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« Satan est bon, Satan est notre pote » :

la représentation et la fonction culturelle du satanisme dans The ‘Burbs

FLORENT CHRISTOL

« L’histoire de l’Amérique est indissociable de la peur : peur de Dieu et du Diable, de


l’apocalypse et du Jugement dernier, des sorcières et des sauvages, de la conspiration
et de l’invasion, de la mort et de l’inconnu, des fantômes et des démons, de l’obscurité
et de la nuit, de la tempête et des désastres, de l’enfer et de l’abîme »
Lauric Guillaud, La Terreur et le sacré : la nuit gothique américaine.

Dans une scène clé de The ‘Burbs, Art, s’appuyant sur un livre intitulé La Théorie et la
pratique de la démonologie, essaie de convaincre Ray Peterson que les Klopek sont d’affreux
satanistes ayant offert Walter, leur voisin disparu, en sacrifice humain, et qu’ils risquent
désormais de s’en prendre à sa famille : « Ces gens sont des satanistes ; […] ce sont des
satanistes. Ecoute, le monde est rempli de ce genre de choses. Les Messes noires, les
mutilations. Les mutilations ! Les incubes, les succubes. Je te le dis, Walter était un sacrifice
humain. […] Ray, tu veux qu’ils kidnappent ta famille, qu’ils les kidnappent, arrachent leur
foie pour en faire une sorte de pâté satanique ? Ray, tu psalmodies. […] Une psalmodie
inconsciente […] : "Je veux tuer tout le monde. Satan est bon, Satan est notre pote" ».
Le soir, dans sa chambre, Ray expose cette théorie à sa femme incrédule, Carol, tout en
visionnant des extraits de films sataniques qui, comme par hasard, passent à la télévision. La
nuit, Ray fait un cauchemar dans lequel il imagine ses inquiétants voisins le sacrifier sur un
barbecue géant. Il n’en faut pas plus pour le persuader que ces derniers sont bien de
dangereux sociopathes, ce qu’il s’ingéniera à prouver dans le reste du film.
Cet enchaînement apparemment délirant (l’hypothèse du satanisme, a priori saugrenue,
est très rapidement acceptée par le protagoniste) constitue de toute évidence un ressort narratif
permettant d’alimenter le projet critique de Joe Dante : une satire virulente de la paranoïa
produite par la vie en banlieue dans les petites villes américaines, et une dénonciation de la
pression normative sous l’ère Reagan. Bien que The ‘Burbs sorte en 1989, un an après le
passage de relais entre Ronald Reagan et son héritier désigné, George Bush (alors vice-
président), élu en 1988, il paraît légitime d’appréhender le film de Dante à la lumière du
« paradigme reaganien », terme utilisé pour décrire l’influence politique, culturelle et
idéologique de l’administration Reagan pendant ses deux mandats à la Maison blanche et plus
largement la victoire des néo-conservateurs et le reflux des mouvements contestataires
progressistes dans la société et le cinéma américains. Le programme sociopolitique de Bush
s’inscrit en effet dans la continuité des années Reagan sur le plan économique et social,
promettant notamment de ne pas augmenter les impôts, ainsi que sur le plan idéologique,
puisqu’il épouse les valeurs conservatrices de la droite religieuse.
Mais The ‘Burbs renvoie aussi à un contexte culturel précis appréhendé par les
Américains sous le nom de « panique satanique ». Peu connu en Europe, ce phénomène
culturel constitue pourtant le fond idéologique et sociétal d’un très grand nombre de films et
de romans, et voir The ‘Burbs sans avoir ce contexte présent à l’esprit revient à se priver
d’éléments permettant d’apprécier pleinement la charge satirique du film. On verra en outre
que l’importance symbolique de la panique satanique dans l’histoire et la culture américaines
permet d’apporter un éclairage singulier sur la volonté du producteur de terminer le film sur
une fin non-ambigüe, qui affirme de manière un peu artificielle et grotesque (un zoom et une
série de gros plans sur des ossements et des crânes découverts dans la voiture des Klopek) la
nature vraiment monstrueuse des « voisins de l’enfer » (dixit Ray). A la base, le film devait en
effet se terminer par la scène où Ray est emmené dans l’ambulance avec Walter Klopek, vers
une fin qu’on supposait sinistre. Or, comme le révèle Frank Lafond, « Cette fin n’a pas eu
l’approbation de Dante, mais Universal n’a pas voulu laisser mourir Tom Hanks ni permettre
une fin ouverte comme il le souhaitait. »1 Si l’imposition d’un happy end est une figure
classique du cinéma hollywoodien (surtout dans le contexte d’un cinéma reaganien optimiste
et triomphant…), il nous semble que cette insistance à matérialiser concrètement le Mal,
quitte à prendre le risque du ridicule, peut aussi s’interpréter comme un acte fortement
politique et symbolique ayant pour fonction de réaffirmer une croyance qui structure en
profondeur la société américaine.

LA PANIQUE SATANIQUE

À partir du début des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980, l’Amérique va se
retrouver sous l’emprise d’un étrange phénomène culturel qui déchaîne les esprits, mobilise
les énergies, détruit des vies, génère une véritable industrie culturelle et replonge les
Américains dans une atmosphère de chasse aux sorcières rappelant au pays les heures les plus
sombres de son histoire. Alors que le conflit au Vietnam s’enlise, achevant dans la désillusion
l’Âge de l’« Aquarius » et enterrant les rêves de la contre-culture, les baby boomers en quête
de sens se tournent vers des horizons et des expériences religieuses non conventionnels. Les
religions alternatives fleurissent, du mouvement Jesus People à des groupuscules néo-païens
et sorciers. Le succès de Their Satanic Majesties Request des Rolling Stones (1967) et de
Rosemary’s Baby (1967) d’Ira Levin, adapté au cinéma par Roman Polanski en 1968,
préfigure une décennie placée sous le signe de l’occultisme et du satanisme. Entre 1969 et
1972, Time Magazine sort plusieurs couvertures sur le thème de « La renaissance de
l’Occulte », accompagnées par des articles similaires dans Harper’s Bazaar, McCall’s,
Esquire, Look, LIFE et Ebony magazine. Des célébrités, dont les écrivains Kenneth Anger,
August Derleth et Fritz Leiber, adhèrent à l’Église de Satan créée en 1966 par Anton LaVey,
l’auteur de La Bible satanique (1969) et des Rituels sataniques (1972). Les membres de
l’Église du jugement dernier, dirigée par Robert de Grimston (ex-fidèle de la scientologie),
annoncent un Armageddon imminent et violent, auquel seuls les élus échapperaient, et ils
voient dans les Hell’s Angels (les anges de l’enfer !) les cavaliers de l’Apocalypse2. Le livre
de Thomas Tryon, La Fête du maïs (1973), qui décrit la survivance de rituels païens dans
l’Amérique contemporaine, devient un best-seller et donne lieu à téléfilm très réussi, The
Dark Secret of Harvest Home (Leo Penn, 1978) avec Bette Davis.
Au cinéma, les thèmes du satanisme, de l’occultisme et de la possession démoniaque
font recette, avec des classiques comme L’Exorciste (William Friedkin, 1973), La
Malédiction (Richard Donner, 1976), Amityville, la maison du diable (Stuart Rosenberg,
1979) et des séries B sur des cultes démoniaques comme Simon, King of the Witches (Bruce
Kessler, 1971), The Brotherhood of Satan (Bernard McEveety, 1971), Messiah of Evil
(William Huyck, 1971), La Nuit des maléfices (Piers Haggard, 1971), [référence virée]
Satan’s School for Girls (David Lowell Rich, 1973) ou encore La Pluie du diable (Robert
Fuest, 1975). Cette lignée de films d’épouvante traitant de possessions démoniaques et de
sectes maléfiques se poursuit dans les années 1980 avec des films comme La Ferme de la
terreur (Wes Craven 1981), Les Envoûtés (John Schlesinger, 1987), Halloween 3 : le sang du
sorcier (Tommy Lee Wallace, 1982), Evil Dead (Sam Raimi, 1981), Trick or Treat (Charles

1
. Frank Lafond, « L’Enfer banlieusard de Dante », in Frank Lafond (ed.), Cauchemars américains, fantastique
et horreur dans le cinéma moderne, Éditions du Céfal, Liège, 2003, p. 186. On peut trouver l’entretien accordé
par Joe Dante dans Positif, n° 449/450, juillet/août 1998.
2
. Denis Duclos, Le Complexe du loup-garou : la fascination de la violence dans la culture américaine, La
Découverte, Paris, 2005, p. 125.
Martin Smith, 1986), Prince des ténèbres (John Carpenter, 1987) et La Ligne du diable
(Robert Englund, 1988).
La prolifération de représentations « monstrueuses » dans la culture (citons les
pochettes d’albums de Ozzy Osbourne, de Iron Maiden ou de groupes de Death metal
« sataniques »), les shows macabres des shock rockers Alice Cooper et Kiss, ainsi que la
fascination des adolescents pour l’occulte et le diable inquiètent les parents et les ligues
morales chrétiennes. Les films d’horreur et les jeux de rôles terrifiants inspirés des récits de
H.P. Lovecraft sont vus comme des sources de corruption morale, et les chansons de heavy
metal sont accusées de contenir des messages subliminaux encourageant les adolescents au
meurtre ou au suicide. Le succès phénoménal du livre de Lawrence Pazder et Michelle Smith
Michelle Remembers (1980), sur un enfant abusé par un culte satanique, mène à une
multiplication d’ouvrages du même type. Produits de ce climat culturel, plusieurs films
pédophobiques mettant en scène des enfants maléfiques ou possédés par une entité diabolique
rencontrent un certain succès. Citons, entre autres, Evil Baby (Peter Sasdy, 1975), A Little
Game (Paul Wendkos, 1971), Devil Times Five (Sean MacGregor, 1974), De si gentils
petits… monstres (Max Kalmanowicz, 1980) et Les Démons du maïs (Fritz Kiersch 1984),
adapté d’une nouvelle de Stephen King.
Les effets de cette panique culturelle se font rapidement sentir : des milliers de
personnes (surtout des femmes et des enfants), aux quatre coins du continent, « révèlent »
qu’elles ont été l’objet de sévices sexuels par des cultes satanistes, et des centaines d’autres
sont inculpées. L’« affaire » la plus célèbre est sans doute le procès de l’école maternelle
McMartin à Los Angeles, qui s’étend de 1983 à 1990. Le personnel, notamment le directeur et
son fils, fut suspecté d’abriter des satanistes abusant d’enfants lors d’orgies sexuelles. C’est
toute une organisation sociétale, composée de pasteurs évangéliques ultraconservateurs, de
psychologues, de policiers, de théoriciens du complot, d’assistants sociaux, de médiums, de
présentateurs d’émissions TV racoleuses et de politiciens démagogues qui se met en branle,
exploitant et diffusant ces peurs. En parallèle, des crimes « satanistes » viennent renforcer
celles-ci. Herbert Mulin, auteur de 13 meurtres en Californie au début des années 1970,
prétend agir sous « inspiration » diabolique. On soupçonne David Berkowitz, le « Fils de
Sam », d’appartenir à une secte satanique, tout comme Charles Manson, leader spirituel et
meurtrier qui commandite l’assassinat de Sharon Tate à Los Angeles en 1969. Dans les
années 1980, Michael Ryan devient célèbre en tant que grand prêtre d’un culte meurtrier.
Comme la « Famille » de Manson, Ryan prêchait pour la suprématie de la race blanche, le
refus de toute autorité, et prévoyait un Armageddon qui prendrait la forme d’une guerre
raciale. Arrêté en 1982, il est exécuté en 2015.
« C’était quelque chose que nous ne réalisions pas à l’époque, mais avec le recul ça
ressemble à une version miniature de la paranoïa communiste de l’époque McCarthy », écrit
Peter Bebergal, auteur de Season of the Witch : How the Occult Saved Rock and Roll. « Les
adorateurs de Satan pouvaient être partout. Ils pouvaient être vos voisins. Ils pouvaient être
les personnes à qui l’on confiait ses enfants ».3 L’hystérie collective a fonctionné : en 1987, le
journaliste et animateur de télévision Geraldo Rivera présente une émission dans laquelle il
affirme qu’environ un million de satanistes ont commis des abus sur des enfants au cours des
dernières années.
Le contexte socio-culturel de la panique satanique est implicitement mais
abondamment référencé dans The ‘Burbs. Pour Art, on l’a vu, la thèse du satanisme coule de
source. S’adressant à Ray, Carol fait quant à elle référence à Jonestown en Guyane, lieu
tristement célèbre où 900 personnes se donnèrent la mort en 1978 sous les ordres du révérend

3
. Peter Bebergal, Season of the Witch : How the Occult Saved Rock and Roll, Tarcher Perigee, New York, 2015,
p. 28. Voir aussi Jeffrey S. Victor, Satanic Panic : The Creation of a Contemporary Legend, Open Court
Publishing, Chicago, 1993.
Jim Jones. Rick, racontant une anecdote macabre, cite de son côté La Sentinelle des maudits
(Michael Winner, 1977), un film d’horreur sur un appartement qui constitue une porte vers les
enfers. En outre, des extraits de films « satanistes », de L’Exorciste à La Pluie du diable, en
passant par Course contre l’enfer, sont diffusés à la télévision, nourrissant l’idée d’une société
gravitant autour du délire satanique.

LE SATANISME DANS LA CULTURE AMÉRICAINE

Bien qu’il paraisse exceptionnel dans son ampleur et – pour le lecteur français pétri de
rationalité et de principes laïques – surréaliste dans sa nature, le phénomène de la crise de
sorcellerie qui ébranle l’Amérique dans les années 1970-80 n’est pas nouveau. « Dans son
Histoire générale du Diable », note Denis Duclos, « Gérald Messadié […] soupçonne qu’une
vaste régression culturelle est en cours en Amérique à travers la prolifération des sectes […].
Il n’a peut-être pas tort, à ceci près qu’il ne s’agit pas seulement d’une "sous-culture", mais de
presque toute la culture anglo-américaine, et que ce n’est pas un phénomène nouveau, mais au
contraire une constante, protéiforme, jamais interrompue ».4 Salem, petite ville désormais
mythique de la côte Est, fut ainsi, au XVIIIe siècle, le site d’une hystérie collective qui donna
lieu à la condamnation de dizaines de femmes accusées de pactiser avec Satan. Marie-France
Toinet met quant à elle en parallèle la paranoïa suscitée par le Maccarthysme dans les années
1950 avec la chasse aux sorcières de Salem, qu’elle envisage comme une matrice
sociopolitique à la lumière de laquelle il faut lire les crises de sorcellerie et les lynchages
purificateurs traversant l’histoire américaine.5
Pour comprendre de tels phénomènes, qui semblent renvoyer à une époque (le Moyen-
Age et l’inquisition) a priori révolue, il faut d’abord rappeler que la culture américaine s’est
constituée dans la croyance absolue en un ennemi monstrueux et démoniaque, un Mal
protéiforme susceptible de corrompre individus et communautés. Comme l’écrit Lauric
Guillaud, étudiant les origines gothiques de l’imaginaire américain,

Dans la première moitié du XVIIe siècle, millénarisme et croyance en une fin imminente du monde
créent une atmosphère « saturée d’eschatologie » (Delumeau). De nombreux ouvrages de démonologie
participent de la montée […] du satanisme. […] Paradoxalement, ce n’est pas au Moyen Âge, mais au
début des Temps modernes, que l’enfer et ses créatures accaparèrent le plus l’imaginaire occidental. […]
Pour les Puritains, la religion indienne est manifestement une forme de sorcellerie : « Dans les années
1690, écrit R.H. Pearce, la présence même des adorateurs du Diable amérindiens renforçait la thèse
d’une intrusion de sorcières en Nouvelle-Angleterre, ce que l’on appelait l’épidémie de sorcellerie. »
[…] « L’isolement des communautés, écrit Daniel Royot, l’obsession du mal, l’angoisse entretenue par
des ministres enclins à maintenir coûte que coûte leur pouvoir spirituel sur les communautés, eurent
pour résultat de créer des psychoses dans la population. On crut apercevoir des vaisseaux fantômes, la
silhouette noire de Satan dans les forêts, des monstres marins au large des côtes ou sur les rivages. Les
pasteurs estimaient que chacun pouvait un jour être tenté de pactiser avec le Démon. On dénombrait déjà
en 1692 une quarantaine de cas de sorcellerie » […] Cotton Mather écrivit alors des traités de
démonologie qui firent autorité.6

La culture américaine n’aura de cesse, par le biais de la littérature, de la bande dessinée


ou, plus récemment, du cinéma et du jeu vidéo, de décliner cet imaginaire gothique et ses
figures terrifiantes. En donnant des formes tangibles, parfois archétypales, à ces figures
maléfiques et monstrueuses (démons, vampires, serial killers, zombies…), les spécialistes de
la culture de l’horror (écrivains, cinéastes, créateurs d’effets spéciaux gore…) reconduisent ce
4
. Duclos, op. cit., p. 129.
5
. Marie-France Toinet, La Chasse aux sorcières. Le Maccarthysme, Éditions complexe, Bruxelles, 1995.
6
. Lauric Guillaud, La Terreur et le sacré : la nuit gothique américaine, Michel Houdiard Éditeur, Paris, 2003,
pp. 15-19. Cotton Mather était un ministre du culte puritain, auteur prolifique (plus de 400 livres !) et
pamphlétaire, fils du révérend Increase Mather. Il prit une part active dans les procès de Salem.
faisant la croyance en un ennemi démoniaque dont l’existence légitime en retour l’usage de la
violence (et, de manière implicite, le port des armes à feu). Le potentiel politique de cet
imaginaire gothique ne saurait être sous-évalué : la métaphore « monstrueuse » ou
« satanique » permet en effet de diaboliser, et donc d’ostraciser, tous ceux qu’on souhaite
exclure de la démocratie, exterminer ou priver des droits et des opportunités promis par le
rêve américain (populations indiennes, afro-américaines, asiatiques ou mexicaines selon les
périodes).
Un deuxième élément, qui se greffe sur le premier dans les phénomènes d’hystérie
collective et de chasse aux sorcières, est la notion d’exceptionnalisme américain. Malgré leurs
origines diverses, les Américains se sont toujours sentis différents en ce qu’ils ont rompu avec
l’Europe. L’Américain serait donc un homme nouveau, délesté d’un passé perçu comme
décadent. Sûrs d’avoir réussi, la majorité des Américains ont l’intime conviction d’appartenir
à une société exceptionnelle, supérieure aux autres sur tous les fronts. Comme le rappelle
Marie-France Toinet, cette société s’est aussi construite

contre l’« autre », contre la « différence », dans la conviction de la supériorité nationale […] et souvent
dans la xénophobie. Il a fallu contrôler, interdire, rejeter, extirper de la conscience nationale ce qui est
étranger, ceux qui sont étrangers, ceux qui, Américains, professent des idées un-American […]. [A]lors
nous créons deux catégories de citoyens – ceux qui sont doctrinalement loyaux et purs et ceux qui, sans
violer les lois, sont considérés comme « in-américains », dont « l’américanité » est défectueuse,
incomplète. Ceux-ci peuvent être harcelés, espionnés, contraints de se faire enregistrer, privés
d’emplois…7

Ces deux ingrédients (croyance dans l’existence du Mal à l’état pur et dans la
supériorité absolue du modèle américain) produisent un environnement social et psychique
instable, dans lequel règnent le soupçon généralisé et le spectre de la culpabilité (de ne pas
être assez bon, assez riche, assez fort, assez… américain). Dès lors, toute crise sociale ou
politique venant remettre en question cet équilibre précaire est susceptible de mener à la
traque d’un bouc (satanique) émissaire, sur le dos duquel il sera possible de projeter ses
frustrations et dont le sacrifice permettra, idéalement, de rétablir l’ordre. C’est ce qu’il s’est
passé à Salem. Dans un livre consacré aux formes culturelles générées par le traumatisme du
11 septembre, Susan Faludi remarque que les crises de sorcellerie s’épanouissent surtout dans
des contextes où l’ordre patriarcal et la masculinité sont ébranlés, menacés par des éléments
extérieurs ou intérieurs subversifs, et qu’il faut expulser du corps politique, à la manière du
bouc émissaire analysé par René Girard.8 Elle rappelle ainsi que la panique satanique de
Salem s’est déroulée dans le cadre d’une grave crise sociale et politique : le contexte des
guerres indiennes, au cours desquelles les femmes et les enfants étaient régulièrement
capturés. Ces enlèvements étaient particulièrement traumatisants et humiliants pour les
hommes sûrs de leur supériorité, de leur « destinée manifeste », et qui n’arrivaient pourtant
pas à protéger leurs familles (sans compter – humiliation supplémentaire − que les femmes
parvenaient parfois à se libérer sans l’aide des hommes, quand elles ne décidaient pas de
rester dans les familles indiennes où elles jouissaient d’un respect et d’une liberté nouveaux).
Devant une telle catastrophe, il était urgent de rétablir la hiérarchie patriarcale traditionnelle.
L’une des solutions était de diaboliser les femmes perçues comme des menaces sexuelles
potentielles pour la société patriarcale. Le scénario de la possession démoniaque, dans lequel
ces femmes indépendantes étaient représentées comme des victimes (ou des suppôts) de
Satan, permettait dans un premier temps de diaboliser (et donc de stigmatiser) leur
« rébellion » contre l’ordre patriarcal. Il autorisait, dans un second temps, la réintroduction de

7
. Marie-France Toinet, La Chasse aux sorcières. Le Maccarthysme, Éditions Complexe, Bruxelles, 1995,
pp. 17-18.
8
. Susan Faludi, The Terror Dream. Myth and Misogyny in an Insecure America, Picador, New York, 2007.
l’agent masculin, perçu comme un sauveur, qui venait délivrer la captive soit en l’exorcisant,
soit en l’extirpant des griffes des « démons » (indiens, satanistes, tribus africaines dans les
films de jungle, etc.). L’accusation de satanisme permettait donc, pour la société patriarcale
physiquement et psychologiquement affaiblie, de diaboliser et de punir les femmes trop
émancipées afin de remettre la mainmise sur elles et de retrouver un pouvoir symbolique et, à
terme, politique.
Cette explication sociopolitique de la crise de sorcellerie offre une clé d’interprétation
privilégiée pour éclairer la panique satanique des années 1970-80. Cette période est en effet
marquée par un retour de bâton (backlash) contre les « dérives » de la contre-culture des
sixties : libération sexuelle, drogues, musique rock, toutes ces « déviances » sont stigmatisées
par les discours de la Nouvelle droite. Ce mouvement constitué de groupes comme la Majorité
morale ou l’association CWA (Concerned Women for America) aspire à la reconstruction
d’une Amérique forte, purifiée des excès des années 1960, que ce soit en termes économiques
(les excès du welfare state) ou en termes socioculturels (la contre-culture et les revendications
des minorités ethniques et sexuelles). Il s’agit de restaurer l’Amérique « traditionnelle », celle
d’Eisenhower et des années 1950, fondée sur la famille, l’Église et l’éthique du travail, ce qui
passe par une reconstruction de la masculinité hégémonique (blanche et hétérosexuelle) sur la
base du patriarcat. La Nouvelle droite dépeint l’Amérique comme un corps assiégé, assailli
par « les étudiants radicaux, les féministes, les gays, les artistes bohémiens et les intellectuels.
[…] Tous constituaient des menaces pour la vision nostalgique [offerte par la Nouvelle droite]
d’une Amérique constituée de gouvernements réduits, de petits commerces et de petites
communautés organisées autour de la famille et de l’Église. »9
Parmi les premières victimes de cette idéologie conservatrice, on trouve les femmes,
en particulier les militantes féministes, diabolisées par tous les acteurs de la scène publique,
des médias aux politiques, en passant par les intellectuels, car tenues pour responsable d’un
taux de divorce record et de la désintégration de la famille. On les accuse aussi d’être
partiellement responsables de l’échec militaire au Vietnam, parce qu’elles auraient rendu les
hommes trop sensibles (les hippies vont jusqu’à adopter un look féminin). Ainsi, dans le
projet de reconstruction de la masculinité après la guerre du Vietnam que décrit Susan
Jeffords dans The Remasculinization of America, tout élément féminin doit être maîtrisé et
rejeté10.

EXORCISME DE LA FÉMINITÉ ET RETOUR DE LA MASCULINITÉ

On peut notamment analyser la crise de sorcellerie aux États-Unis dans les années
1970 et 1980 comme une manifestation misogyne reflétant une peur de voir les femmes
s’émanciper du patriarcat, et devenir autonomes et indépendantes. Cette peur est très visible
dans L’Exorciste, classique du film de possession démoniaque, dans lequel la petite Regan
(Linda Blair) se trouve possédée par un démon assyrien. La possession ne se produit pas dans
n’importe quel foyer. En effet, la mère de Regan (Ellen Burstyn) est une bourgeoise divorcée,
autonome et ayant un travail. Elle représente l’image même de la femme libérée, émancipée,
qui n’a pas besoin des hommes – image fortement anxiogène dans un cadre patriarcal
traditionaliste. La possession démoniaque de sa fille, qui se transforme en un monstre à la
sexualité agressive (elle se masturbe avec un crucifix, profère des insultes sexuelles, demande

9
. Stephen Prince, A New Pot of Gold. Hollywood Under the Electronic Rainbow, 1980-1989, History of the
American Cinema, vol. 10, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 2000, p. 342.
10
. Susan Jeffords, The Remasculinization of America. Gender and the Vietnam War, Indiana University Press,
Bloomington, 1989. La peur du féminin se traduit également par une angoisse maladive vis-à-vis de
l’homosexualité, perçue comme la présence du féminin corrupteur dans le masculin.
aux prêtres de la « baiser », etc.), peut, dans cette perspective, être vue comme une forme de
punition symbolique :

Dans L’Exorciste, la possession démoniaque est une métaphore de la peur des femmes
indépendantes et de la sexualité féminine ; la solution proposée par le récit a pour fonction de
rassurer une patriarchie menacée en suggérant que le paternalisme masculin restaurera la
discipline et l’autorité dans une société post-sixties chaotique. […] L’un des messages
implicites du film est donc le besoin pour un père de protéger et discipliner les femmes et les
enfants. Résumant les stéréotypes sexistes du film, Ruth McCormick écrit : « Toutes les
femmes – une jeune fille d’aspect sain qui se transforme en monstre hermaphrodite ; la mère
pseudo-sophistiquée mais au fond vulnérable et hystérique ; […] et la mère culpabilisatrice et
faible de Karras – sont passives, impuissantes et perdues dans un monde cruel sans l’aide et les
conseils des hommes ». […] Chaque scène montrant la possession de Reagan contient des
images dépréciatrices de la sexualité féminine. Cumulées, elles représentent la sexualité
féminine comme sauvage, incontrôlable et dangereuse – une représentation rappelant
l’idéologie de la sorcellerie, qui promouvait la punition des femmes jugées sexuellement trop
actives. Cette représentation, bien sûr, est une projection masculine, un symptôme provenant
de l’angoisse sexuelle des hommes11.

Impuissante face à ce problème, la mère, ramenée à son statut biologique et


symbolique aux yeux du patriarcat (s’occuper des enfants), devra faire appel à deux hommes
(symboliquement, des pères de l’Église), qui viendront exorciser le « démon » (c’est-à-dire, la
sexualité féminine « déchaînée »). À la fin du film, Regan est redevenue une petite fille sage
et obéissante ; la rébellion contre le patriarcat a été domptée.
La même dynamique idéologique est à l’œuvre dans le très populaire S.O.S Fantômes
(Ivan Reitman, 1984), dans lequel une jeune femme séduisante (Sigourney Weaver),
indépendante (elle est célibataire) et professionnellement accomplie (elle est violoncelliste
dans un conservatoire) va se retrouver dominée par un esprit diabolique la transformant en
une séductrice hyper-sexualisée. À l’instar de Regan possédée, qui parle avec une voix
masculine, le personnage interprété par Weaver, une fois démonisé, se comporte sexuellement
« comme un homme » (elle va presque jusqu’à violer Bill Murray). Heureusement, les quatre
ghostbusters viennent à sa rescousse pour la libérer des griffes du démon et, au passage,
éliminer la masculinité en excès chez la femme en se liguant contre Gozer, une créature
maléfique androgyne (jouée par une femme au physique très masculin). Si la virilité des
ghostbusters au début du film peut faire l’objet de doutes (ce sont des intellectuels, non des
hommes d’action), ils se retrouveront « masculinisés » par leur fonction de sauveteur (et le
port de générateurs à protons lançant des rayons phalliques). Les derniers plans du film
montrent Bill Murray porter Sigourney Weaver dans ses bras, réaffirmant, par là, la hiérarchie
de pouvoir au sein de l’ordre patriarcal.
En décrivant la complicité d’hommes unis contre des femmes possédées par des esprits
diaboliques, S.O.S Fantômes et L’Exorciste s’inscrivent, à des degrés divers, dans la
mouvance du buddy film (« films de copains »), l’une des expressions génériques les plus
fortes de l’antiféminisme dans les années 1980 et dont The ‘Burbs offrira une brillante satire.
Dans le buddy film, on voit des couples d’hommes (parfois des trios) se réfugier dans un
monde homosocial, où tout élément féminin est perçu comme une menace ou une entrave à
l’amitié « virile » entre les hommes, qui se développe au détriment des relations
hétérosexuelles. Comme l’écrit Philippa Gates, « [p]our punir les femmes de leur désir
d’égalité, le buddy film les expulse du centre du récit […]. En faisant des deux protagonistes
des hommes, le problème principal du film devient le développement de leur amitié. Les

11
. Michael Ryan et Douglas Kellner, Camera Politica, The Politics and Ideology of Contemporary Hollywood
Film, Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 1990, pp. 57-58.
femmes en tant qu’objets amoureux potentiels sont ainsi éliminées de l’espace narratif »12. La
souche générique du buddy film, qui traverse l’histoire du cinéma américain des Three
Stooges aux groupes de super-héros contemporains, se cristallise particulièrement dans les
années 1980 avec des films comme Faut s’faire la malle ! (Sydney Poitier, 1980), 48 heures
(Walter Hill, 1982), Un fauteuil pour deux (John Landis, 1983), Le Flic de Beverly Hills
(Martin Brest, 1984), L’Arme fatale (Richard Donner, 1987), Tango et Cash (Andrew
Konshaloskiy, 1988) ou Un ticket pour deux (John Hugues, 1987).
Par le biais du buddy film, le cinéma américain renoue avec le mythe de l’adolescent
perpétuel en quête de compagnie masculine, illustré par Washington Irving dans « Rip Van
Winkle » (1819). Dans cette nouvelle, Rip, un brave homme apprécié de tous mais affligé
d’une épouse particulièrement acariâtre, part dans les collines avec son fusil et son chien afin
d’échapper à l’ennui engendré par la vie en couple. Il fait la rencontre d’un groupe d’hommes
étrangement vêtus, qui jouent à une sorte de jeu de quilles. Il accepte de boire une liqueur
avec eux et s’endort au pied d’un arbre peu de temps après. Il se réveille vingt ans plus tard,
enfin libéré de toute responsabilité économique et conjugale puisque sa femme est morte.
Dans Love and Death in the American Novel (1960), magistral essai indisponible en français,
Fiedler voit dans cette histoire la difficulté des auteurs américains à parler d’amour et de
sexualité « adulte », et la fascination inconsciente de la culture américaine avec l’idée de
camaraderie masculine, camaraderie menant à un homo-érotisme latent :

La figure de Rip Van Winkle préside à la naissance de l’imaginaire américain ; et il est adéquat
que notre première légende indigène réussie commémore […] l’échappée du rêveur […] loin
des devoirs ternes du foyer et de la ville vers les bons compagnons et le tonnelet de bière
magique. Depuis, le protagoniste masculin typique de notre fiction a été un homme qui
s’échappe dans la forêt ou vers la mer, dans la rivière ou dans un combat – n’importe où pour
éviter la « civilisation », c’est-à-dire la confrontation d’un homme et d’une femme qui mène à
la chute du sexe, du mariage et des responsabilités.13

En apparence solaire, ce mythe a son envers gothique, le revers de la médaille de


l’insouciance et de la jeunesse perpétuelle étant la peur continuelle du petit enfant qui craint le
noir, la solitude, le sexe, les Autres : « Le monde de l’enfant n’est pas seulement asexué, il est
aussi effrayant : un monde de peur et de solitude, un monde hanté ; et le roman américain est
essentiellement un roman de terreur »14. La panique satanique, qui s’enracine dans la croyance
infantile en l’existence de personnages diaboliques, est aussi, en dernière instance, le
symptôme d’une culture qui refuse farouchement le passage à l’âge adulte, préférant se faire
peur avec des histoires de monstres, quitte à en accuser socialement les effets négatifs
(paranoïa, hystéries collectives, comportements psychotiques, etc.).

THE ‘BURBS OU LA PETITE FABRIQUE DU SATANISME

Établir un rapport entre la panique satanique et la crise de la masculinité dans les


années 1970-80 permet de mieux comprendre l’imbrication des mécanismes culturels et
politiques dévoilés dans The ‘Burbs. Comme 48 heures, Un fauteuil pour deux ou S.O.S
Fantômes, The ‘Burbs s’inscrit sous l’égide de la figure mythique de Rip Van Winkle, Ray
Peterson préférant passer son temps avec des hommes à observer d’autres hommes plus que
de partir avec sa femme au lac (l’idée est régulièrement évoquée par le personnage, de
manière si peu enthousiaste qu’on finit par se demander si ce lac existe vraiment…). De plus,
12
. Philippa Gates, « Always a Partner in Crime : Black Masculinity in the Hollywood Detective Film », Journal
of Popular Film and Television, vol. 32, n° 1, printemps 2004, p. 22.
13
. Leslie Fiedler, Love and Death in the American Novel, Criterion Books, New York, 1960, pp. XX-XXI.
14
. Fiedler, p. XXI.
Ray n’est pas le seul à prêter allégeance au mythe régressif de Rip Van Winkle, puisque Art
se baptise « the bachelor kid » (le gosse célibataire) une fois « débarrassé » de sa femme. À
l’instar des puritains « menacés » par l’émancipation de certaines femmes en Nouvelle
Angleterre au XVIIIe siècle, et des hommes adhérant aux idées de la Nouvelle droite dans les
années 1970 et 1980, Ray, Art et Rumsfield sont présentés comme des hommes « diminués »,
dont la virilité, la masculinité et l’hétérosexualité sont mises en doute. Physiquement, ils
relèvent de la catégorie du « soft body », corps « mou », « paresseux », qui, selon Susan
Jeffords constitue l’antithèse du « hard-body », corps musculeux valorisé par le cinéma
reaganien, « corps « normatif » évoquant la force, le travail, la détermination, la loyauté et le
courage […]. Le hard body fut le véhicule de la philosophie, de la politique et de l’économie
reaganienne ».15 Ray est, en outre, symboliquement castré par une épouse froide et
rationnelle, présentée comme une mère (trop) protectrice qui empêcherait son fils d’aller jouer
avec ses camarades : comme l’écrit Frank Lafond, « [n]on content d’être en théorie
socialement diminué, Ray a également épousé une femme forte, castratrice, qui, exemple
révélateur, lui interdit de fumer le cigare à l’intérieur de la maison. Art et Rumsfield ne
cessent d’ailleurs de lui répéter qu’il doit se conduire en homme au lieu de continuer à écouter
son épouse »16.
La scène du cauchemar est, à ce titre, révélatrice des angoisses de Ray. Ligoté sur un
barbecue géant, entouré d’adorateurs de Satan, il est mis dans une situation d’impuissance
motrice, pendant que Carol, filmée en contre-champ et vêtue d’une robe en satin blanche,
domine la scène. Se tenant à la rambarde d’un escalier, elle l’observe de haut et se moque de
lui en lui lançant une remarque ironique : (« C’était si gentil à toi d’inviter les nouveaux
voisins pour un barbecue ! »). Notons que Carol occupe à plusieurs reprises cette position très
symbolique dans le cadre, notamment dans la scène où Art et Rumsfield essaient de la
convaincre de bien vouloir laisser Ray « jouer » avec eux. Un plan en plongée, filmé depuis
l’étage de la maison où elle se trouve, la montre de dos, en amorce, avec les protagonistes
masculins placés dans le bas du cadre sur la droite. La composition de l’image contribue, ce
faisant, à fortement infantiliser les deux hommes.
Le cauchemar constitue une inversion évidente du sacrifice rituel de Course contre
l’enfer visionné juste avant par Ray, dans lequel une vierge, portée par un groupe d’hommes,
est violemment pénétrée par la lame d’un couteau sacrificiel. Cette scène de cauchemar reflète
donc de façon explicite les angoisses du protagoniste quant à la sexualité féminine.
L’apparition de la tronçonneuse phallique géante brandie par le jeune Klopek apparaît assez
clairement dans ce contexte comme la métaphore cauchemardesque d’une virilité agressive
remplaçant une virilité défaillante. Ce cauchemar dévoile aussi, plus largement, l’inconscient
culturel et politique de la panique satanique qui s’est cristallisée, avec l’ampleur que l’on sait,
dans les années 1970-80, en révélant que celle-ci trouve bien son origine dans la peur d’une
virilité défaillante et dans le contexte d’un ordre patriarcal en crise.
En plus de passer du temps « entre hommes », les protagonistes semblent fascinés par
leurs mystérieux voisins qui, comme le rappelle Frank Lafond, constituent une menace
symbolique « parce que leur foyer ne compte que des hommes, ce qui tendrait à remettre en
cause la structure familiale hétérosexuelle classique comme seul modèle envisageable par
l’idéologie dominante ».17 L’accusation de satanisme et le harcèlement dont sont victimes les

15
Susan Jeffords, Hard-Bodies. Hollywood Masculinity in the Reagan Era, Rutgers University Press,
NewBrunswick, 1994, pp. 24-25. Nous traduisons.
16
. Frank Lafond, op. cit., p. 181-182.
17
. Lafond, op. cit., p. 178. Pour une analyse de la paranoïa dans The ‘Burbs comme mécanisme de défense
contre des pulsions homosexuelles, voir l’article de Lafond, op. cit.
Klopek, boucs émissaires tout désignés dans leur « in-américanité » flagrante18, peuvent à ce
titre être vus comme une forme de déplacement de la misogynie des protagonistes, de la
même manière que ce sont les éléments vus comme une menace à l’ordre patriarcal qui étaient
punis dans les crises de sorcellerie. Voir les Klopek comme de dangereux satanistes, en regard
desquels l’homme américain peut incarner le Bien et rejouer un rôle socialement actif,
apparaît, dans cette perspective, comme une façon pour les protagonistes hommes en panne de
virilité, de restaurer un honneur et une masculinité perdue.
En dévoilant le fait que la panique satanique dont sont victimes les protagonistes autant
que leurs « ennemis » s’origine dans une masculinité défaillante, The ‘Burbs est éminemment
subversif. Mais le film de Dante ne s’arrête pas en si bon chemin : il montre que Satan est une
construction imaginaire, une figure fabriquée de toutes pièces par les romans d’épouvante et
les films hollywoodiens, et donne à voir les répercussions sociales de l’idéologie transmise
par ces produits culturels. L’ordre des événements conduisant Ray à croire à la théorie
sataniste est ici primordial : c’est en effet l’extrait de Course contre l’enfer qui, plus que
l’accusation en apparence saugrenue de Art, cimente dans l’esprit du personnage la validité de
la thèse sataniste en donnant une forme concrète à la menace. L’extrait du film va
esthétiquement structurer le cauchemar de Ray la nuit-même et déterminer la suite de ses
actions. Cet enchaînement expose en pleine lumière le poids politique des produits culturels
qui construisent la réalité sociale en modifiant la façon dont le monde est perçu par leurs
consommateurs. Comme l’écrivent Michael Ryan et Douglas Kellner,

[l]es représentations sont également tirées de la culture et internalisées, adoptées dans la


psyché. Une fois internalisées, elles modifient le « moi » de telle façon qu’il devient
accommodé aux valeurs inhérentes de ces représentations culturelles. Par conséquent, le type
de représentations qui domine dans une culture est une question politique cruciale. Les
représentations culturelles ne donnent pas seulement forme à des dispositions psychologiques,
elles jouent également un rôle important dans la façon dont la réalité sociale sera construite19.

Dante montre de manière explicite que la croyance du protagoniste repose avant tout
sur un imaginaire cinématographique et que les acteurs de la culture (cinéaste, scénariste,
acteurs, compositeurs, romanciers, etc.) jouent un rôle politique de premier plan en façonnant
les imaginaires et en rendant légitime telle ou telle proposition idéologique. Si l’extrait de
Little Boy Blue (Ub Iwerks, 1936), cartoon classique sur le thème du « grand méchant loup »,
qui passe à la télévision dans la cuisine de Ray au début du film renvoie, bien sûr, à la
filmographie de Dante (Hurlements (1981), réflexion profonde sur la figure du loup-garou dans la
culture américaine), il se double aussi d’une dimension fortement symbolique en ce qu’il
désigne la façon dont les médias fabriquent l’idée d’un personnage monstrueux, en
contrepoint duquel la société « bonne », morale et guerrière peut se construire et exister. Dans
l’extrait en question, les protagonistes pénètrent brutalement dans la demeure du loup qui a
capturé un agneau. Ce schéma narratif constitue une réécriture pour enfants du récit de
sauvetage, forme littéraire imaginée pour pallier, par la fiction, le traumatisme historique des
enlèvements de femmes et d’enfants lors des guerres indiennes, et portée à sa perfection par
Fenimore Cooper (auteur du Dernier des Mohicans et de la saga de Leatherstocking). Là où
dans la réalité se trouvait un vide, une béance (l’impuissance des hommes à protéger leur
famille), la fiction y substitue un plein, le corps − forcément masculin − du héros qui vient
secourir et libérer la captive, figure fantasmatique de toute puissance qui permet, comme on
18
. « [L]’in-américanité dépasse le politique : il suffit de différer de la norme – dans ses mœurs, dans ses
opinions, dans ses comportements ou ses attitudes, dans ses origines – pour être quelque peu soupçonnable puis
coupable d’une différence qui remet en cause l’essence même du mythe américain » (Marie-France Toinet, op.
cit., p. 19).
19
. Ryan et Kellner, op. cit., p. 13.
l’a vu plus haut, de redonner aux hommes le premier rôle20. Ce scénario, qui traverse la
culture américaine mais se trouve particulièrement sollicité par le cinéma reaganien, permet
de légitimer la violence d’un héros mi-sauvage, mi-civilisé (Conan le barbare, Tarzan,
l’inspecteur Harry, Musclor, Batman) qui vient libérer la captive des griffes du « méchant ».
Dans Little Boy Blue, le conflit entre les « gentils » protagonistes et le grand méchant loup
− figure somme de l’altérité dans la culture américaine, à la fois bestiale et racialement
marquée − fournit le modèle culturel que Ray et ses amis vont adopter en envisageant les
Klopek comme des monstres sanguinaires. Le carcan culturel du récit de sauvetage déployé
par le cartoon qui passe à la télévision chez les Peterson circonscrit un cadre politique et
idéologique qui véhicule une vision du monde paranoïaque (le loup veut notre peau), délimite
un champ d’action (exterminer l’ennemi ou se faire manger tout cru, dans la logique de ce que
l’historien américain Richard Slotkin appelle la « guerre sauvage »21) et légitime tous les abus
(devant un ennemi purement maléfique, les codes de la civilisation peuvent être mis de côté et
toutes les violences – tortures, lynchages, etc. – peuvent être appliquées). L’intrusion violente
dans la maison du loup figurée dans l’extrait de Little Boy Blue anticipe à ce titre l’intrusion
des protagonistes chez les Klopek. Mettant en pratique les préceptes idéologiques de leur
culture, Ray et ses boys, foulant aux pieds des principes démocratiques de base, s’introduisent
sans mandat dans la maison de leurs voisins et finissent par la détruire entièrement.

La société américaine est entièrement organisée, moralement, politiquement mais aussi


économiquement autour de la croyance en un Autre monstrueux (criminel, sataniste ou
vampire). En s’en prenant, dans The ‘Burbs, au délire satanique et à la crise de sorcellerie qui
ébranla la société américaine dans les années 1970-80, Joe Dante ne s’est donc pas attaqué à
un épiphénomène, mais à l’épiderme même de la culture américaine. Il est primordial, pour le
bon fonctionnement social, que cette culture fabrique des œuvres gravitant autour de figures
vraiment maléfiques et que les commentateurs de crimes affreux mettent l’accent sur la
dimension sauvage, démoniaque de leurs auteurs, quitte à amplifier ou même inventer le côté
sadique des actes. En rendant explicite la fabrication culturelle de la monstruosité et l’origine
psychosociale de la panique satanique (une crise de l’ordre patriarcal), Dante a commis une
transgression symbolique majeure vis-à-vis de sa propre culture, transgression d’autant plus
forte qu’elle s’est déroulée dans un contexte culturel – les années Reagan – connu pour son
attachement au mythe de la guerre héroïque entre le Bien (l’Amérique WASP) et le Mal (les
Russes, les minorités ethniques, les pauvres, Darth Vador, les chanteurs de heavy metal, les
sectes satanistes, etc.
La culture américaine tolère mal que l’on remette en question ses croyances
primordiales. Laisser penser que le satanisme ou la sauvagerie de l’Autre sont construits par le
point de vue paranoïaque (et nourri de culture populaire) de celui qui se vit comme « normal »
n’est amusant que dans la mesure où le mythe de la méchanceté naturelle est, au final,
vigoureusement réaffirmé. Conclure le film par une fin « ouverte », telle que celle envisagée à
l’origine (Ray partant dans l’ambulance avec Walter Klopek), n’aurait sans doute pas permis
de totalement colmater toutes les brèches ouvertes par le film dans l’ordre symbolique. Au-

20
Ce scénario infuse des œuvres aussi diverses que Naissance d’une nation (D.W. Griffith, 1925), King Kong
(Ernest Schoedsack, 1933), La prisonnière du désert (John Ford, 1956), Taxi Driver (Martin Scorcese, 1974), La
guerre des étoiles (George Lucas, 1977), Indiana Jones et le temple maudit (Steven Spielberg, 1984), ou
Howard…Une nouvelle race de héros (Howard Huyck, 1986). Il se retrouve très sollicité au début des années
1980 dans des films comme Retour vers l’enfer (Ted Kotcheff, 1983), Dans les bras de l’enfer (Gideon Amir,
1986), Portés disparus (1984), ou Rambo 2 : la mission (G.P. Cosmatos, 1984), des œuvres qui viennent réparer
sur un plan symbolique la défaite historique au Vietnam en proposant l’image mythique d’un héros tout puissant
qui retourne en terrain ennemi pour libérer des prisonniers de guerre.
21
. Richard Slotkin, Gunfighter Nation, The Myth of the Frontier in Twentieth-Century America, University of
Oklahoma Press, Norman, 1992.
delà de son banal statut de happy end imposé par le studio, les plans sur les crânes humains
gisants dans le coffre de la voiture des Klopek constituent un geste politique délivrant un
message clair (l’Amérique doit rester vigilante face à une menace protéiforme) et le signe
symptomatique de l’attachement farouche de la culture américaine à la réalité (fabriquée)
d’un Mal lui permettant d’exister.

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