec
un doigt sur chaque tempe figurant les cornes. D’autres s’étonnaient de voir danser Orula, puis
observaient attentivement.
32. Vue de l’extérieur, la scène peut paraître inquiétante : les yeux exorbités, les entités
empoignent les personnes de leur choix, les font tourner sur leur dos, les secouent, leur passent
vigoureusement les mains sur le corps pour les nettoyer puis leur projettent les bras vers le ciel,
leur soufflent diverses substances à la figure, saisissent leur tempes et collent leur front sur leur
front en poussant un cri…
33. Dans le milieu des années quatre-vingt, une grande partie de la population, incluant des
militants du Parti, a commencé à réclamer plus d’ouverture pour les croyants, ce besoin
s’accentuant au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans une crise économique et politique
grave. Recherches et publications sur la « religiosité populaire » se sont développées, tandis
qu’en 1991 les décisions du IVe Congrès du Parti communiste cubain ont donné aux religieux de
toutes obédiences le droit de devenir militants.
34. Cuba s’impose comme lieu d’apprentissage privilégié : il n’y a pas de batá au Brésil, et les prix
pratiqués aux Etats-Unis ou dans le reste de l’Amérique latine sont prohibitifs. En Afrique
l’apprentissage des batá serait impossible pour une personne n’appartenant pas à une famille de
musiciens (Leymarie, 1996 : 12). A Cuba par contre les stages abondent et les professeurs ne se
privent pas pour intégrer leurs élèves à leur lignage rituel.
35. Reste à faire accepter le statut de religion à part entière, et non de superstition ou de culte
local : ce sont plutôt les réseaux transnationaux qui sont investis dans ce but (Argyriadis, Capone,
2004 : 127).

RÉSUMÉS
Au début du siècle, les musiques et les danses des descendants d’Africains à Cuba étaient
considérées comme répugnantes et inaudibles, et leur pratique sévèrement réprimée.
Aujourd’hui, les tambours batá et les danses d’orichas attirent un nombre croissant de visiteurs
européens et américains dans l’île, en tant que paradigmes d’une supposée « pure tradition
yoruba ». Cet article tente d’analyser le rôle joué par les institutions (commerciales et nationales)
et les intellectuels cubains dans le changement de statut de ce répertoire spécifique, ainsi que les
interactions entre ces institutions et les pratiquants eux-mêmes, acteurs à part entière de cette
évolution.

At the beginning of the century, the musics and dances of Cubans of African descent were widely
perceived as vulgar and unmusical, and they were consequently severely repressed. However,
batá drums and orichas dances attract today a growing number of European and US visitors who
see them as the paradigms of a supposedly « pure Yoruba tradition ». This article explores the
role played by commercial and national institutions as well as Cuban intellectuals in the change
of status of this specific repertoire. It also highlights the interaction between these institutions
and the practitioners themselves, who are an integral part of this evolution.

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AUTEUR
KALI ARGYRIADIS
Kali ARGYRIADIS est docteur en anthropologie sociale de l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement, UR 107. Elle est
l’auteur de La religión à La Havane. Actualité des représentations et des pratiques culturelles havanaises
(Paris, Editions des archives contemporaines, 1999). Elle poursuit actuellement ses recherches sur
les enjeux politiques et identitaires de la patrimonialisation de la santéria et du culte d’ifá à Cuba,
ainsi que sur la transnationalisation de ces pratiques religieuses au Mexique. Elle est également
l’auteur, avec Sara Le Menestrel, de Vivre la guinguette (Paris, PUF, 2003).

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Le tango, une « musique à danser » à


l’épreuve de la reconstruction du
bal1
Christophe Apprill

1 Nombreux sont les clichés qui enrobent le tango, dont celui qu’il serait « une musique à
danser ». Cet énoncé, qui caractérise d’autres musiques (valse, paso doble), contient
plusieurs attendus, dont celui d’examiner le statut du tango comme musique à travers
l’analyse de la médiation de la danse, tout en exprimant la domination implicite de la
musique sur la danse. Mais cette position de force au regard de la danse est fragile au
sein de l’univers musical. Comme « l’herbe à chat », la « bonne à tout faire », la « chair à
canon » ou le « roman de gare », l’horizon d’une telle construction grammaticale est
fermé. A la fois qualité (faire lever de la chaise), et dépréciation (l’écoute distraite d’un
genre populaire), cette catégorisation jette sur l’objet un voile péjoratif qui le place à
l’écart de la haute culture musicale. Appartenant au monde de l’art, la musique au
contact de la danse produite dans le contexte du bal, se trouve dévaluée et comme
entraînée vers les profondeurs abyssales où sont reléguées les pratiques sociales. Mais
toutes les musiques qui font danser – comme la techno par exemple – ne sont pas
considérées comme des « musiques à danser ». Ce terme désigne implicitement des
genres musicaux qui renvoient à des danses, mais pas n’importe quelles danses : « la
danse », celle des théâtres, qui s’inscrit dans une histoire de l’art, des réseaux de
production et de diffusion contemporains, n’est pas concernée. Les danses ainsi
nommées sont les danses de couple produites depuis un siècle dans le contexte du bal.
Aucune inversion n’est possible : point de « danse à jouer de la musique ». La danse
sous-entendue dans cet énoncé a besoin de la musique, quand celle-ci peut se passer de
la danse, différence qui réaffirme l’appartenance de l’une au monde de l’art, et de
l’autre aux pratiques sociales. Appartenant au sens commun, cet énoncé met en tension
les caractères populaires et savant de la musique et de la danse, dans un pas de deux où
se croisent les regards : les musiciens vers la musique et vers les danseurs, les danseurs
vers la danse et vers les musiciens. C’est la complexité des échanges de ces deux foyers
triangulés que nous proposons d’examiner à travers l’exemple du tango argentin.

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2 Issu des musiques et chants de communautés diverses (noires, créoles, immigrés


d’Europe du sud et centrale) qui composaient la population de l’Argentine dans la
seconde moitié du 19e siècle, le tango est né dans un milieu populaire puis s’est imposé
dans la bonne société. Tantôt centrée sur la musique (Monette, 1991; Strada, 1995;
Plisson, 2001), plus rarement sur la danse (Pelinski, 1995; Hess, 1996; Pujol, 1999),
l’historiographie analyse peu cette origine populaire qui fait partie des lieux communs 2.
En revanche, en la citant systématiquement, elle a contribué a construire sur cette
origine le mythe d’une territorialité misérabiliste et canaille : « de mauvais garçons »
en« bas fonds », de« lupanars » en« trottoirs », l’alliance réglée de la débauche, de
l’érotisme, de la sensualité et de la violence sociale, compose des stéréotypes qui
hantent son imaginaire. De l’Amérique du sud à l’Europe, il serait possible pour chaque
époque et pérégrination de suivre les oscillations de son statut, qui le mène des bouges
populaires de Buenos Aires aux bastringues prolétaires de la rue de Lappe, des cabarets
porteños3 aux salons luxueux et bals clandestins parisiens, où l’aristocratie s’encanaille
(Sem, 1925; Roueff, 1997; Apprill & Dorier-Apprill, 2001). Mais par delà cette empreinte
mythologique qui donne le ton, la musique semble davantage qualifiée par les relations
qu’elle a entretenues avec la danse au cours du 20e siècle. Passé les premiers temps de
sa naissance (1890-1920) où le tango chanté s’affirme déjà comme un genre distinct de
la danse, on peut distinguer trois phases dans les relations entre le genre musical tango
et la danse. Après une période d’osmose (1925-1955), le tango entre dans un déclin
durant lequel musique et danse connaissent des évolutions divergentes. Puis à la fin de
la dictature en 1982, il retraverse une nouvelle fois l’Atlantique, et c’est la résurgence
de la danse qui entraîne dans son sillage celle de la musique. Après avoir fait fureur
dans les Années Folles, la danse affirme une seconde fois sa prééminence dans l’univers
des musiques dites « à danser ». De la concorde à la rupture, de l’osmose à
l’émancipation, les rapports entre la musique et la danse tissés autour des principaux
courants musicaux (Guardia vieja du début du siècle, tango bien marcado des années 40,
nuevo tango des années 604 etc.) composent les grands traits de son régime. Si le statut
de la musique a été à certaines époques étroitement lié à celui de la danse, il n’est pas
non plus réductible à une seule musique à danser qui serait au fil du temps devenu une
musique à écouter. Jusqu’au début des années 1980, le tango était en France inséré dans
le système des danses de couple : sa forme la plus répandue était le musette des
guinguettes, des thés dansants et des dancings. Après la présentation du spectacle
Tango Argentino en 1983 au théâtre du Châtelet, un réseau associatif 5 indépendant des
écoles de danse de couple s’est constitué pour développer la culture tango à travers
l’organisation de cours, stages, bals, pratiques, expositions, conférences et concerts
(Apprill, 1998, 2003). Cette forte implication associative réunissant des amateurs de
danse a été relayée par plusieurs acteurs (DJ, musiciens, plasticiens, producteurs,
maisons de disque). La notion même de bal tango n’existait point en France. Pure
création, le bal tango s’est élaboré autour de la danse, dont la résurgence
contemporaine s’est traduite par la reconstruction d’une culture du bal. Référencée au
berceau de Buenos Aires, elle interroge, aussi bien chez les musiciens que chez les
danseurs, les notions de tradition et de rénovation musicale, à l’instar de ce qui s’est
produit avec le revival du bal folk (Guilcher, 1998) et le renouveau des guinguettes
(Argyriadis, Le Menestrel, 2003). La multiplication des bals en France a généré une
valorisation de la musique : découverte des orchestres des années 1925-50, essor de
l’impression musicale, infléchissement du répertoire des orchestres contemporains,
développement d’un entendement musical spécifique. Les conditions d’actualisation de

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la danse offrent une chambre d’écho aux questionnements sur la musique, tout en
interrogeant la catégorie de « musique à danser » : dans le tango, ne serait ce pas plutôt
la danse qui se joue de la musique ?

1925 à 1955 : la symbiose entre musique et danse


3 Durant l’âge d’or qui va des années 1925 aux années 1950, l’association de la musique,
de la danse et de la culture du bal produit une explosion de la créativité musicale : les
thèmes écrits avant 1945 deviennent de véritables standards dont le plus connu
demeure la Cumparsita6. A partir de 1935, date de la mort de Carlos Gardel, un rapport
singulier se noue entre la danse et la musique. Si le tango d’alors ne se réduit nullement
à la danse, c’est toutefois elle qui oriente le style de certains orchestres et qui est l’une
des scènes de son expression : Juan D’Arienzo interprète alors les tangos selon un
rythme vif et piqué, apprécié par les danseurs. Il se fait une réputation parmi ces
derniers et devient « El rey del compas » (le roi de la cadence). Le rythme est alors
« tellement appuyé que la mélodie semble secondaire ». La place accordée au chant
s’adapte elle aussi à la danse en se limitant à un seul couplet suivi du
refrain(Monette, 1991). D’autres musiciens comme M. Calo, A. Troilo et O. Pugliese
privilégient les arrangements et complexifient le tango. Et sur la piste, les danseurs
sont à l’écoute des nuances musicales qui différencient chaque orchestre :
Selon les orchestres, on dansait de différentes façons : avec Di Sarli, on dansait
tango salon, bien droit, bien caminado [en faisant attention à la façon de marcher],
sans ganchos, ni boleos. Bien paradito [avec de belles pauses]. Avec le Troilo des
années quarante, on dansait plus orillero. Avec les disques de Canaro, tu cherches le
style canyengue7 : pas de posture, plus balancé, chaloupé8.
4 Jouée pour les danseurs, ce type d’orchestration existe peu en dehors du bal et la notion
même de concert est marginale. Le tango devient une culture partagée par le plus
grand nombre : dans ses versions musicales, chantées et dansées, il devient
emblématique de la culture et de l’identité des porteños et de tous les Argentins, et
s’inscrit dans la sociabilité et le territoire des bals urbains. Ces derniers exercent alors
deux fonctions : dans les quartiers périphériques, ils sont l’un des maillons du marché
matrimonial, et dans le centre, ils représentent un moment de loisir festif ouvert sur le
flirt et la rencontre. Des clubs de quartier qui accueillent les équipes de foot aux salons
parquetés du centre ville, la perception de la musique est intimement liée au contexte
du bal qui s’insère dans des territoires urbains socialement hétérogènes, et qu’il est
difficile d’assigner à une catégorie sociale particulière. Quant aux sentiments des
musiciens vis à vis de la danse, leurs compositions, leurs interprétations et le marché
économique qui entraîne une augmentation de la taille des orchestres 9, montrent qu’ils
évoluaient en relation étroite avec l’univers de la danse.
5 Introduit en France peu avant le déclenchement de la Grande guerre, basé sur
l’improvisation, le tango rompt avec le régulier tournoiement de la valse et dessine de
nouvelles répartitions des rôles masculins et féminins dans la danse (Hess, 1996 : 23-32).
Là où la valse mettait en scène l’ivresse de la rencontre dans une évolution
étourdissante, le tango place l’homme et la femme face à face dans un duel qui oscille
entre lenteur et vitesse. Sa force de retenue troublante place le couple « en majesté » :
ce n’est plus la perdition du couple qui est valorisée, mais sa conscience. Une véritable
fièvre tango parcourt les capitales d’Europe occidentale après la guerre. Le chroniqueur
Sem (1913) a rendu compte de « cette crise de tangomanie éperdue » avec une série de

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dessins. Sur l’un d’entre eux, qui porte la légende « every body is doing it now », un
homme moustachu en habit de corrida (gilet rouge avec dorures, pantalon noir,
chemise blanche et nœud papillon noir) joue de la guitare sur une plage, assis sur le T
du titre. Au loin, on aperçoit la mer et quelques voiles au vent. Des poissons enlacés
frétillent sur le sable, ainsi qu’un crabe. Le ciel est barré par un piquet et un fil à linge :
trois paires de caleçons s’y agitent en couple dans des postures évocatrices, le bras
droit enlaçant la taille, et pour une autre pubis contre fesse. Après avoir suscité des
polémiques, cette frénésie se poursuit durant les années vingt. Les thés tango où l’on se
rend avec des jupes couleur tango (orange) font fureur. C’est l’une des rares danses à la
mode des années 20 qui ait perduré tout au long du siècle et ait connu une propagation
géographique sur les cinq continents (Pelinsky, 1995). Avec ces autres danses venues
d’outre Atlantique (Decoret, 2004), il provoque le recul des danses ouvertes du 19 e siècle
(quadrille, berlines, pas de quatre). Et dans l’entre-deux-guerres, il s’ajoute à la valse et
à la java qui constituaient « la base du musette »10. Mais après avoir été épuré de sa
sensualité par la corporation des professeurs de danse, et rendu conforme aux normes
corporelles de l’époque (Apprill, 2003), le tango investit également les dancings les plus
« selects », ces temples de la mondanité, de la modernité et de la fête dont C. Lalo (1921)
note qu’ils ont été « le seul art dont la guerre mondiale ait produit une floraison
incontestable depuis 1918 ».

De 1955 à 1982, déclin et évolutions divergentes de la


musique et de la danse
6 A partir de 1955 (fin du gouvernement Perón), une césure se forme entre la musique et
la danse. Plusieurs facteurs contribuent à l’expliquer : les lois réprimant les réunions,
l’évolution du tissu urbain et la démolition de nombreuses salles de danse, le goût des
jeunes générations pour les musiques et les rythmes anglo-saxons, l’association du
tango à des valeurs réactionnaires, mais aussi l’essor de la musique folklorique dans
laquelle les immigrants de l’intérieur, les cabecitas negras, qui s’installent massivement
à Buenos Aires à partir de la fin des années trente, se retrouvent davantage que dans les
thèmes des tangos (Vila, 1995). Pendant ces années de dictature, le tango dansé s’efface
de la trame urbaine et sociale mais subsiste dans l’univers familial. De nombreux
argentins s’exilent et parmi eux des musiciens. Dans les années 1970, c’est à travers la
chanson engagée (Cuarteto Cedrón), folklorique (Atahualpa Yupanqui) et le nuevo tango
de Piazzolla, que le public français entre en contact avec l’univers du tango
« argentin ». Tout en devenant les figures artistiques de l’opposition intellectuelle en
exil, ces musiciens opèrent une rupture radicale avec l’univers du bal et de la danse. Les
chansons qui abordent avec gravité les situations de crise en Argentine et au Chili sont
écoutées, et plébiscitées par le public, comme le précise Juan Cedrón lorsqu’il évoque
son répertoire à son arrivée en France :
C’est dans les années 72, 71 que nous avons commencé à jouer ici, c’était tout près
de mai 1968, il y avait un public soixante huitard, que j’aime beaucoup; ils ont
découvert le Cuarteto par rapport au côté idéologique et politique, notre position
vis à vis des problèmes politiques qui se sont passés en Argentine, en Uruguay, au
Paraguay, au Chili, au Brésil. On critiquait tout ça : on chantait des chansons d’une
tuerie qui a eu lieu à Buenos Aires en 1972. Il y avait un public dit de gauche, pour
simplifier les choses. Le phénomène, c’est que je voulais aussi chanter un tango
traditionnel, Bahia Blanca. On finissait (tape trois fois sèchement dans ses mains).

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Les gens n’aimaient pas le tango traditionnel !


(Entretien, Juan Cedrón 1998).
7 Hors jeu, la danse est considérée par le public de l’époque à la fois comme désuète et
futile. Si la création musicale est renouvelée par une réactivation de la culture de
l’aller-retour et de l’entre-deux constitutive de l’histoire sociale des Argentins, elle le
fait au détriment de la danse dont elle s’écarte résolument. Musicalement, par
l’abandon du temps fort bien marqué dont les danseurs ont besoin, le nuevo tango
affiche ouvertement sa scission avec l’univers du tango dansé. Piazzolla prend ainsi ses
distances avec les orchestres des années 1940, et promeut le tango au rang de musique
moderne11. Passé le temps des chants militants, la création musicale des argentins
vivant en France s’oriente vers des formes de tango rénové (J. J. Mosalini,
G. Beytelmann) qui s’inscrivent dans l’esprit des compositions de Piazzolla. Ce qui
n’empêche pas les institutions françaises de lui dénier le statut de culture savante : en
1982, le premier concert radiophonique de la chanteuse Haydée Alba est diffusé sur
France Culture, et non sur France Musique qui décline l’opportunité 12. Puis son disque
est édité en 1990 chez Ocora Radio France dans la série Chanson-tradition. Cette
méconnaissance dont le tango est l’objet semble nourrie par l’imaginaire déprécié qu’il
véhicule dans les années 80 : évoquant le passé suranné des générations précédentes, il
est associé à une pratique sans relève, qui renvoie à la culture populaire du bal et du
système des danses de couple qui sont entrés en crise après 1945. C’est dans ce contexte
où la danse de couple dans le bal est dévalorisée, et perçue comme un « zinzin » 13 bon
pour les vieux, que le tango revient. Il traverse une nouvelle fois l’Atlantique en 1983, à
la faveur de l’avènement de la démocratie en Argentine et de la tournée internationale
du spectacle Tango Argentino.

Renouer avec la concorde


8 Progressivement, à partir de 1992-93, une autre façon de danser s’est imposée,
différente de celle spectaculaire que les précurseurs ont découvert sur la scène des
théâtres. Il s’agit d’un tango entièrement fondé sur l’improvisation, pratiqué en bal, et
qui rejette toute forme chorégraphiée. Ce n’est pas une rupture brutale avec l’espace de
la scène qui s’amorce, mais au contraire une forme de retour aux sources, c’est-à-dire à
la milonga de Buenos Aires. La notion émergente de bal tango est alors indexée à deux
formes idéalisées, celle hexagonale du mythique bal populaire (Histoire de bal, 1998;
Guy, 1998), et celle des salons du centre de Buenos Aires.
9 En France, le lien entre la sociabilité spécifique du bal et une culture de la danse
partagée s’est distendu dans les années 1950. Deux entités presque distinctes se sont
retrouvées face à face : d’un côté la danse apprise en cours, de l’autre le bal. Malgré
l’importance des raves, boîtes de nuit et soirées techno, la notion de bal demeure
ancrée dans une forme héritée du passé où les danses de couple détenaient le statut
singulier de médiateur de la rencontre. Cette confrontation des sexes se réalise selon
une « discipline dramaturgique » (Goffmann, 1973) qui repose sur une grande maîtrise
de soi. Ce contrôle de soi et des sentiments est amplifié par la technicité requise pour
évoluer sur la piste de danse, tandis que la posture des danses de couple fermées
accorde la primauté au contact corporel, et inaugure dans le moment de danse une
primauté inusitée, celle des corps qui font signes et langage. Le contact de l’autre y
précède parfois le dialogue : un dialogue brut des corps, dégagé de l’appareillage

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construit du langage. Les relations qui s’instaurent subitement sont victimes du vertige
suscité par ce raccourci, et la rencontre de l’autre est centrale comme le rappelle la
chanson Le petit bal perdu :
« Non je ne me souviens plus
Du nom du bal perdu
Ce dont je me souviens
C’est de ces amoureux
Qui ne regardaient rien
Autour d’eux
‘Y avait tant d’insouciance
Dans leurs gestes émus
Alors quelle importance
Le nom du bal perdu
Ce dont je me souviens
C’est qu’ils étaient heureux
Les yeux au fond des yeux
Et c’était bien
Et c’était bien »
Texte de Robert Nyel, musique de Gaby Verlor.
10 Cette puissante figure de l’harmonie renvoie au double versant de l’imaginaire du bal :
celui de territoire de rencontre et celui de la réalisation d’une concorde. En organisant
des bals tango, les amateurs s’efforcent de renouer avec cette représentation mythique
d’une sociabilité où se mêlent ceux qui dansent et ceux qui regardent, jeunes et vieux,
hommes et femmes dans le tourbillon de la danse. Ce retour sur l’imaginaire du bal crée
des espaces de rencontre entre les sexes autres que les boîtes de nuit consacrées. Il
investit des lieux de nuit, dont la tradition est celle de la fête à travers les danses de
couple (le Balajo et le Bataclan à Paris, La Paloma à Barcelone), et réalise une occupation
de lieux publics avec des bals en plein air qui génèrent une revalorisation de l’espace
urbain. Du salon à la rue, cette trajectoire prend appui sur le mythe du trottoir, en
renouant avec son cheminement urbain historique, mais à l’envers 14. La musique et les
paroles du tango, à travers l’évocation d’un certain nombre de lieux emblématiques
comme le grand café chic, le champ de courses, le trottoir, les quais du port (Benarós,
1993), le tout englué dans une chape de nuit, de tristesse et de nostalgie, vénèrent ce
creuset que fut la ville pour le tango. Leur évocation dans les films des vingt dernières
années (depuis Sur de Solanas à La leçon de tango de Sally Potter) en retient
invariablement les docks et les trottoirs. Fondé en 1981 à l’initiative d’un groupe
d’intellectuels argentins parmi lesquels se trouvait Julio Cortazar, les Trottoirs de Buenos
Aires furent longtemps le principal lieu des nuits parisiennes où se jouait du tango.
Buenos Aires et le tango sont comme liés par cette topographie urbaine devenue
indispensable au mythe actuel. Réifié par les textes des chansons de tango aussi bien
argentin que musette, des auteurs comme Borges (1969), la prose des chroniqueurs de
l’entre-deux-guerres (Boulenger, 1920; Warnod, 1922; Germain, 1923; Sem, 1925;
Bertaud, 1927), la corporation des professeurs de danse et guides pour apprendre à
danser (Giraudet, 1911; Levitte, 1922; Boucher & Gaffet, 1928), ce mythe est entré dans
la postérité. L’origine du tango compose le soubassement d’une historicisation du
genre, mobilisée en permanence à travers le florilège des stéréotypes qui en énoncent
une vision essentialiste : sulfureux car érotique, parti de la plèbe, le tango s’est imposé
dans la bonne société, et de « diablerie orgiaque, il est devenu une façon de marcher »
(Borges, 1969 : 135-136). A l’instar du jazz (Roueff, 2001), il est ordonné par un

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évolutionnisme dialectique qui recouvre ses contenus sociaux, moraux, techniques et


émotifs.
11 Les promoteurs de sa résurgence contemporaine ont réactivé ce mythe : dans de
nombreuses villes, les tangueros se retrouvent dans l’espace public pour danser. Mais les
lieux investis sont l’exact opposé de la mythologie : point de zones de banlieues entre
entrepôt et ligne de chemin de fer, point de friche industrielle qui rappellerait le décor
du port de la Boca. Le tango contemporain est celui de la rue piétonne et du parvis
aménagés pour le confort des citadins, généreusement éclairés la nuit, et imprégnés de
centralité. Réalisée spontanément, cette occupation de l’espace public a pris de court la
politique urbaine, tout en l’inspirant parfois. Avec l’émergence des premières émeutes
urbaines (Venissieux, 1981), le débat sur la ville au début des années 1990 s’est porté
sur la question de la citoyenneté, tandis que la recherche urbaine dans son ensemble se
préoccupait de la notion de cohésion sociale. Dans ce contexte, le bal et les danses de
couple ont été valorisés par les collectivités locales qui les ont convoqué comme outil
de création de lien social et vecteur de concorde. La multiplication des festivals d’été
(notamment de théâtre de rue) et les stratégies de développement touristique reposant
sur une offre culturelle importée, tout comme l’organisation de bals, s’inscrivent dans
un élan de qualification des lieux qui contribue à rendre consommable l’espace urbain
et la campagne alentour (Di Méo, 2001). Le contenu festif du bal et de la danse est
investi d’une présumée propriété à recoller l’atomisation d’un tissu social rompu aux
stratégies individualistes. Bonifiés par le rappel d’un passé mythifié, ils ont été intégrés
à la panoplie des outils de l’action culturelle, sociale et urbanistique chargés de
produire de la socialité en ville. Aussi bien à l’échelle du commanditaire, de
l’organisateur que du participant, ce processus s’appuie sur une valorisation des
caractéristiques propres aux danses de couple (et de groupe) où une concorde sociale et
entre les sexes est recherchée. La notion de fonctionnalité est battue en brèche : celle
de l’espace urbain à travers sa requalification, qui n’emprunte rien à la carte désormais
très conventionnelle des festivals de théâtre de rue, et celle de la danse de couple dont
le jeu interne dépasse de loin le classique prélude à l’acte sexuel dont on la pare
facilement. Le bal combine à la fois une sociabilité locale synonyme de cohésion sociale,
une occupation de l’espace publique qui restitue dans des espaces fonctionnalisés à
l’extrême la notion de rassemblement ludique, et une mise en représentation
théâtralisée du couple dansant dans les murs de la cité (Chaudoir, Ostrowetsky, 1996).
Lorsqu’elles manient la notion de bal, les collectivités locales se réfèrent à tout un
contenu fonctionnel et symbolique dont elle s’est chargée à partir de la 3 e République
avec l’avènement des bals du quatorze juillet. Autour de cette célébration, la
conception du bal, « à la fois fédérative et généalogique, fut mise au service d’une
ambitieuse mise en scène de la figure du peuple » (Ihl, 1998 : 75) tandis qu’ailleurs, la
tenue des bals publics était strictement surveillée et souvent interdite. Sous contrôle
des pouvoirs publics (financiers et/ou policiers), c’est dans l’Europe entière que des
manifestations fabriquent de la sociabilité – à la fois mitoyenne et inverse de celle des
internautes – en favorisant le contact corporel. Elles déroulent à partir de la danse un
espace codifié (rave, bal moderne, bal tango, bal dingue ...) où la rencontre de l’autre
déjoue un certain nombre de tabous. Les manifestions de ce type (fête des vendanges
organisées par le théâtre de Suresnes, le grand bal de l’Europe, les bals de la biennale de
la Danse de Lyon depuis 1988 relayés par les défilés) essaiment un peu partout, et sont
avant tout fondées sur la participation active du public, amateur ou non, à la différence
des festivals d’été dont chaque ville moyenne de France s’est dotée, qui restent fondés

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sur la passivité du public. Mais si le bal est ouvert à tous et se présente a priori comme
un foyer de mixité sociale, il n’en reste pas moins que le tango comme danse agit
comme un discriminant : celui qui ne sait pas danser ne peut s’intégrer au bal. Le bal
tango n’impose au public qu’une condition pour s’intégrer : savoir danser. C’est donc la
danse elle-même qui est devenue le principe actif de sélection à travers la
reconstruction d’une culture du bal.

Une culture bricolée


12 Hormis quelques sanctuaires comme les thés dansants et dancings de l’après midi, tout
ce qui par ailleurs a pu constituer la culture du bal s’est aujourd’hui dissout. Aussi, le
bal tango réinvente une culture en s’appuyant sur des rituels réactivés à partir
d’éléments empruntés ici et là. C’est un véritable bricolage qui assemble, emprunte et
mélange des parts de culture musicale et dansée, des éléments de posture, des rituels
d’invitation et des codes vestimentaires, en se référant à l’univers mythique du berceau
du tango. La culture qui en résulte procède d’un ensemble de rituels techniques et
sociaux qui génère des sentiments d’appartenance ou de rejet des danseurs et
spectateurs. La technique relève de savoir-faire : il s’agit des compétences de chaque
partenaire qui forment les couples (l’enlacement, les pas de danse), et celle des couples
dans leur rapport aux autres couples (évoluer sur la piste en tenant compte des autres
couples, tourner dans le sens du bal, envisager le bal comme un espace collectif). Au-
delà des signes d’appartenances individuels comme les soins vestimentaires (le noir et
le rouge, la jupe fendue), les pratiquants s’efforcent d’entrer dans un moule qui dépasse
les simples apparences : ils se mettent à vivre la nuit, à parler l’espagnol de Buenos
Aires, à hispaniser leur prénom (Robert devient Roberto), à se féminiser/viriliser, à
changer de trajectoire de vie. C’est bien l’adhésion à la sociabilité entière du groupe qui
est défendue et revendiquée, tandis que se réalise un travail de production de soi
touchant à l’intime de l’identification sexuée. Les processus et stratégies d’invitation
font l’objet d’une négociation permanente : attente de la femme (faire banquette ou
tapisserie), prérogative masculine quasi patriarcale et transgression du code par les
danseuses. Cette combinaison des savoir-faire techniques et des ritualités du bal
contribue à construire l’ethos du danseur de bal. Parvenir à tourner dans le sens du bal
nécessite de maîtriser les changements de direction, et donc de pouvoir combiner un
certain nombre de pas dans l’improvisation. C’est l’addition de ces deux pôles qui
compose la spécificité du danseur de bal, alors qu’en danse contemporaine ou en hip
hop, c’est davantage dans le corps que s’inscrivent les traces d’un travail corporel
particulier.
13 Ce bricolage s’appuie sur des analyses historiques et géographiques dont la fonction est
double. Il s’agit de réactiver un tango tenu pour mort, mais pratiqué dans un pays
lointain, et faire jouer les attraits de « la beauté du mort » (De Certeau, 1974) et de
l’exotisme. D’autre part, cette résurgence est validée par une argumentation
« scientifique ». Syncrétique et codifiée, cette culture du bal reconstruite se réfère au
modèle « argentin », considéré par les amateurs comme authentique. Ils accordent la
priorité au tango porteño traditionnel qui est« un tango territorialisé, culturellement et
géographiquement enraciné dans sa propre histoire et dans son lieu de naissance »,
contrairement au tango nomade (Pelinski, 1995 : 26). Par l’usage du terme tango
argentin, les amateurs cherchent à se distinguer des autres styles (musette, rétro,

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dancing, standard, anglais, de compétition) qui sont relégués dans les sphères
dépréciées d’une sociabilité populaire. Le qualificatif d’argentin contient l’affirmation
d’un objet plus noble, car a priori plus rare et auréolé d’une gloire mystérieuse. La
distance géographique confère à la culture argentine du bal un exotisme qui la valorise,
quand la culture française du bal musette encore vivante est négligée, alors qu’elle y
ressemble en de nombreux points. Les amateurs défendent une éthique du tango
pratiqué pour le bal, la convivialité, l’échange, les rencontres, le voyage, et se
désolidarisent fondamentalement de l’éthique des danses sportives de compétition et
du musette des thés dansants. C’est en puisant dans la mythologie du tango qui insiste
sur les aspects « populaires » tant dans les personnages, les thèmes que les territoires,
que les composants tangibles de cette reconstruction sont actualisés (Apprill et
Dorier Apprill, 1998).

Les références contradictoires au mythe


14 La conscience de la mythologie « populaire » du tango n’est pas le moindre des vecteurs
qui attire ces amateurs vers une pratique, où le désir d’encanaillement le dispute à
l’immersion véritable dans un univers qui génère des recompositions profondes du
quotidien et de l’identité. Mais qu’il s’agisse des amateurs à l’origine de la résurgence,
de sa façon d’investir l’espace ou son instrumentalisation par les collectivités locales, le
mythe est mis à distance par les conditions mêmes dans lesquelles s’est réalisé ce
renouveau. La composition socioprofessionnelle des fondateurs d’association montre
que les professions peu qualifiées sont minoritaires (graphique 1). Au contraire, les
professions intermédiaires, techniciens, instituteurs et les cadres, professions libérales
ingénieurs dominent largement. Parmi la catégorie des professions intermédiaires, les
métiers artistiques l’emportent tandis que parmi la catégorie des cadres, les métiers de
la recherche et de l’enseignement dominent. Au total, enseignants-chercheurs et
métiers artistiques représentent 40% des fondateurs (tableau 1). Disposant de temps
libre, de revenus, mobiles géographiquement, ils sont les instigateurs de cette quête du
bal qui, en réalisant une occupation de l’espace public, se référent au mythe et le
contredisent. Un décalage identique caractérise le rapport des danseurs à la musique
puisque leurs faveurs s’adressent au répertoire des années 1925-1950, et non à celui
plus ancien qui a accompagné les premiers développements du tango.

Tableau 1

Professions des fondateurs d’associations Nombre % Dont Nombre %


de tango (1987-2001)

Professions intermédiaires, techniciens, 93 40,7 49 21,4


Métiers artistiques
instituteurs

78 43,2 Enseignants/ 43 18,8


Cadres, professions libérales, ingénieurs
chercheurs

Chômeurs, étudiants, actifs 19 8,3

Retraités 17 7,4

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Employés 15 6,5

Artisans, commerçants 5 2,1

Agriculteurs 1 0,4

Ouvriers 0 0

Total 228 100 Total 92 40.3

Professions des fondateurs d’associations de tango (1987-2001)


Graphique 1

15 Du style de jeu (Tango Andhorina sextet) aux dénominations (Orquesta Típica


Fernandez) référés au répertoire des années 40 qui faisait danser Buenos Aires, la
tendance actuelle conduit de nombreux orchestres à s’insérer dans le moule de « la
tradition ». Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes d’observer que c’est le renouveau
de la danse sur la scène sociale du bal qui a généré une découverte de l’orquesta típica 15.
Après la découverte de la danse proprement dite, c’est la partie musicale de la culture
du bal qui est devenue l’objet d’une investigation. L’évolution est inverse à celle des
musiques savantes de l’opéra, « dont la fréquentation s’est peu à peu ralentie jusqu’à
nos jours » (Pedler, 2003 : 25) : de terra incognita, le tango de bal de l’Orquesta Tipica est
devenu un continent exploré avidement par les tangueros passionnés de danse. Suite à
quelques leçons, s’informant sur les musiques qu’ils pourraient écouter pour se
familiariser avec l’univers rythmique et mélodique du tango, la plupart des débutants
mentionnent la possession de disques de Gardel et de Piazzolla. Mais ces deux
musiciens sont précisément absents de la programmation musicale traditionnelle des
cours et des bals. Tant du coté des danseurs que des musiciens, le rapport à la musique
est traversé par une distinction entre les tangos dansables et ceux qui ne le sont pas.

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Musique à danser ou à écouter ?


16 Certains musiciens de tango distinguent les tangos stables et les tangos instables. Un
tango argentin est stable lorsque les formules rythmiques et mélodiques sont
clairement énoncées et ceci généralement sur les temps forts de la mesure (1 et 3). La
polyphonie du tango est pratiquement toujours soutenue par une superposition
rythmique comprenant une formule régulière, qui sert de pulsation de base et qui
représente la colonne vertébrale de l’œuvre. Sur cette pulsation qui ponctue la
construction harmonique viennent se greffer des variantes rythmiques, mélodiques et
plus rarement harmoniques, mais la construction de base initiale n’est jamais parasitée
par toutes ces variations. Certaines caractéristiques des tangos argentins stables se
retrouvent dans les tangos composés par Piazzolla, qui pourtant sont boudés par la
grande majorité des danseurs. C’est sans doute parce que les formules rythmiques sont
plus sous-jacentes que clairement énoncées, et que l’utilisation des silences comme
moyen rythmique y est plus fréquente, surtout dans les valeurs rythmiques courtes. Le
rythme offre souvent aux danseurs des blancs sur les temps forts, ce qui induit une
difficulté à s’y conforter. Les rythmes se succèdent entre eux de façon plus rapide, et il
est donc difficile de se caler sur une pulsation régulière. La mélodie est de toute
évidence plus difficile à retenir et à chantonner. La Cumparsita interprétée par les
orchestres de la période 1925 à 1955 correspond à un tango stable. Avec ses multiples
silences et le temps fort qui devient évanescent, Adios noninos composé et interprété par
Piazzolla est l’exemple type du tango instable. Les danseurs associent le plus souvent
les tangos stables au répertoire des orchestres des années 40. Ceux-ci représentent
l’essentiel de la programmation musicale d’un bal, à la différence des tangos instables
qui n’en composent pas le répertoire traditionnel.
17 Tangos stables à danser, instables à écouter, ces deux genres génèrent une guerre de
tranchée des représentations. Du chant militant au bal, l’évolution du Cuarteto Cedrón
illustre l’adaptation des musiciens face au renouveau du bal. Comme la plupart de ceux
qui sont arrivés en France dans les années 1970, Juan Cedrón ne s’est véritablement
préoccupé de la danse qu’à la fin des années 1980. Il accepte alors sur scène la présence
d’un couple de danseur, et anime parfois un petit bal en fin de concert. En juin 1998, il
rassemble 14 musiciens pour former la Tipica Cedrón, où il délaisse la guitare pour le
chant. Cet orchestre a régulièrement joué à Paris lors de bals au Cabaret sauvage.
Hier dans le bal16, on a joué un Candombé17, et il y a un couple de jeunes qui sautait
comme si c’était une samba brésilienne ... Parfois, on joue des morceaux de
Piazzolla un peu lents qui sont bien pour être écoutés. Il est disons le porte drapeau
des musiciens contre la danse; il voulait être écouté, c’est lui qui a commencé avec
les premiers concerts, il jouait comme un musicien classique. Mais un morceau de
Piazzolla lent, pour danser, c’est, c’est ... Hier, il y a un morceau au milieu que nous
jouons de Piazzolla, très joli, que j’aime beaucoup, mais pour danser, c’est une
tristesse énorme.
18 Ce récit montre les ambiguïtés dans la façon dont Juan Cedrón aborde la danse.
Pourquoi, si l’objectif est d’animer un bal, proposer un candombé et un morceau de
Piazzolla ? Est-ce pour tester l’écoute des danseurs, leur culture du tango, leur capacité
à distinguer les tangos qui se dansent de ceux qui ne se dansent pas ? Ce témoignage
permet de souligner deux phénomènes. D’une part, les musiciens de tango
redécouvrent eux aussi la culture du bal, dont ils se complaisent à souligner la
méconnaissance par les danseurs. Cela leur coûte toujours de jouer pour la danse,

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continûment et sans interruption. Parfois, une mélopée plus lente, plus musicale, à
écouter, vient se glisser irrésistiblement dans leur répertoire. D’autre part, les
musiciens cherchent, à travers cette forme de provocation plus ou moins consciente,
une reconnaissance de la part des danseurs. Insatisfaits de voir ceux-ci danser à côté du
rythme, ne pas suivre les variations rythmiques et mélodiques, être prisonnier de
l’exécution de pas et de figures, quel que soit le type de tango, les musiciens dévient du
répertoire de bal et jouent un Piazzolla, ou un standard joué très lent. Et les couples qui
continuent de danser les confortent dans cette idée que musique ou pas, le danseur
danse. Il est cependant possible de souligner la part de non-dit de Juan Cedrón quant au
tango. Cette musique, qui constitue la bannière de l’Argentine à l’instar du samba pour
le Brésil, renvoie à l’identité profonde de l’Argentine du 20 e siècle (Vila, 1995). Or, ce
pays a été le théâtre d’une succession de dictatures depuis l’entre-deux-guerres
jusqu’en 1982. Au soutien apporté aux exilés nazis après 1945 s’ajoutent les années
noires de 1976 à 1982, durant lesquelles le régime a torturé et fait disparaître des
milliers de personnes. Ce passé aussi proche que douloureux n’a pas encore fait l’objet
d’un véritable travail de mémoire. Il demeure le plus souvent un sujet tabou, y compris
pour les nombreux artistes qui ont trouvé refuge en Europe. Il est probable que la
fracture entre le tango dansé et le tango à écouter (avec le sérieux diurne des réunions
militantes) procède aussi de la perception du passé trouble du pays. Pour des musiciens
comme Juan Cedrón, jouer une musique qui opérait une rupture avec l’univers du tango
de bal était un acte autant artistique que politique, une façon de chanter un autre
avenir pour une société endeuillée. Propre à la culture des musiciens argentins, cet
aspect s’est trouvé accentué en France par les conditions de réception : éloigné de la
danse, le tango a d’autant été bien reçu qu’il s’inscrivait dans une société où les danses
de couple dans le bal étaient en déclin.
19 C’est lorsque la résurgence du tango en France rénove le bal au milieu des années 1980,
que le répertoire des musiciens s’infléchit, et que la musique tango sort de sa
confidentialité18. Argentins ou français, la nouvelle génération de musiciens vivant en
France a pris conscience que le bal constitue un marché économique d’importance
qu’elle ne peut ignorer. Son regard sur le bal traduit les recompositions à l’œuvre à la
fois dans le champ musical, et dans la relation qu’elle nourrit à la danse. Le
bandonéoniste français Olivier Manoury a formé en 1998 l’orchestre Tempo di Tango
« dont l’ambition est de recréer les conditions d’un tango qui s’écoute et se danse ».
Soumis à l’injonction de jouer des tangos stables dans les bals, il les considère pourtant
avec mépris. Fin connaisseur de l’histoire musicale du tango et digne descendant de
Piazzolla, le voilà donc placé dans une posture schizophrénique face au traditionnel
conflit tradition-modernité. Prend il un plaisir particulier à jouer pour le bal ?
Quand ils dansent bien, oui. Moi, j’aime beaucoup ça, mais je trouve que c’est
extrêmement fatiguant, parce qu’il faut jouer très longtemps, et on sent vraiment
qu’il faut donner, si on veut que ça passe. On n’a pas affaire à des gens qui sont en
silence dans un concert, qui vont écouter chaque note. Il faut jouer le jeu, il faut
plus de contrastes; il faut trouver le swing, s’il n’y a pas de swing, ça ne marche pas.
Il faut un partenaire avec qui on s’entend bien. C’est un peu pour les musiciens
comme un couple de danseurs. Et moi, ce que j’aime bien, c’est de voir quand se
crée le silence, comme un silence de concert, les gens sont absorbés dans la danse et
dans la musique, quand on ralentit, ils ralentissent ... Il y a beaucoup de jolies filles
aussi, ça fait partie du plaisir, il n’y a pas raison de le nier.
(Olivier Manoury, bandonéoniste).

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20 La prudence de ce propos montre que son plaisir renvoie également à son déplaisir
lorsque la salle danse à côté de la musique. Ce qui se dégage avec force, c’est sa
situation privilégiée d’observateur qui le rend sensible à la nature de l’interaction. Et
c’est bien la structure même de cette interaction qui fragilise la position du musicien : il
joue pour faire danser, mais si le public danse mal, alors, sa qualité de musicien est
menacée. Au-delà d’une qualification théorique du genre, c’est en situation dans le bal
que le musicien prend conscience de la fragilité de sa posture et de son statut, à travers
la perception des façons dont sa musique est reçue :
On doit jouer de manière très rythmique, assez marquée, pour les gens qui dansent.
Cela ne donne pas lieu par exemple au solo d’un instrument. On ne peut pas jouer le
répertoire de Piazzolla. (...) Le danseur écoute en fonction de ce qu’il doit faire pour
la danse. Mais ils n’apprécient pas je pense un travail très fin que tu peux faire. Ce
n’est pas autant apprécié que dans un concert. Dans un concert, il y a du silence, les
gens sont prêts à écouter ça. C’est pour ça que c’est intéressant de jouer en concert
parce que les gens viennent pour écouter le travail que tu as préparé. Le travail
peut être moins élaboré pour un bal.
(Gustavo Gancedo, guitariste).
21 Gustavo Gancedo établit une distinction entre la réception en bal et en concert, et entre
l’intérêt qu’il prend à l’un et à l’autre : façon euphémisée de dire que le tango joué pour
les danseurs, c’est de « la confiture donnée aux cochons ». Il faut également
comprendre que si les danseurs écoutent « la plupart en fonction de la danse », une
faible partie écoute vraiment la musique, et une autre partie n’y entend rien. Si le
regard de ces deux musiciens ne manque pas d’humour, il ressasse également l’amer
constat d’une régression vécue comme un assujettissement inédit : la multiplication des
bals tangos en France est le signe que l’époque joyeuse de l’affranchissement de la
musique sur la danse, dont Piazzolla fut l’illustre représentant, est terminée.

L’ entendement musical des danseurs


22 L’entendement musical des danseurs, que l’on peut définir par « l’inlassable
fréquentation d’un petit nombre d’œuvres » (Pedler, 2003 : 132), s’est réalisé
progressivement en concurrence avec la production d’une danse de couple, où la mise
en œuvre d’un savoir faire relève autant d’un contentement égocentrique que de la
réalisation d’une performance envers le partenaire et le groupe observateur. L’accueil
de danseurs argentins pour donner des stages, ainsi que les voyages à Buenos Aires, ont
permis aux amateurs de se familiariser avec ce répertoire. Cependant, comme toute
appropriation d’un univers culturel et sensible étranger, cette exploration se plaît à
visiter les marges, les limites, et s’inscrit autant dans la conformité au modèle que dans
la rupture. C’est donc une ligne de partage subjective entre les tangos dansables et non
dansables que trace l’entendement musical des danseurs :
Q : Qu’est ce que vous écoutez dans la musique ?
« Il y a des musiques où j’écoute le rythme. Il y a des musiques où j’entends plus la
mélodie. Ça dépend des jours aussi. Et ça dépend des danseurs. Il y a des danseurs
qui dansent plus sur le rythme et des danseurs qui dansent plus sur la mélodie.
Donc, quelque fois, ça ne va pas du tout parce que moi, j’ai envie de danser sur le
rythme et ça fonctionne pas s’il est sur la mélodie. D’autres fois, cela va m’amener
moi à me brancher plus sur la mélodie, mais cela dépend, quand c’est tango, c’est
plus mélodie, quand c’est milonga ou valse, c’est plus rythmique pour moi. Enfin, la

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valse, c’est entre les deux »


(A., née en 1959, trois ans de tango).
« Des fois, c’est plutôt la mélodie, et oui. Parfois, je ne vais pas écouter tous les
instruments en même temps, je vais choisir d’écouter un violon, un bandonéon.
Quand c’est une voix qui me plaît, je vais écouter la voix. Mais pas tout en même
temps c’est vrai »
(C., née en 1976, un an de tango).
« Ce qui résonne en moi de la musique, c’est ça que j’écoute. Ce qui résonne en
moi ? Un grand plaisir, un plaisir à danser, à être avec quelqu’un d’autre dans la
danse. Et la musique est là dans cet instant-là, ce moment-là. Et d’ailleurs, danser
sans musique, c’est possible, mais c’est fade. Tandis qu’écouter la musique sans
danser, c’est comme un rappel de certains moments. C’est étrange comme les
parfums d’un ancien poème, un parfum, une couleur ou une musique viennent
rappeler des moments, des instants».
(A., née en 1971, cinq ans de tango).
23 La présence d’une relation triangulaire est bien perceptible chez ces danseuses lorsqu’il
s’agit de savoir si elles écoutent davantage le partenaire ou la musique. S’il est question
de la notion de stabilité, de » rythme carré » et de mélodie, l’affectif et les sensations
occupent une place importante. A partir de deux à trois années de pratique, homme ou
femme, tous peuvent nommer des orchestres et des standards, ce qui traduit combien
la seule approche sensible de la musique, qui qualifie le moment de danse, est
complétée par une approche plus conscientisée du type de musique, qui procède ou non
d’une préférence musicale. Mais comme le note la danseuse argentine Maria Cieri, cet
entendement musical reste fragilisé par la distance culturelle qui sépare les pratiquants
du berceau d’origine :
Avant, à Buenos Aires, les gens ne faisaient pas de grands pas comme aujourd’hui,
mais ils suivaient la musique, on marchait avec et s’il y avait un ocho, c’est parce
que la musique te le permettait. Jamais il ne serait venu à l’idée d’un milonguero de
faire un corte quand arrivait la partie de violon ! Ou une partie de piano ! Oui,
c’était vraiment l’écoute de la musique, et c’était ça danser le tango. [...] Je te dirais
qu’aujourd’hui, du point de vue de la souplesse des danseurs, les choses qu’ils font
me paraissent merveilleuses, mais elles n’ont rien à voir avec la musique ! J’écoute
la musique et je vois ce qu’ils font et il n’y a rien en commun ! C’est ça que
j’aimerais que les Européens comprennent : peu importent les pas qu’ils font, qu’ils
se laissent porter par la musique19.
24 Les observations du guitariste Gustavo Gancedo vont dans le même sens :
Quand on fait un concert de tango, à Paris en tout cas, tu vois très peu de danseurs,
environ 5%. Le reste, ce sont des gens qui aiment le tango comme musique, qui ne
savent pas danser, qui viennent écouter un concert. (...) La plupart des danseurs
apprennent un certain nombre de codes, ils les utilisent mais ce n’est pas tout à fait
la musique qui les amène à danser.
(Gustavo Gancedo, 1998).
25 Au-delà de la critique d’une méconnaissance de la musique par les danseurs, c’est la
réalité d’un rapport de force qui est stigmatisé : en France, bousculant la hiérarchie
traditionnelle, la danse a affirmée sa prééminence sur l’univers musical. En orientant la
programmation musicale des bals vers les orchestres considérés comme « dansables »,
elle a instrumentalisé la musique pour servir son entreprise de distinction. Si
l’appropriation de ce répertoire s’est accompagnée de la joie de découvrir un continent
musical peu connu, elle a également permis aux amateurs d’autonomiser le tango
argentin dans le champ des danses de couple, par la distinction toujours réaffirmée
d’avec l’histoire française du tango (musette, salon, compétition). La technique,

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l’exotisme, la noblesse, la complexité, la sensualité, sa capacité à monter sur scène :


pour les danseurs, tout distingue le tango argentin dansé du « zinzin » des dancings. Ils
aiment à préciser que leur tango « argentin » n’a rien à voir avec le tango musette. Et la
différence de style musical est venue redoubler celle du style de danse : s’il est difficile
d’exposer les subtiles différences de pas de danse, de posture et d’interprétation
rythmique, en revanche, l’évocation du répertoire musical est un argument
convaincant : « Vous ne connaissez pas Di Sarli, D’Arienzo et Pugliese ? Mais ce sont
précisément sur ces orchestres que l’on danse... ». Si la catégorisation savant/populaire leur
est totalement étrangère pour la musique, elle est en revanche opérationnelle en
danse : les danseurs de tango font l’amalgame entre les différents styles musette, salon,
dancing et compétition qui sont couramment qualifiés de populaires. Si le terme savant
n’est pas utilisé pour le tango argentin, celui-ci est l’objet d’une distinction qui s’appuie
sur le recours au mythe, la référence au berceau d’origine, la différence de style et la
singularité musicale. Cette incapacité à catégoriser témoigne du fait que la majorité des
danseurs portent un regard flou sur la musique. Il appert qu’un hiatus sépare musiciens
et danseurs. Les premiers vivent comme une offense la réduction de leur talent à de
simples faiseurs de musique à danser. A l’instar des musiciens de jazz sur lesquels H.
S. Becker (1985) a enquêté, ils ne sont pas loin de traiter les danseurs de « caves ». Et les
seconds ont construit leur compétences dans la danse avant d’élaborer un entendement
musical lié au répertoire des orchestres « des années 40 », y compris pour ceux qui sont
arrivés au tango via la chanson militante des années 1970 (Atahualpa Yupanqui,
Mercedes Sosa, Cuarteto Cedrón). Les danseurs vouent aux musiciens un culte léger et
insouciant, qui exprime leur position dominante dans cette confrontation : il est
toujours possible de les remplacer par des CD. Aussi, le regard des amateurs de danse
sur la musique procède du rattrapage. Constituées autour du tango comme des sociétés
savantes, la sphère associative ne fait pas simplement de la musique, mais s’efforce de
la produire et de l’instituer (Cheyronnaud, 2002) à travers le recours à des orchestres
pour les bals, l’ouverture de débats et d’exégèses dans les revues (La Salida) et les
bulletins associatifs (Tango de soie). Au fait de passer des musiques au petit bonheur a
succédé une façon plus savante d’envisager le rôle de DJ,dont témoigne l’usage du
néologisme musicalisation inspiré de l’argentin. Reclus jusqu’à la fin des années 1990
dans l’anonymat, le DJ a gagné un surcroît de considération : une courte notice
biographique annonce sa présence, et il est convoqué pour donner des conférences sur
la culture musicale du bal. Tant pour la programmation des orchestres que pour la
succession des rythmes, la musicalisation des bals participe d’un alignement sur la
tradition musicale et sociale des milongas de Buenos Aires, présentée comme étant la
seule apte à transmettre et reconstruire la concorde entre musique et danse. Une place
prédominante est accordée aux orchestrations des années 40-50, et la succession des
rythmes a intégré les règles qui prévalent à Buenos Aires : tanda 20, orchestres d’un
même genre, succession de rythmes différents (valses, tangos, milongas). Ainsi, les bals
de puristes se présentent comme des imitations assez fidèles de cette ritualité musicale,
à la différence qu’ils évacuent les intermèdes de musique « tropicale » qui ponctuent la
programmation des bals argentins. Seuls tango, valse et milonga s’enchaînent toute la
soirée. Dans les bals tango moins orthodoxes, en province surtout, des parenthèses de
rock, valse, cha-cha-cha et salsa sont programmées, mais elles s’inscrivent davantage
dans une filiation avec l’univers du musette qu’avec celui de l’intermède « tropical »
argentin. En définitive, c’est la nature des intermèdes musicaux qui constitue le plus

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grand décalage entre la culture musicale des milongas de Buenos Aires et celle des bals
en France.
26 Ce renouveau de la danse a suscité un essor de l’impression musicale. Depuis la
parution en 1989 de « El inmortal Pichuco » d’Anibal Troilo, le catalogue de la maison de
disques espagnole El Bandonéon a dépassé la centaine de titres. Excepté une vingtaine
de disques de Carlos Gardel et quelques autres de Libertad Lamarque, tous explorent le
répertoire des orchestres de tango qui faisaient danser Buenos Aires de 1925 à 1950. Les
sites d’achat en ligne comme Musicargentina.com se sont multipliés et permettent
d’accéder à l’offre des maisons de disque argentines. A la faveur de voyages à Buenos
Aires, les associations effectuent des achats groupés et constituent d’imposantes
discothèques entièrement dédiées au tango21. Et les amateurs rapportent pour eux
mêmes des enregistrements « dépoussiérés » et des copies de vinyles crachotantes.
27 Cet attachement à la tradition, revendiqué par de nombreuses associations, est
parcouru par les soubresauts de la rénovation, dont la scène du bal est le terrain
d’expression. Paradoxalement, c’est au moment où de nouveaux orchestres sont
revenus à des formes musicales qui permettent de danser, que la danse s’est
transformée sous l’influence de la scène, tout en restant ancrée dans le bal. Elle a subi
un renouvellement profond dont la particularité est qu’il n’est pas exclusivement lié à
une virtuosité technique (vélocité, souplesse), mais qu’il procède d’une altération des
structures de base du tango. Leurs possibilités combinatoires ont été développées par
une nouvelle génération de danseurs, tout en conservant dans une première étape la
référence à l’univers musical des années 40‑50. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que
cette rénovation de la danse s’est confrontée à un répertoire musical
traditionnellement dédaigné par les danseurs. En composant leurs chorégraphies sur
Piazzolla, des danseurs comme Fabian Salas et Chicho ont rompu avec l’académisme
musical des orchestres des années 40. Cet affranchissement spectaculaire de la
référence obligée aux racines de la tradition s’est propagé à la programmation musicale
des bals. Les incursions vers une créativité musicale (Piazzolla, Caceres, Gotan Project,
Narco Tango) jugée peu orthodoxe par les puristes se multiplient. « Piazzolla or not
Piazzolla22 » ? Ce musicien est au centre du débat tradition/modernité qui traverse la
sphère des danseurs. Le DJ est au carrefour de cette lutte d’influence entre les tenants
de la « tradition » (qualifiés d’anti-Piazzolla par le DJ C. Glaize) et les partisans de la
rénovation. Dans neuf numéros sur 39 parus à ce jour, cette question des relations
entre la danse et la musique est posée par la revue La Salida 23. L’analyse de ce corpus
montre que les questionnements tournent autour de thèmes tels que l’essence du tango
(qu’est ce qui le constitue, quelle hiérarchie peut on tracer dans cette nébuleuse entre
la danse, la musique, la poésie et la chanson24 ?), le rapport à la tradition de Buenos
Aires (le sentiment portègne en relation à la musique et la danse, quelle musique
programmer lorsqu’on est DJ25), le rapport entre la musique de bal et la création
musicale26. Une large place est accordée à la vision des artistes argentins qui
dédramatise les enjeux métropolitains de cette appropriation. Fils d’Astor Piazzolla,
Daniel Piazzolla estime qu’« à Buenos Aires, la jeunesse découvre l’univers du tango
avant tout par la danse et donc passe par le répertoire musical traditionnel et non par
la musique contemporaine du tango. La démarche d’aller écouter du tango en concert
se fera dans un second temps »27 (n° 1, dec 96, janv 97). A la question de savoir si le
tango est plutôt de la danse, de la musique ou de la poésie, le metteur en scène Alfredo
Arias exprime une vision holiste28. Tout en renouant avec des stéréotypes culturels

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répandus, ils mettent à plat un grand nombre de questionnements, le premier en


rappelant la puissance de la danse, le second par une conception qui, en évacuant toute
hiérarchisation, évoque le sentimiento29 qui selon les argentins imprègne la danse.
28 A la rénovation déjà ancienne de Piazzolla est venue s’adjoindre celle de l’electro tango.
Avec l’album La revancha del tango30, Gotan Project exprime ce retour sur le devant de la
scène d’un genre musical qui se rénove dans sa globalité. D’une part, la revanche n’est
pas seulement celle de la musique mais de la culture tango dans son ensemble et
d’autre part, en s’insérant dans le genre de la musique électro, le tango échappe à sa
représentation de musique vouée à une danse désuète. Par cette opération, l’électro
tango réaffirme une position dominante face à la danse. Mais l’enjeu s’est déplacé : il ne
s’agit plus de savoir si la musique peut parvenir à conquérir le statut de culture savante
sur lequel la prééminence de la danse a porté une ombre, mais de s’inscrire dans une
évolution contemporaine, référencée à l’univers des musiques électroniques, et
dégagée de l’affiliation historique à la danse.
29 Le tango comme genre musical a trouvé des territoires de diffusion par sa mise en
situation dans l’espace du bal et de la danse. Peut-il pour autant être qualifié de
« musique à danser » ? D’une part, l’usage de cette catégorie discursive réifiée est
démenti par le va et vient subtil qui irrigue la pratique de la danse, du bal, du concert,
de l’écoute en des lieux intimes, et qui témoigne des modes d’appropriation diversifiés
d’un répertoire passé et contemporain actualisé par la danse. D’autre part, la relation
forte qui s’étend de la musique à la danse peut tout autant accréditer l’idée que c’est la
danse qui fait jouer la musique31. Mais comme le montre les tentatives des musiciens,
qui lorsqu’ils jouent pour le bal, s’efforcent également de produire une musique subtile
pouvant « être écoutée », le tango demeure enclavé dans la force des représentations
propres à cet énoncé : une « musique à danser » reste mineure au regard de la grande
musique, tout comme la danse sociale du bal le demeure par rapport à l’univers de la
danse de scène. Pourtant, des musiciens tels Juan Cedrón et Gustavo Gancedo
considèrent qu’un tango qui serait à danser, et un autre qui serait à écouter, détiennent
la même valeur. Au-delà de l’opposition traditionnelle entre la musique à danser
populaire, et celle à écouter savante, il est à se demander si ce ne sont pas les valeurs
associées à la danse qui viennent déprécier le tango comme musique à danser. Ce serait
donc la danse sociale, reléguées dans l’univers de la danse, qui viendrait entacher la
respectabilité de ce genre musical. Il s’agit d’un retournement de situation inédit au
sein de la hiérarchie omniprésente qui structure les relations danse/musique, puisque
dans le formatage institutionnel et dans le spectacle vivant, la danse se situe
systématiquement dans les organigrammes et les grilles de salaires derrière la musique.
Dans le tango, cette domination traditionnelle de la musique s’est trouvée renversée
puisque c’est dans la danse que se trouvent les ferments de la résurgence actuelle de la
créativité musicale. Sans elle, la musique serait sans doute restée dans la confidentialité
de cercles restreints.
30 La médiation de la danse sur la musique est loin d’être anodine, puisque qu’elle joue sur
le terrain du corps; à la différence du Contact Improvisation 32, il ne s’agit pas d’un rapport
désexualisé, mais au contraire d’une étreinte plus ou moins enlacée, dont la puissance
évocatrice, à l’œuvre dans l’imaginaire comme dans sa pratique, fait mauvais ménage
avec le qualificatif de savant. Bien plus que les autres danses, le tango figure une
métaphore de la relation amoureuse et sexuelle. Amoureuse car animées par des
scansions similaires (rencontre/fusion/séparation), et parce qu’il est désir et plaisir

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d’aller à deux dans le mouvement. Les pratiquants évoquent simplement cette évidence
(« nous ne faisions qu’un ») du corps à corps qui renvoie aux amoureux des bancs publics.
La posture qui exige le face à face, la relation à l’autre fondé sur une répartition des
rôles (actif-passif/passif-actif) et l’indispensable rencontre des désirs sont un reflet à
peine voilé de la relation sexuelle. Le conformisme postural va jusqu’à dire des couples
en tango qu’ils font debout ce que l’on fait couché. A la différence du jazz, cet
imaginaire qui habite la pratique de la danse contamine le domaine musical. Mais si la
musique est redevable à la danse de son essor, c’est aussi sans doute que celle-ci trouve
dans la force de retenue de ce genre musical un espace pour déployer et traduire ce
qu’elle recèle de sensualité. A la fois couple inséparable et frères ennemis, danse et
musique sont le terrain d’une quête, tantôt voilée, tantôt surexposée, où se donne à
voir, à sentir et à vivre sensualité, désir et érotisme. Aussi, le tango figure-t-il une mise
en discours du sexe qui apparaît étrangement pérenne, non verbal, à la fois socialement
mis en scène et artistiquement assumé. La singularité de la médiation de la danse, où ce
discours tient une place centrale, est d’arraisonner la musique et d’exercer sur elle une
hégémonie peu commune dans l’univers des « musiques à danser ».

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ROUEFF, Olivier, 1997. Troubles chez les mondains. Danses et séduction dans quelques romans des années
vingt. Paris : ENS-EHESS, mémoire de DEA.

ROUEFF, Olivier, 2001. « Les mots du jazz », L’Homme 158-159, pp. 239-260.

SEM (Marie-Joseph-Georges Goursat, dit), 1913. Tangoville sur mer. Paris : imprimé par « succès ».

SEM (Marie-Joseph-Georges Goursat, dit), 1925. Ronde de nuit. Paris : Fayard.

STRADA, Jorge, 1995. Historia orientativa del tango (1880-1995). Buenos Aires : Ediciones Fundación
Papelnonos.

VILA, Pablo, 1995. « La nomadisation intérieure. Le tango et la formation des identités ethniques
en Argentine », in Ramon Pelinski (dir.), Tango nomade, pp. 77-108. Montréal : Editions Triptyque.

WARNOD, André, 1922. Les bals à Paris. Paris : Editions G. Crès.

NOTES
1. Je tiens à remercier pour leurs relectures Saskia Cousin, Elisabeth Dorier-Apprill et Sara Le
Menestrel.
2. Sa définition sociale et musicale est parfois associée : « De 1880 à 1900, le tango, en tant que
musique, est un genre populaire défini rythmiquement par une mesure binaire de 4/8 » (Strada,
1995 : 21).
3. Porteño : habitant de Buenos-Aires.
4. Musicalement, la période 1920-1960 peut être divisée entre la Guardia nueva (1920-1940) et la
Post Guardia nueva (1940-1960). Ibid.
5. La première association est créée en 1987. Elles sont 43 en 1997, et plus de 120 en 2005.
6. G. Matos Rodriguez, P. Contursi, E. Maroni, 1916. Autres thèmes très connus : El Entrerriano
(Rosendo Mendizabal, 1897), El Choclo (Angel Villoldo, 1903), A la gran muneca (Ventura, Oses,
1920), Quejas de bandoneaon (Juan Dios Filiberto, 1927), Milongueando en el cuarenta (Armando
Pontier 1941). Milongas : De mi arrabal (Roberto Firpo, 1937), Pena Mulata (S. Piana, H. Manzi,
1936).
7. Gancho : « littéralement, crochet réalisé entre les jambes du (de la) partenaire ». Boleo :
« battement de la jambe de la femme produit à partir d’un guidage de l’homme qui contrarie un
huit arrière ou avant » (Dorier–Apprill, 2001 : 257-258). Orillero : vient de orilla, littéralement la
lisière, la rive, et par extension les quartiers mal famés. Canyengue : « Il s’agit, en quelque sorte,
d’une allure particulière, d’une gestuelle qu’on peut qualifier d’“ air canaille ”. D’autre part, cette
allure est devenue une posture, une manière de danser le tango en adoptant une gestuelle et des
attitudes corporelles s’apparentant à ce maintien faubourien » (Monette in Pelinski, dir., 1995 :
418).
8. Entretien (Buenos Aires 1996) avec le danseur Rodolfo Cieri (1933-2000).
9. Jusqu’à cinq bandonéonsdans l’Orquesta típica de Rodolfo Biaggi vers 1940. Cf. Plisson, 2001.
10. Selon l’accordéoniste Jo Privat (Billard et Roussin, 1991 : 25).
11. « Piazzolla démontre (...) que le tango n’a besoin ni de la chanson, ni de la danse pour exister,
que toutes les formes musicales peuvent lui être appliquées, fugue, contrepoint, cadence,
improvisation, que le tango est libre de son harmonie et de ses mélodies et qu’il est une musique
à part entière » (Plisson, 2001 : 140).
12. D’après un entretien avec Eve Griliquez, 1998.
13. Expression de Michel Egea, professeur de danse à Marseille, lorsqu’il évoque « les danses du
dancing ou les danses rétro que l’on voit à la télé ». Entretien, 1999.

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14. « Ces parcours [migratoires] sont aussi des cheminements urbains : en allant de la possession
au spectacle, la danse est allée du temple à la rue, de la rue au salon, et du salon à la scène »
(Agier, 2001 : 53).
15. « L’orquesta típica, ou orchestre typique, est le nom de la formation classique de tango
argentin; il s’agit traditionnellement d’un sextuor constitué de deux bandonéons, deux violons,
un piano et une contrebasse » (Monette in Pelinski, 1995 : 418).
16. Bal au Cabaret sauvage à la Villette (1998).
17. Issu d’un mélange d’influences musicales hispaniques et africaines, le Candombé est présenté
comme la musique des Noirs du Rio de la Plata (Monette, 1991 : 51).
18. « C’est la danse qui attire le plus, plus que la musique. Cela passe plutôt par la danse, le tango.
Donc, on est pas mal appelés pour animer des bals. Evidemment, je préfère jouer en concert, je
suis musicien. Mais jouer pour le bal, bon, ça fait partie du tango aussi, comme cela se passait
dans les années 1940 à Buenos Aires » (Gustavo Gancedo, guitariste).
19. Entretien avec Maria Cieri (2000), Dorier Apprill, 2001.
20. Quatre à cinq unités de danse entre deux cortinas (intermède musical de jazz ou variété entre
deux tandas). Une tanda est homogène : même orchestre ou des orchestres de même style, même
rythme (tango, valse ou milonga).
21. L’association les Trottoirs de Marseille dispose en 2005 de 250 disques à l’attention de ses
adhérents.
22. Titre de l’article de Christian Glaize, La Salida (30), oct.-nov. 2002 : 24-25.
23. Fondée en 1996 par les principaux animateurs de l’association parisienne Le temps du tango,
les premiers numéros se présentaient comme un répertoire des stages, bals, concert et
spectacles. Puis la revue, dont les derniers numéros atteignent 50 pages, s’est progressivement
enrichie d’articles sur la musique, la danse, les femmes, le cinéma, la peinture ... et le tango.
24. (1), déc. 96, janv. 97; (27), 2002.
25. (30), 2002.
26. (20), 2000; (21), 2000; (33), 2003.
27. La Salida(1), déc. 96, janv. 97 : 4.
28. « Dans le tango, il n’y a pas de musique sans les mots. Il n’est pas possible de créer une
musique d’inspiration populaire sans les poètes. Quand on écoute du tango, l’émotion est très liée
à la parole : le regret, le deuil, le sentiment de perte, les mésaventures de l’existence... Je suis
d’accord avec Sabato, qui disait que le tango est néde la rencontre de deux solitudes à Buenos
Aires : celle de l’homme de la campagne, qui avait perdu la campagne et celle de l’immigrant
européen, qui avait perdu l’Europe. Et dans la danse, les jambes dansent, mais le haut du corps, la
tête, se souvient de ce qui a été perdu.» La Salida ( 27), 2002 : 24.
29. Le sentimiento désigne la part d’émotion, de cœur, de sensualité ... bref, d’intention qui habite
le danseur. Cette notion est fréquemment utilisée chez les danseurs pour distinguer ceux qui
dansent en reproduisant une technique de ceux qui dansent avec leur âme ou leurs « tripes ».
30. 500 000 exemplaires vendus en 2003.
31. « Rien dans la théorie du symbolisme social n’interdit l’hypothèse que l’inconscience des
relations sociales soit aussi productrice de sens que la conscience. Faute de quoi il faudrait
supposer que le symbolisme social ne s’engendre que par la pensée adéquate des structures
sociales, que toute pensée sociale n’en contient qu’autant qu’elle se rapproche de la sociologie :
c’est bien ce à quoi tend, à la limite, le sociologue-intellectuel ou l’intellectuel-militant lorsqu’ils
tendent à ne reconnaître un sens à des pratiques ou à des idées populaires que pour autant
qu’elles s’orientent explicitement vers des réalités et les valeurs dont ils parlent » (Passeron in
Grignon & Passeron, 1989 : 92).
32. « Le Contact Improvisation : forme démocratique de duo qui emprunte aux arts martiaux, aux
danses de société, aux sports et aux jeux d’enfants » (Banes, 1987 : 105).

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RÉSUMÉS
La danse est à l’origine du renouveau contemporain du tango en France. A travers la création du
bal tango et la reconstruction d’une culture du bal indexées sur la milonga de Buenos Aires, les
danseurs ont renouvelé l’approche du genre musical, suscitant la découverte du patrimoine peu
connu des années 40, infléchissant le répertoire des orchestres, développant un entendement
musical lié à la danse. Les conditions de cette résurgence, où la danse affirme une prééminence,
interrogent les hiérarchies implicites contenues dans le terme de « musique à danser ».

Dance rather than music alone gave rise to the contemporary renaissance of tango in France.
Through the creation of tango public dances and through the reconstruction of a dance culture
shaped by the Buenos Aires milonga, dancers have revitalized the approach of this music genre :
they initiated the discovery of this little-known heritage from the 40’s, thus shifting the band’s
repertoire and developing a musical understanding connected to dance. The conditions of this
revival, in which dance asserts its preeminence over music, question the implicit hierarchies of
the expression “dance music”.

INDEX
Mots-clés : musique à danser, tango, culture du bal, danse de couple
Keywords : dance music, tango, dance culture

AUTEUR
CHRISTOPHE APPRILL
Christophe APPRILL est sociologue et danseur. Docteur de l’EHESS, il est ATER à l’Université Jean
Monnet de Saint Etienne et membre du Shadyc (sociologie, histoire et anthropologie des
dynamiques culturelles) (EHESS, UMR 8562). Il a publié Le tango argentin en France (Anthropos,
1998). Ses recherches portent notamment sur l’épistémologie de la recherche en danse.

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De Kinshasa à Cartagena, en passant


par Paris : itinéraires d’une
« musique noire », la champeta1
Elisabeth Cunin

Introduction
1 Deborah Pacini Hernandez, ethnomusicologue, évoque sa surprise lorsqu’elle visita la
Colombie en 1983 : si les deux albums Sound D’Afrique (Island, volumes 1 et 2) qu’elle
venait d’acquérir aux Etats-Unis ne rencontrèrent aucun écho à Bogotá, la capitale, elle
découvrit rapidement que, sur la côte Caraïbe, ses interlocuteurs des classes populaires
étaient familiers de cette musique africaine. Celle-ci avait précédé, à Barranquilla ou
Cartagena, les compilations d’Afropop, à peine produites au Nord, qui initiaient à un
genre nouveau un public au capital culturel élevé, dans les grandes métropoles
internationales. « Le public du world beat aux Etats-Unis et en Europe tend à être bien
éduqué et cosmopolite d’un point de vue culturel; au contraire, les noirs de Cartagena
comprennent les secteurs les plus pauvres, les moins éduqués, les plus marginaux
socialement de la ville, rendant vraiment surprenantes leur connaissance et leur
préférence pour les musique Afrobeat » (Pacini Hernandez, 1993a : 70). Doit-on parler
alors d’une « survivance africaine » découverte par les ethnomusicologues venus
d’ailleurs ? Ou d’un phénomène de world music une décennie avant que les
multinationales utilisent les circuits globaux pour diffuser, notamment, des musiques
africaines ? Est-ce l’existence de toute « culture locale », désormais si problématique,
qui est une nouvelle fois en cause, la musique de Cartagena n’étant elle-même qu’un
produit de la globalisation des échanges ?
2 De fait, à Cartagena, et dans l’ensemble de la Caraïbe colombienne, est né, dans les
années 1970, un genre musical nouveau, la champeta. Son origine : le soukous 2 de
Kinshasa et de Brazzaville, musique phare du continent africain dans les années 1970,
avant de traverser l’Atlantique. Mais la route ne s’arrête pas là. Car la rumba, l’ancêtre
africain du soukous, est elle-même le fruit d’un autre voyage, celui qui amena le son

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cubain vers l’Afrique, en particulier les deux capitales congolaises, dans les années
1940-60. Et il n’est pas inutile de rappeler, enfin, ce que le son doit à la présence de
descendants d’esclaves déportés d’Afrique sur le sol américain. Ce sont ces allers et
retours, spatiaux et identitaires, d’un continent à l’autre qui m’intéresseront ici.
Précisons tout d’abord qu’il ne s’agit pas d’étudier l’origine et le maintien de traits
culturels en Afrique et en Amérique mais d’analyser les représentations de l’Afrique et
de l’Amérique qui caractérisent de tels flux transatlantiques. Peut-on parler d’une
« musique noire » qui circulerait par Kinshasa, Cartagena et Paris ? Comment la
musique passe-t-elle d’un univers géographique, mais surtout social, culturel,
symbolique, à un autre ? Quels sont les processus de relocalisation multiples qui
marquent le développement de ces rythmes globalisés ? Aussi bien la musique est
attractive pour les musiciens et le public non pas seulement pour ses rythmes, mais
pour ce qu’elle représente. Plus précisément, son succès est lié à l’ambiguïté qui lui est
associée : à la fois entrée dans la modernité et reconstruction de l’authenticité
africaine, rupture et continuité.
3 La champeta a fait l’objet de nombreuses études récentes qui insistent sur l’émergence
d’une culture populaire (Mosquera et Provensal, 2000), sur la revalorisation de
l’identité afrocolombienne (Contreras Hernández s.d.), sur la dimension économique du
système alternatif qui se met en place (Abril et Soto, 2003). Je m’intéresserai ici aux
mécanismes de diffusion, production, transformation du soukous – et, plus largement,
de ce que les habitants de la ville nomment música africana (musique africaine)– à
Cartagena, à l’apparition d’une musique afrocaribéenne originale, la champeta, et à son
nouveau départ vers d’autres marchés et publics. Après être rapidement revenue, dans
une première partie, sur la place de la champeta à Cartagena, je centrerai mon analyse
sur le rôle des intermédiaires, de ces entrepreneurs culturels qui contribuent à
l’émergence d’un nouveau genre musical tout en construisant l’univers normatif et
identitaire associé à cette musique. Au-delà de leurs projets personnels, ils seront
considérés comme porteurs de processus sociaux et culturels plus larges (racialisation
de la musique, référence à l’Afrique, localisation/globalisation). En particulier, au
moment même où leur discours tend à construire une continuité historique et
culturelle entre Afrique et Amérique, leurs pratiques montrent que ces allers-retours
transatlantiques ne sont ni automatiques, ni linéaires, qu’ils s’inscrivent dans un espace
complexe reliant le Nord au Sud. Musique locale, musique ethnique, musique
planétaire : chacun donne à la champeta, on le verra, le statut et l’extension qui
convient à ses projets.

« Musique noire » : ancrage local, contexte national et


imaginaire transnational
4 Aujourd’hui, la champeta est considérée comme la musique populaire de Cartagena,
seule capable de contrecarrer l’hégémonie du vallenato, principal genre musical de la
côte Caraïbe colombienne, ou l’invasion du reggaeton venu de Puerto-Rico. Le vendredi,
le samedi, le dimanche, les quartiers du Sud de la ville vibrent au son des picós,
immenses sound-systems animés par un DJ, sur n’importe quel terrain vague ou rue de
terre, fermés pour l’occasion et rebaptisés KZ. Les bus colorés et brinquebalants
diffusent la champeta sans discontinuer, dans tous les quartiers, même les plus
hermétiques à cette musique. Les champetúos, stars locales reconnues ou chanteurs d’un

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jour, se pressent devant les stands des producteurs, au cœur du plus grand marché de
la ville, afin de se tenir au courant des dernières nouveautés, alors que les CD piratés –
dont les originaux ne sont parfois pas encore commercialisés – se vendent en toute
liberté dans le centre.
5 Le succès de la champeta, à Cartagena, s’inscrit dans une histoire longue et complexe
d’allers et retours entre Amérique, Afrique et Europe, qui marque cet espace Caraïbe
aux contours par ailleurs si incertains (Patterson et Kelley, 2000). Dans le domaine
musical, dès la fin du 19e siècle, des compagnies internationales comme Edison (Etats-
Unis) et Pathé (France) enregistrent des artistes locaux à La Havane (Moore, 1997);
avant les années 1940, la majorité des disques écoutés à Léopoldville sont fabriqués en
Europe (White, 2002b : 670); les années 1980 sont marquées par l’émergence de
plusieurs maisons de disques dans le Nord qui s’intéressent exclusivement aux
musiques d’Afrique et de la Caraïbe (Stapleton et May, 1990). A Cartagena, dans les
années 1930-40, la présence d’ouvriers et d’ingénieurs cubains dans les usines sucrières
de la région favorisera la naissance, à Palenque de San Basilio 3, du Sexteto Tabalá, groupe
de son colombien; dans les années 1970, Joe Arroyo reprend la salsa et les musiques
afro-caribéennes, mélangées à la cumbia de la côte Caraïbe colombienne, pour créer ce
qu’il appellera le Joe Son; quelques années plus tard, le Festival de Música del Caribe 4
permettra au public de Cartagena de découvrir de nombreux artistes africains :
Soukous Stars, Kanda Bongo Man, Bopol Mansiamina, M’Bilia Bell, Mahotella Queens.
6 Mais ces imprégnations multiples, ces échanges multiformes seront interprétés en
d’autres termes, qui mobilisent une triple référence, à l’Afrique, aux Amériques noires
et à une « communauté diasporique afro-américaine ». Ces superpositions permettent à
la champeta de concilier les contraires : rupture et continuité, tradition et modernité,
local et global. Il n’est en effet pas inutile de rappeler que la musique est considérée, en
Colombie, comme une des expressions les plus directes des différences qui constituent
la nation colombienne. Identifiée aux côtes Caraïbe et Pacifique, la « musique noire »
fait l’objet d’un consensus non problématique, bien avant l’affirmation officielle du
multiculturalisme, en 1991. L’association, posée comme allant de soi, entre le « noir » et
la musique est un savant mélange de naturalisation de la culture et de référence à une
Afrique inventée, qui reconnaît l’autre tout en lui assignant une place circonscrite et un
statut jugé inférieur, en le renvoyant à la périphérie géographique et culturelle de la
nation colombienne. Mieux même : l’acceptation de la « musique noire » est utilisée par
les habitants de l’intérieur andin, seuls porteurs légitimes de l’identité nationale,
comme une marque de différentiation et, plus récemment, dans tout le pays, comme
une « preuve » du nouveau visage multiculturel de la nation (Wade, 2002). Les musiques
populaires et traditionnelles, voire folkloriques, des côtes Pacifique (bambuco, chirimía,
currulao) et Caraïbe (cumbia, mapalé, porro) ne posent donc pas problème, satisfont aux
attentes de normalité, dans une logique de mise en avant d’une authenticité identitaire
africaine supposée ou dans une perspective de légitimation d’une relation hiérarchique
entre la côte et l’intérieur. Ce n’est pas le cas de la champeta. Venue d’ailleurs, elle ne
correspond pas à l’image traditionnelle de la « musique noire » : le tambour est
remplacé par la boîte à rythmes, le souvenir de l’esclavage ou du marronnage par le
récit de la vie quotidienne, les danses bien orchestrées par des démonstrations
sexuelles sans équivoque, le costume folklorique par les Nike et le jean tombant, la salle
de spectacle par le terrain vague. Difficile, en effet, d’exhiber des « preuves » d’une
continuité culturelle ou de survivances africaines quand les rythmes ont été importés

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dans les années 1970, quand les modes de production ont été inventés dans les années
1980, quand la diffusion se fait à partir du picó, emprunté à la salsa 5. Dès lors, les
protagonistes de la champeta vont s’attacher à rendre acceptable cette trahison des
valeurs traditionnelles de la « musique noire » en cherchant à recréer une double
continuité, avec l’Afrique – gage d’une authenticité perçue comme immédiate et
incontestable – et l’Amérique noire – en particulier le village de Palenque de San Basilio
d’où sont originaires certains des premiers chanteurs de champeta –, tout en inventant
un imaginaire transnational afro-américain dans lequel s’inscrirait la champeta.
7 Le mythe du marin – d’ailleurs présent dans de nombreux discours sur la musique – est
ainsi mobilisé, qui permet d’établir une relation directe entre Afrique et Amérique. On
retrouve ici la figure du bateau telle que Gilroy la développe pour qualifier l’Atlantique
noire, bateau qui serait aujourd’hui remplacé par la musique. « Les bateaux sont peut-
être restés les moyens de communication panafricaine les plus importants avant
l’apparition du disque de longue durée » (Linebaugh cité par Gilroy, 2003 : 31). Mais ces
retrouvailles sont bien souvent présentées sur le mode de la contagion, telle une
épidémie, qui place la champeta dans une logique biologisante. En effet, face aux
expressions culturelles traditionnelles, apparaît une nouvelle « musique noire »,
champeta en tête 6, qui rompt le cadre habituel de la représentation de l’altérité
culturelle. Car, en Colombie, et en Amérique latine en général, le « noir » est accepté
tant qu’il reste à la place qui lui a été assignée, tant qu’il incarne cette touche exotique
et sauvage d’un pays qui s’inscrit dans une logique de blanchiment (Wade, 1997;
Mosquera, Pardo, Hoffmann, 2002). A Cartagena, principal port d’entrée des esclaves de
ce qui fut la Nouvelle Grenade, malgré l’abolition de l’esclavage, malgré l’adoption d’un
régime républicain, malgré l’affirmation du caractère multiculturel de la nation, ordres
social et racial continuent à se superposer et le « noir » incarne les échelons inférieurs
de la hiérarchie sociale, économique, culturelle. Or, avec la champeta, le modèle
d’acceptation de la différence ne fonctionne plus, la « musique noire » ne correspond
plus au paradigme folklorique, mélange d’intégration et de discrimination. L’étiquetage
racial évite alors toute confrontation avec une culture urbaine populaire en la
transformant en une pratique ontologiquement distincte, décrite en termes biologiques
(mouvements corporels, sexualité, contacts physiques). Si les musiques traditionnelles
apparaissent comme une concession faite au lointain souvenir de l’héritage africain,
dont la réduction à la seule expression culturelle évite toute interprétation politique, la
champeta est, elle, perçue sur le mode de la menace. La « musique noire » tend ainsi à
être appréhendée comme l’expression de l’essence du groupe – étendu de l’Afrique à
l’Amérique – qui l’a produite, dans une superposition ambiguë de registres, culturel et
biologique, superposition mobilisée par les détracteurs de la champeta, mais aussi par
ses partisans lorsqu’ils visent à accréditer une continuité et une authenticité parfois
difficilement concevables en termes culturels. Dans le même temps, les principaux
acteurs de la champeta (chanteurs, producteurs locaux, public, amateurs) se refusent à
entrer dans une logique raciale ou ethnique (à la différence, par exemple, du reggae),
reproduisant le processus dominant d’évitement des qualifications raciales ou
ethniques jugées problématiques (Cunin, 2004). La champeta apparaît ainsi comme un
instrument de promotion et de reconnaissance sociales, d’acquisition d’un statut
valorisé mais sans pour autant changer d’univers de référence ou remettre en cause
l’ordre socio-racial. C’est bien ce qu’analyse Michel Agier dans le cas du carnaval de
Salvador de Bahia : « ce n’est pas tant “la fidélité au passé” qui provoque les
réinventions africanistes d’aujourd’hui parmi quelques hommes et femmes de

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Liberdade, que la nécessité pour les noirs de Bahia de se faire eux-mêmes leur
promotion sociale et idéologique : l’africanisme ne dépend pas d’un lien direct avec
l’Afrique, il est devenu un instrument de positionnement social moderne » (Agier,
2000 : 197). Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, les entrepreneurs culturels,
Humberto, Manrebo, Lucas, de mettre en avant la relation à l’Afrique, aux Amériques
noires ou à une diaspora afro, de façon d’autant plus autonome et fluctuante que les
acteurs eux-mêmes ne se reconnaissent qu’avec réticence dans ces catégories.
A travers leurs discours et leurs pratiques, ils dessinent les traits multiples et
fluctuants de cet univers identitaire noir.

Humberto, de l’Afrique à Cartagena


8 Blanc d’origine paisa (région du café, au cœur du développement économique du pays),
affichant ouvertement son homosexualité dans un pays où le sujet est encore tabou,
vivant – modestement – dans le quartier touristique et résidentiel de Laguito,
Humberto détonne dans le petit monde de la champeta, dans lequel il joue un rôle de
tête pensante, d’initiateur de nouveaux projets, de dénicheur de talents. Sous le label
Castillo Records, il produit quelques disques qui oscillent entre reprise, en version
électronique, de vieux standards de musique africaine et diffusion de la dernière
invention de la musique caribéenne, le reggaeton. Surtout, Humberto s’associe à un
producteur local, Yamiro Marin, dont on dit qu’il fut vendeur de sacs en plastique dans
les rues avant de devenir, sous le nom de El Rey7 (Le Roi), le principal producteur de
champeta de Cartagena. Au tournant des années 1980-90, Humberto et Yamiro sont
parmi les premiers à se rendre à Paris et à Londres, pour acheter de la musique
africaine qu’ils diffuseront ensuite à Cartagena, en transformant les noms des chansons
et en cachant leur origine. Puis, face aux coûts et aux difficultés du voyage en Europe,
ils auront l’idée de copier, à Cartagena, les rythmes venus d’Afrique, en leur rajoutant
des textes en espagnol. La champeta est née, qui va gagner rapidement tous les quartiers
de la ville, sous la forme d’une musique urbaine et moderne unique en son genre.
Comme le suggère Bob White, la musique afro-cubaine est devenue populaire au Congo
parce qu’elle permettait une forme de cosmopolitisme urbain que n’autorisaient pas les
modèles européens circulant dans l’ancienne colonie belge (White, 2002a : 663). De
même la champeta rend accessible une certaine modernité à une population qui ne se
reconnaît pas dans le modèle nord-américain et andin que lui offrent la ville et le pays.
9 C’est ce processus de déterritorialisation/reterritorialisation que j’étudierai ici à
travers le personnage d’Humberto, du piratage de la musique africaine amenée
d’Europe à l’émergence d’une musique originale, avec ses stars locales, ses moyens de
diffusion alternatifs, ses petits producteurs indépendants. Avec Humberto, la música
africana, cette nébuleuse musicale regroupant un ensemble hétérogène de musiques
venues de tout le continent africain, devient champeta, genre musical nouveau,
fortement lié à la ville de Cartagena8. Bref, elle se relocalise, reprenant certaines
pratiques musicales, sociales ou économiques de la ville, en adaptant d’autres,
inventant, surtout, son propre univers. Entre technologies, marchés et imaginaires, la
champeta incarne ce « profond paradoxe que nous présente fréquemment la musique :
celui de situer le terrain des identifications sur le terrain commercial » (Ochoa, 1998 :
175).

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De la música africana à la champeta : processus de


reterritorialisation

10 Par l’intermédiaire d’Humberto, la música africana, la musique venue d’ailleurs, ayant


circulé, d’une façon qui reste parfois bien mystérieuse, entre Afrique, Europe et
Caraïbe, s’ancre à Cartagena. Et cette relocalisation passe par l’adoption et la
transformation de pratiques et de représentations propres à la ville. Pratiques et
représentations qui sont elles-mêmes traversées par la référence, caractéristique de
toute société post-esclavagiste, à une Afrique plus souvent imaginée que réelle. C’est
bien parce que le processus de relocalisation d’une musique venue d’ailleurs ne
s’effectue pas dans un lieu neutre, vierge de tout discours sur l’Afrique, que le statut de
la champeta est ambigu : innovation radicale, elle tend pourtant à s’inscrire dans une
continuité, définie biologiquement plus que culturellement.
11 Humberto est un des principaux artisans de cette appropriation du global par le local,
de la transformation de la música africana en pratiques adaptées au marché de
Cartagena, de son adaptation pour qu’elle ait un sens aux yeux des habitants de la ville.
Revenons tout d’abord quelques années en arrière, lorsque Humberto se rend à Paris, à
Londres et même en Afrique du Sud pour acheter de la musique africaine. Il ignore
alors complètement la vague émergente de l’Afropop qui va inonder les marchées
occidentaux, pour partir à la recherche de 33 tours des années 1950-80, incarnant une
certaine modernité africaine (indépendances, urbanisation). Peu importe alors que ces
disques soient stockés, depuis longtemps déjà, dans des cartons et que les vendeurs du
quartier de Château Rouge, à Paris, regardent avec étonnement ce colombien venu
acheter des centaines de disques qui n’intéressent plus personne. Etonnement qui
laissera d’ailleurs place à un certain agacement puisque la musique est copiée et
diffusée en Colombie sans qu’aucun droit d’auteur ne soit versé aux artistes et
producteurs africains. Car, de retour à Cartagena, l’origine des 33 tours est cachée, les
pochettes disparaissent, les étiquettes des disques sont systématiquement arrachées,
les chansons renommées – autant de procédés qui interdisent une recherche, autre que
musicologique, portant sur les musiques qui ont donné naissance à la champeta 9 –. Les
morceaux africains deviennent des exclusivos, des exclusivités, dont le propriétaire va
garder le monopole pendant quinze jours, un mois, six mois parfois, avant de les
diffuser aux radios et de les commercialiser. L’univers de la champeta naît de cet accès
limité au marché de la musique africaine et des stratégies de contournement qu’il
provoque : le système des exclusivos transforme un obstacle en avantage, lui-même à
l’origine de la forme prise par la production et la diffusion locales, qui relanceront et
élargiront le marché, tout en conservant une structure oligopolistique et en
fonctionnant sur une pénurie entretenue. L’élément clef du système qui se met
progressivement en place est le picó, énorme sound-system renvoyant aux dance-halls
jamaïcains, mais dont il faut souligner qu’il fut présent à Cartagena (et sur la côte
Caraïbe colombienne), depuis les années 1950, en tant que principal vecteur de
diffusion d’une autre musique, la salsa. Loin de lier directement la champeta aux
« musiques noires » modernes comme le reggae mais aussi le hip-hop ou le rap, le picó
inscrit la champeta dans des pratiques musicales locales plus anciennes, dont le lien
avec la culture afrocaribéenne est diffus et flou. Le succès de la champeta ne se
mesurera désormais pas tant aux chiffres de vente qu’au nombre de personnes qui
suivent un picó, dans ses déplacements en ville et dans les villages environnants.

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12 Surtout, la champeta, lorsqu’elle s’inscrit dans les relations sociales de Cartagena,


reproduit et exacerbe la marginalisation et l’exclusion du « noir » caractéristiques de la
ville. La champeta nous montre le processus de désignation raciale d’une culture
populaire. Sans doute la champeta rompt-elle avec un certain nombre de normes
(sociales, artistiques, sonores, etc.) implicites à Cartagena et inspirées du modèle de
l’élite de la ville. En célébrant le corps, la sexualité, le désordre, la champeta inverserait
ainsi l’ordre des valeurs, se plaçant du côté du sauvage contre le civilisé, du naturel
contre le culturel, du « noir » contre le « blanc ». La rupture de la convention
d’évitement de la question raciale (Cunin, 2004), dominante à Cartagena, dont seraient
responsables les protagonistes du monde champetúo10, est ainsi avancée comme une
justification de l’exclusion de la musique et de ses acteurs. Mais dans les provocations
propres à une contre-culture populaire, les évocations raciales et/ou ethniques sont
absentes des chansons, des discours, du langage quotidien. La saillance raciale est, bien
plutôt, le résultat d’une qualification extérieure, qui mobilise la catégorie « noir » pour
justifier le rejet de cette musique. Aussi bien la désignation raciale des champetúos
semble-t-elle répondre avant tout à une logique d’étiquetage de la déviance plus qu’à
une volonté délibérée de rompre l’évitement. Si la champeta dérange, si elle inquiète
aussi nombre d’habitants des secteurs populaires, c’est parce qu’elle constitue une
menace de qualification raciale des acteurs. Reconnaître sa proximité avec cette
musique passe pour une acceptation de l’appartenance à la catégorie « noir »; d’où les
comportements ambigus de la plupart des chanteurs se revendiquant d’une « musique
noire » tout en essayant d’échapper à la désignation raciale.
13 C’est donc l’exclusion de la champeta des modes de production et de diffusion habituels
qui provoque l’émergence d’un système basé sur l’innovation, l’informalité et la
mobilité, adapté aux contraintes du marché local. Les chanteurs n’enregistrent
généralement que quelques morceaux, les arrangeurs (guitaristes, ingénieurs du son)
composent la musique, la durée de vie d’un CD ne dépasse pas un mois, le picó se
déplace d’un quartier à un autre. Les chansons d’origine africaine sont rebaptisées en
fonction de la récurrence d’un son : Tres golpes (trois coups), La flauta (la flûte), La policia
(le policier, du fait de la présence d’un bruit de sifflet). La danse devient un mélange de
combinaisons inspirées du folklore local, des présentations des danseurs africains
invités lors du Festival de Música del Caribe et des vidéos venues des Etats-Unis et
d’Europe. La champeta n’a ainsi pu se développer que par la connaissance fine, de
Humberto et de quelque autres, de la demande locale et du mode de production
possible. Ironie du sort, les pirates d’hier sont aujourd’hui victimes du piratage
généralisé des CD – parfois même avant leur sortie – et de la mise en place d’un
nouveau système de diffusion parallèle.

Définition de la champeta et rapport à l’Afrique

14 Tant dans ses écrits que dans ses propos, Humberto témoigne d’une impressionnante
connaissance de la musique africaine et d’une volonté pédagogique affirmée, comme si
l’histoire de la champeta, pourtant si récente et confuse, devait s’écrire – et devenir
auto-légitimante – au moment même où la musique s’invente. C’est d’ailleurs en ce sens
qu’il conçoit sa relation avec moi : je lui donne l’occasion de transmettre son savoir.
Dans une série de textes au nom significatif, « la Bibliothèque Historique de la Champeta
» (la Biblioteca Histórica de la Champeta), il revient sur l’origine de la champeta, ses
influences musicales, ses principaux acteurs, etc. et accorde une grande place au lien à

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l’Afrique. Les premiers succès de la fin des années 1980 sont ainsi associés « au rythme
africain qui ne fait que confirmer les racines africaines d’un peuple avide de retrouver,
grâce aux percussions africaines, ce sang qui bout dans ses veines ». Car la région de la
côte « s’identifie complètement à la musique africaine, incarnation des racines
africaines qui prédisposent tout un peuple à profiter de cette nouvelle ère de la
champeta ». Précisons d’ailleurs que la champeta s’est, pendant un temps, appelée «
terapia », renvoyant à une sorte de renaissance culturelle et identitaire, qui
correspondait aussi à une stratégie d’euphémisation du stigmate associé à la champeta.
Les propos d’Humberto montrent à quel point la confusion du culturel et du biologique
permet d’expliquer la naissance de la champeta sur le mode de la renaissance, inscrite
dans une sorte de continuité racialisée. De fait, Humberto situe explicitement son rôle
au moment où la música africana est introduite en Colombie et se transforme en
champeta. Or ce double processus d’importation et d’invention, loin d’être perçu comme
une rupture, apparaît dans une logique de continuité : la champeta ne serait que le
réveil d’une musique et d’une danse cachées par l’homogénéisation liée à l’esclavage, la
colonisation et la République. On retrouve dans son discours cette logique de rétention,
largement étudiée par ailleurs, de traits africains occultés par la culture dominante. Dès
lors, au-delà de son expression culturelle, la champeta acquiert une dimension
politique : elle incarne une forme de libération bien plus forte et effective que la
libération de l’esclavage. On voit bien là le paradoxe : la champeta, qui émerge dans les
années 1970-80 d’un formidable mouvement de va-et-vient entre l’Afrique, l’Europe et
la Caraïbe, est présentée comme si elle avait toujours été là, comme si elle était
« native » de la région, « autochtone », pour reprendre les termes d’Humberto. En
définitive, la relocalisation n’en serait pas véritablement une puisque la champeta
n’aurait fait que renaître de ses cendres. Aussi la mise en avant d’une filiation
emprunte-t-elle la voie de la racialisation, contribuant ainsi à la naturalisation d’une
pratique culturelle tout en alimentant le processus d’étiquetage racial destiné à priver
la champeta de toute valeur. Cette communauté, construite sur le mode de la frontière
infranchissable – puisque définie biologiquement – entre « nous » et « les autres »,
explique ainsi le succès de la champeta en dépit de la relégation dont elle a fait l’objet.

L’impossible ancrage national

15 En 2001, Sony lança un CD de champeta au titre significatif : « La champeta a pris la


Colombie »11. Diffusé à l’échelle nationale, largement commercialisé, ce disque marque
un tournant, celui de la diffusion de la champeta à l’échelle nationale. A Bogotá, de
nombreuses discothèques accordent alors une large partie de leur programmation à la
champeta, des cours de danse apparaissent, des groupes se forment, la musique est
présente sur les ondes des radios et dans les magasins, des étudiants choisissent d’y
consacrer leur mémoire de fin d’études. De fait, la champeta correspond parfaitement
au nouveau visage multiculturel de la Colombie. A ce titre, il faut souligner le rôle joué
par l’ancienne Ministre de la Culture, Araceli Morales, dans ce processus de
reconnaissance nationale. Originaire de Cartagena, c’est en tant que directrice de l’
Instituto Distrital de Cultura de la ville que la « chica » Morales organisa, le 26 octobre
2000, la première présentation officielle de champeta, dans les rues du centre historique
de Cartagena, jusqu’alors resté sourd aux appels de cette musique venue des quartiers
populaires. Quelques semaines plus tard, le 12 décembre 2000, Araceli Morales, devenue
entre-temps Ministre de la Culture, présida à l’organisation d’un événement similaire, à

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Bogotá, au théâtre Jorge Eliécer Gaítan. « La champeta a décoiffé Bogotá » pouvait-on


entendre alors. De fait cette « prise » de Bogotá était pensée comme une revanche de la
périphérie sur le centre, du dominé sur le dominant, du « noir » sur le « blanc ».
16 Pourtant l’acceptation et même la valorisation de la champeta resteront limitées; très
vite, son succès s’essouffle, les maisons de disque s’en détournent, les producteurs
passent à de nouveaux rythmes. Le caractère éphémère de cette apparition sur la scène
nationale montre à quel point la champeta répond à une demande et s’inscrit dans des
pratiques localisées. Car les trois CD produits par Sony 12, en jouant avec l’imaginaire
national du « noir » exotique et sensuel, en présentant sur les pochettes des couples
noirs, dansant enlacés, presque nus, ont généralement choqué le public de Cartagena,
peu habitué à une telle mise en scène racialisante. De même, les livrets
d’accompagnement, à l’intérieur des CD, expliquent les pas de danse dans une logique
pédagogique proche de la world music que l’on ne trouve jamais dans les productions de
Cartagena, réduites à leur plus simple expression. En outre, les chansons enregistrées
sur ces compilations reprennent des titres déjà diffusés à Cartagena, tout en les
adaptant aux attentes supposées du marché national. Jimmy, animateur vedette de
Rumba Estereo, une des radios de la ville, n’est pas dupe : « Sony a transformé la musique
de Cartagena en introduisant des instruments nouveaux, des tambours, pour faire
folklorique, en diminuant le break, le boom, boom, boom. Elle est devenue plus stylée
mais ce n’est pas ce qu’aime l’amateur de champeta »13. De fait, le cycle de production
(trois CD en deux ans alors qu’un nouveau CD sort chaque mois à Cartagena), la
« starisation » des chanteurs (marketing tous azimuts, un CD entier consacré à un seul
artiste, El Sayayin, quand le turn over est extrêmement fort à Cartagena et que les
albums sont toujours des compilations) rendent compte de ce décalage entre attentes
nationale et locale. Ajoutons enfin que c’est précisément lorsqu’elle insiste sur sa
dimension africaine (introduction du tambour, livrets rappelant le lien avec l’Afrique)
et les stéréotypes qui lui sont associés (danse, sensualité), pour essayer de conquérir le
marché national, que la champeta s’écarte des normes et des goûts des habitants de
Cartagena. Aussi bien cette rapide incursion de la champeta sur la scène nationale est-
elle très certainement révélatrice de l’incompréhension persistante entre l’intérieur
andin et la côte Caraïbe, repérée par les historiens dès l’indépendance et la première
ébauche de cette « communauté nationale imaginée » (Múnera, 2005). Alors que la
nation ne peut penser sa frontière caribéenne que sur le mode de l’exotisme et de la
sensualité, le processus d’esthétisation et de folklorisation de la champeta, l’imposition
de normes musicales adaptées au marché national, ont conduit chanteurs et
producteurs à se replier sur la dimension locale, tout en dénonçant ce phénomène
d’appropriation et de transformation.

Manrebo : de Cartagena au reste du monde


17 Manrebo accueille ses interlocuteurs dans son bureau du secrétariat d’éducation de la
mairie de Cartagena; s’il y gère le programme « Cartagena bilingue », il est plus
fréquent d’y croiser des chanteurs ou amateurs de champeta que des professeurs
d’anglais. Car ce poste lui offre une stabilité financière rare dans le milieu de la
champeta tout en lui apportant des ressources matérielles (local, ordinateur) et en lui
assurant des contacts directs avec les responsables de l’administration de la ville. Un
dossier volumineux s’impose sur ses étagères, il est rempli de coupures de presse sur la

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champeta, de couvertures d’albums, d’affiches de concerts; les pages Web de son


ordinateur s’ouvrent sur un site consacré à la musique afro-caribéenne. Il n’est pas
facile de rencontrer Manrebo, encore moins de lui parler : systématiquement absent
aux rendez-vous, il répond aux questions avec un œil rivé à son ordinateur, entre deux
appels téléphoniques (sur son poste professionnel et sur son portable) et l’intrusion de
nombreux visiteurs, collègues ou musiciens. C’est donc lui qui fixe les dates et les lieux
de nos rencontres, mais aussi les sujets de nos entretiens. Entretiens qui ne sont
d’ailleurs pas exempts d’une certaine instrumentalisation, Manrebo s’avérant très
intéressé lorsqu’il voit en moi un contact possible vers d’éventuels organisateurs de
festivals de musique en France et dans la Caraïbe francophone, moins disponible
lorsqu’il se rend compte que mon champ d’action se limite au monde académique. Mais
Manrebo sait aussi se montrer passionné par la mission qu’il s’est fixée, la diffusion de
la champeta, sa promotion à un genre musical reconnu à l’échelle internationale. Et,
pour l’accomplir, il a bien compris qu’il lui fallait également transformer l’image de la
champeta à Cartagena. Seul des trois personnages à être mulâtre, rappelant son enfance
dans les quartiers populaires de la ville, Manrebo joue sur une certaine complicité avec
les musiciens et amateurs de champeta, le partage d’une même expérience de vie, le
poids commun du racisme. Grâce à cette proximité entretenue, il est parvenu à se faire
reconnaître dans son rôle d’intermédiaire, à la fois confident et porte-parole.
18 Manrebo a passé quelques années à New York où il est entré en contact avec la world
music naissante. De retour à Cartagena, il devînt responsable de plusieurs programmes
de radio : il a ainsi eu une fonction essentielle dans le processus de diffusion et de
légitimation de la champeta, à une époque où elle était encore largement stigmatisée. En
la présentant comme une nouvelle musique afro-caribéenne, son objectif est de lui
donner le titre de « musique du monde », qui apparaît dès lors, non comme un genre
musical, mais comme un terme marketing qui décrit le résultat de la rencontre entre le
Nord et le Sud (Pacini Hernandez, 1993a). Il nous montre ainsi comment la champeta va
passer de l’Afrique à la Caraïbe, avant de repartir, sous une forme exotisée et
normalisée à la fois, à la conquête du reste du monde. Car la différentiation identitaire
s’accompagne ici d’un processus simultané d’homogénéisation : au moment où une
spécificité locale est mise en avant, voire produite pour l’extérieur, les champetúos sont
invités à adopter un comportement et des pratiques répondant aux critères
internationaux supposés de « bonne musique ».

Entre Afrique et Caraïbe

19 « Ecoute-le ! Prends-le ! Du pur Medellín14 de première ! Rrrrrrrumba de la Caraïbe, le


programme qui rend tout le monde fou ! Carrrrrrtagenaaaaaa. Le shampoing musical de
la Carrrrrrraïbe ». Le présentateur vedette de la radio locale Rumba Estereo 15 ouvre son
émission hebdomadaire consacrée à la musique africaine et caribéenne 16. A ses côtés,
Manrebo intervient entre deux morceaux pour donner des informations sur les
groupes, leur origine, leur histoire, dans un discours aussi militant que pédagogique.
« Amis des quartiers de Cartagena, il faut que nous défendions cette culture qui est la
notre, que nous portons tous en nous-mêmes, qui est notre africanité. C’est
l’idiosyncrasie de notre Caraïbe »17. Laissons la parole à Manrebo lorsqu’il raconte son
parcours radiophonique, qui est aussi celui de l’évolution de la champeta. « Le premier
programme que j’ai fait en Colombie, il y a plus de dix ans, s’appelait Soweto African Beat.
On ne parlait alors que de música africana. C’était la musique que ramenaient les gens

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qui voyageaient, les marins, un ami à New York m’en envoyait. Ce fut un programme
révolutionnaire à Cartagena. Il a eu beaucoup de succès, parce que personne à la radio
n’avait connaissance de cette musique. Ensuite j’ai voyagé aux Etats-Unis. J’étais déjà
attiré par la musique africaine. Je suis revenu au milieu des années 1980. A Cartagena,
on écoutait déjà de la musique africaine, mais les gens ne connaissaient pas les noms, ils
mettaient des noms en fonction de ce qu’ils entendaient, ça sonnait français. J’ai fait
une proposition à une autre radio pour un programme qui s’appelait Farandula Caribe,
pour faire la différence entre musiques africaine et caribéenne, pour que les gens le
sachent. La champeta, c’est notre musique. C’est le seul mouvement musical national né
dans les quartiers, par l’influence de la race, du Festival de Musique de la Caraïbe,
l’influence extérieure de quelques producteurs et notre travail à la radio. Notre objectif
était celui-ci, changer cette mauvaise image, montrer que cette musique n’était pas si
mauvaise, si vulgaire, si méprisable »18.
20 Avec l’ancrage dans la Caraïbe, c’est le statut même de la musique qui se modifie 19. La
champeta devient la nouvelle musique caribéenne de Colombie, capable de rivaliser avec
le reggae, le compas ou le merengue, l’expression d’un multiculturalisme à la
différentiation apaisée. Parce que la Caraïbe offre un espace au sein duquel la variété et
la diversité sont non seulement reconnues, mais aussi facteur de promotion et de
valorisation sur le plan national et international, la mère-Afrique s’est transformée en
sœur-Caraïbe, la música africana en musique afro-caribéenne. C’est en cela qu’agit la
caribéanité : elle permet de passer de l’antagonisme racial à la multiplicité, de la
polarisation à l’harmonie. Bref, du noir et blanc à la couleur. Sans que celle-ci soit
désormais dangereuse ou conflictuelle.

S’inscrire dans un marché global

21 Mais Manrebo ne s’arrête pas là. La volonté de se hisser sur la scène internationale
répond à une stratégie individuelle dont il est bien conscient. « Au niveau local, il y a
déjà du monde, je ne veux pas entrer en compétition avec eux. Le marché colombien est
très petit, je préfère aller sur le marché qui reste à conquérir » 20. Quels éléments de la
champeta met-il en avant ? Quelle image de Cartagena est-elle présentée à l’extérieur ?
Comment le local est-il adapté et transformé pour satisfaire aux goûts supposés des
consommateurs du reste du monde ? Pour Manrebo, la réponse est simple : la valeur
ajoutée de la champeta, c’est la présence de l’Afrique en Amérique. Il vise à utiliser – et
produire – une image stéréotypée de la champeta qui correspondrait aux attentes
supposées d’un public en quête d’une world music qui serait un mélange
d’« authenticité » ethnique et d’exotisme culturel. Il présente ainsi comme authentique
ce qui est localement perçu comme une musique moderne, en rupture avec le folklore
traditionnel. « C’est une musique avec un héritage africain, j’ai choisi ce créneau, celui
de la musique afro-caribéenne. Il y a bien des blancs dans le groupe, mais ce ne sont pas
les chanteurs. La champeta plaît du fait de son héritage africain. En Europe, les gens sont
très blancs, mais ils aiment les gens d’ici, qui ne sont pas si clairs de peau. Ils adorent
les rastas. Moi aussi je fais de la recherche, je cherche ce qui aura le plus d’impact là-
bas, ce qui plaît dans les festivals. En Europe, la présence africaine en Amérique attire
beaucoup »21.
22 Manrebo crée alors un groupe, le Champeta All Stars, dont le nom trahit bien
évidemment l’inspiration, celle de la célèbre Fania All Stars, au succès international

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largement reconnu. Les chanteurs qui le composent (Louis Tower, Mister Boogaloo, Elio
Boom) sont noirs; un spectacle collectif avec musiciens et danseuses en tenue de scène
est créé. Le Champeta All Stars s’est ainsi produit au Festival Afrocaribéen de Veracruz,
après avoir fait une tournée dans toute l’Europe : participation, durant l’été 2002, aux
« rencontres des Cartagenas du monde » en Espagne, au Markt Rock de Louvain en
Belgique et à l’Antilliaanse Feesten en Hollande. A entendre Manrebo, le succès de ces
premiers concerts internationaux fut complet (« c’était de la folie, les gens ont dansé
toute la nuit »); quant au retour à Cartagena, il consacre une reconnaissance jamais
obtenue auparavant. Le président colombien, Alvaro Uribe, accueille ainsi Manrebo et
son groupe par une lettre de félicitations venant saluer « la tournée triomphale » au
Mexique et en Europe. Pa’lante, le périodique d’information de la mairie de Cartagena,
consacre une grande partie de son édition de septembre 2002 (n° 8) au succès de la
champeta en Europe et réaffirme le soutien de l’administration municipale à ce
mouvement de conquête des marchés internationaux – ce qui n’empêchera d’ailleurs
pas la même administration de participer à la stigmatisation, voire à l’interdiction, de
la champeta au niveau local –. Dans un article signé Manrebo, « l’explosion » de la
champeta en Europe rend compte de » l’honneur » de représenter Cartagena et apparaît
même comme un signe de « colombianité ». Le public mexicain et européen, captivé, a
ainsi assisté à la « naissance d’un règne qui va durer très longtemps et qui élèvera
Cartagena dans le contexte mondial, pour la convertir en une ville attirante, grâce au
rythme musical qui lui fera retrouver son importance et son image » 22.
23 On voit ainsi comment, pour s’ajuster à un imaginaire international supposé, Manrebo
met en avant une différence commercialisable au Nord en activant des clichés qui
correspondraient aux attentes globales. Cette auto-exotisation de la champeta agit
comme un gage d’authenticité à l’extérieur et produit un « autre décontextualisé »
(Ochoa, 1998 : 176) qui s’appuie sur l’invention d’une identité locale. Et est
immédiatement récupéré par les autorités de la ville, qui voient dans cette
décontextualisation l’opportunité de promouvoir la musique sur la scène
internationale, tout en l’ignorant au niveau local. Ou, plus récemment, en contribuant à
sa normalisation et à sa banalisation.

Professionnalisme et citoyenneté : le nouveau visage de la


champeta à Cartagena

24 Cette stratégie commerciale planétaire ne tend pas seulement à produire une nouvelle
musique qui correspondrait aux attentes d’un public transnational, elle passe
également par une transformation des pratiques locales, permettant de répondre aux
critères supposés de bonne musique (Guilbault 1993). Informelle, brouillonne, instable,
insaisissable, la champeta doit désormais devenir consensuelle et monolithique. Perdre
sa connotation raciale problématique tout en affirmant sa référence à une Afrique
mythifiée. Manrebo crée une corporation, Champeta Criolla Internacional, associée à un
site Internet (http://champetacriolla.8M.com/historia.html) qui inscrit cette initiative
dans la logique de mise en relation du local et du global. Sa mission : « diffuser le genre
musical de la champeta […] en connectant les productions artistiques des quartiers
populaires de Cartagena avec le reste du monde ». Manrebo s’appuie alors sur la
fondation Dale la Mano a Tu Hermano (Donne la Main à ton Frère) afin de donner une
assise pédagogique à son projet. Celle-ci travaille en effet « en faveur de la protection
de la famille en réveillant le maître, le savant, le serviteur dormant dans chaque être

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humain, en donnant force aux talents ordinaires généralement sous-évalués par ceux
qui les possèdent »23. Concernant plus spécifiquement la champeta, l’accent est mis sur
l’amélioration des apports artistiques, sur l’enseignement de l’histoire de la musique,
sur la formation des chanteurs. Car il faut être capable de rivaliser avec les artistes
internationaux : « ils se croient célèbres et ils ne se forment pas. Mais leurs disques ne
durent qu’un mois, ils ne sont pas connus à l’extérieur de Cartagena. Ils doivent se
professionnaliser, sinon la champeta ne deviendra jamais un processus national et
international. Nous avons fait venir des artistes internationaux pour qu’ils prennent
exemple sur eux. C’est pour cela qu’ils ont été stigmatisés, parce qu’ils n’étaient pas
formés »24. En d’autres termes, certaines spécificités du marché local de la champeta
(turn over des chanteurs, durée de vie très courte des CD) apparaissent désormais
comme des obstacles au développement futur de la musique. Mieux même : les
chanteurs seraient seuls responsables de la mauvaise réputation de la champeta et de sa
difficile acceptation.
25 Reprenant par ailleurs le modèle du défunt Festival de Musique de la Caraïbe, unique
scène ouverte aux musiques africaines et caribéennes durant près de quinze ans,
Manrebo dessine les contours d’un Festival Afrocaribéen de Musique Champeta, qui
s’appuierait sur une Journée Mondiale de la Champeta. Cette mondialisation empruntera
néanmoins, au grand damne de Manrebo et des amateurs de champeta, un chemin plus
classique : le festival, prévu les 29 et 30 août 2003, fut annulé pour permettre le
tournage, dans le centre historique où devaient avoir lieu les concerts, d’une publicité
vantant une marque de bière tchèque et destinée au marché nord-américain ! Fait
révélateur, le festival se transforme alors en forum, la musique laisse place à la parole,
la danse à l’explication. Organisé de façon très officielle avec l’Institut de Patrimoine et
de Culture de Cartagena, précédé des hymnes de la ville et du pays, le forum présente
des objectifs citoyens rarement associés à la champeta : il s’agit en effet de réfléchir au
« rôle de la champeta dans la culture citoyenne » et de « favoriser les processus culturels
locaux, construire collectivement un projet de ville harmonieux, démocratique et
viable ». Les musiciens sont ainsi appelés à corriger le contenu de leurs chansons, à
supprimer les phrases jugées obscènes, à éviter les jeux de mots polémiques. Bref, à
devenir de véritables professionnels et, au-delà, des citoyens modèles. La champeta,
symbole de professionnalisme et de citoyenneté, porteuse du renouveau de la ville… Il
n’est pas évident qu’une telle vision soit partagée des habitants de Cartagena, ni même
de musiciens et amateurs de champeta.

Lucas : retour à Paris et invention d’un « copier-coller »


musical
26 S’auto-désignant « Super champeta man », « Ifa Man Original », Lucas joue sur un
imaginaire afroaméricain globalisé, proche de l’afrocentrisme (Fauvelle-Aymar, 2002) –
qui va du port des dread locks au poster de Malcolm X, d’une campagne publicitaire
utilisant la Jamaïque au succès du rap ou du hip-hop, du discours sur les réparations à
l’association aux cultes afros – tout en alimentant cette nébuleuse, entre Paris et
Cartagena. Car Lucas achète de la musique africaine à Paris pour l’envoyer à Cartagena,
à Humberto et à d’autres. Grands connaisseurs de la production musicale africaine, les
Colombiens qui lui passent commande ne s’intéressent généralement qu’à des disques
anciens, retirés de la vente aujourd’hui. Lucas va les dénicher dans les boutiques du

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quartier africain, autour de Château-Rouge, où il habite lui-même. Un disque très


recherché attendra parfois 600 dollars à la revente en Colombie mais, le plus souvent,
Lucas ne gagne rien ou presque de ce commerce transatlantique informel et illégal, qui
prend fréquemment la forme du troc entre un 33 tours de musique africaine des années
1980 et un CD des dernières créations de Cartagena. Mais Lucas est aussi DJ, réalisateur
(il compte notamment deux reportages sur la musique à Cartagena et Palenque de San
Basilio) et, surtout, producteur de champeta en France : après deux compilations
reprenant les titres les plus en vogue à Cartagena, son dernier album nous fait entrer
dans un genre nouveau, une sorte d’invention musicale planétaire se nourrissant, dans
un studio parisien, de rythmes africains et caribéens.
27 Dans cette logique d’allers-retours, il faudrait étudier l’impact des CD de Lucas en
Colombie; ils n’ont en effet pas manqué de contribuer à la légitimation locale de la
musique25. Je m’intéresserai néanmoins exclusivement aux activités de Lucas à Paris et
à sa maison de disque « Palenque Records », qui va progressivement passer de la
diffusion de la champeta en France à l’invention d’une musique que l’on qualifiera de
globalisée plus que de world music. Invention dont il faut souligner à quel point la
localisation dans une capitale occidentale est loin de signifier injection de capital et
logique marketing, tant l’activité de Lucas se déploie à la marge des grands circuits de
production et de distribution.

Quelle relocalisation de cette musique à Paris ?

28 Les disques de Lucas n’ont pas envahi le marché français, loin de là. Ils ont d’ailleurs
bien du mal à trouver leur place, entre une « musique latine » assimilée à la salsa, au son
ou au merengue, et une « musique africaine », qui diffuse, depuis longtemps déjà, les
grands noms du soukous. Il s’agit donc de proposer une musique nouvelle qui renverrait
à ces deux imaginaires déjà existant mais sans se superposer parfaitement à eux. De
fait, comment est reçu cet hybride musical, ni tout à fait Afrique, ni tout à fait
Amérique, en France ? Pour saisir une partie de ce mouvement de relocalisation de la
champeta à Paris, je me suis tout d’abord intéressée aux discours sur la musique, aux
réactions de différentes revues ayant consacré un article à la champeta ou un
commentaire lors de la sortie d’un des CD produits par Lucas.
29 Dans les grands quotidiens nationaux, on retrouve des clivages sociaux et politiques
allant bien au-delà de la musique, interprétée à la lumière des positions générales du
journal. Libération (31 octobre-1er novembre 1998) insiste sur la logique de métissage
propre à cette musique, amplifiant cette hybridation qui serait le symbole de la post-
modernité : « les musiciens locaux se sont appropriés soukous, highlife ghanéen, afro-beat
du Nigeria, mbaqanga des townships sud-africains pour donner naissance à la champeta
[…] véhiculée par les picós (sound-systems à la jamaïcaine) et un embryon d’industrie
du disque, la champeta s’appuie sur les guitares en boucle comme à Kinshasa ». Au
contraire, Le Figaro (13 décembre 2001) s’effraie, quant à lui, de cette nouvelle mode
musicale dans laquelle « l’emmêlement des cultures du monde [a] quelque chose d’un
peu sauvage ».
30 Les revues musicales, notamment celles qui alimentent la vague actuelle de la world
music, célèbrent cette nouvelle fusion, qui justifie d’ailleurs l’existence des revues
spécialisées; elles rivalisent de lyrisme pour réinventer une Colombie africanisée, où ne
vivraient que des noirs marrons insoumis et fiers. Allant bien au-delà de ce que

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Humberto, Manrebo ou Lucas auraient osé inventer, elles présentent Benkos Biohó non
seulement comme le chef des noirs marrons en fuite, fondateur du Palenque de San
Basilio, ancien roi d’Afrique, mais comme le « Bolivar noir » de l’Amérique latine. La
champeta « vient d’un lieu légendaire [marqué par] la souffrance infinie dans l’abîme
des bateaux négriers et la rébellion des insoumis brisant les chaînes de la barbarie », la
côte Caraïbe de la Colombie est « un petit coin d’Afrique », « la champeta explose,
remplace la salsa et le meringue et, à l’aube du troisième millénaire, devient la musique
n° 1 en Colombie », « l’Afrique tout entière a débarqué dans le sillage des Nègres
Marrons pour écrire le Nouveau testament de la musique afro-américaine » (Vibration,
Hors Série (4), janvier-mars 2002). La surenchère de signes exotiques, la reconstruction
hâtive de l’histoire, le discours de l’héroïsme et de la résistance créent ainsi un
environnement social et culturel bien éloigné de celui qui accompagne la champeta à
Cartagena. Ce n’est pas une musique locale qui est promue, mais bien plutôt un
imaginaire afro-américain transnational qui est instrumentalisé et diffusé, créant une
continuité historique avec l’Afrique et une parenté identitaire sur tout le continent
américain. Les articles reprennent à l’envie les termes censés incarner, à l’échelle
planétaire, cette « culture noire » : ghetto, liberté, sorcellerie, ganja. D’ailleurs le
chanteur Louis Towers n’est-il pas comparé à « un grand gaillard en dreadlocks qui
ressemble à un Wolof » (Vibrations, (11), février 1999) ? Mais cette Amérique africaine,
dont l’authenticité est incarnée par la mémoire des cimarrones, coexiste, sans
contradiction apparente, avec une Amérique métisse, lieu de fusion et de rencontre des
cultures du monde. Pour L’Affiche, auto-proclamé « magazine des autres musiques »,
« l’avenir appartient à ces nouvelles synthèses groove afro-américaines » (novembre
1998). Epok s’intéresse à ce « cocktail afro-américain », à cette « extraordinaire fusion »,
au « lyrisme latino subverti par la folie africaine » ((25), avril 2002). Authenticité et
métissage, tradition et modernité, font bon ménage dans cette world music qui se
nourrit à tous les registres de légitimation. Si la champeta permet de « remonter l’arbre
généalogique jusqu’à l’Afrique », montrant ainsi que « la connexion existe encore », elle
introduit également à une synthèse transplanétaire : « les animations vocales sont les
mêmes que l’on entend chez les ténors du soukous quand ils montent sur la scène
kinoise, les guitares jouent les accords syncopés comme à Douala, la capitale
camerounaise du makossa, et la batterie donne le tempo de Johannesburg, où le
mbaqanga est souverain. Le high-life venant du Ghana et du Nigeria aussi est largement
intégré » (Vibrations, (11), février 1999). Bref, la champeta serait une fusion qui
intégrerait les rythmes afro-américains et n’oublierait aucune des musiques africaines
– ou, plus exactement, des musiques africaines commercialisées au Nord –.
31 A moins qu’elle ne soit qu’une copie, inévitablement affadie, d’un original africain. Seul
intérêt de cette musique : elle permettrait de rappeler la primauté du modèle africain.
De fait, dans les revues africaines en France, si le diagnostic est identique – maintien de
la culture africaine au-delà des époques et des distances –, les conclusions divergent. Le
mythe du métissage et de l’hybridité est abandonné pour laisser place à la seule
valorisation de l’authenticité et de la survivance. « Palenque est aujourd’hui l’un des
derniers villages marrons d’Amérique latine à avoir résisté à tout métissage et à toute
influence culturelle extérieure, conservant sa langue Palenquera, créole d’origine
bantou (Congo) » (Le disque africain. Le mensuel de la musique africaine, (4), novembre
1998). La champeta n’est pas appréhendée comme un genre musical autonome, comme
une création née de la fusion; elle ne peut être qu’imitation de ce qui vient d’Afrique.
« Le soukous est-il en train de reprendre un nouveau souffle de l’autre côté des mers, en

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Colombie ? Ca déménage comme dans les nganda de Brazzaville » (L’Autre Afrique, (68),
18 au 24 novembre 1998). Finalement, ce n’est pas tant la champeta qui fait l’objet des
articles des revues africaines : elle est bien plutôt un prétexte qui, sur le mode de
l’étonnement, permet de rappeler, outre la richesse de la culture africaine, son
caractère premier, qui n’est pas sans écho avec les discours afrocentristes. « On imagine
difficilement de jeunes Colombiens se déhanchant sur du véritable soukous zaïrois avec
la même aisance que les petits Kinois [...]. Les rythmes africains sont assimilés à
merveille et confortent le sentiment identitaire des jeunes d’origine africaine » (L’Autre
Afrique, 7-13 janvier 1998).

Création d’une communauté afro imaginée

32 Mais Lucas ne se contente pas de diffuser la champeta en France – diffusion qui implique
aussi arrangement et sélection –; il invente une nouvelle musique qui n’existe nulle par
ailleurs. Plus qu’un intermédiaire entre deux cultures, il se transforme en créateur, le
passeur devient artiste. Précisons tout d’abord que Lucas produit trois types de CD : des
compilations de chansons venues de Cartagena, reflétant différentes époques de la
champeta; des albums de « musique traditionnelle » (le Sexteto Tabalá, les Alegres
Ambulancias et d’autres groupes originaires du Palenque de San Basilio, jouant du son
cubain, de la chalupa, du bullerengue, du lumbalú) diffusés par le label Ocora 26; et,
dernièrement, un CD inclassable, fusion parisienne de musiques africaine et
colombienne. Lucas ne voit aucune contradiction entre ces différentes activités, qui ne
sont finalement que les multiples facettes d’une seule expression musicale. Car la
champeta n’est autre que le lumbalú (chant funéraire) moderne, que l’on retrouverait
aussi bien dans la musique de Palenque de San Basilio que dans les rythmes africains.
Dans le récit de Lucas, l’arrivée du soukous, dans les années 1970-80, ne doit pas être
interprétée comme un bouleversement : elle ne fit que donner une forme nouvelle à
une musique qui existait déjà, le détour par l’Afrique étant un retour vers une
africanité déjà présente. Car Lucas se défend bien de faire une nouvelle fusion : il vise
avant tout à mettre en relation deux univers culturels qui ont été artificiellement
séparés. Sa musique signe les retrouvailles entre les deux continents puis, comme il le
précise dans une formule explicite, agit comme un « copier-coller » entre Afrique et
Amérique. La relation à l’Afrique est ainsi inversée : ce n’est pas seulement l’Amérique
qui retrouverait l’Afrique, mais l’Afrique qui retrouve son africanité perdue grâce à la
Caraïbe. Les musiciens africains à Paris redécouvrent, selon Lucas, le folklore qu’ils
avaient oublié depuis leur arrivée en France et qui ne s’écouterait plus dans les grandes
métropoles africaines.
33 Arrêtons-nous un instant sur les CD produits par Lucas. Plus précisément sur ses deux
compilations de champeta27 et sur son dernier album, Radio Bakongo28. La première
compilation se situe dans le registre de la découverte d’un genre musical placé dans la
continuité des musiques afroaméricaines, dont on souligne, sur un ton docte, les
spécificités historiques, culturelles, sociales. Le rôle des cimarrones, de Benkos Biohó, du
Palenque de San Basilio est ainsi rappelé; les différents personnages (chanteurs,
producteurs, DJ) du monde de la champeta sont présentés; la ville elle-même a droit à
une description historique et socio-économique. Rédigée en espagnol et en français, la
notice intérieure témoigne ainsi de la vocation du CD : jeter un pont entre la Colombie
et la France. Avec le deuxième album, le souci de l’introduction détaillée à Cartagena
cède le pas, sur un mode volontairement délirant, à l’invitation – en français, espagnol

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et anglais – au voyage dans un monde musical « afro-galactique », dans lequel


l’auditeur jouerait le rôle de Christophe Colomb – en navette spatiale – lorsqu’il arriva
en Amérique. « Señoras y señores – ladys and raggas, champetuas & champetuos :
Was’up mi gente !!!! Palenque Records revient avec son ashé africain, fier et heureux de
vous amener la musique afro-colombienne de la côte Caraïbe […] Ce disque est une
porte d’entrée dans l’espace solaire champetúo, un univers infini, rempli de planètes et
de constellations, de dieux musicaux, de portes d’entrées à l’histoire de deux continents
qui se parlent depuis des siècles, en s’envoyant des messages musicaux à travers la
mer ». Quant au dernier CD de Lucas, il propose une musique qui n’existe ni en
Colombie ni en Afrique, mais qui surgit du 18e arrondissement de Paris. Batata, célèbre
joueur de tambour originaire de Palenque de San Basilio, a été enregistré en Colombie
(à Bogotá et non pas à Cartagena), en compagnie de deux chanteurs de champeta,
Viviano Torres et Luis Towers, également palenqueros. Un premier pas est ainsi franchi
qui instaure une continuité entre musique traditionnelle (Batata est associé au lumbalú,
chant des morts qui accompagne les cérémonies funéraires) et champeta. Mais ce n’est
pas tout : deux musiciens congolais, Rigo Star et Dally Kimoko 29, ajoutent les rythmes de
guitare dans un studio parisien, alors qu’un chanteur et animateur de la scène
parisienne, 36 15 Code Niawu, compose les paroles. La boucle est bouclée pourrait-on
dire : l’Afrique retrouve l’Amérique, la rumba devient palenquera, le soukous se
transforme en lumbalú. Et les retrouvailles se font à Paris. Sur la pochette, Batata,
chapeau traditionnel sur la tête, joue du tambour devant un picó coloré; les chansons
mêlent les sons du tambour aux guitares congolaises, entre deux harangues des DJ de
Cartagena : images et musiques qui réunissent époques et continents, mais que seule
l’inventivité de Lucas a fait exister, en mobilisant une communauté transnationale
virtuelle, censée partager la même culture.

Conclusion
34 Une même désignation, « musique noire », renvoie ainsi à des significations multiples,
révélatrices de l’ordre socio-racial de la ville et du pays, de la place fluctuante accordée
à l’autre et de l’émergence de la référence à un imaginaire afro-américain
transnational. Et culture globalisée n’est pas ici synonyme de culture dominante : la
champeta se développe à la périphérie des Etats-nations (côte Caraïbe colombienne) et
dans les marges urbaines (quartiers populaires de Cartagena, quartier africain de
Paris), à l’écart des grands réseaux de production et de diffusion, sur des marchés
segmentés localement et internationalement. A Cartagena, la relocalisation de la música
africana, s’effectuant dans un espace fortement chargé de références à l’Afrique et aux
identités raciales et ethniques, superposant expression culturelle et interprétation
biologique, combine ainsi registres de discours et cadres normatifs. La champeta est
présentée tour à tour comme une musique localisée s’inscrivant dans des pratiques
sociales marquées par la stigmatisation raciale à Cartagena, une musique ethnique
jouant sur l’attrait de l’exotisme et même du primitivisme de la pensée occidentale, une
musique planétaire mobilisant une communauté diasporique mondiale. Elle oblige à
dépasser, et à faire coexister, les oppositions binaires : local et global, bricolage et
naturalisation, hybridation et tradition, métissage et afrocentrisme, homogénéité et
différentiation, culture et commerce, Nord et Sud.

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NOTES
1. Cette recherche n’aurait pas été possible sans la collaboration de nombreux acteurs du monde
de la champeta; je souhaite remercier tout particulièrement Humberto, Manrebo et Lucas, grands
connaisseurs de musiques africaine et afrocaribéenne, promoteurs passionnés de la champeta
dans le monde.
2. La champeta s’est très rapidement inspirée, en plus du soukous, d’autres musiques venues
d’Afrique et de la Caraïbe.
3. Village de noirs marrons, Palenque de San Basilio est aujourd’hui considéré, après un
processus d’ethnicisation mené par quelques leaders vivant à Cartagena et Barranquilla, comme
la terre africaine de Colombie, dans le nouveau contexte ouvert par l’adoption de politiques
multiculturelles à partir de 1991 (Escalante, 1979; Cunin, 2000; Cassiani, 2003).
4. Créé en 1982 par Antonio Escobar et Francisco Onis, largement influencés par le
développement de la world music et par la mise en valeur de la Caraïbe, le Festival, aujourd’hui
disparu, a sans doute joué un rôle fondamental, à côté des radios locales, dans l’émergence d’une
génération de chanteurs et l’accoutumance d’un public local aux musiques africaines modernes.
Voir Pacini Hernandez, 1993b.
5. Dans le même temps, les analystes de la champeta, journalistes et chercheurs en tête,
s’évertuent à présenter les pratiques associées à la champeta comme autant de traits culturels
africains : les picós sont comparés à des tambours, les danseurs à des tribus urbaines, le caractère
rebelle à la résistance des noirs marrons, etc.
6. Voir également le phénomène du rap à Cali.
7. El Reyest aujourd’hui une entreprise familiale aux multiples visages : maison de production (40
albums sortis à ce jour), point de vente au marché Bazurto, picó se déplaçant dans la ville et les
villages environnants, DJ le plus célèbre de Cartagena (El Chawala).
8. Même si la música africana reste présente à Cartagena (grâce à l’engouement de certains fidèles
parmi lesquels Humberto), elle est désormais tout à fait marginale en termes de production et de
diffusion.
9. Deborah Pacini Hernandez souligne que, dans la Caraïbe hispanophone à laquelle elle
s’intéresse, les emprunts musicaux sont rarement mentionnés (Pacini Hernandez, 1993b : 63).
10. Nom donné aux chanteurs et amateurs de champeta.

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11. La champeta se tomó a Colombia, Sony Music Entertainment, 2001.


12. Il faut bien entendu souligner la dimension internationale de ces disques produits par Sony,
tout en rappelant que c’est une antenne nationale (à Bogotá pour la Colombie) qui est à l’origine
de l’enregistrement et de la diffusion de la champeta. Les trois CD ont connu une chute rapide de
leur vente : 60 000 pour le premier, 30 000 pour le deuxième, un chiffre insignifiant pour le
troisième (entretien avec le responsable des ventes de Sony Colombie, 10 septembre 2003).
13. Entretien, 11 août 2003.
14. Célèbre marque de rhum.
15. Précisons que, en Colombie, le terme rumba ne renvoie pas à la musique populaire à Kinshasa
et Brazzaville dans les années 1940-60 (ni à la musique cubaine), mais désigne plus généralement
la fête.
16. Fait révélateur, la champeta ne fait désormais plus l’objet d’émissions spécifiques sus les
radios, une fois par semaine, comme c’était encore le cas jusqu’en 1998, mais est programmée
tout au long de la journée, au même titre que les musiques les plus populaires de la côte
(vallenato, salsa, merengue).
17. Rumba Estereo, 24 janvier 1998.
18. Entretien, 7 septembre 1999.
19. Rappelons que, au même moment, la champeta change, pour quelques temps seulement,
d’appellation et devient terapia : sans que l’on sache très bien d’où vient le terme, ni à qui en
attribuer la paternité, on ne peut ignorer le choix du mot, qui renvoie à une thérapie aussi
physique que morale. Dans le même temps, son caractère socialement convenable s’accompagne
de l’identification à un « noir » de plus en plus pâle.
20. Entretien, 1er août 2003.
21. Entretien, 1er août 2003.
22. Pa’lante, n° 8, septembre 2002.
23. Brochure de présentation de l’association.
24. Entretien avec le président de la fondation, 19 août 2003.
25. Le principal journal du pays titrait ainsi, à la sortie d’un des disques de Lucas, « le rythme de
la champeta surprend Paris » (El Tiempo, 9 décembre 1998).
26. Colombie.El Sexteto Tabalá, Ocora, Radio France, 1998; Colombie. Palenque de San Basilio, Ocora,
Radio France, 2004.
27. Champeta Criolla, volumes 1 et 2, Palenque Records, 1998 et 2000.
28. Batata y su Rumba Palenquera, Radio Bakongo, Network Medien GMBH, 2003.
29. Guitaristes congolais de renom, installés à Paris, ayant enregistré avec les grands noms du
soukous : M’Bilia Bel, Tabu Ley, Kofi Olomide, Papa Wemba, Soukous Stars.

RÉSUMÉS
La champeta est une musique urbaine, moderne et commerciale dont l’origine africaine est à la
fois mythifiée et stigmatisée. Venue du Congo, associée à la Caraïbe, s’arrêtant à Paris, elle
s’exprime dans un monde globalisé, tout en étant fortement identifiée à Cartagena, sur la côte
Caraïbe de la Colombie. La champeta passe et repasse d’un univers géographique, mais surtout
social, culturel, symbolique, à un autre. A travers ces multiples circulations et les processus de
relocalisation qui les accompagnent, elle reflète les différents visages associés à la « musique

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noire », du folklore esthétisé à la world music jouant entre authenticité et métissage. Au-delà, la
champeta est porteuse des interrogations contemporaines sur les cultures afro-caribéennes dans
les Amériques : naturalisation et stigmatisation de la différence, ambiguïté du lien à l’Afrique,
projection dans une communauté diasporique afro imaginée. A travers le parcours et les propos
de trois personnages, trois entrepreneurs culturels, trois passeurs de frontières, cet article se
propose de se situer au cœur des mécanismes de réappropriation d’une pratique musicale, de
transformations et d’adaptations en fonction des attentes supposées du public ici et là-bas, de
construction d’univers symboliques et normatifs ethnico-raciaux qui se superposent et se
croisent.

Champeta is an urban, modern and commercial music, the African origin of which is both
imagined and stigmatized. Born in Congo, associated with the Caribbean, also processed in Paris,
it expresses a globalized world, though it is strongly identified with the town of Cartagena,
located on the Caribbean coast of Colombia. Champeta music circulates through multiple
geographical, social, cultural and symbolic universes. Through these diverse itineraries and
through a process of relocalization, this music reflects the different faces of “Black Music”, from
aesthetic folklore to world music, between authenticity and mestizaje. Champeta highlights
contemporary issues in Afro-Caribbean cultures in America: the naturalization and the
stigmatization of difference, the ambiguity of the relation with Africa, the projection in an
imagined diaspora. Through the practices and discourses of three characters, all of them cultural
brokers and bearers of cross-cultural projects, this article tries to understand the mechanisms
through which music is appropriated, transformed and adapted according to supposed
expectations of a local and global public, eventually constructing symbolic and normative ethno-
racial universes.

AUTEUR
ELISABETH CUNIN
Elisabeth Cunin travaille depuis 1996 en Colombie, tout d’abord dans le cadre d’une thèse de
doctorat en sociologie (soutenue à l’Université de Toulouse le Mirail) puis en tant que
pensionnaire de l’Institut Français d’Etudes Andines. Elle est actuellement chargée de recherche
à l’Institut de Recherche pour le Développement (UR 107 Constructions identitaires et
mondialisation) et coordonne le programme «Identités métisses, catégories métisses dans les
sociétés post-esclavagistes. La Caraïbe de la Colombie au Mexique». Elle a publié l’ouvrage
Métissage et multiculturalisme en Colombie. Le “noir” entre apparences et appartenances
(L’Harmattan, collection Connaissances des hommes, IRD, 2004).

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French music, Cajun, Creole, Zydeco


Ligne de couleur et hiérarchies sociales dans la musique franco-
louisianaise1

Sara Le Menestrel

1 Etablie depuis les années 1970 dans le Sud-Ouest de la Louisiane, où elle s’est mariée à
un accordéoniste cadien et a formé plusieurs groupes de musique cadienne, Ann Savoy
a récemment produit deux CD qui rendent hommage à la musique franco-louisianaise :
Evangeline Made est consacré à la musique cadienne, celle des « descendants des
Acadiens, blancs et francophones », tandis que Creole Bred met à l’honneur « la musique
zydeco et créole » des « Afro-Américains francophones »2. Le choix des titres traduit
bien la perception des Cadiens et des Créoles comme issus de deux diasporas : le
premier revendique l’ascendance acadienne des Cadiens au travers du personnage
emblématique d’Evangéline – héroïne du poème de Longfellow (1847) qui narre le
périple des Acadiens déportés de Nouvelle-Ecosse par les Anglais en 1755. L’origine
acadienne est ici privilégiée, parmi les multiples groupes dont les Cadiens sont issus
(colons français et espagnols dits Créoles blancs3, immigrés français, irlandais, écossais
et allemands); par le choix d’un terme inscrit dans le champ lexical de l’hérédité
génétique (bred), le titre du deuxième CD met l’accent sur la dimension biologique de
l’identité des Créoles, qui désignent ici les descendants de gens de couleur libres et
d’esclaves. Alors que vingt ans auparavant, Ann Savoy publiait un livre sur la musique
cadienne qui mettait en lumière l’étroite collaboration des musiciens cadiens et créoles
dans la construction d’une tradition musicale « française » (Savoy, 1984), elle établit
néanmoins des catégories musicales fondées sur les ascendances distinctes des deux
groupes.
2 Parallèlement à ce souci de distinguer Cadiens et Créoles, ces dernières années, les
artistes et intellectuels locaux ont multipliés leurs efforts pour valoriser les échanges
entre les différents styles établis au sein de la tradition musicale régionale. Des
enregistrements et des performances rassemblent ainsi musiciens cadiens et créoles et
mettent en avant leurs influences mutuelles. Cette représentation inclusive des
traditions musicales locales contraste néanmoins avec des pratiques et des discours sur
la musique révélateurs de divisions sociales persistantes. Celles-ci sont fondées sur la
combinaison de plusieurs facteurs : la ligne de couleur transparaît au travers des

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catégorisations qui prévalent depuis la deuxième moitié du 20 e siècle, et modèle les


jugements musicaux actuels. Les clivages observés reposent également sur des
hiérarchies sociales internes, issues notamment de la complexité et des multiples
dimensions des identités créoles louisianaises. Au sein de cette dynamique sociale
divisée apparaissent toutefois des espaces de négociations qui révèlent l’impact de
certaines valeurs communes aux Cadiens et aux Créoles.

La musique française4
3 Avant les années 1960 prédominait une perception inclusive de la musique franco-
louisianaise, sans distinction entre musique cadienne, musique créole et zydeco. On
parlait alors en français de musique française ou en anglais de French Music, cette
catégorie englobant une diversité de styles sans l’associer à un groupe spécifique, par
contraste avec la terminologie actuelle qui parle désormais de musique cadienne et
musique créole selon l’origine des musiciens. Le clivage français/américain était alors
le plus prégnant, comme en témoigne de façon lumineuse une Cadienne qui grandit
dans les années 60 : étant enfant, il ne faisait pour elle aucun doute que les mentions
AM/FM de son poste radiophonique se référaient à la distinction American Music/French
Music.
4 Au début du 20e siècle, les premiers enregistrements franco-louisianais témoignent
d’une tradition musicale commune. Devenus les figures emblématiques de cet héritage,
l’accordéoniste créole Amédée Ardoin (1896-1941) et le violoniste cadien Denis McGee
(1893-1989) ont enregistré un album en 1929. Tous deux métayers, leur duo se
poursuivit vingt années durant et remporta un immense succès dans les salles de danse
locales et les bals de maison, inspirant jusqu’à aujourd’hui des générations de musiciens.
Amédée Ardoin est aujourd’hui considéré comme une référence incontournable par les
amateurs de musique franco-louisianaise, tous styles confondus.
5 Tout au long du siècle, cette musique se nourrit d’influences très diverses. Jusqu’au
deux-tiers du 19e, le violon en constitue l’instrument principal, souvent utilisé par pair,
l’un jouant la mélodie, l’autre « secondant » en jouant l’harmonie ou un bourdon. Puis
l’accordéon diatonique prend progressivement le devant de la scène, accompagné d’une
section rythmique composée d’une guitare et de percussions (‘tit fer et/ou frottoir).
Dans les années 30, l’influence du western swing met à l’honneur les string bands.
L’amplification conduit notamment à l’introduction de la steel guitar, qui fait désormais
partie intégrante de l’instrumentation, tandis que le violon est accompagné d’autres
instruments mélodiques comme le banjo et la mandoline. L’anglais est utilisé dans bien
des chansons, d’autres sont traduites en français. Parmi les groupes les plus populaires
du milieu des années 1930 tels Leo Soileau, the Rayne-Bo Ramblers et plus tard Harry
Choates, the Hackberry Ramblers puise dans les répertoires aussi variés que celui de
Bob Wills, Jimmie Rogers et Bessie Smith. Leader du groupe, Lurderin Darbone explique
qu’il combina morceaux cadiens, hillbilly ainsi que ragtime, fox-trot et jazz. Le
répertoire français n’était ainsi jamais exclusif d’autres styles : Joe Falcon, le premier à
enregistrer un album en 1928, incluait dans ses concerts la variété de l’époque. Canray
Fontenot, violoniste créole qui joua des années 40 jusqu’à sa mort en 1995, connaissait
quant à lui de nombreux rags. De façon générale, dans la première moitié du 20 e siècle,
les groupes de cette région étaient tenus, s’ils voulaient emporter l’adhésion du public,

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d’interpréter la musique « populaire » de l’époque, entendue alors comme l’ensemble


des airs qui étaient en vogue.
6 Parmi les différents emprunts constitutifs de la musique française d’alors, le jazz occupe
une place privilégiée en dépit du peu d’intérêt porté par les chercheurs à ce lien,
puisque seul un petit ouvrage lui a été jusqu’à présent consacré (Sonnier, 1989).
Présentés comme deux styles distincts, le jazz de La Nouvelle-Orléans et la musique
franco-louisianaise du « pays cadien » (dans le Sud-Ouest louisianais) semblent associés
respectivement à une Louisiane urbaine et rurale sans lien entre elles. Les entretiens
menés dans la région de Lafayette confirment une absence très fréquente de référence
au jazz lorsque sont évoquées les salles de danse et les clubs de la première moitié du
20e siècle. Pourtant, dès les premières décennies du siècle se développa un cercle de
musiciens de jazz prééminents dans les petites communautés rurales autour de
Lafayette. Les échanges mutuels avec La Nouvelle-Orléans étaient incessants par le biais
de séjours, de tournées ou d’engagements de musiciens. Plus d’une quinzaine
d’orchestres et de brass bands tournaient plusieurs fois par semaine, le plus souvent
dans les clubs, les parades et les fêtes paroissiales, attirant régulièrement des musiciens
de la Nouvelle-Orléans – parmi lesquels Louis Armstrong, Count Basie et Cab Calloway –
pour jouer rags, blues, fox-trot, polkas, mazurkas, charleston et valses, selon le public 5.
7 Au lendemain de la seconde guerre mondiale, un autre genre musical va se développer
chez les Cadiens comme les Créoles : le swamp pop6. Défini le plus souvent comme un
hybride issu du rythm and blues de La Nouvelle-Orléans, du country and western, et de la
musique cadienne et créole, ce style a émergé dans le Sud-Est du Texas et le Sud-Ouest
de la Louisiane, marquant durablement le répertoire franco-louisianais (Bernard, 1996).
C’est à la même époque que le zydeco est popularisé, devenant indissociable des Créoles
noirs. Inspiré de la musique française, du blues et du rythm and blues, l’orchestre zydeco
se compose le plus souvent d’un accordéon piano chromatique, ou/et diatonique,
accompagné d’une forte section rythmique où le frottoir joue un rôle prépondérant, et
sans violon, contrairement au style cadien où la dimension mélodique est privilégiée.
Même si le zydeco est le fruit d’une longue maturation, c’est à Clifton C. Chenier que
l’on attribue le mérite de l’avoir propulsé sur la scène nationale avec la chanson Les
z‑haricots sont pas salés (évoquant les temps durs, pendant lesquels on n’avait pas de
viande – conservée dans le sel – pour accompagner les haricots) 7. L’origine du terme
zydeco est bien souvent attribuée à ce titre, bien qu’elle semble dépasser le cadre
louisianais8. L’expression « les haricots sont pas salés » précède d’ailleurs cette période
puisqu’elle apparaît dans les enregistrements des Lomax de 1934 9. Chenier emploie ce
terme comme style musical (mais aussi lieu de danse et style de danse) à partir de 1955,
dans l’album Zydeco Stomp. Mais le zydeco devient un genre nommé comme tel et
réputé au-delà du Sud-Ouest louisianais à partir du moment où la maison de production
Arhoolie enregistre C.C. Chenier en 1964.

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Photo 1 : Clifton Chenier (1925-1987), Lafayette, 1981

(© Jacques Henry).

8 Le répertoire franco-louisianais a donc toujours été très éclectique, nourri d’influences


multiples et donnant lieu à l’émergence parallèle de plusieurs styles qui se sont inspirés
de ces différents apports, par contraste avec l’image d’un âge d’or évoqué par certains
pour appuyer leur perception de la musique « traditionnelle ». Les appréciations des
amateurs de cadien et de zydeco sont de surcroît elles-mêmes le fruit d’une évolution,
leur goût ayant été modelé par différentes périodes successives. Jusqu’au renouveau
musical des années 70, l’attrait des Louisianais (public et musiciens) pour la musique
cadienne se prononce graduellement, après une immersion quasi-systématique dans le
rock’n roll, le blues, le country and western et le swamp pop.

La revendication d’une tradition d’inclusion


9 Depuis ces dix dernières années, le milieu artistique et intellectuel local insiste tout
particulièrement sur la mixité culturelle dont la musique franco-louisianaise est issue,
dans une volonté de mettre en avant l’héritage commun des Cadiens et des Créoles,
leurs échanges et leur interaction, et de transcender ainsi la ligne de couleur. Les
jeunes groupes cadiens sont très explicites sur ce sujet et tiennent à exposer cette
perception à leur public. Le groupe Balfa Toujours, mené par la fille du célèbre
violoniste Dewey Balfa, pilier du renouveau musical des années 1970, revendique dans
la plupart des jaquettes de ses albums la tradition d’inclusion des Cadiens, en
l’inscrivant dans leur histoire : « Leur culture en expansion fut renforcée par les
influences externes, en les adaptant à la sensibilité cadienne. C’est inclusion, et non
l’exclusion, qui a fait perdurer la culture cadienne à travers les siècles » 10. Comme
d’autres artistes et universitaires, le groupe combine systématiquement dans ses textes

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la valorisation de la mixité culturelle à l’hommage rendu à leur résistance à l’adversité.


La tradition d’inclusion apparaît ainsi comme une condition sine qua non de la
survivance des Cadiens malgré les souffrances endurées au fil des siècles (déportation
par les Anglais, stigmatisation comme white trash, interdiction de parler français…).
10 Christine Balfa met un point d’honneur à perpétuer cette collaboration : elle a créé en
2001 le Dewey Balfa Cajun & Creole Heritage Week. Ce stage musical s’applique à mettre
à l’honneur l’héritage commun des Cadiens et Créoles, dépassant la division entre style
cajun « blanc » et style zydeco « noir ». De vieux musiciens sont invités à jouer l’ancien
répertoire « français » et évoquent l’interaction entre les deux groupes dans leur récit
de vie. Présentant le violoniste créole Rodney Fontenot, Ch. Balfa évoque ses liens de
parenté avec lui et ajoute avec conviction qu’elle en est « fière », tenant à transmettre
ce message au public majoritairement non-louisianais du stage. On retrouve chez Barry
Ancelet, universitaire spécialiste des Franco-Louisianais et actif militant culturel, un
souci semblable : la musique d’un groupe de Créoles établis en Californie (les Frères
Poulard) lui paraît tout autant inspirée par les grandes figures que sont Iry Lejeune and
Aldus Roger [Cadiens] que par Amédée Ardoin and Adam Fontenot [Créoles], comme il
l’explique dans le livret du CD : « Il aurait été facile de suivre les leçons exclusives d’un
passé qui a trop souvent séparé les gens. Les Poulard et Garnier nous offrent un
exemple d’inclusion d’autant plus élégant ». Don Cravins, Créole très renommé à la fois
pour ses actions en faveur du zydeco (auquel il a consacré des émissions radio,
télévisées et un festival extrêmement populaires) et sa fonction de sénateur louisianais,
considère quant à lui le répertoire français comme « le blues des Cadiens et des Créoles », en
référence aux souffrances et à la misère qu’elle évoque et qui crée entre eux ce qu’il
perçoit comme une « parenté ».
11 Le discours revendicatif des non-Louisianais établis dans la région depuis plusieurs
années, diffère quelque peu de celui des Louisianais : si ces derniers peuvent partager la
même volonté de condamner une vision « racialisée » de la culture franco-louisianaise,
ils n’en reconnaissent pas moins les limites des échanges entre Cadiens et Créoles.
Tandis que Dirk Powell, du groupe Balfa Toujours (cf. photo de couverture), oppose la
situation contemporaine aux liens étroits qui unissaient Cadiens et Créoles par le passé,
sa femme, Ch. Balfa, est consciente du caractère contextuel de l’ouverture d’esprit que
manifestent certains musiciens à leurs côtés, sans que cela corresponde toujours à leur
véritable point de vue. Elle remarque d’autre part que son propre père, fort
respectueux du rôle des Créoles dans la musique dite cadienne, n’a pourtant jamais joué
avec ‘Bois Sec’ Ardoin – accordéoniste créole et neveu d’Amédée Ardoin – qu’il côtoyait
bien souvent. Le respect mutuel n’est pas confondu avec la sociabilité. Le contraste est
d’autant plus grand avec les communautés de fans établies aux Etats-Unis et dans le
monde, qui entretiennent bien souvent l’image d’une musique fédératrice et organisent
systématiquement des festivals, concerts et stages où musique cadienne et zydeco sont
célébrés de concert, si bien que ses amateurs se sont baptisés explicitement des
« CZ fans ».
12 Si ce n’est par le discours, la conception syncrétique de la culture franco-louisianaise
est exprimée au travers de chansons ou des choix musicaux des groupes. Balfa Toujours
adopte cette stratégie avec la chanson Un ange pour tout de la Louisiane, introduite par un
texte sans ambiguïté : « Qu’on le veuille ou non, les cultures de cette région sont
redevables les unes aux autres de leur survie. Cette chanson tient à rappeler que nous
ne sommes pas aussi différents que certains aimeraient nous le faire croire » 11. Horace

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Trahan, jeune accordéoniste cadien considéré par ses fans comme l’héritier direct du
style d’Iry Lejeune (musicien de renom dans les années 1940), n’hésita pas à rompre
avec le style « traditionnel » qu’il incarnait pour former un groupe de zydeco avec des
musiciens noirs. La chanson titre de son premier album, Reach Out and Touch a Hand,
affiche sans détour ses convictions et vient d’emblée légitimer son choix 12. Plusieurs
groupes cadiens de renom incorporent de plus en plus souvent dans leur répertoire des
morceaux de musiciens créoles ou du zydeco : Beausoleil donna le ton au début des
années 1980 avec l’album Zydeco Gris-gris, et continue de mettre en avant des
inspirations multiples (zydeco, country, blues, latino, jazz, tex-mex …) réinterprétées
dans le style cadien, comme l’explicite le titre de l’album Cajunization (1999). Balfa
Toujours a enregistré un album avec ‘Bois Sec’ Ardoin; Steve Riley and The Mamou
Playboys reprend depuis plusieurs années des succès de C.C. Chenier et des airs de
swamp pop. Il a en outre incorporé des extraits de juré des années 30 (musique sans
instruments, avec mains, pieds et voix) dans une chanson rock très contemporaine, et a
mis en musique un poème qui aurait été écrit en créole par un esclave en 1860. La
portée de ces choix est d’autant plus grande qu’elle fait écho à des perceptions
musicales divergentes, témoignant de la prégnance de certains clivages sociaux ancrés
dans l’histoire des Franco-Louisianais.

Photo 2 : ‘Bois sec’ Ardoin et Kevin Wimmer, violoniste du groupe Balfa Toujours, Dewey Balfa
Cajun & Creole Heritage Week, Lake Fausse Pointe, 2001

(© David Simpson, LSUE Office of Public Relations).

Hiérarchies sociales et discours de réappropriation


parmi les Créoles
13 Contextuelles et multi-dimensionnelles, les représentations identitaires des Créoles se
déclinent en différentes combinaisons : c’est ainsi que dans le Sud-Ouest de la

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Louisiane, l’identité créole n’interfère pas avec un fort sentiment d’appartenance aux
Africains Américains, si ce n’est dans quelques familles issues d’anciennes enclaves
créoles rurales13. Identité noire et héritage français sont revendiqués de concert.
Beaucoup soulignent la discrimination qu’ils ont subi avec les Noirs, quelle que soit leur
teinte de peau, et rappellent que pendant la ségrégation, que l’on soit clair ou foncé,
« on connaissait sa place ». Par contraste, à La Nouvelle-Orléans, mais aussi dans la région
de Natchitoches (au Nord-Ouest) ainsi que parmi la diaspora créole (notamment
californienne) persiste souvent un sentiment d’appartenir à une culture spécifique,
issue d’un mélange unique entre Européens, Africains et Amérindiens, lié à un refus
d’être identifié comme Noir ou Blanc. Il semble que de manière générale l’origine rurale
accroisse la primauté accordée à l’identité créole, bien que cette tendance soit
également présente chez les Néo-Orléanais.
14 Ces perceptions concurrentes, qui conduisent à des accusations d’élitisme, renvoient à
la catégorie des gens de couleur libres en Louisiane, insérés dans une société
louisianaise tripartite qui leur donna les moyens de posséder des biens (parmi lesquels
des esclaves) et de les transmettre14. Cette distinction créa chez certains une conscience
de classe qui les incita à s’identifier comme Créoles de couleur après la guerre de
Sécession, afin de se distinguer des esclaves émancipés auxquels ils furent assimilés
pendant la ségrégation15. Aux alliances endogames s’ajoutent d’autres stratégies de
distinction. La famille, la langue, la couleur et certaines valeurs morales constituent des
facteurs déterminants dans le maintien d’une identité distincte (Anthony, 1978 : 165).
15 Dans la région de Lafayette, même les Créoles les plus revendicatifs réfutent la
prégnance de la classe comme pilier de leur identité en lui substituant celle de la
culture : « We are Creole Black versus African American Black », affirment-ils en insistant
ainsi sur la compatibilité entre l’identité créole et noire. Il arrive pourtant que même
lorsque l’identité noire est revendiquée, l’ascendance africaine ne le soit pas : « C’était
[un mélange d’] Indiens et d’Africains, de Français et d’Indien. Mais jamais de Français et
d’Africains. Les Français n’ont jamais pris d’Africaines pour femmes. Femme jolie [en français
dans le texte]. Ils voulaient les belles femmes mulâtres ».
16 Jim, 63 ans, est catégorique16 : les Créoles ne furent jamais descendants d’esclaves, et ne
furent pas non plus le fruit d’unions illégitimes : « Ce n’était pas simplement sexuel, c’était
un engagement, un engagement à vie » (en référence au plaçage17). Tous ses arguments
consistent à occulter une ascendance africaine dévalorisée pour que la supériorité de
leur statut social soit indiscutable : « Les Créoles étaient cultivés, ils étaient raffinés ». Cette
perception élitiste va de pair avec la volonté de jouer un rôle de leader politique –
comme s’y appliquèrent les Créoles pendant la Reconstruction. Jim s’inscrit dans cette
même perspective de leadership dans le domaine de l’éducation, ayant consacré sa
carrière à promouvoir l’accès aux études supérieures en dirigeant plusieurs
programmes éducatifs louisianais de soutien et d’aides. Son souci de magnifier les
réalisations des Créoles et de leur attribuer un rôle prépondérant dans l’éducation,
l’émancipation et la défense des droits civiques des Noirs louisianais s’inscrit dans une
histoire officielle célébrative qui contraste avec une mémoire collective et individuelle
conflictuelle et tourmentée (Thompson, 2001).
17 L’enjeu de pouvoir que constitue aujourd’hui le zydeco amène Jim à tenir un discours
de réappropriation. La distinction sociale que certains membres de l’élite créole
persistent à maintenir aboutie à une opposition supplémentaire entre descendants

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d’esclaves et de Créoles de couleur, les uns s’inscrivant selon Jim dans une démarche
commerciale, les autres sans prétention à la renommée, implicitement dépréciée.
« Le zydeco a vraiment commencé avec les Créoles (…). Les Créoles n’ont jamais
voulu diffusé leur culture. Et un type comme Clifton Chenier en a profité. Il a
commencé à l’amener à une communauté plus large. Il a pris la musique créole et
l’a appelé zydeco. N’oublie pas que Chenier, ses fans, beaucoup de leurs ancêtres
étaient esclaves de Créoles. Certains Créoles se sont par la suite mariés avec des
esclaves. Et le mélange a commencé ».
18 Les Créoles de couleur auraient ainsi transmis leur héritage musical à leurs esclaves, la
figure emblématique du zydeco leur étant elle-même redevable de son succès. Or, les
Créoles regroupent depuis le début du siècle des descendants de Créoles de couleur
libres mais aussi des descendants d’esclaves. En outre, Clifton Chenier était précisément
issu d’une famille de Créoles de couleur. Que cette ascendance lui soit déniée ou soit
simplement jugée inconcevable semble relever de l’association souvent tacite entre
identité créole et clarté de peau. Animateur d’une émission de radio sur le zydeco, John
ne restreint pas l’origine du zydeco aux Créoles, mais son discours illustre bien cette
perception :
« *Un Créole, ou un mulâtre, c’était quelqu’un qu’était manière brun avec des bons
cheveux, des cheveux droits, des yeux manière bleus, gris, parce que mon père
c’était un créole (…). Un monde noir il aime la musique de zydeco aussite. Qui c’est
qui joue asteur le zydeco ? Quand ça a commencé avec Clifton, il était un noir, un
nègre, c’est tout, c’est pas un créole18 ».
19 Il est également possible que cet usage du terme « Créole » en référence à la couleur
exprime le refus d’accorder aux Créoles qui y prétendent un statut d’élite sociale. John
se désolidariserait de la sorte de ceux qui, comme Jim, tiennent à être distingués des
descendants d’esclaves et mettent en avant leur supériorité19.L’élite créole
(propriétaires terriens et élite urbaine) inclut d’ailleurs dans cette distinction les
Cadiens, soulignant leur statut social inférieur, leur ascendance paysanne et leur
moindre niveau d’éducation.

“The right color of music”


« *Moi j’ai jamais compris la différence de la musique créole et la musique français,
except que c’est un homme blanc qui joue l’accordéon quand c’est cadien, et c’est
un homme noir quand c’est créole ».
20 Les catégorisations aujourd’hui employées pour désigner le répertoire français du début
du siècle dernier laissent Fred, Cadien, producteur de disques, quelque peu perplexe. La
musique n’est pas la seule concernée par cette pratique, appliquée aussi aux différentes
formes linguistiques francophones – le créole et le français régional louisianais 20 – qui
peuvent être maîtrisés par une même personne quelle que soit son origine. Tandis
qu’une majorité de Cadiens et de Créoles parlent le français régional, les Cadiens
désignent leur langue comme du cadien, et les Créoles comme du créole. C’est ainsi le
groupe d’appartenance revendiqué par le locuteur qui détermine le sens du terme
employé et non la nature de la langue.
21 Ce mécanisme est particulièrement révélateur de la prégnance de la ligne de couleur
dans les relations sociales et de son impact sur les représentations de la musique.
Dennis, musicien d’un groupe zydeco de renom, reconnaît bien les affinités musicales

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entre Cadiens et Créoles, mais il leur prête des styles bien distincts dont il explique le
fondement :
« [Ardoin et McGee] étaient tous les deux d’excellents musiciens. J’adore leur
musique. Mais si tu écoutes vraiment bien, ils ne jouent pas du tout la même chose.
Je peux te dire la différence entre un violoniste noir et un violoniste blanc. C’est
juste que tu peux me donner un peu de ton sang, mais il faut plus que ton sang pour
que je sois comme toi. Il me faut tes os, ton cœur, ta sensibilité. Je peux entendre la
subtilité de la musique. La subtilité est jouée avec le cœur (…). C’est comme si
j’essayais de chanter comme un Indien. Je peux peut-être le copier, imiter une
chanson parfaitement. Mais l’âme, la subtilité de l’âme…cet élément transparent ne
peut pas être reproduit, ne peut pas être perçu, peut-être peut-il être senti. C’est
difficile à expliquer, mais je peux sentir ça. Je sais quand c’est une âme sœur. Et je
ne dis pas que c’est mieux, simplement c’est différent ».
22 Alors que le sang n’est pas jugé comme un critère suffisant pour transmettre la
sensibilité et l’âme, qui fondent à ses yeux la différence, la couleur de peau, elle, est
déterminante. L’impact du biologique sur le mental est tour à tour jugé inopérant et
déterminant. Comme dans bien des sociétés, la revendication d’un « Black feel »
impossible à acquérir totalement par un Blanc, et la représentation plus large d’un lien
entre « race » et style musical, est très présente en Louisiane.
23 La distinction entre musiciens cadiens et créoles conduit en outre Dennis à conférer
aux Créoles la paternité du style cadien, sans pour autant leur en laisser le monopole.
Ce sont avant tout les esclaves qui auraient joué cette musique. Les Cadiens sont ici
placés dans une relation de domination au même titre que les propriétaires d’esclaves
(ceux qui occupaient le haut de l’échelle sociale, les Genteel Acadians, ont effectivement
possédé des esclaves), qui incite à leur attribuer un rôle secondaire dans la construction
de la tradition musicale, dont les Créoles apparaissent comme les principaux artisans 21.
La référence à l’Afrique vient par ailleurs fréquemment justifier la spécificité du style
créole, même chez les Créoles qui refusent l’identification aux seuls Africains
Américains et soulignent la mixité de leur ascendance : « La musique cadienne est
différente de la musique créole. Le cadien avait un rythme français, un rythme français cassé. La
différence, c’est que les Créoles avaient un rythme plus des Antilles, de style africain ».
24 La distinction entre style cadien et créole n’est par ailleurs pas toujours légitimée par
l’origine et la couleur des musiciens. L’accordéoniste créole Joe Hall, qui joue avec le
violoniste cadien Mitch Reed et revendique un style créole, explique :
« Si quelqu’un te dit que tu es un certain type de musicien à cause de ta couleur,
c’est pas vrai. Regarde Mitch, c’est un des violonistes créoles les plus fort du coin
(…). La différence entre le style cadien et créole ? La musique est la même, c’est le
style qui est différent. Ca peut être aussi simple que les paroles ou le pont [variation,
ici de la seconde partie du thème, le B]. C’est pas quelque chose que tu peux expliquer,
c’est juste un style, c’est…Je peux ajouter mon propre B à chaque morceau que
j’entends. Tu peux entendre l’accent européen. C’est vraiment ça le créole. Ça peut
être [joué par] un Noir ou un Blanc mais c’est très lié à la dimension européenne ».
25 Cette dimension européenne que Joe Hall invoque sans vouloir plus l’expliciter légitime
sa perception du style créole, « le plus pur [style] qu’on trouve ici » . Les distinctions
musicales, elles, demeurent pour lui du domaine de l’indicible, du ressenti, voire du
cadre de vie. Le refus de faire de la couleur un critère distinctif doit par ailleurs être
nuancé : seul son compagnon Mitch vient à ses yeux appuyer cette perception, tous les
autres musiciens qu’il juge dignes interprètes du style créole sont noirs.

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Photo 3 : L’accordéoniste Joe Hall et le violoniste Mitch Reed, Lafayette, novembre 2004

(© Guillory).

26 La distinction entre répertoire cadien et créole est souvent légitimée par les chercheurs
(Broven, 1983; Tisserand, 1998; Wood, 2001). Ils se réfèrent souvent à une interview de
Canray Fontenot dont le père, qui jouait avec Amédée Ardoin, racontait que ce dernier
se rendait dans des « bals noirs » après avoir joué pour les « Blancs ». Il aurait alors joué
un répertoire de blues et d’anciens chants africains. L’adaptation d’Ardoin au goût du
public et sa polyvalence amènent ainsi certains à penser que ce qu’il jouait pour les
Noirs était plus « authentique », fruit de sa propre créativité, par contraste avec la
musique qu’il jouait avec et pour les Cadiens, qu’il n’aurait fait qu’interpréter. L. Back
évoque à propos de la musique du Sud une logique similaire qui contribue à définir le
blues, le rhythm and blues et la soul comme proprement « noirs » : « Quand les Blancs
apprennent des Noirs, on y voit de l’imitation, mais quand les Noirs apprennent les
mêmes accords, il s’agit automatiquement d’inspiration, dans laquelle on revendique
leur héritage » (2002 : 230). Le souci de reconnaître le rôle des musiciens noirs dans le
patrimoine musical américain conduit souvent à une vision « racialisée » des styles
musicaux, qui fonde l’idée d’une propriété musicale, associée par W. B. Michaels à un
« cultural geneticism » (cité dans Ware et Back, ibid.). En vertu de ce syndrome « Black
through White », l’identification des Blancs à la musique noire est attribuée à un mélange
de désir pernicieux et de fascination pour l’exotisme, et réduite à l’exploitation et à la
récupération au détriment des Noirs.
27 La distinction entre style cadien et créole est également mise en avant par Sexton
(2000 : 177), qui définit le style lala, autre dénomination dustyle créole (et des soirées
dansantes), comme une « version du two-step plus syncopée d’influence africaine ». Dans
la même lignée, Wood reconnaît les ressemblances des deux styles tout en affirmant
leur différence – sans plus de précision – et en étendant cette influence africaine au
zydeco (Wood, 2001: 25). De son côté, Bernard oppose le clivage entre cadien et zydeco
au modèle « biracial » que représente le swamp pop : « Contrairement au genre cadien et
zydeco, qui sont divisés selon une ligne raciale et fondés sur une instrumentation folk
et des paroles francophones, le swamp pop est un genre biracial qui repose

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principalement sur des paroles anglophones et une instrumentation des années 1950 et
de style rythm and blues. Il n’y a aucune différence entre les interprètes de swamp pop
cadiens et les interprètes créoles. Leurs sonorités ne sont qu’une seule et même chose »
(Bernard, 1996 : 8). La musique française persiste à être racialisée, opposée à un modèle
d’hybridité incarnée ici par le swamp pop. Même lorsque le processus de créolisation est
revendiqué comme caractéristique de la musique franco-louisianaise, la question de
l’origine des styles qu’elle regroupe demeure l’objet de réappropriation. B. Ancelet
précise que la chanson qui aurait inspirée celle de C.C. Chenier est d’origine acadienne
(Hip et Taïau), de même qu’un juré de 1934 serait lui aussi « emprunté » au répertoire
acadien (1996 : 132). Au contraire, L. Post voit dans Hip et Taïau une « negro song », se
fondant sur Joe Falcon, premier à l’avoir enregistrée, qui indique l’avoir apprise d’un
métayer noir (cité dans Savoy, 1984 : 95).
28 Il arrive par ailleurs que l’usage de l’accordéon par les Cadiens soit attribué aux Créoles,
en faisant de l’instrument une « tradition d’origine afro-créole qui remonte au moins à
1850 » (Dole, 1995; Snyder, 1997 : 39). L’accordéon diatonique aurait été exporté
d’Allemagne aux Etats-Unis à partir de 1840 et popularisé par les spectacles de
ménestrels. Des maîtres en achetaient pour être divertis par leurs esclaves, ce qui
nourrit la théorie d’un usage d’abord exclusivement par les Noirs. D’autres émettent la
possibilité d’une utilisation parallèle chez les Cadiens (Minton, 1996 : 490). Les écrits
locaux datent le plus souvent l’introduction de l’accordéon en Louisiane des années
1880, par le biais des immigrants allemands et de ceux du Midwest (Ancelet, 1989;
Savoy, 1984).
29 L’évolution de la terminologie semblerait presque se faire en négatif de celle des
relations sociales : tandis que pendant la ségrégation légale, on parlait de musique
française, il semble qu’à partir des années 60, dans le contexte du Mouvement des droits
civiques, la perception de ce genre se trouve progressivement modelée par des
frontières « ethniques », traduites par les appellations « musique cadienne » et
« musique créole ». Cette distinction s’inscrit dans un climat politique d’essor du
nationalisme noir, favorable à la revendication d’une légitimité culturelle fondée sur
des critères « ethniques » et « raciaux ». Néanmoins, la prééminence d’une catégorie
musicale plus inclusive dans la première moitié du 20 e siècle ne reflète pas les relations
sociales de l’époque, loin s’en faut. Le climat sociopolitique des années 20 et 30 est ainsi
particulièrement tendu : le Ku Klux Klan ainsi que d’autres organisations racistes
fleurissent à l’échelle nationale et locale, dans le Nord louisianais, tandis que la
dépression économique exacerbe les discriminations raciales. Dans un tel contexte, les
collaborations musicales entre Noirs et Blancs résultent de décisions et de choix
individuels. Elles demeurent exceptionnelles, peu de musiciens étant disposés à
prendre le risque de défier la ligne de couleur, qu’il s’agisse de musique française ou de
jazz22.
30 Les circonstances de la mort d’A. Ardoin viennent illustrer la rigidité de la ligne de
couleur à cette époque. Différentes versions circulent : pour certains, il se serait fait
battre violemment tandis qu’il jouait dans une salle de danse pour avoir accepté des
mains d’une fille blanche un mouchoir qu’elle lui avait tendu afin d’essuyer la sueur de
son visage. D’autres, comme le musicien de zydeco Boozoo Chavis, sont persuadés qu’il
n’aurait pas franchi aussi naïvement les frontières de la sociabilité, sachant fort bien
que son rôle était circonscrit à celui d’un musicien, et pensent qu’il aurait plutôt été
empoisonné par un Blanc; Denis McGee, lui (son partenaire), assure qu’il fut victime de

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la jalousie d’un Noir, accrue par sa collaboration avec un musicien blanc. Quoiqu’il en
soit, Ardoin ne se remit jamais de ce dont il fut victime et se trouva interné dans un
asile psychiatrique où il mourut en 1941.
31 Plus tard, dans les années 50, les musiciens de swamp pop créoles témoignent de
relations très tendues : ceux qui se produisent dans des clubs cadiens doivent passer
par la porte du fond, sont sommés de ne pas quitter la scène, sont escortés par la police
pour se rendre au bar ou aux toilettes (Bernard, 1996 : 66). Une aventure avec une
femme blanche vaut à Huey « Cookie » Thierry (leader de Cookie and the Cupcakes)
d’être menacé par un shérif si bien qu’il finit par s’établir en Californie en 1965. La
collaboration entre les musiciens de swamp pop cadiens et créoles existe bel et bien – le
hit national This should go on forever de Rod Bernard s’inspire grandement d’une
composition de King Carl – mais la version de ce dernier ne reçut que peu d’attention et
les deux musiciens ne se produisirent jamais ensemble. La danse cristallise d’ailleurs
bien souvent les phobies des ségrégationnistes, qui y voient un encouragement à
« l’amalgamation raciale » (miscegenetion)23. Chep Morrison, maire de La Nouvelle-
Orléans dans les années 1950-60, œuvra pour accroître les droits et les conditions de vie
des Noirs, sans toutefois remettre en cause la ségrégation. Il accusa en 1960 son
adversaire à la candidature de gouverneur de gérer « an integrated nightclub » à Palm
Springs (Fairclough, 1995 : 179).
32 Le milieu musical reste aujourd’hui un espace privilégié pour étudier ces clivages. Les
réactions à la conversion d’Horace Trahan en musicien zydeco sont à ce titre
exemplaires. Sa décision d’abandonner son groupe cadien en 1999 est vécue comme une
véritable trahison, un gâchis déploré aujourd’hui encore. La transition a été difficile et
longue à faire admettre au public, noir comme blanc, et les clubs n’ont ouvert leur
porte que très progressivement. Ses tentatives d’exprimer directement ses
revendications aux danseurs ne trouvent guère d’écho. A l’Atchafalaya Club, à
Henderson, Horace Trahan incorpore un jour entre deux chansons zydeco une chanson
de Bob Marley – Judge Not – interprétée en solo à la guitare, en réponse aux bruits qui
courent sur son abus d’alcool et de drogue. La piste de danse se vide aussitôt. Même
ceux qui ne réprouvent pas son choix se désolent qu’il ne mette plus en valeur sa voix
et ne s’entoure pas des meilleurs musiciens à leur goût, légitimant leur déception en lui
donnant un fondement proprement musical.
33 Selon une autre dynamique, les Viator ont eux aussi été confrontés à des obstacles en
raison de leurs choix. Alida, 19 ans, et son frère Moïse, 22 ans, jouent ensemble depuis
leur enfance. En 2000, ils décident de former un groupe, Et Là-bas, dans lequel ils
explorent le répertoire non seulement cadien mais aussi zydeco et le jazz créole de La
Nouvelle-Orléans, s’entourant de musiciens cadiens et créoles. Le « Cajun French Music
Association » (CFMA), qui n’hésite pas à exclure de ses concours les musiciens trop
« progressistes » à ses yeux, reconnaît les talents de violoniste d’Alida et lui offre un
stage de musique. Mais lorsque celle-ci choisit comme enseignant Mitch Reed, féru de
l’ancien répertoire français, l’association refuse en rétorquant qu’il joue de la « Black
music » et non du cadien, lui préférant un musicien influencé par le country and
western. Le père des Viator explicite d’avantage cette perception : les personnes nées
avant les années 30 étaient avant tout exposées à la musique de McGee et d’Ardoin.
« Donc ils ne sont pas rebutés par les vieilles chansons créoles, pour eux c’est de la musique
française. Ils ne traçaient pas une frontière ». Par contraste, les générations suivantes, elles,
s’abreuvent d’une musique française fortement influencée par le country and western.

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L’écoute de l’ancien répertoire et de ses interprètes actuels les amène donc à l’associer
à de « la musique noire ». Les différentes influences musicales au cours des décennies
amènent ainsi à des représentations différentes selon les générations, conditionnées
par le style le plus en vogue à leur époque.
34 Une seconde expérience confirme aux Viator la source des désapprobations de leur
style : autrefois invités au Liberty Theater, à Eunice, au spectacle musical
radiophonique « Le Rendez-vous des Cajuns », ils trouvent un jour porte close : » Ils ont
dit qu’ils ne voulaient pas qu’ils jouent là, parce que leur musique n’est pas appropriée. Ils y ont
joué pendant huit ans, ne sont jamais sorti sans ovation, et maintenant ils ne les invitent plus
parce qu’ils ne jouent pas la bonne couleur de musique », affirme leur père outré mais
combatif, défendant par ailleurs sans relâche la langue créole qu’il parle plus volontiers
que le cadien, rappelant ainsi qu’à l’image des dialectes qui ne sont pas exclusifs, les
traditions musicales des Créoles et des Cadiens ne sont pas réductibles à l’un ou l’autre
groupe.
35 Le style joué par les musiciens et leur couleur de peau entraînent systématiquement
des conséquences sur la composition du public et leurs appréciations. Horace Trahan
attire ainsi une majorité de Blancs dans les clubs de zydeco. La logique n’est pourtant
pas identique avec Geno Delafosse, accordéoniste créole friand de l’ancien répertoire
français. Comme pour Horace Trahan, Geno doit essuyer les condamnations de certains
Créoles qui l’accusent de « jouer du cadien ». Très apprécié parmi les Cadiens, il attire un
public majoritairement blanc. Danseur invétéré, enseignant ponctuel dans les stages de
musique en dehors de la Louisiane, Don ne s’est rendu pour la première fois dans un
club de zydeco que récemment, pour écouter Geno, qu’il connaissait personnellement.
Il tente d’expliquer ses réticences : « J’ai tendance à aller dans les clubs où je me sens à l’aise.
Surtout parce que je ne sais pas ce que je ferais si j’étais confronté par une personne d’une autre
culture qui ne voudrait pas vraiment de moi là-bas ». La confusion culture/couleur de peau
légitime fréquemment la ligne de couleur. La supposition qu’on ne sera pas le bienvenu
dissuade beaucoup de Cadiens de fréquenter les clubs zydeco, tandis que d’autres se
justifient en défendant le droit des Créoles à avoir leur propre espace de sociabilité.
Certains propriétaires de clubs zydeco ont d’ailleurs réservé une journée dans la
semaine à des groupes zydeco « blancs ». C’est le cas de Hamilton’s à Lafayette, qui
instaura une « white night » entre 1983 et 1985. La formule n’est aujourd’hui plus en
vigueur mais dans les faits, un groupe « blanc » est plus susceptible d’attirer les Cadiens
dans un club zydeco.
36 Cette même crainte est perceptible dans le sens inverse chez les Créoles et semble
d’ailleurs modeler leurs goûts : tandis que de nombreux jeunes Cadiens apprécient le
zydeco, peu de Créoles manifestent un intérêt pour la musique cadienne et se rendent
dans les festivals qui lui sont consacrés. Cette distance est d’autant plus justifiée que
des incidents continuent de se produire lorsque des Noirs s’aventurent dans certains
clubs cadiens, l’inverse n’ayant jamais provoqué d’incident. En 1995, l’entrée d’une salle
de danse cadienne est refusée à une femme noire de Chicago, de passage pour une
convention; à quelques mois d’intervalle, un homme du Kentucky subit la même
discrimination lorsqu’il tente de se joindre au courir du Mardi Gras de Eunice. Victimes
d’un code culturel qu’ils ignoraient, ces deux touristes ont révélé au grand jour des
règles tacites alors dénoncées avec virulence par la presse locale et le milieu artistique
et intellectuel. La première victime, qui s’avéra être procureur fédéral adjoint, mena à
bien son procès qui entraîna la pose d’une plaque placée à l’entrée du club déclarant

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que le lieu est ouvert à tous, quelle que soit sa couleur. L’incident n’a pourtant pas
transformé les mœurs, et la plaque a bien vite été recouverte d’affiches annonçant la
programmation musicale, tandis que le public demeure exclusivement blanc. Un autre
incident survint quelques années plus tard dans un club au Nord de Lafayette, dont le
propriétaire refusa au groupe Balfa Toujours d’inviter au cours de leur concert leur ami
à se joindre à eux. Menaçant de quitter la scène, le groupe eut gain de cause, et publia
aussitôt une lettre dans l’hebdomadaire de Lafayette condamnant sévèrement cette
attitude. Que la frontière ait été cette fois-ci franchie par des Louisianais et qu’il y ait eu
dénonciation publique révèle en même temps une volonté du milieu artistique de faire
évoluer les relations sociales de l’intérieur.

« A quiet revolution »
37 Depuis le milieu des années 80, le développement d’une politique touristique centrée
sur le patrimoine franco-louisianais a suscité un engouement croissant pour la musique
et la danse. Des groupes de fans effectuent de véritables pèlerinages dans les clubs
locaux et à l’occasion de festivals. Les touristes blancs ont été les premiers à se rendre
dans les clubs zydeco et contribuent ainsi à modifier la dynamique sociale des salles de
danse, encourageant progressivement les Cadiens à suivre leur exemple. Originaire de
Lake Charles, à l’ouest de l’Etat, Frances déménage à Lafayette dans les années 70. Dix
ans plus tard, elle se rend pour la première fois dans un club zydeco sous l’impulsion
d’une Québécoise. Elle s’éprend alors de cette danse et se met à transgresser les
interdits de nombre de ses amis et de son club de danse. Frances s’est toujours sentie
bien accueillie, des clients venant lui demander d’où elle venait, supposant qu’elle
n’était pas du coin. Tout outsider se trouve ainsi souvent dans une position de
médiateur, y compris l’anthropologue : je réalisai ainsi à plusieurs reprises que certains
amis de plus de cinquante ans se rendaient avec moi pour la première fois dans un club
zydeco, ma curiosité les incitant à surmonter leur réticence. Ils se montraient alors très
soucieux d’adopter une attitude discrète et respectueuse pour ne pas faire intrusion,
restant assis à une table plusieurs danses durant avant de se lancer sur la piste,
observant avec attention les danseurs tout en leur demandant la permission de le faire.
38 Ces précautions sont caractéristiques des stratégies de négociations engagées par
certains Cadiens, qui s’efforcent de faire évoluer les pratiques par le biais d’une action
extrêmement progressive, tacite, sans revendication verbalisée comme c’est le cas dans
le milieu artistique et intellectuel. Tel est le cas du propriétaire de Whiskey River
Landing qui, en plus de ses tours en bateau sur le bassin de l’Atchafalaya, organise
depuis 1997 un bal tous les dimanches après-midi. Située à côté du débarcadère, la salle
de danse se trouve à quelques kilomètres du petit village d’Henderson, de l’autre côté
de la levée (digue), au bord de l’eau. D’abord sans grands moyens, les bals ont lieu dans
une petite salle sans air conditionné. Puis la salle s’agrandit, profitant de la réputation
des groupes qui y jouent et en font la promotion dans tous les Etats-Unis. Le lieu figure
désormais parmi les salles les plus prisées de la région, attirant plus de 300 personnes
mêlant locaux et touristes américains et internationaux. Ami de Geno, le propriétaire
lui fait part de son désir de le faire jouer, s’entretenant longuement avec lui sur les
modalités de cette initiative. Le propriétaire du club fait d’abord venir le musicien seul,
en tant que batteur au sein de Balfa Toujours, pour le rendre familier à sa clientèle.
L’année suivante, il décide d’inviter le groupe du musicien certains samedis soir, lui

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consacrant stratégiquement un jour spécifique : ses clients savent ainsi à quoi


s’attendre ce jour-là. Frances précise : « Avant ça, les Noirs n’allaient pas dans ce club. C’est
loin, avec tous ces ‘river rats’, ils avaient peur. Alors tout le monde était un peu nerveux quand
Geno est venu ». Le propriétaire de Whiskey River combine ainsi tous ses efforts pour
agir de façon graduelle, afin d’éviter toute résistance qui réduirait ses efforts à néant.
« * Geno, le plus gros following que lui a c’est le monde blanc. Je veux pas faire
quelque chose qui va casser mon business. As a businessman first, I’ve gotta keep
my business, so I’ve gotta watch what I do. I’ve been called [menacé], but… I say
Geno is a friend of mine, and I drop it like that. A Grant Street [club de Lafayette],
ils ont après faire ça [depuis] des années. Quand tu vas sortir du village [ville] et
venir dans la campagne, c’est pas la même affaire. Et je veux pas casser quelque
chose qui peut-être dans deux ans va travailler. Je veux pas faire ça avant le temps
[l’heure] ».
39 Un an plus tard, en 2001, Geno Delafosse est programmé le dimanche, au même titre
que les groupes cadiens.
40 Il arrive que certains journalistes viennent saper ces efforts en ne mesurant pas la
complexité des relations entre Cadiens et Créoles. C’est ainsi que le Wall Street Journal,
avide de rendre compte de l’attrait du zydeco auprès des touristes, consacre en 2001 un
article à Frances : en dépit de ses efforts pour faire rencontrer au journaliste des
Créoles, tout l’article se focalisa sur elle, suscitant l’amertume de certains Créoles à son
égard. Si la presse extérieure est plus susceptible de commettre ce genre d’impair, les
publications locales n’en sont pas à l’abris : dans sa page « attractions », l’édition 2004
de l’annuaire de la région de Lafayette définit ainsi le zydeco comme « un mélange de
musique de danse cadienne et de blues africain »24. Journaliste local spécialiste de
zydeco, Herman Fuselier ne manque pas d’exprimer, dans un article diffusé à l’échelle
nationale, son exaspération envers cette habitude persistante dans la presse même
spécialisée de faire du zydeco une musique issue de la musique cadienne.

Photo 4 : Whiskey River Landing, un dimanche après-midi, Henderson, 2003

(© Le Menestrel).

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41 La notion de temps d’adaptation et d’ajustement apparaît incontournable dans


l’évolution des relations sociales. C’est ce qui amène Don Cravins, animateur d’un
programme de zydeco à la radio, à parler explicitement d’une « quiet revolution »
montante, dont il compare le potentiel au mouvement des hippies dans les années
soixante. Cette temporalité transparaît également sur un autre mode dans la façon dont
les Créoles répondent aux tentatives de collaboration de certains Cadiens, qui
s’efforcent depuis quelques années de les associer d’avantage au mouvement de
renouveau identitaire et à des opérations touristiques. Leur longue mise à l’écart du
renouveau francophone suscite toutefois une volonté d’indépendance et une résistance
passive. Bien souvent, les Créoles tardent à répondre aux avances qui leur sont faites,
demeurant en retrait. L’exemple de Dennis donne un éclairage particulièrement
intense à cette attitude. Né à St Martinville, où les divisions sont aujourd’hui encore
vivaces, il y grandit à une époque particulièrement tendue, les années 60-70. Orphelin
d’un père ouvrier dès l’âge de dix ans, il accumule les petits travaux après l’école pour
soutenir sa mère avec ses frères, tout en s’inscrivant au programme artistique pour
réaliser son rêve, être peintre. L’enseignante lui fait rapidement comprendre « qu’il n’est
pas fait pour l’art » et brise tous ses espoirs. Alors âgé de seize ans, effondré – « c’était
comme un deuil » – il décide de s’engager dans l’armée. Raffermi par son expérience de
l’étranger et ses rencontres, il prend la décision de s’installer dans son village natal en
dépit de la pesanteur du climat social. Il développe ses talents musicaux, est engagé
dans le groupe zydeco de son frère, aujourd’hui de réputation internationale, et exerce
ses talents de peintre en autodidacte. Aujourd’hui, alors qu’il participe à des
expositions à l’échelle nationale, Dennis ne fait pas la promotion de son travail en
Louisiane. Aller voir ses oeuvres requiert une certaine persévérance : beaucoup
d’habitants de St Martinville disent ne pas le connaître, tandis que son atelier a l’allure
d’une maison non habitée et arbore le signe « No Trespassing ». S’il affirme sa
détermination en ayant fait le choix de ne pas se laisser évincer, le déni de son talent l’a
conduit à laisser les gens venir à lui.
« J’ai créé une audience à l’intérieur de moi. Alors je n’ai pas besoin de [il applaudit],
je n’ai pas besoin de ça. Il y a une voix en moi qui me répète de rester ici (…). Alors
j’ai du apprendre à cultiver un univers à l’intérieur de moi. Et c’est une bonne chose
parce que je ne me suis jamais mis en colère. C’est ce qui m’aide à garder ma raison.
Je pense souvent au Mahatma Gandhi, il a dit quelque chose qui m’aide à aller de
l’avant bien souvent, quand un défi se présente à moi. Il a dit : ‘notre force ne vient
pas de nos capacités physiques, mais d’une volonté indomptable’« .
42 Aux discriminations subies en tant que Noirs s’ajoute chez certains Créoles l’amertume
provoquée par la surenchère cadienne, qui les incite à se replier dans une victimisation
que d’autres membres du groupe leur reprochent : ceux qui sont engagés dans la
promotion de leur culture revendiquent au contraire une attitude réactive au lieu
d’être défensive. La prise en main de cette promotion passe bien souvent par une
volonté ferme de ne pas être assimilés aux Cadiens25. Dès 1988, le producteur du
musicien Buckwheat Zydeco, fervent défenseur de la spécificité créole, formule un
contrat sans ambiguïté : « N’utilisez pas le mot ‘Cajun’ pour promouvoir ce spectacle.
Cela est formellement interdit et annulera le présent contrat. Appeler Buck un Cadien
c’est comme si on appelait un Irlandais un Anglais, et se référer au zydeco comme de la
musique cadienne, c’est comme si on appelait le reggae du calypso » (Olivier, 1999 :
122). Animateur d’une émission de radio sur le zydeco, John revendique quant à lui le
droit des Créoles à contrôler leur patrimoine musical :

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« On préfère conserver le zydeco comme c’est, et ne pas laisser quelqu’un nous


dicter ce que ça devrait être. Laissons la race qui a créé cette musique la
promouvoir, la soutenir, laissons-la dans ce cadre, ne laissons pas quelqu’un être le
porte parole ou l’expert. Il faut vivre cette culture pour pouvoir la connaître. Je ne
peux pas parler du cadien, parce que je n’ai pas vécu dans cette société ».
43 Sa détermination l’amène ainsi à fonder son argument sur une différence « raciale »,
confondue ici avec la culture. John n’en revendique pas moins la multiplicité de ses
ascendances, même en public :
« *Parce que moi je suis mêlé avec les trois races [noire, blanche, amérindienne]. Je
suis intéressé pour faire tout le monde connaître c’est pas de différence, parce que
je suis juste resté dessus le four plus longtemps que les Blancs, c’est tout ! ».
44 C’est donc l’identité noire des Créoles qu’il privilégie pour légitimer leur prérogative
sur la définition du zydeco. Celui-ci apparaît comme un enjeu politique du à sa
popularité nationale grandissante (si bien qu’elle dépasse aujourd’hui celle de la
musique cadienne) et son pouvoir d’attraction auprès des touristes, qui amène John à
mobiliser d’autres catégories d’appartenance : en mettant l’accent sur la distinction
Blanc/Noir, il tient à se prémunir de toute « récupération » des Cadiens au nom d’un
héritage musical commun et à s’assurer qu’ils en récolteront les bénéfices économiques
ainsi qu’une hausse de statut et de pouvoir. Ce souci de distinction n’est toutefois pas
incompatible avec la revendication de valeurs communes.

Respectabilité et ruralité
45 Dans le Sud-Ouest, une majorité de Créoles comme de Cadiens travailla comme métayer
après l’abolition de l’esclavage. Ce contexte économique les amena à être en
concurrence, mais aussi à valoriser leur caractère laborieux et leur lutte quotidienne
contre l’adversité26. Ce facteur (occupations communes, travail commun) est
indissociable de l’importance fondamentale accordée à la notion de respectabilité, qui
transparaît très clairement dans les appréciations musicales. Elle s’exprime par un
souci aigu du comportement et de l’apparence des musiciens 27.
46 La politesse et la propreté des musiciens sont constamment invoquées pour appuyer un
jugement favorable : on insiste sur leur tenue impeccable, sans que cela implique une
recherche vestimentaire, mais simplement en référence au soin apporté (jeans et
chemise boutonnées, propres et repassés). Pour exprimer sa désapprobation du style
très rock de Wayne Toups, un interlocuteur cadien invoque son débardeur échancré
laissant apparaître son buste, ses cheveux long, en bataille, et sa barbe de trois jours,
qui lui « font honte ». L’attention envers le public est elle aussi particulièrement
valorisée : rester accessible quelle que soit sa notoriété, montrer tous les égards à ses
fans, leur sourire, les saluer, donner de soi sans lassitude ni arrogance avec un souci
constant d’affabilité. C’est l’ensemble de ses facteurs qui définit la capacité à « bien se
présenter », à « soigner son monde » et fonde la notion de respectabilité 28. La réception du
musicien créole Geno Delafosse parmi les Cadiens illustre l’impact déterminant de ce
mode d’être. Tous ses fans insistent sur sa gentillesse, son soin à venir leur serrer la
main. Le propriétaire de la salle de danse cadienne qui l’a recruté justifie ainsi son
choix :
« *Geno est respectable lui-même. Il te traite comme t’es supposé d’être traité. He’ll
talk to you politely, he’s clean, he ain’t into no shit ».

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Photo 5 : Geno Delafosse, Crawfish Festival, Breaux Bridge, 2004

(© Simpson, LSUE Office of Public Relations).

47 Fils d’un fermier lui-même musicien renommé, vivant dans une ferme où il élève
chevaux et bétail, francophone, Geno Delafosse incarne toutes les vertus associées à
l’environnement rural et aux travaux agricoles, opposées au modèle de l’« urban bad
guy ». Repoussoir associé aux oisifs, quémandeurs et fainéants que seraient les jeunes
des milieux urbains souvent dénommés « hippies », cette figure est invoquée comme
l’antithèse des notions d’ordre et de respectabilité. « Il faut être propre. J’aime pas ces
foutus hippies, avec un foulard sur la tête, une boucle d’oreille, les cheveux dans la
figure. Ils me mettent en colère. Moi je mets un chapeau de cow-boy partout où je vais.
Ca me vient d’avoir monté à cheval, d’avoir entraîné des quarts et des purs-sangs »,
déclare explicitement Boozoo Chavis (Sandmel et Olivier, 1999 : 79), qui a enregistré le
premier hit zydeco en 1954, I’ve got a paper in my shoe. Son discours était assorti de choix
musicaux et vestimentaires qui contrastaient avec l’autre « père fondateur » du zydeco,
C. C. Chenier : « Car si Chenier rappelait toujours à son auditoire qu’il venait de la
campagne, Chavis faisait bien savoir qu’il ne l’avait jamais quittée. Par contraste avec le
costume cravate impeccable de Chenier, Chavis faisait ses déclarations coiffé d’un
Stetson et d’un tablier en plastique (pour empêcher la sueur de mouiller les soufflets de
l’accordéon). Et tandis que Chenier jouait le gros accordéon piano, Chavis gardait son
vieil accordéon français à une ou trois rangées » (Tisserand, 1998 : 293). Même si l’un
comme l’autre étaient fils de métayers, leur itinéraire est contrasté : Clifton est parti
travailler comme ouvrier dans l’industrie pétrolière à Lake Charles, puis à l’est du Texas
à partir de 1946, d’où il a engagé une carrière internationale, prenant très à cœur son
rôle d’« ambassadeur du zydeco ». Boozoo était éleveur de chevaux de course; il a
abandonné sa carrière musicale au début des années 1960, s’estimant spolié par les
compagnies de disques, puis ressurgit triomphalement en 1984 jusqu’à sa mort en 2001.

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Toutefois, en dépit de leurs orientations différentes, l’un comme l’autre ont été les
principales sources d’inspiration des générations suivantes de musiciens zydeco.
48 La revendication de cet héritage par les interprètes de « nouveauzydeco », style issu des
années 1980, ne les préserve pas des critiques de leurs détracteurs, qui invoquent leur
influence rap et hip hop. Invoquées par certains experts locaux, les justifications
musicales de ce lien semblent pourtant d’avantage relever d’un souci d’inscrire le
nouveauzydeco dans la modernité et la musique de masse, soulignant par là même son
potentiel et son envergure29. Du reste, le style vestimentaire de ces musiciens ne reflète
pas cette association : leur tenue demeure décontractée et sobre (tee-shirt ou chemises
‘sport’ plus ou moins colorées, jeans, casquettes), comme beaucoup de musiciens
cadiens et zydeco, et ne rejoint pas le style plus ostentatoire de C.C. Chenier ou
Buckwheat Zydeco (lunettes noires, bijoux, accessoires, accordéon brillant…), plus
proche des joueurs de blues. Les couvertures de CD sont éventuellement l’occasion
d’excentricité, comme le dernier album de Keith Franck où il est revêtu d’un haut et
d’un chapeau en fausse fourrure de style panthère, ou Beau Jocque photographié en
costume cravate. Leurs opposants ne font d’ailleurs jamais référence à leur tenue mais
dénoncent l’apport du rap associé à un stéréotype négatif et accusé de dénaturer le
zydeco, arguant également de la pauvreté des paroles pour justifier leur jugement. Les
représentants du style créole, en particulier la famille Ardoin, mettent un point
d’honneur à ne pas être identifiés avec les musiciens de zydeco actuels, insistant sur
l’origine rurale de leur style. La prégnance de cet imaginaire amène à opposer les
appréciations des Créoles urbains et des Créoles ruraux :
« *Y a deux Créoles : le gros créole et le créole petit. Le gros créole, eusses l’aime
pas la musique de zydeco, eusse l’aime le jazz ou quelque chose comme ça. Mais le
petit créole, comme nous autres, eusses l’aiment la musique de zarico »,
49 déclare Tim, sans tenir compte des stratifications sociales au sein même de ces deux
groupes et de la popularité du jazz dans la Louisiane rurale du début du 20 e siècle.

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Photo 6 : Boozoo Chavis

(© Olivier).

50 Cette image consensuelle passe sous silence tout un pan de l’histoire de cette musique,
suscitant la production d’une mythologie régionale fortement induite par les
phénomènes de migration. Le zydeco est indissociable de la migration des Créoles, à
partir de la seconde guerre mondiale, dans les grands centres industriels du sud-est du
Texas, pour y travailler dans l’industrie pétrolière. C’est donc en milieu urbain que s’est
opérée la combinaison du style créole et du rythm and blues30. Et c’est au Texas que le
zydeco a émergé comme genre à part entière, se trouvant intégré dans un réseau
commercial qui a contribué à son essor (Minton, 1996; Wood, 2001).

Stratégies de reconnaissance et choix musicaux


51 La mise en avant de l’origine rurale et spécifiquement louisianaise, combinée à celle de
l’attachement à la famille, conduit à une attitude ambivalente envers la renommée
nationale et internationale, de la part des Créoles comme des Cadiens. Les titres
honorifiques (Grammies, National Awards) sont valorisés, certains ayant même suscité
des conflits de pouvoir, comme celui de « King of zydeco » parmi les musiciens créoles.
L’attrait pour le succès commercial et l’intégration à un marché national est d’autant
plus prononcé chez ces derniers, qui éprouvent un besoin de reconnaissance et de
validation à la mesure des discriminations qu’ils rencontrent en tant que Noirs. La
revendication d’une identité spécifique est de surcroît plus récente chez les Créoles, qui
dans les années 1960 étaient avant tout préoccupés par la défense de leurs droits
civiques. La diffusion du zydeco dans le réseau médiatique représente un moyen
d’accroître leur capacité d’action et leur pouvoir économique. Le rayonnement de
Buckwheat Zydeco (Stanley Dural, né en 1947) est à ce titre exemplaire : il a été nominé

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quatre fois pour le Grammy Award, compte à son actif une dizaine de publicités (Coca
Cola, Cheerios, Budweiser, etc…), la cérémonie de fermeture des jeux olympiques de
1996 à Atlanta, l’inauguration présidentielle de Bill Clinton en 1997, et des
enregistrements avec Eric Clapton, Keith Richards, Los Lobos... Ses compositions
rendent hommage à C.C. Chenier, dont il a été l’organiste pendant trois ans, mais
emprunte aussi au rock, au funk, au rythm and blues, et à la soul. Buckwheat a
réinterprété des chansons de grandes stars telles que Hey, Good Lookin’ de Hank Williams
ou Beast of Burden des Rolling Stones. Beaucoup de musiciens de zydeco réinterprètent
des grands nom du rock, de la soul, du rythm and blues et même du reggae (notamment
BB King, Sam Cooke, Bob Marley) provoquant le ralliement d’un auditoire blanc féru de
ces figures emblématiques de la musique populaire américaine, qui leur permet ainsi
d’élargir le cercle de leurs fans et d’accroître leur reconnaissance.
52 Le producteur de Buckwheat exprime bien l’enjeu d’une telle démarche : les rubriques
« Cajun », « Blues » ou « Country » restent reléguées au fond des magasins de disques.
Puisque Bob Marley et les Gipsy Kings sont classés « rock’n’roll », il considère que lui
aussi peut demander à être classé dans ce rayon (Tisserand, 1999 : 208-10) 31. Le succès
commercial apparaît ainsi comme un moyen de promouvoir le statut du zydeco. Que les
interprètes de nouveau zydeco revendiquent l’inspiration de la chaîne MTV relève bien
de cette même démarche. L’un des représentants les plus populaires du
nouveauzydeco, Keith Frank, a composé le générique de la série télévisée grand public
The Jeffersons, faisant de cette chanson, Movin’on up, un succès qui fait toujours
l’unanimité parmi les danseurs, en combinant style créole et soul. Le fait qu’une
majorité de musiciens de zydeco chantent aujourd’hui en anglais s’inscrit dans cette
même stratégie et éclaire là encore le contraste avec les musiciens cadiens, qui
chantent avant tout en français. Pour les Créoles, le français est encore perçu comme
un stigmate supplémentaire32. Leur position socio-économique au plus bas de l’échelle
sociale louisianaise les incite à renoncer aux critères objectifs d’appartenance tels que
la langue33 et à tout mettre en œuvre pour conquérir un large auditoire. Cette stratégie
leur confère une hausse de statut et un prestige social en tant qu’Africains Américains,
qui déborde la spécificité créole. Elle n’est pas sans évoquer le rôle de leaders politiques
et d’élite sociale que de nombreux Créoles de couleur ont joué parmi les Noirs
louisianais, à partir de la Reconstruction. L’enjeu politique que représente le zydeco
n’est pas perceptible au travers des chansons ou de discours revendicatifs, mais dans
les choix musicaux des musiciens, dans lesquels intervient une démarche commerciale.
La carrière politique de Don Cravins l’illustre bien, son succès étant étroitement lié à
son implication dans la promotion de cette musique, qui lui a valu le surnom de
« Zydeco man ».

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Photo 7 : Buckwheat Zydeco, El Sid-O’s Zydeco and Blues Club, Lafayette, 2001

(© Le Menestrel)

53 Les efforts de visibilité des musiciens de zydeco ne sont pourtant pas systématiques, un
bon nombre d’entre eux ne cultivant pas la promotion de leur musique hors des
frontières louisianaises. L’accordéoniste zydeco Rockin’ Dopsie, qui s’est fait remarquer
par sa prestation avec Paul Simon sur l’album Graceland, n’a pourtant pas manifesté le
souhait d’en recueillir toutes les répercussions : il a ainsi décliné une invitation à jouer
dans la très célèbre émission télévisée Saturday Night Live, répondant qu’il s’était engagé
pour un concert dans une fête paroissiale. Dans un autre registre, D.L. Ménard, baptisé
le « Cajun Hank Williams », et nommé « ambassadeur de la musique cadienne » par son
village natal, a été nominé comme « meilleur album traditionnel » des Grammies en 1993
et a reçu l’année suivante le National Heritage Fellowship Award du National Endowment for
the Arts des mains de Hillary Clinton. Sa carrière internationale ne l’a pourtant pas
amené à transformer son cadre de vie : il a conservé la même petite maison, modeste,
dans le village où il est né, poursuivant son activité de fabriquant de chaises en bois. Il y
a quelques années son atelier, qui n’était pas assuré, a été dévasté par un incendie. C’est
grâce au bénéfice (collecte d’argent) organisé par ses proches qu’il a pu le reconstruire.
54 Les différentes attitudes des musiciens vis-à-vis de leur rayonnement national et
international ne correspondent pas nécessairement à des choix personnels divergents,
mais entretiennent une relation dialectique. Issu de plusieurs générations de
musiciens, le jeune Keith Frank a sorti en 2001 un CD avec son oncle, Creole Connection,
faisant honneur à l’ancien répertoire français sous le nom de groupe The Masked Band,
jouant ainsi sur l’effet de surprise que pouvait susciter ce choix musical et exprimant
par là même son caractère polémique : le port de masques sur la photo de l’album
suggérait que Keith Franck devait se travestir pour interpréter des chansons communes
aux Cadiens, et qui ne sont donc pas forcément jugées légitimes 34. Quoiqu’il en soit, la
combinaison de musique française et de nouveauzydeco dans l’album traduit un souci de
concilier héritage « traditionnel » et style contemporain. La volonté de hausser le statut
de la musique franco-louisianaise en l’adaptant aux critères de la culture de masse est

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combinée à une forte conscience de la localité35. Même ceux qui vivent avant tout de
leurs tournées hors de l’Etat sont toujours soucieux de rendre hommage aux musiciens
pionniers et d’être reconnus dans leur région natale – bien que les goûts de ce public et
son exigence ne soient pas toujours en accord avec la réception nationale. La relative
sobriété vestimentaire semble s’inscrire dans cette même démarche : respecter une
certaine norme dans l’attitude et l’apparence sans restreindre l’éventail des choix et de
la créativité musicale.

Conclusion
55 Le domaine musical constitue en Louisiane un espace de négociations, voire de
contestations, dans lequel la transgression de la ligne de couleur est risquée, et même
aujourd’hui revendiquée par des musiciens, des producteurs, des propriétaires de clubs,
des danseurs, guidant leur choix musicaux et offrant une vision alternative de la
culture franco-louisianaise. Ces stratégies n’amoindrissent pas la complexité des
rapports sociaux entre Cadiens et Créoles ni la portée de certains clivages et d’identités
diasporiques (acadienne, noire36), même si elles sont toujours combinées à d’autres
critères d’appartenance qui témoignent de la fluidité des représentations identitaires
locales. La collaboration d’A. Ardoin et de D. McGee a vraisemblablement été sinon
exceptionnelle, du moins très marginale par rapport à la norme, surtout sur scène où
les sanctions de cette transgression pouvaient être fatales, comme en témoigne le sort
d’A. Ardoin. Par ailleurs, la ligne de couleur n’est pas le seul facteur en jeu dans
l’interaction entre Cadiens et Créoles, dans laquelle interviennent des hiérarchies
sociales issues des ramifications des identités franco-louisianaises. Les tentatives de
réappropriation des traditions musicales ne relèvent ainsi pas d’une opposition binaire
fondée sur l’origine « ethnique » (cadienne/créole) mais s’opèrent aussi bien au sein
des deux groupes.
56 La volonté de plus en plus verbalisée par les universitaires et les artistes de valoriser les
correspondances entre musique cadienne, créole et zydeco ne va pas sans ambivalence,
puisqu’elle se double souvent d’une légitimation de leur différence. Cette perception
« racialisée » de la musique locale, si elle émane de Noirs comme de Blancs, est plus
souvent revendiquée et explicitée publiquement par ces derniers, qui se prémunissent
ainsi de toute accusation d’appropriation par les Blancs de la musique créole. Les
paroles d’Ann Savoy lors du Jazz Fest de 2004 l’illustrent bien. Interviewée aux côtés de
l’accordéoniste créole Geno Delafosse, qui figure dans le CD Creole Bred qu’elle a produit,
elle déclare : « Je tenais à montrer que ce sont deux musiques différentes, de deux groupes
francophones différents ». Elle ajouta qu’aucun Cadien n’interprétait du zydeco dans son
disque, associant implicitement cette démarche à une imposture. Le sourire aux lèvres,
Geno Delafosse s’étonna de cette distinction insistante. Les représentations et
l’évolution de la musique franco-louisianaise sont précisément modelées et
circonscrites par ces ambiguïtés et ces paradoxes.

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140

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NOTES
1. Cet article est fondé sur deux enquêtes de terrain effectuées dans la région de Lafayette, dans
le Sud-Ouest louisianais, en 2001, puis en 2003 grâce à une bourse Fulbright. Je tiens à remercier
Kali Argyriadis, Véronique Boyer, Jacques Henry et Rebecca J. Scott pour leur lecture attentive et
leurs suggestions, ainsi que Bruce Raeburn pour avoir nourri ma réflexion alors naissante sur le
lien entre jazz et musique française.
2. Evangeline Made. A tribute to Cajun music, Vanguard Records, 2002; Creole Bred. A tribute to Creole &
Zydeco, Vanguard Records, 2004.
3. La polysémie du terme « créole » en Louisiane le rend très confus. A l’époque coloniale, il
s’appliquait à tout ce qui provenait du territoire louisianais, personne, produit ou langue. Jusque

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dans les années 1820-30, il est donc dénué de toute distinction de couleur, de statut social ou
d’origine ethnique. L’arrivée des Anglo-Américains au début du 19 e siècle amène à une
distinction entre Créole blancs et Créoles de couleur. Aujourd’hui, dans la région de
Lafayette, « Créole » se réfère aux descendants des gens de couleur libre et des esclaves
émancipés (cf Le Menestrel, 2005, à paraître).
4. Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire de la musique du Sud-Ouest louisianais, mais de
souligner la diversité de ses influences. Pour plus de détails, voir Ancelet, 1989; Bernard, 1996;
Broven, 1983; Sandmel et Olivier, 1999; Savoy, 1984; Tisserand, 1998.
5. Bunk Johnson fut membre aux côtés de George Lewis du groupe de jazz le plus important de la
région, le Banner Orchestra, qui tourna pendant près de 40 ans. Né à La Nouvelle-Orléans en
1880, il s’installe à New Iberia (au sud-est de Lafayette) en 1920 après une carrière aux côtés de
Jelly Roll Morton, Joe ‘King’ Oliver, et dans l’orchestre de Buddy Bolden, parmi d’autres. Il tourne
avec plusieurs groupes à l’échelle locale, nationale et internationale, enseigne la musique et la
trompette dans les établissements scolaires public de New Iberia, laissant ainsi son empreinte sur
plusieurs générations d’étudiants.
6. Parmi les grands succès de ce style figurent Mathilda (du groupe Cookie and the Cupcakes) et
See you later, Alligator (Bobby Charles Guidry).
7. Par extension, cette expression a pris une signification générale, répondant à la question :
« Comment va les z-haricots ? » [Comment ça va ?].
8. Se basant sur les travaux d’un ethnomusicologue français, B. Ancelet note que les chansons sur
le thème des haricots sont partie intégrante d’une tradition musicale des îles créolophones de
l’Océan indien, le séga zarico, de formation comparable au zydeco(1996 : 129). Les haricots
évoquent ici des relations amoureuses malheureuses ou une sexualité frustrée.
9. Il s’agit de deux jurés, connues sous le nom de Dégo et J’ai fait tout le tour du pays (Cajun & Creole
music II, Rounder Records, 1999).
10. A vieille Terre haute, 1995,Swallow Records; La Pointe, 1998, Rounder Records.
11. La Pointe, Rounder Records, 1998.
12. Reach out and touch a hand (x3)/And make a friend if you can/It doesn’t matter if you’re Black/It
doesn’t matter if you’re White/It doesn’t matter who you are/In the eyes of the Lord” (Horace Trahan and
the New Ossun Express, Fred Charlie/Zydeco Hound Records, 2001).
13. Les termes « Africains Américains » ou « Noirs » font référence aux catégories employées par
ces personnes.
14. Pour plus de détails sur ces différentes perceptions, cf. Le Menestrel, 2005 (à paraître).
15. Certains Créoles de couleur n’en en pas moins joué un rôle déterminant dans la défense de
l’égalité des droits des Noirs pendant la ségrégation : parmi d’autres figures militantes,
L. Martinet et R. Desdunes ont ainsi fondé le Comité des citoyens pour dénoncer comme une
violation d’un droit constitutionnel la législation du Separate Car Act de 1890 mise en application
dans le procès Plessy v. Ferguson.
16. Les pages indiqués datent de 2003.
17. Le plaçage était une forme institutionnalisée du concubinage par lequel une femme de couleur
libre négociait son union avec un homme blanc tenu par contrat de la prendre en charge
financièrement ainsi que leurs enfants. Tandis que Jim perçoit cette pratique comme valorisante,
nombre d’intellectuels créoles dénoncèrent dès le milieu du 19 e cette pratique qu’ils jugeaient
dégradante et prônèrent des alliances endogames (Bell, 1997).
18. Les extraits d’entretiens précédés d’un astérisque sont du français régional louisianais, les
autres sont des traductions de l’anglais. Selon Brasseaux, (1994), 70 à 80% des esclaves étaient
désignés comme Noirs tandis que la quasi totalité des Créoles de couleurs étaient « mulâtres »
avant la guerre de Sécession, à l’exception de la paroisse St Landry, d’où est précisément
originaire C. C. Chenier. Par la suite, les intermariages ont amoindri ce facteur de distinction.

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19. Cette association entre clarté de peau et élite sociale reflète d’ailleurs les statistiques de 2000,
selon lesquelles les Noirs plus clairs de peau ont un statut socio-économique plus élevé, se
marient avec des partenaires dont le statut est équivalent et ont une conscience identitaire
« noire » moindre que les Noirs plus foncés. Cette corrélation n’a pas changé entre 1950 et 1980
(Hugues & Hertel, 1990; Hill, 2000).
20. La désignation « français régional de Louisiane » a été proposée par T. Klingler (2004).
21. Sur le thème des appropriations réciproques de traditions entre Cadiens et Créoles, voir Le
Menestrel, 1999.
22. A l’enregistrement d’Ardoin et McGee en 1929 fait écho celui de Sidney Arodin, clarinettiste
blanc, avec Lee Collins, cornettiste noir, qui enregistrèrent la même année, à un mois
d’intervalle, eux aussi à La Nouvelle-Orléans, avec The Jones and Collins Astoria Hot Eight. S’il
semble qu’ils se soient par ailleurs produits ensemble, de telles collaborations parmi les
musiciens de jazz du début du siècle se produisaient davantage en studio que sur scène où le
risque était nécessairement plus grand. Ainsi, le New Orleans Rythm King, premier groupe de
jazz à avoir enregistré un disque « racially mixed » en 1923, n’a pas fait de représentation avec
Jelly Roll Morton, pourtant interprète dans l’album. (communication personnelle, Bruce
Raeburn).
23. Cette menace est ressentie à l’échelle nationale : en 1943, le Bureau of Public Relations de
l’armée américaine censure des photos de GI’s noirs dansant avec des femmes britanniques
parues dans plusieurs journaux américains, dont le magazine Life (Ware et Back, 2002 : 187).
24. C’est aussi la définition utilisée par Aaron Latham dans son article « Zydeco Fever in
Lafayette » (New York Times, 30 mai 2004) ainsi que par plusieurs manuels et dictionnaires de
musique. Même le CD Creole Bred, qu’Ann Savoy a conçu comme un hommage à la musique créole
et zydeco, a reçu une critique dans le magazine Billboard, bible de l’industrie musicale américaine,
sous le titre de « Cajun music gets its due » (Fuselier, 2004).
25. De là vient la création du Creole Music Awards, pendant du Cajun Awards attribué par la CFMA.
26. Cette proximité sociale suscite des pratiques d’entraide, comme la boucherie (où l’on tuait et
partageait le cochon), qui ne sont toutefois pas toujours interprétées comme un signe de
solidarité mais aussi associées à la nécessité : « Il fallait manger ! Je ne sais pas si on voulait aider qui
que ce soit, on le faisait juste parce qu’on avait faim et le cochon était là !».
27. A. Anthony souligne cet aspect pendant la ségrégation à La Nouvelle-Orléans : «The emphasis
that was placed on appearances was in keeping with the Creole sense of distinctiveness. Not only
were they different from others : they looked different as well » (1978 : 122).
28. L’importance de cette notion s’inscrit notamment dans l’héritage de Booker T. Washington et
de son action pour rendre aux Noirs leur dignité et les hausser socialement au rang des Blancs en
particulier par le biais de l’éducation. S. Smith témoigne de l’impact de cette perspective dans le
domaine artistique au travers de la politique du producteur de disques noir américain Motown,
qui investit beaucoup d’énergie à soigner l’image publique de ses artistes, leur apparence, leur
diction, selon ses critères de respectabilité (1999 : 121).
29. B. Sandmel présente comme typiques du nouveau zydeco sa forte ligne de basse et un rythme
syncopé extrêmement populaire auprès des danseurs : le «double-clutching », consistant en deux
frappes sur la grosse caisse sur le modèle d’un battement de cœur, ainsi que des chœurs
similaires au rap (1999 : 152). Musicalement, le son, le rythme sont accentués (grosse caisse),
certains phrasés systématisés, mais la base demeure très semblable à celle du zydeco
« traditionnel ». Certains témoignages de musiciens ont sans doute concourus à
l’association entre rap et zydeco : Beau Jocque explique dans son CD Beau Jocque Boogie (1994) qu’il
s’est inspiré de la chanson du rappeur FM « Gimme what you got (for a porkchop) » pour son hit
« Give him cornbread ».
30. Le terme « zydeco » apparaît d’ailleurs sous une variante écrite dans les enregistrements
commerciaux de Noirs non créoles de Houston, à commencer par le joueur de blues Lightnin’

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Hopkins, avec Zolo Go (1949), où figurent des références au zydeco et dans lequel un orgue imite
un accordéon (Minton, 1996).
31. Les répercussions de cette stratégies se font sentir localement, Buckwheat se produisant sur
la scène principale du Jazz Fest de La Nouvelle-Orléans (l’un des plus grands festivals des Etats-
Unis) et non sur la scène Fais DoDo consacrée aux groupes cadiens et zydeco.
32. Tandis qu’un certain nombre de parents cadiens non francophones tient à rétablir la
transmission du français, bien rares sont les enfants créoles qui sont inscrits dans les
programmes bilingues d’immersion française offerts dans les écoles primaires et secondaires du
Sud-Ouest louisianais. Le nombre de Louisianais se déclarant d’ascendance créole (3 291) dans le
recensement de 2000 reste bien en deçà des estimations plus fines. La combinaison de
« l’identification raciale » (noir) et de la pratique du français (standard, cadien ou créole) aboutit
à 30 295 Noirs francophones, ce qui reste toutefois une faible proportion (15%) sur le total de
198 000 francophones recensés en 2000 (Henry 2004, à paraître).
33. Précédés par les Blancs non-cadiens, puis les Cadiens et les Noirs non-francophones, les
Créoles sont ceux dont le revenu moyen par foyer (19 400$) et le pourcentage de diplômés
universitaires (6,2%) est le plus faible, et ils sont les plus représentés parmi les ouvriers (23,2%) et
les employés (35,8%).
34. Les Créoles qui se consacrent au répertoire français, dit « style créole », sont d’ailleurs très peu
nombreux et leurs enregistrements restent très marginaux par comparaison avec le succès des
musiciens de zydeco. On peut ainsi citer Bois Sec Ardoin, Eddie Poulard et D’Jalma Garnier, et
parmi la jeune génération Joe Hall, Dexter Ardoin et Cédric Watson.
35. R. Sexton met en lumière l’importance de ce sens de la localité dans l’identité cadienne
(2000b). Cet attachement est d’ailleurs reflété par les statistiques, puisque les Cadiens
représentent le groupe le plus sédentaire des Etats-Unis (Henry, 2004, à paraître).
36. Comme on l’a vu, la revendication d’une appartenance à la diaspora noire n’implique pas
nécessairement la reconnaissance d’une ascendance africaine.

RÉSUMÉS
Ces dernières années, les artistes et intellectuels locaux ont multiplié leurs efforts pour faire
valoir les collaborations étroites et les échanges entre Cadiens et Créoles dans le répertoire
musical franco-louisianais. Cette représentation inclusive n’amoindrit pas la portée de certains
clivages et d’identité diasporiques, même s’ils sont toujours combinés à d’autres critères
d’appartenance. La ligne de couleur transparaît au travers des catégorisations musicales qui
prévalent depuis la deuxième moitié du 20e siècle et modèle les jugements musicaux actuels. Les
clivages observés reposent également sur des hiérarchies sociales internes, issues notamment des
multiples dimensions des identités créoles louisianaises. Les Cadiens et les Créoles partagent par
ailleurs un sens aigu de la localité, combiné à une démarche commerciale inscrite dans une
stratégie de reconnaissance.

These past few years in Southwestern Louisiana, many artists and intellectuals have increasingly
tried to emphasize the close collaborations and exchanges between Cajuns and Creoles within
French music. Albeit inclusive, this representation of local music persist alongside social
divisions and diasporic identities, while at the same time combining them with other relevant
identity-building criteria. The color line appears through musical categories which have

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prevailed since the second half of the 20th century and which have shaped the present
judgements on music. These divisions are also based on internal social hierarchies given the
multiple facets of Louisiana Creole identities. Nonetheless, Cajuns and Creoles share a strong
sense of place combined with an appeal for commercial success which points to a strategy of
recognition.

INDEX
Mots-clés : ligne de couleur, Louisiane, musique cadienne/cajun, musique créole, zydeco
Keywords : Cajun music, color line, Creole music, Louisiana, Zydeco

AUTEUR
SARA LE MENESTREL
Sara Le Menestrel est anthropologue, chargée de recherche au Centre national de la recherche
scientifique, membre du Centre d’études nord-américaines de l’Ecole des hautes études en
sciences sociales à Paris. Docteur de l’Université Paris X-Nanterre, elle a travaillé sur l’interaction
entre tourisme culturel et identités franco-louisianaises, sur la méthodologie d’enquête en
Louisiane et sur la notion de diaspora acadienne. Elle est notamment l’auteur de La voie des
Cadiens. Tourisme et identité en Louisiane (Belin, 1999). Ses recherches actuelles portent sur les
rapports sociaux entre Cadiens et Créoles noirs au travers de leurs pratiques et de leurs
jugements musicaux.

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L’exotique, l’ethnique et
l’authentique
Regards et discours sur les danses d’ailleurs

Anne Decoret-Ahiha

1 La catégorie d’« art primitif » a fait l’objet de nombreuses études qui ont mis à jour la
nature du regard occidental sur les productions artistiques non européennes,
notamment dans la représentation muséographique et dans le discours ethnologique
(Clifford, 1994 [1988]; Price, 1994 [1989]; Steiner, 1994). L’attention s’est
essentiellement concentrée sur les arts plastiques tandis que les formes spectaculaires
comme la danse ont suscité moins d’intérêt ou ont été traitées de manière plus
succincte. Notre recherche a donc entrepris de questionner le rapport cognitif aux
formes de l’altérité dansante selon une perspective historique (Décoret-Ahiha, 2004).
Elle partait du constat suivant : la diversité culturelle des danses représentées,
pratiquées et enseignées en France depuis une vingtaine d’années. Il s’agissait en
premier lieu de retracer les circonstances sociales et historiques qui avaient engendré
cet état de fait mais aussi d’examiner l’évolution diachronique des modes de perception
de ces danses culturellement autres, et de cerner les discours dont celles-ci faisaient
l’objet. Par quelles modalités discursives ont-elles été appréhendées lorsque le public
français les découvrit avec étonnement pour la première fois ? Qu’en est-il
aujourd’hui ? Comment, au travers du spectacle de ses danses, l’autre a-t-il été perçu et
comment l’est-il encore aujourd’hui, en ce début de 21e siècle ? Il s’agira donc ici
d’examiner les dénominations occidentales utilisées pour les danses venant d’autres
cultures et de dégager les représentations de l’altérité auxquelles elles renvoient. Du
syntagme « danse exotique », employé dès la fin du 19e siècle à ceux plus récents de
« danse ethnique » ou de « danse du monde », les termes employés nous renseignent
sur l’évolution de nos conceptions de l’autre. Des spectacles des expositions
universelles à ceux proposés actuellement dans les festivals et les circuits touristiques,
regards et discours continuent de s’articuler autour du paradigme de l’authenticité.

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Indéfinissables danses d’ailleurs


2 Jusqu’au milieu du 19e siècle, la connaissance que l’on avait des danses extra-
occidentales provenait pour l’essentiel des récits de voyageurs, des descriptions des
explorateurs qui, par leurs écrits, révélaient l’existence de pratiques de danse autant
qu’ils témoignaient de l’étrangeté suscitée par cette rencontre. Puis, c’est sur le sol
métropolitain qu’un vaste public put découvrir des formes de danse totalement
inhabituelles. Cette découverte se réalisa d’abord dans les exhibitions zoologiques,
sortes de « zoos humains » (Bancel, Blanchard et al., 2002) puis dans les expositions
universelles et coloniales. Pour leurs organisateurs, le spectacle de populations
lointaines en train de danser constituait une attraction nouvelle susceptible d’attirer
une foule de curieux. Le succès remporté par ces manifestations incita les directeurs de
music-halls à accueillir, sous la forme d’intermède, des danseurs et danseuses
marocains, sénégalais, javanais. C’est à la fin des années 1920 que les grandes salles de
théâtre commencèrent alors à programmer des danseurs du monde entier.
3 Jusqu’aux années 1950, les danses venues de contrées lointaines ainsi que leurs
interprètes furent désignés de manière générique par le terme « exotique ». Formé de
la racine grecque « exô » signifiant « en dehors », l’adjectif « exotique » qualifie un
objet par la distance considérée, par le locuteur, entre cet objet et lui. Il renseigne donc
sur le rapport distanciel entre l’énonciateur et son objet. La notion d’exotisme
renvoyant à une extranéité par rapport à un point de référence, elle est travaillée par la
question de la frontière qui peut être de plusieurs natures et varier selon les
appréciations. Les contours géographiques cernant la catégorie des « danses
exotiques » étaient ainsi plus ou moins circonscrits. Pour Francis de Miomandre,
critique artistique de l’entre-deux-guerres, la tarentelle, les danses grecques et la gigue
anglaise en faisaient partie dans la mesure où elles étaient issues de territoires
extérieurs aux frontières nationales françaises (Miomandre, 1935 : 41-42). Son confrère
Valentin Parnac privilégiait une délimitation continentale quand d’autres incluaient
également comme exotiques les danses espagnoles (Parnac, 1932 : 83).
4 D’une manière générale, ce n’était pas l’appartenance à une autre nation ou à un autre
continent qui conférait à la danse son exotisme. Par exemple, les pièces de l’Allemande
Mary Wigman ou de l’Américaine Isadora Duncan n’étaient pas considérées comme
telles. Elles formaient avec les ballets français une même unité, un même ensemble
distinct de celui constitué par toutes les autres danses. De fait, les danses exotiques
étaient celles dont l’extranéité se conjuguait à l’étrangeté. Leurs traits n’avaient rien de
commun avec les formes occidentales : académiques, scéniques ou même populaires. Se
différenciant résolument des codes kinésiques selon lesquels on avait l’habitude de voir
danser, elles se caractérisaient par leur insaisissabilité et leur incompréhensivité,
éléments propres à l’exotisme selon Victor Segalen1. L’exotisme de la danse reposait
aussi sur celui des corps. S’il se référait à une provenance territoriale lointaine ainsi
qu’à des usages corporels différents, il supposait également une physionomie autre.
Parce qu’interprétées par des Noirs, les danses jazz figuraient ainsi comme exotiques.
En fin de compte, les danses exotiques étaient celles qui manifestaient une altérité
radicale autant dans leur gestuelle que dans les corporalités qui les produisaient.
5 Définissant un vaste conglomérat de danses étranges et étrangères, le syntagme
« danses exotiques » participait du contexte politique, culturel et épistémologique
propre aux premières décennies du 20e siècle. Son utilisation témoignait de la difficulté

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à nommer et à situer ces danses. C’est que l’on ignorait quel autre terme employer.
L’état des connaissances en la matière était quasiment inexistant : d’où provenaient-
elles précisément si ce n’est d’un ailleurs lointain et indéterminé ? Comment
s’appelaient-elles exactement ? Cette ignorance se traduisait également par de
récurrentes confusions concernant l’origine des interprètes. Les mêmes danseuses
exotiques étaient à l’occasion « hindoues », « orientales » ou « javanaises ». De même, le
qualificatif de « danse du ventre » fut régulièrement attribué dès lors que la danse en
question mobilisait les hanches et le bassin d’une manière peu conforme aux
convenances européennes, ou qu’elle dégageait un soupçon d’érotisme. Ces amalgames
participaient d’une vision orientaliste qui concevait l’Orient comme un territoire
s’étendant du Maghreb au Japon et dont les figures mythiques, telle la « bayadère »,
formaient un réservoir d’images préconçues (Said, 1980 [1978]). Comme l’a défini
Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, la bayadère était alors « un
mot qui entraîne l’imagination » et désignait « toutes les femmes de l’Orient »
(Flaubert, 1958 : 29). Il arrivait aussi qu’en l’absence d’élément auquel se raccrocher, les
adjectifs « curieux », « étranges » se substituent tout simplement à un quelconque
autre descriptif géographique. De nos jours, c’est à une localisation géographique plus
affinée bien qu’encore floue à laquelle on recourt, à défaut d’employer la terminologie
exacte. Par exemple, le « zinli » est peu évocateur pour le néophyte. En revanche,
présenter cette danse comme danse du Bénin ou dans une perspective encore plus large
comme « danse africaine » renseigne davantage sur l’objet en question. Même s’il
engendre de l’imprécision et confine à l’amalgame, ce processus de dilatation vaut pour
son efficacité dénotative. Il fournit des repères en situant l’objet, certes
schématiquement, sur la cartographie désormais entièrement connue du monde.
Comme le souligne Andrée Grau, les expressions « danse africaine » ou « indienne » qui
induisent l’idée que des systèmes existeraient à l’échelle continentale, « sont
acceptables en tant que « raccourcis » […] mais il ne faut jamais oublier que tout terme
générique, par définition, simplifie la réalité » (Grau, 2003 : 289)
6 A l’époque où il fut employé, le terme « exotique » précédait une taxinomie de la
perception du monde, organisée depuis la décolonisation selon une répartition
nationale. Distinguer les danses indiennes, pakistanaises, Sri lankaises … induisait leur
indexation à une communauté politique souveraine et géographiquement délimitée
(Anderson, 2002 [1983] : 19). Aujourd’hui, les emplois de « danse orientale » et « danse
africaine » perpétuent une localisation a-nationale, ce qui traduit la persistance du
regard porté sur certaines danses d’ailleurs. Dans la conception courante, les « danses
africaines » désignent les danses d’Afrique Noire et non pas celles d’un continent
entier, celles du Maghreb considérées, elles, comme « orientales » devant alors
théoriquement en faire partie. Cette expression générique réductrice transporte de fait
des conceptions sur l’Afrique noire sédimentées dans l’inconscient collectif depuis le
17e siècle (Gore, 2001). Elle renvoie « à un concept globalisant qui parle davantage du
rapport entre l’Afrique et le reste du monde – et inversement – que de la vie en
Afrique ». Il s’agit donc d’« une construction mentale très complexe, informée par des
points de vue proches mais diversifiés, dans laquelle la civilisation noire est définie en
opposition à la civilisation blanche, et la civilisation occidentale en opposition à la
civilisation africaine » (Adewole, 2003 : 299). A ce titre, elle est aussi employée par les
danseurs et théoriciens de la diaspora africaine qui, s’ils la critiquent, en ont
néanmoins intériorisé les valeurs et les implicites2. En tant que pratique scénique et
théâtrale, elle désigne des chorégraphies basées sur des danses africaines

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traditionnelles, tandis qu’une désignation nouvellement apparue, celle de « danse


africaine contemporaine » se rapporte à des œuvres où fusionnent des techniques
africaines et occidentales (Adewole, 2003 : 300). Cette dernière catégorie ne convient
d’ailleurs pas à certains danseurs évoluant dans le registre qui lui préfèrent « danse
africaine expérimentale », « nouvelle danse africaine » ou encore « danse africaine
créative » (Tiérou, 2001 : 50). Parce qu’elle est réductrice et ne les reconnaît pas en tant
qu’artiste à part entière, doté d’un sens créatif singulier, l’appellation « danse
africaine » est aussi purement et simplement réfutée par d’autres danseurs. Il en est
également qui l’utilisent tout en faisant part de leurs réserves.
7 L’ensemble « danses orientales » s’est quant à lui réduit, depuis les années 1940, aux
danses du bassin méditerranéen et ne comporte plus, comme auparavant, les formes
kinésiques pratiquées par les « bayadères sacrées » de l’Inde ou encore les geishas
japonaises. Il n’en constitue pas moins un large groupe marqué par une grande
diversité de pratiques. Le terme « danse indienne » n’a pas changé mais, en revanche,
au Royaume-Uni, « Indian dance » a été remplacé par « South Asian dance ». Celui-ci
désigne les danses traditionnelles du sous-continent entier, qui ne se réduit plus à
l’Inde, comme avant l’Indépendance, et dépasse les sous-divisions politiques actuelles
qui ne correspondent pas non plus aux aires géographiques de pratique 3.
8 Le contexte historique et politique dans lequel le syntagme « danses exotiques » fut
employé le chargeait de significations implicites : il était alors affecté par la situation
coloniale et n’était donc pas dénué de considérations impérialistes et évolutionnistes. A
l’époque de l’entre-deux-guerres, un « exotique », c’était un étranger issu des colonies,
un « indigène », terme dont le sens originel s’est progressivement transformé puisque,
à l’origine, il formait l’antonyme d’exotique. Les « danses exotiques », c’étaient par
conséquent celles des peuples colonisés, considérés comme primitifs, sauvages ou
barbares. L’expression décrivait ainsi les rapports de domination engendrés par la
colonisation et induisait la notion d’infériorité. Si elle n’est plus employée depuis
l’accession à l’indépendance des anciennes colonies, celle de « danse ethnique » que
l’on trouve dans le langage commun ainsi que dans le langage des spécialistes de la
danse a pris le relais mais véhicule le même type de considérations. C’est ce qu’a
analysé, dès 1969, Joann Keali’inohomoku. Dans un article majeur considéré depuis
comme fondateur de l’anthropologie de la danse, elle analysait à partir d’un vaste
corpus le discours occidental sur la danse et en dénonçait l’héritage évolutionnisme
(Keali’inohomoku, 1970). Qu’elle l’ait écrit « à une époque où ce courant de pensée était
depuis longtemps révolu au sein des sciences humaines prouve combien il était
cependant prégnant en danse » (Buckland, 1999 : 7). En démontrant que le ballet
académique d’Occident pouvait tout autant être considéré comme une « danse
ethnique » dans la mesure où il était le résultat de circonstances sociales et historiques
produites par les sociétés aristocratiques européennes de la Renaissance,
Keani’ilohomoku révélait que le terme « ethnique » n’était qu’un euphémisme de
« barbare », « païen » et « exotique », un adjectif « politiquement correct » pourrait-on
ajouter. Cette catégorie inclut de fait les danses des pays anciennement soumis au joug
colonial. Elle attribue les mêmes caractères de primitivité, d’immuabilité et
d’ancestralité. Elle renvoie au même imaginaire de l’autre, censé avoir été épargné des
méfaits de la civilisation industrielle et vivre en harmonie avec son environnement, au
plus près des valeurs fondamentales de l’humanité et dans une profonde concordance
avec les rythmes physiologiques innés. Aux dires de certains théoriciens des thérapies
corporelles, les danses ethniques également appelées « danses tribales » sont ainsi

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parées de vertus bienfaisantes dont la simple pratique, même hors contexte, peut
assurer guérison, ou tout du moins rémission, aux occidentaux épuisés par les
technologies modernes (Schott-Billman, 1985). On trouvait déjà ce discours dans les
années 1920 à propos du jazz et de ses effets revitalisants. Le journaliste Sem écrivait en
février 1921 que la danse jazz « nous a restitué la gaieté physique, la gaieté musculaire,
celle de notre pauvre carcasse en révolte qui, dans un délire de contorsions, se libère de
cette camisole de force imposée par la géométrie inflexible des vêtements modernes à
nos membres ankylosés. » (Sem, 1923 [1921] : 116).
9 L’analyse de Joann Keali’inohomoku a choqué à son époque. Elle continue encore
d’agacer ou de ne pas être prise au sérieux. Pour le critique chorégraphique Jean-Marc
Adolphe, par exemple, considérer le ballet classique comme une forme de danse
ethnique traduit une forme d’humour (1999 : 42). Comme le souligne Andrée Grau, le
terme de « danse ethnique » reflète le fait que « les danses académiques venues de
différentes parties du monde font l’objet de perceptions différentes ». Si le ballet
classique occidental est aujourd’hui accepté comme un genre transnational et neutre
dans son ethnicité, parce qu’il est sorti de ses frontières originales, le bharata natyam,
un genre savant de l’Inde du Sud est perçu comme étant inséparable de ses origines
socioculturelles, alors qu’il a suivi un parcours semblable (Grau, 2005). A ce titre, les
catégories « danse moderne » et « danse contemporaine » ne se réfèrent
systématiquement qu’aux styles chorégraphiques d’Occident. L’histoire de la « danse
moderne », telle qu’elle est la plupart du temps rapportée, ne prend en considération
que les chorégraphes et les œuvres du monde occidental de la première moitié du 20 e
siècle. Pourtant, au même moment, celle-ci s’invente dans d’autres régions du monde.
Des artistes javanais, japonais, indiens, arméniens … élaborèrent alors leurs propres
langages chorégraphiques en utilisant différentes techniques relevant parfois de
différentes cultures. D’autres firent évoluer les répertoires traditionnels en créant de
nouvelles pièces ou en adoptant de nouvelles configurations. C’est de ces processus
culturels et artistiques à l’œuvre dans le monde dont rendirent compte les spectacles
de danses exotiques donnés en Occident au cours des quarante premières années du 20 e
siècle. Comme l’a analysé Michel Bernard, les catégories de « moderne » et de
« contemporain » répondent à une nécessité cognitive d’identification qui
s’accompagne d’un désir de valorisation, « transformant l’ordre épistémologique qui
est donné par la première visée en ordre axiologique » (2004 : 21). Elles « se servent du
temps comme leurre et masque d’un désir clandestin d’axiologisation » (23). Le fait
qu’elles n’incluent pas les danses d’ailleurs est significatif du regard qui leur est encore
porté. Tandis que les chorégraphies d’Occident sont désignées selon un mode temporel
ou historique, celles du reste du monde le sont selon un mode ontologique (ethnique)
ou géographique (africaine, indienne…), confinant ainsi l’altérité dans une permanence.
Et lorsque le terme de « moderne » ou « contemporain » est adjoint, c’est avec l’idée
qu’il s’agit d’un métissage entre une forme de danse traditionnelle, censée être
immuable, et une démarche issue de la pensée chorégraphique moderne occidentale.
10 Parallèlement à celle de « danse ethnique », l’expression « danse du monde » se
développe mais plutôt au titre de catégorie commerciale, de label marketing à l’usage
des programmateurs culturels et des producteurs de spectacle tandis que sa
concurrente est plutôt l’apanage des milieux de l’enseignement de la danse. Tout aussi
générique et imprécise, elle a pour mérite de ne pas se rapporter à la notion d’ethnie –
ou pire, à celle de tribu ! – qui relève davantage d’une construction cognitive que d’une
réalité socioculturelle (Galissot, Kilani, Rivera, 2000 [1997]). Elle relègue les formes non

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occidentales de danse à une altérité globale, différente en termes de capacités


économiques. Les danses du (tiers) monde, ce sont celles mises en scène et
marchandisées par les industries culturelles occidentales. A l’instar de la « world
music », elles représentent un « aspect de l’imaginaire du consommateur occidental »
(White, 2002 : 635). Elles se réfèrent, en fin de compte, aux mêmes contrées du globe
que les exotiques et les ethniques. Et si l’on affirmait, à l’instar de Joan
Keali’inohomoku que le ballet occidental est une danse du monde, cela ne manquerait
pas de choquer les fidèles de Terpsichore !
11 Dans un souci d’équité et mue par la volonté d’abroger des dénominations imprégnées
d’ethnocentrisme, l’ethnoscénologie a revendiqué d’autres usages terminologiques.
Cette discipline nouvelle a pour objet l’étude des pratiques spectaculaires du monde
dans leur diversité, mais sans prendre le théâtre ou la danse d’Occident comme critères
de référence (Pradier, 1996). Le Kathakali ou le Nô ne sont plus considérés comme des
formes de théâtre indien et japonais mais comme du Kathakali et du Nô, des formes
spectaculaires à part entière (Khaznadar, 2001 : 23). Cependant, cette posture ne résout
que très partiellement la difficulté initiale. Elle contrarie le projet de l’anthropologie
dont le discours, « même quand il se veut descriptif, est toujours en situation de
traduire » (Kilani, 1994 : 14). La connaissance anthropologique se construit dans un
effort de traduction, laquelle assure le passage de la culture indigène à la culture de
l’observateur et du lecteur. Si le kathakali et le Nô peuvent être considérés comme des
formes de spectacle à part entière, sans les référer au théâtre et/ou à la danse
occidentale, c’est parce qu’il n’est plus besoin de traduire ce qu’ils constituent, du
moins au sein du cénacle des spécialistes de danse et de théâtre. La connaissance
anthropologique les a rendus familiers et signifiants davantage que l’Asyik malais, par
exemple, qui n’évoquera sans doute rien au non-spécialiste de l’Asie du Sud-Est, pas
même qu’il s’agit d’une forme artistique spectaculaire. La référence à des notions
connues et familières, même si elle demeure assurément réductrice, a le mérite de
créer les conditions élémentaires d’une connaissance qui se poursuivra dans le
dialogue, la médiation, le compromis entre l’horizon des significations inscrites dans la
culture de l’indigène et l’horizon des significations dans la culture de l’observateur
(Kilani, 1994 : 14).

Lire et décrire ces « curieuses » danses


12 Outre la difficulté à nommer les danses venues d’ailleurs, les premiers spectateurs
européens qui les découvrirent éprouvèrent de la peine à en saisir les contenus.
Dépourvus des savoirs culturels nécessaires, ils ne pouvaient en apprécier toute la
teneur, encore moins en évaluer la qualité d’interprétation. Ce fut tout
particulièrement le cas pour les danses asiatiques dont la gestuelle codifiée paraissait
bien hermétique. Les commentateurs de l’époque firent part de l’incompréhension
ressentie par le public malgré son enthousiasme. Tout aussi démunis, les journalistes et
critiques chorégraphiques concédèrent qu’ils étaient incapables de fournir à leurs
lecteurs une analyse critique des spectacles exotiques et de prononcer un jugement
esthétique tant sur la nature du spectacle que sur la qualité de l’interprétation.
Assistant à Paris, en 1932, au spectacle de l’Indienne Menaka, qui contribua au
renouveau du style Kathak, Pierre de Nérac avoua : « En réalité, nous ne pouvons [en]
juger à la mode européenne car il ne s’agit point ici de sauts, d’élévations et de

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pirouettes mais d’une série d’attitudes, de variations sur un geste, sur un mouvement
du corps » (1932).
13 D’aucuns reconnurent que la possession des codes culturels propres aux danses
représentées était indispensable. Apprécier celles-ci dans toute leur saveur nécessitait
une initiation préalable ou tout du moins un effort de compréhension. A défaut de
percevoir les significations en jeu et de participer au processus communicationnel à
l’œuvre dans la représentation, le spectateur se contentait de la sensation exotique
prodiguée par les mouvements inaccoutumés, les costumes insolites et la corporalité
étrangère des danseurs. « Inadaptés, incultes comme nous le sommes », regrettait le
célèbre critique chorégraphique André Levinson, alors qu’il assistait en 1929 au
spectacle de la danseuse japonaise Shizoué Foujima, « nous subissons surtout l’attrait
d’étrangeté, le parfum d’exotisme dont se revêt et s’entoure pour nous la vision de
cette poupée japonaise ». En quelque sorte, l’altérité constituait l’intérêt spectaculaire.
Mais la question de l’accessibilité des danses exotiques ne fut cependant pas soulevée à
propos des danses venues du continent africain. C’est que pour l’ensemble des
spectateurs, ces dernières étaient à l’image des interprètes qui les effectuaient.
Expression de la prétendue primitivité des peuples d’Afrique, elles ne possédaient,
pensait-on, qu’une consistance rudimentaire et s’offraient aisément à l’intelligibilité
européenne.
14 Faute de disposer d’outils pour exercer leur activité critique, la presse de l’époque
rendit compte des spectacles exotiques par des récits circonstanciés. Les journalistes
décrivaient par le menu détail les costumes, les instruments de musique, les accessoires
et tentèrent de restituer par le verbe la spécificité de ces gestuelles insolites. Pour ce
faire, ils eurent souvent recours au mode comparatif, rapprochant certaines formes
kinésiques exotiques d’autres plus familières. Lorsqu’en 1838, au Théâtre des Variétés,
Théophile Gautier assista, enthousiaste, au spectacle de quatre danseuses venues de
Pondichéry, il fut bien en peine de le dépeindre. Il se référa alors à des danses connues
du public français. Le Malapou ressemblait ainsi à « une espèce de jota aragonesa ». Les
Colombes s’apparentait à une « valse délirante ». Dans La Toilette de Shiva, « on dirait
que [les danseuses] dansent une mazurka ». Gautier ne sut pas voir qu’il avait sans
doute affaire dans ce cas à une pièce comportant une part d’abhinaya, forme narrative
de la danse dans laquelle l’interprète illustre par le visage et les mains un texte chanté.
Cela relève « plutôt [de la] pantomime très accentuée que d’un véritable pas réglé »
affirma-t-il. Il finit par convenir tout simplement qu’elle n’avait « rien de commun avec
la notre » et aligna une série d’adjectifs traduisant sa stupéfaction : le spectacle était
« fort piquant et fort original », les tour d’yeux « incroyables », les costumes d’une
« sauvage singularité4». Le fait que les danses représentées ne rejoignaient pas les
catégories artistiques et spectaculaires occidentales en rendait l’approche d’autant plus
confuse. Certaines, notamment celles venues d’Asie, développaient en effet une
théâtralité très marquée qui troublait les observateurs.
15 Le recours au mode comparatif prenait également une tournure péjorative quand il
servait à mettre en évidence la supériorité de la civilisation européenne. La légende
d’une photographie montrant des danseurs africains est à ce titre significative : « Une
jupe d’herbes éblouissante remplace le classique « tutu » et un long collier avec des
dents de fauves ou de la vulgaire verroterie tient lieu de rivière de diamants » 5. Bien
souvent aussi, lorsque la danse développait une gestuelle transgressant les usages et

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convenances corporels européens, la description empruntait des métaphores qui


reléguaient l’interprète à la condition d’animal, de monstre ou d’aliéné.
16 L’emploi récurrent par les exégètes des termes « curieux », « étonnant », « original »,
« étrange », « bizarre », « déconcertant » montre que, la plupart du temps, les critiques
échouaient à transcrire littéralement le contenu du spectacle et se contentaient d’en
signifier l’insaisissabilité. Leurs comptes-rendus restituaient leur étonnement, leur
répulsion parfois, et révélaient également l’imaginaire préexistant au travers duquel ils
appréhendaient ces danses venues d’ailleurs. Exception majeure, les articles d’André
Levinson se distinguaient par leur érudition. Ce journaliste russe avait été professeur
de littérature française à Saint Petersbourg avant de s’exiler à Paris en 1917. Il
possédait une science étendue de l’art chorégraphique et tentait de dégager les
spécificités kinésiques des différentes danses. Bien qu’imprégné de l’esprit colonialiste
de l’époque, il faisait preuve d’une curiosité attentionnée à l’égard des danses exotiques
qui l’invitèrent à formuler quelques principes généraux propres à la danse, selon une
approche assez anthropologique.
17 A l’heure où le reportage télévisuel supplante le récit littéraire, la critique
chorégraphique des spectacles extra occidentaux ne donne plus lieu à des textes
descriptifs, soucieux de restituer les traits insolites de danses inhabituelles. Le
sentiment d’étrangeté exprimé par l’auteur s’efface car l’expérience inédite que
constituait une représentation de danse exotique dans les quarante premières années
du 20e siècle est désormais banale. L’exercice se réduit plutôt à un exposé succinct des
caractéristiques de la danse en question et du parcours de son interprète, informations
reprises la plupart du temps du dossier de presse. Pour autant, les grilles d’analyse font
bien souvent encore défaut et certains des procédés discursifs précédents semblent
persister. Le mode comparatif est à nouveau emprunté mais moins pour les
mouvements que pour les artistes. Ragunath Manet, né à Pondichéry, s’est vu honoré
dans la presse française du titre de « Nijinski indien ». Si l’analogie permet de mettre en
rapport des notoriétés artistiques au sein de cultures respectives, elle traduit bien
souvent la faillite de l’exégèse. Elle est en outre généralement abusive. Le contexte
social, culturel et artistique des années 1910 ne peut être comparé avec celui du 21 e
siècle. On ne dispose d’aucun élément pour apprécier la similitude des qualités
techniques de chacun des danseurs et quand cela serait possible, un piqué sur pointe
vaut-il un frappé de pied (tattu) ? Quant à la démence dont Nijinski fut atteint,
souhaitons qu’elle épargne Ragunath Manet ! Ce type de rapprochement – que l’on ne
trouvera d’ailleurs pas en ce qui concerne les grands interprètes d’Afrique – montre
que les danses extra occidentales représentées en France continuent encore bien
souvent d’être perçues au travers du prisme de l’imaginaire exotique. Cela donne lieu à
des assimilations impropres et à un discours toujours pétri d’orientalisme (Saïd, 1980
[1978]). En atteste la présentation par le journal Le Progrès du spectacle donné
récemment par Madhavi Mugdal, grande interprète du style Odissi, lequel fut réinventé
dans les années 1940 : « art millénaire et raffiné, la danse est étroitement mêlée à la
tradition et aux rites6».
18 La déficience analytique des critiques chorégraphiques actuelles portant sur les
spectacles « exotiques » ou « ethniques » soulève à nouveau la question de
l’accessibilité d’une forme culturelle en dehors de son cadre de référence. Signe du
développement de l’industrie culturelle et de l’élargissement du marché
chorégraphique, les festivals, notamment ceux de « danse du monde », et les

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institutions théâtrales programment des produits spectaculaires tirés de cérémonies,


de pratiques cultuelles ou festives7. L’offre se diversifie et confronte le spectateur à de
nouveaux objets scéniques dont le contenu a été transplanté depuis d’autres contextes
culturels (Appaduraï, 2001 [1996]). Les possibilités d’interaction entre le public et les
interprètes ou les « actants » ou « performeurs », au sens de Jerzy Grotowski (1997),
constituent alors un véritable enjeu. Elles préoccupent d’ailleurs les programmateurs
(Gründ, 2001; Aubert, 2001). Ceux-ci naviguent de fait en terrain mouvant. Œuvrant
pour une rencontre avec les formes de la diversité culturelle humaine et le soutien à
des pratiques artistiques en déclin (Internationale de l’Imaginaire, 1994), ils peuvent
facilement se transformer en marchand de bizarre, tirant bénéfice du commerce de
l’altérité, à l’instar des organisateurs d’exhibitions ethnologiques qui inaugurèrent ce
nouveau négoce à la fin du 19e siècle. La représentation de danse extra occidentale, telle
qu’elle se déroule de nos jours, peut ne pas opérer, faute de fonctionner sur une même
communauté de codes et de référents, et se réduire au spectacle de l’étrange étranger.
Le langage de la danse suppose en effet une compétence partagée entre actants et
regardants à partir de laquelle circule le sens et se perçoivent les innovations
(Kaeppler, 1985).
19 L’art théâtral et chorégraphique de l’Inde repose sur un concept qui peut néanmoins
nous être ici utile : celui de rasa. Le rasa, c’est le plaisir esthétique que transmet
l’interprète et que vient chercher le spectateur. Mais pour y goûter, ce dernier doit être
rasika, c’est-à-dire averti, initié. Il est indéniable que la connaissance de la symbolique
gestuelle, de la construction chorégraphique, rythmique et musicale de la danse
indienne permet au spectateur d’apprécier toute la saveur d’un récital et d’éprouver
avec intensité ce plaisir. Mais le rasika est aussi celui qui, à défaut d’initiation, établit
intérieurement les conditions d’une disponibilité au sensible. Sans même déchiffrer le
sens porté par la danse, il peut être touché par la grâce, la beauté, la puissance et le
raffinement du geste, par les « humeurs » (bhavas) communiqués par l’interprète. Dans
cette disposition, le public des « danses du monde » entrouvre quelques pistes d’accès
et s’engage à dépasser le premier effet de curiosité. Pour l’y aider, un dispositif est
désormais établi qui fournit des éléments d’informations sur la danse en question, ses
caractéristiques, ses modalités de représentation et son contenu. Outre le programme
du spectacle, l’artiste présente parfois ses danses. C’est le cas des danseurs de style
indien qui, avant d’interpréter les pièces de danse narrative, montrent une première
fois les gestes et en explicitent par la parole la signification. Si ce mode introductif
n’existait pas au tout début de la découverte des danses exotiques, il se mit en place dès
la fin des années 1920. Les représentations furent alors précédées de courts exposés, les
danseurs se livrant parfois eux-mêmes à ces préambules explicatifs. Lorsque Ram
Gopal, qui allait devenir l’une des vedettes internationales de la danse indienne, se
produisit en 1938 à Paris, il se chargea lui-même d’introduire certaines de ses danses.
Par ailleurs, à cette même époque, des conférences visant à fournir des éclairages sur
ces danses étranges furent organisées. Dans la presse spécialisée en danse apparurent
des rubriques consacrées à « la danse à travers les peuples » ou à « la danse à travers le
monde ». Des articles à caractère scientifique commencèrent aussi à paraître dans les
revues savantes. Cet appétit de connaissances commença de fait à émerger au moment
où l’ethnologie française se structurait en discipline académique (Jamin, 2001).

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« Il nous faut d’authentiques danses de guerre et des


tams-tams garantis ‘nature’8»
20 Bien qu’elle occasionna une réévaluation des critères esthétiques propres aux formes
occidentales de danse et révéla l’existence d’une multitude de pratiques
chorégraphiques dans le monde, la découverte des danses exotiques s’effectua au
travers d’une perception tronquée et imaginaire de l’altérité. L’idée selon laquelle la
danse reflétait l’identité d’un peuple et en exprimait les traits caractéristiques
constituait un premier travers. « C’est par la danse que l’âme d’un peuple s’exprime le
mieux, surtout quand il s’agit de nos possessions de l’Afrique noire et de l’Asie qui ont
conservé pour la plupart leurs traditions primitives » peut-on lire dans Le Monde
colonial illustré9. « Avoir vu danser un indigène, c’est presque avoir visité son pays »,
assurait André Levinson. « Rien ne vaut la danse, son dionysiaque appel, pour faire
remonter à la surface les secrets de son peuple » (1929b : 281). On retrouve encore cette
idée dans les années cinquante, sous la plume d’Edouard Beaudu, journaliste qui exerça
dans l’entre-deux-guerres. Il affirmait : « La danse est un splendide révélateur des
races » (1954 : 141). De cette conception ontologique de l’identité (Poutignat, 1995), il
résulta que les danseurs qui interprétèrent leur art sur les scènes d’Occident furent
considérés comme les représentants de leur culture et non pas comme des artistes à
part entière, certes marqués par leurs origines culturelles mais affirmant, avant tout,
une créativité singulière.
21 Par cette opération consistant à réduire un individu à son milieu d’origine, le public fut
la plupart du temps convaincu qu’en assistant au spectacle de danses exotiques, il
découvrait d’authentiques traditions de danse issues de populations lointaines. Et c’est
d’ailleurs bien de l’authenticité qu’il espérait trouver. « Rien de plus savoureux que les
danses indigènes », déclarait le journaliste André Franck à propos du spectacle donné
par la Malgache Ranou-Mé, « surtout quand elles sont vraiment authentiques » (1934).
Car si l’altérité suscitait de la curiosité, celle-ci ne devait pas être frelatée au risque
d’affadir la sensation exotique. Pour le public de la première moitié du 20 e siècle,
l’authenticité constitua ainsi un critère à partir duquel la qualité et l’intérêt des danses
exotiques furent évalués. Elle en devint même un argument de promotion utilisé par les
organisateurs de spectacle. Chaque nouvelle exposition universelle ou coloniale
prétendait surpasser la précédente en présentant, au sein des pavillons coloniaux, des
reconstitutions et des attractions toujours plus authentiques. L’Exposition coloniale de
Vincennes, en 1931, qui marqua l’apogée de l’impérialisme français, afficha un souci
d’exactitude dont témoigne le guide officiel. « Vous ne trouverez pas ici une
exploitation des bas instincts d’un public vulgaire. [...] Point de ces bamboulas, de ces
danses du ventre, de ces étalages de bazar qui ont discrédité bien d’autres
manifestations coloniales, mais de vraies reconstitutions de la vie tropicale avec tout ce
qu’elle a de vrai pittoresque et de couleur » (Demaison, 1931 : 18). Au sujet des
danseuses javanaises et balinaises de la section néerlandaise, André Demaison, auteur
dudit guide, affirma : « Leurs costumes de danses sont authentiques et leurs
instruments de musique d’origine parfaitement pure » et d’ajouter « […] c’est la
première fois en Europe que l’on pourra faire connaissance avec les danses des Indes
d’une manière parfaitement authentique » (138). Pourtant, le programme donné par la
troupe balinaise se composait d’une succession de danses appartenant à différents
genres artistiques, certaines traditionnelles et d’autres de création récente, dont le

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principe avait été élaboré dès les années 1920 à l’intention des touristes arrivés dans
l’île (Basset, 1998). Il ne s’agissait donc pas d’un spectacle « purement » balinais dans la
mesure où, tel qu’il était agencé, il s’adressait à un auditoire non autochtone.
22 Le feuilleton du ballet royal du Cambodge, inscrit au programme des Expositions
coloniales de Marseille en 1906 et 1922, de Paris en 1931, montre combien l’authenticité
relève d’une construction qui peut servir des enjeux idéologiques. Chargé de
l’organisation des attractions de l’Indochine pour l’Exposition coloniale de Marseille de
1906, un certain Georges Bois avait eu l’idée de faire venir les danseuses de la cour
royale de Phnom Penh. Après moult péripéties, il réussit à obtenir du souverain
Sisowath qu’il laissât voyager sa troupe en France, ce dernier les accompagnant
également (Bois, 1913). Leurs spectacles comptèrent parmi les attractions les plus
prisées et connurent un véritable triomphe. Deux représentations furent même
organisées à Paris, d’abord lors de la garden-party de l’Elysée, puis au Théâtre de
verdure du pré-catalan. Fort de ce succès, les commissaires des Expositions coloniales
de Marseille, en 1922, puis de Vincennes, en 1931, programmèrent à nouveau les
célèbres danseuses cambodgiennes. A chaque fois, le public, dont l’enthousiasme frisa
parfois l’hystérie10, considéra qu’il avait affaire à une authentique troupe royale qui
existait et s’épanouissait telle quelle au Cambodge. Les ballets cambodgiens, « tels qu’ils
nous sont parvenus [sont restés] intacts à travers les siècles » assurait Francis de
Miomandre (1922). En réalité, la configuration du ballet était, pour chacune de ses
apparitions, le résultat d’interventions et de choix propres aux autorités coloniales
françaises. En effet, depuis l’instauration du protectorat en Indochine, le ballet,
institution attachée au souverain, avait perdu de sa magnificence. C’est l’initiative de
Georges Bois qui contribua à réactiver son activité, tout en transformant certains des
modes de fonctionnement. Traditionnellement entretenues par le roi, les danseuses
perçurent ainsi une rémunération mensuelle, le temps de leur séjour. Mais quelque
temps plus tard, le ballet déclina à nouveau. Pour l’Exposition de 1922, on réussit à
réunir un petit groupe de danseuses mais cela fut impossible en 1931. Les organisateurs
de la grande « fête » coloniale de Vincennes acceptèrent cependant la proposition
d’une ancienne danseuse royale, Say Sangvann, qui avait fondé une troupe privée et se
produisait devant des touristes. A l’affiche des animations, son groupe fut néanmoins
officiellement présenté comme l’authentique ballet royal. C’est qu’en admettant qu’ils
avaient engagé des artistes indépendants, les autorités françaises auraient dû
reconnaître leur échec dans l’une des missions revendiquées par la colonisation :
protéger le splendide patrimoine indochinois des méfaits du temps et de la barbarie
indigène. Quant au spectacle en lui-même, il fut aussi à l’occasion reconfiguré de
manière à produire une impression d’authenticité. Ainsi, pour la représentation que le
Ballet accepta de donner en 1922, au Palais Garnier, le décorateur du lieu imagina un
cadre scénographique censé rendre le spectacle plus authentique. Il conçut un décor
lumineux assez chargé, à motifs sylvestres, que l’on ne trouve pas dans la tradition
chorégraphique cambodgienne.
23 La quête d’authenticité concernant les spectacles exotiques relevait d’une « nostalgie
impérialiste », cette forme de nostalgie particulière engendrée par le colonialisme et
qui consiste à regretter la disparition de ce qui a été détruit ou transformé par l’œuvre
colonisatrice, masquant de cette manière les rapports de domination, parfois brutaux,
que celle-ci implique (Rosaldo, 1989 : 108). On comprend alors l’importance accordée
par les organisateurs de l’Exposition de Vincennes, en 1931, à l’authenticité des
reconstitutions et des attractions dansées. Le sentiment de « nostalgie impérialiste »

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ressort d’une manière de plus en plus prégnante à partir des années 1920, aussi bien
dans les comptes-rendus journalistiques que dans la littérature scientifique évoquant
les danses d’ailleurs. Il n’est pas rare de le trouver encore aujourd’hui dans la presse
spécialisée ou dans la bouche de chorégraphes inspirés par les cultures non
occidentales11. Il témoigne d’un certain rapport à l’altérité : l’autre n’est pas
appréhendé dans la complexité des dynamiques sociales et culturelles dont il est lui-
même le moteur mais dans une sorte de permanence, l’enfermant dans un registre
prédéterminé. C’est la nostalgie pour sa culture traditionnelle, telle qu’elle existait
avant qu’elle ne tombe sous le joug colonial et qu’elle ne se mette à prendre des traits
de la culture dominante. Toute trace de transformation, d’invention ou d’influence
extérieure signale alors une possible falsification. De ce fait, l’idée d’authenticité
masque souvent une idéologie de pureté ethnique ou raciale. Cela s’est traduit par une
attitude récurrente à l’égard des danseurs exotiques : si leurs danses n’exaltaient pas
l’image préconçue que le public en avait, ils perdaient alors de leur attrait spectaculaire
et faisaient l’objet de sévères critiques. Lorsque le danseur sénégalais Féral Benga se
produisit en novembre 1933 au Théâtre des Champs-Elysées, dans des chorégraphies de
sa création utilisant les partitions de Debussy, on regretta que celles-ci n’exaltassent
pas une africanité attendue. Pour le journaliste Fernand Divoire, Benga aurait dû
« danser selon sa loi [et] se libérer de tous ces rubans, de tous ces bouts de satin qui
entravent ses mouvements. Qu’il danse en ramassant en lui des souvenirs ancestraux »
(1934 : 67).
24 La quête d’authenticité s’accompagnait aussi de l’idée que l’origine culturelle du
danseur gageait du caractère authentique de ses danses. En concédant au seul atavisme
une compétence kinésique et artistique, elle révélait une conception biologique de la
culture. Les artistes occidentaux qui, à partir des années 1920, se mirent à apprendre
des danses d’ailleurs et les interprétèrent sur scène furent à l’occasion l’objet de
considérations biologisantes qui s’attardaient moins sur leur éventuel talent que sur
leurs gènes. Fernand Divoire se montra très réservé lors du récital donné par la Russe
Xénia Zarina, dont le programme incluait des danses balinaise, cambodgienne et
japonaise. Il déclara : « Je me méfie toujours un peu quand je vois une blanche, qu’elle
soit américaine ou russe, exécuter des danses qui exigent, il me semble, de la part de la
danseuse, d’être née en quelques pays d’Asie et d’avoir, toute sa vie, été imprégnée de
ses rythmes » (1939). C’est un discours que l’on retrouve encore bien souvent, alors
qu’avec la mondialisation des savoirs chorégraphiques, les diverses formes de danses de
la planète sont enseignées et pratiquées par des individus dont ce n’est pas la culture
d’origine. Les artistes français initiés aux danses classiques de l’Inde rapportent les
préjugés négatifs dont ils font l’objet. Certains programmateurs ont ainsi dénoncé un
contrat déjà signé quand ils ont appris qu’ils n’avaient pas affaire à d’authentiques
Indiens (Frétard, 1997 : 26). Il en est de même pour les danseurs blancs ayant choisi de
s’exprimer au travers de la « danse africaine », « univers d’un corps soumis à une
couleur décidément incontournable » (Bebey, 1987 : 155). A cause de leur pigmentation,
le public ne leur accorde guère de crédibilité et estime que « c’est quand même mieux
dansé par un Noir ». Américaine installée en Allemagne, la danseuse Helene Eriksen
pratique le répertoire des danses iraniennes depuis près de vingt ans. En tant
qu’artiste, elle est sollicitée lors de fêtes privées par la communauté iranienne qui
apprécie son interprétation authentique. En revanche, parce qu’elle ne justifie
d’aucune filiation iranienne, le public allemand la considère comme moins authentique

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que les danseurs d’origine iranienne qui développent quant à eux un style original
empruntant à d’autres genres (Eriksen, 2000 : 363)
25 D’authentiques danses africaines ou asiatiques, c’est ce que proposent également la
plupart des agences de voyages dans leurs circuits touristiques. Ce choix procède à
nouveau de l’idée que danses et chants sont l’expression métonymique d’une culture.
« Les chants et danses sont l’âme du village » peut-on lire dans le catalogue Jet Tours 12.
Ils en sont de fait les traits les plus saisissables, les plus pittoresques et pour cette
raison, vont constituer au sein du parcours une sorte de point d’orgue, un moment
d’intensité redoublant l’effet d’exotisme. Ils attestent aussi, selon la rhétorique
voyagiste, du caractère authentique des populations à découvrir, lequel forme le critère
d’intérêt mis en avant, parfois avec insistance, par l’ensemble des catalogues
touristiques. Les séjours d’Accor tour le stipulent même dans leur intitulé : « Sénégal
authentique », « Zimbabwe authentique »… L’argumentaire de l’authentique développé
par les voyagistes (Urbain, 1993 [1991] : 241; Rauch, 2002) participe du discours
primitiviste. Il fait appel à trois mythes consacrés de l’imaginaire sur l’autre :
l’ancestralité, l’immuabilité et la ritualité. Il prétend que les peuples en question ont
conservé un mode de vie ancestral, en harmonie avec la nature et dépourvu des
contraintes qui affectent l’Occident et sa civilisation moderne. Il affirme que les
cérémonies et traditions millénaires continuent d’y être pratiquées de manière
immuable. Bref, il fonctionne sur un schéma implicite d’opposition à la civilisation
occidentale qui convient à son objectif premier : vendre de l’évasion et du
dépaysement. Danses et chants forment un élément de cette proposition. Les
organisateurs les programment le plus souvent lors des dîners, dans les hôtels où font
halte les touristes. Interprétées en intérieur, elles peuvent aussi être présentées dans
un cadre moins confortable qui confère à la représentation un caractère à la fois plus
spontané et plus mystérieux. Donatello servait ainsi l’un des dîners de son séjour en
Afrique du Sud au bord d’un feu de camp, tandis qu’autour, des Zoulous effectuaient
des « danses traditionnelles ». Le spectacle de danse est parfois prévu à l’occasion de la
visite d’un village ou dans un lieu reconstitué. Le parcours tracé par Rev’Afrique
comprend une escale dans un kraal zoulou « entièrement reconstitué » où sont donnés
des « spectacles de danses, chants, démonstrations guerrières et artisanales ». Ce genre
de configuration repose sur le principe du « faux authentique », selon la formule de
David Brown : bien que tout soit faux, le sentiment d’authenticité s’impose parce que le
dispositif touristique éveille des émotions profondes et authentiques (Brown, 1999 : 42).
26 Considérer cependant, comme Brown, que dans ce type de contexte, tout est faux, c’est
penser que la présence touristique proscrit toute authenticité en ce qu’elle altère les
significations des pratiques culturelles mises en scène. Pourtant, comme l’a récemment
montré Anne Doquet, ce n’est pas parce que les exhibitions de danse ne sont pas
conçues uniquement par et pour la population locale et que parmi leurs spectateurs
figurent des touristes qu’elles sont inauthentiques (2002 : 126). Ainsi, les festivals de
masques initialisés par la mission culturelle de Bandiagara pour développer le tourisme
et concurrencer Sangha, haut lieu touristique du Pays Dogon, au Mali, ont vu affluer les
touristes mais aussi un public local, de tous âges. Ils ont suscité « au cours des
préparatifs, des tractations intervillageoises ou certains vieux conflits furent en partie
réglés ». Ils ont détendu les relations entre générations et permis « aux plus anciens,
jadis maîtres dans la manipulation de la tradition pour conserver leur pouvoir, de
retrouver partiellement leur autorité dans ce domaine que les plus jeunes prennent
aujourd’hui en main » (124). Doquet en conclue que si le regard touristique encourage

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les mises en scène de la tradition, au travers notamment de spectacles de danse, « dans


les coulisses se jouent des négociations qui font sens pour les acteurs et peuvent
générer des resocialisations et des reformulations identitaires qui sont bien
contemporaines » (125).
27 Au travers des dénominations et des catégories descriptives par lesquelles elles furent
et sont encore appréhendées, les danses extra occidentales forment un analyseur du
rapport à l’altérité. Depuis qu’elles ont intégré le champ scénique mondial, dès la fin du
19e siècle, leurs désignations ont changé mais conservent pourtant des significations
semblables, traduisant ainsi la persistance du regard porté sur la danse de l’autre, un
regard pétri de primitivisme et d’orientalisme. Le paradigme de l’authenticité est sans
doute celui qui a le plus orienté la perception des spectateurs et l’a souvent tronqué.
Dépendant du contexte de représentation, l’impression d’authenticité exotique est
révélatrice des attentes du public mais aussi de sa capacité à se confronter à l’altérité.
En témoigne cette anecdote rapportée par le chroniqueur Gil Pérez, qui se déroula à la
fin du 19e siècle. Le propriétaire des Folies-Bergère, Léon Sari, avait alors engagé une
troupe de quatre « almées » venues de Tunis ou d’Alger.
28 « Dans une sorte de petit théâtre, aménagé sur la scène, décoré à l’orientale et
accompagnées par des Arabes authentiques », elles se « livrèrent à des danses
coutumières ». Mais « le public trouva que pour des danseuses elles ne changeaient
guère de place, elles ne remuaient pas assez; il chuta, siffla, cria au rideau. Les mêmes
incidents tumultueux se reproduisirent plusieurs soirs de suite. Sari dut renoncer à ce
numéro, mais, en homme avisé et en directeur retors, il voulut avoir le dernier mot, et
il l’eut. Olivier Metra, alors chef d’orchestre, fut chargé d’écrire la musique d’un ballet
dont on répéta hâtivement la chorégraphie confiée aux danseuses ordinaires des Folies
Bergère. […] Les Fausses almées, ainsi se nommait ce ballet où l’on parodiait avec esprit
les “moukères” dédaignées allèrent aux nues. Et l’heureux Sari encaissa pendant
plusieurs mois des recettes merveilleuses qui lui permirent de rapatrier généreusement
les quatre malheureuses venues dix ans trop tôt13 ».
29 « Exotiques, « ethniques » ou « danses du monde » mais de préférence
« authentiques », les danses de l’autre révèlent avant tout notre manière de construire
et d’inventer l’altérité.

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NOTES
1. « L’exotisme est la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensivité éternelle »,
(Segalen, 1978 : 33‑38).
2. L’ouvrage d’Alphonse Tiérou en est un exemple (2001).
3. Le Kathak, par exemple, est pratiqué à la fois en Inde et au Pakistan (Iyer, 1997 : 1).
4. Théophile Gautier, La Presse, 20 et 27 août 1938, in Guest (1995 : 64-75).
5. Lectures Pour Tous, novembre 1931.
6. Le Progrès, 10 mai 2004.
7. L’édition 2002 du Festival de l’Imaginaire, organisé par la Maison des Cultures du Monde,
comprenait un « rituel chamanique de Corée » et un « rituel afro-brésilien de Candomblé ».
8. Paris plaisirs, (131), juin 1933.
9. Le Monde colonial illustré, 26 septembre 1931.
10. En 1906, à Paris, on s’empoigna devant les grilles du Bois de Boulogne pour assister au
spectacle.
11. La revue Ballet international/Tanz aktuell de juillet 1998 publiait un dossier sur « The Death of
Ethnic Dance ». L’éditorial précisait qu’en « raison de la mondialisation, les danses rituelles et
tribales étaient menacées de disparition » et, se demandant « comment ces danses si originales
pouvaient être préservées », il indiquait qu’il s’agissait d’un défi plus pour les ethnologues que les
chorégraphes (6). Dans ce numéro, le chorégraphe néo-classique Jirí Kylián évoquait sa rencontre
avec les aborigènes d’Australie. « Les danses des aborigènes viennent d’un autre temps : elles
nous ramènent à des siècles en arrière ». Il se disait marqué par leur culture « si modeste dans sa
fierté, si riche dans sa simplicité et cependant voué à la disparition » (27, 29).
12. Catalogue Jet Tours, été 2000, p. 363.
13. Gil Perez, in Les coulisses parisiennes, 200 illustrations, Paris, La vie de Paris, s.d.

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RÉSUMÉS
Découvertes sur les scènes occidentales à partir de la fin du 19 e siècle, les danses d’ailleurs ont été
appréhendées au travers de différentes désignations et catégories discursives qui décrivent un
type de rapport à l’altérité. Qualifiées d’« exotiques » jusqu’aux années 1940, puis d’« ethnique »
ou encore de « danses du monde », leurs différentes dénominations renseignent sur nos manières
de construire et d’inventer l’autre. Si leur découverte occasionna une réévaluation des critères
esthétiques propres aux formes occidentales de danse et révéla l’existence d’une multitude de
pratiques chorégraphiques dans le monde, elle s’effectua au travers d’une perception imaginaire.
Le paradigme de l’authenticité, gage d’une altérité non falsifiée, et ses deux corollaires,
l’ancestralité et l’immuabilité, en est l’un des traits dominants. Il se retrouve encore aujourd’hui
dans les spectacles de chants et de danses des circuits touristiques.

When dances from distant lands started being staged in the West at the end of the 19th century,
they were described with different designations and discursive categories, showing a specific
relation to the Other. Categorized as “exotic” until the 1940’s, these dances were then named
“ethnic” as well as “world dances”. As a result, these different terms highlight the ways the West
has built and invented otherness. The discovery of such dances led to a reevaluation of Western
esthetics judgements and emphazised the variety of choreographic traditions worldwide. At the
same time, this new awareness also was based on an exotic imaginary focused on the notion of
authenticity associated with ancestrality and immutability, and perceived as a evidence of an
unspoiled otherness. A similar pattern is still found today in singing and dance performance
organized by tour guides.

INDEX
Mots-clés : authenticité, danse, exotisme, spectacularisation
Keywords : authenticity, dance, exotism

AUTEUR
ANNE DECORET-AHIHA
Anne Décoret-Ahiha est anthropologue, docteur de l’Université Paris VIII. Elle est membre du
Laboratoire d’anthropologie des pratiques corporelles (LAPRACOR) de l’Université Clermont-
Ferrand II. Ses recherches portent sur les pratiques interculturelles de danse. Elle a publié en
2004, Les Danses exotiques en France : 1880 – 1940, aux éditions du Centre national de la danse,
prix du meilleur livre de danse de l’année. Formatrice et conférencière, elle enseigne l’histoire et
l’anthropologie de la danse à l’Université de Clermont-Ferrand II, à l’Université de Lyon II, au
Conservatoire régional de danse de Lyon. Elle participe également à l’élaboration de produits
pédagogiques et s’occupe de la reconversion professionnelle des artistes chorégraphiques.

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Notes de lecture

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L’histoire sociale de la musique


populaire américaine, un
renouvellement des perspectives
Paul Schor

RÉFÉRENCE
ALTSCHULER, Glenn C., 2003. All Shook Up, How Rock’n’Roll Changed America. Oxford :Oxford
University Press.
GURALNICK, Peter, 2003. Sweet Soul Music : Rhythm & Blues et rêve sudiste de liberté.
Paris : Allia.
SMITH, Suzanne E., 2000. Dancing in the Street : Motown and the Cultural Politics of Detroit.
Cambridge MA : Harvard University Press.
VAILLANT, Derek, 2003. Sounds of Reform, Progressivism and Music in Chicago,
1873-1935. University of North Carolina Press.

1 Alors que les autobiographies et biographies plus ou moins hagiographiques et les


ouvrages érudits sur tel courant musical ou tel label abondent, la musique populaire
américaine a longtemps souffert de l’absence d’ouvrages historiques qui mobiliseraient
les concepts et les méthodes des sciences sociales et permettraient de comprendre la
musique populaire dans le contexte des transformations sociales du 20e siècle. Au cours
de la décennie écoulée plusieurs ouvrages sont parus aux Etats-Unis, publiés par des
presses universitaires, qui entendent appréhender la musique comme un moyen de
décrire la société américaine. Les ouvrages dont on a choisi de rendre compte ici
montrent la vitalité et les promesses de cette nouvelle direction de la recherche
universitaire qui n’est plus limitée aux départements de musicologie mais devient un
objet légitime des sciences sociales.
2 On a choisi quatre ouvrages qui illustrent ce renouveau, dont l’un est la récente
traduction de l’ouvrage de Peter Guralnick, paru aux Etats-Unis en 1986. Ils ont en
commun d’expliquer l’histoire politique et sociale des Etats-Unis par l’histoire de

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la musique populaire, s’attachant à mettre en valeur des moments importants de


l’histoire américaine par une démarche originale : la déségrégation et la fracture des
générations de l’après-guerre pour Altschuler; les droits civiques dans la grande ville
industrielle qu’était Detroit durant les années soixante pour Smith; le mouvement
progressiste au tournant du 20e siècle à Chicago pour Vaillant. L’ouvrage de Glenn
C. Altschuler est plus général mais n’est pas dénué d’intérêt en ce qu’il constitue un bon
éclairage sur les Fifties, tandis que les deux autres, qui sont des monographies de
métropoles industrielles du Midwest, intéressent autant l’histoire urbaine que l’histoire
de la musique populaire sans en sacrifier aucune. Le livre du critique musical Peter
Guralnick trouve sa place ici par la richesse de ses entretiens et parce qu’il représente
une tentative intéressante d’intégrer une enquête sur les musiciens et les producteurs à
un projet politique général, celui du rapprochement des Noirs et des Blancs.
3 Derek Vaillant propose, dans Sounds of Reform, Progressivism and Music in Chicago,
1873-1935, une analyse très originale de ce qu’il appelle le « progressisme musical »,
c’est-à-dire les efforts des activistes pour faire de la musique profane le vecteur de la
réforme sociale et politique, pour inclure dans la sphère publique, en tant que publics
musicaux, des groupes sociaux qui constituaient les marges mais aussi la majorité de la
population de Chicago : les ouvriers, le plus souvent immigrés, des quartiers industriels
de la ville. Il se penche sur le projet de faire des pratiques musicales l’instrument de la
démocratisation, en se concentrant non sur la transplantation de la musique classique
européenne, mais sur les musiques folk ou populaires et commerciales qui étaient celles
qu’écoutaient et jouaient les classes populaires dans l’espace public. Le projet de
l’auteur est de redonner à la musique la place qu’elle mérite, selon lui, dans l’histoire de
la période « progressive ». Chicago, ville dont, en 1890, 78% des habitants avaient au
moins un parent immigré et où les réformateurs sociaux étaient nombreux et influents,
fournit le cadre d’une monographie urbaine, forme qui privilégie l’histoire sociale et
culturelle plus que l’histoire des genres musicaux, mais qui permet à l’auteur de joindre
les deux traditions, en s’attachant, par l’étude des festivals et des concerts publics, à
décrire la place de la musique dans la vie des habitants et dans la ville. Dans cette
perspective, la distinction entre musique classique et musiques populaires n’est pas
pertinente pour montrer comment les usages de la musique ont contribué à ordonner
l’espace social, puisque la hiérarchie des genres ne se superpose pas aux hiérarchies
sociales. Ce n’est pas le répertoire mais les publics musicaux qui sont étudiés. Les
concerts publics et gratuits, comme l’éducation musicale gratuite, ont ainsi suscité des
expériences partagées, qui allaient dans le sens du projet des réformateurs de Hull
House de produire une culture civique commune, mais ils n’ont pas pour autant effacé
les barrières de classe et d’ethnicité qui donnaient sa forme à la ville. En liant le
développement de parcs municipaux au tournant du siècle et les pratiques musicales
que ces parcs permettaient, Vaillant fait de la musique un instrument de la politique
municipale qui va bien au-delà de la mise à disposition d’espaces récréatifs publics et
gratuits. L’analyse des fanfares municipales qui jouaient dans ces parcs montre les
projets politiques des élites réformatrices, mais aussi leurs limites, notamment en ce
qu’ils respectaient la géographie existante des quartiers, et donc la séparation des
classes et des races. Mais pour lui, l’appropriation des parcs par les masses urbaines,
qui rompait avec la pratique « passive » de considérer les parcs comme un paysage,
constitue bien une démocratisation des usages de l’espace public. Les expériences
musicales de Chicago dans les années 1900 et 1910 ont ainsi préparé la politique
artistique du New Deal, et en particulier le Federal Music Project qui est évoqué dans la

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dernière partie du livre, qui avait lui aussi comme ambition de promouvoir par la
démocratisation de la culture une culture démocratique. En 1935 aussi, le projet élitiste
des cadres du FMP d’apporter au peuple la musique cultivée fut détourné sous la
pression des militants locaux, qui purent aller plus loin encore, puisque ce programme
donna du travail à des musiciens classiques mais aussi de jazz et de swing, noirs et
blancs. C’est tout l’intérêt de ce livre de montrer comment la musique fut, localement,
l’objet d’espoirs de progrès social et politique, mais aussi le révélateur de conflits
culturels et sociaux. Si ce livre n’est pas au sens strict une contribution à l’histoire de la
musique populaire, au sens où il ne s’intéresse pas principalement aux formes
musicales, il apporte un éclairage riche et original sur la musique comme enjeu et
facteur de la construction d’une culture civique.
4 Ce lien entre la musique populaire et la production des identités est également étudié,
mais dans une perspective et un contexte différent, par Glen C. Altschuler dans All
Shook Up, How Rock’n’Roll Changed America, où il relit à travers le prisme du rock’n’roll
l’histoire sociale et culturelle d’une décennie (1955-1965) : la race et la déségrégation, la
sexualité, le conflit des générations, les « guerres de la culture pop », autant de
chapitres qui font de ce livre court une solide introduction à la période, combinant
habilement les sources traditionnelles de la critique musicale et celles de l’histoire
sociale et culturelle. Bien que le thème qu’il développe d’une décennie marquée par
l’anxiété culturelle ne soit pas neuf, l’intérêt de son livre vient de la réussite de
l’intégration de ces deux plans, l’histoire du rock’n’roll et l’histoire de la société
américaine, faisant du rock’n’roll la métaphore de l’intégration raciale, des débuts de la
libération sexuelle et plus généralement de la contestation, défendant l’idée séduisante
selon laquelle « it is impossible to imagine the ’60s in the United States without
rock’n’roll » (p. 186).
5 Les années 1960 sont elles l’objet de deux livres fort différents qui traitent de la soul
music sous ses deux formes canoniques, la Northern Soul identifiée au label Motown de
Detroit (Motor Town) et la Southern Soul produite par les multiples labels indépendants
du Sud. Les deux font de la soul music un élément central de la période des droits
civiques, non pas le fond musical de cette époque troublée mais un des lieux où la
culture américaine s’est reconfigurée. Peter Guralnick et Suzanne E. Smith situent
différemment cette musique par rapport à la ligne de couleur, Guralnick faisant de la
soul la musique du métissage par excellence, tandis que Smith entend au contraire
replacer Motown du côté de la culture des Noirs américains. Les deux livres montrent
cependant la centralité de la question raciale dans la production et la réception de la
musique populaire américaine.
6 La compagnie de disques de Detroit, Motown est souvent associée à l’idée du crossover,
le fait pour des artistes noirs d’étendre leur public au-delà des barrières raciales pour
toucher les consommateurs blancs, souvent en adaptant leur musique aux goûts de la
jeunesse blanche. Suzanne E. Smith, dans Dancing in the Street: Motown and the Cultural
Politics of Detroit, choisit de mettre en valeur ce qui a été négligé dans cette success-
story, les relations entre Motown et la communauté noire de la ville. « This book
demonstrates how a focus on Detroit presents a sharper picture of Motown’s cultural,
political and historical contributions throughout the Civil Rights sera »(p. 8).
7 Faisant de Berry Gordy, le patron de Motown, l’héritier des messages de Booker
T. Washington et de Marcus Garvey qui ont encouragé au début du 20e siècle les Noirs à
privilégier la réussite économique, et interprétant l’idéal capitaliste noir comme un

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moyen de l’autonomie politique, elle remarque qu’en 1964 « In Detroit, the Motown
Record Company was accomplishing what Malcolm X and the Freedom Now Party
advocated : economic independence that did not rely on the industrial base of the city –
auto production – to survive» (p. 88). On peut toutefois s’interroger sur les limites de ce
parallèle que décrit l’auteur, qui fait de la réussite exemplaire de l’entrepreneur Berry
Gordy une victoire des Noirs au même titre que les combats politiques locaux ou
nationaux, dans la mesure où Motown s’inscrivait dans le cadre de l’économie
capitaliste de la musique et non en rupture, mais cette contradiction est aussi plus
généralement celle de la réussite économique comme voie privilégiée du nationalisme
noir. De ce point de vue, le fait que Motown ait produit le disque du discours à Detroit
de Martin Luther King en 1963, The Great March to Freedom, plutôt que celui de Malcolm
X venu à Detroit quelques mois plus tard, témoigne, au minimum de la prudence, sinon
du conservatisme politique, de la compagnie de Berry Gordy, dont on a parfois
l’impression que Suzanne E. Smith souhaite la rattacher au nationalisme noir plus
nettement que ses sources ne le permettent. Ce livre qui étudie de façon intéressante
les liens entre un label d’envergure nationale et internationale et son environnement
urbain, souffre de la volonté manifeste de l’auteur de racheter Motown, de contrer
l’image du crossover qui colle à la pop sophistiquée du studio de Detroit, pour le
réintégrer dans l’histoire des Africains-Américains, au prix de quelques exagérations.
Au-delà du cas de Motown, ce livre reste néanmoins une histoire très riche des liens
entre la musique populaire, ses artistes et ses entrepreneurs, et une ville, ses hommes
politiques, ses activistes, et sa population, un portrait du Detroit noir des années 1960
qui montre la richesse culturelle méconnue de la ville de l’automobile et qui replace les
grandes villes industrielles du Nord au centre de l’histoire du mouvement des droits
civiques. En restituant, notamment en ayant recours aux archives de la presse locale, le
contexte de la réception par la communauté noire de Detroit de la musique qui sortait
de « Hitsville, USA », ce livre invite à relire le succès de Motown en lien avec le milieu
qui l’a vu naître et qui a contribué à son développement. L’auteur explique ainsi la
faveur persistante du public pour les productions de Motown des années 1960 plutôt
que pour ses productions ultérieures : « Throughout the 1960s and early 1970s Hitsville,
USA, came to symbolize the true promise of black America when the doors of
opportunity were open to all regardless of race » (p. 251). Le transfert à Los Angeles
puis la vente de Motown à MCA représenterait ainsi le pendant de la
désindustrialisation de Detroit : la fin d’une période heureuse où Motown avait été, en
chiffre d’affaires, la plus importante entreprise noire indépendante du pays, tous
secteurs confondus.
8 De ce point de vue, et pour des raisons différentes, Suzanne E. Smith rejoint la
conclusion de Peter Guralnick, qui voit dans les années 1960 un âge d’or de la musique
populaire noire américaine. Sweet Soul Music : Rhythm & Blues et rêve sudiste de liberté est
la traduction récente en français de l’ouvrage de Peter Guralnick paru en 1986; s’il est
écrit par un critique de musique, il n’en constitue pas moins une très belle histoire de la
soul music, un mouvement qui ne se comprend qu’en lien avec le mouvement des droits
civiques. Guralnick, en insistant sur une région, le Sud, et un contexte, celui des années
1960, montre comment le crossover, mélange des genres, des publics et des artistes par-
delà la ligne de couleur, a accompagné un espoir de recul des barrières raciales que
l’assassinat de Martin Luther King a brutalement stoppé. Pour lui, le paradigme du
crossover est la clé de la musique populaire américaine, faite d’emprunts et de dialogues
mutuels. Guralnick fait des années soixante le moment où il a été le plus actif,

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produisant une musique nouvelle, aux racines gospel, blues, et country, fruit de la
collaboration d’artistes et d’entrepreneurs blancs et noirs. D’une certaine manière cet
ouvrage érudit, fruit de centaines d’interviews, montre comment les individus, célèbres
ou obscurs, ont vécu ces événements, et il le fait d’une manière qui va au-delà de
l’anecdote et complète l’histoire sociale « par le bas » (« history from the bottom up ») qui
est le mot d’ordre de l’histoire sociale universitaire. Il mérite d’être lu, ne serait-ce que
pour la transcription de l’oraison funèbre prononcée par Jerry Wexler à l’enterrement
d’Otis Redding, en décembre 1967, qui précède de quelques mois celui de Martin Luther
King où a chanté Aretha Franklin. A Macon, Georgie, la ville d’où venait Otis Redding, le
producteur a rappelé qui était Otis Redding et pourquoi il était resté dans le Sud : « It
was the obligation of educated and talented Negroes to help open the doors of
opportunity for their race … Otis’s great composition, “Respect”, has become an
anthem of hope for people around the world. Respect was something Otis achieved for
himself in a way few people do. Otis sang, “All I’m asking for is a little respect when I
come home”, and Otis has come home » (p. 328 de l’édition américaine).

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Varia

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« Nos ancêtres les Arabes... »


Généalogies d’Afrique musulmane

Xavier Luffin

1 Quiconque se penche sur les généalogies et les mythes fondateurs en Afrique


musulmane constate que de nombreux peuples – ou quelquefois, de manière plus
restrictive, certains de leurs clans ou de leurs familles – revendiquent des origines
arabes. Ils fondent souvent cette assertion sur un récit plus ou moins légendaire,
relatant tantôt l’arrivée d’un ancêtre arabe qui aurait épousé une princesse locale,
tantôt l’installation de quelque famille prestigieuse, venue de la péninsule arabique ou
du Levant. Cette tradition s’observe de l’est à l’ouest du continent. Il est vrai que les
liens entre le monde arabe et l’Afrique sont très anciens et remontent dans certaines
régions à la période pré-islamique. Dans des pays comme le Soudan, l’Ethiopie ou la
Somalie, Arabes et Africains se sont incontestablement mêlés, et l’origine arabe de
certaines grandes familles africaines ne fait pas de doute. Dans d’autres cas, leurs
origines arabes sont plus obscures, mais tout autant mises en avant, avec plus ou moins
d’insistance.
2 L’objectif de cet article n’est nullement de déterminer quel peuple ou quelle famille du
continent africain est effectivement d’origine arabe et lequel ne l’est pas. Ce serait
impossible dans de nombreux cas, mais surtout inutile. Nous tenterons plutôt de
comprendre pourquoi certains insistent tant sur leurs origines arabes, pourquoi les uns
les mêlent à leur passé africain, tandis que les autres y voient un élément qui exclut
leur africanité.
3 En outre, certains musulmans du continent noir assument bien sûr parfaitement leur
identité africaine, sans recourir à une quelconque généalogie arabe. Nous ne
prétendons donc pas, par les exemples qui suivent, résumer l’Histoire de l’Afrique
musulmane à une simple quête d’arabité. Mais l’étendue des cas, dans le temps comme
dans l’espace, mérite tout de même qu’on s’y attarde.

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1. Le récit de l’ancêtre arabe : quelques exemples


4 En Afrique de l’Est, plusieurs traditions établissent un lien « physique » entre la
présence de l’islam sur le continent et le monde arabe, situé de l’autre côté de la mer.
En Somalie par exemple, de nombreuses tribus clament des origines arabes, en
particulier dans le nord du pays. Ainsi, la tradition de l’ancêtre Darood 1 est commune à
plusieurs tribus, appartenant toutes au clan à qui il laissa son nom : un jour, Darood est
chassé d’Arabie et il traverse la mer pour se rendre sur la côte somalienne. Arrivé au
pied d’un arbre, il creuse un puits. Doombiro, la fille de Dir, souverain local, fait
connaissance avec cet étranger. Mais Dir constate au retour de sa fille que le troupeau
est mieux abreuvé que d’habitude et il décide de la suivre pour en connaître la raison.
Darood, voyant le père de Doombiro arriver, couvre le puits d’une grosse pierre et se
cache dans l’arbre. Dir essaie sans succès d’ouvrir le puits, alors Darood lui propose un
marché : il descendra de l’arbre et ouvrira le puits à condition qu’il puisse épouser sa
fille. C’est ainsi que Darood épousa Doombiro et fut a l’origine de certains clans
somaliens (Mansur, 1995 : 118). La même histoire, qui est peut-être la déformation
d’une tradition pré-islamique, se retrouve chez les Oromo d’Ethiopie, apparentés aux
Somali.
5 Un autre grand clan somali, celui des Isaq, tient aussi pour ancêtre éponyme un
voyageur venu de la Péninsule arabique et répondant au nom de Shaykh Ishāq bin
Ahmad. Les ancêtres d’Ishāq seraient originaires d’Irak, mais se seraient installés à
Médine, puis au Yémen, dans le Hadramawt. Un jour, Ishāq vit Dieu en rêve, qui lui
ordonna de répandre l’islam au-delà des mers. Il traversa alors le Golfe d’Aden en
voguant sur son tapis de prière et il s’installa en Somalie (Bader, 2000 : 105; Hrbek et El
Fasi, 1997 : 90).
6 Au Soudan, certains peuples musulmans tentent de se rattacher à Ja’al – ou à un Ja’alī
(tribu arabe du Soudan) qui aurait épousé une princesse locale : c’est le cas de certains
clans Bejja des Bānī ‘Amr et d’autres clans du Dārfūr et du Wadāy (Holt et Daly, 1988 :
5). Selon des généalogies compilées à partir du siècle dernier – mais qui lui sont
antérieures – les Funj – un important royaume de la région – revendiquaient une
origine ummayyade2 .
7 En Ethiopie, les communautés musulmanes enracinèrent leurs origines dans la région
de la Mecque, comme la dynastie qui régna sur le royaume de Shoa, du 9 e au 13e siècle,
et qui prétendait descendre des Banū Makhzūm, puissant clan qurayshite – les Quraysh
étant la tribu dont était issue le Prophète. La dynastie qui lui succéda, celle des
Waslama, revendiquait elle aussi une lointaine ascendance arabe (Hinds, 1991 : 139a;
Cerulli, 1997 : 407 sq.).
8 Sur la côte swahili, en Afrique orientale, plusieurs traditions orales mais aussi des
chroniques locales comme celle de Lamu rapportent que des hommes envoyés par le
calife ummayyade ‘Abd al-Malik (685-705) s’installèrent dans la région, ou qu’au
contraire deux frères de la famille arabe des Julanda, après leur défaite contre le même
calife, vinrent s’y réfugier. D’autres traditions font état de familles yéménites et
omanaises établies dans la région depuis des temps reculés (Allibert, 1988 : 112).
9 En poursuivant vers le sud, on constate qu’aux îles Comores – qui présentent de
nombreuses affinités avec le monde swahili – plusieurs traditions orales mettent en
évidence les familles arabes qui s’y seraient installées : tantôt des Ummayyades, qui

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auraient fondé les villes de Domoni et Ntsaweni, tantôt des Irakiens ou des Arabes de la
Péninsule arabique, voire des Iraniens venus de Shiraz (Allibert, 1988 : 113 sq.; Lafon,
1988-89 : 99).
10 Encore plus bas, à Madagascar, les communautés musulmanes installées depuis de
nombreux siècles sur les côtes orientale et occidentale de l’île insistent sur leur
ascendance arabe : les Antanosy par exemple considèrent que leur ancêtre Raminia est
arrivé de la Mecque (Esoavelomandroso, 1991 : 368). Quant aux Zafikazimambo, ils
rapportent qu’à une époque reculée, le Calife de la Mecque envoya leurs ancêtres sur
l’île, embarqués dans de grands canots, afin d’instruire la population locale. Le prince
de Matatana accepta de donner sa fille en mariage au chef de cette délégation arabe, à
la condition que leur descendance portât le nom de la fille en question, Kazimambo
(Allibert, 1988 : 115).
11 Dans cette autre aire culturelle que constituent la région subsaharienne et l’Afrique de
l’Ouest, des récits similaires circulent. Ainsi, de nombreuses populations musulmanes
du Tchad, arabophones ou non, revendiquent une origine yéménite : c’est le cas des
Juhayna (répartis entre le Soudan et le Tchad, nous y reviendrons plus loin), des
Bagirmi, des Tamagra…3.
12 Shaykh Jedda, un Palestinien d’origine tchadienne rencontré en 1995 dans le « Quartier
Africain »4 de Jérusalem, dont il était alors le mukhtār, insistait lui aussi sur le fait qu’il
était né au Tchad d’une famille « arabe pure », arrivée il y a plusieurs générations de la
Péninsule arabique et portant le même nom que la célèbre ville saoudienne.
13 La tradition est ancienne dans la région du Tchad, puisque chez les Zaghāwa, la
dynastie des Sēfuwa, qui domina la région du Kānem (Tchad) dès le 11 e siècle,
prétendait avoir pour ancêtre le héros yéménite Sayf Bin Dhī Yazān. Ce cas-ci est
intéressant car parallèlement à leur généalogie arabe, certains souverains Sēfuwa ne
renièrent pas non plus leurs origines locales, à la fois pour enraciner la légitimité de
leur présence dans le Kānem et pour récupérer le passé des Duguwa, qui avaient créé
dans la région un État apparemment fortement structuré (Lange, 1991 : 167 sq.).
14 D’après Babou Condé, un griot du Haut-Niger qui a livré sa version de l’Histoire de
l’ancien Mali à Camara Laye, il existait autrefois entre la Guinée et le Mali le royaume
de Tabon. Ce royaume aurait été fondé dès le 7e siècle par un certain Abdoul Wakass,
venu d’Arabie. Après avoir traversé l’Egypte, il serait allé plus à l’Ouest jusqu’à arriver
chez les Tabonka. Ceux-ci en firent leur roi car il était lettré et connaissait l’arabe.
Abdoul Wakass épousa alors une fille de la famille Camara et unifia le pays (Laye,
1978 : 33).
15 La dynastie songhay des Dia, quant à elle, prétendait venir du Yémen. Selon une
légende, deux frères étrangers seraient arrivés dans la région de Kukia, ancienne
capitale de l’empire songhay. L’aîné aurait affronté le Démon du fleuve qui régnait alors
sur la région et l’aurait vaincu. Il serait alors devenu le roi de la région et aurait ainsi
fondé la dynastie des Dia. Ce dernier terme serait une déformation du premier mot de
la phrase suivante : jā’ [min al-Yaman], « il est venu du Yémen ». Une légende similaire
aurait également cours dans le Kordofan, le Ghana, le Bornou et le Wadāy (Diop, 1987 :
162).
16 Au Nigeria, certains Yoruba convertis à l’islam prétendent avoir pour ancêtre un
certain Lamurudu (probablement une déformation de Nimrūd) qui aurait régné à la
Mecque. Selon d’autres, comme le Sultan Muhammad Bello (1779-1837), les ancêtres

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des Yoruba auraient été chassés d’Irak par un certain Ya’rub Ibn Qahtān et forcés de
traverser l’Egypte, le Soudan, l’Ethiopie puis d’errer toujours plus à l’Ouest pour
finalement arriver au Nigeria. Le même Ya’rub serait d’ailleurs à l’origine de
l’ethnonyme Yoruba5.
17 Chez les Haoussa du Nigeria, certaines traditions se rapportent également à Lamurudu
cité plus haut, mais une légende plus répandue soutient que leur ancêtre commun est le
prince Bayajida, déformation de l’arabe Abū Yazīd. Ce dernier, originaire de Bagdad,
aurait tué un serpent qui terrorisait la reine locale, Daura. Celle-ci accepta alors de
l’épouser et lui donna un fils, Bawogari. Puis Bayajida eut un autre fils d’une concubine,
Karbogari. Chacun des fils eurent eux-mêmes sept fils, chacun à l’origine d’un des
quatorze royaumes de la région. Cette légende se retrouve dans la tradition orale, mais
aussi dans la Chronique de Kano, un manuscrit arabe local remontant au 17 e siècle qui
relate l’histoire de cette ville en se basant sur les traditions locales 6. L’origine arabe des
Haoussa, justifiée par ces traditions, fut en outre relayée ultérieurement par les
chercheurs occidentaux, qui considéraient que cette légende reflétait une réalité
historique (Adamou, 1991 : 179).
18 Au Sénégal également, le lien de certains peuples – ou de certaines familles – avec les
Arabes est souvent mis en évidence. Dans le royaume wolof du Walo, le roi était choisi
au sein de trois lignages maternels : maure, sereer-lebu ou peul-mandingue (Diouf,
1994 : 30).
19 Lors d’un voyage en Mauritanie en 1995, une Maure nous livra l’explication suivante
concernant l’origine de la tribu peule des humr al-julūd, littéralement les « Peaux-
Rouges » : selon elle, il s’agirait des descendants de guerriers arabes. Ayant perdu le
contact avec les autres Maures de la région, ils se seraient métissés avec des femmes
peules et auraient adopté leur langue. C’est pourquoi ils ne seraient pas noirs mais de
teint cuivré… et auraient des facilités évidentes pour apprendre l’arabe, resté présent
quelque part dans leur esprit.
20 La liste des exemples précités n’est pas exhaustive et l’on pourrait bien sûr continuer à
énumérer les histoires et traditions locales se rattachant aux origines arabes des
populations africaines musulmanes. Mais cela n’est pas l’objectif de cet article, nous
n’avons voulu citer que quelques cas particulièrement représentatifs de ces traditions.
21 Il est intéressant de noter d’emblée que si l’ancêtre arabe revendiqué dans les cas
précités peut être originaire de pays assez divers – l’Irak, l’Egypte… – la péninsule
arabique est la région la plus récurrente. En fait, cette région est considérée comme le
berceau de la culture arabe, on l’appelle d’ailleurs jazīrat al-’arab, la « péninsule des
Arabes ». Les traditions arabes rapportent en effet que les ancêtres de tous les Arabes
sont Qahtān et ‘Adnān : les descendants du premier peuplaient le Yémen et ceux du
second le Hijāz, ensuite il se sont dispersés dans les autres régions (Al Hūt, 1979 (1955) :
165 sq.). En outre, c’est dans la péninsule arabique que l’islam a été révélé et que se
trouvent ses principaux lieux saints. Avoir un ancêtre venu de la Péninsule arabique
renforce donc doublement la qualité de cette origine arabe tant revendiquée.

2. Variantes : origines persanes et berbères


22 Si l’ascendance arabe est de loin la plus recherchée, il arrive aussi que certaines
familles d’Afrique de l’Est se prêtent des origines persanes. Ainsi, selon les chroniques

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swahili, notamment la Chronique de Kilwa, le premier sultan de la ville était un Persan


originaire de Shiraz qui avait épousé une princesse locale. Plus tard, les familles de
négociants s’attribuèrent le même type de généalogie arabe ou persane, de manière à
s’élever socialement (Matveiev, 1991 : 293).
23 En Somalie, plusieurs tribus se réclament aussi d’une origine persane, en particulier sur
la côte, dans la région des Banādir (du persan bandar, « port »). Par exemple, la tribu
des Shanshiyya tire son nom d’une région d’Iran, tandis qu’à Mogadiscio un quartier
ancien habité à l’origine par des marchands iraniens portait le nom de Shangani (qu’on
retrouve aussi sur la côte swahili), du nom d’un quartier de Nishapur (Mukhtar,
1995 : 5).
24 Aux Comores également, on raconte qu’il y a bien longtemps un Iranien, contraint de
fuir sa ville natale de Shiraz, se réfugia avec ses six fils sur l’île d’Anjouan (Allibert,
1988 : 114).
25 En Afrique de l’Est, les références à cette ascendance persane est ancienne – on en
recense dès le début du 16e siècle – et on attribue en outre à ces Shirazi toute une série
d’innovations, telles que l’utilisation de la pierre comme matériau de construction, la
fabrication de la chaux, le tissage du coton... (Freeman-Grenville, 1998 : 499 ab.).
26 En Afrique de l’Ouest, il existe également une tradition, certes moins répandue, liant
certains peuples aux Berbères. Makhtar Diouf voit dans les Peuls des descendants de
Berbères sahariens (Diouf, 1994 : 26), tandis que selon certaines traditions d’Afrique
occidentale, le Royaume des Songhay aurait été fondé par deux Berbères qui auraient
été accueillis par la population locale, qui finit par choisir ses rois parmi leurs fils
(Stamm, 1993 : 40).

3. Les raisons de la quête d’arabité


3.1. Islam et arabité

27 Mais pourquoi revendiquer un ancêtre arabe ? Cela confère-t-il un prestige particulier,


une certaine légitimité ?
28 De manière générale, on peut bien sûr mettre en avant le besoin d’un mythe des
origines, constant dans l’ensemble des civilisations. En Europe comme ailleurs, de
nombreux Etats ont exagéré ou altéré leur Histoire, voire tout bonnement créé des
mythes afin de prouver l’ancienneté de leur culture et son rayonnement. Cela leur a
permis de mieux asseoir leur légitimité, souvent même leur supériorité culturelle et
politique : exaltation des origines franques par la noblesse française, réappropriation
de son passé païen par la Grèce moderne…
29 En Afrique, on retrouve le même processus. En dehors du monde musulman, les
Amharas chrétiens d’Ethiopie par exemple ont eux aussi insisté sur leurs origines
solomonides – la dynastie royale serait issue de l’union entre le Roi Salomon et la Reine
de Saba – dans le même but d’acquérir un certain prestige grâce à des ancêtres illustres,
cités dans les Ecritures. Mais la quête d’arabité prend toutefois des formes
particulières, pour des raisons propres à l’islam d’une part, à l’Histoire de l’Afrique
d’autre part.
30 L’islam en tant que religion ne fait pas de différence entre les Arabes et les autres
musulmans, ni même entre les peuples de manière générale. Le Qur’ān insiste à maintes

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reprises sur l’universalité de son message, et certains hadīth 7 mettent même l’accent
sur l’égalité entre les races par rapport à la religion. A titre d’exemple, citons un hadīth
célèbre : bu’ithtu ilā al-ahmar wa-l-aswad, soit « J’ai été envoyé auprès des Blancs comme
auprès des Noirs »8.
31 Pourtant, un élément de taille confère aux Arabes un rôle particulier dans l’Histoire de
l’islam : même si son message se veut universel, le Qur’ān a été révélé en arabe à un
prophète arabe. La langue coranique est d’ailleurs considérée comme le seul miracle
dans la religion musulmane. On parle de l’i’jāz, l’inimitabilité du Qur’ān 9. Par la force
des choses, les Arabes furent les premiers à propager l’islam et à gouverner l’umma, la
communauté des croyants, même si cette situation changea par la suite. Les Arabes ont
donc une place particulière non pas dans l’islam – qui est clair sur ce point – mais dans
sa diffusion. Dans le cas d’individus ou de familles – car les traditions précitées
s’appliquent parfois à un peuple, parfois à une famille ou à un clan – une généalogie
garantissant une origine arabe offre donc des avantages à la fois politiques et religieux.
32 Les origines arabes d’un clan lui donnent une assise politique plus importante dans
l’imaginaire populaire. On a vu aussi que dans certains cas – le Sénégal par exemple –
avoir une origine déterminée est même un pré-requis pour prétendre au pouvoir. Le
pouvoir politique est donc lié à une certaine noblesse des origines, liée ici au prestige
de l’arabité, que démontrent bien les « mythes royaux » haoussa ou yoruba.

3.2. Le nasab

33 Un autre élément à ne pas sous-estimer pour tenter de comprendre ce phénomène est


l’importance du nasab, c’est-à-dire la filiation, la généalogie, chez les Arabes eux-
mêmes. Le nasab constitue effectivement le principe fondamental de l’organisation
sociale chez les Arabes et il a donné lieu, dès l’avènement de l’islam, à une importante
littérature. Parmi les nombreux ouvrages de généalogie, le plus important fut rédigé
par Hishām Al-Kalbī, au 8e siècle : le Jamharat al-nasab. Avec l’arrivée de nombreuses
populations non-arabes au sein de l’umma musulmane, l’intérêt pour le nasab se verra
consolidé et permettra notamment de déterminer le degré de « noblesse » d’une famille
(Rosenthal, 1993 : 967b à 969a).
34 Mais ces généalogies sont souvent falsifiées. L’Historien Yāqūt (13 e siècle) rapporte
qu’al-Jāhiz, célèbre écrivain du 9e siècle sur lequel nous reviendrons plus loin, aurait
proposé à un linguiste d’origine persane de lui forger une généalogie le rattachant à
une tribu bédouine, afin d’encore renforcer sa notoriété en tant que connaisseur de la
langue arabe (Touati, 2000 : 77).
35 Au siècle suivant, le célèbre Ibn Khaldūn consacra quelques pages de son fameux
ouvrage, al-Muqaddima (« l’Introduction ») à critiquer le comportement de nombreux
clans ou chefs de clans arabes qui « prétendent à des généalogies éclatantes. Ils
voudraient descendre de familles célèbres pour leur bravoure, leur noblesse ou leur
renom »10. Et de citer ensuite de nombreux exemples de généalogies arabes douteuses,
en particulier auprès des Zanāta, une tribu berbère importante à l’époque, en insistant
sur le fait que ces chefs de tribus berbères cherchent par ces généalogies une légitimité
politique. Ailleurs, il défend l’origine shérifienne (voir plus loin) – contestée par
certains de ses contemporains – de l’imām al-Mahdī, fondateur de la dynastie des
Almohades (Ibn Khaldūn, éd. non datée : 39 sq.).

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36 D’autre part, dans son étude sur la poésie anté-islamique, l’auteur égyptien Taha
Hussein (1889-1973) considère que plusieurs poèmes prestigieux considérés
généralement comme remontant à cette époque reculée auraient en réalité été
composés à l’époque islamique. L’une des raisons de cette imposture aurait été de
prêter à certains clans et tribus arabes un prestige particulier, notamment au niveau de
leur ascendance (Hussein, 1996).
37 Le recours à des généalogies ou a des récits permettant de prouver la qualité de son
arabité s’observe donc d’emblée au sein du monde arabe lui-même.
38 Le phénomène se retrouve d’ailleurs dans le monde arabe à l’époque contemporaine.
Un exemple récent est celui des Bahārna, à Bahrein. La population de ce pays est
composée principalement de trois groupes « socio-ethniques », les deux concepts étant
liés dans la vision des Bahrayni de leur propre identité : les ‘Arab, c’est-à-dire les
Arabes, qui sont Sunnites, les ‘Ajam, Shī’ites d’origine iranienne relativement récente,
et les Bahārna. Ces derniers, également Shī’ites, se considèrent comme les premiers
occupants du pays, tandis que les Sunnites leur prêtent – péjorativement – une origine
iranienne. Par réaction, certains Bahārna insistent sur une tradition qui rappelle que
les Bahārna sont venus il y a très longtemps du Yémen, pays si souvent invoqué pour
marquer la pureté de son arabité (Holes, 1980 : 73).
39 Mais l’importance de la généalogie dans la société arabo-musulmane recoupe dans de
nombreux cas une habitude similaire en Afrique. En Somalie par exemple, M.
H. Mukhtar relève que l’abtirsiinyo, équivalent du nasab en somali, revêt la même
importance chez les clans nomades. Ils insistent plus que les sédentaires sur leur
généalogie – mémorisée dès l’enfance – et donc sur leur arabité, puisque ces
généalogies remontent très souvent à un ancêtre arabe (Mukhtar, 1995 : 17). Ainsi, si la
généalogie était certainement déjà importante dans la tradition orale de nombreux
peuples africains avant leur conversion à l’islam, l’influence du nasab arabe a dû
contribuer à conserver ou à renforcer cette pratique.

3.3. Les Ashrāf

40 Certaines généalogies se doublent d’une dimension particulière : le « shérifisme » 11,


c’est-à-dire le fait de descendre du Prophète Muhammad et par conséquent de porter le
titre de sharīf.
41 Dans certains cas, le fait de se rattacher à la famille du Prophète rehausse encore
l’origine arabe d’une famille, d’une tribu ou même d’un peuple. Dans d’autres, il ne
s’agit aucunement de rechercher une respectabilité grâce à origine arabe, mais
uniquement d’acquérir la notoriété d’appartenir à la famille du Prophète, de celui qui a
été choisi pour révéler le Qur’ān aux hommes.
42 Cette pratique n’est pas spécifique à l’Afrique noire, puisque de nombreuses familles
arabes, au Maghreb comme au Proche-Orient, revendiquent des liens de parenté avec le
Prophète. En Asie du Sud-est, il existe également des familles revendiquant des origines
qurayshites, les Sada, de même que les Mawlānā en Inde. Cette tendance semble
toutefois particulièrement répandue en Afrique. L’historien sénégalais Cheikh Anta
Diop a relevé et critiqué le phénomène dans le chef de l’un de ses oncles qui prétendait
que seul vingt ancêtres le séparaient de Muhammad (Diop, 1987 : 162 et 177).

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43 Par ailleurs, être sharīf (pl. ashrāf) donne à une personne – ou à un clan – une certaine
légitimité pour gouverner, dans la même optique que les « mythes royaux » que nous
avons évoqués plus haut. En Erythrée par exemple, les Tigréens musulmans
considèrent qu’ils descendent de la tribu arabe des Quraysh, dont est également issue le
Prophète Muhammad. Selon leur tradition, il y avait dans cette tribu deux frères,
Zubayd et Zayd, du clan des Mu’āwiyya. Le premier est resté dans le « Bilād al-’Arab » –
ici la péninsule arabique – tandis que le second a traversé la mer Rouge et s’est installé
en Erythrée. Il eut six fils, ancêtres éponymes des six tribus tigréennes musulmanes
(Rodin, 1995 : 16).
44 Dans d’autres cas, il s’agit de gagner un prestige qui n’a pas spécialement d’objectif
politique, mais plutôt spirituel : le fait de descendre des Quraysh, donc de la famille du
Prophète, confère évidemment une aura particulière à un individu. Quelquefois, on
prête à ces descendants des pouvoirs particuliers : les ashrāf de Somalie, qui
revendiquent une filiation avec Fātima et ‘Alī, seraient dès la naissance dotés de la
baraka, interprétée comme un pouvoir « quasi divin » (Mukhtar, 1995 : 6).
45 Concernant l’Afrique de l’Ouest, Cheikh Anta Diop décrit bien les pouvoirs similaires
qu’on y prête aux ashrāf : leurs vêtements, le sol qu’ils foulent ou les objets qu’ils
touchent sont ainsi bénis. leur regard, le fait de leur serrer la main revêt un caractère
salvateur (Diop, 1987 : 177).

3.4. La place de l’Afrique dans l’Histoire musulmane

46 Un autre élément à prendre en considération dans l’analyse de ces traditions


généalogiques est la place qu’occupe l’Afrique dans l’Histoire du monde arabo-
musulman. La présence de l’islam en Afrique remonte à la naissance de cette religion,
puisque le Prophète Muhammad lui-même aurait envoyé une partie de ses hommes en
Ethiopie. Mais contrairement à d’autres peuples convertis à la nouvelle religion, les
Africains – en tant que peuples – n’ont pas été considérés des acteurs directs de la
nouvelle civilisation arabo-musulmane. Cela ne signifie évidemment pas que les
Africains n’ont aucunement participé à l’Histoire et à la civilisation islamiques, chacun
sait que des royaumes musulmans de première importance ont existé en Afrique de
l’Ouest comme en Afrique de l’Est. Mais l’impact qu’ont eu ces royaumes dans la
perception de l’Histoire par les musulmans eux-mêmes reste marginal, lorsqu’on le
compare à la place qu’occupent l’Andalousie ou le Proche-Orient par exemple. Ceci est
vrai sur le plan politique comme sur le plan culturel.
47 Une nuance importante doit être établie ici : la littérature arabo-musulmane reconnaît
à de nombreux Africains – en tant qu’individus – un rôle important dans la civilisation
arabo-musulmane, et ce dès les premiers temps : poètes, héros militaires, intellectuels…
Jāhiz, un célèbre auteur du 8e siècle, leur a d’ailleurs consacré un opuscule, le Fakhr as-S
ūdān ‘alā al-Bayd ān. Par contre, alors que les historiens arabes ont consacré maints
ouvrages à l’apport des cultures grecque, persane, indienne à l’Histoire universelle en
général et à l’Histoire du monde arabo-musulman en particulier, la place laissée aux
royaumes africains et à leur legs est bien plus maigre, hormis l’Ethiopie et la Nubie, qui
jouissent d’une place particulière et qui sont d’ailleurs désignés par un nom distinct des
« Africains » en général : les Habash et les Nūba sont en effet souvent considérés comme
une catégorie à part des Zunūj.

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48 Mais en tant qu’entités – pour ne pas utiliser le terme anachronique et ambigu de


« nations » – les autres cultures ont joué un rôle dans le monde arabo-musulman que
les cultures africaines n’ont pas joué.
49 Sur le plan politique d’abord, il faut citer dès le lendemain des premières conquêtes le
rôle des nouveaux convertis d’origine non-arabe – les mawālī – dans le renforcement de
l’umma : de nombreux Iraniens et Grecs, après leur conversion à l’islam, participèrent
activement à l’élaboration de la civilisation arabo-musulmane, les uns comme membres
de l’administration, les autres comme intellectuels. L’absorption d’un grand nombre de
ces convertis dès les premières décennies de l’islam donnera lieu dès le 8 e siècle à la
shu’ūbiyya, phénomène culturel complexe impliquant notamment une certaine forme
de revendication culturelle des mawālī par rapports aux Arabes « de souche » (Gibb,
1963).
50 Plus tard, les Iraniens comme les Turcs créeront des empires musulmans étendus,
comprenant des régions autrefois contrôlées par des Arabes, voire même les terres
ancestrales de ces derniers. Parallèlement, certains peuples africains créeront
également des royaumes importants, d’ailleurs parfois cités par les auteurs arabes,
mais ils resteront géographiquement marginaux, cantonnés à l’Afrique, et ne
menaceront jamais d’empiéter sur les territoires d’origine des Arabes.
51 En outre, l’importante production scientifique de certaines civilisations leur conféra
manifestement un aura particulier : elles sont vues comme des sociétés raffinées, bien
organisées, produisant des philosophes, des historiens, des scientifiques. A titre
d’exemple, l’historien du 11e siècle Abū al-Qāsim Al-Andalusī, dans son ouvrage Kitāb
tabaqāt al-umam – » Le Livre de la classification des nations » – range les divers peuples
de la terre parmi ceux qui ont apporté quelque chose aux sciences et ceux qui n’y
ont rien apporté. Les premiers sont les Indiens, les Iraniens, les Chaldéens, les Grecs,
les Byzantins, les Egyptiens, les Arabes et les Juifs. Les seconds comprennent les
Chinois,les Turcs, les peuples de l’extrême Nord comme les Slaves et les Bulgares et de
l’extrême Sud, en l’occurrence les Africains, mais aussi les Berbères (Abū Qāsim al-
Andalusī, 1912 : 8 sq.).
52 Plus tard, au 14e siècle, Ibn Khaldūn insistera dans sa Muqaddima sur le fait que la
plupart des savants musulmans ne sont pas des Arabes mais des étrangers – en
particulier des Iraniens – ce qu’il attribuera à l’oralité et au caractère nomade de la
culture arabe avant et aux premiers temps de l’islam (Ibn Khaldūn : 950 sq.). Avant lui,
al-Jāhiz avait déjà soulevé l’importance de l’écriture et les avantages qu’elle offre en ce
qui concerne la conservation du savoir (Anghelescu, 1995 : 57 sq.).
53 Ici intervient donc un nouvel élément : la force de l’écrit sur l’oralité. Les Persans et les
Indiens comme les Grecs ont laissé une importante littérature composée avant
l’avènement de l’islam, dont une grande partie sera d’ailleurs traduite en arabe. L’écrit
permet à une culture de continuer à exister, de laisser un témoin, d’autant plus fort
qu’il provient de la culture en question et pas d’un œil extérieur. Or, certains royaumes
africains antérieurs à la pénétration de l’islam dans le continent étaient très étendus et
bien organisés, mais ils ne laissèrent pas ou peu de traces écrites, qui auraient permis
d’en témoigner et d’être reprises auprès des observateurs arabes.
54 Dans le même ordre d’idée, la différence sur le plan de la culture matérielle –
architecture, beaux-arts… – entre la culture arabe et ses prédécesseurs iraniens, grecs
ou autres d’une part, et les cultures africaines a également joué un rôle dans la

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dépréciation par certains Africains de leur propre culture. En effet, cette différence sur
le plan matériel fut perçue quelquefois comme un élément d’infériorité. Ainsi, il est
révélateur qu’en kiswahili le terme ku-staarabu ou son synonyme ku-staarabika, dérivé
de l’arabe ista’raba (« s’arabiser », en arabe), signifie « être ou devenir intelligent, sage,
instruit, civilisé » Quant au sens originel du terme, « s’arabiser », il est passé au second
plan. D’autres termes, dérivés de ce verbe, font partie du même champ sémantique :
ustaarabu : civilisation », mstaarabu : « homme civilisé, bien éduqué, au comportement
correct » (Heylen, 1977 : 153; Lenselaer, 1983 : 498). Les Swahili, Africains islamisés
vivant sur la côte orientale de Tanzanie et du Kenya, ont tôt fait de se distinguer des
Africains de l’intérieur des terres. Par la religion qu’ils ont adoptée, mais aussi par le
nouveau mode de vie qu’ils ont en même temps acquis : vie citadine, occupation
commerciale, supériorité matérielle, différence d’habillement, nouveau style
d’habitat… Dès lors, de nombreux Swahili ont eux aussi recours à des généalogies leur
permettant de se désigner comme Warabu – » Arabes » en kiswahili – ou Shirazi, c’est-à-
dire Persans, des commerçants venus d’Iran et notamment de la ville de Shiraz s’étant
installés il y a plusieurs siècles sur la côte orientale de l’Afrique (Khalid, 1977 : 52, 73).
55 Tenter de mesurer le degré de civilisation d’un peuple par ses seules réalisations
matérielles ou littéraires – faisant fi de la richesse de ses traditions orales par
exemple – ne peut assurément conduire qu’à un jugement tronqué. Mais le fait est que
de tels jugements étaient bien ancrés dans l’imaginaire des Arabes qui étaient en
contact avec les Africains. En tout cas, la maigre place qu’ils accordaient à ces derniers
dans l’Histoire participe certainement à l’explication de cette mise en évidence de leurs
origines arabes, alors que ce phénomène est très peu observable chez d’autres peuples
musulmans non-arabes, comme les Persans ou les Turcs, qui insistent au contraire sur
leur spécificité.

4. Le rejet de la culture africaine


56 Jusqu’ici, nous avons passé en revue des exemples d’arabisation dont l’objectif était la
mise en valeur d’un ancêtre glorieux, la recherche d’une légitimité politique ou d’un
pouvoir spirituel ou encore le rattachement à une sphère culturelle jugée plus
valorisante. Mais ces généalogies ne remettent guère en cause le passé non-arabe des
peuples concernés : de nombreux Somali se disent d’origine arabe, cela ne les empêche
pas de conserver leur langue et leurs propres traditions, tout comme les Tigréens ou les
Haoussa. La recherche d’origines arabes par un clan voire par un peuple entier peut
revêtir une forme beaucoup plus complexe : le rejet de l’africanité.
57 Le cas du Soudan est particulièrement révélateur : il s’agit d’un pays où se côtoient de
nombreux peuples, de confessions diverses, où se parle un important nombre de
langues. Cette variété est toutefois beaucoup plus forte dans le sud du pays, le nord
présentant à première vue une dimension plus uniforme. En effet, même s’il y a des
régions où on parle le nubien, le tigréen, le bedawi ou d’autres langues encore, l’arabe y
est de loin la langue dominante, tout comme l’islam y est largement majoritaire. La
plupart des tribus arabophones installées dans le Nord du pays offrent une grande
variété de types physiques, où les traits africains sont souvent très présents, mais elles
se considèrent toutes comme arabes. Jacques Berque a résumé en une phrase brillante
la situation culturelle dans le Nord du pays : « les Soudanais du Nord vivent une

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africanité sans négritude. Ils se voient arabes et nullement noirs, mais « rouges »; les
Nègres, selon eux, tendent au « jaune »(Berque, 1999 : 210).
58 Encore une fois, la généalogie joue un grand rôle pour justifier, « légitimer »
l’arabité des gens du Nord : Barābra, Ja’aliyyīn (sing. : Ja’alī), Juhayna, tous disent avoir
un ancêtre arabe notoire. L’ancêtre le plus sollicité est manifestement Ibrāhīm Ja’al –
éponyme des Ja’aliyyīn – lui-même un descendant d’al-’Abbās, oncle du Prophète
Muhammad. En réalité, il semble que de nombreuses tribus du Nord sont en fait
constituées de Nubiens, arabisés au fil du temps par les mariages avec des Arabes. Le
système matriarcal qui avait cours dans les royaumes nubiens facilita grandement leur
arabisation : en effet, les descendants des Arabes qui se mariaient avec des femmes
locales obtenaient petit à petit le pouvoir, puisqu’il passait aux fils par l’intermédiaire
de leurs mères (Abd Al-Rahim,1973 : 31).
59 Certaines tribus des Barābra, comme les Sukkut et les Mahas, ont pourtant conservé
leur propre langue, un des nombreux dialectes du nubien, vestige de leurs origines
réelles. Les Juhayna eux disent descendre d’une tribu d’Arabie, qui émigra d’abord en
Egypte puis au Soudan, tout comme les Rufā’a (Holt et Daly, 1988 : 3 sq.).
60 Ce processus continua encore pendant la période coloniale : de nombreuses sources
britanniques des 19e et 20e siècles parlent de detribalized Africans à propos des Africains
qui s’étaient convertis à l’islam et qui, par la même occasion, abandonnaient l’ensemble
de leur culturer ancestrale : langue, coutumes, village d’origine et même liens
familiaux12.
61 Au Kenya et en Tanzanie, certains Swahili se qualifient eux-mêmes de Warabu,
« Arabes », selon que leur père, leur grand-père, leur arrière-grand-père ou un ancêtre
plus lointain est originaire de la Péninsule arabique (Khalid, 1977 : 53). Dans ce cas, il ne
s’agit donc plus seulement de revendiquer un lointain ancêtre arabe, mais bien de se
considérer comme Arabes à part entière, en reniant totalement ou largement ses
origines africaines. Pourquoi la recherche de l’arabité s’accompagne-t-elle ici d’un rejet
de la culture africaine ? Plusieurs pistes peuvent être dégagées.

4.1. L’arabisation comme phénomène général

62 Tout d’abord, un élément d’ordre général, justement souligné par Mazrui (1973 : 31),
doit être considéré ici. L’arabisation n’a pas accompagné l’islamisation uniquement au
Soudan ou en Mauritanie. Le cas du Proche-Orient et de l’Egypte est particulièrement
parlant : lors de la conquête de cette région – à l’exception de la Syrie – les Arabes
venus de la péninsule étaient bien sûr inférieurs en nombre aux autochtones, et ceux-ci
avaient derrière eux un passé culturel aussi ancien que riche et varié. Pourtant, après
quelques siècles, parfois après quelques générations, la grande majorité des musulmans
du Proche-Orient se considéraient comme Arabes, et non comme « Byzantins
musulmans », par exemple, pour oser un terme irréaliste. Parallèlement, les
autochtones qui conservèrent leur foi chrétienne gardaient aussi souvent – pas
toujours – leur identité culturelle et linguistique non-arabe ou « pré-arabe ». C’est le
cas des Assyro-Chaldéens et des Coptes.
63 Le lien entre islam et arabité est donc particulièrement fort et l’arabisation du Nord du
Soudan participe – en partie – d’un phénomène général d’acculturation observé ailleurs
depuis les premiers temps de l’islam. Notons que plus tard, un phénomène similaire
sera observable dans l’Empire ottoman : un chrétien se convertissant à l’islam – qu’il

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soit Grec, Slave ou Albanais – devient musulman, mais aussi Turc, la religion
musulmane dans les Balkans étant alors intimement liée à la population qui l’apportait.

4.2. Le concept de Jāhiliyya

64 L’avènement de l’islam constitue pour les Musulmans leur nouvelle référence


chronologique. Il y a désormais ce qui était avant l’islam – période nommée Jāhiliyya,
qui signifie « l’époque de l’ignorance » – et le monde après la révélation divine.
65 Les Arabes musulmans se sont largement désintéressés de ce passé non-islamique,
même s’ils y font encore référence dans le domaine de la poésie par exemple : les
Mu’allaqāt, poèmes rédigés durant la Jāhiliyya restent en effet la référence
incontournable en la matière. Ceci n’est pas sans rappeler le dilemme de Dante qui doit
placer Homère parmi les hôtes des Enfers, en sa qualité de païen. Il semble toutefois
qu’ils aient gommé toute référence à la religion pré-islamique dans l’oeuvre de ces
poètes – à moins qu’il s’agisse là d’une preuve de leur rédaction relativement tardive
(Anghelescu, 1995 : 33 sq.).
66 Le passé anté-islamique des Arabes est donc largement proscrit et on y fait rarement
référence, sauf s’il est lié à un passage du Qur’ān : l’expédition du roi éthiopien Abrāhā
au Yémen, quelques traditions judéo-chrétiennes… Il ne refera surface qu’avec
l’avènement du nationalisme arabe. C’est alors que les Irakiens et les Egyptiens par
exemple récupéreront respectivement leur passé akkadien et pharaonique, auquel
jusque là seuls les Européens s’intéressaient13.
67 Par ailleurs, l’islam tolère les ahl al-kitāb, les « Gens du Livre » – juifs et chrétiens (et
dans une certaine mesure zoroastriens) – et leur conversion à l’islam n’est pas
obligatoire, en théorie du moins. Par contre, les tenants des autres religions qui n’ont
pas de Livre révélé et qui ne croient pas en l’Unicité de Dieu sont méprisés. Or, si le
christianisme – et le judaïsme – étaient certes présents en Ethiopie et au Soudan, les
religions traditionnelles y étaient généralement plus répandues. Pour un Soudanais
musulman, substituer à ses racines dinka ou nuer une origine arabe permet donc
d’effacer un passé honteux sur le plan spirituel.

4.3. L’esclavage

68 Nous avons déjà insisté sur le fait que la religion musulmane ne différencie pas les
peuples selon une échelle de valeur. Pourtant, l’image des Africains dans le monde
musulman est souvent associée à l’esclavage, quoi qu’en disent certains. En effet,
quelques auteurs considèrent que si l’esclavage a été pratiqué par les musulmans, il
n’aurait en tout cas pas visé spécifiquement les Africains. Par ailleurs, selon eux la
notion d’esclavage ne serait pas la même qu’en Occident, se rapprochant même dans
certains cas de liens quasi familiaux : Khalid par exemple va jusqu’à définir la ‘ubūdiyya
– qu’il se refuse à traduire par « esclavage » – comme une institution où le ’abd
(« l’esclave») est adopté par un maître et soumis à un contrat de travail et où les
restrictions de sa liberté sont atténuées par la sécurité sociale dont il bénéficie... 14 Cette
théorie, mélange de romantisme, de paternalisme, de « relativisme culturel » et de
récupération politique, arrange à la fois certains intellectuels arabes, africains et
européens. Elle est pourtant assez éloignée de la vérité.

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69 Sans entrer dans les détails, il est vrai que l’islam a amélioré le statut des esclaves,
notamment en favorisant leur affranchissement et en interdisant l’asservissement de
musulmans – en théorie du moins, car cette règle ne fut pas toujours respectée 15. Il est
vrai aussi que le cas des Mamlūk, ces dynasties d’esclaves d’origine turque ou
caucasienne qui dirigèrent l’Egypte du 13e au 16 e siècle, constituent un phénomène
propre à l’islam. Mais cela ne fait pas de l’esclave un homme comme les autres : un
esclave, pour les musulmans comme pour les autres cultures qui eurent recours cette
pratique, appartient à son maître. Par ailleurs, l’esclavage était une pratique largement
répandue dans le monde musulman, quels que soient les préceptes de la religion à son
égard. Dans son analyse de la fameuse révolte des esclaves africains dans le sud de l’Irak
(9e siècle), l’historien arabe contemporain Faysal al-Sāmir fait clairement la différence
entre les préceptes de l’islam par rapport au statut légal de l’esclave et la réalité sociale
que celui-ci vivait au quotidien (al-Sāmir, 2000 : 19 sq.).
70 Bien sûr, le monde musulman n’a pas « inventé » l’esclavage : il existait dans le Monde
antique et à Byzance, puis aux Amériques à partir du 16e siècle. De nombreuses sources
médiévales arabes évoquent la pratique de l’esclavage chez les Africains avant l’arrivée
des musulmans. Al-Maqdisī par exemple, au 10e siècle, rapporte que ce sont les Zunūj –
les Africains – qui vendent leur semblables aux marchands d’esclaves, tandis qu’Ibn
Battūta, au 14e siècle, décrit la présence d’esclaves auprès des dignitaires qu’il
rencontra au Bilād as-Sūdān (Al-Maqdisī, 1903 : 69; Ibn Battūta, 1990 : 393 sq.). Mais le
fait est que si les Africains n’étaient pas les seuls à être asservis – contrairement à ce
qui se passait en Amérique du Nord avant l’abolition de l’esclavage – ils ont malgré tout
fini par constituer la principale source d’esclaves dans le monde musulman, à tel point
que la langue arabe a souvent associé la peau noire et la condition d’esclave : le terme
‘abd – « esclave, serviteur » a en effet très tôt servi à désigner les Africains de manière
générale. ‘Antara ibn Shaddād, par exemple, l’un des auteurs des Mu’allaqāt, célèbres
poèmes de l’époque pré-islamique, comparait la robe d’un chameau à la peau d’un
esclave, sans préciser l’origine de ce dernier (al-Zawzānī,1985). L’auteur – lui-même de
mère africaine – voulant mettre en évidence la couleur noire de ce chameau, il va de soi
pour lui qu’un ‘abd est noir de peau. On peut relever d’autres exemples au cours des
siècles. Jusqu’à présent, le terme ‘abd et son pluriel ‘abīd sont couramment employés au
Proche-Orient, dans la langue quotidienne, pour signifier « Africain ». Au Yémen, on
désigne par le terme akhdām – serviteurs – une population arabophone, d’origine
africaine, qui vit en paria dans de nombreuses villes du pays. Certains voient en eux des
descendants d’esclaves, selon d’autres il s’agit d’Africains installés au fil du temps dans
le pays. Une tradition locale prétend qu’ils sont les descendants de l’armée d’Abrāhā, ce
roi éthiopien qui avait envahi le Yémen au 7e siècle. Quelle que soit leur origine, le
terme qui les désigne est en tous les cas manifestement péjoratif – et leur condition
sociale pour le moins marginale.
71 En Mauritanie, le terme « harrātīn », associé aux esclaves et aux affranchis d’origine
africaine joue également sur l’association entre couleur de peau et condition servile : à
l’origine, ce mot d’origine arabe s’appliquait à un type de métier – le laboureur – qui en
est finalement venu à signifier esclave et mulâtre. La couleur de peau foncée serait dès
lors associée aux travaux des champs (et à la servilité). En berbère du Moyen-Atlas, ce
terme aurait dépassé le champ sémantique de la complexion humaine, puisqu’il
désignerait également une variété de datte brune, entérinant son sens plus large
(Monteil, 1989 : 44).

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72 Il est intéressant de noter que la métonymie existe aussi dans l’autre sens. C’est-à-dire
que mentionner uniquement l’adjectif « noir » peut suffire pour signifier « esclave ». A
titre d’exemple, Ibn Rushd (12e siècle) dans son Fasl al-maqāl se réfère à un hadī th
rapporté par Muslim, relatant une discussion entre le Prophète et une esclave. Or Ibn
Rushd mentionne uniquement la couleur de cette femme : « wa li-dhalika qāla, ‘alay-hi as-
salāmu, fi’s-sawdā’« , soit « et c’est pourquoi (le Prophète) dit, que la Paix soit sur lui, à la Noire
(…) ». La suite de la phrase indique qu’on parle bien d’une esclave, puisque le Prophète
propose de l’affranchir en raison de sa foi « a’tiq-ha ! fa inna-hā mu’minatun », soit
« Affranchis-la, car c’est une croyante »(Averroès, 1996 : 143 qui cite un hadīth rapporté
par Muslim). L’auteur ne ressent donc pas ici l’utilité de préciser la qualité d’esclave de
cette femme, mentionner la couleur de sa peau semble suffire pour comprendre sa
condition.
73 Certains auteurs vont plus loin en considérant que les Africains sont prédestinés à
l’esclavage. Ibn Khaldūn lui-même considère que « les Africains sont en général soumis
à l’esclavage, du fait de leur faible degré d’humanité et de leur proximité de l’état
animal»16. Plus tard, le souverain marocain Mūlāy Ismā’īl ( 1668-1727) considérait que
l’ensemble des Noirs établis dans son territoire devaient être considérés comme des
esclaves. Encore au 19e siècle, voire même au début du siècle suivant, de nombreux
Arabes du Maghreb considéraient que le simple fait d’être noir de peau suffisait à
justifier la mise en servitude d’un individu – ce qui donna d’ailleurs lieu à des
discussions juridiques, notamment au Maroc (Hunwick et Troutt Powell, 2002 : 42).
74 Ainsi, si les Africains ne furent pas les seuls à subir l’esclavage dans le monde
musulman, ils sont en tout cas les seuls à y être associés de manière « naturelle ». Or, le
rejet le plus total de l’africanité se retrouve généralement dans les zones où l’esclavage
a connu un développement important et où son abolition est récente, voire pas encore
totalement effective. On a évoqué plus haut le cas des tribus arabes du Nord du Soudan,
qui mettent en évidence leurs origines arabes au détriment de leurs origines
nubiennes. Mais il s’agit de tribus d’hommes libres. Ailleurs, revendiquer des origines
arabes efface tout doute sur les origines serviles – forcément honteuses – de la
personne concernée. C’est le cas de certains Harratīn de Mauritanie, arabophones,
coupés culturellement de leurs racines africaines et marqués par la honte de la
servilité. C’est aussi le cas chez certains peuples du centre et du sud du Soudan, où le
clivage Africain/Arabe et esclave/homme libre est particulièrement marqué, certains
associant même la résistance du Sud du pays avant le condominium anglo-égyptien à
une lutte contre l’esclavage (Deng, 1995 : 74 sq.).
75 En Somalie également, l’esclavage a joué un rôle dans le façonnement de l’identité, mis
en évidence par plusieurs chercheurs. Ainsi les Gosha de la vallée de Jubba, bien que
musulmans et somalophones, sont considérés par les nomades comme un groupe
ethnico-social différent, parce qu’ils sont cultivateurs, mais surtout descendants
d’esclaves, souvent d’origine oromo. Les Somaliens les appellent jareer, terme péjoratif
lié à leurs traits africains, et font donc la triple équation entre esclave, infidèle et noir 17.

4.4. La différence physique

76 Notons aussi que le racisme par rapport à la couleur de la peau, d’ailleurs souvent
difficile à dissocier de l’esclavage, a certainement joué un rôle dans le rejet de
l’africanité. Certains historiens, comme A. Mazrui, A. M. Mazrui et I. N. Shariff,

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prétendent que cette forme de racisme est inexistante dans la mentalité arabo-
islamique. Selon eux, la différenciation des hommes selon leur couleur de peau ou
même le concept de « métis » (half-caste) seraient étrangers à cette mentalité (Mazrui,
1964 : 22; Mazrui, 1973 : 47 sq,; Mazrui et Shariff, 1993 : 10-11). Ils semblent négliger de
nombreuses sources que nous allons aborder maintenant. En effet, si ce racisme n’est
bien sûr pas exclusif, il n’empêche qu’il est présent, dans le monde arabe comme en
Occident. On en arrive à la complexité du concept même de racisme : la peur ou le
simple étonnement par rapport à la différence, notamment physique. La peau noire
étonne, fascine, rebute. En tout cas son degré de différence, associé à d’autres
caractères physiques (cheveux crépus…) ne laisse pas indifférent. Le poète du 10 e siècle
al-Mutanabbī, par exemple, dans un poème satirique visant Abū al-Misk, souverain
égyptien d’origine nubienne, utilise les caractères physiques du personnage – couleur
de la peau, grosses lèvres… – pour se moquer de lui, tout en rappelant ses origines
serviles18.
77 Bernard Lewis, qui s’est penché sur la notion de racisme dans le monde arabo-
musulman, a rassemblé de nombreux exemples des préjugés raciaux dont étaient
victimes les Africains et les Arabes d’origine africaine dans la littérature, depuis les
poèmes des Aghribat al-’Arab – » les Corbeaux des Arabes », poètes arabes d’origine
africaine de la Jāhiliyya et des premiers temps de l’islam, comme ‘Antara, Suhaym,
Nusayb ibn Rabah ou Abū Dulāma – aux « Mille et une nuits », en passant par la poésie
d’al-Mutanabbī. Il reprend également de nombreuses sources historiques arabes
considérant les Africains de manière peu élogieuse : faible intelligence, odeur
désagréable, cannibalisme, mœurs sexuelles débridées, nudité… Certains comme Sa،īd
Al-Andalusī, considèrent même que les Noirs sont plus proches des bêtes que des
humains (Lewis, 1982 : 17 sq.).
78 Plus récemment, Brahim Diop a également réuni de manière convaincante plusieurs
sources arabes où les préjugés liés à la couleur de la peau donnent des Africains une
image extrêmement négative : al-Hamdānī (10e siècle) compare leur comportement à
celui des bêtes sauvages, tandis qu’Ibn Butlān (11e siècle) considère que « plus leur peau
est basanée, plus ils sont laids et incapables (…), leurs lèvres épaisses sont signe de
stupidité et leurs yeux noirs indiquent la lâcheté ». Bien d’autres auteurs soulignent la
laideur physique et l’absence de moralité des Africains (Diop, 1999 : 61 et 69 sq.; Lewis,
1983).
79 Sans pouvoir en quantifier l’importance, cette notion de différence par rapport à soi a
certainement joué un rôle dans la mise en esclavage des Africains, par les Arabes
comme par les Européens : il s’agit pour eux de gens physiquement « très » différents –
de manière subjective bien sûr – à qui l’on prête des mœurs et un mode de vie tout
aussi différents.
80 Un passage de la Muqaddima d’Ibn Khaldūn est révélateur à ce sujet : il traite de
l’influence du climat sur la mentalité de l’homme, théorie inspirée de certains
philosophes grecs, et explique que l’iqlīm (les géographes arabes, s’inspirant de leurs
prédécesseurs grecs, divisaient le monde en sept parties, désignées par ce nom) idéal
est celui où vivent les Arabes. Au plus on s’en éloigne, au plus on constate que les
hommes qui y vivent sont « plus proches des animaux, vivent dans des cavernes,
ignorent la religion, s’habillant de peaux d’animaux ou même restent nus… ». La
couleur de la peau est directement associée à cette répartition climatique. Cela dit, les
Africains et leur peau noire ne sont pas les seuls concernés par cet état de barbarie,

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puisqu’en s’éloignant du climat idéal par le Nord, on rencontre d’autres sauvages que
sont les Slaves et autres Européens (Ibn Khaldūn : 58 à 62).
81 La diffusion de certaines traditions populaires racistes, étrangères à l’Islam,
renforceront encore cette honte liée à la couleur de la peau. C’est le cas de la
« Malédiction de Hām », qu’on retrouve chez les chrétiens comme chez les musulmans.
Dans la tradition judéo-chrétienne (Genèse, IX, 25) comme en islam, on raconte que Noé
(Nūh chez les Arabes) avait lancé une malédiction sur son fils Cham (Hām chez les
Arabes), qui retomba sur toute sa descendance. Bien que les sources religieuses, qu’elles
soient judéo-chrétiennes ou musulmanes, ne mentionnent aucunement la couleur de
peau de Hām, des traditions historiques postérieures ajoutèrent qu’il était Noir et que
cela faisait partie de la malédiction (Cohen, 1971 : 107 a-b). Désormais, Hām et sa
descendance seraient les esclaves de leurs frères. Cette exégèse cautionnait l’esclavage
des Africains en lui donnant une origine divine, ce que s’empressèrent d’utiliser les
marchands d’esclaves arabes et européens. Encore une fois, si cette théorie n’est
nullement avalisée par la religion musulmane, elle est en tout cas largement relayée
par de nombreux auteurs arabes. Ibn Khaldūn, par contre, critique cette légende avec
véhémence, expliquant ensuite que la noirceur de la peau des Africains est due à
l’influence du climat sur la physionomie. Ahmad Bābā, juriste de Tombouctou du 17 e
siècle et lui-même africain, reprendra les mêmes arguments pour critiquer cette
légende justifiant la mise en esclavage des Africains (Ibn Khaldūn : 130sq, Mbow, 1999 :
99 sq.).
82 La dépréciation des Africains sur base de la couleur de leur peau atteint son paroxysme
avec certaines croyances véhiculées dans le monde musulman, selon lesquelles un Noir,
une fois arrivé au Paradis, devient Blanc, comme s’il s’agissait d’une récompense
(Lewis, 1982 : 44). Dans le même ordre d’idée, le poète Suhaym, cité plus haut,
considérait que « si sa peau est noire, son caractère lui, est blanc » (Lewis, 1982 : 29). De
telles considérations se retrouvent aussi dans les poèmes de ‘Antara, qui fait
régulièrement allusion à la couleur de sa peau et à la perception qu’avaient ses
contemporains des Africains (voir le Dīwān de ‘Antara).
83 Cette dépréciation de l’africanité dans ses caractéristiques physiques a été
partiellement assimilée par certains Africains : on a parlé plus haut des Gosha de
Somalie et du terme jareer, qui les désigne péjorativement. Précisons que jareer, qui fait
référence à leurs cheveux crépus, les traits de leurs visage et leur peau noire, s’oppose
aux termes jileec (doux) et bilis, qui sont eux appliqués aux Somali « purs », et que le
premier terme renvoie clairement à l’africanité, opposée à l’arabité des Somali
(Besteman, 1995 : 47 sq.). Une légende qui a cours parmi les clans sédentaires somaliens
fait d’ailleurs des Somaliens aux traits africains les descendants d’un géant malfaisant.
Ce dernier, nommé Geeddi Abaabow, faisait régner la terreur sur le clan des Eelay et
exerçait le droit de cuissage sur les jeunes filles. Pour sauver la virginité de sa sœur, un
certain Kuma fit en sorte de gagner la confiance du géant. Il réussit à scier les dix arcs
dont se servait le despote pour tuer ses ennemis, puis il ouvrit les portes de son palais
afin que les Eelay puissent l’investir. Avant de mourir, Geeddi Abaabow aurait dit aux
esclaves africains qui étaient présents : « Que tous ceux qui ont la peau noire, les lèvres
épaisses, le nez aplati, les cheveux crépus, des grandes mains, des grands pieds et une
grande verge, sachent qu’ils sont ma descendance » (Bader, 2000 : 98).
84 On retrouve des histoires similaires en Afrique de l’Ouest. A titre d’exemple, il existe
auprès de certains marabouts sarakollé du Sénégal – désireux encore une fois de

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légitimer leur science – une étymologie populaire expliquant leur ethnonyme : il


viendrait de deux termes soninke, « sere » – qui signifie une personne – et « xulle »,
c’est-à-dire blanc, prêtant ainsi une ascendance blanche (Drame, 1996 : 66).
85 Mais le phénomène dépasse le monde musulman. Ainsi, certains Amhara d’Ethiopie
tiennent eux aussi à se distinguer physiquement des Africains. Dans l’un de ses romans,
D. Worku fait lire à l’un de ses personnages « La Révélation de Marie », qui interdirait
aux fidèles éthiopiens de fauter avec « des musulmans, des Gallas [Oromos], des
Falashas ou des Africains » (Worku, 1981 : 26). Toujours en Ethiopie, il semble que les
Shankilla, habitant dans l’Ouest du pays, soient dénigrés tant par les Amhara que par
les Oromo à cause de leur couleur foncée (Baxter, 1994 : 173). On pourrait encore
multiplier les exemples.
86 On retrouve même ce comportement en dehors du continent africain, en fait partout où
l’africanité est liée à l’esclavage : en Amérique latine, le concept de blanqueamiento a
fortement contribué à l’effacement des traits culturels africains, et ce jusqu’à nos jours.
Ainsi, les Africain(e)s amélioraient leur statut social – parfois même légal – en épousant
des Européens (Philips, 1996 : 6 sq.). Au Brésil, où la présence africaine est a priori la
plus marquée en Amérique latine, l’avancement social semble lui aussi souvent lié à
l’éclaircissement de la peau. A la fin des années cinquante, un journaliste américain
effectua un reportage de six semaines dans la communauté afro-américaine des états
du Sud. Ce reportage était d’autant plus spectaculaire que Griffin « se transforma » en
Noir, à l’aide d’un traitement médical, dans le but de vivre les problèmes de la
communauté noire de l’intérieur. Au fil de son voyage, il rencontra plusieurs individus
éprouvant de la honte, voire un rejet de leurs origines africaines, parfois accompagné
de la mise en valeur d’origines européennes, feintes ou réelles. C’est ainsi qu’un homme
âgé au teint très foncé lui explique que les Noirs eux-mêmes « ont plus de considération
pour un mulâtre, avec des cheveux aplatis, lissés ». Ailleurs, après avoir discuté avec
plusieurs interlocuteurs afro-américains, l’auteur réalise que ceux-ci souffrent d’une
double discrimination : celle des autres, mais aussi la leur, « le mépris qu’ils ont pour
cette noirceur associée à leurs tourments ». Plus tard, lors d’un voyage en bus, il croise
un Noir proférant des insultes racistes à l’encontre des autres voyageurs afro-
américains, avant d’annoncer « avec fierté [qu’il n’est] pas un Noir de race pure », mais
qu’il a des origines française, portugaise et indienne (Griffin, 1962 : 52 sq, 67 sq, 89 sq.).
87 Les causes de ce rejet de l’africanité sont complexes, mais elles sont bien sûr liés à la
honte de l’origine servile et au statut social inférieur conféré aux Noirs après l’abolition
de l’esclavage. La vision négative de l’apparence physique est liée aussi à toute une
série de théories racistes pseudo-scientifiques au caractère encore plus insidieux –
infériorité intellectuelle et morale des Africains, influence du climat sur la
personnalité et les moeurs… – qui renforce encore cette impression. Notons qu’un tel
sentiment est observable au sein de toute communauté brimée, mise socialement au
ban de la société. Ainsi, le phénomène de la « haine de soi » dans la communauté juive,
porté à son paroxysme par Otto Weininger, Juif autrichien qui écrivit un virulent
ouvrage sur l’infériorité morale et intellectuelle des Juifs, a également déjà été mise en
évidence (Lewis, 1987 : 123).
88 Quant au concept de « métissage », qu’A. Mazrui considère comme étranger à la
mentalité arabo-islamique, il suffit d’ouvrir le Lisān al-’Arab, dictionnaire remontant au
13e siècle, et de regarder la définition de termes comme khilāsī, hajīn ou muwallad pour
se rendre compte que ce concept est présent depuis longtemps dans la mentalité arabe,

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même s’il est toutefois vrai que dans de nombreux cas, la descendance d’un Arabe et
d’une Africaine sera considérée comme arabe. Le Lisān al-’Arab explique que khilāsīest
dérivé du verbe khalas, qui signifie notamment : être en partie tel et en partie tel, mais
surtout en ce qui concerne les couleurs. Le mot décrit également les cheveux grisonnants,
plus exactement le mélange entre des cheveux noirs et des cheveux blancs (nous
dirions « poivre et sel »). Le khals est un pâturage où les herbes fraîches et vertes
côtoient les herbes desséchées, jaunies. C’est aussi une tache blanche sur un fond noir.
Enfin, khilāsi décrit une personne née d’un père blanc et d’une mère noire ou bien d’un
père noir et d’une mère blanche (Ibn Manzūr, 1992, 6) : 65).
89 Quant au terme hajīn, il signifie aujourd’hui « métis ». Mais le sens premier de ce terme
donné par le Lisān al-’arab est littéralement : » Arabe né d’une captive (imma), naissance
honteuse car il est élevé par sa mère ». Une autre définition est « fils d’un Arabe et
d’une non-arabe. Cela se dit de quelqu’un dont la couleur blanche a rougi, car les
Arabes appellent les étrangers les « Rouges » (hamrā) » (Ibn Manzūr, 1992, (13) : 531).
Ainsi, non seulement la notion de métis existe depuis longtemps, mais en plus on y
retrouve l’association de la femme non-arabe et de la captive. Le terme hajīn garde en
tout cas aujourd’hui une connotation négative (Wehr, 1961 : 1020).
90 Le mot muwallad, lui est intéressant car il ne fait aucunement référence à la couleur de
la peau. Il s’agit d’un substantif dérivé du verbe wallada : accoucher, engendrer, élever
(un enfant). Le premier sens du terme muwallad est donc « né, produit, généré, élevé ».
Il peut également signifier « né parmi les Arabes, élevé parmi leurs enfants et selon
leurs coutumes », tandis que talīd, de la même racine, signifie « celui qui est né en terre
étrangère (‘ajam) mais qui a été apporté et élevé en terre arabe » (Ibn Manzūr, 1992,
(3) : 469). Le terme muwallad est encore couramment utilisé actuellement, par exemple
au Yémen pour décrire les enfants nés d’un père arabe et d’une mère éthiopienne ou
somalienne. Un autre terme issu de la même racine, walīd, signifie, enfant, avec
quelquefois le sens précis d’esclave né dans la maison du maître. Dans ce cas, il semble
donc que le terme mette l’accent sur l’aspect biologique, puis socio-culturel du
métissage.

4.5. L’africanité de l’autre

91 Le rejet de l’africanité revêt encore une autre dimension : cette africanité, prise dans le
sens de « non-arabité », est quelquefois utilisée par un peuple ou une communauté
pour en discréditer une autre, pour expliquer son statut de paria.
92 Le cas des Midgo des Tumaallo et des Yibro, en Somalie, est assez révélateur. Il s’agit de
communautés, appelées sab dans le Nord du pays et bon dans le Sud, situées au bas de
l’échelle sociale dans la société somali : ils exercent des professions jugées dégradantes,
le droit coutumier leur attribue un statut discriminatoire, ils sont exclus des
généalogies que nous avons déjà invoquées, ils sont généralement méprisés par les
autres clans. Les Somali avancent diverses explications à cette discrimination : tantôt
les ancêtres des sab/bon auraient utilisé une arme impure, tantôt ils auraient violé un
interdit alimentaire. Une autre justification de leur statut est particulièrement
intéressante : ils seraient les descendants d’un chef ayant refusé ou combattu l’islam.
Ainsi, certaines traditions rapportent que les Migdo sont les descendants d’un certain
Abu Jahhal, un Chrétien qui combattit le Prophète Muhammad lui-même. Plusieurs
variantes d’une même légende, largement répandue en Somalie, font état de

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l’affrontement entre Yussuf Kawneyn, appelé aussi Aw Barkhadle, saint homme venu
d’Arabie ou d’Egypte, quelquefois considéré comme un Qurayshī, et Maxamed Xaniif,
tantôt guérisseur venu d’Egypte, tantôt roi. Le premier aurait introduit l’islam en
Somalie, tandis que le second dut s’effacer devant le pouvoir du nouveau venu (Bader,
2000 : 36 sq, 83 sq.).
93 Mais il est intéressant d’observer que si ces parias de la société somali sont exclus des
généalogies des clans somali, eux-mêmes en tout cas se prêtent bien des origines
nobles. Ainsi, ils se considèrent souvent Somali de haute naissance, mais ils seraient
rejetés parce qu’à la suite d’une migration, ils auraient été accueillis par des tribus
ignorant tout de leurs origines. Certains clans sab/bon revendiquent même eux aussi
des origines arabes. C’est le cas des Xoryeelo qui prétendent venir d’Oman, mais aussi
des Ugaslabe et des Yaxar, qui prétendent venir de la Péninsule arabique. Certains
Yibro se disent même d’origine juive (Bader, 2000 : 27; 40; 133).
94 Le cas des akhdām, au Yémen, est assez semblable. Il s’agit de communautés
arabophones d’origine africaine qui vivent encore aujourd’hui dans des bidonvilles en
périphérie des villes. Considérés comme de véritables parias, ils vivent essentiellement
de la mendicité et de petits métiers. Les origines des akhdām sont assez obscures, mais
leur nom « esclaves, serviteurs » traduit une origine servile, qui expliquerait leur place
de paria encore dans la société actuelle. Pourtant, des traditions yéménites qui
circulent encore aujourd’hui leur prêtent une généalogie bien particulière : il s’agirait
des descendants d’Abrāhā, roi éthiopien de la période pré-islamique, qui envahit la
péninsule arabique, accompagné de son armée et d’éléphants, et qui tenta notamment
d’envahir La Mecque. Après sa défaite, Abrāhā – dont parle la 105 e sourate ( al-Fīl,
« l’Eléphant ») du Coran – aurait été bouté hors de la Péninsule. Les soldats qui
n’auraient pas pu le suivre se seraient installés au Yémen, où ils seraient toutefois
restés au ban de la société (Rouaud, 1979 : 146 sq.).

4.6. Influences européennes

95 Un dernier aspect à aborder est l’influence de la colonisation européenne et des


théories raciales/racistes qui l’accompagnèrent. Les fantasmes alimentés depuis des
siècles sur ces terres inexplorées, et encore une fois la différence physique et le
décalage matériel de leurs civilisations par rapport au contexte européen persuadèrent
les Européens qu’ils avaient affaire à des sauvages.
96 Ces préjugés raciaux, aussi extrêmes que tenaces, poussèrent les « explorateurs »
européens, puis les missionnaires et les colons qui leur succédèrent, à remettre
systématiquement en question l’africanité des populations qu’ils rencontraient et qui
ne « collaient » pas à la description du parfait sauvage.
97 C’est ainsi que les premiers Européens à pénétrer dans la région des Grands Lacs furent
profondément étonnés du degré d’organisation et de culture – selon leurs propres
critères – des populations avec lesquels ils entraient en contact. Plutôt que de revoir
leurs préjugés sur l’infériorité naturelle des Africains, ils leur parut plus réaliste
d’imaginer des migrations de populations blanches qui se seraient mêlées autrefois aux
Africains. Ils développèrent alors la théorie de l’origine hamitique, sémitique, voire
caucasienne des Tutsi au Rwanda et au Burundi et des Hima en Ouganda, destinés à
régner respectivement sur les Hutu et les Ira, qui seraient eux de purs Bantous 19.
Répétées par de nombreux observateurs occidentaux, ces théories furent petit à petit

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intériorisées par les Africains eux-mêmes. Ainsi, au Rwanda et au Burundi, les


intellectuels tutsi commencèrent à mettre en avant leurs origines éthiopiennes, les
Hutu faisant de même avec leurs origines bantoues (Chrétien, 1999 : 281 sq.). Chacun
connaît aujourd’hui les tristes conséquences de ces thèses, qui n’avaient pourtant
aucun fondement historique ou linguistique ou aucun écho dans les traditions locales.
98 Au 19e siècle, ces théories étaient appliquées partout où l’Afrique « étonnait », faisant fi
de toute cohérence géographique ou historique. Ainsi certains chercheurs attribuèrent
aux Phéniciens l’édification des constructions en pierre du Zimbabwe, tant il paraissait
impensable que des Noirs aient pu réaliser de tels chefs-d’œuvre. Pour certains, il était
tout aussi inconcevable que l’art et l’architecture de l’Egypte pharaonique soient le fait
d’Africains. Il fallait donc soit nier l’africanité de cette civilisation – quel qu’en soit le
degré – soit nier le statut de civilisation à la culture pharaonique… (Bernal, 1996 : 499,
938).
99 De manière générale, l’origine « sémitique » de ces peuples africains « civilisés » était la
théorie la plus souvent avancée. Parce que l’Ethiopie était géographiquement proche,
mais aussi sans doute parce que les explorateurs européens en Afrique centrale se
voyaient systématiquement devancés par les marchands arabes dans chaque région où
ils pénétraient20.
100 L’Encyclopedia Britannica de 1911 expliquait que « les Swahili sont le résultat d’un long
croisement entre Nègres et Arabes (…). Leur énergie et leur intelligence, dérivées de
leur sang sémitique, leur ont permis de jouer un rôle prépondérant dans le
développement du commerce et des industries » (Mazrui et Shariff, 1994 : 29).
101 Cette manie de chercher une origine arabe derrière chaque trait culturel
« appréciable » – selon les critères des observateurs européens de l’époque – conduisit
même certains linguistes à arabiser le kiswahili plus qu’il ne l’était. En effet, le kiswahili
a été standardisé par les Européens, qui d’abord choisirent arbitrairement comme
modèle la variante parlée à Zanzibar – plus arabisée sur le plan lexical, et qui ensuite
créèrent les néologismes qui leur étaient nécessaires sur base de l’arabe (Mazrui et
Shariff, 1994 : 55 sq.; Khalid, 1977 : 113 sq.). Un exemple particulier et lourd de sens est
celui du mot ustaarabu, dont nous avons déjà parlé plus haut, qui signifie « culture » en
kiswahili, mais qui dérive de l’arabe ista’raba, « s’arabiser ». Selon Khalid, ce mot n’était
à l’origine utilisé spécifiquement qu’à Zanzibar et de plus il ne fut introduit que
tardivement dans le vocabulaire, au début de ce siècle. Par contre il existe deux autres
termes en kiswahili pour désigner la culture et qui ne font pas référence à l’arabité :
tamadunu, de l’arabe tamaddun, « culture, civilisation », et ungwana (Khalid, 1977 : 91).
102 En Afrique de l’Ouest, ce sont les Peuls à qui les chercheurs occidentaux ont prêté
quantité d’origines : égyptiennes, malaises, indonésiennes, dravidiennes, romaines,
hamites, éthiopiennes et même juives ! (Drame, 1996 : 142)
103 Mais le plus significatif est que nombre de ces théories importées d’Europe ont été
largement ou en partie intériorisés par les Africains eux-mêmes, malgré leur
inexistence, dans la plupart des cas dans les traditions locales.
104 Hormis l’influence de ces théories, le colonialisme a aussi eu une incidence plus directe
sur l’identité en Afrique. Selon Mazrui et Shariff, les Britanniques ont volontairement
mis en évidence les origines arabes des Swahili dans le but d’associer aux yeux des
Africains les Arabes et l’islam à l’esclavage d’une part, les Européens et le christianisme
à la liberté. Ils prennent pour exemple le livre de J. Mbotela, Uhuru wa Matumwa, « La

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libération des esclaves ». Ce livre, écrit en kiswahili en 1934, qui dépeint les musulmans
comme des esclavagistes et les Européens comme des libérateurs, devint un ouvrage
scolaire de référence au Kenya (Mazrui et Shariff, 1994 : 35). Cet argument est
intéressant, même s’il est dommage qu’encore une fois les deux auteurs tentent
parallèlement de minimiser l’importance de l’esclavage pratiqué en Afrique par les
Arabes.
105 Dans le cas particulier des musulmans de la côte de l’Afrique Orientale, le système de
taxation et les opportunités d’emploi offertes aux non-Africains jouèrent également un
rôle dans l’évolution de leur identité. En 1901, l’administration britannique soumit les
« natives » du Kenya à une taxe particulière, appelée « native hut tax ». Dans un premier
temps, les Swahili devaient s’y soumettre au même titre que les Africains. De ce fait, de
nombreux Swahili décidèrent peu à peu de revendiquer un statut d’étranger – en
mettant en exergue leurs origines arabes ou asiatiques – afin d’échapper aux
désavantages du système de taxation (Mazrui, 1994 : 37). Parallèlement, les musulmans
qui se définissaient comme Arabes et non plus comme Africains, étaient associés aux
Asiatiques et accédaient de ce fait à un statut social plus élevé, mais aussi à une
rémunération plus élevée pour un même travail. Ceci aurait poussé de nombreux
musulmans africains de la région à revendiquer une ascendance arabe (Mazrui, 1973 :
68).
106 Mais la présence coloniale eut aussi des répercussions indirectes sur la question
identitaire des musulmans d’Afrique. Si l’on en croit Muhammad Al-Nuwayhī, si les
premières générations de poètes soudanais de l’époque moderne se montrèrent
particulièrement liés aux valeurs de l’islam et à la littérature arabe classique, au
détriment de la culture africaine qui était pratiquement exclue de leur intérêt, ce fut à
cause du sentiment d’humiliation des Soudanais après leur défaite contre les forces
anglo-égyptiennes, qui avaient besoin d’être rassurés psychologiquement. Or, ils ne
pouvaient trouver ce réconfort ni dans le passé de l’Afrique, ni dans les réalités de
l’Afrique contemporaine. C’est pourquoi ils tournèrent le dos à l’Afrique pour regarder
plutôt vers le passé glorieux du monde arabo-musulman (Abd Al-Rahim, 1973 : 38).

4.7. Islamisme, arabisme et pragmatisme politique

107 A l’époque contemporaine, l’influence de certains mouvements islamistes constitue un


dernier élément favorisant les thèses arabisantes développées par certains Etats ou
partis politiques africains. En effet, l’islamisme politique entretient parfois des rapports
assez étroits avec la question identitaire arabe.
108 Il faut dire que le nationalisme arabe lui-même, centré au départ sur la communauté de
langue et élaboré notamment par des intellectuels arabes chrétiens, a peu à peu intégré
l’islam comme l’une de ses caractéristiques fondamentales. Ainsi, la plupart des
mouvements nationalistes arabes faisaient malgré tout référence à l’islam, au moins
comme sphère culturelle (Carré, 1993). Après l’échec du nationalisme arabe comme
idéologie porteuse au Proche-Orient – on songe au nassérisme, aux organisations
comme l’OLP – certains mouvements islamistes ont pris le relais. Mais à leur tour, ils
ont souvent récupéré une dimension nationaliste, comme le marxisme l’avait déjà fait
ailleurs (Munson, 2000 : 10).
109 En Afrique, le régime islamiste de Khartoum considère que le Soudan est une
république arabe et islamique. Même si, comme on l’a vu, la question de l’opposition

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192

entre l’arabité et l’africanité remonte bien avant le régime actuel, ce dernier a en tout
cas nettement tranché pour la première comme identité nationale. Un autre exemple
est celui de l’Erythrée, où les islamistes insistent à dessein sur l’ancienneté de la
présence arabe dans le pays, tentant même d’arabiser certains aspects africains de la
culture du pays. C’est ainsi qu’ils soutiennent que les Bānī ‘Āmir, répartis entre
l’Erythrée et le Soudan et parlant une langue distincte de l’arabe – le bedawi, langue
couchitique – constituent un peuple d’origine arabe, qui serait originaire du Sud de la
péninsule arabique et dont des tribus apparentées vivraient encore actuellement au
Yémen. Leur arabité aurait continuée à être assurée à travers les siècles par les
migrations successives d’Arabes traversant la Mer Rouge (Khayr, 13/1/1997 : 7). Ils lient
parallèlement la reconnaissance de l’arabe comme une langue officielle du pays au
discours islamiste (Yāsīn Muhammad ‘Abdallah, 6/1/1997 : 8).
110 Quant au Tchad, les références du Frolinat dans les années soixante, puis des autres
mouvements « arabisants », à l’arabité du pays ou tout au moins à la langue arabe,
reflètent elles aussi des simplifications et des raccourcis historiques, identifiant
l’ancienneté de l’usage de l’arabe dans le pays à une uniformisation culturelle tronquée
(Jullien de Pommerol,1997 : 75).
111 Notons que cette tendance dépasse l’Afrique noire. En Algérie par exemple, les Kabyles
furent dès l’indépendance visés par l’amalgame fait par le pouvoir entre arabité et
islam – amalgame juxtaposé sans difficulté au discours nationaliste et socialiste du
FLN – facilitant notamment le refus de toute velléité de revendication autonomiste ou
indépendantiste (Yefsah, 1992 : 106 sq.).
112 Dans le même ordre d’idée, la quête d’arabité de certains Africains musulmans relève
plutôt du pragmatisme politique. Dans le cas de l’Erythrée, rappelons que pendant la
guerre d’indépendance menée contre l’Ethiopie, le Front de Libération Erythréen (FLE)
jouait sur le thème de l’arabité de l’Erythrée dans l’espoir de trouver un soutien
financier ou au moins diplomatique de la part du monde arabe. Après l’accession de
l’Erythrée à l’Indépendance, le gouvernement d’Isaias Afewerki a joué sur le statut de la
langue arabe et surtout sur l’adhésion de son pays à la Ligue arabe, au gré de l’état de
ses relations diplomatiques avec les pays arabes (Luffin, 1997 : 11 sq.).
113 Par ailleurs, d’aucuns affirment, même parmi les Somaliens, que si la Somalie est
membre de la Ligue arabe, c’est moins par fibre « nationale » que par intérêt
économique. Dans le même ordre d’idée, en 1996 une tribu somalienne qui fuyait le
chaos politique de la région, revendiquait des origines yéménites – leurs ancêtres
auraient émigré de la péninsule arabique et se seraient installés en Afrique voici
quelques siècles – et demandait au Yémen de la laisser s’installer sur son territoire.
114 Dans le cas du Soudan où cohabitent une multitude de peuples différents, il est évident
que l’arabisation culturelle qui accompagne l’islamisation du pays a apporté un haut
degré d’unité culturelle et de cohésion sociale, comme on l’observe dans le Nord du
pays et comparativement à la partie méridionale du pays (Abd Al-Rahim, 1973 : 34). Au
Tchad, l’adoption de plus en plus large de l’arabe vernaculaire comme langue
véhiculaire – perdant par la même occasion son caractère « ethnique » – entraîne lui
aussi des avantages similaires, dans un pays où le gouvernement reconnaît
officiellement pas moins de 108 langues (Jullien de Pommerol, 1997 : 51 sq.).
115 Enfin, il arrive que certains Africains revendiquent quelque origine prestigieuse pour se
défendre contre l’arabisation ou simplement pour contrer le poids politique de leurs
adversaires. Ainsi, à Zanzibar, dans les années cinquante, des activistes africains

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créèrent le « Parti Afro-Shirazi », référence explicite à leur africanité d’une part, et à


une civilisation qui n’avait rien à envier à celle des Omanais d’autre part. Cette
organisation politique, qui mènera la révolution de 1964, prit ouvertement position
contre le pouvoir colonial britannique mais surtout contre les Arabes d’origine
omanaise, qui détenaient le pouvoir politique et économique (Freeman-Grenville, 1998 :
499b). De même, certains Dinka du Sud du Soudan considèrent qu’ils descendent des
Ja،alīn, tribu arabe du Nord du pays, ce qui leur permet d’établir la légitimité de leur
présence dans la région sur base des mêmes critères que le gouvernement (Al-Wasat,
13/11/2000 : 6).

5. Mise en valeur de l’africanité


5.1. Dans la culture arabe

116 Malgré les exemples cités plus haut, la couleur noire de la peau ne fut pas
systématiquement péjorative chez les Arabes, selon les époques et les lieux. Elle fut
parfois même considérée comme un indice de beauté… voire de pureté. Ainsi le Lisān
al-’Arab, encore une fois, précise que si le terme akhdar – couramment traduit par
« vert » – désigne généralement les Africains, il peut aussi désigner les Arabes eux-
mêmes.
117 Voici ce que nous apprend cet ouvrage :
« Akhdar : le premier sens de ce terme est « vert » (…). S’agissant de la couleur de la
peau, il est synonyme d’as-sumra (terme désignant une peau foncée ou noire).
Al-Lahabī a dit :
« Je suis le Vert, qui me connaît ?
Vert de peau dans la maisonnée des Arabes ».
L’homme veut dire par ces vers : je suis pur, car la couleur de la peau des Arabes est
noire.
Il y a deux explications données à ce vers. La première est qu’il sous-entend la
noirceur de la peau. Selon Abū Tālib le grammairien, il veut dire qu’il fait partie des
Arabes purs et authentiques car le noir est la complexion la plus répandue chez les
Arabes.
Selon Ibn Barrī, al-Jawharī a attribué ce vers à Al-Fadl Bin al-’Abbās bin ‘Utbātī Bin
Abī Lahabī, qui par « vert » voulait dire la couleur foncée. Il veut ainsi souligner la
pureté de sa filiation et dire qu’il est un Arabe authentique. Car on décrit la couleur
des Arabes par le noir et celle des ‘Ajam21 par le rouge (…). C’est dans ce sens aussi
qu’il faut comprendre les paroles de Miskīn ad-Dārimī :
Je suis Miskīn, pour ceux qui me connaissent,
Ma couleur est noire (akhdar), c’est la couleur des Arabes (…) »
(Ibn Manzūr, 1992, (4) : 245 sq.).
118 Ainsi, la couleur de peau foncée, voire noire, serait associée ici à l’arabité dans ce
qu’elle a d’authentique. Un autre passage du Lisān al-’Arab renforce cette idée. Il s’agit
de l’interprétation à donner au hadīth « j’ai [le Qur’ān] été envoyé à l’homme rouge et à
l’homme noir », que nous avons déjà cité plus haut. L’ouvrage précise qu’il faut
entendre par « Noirs » les Arabes et par « Rouges » les ‘Ajam, c’est-à-dire les non-arabes
(Ibn Manzūr, 1992, (13) : 431).
119 Plusieurs auteurs arabes ont également insisté sur l’association entre la peau foncée et
l’arabité authentique. Certaines anecdotes dépeignent même des linguistes arabes, tel
Kisā’ī, grand grammairien du 9e siècle, heureux de voir foncer leur peau, car cela leur

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faisait ressembler aux Bédouins, qu’ils adulaient. Un autre linguiste, qui aimait qu’on le
surnomme « le Bédouin » ou « le Noir », allait jusqu’à s’enduire la peau d’huile afin de
bronzer et de mériter son surnom22.
120 L’association entre arabité et africanité ou peau foncée se retrouve dans d’autres
langues, probablement par contamination de l’arabe. Ainsi, il est intéressant de noter
qu’en turc le sens premier du terme Arap signifie forcément « Arabe », dont il s’agit
d’ailleurs de la simple transcription (selon D’Herbelot, les Turcs appelaient
anciennement les habitants de l’intérieur de la Libye Kara Arap, « les Arabes Noirs »,
pour les distinguer des Arabes au teint plus clair (D’Herbelot, 1697 : 522)). Mais en turc,
Arap désigne aussi quelqu’un ayant la peau très foncée ou noire. Le terme se retrouve
également dans des expressions où le sens de « noir, africain » est évident. C’est le cas
d’arap köle ou arap cariye, qui désignent l’esclave non pas arabe mais bien africain, ou d’
arap saçı, littéralement « chevelure d’arabe », qui désigne les cheveux crépus, et par
extension une histoire embrouillée (!) (Tuğlacı, 1984 : 49) Le terme zenc, translittération
de l’arabe zanj, existe également pour désigner les Africains. Le grec moderne, qui
connaît le terme araps depuis longtemps, en a certainement emprunté le même double
sens au turc, puisqu’il signifie également soit Arabe, soit Africain.
121 En outre, plusieurs auteurs arabes – à des époques et dans des contextes certes assez
divers – ont rédigé des opuscules faisant l’éloge des Noirs : le Tanwīr al-ghabash fī fadl as-
Sūdān wa’l-Habash, de Ibn al-Jawzī (12e siècle), le At-tirāz al-mankūsh fī mahāsin al-hubūsh,
de Muhammad ibn al-Bāqī (16e siècle (Histoire générale de l’Afrique, (1997 : 404. Mais
l’ouvrage le plus connu est sans doute le Fakhr as-Sūdān ‘ala al-Baydān d’al-Jāhiz, cité
plus haut, qui met en valeur les personnalités noires ayant joué un rôle dans le monde
arabo-islamique, mais aussi les nombreuses expressions où la couleur noire a un sens
positif23 Cela dit, ce livre est assez équivoque, étant donné les préjugés très
défavorables aux Africains que l’on retrouve dans le reste de l’œuvre d’al-Jāhiz, comme
le Kitāb al-Bukhalā’, le Kitāb al-hayawān ou le al-bayān wa’l-tabyīn (Lewis, 1982 : 35 sq).
122 Plus proche de nous, l’écrivain contemporain soudanais Tayyib Sālih précise la noirceur
de la peau est considérée comme un critère de beauté par certains de ses compatriotes,
qui composent même des chants sur le thème du « beau garçon noir » 24.

5.2. En Afrique

123 Si la quête d’arabité revêt une importance particulière en Afrique musulmane, elle n’est
bien sûr pas systématique. En effet, certaines communautés ou certains peuples
assument totalement le fait d’être à la fois musulmans et africains, sans nécessairement
gommer ce dernier trait au profit d’une éventuelle ascendance arabe. Il serait donc
extrêmement réducteur de considérer que chaque peuple africain musulman se prête
systématiquement des origines arabes.
124 En Erythrée par exemple, l’intellectuel Muhammad ‘Uthmān Abū Bakr a consacré un
imposant ouvrage à l’Histoire de sa patrie. S’il met souvent l’accent sur l’arabité de son
pays, il ne lui donne pas pour autant un caractère exclusif. Selon lui, l’Erythrée
moderne est le résultat de la rencontre de plusieurs cultures, notamment la culture
arabe : il rappelle que le tigrinya et le tigré font partie des langues sémitiques, au même
titre que l’arabe. Il souligne l’ancienneté des rapports entre les populations arabes de la
péninsule arabique et la côte nord-est de l’Afrique. Il signale également que plusieurs
tribus du pays se réclament d’une origine arabe. Mais il souligne d’autre part les

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aspects proprement africains de la culture érythréenne. Il précise bien que les origines
de son peuple sont arabes, mais aussi plus largement sémitiques, couchitiques,
hamitiques et nilotiques (Abū Bakr, 1994 : 183).
125 Dans le centre du Soudan, un leader des Monts Nūba déclarait à la presse voici quelques
années qu’il était « musulman mais pas arabe. Cela ne m’empêche pas d’écouter les
chansons d’Umm Kulthūm et la poésie arabe. De plus ma femme est chrétienne, et nous
n’avons aucun problème d’identité » (al-Wasat, 15/7/1996 : 21).
126 Au Kenya et en Tanzanie, certains intellectuels swahili insistent aussi sur le fait que
leur peuple est bien africain – tout en assumant les apports culturels arabes – et qu’il ne
sont pas le simple résultat d’une migration arabe. D’aucuns tentèrent même de
« désarabiser » le kiswahili en tentant de remplacer les mots d’origine arabe par des
termes bantous (Mazrui, et Shariff, 1994 : 46 sq; 62).
127 Le cas des Nubi est particulièrement intéressant : il s’agit d’une communauté
musulmane qui vit principalement en Ouganda, mais aussi au Kenya et en Tanzanie. Ils
sont les descendants de militaires originaires du Sud du Soudan, qui ont accompagné
les troupes britanniques dans leurs campagnes en Afrique orientale et qui se sont
finalement installés dans les pays précités à la fin du siècle passé. Or, bien qu’ils parlent
une langue particulière qui constitue un « créole » arabe, le kinubi – ils sont donc
arabophones – les Nubi ne se considèrent pas comme Arabes mais bien comme un
peuple distinct. Ceux que nous avons rencontrés se souviennent d’ailleurs avec fierté de
leur tribu d’origine au Sud du Soudan : Bari, Fodjulu, Moru, Dinka, Kakwa, même s’ils ne
parlent plus leurs langues d’origine depuis plusieurs générations 25.
128 De même, les intellectuels musulmans soudanais ne rejettent pas tous leur passé
africain loin de là, et tentent de lui trouver une place dans la culture contemporaine.
Dans les années trente, Muhammad Ahmad Mahjūb considérait que le nationalisme
soudanais devait se baser tant sur l’islam et la culture arabe que sur les traditions et la
terre africaine (Abd al-Rahim, 1973 : 41). Muhammad M. Al Fītūri, poète soudanais
arabophone du Nord du pays, insiste beaucoup sur l’africanité de son pays. Il a
d’ailleurs rédigé un recueil de poèmes dédiés à l’Afrique : Aghānī Afr īqiyā, « Chants
d’Afrique ». Il y aborde différents thèmes : son amour pour l’Afrique, l’esclavage, la
colonisation… Dans l’un de ses poèmes, anā zanjī, « Je suis Africain », il exprime sa fierté
d’être Noir, en faisant clairement allusion aux concepts de l’esclavage et de la honte
d’affirmer son identité :
« Dis-le, n’aie pas peur, n’aie pas peur,
Dis le à la face de l’humanité,
Je suis Africain,
Mon père et mon grand-père sont Africains,
Ma mère est Africaine,
Je suis Noir,
Noir mais libre, j’ai la Liberté,
Ma terre, c’est l’Afrique,
Vive ma terre,
Vive l’Afrique !(…) »
(al-Fītūri, 1967 : 38).
129 Tayyib Sālih, auteur soudanais dont la notoriété a atteint l’Occident, assume tout
autant l’arabité que l’africanité de la culture soudanaise. Ses romans mettent
généralement en scène les deux facettes de la culture de son pays. Il considère
d’ailleurs que « les Soudanais sont tous des métis : des Arabes, des Nubiens et des Zunūj

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(pluriel de Zanjī) qui se sont mélangés »26. D’autres auteurs soudanais contemporains,
comme le dramaturge ‘Abd al-’Azīm Hamadnallah27, s’inspirent régulièrement des
racines africaines de leur pays dans leurs œuvres.
130 Dans les pays africains situés beaucoup plus en marge de la sphère culturelle arabo-
musulmane, l’Afrique des Grands Lacs par exemple, les communautés musulmanes
locales ne semblent pas assimiler islam et arabité. Peut-être est-ce lié au fait que l’islam
y a pénétré essentiellement par le biais d’Africains musulmans plutôt que d’Arabes
(Luffin, 1999 : 29; Lewis, 1982 : 123; Abel, 1959). Par ailleurs, l’islam y est arrivé assez
récemment et de manière souvent plus superficielle. Enfin, le Rwanda et le Burundi
n’ont été touchés que tardivement par les marchands d’esclaves musulmans, qui y
rencontrèrent d’ailleurs une résistance particulièrement efficace.
131 Notons également que certains Africains tirent leur fierté non pas d’un ancêtre arabe
mais bien de Bilāl. Bilāl était un Africain – un Ethiopien nous disent les sources arabes –
qui se convertit à l’islam à l’époque de Muhammad, et qui fut désigné par lui comme
premier muezzin. Ainsi, en Afrique subsaharienne, la grande famille des Keita au Mali
considère que Bilāl est à l’origine de leur filiation (Clarke, 1984 : 40). Certaines
généalogies mandingues font de Bilāl leur premier roi. Pour certains d’entre eux, Bilāl
n’était pas un Ethiopien mais un Tchadien, esclave de la cour du roi de Yaoundé, au
Cameroun (Laye, 1978 : 69). D’ailleurs, la région entourant le lac Fitri, au Tchad, est
appelée Dār Bilāla, « le pays des Bilāla », où la tribu arabe des Hemat revendique Bilāl
comme ancêtre éponyme (Jullien de Pommerol, 1997 : 14).
132 A Tunis vit une communauté particulière qu’on appelle les « diyār sīdī bilāl ». Ils sont
les descendants d’esclaves achetés au Niger et au Mali. L’expression de leur identité est
particulièrement intéressante, car s’ils ne cherchent en aucune manière à gommer
leurs origines africaines par l’une ou l’autre généalogie « arabe », ils greffent par
contre, parallèlement aux origines ethniques dont ils sont parfaitement conscients –
bournouane, bagirmienne, haoussa, songhay, bambara – un nasab qui en fait les
descendants de Bilāl. Ce nasab est d’ailleurs revendiqué par les autres communautés
noires du Maghreb (Rahal, 2000).
133 Ces généalogies bilāliennes répondent donc différemment au besoin de revendiquer un
ancêtre prestigieux, puisqu’ici ce dernier est musulman, mais africain. Dans le cas
précis de la communauté africaine de Tunis, d’origine servile, cette généalogie a encore
une dimension supplémentaire : elle permet à la fois de combler le vide du nasab –
puisqu’il s’agit de populations déportées – et de gommer l’origine servile en question,
puisqu’ils ne descendent plus de n’importe quel esclave mais bien d’un compagnon du
Prophète.

6. Conclusion
134 Il semble que si la revendication d’origines arabes parmi les musulmans n’est pas
systématique en Afrique, elle est en tout cas bien plus développée qu’ailleurs dans le
monde musulman non-arabe. Bien sûr, elle est souvent fondée historiquement, les
migrations de part et d’autre de la Mer Rouge et à travers le Sahara étant connues
historiquement depuis longtemps. Mais dans certains cas, l’ascendance revendiquée ne
semble pas toujours correspondre à une vérité historique. En outre, si nous avons réuni
les récits mettant en scène une ascendance arabe, nous ne voulons bien sûr pas sous-

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entendre que l’ensemble des musulmans d’Afrique se considèrent comme Arabes, nous
avons d’ailleurs donné certains contre-exemples.
135 En réalité, nous avons tenté de comprendre pourquoi de nombreux peuples musulmans
étaient si attachés à cette filiation, de l’est à l’ouest de l’Afrique. Nous avons de même
voulu souligner une certaine gradation de cette revendication, depuis la simple
généalogie éponyme au véritable rejet de l’africanité, qu’elle soit culturelle ou même
physique.
136 Nous avons pu cerner différentes causes, finalement assez nombreuses – du phénomène
d’arabisation en Afrique : les liens très forts entre religion musulmane et culture arabe,
la légitimité politique et spirituelle acquise dans certains contextes par les familles
descendant du prophète Muhammad, plus généralement l’importance donnée aux
généalogies dans la culture arabo-musulmane, le rejet d’un passé impur associé à la Jā
hiliyya, la recherche d’un passé historique et culturel jugé plus glorieux, ou encore de
simples calculs politiques. Tous ces éléments ont par ailleurs joué un rôle dans le
phénomène d’arabisation du monde musulman en général, au Maghreb et au Proche-
Orient par exemple. Mais l’esclavage dont le continent africain fut la proie et le racisme
qui y est lié restent, à nos yeux, l’élément prépondérant permettant d’expliquer le rejet
de l’africanité et son corollaire, la recherche d’arabité. L’impact de la traite – par son
ampleur aussi bien que par sa durée – ne pouvait que marquer l’identité des peuples qui
en ont été victimes.
137 Bien sûr, nous sommes conscient du fait que les exemples que nous avons mentionnés
font appel à un cadre très étendu dans le temps et dans l’espace, ce qui implique des cas
de figure parfois très variables. L’Histoire de l’extension de l’islam au Sénégal est
différente de la situation au Soudan par exemple. Par conséquent, aucune des
tentatives d’explication ici développées n’abolit forcément les autres. Le cas de la
Somalie est révélateur : on y retrouve l’importance du nasab des nomades et du
shérifisme, aussi bien que la quête d’une légitimité politique ou spirituelle et le mépris
d’une certaine africanité associée à la servitude. Il reste que les séquelles de l’esclavage
sont au moins l’un des facteurs décelables dans une grande partie des traditions que
nous avons rassemblées.
138 Mais quelles que soient les raisons de cette quête d’arabité, il est en tous les cas
dommage qu’elle se fasse souvent au détriment de l’africanité, quelquefois rejetée,
effacée, niée. La Somalie par exemple, perd ainsi un pan significatif de son histoire en
niant ses liens avec les cultures africaines : la toponymie du pays trahit pourtant
quelquefois une étymologie swahili et des intellectuels somaliens – comme Shaykh
Qāsim Bin Muhyi’d‑dīn ou Dada Masiti, au siècle passé – ont même rédigé des ouvrages
dans cette langue (Kasim, 1995 : 34). D’ailleurs, les historiens arabes médiévaux qui
traitent de la Somalie à leur époque la décrivent comme une contrée africaine, peuplée
de gens à la peau noire (Zunūj) ou d’Abyssins (Habash, les Arabes faisant la distinction
entre Abyssins, Nubiens et Zunūj, ces derniers étant tous les Africains noirs qui ne sont
pas inclus dans les deux premiers groupes)28. Shihāb ad-Dīn Al-Hamāwi, dans son Kitāb
mu’jam al-buldān, précise explicitement que les Somaliens sont noirs, afin de ne pas les
confondre avec les immigrants asiatiques (Mukhtar, 1957, V : 173).
139 Le Soudan aussi, doté d’une diversité culturelle et linguistique comparable à celle de
l’Ethiopie ou du Congo, perdrait un important patrimoine humain s’il parvenait un jour
à mener sa politique d’arabisation à terme.

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140 Une piste de recherche ultérieure serait de comparer la quête d’arabité en Afrique
musulmane avec les traditions d’origines allogènes ailleurs sur le continent. Certains
traits communs ou au contraire divergents permettraient d’affiner les conclusions de la
présente recherche.

BIBLIOGRAPHIE
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RÉSUMÉS
De nombreuses traditions orales et écrites d’Afrique subsaharienne musulmane se rapportent à
l’origine arabe de certaines populations, clans, tribus ou familles. Quel que soit le degré de
véracité de ces généalogies, et malgré des contre-exemples, il est intéressant de constater que
l’islam est donc très souvent associé à une certaine vision de l’arabité. Plusieurs facteurs sont à
l’origine de cette interprétation : la recherche d’un certain prestige d’ordre religieux ou social,
ou encore une légitimation historique et/ou politique, l’identification de l’africanité à l’esclavage.
Cette quête d’arabité doit bien sûr être relativisée, d’abord parce qu’elle n’est pas systématique,
ensuite parce qu’elle se retrouve aussi ailleurs dans le monde musulman. Elle tient toutefois une
place relativement importante en Afrique subsaharienne.

Many oral and written sources in Muslim Subsaharian Africa deal with the Arab origin of various
peoples, clans, tribes or families. Though this claim to an Arab origin is not systematic, and may
in many cases be true, it is relevant to note that Islam in Africa is often related to Arabity.
Various factors may explain this process : a claim to a religious or social prestige, a kind of
political and/or social legitimacy, the identification of Africanity with slavery. Of course, this
claim to an Arab genealogy has to be qualified, first because it is not systematic, then because it
occurs elsewhere in the Muslim world. It has, however, a particular importance in Subsaharian
Africa.

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AUTEUR
XAVIER LUFFIN
Xavier Luffin est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il coordonne le
département de langues et littératures arabes, et assistant pratique à la Vrije Universiteit Brussel
(VUB). Ses recherches actuelles traitent essentiellement des rapports entre le monde arabo-
musulman et l’Afrique centrale et orientale, sur le plan historique, culturel et linguistique. Il a
notamment recueilli des informations auprès de certaines communautés musulmanes du Congo,
du Burundi, du Kenya et de l’Ouganda. Il travaille actuellement sur la question de la tradition
écrite en caractères arabes en Afrique centrale, avant et durant la colonisation européenne.

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