Jean Echenoz, 14 (2012) Plus tard viendront la chasse et les bombardements, l’interdiction de survol de certaines zones à l’adversaire, l’attaque des ballons dirigeables et captifs lorsque les choses en arriveront, très bientôt, à s’aggraver sans mesure. L’heure n’est dans l’immédiat qu’à l’examen : prise de photos, signalement des mouvements de troupes, réglage des tirs à venir, repérage des lignes, des aménagements d’aérodromes et de hangars à zeppelins1 ainsi que leurs annexes : dépôts, garages, cabanes de commandement, dortoirs, cantines. On vole donc, ouvrant l’oeil, lorsque un autre moustique apparaît loin derrière le Farman sur la gauche, nouvel insecte à peine perceptible que n’aperçoivent d’abord ni Sèze ni Noblès et qui, grossissant à son tour, va se préciser. Structure en bois revêtue de toile et ornée de la croix de Malte2 sur les ailes, la queue et les jantes du chariot d’atterrissage, fuselage en duralumin3, c’est un biplace Aviatik dont la trajectoire vers le Farman laisse peu de doutes quant ses intentions, d’autant moins qu’approchant encore, comme Charles Sèze distingue un fusil d’infanterie saillant de son poste de pilotage et pointe sans équivoque vers eux, il alerte aussitôt Noblès. Nous sommes dans les premières semaines de guerre et l’avion est un mode de transport neuf, jamais utilisé dans un but militaire. La mitrailleuse Hotchkiss a certes été montée sur le Farman mais à titre expérimental et sans munitions, donc désactivée : l’usage des armes à répétition n’est pas encore autorisé sur les avions par les autorités, moins cause de leur poids et de leur fonctionnement précaire que par crainte que l’ennemi s’en inspire et s’outille4 à son tour. En attendant que ça change et par précaution, sans trop en faire état leur hiérarchie, les équipages emportent quand même des fusils ou des armes de poing. A la vue de ce fusil d’infanterie, pendant que Noblès commence de manoeuvrer le Farman en zigzag pour se tenir hors de la ligne de tir adverse, Charles fouille une poche de sa combinaison pour en extraire un pistolet Savage,
spécialement bricolé pour l’aviation, ceint5 d’un grillage
récupérateur pour éviter que les étuis vides aillent s’égarer dans l’hélice. Au cours des minutes qui suivent, l’Aviatik et le Farman se survolent, se croisent, s’évitent, se rejoignent jusqu’à se toucher presque sans se quitter de l’oeil, ébauchant ce que deviendront les gures principales de voltige aérienne — boucle, tonneau, vrille, humpty-bump, immelmann — chacun cherchant la feinte en même temps que le meilleur angle d’attaque pour s’assurer un avantage balistique6. Charles est blotti sur son siège, assurant à deux mains la tenue xe du pistolet, cependant que l’observateur ennemi oriente au contraire sans cesse le canon de son fusil. Comme Noblès fait soudain grimper son avion dans le ciel, l’Aviatik le talonne, se glisse sous lui pour remonter brusquement en virant, assurant du même pas l’exposition du Farman dans lequel Charles se retrouve masqué par son pilote, donc dans l’impossibilité d’agir. Un seul coup part alors du fusil d’artillerie : une balle traverse douze mètres d’air à sept cents d’altitude et mille par seconde pour venir s’introduire dans l’oeil gauche de Noblès et ressortir au-dessus de sa nuque, derrière son oreille droite et dès lors le Farman, privé de contrôle, reste un moment sur son erre7 avant de décliner en pente de plus en plus verticale et Charles, béant8, par-dessus l’épaule affaissée d’Alfred, voit s’approcher le sol sur lequel il va s’écraser, à toute allure et sans alternative9 que sa mort immédiate, irreversible, sans l’ombre d’un espoir — sol présentement occupé par l’agglomération de Jonchery-sur-Vesle, joli village de la région de Champagne- Ardennes et dont les habitants s’appellent les Joncaviduliens.
1Zeppelins : dirigeables allemands.
2Croix de Malte : croix dont les quatre branches égales vont en s’élargissant ; jusqu’en 1918, les avions allemands porteront la Croix de fer, distinction militaire qui ressemble à la croix de Malte. fi
fi
3Duralumin : alliage léger d’aluminium, de cuivre, de
magnésium et de manganèse d’origine allemande. 4S’outille : s’arme. 5Ceint : entouré. 6Balistique : relatif aux projectiles. 7Son erre : sa vitesse, son allure. 8Béant : bouche bée, grande ouverte de surprise. 9Alternative : autre choix.
Analyse
Situation: Charles avait disparu depuis quelques jours et
c’est dans le chapitre 7 que nous apprenons sa mort à bord d’un avion au cours d’une bataille avec un avion Allemand.
-Le récit de la mort des deux aviateurs, se fait au présent
(sans doute pour nous faire vivre et ressentir l’action en même temps que les deux aviateurs) et inclut le point de vue interne de Charles lors de sa propre mort. « Charles Sèze distingue un fusil d’infanterie... ». « Charles voit s’approcher le sol sur lequel il va s’écraser ».
L’auteur rédige également un euphémisme lors de cette
phrase « Une balle traverse douze mètres d’air à sept cents d’altitude et mille par seconde pour venir s’introduire dans l’œil gauche de Noblès et ressortir au dessus de sa nuque, derrière son oreille droite... ». Il atténue donc la notion directe choquante de la mort.
Jean Echenoz indique bien le lieu où les aviateurs se
trouvent avec des toponymes. « l’agglomération de Jonchery-sur-Vesle, joli village de la région de Champagne-
Ardennes » et à la fin de cette même phrase il fait une
ironie « et dont les habitants s’appellent les Joncaviduliens ». Ironie placée juste après la mort tragique de Charles qui n’a pas sa place normalement dans une telle situation.
Aussi, l’auteur dans cet extrait, décide de placer des noms
propres pour définir de façon précise et imaginable pour le lecteur, les avions dans lesquels ils se trouvent et le matériel utilisé tels que : « un biplace Aviatik », « le Farman », « pistolet Savage », « mitrailleuse Hotchkiss ».
De plus, Echenoz rédige une grande énumération dans
l’extrait « Prise de photos,...,repérage des lignes,...,boucle, tonneau,vrille,...,immelmann » L’énumération est longue de telle sorte que nous n’avons pas le temps d’imaginer chaque mot à sa lecture.
L’auteur émet une personnification quand il parle des deux
avions qui cherchent à se trouver « sans se quitter de l’œil »
Pour finir Jean Echenoz crée deux métaphores dans ce
passage « un autre moustique » et « nouvel insecte ».