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Correspondance avec

Vasile Lovinescu, René


Guénon, non publié, 1934-
1940
p. 22

Le Caire, 6 juin 1936

 
     Cher Monsieur,
 
     
 
     Vos
deux lettres me sont arrivées, non pas en même temps, mais à deux jours
d’intervalle.
Dès que j’ai reçu la première, j’ai écrit à la hâte un mot à M. Avramescu, car ce que vous
m’avez dit de ses intentions m’a inquiété, et aussi étonné ; je croyais en effet que l’histoire
de l’article de “Choc” l’aurait engagé à être plus méfiant ; et il est bien
certain, en tout cas,
qu’il n’a déjà été commis que trop d’imprudences un peu de tous les côtés… Aujourd’hui
même, je reçois une lettre de M. Avramescu qui me rassure un peu, car il semble bien que
maintenant il
ait plutôt l’intention d’effectuer son rattachement à l’Islam à Bâle, quand il lui
sera possible de faire le voyage ; cela vaudrait certainement beaucoup mieux. – Quant à la
question de la revue, cela me paraît moins inquiétant, car de ce côté il n’y a pas de danger

immédiat ; je pense du reste que rien ne se fera avant l’automne, et, si
un groupe est
constitué à ce moment, vous pourrez mieux examiner ensemble ce qui est opportun ou ce qui
ne l’est pas, car il est certain que chacun peut se rendre compte, à cet égard, de certaines
choses qui auraient échappé aux autres.
 
     M. Avramescu
me dit qu’il est très heureux de la reprise de vos relations, et aussi que
vous avez convenu, ainsi que M. Vâlsan, de vous entendre désormais au sujet des questions
à me poser ; je vous demanderai donc de leur communiquer ce qui, dans mes réponses,
n’aura pas un caractère “personnel” ; cela m’évitera de récrire plusieurs fois les mêmes

choses ; la vérité est que le temps me fait défaut de plus en plus !
 
     Je
n’ai pas eu d’autres nouvelles de M. Schuon, si ce n’est indirectement,
depuis que je
vous ai écrit, de sorte que je ne sais pas s’il a reçu votre lettre ; peut-être y aura-t-il eu un
certain retard dû à ses changements d’adresse successifs en ces derniers temps. Cette
semaine, j’ai reçu une lettre de M. Burckhardt, qui, à son tour, réclame aussi de
vos
nouvelles… Clavelle, par contre, m’a dit avoir eu une lettre de vous.
 
     Les nouvelles que vous me donnez des projets actuels de Bazil Zaharoff ne sont vraiment
pas bien rassurantes encore ; il serait vraiment curieux de savoir si vous serez désigné pour
faire partie de ce groupe… Ce soi-disant “Roi du Monde” âgé
de 16 ans ne me dit rien de
bon non plus ; il me semble cependant qu’Arm. devrait être encore plus jeune, mais je ne
pourrais rien affirmer à ce sujet. – D’un autre côté, il est bien certain que la contre-initiation
cherche toujours à s’établir surtout là où il y a des possibilités en sens contraire, pour tâcher
de s’opposer à leur développement, ou encore là où il y a eu anciennement des centres

spirituels, afin de profiter de ce que ces lieux peuvent avoir de spécial pour favoriser la
diffusion d’influences psychiques. Ce dernier point me rappelle que j’avais remarqué
autrefois des choses assez singulières quant aux endroits où les bolcheviks avaient établi
leurs principaux noyaux d’influence en Asie ; malheureusement, je ne me souviens plus de
tout cela en détail, et je serais incapable de le retrouver en ce moment…
     
     Pour la question posée dans votre seconde lettre, je pense qu’il ne faut pas s’exagérer le
danger, puisque tout ce qui est de l’ordre spirituel est forcément hors de la portée d’une
contre-initiation ; celui-ci peut plutôt avoir alors l’impression de se trouver en présence d’un
“mur”, de
quelque chose qu’il est incapable de pénétrer ; mais cela même, étant dû
précisément à la protection de l’influence spirituelle, ne peut pas avoir de conséquences
défavorables.
 
     Je
ne crois pas du tout que ceux qui sont capables d’atteindre une réalisation complète, je
veux dire d’une façon effective et non seulement virtuelle, puissent être aussi nombreux que
vous paraissez le supposer ; en tout cas, ils le sont certainement moins à notre époque qu’en
tout autre temps ; et on pourrait dire que les conditions mêmes de
cette époque apportent à
cet égard toute sorte d’obstacle intérieurs et
extérieurs…
 

     Pour ce que vous dites au sujet de St Jean,


il y a naturellement lieu, comme dans tout autre
cas de ce genre, de faire une distinction entre le personnage et la fonction ; mais, au fond,
c’est la perpétuité de la fonction qui est le seul point véritablement important (même si elle
doit être remplie successivement par différents individus, ceux-ci n’en sont pas moins “le
même” pour tout ce qui s’y rapporte). – La fonction de St Jean ne peut pas être assimilée
purement et simplement à celle du Roi du Monde ; elle
en serait plutôt comme une
“spécification”, plus particulièrement en rapport avec la forme traditionnelle chrétienne.
D’autre part, si on regardait St Jean comme un futur Manu, sa fonction ne concernerait pas le
cycle actuel, et ce n’est pas là ce qu’indique l’Évangile ; puisque le retour du Christ coïncide
avec la fin de ce cycle, les mots “jusqu’à ce que je revienne” impliquent que ce dont il s’agit
est compris dans celui-ci.
 
     La légende d’Ahaswerus se rapporte surtout à l’état d’“errance” du peuple juif ; la
tentative actuelle pour lui redonner un siège fixe est bien, à
cet égard, un “signe des temps”.
Ce qui est très remarquable aussi, c’est que, précisément en même temps, des efforts sont
faits aussi dans différents pays pour fixer les Bohémiens ; les deux choses vont évidemment
ensemble…
 
     Pour le Tarot, je pense que son usage n’est pas à conseiller, et que même il est préférable
de s’en abstenir (je l’ai dit aussi il ya quelques temps à M. Candr.), parce qu’il paraît servir
facilement de véhicule à des influences psychiques qui ne sont pas toujours de la meilleure
qualité. On a voulu y voir beaucoup de choses, mais c’est certainement en exagérer
l’importance ; en tout cas, il est parfaitement inconnu en dehors de l’Europe. Son origine est
d’ailleurs bien obscure, et sa connexion avec les Bohémiens n’est pas précisément une
recommandation, car ceux-ci semblent bien n’avoir eu qu’une initiation d’ordre inférieur
(limité au domaine de certaines sciences traditionnelles), et se prêtant facilement par là
même à beaucoup de déviations.
 
     Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

René Guénon

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